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Title: Un amour vrai
Author: Conan, Laure, [pseud.], 1845-1924
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Un amour vrai" ***


This text was adapted from that found at the Bibliothèque virtuelle.
http://www.fsj.ualberta.ca/biblio/default.htm
 
Thank you to Donald Ipperciel and the Faculté Saint-Jean
(University of Alberta) for making it available.



Un amour vrai

Par Laure Conan



I


J'ai été témoin dans ma vie d'un héroïque sacrifice. Celle qui l'a
fait et celui pour qui il a été fait sont maintenant dans l'éternité.
J'écris ces quelques pages pour les faire connaître. Leur souvenir
m'a suivie partout, mais c'est surtout ici, dans cette maison où tout
me les rappelle, que j'aime à remuer _les cendres de mon coeur._

Ô mon Dieu, vous êtes infiniment bon pour toutes vos créatures, mais
vous êtes surtout bon pour ceux que vous affligez. Vous savez quel
vide ils ont laissé dans ma vie et dans mon coeur, et pourtant, même
dans mes plus amères tristesses, j'éprouve un immense besoin de vous
remercier et de vous bénir. Oui, soyez béni, pour m'avoir donné le
bonheur de les connaître et de les aimer; soyez béni pour cette foi
profonde, pour cette admirable générosité, pour cette si grande
puissance d'aimer que vous aviez mises dans ces deux nobles
coeurs.

(Thérèse Raynol à sa mère.)

Malbaie, le 14 juin 186.

Chère mère,

La malle ne part que demain, mais pourquoi ne pas vous écrire ce
soir? Je suis à peu près sûre que vous vous ennuyez déjà, et je
compte bien que vous ne tarderez guère à suivre votre chère
imparfaite. J'ai choisi pour vous la chambre voisine de la mienne. En
attendant que vous en preniez possession, j'y ai mis la cage de mon
bouvreuil, auquel je viens de dire bonsoir. Mais il faut bien vous
parler un peu de mon voyage, qui n'a pas été sans intérêt. Vous vous
rappelez ce jeune homme dont le courage fut tant admiré à l'incendie
de notre hôtel, à Philadelphie. Figurez-vous qu'à ma très grande
surprise, je l'ai retrouvé parmi les passagers. Il se nomme Francis
Douglas. Je puis maintenant vous dire son nom, car j'ai fait sa
connaissance ce soir.

Nous venions à peine de laisser Québec, quand je l'aperçus, se
promenant sur la galerie avec le port d'un amiral. Je le reconnus
du premier coup doeil, non sans émotion, pour parler franchement.
Si cela vous étonne, songez, s'il vous plaît, que vous pleuriez
d'admiration en parlant du courage héroïque de cet inconnu; de
l'admirable générosité avec laquelle il s'était exposé à une mort
affreuse, pour sauver une pauvre chétive vieille qui ne lui était
rien. Après avoir longtemps marché à l'avant du bateau, il entra dans
le salon. Ce chevalier, qui risque sa vie pour sauver les vieilles
infirmes, nous jeta un regard distrait. Ouvrant son sac de voyage,
il y prit un livre et fut bientôt absorbé dans sa lecture.
Connaissez-vous ce beau garçon? me demanda Mme L...--Lequel? Dis-je
hypocritement.--Celui qui vient d'entrer.--Non, répondis-je. Je ne
parlai pas de sa belle action. Pourquoi? Je n'en sais rien, chère
mère. Mais je le considérais souvent, sans qu'il y parût, et je me
disais que je ne serais nullement fâchée de savoir tout ce qui le
regarde. Ne serez-vous pas fière de la raison de votre grande fille,
si je vous avoue que je me surpris appelant une tempête! C'est bien
naturel. J'aurais voulu voir comment il se conduit dans un naufrage.
Malheureusement, ce souhait si sage, si raisonnable, si charitable,
ne se réalisa pas.

On me demanda de la musique. Je venais de lire quelques pages
d'Ossian--ce qui n'est plus neuf;--je jouai une vieille mélodie
écossaise. Monsieur ferma son livre et m'écouta avec un plaisir
évident. Il est écossais, pensai-je, et vous allez voir que je ne me
trompais pas. Il ne reprit plus sa lecture, et quelque chose dans son
expression me disait que sa pensée était loin, bien loin,--dans les
montagnes et les bruyères de l'Écosse.

Ne l'ayant pas vu débarquer à la Malbaie, j'avais supposé qu'il se
rendait à Tadoussac. Après le souper, j'étais avec quelques dames
dans le salon de l'hôtel. Jugez de ma surprise, quand je le vis
entrer avec cette bonne Mme L..., qui nous le présenta.

M. Douglas me parla du plaisir qu'il avait éprouvé en entendant un
air de son pays, et ces quelques mots simples et vrais disaient
éloquemment son amour pour sa patrie. Je vous assure que je n'étais
pas à mon aise, près de ce héros. Il me semblait qu'il lisait dans
mon âme, et, comme je me rends compte que je m'occupe un peu trop de
lui, chaque fois que je rencontrais son regard ma timidité
augmentait. J'avais beau me dire que je ne suis pas _transparente_,
je ne pus parvenir à me le persuader. Il est certain que je ne vous
ai pas fait honneur. M. Douglas, qui était, lui, parfaitement à
l'aise, essaya plusieurs fois d'engager la conversation avec moi,
et ne réussit pas, comme vous le pensez bien. Mais si je ne parlais
pas assez, j'ai la consolation de dire que d'autres parlaient trop.
Deux dames s'aventurèrent dans une dissertation sentimentale
avec un galant officier. Vous vous imaginez facilement que cette
dissertation n'a pas jeté qu'un peu de lumière dans les abîmes
du coeur humain.

J'allais entrer dans ma chambre, quand la brillante Mlle X... me dit
avec une satisfaction mal déguisée: "Thérèse, ma chère, comme vous
étiez gauche et embarrassée ce soir! Quelle opinion vous allez donner
des Canadiennes à ce séduisant étranger!" Soyez fière de moi, après
cela. Mais n'importe. Si le feu prend cette nuit à l'hôtel, j'espère
que ce sauveur de vieilles veuves paralysées ne me laissera pas
brûler.

(La même à la même.)

Malbaie le 23 juin 186

Chère mère,

J'en veux et j'en voudrai longtemps à ces maussades affaires qui vous
retiennent loin de moi. Même je ne suis pas sûre de ne pas vous en
vouloir un peu. Aux quatre vents du ciel les obstacles! Croyez-moi,
tout est vanité, à part marcher sur la mousse et respirer le satin.
Descendez vite. Il me tarde de vous faire les honneurs de la Malbaie.
Kamouraska a bien ses agréments. J'ai un faible pour Tadoussac, pour
ses souvenirs, pour sa jolie baie, grande comme une coquille, mais la
Malbaie ne se compare point.

Cette belle des belles a des contrastes, des surprises, des caprices
étranges et charmants. Nulle part je n'ai vu une pareille variété
d'aspects et de beautés. Le grandiose, le joli, le pittoresque, le
doux, la magnificence sauvage, la grâce riante se heurtent, se mêlent
délicieusement, harmonieusement, dans ces paysages incomparables.

Ô mon beau Saint-Laurent! ô mes belles Laurentides! ô mon cher
Canada! Excusez ce lyrisme: c'est demain notre fête nationale.

La Malbaie n'a qu'un défaut, l'affluence des étrangers. Si j'étais
reine, je me contenterais de cette campagne enchantée pour mon
royaume, mais j'en défendrais l'entrée d'abord à toutes celles qui
lisent des romans, ensuite à tous ceux qui se croient qualifiés pour
gouverner et réformer leur pays. Qu'en dites-vous? Mais en attendant,
c'est un bruit, un mouvement, un va-et-vient continuel.

Les étrangers n'ont ici que l'obligation de ne rien faire. Aussi,
comme on s'y promène. Tous les jours, pique-niques, parties de
plaisir de toutes sortes et bals le soir. Pour moi, je donnerais tous
les pique-niques passés, présents et futurs, tous les bals impromptus
et préparés, pour un bain de mer.

Je vais tous les matins à la messe, ordinairement par la grève, ce
qui est fort agréable. L'église est bâtie sur le fleuve, à
l'embouchure de la rivière Malbaie. C'est un fort beau site. En face,
la baie,--cette charmante baie que l'on compare à celle de Naples,--à
droite des champs magnifiques, une hauteur richement boisée, où
chantent les oiseaux et les brises d'été; à gauche, la rivière, puis
le Cap-à-l'Aigle, sauvage et gracieux, et en arrière les montagnes
vertes et bleues qui ferment l'horizon. L'église est bien
entretenue.

"_Le siècle avait deux ans_" lorsqu'on a commencé à la
construire. C'est jeune encore pour une église. Pourtant les
hirondelles l'affectionnent, car les nids s'y touchent, et, en levant
les yeux, on aperçoit toujours quelque jolie petite tête qui s'avance
curieusement au dehors.

Je suppose qu'il faut bien vous parler un peu de M. Douglas. Il est
assez probable que je m'occupe de lui plus qu'il ne faudrait; mais,
outre que je n'en dis rien, je ne fais en cela que comme tout le
monde. Je n'ai dit qu'à Mme L... que M. Douglas est le héros de
l'incendie de l'hôtel. Elle m'a conseillé de garder sagement le
silence là-dessus. Elle prétend qu'il est assez dangereux sans
l'auréole de l'héroïsme.

Vous, mère chérie, vous prétendez que c'est un grand dommage que ce
noble jeune homme ne soit pas très laid, ou un peu difforme. Avec
votre permission, madame, c'est justement cela qui serait dommage.
Chère mère, c'est prudent peut-être, ce que vous dites, mais à coup
sûr, ce n'est pas féminin. D'ailleurs, si M. Douglas est de la
famille des braves, il n'est pas de celle des galants, et n'accorde
d'attention que juste ce qu'il faut pour n'être pas impoli. Il
décline toutes les invitations et a l'air de s'être dit comme un
poète:

  À _moi_ la grève solitaire,
  La chasse au beau soleil levant,
  À _moi_ les bois pleins de mystère,
  La pêche au bord du lac dormant.

Mme H... a déclaré que nous devrions toutes conclure contre lui un
traité d'alliance offensive.

Le Dr G... est à la Malbaie et se livre à l'observation. Il trouve
que les rubans écossais sont bien en faveur depuis l'arrivée de M.
Douglas, et se plaint amèrement d'être condamné à entendre tant
d'airs écossais, depuis la même date. Ce que c'est, dit-il, d'avoir
la tournure chevaleresque! Moi, j'ai passé plusieurs années en
Écosse, et personne n'a songé à apprendre _Vive la canadienne_,
ou _À la claire fontaine_. M. Douglas est riche, et le Dr se
plaît à en informer les dames qui ont des filles à marier. Ça les
rend pensives, dit-il.

