Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Le dernier des mohicans - Le roman de Bas-de-cuir
Author: Cooper, James Fenimore, 1789-1851
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le dernier des mohicans - Le roman de Bas-de-cuir" ***


available at http://www.ebooksgratuits.com



James Fenimore Cooper


LE DERNIER DES MOHICANS


Le roman de Bas-de-cuir


(1826)
Traduction par A. J. B. Defauconpret



Table des matières

Introduction de la nouvelle édition du Dernier des Mohicans
Préface de la première édition
LE DERNIER DES MOHICANS
Chapitre premier
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre IXX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII


Introduction de la nouvelle édition du Dernier des Mohicans

L'auteur avait pensé jusqu'ici, que la scène où se passe l'action
de cet ouvrage, et les différents détails nécessaires pour
comprendre les allusions qui y ont rapport, sont suffisamment
expliqués au lecteur dans le texte lui-même, ou dans les notes qui
le suivent. Cependant, il existe tant d'obscurité dans les
traditions indiennes, et tant de confusion dans les noms indiens,
que de nouvelles explications seront peut-être utiles.

Peu de caractères d'hommes présentent plus de diversité, ou, si
nous osons nous exprimer ainsi, de plus grandes antithèses que
ceux des premiers habitants du nord de l'Amérique. Dans la guerre,
ils sont téméraires, entreprenants, rusés, sans frein, mais
dévoués et remplis d'abnégation d'eux-mêmes; dans la paix, justes,
généreux, hospitaliers, modestes, et en général chastes; mais
vindicatifs et superstitieux. Les natifs de l'Amérique du Nord ne
se distinguent pas également par ces qualités, mais elles
prédominent assez parmi ces peuples remarquables pour être
caractéristiques.

On croit généralement que les aborigènes de l'Amérique sont
d'origine asiatique. Il existe beaucoup de faits physiques et
moraux qui donnent du poids à cette opinion, quelques autres
semblent prouver contre elle.

L'auteur croit que la couleur des Indiens est particulière à ce
peuple. Les os de ses joues indiquent d'une manière frappante
l'origine tartare, tandis que les yeux de ces deux peuples n'ont
aucun rapport. Le climat peut avoir eu une grande influence sur le
premier point, mais il est difficile de décider pourquoi il a
produit la différence immense qui existe dans le second.
L'imagination des Indiens, soit dans leur poésie, soit dans leurs
discours, est orientale, et leurs compositions sont rendues plus
touchantes peut-être par les bornes mêmes de leurs connaissances
pratiques. Ils tirent leurs métaphores des nuages, des saisons,
des oiseaux, des animaux et du règne végétal. En cela, ils ne font
pas plus que toute autre race à imagination énergique, dont les
images sont limitées par l'expérience; mais il est remarquable que
les Indiens du nord de l'Amérique revêtent leurs idées de couleurs
tout à fait orientales, et entièrement opposées à celles des
Africains. Leur langage a toute la richesse et toute la plénitude
sentencieuse de celui des Chinois. Il exprime une phrase en un
mot, et il qualifiera la signification d'une sentence entière par
une syllabe; quelquefois même il indiquera différents sens par la
seule inflexion de la voix.

Des philologistes, qui ont consacré beaucoup de temps à des
recherches sur ce sujet, assurent qu'il n'existe que deux ou trois
idiomes parmi les nombreuses tribus occupant autrefois le pays qui
compose aujourd'hui les États-Unis. Ils attribuent les difficultés
que ces tribus éprouvent à se comprendre les unes les autres, à la
corruption des langages primitifs, et aux dialectes qui se sont
formés. L'auteur se rappelle avoir été présent à une entrevue
entre deux chefs des grandes Prairies, à l'ouest du Mississipi;
les guerriers paraissaient de la meilleure intelligence et
causaient beaucoup ensemble en apparence; cependant, d'après le
récit de l'interprète qui avait été nécessaire, chacun d'eux ne
comprenait pas un mot de ce que disait l'autre. Ils appartenaient
à des tribus hostiles, étaient amenés l'un vers l'autre par
l'influence du gouvernement américain, et il est digne de remarque
qu'une politique commune les porta à adopter le même sujet de
conversation. Ils s'exhortèrent mutuellement à se secourir l'un
l'autre, si les chances de la guerre les jetaient entre les mains
de leurs ennemis. Quelle que soit la vérité touchant les racines
et le génie des langues indiennes, il est certain qu'elles sont
maintenant si distinctes dans leurs mots, qu'elles ont tous les
inconvénients des langues étrangères: de là naissent les
difficultés que présente l'étude de l'histoire des différentes
tribus, et l'incertitude de leurs traditions.

Comme les nations d'une plus haute importance, les Indiens
d'Amérique donnent sur leur propre caste des détails bien
différents de ceux qu'en donnent les autres tribus. Ils sont très
portés à estimer leurs perfections aux dépens de celles de leurs
rivaux ou de leurs ennemis; trait qui rappellera sans doute
l'histoire de la création par Moïse.

Les blancs ont beaucoup aidé à rendre les traditions des
aborigènes plus obscures, par leur manie de corrompre les noms.
Ainsi, le nom qui sert de titre à cet ouvrage a subi les divers
changements de Mahicanni, Mohicans et Mohegans; ce dernier est
communément adopté par les blancs. Lorsqu'on se rappelle que les
Hollandais, qui s'établirent les premiers à New-York, les Anglais
et les Français, donnèrent tous des noms aux tribus qui habitèrent
le pays où se passe la scène de ce roman, et que les Indiens non
seulement donnaient souvent différents noms à leurs ennemis, mais
à eux-mêmes, on comprendra facilement la cause de la confusion.

Dans cet ouvrage, Lenni, Lenape, Lenope, Delawares, Wapanachki et
Mohicans sont le même peuple, ou tribus de la même origine. Les
Mengwe, les Maguas, les Mingoes et les Iroquois, quoique n'étant
pas absolument les mêmes, sont confondus fréquemment par l'auteur
de ce roman, étant réunis par une même politique, et opposés à
ceux que nous venons de nommer. Mingo était un terme de reproche,
ainsi que Mingwe et Magua dans un moindre degré. Oneida est le nom
d'une tribu particulière et puissante de cette confédération.

Les Mohicans étaient les possesseurs du pays occupé d'abord par
les Européens dans cette partie de l'Amérique. Ils furent en
conséquence les premiers dépossédés, et le sort inévitable de ces
peuples, qui disparaissaient devant les approches, ou, si nous
pouvons nous exprimer ainsi, devant l'invasion de la civilisation,
comme la verdure de leurs forêts vierges tombait devant la gelée
de l'hiver, avait été déjà accompli à l'époque où commence
l'action de ce roman. Il existe assez de vérité historique dans le
tableau pour justifier l'usage que l'auteur en a fait.

Avant de terminer cette Introduction, il n'est peut-être pas
inutile de dire un mot d'un personnage important de cette légende,
et qui est aussi acteur dans deux autres ouvrages du même auteur.
Représenter un individu comme batteur d'estrade[1] dans les guerres
pendant lesquelles l'Angleterre et la France se disputèrent
l'Amérique; comme chasseur[2] à cette époque d'activité qui succéda
si rapidement à la paix de 1783; et comme un vieux Trappeur[3] dans
la Prairie, lorsque la politique de la république abandonna ces
immenses solitudes aux entreprises de ces êtres à demi sauvages,
suspendus entre la société et les déserts, c'est fournir
poétiquement un témoin de la vérité de ces changements
merveilleux, qui distinguent les progrès de la nation américaine,
à un degré jusqu'ici inconnu, et que pourraient attester des
centaines de témoins encore vivants. En cela le roman n'a aucun
mérite comme invention.

L'auteur ne dira rien de plus de ce caractère, sinon qu'il
appartient à un homme naturellement bon, éloigné des tentations de
la vie civilisée, bien qu'il n'ait pas entièrement oublié ses
préjugés, ses leçons, transplanté parmi les habitudes de la
barbarie, peut-être amélioré plutôt que gâté par ce mélange, et
trahissant alternativement les faiblesses et les vertus de sa
situation présente et celles de sa naissance. Un meilleur
observateur des réalités de la vie lui aurait peut-être donné
moins d'élévation morale, mais il eût été alors moins intéressant,
et le talent d'un auteur de fictions est d'approcher de la poésie
autant que ses facultés le lui permettent. Après cet aveu, il est
presque inutile d'ajouter que l'histoire n'a rien à démêler avec
ce personnage imaginaire. L'auteur a cru qu'il avait assez
sacrifié à la vérité en conservant le langage et le caractère
dramatique nécessaire à son rôle.

Le pays qui est indiqué comme étant le théâtre de l'action, a subi
quelques changements depuis les événements historiques qui s'y
sont passés, ainsi que la plupart des districts d'une égale
étendue, dans les limites des États-Unis. Il y a des eaux à la
mode et où la foule abonde, dans le même lieu où se trouve la
source à laquelle OEil-de-Faucon s'arrête pour se désaltérer, et
des routes traversent la forêt où il voyageait ainsi que ses amis
sans rencontrer un sentier tracé. Glenn a un petit village, et
tandis que William-Henry, et même une forteresse d'une date plus
récente, ne se retrouvent plus que comme ruines, il y a un autre
village sur les terres de l'Horican. Mais outre cela, un peuple
énergique et entreprenant, qui a tant fait en d'autres lieux, a
fait bien peu dans ceux-ci. L'immense terrain sur lequel eurent
lieu les derniers incidents de cette légende est presque encore
une solitude, quoique les Peaux-Rouges aient entièrement déserté
cette partie des États-Unis. De toutes les tribus mentionnées dans
ces pages, il ne reste que quelques individus à demi civilisés des
Oneidas, à New-York. Le reste a disparu, soit des régions
qu'habitaient leurs pères, soit de la terre entière.


Préface de la première édition[4]

Le lecteur qui commence la lecture de ces volumes dans l'espoir
d'y trouver le tableau romanesque et imaginaire de ce qui n'a
jamais existé, l'abandonnera sans doute lorsqu'il se verra trompé
dans son attente. L'ouvrage n'est autre chose que ce qu'annonce
son titre, un récit, une relation. Cependant, comme il renferme
des détails qui pourraient n'être pas compris de tous les
lecteurs, et surtout des lectrices qu'il pourrait trouver, en
passant pour une fiction, il est de l'intérêt de l'auteur
d'éclaircir ce que les allusions historiques pourraient présenter
d'obscur. Et c'est pour lui un devoir d'autant plus rigoureux,
qu'il a souvent fait la triste expérience que, lors même que le
public ignorerait complètement les faits qui vont lui être
racontés, dès l'instant que vous les soumettez à son tribunal
redoutable, il se trouve individuellement et collectivement, par
une espèce d'intuition inexplicable, en savoir beaucoup plus que
l'auteur lui-même. Ce fait est incontestable; eh bien! cependant,
qu'un écrivain se hasarde à donner à l'imagination des autres la
carrière qu'il n'aurait dû donner qu'à la sienne, par une
contradiction nouvelle il aura presque toujours à s'en repentir.
Tout ce qui peut être expliqué doit donc l'être avec soin, au
risque de mécontenter cette classe de lecteurs qui trouvent
d'autant plus de plaisir à parcourir un ouvrage, qu'il leur offre
plus d'énigmes à deviner ou plus de mystères à éclaircir. C'est
par l'exposé préliminaire des raisons qui l'obligent dès le début
à employer tant de mots inintelligibles que l'auteur commencera la
tâche qu'il s'est imposée. Il ne dira rien que ne sache déjà celui
qui serait le moins versé du monde dans la connaissance des
antiquités indiennes.

La plus grande difficulté contre laquelle ait à lutter quiconque
veut étudier l'histoire des sauvages indiens, c'est la confusion
qui règne dans les noms. Si l'on réfléchit que les Hollandais, les
Anglais et les Français, en leur qualité de conquérants, se sont
permis tour à tour de grandes libertés sous ce rapport; que les
naturels eux-mêmes parlent non seulement différentes langues, et
même les dialectes de ces mêmes langues, mais qu'ils aiment en
outre à multiplier les dénominations, cette confusion causera
moins de surprise que de regret; elle pourra servir d'excuse pour
ce qui paraîtrait obscur dans cet ouvrage, quels que soient
d'ailleurs les autres défauts qu'on puisse lui reprocher.

Les Européens trouvèrent cette région immense qui s'étend entre le
Penobscot et le Potomac, l'Océan atlantique et le Mississipi, en
la possession d'un peuple qui n'avait qu'une seule et même
origine. Il est possible que sur un ou deux points les limites de
ce vaste territoire aient été étendues ou restreintes par les
nations environnantes; mais telles en étaient du moins les bornes
naturelles et ordinaires. Ce peuple avait le nom générique de
Wapanachki, mais il affectionnait celui de Lenni Lenape, qu'il
s'était donné, et qui signifie «un peuple sans mélange». L'auteur
avoue franchement que ses connaissances ne vont pas jusqu'à
pouvoir énumérer les communautés ou tribus dans lesquelles cette
race d'hommes s'est subdivisée. Chaque tribu avait son nom, ses
chefs, son territoire particulier pour la chasse, et même son
dialecte. Comme les princes féodaux de l'ancien monde, ces peuples
se battaient entre eux, et exerçaient la plupart des privilèges de
la souveraineté; mais ils n'en reconnaissaient pas moins une
origine commune, leur langue était la même, ainsi que les
traditions qui se transmettaient avec une fidélité surprenante.
Une branche de ce peuple nombreux occupait les bords d'un beau
fleuve connu sous le nom de «Lenapewihittuck». C'était là que d'un
consentement unanime était établie «la Maison Longue» ou «le Feu
du Grand Conseil» de la nation.

La tribu possédant la contrée qui forme à présent la partie sud-
ouest de la Nouvelle-Angleterre, et cette portion de New-York qui
est à l'est de la baie d'Hudson, ainsi qu'une grande étendue de
pays qui se prolongeait encore plus vers le sud, était un peuple
puissant appelé «les Mohicanni», ou plus ordinairement «les
Mohicans». C'est de ce dernier mot que les Anglais ont fait
depuis, par corruption, «Mohegans».

Les Mohicans étaient encore subdivisés en peuplades.
Collectivement, ils le disputaient, sous le rapport de
l'antiquité, même à leurs voisins qui possédaient «la Maison
Longue»; mais on leur accordait sans contestation d'être «le fils
aîné de leur grand-père». Cette portion des propriétaires
primitifs du sol fut la première dépossédée par les blancs. Le
petit nombre qui en reste encore s'est dispersé parmi les autres
tribus, et il ne leur reste de leur grandeur et de leur puissance
que de tristes souvenirs.

La tribu qui gardait l'enceinte sacrée de la maison du conseil fut
distinguée pendant longtemps par le titre flatteur de Lenape; mais
lorsque les Anglais eurent changé le nom du fleuve en celui de
«Delaware», ce nouveau nom devint insensiblement celui des
habitants. En général ils montrent beaucoup de délicatesse et de
discernement dans l'emploi des dénominations. Des nuances
expressives donnent plus de clarté à leurs idées, et communiquent
souvent une grande énergie à leurs discours.

Dans un espace de plusieurs centaines de milles, le long des
frontières septentrionales de la tribu des Lenapes, habitait un
autre peuple qui offrait les mêmes subdivisions, la même origine,
le même langage, et que ses voisins appelaient Mengwe. Ces
sauvages du nord étaient d'abord moins puissants et moins unis
entre eux que les Lenapes. Afin de remédier à ce désavantage, cinq
de leurs tribus les plus nombreuses et les plus guerrières qui se
trouvaient le plus près de la maison du conseil de leurs ennemis
se liguèrent ensemble pour se défendre mutuellement; et ce sont,
par le fait, les plus anciennes Républiques Unies dont l'histoire
de l'Amérique septentrionale offre quelque trace. Ces tribus
étaient les Mohawks, les Oneidas, les Cenecas, les Cayugas et les
Onondagas. Par la suite, une tribu vagabonde de la même race, qui
s'était avancée près du soleil, vint se joindre à eux, et fut
admise à participer à tous les privilèges politiques. Cette tribu
(les Tuscaroras) augmenta tellement leur nombre, que les Anglais
changèrent le nom qu'ils avaient donné à la confédération, et ils
ne les appelèrent plus les Cinq, mais les six Nations. On verra
dans le cours de cette relation que le mot nation s'applique
tantôt à une tribu et tantôt au peuple entier, dans son acception
la plus étendue. Les Mengwes étaient souvent appelés par les
Indiens leurs voisins Maquas, et souvent même, par forme de
dérision, Mingos. Les Français leur donnèrent le nom d'Iroquois,
par corruption sans doute de quelqu'une des dénominations qu'ils
prenaient.

Une tradition authentique a conservé le détail des moyens peu
honorables que les Hollandais d'un côté, et les Mengwes de
l'autre, employèrent pour déterminer les Lenapes à déposer les
armes, à confier entièrement aux derniers le soin de leur défense,
en un mot à n'être plus, dans le langage figuré des naturels, que
des femmes. Si la politique suivie par les Hollandais était peu
généreuse, elle était du moins sans danger. C'est de ce moment que
date la chute de la plus grande et de la plus civilisée des
nations indiennes qui occupaient l'emplacement actuel des États-
Unis. Dépouillés par les blancs, opprimés et massacrés par les
sauvages, ces malheureux continuèrent encore quelque temps à errer
autour de leur maison du conseil, puis, se séparant par bandes,
ils allèrent se réfugier dans les vastes solitudes qui se
prolongent à l'occident. Semblable à la clarté de la lampe qui
s'éteint, leur gloire ne brilla jamais avec plus d'éclat qu'au
moment où ils allaient être anéantis.

On pourrait donner encore d'autres détails sur ce peuple
intéressant, surtout sur la partie la plus récente de son
histoire; mais l'auteur ne les croit pas nécessaires au plan de
cet ouvrage. La mort du pieux et vénérable Heckewelder[5] est sous
ce rapport une perte qui ne sera peut-être jamais réparée. Il
avait fait une étude particulière de ce peuple; longtemps il prit
sa défense avec autant de zèle que d'ardeur, non moins pour venger
sa gloire que pour améliorer sa condition morale.

Après cette courte Introduction, l'auteur livre son ouvrage au
lecteur. Cependant la justice ou du moins la franchise exige de
lui qu'il recommande à toutes les jeunes personnes dont les idées
sont ordinairement resserrées entre les quatre murs d'un salon, à
tous les célibataires d'un certain âge qui sont sujets à
l'influence du temps, enfin à tous les membres du clergé, si ces
volumes leur tombent par hasard entre les mains, de ne pas en
entreprendre la lecture. Il donne cet avis aux jeunes personnes
qu'il vient de désigner, parce qu'après avoir lu l'ouvrage elles
le déclareraient inconvenant; aux célibataires, parce qu'il
pourrait troubler leur sommeil; aux membres du clergé, parce
qu'ils peuvent mieux employer leur temps.


LE DERNIER DES MOHICANS


HISTOIRE DE MIL SEPT CENT CINQUANTE-SEPT


Ne soyez pas choqués de la couleur de mon teint; c'est la livrée
un peu foncée de ce soleil brûlant près duquel j'ai pris
naissance.

Shakespeare. Le Marchand de Venise, acte II, scène I.

Chapitre premier

Mon oreille est ouverte. Mon coeur est préparé; quelque perte que
tu puisses me révéler, c'est une perte mondaine; parle, mon
royaume est-il perdu?

Shakespeare.

C'était un des caractères particuliers des guerres qui ont eu lieu
dans les colonies de l'Amérique septentrionale, qu'il fallait
braver les fatigues et les dangers des déserts avant de pouvoir
livrer bataille à l'ennemi qu'on cherchait. Une large ceinture de
forêts, en apparence impénétrables, séparait les possessions des
provinces hostiles de la France et de l'Angleterre. Le colon
endurci aux travaux et l'Européen discipliné qui combattait sous
la même bannière, passaient quelquefois des mois entiers à lutter
contre les torrents, et à se frayer un passage entre les gorges
des montagnes, en cherchant l'occasion de donner des preuves plus
directes de leur intrépidité. Mais, émules des guerriers naturels
du pays dans leur patience, et apprenant d'eux à se soumettre aux
privations, ils venaient à bout de surmonter toutes les
difficultés; on pouvait croire qu'avec le temps il ne resterait
pas dans le bois une retraite assez obscure, une solitude assez
retirée pour offrir un abri contre les incursions de ceux qui
prodiguaient leur sang pour assouvir leur vengeance, ou pour
soutenir la politique froide et égoïste des monarques éloignés de
l'Europe.

Sur toute la vaste étendue de ces frontières il n'existait peut-
être aucun district qui pût fournir un tableau plus vrai de
l'acharnement et de la cruauté des guerres sauvages de cette
époque, que le pays situé entre les sources de l'Hudson et les
lacs adjacents.

Les facilités que la nature y offrait à la marche des combattants
étaient trop évidentes pour être négligées. La nappe allongée du
lac Champlain s'étendait des frontières du Canada jusque sur les
confins de la province voisine de New-York, et formait un passage
naturel dans la moitié de la distance dont les Français avaient
besoin d'être maîtres pour pouvoir frapper leurs ennemis. En se
terminant du côté du sud, le Champlain recevait les tributs d'un
autre lac, dont l'eau était si limpide que les missionnaires
jésuites l'avaient choisie exclusivement pour accomplir les rites
purificateurs du baptême, et il avait obtenu pour cette raison le
titre de lac du Saint-Sacrement. Les Anglais, moins dévots,
croyaient faire assez d'honneur à ces eaux pures en leur donnant
le nom du monarque qui régnait alors sur eux, le second des
princes de la maison de Hanovre. Les deux nations se réunissaient
ainsi pour dépouiller les possesseurs sauvages des bois de ses
rives, du droit de perpétuer son nom primitif de lac Horican[6].

Baignant de ses eaux des îles sans nombre, et entouré de
montagnes, le «saint Lac» s'étendait à douze lieues vers le sud.
Sur la plaine élevée qui s'opposait alors au progrès ultérieur des
eaux, commençait un portage d'environ douze milles qui conduisait
sur les bords de l'Hudson, à un endroit où, sauf les obstacles
ordinaires des cataractes, la rivière devenait navigable.

Tandis qu'en poursuivant leurs plans audacieux d'agression et
d'entreprise, l'esprit infatigable des Français cherchait même à
se frayer un passage par les gorges lointaines et presque
impraticables de l'Alleghany, on peut bien croire qu'ils
n'oublièrent point les avantages naturels qu'offrait le pays que
nous venons de décrire. Il devint de fait l'arène sanglante dans
laquelle se livrèrent la plupart des batailles qui avaient pour
but de décider de la souveraineté sur les colonies. Des forts
furent construits sur les différents points qui commandaient les
endroits où le passage était le plus facile, et ils furent pris,
repris, rasés et reconstruits, suivant les caprices de la victoire
ou les circonstances. Le cultivateur, s'écartant de ce local
dangereux, reculait jusque dans l'enceinte des établissements plus
anciens; et des armées plus nombreuses que celles qui avaient
souvent disposé de la couronne dans leurs mères-patries
s'ensevelissaient dans ces forêts, dont on ne voyait jamais
revenir les soldats qu'épuisés de fatigue ou découragés par leurs
défaites, semblables enfin à des fantômes sortis du tombeau.

Quoique les arts de la paix fussent inconnus dans cette fatale
région, les forêts étaient animées par la présence de l'homme. Les
vallons et les clairières retentissaient des sons d'une musique
martiale, et les échos des montagnes répétaient les cris de joie
d'une jeunesse vaillante et inconsidérée, qui les gravissait,
fière de sa force et de sa gaieté, pour s'endormir bientôt dans
une longue nuit d'oubli.

Ce fut sur cette scène d'une lutte sanglante que se passèrent les
événements que nous allons essayer de rapporter, pendant la
troisième année de la dernière guerre que se firent la France et
la Grande-Bretagne, pour se disputer la possession d'un pays qui
heureusement était destiné à n'appartenir un jour ni à l'une ni à
l'autre.

L'incapacité de ses chefs militaires, et une fatale absence
d'énergie dans ses conseils à l'intérieur, avaient fait déchoir la
Grande-Bretagne de cette élévation à laquelle l'avaient portée
l'esprit entreprenant et les talents de ses anciens guerriers et
hommes d'État. Elle n'était plus redoutée par ses ennemis, et ceux
qui la servaient perdaient rapidement cette confiance salutaire
d'où naît le respect de soi-même. Sans avoir contribué à amener
cet état de faiblesse, et quoique trop méprisés pour avoir été les
instruments de ses fautes, les colons supportaient naturellement
leur part de cet abaissement mortifiant. Tout récemment ils
avaient vu une armée d'élite, arrivée de cette contrée, qu'ils
respectaient comme leur mère-patrie, et qu'ils avaient regardée
comme invincible; une armée conduite par un chef que ses rares
talents militaires avaient fait choisir parmi une foule de
guerriers expérimentés, honteusement mise en déroute par une
poignée de Français et d'Indiens, et n'ayant évité une destruction
totale que par le sang-froid et le courage d'un jeune Virginien[7]
dont la renommée, grandissant avec les années, s'est répandue
depuis jusqu'aux pays les plus lointains de la chrétienté avec
l'heureuse influence qu'exerce la vertu[8].

Ce désastre inattendu avait laissé à découvert une vaste étendue
de frontières, et des maux plus réels étaient précédés par
l'attente de mille dangers imaginaires. Les colons alarmés
croyaient entendre les hurlements des sauvages se mêler à chaque
bouffée de vent qui sortait en sifflant des immenses forêts de
l'ouest. Le caractère effrayant de ces ennemis sans pitié
augmentait au delà de tout ce qu'on pourrait dire les horreurs
naturelles de la guerre. Des exemples sans nombre de massacres
récents étaient encore vivement gravés dans leur souvenir; et dans
toutes les provinces il n'était personne qui n'eût écouté avec
avidité la relation épouvantable de quelque meurtre commis pendant
les ténèbres, et dont les habitants des forêts étaient les
principaux et les barbares acteurs. Tandis que le voyageur crédule
et exalté racontait les chances hasardeuses qu'offraient les
déserts, le sang des hommes timides se glaçait de terreur, et les
mères jetaient un regard d'inquiétude sur les enfants qui
sommeillaient en sûreté, même dans les plus grandes villes. En un
mot, la crainte, qui grossit tous les objets, commença à
l'emporter sur les calculs de la raison et sur le courage. Les
coeurs les plus hardis commencèrent à croire que l'événement de la
lutte était incertain, et l'on voyait s'augmenter tous les jours
le nombre de cette classe abjecte qui croyait déjà voir toutes les
possessions de la couronne d'Angleterre en Amérique au pouvoir de
ses ennemis chrétiens, ou dévastées par les incursions de leurs
sauvages alliés.

Quand donc on apprit au fort qui couvrait la fin du portage situé
entre l'Hudson et les lacs, qu'on avait vu Montcalm remonter le
Champlain avec une armée aussi nombreuse que les feuilles des
arbres des forêts, on ne douta nullement que ce rapport ne fût
vrai, et on l'écouta plutôt avec cette lâche consternation de gens
cultivant les arts de la paix, qu'avec la joie tranquille
qu'éprouve un guerrier en apprenant que l'ennemi se trouve à
portée de ses coups.

Cette nouvelle avait été apportée vers la fin d'un jour d'été par
un courrier indien chargé aussi d'un message de Munro, commandant
le fort situé sur les bords du Saint-Lac, qui demandait qu'on lui
envoyât un renfort considérable, sans perdre un instant. On a déjà
dit que l'intervalle qui séparait les deux postes n'était pas tout
à fait de cinq lieues. Le chemin, ou plutôt le sentier qui
communiquait de l'un à l'autre, avait été élargi pour que les
chariots pussent y passer, de sorte que la distance que l'enfant
de la forêt venait de parcourir en deux heures de temps, pouvait
aisément être franchie par un détachement de troupes avec
munitions et bagages, entre le lever et le coucher du soleil
d'été.

Les fidèles serviteurs de la couronne d'Angleterre avaient nommé
l'une de ces citadelles des forêts William-Henry, et l'autre
Édouard, noms des deux princes de la famille régnante. Le vétéran
écossais que nous venons de nommer avait la garde du premier avec
un régiment de troupes provinciales, réellement beaucoup trop
faibles pour faire face à l'armée formidable que Montcalm
conduisait vers ses fortifications de terre; mais le second fort
était commandé par le général Webb, qui avait sous ses ordres les
armées du roi dans les provinces du nord, et sa garnison était de
cinq mille hommes. En réunissant les divers détachements qui
étaient à sa disposition, cet officier pouvait ranger en bataille
une force d'environ le double de ce nombre contre l'entreprenant
Français, qui s'était hasardé si imprudemment loin de ses
renforts.

Mais, dominés par le sentiment de leur dégradation, les officiers
et les soldats parurent plus disposés à attendre dans leurs
murailles l'arrivée de leur ennemi qu'à s'opposer à ses progrès en
imitant l'exemple que les Français leur avaient donné, au fort
Duquesne, en attaquant l'avant-garde anglaise, audace que la
fortune avait couronnée.

Lorsqu'on fut un peu revenu de la première surprise occasionnée
par cette nouvelle, le bruit se répandit dans toute la ligne du
camp retranché qui s'étendait le long des rives de l'Hudson, et
qui formait une chaîne de défense extérieure pour le fort, qu'un
détachement de quinze cents hommes de troupes d'élite devait se
mettre en marche au point du jour pour William-Henry, fort situé à
l'extrémité septentrionale du portage. Ce qui d'abord n'était
qu'un bruit devint bientôt une certitude, car des ordres
arrivèrent du quartier général du commandant en chef, pour
enjoindre aux corps qu'il avait choisis pour ce service, de se
préparer promptement à partir.

Il ne resta donc plus aucun doute sur les intentions de Webb, et
pendant une heure ou deux, on ne vit que des figures inquiètes et
des soldats courant çà et là avec précipitation. Les novices dans
l'art militaire[9] allaient et venaient d'un endroit à l'autre, et
retardaient leurs préparatifs de départ par un empressement dans
lequel il entrait autant de mécontentement que d'ardeur. Le
vétéran, plus expérimenté, se disposait au départ avec ce sang-
froid qui dédaigne toute apparence de précipitation; quoique ses
traits annonçassent le calme, son oeil inquiet laissait assez voir
qu'il n'avait pas un goût bien prononcé pour cette guerre redoutée
des forêts, dont il n'était encore qu'à l'apprentissage.

Enfin le soleil se coucha parmi des flots de lumière derrière les
montagnes lointaines situées à l'occident, et lorsque l'obscurité
étendit son voile sur la terre en cet endroit retiré, le bruit des
préparatifs de départ diminua peu à peu. La dernière lumière
s'éteignit enfin sous la tente de quelque officier; les arbres
jetèrent des ombres plus épaisses sur les fortifications et sur la
rivière, et il s'établit dans tout le camp un silence aussi
profond que celui qui régnait dans la vaste forêt.

Suivant les ordres donnés la soirée précédente, le sommeil de
l'armée fut interrompu par le roulement du tambour, que les échos
répétèrent, et dont l'air humide du matin porta le bruit de toutes
parts jusque dans la forêt, à l'instant où le premier rayon du
jour commençait à dessiner la verdure sombre et les formes
irrégulières de quelques grands pins du voisinage sur l'azur plus
pur de l'horizon oriental. En un instant tout le camp fut en
mouvement, jusqu'au dernier soldat; chacun voulait être témoin du
départ de ses camarades, des incidents qui pourraient
l'accompagner, et jouir d'un moment d'enthousiasme.

Le détachement choisi fut bientôt en ordre de marche. Les soldats
réguliers et soudoyés de la couronne prirent avec fierté la droite
de la ligne, tandis que les colons, plus humbles, se rangeaient
sur la gauche avec une docilité qu'une longue habitude leur avait
rendue facile. Les éclaireurs partirent; une forte garde précéda
et suivit les lourdes voitures qui portaient le bagage; et dès le
point du jour le corps principal des combattants se forma en
colonne, et partit du camp avec une apparence de fierté militaire
qui servit à assoupir les appréhensions de plus d'un novice qui
allait faire ses premières armes. Tant qu'ils furent en vue de
leurs camarades, on les vit conserver le même ordre et la même
tenue. Enfin le son de leurs fifres s'éloigna peu à peu, et la
forêt sembla avoir englouti la masse vivante qui venait d'entrer
dans son sein.

La brise avait cessé d'apporter aux oreilles des soldats restés
dans le camp le bruit de la marche de la colonne invisible qui
s'éloignait; le dernier des traîneurs avait déjà disparu à leurs
yeux; mais on voyait encore des signes d'un autre départ devant
une cabane construite en bois, d'une grandeur peu ordinaire, et
devant laquelle étaient en faction des sentinelles connues pour
garder la personne du général anglais. Près de là étaient six
chevaux caparaçonnés de manière à prouver que deux d'entre eux au
moins étaient destinés à être montés par des femmes d'un rang
qu'on n'était pas habitué à voir pénétrer si avant dans les lieux
déserts de ce pays. Un troisième portait les harnais et les armes
d'un officier de l'état-major. La simplicité des accoutrements des
autres et les valises dont ils étaient chargés prouvaient qu'ils
étaient destinés à des domestiques qui semblaient attendre déjà le
bon plaisir de leurs maîtres. À quelque distance de ce spectacle
extraordinaire il s'était formé plusieurs groupes de curieux et
d'oisifs; les uns admirant l'ardeur et la beauté du noble cheval
de bataille, les autres regardant ces préparatifs avec l'air
presque stupide d'une curiosité vulgaire. Il y avait pourtant
parmi eux un homme qui, par son air et ses gestes, faisait une
exception marquée à ceux qui composaient cette dernière classe de
spectateurs.

L'extérieur de ce personnage était défavorable au dernier point,
sans offrir aucune difformité particulière. Debout, sa taille
surpassait celle de ses compagnons; assis, il paraissait réduit
au-dessous de la stature ordinaire de l'homme. Tous ses membres
offraient le même défaut d'ensemble. Il avait la tête grosse, les
épaules étroites, les bras longs, les mains petites et presque
délicates, les cuisses et les jambes grêles, mais d'une longueur
démesurée, et ses genoux monstrueux l'étaient moins encore que les
deux pieds qui soutenaient cet étrange ensemble.

Les vêtements mal assortis de cet individu ne servaient qu'à faire
ressortir encore davantage le défaut évident de ses proportions.
Il avait un habit bleu de ciel, à pans larges et courts, à collet
bas; il portait des culottes collantes de maroquin jaune, et
nouées à la jarretière par une bouffette flétrie de rubans blancs;
des bas de coton rayés, et des souliers à l'un desquels était
attaché un éperon, complétaient le costume de la partie inférieure
de son corps. Rien n'en était dérobé aux yeux; au contraire, il
semblait s'étudier à mettre en évidence toutes ses beautés, soit
par simplicité, soit par vanité. De la poche énorme d'une grande
veste de soie plus qu'à demi usée et ornée d'un grand galon
d'argent terni, sortait un instrument qui, vu dans une compagnie
aussi martiale, aurait pu passer pour quelque engin de guerre
dangereux et inconnu. Quelque petit qu'il fût, cet instrument
avait excité la curiosité de la plupart des Européens qui se
trouvaient dans le camp, quoique la plupart des colons le
maniassent sans crainte et même avec la plus grande familiarité.
Un énorme chapeau, de même forme que ceux que portaient les
ecclésiastiques depuis une trentaine d'années, prêtait une sorte
de dignité à une physionomie qui annonçait plus de bonté que
d'intelligence, et qui avait évidemment besoin de ce secours
artificiel pour soutenir la gravité de quelque fonction
extraordinaire.

Tandis que les différents groupes de soldats se tenaient à quelque
distance de l'endroit où l'on voyait ces nouveaux préparatifs de
voyage, par respect pour l'enceinte sacrée du quartier général de
Webb, le personnage que nous venons de décrire s'avança au milieu
des domestiques, qui attendaient avec les chevaux, dont il faisait
librement la censure et l'éloge, suivant que son jugement trouvait
occasion de les louer ou de les critiquer.

-- Je suis porté à croire, l'ami, dit-il d'une voix aussi
remarquable par sa douceur que sa personne l'était par le défaut
de ses proportions, que cet animal n'est pas né en ce pays, et
qu'il vient de quelque contrée étrangère, peut-être de la petite
île au delà des mers. Je puis parler de pareilles choses, sans me
vanter, car j'ai vu deux ports, celui qui est situé à l'embouchure
de la Tamise et qui porte le nom de la capitale de la vieille
Angleterre, et celui qu'on appelle Newhaven; et j'y ai vu les
capitaines de senaux et de brigantins charger leurs bâtiments
d'une foule d'animaux à quatre pieds, comme dans l'arche de Noé,
pour aller les vendre à la Jamaïque; mais jamais je n'ai vu un
animal qui ressemblât si bien au cheval de guerre décrit dans
l'Écriture:

-- «Il bat la terre du pied, se réjouit en sa force, et va à la
rencontre des hommes armés. Il hennit au son de la trompette; il
flaire de loin la bataille, le tonnerre des capitaines, et le cri
de triomphe.» -- Il semblerait que la race des chevaux d'Israël
s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Ne le pensez-vous pas, l'ami?

Ne recevant aucune réponse à ce discours extraordinaire, qui à la
vérité, étant prononcé d'une voix sonore quoique douce, semblait
mériter quelque attention, celui qui venait d'emprunter ainsi le
langage des livres saints leva les yeux sur l'être silencieux
auquel il s'était adressé par hasard, et il trouva un nouveau
sujet d'admiration dans l'individu sur qui tombèrent ses regards.
Ils restaient fixés sur la taille droite et raide du coureur
indien qui avait apporté au camp de si fâcheuses nouvelles la
soirée précédente. Quoique ses traits fussent dans un état de
repos complet, et qu'il semblât regarder avec une apathie stoïque
la scène bruyante et animée qui se passait autour de lui, on
remarquait en lui, au milieu de sa tranquillité, un air de fierté
sombre fait pour attirer des yeux plus clairvoyants que ceux de
l'homme qui le regardait avec un étonnement qu'il ne cherchait pas
à cacher. L'habitant des forêts portait le tomahawk[10] et le
couteau de sa tribu, et cependant son extérieur n'était pas tout à
fait celui d'un guerrier. Au contraire, toute sa personne avait un
air de négligence semblable à celle qui aurait pu être la suite
d'une grande fatigue dont il n'aurait pas encore été complètement
remis. Les couleurs dont les sauvages composent le tatouage de
leur corps quand ils s'apprêtent à combattre, s'étaient fondues et
mélangées sur des traits qui annonçaient la fierté, et leur
donnaient un caractère encore plus repoussant; son oeil seul,
brillant comme une étoile au milieu des nuages qui s'amoncellent
dans le ciel, conservait tout son feu naturel et sauvage. Ses
regards pénétrants, mais circonspects, rencontrèrent un instant
ceux de l'Européen, et changèrent aussitôt de direction, soit par
astuce, soit par dédain.

Il est impossible de dire quelle remarque ce court instant de
communication silencieuse entre deux êtres si singuliers aurait
inspirée au grand Européen, si la curiosité active de celui-ci ne
se fût portée vers d'autres objets. Un mouvement général qui se
fit parmi les domestiques, et le son de quelques voix douces,
annoncèrent l'arrivée de celles qu'on attendait pour mettre la
cavalcade en marche. L'admirateur du beau cheval de guerre fit
aussitôt quelques pas en arrière pour aller rejoindre une petite
jument maigre à tous crins, qui paissait un reste d'herbe fanée
dans le camp. Appuyant un coude sur une couverture qui tenait lieu
de selle, il s'arrêta pour voir le départ, tandis qu'un poulain
achevait tranquillement son repas du matin de l'autre côté de la
mère.

Un jeune homme, avec l'uniforme des troupes royales, conduisit
vers leurs coursiers deux dames qui, à en juger par leur costume,
se disposaient à braver les fatigues d'un voyage à travers les
bois. L'une d'elles, celle qui paraissait la plus jeune, quoique
toutes deux fussent encore dans leur jeunesse, laissa entrevoir
son beau teint, ses cheveux blonds, ses yeux d'un bleu foncé,
tandis qu'elle permettait à l'air du matin d'écarter le voile vert
attaché à son chapeau de castor. Les teintes dont on voyait encore
au-dessus des pins l'horizon chargé du côté de l'orient, n'étaient
ni plus brillantes ni plus délicates que les couleurs de ses
joues, et le beau jour qui commençait n'était pas plus attrayant
que le sourire animé qu'elle accorda au jeune officier tandis
qu'il l'aidait à se mettre en selle. La seconde, qui semblait
obtenir une part égale des attentions du galant militaire, cachait
ses charmes aux regards des soldats avec un soin qui paraissait
annoncer l'expérience de quatre à cinq années de plus. On pouvait
pourtant voir que toute sa personne, dont la grâce était relevée
par son habit de voyage, avait plus d'embonpoint et de maturité
que celle de sa compagne.

Dès qu'elles furent en selle, le jeune officier sauta lestement
sur son beau cheval de bataille, et tous trois saluèrent Webb,
qui, par politesse, resta à la porte de sa cabane jusqu'à ce
qu'ils fussent partis. Détournant alors la tête de leurs chevaux,
ils prirent l'amble, suivis de leurs domestiques, et se dirigèrent
vers la sortie septentrionale du camp.

Pendant qu'elles parcouraient cette courte distance, on ne les
entendit pas prononcer une parole; seulement la plus jeune des
deux dames poussa une légère exclamation lorsque le coureur indien
passa inopinément près d'elle pour se mettre en avant de la
cavalcade sur la route militaire. Ce mouvement subit de l'Indien
n'arracha pas un cri d'effroi à la seconde, mais dans sa surprise
elle laissa aussi son voile se soulever, et ses traits indiquaient
en même temps la pitié, l'admiration et l'horreur, tandis que ses
yeux noirs suivaient tous les mouvements du sauvage. Les cheveux
de cette dame étaient noirs et brillants comme le plumage du
corbeau; son teint n'était pas brun, mais coloré; cependant il n'y
avait rien de vulgaire ni d'outré dans cette physionomie
parfaitement régulière et pleine de dignité. Elle sourit comme de
pitié du moment d'oubli auquel elle s'était laissé entraîner, et
en souriant, elle montra des dents d'une blancheur éclatante.
Rabattant alors son voile, elle baissa la tête, et continua à
marcher en silence, comme si ses pensées eussent été occupées de
toute autre chose que de la scène qui l'entourait.

Chapitre II

Seule, seule! Quoi! seule?

Shakespeare.

Tandis qu'une des aimables dames dont nous venons d'esquisser le
portrait, s'égarait ainsi dans ses pensées, l'autre se remit
promptement de la légère alarme qui avait excité son exclamation;
et souriant elle-même de sa faiblesse, elle dit sur le ton du
badinage, au jeune officier qui était à son côté:

-- Voit-on souvent dans les bois des apparitions de semblables
spectres, Heyward? ou ce spectacle est-il un divertissement
spécial qu'on a voulu nous procurer? En ce dernier cas, la
reconnaissance doit nous fermer la bouche; mais, dans le premier,
Cora et moi nous aurons grand besoin de recourir au courage
héréditaire que nous nous vantons de posséder, même avant que nous
rencontrions le redoutable Montcalm.

-- Cet Indien est un coureur de notre armée, répondit le jeune
officier auquel elle s'était adressée, et il peut passer pour un
héros à la manière de son pays. Il s'est offert pour nous conduire
au lac par un sentier peu connu, mais plus court que le chemin que
nous serions obligés de prendre en suivant la marche lente d'une
colonne de troupes, et par conséquent beaucoup plus agréable.

-- Cet homme ne me plaît pas, répondit la jeune dame en
tressaillant avec un air de terreur affectée qui en cachait une
véritable. Sans doute vous le connaissez bien, Duncan, sans quoi
vous ne vous seriez pas si entièrement confié à lui?

-- Dites plutôt, Alice, s'écria Heyward avec feu, que je ne vous
aurais pas confiée à lui. Oui, je le connais, ou je ne lui aurais
pas accordé ma confiance, et surtout en ce moment. Il est, dit-on,
Canadien de naissance, et cependant il a servi avec nos amis les
Mohawks qui, comme vous le savez, sont une des six nations
alliées[11]. Il a été amené parmi nous, à ce que j'ai entendu dire,
par suite de quelque incident étrange dans lequel votre père se
trouvait mêlé, et celui-ci le traita, dit-on, avec sévérité dans
cette circonstance. Mais j'ai oublié cette vieille histoire; il
suffit qu'il soit maintenant notre ami.

-- S'il a été l'ennemi de mon père, il me plaît moins encore,
s'écria Alice, maintenant sérieusement effrayée. Voudriez-vous
bien, lui dire quelques mots, major Heyward, afin que je puisse
entendre sa voix? C'est peut-être une folie, mais vous m'avez
souvent entendue dire que j'accorde quelque confiance au présage
qu'on peut tirer du son de la voix humaine.

-- Ce serait peine perdue, répliqua le jeune major; il ne
répondrait probablement que par quelque exclamation. Quoiqu'il
comprenne peut-être l'anglais, il affecte, comme la plupart des
sauvages, de ne pas le savoir, et il daignerait moins que jamais
le parler dans un moment où la guerre exige qu'il déploie toute sa
dignité. Mais il s'arrête: le sentier que nous devons suivre est
sans doute près d'ici.

Le major Heyward ne se trompait pas dans sa conjecture. Lorsqu'ils
furent arrivés à l'endroit où l'Indien les attendait, celui-ci
leur montra de la main un sentier si étroit que deux personnes ne
pouvaient y passer de front, et qui s'enfonçait dans la forêt qui
bordait la route militaire.

-- Voilà donc notre chemin, dit le major en baissant la voix. Ne
montrez point de défiance, ou vous pourriez faire naître le danger
que vous appréhendez.

-- Qu'en pensez-vous, Cora? demanda Alice agitée par l'inquiétude;
si nous suivions la marche du détachement, ne serions-nous pas
plus en sûreté, quelque désagrément qu'il pût en résulter?

-- Ne connaissant pas les coutumes des sauvages, Alice, dit
Heyward, vous vous méprenez sur le lieu où il peut exister quelque
danger. Si les ennemis sont déjà arrivés sur le portage, ce qui
n'est nullement probable puisque nous avons des éclaireurs en
avant, ils se tiendront sur les flancs du détachement pour
attaquer les traîneurs et ceux qui pourront s'écarter. La route du
corps d'armée est connue, mais la nôtre ne peut l'être, puisqu'il
n'y a pas une heure qu'elle a été déterminée.

-- Faut-il nous méfier de cet homme parce que ses manières ne sont
pas les nôtres, et que sa peau n'est pas blanche? demanda
froidement Cora.

