Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Notes d'une mère - Cours d'éducation maternelle
Author: Alq, Louise d', 1840?-1901?
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Notes d'une mère - Cours d'éducation maternelle" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



NOTES D'UNE MÈRE

COURS D'ÉDUCATION MATERNELLE

PAR

MADAME Louise d'Alq

NOUVELLE ÉDITION CORRIGÉE ET AUGMENTÉE

LA SEULE AUTORISÉE PAR L'AUTEUR

PARIS

BUREAUX DES _CAUSERIES FAMILIÈRES_

1883

       *       *       *       *       *

AVIS IMPORTANT

_Extrait de la Gazette des Tribunaux du 28 mars 1881_:

2e CHAMBRE DU TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE.--Présidence de M.
Cazanave.--_Jugement du 24 juillet 1880_:

Attendu... le Tribunal déclare que la dame Louise d'Alq reprendra la
libre disposition de ses ouvrages, sans que F. Ebhardt, son ancien
éditeur, avec lequel ses traités se trouvent résiliés, puisse en faire
usage ni en tirer profit, etc., etc.

1ère CHAMBRE DE LA COUR D'APPEL DE PARIS.--Présidence de M.
Larombière.--_Arrêt du 22 mars 1881_:

Après avoir entendu les plaidoiries de Me Georges Lachaud pour Mme
Louise d'Alq, Me Beaupré pour M. Ebhardt; la Cour, considérant et
adoptant les motifs des premiers juges, etc., etc.; confirme le jugement
et _notamment en ce qui concerne l'interdiction faite à Ebhardt de
vendre aucun exemplaire des Œuvres de la dame Louise d'Alq, du jour du
présent arrêt._

CHAMBRE DES RÉFÉRÉS.--_Ordonnance du 30 juin 1881_:

Attendu que M. Rozez, de Bruxelles, a fait déposer pour être vendus chez
un intermédiaire, à Paris, des milliers de volumes achetés à Ebhardt
depuis l'arrêt; attendu que Mme Louise d'Alq les a fait saisir, sur la
demande en référé du sieur Rozez, prétendant qu'ils sont sa propriété,
M. le président Vannier, après avoir entendu Me Martin du Gard, avoué de
Mme d'Alq, a rendu _ordonnance qu'il n'y avait pas lieu à lever la
saisie_, et que les parties devront se pourvoir au fond, etc.

De ces divers jugements, arrêts et référés, il s'ensuit que Mme L. d'Alq
a seule le droit d'éditer ses œuvres, et peut poursuivre tout détenteur
des éditions interdites ci-dessus. En conséquence, elle fait paraître
une _nouvelle édition_ de ces œuvres, _corrigée_, _remaniée_ et
_augmentée_, que le public a tout intérêt à se procurer en place des
anciens volumes.

Le public est donc prévenu, afin qu'on ne puisse l'induire en erreur,
que tout volume de Mme L. d'Alq, _non revêtu_ de la _signature
autographe_ de l'auteur, fait partie des éditions _belges_,
_incomplètes_ et _surannées_, dont la vente a été interdite par l'arrêt
de la Cour d'appel du 22 mars, prononcé en faveur de Mme L. d'Alq contre
son ancien éditeur. Il est facile de vérifier le lieu de l'impression à
la fin des volumes.

Le public est en droit d'_exiger la signature autographe_ de l'auteur et
de refuser tout autre exemplaire qui lui serait présenté.

       *       *       *       *       *

Je vous ai amené ma fillette, me dit après un bout de conversation
générale, et comme d'autres visiteurs venaient de sortir, une charmante
et aimable jeune femme; voyez comme elle est grande, elle a dix ans et
demi!

--C'est une bien belle enfant, l'œil éveillé, bien fraîche! Je suis sûre
qu'elle est bonne aussi, studieuse, et ne fait jamais de peine à sa
maman! dis-je en attirant la petite pour l'embrasser.

Je n'avais pas beaucoup remarqué l'enfant lors de son entrée dans le
salon, entourée que j'étais de nombreuses visites masculines et
féminines, et maintenant il me revenait tout à coup que nous avions
parlé en gens du monde de choses et d'autres, et qu'il avait bien pu se
glisser des phrases peu faites pour l'oreille d'une enfant, et surtout
d'une enfant intelligente.

--Oh! oui, elle est assez bien; elle fait mes délices par ses beaux
cheveux! je la peigne du matin au soir; voyez, me répondit la mère en
faisant retourner sa fille et en soulevant à poignée une superbe
chevelure ondulée avec soin qui recouvrait les épaules de l'enfant.

Je dois ajouter que celle-ci parut se prêter avec complaisance et non
sans vanité à l'exhibition.

--Cependant, d'un autre côté, elle me désespère, reprit la jeune mère:
elle n'aime pas l'étude, elle ne pense qu'à aller au théâtre, aux
matinées d'enfants; elle n'a pas de goût pour la musique;... elle est
très en retard, elle n'apprend pas..., on me dit que ça lui passera!...

Et elle s'interrompit en me regardant, attendant évidemment que, selon
l'usage, je répondisse par les banalités ordinaires:--Certainement! ça
lui passera, laissez-la donc s'amuser... Elle en saura toujours assez,
etc.

Et tout au contraire, je dis:

--Ça dépend de vous de le lui faire passer, ma chère amie; c'est à vous
de la diriger.

A cette réponse, si peu conforme à _l'esprit de société_, je l'avoue, la
mère ne put retenir un mouvement, et l'enfant elle-même me lança un
regard étonné. Je me mis à rire.

--Voyons, ma chère, vous vous êtes fort révoltée la semaine dernière
contre un article dans mes _Causeries familières_ sur l'_esprit de
société_, où j'ose émettre que dans le monde on dit rarement la vérité,
ou du moins toute la vérité, et même qu'il n'est pas possible de la
dire. Je sais bien qu'en ne tombant pas dans votre sens je me mets tout
à fait en dehors des usages, et je deviens une personne qui ne connaît
rien au savoir-vivre... C'est une idée qui me passe par la tête,
maintenant que je suis assez vieille pour me passer du monde et pour
voir les choses de haut, d'essayer d'user de l'influence de ma position
et de mes cheveux blancs pour moraliser un peu. Tant que j'ai été jeune,
j'ai fait comme les autres, j'ai toujours approuvé, flatté; cela finit
par devenir écœurant!--Pauvre chère dame! combien je vous plains d'avoir
un mari pareil!--Ah! chère, vous êtes en effet bien malheureuse d'avoir
une telle belle-mère!--Oui, c'est bien terrible pour vous, qui êtes
jeune et jolie, de ne pouvoir prendre tous les plaisirs de votre
âge!--Et ce sont des serrements de mains compatissants, des exclamations
lamentables; on signale les torts de la partie adverse qui pourraient
passer inaperçus, on excite ainsi encore davantage à la rébellion et à
la révolte la personne qui nous fait ses plaintes, tandis qu'on se dit à
soi-même:--Bah! son mari n'a pas tous les torts.--Allons donc, c'est
bien naturel que sa belle-mère agisse ainsi!--Est-elle égoïste! elle
voudrait tout pour elle! Et ainsi de suite... Et je me demande si l'on
ne devient pas complice ainsi des aggravations de malheur qui résultent
de cette condescendance; si l'on n'en portera pas, au jugement dernier,
une sorte de responsabilité? Que de fois une observation raisonnable et
sincère pourrait ramener une tête légère à de meilleurs sentiments,
tandis qu'au contraire elle s'affirme dans son erreur sous l'égide de
votre approbation!

Et comme ma jeune amie me regardait d'un air profondément désappointé,
je continuai en riant:

--Allons! voilà que vous vous dites: Je suis joliment mal tombée
aujourd'hui! elle a l'esprit de travers, ma vieille amie, elle est
grincheuse, on voit bien qu'elle vieillit!

--Mais non! Mais non! protesta la jeune femme.

--Et maintenant, voilà que vous faites de l'_esprit de société_!

--Ah! vous êtes taquine! quand je vous dis que non! au contraire, votre
critique me plaît; je veux absolument que vous me donniez des conseils
sincères sur l'éducation de ma fille... Je suis gâtée; vous avez raison;
ces banalités qu'on débite nous gâtent, nous déroutent; c'est un service
que vous me rendrez... Vous savez que j'ai été privée d'une éducation
maternelle; mettez votre expérience à ma disposition, je vous en
supplie... J'adore ma fillette: je ne sais peut-être pas m'y prendre,
donnez-moi vos conseils!

--Soit!... quand je vous ai dit tout à l'heure que je me proposais
maintenant de morigéner le monde, ne me prenez pas exactement au mot.
D'abord, je n'ai pas envie de me faire prendre en grippe par l'humanité
entière, mais encore il y a parfois de la cruauté à dessiller les
yeux... En résumé, je ne m'arrogerai jamais le droit de critique sévère;
mais à ceux qui font appel à mes conseils et à ma sincérité, à ceux
qu'il me semblera qu'il est un devoir pour moi d'éclairer, eh bien, je
tenterai l'essai, au risque d'encourir leur courroux, et si je vois
qu'on se regimbe trop, je m'arrêterai et je les abandonnerai à leur
sort, reprenant les phrases banales de l'esprit de société.

--Non, je ne me fâcherai pas, je ne vous en voudrai pas... J'insiste de
toutes mes forces pour que vous me disiez comment je dois faire pour
faire de ma fille une femme, une vraie femme... Vous avez votre
expérience personnelle...

--C'est-à-dire, je suis un peu, comme dit Chateaubriand dans son _Génie
du Christianisme_, le grand nombre d'exemples que j'ai sous les yeux me
rendent habile sans expérience.

J'embrassai la charmante petite mère et je continuai ma morale.

--Apprendre à être mère, apprendre à élever ses enfants, voilà un cours
qu'il y aurait bien lieu d'ouvrir dans les nouveaux lycées de filles
entre le cours de cuisine et le cours de couture! Il semble même que ces
trois cours pourraient suffire à l'éducation des femmes. Grâce aux
œuvres et au journal du docteur Brochard qui s'est dévoué à ce thème,
les jeunes femmes maintenant ne peuvent plus ignorer les soins corporels
à donner à leurs bébés; c'est un très grand résultat, mais ce n'est pas
tout. Dans le corps de ce bébé, il y a une âme à former, un cœur à
guider, une intelligence à développer. Comment s'y prendre? J'ai vu de
bonnes et tendres mères bien embarrassées; je ne parle pas des mauvaises
mères, mais de celles qui chérissent leurs enfants et s'en occupent
comme vous le faites de votre fillette.

Je connais intimement une femme dont les amies envient beaucoup
certaines réussites dans la vie; l'accusant surtout d'avoir été
favorisée d'une chance énorme. Vous la connaissez aussi, c'est Mme X***.

--Est-elle heureuse! Voilà une femme qui a de la chance, tout lui
réussit! s'écrie aussitôt mon interlocutrice.

--Jamais vous ne diriez: qu'a-t-elle fait pour avoir cette chance? Ne
dépend-elle pas de ses mérites? Je choisis un type que je connais, que
vous connaissez, je le répète, pour le dépeindre; mais ce type existe à
beaucoup d'exemplaires, et si vous ne connaissiez pas celle dont je
parle, vous en avez de pareilles dans votre entourage, et je pourrais
vous citer des centaines de noms célèbres qui se trouvent dans le même
cas. Les femmes qui réussissent et les hommes qui atteignent les sommets
à l'aide de leurs capacités seules, ont bien des talents que les autres
n'ont pas. Mme X. que je prends pour modèle connaît à fond cinq langues
étrangères; elle est musicienne consommée et peintre; aucun ouvrage
d'aiguille ne lui est inconnu; et les devoirs de la femme d'intérieur ne
l'effraient pas.

--Oui, je le sais, Mme X. est universelle, c'est une nature
exceptionnellement douée... elle avait un cerveau exprès pour apprendre!

--Vous êtes dans l'erreur; Mme X. était une enfant très ordinaire, elle
a eu certainement plus de mal que votre Odette à apprendre... Elle n'a
appris ce qu'elle sait que parce qu'elle a pris la peine de l'apprendre.

--Encore a-t-il fallu qu'elle voulût prendre cette peine... Odette ne
veut pas travailler!

--Mais elle non plus n'aurait pas voulu travailler... C'est sa mère qui
l'y a obligée.

--Oh! la sévérité! la dureté! jamais je ne pourrai rendre ma fille
malheureuse...

--Mon amie n'a pas rendu sa fille malheureuse et n'a jamais été une mère
sévère!

--Je ne vous comprends pas alors.

La jeune mère paraissait vivement s'intéresser à ma _leçon_ dans cet art
d'être mère; j'avais envie d'envoyer l'enfant dans la pièce voisine,
mais je réfléchis qu'elle en avait déjà tant entendu qu'il n'y avait pas
danger à ce qu'elle connût la suite, car c'est une erreur de croire
qu'une enfant de dix ans ne comprend pas, quoiqu'elle comprenne souvent
mal.

--Ses parents se sont donné la peine de la dégourdir, repris-je. Sa mère
s'est dévouée à son éducation dès sa première enfance; elle lui ouvrait
l'intelligence, non par des morales au-dessus de son âge, ni en lui
laissant écouter les conversations des personnes plus âgées, ni en
confiant ces soins intellectuels à une bonne, pas plus que les soins
physiques. Elle inventait pour son bébé des petits contes, ayant
toujours une morale directe pour l'enfant. Il n'y était pas question des
minerais que l'on trouve dans la terre, ni des constellations des
étoiles, mais de petites filles obéissantes, savantes, qui faisaient le
bonheur de leur maman, mises en opposition avec d'autres petites filles
méchantes, ignorantes, méprisées de tout le monde, et n'arrivant à rien.
Et, selon les circonstances, la maman créait des aventures et des
péripéties, où il n'était pas question de prince Charmant venant
délivrer sa belle ni des habits de peau d'âne. «Raconte encore... et
qu'est-elle devenue après, la méchante petite fille?» demandait l'enfant
avec de grands yeux terrifiés, car elle saisissait bien la ressemblance
avec elle, mais la maman ne faisait pas semblant de le faire exprès;
c'était une histoire qu'elle racontait avec indifférence; alors elle lui
disait comment la petite fille était devenue bonne, et combien sa maman
avait de bontés pour elle, et combien elle lui devait de la
reconnaissance. Et la petite fille grandissait avec l'idée de
s'instruire, de travailler pour devenir l'orgueil et la joie de ses
parents, de les soigner quand ils seraient vieux en échange de ce qu'ils
faisaient pour elle, elle étant jeune.

Dès l'âge de quatre ans, sa mère lui apprit à lire sans qu'elle s'en
doutât; elle lui fit désirer de savoir lire. Elle entendait tant parler
autour d'elle du bonheur de faire de la musique et d'être instruit,
qu'elle ne rêvait à cinq ans que de pouvoir mettre les doigts sur le
piano et avoir un professeur d'écriture. Ces premières leçons lui furent
promises comme une récompense. Et cependant elle était si enfant, qu'à
la première visite de ce professeur d'écriture tant désiré, elle ne
voulut jamais consentir à le regarder, tenant la tête cachée dans les
jupes de sa mère comme une petite sauvage; mais l'envie de tenir une
plume dans ses mains vainquit sa timidité. Quel bonheur de pouvoir
écrire à ses petites amies, à son papa, quand elle serait à la campagne!
En trois semaines, elle sut écrire; en quelques mois elle jouait des
petites ariettes sur le piano et faisait ses gammes de ses petits doigts
frêles; mais c'était sa mère qui lui inculquait chaque jour dans la tête
quelques lignes de cette théorie musicale si abstraite, s'arrêtant à
tout moment pour ne pas la fatiguer; et, sans s'en apercevoir, l'enfant
apprenait. A cinq ans et demi, elle conjuguait ses verbes comme une
grande demoiselle; la géographie l'intéressait fort; comme il lui
tardait de pouvoir entreprendre un grand voyage sur la carte! Et les
exploits de Clovis la ravissaient!

--C'était un prodige! une enfant étiolée!

--Mme X. une enfant étiolée! vous n'y pensez pas! Elle a toujours eu la
plus belle santé du monde. Elle était plus que potelée, fraîche sans
être rouge, gaie et rieuse comme pas une... C'est que sa mère la
soignait autant au physique qu'au moral. De bonnes panades faites par la
maman, et non par une bonne qui aurait pris le beurre, des petites
côtelettes grillées à point, et si elle ne voulait pas manger, une
histoire venait l'exciter, un baiser était promis en récompense. Aucune
influence étrangère ne venait entraver la mère; l'enfant n'était pas
fatiguée par des veillées inutiles; elle n'était point traînée à des
théâtres ou à des bals; elle n'avait non plus le crève-cœur de voir sa
mère sortir sans elle.

A huit heures du soir, elle s'endormait dans son petit berceau, ses
parents veillant dans la pièce voisine, seuls ou avec quelques intimes:
elle se réveillait fraîche et dispos, à six heures du matin, et se
mettait au travail pour surprendre son papa, en sachant sitôt sa leçon.
N'étant point excitée par les mauvaises passions, la vanité, la
jalousie, les fatigues mondaines, qui développent une intelligence
maladive chez les enfants que l'on appelle «petits prodiges», elle
apprenait peu à peu, sans soubresaut.

La mère n'excitait pas son esprit inutilement en applaudissant à ses
saillies, aussi aurait-elle paru un peu bêta auprès de ces petites
poupées qui scrutent déjà les grandes personnes d'un œil investigateur,
et savent les tourner en ridicule avec un esprit bien au-dessus de leur
âge, mais qui sauront à peine écrire, et n'auront aucune disposition
pour une étude sérieuse.

L'enfant s'habituait à une existence régulière, faite de travail et de
jeux, jeux bruyants, exercices de corps, la changeant du tout au tout de
ses études; et toujours, la mère à son côté, lui montrant le but à
atteindre, la nécessité d'être instruite, autant pour pouvoir faire face
à un revirement de fortune que pour tenir sa place au foyer domestique.

Après sa première communion, accomplie avec cette piété, cette foi,
cette candeur qui n'est pas hélas! le partage de bien des petites filles
sottes, ignorantes et mal élevées, elle fut mise au courant des soins de
la maison. Sa mère se faisait remplacer par elle à la lingerie, dans
tous les comptes avec les domestiques. Toujours levée dès six heures du
matin, se couchant à neuf heures, la journée était occupée dans ses
moindres minutes. Mais ces travaux étaient rendus amusants; c'étaient
des récréations pour elle que de compter les bottes de foin à l'écurie,
de distribuer l'avoine pour les chevaux, de donner le linge à la femme
de chambre, et de vérifier le livre de la cuisinière: car les parents de
Mme X. avaient de la fortune et un certain train de maison.

A quinze ans, elle avait terminé ses études françaises et pouvait passer
ses examens. Elle tenait en partie double les livres de compte de son
père, car une grande fortune exige une certaine comptabilité. Il faut se
rendre compte des opérations de l'agent de change, des paiements faits
par tels fermiers, des ventes à crédit, des coupes de bois, savoir ce
qu'on aura à toucher chez son banquier à telle époque, les versements à
faire sur les souscriptions aux emprunts d'État et ne pas oublier
l'affaire en commandite avec celui-ci et celui-là. Il faut vérifier les
comptes, les notes d'impositions et les polices d'assurances.

Elle n'en appréciait pas moins une bonne partie de cache-cache ou de
quatre coins, et elle serait allée au bout du monde pour jouer au volant
avec une camarade. Quant au bal, au bal où il y aurait des jeunes gens,
elle ne comprenait pas encore le plaisir que l'on peut y trouver. Elle
dansait avec ses amies, cela lui suffisait.

Il est vrai que ses dernières années s'étaient écoulées à la campagne,
en dehors des séductions de la ville; comme elle atteignait l'âge de
seize ans, ses parents jugèrent opportun de venir passer l'hiver à
Paris: ils comprenaient que l'imagination de la jeune fille commençait à
demander de nouveaux aliments, et, n'en trouvant pas, elle tombait dans
le mysticisme: à tort ou à raison, son père ne désirait pas qu'elle
entrât dans la vie religieuse.

Le monde eût bientôt fait raison de ces aspirations! Aux parties de
cache-cache succédèrent les petites réunions et les soirées au Théâtre
Français et au Théâtre Italien.

La mère de Mme X. n'était point austère: nous ne demandons pas, ma chère
enfant, la mort du pécheur! elle était très fière de la beauté de sa
fille, qui était à peu de chose près celle que vous et moi avons eue, et
que toutes les jeunes filles ont à cet heureux âge; elle ne demandait
pas mieux que sa fille connût ces jouissances éphémères, dont on
n'apprécie bien le vide que lorsqu'on les a éprouvées... elle jouissait
de ses succès de toute sa force.

Moi, qui ai suivi Mme X. pas à pas, pendant son stage dans le monde, je
puis vous dire qu'elle était réputée pour aider admirablement sa mère à
recevoir. Ce qui faisait son grand charme, c'était son absence de
coquetterie. Très sensible aux hommages, aussi flattée qu'une autre de
plaire et d'être aimée, elle préférait la qualité à la quantité, et
c'est peut-être pour cela qu'elle était si généreuse de ses danseurs
envers ses amies; elle n'a jamais su qu'on pouvait éprouver quelque
plaisir à écraser une amie...

--Enfin, vous convenez qu'elle a eu le bonheur immense d'avoir une
jeunesse brillante, et de jouir des plaisirs du monde que procure une
grande fortune!

--Oui! Elle a eu ce bonheur, puisque bonheur il y a, mais elle le
gagnait, elle le méritait. Après être restée quatre heures devant son
chevalet, de huit heures du matin à midi, après avoir pris ses leçons
d'allemand, d'italien et d'accompagnement, avoir arrangé elle-même ses
chapeaux et ses toilettes, contrôlé les domestiques, elle allait au Bois
vers cinq heures avec sa mère, et deux ou trois soirées par semaine
étaient consacrées au monde. Elle jouissait de tous ces plaisirs avec
délices, mais comme on jouit du parfum d'un bouquet, momentanément.

--Mme X. est une femme du monde accomplie... une parfaite maîtresse de
maison...

--Sa mère lui a enseigné autre chose encore, cependant, que vous ne
soupçonnez pas: c'est l'énergie et le contentement de peu...

--Le contentement de peu? comment, puisqu'elle avait tout ce qu'elle
pouvait désirer?

--A-t-on jamais tout ce qu'on peut désirer? Que vous êtes enfant de dire
cela!

--Enfin, elle avait une voiture!

--Une voiture! Ignorez-vous que ceux qui ont une voiture voudraient en
avoir deux, trois, quatre? Un coupé ne fait la plupart du temps que
rendre très malheureuse une femme du monde, car elle ne rêve dès lors
que le dorsay à huit ressorts.

--Je m'en contenterais bien, moi!

--Vous dites cela aujourd'hui parce que vous n'en avez pas... mais le
luxe est comme la gangrène, il ne sait pas s'arrêter, et c'est là que le
proverbe est vrai plus que jamais: l'appétit vient en mangeant.

--Bref, ma fille ne connaîtra jamais le plaisir d'être recherchée dans
le monde et d'être admirée dans une loge de l'Opéra!

--Pourquoi?

--Vous êtes agaçante, ma bonne amie, avec vos pourquoi? Vous le savez
bien! Il faut de la fortune et elle n'en aura pas!

--Dussé-je vous irriter encore, je vais répéter: pourquoi la fortune
est-elle indispensable? et pourquoi d'ailleurs n'en aurait-elle pas?

La jeune femme me jeta un regard de courroux et de découragement.

--Ne vous fâchez pas contre moi, continuai-je toujours en souriant, car
je ne pouvais m'empêcher de m'amuser un peu de lui tenir ce langage si
nouveau pour elle. Mais si votre fille devenait une artiste, comme Mme
Massart, professeur de piano au Conservatoire, ou Mme Mirbel, la célèbre
miniaturiste, pu encore un écrivain comme Mme Guizot (je vous cite les
premiers noms qui me viennent en tête, mais combien de femmes se font
une position par leur talent: Mme Pape-Carpentier, Mme Deslignières et
tant d'autres), n'acquerrait-elle pas une réputation, sinon de la
fortune, qui la ferait rechercher, ou au moins améliorerait sa position?

La jeune femme me regardait comme si je lui eusse parlé grec.

--Mais pour cela, se décida-t-elle à dire, il faut du talent, du génie!

--Eh! bien, votre fillette n'est-elle pas aussi intelligente que bien
d'autres?

--Certes! mais elle ne travaille pas!

--Faites-la travailler; stimulez-la; donnez-lui de l'ambition. Au lieu
de vous lamenter devant elle de votre manque de fortune, faites-lui
comprendre qu'elle peut en acquérir par son travail, et si elle n'arrive
pas à ce résultat, au moins vous atteindrez un but bien désirable, celui
qu'elle apprenne à se satisfaire de la destinée qui lui est échue, si
elle n'a pas l'énergie de la changer!... Quand on est mère, il ne suffit
pas de dire: L'enfant est paresseux ou n'a pas de génie! Il faut tâcher
de vaincre ses défauts et d'ouvrir la porte à ses qualités. C'est à cela
qu'une bonne mère comme vous excelle quand on lui montre le chemin, si
elle ne le voit pas.

Une visite arriva qui nous interrompit.

--Je voudrais bien reparler avec vous encore de tout cela, me dit la
jeune mère, en se levant; ce que vous me dites m'intéresse vivement, je
vous assure; vous m'ouvrez de nouveaux aperçus!

--Eh! bien, je suis à votre disposition! Mais je ne vous parlerai de la
sorte que lorsque vous viendrez chez moi me le demander. Je n'irai
jamais vous imposer ce qu'on appelle en anglais des _lectures_ et en
français des _sermons_!

--Je reviendrai... et j'amènerai, si vous voulez, mon amie de pension,
la richissime Aglaé que vous connaissez; je crois qu'elle aura besoin
passablement de vos conseils, quoiqu'elle soit dans une position bien
différente.

--Bah! ce sera un vrai cours, alors!

--C'est vous qui l'avez dit!

La mère d'Odette et son amie Aglaé revinrent, ainsi qu'on le verra dans
quelques-uns des chapitres du livre. Mais les événements de la vie les
empêchèrent aussi bien que moi de venir avec une assiduité régulière.

Néanmoins, je pensai utile de poursuivre l'idée d'un Cours d'éducation
maternelle, et de réunir, de classer sous cette rubrique, les nombreux
articles ayant trait à l'éducation des enfants que j'ai écrit dans mes
journaux, dont les collections sont épuisées pour la plupart. Tour à
tour, j'emploierai la forme conversation, la forme personnelle, la forme
sérieuse de la morale générale, car il faut pouvoir, dût l'attrait de la
lecture en souffrir, être utile à tous, et non à quelque cas
particulier, comme peut l'être une histoire suivie.

Quoique je n'aie pas divisé ce livre, il pourrait l'être en trois
parties, car j'ai suivi un classement progressif autant que possible. Je
commence par l'éducation du bébé, pour le suivre dans son développement
physique et intellectuel; après l'éducation, je m'occupe de
l'instruction à donner aux garçonnets et fillettes, et je termine enfin
par l'éducation de l'adolescent, qui conduit à son entrée dans le monde.



CHAPITRE I

LES ENFANTS D'AUJOURD'HUI. L'ÉDUCATION.


Je ne suis pas encore, cependant, tout à fait une vieille femme, eh
bien, c'est étrange, je me prends souvent à dire: c'était mieux il y a
vingt ans!

Mais si je le dis, je crois que c'est aussi la vérité, et les affreux
résultats de cette différence, ceux qui en sont cause, les subiront dans
une vingtaine d'années; je veux parler de l'éducation des enfants.

Il faut une période de quarante ans, environ, un demi-siècle, pour que
des changements bien radicaux se produisent dans les mœurs et les
allures, changements qui ne peuvent arriver qu'insensiblement. C'est
pourquoi on a entendu et entendra les grands parents de tout temps
récriminer; c'est que toujours tout a changé, et à mesure que nous avons
avancé dans la civilisation, comme l'ancienne Rome, nous avons avancé
dans la connaissance de l'arbre du mal; ne s'appelle-t-il pas aussi
l'arbre de la science? Hélas! oui, la science, que l'on reçoit
aujourd'hui en lieu d'éducation, sans parvenir à remplacer celle-ci.
S'il était dévolu à l'homme d'être parfait, il les posséderait toutes
les deux; on en trouve des exemples, mais rares: la science étouffe les
sentiments.

Je me demande aussi si le bien n'est pas plus étendu qu'on ne le croit.
Le mal fait tant de bruit, comme toutes les minorités, qu'on n'entend
que lui, parce que la majorité, le Bien, est calme. Je me pose cette
question devant les lettres si nombreuses que je reçois, exprimant comme
une soif de morale.

Si je m'en rapportais aux récriminations qui courent, je m'arrêterais,
hésitante, me demandant si je ne hasarde pas trop, et si grand nombre de
mes lectrices ne jetteront pas loin d'elles ces feuilles où elles
trouvent une critique si sévère de leur conduite. Mais il paraît qu'il y
a encore assez de femmes vertueuses et sincères, grâce au Ciel, pour
fournir à une œuvre morale un contingent de lecteurs; et certes, sans
tapage, en catimini, que de volumes essentiellement moraux et devant
leur principal succès à ce mérite positif, se publient à un nombre
d'exemplaires que n'ont jamais atteint ces ouvrages à scandale dont on
crie si haut le succès!

Il est difficile de parler éducation sans s'attaquer, indirectement, il
est vrai, aux parents; ce sont des conseils qu'on leur offre, mais
parfois ces conseils peuvent les choquer comme un blâme, s'ils se
sentent en faute, c'est-à-dire, ont l'idée invétérée de ne pas changer
de manière d'agir.

La fureur, maintenant, est de gâter les enfants, de les laisser
indépendants. «Ça viendra tout seul,» «il a le temps!» «Jamais on ne m'a
rien dit, et je ne suis pas plus mal pour cela.» Ah! voilà, la grande
phrase! le grand dada. C'est l'orgueil, la personnalité qui domine!
Quelques parents ont le bon sens de dire: «J'ai été mal élevé, je ne
veux pas que mes enfants soient comme moi.» Beaucoup d'autres pensent
qu'il suffit qu'on leur ressemble.

Cela me rappelle une Américaine que je rencontrai à une table d'hôte,
pendant la guerre de 1870, à Bruxelles; elle était phtisique au dernier
degré, sa figure était recouverte d'une épaisse couche de blanc et de
rouge, afin de lui enlever l'aspect cadavérique naturel et que l'on
pouvait apercevoir sur son long cou décharné. Elle mélangeait à tous ses
aliments du poivre rouge, du gingembre, du vinaigre et autres
assaisonnements pimentés à l'excès; elle ne se couchait jamais avant
deux heures du matin; elle engageait ses voisines à l'imiter, et comme
nous répondions que ce régime abîmait la santé, elle nous répondit:

--C'est une erreur; voyez, moi!

En même temps, une forte quinte la secouait, ses yeux fiévreux et
bistrés s'enfonçaient, sa frêle taille s'ébranlait. Il était difficile
de se retenir de lui répondre: «Je serais bien fâchée de vous
ressembler!»

Que de parents disent: «Voyez, moi! J'ai toujours été mauvaise tête
comme mon fils; je n'ai jamais voulu rien apprendre!... Eh bien, je m'en
suis sorti tout de même!

--Moi, je n'ai jamais aimé le ménage; ma fille me ressemble! Il m'a été
impossible de tout temps de coudre un point, et de rester un jour sans
sortir...

--Elle est un peu moqueuse, c'est vrai, reprend une autre, c'est un
défaut qu'elle tient de famille; nous avons trop d'esprit. Elle ne fait
pas grand mal!»

Que dire? que répondre? sinon s'incliner bien bas en parodiant la
chanson de Nadaud:

... Vous avez raison!

L'erreur greffée sur l'orgueil humain est indéracinable, et voilà
pourquoi le mal fait sans cesse des progrès.

Il est donc résolu de laisser les enfants s'élever eux-mêmes; à eux de
choisir la religion qu'ils veulent suivre, la carrière, les sentiments!

Aussi, dans toutes les classes, chez le millionnaire comme chez
l'ouvrier, l'enfance se gangrène; l'enfance n'existe plus; il n'y a que
de petits hommes, de petites femmes, sauf la raison que donne
l'expérience des années.

Voyez le gamin de la rue, non pas le voyou seulement dont le défaut
d'éducation pourrait servir d'excuse, mais l'enfant des commerçants, dès
le plus bas âge: il est hardi et insolent; il ne connaît pas le respect
qu'il doit aux gens âgés et qui sont ses supérieurs! il est impossible
de lui en imposer, s'il lui plaît de vous insulter. Il se sait soutenu
par ses parents. Que sera sa hardiesse à vingt ans?

Et la fillette qu'un équipage fringant va promener, sa morgue, son
impertinence n'ont pas de limites; elle parle argot et affecte les
allures de l'actrice... Sa mère, son père même, l'adorent ainsi! Les
parents sont beaucoup trop aveugles, mais c'est l'amour-propre et non
l'amour paternel qui leur met un bandeau sur les yeux. Cet enfant, qui
est à eux, fait à leur image, ne peut être, ne doit être qu'une
perfection!

Certes, il y a des exceptions, beaucoup d'exceptions; si, autour de moi,
je connais bon nombre d'enfants mal élevés, je pourrais prendre modèle
sur d'autres bien charmants; je n'aurais qu'à jeter les yeux sur telle
ou telle famille que je connais, dans le commerce, dans la bourgeoisie,
où une mère sensée, industrieuse et active a su élever ses filles à son
côté, les accoutumer au travail, à la docilité, leur faire conserver la
simplicité, la douceur, la modestie de la jeunesse, et leur a appris à
respecter la vieillesse, à écouter ceux qui en savent plus qu'elles.

Oui! il y a encore des pères qui savent dresser leurs fils, quoiqu'il
puisse leur en coûter à rester sévères, sans cesser d'être tendres; qui
élèvent leurs enfants en vue du bonheur de ces enfants et non du leur;
et ces fils, enseignés à aimer le foyer domestique, à être prudents dans
leurs amitiés et dans leurs affaires, se laissent guider par une main
expérimentée et arrivent aux meilleures positions.

Mais, pour obtenir ces résultats, il faut se vaincre, se donner de la
peine, voir le devoir avant tout, et mettre souvent de côté le plaisir,
la lassitude... et surtout le faux amour-propre.



CHAPITRE II

NOTES D'UNE MÈRE SUR L'ÉDUCATION DES ENFANTS.


L'éducation de l'enfant commence, on peut dire, dès sa naissance; il est
même avéré que, dans le lait de sa nourrice, l'enfant suce avec la force
et la santé, au physique, une certaine dose de qualités morales et
d'intelligence; cette pensée devrait faire réfléchir les mères avant de
confier leurs enfants à des mains mercenaires.

Je m'émerveille toujours quand je vois des pères avoir plus de confiance
dans des nourrices dont ils ne connaissent les antécédents matériels ni
intellectuels que dans leurs propres femmes. Avouons que ce n'est pas
flatteur! Cela provient de ce qu'on est toujours porté à admirer ce
qu'on ne connaît pas!

Il n'y a qu'un cas où une femme est obligée de renoncer à nourrir son
enfant, c'est celui de maladie sérieuse, avérée. Mais il n'entre pas
dans mon plan de traiter ce sujet, pas plus que celui de l'hygiène de
l'enfance; je laisse ce soin au docteur Brochard, connu de la plupart de
mes lectrices, et dont c'est la compétence; je me réserve à l'éducation
spéciale et, sur les demandes de mes correspondantes, je voudrais leur
dire «comment doit être une petite fille de cinq ou six ans, bien
élevée», puisque c'est ainsi que m'est posée la question.

Il est bien difficile d'indiquer une méthode pour bien élever les
enfants, car cela dépend du caractère de l'enfant, des caractères des
parents et des circonstances dans lesquelles on se trouve.

Il y a des parents qui semblent incapables de bien élever les enfants,
et cependant ils en font des perfections, tandis que d'autres, ayant
étudié le sujet sous tous ses aspects, et se croyant bien forts,
réussissent fort mal, tellement le caractère humain défie tous les
partis pris.

Une petite fille bien élevée ne doit être ni sauvage ni trop hardie, je
dirai presque trop aimable.

Je crois qu'une enfant un peu sauvage est préférable, car cette
sauvagerie, cette timidité se dissiperont avec le temps, tandis que la
hardiesse s'accroîtra et deviendra insupportable.

Ce qu'on appelle une enfant terrible, est, en général, une enfant gâtée,
que sa mère emmène partout avec elle, sans se contraindre ni la
contraindre, à la moindre gêne. L'enfant entend tout, voit tout,
s'habitue à parler de tout; elle dit des choses drôles que l'on
applaudit, ce qui l'encourage à parler encore davantage, à dire tout ce
qui lui passe par l'esprit, et elle s'habitue à ce qu'on admire tout ce
qu'elle dit. Si, parfois, on la fait taire, comme elle n'en pense pas
moins, elle devient hypocrite, dissimulée, menteuse...

Ce qu'il faut obtenir, c'est que l'enfant reste naïve, qu'elle ne pense
pas à ce qu'elle ne doit pas penser.

J'ai connu bien des enfants terribles, bien des enfants désagréables, et
d'autres aussi bien élevés, du moins qui en avaient l'apparence; car la
bonne éducation n'est pas toujours sincère.

Marie, à six ans, lit et écrit et commence à conjuguer ses verbes; elle
commence aussi le piano, joue déjà un grand morceau, et déchiffre
l'album de Bleuettes, de M. Schmoll; c'est une petite fille bien
portante, sans être d'une santé exubérante; elle a bon appétit aux
heures voulues, car les règles d'hygiène sont exactement suivies: elle
se couche à huit heures du soir, sans exception, se lève à six heures du
matin, même en hiver; les ablutions sont toujours faites à l'eau froide;
en été, la promenade a lieu à huit heures du matin, en mangeant la
tartine qui compose le premier déjeuner; cette promenade consiste à
aller au bon air, en jouant au cerceau et au ballon dans les prés, où se
cueillent des pâquerettes; puis, quand le soleil monte, on apprend sa
leçon au grand air; on rentre à onze heures et du meilleur appétit on
déjeune d'un beefteak ou d'une côtelette saignante. Le piano vient comme
recréation après le déjeuner; l'après-midi se passe, à l'abri de la
chaleur, à faire les devoirs et prendre les leçons; le goûter consiste
en un morceau de pain sec ou une tartine très légère de fromage blanc ou
de confitures, ou encore en _bons_ fruits, cerises, groseilles, etc.
Vers cinq heures, récréation jusqu'au dîner. Après dîner, promenade ou
jeux et coucher à huit heures.

En hiver, les leçons se prennent le matin; la promenade a lieu après le
déjeuner de midi; cette promenade se passe en jeux de corps; Marie a
surtout cette naïveté, cette fraîcheur d'impression qui fait le charme
de l'enfance et aussi de l'adolescence. Les parents, les professeurs,
les gens âgés quels qu'ils soient, sont, à ses yeux, des êtres
supérieurs avec lesquels elle ne discute pas; tout ce qu'ils font est
bien. Devant eux, elle n'ose bouger ni parler; elle écoute, questionne
peu, et répond quand on la questionne; elle se tient tranquille et
respectueuse. La toilette se résume pour elle dans la propreté; et
lorsqu'on lui demande si une autre petite fille est bien gentille, c'est
pour elle le synonyme de bonne. Sa pensée sérieuse est de satisfaire ses
parents, de les rendre heureux; ses projets sont d'arriver à être très
savante, à bien travailler; son grand désir est de bien jouer, bien
s'amuser. Quant à faire de l'esprit, à critiquer, elle n'y songe pas.

Julie a tous les dehors de Marie, sauf qu'elle est pâle et mince et a un
petit air rusé et concentré; elle sait faire la dame, et bien se tenir,
mais ce n'est que par hypocrisie; ça lui est imposé. C'est une sournoise
qui attend que sa mère ou sa bonne ne soient pas là pour pincer sa sœur.

Fanny n'est pas élevée du tout; pas de tenue, pas d'heures d'étude; elle
a six ans, elle ne sait pas lire; elle voudrait bien jouer du piano,
mais elle ne peut arriver à apprendre les principes. Elle est grande et
forte et paraît dix ans. Elle est d'une santé exubérante; sa mère craint
de la fatiguer, et lui fait prendre un exercice qui ne fait que
l'enforcir au physique, et l'abrutir au moral. Elle ne peut supporter
aucune gêne, aucune contrariété; elle sera toujours très en retard dans
ses études; elle n'a aucun maintien; elle est fort belle enfant, et,
comme on le lui répète à l'envi, elle sait fort bien montrer ses jambes,
et sauter très haut devant les messieurs. C'est un garçon en jupon.

Alix est une futée; avec ses grands yeux enfiévrés, son petit corps
mignon, la petite gâtée est un vrai démon d'esprit, elle saisit tout et
apprend tout, caresse tout le monde et passe de main en main comme un
petit chien ou un bibelot curieux; il est impossible d'avoir une
conversation sérieuse en sa présence, sans qu'elle vienne vous
interrompre; il faut toujours s'occuper d'elle et l'admirer. Elle
cherche, cherche, et vous lance au visage une observation, souvent plus
impertinente et désagréable que spirituelle.

--Madame, pourquoi tu portes un chignon noir quand hier tu avais des
cheveux blancs?

La mère gronde.

--Veux-tu bien te taire!

Mais quand la dame est partie et que le mari rentre, elle lui raconte en
riant comme la petite est observatrice, et elle embrasse l'enfant, en
lui disant:--Tu as bien fait, va, ma chérie, de lui dire cela! Elle a
été bien attrapée!

L'oncle, le parrain, le vieux cousin, tous gâtent l'enfant à l'envi,
l'excitant à dire des mots drôles, et le soir, lorsqu'il y a du monde,
on a toute la peine du monde à obtenir qu'elle aille se coucher à dix ou
onze heures du soir; il faut l'emporter moitié en pleurs, moitié
endormie; on la lève à huit heures le lendemain, pâle, fatiguée; le
déjeuner succulent la tente peu; on ne sait que lui offrir pour éveiller
son appétit; c'est une petite femme en herbe, déjà nerveuse,
capricieuse, coquette, mais que la fièvre dévore avant l'âge.

Il serait bien difficile de dire ce que deviendront ces petits
caractères, quand ils se développeront; mais quand on fait parler un
enfant, qu'on l'observe, qu'on l'étudie avec l'intention d'en déduire
son caractère futur, on trouve si rarement la fleur d'innocence et le
caractère sincère et bien intentionné, qui sont les bases d'une
existence vertueuse et bonne, qu'on n'est plus étonné de toutes les
vilenies qu'on rencontre dans le monde. En étudiant l'enfance, on peut
prédire ce que sera l'avenir.

Il n'y a rien de plus délicieux au monde et qui ne vous ouvre l'âme à
plus de délices qu'une enfant telle qu'elle doit être.



CHAPITRE III

LES BESOINS ET LES PLAISIRS DE L'ENFANCE.


La plupart des parents de la génération actuelle ne comprennent pas les
besoins de l'enfance.

Ils répètent à satiété que leur père et leur mère ne se souviennent pas
d'avoir été jeunes, et eux-mêmes ne se souviennent pas d'avoir été
enfants, ne se rappellent pas les soins que l'on a pris d'eux; on ne
peut nier que l'éducation des enfants a subi des modifications
importantes, quelques-unes au grand avantage de ceux qui en sont
l'objet, d'autres provenant de l'égoïsme le mieux entendu. Le
démaillottage, pratiqué d'ailleurs de longue date par les mères
intelligentes, se propage heureusement, et les préjugés nuisibles se
détruisent; mais du désir de fortifier l'enfant en lui faisant une
éducation physique un peu forte, on tombe dans l'égoïsme en délaissant
de s'en occuper.

Rien n'est meilleur pour un enfant qu'une forte éducation au physique
comme au moral, mais elle n'imprime nullement qu'on le délaisse pour
cela à lui-même, pas plus au moral qu'au physique.

Le développement physique ne consiste pas à devenir agile comme un petit
singe, à monter dans un omnibus et à en descendre pendant qu'il marche,
avec des jambes grêles, de même que je ne regarde pas comme un
développement moral bien utile celui de donner des reparties
malicieuses, de se moquer plus ou moins spirituellement de choses
respectables.

Il est évident qu'aujourd'hui on ne comprend pas les besoins de
l'enfance, pas plus que ses plaisirs. Pour qu'un livre pour enfants ait
du succès, on exige d'abord que les parents le puissent lire avec
plaisir; or, il est absolument impossible que ce qui a de l'attrait pour
un esprit de trente ans, en ait pour une intelligence vieille de six
années, et non seulement de l'attrait, mais de l'utilité.

On se figure moraliser par une histoire romanesque, où tous les
personnages sont revêtus de la plus haute vertu à peu d'exceptions, et
lesquelles absolument abhorrées; il en résulte que les enfants sont
appelés à faire des comparaisons très fâcheuses à l'égard de leurs
parents.

Ils s'aperçoivent des défauts de ceux-ci, se regardent très malheureux
pour ce motif, et de là la leçon est complètement perdue. Dans les
contes de Mmes Guizot, de Bouilly, de Berquin, etc., on s'y occupait
bien davantage des enfants que des parents; les premiers seuls étaient
en scène avec leurs défauts à corriger, leurs qualités à acquérir,
défauts et qualités d'enfants. C'était l'histoire de la _petite fille
pressée_, de la _petite gourmande_, de la _désobéissante_, etc. Les
enfants trouvaient à chaque ligne des morales contre leurs défauts; à
force de vouloir raffiner et perfectionner, on tombe dans l'excès
contraire.

A l'égard des plaisirs, les enfants ambitionnent d'imiter les grands, il
faut leur laisser ce plaisir, tout en le comprimant dans ce qui pourrait
être nuisible. L'enfant qui ne désire pas être grand et vieillir, n'est
plus un enfant, car pour connaître le prix du jeune âge, il faut être
déjà désabusé, désillusionné de la vie. Maintenant bien des enfants, des
fillettes surtout, apprécient parfaitement la valeur d'être jeunes, et
ne souhaitent en aucune façon quitter leur fourreau court pour la robe à
panier ou la traîne de la sœur aînée. C'est vers douze ans que cette
science précoce commence, eh bien! les plus jeunes, qui heureusement ne
la possèdent pas encore, conservent ce désir d'imiter papa et maman.
Pour les satisfaire, maman consent à leur mettre de la poudre de riz, à
flatter leur amour-propre, par des vêtements aussi riches que les siens,
et en leur passant des caprices comme les siens aussi; imitations fort
nuisibles.

Quant à celles qui ne le sont pas, on les supprime parce qu'on ne les
comprend pas; exemple: il existe aux Champs-Elysées des petites voitures
traînées par des chèvres qui font le bonheur des bébés; il y avait jadis
un petit omnibus, une petite calèche, et c'était un grand bonheur pour
les enfants d'avoir à leur taille ce que leurs parents ont. J'ai connu
une toute mignonne petite fille, encore à l'âge où l'on porte la petite
douillette bleue et la petite capote à bavolet; à peine si elle
commençait à marcher, et le secret désir de ce petit être était de
monter dans le petit omnibus; elle allait dans de grandes calèches avec
ses parents, mais on la tenait sur les genoux; dans les grands omnibus,
si elle y avait été, cela aurait été dans les bras de sa bonne; mais
quel plaisir de monter dans le petit omnibus aux chèvres! On acquiesce
avec plaisir à sa demande; elle va donc enfin jouir de la douce
sensation de passer sur ces marches, d'entrer par cette petite porte, de
marcher entre les deux rangs «jusqu'au fond»; quelle volupté!

--Près de la porte, n'est-ce pas fillette? lui dit son père.

--Non, au fond! balbutie l'enfant qui parle à peine.

Alors, il enlève le bébé dans ses bras, et le passe en riant à travers
la fenêtre de l'omnibus. Oh! désespoir concentré de la pauvrette, qui
retient ses larmes pour ne pas faire voir à son père qu'il lui a gâté
son plaisir; entrer par la fenêtre, quelle honte! entrer comme une
poupée, au lieu de faire la grande demoiselle! Eh! bien, aujourd'hui, on
a voulu raffiner ce plaisir charmant des enfants, on a remplacé
l'omnibus et la calèche par une corbeille, où l'on assied en rond les
voyageurs; cette corbeille est ornée de fleurs, et l'aspect des bébés
dans une corbeille de fleurs est ravissant de poésie, mais je doute fort
que les bébés y trouvent autant de plaisir!

Les parents commencent par se satisfaire à eux-mêmes. Ils emmèneront
leurs enfants au théâtre avec eux, mais ne les accompagneront pas à
Robert Houdin. Ils les rendront agiles, afin de n'avoir pas à s'occuper
d'eux, mais non dans le but de les rendre forts et courageux. Ils leur
donneront de la science et non du cœur; puis ils se plaindront, quand
ils seront vieux, de les trouver, égoïstes, durs ingrats.

La plupart du temps, ce sont les domestiques qui sont chargés de la
première éducation; quel triste exemple dans ces affaires jugées par les
tribunaux! Cette bonne qui martyrisait les enfants que sa maîtresse lui
laissait du matin au soir, pendant qu'elle-même allait à son travail!
Mais gagnait-elle seulement de quoi payer sa bonne? C'est qu'elle
préférait ses travaux qui lui apportaient de la distraction à s'occuper
de sa maison et de ses enfants; ce qui eût été plus triste, plus terre à
terre.

Il est vraiment triste qu'une femme ayant des enfants soit obligée
d'aller travailler au dehors; il semble que si son mari n'est pas assez
fort pour subvenir aux besoins de sa famille, elle pourrait trouver un
travail à faire chez elle. Mais on n'aime pas à se gêner, même pour ses
enfants.

Telle autre mère dont la lamentable histoire s'est déroulée aussi devant
les tribunaux, ayant une conduite fautive, faisait élever sa fille loin
d'elle, pour qu'elle n'eût pas son mauvais exemple. Pourquoi ne se
rangeait-elle plutôt?

