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Title: Une Confédération Orientale comme solution de la Question d'Orient (1905)
Author: Anonymous
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Une Confédération Orientale comme solution de la Question d'Orient (1905)" ***


http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)



UNE CONFÉDÉRATION ORIENTALE
COMME SOLUTION DE LA QUESTION D'ORIENT

L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction
et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la
Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur
(section de la librairie) en janvier 1903.

PARIS, TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--6069.

1907
Tous droits réservés.



                       UNE CONFÉDÉRATION ORIENTALE

                 COMME SOLUTION DE LA QUESTION D'ORIENT

                                  par

                               UN LATIN



         «L'Italie s'est fondée sur le principe des nationalités;
    elle peut en élever le drapeau de préférence à toute autre nation.»
                    J. NOVICOW (_La Possibilité du bonheur_).



AVANT-PROPOS


Le problème soulevé en Extrême-Orient par la présente guerre
russo-japonaise ne saurait détourner complètement notre attention du
vieux problème balkanique qui, depuis des siècles, préoccupe les nations
européennes. Il faudrait des volumes pour en retracer les différentes
phases et étudier les soulèvements successifs des peuples de la Péninsule
contre la domination ottomane, et la fameuse question d'Orient, insoluble
à première vue, reste, avec toutes ses menaces, à l'ordre du jour.

Or, dans les centaines d'ouvrages traitant spécialement de cette question
ou s'y rapportant par certains côtés, nous n'avons trouvé que bien
rarement, et indiquée en général de très sommaire façon, l'idée d'une
solution pratique possible. Les projets de partage de la Turquie, si
nombreux autrefois, sont devenus bien rares aujourd'hui et présentent
l'inconvénient de rompre l'équilibre européen en favorisant telle ou telle
grande puissance. On se borne donc à souhaiter platoniquement que les
peuples chrétiens puissent se développer librement, ce qui est impossible
dans l'état actuel des choses, en raison du régime turc et des rivalités
de race. On déclare que, si désirable soit-elle, la création d'une
confédération balkanique reste pour le moment dans le domaine des utopies.
On parle de toutes sortes de jeux d'alliances, sans croire à leur
possibilité ou à leur durée et sans rechercher une combinaison réalisable.

Il semble bien qu'il serait temps d'envisager en elle-même cette question
d'Orient posée depuis des siècles, qui est une des plaies de l'Europe et
qui a provoqué depuis cinquante ans deux grandes guerres européennes.
Jusqu'ici, en effet, on n'a envisagé, en Orient, que l'intérêt de quelques
grandes puissances, et l'on a surtout parlé du «concert européen» et de
«l'intégrité de l'Empire ottoman».

Ne devrait-on pas mettre un terme à d'incessantes agitations? Souvent
elles ont failli provoquer des conflits européens, et elles menacent de
s'aggraver davantage en raison des efforts que font les races chrétiennes
pour élargir leur territoire aux dépens d'abord du Turc et ensuite de
leurs voisins chrétiens. Penser à une solution équitable du problème
balkanique est d'autant plus urgent que les réformes imposées à la
Turquie par les puissances ne sauraient remédier à une situation que
l'on s'accorde unanimement à trouver déplorable.

Il s'en faut de beaucoup que ces réformes, partielles et locales, soient
de nature à assurer à l'Etat turc une succession d'années exemptes de ces
secousses violentes qui menacent à tout moment de précipiter l'inévitable
catastrophe; tout au plus constituent-elles un palliatif, qui pourra
prolonger pour un certain temps l'agonie du régime ottoman.

Étant donné que la situation actuelle ne saurait plus se prolonger
longtemps sans que, d'une part la Russie, d'autre part l'Autriche (et
derrière elle l'Allemagne) n'exercent leur poussée progressive, celle-ci
vers Salonique, celle-là vers Constantinople, ce qui ne s'obtiendrait
probablement pas sans mettre en feu toute la péninsule balkanique,--aux
hommes d'État appelés à fixer les destinées de l'Orient européen, comme
aux personnes qui examinent la question en dehors de toute arrière-pensée
favorable à l'une des grandes puissances, nous dirons ceci:

Le présent travail a pour objet de mettre en évidence une opinion toute
personnelle concernant une solution possible du problème oriental. Notre
idée peut sembler hardie au premier abord, mais elle nous paraît être la
seule capable de mettre fin à une situation grosse de périls dans le
présent et dans l'avenir.

Tout projet de confédération ou de pacification--nous n'en exceptons
pas celui-ci--parviendra difficilement, lentement dans tous les cas, à
réaliser quelque chose de concret, de positif; mais si notre travail,
sans même provoquer une tentative d'exécution immédiate, fait germer dans
l'esprit de quelques hommes d'État l'idée d'une confédération telle que
nous croyons devoir la préconiser, nous estimerons que nos efforts n'ont
pas été perdus.

Les peuples chrétiens d'Orient, au lieu de s'épuiser en luttes vaines pour
tâcher de s'absorber les uns les autres, pourraient en effet, au prix de
mutuelles concessions, vivre en fraternelle intelligence et concourir à
une œuvre commune de rénovation politique et économique. Il est certain
que pour réagir contre l'instinct qui les entraîne vers une politique
d'expansion et de suprématie, pour sacrifier au sentiment d'équité et à
l'intérêt de la pacification une part de leur idéal national, les peuples
ont besoin d'un effort sur eux-mêmes plus grand et plus noble que l'ardeur
naturelle qui les pousse à se combattre.

Mais, comme l'a dit, il n'y a pas longtemps, un homme politique français:
«L'humanité serait vraiment maudite si, pour faire preuve de courage, elle
était condamnée à tuer perpétuellement[1].»

[Note 1: J. JAURÈS, «Discours prononcé à la distribution des prix du lycée
d'Albi,» 30 juillet 1903.]

       *       *       *       *       *



CHAPITRE PREMIER

COUP D'ŒIL SUR LA SITUATION DE L'EMPIRE OTTOMAN

RIVALITÉS INTERNATIONALES.--IMPUISSANCE DE LA TURQUIE.
--OBSTACLES À L'APPLICATION DES RÉFORMES.


Devant le spectacle des conflits sanglants qui bouleversent à nouveau la
péninsule balkanique et qui sont arrivés à leur paroxysme en 1903, on
est unanime à reconnaître l'impossibilité de relever l'autorité de la
Turquie--ce «turban vide» comme disait Lamartine en 1840--dans les régions
européennes encore soumises à sa domination.

Les Turcs se sont établis en Europe à une époque où les peuples orientaux,
désunis, en état de décadence, méritaient de subir un maître; mais un
empire fondé par la violence est fatalement destiné à disparaître le jour
où il ne possède plus la force nécessaire pour primer le droit. Depuis
qu'ils furent chassés par Sobiesky de sous les murs de Vienne, les Turcs
ont perdu sans cesse du terrain, et nous assistons à la dernière phase de
la lutte, en Europe, entre la chrétienté et l'islamisme.

La Turquie s'est toujours montrée impuissante à absorber les nationalités
chrétiennes auxquelles elle s'est superposée, et aujourd'hui, l'autorité
hamidienne, tour à tour débile et violente, ne peut plus retenir sous le
joug les peuples opprimés depuis des siècles.

C'est en vain que, depuis soixante ans, la Porte a emprunté à la
civilisation européenne quelques-unes de ses lois, quelques-uns de ses
procédés administratifs. En 1839, le _hatti-chérif_ de Gul-Hané, ou _loi
du Tanzimat_, décrétait bien en principe l'égalité devant la loi de tous
les sujets de la Porte, sans distinction de religion; mais il ne fut
jamais appliqué et laissa la condition des chrétiens sans amélioration.

En établissant, en 1839 et en 1856, les bases d'un droit public ottoman;
en promulguant successivement des codes et des règlements, la Turquie
avait manifesté son intention de se réformer radicalement; mais les idées
libérales et généreuses s'implantent difficilement dans des esprits d'un
conservatisme traditionnel et intransigeant, gardant une conception
arrêtée du rôle de l'État et des mœurs administratives spéciales.

Les vues politiques des Jeunes-Turcs, alors même que ceux-ci auraient
toujours des convictions sincères résistant à l'appât d'une haute fonction
ou d'une grasse sinécure, sont forcément erronées, elles aussi; car toute
organisation sociale turque ne saurait être basée que sur l'islamisme,
tandis que le droit civil européen, que voudraient imiter ces novateurs,
découle essentiellement de la doctrine chrétienne.

D'ailleurs, avec le plus évident bon vouloir, avec les concessions les
plus étendues, la contradiction des intérêts en présence et--il faut
bien le dire à la décharge de la responsabilité ottomane--les intrigues
perpétuelles des grandes puissances à Constantinople, ne permettraient
pas aux autorités turques l'accomplissement d'un programme de réformes.
Celui-ci leur est demandé avec la conviction qu'elles sont incapables de
l'exécuter et l'espoir que leur impuissance donnera prétexte à intervenir
plus directement.

Depuis le traité de Vienne et dans toutes les négociations qui ont
clôturé les phases les plus importantes de la question d'Orient, (Paix
d'Andrinople, 1829; Traité de Paris, 1856; Traités de San-Stefano et de
Berlin, 1878), les diplomates se sont toujours appliqués à résoudre cette
question dans le sens de leurs intérêts respectifs, ne se souciant guère,
la plupart du temps, des légitimes aspirations des peuples au nom desquels
ils étaient entrés en mouvement.

De telle sorte, la question d'Orient a été envisagée comme une affaire
de succession ouverte, d'héritage revendiqué par certaines grandes
puissances: on peut dire que, jusqu'ici, elle a été plutôt une question
d'_Occident_.

Au cours de ces dernières années, la lutte sourde qui dure depuis des
siècles s'est circonscrite plus spécialement entre quatre grandes
puissances: l'Allemagne, la Russie, l'Autriche et l'Italie.

L'Allemagne considère que son domaine colonial est tout à fait insuffisant
pour sa force d'expansion. Poussée par le _Drang nach Osten_, à l'aide
du Zollverein,--ou, pour employer une expression plus récente, de
«l'association économique de l'Europe centrale» qui cache des
arrière-pensées politiques,--elle cherche à parvenir jusqu'à l'Adriatique
et à Trieste. Les pangermanistes ne se gênent point pour déclarer que ce
port, qui est la porte commerciale naturelle ouverte sur l'Orient et le
canal de Suez, est absolument indispensable à la prospérité future de
l'empire agrandi, et qu'il le faudra conquérir au prix de n'importe quels
sacrifices; ils ajoutent que Pola doit devenir un grand port militaire
pour la flotte allemande.

Déjà, en 1818, M. de Metternich avait eu l'idée de faire entrer la ville
de Trieste dans la Confédération germanique dont l'Autriche avait la
présidence. Le projet n'aboutit pas, car l'acte final du Congrès de
Vienne, qui stipulait expressément tous les territoires compris dans la
Confédération, ne mentionnait ni Trieste ni les possessions italiennes
de la maison de Habsbourg. Cette idée fut reprise par le gouvernement
autrichien en 1849, et l'opposition catégorique de la France, de
l'Angleterre et de la Russie empêcha seule que toute l'Europe centrale
ne tombât dès lors dans le domaine économique allemand.

On peut se rendre compte de l'influence écrasante que l'Allemagne
aurait sur la péninsule balkanique si les idées des pangermanistes se
réalisaient. En attendant, nous voyons avec quelle habileté, profitant
de l'antagonisme traditionnel de l'Angleterre et de la Russie, l'Empire
allemand a su se créer à Constantinople une situation absolument
prépondérante par le chemin de fer de Bagdad.

Grâce à ce chemin de fer, dans la construction duquel l'Allemagne a placé
d'importants capitaux, l'Anatolie et la Mésopotamie vont être ouvertes au
commerce universel.

La ligne Berlin-Constantza-Constantinople-Bagdad-Bassora a un très
grand avenir, car elle constituera le chemin le plus court de l'Europe
septentrionale vers les Indes. La plupart des voyageurs pour les Indes
et le golfe Persique la préféreront au trajet de la mer Rouge et elle
bénéficiera sans doute aussi du transport de beaucoup de marchandises d'un
poids relativement faible. Les Allemands projettent ainsi d'assurer à leur
activité industrielle et commerciale de vastes débouchés et la meilleure
part du trafic avec l'Asie Mineure, l'Asie centrale et les Indes.

Dans les _Alldeutsche Blætter_ du 8 décembre 1895, nous trouvons exposées
ainsi les vues pangermaniques sur l'empire asiatique des Turcs: «L'intérêt
allemand demande que la Turquie d'Asie au moins soit placée sous le
protectorat allemand, et le plus avantageux serait pour nous l'acquisition
en propre de la Mésopotamie et de la Syrie, et d'autre part l'obtention du
protectorat de l'Asie Mineure.»

Notre opinion est que ces désirs sont irréalisables. Une Allemagne qui
barrerait l'Europe du nord au sud, de la Baltique à la Méditerranée, et
qui s'étendrait même en Asie Mineure, serait trop puissante pour supposer
que les autres nations européennes lui permettent une telle expansion.

Voyons maintenant si la politique panslaviste a plus de chances de se
réaliser un jour.

La Russie suit actuellement une politique indécise; la guerre
d'Extrême-Orient prend des proportions que sa diplomatie n'a pas su
prévoir et l'oblige à concentrer son maximum d'efforts contre le Japon
et la Chine, ce qui amoindrira certainement, pour un temps donné, son
influence à Constantinople. L'Empire des tsars, qui est à cheval sur
deux parties du monde, poursuit, en effet, le double but de s'assurer
des débouchés sur la Méditerranée et sur le golfe de Petchili. C'est la
reconnaissance d'une loi historique d'après laquelle les États maritimes
ont seuls atteint, dès la plus haute antiquité, le comble de la prospérité
et de la puissance.

Les Russes ont toujours convoité la possession de la péninsule balkanique.
Pierre le Grand, comprenant l'importance qu'aurait pour son empire la
possession du Bosphore et des Dardanelles, rêvait déjà d'étendre sa
domination sur Constantinople, considérée comme la clef des mers. Sa
politique fut suivie par Catherine II et demeura traditionnelle pour tous
les souverains qui lui ont succédé et dont l'idéal fut la réalisation de
ce qu'on est convenu d'appeler «le testament de Pierre le Grand».

Partant de là, de tout temps la Russie a cherché à susciter des
difficultés à l'Empire turc, en poussant les petits peuples balkaniques
à secouer le joug ottoman. C'est ainsi qu'elle procéda avec les Grecs
pendant la révolution de 1821, puis avec les Serbes, les Bosniaques, les
Herzégoviniens et les Bulgares, en faveur desquels elle intervint au nom
de la chrétienté, quand elle entreprit la mémorable guerre de 1877-78,
clôturée par les traités de San-Stefano et de Berlin. En vertu du premier
de ces traités, la Turquie avait été morcelée au seul avantage du slavisme,
ou pour tout dire du tsarisme, et elle risquait d'être bientôt effacée de
la carte d'Europe. L'attitude résolue de l'Angleterre en antagonisme avec
la Russie fit restituer au sultan une partie des possessions qui allaient
lui être enlevées, non sans le laisser en butte, autant que par le passé,
aux révoltes et aux perpétuelles menaces ayant pour motif ou pour prétexte
les questions du droit des nationalités, de l'autonomie macédonienne et
des réformes.

Aujourd'hui, la politique panslaviste, en partie paralysée, cherche à
gagner du temps et se voit obligée de se mettre momentanément d'accord
avec la politique pangermaniste par l'entente austro-russe de 1898,--les
puissances européennes ayant reconnu à l'Autriche et à la Russie des
«intérêts supérieurs» dans la péninsule balkanique et leur laissant
le soin de poursuivre en Turquie le rétablissement de l'ordre et
l'application des réformes, sous condition de maintenir le _statu quo_.

Il est probable, toutefois, que la Russie encourage secrètement une
alliance entre les trois États slaves de la Péninsule (Bulgarie, Serbie
et Monténégro), et que l'Autriche s'efforcera d'opérer un nouveau
rapprochement entre la Roumanie et la Grèce. Au surplus, il ne doit faire
de doute pour personne que si ces deux empires arrivaient un jour à se
partager la péninsule balkanique, ce ne serait jamais d'une façon
pacifique et durable[2].

[Note 2: L'entente austro-russe laisse entrevoir comme un vague dessein
de partager en sphères territoriales d'influence la péninsule balkanique,
la Russie se réservant la partie orientale et abandonnant la partie
occidentale à l'Autriche-Hongrie.]

Le gouvernement austro-hongrois profitera évidemment des embarras de la
Russie pour accentuer son propre rôle; il en faut voir une première preuve
dans les crédits considérables qu'il vient de demander aux Délégations
pour l'armée et la marine.

Après Sadowa, comme compensation de la défaite qu'il lui avait infligée,
Bismarck poussa l'Autriche vers l'Orient et l'opposa à la politique
d'expansion panslavisme en lui ouvrant des perspectives sur l'Adriatique.

Seule parmi les grands États européens, l'Autriche-Hongrie n'a pas de
colonies; aussi convoite-t-elle la péninsule balkanique, comme son
véritable terrain d'expansion[3]. Grâce à de gros sacrifices, cette
puissance s'est fortement établie en Bosnie et en Herzégovine, où
l'administration de feu Kallay a tendu à préparer son œuvre de pénétration
vers le Sud. Elle cherche, sous l'impulsion du _Drang nach dem Mittelmeer_,
à étendre son influence vers l'Archipel et considère la possession de
certaines provinces comme une question pour ainsi dire vitale. Elle espère
utiliser la ligne qui reliera bientôt Vienne à Salonique, pour affirmer
sa domination, économique d'abord, politique ensuite, sur l'Albanie et
la Macédoine. Les progrès, surtout en Albanie, de ses émissaires, de ses
consuls, secondés par ses prêtres catholiques, troublent singulièrement
les combinaisons des petits États des Balkans, qui comprennent bien qu'il
leur faudra se défendre contre une rivale redoutable.

[Note 3: La _Wiener allgemeine Zeitung_ disait, il y a quelques années, à
propos des affaires d'Extrême-Orient: «L'Autriche, ayant rendu sa part de
services à la civilisation par l'occupation de la Bosnie-Herzégovine, peut
se dispenser de concourir au règlement de la question chinoise.»]

L'Autriche, craignant en effet qu'une alliance des trois peuples
slaves-balkaniques ne lui ferme la route du Sud, s'est fait reconnaître
au Congrès de Berlin le droit d'occuper l'ancien sandjak de Novi-Bazar,
entre la Serbie et le Monténégro; elle s'y comporte comme chez elle, y
construit des fortifications et des chemins stratégiques, et, par la ligne
ferrée qui fonctionnera dans un délai assez rapproché entre Sérajévo et
Mitrovitza, elle séparera le Monténégro de la Serbie et barrera à celle-ci
la route de l'Adriatique.

Ce tronçon, qui se raccordera, à Mitrovitza, en Macédoine, avec la ligne
déjà existante Mitrovitza-Salonique[4], aura ce grand avantage pour la
monarchie dualiste de déboucher directement de Bosnie sur le territoire
ottoman et de prendre à revers l'Albanie[5].

[Note 4: Cette dernière ligne relève de la haute direction financière
de la Deutsche Bank de Berlin.]

[Note 5: Le tracé, long de 250 kilomètres, suit, en partant de Sérajévo,
la vallée du Lim, passe à Gorasde, puis à Plevje et Prielopje dans
l'ancien sandjak de Novibazar, pour aboutir à Mitrovitza en territoire
turc.]

Toutefois l'Italie, très attentive aux progrès de son alliée dans la
Péninsule, ne pourra permettre, sous peine de se voir enlever la
prééminence sur l'Adriatique, que l'Autriche-Hongrie établisse sa
suprématie en Albanie. Le gouvernement de Rome est décidé à y défendre sa
sphère d'intérêts. Les Italiens ne peuvent oublier que la mer Adriatique
s'appelait, aux quinzième et seizième siècles, _il golfo di Venezia_ ou
même «_il Golfo_» tout court, et qu'au Congrès de Berlin il avait été déjà
question de leur laisser occuper l'Albanie, comme compensation du
magnifique territoire livré à l'Autriche en Bosnie-Herzégovine.

La ligne qui fonctionnera directement entre Vienne et Salonique inquiète
surtout l'Italie, qui craint de voir détourner le trafic de la malle des
Indes de Brindisi, où elle passe depuis 1871. La nouvelle voie (Ostende,
l'Allemagne, l'Autriche et la Bosnie) raccourcirait en effet d'une
quinzaine d'heures le trajet entre Londres et Port-Saïd. Cette concurrence
éventuelle, inquiétante pour les intérêts français et italiens, appelle
donc comme réponse la ligne de l'Adriatique au Danube, qui intéresserait
également la Russie et les peuples balkaniques.

Cette dernière ligne partirait de Cladova en Serbie, sur le Danube
(au-dessous des Portes de Fer), passerait par Nisch (Serbie), Prischtina,
Ipek (Turquie), Podgoritza (Monténégro), pour aboutir à Scutari d'Albanie;
de là, une voie d'intérêt monténégrin rejoindrait Antivari (Monténégro) et
un second embranchement aboutirait sur le territoire ottoman à Médua. La
longueur totale de cette ligne ne dépasserait guère 500 kilomètres; elle
permettrait à l'Italie d'entrer en communication directe avec la Serbie,
la Roumanie et la Russie, sans recourir aux lignes austro-hongroises, et
de contrebalancer les avantages que la monarchie dualiste retirera bientôt
du chemin de fer de Salonique. Une autre ligne, que nous conseillerons
comme intéressant au premier chef l'Italie et les pays balkaniques du
sud, serait celle qui partirait de Vallona en Albanie, pour rejoindre
à Monastir la ligne unissant cette dernière ville à Salonique et à
Constantinople.

La voie de Bosnie à Salonique ne servira, en effet, que les intérêts de
l'Allemagne et de l'Autriche. La Vieille Serbie subit déjà la tutelle
autrichienne et l'Albanie est menacée du même sort. Ainsi, après avoir
échappé au danger de l'invasion moscovite, les peuples d'Orient seraient
menacés de tomber au rang de satellites économiques et peut-être
politiques de la plus grande Allemagne!

L'Autriche-Hongrie occupe les côtes dalmates jusqu'à la frontière
monténégrine; si elle possédait de plus Durazzo et Vallona, en face de
Brindisi et d'Otrante, cela constituerait une menace intolérable pour
l'Italie, qui devrait renoncer pour longtemps à voir ses ports de Venise
et de Bari dans une situation florissante.

Aussi Rome ne néglige-t-elle rien afin d'être prête à toute éventualité;
et, d'autre part, l'importance des crédits militaires et maritimes
récemment approuvés par les Délégations, à Vienne, serait de nature à
faire croire que l'Autriche-Hongrie envisage, parmi les obstacles qui
pourraient lui barrer la route de Salonique, non seulement les peuples
slaves balkaniques, mais peut-être encore son actuelle alliée latine.

Et il ne s'agit pas pour celle-ci d'un caprice ou d'un besoin nouvellement
senti: déjà, dans ses discours, le grand Cavour avait souvent témoigné de
tout l'intérêt qu'il attachait à la question d'Orient et en particulier à
la question adriatique.

Comme l'a fort bien dit M. Charles Loiseau, dans son remarquable ouvrage
intitulé l'_Équilibre adriatique_: «La seule affinité géographique
convie à un rapprochement Italiens et «Balkaniens». La rareté de leurs
relations commerciales est une offense à la nature qui les unit par un
mince bras de mer. Leur intérêt commun est manifestement de disputer à
l'Autriche-Hongrie la route de Salonique.»

«Il importe à la Serbie, au Monténégro, même à la Bulgarie, que le
gouvernement de Rome fasse sentir son influence de l'autre côté du canal
d'Otrante. Et réciproquement, il importe à l'Italie que, par leur poids
spécifique, ces petits États contribuent à l'équilibre albano-macédonien.»

On voit donc qu'il existe de nombreux points noirs à l'horizon du côté des
grandes puissances, soit alliées, soit temporairement associées dans un
but de réformes à établir. Il n'y a pas longtemps que les menées et les
soulèvements bulgares, l'anarchie et la terreur répandue par les fameux
_comitadjis_, ont failli compromettre le classique équilibre européen
et provoquer des complications internationales. Et voici qu'un comité
macédonien-hellène vient de se constituer en Grèce pour lutter, en
Macédoine, contre cette terreur révolutionnaire répandue par les Bulgares
et venger tous les meurtres de Grecs dans ces régions. On ne calomnie
peut-être pas ce nouveau comité en lui prêtant d'autres visées; dans tous
les cas, composé lui-même d'éléments révolutionnaires, il ne saurait faire
de l'ordre avec du désordre.

C'est le mouvement slave et les représailles turques, qui en furent la
conséquence, qui ont précisément remis sur le tapis la question d'Orient.

Cette fois, la Russie et l'Autriche-Hongrie, en tant que mandataires de
l'Europe, ont réussi à réaliser un des points principaux du programme
de Murszteg: une gendarmerie internationale a été créée. Des officiers
étrangers, de nationalités diverses, ayant à leur tête le général italien
De Georgis, déploient une activité très méritoire qui ne peut manquer de
donner quelques résultats favorables[6]. Il va sans dire que la Turquie
n'accepte qu'à son corps défendant ce contrôle européen qui l'atteint dans
son autorité souveraine, son prestige et même sa sécurité; mais elle cède
devant l'insistance particulièrement menaçante de l'Autriche-Hongrie.

[Note 6: L'action de la gendarmerie européenne en Macédoine a été répartie
en cinq secteurs: les Autrichiens sont à Uskub, les Italiens à Monastir,
les Anglais à Kavala, les Français à Serrès et les Russes à Salonique.]

Cette réforme aboutira-t-elle complètement, et les petits États intéressés
à se partager le domaine européen des Turcs laisseront-ils ceux-ci, en les
supposant même sincères, persévérer dans la voie des réformes? Nous ne le
croyons pas.

Car, à l'imitation et à l'incitation de certaines grandes puissances,
les États balkaniques gravitent, de leur côté, autour de la politique
de conquête, chacun mettant des bornes, dans le présent, à son idéal
particulier, avec l'espoir de le réaliser plus complètement dans l'avenir.
Il faudra donc que cette question soit une fois tranchée, et l'on serait
peut-être déjà entré dans cette voie, si les événements d'Extrême-Orient
n'avaient concouru au maintien de l'équilibre oriental européen, en
appelant l'Empire moscovite sur les champs de bataille de la Mandchourie
et en enlevant l'espoir de son intervention à certains éléments turbulents
des Balkans.

Mais si les Bulgares ont cherché pour l'instant à améliorer leurs rapports
avec la Turquie, il n'en est pas moins vrai que la liquidation de l'Empire
ottoman en Europe sera reprise aussitôt que les événements le permettront.
On sait sur quel ton menaçant le comte Goluchowski, dans son dernier
discours aux Délégations, s'est exprimé à l'adresse de la Turquie, pour
le cas où les réformes ne seraient pas strictement appliquées. Or celle-ci
ne saurait appliquer des réformes sérieuses et devenir un État dans
l'acception occidentale du terme, sans renverser les bases mêmes de sa
constitution monarchique absolue.

Si, aujourd'hui, de grands États comme l'Autriche-Hongrie conservent
péniblement leur équilibre à la suite du réveil des nationalités, comment
espérer que les chrétiens de Turquie, opprimés depuis cinq siècles,
puissent vivre en harmonie et coopérer à une œuvre de régénération avec
les Turcs, dont les éloigne une haine nationale et religieuse?

Rien ne pourra donc adoucir les rapports entre Turcs et chrétiens; de
nombreux mouvements révolutionnaires, à commencer par ceux de 1821 et de
1854, puis de 1876, et enfin les récents soulèvements bulgares, en sont la
preuve.

C'est une chimère de croire que «l'homme malade» pourrait entrer en
convalescence; que la Turquie pourrait s'établir sur de nouvelles bases
politiques, attirer les peuples chrétiens comme des satellites dans
l'orbite de son système de gouvernement, et appeler tous ses sujets à une
existence de liberté et de fraternité. Comment concilier ces idées avec
la doctrine mahométane, qui creuse un abîme entre les «croyants» et les
infidèles? Ne sont-elles pas en opposition formelle avec la conception de
l'État ottoman, qui découle des principes mêmes du Koran?

La Turquie a promis des réformes avant 1896, en 1878 et en 1888, sans
jamais tenir parole, soit qu'elle ne voulut point les opérer, soit aussi
qu'elle fut sourdement contrecarrée dans ses efforts par telle ou telle
nation balkanique. Certains États sont, en effet, intéressés à prolonger,
sur des points donnés du territoire ottoman, un état d'anarchie pour en
tirer parti en vue soit de leurs intérêts particuliers du moment, soit de
leurs ambitions respectives d'avenir.

Il faut bien l'avouer, la Turquie fut toujours médiocrement guidée dans
la bonne voie par les puissances européennes, qui, tout en admettant en
principe que la Sublime-Porte participât aux avantages du droit européen
(Traité de Paris, 1856), maintinrent en fait sur son territoire le régime
des capitulations, régime qui leur assurait d'énormes avantages en Turquie
et leur fournissait prétexte à des chicanes de toutes sortes.

En résumé, nous persistons à croire que malgré le très sérieux effort
tenté par la gendarmerie internationale en Macédoine, un plan de réformes,
dans la véritable acception du mot, ne pourra jamais être appliqué dans
l'ensemble de l'Empire, dont l'organisation ne comporte pas un esprit de
suite suffisant.