Alice n'hésita plus, et donnant un coup de houssine à son
narrangaset[12], elle fut la première à suivre le coureur et à
entrer dans le sentier étroit et obscur, où à chaque instant des
buissons gênaient la marche. Le jeune homme regarda Cora avec une
admiration manifeste, et laissant passer sa compagne plus jeune,
mais non plus belle, il s'occupa à écarter lui-même les branches
des arbres pour que celle qui le suivait pût passer avec plus de
facilité. Il paraît que les domestiques avaient reçu leurs
instructions d'avance, car au lieu d'entrer dans le bois, ils
continuèrent à suivre la route qu'avait prise le détachement.
Cette mesure, dit Heyward, avait été suggérée par la sagacité de
leur guide, afin de laisser moins de traces de leur passage, si
par hasard quelques sauvages canadiens avaient pénétré si loin en
avant de l'armée.

Pendant quelques minutes le chemin fut trop embarrassé par les
broussailles pour que les voyageurs pussent converser; mais
lorsqu'ils eurent traversé la lisière du bois, ils se trouvèrent
sous une voûte de grands arbres que les rayons du soleil ne
pouvaient percer, mais où le chemin était plus libre. Dès que le
guide reconnut que les chevaux pouvaient s'avancer sans obstacle,
il prit une marche qui tenait le milieu entre le pas et le trot,
de manière à maintenir toujours à l'amble les coursiers de ceux
qui le suivaient.

Le jeune officier venait de tourner la tête pour adresser quelques
mots à sa campagne aux yeux noirs, quand un bruit, annonçant la
marche de quelques chevaux, se fit entendre dans le lointain. Il
arrêta son coursier sur-le-champ, ses deux compagnes l'imitèrent,
et l'on fit une halte pour chercher l'explication d'un événement
auquel on ne s'attendait pas.

Après quelques instants, ils virent un poulain courant comme un
daim à travers les troncs des pins, et le moment d'après ils
aperçurent l'individu dont nous avons décrit la conformation
singulière dans le chapitre précédent, s'avançant avec toute la
vitesse qu'il pouvait donner à sa maigre monture sans en venir
avec elle à une rupture ouverte. Pendant le court trajet qu'ils
avaient eu à faire depuis le quartier général de Webb jusqu'à la
sortie du camp, nos voyageurs n'avaient pas eu occasion de
remarquer le personnage bizarre qui s'approchait d'eux en ce
moment. S'il possédait le pouvoir d'arrêter les yeux qui par
hasard tombaient un instant sur lui, quand il était à pied avec
tous les avantages glorieux de sa taille colossale, les grâces
qu'il déployait comme cavalier n'étaient pas moins remarquables.

Quoiqu'il ne cessât d'éperonner les flancs de sa jument, tout ce
qu'il pouvait obtenir d'elle était un mouvement de galop des
jambes de derrière, que celles de devant secondaient un instant,
après quoi celles-ci, reprenant le petit trot, donnaient aux
autres un exemple qu'elles ne tardaient pas à suivre. Le
changement rapide de l'un de ces deux pas en l'autre formait une
sorte d'illusion d'optique, au point que le major, qui se
connaissait parfaitement en chevaux, ne pouvait découvrir quelle
était l'allure de celui que son cavalier pressait avec tant de
persévérance pour arriver de son côté.

Les mouvements de l'industrieux cavalier n'étaient pas moins
bizarres que ceux de sa monture. À chaque changement d'évolution
de celle-ci, le premier levait sa grande taille sur ses étriers,
ou se laissait retomber comme accroupi, produisant ainsi, par
l'allongement ou le raccourcissement de ses grandes jambes, une
telle augmentation ou diminution de stature, qu'il aurait été
impossible de conjecturer quelle pouvait être sa taille véritable.
Si l'on ajoute à cela qu'en conséquence des coups d'éperon
réitérés et qui frappaient toujours du même côté, la jument
paraissait courir plus vite de ce côté que de l'autre, et que le
flanc maltraité était constamment indiqué par les coups de queue
qui le balayaient sans cesse, nous aurons le tableau de la monture
et du maître.

Le front mâle et ouvert d'Heyward était devenu sombre; mais il
s'éclaircit peu à peu quand il put distinguer cette figure
originale, et ses lèvres laissèrent échapper un sourire quand
l'étranger ne fut plus qu'à quelques pas de lui. Alice ne fit pas
de grands efforts pour retenir un éclat de rire, et les yeux noirs
et pensifs de Cora brillèrent même d'une gaieté que l'habitude
plutôt que la nature parut contribuer à modérer.

-- Cherchez-vous quelqu'un ici? demanda Heyward à l'inconnu, quand
celui-ci ralentit son pas en arrivant près de lui. J'espère que
vous n'êtes pas un messager de mauvaises nouvelles?

-- Oui, sans doute, répondit celui-ci en se servant de son castor
triangulaire pour produire une ventilation dans l'air concentré de
la forêt, et laissant ses auditeurs incertains à laquelle des deux
questions du major cette réponse devait s'appliquer. -- Oui, sans
doute, répéta-t-il après s'être rafraîchi le visage et avoir
repris haleine, je cherche quelqu'un. J'ai appris que vous vous
rendiez à William-Henry, et comme j'y vais aussi, j'ai conclu
qu'une augmentation de bonne compagnie ne pouvait qu'être agréable
des deux côtés.

-- Le partage des voix ne pourrait se faire avec justice; nous
sommes trois, et vous n'avez à consulter que vous-même.

-- Il n'y aurait pas plus de justice à laisser un homme seul se
charger du soin de deux jeunes dames, répliqua l'étranger d'un ton
qui semblait tenir le milieu entre la simplicité et la causticité
vulgaire. Mais si c'est un véritable homme, et que ce soient de
véritables femmes, elles ne songeront qu'à se dépiter l'une
l'autre, et adopteront par esprit de contradiction l'avis de leur
compagnon. Ainsi donc vous n'avez pas plus de consultation à faire
que moi.

La jolie Alice baissa la tête presque sur la bride de son cheval,
pour se livrer en secret à un nouvel accès de gaieté; elle rougit
quand les roses plus vives des joues de sa belle compagne pâlirent
tout à coup, et elle se remit en marche au petit pas, comme si
elle eût déjà été ennuyée de cette entrevue.

-- Si vous avez dessein d'aller au lac, dit Heyward avec hauteur,
vous vous êtes trompé de route. Le chemin est au moins à un demi-
mille derrière vous.

-- Je le sais, répliqua l'inconnu sans se laisser déconcerter par
ce froid accueil; j'ai passé une semaine à Édouard, et il aurait
fallu que je fusse muet pour ne pas prendre des informations sur
la route que je devais suivre; et si j'étais muet, adieu ma
profession. Après une espèce de grimace, manière indirecte
d'exprimer modestement sa satisfaction d'un trait d'esprit qui
était parfaitement inintelligible pour ses auditeurs, il ajouta
avec le ton de gravité convenable: -- Il n'est pas à propos qu'un
homme de ma profession se familiarise trop avec ceux qu'il est
chargé d'instruire, et c'est pourquoi je n'ai pas voulu suivre la
marche du détachement. D'ailleurs, j'ai pensé qu'un homme de votre
rang doit savoir mieux que personne quelle est la meilleure route,
et je me suis décidé à me joindre à votre compagnie, pour vous
rendre le chemin plus agréable par un entretien amical.

-- C'est une décision très arbitraire et prise un peu à la hâte,
s'écria le major, ne sachant s'il devait se mettre en colère ou
éclater de rire. Mais vous parlez d'instruction, de profession;
seriez-vous adjoint au corps provincial comme maître de la noble
science de la guerre? Êtes-vous un de ces hommes qui tracent des
lignes et des angles pour expliquer les mystères des
mathématiques?

L'étranger regarda un instant avec un étonnement bien prononcé
celui qui l'interrogeait ainsi; et changeant ensuite son air
satisfait de lui-même pour donner à ses traits une expression
d'humilité solennelle, il lui répondit:

-- J'espère n'avoir commis d'offense contre personne, et je n'ai
pas d'excuses à faire, n'ayant commis aucun péché notable depuis
la dernière fois que j'ai prié Dieu de me pardonner mes fautes
passées. Je n'entends pas bien ce que vous voulez dire
relativement aux lignes et aux angles; et quant à l'explication
des mystères, je la laisse aux saints hommes qui en ont reçu la
vocation. Je ne réclame d'autre mérite que quelques connaissances
dans l'art glorieux d'offrir au ciel d'humbles prières et de
ferventes actions de grâces par le secours de la psalmodie.

-- Cet homme est évidemment un disciple d'Apollon, s'écria Alice
qui, revenue de son embarras momentané, s'amusait de cet
entretien. Je le prends sous ma protection spéciale. Ne froncez
pas le sourcil, Heyward, et par complaisance pour mon oreille
curieuse, permettez qu'il voyage avec nous. D'ailleurs, ajouta-t-
elle en baissant la voix et en jetant un regard sur Cora qui
marchait à pas lents sur les traces de leur guide sombre et
silencieux, ce sera un ami ajouté à notre force en cas
d'événement.

-- Croyez-vous, Alice, que je conduirais tout ce que j'aime par un
chemin où je supposerais qu'il pourrait exister le moindre danger
à craindre?

-- Ce n'est pas à quoi je songe en ce moment, Heyward; mais cet
étranger m'amuse, et puisqu'il a de la musique dans l'âme, ne
soyons pas assez malhonnêtes pour refuser sa compagnie.

Elle lui adressa un regard persuasif, et étendit sa houssine en
avant. Leurs yeux se rencontrèrent un instant; le jeune officier
retarda son départ pour le prolonger, et Alice ayant baissé les
siens, il céda à la douce influence de l'enchanteresse, fit sentir
l'éperon à son coursier, et fut bientôt à côté de Cora.

-- Je suis charmée de vous avoir rencontré, l'ami, dit Alice à
l'étranger en lui faisant signe de la suivre, et en remettant son
cheval à l'amble. Des parents, peut-être trop indulgents, m'ont
persuadé que je ne suis pas tout à fait indigne de figurer dans un
duo, et nous pouvons égayer la route en nous livrant à notre goût
favori. Ignorante comme je le suis, je trouverais un grand
avantage à recevoir les avis d'un maître expérimenté.

-- C'est un rafraîchissement pour l'esprit comme pour le corps de
se livrer à la psalmodie en temps convenable, répliqua le maître
de chant, en la suivant sans se faire prier, et rien ne
soulagerait autant qu'une occupation si consolante. Mais il faut
indispensablement quatre parties pour produire une mélodie
parfaite. Vous avez tout ce qui annonce un dessus aussi doux que
riche; grâce à la faveur spéciale du ciel, je puis porter le ténor
jusqu'à la note la plus élevée; mais il nous manque un contre et
une basse-taille. Cet officier du roi, qui hésitait à m'admettre
dans sa compagnie, paraît avoir cette dernière voix, à en juger
par les intonations qu'elle produit quand il parle.

-- Prenez garde de juger témérairement et trop à la hâte, s'écria
Alice en souriant: les apparences sont souvent trompeuses. Quoique
le major Heyward puisse quelquefois produire les tons de la basse-
taille, comme vous venez de les entendre, je puis vous assurer que
le son naturel de sa voix approche beaucoup plus du ténor.

-- A-t-il donc beaucoup de pratique dans l'art de la psalmodie?
lui demanda son compagnon avec simplicité.

Alice éprouvait une grande disposition à partir d'un éclat de
rire, mais elle eut assez d'empire sur elle-même pour réprimer ce
signe extérieur de gaieté.

-- Je crains, répondit-elle, qu'il n'ait un goût plus décidé pour
les chants profanes. La vie d'un soldat, les chances auxquelles il
est exposé, les travaux continuels auxquels il se livre, ne sont
pas propres à lui donner un caractère rassis.

-- La voix est donnée à l'homme, comme ses autres talents, pour
qu'il en use, et non pour qu'il en abuse, répliqua gravement son
compagnon. Personne ne peut me reprocher d'avoir jamais négligé
les dons que j'ai reçus du ciel. Ma jeunesse, comme celle du roi
David, a été entièrement consacrée à la musique; mais je rends
grâces à Dieu de ce que jamais une syllabe de vers profanes n'a
souillé mes lèvres.

-- Vos études se sont donc bornées au chant sacré?

-- Précisément. De même que les psaumes de David offrent des
beautés qu'on ne trouve dans aucune autre langue, ainsi la mélodie
qui y a été adaptée est au-dessus de toute harmonie profane. J'ai
le bonheur de pouvoir dire que ma bouche n'exprime que les désirs
et les pensées du roi d'Israël lui-même, car quoique le temps et
les circonstances puissent exiger quelques légers changements, la
traduction dont nous nous servons dans les colonies de la
Nouvelle-Angleterre l'emporte tellement sur toutes les autres par
sa richesse, son exactitude et sa simplicité spirituelle, qu'elle
approche autant qu'il est possible du grand ouvrage de l'auteur
inspiré. Jamais je ne marche, jamais je ne séjourne, jamais je ne
me couche sans avoir avec moi un exemplaire de ce livre divin. Le
voici. C'est la vingt-sixième édition, publiée à Boston, anno
Domini 1744, et intitulée: «Psaumes, Hymnes et Cantiques
spirituels de l'Ancien et du Nouveau-Testament, fidèlement
traduits en vers anglais pour l'usage, l'édification et la
consolation des saints en public et en particulier, et
spécialement dans la Nouvelle-Angleterre.»

Pendant qu'il prononçait l'éloge de cette production des poètes de
son pays, le psalmodiste tirait de sa poche le livre dont il
parlait, et ayant affermi sur son nez une paire de lunettes
montées en fer, il ouvrit le volume avec un air de vénération
solennelle. Alors, sans plus de circonlocutions, et sans autre
apologie que le mot -- Écoutez! -- il appliqua à sa bouche
l'instrument dont nous avons déjà parlé, en tira un son très élevé
et très aigu, que sa voix répéta une octave plus bas, et chanta ce
qui suit d'un ton doux, sonore et harmonieux, qui bravait la
musique, la poésie, et même le mouvement irrégulier de sa mauvaise
monture:

«Combien il est doux, ô voyez combien il est ravissant pour des
frères d'habiter toujours dans la concorde et la paix! tel fut ce
baume précieux qui se répandit depuis la tête jusqu'à la barbe
d'Aaron, et de sa barbe descendit jusque dans les plis de sa
robe[13].»

Ce chant élégant était accompagné d'un geste qui y était
parfaitement approprié, et qu'on n'aurait pu imiter qu'après un
long apprentissage. Chaque fois qu'une note montait sur l'échelle
de la gamme, sa main droite s'élevait proportionnellement, et
quand le ton baissait, sa main suivait également la cadence, et
venait toucher un instant les feuillets du livre saint. Une longue
habitude lui avait probablement rendu nécessaire cet
accompagnement manuel, car il continua avec la plus grande
exactitude jusqu'à la fin de la strophe, et il appuya
particulièrement sur les deux syllabes du dernier vers.

Une telle interruption du silence de la forêt ne pouvait manquer
de frapper les autres voyageurs qui étaient un peu en avant.
L'Indien dit à Heyward quelques mots en mauvais anglais, et celui-
ci, retournant sur ses pas et s'adressant à l'étranger,
interrompit pour cette fois l'exercice de ses talents en
psalmodie.

-- Quoique nous ne courions aucun danger, dit-il, la prudence nous
engage à voyager dans cette forêt avec le moins de bruit possible.
Vous me pardonnerez donc, Alice, si je nuis à vos plaisirs en
priant votre compagnon de réserver ses chants pour une meilleure
occasion.

-- Vous y nuirez sans doute, répondit Alice d'un ton malin, car je
n'ai jamais entendu les paroles et les sons s'accorder si peu, et
je m'occupais de recherches scientifiques sur les causes qui
pouvaient unir une exécution parfaite à une poésie misérable,
quand votre basse-taille est venue rompre le charme de mes
méditations.

-- Je ne sais ce que vous entendez par ma basse-taille, répondit
Heyward évidemment piqué de cette remarque; mais je sais que votre
sûreté, Alice, que la sûreté de Cora m'occupent en ce moment
infiniment plus que toute la musique d'Haendel.

Le major se tut tout à coup, tourna vivement la tête vers un gros
buisson qui bordait le sentier, et jeta un regard de soupçon sur
le guide indien, qui continuait à marcher avec une gravité
imperturbable. Il croyait avoir vu briller à travers les feuilles
les yeux noirs de quelque sauvage; mais n'apercevant rien et
n'entendant aucun bruit, il crut s'être trompé, et, souriant de sa
méprise, il reprit la conversation que cet incident avait
interrompue.

Heyward ne s'était pourtant pas mépris, ou du moins sa méprise
n'avait consisté qu'à laisser endormir un instant son active
vigilance. La cavalcade ne fut pas plus tôt passée que les
branches du buisson s'entrouvrirent pour faire place à une tête
d'homme aussi hideuse que pouvaient la rendre l'art d'un sauvage
et toutes les passions qui l'animent. Il suivit des yeux les
voyageurs qui se retiraient, et une satisfaction féroce se peignit
sur ses traits quand il vit la direction que prenaient ceux dont
il comptait faire ses victimes. Le guide, qui marchait à quelque
distance en avant, avait déjà disparu à ses yeux: les formes
gracieuses des deux dames, que le major suivait pas à pas, se
montrèrent encore quelques instants à travers les arbres; enfin le
maître de chant, qui formait l'arrière-garde, devint invisible à
son tour dans l'épaisseur de la forêt.

Chapitre III

Avant que ces champs fussent défrichés et cultivés, nos fleuves
remplissaient leur lit jusqu'à leurs bords les plus élevés; la
mélodie des ondes animait les forêts verdoyantes et sans limites,
les torrents bondissaient, les ruisseaux s'égaraient, et les
sources jaillissaient sous l'ombrage.

BRUYANT, poète américain.

Laissant le trop confiant Heyward et ses deux jeunes compagnes
s'enfoncer plus avant dans le sein d'une forêt qui recelait de si
perfides habitants, nous profiterons du privilège accordé aux
auteurs, et nous placerons maintenant le lieu de la scène à
quelques milles à l'ouest de l'endroit où nous les avons laissés.

Dans le cours de cette journée, deux hommes s'étaient arrêtés sur
les bords d'une rivière peu large, mais, très rapide, à une heure
de distance du camp de Webb. Ils avaient l'air d'attendre
l'arrivée d'un tiers, ou l'annonce de quelque mouvement imprévu.
La voûte immense de la forêt s'étendait jusque sur la rivière, en
couvrait les eaux, et donnait une teinte sombre à leur surface.
Enfin les rayons du soleil commencèrent à perdre de leur force, et
la chaleur excessive du jour se modéra à mesure que les vapeurs
sortant des fontaines, des lacs et des rivières, s'élevaient comme
un rideau dans l'atmosphère. Le profond silence qui accompagne les
chaleurs de juillet dans les solitudes de l'Amérique régnait dans
ce lieu écarté, et n'était interrompu que par la voix basse des
deux individus dont nous venons de parler, et par le bruit sourd
que faisait le pivert en frappant les arbres de son bec, le cri
discordant du geai, et le son éloigné d'une chute d'eau.

Ces faibles sons étaient trop familiers à l'oreille des deux
interlocuteurs pour détourner leur attention d'un entretien qui
les intéressait davantage. L'un d'eux avait la peau rouge et les
accoutrements bizarres d'un naturel des bois; l'autre, quoique
équipé d'une manière grossière et presque sauvage, annonçait par
son teint, quelque brûlé qu'il fût par le soleil, qu'il avait
droit de réclamer une origine européenne.

Le premier était assis sur une vieille souche couverte de mousse,
dans une attitude qui lui permettait d'ajouter à l'effet de son
langage expressif par les gestes calmes mais éloquents d'un Indien
qui discute. Son corps presque nu présentait un effrayant emblème
de mort, tracé en blanc et en noir. Sa tête rasée de très près
n'offrait d'autres cheveux que cette touffe[14] que l'esprit
chevaleresque des Indiens conserve sur le sommet de la tête, comme
pour narguer l'ennemi qui voudrait le scalper[15], et n'avait pour
tout ornement qu'une grande plume d'aigle, dont l'extrémité lui
tombait sur l'épaule gauche; un tomahawk et un couteau à scalper
de fabrique anglaise étaient passés dans sa ceinture, et un fusil
de munition, de l'espèce de ceux dont la politique des blancs
armait les sauvages leurs alliés, était posé en travers sur ses
genoux. Sa large poitrine, ses membres bien formés et son air
grave faisaient reconnaître un guerrier parvenu à l'âge mûr; mais
nul symptôme de vieillesse ne paraissait encore avoir diminué sa
vigueur.

Le corps du blanc, à en juger par les parties que ses vêtements
laissaient à découvert, paraissait être celui d'un homme qui
depuis sa plus tendre jeunesse avait mené une vie dure et pénible.
Il approchait plus de la maigreur que de l'embonpoint; mais tous
ses muscles semblaient endurcis par l'habitude des fatigues et de
l'intempérie des saisons. Il portait un vêtement de chasse vert,
bordé de jaune[16], et un bonnet de peau dont la fourrure était
usée. Il avait aussi un couteau passé dans une ceinture semblable
à celle qui serrait les vêtements plus rares de l'Indien; mais
point de tomahawk. Ses mocassins[17] étaient ornés à la manière des
naturels du pays, et ses jambes étaient couvertes de guêtres de
peau lacées sur les côtés, et attachées au-dessus du genou avec un
nerf de daim. Une gibecière et une poudrière complétaient son
accoutrement; et un fusil à long canon[18], arme que les
industrieux Européens avaient appris aux sauvages à regarder comme
la plus meurtrière, était appuyé contre un tronc d'arbre voisin.
L'oeil de ce chasseur, ou de ce batteur d'estrade, ou quel qu'il
fût, était petit, vif, ardent et toujours en mouvement, roulant
sans cesse de côté et d'autre pendant qu'il parlait, comme s'il
eût guetté quelque gibier ou craint l'approche de quelque ennemi.
Malgré ces symptômes de méfiance, sa physionomie n'était pas celle
d'un homme habitué au crime; elle avait même, au moment dont nous
parlons, l'expression d'une brusque honnêteté.

-- Vos traditions même se prononcent en ma faveur, Chingachgook,
dit-il en se servant de la langue qui était commune à toutes les
peuplades qui habitaient autrefois entre l'Hudson et le Potomac,
et dont nous donnerons une traduction libre en faveur de nos
lecteurs, tout en tâchant d'y conserver ce qui peut servir à
caractériser l'individu et son langage. Vos pères vinrent du
couchant, traversèrent la grande rivière, combattirent les
habitants du pays, et s'emparèrent de leurs terres; les miens
vinrent du côté où le firmament se pare le matin de brillantes
couleurs, après avoir traversé le grand lac d'eau salée[19], et ils
se mirent en besogne en suivant à peu près l'exemple que les
vôtres avaient donné. Que Dieu soit donc juge entre nous, et que
les amis ne se querellent pas à ce sujet!

-- Mes pères ont combattu l'homme rouge à armes égales, répondit
l'Indien avec fierté. N'y a-t-il donc pas de différence, OEil-de-
Faucon, entre la flèche armée de pierre de nos guerriers et la
balle de plomb avec laquelle vous tuez?

-- Il y a de la raison dans un Indien, quoique la nature lui ait
donné une peau rouge, dit le blanc en secouant la tête en homme
qui sentait la justesse de cette observation.

Il parut un moment convaincu qu'il ne défendait pas la meilleure
cause; mais enfin, rassemblant ses forces intellectuelles, il
répondit à l'objection de son antagoniste aussi bien que le
permettaient ses connaissances bornées.

-- Je ne suis pas savant, ajouta-t-il, et je ne rougis pas de
l'avouer; mais, en jugeant d'après ce que j'ai vu faire à vos
compatriotes en chassant le daim et l'écureuil, je suis porté à
croire qu'un fusil aurait été moins dangereux entre les mains de
leurs grands-pères qu'un arc et une flèche armée d'une pierre bien
affilée, quand elle est décochée par un Indien.

-- Vous contez l'histoire comme vos pères vous l'ont apprise,
répliqua Chingachgook en faisant un geste dédaigneux de la main.
Mais que racontent vos vieillards? Disent-ils à leurs jeunes
guerriers que lorsque les Visages-Pâles ont combattu les Hommes-
Rouges, ils avaient le corps peint pour la guerre, et qu'ils
étaient armés de haches de pierre et de fusils de bois?

-- Je n'ai pas de préjugés, et je ne suis pas homme à me vanter de
mes avantages naturels, quoique mon plus grand ennemi, et c'est un
Iroquois, n'osât nier que je suis un véritable blanc, répondit le
batteur d'estrade en jetant un regard de satisfaction secrète sur
ses mains brûlées par le soleil. Je veux bien convenir que les
hommes de ma couleur ont quelques coutumes que, comme honnête
homme, je ne saurais approuver. Par exemple, ils sont dans l'usage
d'écrire dans des livres ce qu'ils ont fait et ce qu'ils ont vu,
au lieu de le raconter dans leurs villages, où l'on pourrait
donner un démenti en face à un lâche fanfaron, et où le brave peut
prendre ses camarades à témoin de la vérité de ses paroles. En
conséquence de cette mauvaise coutume, un homme qui a trop de
conscience pour mal employer son temps, au milieu des femmes, à
apprendre à déchiffrer les marques noires mises sur du papier
blanc, peut n'entendre parler jamais des exploits de ses pères, ce
qui l'encouragerait à les imiter et à les surpasser. Quant à moi,
je suis convaincu que tous les Bumppos étaient bons tireurs, car
j'ai une dextérité naturelle pour le fusil, et elle doit m'avoir
été transmise de génération en génération, comme les saints
commandements nous disent que nous sont transmises toutes nos
qualités bonnes ou mauvaises, quoique je ne voulusse avoir à
répondre pour personne en pareille matière. Au surplus, toute
histoire a ses deux faces: ainsi je vous demande, Chingachgook, ce
qui se passa quand nos pères se rencontrèrent pour la première
fois.

Un silence d'une minute suivit cette question, et l'Indien,
s'étant recueilli pour s'armer de toute sa dignité, commença son
court récit avec un ton solennel qui servait à en rehausser
l'apparence de vérité.

-- Écoutez-moi, OEil-de-Faucon, dit-il, et vos oreilles ne
recevront pas de mensonges. Je vous dirai ce que m'ont dit mes
pères, et ce qu'ont fait les Mohicans. Il hésita un instant, puis,
jetant sur son compagnon un regard circonspect, il continua d'un
ton qui tenait le milieu entre l'interrogation et l'affirmation: -
- L'eau du fleuve qui coule sous nos pieds ne devient-elle pas
salée à certaines époques, et le courant n'en remonte-t-il pas
alors vers sa source?

-- On ne peut nier que vos traditions ne vous rapportent la vérité
à cet égard, car j'ai vu de mes propres yeux ce que vous me dites,
quoiqu'il soit difficile d'expliquer pourquoi l'eau qui est
d'abord si douce se charge ensuite de tant d'amertume.

-- Et le courant? demanda l'Indien, qui attendait la réponse avec
tout l'intérêt d'un homme qui désire entendre la confirmation
d'une merveille qu'il est forcé de croire, quoiqu'il ne la
conçoive pas; les pères de Chingachgook n'ont pas menti.

-- La sainte Bible n'est pas plus vraie, répondit le chasseur, et
il n'y a rien de plus véritable dans toute la nature: c'est ce que
les blancs appellent la marée montante ou le contre-courant, et
c'est une chose qui est assez claire et facile à expliquer. L'eau
de la mer entre pendant six heures dans la rivière, et en sort
pendant six heures, et voici pourquoi: quand l'eau de la mer est
plus haute que celle de la rivière, elle y entre jusqu'à ce que la
rivière devienne plus haute à son tour, et alors elle en sort.

-- L'eau des rivières qui sortent de nos bois et qui se rendent
dans le grand lac coule toujours de haut en bas jusqu'à ce
qu'elles deviennent comme ma main, reprit l'Indien en étendant le
bras horizontalement, et alors elle ne coule plus.

-- C'est ce qu'un honnête homme ne peut nier, dit le blanc, un peu
piqué du faible degré de confiance que l'Indien semblait accorder
à l'explication qu'il venait de lui donner du mystère du flux et
du reflux; et je conviens que ce que vous dites est vrai sur une
petite échelle et quand le terrain est de niveau. Mais tout dépend
de l'échelle sur laquelle vous mesurez les choses: sur la petite
échelle la terre est de niveau, mais, sur la grande, elle est
ronde. De cette manière, l'eau peut être stagnante dans les grands
lacs d'eau douce, comme vous et moi nous le savons, puisque nous
l'avons vu; mais quand vous venez à répandre l'eau sur un grand
espace comme la mer, où la terre est ronde, comment croire
raisonnablement que l'eau puisse rester en repos? Autant vaudrait
vous imaginer qu'elle resterait tranquille derrière les rochers
noirs qui sont à un mille de nous, quoique vos propres oreilles
vous apprennent en ce moment qu'elle se précipite par-dessus.

Si les raisonnements philosophiques du blanc ne semblaient pas
satisfaisants à l'Indien, celui-ci avait trop de dignité pour
faire parade de son incrédulité; il eut l'air de l'écouter en
homme qui était convaincu, et il reprit son récit avec le même ton
de solennité.

-- Nous arrivâmes de l'endroit où le soleil se cache pendant la
nuit, en traversant les grandes plaines qui nourrissent les
buffles sur les bords de la grande rivière; nous combattîmes les
Alligewis, et la terre fut rougie de leur sang. Depuis les bords
de la grande rivière jusqu'aux rivages du grand lac d'eau salée,
nous ne rencontrâmes plus personne. Les Maquas nous suivaient à
quelque distance. Nous dîmes que le pays nous appartiendrait
depuis l'endroit où l'eau ne remonte plus dans ce fleuve jusqu'à
une rivière située à vingt journées de distance du côté de l'été.
Nous conservâmes en hommes le terrain que nous avions conquis en
guerriers. Nous repoussâmes les Maquas au fond des bois avec les
ours: ils ne goûtèrent le sel que du bout des lèvres; ils ne
pêchèrent pas dans le grand lac d'eau salée, et nous leur jetâmes
les arêtes de nos poissons.

-- J'ai entendu raconter tout cela, et je le crois, dit le
chasseur, voyant que l'Indien faisait une pause; mais ce fut
longtemps avant que les Anglais arrivassent dans ce pays.

-- Un pin croissait alors où vous voyez ce châtaignier. Les
premiers Visages-Pâles qui vinrent parmi nous ne parlaient pas
anglais; ils arrivèrent dans un grand canot, quand mes pères
eurent enterré le tomahawk[20] au milieu des hommes rouges. Alors,
OEil-de-Faucon, -- et la voix de l'Indien ne trahit la vive
émotion qu'il éprouvait en ce moment qu'en descendant à ce ton bas
et guttural qui rendait presque harmonieuse la langue de ce
peuple, -- alors, OEil-de-Faucon, nous ne faisions qu'un peuple,
et nous étions heureux. Nous avions des femmes qui nous donnaient
des enfants; le lac salé nous fournissait du poisson; les bois,
des daims; l'air, des oiseaux; nous adorions le Grand-Esprit, et
nous tenions les Maquas à une telle distance de nous, qu'ils ne
pouvaient entendre nos chants de triomphe.

-- Et savez-vous ce qu'était alors votre famille? Mais vous êtes
un homme juste, pour un Indien, et comme je suppose que vous avez
hérité de leurs qualités, vos pères doivent avoir été de braves
guerriers, des hommes sages ayant place autour du feu du grand
conseil.

-- Ma peuplade est la mère des nations; mais mon sang coule dans
mes veines sans mélange. Les Hollandais débarquèrent et
présentèrent à mes pères l'eau de feu[21]. Ils en burent jusqu'à ce
que le ciel parût se confondre avec la terre, et ils crurent
follement avoir trouvé le Grand-Esprit. Ce fut alors qu'ils
perdirent leurs possessions; ils furent repoussés loin du rivage
pied par pied, et moi qui suis un chef et un Sagamore, je n'ai
jamais vu briller le soleil qu'à travers les branches des arbres,
et je n'ai jamais visité les tombeaux de mes pères.

-- Les tombeaux inspirent des pensées graves et solennelles, dit
le blanc, touché de l'air calme et résigné de son compagnon; leur
aspect fortifie souvent un homme dans ses bonnes intentions. Quant
à moi, je m'attends à laisser mes membres pourrir sans sépulture
dans les bois, à moins qu'ils ne servent de pâture aux loups. Mais
où se trouve maintenant votre peuplade qui alla rejoindre ses
parents dans le Delaware il y a tant d'années?

-- Où sont les fleurs de tous les étés qui se sont succédé depuis
ce temps? Elles se sont fanées, elles sont tombées les unes après
les autres. Il en est de même de ma famille, de ma peuplade; tous
sont partis tour à tour pour la terre des esprits. Je suis sur le
sommet de la montagne, il faut que je descende dans la vallée, et
quand Uncas m'y aura suivi, il n'existera plus une goutte du sang
des Sagamores, car mon fils est le dernier des Mohicans.

-- Uncas est ici, dit une autre voix à peu de distance, avec le
même ton doux et guttural; que voulez-vous à Uncas?

Le chasseur tira son couteau de sa gaine de cuir, et fit un
mouvement involontaire de l'autre main pour saisir son fusil; mais
l'Indien ne parut nullement ému de cette interruption inattendue,
et ne détourna pas même la tête pour voir qui parlait ainsi.

Presque au même instant un jeune guerrier passa sans bruit entre
eux d'un pas léger, et alla s'asseoir sur le bord du fleuve. Le
père ne fit aucune exclamation de surprise, et tous restèrent en
silence pendant quelques minutes, chacun paraissant attendre
l'instant où il pourrait parler sans montrer la curiosité d'une
femme ou l'impatience d'un enfant. L'homme blanc sembla vouloir se
conformer à leurs usages, et, remettant son couteau dans sa gaine,
il observa la même réserve.

Enfin Chingachgook levant lentement les yeux vers son fils: -- Eh
bien! lui demanda-t-il, les Maquas osent-ils laisser dans ces bois
l'empreinte de leurs mocassins?

-- J'ai été sur leurs traces, répondit le jeune Indien, et je sais
qu'ils y sont en nombre égal aux doigts de mes deux mains; mais
ils se cachent en poltrons.

-- Les brigands cherchent à scalper ou à piller, dit l'homme
blanc, à qui nous laisserons le nom d'OEil-de-Faucon que lui
donnaient ses compagnons. -- L'actif Français Montcalm enverra ses
espions jusque dans notre camp, plutôt que d'ignorer la route que
nous avons voulu suivre.

-- Il suffit, dit le père en jetant les yeux vers le soleil qui
s'abaissait vers l'horizon; ils seront chassés comme des daims de
leur retraite. OEil-de-Faucon, mangeons ce soir, et faisons voir
demain aux Maquas que nous sommes des hommes.

-- Je suis aussi disposé à l'un qu'à l'autre, répondit le
chasseur; mais pour attaquer ces lâches Iroquois, il faut les
trouver; et pour manger, il faut avoir du gibier. -- Ah! parlez du
diable et vous verrez ses cornes. Je vois remuer dans les
broussailles, au pied de cette montagne, la plus belle paire de
bois que j'aie aperçue de toute cette saison. Maintenant, Uncas,
ajouta-il en baissant la voix en homme qui avait appris la
nécessité de cette précaution, je gage trois charges de poudre
contre un pied de wampum[22], que je vais frapper l'animal entre
les deux yeux, et plus près de l'oeil droit que du gauche.

-- Impossible, s'écria le jeune Indien en se levant avec toute la
vivacité de la jeunesse; on n'aperçoit que le bout de ses cornes.

-- C'est un enfant, dit le blanc en secouant la tête et en
s'adressant au père; croit-il que quand un chasseur voit quelque
partie du corps d'un daim, il ne connaisse pas la position du
reste?

Il prit son fusil, l'appuya contre son épaule, et il se préparait
à donner une preuve de l'adresse dont il se vantait, quand le
guerrier rabattit son arme avec la main.

-- OEil-de-Faucon, lui dit-il, avez-vous envie de combattre les
Maquas?

-- Ces Indiens connaissent la nature des bois comme par instinct,
dit le chasseur en appuyant par terre la crosse de son fusil, en
homme convaincu de son erreur; et se tournant vers le jeune homme:
-- Uncas, lui dit-il, il faut que j'abandonne ce daim à votre
flèche, sans quoi nous pourrions le tuer pour ces coquins
d'iroquois.

Le père fit un geste d'approbation, et son fils, se voyant ainsi
autorisé, se jeta ventre à terre, et s'avança vers l'animal en
rampant et avec précaution. Lorsqu'il fut à distance convenable du
buisson, il arma son arc d'une flèche avec le plus grand soin,
tandis que les bois du daim s'élevaient davantage, comme s'il eût
senti l'approche d'un ennemi. Un instant après on entendit le son
de la corde tendue; une ligne blanche sillonna l'air et pénétra
dans les broussailles, d'où le daim sortit en bondissant. Uncas
évita adroitement l'attaque de son ennemi rendu furieux par sa
blessure, lui plongea son couteau dans la gorge tandis qu'il
passait près de lui, et l'animal, faisant un bond terrible, tomba
dans la rivière dont les eaux se teignirent de son sang.

-- Voilà qui est fait avec l'adresse d'un Indien, dit le chasseur
avec un air de satisfaction, et cela méritait d'être vu. Il paraît
pourtant qu'une flèche a besoin d'un couteau pour finir la
besogne.

-- Chut! s'écria Chingachgook, se tournant vers lui avec la
vivacité d'un chien de chasse qui sent la piste du gibier.

-- Quoi! il y en a donc une troupe! dit le chasseur, dont les yeux
commençaient à briller de toute l'ardeur de sa profession
habituelle. S'ils viennent à portée d'une balle, il faut que j'en
abatte un, quand même les Six Nations devraient entendre le coup
de fusil. -- Entendez-vous quelque chose, Chingachgook? Quant à
moi, les bois sont muets pour mes oreilles.

-- Il n'y avait qu'un seul daim, et il est mort, répondit l'Indien
en se baissant tellement que son oreille touchait presque la
terre; mais j'entends marcher.

-- Les loups ont peut-être fait fuir les daims dans les bois, et
les poursuivent dans les broussailles.

-- Non, non, dit l'Indien en se relevant avec un air de dignité,
et en se rasseyant sur la souche avec son calme ordinaire; ce sont
des chevaux d'hommes blancs que j'entends. Ce sont vos frères,
OEil-de-Faucon; vous leur parlerez.

-- Sans doute je leur parlerai, et dans un anglais auquel le roi
ne serait pas honteux de répondre. Mais je ne vois rien approcher,
et je n'entends aucun bruit ni d'hommes ni de chevaux. Il est bien
étrange qu'un Indien reconnaisse l'approche d'un blanc plus
aisément qu'un homme qui, comme ses ennemis mêmes en conviendront,
n'a aucun mélange dans son sang, quoiqu'il ait vécu assez
longtemps avec les Peaux-Rouges pour en être soupçonné. -- Ah!
j'ai entendu craquer une branche sèche. -- Maintenant j'entends
remuer les broussailles. -- Oui, oui; je prenais ce bruit pour
celui de la chute d'eau. -- Mais les voici qui arrivent. -- Dieu
les garde des Iroquois!

Chapitre IV

Va, va ton chemin; avant que tu sois sorti de ce bois je te ferai
payer cet outrage.

Shakespeare. Le songe d'une nuit d'été.

Le batteur d'estrade avait à peine prononcé les paroles qui
terminent le chapitre précédent, que le chef de ceux dont
l'oreille exercée et vigilante de l'Indien avait reconnu
l'approche, se montra complètement. Un de ces sentiers pratiqués
par les daims lors de leur passage périodique dans les bois,
traversait une petite vallée peu éloignée, et aboutissait à la
rivière précisément à l'endroit où l'homme blanc et ses deux
compagnons rouges s'étaient postés. Les voyageurs qui avaient
occasionné une surprise si rare dans les profondeurs des forêts,
s'avançaient à pas lents, en suivant ce sentier, vers le chasseur
qui, placé en avant des deux Indiens, était prêt à les recevoir.

-- Qui va là? s'écria celui-ci en saisissant son fusil
nonchalamment appuyé sur son épaule gauche, et en plaçant l'index
sur le chien, mais avec un air de précaution plutôt que de menace;
qui sont ceux qui ont bravé pour venir ici les dangers du désert
et des bêtes féroces qu'il renferme?

-- Des chrétiens, répondit celui qui marchait en tête des
voyageurs, des amis des lois et du roi; des gens qui ont parcouru
cette forêt depuis le lever du soleil sans prendre aucune
nourriture, et qui sont cruellement fatigués de leur marche.

-- Vous vous êtes donc perdus, et vous avez reconnu dans quel
embarras on se trouve quand on ne sait s'il faut prendre à droite
ou à gauche?

-- Vous avez raison: l'enfant à la mamelle n'est pas plus sous la
dépendance de celui qui le porte, et nous n'avons pas pour nous
guider plus de connaissances qu'il n'en aurait. Savez-vous à
quelle distance nous sommes d'un fort de la couronne, nommé
William-Henry?

-- Quoi! s'écria le chasseur en partant d'un grand éclat de rire
qu'il réprima aussitôt de crainte d'être entendu par quelque
ennemi aux aguets; vous avez perdu la piste comme un chien qui
aurait le lac Horican entre lui et son gibier? William-Henry! Si
vous êtes ami du roi et que vous ayez affaire à l'armée, vous
feriez mieux de suivre le cours de cette rivière jusqu'au fort
Édouard; vous y trouverez le général Webb qui y perd son temps au
lieu de s'avancer en tête des défilés pour repousser cet audacieux
Français au delà du lac Champlain.

Avant que le chasseur eût pu recevoir une réponse à cette
proposition, un autre cavalier sortit des broussailles et s'avança
vers lui.

-- Et à quelle distance sommes-nous donc du fort Édouard? demanda
ce nouveau venu. Nous sommes partis ce matin de l'endroit où vous
nous conseillez de nous rendre, et nous désirons aller à l'autre
fort qui est à l'extrémité du lac.

-- Vous avez donc perdu l'usage de vos yeux avant de prendre votre
chemin? car la route qui traverse tout le portage a deux bonnes
verges de largeur, et je doute fort qu'il y ait une rue aussi
large dans tout Londres, pas même le palais du roi.

-- Nous ne contesterons ni l'existence ni la bonté de cette route,
reprit le premier interlocuteur, en qui nos lecteurs ont sans
doute déjà reconnu le major Heyward. Il nous suffira de vous dire
que nous nous sommes fiés à un guide indien qui nous avait promis
de nous conduire par un sentier plus court, quoique moins large,
et que nous avons eu une trop bonne idée de ses connaissances: en
un mot, nous ne savons où nous sommes.

-- Un Indien qui se perd dans les bois! s'écria le chasseur en
secouant la tête d'un air d'incrédulité; quand le soleil brûle
l'extrême cime des arbres! quand les rivières remplissent les
chutes d'eau! quand chaque brin de mousse qu'il aperçoit lui dit
de quel côté l'étoile du nord brillera pendant la nuit! Les bois
sont remplis de sentiers tracés par les daims pour se rendre sur
le bord des rivières, et toutes les troupes d'oies sauvages n'ont
pas encore pris leur vol vers le Canada! il est bien étonnant
qu'un Indien se perde entre l'Horican et le coude de la rivière.
Est-ce un Mohawk?

-- Il ne l'est point par naissance; mais il a été adopté dans
cette peuplade. Je crois qu'il est né plus avant du côté du nord,
et que c'est un de ceux que vous appelez Hurons.

-- Oh! oh! s'écrièrent les deux Indiens, qui pendant cette
conversation étaient restés assis, immobiles, et en apparence
indifférents à ce qui se passait, mais qui se levèrent alors avec
une vivacité et un air d'intérêt qui prouvaient que la surprise
les avait jetés hors de leur réserve habituelle.

-- Un Huron! répéta le chasseur en secouant encore la tête avec un
air de méfiance manifeste; c'est une race de brigands, peu
m'importe par qui ils soient adoptés. Puisque vous vous êtes fiés
à un homme de cette nation, toute ma surprise c'est que vous n'en
ayez pas rencontré d'autres.

-- Vous oubliez que je vous ai dit que notre guide est devenu un
Mohawk, un de nos amis; il sert dans notre armée.

-- Et moi je vous dis que celui qui est né Mingo mourra Mingo. Un
Mohawk! parlez-moi d'un Delaware ou d'un Mohican pour l'honnêteté;
et quand ils se battent, ce qu'ils ne font pas toujours,
puisqu'ils ont souffert que leurs traîtres d'ennemis les Maquas
leur donnassent le nom de femmes; quand ils se battent, dis-je,
c'est parmi eux que vous trouverez un vrai guerrier.

-- Suffit, suffit, dit Heyward avec quelque impatience; je ne vous
demande pas un certificat d'honnêteté pour un homme que je connais
et que vous ne connaissez pas. Vous n'avez pas répondu à ma
question. À quelle distance sommes-nous du gros de l'armée et du
fort Édouard?

-- Il semble que cela dépend de celui qui vous servira de guide.
On croirait qu'un cheval comme le vôtre pourrait faire beaucoup de
chemin entre le lever et le coucher du soleil.

-- Je ne veux pas faire avec vous assaut de paroles inutiles,
l'ami, dit Heyward tâchant de modérer son mécontentement, et
parlant avec plus de douceur. Si vous voulez nous dire à quelle
distance est le fort Édouard, et nous y conduire, vous n'aurez pas
à vous plaindre d'avoir été mal payé de vos peines.

-- Et si je le fais, qui peut m'assurer que je ne servirai pas de
guide à un ennemi; que je ne conduirai pas un espion de Montcalm
dans le voisinage de l'armée? Tous ceux qui parlent anglais ne
sont pas pour cela des sujets fidèles.

-- Si vous servez dans les troupes dont je présume que vous êtes
un batteur d'estrade, vous devez connaître le soixantième régiment
du roi.

-- Le soixantième! vous me citeriez peu d'officiers au service du
roi en Amérique dont je ne connaisse le nom, quoique je porte une
redingote de chasse au lieu d'un habit écarlate.

-- En ce cas vous devez connaître le nom du major de ce régiment.

-- Du major! s'écria le chasseur en se redressant avec un air de
fierté; s'il y a dans le pays un homme qui connaisse le major
Effingham, c'est celui qui est devant vous.

-- Il y a plusieurs majors dans ce corps. Celui que vous me citez
est le plus ancien, et je veux parler de celui qui a obtenu ce
grade le dernier, et qui commande les compagnies en garnison à
William-Henry.

-- Oui, oui, j'ai entendu dire qu'un jeune homme fort riche qui
vient d'une des provinces situées bien loin du côté du sud, a
obtenu cette place. Il est bien jeune pour occuper un pareil rang,
et passer ainsi sur le corps de gens dont la tête commence à
blanchir; et cependant on assure qu'il a toutes les connaissances
d'un bon soldat et qu'il est homme d'honneur!

-- Quel qu'il puisse être et quels que soient les droits qu'il
peut avoir à son rang, c'est lui qui vous parle en ce moment, et
par conséquent vous ne pouvez voir en lui un ennemi.