Les jeunes femmes ont facilement confiance. Dernièrement je fus témoin
de la scène suivante:

C'était une jeune gouvernante; elle avait de doux yeux bleus, des
cheveux blonds soyeux, son petit chapeau noir fermé la coiffait
gentiment, un voile loup tombait un peu plus bas que sa bouche, tiré
soigneusement sur son visage; elle retenait gracieusement d'une main sa
mantille, dans l'autre elle avait pris la main d'un bébé ravissant, âgé
de quatre ans environ, pendant que l'aîné, qui n'avait certainement pas
six ans, donnait la main à son petit frère; elle se disposait à
traverser ainsi en courant le large boulevard Haussmann, au carrefour de
l'église Saint-Augustin, sillonné en cet endroit par des tramways venant
de tous côtés, de nombreuses lignes d'omnibus, des charrettes, des
voitures en multitude. D'ailleurs, la rareté des voitures ne fait
quelquefois qu'augmenter le danger, car elle endort les précautions. Une
voiture arrive rapidement par un tournant ou sort d'une porte, on court,
on s'affole et le malheur est arrivé. Un homme d'un certain âge, sur le
refuge en face, examinait à travers son binocle la jeune fille, qui,
parfaitement consciencieuse de cet examen, rougissait, se troublait et
se préoccupait beaucoup plus du monsieur et d'elle-même que des enfants.
La mère qui lui confie ses deux bébés, sait qu'elle est incapable de
leur faire du mal; elle est bonne, pure, une vraie perle; mais si,
pendant qu'ils vont traverser, une voiture survient trop vite, qu'un
passant se jette brutalement dans le petit groupe, les mains des deux
enfants se séparent, et le bébé éperdu est renversé sous la voiture; ah!
certes, la pauvre gouvernante est désespérée, elle souffre sincèrement,
elle s'évanouit, car elle se demande comment elle affrontera la vue de
sa maîtresse! mais le malheur n'en est pas moins arrivé.

Journellement on voit les mêmes imprudences se renouveler; les bonnes,
les gouvernantes, et, faut-il l'ajouter, les mères parfois, ne
comprennent pas ce que c'est qu'un enfant. On veut qu'il ait de la
raison.

La plupart du temps, aujourd'hui, on ne donne plus la main aux enfants;
vous voyez des petites filles de cinq et six ans courir dans les rues de
Paris, devant et derrière leurs mères, leur petit parapluie à la main,
s'il pleut.

--Il est bon que les enfants apprennent de bonne heure à se suffire à
eux-mêmes, dit-on.

Oui! mais il faut le leur apprendre, et on ne fait rien pour cela. Il
faut se donner la peine de les gronder en temps opportun et pour des
faits qui les concernent bien eux-mêmes et ne servent pas seulement à
nos aises.

Élever les enfants est certainement une tâche difficile sous bien des
rapports; et pour former un caractère, que de peine doit-on prendre! Je
me dis cela souvent, en regardant jouer des petites filles avec leurs
compagnes. Quelle différence dans les caractères, et comme on peut tirer
de petits faits de grandes déductions!

Voici Juliette et Gabrielle qui sautent et gambadent; mais, ô terreur!
elles glissent sur l'asphalte et s'étalent, s'entraînant l'une l'autre,
car Juliette s'est cramponnée à Gabrielle; celle-ci est tombée sur les
genoux et a dû se faire du mal, cependant elle se relève précipitamment,
regarde autour d'elle pour voir si on l'a vue.

La mère, qui était devant, se retourne et la voit déjà debout:

--Tu es tombée! s'écrie-t-elle alarmée.

--Oh! à peine ai-je touché la terre, s'écrie l'enfant en riant, quoique
des larmes de douleur brillent dans ses yeux.

--Tu t'es fais mal, dis-moi où.

--Mais non, mère, je t'assure! Ne dis donc rien!... tout le monde nous
regarde. Allons-nous-en vite!

Et elle s'échappe en courant dans une allée latérale; arrivée derrière
un gros arbre, auprès d'une fontaine, elle soulève le bord de son
pantalon et découvre une bosse rouge, sur laquelle elle applique de
l'eau fraîche, en se cachant.

Il est évident que le caractère de Gabrielle est énergique, fier et bon;
il n'est ni égoïste, ni mou.

Qu'a fait Juliette pendant ce temps? Elle s'est laissée aller assise, et
comme elle n'a que six ans, de même que sa compagne elle n'est pas
tombée de bien haut et ne s'est pas fait grand mal. Cependant elle
pousse des cris perçants et reste à terre.

Tout le monde s'empresse autour d'elle. Sa mère la prend par un bras et
la relève rondement.

--Allons, maladroite, sotte! relève-toi!

--Mais elle s'est peut-être blessée grièvement, ma chère, fait observer
la maman de Gabrielle, qui juge par sa fille: où t'es tu fait mal, mon
enfant?

Et comme la petite continue à hurler sans répondre:

--Voyons, où? répète la dame alarmée; à la hanche?

--Je ne sais pas! hi! hi!

--Vous ne la connaissez pas, ma chère, elle pleure pour un rien, ne
faites donc pas attention... Allons, viens; tu vois, on fait cercle
autour de nous! dit la mère.

Et elle cherche à l'entraîner.

--Hi! hi!

--Tu ne peux donc pas marcher?

--Je ne sais pas! hi! hi!

--Essaie.

Juliette avance un pied, puis l'autre, et paraît tout étonnée de pouvoir
marcher; mais elle se suspend au bras de sa mère et ne veut plus courir
avec sa compagne, qui lui demande avec intérêt où elle a mal.

On rencontre à la porte de la maison le papa de Juliette, qui arrivait.

--Papa! papa! hi! hi!

--Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie?

--Je suis tombée!

--Tu es tombée!... oh!... tu t'es fait mal?

--Oh! oui! hi! hi!

--Tu ne la tiens donc pas par la main! dit le père à sa femme d'un ton
de reproche; tu ne surveilles pas assez cette enfant, il lui arrivera
malheur!

Il prend la petite dans ses bras et la monte l'escalier.

Il l'assied sur le canapé.

--Où t'es-tu fait mal, dis-le à papa, ma chérie? Nous allons y mettre
des compresses; où, où?

--Ça ne me fait plus bien mal, dit l'enfant, qui ne se soucie pas de
compresses; mais... j'ai un peu mal là, et elle montre son estomac.

--Prépare-lui le quart d'un verre d'eau de fleurs d'oranger avec
beaucoup de sucre, Thérèse, ça la remettra.

Un éclair de joie brilla dans les yeux de Juliette; elle se coucha sur
la poitrine de son père et se fit câliner.

--Gabrielle aussi est tombée, fit observer Mme Thérèse, en mettant du
sucre dans un verre.

--Oh! madame! s'écria Gabrielle d'un air fâché; il n'y avait pas besoin
de le dire! Je ne suis presque pas tombée, vous n'avez même pas eu le
temps de me voir à terre!

--Vous êtes-vous fait du mal?

--Jamais je ne me fais du mal, moi! je tombe, me relève; ça ne vaut pas
la peine qu'on y fasse attention.

--Oui! elle est robuste comme un petit cheval, cette petite Gabrielle!
remarqua le père de Juliette.

Cependant Gabrielle était mignonne et pâle auprès de sa fille, si forte
et si rouge.

--Qu'est-ce que je vois donc là, cependant? fit la mère de Gabrielle, en
soulevant du bout de son ombrelle le bord de la jupe courte de sa fille,
laquelle, assise sur une chaise haute, laissait un peu voir ses jambes
nues au-dessus des chaussettes. Une large tache violacée apparaissait
au-dessous du genou.

--Oh! ce n'est rien! un petit bleu, dit-elle en ramenant sa jupe bien
vite.

--Comment donc! un petit bleu! Mais vous auriez pu vous faire beaucoup
de mal! dit le père; _vous auriez pu_ vous casser la jambe! _vous auriez
pu_ vous luxer le genou... Prenez garde! je vous engage à veiller à
cela, il _pourrait bien_ se former un phlegmon... c'est excessivement
grave... Quand j'étais au collège, j'ai eu un de mes camarades qui a
fait une chute de ce genre, et il a fallu lui faire l'amputation... il
en est mort!

La mère de Gabrielle était devenue triste et pâle en entendant ces
fâcheux pronostics.

--Gabrielle, je veux que tu te soignes!

--Mère! j'y ai déjà mis de l'eau fraîche...je veux bien en mettre
encore, mais je t'assure que je ne sens plus rien et il ne vaut pas la
peine de tant s'occuper de moi!

--Je ne sais pas pourquoi tu ne veux jamais qu'on s'occupe de toi quand
tu tombes!

--Je suis en colère contre moi! c'est si bête! si maladroit!... Montre
donc tes bleus, Juliette?

--Non! répondit la petite gâtée en se pressant contre son père; c'est
bien laid ton bleu! je ne voudrais pas l'avoir!

--Voulez-vous un peu d'eau de fleurs d'oranger, Gabrielle?

--Oh! merci, madame... je vais boire de l'eau pure et tremper mon
mouchoir dans le restant du verre pour faire une compresse... C'est-y
bête de se jeter par terre comme ça! Imbéciles de jambes, va!--et elle
tapait sur ses mollets--je vous apprendrai à ne pas mieux vous tenir!...
encore, c'était un chemin tout uni!

--Comme ce doit être froid! dit Juliette en regardant la compresse que
sa petite amie s'appliquait, et tout en sirotant le sucre dans l'eau de
fleurs d'oranger.

De tels caractères sont difficiles à métamorphoser par l'éducation; on
peut cependant y arriver. Livrées à elles-mêmes, Juliette et Gabrielle
deviendront, il est facile de le deviner, la première une
petite-maîtresse égoïste et toujours geignante, l'autre une fille
dévouée, énergique, ne s'occupant jamais d elle.



CHAPITRE IV

LES BONNES.


Que d'abus, que de victimes les illusions, la légèreté, l'ignorance,
peuvent occasionner, mais non excuser! Malheureusement tout concourt
souvent à entretenir et à confirmer ces illusions et ces ignorances.

Une voix s'élève-t-elle de temps à autre pour combattre les erreurs,
elle est étouffée ou oubliée bientôt.

Le docteur Brochard a dit et répété combien les nourrices et les bonnes
maltraitaient ou pervertissaient les pauvres petits enfants qui leur
étaient confiés; pour moi, je voudrais pouvoir inculquer cette méfiance
dans le cœur de toutes les mères; au risque de me répéter encore, je
veux faire une nouvelle campagne à ce sujet.

Existe-t-il une cause plus intéressante que celle de ces pauvres bébés?
Oh! je ne viens pas, mesdames, vous parler des malheureux petits
Chinois, que leurs parents jettent à la voirie, ni des enfants orphelins
à recueillir par la charité et si dignes de pitié; je veux seulement
attirer votre attention sur vos propres enfants, ceux qui sont nés de
votre chair et de votre sang, ceux qui sont là tout auprès de vous,
tendant leurs petites lèvres roses toutes gonflées, et leurs petits bras
blancs potelés vers vous, et qui voudraient vous dire s'ils le
pouvaient:

--Maman! donne de l'argent pour sauver les petits Chinois, tant mieux!
que le bon Dieu me le rende, mais donne ton temps à la surveillance de
ton bébé... et n'accorde pas ta confiance illimitée en la nourrice ou en
la bonne.

Je ne voudrais pas m'attirer l'aversion des bonnes, et paraître chercher
à dénigrer cette classe de femmes, parmi lesquelles il peut y avoir,
comme dans toutes les classes, mais moins dans celle-ci que dans
d'autres par suite des circonstances, des cœurs d'or et dévoués. Mais,
en ne prenant même que ces derniers, vous ne pouvez nier que par le
défaut d'éducation, par le milieu généralement campagnard, sinon
vicieux, où la bonne et la nourrice ont été éduquées, enfin par la force
des choses, la meilleure de toutes est brutale sans en avoir conscience,
dénuée de délicatesse dans ses paroles et dans ses actions, et votre
enfant, ce trésor, né de parents citadins, fortunés, c'est-à-dire
délicats, ne peut supporter sans mauvais résultats d'être traité comme
un enfant né dans d'autres conditions, et pour lesquelles la nature
l'aurait doué d'une constitution _ad hoc_ et dont l'éducation doit
répondre à l'avenir.

C'est pourquoi la meilleure des bonnes ou des nourrices ne peut élever
un bébé comme le ferait sa mère. Le plus que vous pouvez exiger d'elle,
sans même l'espérer, est qu'elle agisse comme s'il s'agissait de son
propre enfant; or, regardez autour de vous, et voyez comme elles
agissent envers leurs propres enfants!

Citer des exemples entraînerait trop loin, mais l'imagination ne pourra
jamais exagérer ce qui se passe entre les bonnes et les enfants.
J'aurais presque crainte, sinon horreur, de raconter certains faits, de
peur d'en suggérer l'idée! On a vu des bonnes adorant les enfants qui
leur étaient confiés, leur donner l'habitude de boire des liqueurs pour
les satisfaire...!

Une, qui buvait de l'eau-de-vie en cachette de sa maîtresse, en frottait
légèrement les lèvres de l'enfant, qui y prenait grand plaisir et lui
fit ainsi contracter le vice de l'alcoolisme!

Il serait à désirer que les maris et les mères n'appréhendassent pas
autant de dévoiler aux jeunes femmes certains vices, afin de les
éclairer sur les dangers à éviter.

Mais j'entends ici maintes voix s'élever:

--Oh! j'ai une excellente vieille bonne! je puis avoir la plus grande
confiance en elle!

--La mienne est une fille douce et honnête, qui n'a aucun vice.

--Celle-ci a élevé des enfants dans les meilleures maisons!...

Les jeunes femmes ont facilement confiance, d'abord parce qu'elles n'ont
pas l'expérience du mal, triste expérience, hélas! qu'on acquiert avec
les ans et toujours trop tard! ensuite, elles ont le caractère indécis
et faible; quittant la tutelle paternelle pour entrer sous le joug
conjugal, l'obéissance, la douceur sont de leurs principales qualités;
leur bonne, leur nourrice sont plus âgées qu'elles, en savent plus
qu'elles sur bien des points: elles cèdent et se laissent dominer.
Ensuite encore, la confiance s'accorde d'autant plus facilement que
c'est un soulagement pour les caractères légers qui aiment bien à se
décharger des corvées ennuyeuses.

La jeune femme donne un coup d'œil de temps à autre à la _nursery_; elle
aperçoit tout bien en règle. Plus une bonne est une maîtresse femme,
plus elle a d'aptitude pour réglementer seule, sans surveillance, plus
elle est à craindre pour l'enfant.

Comment une mère peut-elle souffrir qu'on morigène, qu'on caresse son
enfant à sa place? Comment peut-elle renoncer pour... pour qui? grand
Dieu! pour un monde... indifférent! à essuyer ces grosses larmes que les
gronderies font couler, à entendre cette petite voix implorer son
pardon; à donner une petite correction même, toujours mesurée par
l'amour maternel, puis à voir ces ris faire des fossettes aux joues
roses, à démêler ces fins cheveux encore si faibles, à chausser ces
pieds si mignons et si vifs!

Petite fille, cette femme a aimé à habiller sa poupée, à la bercer, et
aujourd'hui que Dieu met entre ses mains une poupée vivante bien
autrement intéressante que celle aux yeux d'émail, où il y a plus qu'un
corps à soigner, mais une âme à former, elle s'empresse de confier ce
précieux trésor à une femme à laquelle elle n'aurait certainement pas
voulu confier sa poupée de bois!

Pour se rendre compte du peu de confiance qu'il faut mettre dans les
domestiques même les plus éprouvés, il n'y a qu'à parcourir les jardins
publics, et on s'étonnera que là où il y a des gardiens pour empêcher de
maltraiter les chevaux, on ne songe pas à en mettre pour empêcher de
maltraiter les enfants!

Que d'accidents funestes sont dus, sans qu'on le sache jamais, à la
malveillance ou simplement à l'ignorance des domestiques auxquels on
confie les bébés! Lésion du cerveau, idiotisme, déviation de l'épine
dorsale, bras et jambes démis, mort souvent, hélas! anémie, fièvres
typhoïdes, maladies diverses et horribles, dartres, etc., puis
infirmités morales, caractères faussés, pervertis dès l'enfance,
dépravation de mœurs et de sentiment, etc.!

Tout petit, l'enfant est terriblement exposé loin des yeux vigilants de
sa mère, éclairés par cet amour instinctif qui surpasse tous les autres.

Un peu plus âgé, il réclame, je ne dirai pas davantage, mais tout autant
la surveillance continuelle de la mère, et il n'y a qu'une institutrice
tout à fait d'élite qui puisse _à peu près_, mais _jamais tout à fait_,
la remplacer entièrement.

Heureux les bébés de parents de position médiocre, où la mère peut
s'occuper d'eux et les environner de ses soins! Heureux les bébés qui ne
sont pas entourés de valets, et qui s'ébattent sous la sauvegarde
maternelle, recevant les gronderies et les baisers de leur mère!



CHAPITRE V

LE DÉVELOPPEMENT DE L'ENFANT.



I


Voilà un bien grand mot, pour l'associer à la personne mignonne de
l'enfance! mais il exprime si bien l'action de la croissance qui se
produit dans la première partie de la vie humaine! des changements qui
surviennent!

Parmi toutes les sciences sur lesquelles on appelle l'attention des
jeunes filles, au nombre de tous les arts qu'on leur apprend, au milieu
des talents qu'on leur donne, des préceptes qu'on leur inculque, pour
les rendre des épouses modèles, des maîtresses de maison capables, des
femmes instruites et mondaines, il y a un chapitre sur lequel on néglige
de les éclairer, c'est sur les soins à donner aux enfants, quoique
cependant ce soit un des événements les plus prévus de la vie que
d'avoir une famille à élever.

La jeune fille la mieux éduquée, la plus instruite, la plus capable pour
diriger sa maison, s'en remettra du soin d'élever son enfant, au
physique comme au moral, à sa nourrice et à sa bonne.

Certes il arrive que la nourrice ou la bonne peut être capable et
experte, mais n'est-ce pas triste d'entendre un mari obligé de dire à sa
jeune femme: «Laisse donc faire ta nourrice, elle en sait plus que toi à
ce sujet? » N'est-ce pas humiliant?

Ah! je sais bien, et là-dessus j'aurai beaucoup à dire; c'est une
habitude dans beaucoup de familles de tenir les enfants sous la tutelle
des domestiques, d'en faire leurs supérieurs, jusqu'au moment où l'âge
leur fait secouer une partie de cette dépendance et conserver la plus
fâcheuse.

La supériorité d'un inférieur, d'un subordonné, est néfaste, car elle
intervertit les rôles. Il est très commode pour une mère frivole et
mondaine de se débarrasser du poids de l'éducation de ses enfants sur
les autres. Mais elle ne réfléchit pas si les gens auxquels elle donne
cette effrayante responsabilité en sont dignes. Je sais bien qu'elle
nous assurera que les domestiques sont de véritables perfections.

Que j'en ai connu de jeunes femmes, qui ont gardé ainsi, plus ou moins
d'années, des domestiques précieux, faisant un éloge pompeux de leurs
qualités éminentes, consentant à peine à leur reconnaître quelques
imperfections insignifiantes... puis, un beau jour, patatras! on
découvrait qu'il n'y avait pas de monstres pareils!

La domesticité, à la ville, est presque fatalement vouée à sa perte;
mais, en mettant les choses au mieux, en admettant que ceux à qui vous
confiez vos enfants soient braves, ils ne sont pas moins sans éducation.

Malheureusement, les pères ne s'inquiètent pas des bébés, et les femmes
sont bien entraînées sur cette pente par leurs maris. Le bébé est _une
chose_; il sera temps de s'occuper de lui quand il aura six ou sept
ans... Mais alors on se trouve en présence d'une nature qu'on doit se
féliciter si elle n'est qu'hébétée et si elle n'est pas viciée.

Lorsqu'une mère dit à son bébé, âgé de quatre ou cinq ans: «Obéis à ta
bonne... Si elle t'a grondé, c'est que tu le méritais... Ce sont des
mensonges que tu me fais;» elle donne à cette bonne le droit de torturer
son enfant, et elle brise le germe de la dignité et de la justice qui
naissait dans l'esprit de cet enfant...

Entre autres, je connaissais une élégante jeune femme... mais j'en ai
connu et en connais des centaines dans le même cas... elle avait une
adorable petite fille qu'elle adorait, et une femme de chambre des plus
adroites, un phénix de femme de chambre... qui embrassait constamment
l'enfant, à en user la peau de ses petites joues... (Encore une triste
habitude de laisser embrasser ses enfants! Dans les maisons riches, les
pauvres bébés n'arrivent dans les bras de leurs parents que chauds des
baisers de l'office!) La jeune mondaine ne pouvait toujours suivre son
enfant. Ne fallait-il pas, le matin, trouver, bien sauvegardée de tous
bruits, dans un sommeil réparateur, le repos des fatigues du bal de la
veille? ne fallait-il pas faire des visites, aller chez sa couturière,
etc.? L'enfant eût été bien à plaindre si elle avait dû attendre que sa
mère eût le temps de s'occuper d'elle!

--Oui! on m'a dit que ma femme de chambre brutalise ma fille... quand
elle est seule avec elle, me disait-elle en réponse à une observation...
Je ne peux pas le croire..., je la surveille beaucoup...; j'arrive à
toute heure, au moment qu'elle ne m'attend pas, aux Champs-Elysées par
derrière les buissons... Je la surprends... Un jour, il est vrai, j'ai
trouvé l'enfant qui pleurait pitoyablement sur un bout du banc, pendant
qu'Eudoxie causait, avec d'autres gouvernantes. Je l'ai réprimandée
vertement et cela n'est plus arrivé!

--Comment le savez-vous, que ce n'est plus arrivé?

--Je ne l'ai plus surprise en faute.

--Mais la petite est toujours si rouge qu'on dirait qu'elle vient de
pleurer!

--La petite est capricieuse, nerveuse, elle crie et pleure pour un rien.
Elle a besoin d'être corrigée.

--Elle ne pleure jamais quand elle est avec vous!

--C'est vrai... Ma femme de chambre me raconte toutes les méchancetés
qu'elle lui fait. C'est un diable...

La petite fille, lorsqu'elle eut huit ans, eut le caractère dissimulé,
l'intelligence obtuse, les sentiments corrompus, le parler vulgaire...
Ce fut toute une éducation à refaire, et cette première empreinte
s'efface difficilement à fond.

En revanche, elle avait un grand respect pour les domestiques. L'opinion
de la femme de chambre avait beaucoup plus d'influence sur elle que
celle de sa mère. Cette femme de chambre était véritablement la
maîtresse de la maison. Cependant elle la détestait; la haine s'était
accumulée dans son cœur avec la fourberie, et il lui tardait d'être
elle-même mariée pour se soustraire à cette dépendance.

Mais lorsqu'elle sera mariée, elle s'empressera, au contraire, d'y
retomber, afin de se décharger de ses devoirs, elle aussi.

Ce ne sont pas seulement les femmes qui ont de la fortune qui devraient
apprendre à être mères, mais il faudrait que dans les écoles primaires
on réservât quelques heures à cette étude.

Dans le peuple on traite les enfants un peu plus mal que les animaux, et
telle concierge qui sacrifiera son lait à son chat, et le couchera sur
son lit dans son édredon, sautant à la gorge de celui qui se permettrait
le geste d'un coup de pied, brutalisera son enfant, ne lui donnera pas
une nourriture convenable, le couchera dans un placard humide, et ne
saura en aucune façon former son caractère! elle n'en comprendra même
pas l'obligation. En corrigeant son enfant, elle n'a en vue, la plupart
du temps, que sa satisfaction personnelle; en tous cas, elle ne sait
guère comment s'y prendre.

L'amour maternel, dit-on, est instinctif à la mère et lui apprend à
soigner son enfant; qui enseigne aux oiseaux à donner la becquée à leurs
petits? Oui, ce serait très vrai, si nous étions laissés à l'état
naturel, comme les oiseaux. Mais la civilisation est précisément là pour
nous enlever nos instincts, et c'est l'éducation qui doit nous les
rendre. Le cœur pris intellectuellement et l'instinct sont deux organes
différents.

Des animaux ont de l'instinct, ils n'ont pas de cœur. Ensuite, le cœur
ne suffit pas à tout dans la vie, et s'il est indispensable pour aimer
et bien élever ses enfants, il faut aussi en avoir la science.

Il n'y a pas à nier que le cœur puisse jusqu'à un certain degré suppléer
à la science qui manque et inspire une sorte de devination indiquant ce
qui doit être fait. Une mère qui s'adonne de tout cœur à l'éducation de
son enfant peut arriver, certainement, à posséder cette science
d'intuition, mais à ces caractères légers si nombreux tant soit peu
qu'ils soient distraits et éloignés du point de vue unique qu'il faut
avoir pour arriver à ce degré, à ceux-là il faut enseigner les soins à
apporter pour développer l'enfant au moral comme on le développe au
physique.

Les hommes pour la plupart, je le répète, ne s'intéressent pas plus aux
bébés qu'aux petits chiens. De ce que l'enfant ne les comprend pas tout
de suite, ils assurent qu'il n'a pas d'âme, et que la nourriture
corporelle seule lui est nécessaire. Le corps seul selon eux a à se
développer pendant les premières années de sa vie; encore le
développement du corps doit-il se faire n'importe dans quelle condition,
et la croyance est invétérée qu'un enfant de faible constitution sera
fortifié en étant élevé par une paysanne et, si l'on peut, au milieu de
paysans.--Voyez comme leurs enfants sont robustes! s'écrie-t-on à
l'appui; ils ne sont ni anémiques ni étiolés!

Il n'y a pas de règles sans exception, et un enfant peut devenir très
robuste élevé par une paysanne à la campagne, mais il est nécessaire
qu'il soit lui-même d'une origine robuste, et c'est bien pour cela qu'il
meurt en si grande quantité des petits citadins en nourrice; qui ne
connaît le proverbe «à brebis tondue Dieu mesure le vent»? aux poumons
faibles et délicats il faut un climat doux, l'air vif les tue.

Dieu, dans sa sagesse infinie, a gradué la force du lait maternel,
proportionnellement au nombre de jours de l'enfant, ce qui n'empêche pas
que l'on donne fréquemment des nourrices qui ont déjà nourri deux ou
trois bébés, c'est-à-dire qui ont du lait de deux ou trois ans [J'ai vu
ce fait dans une des premières familles de France. La fille du duc de
M., aujourd'hui marquise de B., a été nourrie en quatrième nourrisson
par une robuste femme de quarante-deux ans, une maîtresse femme! la
jeune femme n'en est pas moins anémique.]. L'enfant du paysan hérite de
la force musculaire de ses parents et il peut supporter les brutalités,
tandis que l'enfant d'une femme frêle aura les membres abîmés, mais non
enforcis, par ces brutalités; on peut refaire une seconde nature, mais
par des soins bien entendus. La mortalité des enfants est bien plus
considérable à la campagne qu'à la ville, ou plutôt dans la classe
populaire, parce que le faible y est condamné d'avance. Le fort seul
peut résister et subsister.

Les parents ne se douteront jamais, parce qu'ils éloignent autant que
possible de leurs yeux et de leur pensée ce spectacle et cette idée
désagréables, que de fois leurs enfants meurent, ou sont malades, mal
bâtis, abrutis ou pervertis par la faute de ceux qui ont été chargés à
leur place, moyennant une récompense pécuniaire, de remplir leurs
devoirs.

Le développement intellectuel demande au moins autant d'attention;
certainement, on redressera le caractère, les habitudes, l'intelligence,
comme on redressera les jambes, c'est-à-dire, à grand renfort de peine,
et si l'on peut, et si cette intelligence n'est pas tuée comme il arrive
du corps. Pour se développer, l'intelligence doit être exercée, mais
d'une façon salutaire et entendue. Une jeune mère doit savoir qu'il lui
appartient de former, de développer peu à peu, sans fatigue et avec
douceur, l'intelligence de son enfant, en s'occupant de lui, en ne le
laissant pas à lui-même, sans le gâter et sans le rudoyer, afin que
cette intelligence se développe, droite et vigoureuse, pure de toute
souillure, comme le corps. Alors seulement que les jeunes femmes seront
elles-mêmes des mères parfaites, connaissant leur devoir et le
remplissant, on pourra espérer une génération meilleure.



II


Je n'en ai pas fini avec ce sujet, et ce qu'il me reste à dire, qui est,
je crois, le plus important, ne concerne pas seulement les bébés, les
grands peuvent aussi en faire leur profit.

Constamment l'on entend dire, aussi bien chez les riches que dans les
classes pauvres: «Cet enfant ne doit pas travailler: il est très
intelligent, mais nous sommes obligés de le retenir dans ses études; le
docteur recommande de ne point trop le tenir au travail.»

Ici, j'ouvre une parenthèse à l'égard des propos de docteurs; loin de
moi l'idée d'attaquer un corps aussi honorable; il n'en est pas moins
vrai que la Faculté tient souvent des propos un peu jetés à la légère et
dont elle ne pèse pas toute l'importance. Il est de ces conseils qui
sont bientôt donnés et qui débarrassent d'une grande responsabilité. Un
médecin qui conseille à un pauvre hère du repos, une bonne nourriture,
du bon air, des toniques, a bien plutôt fait que d'écrire une
ordonnance.

Un médecin est appelé auprès d'un enfant fiévreux au teint excité, à
l'œil brillant; cet enfant a des reparties vives, des rires et des
gestes nerveux; il paraît plus avancé que son âge ne le comporte. Le
docteur l'entend parler de ses études, raisonner d'une façon étonnante;
il en conclut que l'enfant est surmené et il recommande de ne pas le
fatiguer. Il est indispensable de s'entendre: est-ce bien l'étude qui
fatigue les enfants? Parents, rappelons nos souvenirs et jugeons par
nous-mêmes.

Nous souvenons-nous avoir jamais été fatigués par l'étude? par le
travail? Nous avons été fatigués et énervés quand on nous a menés au
théâtre, au cirque, aux bals costumés; après une veillée prolongée,
après avoir siroté un peu de café noir, goûté à de bonnes liqueurs; le
lendemain nous avons dû nous remettre, la tête pleine de nouvelles
images, à l'étude; et notre petite intelligence aussi bien que nos
membres ont été las!

La nourriture pimentée ou trop sucrée, le farniente énervant des
vacances, les courses forcées du dimanche, les habillements gênants, les
conversations intrigantes des grandes personnes, les excitations hélas!
que trop d'enfants rencontrent dans leur entourage, voilà qui les
fatigue et les énerve; mais ce n'est ni le travail ni l'étude; bien au
contraire, l'étude calme les effervescences de la nature.

Prenez un enfant aussi nerveux, aussi délicat de physique, aussi vif
d'intelligence qu'il soit: placez-le dans un milieu d'hygiène parfait,
au bon air; donnez-lui une nourriture essentiellement saine et
régulière, procurez-lui une existence calme, méthodique, vous pouvez le
faire avancer dans ses études autant qu'il vous plaira, vous ne lui
verrez jamais les yeux enfiévrés, ni la tête exaltée.

Que ses récréations se passent à des exercices du corps, qu'il se lève
de bonne heure et se couche tôt, qu'il soit préservé des commotions
humaines.

Le travail calme, mate les nerfs et ne les excite pas, c'est donc à tort
qu'un médecin dit: «Ne faites pas travailler cet enfant,» il doit dire
plutôt: «Ne le fatiguez pas», ce qui est tout autre chose. Il ne faut
pas confondre; or les parents, dans la croyance de faire reposer leur
enfant parce qu'ils ne lui feront rien faire d'utile, se mettent la
plupart du temps à le surmener de plaisirs, de courses, de veillées.

Je le répète, je rappelle mes souvenirs et il ne me revient pas que
l'étude m'ait excitée, tandis que je l'étais fort après des parties de
plaisir.

Ce qui rend les enfants incapables de travail, ce qui affaiblit leur
constitution, c'est la vie excitante de la ville d'une part, pour ceux
qui ont de l'intelligence naturelle, c'est le manque d'encouragement
pour ceux qui sont apathiques. En ayant peur de fatiguer les enfants par
une contrainte quelconque, en ne craignant pas de les laisser se
fatiguer, toujours par le même motif, c'est-à-dire en contraignant pour
le bien, en laissant faire pour le mal, l'éducation ne peut aller que de
mal en pis. Le fait est qu'avec la méthode de vouloir enseigner les
sciences aux bébés dès le berceau, d'applaudir à leurs reparties
spirituelles, et en les condamnant au repos pour ce qui est d'une étude
suivie, on arrive à une instruction irrégulière.

J'ai dit que je m'adressais aussi bien aux grands qu'aux petits, parce
qu'à tout âge on peut réparer le mal, et puis les jeunes filles qui me
liront et qui ont pu se croire très maltraitées parce qu'on les forçait
à travailler, verront que leurs parents n'étaient que justement
préoccupés de leur avenir; celles qui ont été gâtées n'en voudront pas à
leurs parents et essaieront de réparer le mal sans crainte de se
fatiguer.

Jamais on ne doit exprimer devant un enfant un sentiment qui puisse le
retarder en quoi que ce soit. On ne doit pas le consulter, ce n'est pas
à lui à juger de ses forces. Les parents sont là pour le diriger, le
guider, l'envoyer coucher, le faire lever, travailler et se reposer, non
pas selon leur bon plaisir à eux, mais selon ce qui est bon pour
l'enfant. La régularité est un des meilleurs principes hygiéniques de la
santé, ainsi que le calme et l'absence des émotions malsaines; mais si
l'enfant nerveux est guéri par le travail régulier, une nourriture
saine, des exercices de corps, l'enfant apathique et engourdi sera
développé et fortifié de même par un travail continu, un régime
hygiénique, une volonté au-dessus de la sienne; il devra être secoué.

Les vices, le manque de soin, les plaisirs hors d'âge, l'indifférence
qu'il rencontre, le manque de direction, voilà ce qui étiole l'enfant et
le rend incapable de travail.

Et c'est pourquoi l'intelligence, l'adresse, le jugement doivent
toujours être développés chez les enfants; il faut les habituer à
compter sur eux-mêmes, à savoir se retourner, juger d'une position, ne
pas être timorés, esclaves d'habitudes qui les rendraient maniaques. Au
physique comme au moral, ils doivent être dégourdis, quand même,
c'est-à-dire en dépit de leur position de fortune, et d'autant plus que
leur caractère naturel peut être porté, davantage à l'apathie.

Ce qui engourdit beaucoup les enfants, c'est d'être servis, et vraiment
je me demande comment des mères intelligentes elles-mêmes peuvent
supporter chez leurs filles certaines manières...

--Vous avez un exemple au bout de la langue, dites-le, me dit la mère
d'Odette.

--Eh bien, oui! l'autre jour je regardais sortir de chez moi une dame
avec sa fille, jolie personne de dix-sept à dix-huit ans; la porte de la
rue était fermée; la fille avait les mains dans son manchon, elle se mit
un peu de côté; la mère ouvrit la porte qui est assez lourde, la fille
passa, la mère la suivit et ferma la porte, pendant que la première
faisait demi-tour, toujours les mains dans son manchon, d'un air
parfaitement stupide. Comment une mère peut-elle tolérer cela?

--Et comment une personne intelligente peut-elle se contenter d'être une
poupée?

--J'en connais d'autres dont les mères portent toujours les paquets
quand elles vont faire des emplettes!

--Ah! oui, voilà encore où l'on aperçoit l'adresse; Mme X*** a, vous le
savez, des mains d'enfant, encore d'enfant qui les a petites; elles sont
blanches, frêles, ravissantes; eh bien, elle est d'une adresse
remarquable; de ses mains mignonnes, elle porte des multitudes de
paquets, dont même de forts lourds, sans avoir l'air gênée; on se
demande comment elle s'y prend, tandis, que vous voyez d'autres femmes
embarrassées aussitôt qu'elles ont deux choses à porter; on est sûr
qu'elles en laisseront tomber une, ou la perdront; elles auront un air
gauche et maladroit.

--Ce ne sera pas la petite fille de Mme C., car elle n'a que huit ans et
elle suit déjà sa mère dans les rues de Paris sans donner la main,
portant son rouleau de musique, son buvard plein de cahiers, son petit
parapluie, que sais-je encore?

--Mme C. a sept enfants, elle n'a donc pas le temps de s'occuper à les
gâter. Elle pousse peut-être les choses à l'excès, et il ne faut pas
tourner à la négligence ou à la cruauté: cependant, dans les pays
étrangers, on enseigne bien plus qu'en France aux enfants à se tirer
d'affaire eux mêmes. En Angleterre, en Amérique, en Allemagne, une
fillette de douze ans est une petite mère pour ses jeunes frères, et
elle pense sérieusement en allant à ses cours à se chercher un mari,
mais cela d'une façon très sensée.

--Certainement; et, sans sortir de France, je vous assure que le nombre
d'enfants intelligents, de jeunes filles adroites, de femmes actives et
dévouées que l'on rencontre est bien plus grand qu'on ne le croit
généralement. Je connais une femme du monde élégant--Mais je vous
raconterai cela une autre fois.



III


Mes amies me quittèrent à regret; la conversation est toujours si animée
quand il s'agit de parler du prochain et d'en dévoiler les faiblesses!
surtout s'il peut y avoir corrélation avec nous.

Mais la mère d'Odette revint peu de jours après et ramena la
conversation sur le même chapitre.

--Figurez-vous que ce que vous avez dit devant ma fille, il y a trois
semaines, lui a fait beaucoup de bien. Elle ne fait que répéter qu'elle
veut acquérir en travaillant cette fortune qui lui fait tant défaut!...
Mais n'est-ce pas trop l'exciter à l'ambition?

--Je suis très contente de ce résultat; l'ambition n'est pas encore à
craindre à son âge. Cependant je préférerais lui voir l'ambition du
talent, de la réputation, à celle des richesses.

--C'est que la fortune, voyez-vous, est la source de tous les bonheurs!

--Comment vous, d'un naturel si aimant, si poétique, qui appréciez si
bien les délicatesses du cœur et les bienfaits d'une intelligence
éclairée, pouvez-vous avancer un tel paradoxe? Est-ce avec de l'argent
que vous remplaceriez votre enfant, si Dieu vous l'enlevait? La femme la
plus riche arrive-t-elle à mieux conserver l'amour de son époux? Au
contraire, bien des maris mènent fort bon ménage tant qu'ils sont
pauvres et doivent travailler aux côtés de leurs femmes; lorsqu'ils ont
de l'argent, ils ont l'occasion de prendre des plaisirs qui les
détournent de leur intérieur; que de femmes ai-je connues qui
regrettaient le temps de leur pauvreté! La jeune fille qui a une belle
dot ne peut jamais se flatter d'être aimée pour elle-même; sa dot lui
fera trouver un mari, mais ne la fera pas aimer de ce mari!

--Ce sera la chance, ma chère! Après tout, son mari pourra l'aimer,
quoiqu'elle soit riche.

--Certes! Et si elle a des vertus et des talents, du bon sens, du cœur,
et une foule de qualités domestiques, il l'aimera encore plus sûrement.

--Tout le monde ne peut pas avoir du génie!

--Non; mais chacun peut être heureux en sachant se contenter de sa
position, à la condition qu'il n'ait pas de peines de cœur, que sa santé
soit à peu près bonne, je dis à peu près, parce qu'il ne faut jamais
demander la perfection!... Vous vous plaignez toujours de votre manque
de fortune... Nous ne nous entendrons jamais à cet égard. Je ne
consentirai jamais à trouver que vous êtes malheureuse par le seul motif
que vous n'êtes point fortunée, êtes obligée de vous servir vous-même,
ne pouvez aller en loge à l'Opéra. Vous n'avez perdu ni mari ni enfants,
pas même vos parents; ils sont tous, ainsi que vous, en jouissance de
leurs quatre membres et de leurs cinq sens; le déshonneur, Dieu merci,
n'a pas pénétré dans votre maison; la concorde y règne. Toutes ces
choses sont autant de bonheurs dont vous devez remercier la Providence,
au lieu de vous plaindre de ne pouvoir avoir le luxe que possède telle
ou telle de vos amies. Que diriez-vous donc si vous étiez comme la
petite miss O'k, qui devient aveugle et ne pourra plus travailler pour
gagner sa vie? ou comme Mme ***, qui est étendue sur son lit, raide
depuis cinq mois? ou encore comme telle autre, dont le mari vient de se
suicider, la laissant dans la misère et la douleur?

--Je ne pourrais pas supporter de tels chagrins!

--Pourquoi? les autres les supportent bien! et il faut bien les
supporter! Croyez-vous donc que vous êtes la seule à souffrir et à
ressentir, non seulement les peines cruelles et terribles, mais même les
piqûres continuelles de la vie quotidienne? Ah! chère amie, regardez
donc tous ceux qui souffrent autour de vous, et ne vous croyez pas d'une
nature plus délicate.

Mais voilà, que vous me trouvez, dure, dans votre for intérieur! C'est
que moi je connais les véritables peines de la vie! Vous êtes jeune
encore, vous voudriez voir tout vous sourire, et la fortune qui vous
tient rigueur vous fait envie. Hélas! je vous souhaite seulement de ne
jamais avoir de plus grands motifs de chagrin que ceux que vous avez en
ce moment! Quand vous serez vieille, vous jugerez la vie différemment,
et vous verrez que la part vous a encore été faite belle et que le
bonheur peut exister, aussi bien dans une mansarde, que d'ailleurs vous
êtes bien loin d'habiter, que sous des lambris... quand on a jeunesse,
santé et famille! Remarquez bien que je ne vous blâme pas d'essayer par
tous les moyens dont vous disposez d'améliorer votre position; fondez un
cours un pensionnat; utilisez votre talent de pianiste, surtout élevez
votre fille dans ces sentiments; demandez à vos amis de vous être
utiles, s'ils le peuvent, mais ne vous estimez pas malheureuse!

--Mais voyez comme Aglaé a eu plus de chance que moi!

--Aglaé a été épousée pour sa dot, et son mari est occupé à la manger!
Il n'est un mystère pour personne que le bonheur du foyer n'existe pas
dans cette maison.

--Elle va à l'Opéra toutes les semaines, et presque tous les soirs dans
le monde montrer ses diamants.

--Et vous enviez cette occupation spirituelle de montrer ses diamants?
Pendant qu'elle est dans le monde, son mari se déshabitue de sa société,
et sa fille prend, en compagnie de la femme de chambre, ces jolies
manières, ces sentiments, ces principes qui nous promettent en elle une
mère de famille encore pis que sa mère!... Dieu préserve nos fils de ses
filles!

--Je ne sais si elle est heureuse dans le fond, mais elle prend bien du
plaisir!

--Eh! bien, elle n'en a pas l'air! Et je l'ai surprise bien des fois
avec une expression amère et découragée sur la figure en mettant sa
sortie de bal!... En admettant qu'elle fasse consister son bonheur dans
ses succès dans le monde, je la plains! Oui! je la plains plus que
vous!... Nous avons autre chose à faire ici-bas qu'à nous dorloter dans
la fortune ou à nous rendre heureux par des satisfactions de vanité; et
cette tâche, dans quelque humble position que nous soyons, elle existe;
elle n'est pas toujours facile et agréable, mais où serait le mérite si
elle l'était? Ce qui nous la facilite, c'est la conviction de faire
notre devoir, de faire quelque chose d'utile, pas seulement à nous, mais
à l'humanité, de contribuer, ne serait-ce que pour un atome, à la grande
machine humaine.

Et ce n'est pas en s'occupant de futilités, de toilettes, de valses,
d'intrigues, de succès de beauté qu'on y apporte un mouvement bien
utile.

A ce moment, le timbre de la porte de l'escalier se fit entendre, et une
voix d'enfant éclata dans l'antichambre.

--Voilà une visiteuse qui vous amène son bébé! Je ne pus retenir un
mouvement d'ennui.

--Comment! ça vous contrarie qu'on vous amène les enfants, vous qui
dites toujours qu'une mère ne doit pas les quitter? Vous ne les aimez
donc pas?

--J'adore les enfants bien élevés, et j'ai reconnu la voix de celui-ci;
vous allez voir!

Une charmante jeune femme, alerte et fraîche, entra vivement, et, avec
elle, fit irruption dans le salon un beau petit garçon de six ans
environ, aux grands yeux noirs et brillants, comme ceux de sa mère,
plein de gaîté et de santé. Il tenait une baguette à la main; à peine
avions-nous échangé quelques paroles qu'il nous interrompait:

--Donnez-moi de la ficelle, madame, je veux de la ficelle pour faire un
fouet!

--Reste donc tranquille, mon enfant! lui dit sa mère.

--Je veux faire un fouet avec ma baguette; je veux de la ficelle!

--Je vais sonner la bonne, dis-je en me levant pour atteindre le cordon.

--Je vais sonner, madame! je veux sonner! s'écria aussitôt le petit
garçon en se précipitant vers le coin de la cheminée, et avec la
pétulance de mouvement qui distingue les enfants... intelligents et
robustes, je le reconnais, le voilà qui se cramponne comme après une
échelle à une petite étagère, afin d'atteindre le cordon de sonnette;
sous les petits pieds chaussés de souliers forts et ferrés, l'étagère de
peluche chancelle et s'effondre; encrier, livres, papiers, corbeilles
qui se trouvaient dessus roulent à terre avec le petit garçon! Brouhaha
général! tout le monde se récrie et environne le désastre!

Heureusement il n'y avait pas de bimbelots précieux sur mon étagère;
j'en riais donc, en voyant que l'enfant, relevé par sa mère, n'avait
aucun mal.

--Je vais sonner, repris-je, la bonne ramassera tout cela.

Mais aussitôt le petit diable de se débattre et de crier de nouveau:

--C'est moi qui sonnerai; attendez, je veux sonner!

Et la mère, complaisante, me dit en élevant son fils dans ses bras:

--Pardonnez-le, Madame, c'est un enfant gâté! Une fois qu'il aura sonné,
il se tiendra tranquille!

Le petit garçon saisit le cordon de ses deux mains et le tira avec
violence. Un violent coup de sonnette fut entendu à travers les
murailles, pendant qu'un bruit comme le cinglement d'un fouet
retentissait dans le salon et que la maman avec son enfant tombait
renversée sur un fauteuil qui se trouvait heureusement là! il avait
arraché le cordon de sonnette! En le voyant dans ses mains, il voulut
bien s'arrêter de crier, un peu penaud.

Mais la honte du petit garçon ne dura pas longtemps et il se mit à crier
en s'échappant des bras de sa mère et en gambadant:

--C'est moi qui ai sonné! c'est moi qui ai sonné!

Nous nous attendions à ce que sa mère le grondât, mais elle se contenta
de me regarder d'un air moitié suppliant, moitié rieur, guettant mon
indulgence.

--C'est un enfant terrible! lui dis-je en riant.

Quand elle vit que je riais, elle se remit tout-à-fait.

--Ah! oui! répondit-elle; il est si fort, si vigoureux qu'on ne peut le
tenir! Il est excessivement intelligent, comme vous voyez, et il faut
toujours qu'il en arrive à son but.

L'enfant, qui avait d'abord accompagné la bonne au dehors, était revenu
et s'accoudait pensif, maintenant, sur les genoux de sa mère. Il avait
laissé la porte du salon ouverte. Je fis un mouvement pour me lever afin
de l'aller fermer; puis, me reprenant, je dis:

--Tenez, mon petit homme, allez fermer la porte comme un grand monsieur.

Mais la jeune mère courut aussitôt la fermer, en disant:

--Tu vois comme tu déranges!

L'enfant aurait très bien pu aller fermer la porte, puisqu'il était si
intelligent et si fort; mais c'est ainsi que les parents pratiquent la
plupart du temps. Sous le prétexte de santé, de développement, ils
laissent faire le mal et ne pensent pas à l'utile et au bien.

--Je ne doute pas que ce petit garçon, de même qu'Odette, dis-je à la
mère de celle-ci quand les autres furent partis, ne deviennent, elle une
jeune femme et lui un jeune homme charmants, par la suite des années;
mais ils n'en comporteront pas moins en eux-mêmes les défauts que leurs
parents laissent prendre pied en eux, tandis qu'il aurait été facile de
les détruire à l'état de germe.



CHAPITRE VI

PUNITIONS ET RÉCOMPENSES.


Il faut avouer que dans la science d'élever les enfants, on rencontre
des questions terriblement difficiles à résoudre, et sur lesquelles les
conseils les plus divers se trouvent également bons et mauvais. J'avoue
que, pour mon compte, je trouve que la meilleure éducation (non pas
instruction) est celle que la mère donne avec son cœur, sans principes
arrêtés, et en en modifiant ainsi le mode, suivant les circonstances
innombrables qui se présentent et la nature de l'enfant. Pour obtenir un
résultat satisfaisant, il est indispensable que le cœur de la mère soit
droit et sain, ainsi que son jugement; mais l'instinct maternel est si
puissant, que les règles définies doivent être laissées aux personnes
qui élèvent des enfants étrangers.

Sur le chapitre des punitions et des récompenses, les données sont assez
certaines, et peuvent s'appliquer à peu près à toutes les natures;
cependant il en est sur lesquelles bien des parents ou des maîtres font
facilement fausse route. Il est des récompenses nuisibles, des punitions
que les enfants désirent, et alors le but se trouve complètement manqué.
Il faut se garder, par-dessus tout, de se servir d'un défaut de l'enfant
pour le corriger d'un autre. Le remède serait souvent, dans ce cas, pire
que le mal; et c'est une erreur dans laquelle il est facile de tomber.
L'autre jour, une belle petite fille, capricieuse comme un petit démon,
pleurait devant moi pour un bobo insignifiant. Sa mère, afin d'obtenir
qu'elle se tût, lui dit: «Tu n'es pas jolie, va, quand tu pleures; si tu
savais comme tu deviens laide!»

L'enfant sécha ses larmes à l'instant, et se mit de suite à sourire en
faisant briller ses yeux. Il est évident que cette petite fille sera
d'une coquetterie effrénée, si on continue à la menacer de devenir
laide. A huit ans, une enfant ne doit pas savoir ce que c'est que la
beauté, et je me rappellerai toujours cette réponse pleine de candeur
que j'ai entendue, de la part d'une fillette de douze ans, fort avancée
pour son âgé dans ses études, mais à l'âme naïve comme une enfant la
conserve naturellement si elle est bien élevée par une mère tendre et
pieuse.

--Cette petite amie dont vous nous parlez tant, et qui a quatorze ans,
est-elle bien? lui demandait une jeune femme du monde, à qui _être
bien_, semblait le point le plus important.

--Oh! oui, elle est très bonne! répondit l'enfant.

--Mais est-elle bien physiquement?

--Elle a l'air très doux et très aimable.......

--Oui, certainement, mais je vous demande si elle est jolie?

--Ah! je ne sais pas, dit la petite interloquée, je crois que oui; elle
est si bonne, si instruite, si sage, que, bien sûr, elle doit être
jolie!

Pour cette candide enfant, la beauté ne pouvait marcher sans la sagesse.

Menacer une enfant, lorsqu'elle fait mal ses devoirs, de ne pas lui
mettre sa robe neuve, ou de lui donner du pain sec, c'est l'exciter à la
vanité et à la gourmandise; si elle n'est pas encline à ces défauts,
c'est la porter à répondre: Ça m'est égal.

