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Title: Œuvres complètes de Victor Hugo - Volume 20 : Notre-Dame de Paris - Tome 1
Author: Hugo, Victor
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Victor Hugo - Volume 20 : Notre-Dame de Paris - Tome 1" ***
HUGO - VOLUME 20 ***



  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées.

  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  VICTOR HUGO

  ROMAN

  III



TOUS DROITS RÉSERVÉS


[Illustration: NOTRE DAME DE PARIS.

  D. Rouargue del.      E. Finden sculpteur]



  ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX

  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  VICTOR HUGO

  ILLUSTRÉES DE GRAVURES A L'EAU-FORTE
  D'APRÈS LES DESSINS DE
  FRANÇOIS FLAMENG

  ROMAN

  III

  NOTRE-DAME DE PARIS

  I

  [Illustration]

  PARIS
  ÉDITION HETZEL-QUANTIN

  LIBRAIRIE A. HOUSSIAUX
  FRANÇIS GUILLOT, SUCCESSEUR
  7, RUE PERRONET, 7



PRÉFACE


Il y a quelques années qu'en visitant, ou, pour mieux dire, en furetant
Notre-Dame, l'auteur de ce livre trouva, dans un recoin obscur de l'une
des tours, ce mot gravé à la main sur le mur:

  'ΑNAΓKH

Ces majuscules grecques, noires de vétusté et assez profondément
entaillées dans la pierre, je ne sais quels signes propres à la
calligraphie gothique empreints dans leurs formes et dans leurs
attitudes, comme pour révéler que c'était une main du moyen âge qui les
avait écrites là, surtout le sens lugubre et fatal qu'elles renferment,
frappèrent vivement l'auteur.

Il se demanda, il chercha à deviner quelle pouvait être l'âme en peine
qui n'avait pas voulu quitter ce monde sans laisser ce stigmate de
crime ou de malheur au front de la vieille église.

Depuis, on a badigeonné ou gratté (je ne sais plus lequel) le mur, et
l'inscription a disparu. Car c'est ainsi qu'on agit depuis tantôt deux
cents ans avec les merveilleuses églises du moyen âge. Les mutilations
leur viennent de toutes parts, du dedans comme du dehors. Le prêtre les
badigeonne, l'architecte les gratte; puis le peuple survient, qui les
démolit.

Ainsi, hormis le fragile souvenir que lui consacre ici l'auteur de
ce livre, il ne reste plus rien aujourd'hui du mot mystérieux gravé
dans la sombre tour de Notre-Dame, rien de la destinée inconnue qu'il
résumait si mélancoliquement. L'homme qui a écrit ce mot sur ce mur
s'est effacé, il y a plusieurs siècles, du milieu des générations, le
mot s'est à son tour effacé du mur de l'église, l'église elle-même
s'effacera bientôt peut-être de la terre.

C'est sur ce mot qu'on a fait ce livre.

  Février 1831.



NOTE

AJOUTÉE A L'ÉDITION DÉFINITIVE (1832)


C'est par erreur qu'on a annoncé cette édition comme devant être
augmentée de plusieurs chapitres _nouveaux_. Il fallait dire _inédits_.
En effet, si par nouveaux on entend _nouvellement faits_, les chapitres
ajoutés à cette édition ne sont pas _nouveaux_. Ils ont été écrits en
même temps que le reste de l'ouvrage, ils datent de la même époque et
sont venus de la même pensée, ils ont toujours fait partie du manuscrit
de _Notre-Dame de Paris_. Il y a plus, l'auteur ne comprendrait pas
qu'on ajoutât après coup des développements nouveaux à un ouvrage de
ce genre. Cela ne se fait pas à volonté. Un roman, selon lui, naît,
d'une façon en quelque sorte nécessaire, avec tous ses chapitres; un
drame naît avec toutes ses scènes. Ne croyez pas qu'il y ait rien
d'arbitraire dans le nombre de parties dont se compose ce tout, ce
mystérieux microcosme que vous appelez drame ou roman. La greffe ou
la soudure prennent mal sur des œuvres de cette nature, qui doivent
jaillir d'un seul jet et rester telles quelles. Une fois la chose
faite, ne vous ravisez pas, n'y retouchez plus. Une fois que le livre
est publié, une fois que le sexe de l'œuvre, virile ou non, a été
reconnu et proclamé, une fois que l'enfant a poussé son premier cri,
il est né, le voilà, il est ainsi fait, père ni mère n'y peuvent plus
rien, il appartient à l'air et au soleil, laissez-le vivre ou mourir
comme il est. Votre livre est-il manqué? tant pis. N'ajoutez pas de
chapitres à un livre manqué. Il est incomplet? il fallait le compléter
en l'engendrant. Votre arbre est noué? Vous ne le redresserez pas.
Votre roman est phthisique? votre roman n'est pas viable? Vous ne lui
rendrez pas le souffle qui lui manque. Votre drame est né boiteux?
Croyez-moi, ne lui mettez pas de jambe de bois.

L'auteur attache donc un prix particulier à ce que le public sache bien
que les chapitres ajoutés ici n'ont pas été faits exprès pour cette
réimpression. S'ils n'ont pas été publiés dans les précédentes éditions
du livre, c'est par une raison bien simple. A l'époque où _Notre-Dame
de Paris_ s'imprimait pour la première fois, le dossier qui contenait
ces trois chapitres s'égara. Il fallait ou les récrire ou s'en passer.
L'auteur considéra que les deux seuls de ces chapitres qui eussent
quelque importance par leur étendue, étaient des chapitres d'art et
d'histoire qui n'entamaient en rien le fond du drame et du roman, que
le public ne s'apercevrait pas de leur disparition, et qu'il serait
seul, lui auteur, dans le secret de cette lacune. Il prit le parti de
passer outre. Et puis, s'il faut tout avouer, sa paresse recula devant
la tâche de récrire trois chapitres perdus. Il eût trouvé plus court
de faire un nouveau roman.

Aujourd'hui, les chapitres se sont retrouvés, et il saisit la première
occasion de les remettre à leur place.

Voici donc maintenant son œuvre entière, telle qu'il l'a rêvée, telle
qu'il l'a faite, bonne ou mauvaise, durable ou fragile, mais telle
qu'il la veut.

Sans doute ces chapitres retrouvés auront peu de valeur aux yeux
des personnes, d'ailleurs fort judicieuses, qui n'ont cherché dans
_Notre-Dame de Paris_ que le drame, que le roman. Mais il est peut-être
d'autres lecteurs qui n'ont pas trouvé inutile d'étudier la pensée
d'esthétique et de philosophie cachée dans ce livre, qui ont bien
voulu, en lisant _Notre-Dame de Paris_, se plaire à démêler sous le
roman autre chose que le roman, et à suivre, qu'on nous passe ces
expressions un peu ambitieuses, le système de l'historien et le but de
l'artiste à travers la création telle quelle du poëte.

C'est pour ceux-là surtout que les chapitres ajoutés à cette édition
compléteront _Notre-Dame de Paris_, en admettant que _Notre-Dame de
Paris_ vaille la peine d'être complétée.

L'auteur exprime et développe dans un de ces chapitres, sur la
décadence actuelle de l'architecture et sur la mort, selon lui
aujourd'hui presque inévitable, de cet art-roi, une opinion
malheureusement bien enracinée chez lui et bien réfléchie. Mais il
sent le besoin de dire ici qu'il désire vivement que l'avenir lui
donne tort un jour. Il sait que l'art, sous toutes ses formes, peut
tout espérer des nouvelles générations dont on entend sourdre dans nos
ateliers le génie encore en germe. Le grain est dans le sillon, la
moisson certainement sera belle. Il craint seulement, et l'on pourra
voir pourquoi au tome second de cette édition, que la séve ne se soit
retirée de ce vieux sol de l'architecture qui a été pendant tant de
siècles le meilleur terrain de l'art.

Cependant il y a aujourd'hui dans la jeunesse artiste tant de vie, de
puissance et pour ainsi dire de prédestination, que, dans nos écoles
d'architecture en particulier, à l'heure qu'il est, les professeurs,
qui sont détestables, font, non seulement à leur insu, mais même tout
à fait malgré eux, des élèves qui sont excellents; tout au rebours de
ce potier dont parle Horace, lequel méditait des amphores et produisait
des marmites. _Currit rota, urceus exit._

Mais dans tous les cas, quel que soit l'avenir de l'architecture, de
quelque façon que nos jeunes architectes résolvent un jour la question
de leur art, en attendant les monuments nouveaux, conservons les
monuments anciens. Inspirons, s'il est possible, à la nation l'amour de
l'architecture nationale. C'est là, l'auteur le déclare, un des buts
principaux de ce livre; c'est là un des buts principaux de sa vie.

_Notre-Dame de Paris_ a peut-être ouvert quelques perspectives vraies
sur l'art du moyen âge, sur cet art merveilleux jusqu'à présent inconnu
des uns, et ce qui est pis encore, méconnu des autres. Mais l'auteur
est bien loin de considérer comme accomplie la tâche qu'il s'est
volontairement imposée. Il a déjà plaidé dans plus d'une occasion la
cause de notre vieille architecture, il a déjà dénoncé à haute voix
bien des profanations, bien des démolitions, bien des impiétés. Il
ne se lassera pas. Il s'est engagé à revenir souvent sur ce sujet,
il y reviendra. Il sera aussi infatigable à défendre nos édifices
historiques que nos iconoclastes d'écoles et d'académies sont acharnés
à les attaquer. Car c'est une chose affligeante de voir en quelles
mains l'architecture du moyen âge est tombée et de quelle façon les
gâcheurs de plâtre d'à présent traitent la ruine de ce grand art.
C'est même une honte pour nous autres, hommes intelligents qui les
voyons faire et qui nous contentons de les huer. Et l'on ne parle
pas ici seulement de ce qui se passe en province, mais de ce qui se
fait à Paris, à notre porte, sous nos fenêtres, dans la grande ville,
dans la ville lettrée, dans la cité de la presse, de la parole, de la
pensée. Nous ne pouvons résister au besoin de signaler, pour terminer
cette note, quelques-uns de ces actes de vandalisme qui tous les jours
sont projetés, débattus, commencés, continués et menés paisiblement
à bien sous nos yeux, sous les yeux du public artiste de Paris, face
à face avec la critique, que tant d'audace déconcerte. On vient de
démolir l'archevêché, édifice d'un pauvre goût, le mal n'est pas
grand; mais tout en bloc avec l'archevêché on a démoli l'évêché,
rare débris du quatorzième siècle, que l'architecte démolisseur n'a
pas su distinguer du reste. Il a arraché l'épi avec l'ivraie; c'est
égal. On parle de raser l'admirable chapelle de Vincennes, pour faire
avec les pierres je ne sais quelle fortification, dont Daumesnil
n'avait pourtant pas eu besoin. Tandis qu'on répare à grands frais et
qu'on restaure le palais Bourbon, cette masure, on laisse effondrer
par les coups de vent de l'équinoxe les vitraux magnifiques de la
Sainte-Chapelle. Il y a, depuis quelques jours, un échafaudage sur
la tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie; et un de ces matins la
pioche s'y mettra. Il s'est trouvé un maçon pour bâtir une maisonnette
blanche entre les vénérables tours du Palais de Justice. Il s'en est
trouvé un autre pour châtrer Saint-Germain-des-Prés, la féodale abbaye
aux trois clochers. Il s'en trouvera un autre, n'en doutez pas, pour
jeter bas Saint-Germain-l'Auxerrois. Tous ces maçons-là se prétendent
architectes, sont payés par la préfecture ou par les menus, et ont des
habits verts. Tout le mal que le faux goût peut faire au vrai goût,
ils le font. A l'heure où nous écrivons, spectacle déplorable! l'un
d'eux tient les Tuileries, l'un d'eux balafre Philibert Delorme au beau
milieu du visage, et ce n'est pas, certes, un des médiocres scandales
de notre temps de voir avec quelle effronterie la lourde architecture
de ce monsieur vient s'épater tout au travers d'une des plus délicates
façades de la renaissance!

  Paris, 20 octobre 1832.



LIVRE PREMIER

[Illustration: QUASIMODO.

  Louis Boulanger peintre.      W. Finden sculpteur.]

I

LA GRAND'SALLE


Il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans six mois et dix-neuf
jours que les Parisiens s'éveillèrent au bruit de toutes les cloches
sonnant à grande volée dans la triple enceinte de la Cité, de
l'Université et de la Ville.

Ce n'est cependant pas un jour dont l'histoire ait gardé souvenir que
le 6 janvier 1482. Rien de notable dans l'événement qui mettait ainsi
en branle, dès le matin, les cloches et les bourgeois de Paris. Ce
n'était ni un assaut de Picards ou de Bourguignons, ni une châsse menée
en procession, ni une révolte d'écoliers dans la ville de Laas, ni une
entrée de _notredit très redouté seigneur monsieur le roi_, ni même une
belle pendaison de larrons et de larronnesses à la Justice de Paris.
Ce n'était pas non plus la survenue, si fréquente au quinzième siècle,
de quelque ambassade chamarrée et empanachée. Il y avait à peine deux
jours que la dernière cavalcade de ce genre, celle des ambassadeurs
flamands chargés de conclure le mariage entre le dauphin et Marguerite
de Flandre, avait fait son entrée à Paris, au grand ennui de M. le
cardinal de Bourbon, qui, pour plaire au roi, avait dû faire bonne mine
à toute cette rustique cohue de bourgmestres flamands, et les régaler,
en son hôtel de Bourbon, d'une _moult belle moralité, sotie et farce_,
tandis qu'une pluie battante inondait à sa porte ses magnifiques
tapisseries.

Le 6 janvier, ce qui _mettoit en émotion tout le populaire de Paris_,
comme dit Jehan de Troyes, c'était la double solennité, réunie depuis
un temps immémorial, du jour des rois et de la fête des fous.

Ce jour-là, il devait y avoir feu de joie à la Grève, plantation de
mai à la chapelle de Braque et mystère au Palais de Justice. Le cri en
avait été fait la veille à son de trompe dans les carrefours, par les
gens de M. le prévôt, en beaux hoquetons de camelot violet, avec de
grandes croix blanches sur la poitrine.

La foule des bourgeois et des bourgeoises s'acheminait donc de toutes
parts dès le matin, maisons et boutiques fermées, vers l'un des trois
endroits désignés. Chacun avait pris parti, qui pour le feu de joie,
qui pour le mai, qui pour le mystère. Il faut dire, à l'éloge de
l'antique bon sens des badauds de Paris, que la plus grande partie de
cette foule se dirigeait vers le feu de joie, lequel était tout à
fait de saison, ou vers le mystère, qui devait être représenté dans la
grand'salle du Palais bien couverte et bien close, et que les curieux
s'accordaient à laisser le pauvre mai mal fleuri grelotter tout seul
sous le ciel de janvier dans le cimetière de la chapelle de Braque.

Le peuple affluait surtout dans les avenues du Palais de Justice,
parce qu'on savait que les ambassadeurs flamands, arrivés de la
surveille, se proposaient d'assister à la représentation du mystère et
à l'élection du pape des fous, laquelle devait se faire également dans
la grand'salle.

Ce n'était pas chose aisée de pénétrer ce jour-là dans cette
grand'salle, réputée cependant alors la plus grande enceinte couverte
qui fût au monde. (Il est vrai que Sauval n'avait pas encore mesuré la
grande salle du château de Montargis.) La place du Palais, encombrée
de peuple, offrait aux curieux des fenêtres l'aspect d'une mer, dans
laquelle cinq ou six rues, comme autant d'embouchures de fleuves,
dégorgeaient à chaque instant de nouveaux flots de têtes. Les ondes de
cette foule, sans cesse grossies, se heurtaient aux angles des maisons
qui s'avançaient çà et là, comme autant de promontoires, dans le bassin
irrégulier de la place. Au centre de la haute façade gothique[1] du
Palais, le grand escalier, sans relâche remonté et descendu par un
double courant qui, après s'être brisé sous le perron intermédiaire,
s'épandait à larges vagues sur ses deux pentes latérales, le grand
escalier, dis-je, ruisselait incessamment dans la place comme une
cascade dans un lac. Les cris, les rires, le trépignement de ces mille
pieds faisaient un grand bruit et une grande clameur. De temps en
temps, cette clameur et ce bruit redoublaient, le courant qui poussait
toute cette foule vers le grand escalier rebroussait, se troublait,
tourbillonnait. C'était une bourrade d'un archer, ou le cheval d'un
sergent de la prévôté qui ruait pour rétablir l'ordre; admirable
tradition que la prévôté a léguée à la connétablie, la connétablie à la
maréchaussée, et la maréchaussée à notre gendarmerie de Paris.

  [1] Le mot _gothique_, dans le sens où on l'emploie généralement, est
  parfaitement impropre, mais parfaitement consacré. Nous l'acceptons
  donc, et nous l'adoptons, comme tout le monde, pour caractériser
  l'architecture de la seconde moitié du moyen âge, celle dont l'ogive
  est le principe, qui succède à l'architecture de la première période,
  dont le plein-cintre est le générateur.

Aux portes, aux fenêtres, aux lucarnes, sur les toits, fourmillaient
des milliers de bonnes figures bourgeoises, calmes et honnêtes,
regardant le palais, regardant la cohue, et n'en demandant pas
davantage; car bien des gens à Paris se contentent du spectacle des
spectateurs, et c'est déjà pour nous une chose très curieuse qu'une
muraille derrière laquelle il se passe quelque chose.

S'il pouvait nous être donné à nous, hommes de 1830, de nous mêler
en pensée à ces parisiens du quinzième siècle et d'entrer avec eux,
tiraillés, coudoyés, culbutés, dans cette immense salle du Palais,
si étroite le 6 janvier 1482, le spectacle ne serait ni sans intérêt
ni sans charme, et nous n'aurions autour de nous que des choses si
vieilles qu'elles nous sembleraient toutes neuves.

Si le lecteur y consent, nous essayerons de retrouver par la pensée
l'impression qu'il eût éprouvée avec nous en franchissant le seuil de
cette grand'salle au milieu de cette cohue en surcot, en hoqueton et en
cotte-hardie.

Et d'abord, bourdonnement dans les oreilles, éblouissement dans les
yeux. Au-dessus de nos têtes une double voûte en ogive, lambrissée en
sculptures de bois, peinte d'azur, fleurdelysée en or; sous nos pieds,
un pavé alternatif de marbre blanc et noir. A quelques pas de nous,
un énorme pilier, puis un autre, puis un autre; en tout sept piliers
dans la longueur de la salle, soutenant au milieu de sa largeur les
retombées de la double voûte. Autour des quatre premiers piliers, des
boutiques de marchands, tout étincelantes de verres et de clinquants;
autour des trois derniers, des bancs de bois de chêne, usés et polis
par le haut-de-chausses des plaideurs et la robe des procureurs.
A l'entour de la salle, le long de la haute muraille, entre les
portes, entre les croisées, entre les piliers, l'interminable rangée
des statues de tous les rois de France depuis Pharamond; les rois
fainéants, les bras pendants et les yeux baissés; les rois vaillants
et bataillards, la tête et les mains hardiment levées au ciel. Puis,
aux longues fenêtres ogives, des vitraux de mille couleurs; aux larges
issues de la salle, de riches portes finement sculptées; et le tout,
voûtes, piliers, murailles, chambranles, lambris, portes, statues,
recouvert du haut en bas d'une splendide enluminure bleu et or,
qui, déjà un peu ternie à l'époque où nous la voyons, avait presque
entièrement disparu sous la poussière et les toiles d'araignée en l'an
de grâce 1549, où du Breul l'admirait encore par tradition.

Qu'on se représente maintenant cette immense salle oblongue, éclairée
de la clarté blafarde d'un jour de janvier, envahie par une foule
bariolée et bruyante qui dérive le long des murs et tournoie autour
des sept piliers, et l'on aura déjà une idée confuse de l'ensemble
du tableau, dont nous allons essayer d'indiquer plus précisément les
curieux détails.

Il est certain que, si Ravaillac n'avait point assassiné Henri IV, il
n'y aurait point eu de pièces du procès de Ravaillac déposées au greffe
du Palais de Justice; point de complices intéressés à faire disparaître
lesdites pièces; partant, point d'incendiaires obligés, faute de
meilleur moyen, à brûler le greffe pour brûler les pièces, et à brûler
le Palais de Justice pour brûler le greffe; par conséquent enfin,
point d'incendie de 1618. Le vieux Palais serait encore debout avec sa
vieille grand'salle; je pourrais dire au lecteur: Allez la voir; et
nous serions ainsi dispensés tous deux, moi d'en faire, lui d'en lire
une description telle quelle.--Ce qui prouve cette vérité neuve: que
les grands événements ont des suites incalculables.

Il est vrai qu'il serait fort possible d'abord que Ravaillac n'eût pas
de complices, ensuite que ses complices, si par hasard il en avait, ne
fussent pour rien dans l'incendie de 1618. Il en existe deux autres
explications très plausibles. Premièrement, la grande étoile enflammée,
large d'un pied, haute d'une coudée, qui tomba, comme chacun sait, du
ciel sur le Palais, le 7 mars après minuit. Deuxièmement, le quatrain
de Théophile:

  Certes, ce fut un triste jeu
  Quand à Paris dame Justice,
  Pour avoir mangé trop d'épice,
  Se mit tout le palais en feu.

Quoi qu'on pense de cette triple explication politique, physique,
poétique, de l'incendie du Palais de Justice en 1618, le fait
malheureusement certain, c'est l'incendie. Il reste bien peu de chose
aujourd'hui, grâce à cette catastrophe, grâce surtout aux diverses
restaurations successives qui ont achevé ce qu'elle avait épargné, il
reste bien peu de chose de cette première demeure des rois de France,
de ce palais aîné du Louvre, déjà si vieux du temps de Philippe le
Bel qu'on y cherchait les traces des magnifiques bâtiments élevés
par le roi Robert et décrits par Helgaldus. Presque tout a disparu.
Qu'est devenue la chambre de la chancellerie où saint Louis _consomma
son mariage_? le jardin où il rendait la justice, «vêtu d'une cotte
de camelot, d'un surcot de tiretaine sans manches, et d'un manteau
par dessus de sandal noir, couché sur des tapis, avec Joinville»? Où
est la chambre de l'empereur Sigismond? celle de Charles IV? celle
de Jean sans Terre? Où est l'escalier d'où Charles VI promulgua son
édit de grâce? la dalle où Marcel égorgea, en présence du dauphin,
Robert de Clermont et le maréchal de Champagne? le guichet où furent
lacérées les bulles de l'antipape Bénédict, et d'où repartirent ceux
qui les avaient apportées, chapés et mitrés en dérision, et faisant
amende honorable par tout Paris? et la grand'salle, avec sa dorure, son
azur, ses ogives, ses statues, ses piliers, son immense voûte toute
déchiquetée de sculptures? et la chambre dorée? et le lion de pierre
qui se tenait à la porte, à genoux la tête baissée, la queue entre les
jambes, comme les lions du trône de Salomon, dans l'attitude humiliée
qui convient à la force devant la justice? et les belles portes? et les
beaux vitraux? et les ferrures ciselées qui décourageaient Biscornette?
et les délicates menuiseries de du Hancy?... Qu'a fait le temps, qu'ont
fait les hommes de ces merveilles? Que nous a-t-on donné pour tout
cela, pour toute cette histoire gauloise, pour tout cet art gothique?
les lourds cintres surbaissés de M. de Brosse, ce gauche architecte du
portail Saint-Gervais, voilà pour l'art; et quant à l'histoire, nous
avons les souvenirs bavards du gros pilier, encore tout retentissant
des commérages des Patrus.

Ce n'est pas grand'chose.--Revenons à la véritable grand'salle du
véritable vieux Palais.

Les deux extrémités de ce gigantesque parallélogramme étaient occupées,
l'une par la fameuse table de marbre, si longue, si large et si épaisse
que jamais on ne vit, disent les vieux papiers terriers, dans un style
qui eût donné appétit à Gargantua, _pareille tranche de marbre au
monde_; l'autre, par la chapelle où Louis XI s'était fait sculpter
à genoux devant la Vierge, et où il avait fait transporter, sans se
soucier de laisser deux niches vides dans la file des statues royales,
les statues de Charlemagne et de saint Louis, deux saints qu'il
supposait fort en crédit au ciel comme rois de France. Cette chapelle,
neuve encore, bâtie à peine depuis six ans, était toute dans ce goût
charmant d'architecture délicate, de sculpture merveilleuse, de fine et
profonde ciselure, qui marque chez nous la fin de l'ère gothique et se
perpétue jusque vers le milieu du seizième siècle dans les fantaisies
féeriques de la renaissance. La petite rosace à jour, percée au-dessus
du portail, était en particulier un chef-d'œuvre de ténuité et de
grâce; on eût dit une étoile de dentelle.

Au milieu de la salle, vis-à-vis la grande porte, une estrade de
brocart d'or, adossée au mur, et dans laquelle était pratiquée une
entrée particulière au moyen d'une fenêtre du couloir de la chambre
dorée, avait été élevée pour les envoyés flamands et les autres gros
personnages conviés à la représentation du mystère.

C'est sur la table de marbre que devait, selon l'usage, être représenté
le mystère. Elle avait été disposée pour cela dès le matin. Sa riche
planche de marbre, toute rayée par les talons de la basoche, supportait
une cage de charpente assez élevée, dont la surface supérieure,
accessible aux regards de toute la salle, devait servir de théâtre,
et dont l'intérieur, masqué par des tapisseries, devait tenir lieu de
vestiaire aux personnages de la pièce. Une échelle, naïvement placée en
dehors, devait établir la communication entre la scène et le vestiaire,
et prêter ses roides échelons aux entrées comme aux sorties. Il n'y
avait pas de personnage si imprévu, pas de péripétie, pas de coup de
théâtre qui ne fût tenu de monter par cette échelle. Innocente et
vénérable enfance de l'art et des machines!

Quatre sergents du bailli du Palais, gardiens obligés de tous les
plaisirs du peuple, les jours de fête comme les jours d'exécution, se
tenaient debout aux quatre coins de la table de marbre.

Ce n'était qu'au douzième coup de midi sonnant à la grande horloge du
Palais que la pièce devait commencer. C'était bien tard sans doute pour
une représentation théâtrale; mais il avait fallu prendre l'heure des
ambassadeurs.

Or toute cette multitude attendait depuis le matin. Bon nombre de ces
honnêtes curieux grelottaient dès le point du jour devant le grand
degré du Palais; quelques-uns même affirmaient avoir passé la nuit
en travers de la grande porte pour être sûrs d'entrer les premiers.
La foule s'épaississait à tout moment, et, comme une eau qui dépasse
son niveau, commençait à monter le long des murs, à s'enfler autour
des piliers, à déborder sur les entablements, sur les corniches, sur
les appuis des fenêtres, sur toutes les saillies de l'architecture,
sur tous les reliefs de la sculpture. Aussi la gêne, l'impatience,
l'ennui, la liberté d'un jour de cynisme et de folie, les querelles
qui éclataient à tout propos pour un coude pointu ou un soulier ferré,
la fatigue d'une longue attente, donnaient-elles déjà, bien avant
l'heure où les ambassadeurs devaient arriver, un accent aigre et amer
à la clameur de ce peuple enfermé, emboîté, pressé, foulé, étouffé.
On n'entendait que plaintes et imprécations contre les flamands, le
prévôt des marchands, le cardinal de Bourbon, le bailli du Palais,
madame Marguerite d'Autriche, les sergents à verge, le froid, le chaud,
le mauvais temps, l'évêque de Paris, le pape des fous, les piliers,
les statues, cette porte fermée, cette fenêtre ouverte; le tout au
grand amusement des bandes d'écoliers et de laquais disséminés dans la
masse, qui mêlaient à tout ce mécontentement leurs taquineries et leurs
malices, et piquaient, pour ainsi dire, à coups d'épingle la mauvaise
humeur générale.

Il y avait entre autres un groupe de ces joyeux démons qui, après
avoir défoncé le vitrage d'une fenêtre, s'était hardiment assis sur
l'entablement, et de là plongeait tour à tour ses regards et ses
railleries au dedans et au dehors, dans la foule de la salle et
dans la foule de la place. A leurs gestes de parodie, à leurs rires
éclatants, aux appels goguenards qu'ils échangeaient d'un bout à
l'autre de la salle avec leurs camarades, il était aisé de juger
que ces jeunes clercs ne partageaient pas l'ennui et la fatigue du
reste des assistants, et qu'ils savaient fort bien, pour leur plaisir
particulier, extraire de ce qu'ils avaient sous les yeux un spectacle
qui leur faisait attendre patiemment l'autre.

--Sur mon âme, c'est vous, _Joannes Frollo de Molendino!_ criait l'un
d'eux à une espèce de petit diable blond, à jolie et maligne figure,
accroché aux acanthes d'un chapiteau; vous êtes bien nommé Jehan du
Moulin, car vos deux bras et vos deux jambes ont l'air de quatre ailes
qui vont au vent.--Depuis combien de temps êtes-vous ici?

--Par la miséricorde du diable! répondit Joannes Frollo, voilà plus de
quatre heures, et j'espère bien qu'elles me seront comptées sur mon
temps de purgatoire. J'ai entendu les huit chantres du roi de Sicile
entonner le premier verset de la haute messe de sept heures dans la
Sainte-Chapelle.

--De beaux chantres! reprit l'autre, et qui ont la voix encore plus
pointue que leur bonnet! Avant de fonder une messe à monsieur saint
Jean, le roi aurait bien dû s'informer si monsieur saint Jean aime le
latin psalmodié avec accent provençal.

--C'est pour employer ces maudits chantres du roi de Sicile qu'il a
fait cela! cria aigrement une vieille femme dans la foule au bas de la
fenêtre. Je vous demande un peu! mille livres parisis pour une messe!
et sur la ferme du poisson de mer des halles de Paris, encore!

--Paix! vieille, reprit un gros et grave personnage qui se bouchait
le nez à côté de la marchande de poisson; il fallait bien fonder une
messe. Vouliez-vous pas que le roi retombât malade?

--Bravement parlé, sire Gilles Lecornu, maître pelletier-fourreur des
robes du roi! cria le petit écolier cramponné au chapiteau.

Un éclat de rire de tous les écoliers accueillit le nom malencontreux
du pauvre pelletier-fourreur des robes du roi.

--Lecornu! Gilles Lecornu! disaient les uns.

--_Cornutus et hirsutus_, reprenait un autre.

--Hé! sans doute, continuait le petit démon du chapiteau. Qu'ont-ils
à rire? Honorable homme Gilles Lecornu, frère de maître Jehan Lecornu,
prévôt de l'hôtel du roi, fils de maître Mahiet Lecornu, premier
portier du bois de Vincennes, tous bourgeois de Paris, tous mariés de
père en fils!

La gaieté redoubla. Le gros pelletier-fourreur, sans répondre un mot,
s'efforçait de se dérober aux regards fixés sur lui de tous côtés;
mais il suait et soufflait en vain. Comme un coin qui s'enfonce dans
le bois, les efforts qu'il faisait ne servaient qu'à emboîter plus
solidement dans les épaules de ses voisins sa large face apoplectique,
pourpre de dépit et de colère.

Enfin un de ceux-ci, gros, court et vénérable comme lui, vint à son
secours.

--Abomination! des écoliers qui parlent de la sorte à un bourgeois!
de mon temps on les eût fustigés avec un fagot dont on les eût brûlés
ensuite.

La bande entière éclata.

--Holà hé! qui chante cette gamme? quel est le chat-huant de malheur?

--Tiens, je le reconnais, dit l'un; c'est maître Andry Musnier.

--Parce qu'il est un des quatre libraires jurés de l'Université! dit
l'autre.

--Tout est par quatre dans cette boutique, cria un troisième, les
quatre nations, les quatre facultés, les quatre fêtes, les quatre
procureurs, les quatre électeurs, les quatre libraires.

--Eh bien, reprit Jean Frollo, il faut leur faire le diable à quatre.

--Musnier, nous brûlerons tes livres.

--Musnier, nous battrons ton laquais.

--Musnier, nous chiffonnerons ta femme.

--La bonne grosse mademoiselle Oudarde.

--Qui est aussi fraîche et aussi gaie que si elle était veuve.

--Que le diable vous emporte! grommela maître Andry Musnier.

--Maître Andry, reprit Jehan, toujours pendu à son chapiteau, tais-toi,
ou je te tombe sur la tête!

Maître Andry leva les yeux, parut mesurer un instant la hauteur du
pilier, la pesanteur du drôle, multiplia mentalement cette pesanteur
par le carré de la vitesse, et se tut.

Jehan, maître du champ de bataille, poursuivit avec triomphe:

--C'est que je le ferais, quoique je sois frère d'un archidiacre!

--Beaux sires, que nos gens de l'Université! n'avoir seulement pas fait
respecter nos priviléges dans un jour comme celui-ci! Enfin, il y a
mai et feu de joie à la Ville; mystère, pape des fous et ambassadeurs
flamands à la Cité; et à l'Université, rien!

--Cependant la place Maubert est assez grande! reprit un des clercs
cantonnés sur la table de la fenêtre.

--A bas le recteur, les électeurs et les procureurs! cria Joannes.

--Il faudra faire un feu de joie ce soir dans le Champ-Gaillard,
poursuivit l'autre, avec les livres de maître Andry.

--Et les pupitres des scribes! dit son voisin.

--Et les verges des bedeaux!

--Et les crachoirs des doyens!

--Et les buffets des procureurs!

--Et les huches des électeurs!

--Et les escabeaux du recteur!

--A bas! reprit le petit Jehan en faux bourdon; à bas maître Andry,
les bedeaux et les scribes; les théologiens, les médecins et les
décrétistes; les procureurs, les électeurs et le recteur!

--C'est donc la fin du monde! murmura maître Andry en se bouchant les
oreilles.

--A propos, le recteur! le voici qui passe dans la place, cria un de
ceux de la fenêtre.

Ce fut à qui se retournerait vers la place.

--Est-ce que c'est vraiment notre vénérable recteur maître Thibaut?
demanda Jehan Frollo du Moulin, qui, s'étant accroché à un pilier de
l'intérieur, ne pouvait voir ce qui se passait au dehors.

--Oui, oui, répondirent tous les autres, c'est bien lui, maître Thibaut
le recteur.

C'était en effet le recteur et tous les dignitaires de l'Université,
qui se rendaient processionnellement au-devant de l'ambassade et
traversaient en ce moment la place du Palais. Les écoliers, pressés
à la fenêtre, les accueillirent au passage avec des sarcasmes et des
applaudissements ironiques. Le recteur, qui marchait en tête de sa
compagnie, essuya la première bordée. Elle fut rude.

--Bonjour, monsieur le recteur! Holà hé! bonjour donc!

--Comment fait-il pour être ici, le vieux joueur? il a donc quitté ses
dés?

--Comme il trotte sur sa mule! elle a les oreilles moins longues que
lui.

--Holà hé! bonjour, monsieur le recteur Thibaut! _Tybalde aleator!_
vieil imbécile! vieux joueur!

--Dieu vous garde! avez-vous fait souvent double-six cette nuit?

--Oh! la caduque figure, plombée, tirée et battue pour l'amour du jeu
et des dés!

--Où allez-vous comme cela, Thibaut, _Tybalde ad dados_, tournant le
dos à l'Université et trottant vers la Ville?

--Il va sans doute chercher un logis rue Thibautodé, cria Jehan du
Moulin.

Toute la bande répéta le quolibet avec une voix de tonnerre et des
battements de mains furieux.

--Vous allez chercher logis rue Thibautodé, n'est-ce pas, monsieur le
recteur, joueur de la partie du diable?

Puis ce fut le tour des autres dignitaires.

--A bas les bedeaux! à bas les massiers!

--Dis donc, Robin Poussepain, qu'est-ce que c'est donc que celui-là?

--C'est Gilbert de Suilly, _Gilbertus de Soliaco_, le chancelier du
collége d'Autun.

--Tiens, voici mon soulier; tu es mieux placé que moi, jette-le lui par
la figure.

--_Saturnalitias mittimus ecce nuces._

--A bas les six théologiens avec leurs surplis blancs!

--Ce sont là les théologiens? Je croyais que c'étaient six oies
blanches données par Sainte-Geneviève à la ville, pour le fief de
Roogny.

--A bas les médecins!

--A bas les disputations cardinales et quodlibétaires!

--A toi ma coiffe, chancelier de Sainte-Geneviève! tu m'as fait un
passe-droit.--C'est vrai cela! il a donné ma place dans la nation
de Normandie au petit Ascanio Falzaspada, qui est de la province de
Bourges, puisqu'il est Italien.

--C'est une injustice, dirent tous les écoliers. A bas le chancelier de
Sainte-Geneviève!

--Ho hé! maître Joachim de Ladehors! Ho hé! Louis Dahuille! Ho hé!
Lambert Hoctement!

--Que le diable étouffe le procureur de la nation d'Allemagne!

--Et les chapelains de la Sainte-Chapelle, avec leurs aumusses grises;
_cum tunicis grisis!_

--_Seu de pellibus grisis fourratis!_

--Holà hé! les maîtres ès-arts! Toutes les belles chapes noires! toutes
les belles chapes rouges!

--Cela fait une belle queue au recteur.

--On dirait un duc de Venise qui va aux épousailles de la mer.

--Dis donc, Jehan! les chanoines de Sainte-Geneviève!

--Au diable la chanoinerie!

--Abbé Claude Choart! docteur Claude Choart! Est-ce que vous cherchez
Marie la Giffarde?

--Elle est rue de Glatigny.

--Elle fait le lit du roi des ribauds.

--Elle paye ses quatre deniers; _quatuor denarios_.

--_Aut unum bombum._

--Voulez-vous qu'elle vous paye au nez?

--Camarades! maître Simon Sanguin, l'électeur de Picardie, qui a sa
femme en croupe.

--_Post equitem sedet atra cura._

--Hardi, maître Simon!

--Bonjour, monsieur l'électeur!

--Bonne nuit, madame l'électrice!

--Sont-ils heureux de voir tout cela! disait en soupirant _Joannes de
Molendino_, toujours perché dans les feuillages de son chapiteau.

Cependant le libraire juré de l'Université, maître Andry Musnier, se
penchait à l'oreille du pelletier-fourreur des robes du roi, maître
Gilles Lecornu.

--Je vous le dis, monsieur, c'est la fin du monde. On n'a jamais vu
pareils débordements de l'écolerie. Ce sont les maudites inventions
du siècle qui perdent tout. Les artilleries, les serpentines, les
bombardes, et surtout l'impression, cette autre peste d'Allemagne. Plus
de manuscrits, plus de livres. L'impression tue la librairie. C'est la
fin du monde qui vient.

--Je m'en aperçois bien aux progrès des étoffes de velours, dit le
marchand fourreur.

En ce moment midi sonna.

--Ha!... dit toute la foule d'une seule voix.

Les écoliers se turent. Puis il se fit un grand remue-ménage, un grand
mouvement de pieds et de têtes, une grande détonation générale de toux
et de mouchoirs; chacun s'arrangea, se posta, se haussa, se groupa;
puis un grand silence; tous les cous restèrent tendus, toutes les
bouches ouvertes, tous les regards tournés vers la table de marbre.
Rien n'y parut. Les quatre sergents du bailli étaient toujours là,
roides et immobiles comme quatre statues peintes. Tous les yeux se
tournèrent vers l'estrade réservée aux envoyés flamands. La porte
restait fermée, et l'estrade vide. Cette foule attendait depuis le
matin trois choses, midi, l'ambassade de Flandre, le mystère. Midi seul
était arrivé à l'heure.

Pour le coup, c'était trop fort.

On attendit une, deux, trois, cinq minutes, un quart d'heure; rien
ne venait. L'estrade demeurait déserte, le théâtre muet. Cependant à
l'impatience avait succédé la colère. Les paroles irritées circulaient,
à voix basse encore, il est vrai.--Le mystère! le mystère! murmurait-on
sourdement. Les têtes fermentaient. Une tempête, qui ne faisait encore
que gronder, flottait à la surface de cette foule. Ce fut Jehan du
Moulin qui en tira la première étincelle.

--Le mystère, et au diable les flamands! s'écria-t-il de toute la force
de ses poumons, en se tordant comme un serpent autour de son chapiteau.

La foule battit des mains.

--Le mystère, répéta-t-elle, et la Flandre à tous les diables!

--Il nous faut le mystère, sur-le-champ, reprit l'écolier; ou m'est
avis que nous pendions le bailli du Palais, en guise de comédie et de
moralité.

--Bien dit, cria le peuple, et entamons la pendaison par ses sergents.

Une grande acclamation suivit. Les quatre pauvres diables commençaient
à pâlir et à s'entre-regarder. La multitude s'ébranlait vers eux, et
ils voyaient déjà la frêle balustrade de bois qui les en séparait
ployer et faire ventre sous la pression de la foule.

Le moment était critique.

--A sac! à sac! criait-on de toutes parts.

En cet instant, la tapisserie du vestiaire que nous avons décrit plus
haut se souleva, et donna passage à un personnage dont la seule vue
arrêta subitement la foule, et changea comme par enchantement sa colère
en curiosité.

--Silence! silence! cria-t-on de tous côtés.

Le personnage, fort peu rassuré et tremblant de tous ses membres,
s'avança jusqu'au bord de la table de marbre, avec force révérences
qui, à mesure qu'il approchait, ressemblaient de plus en plus à des
génuflexions.

Cependant le calme s'était peu à peu rétabli. Il ne restait plus que
cette légère rumeur qui se dégage toujours du silence de la foule.

--Messieurs les bourgeois, dit-il, et mesdemoiselles les bourgeoises,
nous devons avoir l'honneur de déclamer et représenter devant son
éminence M. le cardinal une très belle moralité, qui a nom: _Le Bon
jugement de madame la vierge Marie_. C'est moi qui fais Jupiter.
Son éminence accompagne en ce moment l'ambassade très honorable de
monsieur le duc d'Autriche; laquelle est retenue, à l'heure qu'il
est, à écouter la harangue de M. le recteur de l'Université, à la
porte Baudets. Dès que l'éminentissime cardinal sera arrivé, nous
commencerons.

Il est certain qu'il ne fallait rien moins que l'intervention de
Jupiter pour sauver les quatre malheureux sergents du bailli du
Palais. Si nous avions le bonheur d'avoir inventé cette très véridique
histoire, et par conséquent d'en être responsable par-devant Notre
Dame la critique, ce n'est pas contre nous qu'on pourrait invoquer
en ce moment le précepte classique: _Nec deus intersit_. Du reste,
le costume du seigneur Jupiter était fort beau, et n'avait pas peu
contribué à calmer la foule, en attirant toute son attention. Jupiter
était vêtu d'une brigandine couverte de velours noir, à clous dorés; il
était coiffé d'un bicoquet garni de boutons d'argent doré; et, n'était
le rouge et la grosse barbe qui couvraient chacun une moitié de son
visage, n'était le rouleau de carton doré, semé de passequilles et
tout hérissé de lanières de clinquant, qu'il portait à la main et dans
lequel des yeux exercés reconnaissaient aisément la foudre, n'était ses
pieds couleur de chair et enrubannés à la grecque, il eût pu supporter
la comparaison, pour la sévérité de sa tenue, avec un archer breton du
corps de monsieur de Berry.



II

PIERRE GRINGOIRE


Cependant, tandis qu'il haranguait, la satisfaction, l'admiration
unanimement excitées par son costume se dissipaient à ses paroles;
et quand il arriva à cette conclusion malencontreuse: «Dès que
l'éminentissime cardinal sera arrivé, nous commencerons,» sa voix se
perdit dans un tonnerre de huées.

--Commencez tout de suite! Le mystère! le mystère tout de suite! criait
le peuple. Et l'on entendait par-dessus toutes les voix celle de
_Johannes de Molendino_, qui perçait la rumeur comme le fifre dans un
charivari de Nîmes.--Commencez tout de suite! glapissait l'écolier.

--A bas Jupiter et le cardinal de Bourbon! vociféraient Robin
Poussepain et les autres clercs juchés dans la croisée.

--Tout de suite la moralité! répétait la foule. Sur-le-champ! tout de
suite! Le sac et la corde aux comédiens et au cardinal!

Le pauvre Jupiter, hagard, effaré, pâle sous son rouge, laissa tomber
sa foudre, prit à la main son bicoquet; puis il saluait et tremblait
en balbutiant:--Son éminence.... les ambassadeurs.... Madame Marguerite
de Flandre.... Il ne savait que dire. Au fond, il avait peur d'être
pendu.

Pendu par la populace pour attendre, pendu par le cardinal pour n'avoir
pas attendu, il ne voyait des deux côtés qu'un abîme, c'est-à-dire une
potence.

Heureusement quelqu'un vint le tirer d'embarras et assumer la
responsabilité.

Un individu qui se tenait en deçà de la balustrade dans l'espace laissé
libre autour de la table de marbre, et que personne n'avait encore
aperçu tant sa longue et mince personne était complétement abritée de
tout rayon visuel par le diamètre du pilier auquel il était adossé,
cet individu, disons-nous, grand, maigre, blême, blond, jeune encore,
quoique déjà ridé au front et aux joues, avec des yeux brillants et
une bouche souriante, vêtu d'une serge noire, râpée et lustrée de
vieillesse, s'approcha de la table de marbre et fit un signe au pauvre
patient. Mais l'autre, interdit, ne voyait pas.

Le nouveau venu fit un pas de plus.--Jupiter! dit-il, mon cher Jupiter!

L'autre n'entendait point.

Enfin le grand blond, impatienté, lui cria presque sous le nez:

--Michel Giborne!

--Qui m'appelle? dit Jupiter, comme éveillé en sursaut.

--Moi, répondit le personnage vêtu de noir.

--Ah! dit Jupiter.

--Commencez tout de suite, reprit l'autre. Satisfaites le populaire.
Je me charge d'apaiser monsieur le bailli, qui apaisera monsieur le
cardinal.

Jupiter respira.

--Messeigneurs les bourgeois, cria-t-il de toute la force de ses
poumons à la foule qui continuait de le huer, nous allons commencer
tout de suite.

--_Evoe, Jupiter! Plaudite, cives!_ crièrent les écoliers.

--Noël! Noël! cria le peuple.

Ce fut un battement de mains assourdissant, et Jupiter était déjà
rentré sous sa tapisserie que la salle tremblait encore d'acclamations.

Cependant le personnage inconnu qui avait si magiquement changé _la
tempête en bonace_, comme dit notre vieux et cher Corneille, était
modestement rentré dans la pénombre de son pilier, et y serait sans
doute resté invisible, immobile et muet comme auparavant, s'il n'en
eût été tiré par deux jeunes femmes qui, placées au premier rang des
spectateurs, avaient remarqué son colloque avec Michel Giborne-Jupiter.

--Maître, dit l'une d'elles en lui faisant signe de s'approcher.

--Taisez-vous donc, ma chère Liénarde, dit sa voisine, jolie, fraîche,
et toute brave à force d'être endimanchée. Ce n'est pas un clerc, c'est
un laïque; il ne faut pas dire _maître_, mais bien _messire_.

--Messire, dit Liénarde.

L'inconnu s'approcha de la balustrade.

--Que voulez-vous de moi, mesdamoiselles? demanda-t-il avec
empressement.

--Oh! rien, dit Liénarde toute confuse; c'est ma voisine Gisquette la
Gencienne qui veut vous parler.

--Non pas, reprit Gisquette en rougissant; c'est Liénarde qui vous a
dit Maître; je lui ai dit qu'on disait Messire.

Les deux jeunes filles baissaient les yeux. L'autre, qui ne demandait
pas mieux que de lier conversation, les regardait en souriant.

--Vous n'avez donc rien à me dire, mesdamoiselles?

--Oh! rien du tout, répondit Gisquette.

--Rien, dit Liénarde.

Le grand jeune homme blond fit un pas pour se retirer. Mais les deux
curieuses n'avaient pas envie de lâcher prise.

--Messire, dit vivement Gisquette avec l'impétuosité d'une écluse qui
s'ouvre ou d'une femme qui prend son parti, vous connaissez donc ce
soldat qui va jouer le rôle de madame la Vierge dans le mystère?

--Vous voulez dire le rôle de Jupiter? reprit l'anonyme.

--Hé! oui, dit Liénarde, est-elle bête! Vous connaissez donc Jupiter?

--Michel Giborne? répondit l'anonyme; oui, madame.

--Il a une fière barbe! dit Liénarde.

--Cela sera-t-il beau, ce qu'ils vont dire là-dessus? demanda
timidement Gisquette.

--Très beau, madamoiselle, répondit l'anonyme sans la moindre
hésitation.

--Qu'est-ce que ce sera? dit Liénarde.

--_Le bon jugement de madame la Vierge_, moralité, s'il vous plaît,
madamoiselle.

--Ah! c'est différent, reprit Liénarde.

Un court silence suivit. L'inconnu le rompit.

--C'est une moralité toute neuve, et qui n'a pas encore servi.

--Ce n'est donc pas la même, dit Gisquette, que celle qu'on a donnée
il y a deux ans, le jour de l'entrée de monsieur le légat, et où il y
avait trois belles filles faisant personnages...

--De sirènes, dit Liénarde.

--Et toutes nues, ajouta le jeune homme.

Liénarde baissa pudiquement les yeux. Gisquette la regarda, et en fit
autant. Il poursuivit en souriant:

--C'était chose bien plaisante à voir. Aujourd'hui, c'est une moralité
faite exprès pour madame la demoiselle de Flandre.

--Chantera-t-on des bergerettes? demanda Gisquette.

--Fi! dit l'inconnu, dans une moralité! Il ne faut pas confondre les
genres. Si c'était une sotie, à la bonne heure.

--C'est dommage, reprit Gisquette. Ce jour-là il y avait à la fontaine
du Ponceau des hommes et des femmes sauvages qui se combattaient et
faisaient plusieurs contenances en chantant de petits motets et des
bergerettes.

--Ce qui convient pour un légat, dit assez sèchement l'inconnu, ne
convient pas pour une princesse.

--Et près d'eux, reprit Liénarde, joutaient plusieurs bas instruments
qui rendaient de grandes mélodies.

--Et pour rafraîchir les passants, continua Gisquette, la fontaine
jetait par trois bouches, vin, lait et hypocras, dont buvait qui
voulait.

--Et un peu au-dessous du Ponceau, poursuivit Liénarde, à la Trinité,
il y avait une passion par personnages, et sans parler.

--Si je m'en souviens! s'écria Gisquette: Dieu en la croix, et les deux
larrons à droite et à gauche.

Ici les jeunes commères, s'échauffant au souvenir de l'entrée de
monsieur le légat, mirent à parler à la fois.

--Et plus avant, à la porte aux Peintres, il y avait d'autres personnes
très richement habillées.

--Et à la fontaine Saint-Innocent, ce chasseur qui poursuivait une
biche avec grand bruit de chiens et de trompes de chasse!

--Et à la boucherie de Paris, ces échafauds qui figuraient la bastille
de Dieppe!

--Et quand le légat passa, tu sais, Gisquette, on donna l'assaut, et
les Anglais eurent tous les gorges coupées.

--Et contre la porte du Châtelet, il y avait de très beaux personnages!

--Et sur le pont au Change, qui était tout tendu par-dessus!

--Et quand le légat passa, on laissa voler sur le pont plus de deux
cents douzaines de toutes sortes d'oiseaux; c'était très beau, Liénarde.

--Ce sera plus beau aujourd'hui, reprit enfin leur interlocuteur, qui
semblait les écouter avec impatience.

--Vous nous promettez que ce mystère sera beau? dit Gisquette.

--Sans doute, répondit-il; puis il ajouta avec une certaine
emphase:--Mesdamoiselles, c'est moi qui en suis l'auteur.

--Vraiment? dirent les jeunes filles, tout ébahies.

--Vraiment! répondit le poëte en se rengorgeant légèrement;
c'est-à-dire, nous sommes deux: Jehan Marchand, qui a scié les planches
et dressé la charpente du théâtre et toute la boiserie, et moi, qui ai
fait la pièce.--Je m'appelle Pierre Gringoire.

L'auteur du _Cid_ n'eût pas dit avec plus de fierté: _Pierre Corneille_.

Nos lecteurs ont pu observer qu'il avait déjà dû s'écouler un certain
temps depuis le moment où Jupiter était rentré sous la tapisserie
jusqu'à l'instant où l'auteur de la moralité nouvelle s'était révélé
ainsi brusquement à l'admiration naïve de Gisquette et de Liénarde.
Chose remarquable, toute cette foule, quelques minutes auparavant
si tumultueuse, attendait maintenant avec mansuétude, sur la foi du
comédien; ce qui prouve cette vérité éternelle et tous les jours encore
éprouvée dans nos théâtres, que le meilleur moyen de faire attendre
patiemment le public, c'est de lui affirmer qu'on va commencer tout de
suite.

Toutefois, l'écolier Joannes ne s'endormait pas.

--Holà hé! cria-t-il tout à coup au milieu de la paisible attente qui
avait succédé au trouble, Jupiter, madame la Vierge, bateleurs du
diable! vous gaussez-vous? la pièce! la pièce! Commencez, ou nous
recommençons!

Il n'en fallut pas davantage.

Une musique de hauts et bas instruments se fit entendre de l'intérieur
de l'échafaudage; la tapisserie se souleva; quatre personnages bariolés
et fardés en sortirent, grimpèrent la roide échelle du théâtre, et,
parvenus sur la plate-forme supérieure, se rangèrent en ligne devant
le public, qu'ils saluèrent profondément; alors la symphonie se tut.
C'était le mystère qui commençait.

Les quatre personnages, après avoir largement recueilli le payement
de leurs révérences en applaudissements, entamèrent, au milieu d'un
religieux silence, un prologue dont nous faisons volontiers grâce
au lecteur. Du reste, ce qui arrive encore de nos jours, le public
s'occupait encore plus des costumes qu'ils portaient que du rôle qu'ils
débitaient; et en vérité c'était justice. Ils étaient vêtus tous quatre
de robes mi-parties jaune et blanc, qui ne se distinguaient entre
elles que par la nature de l'étoffe; la première était en brocart or
et argent, la deuxième en soie, la troisième en laine, la quatrième
en toile. Le premier des personnages portait en main droite une épée,
le second deux clefs d'or, le troisième une balance, le quatrième une
bêche; et pour aider les intelligences paresseuses qui n'auraient pas
vu clair à travers la transparence de ces attributs, on pouvait lire
en grosses lettres noires brodées, au bas de la robe de brocart, JE
M'APPELLE NOBLESSE; au bas de la robe de soie, JE M'APPELLE CLERGÉ; au
bas de la robe de laine, JE M'APPELLE MARCHANDISE; au bas de la robe
de toile, JE M'APPELLE LABOUR. Le sexe des deux allégories mâles était
clairement indiqué à tout spectateur judicieux par leurs robes moins
longues et par la cramignole qu'elles portaient en tête, tandis que les
deux allégories femelles, moins court-vêtues, étaient coiffées d'un
chaperon.

Il eût fallu aussi beaucoup de mauvaise volonté pour ne pas comprendre,
à travers la poésie du prologue, que Labour était marié à Marchandise
et Clergé à Noblesse, et que les deux heureux couples possédaient
en commun un magnifique dauphin d'or, qu'ils prétendaient n'adjuger
qu'à la plus belle. Ils allaient donc par le monde cherchant et
quêtant cette beauté, et après avoir successivement rejeté la reine
de Golconde, la princesse de Trébisonde, la fille du Grand-Khan de
Tartarie, etc., etc., Labour et Clergé, Noblesse et Marchandise étaient
venus se reposer sur la table de marbre du Palais de Justice, en
débitant devant l'honnête auditoire autant de sentences et de maximes
qu'on en pouvait alors dépenser à la Faculté des arts aux examens,
sophismes, déterminances, figures et actes où les maîtres prenaient
leurs bonnets de licence.

Tout cela était en effet très beau.

Cependant, dans cette foule sur laquelle les quatre allégories
versaient à qui mieux mieux des flots de métaphores, il n'y avait
pas une oreille plus attentive, pas un cœur plus palpitant, pas un
œil plus hagard, pas un cou plus tendu, que l'œil, l'oreille, le cou
et le cœur de l'auteur, du poëte, de ce brave Pierre Gringoire, qui
n'avait pu résister, le moment d'auparavant, à la joie de dire son
nom à deux jolies filles. Il était retourné à quelques pas d'elles,
derrière son pilier, et là, il écoutait, il regardait, il savourait.
Les bienveillants applaudissements qui avaient accueilli le début de
son prologue retentissaient encore dans ses entrailles, et il était
complétement absorbé dans cette espèce de contemplation extatique avec
laquelle un auteur voit ses idées tomber une à une de la bouche de
l'acteur dans le silence d'un vaste auditoire. Digne Pierre Gringoire!

Il nous en coûte de le dire, mais cette première extase fut bien vite
troublée. A peine Gringoire avait-il approché ses lèvres de cette coupe
enivrante de joie et de triomphe, qu'une goutte d'amertume vint s'y
mêler.

Un mendiant déguenillé, qui ne pouvait faire recette, perdu qu'il était
au milieu de la foule, et qui n'avait sans doute pas trouvé suffisante
indemnité dans les poches de ses voisins, avait imaginé de se jucher
sur quelque point en évidence, pour attirer les regards et les
aumônes. Il s'était donc hissé pendant les premiers vers du prologue,
à l'aide des piliers de l'estrade réservée, jusqu'à la corniche qui en
bordait la balustrade à sa partie inférieure, et là il s'était assis,
sollicitant l'attention et la pitié de la multitude avec ses haillons
et une plaie hideuse qui couvrait son bras droit. Du reste, il ne
proférait pas une parole.

Le silence qu'il gardait laissait aller le prologue sans encombre, et
aucun désordre sensible ne serait survenu, si le malheur n'eût voulu
que l'écolier Joannes avisât, du haut de son pilier, le mendiant et ses
simagrées. Un fou rire s'empara du jeune drôle, qui, sans se soucier
d'interrompre le spectacle et de troubler le recueillement universel,
s'écria gaillardement:--Tiens! ce malingreux qui demande l'aumône!

Quiconque a jeté une pierre dans une mare à grenouilles ou tiré un coup
de fusil dans une volée d'oiseaux, peut se faire une idée de l'effet
que produisirent ces paroles incongrues, au milieu de l'attention
générale. Gringoire en tressaillit comme d'une secousse électrique. Le
prologue resta court, et toutes les têtes se retournèrent en tumulte
vers le mendiant, qui, loin de se déconcerter, vit dans cet incident
une bonne occasion de récolte, et se mit à dire d'un air dolent, en
fermant ses yeux à demi:--La charité, s'il vous plaît!

--Eh mais, sur mon âme, reprit Joannes, c'est Clopin Trouillefou. Holà
hé! l'ami, ta plaie te gênait donc à la jambe, que tu l'as mise sur ton
bras?

En parlant ainsi, il jetait avec une adresse de singe un petit-blanc
dans le feutre gras que le mendiant tendait de son bras malade. Le
mendiant reçut sans broncher l'aumône et le sarcasme, et continua d'un
accent lamentable:--La charité, s'il vous plaît!

Cet épisode avait considérablement distrait l'auditoire, et bon
nombre de spectateurs, Robin Poussepain et tous les clercs en tête,
applaudissaient gaiement à ce duo bizarre que venaient d'improviser, au
milieu du prologue, l'écolier avec sa voix criarde et le mendiant avec
son imperturbable psalmodie.

Gringoire était fort mécontent. Revenu de sa première stupéfaction, il
s'évertuait à crier aux quatre personnages en scène:--Continuez! que
diable! continuez!--sans même daigner jeter un regard de dédain sur les
deux interrupteurs.

En ce moment, il se sentit tirer par le bord de son surtout; il se
retourna, non sans quelque humeur, et eut assez de peine à sourire. Il
le fallait pourtant. C'était le joli bras de Gisquette la Gencienne,
qui, passé à travers la balustrade, sollicitait de cette façon son
attention.

--Monsieur, dit la jeune fille, est-ce qu'ils vont continuer?

--Sans doute, répondit Gringoire, assez choqué de la question.

--En ce cas, messire, reprit-elle, auriez-vous la courtoisie de
m'expliquer...

--Ce qu'ils vont dire? interrompit Gringoire. Eh bien! écoutez.

--Non, dit Gisquette, mais ce qu'ils ont dit jusqu'à présent.

Gringoire fit un soubresaut, comme un homme dont on toucherait la plaie
à vif.

--Peste de la petite fille sotte et bouchée! dit-il entre ses dents.

A dater de ce moment-là, Gisquette fut perdue dans son esprit.

Cependant, les acteurs avaient obéi à son injonction, et le public,
voyant qu'ils se remettaient à parler, s'était remis à écouter, non
sans avoir perdu force beautés, dans l'espèce de soudure qui se fit
entre les deux parties de la pièce ainsi brusquement coupée. Gringoire
en faisait tout bas l'amère réflexion. Pourtant la tranquillité s'était
rétablie peu à peu, l'écolier se taisait, le mendiant comptait quelque
monnaie dans son chapeau, et la pièce avait repris le dessus.

C'était en réalité un fort bel ouvrage, et dont il nous semble
qu'on pourrait encore fort bien tirer parti aujourd'hui, moyennant
quelques arrangements. L'exposition, un peu longue et un peu vide,
c'est-à-dire dans les règles, était simple, et Gringoire, dans le
candide sanctuaire de son for intérieur, en admirait la clarté. Comme
on s'en doute bien, les quatre personnages allégoriques étaient un peu
fatigués d'avoir parcouru les trois parties du monde sans trouver à
se défaire convenablement de leur dauphin d'or. Là-dessus, éloge du
poisson merveilleux, avec mille allusions délicates au jeune fiancé de
Marguerite de Flandre, alors fort tristement reclus à Amboise, et ne se
doutant guère que Labour et Clergé, Noblesse et Marchandise venaient de
faire le tour du monde pour lui. Le susdit dauphin donc était jeune,
était beau, était fort, et surtout (magnifique origine de toutes les
vertus royales!) il était fils du lion de France. Je déclare que cette
métaphore hardie est admirable, et que l'histoire naturelle du théâtre,
un jour d'allégorie et d'épithalame royal, ne s'effarouche aucunement
d'un dauphin fils d'un lion. Ce sont justement ces rares et pindariques
mélanges qui prouvent l'enthousiasme. Néanmoins, pour faire aussi la
part de la critique, le poëte aurait pu développer cette belle idée
en moins de deux cents vers. Il est vrai que le mystère devait durer
depuis midi jusqu'à quatre heures, d'après l'ordonnance de monsieur le
prévôt, et qu'il faut bien dire quelque chose. D'ailleurs, on écoutait
patiemment.

Tout à coup au beau milieu d'une querelle entre mademoiselle
Marchandise et madame Noblesse, au moment où maître Labour prononçait
ce vers mirifique:

  Onc ne vis dans les bois bête plus triomphante!

la porte de l'estrade réservée, qui était jusque-là restée si mal
à propos fermée, s'ouvrit plus mal à propos encore; et la voix
retentissante de l'huissier annonça brusquement: _Son éminence
monseigneur le cardinal de Bourbon_.



III

MONSIEUR LE CARDINAL


Pauvre Gringoire! le fracas de tous les gros doubles pétards de la
Saint-Jean, la décharge de vingt arquebuses à croc, la détonation
de cette fameuse serpentine de la tour de Billy, qui, lors du siége
de Paris, le dimanche 29 septembre 1465, tua sept Bourguignons d'un
coup, l'explosion de toute la poudre à canon emmagasinée à la porte
du Temple, lui eût moins rudement déchiré les oreilles, en ce moment
solennel et dramatique, que ce peu de paroles tombées de la bouche d'un
huissier: _Son éminence monseigneur le cardinal de Bourbon_.