Ce soir, le docteur, Elmire et moi, nous sommes allés visiter les
sauvages. C'est curieux à voir. La soirée était fraîche. Un beau feu
de branches sèches flambait devant les cabanes. J'aperçus M. Douglas
qui se chauffait et causait avec les sauvages. En le voyant dans
cette clarté rougeâtre, je me rappelai l'incendie, et, pour dire
vrai, le coeur me battit un peu fort; puissance du souvenir,
involontaire hommage au courage et à la générosité!

Comme nous allions partir, le Dr fut appelé en toute hâte pour un
malade et nous revenions seules, quand M. Douglas nous joignit et
réclama l'honneur de nous reconduire, ce que nous daignâmes accorder.
Je fus un peu surprise, je l'avoue, car il ajouta, avec une naïveté
bien singulière chez un homme du monde: J'ai cru que j'avais eu tort
de vous laisser partir seules, et, réflexion faite, je me suis hâté
de vous rejoindre.--Nous comprenons, monsieur, dit Elmire piquée:
vous avez cru que c'était un devoir.--Non, Mademoiselle, j'ai
seulement pensé que c'était une attention à laquelle vous aviez
droit, et il continua un peu fièrement: Vous défendre, si vous
couriez quelque danger, ce _serait un devoir_.

J'incline à croire que ce devoir serait bien rempli, et si jamais je
vais me promener chez les cannibales, je prierai M. Francis Douglas
de me donner le bras. Il a veillé au salon, contre son habitude. Il
n'est certainement pas aussi beau qu'on le dit, mais il a une
distinction rare et une grâce incomparable.

  La grâce plus belle que la beauté.

Comme vous voyez, c'est bien suffisant. Il est plutôt grave
qu'enjoué, mais on cause bien avec lui. Vous aimerez sa simplicité
charmante. Nous avons conversé en français, et là-dessus on nous a
gracieusement fait entendre--à Elmire et à moi--qu'il faut que notre
prononciation anglaise le fatigue beaucoup, puisqu'il nous parle
français. N'est-ce pas beau de songer si vite aux ennuis de son
prochain?

Quoi qu'il en soit des susceptibilités de M. Douglas, une chose sûre,
c'est qu'il parle français parfaitement, et une autre chose joliment
certaine aussi, c'est que j'aimerais mieux ne le fatiguer en rien. Je
lui ai demandé comment il trouvait nos sauvages. Bien déchus,
mademoiselle. Ils ne sont pas tatoués et la mauvaise civilisation les
gagne. Quand je me suis assis à leur feu, ils ne m'ont pas présenté
le calumet de paix. Quel surnom les sauvages d'autrefois lui
auraient-ils donné? Songez-y, s'il vous plaît.

Chère mère, descendez vite et apportez-moi un gros bouquet de roses.
Je m'ennuie et je vous aime.



Extraits du journal de Thérèse.

24 juin.

Ce matin, de très bonne heure, Elmire et moi, nous sommes allées à la
chapelle Harvieux. Le trajet est rude sur la grève de l'extrême
Pointe-aux-Pics: pas de _sable d'or_, mais quand on a le pied sûr,
c'est charmant de marcher sur ces beaux _crans_ lavés par la mer.
Ô senteur du varech! ô parfums du salin! Qu'il fait bon, de se
sentir vivre et d'errer comme une alouette sur la grève embaumée!
Les oiseaux chantaient dans les arbres qui couronnent la falaise.
L'ancolie croît partout dans les fentes des rochers. Ces jolies
cloches rouges font un charmant effet sur le roc aride. Qu'est-ce qui
plaît davantage, une fleur dans la mousse ou une fleur sur un rocher?
Hélas! il y a des femmes qui n'aiment les fleurs que sur leurs
chapeaux, et pour qui une promenade dans la rue Notre-Dame a plus de
charmes qu'une course dans les bois ou sur la grève! Mais à quoi bon
philosopher?

La chapelle Harvieux est à un mille du quai. C'est tout simplement
une grotte de sept à huit pieds de profondeur, taillée dans le roc à
une dizaine de pieds du sol. Il y a bien longtemps, un religieux
français du nom de Harvieux y célébra la messe. Ce missionnaire
descendait le fleuve en canot pour visiter les colons établis sur les
côtes et fut retenu là par une tempête. J'aime cette solitude
sauvage, et qu'elle doit être grande et triste quand le vent gémit et
que la mer se livre à ses formidables colères! Mais ce matin tout
était calme et les goélands séchaient coquettement leurs plumes sur
ces rochers où ils viennent prophétiser la tempête.

26 juin.

Aujourd'hui j'attendais ma mère, et je suis allée à l'arrivée du
bateau, mais déception. Il n'y avait pour moi qu'une lettre et un
bouquet de roses. Je me suis vite sauvée pour lire ma lettre. Je
n'aime pas ces foules bruyantes où les cochers et les gamins ont la
haute note. Elmire est venue me rejoindre et après m'avoir pris la
moitié de mon bouquet, elle a décidé qu'il fallait explorer la grève
en deçà du quai. Nous avons commencé par escalader les énormes blocs
qui sont là, et nous y avons trouvé une grotte profonde à demi fermée
par des bouquets de jeunes cèdres. Les oiseaux, il me semble, doivent
aimer cette grotte le matin, les jours d'automne surtout, car le
soleil levant l'emplit de rayons et y fait bourdonner sans doute une
foule d'insectes. Mais ce soir elle était pleine d'ombre et de
fraîcheur. Nous y sommes restées longtemps. J'avais sur l'âme une
brume de mélancolie. Ma mère viendra demain. Ce n'est qu'un retard
d'un jour, mais cela suffit pour attrister. L'âme a un ciel si
changeant! Pourtant qu'il faisait beau ce soir! J'ai laissé la grotte
avec regret. Pauvre grotte, me disais-je, ce matin elle s'est emplie
de soleil, de chaleur et de vie avant le reste de la nature qui
l'entoure, et la voilà pleine d'ombre pendant que le soleil rayonne
encore partout, sur le Cap-à-l'Aigle, sur le fleuve si beau, sur les
clochers lointains qui scintillent le long de la côte du sud. Et je
pensais à une âme qui m'intéresse et que la tristesse semble
envelopper.

Pour moi, jusqu'à présent, la vie a été bien douce. Il est vrai, je
n'ai pas connu ma mère, c'est à peine s'il me reste un souvenir de
mon père, et pourtant j'ai été heureuse, car ma belle-mère m'aime
avec une tendresse plus que maternelle. Mais combien d'âmes ouvertes
dans leurs beaux jours d'enfance à tous les rayons du ciel, plus
illuminées peut-être que les autres, ont vu tout à coup, par une
permission de Dieu, la nuit les envahir de bonne heure!

  Hélas! la vie est semblable à la mer;
  Son flot, parfois caressant sur la plage,
  Écume au large et devient plus amer.

30 juin.

M. Douglas est protestant; je m'en doutais, et pourtant il m'a été
pénible de le lui entendre dire.

À la première occasion, ma mère lui a parlé de sa belle conduite à
l'incendie de Philadelphie. Il a rougi comme une jeune fille et nous
a assurées que dans la surexcitation on expose facilement sa vie. Il
prétend que son agilité de montagnard est pour beaucoup dans ce que
nous appelons son héroïsme.

Ma mère ne lui a pas caché comme nous désirions le connaître, comme
nous lui en voulions de s'être dérobé à toutes les recherches.
J'étais un peu confuse, et lui n'était pas à l'aise non plus. Il a
souri en entendant dire que, jusqu'à notre départ de Philadelphie, je
m'étais obstinée à rêver pour lui une ovation populaire. Le sourire a
un singulier charme sur sa bouche sérieuse, c'est dommage qu'il soit
si rare. D'où vient la tristesse qui lui est habituelle. D'abord,
j'avais cru que c'était l'ennui de se trouver au milieu d'étrangers;
mais ce n'est pas cela. Il a un grand chagrin. Malgré son calme, sa
réserve anglaise, on ne peut le voir longtemps sans s'en apercevoir.
Pourquoi souffre-t-il? Je suis condamnée à entendre là-dessus bien
des suppositions. Quoi qu'il en soit, je suis sûre que ce n'est pas
une douleur vulgaire qui assombrit ce noble front. Jusqu'à présent,
je ne sais rien de sa vie, si ce n'est qu'il a perdu ses parents de
bonne heure et qu'il n'a ni soeur ni frère.

Il nous a priées de ne rien dire de l'incendie de Philadelphie. Soit,
je n'en dirai rien, mais j'y pense souvent. Noble jeune homme! Quand
moi et tant d'autres ne savions donner que notre impuissante
compassion, lui s'est exposé avec une générosité sublime. Quel parfum
un pareil souvenir doit laisser dans l'âme! Souvent, en le regardant,
je me demande ce qu'il dut éprouver quand il se trouva seul après
s'être dérobé aux applaudissements de la foule. Jamais je ne
connaîtrai la joie du dévouement héroïque, mais je remercie Dieu
d'avoir été témoin d'une action vraiment courageuse, vraiment
désintéressée, vraiment généreuse. L'admiration élève l'âme et
satisfait un des plus doux besoins du coeur.

8 juillet.

Je me sens souvent inquiète et troublée. Où est le calme, la sereine
insouciance de ma jeunesse? Je suis bien différente de moi-même, de
ce pauvre moi que je croyais connaître. J'aurais besoin de solitude.
La vie d'hôtel m'ennuie. Il y a de l'autre côté de la baie, au bas du
Cap-à-l'Aigle, une maison dont la situation isolée me plairait
beaucoup. Là rien ne me distrairait de la vue et du bruit de la
mer.

"Plein de monstres et de trésors, toujours amer quoique limpide,
jamais si calme qu'un souffle soudain ne le puisse troubler
effroyablement; est-ce l'océan ou le coeur de l'homme?

"Riche et immense, et voulant toujours s'enrichir et s'agrandir,
toujours prompt à franchir ses limites, toujours contraint d'y
rentrer, emprisonné par des grains de sable: est-ce le coeur de
l'homme ou l'océan?

"Océan! coeur de l'homme! quand vous avez bien mugi, bien déchiré les
rivages, vous emportez pour butin quelques stériles débris qui se
perdent dans vos abîmes!"

12 juillet.

Enfin, je connais la cause de sa tristesse, et je sais aussi quel est
ce sentiment que je prenais pour une admiration vive.

Pourquoi suis-je restée ici? J'aurais dû le fuir. Maintenant, c'est
trop tard.