CHAPITRE II

LES «ROUMIS» CONSIDÉRÉS DANS LEUR ENSEMBLE


Nous venons d'esquisser à larges traits les intérêts particuliers,
contradictoires d'ailleurs, de celles des grandes puissances qui, en
raison de leur situation géographique, se croient plus particulièrement
appelées à bénéficier de la liquidation de l'Empire ottoman en Europe.
Nous allons résumer maintenant l'origine, l'état actuel et l'idéal
politique des éléments chrétiens qui peuplent la péninsule balkanique et
qui, malgré la diversité apparente des races,--diversité basée souvent sur
la langue plutôt que sur l'origine véritable,--offrent tant de points de
ressemblance par le sang, la religion, le passé historique, les traditions
et les mœurs, tant de souvenirs communs, tant de communes aspirations.

Dans le dernier volume des _Mélanges historiques et religieux_[7] de
Renan, nous trouvons un passage saisissant qui va venir à l'appui de notre
thèse:

«Au-dessus de la langue et de la race; au-dessus même de la géographie,
des frontières naturelles, des divisions résultant de la différence des
croyances religieuses et des cultes; au-dessus des questions de dynastie,
il y a quelque chose que nous plaçons: c'est le respect de l'homme
envisagé comme un être moral; en un mot, la véritable base d'une nation,
avant la langue, avant la race, c'est le consentement des populations,
c'est leur volonté de continuer (ou de commencer) à vivre ensemble...
C'est qu'une nation, c'est avant tout une âme, un esprit, une famille
spirituelle, résultant pour le passé de souvenirs communs, de gloires
communes, quelquefois aussi de deuils communs, car le deuil rassemble les
cœurs autant que la gloire,... et pour le présent (c'est là un critérium
d'une évidence absolue), du consentement des populations.»

[Note 7: Paris, Calmann Lévy, 1904.]

Ce consentement, les nationalités chrétiennes des Balkans le refusent
définitivement aux Turcs; mais peuvent-elles du moins se l'accorder
réciproquement, sous réserve d'une condition supérieure effaçant ce qui
divise pour ne laisser subsister que ce qui unit? Si nous en doutions, et
si la condition supérieure ne nous apparaissait pas clairement, nous nous
bornerions comme tant d'autres à des vœux stériles: tel n'est pas l'objet
de ce travail.

En ce qui concerne les questions ethnographiques de la Péninsule,--et,
cela soit dit en passant, si l'ethnographie est cause d'innombrables
erreurs dans l'étude du passé, son application aux choses de notre temps
est autrement dangereuse,--on a pu constater que les solutions présentées
dépendent le plus souvent de la nationalité ou des sympathies avérées des
polémistes. Quant aux Turcs, ils ont englobé sous le nom de _roumis_[8]
les divers peuples chrétiens soumis à leur domination, tous appartenant au
rite orthodoxe, qu'ils relèvent du patriarcat grec de Constantinople, des
évéchés serbes d'Uskub et de Prissrend, ou de l'exarchat bulgare, depuis
que cette dernière nationalité a constitué à part son Église, que le
synode œcuménique considère arbitrairement comme schismatique.

[Note 8: Après la conquête de Constantinople, les vainqueurs, fiers
d'avoir détruit l'empire romain, appelèrent les chrétiens subjugués
_romei_, ou plus simplement, _roumi_.]

Nous ne prétendons ni entrer dans des détails de statistique, ni discuter
les polémiques acharnées qui se sont déchaînées entre écrivains allemands,
slaves, hongrois et roumains, au sujet de la permanence des éléments issus
des colonies romaines dans la Dacie trajane et la péninsule balkanique.
Aussi bien que pour les races germaniques et slaves du nord, par exemple,
il est bien difficile d'établir exactement la véritable origine ethnique
des peuples classifiés aujourd'hui comme Slaves, Grecs, etc.[9].

[Note 9: «Nulle part la nationalité n'est unique... La France, l'État le
plus national de l'Europe après l'Italie, renferme elle-même des éléments
hétérogènes, les Bretons et les Basques. L'Empire allemand a des Polonais,
des Vendes, des Danois et des Français.» (BLÜNTSHLI, _la Politique_.)]

Les populations du massif des Balkans et du Pinde se sont plus ou moins
mélangées, et si l'on compare anthropologiquement bon nombre des habitants
dits Grecs, Roumains ou Slaves de la Macédoine et de l'Épire, on est bien
porté à croire qu'ils formaient à l'origine un même peuple, dont, par la
suite, les éléments se seraient ici grécisés, là roumanisés, ailleurs
slavisés.

Et une frontière politique n'embarrasse pas cette théorie. Si anciennement
la péninsule hellénique était occupée par une ou plusieurs races venues de
la Méditerranée, il est permis de soutenir que les ancêtres des sujets du
roi Georges furent originaires, en majeure partie du moins, des Balkans et
surtout du Pinde. De telle sorte, c'est le rameau qui voudrait passer pour
le tronc.

La classification des peuples est généralement basée sur la langue qu'ils
parlent. Cette règle souffre exception; dans tous les cas, elle ne saurait
être appliquée à certaines parties de la Macédoine et de l'Épire[10]. Il ne
faut pas oublier, en effet, que la langue grecque étant devenue d'un usage
presque universel en Orient pour l'enseignement religieux et scolaire
aussi bien que pour les relations commerciales, cette circonstance
n'implique pas du tout que les différentes nationalités aient renoncé
à leurs idiomes particuliers; parfois, au contraire, elles les ont
jalousement conservés à travers les siècles.

[Note 10: Aujourd'hui, pas plus la Macédoine que l'Albanie et l'Épire ne
sont des expressions géographiques officielles, car la première de ces
provinces est comprise dans les vilayets de Salonique, de Monastir et
d'Uskub, et la seconde dans les vilayets de Scutari, de Janina, de
Monastir et d'Uskub.]

Qu'on nous permette de citer un exemple pris au delà du Danube, celui des
anciennes principautés de Valachie et de Moldavie. Anciennement, le slavon
y était employé depuis un temps immémorial comme langue du culte et de
l'administration, absolument comme le latin chez les peuples occidentaux
du moyen âge. Vers le quinzième siècle, les moines grecs ou hellénisés
commencèrent à se substituer dans ces principautés aux représentants
du slavisme, de telle sorte que, favorisée par les princes phanariotes
envoyés par la Porte, la culture grecque fleurit dans les principautés
jusqu'au moment où le mouvement de renaissance latine l'en bannit à son
tour. Mais la culture grecque, comme antérieurement la culture slave,
n'avait pas réussi à étouffer le sentiment national chez les ancêtres des
Roumains actuels et à leur faire oublier leur langue néo-latine: pris en
masse, ils n'avaient pas plus compris le slavon, puis le grec, que, de nos
jours, la plupart des Macédo-Roumains ne comprennent cette dernière langue;
dans tous les cas, aucune des femmes de ceux-ci n'y est initiée.

De même, l'équivoque résultant, dans le Pinde, de la confusion établie
entre la religion et la culture grecque, d'une part, et le sentiment
national de race, d'autre part, ne saurait servir de base au classement
ethnique dans ces régions. Les descendants des légionnaires romains ont
su conserver, depuis les jours de Paul-Émile et à travers les effroyables
tourmentes de deux millénaires, la conscience de leur origine, et il n'y a
peut-être pas, dans l'histoire des peuples, un second exemple d'une telle
vitalité de race. Ce n'est pas d'ailleurs la seule nationalité que la
tutelle religieuse du patriarcat grec ait été impuissante à convertir
à l'hellénisme, sans parler des Bulgares de Macédoine qui s'en sont
affranchis violemment.

C'est dans l'intérêt même d'une solution pacifique du problème oriental,
et sans parti pris pour ou contre l'une des races chrétiennes de la
Péninsule, que nous avons cru devoir fournir ces explications succinctes
concernant les populations roumaines d'au delà du Danube. L'Occident
connaît moins, en effet, cet élément latin, malgré son importance en
Macédoine comme intelligence, comme richesse, et même comme nombre[11].

[Note 11: La Macédoine s'est sensiblement dépeuplée depuis les tristes
événements de ces dernières années, et ne compte guère plus de 1,800,000
habitants, chiffre qui se décompose approximativement de la façon suivante:

     300,000 Turcs.
     375,000 Roumains.
     200,000 Albanais musulmans.
     100,000 Albanais chrétiens.
     450,000 Bulgares.
      50,000 Serbes.
     250,000 Grecs
     100,000 Israélites.]

Il serait pourtant d'une absolue impossibilité d'arriver à une entente
comprenant le royaume de Roumanie--bien qu'État extra-balkanique, sauf
pour la Dobroudja--comme à un démembrement éventuel de la Turquie d'Europe,
sans tenir compte de ce facteur important.

Il est bon de rappeler que le gouvernement ottoman, bien avant d'admettre,
dans la commission des réformes, un délégué «valaque» comme représentant
d'un élément distinct,--un point sur lequel nous reviendrons,--a
formellement reconnu aux Roumains de l'Empire l'indépendance religieuse,
synonyme en Turquie d'individualité de race, et cela malgré l'énergique
opposition du patriarcat grec de Constantinople.

Le patriarcat, en vertu d'une tradition ou plutôt d'une usurpation
séculaire, tend à confondre l'orthodoxisme avec l'hellénisme dans l'ouest
et le sud de la péninsule balkanique, et redoute, après l'hégémonie
religieuse des Bulgares, celle des Roumains de Turquie, et
vraisemblablement plus tard celle des Albanais du rite oriental. Notons
en passant, ou plutôt répétons, puisque nous l'avons dit à propos de
l'exarchat bulgare, que la volonté de ces différentes races de posséder
une Église propre, indépendante du patriarcat, ne constitue pas en réalité
un schisme, du moment qu'elles restent fidèles à tous les dogmes de
l'orthodoxie.

La propagande grecque en Macédoine est entrée ces temps derniers dans une
phase de violence dangereuse, depuis qu'effrayée par les progrès de la
cause roumaine, elle semble vouloir imiter les procédés d'intimidation des
comitadjis bulgares[12]. Si cette attitude continuait à être ouvertement
soutenue par les ministres de l'Église patriarcale, elle constituerait un
réel danger pour la paix en Macédoine et ne ferait sans doute que le jeu
de l'Autriche-Hongrie, toute prête à faire avancer ses régiments de
Novibazar pour venir rétablir l'ordre, au cas où l'Europe craindrait
d'abandonner ce soin aux troupes impériales ottomanes.

[Note 12: Les collisions que l'on a signalées tout dernièrement dans
diverses localités et notamment à Monastir, se sont d'ailleurs produites
entre Roumains dits _grécomanes_ ou hellénisés, fermement attachés à
l'Église grecque représentée par le Patriarcat, et Roumains que l'on
pourrait appeler _latinisants_, c'est-à-dire qui recherchent avant tout,
dans l'institution de communautés et d'églises roumaines, la conservation
de leur individualité ethnique.]

Les panhellénistes sauraient-ils oublier--et ce souvenir devrait
les incliner à l'équité--que les Roumains du Pinde et les Albanais,
les premiers surtout, furent longtemps les plus fermes soutiens de
l'hellénisme, et que l'un des précurseurs de la révolution grecque, le
poète Rigas, Roumain de Thessalie, ne confondait pas dans ses chants les
diverses races balkaniques, lorsqu'il s'écriait:

     Bulgares et Albanais, Serbes et Roumains,
     Épirotes et insulaires, d'un même élan
     Tirez le sabre pour la liberté;
     L'Hellade vous appelle et vous tend les bras!

Bulgares, Roumains, Serbes, Albanais et Grecs, telles sont précisément les
nationalités épiro-macédoniennes que nous allons maintenant examiner avec
quelque détail. À la classification établie, voici cent ans et plus, par
le barde très averti de l'émancipation hellénique, nous n'aurons à ajouter,
pour être complet, que les Monténégrins.



CHAPITRE III

LES BULGARES


La principauté de Bulgarie fut créée sur des bases assez équitables par
le traité de Berlin; mais ses habitants n'ont jamais pu oublier que le
traité de San-Stefano leur assignait un territoire s'étendant du Danube à
l'Archipel et englobant la Macédoine et une partie de la Thrace. Aussi,
pour arriver à regagner les frontières que voulait d'abord leur assurer
la Russie et dont les priva le _veto_ de l'Europe, les Bulgares ont-ils
déployé une énergie, une audace révolutionnaire susceptibles de provoquer
les plus grandes complications, si l'Autriche-Hongrie et la Russie, en
tant que puissances mandataires, n'avaient assumé la charge d'enrayer
leur action en Macédoine par l'application, si laborieuse, si décevante
d'ailleurs, d'un programme de réformes.

Au point de vue historique, les prétentions des Bulgares à s'étendre seuls
vers le sud ne sont pas plus légitimes que les prétentions des Grecs à
s'étendre seuls vers le nord, puisque les territoires convoités par les
uns et par les autres ont une population qui n'est en majorité ni slave ni
hellénique. Dans tous les cas, les Bulgares ne sauraient invoquer le droit
historique, puisque ce peuple, en partie composé d'éléments touraniens
et finnois slavifiés, est le dernier venu de tous dans la péninsule
balkanique, où il trouva, au sixième siècle, l'élément roumain, dont
il subit l'influence civilisatrice et avec lequel il vécut en bonne
intelligence.

Du septième au douzième siècle, l'histoire des Bulgares se confond avec
celle des Roumains du sud; sous la dynastie des Assanides, l'Empire
roumano-bulgare fait plus d'une fois trembler sur leur trône les maîtres
de Byzance, qu'il s'agisse de l'Empire grec ou de l'éphémère Empire latin.

De 1185 à 1260, cet État roumano-bulgare arrive au point culminant de sa
puissance sous l'impulsion de deux frères, Roumains d'origine, dont nous
aurons à reparler; il gravit peu à peu les terrasses du Pinde, et Jean
Assan II, en 1230, voit sa domination s'étendre du Danube jusqu'à Larissa.

Les Bulgares invoquent ces conquêtes comme base de leurs prétentions sur
la Macédoine; mais en faisant même abstraction du droit historique, que
nous leur refusons, l'occupation de ces vastes territoires par la petite
principauté déchaînerait de perpétuelles hostilités entre les races.

La disparition des Assanides entraîna la dislocation de leur empire. Les
Bulgares tombèrent, en 1390, sous le joug des Ottomans et supportèrent
avec une remarquable résignation, pendant des siècles, une domination
arbitraire et rapace.

Ce peuple de paysans, uniquement adonné à l'agriculture, se plia au
silence de la servitude jusqu'au moment où un ferment de liberté éveilla
chez lui des sentiments de révolte et des aspirations vers un meilleur
état social.

D'autre part, le courant panslaviste se manifestait dans le grand empire
du Nord dès 1780. Un ouvrage historique sur les Slovéno-Bulgares, publié
par Païsie, un moine bulgare du mont Athos, faisait grand bruit en Russie;
Venelin, Aprilov et leurs disciples imprimaient au slavisme une énergique
impulsion. Mais, comme tous les autres peuples chrétiens soumis aux Turcs,
les Bulgares subirent surtout l'influence de la révolution grecque de
1821, cette fille posthume de la Révolution française, et qui la première
déchira le pacte de la Sainte-Alliance. Préparée depuis vingt-cinq ans
dans les principautés roumaines, l'indépendance hellénique, dont d'autres
que des Grecs furent les facteurs dominants, fit naître chez tous les
raïas l'espoir de la liberté.

Pourtant les Bulgares furent les plus lents à prendre conscience de leur
nationalité, et ce n'est pas avant 1840 qu'ils reçurent des encouragements
de l'Occident, quand les écrits de Cyprien Robert les firent enfin
connaître à l'Europe.

L'émancipation ecclésiastique étant, en Orient, le prologue de
l'émancipation politique,--par le fait que le Synode œcuménique est
dans la main des Turcs, quand il n'agit pas sournoisement comme agent
du panhellénisme,--les Bulgares, soutenus par la diplomatie russe,
réclamèrent, dès 1857, leur Église autonome. Ils ne réussirent point
tout d'abord à l'obtenir, en raison du _veto_ opposé par le patriarcat
de Constantinople, sur la base moins de privilèges formels que lui aurait
reconnus le conquérant de Byzance, que d'une tradition séculaire abusive.
Irrités par cette résistance, les nationalistes, malgré les efforts des
autorités ottomanes pour enrayer le courant, redoublèrent d'ardeur,
usant de la presse, des brochures et de toutes les autres formes de la
propagande.

Enfin, menaçant d'une révolution si l'on n'accédait à leur vœu, et malgré
la résistance désespérée du Synode œcuménique, les Bulgares finirent par
obtenir une juridiction spirituelle particulière, sous le nom d'exarchat.
Le firman de 1870, constitutif de cet exarchat, fut à la fois la base de
l'Église bulgare et le point de départ du développement politique de ce
peuple. Le patriarcat recourut au moyen suprême, l'excommunication, et
déclara schismatique l'exarchat bulgare, ce qui d'ailleurs n'entrava en
rien l'existence de celui-ci.

Cependant, après cette concession de principe de la part des autorités
turques, le haut clergé grec intrigua de telle façon que la reconnaissance
par bérat fut refusée par la Porte aux évêchés bulgares. D'autre part,
l'administration ottomane persévérait dans ses procédés vexatoires;
aussi les comités panslavistes de Moscou, qui encourageaient la rébellion,
trouvèrent-ils un terrain favorable. C'est alors, après quelques
soulèvements réprimés par des massacres barbares, que le peuple bulgare
implora l'aide de la Russie et s'adressa à l'Europe, en réclamant son
autonomie et un gouvernement national garanti par les puissances.

La guerre de 1877 sortit de là. On sait comment le succès des armes russes
et roumaines amena l'indépendance de la Bulgarie.

La nouvelle principauté devait avoir un prince élu par le peuple et
confirmé par la Porte avec le consentement des puissances. Une assemblée
nationale fut chargée de rédiger la constitution sous la surveillance d'un
gouvernement provisoire russe, contrôlé par les représentants de l'Europe.

Depuis, grâce aux efforts patriotiques de ses hommes d'État, la Bulgarie
sut s'affranchir des influences étrangères et elle poursuivit sans répit
l'absorption de la Roumélie Orientale. Cette province, de par le traité
de Berlin, était soumise à un régime bâtard: elle devait être administrée
par un gouverneur chrétien, désigné pour cinq ans par le sultan avec
l'approbation des puissances; une commission européenne devait régler
l'organisation de la province, l'administrer provisoirement d'accord avec
la Porte et déterminer les attributions du gouverneur général; le maintien
de l'ordre était confié à une gendarmerie indigène, assistée de milices
communales. Cette situation hybride offrait quelque analogie avec celle de
la Macédoine de 1904, et l'exemple n'est pas à recommander.

En effet, l'action nationale bulgare, nullement satisfaite de ces
concessions, aboutit à la révolution de 1885, qui annexa la Roumélie
Orientale à la principauté. Pour préparer cette révolution, on avait
recouru à peu près aux procédés employés actuellement en Macédoine. Un
comité secret s'était formé à Sofia, dont faisaient partie des personnages
importants et qui mit en œuvre les agents de propagande, la presse,
les publications à l'usage du dedans et du dehors, jusqu'au jour où la
révolution souleva toute la province et amena l'établissement d'un
gouvernement provisoire qui décréta une levée en masse et proclama
l'annexion à la Bulgarie.

Par leur action audacieuse mais longuement préméditée, les Bulgares
avaient donc déchiré le traité de Berlin et remis en vigueur partiellement,
en ce qui les concernait, les dispositions du traité de San-Stefano qui
créaient une grande Bulgarie. La Turquie recula devant une guerre avec
la Bulgarie. Déjà la Macédoine se trouvait en pleine effervescence pour
obtenir au moins les réformes prévues par le traité de Berlin et qui
étaient restées lettre morte; de son côté, la Grèce s'agitait, tandis que
les plaies profondes qu'avait laissées à l'Empire ottoman la guerre de
1877 n'étaient pas encore bien cicatrisées. Tout espoir de reprendre la
Roumélie Orientale lui semblant vain, la Turquie se résigna à signer, en
1886, l'arrangement qui conférait le titre de gouverneur de cette province
au prince Alexandre, lequel reconnaissait en échange la suzeraineté de la
Turquie.

La note communiquée à cette occasion aux grandes puissances fut accueillie
avec peu de bienveillance. La Russie notamment, froissée par les velléités
d'indépendance du prince de Bulgarie, qui peu à peu s'éloignait de
Saint-Pétersbourg, fit des réserves, sous prétexte que les intérêts de la
Serbie et de la Grèce étaient lésés, et elle exigea quelques changements
qui furent consentis.

Cette méfiance générale était justifiée, puisque de cet agrandissement
de la Bulgarie sortit la guerre avec la Serbie, qui devait avoir pour
résultat indirect l'abdication des deux princes, le vainqueur et le
vaincu. Non moins légitime fut la mauvaise humeur du tsar, par le fait que
les hommes d'État de Sofia accentuèrent bientôt une politique consistant,
d'une part, à s'affranchir de plus en plus de l'influence russe; d'autre
part, à tourner tous leurs efforts vers la réussite des aspirations
nationales en Macédoine.

Pour combattre l'hellénisme encore dominant, ils fondèrent dans les
centres les plus importants des écoles secondaires et commerciales, et
presque dans tous les villages où était représenté l'élément slave, même
serbe, des écoles primaires pour les deux sexes. Le clergé prêta son
concours au corps didactique pour travailler à la réalisation d'un
programme nettement établi. Dans la région d'Ochrida, où nombre de
villages slaves étaient restés sous l'influence du patriarcat œcuménique,
les propagandistes répandaient les livres religieux en langue bulgare pour
détacher leurs congénères de l'Église grecque.

Le mouvement avait changé d'allure; secret au début, pour ne pas réveiller
l'indolence des Turcs, tant que les Bulgares furent faibles et désunis, il
s'accentuait à mesure que la majorité des fidèles de cette race acceptait
la juridiction ecclésiastique de l'exarchat. L'obtention des bérats
épiscopaux pour les centres les plus importants de la Macédoine contribua
grandement à cet essor.

À Ochrida[13], le siège métropolitain étant devenu vacant, un métropolite
fut nommé pour administrer les Églises rattachées à l'exarchat, lesquelles,
petit à petit, attirèrent tous les chrétiens de cette région dans la
sphère des communautés religieuses bulgares.

[Note 13: Dès l'introduction du christianisme, alors que la péninsule
balkanique était encore couverte de populations romaines ou romanisées,
un patriarcat avait existé à Ochrida. Un patriarcat serbe fut également
érigé à Ipek dans le premier quart du treizième siècle. Le patriarcat
grec et le Phanar, travaillant à l'hellénisation de toutes les populations
chrétiennes, obtinrent en 1667, sous le sultan Mustapha III, la
suppression de ces deux sièges religieux autonomes, dont les querelles de
suprématie avec le patriarcat de Constantinople furent particulièrement
vives au sixième et au septième siècles.]

Stambouloff avait déjà réussi à obtenir de la Porte deux bérats pour
les sièges d'Ochrida et d'Uskub: toute la Macédoine du nord subit donc
aujourd'hui l'influence ecclésiastique et culturale bulgare. Des évêchés
dépendant de l'exarchat sont établis à Monastir, à Ochrida, à Velès, à
Uskub, à Nevrecop, à Dibra et à Strumnitza; très peu d'éléments bulgares
ont conservé leurs sympathies pour l'hellénisme et gardé un lien spirituel
avec le patriarcat. La lutte d'influence entre les deux Églises donna
lieu naturellement à de fréquentes mésintelligences et à de graves
conflits, les Bulgares cherchant systématiquement à s'affermir sur
tous les terrains, en vue de l'annexion future de la Macédoine.

Il ne faut pourtant pas exagérer la part d'influence afférente à l'Église
et à l'école. C'était trop peu pour secouer l'apathie de paysans mêlés
à des populations turques et albanaises. Au contraire, les comités
révolutionnaires, étendant partout leurs ramifications, avec le prêtre,
l'instituteur et un ou deux notables pour noyau, surent exercer une
vigoureuse pression sur les indécis, en même temps que les _comitadjis_[14]
châtiaient les réfractaires. De telle façon, en une dizaine d'années, le
fanatisme qui provoque les actes les plus téméraires fut inculqué aux plus
molles, aux plus passives populations.

[Note 14: Ils sont dirigés et soldés par le «Comité des Insurgés de
Macédoine et d'Andrinople», dont les membres les plus militants sont
Boris Sarafow et Damian Groujew.]

Beaucoup de ces Macédo-Bulgares, réfugiés dans la principauté, sont
arrivés à y occuper de hautes fonctions civiles et militaires; comme de
raison, ils compatissent aux souffrances de leurs frères de Turquie; car,
il faut bien insister là-dessus, plus que tout autre, l'élément bulgare
a souffert du régime arbitraire ottoman, et cela par le fait même des
occupations agricoles de ses membres qui leur ont valu d'être ravalés à la
condition de serfs des beys musulmans.

À la longue, cet état d'oppression et de misère, habilement exploité,
devait engendrer les instincts de révolte dont les comités mentionnés plus
haut ont si bien tiré parti. À l'envi, le maître d'école bulgare et son
élève sont devenus les agents les plus actifs de la révolution dans les
villages de Thrace et de Macédoine, s'appliquant à exciter contre les
Turcs les sentiments de haine qui ont abouti à l'organisation de bandes
d'insurgés, aux attentats de Salonique, aux massacres de Kroushévo, à la
destruction des récoltes, à l'incendie de nombreux villages soit musulmans,
soit bulgares; en un mot, à toute l'horreur des révoltes furieuses et des
sanglantes répressions.

On peut clairement comprendre que, chez les Bulgares, toute demande
d'autonomie pour la Macédoine cache le désir de voir, après une période
troublée, l'annexion à leur principauté de cette province où les éléments
appartenant à leur race sont nombreux et par endroits assez compacts.
Une puissante considération économique vient encore à l'appui de cette
politique nationaliste: il est certain qu'en s'étendant vers le sud, la
Bulgarie s'approprierait le port de Salonique, qui serait pour elle une
décisive garantie de prospérité.

Mais une autonomie macédonienne au profit de leur race, telle que la
désirent les Bulgares,--sous l'autorité nominale de la Turquie, pour
marquer une étape, avant la pleine réalisation de leurs aspirations,--peut
être considérée comme une dangereuse velléité. La réaliserait-on jamais
sur le papier, qu'en fait les musulmans ne sauraient consentir de plein
gré à abandonner leurs fonctions et à voir s'établir une ère d'égalité
entre eux et les Bulgares.

Il faudrait la force des armes pour amener un tel résultat,
essentiellement précaire, puisque la perspective de l'hégémonie
bulgare ne saurait satisfaire les autres populations, lesquelles sont
individuellement en minorité vis-à-vis de l'élément favorisé, mais forment,
réunies, une majorité contre lui. C'est pourquoi la formule «la Macédoine
aux Macédoniens» restera vaine, tant qu'on ne lui apportera pas un
correctif barrant toutes les ambitions ethniques des voisins.

Contre la solution hypocrite que préconisent actuellement les Bulgares
pour procéder ensuite comme avec la Roumélie Orientale, rappelons que,
même dans ses possessions européennes les plus éloignées, comme la Bosnie,
l'Herzégovine et la Crète, la Turquie ne peut se résoudre à l'application
des réformes; elle considérerait donc comme un suicide l'autonomie
macédonienne sous l'autorité nominale du sultan. Elle usera jusqu'au bout
de ses moyens dilatoires habituels, elle qui toujours a su se résoudre
à perdre des provinces plutôt que de les réformer; car si l'esprit
de sa politique était susceptible de s'assimiler les principes de la
civilisation occidentale, elle eût procédé elle-même, avec honneur et
profit, à une évolution politico-sociale accomplie sans secousses, en
dehors de toute intervention étrangère.

Même à présent que les prétentions des puissances sont si limitées, ne
voit-on pas quelles difficultés rencontre l'exécution de ce programme
tracé par la Russie et l'Autriche-Hongrie en tant que mandataires de
l'Europe? L'organisation d'une gendarmerie dirigée par des officiers
étrangers, malgré tous les efforts méritoires de ceux-ci, rencontre à elle
seule de tels obstacles, qu'on ne sait s'il ne faudra pas bientôt recourir
à cette intervention plus énergique que laissait prévoir récemment le
comte Goluchowsky.

La présence des Turcs nous paraît donc rendre insoluble le problème de
l'autonomie de la Macédoine. Quant à une annexion plus ou moins différée
de la Macédoine à la Bulgarie, même si ce rêve caressé par les Bulgares
pouvait se réaliser, il se produirait entre la race dominante et ses
rivales d'interminables conflits qui, sous une autre forme, rouvriraient
la question balkanique avec plus d'acuité peut-être, car du moins l'état
actuel est considéré par tous comme provisoire et laisse la porte ouverte
à toutes les espérances.

Admettons que le système qui a réussi aux Bulgares pour la Roumélie
orientale leur réussisse encore pour la Macédoine; que les procédés turcs,
exactions, assassinats, incendies, jettent toutes les races désespérées
dans les bras du panbulgarisme, dont la propagande par le fait revêt
d'ailleurs des formes aussi horribles. Pourrait-on conclure de ce
début--car, après avoir taillé, il s'agirait de coudre--qu'un État de
quatre millions d'habitants saurait s'imposer à toutes les nationalités
éparses sur le territoire macédonien, qui, de la première à la dernière,
avec les mêmes droits, aspirent à une existence politique propre, à un
développement national individuel?

Et chacune de ces nationalités macédoniennes n'a-t-elle pas un appui
extérieur, au même titre que l'élément bulgare impuissant à les absorber
et qui seul verrait ses vœux comblés?