Mais, dira-t-on, que faire? Priver une enfant de sortir peut nuire à sa
santé; lui faire faire des pensums la dégoûtera du travail.

Tout cela dépend beaucoup des circonstances et des dispositions de
chaque enfant; une mère sérieuse et attentive sentira instinctivement ce
qui peut être utile au sien. Si ce dernier a été bien élevé, il suffira
de le prendre par le cœur, par les sentiments; de lui faire sentir
combien sa conduite est ingrate envers ses parents, comme il les
afflige, au lieu d'être leur consolation, et lui inculquer qu'on n'est
quelque chose dans le monde que par les bonnes qualités et le savoir.

Si l'enfant a du cœur, c'est-à-dire si l'égoïsme des parents ne l'a pas
desséché, cela suffira la plupart du temps; sinon, il faudra user d'une
grande fermeté. «Si tu ne veux rien faire pour tes parents, si tu es
mauvais contre toi-même, lui dira-t-on, moi je veux accomplir mon
devoir, je ne veux pas être une mère coupable, et c'est pourquoi je ne
te céderai pas.»

Mais il ne faut pas faire durer le châtiment plus que la faute; il faut,
au contraire, accorder bien vite le pardon comme la meilleure
récompense.

Il est évident que, pour cela, il faut s'occuper de son enfant, et ne
point l'abandonner aux mains de _bonnes_, décorées du titre de
gouvernante, comme cela arrive souvent pour imiter les _nurseries_
anglaises; dans ces familles où l'on veut singer le luxe, et où, ne
pouvant le posséder à fond, on se contente de l'écorce, les enfants sont
plus souvent à l'office qu'au salon.

De là viennent les éducations déplorables que nous avons sous les yeux;
nos enfants ne se donnent même plus la peine de dissimuler leurs
défauts, et ce sont les manières et les propos de la cuisine et de
l'écurie que nous voyons introduits dans nos salons.

La privation de récréation est la meilleure punition sans contredit; je
ne dis pas la privation de _sortie_, mais celle de _jouer_. La mère qui
laissera son enfant seule, pour la punir, pendant qu'elle-même sortira,
fera naître dans ce petit cœur de l'aigreur et de l'envie; lorsqu'elle
rentrera, l'enfant n'aura rien fait, se sera peut-être, au contraire,
amusée. La priver de jouer est une vraie punition.--«Mais il y a des
enfants qui n'aiment point le jeu.»--C'est un malheur. Un enfant
n'aimant point à jouer m'a toujours semblé une anomalie; c'est un cas
fort rare, sinon nul, provenant de la nature; mais la mauvaise éducation
actuelle le fait naître souvent. Ces petites filles dont on fait de
véritables poupées, qu'on pare comme de petites cocodettes, qui savent,
au sortir du berceau, endurer des chaussures étroites, et se priver de
sauter à la corde pour ne point faire craquer leurs corsages, préfèrent
ne point jouer et se pavaner comme des dames. C'est, je le crains bien,
perdre son temps, que de dire: «Habillez vos enfants simplement,
laissez-les _jeunes_, _candides_, tant que vous pourrez», car ces
mauvaises habitudes sont invétérées partout maintenant.

Comment des parents qui osent dire souvent que la sagesse et le savoir
viendront à leurs enfants tout seuls avec l'âge, sans les corriger ni
les forcer à travailler, comment ne pensent-ils pas alors que les goûts
de coquetterie et les idées du mal et du luxe sauront bien aussi venir
aussi vite et sans encouragement?

Il existe une grande controverse sur la question de savoir si l'on doit
frapper les enfants. Certaines personnes y sont complètement hostiles;
d'autres, en ayant vu d'excellents résultats, soutiennent ce système. Il
est bon dans certaines données très restreintes. Une claque, une
fouettée, sont, dans bien des cas, le meilleur et l'unique moyen pour
venir à bout, je ne dirai pas d'une mauvaise nature, car c'est
précisément avec celles-là qu'il faut employer le plus de douceur, mais
d'une nature apathique, indifférente, comme on en rencontre quelquefois.
Premièrement, l'enfant ne doit jamais être frappé par des étrangers ou
des subalternes; ensuite, c'est sur le moment même, cédant à
l'impatience, qu'on administrera une calotte, mais je désapprouve
absolument cette mère de ma connaissance, qui disait à une gouvernante:
«Demain vous donnerez le fouet à Charles, parce qu'il m'a désobéi ce
matin.» C'est l'humiliation, la crainte de se trouver en face d'une
colère plus grande, qui produit une émotion salutaire dont l'enfant ne
se rend pas compte et qui l'impressionne. Ensuite, on ne doit jamais
frapper un enfant après huit ans. A cet âge, le raisonnement que, plus
jeune, il ne pouvait comprendre, doit suffire.

Bien des parents disent:--«Voyez mon enfant, je ne l'ai jamais frappé,
jamais puni,»--et on est tenté de leur répondre:--«Il est facile de s'en
apercevoir, car il en aurait bien besoin.»--Certes, avec l'âge, tous ces
défauts, ces caprices de l'enfant qu'on n'a jamais puni, s'aplanissent
aux yeux des indifférents, mais ils n'ont point disparu du naturel;
l'hypocrisie, l'usage du monde seuls les recouvrent, et on peut dire
d'eux: Grattez le Russe, vous retrouverez le Tartare.

On doit aviser que les récompenses aient toujours un côté utile. Ainsi
on promettra à l'enfant de lui laisser lire une histoire qu'on aura
choisie instructive, de lui laisser faire une robe pour sa poupée; la
mère qui aura su inspirer à sa fille de regarder ses leçons de piano et
de dessin comme des récompenses, et l'en privera en punition, aura
obtenu un excellent résultat.



CHAPITRE VII

JE SUIS COMME ÇA!


Que voulez-vous! je suis comme ça! Il n'y a rien à faire; je le sais
bien, je suis méchante, je suis entêtée, paresseuse, bornée, mauvaise
tête, etc., mais c'est dans ma nature!--Elle est comme ça! Elle
ressemble à son père, il faut tâcher de s'en arranger! ajoute la mère.

Entre les défauts et les petits travers qu'il est bon de corriger dans
les enfants, et de se défendre quand on est à l'âge de raison, le pis
est celui de se résigner à ses défauts. C'est d'un orgueil inique
d'avouer sa faute avec ostentation; c'est d'une indifférence coupable
que de s'y résigner au lieu de chercher à s'en défendre.

A aucun prix, il ne faut permettre à un enfant de dire et de penser une
chose pareille.

Très souvent, à force de répéter à un enfant: «Tu es un niais, tu seras
toute ta vie un imbécile,» il arrive qu'au lieu de le stimuler, on le
paralyse. Il s'entête dans ses mauvaises dispositions, il en prend son
parti, et arrange sa petite vie avec son défaut.

Tous les caractères ne sont pas énergiques; il y en a qui sont
apathiques et n'aiment pas la lutte: d'ailleurs, il est bien plus facile
de s'abandonner à ses défauts que de lutter avec eux.

--Que voulez-vous? J'ai toujours été paresseux et ivrogne: je tiens cela
de mon père; on n'a jamais rien pu faire des garçons dans notre famille:
misérable je suis, misérable je resterai... à quoi bon me donner de la
peine; je n'y arriverai pas. Ainsi parle celui qui préfère ne pas se
corriger.

Certes, il n'est pas toujours facile de vaincre ses habitudes ou ses
instincts, de se refaire une seconde nature; c'est d'autant plus
difficile qu'on n'a pas été habitué dès l'enfance à considérer les
difficultés en face. Ensuite, c'est là une excuse si facile pour ne pas
se contraindre et pour se laisser aller!

Mais c'est surtout dès l'enfance qu'il faut prévenir l'homme de cette
faiblesse et ne pas la lui permettre. Pour bien élever un enfant, il
faut étudier son caractère, non pour s'y conformer, mais pour savoir
comment le redresser.

Il y a des natures qui sont faites pour la lutte, et qui n'ont pas
besoin d'être stimulées; en piquant légèrement leur amour-propre, en les
humiliant, on les réveille, ne serait-ce que par esprit de
contradiction. D'autres, au contraire, se découragent par les reproches,
prennent les choses pour définitives et irrévocables, se buttent,
s'habituent au mal, deviennent indifférents. Ceux-là ont besoin d'être
soutenus par des éloges, d'être encouragés, secoués.

--Tu n'es ni plus maladroit ni plus stupide qu'un autre, et tu peux
réussir aussi bien; seulement la volonté te manque; Dieu t'a doué comme
ses autres créatures, mais c'est à toi de te développer, de te ciseler;
tu ne veux pas prendre autant de peine que ton voisin; c'est une
mauvaise paresse dont il faut que tu te corriges, et dont tu te
corrigeras, je le veux!»

Ainsi parlait une mère à son enfant, qui se hasardait à lui tenir le
langage d'une résignation feinte et ridicule.

C'est de la lâcheté de se laisser aller à l'existence passive. Et
combien de gens se persuadent qu'ils ne peuvent pas faire telle ou telle
chose, simplement parce qu'ils ne se donnent pas la peine de l'essayer!

Il est vrai qu'il y a des aptitudes, des vocations; mais la plupart du
temps ces aptitudes proviennent encore plus de la direction donnée par
l'éducation que du naturel. Que de défauts proviennent de l'éducation et
combien d'autres sont supprimés aussi par l'éducation!

Le naturel existe évidemment, mais il peut être modifié, et il demande à
être combattu, dirigé et mis à profit avec opportunité.

N'est-il pas prouvé qu'un fieffé voleur peut devenir un excellent
surveillant? La plupart du temps, nous allons vers le mal faute de
savoir nous diriger dans la voie du bien.

En résumé, si notre prochain est forcé de nous accepter comme nous
sommes et de s'arranger de notre caractère et de nos défauts, nous, nous
devons travailler sans nous laisser à nous améliorer, et non nous
considérer, avec un fanatisme oriental, comme une chose indépendante de
notre propre volonté.

Combien il est d'un esprit faible et étroit de renier ainsi l'étincelle
si noble et si curieuse de la volonté que la Providence a mise en nous,
et qui nous permet de nous diriger selon notre guise! La devise
belliqueuse «vouloir c'est pouvoir» est parfaitement vraie dans ce qui
concerne ce qui est réellement en notre pouvoir, ce qui nous appartient
en propre. Ainsi, nous voulons faire mouvoir notre bras, nous le
pouvons; nous voulons modérer notre colère, il suffît d'y penser, pour
nous calmer.

Avec une attention continue, un exercice constant, nous pouvons aussi
bien rendre nos doigts agiles que plier notre caractère.

Cela ne dépend absolument que de notre volonté, et il est absurde et
faux de dire: «Je suis comme ça! je n'y puis rien!»



CHAPITRE VIII

RÈGLEMENT DE LA JOURNÉE D'UN ENFANT A L'ÉPOQUE DE SON INSTRUCTION.


Je ne saurais trop le répéter il ne faut pas songer à élever un enfant
sans s'en occuper beaucoup, et c'est bien là le motif qui décide tant de
mères à mettre leurs enfants en pension. Elles ne veulent ou ne peuvent
s'en occuper. Les mères qu'un travail matériel ou intellectuel, mais
nécessaire, retient, sont tout à fait excusables; et ce n'est pas elles
que nous blâmerons. Mais je ne puis m'empêcher de m'étonner, et de juger
un peu sévèrement, ces jeunes femmes instruites, possédant tous les
talents et toutes les connaissances utiles, n'ayant rien à faire, toute
la journée, que pianoter, broder, faire des visites et en recevoir, et
qui se dérobent au soin d'élever leurs enfants, de les instruire, sous
le prétexte qu'elles n'ont pas le temps ou que leurs enfants ne leur
obéiraient pas et qu'elles n'obtiendraient aucun bon résultat. C'est un
peu vrai, parce qu'elles ne sauraient pas ou ne voudraient pas s'y
prendre comme il le faut.

Une des principales causes réside dans l'irrégularité que les mères, les
femmes du monde, apportent, ou apporteraient à l'instruction de leurs
enfants; il est indispensable, pour obtenir un bon résultat, que les
heures du travail soient absolument régulières; pour n'importe quel
motif on ne doit permettre de dérogation à ce principe. «Oh! maman, je
t'en prie, une toute petite fois... laisse-moi sortir à cette heure-ci;
je ferai mon devoir quand je rentrerai, ou demain.» Il faut savoir être
inflexible. C'est l'heure du travail, elle doit être observée; mais pour
cela il faut aussi que la mère elle-même soit exacte. Si, par exemple,
elle dérange l'enfant dans sa récréation pour lui donner sa leçon, sous
prétexte qu'une occupation quelconque l'empêchera plus tard, ou si elle
n'est pas prête à l'heure fixée et qu'elle fasse attendre son élève,
elle n'aura jamais qu'une enfant grognon, inattentive, fatiguée. Le
caprice gâte le caractère d'un enfant.

Les enfants doivent se lever matin, et, sous aucun prétexte, on ne doit
les faire ou les laisser veiller. Je blâme énergiquement les parents
conduisant aux théâtres des fillettes au-dessous de quatorze ans, et
même toutes celles qui n'ont pas fini leur éducation. Au reste, c'est
une erreur de croire que les enfants s'amusent au spectacle; ils croient
qu'ils s'y amuseront, parce que c'est le fruit défendu; mais une fois
qu'ils y sont, ils s'y ennuient, ne comprenant pas les finesses de la
pièce; ils luttent en vain contre la fatigue et finissent par s'endormir
sur le rebord de la loge. Il n'est rien de plus triste, de plus anormal
que de voir s'endormir, à un grand théâtre, un pauvre enfant qui
dormirait bien mieux dans son lit, et qui en revient blasé sur un
plaisir dont il se promettait tant de bonheur avant de l'avoir goûté.
N'oublions pas qu'il vaut mieux désirer qu'être rassasié!

Voici un règlement pour la journée d'une fillette, que j'ai vu suivre
avec d'excellents résultats, et dont la plupart des articles sont
indispensables à une bonne éducation:

Lever à six heures du matin en été, sept heures en hiver, dans une
chambre sans feu. L'enfant fait son lit et sa chambre ou aide à les
faire dans la mesure de ses forces. Ablutions à l'eau froide ou, par les
grands froids, légèrement dégourdie.--Déjeuner léger, pain rassis, lait
chaud ou bouillon.

--L'enfant doit se mettre à l'étude à huit heures du matin en été et à
huit heures et demie en hiver. Commencer par apprendre les leçons par
cœur. Bien des personnes prétendent qu'on retient mieux en apprenant
avant de se coucher et en dormant par-dessus; d'autres que la mémoire
est moins fatiguée le matin. On peut essayer et même employer les deux
moyens, mais le matin l'emporte généralement. En été, les enfants
peuvent apprendre leurs leçons au jardin, au grand air, c'est encore
meilleur; les études sérieuses durent jusqu'à dix heures et demie. Puis
une heure et demie d'arts d'agrément: dessin, langues étrangères ou
piano, en alternant un jour sur deux.--A midi, déjeuner à la fourchette
et récréation. Le déjeuner doit se composer d'une côtelette ou beefteak
grillé, œuf, légumes verts, puis d'un fruit pour dessert. Jamais de vin
pur ni café. Le chocolat quotidien ou trop fréquent échauffe.--De une à
deux heures, piano, puis devoirs écrits; au moment de goûter, à 3
heures, une demi-heure de repos; le goûter se compose d'une tartine de
fromage blanc ou de confiture et d'un verre d'eau.--Reprise des devoirs
jusqu'à 6 heures. Dîner, menu des parents ou à peu près. Le soir, piano,
travail à l'aiguille; lectures, dictées.--Neuf heures sonnant, coucher
dans une chambre sans feu, aussi froid qu'il fasse; l'enfant sera bien
couvert dans son lit, qui ne sera jamais chauffé. Avant de se coucher,
il peut boire un verre d'eau sans sucre, mais avec de la réglisse ou une
pastille à la menthe.

Les heures de la promenade et des différentes études seront changées
selon les saisons. En été, la sortie aura lieu de préférence entre 8 et
11 heures du matin; bien des leçons peuvent se donner dehors, comme
celle du travail à l'aiguille; en vue des leçons dehors, on prolonge la
durée de la sortie. En hiver, la sortie aura lieu après le déjeuner de
midi. Pour les enfants qui sont élevés en pension, la promenade est
remplacée par la récréation, ce qui vaut beaucoup mieux. Les mères qui
élèvent leurs enfants chez elles doivent s'efforcer d'établir cet état
de choses; c'est-à-dire ne pas habituer leurs enfants «à la promenade
tous les jours», mais les mener jouer et courir une heure avec de
petites compagnes.

Les jeunes femmes à Paris ne deviennent si coureuses, c'est le mot, que
parce que leurs mères ont cru obligatoire de les faire promener des
heures entières avec leurs gouvernantes. Elles ne peuvent plus se passer
des promenades sempiternelles. Jouer, c'est encore s'occuper; se
promener, arpenter dix fois les Champs-Elysées, les bras ballants, c'est
être oisif; de plus, c'est éreintant, les promenades étant rarement
plates. Il ne faut pas qu'une enfant regarde la promenade comme
indispensable à sa santé, autrement elle se croira perdue dès qu'elle ne
pourra pas sortir.

Je connais une jeune femme qui a été tellement habituée à sortir tous
les jours quelque temps qu'il fasse, pendant qu'elle était enfant,
qu'une fois jeune fille elle a cru cette promenade indispensable à sa
santé; le médecin avait répété tant de fois devant elle qu'il fallait
qu'elle fît un exercice quotidien au grand air, qu'elle s'est persuadée
qu'elle était très malade quand elle ne le faisait pas et que sa vie
était en péril. Elle fourbissait, s'il est possible de s'exprimer ainsi,
toutes les institutrices, gouvernantes, femmes de chambre qu'on mettait
pour l'accompagner, car sa mère avait dû renoncer à cette tâche.
Maintenant qu'elle est mariée, précisément avec un homme peu marcheur,
du matin au soir elle est dehors, par tous les temps, seule, sous le
prétexte de faire de l'exercice. Mais, chose étrange, ces jeunes femmes
si sorteuses, si marcheuses, ne le sont plus, ou du moins ne sont pas
disposées à l'être lorsqu'il s'agit de promener leurs enfants! Elles
courent de côté et d'autre, à tous les points de la ville, toute la
journée, pendant qu'à une étrangère sont confiés ces précieux trésors!

Mais revenons à notre règlement. Il ne faut pas trop morceler les heures
de travail, sous prétexte de repos; autrement l'enfant a à peine le
temps de se mettre au travail qu'il se trouve dérangé. Les heures les
plus mauvaises, car on est accablé par la chaleur et la fatigue, sont de
quatre à six heures; aussi doit-on réserver un travail peu fatigant pour
ces heures, la musique par exemple. Le dessin, demandant un grand jour,
doit se faire plus tôt. Il suffit de travailler les arts d'agrément tous
les deux ou trois jours; le piano seul demande à être pratiqué tous les
jours. Trois heures d'étude bien employées suffisent pour faire une
virtuose, et une heure à la fois seulement, si l'on veut. Une heure de
gammes, une heure d'étude, une heure de morceaux d'agrément. De chacune
de ces deux dernières heures, une demi-heure sera consacrée à
déchiffrer.

Le piano est très hygiénique avant et après le repas; il repose
l'intelligence, dont une occupation trop active fatiguerait la
digestion. Bien des jeunes filles font des gammes en lisant. C'est trop
machinal, et aucune des deux choses ne profite. D'autres se font coiffer
pendant qu'elles font des gammes. Comme une jeune fille doit se coiffer
elle-même selon notre manière d'élever les enfants, ceci n'est donc pas
admissible.

La gymnastique et la danse se placent dans les heures de récréation.

Les enfants que l'on mène au cours n'ont pas besoin de sortie spéciale,
mais il leur faut néanmoins une récréation avec des camarades.

Les langues étrangères peuvent en partie s'apprendre en même temps que
le travail à l'aiguille ou les ouvrages de main. Les enfants ont tant de
choses à apprendre qu'il faut utiliser les moindres minutes. Les
Anglaises et les Allemandes sont très adroites en matière de petits
ouvrages; une gouvernante chargée d'apprendre ces langues pourra donc,
en même temps, démontrer les travaux et aussi promener les enfants. A
Paris, on a, pour les fillettes élevées dans leurs familles, presque
universellement adopté les cours. Une gouvernante étrangère, connaissant
assez le français pour servir de répétiteur, est parfaite, si la mère ne
veut pas se consacrer entièrement à l'éducation de ses filles.

Car il n'y a pas de milieu: ou il faut s'en occuper presque
exclusivement et renoncer au monde, à ses plaisirs, ou ne pas s'en
mêler.

Comme il est impossible d'apprendre tout à la fois et que les heures du
jour n'y suffiraient pas, il faut savoir faire un choix dans les études
qui doivent marcher de front, ensuite le travail doit augmenter
progressivement. A cinq ans, une enfant de force ordinaire peut
commencer en même temps la lecture, l'écriture et la musique: la mémoire
s'exercera sur de petites fables. Aussitôt qu'elle saura écrire, on
commencera les petits devoirs, la grammaire, l'histoire, la géographie,
un peu de calcul, un peu de travail à l'aiguille et une langue
étrangère. Une fois entré en pleine période de l'instruction,
c'est-à-dire de huit à quatorze ans, on appuiera surtout sur la langue
française, l'histoire; la préparation à la première communion prend
beaucoup de temps, s'il est permis d'appeler temps perdu les leçons
qu'on reçoit au catéchisme; les analyses sont d'excellents devoirs de
style.

Les arts d'agrément doivent être de préférence laissés de côté pendant
cette période. Les quelques heures consacrées au dessin, par exemple,
risqueraient fort d'être perdues. On peut à tout âge apprendre à
dessiner ou à parler l'anglais; il serait ridicule de ne pas connaître
la grammaire à quinze ans, et le mécanisme du piano s'obtiendrait
difficilement à cet âge. Lorsque la fillette est devenue jeune fille,
qu'elle a franchi les principales difficultés de l'instruction, que son
intelligence développée, son jugement formé, lui permettent de saisir
plus promptement, de travailler plus sérieusement, alors de pianiste
elle devient musicienne, ses doigts ont conquis l'agilité nécessaire au
mécanisme, son goût va se former. Elle apprend la peinture, elle se
perfectionne dans les langues étrangères et dans les branches de
l'instruction si intéressantes qu'elle a effleurées surtout pendant les
vacances, la botanique, l'histoire naturelle, les littératures
étrangères, etc.

Je termine ce long chapitre, dont le sujet est cependant bien loin
d'être épuisé et sur lequel j'aurai occasion de revenir, en appuyant
surtout sur la nécessité d'apprendre à la jeune fille à rester chez
elle, à s'occuper chez elle, à savoir se dispenser de sortir, même
pendant plusieurs jours de suite! Pour combien de femmes ceci semblera
une énormité! Combien j'en connais à Paris, qui me disent d'un air tout
à fait candide:

--Oh! moi, je sors très peu; il m'arrive très fréquemment de ne sortir
que deux fois par jour!

Le règlement que j'ai donné pour la journée d'une petite fille a pu
paraître sévère, et cependant je dois reconnaître qu'il n'est que juste,
et la plupart des parents sensés le reconnaîtront tel. On ne saurait
trop appuyer sur un régime hygiénique très sévère.

Il y a surtout quelques points précisément hygiéniques sur lesquels il
est nécessaire de revenir, afin d'attirer de nouveau l'attention sur
leur urgence: le lever tôt et le coucher tôt, les soins de la chambre,
et l'éloignement du feu. Un enfant qui se remue n'a jamais froid;
d'ailleurs, il est préférable de le couvrir chaudement, de lui mettre de
bons bas fourrés et des corsages de laine, que de l'habituer à
s'approcher du feu, si l'on ne veut avoir un petit être étiolé, fané et
ridé.

Aussitôt qu'une température modérée arrive, un enfant doit aller bras,
jambes, cou et tête nus. La tête principalement doit être tenue à l'air
autant que le soleil le permet, et le chapeau doit être aussi léger que
possible. Un pantalon court et fermé est indispensable à toute petite
fille, autant par hygiène que par décence. On peut le faire en flanelle
ou en finette en hiver. Il n'est rien de plus sale et qui indique un
enfant mal tenu que les bas mal tirés; cependant il arrive souvent qu'on
doive entamer une vraie lutte avec ces chers petits démons pour obtenir
ce résultat. Mais l'on doit être inflexible sur ce point. La jarretière
doit être en élastique et mise au-dessus du genou; mais un moyen très
employé et préférable, c'est d'attacher le bas au corsage de dessous, au
moyen d'un long ruban. Les chaussures fortes, à semelles épaisses
surtout, ni larges ni étroites, maintiennent le pied et empêchent qu'il
ne se déforme. Si l'on permet des talons, ils doivent être très peu
hauts et plats.

On ne doit pas permettre à une petite fille de rester en robe de chambre
et en pantoufles pour prendre ses leçons.

La nourriture d'un enfant doit être simple et fortifiante, jamais
excitante ni stimulante; les piments en sont exclus, ainsi que le café,
le thé, le vin pur, les liqueurs. Les sucreries méritent aussi
l'expulsion et les farineux s'y trouveront mélangés en petite quantité.
De la viande rouge saignante, un peu de viande blanche et du poisson,
des légumes aqueux et rafraîchissants, du bon bouillon, du bouillon
froid en été, du pain, de bons fruits, jamais ou fort rarement de la
charcuterie... On voit qu'ils ne sont pas très à plaindre et que leur
menu est déjà assez varié.

Le grand air est leur meilleur apéritif, et ils ne doivent pas en avoir
besoin d'autres. Au reste l'éducation est pour beaucoup dans la santé
d'un enfant, l'éducation morale aussi bien que l'éducation physique. Les
enfants deviennent souvent irritables, nerveux, souffreteux, parce
qu'ils sont entourés de trop de soins, qu'ils entendent trop répéter
autour d'eux: «Il est si délicat! ça lui fera mal! Il ne faut pas le
contrarier, il est nerveux! Il faut lui céder!

L'enfant qui entend ces choses est perdu comme caractère; il ne guérira
jamais de la maladie morale qu'on lui inculque; il se croira tout
permis, colère, attaque de nerfs, vapeurs, il deviendra bientôt une
véritable petite-maîtresse, un tyran. En éducation, le mal est difficile
à réparer; on compare souvent l'enfance à une jeune plante, c'est tant
qu'elle est jeune qu'il faut la redresser, le moindrement qu'on attende
ce sera trop tard, il y aura à craindre de la briser, et il faudra bien
plus de ménagement et de temps.

L'habitude a une grande influence sur la santé. On s'habitue au froid, à
la chaleur, à la fatigue, au repos. Habituez donc vos enfants de bonne
heure à une vie dure, mais qui ne leur semblera pas telle.

A propos de gymnastique, sujet toujours actuel quand il s'agit
d'enfants, il est quelques règles hygiéniques qu'il est bon de connaître
pour les observer. On doit se livrer à cet exercice de préférence avant
le repas, afin de ne pas troubler la digestion et en même temps
d'exciter l'appétit. Il faut remarquer que la large ceinture qui
accompagne le costume à cet usage, n'est pas simplement un ornement
dicté par la mode; elle doit serrer la taille pour maintenir les reins
de façon à préserver de faux mouvements. La personne présidant aux
exercices de gymnastique doit les faire ralentir et modérer vers la fin
du temps qui leur est consacré, au lieu de s'arrêter brusquement, afin
que l'effervescence dans laquelle les enfants se trouvent se calme peu à
peu. Si les enfants sont en transpiration, on les fera changer de linge
après un moment de repos, et s'être essuyés, frottés fortement même,
avec une serviette spongieuse.



CHAPITRE IX

ESSAIS SUR L'ÉDUCATION DES GARÇONS.



I


Presque tout ce qu'on a écrit sur l'éducation des enfants concerne notre
sexe; le chef-d'œuvre de Fénelon n'est-il pas encore intitulé
_l'Éducation des filles_? C'est qu'on prétend, à juste titre, que ce
sont elles qui sont appelées à élever les hommes; mais ne serait-il pas
bon alors de se préoccuper, non seulement de leur en fournir les moyens,
mais encore de leur apprendre à s'en servir?

Lorsqu'il naît un petit garçon dans une famille, c'est toujours une
grande joie; souvent même on voit les jeunes mères en concevoir plus de
plaisir que de la naissance d'une petite fille, et reporter sur lui la
plus grande part de leur affection. Cependant, depuis son enfance, où la
mère est obligée de _masculiniser_ son propre caractère pour ne pas lui
donner une éducation efféminée, jusqu'à l'époque où il s'émancipera tout
à fait, elle aura à subir des appréhensions continuelles.

Pour l'éducation physique d'un garçon, il faut qu'elle s'arme d'énergie
et de courage; dès son bas âge, il est essentiel de l'habituer aux
exercices du corps, et aussi aux luttes et aux périls. Il arrive presque
toujours malheur aux enfants qu'on entoure sans cesse de précautions et
de craintes. Il ne faut jamais les arrêter dans un acte de bravoure et
de témérité, et plutôt leur apprendre à _se défendre qu'à éviter_; car
une éducation mâle, en formant des membres robustes, une forte santé,
formera aussi un caractère droit et énergique; il est rare de voir des
hommes grands, agiles et bien portants, ne pas être francs, loyaux et
fiers, tandis que les corps chétifs, efféminés, mal conformés,
renferment pour la plupart des esprits tortueux, timorés, enclins à la
bassesse et à la platitude. Une mauvaise santé produit généralement un
caractère inquiet et indécis. L'homme doit pouvoir résister aux attaques
de tous genres que la vie lui réserve, et c'est à son éducation qu'il
devra les forces morales et physiques qui lui permettront de supporter
la lutte. La mère doit donc se résigner à le voir s'exposer à certains
périls, à se séparer de lui, à le confier à des mains qui lui paraîtront
bien rudes.

L'instruction hors le toit paternel est indispensable pour les garçons.
Quelque fortune qu'ils aient, il faut absolument qu'ils s'habituent aux
poussées des camarades, aux légères humiliations, aux privations qui
leur seraient épargnées à la maison.

Dans un bon collège, l'égalité règne en souveraine, aucune distinction
n'est tolérée, excepté celle du savoir aux salles d'étude, et celle de
la force et du bon naturel aux récréations. Les bouderies, la vanité,
n'y sont point supportées. Les angles d'un caractère aigu s'émoussent
forcément au contact journalier des indifférents. Les plaintes sans
motifs, les exigences, les doléances inspirées par la paresse et l'amour
du bien-être ne rencontrent point l'oreille indulgente de la tendre
mère, toujours prête à s'effrayer. La nature de l'enfant se conforme à
ce régime au physique comme au moral, et il n'en apprécie que mieux les
douceurs de la maison paternelle lorsqu'il y revient; il n'en chérit que
davantage ses parents, parce qu'il a été privé de leurs soins et de leur
affection. Un jour viendra où l'enfant devenu homme éprouvera de tout
autres sentiments, jour néfaste, où son cœur semblera pour quelque temps
se fermer à l'amour filial pour s'ouvrir à une autre affection, qu'il
regrettera plus tard, mais qui pour le moment semble absorber son être
tout entier. C'est celui où des étrangères quelconques, d'autant plus
aimées qu'elles en sont moins dignes, accapareront sa confiance, son
argent. La pauvre mère, ayant à peine le droit alors de donner un
conseil, sera obligée de feindre, d'ignorer, et n'osera plus demander à
son fils: D'où viens-tu? pour ne pas le forcer au mensonge.

Avec sa fille, la mère éprouve l'ineffable consolation de diriger ses
affections, d'être la confidente du réveil de son cœur, d'assister aux
douces émotions d'un amour pur et avouable. Et cependant les conseils
maternels sont aussi nécessaires au fils qu'à la fille, car il est
exposé à autant de dangers, quoiqu'ils ne soient pas du même genre.

Savoir conserver de l'influence sur son fils est, sans contredit, le but
à quoi tendent toutes les mères; peu réussissent à l'atteindre, quelques
moyens qu'elles emploient pour y arriver, et celles qui l'atteignent
savent rarement s'en servir pour le bonheur de leur enfant.

Lorsque le petit garçon est encore tout jeune, la mère doit commencer à
s'en faire tendrement aimer. Au père, qui doit conserver intacte son
autorité, est réservée la sévérité quelquefois inflexible. La mère, au
contraire, représente l'indulgence, la mansuétude; c'est elle qui
implore le pardon, adoucit les rigueurs paternelles; c'est elle qui
console l'écolier, qui fait parfois les pensums, qui accueille les
confidences de l'adolescent. C'est à elle, si elle tient à bien diriger
son fils, qu'il appartient de préparer le terrain où viendront s'ébattre
les passions humaines.

Bien des mères s'imaginent mieux conserver leur fils pour elles, ou
contribuer davantage à son bonheur futur, en agissant comme cette
_Nany_, dans la pièce de ce nom, représentée au Théâtre-Français;
c'est-à-dire en faisant un égoïste, incapable d'un attachement profond;
en brisant son cœur, en détruisant ses illusions et son enthousiasme
pour notre sexe. Le résultat le plus prompt de cette éducation est de
faire des parents les premières victimes; chaque fois qu'ils détruisent
le cœur de leur enfant, ce sont eux qui sont appelés à en souffrir le
plus.

Combien de mères croient, en enseignant à leur fils le mépris des
femmes, lui assurer la conquête de lui-même et annuler tout empire du
sexe féminin sur lui! ces mères ne songent pas que les passions
subsistent toujours; et que si, guidées par le cœur, elles peuvent être
nobles et avoir un but élevé, sans cœur, elles deviennent viles, et
descendent sur les objets les plus bas. Pourquoi voit-on si souvent des
hommes égoïstes, d'une avance sordide, n'ayant jamais éprouvé
d'affection pour qui que ce soit, incapables de bons sentiments, se
ruiner et commettre les plus grandes folies pour des créatures abjectes?
On se dit avec stupéfaction: «C'est étonnant, il n'aurait point fait
cela pour sa mère, ou pour une honnête femme, comment peut-il aimer
cette créature et tout sacrifier pour elle?»

L'explication en est bien simple. Non, ils n'aiment pas; un faux
amour-propre et leurs passions sont seuls en jeu. Ces hommes n'ont point
de cœur; leurs mauvais instincts, dépourvus de guide, les gouvernent
seuls; et les créatures qui dominent de tels hommes, ne pouvant y
arriver que par des moyens pernicieux, ne sont que des êtres pervertis.

Il est donc deux choses qu'une mère doit s'appliquer à développer en son
fils: le cœur et l'estime de la femme. Au lieu de lui en montrer la
perversité, en croyant l'en dégoûter, elle doit lui faire considérer les
êtres méprisables qui déshonorent notre sexe, comme des exceptions, trop
hideuses pour s'y arrêter longtemps, et diriger sans cesse ses regards
sur celles qui sont chastes et vertueuses comme étant les seules dignes
d'attention.

S'il est besoin, pour les enfants des deux sexes, que les parents soient
infaillibles, c'est encore plus indispensable, s'il est possible, pour
la mère qui désire conserver quelque ascendant sur son fils. Il est
essentiel qu'à ses yeux elle soit entourée d'une auréole de sainteté et
de vertu, afin qu'il ne perde pas toute confiance dans le bien; mais il
ne faut pas qu'elle soit trop sévère, de peur qu'il ne craigne de
s'épancher dans son sein.

--S'il a un cœur sensible, il souffrira, m'objectera-t-on.

Non; souffrir de trop aimer est encore jouir; combien seraient heureux
de sentir leurs cœurs palpiter au prix même de quelques souffrances!
Quelle émulation pour de nobles ambitions on y puise! quel intérêt pour
la vie!

Et lorsqu'il rapportera à sa mère son pauvre cœur meurtri, ce sera le
moment de lui faire comprendre que, parce qu'il a rencontré une femme
méprisable, elles ne le sont point toutes; qu'avec une épouse chaste et
pure il n'aura point de déceptions ni de désillusions, car le but
principal d'une mère doit être d'amener son fils au mariage; non à un
mariage de convenance, qui laisserait son cœur inoccupé, et lui
apporterait seulement plus de fortune et de liberté pour satisfaire des
goûts de dissipation, mais vers un mariage d'inclination, qui le
retiendra à son foyer. Que de mères imprudentes, n'ayant en vue que leur
ambition, éloignent leurs fils de celle qu'ils choisiraient, et les
jettent ainsi, par l'isolement de sentiments purs où elles les forcent à
vivre, dans le libertinage et la dépravation! Il est à remarquer, quoi
qu'en puissent dire quelques esprits forts, que les jeunes gens mariés
de bonne heure et suivant leur cœur, sont les plus rangés et les plus
heureux, tandis que ceux qui ont été contrariés dans leur première
inclination, qui d'ordinaire est toujours honorable, ou se sont jetés
dans la débauche, ou bien ont fait des mariages d'argent et n'y ont
trouvé ni bonheur ni gloire. Que de malheurs irréparables, que de crimes
même, arrivent par suite d'unions mal assorties!

Pour préserver son fils de la mauvaise société, une mère saura sacrifier
ses goûts, ses habitudes les plus chères; elle rendra son intérieur
aussi gai que possible, afin qu'il s'y plaise; elle fera bon accueil aux
amis de son fils, attirera de jolies et vertueuses jeunes filles, des
femmes aimables et distinguées. Les relations avec les femmes du monde
n'ont jamais, en les mettant même au pis, des suites aussi néfastes pour
l'avenir d'un jeune homme que celles avec la mauvaise compagnie, sans
parler des habitudes vulgaires et triviales qu'il puise dans cette
dernière.

De même que j'ai dit au commencement qu'un homme doit apprendre plutôt à
vaincre le danger qu'à l'éviter, il faut aussi lui enseigner plutôt à
gagner de l'argent qu'à l'épargner. La générosité et le courage, l'amour
et le travail marchent de pair. N'est-il pas odieux de voir des hommes
lésiner et rapiner quelques sous sur les besoins de leurs familles ou
sur leurs aumônes, et passer leur vie, les bras croisés, sans utiliser
cette force et cette intelligence que Dieu leurs a données! L'occupation
est une loi pour un jeune homme, quelque fortune qu'il ait.

La tâche des mères est donc délicate et difficile à remplir, autant que
noble et douce; s'il est vrai que ce soient elles qui élèvent les
hommes, que devons-nous penser, en voyant notre génération actuelle de
jeunes gens? Âpres au gain et débauchés en même temps, reniant la vertu
de notre sexe, sans s'apercevoir qu'ils blasphèment, qu'ils oublient
qu'ils ont une mère et des sœurs, qu'ils auront une épouse et des
filles; efféminés, fanfarons du vice, blagueurs devant les faibles,
plats et vils devant ceux qui crient plus fort qu'eux, ne croyant qu'au
mal, regardant le bien comme une illusion; voilà les plaies hideuses
qu'il appartient aux jeunes mères de guérir, en élevant leurs fils en
véritables hommes, lesquels, à leur tour, par leur contact, régénéreront
les femmes; car tout se suit et s'enchaîne en ce monde. Les mauvais
hommes font les mauvaises femmes; mais les mauvaises mères font les
mauvais hommes. Ce sont ces mères inconséquentes, ne voulant déroger en
rien à leurs préjugés, à leurs manies, à leur égoïsme, qui nous élèvent
ces époux sans cœur, lesquels cherchent en vain le bonheur où leur mère
le leur a montré, uniquement dans l'amour d'eux-mêmes, et ne l'y
trouvent pas.

Quand un fils délaisse sa mère, c'est toujours de la faute de celle-ci;
c'est souvent parce qu'elle a trop brusqué ses inclinations, et qu'il
reconnaît plus tard l'égoïsme des doctrines dont elle l'a imbu, et qui
ont causé son malheur. La mère a donc le plus grand intérêt à marier de
bonne heure son fils avec une jeune fille aux habitudes simples; il lui
sera plus facile alors de le retenir près d'elle; les petits-enfants
arrivent bientôt, et forment l'entourage le plus charmant et le plus
doux auquel une femme âgée puisse aspirer, en place de l'isolement où
les plaisirs du jeune homme la laisseraient indubitablement.

Pendant que le professeur cultive l'esprit du jeune garçon, que le père
lui apprend ses devoirs envers la société et envers lui-même, c'est à la
mère qu'est dévolue la tâche de lui former, dès son enfance, un corps
robuste, et plus tard une âme énergique et sensible qui lui permette
d'être heureux toute sa vie, que la fortune lui réserve ses sourires ou
ses rebuts.



II


Pendant que le ministre de l'instruction publique et les savants
s'occupent de réformer l'instruction de nos fils au lycée et de modifier
les méthodes, à nous, mères, il appartient de nous occuper de leur
éducation, et non seulement de leur former le cœur, mais aussi les
manières, la tenue, le caractère; c'est à nous de leur apprendre à vivre
dans le monde, dans celui de la famille et dans celui de la société.

«J'ai connu un homme, a dit Diderot, qui savait tout, excepté dire
bonjour et saluer; il vécut pauvre et méprisé.» Cet exemple se retrouve
tous les jours. Chaque être humain n'est pas doué au même point d'un
esprit analysateur; le temps manque parfois aussi souvent que le moyen,
et c'est pour cela qu'on aime à trouver dans un livre, un journal, une
publication quelconque, le résumé, la quintessence des observations que
l'écrivain a faites à votre place. En rencontrant des jeunes gens aux
manières polies et réservées, à l'abord sympathique, à l'extérieur je ne
dirai pas beau, car la perfection des traits ne fait rien à la
distinction, mais soigné et élégant, n'importe dans quelle position ils
se trouvent, aux habitudes nobles, aux sentiments chevaleresques, et en
voyant d'autres, à leur côté, sauvages, gauches, butors, malpropres, je
me suis enquise de la cause de cette différence et je l'ai toujours
trouvée dans l'éducation maternelle qu'ils avaient reçue.

Le jeune garçon élevé par une mère qui s'en occupe, lorsqu'il est
enfant, puis pendant les sorties du collège, chaque fois qu'il revient à
la maison, est toujours plus doux et moins brutal qu'un autre.

C'est à tort qu'on s'imagine qu'une éducation par les femmes effémine un
homme; cela n'a pas lieu, du moins lorsqu'elle est bien dirigée. C'est
une erreur de croire qu'un jeune homme, parce qu'il jurera, cravachera
sans pitié son cheval ou son chien, boira de l'absinthe et toute espèce
de liqueurs fortes, ne fréquentera que les estaminets, les clubs, en
aura plus de courage et d'énergie.

Les femmes n'empêcheront jamais un garçon de devenir fort et courageux,
car elles détestent la pusillanimité. Sans être ni une Spartiate, ni une
mère des Gracques, je ne crois pas qu'il y ait eu, pendant la dernière
guerre, une mère qui ait empêché son fils d'aller se joindre à ses
frères d'armes. La mère endure mille douleurs, son cœur saigne par mille
plaies, mais elle aime mieux donner sa propre vie que de voir le fruit
de son sein atteint dans son honneur! Quelle est la mère, la sœur ou
l'épouse qui voudrait que son fils, son frère, ou son mari fût un lâche?
Qui plus que nous méprise les hommes qui ne savent pas être fermes et
énergiques, lors même que nous profitons de leur faiblesse? Les femmes
aiment et cherchent instinctivement dans tout homme, même dans leur
fils, soutien et protection. Et c'est sur la mère qui agirait autrement
que retomberait plus tard en grande partie le malheureux résultat de
cette éducation déplorable.

Mais c'est elle aussi qui a à souffrir cruellement d'une éducation
abandonnée entièrement aux mains masculines.

L'homme, qu'il soit enfant ou adolescent, qu'il ait atteint la maturité
ou la vieillesse, a toujours besoin de la femme près de lui, pour le
soigner et pour le civiliser. L'homme, loin de la femme, s'abrutit; il
devient féroce, sans être plus brave pour cela. Dieu, à la prévoyance de
qui rien n'a échappé dans la création, n'a pas placé sans motifs un être
faible et doux près de l'être fort et rude.

Une mère doit donc s'appliquer, chaque fois qu'elle a son fils auprès
d'elle, à le civiliser, à lui faire envisager la fréquentation du sexe
féminin sous un point de vue chevaleresque et respectueux, à
l'accoutumer à la bonne société, de façon qu'il trouvé triviale, sotte
et insupportable celle qui ne pourrait que causer sa perte.

Ces dernières vacances, j'ai eu occasion de voir de jeunes collégiens de
quatorze ans ne pouvant parler sans accentuer leurs phrases de jurons,
incapables de saluer poliment, de se tenir avec décence, et d'avoir pour
leurs mères la moindre attention délicate. On se demande avec terreur
quels maris ces jeunes garçons feront plus tard; quelle désillusion
éprouveront les jeunes filles qu'ils auront épousées, lorsqu'au
lendemain de leur mariage ils se comporteront vis-à-vis d'elles avec un
manque total d'égards et de bonne éducation? Si celles-ci sont aimantes,
douces, réservées, bien élevées, quelle existence mèneront-elles?

La mère est faible; elle rit d'abord de voir jouer au _sacripant_ son
fils encore baby; on lui dit: laissez-le faire; ne doit-il pas devenir
un homme? Lorsqu'il est plus âgé, elle en a déjà peur, et plus tard il
devient son tyran et cause sa désolation.

Une femme d'esprit et du monde me disait dernièrement: Je ne donnerai
jamais mes filles à des hommes qui n'aient été élevés par une mère ou
une sœur. Je me permettrai d'ajouter: Encore faut-il que celles-ci se
soient donné la peine de faire leur devoir!

Un jeune garçon élevé ainsi est accoutumé à avoir mille petites
condescendances, à remplir une infinité de petits soins, à subir une
masse de petits caprices qu'un autre ignore. Supposons, au contraire, un
orphelin, ayant passé de bruyantes récréations avec ses camarades aux
salles d'étude, près de professeurs raides, secs et parfois vulgaires;
si ce pauvre enfant a vu ses vacances s'écouler dans le préau solitaire
et silencieux du collège, échangé plus tard contre les écoles
supérieures et les cours, où, sans guide, il a pu souvent se trouver en
contact avec des êtres pervertis, certes celui-là qui n'a eu pour foyer
que le restaurant, pour réunion de famille que la table d'hôte, pour le
conseiller et l'aimer que des indifférents et des intéressés, est
pardonnable de manquer de douceur et de distinction. Et souvent il est
le meilleur des deux, parce qu'il sent plus que l'autre le besoin
d'inspirer de l'affection.

C'est à la mère qu'il appartient d'apprendre à son fils à saluer, à se
présenter devant le monde, à faire sa cour aux dames; qui le lui
apprendra, si ce n'est elle? Consentirait-elle, d'ailleurs, que d'autres
se chargeassent de ce soin?

C'est elle qui, dès son jeune âge, doit policer son langage, sa tenue,
son caractère; c'est à elle qu'il revient de diriger ses goûts vers ce
qui est bon et noble; de lui inspirer l'horreur de ces piliers
d'estaminet, de ces buveurs d'absinthe, de cette hardiesse grossière
envers le sexe féminin que la génération masculine actuelle tend à
substituer à l'ancienne galanterie française si chevaleresque et si
réputée! Ah! il est vrai que celles qui l'ont laissé se perdre en ont
été les premières punies; et pour réparer ce tort, elles ont cru que ce
qu'il y avait de mieux à faire était de mettre l'éducation des filles à
la hauteur de celle des garçons; et afin qu'elles ne fussent plus
choquées par la brutalité et le sans-gêne de ceux-ci, de les rendre
elles-mêmes cavalières et vulgaires.

Si nous n'opposons une digue énergique à ce torrent de laisser-aller et
de mauvaises façons qui nous envahit, la politesse, la galanterie, le
bel esprit, qualités éminemment françaises et que nous nous
enorgueillissions tant de posséder, cesseront bientôt de briller parmi
nous. Ce sont elles, cependant, qui firent du siècle de Louis XIV le
plus grand de l'ère chrétienne, en nous amenant des mœurs douces et
civilisées, en produisant les plus grands génies littéraires et
artistiques, et en rendant nos armées victorieuses. Oui, même cela, et
surtout cela, j'ose l'affirmer, car le soldat chevaleresque qui veut se
rendre digne des éloges de sa dame, fait des prouesses de valeur; il
craint moins la mort lorsqu'il sait qu'il sera pleuré et regretté.

Je connais plusieurs jeunes femmes de la même famille; distinguées et
remarquables sous tous les rapports, qui ont formé une ligue contre
l'envahissement dans les salons et la famille des mœurs d'estaminet. Le
cigare est éloigné, les expressions trop énergiques sont soigneusement
prohibées. Elles ne supportent aucun laisser-aller en leur présence;
elles admettent la repartie fine, spirituelle, le demi-sourire, mais
jamais elles ne permettront devant elles une plaisanterie dont la
crudité puisse les faire rougir, une pose qui leur fasse baisser les
yeux; il n'est point besoin pour elles d'entrer sur ce sujet dans des
discussions pénibles à soutenir et d'argumenter; le silence gardé à
propos, un froncement de sourcils, un plissement de lèvres dédaigneux,
un regard d'étonnement, sont de suffisantes protestations, le but de
tout homme étant de plaire aux femmes présentes; elles ont su persuader
leurs maris par la douceur, l'affection, le raisonnement, et surtout par
le contact de leur distinction. Elles élèvent leurs fils dans ces mêmes
principes, ceux de l'homme qui se respecte.

Je n'ai jamais vu personne fuir leurs maisons à cause des obligations
qu'elles imposent; au contraire, leurs réceptions sont suivies et
recherchées du sexe masculin, qui les respecte, les estime et les aime
davantage pour leur retenue et leur dignité, lesquelles ne diminuent en
rien leur grâce et leur esprit. J'ai eu occasion de remarquer que des
jeunes gens, après les avoir fréquentées quelque temps, étaient
singulièrement transformés à leur avantage, tellement l'influence d'une
maîtresse de maison est indéniable sur ce point.

Il est nécessaire de vaincre autant que possible la timidité d'un jeune
garçon, car elle se changerait plus tard en gaucherie lorsqu'il
s'agirait d'être poli, et en effronterie pour se conduire
malhonnêtement; il est bon, au contraire, d'accoutumer les enfants à ne
jamais manquer d'aplomb, excepté pour mal agir.

Pour les petites filles, la société des garçons est parfois à
appréhender; pour ceux-ci, celle des filles est, au contraire, à
désirer; si ce rapprochement risque d'éveiller chez les premières des
idées de coquetterie dangereuse, il ne peut développer chez les autres
que d'excellents penchants; mais il serait bien préférable qu'on arrivât
à ce que cette fréquentation ne pût, comme en Amérique, amener de
résultat nuisible pour aucun des deux sexes.