Ce n'est pas que Pierre Gringoire craignît monsieur le cardinal ou
le dédaignât. Il n'avait ni cette faiblesse ni cette outrecuidance.
Véritable éclectique, comme on dirait aujourd'hui, Gringoire était de
ces esprits élevés et fermes, modérés et calmes, qui savent toujours
se tenir au milieu de tout, _stare in dimidio rerum_, et qui sont
pleins de raison et de libérale philosophie, tout en faisant état des
cardinaux. Race précieuse et jamais interrompue de philosophes auxquels
la sagesse, comme une autre Ariane, semble avoir donné une pelote
de fil qu'ils s'en vont dévidant depuis le commencement du monde à
travers le labyrinthe des choses humaines. On les retrouve dans tous
les temps, toujours les mêmes, c'est-à-dire toujours selon tous les
temps. Et sans compter notre Pierre Gringoire, qui les représenterait
au quinzième siècle si nous parvenions à lui rendre l'illustration
qu'il mérite, certainement c'est leur esprit qui animait le père
du Breul lorsqu'il écrivait dans le seizième ces paroles naïvement
sublimes, dignes de tous les siècles: «Ie suis parisien de nation et
parrhisian de parler, puisque _parrhisia_ en grec signifie liberté de
parler: de laquelle i'ai vsé mesme enuers messeigneurs les cardinaux,
oncle et frère de monseigneur le prince de Conty: toutes fois auec
respect de leur grandeur, et sans offenser personne de leur suitte, qui
est beaucoup.»

Il n'y avait donc ni haine du cardinal, ni dédain de sa présence,
dans l'impression désagréable qu'elle fit à Pierre Gringoire. Bien au
contraire; notre poëte avait trop de bon sens et une souquenille trop
râpée pour ne pas attacher un prix particulier à ce que mainte allusion
de son prologue, et en particulier la glorification du dauphin fils
du lion de France, fût recueillie par une oreille éminentissime. Mais
ce n'est pas l'intérêt qui domine dans la noble nature des poëtes. Je
suppose que l'entité du poëte soit représentée par le nombre dix, il
est certain qu'un chimiste, en l'analysant et pharmacopolisant, comme
dit Rabelais, la trouverait composée d'une partie d'intérêt contre neuf
parties d'amour-propre. Or, au moment où la porte s'était ouverte pour
le cardinal, les neuf parties d'amour-propre de Gringoire, gonflées et
tuméfiées au souffle de l'admiration populaire, étaient dans un état
d'accroissement prodigieux, sous lequel disparaissait comme étouffée
cette imperceptible molécule d'intérêt que nous distinguions tout à
l'heure dans la constitution des poëtes; ingrédient précieux du reste,
lest de réalité et d'humanité sans lequel ils ne toucheraient pas la
terre. Gringoire jouissait de sentir, de voir, de palper pour ainsi
dire une assemblée entière, de marauds il est vrai, mais qu'importe!
stupéfiée, pétrifiée, et comme asphyxiée devant les incommensurables
tirades qui surgissaient à chaque instant de toutes les parties de son
épithalame. J'affirme qu'il partageait lui-même la béatitude générale,
et qu'au rebours de La Fontaine, qui, à la représentation de sa comédie
du _Florentin_, demandait: _Quel est le malotru qui a fait cette
rapsodie?_ Gringoire eût volontiers demandé à son voisin: _De qui est
ce chef-d'œuvre?_ On peut juger maintenant quel effet produisit sur lui
la brusque et intempestive survenue du cardinal.

Ce qu'il pouvait craindre ne se réalisa que trop. L'entrée de son
éminence bouleversa l'auditoire. Toutes les têtes se tournèrent vers
l'estrade. Ce fut à ne plus s'entendre.--Le cardinal! le cardinal!
répétèrent toutes les bouches. Le malheureux prologue resta court une
seconde fois.

Le cardinal s'arrêta un moment sur le seuil de l'estrade. Tandis qu'il
promenait un regard assez indifférent sur l'auditoire, le tumulte
redoublait. Chacun voulait le mieux voir. C'était à qui mettrait sa
tête sur les épaules de son voisin.

C'était en effet un haut personnage, et dont le spectacle valait bien
toute autre comédie. Charles, cardinal de Bourbon, archevêque et comte
de Lyon, primat des Gaules, était à la fois allié à Louis XI par son
frère, Pierre, seigneur de Beaujeu, qui avait épousé la fille aînée du
roi, et allié à Charles le Téméraire par sa mère, Agnès de Bourgogne.
Or le trait dominant, le trait caractéristique et distinctif du
caractère du primat des Gaules, c'était l'esprit de courtisan et la
dévotion aux puissances. On peut juger des embarras sans nombre que
lui avait valus cette double parenté, et de tous les écueils temporels
entre lesquels sa barque spirituelle avait dû louvoyer, pour ne se
briser ni à Louis, ni à Charles, cette Charybde et cette Scylla qui
avaient dévoré le duc de Nemours et le connétable de Saint-Pol. Grâce
au ciel, il s'était assez bien tiré de la traversée, et était arrivé
à Rome sans encombre. Mais quoiqu'il fût au port, et précisément
parce qu'il était au port, il ne se rappelait jamais sans inquiétude
les chances diverses de sa vie politique, si longtemps alarmée et
laborieuse. Aussi avait-il coutume de dire que l'année 1476 avait été
pour lui _noire et blanche_; entendant par là qu'il avait perdu dans
cette même année sa mère, la duchesse de Bourbonnais, et son cousin le
duc de Bourgogne, et qu'un deuil l'avait consolé de l'autre.

Du reste, c'était un bon homme. Il menait joyeuse vie de cardinal,
s'égayait volontiers avec du cru royal de Challuau, ne haïssait
pas Richarde la Garmoise et Thomasse la Saillarde, faisait l'aumône
aux jolies filles plutôt qu'aux vieilles femmes, et pour toutes ces
raisons était fort agréable au _populaire_ de Paris. Il ne marchait
qu'entouré d'une petite cour d'évêques et d'abbés de haute lignée,
galants, grivois et faisant ripaille au besoin; et plus d'une fois
les braves dévotes de Saint-Germain d'Auxerre, en passant le soir
sous les fenêtres illuminées du logis de Bourbon, avaient été
scandalisées d'entendre les mêmes voix qui leur avaient chanté vêpres
dans la journée, psalmodier au bruit des verres le proverbe bachique
de Benoît XII, ce pape qui avait ajouté une troisième couronne à la
tiare:--_Bibamus papaliter_.

Ce fut sans doute cette popularité, acquise à si juste titre, qui
le préserva, à son entrée, de tout mauvais accueil de la part de la
cohue, si mécontente le moment d'auparavant, et fort peu disposée
au respect d'un cardinal le jour même où elle allait élire un pape.
Mais les Parisiens ont peu de rancune; et puis, en faisant commencer
la représentation d'autorité, les bons bourgeois l'avaient emporté
sur le cardinal, et ce triomphe leur suffisait. D'ailleurs, monsieur
le cardinal de Bourbon était bel homme, il avait une fort belle robe
rouge qu'il portait fort bien; c'est dire qu'il avait pour lui toutes
les femmes, et par conséquent la meilleure moitié de l'auditoire.
Certainement il y aurait injustice et mauvais goût à huer un cardinal
pour s'être fait attendre au spectacle, lorsqu'il est bel homme et
qu'il porte bien sa robe rouge.

Il entra donc, salua l'assistance avec ce sourire héréditaire des
grands pour le peuple, et se dirigea à pas lents vers son fauteuil
de velours écarlate, en ayant l'air de songer à toute autre chose.
Son cortége, ce que nous appellerions aujourd'hui son état-major,
d'évêques et d'abbés, fit irruption à sa suite dans l'estrade, non sans
redoublement de tumulte et de curiosité au parterre. C'était à qui se
les montrerait, se les nommerait, à qui en connaîtrait au moins un,
qui, monsieur l'évêque de Marseille, Alaudet, si j'ai bonne mémoire;
qui, le primicier de Saint-Denis; qui, Robert de Lespinasse, abbé de
Saint-Germain-des-Prés, ce frère libertin d'une maîtresse de Louis
XI; le tout avec force méprises et cacophonies. Quant aux écoliers,
ils juraient. C'était leur jour, leur fête des fous, leur saturnale,
l'orgie annuelle de la basoche et de l'école. Pas de turpitude qui
ne fût de droit ce jour-là et chose sacrée. Et puis il y avait de
folles commères dans la foule, Simone Quatrelivres, Agnès la Gadine,
Robine Piédebou. N'était-ce pas le moins qu'on pût jurer à son aise et
maugréer un peu le nom de Dieu, un si beau jour, en si bonne compagnie
de gens d'église et de filles de joie? Aussi ne s'en faisaient-ils
faute; et, au milieu du brouhaha, c'était un effrayant charivari de
blasphèmes et d'énormités que celui de toutes ces langues échappées,
langues de clercs et d'écoliers contenues le reste de l'année par la
crainte du fer chaud de saint Louis. Pauvre saint Louis, quelle nargue
ils lui faisaient dans son propre palais de justice! Chacun d'eux,
dans les nouveaux venus de l'estrade, avait pris à partie une soutane
noire, ou grise, ou blanche, ou violette. Quant à Joannes Frollo de
Molendino, en sa qualité de frère d'un archidiacre, c'était à la rouge
qu'il s'était hardiment attaqué, et il chantait à tue-tête, en fixant
ses yeux effrontés sur le cardinal: _Cappa repleta mero!_

Tous ces détails, que nous mettons ici à nu pour l'édification du
lecteur, étaient tellement couverts par la rumeur générale, qu'ils s'y
effaçaient avant d'arriver jusqu'à l'estrade réservée. D'ailleurs le
cardinal s'en fût peu ému, tant les libertés de ce jour-là étaient dans
les mœurs. Il avait du reste, et sa mine en était toute préoccupée, un
autre souci qui le suivait de près et qui entra presque en même temps
que lui dans l'estrade. C'était l'ambassade de Flandre.

Non qu'il fût profond politique, et qu'il se fît une affaire des suites
possibles du mariage de madame sa cousine Marguerite de Bourgogne
avec monsieur son cousin Charles, dauphin de Vienne; combien durerait
la bonne intelligence plâtrée du duc d'Autriche et du roi de France,
comment le roi d'Angleterre prendrait ce dédain de sa fille, cela
l'inquiétait peu; et il fêtait chaque soir le vin du cru royal de
Chaillot, sans se douter que quelques flacons de ce même vin (un peu
revu et corrigé, il est vrai, par le médecin Coictier), cordialement
offerts à Édouard IV par Louis XI, débarrasseraient un beau matin
Louis XI d'Édouard IV. _La moult honorée ambassade de monsieur le duc
d'Autriche_ n'apportait au cardinal aucun de ces soucis, mais elle
l'importunait par un autre côté. Il était en effet un peu dur, et nous
en avons déjà dit un mot à la deuxième page de ce livre, d'être obligé
de faire fête et bon accueil, lui Charles de Bourbon, à je ne sais
quels bourgeois; lui cardinal, à des échevins; lui français, joyeux
convive, à des flamands buveurs de bière; et cela en public. C'était
là, certes, une des plus fastidieuses grimaces qu'il eût jamais faites
pour le bon plaisir du roi.

Il se tourna donc vers la porte, et de la meilleure grâce du monde
(tant il s'y étudiait), quand l'huissier annonça d'une voix sonore:
_Messieurs les envoyés de monsieur le duc d'Autriche_. Il est inutile
de dire que la salle entière en fit autant.

Alors arrivèrent, deux par deux, avec une gravité qui faisait contraste
au milieu du pétulant cortége ecclésiastique de Charles de Bourbon,
les quarante-huit ambassadeurs de Maximilien d'Autriche, ayant en tête
le révérend père en Dieu, Jehan, abbé de Saint-Bertin, chancelier
de la toison d'or, et Jacques de Goy, sieur Dauby, haut bailli de
Gand. Il se fit dans l'assemblée un grand silence accompagné de
rires étouffés pour écouter tous les noms saugrenus et toutes les
qualifications bourgeoises que chacun de ces personnages transmettait
imperturbablement à l'huissier, qui jetait ensuite noms et qualités
pêle-mêle et tout estropiés à travers la foule. C'était maître Loys
Roelof, échevin de la ville de Louvain; messire Clays d'Etuelde,
échevin de Bruxelles; messire Paul de Baeust, sieur de Voirmizelle,
président de Flandre; maître Jehan Coleghens, bourgmestre de la
ville d'Anvers, maître George de la Moere, premier échevin de la
kuere de la ville de Gand; maître Gheldolf van der Hage, premier
échevin des parchons de ladite ville; et le sieur de Bierbecque,
et Jehan Pinnock, et Jehan Dymaerzelle, etc., etc., etc.; baillis,
échevins, bourgmestres; bourgmestres, échevins, baillis; tous roides,
gourmés, empesés, endimanchés de velours et de damas, encapuchonnés de
cramignoles de velours noir à grosses houppes de fil d'or de Chypre;
bonnes têtes flamandes après tout, figures dignes et sévères, de la
famille de celles que Rembrandt fait saillir si fortes et si graves
sur le fond noir de sa _Ronde de nuit_; personnages qui portaient
tous écrit sur le front que Maximilien d'Autriche avait eu raison
de se _confier à plain_, comme disait son manifeste, _en leur sens,
vaillance, expérience, loyaultez et bonnes preudomies_.

Un excepté pourtant. C'était un visage fin, intelligent, rusé, une
espèce de museau de singe et de diplomate, au-devant duquel le cardinal
fit trois pas et une profonde révérence, et qui ne s'appelait pourtant
que _Guillaume Rym, conseiller et pensionnaire de la ville de Gand_.

Peu de personnes savaient alors ce que c'était que Guillaume Rym.
Rare génie qui, dans un temps de révolution, eût paru avec éclat à la
surface des événements, mais qui, au quinzième siècle, était réduit
aux caverneuses intrigues et à _vivre dans les sapes_, comme dit le
duc de Saint-Simon. Du reste, il était apprécié du premier _sapeur_ de
l'Europe; il machinait familièrement avec Louis XI, et mettait souvent
la main aux secrètes besognes du roi. Toutes choses fort ignorées
de cette foule qu'émerveillaient les politesses du cardinal à cette
chétive figure de bailli flamand.



IV

MAITRE JACQUES COPPENOLE


Pendant que le pensionnaire de Gand et l'éminence échangeaient une
révérence fort basse et quelques paroles à voix plus basse encore,
un homme à haute stature, à large face, à puissantes épaules, se
présentait pour entrer de front avec Guillaume Rym; on eût dit un
dogue auprès d'un renard. Son bicoquet de feutre et sa veste de cuir
faisaient tache au milieu du velours et de la soie qui l'entouraient.
Présumant que c'était quelque palefrenier fourvoyé, l'huissier l'arrêta.

--Hé, l'ami! on ne passe pas.

L'homme à veste de cuir le repoussa de l'épaule.

--Que me veut ce drôle? dit-il avec un éclat de voix qui rendit la
salle entière attentive à cet étrange colloque. Tu ne vois pas que j'en
suis?

--Votre nom? demanda l'huissier.

--Jacques Coppenole.

--Vos qualités?

--Chaussetier, à l'enseigne des _Trois Chaînettes_, à Gand.

L'huissier recula. Annoncer des échevins et des bourgmestres, passe;
mais un chaussetier, c'était dur. Le cardinal était sur les épines.
Tout le peuple écoutait et regardait. Voilà deux jours que son éminence
s'évertuait à lécher ces ours flamands pour les rendre un peu plus
présentables en public, et l'incartade était rude. Cependant Guillaume
Rym, avec son fin sourire, s'approcha de l'huissier.

--Annoncez maître Jacques Coppenole, clerc des échevins de la ville de
Gand, lui souffla-t-il très bas.

--Huissier, reprit le cardinal à haute voix, annoncez maître Jacques
Coppenole, clerc des échevins de l'illustre ville de Gand.

Ce fut une faute. Guillaume Rym tout seul eût escamoté la difficulté;
mais Coppenole avait entendu le cardinal.

--Non, croix-Dieu! s'écria-t-il avec sa voix de tonnerre. Jacques
Coppenole, chaussetier. Entends-tu, l'huissier? Rien de plus, rien de
moins. Croix-Dieu! chaussetier, c'est assez beau. Monsieur l'archiduc a
plus d'une fois cherché son gant dans mes chausses.

Les rires et les applaudissements éclatèrent. Un quolibet est tout de
suite compris à Paris, et par conséquent toujours applaudi.

Ajoutons que Coppenole était du peuple, et que ce public qui
l'entourait était du peuple. Aussi la communication entre eux et lui
avait été prompte, électrique, et pour ainsi dire de plain-pied.
L'altière algarade du chaussetier flamand, en humiliant les gens de
cour, avait remué dans toutes les âmes plébéiennes je ne sais quel
sentiment de dignité encore vague et indistinct au quinzième siècle.
C'était un égal que ce chaussetier, qui venait de tenir tête à monsieur
le cardinal! réflexion bien douce à de pauvres diables qui étaient
habitués à respect et obéissance envers les valets des sergents du
bailli de l'abbé de Sainte-Geneviève, caudataire du cardinal.

Coppenole salua fièrement son éminence, qui rendit son salut au
tout-puissant bourgeois redouté de Louis XI. Puis, tandis que Guillaume
Rym, _sage homme et malicieux_, comme dit Philippe de Comines, les
suivait tous deux d'un sourire de raillerie et de supériorité, ils
gagnèrent chacun leur place, le cardinal tout décontenancé et soucieux,
Coppenole tranquille et hautain, et songeant sans doute qu'après tout
son titre de chaussetier en valait bien un autre, et que Marie de
Bourgogne, mère de cette Marguerite que Coppenole mariait aujourd'hui,
l'eût moins redouté cardinal que chaussetier; car ce n'est pas un
cardinal qui eût ameuté les Gantois contre les favoris de la fille
de Charles le Téméraire; ce n'est pas un cardinal qui eût fortifié
la foule avec une parole contre ses larmes et ses prières, quand la
demoiselle de Flandre vint supplier son peuple pour eux jusqu'au pied
de leur échafaud; tandis que le chaussetier n'avait eu qu'à lever
son coude de cuir pour faire tomber vos deux têtes, illustrissimes
seigneurs, Guy d'Hymbercourt, chancelier Guillaume Hugonet!

Cependant tout n'était pas fini pour ce pauvre cardinal, et il devait
boire jusqu'à la lie le calice d'être en si mauvaise compagnie.

Le lecteur n'a peut-être pas oublié l'effronté mendiant qui était
venu se cramponner, dès le commencement du prologue, aux franges de
l'estrade cardinale. L'arrivée des illustres conviés ne lui avait
nullement fait lâcher prise, et tandis que prélats et ambassadeurs
s'encaquaient, en vrais harengs flamands, dans les stalles de la
tribune, lui s'était mis à l'aise, et avait bravement croisé ses jambes
sur l'architrave. L'insolence était rare, et personne ne s'en était
aperçu au premier moment, l'attention étant tournée ailleurs. Lui, de
son côté, ne s'apercevait de rien dans la salle; il balançait sa tête
avec une insouciance de napolitain, répétant de temps en temps dans la
rumeur, comme une machinale habitude: «La charité, s'il vous plaît!»
Et certes il était, dans toute l'assistance, le seul probablement qui
n'eût pas daigné tourner la tête à l'altercation de Coppenole et de
l'huissier. Or, le hasard voulut que le maître chaussetier de Gand,
avec qui le peuple sympathisait déjà si vivement et sur qui tous les
yeux étaient fixés, vînt précisément s'asseoir au premier rang de
l'estrade au-dessus du mendiant; et l'on ne fut pas médiocrement étonné
de voir l'ambassadeur flamand, inspection faite du drôle placé sous ses
yeux, frapper amicalement sur cette épaule couverte de haillons. Le
mendiant se retourna; il y eut surprise, reconnaissance, épanouissement
des deux visages, etc.; puis, sans se soucier le moins du monde des
spectateurs, le chaussetier et le malingreux se mirent à causer à voix
basse, en se tenant les mains dans les mains, tandis que les guenilles
de Clopin Trouillefou, étalées sur le drap d'or de l'estrade,
faisaient l'effet d'une chenille sur une orange.

La nouveauté de cette scène singulière excita une telle rumeur de
folie et de gaieté dans la salle que le cardinal ne tarda pas à s'en
apercevoir; il se pencha à demi, et ne pouvant, du point où il était
placé, qu'entrevoir fort imparfaitement la casaque ignominieuse de
Trouillefou, il se figura assez naturellement que le mendiant demandait
l'aumône, et, révolté de l'audace, il s'écria:--Monsieur le bailli du
Palais, jetez-moi ce drôle à la rivière!

--Croix-Dieu! monseigneur le cardinal, dit Coppenole sans quitter la
main de Clopin, c'est un de mes amis.

--Noël! Noël! cria la cohue. A dater de ce moment, maître Coppenole
eut à Paris, comme à Gand, _grand crédit avec le peuple; car gens de
telle taille l'y ont_, dit Philippe de Comines, _quand ils sont ainsi
désordonnés_.

Le cardinal se mordit les lèvres. Il se pencha vers son voisin l'abbé
de Sainte-Geneviève, et lui dit à demi-voix:

--Plaisants ambassadeurs que nous envoie là monsieur l'archiduc pour
nous annoncer madame Marguerite!

--Votre éminence, répondit l'abbé, perd ses politesses avec ces groins
flamands. _Margaritas ante porcos._

--Dites plutôt, répondit le cardinal avec un sourire: _Porcos ante
Margaritam_.

Toute la petite cour en soutane s'extasia sur le jeu de mots. Le
cardinal se sentit un peu soulagé; il était quitte avec Coppenole, il
avait eu aussi son quolibet applaudi.

Maintenant, que ceux de nos lecteurs qui ont la puissance de
généraliser une image et une idée, comme on dit dans le style
d'aujourd'hui, nous permettent de leur demander s'ils se figurent bien
nettement le spectacle qu'offrait, au moment où nous arrêtons leur
attention, le vaste parallélogramme de la grand'salle du Palais. Au
milieu de la salle, adossée au mur occidental, une large et magnifique
estrade de brocart d'or, dans laquelle entrent processionnellement, par
une petite porte ogive, de graves personnages successivement annoncés
par la voix criarde d'un huissier. Sur les premiers bancs, déjà force
vénérables figures, embéguinées d'hermine, de velours et d'écarlate.
Autour de l'estrade, qui demeure silencieuse et digne, en bas, en face,
partout, grande foule et grande rumeur. Mille regards du peuple sur
chaque visage de l'estrade, mille chuchotements sur chaque nom. Certes,
le spectacle est curieux et mérite bien l'attention des spectateurs.
Mais là-bas, tout au bout, qu'est-ce donc que cette espèce de tréteau
avec quatre pantins bariolés dessus et quatre autres en bas? Qu'est-ce
donc, à côté du tréteau, que cet homme à souquenille noire et à pâle
figure? Hélas! mon cher lecteur, c'est Pierre Gringoire et son prologue.

Nous l'avions tous profondément oublié.

Voilà précisément ce qu'il craignait.

Du moment où le cardinal était entré, Gringoire n'avait cessé de
s'agiter pour le salut de son prologue. Il avait d'abord enjoint aux
acteurs, restés en suspens, de continuer et de hausser la voix; puis,
voyant que personne n'écoutait, il les avait arrêtés, et, depuis près
d'un quart d'heure que l'interruption durait, il n'avait cessé de
frapper du pied, de se démener, d'interpeller Gisquette et Liénarde,
d'encourager ses voisins à la poursuite du prologue; le tout en vain.
Nul ne bougeait du cardinal, de l'ambassade et de l'estrade, unique
centre de ce vaste cercle de rayons visuels. Il faut croire aussi, et
nous le disons à regret, que le prologue commençait à gêner légèrement
l'auditoire, au moment où son éminence était venue y faire diversion
d'une si terrible façon. Après tout, à l'estrade comme à la table
de marbre, c'était toujours le même spectacle, le conflit de Labour
et de Clergé, de Noblesse et de Marchandise. Et beaucoup de gens
aimaient mieux les voir tout bonnement, vivant, respirant, agissant, se
coudoyant, en chair et en os, dans cette ambassade flamande, dans cette
cour épiscopale, sous la robe du cardinal, sous la veste de Coppenole,
que fardés, attifés, parlant en vers, et pour ainsi dire empaillés sous
les tuniques jaunes et blanches dont les avait affublés Gringoire.

Pourtant, quand notre poëte vit le calme un peu rétabli, il imagina un
stratagème qui eût tout sauvé.

--Monsieur, dit-il en se tournant vers un de ses voisins, brave et gros
homme à figure patiente, si l'on recommençait?

--Quoi? dit le voisin.

--Hé! le mystère, dit Gringoire.

--Comme il vous plaira, repartit le voisin.

Cette demi-approbation suffit à Gringoire, et, faisant ses affaires
lui-même, il commença à crier, en se confondant le plus possible avec
la foule:--Recommencez le mystère! recommencez!

--Diable! dit Joannes de Molendino, qu'est-ce qu'ils chantent donc
là-bas, au bout? (Car Gringoire faisait du bruit comme quatre.) Dites
donc, camarades! est-ce que le mystère n'est pas fini? Ils veulent le
recommencer, ce n'est pas juste.

--Non, non, crièrent tous les écoliers. A bas le mystère! à bas!

Mais Gringoire se multipliait et n'en criait que plus
fort:--Recommencez! recommencez!

Ces clameurs attirèrent l'attention du cardinal.

--Monsieur le bailli du Palais, dit-il à un grand homme noir placé
à quelques pas de lui, est-ce que ces drôles sont dans un bénitier,
qu'ils font ce bruit d'enfer?

Le bailli du Palais était une espèce de magistrat amphibie, une sorte
de chauve-souris de l'ordre judiciaire, tenant à la fois du rat et de
l'oiseau, du juge et du soldat.

Il s'approcha de son éminence, et, non sans redouter fort son
mécontentement, il lui expliqua en balbutiant l'incongruité populaire;
que midi était arrivé avant son éminence, et que les comédiens avaient
été forcés de commencer sans attendre son éminence.

Le cardinal éclata de rire.

--Sur ma foi, monsieur le recteur de l'Université aurait bien dû en
faire autant. Qu'en dites-vous, maître Guillaume Rym?

--Monseigneur, répondit Guillaume Rym, contentons-nous d'avoir échappé
à la moitié de la comédie. C'est toujours cela de gagné.

--Ces coquins peuvent-ils continuer leur farce? demanda le bailli.

--Continuez, continuez, dit le cardinal; cela m'est égal. Pendant ce
temps-là, je vais lire mon bréviaire.

Le bailli s'avança au bord de l'estrade, et cria, après avoir fait
faire silence d'un geste de la main:

--Bourgeois, manants et habitants, pour satisfaire ceux qui veulent
qu'on recommence et ceux qui veulent qu'on finisse, son éminence
ordonne que l'on continue.

Il fallut bien se résigner des deux parts. Cependant l'auteur et le
public en gardèrent longtemps rancune au cardinal.

Les personnages en scène reprirent donc leur glose, et Gringoire espéra
que du moins le reste de son œuvre serait écouté. Cette espérance ne
tarda pas à être déçue comme ses autres illusions; le silence s'était
bien en effet rétabli tellement quellement dans l'auditoire; mais
Gringoire n'avait pas remarqué que, au moment où le cardinal avait
donné l'ordre de continuer, l'estrade était loin d'être remplie, et
qu'après les envoyés flamands étaient survenus de nouveaux personnages
faisant partie du cortége, dont les noms et qualités, lancés tout
au travers de son dialogue par le cri intermittent de l'huissier, y
produisaient un ravage considérable. Qu'on se figure en effet, au
milieu d'une pièce de théâtre, le glapissement d'un huissier, jetant,
entre deux rimes, et souvent entre deux hémistiches, des parenthèses
comme celles-ci:

Maître Jacques Charmolue, procureur du roi en cour d'église!

Jehan de Harlay, écuyer, garde de l'office de chevalier du guet de nuit
de la ville de Paris!

Messire Galiot de Genoilhac, chevalier, seigneur de Brussac, maître de
l'artillerie du roi!

Maître Dreux-Raguier, enquesteur des eaux et forêts du roi notre sire,
ès pays de France, Champagne et Brie!

Messire Louis de Graville, chevalier, conseiller et chambellan du roi,
amiral de France, concierge du bois de Vincennes!

Maître Denis Le Mercier, garde de la maison des aveugles de
Paris!--Etc., etc., etc.

Cela devenait insoutenable.

Cet étrange accompagnement, qui rendait la pièce difficile à suivre,
indignait d'autant plus Gringoire qu'il ne pouvait se dissimuler
que l'intérêt allait toujours croissant et qu'il ne manquait à son
ouvrage que d'être écouté. Il était en effet difficile d'imaginer une
contexture plus ingénieuse et plus dramatique. Les quatre personnages
du prologue se lamentaient dans leur mortel embarras, lorsque Vénus en
personne, _vera incessu patuit dea_, s'était présentée à eux, vêtue
d'une belle cotte-hardie armoriée au navire de la ville de Paris.
Elle venait elle-même réclamer le dauphin promis à la plus belle.
Jupiter, dont on entendait la foudre gronder dans le vestiaire,
l'appuyait, et la déesse allait l'emporter, c'est-à-dire, sans figure,
épouser monsieur le dauphin, lorsqu'une jeune enfant, vêtue de damas
blanc et tenant à la main une marguerite (diaphane personnification
de mademoiselle de Flandre), était venue lutter avec Vénus. Coup de
théâtre et péripétie. Après controverse, Vénus, Marguerite et la
cantonade étaient convenues de s'en remettre au bon jugement de la
sainte Vierge. Il y avait encore un beau rôle, celui de dom Pèdre,
roi de Mésopotamie; mais, à travers tant d'interruptions, il était
difficile de démêler à quoi il servait. Tout cela était monté par
l'échelle.

Mais c'en était fait, aucune de ces beautés n'était sentie ni comprise.
A l'entrée du cardinal on eût dit qu'un fil invisible et magique avait
subitement tiré tous les regards de la table de marbre à l'estrade, de
l'extrémité méridionale de la salle au côté occidental. Rien ne pouvait
désensorceler l'auditoire. Tous les yeux restaient fixés là, et les
nouveaux arrivants, et leurs noms maudits, et leurs visages, et leurs
costumes étaient une diversion continuelle. C'était désolant. Excepté
Gisquette et Liénarde, qui se détournaient de temps en temps quand
Gringoire les tirait par la manche, excepté le gros voisin patient,
personne n'écoutait, personne ne regardait en face la pauvre moralité
abandonnée. Gringoire ne voyait plus que des profils.

Avec quelle amertume il voyait s'écrouler pièce à pièce tout son
échafaudage de gloire et de poésie! Et songer que ce peuple avait été
sur le point de se rebeller contre monsieur le bailli, par impatience
d'entendre son ouvrage! maintenant qu'on l'avait, on ne s'en souciait.
Cette même représentation qui avait commencé dans une si unanime
acclamation! Éternel flux et reflux de la faveur populaire! Penser
qu'on avait failli pendre les sergents du bailli! Que n'eût-il pas
donné pour en être encore à cette heure de miel!

Le brutal monologue de l'huissier cessa pourtant. Tout le monde était
arrivé, et Gringoire respira. Les acteurs continuaient bravement. Mais
ne voilà-t-il pas que maître Coppenole, le chaussetier, se lève tout à
coup, et que Gringoire lui entend prononcer, au milieu de l'attention
universelle, cette abominable harangue:

--Messieurs les bourgeois et hobereaux de Paris, je ne sais,
croix-Dieu! pas ce que nous faisons ici. Je vois bien là-bas dans ce
coin, sur ce tréteau, des gens qui ont l'air de vouloir se battre.
J'ignore si c'est là ce que vous appelez un _mystère_, mais ce n'est
pas amusant. Ils se querellent de la langue, et rien de plus. Voilà
un quart d'heure que j'attends le premier coup. Rien ne vient. Ce
sont des lâches, qui ne s'égratignent qu'avec des injures. Il fallait
faire venir des lutteurs de Londres ou de Rotterdam; et, à la bonne
heure! vous auriez eu des coups de poing qu'on aurait entendus de la
place. Mais ceux-là font pitié. Ils devraient nous donner au moins une
danse morisque, ou quelque autre momerie! Ce n'est pas là ce qu'on
m'avait dit. On m'avait promis une fête des fous, avec élection du
pape. Nous avons aussi notre pape des fous à Gand, et en cela nous ne
sommes pas en arrière, croix-Dieu! Mais voici comme nous faisons. On
se rassemble une cohue, comme ici. Puis chacun à son tour va passer
sa tête par un trou et fait une grimace aux autres. Celui qui fait la
plus laide, à l'acclamation de tous, est élu pape. Voilà. C'est fort
divertissant. Voulez-vous que nous fassions votre pape à la mode de
mon pays? Ce sera toujours moins fastidieux que d'écouter ces bavards.
S'ils veulent venir faire leur grimace à la lucarne, ils seront du jeu.
Qu'en dites-vous, messieurs les bourgeois? Il y a ici un suffisamment
grotesque échantillon des deux sexes pour qu'on rie à la flamande, et
nous sommes assez de laids visages pour espérer une belle grimace.

Gringoire eût voulu répondre. La stupéfaction, la colère, l'indignation
lui ôtèrent la parole. D'ailleurs la motion du chaussetier populaire
fut accueillie avec un tel enthousiasme par ces bourgeois flattés
d'être appelés _hobereaux_, que toute résistance était inutile. Il n'y
avait plus qu'à se laisser aller au torrent. Gringoire cacha son visage
de ses deux mains, n'ayant pas le bonheur d'avoir un manteau pour se
voiler la tête, comme l'Agamemnon de Timante.



V

QUASIMODO


En un clin d'œil tout fut prêt pour exécuter l'idée de Coppenole.
Bourgeois, écoliers et basochiens s'étaient mis à l'œuvre. La petite
chapelle située en face de la table de marbre fut choisie pour le
théâtre des grimaces. Une vitre brisée à la jolie rosace au-dessus de
la porte laissa libre un cercle de pierre par lequel il fut convenu que
les concurrents passeraient la tête. Il suffisait, pour y atteindre,
de grimper sur deux tonneaux, qu'on avait pris je ne sais où et juchés
l'un sur l'autre tant bien que mal. Il fut réglé que chaque candidat,
homme ou femme (car on pouvait faire une papesse), pour laisser vierge
et entière l'impression de sa grimace, se couvrirait le visage et se
tiendrait caché dans la chapelle jusqu'au moment de faire apparition.
En moins d'un instant la chapelle fut remplie de concurrents, sur
lesquels la porte se referma.

[Illustration: QUASIMODO.

  Dessiné par F. Flameng.      Gravé par A. Mongin.
         L. HÉBERT, ÉDITEUR      Imp. Wittmann.]

Coppenole de sa place ordonnait tout, dirigeait tout, arrangeait
tout. Pendant le brouhaha, le cardinal, non moins décontenancé que
Gringoire, s'était, sous un prétexte d'affaires et de vêpres, retiré
avec toute sa suite, sans que cette foule, que son arrivée avait
remuée si vivement, se fût le moindrement émue à son départ. Guillaume
Rym fut le seul qui remarqua la déroute de son éminence. L'attention
populaire, comme le soleil, poursuivait sa révolution; partie d'un bout
de la salle, après s'être arrêtée quelque temps au milieu, elle était
maintenant à l'autre bout. La table de marbre, l'estrade de brocart
avaient eu leur moment; c'était le tour de la chapelle de Louis XI. Le
champ était désormais libre à toute folie. Il n'y avait plus que des
flamands et de la canaille.

Les grimaces commencèrent. La première figure qui apparut à la lucarne,
avec des paupières retournées au rouge, une bouche ouverte en gueule
et un front plissé comme nos bottes à la hussarde de l'empire, fit
éclater un rire tellement inextinguible qu'Homère eût pris tous ces
manants pour des dieux. Cependant la grand'salle n'était rien moins
qu'un olympe, et le pauvre Jupiter de Gringoire le savait mieux que
personne. Une seconde, une troisième grimace succédèrent, puis une
autre, puis une autre, et toujours les rires et les trépignements
de joie redoublaient. Il y avait dans ce spectacle je ne sais quel
vertige particulier, je ne sais quelle puissance d'enivrement et de
fascination dont il serait difficile de donner une idée au lecteur
de nos jours et de nos salons. Qu'on se figure une série de visages
présentant successivement toutes les formes géométriques, depuis le
triangle jusqu'au trapèze, depuis le cône jusqu'au polyèdre; toutes les
expressions humaines, depuis la colère jusqu'à la luxure; tous les
âges, depuis les rides du nouveau-né jusqu'aux rides de la vieille
moribonde; toutes les fantasmagories religieuses, depuis Faune jusqu'à
Belzébuth; tous les profils animaux, depuis la gueule jusqu'au bec,
depuis la hure jusqu'au museau. Qu'on se représente tous les mascarons
du Pont-Neuf, ces cauchemars pétrifiés sous la main de Germain Pilon,
prenant vie et souffle, et venant tour à tour vous regarder en face
avec des yeux ardents; tous les masques du carnaval de Venise se
succédant à votre lorgnette; en un mot, un kaléidoscope humain.

L'orgie devenait de plus en plus flamande. Teniers n'en donnerait
qu'une bien imparfaite idée. Qu'on se figure en bacchanale la bataille
de Salvator Rosa. Il n'y avait plus ni écoliers, ni ambassadeurs, ni
bourgeois, ni hommes, ni femmes; plus de Clopin Trouillefou, de Gilles
Lecornu, de Marie Quatrelivres, de Robin Poussepain. Tout s'effaçait
dans la licence commune. La grand'salle n'était plus qu'une vaste
fournaise d'effronterie et de jovialité où chaque bouche était un cri,
chaque face une grimace, chaque individu une posture. Le tout criait
et hurlait. Les visages étranges qui venaient tour à tour grincer
des dents à la rosace étaient comme autant de brandons jetés dans le
brasier. Et de toute cette foule effervescente s'échappait, comme la
vapeur de la fournaise, une rumeur aigre, aiguë, acérée, sifflante
comme les ailes d'un moucheron.

--Ho hé! malédiction!

--Vois donc cette figure!

--Elle ne vaut rien.

--A une autre!

--Guillemette Maugerepuis, regarde donc ce mufle de taureau, il ne lui
manque que des cornes. Ce n'est pas ton mari.

--Une autre!

--Ventre du pape! qu'est-ce que cette grimace-là?

--Holà hé! c'est tricher. On ne doit montrer que son visage.

--Cette damnée Perrette Callebotte! elle est capable de cela.

--Noël! Noël!

--J'étouffe!

--En voilà un dont les oreilles ne peuvent passer!

Etc., etc.

Il faut rendre pourtant justice à notre ami Jehan. Au milieu de ce
sabbat, on le distinguait encore au haut de son pilier, comme un mousse
dans le hunier. Il se démenait avec une incroyable furie. Sa bouche
était toute grande ouverte, et il s'en échappait un cri que l'on
n'entendait pas, non qu'il fût couvert par la clameur générale, si
intense qu'elle fût, mais parce qu'il atteignait sans doute la limite
des sons aigus perceptibles, les douze mille vibrations de Sauveur ou
les huit mille de Biot.

Quant à Gringoire, le premier mouvement d'abattement passé, il avait
repris contenance. Il s'était roidi contre l'adversité.--Continuez!
avait-il dit pour la troisième fois à ses comédiens, machines
parlantes. Puis se promenant à grands pas devant la table de marbre, il
lui prenait des fantaisies d'aller apparaître à son tour à la lucarne
de la chapelle, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de faire la grimace
à ce peuple ingrat.--Mais non, cela ne serait pas digne de nous; pas
de vengeance! luttons jusqu'à la fin, se répétait-il. Le pouvoir de
la poésie est grand sur le peuple; je les ramènerai. Nous verrons qui
l'emportera, des grimaces ou des belles-lettres.

Hélas! il était resté le seul spectateur de sa pièce.

C'était bien pis que tout à l'heure. Il ne voyait plus que des dos.

Je me trompe. Le gros homme patient, qu'il avait, déjà consulté dans un
moment critique, était resté tourné vers le théâtre. Quant à Gisquette
et à Liénarde, elles avaient déserté depuis longtemps.

Gringoire fut touché au fond du cœur de la fidélité de son unique
spectateur. Il s'approcha de lui et lui adressa la parole en lui
secouant légèrement le bras; car le brave homme s'était appuyé à la
balustrade et dormait un peu.

--Monsieur, dit Gringoire, je vous remercie.

--Monsieur, répondit le gros homme avec un bâillement, de quoi?

--Je vois ce qui vous ennuie, reprit le poëte, c'est tout ce bruit qui
vous empêche d'entendre à votre aise. Mais soyez tranquille! votre nom
passera à la postérité. Votre nom, s'il vous plaît?

--Renault Château, garde du scel du Châtelet de Paris, pour vous servir.

--Monsieur, vous êtes ici le seul représentant des muses, dit
Gringoire.

--Vous êtes trop honnête, monsieur, répondit le garde du scel du
Châtelet.

--Vous êtes le seul, reprit Gringoire, qui ayez convenablement écouté
la pièce. Comment la trouvez-vous?

--Hé! hé! répondit le gros magistrat à demi réveillé, assez gaillarde
en effet.

Il fallut que Gringoire se contentât de cet éloge; car un tonnerre
d'applaudissements, mêlé à une prodigieuse acclamation, vint couper
court à leur conversation. Le pape des fous était élu.

--Noël! Noël! Noël! criait le peuple de toutes parts.

C'était une merveilleuse grimace, en effet, que celle qui rayonnait en
ce moment au trou de la rosace. Après toutes les figures pentagones,
hexagones et hétéroclites qui s'étaient succédé à cette lucarne
sans réaliser cet idéal du grotesque qui s'était construit dans
les imaginations exaltées par l'orgie, il ne fallait rien moins,
pour enlever les suffrages, que la grimace sublime qui venait
d'éblouir l'assemblée. Maître Coppenole lui-même applaudit; et Clopin
Trouillefou, qui avait concouru, et Dieu sait quelle intensité de
laideur son visage pouvait atteindre, s'avoua vaincu. Nous ferons
de même. Nous n'essayerons pas de donner au lecteur une idée de ce
nez tétraèdre, de cette bouche en fer à cheval, de ce petit œil
gauche obstrué d'un sourcil roux en broussailles tandis que l'œil
droit disparaissait entièrement sous une énorme verrue, de ces dents
désordonnées, ébréchées çà et là, comme les créneaux d'une forteresse,
de cette lèvre calleuse sur laquelle une de ces dents empiétait
comme la défense d'un éléphant, de ce menton fourchu, et surtout
de la physionomie répandue sur tout cela, de ce mélange de malice,
d'étonnement et de tristesse. Qu'on rêve, si l'on peut, cet ensemble.

L'acclamation fut unanime. On se précipita vers la chapelle. On en fit
sortir en triomphe le bienheureux pape des fous. Mais c'est alors que
la surprise et l'admiration furent à leur comble. La grimace était son
visage.

Ou plutôt toute sa personne était une grimace. Une grosse tête hérissée
de cheveux roux; entre les deux épaules une bosse énorme dont le
contre-coup se faisait sentir par devant; un système de cuisses et de
jambes si étrangement fourvoyées, qu'elles ne pouvaient se toucher que
par les genoux, et, vues de face, ressemblaient à deux croissants de
faucilles qui se rejoignent par la poignée; de larges pieds, des mains
monstrueuses; et, avec toute cette difformité, je ne sais quelle allure
redoutable de vigueur, d'agilité et de courage; étrange exception à
la règle éternelle qui veut que la force, comme la beauté, résulte de
l'harmonie. Tel était le pape que les fous venaient de se donner.

On eût dit un géant brisé et mal ressoudé.

Quand cette espèce de cyclope parut sur le seuil de la chapelle,
immobile, trapu et presque aussi large que haut, _carré par la base_,
comme dit un grand homme, à son surtout mi-parti rouge et violet, semé
de campanilles d'argent, et surtout à la perfection de sa laideur, la
populace le reconnut sur-le-champ, et s'écria d'une voix:

--C'est Quasimodo, le sonneur de cloches! c'est Quasimodo, le bossu de
Notre-Dame! Quasimodo le borgne! Quasimodo le bancal! Noël! Noël!

On voit que le pauvre diable avait des surnoms à choisir.

--Gare les femmes grosses! criaient les écoliers.

--Ou qui ont envie de l'être, reprenait Joannes.

Les femmes, en effet, se cachaient le visage.

--Oh! le vilain singe! disait l'une.

--Aussi méchant que laid, reprenait une autre.

--C'est le diable, ajoutait une troisième.

--J'ai le malheur de demeurer auprès de Notre-Dame; toute la nuit je
l'entends rôder dans la gouttière.

--Avec les chats.

--Il est toujours sur nos toits.

--Il nous jette des sorts par les cheminées.

--L'autre soir, il est venu me faire la grimace à ma lucarne. Je
croyais que c'était un homme. J'ai eu une peur!

--Je suis sûre qu'il va au sabbat. Une fois, il a laissé un balai sur
mes plombs.

--Oh! la déplaisante face de bossu!

--Oh! la vilaine âme!

--Buah!

Les hommes, au contraire, étaient ravis et applaudissaient.

Quasimodo, objet du tumulte, se tenait toujours sur la porte de la
chapelle, debout, sombre et grave, se laissant admirer.

Un écolier, Robin Poussepain, je crois, vint lui rire sous le nez, et
trop près. Quasimodo se contenta de le prendre par la ceinture et de le
jeter à dix pas à travers la foule. Le tout sans dire un mot.

Maître Coppenole, émerveillé, s'approcha de lui.

--Croix-Dieu! Saint-Père! tu as bien la plus belle laideur que j'aie
vue de ma vie. Tu mériterais la papauté à Rome comme à Paris.

En parlant ainsi, il lui mettait la main gaiement sur l'épaule.
Quasimodo ne bougea pas. Coppenole poursuivit.

--Tu es un drôle avec qui j'ai démangeaison de ripailler, dût-il m'en
coûter un douzain neuf de douze tournois. Que t'en semble?

Quasimodo ne répondit pas.

--Croix-Dieu! dit le chaussetier, est-ce que tu es sourd?

Il était sourd en effet.

Cependant il commençait à s'impatienter des façons de Coppenole, et se
tourna tout à coup vers lui avec un grincement de dents si formidable
que le géant flamand recula, comme un bouledogue devant un chat.

Alors il se fit autour de l'étrange personnage un cercle de terreur et
de respect qui avait au moins quinze pas géométriques de rayon. Une
vieille femme expliqua à maître Coppenole que Quasimodo était sourd.

--Sourd! dit le chaussetier avec son gros rire flamand. Croix-Dieu!
c'est un pape accompli.

--Hé! je le reconnais, s'écria Jehan, qui était enfin descendu de
son chapiteau pour voir Quasimodo de plus près, c'est le sonneur de
cloches de mon frère l'archidiacre.--Bonjour, Quasimodo!

--Diable d'homme! dit Robin Poussepain, encore tout contus de sa chute.
Il paraît; c'est un bossu. Il marche; c'est un bancal. Il vous regarde;
c'est un borgne. Vous lui parlez; c'est un sourd.--Ah çà, que fait-il
de sa langue, ce Polyphème?

--Il parle quand il veut, dit la vieille. Il est devenu sourd à sonner
les cloches. Il n'est pas muet.

--Cela lui manque, observa Jehan.

--Et il a un œil de trop, ajouta Robin Poussepain.

--Non pas, dit judicieusement Jehan. Un borgne est bien plus incomplet
qu'un aveugle. Il sait ce qui lui manque.

Cependant tous les mendiants, tous les laquais, tous les coupe-bourses,
réunis aux écoliers, avaient été chercher processionnellement, dans
l'armoire de la basoche, la tiare de carton et la simarre dérisoire
du pape des fous. Quasimodo s'en laissa revêtir sans sourciller et
avec une sorte de docilité orgueilleuse. Puis on le fit asseoir sur un
brancard bariolé. Douze officiers de la confrérie des fous l'enlevèrent
sur leurs épaules; et une espèce de joie amère et dédaigneuse vint
s'épanouir sur la face morose du cyclope, quand il vit sous ses pieds
difformes toutes ces têtes d'hommes beaux, droits et bien faits. Puis
la procession hurlante et déguenillée se mit en marche pour faire,
selon l'usage, la tournée intérieure des galeries du Palais, avant la
promenade des rues et des carrefours.



VI

LA ESMERALDA


Nous sommes ravis d'avoir à apprendre à nos lecteurs que pendant toute
cette scène Gringoire et sa pièce avaient tenu bon. Ses acteurs,
talonnés par lui, n'avaient pas discontinué de débiter sa comédie, et
lui n'avait pas discontinué de l'écouter. Il avait pris son parti du
vacarme et était déterminé à aller jusqu'au bout, ne désespérant pas
d'un retour d'attention de la part du public. Cette lueur d'espérance
se ranima quand il vit Quasimodo, Coppenole et le cortége assourdissant
du pape des fous sortir à grand bruit de la salle. La foule se
précipita avidement à leur suite.--Bon, se dit-il, voilà tous les
brouillons qui s'en vont.--Malheureusement, tous les brouillons c'était
le public. En un clin d'œil la grand'salle fut vide.

A vrai dire, il restait encore quelques spectateurs, les uns épars,
les autres groupés autour des piliers, femmes, vieillards ou enfants,
en ayant assez du brouhaha et du tumulte. Quelques écoliers étaient
demeurés à cheval sur l'entablement des fenêtres et regardaient dans la
place.

--Eh bien, pensa Gringoire, en voilà encore autant qu'il en faut pour
entendre la fin de mon mystère. Ils sont peu, mais c'est un public
d'élite, un public lettré.

Au bout d'un instant, une symphonie, qui devait produire le plus grand
effet à l'arrivée de la sainte Vierge, manqua. Gringoire s'aperçut
que sa musique avait été emmenée par la procession du pape des
fous.--Passez outre, dit-il stoïquement.

Il s'approcha d'un groupe de bourgeois qui lui fit l'effet de
s'entretenir de sa pièce. Voici le lambeau de conversation qu'il saisit:

--Vous savez, maître Cheneteau, l'hôtel de Navarre, qui était à M. de
Nemours?

--Oui, vis-à-vis la chapelle de Braque.

--Eh bien, le fisc vient de le louer à Guillaume Alixandre, historieur,
pour six livres huit sols parisis par an.

--Comme les loyers renchérissent!

--Allons! se dit Gringoire en soupirant, les autres écoutent.

--Camarades, cria tout à coup un de ces jeunes drôles des croisées, _la
Esmeralda! la Esmeralda_ dans la place!

Ce mot produisit un effet magique. Tout ce qui restait dans la salle se
précipita aux fenêtres, grimpant aux murailles pour voir, et répétant:
_La Esmeralda! la Esmeralda!_

En même temps on entendait au dehors un grand bruit d'applaudissements.

--Qu'est-ce que cela veut dire, la Esmeralda? dit Gringoire en
joignant les mains avec désolation. Ah! mon Dieu! il paraît que c'est
le tour des fenêtres maintenant.

Il se retourna vers la table de marbre, et vit que la représentation
était interrompue. C'était précisément l'instant où Jupiter devait
paraître avec sa foudre. Or Jupiter se tenait immobile au bas du
théâtre.

--Michel Giborne! cria le poëte irrité, que fais-tu là? est-ce ton
rôle? monte donc!

--Hélas! dit Jupiter, un écolier vient de prendre l'échelle.

Gringoire regarda. La chose n'était que trop vraie. Toute communication
était interceptée entre son nœud et son dénouement.

--Le drôle! murmura-t-il. Et pourquoi a-t-il pris cette échelle?

--Pour aller voir la Esmeralda, répondit piteusement Jupiter. Il a dit:
Tiens, voilà une échelle qui ne sert pas! et il l'a prise.

C'était le dernier coup. Gringoire le reçut avec résignation.

--Que le diable vous emporte! dit-il aux comédiens, et, si je suis
payé, vous le serez.

Alors il fit retraite, la tête basse, mais le dernier, comme un général
qui s'est bien battu.

Et tout en descendant les tortueux escaliers du Palais:--Belle cohue
d'ânes et de butors que ces Parisiens! grommelait-il entre ses dents.
Ils viennent pour entendre un mystère, et n'en écoutent rien! Ils se
sont occupés de tout le monde, de Clopin Trouillefou, du cardinal, de
Coppenole, de Quasimodo, du diable! mais de madame la Vierge Marie,
point. Si j'avais su, je vous en aurais donné, des Vierges Marie,
badauds! Et moi! venir pour voir des visages, et ne voir que des dos!
être poëte, et avoir le succès d'un apothicaire! Il est vrai qu'Homerus
a mendié par les bourgades grecques, et que Nason mourut en exil chez
les Moscovites. Mais je veux que le diable m'écorche si je comprends
ce qu'ils veulent dire avec leur Esmeralda! Qu'est-ce que ce mot-là
d'abord? c'est de l'égyptiaque!



LIVRE DEUXIÈME

I

DE CHARYBDE EN SCYLLA


La nuit arrive de bonne heure en janvier. Les rues étaient déjà sombres
quand Gringoire sortit du Palais. Cette nuit tombée lui plut; il lui
tardait d'aborder quelque ruelle obscure et déserte pour y méditer
à son aise, et pour que le philosophe posât le premier appareil sur
la blessure du poëte. La philosophie était du reste son seul refuge,
car il ne savait où loger. Après l'éclatant avortement de son coup
d'essai théâtral, il n'osait rentrer dans le logis qu'il occupait,
rue Grenier-sur-l'eau, vis-à-vis le Port-au-Foin, ayant compté sur
ce que M. le prévôt devait lui donner de son épithalame pour payer à
maître Guillaume Doulx-Sire, fermier de la coutume du pied-fourché de
Paris, les six mois de loyer qu'il lui devait, c'est-à-dire douze sols
parisis; douze fois la valeur de ce qu'il possédait au monde, y compris
son haut-de-chausses, sa chemise et son bicoquet. Après avoir un moment
réfléchi, provisoirement abrité sous le petit guichet de la prison du
trésorier de la Sainte-Chapelle, au gîte qu'il élirait pour la nuit,
ayant tous les pavés de Paris à son choix, il se souvint d'avoir avisé,
la semaine précédente, rue de la Savaterie, à la porte d'un conseiller
au parlement, un marche-pied à monter sur mule, et de s'être dit que
cette pierre serait, dans l'occasion, un fort excellent oreiller pour
un mendiant ou pour un poëte. Il remercia la providence de lui avoir
envoyé cette bonne idée; mais, comme il se préparait à traverser la
place du Palais pour gagner le tortueux labyrinthe de la Cité, où
serpentent toutes ces vieilles sœurs, les rues de la Barillerie, de la
Vieille-Draperie, de la Savaterie, de la Juiverie, etc., encore debout
aujourd'hui avec leurs maisons à neuf étages, il vit la procession du
pape des fous qui sortait aussi du Palais et se ruait au travers de sa
route, avec grands cris, grande clarté de torches, et sa musique, à
lui Gringoire. Cette vue raviva les écorchures de son amour-propre; il
s'enfuit. Dans l'amertume de sa mésaventure dramatique, tout ce qui lui
rappelait la fête du jour l'aigrissait et faisait saigner sa plaie.

Il voulut prendre le pont Saint-Michel; des enfants y couraient çà et
là avec des lances à feu et des fusées.

--Peste soit des chandelles d'artifice! dit Gringoire; et il se
rabattit sur le pont au Change. On avait attaché aux maisons de la tête
du pont trois drapels représentant le roi, le dauphin et Marguerite
de Flandre, et six petits drapelets où étaient _pourtraicts_ le duc
d'Autriche, le cardinal de Bourbon, et M. de Beaujeu, et madame Jeanne
de France, et M. le bâtard de Bourbon, et je ne sais qui encore; le
tout éclairé de torches. La cohue admirait.

--Heureux peintre Jehan Fourbault! dit Gringoire avec un gros soupir;
et il tourna le dos aux drapels et drapelets. Une rue était devant
lui; il la trouva si noire et si abandonnée qu'il espéra y échapper
à tous les retentissements comme à tous les rayonnements de la fête.
Il s'y enfonça. Au bout de quelques instants, son pied heurta un
obstacle; il trébucha et tomba. C'était la botte de mai, que les clercs
de la basoche avaient déposée le matin à la porte d'un président au
parlement, en l'honneur de la solennité du jour. Gringoire supporta
héroïquement cette nouvelle rencontre. Il se releva et gagna le bord
de l'eau. Après avoir laissé derrière lui la tournelle civile et la
tour criminelle, et longé les grands murs des jardins du roi, sur cette
grève non pavée où la boue lui venait à la cheville, il arriva à la
pointe occidentale de la Cité, et considéra quelque temps l'îlot du
Passeur-aux-Vaches, qui a disparu depuis sous le cheval de bronze du
pont Neuf. L'îlot lui apparaissait dans l'ombre comme une masse noire
au delà de l'étroit cours d'eau blanchâtre qui l'en séparait. On y
devinait, au rayonnement d'une petite lumière, l'espèce de hutte en
forme de ruche où le passeur aux vaches s'abritait la nuit.

--Heureux passeur aux vaches! pensa Gringoire; tu ne songes pas à
la gloire et tu ne fais pas d'épithalames! Que t'importent les rois
qui se marient et les duchesses de Bourgogne! Tu ne connais d'autres
marguerites que celles que ta pelouse d'avril donne à brouter à tes
vaches! Et moi, poëte, je suis hué, et je grelotte, et je dois douze
sous, et ma semelle est si transparente qu'elle pourrait servir de
vitre à ta lanterne. Merci! passeur aux vaches! ta cabane repose ma
vue, et me fait oublier Paris!

Il fut réveillé de son extase presque lyrique par un gros double pétard
de la Saint-Jean, qui partit brusquement de la bienheureuse cabane.
C'était le passeur aux vaches qui prenait sa part des réjouissances du
jour et se tirait un feu d'artifice.

Ce pétard fit hérisser l'épiderme de Gringoire.

--Maudite fête! s'écria-t-il, me poursuivras-tu partout? Oh! mon Dieu!
jusque chez le passeur aux vaches!

Puis il regarda la Seine à ses pieds, et une horrible tentation le prit:

--Oh! dit-il, que volontiers je me noierais, si l'eau n'était pas si
froide!

Alors il lui vint une résolution désespérée. C'était, puisqu'il ne
pouvait échapper au pape des fous, aux drapelets de Jehan Fourbault,
aux bottes de mai, aux lances à feu et aux pétards, de s'enfoncer
hardiment au cœur même de la fête, et d'aller à la place de Grève.

--Au moins, pensa-t-il, j'y aurai peut-être un tison du feu de joie
pour me réchauffer, et j'y pourrai souper avec quelque miette des trois
grandes armoiries de sucre royal qu'on a dû dresser sur le buffet
public de la ville.



II

LA PLACE DE GRÈVE


Il ne reste aujourd'hui qu'un bien imperceptible vestige de la place
de Grève telle qu'elle existait alors; c'est la charmante tourelle qui
occupe l'angle nord de la place, et qui, déjà ensevelie sous l'ignoble
badigeonnage qui empâte les vives arêtes de ses sculptures, aura
bientôt disparu peut-être, submergée par cette crue de maisons neuves
qui dévore si rapidement toutes les vieilles façades de Paris.

Les personnes qui, comme nous, ne passent jamais sur la place de
Grève sans donner un regard de pitié et de sympathie à cette pauvre
tourelle étranglée entre deux masures du temps de Louis XV, peuvent
reconstruire aisément dans leur pensée l'ensemble d'édifices auquel
elle appartenait, et y retrouver entière la vieille place gothique du
quinzième siècle.

C'était, comme aujourd'hui, un trapèze irrégulier bordé d'un côté par
le quai, et des trois autres par une série de maisons hautes, étroites
et sombres. Le jour, on pouvait admirer la variété de ses édifices,
tous sculptés en pierre ou en bois, et présentant déjà de complets
échantillons des diverses architectures domestiques du moyen âge,
en remontant du quinzième au onzième siècle, depuis la croisée qui
commençait à détrôner l'ogive, jusqu'au plein cintre roman, qui avait
été supplanté par l'ogive, et qui occupait encore, au-dessous d'elle,
le premier étage de cette ancienne maison de la Tour-Roland, angle de
la place sur la Seine, du côté de la rue de la Tannerie. La nuit, on ne
distinguait de cette masse d'édifices que la dentelure noire des toits
déroulant autour de la place leur chaîne d'angles aigus. Car c'est
une des différences radicales des villes d'alors et des villes d'à
présent, qu'aujourd'hui ce sont les façades qui regardent les places et
les rues, et qu'alors c'étaient les pignons. Depuis deux siècles, les
maisons se sont retournées.

Au centre du côté oriental de la place, s'élevait une lourde et hybride
construction formée de trois logis juxtaposés. On l'appelait de trois
noms qui expliquent son histoire, sa destination et son architecture:
la _Maison-au-Dauphin_, parce que Charles V, dauphin, l'avait
habitée; la _Marchandise_, parce qu'elle servait d'hôtel de ville; la
_Maison-aux-Piliers_ (domus ad piloria), à cause d'une suite de gros
piliers qui soutenaient ses trois étages. La ville trouvait là tout
ce qu'il faut à une bonne ville comme Paris: une chapelle, pour prier
Dieu; un _plaidoyer_, pour tenir audience et rembarrer au besoin les
gens du roi; et, dans les combles, un _arsenac_ plein d'artillerie. Car
les bourgeois de Paris savent qu'il ne suffit pas en toute conjoncture
de prier et de plaider pour les franchises de la cité, et ils ont
toujours en réserve dans un grenier de l'Hôtel de ville quelque bonne
arquebuse rouillée.

La Grève avait dès lors cet aspect sinistre que lui conservent encore
aujourd'hui l'idée exécrable qu'elle réveille et le sombre Hôtel de
ville de Dominique Bocador, qui a remplacé la Maison-aux-Piliers. Il
faut dire qu'un gibet et un pilori permanents, une justice et une
échelle, comme on disait alors, dressés côte à côte au milieu du pavé,
ne contribuaient pas peu à faire détourner les yeux de cette place
fatale, où tant d'êtres pleins de santé et de vie ont agonisé; où
devait naître cinquante ans plus tard cette _fièvre de Saint-Vallier_,
cette maladie de la terreur de l'échafaud, la plus monstrueuse de
toutes les maladies, parce qu'elle ne vient pas de Dieu, mais de
l'homme.

C'est une idée consolante, disons-le en passant, de songer que la
peine de mort qui, il y a trois cents ans, encombrait encore de
ses roues de fer, de ses gibets de pierre, de tout son attirail de
supplices, permanent et scellé dans le pavé, la Grève, les Halles,
la place Dauphine, la croix du Trahoir, le marché aux pourceaux,
ce hideux Montfaucon, la barrière des Sergents, la place aux
chats, la porte Saint-Denis, Champeaux, la porte Baudets, la porte
Saint-Jacques, sans compter les innombrables échelles des prévôts, de
l'évêque, des chapitres, des abbés, des prieurs ayant justice; sans
compter les noyades juridiques en rivière de Seine; il est consolant
qu'aujourd'hui, après avoir perdu successivement toutes les pièces de
son armure, son luxe de supplices, sa pénalité d'imagination et de
fantaisie, sa torture à laquelle elle refaisait tous les cinq ans un
lit de cuir au Grand-Châtelet, cette vieille suzeraine de la société
féodale, presque mise hors de nos lois et de nos villes, traquée de
code en code, chassée de place en place, n'ait plus dans notre immense
Paris qu'un coin déshonoré de la Grève, qu'une misérable guillotine,
furtive, inquiète, honteuse, qui semble toujours craindre d'être prise
en flagrant délit, tant elle disparaît vite après avoir fait son coup!



III

BESOS PARA GOLPES


Lorsque Pierre Gringoire arriva sur la place de Grève, il était transi.
Il avait pris par le pont aux Meuniers pour éviter la cohue du pont au
Change et les drapelets de Jehan Fourbault; mais les roues de tous les
moulins de l'évêque l'avaient éclaboussé au passage, et sa souquenille
était trempée. Il lui semblait en outre que la chute de sa pièce le
rendait plus frileux encore. Aussi se hâta-t-il de s'approcher du feu
de joie qui brûlait magnifiquement au milieu de la place. Mais une
foule considérable faisait cercle à l'entour.