Hier nous avons causé intimement. Il m'a parlé de l'ami qu'il a
perdu, et l'indicible joie que j'ai sentie en l'entendant dire qu'il
n'avait jamais aimé que son ami m'a été une révélation. Ô mon Dieu!
ayez pitié de moi. Je le sais, _celui qui n'a pas l'Église pour
mère ne peut vous avoir pour père;_ je le sais, mais il m'est
impossible de ne pas l'aimer.

30 juillet.

M. Douglas me parle toujours de son ami, mais avec une sensibilité si
vraie, si profonde, qu'il est impossible de l'entendre sans être
touché au delà de tout ce qu'on peut dire. En l'écoutant, je me
rappelle cette parole de David pleurant son Jonathas: "Je t'aimais
comme les femmes aiment."

Il m'a montré le portrait de son ami et quelques-unes de ses lettres.
Je les ai lues avec un attendrissement profond, et maintenant je
comprends la profondeur de ses regrets. Pourquoi l'amitié, si rare
chez les hommes, l'est-elle encore plus chez les femmes? Deux ans
bientôt que Charles de Kerven est mort. Je pense bien souvent à ce
pauvre jeune homme qui dort là-bas, sur la terre de Bretagne. J'aime
à prier pour lui. Il a eu de grands malheurs, il est mort à la fleur
de l'âge, mais il a été profondément aimé par l'homme le plus noble
qui fut jamais.



II


(Fête de Saint Bernard)

Saint Bernard disait à la sainte Vierge: "Je consens à n'entendre
jamais parier de vous, si quelqu'un peut dire qu'il vous a invoquée
sans être secouru." Bon saint! Je veux me rappeler cette parole,
chaque fois que je dirai le _Souvenez-vous_ pour Francis.

Oh! auguste Vierge, ma douce mère, je vous en prie, faites que mon
amour pour lui ne déplaise jamais à vos yeux très purs, et daignez
vous-même l'offrir à Dieu.

Cette après-midi, j'étais sur la grève avec plusieurs amies. On parla
du prochain départ de M. Douglas pour l'Écosse. Je n'y crus pas, et
pourtant quel poids ces paroles me mirent sur le coeur! Si c'était
vrai... s'il devait partir, me disais-je... et ne faudra-t-il pas
qu'il parte un jour? Cette pensée me bouleversait, m'accablait. Comme
je me sentais observée, je pris un prétexte pour m'éloigner. Ne plus
jamais l'entendre! Ne plus jamais le voir!

Ô mon Dieu, quel serait donc le malheur de vous perdre pour jamais;
puisque la seule pensée d'être séparée de lui me faisait si
cruellement souffrir!

Je marchais au hasard sur la grève; tout à coup, apercevant le
clocher qui brillait au soleil, je pensai à celui qui a de la
consolation pour toutes les douleurs, et je me dirigeai vers
l'église. Bientôt j'entendis, derrière moi, ce pas léger que je
connais si bien, et, un instant après, M. Douglas me rejoignit.
Est-il vrai que vous partiez bientôt? lui demandai-je.--Et comment
vivrais-je sans vous? me répondit-il vivement.

Puis troublé, ému, il me dit qu'avec moi il se consolerait de la mort
de son ami... qu'il avait cru sa vie brisée pour jamais, mais que je
lui avais rendu la foi au bonheur. Nous marchâmes ensuite sans
échanger une seule parole. Comme nous montions la petite côte qui
conduit de la grève au chemin public, il me dit à demi-voix: Essuyez
vos yeux il ne faut pas que d'autres que moi voient ces larmes. Oui,
c'était vrai, je pleurais sans m'en apercevoir. Quand nous fûmes à
l'église: Je venais ici, lui dis-je. Lui, m'appelant pour la première
fois par mon nom de baptême, me demanda gravement: Thérèse, pourquoi
pleuriez-vous? Je me sentis rougir, et, ne trouvant rien à répondre,
je lui dis: Laissez-moi, je vais prier pour vous. Il m'ouvrit la
porte de l'église.

Ô mon Dieu, quel bonheur de vous prier pour lui, vous, l'arbitre
souverain de son sort éternel! Il n'est pas l'enfant de votre Église,
et à cause de cela j'aurais voulu ne pas l'aimer, mais vous m'avez
donné pour lui tous les dévouements et toutes les tendresses. Ô
Christ, mon sauveur, je sais que _tout don parfait vient de vous_,
mais souvenez-vous de mon ardente prière, et faites-moi mériter pour
lui la foi; faites-la moi mériter par n'importe quelles douleurs,
par n'importe quels sacrifices. Et vous, ma divine mère, je vous
promets de vous aimer, de vous honorer pour lui et pour moi, en
attendant qu'il vous connaisse.

Comme je m'agenouillais devant l'autel de la sainte Vierge, pour lui
confirmer cette promesse, la lumière du soleil, glissant à travers
les vitraux, fit à la statue comme une auréole de joie et de gloire;
son doux visage sembla sourire.

Je sortis très calme et très heureuse. M. Douglas m'avait attendue.
Il parla peu le long du chemin et ne fit aucune allusion à ce qui
s'était passé entre nous, mais nous nous comprenions parfaitement.
Sur le rivage, une pauvre femme ramassait péniblement les branches
apportées par la mer.

--Rendons-la heureuse aussi, dit Francis.

Il me donna sa bourse et je la remis à la pauvre vieille, qui la
reçut en nous bénissant.

Nous marchions en silence.

Jamais je ne m'étais sentie si heureuse de vivre.

Les oiseaux chantaient, la mer chantait et mon âme aussi chantait. Il
me semblait respirer la vie dans les senteurs des bois, dans les
parfums de la mer. À l'horizon, le soleil baissait. Nous nous assîmes
sur les rochers pour le regarder coucher. Je n'oublierai jamais ce
tableau: devant nous, le Saint-Laurent si beau sous sa parure de feu;
au loin, les montagnes bleues; partout une splendeur enflammée sur ce
paysage enchanteur. Francis regardait enthousiasmé, mais son noble
visage s'assombrit tout à coup.

--Pourquoi faut-il que les beaux jours finissent, me dit-il
tristement.

J'étais heureuse, enchantée, ravie, et je lui dis:

--Ne soyons pas ingrats. Regardez autour de vous, et dites-moi ce que
sera la patrie, puisque l'exil est si beau.

Il me regarda avec une expression que je n'oublierai jamais, et
répondit à voix basse:

--Dites plutôt: Regardez dans votre coeur.

Et un peu après il continua:

--L'amour fait comprendre le ciel, mais ce beau coucher de soleil me
rappelle que la vie passe.

La soirée s'est passée à l'hôtel. Francis était très grave, mais il y
avait dans sa voix une douceur pénétrante qui ne lui est pas
ordinaire, et quand je rencontrais son regard, j'y voyais luire cette
lumière fugitive qui traverse parfois ses yeux comme un éclair. Il ne
me parla guère; mais, sans rien faire qui puisse attirer l'attention,
il a l'art charmant de me laisser voir qu'il s'occupe de moi. Cette
bonne Mme L..., s'adressant à Mlle V... et à moi, nous fit observer
que M. Douglas avait l'air heureux.

--Ce que je vois le mieux, c'est qu'il est bien bon, répondit Mlle
V...,--qui se pique de dire toujours ce qu'elle pense, et un instant
après elle ajouta:--Je voudrais bien savoir pourquoi il est ce soir
aussi grave, aussi recueilli qu'un jésuite qui sort de retraite.


21 août.

Comme j'ouvrais ma fenêtre ce matin, un bouquet adroitement lancé
tomba à mes pieds.--Remerciez-moi, dit Francis quand nous nous
rencontrâmes.--Je remerciai, mais avec des restrictions sur la
manière d'offrir les fleurs. Il m'écouta avec ce sourire qui éclaire
son visage--et mon coeur aussi.

--Si vous saviez, me dit-il, depuis combien de temps j'attendais pour
vous l'offrir!

Et il chanta à demi-voix:

  À l'heure où s'éveille la rose,
  Ne dois-tu pas te réveiller?

J'ai porté son bouquet à l'église. Je veux qu'il se fane devant le
saint sacrement, et quand il sera flétri, j'irai le reprendre pour le
conserver toujours. Seigneur Jésus, vous êtes au milieu de nous et il
ne vous connaît pas. Il ne croit pas au mystère de votre amour. Mais
vous pouvez lui ouvrir les yeux de l'âme, et le faire tomber croyant
et ravi à vos pieds.

Aujourd'hui, je suis allée voir une jeune fille morte la nuit
dernière. J'avais besoin de me pénétrer de quelque grave pensée, car
j'étais comme enivrée de mon bonheur. Je restai longtemps à côté du
lit où la pauvre enfant était couchée dans cette attitude effrayante
qui n'appartient qu'à la mort. La croix noire tranchait lugubrement
sur la blancheur du drap qui la couvrait. Je soulevai le linceul et
regardai longtemps. Ah! Francis, serait-il possible de ne nous aimer
que pour cette vie qui passe?

Tout passe et nous passerons comme tout le reste, mais je veux que
celui de nous qui survivra à l'autre puisse dire ce qu'Alexandrine de
la Ferronnays écrivait après la mort d'Albert: "Ô mon Dieu,
souvenez-vous que pas une parole de tendresse n'a été échangée entre
nous, sans que votre nom ait été prononcé et votre bénédiction
implorée."

7 septembre.

Hier, nous avons fait une promenade à l'Île-aux-Coudres, excursion
que la présence de Francis m'a rendue vraiment délicieuse. Puis, il y
a maintenant dans mon âme quelque chose qui donne à la nature une
splendeur que je ne lui connaissais pas. Mon Dieu, quel sera donc le
ravissement de vous aimer dans votre ciel si beau, puisque, dès cette
vie, il y a tant de bonheur à aimer vos créatures!

Au havre Jacques-Cartier, nous nous sommes agenouillés à l'endroit où
la messe a été dite pour la première fois au Canada. Je ne regardai
pas M. Douglas. Il m'était pénible de le voir étranger aux sentiments
que ce souvenir réveille. Mais sur le rocher où le sang de
Jésus-Christ a coulé, je demandai pour lui la foi. Oui, mon Dieu,
vous m'exaucerez. Je le verrai catholique. Ce froid protestantisme
n'est pas fait pour lui.

Nous prîmes le dîner sur l'herbe, dans le voisinage de la roche
pleureuse. Cet endroit de l'île est d'une beauté ravissante. Il y
règne un calme profond, une fraîcheur délicieuse. La journée avait ce
charme particulier à l'automne. Francis semblait enchanté, et
s'oubliait devant cette belle nature.