Un des grands écueils, en province, pour les jeunes gens, c'est d'abord
l'ennui qu'ils rencontrent dans les sociétés, la plupart soumises à la
monotonie d'habitudes routinières et dépourvues de tout attrait
intellectuel; puis l'espèce de cordon sanitaire que les mères forment
autour de leurs filles, qui ajoute, parfois, à l'insipidité de ces
dernières. Les jeunes gens ne trouvant dans le monde aucun intérêt,
aucune bienveillance, aucun plaisir, prennent en dégoût les visites et
les soirées, et se rejettent sur une compagnie plus équivoque, mais qui
leur offre plus de gaieté et un meilleur accueil.

Une mère devra donc faire un choix, et conduire son fils où il puisse
trouver de l'agrément en même temps que la respectabilité. Nul doute,
s'il est bien élevé, empressé, galant, dans le bon sens du mot, doué de
petits talents de société, s'il a appris à se rendre utile et agréable
auprès des femmes, nul doute, dis-je, que les familles les plus prudes
ne soient enchantées de pouvoir admettre un élément masculin convenable
dans le cercle de leurs filles, et le jeune homme, y trouvant alors
distraction et attrait, s'habitue ainsi aux mœurs du foyer domestique et
de la famille.

Il faut que les mères inspirent à leur fils un grand respect de
lui-même, qu'elles lui inculquent de bonne heure que la jalousie et
l'envie seules font naître cette fanfaronnade du vice si pernicieuse, et
qui fait tant de victimes; il faut que le jeune homme se sente avili à
ses propres yeux de se montrer dans une tenue délabrée et en mauvaise
compagnie.

J'ai toujours vu que les mères les plus chéries de leurs fils, et qui en
recevaient le plus de satisfaction, étaient celles qui avaient été les
plus fermes pendant la jeunesse de ceux-ci et avaient su en faire des
hommes du monde.

Pour mon compte, je ne crois pas aux mauvaises natures dans les enfants,
ou plutôt je crois que nous portons tous, en naissant, le germe des bons
et des mauvais instincts, des bons et des mauvais sentiments; il ne
s'agit que de développer les uns aux dépens des autres; et ce résultat
dérive de la première éducation; les personnes qui affirment qu'un
enfant se corrigera en grandissant sont dans la plus grande erreur. Plus
le mauvais penchant sera développé, plus on aura de peine à le réprimer.

Souvent les défauts d'un enfant sont éveillés par la nourrice, puis par
la bonne; et si, à la place de celles-ci, c'était une mère intelligente
et dévouée qui présidât au réveil de son intelligence, ce seraient des
qualités qu'on verrait éclore à la place des défauts.

C'est dès le plus bas âge, on ne saurait trop le répéter, que doit
commencer l'éducation d'un enfant. Les premières impressions que cette
nature malléable reçoit sont ineffaçables, et cela prouve derechef
l'erreur de ceux qui disent: Cet enfant est trop jeune pour comprendre
ceci ou cela. Il ne comprend pas, il ne raisonne pas, il ne peut juger
ni discuter ce que vous lui dites, ce que vous exigez de lui! C'est très
vrai, mais ce n'est qu'un motif de plus pour que _cela_ s'imprime en lui
d'une manière indélébile. Les habitudes du collège, et plus tard de
l'étudiant, viendront essayer de chasser les premiers principes, mais
ils trouveront ceux-ci enracinés; ensuite la mère continuera son œuvre,
sans relâche, à chaque vacance, à chaque retour du jeune homme auprès
d'elle et elle restera victorieuse, comme me le prouvent nombre
d'exemples que j'ai sous les yeux; lorsque le contraire arrive, c'est
toujours à la négligence, à la faiblesse ou à l'incapacité maternelle
qu'il faut l'attribuer.



III


Il règne une singulière ostentation: l'orgueil du mal, l'amour propre du
vice; nous aimons à étaler, à exagérer nos défauts; puis nous faisons
une pirouette, un calembour, et nous nous admirons nous-mêmes en nous
répétant: Quel esprit nous avons! Pauvres gens qui oublient ce qu'un
véritable grand homme a dit: L'esprit sans le bon sens ne sert à rien.

Nous croyons tout sauvé quand nous avons répondu par une saillie ou même
tout bonnement par un mot d'argot entendu dans telle ou telle comédie.
Que de cervelles vides se figurent s'instruire et apprendre le beau
langage en retenant les phrases et les reparties qui se récitent au
théâtre!

Nos jeunes gens se corrompent le cœur autant qu'ils le peuvent, et s'ils
n'y parviennent pas, ils feignent d'y être arrivés. Ils rougissent de la
vertu; ce qui doit être une honte pour tout homme raisonnable leur
paraît le _nec plus ultra_ du bon genre. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils
n'inspirent que de la pitié aux gens sérieux, et qu'on a envie de leur
répondre:

--Si vous êtes réellement aussi perverti, tant pis pour vous, ayez au
moins le tact de nous dissimuler ces plaies de votre nature vicieuse;
mais si vous vous plaisez à vous faire croire plus mauvais que vous ne
l'êtes, vous êtes un fameux idiot.

Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils ne s'attirent l'admiration que de plus
sots qu'eux et ne sont applaudis que par les jaloux et les envieux,
enchantés de leur voir perdre le prestige qu'ils conserveraient
au-dessus d'eux.

Il fait pitié, et c'est grand dommage de voir, au milieu de ces ombres
d'adolescents sans cervelles, sans cœur, sans âme, sans physique même,
de voir, dis-je, s'égarer parmi cette plèbe une belle et forte
organisation qui se laisse envahir et ronger par cette vermine! C'est
précisément aux plus magnifiques natures, aux cœurs d'élite, que le
démon du mal s'acharne, les considérant comme une proie, sans nul doute,
plus digne de ses efforts, et il lance après elles une armée de lutins
qui en deviennent d'autant plus facilement vainqueurs, qu'elles n'ont
pas les ruses et les fourberies qui pourraient les garantir contre les
attaques de leurs ennemis. Ils ne combattent pas à armes égales. Ils
pourraient dominer; tout leur est donné par le ciel pour avoir un avenir
illustre: fortune, jeunesse, physique, intelligence, savoir, position,
tout, et ils perdent, ils jettent au vent toutes ces richesses, pour
tomber dans les lacets tendus par quelques marsouins!

Nous venons de traverser une époque où le bon ton, grâce à certaines
pièces en vogue, a été mis à la porte de la société française, même la
plus aristocratique, et il serait facile de citer telle duchesse, dont
les ancêtres furent au nombre des croisés et dont la noblesse remonte à
un trône, qui, la voix haute et la _canne_ à la main, faisait des,
_fromages_ en plein Champs-Elysées. C'était à qui aurait le plus mauvais
genre. Il est triste de l'avouer, le sexe féminin s'est laissé entraîner
dans ce précipice avec une promptitude tenant du vertige. Qui avait été
cause de cet entraînement? Évidemment des jeunes gens mal éduqués, aux
sentiments bas, à l'intelligence bornée. Cette mode, car c'en était une,
a eu son temps; espérons qu'elle est tombée, remplacée; répétons-le bien
haut, afin que tous ses enthousiastes le sachent bien. Avec les chignons
bouclés, les gardénias à la boutonnière, les vestons courts, la mode de
l'air impertinent a cessé d'exister; ceux chez qui elle a laissé
subsister quelques lueurs d'esprit se hâtent de l'abandonner, afin de ne
pas être en retard, et d'ici peu ils nargueront qui la suivront encore.
Le bon ton, les manières distinguées, le respect de ce qui est vénérable
et sacré va donc revenir. L'influence du bon reprendra le dessus. Nous
ne nous laisserons plus mener par des êtres qui valent moins que nous.

Mais de la généralité descendons aux détails et étudions quelques moyens
pour commencer à améliorer ces manières si sacrifiées.

Lorsque nos yeux, notre ouïe, sont agréablement frappés, il est très
difficile que nous ne soyons pas favorablement impressionnés et
influencés. Ce n'est pas un bel extérieur, un joli visage, mais surtout
la distinction et la convenance de cet extérieur qui séduisent le plus
dans un homme. Il est de ces mouvements, de ces gestes qui classent de
suite un homme encore plus vite qu'une femme dans la société. Celles-ci
s'assimilent vite toutes les positions; il n'en est pas de même du sexe
masculin. Or, quelle est la mère qui n'aspire pas aux plus hautes
situations sociales pour son fils? quelle est la mère qui ne désire
qu'il en soit digne? Qu'elle ne néglige donc pas cette partie de
l'éducation de son enfant.

Il ne s'agit pas de leçons d'un jour, mais de conseils persévérants.
S'il faut commencer, dès ses premières années, l'_éducation_ du petit
garçon, il faut aussi la continuer, même lorsqu'il est homme. C'est là
précisément que la tâche devient difficile; que de fois voit-on de
jeunes garçons tout à fait charmants pendant leur adolescence, dont on
augure mille biens pour leur avenir, et qui, une fois échappés à la
sainte influence de la mère, perdent peu à peu toutes leurs qualités et
ne font que des _fruits secs!_

Je me bornerai à signaler d'une façon spéciale aux mères qui ont des
fils, deux gestes, dont l'un est à propager, autant que l'autre est à
éviter.

Le premier est un certain mouvement des jambes rapprochant les talons,
qui n'est d'ailleurs que le pas de la valse. Ce mouvement est
excessivement élégant et gracieux. Ainsi, pour saluer, un homme ne doit
pas plier la jambe, courber le corps; au contraire, il redresse la tête,
rapproche les deux talons comme s'il se mettait au port d'armes et
présente légèrement le buste en avant. Tout jeune homme ayant appris la
danse, la gymnastique, et ayant de la grâce, de la désinvolture dans les
mouvements, saluera de cette façon. Ce rapprochement des pieds a
l'avantage de rehausser la stature (chacun sait qu'en éloignant les
jambes l'une de l'autre, on perd plusieurs centimètres de hauteur). En
résumé, ce mouvement dénote l'homme de bonne société. Ce serait une
erreur de croire qu'il est dévolu particulièrement aux tailles élevées;
il sied et est propre à tous, depuis le bambin de cinq ans jusqu'à
l'homme âgé, tant qu'il a assez de force dans ses nerfs pour le faire.
Certes, l'homme de haute taille possède toujours une facilité et une
grâce de mouvement qui lui est absolument propre, et l'on ne saurait
trop la mettre en œuvre pour développer le physique d'un jeune garçon.
Mais cette distinction innée, l'homme de petite taille peut parfaitement
l'acquérir; il ne faut jamais oublier que _tout_ dépend de la volonté,
et que _tout_ le bien et le mal surtout est toujours en notre pouvoir.
Il en coûte parfois de la peine et de la persévérance, mais le succès
qui vient couronner nos efforts est un ample dédommagement. L'être le
plus laid, le plus commun, peut, en s'étudiant, en se réformant, arriver
à être beaucoup mieux que celui qui se fie sur les dons de la nature et
croit qu'il ne lui reste rien à faire.

Le geste à éviter,--j'ai déjà eu occasion de le signaler, mais je suis
heureuse de trouver celle d'en parler encore,--c'est cette habitude du
sexe masculin de mettre la main dans la poche du pantalon.

On peut être un très brave garçon et avoir cette habitude, mais on ne
saurait être un homme de bonne société; de plus, n'oublions pas que les
gestes vulgaires dénotent nécessairement une certaine vulgarité dans
l'esprit et dans les relations.

Je connais un jeune homme tout à fait charmant, et qui tient à l'être,
ayant l'excellente ambition de fréquenter le monde de la famille. Il
s'applique, et l'on ne saurait que l'en louer, à avoir une bonne tenue;
il y arrive. Chacun l'aime, le recherche et le préfère à ses camarades,
malgré quelques défauts de caractère qui pourraient le rendre inférieur
à eux, mais qui disparaissent derrière son abord agréable.
Malheureusement lorsque, surtout, il est sous l'empire d'une grande
préoccupation, qu'il discute, par exemple, il s'oublie et plonge avec
frénésie la main dans la poche de son pantalon. Un jour qu'il déployait,
au milieu d'un salon, ses petits talents oratoires et qu'il se livrait
avec succès à une improvisation réussie, il se laissa aller, sans s'en
douter, à ce mouvement peu gracieux. Peu s'en fallut qu'il ne perdît
aussitôt tout son prestige. Hommes et femmes s'entre-regardaient tout
étonnés de trouver des manières si peu conformes aux règles de la bonne
société dans un jeune homme à l'extérieur si distingué et si capable,
car le monde est porté à blâmer chez les autres ce qu'il pratique
lui-même. Tout à coup un petit garçon de six ans vient se camper devant
l'orateur et le considère fixement. Le jeune homme s'arrête en riant
devant ce petit observateur en herbe.

--Qu'as-tu à me regarder, mon petit ami?

--Mais, Monsieur, tu n'as donc pas de maman? lui répond l'enfant d'un
air courroucé et sérieux.

--Pourquoi cette question? repartit l'autre, un peu interloqué.

--Parce que, si tu en avais une, elle te dirait que ce n'est pas beau,
dans un salon, de mettre la main dans la poche de son pantalon.

Je n'essaierai pas de dire quelle fut la honte, le courroux du pauvre
jeune homme, si justement et si vertement tancé. Le petit garçon avait
tort, sans doute, dans sa franchise, mais nous lui pardonnons, dans
l'espoir qu'elle aura servi à corriger notre jeune héros.



IV


S'il n'est pas bon, s'il n'est pas possible même, dans l'éducation des
enfants, de suivre un système relativement à leurs caractères, puisqu'il
faut nécessairement modifier les moyens à employer selon ces caractères
mêmes, il n'en est pas de même de la direction à donner à l'éducation
concernant leur avenir et leur position sociale. Le choix d'une
carrière, pour un garçon, est une affaire sérieuse; pour une fille, on
voudrait bien qu'elle n'eût que celle de mère de famille, qui est sans
contredit celle qui lui revient de droit.

Il est excessivement difficile, et presque impossible, de prévoir, dès
son jeune âge, quelle carrière l'enfant embrassera; on fait des projets,
on a une préférence, et la plupart du temps, lorsque l'âge est arrivé,
les circonstances sont changées, la roue de la fortune a tourné; toutes
les précautions, les préparations, les plans se trouvent déjoués et sont
devenus inutiles.

Ensuite, tel enfant qui semble turbulent, impétueux, et qu'on destinera,
sur cet échantillon de son caractère, à l'état militaire, peut se
modifier, sa santé devenir faible et ne plus le rendre apte au métier
des armes. Tel autre qu'on voudra consacrer aux sciences ne sera doué
que d'une intelligence médiocre, et toute étude trop soutenue menacera
d'altérer sa santé.

Il est certain, cependant, qu'on peut disposer un enfant à la carrière
que l'on désire en s'y prenant de bonne heure. On développera en lui
certaines facultés, on restreindra les autres.

Pour arriver à ce but, il est indispensable, ainsi que dans toute
éducation, de s'occuper d'élever ses enfants; il ne suffit pas de les
faire instruire. Les malheureuses théories sur la liberté individuelle
qu'on met tant en avant, portent beaucoup maintenant à respecter la
soi-disant liberté de l'enfant! Pauvre petit être! mais si on lui
laissait ainsi sa liberté physique et matérielle, il se tuerait bientôt,
n'est-il pas vrai? puisqu'il serait sans expérience pour se prémunir du
danger. De même il se tue au moral, si on le laisse libre. Il ne suffit
pas de le guider, il faut vouloir pour lui.

Si on laisse germer les défauts, comment l'en accuser?

Il est vrai qu'il faut les étouffer, ces défauts, d'une certaine façon;
c'est là que gît la science de l'éducation. La répression demande à être
faite de telle ou telle manière, suivant la nature de l'enfant, et
suivant la nature du défaut à réprimer.

Comment se fait-il que les pères avares ont presque toujours des fils
prodigues? Parce qu'ils ne procèdent pas par le raisonnement, par la
persuasion. Ils laissent grandir l'enfant sans lui inculquer les lois de
l'économie; ils se bornent à le sevrer de toute jouissance, sans lui
donner aucune compensation.

Ensuite, le prestige de l'autorité tombe, lorsque celui qui l'exerce ne
sait pas se faire estimer et respecter en tous points. Pour conserver du
pouvoir sur un enfant, il faut rester pour lui sur les hauteurs de la
perfection. Il ne faut pas qu'un fils puisse accuser son père
d'injustice, d'avidité dans le gain, d'égoïsme, etc. C'est pourquoi le
père économe et rangé aura un fils économe à son tour, et le père avare
aura un fils prodigue.

Dans une famille de mes connaissances, il se trouvait un jeune homme de
vingt ans que son père obligeait de s'habiller avec la plus stricte
simplicité, ou, pour mieux dire, presque avec pauvreté, quoiqu'il eût
une fort belle fortune. Le pauvre enfant, d'un caractère un peu
orgueilleux, préférait souvent ne pas aller dans un endroit public que
s'y montrer ainsi vêtu; et lorsque son père le forçait à aller dans le
monde, comme il ne s'y rendait qu'à contre-cœur, il y était gauche,
timoré, morose. Rien ne donne de l'aisance et de l'aplomb comme de se
sentir au niveau des gens qui vous entourent.

On peut juger facilement de toutes les dissensions qui devaient exister
entre le père et le fils, lesquelles, depuis l'adolescence de celui-ci,
ne faisaient que s'aggraver; le père redoublant de sévérité, le fils
finissant par se réjouir de la perspective de liberté que lui montrait
pour un temps peu éloigné l'âge avancé de l'auteur de ses jours.

Ce triste événement arriva plus tôt qu'on ne s'y attendait; mis en
possession de la part d'héritage qui lui revenait, il n'eut rien de plus
pressé que d'avoir des habits venant du tailleur en renom et de mener
cette vie dispendieuse dont il avait été tenu si éloigné. De regrets, il
ne pouvait en avoir. Il ne connaissait pas la valeur de l'argent,
précisément parce qu'en ne lui en laissant jamais, il n'avait pas pu
apprendre à la connaître. Son père avait toujours paru regarder cent
francs une si grosse somme qu'il crut qu'un billet de mille francs
devait être éternel; bientôt les dettes et la ruine s'amoncelèrent
autour de lui.

Il est évident que c'est la valeur de l'argent qu'il faut apprendre à un
enfant, et non l'économie, pas plus que la prodigalité. Car celui qui
n'a pas conscience de cette valeur versera aussi bien sa bourse pour une
superfluité, qu'il la fermera devant un besoin réel.

Mais je m'aperçois que je me suis un peu éloignée du sujet primitif de
ma causerie.

Parfois, une décision prise trop tôt au sujet de la carrière d'un enfant
peut étouffer une vocation véritable, un talent réel; il est difficile
de reconnaître les véritables vocations, et il arrive souvent qu'on
sacrifie un avenir sérieux à une chimère purement fantaisiste.

Un enfant saisit-il par hasard quelques notes d'une chansonnette,
montre-t-il quelque sensibilité à la musique: aussitôt on déclare qu'il
a des millions dans le gosier. Déclame-t-il gentiment une petite fable,
nul doute qu'il ne puisse devenir un Talma, et s'il barbouille quelques
bonshommes, il est clair qu'il possédera le talent de Rubens. Il
s'ensuit souvent des discussions entre les membres de la famille,
discussions qui toujours, plus ou moins comprises du petit héros,
produisent sur lui l'effet le plus pernicieux. Ne cède-t-on pas, il se
croit incompris, ne se met qu'avec dégoût au travail qu'on lui impose,
et ne produit généralement qu'un _fruit sec_. Donne-t-on, au contraire,
libre cours à cette prétendue vocation, le premier enthousiasme
s'évanouit bientôt et il ne reste rien. On s'aperçoit trop tard de
l'erreur dans laquelle on est tombé.

Le premier point à considérer pour décider de la direction à donner à
l'éducation d'un enfant, est qu'elle puisse lui servir en mettant au pis
les circonstances de sa vie. L'élever dans l'espoir qu'il jouira de la
fortune, lors même qu'on en possède au moment où l'on prend cette
décision, est un leurre; l'élever dans la conviction qu'il saura s'en
faire une, conduira au même résultat.

Si l'on est dans une position médiocre ou inférieure, on doit éviter,
n'importe à quel sexe il appartienne, de lui donner une éducation
tendant à l'exciter à sortir de sa sphère, ce qui n'arriverait qu'à en
faire un déclassé. C'est un but pratique et non chimérique qu'il faut
poursuivre avant tout; les circonstances suppléeront au reste.

L'ambition de chacun dans sa sphère: voilà ce qu'il faut inspirer, sans
chercher à ouvrir des horizons plus larges avant que le caractère ait
assez de poids pour savoir en faire une juste appréciation. Ceci est
plus spécial à l'instruction qu'à l'éducation.

Bien des pères veulent élever leurs fils au-dessus de leur niveau à eux;
ils croient les rendre plus heureux en leur donnant les moyens de
pénétrer dans un monde qui n'a pas été le leur. Ils n'arrivent qu'à se
faire mépriser de leurs enfants, et à les exposer aux railleries de ceux
qui se croient leurs supérieurs.

Le mérite personnel seul, avéré et positif, peut remplacer la naissance;
une instruction incomplète mais prétentieuse qui ne sert qu'à vous faire
duper, ne suffit pas, même accompagnée de la fortune.

Il est des natures exceptionnelles,--on en voit des exemples assez
fréquents en Angleterre,--qui savent, tout en restant dans leur sphère,
s'élever par leurs aptitudes et leurs sentiments. Le type du gentilhomme
campagnard, cultivant ses terres, aimant et goûtant les beaux-arts,
s'instruisant tous les jours par les lectures sérieuses, à la piste de
nouvelle découvertes pour perfectionner les instruments servant à
l'agriculture, mais ne cherchant pas à aller briller à la ville ni à
faire partie de la Chambre des lords, est digne d'être cité. Le
négociant, qui dépense généreusement sa fortune à se former une galerie
des chefs-d'œuvre de nos peintres contemporains, qui fonde des prix et
des pensions de retraite pour les artistes, qui possède des collections
à faire pâlir d'envie des bibliophiles, mais qui passe une partie de sa
journée derrière le guichet de sa caisse, sans jamais songer à toucher
lui-même le crayon ou l'archet, et sans avoir la moindre prétention à
envoyer sa prose pour prendre place dans les colonnes d'un journal
politique, voilà un bel exemple à suivre.

Donnons donc à nos enfants une profession quelconque, serait-ce celle de
sabotier, mais que ce soit une profession pratique, un métier dont ils
puissent se servir en toute occasion; un jour ou l'autre, ils nous en
sauront gré.



CHAPITRE X

SUR LE CHOIX DES MOYENS D'INSTRUCTION.


Dès qu'un jeune ménage voit poindre l'espoir d'avoir à élever une petite
famille, la question des moyens d'éducation ou plutôt d'instruction à
employer est débattue et mise à l'étude. La mère penche pour garder ses
enfants auprès d'elle, le père craint la faiblesse du cœur maternel et
veut les éloigner. La plupart du temps ces beaux projets et ces grandes
décisions sont changées lorsque arrive le moment de commencer à
instruire l'enfant. Chacun prône son dieu; les uns affirment, non sans
raison, que l'instruction en commun est nécessaire au développement du
caractère; d'autres vantent l'avantage de l'éducation en famille, et ils
n'ont pas tort; une _bonne_ éducation eh commun est excellente, mais
comme il est très difficile de l'avoir bonne, celle de la famille est
alors de beaucoup supérieure. Je pense qu'on doit essayer de réunir les
deux, et cela n'offre pas autant de difficultés qu'il le paraît au
premier abord. Le garçon sera gardé à la maison jusqu'à l'âge de dix
ans, mais envoyé comme demi-interne au collège; de cette façon il
bénéficiera des deux avantages. Plus tard, il est indispensable, pour
qu'il apprenne à être homme, de le mettre absolument hors de la maison
paternelle, sans l'en éloigner totalement cependant, quoique cela puisse
paraître un contresens, tellement la nuance est délicate.

La petite fille a moins besoin de s'habituer à se passer des siens, mais
il est bon aussi qu'elle soit initiée à la vie commune; on lui fera
suivre les cours, ou bien on la placera, de neuf à douze ans, dans une
bonne maison d'éducation. Après cet âge, elle ne doit plus quitter sa
mère, et les cours qu'on pourra lui faire suivre suffiront parfaitement.

On peut aussi procurer à son enfant les avantages de l'éducation en
commun en réunissant chez soi quelques enfants de ses amis. Je connais
une famille très estimable et jouissant d'une jolie aisance, où se
trouvent une fille de dix-huit ans et un petit garçon de dix ans. Les
parents ont pris chez eux le fils d'un de leurs amis, qui est du même
âge que le leur, et on leur amène chaque jour un autre enfant du
voisinage. Ils reçoivent tous les trois les mêmes leçons, travaillent et
prennent leurs récréations ensemble. En outre, la jeune fille est
chargée des fonctions de répétiteur et de surveillante, ce qui lui
permet de compléter ses études et l'oblige à occuper son temps d'une
manière utile. Elle prend, en assistant aux leçons, quelques notions de
langues mortes et des sciences positives; cette éducation par la sœur
aînée présente, ainsi que je viens de le dire, plusieurs avantages, dont
les principaux sont l'initiation de la jeune fille aux devoirs de mère
de famille et un but sérieux à ses travaux de chaque jour.

Il est évident qu'il est fastidieux de travailler sans but; c'est un peu
là le malheur des jeunes filles en général et ce qui les entraîne vers
les futilités et le monde. On étudie lorsqu'on est enfant afin de ne pas
être ignorant plus tard. Les jeunes gens poursuivent une carrière dans
leurs études. Mais la jeune fille de dix-huit à vingt ans, dont
l'instruction est tout à fait suffisante pour une femme, à qui même il
est interdit d'en acquérir davantage, de franchir des échelons plus
élevés sans prendre rang parmi les bas-bleus et la femme savante, quel
but, quel encouragement a-t-elle? Elle étudie son piano pour briller en
société; elle peint si elle veut devenir une artiste; autrement, tout ce
qu'elle fait n'est guère qu'en vue de passer son temps, en attendant...
quoi? qu'elle se marie ou que sa vie s'écoule peu à peu. On se fatigue
vite de travailler et même de vivre en vue d'un espoir chimérique;
combien plus grand est l'encouragement, lorsque le but est là tout près,
et qu'on voit le résultat chaque jour!

Mais la décision sur la façon d'instruire un enfant étant prise, on
n'est pas encore délivré de tout embarras; il faut choisir des
professeurs ou une maison d'éducation. Dans le premier cas, une mère,
ayant surtout plusieurs enfants, ne peut, quel que soit son dévouement
et sa bonne volonté, les instruire elle-même. La direction d'une maison
dans tous ses détails, la surveillance de sa famille, de ses domestiques
et forcément ses devoirs d'épouse, ne peuvent laisser à une femme le
temps de s'occuper sérieusement de l'instruction de ses enfants.

Je suis loin d'approuver celle qui les abandonne du matin au soir à une
institutrice, ou à un précepteur; les récréations, les promenades, les
soirées, appartiennent à la famille, mais les leçons ont plutôt à gagner
à être données par des étrangers; premièrement, aussi capables que
soient les parents, ne s'étant pas consacrés à l'instruction, ils ne
peuvent connaître les secrets du métier de professeur; devant les
enfants, il ne faut jamais faillir, hésiter, ni se tromper. Ensuite, le
professorat exige une certaine habitude. Il faut d'abord une grande
patience, une précision, une certaine expérience de l'enfance et des
méthodes. C'est pour ainsi dire une vocation demandant des aptitudes
spéciales. Les utopistes, en voulant que la mère instruise ses filles,
sont donc dans l'erreur. Sauf de rares cas, le résultat ne sera jamais
aussi complet que lorsque la mère s'occupe beaucoup de l'instruction et
surtout de l'éducation, mais se fait aider par d'habiles professeurs.

On comprend facilement, d'ailleurs, ainsi que le dit vulgairement le
proverbe, qu'il y a plus dans deux têtes que dans une; quelle que soit
l'initiative que le cœur maternel puisse avoir pour former le caractère
de ses enfants et pour les élever, il peut ne pas trouver les arides
combinaisons nécessaires à l'instruction. Ces deux genres sont très
distincts. Ensuite il y a le prestige de l'autorité, de l'intimidation,
de la sévérité. La mère sera là comme répétiteur; elle atténuera les
fautes, elle encouragera dans les moments de faiblesse; elle achèvera,
parfois, le _devoir_ au risque d'encourir la colère du professeur, et
c'est pourquoi la mère et l'instituteur ne peuvent être une seule et
même personne.

Par suite de ces considérations, il est préférable de choisir une
personne s'étant déjà occupée d'éducation et ayant fait à ce sujet des
études entières et complètes. Une novice en cette matière, aussi
instruite et capable qu'elle soit, ne vaudra jamais ceux ayant de
l'expérience. J'ai eu occasion de vérifier _de visu_ cette assertion.

On me donna, étant jeune fille, un professeur de littérature et un
professeur de musique; le premier, homme très savant et très érudit,
avait rempli de hauts emplois nécessitant beaucoup de savoir, mais
n'avait jamais exercé le professorat; le second était excellent
compositeur, grand artiste, mais dans le même cas que le premier, eu
égard à ses nouvelles fonctions. Je perdais totalement mon temps avec
eux, et on dut les changer. J'ai connu une illustre maîtresse de piano,
donnant d'excellentes leçons, faisant d'habiles élèves, mais incapable
d'exécuter un morceau par elle-même. Elle était supérieure dans sa façon
d'enseigner. Pour être professeur, il ne suffit pas de savoir, il faut
encore savoir enseigner, et en outre savoir suivre le caractère de
l'élève.

Il n'y a là ni manuel, ni traité qui puissent donner des règles, et
dire: aujourd'hui telle leçon, demain telle autre. Il faut, avant tout,
se conformer aux aptitudes des enfants, les aider, les encourager;
parfois, forcer le côté faible. Ce qu'aucun livre n'apprendra non plus,
c'est la patience, c'est la façon d'expliquer pour se faire comprendre
des jeunes imaginations, c'est la manière de s'occuper de son élève, de
prendre de l'autorité sur son esprit. Certains professeurs obtiennent
souvent des mêmes enfants ce que d'autres n'ont jamais pu obtenir. Cela
vient de la manière d'enseigner.

L'âge préféré pour une institutrice ou un précepteur est de vingt-six à
trente-cinq ans. Plus jeunes, ils n'ont pu acquérir assez d'expérience;
plus âgés, ils sont souvent aigris sur leur position, malades, fatigués,
maniaques, etc. Il ne faut pas exiger qu'ils sachent tout, de crainte
qu'ils ne sachent rien à fond. Or, il ne faut pas oublier que, pour
enseigner, il est nécessaire de savoir dix fois plus que ce qu'on doit
démontrer. Il est impossible qu'une jeune fille ayant passé ses trois
examens à la Sorbonne ait pu trouver le temps d'étudier quatre ou cinq
heures par jour, au moins, le piano, pour devenir une musicienne de
première force, puis de consacrer des journées entières à la peinture,
et en outre d'avoir pu s'exercer suffisamment dans les langues
étrangères, avoir même fait les voyages nécessaires pour les connaître
véritablement. C'est demander l'impossible. Une institutrice universelle
peut _commencer_ un enfant, mais bientôt des leçons spéciales sur chaque
branche seront beaucoup plus fructueuses. L'institutrice restera comme
répétitrice, si ce n'est pas la mère qui joue ce rôle.

Elle doit être choisie assez distinguée dans son extérieur, afin que son
élève puisse la respecter et ne pas prendre de mauvais exemples; mais
ses principes et ses mœurs doivent surtout être de la plus grande
rigidité. La moindre coquetterie de sa part serait funeste à l'élève; un
caractère léger, peu sérieux, n'est pas compatible non plus avec ces
fonctions.

Ce n'est donc pas chose facile que le choix d'un professeur à admettre
dans l'intimité de la famille. Lorsqu'on habite la ville, le mieux est
qu'il soit _externe_, c'est-à-dire, arrive le matin et parte à l'heure
du dîner. Et si la mère pouvait prendre sur ses autres occupations de se
consacrer à son enfant depuis sept heures du matin jusqu'à cinq heures
du soir, il serait encore mieux de se contenter des cours et des leçons
spéciales. C'est aussi le cas des familles auxquelles leurs ressources
ne permettent point de trop fortes dépenses.

Quant au choix d'une maison d'éducation, le choix est encore plus
difficile. On veut l'air des champs pour les petits êtres qu'on se
propose d'y enfermer, et on veut en même temps la proximité de la ville,
pour que l'enfant puisse jouir des leçons spéciales qui, là aussi, sont
indispensables. On cherche les soins maternels, l'instruction solide et
l'éducation du monde, tout à la fois.

Il y a à Paris des maisons laïques et religieuses réunissant toutes ces
diverses qualités.

Les bonnes maisons d'éducation acceptent difficilement des élèves
sortant d'une autre maison.

Il est excessivement important d'ailleurs de ne point changer, autant
que possible, les professeurs; c'est toujours très nuisible aux progrès
de l'enfant aussi bien qu'à son caractère.

Recommandons aussi à nos lectrices, quoiqu'il puisse y avoir de
nombreuses exceptions, de se méfier des petites pensions, aux élèves peu
nombreux, dites de famille. Généralement l'économie s'y métamorphose en
mesquineries.



CHAPITRE XI

DE L'INSTRUCTION.



I


Il y a quelques années, il s'est produit un fait très singulier et qui,
probablement, a passé inaperçu pour bien du monde; il avait été donné
pour sujet au concours d'un prix de l'Académie, _l'Instruction des
femmes en général_. Chose étrange, personne ne s'est présenté, ou plutôt
n'a envoyé de travail, et l'Académie a été obligée de changer le sujet
du concours afin de pouvoir décerner le prix.

Il semble, cependant, qu'il y ait beaucoup à dire aussi bien que
beaucoup à faire sur ce sujet. C'est une étude encore neuve, car il ne
faut pas remonter bien loin les siècles passés, pour trouver les femmes
reléguées dans l'ignorance. Je ne parle ici qu'en général, car de tout
temps il y en eut exceptionnellement de très instruites. Depuis les
_hétaïres_ de la Grèce, qui apprenaient les langues étrangères, la
musique, les beaux-arts, et tout ce qui est susceptible de rendre leur
conversation attrayante et intéressante pour les hommes, dont elles
étaient surnommées les _amies_ [En grec _hétaïre_ signifie amie de
l'homme.], et en passant par Marguerite de Valois, qui jouait de
l'épinette, faisait à onze ans de petits discours en latin, et écrivait
des lettres si charmantes à son royal frère, alors que les plus grands
seigneurs se piquaient de ne pas savoir signer leurs noms, nous arrivons
vite aux salons de Mlle Scudéry et de l'hôtel Lafayette. Mais ce ne sont
là que des exceptions, je le répète, réservées à des femmes d'une
certaine société et dans certaines positions.

Les Athéniens tenaient leurs femmes et leurs filles soigneusement
enfermées dans le gynécée, où l'instruction ne pouvait leur arriver;
dans le tiers-état du moyen-âge, et dans la bourgeoisie du XVIIIe
siècle, on s'occupait peu d'initier les femmes aux sciences et aux
beaux-arts, dont l'ère ne faisait que commencer à ouvrir réellement ses
portes.

Maintenant, tout le monde a un droit égal de s'abreuver aux sources de
l'instruction; la femme de la cour ne jouit pas de plus de privilèges
que la simple boutiquière, et c'est cette instruction qui est le grand
niveleur de toutes les classes.

Mais, depuis qu'on est plus instruit, en est-on meilleur? Je crains
qu'il faille, malheureusement, répondre non. Pourquoi? C'est qu'on
semble avoir pour objet de remplir la tête et d'isoler le cœur;
l'intelligence absorbe l'âme, et de cet état de choses il ne faut
attendre que des désastres.

«De la culture de l'esprit des femmes, a dit Shéridan, dépend la sagesse
des hommes; » c'est pourquoi cette instruction des femmes mérite de nous
préoccuper à un si haut degré.

L'instruction pour les deux sexes, dans quelque position qu'on soit,
n'est jamais trop grande, mais c'est à la condition d'être bien dirigée.

Il semble, et on affirme, que plus on sait, plus on s'aperçoit de la
profondeur de son ignorance. La jeune fille qui sort de pension à
dix-huit ans s'écrie: «Je n'ai plus rien à apprendre, je sais tout;
n'ai-je pas remporté tous les premiers prix?» Le savant de
soixante-quinze ans, sur le bord de la tombe, après avoir travaillé
toute sa vie, se dit: «Que de choses j'ignore encore! une nouvelle vie
devant moi pour apprendre suffirait à peine.»

Mais, pour arriver à confesser cette grande vérité, il faut avoir pu
acquérir cette profonde instruction qui la découvre à nos yeux, et que
la médiocrité couvre d'un voile; tout le monde n'est pas dans la
position matérielle aussi bien que morale d'y arriver; c'est donc à ceux
qui _savent_ qu'il appartient de dispenser cette richesse morale à
chacun selon sa position, son degré d'intelligence et l'existence à
laquelle il est destiné. C'est une erreur trop répandue de croire que
cette demi-instruction qu'on reçoit au pensionnat nivelle et aplanisse
tous les chemins; qu'elle donne accès dans les salons de l'aristocratie,
et remplit la bourse au besoin. Ce demi-savoir ne fait, au contraire,
que déclasser ceux qui l'ont acquis, les placer dans une fausse position
et les mettre hors d'état d'en acquérir une meilleure.

Il est impossible que l'instruction soit la même pour tous; il est des
portes qu'il vaut mieux ne jamais voir ouvertes, lorsqu'on ne doit pas
les franchir; il est des horizons tellement grands que certains esprits
ne peuvent les embrasser. L'égalité n'est pas plus possible en
instruction qu'en fortune. Le jour où l'ouvrière jouera du piano et ira
aux cours de la Sorbonne, elle rougira d'avoir les mains rouges et ne
travaillera plus le soir. Or, les mains rouges et le travail du soir,
c'est la vertu de l'ouvrière. Le jour où la femme du commerçant, croyant
que l'instruction nivelle tout, voudra aller chanter dans le salon de la
duchesse, ou _causer_ chez le savant de l'Académie, elle négligera les
livres de compte de son mari et recevra mal les clients.

Envisagée d'une façon générale, la femme n'a pas besoin d'une grande
érudition; notre sexe possède une intelligence bien plus vive et plus
perçante que celle de l'homme, elle sait s'approprier merveilleusement
et tirer parti des moindres choses; il suffit de nous ouvrir quelques
aperçus pour que, plus tard, au besoin, nous puissions acquérir ce qui
pourra nous manquer; ce qu'on doit s'efforcer de nous donner, à cause
précisément de nos aptitudes à tout saisir avec ardeur, c'est le
contentement de notre position et la modération de nos désirs ambitieux.
Ceux qui nous dirigent doivent mettre à profit nos dispositions pour
nous faire approfondir une branche quelconque, qui ne soit pas seulement
une futilité, mais qui puisse nous offrir un gagne-pain en cas de
besoin.

Ce qui donne le plus de poids à un caractère, c'est de se savoir capable
de quelque chose, c'est de sentir qu'il peut se passer des autres.

Si une instruction différente dans les détails doit être attribuée à
chaque classe, il est cependant possible de la résumer dans son
ensemble: la femme de tout rang, celle qui vient au monde dans une
chaumière aussi bien que celle qui naît dans un palais, outre des
principes inébranlables de vertu et de religion, doit apprendre, avec
les notions plus ou moins élémentaires des sciences et des arts, à
travailler à l'aiguille, à faire le ménage et la cuisine, et avoir une
profession en rapport avec ses habitudes.

J'ai connu un père de famille qui possédait une très belle, sinon une
grande fortune; sa femme savait ordonner à ses domestiques, mais non
exécuter ni commander, car pour bien commander quelque chose, il faut
savoir le faire par soi-même, au besoin, pouvoir le démontrer et se
faire voir à l'œuvre. Comment une pauvre paysanne saura-t-elle
épousseter et soigner de beaux meubles, si personne ne le lui apprend? A
la campagne surtout on est exposé à avoir des serviteurs qui ne
connaissent pas bien le service; comment les reprendre, si l'on ne sait
pas soi-même d'où vient le mal? Chez M. B. (la famille vivait alors à
Paris), à un dîner de cérémonie, le _cordon-bleu_, servit un jour une
volaille rôtie qui n'avait pas été vidée. Mme B. n'y connaissait rien;
elle témoignait sans cesse d'une ignorance terrible, indiquant à sa
cuisinière des moyens ridicules d'accommoder certains plats, lui
adressant des reproches hors de propos, etc. Des incidents de ce genre
amenaient souvent des discussions entre elle et son mari, quoique sous
tous les rapports, ils fissent très bon ménage. Ayant, plus tard, acheté
une magnifique propriété à une vingtaine de lieues de Paris, ils se
trouvèrent parfois, par suite de divers incidents, sans cuisinière; et
Mme B. était dans l'impossibilité d'y suppléer, même par conseils à sa
femme de chambre. Ce n'était pas sa faute, mais celle de son éducation.

Elle reconnaissait ses torts, seulement elle était trop âgée pour y
remédier, car ce n'est pas lorsque les maladies et les soucis de la vie
et de la famille sont arrivés qu'on peut changer ses habitudes et
s'assujettir à des occupations qu'on n'a jamais pratiquées. Elle était
parfaitement d'accord avec son mari pour élever sa fille autrement
qu'elle ne l'avait été elle-même: le père voulut, dès que l'enfant eut
fait sa première communion, qu'elle s'occupât de la maison, travaillant
avec les domestiques dans la mesure de ses forces, et voyant ainsi par
elle-même les améliorations qu'il serait bon d'introduire; on fit venir
un cuisinier pour lui donner des leçons: «Je veux que ma fille, disait
M. B., puisse faire une omelette à son mari, et quelques plats
recherchés, s'il est malade, et préfère que la main blanche de sa femme
les apprête; puis encore qu'elle sache commander ses domestiques et les
enseigner.»

Il y des pensions en Belgique et en Allemagne, je crois même qu'on le
fait dans quelques couvents de France, où, tour à tour, par semaine, les
élèves passent à la lingerie, à la buanderie, à la cuisine, à
l'infirmerie. Voilà la vraie instruction des femmes dans toutes les
conditions, je le répète, avec quelques éléments d'érudition et une
occupation principale pouvant leur être d'une utilité sérieuse.

Telle est, en résumé, l'instruction que doit recevoir notre sexe en
général: le sujet est si grave que, pour l'approfondir, il faudrait y
consacrer, non un chapitre détaché, mais un volume entier; néanmoins on
peut essayer de donner un exposé succinct de l'instruction particulière
inspirée par le bon sens et l'expérience, pour les filles, depuis celle
de l'ouvrier jusqu'à celle du duc.

Ayant établi que l'instruction de toute femme, à quelque degré de
l'échelle sociale qu'elle appartienne, doit se composer d'un peu
d'érudition, des soins du ménage, et d'une profession lui permettant de
gagner sa vie au besoin, il reste à définir les limites auxquelles ces
différentes parties doivent s'arrêter, suivant les positions de fortune
de chacune.

Nous nous occuperons, d'abord, de la classe moyenne, comme étant la plus
nombreuse, et à laquelle il est laissé assez de loisir pour cultiver son
esprit, tout en s'occupant d'économie domestique.

En quoi fait-on consister généralement ce qu'on appelle une belle
éducation pour une jeune fille appartenant à la bourgeoisie?

On lui apprend comme principes solides de bonne conduite et de vertu, à
assister machinalement, le dimanche, aux offices religieux, en toilette
tapageuse, et à s'incliner imperceptiblement devant les jeunes gens de
sa connaissance; puis on lui enseigne à se faire obéir et servir des
domestiques, sous le prétexte de gouverner sa maison; et aussi à
contraindre son caractère en société, afin de paraître une femme du
monde.

Quand elle a appris, à la pension, un peu d'anglais, quelques morceaux
de piano très bruyants, voire même des notions de dessin, et les petits
ouvrages de main en vogue, on se déclare hautement satisfait, ne
paraissant pas se douter que la femme pendant son séjour sur cette
terre, ait un autre rôle à remplir que celui de briller et régner, et
que les épreuves peuvent lui être prodiguées.

Hélas! chaque année a son hiver, chaque existence sa saison de
tristesse; nous autres, parents, ne sommes-nous pas payés pour ne pas
l'oublier?

Cette éducation ressemble beaucoup à celle que reçoit la jeune fille
riche. On pousse celle-ci quelquefois un peu plus du côté des arts
d'agrément; comme principes, on lui inculque, sûrement, une plus forte
dose de vanité d'elle-même et de mépris pour son prochain. En gravissant
le marchepied de sa calèche à huit ressorts, la petite personne est bien
prête à se croire très supérieure à l'espèce humaine qui végète autour
d'elle. Cette instruction ne présente que des surfaces polies et
glissantes à celle qu'on a placée au sommet; rien n'est là pour lui
permettre de se raccrocher; fatalement elle doit tomber dans le gouffre
du vide qui l'entoure.

Il est vrai qu'on se trouve pris souvent entre deux dilemmes: entre la
femme savante qui se masculinise et devient pédante, ridicule, veut
dominer le sexe fort, et la femme ignorante qui est sotte, frivole, et
incapable d'être une société et une compagne pour son mari, un guide
pour ses enfants, un soutien pour elle-même.

Mais entre ces deux exagérations n'est-il donc pas un juste milieu? Par
une instruction sérieuse, la femme ne peut-elle être initiée aux études
des hommes, de façon à les comprendre et à pouvoir les écouter avec
plaisir? Ne peut-elle surtout être apprise à savoir supporter
l'adversité et à aider les siens à la supporter?

Ce n'est pas vers les sciences abstraites qu'il faut diriger les têtes,
déjà si exaltées naturellement et si impressionnables, du sexe féminin.
La femme doit être instruite, mais non savante. «L'érudition donne, même
à la femme la plus aimable, une teinte apparente, parfois réelle, de
philosophie hommasse qui éloigne d'elle,» a dit je ne sais quel grand
moraliste.

En l'entraînant dans la politique, dans les controverses religieuses,
dans le baccalauréat, comme quelques-uns veulent le faire, suivant de
rares exemples d'outre-mer, c'est l'enlever à son ménage; c'est la
masculiniser. Il ne faut pas confondre ces différentes directions avec
la profession que je demande qu'on lui donne. Celle-ci la laisse toute à
ses devoirs féminins. Elle lui est un point d'appui sur le terrain
glissant de l'oisiveté dont je parlais tout à l'heure. Elle la protège
et lui offre un crampon, non seulement dans ces heures où la monotonie
et la régularité de sa vie la livrent à l'ennui, mais encore au jour,
qui arrive tôt ou tard presque dans chaque existence, où la roue de la
fortune s'éloigne de sa route.

La femme qui semble appelée à vivre dans une sphère très élevée doit,
plus que toute autre, recevoir une instruction excessivement profonde; à
celle-là même, on pourra permettre d'être savante, car c'est elle
surtout qu'il faut préserver de cette oisiveté qui la jetterait dans la
frivolité et la nullité la plus complète. Puisqu'on ne peut la stimuler
en la faisant travailler pour vivre, il faut la faire travailler, si ce
n'est pour son prochain, au moins pour la gloire; à tout prix il faut
lui imposer une tâche, un but, lui montrer quelque chose de plus sérieux
dans la vie que s'habiller, faire des visites et en rendre. A tout prix,
il faut remplir le vide que laisseraient tous ses désirs satisfaits et
le bien-être matériel, autour de son imagination et de son cœur; vide
qui ne tarderait pas à être rempli par des caprices malsains, des
énervements sans motifs, des rêves exaltés, finissant par conduire au
mal ou au spleen.

A la fille de l'ouvrier, de l'artisan, du petit commerçant même, rien
n'est plus funeste qu'une grande instruction, restant fatalement
incomplète, laquelle est juste suffisante à lui ouvrir les yeux sur des
fleurs aux corolles magiques, sans lui donner la perspicacité de percer
jusqu'au précipice qu'elles recouvrent. L'instruction, comme tous les
biens, veut n'être dispensée qu'avec sobriété, prudence, presque
parcimonie et discernement.

Un homme doué d'une intelligence supérieure, de talents extraordinaires,
peut, on a vu des exemples, s'élever au premier rang; une femme jamais!
ou à de si rares exceptions qu'elles ne sont là que pour confirmer la
règle; encore a-t-elle dû pour cela abandonner les privilèges de son
sexe. La femme ne peut changer de position que par le mariage. Là est un
grand écueil pour les jeunes imaginations.

Imbues de cette idée, les jeunes filles croient avoir le droit, ou
veulent, par leur instruction, l'acquérir, de trouver ce prince des
contes de fées, qui les sortira de leur position. L'ouvrière aspire
après un _monsieur_; la bourgeoise, après un gentilhomme, et ainsi de
suite.

En attendant ce bienheureux libérateur, on se pose en femme incomprise,
on méprise ceux qui vous entourent, se croyant appelée à une destinée
bien supérieure; en un mot, on est malheureuse dans sa position. On se
trouve _déclassée_. Il m'a été donné de voir cependant, je le constate
avec plaisir, au milieu de cette fièvre d'ambition qui est éclose dans
les cerveaux féminins d'abord, comme de juste, pour pénétrer ensuite
dans ceux des hommes, de même que notre mère Ève a mangé du fruit
défendu avant Adam, quelques caractères qu'elle n'avait point atteints.

J'ai vu des commerçants, donnant par extraordinaire à leurs filles une
instruction commerciale, dont les beaux-arts n'étaient pas absolument
exclus, mais qui ne les enlevait pas à leur milieu; dès leur enfance,
elles étaient nourries de l'idée qu'elles épouseraient un négociant
comme leur père, qu'elles l'aideraient dans son bureau, qu'elles
contribueraient à la prospérité de la famille, etc.

Elles ne regardaient point d'un œil d'envie les clientes qui
contribuaient à leur fortune, et ne croyaient point déroger en faisant
acte de présence au magasin. Celles-là ont été vraiment gaies et
heureuses toute leur vie, car il est toujours heureux celui qui sait se
contenter de ce qu'il a.

L'ambition est un noble sentiment quand il est bien dirigé et qu'il ne
dépasse pas le but qu'il est donné d'atteindre en faisant le bien.