--Damnés Parisiens! se dit-il à lui-même, car Gringoire en vrai poëte
dramatique était sujet aux monologues, les voilà qui m'obstruent le
feu! Pourtant j'ai bon besoin d'un coin de cheminée. Mes souliers
boivent, et tous ces maudits moulins qui ont pleuré sur moi! Diable
d'évêque de Paris avec ses moulins! Je voudrais bien savoir ce qu'un
évêque peut faire d'un moulin! est-ce qu'il s'attend à devenir d'évêque
meunier? S'il ne lui faut que ma malédiction pour cela, je la lui
donne, et à sa cathédrale, et à ses moulins! Voyez un peu s'ils se
dérangeront, ces badauds! Je vous demande ce qu'ils font là! Ils se
chauffent; beau plaisir! Ils regardent brûler un cent de bourrées; beau
spectacle!

En examinant de plus près, il s'aperçut que le cercle était beaucoup
plus grand qu'il ne fallait pour se chauffer au feu du roi, et que
cette affluence de spectateurs n'était pas uniquement attirée par la
beauté du cent de bourrées qui brûlait.

Dans un vaste espace laissé libre entre la foule et le feu, une jeune
fille dansait.

Si cette jeune fille était un être humain, ou une fée, ou un ange,
c'est ce que Gringoire, tout philosophe sceptique, tout poëte ironique
qu'il était, ne put décider dans le premier moment, tant il fut fasciné
par cette éblouissante vision.

Elle n'était pas grande, mais elle le semblait, tant sa fine taille
s'élançait hardiment. Elle était brune, mais on devinait que le jour sa
peau devait avoir ce beau reflet doré des Andalouses et des Romaines.
Son petit pied aussi était andalou, car il était tout ensemble à
l'étroit et à l'aise dans sa gracieuse chaussure. Elle dansait, elle
tournait, elle tourbillonnait sur un vieux tapis de Perse, jeté
négligemment sous ses pieds; et chaque fois qu'en tournoyant sa
rayonnante figure passait devant vous, ses grands yeux noirs vous
jetaient un éclair.

Autour d'elle tous les regards étaient fixes, toutes les bouches
ouvertes; et en effet, tandis qu'elle dansait ainsi, au bourdonnement
du tambour de basque que ses deux bras ronds et purs élevaient
au-dessus de sa tête, mince, frêle et vive comme une guêpe, avec son
corsage d'or sans pli, sa robe bariolée qui se gonflait, avec ses
épaules nues, ses jambes fines que sa jupe découvrait par moments, ses
cheveux noirs, ses yeux de flamme, c'était une surnaturelle créature.

--En vérité, pensa Gringoire, c'est une salamandre, c'est une nymphe,
c'est une déesse, c'est une bacchante du mont Ménaléen!

En ce moment, une des nattes de la chevelure de la «salamandre» se
détacha, et une pièce de cuivre jaune qui y était attachée roula à
terre.

--Hé non! dit-il, c'est une bohémienne.

Toute illusion avait disparu.

Elle se remit à danser. Elle prit à terre deux épées dont elle appuya
la pointe sur son front, et qu'elle fit tourner dans un sens tandis
qu'elle tournait dans l'autre. C'était en effet tout bonnement une
bohémienne. Mais, quelque désenchanté que fût Gringoire, l'ensemble
de ce tableau n'était pas sans prestige et sans magie; le feu de joie
l'éclairait d'une lumière crue et rouge qui tremblait toute vive sur le
cercle des visages de la foule, sur le front brun de la jeune fille,
et au fond de la place jetait un blême reflet mêlé aux vacillations
de leurs ombres, d'un côté sur la vieille façade noire et ridée de la
Maison-aux-Piliers, de l'autre sur les bras de pierre du gibet.

Parmi les mille visages que cette lueur teignait d'écarlate, il y en
avait un qui semblait plus encore que tous les autres absorbé dans
la contemplation de la danseuse. C'était une figure d'homme, austère,
calme et sombre. Cet homme, dont le costume était caché par la foule
qui l'entourait, ne paraissait pas avoir plus de trente-cinq ans;
cependant il était chauve; à peine avait-il aux tempes quelques touffes
de cheveux rares et déjà gris; son front large et haut commençait à se
creuser de rides, mais dans ses yeux enfoncés éclatait une jeunesse
extraordinaire, une vie ardente, une passion profonde. Il les tenait
sans cesse attachés sur la bohémienne, et, tandis que la folle jeune
fille de seize ans dansait et voltigeait au plaisir de tous, sa
rêverie, à lui, semblait devenir de plus en plus sombre. De temps en
temps un sourire et un soupir se rencontraient sur ses lèvres, mais le
sourire était plus douloureux que le soupir.

La jeune fille, essoufflée, s'arrêta enfin, et le peuple l'applaudit
avec amour.

--Djali! dit la bohémienne.

Alors Gringoire vit arriver une jolie petite chèvre blanche, alerte,
éveillée, lustrée, avec des cornes dorées, avec des pieds dorés,
avec un collier doré, qu'il n'avait pas encore aperçue, et qui était
restée jusque-là accroupie sur un coin du tapis et regardant danser sa
maîtresse.

--Djali, dit la danseuse, à votre tour.

Et, s'asseyant, elle présenta gracieusement à la chèvre son tambour de
basque.

--Djali, continua-t-elle, à quel mois sommes-nous de l'année?

La chèvre leva son pied de devant et frappa un coup sur le tambour. On
était en effet au premier mois. La foule applaudit.

--Djali, reprit la jeune fille en tournant son tambour de basque d'un
autre côté, à quel jour du mois sommes-nous?

Djali leva son petit pied d'or et frappa six coups sur le tambour.

--Djali, poursuivit l'égyptienne toujours avec un nouveau manége du
tambour, à quelle heure du jour sommes-nous?

Djali frappa sept coups. Au même moment l'horloge de la
Maison-aux-Piliers sonna sept heures.

Le peuple était émerveillé.

--Il y a de la sorcellerie là-dessous, dit une voix sinistre dans
la foule. C'était celle de l'homme chauve qui ne quittait pas la
bohémienne des yeux.

Elle tressaillit et se retourna; mais les applaudissements éclatèrent
et couvrirent la morose exclamation.

Ils l'effacèrent même si complétement dans son esprit qu'elle continua
d'interpeller sa chèvre.

--Djali, comment fait maître Guichard Grand-Remy, capitaine des
pistoliers de la ville, à la procession de la Chandeleur?

Djali se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à bêler, en
marchant avec une si gentille gravité, que le cercle entier des
spectateurs éclata de rire à cette parodie de la dévotion intéressée du
capitaine des pistoliers.

--Djali, reprit la jeune fille enhardie par ce succès croissant,
comment prêche maître Jacques Charmolue, procureur du roi en cour
d'église?

La chèvre prit séance sur son derrière, et se mit à bêler, en agitant
ses pattes de devant d'une si étrange façon que, hormis le mauvais
français et le mauvais latin, geste, accent, attitude, tout Jacques
Charmolue y était.

Et la foule d'applaudir de plus belle.

--Sacrilége! profanation! reprit la voix de l'homme chauve.

La bohémienne se retourna encore une fois.

--Ah! dit-elle, c'est ce vilain homme! Puis, allongeant sa lèvre
inférieure au delà de la lèvre supérieure, elle fit une petite moue
qui paraissait lui être familière, pirouetta sur le talon, et se mit à
recueillir dans un tambour de basque les dons de la multitude.

Les grands-blancs, les petits-blancs, les targes, les liards à l'aigle
pleuvaient. Tout à coup elle passa devant Gringoire. Gringoire mit
si étourdiment la main à sa poche qu'elle s'arrêta.--Diable! dit le
poëte en trouvant au fond de sa poche la réalité, c'est-à-dire le
vide. Cependant la jolie fille était là, le regardant avec ses grands
yeux, lui tendant son tambour, et attendant. Gringoire suait à grosses
gouttes.

S'il avait eu le Pérou dans sa poche, certainement il l'eût donné à la
danseuse; mais Gringoire n'avait pas le Pérou, et d'ailleurs l'Amérique
n'était pas encore découverte.

Heureusement un incident inattendu vint à son secours.

--T'en iras-tu, sauterelle d'Égypte? cria une voix aigre qui partait du
coin le plus sombre de la place.

La jeune fille se retourna effrayée. Ce n'était plus la voix de l'homme
chauve; c'était une voix de femme, une voix dévote et méchante.

Du reste, ce cri, qui fit peur à la bohémienne, mit en joie une troupe
d'enfants qui rôdait par là.

--C'est la recluse de la Tour-Roland, s'écrièrent-ils avec des rires
désordonnés, c'est la sachette qui gronde! Est-ce qu'elle n'a pas
soupé? portons-lui quelque reste du buffet de ville!

Tous se précipitèrent vers la Maison-aux-Piliers.

Cependant Gringoire avait profité du trouble de la danseuse pour
s'éclipser. La clameur des enfants lui rappela que, lui aussi, n'avait
pas soupé. Il courut donc au buffet. Mais les petits drôles avaient
de meilleures jambes que lui; quand il arriva, ils avaient fait table
rase. Il ne restait même pas un misérable camichon à cinq sous la
livre. Il n'y avait plus sur le mur que les sveltes fleurs de lys,
entremêlées de rosiers, peintes en 1434 par Mathieu Biterne. C'était un
maigre souper.

C'est une chose importune de se coucher sans souper; c'est une chose
moins riante encore de ne pas souper et de ne savoir où coucher.
Gringoire en était là. Pas de pain, pas de gîte; il se voyait pressé
de toutes parts par la nécessité, et il trouvait la nécessité fort
bourrue. Il avait depuis longtemps découvert cette vérité, que Jupiter
a créé les hommes dans un accès de misanthropie, et que, pendant toute
la vie du sage, sa destinée tient en état de siége sa philosophie.
Quant à lui, il n'avait jamais vu le blocus si complet; il entendait
son estomac battre la chamade, et il trouvait très déplacé que le
mauvais destin prît sa philosophie par la famine.

Cette mélancolique rêverie l'absorbait de plus en plus, lorsqu'un chant
bizarre, quoique plein de douceur, vint brusquement l'en arracher.
C'était la jeune égyptienne qui chantait.

Il en était de sa voix comme de sa danse, comme de sa beauté.
C'était indéfinissable et charmant; quelque chose de pur et de
sonore, d'aérien, d'ailé, pour ainsi dire. C'étaient de continuels
épanouissements, des mélodies, des cadences inattendues, puis des
phrases simples semées de notes acérées et sifflantes, puis des
sauts de gammes qui eussent dérouté un rossignol, mais où l'harmonie
se retrouvait toujours, puis de molles ondulations d'octaves qui
s'élevaient et s'abaissaient comme le sein de la jeune chanteuse. Son
beau visage suivait avec une mobilité singulière tous les caprices de
sa chanson, depuis l'inspiration la plus échevelée jusqu'à la plus
chaste dignité. On eût dit tantôt une folle, tantôt une reine.

Les paroles qu'elle chantait étaient d'une langue inconnue à Gringoire,
et qui paraissait lui être inconnue à elle-même, tant l'expression
qu'elle donnait au chant se rapportait peu au sens des paroles. Ainsi
ces quatre vers dans sa bouche étaient d'une gaieté folle:

  Un cofre de gran riqueza
  Hallaron dentro un pilar,
  Dentro del, nuevas banderas
  Con figuras de espantar.

Et un instant après, à l'accent qu'elle donnait à cette stance:

  Alarabes de cavallo
  Sin poderse menear,
  Con espadas, y los cuellos,
  Ballestas de buen echar.

Gringoire se sentait venir les larmes aux yeux. Cependant son chant
respirait surtout la joie, et elle semblait chanter, comme l'oiseau,
par sérénité et par insouciance.

La chanson de la bohémienne avait troublé la rêverie de Gringoire,
mais comme le cygne trouble l'eau. Il l'écoutait avec une sorte de
ravissement et d'oubli de toute chose. C'était, depuis plusieurs
heures, le premier moment où il ne se sentît pas souffrir.

Ce moment fut court.

La même voix de femme qui avait interrompu la danse de la bohémienne
vint interrompre son chant.

--Te tairas-tu, cigale d'enfer? cria-t-elle, toujours du même coin
obscur de la place.

La pauvre _cigale_ s'arrêta court. Gringoire se boucha les oreilles.

--Oh! s'écria-t-il, maudite scie ébréchée, qui vient briser la lyre!

Cependant les autres spectateurs murmuraient comme lui:--Au diable la
sachette! disait plus d'un. Et la vieille trouble-fête invisible eût
pu avoir à se repentir de ses agressions contre la bohémienne, s'ils
n'eussent été distraits en ce moment même par la procession du pape des
fous, qui, après avoir parcouru force rues et carrefours, débouchait
dans la place de Grève, avec toutes ses torches et toute sa rumeur.

Cette procession, que nos lecteurs ont vue partir du Palais, s'était
organisée chemin faisant, et recrutée de tout ce qu'il y avait à Paris
de marauds, de voleurs oisifs et de vagabonds disponibles; aussi
présentait-elle un aspect respectable lorsqu'elle arriva en Grève.

D'abord marchait l'Égypte. Le duc d'Égypte, en tête, à cheval, avec
ses comtes à pied, lui tenant la bride et l'étrier; derrière eux,
les égyptiens et les égyptiennes pêle-mêle avec leurs petits enfants
criant sur leurs épaules; tous, duc, comtes, menu peuple, en haillons
et en oripeaux. Puis c'était le royaume d'argot; c'est-à-dire tous
les voleurs de France, échelonnés par ordre de dignité; les moindres
passant les premiers. Ainsi défilaient quatre par quatre, avec les
divers insignes de leurs grades dans cette étrange faculté, la
plupart éclopés, ceux-ci boiteux, ceux-là manchots, les courtauds de
boutanche, les coquillarts, les hubins, les sabouleux, les calots,
les francs-mitoux, les polissons, les piètres, les capons, les
malingreux, les rifodés, les marcandiers, les narquois, les orphelins,
les archisuppôts, les cagoux; dénombrement à fatiguer Homère. Au
centre du conclave des cagoux et des archisuppôts, on avait peine
à distinguer le roi de l'argot, le grand coësre, accroupi dans une
petite charrette traînée par deux grands chiens. Après le royaume des
argotiers, venait l'empire de Galilée. Guillaume-Rousseau, empereur
de l'empire de Galilée, marchait majestueusement dans sa robe de
pourpre tachée de vin, précédé de baladins s'entre-battant et dansant
des pyrrhiques, entouré de ses massiers, de ses suppôts et des clercs
de la chambre des comptes. Enfin venait la basoche, avec ses mais
couronnés de fleurs, ses robes noires, sa musique digne du sabbat, et
ses grosses chandelles de cire jaune. Au centre de cette foule, les
grands officiers de la confrérie des fous portaient sur leurs épaules
un brancard plus surchargé de cierges que la châsse de Sainte-Geneviève
en temps de peste. Et sur ce brancard resplendissait, crossé, chapé et
mitré, le nouveau pape des fous, le sonneur de cloches de Notre-Dame,
Quasimodo-le-Bossu.

Chacune des sections de cette procession grotesque avait sa musique
particulière. Les égyptiens faisaient détonner leurs balafos et leurs
tambourins d'Afrique. Les argotiers, race fort peu musicale, en étaient
encore à la viole, au cornet à bouquin et à la gothique rubebbe du
douzième siècle. L'empire de Galilée n'était guère plus avancé; à peine
distinguait-on dans sa musique quelque misérable rebec de l'enfance de
l'art, encore emprisonné dans le _ré-la-mi_. Mais c'est autour du pape
des fous que se déployaient, dans une cacophonie magnifique, toutes
les richesses musicales de l'époque. Ce n'étaient que dessus de rebec,
hautes-contre de rebec, tailles de rebec, sans compter les flûtes et
les cuivres. Hélas! nos lecteurs se souviennent que c'était l'orchestre
de Gringoire.

Il est difficile de donner une idée du degré d'épanouissement
orgueilleux et béat où le triste et hideux visage de Quasimodo était
parvenu dans le trajet du Palais à la Grève. C'était la première
jouissance d'amour-propre qu'il eût jamais éprouvée. Il n'avait connu
jusque-là que l'humiliation, le dédain pour sa condition, le dégoût
pour sa personne. Aussi, tout sourd qu'il était, savourait-il en
véritable pape les acclamations de cette foule qu'il haïssait pour
s'en sentir haï. Que son peuple fût un ramas de fous, de perclus, de
voleurs, de mendiants, qu'importe! c'était toujours un peuple, et
lui un souverain. Et il prenait au sérieux tous ces applaudissements
ironiques, tous ces respects dérisoires, auxquels nous devons dire
qu'il se mêlait pourtant dans la foule un peu de crainte fort réelle.
Car le bossu était robuste, car le bancal était agile, car le sourd
était méchant; trois qualités qui tempèrent le ridicule.

Du reste, que le nouveau pape des fous se rendît compte à lui-même des
sentiments qu'il éprouvait et des sentiments qu'il inspirait, c'est
ce que nous sommes loin de croire. L'esprit qui était logé dans ce
corps manqué avait nécessairement lui-même quelque chose d'incomplet
et de sourd. Aussi, ce qu'il ressentait en ce moment était-il pour lui
absolument vague, indistinct et confus. Seulement la joie perçait,
l'orgueil dominait. Autour de cette sombre et malheureuse figure, il y
avait rayonnement.

Ce ne fut donc pas sans surprise et sans effroi que l'on vit tout
à coup, au moment où Quasimodo, dans cette demi-ivresse, passait
triomphalement devant la Maison-aux-Piliers, un homme s'élancer de la
foule et lui arracher des mains, avec un geste de colère, sa crosse de
bois doré, insigne de sa folle papauté.

Cet homme, ce téméraire, c'était le personnage au front chauve qui,
le moment auparavant, mêlé au groupe de la bohémienne, avait glacé la
pauvre fille de ses paroles de menace et de haine. Il était revêtu du
costume ecclésiastique. Au moment où il sortit de la foule, Gringoire,
qui ne l'avait point remarqué jusqu'alors, le reconnut:--Tiens! dit-il,
avec un cri d'étonnement, c'est mon maître en Hermès, dom Claude
Frollo, l'archidiacre! Que diable veut-il à ce vilain borgne? Il va se
faire dévorer.

Un cri de terreur s'éleva en effet. Le formidable Quasimodo s'était
précipité à bas du brancard, et les femmes détournaient les yeux pour
ne pas le voir déchirer l'archidiacre.

Il fit un bond jusqu'au prêtre, le regarda, et tomba à genoux.

Le prêtre lui arracha sa tiare, lui brisa sa crosse, lui lacéra sa
chape de clinquant.

Quasimodo resta à genoux, baissa la tête et joignit les mains.

Puis il s'établit entre eux un étrange dialogue de signes et de gestes,
car ni l'un ni l'autre ne parlait. Le prêtre, debout, irrité, menaçant,
impérieux; Quasimodo, prosterné, humble, suppliant. Et cependant il est
certain que Quasimodo eût pu écraser le prêtre avec le pouce.

Enfin l'archidiacre, secouant rudement la puissante épaule de
Quasimodo, lui fit signe de se lever et de le suivre.

Quasimodo se leva.

Alors la confrérie des fous, la première stupeur passée, voulut
défendre son pape si brusquement détrôné. Les égyptiens, les argotiers
et toute la basoche vinrent japper autour du prêtre.

Quasimodo se plaça devant le prêtre, fit jouer les muscles de ses
poings athlétiques, et regarda les assaillants avec le grincement de
dents d'un tigre fâché.

Le prêtre reprit sa gravité sombre, fit un signe à Quasimodo, et se
retira en silence.

Quasimodo marchait devant lui, éparpillant la foule à son passage.

Quand ils eurent traversé la populace et la place, la nuée des curieux
et des oisifs voulut les suivre. Quasimodo prit alors l'arrière-garde,
et suivit l'archidiacre à reculons, trapu, hargneux, monstrueux,
hérissé, ramassant ses membres, léchant ses défenses de sanglier,
grondant comme une bête fauve, et imprimant d'immenses oscillations à
la foule avec un geste ou un regard.

On les laissa s'enfoncer tous deux dans une rue étroite et ténébreuse,
où nul n'osa se risquer après eux; tant la seule chimère de Quasimodo
grinçant des dents en barrait bien l'entrée.

--Voilà qui est merveilleux, dit Gringoire; mais où diable trouverai-je
à souper?



IV

LES INCONVÉNIENTS DE SUIVRE UNE JOLIE FEMME LE SOIR DANS LES RUES


Gringoire, à tout hasard, s'était mis à suivre la bohémienne. Il lui
avait vu prendre, avec sa chèvre, la rue de la Coutellerie; il avait
pris la rue de la Coutellerie.

--Pourquoi pas? s'était-il dit.

Gringoire, philosophe pratique des rues de Paris, avait remarqué que
rien n'est propice à la rêverie comme de suivre une jolie femme sans
savoir où elle va. Il y a dans cette abdication volontaire de son libre
arbitre, dans cette fantaisie qui se soumet à une autre fantaisie,
laquelle ne s'en doute pas, un mélange d'indépendance fantasque et
d'obéissance aveugle, je ne sais quoi d'intermédiaire entre l'esclavage
et la liberté, qui plaisait à Gringoire, esprit essentiellement mixte,
indécis et complexe, tenant le bout de tous les extrêmes, incessamment
suspendu entre toutes les propensions humaines, et les neutralisant
l'une par l'autre. Il se comparait lui-même volontiers au tombeau de
Mahomet, attiré en sens inverse par deux pierres d'aimant, et qui
hésite éternellement entre le haut et le bas, entre la voûte et le
pavé, entre la chute et l'ascension, entre le zénith et le nadir.

Si Gringoire vivait de nos jours, quel beau milieu il tiendrait entre
le classique et le romantique!

Mais il n'était pas assez primitif pour vivre trois cents ans, et
c'est dommage. Son absence est un vide qui ne se fait que trop sentir
aujourd'hui.

Du reste, pour suivre ainsi dans les rues les passants (et surtout
les passantes), ce que Gringoire faisait volontiers, il n'y a pas de
meilleure disposition que de ne savoir où coucher.

Il marchait donc tout pensif derrière la jeune fille qui hâtait le pas
et faisait trotter sa jolie chèvre en voyant rentrer les bourgeois et
se fermer les tavernes, seules boutiques qui eussent été ouvertes ce
jour-là.

--Après tout, pensait-il à peu près, il faut bien qu'elle loge quelque
part; les bohémiennes ont bon cœur. Qui sait?...

Et il y avait dans les points suspensifs dont il faisait suivre cette
réticence dans son esprit je ne sais quelles idées assez gracieuses.

Cependant de temps en temps, en passant devant les derniers groupes
de bourgeois fermant leurs portes, il attrapait quelque lambeau de
leurs conversations qui venait rompre l'enchaînement de ses riantes
hypothèses.

Tantôt c'étaient deux vieillards qui s'accostaient.

--Maître Thibaut Fernicle, savez-vous qu'il fait froid?

(Gringoire savait cela depuis le commencement de l'hiver.)

--Oui, bien, maître Boniface Disome! Est-ce que nous allons avoir un
hiver comme il y a trois ans, en 80, que le bois coûtait huit sols le
moule?

--Bah! ce n'est rien, maître Thibaut, près de l'hiver de 1407,
qu'il gela depuis la Saint-Martin jusqu'à la Chandeleur! et avec
une telle furie que la plume du greffier du parlement gelait, dans
la grand'chambre, de trois mots en trois mots! ce qui interrompit
l'enregistrement de la justice.

Plus loin, c'étaient des voisines à leur fenêtre avec des chandelles
que le brouillard faisait grésiller.

--Votre mari vous a-t-il conté le malheur, mademoiselle La Boudraque?

--Non. Qu'est-ce que c'est donc, mademoiselle Turquant?

--Le cheval de M. Gilles Godin, le notaire au Châtelet, qui s'est
effarouché des flamands et de leur procession, et qui a renversé maître
Philippot Avrillot, oblat des Célestins.

--En vérité?

--Bellement.

--Un cheval bourgeois! c'est un peu fort. Si c'était un cheval de
cavalerie, à la bonne heure!

Et les fenêtres se refermaient. Mais Gringoire n'en avait pas moins
perdu le fil de ses idées.

Heureusement il le retrouvait vite et le renouait sans peine, grâce à
la bohémienne, grâce à Djali, qui marchaient toujours devant lui; deux
fines, délicates et charmantes créatures, dont il admirait les petits
pieds, les jolies formes, les gracieuses manières, les confondant
presque dans sa contemplation; pour l'intelligence et la bonne amitié,
les croyant toutes deux jeunes filles; pour la légèreté, l'agilité, la
dextérité de la marche, les trouvant chèvres toutes deux.

Les rues cependant devenaient à tout moment plus noires et plus
désertes. Le couvre-feu était sonné depuis longtemps, et l'on
commençait à ne plus rencontrer qu'à de rares intervalles un passant
sur le pavé, une lumière aux fenêtres. Gringoire s'était engagé, à
la suite de l'égyptienne, dans ce dédale inextricable de ruelles, de
carrefours et de culs-de-sac, qui environne l'ancien sépulcre des
Saints-Innocents, et qui ressemble à un écheveau de fil brouillé par un
chat.--Voilà des rues qui ont bien peu de logique! disait Gringoire,
perdu dans ces mille circuits qui revenaient sans cesse sur eux-mêmes,
mais où la jeune fille suivait un chemin qui lui paraissait bien
connu, sans hésiter et d'un pas de plus en plus rapide. Quant à lui,
il eût parfaitement ignoré où il était, s'il n'eût aperçu en passant,
au détour d'une rue, la masse octogone du pilori des halles, dont le
sommet à jour détachait vivement sa découpure noire sur une fenêtre
encore éclairée de la rue Verdelet.

Depuis quelques instants, il avait attiré l'attention de la jeune
fille; elle avait à plusieurs reprises tourné la tête vers lui avec
inquiétude; elle s'était même une fois arrêtée tout court, avait
profité d'un rayon de lumière qui s'échappait d'une boulangerie
entr'ouverte pour le regarder fixement du haut en bas; puis, ce coup
d'œil jeté, Gringoire lui avait vu faire cette petite moue qu'il avait
déjà remarquée, et elle avait passé outre.

Cette petite moue donna à penser à Gringoire. Il y avait certainement
du dédain et de la moquerie dans cette gracieuse grimace. Aussi
commençait-il à baisser la tête, à compter les pavés, et à suivre la
jeune fille d'un peu plus loin, lorsque, au tournant d'une rue qui
venait de la lui faire perdre de vue, il l'entendit pousser un cri
perçant.

Il hâta le pas.

La rue était pleine de ténèbres. Pourtant une étoupe imbibée d'huile,
qui brûlait dans une cage de fer aux pieds de la Sainte-Vierge du coin
de la rue, permit à Gringoire de distinguer la bohémienne se débattant
dans les bras de deux hommes qui s'efforçaient d'étouffer ses cris. La
pauvre petite chèvre, tout effarée, baissait les cornes, et bêlait.

--A nous, messieurs du guet! s'écria Gringoire, et il s'avança
bravement. L'un des hommes qui tenaient la jeune fille se tourna vers
lui. C'était la formidable figure de Quasimodo.

Gringoire ne prit pas la fuite, mais il ne fit point un pas de plus.

Quasimodo vint à lui, le jeta à quatre pas sur le pavé d'un revers de
la main, et s'enfonça rapidement dans l'ombre, emportant la jeune fille
ployée sur un de ses bras comme une écharpe de soie. Son compagnon le
suivait, et la pauvre chèvre courait après tous, avec son bêlement
plaintif.

--Au meurtre! au meurtre! criait la malheureuse bohémienne.

--Halte-là, misérables, et lâchez-moi cette ribaude! dit tout à
coup d'une voix de tonnerre un cavalier qui déboucha brusquement du
carrefour voisin.

C'était un capitaine des archers de l'ordonnance du roi, armé de pied
en cap, et l'espadon à la main.

Il arracha la bohémienne des bras de Quasimodo stupéfait, la mit en
travers sur sa selle, et, au moment où le redoutable bossu, revenu de
sa surprise, se précipitait sur lui pour reprendre sa proie, quinze
ou seize archers, qui suivaient de près leur capitaine, parurent,
l'estramaçon au poing. C'était une escouade de l'ordonnance du roi qui
faisait le contre-guet, par ordre de messire Robert d'Estouteville,
garde de la prévôté de Paris.

Quasimodo fut enveloppé, saisi, garrotté. Il rugissait, il écumait,
il mordait, et, s'il eût fait grand jour, nul doute que son visage
seul, rendu plus hideux encore par la colère, n'eût mis en fuite
toute l'escouade. Mais la nuit il était désarmé de son arme la plus
redoutable, de sa laideur.

Son compagnon avait disparu dans la lutte.

La bohémienne se dressa gracieusement sur la selle de l'officier,
elle appuya ses deux mains sur les deux épaules du jeune homme, et le
regarda fixement quelques secondes, comme ravie de sa bonne mine et du
bon secours qu'il venait de lui porter. Puis, rompant le silence la
première, elle lui dit, en faisant plus douce encore sa douce voix:

--Comment vous appelez-vous, monsieur le gendarme?

--Le capitaine Phœbus de Châteaupers, pour vous servir, ma belle!
répondit l'officier en se redressant.

--Merci, dit-elle.

Et, pendant que le capitaine Phœbus retroussait sa moustache à la
bourguignonne, elle se laissa glisser à bas du cheval, comme une flèche
qui tombe à terre, et s'enfuit.

Un éclair se fût évanoui moins vite.

--Nombril du pape! dit le capitaine en faisant resserrer les courroies
de Quasimodo, j'eusse aimé mieux garder la ribaude.

--Que voulez-vous, capitaine? dit un gendarme, la fauvette s'est
envolée, la chauve-souris est restée.



V

SUITE DES INCONVÉNIENTS


Gringoire, tout étourdi de sa chute, était resté sur le pavé devant la
bonne Vierge du coin de la rue. Peu à peu, il reprit ses sens; il fut
d'abord quelques minutes flottant dans une espèce de rêverie à demi
somnolente qui n'était pas sans douceur, où les aériennes figures de
la bohémienne et de la chèvre se mariaient à la pesanteur du poing de
Quasimodo. Cet état dura peu. Une assez vive impression de froid à la
partie de son corps qui se trouvait en contact avec le pavé le réveilla
tout à coup, et fit revenir son esprit à la surface.--D'où me vient
donc cette fraîcheur? se dit-il brusquement. Il s'aperçut alors qu'il
était un peu dans le milieu du ruisseau.

--Diable de cyclope bossu! grommela-t-il entre ses dents; et il voulut
se lever. Mais il était trop étourdi et trop meurtri; force lui fut de
rester en place. Il avait du reste la main assez libre; il se boucha le
nez, et se résigna.

--La boue de Paris, pensa-t-il (car il croyait bien être sûr que
décidément le ruisseau serait son gîte,

  Et que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe?)

la boue de Paris est particulièrement puante. Elle doit renfermer
beaucoup de sel volatil et nitreux. C'est, du reste, l'opinion de
maître Nicolas Flamel et des hermétiques...

Le mot d'_hermétiques_ amena subitement l'idée de l'archidiacre
Claude Frollo dans son esprit. Il se rappela la scène violente qu'il
venait d'entrevoir, que la bohémienne se débattait entre deux hommes,
que Quasimodo avait un compagnon, et la figure morose et hautaine
de l'archidiacre passa confusément dans son souvenir.--Cela serait
étrange! pensa-t-il. Et il se mit à échafauder, avec cette donnée et
sur cette base, le fantasque édifice des hypothèses, ce château de
cartes des philosophes. Puis soudain, revenant encore une fois à la
réalité:--Ah çà! je gèle! s'écria-t-il.

La place, en effet, devenait de moins en moins tenable. Chaque molécule
de l'eau du ruisseau enlevait une molécule de calorique rayonnant aux
reins de Gringoire, et l'équilibre entre la température de son corps et
la température du ruisseau commençait à s'établir d'une rude façon.

Un ennui d'une tout autre nature vint tout à coup l'assaillir.

Un groupe d'enfants, de ces petits sauvages va-nu-pieds qui ont de tout
temps battu le pavé de Paris sous le nom éternel de _gamins_, et qui,
lorsque nous étions enfants aussi, nous ont jeté des pierres à tous
le soir au sortir de classe, parce que nos pantalons n'étaient pas
déchirés, un essaim de ces jeunes drôles accourait vers le carrefour
où gisait Gringoire, avec des rires et des cris qui paraissaient se
soucier fort peu du sommeil des voisins. Ils traînaient après eux je ne
sais quel sac informe; et le bruit seul de leurs sabots eût réveillé un
mort. Gringoire, qui ne l'était pas encore tout à fait, se souleva à
demi.

--Ohé, Hennequin Dandèche! ohé, Jehan Pincebourde! criaient-ils à
tue-tête; le vieux Eustache Moubon, le marchand feron du coin, vient de
mourir. Nous avons sa paillasse, nous allons en faire un feu de joie.
C'est aujourd'hui les flamands!

Et voilà qu'ils jetèrent la paillasse précisément sur Gringoire, près
duquel ils étaient arrivés sans le voir. En même temps, un d'eux prit
une poignée de paille qu'il alla allumer à la mèche de la bonne Vierge.

--Mort-Christ! grommela Gringoire, est-ce que je vais avoir trop chaud
maintenant?

Le moment était critique. Il allait être pris entre le feu et l'eau; il
fit un effort surnaturel, un effort de faux-monnayeur qu'on va bouillir
et qui tâche de s'échapper. Il se leva debout, rejeta la paillasse sur
les gamins, et s'enfuit.

--Sainte Vierge! crièrent les enfants; le marchand feron qui revient!

Et ils s'enfuirent de leur côté.

La paillasse resta maîtresse du champ de bataille. Belleforêt, le P.
Le Juge et Corrozet assurent que le lendemain elle fut ramassée avec
grande pompe par le clergé du quartier et portée au trésor de l'église
Sainte-Opportune, où le sacristain se fit jusqu'en 1789 un assez beau
revenu avec le grand miracle de la statue de la Vierge du coin de la
rue Mauconseil, qui avait, par sa seule présence, dans la mémorable
nuit du 6 au 7 janvier 1482, exorcisé défunt Eustache Moubon, lequel,
pour faire niche au diable, avait, en mourant, malicieusement caché son
âme dans sa paillasse.

[Illustration: LA CRUCHE CASSÉE.

  Raffet peintre.      W. Finden sculpteur.]



VI

LA CRUCHE CASSÉE


Après avoir couru à toutes jambes pendant quelque temps, sans savoir
où, donnant de la tête à maint coin de rue, enjambant maint ruisseau,
traversant mainte ruelle, maint cul-de-sac, maint carrefour, cherchant
fuite et passage à travers tous les méandres du vieux pavé des Halles,
explorant dans sa peur panique ce que le beau latin des chartes
appelle _tota via, cheminum et viaria_, notre poëte s'arrêta tout à
coup, d'essoufflement d'abord, puis saisi en quelque sorte au collet
par un dilemme qui venait de surgir dans son esprit.--Il me semble,
maître Pierre Gringoire, se dit-il à lui-même en appuyant son doigt
sur son front, que vous courez là comme un écervelé. Les petits drôles
n'ont pas eu moins peur de vous que vous d'eux. Il me semble, vous
dis-je, que vous avez entendu le bruit de leurs sabots qui s'enfuyait
au midi, pendant que vous vous enfuyiez au septentrion. Or, de deux
choses l'une: ou ils ont pris la fuite, et alors la paillasse qu'ils
ont dû oublier dans leur terreur est précisément ce lit hospitalier
après lequel vous courez depuis ce matin, et que madame la Vierge
vous envoie miraculeusement pour vous récompenser d'avoir fait en son
honneur une moralité accompagnée de triomphes et momeries; ou les
enfants n'ont pas pris la fuite, et dans ce cas ils ont mis le brandon
à la paillasse, et c'est là justement l'excellent feu dont vous avez
besoin pour vous réjouir, sécher et réchauffer. Dans les deux cas, bon
feu ou bon lit, la paillasse est un présent du ciel. La benoîte vierge
Marie qui est au coin de la rue Mauconseil n'a peut-être fait mourir
Eustache Moubon que pour cela; et c'est folie à vous de vous enfuir
ainsi sur traîne-boyau, comme un picard devant un français, laissant
derrière vous ce que vous cherchez devant; et vous êtes un sot!

Alors il revint sur ses pas, et, s'orientant et furetant, le nez
au vent et l'oreille aux aguets, il s'efforça de retrouver la
bienheureuse paillasse. Mais en vain. Ce n'était qu'intersections
de maisons, culs-de-sac, pattes-d'oie, au milieu desquels il
hésitait et doutait sans cesse, plus empêché et plus englué dans cet
enchevêtrement de ruelles noires qu'il ne l'eût été dans le dédalus
même de l'hôtel des Tournelles. Enfin il perdit patience, et s'écria
solennellement:--Maudits soient les carrefours! c'est le diable qui les
a faits à l'image de sa fourche.

Cette exclamation le soulagea un peu, et une espèce de reflet rougeâtre
qu'il aperçut en ce moment au bout d'une longue et étroite ruelle
acheva de relever son moral.--Dieu soit loué! dit-il, c'est là-bas!
Voilà ma paillasse qui brûle. Et se comparant au nocher qui sombre
dans la nuit:--_Salve_, ajouta-t-il pieusement, _salve, maris stella!_

Adressait-il ce fragment de litanie à la sainte Vierge ou à la
paillasse? c'est ce que nous ignorons parfaitement.

A peine avait-il fait quelques pas dans la longue ruelle, laquelle
était en pente, non pavée, et de plus en plus boueuse et inclinée,
qu'il remarqua quelque chose d'assez singulier. Elle n'était pas
déserte. Çà et là, dans sa longueur, rampaient je ne sais quelles
masses vagues et informes, se dirigeant toutes vers la lueur qui
vacillait au bout de la rue, comme ces lourds insectes qui se traînent
la nuit de brin d'herbe en brin d'herbe vers un feu de pâtre.

Rien ne rend aventureux comme de ne pas sentir la place de son gousset.
Gringoire continua de s'avancer, et eut bientôt rejoint celle de ces
larves qui se traînait le plus paresseusement à la suite des autres. En
s'en approchant, il vit que ce n'était rien autre chose qu'un misérable
cul-de-jatte qui sautelait sur ses deux mains, comme un faucheux
blessé qui n'a plus que deux pattes. Au moment où il passa près de
cette espèce d'araignée à face humaine, elle éleva vers lui une voix
lamentable:--_La buona mancia, signor! la buona mancia!_

--Que le diable t'emporte, dit Gringoire, et moi avec toi, si je sais
ce que tu veux dire!

Et il passa outre.

Il rejoignit une autre de ces masses ambulantes, et l'examina. C'était
un perclus, à la fois boiteux et manchot, et si manchot et si boiteux
que le système compliqué de béquilles et de jambes de bois qui le
soutenait lui donnait l'air d'un échafaudage de maçons en marche.
Gringoire, qui aimait les comparaisons nobles et classiques, le compara
dans sa pensée au trépied vivant de Vulcain.

Ce trépied vivant le salua au passage, mais en arrêtant son chapeau à
la hauteur du menton de Gringoire, comme un plat à barbe, et en lui
criant aux oreilles:--_Señor caballero, para comprar un pedaso de pan!_

--Il paraît, dit Gringoire, que celui-là parle aussi; mais c'est une
rude langue, et il est plus heureux que moi s'il la comprend.

Puis, se frappant le front par une subite transition d'idée:--À propos,
que diable voulaient-ils dire ce matin avec leur _Esmeralda_?

Il voulut doubler le pas; mais pour la troisième fois quelque chose
lui barra le chemin. Ce quelque chose, ou plutôt ce quelqu'un, c'était
un aveugle, un petit aveugle à face juive et barbue, qui, ramant dans
l'espace autour de lui avec un bâton, et remorqué par un gros chien,
lui nasilla avec un accent hongrois: _Facitote caritatem!_

--A la bonne heure! dit Pierre Gringoire, en voilà un enfin qui parle
un langage chrétien. Il faut que j'aie la mine bien aumônière pour
qu'on me demande ainsi la charité dans l'état de maigreur où est ma
bourse. Mon ami (et il se tournait vers l'aveugle), j'ai vendu la
semaine passée ma dernière chemise; c'est-à-dire, puisque vous ne
comprenez que la langue de Cicéro: _Vendidi hebdomade nuper transita
meam ultimam chemisam._

Cela dit, il tourna le dos à l'aveugle, et poursuivit son chemin. Mais
l'aveugle se mit à allonger le pas en même temps que lui; et voilà que
le perclus, voilà que le cul-de-jatte surviennent de leur côté avec
grande hâte et grand bruit d'écuelle et de béquilles sur le pavé. Puis,
tous trois, s'entre-culbutant aux trousses du pauvre Gringoire, se
mirent à lui chanter leur chanson:

--_Caritatem!_ chantait l'aveugle.

--_La buona mancia!_ chantait le cul-de-jatte.

Et le boiteux relevait la phrase musicale en répétant: _Un pedaso de
pan!_

Gringoire se boucha les oreilles.--O tour de Babel! s'écria-t-il.

Il se mit à courir. L'aveugle courut. Le boiteux courut. Le
cul-de-jatte courut.

Et puis, à mesure qu'il s'enfonçait dans la rue, culs-de-jatte,
aveugles, boiteux, pullulaient autour de lui, et des manchots, et des
borgnes, et des lépreux avec leurs plaies, qui sortant des maisons,
qui des petites rues adjacentes, qui des soupiraux des caves, hurlant,
beuglant, glapissant, tous clopin-clopant, cahin-caha, se ruant vers la
lumière, et vautrés dans la fange comme des limaces après la pluie.

Gringoire, toujours suivi par ses trois persécuteurs, et ne sachant
trop ce que cela allait devenir, marchait effaré au milieu des autres,
tournant les boiteux, enjambant les culs-de-jatte, les pieds empêtrés
dans cette fourmilière d'éclopés, comme ce capitaine anglais qui
s'enlisa dans un troupeau de crabes.

L'idée lui vint d'essayer de retourner sur ses pas. Mais il était trop
tard. Toute cette légion s'était refermée derrière lui, et ses trois
mendiants le tenaient. Il continua donc, poussé à la fois par ce flot
irrésistible, par la peur et par un vertige qui lui faisait de tout
cela une sorte de rêve horrible.

Enfin, il atteignit l'extrémité de la rue. Elle débouchait sur une
place immense, où mille lumières éparses vacillaient dans le brouillard
confus de la nuit. Gringoire s'y jeta, espérant échapper par la vitesse
de ses jambes aux trois spectres infirmes qui s'étaient cramponnés à
lui.

--_Onde vas, hombre!_ cria le perclus jetant là ses béquilles, et
courant après lui avec les deux meilleures jambes qui eussent jamais
tracé un pas géométrique sur le pavé de Paris.

Cependant le cul-de-jatte, debout sur ses pieds, coiffait Gringoire de
sa lourde jatte ferrée, et l'aveugle le regardait en face avec des yeux
flamboyants.

--Où suis-je? dit le poëte terrifié.

--Dans la Cour des Miracles, répondit un quatrième spectre qui les
avait accostés.

--Sur mon âme, reprit Gringoire, je vois bien les aveugles qui
regardent et les boiteux qui courent; mais où est le Sauveur?

Ils répondirent par un éclat de rire sinistre.

Le pauvre poëte jeta les yeux autour de lui. Il était en effet dans
cette redoutable Cour des Miracles, où jamais honnête homme n'avait
pénétré à pareille heure; cercle magique où les officiers du Châtelet
et les sergents de la prévôté qui s'y aventuraient disparaissaient en
miettes; cité des voleurs, hideuse verrue à la face de Paris; égout
d'où s'échappait chaque matin, et où revenait croupir chaque nuit, ce
ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage, toujours débordé
dans les rues des capitales; ruche monstrueuse où rentraient le soir
avec leur butin tous les frelons de l'ordre social; hôpital menteur
où le bohémien, le moine défroqué, l'écolier perdu, les vauriens de
toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les
religions, juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres, couverts de plaies
fardées, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands;
immense vestiaire, en un mot, où s'habillaient et se déshabillaient à
cette époque tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la
prostitution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris.

C'était une vaste place, irrégulière et mal pavée, comme toutes les
places de Paris alors. Des feux, autour desquels fourmillaient des
groupes étranges, y brillaient çà et là. Tout cela allait, venait,
criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d'enfants, des
voix de femmes. Les mains, les têtes de cette foule, noires sur le fond
lumineux, y découpaient mille gestes bizarres. Par moments, sur le sol,
où tremblait la clarté des feux, mêlée à de grandes ombres indéfinies,
on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme
qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces
semblaient s'effacer dans cette cité comme dans un pandémonium. Hommes,
femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladies, tout semblait être en commun
parmi ce peuple; tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé;
chacun y participait de tout.

Le rayonnement chancelant et pauvre des feux permettait à Gringoire de
distinguer, à travers son trouble, tout à l'entour de l'immense place,
un hideux encadrement de vieilles maisons dont les façades vermoulues,
ratatinées, rabougries, percées chacune d'une ou deux lucarnes
éclairées, lui semblaient dans l'ombre d'énormes têtes de vieilles
femmes, rangées en cercle, monstrueuses et rechignées, qui regardaient
le sabbat en clignant des yeux.

C'était comme un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile,
fourmillant, fantastique.

Gringoire, de plus en plus effaré, pris par les trois mendiants
comme par trois tenailles, assourdi d'une foule d'autres visages qui
moutonnaient et aboyaient autour de lui, le malencontreux Gringoire
tâchait de rallier sa présence d'esprit pour se rappeler si l'on était
à un samedi. Mais ses efforts étaient vains; le fil de sa mémoire et de
sa pensée était rompu; et doutant de tout, flottant de ce qu'il voyait
à ce qu'il sentait, il se posait cette insoluble question:--Si je suis,
cela est-il? si cela est, suis-je?

En ce moment, un cri distinct s'éleva dans la cohue bourdonnante qui
l'enveloppait:--Menons-le au roi! menons-le au roi!

--Sainte Vierge! murmura Gringoire, le roi d'ici, ce doit être un bouc.

--Au roi! au roi! répétèrent toutes les voix.

On l'entraîna. Ce fut à qui mettrait la griffe sur lui. Mais les trois
mendiants ne lâchaient pas prise, et l'arrachaient aux autres en
hurlant: Il est à nous!

Le pourpoint déjà malade du poëte rendit le dernier soupir dans cette
lutte.

En traversant l'horrible place, son vertige se dissipa. Au bout
de quelques pas, le sentiment de la réalité lui était revenu. Il
commençait à se faire à l'atmosphère du lieu. Dans le premier
moment, de sa tête de poëte, ou peut-être, tout simplement et tout
prosaïquement, de son estomac vide, il s'était élevé une fumée, une
vapeur pour ainsi dire, qui, se répandant entre les objets et lui,
ne les lui avait laissé entrevoir que dans la brume incohérente du
cauchemar, dans ces ténèbres des rêves qui font trembler tous les
contours, grimacer toutes les formes, s'agglomérer les objets en
groupes démesurés, dilatant les choses en chimères et les hommes en
fantômes. Peu à peu à cette hallucination succéda un regard moins
égaré et moins grossissant. Le réel se faisait jour autour de lui,
lui heurtait les yeux, lui heurtait les pieds, et démolissait pièce à
pièce toute l'effroyable poésie dont il s'était cru d'abord entouré.
Il fallut bien s'apercevoir qu'il ne marchait pas dans le Styx, mais
dans la boue, qu'il n'était pas coudoyé par des démons, mais par des
voleurs, qu'il n'y allait pas de son âme, mais tout bonnement de sa
vie (puisqu'il lui manquait ce précieux conciliateur qui se place si
efficacement entre le bandit et l'honnête homme, la bourse). Enfin, en
examinant l'orgie de plus près et avec plus de sang-froid, il tomba du
sabbat au cabaret.

La Cour des Miracles n'était en effet qu'un cabaret, mais un cabaret de
brigands, tout aussi rouge de sang que de vin.

Le spectacle qui s'offrit à ses yeux, quand son escorte en guenilles
le déposa enfin au terme de sa course, n'était pas propre à le ramener
à la poésie, fût-ce même à la poésie de l'enfer. C'était plus que
jamais la prosaïque et brutale réalité de la taverne. Si nous n'étions
pas au quinzième siècle, nous dirions que Gringoire était descendu de
Michel-Ange à Callot.

Autour d'un grand feu qui brûlait sur une large dalle ronde, et qui
pénétrait de ses flammes les tiges rougies d'un trépied vide pour
le moment, quelques tables vermoulues étaient dressées çà et là, au
hasard, sans que le moindre laquais géomètre eût daigné ajuster leur
parallélisme ou veiller à ce qu'au moins elles ne se coupassent pas
à des angles trop inusités. Sur ces tables reluisaient quelques pots
ruisselants de vin et de cervoise, et autour de ces pots se groupaient
force visages bachiques, empourprés de feu et de vin. C'était un homme
à gros ventre et à joviale figure qui embrassait bruyamment une fille
de joie, épaisse et charnue. C'était une espèce de faux soldat, un
narquois, comme on disait en argot, qui défaisait en sifflant les
bandages de sa fausse blessure, et qui dégourdissait son genou sain
et vigoureux, emmaillotté depuis le matin dans mille ligatures. Au
rebours, c'était un malingreux qui préparait avec de l'éclaire et du
sang de bœuf sa _jambe de Dieu_ du lendemain. Deux tables plus loin, un
coquillart, avec son costume complet de pèlerin, épelait la complainte
de Sainte-Reine, sans oublier la psalmodie et le nasillement. Ailleurs
un jeune hubin prenait leçon d'épilepsie d'un vieux sabouleux qui lui
enseignait l'art d'écumer en mâchant un morceau de savon. A côté, un
hydropique se dégonflait, et faisait boucher le nez à quatre ou cinq
larronnesses, qui se disputaient à la même table un enfant volé dans la
soirée. Toutes circonstances qui, deux siècles plus tard, _semblèrent
si ridicules à la cour_, comme dit Sauval, _qu'elles servirent de
passe-temps au roi et d'entrée au ballet royal de La Nuit, divisé en
quatre parties et dansé sur le théâtre du Petit-Bourbon_. «Jamais,
ajoute un témoin oculaire de 1653, les subites métamorphoses de la Cour
des Miracles n'ont été plus heureusement représentées. Benserade nous y
prépara par des vers assez galants.»

Le gros rire éclatait partout, et la chanson obscène. Chacun tirait à
soi, glosant et jurant sans écouter le voisin. Les pots trinquaient,
et les querelles naissaient au choc des pots, et les pots ébréchés
faisaient déchirer les haillons.

Un gros chien, assis sur sa queue, regardait le feu. Quelques enfants
étaient mêlés à cette orgie. L'enfant volé, qui pleurait et criait. Un
autre, gros garçon de quatre ans, assis les jambes pendantes sur un
banc trop élevé, ayant de la table jusqu'au menton, et ne disant mot.
Un troisième étalant gravement avec son doigt sur la table le suif en
fusion qui coulait d'une chandelle. Un dernier, petit, accroupi dans la
boue, presque perdu dans un chaudron qu'il raclait avec une tuile, et
dont il tirait un son à faire évanouir Stradivarius.

Un tonneau était près du feu, et un mendiant sur le tonneau. C'était le
roi sur son trône.

Les trois qui avaient Gringoire l'amenèrent devant ce tonneau, et toute
la bacchanale fit un moment silence, excepté le chaudron habité par
l'enfant.

Gringoire n'osait souffler ni lever les yeux.

--_Hombre, quita tu sombrero_, dit l'un des trois drôles à qui il
était; et avant qu'il eût compris ce que cela voulait dire, l'autre
lui avait pris son chapeau. Misérable bicoquet, il est vrai, mais bon
encore un jour de soleil ou un jour de pluie. Gringoire soupira.

Cependant le roi, du haut de sa futaille, lui adressa la parole.

--Qu'est-ce que c'est que ce maraud?

Gringoire tressaillit. Cette voix, quoique accentuée par la menace, lui
rappela une autre voix qui le matin même avait porté le premier coup à
son mystère, en nasillant au milieu de l'auditoire: _La charité, s'il
vous plaît!_ Il leva la tête. C'était en effet Clopin Trouillefou.

Clopin Trouillefou, revêtu de ses insignes royaux, n'avait pas un
haillon de plus ni de moins. Sa plaie au bras avait déjà disparu. Il
portait à la main un de ces fouets à lanières de cuir blanc dont se
servaient alors les sergents à verge pour serrer la foule, et que
l'on appelait _boullayes_. Il avait sur la tête une espèce de coiffure
cerclée et fermée par le haut; mais il était difficile de distinguer
si c'était un bourrelet d'enfant ou une couronne de roi, tant les deux
choses se ressemblent.

Cependant Gringoire, sans savoir pourquoi, avait repris quelque espoir
en reconnaissant dans le roi de la Cour des Miracles son maudit
mendiant de la grand'salle.

--Maître, balbutia-t-il..... Monseigneur..... Sire..... Comment dois-je
vous appeler? dit-il enfin, arrivé au point culminant de son crescendo,
et ne sachant plus comment monter ni redescendre.

--Monseigneur, sa majesté, ou camarade, appelle-moi comme tu voudras.
Mais dépêche. Qu'as-tu à dire pour ta défense?

_Pour ta défense!_ pensa Gringoire, ceci me déplaît. Il reprit en
bégayant:--Je suis celui qui ce matin.....

--Par les ongles du diable! interrompit Clopin, ton nom, maraud, et
rien de plus. Écoute. Tu es devant trois puissants souverains: moi,
Clopin Trouillefou, roi de Thunes, successeur du grand coësre, suzerain
suprême du royaume de l'argot; Mathias Hungadi Spicali, duc d'Égypte
et de Bohême, ce vieux jaune que tu vois là avec un torchon autour de
la tête; Guillaume Rousseau, empereur de Galilée, ce gros qui ne nous
écoute pas et qui caresse une ribaude. Nous sommes tes juges. Tu es
entré dans le royaume d'argot sans être argotier, tu as violé les
priviléges de notre ville. Tu dois être puni, à moins que tu ne sois
capon, franc-mitou ou rifodé, c'est-à-dire, dans l'argot des honnêtes
gens, voleur, mendiant ou vagabond. Es-tu quelque chose comme cela?
Justifie-toi. Décline tes qualités.

--Hélas! dit Gringoire, je n'ai pas cet honneur. Je suis l'auteur...

--Cela suffit, reprit Trouillefou sans le laisser achever. Tu vas être
pendu. Chose toute simple, messieurs les honnêtes bourgeois! comme vous
traitez les nôtres chez vous, nous traitons les vôtres chez nous. La
loi que vous faites aux truands, les truands vous la font. C'est votre
faute si elle est méchante. Il faut bien qu'on voie de temps en temps
une grimace d'honnête homme au-dessus du collier de chanvre; cela rend
la chose honorable. Allons, l'ami, partage gaiement tes guenilles à ces
demoiselles. Je vais te faire pendre pour amuser les truands, et tu
leur donneras ta bourse pour boire. Si tu as quelque momerie à faire,
il y a là-bas dans l'égrugeoir un très bon Dieu-le-Père en pierre que
nous avons volé à Saint-Pierre-aux-bœufs. Tu as quatre minutes pour lui
jeter ton âme à la tête.

La harangue était formidable.

--Bien dit, sur mon âme! Clopin Trouillefou prêche comme un saint-père
le pape! s'écria l'empereur de Galilée en cassant son pot pour étayer
sa table.

--Messeigneurs les empereurs et rois, dit Gringoire avec sang-froid
(car je ne sais comment la fermeté lui était revenue, et il parlait
résolûment), vous n'y pensez pas. Je m'appelle Pierre Gringoire,
je suis le poëte dont on a représenté ce matin une moralité dans la
grand'salle du Palais.

--Ah! c'est toi, maître! dit Clopin. J'y étais, par la tête-Dieu! Eh
bien! camarade, est-ce une raison, parce que tu nous as ennuyés ce
matin, pour ne pas être pendu ce soir?

--J'aurai de la peine à m'en tirer, pensa Gringoire. Il tenta pourtant
encore un effort.--Je ne vois pas pourquoi, dit-il, les poëtes ne
sont pas rangés parmi les truands. Vagabond, Æsopus le fut; mendiant,
Homerus le fut; voleur, Mercurius l'était...

Clopin l'interrompit:--Je crois que tu veux nous matagraboliser avec
ton grimoire. Pardieu, laisse-toi pendre, et pas tant de façons!

--Pardon, monseigneur le roi de Thunes, répliqua Gringoire, disputant
le terrain pied à pied. Cela en vaut la peine... Un moment!...
Écoutez-moi... Vous ne me condamnerez pas sans m'entendre...

Sa malheureuse voix, en effet, était couverte par le vacarme qui se
faisait autour de lui. Le petit garçon raclait son chaudron avec plus
de verve que jamais; et, pour comble, une vieille femme venait de poser
sur le trépied une poêle pleine de graisse, qui glapissait au feu avec
un bruit pareil aux cris d'une troupe d'enfants qui poursuit un masque.

Cependant Clopin Trouillefou parut conférer un moment avec le duc
d'Égypte et l'empereur de Galilée, lequel était complétement ivre. Puis
il cria aigrement: Silence donc! et, comme le chaudron et la poêle à
frire ne l'écoutaient pas et continuaient leur duo, il sauta à bas de
son tonneau, donna un coup de pied dans le chaudron, qui roula à dix
pas avec l'enfant, un coup de pied dans la poêle, dont toute la graisse
se renversa dans le feu, et il remonta gravement sur son trône, sans
se soucier des pleurs étouffés de l'enfant, ni des grognements de la
vieille, dont le souper s'en allait en belle flamme blanche.

Trouillefou fit un signe, et le duc, et l'empereur, et les archisuppôts
et les cagoux vinrent se ranger autour de lui en un fer à cheval, dont
Gringoire, toujours rudement appréhendé au corps, occupait le centre.
C'était un demi-cercle de haillons, de guenilles, de clinquant, de
fourches, de haches, de jambes avinées, de gros bras nus, de figures
sordides, éteintes et hébétées. Au milieu de cette table ronde de la
gueuserie, Clopin Trouillefou, comme le doge de ce sénat, comme le roi
de cette pairie, comme le pape de ce conclave, dominait, d'abord de
toute la hauteur de son tonneau, puis de je ne sais quel air hautain,
farouche et formidable qui faisait pétiller sa prunelle et corrigeait
dans son sauvage profil le type bestial de la race truande. On eût dit
une hure parmi des groins.

--Écoute, dit-il à Gringoire en caressant son menton difforme avec sa
main calleuse; je ne vois pas pourquoi tu ne serais pas pendu. Il est
vrai que cela a l'air de te répugner; et c'est tout simple, vous autres
bourgeois, vous n'y êtes pas habitués. Vous vous faites de la chose une
grosse idée. Après tout, nous ne te voulons pas de mal. Voici un moyen
de te tirer d'affaire pour le moment. Veux-tu être des nôtres?

On peut juger de l'effet que fit cette proposition sur Gringoire,
qui voyait la vie lui échapper et commençait à lâcher prise. Il s'y
rattacha énergiquement.

--Je le veux, certes, bellement, dit-il.

--Tu consens, reprit Clopin, à t'enrôler parmi les gens de la petite
flambe?

--De la petite flambe. Précisément, répondit Gringoire.

--Tu te reconnais membre de la franche bourgeoisie? reprit le roi de
Thunes.

--De la franche bourgeoisie.

--Sujet du royaume d'argot?

--Du royaume d'argot.

--Truand?

--Truand.

--Dans l'âme?

--Dans l'âme.

--Je te fais remarquer, reprit le roi, que tu n'en seras pas moins
pendu pour cela.

--Diable! dit le poëte.

--Seulement, continua Clopin imperturbable, tu seras pendu plus tard,
avec plus de cérémonie, aux frais de la bonne ville de Paris, à un beau
gibet de pierre, et par les honnêtes gens. C'est une consolation.

--Comme vous dites, répondit Gringoire.

--Il y a d'autres avantages. En qualité de franc bourgeois, tu n'auras
à payer ni boues, ni pauvres, ni lanternes, à quoi sont sujets les
bourgeois de Paris.

--Ainsi soit-il, dit le poëte. Je consens. Je suis truand, argotier,
franc-bourgeois, petite flambe, tout ce que vous voudrez. Et j'étais
tout cela d'avance, monsieur le roi de Thunes, car je suis philosophe;
_et omnia in philosophia, omnes in philosopho continentur_, comme vous
savez.

Le roi de Thunes fronça le sourcil.

--Pour qui me prends-tu, l'ami? Quel argot de juif de Hongrie nous
chantes-tu là? Je ne sais pas l'hébreu. Pour être bandit on n'est
pas juif. Je ne vole même plus, je suis au-dessus de cela, je tue.
Coupe-gorge, oui; coupe-bourse, non.

Gringoire tâcha de glisser quelque excuse à travers ces brèves paroles
que la colère saccadait de plus en plus.--Je vous demande pardon,
monseigneur. Ce n'est pas de l'hébreu, c'est du latin.

--Je te dis, reprit Clopin avec emportement, que je ne suis pas juif,
et que je te ferai pendre, ventre de synagogue! ainsi que ce petit
marcandier de Judée qui est auprès de toi, et que j'espère bien voir
clouer un jour sur un comptoir, comme une pièce de fausse monnaie qu'il
est!

En parlant ainsi, il désignait du doigt le petit juif hongrois barbu,
qui avait accosté Gringoire de son _facitote caritatem_, et qui, ne
comprenant pas d'autre langue, regardait avec surprise la mauvaise
humeur du roi de Thunes déborder sur lui.

Enfin, monseigneur Clopin se calma.

--Maraud, dit-il à notre poëte, tu veux donc être truand?

--Sans doute, répondit le poëte.

--Ce n'est pas le tout de vouloir, dit le bourru Clopin. La bonne
volonté ne met pas un oignon de plus dans la soupe, et n'est bonne que
pour aller en paradis; or, paradis et argot sont deux. Pour être reçu
dans l'argot, il faut que tu prouves que tu es bon à quelque chose, et
pour cela que tu fouilles le mannequin.

--Je fouillerai, dit Gringoire, tout ce qu'il vous plaira.

Clopin fit un signe. Quelques argotiers se détachèrent du cercle et
revinrent un moment après. Ils apportaient deux poteaux terminés à leur
extrémité inférieure par deux spatules en charpente, qui leur faisaient
prendre aisément pied sur le sol. A l'extrémité supérieure des deux
poteaux ils adaptèrent une solive transversale, et le tout constitua
une fort jolie potence portative, que Gringoire eut la satisfaction de
voir se dresser devant lui en un clin d'œil. Rien n'y manquait, pas
même la corde qui se balançait gracieusement au-dessous de la traverse.

--Où veulent-ils en venir? se demanda Gringoire avec quelque
inquiétude. Un bruit de sonnettes qu'il entendit au même moment mit fin
à son anxiété. C'était un mannequin que les truands suspendaient par
le cou à la corde, espèce d'épouvantail aux oiseaux, vêtu de rouge, et
tellement chargé de grelots et de clochettes qu'on eût pu en harnacher
trente mules castillanes. Ces mille sonnettes frissonnèrent quelque
temps aux oscillations de la corde, puis s'éteignirent peu à peu, et
se turent enfin, quand le mannequin eut été ramené à l'immobilité par
cette loi du pendule qui a détrôné la clepsydre et le sablier.

Alors Clopin, indiquant à Gringoire un vieil escabeau chancelant, placé
au-dessous du mannequin:--Monte là-dessus.

--Mort-diable! objecta Gringoire, je vais me rompre le cou. Votre
escabelle boite comme un distique de Martial; elle a un pied hexamètre
et un pied pentamètre.

--Monte, reprit Clopin.

Gringoire monta sur l'escabeau, et parvint, non sans quelques
oscillations de la tête et des bras, à y retrouver son centre de
gravité.

--Maintenant, poursuivit le roi de Thunes, tourne ton pied droit autour
de ta jambe gauche et dresse-toi sur la pointe du pied gauche.

--Monseigneur, dit Gringoire, vous tenez donc absolument à ce que je me
casse quelque membre?

Clopin hocha la tête.