Peut-on croire que la Grèce, qui étend ses visées jusque sur
Constantinople; qui, depuis des siècles, nourrit un idéal panhellénique;
qui a dans son jeu l'influence restée considérable du patriarcat; qui
impose encore sa langue par le culte, l'école et le négoce, consentira à
se voir barrer tout avenir, sans recourir contre les Bulgares aux moyens
révolutionnaires qu'elle a d'ailleurs trop bien enseignés à ceux-ci?
La Serbie elle-même, quoique atteinte d'une moindre mégalomanie,
resterait-elle impassible? Mais elle étouffe dans ses limites actuelles et
aspire à s'ouvrir une fenêtre sur la mer Égée, depuis que la domination
autrichienne en Bosnie et en Herzégovine lui interdit l'espoir d'arriver
à l'Adriatique. La Roumanie, de son côté, ne saurait s'accommoder,
pour des raisons qui apparaîtront clairement au chapitre suivant,
d'un agrandissement aussi considérable de la Bulgarie, même au prix de
certaines compensations. Nous ne saurions mettre en ligne les intérêts
des Turcs immigrés; mais il faut bien parler des Albanais, puisqu'ils
sont autochtones. Les uns et les autres, accoutumés depuis des siècles à
considérer les Bulgares comme des serfs attachés à la glèbe pour leur plus
grand profit, verseraient leur sang jusqu'à la dernière goutte plutôt que
de se soumettre débonnairement à celui des peuples chrétiens qu'ils ont le
plus opprimé parce qu'il le considéraient comme inférieur à tous les
autres.

Donc une Grande Bulgarie rencontrerait l'hostilité absolue d'abord de la
majorité des populations qu'elle voudrait dominer, puis des petits États
voisins ayant des affinités de race avec ces populations sur lesquelles
ils exercent une sorte de protectorat moral.

Conviendrait-elle mieux, sans parler des autres, aux deux grandes
puissances qui ont assumé le mandat de rétablir l'ordre dans la Péninsule?
Il est possible que la Russie elle-même, payée pour connaître les Bulgares,
ne s'en accommode pas. Quant à l'Autriche, qui y a pris pour devise
«diviser pour régner», son attitude ne laisse pas de doute.

Il y a au surplus en Macédoine un petit parti d'autonomistes, également
opposés aux prétentions de la Bulgarie et à celles de la Grèce, également
méfiants vis-à-vis de la Russie et de l'Autriche. Il lui manque encore le
point d'appui qui rendrait sa conception viable; mais ce parti est bien
celui de l'avenir, sous la condition qui fait l'objet même de cette étude,
excluant aussi bien l'absorption par l'Autriche que le péril panslaviste,
comme elle écarterait, pour les petits peuples balkano-danubiens, la
menace d'une rupture d'équilibre.



CHAPITRE IV

LES ROUMAINS DU SUD


Nous les désignerons ainsi,--car ils se nomment eux-mêmes Roumains ou
_Aromâni_, la phonétique de leur dialecte latin comportant l'emploi de la
voyelle A devant le R initial,--et non sous les sobriquets plus ou moins
malveillants de Tzintzari et de Koutzo-Valaques[15], que leur attribuent
les peuples voisins.

[Note 15: Koutzo-Valaques, d'après l'étymologie turque, signifierait
d'ailleurs, non Valaques boiteux, mais Petits-Valaques (Kiuciuk-Vlah) ou
Roumains de l'Épire, par opposition aux Grands-Valaques de Thessalie.]

Les Roumains de Turquie ont peu fait parler d'eux jusqu'ici dans les
sphères diplomatiques et dans la presse occidentale, et si même ils ont
attiré l'attention au cours de ces dernières années, c'est à cause de la
question des réformes. Ils sont pourtant dignes de toute la sympathie de
l'Europe, tant par leur origine, leur passé, leurs incontestables qualités
morales et intellectuelles, que par leur attitude sérieuse et calme au
milieu de tous les événements dont l'Orient est le théâtre.

Nous avons déclaré plus haut que nous ne discuterions pas les controverses
historiques susceptibles de nous entraîner hors du cadre de cette étude
politique, dont une solution aussi équitable que possible du problème
oriental est l'unique objet. Toutefois, nous croyons utile de rappeler à
larges traits comment cet élément latin s'est établi et a subsisté dans la
péninsule balkanique.

Les premières guerres apportées par Rome en Macédoine remontent à 211-215
avant Jésus-Christ. Elles finirent, en 197, par la défaite du roi
Philippe. L'action de Paul-Emile est plus connue; elle aboutit à la
dépossession du roi Persée et à la proclamation de la Macédoine comme
province romaine. Beaucoup de villes furent détruites et Tite-Live nous
apprend que de nombreux colons italiques furent envoyés repeupler le
territoire conquis. Des tentatives de révolte furent réprimées et peu à
peu les légions soumirent le pays jusqu'au Danube.

Un mouvement parallèle devait se produire au nord du fleuve. En 106 après
Jésus-Christ, quand l'empereur Trajan incorpora la Dacie à l'Empire, les
Romains des deux rives se donnèrent la main, et non seulement le vaincu
accepta la loi du vainqueur et sa civilisation, mais l'élément latin y
devint prépondérant comme population.

Cet état de choses dura jusqu'à l'an 270, quand, cédant à la poussée
des Barbares, l'empereur Aurélien ramena au sud du Danube, en Mœsie,
les légions et une partie des populations latines, qui se retirèrent
progressivement jusqu'au Pinde, où les attiraient, avec la sécurité des
montagnes, d'autres éléments de même race qu'elles y trouvaient déjà
établis.

Ces Latins du sud du Danube, d'où proviennent indubitablement les
Macédo-Roumains de nos jours, ont constitué la florissante province
dite Dacie aurélienne et peuplé la majeure partie de la Thrace et de la
Macédoine. Un petit groupe, refoulé vers l'ouest par les invasions, s'est
aussi conservé sur les rives de l'Adriatique: ce sont les Istro-Roumains.

Les chroniqueurs byzantins font souvent mention des Valaques (Vlahi)
enrôlés dans les armées impériales. Théophanès écrit qu'en 579 des soldats
opérant en Thrace furent pris de panique en entendant un muletier crier
à un autre: _Torna, torna, fratre!_ croyant que c'était un signal de
sauve-qui-peut. Théophilacte confirme cette expression en la traduisant
par _ritorna_ au lieu de _torna_. Quoi qu'il en soit de l'anecdote, elle
prouve que les Roumains existaient dès cette époque, et qu'on ne peut leur
méconnaître un droit de priorité dans certaines régions des Balkans.

Vers 670, nous trouvons, dans la Dobroudja et la Bulgarie actuelles,
Asparuch, qui combine, avec le concours des Roumains, un plan d'attaque
contre Byzance déjà frappée de décadence. Son successeur Terbélius,
toujours s'appuyant sur des Roumains, avance vers le sud jusqu'à l'Hémus.
En 706, les Roumano-Bulgares, dont nous avons déjà parlé, s'établissent
autour des Balkans et leur roi Siméon envahit, en 893, la Macédoine,
l'Épire et la Thessalie, que Nicéphore Phocas reprend à Pierre, fils de
Siméon. La page la plus glorieuse de la race roumaine dans la Péninsule
fut écrite au temps de la dynastie assanide. Deux frères roumains, Pierre
et Assan, possédaient de ces immenses troupeaux qui formaient déjà, comme
ils le sont demeurés jusqu'à nos jours pour les populations pastorales
valaques ou macédo-roumaines, la principale source de richesse de la
contrée. Byzance voulut leur imposer une dîme; ils refusèrent de la payer
et, se mettant à la tête des Roumains et des Bulgares, ils envahirent
l'Hemus (Balkan) et la Macédoine; de sorte qu'en 1188 toute la région
située entre le Danube, les Balkans, le Rhodope et la Macédoine se
trouvait en leur possession. Cette dynastie guerrière devint la terreur de
l'Empire. Les deux frères aînés furent tour à tour assassinés; un puîné,
Joanice, leur succéda, et sa renommée parvint jusqu'au pape Innocent III,
qui s'efforça de l'amener dans le giron de l'Église de Rome, en lui
rappelant, «ce qui flattait l'amour-propre de Joanice,» dit le chroniqueur,
«qu'il était issu d'une souche romaine[16].»

[Note 16: «Il importe à ta gloire temporelle comme à ton salut éternel que
tu sois Romain aussi bien par la conduite que tu l'es par l'extraction, et
que le peuple de ton pays, qui se dit descendu du sang romain, suive les
institutions de l'Église romaine, pour montrer, même dans le culte divin,
qu'il conserve les mœurs de ses ancêtres.» (Lettre d'Innocent III à
Joanice, roi des Roumano-Bulgares.)]

Joanice éleva très haut l'honneur de ses armes. En 1205, il fit prisonnier
et mit à mort Baudouin de Flandre et se rendit redoutable sous le titre
d'empereur que lui reconnurent ses contemporains. Il tomba à son tour
victime d'un assassin. Nous ne suivrons pas ses successeurs; ce que nous
avons voulu établir, c'est que l'empire roumano-bulgare s'étendait du
Danube à l'Adriatique, par conséquent dans toutes les régions, Macédoine,
Albanie et Épire, où les Roumains se sont perpétués.

Cet empire s'étant dissous, une partie de ses éléments roumains abandonna
la plaine et s'établit dans la région montagneuse où nous la trouvons
aujourd'hui en masses compactes, s'adonnant plus particulièrement à la vie
pastorale et laissant l'agriculture aux Slaves.

Au moment de la conquête turque, les chroniqueurs signalent, dans la
Thessalie et une partie de l'Épire, une Grande-Valachie (Blaqui la Grant,
Megalo-Vlahia), qu'on a appelée aussi Grande-Roumanie, et, dans l'Épire,
l'Étolie et l'Acarnanie, une Valachie supérieure, l'Ano-Vlahia des Grecs.
Les Roumains peuplent encore presque exclusivement les deux versants du
Pinde.

Dans les poèmes nationaux grecs, les princes de Thessalie étaient nommés
«rois des Roumains». D'autre part, les despotes d'Épire s'intitulaient
aussi «princes des Roumains (Valaques)». Les Serbes appellent encore de
nos jours l'Albanie du sud «la Vieille Vlaquie» (Stari Vlah).

Après 1454, ces Roumains du sud, organisés en petits voévodats ou
capitanats dans leurs montagnes, eurent moins que les autres nationalités
à souffrir de l'invasion musulmane qui brisa l'Empire byzantin. Seuls,
avec les Albanais, ils réussirent à conserver une demi-indépendance ayant
pour base une autonomie communale complète. Il existe encore, dans des
villes comme Metzovo (Aminciu en roumain), Perivole, etc., des firmans qui
établissent clairement les droits de ce peuple roumain, réclamé tantôt par
les Grecs, tantôt par les Bulgares, lesquels ont un égal intérêt à en
réduire l'importance.

Ces montagnards guerriers, qui se faisaient volontiers heiduques, n'ont
jamais permis qu'on violât leurs privilèges, et s'ils reconnurent la
suprématie des sultans, ils n'en continuèrent pas moins à s'administrer
par leurs Conseils de sagesse et leurs capitanats. Ils défendaient leur
territoire et empêchaient même les Turcs d'y passer sans leur consentement
préalable, en leur imposant parfois la condition de déferrer leurs
chevaux. Comme l'a fort bien reconnu Pouqueville, ce peuple, resté
indépendant de fait, fut placé sous la suzeraineté des sultanes Validé
et n'eut qu'à leur payer une redevance annuelle, hommage consenti et non
tribut de servitude, sans avoir à craindre l'ingérence du fisc ottoman.
Aujourd'hui encore, les maires élus répartissent l'impôt, que l'agent
financier vient simplement recevoir une fois l'an.

En 1525, le sultan Soliman II institua quinze capitanats, composés de
Roumains, pour la défense du territoire contre toute invasion étrangère.
Les hommes soumis au service militaire étaient exempts de toute
contribution. Grâce à cette indépendance, les groupes macédo-roumains ont
subi sans être entamés les vicissitudes des siècles. Imbus de sentiments
d'honneur et de liberté, de mœurs très pures, ils ont conservé intact,
dans les montagnes les plus inaccessibles, le trésor de leur nationalité.
Le Byzantin Nicitas Chroniatès constatait déjà que leurs positions étaient
très difficiles à attaquer. Pendant ce temps, les Bulgares et les Grecs
des basses régions supportaient toutes les conséquences de la conquête
musulmane et devenaient des sortes d'ilotes des beys turcs et albanais.

En dehors de l'élevage des troupeaux, les populations roumaines, si
industrieuses et dont Kanitz a constaté les aptitudes extraordinaires
pour l'architecture et les travaux d'art, se sont spécialement adonnées
au négoce. Dans tout l'Orient se répandirent des représentants de cette
race active, intelligente et économe, dont beaucoup réalisèrent d'énormes
fortunes et détiennent encore une bonne partie du commerce dans les pays
appartenant à la Turquie. Nous les retrouvons en Roumanie, en Serbie,
en Grèce, en Bulgarie, à Budapest, à Vienne même. Ces négociants, qui
introduisirent en Italie, vers le dix-huitième siècle, une espèce de
vêtement appelé «capa», fondèrent des comptoirs à Naples, à Livourne,
à Gênes, en Sardaigne, en Sicile, jusqu'à Malte et à Cadix; d'autres
s'établirent à Venise, à Trente, à Ancône, à Raguse.

Comme nombre, les Roumains du sud, disséminés à travers la Turquie
d'Europe, peuvent être évalués à plus d'un million, sans compter les
200,000 établis au nord de la Thessalie, cédée à la Grèce, malgré leurs
protestations, en 1881[17], et des groupes moins nombreux disséminés dans
l'Attique, le Péloponèse et certaines iles de l'Archipel. Ils comptent
aussi pour plus de 200,000 en Bulgarie et en Serbie. Pour ne rien omettre,
nous signalerons, dans la région de Méglénie, au sud de la Macédoine, la
petite ville de Nanta, dont la population latine a embrassé l'islamisme,
en conservant toutefois son individualité, puisque ses imans emploient
encore le dialecte macédo-roumain pour leur prédication dans les mosquées.
C'est l'unique exemple d'une abjuration de la foi chrétienne par des
Roumains, tandis que tant de Serbes, de Bulgares, de Grecs et surtout
d'Albanais ont passé à l'islam.

[Note 17: C'est parmi les Roumains de la région de l'Aspropotamos que se
recrute surtout le corps des «evzones», soldats braves et d'allure si
martiale sous la fustanelle; ils se sont particulièrement distingués
pendant la dernière guerre gréco-turque.]

Les Macédo-Roumains ont donné à différents pays une élite de personnalités
remarquables.

Beaucoup d'illustrations de la Grèce contemporaine, comme Coletti, Riga,
Vlahopoulo, Rangabé, Valavriti, Colocotroni surnommé Vlahos, Hadji-Petru
dit Vlahava[18], sans compter les capitaines de la révolution grecque, tels
que Botzaris, Giavéla, Griva, Bucovala, Odyssée Andrutz, Ciara, Caciandoni,
et les grands bienfaiteurs de la race hellénique, les Sina, les Dumba,
qui s'élevèrent en Autriche à de hautes situations sociales, les Toschitza,
les Arsaky, les Avéroff, sont d'origine roumaine.

[Note 18: Le grand historien grec moderne, Lambros, est aussi d'origine
roumaine, comme l'était probablement le célèbre homme d'État italien
Crispi, dont les ancêtres sont venus d'Épire en Italie.]

Il en est de même, en Bulgarie, d'hommes politiques comme Radeff et
Tacheff; en Serbie, du héros Tzintzar Janco, de Tzintzar Marcovitch, de
Vladan Georgevitch, même, dit-on, des Karageorgevitch, et certainement
de nombreuses autres familles des plus distinguées.

En ce qui concerne la Roumanie, on dresserait une liste interminable, si
l'on voulait trier les familles ou les personnalités marquantes de tout
genre qui tirent leur origine de Macédoine, d'Épire, de Thessalie et
d'Albanie.

Des savants et des voyageurs compétents, nomme Kanitz, Thunmann, Leake,
Pouqueville, et plus récemment Victor Bérard, ont reconnu la nationalité,
restée distincte et intacte, des Macédo-Roumains. Selon Pouqueville, la
population de la Turquie méridionale, qui parle une langue toute proche de
celle des peuples de la vallée karpatho-danubienne, occupe l'ensemble du
territoire qui s'étend d'Ochrida à la Morée et de Cojani à l'Adriatique,
dans le voisinage de Durazzo. Thunmann, qui a consacré de longues études
aux Roumains et aux Albanais, s'exprime ainsi: «Les Roumains de Macédoine
forment un peuple grand et nombreux; ils représentent la moitié de la
population de la Thrace et les trois quarts des habitants de la Macédoine
et de la Thessalie,»--ce qui d'ailleurs est exagéré de moitié.

De telles appréciations peuvent surprendre, quand on voit tant
d'ethnographes, trompés sans doute par une hellénisation toute
superficielle qui ne sort pas du domaine de l'Église et de l'école, ou
prenant leurs informations auprès de consuls, de prêtres ou de notables
grecs, confondre parfois les Roumains avec les Hellènes. Ces derniers,
profitant des privilèges qu'avait obtenus des sultans l'Église chrétienne,
après la conquête de Byzance, et de l'influence, aujourd'hui à son déclin,
du patriarcat œcuménique sur l'ensemble des chrétiens d'Orient, ont
habilement englobé toutes ces populations si différentes dans la sphère
de l'hellénisme, à une époque où la religion était tout et où les
nationalités ne se dégageaient pas encore.

C'est ainsi que les Roumains, les Bulgares, les Serbes, les Albanais,
arrivèrent à n'avoir plus d'abord dans leurs églises, puis dans leurs
écoles, que des prêtres et des instituteurs grecs, tout en conservant
intacte la langue nationale dans le sanctuaire de la famille. On conçoit
donc l'erreur commise par l'observateur superficiel en ce qui concerne
les Roumains, qui, tout en pouvant se servir de leur propre langue pour
le culte, ne sont pas encore arrivés, comme les Bulgares et les Serbes,
à grouper leurs communautés religieuses sous la direction d'un chef
spirituel indépendant. C'est la grande lutte qui se poursuit aujourd'hui,
et tout fait prévoir qu'elle se résoudra à leur avantage. Nous devons
noter en passant que, depuis 1053, la séparation de la chrétienté en deux
Églises rivales, ce que les Occidentaux appellent le Schisme d'Orient,
porta un coup fatal au développement de l'élément latin dans les régions
où triompha l'orthodoxisme. La langue de Rome y fut bannie du temple
et les descendants des légionnaires n'entendirent plus que la liturgie
grecque, le plus souvent sans la comprendre.

Il faut donc s'étonner, non pas qu'il y ait des Roumains hellénisants,
encore en grand nombre, mais qu'il y ait des Roumains roumanisants. Ces
derniers ramèneront fatalement les premiers. Ils ont déjà fait des pas de
géant.

C'est que les conditions déterminantes ont bien changé. Les Roumains
du sud s'éprirent de l'idéal grec à une époque où les deux principautés
danubiennes de Valachie et de Moldavie, dont l'union a formé le royaume de
Roumanie, menaient une existence trop pénible et trop obscure pour pouvoir
devenir leur métropole intellectuelle.

Les villes de Bucarest et de Jassy, où a été préparée la révolution
grecque de 1821, étaient elles-mêmes des foyers d'hellénisme. Il ne faut
pas oublier d'ailleurs que la renaissance nationale, qui date précisément
de 1821, y prit nettement un caractère de protestation contre l'hellénisme
qui y dominait par ses princes venus du Phanar et s'abrita longtemps
encore dans les monastères dédiés aux Saints Lieux.

Cet élément macédonien, que les Grecs s'obstinent à nommer helléno-vlaque,
a rompu depuis quarante ans avec la tradition du philhellénisme, et depuis
lors il se heurte à une résistance désespérée de la part du patriarcat et
de la politique d'Athènes dont s'inspire surtout le synode œcuménique. Il
est l'objet, dans ses églises et dans ses écoles, d'une persécution dictée
par la crainte de perdre une clientèle nombreuse, riche et cultivée.

Pour marquer la date de ce séparatisme, rappelons que la première école
roumaine fut fondée en 1862, à Vlaho-Clissoura, par Apostol Margarit, cet
apôtre du roumanisme. Aussi, tout l'effort des Grecs consiste-t-il non
seulement à combattre le roumanisme en Macédoine, mais encore à le nier.
Le reconnaître serait en effet avouer que la «grande idée» a perdu un
terrain d'expansion considérable dans des centres que la presse, les
brochures et les notes diplomatiques représentent encore comme peuplés
non de Roumains, mais d'Hellènes pur sang.

L'élément latin se retrouve donc à chaque pas en Macédoine et en Épire,
aussi bien que dans la Thessalie annexée à la Grèce où, fait symptomatique,
les Roumains n'ont plus le droit d'étudier leur langue. Et si beaucoup
parmi eux n'ont pas encore osé affirmer nettement leur origine, c'est par
un ancien préjugé qui date du temps où l'hellénisme était considéré comme
le foyer de l'émancipation des peuples d'Orient autant que comme le centre
d'une civilisation supérieure. Ils ne se résignent pas encore à être
appelés Koutzo-Valaques, vocable interprété d'une façon méprisante par les
publicistes grecs, et qui tend à les marquer comme le produit d'un mélange
de races, comme des Grecs roumanisés, quand au contraire il y a là des
Latins grécisés, ou du moins acquis à la culture hellénique, que leurs
congénères émancipés de cette influence étrangère désignent du nom de
«Grécomanes».

Aujourd'hui que les ethnographes parcourent les provinces de la Turquie
d'Europe, que les agents civils et militaires constatent de visu la
situation, la vérité se fera jour progressivement. L'attention se portera
d'autant plus sur les Roumains du sud que ceux-ci, loin de contribuer aux
troubles et à l'anarchie qui menacent l'équilibre balkanique, constituent
le plus solide élément d'ordre. Ils n'empiètent sur les droits de personne
et le gouvernement ottoman apprécie leur conduite loyale. Combien il
serait injuste de refuser le droit à l'existence ethnique à une race qui
pratique cette attitude digne et sérieuse, et de l'ignorer sous prétexte
que les Roumains n'exigent point à main armée des réformes et ne visent
pas des annexions territoriales en soutenant leurs prétentions par des
émeutes et des attentats! La récente nomination d'un délégué roumain, à
côté et au même titre que les délégués des autres nationalités, dans la
Commission des réformes, constitue une reconnaissance officielle de la
légitimité des droits de l'élément latin existant en Macédoine, dont le
sort doit être réglé en même temps que celui des autres races.

Il importe que l'on accorde à toutes les nationalités un traitement égal,
afin que l'organisation des éléments balkaniques hétérogènes puisse
fonctionner harmonieusement. Si le patriarcat œcuménique prend parti pour
l'un de ceux-ci et prétend lui subordonner les autres, les conflits
n'auront aucune chance de disparaître.

Mais le peuple roumano-macédonien n'en sera pas réduit, espérons-le,
pour conserver sa nationalité, à recourir à des procédés violents qui ne
peuvent que lui répugner, à lui qui représente la culture intellectuelle,
le progrès, la richesse et l'industrie, dans ces régions. La
reconnaissance par la Turquie d'une Église autonome, soustraite à
l'influence oppressive du synode œcuménique et du Phanar, peut être
considérée comme un fait accompli. Malgré toutes les entraves que
ne saurait manquer de lui apporter le patriarcat, lequel suspend
préventivement sur elle les foudres ecclésiastiques dont a été frappé
l'exarchat bulgare, cette Église, qui aura un chef suprême et une
hiérarchie, permettra à la conscience ethnique de s'affirmer chaque jour
avec plus de vigueur parmi la population roumaine de Macédoine, qui a
conservé, en dépit de neuf siècles d'hellénisation, l'invincible vitalité
d'une race dont un dicton populaire dit: «Le Roumain ne périt pas!»

Mais si un instinct de conservation a toujours empêché les Macédo-Roumains
de confondre leurs intérêts tant avec ceux des Grecs qu'avec ceux des
Slaves, leurs apôtres des idées nationales sont loin de se montrer
systématiquement hostiles aux éléments étrangers qui cohabitent avec
eux sur cette terre. Une fois vainqueur sur le terrain de l'égalité des
droits, l'élément latin pourra au contraire servir en quelque sorte de
tampon pour amortir entre Slaves, Grecs et Albanais, des haines de race
séculaires.

Il convient aussi, en parlant des Macédo-Roumains, de prendre en
considération qu'il existe, aux embouchures du Danube, un royaume
latin, la Roumanie, qui n'a cessé de marcher dans la saine voie de
la civilisation et du progrès, sans jamais inquiéter l'Europe par de
dangereuses secousses politiques. S'il est universellement reconnu
aujourd'hui que cet État contribue par son attitude sage et modérée au
maintien de l'équilibre balkanique, il est certain que la constitution
ethnique de l'élément roumain du sud, qui ne saurait jamais rêver une
annexion à la métropole, laquelle ne poursuit pas davantage cette
chimérique visée, sera une garantie de plus pour l'harmonie et le bon
ordre général.



CHAPITRE V

LES SERBES


La politique serbe, en Macédoine, n'est entrée en scène que vers 1880,
mais elle a déjà réussi à s'affirmer dans maintes localités et même à
faire reconnaître par le patriarcat œcuménique un chef religieux, élu en
1902, en la personne de Mgr Firmilian, évêque de Scopia (Uskub), capitale
de la Vieille Serbie. Les Serbes concentrent toutes leurs espérances sur
cette partie du territoire turc, bien qu'ils s'y trouvent en minorité par
rapport à la population albanaise.

La propagande scolaire serbe, en Macédoine, se heurte à celle des Bulgares,
qui ont pris les devants et ont eu recours aux moyens les plus violents
contre un ennemi du panbulgarisme d'autant plus redoutable qu'il est moins
facile d'attribuer à l'une ou à l'autre branche les Slaves réclamés par
toutes les deux.

Jusqu'à un moment donné, on ne parlait, que de l'existence d'un élément
bulgare dans cette partie de la Macédoine qui s'étend des frontières de la
Serbie et de la Bulgarie au delà des lacs de Castoria et d'Ochrida. Puis
Goptchevitch, dans son livre intitulé: _la Macédoine et la Vieille Serbie_,
établit des statistiques d'après lesquelles il se trouverait en Macédoine
plus d'un million de Serbes, sans un seul Bulgare.

Toutefois, le même auteur, pendant la guerre entre Serbes et Bulgares,
pencha du côté de ces derniers et écrivit sur la Bulgarie et la Roumélie
Orientale un ouvrage où les affirmations de son précédent travail se
trouvaient contredites. Cet exemple démontre combien sont fragiles les
bases d'une classification rigoureuse. Dans tous les cas, quelle que soit
leur origine spéciale, et bien que la linguistique les rattache plutôt
aux Serbes,--qui peuvent aussi se réclamer du droit historique, leur
domination s'étant, à un moment donné, étendue sur toute la Macédoine,--la
masse des populations slaves contestées par les deux États sympathise
résolument avec la Bulgarie.

Mais la question de priorité n'est pas douteuse. On sait que des tribus
vraiment slaves sont apparues dans les Balkans bien avant la venue des
Bulgares: les Croates, dès le sixième siècle, les Serbes et les Slavons
vers le commencement du septième, tandis que l'année 679 fixe l'époque à
laquelle les Bulgares se répandent du Danube aux Balkans.

Les Serbes se formèrent en État seulement vers le douzième siècle,
bien qu'étant de race homogène et noble, eux qui, avec les Dalmates,
les Bosniaques et les Monténégrins, ont ressenti plus que les autres
peuples slaves l'influence civilisatrice grecque et latine. En 1282, ils
conquirent de vastes territoires et s'étendirent jusqu'au delà de Scopia,
jusqu'à Sérès et jusqu'à Dibra, dans l'Albanie du nord. Sous Drosch III,
toute la Macédoine leur appartenait déjà, mais leur puissance fut portée à
son apogée en 1346, sous le règne de Douchan, qui se proclame souverain de
tous les peuples balkaniques. Son empire, dont Scopia était la capitale,
s'étendait depuis la Drave et la Morava jusqu'à Kalava, et en Albanie
jusqu'à l'Adriatique.

En Macédoine, les noms de lieux sont fréquemment serbes et les chants
populaires, les légendes, y empruntent souvent leurs héros à la Serbie,
dont le folklore est d'ailleurs d'une richesse étonnante. Il faut
toutefois reconnaître que la domination serbe en Macédoine fut postérieure
à la domination bulgare et n'eut guère plus d'un siècle de durée
(1273-1375).

Comme tous les autres peuples balkaniques, les Serbes tombèrent sous le
joug ottoman et ne firent parler d'eux qu'à de rares intervalles. Sous
Karageorges et Miloch Obrénovitch, ils arrivèrent à reconquérir une
demi-indépendance et, en 1820, le traité d'Andrinople reconnut leur
autonomie.

En 1875, les Serbes soutinrent les Bosniaques et les Herzégoviniens
révoltés en raison du poids trop lourd des impôts. Les Turcs réprimèrent
ce soulèvement, ainsi que le mouvement tenté par les Bulgares; ils
écrasèrent les Serbes et marchèrent sur Belgrade. Intervenant en faveur
des peuples slaves, la Russie adressa alors à la Porte un ultimatum par
lequel elle exigeait pour la Serbie le rétablissement du _statu quo ante
bellum_; pour le Monténégro, une rectification de frontières; pour la
Bulgarie, la Bosnie et l'Herzégovine, une demi-autonomie. Sur le refus
des Turcs, le gouvernement de Saint-Pétersbourg tira l'épée et les Serbes
entrèrent en campagne de leur côté.