--C'est beau, et je suis heureux, me dit-il.

--Alors, remercions Dieu, car moi aussi je suis heureuse.

Il ne répondit rien, mais je vis briller cette flamme lumineuse qui
s'allume parfois dans son regard.

Les conversations s'éteignaient; je ne sais pourquoi mon âme inclina
tout à coup à la tristesse: notre vie s'écoule, pensai-je en écoutant
le bruit des vagues sur la grève, chaque flot en emporte un moment.
Presque sans me rendre compte de ce mouvement, je me tournai vers
Francis:

--Vous connaissez cette pensée d'une femme célèbre: Sommes-nous
heureux, les bornes de la vie nous pressent de toutes parts.

--C'est douloureusement vrai.

Et nous parlâmes de cette soif de l'infini qui fait notre tourment et
notre gloire. Sa sensibilité, si vive et si profonde, le rendait
parfois éloquent. Jamais je n'avais compris, comme en l'écoutant,
notre _misère très auguste_, notre _grandeur très misérable_.
J'aurais voulu lui dire quelle force les catholiques trouvent dans la
communion, mais je n'osai pas. Il faut avoir reçu Jésus-Christ dans
son coeur, pour comprendre la joie de cette union qui _éteint tous
les désirs_. La belle voix d'Elmire chantait:

  Vole haut, près de Dieu; les seules amours fidèles sont avec lui.

Ces paroles me marquèrent, et Francis s'en aperçut. Il se mit à me
parler de son amour pour moi:

--Je préférerais vous entendre dire que vous aimez Dieu.

Il me répondit avec une douceur incomparable:

--Si vous l'aimiez moins, je ne vous aimerais pas comme je vous
aime.

On le pria de chanter. Il y consentit et me dit:

--Je n'ai jamais chanté depuis la mort de mon pauvre Charles, mais
aujourd'hui il me semble que je trouverai de la douceur à vous
chanter quelque chose que ce cher ami aimait et chantait souvent.

Il commença les _Adieux de Schubert_. Ah! quelle émotion, quelle
puissance de sentiment il y avait dans sa voix, et comme j'aurais
voulu être seule pour pleurer à mon aise! Qu'elle est touchante cette
amitié qui survit à la mort, au temps et à l'amour! Certes, je suis
profondément sensible à tout ce qui le touche. Je donnerais ma vie
pour lui épargner une douleur, et pourtant je vois avec une sorte de
joie que rien ne le consolera jamais entièrement de la mort de son
ami. Il est si bon d'être aimé d'un coeur qui n'oublie point! Oui,
je le sais, son ami lui manquera toujours, toute ma tendresse sera
impuissante à le consoler complètement, mais aussi, si je mourais,
personne ne me remplacerait dans son coeur. Dieu seul pourrait le
consoler, et de lui je ne suis pas jalouse.

Nous laissâmes l'île vers le soir. Le retour fut enchanteur. Je
regardais autour de moi, et une sécurité profonde, une paix
inexprimable remplissait mon coeur.

Ô mon Dieu, vous êtes bon, la vie est douce et la terre est
belle!


Le mariage de Thérèse était fixé à l'été suivant. Dans le mois de
juin elle écrivait dans son journal:

"Mon Dieu, pourquoi ne m'exaucez-vous pas? J'attendais tant des
prières continuelles que je fais faire pour lui, et voilà que je suis
bien près de désespérer.

Ce matin, je rencontrai Francis en sortant de l'église du Gesù.
J'avais bien prié pour lui. J'osai le lui dire, et la première fois
de ma vie, je lui parlai de mes espérances pour sa conversion. Il ne
cacha pas son mécontentement et répondit avec une froideur
glaciale:

--Je vous excuse en faveur de votre intention. Et il ajouta. Oh! les
dures et cruelles paroles!--Vous vous abusez étrangement. Jamais je
ne serai catholique. Comment osez-vous me parler de ce que vous
appelez vos espérances?

Comme si je pouvais lui cacher toujours le voeu le plus ardent de mon
coeur! Mais non, il ne veut pas que je lui en parle jamais.--Et quand
vous serez ma femme, a-t-il dit, ne m'obligez pas à vous le
défendre.--Soit. Je ne lui en parlerai pas. Ce n'est pas sur ce que
je pourrais lui dire que je compte.

Ô mon Dieu, vous aurez pitié de lui. Vous éclairerez cette âme, une
des plus généreuses que vous ayez créées. Je vous le demande au nom
de Jésus-Christ, faites-moi souffrir tout ce qu'il vous plaira, mais
donnez-lui la foi _sans laquelle il est impossible de vous plaire_.
Hélas! qui sait jusqu'à quel point les préjugés de l'éducation
première aveuglent les âmes les plus droites et les plus nobles?"

Le même jour Thérèse recevait de M. Douglas la lettre suivante:

"Je vous ai fait de la peine et j'en suis bien malheureux. Comme vous
avez dû me trouver rude et dur! Je vous en prie, pardonnez-moi, parce
que je vous aime. Si vous saviez ce que je sentis quand je vous vis
presque craintive devant moi! J'aurais voulu me mettre à genoux pour
vous demander pardon. En voyant vos larmes prêtes à couler, je me
sauvai comme fou.

Ma Thérèse, j'aimerais mieux mourir cent fois que de vous faire
souffrir. Je veux bien vous voir pleurer, mais comme vous pleuriez
après avoir entendu l'aveu de mon amour. Si vous saviez comme ce
souvenir m'est délicieux, comme mon coeur se reporte souvent à cette
heure, la plus douce de ma vie, où, sur la grève de la Malbaie, je
voyais couler vos larmes, ces larmes que vous ne sentiez pas, tant
vous étiez émue.

Mon amie, je n'aurais jamais dû vous parler durement, je le regrette
beaucoup et vous en demande encore pardon; mais, laissez-moi vous le
dire, en vous déclarant que vous ne deviez pas essayer de changer mes
croyances religieuses, je ne faisais que mon devoir. Je pourrais vous
expliquer parfaitement pourquoi je ne serai jamais catholique. Je
n'en ferai rien, ni maintenant, ni plus tard, par respect pour la
candeur de votre foi. Que vous désiriez ce que vous appelez ma
conversion, c'est peut-être très naturel, mais il faudra ne m'en
parler _jamais._ Je ne suis pas de ceux qui changent de religion.
De grâce, ma chère Thérèse, ne touchez plus à cette question
brûlante. J'ai assez souffert.

Charles aussi désirait me voir catholique, et, la veille de sa mort,
il me pressa à ce sujet avec une tendresse extrême. Dans l'état où il
était, je n'osais lui dire que je ne partagerais jamais ses
croyances. Il le comprit. Et lui, l'ange gardien de ma jeunesse,
demandait pardon à Dieu et s'accusait de m'avoir, par ses mauvais
exemples, éloigné de la vraie foi.

Ah! Thérèse, si je pouvais vous dire ce que j'ai souffert dans ce
moment et par ce souvenir, vous auriez pitié de moi, et vous ne me
demanderiez jamais ce que je ne puis pas accorder.

Après cela, Charles ne me parla plus de religion; mais, m'attirant à
lui, il tint longtemps ma tête appuyée contre son coeur, et alors,
cet incomparable ami me conseilla de chercher ma consolation dans les
joies de la charité. Admirable conseil qui m'a fait supporter mon
malheur!

Dans ce que je viens de vous dire, il y a, je le sais, plusieurs
choses qui vous affligeront, et j'en suis plus triste que vous ne
sauriez croire. Mais il le _fallait_. Oui, il faut que vous le
sachiez, mon éloignement pour le catholicisme est invincible. J'ai
cédé à toutes les exigences de votre Église, parce que, sans cela,
vous ne m'épouseriez pas, mais je mourrai dans la religion où il a
plu à Dieu de me faire naître, et n'essayez jamais de m'influencer
là-dessus, car, aussi vrai que je vous aime, je ne vous le permettrai
pas. Du reste, vous savez, que je tiendrai loyalement, fidèlement ce
que j'ai promis.

Sans doute, ma chère Thérèse, il est triste qu'il y ait un point par
lequel nos coeurs ne se toucheront jamais, mais n'allez pas conclure
que nous nous en aimerons moins. Songez à l'attachement que j'avais
pour Charles, à son amitié, qui était le bonheur de ma vie, comme sa
mort en a été la grande, l'inexprimable douleur. N'ayez donc ni
inquiétude, ni crainte. Je ne puis pas être catholique, mais je serai
toujours votre ami le plus sûr et le plus tendre. D'ailleurs, puisque
Dieu dirige tout, jusqu'au vol des oiseaux, n'est-ce pas lui qui nous
a réunis?

Après les premiers mois de mon deuil, ceux qui s'intéressaient à moi
me conseillèrent de me marier. Je laissai dire, et, suivant le désir
de Charles, je m'occupai des malheureux. C'était la seule consolation
que je pusse goûter. Plus tard, je songeai au mariage; j'y inclinais
par le besoin d'aimer, si grand dans mon coeur; mais il me fallait
une affection élevée et profonde, l'amour comme je l'avais compris
dans le moment le plus solennel, le plus déchirant de ma vie. Dieu
m'a conduit vers vous, qui êtes tout ce que je souhaite, tout ce que
j'ai rêvé, vers vous, de toutes les femmes la plus vraie, la plus
aimante et la plus pure.

Dites-moi, Thérèse, croyez-vous vraiment que la différence de
religion mette _un abîme entre nous?_ Ô mon amie, comment
avez-vous pu dire cette cruelle parole?

Il est vrai, nous ne professons pas tout à fait la même foi, mais,
tous les deux, nous savons que Dieu nous aime et qu'il faut l'aimer;
tous les deux, nous savons que secourir les pauvres est un bonheur et
un devoir sacré; tous les deux, nous croyons que Jésus-Christ nous a
rachetés par son sang. Ma noble Thérèse, ma fiancée si chère, ne
craignez donc pas d'être ma femme; ne craignez pas de vous appuyer
sur mon coeur pour jusqu'à ce que la mort nous sépare par l'ordre de
Dieu."



III


Il y a eu dix ans le 14 août dernier, dans cette même salle où j'écris
aujourd'hui, Thérèse Raynol et Francis Douglas signaient leur contrat
de mariage. Il me semble les voir encore, si jeunes, si charmants, si
heureux!