--Écoute, l'ami, tu parles trop. Voilà en deux mots de quoi il s'agit.
Tu vas te dresser sur la pointe du pied, comme je te le dis; de
cette façon tu pourras atteindre jusqu'à la poche du mannequin; tu y
fouilleras; tu en tireras une bourse qui s'y trouve; et si tu fais tout
cela sans qu'on entende le bruit d'une sonnette, c'est bien; tu seras
truand. Nous n'aurons plus qu'à te rouer de coups pendant huit jours.

--Ventre-Dieu! je n'aurais garde, dit Gringoire. Et si je fais chanter
les sonnettes?

--Alors tu seras pendu. Comprends-tu?

--Je ne comprends pas du tout, répondit Gringoire.

--Écoute encore une fois. Tu vas fouiller le mannequin et lui prendre
sa bourse; si une seule sonnette bouge dans l'opération, tu seras
pendu. Comprends-tu cela?

--Bien, dit Gringoire; je comprends cela. Après?

--Si tu parviens à enlever la bourse sans qu'on entende les grelots, tu
es truand, et tu seras roué de coups pendant huit jours consécutifs. Tu
comprends sans doute, maintenant?

--Non, monseigneur; je ne comprends plus. Où est mon avantage? pendu
dans un cas, battu dans l'autre?

--Et truand, reprit Clopin, et truand, n'est-ce rien? C'est dans ton
intérêt que nous te battrons, afin de t'endurcir aux coups.

--Grand merci, répondit le poëte.

--Allons, dépêchons, dit le roi en frappant du pied sur son tonneau,
qui résonna comme une grosse caisse. Fouille le mannequin, et que
cela finisse. Je t'avertis une dernière fois que si j'entends un seul
grelot, tu prendras la place du mannequin.

La bande des argotiers applaudit aux paroles de Clopin, et se
rangea circulairement autour de la potence, avec un rire tellement
impitoyable que Gringoire vit qu'il les amusait trop pour n'avoir
pas tout à craindre d'eux. Il ne lui restait donc plus d'espoir, si
ce n'est la frêle chance de réussir dans la redoutable opération qui
lui était imposée. Il se décida à la risquer, mais ce ne fut pas sans
avoir adressé d'abord une fervente prière au mannequin qu'il allait
dévaliser, et qui eût été plus facile à attendrir que les truands.
Cette myriade de sonnettes avec leurs petites langues de cuivre lui
semblaient autant de gueules d'aspics ouvertes, prêtes à mordre et à
siffler.

--Oh! disait-il tout bas, est-il possible que ma vie dépende de la
moindre des vibrations du moindre de ces grelots! Oh! ajoutait-il les
mains jointes, sonnettes, ne sonnez pas! clochettes, ne clochez pas!
grelots, ne grelottez pas!

Il tenta encore un effort sur Trouillefou.

--Et s'il survient un coup de vent? lui demanda-t-il.

--Tu seras pendu, répondit l'autre sans hésiter.

Voyant qu'il n'y avait ni répit, ni sursis, ni faux-fuyant possible,
il prit bravement son parti. Il tourna son pied droit autour de son
pied gauche, se dressa sur son pied gauche, et étendit le bras;
mais, au moment où il touchait le mannequin, son corps qui n'avait
plus qu'un pied chancela sur l'escabeau qui n'en avait que trois; il
voulut machinalement s'appuyer au mannequin, perdit l'équilibre, et
tomba lourdement sur la terre, tout assourdi par la fatale vibration
des mille sonnettes du mannequin, qui, cédant à l'impulsion de sa
main, décrivit d'abord une rotation sur lui-même, puis se balança
majestueusement entre les deux poteaux.

--Malédiction! cria-t-il en tombant, et il resta comme mort, la face
contre terre.

Cependant il entendait le redoutable carillon au-dessus de sa tête,
et le rire diabolique des truands, et la voix de Trouillefou, qui
disait:--Relevez-moi le drôle, et pendez-le-moi rudement.

Il se leva. On avait déjà décroché le mannequin pour lui faire place.

Les argotiers le firent monter sur l'escabeau. Clopin vint à lui, lui
passa la corde au cou, et, lui frappant sur l'épaule:--Adieu, l'ami!
Tu ne peux plus échapper maintenant, quand même tu digérerais avec les
boyaux du pape.

Le mot _grâce_ expira sur les lèvres de Gringoire. Il promena ses
regards autour de lui. Mais aucun espoir; tous riaient.

--Bellevigne de l'Étoile, dit le roi de Thunes à un énorme truand, qui
sortit des rangs, grimpe sur la traverse.

Bellevigne de l'Étoile monta lestement sur la solive transversale, et
au bout d'un instant Gringoire, en levant les yeux, le vit avec terreur
accroupi sur la traverse au-dessus de sa tête.

--Maintenant, reprit Clopin Trouillefou, dès que je frapperai des
mains, Andry-le-Rouge, tu jetteras l'escabelle à terre d'un coup de
genou; François Chante-Prune, tu te pendras aux pieds du maraud; et
toi, Bellevigne, tu te jetteras sur ses épaules; et tous trois à la
fois, entendez-vous?

Gringoire frissonna.

--Y êtes-vous? dit Clopin Trouillefou aux trois argotiers prêts à se
précipiter sur Gringoire comme trois araignées sur une mouche. Le
pauvre patient eut un moment d'attente horrible, pendant que Clopin
repoussait tranquillement du bout du pied dans le feu quelques brins de
sarment que la flamme n'avait pas gagnés.--Y êtes-vous? répéta-t-il, et
il ouvrit ses mains pour frapper. Une seconde de plus, c'en était fait.

Mais il s'arrêta, comme averti par une idée subite.--Un instant!
dit-il; j'oubliais!... Il est d'usage que nous ne pendions pas un
homme sans demander s'il y a une femme qui en veut. Camarade, c'est ta
dernière ressource. Il faut que tu épouses une truande ou la corde.

Cette loi bohémienne, si bizarre qu'elle puisse sembler au lecteur,
est aujourd'hui encore écrite tout au long dans la vieille législation
anglaise. Voyez _Burington's Observations_.

Gringoire respira. C'était la seconde fois qu'il revenait à la vie
depuis une demi-heure. Aussi n'osait-il trop s'y fier.

--Holà! cria Clopin remonté sur sa futaille, holà! femmes, femelles, y
a-t-il parmi vous, depuis la sorcière jusqu'à sa chatte, une ribaude
qui veuille de ce ribaud? Holà, Colette la Charonne! Élisabeth
Trouvain! Simone Jodouyne! Marie Piédebou! Thonne-la-Longue! Bérarde
Fanouel! Michelle Genaille! Claude Ronge-oreille! Mathurine Girorou!
Holà! Isabeau-la-Thierrye! Venez et voyez! un homme pour rien! qui en
veut?

Gringoire, dans ce misérable état, était sans doute peu appétissant.
Les truandes se montrèrent médiocrement touchées de la proposition. Le
malheureux les entendit répondre:--Non! non! pendez-le, il y aura du
plaisir pour toutes.

Trois cependant sortirent de la foule et vinrent le flairer.
La première était une grosse fille à face carrée. Elle examina
attentivement le pourpoint déplorable du philosophe. La souquenille
était usée et plus trouée qu'une poêle à griller des châtaignes. La
fille fit la grimace.--Vieux drapeau! grommela-t-elle; et, s'adressant
à Gringoire:--Voyons ta cape?--Je l'ai perdue, dit Gringoire.--Ton
chapeau?--On me l'a pris.--Tes souliers?--Ils commencent à n'avoir
plus de semelles.--Ta bourse?--Hélas! bégaya Gringoire, je n'ai pas un
denier parisis.--Laisse-toi pendre, et dis merci! répliqua la truande
en lui tournant le dos.

La seconde, vieille, noire, ridée, hideuse, d'une laideur à faire tache
dans la Cour des Miracles, tourna autour de Gringoire. Il tremblait
presque qu'elle ne voulût de lui. Mais elle dit entre ses dents:--Il
est trop maigre! et s'éloigna.

La troisième était une jeune fille, assez fraîche, et pas trop
laide.--Sauvez-moi! lui dit à voix basse le pauvre diable. Elle le
considéra un moment d'un air de pitié, puis baissa les yeux, fit un pli
à sa jupe, et resta indécise. Il suivait des yeux tous ses mouvements;
c'était la dernière lueur d'espoir.--Non, dit enfin la jeune fille,
non! Guillaume Longuejoue me battrait. Elle rentra dans la foule.

--Camarade, dit Clopin, tu as du malheur.

Puis, se levant debout sur son tonneau:--Personne n'en veut? cria-t-il
en contrefaisant l'accent d'un huissier priseur, à la grande gaieté
de tous; personne n'en veut? une fois, deux fois, trois fois? Et se
tournant vers la potence avec un signe de tête:--Adjugé!

Bellevigne de l'Étoile, Andry-le-Rouge, François Chante-Prune se
rapprochèrent de Gringoire.

En ce moment un cri s'éleva parmi les argotiers:--_La Esmeralda! la
Esmeralda!_

Gringoire tressaillit, et se tourna du côté d'où venait la clameur. La
foule s'ouvrit, et donna passage à une pure et éblouissante figure.

C'était la bohémienne.

--La Esmeralda! dit Gringoire, stupéfait, au milieu de ses émotions, de
la brusque manière dont ce mot magique nouait tous les souvenirs de sa
journée.

Cette rare créature paraissait exercer jusque dans la Cour des
Miracles son empire de charme et de beauté. Argotiers et argotières
se rangeaient doucement à son passage, et leurs brutales figures
s'épanouissaient à son regard.

Elle s'approcha du patient avec son pas léger. Sa jolie Djali la
suivait. Gringoire était plus mort que vif. Elle le considéra un moment
en silence.

--Vous allez pendre cet homme? dit-elle gravement à Clopin.

--Oui, sœur, répondit le roi de Thunes, à moins que tu ne le prennes
pour mari.

Elle fit sa jolie petite moue de la lèvre inférieure.

--Je le prends, dit-elle.

Gringoire ici crut fermement qu'il n'avait fait qu'un rêve depuis le
matin, et que ceci en était la suite.

La péripétie, en effet, quoique gracieuse, était violente.

On détacha le nœud coulant, on fit descendre le poëte de l'escabeau. Il
fut obligé de s'asseoir, tant la commotion était vive.

Le duc d'Égypte, sans prononcer une parole, apporta une cruche
d'argile. La bohémienne la présenta à Gringoire.--Jetez-la à terre, lui
dit-elle.

La cruche se brisa en quatre morceaux.

--Frère, dit alors le duc d'Égypte en leur imposant les mains sur le
front, elle est ta femme; sœur, il est ton mari. Pour quatre ans.
Allez.



VII

UNE NUIT DE NOCES


Au bout de quelques instants, notre poëte se trouva dans une petite
chambre voûtée en ogive, bien close, bien chaude, assis devant une
table qui ne paraissait pas demander mieux que de faire quelques
emprunts à un garde-manger suspendu tout auprès, ayant un bon lit en
perspective, et tête à tête avec une jolie fille. L'aventure tenait
de l'enchantement. Il commençait à se prendre sérieusement pour un
personnage de conte de fées; de temps en temps, il jetait les yeux
autour de lui comme pour chercher si le char de feu attelé de deux
chimères ailées, qui avait seul pu le transporter si rapidement du
Tartare au paradis, était encore là. Par moments aussi il attachait
obstinément son regard aux trous de son pourpoint, afin de se
cramponner à la réalité et de ne pas perdre terre tout à fait. Sa
raison, ballottée dans les espaces imaginaires, ne tenait plus qu'à ce
fil.

[Illustration: UNE NUIT DE NOCES.

  Tony Johannot peintre.      W. Finden sculpteur.]

La jeune fille ne paraissait faire aucune attention à lui; elle allait,
venait, dérangeait quelque escabelle, causait avec sa chèvre, faisait
sa moue çà et là. Enfin elle vint s'asseoir près de la table, et
Gringoire put la considérer à l'aise.

Vous avez été enfant, lecteur, et vous êtes peut-être assez heureux
pour l'être encore. Il n'est pas que vous n'ayez plus d'une fois (et
pour mon compte j'y ai passé des journées entières, les mieux employées
de ma vie) suivi de broussaille en broussaille, au bord d'une eau
vive, par un jour de soleil, quelque belle demoiselle verte ou bleue,
brisant son vol à angles brusques et baisant le bout de toutes les
branches. Vous vous rappelez avec quelle curiosité amoureuse votre
pensée et votre regard s'attachaient à ce petit tourbillon sifflant et
bourdonnant, d'ailes, de pourpre et d'azur, au milieu duquel flottait
une forme insaisissable, voilée par la rapidité même de son mouvement.
L'être aérien qui se dessinait confusément à travers ce frémissement
d'ailes vous paraissait chimérique, imaginaire, impossible à toucher,
impossible à voir. Mais lorsqu'enfin la demoiselle se reposait à la
pointe d'un roseau, et que vous pouviez examiner, en retenant votre
souffle, les longues ailes de gaze, la longue robe d'émail, les deux
globes de cristal, quel étonnement n'éprouviez-vous pas, et quelle peur
de voir de nouveau la forme s'en aller en ombre et l'être en chimère!
Rappelez-vous ces impressions, et vous vous rendrez aisément compte de
ce que ressentait Gringoire en contemplant sous sa forme visible et
palpable cette Esmeralda qu'il n'avait entrevue jusque-là qu'à travers
un tourbillon de danse, de chant et de tumulte.

Enfoncé de plus en plus dans sa rêverie,--Voilà donc, se disait-il en
la suivant vaguement des yeux, ce que c'est que _la Esmeralda_! une
céleste créature! une danseuse des rues! tant et si peu! C'est elle
qui a donné le coup de grâce à mon mystère ce matin, c'est elle qui
me sauve la vie ce soir. Mon mauvais génie! mon bon ange!--Une jolie
femme, sur ma parole!--et qui doit m'aimer à la folie pour m'avoir
pris de la sorte.--A propos, dit-il en se levant tout à coup avec
ce sentiment du vrai qui faisait le fond de son caractère et de sa
philosophie, je ne sais trop comment cela se fait, mais je suis son
mari!

Cette idée en tête et dans les yeux, il s'approcha de la jeune fille
d'une façon si militaire et si galante qu'elle recula.

--Que me voulez-vous donc? dit-elle.

--Pouvez-vous me le demander, adorable Esmeralda? répondit Gringoire
avec un accent si passionné qu'il en était étonné lui-même en
s'entendant parler.

L'égyptienne ouvrit ses grands yeux.--Je ne sais pas ce que vous voulez
dire.

--Eh quoi! reprit Gringoire, s'échauffant de plus en plus, et songeant
qu'il n'avait affaire après tout qu'à une vertu de la Cour des
Miracles, ne suis-je pas à toi, douce amie? n'es-tu pas à moi?

Et, tout ingénument, il lui prit la taille.

Le corsage de la bohémienne glissa dans ses mains comme la robe d'une
anguille. Elle sauta d'un bond à l'autre bout de la cellule, se
baissa, et se redressa, avec un petit poignard à la main, avant que
Gringoire eût eu seulement le temps de voir d'où ce poignard sortait;
irritée et fière, les lèvres gonflées, les narines ouvertes, les joues
rouges comme une pomme d'api, les prunelles rayonnantes d'éclairs. En
même temps, la chevrette blanche se plaça devant elle, et présenta à
Gringoire un front de bataille, hérissé de deux cornes jolies, dorées
et fort pointues. Tout cela se fit en un clin d'œil.

La demoiselle se faisait guêpe, et ne demandait pas mieux que de piquer.

Notre philosophe resta interdit, promenant tour à tour de la chèvre à
la jeune fille des regards hébétés.--Sainte Vierge! dit-il enfin quand
la surprise lui permit de parler, voilà deux luronnes!

La bohémienne rompit le silence de son côté.

--Il faut que tu sois un drôle bien hardi!

--Pardon, madamoiselle, dit Gringoire en souriant. Mais pourquoi donc
m'avez-vous pris pour mari?

--Fallait-il te laisser pendre?

--Ainsi, reprit le poëte un peu désappointé dans ses espérances
amoureuses, vous n'avez eu d'autre pensée en m'épousant que de me
sauver du gibet?

--Et quelle autre pensée veux-tu que j'aie eue?

Gringoire se mordit les lèvres.--Allons, dit-il, je ne suis pas encore
si triomphant en Cupido que je croyais. Mais, alors, à quoi bon avoir
cassé cette pauvre cruche?

Cependant le poignard de la Esmeralda et les cornes de la chèvre
étaient toujours sur la défensive.

--Mademoiselle Esmeralda, dit le poëte, capitulons. Je ne suis pas
clerc-greffier au Châtelet, et ne vous chicanerai pas de porter ainsi
une dague dans Paris à la barbe des ordonnances et prohibitions de
M. le prévôt. Vous n'ignorez pas pourtant que Noël Lescripvain a été
condamné il y a huit jours en dix sous parisis pour avoir porté un
braquemard. Or ce n'est pas mon affaire, et je viens au fait. Je vous
jure sur ma part de paradis de ne pas vous approcher sans votre congé
et permission; mais donnez-moi à souper.

Au fond, Gringoire, comme M. Despréaux, était «très peu voluptueux».
Il n'était pas de cette espèce chevalière et mousquetaire qui prend
les jeunes filles d'assaut. En matière d'amour, comme en toute autre
affaire, il était volontiers pour les temporisations et les moyens
termes; et un bon souper, en tête-à-tête aimable, lui paraissait,
surtout quand il avait faim, un entr'acte excellent entre le prologue
et le dénoûment d'une aventure d'amour.

L'égyptienne ne répondit pas. Elle fit sa petite moue dédaigneuse,
dressa la tête comme un oiseau, puis éclata de rire, et le poignard
mignon disparut comme il était venu, sans que Gringoire pût voir où
l'abeille cachait son aiguillon.

Un moment après, il y avait sur la table un pain de seigle, une tranche
de lard, quelques pommes ridées et un broc de cervoise. Gringoire se
mit à manger avec emportement. A entendre le cliquetis furieux de sa
fourchette de fer et de son assiette de faïence, on eût dit que tout
son amour s'était tourné en appétit.

La jeune fille assise devant lui le regardait faire en silence,
visiblement préoccupée d'une autre pensée à laquelle elle souriait de
temps en temps, tandis que sa douce main caressait la tête intelligente
de la chèvre mollement pressée entre ses genoux.

Une chandelle de cire jaune éclairait cette scène de voracité et de
rêverie.

Cependant, les premiers bêlements de son estomac apaisés, Gringoire
sentit quelque fausse honte de voir qu'il ne restait plus qu'une
pomme.--Vous ne mangez pas, mademoiselle Esmeralda?

Elle répondit par un signe de tête négatif, et son regard pensif alla
se fixer à la voûte de la cellule.

--De quoi diable est-elle occupée? pensa Gringoire; et, regardant ce
qu'elle regardait:--Il est impossible que ce soit la grimace de ce
nain de pierre sculpté dans la clef de voûte qui absorbe ainsi son
attention. Que diable! je puis soutenir la comparaison!

Il haussa la voix:--Madamoiselle!

Elle ne paraissait pas l'entendre.

Il reprit encore plus haut:--Madamoiselle Esmeralda!

Peine perdue. L'esprit de la jeune fille était ailleurs, et la voix
de Gringoire n'avait pas la puissance de le rappeler. Heureusement la
chèvre s'en mêla. Elle se mit à tirer doucement sa maîtresse par la
manche.

--Que veux-tu, Djali? dit vivement l'égyptienne, comme réveillée en
sursaut.

--Elle a faim, dit Gringoire, charmé d'entamer la conversation.

La Esmeralda se mit à émietter du pain, que Djali mangeait
gracieusement dans le creux de sa main.

Du reste, Gringoire ne lui laissa pas le temps de reprendre sa rêverie.
Il hasarda une question délicate.

--Vous ne voulez donc pas de moi pour votre mari?

La jeune fille le regarda fixement, et dit:--Non.

--Pour votre amant? reprit Gringoire.

Elle fit sa moue, et répondit:--Non.

--Pour votre ami? poursuivit Gringoire.

Elle le regarda encore fixement, et dit après un moment de
réflexion:--Peut-être.

Ce _peut-être_, si cher aux philosophes, enhardit Gringoire.

--Savez-vous ce que c'est que l'amitié? demanda-t-il.

--Oui, répondit l'égyptienne. C'est être frère et sœur, deux âmes qui
se touchent sans se confondre, les deux doigts de la main.

--Et l'amour? poursuivit Gringoire.

--Oh! l'amour! dit-elle, et sa voix tremblait, et son œil rayonnait.
C'est être deux et n'être qu'un. Un homme et une femme qui se fondent
en un ange. C'est le ciel.

La danseuse des rues était, en parlant ainsi, d'une beauté qui frappait
singulièrement Gringoire, et lui semblait en rapport parfait avec
l'exaltation presque orientale de ses paroles. Ses lèvres roses et
pures souriaient à demi; son front candide et serein devenait trouble
par moments sous sa pensée, comme un miroir sous une haleine; et
de ses longs cils noirs baissés s'échappait une sorte de lumière
ineffable, qui donnait à son profil cette suavité idéale que Raphaël
retrouva depuis au point d'intersection mystique de la virginité, de la
maternité et de la divinité.

Gringoire n'en poursuivit pas moins.

--Comment faut-il donc être pour vous plaire?

--Il faut être homme.

--Et moi, dit-il, qu'est-ce que je suis donc?

--Un homme a le casque en tête, l'épée au poing et des éperons d'or aux
talons.

--Bon, dit Gringoire, sans le cheval point d'homme.--Aimez-vous
quelqu'un?

--D'amour?

--D'amour.

Elle resta un moment pensive, puis elle dit avec une expression
particulière:--Je saurai cela bientôt.

--Pourquoi pas ce soir? reprit alors tendrement le poëte. Pourquoi pas
moi?

Elle lui jeta un coup d'œil grave.

--Je ne pourrai aimer qu'un homme qui pourra me protéger.

Gringoire rougit, et se le tint pour dit. Il était évident que la jeune
fille faisait allusion au peu d'appui qu'il lui avait prêté dans la
circonstance critique où elle s'était trouvée deux heures auparavant.
Ce souvenir, effacé par ses autres aventures de la soirée, lui revint.
Il se frappa le front.

--A propos, madamoiselle, j'aurais dû commencer par là. Pardonnez-moi
mes folles distractions. Comment avez-vous donc fait pour échapper aux
griffes de Quasimodo?

Cette question fit tressaillir la bohémienne.

--Oh! l'horrible bossu! dit-elle en se cachant le visage dans ses mains.

Et elle frissonnait comme dans un grand froid.

--Horrible, en effet! dit Gringoire, qui ne lâchait pas son idée; mais
comment avez-vous pu lui échapper?

La Esmeralda sourit, soupira, et garda le silence.

--Savez-vous pourquoi il vous avait suivie? reprit Gringoire, tâchant
de revenir à sa question par un détour.

--Je ne sais pas, dit la jeune fille. Et elle ajouta vivement: Mais
vous qui me suiviez aussi, pourquoi me suiviez-vous?

--En bonne foi, répondit Gringoire, je ne sais pas non plus.

Il y eut un silence. Gringoire tailladait la table avec son couteau. La
jeune fille souriait et semblait regarder quelque chose à travers le
mur. Tout à coup elle se prit à chanter d'une voix à peine articulée:

  Quando las pintadas aves
  Mudas están, y la tierra...

Elle s'interrompit brusquement et se mit à caresser Djali.

--Vous avez là une jolie bête, dit Gringoire.

--C'est ma sœur, répondit-elle.

--Pourquoi vous appelle-t-on _la Esmeralda_? demanda le poëte.

--Je n'en sais rien.

--Mais encore?

Elle tira de son sein une espèce de petit sachet oblong suspendu à son
cou par une chaîne de grains d'adrézarach. Ce sachet exhalait une forte
odeur de camphre. Il était recouvert de soie verte, et portait à son
centre une grosse verroterie verte, imitant l'émeraude.

--C'est peut-être à cause de cela, dit-elle.

Gringoire voulut prendre le sachet. Elle recula.--N'y touchez pas!
c'est une amulette. Tu ferais mal au charme, ou le charme à toi.

La curiosité du poëte était de plus en plus éveillée.

--Qui vous l'a donnée?

Elle mit un doigt sur sa bouche et cacha l'amulette dans son sein. Il
essaya d'autres questions, mais elle répondait à peine.

--Que veut dire ce mot: _la Esmeralda_?

--Je ne sais pas, dit-elle.

--A quelle langue appartient-il?

--C'est de l'égyptien, je crois.

--Je m'en étais douté, dit Gringoire. Vous n'êtes pas de France?

--Je n'en sais rien.

--Avez-vous vos parents?

Elle se mit à chanter sur un vieil air:

    Mon père est oiseau,
    Ma mère est oiselle,
  Je passe l'eau sans nacelle,
  Je passe l'eau sans bateau,
    Ma mère est oiselle.
    Mon père est oiseau.

--C'est bon, dit Gringoire. A quel âge êtes-vous venue en France?

--Toute petite.

--A Paris?

--L'an dernier. Au moment où nous entrions par la porte papale, j'ai vu
filer en l'air la fauvette de roseaux; c'était à la fin d'août; j'ai
dit: L'hiver sera rude.

--Il l'a été, dit Gringoire, ravi de ce commencement de conversation;
je l'ai passé à souffler dans mes doigts. Vous avez donc le don de
prophétie?

Elle retomba dans son laconisme.

--Non.

--Cet homme que vous nommez le duc d'Égypte, c'est le chef de votre
tribu?

--Oui.

--C'est pourtant lui qui nous a mariés, observa timidement le poëte.

Elle fit sa jolie grimace habituelle.--Je ne sais seulement pas ton nom.

--Mon nom? si vous le voulez, le voici. Pierre Gringoire.

--J'en sais un plus beau, dit-elle.

--Mauvaise! reprit le poëte. N'importe, vous ne m'irriterez pas. Tenez,
vous m'aimerez peut-être en me connaissant mieux; et puis vous m'avez
conté votre histoire avec tant de confiance, que je vous dois un peu la
mienne. Vous saurez donc que je m'appelle Pierre Gringoire, et que je
suis fils du fermier du tabellionage de Gonesse. Mon père a été pendu
par les Bourguignons et ma mère éventrée par les Picards, lors du siége
de Paris, il y a vingt ans. A six ans donc, j'étais orphelin, n'ayant
pour semelle à mes pieds que le pavé de Paris. Je ne sais comment j'ai
franchi l'intervalle de six ans à seize. Une fruitière me donnait une
prune par-ci, un talmellier me jetait une croûte par-là; le soir je
me faisais ramasser par les onze-vingts qui me mettaient en prison,
et je trouvais là une botte de paille. Tout cela ne m'a pas empêché
de grandir et de maigrir, comme vous voyez. L'hiver, je me chauffais
au soleil, sous le porche de l'hôtel de Sens, et je trouvais fort
ridicule que le feu de la Saint-Jean fût réservé pour la canicule. A
seize ans, j'ai voulu prendre un état. Successivement j'ai tâté de
tout. Je me suis fait soldat; mais je n'étais pas assez brave. Je me
suis fait moine; mais je n'étais pas assez dévot. Et puis, je bois mal.
De désespoir, j'entrai apprenti parmi les charpentiers de la grande
cognée; mais je n'étais pas assez fort. J'avais plus de penchant pour
être maître d'école; il est vrai que je ne savais pas lire; mais ce
n'est pas une raison. Je m'aperçus, au bout d'un certain temps, qu'il
me manquait quelque chose pour tout; et, voyant que je n'étais bon
à rien, je me fis de mon plein gré poëte et compositeur de rhythmes.
C'est un état qu'on peut toujours prendre quand on est vagabond, et
cela vaut mieux que de voler, comme me le conseillaient quelques
jeunes fils brigandiniers de mes amis. Je rencontrai par bonheur un
beau jour dom Claude Frollo, le révérend archidiacre de Notre-Dame.
Il prit intérêt à moi, et c'est à lui que je dois d'être aujourd'hui
un véritable lettré, sachant le latin depuis les Offices de Cicéro
jusqu'au Mortuologe des pères célestins, et n'étant barbare ni en
scolastique, ni en poétique, ni en rhythmique, ni même en hermétique,
cette sophie des sophies. C'est moi qui suis l'auteur du mystère qu'on
a représenté aujourd'hui, avec grand triomphe et grand concours de
populace, en pleine grand'salle du Palais. J'ai fait aussi un livre qui
aura six cents pages sur la comète prodigieuse de 1465, dont un homme
devint fou. J'ai eu encore d'autres succès. Étant un peu menuisier
d'artillerie, j'ai travaillé à cette grosse bombarde de Jean Maugue,
que vous savez qui a crevé au pont de Charenton, le jour où l'on en a
fait l'essai, et tué vingt-quatre curieux. Vous voyez que je ne suis
pas un méchant parti de mariage. Je sais bien des façons de tours fort
avenants que j'enseignerai à votre chèvre; par exemple, à contrefaire
l'évêque de Paris, ce maudit pharisien dont les moulins éclaboussent
les passants tout le long du Pont-aux-Meuniers. Et puis mon mystère me
rapportera beaucoup d'argent monnayé, si l'on me le paye. Enfin, je
suis à vos ordres, moi, et mon esprit, et ma science, et mes lettres,
prêt à vivre avec vous, damoiselle, comme il vous plaira; chastement ou
joyeusement; mari et femme, si vous le trouvez bon; frère et sœur, si
vous le trouvez mieux.

Gringoire se tut, attendant l'effet de sa harangue sur la jeune fille.
Elle avait les yeux fixés à terre.

--_Phœbus_, disait-elle à demi-voix. Puis, se tournant vers le
poëte:--_Phœbus_, qu'est-ce que cela veut dire?

Gringoire, sans trop comprendre quel rapport il pouvait y avoir entre
son allocution et cette question, ne fut pas fâché de faire briller son
érudition. Il répondit en se rengorgeant:

--C'est un mot latin qui veut dire _soleil_.

--Soleil! reprit-elle.

--C'est le nom d'un bel archer, qui était dieu, ajouta Gringoire.

--Dieu! répéta l'égyptienne. Et il y avait dans son accent quelque
chose de pensif et de passionné.

En ce moment, un de ses bracelets se détacha et tomba. Gringoire se
baissa vivement pour le ramasser. Quand il se releva, la jeune fille et
la chèvre avaient disparu. Il entendit le bruit d'un verrou. C'était
une petite porte communiquant sans doute à une cellule voisine, qui se
fermait en dehors.

--M'a-t-elle au moins laissé un lit? dit notre philosophe.

Il fit le tour de la cellule. Il n'y avait de meuble propre au sommeil
qu'un assez long coffre de bois, et encore le couvercle en était-il
sculpté, ce qui procura à Gringoire, quand il s'y étendit, une
sensation à peu près pareille à celle qu'éprouverait Micromégas en se
couchant tout de son long sur les Alpes.

--Allons! dit-il en s'y accommodant de son mieux, il faut se résigner.
Mais voilà une étrange nuit de noces. C'est dommage. Il y avait dans ce
mariage à la cruche cassée quelque chose de naïf et d'antédiluvien qui
me plaisait.



LIVRE TROISIÈME

I

NOTRE-DAME


Sans doute, c'est encore aujourd'hui un majestueux et sublime édifice
que l'église de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu'elle se soit
conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne
pas s'indigner devant les dégradations, les mutilations sans nombre
que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable
monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première
pierre, pour Philippe-Auguste qui en avait posé la dernière.

Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d'une
ride on trouve toujours une cicatrice. _Tempus edax, homo edacior._ Ce
que je traduirais volontiers ainsi: le temps est aveugle, l'homme est
stupide.

Si nous avions le loisir d'examiner une à une avec le lecteur les
diverses traces de destruction imprimées à l'antique église, la part du
temps serait la moindre, la pire celle des hommes, surtout des hommes
de l'art. Il faut bien que je dise _des hommes de l'art_, puisqu'il y
a eu des individus qui ont pris la qualité d'architectes dans les deux
derniers siècles.

Et d'abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, à
coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade
où, successivement et à la fois, les trois portails creusés en ogive,
le cordon brodé et dentelé des vingt-huit niches royales, l'immense
rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre
du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d'arcades à
trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes,
enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d'ardoise,
parties harmonieuses d'un tout magnifique, superposées en cinq étages
gigantesques, se développent à l'œil, en foule et sans trouble, avec
leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure,
ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l'ensemble; vaste
symphonie en pierre, pour ainsi dire; œuvre colossale d'un homme et
d'un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les
romanceros dont elle est sœur; produit prodigieux de la cotisation de
toutes les forces d'une époque, où sur chaque pierre on voit saillir
en cent façons la fantaisie de l'ouvrier disciplinée par le génie de
l'artiste; sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde
comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double
caractère: variété, éternité.

Et ce que nous disons ici de la façade, il faut le dire de l'église
entière; et ce que nous disons de l'église cathédrale de Paris, il
faut le dire de toutes les églises de la chrétienté au moyen âge. Tout
se tient dans cet art venu de lui-même, logique et bien proportionné.
Mesurer l'orteil du pied, c'est mesurer le géant.

Revenons à la façade de Notre-Dame, telle qu'elle nous apparaît encore
à présent, quand nous allons pieusement admirer la grave et puissante
cathédrale, qui terrifie, au dire de ses chroniqueurs; _quæ mole sua
terrorem incutit spectantibus_.

Trois choses importantes manquent aujourd'hui à cette façade. D'abord
le degré de onze marches qui l'exhaussait jadis au-dessus du sol;
ensuite la série inférieure de statues qui occupait les niches des
trois portails, et la série supérieure des vingt-huit plus anciens
rois de France, qui garnissait la galerie du premier étage, à partir
de Childebert jusqu'à Philippe-Auguste, tenant en main «la pomme
impériale».

Le degré, c'est le temps qui l'a fait disparaître en élevant d'un
progrès irrésistible et lent le niveau du sol de la Cité. Mais, tout en
faisant dévorer une à une, par cette marée montante du pavé de Paris,
les onze marches qui ajoutaient à la hauteur majestueuse de l'édifice,
le temps a rendu à l'église plus peut-être qu'il ne lui a ôté, car
c'est le temps qui a répandu sur la façade cette sombre couleur des
siècles qui fait de la vieillesse des monuments l'âge de leur beauté.

Mais qui a jeté bas les deux rangs de statues? qui a laissé les niches
vides? qui a taillé, au beau milieu du portail central, cette ogive
neuve et bâtarde? qui a osé y encadrer cette fade et lourde porte de
bois sculpté à la Louis XV à côté des arabesques de Biscornette? Les
hommes; les architectes, les artistes de nos jours.

Et, si nous entrons dans l'intérieur de l'édifice, qui a renversé ce
colosse de saint Christophe, proverbial parmi les statues au même
titre que la grand'salle du Palais parmi les salles, que la flèche
de Strasbourg parmi les clochers? Et ces myriades de statues, qui
peuplaient tous les entre-colonnements de la nef et du chœur, à genoux,
en pied, équestres, hommes, femmes, enfants, rois, évêques, gendarmes,
en pierre, en marbre, en or, en argent, en cuivre, en cire même, qui
les a brutalement balayées? Ce n'est pas le temps.

Et qui a substitué au vieil autel gothique, splendidement encombré
de châsses et de reliquaires, ce lourd sarcophage de marbre à
têtes d'anges et à nuages, lequel semble un échantillon dépareillé
du Val-de-Grâce ou des Invalides? Qui a bêtement scellé ce lourd
anachronisme de pierre dans le pavé carlovingien de Hercandus? N'est-ce
pas Louis XIV accomplissant le vœu de Louis XIII?

Et qui a mis de froides vitres blanches à la place de ces vitraux
«hauts en couleur» qui faisaient hésiter l'œil émerveillé de nos pères
entre la rose du grand portail et les ogives de l'abside? Et que dirait
un sous-chantre du seizième siècle, en voyant le beau badigeonnage
jaune dont nos vandales archevêques ont barbouillé leur cathédrale? Il
se souviendrait que c'était la couleur dont le bourreau brossait les
édifices _scélérés_; il se rappellerait l'hôtel du Petit-Bourbon, tout
englué de jaune aussi pour la trahison du connétable; «jaune après tout
de si bonne trempe, dit Sauval, et si bien recommandé, que plus d'un
siècle n'a pu encore lui faire perdre sa couleur». Il croirait que le
lieu saint est devenu infâme, et s'enfuirait.

Et si nous montons sur la cathédrale, sans nous arrêter à mille
barbaries de tout genre, qu'a-t-on fait de ce charmant petit clocher
qui s'appuyait sur le point d'intersection de la croisée, et qui, non
moins frêle et non moins hardi que sa voisine la flèche (détruite
aussi) de la Sainte-Chapelle, s'enfonçait dans le ciel plus avant que
les tours, élancé, aigu, sonore, découpé à jour? Un architecte de bon
goût (1787) l'a amputé, et a cru qu'il suffisait de masquer la plaie
avec ce large emplâtre de plomb qui ressemble au couvercle d'une
marmite.

C'est ainsi que l'art merveilleux du moyen âge a été traité presque
en tout pays, surtout en France. On peut distinguer sur sa ruine
trois sortes de lésions, qui toutes trois l'entament à différentes
profondeurs: le temps d'abord, qui a insensiblement ébréché çà et là
et rouillé partout sa surface; ensuite, les révolutions politiques
et religieuses, lesquelles, aveugles et colères de leur nature, se
sont ruées en tumulte sur lui, ont déchiré son riche habillement de
sculptures et de ciselures, crevé ses rosaces, brisé ses colliers
d'arabesques et de figurines, arraché ses statues, tantôt pour leur
mitre, tantôt pour leur couronne; enfin, les modes, de plus en plus
grotesques et sottes, qui, depuis les anarchiques et splendides
déviations de la renaissance, se sont succédé dans la décadence
nécessaire de l'architecture. Les modes ont fait plus de mal que les
révolutions. Elles ont tranché dans le vif, elles ont attaqué la
charpente osseuse de l'art, elles ont coupé, taillé, désorganisé, tué
l'édifice, dans la forme comme dans le symbole, dans sa logique comme
dans sa beauté. Et puis, elles ont refait; prétention que n'avaient eue
du moins ni le temps ni les révolutions. Elles ont effrontément ajusté,
de par _le bon goût_, sur les blessures de l'architecture gothique,
leurs misérables colifichets d'un jour, leurs rubans de marbre, leurs
pompons de métal, véritable lèpre d'oves, de volutes, d'entournements,
de draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de
nuages de bronze, d'amours replets, de chérubins bouffis, qui commence
à dévorer la face de l'art dans l'oratoire de Catherine de Médicis, et
le fait expirer, deux siècles après, tourmenté et grimaçant, dans le
boudoir de la Dubarry.

Ainsi, pour résumer les points que nous venons d'indiquer, trois
sortes de ravages défigurent aujourd'hui l'architecture gothique.
Rides et verrues à l'épiderme; c'est l'œuvre du temps. Voies de fait,
brutalités, contusions, fractures; c'est l'œuvre des révolutions,
depuis Luther jusqu'à Mirabeau. Mutilations, amputations, dislocation
de la membrure, _restaurations_; c'est le travail grec, romain et
barbare des professeurs selon Vitruve et Vignole. Cet art magnifique
que les Vandales avaient produit, les académies l'ont tué. Aux siècles,
aux révolutions, qui dévastent du moins avec impartialité et grandeur,
est venue s'adjoindre la nuée des architectes d'école, patentés, jurés
et assermentés, dégradant avec le discernement et le choix du mauvais
goût, substituant les chicorées de Louis XV aux dentelles gothiques,
pour la plus grande gloire du Parthénon. C'est le coup de pied de l'âne
au lion mourant. C'est le vieux chêne qui se couronne, et qui, pour
comble, est piqué, mordu, déchiqueté par les chenilles.

Qu'il y a loin de là à l'époque où Robert Cenalis, comparant Notre-Dame
de Paris à ce fameux temple de Diane à Éphèse, _tant réclamé par
les anciens païens_, qui a immortalisé Érostrate, trouvait la
cathédrale gauloise «plus excellente en longueur, largeur, hauteur et
structure[2]».

  [2] _Histoire gallicane._ Liv. II, période III, fol. 130, p. 1.

Notre-Dame de Paris n'est point, du reste, ce qu'on peut appeler un
monument complet, défini, classé. Ce n'est plus une église romane, ce
n'est pas encore une église gothique. Cet édifice n'est pas un type.
Notre-Dame de Paris n'a point, comme l'abbaye de Tournus, la grave
et massive carrure, la ronde et large voûte, la nudité glaciale, la
majestueuse simplicité des édifices qui ont le plein cintre pour
générateur. Elle n'est pas, comme la cathédrale de Bourges, le produit
magnifique, léger, multiforme, touffu, hérissé, efflorescent de
l'ogive. Impossible de la ranger dans cette antique famille d'églises
sombres, mystérieuses, basses, et comme écrasées par le plein cintre;
presque égyptiennes, au plafond près; toutes hiéroglyphiques, toutes
sacerdotales, toutes symboliques; plus chargées, dans leurs ornements,
de losanges et de zigzags que de fleurs, de fleurs que d'animaux,
d'animaux que d'hommes; œuvre de l'architecte moins que de l'évêque;
première transformation de l'art, tout empreinte de discipline
théocratique et militaire, qui prend racine dans le bas-empire et
s'arrête à Guillaume le Conquérant. Impossible de placer notre
cathédrale dans cette autre famille d'églises hautes, aériennes, riches
de vitraux et de sculptures; aiguës de formes, hardies d'attitudes;
communales et bourgeoises comme symboles politiques; libres,
capricieuses, effrénées, comme œuvre d'art; seconde transformation de
l'architecture, non plus hiéroglyphique, immuable et sacerdotale, mais
artiste, progressive et populaire, qui commence au retour des croisades
et finit à Louis XI. Notre-Dame de Paris n'est pas de pure race romaine
comme les premières, ni de pure race arabe comme les secondes.

C'est un édifice de la transition. L'architecte saxon achevait de
dresser les premiers piliers de la nef, lorsque l'ogive, qui arrivait
de la croisade, est venue se poser en conquérante sur ces larges
chapiteaux romans qui ne devaient porter que des pleins cintres.
L'ogive, maîtresse dès lors, a construit le reste de l'église.
Cependant, inexpérimentée et timide à son début, elle s'évase,
s'élargit, se contient, et n'ose s'élancer encore en flèches et en
lancettes, comme elle l'a fait plus tard dans tant de merveilleuses
cathédrales. On dirait qu'elle se ressent du voisinage des lourds
piliers romans.

D'ailleurs ces édifices de la transition du roman au gothique ne sont
pas moins précieux à étudier que les types purs. Ils expriment une
nuance de l'art qui serait perdue sans eux. C'est la greffe de l'ogive
sur le plein cintre.

Notre-Dame de Paris est, en particulier, un curieux échantillon de
cette variété. Chaque face, chaque pierre du vénérable monument
est une page non-seulement de l'histoire du pays, mais encore de
l'histoire de la science et de l'art. Ainsi, pour n'indiquer ici que
les détails principaux, tandis que la petite Porte-Rouge atteint
presque aux limites des délicatesses gothiques du quinzième siècle,
les piliers de la nef, par leur volume et leur gravité, reculent
jusqu'à l'abbaye carlovingienne de Saint-Germain-des-Prés. On croirait
qu'il y a six siècles entre cette porte et ces piliers. Il n'est pas
jusqu'aux hermétiques qui ne trouvent dans les symboles du grand
portail un abrégé satisfaisant de leur science, dont l'église de
Saint-Jacques-de-la-Boucherie était un hiéroglyphe si complet. Ainsi
l'abbaye romane, l'église philosophale, l'art gothique, l'art saxon, le
lourd pilier rond qui rappelle Grégoire VII, le symbolisme hermétique
par lequel Nicolas Flamel préludait à Luther, l'unité papale, le
schisme, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, tout
est fondu, combiné, amalgamé dans Notre-Dame. Cette église centrale
et génératrice est parmi les vieilles églises de Paris une sorte de
chimère; elle a la tête de l'une, les membres de celle-là, la croupe
de l'autre; quelque chose de toutes.

Nous le répétons, ces constructions hybrides ne sont pas les moins
intéressantes pour l'artiste, pour l'antiquaire, pour l'historien.
Elles font sentir à quel point l'architecture est chose primitive,
en ce qu'elles démontrent, ce que démontrent aussi les vestiges
cyclopéens, les pyramides d'Égypte, les gigantesques pagodes hindoues,
que les plus grands produits de l'architecture sont moins des œuvres
individuelles que des œuvres sociales; plutôt l'enfantement des
peuples en travail que le jet des hommes de génie; le dépôt que laisse
une nation; les entassements que font les siècles; le résidu des
évaporations successives de la société humaine; en un mot, des espèces
de formations. Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race
dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre.
Ainsi font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes.
Le grand symbole de l'architecture, Babel, est une ruche.

Les grands édifices, comme les grandes montagnes, sont l'ouvrage
des siècles. Souvent l'art se transforme qu'ils pendent encore;
_pendent opera interrupta_; ils se continuent paisiblement selon
l'art transformé. L'art nouveau prend le monument où il le trouve,
s'y incruste, se l'assimile, le développe à sa fantaisie, et l'achève
s'il peut. La chose s'accomplit sans trouble, sans effort, sans
réaction, suivant une loi naturelle et tranquille. C'est une greffe qui
survient, une séve qui circule, une végétation qui reprend. Certes, il
y a matière à bien gros livres, et souvent histoire universelle de
l'humanité, dans ces soudures successives de plusieurs arts à plusieurs
hauteurs sur le même monument. L'homme, l'artiste, l'individu,
s'effacent sur ces grandes masses sans nom d'auteur; l'intelligence
humaine s'y résume et s'y totalise. Le temps est l'architecte, le
peuple est le maçon.

A n'envisager ici que l'architecture européenne chrétienne, cette sœur
puînée des grandes maçonneries de l'Orient, elle apparaît aux yeux
comme une immense formation divisée en trois zones bien tranchées qui
se superposent: la zone romane[3], la zone gothique, la zone de la
renaissance, que nous appellerions volontiers gréco-romaine. La couche
romane, qui est la plus ancienne et la plus profonde, est occupée par
le plein cintre, qui reparaît, porté par la colonne grecque, dans la
couche moderne et supérieure de la renaissance. L'ogive est entre deux.
Les édifices qui appartiennent exclusivement à l'une de ces trois
couches sont parfaitement distincts, uns et complets. C'est l'abbaye de
Jumiéges, c'est la cathédrale de Reims, c'est Sainte-Croix d'Orléans.
Mais les trois zones se mêlent et s'amalgament par les bords, comme
les couleurs dans le spectre solaire. De là les monuments complexes,
les édifices de nuance et de transition. L'un est roman par les pieds,
gothique au milieu, gréco-romain par la tête. C'est qu'on a mis six
cents ans à le bâtir. Cette variété est rare. Le donjon d'Étampes en
est un échantillon. Mais les monuments de deux formations sont plus
fréquents. C'est Notre-Dame de Paris, édifice ogival, qui s'enfonce par
ses premiers piliers dans cette zone romane où sont plongés le portail
de Saint-Denis et la nef de Saint-Germain-des-Prés. C'est la charmante
salle capitulaire demi-gothique de Bocherville, à laquelle la couche
romane vient jusqu'à mi-corps. C'est la cathédrale de Rouen, qui serait
entièrement gothique, si elle ne baignait pas l'extrémité de sa flèche
centrale dans la zone de la renaissance[4].

  [3] C'est la même qui s'appelle aussi, selon les lieux, les climats
  et les espèces, lombarde, saxonne et byzantine. Ce sont quatre
  architectures sœurs et parallèles, ayant chacune leur caractère
  particulier, mais dérivant du même principe, le plein cintre.

          _Facies non omnibus una,
  Non diversa tamen, qualem,_ etc.


  [4] Cette partie de la flèche, qui était en charpente, est
  précisément celle qui a été consumée par le feu du ciel en 1823.

Du reste, toutes ces nuances, toutes ces différences n'affectent que la
surface des édifices. C'est l'art qui a changé de peau. La constitution
même de l'église chrétienne n'en est pas attaquée. C'est toujours la
même charpente intérieure, la même disposition logique des parties.
Quelle que soit l'enveloppe sculptée et brodée d'une cathédrale, on
retrouve toujours dessous, au moins à l'état de germe et de rudiment,
la basilique romaine. Elle se développe éternellement sur le sol selon
la même loi. Ce sont imperturbablement deux nefs qui s'entre-coupent
en croix, et dont l'extrémité supérieure, arrondie en abside, forme
le chœur; ce sont toujours des bas côtés, pour les processions
intérieures, pour les chapelles, sortes de promenoirs latéraux où la
nef principale se dégorge par les entre-colonnements. Cela posé, le
nombre des chapelles, des portails, des clochers, des aiguilles, se
modifie à l'infini, suivant la fantaisie du siècle, du peuple, de
l'art. Le service du culte une fois pourvu et assuré, l'architecture
fait ce que bon lui semble. Statues, vitraux, rosaces, arabesques,
dentelures, chapiteaux, bas-reliefs, elle combine toutes ces
imaginations selon le logarithme qui lui convient. De là la prodigieuse
variété extérieure de ces édifices au fond desquels réside tant d'ordre
et d'unité. Le tronc de l'arbre est immuable, la végétation est
capricieuse.



II

PARIS A VOL D'OISEAU


Nous venons d'essayer de réparer pour le lecteur cette admirable église
de Notre-Dame de Paris. Nous avons indiqué sommairement la plupart
des beautés qu'elle avait au quinzième siècle et qui lui manquent
aujourd'hui; mais nous avons omis la principale, c'est la vue du Paris
qu'on découvrait alors du haut de ses tours.

C'était en effet, quand, après avoir tâtonné longtemps dans la
ténébreuse spirale qui perce perpendiculairement l'épaisse muraille des
clochers, on débouchait enfin brusquement sur l'une des deux hautes
plates-formes inondées de jour et d'air, c'était un beau tableau que
celui qui se déroulait à la fois de toutes parts sous vos yeux; un
spectacle _sui generis_, dont peuvent aisément se faire idée ceux de
nos lecteurs qui ont eu le bonheur de voir une ville gothique entière,
complète, homogène, comme il en reste encore quelques-unes, Nuremberg
en Bavière, Vittoria en Espagne; ou même de plus petits échantillons,
pourvu qu'ils soient bien conservés, Vitré en Bretagne, Nordhausen en
Prusse.

Le Paris d'il y a trois cent cinquante ans, le Paris du quinzième
siècle était déjà une ville géante. Nous nous trompons en général, nous
autres Parisiens, sur le terrain que nous croyons avoir gagné depuis.
Paris, depuis Louis XI, ne s'est pas accru de beaucoup plus d'un tiers.
Il a, certes, bien plus perdu en beauté qu'il n'a gagné en grandeur.

Paris est né, comme on sait, dans cette vieille île de la Cité qui a
la forme d'un berceau. La grève de cette île fut sa première enceinte,
la Seine son premier fossé. Paris demeura plusieurs siècles à l'état
d'île, avec deux ponts, l'un au nord, l'autre au midi, et deux têtes
de pont, qui étaient à la fois ses portes et ses forteresses, le
Grand-Châtelet sur la rive droite, le Petit-Châtelet sur la rive
gauche. Puis, dès les rois de la première race, trop à l'étroit dans
son île, et ne pouvant plus s'y retourner, Paris passa l'eau. Alors,
au delà du Grand, au delà du Petit-Châtelet, une première enceinte
de murailles et de tours commença à entamer la campagne des deux
côtés de la Seine. De cette ancienne clôture il restait encore au
siècle dernier quelques vestiges; aujourd'hui, il n'en reste que le
souvenir, et çà et là une tradition, la porte Baudets ou Baudoyer,
_porta Bagauda_. Peu à peu, le flot des maisons, toujours poussé
du cœur de la ville au dehors, déborde, ronge, use et efface cette
enceinte. Philippe-Auguste lui fait une nouvelle digue. Il emprisonne
Paris dans une chaîne circulaire de grosses tours, hautes et solides.
Pendant plus d'un siècle, les maisons se pressent, s'accumulent et
haussent leur niveau dans ce bassin, comme l'eau dans un réservoir.
Elles commencent à devenir profondes, elles mettent étages sur étages,
elles montent les unes sur les autres, elles jaillissent en hauteur
comme toute séve comprimée, et c'est à qui passera la tête par-dessus
ses voisines pour avoir un peu d'air. La rue de plus en plus se creuse
et se rétrécit; toute place se comble et disparaît. Les maisons enfin
sautent par-dessus le mur de Philippe-Auguste, et s'éparpillent
joyeusement dans la plaine, sans ordre et tout de travers, comme des
échappées. Là, elles se carrent, se taillent des jardins dans les
champs, prennent leurs aises. Dès 1367, la ville se répand tellement
dans le faubourg qu'il faut une nouvelle clôture, surtout sur la
rive droite. Charles V la bâtit. Mais une ville comme Paris est dans
une crue perpétuelle. Il n'y a que ces villes-là qui deviennent
capitales. Ce sont des entonnoirs où viennent aboutir tous les versants
géographiques, politiques, moraux, intellectuels d'un pays, toutes
les pentes naturelles d'un peuple; des puits de civilisation, pour
ainsi dire, et aussi des égouts, où commerce, industrie, intelligence,
population, tout ce qui est séve, tout ce qui est vie, tout ce qui
est âme dans une nation, filtre et s'amasse sans cesse, goutte à
goutte, siècle à siècle. L'enceinte de Charles V a donc le sort de
l'enceinte de Philippe-Auguste. Dès la fin du quinzième siècle, elle
est enjambée, dépassée, et le faubourg court plus loin. Au seizième, il
semble qu'elle recule à vue d'œil et s'enfonce de plus en plus dans la
vieille ville, tant une ville neuve s'épaissit déjà au dehors. Ainsi,
dès le quinzième siècle, pour nous arrêter là, Paris avait déjà usé
les trois cercles concentriques de murailles qui, du temps de Julien
l'Apostat, étaient, pour ainsi dire, en germe dans le Grand-Châtelet et
le Petit-Châtelet. La puissante ville avait fait craquer successivement
ses quatre ceintures de murs, comme un enfant qui grandit et qui crève
ses vêtements de l'an passé. Sous Louis XI, on voyait, par places,
percer, dans cette mer de maisons, quelques groupes de tours en ruine
des anciennes enceintes, comme les pitons des collines dans une
inondation, comme des archipels du vieux Paris submergé sous le nouveau.

Depuis lors, Paris s'est encore transformé, malheureusement pour nos
yeux; mais il n'a franchi qu'une enceinte de plus, celle de Louis XV,
ce misérable mur de boue et de crachat, digne du roi qui l'a bâti,
digne du poëte qui l'a chanté.

  Le mur murant Paris rend Paris murmurant.

Au quinzième siècle, Paris était encore divisé en trois villes tout
à fait distinctes et séparées, ayant chacune leur physionomie, leur
spécialité, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs priviléges, leur
histoire: la Cité, l'Université, la Ville. La Cité, qui occupait
l'île, était la plus ancienne, la moindre, et la mère des deux autres,
resserrée entre elles, qu'on nous passe la comparaison, comme une
petite vieille entre deux grandes belles filles. L'Université couvrait
la rive gauche de la Seine, depuis la Tournelle jusqu'à la tour de
Nesle, points qui correspondent, dans le Paris d'aujourd'hui, l'un
à la Halle aux vins, l'autre à la Monnaie. Son enceinte échancrait
assez largement cette campagne où Julien avait bâti ses thermes. La
montagne de Sainte-Geneviève y était renfermée. Le point culminant de
cette courbe de murailles était la porte Papale, c'est-à-dire à peu
près l'emplacement actuel du Panthéon. La Ville, qui était le plus
grand des trois morceaux de Paris, avait la rive droite. Son quai,
rompu toutefois ou interrompu en plusieurs endroits, courait le long
de la Seine, de la tour de Billy à la tour du Bois, c'est-à-dire
de l'endroit où est aujourd'hui le Grenier d'abondance à l'endroit
où sont aujourd'hui les Tuileries. Ces quatre points, où la Seine
coupait l'enceinte de la capitale, la Tournelle et la tour de Nesle
à gauche, la tour de Billy et la tour du Bois à droite, s'appelaient
par excellence _les quatre tours de Paris_. La Ville entrait dans les
terres plus profondément encore que l'Université. Le point culminant
de la clôture de la Ville (celle de Charles V) était aux portes
Saint-Denis et Saint-Martin, dont l'emplacement n'a pas changé.

Comme nous venons de le dire, chacune de ces trois grandes divisions de
Paris était une ville, mais une ville trop spéciale pour être complète,
une ville qui ne pouvait se passer des deux autres. Aussi trois aspects
parfaitement à part. Dans la Cité abondaient les églises, dans la
Ville les palais, dans l'Université les colléges. Pour négliger ici
les originalités secondaires du vieux Paris et les caprices du droit
de voirie, nous dirons, d'un point de vue général, en ne prenant que
les ensembles et les masses dans le chaos des juridictions communales,
que l'île était à l'évêque, la rive droite au prévôt des marchands,
la rive gauche au recteur. Le prévôt de Paris, officier royal et non
municipal, sur le tout. La Cité avait Notre-Dame, la Ville le Louvre et
l'Hôtel de Ville, l'Université la Sorbonne. La Ville avait les Halles;
la Cité l'Hôtel-Dieu; l'Université, le Pré-aux-Clercs. Le délit que les
écoliers commettaient sur la rive gauche, on le jugeait dans l'île, au
Palais-de-Justice, et on le punissait sur la rive droite, à Montfaucon.
A moins que le recteur, sentant l'Université forte et le roi faible,
n'intervînt; car c'était un privilége des écoliers d'être pendus chez
eux.

(La plupart de ces priviléges, pour le noter en passant, et il y en
avait de meilleurs que celui-ci, avaient été extorqués aux rois par
révoltes et mutineries. C'est la marche immémoriale. Le roi ne lâche
que quand le peuple arrache. Il y a une vieille charte qui dit la chose
naïvement, à propos de fidélité: _Civibus fidelitas in reges, quæ tamen
aliquoties seditionibus interrupta, multa peperit privilegia._)

Au quinzième siècle, la Seine baignait cinq îles dans l'enceinte de
Paris: l'île Louviers, où il y avait alors des arbres et où il n'y
a plus que du bois; l'île aux Vaches et l'île Notre-Dame, toutes
deux désertes, à une masure près, toutes deux fiefs de l'évêque (au
dix-septième siècle, de ces deux îles on en a fait une, qu'on a
bâtie, et que nous appelons l'île Saint-Louis); enfin la Cité, et à
sa pointe l'îlot du passeur aux vaches qui s'est abîmé depuis sous le
terre-plein du Pont-Neuf. La Cité alors avait cinq ponts: trois à
droite, le pont Notre-Dame et le pont au Change, en pierre, le pont
aux Meuniers, en bois; deux à gauche, le Petit-Pont, en pierre, le
pont Saint-Michel, en bois; tous chargés de maisons. L'Université
avait six portes, bâties par Philippe-Auguste; c'était, à partir de la
Tournelle, la porte Saint-Victor, la porte Bordelle, la porte Papale,
la porte Saint-Jacques, la porte Saint-Michel, la porte Saint-Germain.
La Ville avait six portes, bâties par Charles V; c'était, à partir de
la tour de Billy, la porte Saint-Antoine, la porte du Temple, la porte
Saint-Martin, la porte Saint-Denis, la porte Montmartre, la porte
Saint-Honoré. Toutes ces portes étaient fortes, et belles aussi, ce qui
ne gâte pas la force. Un fossé large, profond, à courant vif dans les
crues d'hiver, lavait le pied des murailles tout autour de Paris; la
Seine fournissait l'eau. La nuit, on fermait les portes, on barrait la
rivière aux deux bouts de la ville avec de grosses chaînes de fer, et
Paris dormait tranquille.

Vus à vol d'oiseau, ces trois bourgs, la Cité, l'Université, la Ville,
présentaient chacun à l'œil un tricot inextricable de rues bizarrement
brouillées. Cependant, au premier aspect, on reconnaissait que ces
trois fragments de cité formaient un seul corps. On voyait tout de
suite deux longues rues parallèles, sans rupture, sans perturbation,
presque en ligne droite, qui traversaient à la fois les trois villes
d'un bout à l'autre, du midi au nord, perpendiculairement à la Seine,
les liaient, les mêlaient, infusaient, versaient, transvasaient sans
relâche le peuple de l'une dans les murs de l'autre, et des trois
n'en faisaient qu'une. La première de ces deux rues allait de la
porte Saint-Jacques à la porte Saint-Martin; elle s'appelait rue
Saint-Jacques dans l'Université, rue de la Juiverie dans la Cité, rue
Saint-Martin dans la Ville; elle passait l'eau deux fois sous le nom
de Petit-Pont et de pont Notre-Dame. La seconde, qui s'appelait rue
de la Harpe sur la rive gauche, rue de la Barillerie dans l'île, rue
Saint-Denis sur la rive droite, pont Saint-Michel sur un bras de la
Seine, pont au Change sur l'autre, allait de la porte Saint-Michel dans
l'Université à la porte Saint-Denis dans la Ville. Du reste, sous tant
de noms divers, ce n'étaient toujours que deux rues, mais les deux rues
mères, les deux rues génératrices, les deux artères de Paris. Toutes
les autres veines de la triple ville venaient y puiser ou s'y dégorger.

Indépendamment de ces deux rues principales, diamétrales, perçant Paris
de part en part dans sa largeur, communes à la capitale entière, la
Ville et l'Université avaient chacune leur grande rue particulière, qui
courait dans le sens de leur longueur, parallèlement à la Seine, et
en passant coupait à angle droit les deux rues _artérielles_. Ainsi,
dans la Ville, on descendait en droite ligne de la porte Saint-Antoine
à la porte Saint-Honoré; dans l'Université, de la porte Saint-Victor
à la porte Saint-Germain. Ces deux grandes voies, croisées avec les
deux premières, formaient le canevas sur lequel reposait, noué et serré
en tous sens, le réseau dédaléen des rues de Paris. Dans le dessin
inintelligible de ce réseau on distinguait en outre, en examinant
avec attention, comme deux gerbes élargies l'une dans l'Université,
l'autre dans la Ville, deux trousseaux de grosses rues qui allaient
s'épanouissant des ponts aux portes.

Quelque chose de ce plan géométral subsiste encore aujourd'hui.

Maintenant sous quel aspect cet ensemble se présentait-il, vu du haut
des tours de Notre-Dame, en 1482? C'est ce que nous allons tâcher de
dire.

Pour le spectateur qui arrivait essoufflé sur ce faîte, c'était d'abord
un éblouissement de toits, de cheminées, de rues, de ponts, de places,
de flèches, de clochers. Tout vous prenait aux yeux à la fois, le
pignon taillé, la toiture aiguë, la tourelle suspendue aux angles des
murs, la pyramide de pierre du onzième siècle, l'obélisque d'ardoise du
quinzième, la tour ronde et nue du donjon, la tour carrée et brodée de
l'église, le grand, le petit, le massif, l'aérien. Le regard se perdait
longtemps à toute profondeur dans ce labyrinthe, où il n'y avait rien
qui n'eût son originalité, sa raison, son génie, sa beauté, rien qui ne
vînt de l'art, depuis la moindre maison à devanture peinte et sculptée,
à charpente extérieure, à porte surbaissée, à étages en surplomb,
jusqu'au royal Louvre, qui avait alors une colonnade de tours. Mais
voici les principales masses qu'on distinguait lorsque l'œil commençait
à se faire à ce tumulte d'édifices.

D'abord la Cité. L'île de la Cité, comme dit Sauval qui, à travers son
fatras, a quelquefois de ces bonnes fortunes de style, _l'île de la
Cité est faite comme un grand navire enfoncé dans la vase et échoué
au fil de l'eau vers le milieu de la Seine_. Nous venons d'expliquer
qu'au quinzième siècle ce navire était amarré aux deux rives du fleuve
par cinq ponts. Cette forme de vaisseau avait aussi frappé les scribes
héraldiques; car c'est de là, et non du siége des Normands, que vient,
selon Favyn et Pasquier, le navire qui blasonne le vieil écusson de
Paris. Pour qui sait le déchiffrer, le blason est une algèbre, le
blason est une langue. L'histoire entière de la seconde moitié du moyen
âge est écrite dans le blason, comme l'histoire de la première moitié
dans le symbolisme des églises romanes. Ce sont les hiéroglyphes de la
féodalité après ceux de la théocratie.