On connaît les résultats de la campagne de 1877. Les Serbes s'attendaient
à voir reconstituer leur ancien empire, lequel, nous l'avons dit,
comprenait, au quatorzième siècle, la Thrace, la Macédoine, l'Albanie et
l'Épire, et à former ainsi une sorte d'hégémonie slave dans les Balkans.
Cela n'entrait pas dans les desseins de la Russie, qui tenta au contraire,
à San-Stefano, de constituer une Grande Bulgarie. L'indépendance de la
Serbie fut du moins reconnue par le traité de Berlin; grâce au concours de
l'Autriche, on annexa simplement à cet État les districts de Nisch et de
Pirot, appartenant à la Vieille Serbie.

Les Serbes, toutefois, ne purent se résigner à voir s'évanouir leur idéal.
L'occupation autrichienne en Bosnie et Herzégovine leur enlevait tout
espoir du côté de Fiume, Raguse et Cattaro; leurs regards se portèrent
donc, par delà les monts Schar-Dagh, sur les plaines de la Macédoine et
les rivages de l'Archipel.

Malgré la résistance du gouvernement ottoman et de la population
bulgare, la propagande serbe réussit à obtenir certains avantages, comme
l'autorisation d'ouvrir des écoles et de fonder des consulats. À Uskub et
à Monastir, les Serbes possèdent des bibliothèques et des établissements
scolaires primaires et secondaires; ils s'efforcent de recruter des élèves
et de gagner des adhérents à leur cause.

Au début, cette cause sembla désespérée, surtout dans le vilayet de
Monastir, où l'élément bulgare est puissant et organisé. À Prilep,
citadelle du bulgarisme, comme sur d'autres points convoités, les agents
de la propagande serbe furent traqués et assassinés. Dans le bassin de
Prisrend, en Vieille Serbie, dans le vilayet de Kossovo, les souvenirs,
les traditions et le voisinage aidant, le mouvement eut plus de succès.
Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu'en Vieille Serbie, les efforts
des Serbes se heurtent à la résistance de l'élément albanais, plus
nombreux, et qui est resté agressif et fanatique. On sait qu'à Prisrend
les Albanais ont réuni un congrès pour poser la question de leur
autonomie. Leurs conflits avec les Serbes sont fréquents et provoquent
l'échange de notes entre Belgrade et Constantinople, concernant des
incidents de frontière. Rappelons-nous que le consul serbe Martinovitch
fut assassiné en pleine rue à Pristina.

La reconnaissance d'un chef religieux de leur nationalité à Uskub est
un fort atout dans le jeu des Serbes; quant à leurs écoles, bien que
relativement nombreuses et assez fréquentées, elles ne peuvent lutter
contre les écoles bulgares qui ont inondé tout le pays et où se
déploie une activité fébrile. L'influence politique de la monarchie
austro-hongroise à Belgrade s'applique à enrayer les efforts que font les
Serbes pour déborder sur les contrées avoisinantes de la Péninsule; aussi
l'antagonisme serbo-bulgare se réduit-il actuellement à des conflits
partiels. Toutefois, certains indices laissent prévoir qu'avec la nouvelle
dynastie, la politique serbe en Macédoine va changer de physionomie. On
travaille avec plus d'énergie; on organise des bandes qui passent la
frontière et sont prêtes à lutter par les mêmes moyens que les Bulgares.

On parle, il est vrai, d'une action politique commune, déterminée par la
crainte qu'inspire aux deux États le péril autrichien si réel; mais, au
fond, on peut dire que leur jalousie réciproque l'emporte sur les autres
considérations, car les Serbes convoitent Salonique autant que les
Bulgares. L'opposition de leurs intérêts paraît rendre problématique une
entente sincère et durable.



CHAPITRE VI

LES ALBANAIS


Bien que, depuis quelques années, il se produise en Albanie un puissant
mouvement autonomiste, la question albanaise est encore obscure pour
l'Europe; nous la traiterons donc avec quelques développements.

Ce peuple autochtone, dans tous les cas établi depuis une haute antiquité
sur les côtes orientales de l'Adriatique, peut se prévaloir de ces droits
historiques que jusqu'à présent nous n'avons pu reconnaître pleinement
qu'aux Roumains. Bien que son origine soit très discutée, il doit
certainement former un rameau des Illyriens, mais transformé par son
mélange avec un élément romain. Comme leurs ancêtres d'Illyrie réputés
pour leur bravoure et leur esprit d'indépendance, les Albanais aiment
avant tout les armes et la liberté; ils sont partagés en un certain nombre
de clans, Mirdites, Ghègues, Tosques, Liapes, etc. À cette conservation de
leur indépendance, ils ont sacrifié jusqu'à leur foi; la plupart, en effet,
ont embrassé la religion musulmane, pour ne pas subir la condition du
raïa. Les Albanais restés chrétiens se subdivisent en grecs orthodoxes et
en catholiques; ces derniers, au nombre de plus de 100,000, se trouvent du
côté de Scutari[19].

[Note 19: La population de l'Albanie, qui s'est toujours opposée aux
opérations du recensement, n'a pu être exactement établie. On peut
l'évaluer, avec l'Épire, à environ 1,900,000 habitants, dont 500,000
orthodoxes, 200,000 catholiques et le reste de religion musulmane. Les
orthodoxes sont en majorité de race roumaine.]

Il existe entre les clans certaines rivalités et certaines causes de
désunion, géographiques, sociales et religieuses, rendant très difficile
une action concertée des comités albanais qui ont leurs sièges à Naples,
à Bucarest et en Égypte. Entre les Ghègues et les Tosques, par exemple,
règnent des haines séculaires: les premiers, au nord, sont musulmans ou
catholiques; les seconds, dans la basse Albanie, musulmans ou orthodoxes.
Les Ghègues, pasteurs et guerriers, ont gardé un caractère plus aventureux;
les Tosques sont plus pénétrés d'hellénisme. Certaines tribus, comme les
Mirdites, appartiennent exclusivement à l'Église de Rome.

Les musulmans d'Albanie se partagent eux-mêmes en deux rites fort
différents, les uns coreligionnaires des Turcs et soumis au khalifat, les
autres affiliés à une secte dite des _Behtashli_, qui continue à faire de
nombreux adeptes. Ils sont non reconnus, mais simplement tolérés par le
gouvernement ottoman. Les derviches auxquels ils obéissent possèdent un
énorme ascendant sur la population.

On voit donc que les Albanais, divisés en deux religions, sont en outre
partagés en quatre rites, et comme conséquence reçoivent leur mot d'ordre
de quatre chefs spirituels différents. Aussi, pour bien s'entendre en vue
d'une action commune contrariée par ces barrières, doivent-ils d'abord
se pénétrer de leur individualité ethnique. Ce résultat aurait déjà été
pleinement obtenu, si la Porte leur avait permis l'usage de leur propre
langue dans leurs écoles.

Sous ce rapport encore, ils se trouvent dans une condition d'infériorité
vis-à-vis des Bulgares, des Roumains, des Serbes et des Grecs. Le jour où
ils auront le droit de s'instruire en albanais, les idées nationales
trouveront un écho plus puissant dans les cœurs, car cette race, toute
soumise qu'elle soit à des influences morales contradictoires, n'a pas
encore perdu la conscience de sa nationalité.

Lorsque les Turcs, après leur arrivée en Europe, voulurent s'étendre dans
les régions albanaises, ils y rencontrèrent la plus héroïque résistance
de la part des populations ayant à leur tête le fameux Georges Castriota,
dit Scanderbeg. Après la mort de celui-ci, les Albanais furent contraints
d'accepter la loi du vainqueur, dont ils adoptèrent en masse la religion.
Tout en acceptant de faire partie de l'Empire ottoman, ils n'en
conservèrent cependant pas moins leurs mœurs propres et, ce à quoi ils
tiennent par-dessus tout, la pleine liberté sur leur territoire, que sa
formation montagneuse rend d'ailleurs en partie inaccessible.

Aujourd'hui encore, dans ce monde à part, circulent des tribus nomades où
est à peine éveillée la conscience nationale. C'est que, généralement,
les Albanais ne peuvent s'astreindre à une organisation administrative
régulière, et ils ont opposé une résistance opiniâtre à chaque tentative
du gouvernement turc pour introduire chez eux quelques changements
appropriés aux nécessités du temps.

S'ils constituent eu Europe le seul élément sur lequel, en partie du moins,
la Turquie pourrait encore s'appuyer, les Albanais sont d'autre part,
pour l'Empire ottoman, une cause de faiblesse, en raison de cet esprit
d'indépendance, compliqué d'instincts anarchiques et pillards, qui inflige
souvent à la Turquie des déboires et des humiliations. De plus, accoutumés
aux privilèges, aux faveurs, aux pires abus, ils s'appliquent à faire
échouer toute tentative de réformes.

Leurs clans, commandés par une oligarchie aristocratique héréditaire,
obéissent aveuglément à leurs beys et se lèvent comme un seul homme à
l'appel de ceux-ci, pour repousser parfois même la force armée impériale.
Certaines tribus, surtout les nomades, ne reconnaissent pour ainsi dire
pas l'autorité du sultan; elles refusent l'impôt et le service militaire
et n'acceptent même pas un recensement. Par un contraste saisissant, c'est
pourtant au sein de la population albanaise que se recrutent les plus
hauts fonctionnaires civils et militaires de l'Empire.

Ce peuple fut à deux doigts de proclamer définitivement son indépendance,
au temps d'Ali pacha de Tébélen. Ce satrape, aussi corrompu que génial,
mettant au service de ses talents militaires toutes les ressources d'une
diplomatie astucieuse, s'était déclaré rebelle, et, en dehors de l'Albanie,
il étendit sa domination sur l'Épire, la Thessalie et une partie de
la Macédoine. Le sultan put donc craindre, à un moment donné, que la
puissance albanaise ne supplantât celle des Osmanlis; il fallut employer
la trahison pour venir à bout d'Ali pacha.

Chaque fois que la Turquie ou les puissances européennes ont porté
atteinte à leurs droits, les Albanais ont recouru aux armes: ainsi après
le traité de San-Stefano, ainsi après le traité de Berlin. Leurs luttes
avec les Monténégrins, pour la conservation de territoires cédés à ces
derniers, sont restées proverbiales. Pour défendre la région attribuée au
Monténégro par le traité de Berlin, les Albanais se constituèrent en ligue;
ils substituèrent aux autorités turques un gouvernement national et
s'organisèrent pour la résistance comme un État indépendant de l'Empire
ottoman.

Cette décision d'opposer la force à toute prise de possession d'un pouce
de leur terre par les Monténégrins se résumait pour les Albanais dans la
formule: toute rectification de frontière sur notre territoire est nulle
et non avenue.

Sommée par les puissances de dissoudre la ligue albanaise, la Porte envoya
sur les lieux Méhémet-Ali, un des plénipotentiaires du traité de Berlin.
Celui-ci y fut assassiné. Il est probable d'ailleurs que la Turquie
encourageait sous main la rébellion albanaise, avec la pensée d'y rendre
impossible la cession des régions disputées.

La Russie et l'Angleterre durent intervenir en faveur des droits du
Monténégro, et le chef du parti libéral anglais, lord Beaconsfield, qui
professait le respect du principe des nationalités, proposa, à cette
occasion, que l'on reconnût la demi-autonomie de l'Albanie sous la
suzeraineté du sultan.

Les puissances firent des démonstrations navales dans les eaux de Dulcigno,
pour exercer une pression tant sur les Albanais que sur les Turcs. Ces
derniers avaient surtout à craindre que la perte de ce district maritime
ne donnât lieu à un mouvement révolutionnaire et à quelque attentat à
Yldiz-Kiosk de la part de la coterie albanaise exaspérée; aussi la
Porte informa-t-elle d'abord les puissances que si les Monténégrins
franchissaient la frontière, elle se verrait obligée de les repousser
militairement.

Elle céda pourtant devant l'attitude énergique de la flotte britannique et
parvint à maîtriser le mouvement des Albanais, lesquels n'abandonnèrent
toutefois la ville de Dulcigno qu'après une résistance acharnée opposée
aux troupes turques elles-mêmes. C'est ainsi que le Monténégro finit par
obtenir satisfaction.

Lorsqu'il s'agit de la rectification des frontières gréco-turques, les
beys albanais formèrent une nouvelle ligue de résistance. On eût assisté
à un nouveau conflit suivi d'une nouvelle intervention européenne, si le
gouvernement ottoman n'était venu à bout des plus intransigeants, en
procédant à l'arrestation des uns et en achetant le désistement des autres
par l'octroi de fonctions importantes et de sinécures.

C'est le procédé habituel de la Porte, lorsque l'influence d'un bey
albanais suscite les appréhensions du pouvoir central: on s'arrange alors
de façon à le dépayser en l'envoyant en Asie Mineure, à moins de le garder
à Constantinople, où l'on a l'œil sur lui. Ce système de corruption a
souvent arrêté les mouvements populaires en Albanie, où les habitants
subordonnent toute initiative au consentement de leur oligarchie quasi
féodale.

Par contre, le gouvernement turc envoie assez fréquemment des agents dans
cette contrée pour y provoquer des émeutes, comme peut-être celle où fut
tué, il y a un an, le consul russe Tcherbina.

Cette manœuvre est familière à la Porte, lorsqu'elle sent que les
événements menacent de tourner à son désavantage. Elle impute alors à la
résistance des populations musulmanes de l'ouest l'impossibilité où elle
se trouve, dit-elle, d'accéder aux injonctions de l'Europe. Cette vieille
tactique hypocrite lui sert tout au moins à gagner du temps, résultat
appréciable pour un État dont les bases sont ébranlées et qui met tout
en œuvre pour tâcher de prolonger son agonie.

Les deux puissances dont les intérêts se heurtent aujourd'hui en Albanie
sont l'Autriche-Hongrie et l'Italie.

La première, privilégiée par sa position géographique et recrutant des
clients parmi les beys obérés qui reçoivent ses subsides, cherche à
pénétrer dans ce pays avec son avant-garde de missionnaires catholiques.
Ses jésuites dirigent à Scutari un excellent lycée, mais, malgré l'effort
de ces religieux, leurs élèves manifestent ouvertement des sentiments
philo-italiens, favorisés par le fait que, recevant l'enseignement
en langue italienne, ils subissent le charme d'une des plus nobles
littératures qui soient. En dépit de cette circonstance rassurante, le
gouvernement de Rome a cru devoir créer un lycée à Scutari, ainsi que
plusieurs écoles sur le littoral de l'Adriatique et de la mer Ionienne.

Ainsi, en Albanie, les sympathies pour l'Italie, dues à la parenté
ethnique, sont des plus vives et des plus spontanées. Il y a toujours eu
de nombreuses migrations d'un versant de l'Adriatique à l'autre et l'on
sait que les Albanais ont jadis fourni des gardes aux princes italiens,
notamment aux rois de Naples[20].

[Note 20: Il existe dans l'Italie méridionale une colonie albano et
épiro-italienne qui n'a point perdu conscience de son origine. L'on doit
à son initiative l'organisation de plusieurs comités tels que la _Societa
nazionale albanese_ de Rome et le _Comitato nazionale albanese_ de Lungro
(Calabres), ainsi que la fondation du collège ecclésiastique de
San-Adriano, près de Naples.]

Si l'Italie s'attache à développer son influence dans ce pays, surtout
du côté de Scutari, où sa langue est d'un usage courant, c'est qu'elle a
compris depuis longtemps de quelle utilité pour sa politique économique
pourraient être les ports albanais.

Des considérations analogues agissent sur l'Autriche-Hongrie, qui ne
néglige rien pour préparer sa descente vers le sud. Elle a d'autres
moyens que la propagande scolaire et tâche, comme nous venons de le
dire, de s'assurer les beys les plus influents par des présents qu'ils
ne repoussent pas et qui entretiennent leur vie de désordre et de
prodigalité. De la sorte, le cabinet de Vienne espère provoquer au moment
opportun quelque révolte lui permettant d'intervenir et de tenter du moins
de mettre ses plans à exécution.

Vis-à-vis des petits États balkaniques, les Albanais exercent une
surveillance ombrageuse; qu'il s'agisse des Serbes, des Bulgares ou des
Grecs, aucune extension territoriale à l'avantage de ceux-ci ne saurait
s'opérer pacifiquement sur leur territoire. Aux Serbes, ils disputeraient
les armes à la main la Vieille Serbie, où ils forment la majorité de la
population; déjà, à la moindre velléité qu'ils soupçonnent, ils se livrent
à titre de représailles à des incursions sur le territoire de leurs
voisins, et la Porte est obligée de se justifier vis-à-vis du gouvernement
de Belgrade.

D'autre part, si la Bulgarie essayait d'occuper la Macédoine, elle serait
mise en contact avec l'Albanie et nous verrions se produire des faits
analogues.

Quant à la Grèce, si on lui attribuait jamais l'Épire, rien ne pourrait
arrêter un soulèvement général des Albanais,--car le fait d'avoir donné à
la cause hellénique de 1821 des Canaris et des Miaoulis, natifs d'Hydra et
de Spezza, centres purement albanais, ne les empêche pas de considérer les
Grecs comme les plus dangereux ennemis de leur race.

Cette antipathie est générale; même les Albanais orthodoxes[21] l'éprouvent
politiquement vis-à-vis d'Athènes, bien que la langue grecque, à laquelle
la religion sert de véhicule, jouisse parmi eux d'un certain prestige.

[Note 21: Les statistiques des Albanais sont généralement erronées,
beaucoup d'orthodoxes étant portés comme Grecs, Bulgares ou Serbes, et
beaucoup de mahométans comme Turcs; en réalité, la race est beaucoup moins
mélangée.]

D'ailleurs le royaume hellénique possède déjà beaucoup d'Albanais; leur
langue est parlée dans l'Attique et jusque dans Athènes. La ville de
Thèbes est albanaise, comme Psara, Hydra, Spezza, l'île de Colouri, etc.
Les Grecs n'auraient aucun intérêt, croyons-nous, à augmenter encore par
des annexions la proportion de cet élément turbulent et jaloux.

En revanche, les Albanais s'accordent assez bien avec les nombreux
Roumains de leur contrée; on sait d'ailleurs qu'ils se trouvent répandus
sur la zone où le latin populaire fut, en Orient, supplanté par le grec.
Issu des Thraces et des Besses latinisés, Pélasge d'origine, leur peuple
n'est-il point par le sang apparenté aux Roumains, au même titre que les
Celtes l'étaient aux Francs?

Formant essentiellement une nation armée, toujours debout et dominée par
des instincts guerriers, l'Albanie serait donc en Europe, à certains
égards, comme le boulevard de l'Empire ottoman, qui se contente d'y
exercer une domination plutôt nominale et d'y trouver, en cas de guerre,
un précieux appoint de troupes auxiliaires. Mais, à tout prendre, les
Albanais ont surtout le souci de leur indépendance, qu'ils ont su défendre
même contre la Turquie. Une solution plaçant cette indépendance hors de
toute atteinte et ne subordonnant l'Albanie à aucun autre élément de la
Péninsule ne rencontrerait sans doute pas de leur part un parti pris qui
en compliquerait les difficultés d'exécution.



CHAPITRE VII

LES GRECS


Nous commencerons ce chapitre en priant les lecteurs hellènes sous les
yeux desquels tomberont ces lignes de ne pas prendre notre franchise en
mauvaise part, lorsque nous exprimons notre opinion sur leurs désirs
immodérés d'expansion--aussi bien d'ailleurs que nous l'avons fait pour
les Bulgares.

Nous tenons à déclarer que nous ressentons pour la nation hellénique une
sympathie tout aussi sincère que pour les autres nations chrétiennes
d'Orient; car, malgré la diversité des langues, nous considérons un peu
tous ces peuples comme frères, comme très proches parents en tout cas.
Mais nous avons avant tout songé, dans cet ouvrage, à aplanir les
obstacles insurmontables pour la réalisation de notre projet de
pacification et de confédération, et parmi ces obstacles se dressent en
première ligne les menées panhellénistes de ceux qui voudraient voir la
réalisation prochaine de leurs vœux.

Nous n'allons pas jusqu'à demander aux patriotes d'Athènes de renoncer au
fond de leur cœur à tout leur idéal; nous souhaitons seulement de leur
voir laisser à l'avenir le soin de réaliser, parmi leurs rêves de grandeur,
une partie équitable et possible dont ils devraient se contenter.

Jusqu'ici, en effet, bien qu'elle ait subi dans les guerres des défaites
réitérées, la Grèce a obtenu d'importants avantages. Malgré l'annexion de
la Thessalie, qui est un fait accompli depuis 1881, et celle de la Crète,
qui le deviendra bientôt, les Grecs paraissent voués à n'être jamais
satisfaits.

Considérant Athènes comme une capitale provisoire, ils semblent hallucinés
par la «grande idée» de la reconstitution, à leur profit, d'un Empire
byzantin qui engloberait Constantinople,--une convoitise qui hante
également le cerveau des Bulgares.

Ils invoquent des droits de priorité historique dans les Balkans et
prétendent même que toutes les provinces européennes de la Turquie
devraient légitimement leur revenir.

Il est vrai que les Grecs, aussi bien que les Albanais, peuvent se dire
autochtones dans une partie de la Péninsule, comme élément directement
superposé à la couche primitive pélasgique; mais, de nos jours, il serait
bien difficile de reconnaître aux peuples des droits de possession basés
sur la preuve plus ou moins indubitable d'une situation de premier
occupant. Du fait d'avoir vécu comme indigènes ou comme colons sur
certains points du territoire balkanique, il ne s'ensuit pas que les Grecs
puissent aujourd'hui réclamer politiquement ces régions, qui ont subi tant
de bouleversements durant le cours des siècles et ont été habitées, tour
à tour, par tant d'autres peuples dont les empreintes y sont peut-être
restées plus profondes. Les anciens Grecs se croyaient si peu des droits
exclusifs dans ces contrées qu'ils considéraient comme barbares les
populations de la Thrace, de l'Épire et de la Macédoine; et, en fait,
ils n'y ont jamais eu que quelques colonies.

L'Empire byzantin fut--on le sait--une agglomération de peuples les plus
divers.

Dans son livre intitulé _la Grèce byzantine et moderne_[22], M. D. Bikélas
s'efforce de justifier cet Empire de certaines accusations injustes ou
exagérées et de démontrer que l'hellénisme n'est pas responsable de toutes
les fautes de Byzance; il est d'ailleurs obligé d'avouer que «c'est
l'Orient qui constitue pour ainsi dire l'Empire, et que si parmi les
empereurs il y en a quelques-uns qui épousent des Athéniennes, eux-mêmes
sont tous des Thraces, des Arméniens, des Isauriens, des Cappadociens;
mais jamais ils ne sont d'Athènes, ou de Sparte, ou d'une autre origine
vraiment hellénique».

[Note 22: Paris, Firmin-Didot, 1893.]

À part le littoral, l'élément grec existant dans la péninsule balkanique
se trouve disséminé au milieu d'autres races. Il n'en a jamais été
autrement. Même dans l'antiquité, ce peuple, si colonisateur sur bien des
points du littoral méditerranéen, s'est toujours tenu à l'écart des races
barbares et guerrières du nord. Cet éloignement, basé sur la crainte
plus peut-être que sur l'aversion, s'est trouvé justifié, puisque ce fut
Philippe de Macédoine, père d'Alexandre, qui ensevelit, après des guerres
mémorables, la gloire et l'indépendance helléniques.

Ainsi donc les Grecs, tout en conservant des droits sur les maigres
portions de territoires qu'ils occupent encore, ne sont guère autorisés
historiquement à revendiquer la pleine possession de la Thrace, de la
Macédoine et de l'Épire. Le consentement de l'immense majorité des
habitants leur est refusé, et si même la tradition hellénique s'est
maintenue dans une partie de la Péninsule, c'est grâce à la seule
influence de l'Église grecque orientale et aux grands privilèges qui
placèrent longtemps sous la tutelle religieuse du patriarcat tous les
chrétiens d'Orient.

Les hauts dignitaires d'un culte qui, en Turquie, représente une véritable
force politique, parvinrent tout d'abord à englober dans la sphère de
l'hellénisme toutes les nationalités chrétiennes subjuguées, chez
lesquelles le sentiment de leur foi remplaça pendant longtemps le
sentiment national endormi. La religion semblait ne faire qu'un avec
l'hellénisme, confusion résultant de ce que Mahomet II reconnut, après la
conquête de Byzance, avec un remarquable sens politique, au patriarcat,
des droits assez étendus pour que tout le fantôme de la vie politique des
roumis gravitât autour de lui. Ce fut presque un État dans l'État et,
dans tous les cas, un intermédiaire commode entre l'élément dominant et
l'élément dominé.

L'hellénisme eut donc ce double point d'appui, l'Église et l'école.
Il présida à l'organisation des communautés et parut longtemps aux
populations chrétiennes comme un prolongement du pouvoir impérial d'avant
1453. Quand rien n'avertissait encore du contraire, comment les écrivains,
les touristes et même les ethnographes n'auraient-ils pas été portés à
croire que les populations de ces contrées, où dominaît cette forme de
l'hellénisme, étaient uniformément de race grecque?

À propos de chacune de ces populations, Bulgares, Roumains, Serbes,
Albanais, nous avons expliqué comment et quand s'opéra le réveil national,
finalement dirigé autant contre la grécisation que contre la domination de
la Turquie.

Fait singulier, ce mouvement séparatiste naquit au moment même où la
reconnaissance de l'indépendance de la Grèce semblait devoir offrir à
l'hellénisme une base solide. Mais les Grecs ne se tinrent pas pour battus;
ils conservèrent l'espoir d'helléniser, puis d'occuper la Macédoine et
l'Épire. Avant la création d'un État bulgare, n'affirmaient-ils pas leurs
droits sur le territoire actuel de la principauté!

C'est seulement aujourd'hui, quand les Serbes et les Roumains prennent
position dans la lutte d'influence, que leur foi en la réalisation de leur
idéal commence à être ébranlée.

Un autre signe de désaffection était pourtant de nature à leur donner à
réfléchir. Nous avons montré quel concours moral et même matériel reçurent
les Grecs de 1821 de la part de tous les chrétiens de Turquie; à ce moment,
leur cause fut celle de tous les roumis; même en 1854, même en 1877, ils
furent puissamment assistés par les populations de Macédoine appartenant à
d'autres races.

Or, pendant la dernière guerre gréco-turque, cet appui leur fut totalement
refusé. Et non seulement la Turquie ne trouva contre elle, dans les rangs
de l'armée du roi Georges, aucun des éléments qui jadis prêtaient leurs
forces aux insurrections des Grecs, mais, en Épire, on vit même des
Roumains et des Albanais chrétiens prendre les armes contre les troupes
helléniques.

Avec une incroyable obstination, Athènes cherche encore à regagner le
terrain perdu. Elle redouble d'efforts par la création de consulats et
d'écoles, par l'envoi d'agents de propagande, et se saigne à blanc pour
détourner de son maigre budget le million et demi de drachmes--outre les
sommes fournies par la libéralité des particuliers--qu'elle jette en
Macédoine. Surtout, elle masque ses insuccès par des statistiques faussées,
qui trompent malaisément les chancelleries, si elles sont encore souvent
accueillies sans contrôle par la presse européenne, et qui fournissent des
éléments erronés à des brochures politiques.

Le moment viendra où le public se fera une opinion plus conforme à la
réalité des faits. Déjà les Bulgares ont concentré sur eux toute
l'attention aux dépens des Grecs. Ce n'est encore qu'une étape, et, quand
elle sera franchie, la part qui revient à chaque peuple de la péninsule
balkanique apparaîtra clairement aux yeux de tous.

Cette propagande hellénique avait de beaucoup précédé l'indépendance de la
Grèce, qui en fut l'unique résultat et qui tourna même contre la «grande
idée», en ce sens que d'autres «idées» firent leur chemin dans le monde et
se mirent en travers de l'accomplissement de celle-ci.

Dès 1740, la première école secondaire grecque avait été ouverte à Cojani;
elles se multiplièrent à mesure que grandirent les appétits d'extension
territoriale des Hellènes.

Le grand malentendu fut celui-ci: les nationalités chrétiennes fatiguées
du joug musulman, qui avaient pris une part active au mouvement de 1821,
avaient eu l'illusion que la Grèce, constituée en État, les aiderait à son
tour à secouer la domination ottomane; mais celle-ci afficha de tout temps
les vues les plus égoïstes. Au lendemain même de sa libération, elle
refusa le droit de cité à ceux qui venaient de verser leur sang pour elle
et les «autochtones» mirent en quarantaine les «hétérochtones».

Il se confirme de plus en plus que la Grèce est indifférente au fait que
les roumis restent ou non roumis; il semblerait au contraire qu'elle voit
de mauvais œil tout mouvement d'émancipation qui ne se dessine pas à son
profit: c'est ainsi qu'elle tient en ce moment ostensiblement le parti des
Turcs contre les Bulgares, ses imitateurs.

D'ailleurs, en admettant le point de vue égoïste auquel ils se placent,
les Grecs sont excusables d'en vouloir aux Bulgares. La Grèce, en effet,
espérait que les soulèvements des chrétiens de Turquie, surtout celui de
1854, tourneraient à son profit, et ce sont les Bulgares qui, en obtenant
une Église indépendante du patriarcat œcuménique, ont donné le signal de
l'affranchissement de toutes les nationalités de l'influence hellénique.

Mais il faut toujours admirer un prodige d'énergie, même mal employée.
Les Grecs, qui jusqu'alors travaillaient avec assez de sang-froid,
déployèrent pour la lutte suprême une activité fébrile. Eux qui, en 1877,
ne possédaient encore sur le territoire turc que 111 écoles de garçons et
de filles peuplées de 5,361 élèves, comptaient déjà, dix ans plus tard,
c'est-à-dire en 1887, 339 écoles avec 18,541 élèves, et, aujourd'hui, ils
en ont porté le nombre à 973, ayant une population scolaire de 57,681
sujets.