Le chasseur regarda Heyward avec un air de surprise, ôta son
bonnet, et lui parla d'un ton moins libre qu'auparavant, quoique
de manière à laisser apercevoir encore quelques doutes:

-- On m'a assuré qu'un détachement devait partir du camp ce matin
pour se rendre sur les bords du lac.

-- On vous a dit la vérité; mais j'ai préféré prendre un chemin
plus court, me fiant aux connaissances de l'Indien dont je vous ai
parlé.

-- Qui vous a trompé, qui vous a égaré, et qui vous a ensuite
abandonné.

-- Il n'a rien fait de tout cela. Du moins il ne m'a pas
abandonné, car il est à quelques pas en arrière.

-- Je serais charmé de le voir. Si c'est un véritable Iroquois, je
puis le dire à son air de corsaire et à la manière dont il est
peint.

À ces mots le chasseur passa derrière la jument du maître en
psalmodie, dont le poulain profitait de cette halte pour mettre à
contribution le lait de sa mère. Il entra dans le sentier,
rencontra à quelques pas les deux dames, qui attendaient avec
inquiétude le résultat de cette conférence, et qui n'étaient même
pas sans appréhension. Un peu plus loin, le coureur indien avait
le dos appuyé contre un arbre, et il soutint les regards
pénétrants du chasseur avec le plus grand calme, mais d'un air si
sombre et si sauvage qu'il suffisait pour inspirer la terreur.

Ayant fini son examen, le chasseur se retira. En repassant près
des dames il s'arrêta un instant, comme pour admirer leur beauté,
et répondit avec un air de satisfaction manifeste à l'inclination
de tête qu'Alice accompagna d'un sourire agréable. En passant près
de la jument qui allaitait son poulain, il fit encore une courte
pause, cherchant à deviner qui pouvait être celui qui la montait.
Enfin il retourna près d'Heyward.

-- Un Mingo est un Mingo, lui dit-il en secouant la tête et en
parlant avec précaution; et Dieu l'ayant fait tel, il n'est au
pouvoir ni des Mohawks ni d'aucune autre peuplade de le changer.
Si nous étions seuls, et que vous voulussiez laisser ce noble
coursier à la merci des loups, je pourrais vous conduire moi-même
à Édouard en une heure de temps; car il n'en faudrait pas
davantage pour nous y rendre d'ici: mais ayant avec vous des dames
comme celles que je viens de voir, c'est une chose impossible.

-- Et pourquoi? elles sont fatiguées, mais elles sont encore en
état de faire, quelques milles.

-- C'est une chose physiquement impossible, répéta le chasseur du
ton le plus positif. Je ne voudrais pas faire un mille dans ces
bois après la nuit tombée, en compagnie avec ce coureur, pour le
meilleur fusil qui soit dans les colonies. Il y a des Iroquois
cachés dans cette forêt, et votre Mohawk bâtard sait trop bien où
les trouver pour que je le prenne pour compagnon.

-- Est-ce là votre opinion? dit Heyward en se baissant sur sa
selle et en parlant à voix basse. J'avoue que moi-même je n'ai pas
été sans soupçons, quoique j'aie tâché de les cacher et d'affecter
de la confiance, pour ne pas effrayer mes compagnes. C'est parce
que je me méfiais de lui que j'ai refusé de le suivre davantage,
et que j'ai pris le parti de marcher en avant.

-- Je n'ai eu besoin que de jeter les yeux sur lui pour m'assurer
qu'il était un de ces bandits, dit le chasseur en appuyant un
doigt sur ses lèvres en signe de circonspection. Le brigand est
appuyé contre cet érable à sucre dont vous voyez les branches
s'élever au-dessus des broussailles; sa jambe droite est avancée
sur la même ligne que le tronc, et de l'endroit où je suis, je
puis, ajouta-t-il en frappant légèrement sur son fusil, lui
envoyer entre la cheville et le genou une balle qui le guérira de
l'envie de rôder dans les bois pendant un grand mois. Si je
retournais à lui, le rusé coquin se méfierait de quelque chose, et
disparaîtrait à travers les arbres comme un daim effarouché.

-- N'en faites rien, je n'y puis consentir; il est possible qu'il
soit innocent: et pourtant si j'étais bien convaincu de sa
trahison!...

-- On ne risque pas de se tromper en regardant un Iroquois comme
un traître, dit le chasseur en levant son fusil comme par un
mouvement d'instinct.

-- Arrêtez! s'écria Heyward: je n'approuve pas ce projet. Il faut
en chercher quelque autre; et cependant j'ai tout lieu de croire
que le coquin m'a trompé.

Le chasseur qui, obéissant au major, avait déjà renoncé au dessein
de mettre le coureur hors d'état de courir, réfléchit un instant,
et fit un geste qui fit arriver sur-le-champ à ses côtés ses deux
compagnons rouges. Il leur parla avec vivacité en leur langue
naturelle; et quoique ce fût à voix basse, ses gestes, qui se
dirigeaient souvent vers le haut des branches de l'érable à sucre,
indiquaient assez qu'il leur décrivait la situation de leur ennemi
caché. Ils eurent bientôt compris les instructions qu'il leur
donnait, et laissant leurs armes à feu, ils se séparèrent, firent
un long détour, et entrèrent dans l'épaisseur du bois, chacun de
son côté, avec tant de précaution qu'il était impossible
d'entendre le bruit de leur marche.

-- Maintenant allez le retrouver, dit le chasseur à Heyward, et
donnez de l'occupation à ce bandit en lui parlant: ces deux
Mohicans s'en empareront sans rien gâter à la peinture de son
corps.

-- Je m'en emparerai bien moi-même, dit Heyward avec fierté.

-- Vous! Et que pourriez-vous faire à cheval contre un Indien dans
les broussailles?

-- Je mettrai pied à terre.

-- Et croyez-vous que lorsqu'il verra un de vos pieds hors de
l'étrier, il vous donnera le temps de dégager l'autre? Quiconque a
affaire aux Indiens dans les bois doit faire comme eux, s'il veut
réussir dans ce qu'il entreprend. Allez donc, parlez à ce coquin
avec un air de confiance, et qu'il croie que vous pensez qu'il est
le plus fidèle ami que vous ayez en ce monde.

Heyward se disposa à suivre ce conseil, quoique la nature du rôle
qu'il allait jouer répugnât à son caractère de franchise.
Cependant chaque moment lui persuadait de plus en plus que sa
confiance aveugle et intrépide avait placé dans une situation très
critique les deux dames qu'il était chargé de protéger. Le soleil
venait déjà de disparaître, et les bois, privés de sa lumière[23],
se couvraient de cette obscurité profonde qui lui rappelait que
l'heure choisie ordinairement par le sauvage pour exécuter les
projets atroces d'une vengeance sans pitié était sur le point
d'arriver.

Excité par de si vives alarmes, il quitta le chasseur sans lui
répondre, et celui-ci entra en conversation à voix haute avec
l'étranger qui s'était joint le matin avec si peu de cérémonie à
la compagnie du major. En passant près de ses compagnes, Heyward
leur dit quelques mots d'encouragement, et vit avec plaisir
qu'elles ne semblaient pas se douter que l'embarras dans lequel
elles se trouvaient pût avoir d'autre cause qu'un accident
fortuit. Les laissant croire qu'il s'occupait d'une consultation
sur le chemin qu'ils devaient suivre, il avança encore, et arrêta
son cheval devant l'arbre contre lequel le coureur était encore
appuyé.

-- Vous voyez, Magua, lui dit-il en tâchant de prendre un ton de
confiance et de franchise, que voici la nuit tombante; et
cependant nous ne sommes pas plus près de William-Henry que
lorsque nous sommes partis du camp de Webb, au lever du soleil.
Vous vous êtes trompé de chemin, et je n'ai pas eu plus de succès
que vous. Mais heureusement j'ai rencontré un chasseur, que vous
entendez causer maintenant avec notre chanteur; il connaît tous
les sentiers et toutes les retraites de ces bois, et il m'a promis
de nous conduire dans un endroit où nous pourrons nous reposer en
sûreté jusqu'au point du jour.

-- Est-il seul? demanda l'Indien en mauvais anglais, en fixant sur
le major des yeux étincelants.

-- Seul! répéta Heyward en hésitant, car il était trop novice dans
l'art de la dissimulation pour pouvoir s'y livrer sans embarras;
non, Magua, il n'est pas seul, puisque nous sommes avec lui.

-- En ce cas, le Renard-Subtil s'en ira, dit le coureur en
relevant avec le plus grand sang-froid une petite valise qu'il
avait déposée à ses pieds, et les Visages-Pâles ne verront plus
d'autres gens que ceux de leur propre couleur.

-- S'en ira! Qui? Qui appelez-vous le Renard-Subtil?

-- C'est le nom que ses pères canadiens ont donné à Magua,
répondit le coureur d'un air qui montrait qu'il était fier d'avoir
obtenu la distinction d'un surnom, quoiqu'il ignorât probablement
que celui dont on l'avait gratifié n'était pas propre à lui
assurer une réputation de droiture. La nuit est la même chose que
le jour pour le Renard-Subtil quand Munro l'attend.

-- Et quel compte le Renard-Subtil rendra-t-il des deux filles du
commandant de William-Henry? osera-t-il dire au bouillant Écossais
qu'il les a laissées sans guide, après avoir promis de leur en
servir?

-- La tête grise a la voix forte et le bras long; mais le Renard
entendra-t-il l'une et sentira-t-il l'autre, quand il sera dans
les bois?

-- Mais que diront les Mohawks? ils lui feront des jupons, et
l'obligeront à rester au wigwam[24] avec les femmes, car il ne leur
paraîtra plus digne de figurer avec les hommes et parmi les
guerriers.

-- Le Renard connaît le chemin des grands lacs; et il est en état
de retrouver les os de ses pères.

-- Allons, Magua, allons; ne sommes-nous pas amis? pourquoi y
aurait-il une altercation entre nous? Munro vous a promis une
récompense pour vos services, et je vous en promets une autre
quand vous aurez achevé de nous les rendre. Reposez vos membres
fatigués, ouvrez votre valise, et mangez un morceau. Nous avons
peu de temps à perdre; quand ces dames seront un peu reposées,
nous nous remettrons en route.

-- Les Visages-Pâles sont les chiens de leurs femmes, murmura
l'Indien en sa langue naturelle; et quand elles ont envie de
manger, il faut que leurs guerriers quittent le tomahawk pour
nourrir leur paresse.

-- Que dites-vous, le Renard?

-- Le Renard dit: C'est bon. L'Indien leva les yeux sur Heyward
avec une attention marquée; mais, rencontrant ses regards, il
détourna la tête, s'assit par terre avec nonchalance, ouvrit sa
valise, en tira quelques provisions, et se mit à manger, après
avoir jeté autour de lui un coup d'oeil de précaution.

-- C'est bien, dit le major; le Renard aura des forces et de bons
yeux pour retrouver le chemin demain matin. Il se tut un instant
en entendant dans le lointain un bruit léger de feuillages agités;
mais, sentant la nécessité de distraire l'attention du sauvage, il
ajouta sur-le-champ: -- Il faudra nous mettre en route avant le
lever du soleil, sans quoi Montcalm pourrait se trouver sur notre
passage, et nous boucher le chemin du fort.

Pendant qu'il parlait ainsi, la main de Magua tomba sur sa cuisse;
quoique ses yeux fussent fixés sur la terre, sa tête était tournée
de côté, ses oreilles même semblaient se dresser; il était dans
une immobilité complète; en un mot, tout son extérieur était celui
d'une statue représentant l'attention.

Heyward, qui surveillait tous ses mouvements avec vigilance,
dégagea doucement son pied droit de l'étrier, et avança la main
vers la peau d'ours qui couvrait ses pistolets d'arçon, dans
l'intention d'en prendre un; mais ce projet fut déjoué par la
vigilance du coureur, dont les yeux, sans se fixer sur rien, et
sans mouvement apparent, semblaient tout voir en même temps.
Tandis qu'il hésitait sur ce qu'il avait à faire, l'Indien se leva
doucement et avec tant de précaution, que ce mouvement ne causa
pas le moindre bruit. Heyward sentit alors qu'il devenait urgent
de prendre un parti, et, passant une jambe par-dessus sa selle, il
descendit de cheval, déterminé à retenir de force son perfide
compagnon, et comptant sur sa vigueur pour y réussir. Cependant,
pour ne pas lui donner l'alarme, il conserva encore un air de
calme et de confiance.

-- Le Renard-Subtil ne mange pas, dit-il en lui donnant le nom qui
paraissait flatter davantage la vanité de l'Indien; son grain n'a-
t-il pas été bien apprêté? il a l'air trop sec. Veut-il me
permettre de l'examiner?

Magua le laissa porter la main dans sa valise, et souffrit même
qu'elle touchât la sienne, sans montrer aucune émotion, sans rien
changer à son attitude d'attention profonde. Mais quand il sentit
les doigts du major remonter doucement le long de son bras nu, il
le renversa d'un grand coup dans l'estomac, sauta par-dessus son
corps, et en trois bonds s'enfonça dans l'épaisseur de la forêt du
côté opposé, en poussant un cri perçant. Un instant après,
Chingachgook arriva sans bruit comme un spectre, et s'élança à la
poursuite du fuyard; un grand cri d'Uncas sembla annoncer qu'il
l'avait aperçu; un éclair soudain illumina un moment la forêt, et
la détonation qui le suivit prouva que le chasseur venait de tirer
un coup de fusil.

Chapitre V

Ce fut dans une nuit semblable que Thishé craintive foula aux
pieds la rosée des champs et aperçut l'ombre du lion.

Shakespeare. Le Marchand de Venise.

La fuite soudaine de son guide, les cris de ceux qui le
poursuivaient, le coup qu'il avait reçu, l'explosion inattendue
qu'il venait d'entendre, tout contribua à jeter le major Heyward
dans une stupeur qui le tint dans l'inaction quelques instants. Se
rappelant alors combien il était important de s'assurer de la
personne du fugitif, il s'élança dans les broussailles pour courir
sur ses traces. Mais à peine avait-il fait trois cents pas, qu'il
rencontra ses trois compagnons qui avaient déjà renoncé à une
poursuite inutile.

-- Pourquoi vous décourager si promptement? s'écria-t-il; le
misérable doit être caché derrière quelqu'un de ces arbres, et
nous pouvons encore nous en rendre maîtres. Nous ne sommes pas en
sûreté s'il reste en liberté.

-- Voulez-vous charger un nuage de donner la chasse au vent?
demanda le chasseur d'un ton mécontent; j'ai entendu le bandit se
glisser à travers les feuilles comme un serpent noir, et l'ayant
entrevu un instant près du gros pin que voici, j'ai lâché mon coup
à tout hasard, mais je n'ai pas réussi. Et cependant si tout autre
que moi avait tiré sur ce chien, j'aurais dit qu'il n'avait pas
mal ajusté: personne ne niera que je n'aie de l'expérience à cet
égard, et que je ne doive m'y connaître. Regardez ce sumac, il
porte quelques feuilles rouges, et cependant nous ne sommes pas
encore dans la saison où elles doivent avoir cette couleur.

-- C'est du sang! c'est celui de Magua! Il est blessé, il est
possible qu'il soit tombé à quelques pas.

-- Non, non, ne le croyez pas. Je n'ai fait qu'effleurer le cuir,
et l'animal n'en a couru que plus vite. Quand une balle ne fait
qu'une égratignure à la peau, elle produit le même effet qu'un
coup d'éperon donné à un cheval, et cet effet est d'accélérer le
mouvement. Mais quand elle pénètre dans les chairs, le gibier,
après un ou deux bonds, tombe ordinairement, que ce soit un daim
ou un Indien.

-- Mais pourquoi renoncer à la poursuite? Nous sommes quatre
contre un homme blessé.

-- Êtes-vous donc las de vivre? ce diable rouge vous attirerait
jusque sous les tomahawks de ses camarades pendant que vous vous
échaufferiez à sa poursuite. Pour un homme qui s'est si souvent
endormi en entendant pousser le cri de guerre, j'ai agi
inconsidérément en lâchant un coup de fusil dont le bruit a pu
être entendu de quelque embuscade. Mais c'était une tentation si
naturelle! Allons, mes amis, il ne faut pas rester plus longtemps
dans ces environs, et il faut en déguerpir de manière à donner le
change au plus malin Mingo, ou nos chevelures sécheront demain en
plein air en face du camp de Montcalm.

Cet avis effrayant que le chasseur donna du ton d'un homme qui
comprenait parfaitement toute l'étendue du danger, mais avait tout
le courage nécessaire pour le braver, rappela cruellement au
souvenir d'Heyward les deux belles compagnes qu'il s'était chargé
de protéger, et qui ne pouvaient avoir d'espoir qu'en lui. Jetant
les yeux autour de lui, et faisant de vains efforts pour percer
les ténèbres qui s'épaississaient sous la voûte de la forêt, il se
désespérait en songeant qu'éloignées de tout secours humain, deux
jeunes personnes seraient peut-être bientôt à la merci de barbares
qui, comme les animaux féroces, attendaient la nuit pour porter à
leurs victimes des coups plus sûrs et plus dangereux. Son
imagination exaltée, trompée par le peu de clarté qui restait
encore, changeait en fantômes effrayants, tantôt un buisson que le
vent agitait, tantôt un tronc d'arbre renversé par les ouragans.
Vingt fois il crut voir les horribles figures des sauvages se
montrant entre les branches, et épiant tous les mouvements de la
petite troupe. Levant alors les yeux vers le ciel, il vit que
quelques légers nuages, auxquels le soleil couchant avait donné
une teinte de rose, perdaient déjà leur couleur; et le fleuve qui
coulait au bas de la colline ne se distinguait plus que parce que
son lit faisait contraste avec les bois épais qui le bordaient des
deux côtés.

-- Quel parti prendre? s'écria-t-il enfin, cédant aux inquiétudes
qui le tourmentaient dans un danger si pressant; ne m'abandonnez
pas, pour l'amour du ciel! défendez les malheureuses femmes que
j'accompagne, et fixez vous-même à ce service tel prix qu'il vous
plaira.

Ses compagnons, qui conversaient entre eux dans la langue des
Indiens, ne firent pas attention à cette prière aussi fervente que
subite. Quoiqu'ils parlassent à voix basse et avec précaution,
Heyward, en s'approchant d'eux, reconnut la voix du jeune homme
qui répondait avec chaleur et véhémence à quelques mots que son
père venait de prononcer d'un ton plus calme. Il était évident
qu'ils discutaient quelque projet qui concernait la sûreté des
voyageurs. Ne pouvant supporter l'idée d'un délai que son
imagination inquiète lui représentait comme pouvant faire naître
de nouveaux périls, il s'avança vers le groupe dans l'intention de
faire d'une manière encore plus précise les offres d'une
récompense généreuse. En ce moment le chasseur, faisant un geste
de la main, comme pour annoncer qu'il cédait un point contesté,
s'écria en anglais, comme par forme de monologue:

-- Uncas a raison. Ce ne serait pas agir en homme que d'abandonner
à leur destin deux pauvres femmes sans défense, quand même nous
devrions perdre pour toujours notre refuge ordinaire. -- Monsieur,
ajouta-t-il en s'adressant au major qui arrivait, si vous voulez
protéger ces tendres boutons contre la fureur des plus terribles
ouragans, nous n'avons pas un moment à perdre, et il faut vous
armer de toute votre résolution.

-- Vous ne pouvez douter de mes sentiments, et j'ai déjà offert...

-- Offrez vos prières à Dieu, qui seul peut nous accorder assez de
prudence pour tromper la malignité des démons que cache cette
forêt; mais dispensez-vous de vos offres d'argent. Nous ne vivrons
peut-être pas assez longtemps, vous pour tenir de pareilles
promesses, et nous pour en profiter. Ces deux Mohicans et moi nous
ferons tout ce que l'homme peut faire pour sauver ces deux tendres
fleurs, qui, quelque douces qu'elles soient, ne furent jamais
créées pour le désert. -- Oui, nous les défendrons, et sans
attendre d'autre récompense que celle que Dieu accorde toujours à
ceux qui font le bien. Mais d'abord il faut nous promettre deux
choses, tant pour vous que pour vos amis, sans quoi, au lieu de
vous servir, nous pourrions nous nuire à nous-mêmes.

-- Quelles sont-elles?

-- La première, c'est d'être silencieux comme ces bois, quoi qu'il
puisse arriver. La seconde, c'est de ne jamais faire connaître à
qui que ce soit l'endroit où nous allons vous conduire.

-- Je me soumets à ces deux conditions; et autant qu'il est en mon
pouvoir, je les ferai observer par mes compagnons.

-- En ce cas, suivez-moi, car nous perdons un temps qui est aussi
précieux que le sang que perd un daim blessé.

Malgré l'obscurité croissante de la nuit, Heyward distingua le
geste d'impatience que fit le chasseur en reprenant sa marche
rapide, et il s'empressa de le suivre pas à pas. En arrivant à
l'endroit où il avait laissé les deux dames qui l'attendaient avec
une impatience mêlée d'inquiétude, il leur apprit brièvement les
conditions imposées par le nouveau guide, et leur fit sentir la
nécessité de garder le silence, et d'avoir assez d'empire sur
elles-mêmes pour retenir toute exclamation que la crainte pourrait
vouloir leur arracher.

Cet avis était assez alarmant par lui-même, et elles ne
l'entendirent pas sans une secrète terreur.

Cependant l'air d'assurance et d'intrépidité du major, aidé peut-
être par la nature du danger, leur donna du courage, et les mit en
état, du moins à ce qu'elles crurent, de supporter les épreuves
inattendues auxquelles il était possible qu'elles fussent bientôt
soumises. Sans répondre un seul mot, et sans un instant de délai,
elles souffrirent que le major les aidât à descendre de cheval;
puis Heyward, prenant les deux chevaux en laisse, marcha en avant,
suivi de ses deux compagnes, et arriva au bout de quelques
instants sur le bord de la rivière, où le chasseur était déjà
réuni avec les deux Mohicans et le maître en psalmodie.

-- Et que faire de ces créatures muettes? dit le chasseur qui
semblait seul chargé de la direction des mouvements de toute la
troupe; leur couper la gorge et les jeter ensuite dans la rivière,
ce serait encore perdre bien du temps; et les laisser ici, ce
serait avertir les Mingos qu'ils n'ont pas bien loin à aller pour
trouver leurs maîtres.

-- Jetez-leur la bride sur le cou, et chassez-les dans la forêt,
dit le major.

-- Non; il vaut mieux donner le change à ces bandits, et leur
faire croire qu'il faut qu'ils courent aussi vite que des chevaux
s'ils veulent attraper leur proie. Ah! Chingachgook, qu'entends-je
dans les broussailles?

-- C'est ce coquin de poulain qui arrive.

-- Il faut que le poulain meure, dit le chasseur en saisissant la
crinière de l'animal; et celui-ci lui ayant échappé: Uncas,
ajouta-t-il, une flèche!

-- Arrêtez! s'écria à haute voix le propriétaire de l'animal
condamné, sans faire attention que ses compagnons ne parlaient
qu'à voix basse; épargnez l'enfant de Miriam; c'est le beau
rejeton d'une mère fidèle; il est incapable de nuire à personne
volontairement.

-- Quand les hommes luttent pour conserver la vie que Dieu leur a
donnée, les jours de leurs semblables même ne paraissent pas plus
précieux que ceux des animaux des forêts. Si vous prononcez encore
un mot, je vous laisse à la merci des Maquas: -- Une flèche,
Uncas, et tirez à bout portant; nous n'avons pas le temps d'un
second coup.

Il parlait encore, que le poulain blessé se dressa sur ses jambes
de derrière, pour retomber aussitôt sur ses genoux de devant. Il
faisait un effort pour se relever, quand Chingachgook lui enfonça
son couteau dans la gorge aussi vite que la pensée, et le
précipita ensuite dans la rivière.

Cet acte de cruauté apparente, mais de véritable nécessité, fit
sentir mieux que jamais aux voyageurs dans quel péril ils se
trouvaient, et l'air de résolution calme de ceux qui avaient été
les acteurs de cette scène porta dans leur âme une nouvelle
impression de terreur. Les deux soeurs se serrèrent l'une contre
l'autre en frémissant, et Heyward, mettant la main comme par
instinct sur un de ses pistolets qu'il avait passés dans sa
ceinture en descendant de cheval, se plaça entre elles et ces
ombres épaisses qui semblaient jeter un voile impénétrable sur les
profondeurs de la forêt.

Cependant les deux Indiens ne perdirent pas un instant, et prenant
les chevaux par la bride, ils les forcèrent à entrer dans le lit
de la rivière.

À quelque distance du rivage ils firent un détour, et furent
bientôt cachés par la hauteur de la rive, le long de laquelle ils
marchaient dans une direction opposée au cours de l'eau.

Pendant ce temps, le chasseur mettait à découvert un canot
d'écorce caché sous un buisson dont les longues branches formaient
une sorte de voûte sur la surface de l'eau, après quoi il fit
signe aux deux dames d'y entrer. Elles obéirent en silence, non
sans jeter un regard de frayeur derrière elles du côté du bois,
qui ne paraissait plus qu'une barrière noire étendue le long des
rives du fleuve.

Dès que Cora et Alice furent assises, le chasseur fit signe au
major d'entrer comme lui dans la rivière, et chacun d'eux poussant
un côté de la barque fragile, ils la firent remonter contre le
courant, suivis par le propriétaire consterné du poulain mort. Ils
avancèrent ainsi quelque temps dans un silence qui n'était
interrompu que par le murmure des eaux et le léger bruit que
faisait la nacelle en les fendant. Le major ne faisait rien que
d'après les signes de son guide, qui tantôt se rapprochait du
rivage, tantôt s'en éloignait, suivant qu'il voulait éviter des
endroits où l'eau était trop basse pour que la nacelle pût y
passer, où trop profonde pour qu'un homme pût y marcher sans
risquer d'être entraîné. De temps en temps il s'arrêtait, et au
milieu du silence profond que le bruit croissant de la chute d'eau
rendait encore plus solennel, il écoutait avec attention si nul
son ne sortait des forêts endormies. Quand il s'était assuré que
tout était tranquille, et que ses sens exercés ne lui rapportaient
aucun indice de l'approche des ennemis qu'il craignait, il se
remettait en marche lentement et avec précaution.

Enfin, ils arrivèrent à un endroit où l'oeil toujours aux aguets
du major découvrit à peu de distance un groupe d'objets noirs, sur
un point où la hauteur de la rive ensevelissait la rivière dans
une obscurité profonde. Ne sachant s'il devait avancer, il montra
du doigt à son compagnon l'objet qui l'inquiétait.

-- Oui, oui, dit le chasseur avec calme: les Indiens ont caché les
animaux avec leur jugement naturel. L'eau ne garde aucune trace du
passage, et l'obscurité d'un tel trou rendrait aveugle un hibou.

Ils ne tardèrent pas à arriver à ce point, et toute la troupe se
trouvant réunie, une autre consultation eut lieu entre le chasseur
et les deux Mohicans. Pendant ce temps, ceux dont la destinée
dépendait de la bonne foi et de l'intelligence de ces habitants
des bois, eurent le loisir d'examiner leur situation plus en
détail.

La rivière était resserrée en cet endroit entre des rochers
escarpés, et la cime de l'un d'eux s'avançait jusqu'au-dessus du
point où le canot était arrêté. Tous ces rochers étant couverts de
grands arbres, on aurait dit qu'elle coulait sous une voûte, ou
dans un ravin étroit et profond. Tout l'espace situé entre ces
rochers couverts d'arbres dont la cime se dessinait faiblement sur
l'azur du firmament, était rempli d'épaisses ténèbres; derrière
eux, la vue était bornée par un coude que faisait la rivière, et
l'on n'apercevait que la ligne noire des eaux. Mais en face, et à
ce qu'il paraissait à peu de distance, l'eau semblait tomber du
ciel pour se précipiter dans de profondes cavernes, avec un bruit
qui se faisait entendre bien loin dans les bois. C'était un lieu
qui semblait consacré à la retraite et à la solitude, et les deux
soeurs, en contemplant les beautés de ce site à la fois gracieux
et sauvage, respirèrent plus librement, et commencèrent à se
croire plus en sûreté. Les chevaux avaient été attachés à quelques
arbres qui croissaient dans les fentes des rochers; et ils
devaient y rester toute la nuit les jambes dans l'eau. Un
mouvement général qui eut lieu alors parmi les conducteurs ne
permit pas aux voyageurs d'admirer davantage les charmes que la
nuit prêtait à cet endroit. Le chasseur fit placer Heyward, ses
deux compagnes et le maître de chant à l'un des bouts du canot, et
prit possession de l'autre, aussi ferme que s'il eût été sur le
gaillard d'arrière d'un vaisseau de ligne. Les deux Indiens
retournèrent à l'endroit qu'ils avaient quitté pour les
accompagner jusqu'au canot, et le chasseur, appuyant une longue
perche contre une pointe de rocher, donna à sa nacelle une
impulsion qui la porta au milieu de la rivière. La lutte entre le
courant rapide et la frêle barque qui le remontait fut pénible
pendant quelques minutes, et l'événement en paraissait douteux.
Ayant reçu l'ordre de ne pas changer de place et de ne faire aucun
geste, de crainte que le moindre mouvement ne fît chavirer le
canot, les passagers osaient à peine respirer, et regardaient en
tremblant l'eau menaçante. Vingt fois ils se crurent sur le point
d'être engloutis; mais l'adresse du pilote expérimenté triomphait
toujours. Un vigoureux effort, un effort désespéré, à ce que
pensèrent les deux soeurs, termina cette navigation pénible. À
l'instant où Alice se couvrait les yeux par un instinct de
terreur, convaincue qu'ils allaient être entraînés dans le
tourbillon qui bouillonnait au pied de la cataracte, la barque
s'arrêtait près d'une plate-forme de rocher dont la surface ne
s'élevait qu'à deux pouces au-dessus de l'eau.

-- Où sommes-nous, et que nous reste-t-il à faire? demanda
Heyward, voyant que le chasseur ne faisait plus usage ni des rames
ni de l'aviron.

-- Vous êtes au pied du Glenn, lui répondit le batteur d'estrade
parlant tout haut, et ne craignant plus que sa voix s'entendit au
loin, au milieu du vacarme de la cataracte; et ce qui nous reste à
faire, c'est de débarquer avec précaution, de peur de faire
chavirer le canot, car vous suivriez la même route que vous venez
de faire, et d'une manière moins agréable, quoique plus prompte.
La rivière est dure à remonter quand les eaux sont hautes, et, en
conséquence, cinq personnes sont trop pour une pauvre barque qui
n'est composée que d'écorce et de gomme. Allons, montez sur le
rocher, et j'irai chercher les deux Mohicans avec le daim qu'ils
n'ont pas oublié de charger sur un des chevaux. Autant vaudrait
abandonner sa chevelure au couteau des Mingos que de jeûner au
milieu de l'abondance.

Ses passagers ne se firent pas presser pour obéir à ses ordres. À
peine le dernier pied était-il posé sur le rocher, que la barque
s'éloigna avec la rapidité d'une flèche. On vit un instant la
grande taille du chasseur, qui semblait glisser sur les ondes,
puis il disparut dans l'obscurité.

Privés de leur guide, les voyageurs ne savaient ce qu'ils devaient
faire; ils n'osaient même s'avancer sur le rocher, de crainte
qu'un faux pas fait dans les ténèbres ne les précipitât dans une
de ces profondes cavernes où l'eau s'engloutissait avec bruit à
droite et à gauche. Leur attente ne fut pourtant pas longue: aidé
par les deux Mohicans, le chasseur reparut bientôt avec le canot,
et il fut de retour auprès de la plate-forme en moins de temps que
le major ne calculait qu'il lui en faudrait pour rejoindre ses
compagnons.

-- Nous voici maintenant dans un fort, avec bonne garnison, et
munis de provisions, s'écria Heyward d'un ton encourageant, et
nous pouvons braver Montcalm et ses alliés. Dites-moi, ma brave
sentine, pouvez-vous voir ou entendre d'ici quelqu'un de ceux que
vous appelez Iroquois?

-- Je les appelle Iroquois, parce que je regarde comme ennemi tout
naturel qui parle une langue étrangère, quoiqu'il prétende servir
le roi. Si Webb veut trouver de l'honneur et de la bonne foi dans
des Indiens, qu'il fasse venir les peuplades des Delawares, et
qu'il renvoie ses avides Mohawks, ses perfides Onéidas, et six
nations de coquins, au fond du Canada, où tous ces brigands
devraient être.

-- Ce serait changer des amis belliqueux pour des alliés inutiles.
J'ai entendu dire que les Delawares ont déposé le tomahawk, et ont
consenti à porter le nom de femmes[25]!

-- Oui, à la honte éternelle des Hollandais et des Iroquois, qui
ont dû employer le secours du diable pour les déterminer à un
pareil traité! mais je les ai connus vingt ans, et j'appellerai
menteur quiconque dira que le sang qui coule dans les veines d'un
Delaware est le sang d'un lâche. Vous avez chassé leurs peuplades
du bord de la mer, et après cela vous voudriez croire ce que
disent leurs ennemis, afin de vous mettre la conscience en repos
et dormir paisiblement. -- Oui, oui, tout Indien qui ne parle pas
la langue des Delawares est pour moi un Iroquois, n'importe que sa
peuplade ait ses villages[26] dans York ou dans le Canada.

Le major s'apercevant que l'attachement inébranlable du chasseur à
la cause de ses amis, les Delawares et les Mohicans, car c'étaient
deux branches de la même peuplade, paraissait devoir prolonger une
discussion inutile, changea adroitement le sujet de la
conversation.

-- Qu'il y ait eu un traité à ce sujet, ou non, dit-il, je sais
parfaitement que vos deux compagnons actuels sont des guerriers
aussi braves que prudents. Ont-ils vu ou entendu quelqu'un de nos
ennemis?

-- Un Indien est un homme qui se fait sentir avant de se laisser
voir, répondit le chasseur en jetant nonchalamment par terre le
daim qu'il portait sur ses épaules; je me fie à d'autres signes
que ceux qui peuvent frapper les yeux, quand je me trouve dans le
voisinage des Mingos.

-- Vos oreilles vous ont-elles appris qu'ils aient découvert notre
retraite?

-- J'en serais bien fâché, quoique nous soyons dans un lieu où
l'on pourrait soutenir une bonne fusillade. Je ne nierai pourtant
pas que les chevaux n'aient tremblé lorsque je passais près d'eux
tout à l'heure, comme s'ils eussent senti le loup; et un loup est
un animal qui rôde souvent à la suite d'une troupe d'Indiens, dans
l'espoir de profiter des restes de quelque daim tué par les
sauvages.

-- Vous oubliez celui qui est à vos pieds, et dont l'odeur a pu
également attirer les loups. Vous ne songez pas au poulain mort.

-- Pauvre Miriam! s'écria douloureusement le maître de chant, ton
enfant était prédestiné à devenir la proie des bêtes farouches?
Élevant alors la voix au milieu du tumulte des eaux, il chanta la
strophe suivante:

«Il frappa le premier-né de l'Égypte, les premiers-nés de l'homme
et ceux de la bête: ô Égypte! quels miracles éclatèrent au milieu
de toi sur Pharaon et ses serviteurs!»

-- La mort de son poulain lui pèse sur le coeur, dit le chasseur;
mais c'est un bon signe de voir un homme attaché aux animaux qui
lui appartiennent. Mais puisqu'il croit à la prédestination, il se
dira que ce qui est arrivé devait arriver, et avec cette
consolation il reconnaîtra qu'il était juste d'ôter la vie à une
créature muette pour sauver celle d'êtres doués de raison. -- Au
surplus ce que vous disiez des loups peut être vrai, et c'est une
raison de plus pour dépecer ce daim sur-le-champ, et en jeter les
issues dans la rivière, sans quoi nous aurions une troupe de loups
hurlant sur les rochers, comme pour nous reprocher chaque bouchée
que nous avalerions; et quoique la langue des Delawares soit comme
un livre fermé pour les Iroquois, les rusés coquins ont assez
d'instinct pour comprendre la raison qui fait hurler un loup.

Tout en faisant ces observations, le chasseur préparait tout ce
qui lui était nécessaire pour la dissection du daim. En finissant
de parler, il quitta les voyageurs, et s'éloigna, accompagné des
deux Mohicans, qui semblaient comprendre toutes ses intentions
sans qu'il eût besoin de les leur expliquer. Tous les trois
disparurent tour à tour, semblant s'évanouir devant la surface
d'un rocher noir qui s'élevait à quelques toises du bord de l'eau.

Chapitre VI

Ces chants qui jadis étaient si doux à Sion, il en choisit
judicieusement quelques-uns, et d'un air solennel: Adorons le
Seigneur, dit-il.

Burns.

Heyward et ses deux compagnes virent ce mouvement mystérieux avec
une inquiétude secrète; car quoique la conduite de l'homme blanc
ne leur eût donné jusqu'alors aucun motif pour concevoir des
soupçons, son équipement grossier, son ton brusque et hardi,
l'antipathie prononcée qu'il montrait pour les objets de sa haine,
le caractère inconnu de ses deux compagnons silencieux, étaient
autant de causes qui pouvaient faire naître la méfiance dans des
esprits que la trahison d'un guide indien avait remplis si
récemment d'une juste alarme.

Le maître de chant semblait seul indifférent à tout ce qui se
passait. Il s'était assis sur une pointe de rocher, et paraissait
absorbé dans des réflexions qui n'étaient pas d'une nature
agréable, à en juger par les soupirs qu'il poussait à chaque
instant. Bientôt on entendit un bruit sourd, comme si quelques
personnes parlaient dans les entrailles de la terre, et tout à
coup une lumière frappant les yeux des voyageurs, leur dévoila les
secrets de cette retraite.

À l'extrémité d'une caverne profonde, creusée dans le rocher, et
dont la longueur paraissait encore augmentée par la perspective et
par la nature de la lumière qui y brillait, était assis le
chasseur, tenant en main une grosse branche de pin enflammée.
Cette lueur vive, tombant en plein sur sa physionomie basanée et
ses vêtements caractéristiques, donnait quelque chose de
pittoresque à l'aspect d'un individu qui, vu à la clarté du jour,
aurait encore attiré les regards par son costume étrange, la
raideur de membres qui semblaient être de fer, et le mélange
singulier de sagacité, de vigilance et de simplicité, que ses
traits exprimaient tour à tour.

À quelques pas en avant de lui était Uncas, que sa position et sa
proximité permettaient de distinguer complètement. Les voyageurs
regardèrent avec intérêt la taille droite et souple du jeune
Mohican, dont toutes les attitudes et tous les mouvements avaient
une grâce naturelle. Son corps était plus couvert qu'à l'ordinaire
par un vêtement de chasse, mais on voyait briller son oeil noir,
fier et intrépide, quoique doux et calme. Ses traits bien dessinés
offraient le teint rouge de sa nation dans toute sa pureté; son
front élevé était plein de dignité, et sa tête noble ne présentait
à la vue que cette touffe de cheveux que les sauvages conservent
par bravoure, et comme pour défier leurs ennemis de la leur
enlever.

C'était la première fois que Duncan Heyward et ses compagnes
avaient eu le loisir d'examiner les traits prononcés de l'un des
deux Indiens qu'ils avaient rencontrés si à propos, et ils se
sentirent soulagés du poids accablant de leur inquiétude en voyant
l'expression fière et déterminée, mais franche et ouverte, de la
physionomie du jeune Mohican. Ils sentirent qu'ils pouvaient avoir
devant les yeux un être plongé dans la nuit de l'ignorance, mais
non un perfide plein de ruses se consacrant volontairement à la
trahison. L'ingénue Alice le regardait avec la même admiration
qu'elle aurait accordée à une statue grecque ou romaine qu'un
miracle aurait appelée à la vie; et Heyward, quoique accoutumé à
voir la perfection des formes qu'on remarque souvent chez les
sauvages que la corruption n'a pas encore atteints, exprima
ouvertement sa satisfaction.

-- Je crois, lui répondit Alice que je dormirais tranquillement
sous la garde d'une sentinelle aussi généreuse et aussi intrépide
que le paraît ce jeune homme. Bien certainement, Duncan, ces
meurtres barbares, ces scènes épouvantables de torture, dont nous
avons tant entendu parler, dont nous avons lu tant d'horribles
relations, ne se passent jamais en présence de semblables êtres.

-- C'est certainement un rare exemple des qualités que ce peuple
possède, répondit le major; et je pense comme vous qu'un tel front
et de tels yeux sont faits pour intimider des ennemis plutôt que
pour tromper des victimes. Mais ne nous trompons pas nous-mêmes en
attendant de ce peuple d'autres vertus que celles qui sont à la
portée des sauvages. Les brillants exemples de grandes qualités ne
sont que trop rares chez les chrétiens; comment seraient-ils plus
fréquents chez les Indiens? Espérons pourtant, pour l'honneur de
la nature humaine, qu'on peut aussi en rencontrer chez eux, que ce
jeune Mohican ne trompera pas nos pressentiments, et qu'il sera
pour nous tout ce que son extérieur annonce, un ami brave et
fidèle.

-- C'est parler comme il convient au major Heyward, dit Cora. En
voyant cet enfant de la nature, qui pourrait songer à la couleur
de sa peau?

Un silence de quelques instants, et dans lequel il paraissait
entrer quelque embarras, suivit cette remarque caractéristique. Il
fut interrompu par la voix du chasseur, qui criait aux voyageurs
d'entrer dans la caverne.

-- Le feu commence à donner trop de clarté, leur dit-il quand ils
furent entrés, et elle pourrait amener les Mingos sur nos traces.
Uncas, baissez la couverture, et que ces coquins n'y voient que du
noir. Nous n'aurons pas un souper tel qu'un major des Américains
royaux aurait droit de l'attendre, mais j'ai vu des détachements
de ce corps se trouver très contents de manger de la venaison
toute crue et sans assaisonnement[27]. Ici nous avons du moins,
comme vous le voyez, du sel en abondance, et voilà du feu qui va
nous faire d'excellentes grillades. Voilà des branches de
sassafras sur lesquelles ces dames peuvent s'asseoir. Ce ne sont
pas des sièges aussi brillants que leurs fauteuils d'acajou; ils
ne sont pas garnis de coussins rembourrés, mais ils exhalent une
odeur douce et suave[28]. Allons, l'ami, ne songez plus au poulain;
c'était une créature innocente qui n'avait pas encore beaucoup
souffert: sa mort lui épargnera la gêne de la selle et la fatigue
des jambes.

Uncas fit ce qui lui avait été ordonné, et quand OEil-de-Faucon
eut cessé de parler, on n'entendit plus que le bruit de la
cataracte, qui ressemblait à celui d'un tonnerre lointain.

-- Sommes-nous en sûreté dans cette caverne? demanda Heyward. N'y
a-t-il nul danger de surprise? Un seul homme armé se plaçant à
l'entrée nous tiendrait à sa merci.

Une grande figure semblable à un spectre sortit du fond obscur de
la caverne, s'avança derrière le chasseur, et prenant dans le
foyer un tison enflammé, l'éleva en l'air pour éclairer le fond de
cet antre. À cette apparition soudaine, Alice poussa un cri de
terreur, et Cora même se leva précipitamment; mais un mot
d'Heyward les rassura en leur apprenant que celui qu'elles
voyaient était leur ami Chingachgook. L'Indien, levant une autre
couverture, leur fit voir que la caverne avait une seconde issue,
et, sortant avec sa torche, il traversa ce qu'on pourrait appeler
une crevasse des rochers, à angle droit avec la grotte dans
laquelle ils étaient, mais n'étant couverte que par la voûte des
cieux, et aboutissant à une autre caverne à peu près semblable à
la première.

-- On ne prend pas de vieux renards comme Chingachgook et moi dans
un terrier qui n'a qu'une entrée, dit le chasseur en riant. Vous
pouvez voir maintenant si la place est bonne. Le rocher est d'une
pierre calcaire, et tout le monde sait qu'elle est bonne et douce,
de sorte qu'elle ne fait pas un trop mauvais oreiller quand les
broussailles et le bois de sapin sont rares. Eh bien! la cataracte
tombait autrefois à quelques pas de l'endroit où nous sommes, et
elle formait une nappe d'eau aussi belle et aussi régulière qu'on
puisse en voir sur tout l'Hudson. Mais le temps est un grand
destructeur de beauté, comme ces jeunes dames ont encore à
l'apprendre, et la place est bien changée. Les rochers sont pleins
de crevasses, et la pierre en est plus molle à certains endroits
que dans d'autres; de sorte que l'eau y a pénétré, y a formé des
creux, a reculé en arrière, s'est frayé un nouveau chemin, et
s'est divisée en deux chutes qui n'ont plus ni forme ni
régularité.

-- Et dans quelle partie de ces rochers sommes-nous? demanda le
major.

-- Nous sommes près de l'endroit où la Providence avait d'abord
placé les eaux, mais où, à ce qu'il paraît, elles ont été trop
rebelles pour rester. Trouvant le rocher moins dur des deux côtés,
elles l'ont percé pour y passer, après nous avoir creusé ces deux
trous pour nous cacher, et ont laissé à sec le milieu de la
rivière.

-- Nous sommes donc dans une île?

-- Oui; ayant une chute d'eau de chaque côté, et la rivière par
devant et par derrière. Si nous avions la lumière du jour, je vous
engagerais à monter sur le rocher pour vous faire voir la
perversité de l'eau. Elle tombe sans règle et sans méthode. Tantôt
elle saute, tantôt elle se précipite; ici elle se glisse, là elle
s'élance; dans un endroit elle est blanche comme la neige, dans un
autre elle est verte comme l'herbe; d'un côté elle forme des
torrents qui semblent vouloir entrouvrir la terre; d'un autre,
elle murmure comme un ruisseau et a la malice de former des
tourbillons, pour user la pierre comme si ce n'était que de
l'argile. Tout l'ordre de la rivière a été dérangé. À deux cents
toises d'ici, en remontant, elle coule paisiblement, comme si elle
voulait être fidèle à son ancien cours; mais alors les eaux se
séparent, et vont battre leurs rives à droite et à gauche; elles
semblent même regarder en arrière, comme si c'était à regret
qu'elles quittent le désert pour aller se mêler avec l'eau salée.
Oui, Madame, ce tissu aussi fin qu'une toile d'araignée, que vous
portez autour du cou, n'est qu'un filet à prendre du poisson
auprès des dessins délicats que la rivière trace en certains
endroits sur le sable, comme si, ayant secoué le joug, elle
voulait essayer toutes sortes de métiers. Et que lui en revient-il
cependant? Après avoir fait ses fantaisies quelques instants,
comme un enfant entêté, la main qui l'a faite la force à sauter le
pas; ses eaux se réunissent, et elle va paisiblement se perdre
dans la mer, où il a été ordonné de tout temps qu'elle se
perdrait.