La Cité donc s'offrait d'abord aux yeux avec sa poupe au levant et
sa proue au couchant. Tourné vers la proue, on avait devant soi un
innombrable troupeau de vieux toits, sur lesquels s'arrondissait
largement le chevet plombé de la Sainte-Chapelle, pareil à une croupe
d'éléphant chargée de sa tour. Seulement ici cette tour était la
flèche la plus hardie, la plus ouvrée, la plus menuisée, la plus
déchiquetée qui ait jamais laissé voir le ciel à travers son cône de
dentelle. Devant Notre-Dame, au plus près, trois rues se dégorgeaient
dans le parvis, belle place à vieilles maisons. Sur le côté sud de
cette place se penchait la façade ridée et rechignée de l'Hôtel-Dieu,
et son toit qui semble couvert de pustules et de verrues. Puis, à
droite, à gauche, à l'orient, à l'occident, dans cette enceinte si
étroite pourtant de la Cité, se dressaient les clochers de ses vingt
et une églises de toute date, de toute forme, de toute grandeur,
depuis la basse et vermoulue campanille romane de Saint-Denis du Pas,
_carcer Glaucini_, jusqu'aux fines aiguilles de Saint-Pierre aux Bœufs
et de Saint-Landry. Derrière Notre-Dame se déroulaient, au nord, le
cloître avec ses galeries gothiques; au sud, le palais demi-roman de
l'évêque; au levant, la pointe déserte du Terrain. Dans cet entassement
de maisons, l'œil distinguait encore, à ces hautes mitres de pierre
percées à jour qui couronnaient alors sur le toit même les fenêtres
les plus élevées des palais, l'hôtel donné par la ville, sous Charles
VI, à Juvénal des Ursins; un peu plus loin, les baraques goudronnées
du marché Palus; ailleurs encore, l'abside neuve de Saint-Germain le
Vieux, rallongée en 1458 avec un bout de la rue aux Febves; et puis,
par places, un carrefour encombré de peuple, un pilori dressé à un
coin de rue, un beau morceau du pavé de Philippe-Auguste, magnifique
dallage rayé pour les pieds des chevaux au milieu de la voie et si mal
remplacé au seizième siècle par le misérable cailloutage dit _pavé de
la Ligue_, une arrière-cour déserte avec une de ces diaphanes tourelles
de l'escalier comme on en faisait au quinzième siècle, comme on en voit
encore une rue des Bourdonnais. Enfin, à droite de la Sainte-Chapelle,
vers le couchant, le Palais-de-Justice asseyait au bord de l'eau son
groupe de tours. Les futaies des jardins du roi, qui couvraient la
pointe occidentale de la Cité, masquaient l'îlot du passeur. Quant à
l'eau, du haut des tours de Notre-Dame, on ne la voyait guère des deux
côtés de la Cité; la Seine disparaissait sous les ponts, les ponts sous
les maisons.

Et quand le regard passait ces ponts, dont les toits, verdissaient à
l'œil, moisis avant l'âge par les vapeurs de l'eau, s'il se dirigeait à
gauche vers l'Université, le premier édifice qui le frappait, c'était
une grosse et basse gerbe de tours, le Petit-Châtelet, dont le porche
béant dévorait le bout du Petit-Pont; puis, si votre vue parcourait la
rive du levant au couchant, de la Tournelle à la tour de Nesle, c'était
un long cordon de maisons à solives sculptées, à vitres de couleur,
surplombant d'étage en étage sur le pavé, un interminable zigzag de
pignons bourgeois, coupé fréquemment par la bouche d'une rue, et de
temps en temps aussi par la face ou par le coude d'un grand hôtel de
pierre, se carrant à son aise, cours et jardins, ailes et corps de
logis, parmi cette populace de maisons serrées et étriquées, comme un
grand seigneur dans un tas de manants. Il y avait cinq ou six de ces
hôtels sur le quai, depuis le logis de Lorraine, qui partageait avec
les Bernardins le grand enclos voisin de la Tournelle, jusqu'à l'hôtel
de Nesle, dont la tour principale bornait Paris, et dont les toits
pointus étaient en possession pendant trois mois de l'année d'échancrer
de leurs triangles noirs le disque écarlate du soleil couchant.

Ce côté de la Seine, du reste, était le moins marchand des deux; les
écoliers y faisaient plus de bruit et de foule que les artisans, et
il n'y avait, à proprement parler, de quai que du pont Saint-Michel à
la tour de Nesle. Le reste du bord de la Seine était tantôt une grève
nue, comme au delà des Bernardins, tantôt un entassement de maisons
qui avaient le pied dans l'eau, comme entre les deux ponts. Il y avait
grand vacarme de blanchisseuses; elles criaient, parlaient, chantaient
du matin au soir le long du bord, et y battaient fort le linge, comme
de nos jours. Ce n'est pas la moindre gaieté de Paris.

L'Université faisait un bloc à l'œil. D'un bout à l'autre c'était un
tout homogène et compacte. Ces mille toits, drus, anguleux, adhérents,
composés presque tous du même élément géométrique, offraient, vus
de haut, l'aspect d'une cristallisation de la même substance. Le
capricieux ravin des rues ne coupait pas ce pâté de maisons en
tranches trop disproportionnées. Les quarante-deux colléges y étaient
disséminés d'une manière assez égale, et il y en avait partout. Les
faîtes variés et amusants de ces beaux édifices étaient le produit du
même art que les simples toits qu'ils dépassaient, et n'étaient en
définitive qu'une multiplication au carré ou au cube de la même figure
géométrique. Ils compliquaient donc l'ensemble sans le troubler, le
complétaient sans le charger. La géométrie est une harmonie. Quelques
beaux hôtels faisaient aussi çà et là de magnifiques saillies sur
les greniers pittoresques de la rive gauche; le logis de Nevers, le
logis de Rome, le logis de Reims, qui ont disparu; l'hôtel de Cluny,
qui subsiste encore pour la consolation de l'artiste, et dont on a si
bêtement découronné la tour il y a quelques années. Près de Cluny,
ce palais romain, à belles arches cintrées, c'était les Thermes de
Julien. Il y avait aussi force abbayes d'une beauté plus dévote,
d'une grandeur plus grave que les hôtels, mais non moins belles, non
moins grandes. Celles qui éveillaient d'abord l'œil, c'étaient les
Bernardins avec leurs trois clochers; Sainte-Geneviève, dont la tour
carrée, qui existe encore, fait tant regretter le reste; la Sorbonne,
moitié collége, moitié monastère, dont il survit une si admirable nef;
le beau cloître quadrilatéral des Mathurins; son voisin le cloître
de Saint-Benoit, dans les murs duquel on a eu le temps de bâcler
un théâtre entre la septième et la huitième édition de ce livre;
les Cordeliers, avec leurs trois énormes pignons juxtaposés; les
Augustins, dont la gracieuse aiguille faisait, après la tour de Nesle,
la deuxième dentelure de ce côté de Paris, à partir de l'occident.
Les colléges, qui sont en effet l'anneau intermédiaire du cloître au
monde, tenaient le milieu dans la série monumentale entre les hôtels
et les abbayes, avec une sévérité pleine d'élégance, une sculpture
moins évaporée que les palais, une architecture moins sérieuse que les
couvents. Il ne reste malheureusement presque rien de ces monuments
où l'art gothique entrecoupait avec tant de précision la richesse et
l'économie. Les églises (et elles étaient nombreuses et splendides dans
l'Université; et elles s'échelonnaient là aussi dans tous les âges de
l'architecture, depuis les pleins cintres de Saint-Julien jusqu'aux
ogives de Saint-Séverin), les églises dominaient le tout, et, comme
une harmonie de plus dans cette masse d'harmonies, elles perçaient à
chaque instant la découpure multiple des pignons de flèches tailladées,
de clochers à jour, d'aiguilles déliées dont la ligne n'était aussi
qu'une magnifique exagération de l'angle aigu des toits.

Le sol de l'Université était montueux. La montagne Sainte-Geneviève
y faisait au sud-est une ampoule énorme; et c'était une chose à voir
du haut de Notre-Dame que cette foule de rues étroites et tortues
(aujourd'hui _le pays latin_), ces grappes de maisons qui, répandues
en tout sens du sommet de cette éminence, se précipitaient en désordre
et presque à pic sur ses flancs jusqu'au bord de l'eau, ayant l'air,
les unes de tomber, les autres de regrimper, toutes de se retenir
les unes aux autres. Un flux continuel de mille points noirs qui
s'entre-croisaient sur le pavé faisait tout remuer aux yeux; c'était le
peuple vu ainsi de haut et de loin.

Enfin, dans les intervalles de ces toits, de ces flèches, de ces
accidents d'édifices sans nombre qui pliaient, tordaient et dentelaient
d'une manière si bizarre la ligne extrême de l'Université, on
entrevoyait, d'espace en espace, un gros pan de mur moussu, une épaisse
tour ronde, une porte de ville crénelée, figurant la forteresse;
c'était la clôture de Philippe-Auguste. Au delà verdoyaient les
prés, au delà s'enfuyaient les routes, le long desquelles traînaient
encore quelques maisons de faubourg, d'autant plus rares qu'elles
s'éloignaient plus. Quelques-uns de ces faubourgs avaient de
l'importance. C'était d'abord, à partir de la Tournelle, le bourg
Saint-Victor, avec son pont d'une arche sur la Bièvre, son abbaye, où
on lisait l'épitaphe de Louis le Gros, _epitaphium Ludovici Grossi_, et
son église à flèche octogone flanquée de quatre clochetons du onzième
siècle (on en peut voir une pareille à Étampes, elle n'est pas encore
abattue); puis le bourg Saint-Marceau, qui avait déjà trois églises et
un couvent; puis, en laissant à gauche le moulin des Gobelins et ses
quatre murs blancs, c'était le faubourg Saint-Jacques avec la belle
croix sculptée de son carrefour; l'église de Saint-Jacques du Haut-Pas,
qui était alors gothique, pointue et charmante; Saint-Magloire, belle
nef du quatorzième siècle, dont Napoléon fit un grenier à foin;
Notre-Dame des Champs, où il y avait des mosaïques byzantines. Enfin,
après avoir laissé en plein champ le monastère des Chartreux, riche
édifice contemporain du Palais de Justice, avec ses petits jardins à
compartiments, et les ruines mal hantées de Vauvert, l'œil tombait, à
l'occident, sur les trois aiguilles romanes de Saint-Germain-des-Prés.
Le bourg Saint-Germain, déjà une grosse commune, faisait quinze ou
vingt rues derrière. Le clocher aigu de Saint-Sulpice marquait un des
coins du bourg. Tout à côté on distinguait l'enceinte quadrilatérale de
la foire Saint-Germain, où est aujourd'hui le marché; puis le pilori de
l'abbé, jolie petite tour ronde, bien coiffée d'un cône de plomb. La
tuilerie était plus loin, et la rue du Four, qui menait au four banal,
et le moulin sur sa butte, et la maladrerie, maisonnette isolée et mal
vue. Mais ce qui attirait surtout le regard et le fixait longtemps sur
ce point, c'était l'abbaye elle-même. Il est certain que ce monastère,
qui avait une grande mine et comme église et comme seigneurie, ce
palais abbatial, où les évêques de Paris s'estimaient heureux de
coucher une nuit, ce réfectoire, auquel l'architecte avait donné l'air,
la beauté et la splendide rosace d'une cathédrale, cette élégante
chapelle de la Vierge, ce dortoir monumental, ces vastes jardins,
cette herse, ce pont-levis, cette enveloppe de créneaux qui entaillait
aux yeux la verdure des prés d'alentour, ces cours où reluisaient des
hommes d'armes mêlés à des chapes d'or, le tout groupé et rallié autour
des trois hautes flèches à plein cintre, bien assises sur une abside
gothique, faisaient une magnifique figure à l'horizon.

Quand enfin, après avoir longtemps considéré l'Université, vous vous
tourniez vers la rive droite, vers la Ville, le spectacle changeait
brusquement de caractère. La Ville, en effet, beaucoup plus grande que
l'Université, était aussi moins une. Au premier aspect, on la voyait
se diviser en plusieurs masses singulièrement distinctes. D'abord, au
levant, dans cette partie de la Ville qui reçoit encore aujourd'hui son
nom du marais où Camulogène embourba César, c'était un entassement de
palais. Le pâté venait jusqu'au bord de l'eau. Quatre hôtels presque
adhérents, Jouy, Sens, Barbeau, le logis de la Reine, miraient dans la
Seine leurs combles d'ardoise coupés de sveltes tourelles. Ces quatre
édifices emplissaient l'espace de la rue des Nonaindières à l'abbaye
des Célestins, dont l'aiguille relevait gracieusement leur ligne de
pignons et de créneaux. Quelques masures verdâtres, penchées sur l'eau
devant ces somptueux hôtels, n'empêchaient pas de voir les beaux
angles de leurs façades, leurs larges fenêtres carrées à croisées de
pierre, leurs porches ogives surchargés de statues, les vives arêtes
de leurs murs toujours nettement coupés, et tous ces charmants hasards
d'architecture qui font que l'art gothique a l'air de recommencer ses
combinaisons à chaque monument. Derrière ces palais, courait dans
toutes les directions, tantôt refendue, palissadée et crénelée comme
une citadelle, tantôt voilée de grands arbres comme une chartreuse,
l'enceinte immense et multiforme de ce miraculeux hôtel de Saint-Pol,
où le roi de France avait de quoi loger superbement vingt-deux princes
de la qualité du dauphin et du duc de Bourgogne, avec leurs domestiques
et leurs suites, sans compter les grands seigneurs, et l'empereur quand
il venait voir Paris, et les lions, qui avaient leur hôtel à part dans
l'hôtel royal. Disons ici qu'un appartement de prince ne se composait
pas alors de moins de onze salles, depuis la chambre de parade jusqu'au
priez-Dieu, sans parler des galeries, des bains, des étuves et autres
«lieux superflus» dont chaque appartement était pourvu; sans parler des
jardins particuliers de chaque hôte du roi; sans parler des cuisines,
des celliers, des offices, des réfectoires généraux de la maison, des
basses-cours, où il y avait vingt-deux laboratoires généraux, depuis la
fourille jusqu'à l'échansonnerie; des jeux de mille sortes, le mail, la
paume, la bague; des volières, des poissonneries, des ménageries, des
écuries, des étables, des bibliothèques, des arsenaux et des fonderies.
Voilà ce que c'était alors qu'un palais de roi, un Louvre, un hôtel
Saint-Pol. Une cité dans la cité.

De la tour où nous nous sommes placés, l'hôtel Saint-Pol, presque à
demi caché par les quatre grands logis dont nous venons de parler,
était encore fort considérable et fort merveilleux à voir. On y
distinguait très bien, quoique habilement soudés au bâtiment principal
par de longues galeries à vitraux et à colonnettes, les trois hôtels
que Charles V avait amalgamés à son palais, l'hôtel du Petit-Muce, avec
la balustrade en dentelle qui ourlait gracieusement son toit; l'hôtel
de l'abbé de Saint-Maur, ayant le relief d'un château fort, une grosse
tour, des mâchicoulis, des meurtrières, des moineaux de fer, et sur
la large porte saxonne l'écusson de l'abbé entre les deux entailles
du pont-levis; l'hôtel du comte d'Étampes, dont le donjon, ruiné à
son sommet, s'arrondissait aux yeux, ébréché comme une crête de coq;
çà et là, trois ou quatre vieux chênes faisant touffe ensemble comme
d'énormes choux-fleurs, des ébats de cygnes dans les claires eaux des
viviers, toutes plissées d'ombre et de lumière; force cours dont on
voyait des bouts pittoresques; l'hôtel des Lions avec ses ogives basses
sur de courts piliers saxons, ses herses de fer et son rugissement
perpétuel; tout à travers cet ensemble la flèche écaillée de
l'Ave-Maria; à gauche, le logis du prévôt de Paris, flanqué de quatre
tourelles finement évidées; au milieu, au fond, l'hôtel Saint-Pol
proprement dit, avec ses façades multipliées, ses enrichissements
successifs depuis Charles V, les excroissances hybrides dont la
fantaisie des architectes l'avait chargé depuis deux siècles, avec
toutes les absides de ses chapelles, tous les pignons de ses galeries,
mille girouettes aux quatre vents, et ses deux hautes tours contiguës
dont le toit conique, entouré de créneaux à sa base, avait l'air de ces
chapeaux pointus dont le bord est relevé.

En continuant de monter les étages de cet amphithéâtre de palais
développé au loin sur le sol, après avoir franchi un ravin profond
creusé dans les toits de la Ville, lequel marquait le passage de
la rue Saint-Antoine, l'œil arrivait au logis d'Angoulême, vaste
construction de plusieurs époques, où il y avait des parties toutes
neuves et très blanches, qui ne se fondaient guère mieux dans
l'ensemble qu'une pièce rouge à un pourpoint bleu. Cependant le toit
singulièrement aigu et élevé du palais moderne, hérissé de gouttières
ciselées, couvert de lames de plomb où se roulaient en mille arabesques
fantasques d'étincelantes incrustations de cuivre doré, ce toit si
curieusement damasquiné s'élançait avec grâce du milieu des brunes
ruines de l'ancien édifice, dont les vieilles grosses tours, bombées
par l'âge comme des futailles, s'affaissant sur elles-mêmes de vétusté
et se déchirant du haut en bas, ressemblaient à de gros ventres
déboutonnés. Derrière, s'élevait la forêt d'aiguilles du palais des
Tournelles. Pas de coup d'œil au monde, ni à Chambord, ni à l'Alhambra,
plus magique, plus aérien, plus prestigieux que cette futaie de
flèches, de clochetons, de cheminées, de girouettes, de spirales,
de vis, de lanternes trouées par le jour qui semblaient frappées à
l'emporte-pièce, de pavillons, de tourelles en fuseaux, ou, comme on
disait alors, de tournelles, toutes diverses de formes, de hauteur et
d'attitude. On eût dit un gigantesque échiquier de pierre.

A droite des Tournelles, cette botte d'énormes tours d'un noir d'encre,
entrant les unes dans les autres, et ficelées pour ainsi dire par un
fossé circulaire, ce donjon beaucoup plus percé de meurtrières que de
fenêtres, ce pont-levis toujours dressé, cette herse toujours tombée,
c'est la Bastille. Ces espèces de becs noirs qui sortent d'entre les
créneaux, et que vous prenez de loin pour des gouttières, ce sont des
canons.

Sous leur boulet, au pied du formidable édifice, voici la porte
Saint-Antoine, enfouie entre ses deux tours.

Au delà des Tournelles, jusqu'à la muraille de Charles V, se déroulait,
avec de riches compartiments de verdure et de fleurs, un tapis velouté
de cultures et de parcs royaux, au milieu desquels on reconnaissait,
à son labyrinthe d'arbres et d'allées, le fameux jardin Dédalus
que Louis XI avait donné à Coictier. L'observatoire du docteur
s'élevait au-dessus du dédale comme une grosse colonne isolée ayant
une maisonnette pour chapiteau. Il s'est fait dans cette officine de
terribles astrologies.

Là est aujourd'hui la place Royale.

Comme nous venons de le dire, le quartier de palais dont nous avons
tâché de donner quelque idée au lecteur, en n'indiquant néanmoins que
les sommités, emplissait l'angle que l'enceinte de Charles V faisait
avec la Seine à l'orient. Le centre de la Ville était occupé par un
monceau de maisons à peuple. C'était là en effet que se dégorgeaient
les trois ponts de la Cité sur la rive droite, et les ponts font
des maisons avant des palais. Cet amas d'habitations bourgeoises,
pressées comme les alvéoles dans la ruche, avait sa beauté. Il en
est des toits d'une capitale comme des vagues d'une mer, cela est
grand. D'abord les rues, croisées et brouillées, faisaient dans le
bloc cent figures amusantes. Autour des halles, c'était comme une
étoile à mille raies. Les rues Saint-Denis et Saint-Martin, avec
leurs innombrables ramifications, montaient l'une auprès de l'autre
comme deux gros arbres qui mêlent leurs branches. Et puis, des lignes
tortues, les rues de la Plâtrerie, de la Verrerie, de la Tixeranderie,
etc., serpentaient sur le tout. Il y avait aussi de beaux édifices qui
perçaient l'ondulation pétrifiée de cette mer de pignons. C'était, à
la tête du pont aux Changeurs, derrière lequel on voyait mousser la
Seine sous les roues du pont aux Meuniers, c'était le Châtelet, non
plus tour romaine comme sous Julien l'Apostat, mais tour féodale du
treizième siècle, et d'une pierre si dure, que le pic en trois heures
n'en levait pas l'épaisseur du poing. C'était le riche clocher carré
de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, avec ses angles tout émoussés de
sculptures, déjà admirable, quoiqu'il ne fût pas achevé au quinzième
siècle. Il lui manquait en particulier ces quatre monstres qui,
aujourd'hui encore, perchés aux encoignures de son toit, ont l'air
de quatre sphinx qui donnent à deviner au nouveau Paris l'énigme de
l'ancien; Rault, le sculpteur, ne les posa qu'en 1526, et il eut vingt
francs pour sa peine. C'était la Maison-aux-Piliers, ouverte sur
cette place de Grève dont nous avons donné quelque idée au lecteur.
C'était Saint-Gervais, qu'un portail _de bon goût_ a gâté depuis;
Saint-Méry, dont les vieilles ogives étaient presque encore des pleins
cintres; Saint-Jean, dont la magnifique aiguille était proverbiale;
c'étaient vingt autres monuments qui ne dédaignaient pas d'enfouir
leurs merveilles dans ce chaos de rues noires, étroites et profondes.
Ajoutez les croix de pierre sculptées, plus prodiguées encore dans
les carrefours que les gibets; le cimetière des Innocents, dont on
apercevait au loin, par-dessus les toits, l'enceinte architecturale;
le pilori des Halles, dont on voyait le faîte entre deux cheminées de
la rue de la Cossonnerie; l'échelle de la Croix-du-Trahoir dans son
carrefour toujours noir de peuple; les masures circulaires de la halle
au blé; les tronçons de l'ancienne clôture de Philippe-Auguste, qu'on
distinguait çà et là, noyés dans les maisons, tours rongées de lierre,
portes ruinées, pans de murs croulants et déformés; le quai avec ses
mille boutiques et ses écorcheries saignantes; la Seine chargée de
bateaux, du port au Foin au For-l'Évêque; et vous aurez une image
confuse de ce qu'était en 1482 le trapèze central de la Ville.

Avec ces deux quartiers, l'un d'hôtels, l'autre de maisons, le
troisième élément de l'aspect qu'offrait la Ville, c'était une longue
zone d'abbayes qui la bordait dans presque tout son pourtour, du
levant au couchant, et, en arrière de l'enceinte de fortifications qui
fermait Paris, lui faisait une seconde enceinte intérieure de couvents
et de chapelles. Ainsi, immédiatement à côté du parc des Tournelles,
entre la rue Saint-Antoine et la vieille rue du Temple, il y avait
Sainte-Catherine avec son immense culture, qui n'était bornée que par
la muraille de Paris. Entre la vieille et la nouvelle rue du Temple, il
y avait le Temple, sinistre faisceau de tours, haut, debout et isolé
au milieu d'un vaste enclos crénelé. Entre la rue Neuve-du-Temple et
la rue Saint-Martin, c'était l'abbaye de Saint-Martin, au milieu de
ses jardins, superbe église fortifiée, dont la ceinture de tours,
dont la tiare de clochers, ne le cédaient en force et en splendeur
qu'à Saint-Germain-des-Prés. Entre les deux rues Saint-Martin et
Saint-Denis, se développait l'enclos de la Trinité. Enfin, entre la
rue Saint-Denis et la rue Montorgueil, les Filles-Dieu. A côté, on
distinguait les toits pourris et l'enceinte dépavée de la Cour des
Miracles. C'était le seul anneau profane qui se mêlât à cette dévote
chaîne de couvents.

Enfin, le quatrième compartiment qui se dessinait de lui-même dans
l'agglomération des toits de la rive droite, et qui occupait l'angle
occidental de la clôture et le bord de l'eau en aval, c'était un
nouveau nœud de palais et d'hôtels serrés aux pieds du Louvre. Le vieux
Louvre de Philippe-Auguste, cet édifice démesuré dont la grosse tour
ralliait vingt-trois maîtresses tours autour d'elle, sans compter les
tourelles, semblait de loin enchâssé dans les combles gothiques de
l'hôtel d'Alençon et du Petit-Bourbon. Cette hydre de tours, gardienne
géante de Paris, avec ses vingt-quatre têtes toujours dressées,
avec ses croupes monstrueuses, plombées ou écaillées d'ardoises, et
toutes ruisselantes de reflets métalliques, terminait d'une manière
surprenante la configuration de la Ville au couchant.

Ainsi, un immense pâté, ce que les Romains appelaient _insula_, de
maisons bourgeoises, flanqué à droite et à gauche de deux blocs de
palais, couronnés, l'un par le Louvre, l'autre par les Tournelles,
bordé au nord d'une longue ceinture d'abbayes et d'enclos cultivés,
le tout amalgamé et fondu au regard; sur ces mille édifices dont les
toits de tuiles et d'ardoises découpaient les uns sur les autres tant
de chaînes bizarres, les clochers tatoués, gaufrés et guillochés des
quarante-quatre églises de la rive droite; des myriades de rues au
travers; pour limite, d'un côté, une clôture de hautes murailles à
tours carrées (celle de l'Université était à tours rondes); de l'autre,
la Seine coupée de ponts et charriant force bateaux; voilà la Ville au
quinzième siècle.

Au delà des murailles, quelques faubourgs se pressaient aux portes,
mais moins nombreux et plus épars que ceux de l'Université. C'étaient,
derrière la Bastille, vingt masures pelotonnées autour des curieuses
sculptures de la Croix-Faubin et des arcs-boutants de l'abbaye
Saint-Antoine des Champs; puis Popincourt, perdu dans les blés; puis
la Courtille, joyeux village de cabarets; le bourg Saint-Laurent
avec son église dont le clocher, de loin, semblait s'ajouter aux
tours pointues de la porte Saint-Martin; le faubourg Saint-Denis,
avec le vaste enclos de Saint-Ladre; hors de la porte Montmartre, la
Grange-Batelière, ceinte de murailles blanches; derrière elle, avec ses
pentes de craie, Montmartre qui avait alors presque autant d'églises
que de moulins, et qui n'a gardé que les moulins, car la société
ne demande plus maintenant que le pain du corps. Enfin, au delà du
Louvre on voyait s'allonger dans les prés le faubourg Saint-Honoré,
déjà fort considérable alors, et verdoyer la Petite-Bretagne, et se
dérouler le Marché aux pourceaux, au centre duquel s'arrondissait
l'horrible fourneau à bouillir les faux-monnayeurs. Entre la Courtille
et Saint-Laurent, votre œil avait déjà remarqué, au couronnement d'une
hauteur accroupie sur des plaines désertes, une espèce d'édifice qui
ressemblait de loin à une colonnade en ruine debout sur un soubassement
déchaussé. Ce n'était ni un Parthénon, ni un temple de Jupiter
Olympien. C'était Montfaucon.

Maintenant, si le dénombrement de tant d'édifices, quelque sommaire
que nous l'ayons voulu faire, n'a pas pulvérisé, à mesure que nous la
construisions, dans l'esprit du lecteur, l'image générale du vieux
Paris, nous la résumerons en quelques mots. Au centre, l'île de la
Cité, ressemblant par sa forme à une énorme tortue et faisant sortir
ses ponts, écaillés de tuiles, comme des pattes, de dessous sa grise
carapace de toits. A gauche, le trapèze monolithe, ferme, dense, serré,
hérissé, de l'Université; à droite, le vaste demi-cercle de la Ville,
beaucoup plus mêlé de jardins et de monuments. Les trois blocs, Cité,
Université, Ville, marbrés de rues sans nombre. Tout au travers, la
Seine, «la nourricière Seine», comme le dit le P. Du Breul, obstruée
d'îles, de ponts et de bateaux. Tout autour une plaine immense,
rapiécée de mille sortes de cultures, semée de beaux villages; à gauche
Issy, Vanvres, Vaugirard, Montrouge, Gentilly avec sa tour ronde et sa
tour carrée, etc.; à droite, vingt autres, depuis Conflans jusqu'à la
Ville-l'Évêque. A l'horizon, un ourlet de collines disposées en cercle
comme le rebord du bassin. Enfin, au loin, à l'orient, Vincennes et ses
sept tours quadrangulaires; au sud, Bicêtre et ses tourelles pointues;
au septentrion, Saint-Denis et son aiguille; à l'occident, Saint-Cloud
et son donjon. Voilà le Paris que voyaient du haut des tours de
Notre-Dame les corbeaux qui vivaient en 1482.

C'est pourtant de cette ville que Voltaire a dit qu'_avant Louis XIV
elle ne possédait que quatre beaux monuments_: le dôme de la Sorbonne,
le Val-de-Grâce, le Louvre moderne, et je ne sais plus le quatrième,
le Luxembourg peut-être. Heureusement Voltaire n'en a pas moins fait
_Candide_, et n'en est pas moins, de tous les hommes qui se sont
succédé dans la longue série de l'humanité, celui qui a le mieux eu le
rire diabolique. Cela prouve d'ailleurs qu'on peut être un beau génie
et ne rien comprendre à un art dont on n'est pas. Molière ne croyait-il
pas faire beaucoup d'honneur à Raphaël et à Michel-Ange en les appelant
_ces Mignards de leur âge_?

Revenons à Paris et au quinzième siècle.

Ce n'était pas alors seulement une belle ville; c'était une ville
homogène, un produit architectural et historique du moyen âge,
une chronique de pierre. C'était une cité formée de deux couches
seulement, la couche romane et la couche gothique, car la couche
romaine avait disparu depuis longtemps, excepté aux Thermes de Julien,
où elle perçait encore la croûte épaisse du moyen âge. Quant à la
couche celtique, on n'en trouvait même plus d'échantillons en creusant
des puits.

Cinquante ans plus tard, lorsque la renaissance vint mêler à cette
unité si sévère et pourtant si variée le luxe éblouissant de ses
fantaisies et de ses systèmes, ses débauches de pleins cintres
romains, de colonnes grecques et de surbaissements gothiques, sa
sculpture si tendre et si idéale, son goût particulier d'arabesques
et d'acanthes, son paganisme architectural contemporain de Luther,
Paris fut peut-être plus beau encore, quoique moins harmonieux à l'œil
et à la pensée. Mais ce splendide moment dura peu. La renaissance ne
fut pas impartiale; elle ne se contenta pas d'édifier, elle voulut
jeter bas. Il est vrai qu'elle avait besoin de place. Aussi le
Paris gothique ne fut-il complet qu'une minute. On achevait à peine
Saint-Jacques-de-la-Boucherie qu'on commençait la démolition du vieux
Louvre.

Depuis, la grande ville a été se déformant de jour en jour. Le Paris
gothique, sous lequel s'effaçait le Paris roman, s'est effacé à son
tour. Mais peut-on dire quel Paris l'a remplacé?

Il y a le Paris de Catherine de Médicis, aux Tuileries[5], le Paris de
Henri II, à l'Hôtel de ville, deux édifices encore d'un grand goût;
le Paris de Henri IV, à la place Royale: façades de briques à coins de
pierre et à toits d'ardoise, des maisons tricolores; le Paris de Louis
XIII, au Val-de-Grâce: une architecture écrasée et trapue, des voûtes
en anses de panier, je ne sais quoi de ventru dans la colonne et de
bossu dans le dôme; le Paris de Louis XIV, aux Invalides: grand, riche,
doré et froid; le Paris de Louis XV, à Saint-Sulpice: des volutes, des
nœuds de rubans, des nuages, des vermicelles et des chicorées, le tout
en pierre; le Paris de Louis XVI, au Panthéon: Saint-Pierre de Rome mal
copié (l'édifice s'est tassé gauchement, ce qui n'en a pas raccommodé
les lignes); le Paris de la République, à l'École de médecine: un
pauvre goût grec et romain, qui ressemble au Colisée ou au Parthénon
comme la constitution de l'an III aux lois de Minos, on l'appelle en
architecture _le goût messidor_; le Paris de Napoléon, à la place
Vendôme: celui-là est sublime, une colonne de bronze faite avec des
canons; le Paris de la restauration, à la Bourse: une colonnade fort
blanche supportant une frise fort lisse; le tout est carré et a coûté
vingt millions.

  [5] Nous avons vu avec une douleur mêlée d'indignation qu'on songeait
  à agrandir, à refondre, à remanier, c'est-à-dire à détruire cet
  admirable palais. Les architectes de nos jours ont la main trop
  lourde pour toucher à ces délicates œuvres de la renaissance.
  Nous espérons toujours qu'ils ne l'oseront pas. D'ailleurs, cette
  démolition des Tuileries maintenant ne serait pas seulement une voie
  de fait brutale dont rougirait un Vandale ivre, ce serait un acte
  de trahison. Les Tuileries ne sont pas simplement un chef-d'œuvre
  de l'art du seizième siècle, c'est une page de l'histoire du
  dix-neuvième siècle. Ce palais n'est plus au roi, mais au peuple.
  Laissons-le tel qu'il est. Notre révolution l'a marqué deux fois au
  front. Sur l'une de ses deux façades, il a les boulets du 10 août;
  sur l'autre les boulets du 29 juillet. Il est saint.

  Paris, 7 avril 1831.       (_Note de la cinquième édition._)

A chacun de ces monuments caractéristiques se rattache par une
similitude de goût, de façon et d'attitude, une certaine quantité de
maisons éparses dans divers quartiers, et que l'œil du connaisseur
distingue et date aisément. Quand on sait voir, on retrouve l'esprit
d'un siècle et la physionomie d'un roi jusque dans un marteau de porte.

Le Paris actuel n'a donc aucune physionomie générale. C'est une
collection d'échantillons de plusieurs siècles, et les plus beaux ont
disparu. La capitale ne s'accroît qu'en maisons, et quelles maisons! Du
train dont va Paris, il se renouvellera tous les cinquante ans. Aussi
la signification historique de son architecture s'efface-t-elle tous
les jours. Les monuments y deviennent de plus en plus rares, et il
semble qu'on les voie s'engloutir peu à peu, noyés dans les maisons.
Nos pères avaient un Paris de pierre; nos fils auront un Paris de
plâtre.

Quant aux monuments modernes du Paris neuf, nous nous dispenserons
volontiers d'en parler. Ce n'est pas que nous ne les admirions comme il
convient. La Sainte-Geneviève de M. Soufflot est certainement le plus
beau gâteau de Savoie qu'on ait jamais fait en pierre. Le palais de la
Légion-d'honneur est aussi un morceau de pâtisserie fort distingué. Le
dôme de la halle au blé est une casquette de jockey anglais sur une
grande échelle. Les tours Saint-Sulpice sont deux grosses clarinettes,
et c'est une forme comme une autre; le télégraphe, tortu et grimaçant,
fait un aimable accident sur leur toiture. Saint-Roch a un portail qui
n'est comparable, pour la magnificence, qu'à Saint-Thomas d'Aquin. Il
a aussi un calvaire en ronde-bosse dans une cave et un soleil de bois
doré. Ce sont là des choses tout à fait merveilleuses. La lanterne du
labyrinthe du Jardin des Plantes est aussi fort ingénieuse. Quant au
palais de la Bourse, qui est grec par sa colonnade, romain par le plein
cintre de ses portes et fenêtres, de la renaissance par sa grande voûte
surbaissée, c'est indubitablement un monument très correct et très pur;
la preuve, c'est qu'il est couronné d'un attique comme on n'en voyait
pas à Athènes, belle ligne droite, gracieusement coupée çà et là par
des tuyaux de poêle. Ajoutons que s'il est de règle que l'architecture
d'un édifice soit adaptée à sa destination de telle façon que cette
destination se dénonce d'elle-même au seul aspect de l'édifice, on ne
saurait trop s'émerveiller d'un monument qui peut être indifféremment
un palais de roi, une chambre des communes, un hôtel de ville, un
collége, un manége, une académie, un entrepôt, un tribunal, un musée,
une caserne, un sépulcre, un temple, un théâtre. En attendant, c'est
une Bourse. Un monument doit en outre être approprié au climat.
Celui-ci est évidemment construit exprès pour notre ciel froid et
pluvieux. Il a un toit presque plat comme en Orient, ce qui fait que
l'hiver, quand il neige, on balaye le toit; et il est certain qu'un
toit est fait pour être balayé. Quant à cette destination dont nous
parlions tout à l'heure, il la remplit à merveille; il est Bourse en
France, comme il eût été temple en Grèce. Il est vrai que l'architecte
a eu assez de peine à cacher le cadran de l'horloge, qui eût détruit
la pureté des belles lignes de la façade; mais, en revanche, on a
cette colonnade qui circule autour du monument, et sous laquelle,
dans les grands jours de solennité religieuse, peut se développer
majestueusement la théorie des agents de change et des courtiers de
commerce.

Ce sont là sans aucun doute de très superbes monuments. Joignons-y
force belles rues, amusantes et variées, comme la rue de Rivoli, et je
ne désespère pas que Paris, vu à vol de ballon, ne présente un jour
aux yeux cette richesse de lignes, cette opulence de détails, cette
diversité d'aspects, ce je ne sais quoi de grandiose dans le simple et
d'inattendu dans le beau, qui caractérise un damier.

Toutefois, si admirable que vous semble le Paris d'à présent, refaites
le Paris du quinzième siècle, reconstruisez-le dans votre pensée;
regardez le jour à travers cette haie surprenante d'aiguilles, de tours
et de clochers; répandez au milieu de l'immense ville, déchirez à la
pointe des îles, plissez aux arches des ponts la Seine avec ses larges
flaques vertes et jaunes, plus changeante qu'une robe de serpent;
détachez nettement sur un horizon d'azur le profil gothique de ce
vieux Paris; faites-en flotter le contour dans une brume d'hiver qui
s'accroche à ses nombreuses cheminées; noyez-le dans une nuit profonde,
et regardez le jeu bizarre des ténèbres et des lumières dans ce sombre
labyrinthe d'édifices; jetez-y un rayon de lune qui le dessine
vaguement et fasse sortir du brouillard les grandes têtes des tours;
ou reprenez cette noire silhouette, ravivez d'ombre les mille angles
aigus des flèches et des pignons, et faites-la saillir, plus dentelée
qu'une mâchoire de requin, sur le ciel de cuivre du couchant.--Et puis,
comparez.

Et si vous voulez recevoir de la vieille ville une impression que la
moderne ne saurait plus vous donner, montez, un matin de grande fête,
au soleil levant de Pâques ou de la Pentecôte, montez sur quelque point
élevé d'où vous dominiez la capitale entière, et assistez à l'éveil
des carillons. Voyez, à un signal parti du ciel, car c'est le soleil
qui le donne, ces mille églises tressaillir à la fois. Ce sont d'abord
des tintements épars, allant d'une église à l'autre, comme lorsque
des musiciens s'avertissent qu'on va commencer. Puis, tout à coup,
voyez, car il semble qu'en certains instants l'oreille aussi a sa vue,
voyez s'élever au même moment de chaque clocher comme une colonne de
bruit, comme une fumée d'harmonie. D'abord la vibration de chaque
cloche monte droite, pure, et pour ainsi dire isolée des autres, dans
le ciel splendide du matin. Puis, peu à peu, en grossissant, elles se
fondent, elles se mêlent, elles s'effacent l'une dans l'autre, elles
s'amalgament dans un magnifique concert. Ce n'est plus qu'une masse de
vibrations sonores qui se dégage sans cesse des innombrables clochers,
qui flotte, ondule, bondit, tourbillonne sur la ville, et prolonge bien
au delà de l'horizon le cercle assourdissant de ses oscillations.
Cependant cette mer d'harmonie n'est point un chaos. Si grosse et si
profonde qu'elle soit, elle n'a point perdu sa transparence; vous
y voyez serpenter à part chaque groupe de notes qui s'échappe des
sonneries; vous y pouvez suivre le dialogue, tour à tour grave et
criard, de la crécelle et du bourdon; vous y voyez sauter les octaves
d'un clocher à l'autre; vous les regardez s'élancer ailées, légères
et sifflantes de la cloche d'argent, tomber cassées et boiteuses de
la cloche de bois; vous admirez au milieu d'elles la riche gamme qui
descend et remonte sans cesse les sept cloches de Saint-Eustache; vous
voyez courir, tout au travers, des notes claires et rapides qui font
trois ou quatre zigzags lumineux et s'évanouissent comme des éclairs.
Là-bas, c'est l'abbaye Saint-Martin, chanteuse aigre et fêlée; ici,
la voix sinistre et bourrue de la Bastille; à l'autre bout, la grosse
tour du Louvre, avec sa basse-taille. Le royal carillon du Palais jette
sans relâche de tous côtés des trilles resplendissants, sur lesquels
tombent à temps égaux les lourdes couppetées du beffroi de Notre-Dame,
qui les font étinceler comme l'enclume sous le marteau. Par intervalles
vous voyez passer des sons de toute forme qui viennent de la triple
volée de Saint-Germain-des-Prés. Puis encore, de temps en temps cette
masse de bruits sublimes s'entrouvre et donne passage à la strette
de l'Ave-Maria qui éclate et pétille comme une aigrette d'étoiles.
Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le
chant intérieur des églises qui transpire à travers les pores vibrants
de leurs voûtes.--Certes, c'est là un opéra qui vaut la peine d'être
écouté. D'ordinaire, la rumeur qui s'échappe de Paris le jour, c'est
la ville qui parle; la nuit, c'est la ville qui respire; ici, c'est
la ville qui chante. Prêtez donc l'oreille à ce tutti des clochers;
répandez sur l'ensemble le murmure d'un demi-million d'hommes, la
plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor
grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de
l'horizon comme d'immenses buffets d'orgue; éteignez-y, ainsi que dans
une demi-teinte, tout ce que le carillon central aurait de trop rauque
et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de
plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce
tumulte de cloches et de sonneries; que cette fournaise de musique;
que ces dix mille voix d'airain chantant à la fois dans des flûtes de
pierre hautes de trois cents pieds; que cette cité qui n'est plus qu'un
orchestre; que cette symphonie qui fait le bruit d'une tempête.



LIVRE QUATRIÈME

I

LES BONNES AMES


Il y avait seize ans, à l'époque où se passe cette histoire, que par un
beau matin de dimanche de la Quasimodo une créature vivante avait été
déposée, après la messe, dans l'église de Notre-Dame, sur le bois de
lit scellé dans le parvis, à main gauche, vis-à-vis ce _grand image_ de
saint Christophe, que la figure sculptée en pierre de messire Antoine
des Essarts, chevalier, regardait à genoux depuis 1413, lorsqu'on
s'est avisé de jeter bas et le saint et le fidèle. C'est sur ce bois
de lit qu'il était d'usage d'exposer les enfants trouvés à la charité
publique. Les prenait là qui voulait. Devant le bois de lit était un
bassin de cuivre pour les aumônes.

L'espèce d'être vivant qui gisait sur cette planche le matin de la
Quasimodo, en l'an du Seigneur 1467, paraissait exciter à un haut degré
la curiosité du groupe assez considérable qui s'était amassé autour du
bois de lit. Le groupe était formé en grande partie de personnes du
beau sexe. Ce n'était presque que des vieilles femmes.

Au premier rang et les plus inclinées sur le lit, on en remarquait
quatre qu'à leur cagoule grise, sorte de soutane, on devinait attachées
à quelque confrérie dévote. Je ne vois point pourquoi l'histoire ne
transmettrait pas à la postérité les noms de ces quatre discrètes et
vénérables demoiselles. C'étaient Agnès la Herme, Jehanne de la Tarme,
Henriette la Gaultière, Gauchère la Violette, toutes quatre veuves,
toutes quatre bonnes-femmes de la chapelle Étienne-Haudry, sorties de
leur maison, avec la permission de leur maîtresse et conformément aux
statuts de Pierre d'Ailly, pour venir entendre le sermon.

Du reste, si ces braves haudriettes observaient pour le moment les
statuts de Pierre d'Ailly, elles violaient, certes, à cœur joie, ceux
de Michel de Brache et du cardinal de Pise, qui leur prescrivaient si
inhumainement le silence.

--Qu'est-ce que c'est que cela, ma sœur? disait Agnès à Gauchère, en
considérant la petite créature exposée qui glapissait et se tordait sur
le lit de bois, tout effrayée de tant de regards.

--Qu'est-ce que nous allons devenir, disait Jehanne, si c'est comme
cela qu'ils font les enfants à présent?

--Je ne me connais pas en enfants, reprenait Agnès, mais ce doit être
un péché de regarder celui-ci.

--Ce n'est pas un enfant, Agnès.

--C'est un singe manqué, observait Gauchère.

--C'est un miracle, reprenait Henriette la Gaultière.

--Alors, remarquait Agnès, c'est le troisième depuis le dimanche du
_Lætare_. Car il n'y a pas huit jours que nous avons eu le miracle du
moqueur de pèlerins puni divinement par Notre-Dame d'Aubervilliers, et
c'était le second miracle du mois.

--C'est un vrai monstre d'abomination que ce soi-disant enfant trouvé,
reprenait Jehanne.

--Il braille à faire sourd un chantre, poursuivait Gauchère.--Tais-toi
donc, petit hurleur!

--Dire que c'est M. de Reims qui envoie cette énormité à M. de Paris!
ajoutait la Gaultière en joignant les mains.

--J'imagine, disait Agnès la Herme, que c'est une bête, un animal, le
produit d'un juif avec une truie; quelque chose enfin qui n'est pas
chrétien, et qu'il faut jeter à l'eau ou au feu.

--J'espère bien, reprenait la Gaultière, qu'il ne sera postulé par
personne.

--Ah mon Dieu! s'écriait Agnès, ces pauvres nourrices qui sont là dans
le logis des enfants-trouvés qui fait le bas de la ruelle en descendant
la rivière, tout à côté de monseigneur l'évêque, si on allait leur
apporter ce petit monstre à allaiter! J'aimerais mieux donner à téter à
un vampire.

--Est-elle innocente, cette pauvre la Herme! reprenait Jehanne; vous
ne voyez pas, ma sœur, que ce petit monstre a au moins quatre ans, et
qu'il aurait moins appétit de votre tétin que d'un tournebroche.

En effet, ce n'était pas un nouveau-né que «ce petit monstre». (Nous
serions fort empêché nous-même de le qualifier autrement.) C'était une
petite masse fort anguleuse et fort remuante, emprisonnée dans un sac
de toile imprimé au chiffre de messire Guillaume Chartier, pour lors
évêque de Paris, avec une tête qui sortait. Cette tête était chose
assez difforme. On n'y voyait qu'une forêt de cheveux roux, un œil, une
bouche et des dents. L'œil pleurait, la bouche criait, et les dents ne
paraissaient demander qu'à mordre. Le tout se débattait dans le sac, au
grand ébahissement de la foule qui grossissait et se renouvelait sans
cesse à l'entour.

Dame Aloïse de Gondelaurier, une femme riche et noble, qui tenait une
jolie fille d'environ six ans à la main, et qui traînait un long voile
à la corne d'or de sa coiffe, s'arrêta en passant devant le lit, et
considéra un moment la malheureuse créature, pendant que sa charmante
petite fille Fleur-de-Lys de Gondelaurier, toute vêtue de soie et
de velours, épelait avec son joli petit doigt l'écriteau permanent
accroché au bois de lit: ENFANTS TROUVÉS.

--En vérité, dit la dame en se détournant avec dégoût, je croyais qu'on
n'exposait ici que des enfants.

Elle tourna le dos, en jetant dans le bassin un florin d'argent qui
retentit parmi les liards, et fit ouvrir de grands yeux aux pauvres
bonnes-femmes de la chapelle Étienne-Haudry.

Un moment après, le grave et savant Robert Mistricolle, protonotaire du
roi, passa avec un énorme missel sous un bras et sa femme sous l'autre
(damoiselle Guillemette la Mairesse), ayant de la sorte à ses côtés ses
deux régulateurs, spirituel et temporel.

--Enfant trouvé! dit-il après avoir examiné l'objet. Trouvé apparemment
sur le parapet du fleuve Phlégéto!

--On ne lui voit qu'un œil, observa damoiselle Guillemette. Il a sur
l'autre une verrue.

--Ce n'est pas une verrue, reprit maître Robert Mistricolle. C'est un
œuf qui renferme un autre démon tout pareil, lequel porte un autre
petit œuf qui contient un autre diable, et ainsi de suite.

--Comment savez-vous cela? demanda Guillemette la Mairesse.

--Je le sais pertinemment, répondit le protonotaire.

--Monsieur le protonotaire, demanda Gauchère, que pronostiquez-vous de
ce prétendu enfant trouvé?

--Les plus grands malheurs, répondit Mistricolle.

--Ah! mon Dieu! dit une vieille dans l'auditoire, avec cela qu'il y a
eu une considérable pestilence l'an passé, et qu'on dit que les Anglais
vont débarquer en compagnie à Harefleu.

--Cela empêchera peut-être la reine de venir à Paris au mois de
septembre, reprit une autre; la marchandise va déjà si mal!

--Je suis d'avis, s'écria Jehanne de la Tarme, qu'il vaudrait mieux,
pour les manants de Paris, que ce petit magicien-là fût couché sur un
fagot que sur une planche.

--Un beau fagot flambant! ajouta la vieille.

--Cela serait plus prudent, dit Mistricolle.

Depuis quelques moments un jeune prêtre écoutait le raisonnement des
haudriettes et les sentences du protonotaire. C'était une figure
sévère, un front large, un regard profond. Il écarta silencieusement
la foule, examina le _petit magicien_, et étendit la main sur lui. Il
était temps, car toutes les dévotes se léchaient déjà les barbes du
_beau fagot flambant_.

--J'adopte cet enfant, dit le prêtre.

Il le prit dans sa soutane et l'emporta. L'assistance le suivit d'un
œil effaré. Un moment après, il avait disparu par la Porte-Rouge qui
conduisait alors de l'église au cloître.

Quand la première surprise fut passée, Jehanne de la Tarme se pencha à
l'oreille de la Gaultière.

--Je vous avais bien dit, ma sœur, que ce jeune clerc monsieur Claude
Frollo est un sorcier.



II

CLAUDE FROLLO


En effet, Claude Frollo n'était pas un personnage vulgaire.

Il appartenait à l'une de ces familles moyennes qu'on appelait
indifféremment, dans le langage impertinent du siècle dernier, haute
bourgeoisie ou petite noblesse. Cette famille avait hérité des frères
Paclet le fief de Tirechappe, qui relevait de l'évêque de Paris, et
dont les vingt et une maisons avaient été au treizième siècle l'objet
de tant de plaidoiries par-devant l'official. Comme possesseur de ce
fief, Claude Frollo était un des _sept vingt-un_ seigneurs prétendant
censive dans Paris et ses faubourgs; et l'on a pu voir longtemps son
nom inscrit en cette qualité, entre l'hôtel de Tancarville, appartenant
à maître François Le Rez, et le collége de Tours, dans le cartulaire
déposé à Saint-Martin-des-Champs.

Claude Frollo avait été destiné dès l'enfance par ses parents à l'état
ecclésiastique. On lui avait appris à lire dans du latin. Il avait
été élevé à baisser les yeux et à parler bas. Tout enfant, son père
l'avait cloîtré au collége de Torchi en l'Université. C'est là qu'il
avait grandi, sur le missel et le lexicon.

C'était d'ailleurs un enfant triste, grave, sérieux, qui étudiait
ardemment et apprenait vite. Il ne jetait pas grand cri dans les
récréations, se mêlait peu aux bacchanales de la rue du Fouarre,
ne savait ce que c'était que _dare alapas et capillos laniare_, et
n'avait fait aucune figure dans cette mutinerie de 1463 que les
annalistes enregistrent gravement sous le titre de: «Sixième trouble de
l'Université». Il lui arrivait rarement de railler les pauvres écoliers
de Montaigu pour les _cappettes_ dont ils tiraient leur nom, ou les
boursiers du collége de Dormans pour leur tonsure rase et leur surtout
tri-parti de drap pers, bleu et violet, _azurini coloris et bruni_,
comme dit la charte du cardinal des Quatre-Couronnes.

En revanche, il était assidu aux grandes et petites écoles de la rue
Saint-Jean de Beauvais. Le premier élève que l'abbé de Saint-Pierre
de Val, au moment de commencer sa lecture de droit canon, apercevait
toujours collé vis-à-vis de sa chaire à un pilier de l'école
Saint-Vendregesile, c'était Claude Frollo, armé de son écritoire de
corne, mâchant sa plume, griffonnant sur son genou usé, et, l'hiver,
soufflant dans ses doigts. Le premier auditeur que messire Miles
d'Isliers, docteur en décret, voyait arriver chaque lundi matin, tout
essoufflé, à l'ouverture des portes de l'école du Chef-Saint-Denis,
c'était Claude Frollo. Aussi, à seize ans, le jeune clerc eût pu tenir
tête, en théologie mystique, à un père de l'église; en théologie
canonique, à un père des conciles; en théologie scolastique, à un
docteur de Sorbonne.

La théologie dépassée, il s'était précipité dans le décret. Du _Maître
des Sentences_, il était tombé aux _Capitulaires de Charlemagne_. Et
successivement il avait dévoré, dans son appétit de science, décrétales
sur décrétales, celles de Théodore, évêque d'Hispale, celles de
Bouchard, évêque de Worms, celles d'Yves, évêque de Chartres; puis le
décret de Gratien qui succéda aux capitulaires de Charlemagne; puis
le recueil de Grégoire IX; puis l'épître _Super specula_ d'Honorius
III. Il se fit claire, il se fit familière cette vaste et tumultueuse
période du droit civil et du droit canon en lutte et en travail dans le
chaos du moyen âge, période que l'évêque Théodore ouvre en 618 et que
ferme en 1227 le pape Grégoire.

Le décret digéré, il se jeta sur la médecine et sur les arts libéraux.
Il étudia la science des herbes, la science des onguents. Il devint
expert aux fièvres et aux contusions, aux navrures et aux apostumes.
Jacques d'Espars l'eût reçu médecin physicien; Richard Hellain, médecin
chirurgien. Il parcourut également tous les degrés de licence, maîtrise
et doctorerie des arts. Il étudia les langues, le latin, le grec,
l'hébreu, triple sanctuaire alors bien peu fréquenté. C'était une
véritable fièvre d'acquérir et de thésauriser en fait de science. A
dix-huit ans, les quatre facultés y avaient passé. Il semblait au jeune
homme que la vie avait un but unique: savoir.

Ce fut vers cette époque environ que l'été excessif de 1466 fit éclater
cette grande peste qui enleva plus de quarante mille créatures dans la
vicomté de Paris, et entre autres, dit Jean de Troyes, «maître Arnoul,
astrologien du roi, qui était fort homme de bien, sage et plaisant».
Le bruit se répandit dans l'Université que la rue Tirechappe était en
particulier dévastée par la maladie. C'est là que résidaient, au milieu
de leur fief, les parents de Claude. Le jeune écolier courut fort
alarmé à la maison paternelle. Quand il y entra, son père et sa mère
étaient morts de la veille. Un tout jeune frère qu'il avait au maillot,
vivait encore et criait abandonné dans son berceau. C'était tout ce qui
restait à Claude de sa famille. Le jeune homme prit l'enfant sous son
bras, et sortit pensif. Jusque-là il n'avait vécu que dans la science,
il commençait à vivre dans la vie.

Cette catastrophe fut une crise dans l'existence de Claude. Orphelin,
aîné, chef de famille à dix-neuf ans, il se sentit rudement rappelé des
rêveries de l'école aux réalités de ce monde. Alors, ému de pitié, il
se prit de passion et de dévouement pour cet enfant, son frère; chose
étrange et douce qu'une affection humaine, à lui qui n'avait encore
aimé que des livres.

Cette affection se développa à un point singulier. Dans une âme aussi
neuve, ce fut comme un premier amour. Séparé depuis l'enfance de ses
parents, qu'il avait à peine connus, cloîtré et comme muré dans ses
livres, avide avant tout d'étudier et d'apprendre, exclusivement
attentif jusqu'alors à son intelligence qui se dilatait dans la
science, à son imagination qui grandissait dans les lettres, le
pauvre écolier n'avait pas encore eu le temps de sentir la place de
son cœur. Ce jeune frère, sans mère ni père, ce petit enfant, qui
lui tombait brusquement du ciel sur les bras, fit de lui un homme
nouveau. Il s'aperçut qu'il y avait autre chose dans le monde que les
spéculations de la Sorbonne et les vers d'Homerus; que l'homme avait
besoin d'affections; que la vie sans tendresse et sans amour n'était
qu'un rouage sec, criard et déchirant. Seulement il se figura, car il
était dans l'âge où les illusions ne sont encore remplacées que par des
illusions, que les affections de sang et de famille étaient les seules
nécessaires, et qu'un petit frère à aimer suffisait pour remplir toute
une existence.

Il se jeta donc dans l'amour de son petit Jehan avec la passion d'un
caractère déjà profond, ardent, concentré. Cette pauvre frêle créature,
jolie, blonde, rose et frisée, cet orphelin sans autre appui qu'un
orphelin, le remuait jusqu'au fond des entrailles; et, grave penseur
qu'il était, il se mit à réfléchir sur Jehan avec une miséricorde
infinie. Il en prit souci et soin comme de quelque chose de très
fragile et de très recommandé. Il fut à l'enfant plus qu'un frère, il
lui devint une mère.

Le petit Jehan avait perdu sa mère, qu'il tétait encore. Claude le
mit en nourrice. Outre le fief de Tirechappe, il avait eu en héritage
de son père le fief du Moulin, qui relevait de la tour carrée de
Gentilly. C'était un moulin sur une colline, près du château de
Winchestre (Bicêtre). Il y avait la meunière qui nourrissait un bel
enfant; ce n'était pas loin de l'Université. Claude lui porta lui-même
son petit Jehan.

Dès lors, se sentant un fardeau à traîner, il prit la vie très
au sérieux. La pensée de son petit frère devint non seulement la
récréation, mais encore le but de ses études. Il résolut de se
consacrer tout entier à un avenir dont il répondait devant Dieu, et
de n'avoir jamais d'autre épouse, d'autre enfant que le bonheur et la
fortune de son frère. Il se rattacha donc plus que jamais à sa vocation
cléricale. Son mérite, sa science, sa qualité de vassal immédiat de
l'évêque de Paris, lui ouvraient toutes grandes les portes de l'église.
A vingt ans, par dispense spéciale du saint-siége, il était prêtre,
et desservait, comme le plus jeune des chapelains de Notre-Dame,
l'autel qu'on appelle, à cause de la messe tardive qui s'y dit, _altare
pigrorum_.

Là, plus que jamais plongé dans ses chers livres, qu'il ne quittait
que pour courir une heure au fief du Moulin, ce mélange de savoir et
d'austérité, si rare à son âge, l'avait rendu promptement le respect et
l'admiration du cloître. Du cloître, sa réputation de savant avait été
au peuple, où elle avait un peu tourné, chose fréquente alors, au renom
de sorcier.

C'est au moment où il revenait, le jour de la Quasimodo, de dire sa
messe des paresseux à leur autel, qui était à côté de la porte du
chœur tendant à la nef, à droite, proche l'image de la Vierge, que
son attention avait été éveillée par le groupe de vieilles glapissant
autour du lit des enfants trouvés.

C'est alors qu'il s'était approché de la malheureuse petite créature si
haïe et si menacée. Cette détresse, cette difformité, cet abandon, la
pensée de son jeune frère, la chimère qui frappa tout à coup son esprit
que, s'il mourait, son cher petit Jehan pourrait bien aussi, lui, être
jeté misérablement sur la planche des enfants-trouvés, tout cela lui
était venu au cœur à la fois, une grande pitié s'était remuée en lui,
et il avait emporté l'enfant.

Quand il tira cet enfant du sac, il le trouva bien difforme en effet.
Le pauvre petit diable avait une verrue sur l'œil gauche, la tête dans
les épaules, la colonne vertébrale arquée, le sternum proéminent, les
jambes torses; mais il paraissait vivace; et, quoiqu'il fût impossible
de savoir quelle langue il bégayait, son cri annonçait quelque force et
quelque santé. La compassion de Claude s'accrut de cette laideur; et il
fit vœu dans son cœur d'élever cet enfant pour l'amour de son frère,
afin que, quelles que fussent dans l'avenir les fautes du petit Jehan,
il eût par devers lui cette charité faite à son intention. C'était une
sorte de placement de bonnes œuvres qu'il effectuait sur la tête de son
jeune frère; c'était une pacotille de bonnes actions qu'il voulait lui
amasser d'avance, pour le cas où le petit drôle un jour se trouverait à
court de cette monnaie, la seule qui soit reçue au péage du paradis.

Il baptisa son enfant adoptif, et le nomma _Quasimodo_, soit qu'il
voulût marquer par là le jour où il l'avait trouvé, soit qu'il voulût
caractériser par ce nom à quel point la pauvre petite créature était
incomplète et à peine ébauchée. En effet, Quasimodo, borgne, bossu,
cagneux, n'était guère qu'un _à peu près_.



III

IMMANIS PECORIS CUSTOS, IMMANIOR IPSE.


Or, en 1482, Quasimodo avait grandi. Il était devenu, depuis plusieurs
années, sonneur de cloches de Notre-Dame, grâce à son père adoptif
Claude Frollo, lequel était devenu archidiacre de Josas, grâce à son
suzerain messire Louis de Beaumont, lequel était devenu évêque de Paris
en 1472, à la mort de Guillaume Chartier, grâce à son patron Olivier le
Daim, barbier du roi Louis XI par la grâce de Dieu.

Quasimodo était donc carillonneur de Notre-Dame.

Avec le temps, il s'était formé je ne sais quel lien intime qui
unissait le sonneur à l'église. Séparé à jamais du monde par la double
fatalité de sa naissance inconnue et de sa nature difforme, emprisonné
dès l'enfance dans ce double cercle infranchissable, le pauvre
malheureux s'était accoutumé à ne rien voir dans ce monde au delà des
religieuses murailles qui l'avaient recueilli à leur ombre. Notre-Dame
avait été successivement pour lui, selon qu'il grandissait et se
développait, l'œuf, le nid, la maison, la patrie, l'univers.

Et il est sûr qu'il y avait une sorte d'harmonie mystérieuse et
préexistante entre cette créature et cet édifice. Lorsque, tout
petit encore, il se traînait tortueusement et par soubresauts sous
les ténèbres de ses voûtes, il semblait, avec sa face humaine et sa
membrure bestiale, le reptile naturel de cette dalle humide et sombre
sur laquelle l'ombre des chapiteaux romans projetait tant de formes
bizarres.

Plus tard, la première fois qu'il s'accrocha machinalement à la corde
des tours, et qu'il s'y pendit, et qu'il mit la cloche en branle, cela
fit à Claude, son père adoptif, l'effet d'un enfant dont la langue se
délie et qui commence à parler.

C'est ainsi que peu à peu, se développant toujours dans le sens de
la cathédrale, y vivant, y dormant, n'en sortant presque jamais, en
subissant à toute heure la pression mystérieuse, il arriva à lui
ressembler, à s'y incruster, pour ainsi dire, à en faire partie
intégrante. Ses angles saillants s'emboîtaient, qu'on nous passe
cette figure, aux angles rentrants de l'édifice, et il en semblait
non seulement l'habitant, mais encore le contenu naturel. On pourrait
presque dire qu'il en avait pris la forme, comme le colimaçon prend la
forme de sa coquille. C'était sa demeure, son trou, son enveloppe. Il
y avait entre la vieille église et lui une sympathie instinctive si
profonde, tant d'affinités magnétiques, tant d'affinités matérielles,
qu'il y adhérait en quelque sorte comme la tortue à son écaille. La
rugueuse cathédrale était sa carapace.