J'avais pour M. Douglas la plus parfaite estime, et pourtant je
voyais arriver le jour du mariage avec une tristesse profonde, car
j'aimais Thérèse avec la plus grande tendresse, et la seule pensée
de m'en séparer m'était bien amère. La lecture du contrat, ces
dispositions en faveur de celui des époux qui survivrait à l'autre me
firent une impression pénible, et pendant qu'on me félicitait sur ce
brillant mariage, j'avais grand' peine à contenir mes larmes.
Pourquoi faut-il que la mort se mêle à tout dans la vie? Mais ces
tristes réflexions me furent personnelles. La conversation se
maintint animée et joyeuse entre les personnes invitées pour la
circonstance. On rit, on chanta, on fit de la musique dans cette
maison où la mort allait entrer.

Un peu après le départ des invités, comme M. Douglas se levait pour
se retirer: "Ne partez pas encore, lui dit Thérèse, je veux vous
chanter le _Salve Regina_, c'est-à-dire, poursuivit-elle avec son
charmant sourire, j'ai l'habitude de le chanter tous les soirs et
aujourd'hui je veux que vous m'écoutiez. Ce chant à la Vierge était
une de nos plus douces et plus chères habitudes. La voix de Thérèse
était fort belle, et ce soir-là elle y mit une indicible expression
de confiance et d'amour. Ah! comment la Vierge, mère à jamais bénie,
eût-elle pu ne pas entendre cette ardente prière? M. Douglas, plus
ému qu'il ne voulait le paraître, gardait un profond silence. Thérèse
se rapprocha de lui et dit: Francis, mon cher ami, ne voulez-vous pas
que la sainte Vierge nous protège et nous garde? Il ne répondit pas,
mais la regarda pendant quelques instants avec une expression
indéfinissable, puis nous souhaita le bonsoir, et partit.

Je suivis Thérèse dans sa chambre. Après la prière, que nous fîmes
ensemble, elle prit le charmant bouquet de roses que Francis lui
avait apporté ce jour-là et le plaça devant l'image de la Vierge.
Rentrée dans ma chambre, je priai avec ferveur demandant à Dieu la
force de supporter l'éloignement de ma fille chérie. Hélas! que
j'étais loin de prévoir le coup terrible qui allait me frapper!

Je dormais depuis quelque temps quand je fus réveillée par un rêve
pénible. Je me levai pour me remettre, et je passai dans la chambre
de Thérèse. Elle était assise sur son lit, la figure si altérée, si
bouleversée qu'une crainte horrible me serra le coeur; elle essaya
pourtant de sourire en me disant qu'elle ressentait une étrange
douleur à la gorge. J'envoyai aussitôt chercher un médecin. Quand je
revins, elle me pria de placer un cierge devant l'image de la Vierge
et voulut elle-même l'allumer. Puis, joignant les mains, elle se
recueillit dans une prière fervente. Ensuite elle me passa les bras
autour du cou, me rapprocha d'elle, et me fit baiser le crucifix que
je lui avais donné le jour de sa première communion, et qu'elle avait
toujours porté depuis.

--Mère, dit-elle, vous savez que la volonté de Dieu doit toujours
être adorée et bénie. Je ne me suis jamais sentie orpheline,
continua-t-elle tout attendrie, car vous avez été pour moi la
meilleure des mères; que Dieu vous récompense et qu'il vous console,
ajouta-t-elle avec effort, car je sais que je vais mourir.

--Mon enfant, répondis-je toute troublée, comment peux-tu parler
ainsi? La souffrance t'égare.

Elle me regarda; je vois encore l'expression de ses beaux yeux calmes
et profonds.

--Écoutez, dit-elle; j'ai offert à Dieu mon bonheur et ma vie pour la
conversion de Francis. Mon sacrifice est accepté, j'en suis sûre.
N'en dites rien à Francis. Il vaut mieux qu'il l'ignore jusqu'à ce
que Dieu l'éclaire.

Ces paroles retentirent dans mon coeur comme son glas funèbre. Ô mon
Dieu, pardonnez-moi. Il me sembla que c'était payer trop cher le
salut d'une âme. Je la regardais avec égarement; je l'étreignis dans
mes bras comme pour la disputer à la mort et je lui dis à travers mes
sanglots:

--C'est trop cruel. Thérèse, mon enfant, rétracte-toi.

--Laissons faire le bon Dieu, répondit-elle simplement. Il saura
vous consoler, vous et lui. J'ai eu, moi aussi, un moment d'angoisse
terrible, maintenant c'est passé.

Et alors elle me dit qu'en voyant comme Francis demeurait préjugé,
aveuglé, malgré les prières continuelles qu'elle faisait faire pour
sa conversion, elle avait cru que Dieu voulait peut-être la faire
contribuer à son salut plus que par la prière, et qu'elle avait
offert son bonheur et sa vie pour lui obtenir la foi.

De ce moment je n'eus pas d'espérance. Avec une douleur affreuse,
mais sans surprise, je vis tous les efforts de la science échouer
complètement. Le mal fit des progrès aussi prompts que terribles.
Thérèse demanda son confesseur et Francis. Le prêtre vint le premier.
Pendant qu'il entendait sa confession, je m'approchai d'une fenêtre
qui donnait sur l'église du Gesù. La lampe brillait dans le
sanctuaire, et je disais au Christ en pleurant amèrement: Seigneur,
ayez pitié de moi! Faut-il qu'elle meure pour qu'il se convertisse?
La nuit était délicieusement calme et belle. Oh! quel contraste entre
la désolation de mon âme et le radieux éclat des cieux. J'entendis
arriver M. Douglas. J'aurais voulu aller au-devant de lui pour le
préparer un peu à la terrible vérité, mais je n'en eus pas la force.
Il entra la figure bouleversée. Pas un des médecins présents ne
hasarda une parole d'espérance. Le malheureux jeune homme se jeta
dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains. La porte de la
chambre de Thérèse s'ouvrit bientôt. Je touchai le bras de M.
Douglas, qui se leva et me suivit. Le prêtre, encore revêtu de son
surplis, priait devant l'image de la Sainte Vierge. Thérèse tendit la
main à Francis, qui s'agenouilla à côté de son lit et sanglota comme
un enfant. Alors elle se troubla, quelques larmes coulèrent sur son
visage; mais, se remettant bientôt, elle lui parla avec fermeté et
tendresse.

--Francis, lui dit-elle, c'est la volonté de Dieu. Il faut s'y
soumettre, car il est notre Père. Cher ami, je vous aimerai plus au
ciel que sur la terre.

La douleur de M. Douglas était effrayante, et ma courageuse enfant
oubliait ses terribles souffrances pour le consoler et l'encourager.
Il survint un étouffement qui fit croire qu'elle allait expirer.
Quand il fut passé, elle mit sa main sur la tête de Francis toujours
à genoux à côté d'elle, et levant les yeux sur l'image de la
Vierge:

--Mère, dit-elle avec un accent que je n'oublierai jamais, il ne vous
connaît pas, il ne vous aime pas; mais moi qui par la grâce de Dieu,
vous connais et vous aime, je vous le confie, je vous le donne, je
vous le consacre. Obtenez de Jésus-Christ, je vous en conjure, qu'il
nous réunisse pour l'éternité dans son amour.

Elle reçut les sacrements avec une ferveur céleste, et aussitôt après
l'agonie commença.

Je passe sur cette heure dont le souvenir m'est resté si cruel. À
cinq heures, juste aux premiers tintements de l'Angélus, elle expira.
Peu à peu, je sentis son doux visage se refroidir. Alors, prenant le
crucifix que ses mains glacées étreignaient encore, je le donnai à
Francis.

Deux soeurs de charité vinrent pour l'ensevelir. Quand tout fut
terminé, j'entrai dans la chambre mortuaire, que les religieuses
avaient ornée avec un soin pieux. Les fleurs y répandaient un parfum
suave. M. Douglas était à genoux près du lit sur lequel Thérèse
semblait dormir dans sa blanche et gracieuse parure de noces. Son
voile retombait à demi sur son charmant visage, d'une pâleur
transparente. Un chapelet, à grains de corail d'un rouge éclatant,
était passé à son cou, et la croix brillait entre ses mains jointes.
Je baisai ses douces lèvres, ses yeux fermés pour jamais, et la
regardai longtemps.

Le matin des funérailles, quand vint le moment de la mettre dans son
cercueil, Francis s'approcha, prit la main gauche de Thérèse, lui mit
son anneau de mariage, et ensuite il l'embrassa sur les lèvres. Le
jeune homme, aussi pâle qu'elle, soutint sa tête pendant que je
coupais ses beaux cheveux bruns; puis, la prenant dans ses bras, il
la déposa sur le lit du repos suprême. Nous restâmes longtemps à la
regarder, et ma pensée se reportait aux jours d'autrefois, alors
qu'après l'avoir endormie dans mes bras et couchée dans son petit
lit, je m'oubliais à la regarder dormir. Enfin, Francis releva son
voile, et lentement, tenant toujours les yeux fixés sur elle, il lui
couvrit le visage. Ô mon Dieu, quand je paraîtrai devant vous,
souvenez-vous de ce que j'ai souffert à ce moment terrible!

Après les funérailles, on m'apporta un billet de M. Douglas. Il
m'annonçait qu'il s'éloignait pour quelque temps, et s'engageait à me
donner bientôt de ses nouvelles. Quelques jours plus tard, je reçus
la lettre suivante:

Madame,

Je laissai Montréal immédiatement après les funérailles de Thérèse,
car j'avais besoin de la plus profonde solitude pour pleurer et
remercier Dieu. Oh! Madame, Dieu est bon! Ma céleste Thérèse le
disait au milieu des douleurs de la mort, et le même cri s'échappe
sans cesse de mon coeur déchiré. Tout est fini pour moi sur la terre,
et pourtant je succombe sous le poids de la reconnaissance, car la
lumière s'est faite dans mes ténèbres et je suis catholique, oui
catholique. Ah! béni soit Dieu qui m'a donné la _foi_. Quel
bonheur de le dire à Thérèse, de remercier Dieu avec elle Mais ce
serait trop doux pour cette pauvre terre, où le bonheur n'existe
pas.

Je sais que ma conversion vous sera une consolation bien grande,
aussi vous parlerai-je avec la confiance la plus entière. Vous
connaissiez, Madame, mon éloignement pour le catholicisme ou plutôt
vous ne le connaissiez pas, car dans nos relations, je dissimulais
soigneusement mes préjugés, pour ne pas affliger Thérèse. Mais quand
elle me dit qu'elle comptait sur ma conversion, je crus devoir ne pas
lui laisser d'illusions là dessus. Comme elle devait me plaindre et
prier pour moi!