Quoique les voyageurs entendissent avec plaisir une description du
Glenn[29] faite avec tant de simplicité, et qui les portait à
croire qu'ils se trouvaient en lieu de sûreté, ils n'étaient pas
disposés à apprécier les agréments de cette caverne aussi
favorablement qu'OEil-de-Faucon. D'ailleurs leur situation ne leur
permettait guère de chercher à approfondir toutes les beautés
naturelles de cet endroit; et comme le chasseur, tout en leur
parlant, n'avait interrompu ses opérations de cuisine que pour
leur indiquer avec une fourchette cassée dont il se servait, la
direction de quelques parties du fleuve rebelle, ils ne furent pas
fâchés que la péroraison de son discours fût consacrée à leur
annoncer que le souper était prêt.

Les voyageurs, qui n'avaient rien pris de la journée, avaient
grand besoin de ce repas, et, quelque simple qu'il fût, ils y
firent honneur. Uncas se chargea de pourvoir à tous les besoins
des dames, et il leur rendit tous les petits services qu'il était
en son pouvoir, avec un mélange de grâce et de dignité qui amusa
beaucoup Heyward, car il n'ignorait pas que c'était une innovation
aux usages des Indiens, qui ne permettent pas aux guerriers de
s'abaisser à aucuns travaux domestiques, et surtout en faveur de
leurs femmes. Cependant, comme les droits de l'hospitalité étaient
sacrés parmi eux, cette violation des coutumes nationales et cet
oubli de la dignité masculine ne donnèrent lieu à aucun
commentaire.

S'il se fût trouvé dans la compagnie quelqu'un assez peu occupé
pour jouer le rôle d'observateur, il aurait pu remarquer que le
jeune chef ne montrait pas une impartialité parfaite dans les
services qu'il rendait aux deux soeurs. Il est vrai qu'il
présentait à Alice, avec toute la politesse convenable, la
calebasse remplie d'eau limpide, et l'assiette de bois bien
taillée, remplie d'une tranche de venaison; mais quand il avait
les mêmes attentions pour sa soeur, ses yeux noirs se fixaient sur
la physionomie expressive de Cora, avec une douceur qui en
bannissait la fierté qu'on y voyait ordinairement briller. Une ou
deux fois il fut obligé de parler pour attirer l'attention de
celles qu'il servait, et il le fit en mauvais anglais, mais assez
intelligible, et avec cet accent indien que sa voix gutturale
rendait si doux[30], que les deux soeurs le regardaient avec
étonnement et admiration. Quelques mots s'échangèrent pendant le
cours de ces services rendus et reçus, et ils établirent entre les
parties toutes les apparences d'une liaison cordiale.

Cependant la gravité de Chingachgook restait imperturbable; il
s'était assis dans l'endroit le plus voisin de la lumière; et ses
hôtes, dont les regards inquiets se dirigeaient souvent vers lui,
en pouvaient mieux distinguer l'expression naturelle de ses
traits, sous les couleurs bizarres dont il était chamarré. Ils
trouvèrent une ressemblance frappante entre le père et le fils,
sauf la différence qu'y apportaient le nombre des années et celui
des fatigues et des travaux que chacun d'eux avait subis. La
fierté habituelle de sa physionomie semblait remplacée par ce
calme indolent auquel se livre un guerrier indien quand nul motif
ne l'appelle à mettre en action son énergie. Il était pourtant
facile de voir, à l'expression rapide que ses traits prenaient de
temps en temps, qu'il n'aurait fallu qu'exciter un instant ses
passions pour que les traits artificiels dont il s'était bigarré
le visage afin d'intimider ses ennemis, produisissent tout leur
effet.

D'un autre côté, l'oeil actif et vigilant du chasseur n'était
jamais en repos; il mangeait et buvait avec un appétit que la
crainte d'aucun danger ne pouvait troubler, mais son caractère de
prudence ne se démentait jamais. Vingt fois la calebasse ou le
morceau de venaison restèrent suspendus devant ses lèvres, tandis
qu'il penchait la tête de côté comme pour écouter si nul son
étranger ne se mêlait au bruit de la cataracte; mouvement qui ne
manquait jamais de rappeler péniblement à nos voyageurs combien
leur situation était précaire, et qui leur faisait oublier la
singularité du local où la nécessité les avait forcés à chercher
un asile. Mais comme ces pauses fréquentes n'étaient suivies
d'aucune observation, l'inquiétude qu'elles causaient se dissipait
bientôt.

-- Allons, l'ami, dit OEil-de-Faucon vers la fin du repas, en
retirant de dessous des feuilles un petit baril, et en s'adressant
au chanteur qui, assis à son côté, rendait une justice complète à
sa science en cuisine, goûtez ma bière de sapinette: elle vous
fera oublier le malheureux poulain, et ranimera en vous le
principe de la vie. Je bois a notre meilleure amitié, et j'espère
qu'un avorton de cheval ne sèmera pas de rancune entre nous.
Comment vous nommez-vous?

-- La Gamme, David La Gamme, répondit le maître en psalmodie,
après s'être machinalement essuyé la bouche avec le revers de la
main, pour se préparer à noyer ses chagrins dans le breuvage qui
lui était offert.

-- C'est un fort beau nom, répliqua le chasseur après avoir vidé
une calebasse de la liqueur qu'il brassait lui-même, et qu'il
parut savourer avec le plaisir d'un homme qui s'admire dans ses
productions; un fort beau nom vraiment, et je suis convaincu qu'il
vous a été transmis par des ancêtres respectables. Je suis
admirateur des noms, quoique les coutumes des blancs à cet égard
soient bien loin de valoir celles des sauvages. Le plus grand
lâche que j'aie jamais connu s'appelait Lion, et sa femme Patience
avait l'humeur si querelleuse, qu'elle vous aurait fait fuir plus
vite qu'un daim poursuivi par une meute de chiens. Chez les
Indiens, au contraire, un nom est une affaire de conscience, et il
indique en général ce qu'est celui qui le porte. Par exemple,
Chingachgook signifie grand serpent, non qu'il soit réellement un
serpent, grand ou petit, mais on lui a donné ce nom parce qu'il
connaît tous les replis et les détours du coeur humain, qu'il sait
garder prudemment le silence, et qu'il frappe ses ennemis à
l'instant où ils s'y attendent le moins. Et quel est votre métier?

-- Maître indigne dans l'art de la psalmodie.

-- Comment dites-vous?

-- J'apprends à chanter aux jeunes gens de la levée du
Connecticut.

-- Vous pourriez être mieux employé. Les jeunes chiens ne rient et
ne chantent déjà que trop dans les bois, où ils ne devraient pas
respirer plus haut qu'un renard dans sa tanière. Savez-vous manier
le fusil?

-- Grâce au ciel, je n'ai jamais eu occasion de toucher ces
instruments meurtriers.

-- Vous savez peut-être dessiner, tracer sur du papier le cours
des rivières et la situation des montagnes dans le désert, afin
que ceux qui suivent l'armée puissent les reconnaître en les
voyant?

-- Je ne m'occupe pas de semblables choses.

-- Avec de pareilles jambes, un long chemin doit être court pour
vous. Je suppose que vous êtes quelquefois chargé de porter les
ordres du général?

-- Non; je ne m'occupe que de ma vocation, qui est de donner des
leçons de musique sacrée.

-- C'est une singulière vocation! passer sa vie comme l'oiseau-
moqueur[31] à imiter tous les tons hauts ou bas qui peuvent sortir
du gosier de l'homme; eh bien! l'ami, je suppose que c'est le
talent dont vous avez été doué; je regrette seulement que vous
n'en ayez pas reçu un meilleur, comme celui d'être bon tireur, par
exemple. Mais voyons, montrez-nous votre savoir-faire dans votre
métier, ce sera une manière amicale de nous souhaiter le bonsoir:
il est temps que ces dames aillent reprendre des forces pour le
voyage de demain, car il faudra partir de grand matin, et avant
que les Maquas aient commencé à remuer.

-- J'y consens avec grand plaisir, répondit David en ajustant sur
son nez ses lunettes montées en fer et tirant de sa poche son cher
petit volume. Que peut-il y avoir de plus convenable et de plus
consolant, ajouta-t-il en s'adressant à Alice, que de chanter les
actions de grâces du soir après une journée où nous avons couru
tant de périls? Ne m'accompagnerez-vous pas?

Alice sourit; mais regardant Heyward, elle rougit et hésita.

-- Et pourquoi non? dit le major à demi-voix; sûrement ce que
vient de vous dire celui qui porte le nom du roi-prophète mérite
considération dans un pareil moment.

Encouragée par ces paroles, Alice se décida à faire ce que lui
demandait David et ce que lui suggéraient en même temps sa piété,
son goût pour la musique, et sa propre inclination.

Le livre fut ouvert à un hymne qui était assez bien adapté à la
situation dans laquelle se trouvaient les voyageurs, et où le
poète traducteur, se bornant à imiter simplement le monarque
inspiré d'Israël, avait rendu plus de justice à la poésie
brillante du prophète couronné. Cora déclara qu'elle chanterait
avec sa soeur, et le cantique sacré commença après que le
méthodique David eut préludé avec son instrument, suivant son
usage, pour donner le ton.

L'air était lent et solennel. Tantôt il s'élevait aussi haut que
pouvait atteindre la voix harmonieuse des deux soeurs, tantôt il
baissait tellement que le bruit des eaux semblait former un
accompagnement à leur mélodie. Le goût naturel et l'oreille juste
de David gouvernaient les sons, et les modifiaient de manière à
les adapter au local dans lequel il chantait, et jamais des
accents aussi purs n'avaient retenti dans le creux de ces rochers.
Les Indiens étaient immobiles, avaient les yeux fixes et
écoutaient avec une attention qui semblait les métamorphoser en
statues de pierre. Le chasseur, qui avait d'abord appuyé son
menton sur sa main avec l'air d'une froide indifférence, sortit
bientôt de cet état d'apathie. À mesure que les strophes se
succédaient, la raideur de ses traits se relâchait: ses pensées se
reportaient au temps de son enfance, où ses oreilles avaient été
frappées de semblables sons, quoique produits par des voix bien
moins douces, dans les églises des colonies. Ses yeux commencèrent
à devenir humides; avant la fin du cantique, de grosses larmes
sortirent d'une source qui paraissait desséchée depuis longtemps,
et coulèrent sur des joues qui n'étaient plus accoutumées qu'aux
eaux des orages.

Les chanteurs appuyaient sur un de ces tons bas et en quelque
sorte mourants que l'oreille saisit avec tant de volupté, quand un
cri qui semblait n'avoir rien d'humain ni de terrestre fut apporté
par les airs, et pénétra non seulement dans les entrailles de la
caverne, mais jusqu'au fond du coeur de ceux qui y étaient réunis.
Un silence profond lui succéda, et l'on aurait dit que ce bruit
horrible et extraordinaire retenait les eaux suspendues dans leur
chute.

-- Qu'est-ce que cela? murmura Alice après quelques instants
d'inquiétude terrible.

-- Que signifie ce bruit? demanda Heyward à voix haute. Ni le
chasseur ni aucun des Indiens ne lui répondirent. Ils écoutaient
comme s'ils se fussent attendus à entendre répéter une seconde
fois le même cri; leur visage exprimait l'étonnement dont ils
étaient eux-mêmes saisis. Enfin ils causèrent un moment en langue
delaware, et Uncas sortit de la caverne par l'issue opposée à
celle par laquelle les voyageurs y étaient entrés. Après son
départ, le chasseur répondit en anglais à la question qui avait
été faite.

-- Ce que c'est ou ce que ce n'est pas, dit-il, voilà ce que
personne ici ne saurait dire, quoique Chingachgook et moi nous
ayons parcouru les forêts depuis plus de trente ans. Je croyais
qu'il n'existait pas un cri d'Indien ou de bête sauvage que mes
oreilles n'eussent entendu; mais je viens de reconnaître que je
n'étais qu'un homme plein de présomption et de vanité.

-- N'est-ce pas le cri que poussent les guerriers sauvages quand
ils veulent épouvanter leurs ennemis? demanda Cora en ajustant son
voile avec un calme que sa soeur ne partageait pas.

-- Non, non! répondit le chasseur; c'était un cri terrible,
épouvantable, qui avait quelque chose de surnaturel; mais si vous
entendez une fois le cri de guerre, vous ne vous y méprendrez
jamais. Eh bien! ajouta-t-il en voyant rentrer le jeune chef, et
en lui parlant en son langage, qu'avez-vous vu? Notre lumière
perce-t-elle à travers les couvertures?

La réponse fut courte, faite dans la même langue, et elle parut
décisive.

-- On ne voit rien du dehors, dit OEil-de-Faucon en secouant la
tête d'un air mécontent, et la clarté qui règne ici ne peut nous
trahir. Passez dans l'autre caverne, vous qui avez besoin de
dormir, et tachez d'y trouver le sommeil, car il faut que nous
nous levions avant le soleil, et que nous tâchions d'arriver à
Édouard pendant que les Mingos auront encore les yeux fermés.

Cora donna l'exemple à sa soeur en se levant sur-le-champ, et
Alice se prépara à l'accompagner. Cependant, avant de sortir, elle
pria tout bas le major de les suivre. Uncas leva la couverture
pour les laisser passer; et comme les soeurs se retournaient pour
le remercier de cette attention, elles virent le chasseur assis
devant les tisons qui s'éteignaient, le front appuyé sur ses deux
mains, de manière à prouver qu'il était occupé à réfléchir
profondément sur le bruit inexplicable qui avait interrompu si
inopinément leurs dévotions du soir.

Heyward prit une branche de sapin embrasée, traversa le passage,
entra dans la seconde caverne, et y ayant placé sa torche, de
manière qu'elle pût continuer à brûler, il se trouva seul avec ses
deux compagnes, pour la première fois depuis qu'ils avaient quitté
les remparts du fort Édouard.

-- Ne nous quittez pas, Duncan, dit Alice au major. Il est
impossible que nous songions à dormir en un lieu comme celui-ci,
quand cet horrible cri retentit encore à nos oreilles.

-- Examinons d'abord, répondit Heyward, si vous êtes bien en
sûreté dans votre forteresse, et ensuite nous parlerons du reste.

Il s'avança jusqu'au fond de la caverne, et il y trouva une issue
comme à la première; elle était également cachée par une
couverture qu'il souleva, et il respira alors l'air pur et frais
qui venait de la rivière. Une dérivation de l'onde coulait avec
rapidité dans un lit étroit et profond creusé par elle dans le
rocher, précisément à ses pieds; elle refluait sur elle-même,
s'agitait avec violence, bouillonnait, écumait, et se précipitait
ensuite en forme de cataracte dans un gouffre. Cette défense
naturelle lui parut un boulevard qui devait mettre à l'abri de
toute crainte.

-- La nature a établi de ce côté une barrière impénétrable, leur
dit-il en leur faisant remarquer ce spectacle imposant avant de
laisser retomber la couverture; et comme vous savez que vous êtes
gardées en avant par de braves et fidèles sentinelles, je ne vois
pas pourquoi vous ne suivriez pas le conseil de notre bon hôte. Je
suis sûr que Cora conviendra avec moi que le sommeil vous est
nécessaire à toutes deux.

-- Cora peut reconnaître la sagesse de cet avis sans être en état
de le mettre en pratique, répondit la soeur aînée en se plaçant à
côté d'Alice sur un amas de branches et de feuilles de sassafras.
Quand nous n'aurions pas entendu ce cri épouvantable, assez
d'autres causes devraient écarter le sommeil de nos yeux.
Demandez-vous à vous-même, Heyward, si des filles peuvent oublier
les inquiétudes que doit éprouver un père quand il songe que des
enfants qu'il attend passent la nuit il ne sait où, au milieu
d'une forêt déserte, et parmi des dangers de toute espèce!

-- Votre père est un soldat, Cora; il sait qu'il est possible de
s'égarer dans ces bois, et...

-- Mais il est père, Duncan, et la nature ne peut perdre ses
droits.

-- Que d'indulgence il a toujours eue pour tous mes désirs, pour
mes fantaisies, pour mes folies! dit Alice en s'essuyant les yeux.
Nous avons eu tort, ma soeur, de vouloir nous rendre auprès de lui
dans un pareil moment!

-- J'ai peut-être eu tort d'insister si fortement pour obtenir son
consentement; mais j'ai voulu lui prouver que si d'autres le
négligeaient, ses enfants du moins lui restaient fidèles.

-- Quand il apprit votre arrivée à Édouard, dit le major, il
s'établit dans son coeur une lutte violente entre la crainte et
l'amour paternel; mais ce dernier sentiment, rendu plus vif par
une si longue séparation, ne tarda pas à l'emporter. C'est le
courage de ma noble Cora qui les conduit, me dit-il, et je ne veux
pas tromper son espoir. Plût au ciel que la moitié de sa fermeté
animât celui qui est chargé de garder l'honneur de notre
souverain!

-- Et n'a-t-il point parlé de moi, Heyward? demanda Alice avec une
sorte de jalousie affectueuse. Il est impossible qu'il ait tout à
fait oublié celle qu'il appelait sa petite Elsie!

-- Cela est impossible, après l'avoir si bien connue, répondit le
major. Il a parlé de vous dans les termes les plus tendres, et a
dit une foule de choses que je ne me hasarderai pas à répéter,
mais dont je sens bien vivement toute la justesse. Il était une
fois...

Duncan s'interrompit, car tandis que ses yeux étaient fixés sur
Alice, qui le regardait avec tout l'empressement d'une tendresse
filiale qui craignait de perdre une seule de ses paroles, le même
cri horrible qui les avait déjà effrayés se fit entendre une
seconde fois. Quelques minutes se passèrent dans le silence de la
consternation, et tous trois se regardaient, attendant avec
inquiétude la répétition du même cri. Enfin la couverture qui
fermait la première entrée se souleva lentement, et le chasseur
parut à la porte avec un front dont la fermeté commençait à
s'ébranler devant un mystère qui semblait les menacer d'un danger
inconnu, contre lequel son adresse, son courage et son expérience
pouvaient échouer.


Chapitre VII

Ils ne dorment point; je les vois assis sur ce rocher, formant un
groupe frappé de crainte.

Gray.

-- Rester cachés plus longtemps quand de tels sons se font
entendre dans la forêt, dit le chasseur, ce serait négliger un
avertissement qui nous est donné pour notre bien. Ces jeunes dames
peuvent rester où elles sont, mais les Mohicans et moi, nous
allons monter la garde sur le rocher, et je suppose qu'un major du
soixantième régiment voudra nous tenir compagnie.

-- Notre danger est-il donc si pressant? demanda Cora.

-- Celui qui peut créer des sons si étranges, et qui les fait
entendre pour l'utilité de l'homme, peut savoir quel est notre
danger. Quant à moi, je croirais me révolter contre la volonté du
ciel si je m'enterrais sous une caverne avec de tels avis dans
l'air. Le pauvre diable qui passe sa vie à chanter a été ému lui-
même par ce cri, et il dit qu'il est prêt à marcher à la bataille.
S'il ne s'agissait que d'une bataille, c'est une chose que nous
connaissons tous, et cela serait bientôt arrangé; mais j'ai
entendu dire que quand de pareils cris se font entendre entre le
ciel et la terre, ils annoncent une guerre d'une autre espèce.

-- Si nous n'avons à redouter que des dangers résultant de causes
surnaturelles, dit Cora avec fermeté, nous n'avons pas de grands
motifs d'alarmes; mais êtes-vous bien certain que nos ennemis
n'aient pas inventé quelque nouveau moyen pour nous frapper de
terreur, afin que leur victoire en devienne plus facile?

-- Madame, répondit le chasseur d'un ton solennel, j'ai écouté
pendant trente ans tous les sons qu'on peut entendre dans les
forêts, je les ai écoutés aussi bien qu'un homme puisse écouter
quand sa vie dépend souvent de la finesse de son ouïe. Il n'y a
pas de hurlement de la panthère, de sifflement de l'oiseau-
moqueur, d'invention diabolique des Mingos, qui puisse me tromper.
J'ai entendu les forêts gémir comme des hommes dans leur
affliction, j'ai entendu l'éclair craquer dans l'air, comme le
bois vert, tout en dardant une flamme fourchue, et jamais je n'ai
pensé entendre autre chose que le bon plaisir de celui qui tient
dans sa main tout ce qui existe. Mais ni les Mohicans, ni moi, qui
suis un homme blanc sans mélange de sang, nous ne pouvons
expliquer le cri que nous avons entendu deux fois en si peu de
temps. Nous croyons donc que c'est un signe qui nous est donné
pour notre bien.

-- Cela est fort extraordinaire, s'écria Heyward en reprenant ses
pistolets qu'il avait déposés dans un coin de la caverne lorsqu'il
y était entré; mais que ce soit un signe de paix ou un signal de
guerre, il ne faut pas moins y faire attention. -- Montrez-moi le
chemin, l'ami, et je vous suis.

En sortant de la caverne pour entrer dans le passage, ou pour
mieux dire la crevasse qui la séparait de l'autre, ils sentirent
leurs forces se renouveler dans une atmosphère rafraîchie et
purifiée par les eaux limpides de la rivière. Une brise en ridait
la surface, et semblait accélérer la chute de l'eau dans les
gouffres où elle tombait avec un bruit semblable à celui du
tonnerre. À l'exception de ce bruit et du souffle des vents, la
scène était aussi tranquille que la nuit et la solitude pouvaient
la rendre. La lune était levée, et ses rayons frappaient déjà sur
la rivière et sur les bois, ce qui semblait redoubler l'obscurité
de l'endroit où ils étaient arrivés au pied du rocher qui
s'élevait derrière eux. En vain chacun d'eux, profitant de cette
faible clarté, portait ses yeux sur les deux rives, pour y
chercher quelque signe de vie qui pût leur expliquer la nature des
sons effrayants qu'ils avaient entendus, leurs regards déçus ne
pouvaient découvrir que des arbres et des rochers.

-- On ne voit ici que le calme et la tranquillité d'une belle
soirée, dit le major à demi-voix. Combien une telle scène nous
paraîtrait belle en tout autre moment, Cora! Imaginez-vous être en
toute sûreté; et ce qui augmente peut-être actuellement votre
terreur, sera pour vous une sorte de jouissance.

-- Écoutez! s'écria vivement Alice. Cet avis était inutile. Le
même cri, répété pour la troisième fois, venait de se faire
entendre: il semblait partir du sein des eaux, du milieu du lit du
fleuve, et se répandait de là dans les bois d'alentour, répété par
tous les échos des rochers.

-- Y a-t-il ici quelqu'un qui puisse donner un nom à de pareils
sons? dit le chasseur; en ce cas qu'il parle, car, pour moi, je
juge qu'ils n'appartiennent pas à la terre.

-- Oui, il y a ici quelqu'un qui peut vous détromper, dit Heyward.
Je reconnais maintenant ces sons parfaitement, je les ai entendus
plus d'une fois sur le champ de bataille et en diverses occasions
qui se présentent souvent dans la vie d'un soldat: c'est
l'horrible cri que pousse un cheval à l'agonie; il est arraché par
la souffrance, et quelquefois aussi par une terreur excessive. Ou
mon cheval est la proie de quelque animal féroce, ou il se voit en
danger, sans moyen de l'éviter. J'ai pu ne pas le reconnaître
quand nous étions dans la caverne; mais, en plein air, je suis sûr
que je ne puis me tromper.

Le chasseur et ses deux compagnons écoutèrent cette explication
bien simple avec l'empressement joyeux de gens qui sentent de
nouvelles idées succéder dans leur esprit aux idées beaucoup moins
agréables qui l'occupaient. Les deux sauvages firent une
exclamation de surprise et de plaisir en leur langue, et OEil-de-
Faucon, après un moment de réflexion, répondit au major:

-- Je ne puis nier ce que vous dites, car je ne me connais guère
en chevaux, quoiqu'il n'en manque pas dans le pays où je suis né.
Il est possible qu'il y ait une troupe de loups sur le rocher qui
s'avance sur leur tête, et les pauvres créatures appellent le
secours de l'homme aussi bien qu'elles le peuvent. -- Uncas,
descendez la rivière dans le canot, et jetez un tison enflammé au
milieu de cette bande furieuse, sans quoi la peur fera ce que les
loups ne peuvent venir à bout de faire, et nous nous trouverons
demain sans montures, quand nous aurions besoin de voyager grand
train.

Le jeune chef était déjà descendu sur le bord de l'eau, et il
s'apprêtait à monter dans le canot pour exécuter cet ordre, quand
de longs hurlements partant du bord de la rivière, et qui se
prolongèrent quelques minutes jusqu'à ce qu'ils se perdissent dans
le fond des bois, annoncèrent que les loups avaient abandonné une
proie qu'ils ne pouvaient atteindre, ou qu'une terreur soudaine
les avait mis en fuite. Uncas revint sur-le-champ, et il eut une
nouvelle conférence à voix basse avec son père et le chasseur.

-- Nous avons été ce soir, dit alors celui-ci, comme des chasseurs
qui ont perdu les points cardinaux, et pour qui le soleil a été
caché toute la journée; mais à présent nous commençons à voir les
signes qui doivent nous diriger, et le sentier est dégagé
d'épines. Asseyez-vous à l'ombre du rocher; elle est plus épaisse
que celle que donnent les pins; et attendons ce qu'il plaira au
Seigneur d'ordonner de nous. Ne parlez qu'à voix basse, et peut-
être vaudrait-il mieux que personne ne s'entretînt qu'avec ses
propres pensées, d'ici à quelque temps.

Il prononça ces mots d'un ton grave, sérieux, et fait pour
produire une vive impression, quoiqu'il ne donnât plus aucune
marque de crainte. Il était évident que la faiblesse momentanée
qu'il avait montrée avait disparu, grâce à l'explication d'un
mystère que son expérience était insuffisante pour pénétrer; et
quoiqu'il sentît qu'ils étaient encore dans une position très
précaire, il était armé de nouveau de toute l'énergie qui lui
était naturelle pour lutter contre tout ce qui pourrait arriver.
Les deux Mohicans semblaient partager le même sentiment, et ils se
placèrent à quelque distance l'un de l'autre, de manière à avoir
en vue les deux rives et à être cachés eux-mêmes dans l'obscurité.

En de pareilles circonstances, il était naturel que nos voyageurs
imitassent la prudence de leurs compagnons. Heyward alla chercher
dans la caverne quelques brassées de sassafras, qu'il étendit dans
l'intervalle étroit qui séparait les deux grottes, et y fit
asseoir les deux soeurs, qui se trouvaient ainsi à l'abri des
balles ou des flèches que l'on pourrait lancer de l'une ou de
l'autre rive; ayant calmé leurs inquiétudes en les assurant
qu'aucun danger ne pouvait arriver sans qu'elles en fussent
averties, il se plaça lui-même assez près d'elles pour pouvoir
leur parler sans être obligé de trop élever la voix. David La
Gamme, imitant les deux sauvages, étendit ses grands membres dans
une crevasse du rocher, de manière à ne pouvoir être aperçu.

Les heures se passèrent ainsi sans autre interruption. La lune
était arrivée à son zénith, et sa douce clarté tombait presque
perpendiculairement sur les deux soeurs endormies dans les bras
l'une de l'autre. Heyward étendit sur elles le grand châle de
Cora, se privant ainsi d'un spectacle qu'il aimait à contempler,
et chercha à son tour un oreiller sur le rocher. David faisait
déjà entendre des sons dont son oreille délicate aurait été
blessée si elle avait pu les recueillir. En un mot, les quatre
voyageurs se laissèrent aller au sommeil.

Mais leurs protecteurs infatigables ne se relâchèrent pas un
instant de leur vigilance. Immobiles comme le roc dont chacun
d'eux semblait faire partie, leurs yeux seuls se tournaient sans
cesse de côté et d'autre le long de la ligne obscure tracée par
les arbres qui garnissaient les deux bords du fleuve et qui
formaient les lisières de la forêt. Pas un mot ne leur échappait,
et l'examen le plus attentif n'aurait pu faire reconnaître qu'ils
respiraient. Il était évident que cette circonspection, excessive
en apparence, leur était inspirée par une expérience que toute
l'adresse de leurs ennemis ne pouvait tromper; cependant leur
surveillance ne leur fit découvrir aucun danger. Enfin la lune
descendit vers l'horizon, et une faible lueur se montrant, au-
dessus de la cime des arbres, à un détour que faisait la rivière à
quelque distance, annonça que l'aurore ne tarderait pas à
paraître. Alors une de ces statues s'anima; le chasseur se leva,
se glissa en rampant le long du rocher, et éveilla le major.

-- Il est temps de nous mettre en route, lui dit-il; éveillez vos
dames, et soyez prêts à monter dans le canot dès que je vous en
donnerai le signal.

-- Avez-vous eu une nuit tranquille? lui demanda Heyward; quant à
moi, je crois que le sommeil a triomphé de ma vigilance.

-- Tout est encore aussi tranquille que l'heure de minuit,
répondit OEil-de-Faucon. Du silence, mais de la promptitude.

Le major fut sur ses jambes en un clin d'oeil, et il leva sur-le-
champ le châle dont il avait couvert les deux soeurs. Ce mouvement
éveilla Cora à demi, et elle étendit la main comme pour repousser
ce qui troublait son repos, tandis qu'Alice murmurait d'une voix
douce: -- Non, mon père, nous n'étions pas abandonnées; Duncan
était avec nous.

-- Oui, charmante innocente, dit à voix basse le jeune homme
transporté, Duncan est avec vous, et tant que la vie lui sera
conservée, tant que quelque danger vous menacera, il ne vous
abandonnera jamais. Alice, Cora, éveillez-vous! voici l'instant de
partir.

Un cri d'effroi poussé par la plus jeune des deux soeurs, et la
vue de l'aînée, debout devant lui, image de l'horreur et de la
consternation, furent la seule réponse qu'il reçut. Il finissait à
peine de parler, quand des cris et des hurlements épouvantables
retentirent dans les bois et refoulèrent tout son sang vers son
coeur. On aurait dit que tous les démons de l'enfer s'étaient
emparés de l'air qui les entourait, et exhalaient leur fureur
barbare par les sons les plus sauvages; on ne pouvait distinguer
de quel côté partaient ces cris, quoiqu'ils parussent remplir le
bois et qu'ils arrivassent sur la rivière, sur les rochers et
jusque dans les cavernes.

Ce tumulte éveilla David: il leva sa grande taille dans toute sa
hauteur en se bouchant les oreilles des deux mains, et s'écria: --
Quel tapage! l'enfer s'est-il ouvert pour que nous entendions de
pareils sons?

Douze éclairs brillèrent en même temps sur la rive opposée; autant
d'explosions les suivirent de près, et le pauvre La Gamme tomba
privé de tout sentiment sur la même place où il venait de dormir
si profondément. Les deux Mohicans répondirent hardiment par des
cris semblables aux nouveaux cris de triomphe que poussèrent leurs
ennemis en voyant tomber David. L'échange de coups de fusil fut
vif et rapide; mais les combattants, de chaque côté, étaient trop
habiles et trop prudents pour se montrer à découvert.

Le major, pensant que la fuite était alors leur unique ressource,
attendait avec impatience que le bruit des rames lui annonçât
l'arrivée du canot près de la plate-forme; il voyait la rivière
couler avec sa rapidité ordinaire; mais le canot ne se montrait
pas. Il commençait à soupçonner le chasseur de les avoir
cruellement abandonnés, quand une traînée de lumière partant du
rocher situé derrière lui, et qui fut suivie d'un hurlement
d'agonie, lui apprit que le messager de mort parti du long fusil
d'OEil-de-Faucon avait frappé une victime. À ce premier échec, les
assaillants se retirèrent sur-le-champ, et tout redevint aussi
tranquille qu'avant ce tumulte inopiné.

Le major profita du premier moment de calme pour porter
l'infortuné David dans la crevasse étroite qui protégeait les deux
soeurs, et une minute après toute la petite troupe était réunie
dans le même endroit.

-- Le pauvre diable a sauvé sa chevelure, dit le chasseur avec un
grand sang-froid, en passant la main sur la tête de David; mais
c'est une preuve qu'un homme peut naître avec une langue trop
longue et une cervelle trop étroite. N'était-ce pas un acte de
folie que de montrer six pieds de chair et d'os sur un rocher nu,
à des sauvages enragés? Toute ma surprise, c'est qu'il s'en soit
tiré la vie sauve.

-- N'est-il pas mort? demanda Cora d'une voix qui faisait
contraste avec la fermeté qu'elle affectait; pouvons-nous faire
quelque chose pour soulager ce malheureux?

-- Ne craignez rien, la vie ne lui manque pas encore; il reviendra
bientôt à lui, et il en sera plus sage, jusqu'à ce que son heure
arrive. Et jetant sur David un regard oblique, tout en rechargeant
son fusil avec un sang-froid admirable: -- Uncas, ajouta le
chasseur, portez-le dans la caverne, et étendez-le sur le
sassafras. Plus il restera de temps en cet état, et mieux cela
vaudra, car je doute qu'il puisse trouver sur ces rochers de quoi
mettre à l'abri ses grands membres, et les Iroquois ne se paieront
pas de ses chants.

-- Vous croyez donc qu'ils reviendront à la charge? demanda le
major.

-- Croirais-je qu'un loup affamé se contentera d'avoir mangé une
bouchée? Ils ont perdu un homme, et c'est leur coutume de se
retirer quand ils ne réussissent pas à surprendre leurs ennemis et
qu'ils font une perte; mais nous les verrons revenir avec de
nouveaux expédients pour se rendre maîtres de nous, et faire un
trophée de nos chevelures. Notre seule espérance est de tenir bon
sur ce rocher jusqu'à ce que Munro nous envoie du secours; et Dieu
veuille que ce soit bientôt, et que le chef du détachement
connaisse bien les usages des Indiens!

Et tandis qu'il parlait ainsi, son front était couvert d'une
sombre inquiétude, mais qui se dissipa comme un léger nuage sous
les rayons du soleil.

-- Vous entendez ce que nous avons à craindre, Cora, dit Heyward;
mais vous savez aussi que nous avons tout à attendre de
l'expérience de votre père et des inquiétudes que lui causera
votre absence. Venez donc avec Alice dans cette caverne, où du
moins vous n'aurez rien à redouter des balles de nos farouches
ennemis s'ils se présentent, et où vous pourrez donner à notre
infortuné compagnon les soins que vous inspirera votre compassion.

Les deux soeurs le suivirent dans la seconde des deux cavernes, où
David commençait à donner quelques signes de vie, et, le
recommandant à leurs soins, il fit un mouvement pour les quitter.

-- Duncan!... dit Cora d'une voix tremblante à l'instant où il
allait sortir de la grotte, et ce mot suffit pour l'arrêter. Il
tourna la tête: les couleurs du teint de Cora avaient fait place à
une pâleur mortelle; ses lèvres tremblaient, et elle le regardait
d'un air d'intérêt qui le fit courir à elle sur-le-champ...
Souvenez-vous, Duncan, continua-t-elle, combien votre sûreté est
nécessaire à la nôtre; n'oubliez pas le dépôt sacré qu'un père
vous a confié; songez que tout dépend de votre prudence et de
votre discrétion, et ne perdez jamais de vue, ajouta-t-elle,
combien vous êtes cher à tout ce qui porte le nom de Munro.

À ces dernières paroles Cora retrouva tout le vermillon de son
teint, qui colora même son front.

-- Si quelque chose pouvait ajouter à l'amour de la vie, ce serait
une si douce assurance, répondit le major en laissant
involontairement tomber un regard sur Alice, qui gardait le
silence. Notre hôte vous dira que, comme major du soixantième
régiment, je dois contribuer à la défense de la place; mais notre
tâche sera facile; il ne s'agit que de tenir en respect une troupe
de sauvages pendant quelques heures.

Sans attendre de réponse, il s'arracha au charme qui le retenait
auprès des deux soeurs, et alla rejoindre le chasseur et ses
compagnons, qu'il trouva dans le passage étroit qui communiquait
d'une caverne à l'autre.

-- Je vous répète, Uncas, disait le chasseur lorsque le major
arriva, que vous gaspillez votre poudre; vous en mettez une charge
trop forte, et le recul du fusil empêche la balle de suivre la
direction précise qu'on veut lui donner. Peu de poudre, ce qu'il
faut de plomb, et un long bras, avec cela on manque rarement
d'arracher à un Mingo son hurlement de mort. Du moins c'est ce que
l'expérience m'a appris. Allons, allons, chacun à son poste, car
personne ne peut dire ni quand ni par quel côté un Maqua[32]
attaquera son ennemi...

Les deux Indiens se rendirent en silence au même lieu où ils
avaient passé toute la nuit, à quelque distance l'un de l'autre,
dans des crevasses de rochers qui commandaient les approches de la
cataracte. Quelques petits pins rabougris avaient pris racine au
centre de la petite île, et y formaient une espèce de buisson, et
ce fut là que se placèrent le chasseur et Heyward. Ils s'y
établirent derrière un rempart de grosses pierres, aussi bien que
les circonstances le permettaient. Derrière eux s'élevait un
rocher de forme ronde que l'eau du fleuve battait en vain et qui
la forçait à se précipiter en se bifurquant dans les abîmes dont
nous avons déjà parlé. Comme le jour commençait à paraître, les
deux rives n'opposaient plus à l'oeil une barrière de ténèbres
impénétrables, et la vue pouvait percer dans la forêt jusqu'à une
certaine distance.

Ils restèrent assez longtemps à leur poste, sans que rien annonçât
que les ennemis eussent dessein de revenir à la charge, et le
major commença à espérer que les sauvages, découragés par le peu
de succès de leur première attaque, avaient renoncé à en faire une
nouvelle. Il se hasarda à faire part à son compagnon de cette idée
rassurante.

-- Vous ne connaissez pas la nature d'un Maqua, lui répondit OEil-
de-Faucon en secouant la tête, d'un air incrédule, si vous vous
imaginez qu'il battra en retraite aussi facilement sans avoir
seulement une de nos chevelures. Ils étaient ce matin une
quarantaine à hurler, et ils savent trop bien combien nous sommes
pour renoncer si tôt à leur chasse. Chut! regardez là-bas dans la
rivière, près de la première chute d'eau. Je veux mourir si les
coquins n'ont pas eu l'audace d'y passer à la nage; et comme notre
malheur le veut, ils ont été assez heureux pour se maintenir au
milieu de la rivière et éviter les deux courants. Les voilà qui
vont arriver à la pointe de l'île! Silence, ne vous montrez pas,
ou vous aurez la tête scalpée, sans plus de délai qu'il n'en faut
pour faire tourner un couteau tout autour.

Heyward souleva la tête avec précaution, et vit ce qui lui parut
avec raison un miracle d'adresse et de témérité. L'action de l'eau
avait à la longue usé le rocher de manière à rendre la première
chute moins violente et moins perpendiculaire qu'elle ne l'est
ordinairement dans les cataractes. Quelques-uns de ces ennemis
acharnés avaient eu l'audace de s'abandonner au courant, espérant
ensuite pouvoir gagner la pointe de l'île, aux deux côtés de
laquelle étaient les deux formidables chutes d'eau, et assouvir
leur vengeance en sacrifiant leurs victimes.

À l'instant où le chasseur cessait de parler, quatre d'entre eux
montrèrent leur tête au-dessus de quelques troncs d'arbres que la
rivière avait entraînés, et qui, s'étant arrêtés à la pointe de
l'île, avaient peut-être suggéré aux sauvages l'idée de leur
périlleuse entreprise. Un cinquième était un peu plus loin; mais
il n'avait pu résister au courant: il faisait de vains efforts
pour regagner la ligne de l'île; il tendait de temps en temps un
bras à ses compagnons, comme pour leur demander du secours; ses
yeux étincelants semblaient sortir de leur orbite; enfin la
violence de l'eau l'emporta; il fut précipité dans l'abîme, un
hurlement de désespoir parut sortir du fond du gouffre, et il y
resta englouti.

Une impulsion de générosité naturelle fit faire un mouvement à
Duncan, pour voir s'il était possible de secourir un homme qui
périssait; mais il se sentit arrêté par la main de son compagnon.

-- Qu'allez-vous faire? lui demanda celui-ci d'une voix basse mais
ferme; voulez-vous attirer sur nous une mort inévitable en
apprenant aux Mingos où nous sommes? C'est une charge de poudre
épargnée, et les munitions nous sont aussi précieuses que
l'haleine au daim poursuivi. Mettez une nouvelle amorce à vos
pistolets, car l'humidité de l'air, causée par la cataracte, peut
s'être communiquée à la poudre; et apprêtez-vous à un combat corps
à corps aussitôt que j'aurai tiré mon coup.

À ces mots, il mit un doigt dans sa bouche et fit entendre un
sifflement prolongé, auquel on répondit de l'autre côté du rocher,
où étaient placés les deux Mohicans. Ce son fit encore paraître
les têtes des nageurs, qui cherchaient à distinguer d'où il
partait: mais elles disparurent au même instant. En ce moment, un
léger bruit que le major entendit derrière lui, lui fit tourner la
tête, et il vit Uncas qui arrivait près d'eux en rampant. OEil-de-
Faucon lui dit quelques mots en delaware, et le jeune homme prit
la place qui lui fut indiquée avec une admirable prudence et un
sang-froid imperturbable. Heyward éprouvait toute l'irritation de
l'impatience; mais le chasseur, en ce moment critique, crut encore
pouvoir donner quelques leçons à ses jeunes compagnons sur l'usage
des armes à feu.

-- De toutes les armes, dit-il, le fusil à long canon et bien
trempé est la plus dangereuse, quand elle se trouve en bonnes
mains, quoiqu'elle exige un bras vigoureux, un coup d'oeil juste
et une charge bien mesurée pour rendre tous les services qu'on en
attend. Les armuriers ne réfléchissent pas assez sur leur métier
en fabriquant leurs fusils de chasse, et les joujoux qu'on appelle
pistolets d'ar...

Il fut interrompu par Uncas, qui fit entendre à demi-voix
l'exclamation ordinaire de sa nation: -- Hugh! hugh!

-- Je les vois, je les vois bien, dit OEil-de-Faucon; ils se
préparent à monter sur l'île, sans quoi ils ne montreraient pas
leur poitrine rouge hors de l'eau. Eh bien! qu'ils viennent,
ajouta-t-il en examinant de nouveau son amorce et sa pierre à
fusil; le premier qui avancera rencontrera sûrement la mort, quand
ce serait Montcalm lui-même.

En ce moment les quatre sauvages mirent le pied sur l'île, au
milieu des hurlements épouvantables qui partirent en même temps
des bois voisins. Heyward mourait d'envie de courir à leur
rencontre, mais il modéra son impatience inquiète en voyant le
calme inébranlable de ses compagnons. Quand les sauvages se mirent
à gravir les rochers qu'ils avaient réussi à gagner, et qu'en
poussant des cris féroces ils commencèrent à avancer vers
l'intérieur de l'île, le fusil du chasseur se leva lentement du
milieu des pins, le coup partit, et l'Indien qui marchait le
premier, faisant un bond comme un daim blessé, fut précipité du
haut des rochers.

-- Maintenant, Uncas, dit le chasseur, les yeux étincelants
d'ardeur, et tirant son grand couteau, attaquez celui de ces
coquins qui est le plus éloigné, et nous aurons soin des deux
autres.

Uncas s'élança pour obéir, et chacun n'avait qu'un ennemi à
combattre. Heyward avait donné au chasseur un de ses pistolets;
ils firent feu tous deux dès qu'ils furent à portée, mais sans
plus de succès l'un que l'autre.

-- Je le savais, je vous le disais, s'écria le chasseur en jetant
avec dédain par-dessus les rochers l'instrument qu'il méprisait.
Arrivez, chiens de l'enfer, arrivez! Vous trouverez un homme dont
le sang n'est pas croisé.

À peine avait-il prononcé ces mots, qu'il se trouva en face d'un
sauvage d'une taille gigantesque, et dont les traits annonçaient
la férocité: Duncan, au même instant, se trouvait attaqué par le
second. Le chasseur et son adversaire se saisirent avec une
adresse égale par celui de leurs bras qui était armé du couteau
meurtrier. Pendant une minute, ils se mesurèrent des yeux, chacun
d'eux faisant des efforts inouïs pour dégager son bras sans lâcher
celui de son adversaire. Enfin les muscles robustes et endurcis du
blanc l'emportèrent sur les membres moins exercés de son
antagoniste. Le bras de celui-ci céda aux efforts redoublés
d'OEil-de-Faucon, qui, recouvrant enfin l'usage de sa main droite,
plongea l'arme acérée dans le coeur de son adversaire, qui tomba
sans vie à ses pieds.

Pendant ce temps, Heyward avait à soutenir une lutte encore plus
dangereuse. Dès sa première attaque, son épée avait été brisée par
un coup du redoutable couteau de son ennemi, et comme il n'avait
aucune autre arme défensive, il ne pouvait plus compter que sur sa
vigueur et sur la résolution du désespoir. Mais il avait affaire à
un antagoniste qui ne manquait ni de vigueur ni de courage.
Heureusement il réussit à le désarmer, son couteau tomba sur le
rocher, et de ce moment il ne fut plus question que de savoir
lequel des deux parviendrait à en précipiter l'autre. Chaque
effort qu'ils faisaient les approchait du bord de l'abîme, et
Duncan vit que l'instant était arrivé où il fallait déployer
toutes ses forces pour sortir vainqueur de ce combat. Mais le
sauvage était également redoutable, et tous deux n'étaient plus
qu'à deux pas du précipice au bas duquel était le gouffre où les
eaux de la rivière s'engloutissaient. Heyward avait la gorge
serrée par la main de son adversaire; il voyait sur ses lèvres un
sourire féroce qui semblait annoncer qu'il consentait à périr s'il
pouvait entraîner son ennemi dans sa ruine; il sentait que son
corps cédait peu à peu à une force supérieure de muscles, et il
éprouvait l'angoisse d'un pareil moment dans toute son horreur. En
cet instant d'extrême danger, il vit paraître entre le sauvage et
lui un bras rouge et la lame brillante d'un couteau: l'Indien
lâcha prise tout à coup: des flots de sang jaillissaient de sa
main, qui venait d'être coupée, et tandis que le bras sauveur
d'Uncas tirait Heyward en arrière, son pied précipita dans l'abîme
le farouche ennemi, dont les regards étaient encore menaçants.

-- En retraite! en retraite! cria le chasseur, qui venait alors de
triompher de son adversaire; en retraite! votre vie en dépend. Il
ne faut pas croire que ce soit une affaire terminée.

Le jeune Mohican poussa un grand cri de triomphe, suivant l'usage
de sa nation, et les trois vainqueurs, descendant du rocher,
retournèrent au poste qu'ils occupaient avant le combat.

Chapitre VIII

Vengeurs de leur patrie, ils attendent encore.

La prédiction que venait de faire le chasseur n'était pas sans
motif. Pendant le combat que nous venons de décrire, nulle voix
humaine ne s'était mêlée au bruit de la cataracte; on aurait dit
que l'intérêt qu'il inspirait imposait silence aux sauvages
assemblés sur la rive opposée, et les tenait en suspens, tandis
que les changements rapides qui survenaient dans la position des
combattants leur interdisaient un feu qui aurait pu être fatal à
un ami aussi bien qu'à un ennemi. Mais dès que la victoire se fut
déclarée, des hurlements de rage, de vengeance et de férocité
s'élevèrent sur toute la lisière de la forêt; ils remplirent les
airs, et les coups de fusil se succédèrent avec rapidité, comme si
ces barbares eussent voulu venger sur les rochers et les arbres la
mort de leurs compagnons.