Il est inutile d'avertir le lecteur de ne pas prendre au pied de
la lettre les figures que nous sommes obligé d'employer ici pour
exprimer cet accouplement singulier, symétrique, immédiat, presque
consubstantiel d'un homme et d'un édifice. Il est inutile de dire
également à quel point il s'était faite familière toute la cathédrale
dans une si longue et si intime cohabitation. Cette demeure lui était
propre. Elle n'avait pas de profondeur que Quasimodo n'eût pénétrée,
pas de hauteur qu'il n'eût escaladée. Il lui arrivait bien des fois
de gravir la façade à plusieurs élévations en s'aidant seulement
des aspérités de la sculpture. Les tours, sur la surface extérieure
desquelles on le voyait souvent ramper comme un lézard qui glisse sur
un mur à pic, ces deux géantes jumelles, si hautes, si menaçantes, si
redoutables, n'avaient pour lui ni vertige, ni terreur, ni secousses
d'étourdissement; à les voir si douces sous sa main, si faciles à
escalader, on eût dit qu'il les avait apprivoisées. A force de sauter,
de grimper, de s'ébattre au milieu des abîmes de la gigantesque
cathédrale, il était devenu en quelque façon singe et chamois, comme
l'enfant calabrais qui nage avant de marcher, et joue, tout petit, avec
la mer.

Du reste, non seulement son corps semblait s'être façonné selon la
cathédrale, mais encore son esprit. Dans quel état était cette âme?
Quel pli avait-elle contracté, quelle forme avait-elle prise sous
cette enveloppe nouée, dans cette vie sauvage, c'est ce qu'il serait
difficile de déterminer. Quasimodo était né borgne, bossu, boiteux.
C'est à grande peine et à grande patience que Claude Frollo était
parvenu à lui apprendre à parler. Mais une fatalité était attachée
au pauvre enfant trouvé. Sonneur de Notre-Dame à quatorze ans, une
nouvelle infirmité était venue le parfaire; les cloches lui avaient
brisé le tympan, il était devenu sourd. La seule porte que la nature
lui eût laissée toute grande ouverte sur le monde s'était brusquement
fermée à jamais.

En se fermant, elle intercepta l'unique rayon de joie et de lumière
qui pénétrât encore dans l'âme de Quasimodo. Cette âme tomba dans une
nuit profonde. La mélancolie du misérable devint incurable et complète
comme sa difformité. Ajoutons que sa surdité le rendit en quelque façon
muet. Car, pour ne pas donner à rire aux autres, du moment où il se vit
sourd, il se détermina résolûment à un silence qu'il ne rompait guère
que lorsqu'il était seul. Il lia volontairement cette langue que Claude
Frollo avait eu tant de peine à délier. De là il advenait que, quand
la nécessité le contraignait de parler, sa langue était engourdie,
maladroite, et comme une porte dont les gonds sont rouillés.

Si maintenant nous essayions de pénétrer jusqu'à l'âme de Quasimodo
à travers cette écorce épaisse et dure; si nous pouvions sonder les
profondeurs de cette organisation mal faite; s'il nous était donné
de regarder avec un flambeau derrière ces organes sans transparence,
d'explorer l'intérieur ténébreux de cette créature opaque, d'en
élucider les recoins obscurs, les culs-de-sac absurdes, et de jeter
tout à coup une vive lumière sur la psyché enchaînée au fond de cet
antre, nous trouverions sans doute la malheureuse dans quelque attitude
pauvre, rabougrie et rachitique, comme ces prisonniers des plombs de
Venise qui vieillissaient ployés en deux dans une boîte de pierre trop
basse et trop courte.

Il est certain que l'esprit s'atrophie dans un corps manqué. Quasimodo
sentait à peine se mouvoir aveuglément au dedans de lui une âme faite
à son image. Les impressions des objets subissaient une réfraction
considérable avant d'arriver à sa pensée. Son cerveau était un milieu
particulier; les idées qui le traversaient en sortaient toutes tordues.
La réflexion qui provenait de cette réfraction était nécessairement
divergente et déviée.

De là mille illusions d'optique, mille aberrations de jugement, mille
écarts où divaguait sa pensée, tantôt folle, tantôt idiote.

Le premier effet de cette fatale organisation, c'était de troubler le
regard qu'il jetait sur les choses. Il n'en recevait presque aucune
perception immédiate. Le monde extérieur lui semblait beaucoup plus
loin qu'à nous.

Le second effet de son malheur, c'était de le rendre méchant.

Il était méchant en effet, parce qu'il était sauvage, il était sauvage
parce qu'il était laid. Il y avait une logique dans sa nature comme
dans la nôtre.

Sa force, si extraordinairement développée, était une cause de plus de
méchanceté. _Malus puer robustus_, dit Hobbes.

D'ailleurs, il faut lui rendre cette justice, la méchanceté n'était
peut-être pas innée en lui. Dès ses premiers pas parmi les hommes, il
s'était senti, puis il s'était vu conspué, flétri, repoussé. La parole
humaine pour lui, c'était toujours une raillerie ou une malédiction. En
grandissant, il n'avait trouvé que la haine autour de lui. Il l'avait
prise. Il avait gagné la méchanceté générale. Il avait ramassé l'arme
dont on l'avait blessé.

Après tout, il ne tournait qu'à regret sa face du côté des hommes. Sa
cathédrale lui suffisait. Elle était peuplée de figures de marbre,
rois, saints, évêques, qui du moins ne lui éclataient pas de rire au
nez et n'avaient pour lui qu'un regard tranquille et bienveillant. Les
autres statues, celles des monstres et des démons, n'avaient pas de
haine pour lui Quasimodo. Il leur ressemblait trop pour cela. Elles
raillaient bien plutôt les autres hommes. Les saints étaient ses amis,
et le bénissaient; les monstres étaient ses amis, et le gardaient.
Aussi avait-il de longs épanchements avec eux. Aussi passait-il
quelquefois des heures entières, accroupi devant une de ces statues, à
causer solitairement avec elle. Si quelqu'un survenait, il s'enfuyait
comme un amant surpris dans sa sérénade.

Et la cathédrale ne lui était pas seulement la société, mais encore
l'univers, mais encore toute la nature. Il ne rêvait pas d'autres
espaliers que les vitraux toujours en fleur, d'autre ombrage que celui
de ces feuillages de pierre qui s'épanouissent chargés d'oiseaux dans
la touffe des chapiteaux saxons, d'autres montagnes que les tours
colossales de l'église, d'autre océan que Paris qui bruissait à leurs
pieds.

Ce qu'il aimait avant tout dans l'édifice maternel, ce qui réveillait
son âme et lui faisait ouvrir ses pauvres ailes qu'elle tenait si
misérablement reployées dans sa caverne, ce qui le rendait parfois
heureux, c'était les cloches. Il les aimait, les caressait, leur
parlait, les comprenait. Depuis le carillon de l'aiguille de la croisée
jusqu'à la grosse cloche du portail, il les avait toutes en tendresse.
Le clocher de la croisée, les deux tours, étaient pour lui comme trois
grandes cages dont les oiseaux, élevés par lui, ne chantaient que pour
lui. C'était pourtant ces mêmes cloches qui l'avaient rendu sourd,
mais les mères aiment souvent le mieux l'enfant qui les a fait le plus
souffrir.

Il est vrai que leur voix était la seule qu'il pût entendre encore.
A ce titre, la grosse cloche était sa bien-aimée. C'est elle qu'il
préférait dans cette famille de filles bruyantes qui se trémoussait
autour de lui, les jours de fête. Cette grande cloche s'appelait Marie.
Elle était seule dans la tour méridionale avec sa sœur Jacqueline,
cloche de moindre taille, enfermée dans une cage moins grande à côté de
la sienne. Cette Jacqueline était ainsi nommée du nom de la femme de
Jean Montagu, lequel l'avait donnée à l'église, ce qui ne l'avait pas
empêché d'aller figurer sans tête à Montfaucon. Dans la deuxième tour
il y avait six autres cloches, et enfin les six plus petites habitaient
le clocher sur la croisée avec la cloche de bois, qu'on ne sonnait que
depuis l'après-dîner du jeudi absolut, jusqu'au matin de la veille de
Pâques. Quasimodo avait donc quinze cloches dans son sérail, mais la
grosse Marie était la favorite.

On ne saurait se faire une idée de sa joie les jours de grande volée.
Au moment où l'archidiacre l'avait lâché et lui avait dit: Allez, il
montait la vis du clocher plus vite qu'un autre ne l'eût descendue. Il
entrait tout essoufflé dans la chambre aérienne de la grosse cloche;
il la considérait un moment avec recueillement et amour; puis il lui
adressait doucement la parole, il la flattait de la main, comme un bon
cheval qui va faire une longue course. Il la plaignait de la peine
qu'elle allait avoir. Après ces premières caresses, il criait à ses
aides, placés à l'étage inférieur de la tour, de commencer. Ceux-ci se
pendaient aux câbles, le cabestan criait, et l'énorme capsule de métal
s'ébranlait lentement. Quasimodo, palpitant, la suivait du regard. Le
premier choc du battant et de la paroi d'airain faisait frissonner
la charpente sur laquelle il était monté. Quasimodo vibrait avec la
cloche. Vah! criait-il avec un éclat de rire insensé. Cependant le
mouvement du bourdon s'accélérait, et, à mesure qu'il parcourait un
angle plus ouvert, l'œil de Quasimodo s'ouvrait aussi de plus en plus
phosphorique et flamboyant. Enfin la grande volée commençait, toute la
tour tremblait, charpentes, plombs, pierres de taille, tout grondait
à la fois, depuis les pilotis de la fondation jusqu'aux trèfles du
couronnement. Quasimodo alors bouillait à grosse écume; il allait,
venait; il tremblait avec la tour de la tête aux pieds. La cloche,
déchaînée et furieuse, présentait alternativement aux deux parois de
la tour sa gueule de bronze d'où s'échappait ce souffle de tempête
qu'on entend à quatre lieues. Quasimodo se plaçait devant cette gueule
ouverte; il s'accroupissait, se relevait avec les retours de la cloche,
aspirait ce souffle renversant, regardait tour à tour la place profonde
qui fourmillait à deux cents pieds au-dessous de lui et l'énorme langue
de cuivre qui venait de seconde en seconde lui hurler dans l'oreille.
C'était la seule parole qu'il entendît, le seul son qui troublât pour
lui le silence universel. Il s'y dilatait comme un oiseau au soleil.
Tout à coup la frénésie de la cloche le gagnait; son regard devenait
extraordinaire; il attendait le bourdon au passage, comme l'araignée
attend la mouche, et se jetait brusquement sur lui à corps perdu.
Alors, suspendu sur l'abîme, lancé dans le balancement formidable de la
cloche, il saisissait le monstre d'airain aux oreillettes, l'étreignait
de ses deux genoux, l'éperonnait de ses deux talons, et redoublait de
tout le choc et de tout le poids de son corps la furie de la volée.
Cependant la tour vacillait; lui, criait et grinçait des dents, ses
cheveux roux se hérissaient, sa poitrine faisait le bruit d'un soufflet
de forge, son œil jetait des flammes, la cloche monstrueuse hennissait
toute haletante sous lui, et alors ce n'était plus ni le bourdon de
Notre-Dame ni Quasimodo, c'était un rêve, un tourbillon, une tempête;
le vertige à cheval sur le bruit; un esprit cramponné à une croupe
volante; un étrange centaure moitié homme, moitié cloche; une espèce
d'Astolphe horrible emporté sur un prodigieux hippogriffe de bronze
vivant.

La présence de cet être extraordinaire faisait circuler dans toute
la cathédrale je ne sais quel souffle de vie. Il semblait qu'il
s'échappât de lui, du moins au dire des superstitions grossissantes
de la foule, une émanation mystérieuse qui animait toutes les pierres
de Notre-Dame et faisait palpiter les profondes entrailles de la
vieille église. Il suffisait qu'on le sût là pour que l'on crût voir
vivre et remuer les mille statues des galeries et des portails. Et de
fait, la cathédrale semblait une créature docile et obéissante sous
sa main; elle attendait sa volonté pour élever sa grosse voix; elle
était possédée et remplie de Quasimodo comme d'un génie familier. On
eût dit qu'il faisait respirer l'immense édifice. Il y était partout
en effet, il se multipliait sur tous les points du monument. Tantôt on
apercevait avec effroi au plus haut d'une des tours un nain bizarre qui
grimpait, serpentait, rampait à quatre pattes, descendait en dehors
sur l'abîme, sautelait de saillie en saillie, et allait fouiller dans
le ventre de quelque gorgone sculptée; c'était Quasimodo dénichant des
corbeaux. Tantôt on se heurtait dans un coin obscur de l'église à une
sorte de chimère vivante, accroupie et renfrognée; c'était Quasimodo
pensant. Tantôt on avisait sous un clocher une tête énorme et un
paquet de membres désordonnés se balançant avec fureur au bout d'une
corde; c'était Quasimodo sonnant les vêpres ou l'angélus. Souvent
la nuit on voyait errer une forme hideuse sur la frêle balustrade
découpée en dentelle qui couronne les tours et borde le pourtour de
l'abside; c'était encore le bossu de Notre-Dame. Alors, disaient les
voisines, toute l'église prenait quelque chose de fantastique, de
surnaturel, d'horrible; des yeux et des bouches s'y ouvraient çà et là;
on entendait aboyer les chiens, les guivres, les tarasques de pierre
qui veillent jour et nuit, le cou tendu et la gueule ouverte, autour
de la monstrueuse cathédrale; et si c'était une nuit de Noël, tandis
que la grosse cloche qui semblait râler appelait les fidèles à la messe
ardente de minuit, il y avait un tel air répandu sur la sombre façade
qu'on eût dit que le grand portail dévorait la foule et que la rosace
la regardait. Et tout cela venait de Quasimodo. L'Égypte l'eût pris
pour le dieu de ce temple; le moyen âge l'en croyait le démon; il en
était l'âme.

A tel point que, pour ceux qui savent que Quasimodo a existé,
Notre-Dame est aujourd'hui déserte, inanimée, morte. On sent qu'il
y a quelque chose de disparu. Ce corps immense est vide; c'est un
squelette; l'esprit l'a quitté, on en voit la place, et voilà tout.
C'est comme un crâne où il y a encore des trous pour les yeux, mais
plus de regard.



IV

LE CHIEN ET SON MAITRE


Il y avait pourtant une créature humaine que Quasimodo exceptait de sa
malice et de sa haine pour les autres, et qu'il aimait autant, plus
peut-être que sa cathédrale; c'était Claude Frollo.

La chose était simple. Claude Frollo l'avait recueilli, l'avait adopté,
l'avait nourri, l'avait élevé. Tout petit, c'est dans les jambes de
Claude Frollo qu'il avait coutume de se réfugier quand les chiens et
les enfants aboyaient après lui. Claude Frollo lui avait appris à
parler, à lire, à écrire. Claude Frollo enfin l'avait fait sonneur de
cloches. Or, donner la grosse cloche en mariage à Quasimodo, c'était
donner Juliette à Roméo.

Aussi la reconnaissance de Quasimodo était-elle profonde, passionnée,
sans bornes; et quoique le visage de son père adoptif fût souvent
brumeux et sévère, quoique sa parole fût habituellement brève, dure,
impérieuse, jamais cette reconnaissance ne s'était démentie un seul
instant. L'archidiacre avait en Quasimodo l'esclave le plus soumis,
le valet le plus docile, le dogue le plus vigilant. Quand le pauvre
sonneur de cloches était devenu sourd, il s'était établi entre lui
et Claude Frollo une langue de signes, mystérieuse et comprise d'eux
seuls. De cette façon l'archidiacre était le seul être humain avec
lequel Quasimodo eût conservé communication. Il n'était en rapport dans
ce monde qu'avec deux choses, Notre-Dame et Claude Frollo.

Rien de comparable à l'empire de l'archidiacre sur le sonneur, à
l'attachement du sonneur pour l'archidiacre. Il eût suffi d'un signe
de Claude et de l'idée de lui faire plaisir, pour que Quasimodo
se précipitât du haut des tours de Notre-Dame. C'était une chose
remarquable que toute cette force physique arrivée chez Quasimodo à
un développement si extraordinaire, et mise aveuglément par lui à la
disposition d'un autre. Il y avait là sans doute dévouement filial,
attachement domestique; il y avait aussi fascination d'un esprit par un
autre esprit. C'était une pauvre, gauche et maladroite organisation qui
se tenait la tête basse et les yeux suppliants devant une intelligence
haute et profonde, puissante et supérieure. Enfin, et par-dessus tout,
c'était reconnaissance. Reconnaissance tellement poussée à sa limite
extrême que nous ne saurions à quoi la comparer. Cette vertu n'est pas
de celles dont les plus beaux exemples sont parmi les hommes. Nous
dirons donc que Quasimodo aimait l'archidiacre comme jamais chien,
jamais cheval, jamais éléphant n'a aimé son maître.



V

SUITE DE CLAUDE FROLLO


En 1482, Quasimodo avait environ vingt ans, Claude Frollo environ
trente-six. L'un avait grandi, l'autre avait vieilli.

Claude Frollo n'était plus le simple écolier du collége Torchi, le
tendre protecteur d'un petit enfant, le jeune et rêveur philosophe
qui savait beaucoup de choses et qui en ignorait beaucoup. C'était un
prêtre austère, grave, morose; un chargé d'âmes; monsieur l'archidiacre
de Josas, le second acolyte de l'évêque, ayant sur les bras les deux
décanats de Montlhéry et de Châteaufort, et cent soixante-quatorze
curés ruraux. C'était un personnage imposant et sombre, devant lequel
tremblaient les enfants de chœur en aube et en jaquette, les machicots,
les confrères de Saint-Augustin, les clercs matutinels de Notre-Dame,
quand il passait lentement sous les hautes ogives du chœur, majestueux,
pensif, les bras croisés et la tête tellement ployée sur la poitrine
qu'on ne voyait de sa face que son grand front chauve.

Dom Claude Frollo n'avait abandonné, du reste, ni la science ni
l'éducation de son jeune frère, ces deux occupations de sa vie. Mais
avec le temps il s'était mêlé quelque amertume à ces choses si douces.
A la longue, dit Paul Diacre, le meilleur lard rancit. Le petit
Jehan Frollo, surnommé _du Moulin_ à cause du lieu où il avait été
nourri, n'avait pas grandi dans la direction que Claude avait voulu
lui imprimer. Le grand frère comptait sur un élève pieux, docile,
docte, honorable. Or le petit frère, comme ces jeunes arbres qui
trompent l'effort du jardinier, et se tournent opiniâtrément du côté
d'où leur vient l'air et le soleil, le petit frère ne croissait et ne
multipliait, ne poussait de belles branches touffues et luxuriantes
que du côté de la paresse, de l'ignorance et de la débauche. C'était
un vrai diable, fort désordonné, ce qui faisait froncer le sourcil à
dom Claude, mais fort drôle et fort subtil, ce qui faisait sourire le
grand frère. Claude l'avait confié à ce même collége de Torchi où il
avait passé ses premières années dans l'étude et le recueillement; et
c'était une douleur pour lui que ce sanctuaire autrefois édifié du nom
de Frollo en fût scandalisé aujourd'hui. Il en faisait quelquefois à
Jehan de fort sévères et de fort longs sermons, que celui-ci essuyait
intrépidement. Après tout, le jeune vaurien avait bon cœur, comme
cela se voit dans toutes les comédies. Mais, le sermon passé, il n'en
reprenait pas moins tranquillement le cours de ses séditions et de ses
énormités. Tantôt c'était un _béjaune_ (on appelait ainsi les nouveaux
débarqués à l'Université) qu'il avait houspillé pour sa bienvenue;
tradition précieuse qui s'est soigneusement perpétuée jusqu'à nos
jours. Tantôt il avait donné le branle à une bande d'écoliers,
lesquels s'étaient classiquement jetés sur un cabaret, _quasi classico
excitati_, puis avaient battu le tavernier «avec bâtons offensifs», et
joyeusement pillé la taverne jusqu'à effondrer les muids de vin dans la
cave. Et puis, c'était un beau rapport en latin que le sous-moniteur
de Torchi apportait piteusement à dom Claude avec cette douloureuse
émargination: _Rixa; prima causa vinum optimum potatum_. Enfin on
disait, horreur dans un enfant de seize ans, que ses débordements
allaient souventes fois jusqu'à la rue de Glatigny.

De tout cela Claude, contristé et découragé dans ses affections
humaines, s'était jeté avec plus d'emportement dans les bras de la
science, cette sœur qui du moins ne vous rit pas au nez, et vous paye
toujours, bien qu'en monnaie quelquefois un peu creuse, les soins qu'on
lui a rendus. Il devint donc de plus en plus savant, et en même temps,
par une conséquence naturelle, de plus en plus rigide comme prêtre, de
plus en plus triste comme homme. Il y a pour chacun de nous de certains
parallélismes entre notre intelligence, nos mœurs et notre caractère,
qui se développent sans discontinuité, et ne se rompent qu'aux grandes
perturbations de la vie.

Comme Claude Frollo avait parcouru dès sa jeunesse le cercle presque
entier des connaissances humaines positives, extérieures et licites,
force lui fut, à moins de s'arrêter _ubi defuit orbis_, force lui
fut d'aller plus loin et de chercher d'autres aliments à l'activité
insatiable de son intelligence. L'antique symbole du serpent qui se
mord la queue convient surtout à la science. Il paraît que Claude
Frollo l'avait éprouvé. Plusieurs personnes graves affirmaient qu'après
avoir épuisé le _fas_ du savoir humain, il avait osé pénétrer dans le
_nefas_. Il avait, disait-on, goûté successivement toutes les pommes de
l'arbre de l'intelligence, et, faim ou dégoût, il avait fini par mordre
au fruit défendu. Il avait pris place tour à tour, comme nos lecteurs
l'ont vu, aux conférences des théologiens en Sorbonne, aux assemblées
des artiens à l'image Saint-Hilaire, aux disputes des décrétistes à
l'image Saint-Martin, aux congrégations des médecins au bénitier de
Notre-Dame, _ad cupam Nostræ-Dominæ_; tous les mets permis et approuvés
que ces quatre grandes cuisines appelées les quatre facultés pouvaient
élaborer et servir à une intelligence, il les avait dévorés, et la
satiété lui en était venue avant que sa faim fût apaisée; alors il
avait creusé plus avant, plus bas, dessous toute cette science finie,
matérielle, limitée; il avait risqué peut-être son âme, et s'était
assis dans la caverne à cette table mystérieuse des alchimistes, des
astrologues, des hermétiques, dont Averroès, Guillaume de Paris et
Nicolas Flamel tiennent le bout dans le moyen âge, et qui se prolonge
dans l'Orient, aux clartés du chandelier à sept branches, jusqu'à
Salomon, Pythagore et Zoroastre.

C'était du moins ce que l'on supposait, à tort ou à raison.

Il est certain que l'archidiacre visitait souvent le cimetière des
Saints-Innocents, où son père et sa mère avaient été enterrés, il
est vrai, avec les autres victimes de la peste de 1466; mais qu'il
paraissait beaucoup moins dévot à la croix de leur fosse qu'aux figures
étranges dont était chargé le tombeau de Nicolas Flamel et de Claude
Pernelle, construit tout à côté.

Il est certain qu'on l'avait vu souvent longer la rue des Lombards
et entrer furtivement dans une petite maison qui faisait le coin
de la rue des Écrivains et de la rue Marivault. C'était la maison
que Nicolas Flamel avait bâtie, où il était mort vers 1417, et qui,
toujours déserte depuis lors, commençait déjà à tomber en ruine, tant
les hermétiques et les souffleurs de tous les pays en avaient usé les
murs rien qu'en y gravant leurs noms. Quelques voisins même affirmaient
avoir vu une fois, par un soupirail, l'archidiacre Claude creusant,
remuant et bêchant la terre dans ces deux caves, dont les jambes
étrières avaient été barbouillées de vers et d'hiéroglyphes sans nombre
par Nicolas Flamel lui-même. On supposait que Flamel avait enfoui la
pierre philosophale dans ces caves; et les alchimistes, pendant deux
siècles, depuis Magistri jusqu'au père Pacifique, n'ont cessé d'en
tourmenter le sol que lorsque la maison, si cruellement fouillée et
retournée, a fini par s'en aller en poussière sous leurs pieds.

Il est certain encore que l'archidiacre s'était épris d'une passion
singulière pour le portail symbolique de Notre-Dame, cette page de
grimoire écrite en pierre par l'évêque Guillaume de Paris, lequel a
sans doute été damné pour avoir attaché un si infernal frontispice
au saint poëme que chante éternellement le reste de l'édifice.
L'archidiacre Claude passait aussi pour avoir approfondi le colosse de
saint Christophe et cette longue statue énigmatique qui se dressait
alors à l'entrée du parvis et que le peuple appelait dans ses dérisions
_Monsieur Legris_. Mais, ce que tout le monde avait pu remarquer,
c'était les interminables heures qu'il employait souvent, assis sur le
parapet du parvis, à contempler les sculptures du portail, examinant
tantôt les vierges folles avec leurs lampes renversées, tantôt les
vierges sages avec leurs lampes droites; d'autres fois, calculant
l'angle du regard de ce corbeau qui tient au portail de gauche et qui
regarde dans l'église un point mystérieux où est certainement cachée
la pierre philosophale, si elle n'est pas dans la cave de Nicolas
Flamel. C'était, disons-le en passant, une destinée singulière pour
l'église Notre-Dame à cette époque que d'être ainsi aimée à deux
degrés différents, et avec tant de dévotion, par deux êtres aussi
dissemblables que Claude et Quasimodo; aimée par l'un, sorte de
demi-homme instinctif et sauvage, pour sa beauté, pour sa stature,
pour les harmonies qui se dégagent de son magnifique ensemble; aimée
par l'autre, imagination savante et passionnée, pour sa signification,
pour son mythe, pour le sens qu'elle renferme, pour le symbole épars
sous les sculptures de sa façade, comme le premier texte sous le
second dans un palimpseste, en un mot, pour l'énigme qu'elle propose
éternellement à l'intelligence.

Il est certain enfin que l'archidiacre s'était accommodé, dans celle
des deux tours qui regarde sur la Grève, tout à côté de la cage aux
cloches, une petite cellule fort secrète où nul n'entrait, pas même
l'évêque, disait-on, sans son congé. Cette cellule avait été jadis
pratiquée presque au sommet de la tour, parmi les nids de corbeaux, par
l'évêque Hugo de Besançon[6], qui y avait maléficié dans son temps.
Ce que renfermait cette cellule, nul ne le savait; mais on avait vu
souvent, des grèves du Terrain, la nuit, à une petite lucarne qu'elle
avait sur le derrière de la tour, paraître, disparaître et reparaître à
intervalles courts et égaux une clarté rouge, intermittente, bizarre,
qui semblait suivre les aspirations haletantes d'un soufflet, et venir
plutôt d'une flamme que d'une lumière. Dans l'ombre, à cette hauteur,
cela faisait un effet singulier; et les bonnes femmes disaient: Voilà
l'archidiacre qui souffle! l'enfer pétille là-haut.

  [6] _Hugo II de Bisuncio_, 1326-1332.

Il n'y avait pas dans tout cela, après tout, grandes preuves de
sorcellerie; mais c'était bien toujours autant de fumée qu'il en
fallait pour supposer du feu, et l'archidiacre avait un renom assez
formidable. Nous devons dire pourtant que les sciences d'Égypte, que la
nécromancie, que la magie, même la plus blanche et la plus innocente,
n'avaient pas d'ennemi plus acharné, pas de dénonciateur plus
impitoyable par-devant messieurs de l'officialité de Notre-Dame. Que
ce fût sincère horreur ou jeu joué du larron qui crie _au voleur!_ cela
n'empêchait pas l'archidiacre d'être considéré par les doctes têtes du
chapitre comme une âme aventurée dans le vestibule de l'enfer, perdue
dans les antres de la cabale, tâtonnant dans les ténèbres des sciences
occultes. Le peuple ne s'y méprenait pas non plus; chez quiconque avait
un peu de sagacité, Quasimodo passait pour le démon, Claude Frollo pour
le sorcier. Il était évident que le sonneur devait servir l'archidiacre
pendant un temps donné, au bout duquel il emporterait son âme en guise
de payement. Aussi l'archidiacre était-il, malgré l'austérité excessive
de sa vie, en mauvaise odeur parmi les bonnes âmes; et il n'y avait pas
nez de dévote si inexpérimentée qui ne le flairât magicien.

Et si, en vieillissant, il s'était formé des abîmes dans sa science,
il s'en était aussi formé dans son cœur. C'est du moins ce qu'on
était fondé à croire en examinant cette figure sur laquelle on ne
voyait reluire son âme qu'à travers un sombre nuage. D'où lui venait
ce large front chauve, cette tête toujours penchée, cette poitrine
toujours soulevée de soupirs? Quelle secrète pensée faisait sourire sa
bouche avec tant d'amertume au même moment où ses sourcils froncés se
rapprochaient comme deux taureaux qui vont lutter? Pourquoi son reste
de cheveux était-il déjà gris? Quel était ce feu intérieur qui éclatait
parfois dans son regard, au point que son œil ressemblait à un trou
percé dans la paroi d'une fournaise?

Ces symptômes d'une violente préoccupation morale avaient surtout
acquis un haut degré d'intensité à l'époque où se passe cette histoire.
Plus d'une fois un enfant de chœur s'était enfui effrayé de le trouver
seul dans l'église, tant son regard était étrange et éclatant. Plus
d'une fois, dans le chœur, à l'heure des offices, son voisin de stalle
l'avait entendu mêler au plain-chant _ad omnem tonum_ des parenthèses
inintelligibles. Plus d'une fois la buandière du Terrain, chargée
de «laver le chapitre», avait observé, non sans effroi, des marques
d'ongles et de doigts crispés dans le surplis de monsieur l'archidiacre
de Josas.

D'ailleurs il redoublait de sévérité et n'avait jamais été plus
exemplaire. Par état comme par caractère, il s'était toujours tenu
éloigné des femmes; il semblait les haïr plus que jamais. Le seul
frémissement d'une cotte-hardie de soie faisait tomber son capuchon
sur ses yeux. Il était sur ce point tellement jaloux d'austérité et de
réserve, que lorsque la dame de Beaujeu, fille du roi, vint, au mois de
décembre 1481, visiter le cloître de Notre-Dame, il s'opposa gravement
à son entrée, rappelant à l'évêque le statut du Livre Noir, daté de la
vigile Saint-Barthélemy 1334, qui interdit, l'accès du cloître à toute
femme «quelconque, vieille ou jeune, maîtresse ou chambrière». Sur
quoi l'évêque avait été contraint de lui citer l'ordonnance du légat
Odo, qui excepte certaines grandes dames, _aliquæ magnates mulieres,
quæ sine scandalo vitari non possunt_. Et encore l'archidiacre
protesta-t-il, objectant que l'ordonnance du légat, laquelle remontait
à 1207, était antérieure de cent vingt-sept ans au Livre Noir, et par
conséquent abrogée de fait par lui. Et il avait refusé de paraître
devant la princesse.

On remarquait en outre que son horreur pour les égyptiennes et les
zingari semblait redoubler depuis quelque temps. Il avait sollicité
de l'évêque un édit qui fît expresse défense aux bohémiennes de venir
danser et tambouriner sur la place du parvis, et il compulsait depuis
le même temps les affiches moisies de l'official, afin de réunir les
cas de sorciers et de sorcières condamnés au feu ou à la corde pour
complicité de maléfices avec des boucs, des truies ou des chèvres.



VI

IMPOPULARITÉ


L'archidiacre et le sonneur, nous l'avons déjà dit, étaient
médiocrement aimés du gros et menu peuple des environs de la
cathédrale. Quand Claude et Quasimodo sortaient ensemble, ce qui
arrivait maintes fois, et qu'on les voyait traverser de compagnie, le
valet suivant le maître, les rues fraîches, étroites et sombres du pâté
Notre-Dame, plus d'une mauvaise parole, plus d'un fredon ironique, plus
d'un quolibet insultant les harcelait au passage, à moins que Claude
Frollo, ce qui arrivait rarement, ne marchât la tête droite et levée,
montrant son front sévère et presque auguste aux goguenards interdits.

Tous deux étaient dans leur quartier comme «les poëtes» dont parle
Régnier.

  Toutes sortes de gens vont après les poëtes,
  Comme après les hiboux vont criant les fauvettes.

Tantôt c'était un marmot sournois qui risquait sa peau et ses os pour
avoir le plaisir ineffable d'enfoncer une épingle dans la bosse de
Quasimodo. Tantôt une belle jeune fille, gaillarde et plus effrontée
qu'il n'aurait fallu, frôlait la robe noire du prêtre, en lui chantant
sous le nez la chanson sardonique: _niche, niche, le diable est pris_.
Quelquefois un groupe squalide de vieilles, échelonné et accroupi dans
l'ombre sur les degrés d'un porche, bougonnait avec bruit au passage
de l'archidiacre et du carillonneur, et leur jetait en maugréant
cette encourageante bienvenue: «Hum! en voici un qui a l'âme faite
comme l'autre a le corps!» Ou bien c'était une bande d'écoliers et de
pousse-cailloux jouant aux merelles qui se levait en masse et les
saluait classiquement de quelque huée en latin: _Eia! eia! Claudius cum
claudo!_

Mais le plus souvent l'injure passait inaperçue du prêtre et du
sonneur. Pour entendre toutes ces gracieuses choses, Quasimodo était
trop sourd et Claude trop rêveur.



LIVRE CINQUIÈME

I

ABBAS BEATI MARTINI


La renommée de dom Claude s'était étendue au loin. Elle lui valut, à
peu près vers l'époque où il refusa de voir madame de Beaujeu, une
visite dont il garda longtemps le souvenir.

C'était un soir. Il venait de se retirer après l'office dans sa cellule
canonicale du cloître Notre-Dame. Celle-ci, hormis peut-être quelques
fioles de verre reléguées dans un coin, et pleines d'une poudre assez
équivoque qui ressemblait fort à de la poudre de projection, n'offrait
rien d'étrange ni de mystérieux. Il y avait bien çà et là quelques
inscriptions sur le mur, mais c'étaient de pures sentences de science
ou de piété extraites des bons auteurs. L'archidiacre venait de
s'asseoir, à la clarté d'un trois-becs de cuivre, devant un vaste bahut
chargé de manuscrits. Il avait appuyé son coude sur le livre tout grand
ouvert d'Honorius d'Autun, _De prædestinatione et libero arbitrio_,
et il feuilletait avec une réflexion profonde un in-folio imprimé
qu'il venait d'apporter, le seul produit de la presse que renfermât sa
cellule. Au milieu de sa rêverie, on frappa à sa porte.--Qui est là?
cria le savant du ton gracieux d'un dogue affamé qu'on dérange de son
os. Une voix répondit du dehors.--Votre ami, Jacques Coictier.--Il alla
ouvrir.

C'était en effet le médecin du roi; un personnage d'une cinquantaine
d'années, dont la physionomie dure n'était corrigée que par un
regard rusé. Un autre homme l'accompagnait. Tous deux portaient une
longue robe couleur ardoise fourrée de petit-gris, ceinturonnée et
fermée, avec le bonnet de même étoffe et de même couleur. Leurs mains
disparaissaient sous leurs manches, leurs pieds sous leurs robes, leurs
yeux sous leurs bonnets.

--Dieu me soit en aide, messires! dit l'archidiacre en les
introduisant, je ne m'attendais pas à si honorable visite à pareille
heure. Et tout en parlant de cette façon courtoise, il promenait du
médecin à son compagnon un regard inquiet et scrutateur.

--Il n'est jamais trop tard pour venir visiter un savant aussi
considérable que dom Claude Frollo de Tirechappe, répondit le docteur
Coictier, dont l'accent franc-comtois faisait traîner toutes ses
phrases avec la majesté d'une robe à queue.

Alors commença entre le médecin et l'archidiacre un de ces prologues
congratulateurs qui précédaient à cette époque, selon l'usage, toute
conversation entre savants, et qui ne les empêchaient pas de se
détester le plus cordialement du monde. Au reste, il en est encore
de même aujourd'hui; toute bouche de savant qui complimente un autre
savant est un vase de fiel emmiellé.

Les félicitations de Claude Frollo à Jacques Coictier avaient trait
surtout aux nombreux avantages temporels que le digne médecin avait su
extraire, dans le cours de sa carrière si enviée, de chaque maladie
du roi, opération d'une alchimie meilleure et plus certaine que la
poursuite de la pierre philosophale.

--En vérité, monsieur le docteur Coictier, j'ai eu grande joie
d'apprendre l'évêché de votre neveu, mon révérend seigneur Pierre
Versé. N'est-il pas évêque d'Amiens?

--Oui, monsieur l'archidiacre; c'est une grâce et miséricorde de Dieu.

--Savez-vous que vous aviez bien grande mine, le jour de Noël, à
la tête de votre compagnie de la chambre des comptes, monsieur le
président?

--Vice-président, dom Claude. Hélas! rien de plus.

--Où en est votre superbe maison de la rue Saint-André des Arcs? C'est
un Louvre. J'aime fort l'abricotier qui est sculpté sur la porte avec
ce jeu de mots qui est plaisant: A L'ABRI-COTIER.

--Hélas! maître Claude, toute cette maçonnerie me coûte gros. A mesure
que la maison s'édifie, je me ruine.

--Ho! n'avez-vous pas vos revenus de la geôle et du bailliage du
Palais, et la rente de toutes les maisons, étaux, loges, échoppes de la
clôture? C'est traire une belle mamelle.

--Ma châtellenie de Poissy ne m'a rien rapporté cette année.

--Mais vos péages de Triel, de Saint-James, de Saint-Germain-en-Laye,
sont toujours bons.

--Six-vingts livres, pas même parisis.

--Vous avez votre office de conseiller du roi. C'est fixe cela.

--Oui, confrère Claude, mais cette maudite seigneurie de Poligny, dont
on fait bruit, ne me vaut pas soixante écus d'or, bon an, mal an.

Il y avait dans les compliments que dom Claude adressait à Jacques
Coictier cet accent sardonique, aigre et sourdement railleur, ce
sourire triste et cruel d'un homme supérieur et malheureux qui joue un
moment par distraction avec l'épaisse prospérité d'un homme vulgaire.
L'autre ne s'en apercevait pas.

--Sur mon âme, dit enfin Claude en lui serrant la main, je suis aise de
vous voir en si grande santé.

--Merci, maître Claude.

--A propos, s'écria dom Claude, comment va votre royal malade?

--Il ne paye pas assez son médecin, répondit le docteur en jetant un
regard de côté à son compagnon.

--Vous trouvez, compère Coictier? dit le compagnon.

Cette parole, prononcée du ton de la surprise et du reproche, ramena
sur ce personnage inconnu l'attention de l'archidiacre qui, à vrai
dire, ne s'en était pas complétement détournée un seul moment depuis
que cet étranger avait franchi le seuil de la cellule. Il avait même
fallu les mille raisons qu'il avait de ménager le docteur Jacques
Coictier, le tout-puissant médecin du roi Louis XI, pour qu'il le reçût
ainsi accompagné. Aussi sa mine n'eut-elle rien de bien cordial quand
Jacques Coictier lui dit:

--A propos, dom Claude, je vous amène un confrère qui vous a voulu voir
sur votre renommée.

--Monsieur est de la science? demanda l'archidiacre en fixant sur le
compagnon de Coictier son œil pénétrant. Il ne trouva pas sous les
sourcils de l'inconnu un regard moins perçant et moins défiant que le
sien.

C'était, autant que la faible clarté de la lampe permettait d'en
juger, un vieillard d'environ soixante ans et de moyenne taille, qui
paraissait assez malade et cassé. Son profil, quoique d'une ligne très
bourgeoise, avait quelque chose de puissant et de sévère; sa prunelle
étincelait sous une arcade sourcilière très profonde, comme une lumière
au fond d'un antre; et, sous le bonnet rabattu qui lui tombait sur le
nez, on sentait tourner les larges plans d'un front de génie.

Il se chargea de répondre lui-même à la question de l'archidiacre.

--Révérend maître, dit-il d'un ton grave, votre renom est venu jusqu'à
moi, et j'ai voulu vous consulter. Je ne suis qu'un pauvre gentilhomme
de province qui ôte ses souliers avant d'entrer chez les savants. Il
faut que vous sachiez mon nom. Je m'appelle le compère Tourangeau.

--Singulier nom pour un gentilhomme! pensa l'archidiacre. Cependant
il se sentait devant quelque chose de fort et de sérieux. L'instinct
de sa haute intelligence lui en faisait deviner une non moins haute
sous le bonnet fourré du compère Tourangeau; et en considérant cette
grave figure, le rictus ironique que la présence de Jacques Coictier
avait fait éclore sur son visage morose s'évanouit peu à peu, comme le
crépuscule à un horizon de nuit. Il s'était rassis morne et silencieux
sur son grand fauteuil, son coude avait repris sa place accoutumée
sur la table, et son front sur sa main. Après quelques moments de
méditation, il fit signe aux deux visiteurs de s'asseoir, et adressa la
parole au compère Tourangeau.

--Vous venez me consulter, maître, et sur quelle science?

--Révérend, répondit le compère Tourangeau, je suis malade, très
malade. On vous dit grand Esculape, et je suis venu vous demander un
conseil de médecine.

--Médecine! dit l'archidiacre en hochant la tête. Il sembla se
recueillir un instant et reprit:--Compère Tourangeau, puisque c'est
votre nom, tournez la tête. Vous trouverez ma réponse toute écrite sur
le mur.

Le compère Tourangeau obéit, et lut au-dessus de sa tête cette
inscription gravée sur la muraille: «_La médecine est fille des
songes._--JAMBLIQUE.»

Cependant le docteur Jacques Coictier avait entendu la question de son
compagnon avec un dépit que la réponse de dom Claude avait redoublé.
Il se pencha à l'oreille du compère Tourangeau, et lui dit, assez bas
pour ne pas être entendu de l'archidiacre:--Je vous avais prévenu que
c'était un fou. Vous l'avez voulu voir!

--C'est qu'il se pourrait fort bien qu'il eût raison, ce fou, docteur
Jacques! répondit le compère du même ton, et avec un sourire amer.

--Comme il vous plaira, répliqua Coictier sèchement. Puis, s'adressant
à l'archidiacre:--Vous êtes preste en besogne, dom Claude, et vous
n'êtes guère plus empêché d'Hippocratès qu'un singe d'une noisette.
La médecine un songe! Je doute que les pharmacopoles et les maîtres
mires se tinssent de vous lapider s'ils étaient là. Donc vous niez
l'influence des philtres sur le sang, des onguents sur la chair! Vous
niez cette éternelle pharmacie de fleurs et de métaux qu'on appelle le
monde, faite exprès pour cet éternel malade qu'on appelle l'homme!

--Je ne nie, dit froidement dom Claude, ni la pharmacie ni le malade.
Je nie le médecin.

--Donc il n'est pas vrai, reprit Coictier avec chaleur, que la goutte
soit une dartre en dedans, qu'on guérisse une plaie d'artillerie par
l'application d'une souris rôtie, qu'un jeune sang convenablement
infusé rende la jeunesse à de vieilles veines; il n'est pas vrai
que deux et deux font quatre, et que l'emprostathonos succède à
l'opistathonos.

L'archidiacre répondit sans s'émouvoir:--Il y a certaines choses dont
je pense d'une certaine façon.

Coictier devint rouge de colère.

--Là, là, mon bon Coictier, ne nous fâchons pas, dit le compère
Tourangeau. Monsieur l'archidiacre est notre ami.

Coictier se calma en grommelant à demi-voix:--Après tout, c'est un fou!

--Pasquedieu, maître Claude, reprit le compère Tourangeau après un
silence, vous me gênez fort. J'avais deux consultations à requérir de
vous, l'une touchant ma santé, l'autre touchant mon étoile.

--Monsieur, repartit l'archidiacre, si c'est là votre pensée, vous
auriez aussi bien fait de ne pas vous essouffler aux degrés de mon
escalier. Je ne crois pas à la médecine. Je ne crois pas à l'astrologie.

--En vérité! dit le compère avec surprise.

Coictier riait d'un rire forcé.

--Vous voyez bien qu'il est fou, dit-il tout bas au compère Tourangeau.
Il ne croit pas à l'astrologie!

--Le moyen d'imaginer, poursuivit dom Claude, que chaque rayon d'étoile
est un fil qui tient à la tête d'un homme!

--Et à quoi croyez-vous donc? s'écria le compère Tourangeau.

L'archidiacre resta un moment indécis, puis il laissa échapper un
sombre sourire qui semblait démentir sa réponse:--_Credo in Deum_.

--_Dominum nostrum_, ajouta le compère Tourangeau avec un signe de
croix.

--_Amen_, dit Coictier.

--Révérend maître, reprit le compère, je suis charmé dans l'âme de
vous voir en si bonne religion. Mais, grand savant que vous êtes,
l'êtes-vous donc à ce point de ne plus croire à la science?

--Non, dit l'archidiacre en saisissant le bras du compère Tourangeau,
et un éclair d'enthousiasme se ralluma dans sa terne prunelle, non, je
ne nie pas la science. Je n'ai pas rampé si longtemps à plat ventre et
les ongles dans la terre à travers les innombrables embranchements de
la caverne sans apercevoir, au loin devant moi, au bout de l'obscure
galerie, une lumière, une flamme, quelque chose, le reflet sans doute
de l'éblouissant laboratoire central où les patients et les sages ont
surpris Dieu.

--Et enfin, interrompit le Tourangeau, quelle chose tenez-vous vraie et
certaine?

--L'alchimie.

Coictier se récria.--Pardieu, dom Claude, l'alchimie a sa raison sans
doute, mais pourquoi blasphémer la médecine et l'astrologie?

--Néant, votre science de l'homme! néant, votre science du ciel! dit
l'archidiacre avec empire.

--C'est mener grand train Épidaurus et la Chaldée, répliqua le médecin
en ricanant.

--Écoutez, messire Jacques. Ceci est dit de bonne foi. Je ne
suis pas médecin du roi, et sa majesté ne m'a pas donné le jardin
Dédalus pour y observer les constellations...--Ne vous fâchez pas
et écoutez-moi.--Quelle vérité avez-vous tirée, je ne dis pas de la
médecine, qui est chose par trop folle, mais de l'astrologie? Citez-moi
les vertus du boustrophédon vertical, les trouvailles du nombre ziruph
et celles du nombre zephirod.

--Nierez-vous, dit Coictier, la force sympathique de la clavicule et
que la cabalistique en dérive?

--Erreur, messire Jacques! aucune de vos formules n'aboutit à la
réalité. Tandis que l'alchimie a ses découvertes. Contesterez-vous des
résultats comme ceux-ci?--La glace enfermée sous terre pendant mille
ans se transforme en cristal de roche.--Le plomb est l'aïeul de tous
les métaux. (Car l'or n'est pas un métal, l'or est la lumière.)--Il
ne faut au plomb que quatre périodes de deux cents ans chacune pour
passer successivement de l'état de plomb à l'état d'arsenic rouge,
de l'arsenic rouge à l'étain, de l'étain à l'argent.--Sont-ce là des
faits? Mais croire à la clavicule, à la ligne pleine et aux étoiles,
c'est aussi ridicule que de croire, avec les habitants du Grand-Cathay,
que le loriot se change en taupe et les grains de blé en poissons du
genre cyprin!

--J'ai étudié l'hermétique, s'écria Coictier, et j'affirme...

Le fougueux archidiacre ne le laissa pas achever.--Et moi j'ai étudié
la médecine, l'astrologie et l'hermétique. Ici seulement est la vérité
(en parlant ainsi il avait pris sur le bahut une fiole pleine de cette
poudre dont nous avons parlé plus haut), ici seulement est la lumière!
Hippocratès, c'est un rêve; Urania, c'est un rêve; Hermès, c'est une
pensée. L'or, c'est le soleil; faire de l'or, c'est être Dieu. Voilà
l'unique science. J'ai sondé la médecine et l'astrologie, vous dis-je!
néant, néant. Le corps humain, ténèbres; les astres, ténèbres!

Et il retomba sur son fauteuil dans une attitude puissante et inspirée.
Le compère Tourangeau l'observait en silence. Coictier s'efforçait de
ricaner, haussait imperceptiblement les épaules, et répétait à voix
basse: Un fou!

--Et, dit tout à coup le Tourangeau, le but mirifique, l'avez-vous
touché? avez-vous fait de l'or?

--Si j'en avais fait, répondit l'archidiacre en articulant lentement
ses paroles comme un homme qui réfléchit, le roi de France
s'appellerait Claude et non Louis.

Le compère fronça le sourcil.

--Qu'est-ce que je dis là? reprit dom Claude avec un sourire de dédain.
Que me ferait le trône de France quand je pourrais rebâtir l'empire
d'Orient!

--A la bonne heure! dit le compère.

--Oh! le pauvre fou! murmura Coictier.

L'archidiacre poursuivit, paraissant ne plus répondre qu'à ses pensées.

--Mais non, je rampe encore; je m'écorche la face et les genoux aux
cailloux de la voie souterraine. J'entrevois, je ne contemple pas! je
ne lis pas, j'épèle!

--Et quand vous saurez lire, demanda le compère, ferez-vous de l'or?

--Qui en doute? dit l'archidiacre.

--En ce cas, Notre-Dame sait que j'ai grande nécessité d'argent, et je
voudrais bien apprendre à lire dans vos livres. Dites-moi, révérend
maître, votre science est-elle pas ennemie ou déplaisante à Notre-Dame?

A cette question du compère, dom Claude se contenta de répondre avec
une tranquille hauteur:--De qui suis-je archidiacre?

--Cela est vrai, mon maître. Eh bien! vous plairait-il de m'initier?
Faites-moi épeler avec vous.

Claude prit l'attitude majestueuse et pontificale d'un Samuel.

--Vieillard, il faut de plus longues années qu'il ne vous en reste pour
entreprendre ce voyage à travers les choses mystérieuses. Votre tête
est bien grise! On ne sort de la caverne qu'avec des cheveux blancs,
mais on n'y entre qu'avec des cheveux noirs. La science sait bien
toute seule creuser, flétrir et dessécher les faces humaines; elle n'a
pas besoin que la vieillesse lui apporte des visages tout ridés. Si
cependant l'envie vous possède de vous mettre en discipline à votre âge
et de déchiffrer l'alphabet redoutable des sages, venez à moi, c'est
bien, j'essayerai. Je ne vous dirai pas, à vous pauvre vieux, d'aller
visiter les chambres sépulcrales des pyramides dont parle l'ancien
Hérodotus, ni la tour de briques de Babylone, ni l'immense sanctuaire
de marbre blanc du temple indien d'Eklinga. Je n'ai pas vu plus que
vous les maçonneries chaldéennes construites suivant la forme sacrée du
Sikra, ni le temple de Salomon qui est détruit, ni les portes de pierre
du sépulcre des rois d'Israël qui sont brisées. Nous nous contenterons
des fragments du livre d'Hermès que nous avons ici. Je vous expliquerai
la statue de saint Christophe, le symbole du semeur, et celui des deux
anges qui sont au portail de la Sainte-Chapelle, et dont l'un a sa main
dans un vase et l'autre dans une nuée...

Ici, Jacques Coictier, que les répliques fougueuses de l'archidiacre
avaient désarçonné, se remit en selle, et l'interrompit du ton
triomphant d'un savant qui en redresse un autre:--_Erras, amice
Claudi_. Le symbole n'est pas le nombre. Vous prenez Orpheus pour
Hermès.

--C'est vous qui errez, répliqua gravement l'archidiacre. Dédalus,
c'est le soubassement; Orpheus, c'est la muraille; Hermès, c'est
l'édifice, c'est le tout.--Vous viendrez quand vous voudrez,
poursuivit-il en se tournant vers le Tourangeau, je vous montrerai
les parcelles d'or restées au fond du creuset de Nicolas Flamel, et
vous les comparerez à l'or de Guillaume de Paris. Je vous apprendrai
les vertus secrètes du mot grec _peristera_. Mais, avant tout,
je vous ferai lire l'une après l'autre les lettres de marbre de
l'alphabet, les pages de granit du livre. Nous irons du portail de
l'évêque Guillaume et de Saint-Jean le Rond à la Sainte-Chapelle,
puis à la maison de Nicolas Flamel, rue Marivault, à son tombeau, qui
est aux Saints-Innocents, à ses deux hôpitaux rue de Montmorency.
Je vous ferai lire les hiéroglyphes dont sont couverts les quatre
gros chenets de fer du portail de l'hôpital Saint-Gervais et de la
rue de la Ferronnerie. Nous épèlerons encore ensemble les façades
de Saint-Côme, de Sainte-Geneviève-des-Ardents, de Saint-Martin, de
Saint-Jacques-de-la-Boucherie...

Il y avait déjà longtemps que le Tourangeau, si intelligent que fût son
regard, paraissait ne plus comprendre dom Claude. Il l'interrompit.

--Pasquedieu! qu'est-ce que c'est donc que vos livres?

--En voici un, dit l'archidiacre.

Et, ouvrant la fenêtre de la cellule, il désigna du doigt l'immense
église de Notre-Dame, qui, découpant sur un ciel étoilé la silhouette
noire de ses deux tours, de ses côtes de pierre et de sa croupe
monstrueuse, semblait un énorme sphinx à deux têtes assis au milieu de
la ville.

L'archidiacre considéra quelque temps en silence le gigantesque
édifice, puis étendant avec un soupir sa main droite vers le livre
imprimé qui était ouvert sur sa table et sa main gauche vers
Notre-Dame, et promenant un triste regard du livre à l'église:

--Hélas! dit-il, ceci tuera cela.

Coictier, qui s'était approché du livre avec empressement, ne put
s'empêcher de s'écrier:--Hé mais! qu'y a-t-il donc de si redoutable en
ceci: GLOSSA IN EPISTOLAS D. PAULI. _Norimbergæ, Antonius Koburger._
1474. Ce n'est pas nouveau. C'est un livre de Pierre Lombard, le
Maître des Sentences. Est-ce parce qu'il est imprimé?

--Vous l'avez dit, répondit Claude, qui semblait absorbé dans une
profonde méditation et se tenait debout, appuyant son index reployé
sur l'in-folio sorti des presses fameuses de Nuremberg. Puis il ajouta
ces paroles mystérieuses:--Hélas! hélas! les petites choses viennent à
bout des grandes; une dent triomphe d'une masse. Le rat du Nil tue le
crocodile, l'espadon tue la baleine, le livre tuera l'édifice!

Le couvre-feu du cloître sonna au moment où le docteur Jacques répétait
tout bas à son compagnon son éternel refrain: _Il est fou._ A quoi le
compagnon répondit cette fois:--Je crois que oui.

C'était l'heure où aucun étranger ne pouvait rester dans le cloître.
Les deux visiteurs se retirèrent.--Maître, dit le compère Tourangeau
en prenant congé de l'archidiacre, j'aime les savants et les grands
esprits, et je vous tiens en estime singulière. Venez demain au palais
des Tournelles, et demandez l'abbé de Saint-Martin de Tours.

L'archidiacre rentra chez lui stupéfait, comprenant enfin quel
personnage c'était que le compère Tourangeau, et se rappelant ce
passage du cartulaire de Saint-Martin de Tours: _Abbas beati Martini_,
SCILICET REX FRANCIÆ, _est canonicus de consuetudine et habet parvam
præbendam quam habet sanctus Venantius et debet sedere in sede
thesaurarii_.

On affirmait que depuis cette époque l'archidiacre avait de fréquentes
conférences avec Louis XI, quand sa majesté venait à Paris, et que
le crédit de dom Claude faisait ombre à Olivier le Daim et à Jacques
Coictier, lequel, selon sa manière, en rudoyait fort le roi.



II

CECI TUERA CELA


Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher
quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles
énigmatiques de l'archidiacre: _Ceci tuera cela. Le livre tuera
l'édifice._

A notre sens, cette pensée avait deux faces. C'était d'abord une pensée
de prêtre. C'était l'effroi du sacerdoce devant un agent nouveau,
l'imprimerie. C'était l'épouvante et l'éblouissement de l'homme du
sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C'était la chaire
et le manuscrit, la parole parlée et la parole écrite, s'alarmant
de la parole imprimée; quelque chose de pareil à la stupeur d'un
passereau qui verrait l'ange Légion ouvrir ses six millions d'ailes.
C'était le cri du prophète qui entend déjà bruire et fourmiller
l'humanité émancipée, qui voit dans l'avenir l'intelligence saper la
foi, l'opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic
du philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse,
s'évaporer du récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le
bélier d'airain et qui dit: La tour croulera. Cela signifiait qu'une
puissance allait succéder à une autre puissance. Cela voulait dire: La
presse tuera l'église.

Mais sous cette pensée, la première et la plus simple sans doute, il
y en avait à notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la
première moins facile à apercevoir et plus facile à contester, une
vue tout aussi philosophique, non plus du prêtre seulement, mais du
savant et de l'artiste. C'était pressentiment que la pensée humaine,
en changeant de forme, allait changer de mode d'expression; que l'idée
capitale de chaque génération ne s'écrirait plus avec la même matière
et de la même façon; que le livre de pierre, si solide et si durable,
allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable
encore. Sous ce rapport, la vague formule de l'archidiacre avait un
second sens; elle signifiait qu'un art allait détrôner un autre art.
Elle voulait dire: L'imprimerie tuera l'architecture.

En effet, depuis l'origine des choses jusqu'au quinzième siècle de
l'ère chrétienne inclusivement, l'architecture est le grand livre de
l'humanité, l'expression principale de l'homme à ses divers états de
développement, soit comme force, soit comme intelligence.

Quand la mémoire des premières races se sentit surchargée, quand le
bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus
que la parole, nue et volante, risqua d'en perdre en chemin, on les
transcrivit sur le sol de la façon la plus visible, la plus durable
et la plus naturelle à la fois. On scella chaque tradition sous un
monument.

Les premiers monuments furent de simples quartiers de roche _que le fer
n'avait pas touchés_, dit Moïse. L'architecture commença comme toute
écriture. Elle fut d'abord alphabet. On plantait une pierre debout,
et c'était une lettre, et chaque lettre était un hiéroglyphe, et sur
chaque hiéroglyphe reposait un groupe d'idées, comme le chapiteau sur
la colonne. Ainsi firent les premières races, partout, au même moment,
sur la surface du monde entier. On retrouve la _pierre levée_ des
Celtes dans la Sibérie d'Asie, dans les pampas d'Amérique.

Plus tard, on fit des mots. On superposa la pierre à la pierre, on
accoupla ces syllabes de granit, le verbe essaya quelques combinaisons.
Le dolmen et le cromlech celtes, le tumulus étrusque, le galgal hébreu,
sont des mots. Quelques-uns, le tumulus surtout, sont des noms propres.
Quelquefois même, quand on avait beaucoup de pierres et une vaste
plage, on écrivait une phrase. L'immense entassement de Karnac est déjà
une formule tout entière.

Enfin on fit des livres. Les traditions avaient enfanté des symboles,
sous lesquels elles disparaissaient comme le tronc de l'arbre sous son
feuillage; tous ces symboles, auxquels l'humanité avait foi, allaient
croissant, se multipliant, se croisant, se compliquant de plus en plus;
les premiers monuments ne suffisaient plus à les contenir; ils en
étaient débordés de toutes parts; à peine ces monuments exprimaient-ils
encore la tradition primitive, comme eux simple, nue et gisante
sur le sol. Le symbole avait besoin de s'épanouir dans l'édifice.
L'architecture alors se développa avec la pensée humaine; elle devint
géante à mille têtes et à mille bras, et fixa sous une forme éternelle,
visible, palpable, tout ce symbole flottant. Tandis que Dédale, qui est
la force, mesurait, tandis qu'Orphée, qui est l'intelligence, chantait,
le pilier qui est une lettre, l'arcade qui est une syllabe, la pyramide
qui est un mot, mis en mouvement à la fois par une loi de géométrie et
par une loi de poésie, se groupaient, se combinaient, s'amalgamaient,
descendaient, montaient, se juxtaposaient sur le sol, s'étageaient dans
le ciel, jusqu'à ce qu'ils eussent écrit, sous la dictée de l'idée
générale d'une époque, ces livres merveilleux qui étaient aussi de
merveilleux édifices: la pagode d'Eklinga, le Rhamseïon d'Égypte, le
temple de Salomon.

L'idée mère, le verbe, n'était pas seulement au fond de tous ces
édifices, mais encore dans la forme. Le temple de Salomon, par exemple,
n'était point simplement la reliure du livre saint, il était le livre
saint lui-même. Sur chacune de ses enceintes concentriques, les prêtres
pouvaient lire le verbe traduit et manifesté aux yeux, et ils suivaient
ainsi ses transformations de sanctuaire en sanctuaire jusqu'à ce qu'ils
le saisissent dans son dernier tabernacle, sous sa forme la plus
concrète, qui était encore de l'architecture, l'arche. Ainsi le verbe
était enfermé dans l'édifice, mais son image était sur son enveloppe
comme la figure humaine sur le cercueil d'une momie.

Et non-seulement la forme des édifices, mais encore l'emplacement
qu'ils se choisissaient, révélait la pensée qu'ils représentaient.
Selon que le symbole à exprimer était gracieux ou sombre, la Grèce
couronnait ses montagnes d'un temple harmonieux à l'œil, l'Inde
éventrait les siennes pour y ciseler ces difformes pagodes souterraines
portées par de gigantesques rangées d'éléphants de granit.

Ainsi, durant les six mille premières années du monde, depuis la pagode
la plus immémoriale de l'Hindoustan jusqu'à la cathédrale de Cologne,
l'architecture a été la grande écriture du genre humain. Et cela est
tellement vrai que non-seulement tout symbole religieux, mais encore
toute pensée humaine, a sa page dans ce livre immense et son monument.

Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la
démocratie. Cette loi de la liberté succédant à l'unité est écrite dans
l'architecture. Car, insistons sur ce point, il ne faut pas croire que
la maçonnerie ne soit puissante qu'à édifier le temple, qu'à exprimer
le mythe et le symbolisme sacerdotal, qu'à transcrire en hiéroglyphes
sur ses pages de pierre les tables mystérieuses de la loi. S'il en
était ainsi, comme il arrive dans toute société humaine un moment où le
symbole sacré s'use et s'oblitère sous la libre pensée, où l'homme se
dérobe au prêtre, où l'excroissance des philosophies et des systèmes
ronge la face de la religion, l'architecture ne pourrait reproduire
ce nouvel état de l'esprit humain, ses feuillets, chargés au recto,
seraient vides au verso, son œuvre serait tronquée, son livre serait
incomplet. Mais non.