La partie de l'instruction concernant le ménage comprend la couture, le
repassage, la cuisine, le soin des malades et des enfants, la
connaissance de la viande pour l'alimentation, celle des problèmes de
l'économie domestique, etc.

La jeune fille, élevée par sa mère à s'occuper dans la maison, se trouve
insensiblement initiée à ces travaux. Malheureusement, il arrive souvent
que les mères, soit par faiblesse, soit par ambition mal-placée de
rester maîtresses souveraines de leur intérieur, soit, la plupart du
temps, par amour-propre maternel, pour laisser à leurs filles plus de
loisir à jouer la femme du monde, se réservent ces occupations
prosaïques, et lorsque la jeune personne se trouve subitement, par le
mariage, à la tête d'une maison et d'une famille, tout est à refaire
dans son éducation et ses habitudes.

L'érudition féminine doit porter spécialement sur l'arithmétique,
généralement trop négligée; sans repousser l'étude de l'histoire et de
la géographie, ainsi que celle de la littérature, on devrait appuyer
plus qu'on ne le fait sur la botanique, enseigner un peu de médecine, un
peu de chimie au point de vue domestique; ces notions seraient bien
utiles à une mère de famille ou à une maîtresse de maison, que l'art de
pianoter très imparfaitement, ou de savoir analyser les matières qui
composent le soleil ou la lune, ainsi qu'on l'enseigne dans tous les
cours de physique spéciaux aux jeunes personnes.

J'ai déjà eu l'occasion d'entretenir mes lectrices sur l'éducation
professionnelle des femmes. Je pense donc inutile de répéter ce qui a
été dit à ce sujet. La profession faisant partie de toute instruction
féminine bien entendue, ne doit pas être purement nominale, de sorte
que, lorsqu'il s'agit d'en faire usage, elle s'évanouisse en fumée et en
projets; telle jeune fille se croit capable, parce qu'elle chante
agréablement, de pouvoir, le jour qu'elle le voudra, aborder l'Opéra et
gagner cent mille francs par an. Telle autre, qui réussit assez joliment
la copie d'un petit tableau, ne doute pas que dans son pinceau, elle ne
possède une fortune, et considère ses moindres esquisses comme des
objets précieux.

Les personnes qui n'ont jamais travaillé pour de l'argent sont
généralement imbues de l'idée que rien n'est plus facile que d'en
gagner, et c'est une chose extraordinaire combien les débutants ont
d'exigence et de prétentions exorbitantes.

Je n'entends pas non plus pour les femmes de ces professions masculines,
comme certains économistes voudraient leur en faire prendre, professions
les entraînant dans un milieu hors des attributions de leur sexe.

Il faut leur enseigner des professions pratiques, véritables, n'existant
pas que dans l'imagination, susceptibles de leur être utiles d'un jour à
l'autre, n'exigeant ni bassesse, ni aptitudes exceptionnelles, ni
protections spéciales, mais seulement du travail, comme il en faut pour
tout.

Il leur faut, surtout, apprendre à ne point rougir de les avouer, à se
faire honneur d'être capables de quelque chose d'utile.

Il serait trop long, et je sortirais du cadre que je me suis tracé, si
je voulais entrer ici dans les détails de l'éducation de l'âme et du
cœur, appelée à tenir bien plus de place dans la vie d'une femme et à
avoir bien plus d'influence sur son existence que l'instruction:
éducation qui ne doit pas se borner, ainsi que je l'ai fait entendre au
commencement de ce chapitre, à leur donner de la piété et de la vertu en
apparence seulement, mais à pratiquer le bien dans la solitude comme
devant la foule, et à avoir horreur et répulsion pour tout ce qui est
mal, plutôt pour l'acquit de leur conscience que pour le _qu'en
dira-t-on_ du monde.



CHAPITRE XII

LES ARTS D'AGRÉMENT.



I

_La musique au point de vue de l'instruction masculine._


Est-il utile que mes fils apprennent la musique? demande une mère.

Oui, certainement oui. Faites tout votre possible, employez toute votre
autorité, pour que vos fils soient aussi musiciens que vos filles, et
apprennent un instrument quelconque.

Quelle jouissance, quel agrément, quel bienfait pour leur avenir cela
peut leur procurer, de quelle utilité, de quelle ressource cela peut
leur devenir, vous ne vous en faites pas une idée, puisque vous posez
cette question.

Dans le monde, à part la petite satisfaction de vanité, ce talent, aussi
petit qu'ils l'aient, les fera rechercher et aimer de leurs supérieurs;
un aide-de-camp, un secrétaire, un fonctionnaire de l'administration, un
jeune magistrat, arrivant dans une petite ville, présenté dans une
société, se voit de suite agréé, accueilli d'une manière bien
différente, s'il est précédé d'une réputation de musicien. Il sera donc
bon à autre chose qu'à danser, qu'à dire des niaiseries, qu'à stationner
devant le buffet, se dit-on, et on en conclut, avant même de le voir,
qu'il doit être un homme distingué, ou du moins qu'il en a reçu
l'éducation. Il trouve plus facilement accès dans les familles et près
des femmes de la bonne société; étant plus à même qu'un autre de se
plaire avec ces dernières, d'apprécier leurs distractions et d'en jouir,
il est, par ces motifs, éloigné des compagnies communes et perverses.

Car, en laissant de côté la considération que cela puisse contribuer,
dans bien des cas, à l'avancement d'un jeune homme et à sa position dans
le monde, l'influence que la connaissance de cet art a sur ses
sentiments et sur ses habitudes, est incontestable. «Dieu nous a donné
la musique pour calmer nos passions», a dit Platon. Lorsqu'on est initié
aux pensées sublimes et élevées des grandes conceptions musicales,
lorsqu'on est sensible aux accents de la divine harmonie, on ne saurait
être vulgaire, ni mauvais. Même regardée comme puérile, la musique offre
à l'homme, aussi bien qu'à la femme, un délassement noble et pur, au
lieu des délassements trivials dans lesquels le sexe masculin est obligé
de se jeter, pour se reposer des luttes et des travaux positifs de la
vie.

Pourquoi, ce qu'on apprend à la fille, ne pas l'apprendre au garçon, qui
doit devenir son compagnon plus tard? Quelle jouissance, s'ils sont tous
deux musiciens, le mari et la femme goûteront ensemble! Ce sera une
puissante raison qui le retiendra à la maison, que la plupart du temps
il quitte parce qu'il ne sait qu'y faire. C'est une similitude de goûts
qui les rapprochera (il n'en existe jamais trop), qui leur rendra courts
et agréables les moments qu'ils ont à passer ensemble; d'un autre côté,
combien de jeunes femmes vont chercher au dehors un auditoire qu'elles
ne trouvent pas dans leurs maris! Et encore, quels compagnons pour la
solitude, quelle consolation pour les moments de découragement, existent
dans Mozart et ses émules.

Tout homme insensible à la musique n'est homme qu'à demi; la musique est
la langue des dieux, elle est un bienfait du ciel dont elle est
descendue. Mais, pour la goûter, il est à peu près indispensable d'être
musicien soi-même. Quelques parents objecteront que les jeunes gens sont
obligés, dans les lycées, de sacrifier leurs heures de récréation à
cette étude, et que cela peut nuire à leur santé!

Et comment fait-on dans les autres pays? car, il faut bien l'avouer,
l'éducation masculine sous le rapport des arts d'agrément est
singulièrement négligée en France; cependant, les études de philosophie
et de sciences ne sont pas inférieures aux nôtres à l'étranger, et les
hommes n'en sont pas moins forts et robustes, adroits à la gymnastique
et à tous les exercices du corps qui ont développé leurs facultés
physiques, sans avoir exigé qu'on négligeât le développement de leurs
facultés morales.

Il ne peut pas être donné à tous d'acquérir un grand talent musical; il
faut d'ailleurs, pour cela, une disposition particulière; pourvu qu'ils
en sachent assez pour cultiver leur voix s'ils en ont, et pour jouer une
valse ou un accompagnement, ce sera suffisant pour avoir quelque
influence sur leurs mœurs et leurs idées.

A une certaine époque de ses études scolaires, le jeune garçon sera
obligé d'abandonner momentanément cet art, du moins en partie; mais le
connaissant déjà, il y reviendra après, avec d'autant plus de délices.
Dans l'enfance, le petit garçon se prête volontiers, comme tous les
enfants, à apprendre la musique. Il appartient alors à la mère de lui en
inculquer, lorsqu'il est encore tout jeune, le goût et les principes
élémentaires. C'est un précieux fondement que vous jetez pour plus tard.
Avant que le latin et le grec viennent s'emparer de lui, faites
commencer le violon à votre enfant, si vous lui voyez les moindres
dispositions. Si vous ne lui en voyez pas, tâchez de les lui faire
naître, de les développer, par tous les moyens possibles; qu'il
apprenne, surtout, à en faire un délassement, et point un travail.
Autrement; lorsqu'il entrerait au collège, la force de l'âge, les heures
sédentaires que réclament les études, le poussant aux exercices
turbulents, s'il fallait qu'il commençât la musique, l'y feraient
renoncer ou la prendre en dégoût. La connaissant déjà, il ne se refusera
pas à la continuer. Dès l'âge de dix-huit ans, parfois plus tôt, le
jeune homme s'aperçoit de tout le plaisir qu'il peut en retirer et il ne
regrette plus le temps qu'il y a passé, ni les récréations qu'il y a
sacrifiées. Il n'y a pas d'exemple d'un jeune homme de cet âge qui ne
soit satisfait d'être musicien, ou qui ne regrette de ne pas l'être.
Avec les années, cette satisfaction ne fait que s'accroître, ou ces
regrets ne deviennent que plus amers; j'en ai été témoin, maintes fois,
chères lectrices, et c'est par expérience que je vous parle.

Parfois, des personnes qui, soit par la négligence de leurs parents,
soit par nonchalance ou inaptitude totale de leur part, ne possèdent pas
telles ou telles connaissances, ont le mauvais goût, comme fiche de
consolation, d'en faire fi, de les dédaigner, devant ceux mêmes qui ont
le bonheur de les posséder. «A quoi bon jouer du piano ou du violon,
savoir la musique! on en fera toujours bien assez sans moi! disent-ils;
les soucis de la vie vous forcent souvent à abandonner ça! A quoi bon
apprendre les langues étrangères? dans tous pays, on trouve des gens qui
parlent le français!»

Pauvres gens! l'ignorance, la fatuité et la jalousie les font parler
ainsi, et ils en sont les premières victimes; ils ne s'aperçoivent pas
qu'ils se couvrent de ridicule aux yeux des gens sensés! Alors même que
cela ne leur serait d'aucune utilité, le fait seul d'acquérir une
amélioration quelconque est un devoir pour nous. Autant vaudrait-il
qu'ils dissent: «A quoi bon distinguer, le ciel des ténèbres, penser et
aimer, avoir un cœur, une intelligence, on peut remplacer tout cela...
avec de l'argent peut-être?» Ne nous laissons pas influencer par des
raisonnements aussi absurdes, provenant d'esprits bornés et envieux;
contentons-nous de leur répondre:

«Vous parlez ainsi, mes bons amis, parce que vous êtes comme le renard
de la fable de Lafontaine, qui, regardant les raisins qu'il ne pouvait
atteindre, disait qu'il les trouvait trop verts. Les raisins sont trop
verts pour vous, voilà tout!»



II

_Les langues étrangères._


Quel est le meilleur moyen pour apprendre les langues étrangères aux
enfants?

Il est en très grand usage maintenant de donner aux enfants en bas âge
des bonnes étrangères pour leur apprendre les langues. Cet usage offre
des inconvénients, si les parents ne connaissent pas la langue qu'ils
font apprendre à leurs enfants.

Les bonnes étrangères ont, comme celles de France, des accents, des
prononciations vicieuses, et emploient des mots vulgaires, grossiers, et
des locutions peu grammaticales. Imaginez un enfant qui apprendrait le
français avec une Provençale, ou une Alsacienne! ou encore avec une
Auvergnate, et qui répéterait, d'après sa bonne:--_Fouchtra!... j'avons
ben faim à c'te heure!_--C'est exactement le même cas. Dans les pays
étrangers, comme dans le nôtre, chaque province a son patois et chaque
classe a ses expressions de politesse. Si des domestiques français
apprennent à votre enfant des mots insolites, vous vous en apercevez de
suite, et le reprenez. S'il vient vous dire: _C'est-y-embêtant_, ou
bien: _Ma bonne m'a dit que la dame d'en face est une....._ vous le
faites taire, et vous réprimandez la bonne; vous ne laissez pas aux
mauvaises habitudes le temps de s'invétérer, et vous êtes à même de
juger du degré d'éducation morale de votre domestique. Mais s'il s'agit
d'une langue que vous ne compreniez pas, tout moyen de contrôle vous
échappe.

On se réserve, il est vrai, de faire prendre plus tard des leçons à
l'enfant, mais il aura beaucoup de mal, alors, à renoncer aux travers
qu'il aura contractés; il faudra qu'il passe du temps à les perdre,
comme il aura passé du temps à les prendre. Je connais un Anglais du
meilleur monde, qui a appris le français avec une bonne, et qui n'a
jamais pu perdre la prononciation de:_ Mam'zelle, et qué que vous
v'lez._

Il est des nuances délicates qui dénotent la bonne société. On entend
souvent des étrangers de distinction, des princes russes, etc., dire:
_Ça m'embête!_ Ce sont des domestiques qui leur ont appris cette
expression élégante! et personne n'ose et n'a le courage de les avertir.

Il en sera de même pour vos enfants, si vous les faites examiner par
quelqu'un connaissant la langue qu'on leur a apprise de cette manière.
Il est bien difficile de se rapporter à des jugements, la plupart du
temps trop indifférents ou trop intéressés, poussés à la flatterie par
le désir de plaire ou à la dénigration par la jalousie.

Une de mes amies m'assurait, dernièrement, que son fils, ayant appris
l'anglais avec une bonne anglaise, le parlait parfaitement. Comment le
savait-elle? elle ne pouvait en être juge. En Angleterre l'usage, le bon
ton, ne permettent pas qu'on emploie souvent les mots _monsieur_ ou
_madame_; on dit: _oui_, _non_, ou _merci_, tout court. Les inférieurs,
les boutiquiers seuls répètent, à tout propos et à chaque minute: _Yes,
sir, yes sir_. Le fils de cette personne avait contracté cette habitude,
ainsi que celle d'abréviations qui ont lieu dans la langue anglaise
parlée familièrement et vulgairement, et il laissait à tous les Anglais
avec lesquels il causait l'impression qu'il était un valet.

Mais, en admettant même que l'accent soit bon, le langage correct,
devez-vous consentir que la première venue puisse dire à votre petite
fille, et même à votre petit garçon, des choses dont vous ne pouvez
apprécier l'opportunité; éveiller des idées, inculquer des prétextes,
précisément à l'âge où les enfants, comme de la cire molle, reçoivent la
moindre empreinte qui passe sur eux, et d'autant plus vite qu'elle
répond davantage aux instincts pernicieux que dame Nature jette au fond
de tout être humain? Naturellement, je ne m'adresse pas ici aux mères
frivoles, qui abandonnent la première éducation de leurs enfants à des
mains mercenaires; celles-là ne se donneront pas d'ailleurs la peine de
me lire; d'autres occupations, hélas! réclament leur temps et leur
attention. Je parle à ces bonnes et tendres mères de famille qui se
préoccupent du développement, autant au moral qu'au physique, des petits
êtres que Dieu leur a envoyés.

Si vous ne pouvez donner à vos enfants une _gouvernante_, c'est-à-dire,
une personne possédant une certaine instruction, et sur la moralité de
laquelle vous puissiez avoir les meilleurs renseignements, ainsi que sur
son accent, ne leur donnez pas de bonne étrangère ordinaire;
permettez-moi cet avis. On peut parfaitement apprendre une langue sans
cela; j'en vois constamment d'excellents exemples.

Voici la méthode que j'ai vu réussir, qui est simple et à la portée de
tout le monde. En même temps que les autres branches de la science, et
avec l'aide d'un bon professeur, l'enfant apprend grammaticalement la
langue étrangère, c'est-à-dire qu'il apprend à la lire et à l'écrire;
des dictées et des lectures à haute voix le familiarisent déjà avec la
prononciation; il est évident que l'élève ne parlera et ne comprendra
que fort peu, mais il pourra, je le répète, lire et écrire; c'est la
méthode Robertson. Quand l'instruction est finie, instruction, si c'est
un garçon, dans laquelle il a acquis la connaissance du latin et du
grec, qui facilite énormément l'étude des langues vivantes, vous le
conduisez ou l'envoyez passer six mois dans le pays même, en pension,
dans une famille particulière et distinguée (il s'en trouve beaucoup en
Angleterre et en Allemagne qui prennent des pensionnaires; ce sont
surtout des familles de pasteurs); et après quelques semaines, comme si
un voile se déchirait tout d'un coup, il comprendra et il parlera; mais
alors il le fera correctement et avec élégance, ses précédentes études
grammaticales et littéraires, son jugement ainsi que ses habitudes de la
bonne société l'y ayant préparé.

Si vous ne pouvez procurer ce séjour, ou si c'est d'une jeune fille
qu'il s'agit, qui ne puisse s'éloigner, vous lui donnez deux ou trois
heures par jour, pour converser avec elle dans la langue désirée, une
institutrice capable, qui ne parle pas un mot de français. Je vous
garantis qu'on apprend tout aussi bien de cette manière et avec moins de
risque.

On objecte que le jeune homme a tant de choses à étudier au collège,
qu'il n'a que peu de temps à consacrer aux langues étrangères. Dans ce
cas, il oubliera ce qu'il en aura appris, étant enfant, car rien ne
s'oublie aussi facilement qu'une langue qu'on ne parle pas, pour ainsi
dire, journellement, et j'en connais des cas; mais s'il veut plus tard
reprendre l'étude de cette langue, il réussira en peu de temps à se
familiariser avec elle.

Mon opinion est différente si vous parlez la langue que vous voulez
enseigner à votre enfant; alors, donnez-lui une bonne du pays, et qu'il
l'apprenne en même temps que le français; cela ne présente plus les
mêmes inconvénients; il en sera de même, si vous le conduisez dès son
enfance dans le pays où, entendant parler la langue par un grand nombre
de personnes, il n'est pas soumis à une influence unique.

En Allemagne, les accents diffèrent, suivant les provinces, encore
davantage peut-être qu'en France. Celui du Hanovre est le meilleur et le
plus pur; il équivaut à notre accent de Touraine, qui est supérieur à
celui de Paris, où l'on grasseie; l'accent berlinois est à celui de
Hanovre ce que celui de Paris est à celui de Tours; ensuite, vient
l'accent silésien, qui est bon aussi; mais évitez à tout prix de prendre
pour gouvernante une Bavaroise, une Saxonne ou une Autrichienne; votre
enfant apprendrait un allemand presque incompréhensible; dans le duché
de Bade, il est corrompu par le voisinage de la Suisse, et dans les
provinces du Rhin il n'est pas non plus très pur.

Pour la langue italienne, c'est l'accent florentin qui est le meilleur,
le seul bon; le romain est peut-être plus doux, mais tourne au patois,
ainsi que celui de Venise, les canzonnetas n'en ont que plus la couleur
locale; mais nous ne nous occupons pas ici de la fantaisie, qui vient
toujours assez facilement ensuite, si on le veut.

Quant à la langue anglaise, c'est la prononciation de la province de
Galles qui est la plus claire, ainsi que celle de la Louisiane en
Amérique. L'anglais de Boston, et de presque toutes les provinces
américaines, est corrompu par l'émigration allemande, si abondante. Le
vrai Anglais chante, bredouille, et mange toutes ses paroles en parlant;
aussi, en arrivant en Angleterre, un étranger, connaissant bien
d'ailleurs cette langue, mais dont les oreilles ne sont pas habituées à
ce mélange, éprouve une véritable difficulté à comprendre.

Les Irlandais et les Ecossais ne parlent que des patois, lesquels sont
excessivement pittoresques dans les ballades et les romans, mais
manqueraient totalement de charme dans la bouche de nos enfants, et
quand on pense que les bonnes anglaises sont la plupart irlandaises!

L'étude des langues s'est tellement propagée tout d'un coup en France,
qu'avec cet enthousiasme, peut-être un peu trop entraînant et
superficiel qui distingue notre caractère, nous nous sommes emparés à
tout prix de cette idée, et quelques personnes ont imaginé de faire
faire les premières études scolaires en langues étrangères. A première
vue, cette idée paraît sublime; en y réfléchissant cependant, on trouve
que nos enfants français sont, après tout, destinés à vivre en France, à
faire leur carrière en France, à parler, à écrire en français; or, notre
belle langue, chacun le sait, est d'une difficulté extrême; elle
renferme des règles et des exceptions innombrables, des délicatesses et
des nuances infinies; peu même de ceux qui consacrent leur vie à
l'étudier peuvent se flatter de s'en servir dans toute sa pureté et sa
correction; on ne saurait donc apporter trop de soins, trop de temps, ni
commencer trop tôt à en inculquer les principes. Au contraire, pour une
langue étrangère, il suffit de pouvoir se faire comprendre, de
l'entendre, de la lire et l'écrire assez convenablement pour des
relations d'affaires ou d'amitié; on ne prétendra jamais remplir la
carrière d'avocat ou de littérateur en pays étranger; une connaissance
plus superficielle est donc suffisante.



III

_La peinture._


L'étude de la peinture se divise en deux catégories; la première
comprend le dessin et l'aquarelle, la seconde le pastel et l'huile. On
pourrait encore en admettre une troisième, la peinture industrielle;
mais cette dernière ne rentre pas absolument dans l'éducation des
enfants, tandis qu'au contraire la première surtout en fait partie
essentiellement.

Il est très utile et très agréable pour tout le monde, lors même qu'on
ne se sent pas de dispositions, ou qu'on n'a pas le loisir d'apprendre
la peinture, de connaître au moins le _dessin_ et l'_aquarelle_. C'est
une étude qui ne demande pas beaucoup de temps et qui est plutôt un
délassement qu'un travail. Au contraire des autres branches de
l'éducation, elle n'exige pas d'être inculquée dès l'enfance, le
jugement en étant la principale base.

Certainement, il en est à peu près de même pour tout, et la musique peut
à peine être comprise et interprétée avec sentiment par un adolescent.
Mais le mécanisme du piano et du violon exige impérieusement qu'on
commence de bonne heure l'étude de ces instruments; de même que les
doigts, la mémoire doit aussi être exercée, lorsqu'on est encore tout
jeune, et les noms, les dates, les règles, tout ce qui est routine, en
un mot, se retient alors bien plus facilement.

Pour le dessin, c'est tout différent, il n'y a ni mécanisme ni routine;
tout y est sentiment et jugement, et, à moins de dispositions
particulières, on n'entreprend guère cette étude avec fruit, avant l'âge
de quinze ans.

Si l'on se borne à l'étude du paysage au crayon ou à l'aquarelle, il
n'est pas besoin de longues années de travail, pour y trouver une source
de jouissances infinies, particulièrement pour les personnes qui
habitent la campagne ou qui voyagent.

Quel délassement plus charmant, en se reposant d'une longue marche, à
l'ombre d'un arbre touffu, que de prendre l'esquisse d'un point de vue
préféré! quel plus gracieux souvenir à envoyer aux parents, à l'amie
éloignée, que le croquis de l'endroit où leur pensée s'efforce de nous
voir! et quoi de plus agréable que de pouvoir rapporter dans notre album
les vues de sites qui nous rappellent une sensation ou un souvenir? de
fixer les couleurs chatoyantes de ces fleurs que la saison va nous
enlever! et, par ce moyen, être à même, plus tard, de les reproduire
avec notre aiguille et de varier ainsi à l'infini nos tapisseries! Il
est impossible d'énumérer tous les côtés utiles et agréables du dessin.
Les notions du dessin sont exigées maintenant dans tous les examens de
jeunes filles comme de jeunes gens.

Les Anglais, sous le rapport de l'aquarelle, ont toujours été très
supérieurs, et dans toutes les pensions des Iles Britanniques les jeunes
_misses_ apprennent les _water-colours_, et arrivent facilement à un
degré de perfection étonnant. Ils ont une manière à eux de saisir un
paysage et de l'esquisser; j'ai vu des aquarelles faites par de jeunes
élèves anglaises, qui ont étonné des peintres français. Un professeur
anglais, pour ce genre de peinture, serait donc à préférer.

Le petit bagage de l'aquarelliste n'est pas bien embarrassant. Il
consiste en un _block_ et une petite boîte de fer-blanc formant palette,
et contenant couleurs et pinceaux. Ces matériaux nous viennent
d'Angleterre; les boîtes françaises, généralement, ne sont point
commodes, et les couleurs pas aussi bonnes. Quant au _block_, tout à
fait d'importation anglaise, c'est ce qu'on peut imaginer de plus
confortable pour dessiner ou peindre en plein vent. C'est une espèce
d'album dont toutes les feuilles collées ensemble forment un pupitre
résistant pour placer sur les genoux; une case est réservée aux crayons,
et on n'a pas besoin de s'embarrasser de carton, ni de craindre de
chiffonner son papier. Quand le travail est fini, à l'aide de la lame
d'un canif, on décolle la feuille de Bristol.

Certes, si vous en avez le loisir, l'étude de la peinture sérieuse, et à
l'huile, est bien celle dont on retire le plus de jouissances
personnelles, et qu'on pourrait, en quelque sorte, qualifier d'égoïste,
si rien de ce qui touche à l'art pouvait mériter cette atroce
qualification. Quoique nous réservant les plus pures sensations, même
lorsque nous en faisons seuls, la musique nous laisse toujours une
impression mondaine, et nous ne pouvons nous défendre de désirer un
auditoire. Pour la peinture, au contraire, on n'éprouve le besoin de
personne, on peut passer des journées entières devant son chevalet sans
s'apercevoir qu'on est seul. «Créer est un plaisir de Dieu!» a dit un
homme illustre.

Mais, que de temps et de travail il faut pour arriver à un résultat
passable! Que de menus frais à faire qui finissent par devenir onéreux,
que de choses à abandonner! car, pour peindre, la tranquillité d'esprit
et de longues heures sans dérangement sont de toute nécessité.

Les femmes ne peuvent arriver que difficilement à bien dessiner, et
cependant le dessin est la base essentielle de la bonne peinture. Le
motif en est qu'elles ne peuvent aller dans les ateliers et dans les
musées faire des _académies_ et étudier le _nu_; elles ne peuvent non
plus apprendre l'anatomie; il faut donc qu'elles renoncent aux figures
d'ensemble, et se contentent d'études de la tête et de copies.

Je m'arrête, car je n'ai pas la prétention de faire ici un cours de
peinture, mais simplement, comme le titre que j'ai choisi l'indique, de
communiquer quelques idées sur certaines branches de l'instruction,
idées qui puissent ou éclaircir des doutes ou ouvrir des aperçus.

La peinture s'apprend à tout âge; et ceux qui prétendent s'ennuyer à la
campagne ou à la ville, qui ont des loisirs dont ils ne savent que
faire, peuvent y chercher le plus noble délassement manuel et
intellectuel. Le simple dessin linéaire, le paysage à l'aquarelle, je le
répète, est indispensable à toute éducation un peu complète. Quant à la
troisième catégorie, la peinture industrielle, au point de vue
utilitaire, elle devrait tenir la première place dans l'instruction de
toutes les jeunes filles. Tout en étant un art charmant de pouvoir
dessiner sur bois et graver, faire une eau-forte comme la reine
d'Angleterre, peindre sur étoffe et sur porcelaine, comme Mme Sardou, la
femme de l'auteur éminent, le faisait avant son mariage, on peut faire
des objets utiles, lors même qu'on n'a pas besoin d'y chercher un gain,
tandis que dans la peinture artistique on n'arrive le plus souvent qu'à
faire des _croûtes_ bonnes à mettre au grenier.



CHAPITRE XIII

EXERCICES DE CORPS.


L'éducation physique des enfants mérite autant d'attention que celle de
leur intelligence. La _gymnastique_, la _danse_, la _natation_,
l'_équitation_, les _armes_ sont des moyens agréables pour développer la
santé et la force corporelle de nos enfants, lesquels moyens ne sont pas
dépourvus d'influence sur leur moral. Une nature étiolée ne pourra
jamais trouver la somme d'énergie nécessaire à supporter les épreuves de
la vie, et un caractère timoré ayant peur de l'eau, d'un saut périlleux,
d'un animal ombrageux, n'osera jamais non seulement faire une action
courageuse, mais même soutenir ses opinions; son caractère sera bas et
vil.

La danse est certainement un exercice qui donne de la grâce et de
l'aisance aux mouvements; cependant je ne conseillerai pas à une mère de
famille de la faire apprendre de trop bonne heure à ses filles, car elle
développe en même temps les goûts de la coquetterie et des plaisirs du
monde; goûts qui s'éveillent toujours assez vite, surtout dans le sexe
féminin, et qui ôtent à l'enfance cette naïveté, ce naturel si charmant
à voir. Pour les mêmes motifs je me déclare tout à fait hostile aux bals
d'enfants, que je regarde comme pernicieux, et ne pouvant que vicier
leurs natures. Pourrait-on me citer quel bien nos enfants en retirent?
Qu'ils dansent en rond ou à la corde, sans façon, avec la gaieté et le
sans-souci de leur âge, à la bonne heure! mais qu'ils dansent les
lanciers et la polka sérieusement, comme de grandes personnes, gênés et
guindés dans leurs habillements, et que leurs petits traits soient
altérés par le dépit, la jalousie et l'envie, inséparables de ces
réunions, où l'amour-propre est toujours en jeu peu ou prou, c'est ce
que je ne puis tolérer. Éloignons le plus qu'il est en notre pouvoir, de
ces chers petits êtres, la coupe d'amertume, que le monde présente à
ceux qui veulent prendre part à son festin!

De toutes façons, cela ne peut avoir qu'un résultat funeste. Si vous
n'êtes pas dans une grande position de fortune, vous risquez d'éveiller
en eux des goûts que vous ne serez pas en mesure de satisfaire plus
tard, et dans le cas contraire ces goûts prendront toujours d'eux-mêmes
une telle extension que vous ne devez vous préoccuper que de les
modérer.

Les leçons de danse ne sont donc utiles qu'à l'époque où la jeune fille
et le jeune homme vont faire leur entrée dans le monde. Dans certaines
maisons d'éducation, on les remplace par des cours de maintien et de
démarche, qui peuvent n'être que profitables.

La _gymnastique_ est l'exercice le plus indispensable et le plus utile.
Tout s'y trouve réuni; amusement, déploiement des forces et des grâces
du corps, intrépidité, utilité.

Les heures de récréation passées au gymnase sont des heures utilement
employées. Quant à moi, j'éprouve un véritable plaisir à assister aux
cours de gymnastique dans un établissement bien monté. Ce qui est
excessivement intéressant, c'est d'y suivre les progrès d'un enfant qui
arrive; les premières fois, chétif, nerveux, pâlissant de frayeur devant
le plus petit saut, accompagné de sa mère qui lui recommande sans cesse
la prudence et stimule ses craintes par ses précautions, poussant des
cris lorsqu'elle voit le maître le lancer sur l'échelle de cordes. Puis,
progressivement, si elle est vraiment animée du désir de faire le
bonheur de son enfant, si c'est une femme de bon sens, ou si une volonté
plus ferme et au-dessus d'elle l'oblige à la persévérance, la mère et
l'enfant se transforment au bout de quelques mois; elle est joyeuse
d'avoir su vaincre ses appréhensions ridicules et de lui voir des joues
fraîches et roses, des membres robustes; lui, aussi vigoureux maintenant
au physique qu'au moral, est tout fier de ses exploits, de sa témérité,
et raille les nouveaux arrivants.

La gymnastique développe les membres, la taille, et, en donnant de
l'assurance aux mouvements, en donne aussi au caractère. Cet exercice
est éminemment salutaire de toute façon pour la femme. De quelle utilité
immense il peut lui être en cas d'incendie, de guerre, de désastre
quelconque, de pouvoir se sauver et sauver les autres! En voyage, en
excursion, combien il est agréable de ne pas connaître le vertige et de
posséder de l'agilité! Au reste, tous ces avantages sont maintenant
tellement reconnus partout, qu'on voit peu de jardins et même de maisons
où il y ait des enfants, qui ne soient munis d'un appareil de
gymnastique.

La natation est aussi excellente au point de vue de la santé qu'au point
de vue de l'utilité, et aucun parent ne doit négliger d'y habituer ses
enfants pendant les chaudes journées d'été. Il est nécessaire de
commencer jeune ces exercices, afin que les membres et l'organisation
s'y accoutument; plus tard, il serait difficile de remédier à des
habitudes de mollesse invétérée, et aux vices de conformation intérieurs
et extérieurs qui en résultent.

L'équitation, les armes, rentrent dans la catégorie de l'étude de la
danse. Il est excellent de les connaître, pour les hommes surtout, mais
ils ne peuvent être recommandés qu'aux familles jouissant d'une grande
fortune, et dont les enfants peuvent disposer de loisirs et d'argent. En
un mot, ils ne sont point indispensables et leur utilité est
contestable.

Beaucoup de jeux se rapprochent de la gymnastique, et les parents
doivent les choisir de préférence pour récréer leurs enfants. Le ballon,
le jeu de grâce, le volant, le criquet, sont bien préférables aux
simples jeux de cache-cache, de colin-maillard, de quatre-coins, etc.,
qui n'exercent que les jambes, tandis que les autres, outre les
mouvements divers qu'ils exigent des bras et de la taille, mettent à
contribution l'adresse, le coup d'œil, le jugement en même temps que
l'agilité.

Les personnes entre les mains desquelles repose le soin d'élever des
hommes et des femmes futures, doivent naturellement s'efforcer à ce
qu'une seule heure même de l'existence de l'enfant ne soit pas perdue
inutilement; c'est pendant ces courtes années de l'éducation qu'il
s'agit de former leur corps et leur intelligence, ainsi que de leur
donner de quoi les mettre à même de fournir une carrière longue et
brillante. Si les bons professeurs ont le talent de rendre intéressantes
et attrayantes des études arides et abstraites, il faut une certaine
aptitude pour savoir diriger les heures de récréation, de façon à ce
qu'il en sorte un enseignement utile sans que ce jeune monde s'en
aperçoive, et sans être obligé de les tenir dans le sérieux
indispensable aux heures d'étude. Rien de plus funeste que de les faire
promener, roides et silencieux au côté de leurs gouvernantes, au lieu de
laisser un peu la nature à elle-même, tout en sachant, je le répète, y
trouver un avantage pour eux.

Je crois donc qu'on ne saurait trop insister pour procurer aux enfants
élevés chez leurs parents, des récréations utiles, prises en commun: au
gymnase, en hiver, à l'école de natation, en été.

Le développement de la taille a chez les enfants une importance
considérable, non seulement au point de vue de la beauté, mais à celui
de la santé, et il doit être l'objet de la sollicitude constante des
mères.

Dès l'âge le plus tendre, l'enfant doit s'ébattre en plein air, en toute
liberté, et les mouvements de ses membres ne doivent pas être gênés par
des vêtements trop étroits. A la campagne surtout, on doit laisser les
enfants se livrer à la gymnastique naturelle, si nécessaire à leur âge,
courir, sauter, grimper aux arbres: par ces exercices, ils acquièrent de
la force et de l'adresse.

Certains parents timorés qui retiennent toujours leurs enfants et, dans
la crainte d'un danger imaginaire, les empêchent de courir, de sauter,
de grimper, leur rendent le plus mauvais service; ils se développent
lentement ou mal et deviennent d'une grande maladresse. Dès qu'ils
veulent se mêler aux jeux des autres enfants, ils tombent et souvent se
blessent malheureusement, là où un autre enfant en eût été quitte pour
une bosse ou une légère écorchure.

Laissez donc les enfants s'ébattre en liberté et suivre généralement
leur volonté, tant qu'elle n'est pas contraire à l'accroissement de leur
corps ou de leur esprit. Une bonne gymnastique bien dirigée, suivant les
principes de l'art, est encore préférable à celle que font
instinctivement les enfants; pour les filles comme pour les garçons,
elle aura les plus heureux résultats; pour les filles surtout,
auxquelles elle fera perdre cette sotte timidité, ces peurs ridicules
qui leur font pousser des cris au moindre accident et les mettent hors
d'état de se tirer du moindre mauvais pas auquel elles peuvent se
trouver exposées. La gymnastique est donc absolument indispensable; mais
on n'a pas toujours sous la main un établissement bien monté et des
professeurs. Quelques notions et conseils sur cette étude pourront donc
rendre service à bien des mères.

La _gymnastique_ comprend l'enseignement pratique d'exercices
particuliers propres à développer la force et la souplesse du corps;
c'est un art précieux, non seulement à cause des heureux effets qu'il
produit sur la santé des jeunes gens des deux sexes, mais encore par la
confiance qu'il leur inspire dans certaines circonstances difficiles.

Mais on doit bannir de l'enseignement de la gymnastique tout exercice
dangereux qui expose les enfants à des efforts, des foulures ou des
entorses; avant tout, il importe de donner aux enfants de bonnes
habitudes et d'aider au développement de leur force et de leur adresse;
tels sont, les exercices sur place qui ont pour but d'assouplir les bras
et les jambes; la course, le saut, les exercices du trapèze, du cheval
de bois, des cordes à nœuds, des mâts, des échelles, etc.

Quels que soient les exercices gymnastiques que l'on fasse faire aux
enfants, il faut toujours observer certaines règles hygiéniques et
certaines précautions. Les meilleures heures pour se livrer à ces
exercices sont celles qui précèdent les repas; car ils pourraient
troubler la digestion. Il ne faut pas non plus excéder les forces de
l'enfant, le surmener; on le fatiguerait sans profit.

Les vêtements dont on se sert pour faire la gymnastique doivent être
larges et légers, ne gêner en rien les mouvements et ne serrer trop
nulle part. Une large ceinture qui serre un peu la taille est cependant
utile pour maintenir le ventre et le préserver de faux mouvements.

Il est prudent de se modérer vers la fin des exercices, de manière à ne
pas se trouver trop en sueur au moment où l'on se reposera, mais il ne
faut pas non plus s'arrêter brusquement, de crainte de s'exposer à un
refroidissement subit, ce qui est toujours dangereux.

Si les vêtements sont mouillés, on aura soin d'en changer et de
s'essuyer parfaitement avec une serviette bien sèche; mais il faudra
surtout éviter de se laver à l'eau froide, de se coucher par terre ou de
boire frais.

Il existe une gymnastique, que j'appellerai une gymnastique maternelle,
qui se fait sans appareils, basée sur un ensemble de mouvements
rationnels; on la prétend même préférable à celle qui s'exécute avec des
instruments; elle seule peut donner à l'homme le _summum_ de ses forces
et le maintenir dans un état constant de santé et de souplesse.

Que les mères soient bien persuadées que faire faire à leurs enfants
pendant cinq minutes quelques exercices libres bien ordonnés, est plus
salutaire que de les promener pendant une demi-heure. Rien n'égale ces
exercices pour mettre le corps en activité, pour le préparer aux
mouvements quelquefois brusques et toujours beaucoup plus violents aux
engins. Puis enfin beaucoup de familles ne peuvent, ou faire la dépense
de tous les instruments de gymnastique, ou trouver assez de place pour
les installer chez elles.

Je ne puis ici indiquer ces mouvements rationnels, limités de façon à ce
qu'on puisse les exécuter chez soi sans aucun inconvénient; mais il
existe des livres spéciaux faciles à se procurer. Les formes des
mouvements, les exercices sont en général coordonnés de manière à
pouvoir s'adapter à toutes les circonstances, à toutes les conditions
d'âge et de sexe. Il va sans dire que les exercices doivent être rejetés
dans tous les états inflammatoires et fébriles bien déclarés.

Il est très important de faire des exercices tous les jours, autant que
possible à la même heure et avant un repas, en ayant bien soin de
laisser un intervalle d'une demi-heure entre la fin des exercices et le
repas.

Il faut avoir soin de se débarrasser des parties du vêtement qui peuvent
serrer, soit au ventre, soit au cou, soit à la poitrine.

Les exercices devront être exécutés lentement, sans hâte ni brusquerie,
en ayant soin de ménager des intervalles de repos convenables; cependant
il faut y mettre de la vigueur et toute la plénitude de la force de
tension des muscles.



CHAPITRE XIV

LES VACANCES.


Au lieu de répéter ces vieux clichés, célébrant le retour des enfants au
foyer et le bonheur des parents à les embrasser, je veux envisager cette
période de l'année sous un aspect plus sérieux et plus important. Le
temps des vacances, qui semble n'offrir à l'esprit que plaisir et joie,
constitue néanmoins des devoirs spéciaux aux parents et aux enfants, que
les uns et les autres sont coupables de ne pas remplir et qui ont
l'influence la plus grave sur leur existence.

Bien des parents, dans leur bonheur de posséder près d'eux ces êtres
chéris, dont les circonstances les forcent à se séparer le reste de
l'année, se laissent aller à les soustraire à toute contrainte; ils
s'efforcent de leur procurer le plus d'amusement possible, de leur
donner du _bon temps_, comme ils disent.

On les dorlote, on les laisse dormir la matinée (c'est de rigueur; ne
faut-il pas les dédommager de se lever matin toute l'année au lycée ou à
la pension?). Ensuite, on laisse paresser l'enfant en déshabillé, aussi
longtemps qu'il le désire; on ne l'assujettit à aucune étude, on
supporte tous ses caprices: pauvres petits, il faut bien les laisser
faire un peu ce qu'ils veulent, ils sont si tenus le restant de l'année!
Quel est le résultat de ce régime? Premièrement, qu'avant que la
première quinzaine des vacances soit écoulée, les parents sont
littéralement harassés de la présence de leurs enfants, et qu'ils
appellent de tous leurs vœux le terme du laps de temps dont ils
s'étaient promis tant de jouissances. Les enfants, de leur côté,
s'ennuient bientôt de ce _farniente_, tout en étant trop jeunes et trop
faibles pour avoir le courage d'y remédier eux-mêmes; ils deviennent de
plus en plus désagréables, et finissent parfois par arriver au même
résultat que les parents, c'est-à-dire à désirer revoir leurs
professeurs et leurs camarades. Mais tout cela n'est encore que le
moindre malheur. Ce qui est bien plus grave et mérite une sérieuse
considération, c'est que par ce moyen on détruit en quelques semaines
tout le bien qu'une année d'efforts de part et d'autre a pu faire.

L'enfant qui ne se lève de bonne heure, qui ne consent à travailler
régulièrement, à avoir de l'ordre, etc., que parce que la règle de la
maison d'éducation où il est l'y oblige, qui n'est pas _convaincu_ qu'il
faut que les choses marchent ainsi dans la vie, et qui sait que ses
parents l'autoriseront à faire autrement, cet enfant prend en haine
d'abord la vie de la pension, et ensuite il ne vit qu'avec l'espoir que,
lorsqu'il sera son maître, il pourra suivre tous ses penchants. Sa
soumission, ses bonnes habitudes ne sont que factices; il brûle de s'y
soustraire, et il le fera à la première occasion. On voit des jeunes
filles consentant à se marier avec le premier venu, afin de pouvoir
faire leur volonté: déjeuner au lit, par exemple, ce qui est le rêve de
tout pensionnaire à quelque sexe qu'il appartienne, et rester couché
jusqu'à onze heures, à lire paresseusement quelque niaiserie. Ils
veulent ainsi réagir contre ce qu'ils appellent les exigences de ceux
qui les ont élevés; ils ne comprennent pas qu'à n'importe quel âge et
dans quelque position qu'on se trouve, il ne faut jamais perdre son
temps inutilement, et que, toute la vie, on est obligé de pratiquer la
soumission les uns envers les autres, si l'on veut vivre avec ses
semblables.

Autre inconvénient de ce changement de vie: non seulement il leur est
dur, à la rentrée, de reprendre leurs anciennes habitudes, mais leur
santé est presque toujours atteinte: les épidémies de fièvres, de
bronchites, de cholérine, etc., qui éclatent dans les maisons
d'éducation, arrivent d'ordinaire à la rentrée de vacances quelconques,
courtes ou longues. L'organisme, l'estomac de l'enfant sont gâtés de
même que son caractère.

Le devoir des parents pendant les vacances est de continuer et même de
perfectionner l'œuvre d'éducation et d'instruction commencée à la
pension. Les habitudes des enfants doivent, autant que possible, rester
les mêmes; leurs travaux seuls sont modifiés; ils se lèveront de bonne
heure, mais au lieu d'aller à la salle d'étude, ils iront faire une
longue promenade à la campagne, en compagnie de gens instruits, si c'est
possible, herborisant, étudiant la botanique, l'histoire naturelle; dans
la journée, après avoir appris les leçons que les professeurs leur
donnent toujours pour ces quelques semaines, ils consacreront leurs
heures de loisir aux arts d'agrément, qu'ils sont obligés, par leurs
études plus sérieuses, de négliger dans le courant de l'année. La
musique, le dessin, auxquels ils ne peuvent ordinairement donner plus
d'une demi-heure par jour au lycée, doivent être leur grande occupation
pendant les vacances; n'est-ce pas, en effet, une distraction et une
récréation?

Il faut se rappeler que dans la vie d'un enfant une heure ne doit pas
être perdue. Les promenades auront toujours un but instructif. On les
mènera visiter les musées, les monuments publics, où l'on trouvera moyen
d'exercer leur mémoire et d'accroître leurs connaissances historiques.

Je conseille de mener rarement les enfants au théâtre, mais beaucoup à
la campagne. Pour la première distraction, si on en use, il faut faire
un choix scrupuleux, et s'en tenir exclusivement aux œuvres classiques.
Il ne faut pas croire que ce qui nous ennuie ne soit pas capable
d'amuser un lycéen. Il sera heureux d'y retrouver des rapprochements
avec ce qu'il sait déjà; entendre dire sur le théâtre de ces beaux vers
qu'on lui fait apprendre au collège, ne fera que l'encourager et lui
être profitable; de même pour les jeunes musiciennes, elles auront un
double plaisir à entendre avec orchestre et chant ce qu'elles jouent sur
le piano. Les tableaux représentant les faits de l'histoire les
intéresseront vivement, et une visite au Jardin des plantes, au Jardin
d'acclimatation, etc., les amusera bien autrement qu'une longue station
sur une promenade publique. Un voyage, outre son utilité pour la santé
et son agrément, peut être un excellent sujet d'étude, s'il est fait
dans de bonnes conditions; mais il ne faut pas qu'il consiste simplement
à introduire la jeune pensionnaire dans la vie des hôtels et des
casinos. Le bord de la mer est une école où l'on peut agrandir le cercle
de ses connaissances. Les collections minéralogiques, les herbiers
trouvent largement à s'y compléter, et instruisent en amusant.

Après les arts d'agrément qui, dans leur genre, exercent l'esprit et
meublent l'intelligence, les sports fortifient le corps et développent
les forces musculaires. Il ne faut pas craindre d'y consacrer un temps
convenable. Les bains froids, la gymnastique, l'équitation, s'il est
possible, le cricket, sont des amusements utiles. C'est ainsi que tout
est gain pour les jeunes gens, que tout doit avoir un but d'utilité. On
ne leur permettra surtout, sous aucun prétexte, de _balandrer_.

Combien voit-on d'enfants passer leurs vacances, les traits alanguis et
pâlis par le désœuvrement, à torturer des animaux, à passer de fauteuil
en fauteuil, s'endormant sur un livre à moitié lu, ne retrouvant leur
énergie qu'à l'heure d'aller se coucher, afin de solliciter une
prolongation de veille qui ne leur sera d'aucune utilité.

Tous les jours, ils promettent de travailler le lendemain, et ce
lendemain, comme celui de l'aubergiste qui avait écrit sur son enseigne:
_Demain je donnerai à boire pour rien_; ce lendemain est toujours pour
le jour suivant!

Mais ce n'est pas seulement à orner leur esprit que nous devons nous
appliquer, ou à maintenir leur santé dans un état florissant, il est
encore un point que les mères ne sauraient négliger pendant les
vacances, et sur lequel elles ont une influence toute-puissante: c'est
l'éducation du cœur et la culture des bonnes manières. Cette partie de
l'éducation d'un enfant est malheureusement trop souvent négligée dans
les institutions; il est peut-être même impossible qu'il en soit
autrement là où le nombre des élèves ne permet pas de s'occuper de
chaque nature en détail, et où la multitude de choses arides et sèches à
enseigner rend forcément les rapports entre maîtres et élèves moins
affectueux et plus raides.

Mais s'il incombe aux parents des devoirs sérieux, parfois pénibles même
à remplir, de leur côté, les enfants doivent songer à leur faciliter la
tâche; car, outre tout le bien qui leur en revient, ne doivent-ils pas
laisser à ces pauvres parents, si heureux de leur présence, un bon
souvenir de ce court espace de temps passé auprès d'eux? Si les enfants
sont désagréables, taquins, volontaires, capricieux, les parents se
sentiront comme délivrés par leur départ et de cette façon l'amour de la
famille se trouve peu à peu amoindri, effacé, pour faire bientôt place à
l'indifférence, sinon à pis encore!

Pour l'enfant, qui est en pension, comme pour celui élevé à la maison,
le temps des vacances le rapproche toujours de sa mère par les loisirs
qu'il lui donne; c'est donc une occasion qui se présente à elle de
prodiguer plus largement ses conseils et ses soins.

Il est toujours dommage de s'arrêter pendant cette vie qui est si
courte, et les temps d'arrêt sont encore plus à éviter pendant
l'enfance; si l'homme mûr et le vieillard peuvent se permettre de
chercher dans les vacances qu'ils prennent, comme magistrats,
fonctionnaires, administrateurs, travailleurs; en un mot, de la grande
machine du monde, un repos absolu, un délassement complet de la faculté
qu'ils exercent sans relâche et qui a besoin de se reposer par
intermittence, il n'en est pas de même de l'enfant, lequel ne doit pas
plus s'arrêter dans son éducation qu'il ne s'arrête dans sa croissance.

Mettre un enfant au repos intellectuellement, sous le prétexte qu'il a
le temps, qu'il apprendra plus tard, c'est comme si on voulait
l'empêcher de grandir, en disant: «Il grandira plus tard.» On ne grandit
plus après un âge à peu près fixe, on n'apprend plus certaines choses
avec la même facilité à un certain âge.

Les vacances ne doivent donc être qu'un changement de travail, mais non
pas un arrêt; et si l'on en profite pour s'occuper davantage des
exercices du corps, si l'on recherche l'amélioration physique, c'est
toujours un progrès, et il ne faut pas oublier que, dans ce qui est
humanité, ce qui ne progresse plus recule, puisque rien ne reste
stationnaire. De l'instant où la lumière ne croît plus, elle baisse;
aussi les jeunes gens, et même les hommes, dont je parlais tout à
l'heure, profitent-ils des vacances simplement pour s'adonner à d'autres
études que leurs occupations ordinaires ne leur laissent pas le temps de
pratiquer dans le cours de l'année.