Chingachgook était resté à son poste pendant tout le combat, avec
une résolution inébranlable, et, y étant à couvert, il rendait aux
sauvages un feu qui ne leur faisait pas plus de mal qu'il n'en
recevait. Lorsque le cri de triomphe d'Uncas était arrivé à ses
oreilles, le père satisfait en avait témoigné sa joie par un cri
semblable, après quoi on ne s'aperçut plus qu'il était à son poste
que par les coups de fusil qu'il continuait à tirer. Plusieurs
minutes se passèrent ainsi avec la vitesse de la pensée, les
assaillants ne discontinuant pas leur feu, tantôt par volées, par
coups détachés. Les rochers, les arbres, les arbrisseaux portaient
les marques des balles autour des assiégés; mais ils étaient
tellement à l'abri dans la retraite qu'ils avaient choisie, que
David était le seul parmi eux qui eût été blessé.

-- Qu'ils brûlent leur poudre, dit le chasseur avec le plus grand
sang-froid, tandis que les balles sifflaient sur sa tête et sur
celle de ses compagnons; quand ils auront fini, nous aurons du
plomb à ramasser, et je crois que les bandits se lasseront du jeu
avant que ces vieilles pierres leur demandent quartier. Uncas, je
vous répète que vous mettez une charge de poudre trop forte;
jamais fusil qui repousse ne lance une balle au but. Je vous avais
dit de viser ce mécréant au-dessous de la ligne blanche de son
front, et votre balle a passé deux pouces au-dessus. Les Mingos
ont la vie dure; et l'humanité nous ordonne d'écraser un serpent
le plus vite possible.

Il avait parlé ainsi en anglais, et un léger sourire du jeune
Mohican prouva qu'il entendait ce langage, et qu'il avait bien
compris ce qu'OEil-de-Faucon venait de dire. Cependant il n'y
répondit pas, et ne chercha pas à se justifier.

-- Je ne puis vous permettre d'accuser Uncas de manquer de
jugement ni d'adresse, dit le major. Il vient de me sauver la vie
avec autant de sang-froid que de courage, et il s'est fait un ami
qui n'aura jamais besoin qu'on lui rappelle ce service.

Uncas se souleva à demi pour tendre la main à Heyward. Pendant ce
témoignage d'affection, une telle intelligence brillait dans les
regards du jeune sauvage, que sa nation et sa couleur disparurent
aux yeux de Duncan.

OEil-de-Faucon regardait avec une indifférence qui n'était
pourtant pas de l'insensibilité la marque d'amitié que se
donnaient ces deux jeunes gens. -- La vie, dit-il d'un ton calme,
est une obligation que des amis se doivent souvent l'un à l'autre
dans le désert. J'ose dire que moi-même j'ai rendu quelques
services de ce genre à Uncas, et je me souviens fort bien qu'il
s'est placé cinq fois entre la mort et moi, trois fois en
combattant les Mingos, une autre en traversant l'Horican, et la
dernière quand...

-- Voici un coup qui était mieux ajusté que les autres, s'écria le
major en faisant un mouvement involontaire, pendant qu'une balle
rebondissait sur le rocher qu'elle venait de frapper à côté de
lui.

Le chasseur ramassa la balle, et l'ayant examinée avec soin, il
dit en secouant la tête: -- Cela est bien étrange! une balle ne
s'aplatit pas en tombant. Tire-t-on sur nous du haut des nuages?

Le fusil d'Uncas était déjà pointé vers le ciel, et OEil-de-
Faucon, en en suivant la direction, trouva sur-le-champ
l'explication de ce mystère. Un grand chêne s'élevait sur la rive
droite du fleuve précisément en face de l'endroit où ils se
trouvaient. Un sauvage avait monté sur ses branches, et de là il
dominait sur ce que les trois alliés avaient regardé comme un fort
inaccessible aux balles. Cet ennemi, caché par le tronc de
l'arbre, se montrait en partie, comme pour voir l'effet qu'avait
produit son premier feu.

-- Ces démons escaladeront le ciel pour tomber sur nous, dit le
chasseur; ne tirez pas encore, Uncas; attendez que je sois prêt,
et nous ferons feu des deux côtés en même temps.

Uncas obéit. OEil-de-Faucon donna le signal; les deux coups
partirent ensemble; les feuilles et l'écorce du chêne jaillirent
en l'air et furent emportées par le vent; mais l'Indien, protégé
par le tronc, ne fut pas atteint, et se montrant alors avec un
sourire féroce, il tira un second coup dont la balle perça le
bonnet du chasseur. Des hurlements sauvages partirent encore de la
forêt, et une grêle de plomb recommença à siffler sur la tête des
assiégés, comme si leurs ennemis avaient voulu les empêcher de
quitter un lieu où ils espéraient qu'ils tomberaient enfin sous
les coups du guerrier entreprenant qui avait établi son poste au
haut du chêne.

-- Il faut mettre ordre à cela, dit le chasseur en regardant
autour de lui avec un air d'inquiétude. -- Uncas, appelez votre
père, nous avons besoin de toutes nos armes pour faire tomber
cette chenille de cet arbre.

Le signal fut donné sur-le-champ, et avant qu'OEil-de-Faucon eût
rechargé son fusil, Chingachgook était arrivé. Quand son fils lui
eut fait remarquer la situation de leur dangereux ennemi,
l'exclamation hugh! s'échappa de ses lèvres, après quoi il ne
montra aucun symptôme, ni de surprise, ni de crainte. Le chasseur
et les deux Mohicans causèrent un instant en langue delaware,
après quoi ils se séparèrent pour exécuter le plan qu'ils avaient
concerté, le père et le fils se plaçant ensemble sur la gauche, et
OEil-de-Faucon sur la droite.

Depuis le moment qu'il avait été découvert, le guerrier posté sur
le chêne avait continué son feu sans autre interruption que le
temps nécessaire pour recharger son fusil. La vigilance de ses
ennemis l'empêchait de bien ajuster, car dès qu'il laissait à
découvert une partie de son corps, elle devenait le but des coups
des Mohicans ou du chasseur. Cependant ses balles arrivaient bien
près de leur destination; Heyward, que son uniforme mettait plus
en évidence, eut ses habits percés de plusieurs balles; un dernier
coup lui effleura le bras, et en fit couler quelques gouttes de
sang.

Enhardi par ce succès, le sauvage fit un mouvement pour ajuster le
major avec plus de précision, et ce mouvement mit à découvert sa
jambe et sa cuisse droite. Les yeux vifs et vigilants des deux
Mohicans s'en aperçurent; leurs deux coups partirent à l'instant
même, et ne produisirent qu'une explosion. Pour cette fois l'un
des deux coups, peut-être tous les deux, avait porté. Le sauvage
voulut retirer à lui sa cuisse blessée, et l'effort qu'il dut
faire découvrit l'autre côté de son corps. Prompt comme l'éclair,
le chasseur fit feu à son tour, et au même instant on vit le fusil
du Huron lui échapper des mains, lui-même tomber en avant, ses
deux cuisses blessées ne pouvant plus le soutenir; mais dans sa
chute il s'accrocha des deux mains à une branche, qui plia sous
son poids sans se rompre, et il resta suspendu entre le ciel et le
gouffre, sur le bord duquel croissait le chêne.

-- Par pitié, envoyez-lui une autre balle, s'écria Heyward en
détournant les yeux de ce spectacle horrible.

-- Pas un caillou! répondit OEil-de-Faucon; sa mort est certaine,
nous n'avons pas de poudre à brûler inutilement; car les combats
des Indiens durent quelquefois des jours entiers.

-- Il s'agit de leurs chevelures ou des nôtres, et Dieu qui nous a
créés, a mis dans notre coeur l'amour de la vie.

Il n'y avait rien à répondre à un raisonnement politique de cette
nature. En ce moment les hurlements des sauvages cessèrent de se
faire entendre; ils interrompirent leur feu, et des deux côtés
tous les yeux étaient fixés sur le malheureux qui se trouvait dans
une situation si désespérée. Son corps cédait à l'impulsion du
vent, et quoiqu'il ne lui échappât ni plainte ni gémissement, on
voyait sur sa physionomie, malgré l'éloignement, l'angoisse d'un
désespoir qui semblait encore braver et menacer ses ennemis.

Trois fois OEil-de-Faucon leva son fusil, par un mouvement de
pitié, pour abréger ses souffrances, trois fois la prudence lui en
fit appuyer la crosse par terre. Enfin une main du Huron épuisé
tomba sans mouvement à son côté, et les efforts inutiles qu'il fit
pour la relever et saisir de nouveau la branche à laquelle l'autre
l'attachait encore donnait à ce spectacle un nouveau degré
d'horreur. Le chasseur ne put y résister plus longtemps; son coup
partit, la tête du sauvage se pencha sur sa poitrine, ses membres
frissonnèrent, sa seconde main cessa de serrer la branche qui le
soutenait, et tombant dans le gouffre ouvert sous ses pieds, il
disparut pour toujours.

Les Mohicans ne poussèrent pas le cri de triomphe; ils se
regardaient l'un l'autre comme saisis d'horreur. Un seul hurlement
se fit entendre du côté de la forêt, et un profond silence y
succéda. OEil-de-Faucon semblait uniquement occupé de ce qu'il
venait de faire, et il se reprochait même tout haut d'avoir cédé à
un moment de faiblesse.

-- J'ai agi en enfant, dit-il; c'était ma dernière charge de
poudre et ma dernière balle; qu'importait qu'il tombât dans
l'abîme mort ou vif? il fallait qu'il finît par y tomber. --
Uncas, courez au canot, et rapportez-en la grande corne; c'est
tout ce qu'il nous reste de poudre, et nous en aurons besoin
jusqu'au dernier grain, ou je ne connais pas les Mingos.

Le jeune Mohican partit sur-le-champ, laissant le chasseur
fouiller dans toutes ses poches, et secouer sa corne vide avec un
air de mécontentement. Cet examen peu satisfaisant ne dura
pourtant pas longtemps, car il en fut distrait par un cri perçant
que poussa Uncas, et qui fut même pour l'oreille peu expérimentée
de Duncan le signal de quelque nouveau malheur inattendu.
Tourmenté d'inquiétude pour le dépôt précieux qu'il avait laissé
dans la caverne, il se leva sur-le-champ, sans songer au danger
auquel il s'exposait en se montrant à découvert. Un même mouvement
de surprise et d'effroi fit que ses deux compagnons l'imitèrent,
et tous trois coururent avec rapidité vers le défilé qui séparait
les deux grottes, tandis que leurs ennemis leur tiraient quelques
coups de fusil dont aucun ne les atteignit. Le cri d'Uncas avait
fait sortir de la caverne les deux soeurs et même David, dont la
blessure n'était pas sérieuse. Toute la petite troupe se trouva
donc réunie, et il ne fallut qu'un coup d'oeil jeté sur le fleuve
pour apprendre ce qui avait occasionné le cri du jeune chef.

À peu de distance du rocher, on voyait le canot voguer de manière
à prouver que le cours en était dirigé par quelque agent caché.
Dès que le chasseur l'aperçut, il appuya son fusil contre son
épaule, comme par instinct, appuya sur la détente, mais la pierre
ne produisit qu'une étincelle inutile.

-- Il est trop tard! s'écria-t-il avec un air de dépit et de
désespoir; il est trop tard! le brigand a gagné le courant; et
quand nous aurions de la poudre, à peine pourrions-nous lui
envoyer une balle plus vite qu'il ne vogue maintenant.

Comme il finissait de parler, le Huron, courbé dans le canot, se
voyant hors de portée, se montra à découvert, leva les mains en
l'air pour se faire remarquer par ses compagnons, et poussa un cri
de triomphe, auquel des hurlements de joie répondirent, comme si
une bande de démons se fût réjouie de la chute d'une âme
chrétienne.

-- Vous avez raison de vous réjouir, enfants de l'enfer, dit OEil-
de-Faucon en s'asseyant sur une pointe de rocher, et en repoussant
du pied son arme inutile. Voilà les trois meilleurs fusils qui se
trouvent dans ces bois, qui ne valent pas mieux qu'une branche de
bois vermoulu, ou les cornes jetées par les daims l'année
dernière.

-- Et qu'allons-nous faire maintenant? demanda Heyward, ne voulant
pas céder au découragement, et désirant connaître quelles
ressources il leur restait; qu'allons-nous devenir?

Le chasseur ne lui répondit qu'en tournant une main autour de sa
chevelure d'une manière si expressive, qu'il ne fallait pas de
paroles pour expliquer ce qu'il voulait dire.

-- Nous ne sommes pas encore réduits à cette extrémité, reprit le
major; nous pouvons nous défendre dans les cavernes, nous opposer
à leur débarquement.

-- Avec quoi? demanda OEil-de-Faucon d'un ton calme: avec les
flèches d'Uncas? avec des larmes de femmes? -- Non, non; le temps
de la résistance est passé. Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous
avez des amis; avec tout cela, je sens qu'il est dur de mourir.
Mais, ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil sur les deux Mohicans,
souvenons-nous que notre sang est pur, et prouvons à ces habitants
de la forêt que le blanc peut souffrir et mourir avec autant de
fermeté que l'homme rouge, quand son heure est arrivée.

Heyward, ayant jeté un coup d'oeil rapide dans la direction
qu'avaient prise les yeux du chasseur, vit la confirmation de
toutes ses craintes dans la conduite des deux Indiens.
Chingachgook, assis dans une attitude de dignité sur un autre
fragment de rocher, avait déjà ôté de sa ceinture son couteau et
son tomahawk, dépouillé sa tête de sa plume d'aigle, et il passait
la main sur sa touffe de cheveux, comme pour la préparer à
l'opération qu'il s'attendait à subir incessamment. Sa physionomie
était calme, quoique pensive, et ses yeux noirs et brillants,
perdant l'ardeur qui les avait animés pendant le combat, prenaient
une expression plus analogue à la situation dans laquelle il se
trouvait.

-- Notre position n'est pas encore désespérée, dit le major; il
peut nous arriver du secours à chaque instant. Je ne vois pas
d'ennemis dans les environs; ils se sont retirés; ils ont renoncé
à un combat dans lequel ils ont reconnu qu'ils ont beaucoup plus à
perdre qu'à gagner.

-- Il est possible qu'il se passe une heure, deux heures, répondit
OEil-de-Faucon, avant que les maudits Serpents arrivent, comme il
est possible qu'ils soient déjà à portée de nous entendre; mais
ils arriveront, et de manière à ne nous laisser aucune espérance.
-- Chingachgook, mon frère, ajouta-t-il en se servant alors de la
langue des Delawares, nous venons de combattre ensemble pour la
dernière fois, et les Maquas pousseront le cri de triomphe en
donnant la mort au sage Mohican et au Visage-Pâle dont ils
redoutaient la vue la nuit comme le jour.

-- Que les femmes des Mingos pleurent leur mort! dit Chingachgook
avec sa dignité ordinaire et avec une fermeté inébranlable; le
Grand-Serpent des Mohicans s'est introduit dans les wigwams, et il
a empoisonné leur triomphe par les cris des enfants dont les pères
n'y rentreront jamais. Onze guerriers ont été étendus sur la
terre, loin des tombeaux de leurs pères, depuis la dernière fonte
des neiges, et personne ne dira où l'on peut les trouver, tant que
la langue de Chingachgook gardera le silence. Qu'ils tirent leur
couteau le mieux affilé, qu'ils lèvent leur tomahawk le plus
lourd, car leur plus dangereux ennemi est entre leurs mains.
Uncas, mon fils, dernière branche d'un noble tronc, appelle-les
lâches, dis-leur de se hâter, ou leurs coeurs s'amolliront, et ils
ne seront plus que des femmes.

-- Ils sont à la pêche de leurs morts, répondit la voix douce et
grave du jeune Indien; les Hurons flottent dans la rivière avec
les anguilles; ils tombent des chênes comme le fruit mûr, et les
Delawares en rient.

-- Oui, oui, dit le chasseur, qui avait écouté les discours
caractéristiques des deux Indiens; ils s'échauffent le sang, et
ils exciteront les Maquas à les expédier promptement: mais quant à
moi dont le sang est sans mélange, je saurai mourir comme doit
mourir un blanc, sans paroles insultantes dans la bouche, et sans
amertume dans le coeur.

-- Et pourquoi mourir? dit en s'avançant vers lui Cora, que la
terreur avait retenue jusqu'alors appuyée sur le rocher; le chemin
vous est ouvert en ce moment; vous êtes sans doute en état de
traverser cette rivière à la nage; fuyez dans les bois que vos
ennemis viennent de quitter, et invoquez le secours du ciel.
Allez, braves gens; vous n'avez déjà couru que trop de risques
pour nous; ne vous attachez pas plus longtemps à notre malheureuse
fortune.

-- Vous ne connaissez guère les Iroquois, si vous croyez qu'ils ne
surveillent pas tous les sentiers qui conduisent dans les bois,
répondit OEil-de-Faucon, qui ajouta avec simplicité: Il est bien
vrai qu'en nous laissant seulement emporter par le courant nous
serions bientôt hors de la portée de leurs balles et même du son
de leurs voix.

-- Pourquoi donc tardez-vous? s'écria Cora; jetez-vous dans la
rivière; n'augmentez pas le nombre des victimes d'un ennemi sans
pitié.

-- Non, dit le chasseur en tournant ses regards autour de lui avec
un air de fierté; il vaut mieux mourir en paix avec soi-même que
de vivre avec une mauvaise conscience. Que pourrions-nous répondre
à Munro, quand il nous demanderait où nous avons laissé ses
enfants et pourquoi nous les avons quittés?

-- Allez le trouver, et dites-lui de nous envoyer de prompts
secours, s'écria Cora avec un généreux enthousiasme; dites-lui que
les Hurons nous entraînent dans les déserts du côté du nord, mais
qu'avec de la vigilance et de la célérité il peut encore nous
sauver. Et s'il arrivait que le secours vînt trop tard, ajouta-t-
elle d'une voix plus émue, mais qui reprit bientôt sa fermeté,
portez-lui les derniers adieux, les assurances de tendresse, les
bénédictions et les prières de ses deux filles; dites-lui de ne
pas pleurer leur fin prématurée, et d'attendre avec une humble
confiance l'instant où le ciel lui permettra de les rejoindre.

Les traits endurcis du chasseur parurent agités d'une manière peu
ordinaire. Il avait écouté avec grande attention; et quand Cora
eut fini de parler, il s'appuya le menton sur une main et garda le
silence en homme qui réfléchissait sur la proposition qu'il venait
d'entendre.

-- Il y a de la raison dans cela, dit-il enfin, et l'on ne peut
nier que ce ne soit l'esprit du christianisme; mais ce qui peut
être bien pour un homme rouge peut être mal pour un blanc qui n'a
pas une goutte de sang mêlé à alléguer pour excuse. Chingachgook,
Uncas, avez-vous entendu ce que vient de dire la femme blanche aux
yeux noirs?

Il leur parla quelques instants en delaware, et ses discours,
quoique prononcés d'un ton calme et tranquille, semblaient avoir
quelque chose de décidé. Chingachgook l'écouta avec sa gravité
accoutumée, parut sentir l'importance de ce qu'il disait et y
réfléchir profondément. Après avoir hésité un moment, il fit de la
tête et de la main un geste d'approbation, et prononça en anglais
le mot -- Bon! -- avec l'emphase ordinaire à sa nation. Replaçant
alors dans sa ceinture son tomahawk et son couteau, il se rendit
en silence sur le bord du rocher, du côté opposé à la rive que les
ennemis avaient occupée, s'y arrêta un instant, montra les bois
qui étaient de l'autre côté, dit quelques mots en sa langue, comme
pour indiquer le chemin qu'il devait suivre, se jeta dans la
rivière, gagna le courant rapide, et disparut en peu d'instants
aux yeux des spectateurs.

Le chasseur différa un moment son départ pour adresser quelques
mots à la généreuse Cora, qui semblait respirer plus librement en
voyant le succès de ses remontrances.

-- La sagesse est quelquefois accordée aux jeunes gens comme aux
vieillards, lui dit-il, et ce que vous avez dit est sage, pour ne
rien dire de plus. Si l'on vous entraîne dans les bois, c'est-à-
dire ceux de vous qu'on pourra épargner pour l'instant, cassez
autant de branches que vous le pourrez sur votre passage, et
appuyez le pied en marchant afin d'en imprimer les traces sur la
terre: si l'oeil d'un homme peut les apercevoir, comptez sur un
ami qui vous suivra jusqu'au bout du monde avant de vous
abandonner.

Il prit la main de Cora, la serra avec affection, releva son fusil
qu'il regarda un instant d'un air douloureux, et l'ayant caché
avec soin sous les broussailles, il s'avança vers le bord de
l'eau, au même endroit que Chingachgook avait choisi. Il resta un
moment, comme encore incertain de ce qu'il devait faire, et,
regardant autour de lui avec un air de dépit, il s'écria: -- S'il
m'était resté une corne de poudre, jamais je n'aurais subi une
telle honte! -- À ces mots, se précipitant dans la rivière, il
disparut en peu d'instants, comme l'avait fait le Mohican.

Tous les yeux se tournèrent alors vers Uncas, qui restait appuyé
contre le rocher avec un sang-froid imperturbable. Après un court
silence, Cora lui montra la rivière, et lui dit:

-- Vous voyez que vos amis n'ont pas été aperçus; ils sont
probablement maintenant en sûreté; pourquoi tardez-vous à les
suivre?

-- Uncas veut rester ici, répondit le jeune Indien en mauvais
anglais, du ton le plus calme.

-- Pour augmenter l'horreur de notre captivité et diminuer les
chances de notre délivrance! s'écria Cora, baissant les yeux sous
les regards ardents du jeune Indien. -- Partez, généreux jeune
homme, continua-t-elle, peut-être avec un sentiment secret de
l'ascendant qu'elle avait sur lui; partez, et soyez le plus
confidentiel de mes messagers. Allez trouver mon père, et dites-
lui que nous lui demandons de vous confier les moyens de nous
remettre en liberté. Partez, sur-le-champ, je vous en prie, je
vous en conjure!

L'air calme et tranquille d'Uncas se changea en une expression
sombre et mélancolique; mais il n'hésita plus. Il s'élança en
trois bonds jusqu'au bord du rocher, et se précipita dans la
rivière, où ceux qui le suivaient des yeux le perdirent de vue.
L'instant d'après ils virent sa tête reparaître au milieu du
courant rapide, et il disparut presque aussitôt dans
l'éloignement.

Ces trois épreuves qui paraissaient avoir réussi n'avaient occupé
que quelques minutes d'un temps qui était alors si précieux. Dès
qu'Uncas ne fut plus visible, Cora se tourna vers le major, et lui
dit d'une voix presque tremblante:

-- J'ai entendu vanter votre habileté à nager, Duncan; ne perdez
donc pas de temps, et suivez le bon exemple que viennent de vous
donner ces êtres généreux et fidèles.

-- Est-ce là ce que Cora Munro attend de celui qui s'est chargé de
la protéger? demanda Heyward en souriant avec amertume.

-- Ce n'est pas le moment de s'occuper de subtilités et de faire
valoir des sophismes, s'écria-t-elle avec véhémence; nous devons
maintenant ne considérer que notre devoir. Vous ne pouvez nous
rendre aucun service dans la situation où nous nous trouvons, et
vous devez chercher à sauver une vie précieuse pour d'autres amis.

Il ne lui répondit rien; mais il jeta un regard douloureux sur
Alice, qui s'appuyait sur son bras, presque incapable de se
soutenir.

-- Réfléchissez, après tout, continua Cora après un court
intervalle pendant lequel elle parut lutter contre des
appréhensions plus vives qu'elle ne voulait le laisser paraître,
que la mort est le pire qui puisse nous arriver; et c'est un
tribut que toute créature doit payer au moment où il plaît au
Créateur de l'exiger.

Heyward répondit d'une voix sombre et d'un air mécontent de son
importunité: -- Cora, il est des maux pires que la mort même, et
que la présence d'un homme prêt à mourir pour vous peut détourner.

Cora ne répliqua rien, et, se couvrant le visage de son schall,
elle prit le bras d'Alice et rentra avec elle dans la seconde
caverne.

Chapitre IX

Livre-toi à la joie en toute sécurité; dissipe, ma bien aimée, par
des sourires, les sombres images qui pèsent sur ton front
naturellement si pur.

La Mort d'Agrippine.

Le silence soudain et presque magique qui succédait au tumulte du
combat, et que troublait seulement la voix de la cataracte, eut un
tel effet sur l'imagination d'Heyward, qu'il croyait presque
sortir d'un rêve; et quoique tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il
avait fait, tous les événements qui venaient de se passer fussent
profondément gravés dans sa mémoire, il avait quelque peine à se
persuader que ce fût une réalité. Ignorant encore le destin de
ceux qui avaient confié leur sûreté à la rapidité du courant, il
écouta d'abord avec grande attention si quelque signal, quelque
cri de joie ou de détresse annoncerait la réussite ou la fin
désastreuse de leur hasardeuse entreprise. Mais ce fut en vain
qu'il écouta; toute trace de ses compagnons avait disparu avec
Uncas, et il fallait qu'il restât dans l'incertitude sur leur
destinée.

Dans un moment de doute si pénible, Duncan n'hésita pas à
s'avancer sur les bords du rocher, sans prendre pour sa sûreté
aucune des précautions qui lui avaient été si souvent recommandées
pendant le combat; mais il ne put découvrir aucun indice qui lui
annonçât, soit que ses amis fussent en sûreté, soit que des
ennemis approchassent ou fussent cachés dans les environs. La
forêt qui bordait la rivière semblait de nouveau abandonnée par
tout ce qui jouissait du don de la vie. Les hurlements dont elle
avait retenti étaient remplacés par le seul bruit de la chute
d'eau; un oiseau de proie, perché sur les branches desséchées d'un
pin mort situé à quelque distance, et qui avait été spectateur
immobile du combat, prit son essor en ce moment, et décrivit de
grands cercles dans les airs pour y chercher une proie; tandis
qu'un geai, dont la voix criarde avait été couverte par les
clameurs des sauvages, fit entendre son cri discordant, comme pour
se féliciter d'être laissé en possession de ses domaines déserts.
Ces divers traits caractéristiques de la solitude firent pénétrer
dans le coeur d'Heyward un rayon d'espérance; il se sentit en état
de faire de nouveaux efforts, et reprit quelque confiance en lui-
même.

-- On ne voit pas les Hurons, dit-il en se rapprochant de David
qui était assis sur une grosse pierre, le dos appuyé contre le
rocher, et dont l'esprit n'était pas encore bien remis du choc que
sa tête avait reçu en tombant, chute qui avait contribué à lui
faire perdre connaissance plus que la balle qui l'avait atteint;
retirons-nous dans la caverne, et laissons le soin du reste à la
Providence.

-- Je me souviens, dit le maître en psalmodie, d'avoir uni ma voix
à celle de deux aimables dames pour rendre au ciel des actions de
grâces, et depuis ce temps le jugement du ciel m'a châtié de mes
péchés. Je me suis assoupi d'un sommeil qui n'était pas un
sommeil, et mes oreilles ont été déchirées par des sons
discordants, comme si la plénitude des temps fût arrivée, et que
la nature eût oublié son harmonie.

-- Pauvre diable! dit Heyward, il s'en est fallu de bien peu que
la plénitude des temps ne fût arrivée pour toi. Mais allons
suivez-moi; je vais vous conduire dans un lieu où vous n'entendrez
d'autres sons que ceux de votre psalmodie.

-- Il y a de la mélodie dans le bruit d'une cataracte, dit David
en se pressant le front de la main, et les sons d'une chute d'eau
n'ont rien de désagréable à l'oreille. Mais l'air n'est-il pas
encore rempli de cris horribles et confus, comme si les esprits de
tous les damnés...

-- Non, non, dit Heyward en l'interrompant, les hurlements des
démons ont cessé, et j'espère que ceux qui les poussaient se sont
retirés; tout est tranquille et silencieux, excepté l'eau du
fleuve; entrez donc dans la caverne, et vous y pourrez faire
naître ces sons que vous aimez tant à entendre.

David sourit mélancoliquement, et cependant un éclair de
satisfaction brilla dans ses yeux lorsqu'il entendit cette
allusion à sa profession chérie. Il n'hésita donc point à se
laisser conduire dans un endroit qui lui promettait de pouvoir se
livrer à son goût, et appuyé sur le bras du major il entra dans la
caverne.

Le premier soin d'Heyward, dès qu'ils y furent entrés, fut d'en
boucher l'entrée par un amas de branches de sassafras qui en
dérobait la vue à l'extérieur; et derrière ce faible rempart, il
étendit les couvertures des Indiens, pour la rendre encore plus
obscure, tandis qu'un faible jour pénétrait dans la grotte par la
seconde issue qui était fort étroite, et qui, comme nous l'avons
déjà dit, donnait sur un bras de la rivière qui allait se réunir à
l'autre un peu plus bas.

-- Je n'aime pas, dit-il tout en achevant ses fortifications, ce
principe qui apprend aux Indiens à céder sans résistance dans les
cas qui leur paraissent désespérés. Notre maxime qui dit que
l'espérance dure autant que la vie, est plus consolante et
convient mieux au caractère d'un soldat. Quant à vous, Cora, je
n'ai pas besoin de vous adresser des paroles d'encouragement;
votre fermeté, votre raison, vous apprennent tout ce qui peut
convenir à votre sexe; mais ne pouvons-nous trouver quelque moyen
pour sécher les larmes de cette jeune soeur tremblante qui pleure
sur votre sein?

-- Je suis plus calme, Duncan, dit Alice en se dérobant aux bras
de sa soeur, et en tâchant de montrer quelque tranquillité à
travers ses larmes; je suis beaucoup plus calme à présent. Nous
devons être en sûreté dans ce lieu solitaire; nous n'y avons rien
à craindre; qui pourrait nous y découvrir? Mettons notre espoir en
ces hommes généreux qui se sont déjà exposés à tant de périls pour
nous servir.

-- Notre chère Alice parle maintenant en fille de Munro, dit
Heyward en s'avançant pour lui serrer la main; avec deux pareils
exemples de courage sous les yeux, quel homme ne rougirait de ne
pas se montrer un héros!

Il s'assit alors au milieu de la caverne, et serra fortement dans
sa main le pistolet qui lui restait, tandis que le froncement de
ses sourcils annonçait la résolution désespérée dont il était
armé. Si les Hurons viennent, ils ne pénétreront pas encore en ce
lieu aussi facilement qu'ils le pensent, murmura-t-il à demi-voix;
et appuyant la tête contre le rocher, il sembla attendre les
événements avec patience et résignation, les yeux toujours fixés
sur la seule issue qui restât ouverte, et qui était défendue par
la rivière.

Un long et profond silence succéda aux derniers mots qu'avait
prononcés le major. L'air frais du matin avait pénétré dans la
grotte, et sa douce influence avait produit un heureux effet sur
l'esprit de ceux qui s'y trouvaient. Chaque minute qui s'écoulait
sans amener avec elle de nouveaux dangers, ranimait dans leur
coeur l'étincelle d'espérance qui commençait à y renaître, quoique
aucun d'eux n'osât communiquer aux autres un espoir que le moment
d'après pouvait détruire.

David seul semblait étranger à ces émotions. Un rayon de lumière
partant de l'étroite sortie de la caverne tombait sur lui, et le
montrait occupé à feuilleter son petit livre, comme s'il eût
cherché un cantique plus convenable à sa situation qu'aucun de
ceux qui avaient frappé ses yeux jusqu'alors. Il agissait
probablement ainsi d'après un souvenir confus de ce que lui avait
dit le major en l'amenant dans la caverne. Enfin ses soins
diligents obtinrent leur récompense. Sans apologie, sans
explication, il s'écria tout à coup à haute voix: -- L'île de
Wight![33] Prenant son instrument favori, il en tira quelques sons
pour se donner le ton juste; et sa voix harmonieuse fit entendre
le prélude de l'air qu'il venait d'annoncer.

-- N'y a-t-il pas de danger? demanda Cora en fixant ses yeux noirs
sur le major.

-- Le pauvre diable! dit Heyward, sa voix est maintenant trop
faible pour qu'on puisse l'entendre au milieu du bruit de la
cataracte. Laissons-le donc se consoler à sa manière, puisqu'il
peut le faire sans aucun risque.

-- L'île de Wight! répéta David en regardant autour de lui avec un
air de gravité imposante qui aurait réduit au silence une
vingtaine d'écoliers babillards; c'est un bel air, et les paroles
en sont solennelles. Chantons-les donc avec tout le respect
convenable.

Après un moment de silence dont le but était d'attirer de plus en
plus l'attention de ses auditeurs, le chanteur fit entendre sa
voix, d'abord sur un ton bas, qui, s'élevant graduellement, finit
par remplir la caverne de sons harmonieux. La mélodie, que la
faiblesse de la voix rendait plus touchante, répandit peu à peu
son influence sur ceux qui l'écoutaient; elle triomphait même du
misérable travestissement du cantique du Psalmiste, que La Gamme
avait choisi avec tant de soin; et la douceur inexprimable de la
voix faisait oublier le manque total de talent du poète. Alice
sentit ses pleurs se sécher, et fixa sur le chanteur ses yeux
attendris, avec une expression de plaisir qui n'était point
affectée et qu'elle ne cherchait pas à cacher. Cora accorda un
sourire d'approbation aux pieux efforts de celui qui portait le
nom du roi-prophète, et le front d'Heyward se dérida tandis qu'il
perdait un instant de vue l'étroite ouverture qui éclairait la
caverne, et qu'il admirait alternativement l'enthousiasme qui
brillait dans les regards du chanteur, et l'éclat plus doux des
yeux encore humides de la jeune Alice.

Le musicien s'aperçut de l'intérêt qu'il excitait; son amour-
propre satisfait lui inspira de nouveaux efforts, et sa voix
regagna tout son volume et sa richesse, sans rien perdre de sa
douceur. Les voûtes de la caverne retentissaient de ses sons
mélodieux, quand un cri horrible, se faisant entendre au loin, lui
coupa la voix aussi complètement que si on lui eût mis tout à coup
un bâillon.

-- Nous sommes perdus! s'écria Alice en se jetant dans les bras de
Cora, qui les ouvrit pour la recevoir.

-- Pas encore, pas encore, dit Heyward; ce cri des sauvages part
du centre de l'île; il a été occasionné par la vue de leurs
compagnons morts. Nous ne sommes pas découverts, et nous pouvons
encore espérer.

Quelque faible que fût cette espérance, Duncan ne la fit pas luire
inutilement, car ses paroles servirent du moins à faire sentir aux
deux soeurs la nécessité d'attendre les événements en silence.
D'autres cris suivirent le premier, et l'on entendit bientôt les
voix des sauvages qui accouraient de l'extrémité de la petite île,
et qui arrivèrent enfin sur le rocher qui couvrait les deux
cavernes. L'air continuait à retentir de hurlements féroces tels
que l'homme peut en produire, et seulement quand il est dans
l'état de la barbarie la plus complète.

Ces sons affreux éclatèrent bientôt autour d'eux de toutes parts;
les uns appelaient leurs compagnons du bord de l'eau, et les
autres leur répondaient du haut des rochers. Des cris plus
dangereux se firent entendre dans le voisinage de la crevasse qui
séparait les deux cavernes, et ils se mêlaient à ceux qui
partaient du ravin dans lequel quelques Hurons étaient descendus.
En un mot, ces cris effrayants se multipliaient tellement et
semblaient si voisins, qu'ils firent sentir mieux que jamais aux
quatre individus réfugiés dans la grotte la nécessité de garder le
plus profond silence.

Au milieu de ce tumulte, un cri de triomphe partit à peu de
distance de l'entrée de la grotte qui était masquée avec des
branches de sassafras amoncelées. Heyward abandonna alors toute
espérance, convaincu que cette issue avait été découverte.
Cependant il se rassura en entendant les sauvages courir vers
l'endroit où le chasseur avait caché son fusil, que le hasard
venait de faire trouver. Il lui était alors facile de comprendre
une partie de ce que disaient les Hurons, car ils mêlaient à leur
langue naturelle beaucoup d'expressions empruntées à celle qu'on
parle dans le Canada[34]. Plusieurs voix s'écrièrent en même temps:
La Longue-Carabine! et les échos répétèrent ce nom, donné à un
célèbre chasseur qui servait quelquefois de batteur d'estrade dans
le camp anglais, et ce fut ainsi que Heyward apprit quel était
celui qui avait été son compagnon.

Les mots -- la Longue-Carabine! la Longue-Carabine! -- passaient
de bouche en bouche, et toute la troupe semblait s'être réunie
autour d'un trophée qui paraissait indiquer la mort de celui qui
en avait été le propriétaire. Après une consultation bruyante
fréquemment interrompue par les éclats d'une joie sauvage, les
Hurons se séparèrent et coururent de tous côtés en faisant
retentir l'air du nom d'un ennemi dont Heyward comprit, d'après
quelques-unes de leurs expressions, qu'ils espéraient trouver le
corps dans quelque fente de rocher.

-- Voici le moment de la crise, dit-il tout bas aux deux soeurs
qui tremblaient. Si cette grotte échappe à leurs recherches, nous
sommes en sûreté. Dans tous les cas nous sommes certains, d'après
ce qu'ils viennent de dire, que nos amis ne sont pas tombés entre
leurs mains, et d'ici à deux heures nous pouvons espérer que Webb
nous aura envoyé du secours.

Quelques minutes se passèrent dans le silence de l'inquiétude, et
tout annonçait que les sauvages redoublaient de soin et
d'attention dans leurs recherches. Plus d'une fois on les entendit
passer dans l'étroit défilé qui séparait les deux cavernes; on le
reconnaissait au bruissement des feuilles de sassafras qu'ils
froissaient, et des branches sèches qui se brisaient sous leurs
pieds. Enfin la pile amoncelée par Heyward céda un peu, et un
faible rayon de lumière pénétra de ce côté dans la grotte. Cora
serra Alice contre son sein, dans une angoisse de terreur, et
Duncan se leva avec la promptitude de l'éclair. De grands cris
poussés en ce moment, et qui partaient évidemment de la caverne
voisine, indiquèrent que les Hurons l'avaient enfin découverte et
venaient d'y entrer; et d'après le nombre des voix qu'on
entendait, il paraissait que toute la troupe y était réunie, ou
s'était rassemblée à l'entrée.

Les deux cavernes étaient à si peu de distance l'une de l'autre
que le major regarda alors comme impossible qu'on ne découvrît pas
leur retraite; et rendu désespéré par cette idée cruelle, il
s'élança vers la fragile barrière qui ne le séparait que de
quelques pieds de ses ennemis acharnés; il s'approcha même de la
petite ouverture que le hasard y avait pratiquée, et y appliqua
l'oeil pour reconnaître les mouvements des sauvages.

À portée de son bras était un Indien d'une taille colossale, dont
la voix forte semblait donner des ordres que les autres
exécutaient. Un peu plus loin il vit la première caverne remplie
de Hurons qui en examinaient tous les recoins avec la plus
scrupuleuse attention. Le sang qui avait coulé de la blessure de
David avait communiqué sa couleur aux feuilles de sassafras sur un
amas desquelles on l'avait couché. Les naturels s'en aperçurent,
et ils poussèrent des cris de joie semblables aux hurlements d'une
meute de chiens qui retrouve la piste qu'elle avait perdue. Ils se
mirent sur-le-champ à éparpiller toutes les branches, comme pour
voir si elles ne cachaient pas l'ennemi qu'ils avaient si
longtemps haï et redouté; et pour s'en débarrasser, ils les
jetèrent dans l'intervalle qui séparait les deux cavernes. Un
guerrier à physionomie féroce et sauvage s'approcha du chef,
tenant en main une brassée de ces branches, et lui fit remarquer
avec un air de triomphe les traces de sang dont elles étaient
couvertes en prononçant avec vivacité quelques phrases dont
Heyward devina le sens en entendant répéter plusieurs fois les
mots -- la Longue-Carabine. -- Il jeta alors les branches qu'il
portait sur l'amas de celles que le major avait accumulées devant
l'entrée de la seconde caverne, et boucha le jour que le hasard y
avait pratiqué. Ses compagnons, imitant son exemple, y jetèrent
pareillement les branches qu'ils emportaient de la première
caverne, et ajoutèrent ainsi sans le vouloir à la sécurité de ceux
qui s'étaient réfugiés dans la seconde. Le peu de solidité de ce
boulevard était précisément ce qui en faisait la force; car
personne ne songeait à déranger une masse de broussailles que
chacun croyait que ses compagnons avaient contribué à former dans
ce moment de confusion.

À mesure que les couvertures placées à l'intérieur étaient
repoussées par les branches qu'on accumulait au dehors et qui
commençaient à former une masse plus compacte, Duncan respirait
plus librement. Ne pouvant plus rien voir, il retourna à la place
qu'il occupait auparavant au centre de la grotte, et d'où il
pouvait voir l'issue qui donnait sur la rivière. Pendant qu'il s'y
rendait, les Indiens parurent renoncer à faire des recherches; on
les entendit sortir de la caverne en paraissant se diriger vers
l'endroit d'où ils s'étaient fait entendre en arrivant, et leurs
hurlements de désespoir annonçaient qu'ils étaient assemblés
autour des corps des compagnons qu'ils avaient perdus pendant
l'attaque de l'île.

Le major se hasarda alors à lever les yeux sur ses compagnes; car
pendant ce court intervalle de danger imminent, il avait craint
que l'inquiétude peinte sur son front n'augmentât les alarmes des
deux jeunes personnes, dont la terreur était déjà si grande.

-- Ils sont partis, Cora, dit-il à voix basse; Alice, ils sont
retournés d'où ils sont venus; nous sommes sauvés. Rendons-en
grâces au ciel, qui seul a pu nous délivrer de ces ennemis sans
pitié.

-- Que le ciel accepte donc mes ferventes actions de grâces!
s'écria Alice en s'arrachant des bras de sa soeur, et en se jetant
à genoux sur le roc; ce ciel qui a épargné les pleurs d'un bon
père! qui a sauvé la vie de ceux que j'aime tant!

Heyward et Cora, plus maîtresse d'elle-même que sa soeur, virent
avec attendrissement cet élan de forte émotion, et le major pensa
que jamais la piété ne s'était montrée sous une forme plus
séduisante que celle de la jeune Alice. Ses yeux brillaient du feu
de la reconnaissance, ses joues avaient repris toute leur
fraîcheur, et ses traits éloquents annonçaient que sa bouche se
préparait à exprimer les sentiments dont son coeur était rempli.
Mais quand ses lèvres s'ouvrirent, la parole sembla s'y glacer; la
pâleur de la mort couvrit de nouveau son visage, ses yeux
devinrent fixes et immobiles d'horreur; ses deux mains, qu'elle
avait levées vers le ciel, se dirigèrent en ligne horizontale vers
l'issue qui donnait sur la rivière, et tout son corps fut agité de
violentes convulsions. Les yeux d'Heyward suivirent sur-le-champ
la direction des bras d'Alice, et sur la rive opposée du bras de
la rivière qui coulait dans le ravin, il vit un homme dans les
traits sauvages et féroces duquel il reconnut son guide perfide le
Renard-Subtil.

En ce moment de surprise et d'horreur, la prudence du major ne
l'abandonna point. Il vit à l'air de l'Indien que ses yeux,
accoutumés au grand jour, n'avaient pas encore pu pénétrer à
travers l'obscurité qui régnait dans la grotte. Il se flatta même
qu'en se retirant avec ses deux compagnes dans un renfoncement
encore plus sombre où David était déjà, ils pourraient encore
échapper à ses regards; mais une expression de satisfaction féroce
qui se peignit tout à coup sur les traits du sauvage lui apprit
qu'il était trop tard, et qu'ils étaient découverts.

L'air de triomphe brutal qui annonçait cette terrible vérité fut
insupportable au major; il n'écouta que son ressentiment, et ne
songeant qu'à immoler son perfide ennemi, il lui tira un coup de
pistolet. L'explosion retentit dans la caverne comme l'éruption
d'un volcan, et lorsque la fumée fut dissipée, Heyward ne vit plus
personne à l'endroit où il avait aperçu l'Indien. Il courut à
l'ouverture, et vit le traître se glisser derrière un rocher qui
le déroba à ses yeux.

Un profond silence avait succédé parmi les Indiens à l'explosion
qui leur semblait sortie des entrailles de la terre. Mais lorsque
le Renard eut poussé un long cri qu'un accent de joie rendait
intelligible, un hurlement général y répondit: tous ses compagnons
se réunirent de nouveau, rentrèrent dans l'espèce de défilé qui
séparait les cavernes, et avant que Heyward eût le temps de
revenir de sa consternation, la faible barrière de sassafras fut
renversée, les sauvages se précipitèrent dans la grotte, et
saisissant les quatre individus qui s'y trouvaient, ils les
entraînèrent en plein air, au milieu de toute la troupe des Hurons
triomphants.

Chapitre X

J'ai peur que notre sommeil ne soit aussi prolongé demain matin
que nos veilles l'ont été la nuit dernière.

Shakespeare. Le songe d'une nuit d'été.

Dès que Heyward fut revenu du choc violent que lui avait fait
éprouver cette infortune soudaine, il commença à faire ses
observations sur l'air et les manières des sauvages vainqueurs.
Contre l'usage des naturels, habitués à abuser de leurs avantages,
ils avaient respecté non seulement les deux soeurs, non seulement
le maître en psalmodie, mais le major lui-même, quoique son
costume militaire et surtout ses épaulettes eussent attiré
l'attention de quelques individus qui y avaient porté la main
plusieurs fois avec le désir évident de s'en emparer; mais un
ordre du chef, prononcé d'un ton d'autorité, eut le pouvoir de les
contenir, et Heyward fut convaincu qu'on avait quelque motif
particulier pour les épargner, du moins quant à présent.

Tandis que les plus jeunes de ces sauvages admiraient la richesse
d'un costume dont leur vanité aurait aimé à se parer, les
guerriers plus âgés et plus expérimentés continuaient à faire des
perquisitions dans les deux cavernes et dans toutes les fentes des
rochers, d'un air qui annonçait que les fruits qu'ils venaient de
recueillir de leur victoire ne leur suffisaient pas encore.
N'ayant pu découvrir les victimes qu'ils désiraient surtout
immoler à leur vengeance, ces barbares se rapprochèrent de leurs
prisonniers, et leur demandèrent d'un ton furieux en mauvais
français ce qu'était devenu la Longue-Carabine. Heyward affecta de
ne pas comprendre leurs questions, et David, ne sachant pas le
français, n'eut pas besoin de recourir à l'affectation. Enfin,
fatigué de leurs importunités et craignant de les irriter par un
silence trop opiniâtre, il chercha des yeux Magua afin d'avoir
l'air de s'en servir comme d'interprète pour répondre à un
interrogatoire qui devenait plus pressant et plus menaçant de
moment en moment.