Prenons pour exemple le moyen âge, où nous voyons plus clair parce
qu'il est plus près de nous. Durant sa première période, tandis que
la théocratie organise l'Europe, tandis que le Vatican rallie et
reclasse autour de lui les éléments d'une Rome faite avec la Rome
qui gît écroulée autour du Capitole, tandis que le christianisme
s'en va recherchant dans les décombres de la civilisation antérieure
tous les étages de la société, et rebâtit avec ses ruines un nouvel
univers hiérarchique dont le sacerdoce est la clef de voûte, on
entend sourdre d'abord dans ce chaos, puis on voit peu à peu sous
le souffle du christianisme, sous la main des barbares, surgir des
déblais des architectures mortes, grecque et romaine, cette mystérieuse
architecture romane, sœur des maçonneries théocratiques de l'Égypte
et de l'Inde, emblème inaltérable du catholicisme pur, immuable
hiéroglyphe de l'unité papale. Toute la pensée d'alors est écrite
en effet dans ce sombre style roman. On y sent partout l'autorité,
l'unité, l'impénétrable, l'absolu, Grégoire VII; partout le prêtre,
jamais l'homme; partout la caste, jamais le peuple. Mais les croisades
arrivent. C'est un grand mouvement populaire, et tout grand mouvement
populaire, quels qu'en soient la cause et le but, dégage toujours de
son dernier précipité l'esprit de liberté. Des nouveautés vont se
faire jour. Voici que s'ouvre la période orageuse des jacqueries, des
pragueries et des ligues. L'autorité s'ébranle, l'unité se bifurque.
La féodalité demande à partager avec la théocratie, en attendant le
peuple qui surviendra inévitablement et qui se fera, comme toujours,
la part du lion. _Quia nominor leo._ La seigneurie perce donc sous
le sacerdoce, la commune sous la seigneurie. La face de l'Europe est
changée. Eh bien! la face de l'architecture est changée aussi. Comme la
civilisation, elle a tourné la page, et l'esprit nouveau des temps la
trouve prête à écrire sous sa dictée. Elle est revenue des croisades
avec l'ogive, comme les nations avec la liberté. Alors, tandis que
Rome se démembre peu à peu, l'architecture romane meurt. L'hiéroglyphe
déserte la cathédrale et s'en va blasonner le donjon pour faire un
prestige à la féodalité. La cathédrale elle-même, cet édifice autrefois
si dogmatique, envahie désormais par la bourgeoisie, par la commune,
par la liberté, échappe au prêtre et tombe au pouvoir de l'artiste.
L'artiste la bâtit à sa guise. Adieu le mystère, le mythe, la loi.
Voici la fantaisie et le caprice. Pourvu que le prêtre ait sa basilique
et son autel, il n'a rien à dire. Les quatre murs sont à l'artiste.
Le livre architectural n'appartient plus au sacerdoce, à la religion,
à Rome; il est à l'imagination, à la poésie, au peuple. De là les
transformations rapides et innombrables de cette architecture qui
n'a que trois siècles, si frappantes après l'immobilité stagnante de
l'architecture romane qui en a six ou sept. L'art cependant marche à
pas de géant. Le génie et l'originalité populaires font la besogne que
faisaient les évêques. Chaque race écrit en passant sa ligne sur le
livre; elle rature les vieux hiéroglyphes romans sur le frontispice
des cathédrales, et c'est tout au plus si l'on voit encore le dogme
percer çà et là sous le nouveau symbole qu'elle y dépose. La draperie
populaire laisse à peine deviner l'ossement religieux. On ne saurait
se faire une idée des licences que prennent alors les architectes,
même envers l'église. Ce sont des chapiteaux tricotés de moines et
de nonnes honteusement accouplés, comme à la salle des Cheminées du
Palais de Justice à Paris. C'est l'aventure de Noé sculptée _en toutes
lettres_, comme sous le grand portail de Bourges. C'est un moine
bachique à oreilles d'âne et le verre en main riant au nez de toute une
communauté, comme sur le lavabo de l'abbaye de Bocherville. Il existe à
cette époque, pour la pensée écrite en pierre, un privilége tout à fait
comparable à notre liberté actuelle de la presse. C'est la liberté de
l'architecture.

Cette liberté va très loin. Quelquefois un portail, une façade, une
église tout entière présente un sens symbolique absolument étranger
au culte, ou même hostile à l'église. Dès le treizième siècle,
Guillaume de Paris, Nicolas Flamel au quinzième, ont écrit de ces pages
séditieuses. Saint-Jacques-de-la-Boucherie était toute une église
d'opposition.

La pensée alors n'était libre que de cette façon; aussi ne
s'écrivait-elle tout entière que sur ces livres qu'on appelait
édifices. Sous cette forme édifice, elle se serait vu brûler en
place publique par la main du bourreau sous la forme manuscrit, si
elle avait été assez imprudente pour s'y risquer; la pensée portail
d'église eût assisté au supplice de la pensée livre. Aussi, n'ayant que
cette voie, la maçonnerie, pour se faire jour, elle s'y précipitait
de toutes parts. De là l'immense quantité de cathédrales qui ont
couvert l'Europe, nombre si prodigieux qu'on y croit à peine, même
après l'avoir vérifié. Toutes les forces matérielles, toutes les
forces intellectuelles de la société convergeaient au même point,
l'architecture. De cette manière, sous prétexte de bâtir des églises à
Dieu, l'art se développait dans des proportions magnifiques.

Alors, quiconque naissait poëte se faisait architecte. Le génie épars
dans les masses, comprimé de toutes parts sous la féodalité comme sous
une _testudo_ de boucliers d'airain, ne trouvant issue que du côté de
l'architecture, débouchait par cet art, et ses Iliades prenaient la
forme de cathédrales. Tous les autres arts obéissaient et se mettaient
en discipline sous l'architecture. C'étaient les ouvriers du grand
œuvre. L'architecte, le poëte, le maître, totalisait en sa personne la
sculpture qui lui ciselait ses façades, la peinture qui lui enluminait
ses vitraux, la musique qui mettait sa cloche en branle et soufflait
dans ses orgues. Il n'y avait pas jusqu'à la pauvre poésie proprement
dite, celle qui s'obstinait à végéter dans les manuscrits, qui ne fût
obligée, pour être quelque chose, de venir s'encadrer dans l'édifice
sous la forme d'hymne ou de _prose_; le même rôle, après tout,
qu'avaient joué les tragédies d'Eschyle dans les fêtes sacerdotales de
la Grèce, la Genèse dans le temple de Salomon.

Ainsi, jusqu'à Gutenberg, l'architecture est l'écriture principale,
l'écriture universelle. Ce livre granitique commencé par l'Orient,
continué par l'antiquité grecque et romaine, le moyen âge en a écrit
la dernière page. Du reste, ce phénomène d'une architecture de peuple
succédant à une architecture de caste que nous venons d'observer
dans le moyen âge, se reproduit avec tout mouvement analogue dans
l'intelligence humaine aux autres grandes époques de l'histoire.
Ainsi, pour n'énoncer ici que sommairement une loi qui demanderait à
être développée en des volumes, dans le haut Orient, berceau des temps
primitifs, après l'architecture hindoue, l'architecture phénicienne,
cette mère opulente de l'architecture arabe; dans l'antiquité, après
l'architecture égyptienne, dont le style étrusque et les monuments
cyclopéens ne sont qu'une variété, l'architecture grecque, dont le
style romain n'est qu'un prolongement surchargé du dôme carthaginois;
dans les temps modernes, après l'architecture romane, l'architecture
gothique. Et en dédoublant ces trois séries, on retrouvera sur les
trois sœurs aînées, l'architecture hindoue, l'architecture égyptienne,
l'architecture romane, le même symbole, c'est-à-dire la théocratie,
la caste, l'unité, le dogme, le mythe, Dieu; et pour les trois
sœurs cadettes, l'architecture phénicienne, l'architecture grecque,
l'architecture gothique, quelle que soit du reste la diversité de forme
inhérente à leur nature, la même signification aussi, c'est-à-dire la
liberté, le peuple, l'homme.

Qu'il s'appelle bramine, mage ou pape, dans les maçonneries hindoue,
égyptienne ou romane, on sent toujours le prêtre, rien que le prêtre.
Il n'en est pas de même dans les architectures de peuple. Elles sont
plus riches et moins saintes. Dans la phénicienne, on sent le marchand;
dans la grecque, le républicain; dans la gothique, le bourgeois.

Les caractères généraux de toute architecture théocratique sont
l'immutabilité, l'horreur du progrès, la conservation des lignes
traditionnelles, la consécration des types primitifs, le pli constant
de toutes les formes de l'homme et de la nature aux caprices
incompréhensibles du symbole. Ce sont des livres ténébreux que
les initiés seuls savent déchiffrer. Du reste, toute forme, toute
difformité même y a un sens qui la fait inviolable. Ne demandez pas
aux maçonneries hindoue, égyptienne, romane, qu'elles réforment leur
dessin ou améliorent leur statuaire. Tout perfectionnement leur est
impiété. Dans ces architectures, il semble que la roideur du dogme
se soit répandue sur la pierre comme une seconde pétrification.--Les
caractères généraux des maçonneries populaires au contraire sont la
variété, le progrès, l'originalité, l'opulence, le mouvement perpétuel.
Elles sont déjà assez détachées de la religion pour songer à leur
beauté, pour la soigner, pour corriger sans relâche leur parure de
statues ou d'arabesques. Elles sont du siècle. Elles ont quelque chose
d'humain qu'elles mêlent sans cesse au symbole divin sous lequel elles
se produisent encore. De là des édifices pénétrables à toute âme, à
toute intelligence, à toute imagination, symboliques encore, mais
faciles à comprendre comme la nature. Entre l'architecture théocratique
et celle-ci, il y a la différence d'une langue sacrée à une langue
vulgaire, de l'hiéroglyphe à l'art, de Salomon à Phidias.

Si l'on résume ce que nous avons indiqué jusqu'ici très sommairement
en négligeant mille preuves et aussi mille objections de détail, on
est amené à ceci: que l'architecture a été jusqu'au quinzième siècle
le registre principal de l'humanité; que dans cet intervalle il n'est
pas apparu dans le monde une pensée un peu compliquée qui ne se soit
faite édifice; que toute idée populaire comme toute loi religieuse a
eu ses monuments; que le genre humain enfin n'a rien pensé d'important
qu'il ne l'ait écrit en pierre. Et pourquoi? C'est que toute pensée,
soit religieuse, soit philosophique, est intéressée à se perpétuer,
c'est que l'idée qui a remué une génération veut en remuer d'autres, et
laisser trace. Or quelle immortalité précaire que celle du manuscrit!
Qu'un édifice est un livre bien autrement solide, durable et résistant!
Pour détruire la parole écrite, il suffit d'une torche et d'un turc.
Pour démolir la parole construite, il faut une révolution sociale, une
révolution terrestre. Les barbares ont passé sur le Colisée, le déluge
peut-être sur les Pyramides.

Au quinzième siècle tout change.

La pensée humaine découvre un moyen de se perpétuer non seulement plus
durable et plus résistant que l'architecture, mais encore plus simple
et plus facile. L'architecture est détrônée. Aux lettres de pierre
d'Orphée vont succéder les lettres de plomb de Gutenberg.

_Le livre va tuer l'édifice._

L'invention de l'imprimerie est le plus grand événement de l'histoire.
C'est la révolution mère. C'est le mode d'expression de l'humanité
qui se renouvelle totalement, c'est la pensée humaine qui dépouille
une forme et qui en revêt une autre, c'est le complet et définitif
changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam,
représente l'intelligence.

Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais;
elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l'air.
Du temps de l'architecture, elle se faisait montagne et s'emparait
puissamment d'un siècle et d'un lieu. Maintenant elle se fait troupe
d'oiseaux, s'éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les
points de l'air et de l'espace.

Nous le répétons, qui ne voit que de cette façon elle est bien plus
indélébile? De solide qu'elle était, elle devient vivace. Elle passe de
la durée à l'immortalité. On peut démolir une masse, comment extirper
l'ubiquité? Vienne un déluge, la montagne aura disparu depuis longtemps
sous les flots, que les oiseaux voleront encore; et, qu'une seule arche
flotte à la surface du cataclysme, ils s'y poseront, surnageront avec
elle, assisteront avec elle à la décrue des eaux, et le nouveau monde
qui sortira de ce chaos verra en s'éveillant planer au-dessus de lui,
ailée et vivante, la pensée du monde englouti.

Et quand on observe que ce mode d'expression est non-seulement le plus
conservateur, mais encore le plus simple, le plus commode, le plus
praticable à tous, lorsqu'on songe qu'il ne traîne pas un gros bagage
et ne remue pas un lourd attirail, quand on compare la pensée obligée
pour se traduire en un édifice de mettre en mouvement quatre ou cinq
autres arts et des tonnes d'or, toute une montagne de pierres, toute
une forêt de charpentes, tout un peuple d'ouvriers, quand on la compare
à la pensée qui se fait livre, et à qui il suffit d'un peu de papier,
d'un peu d'encre et d'une plume, comment s'étonner que l'intelligence
humaine ait quitté l'architecture pour l'imprimerie? Coupez brusquement
le lit primitif d'un fleuve d'un canal creusé au-dessous de son niveau,
le fleuve désertera son lit.

Aussi voyez comme à partir de la découverte de l'imprimerie
l'architecture se dessèche peu à peu, s'atrophie et se dénude. Comme
on sent que l'eau baisse, que la séve s'en va, que la pensée des temps
et des peuples se retire d'elle! Le refroidissement est à peu près
insensible au quinzième siècle, la presse est trop débile encore, et
soutire tout au plus à la puissante architecture une surabondance de
vie. Mais dès le seizième siècle, la maladie de l'architecture est
visible; elle n'exprime déjà plus essentiellement la société; elle
se fait misérablement art classique; de gauloise, d'européenne,
d'indigène, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne,
pseudo-antique. C'est cette décadence qu'on appelle la renaissance.
Décadence magnifique pourtant, car le vieux génie gothique, ce soleil
qui se couche derrière la gigantesque presse de Mayence, pénètre encore
quelque temps de ses derniers rayons tout cet entassement hybride
d'arcades latines et de colonnades corinthiennes.

C'est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore.

Cependant, du moment où l'architecture n'est plus qu'un art comme
un autre, dès qu'elle n'est plus l'art total, l'art souverain,
l'art tyran, elle n'a plus la force de retenir les autres arts. Ils
s'émancipent donc, brisent le joug de l'architecte, et s'en vont chacun
de leur côté. Chacun d'eux gagne à ce divorce. L'isolement grandit
tout. La sculpture devient statuaire, l'imagerie devient peinture, le
canon devient musique. On dirait un empire qui se démembre à la mort de
son Alexandre et dont les provinces se font royaumes.

De là Raphaël, Michel-Ange, Jean Goujon, Palestrina, ces splendeurs de
l'éblouissant seizième siècle.

En même temps que les arts, la pensée s'émancipe de tous côtés. Les
hérésiarques du moyen âge avaient déjà fait de larges entailles au
catholicisme. Le seizième siècle brise l'unité religieuse. Avant
l'imprimerie, la réforme n'eût été qu'un schisme, l'imprimerie la fait
révolution. Otez la presse, l'hérésie est énervée. Que ce soit fatal ou
providentiel, Gutenberg est le précurseur de Luther.

Cependant, quand le soleil du moyen âge est tout à fait couché,
quand le génie gothique s'est à jamais éteint à l'horizon de l'art,
l'architecture va se ternissant, se décolorant, s'effaçant de plus en
plus. Le livre imprimé, ce ver rongeur de l'édifice, la suce et la
dévore. Elle se dépouille, elle s'effeuille, elle maigrit à vue d'œil.
Elle est mesquine, elle est pauvre, elle est nulle. Elle n'exprime
plus rien, pas même le souvenir de l'art d'un autre temps. Réduite
à elle-même, abandonnée des autres arts parce que la pensée humaine
l'abandonne, elle appelle des manœuvres à défaut d'artistes. La vitre
remplace le vitrail. Le tailleur de pierre succède au sculpteur.
Adieu toute séve, toute originalité, toute vie, toute intelligence.
Elle se traîne, lamentable mendiante d'atelier, de copie en copie.
Michel-Ange, qui dès le seizième siècle la sentait sans doute mourir,
avait eu une dernière idée, une idée de désespoir. Ce titan de l'art
avait entassé le Panthéon sur le Parthénon, et fait Saint-Pierre de
Rome. Grande œuvre qui méritait de rester unique, dernière originalité
de l'architecture, signature d'un artiste géant au bas du colossal
registre de pierre qui se fermait. Michel-Ange mort, que fait cette
misérable architecture qui se survivait à elle-même à l'état de
spectre et d'ombre? Elle prend Saint-Pierre de Rome, et le calque,
et le parodie. C'est une manie. C'est une pitié. Chaque siècle a son
Saint-Pierre de Rome; au dix-septième siècle le Val-de-Grâce, au
dix-huitième Sainte-Geneviève. Chaque pays a son Saint-Pierre de Rome.
Londres a le sien. Pétersbourg a le sien. Paris en a deux ou trois.
Testament insignifiant, dernier radotage d'un grand art décrépit qui
retombe en enfance avant de mourir.

Si, au lieu de monuments caractéristiques comme ceux dont nous
venons de parler, nous examinons l'aspect général de l'art du
seizième au dix-huitième siècle, nous remarquons les mêmes phénomènes
de décroissance et d'étisie. A partir de François II, la forme
architecturale de l'édifice s'efface de plus en plus et laisse saillir
la forme géométrique, comme la charpente osseuse d'un malade amaigri.
Les belles lignes de l'art font place aux froides et inexorables
lignes du géomètre. Un édifice n'est plus un édifice, c'est un
polyèdre. L'architecture cependant se tourmente pour cacher cette
nudité. Voici le fronton grec qui s'inscrit dans le fronton romain,
et réciproquement. C'est toujours le Panthéon dans le Parthénon,
Saint-Pierre de Rome. Voici les maisons de brique de Henri IV à coins
de pierre; la place Royale, la place Dauphine. Voici les églises de
Louis XIII, lourdes, trapues, surbaissées, ramassées, chargées d'un
dôme comme d'une bosse. Voici l'architecture mazarine, le mauvais
pasticcio italien des Quatre-Nations. Voici les palais de Louis XIV,
longues casernes à courtisans, roides, glaciales, ennuyeuses. Voici
enfin Louis XV, avec les chicorées et les vermicelles, et toutes les
verrues et tous les fungus qui défigurent cette vieille architecture
caduque, édentée et coquette. De François II à Louis XV, le mal a crû
en progression géométrique. L'art n'a plus que la peau sur les os. Il
agonise misérablement.

Cependant que devient l'imprimerie? Toute cette vie qui s'en va
de l'architecture vient chez elle. A mesure que l'architecture
baisse, l'imprimerie s'enfle et grossit. Ce capital de forces que la
pensée humaine dépensait en édifices, elle le dépense désormais en
livres. Aussi dès le seizième siècle la presse, grandie au niveau de
l'architecture décroissante, lutte avec elle et la tue. Au dix-septième
siècle, elle est déjà assez souveraine, assez triomphante, assez
assise dans sa victoire pour donner au monde la fête d'un grand siècle
littéraire. Au dix-huitième, longtemps reposée à la cour de Louis XIV,
elle ressaisit la vieille épée de Luther, en arme Voltaire, et court,
tumultueuse, à l'attaque de cette ancienne Europe dont elle a déjà
tué l'expression architecturale. Au moment où le dix-huitième siècle
s'achève, elle a tout détruit. Au dix-neuvième, elle va reconstruire.

Or, nous le demandons maintenant, lequel des deux arts représente
réellement depuis trois siècles la pensée humaine? lequel la
traduit? lequel exprime, non pas seulement ses manies littéraires et
scolastiques, mais son vaste, profond, universel mouvement? Lequel se
superpose constamment, sans rupture et sans lacune, au genre humain,
qui marche, monstre à mille pieds? L'architecture ou l'imprimerie?

L'imprimerie. Qu'on ne s'y trompe pas, l'architecture est morte, morte
sans retour, tuée par le livre imprimé, tuée parce qu'elle dure moins,
tuée parce qu'elle coûte plus cher. Toute cathédrale est un milliard.
Qu'on se représente maintenant quelle mise de fonds il faudrait pour
récrire le livre architectural; pour faire fourmiller de nouveau sur
le sol des milliers d'édifices; pour revenir à ces époques où la foule
des monuments était telle qu'au dire d'un témoin oculaire «on eût dit
que le monde en se secouant avait rejeté ses vieux habillements pour
se couvrir d'un blanc vêtement d'églises». _Erat enim ut si mundus,
ipse excutiendo semet, rejecta vetustate, candidam ecclesiarum vestem
indueret._ (GLABER RADULPHUS.)

Un livre est sitôt fait, coûte si peu, et peut aller si loin! Comment
s'étonner que toute la pensée humaine s'écoule par cette pente? Ce
n'est pas à dire que l'architecture n'aura pas encore çà et là un
beau monument, un chef-d'œuvre isolé. On pourra bien encore avoir de
temps en temps, sous le règne de l'imprimerie, une colonne faite, je
suppose, par toute une armée, avec des canons amalgamés, comme on
avait, sous le règne de l'architecture, des Iliades et des Romanceros,
des Mahabâhrata et des Niebelungen, faits par tout un peuple avec des
rapsodies amoncelées et fondues. Le grand accident d'un architecte
de génie pourra survenir au vingtième siècle, comme celui de Dante
au treizième. Mais l'architecture ne sera plus l'art social, l'art
collectif, l'art dominant. Le grand poëme, le grand édifice, la grande
œuvre de l'humanité ne se bâtira plus, elle s'imprimera.

Et désormais, si l'architecture se relève accidentellement, elle ne
sera plus maîtresse. Elle subira la loi de la littérature, qui la
recevait d'elle autrefois. Les positions respectives des deux arts
seront interverties. Il est certain que dans l'époque architecturale
les poëmes, rares, il est vrai, ressemblent aux monuments. Dans
l'Inde, Vyasa est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode.
Dans l'orient égyptien, la poésie a, comme les édifices, la grandeur
et la tranquillité des lignes; dans la Grèce antique, la beauté, la
sérénité, le calme; dans l'Europe chrétienne, la majesté catholique,
la naïveté populaire, la riche et luxuriante végétation d'une époque
de renouvellement. La Bible ressemble aux Pyramides, l'Iliade au
Parthénon, Homère à Phidias. Dante au treizième siècle, c'est la
dernière église romane; Shakespeare au seizième, la dernière cathédrale
gothique.

Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit jusqu'ici d'une façon
nécessairement incomplète et tronquée, le genre humain a deux livres,
deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l'imprimerie, la
bible de pierre et la bible de papier. Sans doute, quand on contemple
ces deux bibles, si largement ouvertes dans les siècles, il est
permis de regretter la majesté visible de l'écriture de granit,
ces gigantesques alphabets formulés en colonnades, en pylones, en
obélisques, ces espèces de montagnes humaines qui couvrent le monde et
le passé, depuis la pyramide jusqu'au clocher, de Chéops à Strasbourg.
Il faut relire le passé sur ces pages de marbre. Il faut admirer et
refeuilleter sans cesse le livre écrit par l'architecture; mais il ne
faut pas nier la grandeur de l'édifice qu'élève à son tour l'imprimerie.

Cet édifice est colossal. Je ne sais quel faiseur de statistique a
calculé qu'en superposant l'un à l'autre tous les volumes sortis de
la presse depuis Gutenberg on comblerait l'intervalle de la terre à la
lune; mais ce n'est pas de cette sorte de grandeur que nous voulons
parler. Cependant, quand on cherche à recueillir dans sa pensée une
image totale de l'ensemble des produits de l'imprimerie jusqu'à
nos jours, cet ensemble ne nous apparaît-il pas comme une immense
construction, appuyée sur le monde entier, à laquelle l'humanité
travaille sans relâche, et dont la tête monstrueuse se perd dans les
brumes profondes de l'avenir? C'est la fourmilière des intelligences.
C'est la ruche où toutes les imaginations, ces abeilles dorées,
arrivent avec leur miel. L'édifice a mille étages. Çà et là, on voit
déboucher sur ses rampes les cavernes ténébreuses de la science qui
s'entrecoupent dans ses entrailles. Partout sur sa surface l'art
fait luxurier à l'œil ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles.
Là chaque œuvre individuelle, si capricieuse et si isolée qu'elle
semble, a sa place et sa saillie. L'harmonie résulte du tout. Depuis la
cathédrale de Shakespeare jusqu'à la mosquée de Byron, mille clochetons
s'encombrent pêle-mêle sur cette métropole de la pensée universelle.
A sa base, on a récrit quelques anciens titres de l'humanité que
l'architecture n'avait pas enregistrés. A gauche de l'entrée, on a
scellé le vieux bas-relief en marbre blanc d'Homère, à droite la Bible
polyglotte dresse ses sept têtes. L'hydre du Romancero se hérisse
plus loin, et quelques autres formes hybrides, les Védas et les
Niebelungen. Du reste, le prodigieux édifice demeure toujours inachevé.
La presse, cette machine géante, qui pompe sans relâche toute la séve
intellectuelle de la société, vomit incessamment de nouveaux matériaux
pour son œuvre. Le genre humain tout entier est sur l'échafaudage.
Chaque esprit est maçon. Le plus humble bouche son trou ou met sa
pierre. Rétif de la Bretonne apporte sa hottée de plâtras. Tous les
jours une nouvelle assise s'élève. Indépendamment du versement original
et individuel de chaque écrivain, il y a des contingents collectifs.
Le dix-huitième siècle donne l'_Encyclopédie_, la révolution donne
le _Moniteur_. Certes, c'est là aussi une construction qui grandit
et s'amoncelle en spirales sans fin; là aussi il y a confusion des
langues, activité incessante, labeur infatigable, concours acharné
de l'humanité tout entière, refuge promis à l'intelligence contre un
nouveau déluge, contre une submersion de barbares. C'est la seconde
tour de Babel du genre humain.



LIVRE SIXIÈME

[Illustration: LE PILORI.

  Dessiné par F. Flameng      Gravé par A. Mongin]

I

COUP D'ŒIL IMPARTIAL SUR L'ANCIENNE MAGISTRATURE


C'était un fort heureux personnage, en l'an de grâce 1482, que noble
homme Robert d'Estouteville, chevalier, sieur de Beyne, baron d'Yvri
et Saint-Andry en la Marche, conseiller et chambellan du roi, et garde
de la prévôté de Paris. Il y avait déjà près de dix-sept ans qu'il
avait reçu du roi, le 7 novembre 1465, l'année de la comète[7], cette
belle charge de prévôt de Paris, qui était réputée plutôt seigneurie
qu'office, _dignitas_, dit Joannes Lœmnœus, _quæ cum non exigua
potestate politiam concernente, atque prærogativis multis et juribus
conjuncta est_. La chose était merveilleuse en 82 qu'un gentilhomme
ayant commission du roi et dont les lettres d'institution remontaient à
l'époque du mariage de la fille naturelle de Louis XI avec monsieur le
bâtard de Bourbon. Le même jour où Robert d'Estouteville avait remplacé
Jacques de Villiers dans la prévôté de Paris, maître Jehan Dauvet
remplaçait messire Hélye de Thorrettes dans la première présidence de
la cour de parlement, Jehan Jouvenel des Ursins supplantait Pierre
de Morvilliers dans l'office de chancelier de France, Regnault des
Dormans désappointait Pierre Puy de la charge de maître des requêtes
ordinaires de l'hôtel du roi. Or sur combien de têtes la présidence, la
chancellerie et la maîtrise s'étaient-elles promenées depuis que Robert
d'Estouteville avait la prévôté de Paris! Elle lui avait été _baillée
en garde_, disaient les lettres patentes; et certes, il la gardait
bien. Il s'y était cramponné, il s'y était incorporé, il s'y était
identifié si bien, qu'il avait échappé à cette furie de changement qui
possédait Louis XI, roi défiant, taquin et travailleur, qui tenait
à entretenir, par des institutions et des révocations fréquentes,
l'élasticité de son pouvoir. Il y a plus, le brave chevalier avait
obtenu pour son fils la survivance de sa charge, et il y avait déjà
deux ans que le nom de noble homme Jacques d'Estouteville, écuyer,
figurait à côté du sien en tête du registre de l'ordinaire de la
prévôté de Paris. Rare, certes, et insigne faveur! Il est vrai que
Robert d'Estouteville était un bon soldat, qu'il avait loyalement levé
le pennon contre _la ligue du bien public_, et qu'il avait offert à
la reine un très merveilleux cerf en confitures le jour de son entrée
à Paris en 14... Il avait de plus la bonne amitié de messire Tristan
l'Hermite, prévôt des maréchaux de l'hôtel du roi. C'était donc une
très douce et plaisante existence que celle de messire Robert. D'abord,
de fort bons gages, auxquels se rattachaient et pendaient, comme des
grappes de plus à sa vigne, les revenus des greffes civil et criminel
de la prévôté, plus les revenus civils et criminels des auditoires
d'Embas du Châtelet, sans compter quelque petit péage au pont de Mantes
et de Corbeil, et les profits du tru sur l'esgrin de Paris, sur les
mouleurs de bûches et les mesureurs de sel. Ajoutez à cela le plaisir
d'étaler dans les chevauchées de la ville et de faire ressortir sur les
robes mi-parties rouge et tanné des échevins et des quarteniers son
bel habit de guerre que vous pouvez encore admirer aujourd'hui sculpté
sur son tombeau, à l'abbaye de Valmont en Normandie, et son morion
tout bosselé à Montlhéry. Et puis, n'était-ce rien que d'avoir toute
suprématie sur les sergents de la douzaine, le concierge et guette
du Châtelet, les deux auditeurs du Châtelet, _auditores Castelleti_,
les seize commissaires des seize quartiers, le geôlier du Châtelet,
les quatre sergents fieffés, les cent vingt sergents à cheval, les
cent vingt sergents à verge, le chevalier du guet avec son guet, son
sous-guet, son contre-guet et son arrière-guet? N'était-ce rien que
d'exercer haute et basse justice, droit de tourner, de pendre et de
traîner, sans compter la menue juridiction en premier ressort (_in
prima instantia_, comme disent les chartes) sur cette vicomté de Paris,
si glorieusement apanagée de sept nobles bailliages? Peut-on rien
imaginer de plus suave que de rendre arrêts et jugements, comme faisait
quotidiennement messire Robert d'Estouteville, dans le Grand-Châtelet,
sous les ogives larges et écrasées de Philippe-Auguste? et d'aller,
comme il avait coutume chaque soir, en cette charmante maison sise rue
Galilée, dans le pourpris du palais royal, qu'il tenait du chef de sa
femme, madame Ambroise de Loré, se reposer de la fatigue d'avoir envoyé
quelque pauvre diable passer la nuit de son côté dans «cette petite
logette de la rue de l'Escorcherie, en laquelle les prévôts et échevins
de Paris voulaient faire leur prison; contenant icelle onze pieds de
long, sept pieds et quatre pouces de lez et onze pieds de haut[8]»?

  [7] Cette comète, contre laquelle le pape Calixte, oncle de Borgia,
  ordonna des prières publiques, est la même qui reparaîtra en 1835.

  [8] Comptes du domaine, 1383.

Et non-seulement messire Robert d'Estouteville avait sa justice
particulière de prévôt et vicomte de Paris, mais encore il avait part,
coup d'œil et coup de dent dans la grande justice du roi. Il n'y avait
pas de tête un peu haute qui ne lui eût passé par les mains avant
d'échoir au bourreau. C'est lui qui avait été quérir à la Bastille
Saint-Antoine, pour le mener aux Halles, M. de Nemours; pour le mener
en Grève, M. de Saint-Pol, lequel rechignait et se récriait, à la
grande joie de M. le prévôt, qui n'aimait pas M. le connétable.

En voilà, certes, plus qu'il n'en fallait pour faire une vie heureuse
et illustre, et pour mériter un jour une page notable dans cette
intéressante histoire des prévôts de Paris, où l'on apprend que Oudard
de Villeneuve avait une maison rue des Boucheries, que Guillaume de
Hangast acheta la grande et petite Savoie, que Guillaume Thiboust donna
aux religieuses de Sainte-Geneviève ses maisons de la rue Clopin,
que Hugues Aubriot demeurait à l'hôtel du Porc-épic, et autres faits
domestiques.

Toutefois, avec tant de motifs de prendre la vie en patience et en
joie, messire Robert d'Estouteville s'était éveillé, le matin du 7
janvier 1482, fort bourru et de massacrante humeur. D'où venait cette
humeur? c'est ce qu'il n'aurait pu dire lui-même. Était-ce que le ciel
était gris? que la boucle de son vieux ceinturon de Montlhéry était mal
serrée, et sanglait trop militairement son embonpoint de prévôt? qu'il
avait vu passer dans la rue sous sa fenêtre des ribauds lui faisant
nargue, allant quatre de bande, pourpoint sans chemise, chapeau sans
fond, bissac et bouteille au côté? Était-ce pressentiment vague des
trois cent soixante-dix livres seize sols huit deniers que le futur
roi Charles VIII devait, l'année suivante, retrancher des revenus de
la prévôté? Le lecteur peut choisir; quant à nous, nous inclinerions
à croire tout simplement qu'il était de mauvaise humeur, parce qu'il
était de mauvaise humeur.

D'ailleurs, c'était un lendemain de fête, jour d'ennui pour tout le
monde, et surtout pour le magistrat chargé de balayer toutes les
ordures, au propre et au figuré, que fait une fête à Paris. Et puis, il
devait tenir séance au Grand-Châtelet. Or nous avons remarqué que les
juges s'arrangent en général de manière à ce que leur jour d'audience
soit aussi leur jour d'humeur, afin d'avoir toujours quelqu'un sur qui
s'en décharger commodément, de par le roi, la loi et justice.

Cependant l'audience avait commencé sans lui. Ses lieutenants au civil,
au criminel et au particulier, faisaient sa besogne, selon l'usage;
et, dès huit heures du matin, quelques dizaines de bourgeois et de
bourgeoises, entassés et foulés dans un coin obscur de l'auditoire
d'Embas du Châtelet, entre une forte barrière de chêne et le mur,
assistaient avec béatitude au spectacle varié et réjouissant de la
justice civile et criminelle, rendue par maître Florian Barbedienne,
auditeur au Châtelet, lieutenant de M. le prévôt, un peu pêle-mêle et
tout à fait au hasard.

La salle était petite, basse, voûtée. Une table fleurdelysée était
au fond, avec un grand fauteuil de bois de chêne sculpté, qui était
au prévôt et vide, et un escabeau à gauche pour l'auditeur, maître
Florian. Au-dessous se tenait le greffier, griffonnant. En face était
le peuple; et devant la porte, et devant la table, force sergents de la
prévôté, en hoquetons de camelot violet à croix blanches. Deux sergents
du Parloir-aux-Bourgeois, vêtus de leurs jaquettes de la Toussaint,
mi-parties rouge et bleu, faisaient sentinelle devant une porte basse
fermée, qu'on apercevait au fond derrière la table. Une seule fenêtre
ogive, étroitement encaissée dans l'épaisse muraille, éclairait d'un
rayon blême de janvier deux grotesques figures, le capricieux démon de
pierre sculpté en cul-de-lampe dans la clef de la voûte, et le juge
assis au fond de la salle sur les fleurs de lys.

En effet, figurez-vous à la table prévôtale, entre deux liasses
de procès, accroupi sur ses coudes, le pied sur la queue de sa
robe de drap brun plain, la face dans sa fourrure d'agneau blanc,
dont ses sourcils semblaient détachés, rouge, revêche, clignant de
l'œil, portant avec majesté la graisse de ses joues, lesquelles se
rejoignaient sous son menton, maître Florian Barbedienne, auditeur au
Châtelet.

Or l'auditeur était sourd. Léger défaut pour un auditeur. Maître
Florian n'en jugeait pas moins sans appel et très congrûment. Il
est certain qu'il suffit qu'un juge ait l'air d'écouter; et le
vénérable auditeur remplissait d'autant mieux cette condition, la
seule essentielle en bonne justice, que son attention ne pouvait être
distraite par aucun bruit.

Du reste, il avait dans l'auditoire un impitoyable contrôleur de ses
faits et gestes dans la personne de notre ami Jehan Frollo du Moulin,
ce petit écolier d'hier, ce _piéton_ qu'on était toujours sûr de
rencontrer partout dans Paris, excepté devant la chaire des professeurs.

--Tiens, disait-il tout bas à son compagnon Robin Poussepain, qui
ricanait à côté de lui, tandis qu'il commentait les scènes qui se
déroulaient sous leurs yeux, voilà Jehanneton du Buisson. La belle
fille du cagnard au Marché-Neuf!--Sur mon âme, il la condamne, le
vieux! il n'a donc pas plus d'yeux que d'oreilles. Quinze sols quatre
deniers parisis, pour avoir porté deux patenôtres! C'est un peu
cher. _Lex duri carminis._--Qu'est celui-là? Robin Chief-de-Ville,
haubergier.--Pour avoir été passé et reçu maître audit métier?--C'est
son denier d'entrée.--Hé! deux gentilshommes parmi ces marauds! Aiglet
de Soins, Hutin de Mailly. Deux écuyers, _corpus Christi_! Ah! ils ont
joué aux dés. Quand verrai-je ici notre recteur? Cent livres parisis
d'amende envers le roi! Le Barbedienne frappe comme un sourd,--qu'il
est!--Je veux être mon frère l'archidiacre, si cela m'empêche de
jouer; de jouer le jour, de jouer la nuit, de vivre au jeu, de mourir
au jeu, et de jouer mon âme après ma chemise!--Sainte Vierge, que de
filles! l'une après l'autre, mes brebis! Ambroise Lécuyère! Isabeau la
Paynette! Bérarde Gironin! Je les connais toutes, par Dieu! A l'amende!
à l'amende! Voilà qui vous apprendra à porter des ceintures dorées!
dix sols parisis! coquettes!--Oh! le vieux museau de juge, sourd et
imbécile! oh! Florian le lourdaud! oh! Barbedienne le butor! le voilà
à table! il mange du plaideur, il mange du procès, il mange, il mâche,
il se gave, il s'emplit. Amendes, épaves, taxes, frais, loyaux coûts,
salaires, dommages et intérêts, gehenne, prison et geôle et ceps avec
dépens, lui sont camichons de Noël et massepains de la Saint-Jean!
Regarde-le, le porc!--Allons! bon! encore une femme amoureuse!
Thibaud-la-Thibaude, ni plus, ni moins!--Pour être sortie de la rue
Glatigny!--Quel est ce fils? Gieffroy Mabonne, gendarme cranequinier
à main. Il a maugréé le nom du Père.--A l'amende, la Thibaude! à
l'amende, le Gieffroy! à l'amende tous les deux! Le vieux sourd! il
a dû brouiller les deux affaires! Dix contre un, qu'il fait payer le
juron à la fille et l'amour au gendarme!--Attention, Robin Poussepain!
Que vont-ils introduire? Voilà bien des sergents! Par Jupiter! tous
les lévriers de la meute y sont. Ce doit être la grosse pièce de la
chasse. Un sanglier.--C'en est un, Robin! c'en est un.--Et un beau
encore!--_Hercle!_ c'est notre prince d'hier, notre pape des fous,
notre sonneur de cloches, notre borgne, notre bossu, notre grimace!
C'est Quasimodo!

Ce n'était rien moins.

C'était Quasimodo, sanglé, cerclé, ficelé, garrotté et sous bonne
garde. L'escouade de sergents qui l'environnait était assistée du
chevalier du guet en personne, portant brodées les armes de France sur
la poitrine et les armes de la ville sur le dos. Il n'y avait rien
du reste dans Quasimodo, à part sa difformité, qui pût justifier cet
appareil de hallebardes et d'arquebuses. Il était sombre, silencieux et
tranquille. A peine son œil unique jetait-il de temps à autre sur les
liens qui le chargeaient un regard sournois et colère.

Il promena ce même regard autour de lui, mais si éteint et si endormi,
que les femmes ne se le montraient du doigt que pour en rire.

Cependant maître Florian l'auditeur feuilleta avec attention le dossier
de la plainte dressée contre Quasimodo, que lui présenta le greffier,
et, ce coup d'œil jeté, parut se recueillir un instant. Grâce à cette
précaution qu'il avait toujours soin de prendre au moment de procéder
à un interrogatoire, il savait d'avance les noms, qualités, délits
du prévenu, faisait des répliques prévues à des réponses prévues, et
parvenait à se tirer de toutes les sinuosités de l'interrogatoire sans
trop laisser deviner sa surdité. Le dossier du procès était pour lui
le chien de l'aveugle. S'il arrivait par hasard que son infirmité se
trahît çà et là par quelque apostrophe incohérente ou quelque question
inintelligible, cela passait pour profondeur parmi les uns, et pour
imbécillité parmi les autres. Dans les deux cas, l'honneur de la
magistrature ne recevait aucune atteinte; car il vaut encore mieux
qu'un juge soit réputé imbécile ou profond, que sourd. Il mettait
donc grand soin à dissimuler sa surdité aux yeux de tous, et il y
réussissait d'ordinaire si bien qu'il était arrivé à se faire illusion
à lui-même. Ce qui est du reste plus facile qu'on ne le croit. Tous
les bossus vont tête haute, tous les bègues pérorent, tous les sourds
parlent bas. Quant à lui, il se croyait tout au plus l'oreille un peu
rebelle. C'était la seule concession qu'il fît sur ce point à l'opinion
publique, dans ses moments de franchise et d'examen de conscience.

Ayant donc bien ruminé l'affaire de Quasimodo, il renversa sa
tête en arrière et ferma les yeux à demi, pour plus de majesté et
d'impartialité, si bien qu'il était tout à la fois en ce moment
sourd et aveugle. Double condition sans laquelle il n'est pas de
juge parfait. C'est dans cette magistrale attitude qu'il commença
l'interrogatoire.

--Votre nom?

Or voici un cas qui n'avait pas été «prévu par la loi», celui où un
sourd aurait à interroger un sourd.

Quasimodo, que rien n'avertissait de la question à lui adressée,
continua de regarder le juge fixement et ne répondit pas. Le juge,
sourd et que rien n'avertissait de la surdité de l'accusé, crut
qu'il avait répondu, comme faisaient en général tous les accusés, et
poursuivit avec son aplomb mécanique et stupide.

--C'est bien. Votre âge?

Quasimodo ne répondit pas davantage à cette question. Le juge la crut
satisfaite, et continua.

--Maintenant, votre état?

Toujours même silence. L'auditoire cependant commençait à chuchoter et
à s'entre-regarder.

--Il suffit, reprit l'imperturbable auditeur, quand il supposa que
l'accusé avait consommé sa troisième réponse. Vous êtes accusé, par
devant nous: _primo_, de trouble nocturne; _secundo_, de voie de
fait déshonnête sur la personne d'une femme folle, _in præjudicium
meretricis_; _tertio_, de rébellion et déloyauté envers les archers
de l'ordonnance du roi, notre sire. Expliquez-vous sur tous ces
points.--Greffier, avez-vous écrit ce que l'accusé a dit jusqu'ici?

A cette question malencontreuse, un éclat de rire s'éleva du greffe à
l'auditoire, si violent, si fou, si contagieux, si universel, que force
fut bien aux deux sourds de s'en apercevoir. Quasimodo se retourna en
haussant sa bosse avec dédain, tandis que maître Florian, étonné comme
lui, et supposant que le rire des spectateurs avait été provoqué par
quelque réplique irrévérente de l'accusé, rendue visible pour lui par
ce haussement d'épaules, l'apostropha avec indignation.

--Vous avez fait là, drôle, une réponse qui mériterait la hart!
Savez-vous à qui vous parlez?

Cette sortie n'était pas propre à arrêter l'explosion de la gaieté
générale. Elle parut à tous si hétéroclite et si cornue que le fou rire
gagna jusqu'aux sergents du Parloir-aux-Bourgeois, espèce de valets de
pique chez qui la stupidité était d'uniforme. Quasimodo seul conserva
son sérieux, par la bonne raison qu'il ne comprenait rien à ce qui se
passait autour de lui. Le juge, de plus en plus irrité, crut devoir
continuer sur le même ton, espérant par là frapper l'accusé d'une
terreur qui réagirait sur l'auditoire et le ramènerait au respect.

--C'est donc à dire, maître pervers et rapinier que vous êtes, que vous
vous permettez de manquer à l'auditeur du Châtelet, au magistrat commis
à la police populaire de Paris, chargé de faire recherche des crimes,
délits et mauvais trains, de contrôler tous métiers et interdire
le monopole, d'entretenir les pavés, d'empêcher les regrattiers de
poulailles, volailles et sauvagine, de faire mesurer la bûche et autres
sortes de bois, de purger la ville des boues et l'air des maladies
contagieuses, de vaquer continuellement au fait du public, en un mot,
sans gages ni espérances de salaire! Savez-vous que je m'appelle
Florian Barbedienne, propre lieutenant de M. le prévôt, et de plus
commissaire, enquesteur, contrerolleur et examinateur avec égal pouvoir
en prévôté, bailliage, conservation et présidial!...

Il n'y a pas de raison pour qu'un sourd qui parle à un sourd s'arrête.
Dieu sait où et quand aurait pris terre maître Florian, ainsi lancé
à toutes rames dans la haute éloquence, si la porte basse du fond ne
s'était ouverte tout à coup et n'avait donné passage à M. le prévôt en
personne.

A son entrée, maître Florian ne resta pas court, mais faisant
un demi-tour sur ses talons, et pointant brusquement sur le
prévôt la harangue dont il foudroyait Quasimodo le moment
d'auparavant:--Monseigneur, dit-il, je requiers telle peine qu'il vous
plaira contre l'accusé ci-présent, pour grave et mirifique manquement à
la justice.

Et il se rassit tout essoufflé, essuyant de grosses gouttes de sueur
qui tombaient de son front et trempaient comme larmes les parchemins
étalés devant lui. Messire Robert d'Estouteville fronça le sourcil
et fit à Quasimodo un geste d'attention tellement impérieux et
significatif, que le sourd en comprit quelque chose.

Le prévôt lui adressa la parole avec sévérité:--Qu'est-ce que tu as
donc fait pour être ici, maraud?

Le pauvre diable, supposant que le prévôt lui demandait son nom, rompit
le silence qu'il gardait habituellement, et répondit avec une voix
rauque et gutturale:--Quasimodo.

La réponse coïncidait si peu avec la question, que le fou rire
recommença à circuler, et que messire Robert s'écria, rouge de
colère:--Te railles-tu aussi de moi, drôle fieffé?

--Sonneur de cloches à Notre-Dame, répondit Quasimodo, croyant qu'il
s'agissait d'expliquer au juge qui il était.

--Sonneur de cloches! reprit le prévôt, qui s'était éveillé le matin
d'assez mauvaise humeur, comme nous l'avons dit, pour que sa fureur
n'eût pas besoin d'être attisée par de si étranges réponses. Sonneur de
cloches! Je te ferai faire sur le dos un carillon de houssines par les
carrefours de Paris. Entends-tu, maraud?

--Si c'est mon âge que vous voulez savoir, dit Quasimodo, je crois que
j'aurai vingt ans à la Saint-Martin.

Pour le coup, c'était trop fort; le prévôt n'y put tenir.

--Ah! tu nargues la prévôté, misérable! Messieurs les sergents à verge,
vous me mènerez ce drôle au pilori de la Grève, vous le battrez et
vous le tournerez une heure. Il me le payera, tête-Dieu! et je veux
qu'il soit fait un cri du présent jugement, avec assistance de quatre
trompettes-jurés, dans les sept châtellenies de la vicomté de Paris.

Le greffier se mit à rédiger incontinent le jugement.

--Ventre-Dieu! que voilà qui est bien jugé! s'écria de son coin le
petit écolier Jehan Frollo du Moulin.

Le prévôt se retourna et fixa de nouveau sur Quasimodo ses yeux
étincelants.--Je crois que le drôle a dit _ventre-Dieu_! Greffier,
ajoutez douze deniers parisis d'amende pour jurement, et que la
fabrique de Saint-Eustache en aura la moitié. J'ai une dévotion
particulière à Saint-Eustache.

En quelques minutes, le jugement fut dressé. La teneur en était simple
et brève. La coutume de la prévôté et vicomté de Paris n'avait pas
encore été travaillée par le président Thibaut Baillet et par Roger
Barmne, l'avocat du roi. Elle n'était pas obstruée alors par cette
haute futaie de chicanes et de procédures que les deux jurisconsultes
y plantèrent au commencement du seizième siècle. Tout y était clair,
expéditif, explicite. On y cheminait droit au but, et l'on apercevait
tout de suite au bout de chaque sentier, sans broussailles et sans
détour, la roue, le gibet ou le pilori. On savait du moins où l'on
allait.

Le greffier présenta la sentence au prévôt, qui y apposa son sceau,
et sortit pour continuer sa tournée dans les auditoires, avec une
disposition d'esprit qui dut peupler, ce jour-là, toutes les geôles de
Paris. Jehan Frollo et Robin Poussepain riaient sous cape. Quasimodo
regardait le tout d'un air indifférent et étonné.

Cependant le greffier, au moment où maître Florian Barbedienne lisait
à son tour le jugement pour le signer, se sentit ému de pitié pour
le pauvre diable de condamné, et, dans l'espoir d'obtenir quelque
diminution de peine, il s'approcha le plus près qu'il put de l'oreille
de l'auditeur, et lui dit en lui montrant Quasimodo:--Cet homme est
sourd.

Il espérait que cette communauté d'infirmité éveillerait l'intérêt de
maître Florian en faveur du condamné. Mais d'abord, nous avons déjà
observé que maître Florian ne se souciait pas qu'on s'aperçût de sa
surdité. Ensuite, il avait l'oreille si dure qu'il n'entendit pas un
mot de ce que lui dit le greffier; pourtant, il voulut avoir l'air
d'entendre, et répondit:--Ah! ah! c'est différent. Je ne savais pas
cela. Une heure de pilori de plus, en ce cas.

Et il signa la sentence ainsi modifiée.

--C'est bien fait, dit Robin Poussepain qui gardait une dent à
Quasimodo, cela lui apprendra à rudoyer les gens.



II

LE TROU AUX RATS


Que le lecteur nous permette de le ramener à la place de Grève, que
nous avons quittée hier avec Gringoire pour suivre la Esmeralda.

Il est dix heures du matin. Tout y sent le lendemain de fête. Le
pavé est couvert de débris, rubans, chiffons, plumes des panaches,
gouttes de cire des flambeaux, miettes de la ripaille publique. Bon
nombre de bourgeois _flânent_, comme nous disons, çà et là, remuant
du pied les tisons éteints du feu de joie, s'extasiant devant la
Maison-aux-Piliers, au souvenir des belles tentures de la veille, et
regardant aujourd'hui les clous, dernier plaisir. Les vendeurs de
cidre et de cervoise roulent leur barrique à travers les groupes.
Quelques passants affairés vont et viennent. Les marchands causent
et s'appellent du seuil des boutiques. La fête, les ambassadeurs,
Coppenole, le pape des fous, sont dans toutes les bouches. C'est à
qui glosera le mieux et rira le plus. Et cependant quatre sergents à
cheval, qui viennent de se poster aux quatre côtés du pilori, ont déjà
concentré autour d'eux une bonne portion du _populaire_ épars sur la
place, qui se condamne à l'immobilité et à l'ennui dans l'espoir d'une
petite exécution.

Si maintenant le lecteur, après avoir contemplé cette scène vive
et criarde qui se joue sur tous les points de la place, porte ses
regards vers cette antique maison demi-gothique, demi-romane, de la
Tour-Roland, qui fait le coin du quai au couchant, il pourra remarquer
à l'angle de la façade un gros bréviaire public, à riches enluminures,
garanti de la pluie par un petit auvent, et des voleurs par un grillage
qui permet toutefois de le feuilleter. A côté de ce bréviaire est une
étroite lucarne ogive, fermée de deux barreaux de fer en croix, donnant
sur la place; seule ouverture qui laisse arriver un peu d'air et de
jour à une petite cellule sans porte pratiquée au rez-de-chaussée dans
l'épaisseur du mur de la vieille maison, et pleine d'une paix d'autant
plus profonde, d'un silence d'autant plus morne qu'une place publique,
la plus populeuse et la plus bruyante de Paris, fourmille et glapit à
l'entour.

Cette cellule était célèbre dans Paris depuis près de trois siècles
que madame Rolande de la Tour-Roland, en deuil de son père mort à la
croisade, l'avait fait creuser dans la muraille de sa propre maison
pour s'y enfermer à jamais, ne gardant de son palais que ce logis dont
la porte était murée et la lucarne ouverte, hiver comme été, donnant
tout le reste aux pauvres et à Dieu. La désolée demoiselle avait en
effet attendu vingt ans la mort, dans cette tombe anticipée, priant
nuit et jour pour l'âme de son père, dormant dans la cendre, sans même
avoir une pierre pour oreiller, vêtue d'un sac noir, et ne vivant que
de ce que la pitié des passants déposait de pain et d'eau sur le rebord
de sa lucarne, recevant ainsi la charité après l'avoir faite. A sa
mort, au moment de passer dans l'autre sépulcre, elle avait légué à
perpétuité celui-ci aux femmes affligées, mères, veuves ou filles, qui
auraient beaucoup à prier pour autrui ou pour elles, et qui voudraient
s'enterrer vives dans une grande douleur ou dans une grande pénitence.
Les pauvres de son temps lui avaient fait de belles funérailles de
larmes et de bénédictions; mais, à leur grand regret, la pieuse fille
n'avait pu être canonisée sainte, faute de protections. Ceux d'entre
eux qui étaient un peu impies avaient espéré que la chose se ferait en
paradis plus aisément qu'à Rome, et avaient tout bonnement prié Dieu
pour la défunte, à défaut du pape. La plupart s'étaient contentés de
tenir la mémoire de Rolande pour sacrée et de faire reliques de ses
haillons. La ville, de son côté, avait fondé, à l'intention de la
damoiselle, un bréviaire public qu'on avait scellé près de la lucarne
de la cellule, afin que les passants s'y arrêtassent de temps à autre,
ne fût-ce que pour prier, que la prière fît songer à l'aumône, et que
les pauvres recluses, héritières du caveau de madame Rolande, n'y
mourussent pas tout à fait de faim et d'oubli.

Ce n'était pas du reste chose très rare dans les villes du moyen
âge que cette espèce de tombeau. On rencontrait souvent, dans la
rue la plus fréquentée, dans le marché le plus bariolé et le plus
assourdissant, tout au beau milieu, sous les pieds des chevaux, sous
la roue des charrettes en quelque sorte, une cave, un puits, un
cabanon muré et grillé, au fond duquel priait jour et nuit un être
humain, volontairement dévoué à quelque lamentation éternelle, à
quelque grande expiation. Et toutes les réflexions qu'éveillerait en
nous aujourd'hui cet étrange spectacle, cette horrible cellule, sorte
d'anneau intermédiaire de la maison et de la tombe, du cimetière et
de la cité, ce vivant retranché de la communauté humaine et compté
désormais chez les morts, cette lampe consumant sa dernière goutte
d'huile dans l'ombre, ce reste de vie vacillant dans une fosse, ce
souffle, cette voix, cette prière éternelle dans une boîte de pierre,
cette face à jamais tournée vers l'autre monde, cet œil déjà illuminé
d'un autre soleil, cette oreille collée aux parois de la tombe, cette
âme prisonnière dans ce corps, ce corps prisonnier dans ce cachot, et
sous cette double enveloppe de chair et de granit le bourdonnement
de cette âme en peine, rien de tout cela n'était perçu par la foule.
La piété peu raisonneuse et peu subtile de ce temps-là ne voyait pas
tant de facettes à un acte de religion. Elle prenait la chose en bloc,
et honorait, vénérait, sanctifiait au besoin le sacrifice, mais n'en
analysait pas les souffrances et s'en apitoyait médiocrement. Elle
apportait de temps en temps quelque pitance au misérable pénitent,
regardait par le trou s'il vivait encore, ignorait son nom, savait
à peine depuis combien d'années il avait commencé à mourir, et à
l'étranger qui les questionnait sur le squelette vivant qui pourrissait
dans cette cave, les voisins répondaient simplement, si c'était un
homme:--C'est le reclus; si c'était une femme:--C'est la recluse.

On voyait tout ainsi alors, sans métaphysique, sans exagération,
sans verre grossissant, à l'œil nu. Le microscope n'avait pas encore
été inventé, ni pour les choses de la matière, ni pour les choses de
l'esprit.

D'ailleurs, bien qu'on s'en émerveillât peu, les exemples de cette
espèce de claustration au sein des villes étaient, en vérité,
fréquents, comme nous le disions tout à l'heure. Il y avait dans Paris
assez bon nombre de ces cellules à prier Dieu et à faire pénitence;
elles étaient presque toutes occupées. Il est vrai que le clergé
ne se souciait pas de les laisser vides, ce qui impliquait tiédeur
dans les croyants, et qu'on y mettait des lépreux quand on n'avait
pas de pénitents. Outre la logette de la Grève, il y en avait une
à Montfaucon, une au charnier des Innocents, une autre je ne sais
plus où, au logis Clichon, je crois. D'autres encore à beaucoup
d'endroits où l'on en retrouve la trace dans les traditions, à défaut
de monuments. L'Université avait aussi la sienne. Sur la montagne
Sainte-Geneviève une espèce de Job du moyen âge chanta pendant trente
ans les sept Psaumes de la pénitence sur un fumier, au fond d'une
citerne, recommençant quand il avait fini, psalmodiant plus haut la
nuit, _magna voce per umbras_, et aujourd'hui l'antiquaire croit
entendre encore sa voix en entrant dans la rue du _Puits-qui-parle_.

Pour nous en tenir à la loge de la Tour-Roland, nous devons dire
qu'elle n'avait jamais chômé de recluses. Depuis la mort de madame
Rolande, elle avait été rarement une année ou deux vacante. Maintes
femmes étaient venues y pleurer, jusqu'à la mort, des parents, des
amants, des fautes. La malice parisienne, qui se mêle de tout, même des
choses qui la regardent le moins, prétendait qu'on y avait vu peu de
veuves.

Selon la mode de l'époque, une légende latine, inscrite sur le mur,
indiquait au passant lettré la destination pieuse de cette cellule.
L'usage s'est conservé jusqu'au milieu du seizième siècle d'expliquer
un édifice par une brève devise écrite au-dessus de la porte. Ainsi
on lit encore en France, au-dessus du guichet de la prison de la
maison seigneuriale de Tourville: _Sileto et spera_; en Irlande, sous
l'écusson qui surmonte la grande porte du château de Fortescue: _Forte
scutum, salus ducum_; en Angleterre, sur l'entrée principale du manoir
hospitalier des comtes Cowper: _Tuum est_. C'est qu'alors tout édifice
était une pensée.

Comme il n'y avait pas de porte à la cellule murée de la Tour-Roland,
on avait gravé en grosses lettres romanes au-dessus de la fenêtre ces
deux mots:

  TU, ORA.

Ce qui fait que le peuple, dont le bon sens ne voit pas tant de finesse
dans les choses, et traduit volontiers _Ludovico Magno_ par _Porte
Saint-Denis_, avait donné à cette cavité noire, sombre et humide,
le nom de _Trou aux Rats_. Explication moins sublime peut-être que
l'autre, mais en revanche plus pittoresque.



III

HISTOIRE D'UNE GALETTE AU LEVAIN DE MAIS


A l'époque où se passe cette histoire, la cellule de la Tour-Roland
était occupée. Si le lecteur désire savoir par qui, il n'a qu'à écouter
la conversation de trois braves commères qui, au moment où nous avons
arrêté son attention sur le Trou aux Rats, se dirigeaient précisément
du même côté en remontant du Châtelet vers la Grève, le long de l'eau.

[Illustration: HISTOIRE D'UNE GALETTE AU LEVAIN DE MAÏS.

  Alfred Johannot peintre.      W. et F. Finden sculpteurs.]

Deux de ces femmes étaient vêtues en bonnes bourgeoises de Paris.
Leur fine gorgerette blanche, leur jupe de tiretaine rayée, rouge et
bleue, leurs chausses de tricot blanc, à coins brodés en couleur, bien
tirées sur la jambe, leurs souliers carrés de cuir fauve à semelles
noires, et surtout leur coiffure, cette espèce de corne de clinquant
surchargée de rubans et de dentelles que les champenoises portent
encore, concurremment avec les grenadiers de la garde impériale russe,
annonçaient qu'elles appartenaient à cette classe de riches marchandes
qui tient le milieu entre ce que les laquais appellent _une femme_
et ce qu'ils appellent _une dame_. Elles ne portaient ni bagues, ni
croix d'or, et il était aisé de voir que ce n'était pas chez elles
pauvreté, mais tout ingénument peur de l'amende. Leur compagne était
attifée à peu près de la même manière, mais il y avait dans sa mise
et dans sa tournure ce je ne sais quoi qui sent la femme de notaire
de province. On voyait, à la manière dont sa ceinture lui remontait
au-dessus des hanches, qu'elle n'était pas depuis longtemps à Paris.
Ajoutez à cela une gorgerette plissée, des nœuds de rubans sur les
souliers, que les raies de la jupe étaient dans la largeur et non dans
la longueur, et mille autres énormités dont s'indignait le bon goût.

Les deux premières marchaient de ce pas particulier aux parisiennes qui
font voir Paris à des provinciales. La provinciale tenait à sa main un
gros garçon qui tenait à la sienne une grosse galette.

Nous sommes fâché d'avoir à ajouter que, vu la rigueur de la saison, il
faisait de sa langue son mouchoir.

L'enfant se faisait traîner, _non passibus æquis_, comme dit Virgile,
et trébuchait à chaque moment, au grand récri de sa mère. Il est vrai
qu'il regardait plus la galette que le pavé. Sans doute quelque grave
motif l'empêchait d'y mordre (à la galette), car il se contentait de la
considérer tendrement. Mais la mère eût dû se charger de la galette. Il
y avait cruauté à faire un Tantale du gros joufflu.

Cependant les trois damoiselles (car le nom de _dames_ était réservé
alors aux femmes nobles) parlaient à la fois.

--Dépêchons-nous, damoiselle Mahiette, disait la plus jeune des trois,
qui était aussi la plus grosse, à la provinciale. J'ai grand'peur que
nous n'arrivions trop tard. On nous disait au Châtelet qu'on allait le
mener tout de suite au pilori.

--Ah bah! que dites-vous donc là, damoiselle Oudarde Musnier? reprenait
l'autre parisienne. Il restera deux heures au pilori. Nous avons le
temps. Avez-vous jamais vu pilorier, ma chère Mahiette?

--Oui, dit la provinciale, à Reims.

--Ah bah! qu'est-ce que c'est que ça, votre pilori de Reims? Une
méchante cage où l'on ne tourne que des paysans. Voilà grand'chose!

--Que des paysans! dit Mahiette, au Marché aux Draps! à Reims! Nous y
avons vu de fort beaux criminels, et qui avaient tué père et mère! Des
paysans! pour qui nous prenez-vous, Gervaise?

Il est certain que la provinciale était sur le point de se fâcher, pour
l'honneur de son pilori. Heureusement la discrète damoiselle Oudarde
Musnier détourna à temps la conversation.

--A propos, damoiselle Mahiette, que dites-vous de nos ambassadeurs
flamands? en avez-vous d'aussi beaux à Reims?

--J'avoue, répondit Mahiette, qu'il n'y a que Paris pour voir des
flamands comme ceux-là.

--Avez-vous vu dans l'ambassade ce grand ambassadeur qui est
chaussetier? demanda Oudarde.

--Oui, dit Mahiette. Il a l'air d'un Saturne.

--Et ce gros dont la figure ressemble à un ventre nu? reprit Gervaise.
Et ce petit qui a de petits yeux bordés d'une paupière rouge,
ébarbillonnée et déchiquetée comme une tête de chardon?

--Ce sont leurs chevaux qui sont beaux à voir, dit Oudarde, vêtus comme
ils sont à la mode de leur pays!

--Ah! ma chère, interrompit la provinciale Mahiette, prenant à son
tour un air de supériorité, qu'est-ce que vous diriez donc si vous
aviez vu, en 61, au sacre de Reims, il y a dix-huit ans, les chevaux
des princes et de la compagnie du roi! Des houssures et caparaçons de
toutes sortes; les uns de drap de Damas, de fin drap d'or, fourrés de
martres zibelines; les autres, de velours, fourrés de pennes d'hermine;
les autres, tout chargés d'orfévrerie et de grosses campanes d'or et
d'argent! Et la finance que cela avait coûté! Et les beaux enfants
pages qui étaient dessus!

--Cela n'empêche pas, répliqua sèchement damoiselle Oudarde, que les
flamands ont de fort beaux chevaux, et qu'ils ont fait hier un souper
superbe chez M. le prévôt des marchands, à l'Hôtel de ville, où on leur
a servi des dragées, de l'hypocras, des épices, et autres singularités.

--Que dites-vous là, ma voisine? s'écria Gervaise. C'est chez M. le
cardinal, au Petit-Bourbon, que les flamands ont soupé.

--Non pas. A l'Hôtel de ville!

--Si fait. Au Petit-Bourbon!

--C'est si bien à l'Hôtel de ville, reprit Oudarde avec aigreur, que
le docteur Scourable leur a fait une harangue en latin, dont ils sont
demeurés fort satisfaits. C'est mon mari, qui est libraire-juré, qui
me l'a dit.

--C'est si bien au Petit-Bourbon, répondit Gervaise non moins vivement,
que voici ce que leur a présenté le procureur de M. le cardinal: douze
doubles quarts d'hypocras blanc, clairet et vermeil; vingt-quatre
layettes de massepain double de Lyon doré; autant de torches de deux
livres pièce, et six demi-queues de vin de Beaune, blanc et clairet,
le meilleur qu'on ait pu trouver. J'espère que cela est positif. Je
le tiens de mon mari, qui est cinquantenier au Parloir-aux-Bourgeois,
et qui faisait ce matin la comparaison des ambassadeurs flamands avec
ceux du Prêtre-Jean et de l'empereur de Trébisonde, qui sont venus de
Mésopotamie à Paris sous le dernier roi, et qui avaient des anneaux aux
oreilles.