Le gouvernement d'Athènes, le patriarcat et les communautés
ecclésiastiques assument les frais considérables de cette propagande, qui
s'exerce non dans les communes peuplées d'éléments grecs, généralement
négligées celles-là, mais dans les communes roumaines, bulgares et, toutes
les fois que c'est possible, albanaises.

Ces populations ne dédaignent pas les bienfaits de l'instruction, même
en langue grecque; elle est appréciable dans un pays essentiellement
polyglotte, et la concurrence des propagandes y a réduit à 5 pour 100 le
nombre des illettrés mâles parmi les individus âgés de moins de trente ans.

Au point de vue politique, cependant, le résultat est nul: le grec est
toujours une langue de superfétation, un simple véhicule d'idées, laissant
subsister dans la famille l'emploi exclusif de la langue nationale. Un
exemple typique: l'Avéroff des Olympiques, le grand bienfaiteur de la
Grèce, est natif de Metzovo, et ses collatéraux, issus d'un frère,
continuent d'habiter ce centre roumain hellénisant; eh bien, ils parlent
le roumain, et chez eux les femmes ignorent même le grec.

Combien était vaste l'idéal de la Grèce jusqu'en 1870! _La Carte
ethnographique de la Turquie d'Europe et de la Grèce_, publiée à Londres
en 1876[23], par Ed. Stanford, comprenait comme pays helléniques, outre
l'Épire et une partie de l'Albanie, toute la Macédoine depuis Struga (près
d'Ochrida) et Kacianik au nord, ainsi que le sud de la Bulgarie jusqu'à
Kustendil, la Roumélie Orientale, toute la Thrace et même les côtes de la
Bulgarie.

[Note 23: Traduction française, Dentu, 1877. Cette carte accompagnait un
mémoire sur la répartition des races de la péninsule balkanique, concluant
à la «parfaite nationalité hellénique de la Thrace et de la Macédoine».]

Le traité de San-Stefano aurait ruiné toutes ces espérances; le traité
de Berlin leur porta quand même un coup sensible en englobant dans la
Roumélie Orientale des territoires ambitionnés par les Grecs.

Pour combattre les prétentions ethnologiques émises par Schafarik et
autres publicistes slaves, on fit dresser, en Grèce, des cartes tendant
à démontrer la prédominance de l'élément hellénique dans tout le sud de
l'empire ottoman européen. Telle est la carte éditée chez E. Kiepert, à
Berlin, aux frais de M. Stéphane Zamfiropoulo.

Mais pas plus que les panslavistes, les panhellénistes ne sauraient
changer la nationalité véritable des pays en passant des couleurs sur
des cartes.

L'idéal des Grecs, privés de tout appui extérieur, n'a plus de chances de
se réaliser un jour, maintenant que l'hellénisme a perdu tout le terrain
gagné par chacun des éléments chrétiens qui recherchent leur développement
ethnique national.

Les statistiques les plus dignes de foi prouvent que l'élément grec est
peu nombreux en Macédoine; on ne le trouve guère que dans le district de
Castoria et dans la région de Serfidjé (Servia). À Bitolia (Monastir), le
centre le plus important du pays, en dépit des apparences, il n'existe
pas. Ce sont les Roumains grécisants, en grand nombre, qui peuvent donner
le change, mais la minorité des nationalistes tend de plus en plus
à absorber ces «grécomanes»; ce sera l'affaire d'une génération, et
peut-être l'institution d'un chef religieux roumain accélérera-t-elle
ce mouvement.

Si nous passons à l'Épire, le même phénomène se constate. Pas de Grecs.
À part Janina et quelques pauvres villages des environs, on ne rencontre,
en dehors des Albanais, qu'un élément roumain, supérieur comme culture
intellectuelle et situation économique. Les deux versants du Pinde sont la
citadelle même du roumanisme, avec leur population pastorale formant une
masse compacte absolument rebelle à l'hellénisation.

Même dans la Thessalie grecque, si l'on part de Metzovo en Épire, on ne
trouvera que l'élément roumain sur toute la chaîne des monts où prend
sa source l'Aspropotamos. Cet élément domine encore dans le massif de
l'Olympe, où lui appartiennent les communes les plus riches et les plus
peuplées, tandis que les Grecs y sont pauvrement représentés.

Si donc la Grèce reste vénérable par son passé, l'avenir de l'hellénisme
est plus que compromis, malgré l'emploi de procédés démodés, tels que
révoltes fomentées, manifestations tapageuses, plébiscites mensongers
tendant à démontrer que telle ou telle population est hellène.

Ce système, aujourd'hui usé, a pourtant réussi pour l'annexion de la
Thessalie. On y avait organisé une révolution; des troupes régulières
grecques coopéraient avec les rebelles. La Turquie, éprouvée par tant
d'hécatombes et surtout ne pouvant plus, sans aucun profit en perspective,
entreprendre une nouvelle guerre qui eût consommé la ruine de ses finances,
s'adressa à l'Angleterre. La médiation de celle-ci eut pour résultat
d'aplanir le conflit au moyen d'une rectification de frontières en
Thessalie et en Épire, de sorte que la Thessalie revint à la Grèce par
de simples manœuvres diplomatiques.

Cela ne vaut pas évidemment l'Épire et la Macédoine, contrées fertiles et
peuplées dont la possession assurerait d'abondantes richesses au royaume
hellénique, dont le sol est si improductif. C'est pourquoi les Grecs se
butent dans des convoitises d'autant plus vaines qu'en dehors des bonnes
raisons que nous avons données, l'expérience faite en Thessalie est
probante. La Grèce est un pays essentiellement chauvin qui ne permet pas
le libre développement des autres races; au surplus, avec des finances
avariées, avec une population et une armée insuffisantes par rapport à ses
rivaux, elle ne saurait actuellement offrir des garanties sérieuses de
prospérité et d'avenir à des populations étrangères, en admettant même
le cas improbable où elle arriverait à les conquérir.

Est-ce à dire que la Grèce n'ait aucune perspective devant elle, et que,
découragée, elle doive vivre de regrets stériles?

Au lieu de poursuivre une dangereuse politique d'expansion, que
n'imite-t-elle l'exemple de la Roumanie, qui se fortifie au dedans pour
être respectée au dehors? Que ne réforme-t-elle une administration qui
fait regretter le régime turc, il faut bien le dire, aux populations
roumaines de Thessalie qui ont d'ailleurs officiellement protesté contre
leur annexion à la Grèce? Les Macédoniens, les Épirotes et les Albanais
n'ont pas la moindre envie de subir à leur tour cette administration, et
la Grèce a malheureusement fourni des arguments à ceux qui font de la
conservation d'un fantôme de Turquie un article de leur _credo_ politique.



CHAPITRE VIII

LES MONTÉNÉGRINS


Formé d'un massif montagneux inaccessible, le Monténégro, grâce à sa
précieuse situation géographique et à l'indomptable courage de ses
habitants, a toujours pu sauvegarder son indépendance. Voici en quels
termes s'exprimait jadis le sultan Émir khan, en parlant de ce vaillant
petit peuple: «Nous, le sultan Émir khan, dont la domination s'étend de
l'orient à l'occident, faisons connaître à nos vizirs, pachas et cadis
de Bosnie, Herzégovine, Albanie et Macédoine, provinces limitrophes du
Monténégro, que les Monténégrins n'ont jamais été les sujets de notre
Sublime Porte, afin qu'ils soient bien accueillis à la frontière, et nous
espérons qu'ils procéderont de même vis-à-vis de nos sujets.»

Le traité de Berlin assura au Monténégro une extension territoriale, avec
les ports d'Antivari et de Dulcigno, débouchés maritimes précieux pour son
avenir économique. Ses habitants avaient mérité cet agrandissement par
leur conduite héroïque en 1876 et en 1877, quand ils immobilisèrent un
corps d'armée turc de 50,000 hommes. Ce n'est qu'après la défaite des
Serbes que, renonçant à leur tactique offensive habituelle, ils durent
se contenter d'une admirable défensive.

En vertu du traité de San-Stefano, le gouvernement ottoman cédait au
Monténégro une zone de terrain appréciable. Un peuple qui avait aussi
vaillamment lutté pour la croix depuis des siècles était bien digne
d'être pris en considération, après la guerre victorieuse dans laquelle
il venait de se couvrir de gloire; mais les puissances ne donnèrent qu'une
insuffisante satisfaction à ses vœux, malgré l'appui de la Russie.

L'Autriche-Hongrie, qui avait jeté son dévolu sur la Bosnie et
l'Herzégovine, première étape de son _Drang nach Osten_, se réserva
des régions appartenant au massif montagneux du Monténégro; on reprit
même le district de Spizza, qui lui avait été accordé par le traité de
San-Stefano. Le seul avantage réel dont bénéficia la principauté fut son
extension dans la direction de l'Albanie, qui facilitait l'exploitation de
ses forêts et de ses richesses minérales, en portant son commerce un peu
au delà de la zone dans laquelle le renfermait sa situation alpestre.

Mais jamais les Monténégrins ne pourront oublier que leur avenir est vers
les Balkans, où ils voudraient, en attendant mieux, quelques nouvelles
rectifications de frontières destinées à consolider leur pays et à lui
assurer un peu plus de terres arables. Le prince régnant actuel, si avisé,
si favorisé aussi par de hautes alliances, cherche à tirer parti de ses
liens avec les cours européennes pour jeter les bases d'une politique
d'expansion. On sait que la princesse Hélène de Monténégro est montée
sur le trône d'Italie et que le roi de Serbie actuel, Pierre Ier
Karageorgevitch, est veuf de la fille aînée du prince Nikita, dont il a
eu des enfants, tandis que le prince Mirko est apparenté aux Obrenovitch
par sa femme, née Constantinovitch.

Le Monténégro a fait partie, au moyen âge, de l'empire de Douchan, et
lorsque, au seizième siècle, les Turcs soumirent les Serbes à leurs armes,
il dut à ses défilés imprenables de pouvoir résister aux hordes musulmanes.

Le prince Nikita, aussi habile diplomate que valeureux guerrier, et
tout absorbé en apparence par l'introduction à Podgoritza des systèmes
agricoles les plus modernes, n'en suit pas moins avec activité la ligne de
sa politique extérieure. L'idée d'une union intime avec la Serbie et de la
fraternisation de tous les peuples balkaniques de race slave est le pivot
de l'activité politique de la principauté qui rêve de jouer un jour, parmi
les nations dites jougo-slaves, le rôle du Piémont en Italie ou celui de
la Prusse vis-à-vis des États germaniques.

En attendant, et quoi qu'il en soit de l'avenir de ces projets ambitieux,
le prince Nikita, par son prestige parmi les races slaves d'Orient dont il
est le plus ancien souverain, comme par ses illustres alliances, pourrait
efficacement contribuer à déterminer un courant favorable à la solution du
problème oriental. Le lien qui l'unit à la Maison de Savoie semble
l'indiquer pour servir en quelque sorte de trait d'union entre l'Italie et
les peuples slaves d'Orient.



CHAPITRE IX

QUE FAIRE?


De ce rapide coup d'œil jeté sur la carte de la péninsule balkanique, il
ressort bien qu'après la dissolution fatale de l'Empire ottoman, jamais
les peuples chrétiens, désunis et rivaux, ne pourraient s'entendre
pacifiquement sur leurs droits respectifs, si l'on tentait de partager
entre eux les contrées qui forment encore le domaine des Turcs en Europe.
On se heurterait à des prétentions contradictoires.

D'ailleurs l'enchevêtrement, la pénétration réciproque des diverses
nationalités exclut tout partage vraiment équitable, car l'ethnographie
et la géographie ne concordent pas et les droits historiques de cette
poussière de peuples n'offrent pas une base plus solide.

Les Bulgares ne reconnaissent les droits des Grecs que jusqu'à la rivière
Aliacmon (Vistritza) et nient absolument ceux des Serbes sur tout le reste
du territoire[24].

[Note 24: Dans une carte publiée à Sofia, il y a une vingtaine d'années,
les limites de la Grande-Bulgarie s'étendent jusqu'à Ochrida et Salonique,
et comprennent toute la Macédoine, la Vieille Serbie et même la partie du
royaume serbe située à l'est de la rivière Morava.]

Les Serbes, de leur côté, réclament l'ensemble de la Macédoine, en
rattachant à leur nationalité toute cette population slave que les
Bulgares affirment être de leur sang.

Les Roumains et les Albanais s'élèvent contre des visées aussi audacieuses
sur des régions où eux-mêmes se trouvent parfois supérieurs en nombre aux
autres nationalités. Les uns et les autres forment un élément irréductible
qui préférerait même le régime turc actuel à une hégémonie grecque ou
slave, et ils ont pour eux leur établissement bien antérieur dans les
parages qu'ils occupent.

Les Monténégrins compliquent également le problème en s'appliquant à
provoquer une union slavo-balkanique, également menaçante pour les Grecs,
les Roumains et les Albanais.

Les Grecs n'admettent pas qu'il y ait en Macédoine des Slaves, des
Roumains et des Albanais, et réclament, comme héritiers de Byzance,
presque toutes les possessions européennes de la Turquie.

Comme les Serbes, les Grecs redoutent de voir s'établir à Constantinople,
par l'intermédiaire des Bulgares, un grand Etat panslaviste.

Aussi, quelques personnages grecs, relativement modérés dans leurs
aspirations panhellénistes, ont-ils admis, dans l'éventualité d'une
confédération balkanique, de concéder aux Serbes quelques territoires de
la Macédoine du nord, tout en réservant, bien entendu, pour le royaume
hellénique, le reste de la Macédoine avec Salonique, l'Épire et la Crète.

Du côté des Serbes, en 1885, M. Mijatovics, alors représentant de son
pays à Londres, a exprimé l'opinion, dans une interview prise par un
journaliste anglais, que l'entente de la Serbie et de la Grèce pourrait
bien former la base d'une future confédération balkanique, mais à la
condition de se partager équitablement la Macédoine.

Mais quel compte a-t-on tenu, dans tout cela, des Bulgares, des Albanais
et des Roumains?

Une entente à deux sur ce terrain ne peut avoir aucune valeur, et de
semblables projets ne sont guère plus pratiques et réalisables que ceux
des panbulgares qui voudraient englober toute la Macédoine.

En prenant pour point de départ l'inéluctable affaissement de la Turquie,
il faut bien pourtant que, dans les contrées nouvellement affranchies et
mises par les compétitions des nationalités hors d'état de s'administrer
elles-mêmes, une autorité quelconque vienne remplacer la domination
ottomane et maintenir entre les petits États balkaniques un équilibre
indispensable pour la paix future de l'Orient.

Cette autorité ne peut venir que du dehors; or la Russie et
l'Autriche-Hongrie nous paraissent exclues par leurs ambitions mêmes,--car
nous ne voulons tenir aucun compte des ambitions étrangères, puisque nous
nous plaçons au point de vue du seul intérêt des populations
balkaniques.

Nous avons acquis l'inébranlable conviction--et c'est ici l'idée,
absolument personnelle, qui a déterminé la publication du présent
travail--qu'aucune puissance mieux que l'Italie ne pourrait présider
à l'œuvre de régénération de ces peuples chrétiens, en se substituant,
avec le consentement de l'Europe, à l'Empire ottoman, pour la tutelle et
l'administration des contrées nouvellement affranchies.

Cette tutelle durerait jusqu'au jour où les habitants de ces contrées,
aujourd'hui arbitrairement divisées en vilayets et que nous répartirions
mieux en provinces d'Albanie et de Macédoine, auraient acquis une
suffisante maturité politique et économique. Ce jour-là,--il ne tiendrait
qu'à leur sagesse de le hâter,--ces populations auraient à décider de leur
sort par voie de plébiscite et à déclarer si elles préfèrent vivre par
elles-mêmes, sous une forme républicaine ou monarchique, ou être réunies
soit les unes aux autres en fédération, comme les cantons suisses, soit à
tel ou tel État; car il faudrait leur assurer la plus complète liberté de
disposer d'elles-mêmes, après cette période d'attente.

Mais la solution que nous envisageons comporte, à côté de l'autorité
supérieure jugée indispensable, une seconde condition qui consisterait
en l'établissement d'un lien unissant entre elles non seulement les deux
nouvelles provinces, mais tous les peuples chrétiens de l'Orient, ceux-là
précisément dont les propagandes se disputent ces nationalités encore
sous le joug. Ce lien, qui leur permettrait à tous--plus ou moins jaloux
de leur influence et trop faibles dans l'état actuel et futur des
concurrences mondiales--d'établir la paix de la Péninsule sur des bases
solides, et que certains écrivains ont parfois souhaité vaguement, c'est
la _Confédération orientale_.

C'est à dessein que nous évitons l'expression de _Confédération
balkanique_, puisque la Roumanie et la Grèce devraient en faire partie,
et celle d'_États-Unis d'Orient_, qui peut-être ferait penser à une
centralisation future des divers États confédérés.



CHAPITRE X

QUELQUES OPINIONS SUR LA QUESTION D'ORIENT


La question d'Orient a préoccupé jusqu'ici de nombreux esprits. Des
écrivains de talent ont publié des livres où ils proposent telle ou telle
solution, apte, d'après eux, à régler la situation des peuples d'Orient.
Des hommes politiques ont organisé des ligues et des comités destinés à
propager leurs idées et à venir en aide aux populations balkaniques.

Avant d'exposer notre propre solution, nous passerons rapidement en revue
celles qui ont été proposées jusqu'ici, et dont aucune ne nous paraît
pratiquement applicable.

Parmi ceux qui se sont occupés de cette question, quelques-uns préconisent
des mesures utiles sans doute, mais trop platoniques; d'autres se placent
uniquement au point de vue de l'intérêt d'une grande puissance à laquelle
ils veulent inféoder les États des Balkans.

C'est ainsi qu'un écrivain russe, M. Danilewski, tout en admettant le
principe d'une confédération,--où il voudrait d'ailleurs faire entrer tous
les Slaves,--demande que Constantinople, destinée, dit-il, à devenir la
ville commune à tout le monde orthodoxe et slave, soit _temporairement_
occupée par les Russes[25].

[Note 25: N.R. Danilewski, la Russie et l'Europe, Saint-Pétersbourg, 1889.]

L'auteur, dans son projet de confédération, qui peut être considéré à
juste titre comme le code du panslavisme, répartit, comme suit, les divers
peuples de l'Orient:

1° Empire russe, avec la Galicie et la Ruthénie hongroise;

2° Royaume tchèque-moravo-slovaque, avec annexion du nord-ouest de la
Hongrie;

3° Royaume serbo-croate-slovène, comprenant la Serbie, le Monténégro, la
Bosnie, l'Herzégovine, la Vieille Serbie, l'Albanie du Nord, la Serbie
hongroise, la Croatie, l'Istrie et Trieste;

4° Royaume bulgare (Bulgarie, Roumélie, Macédoine);

5° Royaume roumain (Roumanie et Transylvanie);

6° Royaume hellénique (Grèce, partie de la Macédoine, Crète, Chypre,
l'Archipel, etc.);

7° Royaume hongrois;

8° Province de Constantinople.

Avec des idées moins panslavistes que M. Danilewski, le comte Kamarovski,
professeur à l'Université de Moscou, trouve que la meilleure solution
de la question d'Orient consiste à transformer en une capitale de la
Fédération balkanique Constantinople, dont on détruirait les forteresses
ainsi que celles du Bosphore et des Dardanelles. L'auteur demande que
l'on décide enfin de l'héritage de la Turquie et que l'on choisisse pour
cela, non la traditionnelle voie politique avec ses conséquences de
bouleversements, d'intrigues diplomatiques et de guerres, mais celle du
droit international où se réconcilient les intérêts de toute nature,
politiques ou autres, qui sont en jeu dans la question d'Orient. Le comte
Kamarovski propose d'attribuer à la Grèce l'Archipel, Candie et Chypre,
ainsi que les contrées peuplées par des Grecs, notamment une partie de la
Macédoine, dont l'autre partie reviendrait à la Bulgarie. Le Monténégro
recevrait l'Herzégovine[26].

[Note 26: Voir: _la Question d'Orient_, in _Revue générale du Droit
international public_, juillet 1896.]

Ces divers projets préconisés par des écrivains russes masquent mal le
secret désir de la Russie de s'emparer de Constantinople et de prendre
l'héritage de l'Empire turc. Bien qu'étant fermement partisan du système
fédéral, nous exposerons plus loin les raisons pour lesquelles une
confédération créée sur de pareilles bases nous paraît impossible. Si
nous estimons qu'un large pacte fédéral, à la fois souple et solide,
fournirait aux peuples chrétiens d'Orient la sécurité indispensable à leur
développement pacifique, nous désirons avant tout qu'il leur permette de
vivre par eux-mêmes.

La génération précédente nous a valu quelques projets de solution qu'il
nous semble intéressant de citer:

En 1860, nous trouvons l'idée d'une confédération ou union balkanique
émise dans quelques brochures. L'une, signée D. Rattos[27]
(Constantinopolitain), propose que le sultan soit invité par les
puissances à aller établir sa capitale à La Mecque, à Damas, au Caire
ou à Alexandrie, ajoutant que bien des princes et bien des peuples, dans
l'histoire, pour n'avoir pas su céder à temps à la nécessité, sont sortis
de la position malheureuse où ils se trouvaient beaucoup moins bien
qu'ils ne l'auraient fait sans leur résistance. Constantinople et les
territoires environnants seraient libres, un peu comme Hambourg; le
Bosphore et l'Hellespont, neutralisés; enfin les États chrétiens soumis à
la domination ou à la suzeraineté de la Turquie seraient constitués en une
confédération dont feraient également partie certaines contrées d'Asie
Mineure et d'Arménie.

[Note 27: DIONYSE RATTOS, _Constantinople, ville libre_, Paris, E. Dentu,
1860.]

Il est curieux de noter que, déjà à cette époque, l'auteur reconnaît que
l'Autriche seule aurait intérêt à s'opposer à ce plan de confédération,
qui lui enlèverait du coup la perspective de s'agrandir vers le sud et de
mettre à exécution ses desseins le long de l'Adriatique et du Danube.

La même année, un autre écrivain[28] propose aussi de substituer à la
Turquie, bien que celle-ci fût à cette époque beaucoup plus puissante que
de nos jours, une confédération de divers États, avec Constantinople ville
libre, et souhaite que les grandes puissances, au lieu de poursuivre des
conquêtes en Orient, se contentent d'y rechercher la prospérité de leurs
intérêts commerciaux.

[Note 28: C. CASATI, _le Réveil de la Question d'Orient_, Paris, E. Dentu,
1860.]

Revenant aux temps présents, nous mentionnerons que quelques membres
des fameux comités bulgares entrevoient, dit-on, une confédération,
restreinte d'ailleurs aux seuls peuples de la Macédoine, où ils rêveraient
d'organiser une petite «Balkanie» à l'instar de la Confédération suisse.
L'agitateur Boris Sarafoff s'est fait prendre une interview dans ce sens,
mais les antécédents de ce personnage peuvent le rendre suspect.

Nous rappellerons encore pour mémoire qu'en 1887 les Bulgares ont offert
la couronne de leur jeune principauté au roi Charles de Roumanie, ce qui
eût constitué, sous un même souverain, une union étroite grâce à laquelle,
avec le temps, les deux nations eussent dominé dans la Péninsule; il
s'agissait donc plutôt d'une hégémonie.

Comme campagne récemment entreprise dans le sens d'une confédération,
campagne qui dépasse le cadre des nations balkaniques, puisqu'elle
escomptait déjà le démembrement de la monarchie des Habsbourg,--certains
journaux européens ont signalé le pacte slavo-italien, auquel
travailleraient MM. Ricciotti Garibaldi et le docteur F. Pavicitch, de
Croatie.

Les grandes ligues en seraient: 1° l'organisation indépendante des peuples
slaves d'Autriche et des Balkans, pour faire échec aux pangermanistes;
2° l'engagement par l'Italie de ne réclamer que Trente, Trieste et
l'Istrie, ainsi que la protection de ses nationaux le long des côtes
dalmates; 3° la fédération des nations formées par les Croates, les
Slovènes, les Bosniaques, les Herzégoviniens, les Monténégrins, les Serbes,
les Bulgares, les Roumains, les Koutzo-Valaques (Roumains du sud), les
Albanais et les Grecs.

Nous ne nous arrêterons pas aux ententes esquissées entre certains
pays balkaniques sur la base de la race, telle la sérieuse tentative de
rapprochement qui s'opère en ce moment entre la Bulgarie, la Serbie et le
Monténégro. Cette Triplice ne vise pas un but désintéressé; elle paraît
être dirigée contre les progrès et les armements de l'Autriche-Hongrie et
encouragée secrètement par la Russie.

Elle prendrait le nom d'«Union slave» ou «Fédération slave», et la _Novoié
Vrémia_ dit que «la Macédoine tout entière pourrait en faire partie», ce
qui attribuerait à celle-ci un caractère purement slave, au mépris des
droits et des aspirations des autres nationalités.

De pareilles ententes séparées, si elles ne sont pas complétées par
l'adhésion de tous les peuples intéressés, non seulement ne répondent pas
à notre but, mais, en provoquant d'autres contre-ententes même provisoires,
elles seraient plutôt propres à devenir une source de conflits qu'à être
le prélude d'une Confédération orientale, laquelle doit évidemment tenir
compte des intérêts non de deux ou trois nationalités, mais de toutes les
nationalités sans exception.

Dans une réunion organisée il y a une dizaine d'années, à Paris, par
la «Ligue pour la Confédération balkanique[29]» avec le concours de la
«Ligue internationale de la Paix et la Liberté[30]», M. P. Argyriadès,
président de la Ligue balkanique, a rappelé que les publicistes les plus
renommés, les écrivains les plus désintéressés, ont préconisé l'idée
d'une confédération balkanique. M. Argyriadès cite, parmi les plus connus
des publicistes européens, Michelet, Louis Blanc, Quinet, Lamartine,
Saint-Marc-Girardin, Cattaneo, Garibaldi, Charles Lemonnier, Victor Hugo,
Gambetta, le général Türr, Magalhâes Lima, Émile Arnaud, etc., et ajoute
que des tentatives d'entente avaient déjà eu lieu entre différents hommes
politiques des États orientaux et que des comités s'étaient même formés à
Athènes, à Bucarest, en Suisse et en Angleterre.

[Note 29: Voici les articles 2 et 3 des statuts de cette Ligue:
«ART. 2.--Le but de la Ligue est de poursuivre la réalisation d'une
confédération de tous les peuples de l'Europe orientale et de l'Asie
Mineure. ART. 3.--Ces peuples s'énumèrent ainsi: 1° la Grèce avec l'île
de Candie; 2° la Serbie avec la Bosnie-Herzégovine; 3° la Bulgarie; 4° la
Roumanie; 5° le Monténégro; 6° la Macédoine et l'Albanie qui formeraient
un État libre et fédératif; 7° la Thrace avec Constantinople comme ville
libre et siège des délégués des États confédérés; 8° l'Arménie et l'Asie
Mineure avec les îles de son littoral.»]

[Note 30: Dont M. Émile Arnaud est le président.]

Enfin, plusieurs congrès de la Ligue internationale de la Paix et de la
Liberté ont apporté à l'idée d'une Confédération orientale l'appui de leur
autorité, notamment à Lausanne en 1869, à Genève en 1876, 1877 et 1886.

Voici comment cette Association s'exprimait à cet égard, le 12 septembre
1886:

«La Ligue internationale de la Paix et de la Liberté manquerait à son
premier devoir si, dans la crise que traversent en ce moment les jeunes
États de la presqu'île balkanienne, elle ne faisait entendre sa voix.
Ces États, même ceux que les convoitises des empereurs ne semblent point
menacer immédiatement, courent tous les plus grands dangers. À peine
délivrés de l'asservissement, les voilà livrés à des intrigues qui mettent
en péril leur libre développement aussi bien que la paix de l'Europe. Leur
intérêt particulier se confond avec l'intérêt général de tous les peuples.
Leur cause est celle de toutes les nations. La Ligue s'adresse donc à
l'opinion publique du monde civilisé, aux hommes d'État de tous les pays
qui ont une part dans la direction de la politique européenne, aux peuples
balkaniens et à leurs souverains, et les conjure d'obvier à ce menaçant
état de choses.

«Le moyen le plus net et le plus efficace de se soustraire aux convoitises
malsaines, serait celui d'une organisation fédérative, sanctionnée par une
neutralisation garantie par l'Europe. Tel est l'idéal, tel devrait être le
but des efforts des peuples balkaniens et de tous les cabinets soucieux de
l'équité.»

Il s'est fondé à Londres, en vue de la solution des questions d'Orient,
une association qui revêt une haute importance en raison des personnages
du clergé et de l'aristocratie ainsi que des nombreuses notabilités
politiques, scientifiques et littéraires qui la composent. Le «Comité des
Balkans» a pour président sir James Bryce, ministre plénipotentiaire et
membre de la Chambre des communes; pour orateur, M. Noël Buxton, et pour
secrétaire, M. W.A. Moore. Sur la liste des vice-présidents, nous relevons
les noms des évêques de Lichfield, de Hereford, de Worcester, des très
hon. Herbert Gladstone et lord Edmond Fitzmaurice, du comte d'Aberdeen,
etc. Comme correspondants étrangers figurent MM. de Pressensé, député;
Victor Bérard; M. P. Quillard (du comité arménien de Paris); le marquis de
San-Giuliano, député, ancien ministre, de Rome; G. P. Villari et Agnoletti,
de Florence.