Je n'essaierai pas de vous dire ma consternation en apprenant la
maladie de Thérèse, ce que je souffris en la trouvant mourante.
Interrogez votre coeur, Madame. Je contins l'explosion de mon
désespoir pour ne pas la troubler à cette heure terrible, mais qui
pourrait dire ce que souffrais? Tout entier à elle et à ma douleur,
je ne voyais rien, je n'entendais rien autour de moi; je n'avais rien
remarqué des préparatifs pour l'administration et quand le prêtre
s'approcha avec l'hostie sainte,--Ô mon Dieu comment parler de ce
moment sacré, comment dire le miracle qui se fit dans mon âme? Sans
doute, Thérèse priait pour moi à cette heure solennelle, et à sa
prière le Seigneur Jésus daigna me regarder, car dans cet instant la
foi la plus ardente pénétra, embrasa mon âme. Saisi d'un respect sans
bornes, je me prosternai, en disant du plus profond de mon coeur:
Oui, vous êtes le Christ, le Fils unique du Dieu vivant... Ô
miséricorde! Ô bonté! Ô moment à jamais béni! Ô moment vraiment
ineffable et que toutes les joies du ciel ne me feront pas oublier!
La foi, la reconnaissance, l'amour débordait de mon âme. Les larmes
jaillirent à flots de mon coeur. J'aurais donné ma vie avec
transport, pour rendre témoignage de la présence réelle, celui de
tous les dogmes catholiques qui révoltait davantage ma superbe
raison. Le regard du Christ, comme un soleil brûlant, avait fondu ces
glaces épaisses, dissipé ces nuages obscurs qui m'avaient empêché
jusqu'alors de croire à la parole et à l'amour de mon Dieu.

Je vis ma charmante fiancée agoniser et mourir, mais, avec la foi, la
résignation était entrée dans mon âme, et une paix profonde se mêla à
mon inexprimable douleur. Au moment terrible, quand le prêtre
prononça l'absolution suprême, je crus que la connaissance lui
revenait, et me penchant sur elle, je lui dis: Thérèse, remercie
Dieu, je suis catholique. Me comprit-elle? Je le crois, car son
regard mourant se ranima et se tourna vers moi. Ah! comme il dut
réjouir les anges et pénétrer jusqu'à Dieu, ce chant de joie et de
reconnaissance qui s'éleva de son coeur, pendant qu'elle était dans
le travail de la mort.

Combien je vous remercie, Madame, pour ce crucifix qui vous eût été
si cher et si précieux, et que vous avez eu la générosité de me
donner. Quand je le regardai, là, à côté de Thérèse morte, ce fut
comme si une lumière éclatante jaillissant des plaies sacrées du
Christ eût illuminé les mystérieuses profondeurs de l'éternité. Comme
je la trouvai heureuse d'avoir ouvert les yeux à ces radieuses
splendeurs, d'avoir vu Dieu face à face, d'être avec lui pour jamais!
Ne vous sentiez-vous pas consolée en regardant son visage, son doux
visage, sur lequel la vision de Jésus-Christ avait laissé comme un
reflet céleste de bonheur et de paix? Si je pouvais vous dire ce que
j'éprouvais pendant la messe des funérailles, la reconnaissance qui
consumait mon âme, quand je pensais que sur l'autel Jésus-Christ
s'immolait pour ma Thérèse! Quelle consolation je trouvais à prier
pour elle, pour elle qui a tant prié pour moi!

Vous vous étonnez peut-être que j'aie un peu tardé à vous faire
connaître mon changement. C'est que le prêtre qui avait assisté
Thérèse me conseilla, après m'avoir entendu, d'en traiter d'abord
avec Dieu. Il m'envoya à ce monastère d'où je vous écris. J'arrivai
le soir de la solennité de l'Assomption. Le supérieur me reçut avec
une bonté parfaite et me conduisit à la chapelle, où les religieux
étaient réunis pour l'office. L'image de la Vierge, brillamment
illuminée, resplendissait au-dessus de l'autel, et cette vue m'émut
profondément. Je me rappelai ce moment où, sur son lit de mort,
Thérèse, mettant sa main sur ma tête, me consacra à la mère de
miséricorde. Du plus profond de mon coeur je ratifiai la
consécration, et promis à la Sainte Vierge de l'honorer toujours du
culte le plus tendre et le plus aimant. Une voix admirablement belle
chanta le _Salve Regina_, et ce chant suave, réveillant dans mon
coeur l'émotion la plus douce et la plus déchirante, je pleurai
longtemps. Non, jamais je n'oublierai ce soir (le dernier de sa vie)
où Thérèse me le chanta. En l'écoutant, un sentiment confus de
vénération et de confiance pour la mère de Dieu pénétra pour la
première fois dans mon âme, et j'essayais de réagir contre cette
impression, très douce pourtant. Vous rappelez-vous avec quel accent
elle me dit: Francis, mon cher ami, ne voulez-vous pas que la Sainte
Vierge nous protège et nous garde? Cette question me troubla. En
regagnant mon logis, je pensais combien peu, après tout, je pouvais
pour son bonheur, et un instinct secret me portait à la mettre sous
la garde de la Vierge Marie.

C'était hier le jour fixé pour mon mariage, et malgré la force que je
puise dans ma foi, je succombai sous le poids de la plus mortelle
tristesse. La journée était magnifique. Le soleil resplendissait.
Toute la nature avait un air de fête. Et moi, je repassais mes rêves
de bonheur, et ma pensée s'arrêtait dans cette tombe où tout est venu
s'engloutir, dans cette tombe où je l'ai vue descendre pour y dormir
jusqu'à ce que _les cieux et la terre soient ébranlés._ C'était
horriblement douloureux. Mais le saint religieux qui me prépare au
baptême vint me joindre dans le jardin où je m'étais retiré, et, me
reprochant tendrement et fortement ma faiblesse, m'en fit demander
pardon à Dieu. Du reste ces défaillances sont rares. La puissante
main du Christ me soutient sur un abîme de douleur. Mais vous,
Madame, comment supportez-vous cette terrible épreuve? Ah,
laissez-moi vous répéter ce que Thérèse me disait: C'est la volonté
de Dieu, et il faut s'y soumettre, car il est notre Père.

Mon baptême est fixé au 28 août. Il serait superflu de vous dire
combien je désire vous y voir. Vous aviez pour Thérèse un coeur de
mère, et vous ne sauriez croire comme votre tendresse pour elle
m'attache à vous. Souffrez que je vous remercie de vos soins si
éclairés, si tendres. Je les appréciais d'autant plus que j'ai
beaucoup souffert du malheur d'être orphelin. Soyez bénie, Madame,
pour l'avoir tant aimée. Soyez bénie pour les larmes amères que vous
avez versées avec moi sur son cercueil. Vous parlerai-je de
l'impatience avec laquelle j'attends le jour de ma régénération,
l'heure sacrée de mon baptême. Qu'il tarde à venir, ce jour ou je
serai lavé dans le sang du Christ. Vous savez que le 28 août est la
fête de saint Augustin. Plaise à Dieu qu'à l'exemple de cet illustre
pénitent, je pleure toute ma vie mes fautes innombrables et le
malheur d'avoir aimé Dieu si tard. En attendant l'abjuration
publique, tous les jours, en la présence de Jésus-Christ et de ses
anges, j'abjure dans le secret de mon coeur toutes les erreurs de
l'hérésie. Vous ne vous imaginez pas la douceur que je trouve à dire
et redire à Jésus-Christ que je veux appartenir à son Église, en être
l'enfant le plus humble et le plus soumis.

Le soir, je me promène avec mon directeur dans le jardin du
monastère. Nous parlons de l'amour et des souffrances du Christ, du
néant des choses humaines et de cette heure qui vient où _les morts
entendront dans leurs tombeaux la voix du Fils de Dieu. Oui,
j'attends la résurrection des morts,_ et mes larmes coulent bien
douces quand je pense qu'un jour je retrouverai ma Thérèse rayonnante
de l'éternelle jeunesse et de l'immortelle beauté.

Parfois, je l'avoue à ma honte, il me semble que je ne pourrai jamais
supporter son absence. Je le disais aujourd'hui même à mon directeur.
Le saint vieillard à souri doucement et m'a répondu avec une
expression céleste: Mon fils, quand vous aurez communié, vous saurez
que Dieu suffit à l'âme. Ces paroles firent battre mon coeur. En
songeant à ma communion prochaine, je restai ému, ébloui, comme un
voyageur devant qui s'entrouvre un horizon enchanté et inconnu. Ô
Christ mon sauveur, que se passe-t-il dans l'âme qui vous aime quand
vous y entrez? Peut-être devrais-je, Madame, vous parler avec plus de
calme, mais la seule pensée de ma première communion me plonge dans
une sorte de ravissement. Songez donc à ce que Jésus-Christ a fait
pour moi. Et pourtant j'ai des heures d'abattement terrible, quand je
pense que ma Thérèse n'est plus nulle part sur la terre. Ô misère et
faiblesse du coeur de l'homme! Je la pleure quand je la sais au
ciel... Mais le saint que Dieu m'a donné pour guide me dit de ne pas
m'alarmer si la nature faiblit souvent. Dans ces moments d'amère et
profonde tristesse, il me fait réciter le _Te Deum_ pour
remercier Dieu de ce qu'il m'a donné non seulement _de croire en
lui, mais encore de souffrir pour lui._ Cette grâce de la
souffrance et de la foi, vous l'avez aussi reçue, Madame, bénissez et
remerciez Dieu avec moi, en attendant que, comme l'en priait Thérèse,
il nous réunisse pour l'éternité dans son amour.

À mon extrême regret, je ne pus assister au baptême de M. Douglas,
mais, dans ma réponse à sa lettre, je lui appris que Thérèse avait
offert à Dieu son bonheur et sa vie pour obtenir sa conversion. Après
son baptême, Francis revint à Montréal et passa quelque temps chez
moi. Sa première visite avait été pour la tombe de sa fiancée. Je le
revis avec un déchirant bonheur. Il me fit prendre place sur le sofa
où il avait si souvent causé avec Thérèse, et quand il put parler, il
m'entretint de Dieu et d'elle. Toujours généreux, il s'efforçait,
pour ne pas ajouter à ma peine, de me cacher l'excès de sa douleur,
et partait surtout des joies de sa conversion, mais sa douleur
éclatait malgré lui, avec des accents qui déchiraient le coeur. Et
pourtant, avec quel ravissement il parlait de son baptême et de sa
première communion! Ah! si Thérèse eût été là pour le voir et
l'entendre! Ce jeune homme comblé de grâces si grandes m'inspirait
une sorte de vénération. Je ne pouvais détacher mes yeux de sa belle
tête blonde, sur laquelle l'eau du baptême venait de couler. Il avait
beaucoup maigri et pâli pendant ces deux semaines, mais la joie
profonde du converti se lisait dans ses yeux fatigués par les larmes.
Jamais je n'ai compris la puissance de la foi, comme en le regardant
et l'écoutant. Quand ce coeur si cruellement déchiré éclatait en
transports d'actions de grâces, je me rappelais les martyrs qui
chantaient dans les tortures.