--Il est si vrai qu'ils ont soupé à l'Hôtel de ville, répliqua Oudarde
peu émue de cet étalage, qu'on n'a jamais vu un tel triomphe de viandes
et de dragées.

--Je vous dis, moi, qu'ils ont été servis par Le Sec, sergent de la
ville, à l'hôtel du Petit-Bourbon, et que c'est là ce qui vous trompe.

--A l'Hôtel de ville, vous dis-je!

--Au Petit-Bourbon, ma chère! si bien qu'on avait illuminé en verres
magiques le mot _Espérance_ qui est écrit sur le grand portail.

--A l'Hôtel de ville! à l'Hôtel de ville! Même que Husson-le-Voir
jouait de la flûte!

--Je vous dis que non!

--Je vous dis que si!

--Je vous dis que non!

La bonne grosse Oudarde se préparait à répliquer, et la querelle en
fût peut-être venue aux coiffes, si Mahiette ne se fût écriée tout à
coup:--Voyez donc ces gens qui se sont attroupés là-bas au bout du
pont! Il y a au milieu d'eux quelque chose qu'ils regardent.

--En vérité, dit Gervaise, j'entends tambouriner. Je crois que c'est
la petite Smeralda qui fait ses momeries avec sa chèvre. Eh vite,
Mahiette! doublez le pas et traînez votre garçon. Vous êtes venue ici
pour visiter les curiosités de Paris. Vous avez vu hier les flamands;
il faut voir aujourd'hui l'égyptienne.

--L'égyptienne! dit Mahiette en rebroussant brusquement chemin, et
en serrant avec force le bras de son fils. Dieu m'en garde! elle me
volerait mon enfant!--Viens, Eustache!

Et elle se mit à courir sur le quai vers la Grève, jusqu'à ce qu'elle
eût laissé le pont bien loin derrière elle. Cependant l'enfant, qu'elle
traînait, tomba sur les genoux; elle s'arrêta essoufflée. Oudarde et
Gervaise la rejoignirent.

--Cette égyptienne vous voler votre enfant! dit Gervaise. Vous avez là
une singulière fantaisie.

Mahiette hochait la tête d'un air pensif.

--Ce qui est singulier, observa Oudarde, c'est que la sachette a la
même idée des égyptiennes.

--Qu'est-ce que c'est que la sachette? dit Mahiette.

--Hé! dit Oudarde, sœur Gudule.

--Qu'est-ce que c'est, reprit Mahiette, que sœur Gudule?

--Vous êtes bien de votre Reims, de ne pas savoir cela! répondit
Oudarde. C'est la recluse du Trou aux Rats.

--Comment! demanda Mahiette, cette pauvre femme à qui nous portons
cette galette?

Oudarde fit un signe de tête affirmatif.

--Précisément. Vous allez la voir tout à l'heure à sa lucarne sur la
Grève. Elle a le même regard que vous sur ces vagabonds d'Égypte qui
tambourinent et disent la bonne aventure au public. On ne sait pas
d'où lui vient cette horreur des zingari et des égyptiens. Mais vous,
Mahiette, pourquoi donc vous sauvez-vous ainsi, rien qu'à les voir?

--Oh! dit Mahiette en saisissant entre ses deux mains la tête ronde de
son enfant, je ne veux pas qu'il m'arrive ce qui est arrivé à Paquette
la Chantefleurie.

--Ah! voilà une histoire que vous allez nous raconter, ma bonne
Mahiette, dit Gervaise en lui prenant le bras.

--Je veux bien, répondit Mahiette, mais il faut que vous soyez bien
de votre Paris pour ne pas savoir cela! Je vous dirai donc--mais il
n'est pas besoin de nous arrêter pour conter la chose--que Paquette la
Chantefleurie était une jolie fille de dix-huit ans quand j'en étais
une aussi, c'est-à-dire il y a dix-huit ans, et que c'est sa faute si
elle n'est pas aujourd'hui, comme moi, une bonne grosse fraîche mère
de trente-six ans, avec un homme et un garçon. Au reste, dès l'âge
de quatorze ans, il n'était plus temps!--C'était donc la fille de
Guybertaut, ménestrel de bateaux à Reims, le même qui avait joué devant
le roi Charles VII, à son sacre, quand il descendit notre rivière de
Vesle depuis Sillery jusqu'à Muison, que même madame la Pucelle était
dans le bateau. Le vieux père mourut, que Paquette était encore tout
enfant; elle n'avait donc plus que sa mère, sœur de M. Pradon, maître
dinandinier et chaudronnier à Paris, rue Parin-Garlin, lequel est mort
l'an passé. Vous voyez qu'elle était de famille. La mère était une
bonne femme, par malheur, et n'apprit rien à Paquette qu'un peu de
doreloterie et de bimbeloterie qui n'empêchait pas la petite de devenir
fort grande et de rester fort pauvre. Elles demeuraient toutes deux à
Reims, le long de la rivière, rue de Folle-Peine. Notez ceci; je crois
que c'est là ce qui porta malheur à Paquette. En 61, l'année du sacre
de notre roi Louis onzième, que Dieu garde! Paquette était si gaie et
si jolie qu'on ne l'appelait partout que la Chantefleurie.--Pauvre
fille!--Elle avait de jolies dents, elle aimait à rire pour les faire
voir. Or, fille qui aime à rire s'achemine à pleurer; les belles dents
perdent les beaux yeux. C'était donc la Chantefleurie. Elle et sa mère
gagnaient durement leur vie. Elles étaient bien déchues depuis la
mort du ménétrier. Leur doreloterie ne leur rapportait guère plus de
six deniers par semaine, ce qui ne fait pas tout à fait deux liards à
l'aigle. Où était le temps que le père Guybertaut gagnait douze sols
parisis dans un seul sacre avec une chanson? Un hiver--c'était en cette
même année 61,--que les deux femmes n'avaient ni bûches ni fagots,
et qu'il faisait très froid, cela donna de si belles couleurs à la
Chantefleurie, que les hommes l'appelaient: Paquette! que plusieurs
l'appelèrent Pâquerette! et qu'elle se perdit.--Eustache! que je te
voie mordre dans la galette!--Nous vîmes tout de suite qu'elle était
perdue, un dimanche qu'elle vint à l'église avec une croix d'or au
cou.--A quatorze ans! voyez-vous cela!--Ce fut d'abord le jeune
vicomte de Cormontreuil, qui a son clocher à trois quarts de lieue
de Reims; puis, messire Henri de Triancourt, chevaucheur du roi;
puis, moins que cela, Chiart de Beaulion, sergent d'armes; puis, en
descendant toujours, Guery Aubergeon, valet tranchant du roi; puis,
Macé de Frépus, barbier de M. le Dauphin; puis, Thévenin-le-Moine,
queux-le-roi; puis, toujours ainsi de moins jeune en moins noble, elle
tomba à Guillaume Racine, ménestrel de vielle, et à Thierry-de-Mer,
lanternier. Alors, pauvre Chantefleurie, elle fut toute à tous. Elle
était arrivée au dernier sou de sa pièce d'or. Que vous dirai-je,
mesdamoiselles? Au sacre, dans la même année 61, c'est elle qui fit le
lit du roi des ribauds!--Dans la même année!

Mahiette soupira, et essuya une larme qui roulait dans ses yeux.

--Voilà une histoire qui n'est pas très extraordinaire, dit Gervaise,
et je ne vois pas en tout cela, d'égyptiens ni d'enfants.

--Patience! reprit Mahiette; d'enfant, vous allez en voir un.--En 66,
il y aura seize ans ce mois-ci à la Sainte-Paule, Paquette accoucha
d'une petite fille. La malheureuse! elle eut une grande joie. Elle
désirait un enfant depuis longtemps. Sa mère, bonne femme qui n'avait
jamais su que fermer les yeux, sa mère était morte. Paquette n'avait
plus rien à aimer au monde, plus rien qui l'aimât. Depuis cinq ans
qu'elle avait failli, c'était une pauvre créature que la Chantefleurie.
Elle était seule, seule dans cette vie, montrée au doigt, criée par les
rues, battue des sergents, moquée des petits garçons en guenilles. Et
puis, les vingt ans étaient venus; et vingt ans, c'est la vieillesse
pour les femmes amoureuses. La folie commençait à ne pas lui rapporter
plus que la doreloterie autrefois; pour une ride qui venait, un écu
s'en allait; l'hiver lui redevenait dur, le bois se faisait derechef
rare dans son cendrier et le pain dans sa huche. Elle ne pouvait
plus travailler, parce qu'en devenant voluptueuse elle était devenue
paresseuse, et elle souffrait beaucoup plus, parce qu'en devenant
paresseuse elle était devenue voluptueuse. C'est du moins comme cela
que M. le curé de Saint-Remy explique pourquoi ces femmes-là ont plus
froid et plus faim que d'autres pauvresses quand elles sont vieilles.

--Oui, observa Gervaise, mais les égyptiens?

--Un moment donc, Gervaise! dit Oudarde dont l'attention était
moins impatiente. Qu'est-ce qu'il y aurait à la fin si tout était
au commencement? Continuez, Mahiette, je vous prie. Cette pauvre
Chantefleurie!

Mahiette poursuivit.

--Elle était donc bien triste, bien misérable, et creusait ses joues
avec ses larmes. Mais dans sa honte, dans sa folie et dans son
abandon, il lui semblait qu'elle serait moins honteuse, moins folle
et moins abandonnée, s'il y avait quelque chose au monde ou quelqu'un
qu'elle pût aimer et qui pût l'aimer. Il fallait que ce fût un enfant,
parce qu'un enfant seul pouvait être assez innocent pour cela.--Elle
avait reconnu ceci après avoir essayé d'aimer un voleur, le seul homme
qui pût vouloir d'elle; mais au bout de peu de temps elle s'était
aperçue que le voleur la méprisait.--A ces femmes d'amour, il faut un
amant ou un enfant pour leur remplir le cœur. Autrement elles sont bien
malheureuses. Ne pouvant avoir d'amant, elle se tourna toute au désir
d'un enfant, et, comme elle n'avait pas cessé d'être pieuse, elle en
fit son éternelle prière au bon Dieu. Le bon Dieu eut donc pitié d'elle
et lui donna une petite fille. Sa joie, je ne vous en parle pas. Ce fut
une furie de larmes, de caresses et de baisers. Elle allaita elle-même
son enfant, lui fit des langes avec sa couverture, la seule qu'elle eût
sur son lit, et ne sentit plus ni le froid ni la faim. Elle en redevint
belle. Vieille fille fait jeune mère. La galanterie reprit, on revint
voir la Chantefleurie, elle retrouva chalands pour sa marchandise, et
de toutes ces horreurs elle fit des layettes, béguins et baverolles,
des brassières de dentelles et des petits bonnets de satin, sans même
songer à se racheter une couverture.--Monsieur Eustache, je vous
ai déjà dit de ne pas manger la galette.--Il est sûr que la petite
Agnès--c'était le nom de l'enfant, nom de baptême, car de nom de
famille, il y a longtemps que la Chantefleurie n'en avait plus,--il
est certain que cette petite était plus emmaillottée de rubans et de
broderies qu'une dauphine du Dauphiné! Elle avait entre autres une
paire de petits souliers, que le roi Louis XI n'en a certainement pas
eu de pareils! Sa mère les lui avait cousus et brodés elle-même, elle y
avait mis toutes ses finesses de dorelotière et toutes les passequilles
d'une robe de bonne Vierge. C'était bien les deux plus mignons souliers
roses qu'on pût voir. Ils étaient longs tout au plus comme mon pouce,
et il fallait en voir sortir les petits pieds de l'enfant pour
croire qu'ils avaient pu y entrer. Il est vrai que ces petits pieds
étaient si petits, si jolis, si roses! plus roses que le satin des
souliers!--Quand vous aurez des enfants, Oudarde, vous saurez que rien
n'est plus joli que ces petits pieds et ces petites mains-là.

--Je ne demande pas mieux, dit Oudarde en soupirant, mais j'attends que
ce soit le bon plaisir de monsieur Andry Musnier.

--Au reste, reprit Mahiette, l'enfant de Paquette n'avait pas que les
pieds de joli. Je l'ai vue quand elle n'avait que quatre mois. C'était
un amour! Elle avait les yeux plus grands que la bouche. Et les plus
charmants fins cheveux noirs, qui frisaient déjà. Cela aurait fait
une fière brune, à seize ans! Sa mère en devenait de plus en plus
folle tous les jours. Elle la caressait, la baisait, la chatouillait,
la lavait, l'attifait, la mangeait! Elle en perdait la tête, elle en
remerciait Dieu. Ses jolis pieds roses surtout, c'était un ébahissement
sans fin, c'était un délire de joie! elle y avait toujours les lèvres
collées, et ne pouvait revenir de leur petitesse. Elle les mettait dans
les petits souliers, les retirait, les admirait, s'en émerveillait,
regardait le jour au travers, s'apitoyait de les essayer à la marche
sur son lit, et eût volontiers passé sa vie à genoux, à chausser et à
déchausser ces pieds-là comme ceux d'un enfant-Jésus.

--Le conte est bel et bon, dit à demi-voix la Gervaise, mais où est
l'Égypte dans tout cela?

--Voici, répliqua Mahiette. Il arriva un jour à Reims des espèces de
cavaliers fort singuliers. C'étaient des gueux et des truands qui
cheminaient dans le pays, conduits par leur duc et par leurs comtes.
Ils étaient basanés, avaient les cheveux tout frisés, et des anneaux
d'argent aux oreilles. Les femmes étaient encore plus laides que les
hommes. Elles avaient le visage plus noir et toujours découvert, un
méchant roquet sur le corps, un vieux drap tissu de cordes lié sur
l'épaule, et la chevelure en queue de cheval. Les enfants qui se
vautraient dans leurs jambes auraient fait peur à des singes. Une bande
d'excommuniés. Tout cela venait en droite ligne de la basse Égypte à
Reims par la Pologne. Le pape les avait confessés, à ce qu'on disait,
et leur avait donné pour pénitence d'aller sept ans de suite par le
monde, sans coucher dans des lits. Aussi ils s'appelaient Penanciers
et puaient. Il paraît qu'ils avaient été autrefois sarrasins, ce qui
fait qu'ils croyaient à Jupiter, et qu'ils réclamaient dix livres
tournois de tous archevêques, évêques et abbés crossés et mitrés. C'est
une bulle du pape qui leur valait cela. Ils venaient à Reims dire la
bonne aventure au nom du roi d'Alger et de l'empereur d'Allemagne.
Vous pensez bien qu'il n'en fallut pas davantage pour qu'on leur
interdît l'entrée de la ville. Alors toute la bande campa de bonne
grâce près de la porte de Braine, sur cette butte où il y a un moulin,
à côté des trous des anciennes crayères. Et ce fut dans Reims à qui
les irait voir. Ils vous regardaient dans la main et vous disaient
des prophéties merveilleuses. Ils étaient de force à prédire à Judas
qu'il serait pape. Il courait cependant sur eux de méchants bruits
d'enfants volés et de bourses coupées et de chair humaine mangée. Les
gens sages disaient aux fous: N'y allez pas!--et y allaient de leur
côté en cachette. C'était donc un emportement. Le fait est qu'ils
disaient des choses à étonner un cardinal. Les mères faisaient grand
triomphe de leurs enfants depuis que les égyptiennes leur avaient lu
dans la main toutes sortes de miracles écrits en païen et en turc.
L'une avait un empereur, l'autre un pape, l'autre un capitaine. La
pauvre Chantefleurie fut prise de curiosité. Elle voulut savoir ce
qu'elle avait, et si sa jolie petite Agnès ne serait pas un jour
impératrice d'Arménie ou d'autre chose. Elle la porta donc aux
égyptiens; et les égyptiennes d'admirer l'enfant, de la caresser, de
la baiser avec leurs bouches noires, et de s'émerveiller sur sa petite
main. Hélas! à la grande joie de la mère. Elles firent fête surtout
aux jolis pieds et aux jolis souliers. L'enfant n'avait pas encore
un an. Elle bégayait déjà, riait à sa mère comme une petite folle,
était grasse et toute ronde, et avait mille charmants petits gestes
des anges du paradis. Elle fut très effarouchée des égyptiennes, et
pleura. Mais la mère la baisa plus fort et s'en alla ravie de la bonne
aventure que les devineresses avaient dite à son Agnès. Ce devait
être une beauté, une vertu, une reine. Elle retourna donc dans son
galetas de la rue Folle-Peine, toute fière d'y rapporter une reine.
Le lendemain, elle profita d'un moment où l'enfant dormait sur son
lit, car elle la couchait toujours avec elle, laissa tout doucement la
porte entr'ouverte, et courut raconter à une voisine de la rue de la
Séchesserie qu'il viendrait un jour où sa fille Agnès serait servie
à table par le roi d'Angleterre et l'archiduc d'Éthiopie, et cent
autres surprises. A son retour, n'entendant pas de cris en montant
son escalier, elle se dit:--Bon! l'enfant dort toujours. Elle trouva
sa porte plus grande ouverte qu'elle ne l'avait laissée, elle entra
pourtant, la pauvre mère, et courut au lit...--L'enfant n'y était plus,
la place était vide. Il n'y avait plus rien de l'enfant, sinon un de
ses jolis petits souliers. Elle s'élança hors de la chambre, se jeta
au bas de l'escalier, et se mit à battre les murailles avec sa tête en
criant:--Mon enfant! qui a mon enfant? qui m'a pris mon enfant?--La rue
était déserte, la maison isolée; personne ne put lui rien dire. Elle
alla par la ville, fureta toutes les rues, courut çà et là la journée
entière, folle, égarée, terrible, flairant aux portes et aux fenêtres
comme une bête farouche qui a perdu ses petits. Elle était haletante,
échevelée, effrayante à voir, et elle avait dans les yeux un feu qui
séchait ses larmes. Elle arrêtait les passants et criait:--Ma fille! ma
fille! ma jolie petite fille! Celui qui me rendra ma fille, je serai
sa servante, la servante de son chien, et il me mangera le cœur s'il
veut. Elle rencontra M. le curé de Saint-Remy, et lui dit:--Monsieur
le curé, je labourerai la terre avec mes ongles, mais rendez-moi mon
enfant!--C'était déchirant, Oudarde; et j'ai vu un homme bien dur,
maître Ponce Lacabre, le procureur, qui pleurait.--Ah! la pauvre
mère!--Le soir, elle rentra chez elle. Pendant son absence, une voisine
avait vu deux égyptiennes y monter en cachette avec un paquet dans
leurs bras, puis redescendre après avoir refermé la porte, et s'enfuir
en hâte. Depuis leur départ on entendait chez Paquette des espèces de
cris d'enfant. La mère rit aux éclats, monta l'escalier comme avec
des ailes, enfonça sa porte comme avec un canon d'artillerie, et
entra...--Une chose affreuse, Oudarde! Au lieu de sa gentille petite
Agnès, si vermeille et si fraîche, qui était un don du bon Dieu, une
façon de petit monstre hideux, boiteux, borgne, contrefait, se traînait
en piaillant sur le carreau. Elle cacha ses yeux avec horreur.--Oh!
dit-elle, est-ce que les sorcières auraient métamorphosé ma fille
en cet animal effroyable?--On se hâta d'emporter le petit pied-bot.
Il l'aurait rendue folle. C'était un monstrueux enfant de quelque
égyptienne donnée au diable. Il paraissait avoir quatre ans environ,
et parlait une langue qui n'était point une langue humaine; c'étaient
des mots qui n'étaient pas possibles.--La Chantefleurie s'était jetée
sur le petit soulier, tout ce qui lui restait de tout ce qu'elle avait
aimé. Elle y demeura si longtemps immobile, muette, sans souffle, qu'on
crut qu'elle y était morte. Tout à coup elle trembla de tout son corps,
couvrit sa relique de baisers furieux, et se dégorgea en sanglots
comme si son cœur venait de crever. Je vous assure que nous pleurions
toutes aussi. Elle disait:--Oh! ma petite fille! ma jolie petite fille!
où es-tu?--Et cela vous tordait les entrailles. Je pleure encore d'y
songer. Nos enfants, voyez-vous? c'est la moelle de nos os.--Mon pauvre
Eustache! tu es si beau, toi! Si vous saviez comme il est gentil!
Hier il me disait: Je veux être gendarme, moi. O mon Eustache! si je
te perdais!--La Chantefleurie se leva tout à coup, et se mit à courir
dans Reims, en criant:--Au camp des égyptiens! au camp des égyptiens!
Des sergents pour brûler les sorcières!--Les égyptiens étaient partis.
Il faisait nuit noire. On ne put les poursuivre. Le lendemain, à deux
lieues de Reims, dans une bruyère entre Gueux et Tilloy, on trouva les
restes d'un grand feu, quelques rubans qui avaient appartenu à l'enfant
de Paquette, des gouttes de sang et des crottins de bouc. La nuit qui
venait de s'écouler était précisément celle d'un samedi. On ne douta
plus que les égyptiens n'eussent fait le sabbat dans cette bruyère,
et qu'ils n'eussent dévoré l'enfant en compagnie de Belzébuth, comme
cela se pratique chez les mahométans. Quand la Chantefleurie apprit
ces choses horribles, elle ne pleura pas, elle remua les lèvres comme
pour parler, mais ne put. Le lendemain, ses cheveux étaient gris. Le
surlendemain, elle avait disparu.

--Voilà, en effet, une effroyable histoire, dit Oudarde, et qui ferait
pleurer un bourguignon!

--Je ne m'étonne plus, ajouta Gervaise, que la peur des égyptiens vous
talonne si fort!

--Et vous avez d'autant mieux fait, reprit Oudarde, de vous sauver tout
à l'heure avec votre Eustache, que ceux-ci aussi sont des égyptiens de
Pologne.

--Non pas, dit Gervaise, on dit qu'ils viennent d'Espagne et de
Catalogne.

--Catalogne? c'est possible, répondit Oudarde. Pologne, Catalogne,
Valogne, je confonds toujours ces trois provinces-là. Ce qui est sûr,
c'est que ce sont des égyptiens.

--Et qui ont certainement, ajouta Gervaise, les dents assez longues
pour manger des petits enfants. Et je ne serais pas surprise que la
Smeralda en mangeât aussi un peu, tout en faisant la petite bouche.
Sa chèvre blanche a des tours trop malicieux pour qu'il n'y ait pas
quelque libertinage là-dessous.

Mahiette marchait silencieusement. Elle était absorbée dans cette
rêverie qui est en quelque sorte le prolongement d'un récit douloureux,
et qui ne s'arrête qu'après en avoir propagé l'ébranlement, de
vibration en vibration, jusqu'aux dernières fibres du cœur. Cependant
Gervaise lui adressa la parole:--Et l'on n'a pu savoir ce qu'est
devenue la Chantefleurie?--Mahiette ne répondit pas. Gervaise répéta
sa question en lui secouant le bras et en l'appelant par son nom.
Mahiette parut se réveiller de ses pensées.

--Ce qu'est devenue la Chantefleurie? dit-elle en répétant
machinalement les paroles dont l'impression était toute fraîche dans
son oreille; puis faisant effort pour ramener son attention au sens de
ces paroles:--Ah! reprit-elle vivement, on ne l'a jamais su.

Elle ajouta après une pause:

--Les uns ont dit l'avoir vue sortir de Reims à la brune par la porte
Fléchembault; les autres, au point du jour, par la vieille porte Basée.
Un pauvre a trouvé sa croix d'or accrochée à la croix de pierre dans
la culture où se fait la foire. C'est ce joyau qui l'avait perdue, en
61. C'était un don du beau vicomte de Cormontreuil, son premier amant.
Paquette n'avait jamais voulu s'en défaire, si misérable qu'elle eût
été. Elle y tenait comme à la vie. Aussi, quand nous vîmes l'abandon de
cette croix, nous pensâmes toutes qu'elle était morte. Cependant il y
a des gens du Cabaret-les-Vantes qui dirent l'avoir vue passer sur le
chemin de Paris, marchant pieds nus sur les cailloux. Mais il faudrait
alors qu'elle fût sortie par la porte de Vesle, et tout cela n'est pas
d'accord. Ou, pour mieux dire, je crois bien qu'elle est sortie en
effet par la porte de Vesle, mais sortie de ce monde.

--Je ne vous comprends pas, dit Gervaise.

--La Vesle, répondit Mahiette avec un sourire mélancolique, c'est la
rivière.

--Pauvre Chantefleurie! dit Oudarde en frissonnant; noyée!

--Noyée! reprit Mahiette; et qui eût dit au bon père Guybertaut quand
il passait sous le pont de Tinqueux au fil de l'eau, en chantant dans
sa barque, qu'un jour sa chère petite Paquette passerait aussi sous ce
pont-là, mais sans chanson et sans bateau?

--Et le petit soulier? demanda Gervaise.

--Disparu avec la mère, répondit Mahiette.

--Pauvre petit soulier! dit Oudarde.

Oudarde, grosse et sensible femme, se serait fort bien satisfaite à
soupirer de compagnie avec Mahiette. Mais Gervaise, plus curieuse,
n'était pas au bout de ses questions.

--Et le monstre? dit-elle tout à coup à Mahiette.

--Quel monstre? demanda celle-ci.

--Le petit monstre égyptien laissé par les sorcières chez la
Chantefleurie en échange de sa fille? Qu'en avez-vous fait? J'espère
bien que vous l'avez noyé aussi.

--Non pas, répondit Mahiette.

--Comment! brûlé alors? Au fait, c'est plus juste. Un enfant sorcier!

--Ni l'un ni l'autre, Gervaise. Monsieur l'archevêque s'est intéressé à
l'enfant d'Égypte, l'a exorcisé, l'a béni, lui a ôté bien soigneusement
le diable du corps, et l'a envoyé à Paris pour être exposé sur le lit
de bois, à Notre-Dame, comme enfant trouvé.

--Ces évêques! dit Gervaise en grommelant, parce qu'ils sont savants,
ils ne font rien comme les autres. Je vous demande un peu, Oudarde,
mettre le diable aux enfants-trouvés! car c'était bien sûr le diable
que ce petit monstre.--Eh bien, Mahiette, qu'est-ce qu'on en a fait à
Paris? Je compte bien que pas une personne charitable n'en a voulu.

--Je ne sais pas, répondit la rémoise. C'est justement dans ce temps-là
que mon mari a acheté le tabellionage de Beru, à deux lieues de la
ville, et nous ne nous sommes plus occupés de cette histoire; avec cela
que devant Beru il y a les deux buttes de Cernay, qui vous font perdre
de vue les clochers de la cathédrale de Reims.

Tout en parlant ainsi, les trois dignes bourgeoises étaient arrivées
à la place de Grève. Dans leur préoccupation, elles avaient passé
sans s'y arrêter devant le bréviaire public de la Tour-Roland, et
se dirigeaient machinalement vers le pilori, autour duquel la foule
grossissait à chaque instant. Il est probable que le spectacle qui
y attirait en ce moment tous les regards leur eût fait complétement
oublier le Trou aux Rats et la station qu'elles s'étaient proposé d'y
faire, si le gros Eustache de six ans que Mahiette traînait à sa main
ne leur en eût rappelé brusquement l'objet:--Mère, dit-il, comme si
quelque instinct l'avertissait que le Trou aux Rats était derrière lui,
à présent puis-je manger le gâteau?

Si Eustache eût été plus adroit, c'est-à-dire moins gourmand, il
aurait encore attendu, et ce n'est qu'au retour, dans l'Université,
au logis, chez maître Andry Musnier, rue Madame-la-Valence, lorsqu'il
y aurait eu les deux bras de la Seine et les cinq ponts de la Cité
entre le Trou aux Rats et la galette, qu'il eût hasardé cette question
timide:--Mère, à présent, puis-je manger le gâteau?

Cette même question, imprudente au moment où Eustache la fit, réveilla
l'attention de Mahiette.

--A propos, s'écria-t-elle, nous oublions la recluse! Montrez-moi donc
votre Trou aux Rats, que je lui porte son gâteau.

--Tout de suite, dit Oudarde. C'est une charité.

Ce n'était pas là le compte d'Eustache.

--Tiens, ma galette! dit-il en heurtant alternativement ses deux
épaules de ses deux oreilles, ce qui est en pareil cas le signe suprême
du mécontentement.

Les trois femmes revinrent sur leurs pas, et, arrivées près de la
maison de la Tour-Roland, Oudarde dit aux deux autres:

--Il ne faut pas regarder toutes trois à la fois dans le trou, de
peur d'effaroucher la sachette. Faites semblant, vous deux, de lire
_dominus_ dans le bréviaire, pendant que je mettrai le nez à la
lucarne. La sachette me connaît un peu. Je vous avertirai quand vous
pourrez venir.

Elle alla seule à la lucarne. Au moment où sa vue y pénétra, une
profonde pitié se peignit sur tous ses traits, et sa gaie et franche
physionomie changea aussi brusquement d'expression et de couleur que si
elle eût passé d'un rayon de soleil à un rayon de lune. Son œil devint
humide, sa bouche se contracta comme lorsqu'on va pleurer. Un moment
après, elle mit un doigt sur ses lèvres et fit signe à Mahiette de
venir voir.

Mahiette vint, émue, en silence et sur la pointe des pieds, comme
lorsqu'on approche du lit d'un mourant.

C'était en effet un triste spectacle que celui qui s'offrait aux yeux
des deux femmes, pendant qu'elles regardaient sans bouger ni souffler à
la lucarne grillée du Trou aux Rats.

La cellule était étroite, plus large que profonde, voûtée en ogive,
et vue à l'intérieur ressemblait assez à l'alvéole d'une grande mitre
d'évêque. Sur la dalle nue qui en formait le sol, dans un angle, une
femme était assise ou plutôt accroupie. Son menton était appuyé sur
ses genoux, que ses deux bras croisés serraient fortement contre
sa poitrine. Ainsi ramassée sur elle-même, vêtue d'un sac brun qui
l'enveloppait tout entière à larges plis, ses longs cheveux gris
rabattus par devant tombant sur son visage le long de ses jambes
jusqu'à ses pieds, elle ne présentait au premier aspect qu'une forme
étrange, découpée sur le fond ténébreux de la cellule, une espèce de
triangle noirâtre, que le rayon de jour venant de la lucarne tranchait
crûment en deux nuances, l'une sombre, l'autre éclairée. C'était un de
ces spectres mi-partis d'ombre et de lumière, comme on en voit dans
les rêves et dans l'œuvre extraordinaire de Goya, pâles, immobiles,
sinistres, accroupis sur une tombe ou adossés à la grille d'un cachot.
Ce n'était ni une femme, ni un homme, ni un être vivant, ni une
forme définie; c'était une figure; une sorte de vision sur laquelle
s'entrecoupaient le réel et le fantastique, comme l'ombre et le jour. A
peine sous ses cheveux répandus jusqu'à terre distinguait-on un profil
amaigri et sévère; à peine sa robe laissait-elle passer l'extrémité
d'un pied nu qui se crispait sur le pavé rigide et gelé. Le peu de
forme humaine qu'on entrevoyait sous cette enveloppe de deuil faisait
frissonner.

Cette figure, qu'on eût crue scellée dans la dalle, paraissait n'avoir
ni mouvement, ni pensée, ni haleine. Sous ce mince sac de toile, en
janvier, gisante à nu sur un pavé de granit, sans feu, dans l'ombre
d'un cachot dont le soupirail oblique ne laissait arriver du dehors que
la bise et jamais le soleil, elle ne semblait pas souffrir, pas même
sentir. On eût dit qu'elle s'était faite pierre avec le cachot, glace
avec la saison. Ses mains étaient jointes, ses yeux étaient fixes. A
la première vue on la prenait pour un spectre, à la seconde pour une
statue.

Cependant par intervalles ses lèvres bleues s'entr'ouvraient à un
souffle, et tremblaient, mais aussi mortes et aussi machinales que des
feuilles qui s'écartent au vent.

Cependant de ses yeux mornes s'échappait un regard, un regard
ineffable, un regard profond, lugubre, imperturbable, incessamment fixé
à un angle de la cellule qu'on ne pouvait voir du dehors; un regard qui
semblait rattacher toutes les sombres pensées de cette âme en détresse
à je ne sais quel objet mystérieux.

Telle était la créature qui recevait de son habitacle le nom de
_recluse_, et de son vêtement le nom de _sachette_.

Les trois femmes, car Gervaise s'était réunie à Mahiette et à Oudarde,
regardaient par la lucarne. Leur tête interceptait le faible jour du
cachot, sans que la misérable qu'elles en privaient ainsi parût faire
attention à elles.--Ne la troublons pas, dit Oudarde à voix basse, elle
est dans son extase, elle prie.

Cependant Mahiette considérait avec une anxiété toujours croissante
cette tête hâve, flétrie, échevelée, et ses yeux se remplissaient de
larmes.--Voilà qui serait bien singulier, murmurait-elle.

Elle passa sa tête à travers les barreaux du soupirail, et parvint
à faire arriver son regard jusque dans l'angle où le regard de la
malheureuse était invariablement attaché.

Quand elle retira sa tête de la lucarne, son visage était inondé de
larmes.

--Comment appelez-vous cette femme? demanda-t-elle à Oudarde.

Oudarde répondit:

--Nous la nommons sœur Gudule.

--Et moi, reprit Mahiette, je l'appelle Paquette la Chantefleurie.

Alors, mettant un doigt sur sa bouche, elle fit signe à Oudarde
stupéfaite de passer sa tête par la lucarne et de regarder.

Oudarde regarda, et vit, dans l'angle où l'œil de la recluse était fixé
avec cette sombre extase, un petit soulier de satin rose, brodé de
mille passequilles d'or et d'argent.

Gervaise regarda après Oudarde, et alors les trois femmes, considérant
la malheureuse mère, se mirent à pleurer.

Ni leurs regards cependant, ni leurs larmes n'avaient distrait la
recluse. Ses mains restaient jointes, ses lèvres muettes, ses yeux
fixes, et, pour qui savait son histoire, ce petit soulier regardé ainsi
fendait le cœur.

Les trois femmes n'avaient pas encore proféré une parole; elles
n'osaient parler, même à voix basse. Ce grand silence, cette grande
douleur, ce grand oubli où tout avait disparu hors une chose,
leur faisaient l'effet d'un maître-autel de Pâques ou de Noël.
Elles se taisaient, elles se recueillaient, elles étaient prêtes à
s'agenouiller. Il leur semblait qu'elles venaient d'entrer dans une
église le jour de Ténèbres.

Enfin Gervaise, la plus curieuse des trois, et par conséquent la moins
sensible, essaya de faire parler la recluse:--Sœur! sœur Gudule!

Elle répéta cet appel jusqu'à trois fois, en haussant la voix à chaque
fois. La recluse ne bougea pas. Pas un mot, pas un regard, pas un
soupir, pas un signe de vie.

Oudarde à son tour, d'une voix plus douce et plus caressante:--Sœur!
dit-elle, sœur Sainte-Gudule!

Même silence, même immobilité.

--Une singulière femme! s'écria Gervaise, et qui ne serait pas émue
d'une bombarde!

--Elle est peut-être sourde, dit Oudarde.

--Peut-être aveugle, ajouta Gervaise.

--Peut-être morte, reprit Mahiette.

Il est certain que si l'âme n'avait pas encore quitté ce corps inerte,
endormi, léthargique, du moins s'y était-elle retirée et cachée à des
profondeurs où les perceptions des organes extérieurs n'arrivaient plus.

--Il faudra donc, dit Oudarde, laisser le gâteau sur la lucarne.
Quelque fils le prendra. Comment faire pour la réveiller?

Eustache, qui jusqu'à ce moment avait été distrait par une petite
voiture traînée par un gros chien, laquelle venait de passer, s'aperçut
tout à coup que ses trois conductrices regardaient quelque chose à
la lucarne, et, la curiosité le prenant à son tour, il monta sur une
borne, se dressa sur la pointe des pieds, et appliqua son gros visage
vermeil à l'ouverture, en criant:--Mère, voyons donc que je voie!

A cette voix d'enfant, claire, fraîche, sonore, la recluse tressaillit.
Elle tourna la tête avec le mouvement sec et brusque d'un ressort
d'acier, ses deux longues mains décharnées vinrent écarter ses cheveux
sur son front, et elle fixa sur l'enfant des yeux étonnés, amers,
désespérés. Ce regard ne fut qu'un éclair.

--O mon Dieu! cria-t-elle tout à coup en cachant sa tête dans ses
genoux, et il semblait que sa voix rauque déchirait sa poitrine en
passant, au moins ne me montrez pas ceux des autres!

--Bonjour, madame, dit l'enfant avec gravité.

Cependant cette secousse avait, pour ainsi dire, réveillé la recluse.
Un long frisson parcourut tout son corps, de la tête aux pieds, ses
dents claquèrent, elle releva à demi sa tête, et dit en serrant ses
coudes contre ses hanches et en prenant ses pieds dans ses mains comme
pour les réchauffer:

--Oh! le grand froid!

--Pauvre femme! dit Oudarde en grande pitié, voulez-vous un peu de feu?

Elle secoua la tête en signe de refus.

--Eh bien, reprit Oudarde en lui présentant un flacon, voici de
l'hypocras qui vous réchauffera. Buvez.

Elle secoua de nouveau la tête, regarda Oudarde fixement et
répondit:--De l'eau.

Oudarde insista.--Non, sœur, ce n'est pas là une boisson de janvier. Il
faut boire un peu d'hypocras et manger cette galette au levain de maïs,
que nous avons cuite pour vous.

Elle repoussa le gâteau que Mahiette lui présentait et dit:--Du pain
noir.

--Allons, dit Gervaise prise à son tour de charité, et défaisant son
roquet de laine, voici un surtout un peu plus chaud que le vôtre.
Mettez ceci sur vos épaules.

Elle refusa le surtout comme le flacon et le gâteau, et répondit:--Un
sac.

--Mais il faut bien, reprit la bonne Oudarde, que vous vous aperceviez
un peu que c'était hier fête.

--Je m'en aperçois, dit la recluse; voilà deux jours que je n'ai plus
d'eau dans ma cruche.

Elle ajouta après un silence:--C'est fête, on m'oublie. On fait bien.
Pourquoi le monde songerait-il à moi, qui ne songe pas à lui? A charbon
éteint cendre froide.

Et comme fatiguée d'en avoir tant dit, elle laissa retomber sa tête sur
ses genoux. La simple et charitable Oudarde, qui crut comprendre à ses
dernières paroles qu'elle se plaignait encore du froid, lui répondit
naïvement:--Alors, voulez-vous un peu de feu?

--Du feu! dit la sachette avec un accent étrange; et en ferez-vous
aussi un peu à la pauvre petite qui est sous terre depuis quinze ans?

Tous ses membres tremblèrent, sa parole vibrait, ses yeux brillaient,
elle s'était levée sur les genoux. Elle étendit tout à coup sa main
blanche et maigre vers l'enfant qui la regardait avec un regard
étonné:--Emportez cet enfant! cria-t-elle. L'égyptienne va passer.

Alors elle tomba la face contre terre, et son front frappa la dalle
avec le bruit d'une pierre sur une pierre. Les trois femmes la crurent
morte. Un moment après pourtant, elle remua, et elles la virent se
traîner sur les genoux et sur les coudes jusqu'à l'angle où était le
petit soulier. Alors elles n'osèrent regarder, elles ne la virent plus,
mais elles entendirent mille baisers et mille soupirs, mêlés à des cris
déchirants et à des coups sourds comme ceux d'une tête qui heurte une
muraille. Puis, après un de ces coups, tellement violent qu'elles en
chancelèrent toutes les trois, elles n'entendirent plus rien.

--Se serait-elle tuée? dit Gervaise en se risquant à passer sa tête au
soupirail.--Sœur! sœur Gudule!

--Sœur Gudule! répéta Oudarde.

--Ah! mon Dieu! elle ne bouge plus! reprit Gervaise, est-ce qu'elle est
morte?--Gudule! Gudule!

Mahiette, suffoquée jusque-là à ne pouvoir parler, fit un
effort.--Attendez, dit-elle. Puis, se penchant vers la
lucarne:--Paquette! dit-elle, Paquette la Chantefleurie!

Un enfant qui souffle ingénument sur la mèche mal allumée d'un pétard
et se le fait éclater dans les yeux, n'est pas plus épouvanté que ne le
fut Mahiette, à l'effet de ce nom brusquement lancé dans la cellule de
sœur Gudule.

La recluse tressaillit de tout son corps, se leva debout sur ses pieds
nus, et sauta à la lucarne avec des yeux si flamboyants, que Mahiette
et Oudarde et l'autre femme et l'enfant reculèrent jusqu'au parapet du
quai.

Cependant la sinistre figure de la recluse apparut collée à la grille
du soupirail.--Oh! oh! criait-elle avec un rire effrayant, c'est
l'égyptienne qui m'appelle!

En ce moment, une scène qui se passait au pilori arrêta son œil hagard.
Son front se plissa d'horreur, elle étendit hors de sa loge ses deux
bras de squelette, et s'écria avec une voix qui ressemblait à un
râle:--C'est donc encore toi, fille d'Égypte! c'est toi qui m'appelles,
voleuse d'enfants! Eh bien! maudite sois-tu! maudite! maudite! maudite!



IV

UNE LARME POUR UNE GOUTTE D'EAU


Ces paroles étaient, pour ainsi dire, le point de jonction de deux
scènes qui s'étaient jusque-là développées parallèlement dans le même
moment, chacune sur son théâtre particulier, l'une, celle qu'on vient
de lire, dans le Trou aux Rats, l'autre, qu'on va lire, sur l'échelle
du pilori. La première n'avait eu pour témoins que les trois femmes
avec lesquelles le lecteur vient de faire connaissance; la seconde
avait eu pour spectateurs tout le public que nous avons vu plus haut
s'amasser sur la place de Grève, autour du pilori et du gibet.

Cette foule, à laquelle les quatre sergents, qui s'étaient postés dès
neuf heures du matin aux quatre coins du pilori, avaient fait espérer
une exécution telle quelle, non pas sans doute une pendaison, mais
un fouet, un essorillement, quelque chose enfin, cette foule s'était
si rapidement accrue que les quatre sergents, investis de trop près,
avaient eu plus d'une fois besoin de la _serrer_, comme on disait
alors, à grands coups de boullaye et de croupe de cheval.

Cette populace, disciplinée à l'attente des exécutions publiques, ne
manifestait pas trop d'impatience. Elle se divertissait à regarder le
pilori, espèce de monument fort simple composé d'un cube de maçonnerie
de quelque dix pieds de haut, creux à l'intérieur. Un degré fort roide
en pierre brute, qu'on appelait par excellence _l'échelle_, conduisait
à la plate-forme supérieure, sur laquelle on apercevait une roue
horizontale en bois de chêne plein. On liait le patient sur cette
roue, à genoux et les bras derrière le dos. Une tige en charpente,
que mettait en mouvement un cabestan caché dans l'intérieur du petit
édifice, imprimait une rotation à la roue, toujours maintenue dans
le plan horizontal, et présentait de cette façon la face du condamné
successivement à tous les points de la place. C'est ce qu'on appelait
_tourner_ un criminel.

Comme on voit, le pilori de la Grève était loin d'offrir toutes les
récréations du pilori des Halles. Rien d'architectural. Rien de
monumental. Pas de toit à croix de fer, pas de lanterne octogone, pas
de frêles colonnettes allant s'épanouir au bord du toit en chapiteaux
d'acanthes et de fleurs, pas de gouttières chimériques et monstrueuses,
pas de charpente ciselée, pas de fine sculpture profondément fouillée
dans la pierre.

Il fallait se contenter de ces quatre pans de moellon avec deux
contre-cœurs de grès, et d'un méchant gibet de pierre, maigre et nu, à
côté.

Le régal eût été mesquin pour des amateurs d'architecture gothique. Il
est vrai que rien n'était moins curieux de monuments que les braves
badauds du moyen âge, et qu'ils se souciaient médiocrement de la beauté
d'un pilori.

Le patient arriva enfin lié au cul d'une charrette, et quand il eut été
hissé sur la plate-forme, quand on put le voir de tous les points de la
place ficelé à cordes et à courroies sur la roue du pilori, une huée
prodigieuse, mêlée de rires et d'acclamations, éclata dans la place. On
avait reconnu Quasimodo.

C'était lui en effet. Le retour était étrange. Pilorié sur cette même
place où la veille il avait été salué, acclamé et conclamé pape et
prince des fous, en cortége du duc d'Égypte, du roi de Thunes et de
l'empereur de Galilée! Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y avait
pas un esprit dans la foule, pas même lui, tour à tour le triomphant
et le patient, qui dégageât nettement ce rapprochement dans sa pensée.
Gringoire et sa philosophie manquaient à ce spectacle.

Bientôt Michel Noiret, trompette-juré du roi notre sire, fit faire
silence aux manants, et cria l'arrêt, suivant l'ordonnance et
commandement de M. le prévôt. Puis il se replia derrière la charrette
avec ses gens en hoquetons de livrée.

Quasimodo, impassible, ne sourcillait pas. Toute résistance lui était
rendue impossible par ce qu'on appelait alors, en style de chancellerie
criminelle, _la véhémence et la fermeté des attaches_, ce qui veut dire
que les lanières et les chaînettes lui entraient probablement dans la
chair. C'est au reste une tradition de geôle et de chiourme qui ne
s'est pas perdue, et que les menottes conservent encore précieusement
parmi nous, peuple civilisé, doux, humain (le bagne et la guillotine
entre parenthèses).

Il s'était laissé mener, pousser, porter, jucher, lier et relier. On ne
pouvait rien deviner sur sa physionomie qu'un étonnement de sauvage ou
d'idiot. On le savait sourd, on l'eût dit aveugle.

On le mit à genoux sur la planche circulaire, il s'y laissa mettre.
On le dépouilla de chemise et de pourpoint jusqu'à la ceinture, il se
laissa faire. On l'enchevêtra sous un nouveau système de courroies
et d'ardillons, il se laissa boucler et ficeler. Seulement de temps
à autre il soufflait bruyamment, comme un veau dont la tête pend et
ballotte au rebord de la charrette du boucher.

--Le butor, dit Jehan Frollo du Moulin à son ami Robin Poussepain (car
les deux écoliers avaient suivi le patient, comme de raison), il ne
comprend pas plus qu'un hanneton enfermé dans une boîte!

Ce fut un fou rire dans la foule quand on vit à nu la bosse de
Quasimodo, sa poitrine de chameau, ses épaules calleuses et velues.
Pendant toute cette gaieté, un homme à la livrée de la ville, de courte
taille et de robuste mine, monta sur la plate-forme et vint se placer
près du patient. Son nom circula bien vite dans l'assistance. C'était
maître Pierrat Torterue, tourmenteur-juré du Châtelet.

Il commença par déposer sur un angle du pilori un sablier noir dont la
capsule supérieure était pleine de sable rouge qu'elle laissait fuir
dans le récipient inférieur; puis il ôta son surtout mi-parti, et
l'on vit pendre à sa main droite un fouet mince et effilé de longues
lanières blanches, luisantes, noueuses, tressées, armées d'ongles de
métal. De la main gauche il repliait négligemment sa chemise autour de
son bras droit, jusqu'à l'aisselle.

Cependant Jehan Frollo criait, en élevant sa tête blonde et frisée
au-dessus de la foule (il était monté pour cela sur les épaules de
Robin Poussepain):--Venez voir, messieurs, mesdames! voici qu'on va
flageller péremptoirement maître Quasimodo, le sonneur de mon frère
monsieur l'archidiacre de Josas, une drôle d'architecture orientale,
qui a le dos en dôme et les jambes en colonnes torses!

Et la foule de rire, surtout les enfants et les jeunes filles.

Enfin le tourmenteur frappa du pied. La roue se mit à tourner.
Quasimodo chancela sous ses liens. La stupeur qui se peignit
brusquement sur son visage difforme fit redoubler à l'entour les éclats
de rire.

Tout à coup, au moment où la roue dans sa révolution présenta à maître
Pierrat le dos montueux de Quasimodo, maître Pierrat leva le bras, les
fines lanières sifflèrent aigrement dans l'air comme une poignée de
couleuvres, et retombèrent avec furie sur les épaules du misérable.

Quasimodo sauta sur lui-même, comme réveillé en sursaut. Il commençait
à comprendre. Il se tordit dans ses liens; une violente contraction de
surprise et de douleur décomposa les muscles de sa face; mais il ne
jeta pas un soupir. Seulement il tourna la tête en arrière, à droite,
puis à gauche, en la balançant comme fait un taureau piqué au flanc par
un taon.

Un second coup suivit le premier, puis un troisième, et un autre, et un
autre, et toujours. La roue ne cessait pas de tourner ni les coups de
pleuvoir. Bientôt le sang jaillit, on le vit ruisseler par mille filets
sur les noires épaules du bossu, et les grêles lanières, dans leur
rotation qui déchirait l'air, l'éparpillaient en gouttes dans la foule.

Quasimodo avait repris, en apparence du moins, son impassibilité
première. Il avait essayé d'abord sourdement et sans grande secousse
extérieure de rompre ses liens. On avait vu son œil s'allumer, ses
muscles se roidir, ses membres se ramasser, et les courroies et les
chaînettes se tendre. L'effort était puissant, prodigieux, désespéré;
mais les vieilles gênes de la prévôté résistèrent. Elles craquèrent,
et voilà tout. Quasimodo retomba épuisé. La stupeur fit place sur ses
traits à un sentiment d'amer et profond découragement. Il ferma son œil
unique, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et fit le mort.

Dès lors il ne bougea plus. Rien ne put lui arracher un mouvement.
Ni son sang qui ne cessait de couler, ni les coups qui redoublaient
de furie, ni la colère du tourmenteur qui s'excitait lui-même et
s'enivrait de l'exécution, ni le bruit des horribles lanières plus
acérées et plus sifflantes que des pattes de bigailles.

Enfin un huissier du Châtelet vêtu de noir, monté sur un cheval noir,
en station à côté de l'échelle depuis le commencement de l'exécution,
étendit sa baguette d'ébène vers le sablier. Le tourmenteur s'arrêta.
La roue s'arrêta. L'œil de Quasimodo se rouvrit lentement.

La flagellation était finie. Deux valets du tourmenteur-juré lavèrent
les épaules saignantes du patient, les frottèrent de je ne sais quel
onguent qui ferma sur-le-champ toutes les plaies, et lui jetèrent sur
le dos une sorte de pagne jaune taillé en chasuble. Cependant Pierrat
Torterue faisait dégoutter sur le pavé les lanières rouges et gorgées
de sang.

Tout n'était pas fini pour Quasimodo. Il lui restait encore à subir
cette heure de pilori que maître Florian Barbedienne avait si
judicieusement ajoutée à la sentence de messire Robert d'Estouteville;
le tout à la plus grande gloire du vieux jeu de mots physiologique et
psychologique de Jean de Cumène: _Surdus absurdus_.

On retourna donc le sablier, et on laissa le bossu attaché sur la
planche, pour que justice fût faite jusqu'au bout.

Le peuple, au moyen âge surtout, est dans la société ce qu'est l'enfant
dans la famille. Tant qu'il reste dans cet état d'ignorance première,
de minorité morale et intellectuelle, on peut dire de lui comme de
l'enfant:

  Cet âge est sans pitié.

Nous avons déjà fait voir que Quasimodo était généralement haï, pour
plus d'une bonne raison, il est vrai. Il y avait à peine un spectateur
dans cette foule qui n'eût ou ne crût avoir sujet de se plaindre du
mauvais bossu de Notre-Dame. La joie avait été universelle de le voir
paraître au pilori; et la rude exécution qu'il venait de subir et la
piteuse posture où elle l'avait laissé, loin d'attendrir la populace,
avaient rendu sa haine plus méchante en l'armant d'une pointe de gaieté.

Aussi, une fois la _vindicte publique_ satisfaite, comme jargonnent
encore aujourd'hui les bonnets carrés, ce fut le tour des mille
vengeances particulières. Ici comme dans la grand'salle, les femmes
surtout éclataient. Toutes lui gardaient quelque rancune, les unes de
sa malice, les autres de sa laideur. Les dernières étaient les plus
furieuses.

--Oh! masque de l'Antechrist! disait l'une.

--Chevaucheur de manche à balai! criait l'autre.

--La belle grimace tragique, hurlait une troisième, et qui le ferait
pape des fous, si c'était aujourd'hui hier!

--C'est bon, reprenait une vieille. Voilà la grimace du pilori. A quand
celle du gibet?

--Quand seras-tu coiffé de ta grosse cloche à cent pieds sous terre,
maudit sonneur?

--C'est pourtant ce diable qui sonne l'angélus!

--Oh! le sourd! le borgne! le bossu! le monstre!

--Figure à faire avorter une grossesse mieux que toutes médecines et
pharmaques!

Et les deux écoliers, Jehan du Moulin, Robin Poussepain, chantaient à
tue-tête le vieux refrain populaire:

      Une hart
  Pour le pendard!
      Un fagot
  Pour le magot!

Mille autres injures pleuvaient, et les huées, et les imprécations, et
les rires, et les pierres çà et là.

Quasimodo était sourd, mais il voyait clair, et la fureur publique
n'était pas moins énergiquement peinte sur les visages que dans les
paroles. D'ailleurs les coups de pierre expliquaient les éclats de rire.

Il tint bon d'abord. Mais peu à peu cette patience, qui s'était
roidie sous le fouet du tourmenteur, fléchit et lâcha pied à toutes
ces piqûres d'insectes. Le bœuf des Asturies, qui s'est peu ému des
attaques du picador, s'irrite des chiens et des banderilles.

Il promena d'abord lentement un regard de menace sur la foule. Mais,
garrotté comme il l'était, son regard fut impuissant à chasser ces
mouches qui mordaient sa plaie. Alors il s'agita dans ses entraves, et
ses soubresauts furieux firent crier sur ses ais la vieille roue du
pilori. De tout cela, les dérisions et les huées s'accrurent.

Alors le misérable, ne pouvant briser son collier de bête fauve
enchaînée, redevint tranquille. Seulement par intervalles un soupir de
rage soulevait toutes les cavités de sa poitrine. Il n'y avait sur son
visage ni honte ni rougeur. Il était trop loin de l'état de société
et trop près de l'état de nature pour savoir ce que c'est que la
honte. D'ailleurs, à ce point de difformité, l'infamie est-elle chose
sensible? Mais la colère, la haine, le désespoir, abaissaient lentement
sur ce visage hideux un nuage de plus en plus sombre, de plus en plus
chargé d'une électricité qui éclatait en mille éclairs dans l'œil du
cyclope.

Cependant ce nuage s'éclaircit un moment, au passage d'une mule qui
traversait la foule et qui portait un prêtre. Du plus loin qu'il
aperçut cette mule et ce prêtre, le visage du pauvre patient s'adoucit.
A la fureur qui le contractait succéda un sourire étrange, plein d'une
douceur, d'une mansuétude, d'une tendresse ineffables. A mesure que
le prêtre approchait, ce sourire devenait plus net, plus distinct,
plus radieux. C'était comme la venue d'un sauveur que le malheureux
saluait. Toutefois, au moment où la mule fut assez près du pilori pour
que son cavalier pût reconnaître le patient, le prêtre baissa les yeux,
rebroussa brusquement chemin, piqua des deux, comme s'il avait eu hâte
de se débarrasser de réclamations humiliantes et fort peu de souci
d'être salué et reconnu d'un pauvre diable en pareille posture.

Ce prêtre était l'archidiacre dom Claude Frollo.

Le nuage retomba plus sombre sur le front de Quasimodo. Le sourire s'y
mêla encore quelque temps, mais amer, découragé, profondément triste.

Le temps s'écoulait. Il était là depuis une heure et demie au moins,
déchiré, maltraité, moqué sans relâche, et presque lapidé.

Tout à coup il s'agita de nouveau dans ses chaînes avec un redoublement
de désespoir dont trembla toute la charpente qui le portait, et,
rompant le silence qu'il avait obstinément gardé jusqu'alors, il cria
avec une voix rauque et furieuse qui ressemblait plutôt à un aboiement
qu'à un cri humain et qui couvrit le bruit des huées:--A boire!

Cette exclamation de détresse, loin d'émouvoir les compassions, fut un
surcroît d'amusement au bon populaire parisien qui entourait l'échelle,
et qui, il faut le dire, pris en masse et comme multitude, n'était
alors guère moins cruel et moins abruti que cette horrible tribu des
truands chez laquelle nous avons déjà mené le lecteur, et qui était
tout simplement la couche la plus inférieure du peuple. Pas une voix
ne s'éleva autour du malheureux patient, si ce n'est pour lui faire
raillerie de sa soif. Il est certain qu'en ce moment il était grotesque
et repoussant plus encore que pitoyable, avec sa face empourprée
et ruisselante, son œil égaré, sa bouche écumante de colère et de
souffrance, et sa langue à demi tirée. Il faut dire encore que, se
fût-il trouvé dans la cohue quelque bonne âme charitable de bourgeois
ou de bourgeoise qui eût été tentée d'apporter un verre d'eau à cette
misérable créature en peine, il régnait autour des marches infâmes du
pilori un tel préjugé de honte et d'ignominie qu'il eût suffi pour
repousser le bon Samaritain.

Au bout de quelques minutes, Quasimodo promena sur la foule un regard
désespéré, et répéta d'une voix plus déchirante encore:--A boire!

Et tous de rire.

--Bois ceci! criait Robin Poussepain en lui jetant par la face une
éponge traînée dans le ruisseau. Tiens, vilain sourd! je suis ton
débiteur.

Une femme lui lançait une pierre à la tête:--Voilà qui t'apprendra à
nous réveiller la nuit avec ton carillon de damné.

--Hé bien! fils, hurlait un perclus en faisant effort pour l'atteindre
de sa béquille, nous jetteras-tu encore des sorts du haut des tours de
Notre-Dame?

--Voici une écuelle pour boire! reprenait un homme en lui décochant
dans la poitrine une cruche cassée. C'est toi qui, rien qu'en passant
devant elle, as fait accoucher ma femme d'un enfant à deux têtes!

--Et ma chatte d'un chat à six pattes! glapissait une vieille en lui
lançant une tuile.

--A boire! répéta pour la troisième fois Quasimodo pantelant.

En ce moment, il vit s'écarter la populace. Une jeune fille bizarrement
vêtue sortit de la foule. Elle était accompagnée d'une petite chèvre
blanche à cornes dorées et portait un tambour de basque à la main.

L'œil de Quasimodo étincela. C'était la bohémienne qu'il avait essayé
d'enlever la nuit précédente, algarade pour laquelle il sentait
confusément qu'on le châtiait en cet instant même; ce qui du reste
n'était pas le moins du monde, puisqu'il n'était puni que du malheur
d'être sourd et d'avoir été jugé par un sourd. Il ne douta pas qu'elle
ne vînt se venger aussi et lui donner son coup comme tous les autres.

Il la vit en effet monter rapidement l'échelle. La colère et le dépit
le suffoquaient. Il eût voulu pouvoir faire crouler le pilori, et, si
l'éclair de son œil eût pu foudroyer, l'égyptienne eût été mise en
poudre avant d'arriver sur la plate-forme.

Elle s'approcha, sans dire une parole, du patient qui se tordait
vainement pour lui échapper, et, détachant une gourde de sa ceinture,
elle la porta doucement aux lèvres arides du misérable.

Alors, dans cet œil jusque-là si sec et si brûlé, on vit rouler une
grosse larme, qui tomba lentement le long de ce visage difforme et
longtemps contracté par le désespoir. C'était la première peut-être que
l'infortuné eût jamais versée.

Cependant il oubliait de boire. L'égyptienne fit sa petite moue avec
impatience, et appuya en souriant le goulot à la bouche dentue de
Quasimodo.

Il but à longs traits. Sa soif était ardente.

Quand il eut fini, le misérable allongea ses lèvres noires, sans doute
pour baiser la belle main qui venait de l'assister. Mais la jeune
fille, qui n'était pas sans défiance peut-être et se souvenait de la
violente tentative de la nuit, retira sa main avec le geste effrayé
d'un enfant qui craint d'être mordu par une bête.

Alors le pauvre sourd fixa sur elle un regard plein de reproche et
d'une tristesse inexprimable.

C'eût été partout un spectacle touchant que cette belle fille,
fraîche, pure, charmante, et si faible en même temps, ainsi pieusement
accourue au secours de tant de misère, de difformité et de méchanceté.
Sur un pilori, ce spectacle était sublime.

Tout ce peuple lui-même en fut saisi et se mit à battre des mains en
criant: Noël! Noël!

C'est dans ce moment que la recluse aperçut, de la lucarne de son
trou, l'égyptienne sur le pilori, et lui jeta son imprécation
sinistre:--Maudite sois-tu, fille d'Égypte! maudite! maudite!



V

FIN DE L'HISTOIRE DE LA GALETTE


La Esmeralda pâlit, et descendit du pilori en chancelant. La voix de
la recluse la poursuivit encore:--Descends! descends! larronnesse
d'Égypte, tu y remonteras!

--La sachette est dans ses lubies, dit le peuple en murmurant; et il
n'en fut rien de plus. Car ces sortes de femmes étaient redoutées, ce
qui les faisait sacrées. On ne s'attaquait pas volontiers alors à qui
priait jour et nuit.

L'heure était venue de remmener Quasimodo. On le détacha, et la foule
se dispersa.

Près du Grand-Pont, Mahiette, qui s'en revenait avec ses deux
compagnes, s'arrêta brusquement:--A propos, Eustache! qu'as-tu fait de
la galette?

--Mère, dit l'enfant, pendant que vous parliez avec cette dame qui
était dans le trou, il y avait un gros chien qui a mordu dans ma
galette. Alors j'en ai mangé aussi.

--Comment, monsieur, reprit-elle, vous avez tout mangé?

--Mère, c'est le chien. Je lui ai dit, il ne m'a pas écouté. Alors j'ai
mordu aussi, tiens!

--C'est un enfant terrible, dit la mère souriant et grondant à la
fois. Voyez-vous, Oudarde, il mange déjà à lui seul tout le cerisier
de notre clos de Charlerange. Aussi son grand-père dit que ce sera un
capitaine.--Que je vous y reprenne, monsieur Eustache.--Va, gros lion!



TABLE

DU TOME PREMIER


   PRÉFACE.                                                      1

   NOTE DE L'ÉDITION DÉFINITIVE (1832).                          3


   NOTRE-DAME DE PARIS


   LIVRE PREMIER.

   I.   La grand'salle.                                         11

   II.  Pierre Gringoire.                                       32

   III. Monsieur le cardinal.                                   46

   IV.  Maître Jacques Coppenole.                               55

   V.   Quasimodo.                                              68

   VI.  La Esmeralda.                                           78


   LIVRE DEUXIÈME.

   I.   De Charybde en Scylla.                                  85

   II.  La place de Grève.                                      90

   III. _Besos para golpes._                                    94

   IV.  Les inconvénients de suivre une jolie femme le
          soir dans les rues.                                  108

   V.   Suite des inconvénients.                               115

   VI.  La cruche cassée.                                      119

   VII. Une nuit de noces.                                     146


   LIVRE TROISIÈME.

   I.   Notre-Dame.                                            163

   II.  Paris à vol d'oiseau.                                  176


   LIVRE QUATRIÈME.

   I.   Les bonnes âmes.                                       213

   II.  Claude Frollo.                                         219

   III. _Immanis pecoris custos, immanior ipse._               227

   IV.  Le chien et son maître.                                238

   V.   Suite de Claude Frollo.                                240

   VI.  Impopularité.                                          250


   LIVRE CINQUIÈME.

   I.   _Abbas beati Martini._                                 255

   II.  Ceci tuera cela.                                       271


   LIVRE SIXIÈME.

   I.   Coup d'œil impartial sur l'ancienne magistrature.      295

   II.  Le Trou aux rats.                                      311

   III. Histoire d'une galette au levain de maïs.              318

   IV.  Une larme pour une goutte d'eau.                       348

   V.   Fin de l'histoire de la galette.                       362


4803.--Imp. de l'Édition et de l'Industrie, Montrouge (Seine).--1927.



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Victor Hugo - Volume 20 : Notre-Dame de Paris - Tome 1" ***


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