Cette association internationale a pour programme, en ce qui concerne
la Macédoine, l'autonomie de cette province sous un gouverneur européen
responsable seulement devant les puissances, et elle compte pour atteindre
ce but sur l'action combinée de l'Angleterre, de la France et de l'Italie.

Le _Balkan Committee_ a convoqué cette année à Londres une conférence
dans l'intérêt des populations chrétiennes de l'Empire ottoman, sous la
présidence de sir James Bryce.

Au cours de cette conférence, où plusieurs orateurs français et italiens
prirent la parole, M. Victor Bérard, dont les ouvrages sur les questions
orientales sont bien connus, a résumé dans son allocution l'opinion
générale en disant qu'aussi bien que l'assistance présente, le Comité
arménien-macédonien de Paris n'espérait guère voir l'Autriche et la Russie
réussir à résoudre le problème macédonien. M. Bérard rappelle le rôle
efficace et conciliant joué en Crète par les amiraux Canevaro, Pottier et
Noël, et déclare que la seule chance d'arriver à une solution favorable
semble consister dans l'entente cordiale des trois grandes puissances
libérales, l'Angleterre, l'Italie et la France.

Les idées émises à l'occasion de cette conférence cadrent dans une
certaine mesure avec les nôtres, et nous serions heureux si notre
proposition trouvait un appui au sein du «Comité des Balkans».

En résumant, dans ce chapitre et dans le suivant, les différentes opinions
relatives à la question d'union entre les peuples balkaniques, nous
n'avons fait qu'analyser des écrits n'engageant que leurs auteurs.

Nous parlerons, plus loin, de la Confédération orientale telle que nous
la proposons, et qui seule, d'après nous, peut apporter une solution
équitable et radicale à la question d'Orient.



CHAPITRE XI

LA CONFÉDÉRATION ORIENTALE


Qu'il s'agisse des individus on des peuples, l'avenir immédiat semble
appartenir au principe d'association, aux groupements politiques ou
économiques se traduisant par la création des unions douanières et
des trusts, par la politique mondiale des nations, par les idées
d'impérialisme, de panbritannisme, de pangermanisme, de panslavisme,
d'union latine, etc.

Les luttes des sociétés humaines ont singulièrement élargi leur champ.
Elles avaient commencé entre individus, puis entre tribus, avant de se
poursuivre de municipe à municipe et de province à province; celles-ci
se sont groupées en États armés les uns contre les autres, les grands
absorbant ou tendant à absorber les petits. Mais qui sait si, un jour,
sous l'influence des idées humanitaires, et en présence tant du péril
jaune singulièrement menaçant que de la concurrence économique des
États-Unis d'Amérique, on ne comprendra pas la nécessité de grouper en
un seul faisceau les États-Unis d'Europe?

La période des conquêtes semble, en effet, de plus en plus condamnée par
la conscience universelle, de plus en plus impuissante aussi. Les efforts
violents d'assimilation ont échoué en Pologne, en Finlande, en Arménie.
C'est pourquoi le militarisme est en baisse partout; les peuples se
gouvernent davantage par eux-mêmes et le désarmement partiel, voulu par
les masses et dont la diminution progressive de la durée du service
militaire est un premier symptôme, amènera les nations, pour assurer leur
existence, à l'adoption du système confédératif. Cette garantie mutuelle
aura pour conséquence la fin des guerres continentales, les armées de
terre permanentes disparaissant et ne laissant guère subsister qu'une
forte gendarmerie pour assurer l'ordre intérieur, et de puissantes
escadres pour tenir en respect les menaçantes formations extra-européennes
dont nous avons parlé.

En traitant, dans un ouvrage récent[31], d'une future confédération
européenne, l'éminent publiciste J. Novicow s'exprime ainsi:

«... Nous commençons à percevoir nettement la solidarité qui nous unit.
En effet, espérer établir le bonheur d'une nation sur le malheur de ses
voisines, est faire preuve de la plus profonde ignorance. La Russie, par
exemple, est autant intéressée à l'indépendance de la Pologne qu'à la
sienne propre. La sécurité complète de chaque nation, c'est-à-dire la
possibilité pour elle d'atteindre le maximum de bonheur, ne pourra être
obtenue que par l'établissement d'institutions fédérales qui assurent la
sécurité de toutes. En dehors de la fédération, il n'y a pas de salut.»

[Note 31: Bibliothèque pacifiste internationale. J. Novicow, _De la
possibilité du bonheur_, Paris, 1904.]

Si l'Amérique est un danger, elle offre aussi un exemple. Les États-Unis,
qui devancent la vieille Europe par tant de côtés, ne sont-ils pas
constitués en grande partie sur une base fédérale? Et si l'on s'en
rapporte aux congrès panaméricains réunis dans ces dernières années, il
est même à noter qu'à Washington on envisage déjà l'union future des deux
Amériques.

Quant aux États-Unis d'Europe, cette formation ne s'opérera pas
brusquement, mais elle résultera insensiblement du jeu naturel des lois
sociales. Les nombreux congrès internationaux, en tête desquels il faut
placer le congrès de La Haye, les traités d'arbitrage et d'entente, en
sont les premières ébauches.

Dans l'antiquité, l'Empire romain constitua déjà une sorte de fédération
d'États, mais dans les conditions les plus diverses, variant de la plus
complète sujétion au lien purement nominal. L'organisation d'un ensemble
aussi vaste était prématurée, aux premiers siècles de l'ère chrétienne.
L'outillage scientifique et industriel ne permettait pas de donner une
circulation vitale suffisante à des nations couvrant à peu près 5 millions
de kilomètres carrés.

D'ailleurs, pour défendre son domaine peuplé d'environ 100 millions d'âmes,
jamais Rome n'eut plus de 300,000 soldats. Mais si elle fut inhabile à
donner au monde un bonheur parfait, elle sut du moins assurer de longues
périodes de paix universelle, elle exerça une police supérieure des
nations.

Combien plus aisément aujourd'hui, grâce à la rapidité des communications
et à ses puissantes flottes, l'Angleterre sait administrer toutes les
parties de son Empire, le plus vaste, le plus disséminé qui fut jamais!

De nos jours, au centre de l'Europe, un petit État admirablement civilisé,
la Confédération helvétique, nous offre en réduction ce que pourrait être
un jour en grand la Confédération européenne.

La Suisse met en pratique une maxime de saint Étienne, premier roi de
Hongrie, que nous aurions pu placer comme épigraphe en tête de ce livre:
_Unius linguæ, uniusque moris regnum imbecille et fragile est_.

Toutefois, il ne saurait s'agir d'un gouvernement fédéral suprême exerçant
une action non seulement sur les États qui s'associent, mais sur les
citoyens de chacun d'eux. On arriverait simplement à un système d'États
confédérés, conservant le principe de leur souveraineté, le droit de se
gouverner par des lois particulières, en s'obligeant uniquement à faire
exécuter, dans l'intérieur de leurs limites propres, les résolutions
générales délibérées et adoptées en commun. Nous avons tenu à noter cette
distinction, que nous réitérerons à propos d'une Confédération orientale.

Le plus grand mérite d'une Confédération paneuropéenne serait, à
l'imitation de ce qui est en Suisse, de comprendre les éléments ethniques
les plus divers et de supprimer ainsi toutes les causes de conflit, en
permettant, par des procédés pacifiques, d'indispensables modifications de
frontières; car les projets de confédération ne visant que les intérêts
d'une seule race constituent un danger et non une sécurité. Cela est vrai
pour le pangermanisme, plus vrai encore pour le panslavisme qui placerait
la Russie à la tête d'un groupement d'États englobant tout l'est de
l'Europe.

Nous nous sommes contenté d'ébaucher ce rêve d'une Confédération
européenne. Pour le moment, nous serions heureux de voir se réaliser
le projet plus modeste d'une Confédération orientale.

La plupart des écrivains qui ont émis l'idée d'une Confédération orientale,
l'ont fait avec l'arrière-pensée, sinon avec l'opinion nettement exprimée,
qu'une telle union offre dans le présent les plus grandes difficultés de
réalisation[32].

[Note 32: Dans un article paru en janvier 1892 dans la _Revue d'histoire
diplomatique_, sous le titre _la Confédération balkanique_, M. Ed.
Engelhardt, après avoir résumé l'historique des rivalités entre les
peuples d'Orient et montré que les transformations accomplies après la
guerre de 1877-78 n'ont fait qu'aggraver ces divisions, se borne à
reconnaître que «l'esprit d'accommodement et de conciliation dans le
domaine des intérêts politiques suppose un degré de civilisation et de
stabilité auquel tous les facteurs de l'Union balkanique ne sont pas
encore parvenus».]

Au premier abord, il semblerait qu'un pacte fédéral entre les peuples de
l'Orient européen soit irréalisable, les rivalités de race sur lesquelles
nous venons d'insister paraissant creuser entre eux un abîme que rien ne
comblerait. Et pourtant, combien de gens sensés, parmi les intéressés
eux-mêmes, lasses de tous les maux qu'entraînent ces querelles de races,
ces luttes armées, ces révolutions et ces contre-révolutions, essayent de
déterminer un courant nouveau! Est-ce donc impossible?

Mais, en Macédoine même, les races avaient vécu en bonne harmonie jusqu'au
milieu du siècle dernier, et la cause de leurs mésintelligences à été
moins le réveil de la conscience nationale que l'intransigeance du
patriarcat grec. Sans son attitude partiale, le développement de chaque
race dans sa propre langue se fût opéré parallèlement et eût été considéré
par les autres comme un phénomène tout naturel. Puis, ces querelles ont
été attisées par ceux qui ont intérêt à diviser pour régner; il serait
difficile de déterminer qui, de la Russie ou de l'Autriche, y a eu la plus
grande part.

D'ailleurs, il faut bien envisager la question à un autre point de vue
un peu terre à terre. Il y a actuellement, en Turquie, un prolétariat
intellectuel chrétien qui ne peut se caser nulle part. Les jeunes gens
sortis des écoles aspirent aux carrières administratives, qui sont
réservées presque exlusivement à l'élément musulman. Les causes avouées
des derniers soulèvements ont existé de tout temps; mais ces insurrections
sont surtout l'œuvre de ceux qui, avec des capacités et une instruction
supérieure, rêvent de se faire une place au soleil. Ils trouveraient
immédiatement à utiliser leur autorité et leurs talents, dans un État
libéré du joug ottoman; et par le fait qu'ils seraient pourvus, ils
deviendraient les plus sûrs gardiens du nouvel ordre de choses.

Les peuples, comme les individus, finissent par se lasser des
interminables querelles. Les plus beaux courages s'usent dans ces luttes
énervantes où l'on risque à chaque moment d'en venir aux mains, souvent
pour un mince intérêt. Alors, se reprenant, on se demande si le troisième
larron n'est pas là, prêt à profiter de la dispute.

Des peuples chrétiens qui ont tant d'intérêts communs, que leur
enchevêtrement même oblige à des rapports journaliers, ne peuvent
s'absorber indéfiniment dans la pensée de se nuire et de s'anéantir.
À l'heure actuelle, les éléments turbulents, chauvins, ont encore le
dessus; cela est dû aux circonstances, mais non à une inexorable fatalité,
et, la cause cessant, une réaction ne saurait tarder à se produire.

Mais la cause pourrait-elle cesser brusquement? Autrement dit, la fin
du régime turc, laissant aux prises les compétiteurs bulgares, serbes,
albanais, roumains et grecs, et les pires compétiteurs russes et
autrichiens, n'augmenterait-elle pas l'anarchie? Si, sans doute, à défaut
de l'instrument modérateur que nous préconisons.

C'est précisément la perspective de cette période troublée, dont on ne
saurait prévoir la durée, qui a créé le dogme de «la Turquie, moindre
mal». Aussi la plupart des écrivains qui ont envisagé une solution du
problème oriental commencent par proclamer la nécessité du maintien de
l'Empire ottoman comme condition de toute paix balkanique. Ils souhaitent
ensuite platoniquement l'impossible égalité des droits de toutes les races
et les non moins chimériques réformes sérieuses permettant à tous les
éléments ethniques de se développer.

Et ce ne sont certes pas les premiers venus qui font entendre cette note
sceptique ou découragée.

Déjà, en 1860, Saint-Marc-Girardin voulait que l'on plaçât la Turquie sous
une sorte de tutelle; que l'on y envoyât des corps d'occupation et de
nombreux fonctionnaires européens, sans envisager la possibilité de se
passer de la Turquie[33].

[Note 33: _Mise en tutelle de la Turquie par l'Europe_, in _Revue des
Deux Mondes_ du 1er novembre 1860. Cette idée a été reprise par le comte
Benedetti: _la Question d'Orient_, in _Revue des Deux Mondes_ du 1er
janvier 1897.]

En 1894, l'éminent homme d'État grec Tricoupis avait entrepris un voyage
dans les pays des Balkans et l'on crut qu'il songeait à préparer la
formation d'une ligue balkanique. Mais il déclara par la suite qu'il se
bornait à souhaiter des réformes intérieures dans l'Empire ottoman et,
pour les peuples chrétiens, une ère de réconciliation et d'entente sur
les questions d'organisation ecclésiastique et scolaire.

Dans un article que publiait, en 1903, la _Monthly Review_ de Londres,
M. Take Ionesco, ancien ministre roumain, traitant la question des Balkans,
déclare qu'une Confédération balkanique serait pour le moment impossible
à réaliser à cause de la trop forte opposition des intérêts en présence.
Il s'empresse d'ailleurs d'ajouter que «la fédération ou quelque chose de
ce genre serait l'idéal».

M. Take Ionesco a fort bien plaidé cette cause dont la réalisation
pourtant lui semble lointaine: «Certes, elle seule (la confédération)
pourrait donner à ces États, chacun trop faible isolé, assez de force pour
pouvoir exister par eux-mêmes et ne plus être les satellites acceptés avec
plus ou moins de bonne grâce par telle ou telle grande puissance. Malgré
les différences de race, de caractère, de langue et de mœurs, il y a dans
la communauté du passé et dans l'intérêt commun un puissant ciment pour
une fédération future. Probablement, un jour elle se fera.»

Dans une préface magistrale au livre de M. René Henry, intitulé:
_Questions d'Autriche-Hongrie et question d'Orient_, M. Anatole
Leroy-Beaulieu s'exprime ainsi au sujet de la situation balkanique: «La
meilleure solution, la seule rationnelle et définitive, serait celle que
réclament les peuples de la Péninsule: le Balkan aux peuples balkaniques.
Mais cette solution, la seule conforme au droit moderne, la seule qui
puisse pacifier l'Orient, bien des choses, hélas! peuvent la retarder
longtemps encore. Elle n'a pas seulement contre elle les résistances de
la Turquie, les défiances, les jalousies, les combinaisons égoïstes des
puissances ou la crainte de porter un coup irréparable à ce qui reste
de l'Empire ottoman; elle a contre elle les rivalités et les haines
nationales des peuples mêmes qui l'appellent de leurs vœux. D'accord sur
la formule d'émancipation, les États et les peuples de la Péninsule ne
le sont pas sur la façon de l'appliquer... Une seule chose pourrait leur
apporter la force et leur garantir une pleine indépendance, la fédération
balkanique...»

Il est un fait international qui mérite de retenir l'attention: le
principe de l'autonomie basée sur les conditions ethniques des peuples
balkaniques a été énoncé--pour la première fois, croyons-nous, au sein
d'un parlement européen--quand, dans son discours du mois de mai dernier
sur la politique extérieure de l'Italie, M. Tittoni, ministre des affaires
étrangères du roi Victor-Emmanuel, déclara, ce qui est très favorable à
notre thèse, que ce principe devrait prévaloir, au cas où le _statu quo_
ne pourrait plus être conservé dans la Péninsule.

Est-il besoin de répéter que ce _statu quo_ n'ayant aucune chance
de produire dans l'avenir des conséquences utiles à la paix et à la
prospérité des intéressés, le meilleur moyen de parer aux difficultés,
ou du moins de les atténuer, serait de poser franchement et immédiatement
les premières bases d'une confédération générale des peuples chrétiens
d'Orient?

Que ceux qui, destinés à y entrer, jouissent de leur pleine indépendance,
s'y préparent donc! Les autres auraient la perspective de trouver bientôt,
avec les bienfaits de la liberté, la sécurité du lendemain. Que les deux
grandes puissances qui poursuivent un rêve égoïste renoncent à cet effort
stérile!

Ce serait là suivre le précieux exemple donné par l'Angleterre et la
France, qui ont conclu une convention d'arbitrage sur la base de leurs
intérêts réciproques. Si cette sincère volonté de s'entendre ne s'affirme
pas, ce ne sont pas les «notes identiques» relatives aux réformes,
présentées par les ambassadeurs d'Autriche-Hongrie et de Russie, qui
sauraient éventuellement empêcher ni les mésintelligences, ni les conflits
sanglants.

Tout à l'heure, nous avons demandé à la Suisse moins un programme qu'une
simple indication. La République helvétique est, en effet, une fédération
trop étroite, trop centralisée, pour que nous la proposions comme un
modèle sans retouches. Si nous l'avons mentionnée en première ligne,
c'était pour démontrer qu'un accord peut exister, malgré la diversité la
plus absolue des races, des cultes et des langues. Ce cas se présenterait
pour la Macédoine au même degré que pour la Suisse, sans qu'il soit plus
impossible, sinon plus difficile, en Macédoine qu'en Suisse, de faire
vivre en bonne intelligence, sous un même drapeau fédéral, des groupements
d'individus de race et de religion différentes.

Mais il n'y aurait pas que la Suisse à citer. L'Allemagne et
l'Autriche-Hongrie ne sont-elles pas, à tout prendre, des confédérations,
--très centralisées, il est vrai,--dont la seconde réalise une véritable
mosaïque de races, de langues et de religions?

L'union de plusieurs États en vertu d'un pacte constitue un fait très
ancien et très fréquent dans l'histoire,--ainsi encore la Suède et la
Norvège.

Il est évident que ce que nous préconisons pour l'Orient européen n'est
pas ce gouvernement strictement fédéral que nous définissions plus haut
pour dire qu'il ne conviendrait pas aux États-Unis d'Europe de l'avenir,
mais une simple association,--répétons-nous: un système d'États confédérés,
gardant intact le principe de leur souveraineté, ainsi que le droit de se
gouverner par des lois particulières, et s'obligeant seulement à faire
exécuter dans l'intérieur de leurs limites propres les résolutions
générales délibérées et adoptées en commun.

S'il en était autrement, nous ne saurions proposer une telle organisation
à des États souverains comme la Grèce, la Bulgarie, la Serbie, le
Monténégro, et, on le verra tout à l'heure, la Roumanie. Aucun ne
renoncerait, par exemple, à entretenir des relations diplomatiques avec
les autres nations; aucun ne consentirait à une _diminutio capitis_.

Mais en a-t-il jamais été question?

Pour bien faire comprendre la signification d'une confédération telle que
nous l'entendons, nous ne saurions trouver dans le passé, à défaut du
présent, un meilleur exemple que celui de la Confédération germanique,
créée en 1815, et qui, avant 1866, comprenait comme adhérents, en dehors
des princes et des villes libres de l'Allemagne, l'empereur d'Autriche, le
roi de Prusse, le roi de Danemark pour le Holstein et le Luxembourg, et le
roi des Pays-Bas pour le grand-duché de Luxembourg. L'empereur d'Autriche
en était le protecteur.

Les intérêts de la Confédération étaient réglés par une Diète siégeant
à Francfort, à laquelle assistaient les plénipotentiaires des États.
Il y avait des assemblées ordinaires et des assemblées générales; dans
ces dernières, où la majorité valable devait comprendre les deux tiers
des votes, se discutaient les questions relatives aux lois organiques
servant de base à la constitution; on s'y occupait en outre des affaires
religieuses et de l'admission de nouveaux États.

Les différents adhérents s'obligeaient à défendre l'Allemagne et se
garantissaient mutuellement toutes leurs possessions. Ils conservaient
leur indépendance respective et leur représentation diplomatique, avec
toute latitude de conclure des traités et même des alliances, à la seule
condition de ne pas contracter d'engagements internationaux susceptibles
de porter atteinte à la sécurité de la Confédération.

Ce n'est encore qu'une indication, et nous nous garderions bien d'apporter
ici un plan préconçu; mais, pour serrer de plus près la question, nous
dirons qu'une Confédération orientale durable devra reposer sur les bases
les plus larges possibles et, en réalité, constituer plutôt une alliance
étroite.

À vrai dire, depuis un siècle, le système fédéral perd de son importance
dans certains groupements d'États qui ont une tendance à resserrer des
liens d'abord lâches, pour aboutir à la centralisation, à l'unification
plus ou moins parfaite. Ainsi la Fédération américaine est devenue l'Union
de 1787; celle de Suisse, l'État composé de 1848; celle d'Allemagne,
l'Union germanique de 1866, puis l'Empire de 1871. Les coutumes et
intérêts particuliers des peuples sont progressivement subordonnés au
prestige du pouvoir central qui, en vue des luttes internationales
politiques et économiques, tend à centraliser toutes les forces pour
donner à son action plus de rapidité et de poids. La Confédération
proprement dite est remplacée par l'État confédéré où la politique
étrangère appartient à l'État général, tandis que l'administration
intérieure est laissée à l'État particulier.

C'est pourquoi l'autorité de l'Empire allemand s'augmente avec chaque
loi nouvelle qu'il édicte sur des matières considérées auparavant comme
rentrant dans la compétence des États particuliers.

En Allemagne cependant, comme d'ailleurs dans les États-Unis de l'Amérique
du Nord et surtout du Brésil, nous avons affaire à des groupements de même
race, surtout de même langue,--ce qui ne serait certes pas le cas pour les
peuples entrant dans notre Confédération orientale.

Pour nous résumer, nous avons personnellement la conviction que, dans un
avenir assez rapproché, non seulement les États balkaniques tout d'abord,
mais encore plus tard ceux qui composent l'Empire des Habsbourg--où sont
rassemblées et enchevêtrées les races les plus disparates, qui toutes ont
la ferme intention de se sauvegarder et de développer leur nationalité
propre--devront forcément adhérer au principe de la confédération d'États
dans l'ancienne et large acception du mot. Il s'agira d'éviter le
courant centralisateur et de le tempérer par le respect du principe des
nationalités. Il conviendra également de prendre toutes les mesures
nécessaires pour qu'on ne puisse faire à ces confédérations le reproche
d'apporter de la lenteur et du manque d'unité dans leur fonctionnement
organique.



CHAPITRE XII

LE RÔLE DE L'ITALIE


Ayant examiné la question de la Confédération orientale en elle-même, nous
allons exposer les raisons qui nous paraissent militer en faveur de l'idée
que nous considérons comme essentielle, consistant à confier à l'Italie,
en même temps que le soin de veiller à l'organisation des contrées
affranchies du joug ottoman, la présidence et la protection de toute la
Confédération orientale.

Les trois nations balkaniques indépendantes, Bulgarie, Serbie et
Monténégro, ainsi que la Grèce et la Roumanie, ne voudraient jamais se
soumettre à la présidence de l'une d'elles, pas plus sans doute que cette
présidence ne serait reconnue sans conteste pat certains des éléments des
nouvelles provinces que nous découpons dans le domaine européen de la
Turquie. À qui confier, dès lors, l'autorité nécessaire pour grouper
les États indépendants, pour diriger les premiers pas des provinces
affranchies et pour parler en leur nom collectif dans les complications
européennes possibles?

Et, le jour où les Turcs abandonneront l'Europe,--fait qui se produira
fatalement tôt on tard,--qui asseoir à Constantinople, où il conviendrait
le mieux d'établir alors la capitale de la Confédération, c'est-à-dire
le siège de la Diète fédérale, comme autrefois Francfort pour la
Confédération germanique?

Parmi les grandes puissances, l'Angleterre et la France sont bien
éloignées, outre que la forme républicaine de la seconde pourrait
constituer un empêchement aux yeux des vieilles monarchies. L'une et
l'autre ont d'ailleurs, pour satisfaire leur ambition, d'immenses domaines
coloniaux à exploiter, et elles devraient, semble-t-il, se contenter de
sauvegarder en Orient leurs grands intérêts commerciaux et financiers.

Nations essentiellement libres et prospères, elles pourraient concourir à
la noble mission d'assurer aux peuples orientaux une existence heureuse et
indépendante, en accordant aux États de la jeune Confédération, surtout
aux provinces nouvellement créées, l'appui financier nécessaire pour leur
consolidation économique.

Elles pourraient aussi s'intéresser à la liquidation turque, en Macédoine
et en Albanie; car si les intérêts des détenteurs de la dette ottomane et
des entrepreneurs de travaux publics en cours ou non soldés doivent avant
tout être sauvegardés, il serait équitable d'offrir au sultan et aux
dignitaires ottomans des indemnités pour leurs palais et leurs propriétés,
sans regarder à l'origine première de ces fortunes, qui est évidemment la
spoliation. Il y a, d'ailleurs, des règles établies pour la transmission
des droits régaliens.

La Russie serait trop redoutable, si elle arrivait à réaliser le rêve de
tous les panslavistes, c'est-à-dire une grande Confédération slave placée
sous son protectorat, et à plus forte raison une Confédération lui
subordonnant des éléments de races différentes.

Le propre du vrai panslaviste consiste à réduire la question d'Orient à
une question purement slave, et à voir dans le tsar de toutes les Russies
le successeur du grand Constantin, le néo-empereur chrétien d'Orient
appelé à abattre les minarets de Sainte-Sophie.

Or il n'est pas douteux--le mot d'Alexandre III sur le prince de
Monténégro, son «seul ami», est là pour le prouver--que ce point de vue
ne conviendrait nullement même aux deux principaux peuples slaves de la
Péninsule, qui veulent bien, jusqu'à nouvel ordre, bénéficier de l'appui
des Russes, mais qui ne consentiraient jamais à les avoir pour maîtres.

On a vu comment le tsarisme s'est comporté en Bulgarie, lors des débuts de
la principauté. Au surplus, l'exemple de la Pologne, de la Finlande, des
provinces baltiques et de la Bessarabie n'est vraiment pas encourageant,
et il ne serait pas rationnel, quand il n'existe plus en Europe que deux
monarchies absolues, la Turquie et la Russie, de briser l'une pour confier
à l'autre la tâche d'assurer le développement, selon les principes
constitutionnels qu'elle réprouve, des éléments libérés.

D'ailleurs, le grand Empire du nord s'est taillé assez de besogne en
Extrême-Orient. S'il est victorieux du Japon, il mettra longtemps à
réparer ses forces épuisées par la lutte; s'il est vaincu, il lui manquera
le prestige et l'autorité morale nécessaires pour reprendre avec des
chances de succès ses desseins ambitieux dans l'Orient européen.

L'Autriche-Hongrie serait, à première vue, moins menaçante pour toutes
les races balkaniques en général, car, à l'encontre de l'Empire moscovite,
elle ne s'appliquerait pas à absorber et à nationaliser de nouveaux
peuples. Elle a aussi pour elle son administration très habile, peut-être
sans égale en Europe.

Mais en admettant que la monarchie des Habsbourg, qui passera bientôt par
une crise redoutable, ne vienne pas à se morceler par elle-même, elle
constitue un assemblage de races trop disparates, elle manque trop de
cohésion pour servir en quelque sorte de soudure à un nouveau groupement
de peuples divers. Et puis sa propagande catholique dans les Balkans,
sa situation particulière vis-à-vis de la papauté qui ne permet pas à
l'Empereur de rendre, à Rome, les visites du roi d'Italie, sont propres
à exciter les méfiances des chrétiens d'Orient, en immense majorité
orthodoxes et très attachés à leur rite.

À l'égal de la Russie, l'Allemagne, déjà riveraine des mers du nord et que
les pangermanistes rêvent de voir maîtresse absolue de l'Europe centrale,
obtiendrait, par son établissement sur le Bosphore et les Dardanelles
comme présidente de la nouvelle Confédération, une prépondérance qui
paraîtrait intolérable aux autres grandes puissances européennes. Cette
situation faciliterait à l'excès son extension en Asie Mineure, où elle
s'est déjà assuré, par le chemin de fer de Bagdad et de Bassora, d'énormes
avantages économiques.

Rien, au surplus, n'empêcherait l'Allemagne, dont l'activité s'est ouvert
comme champ de pénétration la Syrie et l'Assyrie, c'est-à-dire d'immenses
contrées vierges en partie d'une étonnante fertilité, de profiter encore
des larges franchises commerciales que lui concéderait la nouvelle
Confédération. Elle pourrait développer ses transactions dans l'Orient
européen, et même y prétendre au premier rang économique, grâce à
l'activité et à l'intelligence pratique de ses agents. Mais il serait
impossible de la mettre à la tête des peuples confédérés, d'ailleurs
trop éloignés de ses frontières. La Russie notamment se sentirait comme
reléguée au rang de puissance asiatique, séparée du reste de l'Europe par
un rideau germanique continu qui irait du nord au sud de l'Europe, et rien
ne saurait lui faire accepter une pareille perspective.

D'élimination en élimination, il ne nous reste que l'Italie, qui occupe
une situation exceptionnelle parmi les grandes puissances, se trouvant à
la fois appartenir à la Triple Alliance et entretenir les relations les
plus amicales avec l'Angleterre, et même, depuis quelque temps, avec la
France, tout en ayant avec la Russie des rapports moins étroits sans doute,
mais absolument corrects.

L'Italie semble à tous les égards comme la benjamine, la favorite de
l'Europe. Puissance catholique, elle n'est aucunement imbue d'esprit de
prosélytisme papiste ni de sectarisme antireligieux. La croix de Savoie
qui figure au centre de son écusson est un emblème symbolique; propre à
tous les rites chrétiens, elle remplacerait avantageusement, pour les
peuples nouvellement libérés, le croissant qui orne l'étendard du
prophète.