Pendant les vacances, au lieu de travailler dans les livres imprimés,
devant une table d'étude, l'enfant travaille dans le grand livre de la
nature ouvert devant lui, en plein air, sous la voûte céleste; au lieu
de s'astreindre aux définitions abstraites, il a les démonstrations
matérielles, au lieu de la rigidité de la leçon du professeur, il reçoit
les doux conseils de sa mère.

Pendant les quelques semaines que dure ce laps de temps consacré à
renouveler nos forces, afin de ne pas reculer, les enfants doivent
toujours travailler un peu à leurs études habituelles, de façon qu'au
retour des classes, qu'il s'agisse des bancs du collège, du couvent ou
de ceux des cours, ils aient plutôt gagné des places que d'en perdre.

Mais ce à quoi la mère doit s'attacher particulièrement, c'est à
profiter de l'occasion où l'enfant lui appartient plus spécialement pour
lui inculquer cette éducation spéciale du cœur et de l'âme que personne,
sauf elle, peut lui donner.

En voyageant avec lui aux bords de la mer, ou dans les montagnes, en sus
des enseignements géographiques et topographiques, elle lui apprendra,
s'il est en âge, à observer les mœurs et les coutumes, à apprécier les
gens et les choses; elle formera son jugement par les comparaisons et la
vue des choses nouvelles.

Il est vrai que pour cela la mère doit avoir elle-même du discernement,
cette qualité si rare et si précieuse; elle doit surtout se dévouer et
penser au plaisir et au bien des autres, de préférence à son agrément
personnel; mais il faut espérer que nous possédons encore parmi les
femmes de France grand nombre de ce cas!

Les familles sont fortement émotionnées souvent par les concours: ce
sont là de ces solennités importantes dans la période de la vie que l'on
appelle la jeunesse. Que de gros chagrins, et aussi que de joie, selon
que l'on reçoit la récompense ou la semonce justement méritée!

On est porté un peu trop souvent à accuser l'impartialité des
professeurs; certes, c'est une bien grande déception pour celui qui a
conscience de sa valeur, de se voir méconnu et préféré un rival moins
digne! L'injustice est ce qu'il y a de plus cruel au monde pour un cœur
droit et sincère.

Mais, bien souvent aussi, les enfants, et les parents encore davantage,
sont aveuglés par l'orgueil, et se figurent lésés parce qu'ils ne
s'aperçoivent pas de la valeur réelle de leurs concurrents, au lieu de
puiser dans la préférence donnée un nouveau motif d'émulation.

Tous ne peuvent avoir les premiers prix, même tous les méritants, et
s'il s'en trouve forcément parmi eux d'évincés; c'est une raison de plus
pour ceux-là de s'efforcer de démontrer par l'avenir l'erreur qu'on a pu
commettre en ne les plaçant pas au premier rang.

Les vacances sont pour beaucoup aussi, chaque année, la rentrée
définitive dans la famille; l'instruction, appelée à tort l'éducation,
est terminée... pour la partie indispensable à toute personne qui ne
veut pas se distinguer des autres par une honteuse ignorance. Mais ce
sont là deux appellations fausses. L'instruction n'est à proprement
parler que commencée. Et, tandis que le jeune homme ne quitte les bancs
du collège que pour s'adonner à des études plus sérieuses, soit qu'il
fasse son droit, soit qu'il se dispose à entrer dans des écoles
spéciales, soit encore qu'il se destine aux affaires commerciales, la
jeune fille ne doit pas oublier que c'est bien à tort et doublement à
tort que l'usage autorise à dire qu'elle a terminé son éducation; c'est
là l'expression consacrée, mais qu'il faut avoir soin d'interpréter avec
une signification tout autre que littérale.

C'est de son instruction et non de son éducation qu'il s'agit; cette
dernière, qu'il ne faut pas confondre avec l'autre, peut être à peu près
terminée, car l'enfant est _élevé_, est éduqué, mais l'instruction est
bien loin d'être terminée.

C'est à elle, à elle seule qu'il appartient de compléter les deux, qui
doivent faire d'elle une femme accomplie. Les moyens un peu obligatoires
employés jusqu'alors, ne sont plus de mise; l'étude n'est plus par elle
considérée comme un travail désagréable, mais comme un besoin
nécessaire, un emploi utile de son temps; on lui a donné des éléments,
on lui a ouvert la voie; c'est à elle à se perfectionner librement et
sans y être forcée; elle est en âge d'en comprendre la nécessité.

Comme éducation, elle a aussi à se perfectionner dans les usages du
monde, dans les obligations et les devoirs de la maîtresse de maison, de
la mère de famille; il lui reste donc encore beaucoup à faire, beaucoup
à apprendre sous d'autres formes, et dans d'autres branches peut-être;
et sûrement elle n'a pas terminé... Ses vacances, qu'elle a cru en songe
devoir être désormais perpétuelles, ont de quoi être bien employées, car
c'est le véritable travail de la vie qui commence.



CHAPITRE XV

DE L'UTILITÉ DES VOYAGES POUR LA JEUNESSE.


J'ai quelque peine à me décider à résoudre cette question, parce que
j'ai pour principe de ne jamais donner de ces conseils, bons seulement
pour ceux qui ont de la fortune, et ne servant qu'à donner des regrets à
ceux qui ne peuvent les suivre, parce qu'il leur en manque les moyens
pécuniers, mais qui sont néanmoins susceptibles de les apprécier et de
les envier.

Les voyages, il faut bien l'avouer, sont indispensables à former les
hommes, à ouvrir l'intelligence, à permettre les comparaisons, à donner
du jugement, à instruire, à enseigner.

Cependant, si les voyages lointains ont cette utilité, j'ajouterai que
même le plus petit déplacement porte son fruit.

Pour la jeune fille, le voyage, le déplacement, n'est pas aussi
indispensable que pour le jeune homme. A quoi bon lui ouvrir tant
d'horizons qu'elle ne saurait jamais atteindre? et combien en voit-on,
au retour, ne plus trouver autour d'elles assez d'espace pour leurs
aspirations!

Il faut élever les enfants pour le milieu où ils doivent vivre, si l'on
ne veut pas courir la chance de les déclasser. Le sexe masculin peut
toujours changer de milieu; il dépend de lui d'en sortir, de s'élever,
et il n'a jamais trop d'ambition, si cette ambition est soutenue par de
l'énergie et des capacités. De la femme il n'en est pas ainsi; à moins
de faire partie de la brillante cohorte des artistes, où, s'il est
beaucoup d'appelées, il y a peu d'élues, la femme ne peut changer de
position que par le mariage; et c'est une bien grande exception que
celle-là.

J'ai connu plusieurs jeunes filles appartenant au commerce ou à la
petite bourgeoisie, n'ayant que des dots modestes, chaleureusement
encouragées par leurs parents à étendre leur esprit et leurs
connaissances. Pas une de mes lectrices qui n'ait aussi de ces exemples
dans son entourage. Bientôt leur intelligence développée, les talents
qu'elles acquièrent, les placent en dehors de leur cercle, au-dessus des
autres membres de leur famille; leur donnent le droit d'aspirer à un
cadre plus large; les parents en sont fiers, les louanges ne manquent
pas, elles sont recherchées, attirées, reçues là où leurs parents sont à
peine tolérés à cause d'elles.

Vient le moment de les marier; les épouseurs, en rapport avec leurs dots
et leurs naissances, ne leur paraissent plus dignes d'elles; peut-être
eux-mêmes en auraient-ils peur, et cependant elles ne peuvent espérer en
trouver là où elles ne sont regardées que comme des intrus. Elles
luttent quelque temps, se figurent qu'elles sont au-dessus de leur
entourage et, en définitive, finissent par devenir des incomprises;
elles murmurent contre leur destinée qui les entoure d'un cercle de fer.
C'est pourquoi, à moins d'être bien sûr de pouvoir lui faire franchir le
cercle qui l'enserre, il n'est pas nécessaire de donner à la jeune fille
des aperçus qui ne seraient cause que de regrets et de déceptions.

Cette doctrine semblera peut-être un peu étroite; elle est le fruit de
l'expérience faite _de visu!_--Que de jeunes filles les parents font
élever à Paris, dans de grands pensionnats, et qui, lorsqu'elles doivent
rentrer dans leurs villages, ne rêvent qu'aux succès de Paris, et
s'étiolent ou s'aigrissent et deviennent malheureuses! Elles sentent en
elles les moyens, le savoir; mais qu'en faire? D'autres essaient de
briser le fameux cercle, et elles ne réussissent qu'à se mettre entre
deux fers.

Pour la jeune fille qui a de la fortune, qui est destinée à voir le
monde, ou à combattre par une profession libérale, les voyages sont très
utiles.

Mais pour le jeune homme ils sont le complément indispensable, et je
regarde comme très fortunés ceux que les événements entraînent au loin.

J'ai connu une pauvre mère, veuve, isolée, qui travaillait pour nourrir
et élever son fils. Elle ne vivait que pour lui... je n'oserais ajouter
qu'il ne vivait que pour elle, car il n'en était malheureusement rien!
Les plus grands soins, l'éducation la plus tendre, l'instruction la plus
sévère, n'avaient donné que les résultats les plus piètres; c'était une
mauvaise nature.

A l'âge de dix-huit ans, petit employé de commerce, il ne pouvait
arriver à se suffire; sa mère travaillait toujours pour lui!... On lui
proposa une position excessivement avantageuse, mais il fallait faire un
voyage au Japon.

Le Japon, ce pays si différent du nôtre! Puis l'inconnu, l'imprévu qui
pouvait en résulter, n'était-ce pas fait pour tenter l'esprit aventureux
d'un jeune garçon léger, un peu indolent, aimant le plaisir, détestant
le travail? Ce qu'il aurait trouvé... peut-être pas ce qu'il croyait! et
une fois loin de sa mère, n'ayant plus à compter que sur lui, sa nature
se serait transformée! Les étrangers n'auraient pas supporté ses
caprices, ses humeurs; combien son caractère aurait pu y gagner!

La pauvre mère ne vit qu'une chose, la séparation; son fils sans elle,
elle sans son fils. Elle n'était pas personnelle, car le jeune homme ne
lui rendait aucun soin, ne lui causait que des ennuis, mais son amour
était égoïste en cela qu'elle songeait davantage au bonheur qu'elle
éprouvait à le voir, à s'occuper de lui, qu'au bien qui pourrait
résulter pour lui de son éloignement.

Il ne partit pas... Quelques mois après, il se laissait entraîner par
ses camarades dans une orgie, et ivre il roulait sous une voiture qui
l'écrasait; on rapportait son cadavre à la pauvre mère; je n'ai jamais
connu une infortune plus grande!... Pourquoi ne l'avait-elle pas laissé
partir?

Nous avons, il est vrai, cette autre infortune illustre, cette mère qui
a été pleurer son fils sur sa tombe, au Zululand! mais il n'est pas
besoin d'aller s'exposer chez les sauvages pour se former, et un tour
d'Europe est déjà suffisant.

Pour un jeune homme destiné au commerce, rien n'est meilleur, quelque
haute position qu'il occupe, de le placer pendant une année chez un
négociant d'un pays étranger, où il se perfectionne dans la langue et
apprend les affaires. Nos commerçants notables ne manquent pas de le
faire pour leurs fils.

Il n'y a pas d'argent mieux employé que celui consacré à un voyage; la
preuve en est: les séjours à Rome accordés comme récompense aux
artistes.

Aussi je me permettrai de signaler aux oncles et aux parents généreux,
et je suis persuadée que mon avis recevra un assentiment enthousiaste de
la part des jeunes gens, comme un excellent encouragement, un cadeau
utile, de payer un voyage pour les vacances à l'étudiant ou au collégien
studieux.

Je ne m'oppose pas à ce que les jeunes filles voyagent, seulement il est
positif que la vie d'hôtel et des grands chemins ne leur est pas aussi
indispensable qu'au sexe masculin, mais les voyages n'en restent pas
moins le plaisir le plus utile pour l'un et pour l'autre sexe.

A défaut de voyage lointain, le déplacement est déjà un avantage autant
intellectuel que physique, dont on ne doit pas négliger de faire jouir
même les enfants.

Sous le rapport de l'utilité, je ne recommande pas l'installation dans
une ville d'eaux en vogue, où l'on recommence à peu de chose près
l'existence oisive et élégante des villes, avec la facilité en plus de
faire des connaissances à la légère, et de prendre de mauvaises
habitudes.

La villégiature dans la campagne véritable, le séjour sur une plage
agreste où les sorties consistent à aller en robe de toile, sur les
falaises, cueillir les plantes marines et dans les galets chercher le
coquillage, et non pas à poser, serrée en une toilette de satin et de
gaze, au milieu du sable, autour du kiosque de musique, voilà ce qui est
profitable à la santé et même à l'esprit, quand on ne peut ou ne
préfère, avide de nouveau, parcourir les pays étrangers, étudier les
mœurs, visiter les monuments, admirer les musées, se repaître d'objets
inconnus à nos yeux et qui présentent à l'intelligence ouverte, à
l'imagination vive et impressionnable, un charme dont on ne se fatigue
jamais.

Voyagez et faites voyager les vôtres, donc, autant que possible, ne
serait-ce que quelques journées par année; mais si des devoirs impérieux
vous attachent à la maison, lisez des livres de voyages, des livres
ayant rapport aux pays étrangers, car on ne peut bien s'apprécier
soi-même qu'en apprenant à connaître les autres.



CHAPITRE XVI

LE CHOIX D'UNE PROFESSION.


On peut dire que ce chapitre fait suite en quelque sorte à ceux sur le
développement de l'enfant, et quoique le choix d'une profession ne soit
mis en question qu'à l'âge de l'adolescence, il est, selon le système
que je vais expliquer, indispensable de s'y préparer à l'avance. Je veux
parler spécialement des professions à donner à une enfant riche, parce
que c'est principalement pour les filles que la solution de cette
question présente des difficultés, et ce sont toujours des questions
difficiles que je dois m'occuper, les autres n'ayant pas besoin d'être
approfondies; ensuite parce que l'embarras est double quand il s'agit de
filles de familles aisées ou riches.

C'est maintenant un fait avéré qu'on peut être certain de ne pas
conserver toute sa vie la même position de fortune.

Parmi un nombre assez considérable de personnes qu'il m'a été donné de
connaître directement ou indirectement, je puis dire qu'à quelques rares
exceptions près, je les ai toutes vues dans un espace de vingt années
changer de position du tout au tout. Ceux-ci, en petit nombre, que
j'avais laissés dans une humble position, désolés, sinon désespérés, je
les ai retrouvés superbes et brillants. Ceux-là, toute une pléiade, que
j'ai vus planer dans les hautes régions de l'opulence et des honneurs,
sont descendus dans la plus obscure pauvreté.

Il n'y a pas encore bien longtemps que j'ai eu un nouvel exemple
frappant. Il y a quelque dix ans à peine, dans la cour d'un splendide
hôtel du boulevard Haussmann, vous eussiez vu monter dans son landau
confortable superbement attelé, une belle femme de quarante ans environ,
le véritable portrait de la matrone antique; il n'était que deux heures
de l'après-midi, car ce n'était pas aux heures préférées de la foule
élégante qu'elle se rendait au Bois, mais aux heures où le soleil est le
plus doux à respirer, où les allées désertes permettaient à ses cinq
petits garçons qui faisaient échelon depuis l'âge de dix ans jusqu'à
deux ans, de s'ébattre sous ses yeux.

Ce landau était donc plein de têtes blondes et enfantines. Le dimanche
on prenait deux voitures; dans le clarence, étaient une gouvernante et
une bonne avec les deux plus jeunes bébés; dans le landau, sur le
devant, se plaçaient les trois aînés; dans le fond l'heureuse mère, ne
laissant à personne le soin de bercer son sixième, nouveau-né, une
mignonne fillette qu'elle nourrissait; le père était assis à côté.
Quelle belle famille! Quelle bonne mère! Quelle union parfaite! Jamais
elle n'allait au théâtre ni au bal, pour ne pas quitter ses enfants.
Elle présidait à leurs études, à leurs jeux, à leur toilette, malgré le
nombreux personnel de domestiques qui l'entourait.

Elle avait droit dans ses armes à une couronne fermée par son père, à un
manteau de lord par sa mère... Le bonheur, la fortune, les honneurs,
tout lui souriait... Aujourd'hui, c'est dans une petite ruelle, à
Montrouge, que l'on habite! Quel vent de malheur a soufflé sur tout
cela? et la petite fille bercée dans le landau, quelle va être sa
destinée de jeune fille?

Les fortunes sont tellement peu sûres, que personne ne se fait même
illusion. Il est impossible de prévoir les événements, et de dire ce
qu'on sera demain; aussi c'est une préoccupation constante de tous les
parents sérieux, de mettre leurs enfants à même de pouvoir, en cas de
besoin, trouver des ressources en eux-mêmes.

Il y a aussi une classe plus modeste qui se préoccupe de la même
question, c'est cette classe où le chef de la famille gagne, chaque
année, de quoi faire mener aux siens une existence tout juste
convenable, mais qu'il laissera sans ressources, le jour qu'il tombera
malade. C'est une misère dorée avec un précipice au bout.

Ce que je reçois de demandes, d'avis, de ces deux positions, on peut se
l'imaginer. Une mère jouissant d'une fortune moyenne me dit: «J'ai envie
de faire apprendre à mes filles l'état de modiste ou de couturière.»

Une autre m'écrit: «Je donne à mon enfant une profonde instruction; il
me semble que je ne puis lui laisser une fortune plus solide. Avec de
l'instruction on arrive à tout.»

Cette autre encore: «Parmi les beaux-arts que ma fille apprend, je veux
qu'elle en approfondisse un, sous le rapport industriel. C'est une sorte
de métier artistique qu'elle aura toujours sous la main.»

Je réponds, en prenant les demandes à reculons, et je commence par la
dernière solution:

--Si votre fille a besoin de gagner sa vie dès à présent ou du moins
dans un court délai, vous avez pleinement raison de choisir un art
industriel, celui le plus en vogue pour le moment. On ne peut guère
faire un tel choix quand il s'agit d'un avenir incertain et éloigné,
parce que la mode change; à un moment donné, la peinture sur porcelaine
et la peinture sur éventail étaient d'un bon rapport; aujourd'hui elles
rapportent à peu près de quoi mourir de faim.

Le dessin sur bois est beaucoup plus recherché; on fait tant de
publications illustrées que l'on manque d'artistes. Ici, on se trouve
devant une difficulté: les maîtres en ce genre ne veulent pas faire
d'élèves. Ils ont peur des concurrents. Mais la mode, la science, les
découvertes peuvent changer tout cela, et, d'ici quelques années, un
autre art viendra détrôner celui-là. La miniature sur ivoire s'est vue
ruinée par la photographie, quoiqu'il ne puisse y avoir rivalité ni
comparaison. Mais il est bien rare maintenant qu'on fasse faire un
portrait à la miniature.

A la première question je répondrai:

--Madame, il n'y a que les petites filles de classes ouvrières qui vont
à l'apprentissage, puis en journée. Ce n'est pas à un si maigre résultat
que vous songez. Si vos filles étaient réduites par une immense
adversité à être ouvrières (cela s'est vu), elles sauraient mieux
travailler que des ouvrières de profession, rien qu'en sachant ce que
toute jeune fille de famille sait. Il n'y en a pas une, aujourd'hui, qui
ne sache tailler et coudre, monter un chapeau aussi bien qu'une ouvrière
de profession; du moins, il lui manquerait peu pour se perfectionner.
Mais si vous entendez qu'elle soit capable de fonder une maison de modes
ou une maison de couture, cela est différent: il n'est pas nécessaire
d'avoir été à l'apprentissage, et je vais vous répondre, en même temps
qu'à la seconde maman, qui pense que l'instruction peut tenir lieu de
tout: celle-ci se rapproche du but.

Il y a quelque chose de plus à enseigner à un enfant qu'un métier, sans
contester que la connaissance approfondie d'un métier soit excellente:
c'est à être intelligent, c'est à savoir employer, mettre à profit son
savoir, son talent. En un mot, pour employer une expression vulgaire, il
doit apprendre à «savoir se retourner».

D'où vient que l'on rencontre fréquemment des gens d'un talent
incontestable qui restent en route et qu'on voit arriver des personnes
bien moins capables professionnellement que les premiers? Elles savent
mieux s'y prendre; leur intelligence a été plus développée, et si,
parfois, c'est par un don naturel, très souvent aussi cela provient du
développement que l'on a donné à l'intelligence pendant leur enfance.
L'intelligence vaut encore mieux qu'un métier, que du talent; elle leur
suppléera, mais si elle est secondée par eux, elle aidera à sortir du
milieu ordinaire.

Vous donnez une profession à un jeune homme; vous apprenez un métier
artistique ou un art industriel, comme vous voudrez, à une jeune fille,
le gouvernement se renouvelle, les temps changent, la mode fuit, il faut
qu'ils sachent aussi changer et se modifier. Les circonstances de la vie
sont si diverses que la première chance pour réussir est de savoir s'y
plier, s y conformer.

L'énergie et l'intelligence, voilà deux soutiens puissants pour le
malheur. Je n'admets le suicide dans aucun cas. Je puis le comprendre
par déshonneur, encore même du déshonneur on peut se racheter; mais le
suicide par misère, je ne le comprends pas; les peines de cœur peuvent
abattre, tuer, parce qu'elles sont souvent irrémissibles; les pertes
d'argent peuvent toujours se réparer.

Un enfant, aussi fortuné qu'il soit, doit s'habituer à l'idée que cette
fortune, dont il _jouit_, ne lui appartient pas, qu'il n'en a qu'une
jouissance temporaire, momentanée, et il doit se tenir prêt aux revers
et à gagner sa vie. Un jeune homme doit être convaincu qu'il est
absolument déshonorant de vivre aux croûtes de ses parents.

Je connais des jeunes gens dont les parents sont dans l'aisance,
d'autres qui sont excessivement riches, et qui, en attendant que leurs
fils aient atteint l'époque où la profession qu'ils ont choisie leur
rapporte, leur font gagner leur vie par des répétitions, des articles
dans les journaux, etc. Par exemple, un jeune stagiaire, en attendant
que les causes lui arrivent se met secrétaire d'une illustration du
barreau, etc.

Une femme peut posséder un talent à fond, un homme choisir une carrière;
mais en outre ils doivent avoir l'intelligence de savoir se plier aux
circonstances.

La plupart du temps, on arrive précisément par la voie à laquelle on
pensait le moins.

On retrouve des exemples à chaque pas. Un tel qui avait été élevé pour
les arts, où il végétera toute sa vie, serait arrivé s'il s'était mis
dans le commerce. Tel autre s'obstine à ne pas vouloir accepter une
position qu'il croit au-dessous de lui.

Quand on se trouve dans l'adversité, il y a mille moyens de se
retourner. On parle toujours que la femme seule est misérable, mais j'en
connais des quantités qui se sortent parfaitement d'affaires. Ce sont
des femmes intelligentes qui ne se laissent pas abattre. Un exemple
entre autres: Une femme de ma connaissance et du meilleur monde, par
suite du décès d'un parent âgé qui mourut sans avoir fait de testament,
se trouva sans fortune; elle avait un mobilier assez complet; au lieu
d'attendre dans l'inaction d'avoir mangé son modeste pécule et d'être
forcée de vendre son mobilier, elle loua un petit appartement, le
choisissant avec deux sorties sur l'escalier; elle le disposa le plus
coquettement possible, faisant des rideaux avec une robe de bal,
habillant un pouf d'une jupe de satinette brochée; ne craignant pas de
grimper sur une chaise posée sur une table, pour atteindre le haut des
fenêtres, ni de se taper sur les doigts avec le marteau, car il ne
fallait pas penser à prendre un tapissier; elle se renferma dans la plus
petite pièce, et sous-loua les deux autres; ayant trouvé à louer le tout
ensemble, elle se transporta autre part, où elle recommença; l'année
d'après elle avait loué peu à peu la maison entière, et faisait des
affaires prospères.

Bien des personnes choisissent une profession et ne savent pas ou ne
veulent pas se sortir de là. Elles se lamentent, implorent tous les
échos, accusent le ciel de les oublier, mais elles ne feraient pas le
moindre effort; cela leur paraît impossible même; n'ayant jamais fait
attention à rien qu'à ce qui se trouvait sous leur nez, elles n'ont
jamais vu au delà, et, il faut bien le dire, leurs parents ne les ont
pas secoués, développés.

En général, les personnes qui ont joui réellement de la fortune, sont
intelligentes, et savent mettre de côté un faux amour-propre qui les
empêcherait de chercher à se relever. Mais il y en a une foule qui n'ont
fait que côtoyer cette fortune, la voyant assez de près pour pouvoir en
parier, et elles se trouvent déplacées et malheureuses.

Une femme qui se trouve dans ces conditions, vient de temps en temps me
demander de lui indiquer une occupation. Depuis plusieurs années, elle
est à la recherche d'un emploi, et chaque fois qu'on lui en indique un,
quelque chose, oh! toujours un excellent motif, l'empêche d'accepter.
L'autre jour, elle me racontait que l'an dernier, après avoir imploré le
baron de R., elle en avait reçu un secours de cinquante francs, et
qu'elle compte en faire autant cette année. Je me sentais vraiment
saisie de commisération pour elle, je ne l'en pensais pas là,
lorsqu'elle continua ses doléances, disant:

--On me dit: Travaillez, travaillez! C'est bientôt dit: il faut des
aptitudes, je n'en ai pas; je ne peux cependant pas aller balayer la
rue!

Je restai stupéfaite. Voilà une femme qui aurait été humiliée de gagner
sa journée en balayant la rue, et qui ne rougissait pas de recevoir une
aumône du baron R.! Mais si elle avait eu réellement un peu de fierté
vraie, avant d'implorer un secours, elle aurait d'abord été se mêler à
l'escouade des balayeurs, qui ont certainement des sentiments de fierté
que n'a pas celle qui mange le pain de l'infirme, du vieillard, quand
elle a en elle des facultés suffisantes à se suffire.

Ce qu'il faut enseigner aux enfants, outre un métier, ou un talent,
c'est à savoir s'en servir, c'est à connaître la vie, la valeur des
mots, la conséquence des choses.

Les enfants riches sont mieux à même d'apprendre tout cela et d'avoir
leur intelligence ouverte, parce qu'ils reçoivent plus d'instruction,
voyagent, lisent, entendent raisonner; et le jour où l'infortune arrive,
ils ne sont pas aussi malheureux d'être obligés de déroger, que
d'autres, élevés en regardant en haut et qui se morfondent d'envie.

Dans la plus haute société, on voit se donner des fêtes où les convives
se plaisent à s'habiller en paysans, en grisettes, en ouvriers. La
grande dame est heureuse d'échapper au poids des grandeurs, et de
courir, une journée entière, inconnue comme une petite bourgeoise.

Observez les jeux des enfants. Les bébés de parents très riches jouent à
la bonne, à la marchande, à la ruine; ceux des pauvres, joueront au
grand seigneur, au carrosse.

Enseignez donc à votre enfant ce que vous voudrez, mais enseignez-lui,
surtout, à ne pas regarder le travail comme indigne de lui. Qu'il soit
bien persuadé de la véracité de ce proverbe: «il n'y a pas de sots
métiers, il n'y a que de sottes gens.»

C'est par son mérite et ses capacités, par la manière supérieure dont il
s'en acquittera, qu'il prouvera que la tâche entreprise est au-dessous
de lui.

Avec du travail, de la persévérance, de l'intelligence, on peut toujours
se sortir d'affaire; il faut compter sur soi, sur ses efforts personnels
et matériels, et non sur des protections, des passe-droits.

On peut reconnaître le vrai riche qui a eu des revers, à ce qu'il ne
parle jamais de son temps de splendeur. Le pauvre, qui a eu soi-disant
des malheurs, est _chipie_ et _pimbêche_ à l'excès (pardon, mais ces
deux mots n'ont pas de masculin, ces défauts étant très particuliers aux
femmes); il tient à faire sentir à tout instant qu'il vaut mieux que sa
position, tellement il a peur qu'on ne s'en aperçoive pas!

Il y a des personnes auxquelles il manque toujours quelque chose pour
réussir; la plupart du temps, elles se plaignent de ne pas avoir de
fonds; ceux qui en ont, s'empressent de les perdre; d'autres réussissent
sans capitaux, ou avec capitaux!

--C'est la chance! disent les premières.

C'est-à-dire, c'est de savoir saisir la chance quand elle passe et de
savoir aussi la retenir.

Ce que je vois de bonnes occasions auprès desquelles passent quantité de
gens qui ne les voient pas parce qu'ils regardent trop haut ou qui ne
veulent pas prendre la peine de se baisser!

Aujourd'hui, le commerce, les affaires, sont, peut-on dire, à la mode;
nous ne sommes plus au temps où l'on dédaignait de gagner de l'argent.
Mais malheur à l'incapable!

L'autre jour, on introduisit auprès de moi une élégante visiteuse, une
femme du grand monde; elle voulait me demander des conseils. Elle
désirait vendre un secret de parfumerie, puis elle me raconta qu'elle
allait gagner de l'argent cet hiver. Elle allait s'occuper de placer du
vin parmi ses connaissances. Le marchand lui avait promis une belle
commission, mais elle ne voulait pas qu'on le sût.

J'avoue que je n'approuve pas tout à fait ce manège, parce que j'aime
que l'on ait le courage de son opinion. Les personnes qui sont obligées
de chercher de cette façon à se procurer de l'argent sont à plaindre,
car elles souffrent réellement; il faut les plaindre d'autant plus que,
la plupart du temps, l'argent qu'elles cherchent ainsi à se procurer ne
servira qu'à leur fournir des satisfactions d'amour-propre, bientôt
suivies de déceptions cruelles.

Pour en revenir au choix d'une profession, une instruction complète
donnant la connaissance d'une foule de choses pratiques, c'est-à-dire ne
se bornant pas aux études scientifiques et aux beaux-arts superficiels,
mais ayant enseigné aussi une partie commerciale et, avec cela, la
volonté et l'intelligence des choses, voilà la meilleure profession.



CHAPITRE XVII

L'AGE INGRAT.


Cet âge (de onze à dix-huit ans) réclame, pour les deux sexes, une
attention particulière sous tous les rapports, même sous celui de la
toilette; néanmoins, c'est l'âge dont on se préoccupe le moins d'une
façon spéciale. Il est souvent question de l'enfant, du bébé; on parle
fréquemment de la jeune fille, mais la fillette et le garçonnet sont
laissés dans l'ombre. Il est évident qu'en perdant ses dents de lait,
l'enfant acquiert sa première laideur. Sa croissance, en le rendant
disproportionné, lui ôte les grâces potelées du premier âge; les études
auxquelles on le soumet, le travail de la nature qui s'opère en lui avec
force et rapidité, le rendent maussade et méchant parfois. Voilà pour le
physique; au moral, sans pouvoir offrir les compensations de la
communion d'idées, il comprend trop et gêne les conversations. En somme,
c'est l'âge ingrat, et cependant c'est à cet âge que nous commençons à
juger ce qui nous entoure, c'est à cet âge que nos convictions se
forment, que tout nous frappe, que des impressions ineffaçables se
gravent en nous; c'est à cet âge que notre cœur comme notre intelligence
se développent en même temps que nos membres; et qu'avides de les
exercer, nous nous jetons sur tout ce qui se présente, nous nous en
emparons, et nous nous l'approprions pour notre vie entière
généralement.

Ces quelques années exigent une surveillance de tous les instants, et
lorsqu'on a pris toutes les précautions possibles pour que le petit être
ait été bien entouré dans ses premiers pas dans la vie, matériellement
et intellectuellement, afin qu'il n'arrive aucun accident à ses frêles
petits membres, et que sa fraîche mémoire ne soit pas souillée de mots
impropres ou de mauvaises impressions, il ne faut pas se lasser, car le
moment important arrive seulement. Le corps et l'âme doivent être plus
que jamais préservés, sous peine de les voir l'un et l'autre s'étioler.
La santé pour le physique, la toilette et les manières pour l'extérieur,
l'âme et le cœur, le jugement et l'intelligence pour le moral, voilà
toutes les choses importantes qu'il s'agit de diriger et sur lesquelles
il est indispensable d'attirer l'attention des parents.

Par la santé, j'entends aussi le développement et la conformation du
corps de dix à dix-huit ans. Le tempérament se constitue, les membres se
forment à peu près tels qu'ils doivent rester toute la vie. Aussi les
précautions qu'on a prises pendant l'enfance ne doivent-elles être
continuées qu'avec plus d'attention pendant l'adolescence. La
gymnastique pour les deux sexes est indispensable; elle est préférable à
tout autre exercice du corps, car elle ne rend pas seulement fort et
alerte, elle rend aussi adroit et agile.

Généralement on fait beaucoup _sortir_ les enfants; c'est un tort,
vis-à-vis surtout des petites filles. (Les garçons sont d'ordinaire au
collège à cet âge, et je parle des filles élevées par leurs mères.)
C'est pourquoi l'éducation de la pension ou du couvent peut être
préférable. La fillette y joue, y court, mais ne _sort_ pas,
c'est-à-dire ne prend pas l'habitude de se parer tous les jours, et
d'aller faire de grandes courses, silencieuse et guindée, à côté de sa
mère ou de son institutrice.

Je connais des femmes qui ont été tellement accoutumées dès leur enfance
à _sortir_, à aller arpenter les boulevards et les Champs-Elysées, que,
jeunes filles, un jour de réclusion les rend déjà malades, et, jeunes
femmes, elles ne peuvent supporter leur intérieur. La femme doit vivre
chez elle, et comme le tempérament se plie aux habitudes de longue date,
il n'y a qu'à lui donner celle-ci pour qu'il s'y conforme.

L'estomac a besoin aussi d'être formé, mais non _gâté_. Peu à peu, il
arrivera à supporter tous les bons aliments, mais jamais les mauvais, ni
l'irrégularité des repas.

Le sommeil est nécessaire aux jeunes gens. Le sommeil du soir, qui est
dans l'ordre de la nature, répare les forces, tandis que celui du matin,
au moment où la terre se réveille, énerve et alanguit. Se lever tard est
une habitude perverse qu'il ne faut pas laisser prendre; et pour cela il
faut éviter avec soin d'en faire une récompense, ainsi que cela a lieu
très souvent. Je connais une mère prudente, pour les enfants de laquelle
la plus grande punition qu'on puisse leur infliger est de les obliger à
rester tard au lit.

Il est vrai que c'est souvent de nos propres défauts qu'héritent ces
petits êtres, et nous croyons, nouvelle erreur, y trouver un titre à
notre indulgence; tandis que nous devrions n'y voir qu'une leçon et un
ordre sévère, pour nous qui les avons expérimentés à nos dépens, de les
en préserver. Mais l'amour-propre est là pour nous aveugler! Que de
parents se mirent avec complaisance dans les défauts de leurs enfants!

Pour bien élever un enfant, surtout à l'âge où il est _clairvoyant_, il
faudrait être parfait, et je connais bien des parents qui ont plutôt
l'héroïsme d'une séparation qu'ils reconnaissent nécessaire que celui de
se corriger!

Comme toilette et comme manières, la démarcation est bien tranchée.
Depuis la première communion jusqu'à son entrée dans le monde,
c'est-à-dire de onze à dix-huit ans, la fillette et la jeune fille
doivent s'abstenir de tout ce qui est trop recherché, trop compliqué,
sous peine de paraître, non pas de petites femmes en miniature, comme
lorsqu'elles avaient six ans, et que leurs mères se plaisaient à modeler
leurs toilettes sur les leurs propres, mais à de petites bonnes femmes;
car, à quinze ans, si l'on s'affuble trop, on peut très facilement en
paraître vingt ou davantage.

Il faut aussi éviter de tomber dans l'excès contraire, ce qui arrive
fréquemment aujourd'hui: pour une raison ou pour une autre, coquetterie
de mère, de sœur, ou de jeune fille même, est maintenu l'habillement de
la fillette, jusqu'à l'entrée dans le monde; la jupe reste courte, les
cheveux ondulés flottant dans le dos, et l'on supprime ainsi ces
quelques années si suaves et si pleines de charme de l'adolescence;
restons dans la règle commune; suivons les usages reçus par la majorité
et bons à suivre par les gens sensés. Dès que la petite fille atteint sa
douzième année, on supprime les falbalas, les bijoux, les plumes, les
corsages décolletés et à manches courtes. La jupe doit s'allonger et ne
plus découvrir le mollet, les cheveux sont nattés ou relevés dans un
réseau.

Les manières et le langage subissent la même transformation. La démarche
devient moins libre, plus posée; les reparties, les saillies d'enfant,
qu'on appelle spirituelles, et qui sont toujours, d'ailleurs, ridicules
dans la bouche d'un enfant, ne sont absolument plus tolérées; en un mot,
la fillette doit rentrer dans l'ombre, comme la fleur, qui est son
emblème, se cache sous les feuilles.

Les bonnes habitudes, avons-nous dit, se prennent à cet âge,
physiquement aussi bien que moralement. La jeune fille, prenant
l'habitude de se tenir courbée, la gardera, de même si elle contracte
celle de la paresse. Le caractère demande à être formé dès la première
enfance, et il est presque impossible de transformer, à douze ans,
l'enfant colère, gourmande, menteuse, dont les défauts n'ont pas été
réprimés plus jeune. Il faut alors la _briser_, la contraindre, et la
tâche est devenue excessivement difficile; il s'agit de ne pas laisser
perdre les bons fruits que la première enfance donne, ou plutôt ces
fleurs que le printemps fait éclore. Il nous appartient de les cultiver
pour qu'elles se changent en fruits; ces fruits eux-mêmes doivent
arriver à la maturité, sans qu'aucun insecte vienne y mordre et
s'introduire jusqu'au cœur.

N'arrive-t-il pas parfois que dans notre verger nous trouvons notre plus
beau fruit attaqué? et ne sommes-nous pas obligés de veiller sans cesse?
Nous craignons, au moindre coup de vent, que le faible lien qui le
retient à l'arbre et lui donne la vie ne vienne à se briser; mais ce qui
est plus pénible encore, n'est-ce pas de le voir ronger par un ver que
nous ne pouvons extraire, si nous ne nous y prenons à temps? Rien ne
peut mieux donner l'idée de l'âme d'un enfant. Il faut veiller, jusqu'à
ce qu'elle soit formée, et si la moindre gelée peut perdre la fleur, une
main étrangère peut nous ravir le fruit.

Le genre d'éducation se modifie totalement lorsque commence l'âge de
raison.

Les corrections, les caresses, les choses palpables, pour ainsi dire,
ont seules le dessus dans le bas âge; le raisonnement, la persuasion n'y
peuvent rien. Mais quand arrive l'époque dont je m'occupe, ce n'est au
contraire qu'à la persuasion et au raisonnement qu'on doit recourir. Et
c'est pourquoi la tâche devient de plus en plus difficile et se
restreint davantage dans le cercle maternel. Il ne suffit plus
d'exprimer sa volonté, de la faire obéir, il faut l'expliquer, la
déterminer, savoir s'adresser à l'entendement de l'enfant et s'appliquer
à le lui former.

Mais ce qui offre une double difficulté, c'est que dans les choses mêmes
qu'il faut lui apprendre, il est nécessaire de lui en céler une partie;
c'est une pierre d'achoppement que bien des mères ne savent pas tourner.
Sous le prétexte de conserver la candeur de la fillette, elles lui
interdisent toute lecture; elles ne veulent rien lui faire connaître de
la vie ou du monde; puis, l'âge venu, sans préparation aucune, elles lui
ouvrent toutes les portes et lui permettent, elles y sont bien obligées
d'ailleurs, toutes les lectures. C'est par paresse, la plupart du temps,
et simplement pour se dispenser de prendre une peine, un soin
quelconque. Une mère qui entend bien sa mission et son devoir initie peu
à peu sa fille à la vie; elle la lui explique, la lui analyse, lui ouvre
le chemin, la guide par la main, non en en éloignant complètement les
ronces pour ne lui laisser que les fleurs, mais en lui apprenant à les
éviter elle-même ou à les supporter; car l'existence est pleine
d'entraves, d'épines, et la jeunesse ne doit pas l'ignorer.

De douze à quinze ans, les jeunes imaginations veulent tout saisir; le
mal surtout les attire comme l'abîme qui donne le vertige; essayer de le
leur dissimuler tout à fait est impossible. Leur apprendre à le regarder
froidement, à l'envisager avec horreur, est un grand bienfait.
L'ignorance n'empêche pas de tomber; au contraire, elle précipite à
mesure que l'entendement se développe, que l'intelligence arrive sans la
science; on doit donc insensiblement démontrer le bien du mal.

Aussi, c'est précisément à cet âge si intéressant où la petite personne
devient fillette, que la mère doit quitter le moins son enfant. C'est
alors que les impressions sont les plus fortes, d'autant plus qu'elle
croit savoir et ne sait rien.

La tâche devient aussi plus difficile, parce que l'enfant veut déjà
essayer son jugement, et, l'expérience ainsi que la science lui
manquant, elle est entraînée à juger à faux. C'est une grande victoire
de lui enseigner à se défier de son propre jugement et de lui laisser
apercevoir l'étendue de son ignorance.

Les liaisons, les fréquentations sont d'une haute importance à cette
époque de la vie. Elles s'emparent de nous avec une intensité telle,
qu'elles sont la source souvent de bien des entraînements et de bien des
malheurs. Essayer d'y soustraire la jeunesse est presque impossible sans
froisser son cœur. Seulement, la vigilance doit redoubler. Il faut
surtout éviter d'exiger de brusques ruptures, qui font tourner en
intrigues un simple engouement qui serait tombé de lui-même. Le meilleur
moyen, l'unique, pour garantir la jeunesse de toute influence, est de
l'occuper, de la fatiguer, physiquement et moralement; lui donner le
moyen de dépenser amplement l'exubérance de forces que lui donne son
âge, et qui, concentrée, ne manquerait pas de se déverser d'un autre
côté.

Les jeunes filles s'éprennent les unes pour les autres de vives amitiés;
elles se figurent bientôt qu'elles sont victimes et tyrannisées, si on
veut les priver de voir celles qu'elles ont choisies pour amies; elles
trouvent aisément des personnes qui croient bien faire en facilitant un
rapprochement à l'insu de la mère, entre les jeunes amies, comme si tout
ce qu'on dissimule aux parents ne soit pas déjà une faute par cela même,
et qu'ils n'aient pas des motifs puissants pour désirer être obéis.

Malheureusement, on est toujours tenté de penser que les parents ont
tort; on n'a pas assez de confiance dans leur morale, et c'est là que se
trouvent le danger et la cause de l'indiscipline, de l'insubordination.
Les jeunes n'ont plus foi aux vieux. Hélas! on est forcé d'avouer que
c'est un peu la faute de ceux-ci; s'ils ne se montraient pas aussi
souvent fautifs et répréhensibles, la jeunesse s'habituerait à les
respecter davantage et à s'en rapporter à leurs décisions.

Il y a cependant des enfants bien élevés qui ne se permettent pas de
juger leurs parents et agissent comme Sem envers Noé. Cela dépend encore
de l'éducation qu'on leur a donnée.

Pour en revenir aux mauvaises liaisons, je répète et j'insiste, comme
étant un point important, pour qu'on ne brusque pas les ruptures, à
moins qu'on puisse mettre une distance matérielle entre les deux amies
et opposer une forte distraction à l'ennui qui résulterait de la
séparation. Dans le cas contraire, il faut se contenter de veiller, de
persuader doucement, et d'attendre, ce qui ne tarde souvent pas, que les
circonstances de la vie viennent dénouer d'elles-mêmes les liens
qu'elles ont formés.

Si la jeune fille arrivait à voir son amie en cachette de sa mère, même
rarement, cela pourrait lui être beaucoup plus nuisible que de la voir
souvent en sa présence. Le fruit défendu possède un attrait puissant.
Puis on prend l'habitude des cachotteries, des intrigues, et tout cela
décline en besoin, qui se rejette plus tard sur des objets où le péril
est plus grand.



CHAPITRE XVIII

NOTES D'UNE MÈRE DE FAMILLE.



I

_Le monde de province._


Mon mari vient d'obtenir d'être nommé directeur d'une mine importante,
dont la société a son siège à Paris; nous allons donc quitter notre
tranquille appartement de l'avenue de Neuilly où nous jouissions du
voisinage de la grande ville et des libertés qu'elle donne, en même
temps que de l'air de la campagne et aussi des libertés de celle-ci!
Ici, comme à Paris, on connaît à peine ses voisins; on va, on vient,
sans se préoccuper de personne! Il paraît que D. où nous allons est une
ville charmante; il y a de belles promenades, de l'animation, une
garnison très forte... «Il faudra tenir nos filles!» a dit mon mari. Une
préfecture... il y aura des bals! qui sait? Notre aînée, Berthe, est
jolie... elle trouvera là plus facilement à se marier que dans ce grand
Paris où l'on vit si isolé! C'est l'indépendance, dit-on; j'en conviens,
mais c'est aussi l'isolement!»

Ainsi pensais-je et écrivais-je sur mes tablettes, il y a un an à peine,
et aujourd'hui que je connais la vie à D., qu'est-ce que j'y ai trouvé?
mes espérances de mère se sont-elles réalisées? Par quel moyen suis-je
arrivée à les réaliser?

Arrivant dans une ville où l'on ne connaît personne, il n'est pas facile
d'établir des relations. Mon mari, excessivement occupé de son
installation, était aux mines du matin au soir. Mes filles, impatientes
de voir et de se faire voir, me tourmentaient, et nous allâmes, le
premier dimanche, entendre la musique sur le Cours. Quelle foule! On
nous regardait avec une certaine curiosité, car nous étions _nouvelles_
et nous n'étions connues de personne! Aussi je ne pourrais pas affirmer
que cette curiosité fût tout à fait bienveillante. Les femmes paraissant
appartenir à la haute société de la ville nous jetaient à la dérobée des
regards dédaigneux et scrutateurs, comme si nous étions des bêtes
dangereuses (mes filles peut-être leur semblaient à craindre, avec leur
expression spirituelle, simple, naturelle à la fois, que donne la vie de
Paris); les bourgeoises et les commerçants ne se gênaient pas pour nous
examiner. Les hommes paraissaient plus discrets et plus bienveillants en
même temps; des jeunes filles jolies, bien mises, l'air point sottes,
attirent toujours la sympathie du sexe masculin, ce qui leur vaut,
immédiatement la haine de l'autre sexe. Il est vraiment périlleux d'être
d'une supériorité trop écrasante, et je crois préférable pour une femme
de rester un peu dans l'ombre que de faire pâlir tout autour d'elle par
son éclat.

Il n'en est pas moins vrai que, le premier moment de curiosité passé,
nous allions avoir l'air, si nous restions sans société, de gens mis en
quarantaine. Or, les connaissances qui s'offraient à nous nous auraient
placés dans un milieu d'où plus tard nous n'aurions jamais pu sortir.

Il faut avoir bien soin, en province, de ne pas se déclasser et de se
mettre de prime abord à la place que l'on veut tenir.

A Paris on peut fréquenter un peu de tous les mondes; sans appartenir à
l'aristocratie, on a parmi ses relations bon nombre de familles titrées
qui ne vous dédaignent pas; on les reçoit en même temps que des
négociants, toujours très estimés; on mélange les opinions politiques et
religieuses. Chacun s'enquiert peu, dans un salon, de ce que peut être
son voisin. C'est le cas de le dire, «le pavillon couvre la
marchandise»; du moment qu'on se rencontre sous le toit d'un ami commun,
c'est qu'on se vaut. D'ailleurs, on ne se retrouve guère autre part, et
il n'y a pas de conséquence à craindre de s'être rencontrés.

Ainsi que me l'expliquèrent le docteur en renom que j'appelai sous le
plus petit prétexte et afin de faire une connaissance, et aussi le curé
de la paroisse à qui j'allai faire une visite de nouvelle paroissienne,
dans cette petite ville de D., de même que dans la plupart des villes de
province, il y a quatre ou cinq sociétés parfaitement distinctes qui ne
se fréquentent jamais l'une l'autre: celle des commerçants; celle de la
noblesse, qui est cléricale et légitimiste, qui se croirait déshonorée
de mettre le pied à la préfecture, et ne sort guère de ses hôtels que
pour aller à l'église; la bourgeoisie, composée de la magistrature et du
haut négoce, et le monde officiel. Malheureusement, chacune de ces
sociétés se subdivise en deux ou trois partis politiques ou religieux.
Il y a les légitimistes, qui sont admis à cause de leurs opinions dans
les salons de la noblesse; les partisans du gouvernement actuel, qui
composent plus essentiellement le monde officiel; les républicains; puis
les protestants qui forment à part un clan rigide et puritain, et encore
les israélites, société riche, brillante et gaie... J'en oublie, bien
sûr!

Mon mari est républicain libéral;... mais ce serait nous fermer bien des
portes que d'embrasser trop chaudement ce parti;... quand on a des
filles à marier, est-il permis d'avoir une opinion politique? La
majorité serait contre nous. Le parti dit de l'opposition donne bien un
bal par cotisation chaque hiver, mais ce ne sont pas là les réceptions
nécessaires pour trouver un mari!

Le curé m'a reçu avec beaucoup de bienveillance; il avait déjà remarqué
depuis huit jours que nous étions des paroissiennes assidues, et il a
bien voulu m'admettre, ainsi que mes filles, membre dans une société de
dames patronnesses, où, moyennant une légère cotisation et certaines
démarches et visites, nous parviendrons à faire un peu de bien à
quelques familles pauvres de la ville, et en même temps nous nous
trouverons en contact avec les femmes les plus distinguées de D.

Le médecin (en province les médecins ont le temps de devenir des amis de
leurs malades), qui est le médecin du préfet, et va beaucoup dans le
monde officiel où il est protégé par sa famille et par ses opinions
calmes et raisonnables (il est toujours, paraît-il, pour le
gouvernement, quel qu'il soit, m'a-t-il dit; c'est un homme qui a la
bosse du droit et de la discipline); il doit nous présenter au maire, au
receveur, et se félicite déjà d'avoir une nouvelle maison pour passer
ses soirées, car j'ai annoncé hautement l'intention de recevoir.

Enfin mon mari, par ses rapports d'affaires, a eu bientôt quelques amis
dans son parti, ce qui va nous permettre d'avoir un pied dans tous les
clans. Il ne me déplaît pas de passer pour ne pas être de l'avis de mon
mari en matière politique, cela autorise tous les genres de relations.