Tous les jours il s'enfermait dans la chambre de Thérèse, et passait
là des heures entières. On n'y avait rien changé. La petite table qui
avait servi d'autel était encore là avec ses cierges et ses fleurs.
Le bouquet de roses, dernier don de son fiancé, était toujours devant
l'image de la Vierge où Thérèse l'avait mis. Hélas! ces pauvres
fleurs n'étaient pas encore flétries quand la mort l'avait
frappée.

La première fois que Francis entra dans cette chambre pour lui si
pleine de souvenirs, il baisa la table où le saint sacrement avait
reposé, et voulut ensuite s'agenouiller là où il l'avait vue mourir,
mais il se trouva mal et fut obligé de sortir. Je voulus l'empêcher
d'y retourner, craignant pour lui ces émotions si douloureuses, mais
il me rassura. Ne craignez rien, me dit-il, Dieu s'est mis entre la
douleur et moi. D'ailleurs, cette chambre où elle a vécu, où elle est
morte, cette chambre où j'ai reçu la foi est pour moi un sanctuaire
sacré. Voyant qu'il y passait la plus grande partie de son temps, j'y
mis le plus ressemblant des portraits de Thérèse. Il me remercia pour
cette attention avec une effusion touchante, et me dit ensuite qu'il
la portait continuellement dans une présence bien autrement intime
que celle des sens.

Souvent, il m'entretenait de nos immortelles espérances, et parlait
avec une conviction si ardente, si Profonde, qu'en l'écoutant, je me
demandais si j'avais un peu de foi. Sa présence me fit un bien
infini. Il était impossible de ne pas se ranimer au contact de cette
ferveur brûlante. Tous les jours nous allions visiter le cimetière de
la Côte des Neiges. Je déposais sur la tombe de Thérèse les fleurs
que nous avions apportées. Francis jetait son chapeau sur la terre,
s'agenouillait et passait son bras autour de la croix. Je le
regardais prier avec une consolation inexprimable. Comment Dieu
eût-il pu ne pas écouter cette âme tout éclatante de la pureté de son
baptême? Comment eût-il pu ne pas entendre _la voix de ces
larmes_ si saintement résignées? Ce fut dans le cimetière, debout
près de la tombe de Thérèse, que M. Douglas me confia sa résolution
d'entrer dans un monastère, après avoir fait le pèlerinage de la
Terre-Sainte. Il aimait à parler de la vie religieuse, du bonheur et
de la gloire d'être tout à Dieu, et alors son visage prenait une
expression qui élevait l'âme. En le regardant, je me surprenais
rêvant à ces joies du renoncement et du sacrifice, redoutables, il
est vrai, à la faiblesse humaine, mais si incomparablement au-dessus
de toutes les autres.

Vint le jour du départ et le dernier adieu, puis, pour lui, la
dernière visite au cimetière.

C'était une triste et froide journée d'automne, et seule à mon foyer
pour jamais désolé, je pensais à ma Thérèse qui dormait sous la
terre, et au noble jeune homme qui s'en allait attendre dans la paix
profonde du cloître la paix plus profonde de la mort.

Après le départ de M. Douglas, je trouvai dans le journal de Thérèse
les lignes suivantes qu'il y avait ajoutées. Elles étaient écrites en
anglais et presque effacées par ses larmes:

"Ô mon Dieu, réunissez-nous pour l'éternité dans votre amour!

"Ce voeu suprême de son âme, je l'ai fait graver sur son crucifix que
je porte sur ma poitrine, sur l'anneau que je lui ai donné comme à
mon épouse et qu'il porte parmi les morts, mais il est plus
ineffaçablement gravé dans mon coeur.

"Ô mon Dieu, soyez béni! _je suis content de vous_; dans le
deuil si intime, si profond de mon âme, j'aime à répéter ce qu'elle
me faisait dire aux jours du bonheur. Tout est fini, à jamais fini...
mais _mon coeur à chanté sa joie. Les routes me sont ouvertes à la
véritable vie. Par les entrailles de la miséricorde de Dieu, qui a
voulu que ce soleil levant vînt d'en haut nous visiter, pour éclairer
ceux qui sont ensevelis dans l'ombre de la mort._ Ces paroles,
l'Église les a chantées sur la tombe de Thérèse, et cette mère
immortelle les chantera aussi sur mon cercueil. Ah! je voudrais qu'un
même tombeau nous réunît un jour. Mais non, il faut s'en aller mourir
où la voix de Dieu m'appelle. Il faut partir et pour ne revenir
jamais. Qu'est-ce qui nous attache si fortement là où nous avons aimé
et souffert?

"Thérèse, tous les jours de ma vie, j'aurais voulu pleurer sur cette
terre qui te couvre. C'est à côté de toi que je voudrais dormir mon
dernier sommeil, et me réveiller à l'heure de la résurrection. Mais
il faut obéir à Dieu. Il faut partir. Demain j'aurai laissé pour
toujours cette terre du Canada, où nous nous sommes aimés, où ton
corps repose; mais j'emporte avec la douleur qui purifie la foi qui
sauve et console, et, depuis l'heure à jamais bénie de mon baptême,
il y a dans mon âme la voix qui crie sans cesse à Dieu Mon père! mon
père!

"Ô sainte Église catholique! Ô épouse sacrée du Christ! Ô ma tendre
et glorieuse mère! Vous m'avez fait l'enfant de Dieu. Nourri dans la
haine et le mépris de votre nom, je vous méconnaissais, je vous
insultais; mais maintenant je vous appartiens et je n'aspire plus
qu'à mourir entre vos bras.

"Mon Dieu, soyez mon rêve, mon amour. Je m'en vais attendre que les
ombres déclinent et que le jour se lève."



IV


Après son départ, M. Douglas m'écrivit souvent, et me disait chaque
fois qu'il ne pouvait s'habituer au bonheur d'être catholique. À son
retour d'Orient, il entra à la grande Chartreuse, d'où il m'écrivit
une dernière fois.

Voici sa lettre:

Madame,

Vous n'avez pas oublié nos conversations de l'automne dernier, ce que
je vous confiai sur ma résolution d'entrer dans un cloître. Cette
résolution, je l'ai renouvelée partout: à Lourdes, à Lorette, à Rome,
à Bethléem, sur le Calvaire, et je viens enfin de l'exécuter. Depuis
une semaine je suis à la grande Chartreuse, où, avec la grâce de
Dieu, je veux finir ma vie. Mon bonheur est grand. On respire ici une
atmosphère de paix qui pénètre l'âme et semble rapprocher du ciel. Je
n'avais pas l'idée de ce calme, de ce silence plus éloquent que celui
des tombeaux. Vous ne sauriez vous figurer ce qu'on éprouve en
entrant dans ce monastère, où, depuis bientôt huit siècles, tant
d'hommes qui pouvaient être grands selon le monde, sont venus
s'ensevelir pour y vivre pauvres et obscurs sous le seul regard de
Dieu.

Vous savez que la Chartreuse est bâtie dans une solitude profonde, au
milieu de rochers presque inaccessibles. Cette nature grandiose élève
l'âme et m'a rappelé la sauvage beauté de certains paysages de votre
Canada. Je ne vous dirai rien de l'histoire de ce célèbre monastère
(où votre pensée, j'espère, viendra souvent me visiter), car, sans
doute, vous le connaissez depuis longtemps. Je vous avoue que j'étais
bien ému en arrivant ici. Je songeais à ceux qui m'y ont précédé, à
ces preux d'autrefois, à tant de nobles et brillants seigneurs qui
ont fui les pompes et les séductions du monde, pour venir à la
Chartreuse opérer leur salut. Cette sauvage solitude a vu bien des
sacrifices héroïques, sanglants, et quelles terribles luttes entre la
nature et la grâce ont dû s'y passer! Pour moi, j'y venais sans
combat, car, depuis la mort de ma fiancée, le monde ne m'est plus
rien.

Le recueillement des religieux m'a profondément touché. Oui, Louis
Veuillot avait raison quand il disait: Il faut laisser les
monastères, non pour les grands coupables et les grandes douleurs,
comme on le dit communément, _mais pour les grandes vertus et les
grandes joies_.

Je comptais commencer mon noviciat le jour de mon entrée, mais les
bons Pères m'ont donné une semaine de repos pour me remettre de mes
fatigues de voyage, et le religieux chargé d'exercer l'hospitalité me
traite avec toutes sortes de soins et d'attentions. Il me gâte. Je ne
fais pas ici d'allusion, madame, je ne vous fais pas des reproches
indirects de m'avoir autrefois, chez vous, gâté avec autant de bonne
grâce que cet aimable religieux.

En attendant, j'occupe une des chambres destinées aux étrangers.
Cette chambre, toute monastique, n'a pour ornement qu'un tableau
représentant saint Bruno en prière; au-dessous sont gravées les
armoiries des Chartreux--un globe surmonté d'une croix et cette belle
devise: _Stat crux dum volvitur orbis;_ la croix demeure pendant
que le monde tourne. J'aime cette profonde parole.

Maintenant, je vais vous parler d'une chose qui m'a été bien
pénible.

Hier, le Père Supérieur vint me voir à ma chambre. J'ouvris mes
malles pour lui montrer plusieurs de mes souvenirs de voyage que je
croyais propres à l'intéresser. Le révérend Père trouva probablement
qu'il y avait là bien des inutilités, car il me dit qu'avant de
commencer mon noviciat, j'aurais à remettre tout ce que j'avais
apporté avec moi. Cet ordre me bouleversa. Depuis la mort de Thérèse,
j'avais toujours porté sur moi son crucifix, et son portrait qu'elle
m'avait donné le jour de nos fiançailles, avec une boucle de ses
cheveux. Me séparer de ces souvenirs si chers me paraissait un
sacrifice au-dessus de mes forces. Eh quoi! me disais-je, je me
séparerais de tout ce qui me reste d'elle! de son portrait, de ses
cheveux, du crucifix qu'elle a porté si longtemps, qu'elle tenait
entre ses mains à son heure dernière! devant lequel elle a offert
pour mon salut son bonheur et sa vie! Je passai la nuit dans une
agitation cruelle. Enfin ce matin, profondément malheureux, j'allai à
la chambre du Père Supérieur. Mon trouble n'échappa point à son
regard pénétrant; car, après m'avoir offert un siège, il me demanda
ce qui m'affligeait et m'engagea à lui parler "comme un enfant parle
à son père." J'étais grandement embarrassé, mais je le regardai et ma
timidité faisant place à la confiance et au plus profond respect, je
m'agenouillai devant lui et lui dis tout. Je lui dis comme ses
paroles de la veille m'avaient fait souffrir, pourquoi ma fiancée
avait offert sa vie à Dieu; je lui racontai sa mort, ma conversion,
et demandai la permission de garder ce qui me restait d'elle: son
crucifix, son portrait et ses cheveux.