La conduite de ce sauvage formait un contraste frappant avec celle
de ses compagnons. Il n'avait pris aucune part aux nouvelles
recherches qu'on avait faites depuis la capture des quatre
prisonniers; il avait laissé ceux de ses camarades que la soif du
pillage tourmentait, ouvrir la petite valise du maître en
psalmodie et s'en partager les effets. Placé à quelque distance
derrière les autres Hurons, il avait l'air si tranquille, si
satisfait, qu'il était évident que, quant à lui du moins, il avait
obtenu tout ce qu'il désirait gagner par sa trahison. Quand les
yeux du major rencontrèrent les regards sinistres quoique calmes
de son guide, il les détourna d'abord avec horreur; mais sentant
la nécessité de dissimuler dans un pareil moment, il fit un effort
sur lui-même pour lui adresser la parole.

-- Le Renard-Subtil est un trop brave guerrier, lui dit-il, pour
refuser d'expliquer à un ennemi sans armes ce que lui demandent
ceux dont il est le captif.

-- Ils lui demandent où est le Chasseur qui connaît tous les
sentiers des bois, répondit Magua en mauvais anglais; et appuyant
en même temps la main avec un sourire féroce sur des feuilles de
sassafras qui bandaient une blessure qu'il avait reçue à l'épaule;
la Longue-Carabine, ajouta-t-il: son fusil est bon, son oeil ne se
ferme jamais; mais de même que le petit fusil du chef blanc, il ne
peut rien contre la vie du Renard-Subtil.

-- Le Renard est trop brave, dit Heyward, pour songer à une
blessure qu'il a reçue à la guerre et pour la reprocher à la main
qui la lui a faite.

-- Étions-nous en guerre, répliqua Magua, quand l'Indien fatigué
se reposait au pied d'un chêne pour manger son grain? qui avait
rempli la forêt d'ennemis embusqués? qui a voulu lui saisir le
bras? qui avait la paix sur la langue et le sang dans le coeur?
Magua avait-il dit que sa hache de guerre était hors de terre et
que sa main l'en avait retirée?

Heyward, n'osant rétorquer l'argument de son accusateur en lui
reprochant la trahison qu'il avait lui-même méditée, et dédaignant
de chercher à désarmer son ressentiment par quelque apologie,
garda le silence. Magua, de son côté, ne parut pas vouloir
continuer la controverse, et s'appuyant de nouveau contre le
rocher dont il s'était écarté un instant, il reprit son attitude
d'indifférence. Mais le cri de -- la Longue-Carabine! -- se
renouvela dès que les sauvages impatients s'aperçurent que cette
courte conférence était terminée.

-- Vous l'entendez, dit Magua avec un air de nonchalance; les
Hurons demandent le sang de la Longue-Carabine, ou ils feront
couler celui de ceux qui le cachent.

-- Il est parti, échappé, bien loin de leur portée, répondit le
major Magua sourit dédaigneusement.

-- Quand l'homme blanc meurt, dit-il, il se croit en paix; mais
l'homme rouge sait comment tourmenter l'esprit même de son ennemi.
Où est son corps? montrez sa tête aux Hurons.

-- Il n'est pas mort; il s'est échappé.

-- Est-il un oiseau qui n'ait qu'à déployer ses ailes? demanda
l'Indien en secouant la tête avec un air d'incrédulité. Est-il un
poisson qui puisse nager sans regarder le soleil? Le chef blanc
lit dans ses livres, et croit que les Hurons n'ont pas de
jugement.

-- Sans être un poisson, la Longue-Carabine peut nager. Après
avoir brûlé toute sa poudre, il s'est jeté dans le courant qui l'a
entraîné bien loin, pendant que les yeux des Hurons étaient
couverts d'un nuage.

-- Et pourquoi le chef blanc ne l'a-t-il pas imité? pourquoi est-
il resté? Est-il une pierre qui va au fond de l'eau, ou sa
chevelure lui brûle-t-elle la tête?

-- Si votre camarade qui a perdu la vie dans le gouffre pouvait
vous répondre, il vous dirait que je ne suis pas une pierre qu'un
faible effort suffit pour y précipiter, répondit le major, croyant
devoir faire usage de ce style d'ostentation qui excite toujours
l'admiration des sauvages; les hommes blancs pensent que les
lâches seuls abandonnent leurs femmes.

Magua murmura entre ses dents quelques mots inintelligibles, et
dit ensuite: -- Et les Delawares savent-ils nager aussi bien que
se glisser entre les broussailles? -- Où est le Grand-Serpent?

Heyward vit par cette demande que ses ennemis connaissaient mieux
que lui les deux sauvages qui avaient été ses compagnons de
danger.

-- Il est parti de même à l'aide du courant, répondit-il.

-- Et le Cerf-Agile? je ne le vois pas ici.

-- Je ne sais de qui vous voulez parler, répondit le major,
cherchant à gagner du temps.

-- Uncas, dit Magua, prononçant ce nom delaware avec encore plus
de difficulté que les mots anglais. Bounding-Elk est le nom que
l'homme blanc donne au jeune Mohican.

-- Nous ne pouvions pas nous entendre, répondit Heyward, désirant
prolonger la discussion; le mot elk signifie un élan; comme celui
deer un daim; et c'est par le mot stag qu'on désigne un cerf.

-- Oui, oui, dit l'Indien en se parlant à lui-même dans sa langue
naturelle, les Visages-Pâles sont des femmes bavardes; ils ont
plusieurs mots pour la même chose, tandis que la Peau-Rouge
explique tout par le son de sa voix. -- Et s'adressant alors au
major, en reprenant son mauvais anglais, mais sans vouloir changer
le nom que les Canadiens avaient donné au jeune Mohican: -- Le
daim est agile, mais faible, dit-il; l'élan et le cerf sont
agiles, mais forts; et le fils du Grand-Serpent est le Cerf-Agile.
A-t-il sauté par-dessus la rivière pour gagner les bois?

-- Si vous voulez parler du fils du Mohican, répondit Heyward, il
s'est échappé comme son père et la Longue-Carabine, en se confiant
au courant.

Comme il n'y avait rien d'invraisemblable pour un Indien dans
cette manière de s'échapper, Magua ne montra plus d'incrédulité;
il admit même la vérité de ce qu'il venait d'entendre, avec une
promptitude qui était une nouvelle preuve du peu d'importance
qu'il attachait personnellement à la capture de ces trois
individus. Mais il fut évident que ses compagnons ne partageaient
pas le même sentiment.

Les Hurons avaient attendu le résultat de ce court entretien avec
la patience qui caractérise les sauvages, et dans le plus profond
silence. Quand ils virent les deux interlocuteurs rester muets,
tous leurs yeux se tournèrent sur Magua, lui demandant de cette
manière expressive le résultat de ce qui venait d'être dit.
L'Indien étendit le bras vers la rivière, et quelques mots joints
à ce geste suffirent pour leur faire comprendre ce qu'étaient
devenus ceux qu'ils voulaient sacrifier à leur vengeance.

Dès que ce fait fut généralement connu, les sauvages poussèrent
des hurlements horribles qui annonçaient de quelle fureur ils
étaient transportés en apprenant que leurs victimes leur avaient
échappé, les uns couraient comme des frénétiques, en battant l'air
de leurs bras; les autres crachaient dans la rivière, comme pour
la punir d'avoir favorisé l'évasion des fugitifs et privé les
vainqueurs de leurs droits légitimes. Quelques-uns, et ce
n'étaient pas les moins redoutables, jetaient de sombres regards
sur les captifs qui étaient en leur pouvoir, et semblaient ne
s'abstenir d'en venir à des actes de violence contre eux que par
l'habitude qu'ils avaient de commander à leurs passions; il en
était qui joignaient à ce langage muet des gestes menaçants. Un
d'entre eux alla même jusqu'à saisir d'une main les beaux cheveux
qui flottaient sur le cou d'Alice, tandis que de l'autre,
brandissant un couteau autour de sa tête, il semblait annoncer de
quelle horrible manière elle serait dépouillée de ce bel ornement.

Le jeune major ne put supporter cet affreux spectacle, et tenta un
effort aussi désespéré qu'inutile pour voler au secours d'Alice;
mais on lui avait lié les mains, et au premier mouvement qu'il
fit, il sentit la main lourde du chef indien s'appesantir sur son
épaule. Convaincu qu'une résistance impuissante ne pourrait servir
qu'à irriter encore davantage ces barbares, il se soumit donc à
son destin, et chercha à rendre quelque courage à ses malheureuses
compagnes, en leur disant qu'il était dans le caractère des
sauvages d'effrayer par des menaces qu'ils n'avaient pas
l'intention d'exécuter.

Mais tout en prononçant des paroles de consolation qui avaient
pour but de calmer les appréhensions des deux soeurs, Heyward
n'était pas assez faible pour se tromper lui-même. Il savait que
l'autorité d'un chef indien était établie sur des fondements bien
peu solides, et qu'il la devait plus souvent à la supériorité de
ses forces physiques qu'à aucune cause morale. Le danger devait
donc se calculer en proportion du nombre des êtres sauvages qui
les entouraient. L'ordre le plus positif de celui qui paraissait
leur chef pouvait être violé à chaque instant par le premier
furieux qui voudrait sacrifier une victime aux mânes d'un ami ou
d'un parent. Malgré tout son calme apparent et son courage, il
avait donc le désespoir et la mort dans le coeur, quand il voyait
un de ces hommes féroces s'approcher des deux malheureuses soeurs,
ou seulement fixer de sombres regards sur des êtres si peu en état
de résister au moindre acte de violence.

Ses craintes se calmèrent pourtant un peu quand il vit le chef
appeler autour de lui ses guerriers pour tenir une espèce de
conseil de guerre. La délibération fut courte; peu d'orateurs
prirent la parole, et la détermination parut unanime. Les gestes
que tous ceux qui parlèrent dirigeaient du côté du camp de Webb,
semblaient indiquer qu'ils craignaient une attaque de ce côté:
cette considération fut probablement ce qui accéléra leur
résolution, et ce qui mit ensuite une grande promptitude dans
leurs mouvements.

Pendant cette courte conférence, Heyward eut le loisir d'admirer
la prudence avec laquelle les Hurons avaient effectué leur
débarquement après la cessation des hostilités.

On a déjà dit que la moitié de cette petite île était un rocher au
pied duquel s'étaient arrêtés quelques troncs d'arbres que les
eaux y avaient entraînés. Ils avaient choisi ce point pour y faire
leur descente, probablement parce qu'ils ne croyaient pas pouvoir
remonter le courant rapide, formé plus bas par la réunion des deux
chutes d'eau. Pour y réussir, ils avaient porté le canot dans les
bois, jusqu'au delà de la cataracte; ils y avaient placé leurs
armes et leurs munitions, et tandis que deux sauvages les plus
expérimentés se chargeaient de le conduire avec le chef, les
autres le suivaient à la nage. Ils avaient débarqué ainsi au même
endroit qui avait été si fatal à ceux de leurs compagnons qui y
étaient arrivés les premiers, mais avec l'avantage d'être en
nombre bien supérieur et d'avoir des armes à feu. Il était
impossible de douter que tel eût été leur arrangement pour
arriver, puisqu'ils le conservèrent pour partir. On transporta le
canot par terre, d'une extrémité de l'île à l'autre, et on le
lança à l'eau près de la plate-forme où le chasseur avait lui-même
amené ses compagnons.

Comme les remontrances étaient inutiles et la résistance
impossible, Heyward donna l'exemple de la soumission à la
nécessité en entrant dans le canot dès qu'il en reçut l'ordre, et
il y fut suivi par David La Gamme. Le pilote chargé de conduire le
canot, y prit place ensuite, et les autres sauvages le suivirent
en nageant. Les Hurons ne connaissaient ni les bas-fonds, ni les
rochers à fleur d'eau du lit de cette rivière, mais ils étaient
trop experts dans ce genre de navigation pour commettre aucune
erreur, et pour ne pas remarquer les signes qui les annoncent. Le
frêle esquif suivit donc le courant rapide sans aucun accident, et
au bout de quelques instants les captifs descendirent sur la rive
méridionale du fleuve, presque en face de l'endroit où ils
s'étaient embarqués la soirée précédente.

Les Indiens y tinrent une autre consultation qui ne fut pas plus
longue que la première, et pendant ce temps quelques sauvages
allèrent chercher les chevaux, dont les hennissements de terreur
avaient probablement contribué à faire découvrir leurs maîtres. La
troupe alors se divisa; le chef, suivi de la plupart de ses gens,
monta sur le cheval du major, traversa la rivière, et disparut
dans les bois, laissant les prisonniers sous la garde de six
sauvages, à la tête desquels était le Renard-Subtil. Ce mouvement
inattendu renouvela les inquiétudes d'Heyward.

D'après la modération peu ordinaire de ces sauvages, il avait aimé
à se persuader qu'on les gardait prisonniers pour les livrer à
Montcalm. Comme l'imagination de ceux qui sont dans le malheur
sommeille rarement, et qu'elle n'est jamais plus active que
lorsqu'elle est excitée par quelque espérance, si faible et si
éloignée qu'elle puisse être, il avait même pensé que le général
français pouvait se flatter que l'amour paternel l'emporterait
chez Munro sur le sentiment de ce qu'il devait à son roi; car,
quoique Montcalm passât pour un esprit entreprenant, pour un homme
plein de courage, on le regardait aussi comme expert dans ces
ruses politiques, qui ne respectent pas toujours les règles de la
morale, et qui déshonoraient si généralement à cette époque la
diplomatie européenne.

Mais en ce moment tous ces calculs ingénieux se trouvaient
dérangés par la conduite des Hurons. Le chef, et ceux qui
l'avaient suivi, se dirigeaient évidemment vers l'extrémité de
l'Horican; et ils restaient au pouvoir des autres, qui allaient
les conduire sans doute au fond des déserts. Désirant sortir à
tout prix de cette cruelle incertitude, et voulant dans une
circonstance si urgente essayer le pouvoir de l'argent, il
surmonta la répugnance qu'il avait à parler à son ancien guide, et
se retournant vers Magua, qui avait pris l'air et le ton d'un
homme qui devait maintenant donner des ordres aux autres, il lui
dit d'un ton amical, et qui annonçait autant de confiance qu'il
put prendre sur lui d'en montrer:

-- Je voudrais adresser à Magua des paroles qu'il ne convient qu'à
un si grand chef d'entendre.

L'Indien se retourna, le regarda avec mépris, et lui répondit:

-- Parlez, les arbres n'ont point d'oreilles.

-- Mais les Hurons ne sont pas sourds; et les paroles qui peuvent
passer par les oreilles des grands hommes d'une nation
enivreraient les jeunes guerriers. Si Magua ne veut pas écouter,
l'officier du roi saura garder le silence.

Le sauvage dit quelques mots avec insouciance à ses compagnons,
qui s'occupaient gauchement à préparer les chevaux des deux
soeurs, et s'éloignant d'eux de quelques pas, il fit un geste avec
précaution pour indiquer à Heyward de venir le joindre.

-- Parlez à présent, dit-il, si vos paroles sont telles que le
Renard-Subtil doive les entendre.

-- Le Renard-Subtil a prouvé qu'il était digne du nom honorable
que lui ont donné ses pères canadiens, dit le major. Je reconnais
maintenant la prudence de sa conduite; je vois tout ce qu'il a
fait pour nous servir; et je ne l'oublierai pas quand l'heure de
la récompense sera arrivée. Oui, le Renard a prouvé qu'il est non
seulement un grand guerrier, un grand chef dans le conseil, mais
encore qu'il sait tromper ses ennemis.

-- Qu'a donc fait le Renard? demanda froidement l'Indien.

-- Ce qu'il a fait? répondit Heyward; il a vu que les bois étaient
remplis de troupes d'ennemis, à travers lesquels il ne pouvait
passer sans donner dans quelque embuscade, et il a feint de se
tromper de chemin afin de les éviter; ensuite il a fait semblant
de retourner à sa peuplade, à cette peuplade qui l'avait chassé
comme un chien de ses wigwams, afin de regagner sa confiance, et
quand nous avons enfin reconnu quel était son dessein, ne l'avons-
nous pas bien secondé en nous conduisant de manière à faire croire
aux Hurons que l'homme blanc pensait que son ami le Renard était
son ennemi? Tout cela n'est-il pas vrai? Et quand le Renard eut,
par sa prudence, fermé les yeux et bouché les oreilles des Hurons,
ne leur a-t-il pas fait oublier qu'ils l'avaient forcé à se
réfugier chez les Mohawks? Ne les a-t-il pas engagés ensuite à
s'en aller follement du côté du nord, en le laissant sur la rive
méridionale du fleuve avec leurs prisonniers? Et maintenant ne va-
t-il pas retourner sur ses pas et reconduire à leur père les deux
filles du riche Écossais à tête grise? Oui, oui, Magua, j'ai vu
tout cela, et j'ai déjà pensé à la manière dont on doit
récompenser tant de prudence et d'honnêteté. D'abord le chef de
William-Henry sera généreux comme doit l'être un si grand chef
pour un tel service. La médaille[35] que porte Magua sera d'or au
lieu d'être d'étain; sa corne sera toujours pleine de poudre; les
dollars sonneront dans sa poche en aussi grande quantité que les
cailloux sur les bords de l'Horican; et les daims viendront lui
lécher la main, car ils sauront qu'ils ne pourraient échapper au
long fusil qui lui sera donné. Quant à moi, je ne sais comment
surpasser la générosité de l'Écossais, mais je... oui... je...

-- Que fera le jeune chef qui est arrivé du côté où le soleil est
le plus brûlant? demanda l'Indien, voyant Heyward hésiter parce
qu'il désirait terminer son énumération par ce qui excite le plus
vivement les désirs de ces peuplades sauvages.

-- Il fera couler devant le wigwam de Magua, répondit le major,
une rivière d'eau de feu aussi intarissable que celle qu'il a
maintenant sous les yeux, au point que le coeur du grand chef sera
plus léger que les plumes de l'oiseau-mouche, et son haleine plus
douce que l'odeur du chèvrefeuille sauvage.

Magua avait écouté dans un profond silence le discours insinuant
et adroit de Duncan, qui s'était expliqué avec lenteur pour
produire plus d'impression. Quand le major parla du stratagème
qu'il supposait avoir été employé par l'Indien pour tromper sa
propre nation, celui-ci prit un air de gravité prudente. Quand il
fit allusion aux injures qu'il présumait avoir forcé le Huron à
s'éloigner de sa peuplade, il vit briller dans les yeux de Magua
un éclair de férocité si indomptable, qu'il crut avoir touché la
corde sensible; et quand il arriva à la partie de son discours où
il cherchait à exciter la cupidité, comme il avait voulu animer
l'esprit de vengeance, il obtint du moins une sérieuse attention
de son auditeur. La question que le Renard lui avait adressée
avait été faite avec tout le calme et toute la dignité d'un
Indien; mais il était facile de voir à l'expression de ses traits
qu'il réfléchissait profondément à la réponse qu'il devait faire à
son tour.

Après quelques instants de silence, le Huron porta une main sur
les feuilles qui servaient de bandage à son épaule blessée, et dit
avec énergie:

-- Les amis font-ils de pareilles marques?

-- Une blessure faite par la Longue-Carabine à un ennemi aurait-
elle été aussi légère?

-- Les Delawares rampent-ils comme des serpents dans les
broussailles pour infecter de leur venin ceux qu'ils aiment?

-- Le Grand-Serpent se serait-il laissé entendre par des oreilles
qu'il aurait voulu rendre sourdes?

-- Le chef blanc brûle-t-il jamais sa poudre contre ceux qu'il
regarde comme ses frères?

-- Manque-t-il jamais son but quand il veut sérieusement tuer? Ces
questions et les réponses se succédèrent rapidement, et furent
suivies d'un autre intervalle de silence. Duncan crut que l'Indien
hésitait, et, pour s'assurer la victoire, il recommençait
l'énumération de toutes les récompenses qui lui seraient
accordées, quand celui-ci l'interrompit par un geste expressif.

-- Cela suffit, dit-il; le Renard-Subtil est un chef sage, et vous
verrez ce qu'il fera. Allez, et que votre bouche soit fermée.
Quand Magua parlera, il sera temps de lui répondre.

Heyward, s'apercevant que les yeux de l'Indien étaient fixés avec
une sorte d'inquiétude sur ses compagnons, se retira sur-le-champ,
pour ne pas avoir l'air d'avoir des intelligences suspectes avec
leur chef. Magua s'approcha des chevaux, et affecta d'être
satisfait des soins que ses camarades avaient pris pour les
équiper. Il fit signe alors au major d'aider les deux soeurs à se
mettre en selle, car il ne daignait se servir de la langue
anglaise que dans les occasions importantes et indispensables.

Il ne restait plus aucun prétexte plausible de délai, et Duncan,
quoique bien à contrecoeur, rendant à ses compagnes désolées le
service qui lui était ordonné, tâcha de calmer leurs craintes en
leur faisant part à voix basse et en peu de mots des nouvelles
espérances qu'il avait conçues. Les deux soeurs tremblantes
avaient grand besoin de quelque consolation, car à peine osaient-
elles lever les yeux, de crainte de rencontrer les regards
farouches de ceux qui étaient devenus les maîtres de leur
destinée. La jument de David avait été emmenée par la première
troupe, de sorte que le maître de chant fut obligé de marcher à
pied aussi bien que Duncan. Cette circonstance ne parut pourtant
nullement fâcheuse à celui-ci, qui pensa qu'il pourrait en
profiter pour rendre la marche des sauvages moins rapide, car il
tournait encore bien souvent ses regards du côté du fort Édouard,
dans le vain espoir d'entendre dans la forêt quelque bruit qui
indiquerait l'arrivée du secours dont ils avaient un si pressant
besoin.

Quand tout fut préparé, Magua donna le signal du départ, et
reprenant ses fonctions de guide, il se mit lui-même en tête de la
petite troupe pour la conduire. David marchait après lui;
l'étourdissement que lui avait causé sa chute était complètement
dissipé, la douleur de sa blessure était moins vive, et il
semblait avoir pleine connaissance de sa fâcheuse position. Les
deux soeurs le suivaient, ayant le major à leur côté; les Indiens
fermaient la marche, et ne se relâchaient pas un instant de leur
précaution et de leur vigilance.

Ils marchèrent ainsi quelque temps dans un profond silence, qui
n'était interrompu que par quelques mots de consolation que le
major adressait de temps en temps à ses deux compagnes, et par
quelques pieuses exclamations par lesquelles David exhalait
l'amertume de ses pensées, en voulant exprimer une humble
résignation. Ils s'avançaient vers le sud, dans une direction
presque opposée à la route qui conduisait à William-Henry. Cette
circonstance pouvait faire croire que Magua n'avait rien changé à
ses premiers desseins; mais Heyward ne pouvait supposer qu'il
résistât à la tentation des offres séduisantes qu'il lui avait
faites, et il savait que le chemin le plus détourné conduit
toujours à son but un Indien qui croit devoir recourir à la ruse.

Ils firent ainsi plusieurs milles dans des bois dont on ne pouvait
apercevoir la fin, et rien n'annonçait qu'ils fussent près du but
de leur voyage. Le major examinait souvent la situation du soleil,
dont les rayons doraient alors les branches des pins sous lesquels
ils marchaient. Il soupirait après l'instant où la politique de
Magua lui permettrait de prendre une route plus conforme à ses
espérances. Enfin il s'imagina que le rusé sauvage, désespérant de
pouvoir éviter l'armée de Montcalm, qui avançait du côté du nord,
se dirigeait vers un établissement bien connu situé sur la
frontière, appartenant à un officier distingué qui y faisait sa
résidence habituelle, et qui jouissait d'une manière spéciale des
bonnes grâces des Six Nations. Être remis entre les mains de sir
William Johnson lui paraissait une alternative préférable à celle
de gagner les déserts du Canada pour tourner l'armée de Montcalm;
mais, avant d'y arriver, il restait encore bien des lieues à faire
dans la forêt, et chaque pas l'éloignait davantage du théâtre de
la guerre où l'appelaient son honneur et son devoir.

Cora seule se rappela les instructions que le chasseur leur avait
données en les quittant, et toutes les fois que l'occasion s'en
présentait, elle étendait la main pour saisir une branche d'arbre
dans l'intention de la briser. Mais la vigilance infatigable des
Indiens rendait l'exécution de ce dessein aussi difficile que
dangereuse, et elle renonçait à ce projet, en rencontrant les
regards farouches des sombres gardiens qui la surveillaient, se
hâtant alors de faire un geste indiquant une alarme qu'elle
n'éprouvait pas, afin d'écarter leurs soupçons. Une fois pourtant,
une seule fois elle réussit à briser une branche de sumac, et par
une pensée soudaine elle laissa tomber un de ses gants pour
laisser une marque plus certaine de leur passage. Cette ruse
n'échappa point à la pénétration du Huron qui était près d'elle;
il ramassa le gant, le lui rendit, brisa et froissa quelques
branches de sumac, de manière à faire croire que quelque animal
sauvage avait traversé ce buisson, et porta la main sur son
tomahawk avec un regard si expressif et si menaçant, que Cora en
perdit complètement l'envie de laisser après elle le moindre signe
qui indiquât leur route.

À la vérité, les chevaux pouvaient imprimer sur la terre les
traces de leurs pieds; mais chaque troupe des Hurons en avait
emmené deux, et cette circonstance pouvait induire en erreur ceux
qui auraient pu arriver pour leur donner du secours.

Heyward aurait appelé vingt fois leur conducteur, et se serait
hasardé à lui faire une remontrance, si l'air sombre et réservé du
sauvage ne l'eût découragé. Pendant toute sa marche, Magua se
retourna à peine deux ou trois fois pour jeter un regard sur la
petite troupe, et ne prononça jamais un seul mot. N'ayant pour
guide que le soleil, ou consultant peut-être ces marques qui ne
sont connues que de la sagacité des Indiens, il marchait d'un pas
assuré, sans jamais hésiter, et presque en ligne directe, dans
cette immense foret, coupée par de petites vallées, des montagnes
peu élevées, des ruisseaux et des rivières. Que le sentier fût
battu, qu'il fût à peine indiqué ou qu'il disparût totalement, il
n'en marchait ni avec moins de vitesse, ni d'un pas moins assuré:
il semblait même insensible à la fatigue. Toutes les fois que les
voyageurs levaient les yeux, ils le voyaient à travers les troncs
de pins, marchant toujours du même pas et le front haut. La plume
dont il avait paré sa tête était sans cesse agitée par le courant
d'air que produisait la rapidité de sa marche.

Cette marche rapide avait pourtant son but. Après avoir traversé
une vallée où serpentait un beau ruisseau, il se mit à gravir une
petite montagne, mais si escarpée, que les deux soeurs furent
obligées de descendre de cheval pour pouvoir le suivre. Lorsqu'ils
en eurent gagné le sommet, ils se trouvèrent sur une plate-forme
où croissaient quelques arbres, au pied de l'un desquels Magua
s'était déjà étendu pour y chercher le repos dont toute la troupe
avait le plus grand besoin.

Chapitre XI

Maudite soit ma tribu si je lui pardonne!

Shakespeare. Le Marchand de Venise.

Magua avait choisi pour la halte qu'il voulait faire une de ces
petites montagnes escarpées et de forme pyramidale, qui
ressemblent à des élévations artificielles, et qui se trouvent en
si grand nombre dans les vallées des États-Unis. Celle-ci était
assez haute; le sommet en était aplati, et la pente rapide, mais
avec une irrégularité plus qu'ordinaire d'un côté. Les avantages
que cette hauteur présentait pour s'y reposer, semblaient
consister uniquement dans son escarpement et sa forme, qui
rendaient une surprise presque impossible, et la défense plus
facile que partout ailleurs. Mais comme Heyward n'espérait plus de
secours, après le temps qui s'était écoulé et la distance qu'on
avait parcourue, il regardait ces circonstances sans le moindre
intérêt, et ne s'occupait qu'à consoler et encourager ses
malheureuses compagnes. On avait détaché la bride des deux chevaux
pour leur donner les moyens de paître le peu d'herbe qui croissait
sur cette montagne, et l'on avait étalé devant les quatre
prisonniers, assis à l'ombre d'un bouleau dont les branches
s'élevaient en dais sur leurs têtes, quelques restes de provisions
que l'on avait emportés de la caverne.

Malgré la rapidité de leur marche, un des Indiens avait trouvé
l'occasion de percer un faon d'une flèche. Il avait porté l'animal
sur ses épaules jusqu'à l'instant où l'on s'était arrêté. Ses
compagnons, choisissant alors les morceaux qui leur paraissaient
les plus délicats, se mirent à en manger la chair crue, sans aucun
apprêt de cuisine. Magua fut le seul qui ne participa point à ce
repas révoltant; il restait assis à l'écart, et paraissait plongé
dans de profondes réflexions.

Cette abstinence, si remarquable dans un Indien, attira enfin
l'attention du major. Il se persuada que le Huron délibérait sur
les moyens qu'il emploierait pour éluder la vigilance de ses
compagnons, et se mettre en possession des récompenses qui lui
étaient promises. Désirant aider de ses conseils les plans qu'il
pouvait former, et ajouter encore à la force de la tentation, il
se leva, fit quelques pas comme au hasard, et arriva enfin près du
Huron, sans avoir l'air d'en avoir formé le dessein prémédité.

-- Magua n'a-t-il pas marché assez longtemps en face du soleil
pour n'avoir plus aucun danger à craindre des Canadiens? lui
demanda-t-il, comme s'il n'eût pas douté de la bonne intelligence
qui régnait entre eux; n'est-il pas à propos que le chef de
William-Henry revoie ses deux filles avant qu'une autre nuit ait
endurci son coeur contre leur perte, et le rende peut-être moins
libéral dans ses dons?

-- Les Visages-Pâles aiment-ils moins leurs enfants le matin que
le soir? demanda l'Indien d'un ton froid.

-- Non, certainement, répondit Heyward, s'empressant de réparer
l'erreur qu'il craignait d'avoir commise; l'homme blanc peut
oublier, et oublie souvent le lieu de la sépulture de ses pères;
il cesse quelquefois de songer à ceux qu'il devrait toujours aimer
et qu'il a promis de chérir, mais la tendresse d'un père pour son
enfant ne meurt jamais qu'avec lui.

-- Le coeur du vieux chef blanc est-il donc si tendre? demanda
Magua. Pensera-t-il longtemps aux enfants que ses squaws[36] lui
ont donnés? Il est dur envers ses guerriers, et il a des yeux de
pierre.

-- Il est sévère quand son devoir l'exige, et envers ceux qui le
méritent, dit le major; mais il est juste et humain à l'égard de
ceux qui se conduisent bien. J'ai connu beaucoup de bons pères,
mais je n'ai jamais vu une tendresse aussi vive pour ses enfants.
Vous avez vu la tête grise au premier rang de ses guerriers,
Magua; mais moi j'ai vu ses yeux baignés de larmes tandis qu'il me
parlait des deux filles qui sont maintenant en votre pouvoir.

Heyward se tut tout à coup, car il ne savait comment interpréter
l'expression que prenaient les traits de l'Indien, qui l'écoutait
avec une attention marquée. D'abord il fut tenté de supposer que
la joie évidente que montrait le Huron en entendant parler ainsi
de l'amour de Munro pour ses filles prenait sa source dans
l'espoir que sa récompense en serait plus brillante et mieux
assurée; mais, à mesure qu'il parlait, il voyait cette joie
prendre un caractère de férocité si atroce, qu'il lui fut
impossible de ne pas craindre qu'elle fût occasionnée par quelque
passion plus puissante et plus sinistre que la cupidité.

-- Retirez-vous, lui dit l'Indien, supprimant en un instant tout
signe extérieur d'émotion, et y substituant un calme semblable à
celui du tombeau; retirez-vous, et allez dire à la fille aux yeux
noirs que Magua veut lui parler. Le père n'oubliera pas ce que la
fille aura promis.

Duncan regarda ce discours comme inspiré par le désir de tirer de
Cora, soit une récompense encore plus forte, soit une nouvelle
assurance que les promesses qui lui avaient été faites seraient
fidèlement exécutées. Il retourna donc près du bouleau sous lequel
les deux soeurs se reposaient de leurs fatigues, et il leur fit
part du désir qu'avait montré Magua de parler à l'aînée.

-- Vous connaissez quelle est la nature des désirs d'un Indien,
lui dit-il en la conduisant vers l'endroit où le sauvage
l'attendait; soyez prodigue de vos offres de poudre, de
couvertures, et surtout d'eau-de-vie, l'objet le plus précieux aux
yeux de toutes ces peuplades; et vous feriez bien de lui promettre
aussi quelques présents de votre propre main, avec cette grâce qui
vous est si naturelle. Songez bien, Cora, que c'est de votre
adresse et de votre présence d'esprit que votre vie et celle
d'Alice peuvent dépendre dans cette conférence.

-- Et la vôtre, Heyward?

-- La mienne est de peu d'importance; je l'ai déjà dévouée à mon
roi, et elle appartient au premier ennemi qui aura le pouvoir de
la sacrifier. Je ne laisse pas un père pour me regretter. Peu
d'amis donneront des larmes à une mort que j'ai cherchée plus
d'une fois sur le chemin de la gloire. Mais silence! nous
approchons de l'Indien. -- Magua, voici la jeune dame à qui vous
désirez parler.

Le Huron se leva lentement, et resta près d'une minute silencieux
et immobile. Il fit alors un signe de la main, comme pour intimer
au major l'ordre de se retirer.

-- Quand le Huron parle à des femmes, dit-il d'un ton froid,
toutes les oreilles de sa peuplade sont fermées. Duncan parut
hésiter à obéir.

-- Retirez-vous, Heyward, lui dit Cora avec un sourire calme; la
délicatesse vous en fait un devoir. Allez retrouver Alice, et
tâchez de lui faire concevoir d'heureuses espérances.

Elle attendit qu'il fût parti, et se tournant alors vers Magua,
elle lui dit d'une voix ferme, avec toute la dignité de son sexe:

-- Que veut dire le Renard à la fille de Munro?

-- Écoutez, dit le Huron en lui appuyant sa main sur le bras,
comme pour attirer plus fortement son attention, mouvement auquel
Cora résista avec autant de calme que de fermeté en retirant son
bras à elle; Magua était un chef et un guerrier parmi les Hurons
des lacs; il avait vu les soleils de vingt étés faire couler dans
les rivières les neiges de vingt hivers avant d'avoir aperçu un
Visage-Pâle, et il était heureux. Alors ses pères du Canada
vinrent dans les bois, lui apprirent à boire de l'eau de feu, et
il devint un furieux. Les Hurons le chassèrent loin des sépultures
de ses ancêtres comme ils auraient chassé un buffle sauvage. Il
suivit les bords des lacs, et arriva à la ville de Canon. Là il
vivait de sa chasse et de sa pêche; mais on le repoussa encore
dans les bois, au milieu de ses ennemis; et enfin le chef, qui
était né Huron, devint un guerrier parmi les Mohawks.

-- J'ai entendu dire quelque chose de cette histoire, dit Cora en
voyant qu'il s'interrompait pour maîtriser les passions
qu'enflammait en son coeur le souvenir des injustices qu'il
prétendait avoir été commises à son égard.

-- Est-ce la faute de Magua, continua-t-il, si sa tête n'a pas été
faite de rocher? Qui lui a donné de l'eau de feu à boire? qui l'a
changé en furieux? Ce sont les Visages-Pâles, les hommes de votre
couleur.

-- Et s'il existe des hommes inconsidérés et sans principes, dont
le teint ressemble au mien, est-il juste que j'en sois
responsable?

-- Non; Magua est un homme et non pas un fou. Il sait que les
femmes comme vous n'entrouvrent jamais leurs lèvres pour donner
passage à l'eau de feu; le Grand-Esprit vous a donné la sagesse.

-- Que puis-je donc dire ou faire relativement à vos infortunes,
pour ne pas dire vos erreurs?

-- Écoutez, comme je vous l'ai déjà dit. -- Quand vos pères
anglais et français tirèrent de la terre la hache de guerre, le
Renard leva son tomahawk avec les Mohawks et marcha contre sa
propre nation. Les Visages-Pâles ont repoussé les Peaux-Rouges au
fond des bois, et maintenant, quand nous combattons c'est un blanc
qui nous commande. Le vieux chef de l'Horican, votre père, était
le grand capitaine de notre nation. Il disait aux Mohawks de faire
ceci, de faire cela, et il était obéi. Il fit une loi qui disait
que si un Indien buvait de l'eau de feu et venait alors dans les
wigwams de toile[37] de ses guerriers, il serait puni. Magua ouvrit
follement la bouche, et la liqueur ardente l'entraîna dans la
cabane de Munro. -- Que fit alors la tête grise? -- Que sa fille
le dise!

-- Il n'oublia pas la loi qu'il avait faite, et il rendit justice
en faisant punir le coupable.

-- Justice! répéta l'Indien en jetant sur la jeune fille, dont les
traits étaient calmes et tranquilles, un regard de côté dont
l'expression était féroce; est-ce donc justice que de faire le mal
soi-même, et d'en punir les autres? Magua n'était pas coupable,
c'était l'eau de feu qui parlait et qui agissait pour lui; mais
Munro n'en voulut rien croire. Le chef huron fut saisi, lié à un
poteau et battu de verges comme un chien, en présence de tous les
guerriers à visage pâle.

Cora garda le silence, car elle ne savait comment rendre excusable
aux yeux d'un Indien cet acte de sévérité peut-être imprudente de
son père.

-- Voyez! continua Magua en entrouvrant le léger tissu d'indienne
qui couvrait en partie sa poitrine; voici les cicatrices qui ont
été faites par des balles et des couteaux; un guerrier peut les
montrer et s'en faire honneur devant toute sa nation: mais la tête
grise a imprimé sur le dos du chef huron des marques qu'il faut
qu'il cache, comme un squaw, sous cette toile peinte par des
hommes blancs.

-- J'avais pensé qu'un guerrier indien était patient; que son
esprit ne sentait pas, ne connaissait pas les tourments qu'on
faisait endurer à son corps.

-- Lorsque les Chippewas lièrent Magua au poteau et lui firent
cette blessure, répondit le Huron avec un geste de fierté en
passant le doigt sur une longue cicatrice qui lui traversait toute
la poitrine, le Renard leur rit au nez et leur dit qu'il
n'appartenait qu'à des squaws de porter des coups si peu
sensibles. Son esprit était alors monté au-dessus des nuages; mais
quand il sentit les coups humiliants de Munro, son esprit était
sous la terre. -- L'esprit d'un Huron ne s'enivre jamais, il ne
peut perdre la mémoire.

-- Mais il peut être apaisé. Si mon père a commis une injustice à
votre égard, prouvez-lui, en lui rendant ses deux filles, qu'un
Huron peut pardonner une injure; vous savez ce que le major
Heyward vous a promis, et moi-même... Magua secoua la tête et lui
défendit de répéter des offres qu'il méprisait.

-- Que voulez-vous donc? demanda Cora, convaincue douloureusement
que la franchise du trop généreux Duncan s'était laissé abuser par
la duplicité maligne d'un sauvage.

-- Ce que veut un Huron est de rendre le bien pour le bien et le
mal pour le mal.

-- Vous voulez donc vous venger de l'insulte que vous a faite
Munro, sur deux filles sans défense? J'aurais cru qu'un chef tel
que vous aurait regardé comme plus digne d'un homme de chercher à
le rencontrer face à face, et d'en tirer la satisfaction d'un
guerrier.

-- Les Visages-Pâles ont de longs bras et des couteaux bien
affilés, répondit l'Indien avec un sourire de joie farouche;
pourquoi le Renard-Subtil irait-il au milieu des mousquets des
guerriers blancs, quand il tient entre ses mains l'esprit de son
ennemi?

-- Faites-moi du moins connaître vos intentions, Magua, dit Cora
en faisant un effort presque surnaturel pour parler avec calme.
Avez-vous dessein de nous emmener prisonnières dans les bois, ou
de nous donner la mort? n'existe-t-il pas de récompenses, de
moyens de réparer votre injure, qui puissent vous adoucir le
coeur? Du moins rendez la liberté à ma jeune soeur, et faites
tomber sur moi toute votre colère. Achetez la richesse en la
rendant à son père, et que votre vengeance se contente d'une seule
victime. La perte de ses deux filles conduirait un vieillard au
tombeau; et quel profit, quelle satisfaction en retirera le
Renard?

-- Écoutez encore! -- La fille aux yeux bleus pourra retourner à
l'Horican, et dire au vieux chef tout ce qui a été fait, si la
fille aux yeux noirs veut me jurer par le Grand-Esprit de ses
pères de ne pas me dire de mensonges.

-- Et que voulez-vous que je vous promette? demanda Cora,
conservant un ascendant secret sur les passions indomptables du
sauvage, par son sang-froid et son air de dignité.

-- Quand Magua quitta sa peuplade, sa femme fut donnée à un autre
chef. Maintenant il a fait la paix avec les Hurons, et il va
retourner près de la sépulture de ses pères, sur les bords du
grand lac. Que la fille du chef anglais consente à le suivre et à
habiter pour toujours son wigwam.

Quelque révoltante qu'une telle proposition pût être pour Cora,
elle conserva pourtant encore assez d'empire sur elle-même pour y
répondre sans montrer la moindre faiblesse.

-- Et quel plaisir pourrait trouver Magua à partager son wigwam
avec une femme qu'il n'aime point, avec une femme d'une nation et
d'une couleur différentes de la sienne? Il vaut mieux qu'il
accepte l'or de Munro, et qu'il achète par sa générosité la main
et le coeur de quelque jeune Huronne.

L'Indien resta près d'une minute sans lui répondre; mais ses
regards farouches se fixèrent sur elle avec une expression telle
qu'elle baissa les yeux, et redouta quelque proposition d'une
nature encore plus horrible. Enfin Magua reprit la parole, et lui
dit avec le ton de l'ironie la plus insultante:

-- Lorsque les coups de verges tombaient sur le dos du chef huron,
il savait déjà où trouver la femme qui en supporterait la
souffrance. Quel plaisir pour Magua de voir tous les jours la
fille de Munro porter son eau, semer et récolter son grain, et
faire cuire sa venaison! Le corps de la tête grise pourra dormir
au milieu de ses canons; mais son esprit: ha! ha! le Renard-Subtil
le tiendra sous son couteau.

-- Monstre! s'écria Cora dans un transport d'indignation causé par
l'amour filial, tu mérites bien le nom qui t'a été donné! Un démon
seul pouvait imaginer une vengeance si atroce! Mais tu t'exagères
ton pouvoir. Tu verras que c'est véritablement l'esprit de Munro
que tu as entre tes mains, et il défie ta méchanceté!

Le Huron répondit à cet élan de sensibilité par un sourire de
dédain qui prouvait que sa résolution était inaltérable, et il lui
fit signe de se retirer, comme pour lui dire que la conférence
était finie.

Cora, regrettant presque le mouvement de vivacité auquel elle
s'était laissé entraîner, fut obligée de lui obéir; car Magua
l'avait déjà quittée pour aller rejoindre ses compagnons, qui
finissaient leur dégoûtant repas. Heyward courut à la rencontre de
la soeur d'Alice, et lui demanda le résultat d'une conversation
pendant laquelle il avait toujours eu les yeux fixés sur les deux
interlocuteurs. Mais ils étaient déjà à deux pas d'Alice, et Cora,
craignant d'augmenter encore ses alarmes, évita de répondre
directement à cette question, et ne montra qu'elle n'avait obtenu
aucun succès que par ses traits pâles et défaits, et par les
regards inquiets qu'elle jetait sans cesse sur leurs gardiens.

Sa soeur lui demanda à son tour si elle savait du moins à quel
sort elles étaient réservées; mais elle n'y répondit qu'en
étendant un bras vers le groupe de sauvages, et en s'écriant avec
une agitation dont elle ne fut pas maîtresse, tandis qu'elle
pressait Alice contre son sein:

-- Là! là! -- Lisez notre destin sur leurs visages! -- Ne l'y
voyez-vous pas?

Ce geste et sa voix entrecoupée firent encore plus d'impression
que ses paroles sur ceux qui l'écoutaient, et tous leurs regards
furent bientôt fixés sur le point où les siens étaient arrêtés
avec une attention qu'un moment si critique ne justifiait que
trop.

Quand Magua fut arrivé près des sauvages qui étaient étendus par
terre avec une sorte d'indolence brutale, il commença à les
haranguer avec le ton de dignité d'un chef indien. Dès les
premiers mots qu'il prononça, ses auditeurs se levèrent, et
prirent une attitude d'attention respectueuse. Comme il parlait sa
langue naturelle, les prisonniers, quoique la vigilance des
Indiens ne leur eût pas permis de se placer à une grande distance,
ne pouvaient que former des conjectures sur ce qu'il leur disait,
d'après les inflexions de sa voix et la nature des gestes
expressifs qui accompagnent toujours l'éloquence d'un sauvage.

D'abord le langage et les gestes de Magua parurent calmes.
Lorsqu'il eut suffisamment éveillé l'attention de ses compagnons,
il avança si souvent la main dans la direction des grands lacs,
qu'Édouard fut porté à en conclure qu'il leur parlait du pays de
leurs pères et de leur peuplade éloignée. Les auditeurs laissaient
échapper de temps en temps une exclamation qui paraissait une
manière d'applaudir, et ils se regardaient les uns les autres
comme pour faire l'éloge de l'orateur.

Le Renard était trop habile pour ne pas profiter de cet avantage.
Il leur parla de la route longue et pénible qu'ils avaient faite
en quittant leurs bois et leurs wigwams pour venir combattre les
ennemis de leurs pères du Canada. Il rappela les guerriers de leur
nation, vanta leurs exploits, leurs blessures, le nombre de
chevelures qu'ils avaient enlevées, et n'oublia pas de faire
l'éloge de ceux qui l'écoutaient. Toutes les fois qu'il en
désignait un en particulier, on voyait les traits de celui-ci
briller de fierté, et il n'hésitait pas à confirmer par ses gestes
et ses applaudissements la justice des louanges qui lui étaient
accordées.

Quittant alors l'accent animé et presque triomphant qu'il avait
pris pour énumérer leurs anciens combats et toutes leurs
victoires, il baissa le ton pour décrire plus simplement la
cataracte du Glenn, la position inaccessible de la petite île, ses
rochers, ses cavernes, sa double chute d'eau. Il prononça le nom
de la Longue-carabine, et s'interrompit jusqu'à ce que le dernier
écho eût répété les longs hurlements qui suivirent ce mot. Il
montra du doigt le jeune guerrier anglais captif, et décrivit la
mort da vaillant Huron qui avait été précipité dans un abîme en
combattant avec lui. Il peignit ensuite la mort de celui qui,
suspendu entre le ciel et la terre, avait offert un si horrible
spectacle pendant quelques instants, en appuyant sur son courage
et sur la perte qu'avait faite leur nation par la mort d'un
guerrier si intrépide. Il donna de semblables éloges à tous ceux
qui avaient péri dans l'attaque de l'île, et toucha son épaule
pour montrer la blessure qu'il avait lui-même reçue.