--M. un tel y va?

--Oh! c'est le mari qui l'attire! n'y faites pas attention; la femme le
reçoit à contre-cœur.

--Mais une telle y est toujours fourrée?

--Peu importe! c'est une amie de madame; mais monsieur saura y mettre
bon ordre, si cela devient trop fort!

Aussitôt notre salon arrangé, j'ai annoncé que je donnerais le thé le
mercredi de chaque semaine; je n'ai invité personne directement et tout
le monde est venu. J'avais assuré le curé qu'il trouverait sa table de
whist installée, mais il a eu peur de manquer de partner et a cru
prudent d'amener un vieux colonel retraité et une vieille baronne, qui a
coiffé Sainte-Catherine une cinquantaine de fois au moins. Notre premier
thé n'était pas très brillant; mes filles, auxquelles j'ai appris à
aimer, à respecter la vieillesse et à s'amuser de peu, ont été ravies de
la distraction qui leur était apportée par cette soirée. Le docteur
ayant prouvé qu'il était un excellent partner, le colonel lui a voué sa
sympathie, et ils se sont promis de se retrouver chez nous chaque
semaine, comme sur un terrain neutre, où l'on peut se rencontrer sans se
compromettre.

Avais-je donc réussi à constituer d'emblée un _salon_, ce qui se forme
si difficilement en province, un salon neutre où je pourrais recevoir
tout le monde? Je n'osais l'espérer.

La baronne prit vite ma fille aînée en amitié; elle voulait la donner
pour amie et modèle à ses nièces; je me tenais un peu sur la défensive,
car je me méfie beaucoup des amitiés féminines, spontanées surtout,
provenant de femmes dans une position plus élevée; elles sont portées à
prendre avec vous certains tons protecteurs qui vous déplacent bien
vite.

Je ne désirais recevoir de femmes que ce qu'il était nécessaire pour
prouver que l'_on peut nous voir_, et aussi pour être invitées aux
grandes réceptions; quant à aller jouer les comparses dans des réunions
intimes, j'étais décidée à l'éviter.

Le colonel, qui trouve ma cadette un «charmant démon», veut absolument
la faire danser, et comme j'ai objecté que nous ne connaissions pas de
danseurs, il a amené trois de ses protégés, le dessus du panier des
officiers de la garnison. Le docteur n'a pas voulu être en reste, et
lorsque les mères de filles à marier ont su que nous avions des
cavaliers, elles ont désiré vivement faire partie de notre coterie.

Nos petits thés, commencés en décembre avec quatre joueurs de whist,
étaient devenus de vrais bals de cinquante personnes au moment du
carnaval!

Il ne s'est pas donné une fête à laquelle nous n'ayons été invitées.
J'ai surtout tenu à ne jamais donner à mes réceptions un cachet trop
cérémonieux, mais j'ai eu beaucoup de peine, car, soit par flatterie,
soit par ironie, on voulait à toute force les décorer du nom de bal, et
quelques femmes y arrivaient en toilettes parées; mais on me trouvait
toujours en robe de soie noire montante, et mes filles en robe de
cachemire gris avec de simples rubans bleus ou roses dans les cheveux.
En revanche, le côté _rafraîchissements_ a sans cesse été l'objet de mes
soins d'une façon particulière; mon punch (rien n'anime une soirée comme
du bon punch), le chocolat, le thé et les petits fours servis en
abondance et de premier choix m'ont toujours valu des remerciements.

Par exemple, j'ai évité les grands dîners si dispendieux et si
dérangeants; mais le curé et le docteur avec autorisation d'amener un de
leurs jeunes amis, ont toujours eu leur couvert mis.

Pour aller dans le monde, mes filles n'ont eu qu'une robe blanche avec
fleurs variées; les envieuses les ont surnommées les _demoiselles
blanches_; on leur a demandé sournoisement si elles étaient vouées au
blanc; ce qui n'empêche pas qu'avec peu de frais elles n'ont jamais été
fanées comme les autres. Je n'ai souffert, de leur part, aucune
préférence pour un danseur plus que pour un autre.

Enfin, j'ai essayé de réaliser ce problème difficile d'être très stricte
sans pruderie. Mais j'étais bien décidée à ne pas recommencer l'hiver
prochain, si je n'avais pas réussi; il faut vaincre ou mourir dans ces
cas difficiles! Si j'eusse échoué, j'aurais envoyé la plus jeune passer
l'hiver chez sa grand-mère et j'aurais tenté un voyage avec l'aînée.

Il n'y a rien qui fasse plus mauvais effet que de mener plusieurs hivers
de suite deux sœurs dans le monde. Heureusement, la nouveauté a un si
grand charme et un si grand attrait, que plusieurs jeunes gens de la
ville s'enthousiasmèrent pour les Parisiennes et, au grand désespoir et
à la profonde déception des familles du crû, eurent le mauvais goût de
préférer des _étrangères_. C'est cependant ce qui arrive le plus
communément, et, de même, les jeunes filles épousent le plus souvent des
jeunes gens étrangers que des jeunes gens de la ville. En province on se
voit si souvent, on vit si étroitement ensemble, que l'on est un peu
comme frères et sœurs.

Un des protégés du docteur, jeune avocat de belle espérance, a demandé
ma fille aînée en mariage vers la fin de l'hiver; c'est un honnête
homme, d'un caractère égal et bon, aimant la vie de famille, aspirant
après un foyer à lui. Un jeune homme qui a de tels sentiments fera un
bon mari, quelle que soit sa fortune. Nous ne donnons qu'une petite
rente pour dot à nos filles; les jeunes époux auront un peu de peine à
joindre les deux bouts dans le commencement; mais on s'aime mieux quand
on a souffert et lutté ensemble. J'ai pour principe, lorsque l'on a des
filles à marier, qu'il ne faut pas laisser échapper le premier honnête
homme que l'on rencontre.

Maintenant je n'ai plus à m'inquiéter du monde. Notre famille agrandie
possède de bons amis à D., et nous commençons à ne plus être considérés
en étrangers. J'occupe une place qui était vacante; je tiens le milieu
entre les diverses sociétés; je suis restée la _Parisienne_, comme on
m'a surnommée. J'espère bien marier ma cadette l'hiver prochain; elle a
un caractère éveillé et aventureux, qui fait que j'aimerais assez lui
voir épouser un brave officier qui l'emmènerait voyager un peu. Je la
suivrai volontiers en Afrique, et lorsque je reviendrai, je resterai
encore plus «la Parisienne» que jamais, car n'ayant plus à observer
certaines considérations à cause de mes filles, je me donnerai le
plaisir de ne recevoir que ceux qui me plairont; je me consacrerai
autant qu'une mère peut le faire à l'établissement et à l'éducation de
mes deux fils, dont l'un va arriver de l'École polytechnique, et l'autre
du collège.



II

_La veille du jour de l'an._


Le jour de l'an est une de ces éphémérides qui restent dans le souvenir
et se représentent à la pensée chaque fois que l'époque les renouvelle.

Lorsqu'on est enfant, le jour de l'an est un grand jour, on vit de
longues heures dans l'espérance de ce qu'il vous apportera, et d'aussi
longues heures dans le souvenir de ce qu'il vous a apporté.

Peu à peu on grandit, et chaque année enlève un nom des nombreux
donataires; à vingt ans, on reçoit peu d'étrennes, du moins elles ont
perdu du caractère de surprise qui a tant de charme.

On sait très bien que M. un tel va apporter un sac de bonbons, c'est
obligatoire; une dizaine d'autres jeunes gens en feront autant; ce sont
les habitués des quinzaines, les danseurs de l'hiver; c'est comme une
carte de visite, et l'on n'y ajoute pas plus d'importance.

Lorsque nous sommes mariées et que nous avons des bébés, les jours de
l'an redeviennent des journées mémorables, nous revivons dans les
autres. Les bébés pensent encore à nous; ce sont de petites fables
copiées à grande peine en cachette, des broderies faites dans des coins
noirs à des heures indues, que les chers petits êtres vous apportent la
joue empourprée, le cœur battant bien fort, puis se sauvent tout honteux
et suffoqués par le rire, après avoir déposé leur offrande naïve sur vos
genoux; mais l'émotion que l'on éprouve n'est rien en comparaison de la
leur à eux, car à tout âge il est bien vrai que celui qui donne jouit
plus que celui qui reçoit!

Ensuite les enfants deviennent grands, et... c'est une grande tâche
d'essayer de réunir la famille autour de soi, au moins une fois l'an,
lorsque les ailes ont poussé aux oisillons et leur ont permis de voleter
hors du nid!

Cette année est la première que je vais commencer, depuis plus de vingt
ans, sans avoir ma nichée autour de moi! C'est vraiment une année
infortunée qui s'annonce!

Mon mari est si occupé, qu'il se doute à peine que c'est demain le
premier jour de l'an. Depuis longtemps, nous nous sommes blasés sur ces
petites attentions en les reportant sur nos enfants. Mais Berthe est
mariée, et... son mari l'a emmenée passer les vacances de la
magistrature dans sa famille à lui. La vieille tante va avoir un jeune
ménage pour lui fêter ses quatre-vingt-deux ans, et moi... moi, je perds
ma fille!

Mon fils aîné, ce brave et loyal Gustave... s'est laissé entraîner par
son cœur! Il a prêté à un ami inconséquent deux mois de sa pension et
les petites économies que je lui envoyais pour ses plaisirs du dimanche.
Son père a été inexorable: il le condamne à ne pas faire le voyage de D.
pour les fêtes! Pauvre enfant! Son jour de l'an va être bien sombre,
dans les rues de Paris, pleines de boue et de brouillard!

Il fera des visites officielles! Cela ne lui nuira pas et le formera! Il
commencera à midi, en grande tenue, et cela ira encore bien jusqu'au
soir! Mais la soirée? Il n'y a que des dîners et des réunions de
famille, ce jour-là; les théâtres même sont déserts! C'est alors qu'il
sentira le vide et l'isolement autour de lui, en se voyant seul, sans
une table où son couvert soit mis, sans une famille pour le fêter et
l'accueillir!

Bernard, lui aussi, ne sera pas près de nous, mais il ne sera pas seul.
Il a été décidé que pour le récompenser des bonnes études qu'il a
faites, il irait passer les vacances de Noël et du nouvel an chez un de
ses bons amis, où il y a de belles chasses. C'est drôle! Nous punissons
Gustave en le tenant éloigné de nous, et nous récompensons Bernard de la
même façon... Mais Bernard sera dans une famille qui l'entourera
d'affection!... Cela ne fait rien; je suis jalouse de ce genre de
récompense où nous sommes si peu en cause!

_Le jour de l'an_. Jeanne est donc seule auprès de moi. Nous avons
commencé la journée par nos visites à l'église, au Seigneur, puis à son
vicaire notre bon curé, et à quelques pauvres malades, ou invalides,
mais qui n'auraient osé venir à nous. «Ce sont là nos visites
officielles, à nous autres femmes,» ai-je dit à Jeanne.

Je l'ai envoyée ensuite avec la femme de chambre rendre ses devoirs à la
vieille baronne, et la petite sournoise a remis en passant un petit
paquet chez son vieil ami le colonel. Le paquet contenait une blague à
tabac joliment brodée.

Je ne l'en blâme pas, et ce qui prouve qu'elle n'a pas eu tort, c'est la
coïncidence des deux pensées. Pendant son absence, son vieil ami a fait
porter ici par son ancien planton deux fort beaux bouquets; l'un était
enfoncé dans un grand sac de bonbons à double fond, l'autre, plus
mignon, paraissait avoir une bien grosse queue; un ruban frangé d'argent
en sortait, et quand Jeanne le tira, il amena un petit écrin, dans
lequel se trouvait une parure en turquoise, formant des myosotis. Un
homme de soixante-dix ans peut se permettre une telle liberté envers une
petite amie de vingt! Jeanne avait dit, il y a quelques jours, devant
lui, sans penser à rien, qu'en fait de bijoux elle n'aimait que ceux qui
représentaient des fleurs, et en fleurs que le myosotis!

C'est une attention délicate qui quadruple la valeur du moindre petit
présent que de chercher à réaliser un désir exprimé. Le bouquet se
composait de myosotis, de roses blanches et de réséda.

Allons! ma Jeanne sera encore heureuse comme un enfant ce nouvel an!

Mon bouquet à moi se compose de camélias rouges et blancs, entourés d'un
cordon de primevères mélangées d'azaléas et de gardénias; les chocolats
à la crème, qui sont au pied, ont la meilleure mine. C'est ce qui peut
s'offrir à tout le monde, surtout à une femme.

Mais le timbre de la porte retentit; les visites vont commencer. Depuis
que les usages parisiens s'introduisent partout, à D. comme ailleurs,
les femmes restent chez elles, le jour de l'an, ce qui fait qu'on ne
reçoit que des hommes.

M. le curé ne me rendra sa visite que demain, car, de même que les
personnages officiels, il reçoit lui aussi.

Mon mari fait sa tournée en habit noir et en cravate blanche; une vraie
corvée! s'inscrivant ou laissant un petit morceau de bristol glacé, sur
lequel son nom est écrit, et qu'on a convenu d'appeler carte de visite,
dans les rares maisons où il ne trouve personne.

Notre médecin et le colonel arrivent les premiers. Jeanne saute sans
façon au cou du colonel pour le remercier. Un petit gland rouge sort de
sa poche; c'est la _blague_ de Jeanne qu'il porte sur son cœur! Le
docteur est un peu gêné, car il n'a pas pensé qu'il fût nécessaire de
nous donner des étrennes.

Mais voilà les jeunes de l'armée et de la magistrature qui font
irruption; les mieux renseignés offrent en entrant un élégant sac de
bonbons.

--Madame, vous permettez... cette année qui commence... mon modeste sac
sera bien heureux que vous daigniez... balbutie-t-on.

--Monsieur... c'est bien aimable d'avoir pensé à nous, dis-je en venant
au secours de l'arrivant.

--Mademoiselle, veuillez me permettre de déposer à vos pieds mon modeste
tribut... avec mes souhaits de bonne santé...

--Oh! monsieur! vous êtes bien aimable...

--Que tous vos vœux soient exaucés, mademoiselle, dans cette année qui
commence...

--Et qu'il y ait beaucoup de bals, que nous dansions beaucoup de
cotillons, n'est-ce pas, monsieur?

--Madame, je vous présente mes hommages... voulez-vous me permettre, à
mes souhaits sincères, d'ajouter le sac traditionnel?

Et ça dure comme ça plusieurs heures. Les uns balbutient des phrases de
l'incohérence desquelles on ne s'aperçoit pas, car la formule varie si
peu, qu'on la devine dès le premier mot et qu'on ne laisse pas finir.

Cependant vers trois heures arrive le receveur; c'est un gros galantin
de quarante ans aux allures conquérantes, qui cherche toujours à se
distinguer et ne fait rien comme tout le monde. Il tient à passer pour
un original; il a fait un mystérieux voyage la semaine dernière, et tout
le monde est persuadé qu'il a acheté ses cadeaux à Paris! C'est du plus
grand genre! Entre nous soit dit, il fait une cour assidue à Jeanne, qui
l'a piqué un peu par un dédain à peine nuancé.

Il arrive les mains vides... c'est surprenant! il a dîné chez nous et
pris le thé une vingtaine de fois!

Mais il jette des yeux étonnés sur tous les meubles et paraît en faire
l'inspection; serait-il indiscret? Ses paroles sont entrecoupées, il
répond d'un air distrait... qu'a-t-il? il ouvre la bouche et il la
referme comme s'il voulait dire quelque chose.

Enfin, il paraît faire un effort comme quelqu'un qui va briser ses
vaisseaux.

--Est-ce que ma petite boîte a eu le bonheur de vous plaire? dit-il à
demi-voix à Jeanne.

--Votre boîte? s'écrie-t-elle en rougissant, se troublant et jetant des
regards désespérés autour d'elle. Mais, je n'ai rien reçu de vous, on ne
m'a rien remis de vous!

--Comment! vous n'avez rien reçu?... oh! quel désagrément! Voilà de ces
choses qui n'arrivent qu'à moi!

Et le pauvre monsieur de se désoler.

--Comment!... Vous m'aviez fait envoyer quelque chose? Comme c'est
gracieux de votre part! Ça se sera perdu! Quel malheur! Je vous en sais
toujours bien gré!

Et ma gentille fille débitait toute cette menue monnaie de paroles
aimables en vraie femme du monde, tandis que je devinais, moi, pour qui
le fond de ses yeux est visible comme celui d'un lac limpide, à la
malice qui les animait, qu'elle doutait bien un peu de la sincérité du
visiteur.

Eh bien, non, elle avait tort! Mais aussi quelle mésaventure! Après nous
avoir quittés tout penaud, il revint encore plus penaud vers la fin de
l'après-midi; il avait découvert d'où venait l'erreur. En se présentant
chez la femme de son payeur, sa dernière visite, il fut reçu par les
plus vives démonstrations de joie et de gratitude.

La mère et la fille le remerciaient à qui mieux mieux!

--Vous nous gâtez! Une boîte à gants et une boîte à mouchoirs! Cette
dernière étant la plus belle, je l'ai prise pour moi, disait la mère.

--Et quels délicieux bonbons! ajoutait la fille; dans la boîte de maman
il y en a qui sont de vrais objets d'art!

En effet, sur la table s'étalaient deux coffrets: l'un simple; l'autre,
celui qui était destiné à Jeanne, plus riche.

Que faire? Avouer que le marchand s'était trompé, qu'on avait eu
l'intention de ne donner qu'un seul présent? Ce n'eût pas été d'un
galant homme. Mais il ne pouvait s'empêcher de faire une mine assez
piteuse. En revenant nous conter l'explication qui avait eu des témoins,
il s'arrêta au télégraphe pour expédier l'ordre d'un nouvel envoi à
notre adresse, car il ne voulait pas avoir le démenti d'offrir des
nouveautés parisiennes.

Je le consolai de mon mieux en lui contant l'histoire du cheval de bois
qui arriva, un jour de l'an, chez un grave savant du premier étage, au
lieu d'aller chez la jeune mère de l'entresol. Le grave savant crut
qu'on se moquait de lui, et ferma la porte pour toujours à l'envoyeur...

Enfin, la voilà terminée cette journée! Je suis littéralement harassée;
j'ai la langue sèche et l'âme desséchée de répéter les mêmes phrases, le
cerveau fatigué de chercher à varier les formules. Sans l'incident du
receveur, c'eût été bien monotone!

Jeanne est un peu pâle et ses yeux sont cernés, maintenant que
l'animation causée par les visites est tombée. Elle n'est pas aussi
lasse que moi, parce qu'elle est soutenue par les illusions si vivaces
de la jeunesse. Tant mieux pour elle, puisse-t-elle les conserver
longtemps! Mais c'est bien difficile quand une fille est instruite,
point sotte, qu'elle lit et comprend ce qu'elle lit, qu'elle sait lire
autre part que dans des livres, surtout sur les figures et dans les
cœurs! Elle ne tardera pas à se détourner, lasse et ennuyée, de ces
masques souriants, aussi ennuyés qu'elle, qui viennent, comme ils l'ont
fait aujourd'hui, sans but, se suivant comme des moutons de Panurge,
répétant les mêmes mots comme des perroquets!

Heureusement que, de même que dans le ciel le plus nuageux il y a des
éclaircies, quelques bons amis, quelques cœurs sincères viennent nous
réchauffer de leur soleil!

Le jour de l'an, ce jour de corvée est passé, et c'est dans la vie calme
quotidienne qu'on a bien plus le temps et l'occasion d'en jouir et de
les apprécier!



III

_Le rêve et la réalité._


Une année s'est encore écoulée, et mon projet de marier Jeanne ne s'est
pas réalisé. Mademoiselle embellit de jour en jour; elle a vingt-deux
ans, et l'on comprend qu'elle sera encore plus jolie quand elle en aura
vingt-quatre, quoiqu'elle soit déjà mieux qu'elle ne l'était à dix-huit.
Ses succès dans le monde augmentent, car à sa beauté vient s'ajouter
l'esprit, l'instruction, l'aplomb, la science de la toilette qu'une
toute jeune fille ne peut posséder. Elle est plus éclatante; mais je ne
vois pas que ce soit là un motif pour ne pas se marier! Cependant, je
l'ai remarqué très souvent, ce sont les filles les plus douées qui ne se
marient pas, pourquoi? Parce que, comme ma Jeanne, elles ont le travers
d'être trop difficiles! Sous le prétexte que sa sœur a épousé un homme
qui n'est pas précisément un héros, ce qui ne l'empêche pas d'être un
excellent mari et de faire ses affaires, ma cadette s'est mise dans la
tête de ne devenir la femme que d'un homme supérieur! Elle est si
entourée et si recherchée, qu'elle ne doute pas, avec le temps, pouvoir
arrêter l'attention de quelque grand personnage, un prince
peut-être,--Dieu sait jusqu'où vont les jeunes imaginations!--tout au
moins un prince dans le royaume des arts ou des lettres.

Aussi que de frais me fait-elle faire! et où ne me conduit-elle pas,
croyant toujours rencontrer son prince charmant? et en attendant se
prodiguant, rivalisant, combattant, l'emportant dans tous les endroits
de la ville où une jeune fille «du monde» peut se montrer, toujours sous
les armes, mise à ravir, l'œil ouvert, l'esprit présent! Puisse son cœur
n'y pas recueillir de l'amertume pour plus tard!

Ce n'était pas là le but que je poursuivais; j'avais toujours tenu à
faire de mes filles plutôt de bonnes ménagères, des épouses sérieuses,
que de brillantes femmes du monde. Comment un résultat si différent
s'est-il produit pour Jeanne? Je me le demande avec anxiété... hélas! je
n'ai pas assez veillé, ma défiance a été endormie un seul instant, et il
a suffi pour laisser introduire dans la bergerie... non, chez moi,
veux-je dire... le loup... non, une «femme charmante» (style masculin).

Il m'était revenu quelques commérages sur ce que nous ne recevions pas
de jolies femmes par jalousie. Je voulus prouver le contraire et
j'accueillis la personne qui a fait tant de ravages chez nous. Mme
Bathilde ne s'occupe guère de son mari, ni de ses enfants. Du mauvais
côté de la quarantaine, elle voit le monde s'éloigner d'elle, et elle a
trouvé bon de s'emparer de Jeanne pour la sauver de son isolement. Elle
a tout à fait réussi. Lasse et un peu souffrante, j'ai consenti à lui
laisser chaperonner ma fille une fois ou deux... C'était trop! Elle lui
mit en tête une foule de sottises beaucoup trop enrubannées et
enfleuries pour que l'enfant n'en fût pas charmée, et si la mère veut
souffler dessus avec sa sévérité et sa morale, on lui répond:

--Mais vous ne vous souvenez donc pas que vous avez été jeune?

--Mais si, je me souviens, et c'est précisément pour cela! Je me
souviens trop, peut-être... je sais que ce que vous dites est faux, et
je voudrais que mes filles profitassent de mon expérience!

Mais allez donc lutter contre les séductions et l'attrait du flatteur
avenir que l'on fait luire à ses yeux! Je me briserais comme le pot
d'argile contre le pot de fer! Je me ferais détester de mon enfant! Je
l'éloignerais de moi! Il vaut donc mieux user d'indulgence et rester à
son côté pour veiller!

Lui faire briser ses relations immédiatement avec Mme Bathilde, c'eût
été exciter la rébellion, et de la femme évincée me faire une ennemie.
Le mal est fait; il faut en tirer le meilleur parti possible; tout en
essayant de l'enrayer peu à peu. Ce n'est pas en administrant un kilo de
quinine à la fois que l'on guérit la fièvre, mais par de petites doses
données avec persévérance chaque jour.

Ma chère Jeanne n'est d'ailleurs pas pervertie, Mme Bathilde n'en a pas
eu le temps; elle a seulement pris des idées extravagantes que je
n'aurais pas voulu lui voir. Peut-être en reconnaîtra-t-elle à temps
l'abus!

Je me trouve donc lancée bien plus dans le monde que je ne me le
proposais. D'un côté, je ne le regrette pas, car j'en profite pour y
entraîner mes fils autant qu'il est en mon pouvoir.

Gustave, sorti de l'école, reste avec nous, dans l'administration, où il
a trouvé un emploi avantageux; et Bernard va faire son droit à D. même,
ce qui est une grande chance pour moi de pouvoir guider mon jeune fils
dès ses premiers pas dans le monde.

Je sais bien que les hommes graves, et mon mari tout le premier,
trouvent très ridicule la prétention des mères de vouloir bien éduquer
leurs fils; à quoi bon les bonnes manières? Il semble qu'un homme sache
toujours faire ce qu'il veut! Oui! un homme d'une nature très supérieure
sait se donner plus tard le vernis qui peut lui manquer par la faute de
son éducation; d'ailleurs, dans les hommes supérieurs dont je parle, qui
apprennent tout, connaissent tout, comprennent tout, dont l'esprit
embrasse les détails aussi bien que les généralités, les bonnes manières
sont d'intuition; ils aiment le beau, le grand, le noble
instinctivement, et ils ne veulent pas rester au-dessous de leur propre
appréciation. Mais d'autres natures, moins richement douées, ne
reconnaissent le besoin de l'éducation qu'en acquérant l'expérience à
leurs dépens, en faisant ce qu'on appelle des écoles. Alors, ils
déplorent les circonstances qui les ont privés, dans leur jeunesse, de
cette précieuse éducation, et ce n'est qu'au prix de grands efforts
qu'ils parviennent à la remplacer. Souvent ils se rebutent, deviennent
sauvages, se persuadent qu'ils n'ont rien à faire dans le monde policé,
et s'abrutissent de plus en plus dans une société au-dessous du niveau
social qu'ils pourraient fréquenter, mais avec laquelle ils n'ont pas
besoin de se gêner.

J'ai lu quelque part que les lutteurs et les combattants de la vie
n'avaient point le temps d'apprendre les belles manières! Quelle
rhapsodie! Est-ce que l'on perd du temps à lever son chapeau un peu plus
haut en saluant (on remarquera que je ne dis pas le tenir plus bas!), ou
à se tenir en équilibre sur sa chaise?

Les jeunes gens ne s'imaginent pas quelle autorité les bonnes manières
donnent sur ceux qui vous entourent! Loin de moi l'idée d'élever mes
fils pour en faire des hommes fats et banals, recherchant les succès de
salon! Mais la distinction, la réserve, le bon ton procurent une
influence extrême à un homme, dans le monde qu'il fréquente; ses
inférieurs, et même ses supérieurs, le respectent davantage; il leur
impose, et il s'impose!

On n'ose pas lui manquer, se permettre devant lui des incartades; on le
respecte; «la familiarité amène le mépris»; j'ajoute: «la politesse
tient à distance». J'ai vu des gens grossiers et insolents se calmer et
céder devant les manières distinguées de leur adversaire.

D'ailleurs les bonnes manières et le bon ton influent aussi énormément
sur le caractère, et si je cherche tant à faire prendre à mes fils le
goût de la bonne compagnie, c'est que je suis certaine de les éloigner
ainsi de la mauvaise! A ceux qui sont habitués de respirer le parfum des
roses, le fumier répugne toujours plus qu'à ceux qui vivent dans les
étables; je ne nie pas qu'il y ait des exceptions, des anomalies, qui ne
font que confirmer la règle, des instincts pervers qui, comme dans
certaines maladies, ont le goût des acides et des pourritures.

Oui! le bon ton, de même que la vertu, impose le respect à ceux qui nous
fréquentent. Il est rarement le partage du vice abject.

Ainsi, un ivrogne, un homme rusé, cruel, violent, peut difficilement
conserver les manières élégantes d'un homme sobre, doux, bienveillant et
franc. Notre âme se reflète toujours sur notre extérieur.

Voilà ce que je répète à mes fils et ce qui est très vrai. En leur
enseignant et en les habituant à être soignés dans leur mise, à
pratiquer cette propreté exquise qui est le plus grand luxe d'un homme,
je leur inspire l'horreur des gens vulgaires; en leur faisant fréquenter
des femmes du monde spirituelles, élégantes, j'espère les éloigner d'une
classe de femmes où ils ne pourraient trouver d'épouses dignes d'eux.

Gustave se prête facilement à mes idées, et m'a déjà répété souvent
qu'il ne comprend pas comment un homme qui a de l'instruction, qui est
habitué à une atmosphère spirituelle, artistique et élégante, puisse
éprouver un sentiment réel pour une femme, laissant, à chaque parole
qu'elle prononce, échapper une si grande discordance avec ce qu'il est
habitué à entendre.

Ce n'est pas par un orgueil malentendu que je me réjouis de voir mon
fils penser ainsi, et je puis ajouter qu'il s'y mêle une pensée très
charitable envers les femmes de position inférieure. Ne seraient-elles
pas réellement plus à plaindre encore que lui, puisque inévitablement il
arriverait toujours un moment où il s'apercevrait de sa méprise et où la
femme qu'il aurait entraînée d'autant plus facilement qu'il l'aurait
éblouie, se trouverait déclassée et délaissée?

Chacun doit rester à sa place; l'ouvrière qui cherche à se faire
distinguer d'un jeune homme d'une classe plus élevée que la sienne perd
sans s'en douter tout au moins le bonheur de sa vie, lors même qu'il
viendrait à l'épouser et à l'introduire au sein d'une famille qui la
considérerait comme une intruse, tandis qu'elle pourra être une petite
reine en restant dans son monde!

De même, ma petite Jeanne, en cherchant un mari trop au-dessus de sa
position, ne se déclassera pas, parce qu'elle est auprès de sa mère;
mais elle joue aussi le bonheur de son existence en risquant fort
d'essuyer bien des désillusions et des déceptions pour finalement rester
vieille fille!

Mais, à son âge, on ne s'imagine pas encore combien le temps marche
vite; on trouve la jeunesse si longue que l'on croit avoir le temps de
trouver ce que l'on cherche; et on se laisse ainsi surprendre par les
années qui fondent sur nous au galop.



IV

_Mes fils._


Bernard est tout l'opposé de Gustave, comme caractère, et un peu aussi
comme physique.

Celui-ci influe-t-il sur celui-là? On serait porté à le croire. Très
brun, pas grand, trapu, une figure étiolée quoique intelligente, mon
pauvre Bernard est brusque, timide, peu communicatif; il aime à se
vanter du mal qu'il ne serait pas capable de faire.

Il est vraiment des moments où une mère ne reconnaît pas ses enfants,
ses propres enfants qu'elle a élevés!

J'aime mes quatre enfants également. Je les ai chéris, choyés, éduqués
avec la même tendresse et le même zèle... mais quels résultats
différents! Lorsqu'ils étaient petits, je ne constatais pas une grande
dissemblance; il a fallu des circonstances, presque des événements,
maintenant qu'ils ne sont plus des enfants, pour me la montrer. Berthe
et Gustave, les aînés, sont bien tels que je les désirais; Jeanne et
Bernard me déroutent.

Hier, nous allions au bal du général.

Ce n'est pas qu'à mon âge on tienne beaucoup au bal; j'avoue que ce
n'est pas sans un soupir qu'à huit heures du soir j'ai quitté mon feu...
et mon mari, pour aller m'habiller.

Mon mari... mais oui... qui peut satisfaire son goût pour le coin du
feu! Je suis triste de l'y laisser seul! Mais une mère a des devoirs!

Je sais le danger qu'il y aurait à tenir Jeanne sevrée des plaisirs
mondains qu'elle a goûtés.

Mon mari ne se croit pas obligé de se dévouer!

Tant que je n'avais pas mes fils, il endossait l'habit noir en
rechignant, et il venait promener une figure ennuyée aux portes des
salons. Le fait est que ce que les pères viennent faire dans un bal
n'est guère amusant! Ils ont mille affaires en tête dont ils voudraient
parler, et ils doivent causer de futilités; ils auraient des lettres à
écrire, des journaux à lire, et ils doivent s'asseoir à une table de
whist!

Ils aimeraient à se délasser des corvées de la journée en robe de
chambre et en pantoufles, ils doivent chausser l'escarpin et mettre le
menton dans le faux-col! Mon pauvre mari est d'ailleurs tellement
accablé d'affaires, qu'il est devenu légèrement morose depuis quelque
temps; en tout cas, il paraît préférer aller au café ou se coucher, que
causer et rire. La maison n'est donc pas gaie le soir, et il est de mon
devoir de saisir les occasions de distraire mes enfants, afin qu'ils ne
cherchent pas eux-mêmes leurs distractions.

Jeanne et moi, nous sortons (ensemble) à dix heures de notre cabinet de
toilette commun. Nous nous servons mutuellement de femme de chambre, et
nous sommes assez vite prêtes, parce que nos toilettes sont toujours
préparées d'avance. Hier, Jeanne portait une toilette d'ondine qui ne
nous avait pas coûté cher! Sur de la tarlatane vert-d'eau nous avions
disposé des écharpes en tarlatane blanche un peu défraîchie, mais dont
le vert du dessous faisait ressortir la blancheur. De longues
algues-marines faisaient l'office de rubans pour draper les écharpes.
Une longue guirlande de nénuphars blancs, entremêlés d'herbes, prenant
dans sa coiffure, venait s'attacher sur l'épaule, faisait le tour du
décolleté de la robe, traversait le corsage en sautoir et se terminait
après avoir traversé la jupe. C'était excessivement frais. Cette
guirlande avait été cueillie dans la matinée par Gustave, qui nous a
même aidées à l'épingler. Il aime beaucoup sa sœur, et était tout
heureux de la voir jolie. C'est lui aussi qui lui avait dicté sa
coiffure. Ses cheveux divisés en deux parties, ondulés et frisés par le
bout, étaient un peu soulevés devant par des peignes posés en dessous,
puis réunis derrière par une broche catogan.

J'oubliais de mentionner que des ruches panachées blanches et vertes en
tarlatane ornaient le bord inférieur de la jupe. Ces ruches même nous
avaient donné assez de mal pour les poser, comme nous n'avions pas
beaucoup de temps.

De ma toilette je ne dirai pas grand'chose, se composant invariablement
d'une robe de velours noir en hiver et de soie en été, accompagnée d'une
mantille de dentelle noire.

Quoique bien des femmes de mon âge posent encore pour trouver des
danseurs, je trouve que lorsqu'on a une fille qui danse, c'est le comble
du ridicule d'avoir l'air de se mettre pour ainsi dire en concurrence
avec elle.

Gustave est habillé en un tour de main, et s'applique, en galant
cavalier, à ne jamais nous faire attendre. Bernard flâne, il veut finir
sa lecture, fumer sa cigarette au jardin; bah! la toilette d'un homme,
ça marche bien plus vite que celle d'une femme! Il sera encore prêt
avant nous... il faudra qu'il attende!... Enfin il monte dans sa
chambre, lambine, ne se presse pas, essaie tel ou tel vêtement; descend
faire faire le nœud de sa cravate par sa sœur, remonte, le défait parce
qu'il ne le trouve pas bien, redescend, veut visiter la boîte de poudre
de riz de sa sœur et la répand sur son pantalon noir! Il faut brosser
pendant une demi-heure! Il met trop de cosmétique à ses moustaches
naissantes et se tache les joues; il doit se débarbouiller de nouveau,
mais comme il défraîchit ses manchettes, je remonte lui en donner
d'autres! Bref, la toilette de Bernard, c'est un dérangement perpétuel
pour toute la maison. Il est d'une coquetterie, ce petit sauvage, dont
on ne peut se faire une idée. Il ne se trouve jamais suffisamment bien;
il nous accuse d'égoïsme, si nous ne l'admirons pas avec enthousiasme,
et en même temps si nous ne paraissons pas assez difficiles dans ce qui
le concerne.

Après environ une heure de retard, poussé par Gustave, il finit par
descendre définitivement comme un ouragan en mettant ses gants.

--Partons-nous? s'écrie-t-il; allons! il va encore falloir une
demi-heure à Jeanne pour mettre sa sortie de bal! Oh! les femmes! les
femmes!

En disant ces mots, il se précipite vers sa sœur pour qu'elle lui
boutonne ses gants, dont il enfile le dernier avec précipitation. En ce
moment précisément, Jeanne se pliait gracieusement en arrière pour que
Gustave lui plaçât son manteau sur les épaules, ce qui faisait traîner
sa robe un peu plus... crac... crac!

--Ma robe!

--Mon gant!

--Maladroit!

--Au diable les femmes avec leurs queues! voilà mon gant crevé!

Le groupe se divise... Que vois-je? Hélas! les pauvres ruches gisant
pantelantes sur le parquet, détachées de la jupe; la main de Bernard
sortant par la déchirure faite au gant, en voulant passer le pouce trop
vite!... Allons! il faut se mettre à faufiler ou à épingler; la bonne
n'est pas encore couchée, elle aidera; mais voilà un nouveau retard qui
ne serait rien sans les petites choses peu avenantes que l'on échange.

--Tu ne sauras donc jamais faire glisser tes pieds sous les traînes?

--Elles sont ridicules, tes traînes; voilà! qui m'a acheté ces gants-là?

--C'est moi, mon frère!

--Eh bien! ils ne sont pas bons.

--Ils vont avec le caractère de celui qui les porte, réplique Jeanne qui
était irritée.

--Ne l'excite pas, lui dit Gustave tout bas, ou nous allons avoir une
scène.

--Mais voici le père qui rentre du café, car il est près de onze heures
et demie.

--Comment! pas encore partis? Vous devriez être rentrés! Eh bien, par
exemple, c'est insensé de sortir à cette heure!... moi, je vais au lit!

J'avoue que j'aurais bien envie d'en faire autant, et j'ai le cœur
légèrement meurtri par ces petites escarmouches. Jeanne voit la
lassitude peinte sur ma figure et ses yeux deviennent humides.

Je devine qu'elle craint que je renonce... Non, je suis trop bon soldat
pour reculer! Le retard ne fait pas peur à Jeanne, qui sait au contraire
qu'on fait plus d'effet en arrivant tard.

Le bal est dans tout son essor quand nous arrivons; j'entre au bras de
Gustave, Bernard donne le bras à sa sœur, je m'efface pour laisser voir
ma fille, si jolie; elle est immédiatement enlevée par un danseur. Le
maître de la maison, me voyant revenir de saluer sa femme, m'offre son
bras pour me trouver un siège; de cette façon Gustave peut s'envoler, et
je le vois bientôt tournoyer avec une des plus élégantes jeunes femmes
de la ville.

Je me retourne... où est Bernard? J'aperçois sa figure rechignée dans le
chambranle de la porte. Je l'appelle d'un signe.

--Pourquoi ne danses-tu pas?

--Gustave a précisément pris la seule danseuse que j'aurais voulue.

--Bah!... il y a cent jolies personnes ici... Vois là-bas cette jeune
fille en rose!

--C'est ça! un paquet! Personne n'en a voulu, puisqu'elle est sur sa
banquette! J'aime mieux aller boire du punch au buffet!

Or, quand Bernard commence à boire du punch au buffet... il ne quitte
guère ce coin-là. Que faire? il faudrait lui trouver une femme qui lui
plût pour le former un peu, ce pauvre enfant! Précisément je vois Mme
Bathilde qui s'avance... Pourquoi pas elle? à l'âge qu'elle a, plein de
prestige pour tous les jeunes gens, on aime à faire des éducations! Elle
n'a pas de danseur. Mais, si je lui dis de l'inviter, ce sera un motif
pour qu'il ne veuille pas!

--Eh bien, monsieur le ténébreux, vous vous en allez quand j'arrive! Mon
valseur vient de se fouler le pied! voulez-vous que nous finissions la
danse ensemble? Je vous prends votre fils! conclut-elle, en me jetant un
regard vainqueur.

Je m'empresse de faire un signe d'assentiment très prononcé.

--Mais je danse mal, madame, dit Bernard se défendant, ma sœur me dit
toujours que je suis un valseur détestable.

--Eh bien, je vous apprendrai, venez donc!

Elle brûlait de faire voir qu'elle trouvait des cavaliers! Je la
connaissais assez pour savoir qu'elle ne le lâcherait pas si vite,
saurait se faire offrir le bras pour aller au buffet, puis pour danser
un quadrille, et je la pensais même capable de se faire inviter pour le
cotillon. Je n'avais donc pas à m'occuper de mon Bernard de toute la
soirée. Quelques bonnes amies s'approchèrent pour voir ce que je dirais
des uns et des autres, mais je les laissai parler et je me renfermai
dans des réponses monosyllabiques qui durent leur donner une pauvre
opinion de mon esprit; je préférais observer... d'abord ma fille, ma
jolie Jeanne, si fêtée, si adulée, qui se posait à mes côtés entre les
danses comme une libellule, repartant aussitôt, et dont les succès
cependant me laissaient triste et le cœur serré... puis mon beau
Gustave, empressé, galant avec toutes les femmes, ne méprisant pas les
paquets, comme avait dit son frère, les faisant danser au contraire, ce
qui les rendait fort enthousiastes de lui... mais ayant cependant une
préférence, oh, oui! sans cela, il eût été banal et j'en aurais été
affligée! n'oubliant pas de venir m'offrir son bras et de s'informer de
mes besoins de temps en temps.

Je me plaisais aussi à examiner les physionomies si singulières qu'ont
le plus grand nombre des femmes en toilette de bal.

Il faut être jeune, et surtout jolie, bien faite, distinguée, et
habillée avec beaucoup de goût; faute de réunir ces conditions, une
femme est tout simplement grotesque en toilette de bal; aussi que de
caricatures voit-on! Le rang des mères est tout à fait curieux à
lorgner! Que d'épaules anguleuses ou de rotondités trop prononcées! Que
de coiffures ressemblant à tout ce que l'on peut imaginer! La mère avec
des panaches, des couronnes, accompagnées de robes de couleurs inouïes!

Il est si facile de s'abstenir de toutes prétentions, d'avoir une mise
simple et peu voyante; de passer, inaperçue quand on a un certain âge!
Mais c'est précisément ce que l'on ne veut pas, en général, et on
recherche le contraire. On l'obtient, mais à quel prix?

       *       *       *       *       *

Les _notes personnelles d'une mère de famille_ s'arrêtent ici, car notre
livre n'est pas un roman, l'histoire d'une seule famille, limitée par de
certaines circonstances; il doit convenir à tout le monde, et ne perdre
son ton de généralité que partiellement pour des sortes de citations.



CHAPITRE XIX

L'INITIATIVE.


L'initiative est certainement une fille de l'intelligence. Comme
celle-ci, elle demande à être développée chez les enfants.
Malheureusement on tombe souvent dans les excès; tantôt, sous prétexte
de donner à l'enfant de la décision de caractère, on voit des parents
encourager la hardiesse, l'impertinence, les sentiments d'une
indépendance allant jusqu'à la licence, tantôt on voit au contraire
l'initiative complètement supprimée, et l'enfant presque réduit à
l'idiotisme.

On croit donner du caractère à un enfant en lui accordant une entière
liberté dans tout; on oublie combien il a besoin d'être guidé. On
n'arrive nullement au résultat désiré; un enfant ainsi habitué est
indiscipliné, volontaire, et malgré cela peut avoir parfaitement un
caractère faible et indécis. Le caractère doit être formé, dressé, et
non pas laissé à lui-même. Les digues qu'on peut lui imposer ne nuisent
en rien à l'initiative ni à la fermeté.

Il y a des parents très brusques, très autoritaires, qui paralysent les
caractères. Ils arrêtent l'élan, l'enthousiasme, les efforts. Ceci est
très malheureux pour l'enfant; cependant, lorsque l'apathie n'est pas
naturelle, une fois la pression éloignée, on voit bientôt l'intelligence
instinctive se réveiller.

Il est donc très essentiel de ne pas confondre l'initiative avec la
hardiesse et l'indépendance; je connais une mère qui tient sa fille dans
une complète ignorance des choses de la vie, sous le prétexte de ne pas
lui donner le goût de l'indépendance; elle lui a fait une règle de
conduite, de tenue, dont elle ne doit pas se départir. Or, quelle est la
règle qui puisse être suivie sans exception? Il n'y a rien d'absolu dans
le monde. Par exemple: «Sous aucun prétexte tu ne feras ceci ou cela!»
Mais il peut se présenter une circonstance impérieuse qui oblige à
enfreindre cette règle. Il est vrai que la jeune fille a l'esprit très
étroit et elle prend à la lettre ce qui lui est dit. Elle n'a aucune
timidité vraie, mais elle est timorée à l'excès.

Tout en enseignant à une jeune fille à ne pas faire certaines choses,
par exemple, stationner sur la porte, courir dans la rue, sortir sans
que son manteau soit boutonné, parler à un monsieur dans la rue et mille
autres choses, il faut cependant lui faire comprendre qu'il y a mille
circonstances dans la vie où il est, au contraire, nécessaire de faire
ces choses. D'abord, cela dépend de la position que l'on occupe; ainsi,
vous êtes riche, mademoiselle, vous avez des domestiques, vous vous
faites servir, cependant au besoin vous vous servez très bien vous-même;
mais venez-vous à perdre votre fortune, aussitôt sachez abandonner vos
grands airs, et mettez-vous au niveau de votre position; laissez de côté
vos délicatesses et vos susceptibilités intempestives. Dans certains
moments, dans certaines occasions, telles choses sont à propos qui ne le
sont pas dans d'autres. Il faut savoir distinguer; mais ici nous
retombons dans le discernement, dans le jugement, qui est sans contredit
la qualité la plus utile à posséder, la mère de toutes, pourrait-on
dire.

L'initiative ne doit pas être inspirée par l'orgueil, mais par une
certaine confiance en soi-même, qui n'enlève cependant la modestie en
quoi que ce soit. Ce n'est pas la confiance en ses talents que l'on a,
mais la foi en sa persévérance et dans les études que l'on a faites.

Que de jeunes filles sont pleines de bonne volonté, mais persuadées
qu'elles sont incapables de faire telle ou telle chose par elles-mêmes!
elles ne veulent même pas essayer. Elles manquent d'idée, d'activité,
d'ingéniosité. Elles paraissent intelligentes, car elles raisonnent sur
toutes les choses de la vie, mais elles ne savent rien faire par
elles-mêmes; elles n'osent pas; elles hésitent si elles doivent ou non.
Elles n'ont pas soif d'apprendre et de se rendre utiles.

Un exemple bien frappant que l'on voit à tout propos: un membre d'une
famille se sent-il indisposé, la première pensée est d'aller quérir le
médecin; celui-ci n'est pas chez lui, on l'attend avec impatience, mais
on ne songe pas à ce qui pourrait être fait. Le médecin arrive, il
ordonne la moindre chose, des serviettes chaudes, un cataplasme; mais la
domestique n'est pas là; impossible de faire sans elle; on serait tenté
de croire que la jeune fille est une enfant ignare.

J'ai vu une jeune mariée, qui avait reçu une éducation de ce genre,
terriblement embarrassée.

Elle et son mari passaient seuls leur premier mois de noces dans l'hôtel
de leurs parents à la ville, ceux-ci étant à la campagne. Un jour, ils
avaient dîné dehors, et les domestiques en avaient profité pour sortir.
Le mari fut pris d'une gastrite; ils montèrent dans une voiture et en
route s'arrêtèrent chez un pharmacien pour acheter du tilleul.

C'était amusant de voir cette jeune femme embarrassée avec son petit
paquet de tilleul dans les mains, effrayée à l'idée que son mari était
malade. Elle n'avait pas eu la précaution de prendre avec elle une clef
de l'appartement. Elle n'avait pas l'habitude!... Quant aux malades,
jamais elle ne s'était occupée de les soigner; sa mère l'avait toujours
soignée, elle, et lui avait évité les moindres soucis avec soin. Le
concierge fut obligé de passer par une fenêtre pour s'introduire dans
l'appartement et ouvrir la porte en dedans. Puis, il s'agit d'allumer le
feu, de faire bouillir de l'eau; jamais de la vie elle ne s'était
occupée de tout cela, elle ne savait par quel bout s'y prendre. Elle fut
obligée de descendre réclamer le service de la concierge, qui était une
fraîche brune aux yeux pers, et qui soigna le mari avec des attentions
de toute espèce, pendant que la jeune inutile fut engagée à rester dans
sa chambre, pour ne pas se fatiguer.

On n'apprendra jamais assez aux enfants, non seulement en bas âge, mais
surtout dans l'adolescence, à savoir ce qu'on appelle en langage
vulgaire, _se retourner_: faire usage de leurs dix doigts en temps
opportun, utiliser leurs capacités selon les circonstances et les
occasions.

Une fois, j'allais rejoindre une amie avec laquelle je devais me rendre
à Saint-Germain, pour visiter une maison de campagne. Sa fille venait
avec nous: c'était une jolie personne de dix-huit ans. Ses grands yeux
noirs brillaient comme des diamants, et un gracieux sourire était
stéréotypé sur ses lèvres.

Il était convenu que nous partirions par le train d'une heure, afin
d'avoir l'après-midi à nous, mais «Laure n'est pas prête,» me dit la
mère quand j'arrivai chez elle pour les chercher. La femme de chambre
était occupée à l'habiller. A vrai dire, cela m'eût étonnée qu'il en fût
autrement, car je connais Mme C. de longue date et je sais qu'elle
attend toujours après sa fille. Le train d'une heure fut bientôt manqué,
et je prévoyais déjà que nous manquerions le train de 2 heures, ce qui
me donnait grande envie de renoncer à l'excursion pour ce jour-là, quand
Mme C., s'étant absentée du salon, vint annoncer que nous pouvions
descendre, Laure était prête; la jeune fille sortit enfin du corridor
qui conduisait à sa chambre du pas égal et mesuré qui lui est
particulier. Rien au monde ne peut la sortir de sa placidité immuable.
Pendant que nous piétinions sur place, et que nous avancions sur le
palier pour devancer le moment de monter dans la voiture, Mlle Laure,
tenant absolument à ne pas franchir la porte sans avoir mis le dernier
bouton de ses gants, s'était arrêtée pour accomplir ce travail de haute
importance.

--Viens donc, lui dit sa mère; nous allons encore manquer ce train: tu
mettras tes gants dans la voiture.

Je regardais Mme C., elle tenait ses gants à la main; il lui semblait
ainsi entraîner plus vite sa fille. Elle lut sans doute dans mes yeux,
car elle me dit d'un ton d'excuse:

--C'est dans sa pension qu'on l'a rendue chipie comme cela! Elle
croirait commettre une faute énorme d'être vue dans la rue sans ses
gants!

Enfin nous étions sur le trottoir, sa mère la poussa dans la voiture.

--N'as-tu rien oublié, au moins? As-tu ton parapluie, ton mouchoir?

--J'ai oublié mon mouchoir, répondit Laure.