Ce royaume, simplement et essentiellement méditerranéen, pourrait
actuellement étendre son action sur les peuples de la Confédération et
même occuper éventuellement un jour Constantinople, sans exciter les
trop justes appréhensions que provoquerait en pareil cas un des Empires
précités. Il serait mieux en mesure de constituer, sans danger pour la
nationalité des peuples balkaniques, le _lien_ et l'_autorité_ que nous
considérons comme indispensables à la jeune Confédération future.

C'est surtout comme puissance maritime que l'Italie pourrait vraiment
jouer son rôle de protectrice vis-à-vis de la Confédération orientale.

On sait combien les grands États et même les nations secondaires font
d'efforts et de sacrifices pour augmenter leurs flottes de guerre, et
l'on peut dire que de nos jours la puissance et la prospérité des peuples
dépend plus encore de leurs forces navales que de leurs armées de terre.

Les États qui constitueraient la Confédération ont presque tous une grande
étendue de côtes. Or, aucun d'eux n'a de flotte capable de les protéger.
Seule la Grèce possède quelques petits navires de guerre. Cette force
navale serait absolument insuffisante pour défendre les côtes de la
Confédération et protéger son commerce maritime.

L'Empire ottoman, qui possède cependant une armée de terre encore
redoutable, doit surtout sa faiblesse au manque absolu de navires de
guerre modernes. Chaque fois qu'il s'est élevé un différend diplomatique
entre la Turquie et quelque autre puissance, il a toujours suffi d'une
démonstration navale, ou même d'une simple menace de démonstration, pour
obliger la Porte à céder immédiatement sur tous les points.

L'Italie possède aujourd'hui une flotte de guerre de tout premier ordre,
non seulement par le nombre, mais aussi et surtout par la puissance de ses
unités navales. Cette flotte serait un sûr garant aux États confédérés que
leur littoral et leurs navires de commerce seraient efficacement protégés.

L'Italie est, il faut le rappeler, la seule nation moderne dont le droit
public soit fondé sur le principe des nationalités. À la Chambre des
députés de Rome, au palais Montecitorio, sont inscrits en grandes lettres
d'or les résultats des plébiscites qui ont constitué le royaume. Même
les irrédentistes les plus fougueux n'ont jamais porté leurs vues que sur
des terres vraiment italiennes par la langue et les mœurs, en soumettant
l'accomplissement de leurs vœux au libre consentement des habitants.
L'Italie n'a pas et ne veut pas d'opprimés. Voilà déjà des garanties
morales.

Un fait nous a frappé. Chaque fois que, parmi les grandes puissances
intéressées à surveiller les événements d'Orient, il s'est produit
une action commune et qu'il s'est agi d'attribuer à l'une d'elles le
commandement ou la présidence, on a évité de confier ce rôle à la Russie
ou à l'Autriche, et l'on a au contraire souvent pensé à l'Italie.

C'est ainsi que, pendant la guerre gréco-turque, lorsque les amiraux
commandant les escadres européennes réunies à l'île de Crète durent nommer
l'un d'eux pour les présider, c'est tour à tour l'amiral français et
l'amiral italien qui furent choisis.

De même, quand on créa une gendarmerie internationale recrutée parmi les
grandes puissances, pour maintenir l'ordre en Macédoine, c'est encore un
Italien, le général de Georgis, qui fut nommé commandant en chef.

Voyons ce qui prépare historiquement le royaume transalpin au rôle
modérateur que nous lui assignons.

Nous évoquerons le droit historique avec l'extrême prudence qui nous
a déjà guidé à propos des peuples des Balkans. Mais, sans insister sur
le temps où l'Empire romain englobait non seulement tous les pays
subdanubiens, mais encore, au nord de l'Ister, la Roumanie qui entre
dans notre système, jamais l'influence de l'Italie ne cessa d'être
prépondérante dans ces contrées, avant et après la conquête ottomane.

Il est bien évident que, depuis les jours où l'empereur Trajan, avec une
merveilleuse prévoyance politique, confiait, dès le deuxième siècle de
l'ère chrétienne, aux colons de la Dacie, la garde des aigles romaines sur
ce front de bandière de l'Empire, le courant latin s'est maintenu au pied
des Karpathes, puisqu'il a donné naissance à l'État roumain, dont la
langue, dérivée du _sermo rusticus_, est si peu pénétrée d'éléments
étrangers. Mais un phénomène de même nature s'est encore produit dans
les Balkans et dans le Pinde.

Laissons les nombreuses découvertes épigraphiques qui permettraient encore
de douter de sa continuité: elle est affirmée par la conservation, dans
ces deux régions, de cet élément ethnique à idiome latin qui, sans pouvoir
s'agglomérer en formations compactes au point d'y dominer sans conteste, y
a toujours maintenu le souvenir de Rome et a en quelque sorte empêché les
titres de la métropole de se prescrire dans la Péninsule.

Mais, en dehors de cet élément néo-latin «fier encore de se nommer romain»,
comme disait Pouqueville, de ce million de Roumains du sud disséminés en
Macédoine, en Épire et en Thessalie, une partie, peut-être considérable,
des populations de la Serbie et de la Bulgarie est composée de Latins
plus ou moins slavisés,--ils se reconnaissent du moins à leur type, si
différent du type slave. Cela explique avec quelle facilité l'empereur
Joanice a pu réunir sous son sceptre les Roumains du sud et les Bulgares,
pour en former cet État unifié auquel un pape, sans distinguer entre les
deux éléments, donnait en quelque sorte des lettres d'indigénat. Mais nous
ne voulons pas trop insister sur cette thèse, bien que de nombreuses
autorités lui prêtent leur appui.

Venise et Gênes recueillirent l'héritage de Rome dans la Méditerranée;
elles créèrent les Échelles du Levant et poussèrent leurs comptoirs sur
les deux rives du bas Danube. L'Albanie et l'Épire, vu leur proximité,
entretinrent, pendant le moyen âge, les relations les plus étroites avec
les républiques italiennes, qui furent la source de leur prospérité[34].
Cette influence, basée sur les échanges, domina encore dans la Serbie
orientale, en Croatie et en Bosnie.

[Note 34: L'Italie, au point le plus resserré du canal d'Otrante, n'est
séparée que par 75 kilomètres de l'Épire.]

On peut dire que l'ensemble du commerce de l'Orient était entre les mains
de Venise, de Gênes, de Pise, de Raguse, qui jouissaient de privilèges
exceptionnels. La Valachie et la Moldavie elles-mêmes conservaient un
contact direct avec l'antique Métropole. La relation de Del Chiaro, agent
diplomatique de la République Sérénissime, est instructive à cet égard; il
semblait se trouver chez lui à la cour des vieux Bassaraba, l'ancienne
dynastie des pays roumains.

Les États italiens entretinrent toujours avec les princes chrétiens
d'Orient des relations qui ne cessèrent pas, lorsque, le temps des
croisades passé, les autres nations de l'Europe, absorbées par leurs
bouleversements intérieurs, eurent renoncé à s'opposer aux envahissements
des Turcs. Or, la papauté d'une part et de l'autre Venise, où se
concentraient tous les fils de la politique orientale, s'efforcèrent, à
diverses reprises, de former entre ces princes une ligue capable d'arrêter
le flot des invasions musulmanes. Malgré quelques ententes partielles
et passagères, ces efforts n'arrivèrent pas à faire taire les rivalités
entre Hongrois, Polonais, Valaques, Moldaves et Serbes, et c'est grâce au
manque d'unité et de cohésion dans leur défense que la puissance ottomane
réussit à s'établir dans toute la péninsule balkanique, après les avoir
individuellement écrasés sous le poids de ses hordes asiatiques.

La chute de la Hongrie coïncide avec la décadence de la Pologne et
l'affaiblissement des principautés valaque et moldave, et cependant l'idée
d'une confédération, seul espoir de salut commun, semblait indiquée et
revenait souvent à l'esprit des princes chrétiens aux quatorzième et
quinzième siècles. Il y eut même, à un moment donné, une véritable
coalition d'armées chrétiennes, serbe, bulgare, albanaise et roumaine,
aidées d'un détachement hongrois; malheureusement, cette tentative de
résistance échoua: les chrétiens furent écrasés par les janissaires à la
grande bataille de Kossovo-polje (champs des merles), le 15 juin 1389,
jour resté comme néfaste dans la mémoire des peuples balkaniques.

La terminologie roumaine a gardé, pour les soieries, pour les étoffes
de luxe dont se paraît la boyarie, les désignations italiennes à peine
déformées. Et non seulement dans les deux principautés, dont la vassalité
était quasi nominale, mais dans tous les pays soumis directement à
la Turquie, il fallut beaucoup de temps pour que les hautes classes
adoptassent les amples vêtements de coupe asiatique.

Auparavant, les modes étaient purement italiennes; les portraits votifs
des anciennes églises nous en conservent la preuve. Quant au peuple,
surtout à la classe rurale, en Roumanie, en Bulgarie, en Serbie, dans tout
l'Orient, son costume n'a pas changé depuis les jours des colons italiques
qui avaient substitué leur blanche tunique de toile ou de laine au sayon
de peau des barbares.

Ne parlons pas des mœurs et des superstitions; cela nous entraînerait trop
loin. Un article de la revue folklorique _Mélusine_ établissait que, pour
les Slaves du sud, les unes et les autres se rapprochent plutôt de celles
des pays latins que de celles de la Russie,--tels les présages, les
sortilèges, le denier de Caron, les trois Parques, les lamentations
funéraires, les libations de vin et d'huile sur les tombes, etc.

Les traces des colonies italiennes du moyen âge et de la Renaissance se
retrouvent dans tout l'Orient. Pendant des siècles, Venise posséda la
Dalmatie; son quai des Esclavons en perpétue le souvenir. Elle occupa
aussi Chypre, la Crète, la Morée, les îles Ioniennes.

On peut dire que, jusqu'au commencement du dix-neuvième siècle, Venise fut,
par la splendeur de sa culture et par ses richesses, un foyer de lumière
pour les peuples balkaniques.

Après la conquête de Constantinople par les Latins, l'empire byzantin
fut occupé par les Vénitiens et les Français. Le doge de Venise Dandolo
s'intitulait «seigneur sur un quart et demi de l'Empire grec». Venise
eut, comme Gênes, son quartier fortifié à Constantinople. Cette dernière
république maritime monopolisa même le commerce dans la mer Noire, où elle
s'établit en Crimée.

Au commencement du siècle dernier, lorsque les tsars eurent arraché à la
puissance ottomane les territoires actuels de la Russie méridionale, ces
contrées virent encore l'immigration de nombreux éléments italiens.
Jusqu'en 1870, les noms des rues étaient indiqués, à Odessa, en deux
langues, le russe et l'italien.

Partout de vieilles pierres noircies racontent ce passé. Et que de
protectorats italiens sur les côtes de l'Albanie et de l'Épire!

Si nous recherchions tous ces points de contact, nous n'en finirions pas.
Le roi de Naples Charles II exerça sa domination sur une partie des
contrées voisines de l'Adriatique, où il acquit les sympathies de la
population indigène. En 1317, il soumit même le Péloponèse et s'intitula
«souverain d'Achaïe, d'Athènes, d'Albanie et de Vlaquie».

«Aucune race,--dit M. Ch. Loiseau[35],--jusqu'à la fin du seizième siècle,
n'a essaimé avec plus de constance et de succès que l'italienne dans
le bassin méditerranéen et dans son annexe l'Adriatique. On retrouve
aujourd'hui encore à Malte, dans les anciens États barbaresques, dans
le Levant, à Candie, en Égypte, sur tout le pourtour de la péninsule
balkanique, non seulement sa langue et des vestiges de son action
civilisatrice, mais une sorte d'empreinte spécifiquement italienne.»

[Note 35: Voir _l'Équilibre adriatique_, p. 20.]

À Trieste, à Fiume, à Zara, à Spalato, l'activité commerciale est surtout
concentrée entre les mains des négociants et armateurs italiens.

Il existe en Italie, et notamment dans le midi de la Péninsule et en
Sicile, une colonie albano-italienne qui n'a point perdu conscience de son
origine et a organisé même certains comités dont les principaux sont la
_Societa nazionale albanese_ de Rome et le _Comitato nazionale albanese_
de Lungro (Calabres), ainsi que le collège ecclésiastique de _San-Adriano_,
près de Naples.

En Albanie, où les traces de la civilisation italienne se retrouvent
partout, un dialecte italien servit seul pendant bien longtemps à
introduire l'enseignement religieux et certains éléments de culture.

Nous en avons assez dit pour prouver que la tradition n'a jamais été
interrompue. D'ailleurs, l'italien a toujours été et est resté l'idiome
méditerranéen par excellence. Son domaine comprend toutes les côtes
orientales de l'Adriatique, la mer Ionienne et la mer Égée; c'est la
langue courante de toutes les Échelles du Levant, d'un usage très répandu
à Constantinople et général à Salonique, où la colonie italienne est la
plus nombreuse de toutes.

Déjà compris par toutes les populations levantines, ce noble idiome
deviendrait bien vite aussi familier aux pasteurs du Pinde qu'il l'est
aux marins de l'Archipel. Il ne ferait que regagner ce qu'il a perdu, même
dans les pays slaves du sud; en effet, le latin populaire a été supplanté
par le grec en Orient, comme le grec a été lui-même supplanté par le latin
en Mœsie, en Illyrie, en Sicile et dans la Grande Grèce.

Il existe d'ailleurs, dès à présent, d'excellentes écoles italiennes
en Turquie, à Scutari d'Albanie, à Salonique, à Elbassa, à Vallona, à
Janina, etc. L'Autriche elle-même,--nous l'avons déjà noté,--impuissante
à implanter l'allemand, a dû se résigner, sur le terrain même qu'elle
dispute à l'influence latine, à recourir à la langue italienne pour
les établissements qu'elle entretient, et notamment dans les écoles
catholiques d'Albanie dirigées par les jésuites. Un fait non moins
remarquable: le Lloyd autrichien a été obligé d'adopter l'italien pour
ses services maritimes des Échelles du Levant et même du bas Danube.

Entendons-nous bien: de ce que l'Empire romain a autrefois étendu sa
domination effective sur toute la péninsule balkanique, notre désir secret
n'est nullement de voir l'Italie moderne reprendre à l'avenir ce grand
rôle. Il ne s'agit pas de refaire de la Méditerranée un lac latin.

Ce que nous souhaitons, c'est que l'illustre maison de Savoie, relevant le
titre impérial, auquel nulle autre n'a autant de droits, assume l'honneur
et la charge de présider la Confédération orientale. Il va sans dire
que le chef de la maison de Savoie ne prendrait pas le titre d'empereur
d'Orient, mais d'empereur italien, cela pour ménager les susceptibilités
les plus ombrageuses. La condition, d'ailleurs, n'est nullement
indispensable pour présider la Confédération orientale; mais l'Italie est
aujourd'hui la seule des grandes puissances monarchiques dont le chef ne
porte pas le titre impérial.

L'empereur italien jouerait, vis-à-vis de ladite Confédération, le rôle
qui incombait jadis à l'empereur d'Autriche vis-à-vis de la Confédération
germanique dont il était le président et le protecteur.

Une telle solution ne saurait être déterminée par les qualités
personnelles d'un souverain. Pourtant, il y aurait à considérer que
la période de début serait de beaucoup la plus difficile; à cet égard,
le sentiment du devoir et de l'équité et la droiture éprouvée qui
caractérisent le roi Victor-Emmanuel constitueraient de sûrs garants
que la balance serait maintenue égale entre les peuples balkaniques.

Le roi Victor-Emmanuel III--fait qui a son importance--a voyagé dans la
péninsule des Balkans et en connaît très bien la situation politique.

Si les Slaves pouvaient craindre _a priori_, de la part du protecteur de
la Confédération, quelque sympathie plus accusée pour les populations
latines, la présence aux côtés du premier empereur italien d'une
souveraine appartenant à l'un des rameaux les plus vivaces de la race
slave du sud, et fille d'un membre de la Confédération qui jouit lui-même
d'une si haute considération personnelle, serait de nature à calmer toute
appréhension à cet égard.

L'Italie moderne a des finances désormais prospères et elle prend un grand
essor économique. Sa puissance d'expansion est la plus forte que l'on
connaisse, si l'on en juge par l'importance de son émigration par rapport
au chiffre de sa population. Privé de colonies, le royaume possède un
trop-plein de population qui lui permettrait de déverser, utilement pour
lui, sur la péninsule balkanique, une partie de ces ouvriers sobres et
travailleurs, de ces excellents artisans qui vont peupler actuellement,
de l'autre côté de la planète, le Brésil et la République Argentine[36].

[Note 36: De tout temps, l'émigration italienne eut une force d'expansion
considérable qui dure toujours et qui, de même qu'à l'époque des Césars,
agit dans tout le bassin de la Méditerranée.]

Ces colons italiens combleraient avantageusement, dans certaines des
régions libérées, le vide laissé par la migration inévitable de nombreuses
familles musulmanes. Ce phénomène est constant, en effet, partout où la
croix remplace le croissant. On l'a constaté autrefois en Crimée et en
Grèce, plus récemment en Bosnie et en Herzégovine, en Bulgarie, même en
Roumanie, pour les Tartares musulmans de la Dobroudja. Les bienfaits de la
meilleure administration possible n'y peuvent rien, tellement l'Islam est
quelque chose de plus qu'une religion, une organisation sociale complète
et aussi peu flexible que possible.

Quant aux populations musulmanes qui préféreraient rester en Albanie et
en Macédoine,--et l'on ferait tout pour y conserver l'élément autochtone
albanais, qui, n'ayant embrassé la foi du Prophète que pour des motifs
d'intérêt, retournerait plus facilement au christianisme,--elles
continueraient à jouir de tous leurs droits et propriétés comme par le
passé, avec la plus entière liberté pour l'exercice de leur culte, à la
seule condition de se soumettre, comme les populations chrétiennes, aux
lois et réglements modernes qui seraient mis en application par les
gouverneurs italiens des deux nouvelles provinces.

En un mot, notre vœu consiste uniquement à voir les autorités civiles et
militaires ottomanes faire place, dans ces contrées, à des fonctionnaires
chrétiens autochtones, sous la surveillance d'un personnel supérieur
italien dont le rôle consisterait surtout à prévenir ou à aplanir les
difficultés résultant des rivalités éventuelles de races dans les
circonscriptions respectives des provinces affranchies.

Un des avantages de l'action italienne dans la Confédération serait de
maintenir entre les petits États orientaux un équilibre que le traité
de Berlin a certainement eu en vue d'établir, dans l'intérêt de la paix
future, équilibre que l'une des nations balkaniques ne saurait rompre
à son avantage, sans éveiller aussitôt chez les autres de légitimes
susceptibilités. La guerre serbo-bulgare n'est-elle pas une preuve que
cette question d'équilibre balkanique peut même primer la question de
race?

Ayant suffisamment exposé les raisons qui nous font craindre que l'action
parallèle austro-russe ne soit en définitive aussi impuissante que le
classique «concert européen», répétons qu'il faut nécessairement aux
régions émancipées du régime turc un contrôle unique, équitable, effectif.
Sous la surveillance impartiale de l'Italie, à notre avis, et seulement
sous celle-là, tous les peuples balkaniques pourraient se développer
librement et régler à l'amiable tous les points litigieux qui, par la
prolongation de la situation actuelle, que l'inévitable faillite des
réformes viendrait encore compliquer, ne manqueraient pas d'ouvrir de
nouveau la porte aux intrigues étrangères.

Dans un volume publié à Milan en 1903 et intitulé _la Missione
dell'Italia_, M. J. Novicow souhaitait que l'Italie prît l'initiative
d'une fédération européenne, avec un gouvernement fédéral siégeant à Rome,
et qu'elle s'efforçât de réaliser l'idée, attribuée au comte Goluchowski,
d'une fusion de la Double avec la Triple Alliance. «Une voix qui
s'élèverait de Rome, dit M. Novicow, aurait une importance exceptionnelle,
un prestige extraordinaire par l'ampleur que lui donneraient vingt-cinq
siècles de gloire et de grandeur.»

Certes, les partisans de la paix et d'un désarmement tout au moins
partiel seraient heureux de la réalisation d'un si beau rêve. Nous sommes
persuadés qu'un accueil sympathique ne saurait manquer d'être réservé à
toute action émanant de la couronne italienne dans un but de pacification
et de bonheur des peuples d'Orient.



CHAPITRE XIII

QUESTION D'ORGANISATION


Encore une fois, nous apportons une idée et non un plan minutieusement
détaillé. Il ne peut entrer dans le cadre de ce travail de fixer, pour un
projet aussi singulièrement compliqué et qui met en jeu les intérêts les
plus divers, tous les points relatifs par exemple aux démarcations exactes
des frontières dans les nouvelles provinces, au fonctionnement organique
de la Confédération orientale, etc.

Les territoires turcs actuels, qui sont divisés, en Europe, depuis 1869,
en un certain nombre de _vilayets_[37], seraient partagés en trois zones:
la première formerait l'Albanie, avec chef-lieu à Scutari; la seconde
comprendrait la Macédoine, avec chef-lieu à Salonique; la troisième
constituerait la Turquie d'Europe, avec Constantinople et Andrinople.

[Note 37: Administrés par des valis ou gouverneurs généraux.]

La province ou gouvernement d'Albanie engloberait également l'Épire avec
Janina. Nous aurions même voulu voir se constituer cette dernière région
en province distincte, si nous n'avions tenu tout d'abord à simplifier
les choses et si nous ne savions que l'élément latin, qui s'y trouve en
majorité, entretient, en vertu des affinités de races, les meilleures
relations avec les populations albanaises[38].

[Note 38: En parcourant toute l'histoire des populations roumaines et
albanaises dans ces contrées, on ne peut trouver entre elles aucun
antagonisme, aucun conflit de quelque importance.]

La Macédoine et l'Albanie auraient à leur tête des gouverneurs généraux
italiens, car Rome ne saurait se contenter d'une autorité purement
nominale. D'ailleurs, choisis parmi les citoyens d'autres États, même
neutres, ils offriraient peut-être moins de garanties d'impartialité,
l'Italie ayant tout intérêt, dans l'espèce, à ne favoriser aucun des
peuples au détriment des autres.

Le régime cantonal, avec communes bilingues et trilingues, comme en Suisse,
serait tout indiqué jusqu'à nouvel ordre, en attendant que, dans telle
ou telle région, par affinités, par migrations, par mariages mixtes ou
accroissement de natalité, l'une des nationalités arrivât peut-être à
absorber les autres et à leur imprimer pacifiquement son caractère
ethnique et sa langue. Pour le moment, l'italien serait uniformément
employé comme langue officielle à la place du turc. La langue italienne
est admirablement claire et possède une orthographe débarrassée d'inutiles
complications étymologiques. En ce qui concerne les rapports entre États
confédérés, à titre de facilité, le français pourrait être préféré.

La réforme de l'impôt s'y imposerait tout d'abord. La capitation et les
dîmes disparaîtraient le plus tôt possible, pour être remplacées par des
contributions directes et indirectes, avec monopole de l'État pour les
tabacs, les sels, les poudres et les cartes à jouer. On s'inspirerait en
un mot de l'outillage fiscal des nations les plus civilisées, de façon à
asseoir des taxes soit en partie facultatives (impôt indirect), soit
proportionnelles aux ressources de chacun (impôt direct).

Une caisse rurale devrait fonctionner pour faciliter l'accession à la
propriété des classes rurales slaves tombées dans un servage de fait.
Cette caisse achèterait de préférence les terres des musulmans qui
désireraient se retirer dans les pays de l'Islam. Les biens des mosquées
seraient sécularisés et deviendraient propriété des provinces, en échange
de quoi un traitement équitable serait fait aux ministres de ce culte.

Provisoirement, les deux provinces n'auraient point de force armée
proprement dite; aussi la taxe d'exonération du service militaire
devrait-elle y être conservée, mais seulement pour les hommes de vingt
à quarante-cinq ans. La gendarmerie, avec un haut commandement italien,
serait recrutée par voie d'engagements volontaires, exclusivement
chrétienne, sauf en Albanie où elle serait mixte.

Le plus grand nombre possible de fonctions--même judiciaires, sauf les
garanties de capacité--seraient électives sans distinction de religion et
de nationalité. La plus large liberté des cultes et de l'enseignement et
la plus large autonomie communale seraient reconnues.

Une diète ou assemblée des États confédérés serait créée avec la mission
de régler les différends qui pourraient surgir entre ces États et aussi de
diriger, en ce qui concerne les intérêts généraux de la Confédération, la
politique extérieure vis-à-vis des puissances étrangères. Cette diète se
réunirait pour la première fois à Rome et fixerait par la suite, elle-même,
son siège, qui pourrait être Rome ou Salonique.

À ceux qui nous objecteraient que l'on ne peut concevoir une Confédération
orientale sans la ville de Constantinople qui s'impose comme capitale,
nous répondrons que les divers peuples de la péninsule italique ont bien
su autrefois se réunir et se reconstituer en royaume, sous le sceptre
de Victor-Emmanuel II, en établissant pour commencer leur capitale à
Florence. Ce n'est que plus tard que la possession de Rome est venue
couronner l'œuvre de l'unité italienne.

En ce qui concerne l'organisation militaire des États confédérés, rien
ne serait changé à la situation actuelle. Chacun conserverait son armée
individuelle, comme les armées allemande, austro-hongroise et italienne
dans la Triple Alliance.

Les puissances européennes seraient évidemment représentées par des
délégués auprès de la diète fédérale, tout en conservant leurs légations
auprès des souverains confédérés. Leurs intérêts de toute nature sont
trop importants, dans ce coin du monde, pour qu'aucun d'eux néglige d'en
assurer la défense par tous les moyens en son pouvoir, même si, au début,
quelques-uns devaient être plus ou moins ouvertement hostiles à la
constitution de la Confédération orientale.

Afin de préparer un commencement d'exécution pratique, à côté de l'œuvre
indispensable de la grande diplomatie européenne, devrait s'organiser,
entre les nations d'Orient, un échange de vues préalables, un accord
préliminaire à la suite duquel on s'assurerait si le roi d'Italie
consentirait à assumer le rôle difficile, mais grandiose, de protecteur
de la nouvelle Confédération.

Les bases de ce groupement pourraient alors être discutées, à Rome, par
les cinq délégués des nations chrétiennes appelées à y entrer. Ceux-ci,
avec l'assentiment des grandes puissances,--de toutes autant que possible,
et au moins du plus grand nombre,--prieraient l'Italie de faire en quelque
sorte, en Albanie et en Macédoine, mais avec plus de désintéressement, ce
que l'Autriche-Hongrie a fait en Bosnie et en Herzégovine, c'est-à-dire
d'y prendre à sa charge la direction civile et militaire, en un mot de
remplacer le régime turc actuel par une administration moderne, honnête
et impartiale.

Bien qu'étant un pays de montagnes assez pauvre par lui-même, l'Albanie
aura grand avantage à passer sous une administration européenne. Quant
à la Macédoine, ses campagnes d'une fertilité merveilleuse la rendent
susceptible d'un grand développement économique.

Voici quelle est, à cet égard, l'opinion de M. Gaston Routier qui fit,
l'année passée, un voyage d'enquête dans les pays balkaniques[39]:

«Il est incontestable que les intérêts européens, loin de péricliter ou de
se trouver diminués dans une Macédoine autonome ou érigée en principauté
vassale de la Turquie, augmenteraient considérablement en importance sous
tous les rapports. Ce pays, à l'heure actuelle, ruiné et désolé, où,
cet hiver, des centaines de milliers d'âmes vont mourir de famine, peut
devenir un grenier de l'Europe pour les céréales; il contient des mines
très riches encore ignorées ou inexploitées... et pour cause; il sera un
consommateur très sérieux des produits des grandes industries européennes;
et si quelques industries locales, favorisées par la matière première
et la main-d'œuvre, s'y créent et y prospèrent, rien n'empêche les
capitalistes français, anglais ou allemands de venir les installer avec
leur argent et d'en retirer les profits.

«Ce n'est pas s'aventurer que d'affirmer que les affaires de toutes sortes
que les Européens pourraient faire en Macédoine, si ce pays jouissait d'un
régime d'ordre et de justice, seraient dix fois plus importantes et plus
rémunératrices que celles qu'ils y font actuellement.»

[Note 39: Voir _la Question macédonienne_, Paris, H. Le Soudier, 1903.]

Le jour où les Turcs auraient en face d'eux les cinq États précités
unis en confédération et soutenus par l'Italie, nous croyons qu'il leur
serait bien difficile de résister à la pression exercée par eux et qu'ils
ne risqueraient pas de se jeter dans une guerre, où ils auraient
nécessairement le dessous, pour conserver le gouvernement de deux
provinces qui tendent depuis longtemps à leur échapper et dont la
possession leur coûte actuellement tant d'efforts et de soucis.

La Turquie a perdu successivement la plupart de ses possessions
européennes. Il y a quelques années, n'a-t-elle pas encore abandonné à
la Bulgarie, sans coup férir, la Roumélie Orientale, et ne va-t-elle pas
bientôt renoncer à l'île de Crète en faveur de la Grèce? Le sultan se
contente de retarder le plus longtemps possible l'émancipation de ses
peuples chrétiens, mais il sait parfaitement qu'aucune force humaine ne
pourra empêcher ce résultat de se produire.

Aujourd'hui, la question de la Macédoine est mûre; les populations y sont
fermement décidées à s'affranchir du joug ottoman. Le mouvement pour
l'émancipation a été moins accentué jusqu'ici en Albanie, mais on ne peut
songer à laisser cette contrée sous l'autorité turque après avoir enlevé à
celle-ci la Macédoine, qui la séparerait complètement de l'Albanie.