Lorsqu'il eut fini ce récit des événements récents qui venaient de
se passer, sa voix prit un accent guttural, doux, plaintif, et il
parla des femmes et des enfants de ceux qui avaient perdu la vie,
de l'abandon dans lequel ils allaient se trouver, de la misère à
laquelle ils seraient réduits, de l'affliction à laquelle ils
étaient condamnés, et de la vengeance qui leur était due.

Alors, rendant tout à coup à sa voix toute son étendue, il s'écria
avec énergie: -- Les Hurons sont-ils des chiens, pour supporter de
pareilles choses! Qui ira dire à la femme de Menowgua que les
poissons dévorent son corps, et que sa nation n'en a pas tiré
vengeance --? Qui osera se présenter devant la mère de
Wassawattimie, cette femme si fière, avec des mains qui ne seront
pas teintes de sang? Que répondrons-nous aux vieillards qui nous
demanderont combien nous rapportons de chevelures, quand nous n'en
aurons pas une seule à leur faire voir? Toutes les femmes nous
montreront au doigt. Il y aurait une tache noire sur le nom des
Hurons, et il faut du sang pour l'effacer.

Sa voix alors se perdit au milieu des cris de rage qui
s'élevèrent, comme si, au lieu de quelques Indiens, toute la
peuplade eût été rassemblée sur le sommet de cette montagne.

Pendant que Magua prononçait ce discours, les infortunés qui y
étaient le plus intéressés voyaient trop clairement sur les traits
de ceux qui l'écoutaient le succès qu'il obtenait. Ils avaient
répondu à son récit mélancolique par un cri d'affliction; à sa
peinture de leurs triomphes par des cris d'allégresse; à ses
éloges par des gestes qui les confirmaient. Quand il leur parla de
courage, leurs regards s'animèrent d'un nouveau feu; quand il fit
allusion au mépris dont les accableraient les femmes de leur
nation, ils baissèrent la tête sur leur poitrine; mais dès qu'il
eut prononcé le mot de vengeance, et qu'il leur eut fait sentir
qu'elle était entre leurs mains, c'était toucher une corde qui ne
manque jamais de vibrer dans le coeur d'un sauvage, toute la
troupe poussa à l'instant des cris de rage, et les furieux
coururent vers leurs prisonniers le couteau dans une main et le
tomahawk levé dans l'autre.

Heyward les vit arriver, se précipita entre les deux soeurs et ces
ennemis forcenés, et quoique sans armes, attaquant le premier avec
toute la force que donne le désespoir, il réussit d'autant mieux à
l'arrêter un instant, que le sauvage ne s'attendait pas à cette
résistance. Cette circonstance donna le temps à Magua
d'intervenir, et par ses cris, mais surtout par ses gestes, il
parvint à fixer de nouveau sur lui l'attention de ses compagnons.
Il était pourtant bien loin de céder à un mouvement de
commisération; car la nouvelle harangue qu'il prononça n'avait
pour but que de les engager à ne point donner une mort si prompte
à leurs victimes, et à prolonger leur agonie; proposition qui fut
accueillie par les acclamations d'une joie féroce, et qu'on se
disposa à mettre à exécution sans plus de délai.

Deux guerriers robustes se précipitèrent en même temps sur
Heyward, tandis qu'un autre s'avançait contre le maître en
psalmodie, qui paraissait un adversaire moins redoutable.
Cependant aucun des deux captifs ne céda à son sort sans une
résistance vigoureuse, quoique inutile. David lui-même renversa le
sauvage qui l'assaillait, et ce ne fut qu'après l'avoir dompté que
les barbares, réunissant leurs efforts, triomphèrent enfin du
major. On le lia avec des branches flexibles, et on l'attacha au
tronc d'un sapin dont les branches avaient été utiles à Magua pour
raconter en pantomime la catastrophe du Huron.

Lorsque Duncan put lever les yeux pour chercher ses compagnons, il
eut la pénible certitude que le même sort les attendait tous. À sa
droite était Cora, attachée comme lui à un arbre, pâle, agitée,
mais dont les yeux pleins d'une fermeté qui ne se démentait pas,
suivaient encore tous les mouvements de leurs ennemis. Les liens
qui enchaînaient Alice à un autre sapin, à sa gauche, lui
rendaient un service qu'elle n'aurait pu attendre de ses jambes,
car elle semblait plus morte que vive; elle avait la tête penchée
sur sa poitrine, et ses membres tremblants n'étaient soutenus que
par les branches au moyen desquelles on l'avait garrottée. Ses
mains étaient jointes comme pour prier; mais au lieu de lever les
yeux vers le ciel pour s'adresser au seul être dont elle pût
attendre du secours, elle les fixait sur Duncan avec une sorte
d'égarement qui semblait tenir de la naïveté de l'enfance. David
avait combattu; cette circonstance, toute nouvelle pour lui,
l'étonnait lui-même; il gardait un profond silence, et
réfléchissait s'il n'avait pas eu tort d'en agir ainsi.

Cependant la soif de vengeance des Hurons ne se ralentissait pas,
et ils se préparaient à l'assouvir avec tous les raffinements de
cruauté que la pratique de plusieurs siècles avait rendus
familiers à leur nation. Les uns coupaient des branches pour en
former des bûchers autour de leurs victimes; les autres taillaient
des chevilles de bois pour les enfoncer dans la chair des
prisonniers quand ils seraient exposés à l'action d'un feu lent.
Deux d'entre eux cherchaient à courber vers la terre deux jeunes
sapins voisins l'un de l'autre pour y attacher Heyward par les
deux bras, et les laisser reprendre leur position verticale. Mais
ces tourments divers ne suffisaient pas encore pour rassasier la
vengeance de Magua.

Tandis que les monstres moins ingénieux qui composaient sa bande
préparaient sous les yeux de leurs infortunés captifs les moyens
ordinaires et connus de la torture à laquelle ils étaient
destinés, il s'approcha de Cora et lui fit remarquer avec un
sourire infernal tous les préparatifs de mort.

-- Eh bien! ajouta-t-il, que dit la fille de Munro? Sa tête est
trop fière pour se reposer sur un oreiller dans le wigwam d'un
Indien; cette tête se trouvera-t-elle mieux quand elle roulera
comme une pierre ronde au bas de la montagne, pour servir de jouet
aux loups? Son sein ne veut pas nourrir les enfants d'un Huron;
elle verra les Hurons souiller ce sein de leur salive.

-- Que veut dire ce monstre? s'écria Heyward, ne concevant rien à
ce qu'il entendait.

-- Rien, répondit Cora avec autant de douceur que de fermeté:
c'est un sauvage, un sauvage ignorant et barbare, et il ne sait ni
ce qu'il dit ni ce qu'il fait. Employons nos derniers moments à
demander au ciel qu'il puisse se repentir et obtenir son pardon.

-- Pardon! s'écria l'Indien qui, se méprenant dans sa fureur, crut
qu'on le suppliait de pardonner. La mémoire d'un Huron est plus
longue que la main des Visages-Pâles, et sa merci plus courte que
leur justice. Parlez: renverrai-je à son père la tête aux cheveux
blonds et vos deux autres compagnons? Consentez-vous à suivre
Magua sur les bords du grand lac pour porter son eau et préparer
sa nourriture?

-- Laissez-moi! lui dit Cora avec un air d'indignation qu'elle ne
put dissimuler, et d'un ton si solennel qu'il imposa un instant au
barbare, vous mêlez de l'amertume à mes dernières prières, el vous
vous placez entre mon Dieu et moi.

La légère impression qu'elle avait produite sur Magua ne fut pas
de longue durée.

-- Voyez, dit-il en lui montrant Alice avec une joie barbare, elle
pleure; elle est encore bien jeune pour mourir! Renvoyez-la à
Munro pour prendre soin de ses cheveux gris, et conservez la vie
dans le coeur du vieillard.

Cora ne put résister au désir de jeter un regard sur sa soeur, et
elle vit dans ses yeux la terreur, le désespoir, l'amour de la
vie, si naturel à tout ce qui respire.

-- Que dit-il, ma chère Cora? s'écria la voix tremblante d'Alice,
ne parle-t-il pas de nous renvoyer à notre père?

Cora resta quelques instants les yeux attachés sur sa soeur, les
traits agités de vives émotions qui se disputaient l'empire dans
son coeur. Enfin elle put parler, et sa voix, en perdant son éclat
accoutumé, avait pris l'expression d'une tendresse presque
maternelle.

-- Alice, lui dit-elle, le Huron nous offre la vie à toutes deux;
il fait plus, il promet de vous rendre, vous et notre cher Duncan,
à la liberté, à nos amis, à notre malheureux père, si... je puis
dompter ce coeur rebelle, cet orgueil de fierté, au point de
consentir...

La voix lui manqua; elle joignit les mains, et leva les yeux vers
le ciel, comme pour supplier la sagesse infinie de lui inspirer ce
qu'elle devait dire, ce qu'elle devait faire.

-- De consentir à quoi? s'écria Alice; continuez, ma chère Cora!
qu'exige-t-il de nous? Oh! que ne s'est-il adressé à moi! avec
quel plaisir je saurais mourir pour vous sauver, pour sauver
Duncan, pour conserver une consolation à notre pauvre père!

-- Mourir! répéta Cora d'un ton plus calme et plus ferme; la mort
ne serait rien; mais l'alternative est horrible! Il veut,
continua-t-elle en baissant la tête de honte d'être obligée de
divulguer la proposition dégradante qui lui avait été faite, il
veut que je le suive dans les déserts, que j'aille avec lui
joindre la peuplade des Hurons, que je passe toute ma vie avec
lui, en un mot que je devienne sa femme. Parlez maintenant, Alice,
soeur de mon affection, et vous aussi, major Heyward, aidez ma
faible raison de vos conseils. Dois-je acheter la vie par un tel
sacrifice? Vous, Alice, vous, Duncan, consentez-vous à la recevoir
de mes mains à un tel prix? Parlez! dites-moi tous deux ce que je
dois faire; je me mets à votre disposition.

-- Si je voudrais de la vie à ce prix! s'écria le major avec
indignation. Cora! Cora! ne vous jouez pas ainsi de notre
détresse! ne parlez plus de cette détestable alternative! la
pensée seule en est plus horrible que mille morts!

-- Je savais que telle serait votre réponse, dit Cora, dont le
teint s'anima à ces mots et dont les regards brillèrent un instant
comme l'éclair. Mais que dit ma chère Alice? il n'est rien que je
ne sois prête à faire pour elle, et elle n'entendra pas un
murmure.

Heyward et Cora écoutaient en silence et avec la plus vive
attention; mais nulle réponse ne se fit entendre. On aurait dit
que le jeu de mots qui venaient d'être prononcés avaient anéanti
ou du moins suspendu l'usage de toutes les facultés d'Alice. Ses
bras étaient tombés à ses côtés, et ses doigts étaient agités par
de légères convulsions. Sa tête était penchée sur sa poitrine, ses
jambes avaient fléchi sous elle, et elle n'était soutenue que par
la ceinture de feuilles qui l'attachait à un bouleau. Cependant,
au bout de quelques instants, les couleurs reparurent sur ses
joues, et sa tête recouvra le mouvement pour exprimer par un geste
expressif combien elle était loin de désirer que sa soeur fît le
sacrifice dont elle venait de parler, et le feu de ses yeux se
ranima pendant qu'elle s'écriait:

-- Non, non, non! mourons plutôt! mourons ensemble, comme nous
avons vécu.

-- Eh bien! meurs donc! s'écria Magua en grinçant les dents de
rage quand il entendit une jeune fille qu'il croyait faible et
sans énergie montrer tout à coup tant de fermeté. Il lança contre
elle une hache de toutes ses forces, et l'arme meurtrière, fondant
l'air sous les yeux d'Heyward, coupa une tresse des cheveux
d'Alice, et s'enfonça profondément dans l'arbre, à un pouce au-
dessus de sa tête.

Ce spectacle mit Heyward hors de lui-même; le désespoir lui donna
de nouvelles forces; un violent effort rompit les liens qui le
tenaient attaché, et il se précipita sur un autre sauvage qui, en
poussant un hurlement horrible, levait son tomahawk pour en porter
un coup plus sûr à sa victime. Les deux combattants luttèrent un
instant, et tombèrent tous deux sans se lâcher, mais le corps
presque nu du Huron offrait moins de prise au major; son
adversaire lui échappa, et lui appuyant un genou sur la poitrine,
il leva son couteau pour le lui plonger dans le coeur. Duncan
voyait l'instrument de mort prêt à s'abaisser sur lui, quand une
balle passa en sifflant près de son oreille; le bruit d'une
explosion se fit entendre en même temps; Heyward sentit sa
poitrine soulagée du poids qui pesait sur lui, et son ennemi,
après avoir chancelé un moment, tomba sans vie à ses pieds.

Chapitre XII

LE CLOWN. Je pars, Monsieur, et dans un moment je serai de retour
auprès de vous.

Shakespeare. La soirée des Rois.

Les Hurons restèrent immobiles en voyant la mort frapper si
soudainement un de leurs compagnons. Mais tandis qu'ils
cherchaient à voir quel était celui qui avait été assez hardi et
assez sûr de son coup pour tirer sur son ennemi sans crainte de
blesser celui qu'il voulait sauver, le nom de la Longue-Carabine
sortit simultanément de toutes les bouches, et apprit au major
quel était son libérateur. De grands cris partant d'un buisson où
les Hurons avaient déposé leurs armes à feu, leur répondirent à
l'instant, et les Indiens poussèrent de nouveaux rugissements de
rage en voyant leurs ennemis placés entre eux et leurs fusils.

OEil-de-Faucon, trop impatient pour se donner le temps de
recharger sa longue carabine qu'il avait retrouvée dans le
buisson, fendit l'air en se précipitant sur eux, une hache à la
main. Mais quelque rapide que fût sa course, il fut encore devancé
par un jeune sauvage qui, un couteau dans une main, et brandissant
de l'autre le redoutable tomahawk, courut se placer en face de
Cora. Un troisième ennemi, dont le corps à demi nu était peint des
emblèmes effrayants de la mort, suivait les deux premiers dans une
attitude non moins menaçante. Aux cris de fureur des Hurons
succédèrent des exclamations de surprise, lorsqu'ils reconnurent
les ennemis qui accouraient contre eux; et les noms -- le Cerf-
Agile! le Grand-Serpent! -- furent successivement prononcés.

Magua fut le premier qui sortit de l'espèce de stupeur dont cet
événement imprévu les avait frappés, et voyant sur-le-champ qu'il
n'avait que trois adversaires à redouter, il encouragea ses
compagnons par sa voix et son exemple; et poussant un grand cri,
il courut, le couteau à la main, au-devant de Chingachgook, qui
s'arrêta pour l'attendre. Ce fut le signal d'un combat général;
aucun des deux partis n'avait d'armes à feu, car les Hurons se
trouvaient dans l'impossibilité de reprendre leurs fusils, et la
précipitation du chasseur n'avait pas donné le temps aux Mohicans
de s'en emparer. L'adresse et la force du corps devaient donc
décider de la victoire.

Uncas étant le plus avancé, fut le premier attaqué par un Huron, à
qui il brisa le crâne d'un coup de tomahawk, et cette première
victoire ayant rendu le nombre des combattants égal, chacun d'eux
n'eut affaire qu'à un ennemi. Heyward arracha la hache de Magua
restée enfoncée dans l'arbre où Alice était attachée, et s'en
servit pour se défendre contre le sauvage qui l'attaqua.

Les coups se succédaient comme les grains d'une grêle d'orage, et
ils étaient parés avec une adresse presque égale. Cependant la
force supérieure d'OEil-de-Faucon l'emporta bientôt sur son
antagoniste qu'un coup de tomahawk étendit sur le carreau.

Pendant ce temps, Heyward, cédant à une ardeur trop bouillante,
avait lancé sa hache contre le Huron qui le menaçait, au lieu
d'attendre qu'il fût assez près de lui pour l'en frapper. Le
sauvage atteint au front, parut chanceler, et s'arrêta dans sa
course un instant. L'impétueux major, enflammé par cette apparence
de succès, se précipita sur lui sans armes, et reconnut bientôt
qu'il avait commis une imprudence; car il eut besoin de toute sa
présence d'esprit et de toute sa vigueur pour détourner les coups
désespérés que son ennemi lui portait avec son couteau. Ne pouvant
l'attaquer à son tour, il parvint à l'entourer de ses bras, et à
serrer ceux du sauvage contre ses côtés; mais ce violent effort
épuisait ses forces, et ne pouvait durer longtemps. Il sentait
même qu'il allait se trouver à la merci de son adversaire, quand
il entendit près de lui une voix s'écrier:

-- Mort et extermination! Point de quartier aux maudits Mingos!

Et au même instant la crosse du fusil du chasseur, tombant avec
une force irrésistible sur la tête nue du Huron, l'envoya
rejoindre ceux de ses compagnons qui avaient déjà cessé d'exister.

Dès que le jeune Mohican eut terrassé son premier antagoniste, il
jeta les yeux autour de lui, comme un lion courroucé, pour en
chercher un autre. Dans le premier instant du combat, le cinquième
Huron, se trouvant sans antagoniste, avait d'abord fait quelques
pas pour aider Magua à se défaire de Chingachgook; mais un esprit
infernal de vengeance le fit changer de dessein tout à coup, et
poussant un rugissement de rage, il courut aussitôt vers Cora, et
lui lança sa hache de loin, comme pour l'avertir du sort qu'il lui
réservait. L'arme bien affilée ne fit pourtant qu'effleurer
l'arbre, mais elle coupa les liens qui y attachaient Cora. Elle se
trouva en liberté de fuir, mais elle n'en profita que pour courir
près d'Alice, et la serrant dans ses bras, elle chercha d'une main
tremblante à détacher les branches qui la retenaient captive. Ce
trait de généreuse affection aurait ému tout autre qu'un monstre;
mais le sanguinaire Huron y fut insensible: il poursuivit Cora, la
saisit par ses beaux cheveux qui tombaient en désordre sur son cou
et ses épaules, et la forçant à le regarder, il fit briller à ses
yeux son couteau, en le faisant tourner autour de sa tête, comme
pour lui faire voir de quelle manière cruelle il allait la
dépouiller de cet ornement. Mais il paya bien cher ce moment de
satisfaction féroce. Uncas venait d'apercevoir cette scène
cruelle, et la foudre n'est pas plus prompte à frapper. En trois
bonds le jeune Mohican tomba sur ce nouvel ennemi, et le choc fut
si violent qu'ils en furent tous deux renversés. Ils se relevèrent
en même temps, combattirent avec une fureur égale, leur sang
coula; mais le combat fut bientôt terminé, car à l'instant où le
couteau d'Uncas entrait dans le coeur du Huron, le tomahawk
d'Heyward et la crosse du fusil du chasseur lui brisaient le
crâne.

La lutte du Grand-Serpent avec le Renard-Subtil n'était point
décidée; et ces guerriers barbares prouvaient qu'ils méritaient
bien les surnoms qui leur avaient été donnés. Après avoir été
occupés quelque temps à porter et à parer des coups dirigés par
une haine mutuelle contre la vie l'un de l'autre, ils se saisirent
au corps, tombèrent tous deux, et continuèrent leur lutte par
terre, entrelacés comme des serpents.

À l'instant où les autres combats venaient de se terminer,
l'endroit où celui-ci se continuait encore ne pouvait se
distinguer que par un nuage de poussière et de feuilles sèches qui
s'en élevait, et qui semblait l'effet d'un tourbillon. Pressés par
des motifs différents d'amour filial, d'amitié et de
reconnaissance, Uncas, le chasseur et le major y coururent à la
hâte pour porter du secours à leur compagnon. Mais en vain le
couteau d'Uncas cherchait un passage pour percer le coeur de
l'ennemi de son père; en vain OEil-de-Faucon levait la crosse de
son fusil pour la lui faire tomber sur la tête; en vain Heyward
épiait l'instant de pouvoir saisir un bras ou une jambe du Huron;
les mouvements convulsifs des deux combattants, couverts de sang
et de poussière, étaient si rapides que leurs deux corps
semblaient n'en former qu'un seul, et nul d'eux n'osait frapper,
de peur de se tromper de victime, et de donner la mort à celui
dont il voulait sauver la vie.

Il y avait des instants bien courts où l'on voyait briller les
yeux féroces du Huron, comme ceux de l'animal fabuleux qu'on a
nommé basilic, et à travers le tourbillon de poussière qui
l'environnait, il pouvait lire dans les regards de ceux qui
l'entouraient, qu'il n'avait ni merci ni pitié à attendre; mais
avant qu'on eût eu le temps de faire descendre sur lui le coup
qu'on lui destinait, sa place était prise par le visage enflammé
du Mohican. Le lieu du combat avait ainsi changé de place
insensiblement, et il se passait alors presque à l'extrémité de la
plate-forme qui couronnait la petite montagne. Enfin Chingachgook
trouva le moyen de porter à son ennemi un coup du couteau dont il
était armé, et à l'instant même Magua lâcha prise, poussa un
profond soupir, et resta étendu sans mouvement et sans donner
aucun signe de vie. Le Mohican se releva aussitôt, et fit retentir
les bois de son cri de triomphe.

-- Victoire aux Delawares! victoire aux Mohicans! s'écria OEil-de-
Faucon; mais, ajouta-t-il aussitôt, un bon coup de crosse de fusil
pour l'achever, donné par un homme dont le sang n'est pas mêlé, ne
privera notre ami ni de l'honneur de la victoire, ni du droit
qu'il a à la chevelure du vaincu.

Il leva son fusil en l'air pour en faire descendre la crosse sur
la tête du Huron renversé; mais au même instant le Renard-Subtil
fit un mouvement soudain qui le rapprocha du bord de la montagne;
il se laissa glisser le long de la rampe, et disparut en moins
d'une minute au milieu des buissons. Les deux Mohicans, qui
avaient cru leur ennemi mort, restèrent un instant comme
pétrifiés, et poussant ensuite un grand cri, ils se mirent à sa
poursuite avec l'ardeur de deux lévriers qui sentent la piste du
gibier; mais le chasseur, dont les préjugés l'emportaient toujours
sur son sentiment naturel de justice, en tout ce qui concernait
les Mingos, les fit changer de dessein et les rappela sur la
montagne.

-- Laissez-le aller, leur dit-il; où voudriez-vous le trouver? il
est déjà blotti dans quelque terrier. Il vient de prouver que ce
n'est pas pour rien qu'on l'a nommé le Renard, le lâche trompeur
qu'il est! Un honnête Delaware, se voyant vaincu de franc jeu, se
serait laissé donner le coup de grâce sans résistance; mais ces
brigands de Maquas tiennent à la vie comme des chats sauvages. Il
faut les tuer deux fois avant d'être sûr qu'ils sont morts. --
Laissez-le aller! il est seul, il n'a ni fusil, ni tomahawk; il
est blessé, et il a du chemin à faire avant de rejoindre les
Français ou ses camarades. C'est comme un serpent à qui on a
arraché ses dents venimeuses; il ne peut plus nous faire de mal,
du moins jusqu'à ce que nous soyons en lieu de sûreté. -- Mais
voyez, Uncas, ajouta-t-il en delaware, voilà votre père qui fait
déjà sa récolte de chevelures. Je crois qu'il serait bon de faire
une ronde pour s'assurer que tous ces vagabonds sont bien morts;
car s'il leur prenait envie de se relever comme cet autre et
d'aller le rejoindre, ce serait peut-être encore une besogne à
recommencer.

Et à ces mots, l'honnête mais implacable chasseur alla visiter
chacun des cinq cadavres étendus à peu de distance les uns des
autres, les remuant avec le pied, et employant même la pointe de
son couteau pour s'assurer qu'il n'existait plus en eux une
étincelle de vie, avec une indifférence aussi froide que celle
d'un boucher qui arrange sur son étal les membres des moutons
qu'il vient d'égorger. Mais il avait été prévenu par Chingachgook,
qui s'était déjà emparé des trophées de la victoire, les
chevelures des vaincus.

Uncas au contraire, renonçant à ses habitudes et peut-être même à
sa nature pour céder à une délicatesse d'instinct, suivit Heyward,
qui courut vers ses compagnes, et lorsqu'ils eurent détaché les
liens qui retenaient encore Alice et que Cora n'avait pu rompre,
les deux aimables soeurs se jetèrent dans les bras l'une de
l'autre.

Nous n'essaierons pas de peindre la reconnaissance dont elles
furent pénétrées pour l'arbitre suprême de tous les événements en
se voyant rendues d'une manière inespérée à la vie, à leur père.
Les actions de grâces furent solennelles et silencieuses. Alice
s'était précipitée à genoux dès que la liberté lui avait été
rendue, et elle ne se releva que pour se jeter de nouveau dans les
bras de sa soeur en l'accablant des plus tendres caresses, qui lui
furent rendues avec usure. Elle sanglota en prononçant le nom de
son père, et au milieu de ses larmes, ses yeux doux comme ceux
d'une colombe brillaient du feu de l'espoir qui la ranimait et
donnait à tous ses traits une expression qui semblait avoir
quelque chose de céleste.

-- Nous sommes sauvées! s'écria-t-elle; nous sommes sauvées! Nous
serons encore pressées dans les bras de notre tendre père; et son
coeur ne sera pas déchiré par le cruel regret de notre perte. --
Et vous aussi, Cora, vous, ma chère soeur, vous qui êtes plus que
ma soeur, vous m'êtes rendue! -- Et vous, Duncan, ajouta-t-elle en
le regardant avec un sourire d'innocence angélique, notre cher et
brave Duncan, vous êtes sauvé de cet affreux péril!

À ces paroles prononcées avec une chaleur qui tenait de
l'enthousiasme, Cora ne répondit qu'en pressant tendrement sa
soeur sur son sein; Heyward ne rougit pas de verser des larmes; et
Uncas, couvert du sang des ennemis et du sien, et en apparence
spectateur impassible de cette scène attendrissante, prouvait par
l'expression de ses regards qu'il était en avance de plusieurs
siècles peut-être sur ses sauvages compatriotes.

Pendant ces scènes d'une émotion si naturelle, OEil-de-Faucon
s'étant bien assuré qu'aucun des ennemis étendus par terre ne
possédait plus le pouvoir de leur nuire, s'approcha de David et le
délivra des liens qu'il avait endurés jusqu'alors avec une
patience exemplaire.

-- Là! dit le chasseur en jetant derrière lui la dernière branche
qu'il venait de couper, vous voilà encore une fois en toute
liberté de vos membres, quoique vous ne vous en serviez pas avec
plus de jugement que la nature n'en a montré en les façonnant. Si
vous ne vous offensez pas des avis d'un homme qui n'est pas plus
vieux que vous, mais qui peut dire qu'ayant passé la plus grande
partie de sa vie dans les déserts il a acquis plus d'expérience
qu'il n'a d'années, je vous dirai ce que je pense: c'est que vous
feriez sagement de vendre au premier fou que vous rencontrerez cet
instrument qui sort à moitié de votre poche, et avec l'argent que
vous en recevrez d'acheter quelque arme qui puisse vous être
utile, quand ce ne serait qu'un méchant pistolet. Par ce moyen, et
avec du soin et de l'industrie, vous pourrez arriver à quelque
chose; car je m'imagine qu'à présent vos yeux doivent vous dire
clairement que le corbeau même vaut mieux que l'oiseau-moqueur: le
premier contribue du moins à faire disparaître de la surface de la
terre les cadavres corrompus, et l'autre n'est bon qu'à donner de
l'embarras dans les bois en abusant par des sons trompeurs tous
ceux qui l'entendent.

-- Les armes et les clairons pour la bataille, répondit le maître
de chant redevenu libre, et le chant d'actions de grâces pour la
victoire! -- Ami, dit-il en tendant au chasseur une petite main
délicatement formée, tandis que ses yeux humides étincelaient, je
te rends grâces de ce que mes cheveux croissent encore sur mon
chef. Il peut s'en trouver de plus beaux et de mieux frisés; mais
je me suis toujours contenté des miens, et je les ai trouvés
convenables à la tête qu'ils couvrent. Si je n'ai point pris part
à la bataille, c'est moins faute de bonne volonté qu'à cause des
liens dont les païens m'avaient chargé. Tu t'es montré vaillant et
habile pendant le combat, et si je te remercie avant de
m'acquitter d'autres devoirs plus solennels et plus importants,
c'est parce que tu as prouvé que tu es digne des éloges d'un
chrétien.

-- Ce que j'ai fait n'est qu'une bagatelle, répondit OEil-de-
Faucon, regardant La Gamme avec un peu moins d'indifférence,
depuis que celui-ci lui avait adressé des expressions de
reconnaissance si peu équivoques, et vous en pourrez voir autant
plus d'une fois, si vous restez plus longtemps parmi nous. Mais
j'ai retrouvé mon vieux compagnon, le tueur de daims, ajouta-t-il
en frappant sur le canon de son fusil, et cela seul vaut une
victoire. Ces Iroquois sont malins, mais ils ont oublié leur
malice en laissant leurs armes à feu hors de leur portée. Si Uncas
et son père avaient eu l'esprit de prendre un fusil comme moi,
nous serions arrivés contre ces bandits avec trois balles au lieu
d'une, et tous y auraient passé, le coquin qui s'est sauvé comme
les autres. Mais le ciel l'a ordonné ainsi, et tout est pour le
mieux.

-- Vous avez raison, répondit La Gamme, et vous avez le véritable
esprit du christianisme. Celui qui doit être sauvé sera sauvé, et
celui qui doit être damné sera damné. C'est la doctrine de vérité,
et elle est consolante pour le vrai chrétien.

Le chasseur, qui s'était assis et qui examinait toutes les parties
de son fusil avec le même soin qu'un père examine tous les membres
de l'enfant qui vient de faire une chute dangereuse, leva les yeux
sur lui avec un air de mécontentement qu'il ne cherchait pas à
déguiser, et ne lui laissa pas le temps d'en dire davantage.

-- Doctrine ou non doctrine, dit-il, c'est une croyance de coquin,
et qui sera maudite par tout honnête homme. Je puis croire que le
Huron que voilà devait recevoir la mort de ma main, parce que je
le vois de mes propres yeux. Mais qu'il puisse trouver une
récompense là-haut, c'est ce que je ne croirai que si j'en suis
témoin; comme vous ne me ferez jamais croire que Chingachgook que
voilà là-bas puisse être condamné au dernier jour.

-- Vous n'avez nulle garantie pour une doctrine si audacieuse,
nulle autorité pour la soutenir, s'écria David, imbu des
distinctions subtiles et métaphysiques dont on avait de son temps,
et surtout dans sa province, obscurci la noble simplicité de la
révélation en cherchant à pénétrer le mystère impénétrable de la
nature divine; votre temple est construit sur le sable, et le
premier ouragan en ébranlera les fondations. Je vous demande
quelles sont vos autorités pour une assertion si peu charitable.
(David, comme tous ceux qui veulent soutenir un système, n'était
pas toujours très heureux dans le choix de ses expressions.)
Citez-moi le chapitre et le verset qui contiennent un texte à
l'appui de votre doctrine, et dites-moi dans lequel des livres
saints il se trouve.

-- Des livres! répéta OEil-de-Faucon avec le ton du plus souverain
mépris: me prenez-vous pour un enfant pendu au tablier d'une de
nos vieilles grand'mères? Croyez-vous que cette bonne carabine qui
est sur mes genoux soit une plume d'oie, ma corne à poudre un
cornet à encre, et ma gibecière un mouchoir pour emporter mon
dîner à l'école? Des livres! quel besoin de livres a un homme
comme moi, qui suis un guerrier du désert, quoique mon sang soit
pur? je n'en ai jamais lu qu'un seul, et les paroles qui y sont
écrites sont trop claires et trop simples pour avoir besoin de
commentaire, quoique je puisse me vanter d'y avoir lu constamment
pendant quarante longues années.

-- Et comment nommez-vous ce livre? demanda le maître en
psalmodie, se méprenant sur le sens que son compagnon attachait à
ce qu'il venait de dire.

-- Il est ouvert devant vos yeux, répondit le chasseur, et celui à
qui il appartient n'en est point avare; il permet qu'on y lise.
J'ai entendu dire qu'il y a des gens qui ont besoin de livres pour
se convaincre qu'il y a un Dieu. Il est possible que les hommes,
dans les établissements, défigurent ses ouvrages au point de
rendre douteux au milieu des marchands et des prêtres ce qui est
clair et évident dans le désert. Mais s'il y a quelqu'un qui
doute, il n'a qu'à me suivre d'un soleil à l'autre dans le fond
des bois, et je lui en ferai voir assez pour lui apprendre qu'il
n'est qu'un fou, et que sa plus grande folie est de vouloir
s'élever au niveau d'un être dont il ne peut jamais égaler ni la
bonté ni le pouvoir.

Du moment que David reconnut qu'il discutait avec un homme qui
puisait sa foi dans les lumières naturelles, et qui méprisait
toutes les subtilités de la métaphysique, il renonça sur-le-champ
à une controverse dont il crut qu'il ne pouvait retirer ni honneur
ni profit. Pendant que le chasseur parlait encore, il s'était
assis à son tour, et prenant son petit volume de psaumes et ses
lunettes montées en fer, il se prépara à remplir un devoir que
l'assaut que son orthodoxie venait de recevoir pouvait seul avoir
suspendu si longtemps. David était dans le fait un ménestrel du
Nouveau-Monde, bien loin certes des temps de ces troubadours
inspirés qui, dans l'ancien, célébraient le renom profane d'un
baron ou d'un prince; mais c'était un barde dans l'esprit du pays
qu'il habitait, et il était prêt à exercer sa profession pour
célébrer la victoire qui venait d'être remportée, ou plutôt pour
en rendre grâces au ciel. Il attendit patiemment qu'OEil-de-Faucon
eût fini de parler, et levant alors les yeux et la voix, il dit
tout haut:

-- Je vous invite, mes amis, à vous joindre à moi pour remercier
le ciel de nous avoir sauvés des mains des barbares infidèles, et
à écouter le cantique solennel sur le bel air appelé Northampton.

Il indiqua la page où se trouvaient les vers qu'il allait chanter,
comme si ses auditeurs avaient eu en main un livre semblable pour
les y chercher, et suivant son usage il appliqua son instrument à
ses lèvres pour prendre et donner le ton avec la même gravité que
s'il eût été dans un temple. Mais pour cette fois nulle voix
n'accompagna la sienne, car les deux soeurs étaient alors occupées
à se donner les marques de tendresse réciproque dont nous avons
déjà parlé. La tiédeur apparente de son auditoire ne le déconcerta
nullement, et il commença son cantique, qu'il termina sans
interruption.

Le chasseur l'écouta tout en finissant l'inspection de son fusil;
mais les chants de David ne parurent pas produire sur lui la même
émotion qu'ils lui avaient occasionnée dans la grotte. En un mot,
jamais ménestrel n'avait exercé ses talents devant un auditoire
plus insensible; et cependant, en prenant en considération la
piété fervente et sincère du chanteur, il est permis de croire que
jamais les chants d'un barde n'arrivèrent plus près du trône de
celui à qui sont dus tout honneur et tout respect. OEil-de-Faucon
se leva enfin en hochant la tête, murmurant quelques mots parmi
lesquels on ne put entendre que ceux de -- gosier, d'Iroquois, --
et il alla examiner l'état de l'arsenal des Hurons. Chingachgook
se joignit à lui, et reconnut son fusil avec celui de son fils.
Heyward et même David y trouvèrent aussi de quoi s'armer, et les
munitions ne manquaient pas pour que les armes pussent devenir
utiles.

Lorsque les deux amis eurent fait leur choix et terminé la
distribution du reste, le chasseur annonça qu'il était temps de
songer au départ. Les chants de David avaient cessé, et les deux
soeurs commençaient à être plus maîtresses de leurs émotions.
Soutenues par Heyward et par le jeune Mohican, elles descendirent
cette montagne qu'elles avaient gravie avec des guides si
différents, et dont le sommet avait pensé être le théâtre d'une
scène si horrible. Remontant ensuite sur leurs chevaux, qui
avaient eu le temps de se reposer et de paître l'herbe et les
bourgeons des arbrisseaux, elles suivirent les pas d'un conducteur
qui, dans des moments si terribles, leur avait montré tant de zèle
et d'attachement. Leur première course ne fut pas longue. OEil-de-
Faucon, quittant un sentier que les Hurons avaient suivi en
venant, tourna sur la droite, traversa un ruisseau peu profond, et
s'arrêta dans une petite vallée ombragée par quelques ormeaux.
Elle n'était qu'à environ un quart de mille de la fatale montagne,
et les chevaux n'avaient été utiles aux deux soeurs que pour les
mettre en état de passer le ruisseau à pied sec.

Les Indiens et le chasseur paraissaient connaître cet endroit; car
dès qu'ils y furent arrivés, appuyant leurs fusils contre un
arbre, ils commencèrent à balayer les feuilles sèches non loin du
pied de trois saules pleureurs, et ayant ouvert la terre à l'aide
de leurs couteaux, on en vit jaillir une source d'eau pure et
limpide. OEil-de-Faucon regarda alors autour de lui, comme s'il
eût cherché quelque chose qu'il comptait trouver et qu'il
n'apercevait pas.

-- Ces misérables coquins les Mohawks, ou leurs frères les
Turcaroras et les Onondagas, sont venus se désaltérer ici, dit-il,
et les vagabonds ont emporté la gourde. Voilà ce que c'est que de
rendre service à des chiens qui en abusent. Dieu a étendu la main
sur ces déserts en leur faveur, et a fait sortir des entrailles de
la terre une source d'eau vive qui peut narguer toutes les
boutiques d'apothicaires des colonies; et voyez! les vauriens
l'ont bouchée, et ont marché sur la terre dont ils l'ont couverte,
comme s'ils étaient des brutes, et non des créatures humaines!

Pendant que le chasseur exhalait ainsi son dépit, Uncas lui
présenta silencieusement la gourde qu'il avait trouvée placée avec
soin sur les branches d'un saule, et qui avait échappé aux regards
impatients de son compagnon. L'ayant remplie d'eau, OEil-de-Faucon
alla s'asseoir à quelques pas, la vida, à ce qu'il parut, avec un
grand plaisir, et se mit à faire un examen sérieux des restes de
vivres qu'avaient laissés les Hurons, et qu'il avait eu soin de
placer dans sa carnassière.

-- Je vous remercie, dit-il à Uncas en lui rendant la gourde vide.
Maintenant nous allons voir comment vivent ces scélérats de Hurons
dans leurs expéditions. -- Voyez cela! Les coquins connaissent les
meilleurs morceaux d'un faon, et l'on croirait qu'ils sont en état
de découper et de faire cuire une tranche de venaison aussi bien
que le meilleur cuisinier du pays. Mais tout est cru, car les
Iroquois sont de véritables sauvages. -- Uncas, prenez mon
briquet, et allumez du feu; un morceau de grillade ne sera pas de
trop après les fatigues que nous avons éprouvées.

Voyant que leurs guides avaient sérieusement envie de faire un
repas, Heyward aida les deux soeurs à descendre de cheval, les fit
asseoir sur le gazon pour qu'elles prissent quelques instants de
repos, et pendant que les préparatifs de cuisine allaient leur
train, la curiosité le porta à s'informer par quel heureux
concours de circonstances les trois amis étaient arrivés si à
propos pour les sauver.

-- Comment se fait-il que nous vous ayons revu si tôt, mon
généreux ami, dit-il au batteur d'estrade, et que vous n'ayez
amené aucun secours de la garnison d'Édouard?

-- Si nous avions dépassé le coude de la rivière nous serions
arrivés à temps pour couvrir vos corps de feuilles, mais trop tard
pour sauver vos chevelures. Non, non; au lieu de nous épuiser et
de perdre notre temps en courant au fort, nous sommes restés en
embuscade sur les bords de la rivière pour épier les mouvements
des Hurons.

-- Vous avez donc vu tout ce qui s'est passé?

-- Point du tout. Les yeux des Indiens sont trop clairvoyants pour
qu'on puisse leur échapper, et nous nous tenions soigneusement
cachés. Mais le plus difficile était de forcer ce jeune homme à
rester en repos près de nous. Ah! Uncas, vous vous êtes conduit en
femme curieuse plutôt qu'en guerrier de votre nation!

Les yeux perçants d'Uncas se fixèrent un instant sur le chasseur,
mais il ne lui répondit pas, et ne montra aucun signe qui annonçât
le moindre repentir de sa conduite. Au contraire, Heyward crut
remarquer que l'expression des traits du jeune Mohican était fière
et dédaigneuse, et que s'il gardait le silence sur ce reproche,
c'était autant par respect pour ceux qui l'écoutaient que par
suite de sa déférence habituelle pour son compagnon blanc.

-- Mais vous avez vu que nous étions découverts? ajouta le major.

-- Nous l'avons entendu, répondit OEil-de-Faucon en appuyant sur
ce mot: les hurlements des Indiens sont un langage assez clair
pour des gens qui ont passé leur vie dans les bois. Mais à
l'instant où vous avez débarqué, nous avons été obligés de nous
glisser comme des serpents sous les broussailles pour ne pas être
aperçus, et depuis ce moment nous ne vous avons plus revus
qu'attachés à ces arbres là-bas, pour y périr à la manière
indienne.

-- Notre salut est l'ouvrage de la Providence, s'écria Heyward;
c'est presque un miracle que vous ayez pris le bon chemin, car les
Hurons s'étaient séparés en deux troupes, et chacune d'elles
emmenait deux chevaux.

-- Ah! répliqua le chasseur du ton d'un homme qui se rappelle un
grand embarras dans lequel il s'est trouvé, cette circonstance
pouvait nous faire perdre la piste, et cependant nous nous
décidâmes à marcher de ce côté, parce que nous jugeâmes, et avec
raison, que ces bandits n'emmèneraient pas leurs prisonniers du
côté du nord. Mais quand nous eûmes fait quelques milles sans
trouver une seule branche cassée, comme je l'avais recommandé, le
coeur commença à me manquer, d'autant plus que je remarquais que
toutes les traces des pieds étaient marquées par des mocassins.

-- Les Hurons avaient pris la précaution de nous chausser comme
eux, dit Duncan en levant le pied pour montrer la chaussure
indienne dont on l'avait garni.

-- C'était une invention digne d'eux, mais nous avions trop
d'expérience pour que cette ruse pût nous donner le change.

-- Et à quelle circonstance sommes-nous redevables que vous ayez
persisté à marcher sur la même route?

-- À une circonstance que devrait être honteux d'avouer un homme
blanc qui n'a pas le moindre mélange de sang indien dans ses
veines; au jugement du jeune Mohican sur une chose que j'aurais dû
connaître mieux que lui, et que j'ai encore peine à croire, à
présent que j'en ai reconnu la vérité de mes propres yeux.

-- Cela est extraordinaire! Et ne me direz-vous pas quelle est
cette circonstance?

-- Uncas fut assez hardi, répondit le chasseur en jetant un regard
d'intérêt et de curiosité sur les chevaux des deux soeurs, pour
nous assurer que les montures de ces dames plaçaient à terre en
même temps les deux pieds du même côté, ce qui est contraire à
l'allure de tous les animaux à quatre pieds ou à quatre pattes que
j'aie connus, à l'exception de l'ours. Et cependant voilà deux
chevaux qui marchent de cette manière, comme mes propres yeux
viennent de le voir, et comme le prouvaient les traces que nous
avons suivies pendant vingt longs milles.

-- C'est un mérite particulier à ces animaux. Ils viennent des
bords de la baie de Narraganset, dans la petite province des
Plantations de la Providence. Ils sont infatigables, et célèbres
par la douceur de leur allure, quoiqu'on parvienne à dresser
d'autres chevaux à prendre le même pas.

-- Cela peut être, dit OEil-de-Faucon qui avait écouté cette
explication avec une attention toute particulière, cela est
possible; car, quoique je sois un homme qui n'a pas une goutte de
sang qui ne soit blanc, je me connais mieux en daims et en castors
qu'en bêtes de somme. Le major Effingham a de superbes coursiers,
mais je n'en ai jamais vu aucun marcher d'un pas si singulier.

-- Sans doute, répliqua Duncan, parce qu'il désire d'autres
qualités dans ses chevaux. Ceux-ci n'en sont pas moins d'une race
très estimée, et ils ont souvent l'honneur d'être destinés à
porter des fardeaux semblables à ceux dont vous les voyez chargés.

Les Mohicans avaient suspendu un instant leurs opérations de
cuisine pour écouter la fin de cette conversation, et lorsque le
major eut fini de parler, ils se regardèrent l'un l'autre d'un air
de surprise; le père laissa échapper son exclamation ordinaire, et
le chasseur resta quelques instants à réfléchir, en homme qui veut
ranger avec ordre dans son cerveau les nouvelles connaissances
qu'il vient d'acquérir.

Enfin, jetant encore un regard curieux sur les deux chevaux, il
ajouta: -- J'ose dire qu'on peut voir des choses encore plus
étranges dans les établissements des Européens en ce pays; car
l'homme abuse terriblement de la nature quand il peut une fois
prendre le dessus sur elle. Mais n'importe quelle soit l'allure de
ces animaux, naturelle ou acquise, droite ou de côté, Uncas
l'avait remarquée, et leurs traces nous conduisirent à un buisson
près duquel était l'empreinte du pied d'un cheval, et dont la plus
haute branche, une branche de sumac, était cassée par le haut à
une élévation qu'on ne pouvait atteindre qu'à cheval, tandis que
celles de dessous étaient brisées et froissées comme à plaisir par
un homme à pied. J'en conclus qu'un de ces rusés, ayant vu une de
ces jeunes dames casser la haute branche, avait fait tout ce dégât
pour faire croire que quelque animal sauvage s'était vautré dans
ce buisson.

-- Votre sagacité ne vous a pas trompé; car tout cela est
précisément arrivé.

-- Cela était facile à voir, et il ne fallait pas pour cela une
sagacité bien extraordinaire. C'était une chose plus aisée à
remarquer que l'allure d'un cheval. Il me vint alors à l'idée que
les Mingos se rendraient à cette fontaine; car les coquins
connaissent bien la vertu de son eau.

-- Elle a donc de la célébrité? demanda Heyward en examinant avec
plus d'attention cette vallée retirée et la petite source qui s'y
trouvait entourée d'une terre inculte.

-- Il y a peu de Peaux-Rouges, voyageant du sud à l'est des grands
lacs, qui n'en aient entendu vanter les qualités. -- Voulez-vous
la goûter vous-même?

Heyward prit la gourde, et, après avoir bu quelques gouttes de
l'eau qu'elle contenait, il la rendit en faisant une grimace de
dégoût et de mécontentement. Le chasseur sourit et secoua la tête
d'un air de satisfaction.

-- Je vois que la saveur ne vous en plaît pas, dit-il, et c'est
parce que vous n'y êtes pas habitué. Il fut un temps où je ne
l'aimais pas plus que vous, et maintenant je la trouve à mon goût,
et j'en suis altéré comme le daim l'est de l'eau salée[38]. Vos
meilleurs vins ne sont pas plus agréables à votre palais que cette
eau ne l'est au gosier d'une Peau-Rouge, et surtout quand il se
sent dépérir, car elle a une vertu fortifiante. -- Mais je vois
qu'Uncas a fini d'apprêter nos grillades, et il est temps de
manger un morceau, car il nous reste une longue route à faire.