--Ah! quelle enfant! Fanny, vite, montez chercher le mouchoir que
mademoiselle a oublié, dit la mère à la femme de chambre qui était
descendue nous aider.

En ce moment deux jeunes gens passaient sur le trottoir, et plongeaient
leurs regards dans la voiture. J'entendis qu'ils disaient:

--Jolie personne! Quels yeux expressifs!... Quel vif esprit ils
reflètent!...

Enfin, nous partons; en chemin, Mme C., selon une excellente méthode,
apprête l'argent pour pouvoir payer le cocher en descendant sans perdre
de temps; mais il lui manquait de la monnaie; j'en étais munie;
auparavant je voulus voir un peu ce que ferait Laure, et je lui demandai
si elle n'avait pas sa bourse. Elle me répondit qu'elle n'avait jamais
plus de cinquante centimes dans sa poche.

Sa mère prit la parole:

--Si je lui laissais de l'argent, elle le perdrait; elle a seulement
quelques sous pour donner aux pauvres. Comme elle ne sort jamais sans
moi ou son institutrice, elle n'en a pas besoin.

--Oui, mais vous pensez à la marier, elle est en âge; elle sortira
seule; il faudra bien qu'elle s'habitue à avoir de l'argent!

--Bah! son mari en aura pour elle!

--Mais son mari ne sera pas toujours cousu à sa jupe!

Pendant ce temps, je comptai ma monnaie.

--Il manque pour le pourboire, dis-je; eh bien, mademoiselle Laure, nous
allons utiliser vos sous.

--Combien faut-il? dit-elle.

--Cinq sous.

--On ne donne que cinq sous de pourboire?

--Comment! tu trouves que ce n'est pas assez? dit sa mère.

--Moi, je ne sais pas!

--Alors, si vous prenez une voiture, quelques jours après vos noces,
vous ne saurez pas combien il faut donner de pourboire à votre cocher?

--Oh! mon Dieu, non! je lui donnerai aussi bien un franc que deux sous!

Quelle éducation!

Nous arrivions à la gare; l'heure sonnait, il n'y avait pas une minute à
perdre. Malheureusement Mme C. et moi étions peu ingambes, lourdes,
épaisses; il eût fallu courir pour arriver à temps au guichet; Laure y
serait arrivée en une seconde; précisément une jeune fille comme elle
nous dépassa, alerte et vive, envoyée par sa mère; elle prit ses
billets, tandis que nous n'arrivâmes que pour voir le guichet se fermer
à notre nez, pendant que Laure nous suivait de son petit pas. Quel
désappointement! Attendre une heure et partir par le train de trois
heures pour arriver à quatre, c'était à y renoncer! Heureusement qu'un
vieux monsieur qui se trouvait là vit notre ennui; il venait précisément
de prendre des billets pour des amis qui n'étaient pas arrivés, et comme
on sonnait pour la dernière fois et qu'on allait fermer les portes, il
nous les céda obligeamment, attendu qu'il avait une heure pour en
prendre d'autres.

Une fois dans le wagon, un peu reposées de nos émotions, je dis à Mme
C.:

--Et vous auriez vu inconvénient à faire courir Laure devant nous
prendre les billets tout à l'heure?

--Elle n'aurait pas su... Ensuite, on lui a appris à la pension à ne
jamais presser le pas dehors... Puis, voyez-vous, je ne tiens pas à ce
qu'elle s'émancipe trop... Elle ne songe pas, comme d'autres jeunes
filles, à avoir de l'indépendance, elle ne saurait qu'en faire! Elle est
incapable de rien faire par elle-même!

Franchement, je ne savais trop que répondre à de telles raisons. En ce
moment, je vis que la figure de Laure s'était assombrie. Elle venait de
faire sauter un bouton de son gant; il est bien vrai que rien n'est laid
comme des gants non boutonnés qui retombent sur le poignet; mais
nécessité fait loi! Voyant son ennui je sortis de ma poche une toute
mignonne ménagère, dont j'ai l'habitude de me munir quand je vais en
excursion.

--Tenez, lui dis-je en la lui passant, vous trouverez là de quoi réparer
l'accident.

--Coudre en wagon? fit-elle avec des yeux étonnés.

--Pourquoi pas? C'est peut-être un peu plus difficile.

--C'est que ce n'est pas moi qui raccommode mes gants; c'est ma femme de
chambre.

J'avais presque envie de dire: «Il faudra aussi choisir un mari qui
sache coudre les boutons!»

--Vous trouvez Laure peu dégourdie, me dit la mère qui lisait mes
pensées sur mon visage. Il est vrai que, de son naturel, timorée et un
peu lente de perception, il n'a rien été fait pour la secouer, parce que
nous avons longtemps pensé qu'_elle se ferait_. D'ailleurs ce n'est pas
amusant de gronder une enfant! Je crois que le mariage la développera.

--C'est ainsi qu'on a fait pour vous?

--Oh! non. J'étais aussi un peu engourdie, mais j'avais une mère qui ne
m'aurait pas supportée telle que, et il faut bien avouer que j'ai été
rudoyée et ai reçu bien des sermons peu agréables.

--Vous vous en êtes mal trouvée? Vous regrettez d'être intelligente,
active?

--Oh! non. Je bénis tous les jours le souvenir de ma mère pour cela;
mais, sur le moment même, je vous assure que je ne l'aimais pas! Les
circonstances de la vie m'ont appris combien il est agréable de savoir
un peu de tout!

Que pouvais-je répondre à cela? Mettre davantage les points sur les _i_
eût été absolument contraire à l'esprit de société.



CHAPITRE XX

LES JEUNES FILLES DANS LE MONDE.


Tout change... il y a aussi des choses qui ne changent point! Tous, tant
que nous sommes, nous rions de nos parents qui disent: «Autrefois, quand
nous étions jeunes, il n'en était pas ainsi!» Nous, à notre tour, nous
répétons bientôt: «Quand nous étions enfants, il n'en était pas ainsi!»

En effet, des femmes encore jeunes, mères actuellement, peuvent se
rappeler combien il leur tardait de vieillir, alors qu'elles avaient
quatorze ans! On avançait de tous ses vœux le jour où la robe
s'allongerait enfin un peu; on hâtait par maintes tentatives le moment
où la coiffure pourrait prendre un aspect plus sérieux; on anticipait
sur le temps, en laissant volontiers croire à quelques années de plus,
quand il était question d'âge. Quel bonheur de passer pour avoir
dix-huit ans, quand on n'en avait que quinze!

Il n'en est plus de même aujourd'hui; la plupart du temps la jeune fille
de quinze ans sait parfaitement ce que lui enlève chaque jour; elle
prolonge autant que possible son adolescence; elle ne quitte qu'à
regret, à dix-huit ans, la coiffure de cheveux épars (encore tente-t-on
d'introduire l'usage de la porter même par de jeunes femmes), elle se
garderait d'échanger sa frange sur le front en bandeaux ondulés; la robe
courte ne peut pas s'allonger, puisque la maman la porte courte aussi.
Le chapeau fermé n'est plus à envier, mais plutôt à craindre; en un mot,
qui résume tout, peut-on dire, le cachemire n'est plus de mode! La jeune
fille d'il y a vingt ans aspirait à se marier pour porter un cachemire.
Aujourd'hui, elle aimerait mieux renoncer au mariage, si c'était à ce
prix? Ce qu'elle craint, avant tout, c'est de se vieillir, c'est de
perdre le moindre de ses avantages.

La fillette de douze ans commence à se rajeunir, afin de paraître plus
avancée dans ses études; elle connaît déjà cette terrible valeur du
temps, et dès lors plus de candeur, plus de naïveté; elle n'est plus
pressée de jouer à la maman et préfère prolonger la durée de la
flirtation en la commençant tôt.

Ceci provient évidemment de la faute des mères; précisément parce
qu'elles ont eu le tort de se vieillir trop vite dès l'abord, elles se
rattrapent dans une seconde jeunesse à laquelle, pour la faire durer, il
est nécessaire de ne point produire de grandes filles.

La grande préoccupation de ces quelques mères est de tenir leurs filles
jeunes, fillettes le plus longtemps possible; ne croyez pas que ce soit
dans le but unique de se rajeunir elles-mêmes, c'est bien dans l'intérêt
de ces chères filles, assurent-elles; elles oublient que le temps est ce
qui échappe le plus à la volonté humaine.

Nous pouvons nous préserver du soleil et de la pluie, nous pouvons faire
de la clarté en pleine nuit, nous pouvons disperser les nuages à l'aide
du canon, commander aux vagues, au feu, grâce aux perfectionnements de
la science, mais devant le temps qui s'écoule nous restons impuissants.
En vain nous cherchons à nous tromper nous-mêmes par de fausses
apparences, en vain nous nous figurons arrêter les années en les
empêchant de marquer sur nous et nos filles l'empreinte de leurs
griffes; un peu plus tôt, un peu plus tard, le temps reprend ses droits,
car il ne nous a pas fait grâce d'une minute.

Que vous introduisiez votre fille dans le monde à dix-sept ou à vingt
ans, sa trentième année arrivera toujours à son heure. Elle aura eu dix
ans ou treize ans de jeunesse selon votre volonté.

Chaque chose a son opportunité dans la vie. Il y a l'âge de l'étude,
l'âge des plaisirs mondains, l'âge de l'ambition, l'âge du calme. Il est
bon de ne pas empiéter; on n'arrive qu'à supprimer.

La fillette doit passer sa tendre adolescence à l'abri du monde et des
idées de coquetterie, afin de se donner sans distraction à l'étude, afin
de ne pas avancer trop vite dans la connaissance des désillusions.

Mais lorsque l'âge de vivre humainement est arrivé, lorsqu'il est temps
de goûter des plaisirs doux et permis, puis de songer à devenir épouse
et mère de famille, pourquoi en retarder l'instant? Pendant un très
petit nombre d'années seulement, il est possible de danser avec ce
bonheur pur et sans mélange, qui est l'apanage de la jeunesse!

Il n'y a qu'un âge pour croquer les pommes vertes à belles dents;
certes, il ne faut pas en abuser au point d'abîmer son estomac; de même,
des petites sauteries, des petits bals, des petits plaisirs qu'on ne
saurait plus goûter à cinquante ans, doivent être permis à la jeunesse,
lorsque l'étude ne réclame plus aussi strictement l'attention, et avant
que les grands devoirs de la famille ne viennent nous accaparer.

En ne contrecarrant pas, pour des motifs d'un intérêt relatif, ce que la
nature a en quelque sorte institué, on évite bien des heurts. Pourquoi
voyons-nous tant de femmes d'un certain âge ridiculement coquettes et
avides de plaisirs mondains? parce qu'elles ont été contrecarrées à
l'époque où il aurait été rationnel pour elles de les prendre.
Maintenues en arrière sévèrement par une mère trop coquette ou très
rigide, du couvent elles ont passé dans la maison du mari où les
douceurs de la maternité leur ont fait l'effet de devoirs amers, parce
qu'elles les privaient de cette liberté chérie si vivement attendue et
espérée. Ces désirs, cette soif inassouvie se concentrent, s'attirent et
font explosion enfin, précisément au moment où il serait temps de se
retirer.

Que de femmes je connais dans ce cas, et que de maris déçus! Ils ont
épousé des jeunes filles aux yeux baissés, n'étant jamais sorties, ne
connaissant rien du monde, et qui, secrètement, dans le fond de leur
âme, n'avaient que le désir de le connaître; mariées, elles se sont
métamorphosées en les créatures les plus mondaines. Au contraire, une
jeune fille qui est allée deux ou trois ans dans le monde ne demande pas
mieux que de vivre un peu retirée, sans être pour cela blasée.

Il ne faut rien exagérer, et c'est là cependant ce qui a lieu le plus
souvent.

Il y a deux courants très différents dans la manière de diriger les
jeunes filles dans le monde; tous les deux exagérés, l'un où, copiant
les Américaines, les artistes, la jeune fille s'émancipe beaucoup trop;
l'autre où sa retenue devient une pruderie gauche, maladroite; parfois
même on trouve les deux excès réunis dans la même personne.



II


Les jeunes filles ont beaucoup de peine à rester dans un juste milieu:
ou elles sont trop raides, ou elles ont trop d'abandon, c'est le naturel
qui manque. La femme cherche toujours à poser quand elle est dans le
monde, et c'est ce qui lui ôte son plus grand charme. Que de fois
prend-on une fausse opinion de telle et telle personne, sur laquelle on
a beaucoup à revenir quand on les fréquente dans l'intimité! Que de fois
une jeune fille diffère de ce qu'on la voit dans le monde!

Celle-ci paraît froide et compassée, elle ne répond que par monosyllabes
et sans lever les yeux; ses cheveux sont mis en bandeaux plats, sa mère
répète qu'elle n'a pas encore porté de robe en soie; elle étudie,
dit-on, du matin au soir, mais son savoir ne perce pas. On ne la laisse
lire ni journal, ni revue; même l'innocente nouvelle de son journal de
modes est prohibée; le théâtre, la valse, lui sont défendus. En sa
présence, sa mère fait baisser la voix des visiteuses au moindre mot
risqué. Mais pénètre-t-on dans son intimité, on la trouve tout autre,
elle ne se contient plus; si elle ne parlait pas, c'est qu'elle ne sait
rien dire; quand elle se laisse aller à parler, son langage est commun
et vulgaire, sa démarche guindée dissimule une ignorance complète des
usages du monde et de vilains gestes sur lesquels sa mère la sermonne
sans cesse; elle est colère, fausse, menteuse, gourmande, curieuse, et
cache tous ses défauts sous ses paupières baissées. La simplicité de sa
mise lui est imposée et elle brûle du désir de la remplacer par les plus
élégantes futilités; on la croit occupée à étudier, tandis qu'elle passe
son temps à de mauvaises lectures, que sa femme de chambre lui passe en
cachette, mais dont elle a bien soin de feindre l'ignorance la plus
complète, afin de ne pas se dévoiler.

Telle autre, au contraire, a le nez au vent et l'œil ouvert; sa tête
tourne dix fois en une seconde, elle parle à tort et à travers, disant
tout ce qui lui passe par la tête, croyant avoir de l'esprit; elle
s'habille autrement que tout le monde, afin d'être remarquée, elle se
vante d'être incapable de tenir une aiguille, elle se vante de tout
savoir, de parler de tout, précisément parce qu'elle ignore tout ce que
cette connaissance avancée lui imposerait, et chez elle, douce,
mélancolique, elle travaille tous les matins à coudre sa toilette du
soir; elle est beaucoup moins pervertie qu'elle ne le dit, et en somme
est un excellent cœur.

Telle encore pose pour ne pas vouloir se marier, et en meurt d'envie,
tandis que telle autre pose pour la franchise et la flirtation
américaine et ne se tourmente pas de rester fille.

Une jeune fille bien élevée doit s'étudier à ne pas poser, à être simple
et naturelle sans excès; afficher un grand désir de se marier peut être
naturel, mais ce n'est pas modeste, et puis c'est poser pour être
naturelle, et il faut l'être sans poser; répéter à tout instant qu'on ne
veut pas se marier, n'a pas l'air sincère, quand même ça le serait;
affecter une simplicité outrée dans sa mise et ne porter que de la bure
est aussi excentrique que de ne porter que du velours.

Une jeune fille, dans le monde, doit s'attacher à passer inaperçue...
Voilà certes une phrase qui va appeler des larmes dans bien des yeux,
quoique toutes les bouches doivent s'empresser de dire que c'est leur
avis et leur désir.

Je sais bien que passer inaperçue, c'est donner le pas à des rivales qui
sont loin de mériter la préférence; passer inaperçue, c'est renoncer à
des succès bruyants, mais aussi à des défaites cruelles, à des
déceptions blessantes.

Pour cela aussi, il ne faut pas poser. J'ai connu une mère qui
prétendait désirer que ses filles ne se fissent pas remarquer; elle
l'assurait à tout propos et elle les menait à outrance dans le monde
avec de nouvelles toilettes chaque fois, toujours fort remarquables. Ses
filles, fort jolies, étaient fort recherchées; mais on ne pouvait
s'empêcher de rire au nez de cette mère, qui aurait pu se contenter
d'assurer qu'elle cherchait à ce que ses filles ne fussent remarquées
qu'en bien, ce qui était vrai, et au moins n'aurait pas avoué
l'exagération et la pose.

La timidité est l'un des plus grands charmes de la jeunesse, mais il ne
faut pas la confondre avec la gaucherie ou la pruderie.

Vous voyez entrer dans un salon des jeunes filles, le front haut, le
regard hardi, raides, ayant crainte de répondre au salut d'un homme, ce
n'est pas par timidité; la rougeur ne leur monte pas au visage, elles ne
ressentent aucune émotion, elles sont parfaitement maîtresses
d'elles-mêmes, mais elles sont retenues par la crainte d'être trop
aimables; à un moment donné, elles mettent cette morgue de côté, et
elles deviennent alors beaucoup trop familières, et manquent absolument
de tenue.

_La tenue_, voilà le grand mot, et Gondinet, dans sa pièce des _Braves
Gens_, nous l'explique par la bouche du colonel (l'excellent Landrol).

Il reproche à ses officiers de trop aimer l'habit civil, en place de la
_tenue_, ou plutôt l'uniforme qui les obligerait à avoir de la tenue!

Dans le monde une jeune fille doit avoir une tenue très réservée, mais
non pas être malhonnête; jamais elle ne doit être familière avec un
jeune homme, lui parler avec laisser aller, ou paraître le rechercher,
mais il ne lui est pas interdit d'être polie et gracieuse.

Une jeune fille ne fera pas un profond salut à un homme, surtout à un
homme jeune; elle ne le fera pas passer devant elle, elle ne lui offrira
pas une chaise; mais, si lui, lui fait ces politesses, elle l'en
remerciera avec grâce, sans un empressement intempestif.

Sans être coquette, on peut être aimable, et il vaut mieux l'être
convenablement avec tous que d'avoir des préférences. C'est là ce qu'une
jeune fille doit éviter. Réserver meilleur accueil aux plus riches, aux
mieux posés, être fière avec les petits, est le meilleur moyen de se
créer des ennemis mortels et de faire mal parler de soi.

Il est reçu que les jeunes filles se laissent tantôt secouer la main par
les jeunes gens, et tantôt font une inclination absolument
imperceptible, lorsqu'un homme les salue. Il vaudrait beaucoup mieux ne
pas donner sa main à serrer, et incliner la tête ou le corps un peu
plus. Le moyen d'empêcher ces démonstrations familières? me dira-t-on;
une femme peut-elle refuser nettement la main à un homme qui lui tend la
sienne? Un refus catégorique serait difficile et impoli; j'ai vu mainte
fois des jeunes filles et des jeunes femmes être bien ennuyées dans de
telles circonstances, et obligées de surmonter leur répugnance; le seul
moyen est d'observer l'étiquette, d'en imposer par le cérémonial, de ne
pas accepter ce laisser aller, cette camaraderie qui annule presque les
sexes et enlève par conséquent à la femme son plus grand avantage, celui
que lui donne le respect de son sexe; savoir se faire respecter, garder
sa dignité féminine, voilà ce qu'il faut inculquer à une jeune fille;
pour cela, il n'est pas besoin d'être raide, il suffit par son bon ton
personnel, une dignité gracieuse, de conserver comme une auréole de
supériorité sur les esprits vulgaires qui oseraient se permettre trop de
familiarité. C'est ainsi que, tout en étant bonnes, affectueuses avec
les pauvres et les domestiques, les femmes de la véritable aristocratie,
c'est-à-dire celles qui en font partie, non pas uniquement par leurs
aïeux, mais par leurs sentiments, savent en imposer à leurs subalternes.

La vogue du moment est aux airs cassants, à la démarche hardie, aux
allures provoquantes, comme aux chapeaux tapageurs; au gymnase, au
manège, aux bains froids, puis aux eaux en été, les fillettes prennent
de bonne heure des façons peu compatibles avec la pudeur de la jeune
fille. Les cheveux épars sur les épaules, les jupes courtes y
contribuent pour leur part; les pères (le sexe masculin, en somme), sont
la cause de ce mal qu'ils sont les premiers à déplorer plus tard; ils
s'amusent de ces mines diaboliques, et cette petite fille singeant le
garçonnet ou l'actrice en vogue est amusante au possible, rien n'est
plus vrai... et cependant qu'il apparaisse une fillette aux allures
modestes, à la toilette vaporeuse comme celle d'une petite vierge, à
l'expression candide et timide, osant à peine lever ses grands yeux,
répondant d'une voix presque basse, rougissant quand on s'adresse à
elle, ne sachant pas tout, questionnant encore, se troublant lorsque les
regards se fixent sur elle, eh! bien, cette apparition effacera
immédiatement les autres, et les mêmes hommes ne pourront s'empêcher de
la préférer.

Je connais bien des hommes, et des hommes dont le haut mérite et la
grande position ont dû leur donner l'habitude d'être en vue, qui ne
laissent pas d'éprouver une certaine émotion au moment où les deux
battants de la porte d'un salon s'ouvrent devant eux, où ils se sentent
le point de mire d'une assemblée; et de toutes jeunes filles bravent
avec le plus superbe aplomb cette terrible critique féminine! L'aplomb
ne doit venir qu'avec l'âge, ou ce n'est plus que de la hardiesse. Après
la vingtième année, la timidité de la jeune fille de quinze ans serait
de la gaucherie ou de la stupidité, mais il faut laisser un changement à
venir pour la femme, la jeune mère de trente ans, et enfin pour la
matrone de quarante. Ce sont ces transformations successives qui font le
charme de chaque âge.



III


Autant il est mauvais de retarder jusqu'à l'âge de vingt ans l'entrée
d'une jeune fille dans le monde, autant il est peu rationnel de l'y
mener étant fillette. Les bals d'enfants, avec leur cortège de vanités
et de prétentions, sont les cauchemars des gens sensés.

La fillette a besoin d'avoir des amies; il est obligatoire qu'elle joue,
s'amuse avec des compagnes, mais comme on le fait dans les pensions,
pour la fête de sainte Catherine, en robe de tous les jours, à sauter et
à faire la dînette, voire même à jouer des charades ou des proverbes,
seules ou devant les parents. Mais ces matinées pour lesquelles il y a
lutte de toilettes, où les enfants arrivent empesés, se toisant les uns
les autres, parés par leurs mères comme de petites châsses; où les
petits garçons sont stylés à ne danser qu'avec les petites filles les
plus élégantes, et où la pauvrette qui n'est pas jolie ou bien habillée
se voit délaissée et prend un avant-goût des amertumes que le monde
futile nous réserve, ces réunions sont des plus immorales, et ne
contribuent qu'à pervertir les enfants.

Pour qu'une éducation puisse être menée à bien, il faudrait que les
enfants fussent persuadés que leur mérite seul peut leur obtenir une
préférence, et au premier pas qu'ils font dans le monde, ils
s'aperçoivent du contraire; pour qu'ils puissent résister au choc, ils
doivent être déjà bien forts, et c'est pourquoi il faut retarder ce
moment.

A dix-sept ou dix-huit ans, selon qu'elle est avancée dans ses études,
une jeune fille peut être conduite à quelques bals, à quelques dîners,
et aux sauteries, aux huitaines. Mais il faut en éviter l'abus. Cet abus
donne un des deux résultats suivants: ou il sature, il blase, il fatigue
l'âme et le corps, ou le plus souvent, tout en blasant et fatiguant, il
donne une telle habitude du monde que l'on ne sait plus s'en passer.

Les visites, les fêtes, ne doivent être qu'un accessoire, qu'une
distraction nullement indispensable; une femme doit être habituée à se
suffire elle-même et à aimer son intérieur. Ce n'est pas un défaut dans
une jeune fille, si elle n'est pas toujours désireuse de sortir
n'importe par quel temps ni à quel moment; cependant elle doit toujours
être prête, si c'est une nécessité ou si ses parents le lui demandent.

Les quelques années s'écoulant entre l'adolescence et le mariage doivent
préparer la jeune fille à devenir épouse et mère de famille,
c'est-à-dire à faire très rarement sa volonté; à sortir ou à rester à la
maison, non pas selon son bon plaisir, mais selon que ses devoirs ou les
désirs de son mari et les besoins de ses enfants le lui imposeront.
C'est ce que les jeunes filles ne s'imaginent jamais assez.



CHAPITRE XXI

LE RÈGLEMENT DE LA JOURNÉE D'UNE JEUNE FILLE.


Ceci m'a été demandé par quelques correspondantes, dont les filles ont
fini leur instruction, c'est-à-dire ne rentrent pas en pension, car,
ainsi que j'ai eu occasion de l'expliquer dans un article précédent,
c'est à tort qu'on dit avoir fini ou son instruction ou son éducation,
quand on sort de pension; il reste encore beaucoup de choses à
apprendre.

J'ai donné le règlement de la journée d'une petite fille. Pour la jeune
fille de quatorze à dix-huit ans, c'est-à-dire alors qu'elle n'est pas
encore d'âge à aller partout dans le monde avec sa mère, il y a quelques
différences à introduire.

La jeune fille continuera à se lever à la même heure qu'à la pension ou
au couvent, c'est-à-dire très matin, mettons sept heures, au plus tard,
en hiver. Sous aucun prétexte, on ne doit lui permettre de lire au lit,
pas plus le matin que le soir; je m'élève absolument contre cette
fâcheuse habitude qui entraîne, entre autres inconvénients très graves,
de s'enrhumer, de mettre le feu et d'alanguir l'esprit en même temps que
le corps. De même, celle de déjeuner au lit. J'avoue que j'aimerais bien
voir les parents prêcher d'exemple.

La jeune fille se lèvera, et fera sa chambre elle-même, sans feu, bien
entendu; je proteste encore contre le feu, surtout le matin et le soir.
Si la jeune fille travaille dans sa chambre ou y reçoit ses amies, on
peut permettre un petit feu de bois dans l'après-midi.

J'insiste pour un déjeuner très matinal, presque en se levant, et
_chaud_; il ne faut jamais sortir sans avoir pris quelque chose de
chaud, lait, café, chocolat, soupe, etc.

Une jeune fille ne doit pas flâner la matinée en robe de chambre et
décoiffée. Elle ne doit même pas avoir de robe de chambre, mais des
sauts de lit ou peignoirs pour se coiffer. A neuf heures du matin, elle
doit être prête, corsetée, coiffée, la chambre faite, tout mis en ordre.
Elle se met alors au travail jusqu'au déjeuner, travail sérieux,
perfectionnant ses études en littérature, botanique, physique, langues,
etc. L'étude des arts d'agrément est réservée pour l'après-midi et la
soirée, parce que les visiteurs peuvent l'interrompre. C'est aussi le
matin qu'elle s'occupe de ménage et de toilette.

L'étude du piano est réservée pour avant et après les repas, et sert à
utiliser les moments perdus que l'on a souvent à cette heure. Par
exemple, on fait des gammes, au moment du crépuscule, en attendant que
les lampes soient allumées; au contraire, on dessine à l'heure du plus
beau jour.

Je n'aime pas beaucoup voir une jeune fille prendre l'habitude de sortir
tous les jours à heure fixe. Une jeune fille ne doit pas prendre
d'habitudes; il faut laisser cela aux vieilles routinières. Elle doit
toujours être prête à tout, et surtout toujours _visible_, toujours
propre, _nette_, mais simple et sans prétention.

Elle doit beaucoup s'occuper de la confection et des réparations de sa
toilette, mais sans ostentation, sans en tirer vanité, sans l'afficher
et jamais au salon, à moins que ce ne soit tout à fait entre intimes.
Par contre, elle doit toujours avoir sous la main un ouvrage d'aiguille
pour s'occuper, ne jamais rester oisive.

La lecture est réservée pour le soir; je n'ose interdire la broderie le
soir, surtout lorsqu'il y a un petit cercle, et que l'on cause ou qu'un
membre fait la lecture à haute voix, mais c'est fatigant pour la vue.

Bien remarquer que les ouvrages de main sont surtout bons en causant,
mais non dans la solitude. Comme lecture, des livres et des journaux
choisis soigneusement; pas de journaux politiques; amis et connaissances
doivent être aussi très éliminés. Les mères ne sauraient prendre trop de
précautions sur l'entourage de leurs filles, femmes de chambre,
institutrices, fournisseurs, etc. Je voudrais bien que la mère pût
accompagner sa fille partout, et vivre avec elle constamment; ce n'est
pas toujours possible!

La jeune fille à quelquefois besoin d'être laissée seule avec ses amies.
Comme celles-ci sont choisies ça peut être toléré, mais chez la mère
même; éviter de la laisser seule chez ses amies.

La jeune fille devant aussi être initiée aux soins du ménage, au
gouvernail de la maison, on voit qu'il ne lui restera pas beaucoup de
temps de loisir; c'est ce qu'il faut: ce qu'il y a de plus à craindre
pour elle, c'est le temps de rêver!

Il est dommage si la mère va beaucoup dans le monde et au théâtre et est
obligée de laisser sa fille seule le soir! Une mère doit un peu se
sacrifier pendant ces quelques années où une tâche si précieuse lui est
dévolue. Une mère doit se sacrifier à son enfant, principalement à deux
époques de sa vie, sinon toujours; pendant la première enfance jusqu'à
l'âge de cinq ans, où les soins mercenaires sont si périlleux, puis
pendant l'entrée dans l'adolescence, où le péril est d'un autre genre,
mais non moins grand.



CHAPITRE XXII

SUR LA MANIÈRE DE VIVRE D'UNE JEUNE FILLE.


En indiquant succinctement le règlement de la journée d'une jeune fille,
je n'ai pas fait de distinction de fortune. Autant que possible, les
jeunes gens des deux sexes doivent être tenus éloignés des douceurs du
luxe. Peu de parents, cependant, savent être assez fermes contre leur
propre tendance; que de mères se complaisent, au contraire, à orner
leurs idoles!

Une fillette, à partir de douze ou quatorze ans, peut avoir sa chambre,
ne serait-ce qu'un petit cabinet, auprès de celle de sa mère; si elle a
une sœur, elle partagera la chambre avec elle. La porte, donnant dans la
chambre de la mère, restera ouverte le plus souvent possible. La fenêtre
sera aussi ouverte fréquemment.

Les meubles d'une chambre de jeune fille se composent d'un lit, d'un
chiffonnier ou d'une commode, d'une table à toilette, à moins que la
commode puisse en servir; d'un petit bureau, auquel le chiffonnier peut
suppléer s'il forme «secrétaire», d'une table à ouvrage, d'une table de
nuit; on peut ajouter un guéridon ou table de milieu et une armoire à
glace, mais ces derniers meubles ne sont pas indispensables.

La mère tâchera de pouvoir lui donner un placard pour suspendre ses
robes. On s'efforce d'installer ainsi confortablement une fillette, afin
de lui apprendre à avoir de l'ordre, à ranger elle-même ses affaires, à
aimer son chez elle.

Ces douces émotions si pures qu'éprouve une jeune fille à avoir une
gentille chambre, aussi petite que soit celle-ci, ne se retrouvent guère
dans la vie, et alors qu'elle aura un appartement en entier, tant doré
qu'il puisse être, elle éprouvera une jouissance bien moins vive et
moins bonne que dans la possession de sa simple chambrette. Quelle est
celle de nous qui ne me comprendra, en se reportant en arrière par la
pensée dans sa chambre de jeune fille? C'est la seule qui ait été
vraiment à elle!

En sièges: un prie-Dieu, une ou deux chauffeuses, deux chaises volantes;
je prohibe absolument la chaise longue; tout au plus, dans une chambre
grande et luxueuse, un petit tête-à-tête et deux petits fauteuils.

J'oubliais une petite bibliothèque ou étagère, pour les livres d'études
et de prières.

Sur la cheminée, à la place d'une pendule, une statue de piété ou une
corbeille de fleurs, des flambeaux, un bougeoir, des vases, un
porte-montre, car c'est encore là une des grandes jouissances de la
fillette que de posséder une montre; elle n'a donc pas besoin de
pendule, quoique ce soit tout à fait facultatif.

Les meubles seront en tapisserie faite de sa main; elle pourra ainsi, à
peu de frais, embellir sa chambre par des coussins en application, des
petits tapis, des voiles de fauteuil en filet, etc.

Aussi riche qu'elle soit, une jeune fille doit être apprise à ranger ses
affaires elle-même, à se coiffer, à s'habiller et se déshabiller seule.
Elle raccommodera ses gants, brossera ses manteaux, rafraîchira un
chapeau, et fera encore bien d'autres travaux de ce genre, selon le
temps que peuvent lui laisser ses études et autres occupations. Une
excellente habitude est de ranger sa toilette le soir avant de se
coucher, même aussi tard que l'on puisse revenir du bal et aussi
fatiguée que l'on soit.

Des habitudes de la jeunesse et surtout de la plus tendre jeunesse,
dépendent les forces de l'avenir; mais ces habitudes, il ne faut pas
qu'elles soient imposées, il faut qu'elles soient prises simplement, par
le contact de l'exemple, par le raisonnement, la persuasion.

Bien des jeunes filles ne font que subir, et de mauvaise grâce, le
règlement un peu sévère imposé par leurs mères, ne voient pas le moment
de se marier pour rester au lit jusqu'à dix heures, y déjeuner, y lire,
etc. comme leurs mères. Elles ne comprennent pas que leurs mères ont
souvent la santé ébranlée, et ce n'est pas toujours par plaisir qu'elles
agissent ainsi.

Voici un petit tableau journalier des heures que les enfants, suivant
leur âge, doivent consacrer au sommeil, à l'exercice, à l'étude et au
repos.

Il est dressé par le docteur Friedlander, et s'applique aux enfants des
deux sexes, de sept à quinze ans, qui se trouvent dans des conditions
normales.

Age     sommeil    exercice    étude    repos

7 ans   9 h.       9 h.        2 h.     4 h.
8--     9--        9--         2--      2--
9--     9--        8--         3--      4--
10--    8--        7--         3--      4--
11--    8--        7--         5--      4--
12--    8--        6--         6--      4--
13--    8--        5--         7--      4--
14--    7--        5--         8--      4--
15--    7--        4--         9--      4--

J'avoue que je ne partage pas en tous points l'avis de ce docteur. Je
crois qu'il faut à l'enfance plus de sommeil.

A un adulte, même, selon moi, pour ne pas s'user trop vite, huit heures
de sommeil sont indispensables; en revanche, je sais par expérience
qu'un enfant de sept ans peut travailler plus de deux heures, et que
neuf heures d'exercice peuvent l'épuiser. Le tableau suivant me paraît
plus normal pour les jeunes Français et surtout les jeunes Françaises.

Age     sommeil    exercice    étude   repos

7 ans   10 h.      6 h.        4 h.     4 h.
8--     10--       6--         4--      4--
9--     10--       6--         4--      4--
10--    9--        6--         5--      5--
11--    9--        5--         6--      4--
12--    9--        5--         6--      4--
13--    9--        4--         7--      4--
14--    9--        4--         7--      4--
15--    8--        4--         8--      4--

Ainsi, jusqu'à dix ans, l'enfant se levant à six heures du matin sera
couché à huit heures du soir; à dix ans, on commencera à le laisser
veiller jusqu'à neuf heures, et à quinze ans seulement il lui sera
permis d'attendre dix heures.

Les heures de repos sont consacrées aux repas et à la toilette, bains,
etc. Les heures d'exercice comprennent la promenade, les leçons de
gymnastique, de danse, de natation, etc.



CHAPITRE XXIII

PARALLELE ENTRE JEUNES FILLES.


J'ai eu hier la visite de deux jeunes abonnées bien dissemblables, et je
pourrais dire que si la première pouvait s'appeler «comme il faut être»,
la seconde serait désignée «comme il ne faut pas être».

Toutes les deux avaient dix-huit ans, mais leur éducation a été bien
différente, ou plutôt le principe, l'idée qui y a présidé, car toutes
les deux ont été élevées en pension; toutes les deux ont d'excellents
parents qui les aiment tendrement, toutes les deux sont de familles
respectables, quoique n'appartenant pas à la même position sociale.

Eudoxie est héritière d'une fortune immense; fille unique d'un père qui
a gagné des millions dans la manipulation des cuirs, elle a été gâtée à
l'excès. Sa grosse maman n'a d'yeux que pour elle, et son papa n'a
jamais voulu admettre que l'on pût contrarier sa fillette. Elle a été
élevée dans la première maison d'éducation de Paris, c'est-à-dire
qu'elle a la réputation d'y avoir été élevée parce qu'elle y est restée
une année à l'époque de sa première communion, et y va faire une petite
retraite tous les ans à la même époque. Le reste du temps, elle l'a
passé chez ses parents, à être tour à tour gourmandée ou gâtée avec
excès par sa mère, flattée par son père, tiraillée par une miss anglaise
qui essayait en vain de la faire travailler. Elle est très mal élevée;
sa voix est rude et forte, son geste beaucoup trop violent et libre,
elle a le ton cassant qu'elle a emprunté aux pièces de théâtre où sa
mère la conduit depuis son enfance, sous le prétexte de ne pas la
laisser avec les domestiques.

Elle a l'habitude de prendre part à la conversation, de couper la parole
à son père quand il parle, et de dire au nez des gens tout ce qui lui
passe par la tête, à tort et à travers, enfin une vraie enfant terrible.
Elle se croit fort spirituelle parce qu'on rit lorsqu'elle parle, et
qu'on s'écrie: «Est-elle drôle! oh! oh!... ah! ah! est-elle amusante!»
Ne voulant pas faire un mauvais compliment à ses parents, on ajoute
quelquefois: «Elle a bien raison! Elle est franche!... ah! c'est
charmant... Vous avez une charmante fille... un vrai petit démon!»

Et le papa et la maman se rengorgent de fierté.

--Tiens-toi donc! lui dit sa mère, un peu honteuse de temps en temps de
son laisser-aller.

Elle est du reste très jolie, piquante, brunette, et a l'air fort
intelligente. Elle a touché à tout chez moi, a essayé tous les sièges de
mon salon, feuilleté les livres et albums, remué les objets d'étagère,
demandé ce qu'il y avait de l'autre côté des portes, et finalement, pour
avoir un prétexte à changer de place, demandé un verre d'eau! Elle a
laissé tomber trois fois son ombrelle, m'a posé des questions qui, pour
être ingénues, n'en étaient pas moins assez embarrassantes, et comme je
finissais par ne plus trop faire attention à elle, elle a posé
câlinement la tête sur l'épaule de son père, témoignant son désir de
voir la visite se terminer, ce qui m'a rappelé certain petit chien de ma
connaissance, lequel, quand une visite se prolonge trop, s'asseoit
devant la personne, et aboie de façon à interrompre la conversation.

Pendant cette visite, elle avait fait, à diverses reprises, des
remarques pleines de franchise, de beaucoup trop de franchise, même sur
certaines personnes de connaissance commune.

A un moment donné, elle s'est mise à se regarder dans la glace, et à
faire la bouche en cœur, à glisser ses yeux en coulisse; en somme, je
lui crois bon cœur, mais c'est une petite prétentieuse insupportable.

Jeanne, au contraire, est tout l'opposé. Elle a été élevée, cependant,
dans la même maison d'éducation, mais y a resté huit années
consécutives, ayant eu le malheur de perdre sa mère en bas âge.

Son père prétend, et sa fille en est un exemple, que l'éducation est
instinctive. Je crois qu'il y est pour beaucoup. Je ne sais si sa
fortune est aussi grande que celle des parvenus dont je viens de parler,
mais il appartient à la haute aristocratie, et sa fille, gracieuse et
mignonne, a surtout un cachet de distinction exquise et du plus parfait
comme il faut.

Elle apporte dans la conversation la timidité et la candeur de son âge,
ne parle que lorsqu'on l'interroge et répond avec bon sens, écoute
attentivement sans remuer, n'ose toucher à rien, et ne pose jamais une
question; sa mise est simple et sans prétention, elle sait se suffire à
elle-même, en s'occupant de mille petits travaux; la musique et tous les
arts d'agrément font ses délices; elle travaille, non en vue du monde,
mais pour elle-même et les siens.

Si elle juge, elle ne se permet pas de faire connaître son jugement;
mais je crois plutôt qu'elle ne s'arroge pas ce droit, elle respecte
trop les personnes plus âgées et plus expérimentées qu'elle pour oser
les juger; elle accepte ce qu'on lui dit et n'est pas habile à découvrir
les ridicules; elle a encore l'enthousiasme et les illusions de la
jeunesse qui font trouver tout beau et sans défaut; elle admire, elle
s'étonne, elle souhaite, trois sentiments que la vieillesse expérimentée
et blasée ne sait plus éprouver. Quel charme une jeune fille bien élevée
apporte dans l'intérieur où un mari l'introduira! Et combien l'homme qui
se marie doit étudier le caractère et le genre de l'éducation reçue par
la femme qu'il va prendre!

Ce qui distinguait en outre mes deux visiteuses, c'est que Jeanne se
possède parfaitement. Sans affecter en aucune façon, elle se retient,
elle subit l'influence de la personne en présence de laquelle elle se
trouve; elle sait respecter et tenir sa place. C'est là une qualité
beaucoup plus rare que l'on ne croit. La plupart des jeunes filles ou
jeunes gens se laissent emporter par la force de l'habitude, la fougue,
le naturel peut-être; et les gestes, les éclats de voix, l'abandon
indiscret, la familiarité prennent le dessus bien vite. On ne leur en
impose pas longtemps. Mais, eux aussi, ils perdent leur prestige, et on
voit bientôt ce qu'ils valent.

En habituant les enfants à se contenir, non seulement devant les
étrangers mais aussi en famille, on obtient de grands succès de réaction
sur une mauvaise éducation.



XXIV

LES JEUNES MÈRES DE GRANDES FILLES.


«J'ai trente-cinq ans; puis-je me permettre le chapeau Gainsborough
placé crânement? Mon mari trouve que c'est trop jeune pour moi, que j'ai
l'air de la sœur de ma fille (est-ce donc un malheur, madame?); mon mari
ne montre-t-il pas par là qu'il ne tient pas à moi? Si je paraissais
vieille, il ne m'aimerait plus peut-être, et il m'en veut de mon air
jeune dont je suis si fière! Mme S..., la femme du sous-préfet, qui a
quarante-cinq ans au moins, vient de faire venir de Paris un chapeau
cabossé, avec un gros nœud alsacien devant, en ruban écossais, que ma
fille qui a dix-sept ans, oserait à peine mettre au jardin! Veuillez
donc me conseiller, madame; forte de votre appui, votre réponse à la
main, je me présenterai devant mon mari, et il lui sera bien difficile
d'aller contre!...»

Hélas! chère madame, au risque de m'attirer votre courroux et celui de
bien d'autres lectrices, je suis forcée de vous dire que votre mari a
raison, en paraissant croire que «c'est un malheur de paraître la sœur
de sa fille!»

Il est des grâces de profession comme il est des grâces d'état.
Seulement ici le sens est pris en sens contraire, ou plutôt
d'obligations.

Une mère doit imposer du respect; la question n'est pas si elle est
jolie ou non, si elle a la chance de conserver une beauté éternelle; une
mère qui veut être mère ne peut pas paraître la sœur de sa fille, sans
risquer de perdre aux yeux de celle-ci le prestige d'autorité qui lui
est donné par son âge.

Si votre fille voit en vous une sœur, une compagne, elle ne pourra avoir
cette confiance que l'on a en celui dont l'âge et la gravité,
l'expérience et la connaissance des choses paraissent au-dessus des
siens propres, et produisent ainsi l'impression salutaire.

L'habit ne fait pas le moine, est un proverbe faux et vrai tour à tour
comme tous les proverbes; l'habit ne change pas le cœur de l'hypocrite,
c'est vrai, mais l'habit non seulement métamorphose tellement la
physionomie que l'être beau et distingué peut devenir commun et laid, et
celui qui est affreux s'améliorer beaucoup, mais encore l'habit
métamorphose le moral. Osez donc avoir le même maintien, la même tenue
avec certains vêtements comme avec d'autres? Et il est impossible de
soutenir que l'habillement n'ait une influence énorme sur les mœurs et
sur les idées.

Pourquoi est-ce l'usage de s'envelopper de crêpe noir quand on a eu la
douleur de perdre un être aimé? Parce qu'il semblerait incompatible de
se revêtir de rose quand on a le cœur triste. La couleur des habits
est-elle donc l'interprète des sentiments? Pourquoi se moque-t-on d'une
vieille femme qui s'habille de nuances claires? Parce qu'il semble
incompatible d'allier le caractère sérieux de la vieillesse avec un
vêtement jeune, parce qu'il semble que la personne qui le porte doit
avoir le caractère de son vêtement. Donc, si l'habit ne fait pas
toujours l'homme, l'homme choisissant l'habit d'après son caractère, on
peut presque toujours le juger d'après cet habit, et souvent on peut
dire que la personne fait la toilette.

La femme qui conserve, en dépit d'un certain âge, une taille mignonne,
une expression juvénile et riante, conserve aussi la plupart du temps un
caractère gai et enfantin.

Ne l'aurait-elle pas, on est tenté de le lui supposer. D'ailleurs,
elle-même, en passant, se regarde dans une glace, elle aperçoit cette
image gentille, et elle sent poindre en elle les idées et les sentiments
de son allure. Avec une robe courte et un chapeau rond, on se sent, plus
légère, plus portée à courir, à se dissiper.

Comment voulez-vous que votre fille vous obéisse si elle ne voit en vous
qu'une sœur? si votre extérieur ne lui en impose pas? Comment serez-vous
son chaperon, son porte-respect auprès d'autrui, si votre attitude,
votre mise, donnent le droit de vous adresser les mêmes paroles qu'à
elle?

Vous paraissez croire qu'il est très avantageux pour vous de paraître
jeune! Je ne saisis pas bien à quel point de vue vous vous placez. Il
est très avantageux, certes, d'être jeune; il est très avantageux de
conserver les symptômes de la jeunesse, parce qu'ils sont synonymes de
force, de santé, mais il n'est pas absolument utile de conserver les
apparences d'une jeune femme quand on est mère d'une fille de dix-sept
ans; cela ne vous empêche pas de garder un aspect très agréable dans
votre intérieur, aux yeux de votre mari; mais après une vingtaine
d'années de mariage, lorsqu'on a surtout des enfants grands, il ne
déplaît pas à un mari que sa femme prenne un air tant soit peu imposant
et autoritaire, de façon qu'elle puisse supporter avec lui une partie de
la grande responsabilité qui lui incombe comme chef de famille.

Certes, à trente-cinq ans, une femme, et surtout certaines femmes, pas
principalement les grandes beautés, mais plutôt les figures chiffonnées,
sont encore jeunes d'aspect. Cependant, êtes-vous bien sûre que vous
paraissez réellement aussi jeune que vous croyez? Peut-être la manière
dont vous vous habillez y contribue; vous pouvez faire illusion, mais ne
supporteriez pas un examen attentif.

Quant à la femme du sous-préfet que vous me citez, il y a plusieurs
motifs pour lesquels vous ne devez pas l'imiter aveuglément.

D'abord, parce que les autres commettent des erreurs, nous ne sommes pas
obligées de les suivre dans cette voie; ensuite, et surtout, cette femme
n'a pas d'enfants, et par conséquent elle n'a pas besoin d'avoir l'air
d'une matrone.

En outre, elle occupe dans le monde une position qui lui fait presque
une obligation d'être coquette, de représenter. Néanmoins, j'insiste sur
ce que, si elle avait une grande fille, elle devrait être plus
circonspecte.

Les mamans de garçons ne sont pas tenues à autant de sévérité que celles
des fillettes.

Vous êtes appelée à rencontrer bientôt un futur gendre: il faut qu'il
puisse vous distinguer de sa fiancée! Appelée au rôle de mentor, vous ne
pouvez pas avoir l'air d'en avoir besoin d'un vous-même.

Et puis, voyez quel malheur! si vous alliez être plus jolie que votre
fille!... Cela peut très bien arriver!... Une femme de trente-cinq ans,
attifée avec science, ajoutant à une beauté savante et étudiée le charme
de l'esprit et de l'expérience du monde, peut effacer facilement une
jeune fille modeste et retenue!

Donc, ne vous en déplaise, évitez de paraître la sœur de votre fille; ni
chapeaux cabossés, ni toques sur le front. Le chapeau tricorne, avec
pointe abaissée sur le front, garni de deux longues plumes, vous offrira
l'élégance et la majesté réunies, sans tomber déjà dans la coiffure de
la femme âgée; comme formes, comme nuances, séparez-vous bien de ce que
vous adoptez pour votre fille, tout en conservant l'harmonie.

Au reste, à votre âge, les vêtements amples et majestueux rajeunissent
plutôt, parce qu'ils dissimulent, encadrent les petites défectuosités
qui commencent à se laisser apercevoir, tandis que les vêtements jeunes
les dévoilent.

Gardez-vous avec soin de vous mettre sur le même rang que votre fille
dans les réunions et les lieux publics; poussez-la en avant, faites-la
valoir; une mère doit s'oublier elle-même, vous gagnerez en influence,
en hommages respectueux, en dignité, ce que votre coquetterie pourra
perdre; et je ne crois pas que vous perdiez au change, car les succès de
la jeunesse n'ont qu'une durée très éphémère et très relative, tandis
que l'influence acquise par l'estime et la vénération ne fait que
s'accroître avec le temps.

Tout le monde, votre fille la première, vous sauront gré de ce léger
sacrifice, seulement anticipé, puisque le moment où vous seriez obligée
à le faire ne tarderait pas, et vous en récompenseront largement.



DÉDICACE

_A MA MÈRE_


C'est le livre terminé que l'on voit ce qu'il est, car par l'ensemble il
se complète; d'ailleurs, les préfaces et les dédicaces, que l'on place
au commencement du volume, sont toujours écrites et imprimées quand il
est terminé. Je trouve donc plus logique de mettre ces quelques mots à
la fin.

Une famille qui possède un vieillard possède un trésor, dit un proverbe
chinois.

C'est ce trésor précieux qui m'a inspiré, dans sa grande expérience, ce
_Cours d'éducation maternelle_, auquel j'ai essayé d'enlever l'aridité
du sujet par des exemples pris sur le vif, _vécus_, et par cela même
intéressants, car chacun s'y retrouve ainsi que son entourage et peut en
tirer profit, s'il veut.

Fénelon a écrit _l'Éducation des filles_, beaucoup d'autres écrivains
féminins se sont occupés de cette question; mon plan a été _de former
des mères qui sachent élever des garçons_, tâche autrement difficile que
d'élever des filles. Je n'ai pas l'ambition d'une réussite complète; je
me contente d'apporter ma goutte d'eau au petit ruisseau qui va à
l'océan.

L. D'ALQ.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Notes d'une mère - Cours d'éducation maternelle" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home