En persistant à les conserver sous son joug, la Turquie risque de
provoquer un soulèvement général des populations macédoniennes aidées par
les Bulgares, et, une fois la guerre déchaînée dans la Péninsule, qui peut
en prévoir toutes les conséquences?

Une guerre venant à éclater actuellement entraînerait sans aucun doute
l'intervention, volontaire ou non, d'une ou de plusieurs grandes
puissances, et la Turquie, en ce cas, devrait envisager l'éventualité
pour elle de perdre non seulement le gouvernement de l'Albanie et de la
Macédoine, mais encore, et dès à présent, sa dernière province d'Europe
avec sa capitale Constantinople.

Il reste d'ailleurs très peu de vrais Turcs en Europe[40]. Un secret
instinct pousse même ceux de Constantinople à aller enterrer leurs morts
à Scutari d'Asie, tellement ils s'attendent à être dépossédés un jour.

[Note 40: Nous noterons que l'Empire ottoman ne compte en somme, en
Europe, pour 160,000 kilomètres carrés, qu'un peu plus de 6 millions
d'habitants, parmi lesquels les Turcs sont en infime minorité. Comme
point de comparaison, la Roumanie seule a une population égale, pour un
territoire de 131,000 kilomètres carrés.]

Devant la volonté unanime fermement exprimée des États constitués en
confédération et des chrétiens qui gémissent encore sous le joug de
l'Islam, le sultan céderait sans doute et abandonnerait ses droits sur
la Macédoine et l'Albanie.

Supposons donc acquis le succès dans lequel nous avons une invincible foi.
Sans doute, le fonctionnement de la nouvelle Confédération serait délicat
et compliqué; mais ces inconvénients possibles, appelés à diminuer et
peut-être à disparaître après l'ère laborieuse du début, seraient mille
fois préférables à l'état d'incertitude du présent et aux luttes fatales
de l'avenir.

L'intérêt des peuples balkaniques leur ordonne de consentir à quelques
sacrifices respectifs pour arriver à une entente durable, plutôt que
d'entrevoir perpétuellement des menaces de guerre pour chaque portion du
territoire à partager et de faire appel de chaque côté à quelques grandes
puissances rivales qui mettent à leur protection le prix d'un complet
asservissement économique.

La situation actuelle ne saurait aboutir, après des partages d'influence
entre l'Autriche-Hongrie et la Russie, qu'à l'installation progressive,
dans la Péninsule, de ces deux puissances, sans parler de l'Allemagne, qui,
en cas de démembrement de la monarchie des Habsbourg, songerait à prendre
la succession balkanique de son ancienne alliée[41].

[Note 41: «Une fois en possession de l'Autriche, disent les pangermanistes,
nous redeviendrons les voisins des pays faiblement peuplés du Danube et
des Balkans.» _Die deutsche Politik der Zukunft_. Deutschvolkischer Verlag
«Odin», Munich, 1900.]

Avec une Confédération orientale placée hors de la sphère politique de ces
trois puissances, cette mainmise future ne saurait se produire, grâce au
lien puissant qui relierait ces peuples à l'Italie. Ils n'auraient rien à
redouter pour leur existence et pour leur avenir.

D'ailleurs, en jetant les bases de la Confédération, les États appelés à
en faire partie pourraient s'accorder mutuellement des avantages ou des
rectifications de frontière.

En jetant un coup d'œil sur la carte annexée à cet ouvrage, ou pourra se
rendre compte plus clairement des modifications que nous proposons.

Ainsi, le sandjak de Novi-Bazar pourrait être partagé entre la Serbie et
le Monténégro, en prenant comme frontière de ces deux pays la rivière Lim.
La Bulgarie se verrait confirmer la possession définitive de la Roumélie
Orientale. La Grèce annexerait la Crète.

On pourrait aussi confirmer à l'Autriche la possession de la Bosnie et de
l'Herzégovine, qui seraient incorporées à l'empire, et cela pour faciliter
le retrait des troupes qu'elle entretient actuellement, à titre provisoire,
dans le sandjak de Novi-Bazar.



CHAPITRE XIV

ADHÉSION DE LA ROUMANIE À LA CONFÉDÉRATION ORIENTALE


La Roumanie n'est pas, à vrai dire, un État balkanique, ou plutôt elle ne
l'est devenue, pour une infime partie de son territoire, que depuis le
traité de Berlin.

Bien que les Turcs y aient exercé une suzeraineté qui a duré trois siècles
et demi, jamais la vie nationale n'a été abolie dans les pays roumains,
comme chez les Grecs, les Serbes et les Bulgares.

Nous citerons à cet égard le passage suivant d'Edgar Quinet: «Dans tous
les lieux où les musulmans ont fait une conquête, ils l'ont faite au nom
d'Allah. Or, rien de semblable dans les principautés... Par une exception
éclatante, extraordinaire, les Turcs, dès leur entrée dans le pays, se
sont interdit le droit d'y bâtir une seule mosquée. Et dans un temps où
les Turcs foulaient aux pieds toutes les conventions, vous admirerez
certainement la bonne foi avec laquelle ils ont respecté ce qui était
fondé sur le droit religieux. Un traité peut être déchiré et disparaître;
les diplomates, à force d'arguties, peuvent le contester, les érudits le
réduire à néant. Ici, c'est une religion qui, depuis trois siècles, porte
témoignage; c'est une religion qui dépose devant le monde entier, et,
comme dans toutes les affaires marquées de ce grand sceau, il ne se trouve
ici matière à aucune chichane. De ce côté de l'eau est la terre d'Allah,
de cet autre la terre du Christ. Nulle confusion, nulle ambiguïté; la même
borne a été posée par des dieux différents.»

L'autonomie des deux principautés, complète jusqu'au dix-huitième
siècle, s'est trouvée réduite pendant une centaine d'années, sans
jamais disparaître, par le fait que la Porte nommait alors directement
les princes régnants, souvent des Grecs du Phanar. C'est pourquoi,
contrairement à la Bulgarie et à la Serbie, la Roumanie a des classes
dirigeantes puissantes; elle est restée un pays de grande propriété et
de traditions.

Toutefois, si différente qu'elle soit des autres États appelés à la
composer, la Roumanie a plusieurs motifs d'entrer dans la Confédération
orientale.

Nous avons dit qu'elle fait elle-même un peu partie de la Péninsule par
son annexe, la Dobroudja,--précieuse par son port maritime, Constantza. La
Dobroudja, qui est rattachée à l'Occident par un magnifique pont jeté sur
le Danube, constitue une acquisition à titre onéreux, chèrement payée par
la perte de la Bessarabie. Les Roumains, victorieux en 1877, mais déçus,
abandonnés, au traité de Berlin, par la diplomatie européenne, ont dû
laisser prendre cette province par les Russes, leurs alliés.

La Roumanie eut le tort de céder de mauvaise grâce, au lieu de s'entendre
avec le gouvernement des tsars pour obtenir du moins, au sud, autre chose
qu'une frontière découverte, c'est-à-dire la ligne Varna-Roustchouk,
et quelques centaines de millions comme indemnité de guerre. Si son
gouvernement se montra malhabile, il obéit au moins à une idée
chevaleresque, se refusant même à discuter le troc d'une terre roumaine.

À part la considération géographique de la Dobroudja, le royaume de
Roumanie n'a aucune velléité d'agrandissement dans la Péninsule par
l'annexion de territoires qu'habitent des frères de race, mais dont il est
séparé par de compactes populations slaves.

Le gouvernement roumain ne saurait cependant se désintéresser du sort des
populations roumaines du sud, disséminées dans toute la Turquie d'Europe,
et plus spécialement en Macédoine et en Épire. Représentant au moins un
dixième de l'ensemble des Latins d'Orient (environ onze millions au total),
ces populations constituent dans les destinées de la race un appoint qui
n'est pas à négliger, et elles sont d'autant plus chères aux Roumains des
Karpathes que leur fidélité tient du prodige.

Le droit de les aimer et de les protéger sans arrière-pensée saurait-il
être contesté par les descendants de ceux--Grecs, Bulgares, Albanais--qui
ont reçu un asile dans les deux anciennes principautés danubiennes,
pendant les temps d'oppression, qui y ont préparé leurs premières
tentatives d'émancipation politique, qui sont venus étudier dans les
écoles de Bucarest et de Jassy?

Les Grecs seraient particulièrement ingrats, en oubliant que la générosité
des princes et des boyards valaques et moldaves a doté les innombrables
monastères relevant des Lieux Saints dont l'énorme revenu a enrichi,
pendant des siècles, les Églises d'Orient, et a servi à soutenir les
révolutions helléniques[42].

[Note 42: Les couvents du mont Athos, à eux seuls, possédaient la plus
grande partie des revenus de cent quatre-vingt-six grands domaines en
Valachie et en Moldavie, et le mont Athos fut le plus grand foyer
d'hellénisme en Macédoine.]

D'ailleurs, pour disputer leurs congénères de Turquie aux propagandes
grecque et slave, les Roumains du royaume se contentent de favoriser le
développement cultural de cet élément fraternel. La Roumanie prétend être
une métropole intellectuelle, rien de plus.

Le relèvement de la somme inscrite au budget pour les prêtres et les
instituteurs, le vote d'un crédit extraordinaire de 600,000 francs pour
construction d'églises et d'écoles, la récente création d'un consulat
à Janina, tout cela prouve l'intérêt que la Roumanie attache à ce
développement cultural. Quant aux manœuvres du patriarcat et aux
tentatives auxquelles se livre le clergé grec en vue de dénationaliser les
Roumains d'Orient, sous prétexte de ne point laisser porter atteinte aux
traditions et aux intérêts de l'orthodoxie, voici les propres paroles du
ministre des affaires étrangères de Roumanie, M. Jean Bratiano, dans son
discours de 1904 sur la situation des Roumains de Macédoine:

«À l'égard de ces facteurs hostiles, je me bornerai à vous déclarer que
nous ne renoncerons, pour appuyer les efforts légitimes des Roumains
du Pinde, à aucun des moyens compatibles avec le caractère que revêt
l'ensemble de notre politique, que nous voulons conserver intacte de toute
velléité d'agitation et de provocation, mais que nous sommes décidés à
poursuivre avec énergie et persévérance.»

Cette politique, commune aux deux grands partis du pays et qui a sa
formule dans le mot de M. Stourdza, actuellement chef du gouvernement: «Il
faut que pas un Roumain ne se perde!» trouvera sans doute son couronnement
dans la création, pour les Roumains de Turquie, d'un épiscopat comme
en possèdent les Grecs, les Bulgares, les Serbes et les catholiques,
--l'Église roumaine, autocéphale dans le royaume, ne pouvant avoir, en
Turquie, des droits moindres que les autres Églises chrétiennes.

Ni les Roumains du royaume, ni les Roumains du sud ne sauraient envisager
avec indifférence la perspective de voir le patriarcat de Constantinople
grossir le patrimoine de l'hellénisme de cet élément macédo-roumain, dont
la fidélité à la race latine, malgré les efforts et l'indéniable prestige
de la culture hellénique, est vraiment digne d'admiration.

La Roumanie, dans la crainte de voir l'influence bulgare devenir
prédominante au détriment de la race roumaine, a défendu jusqu'à présent
et a encore intérêt à défendre, dans l'état actuel des choses, l'intégrité
de l'Empire ottoman, comme un moindre mal.

La domination turque est moins dangereuse pour les Roumains du sud de la
Péninsule que ne le serait la domination slave. La différence de religion
est, en effet, le plus sûr garant que l'assimilation de l'élément roumain
à l'élément ottoman ne saurait se produire.

Si au contraire les Bulgares, de même religion que les Roumains,
arrivaient à s'emparer de la Macédoine, les Roumains du sud finiraient
par se confondre avec les Bulgares et seraient définitivement perdus pour
la mère patrie. De plus, la Bulgarie, ainsi agrandie, deviendrait l'état
le plus puissant des Balkans, et son existence même serait une menace
perpétuelle pour la Roumanie et surtout pour la province roumaine de
Dobroudja, située sur la rive droite du Danube.

Quelques Roumains ont émis l'opinion que l'intérêt de leur pays était de
maintenir le _statu quo_ en Orient, dans la crainte d'une trop grande
expansion des races slaves dans la Péninsule. Mais le maintien de
l'intégrité de l'Empire ottoman n'aurait plus aucun intérêt aux yeux de
ces patriotes roumains, le jour où, grâce à une Confédération orientale
placée sous le patronage impartial de la couronne italienne, l'existence
et le développement ethnique des Roumains du sud seraient complètement
assurés contre les empiétements des autres races.

D'ailleurs le royaume de Roumanie, enclavé entre la Russie et
l'Autriche-Hongrie, serait trop isolé s'il se formait, au sud du Danube,
une importante Confédération dont il serait exclu et dont il a le droit de
faire partie au titre de la Dobroudja. Disons encore que le même isolement
atteindrait les Latins du sud, par suite de cette exclusion de leur
métropole ethnique et intellectuelle qui ferait pencher la balance du côté
des éléments slavo-balkaniques, alors tous groupés. Dans ces conditions,
l'accession de la Roumanie à la Confédération orientale, avantageuse
d'ailleurs pour tous les autres États qui la composeraient, s'impose comme
une nécessité. Cette participation lui assurerait, grâce à sa politique
probe et modérée, une situation importante[43] et plus indépendante, vu que
les liens qui s'établiraient entre elle, les États balkaniques et l'Italie,
lui épargneraient la nécessité de s'appuyer sur un groupement politique
quelconque des grandes puissances.

[Note 43: «Quant à une fédération éventuelle, personne ne la verrait de
meilleur œil que la Roumanie, qui forcément y jouerait le rôle de _prima
inter pares_. (Take IONESCO, article déjà cité de la _Monthly Review_,
1903.)]



CHAPITRE XV

CONSTANTINOPLE


Nous avons cru devoir réserver, dans notre projet de Confédération, la
question de Constantinople. La Turquie ne céderait pas actuellement sa
capitale sans une résistance désespérée qui ferait hésiter les cabinets
européens devant une solution trop brusque et qui ne s'obtiendrait
vraisemblablement pas sans une large effusion de sang chrétien.

Mais il est difficile de traiter la question d'Orient sans envisager
le rôle que sera appelée à jouer, dans l'avenir, cette ville qui fut,
d'ailleurs, dès le commencement du moyen âge, la métropole des peuples
balkaniques.

Dans la Confédération telle que nous la prévoyons actuellement,
Constantinople resterait la capitale de l'Empire ottoman, qui ne
posséderait plus en Europe que la province de Thrace.

Combien de temps les Turcs séjourneront-ils encore sur le continent
européen, et sous la poussée de quels événements l'abandonneront-ils un
jour pour aller s'établir définitivement dans leur Empire d'Asie? Voilà ce
qu'il est malaisé de prédire dès à présent. Toutefois, il semble évident,
pour qui connaît tant soit peu l'histoire d'Orient, que cette éventualité
ne saurait manquer de se produire et que les Turcs sont fatalement
destinés à perdre, dans un avenir plus ou moins rapproché, leur dernière
possession européenne.

Le rôle de notre Confédération n'est pas de hâter ce moment ni de brusquer
la marche des événements, mais de résoudre temporairement la question si
aiguë de Macédoine et d'enlever au monde l'anxiété générale que provoque
la solution éventuelle de la grave question de Constantinople. Dès à
présent, en effet, la marche à suivre, lorsque cet événement viendra à se
produire, serait toute tracée. Elle ne laisserait pas la porte ouverte
aux convoitises des grandes ou des petites puissances et préviendrait une
conflagration générale susceptible de bouleverser l'Europe au moment de
l'ouverture de cette succession.

En réservant l'heure à laquelle se produira cette dernière transformation
de l'Orient européen, et pour mieux établir le régime qu'il conviendrait
d'appliquer dans l'avenir à Constantinople, après le départ des Turcs, il
serait utile de jeter un coup d'œil en arrière et de rappeler le rôle que
cette capitale a joué jusqu'ici dans l'histoire, au point de vue des races.

L'Empire d'Orient fut une création de Rome, opérée par l'intermédiaire
d'un Illyrien grécisé et romanisé. Lorsque, en fondant l'Empire romain
d'Orient (330 après J.-C.), Constantin eut fait de Byzance sa résidence
impériale, la ville et les provinces environnantes de la péninsule
balkanique furent romanisées tour à tour; la langue latine persista
même, dans l'administration et le commerce, jusqu'au septième siècle,
c'est-à-dire jusqu'au règne de Phocas, où commença le déclin du latinisme,
sous l'influence des empereurs de race grecque ou grécisants, originaires
de la péninsule balkanique.

Car les maîtres de Byzance, contrairement à l'opinion répandue,
appartinrent aux races les plus différentes de l'Empire, Grecs, Thraces,
Illyriens,--et par Grecs il faut entendre, encore une fois, les races
balkaniques orthodoxes, plus ou moins hellénisées, et non les habitants de
l'Hellade.

Certainement, on parle beaucoup le grec à Constantinople, et on le parla
encore davantage avant la conquête ottomane; mais la langue ne suffit pas
pour déterminer le caractère d'une race. D'ailleurs, les anciens Hellènes,
de tout temps peu nombreux, furent décimés à l'époque des guerres
persiques, puis de celles qui marquèrent le règne d'Alexandre le Grand,
et enfin pendant les luttes contre Rome.

Ce qui se passe actuellement, en ce qui concerne la langue grecque,
est bien de nature à nous faire comprendre ce qui se produisit jadis à
cet égard. Combien de Roumains de Turquie, combien d'Albanais, combien de
Bulgares même ne se font-ils pas encore passer pour des Hellènes, afin
de ménager le patriarcat! Jadis, ce fut en vue de charges à obtenir,
d'influences à exercer.

Mais Byzance affectait essentiellement le caractère cosmopolite qui
signale la Constantinople de nos jours. Les étrangers y formaient même des
groupements séparés. Les Vénitiens étaient maîtres de quartiers fortifiés;
les Génois occupaient Péra et Galata.

Les Grecs proprement dits se concentrèrent surtout au Phanar, après la
conquête turque. Mais si leur élément ne constitue pas à beaucoup près
une majorité, l'élément turc véritable est, lui aussi, insignifiant dans
le million d'habitants qui peuplent aujourd'hui la cité impériale.
Constantinople a ses quartiers grecs, arméniens, juifs, francs, ses colons
asiatiques, ses nègres d'Afrique; ses masses levantines sans caractère
ethnique déterminé, et, parmi les mahométans, de nombreux descendants de
renégats grecs et albanais devenus fonctionnaires de la Turquie.

C'est à peine si, jusqu'à présent, on a osé poser la question de
Constantinople, tellement elle paraît embarrassante. On connaît le mot
de Napoléon qui, lors de ses négociations avec le tsar Alexandre Ier
pour le partage éventuel de l'Empire ottoman, disait: «Celui qui aurait
Constantinople serait le maître du monde.» Ce mot a d'ailleurs cessé
d'être vrai depuis le percement du canal de Suez.

Le jour donc où la Turquie deviendrait un empire purement asiatique, il
conviendrait de donner un régime particulier à Constantinople. En effet,
la position de cette ville, située aux confins de deux continents et de
deux mers, présente un intérêt international qui peut militer en faveur
d'une neutralisation rigoureuse du Bosphore et des Dardanelles, à l'instar
de l'isthme de Suez.

Peut-être faudrait-il faire de Constantinople un port franc. Dans tous
les cas, toutes les nations, sans exception, devraient y trouver les
plus larges franchises et libertés commerciales. Une fois la province de
Thrace reconstituée sur les mêmes principes que celles de Macédoine et
d'Albanie, Constantinople, libérée de la domination turque, s'imposerait
comme capitale politique définitive de la Confédération. La Diète fédérale
y serait transférée et le lieutenant impérial italien y transporterait
naturellement sa résidence. De même, les représentants des puissances
auprès de la Confédération transféreraient leur siège à Constantinople.

Nous n'avons pas la prétention, dans le cadre d'un ouvrage aussi restreint,
de fixer dans ses détails l'organisation de la Confédération future.
Nous avons seulement voulu l'indiquer dans ses grandes lignes et surtout
nous pensons en rendre la réalisation plus aisée en ne prêchant pas le
bouleversement immédiat de la Péninsule.

La plupart des auteurs qui ont écrit à ce sujet partagent à leur façon
Constantinople et toutes les possessions turques d'Europe entre telles
ou telles puissances, sans tenir compte qu'un tel partage ne pourrait se
faire actuellement sans une guerre sanglante et peut-être européenne.
C'est ce qui fait que leurs livres sont restés dans le domaine de l'idéal.
Notre projet, au contraire, pourrait s'appliquer dès à présent sans
secousse, et il préparerait ainsi une solution pratique de la question
d'Orient, solution que l'on pourrait obtenir sans qu'il y ait de sang
versé, par l'œuvre seule du temps et de la diplomatie.



CHAPITRE XVI

CONCLUSIONS


Nous avons assez dit ce qui divise les nationalités soumises au joug de
la Turquie,--et elles sont elles-mêmes des causes de division pour les
peuples déjà émancipés de ce joug dont elles excitent les convoitises.
Mais la communauté de religion et de mœurs, et aussi la communauté de
souffrances dans le présent et dans le passé, constitueraient quand même,
avec les mélanges de sang, un puissant ciment pour la cohésion d'une
Confédération orientale.

Pour arriver toutefois à une entente durable, il faudra, nous ne saurions
trop le répéter, que chacun de ces peuples chrétiens sache sacrifier
à l'intérêt général quelque chose des aspirations d'un idéal national
exaspéré, et surtout renonce au rêve de prédominance absolue dans la
Péninsule, à la reconstitution utopique des empires de Douchan, du tsar
Samuel ou d'Alexandre le Grand.

Sans ces concessions mutuelles et avec des arrière-pensées tendant
à changer à son avantage particulier ce qui aurait été établi dans
l'intérêt de tous, il est trop certain que la cohésion de la Confédération
se trouverait singulièrement affaiblie et qu'on reverrait bientôt de
nouvelles ingérences politiques émanant des grandes puissances, de
la tutelle ou de la protection desquelles on viendrait à peine de
s'affranchir.

En interrogeant l'histoire de quelques peuples qui, au nord du Danube,
ont présenté beaucoup d'analogie avec les nationalités balkaniques, la
Pologne, la Hongrie, la Moldavie et la Valachie, nous voyons que, dès la
plus haute antiquité, l'idée d'une étroite alliance entre ces peuples a
germé dans l'esprit de plusieurs de leurs souverains.

C'est ainsi que le premier prince de Valachie qui ait joué au quatorzième
siècle un rôle européen, Alexandre Bassaraba, conçut l'idée d'une alliance
avec ses coreligionnaires slaves de la rive droite du Danube. Il avait
trois filles: il en donna une à Urosch, fils du tsar serbe Étienne Douchan;
une autre à Straschimir, empereur bulgare de Vidin, et la troisième à
Vucashin, alors prince féodal en Macédoine et plus tard roi de Serbie[44].

[Note 44: Autrefois, les souverains chrétiens d'Orient étaient parfois
indifféremment, et suivant les époques, les chroniques ou les poèmes
nationaux, qualifiés de tsars, rois, empereurs, voévodes ou princes.]

De cette façon, les dynasties serbe, roumaine et bulgare ne formèrent,
grâce à ces alliances, qu'une seule famille; les Slaves du sud considèrent
encore les fils et petits-fils d'Alexandre Bassaraba comme s'ils eussent
été des héros nationaux serbes ou bulgares, et les célèbrent comme tels
dans leurs ballades et dans leurs chants nationaux.

La Pologne, la Hongrie, la Valachie et la Moldavie ont glorieusement
défendu, pendant quatre siècles, la civilisation européenne contre les
Tartares et les Turcs. Si les princes de ces quatre États qui, sous la
pression des circonstances, s'unirent parfois par d'éphémères traités,
mais qui plus souvent se combattirent, avaient, au lieu de suivre une
politique égoïste, formé une ligue chrétienne, la Hongrie n'aurait pas
subi, pour un temps donné, la conquête ottomane, la Moldavie et la
Valachie auraient évité la suzeraineté de la Porte, et la Pologne vivrait
certainement comme État pleinement indépendant.

Mieux vaut donc une étroite alliance des peuples balkaniques entre eux et
avec l'Italie, que leur annexion fatale à l'un des empires austro-hongrois
ou russe. Qu'ils se pénètrent enfin de cette vérité!

En s'opposant au développement de toutes les races qui peuplent la
Macédoine, deux États, la Bulgarie et la Grèce, plus suspects de froideur
envers notre idée, ne feraient que le jeu de l'Autriche, car cette
puissance, la plus immédiatement menaçante, vu l'affaiblissement actuel
de la Russie, a derrière elle l'impulsion pangermaniste.

Les haines de races doivent disparaître comme les haines de religion,
rejetées au second plan par les préoccupations des réformes sociales et du
bien-être des peuples.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, nous estimons que le système des
groupements fédéraux, basés sur le respect de l'individualité de chaque
peuple adhérent, va prévaloir à l'avenir, à commencer par les régions où
la multiplicité de races ne peut faire espérer l'établissement durable
d'un grand État homogène.

Nous prévoyons le triomphe du principe fédératif en Autriche-Hongrie. Il
constituerait la meilleure chance de se maintenir pour la dynastie des
Habsbourg, qui sera d'ailleurs fatalement obligée, par la poussée des
Slaves et des Roumains de la monarchie, à renoncer à l'actuel compromis
austro-hongrois.

L'unité nationale absolue, avec sa tendance fatale à l'extension par
l'absorption des États faibles, cessera de prédominer. Déjà même, on
n'ose plus la conquête brutale, malgré la folie des armements. Quant aux
peuples fédérés, ils ne seront plus obligés de ruiner leurs finances
et d'immobiliser dans les casernes leur jeunesse travailleuse pour se
défendre contre leurs voisins, et ils n'auront pas besoin de rendre l'État
adéquat à la nationalité en englobant tous les individus de même race,
du moment que la fédération leur garantira à tous une égale liberté dans
leurs frontières respectives.

La Turquie a un avenir en Asie; elle n'a même d'avenir que là. Déjà ses
provinces européennes représentent un poids mort qu'elle traîne sans
profit et sans gloire, qui épuise ses dernières forces, lesquelles,
libérées,--car ce serait une délivrance même pour l'Empire ottoman qu'une
solution radicale de la question d'Orient,--trouveraient à s'exercer
légitimement dans cette Asie qui est le berceau de l'Islamisme.

L'humanité procède par étapes, chaque nouvelle génération reprenant
la marche en avant quand la précédente a fait halte dans la mort.
Une Confédération orientale serait une de ces étapes--et combien
décisive!--vers le progrès et l'apaisement. La Confédération des peuples
de l'Autriche-Hongrie en formerait une seconde; c'est ainsi que l'on
arriverait un jour à la constitution des États-Unis d'Europe, qui seule
donnera le signal du désarmement général et comblera ce vœu légitime de
l'humanité civilisée: la paix universelle.

Les peuples balkaniques, sous la présidence de l'Italie, auraient la
gloire d'avoir pris l'initiative de ce mouvement, prouvant au monde qu'ils
ont su comprendre, avant les plus grands pays, la nature des phénomènes
sociaux à venir.



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_Mémoire présenté par les délégués valaques d'Épire et de
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TABLE DES MATIÈRES


AVANT-PROPOS.

CHAP. Ier. Coup d'œil sur la situation de l'Empire ottoman;
           Rivalités internationales;
           Impuissance de la Turquie;
           Obstacles à l'application des réformes.

--II. Les «Roumis» considérés dans leur ensemble.

--III. Les Bulgares.

--IV. Les Roumains du sud.

--V. Les Serbes.

--VI. Les Albanais.

--VII. Les Grecs.

--VIII. Les Monténégrins.

--IX. Que faire?

--X. Quelques opinions sur la Question d'Orient.

--XI. La Confédération orientale.

--XII. Le rôle de l'Italie.

--XIII. Question d'organisation.

--XIV. Adhésion de la Roumanie à la Confédération orientale.

--XV. Constantinople.

--XVI. Conclusions.

BIBLIOGRAPHIE.



CARTE DE LA CONFÉDÉRATION ORIENTALE PROJETÉE


Notre carte géographique indique les modifications que nous proposons
d'apporter à la situation actuelle de la péninsule balkanique. Nous
n'avons pas cherché à donner une carte plus ou moins complète de ces
régions. Notre but est simplement d'aider à la compréhension des passages
topographiques contenus dans le texte de notre travail et de montrer la
configuration générale de la Confédération, ainsi que certaines lignes de
chemin de fer qui l'intéresseraient au premier chef.

Les seules modifications territoriales proposées dès à présent au profit
de quatre États chrétiens sont l'annexion définitive de la Roumélie
Orientale à la Bulgarie, celle de l'île de Crète à la Grèce et le
partage de l'ancien sandjak de Novibazar--actuellement occupé par
l'Autriche-Hongrie en vertu du traité de Berlin--entre la Serbie et le
Monténégro. L'Europe, en effet, n'aurait plus intérêt à faire surveiller
par la monarchie dualiste, dans le but éventuel du maintien de l'ordre,
des régions dont la Confédération orientale assurerait la pacification et
le développement progressif.

Si nous n'avons pas tracé la ligne frontière entre l'Albanie (avec l'Épire)
et la Macédoine, c'est qu'il vaut mieux, selon nous, laisser à la future
Confédération le soin de délimiter elle-même les territoires de ces deux
provinces. Étant donné, d'ailleurs, le régime cantonal qui devrait y
fonctionner de préférence, cette délimitation ne présente qu'une
importance secondaire.

[Illustration: PROJET DE CONFÉDÉRATION ORIENTALE PAR UN LATIN, 1904]

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PARIS, TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, Rue Garancière, 8.

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