Le bon Père s'attendrit visiblement en m'écoutant, et me dit après
quelques instants de silence:

--Mon fils, gardez toujours au fond de votre coeur le souvenir de cet
ange que Dieu avait mis sur votre route pour vous conduire à lui. Ce
qu'elle a fait pour vous est l'héroïsme de la charité. Quant à ces
objets qui vous sont si justement chers, vous avez là l'occasion d'un
sacrifice.

Et comme je ne répondais rien, le vénérable religieux mit ses mains
sur ma tête et me dit avec un accent qui pénétra jusqu'au plus intime
de mon âme:

--Mon enfant, pourquoi êtes-vous venu ici? Pourquoi voulez-vous être
religieux?

J'étais bien troublé, mais je lui dis:

--Mon Père, commandez-moi ce que vous voudrez, je vous obéirai en
toutes choses; seulement, je vous en prie, laissez-moi ce qui me
reste d'elle. Ces souvenirs sont pour moi sacrés, je les avais sur
mon coeur au jour de mon baptême et de ma première communion.
Permettez que je les garde encore, au moins pour quelque temps.

--Non, me répondit-il avec douceur, mais aussi avec une autorité qui
ne souffrait pas d'instances, non, mon enfant. Le sacrifice est la
base de la vie religieuse. Si vous voulez commencer votre noviciat,
il faut me remettre ces objets, auxquels vous tenez tant.

Il se fit dans mon âme un combat bien douloureux. Je vous l'avoue à
ma confusion, pendant quelques instants j'hésitai--oui, j'hésitai. Ô
mon Dieu, ayez pitié de moi! Ô ma Thérèse, prie pour moi, dis-je au
fond de mon coeur; et, ôtant de ma poitrine le crucifix et le
médaillon, je les remis au Père, qui me considérait en silence. En me
séparant de tout ce qui me restait d'elle, je ressentis quelque chose
de cette douleur terrible qui me brisait le coeur quand je la mis
dans son cercueil. Je pleurais. Mais loin de s'indigner de ma
faiblesse, le saint religieux m'attira dans ses bras, et me dit de
douces et tendres paroles.

--Ne pleurez pas, me répétait-il, ne pleurez pas, mon enfant. Tout
sacrifier à Dieu, c'est la plus grande des grâces, le plus grand des
bonheurs. Plus tard, vous le saurez et vous regretterez ces larmes.
Croyez-moi, ajouta-t-il avec une expression charmante, votre ange
gardien, et cet autre ange que Dieu vous avait donné, se réjouissent
pour vous dans ce moment.

Il me parla des grandes grâces que Dieu m'a faites, de mon baptême,
de ma première communion.

Ah! Madame, si vous l'aviez entendu quand il me suppliait d'être
fidèle, d'être reconnaissant, d'être généreux! Il y a dans sa parole
quelque chose qui pénètre et enflamme le coeur. J'avais bien honte de
moi, je vous assure, en pensant que je venais d'hésiter misérablement
devant un sacrifice; mais le bon Père ne me fit pas de reproches. Au
contraire, il consentit à me laisser commencer mon noviciat; et, me
serrant dans ses bras, comme pour faire passer dans mon coeur le feu
sacré qui brûle le sien, il me souhaita le bonheur d'aimer Dieu
jusqu'au renoncement continuel, absolu, jusqu'à l'immolation parfaite
et constante de moi-même. Ce souhait me fit éprouver une émotion
profonde. Il me sembla que je n'avais jamais entendu rien d'aussi
doux, ni d'aussi terrible. Je remerciai le saint vieillard, et lui
avouai que je n'étais qu'un faux brave, que les mots de renoncement
et d'immolation me faisaient frémir. Il m'écouta avec une aimable
indulgence, et sourit en m'entendant parler de mes craintes, comme
nous faisons quand les enfants nous parlent de leurs frayeurs
imaginaires. Ce sourire, je vous l'assure, en disait plus que
n'importe quelle parole, sur cette folie qui nous fait craindre de
souffrir pour Dieu. Puis, comme j'allais le saluer pour me retirer,
le révérend Père me dit agréablement:

--Mais, je devrais vous gronder pour avoir tardé à tout me dire.

Je lui baisai les mains, et l'assurai que je serais le plus confiant
de ses religieux, comme j'étais peut-être déjà celui qui l'aimait le
plus. Cela le fit sourire, et il me répondit aimablement:

--Mon enfant, le vieux moine vous aime aussi.

Le P. Supérieur doit vous renvoyer dans ma lettre le portrait et les
cheveux de Thérèse. En les recevant, vous auriez cru peut-être que
son souvenir m'était moins cher, moins sacré, et cette pensée, je le
sais, vous serait bien pénible. Voilà pourquoi je vous ai tout dit
sur cette première et bien sensible épreuve de ma vie religieuse. Et
puis, j'aimais à vous faire connaître mon Supérieur, à vous répéter
ce qu'il m'a dit d'elle. Je suis sûr que vous partagerez la
consolation que j'éprouvais en l'entendant. N'est-il pas bien bon? Il
me semble que je redeviens enfant quand je lui parle.

Ce soir, je vais prendre possession de ma cellule et commencer mon
noviciat. Le monde attribue cette résolution à l'excès de mes
regrets. Il se trompe. Thérèse était un ange et je l'aimais avec
toute la force et la tendresse de mon coeur, mais si je pouvais la
rappeler à la vie, je ne le ferais pas. Non, Dieu m'en est témoin,
Madame, je la laisserais parée de sa pureté virginale au Seigneur
Jésus, à Celui qui l'a le plus aimée.

Quand, l'été dernier, je me préparais à mon mariage, qui m'eût dit
que quelques mois plus tard je serais à la grande Chartreuse,
n'aspirant plus qu'à ce dépouillement de l'âme qui ne laisse rien à
sacrifier?

"Ô Mon Dieu, vous avez brisé mes liens et je vous rendrai un
sacrifice de louanges."

Je songe souvent à la joie que Thérèse doit avoir de ma vocation
religieuse. La chère enfant ne désirait pour moi que la foi. Mais,
comme dit saint Paul, Dieu peut faire infiniment plus que nous ne
désirons. Je ne lis jamais ces paroles sans m'attendrir, sans penser
à la reconnaissance que Thérèse et moi nous devons à Dieu. Ah, qu'il
est bon, Madame. Après m'avoir donné la foi, il m'appelle au bonheur
et à la gloire de lui appartenir.

Sans doute, la vie religieuse est austère, mais _la charité de
Jésus-Christ nous presse_, et l'enchantement de vivre sous le même
toit que cet aimable Sauveur fait passer légèrement sur bien des
choses. D'ailleurs, je vous le demande, quel bonheur humain peut se
comparer à celui du religieux, quand il se prosterne sur le pavé du
sanctuaire, après les voeux solennels qui l'unissent à Dieu pour
toujours? Dans le monde, la seule pensée de la mort assombrit toutes
les joies, trouble toutes les tendresses. Ici, non seulement cette
pensée est sans amertume, mais la mort elle-même a un air de fête. Et
comment s'en étonner? Le religieux n'attend rien de _la figure de
ce monde qui passe_, il a _jeté son coeur dans l'éternité_, et
vit de la foi et de l'espérance. Aussi, sur le bord du tombeau, la
foi, qui va disparaître devant la claire vue; l'espérance, qui va se
perdre dans la possession, brillent d'un dernier et plus vif éclat
dans son âme, et resplendissent à travers les ombres et les
tristesses de la mort, comme le soleil couchant dans les nuages. Si
cette image vous semble un peu pompeuse, songez, s'il vous plaît, que
j'ai là sous les yeux, en vous écrivant, un magnifique coucher de
soleil.

Madame, je vais maintenant vous dire adieu. Si je persévère, comme il
faut l'espérer, je ne vous écrirai plus et nous ne nous reverrons
jamais sur la terre. Mais ne vous affligez pas. _Le coeur en
haut_, et remerciez Dieu pour moi. Au revoir dans l'éternité, chez
notre Père.

Vous vous rappelez que, sur son lit de mort, Thérèse protestait
qu'elle m'aimerait plus au ciel que sur la terre, et moi, en présence
des anges gardiens de ce monastère, je vous promets que tous les
jours de ma vie je remercierai Dieu de l'avoir connue et de l'avoir
aimée. Je ne visiterai plus sa tombe, je ne parlerai plus jamais
d'elle; la robe blanche des chartreux va remplacer mes habits de
deuil, mais ma tendresse pour elle vivra toujours.

Priez pour moi, je ne vous oublierai jamais, et de ma cellule, je
demanderai à Jésus-Christ qu'il mette sa main sur la profonde
blessure de votre coeur, sa divine main, qui pour l'amour de nous fut
attachée à la croix.

Adieu, une dernière fois.

Permettez que je termine par une parole de saint Augustin, la
première que j'ai lue sur les murs de la Chartreuse: Ô aimer! Ô
mourir à soi! Ô parvenir à Dieu!

Le portrait et les cheveux de Thérèse étaient joints à la lettre. M.
Douglas ne m'écrivit plus, mais ma pensée le suivait avec respect et
attendrissement dans les exercices de sa vie religieuse, si noble et
si sainte. Je me le représentais priant dans sa chaste et pauvre
cellule. Je savais que le souvenir charmant et sacré de ma fille
chérie vivait dans son coeur, que tous les jours, suivant sa parole,
il remerciait Dieu de l'avoir aimée, et cette pensée m'était
singulièrement douce.

Francis Douglas avait toujours vécu dans l'opulence; il dut souffrir
beaucoup de l'austérité de la Chartreuse. Pourtant il prononça ses
voeux. Atteint, peu après, d'une maladie mortelle, il vit venir la
mort avec une paix profonde. Un des religieux lui ayant demandé s'il
n'éprouvait pas quelque crainte, il sourit et répondit: Que
craindrais-je? Je vais tomber dans les bras de Celui que j'ai le plus
aimé.

Il pria son supérieur de m'écrire pour m'apprendre sa mort.

Sans cesse, il bénissait Dieu du don de la foi.

Après sa communion dernière, Francis désira entendre le _Salve
Regina_ et expira doucement pendant qu'on le chantait. Il aimait
ce chant, disaient les religieux ses frères, et ne l'entendait jamais
sans s'attendrir visiblement.





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