Ayant interrompu l'entretien par cette brusque transition, OEil-
de-Faucon se mit à profiter des restes du faon qui avaient échappé
à la voracité des Hurons. Le repas fut servi sans plus de
cérémonie qu'on n'en avait mis à le préparer, et les deux Mohicans
et lui satisfirent leur faim avec ce silence et cette promptitude
qui caractérisent les hommes qui ne songent qu'à se mettre en état
de se livrer à de nouveaux travaux et de supporter de nouvelles
fatigues.

Dès qu'ils se furent acquittés de ce devoir nécessaire, tous trois
vidèrent la gourde pleine de l'eau de cette source médicinale,
alors solitaire et silencieuse, et autour de laquelle, depuis
cinquante ans, la beauté, la richesse et les talents de tout le
nord de l'Amérique se rassemblent pour y chercher le plaisir et la
santé[39].

OEil-de-Faucon annonça ensuite qu'on allait partir. Les deux
soeurs se mirent en selle, Duncan et David reprirent leurs fusils
et se placèrent à leurs côtés ou derrière elles, suivant que le
terrain le permettait; le chasseur marchait en avant, suivant son
usage, et les deux Mohicans fermaient la marche. La petite troupe
s'avança assez rapidement vers le nord, laissant les eaux de la
petite source chercher à se frayer un passage vers le ruisseau
voisin, et les corps des Hurons morts pourrir sans sépulture sur
le haut de la montagne; destin trop ordinaire aux guerriers de ces
bois pour exciter la commisération ou mériter un commentaire.

Chapitre XIII

Je vais chercher un chemin plus facile.

PARNELL.

La route que prit OEil-de-Faucon coupait diagonalement ces plaines
sablonneuses, couvertes de bois, et variées de temps en temps par
des vallées et de petites montagnes, que les voyageurs avaient
traversées le matin comme prisonniers de Magua. Le soleil
commençait à baisser vers l'horizon, la chaleur n'était plus
étouffante, et l'on respirait plus librement sous la voûte formée
par les grands arbres de la forêt. La marche de nos voyageurs en
était accélérée, et longtemps avant que le crépuscule commençât à
tomber, ils avaient déjà fait du chemin.

De même que le sauvage dont il avait pris la place, le chasseur
semblait se diriger d'après des indices secrets qu'il connaissait,
marchait toujours du même pas, et ne s'arrêtait jamais pour
délibérer. Un coup d'oeil jeté en passant sur la mousse des
arbres, un regard levé vers le soleil qui allait se coucher, la
vue du cours des ruisseaux, suffisaient pour l'assurer qu'il ne
s'était pas trompé de route, et ne lui laissaient aucun doute à ce
sujet. Cependant la forêt commençait à perdre ses riches teintes,
et ce beau vert qui avait brillé toute la journée sur le feuillage
de ses voûtes naturelles se changeait insensiblement en un noir
sombre sous la lueur douteuse qui annonce l'approche de la nuit.

Tandis que les deux soeurs cherchaient à saisir à travers les
arbres quelques-uns des derniers rayons de l'astre qui se couchait
dans toute sa gloire, et qui tordaient d'une frange d'or et de
pourpre une masse de nuages amassés à peu de distance au-dessus
des montagnes occidentales, le chasseur s'arrêta tout à coup et se
tourna vers ceux qui le suivaient:

-- Voilà, dit-il en étendant le bras vers le ciel, le signal donné
à l'homme par la nature pour qu'il cherche le repos et la
nourriture dont il a besoin. Il serait plus sage s'il y obéissait,
et s'il prenait une leçon à cet égard des oiseaux de l'air et des
animaux des champs. Au surplus notre nuit sera bientôt passée, car
il faudra que nous nous remettions en marche quand la lune
paraîtra. Je me souviens d'avoir combattu les Maquas ici, aux
environs, pendant la première guerre dans laquelle j'ai fait
couler le sang humain. Nous construisîmes en cet endroit une
espèce de petit fort en troncs d'arbres pour défendre nos
chevelures; si ma mémoire ne me trompe pas, nous devons le trouver
à très peu de distance sur la gauche.

Sans attendre qu'on répondît, le chasseur tourna brusquement sur
la gauche, et entra dans un bois épais de jeunes châtaigniers. Il
écartait les branches basses en homme qui s'attendait à chaque pas
à découvrir l'objet qu'il cherchait. Ses souvenirs ne l'abusaient
pas; car après avoir fait deux ou trois cents pas au milieu de
broussailles et de ronces qui s'opposaient à sa marche, il entra
dans une clairière au milieu de laquelle était un tertre couvert
de verdure, et couronné par l'édifice en question, négligé et
abandonné depuis bien longtemps.

C'était un de ces bâtiments grossiers, honorés du nom de forts,
que l'on construisait à la hâte quand la circonstance l'exigeait,
et auxquels on ne songeait plus quand le moment du besoin était
passé. Il tombait en ruine dans la solitude de la forêt,
complètement abandonné et presque entièrement oublié. On trouve
souvent dans la large barrière de déserts qui séparait autrefois
les provinces ennemies, de pareils monuments du passage sanglant
des hommes. Ce sont aujourd'hui des ruines qui se rattachent aux
traditions de l'histoire des colonies, et qui sont parfaitement
d'accord avec le caractère sombre de tout ce qui les environne[40].
Le toit d'écorces qui couvrait ce bâtiment s'était écroulé depuis
bien des années, et les débris en étaient confondus avec le sol;
mais les troncs de pins qui avaient été assemblés à la hâte pour
en former les murailles, se maintenaient encore à leur place,
quoiqu'un angle de l'édifice rustique eût considérablement fléchi
et menaçât d'occasionner bientôt sa destruction totale.

Tandis qu'Heyward et ses compagnons hésitaient à approcher d'un
bâtiment qui paraissait dans un tel état de décadence, OEil-de-
Faucon et les deux Indiens y entrèrent non seulement sans crainte,
mais même avec un air évident d'intérêt. Tandis que le premier en
contemplait les ruines, tant dans l'intérieur qu'à l'extérieur,
avec la curiosité d'un homme dont les souvenirs devenaient plus
vifs à chaque instant, Chingachgook racontait à son fils, dans sa
langue naturelle, l'histoire abrégée du combat qui avait eu lieu
pendant sa jeunesse en ce lieu écarté. Un accent de mélancolie se
joignait à l'accent de son triomphe.

Pendant ce temps, les soeurs descendaient de cheval, et se
préparaient avec plaisir à jouir de quelques heures de repos
pendant la fraîcheur de la soirée, et dans une sécurité qu'elles
croyaient que les animaux des forêts pouvaient seuls interrompre.

-- Mon brave ami, demanda le major au chasseur qui avait déjà fini
son examen rapide des lieux, n'aurions-nous pas mieux fait de
choisir pour faire halte un endroit plus retiré, probablement
moins connu et moins fréquenté?

-- Vous trouveriez difficilement aujourd'hui, répondit OEil-de-
Faucon d'un ton lent et mélancolique, quelqu'un qui sache que ce
vieux fort a jamais existé. Il n'arrive pas tous les jours qu'on
fasse des livres, et qu'on écrive des relations d'escarmouches
semblables à celle qui a eu lieu ici autrefois entre les Mohicans
et les Mohawks, dans une guerre qui ne regardait qu'eux. J'étais
bien jeune alors, et je pris parti pour les Mohicans, parce que je
savais que c'était une race injustement calomniée. Pendant
quarante jours et quarante nuits, les coquins eurent soif de notre
sang autour de ce bâtiment, dont j'avais conçu le plan, et auquel
j'avais travaillé moi-même, étant, comme vous le savez, un homme
dont le sang est sans mélange, et non un Indien. Les Mohicans
m'aidèrent à le construire, et nous nous y défendîmes ensuite dix
contre vingt, jusqu'à ce que le nombre fût à peu près égal des
deux côtés; alors nous fîmes une sortie contre ces chiens, et pas
un d'eux ne retourna dans sa peuplade pour y annoncer le sort de
ses compagnons. Oui, oui, j'étais jeune alors: la vue du sang
était une chose toute nouvelle pour moi, et je ne pouvais me faire
à l'idée que des créatures, qui avaient été animées comme moi du
principe de la vie, resteraient étendues sur la terre pour être
dévorées par des bêtes féroces; si bien que je ramassai tous les
corps, je les enterrai de mes propres mains, et ce fut ce qui
forma la butte sur laquelle ces dames sont assises, et qui n'est
pas un trop mauvais siège, quoiqu'il ait pour fondation les
ossements des Mohawks.

Les deux soeurs se levèrent avec précipitation en entendant ces
mots; car malgré les scènes terribles dont elles venaient d'être
témoins, et dont elles avaient manqué d'être victimes, elles ne
purent se défendre d'un mouvement d'horreur en apprenant qu'elles
étaient assises sur la sépulture d'une horde de sauvages. Il faut
avouer aussi que la sombre lueur du crépuscule qui s'épaississait
insensiblement, le silence d'une vaste forêt, le cercle étroit
dans lequel elles se trouvaient, et autour duquel de grands pins,
très proches les uns des autres, semblaient former une muraille,
tout concourait à donner plus de force à cette émotion.

-- Ils sont partis; ils ne peuvent plus nuire à personne, continua
le chasseur avec un sourire mélancolique en voyant leur alarme;
ils ne sont plus en état ni de pousser le cri de guerre, ni de
lever leur tomahawk. -- Et de tous ceux qui ont contribué à les
placer où ils sont, il n'existe aujourd'hui que Chingachgook et
moi. Les autres étaient ses frères et leur famille, et vous avez
sous les yeux tout ce qui reste de leur race.

Les yeux des deux soeurs se portèrent involontairement sur les
deux Indiens, pour qui ce peu de mots venaient de leur inspirer un
nouvel intérêt causé par la compassion. On les distinguait à
quelque distance dans l'obscurité. Uncas écoutait le récit que lui
faisait son père, avec la vive attention qu'excitait en lui la
relation des exploits des guerriers de sa race dont il avait
appris à respecter le courage et les vertus sauvages.

-- J'avais cru que les Delawares étaient une nation pacifique, dit
le major; qu'ils ne faisaient jamais la guerre en personne, et
qu'ils confiaient la défense de leur territoire à ces mêmes
Mohawks contre lesquels vous avez combattu avec eux.

-- Cela est vrai en partie, répondit OEil-de-Faucon, et pourtant
au fond c'est un mensonge infernal. C'est un traité qui a été fait
il y a bien longtemps, par les intrigues des Hollandais; ils
voulaient désarmer les naturels du pays, qui avaient le droit le
plus incontestable sur le territoire où ils s'étaient établis. Les
Mohicans, quoique faisant partie de la même nation, ayant affaire
aux Anglais, ne furent pour rien dans ce marché, et se fièrent à
leur bravoure pour se protéger; et c'est ce que firent aussi les
Delawares, lorsque leurs yeux furent une fois ouverts. Vous avez
devant vous un chef des grands Sagamores Mohicans. Sa famille
autrefois pouvait chasser le daim sur une étendue de pays plus
considérable que ce qui appartient aujourd'hui au Patron de
l'Albany[41], sans traverser un ruisseau, sans gravir une montagne
qui ne lui appartînt pas. Mais à présent que reste-t-il au dernier
descendant de cette race? Il pourra trouver six pieds de terre
quand il plaira à Dieu, et peut-être y rester en paix, s'il a un
ami qui veuille prendre la peine de le placer dans une fosse assez
profonde pour que le soc de la charrue ne puisse l'y atteindre.

-- Quelque intéressant que soit cet entretien, je crois qu'il faut
l'interrompre, dit Heyward, craignant que le sujet que le chasseur
entamait n'amenât une discussion qui pourrait nuire à une harmonie
qu'il était si important de maintenir; nous avons beaucoup marché;
et peu de personnes de notre couleur sont douées de cette vigueur
qui semble vous mettre en état de braver les fatigues comme les
dangers.

-- Ce ne sont pourtant que les muscles et les os d'un homme dont
le sang n'est pas croisé à la vérité, qui me mettent en état de me
tirer d'affaire au milieu de tout cela, répondit le chasseur, en
regardant ses membres nerveux avec un air de satisfaction qui
prouvait qu'il n'était pas insensible au compliment qu'il venait
de recevoir. On peut trouver dans les établissements des hommes
plus grands et plus gros; mais vous pourriez vous promener plus
d'un jour dans une ville avant d'y en rencontrer un qui soit en
état de faire cinquante milles sans s'arrêter pour reprendre
haleine, ou de suivre les chiens pendant une chasse de plusieurs
heures. Cependant, comme toute chair ne se ressemble pas, il est
raisonnable de supposer que ces dames désirent se reposer, après
tout ce qui leur est arrivé aujourd'hui. -- Uncas, découvrez la
source qui doit se trouver sous ces feuilles, tandis que votre
père et moi nous ferons un toit de branches de châtaigniers pour
couvrir leurs têtes, et que nous leur préparerons un lit de
feuilles sèches.

Ces mots terminèrent la conversation, et les trois amis se mirent
à apprêter tout ce qui pouvait contribuer à mettre leurs compagnes
à portée de prendre quelque repos aussi commodément que le local
et les circonstances le permettaient. Une source d'eau pure, qui
bien des années auparavant avait engagé les Mohicans à choisir cet
endroit pour s'y fortifier momentanément, fut bientôt débarrassée
des feuilles qui la couvraient, et répandit son cristal liquide au
bas du tertre verdoyant. Un coin du bâtiment fut couvert de
branches touffues, pour empêcher la rosée, toujours abondante en
ce climat, d'y tomber; un lit de feuilles sèches fut préparé
dessous ce toit; et ce qui restait du faon grillé par les soins du
jeune Mohican, fournit encore un repas dont Alice et Cora prirent
leur part par nécessité plutôt que par goût.

Les deux soeurs entrèrent alors dans le bâtiment en ruines; et
après avoir rendu grâces à Dieu de la protection signalée qu'il
leur avait accordée, l'avoir supplié de la leur continuer, elles
s'étendirent sur la couche qui leur avait été préparée. Bientôt,
en dépit des souvenirs pénibles qui les agitaient, et de quelques
appréhensions auxquelles elles ne pouvaient encore s'empêcher de
se livrer, elles y trouvèrent un sommeil que la nature exigeait
impérieusement.

Duncan avait résolu de passer la nuit à veiller à la porte du
vieux bâtiment honoré du nom de fort; mais le chasseur,
s'apercevant de son intention, lui dit en s'étendant
tranquillement sur l'herbe, et en lui montrant Chingachgook:

-- Les yeux d'un homme blanc sont trop peu actifs et trop peu
clairvoyants pour faire le guet dans une circonstance comme celle-
ci. Le Mohican veillera pour nous, ne songeons plus qu'à dormir.

-- Je me suis endormi à mon poste la nuit dernière, dit Heyward,
et j'ai moins besoin de repos que vous, dont la vigilance a fait
plus d'honneur à la profession de soldat; livrez-vous donc tous
trois au repos, et je me charge de rester en sentinelle.

-- Je n'en désirerais pas une meilleure, répondit OEil-de-Faucon,
si nous étions devant les tentes blanches du 60e régiment, et en
face d'ennemis comme les Français; mais dans les ténèbres et au
milieu du désert, votre jugement ne vaudrait pas mieux que celui
d'un enfant, et toute votre vigilance ne servirait à rien. Faites
donc comme Uncas et comme moi. -- Dormez, et dormez sans rien
craindre.

Heyward vit en effet que le jeune Indien s'était déjà couché au
bas du tertre revêtu de gazon, en homme qui voulait mettre à
profit le peu d'instants qu'il avait à donner au repos. David
avait suivi cet exemple, et la fatigue d'une longue marche forcée
l'emportant sur la douleur que lui causait sa blessure, des
accents moins harmonieux que sa voix ordinaire annonçaient qu'il
était déjà endormi. Ne voulant pas prolonger une discussion
inutile, le major feignit de céder, et alla s'asseoir le dos
appuyé sur les troncs d'arbres qui formaient les murailles du
vieux fort, quoique bien déterminé à ne pas fermer l'oeil avant
d'avoir remis entre les mains de Munro le dépôt précieux dont il
était chargé. Le chasseur, croyant qu'il allait dormir, ne tarda
pas à s'endormir lui-même, et un silence aussi profond que la
solitude dans laquelle ils étaient régna bientôt autour d'eux.

Pendant quelque temps Heyward réussit à empêcher ses yeux de se
fermer, attentif au moindre son qui pourrait se faire entendre.
Cependant sa vue se troubla à mesure que les ombres de la nuit
s'épaississaient. Lorsque les étoiles brillèrent sur sa tête il
distinguait encore ses deux compagnons étendus sur le gazon et
Chingachgook debout et aussi immobile que le tronc d'arbre contre
lequel il était appuyé à l'extrémité de la petite clairière dans
laquelle ils s'étaient arrêtés. Enfin ses paupières appesanties
formèrent un rideau à travers lequel il lui semblait voir briller
les astres de la nuit. En cet état il entendait encore la douce
respiration de ses deux compagnes, dormant à quelques pieds
derrière lui, le bruit des feuilles agitées par le vent, et le cri
lugubre d'un hibou. Quelquefois, faisant un effort pour entrouvrir
les yeux, il les fixait un instant sur un buisson et les refermait
involontairement, croyant avoir vu son compagnon de veille.
Bientôt sa tête tomba sur son épaule, son épaule sentit le besoin
d'être soutenue par la terre, et enfin il s'endormit d'un profond
sommeil, rêvant qu'il était un ancien chevalier veillant devant la
porte de la tente d'une princesse qu'il avait délivrée, et
espérant de gagner ses bonnes grâces par une telle preuve de
dévouement et de vigilance.

Combien il resta de temps dans cet état d'insensibilité, c'est ce
qu'il ne sut jamais lui-même; mais il jouissait d'un repos
tranquille qui n'était plus troublé par aucun rêve, quand il en
fut tiré par un léger coup qui lui fut donné sur l'épaule.

Éveillé en sursaut par ce signal, il fut sur ses pieds à l'instant
même, avec un souvenir confus du devoir qu'il s'était imposé au
commencement de la nuit.

-- Qui va là? s'écria-t-il en cherchant son épée à l'endroit où il
la portait ordinairement; ami, ou ennemi?

-- Ami, répondit Chingachgook à voix basse; et lui montrant du
doigt la reine de la nuit, qui lançait à travers les arbres un
rayon oblique sur leur bivouac, il ajouta en mauvais anglais: --
La lune est venue; le fort de l'homme blanc est encore loin, bien
loin. Il faut partir pendant que le sommeil ferme les deux yeux du
Français.

-- Vous avez raison, répliqua le major; éveillez vos amis et
bridez les chevaux, pendant que je vais avertir mes compagnes de
se préparer à se remettre en marche.

-- Nous sommes éveillées, Duncan, dit la douce voix d'Alice dans
l'intérieur du bâtiment, et nous avons retrouvé des forces pour
voyager après avoir si bien dormi. Mais vous, je suis sûre que
vous avez passé toute la nuit à veiller pour nous, -- et après une
si longue et si pénible journée!

-- Dites plutôt que j'aurais voulu veiller, Alice, répondit
Heyward; mais mes perfides yeux m'ont trahi. Voici la seconde fois
que je me montre indigne du dépôt qui m'a été confié.

-- Ne le niez pas, Duncan, s'écria en souriant la jeune Alice qui
sortit en ce moment du vieux bâtiment, le clair de lune éclairant
tous les charmes que quelques heures de sommeil tranquille lui
avaient rendus, je sais qu'autant vous êtes insouciant quand vous
n'avez à songer qu'à vous-même, autant vous êtes vigilant quand il
s'agit de la sûreté des autres. Ne pouvons-nous rester ici quelque
temps pendant que vous et ces braves gens vous prendrez un peu de
repos? Cora et moi nous nous chargerons de monter la garde à notre
tour; et nous le ferons avec autant de soin que de plaisir.

-- Si la honte pouvait m'empêcher de dormir, je ne fermerais les
yeux de ma vie, répondit le jeune officier, commençant à se
trouver assez mal à l'aise, et regardant les traits ingénus
d'Alice pour voir s'il n'y apercevrait pas quelques symptômes
d'une envie secrète de s'égayer à ses dépens; mais il n'y vit rien
qui pût confirmer ce soupçon. -- Il n'est que trop vrai, ajouta-t-
il, qu'après avoir causé tous vos dangers par mon excès de
confiance imprudente, je n'ai pas même le mérite de vous avoir
gardées pendant votre sommeil, comme aurait dû le faire un soldat.

-- Il n'y a que Duncan qui osât adresser à Duncan un tel reproche,
dit Alice, dont la confiance généreuse s'obstinait à conserver
l'illusion qui lui peignait son jeune amant comme un modèle achevé
de toute perfection; croyez-moi donc, allez prendre un repos de
quelques instants, et soyez sûr que Cora et moi nous remplirons le
devoir d'excellentes sentinelles.

Heyward, plus embarrassé que jamais, allait se trouver dans la
nécessité de faire de nouvelles protestations de son manque de
vigilance, quand son attention fut attirée par une exclamation que
fit tout à coup Chingachgook, quoique d'une voix retenue par la
prudence, et par l'attitude que prit Uncas au même instant pour
écouter.

-- Les Mohicans entendent un ennemi, dit le chasseur, qui était
depuis longtemps prêt à partir; -- le vent leur fait sentir
quelque danger.

-- À Dieu ne plaise! s'écria Heyward, il y a déjà eu assez de sang
répandu.

Cependant, tout en parlant ainsi, le major saisit son fusil, et
s'avança vers l'extrémité de la clairière, disposé à expier sa
faute vénielle en sacrifiant sa vie, s'il le fallait, pour la
sûreté de ses compagnons.

-- C'est quelque animal de la forêt qui rôde pour trouver une
proie, dit-il à voix basse, aussitôt que les sons encore éloignés
qui avaient frappé les oreilles des Mohicans arrivèrent jusqu'aux
siennes.

-- Silence! répondit le chasseur, c'est le pas de l'homme; je le
reconnais, quelque imparfaits que soient mes sens comparés à ceux
d'un Indien. Le coquin de Huron qui nous a échappé aura rencontré
quelque parti avancé des sauvages de l'armée de Montcalm; ils
auront trouvé notre piste, et l'auront suivie. Je ne me soucierais
pas moi-même d'avoir encore une fois à répandre le sang humain en
cet endroit, ajouta-t-il en jetant un regard inquiet sur les
objets qui l'entouraient; mais il faut ce qu'il faut. Uncas,
conduisez les chevaux dans le fort, et vous, mes amis, entrez-y
aussi. Tout vieux qu'il est, c'est une protection, et il a été
accoutumé à entendre les coups de fusil.

On lui obéit sur-le-champ; les deux Mohicans firent entrer les
chevaux dans le vieux bâtiment; toute la petite troupe les y
suivit et y resta dans le plus profond silence.

Le bruit des pas de ceux qui approchaient se faisait alors
entendre trop distinctement pour qu'on pût douter qu'il était
produit par des hommes. Bientôt on entendit des voix de gens qui
s'appelaient les uns les autres dans un dialecte indien, et le
chasseur, approchant sa bouche de l'oreille d'Heyward, lui dit
qu'il reconnaissait celui des Hurons. Quand ils arrivèrent à
l'endroit où les chevaux étaient entrés dans les broussailles, il
fut évident qu'ils se trouvaient en défaut, ayant perdu les traces
qui les avaient dirigés jusqu'alors.

Il paraissait, par le nombre des voix, qu'une vingtaine d'hommes
au moins étaient rassemblés en cet endroit, et que chacun donnait
son avis en même temps sur la marche qu'il convenait de suivre.

-- Les coquins connaissent notre faiblesse, dit OEil-de-Faucon qui
était à côté d'Heyward, et qui regardait ainsi que lui à travers
une fente entre les troncs d'arbre; sans cela s'amuseraient-ils à
bavarder inutilement comme des squaws? Écoutez, on dirait que
chacun d'eux a deux langues et n'a qu'une jambe!

Heyward, toujours brave et quelquefois même téméraire quand il
s'agissait de combattre, ne put, dans ce moment d'inquiétude
pénible, faire aucune réponse à son compagnon. Il serra seulement
son fusil plus fortement, et appliqua l'oeil contre l'ouverture
avec un redoublement d'attention, comme si sa vue eût pu percer à
travers l'épaisseur du bois et en dépit de l'obscurité, pour voir
les sauvages qu'il entendait.

Le silence se rétablit parmi eux, et le ton grave de celui qui
prit la parole annonça que c'était le chef de la troupe qui
parlait, et qui donnait des ordres qu'on écoutait avec respect.
Quelques instants après, le bruit des feuilles et des branches
prouva que les Hurons s'étaient séparés, et marchaient dans la
forêt de divers côtés pour retrouver les traces qu'ils avaient
perdues. Heureusement, la lune qui répandait un peu de clarté sur
la petite clairière, était trop faible pour éclairer l'intérieur
du bois, et l'intervalle que les voyageurs avaient traversé pour
se rendre au vieux bâtiment était si court, que les sauvages ne
purent distinguer aucune marque de leur passage, quoique, s'il eût
fait jour, ils en eussent sûrement reconnu quelqu'une. Toutes
leurs recherches furent donc inutiles.

Il ne se passa pourtant que quelques minutes avant qu'on entendît
quelques sauvages s'approcher; et il devint évident qu'ils
n'étaient plus qu'à quelques pas de distance de la ceinture de
jeunes châtaigniers qui entourait la clairière.

-- Ils arrivent, dit Heyward en reculant d'un pas pour passer le
bout du canon de son fusil entre deux troncs d'arbres; faisons feu
sur le premier qui se présentera.

-- Gardez-vous-en bien, dit OEil-de-Faucon; une amorce brûlée
ferait tomber sur nous toute la bande comme une troupe de loups
affamés. Si Dieu veut que nous combattions pour sauver nos
chevelures, rapportez-vous-en à l'expérience d'hommes qui
connaissent les manières des sauvages, et qui ne tournent pas
souvent le dos quand ils les entendent pousser leurs cris de
guerre.

Duncan jeta un regard derrière lui, et vit les deux soeurs
tremblantes serrées l'une contre l'autre à l'extrémité la plus
reculée du bâtiment; tandis que les deux Mohicans, droits et
fermes comme des pieux, se tenaient à l'ombre aux deux côtés de la
porte, le fusil en main, et prêts à s'en servir dès que la
circonstance l'exigerait. Réprimant son impétuosité, et décidé à
attendre le signal de gens plus expérimentés dans ce genre de
guerre, il se rapprocha de l'ouverture, pour voir ce qui se
passait au dehors. Un grand Huron, armé d'un fusil et d'un
tomahawk, entrait dans ce moment dans la clairière, et y avança de
quelques pas. Tandis qu'il regardait le vieux bâtiment, la lune
tombait en plein sur son visage, et faisait voir la surprise et la
curiosité peintes sur ses traits. Il fit l'exclamation qui
accompagne toujours dans un Indien la première de ces deux
émotions, et sa voix fit venir à ses côtés un de ses compagnons.

Ces enfants des bois restèrent immobiles quelques instants, les
yeux fixés sur l'ancien fort, et ils gesticulèrent beaucoup en
conversant dans la langue de leur peuplade; ils s'en approchèrent
à pas lents, s'arrêtant à chaque instant, comme des daims
effarouchés, mais dont la curiosité lutte contre leurs
appréhensions. Le pied de l'un d'eux heurta contre la butte dont
nous avons parlé; il se baissa pour l'examiner, et ses gestes
expressifs indiquèrent qu'il reconnaissait qu'elle couvrait une
sépulture. En ce moment Heyward vit le chasseur faire un mouvement
pour s'assurer que son couteau pouvait sortir facilement de sa
gaine, et armer son fusil. Le major en fit autant, et se prépara à
un combat qui paraissait alors devenir inévitable.

Les deux sauvages étaient si près que le moindre mouvement
qu'aurait fait l'un des deux chevaux n'aurait pu leur échapper.
Mais lorsqu'ils eurent découvert quelle était la nature de
l'élévation de terre qui avait attiré leurs regards, elle sembla
seule fixer leur entretien. Ils continuaient à converser ensemble;
mais le son de leur voix était bas et solennel, comme s'ils
eussent été frappés d'un respect religieux mêlé d'une sorte
d'appréhension vague. Ils se retirèrent avec précaution en jetant
encore quelques regards sur le bâtiment en ruines, comme s'ils se
fussent attendus à en voir sortir les esprits des morts qui
avaient reçu la sépulture en ce lieu. Enfin ils rentrèrent dans le
bois d'où ils étaient sortis, et disparurent.

OEil-de-Faucon appuya la crosse de son fusil par terre, et respira
en homme qui, ayant retenu son haleine par prudence, éprouvait le
besoin de renouveler l'air de ses poumons.

-- Oui, dit-il, ils respectent les morts, et c'est ce qui leur
sauve la vie pour cette fois, et peut-être aussi nous-mêmes.

Heyward entendit cette remarque, mais n'y répondit pas. Toute son
attention se dirigeait vers les Hurons qui se retiraient, qu'on ne
voyait plus, mais qu'on entendait encore à peu de distance.
Bientôt il fut évident que toute la troupe était de nouveau réunie
autour d'eux, et qu'elle écoutait avec une gravité indienne le
rapport que leur faisaient leurs compagnons de ce qu'ils avaient
vu. Après quelques minutes de conversation, qui ne fut pas
tumultueuse comme celle qui avait suivi leur arrivée, ils se
remirent en marche; le bruit de leurs mouvements s'affaiblit et
s'éloigna peu à peu, et enfin il se perdit dans les profondeurs de
la forêt.

Le chasseur attendit pourtant qu'un signal de Chingachgook l'eût
assuré qu'il n'existait plus aucun danger, et alors il dit à Uncas
de conduire les chevaux sur la clairière, et à Heyward d'aider ses
compagnes à y monter. Ces ordres furent exécutés sur-le-champ; on
se mit en marche. Les deux soeurs jetèrent un dernier regard sur
le bâtiment ruiné qu'elles venaient de quitter, et sur la
sépulture des Mohawks, et la petite troupe rentra dans la forêt du
côté opposé à celui par lequel elle était arrivée.

Chapitre XIV

-- Qui va là?
-- Paysans, pauvres gens de France.

Shakespeare. Henri VI.

Nos voyageurs sortirent de la clairière, et entrèrent dans les
bois dans un profond silence, dont la prudence faisait sentir à
chacun d'eux la nécessité. Le chasseur reprit son poste à l'avant-
garde comme auparavant; mais même quand ils furent à une distance
qui les mettait à l'abri de toute crainte des ennemis, il marchait
avec plus de lenteur et de circonspection que la soirée
précédente, parce qu'il ne connaissait pas la partie du bois dans
laquelle il avait cru devoir faire un circuit pour ne pas
s'exposer à rencontrer les Hurons. Plus d'une fois il s'arrêta
pour consulter ses compagnons, les deux Mohicans, leur faisant
remarquer la position de la lune, celle de quelques étoiles, et
examinant avec un soin tout particulier les écorces des arbres et
la mousse qui les couvrait.

Pendant ces courtes haltes, Heyward et les deux soeurs écoutaient
avec une attention que la crainte que leur inspiraient leurs
ennemis barbares rendait doublement vive, si nul son ne leur
annoncerait la proximité des sauvages; mais la vaste étendue des
forêts semblait ensevelie dans un silence éternel. Les oiseaux,
les animaux et les hommes, s'il s'en trouvait dans ce désert,
semblaient également livrés au repos le plus profond. Tout à coup
on entendit le bruit éloigné d'une eau courante, mais quoique ce
ne fût qu'un faible murmure, il mit fin aux incertitudes de leurs
guides, qui sur-le-champ dirigèrent leur marche de ce côté.

En arrivant sur les bords de la petite rivière, on fit une
nouvelle halte; OEil-de-Faucon eut une courte conférence avec ses
deux compagnons, après quoi, ôtant leurs mocassins, ils invitèrent
Heyward et La Gamme à en faire autant. Ils firent descendre les
chevaux dans le lit de la rivière, qui était peu profonde, y
entrèrent eux-mêmes, et y marchèrent pendant près d'une heure pour
dépister ceux qui voudraient suivre leurs traces. Lorsqu'ils la
traversèrent pour entrer dans les bois sur l'autre rive, la lune
s'était déjà cachée sous des nuages noirs qui s'amoncelaient du
côté de l'occident; mais là le chasseur semblait se trouver de
nouveau en pays connu; il ne montra plus ni incertitude ni
embarras, et marcha d'un pas aussi rapide qu'assuré.

Bientôt le chemin devint plus inégal, les montagnes se
rapprochaient des deux côtés, et les voyageurs s'aperçurent qu'ils
allaient traverser une gorge. OEil-de-Faucon s'arrêta de nouveau,
et attendant que tous ses compagnons fussent arrivés, il leur
parla d'un ton circonspect que le silence et l'obscurité rendaient
encore plus solennel.

-- Il est aisé de connaître les sentiers et les ruisseaux du
désert, dit-il, mais qui pourrait dire si une grande armée n'est
pas campée de l'autre côté de ces montagnes?

-- Nous ne sommes donc pas à une très grande distance de William-
Henry? demanda Heyward, s'approchant du chasseur avec intérêt.

-- Nous avons encore un bon bout de chemin à faire, et ce n'est
pas le plus facile; mais la plus grande difficulté, c'est de
savoir comment et de quel côté nous approcherons du fort. Voyez, -
- ajouta OEil-de-Faucon en lui montrant à travers les arbres un
endroit où était une pièce d'eau dont la surface tranquille
réfléchissait l'éclat des étoiles; -- voilà l'étang de Sang. Je
suis sur un terrain que j'ai non seulement souvent parcouru, mais
sur lequel j'ai combattu depuis le lever jusqu'au coucher du
soleil.

-- Ah! c'est donc cette nappe d'eau qui est le tombeau des braves
qui périrent dans cette affaire? J'en connaissais le nom, mais je
ne l'avais jamais vue.

-- Nous y livrâmes trois combats en un jour aux Hollando-Français,
continua le chasseur, paraissant se livrer à la suite de ses
réflexions plutôt que répondre au major. L'ennemi nous rencontra
pendant que nous allions dresser une embuscade à son avant-garde,
et il nous repoussa à travers le défilé, comme des daims
effarouchés, jusque sur les bords de l'Horican. Là, nous nous
ralliâmes derrière une palissade d'arbres abattus; nous attaquâmes
l'ennemi sous les ordres de sir William, -- qui fut fait sir
William pour sa conduite dans cette journée, -- et nous nous
vengeâmes joliment de notre déroute du matin. Des centaines de
Français et de Hollandais virent le soleil pour la dernière fois,
et leur commandant lui-même, Dieskau[42], tomba entre nos mains
tellement criblé de blessures, qu'il fut obligé de retourner dans
son pays, hors d'état de faire désormais aucun service militaire.

-- Ce fut une journée glorieuse! dit Heyward avec enthousiasme, et
la renommée en répandit le bruit jusqu'à notre armée du midi.

-- Oui, mais ce n'est pas la fin de l'histoire. Je fus chargé par
le major Effingham, d'après l'ordre exprès de sir William lui-
même, de passer le long du flanc des Français, et de traverser le
portage, pour aller apprendre leur défaite au fort placé sur
l'Hudson. Juste en cet endroit où vous voyez une hauteur couverte
d'arbres, je rencontrai un détachement qui venait à notre secours,
et je le conduisis sur le lieu où l'ennemi s'occupait à dîner, ne
se doutant guère que la besogne de cette journée sanglante n'était
pas encore terminée.

-- Et vous le surprîtes?

-- Si la mort doit être une surprise pour des gens qui ne songent
qu'à se remplir l'estomac. Au surplus, nous ne leur donnâmes pas
le temps de respirer, car ils ne nous avaient pas fait quartier
dans la matinée, et nous avions tous à regretter des parents ou
des amis. Quand l'affaire fut finie, on jeta dans cet étang les
morts, même les mourants, a-t-on dit, et j'en vis les eaux
véritablement rouges, telles que jamais eau ne sortit des
entrailles de la terre.

-- C'est une sépulture bien tranquille pour des guerriers. -- Vous
avez donc fait beaucoup de service sur cette frontière?

-- Moi! répondit le batteur d'estrade en se redressant avec un air
de fierté militaire, il n'y a guère d'échos dans toutes ces
montagnes qui n'aient répété le bruit de mes coups de fusil; et il
n'y a pas un mille carré entre l'Horican et l'Hudson où ce tue-
daim que vous voyez n'ait abattu un homme ou une bête. Mais quant
à la tranquillité de cette sépulture, c'est une autre affaire. Il
y a des gens dans le camp qui pensent et disent que, pour qu'un
homme reste tranquille dans son sépulcre, il faut qu'il n'y soit
point placé pendant que son âme est encore dans son corps; et dans
la confusion du moment, on n'avait pas le temps de bien examiner
qui était mort ou vivant. -- Chut! ne voyez-vous pas quelque chose
qui se promène sur le bord de l'étang?

-- Il n'est guère probable que personne s'amuse à se promener dans
la solitude que la nécessité nous oblige à traverser.

-- Des êtres de cette espèce ne s'inquiètent pas de la solitude,
et un corps qui passe la journée dans l'eau ne se met guère en
peine de la rosée qui tombe la nuit, dit OEil-de-Faucon en serrant
le bras d'Heyward avec une force qui fit reconnaître au jeune
militaire qu'une terreur superstitieuse dominait en ce moment sur
l'esprit d'un homme ordinairement si intrépide.

-- De par le ciel! s'écria le major un instant après; c'est un
homme! Il nous a vus! Il s'avance vers nous! -- Préparez vos
armes, mes amis; nous ne savons pas qui nous allons rencontrer.

-- Qui vive? s'écria en français une voix forte qui, au milieu du
silence et des ténèbres, ne semblait pas appartenir à un habitant
de ce monde.

-- Que dit-il? demanda le chasseur. Il ne parle ni indien ni
anglais.

-- Qui vive? répéta la même voix. Et ces mots furent accompagnés
du bruit que fit un fusil, tandis que celui qui le portait prenait
une attitude menaçante.

-- France! répondit Heyward en la même langue, qu'il parlait aussi
bien et aussi facilement que la sienne. Et en même temps, sortant
de l'ombre des arbres qui le couvraient, il s'avança vers la
sentinelle.

-- D'où venez-vous, et où allez-vous de si bonne heure? demanda la
sentinelle.

-- Je viens de faire une reconnaissance, et je vais me coucher.

-- Vous êtes donc officier du roi?

-- Sans doute, mon camarade! Me prends-tu pour un officier de la
colonie? Je suis capitaine dans les chasseurs.

Heyward parlait ainsi, parce qu'il voyait à l'uniforme de la
sentinelle qu'il servait dans les grenadiers.

-- J'ai avec moi les filles du commandant de William-Henry, que je
viens de faire prisonnières, continua-t-il; n'en as-tu pas entendu
parler? Je les conduis au général.

-- Ma foi, Mesdames, j'en suis fâché pour vous, dit le jeune
grenadier en portant la main à son bonnet avec grâce et politesse;
mais c'est la fortune de la guerre. Vous trouverez notre général
aussi poli qu'il est brave devant l'ennemi.

-- C'est le caractère des militaires français, dit Cora avec une
présence d'esprit admirable. Adieu, mon ami; je vous souhaiterais
un devoir plus agréable à remplir.

Le soldat la salua, comme pour la remercier de son honnêteté;
Heyward lui dit: -- Bonne nuit, camarade; et la petite troupe
continua sa route, laissant la sentinelle continuer sa faction sur
le bord de l'étang, en fredonnant: Vive le vin! vive l'amour! air
de son pays, que la vue de deux jeunes personnes avait peut-être
rappelé à son souvenir.

-- Il est fort heureux que vous ayez pu parler la langue du
Français! dit OEil-de-Faucon, lorsqu'ils furent à une certaine
distance, en remettant le chien de sa carabine au cran du repos,
et en la replaçant négligemment sous son bras. J'ai vu sur-le-
champ que c'était un de ces Français, et bien lui en a pris de
nous parler avec douceur et politesse, sans quoi il aurait pu
rejoindre ses concitoyens au fond de cet étang. -- Sûrement
c'était un corps de chair; car un esprit n'aurait pu manier une
arme avec tant de précision et de fermeté.

Il fut interrompu par un long gémissement qui semblait partir des
environs de la pièce d'eau qu'ils avaient quittée quelques minutes
auparavant, et qui était si lugubre qu'un esprit superstitieux
aurait pu l'attribuer à un fantôme sortant de son sépulcre.

-- Oui, c'était un corps de chair; mais qu'il appartienne encore à
ce monde, c'est ce dont il est permis de douter, répondit Heyward
en voyant que Chingachgook n'était point avec eux.

Comme il prononçait ces mots, on entendit un bruit semblable à
celui que produirait un corps pesant en tombant dans l'eau. Un
silence profond y succéda. Tandis qu'ils hésitaient s'ils devaient
avancer ou attendre leur compagnon, dans une incertitude que
chaque instant rendait encore plus pénible, ils virent paraître
l'Indien, qui ne tarda pas à les rejoindre tout en attachant à sa
ceinture une sixième chevelure, celle de la malheureuse sentinelle
française, et en y replaçant son couteau et son tomahawk encore
teints de sang. Il prit alors son poste accoutumé, sur les flancs
de la petite troupe, et continua à marcher avec l'air satisfait
d'un homme qui croit qu'il vient de faire une action digne
d'éloges.

Le chasseur appuya par terre la crosse de son fusil, croisa ses
deux mains sur le bout du canon, et resta quelques instants à
réfléchir.

-- Ce serait un acte de cruauté et de barbarie de la part d'un
blanc, dit-il enfin en secouant la tête avec une expression
mélancolique, mais c'est dans la nature d'un Indien, et je suppose
que cela devait être ainsi. J'aurais pourtant préféré que ce
malheur arrivât à un maudit Mingo plutôt qu'à ce joyeux jeune
homme, qui est venu de si loin pour se faire tuer.

-- N'en dites pas davantage, dit Heyward, craignant que ses
compagnes ne vinssent à apprendre quelque chose de ce cruel
incident, et maîtrisant son indignation par des réflexions à peu
près semblables à celles du chasseur. C'est une affaire faite,
dit-il, et nous ne pouvons y remédier. -- Vous voyez évidemment
que nous sommes sur la ligne des postes avancés de l'ennemi.
Quelle marche vous proposez-vous de suivre?

-- Oui, répondit OEil-de-Faucon en appuyant son fusil sur son
épaule, c'est une affaire faite, comme vous le dites, et il est
inutile d'y songer davantage. Mais il paraît évident que les
Français sont campés autour du fort; et passer au milieu d'eux,
c'est une aiguille difficile à enfiler.

-- Il nous reste peu de temps pour y réussir, dit le major en
levant les yeux vers un épais nuage de vapeurs qui commençait à se
répandre dans l'atmosphère.

-- Très peu de temps sans doute, et néanmoins, avec l'aide de la
Providence, nous avons deux moyens pour nous tirer d'affaire, et
je n'en connais pas un troisième.

-- Quels sont-ils? expliquez-vous promptement; le temps presse.

-- Le premier serait de faire mettre pied à terre à ces deux
dames, et d'abandonner leurs chevaux à la garde de Dieu. Alors,
comme tout dort à présent dans le camp, en mettant les deux
Mohicans à l'avant-garde, il ne leur en coûterait probablement que
quelques coups de couteau et de tomahawk pour rendormir ceux dont
le sommeil pourrait être troublé, et nous entrerions dans le fort
en marchant sur leurs cadavres.

-- Impossible! impossible! s'écria le généreux Heyward; un soldat
pourrait peut-être se frayer un chemin de cette manière, mais
jamais dans les circonstances où nous nous trouvons.

-- Il est vrai que les pieds délicats de deux jeunes dames
auraient peine à les soutenir sur un sentier que le sang aurait
rendu glissant; mais j'ai cru que je pouvais proposer ce parti à
un major du soixantième, quoiqu'il ne me plaise pas plus qu'à
vous. Notre seule ressource est donc de sortir de la ligne de
leurs sentinelles; après quoi, tournant vers l'ouest, nous
entrerons dans les montagnes, où je vous cacherai si bien que tous
les limiers du diable qui se trouvent dans l'armée de Montcalm
passeraient des mois entiers sans trouver votre piste.

-- Prenons donc ce parti, s'écria le major avec un accent
d'impatience, et que ce soit sur-le-champ.

Il n'eut pas besoin d'en dire davantage, car à l'instant même
OEil-de-Faucon, prononçant seulement les mots: -- Suivez-moi! fit
volte-face, et reprit le chemin qui les avait conduits dans cette
situation dangereuse. Ils marchaient en silence et avec
précaution, car ils avaient à craindre à chaque pas qu'une
patrouille, un piquet, une sentinelle avancée ne leur barrât le
chemin. En passant auprès de l'étang qu'ils avaient quitté si peu
de temps auparavant, Heyward et le chasseur ne purent s'empêcher
de jeter un coup d'oeil à la dérobée sur ses bords. Ils y
cherchèrent en vain le jeune grenadier qu'ils y avaient vu en
faction; mais une mare de sang, près de l'endroit où était son
poste, fut pour eux une confirmation de la déplorable catastrophe
dont ils ne pouvaient déjà plus douter.

Le chasseur changeant alors de direction, marcha vers les
montagnes qui bornent cette petite plaine du côté de l'occident.
Il conduisit ses compagnons à grands pas, jusqu'à ce qu'ils se
trouvassent ensevelis dans l'ombre épaisse que jetaient leurs
sommets élevés et escarpés. La route qu'ils suivaient était
pénible, car la vallée était parsemée d'énormes blocs de rochers,
coupée par de profonds ravins, et ces divers obstacles, se
présentant à chaque pas, ralentissaient nécessairement leur
marche. Il est vrai que d'une autre part les hautes montagnes qui
les entouraient les indemnisaient de leurs fatigues en leur
inspirant un sentiment de sécurité.

Enfin ils commencèrent à gravir un sentier étroit et pittoresque
qui serpentait entre des arbres et des pointes de rochers; tout
annonçait qu'il n'avait pu être pratiqué, et qu'il ne pouvait être
reconnu que par des gens habitués à la nature la plus sauvage. À
mesure qu'ils s'élevaient au-dessus du niveau de la vallée,
l'obscurité qui régnait autour d'eux devenait moins profonde, et
les objets commencèrent à se dessiner à leurs yeux sous leurs
couleurs véritables. Quand ils sortirent des bois formés d'arbres
rabougris qui puisaient à peine quelques gouttes de sève dans les
flancs arides de cette montagne, ils arrivèrent sur une plate-
forme couverte de mousse qui en faisait le sommet, et ils virent
les brillantes couleurs du matin se montrer à travers les pins qui
croissaient sur une montagne située de l'autre côté de la vallée
de l'Horican.

Le chasseur dit alors aux deux soeurs de descendre de cheval, et
débarrassant de leurs selles et de leurs brides ces animaux
fatigués, il leur laissa la liberté de se repaître où bon leur
semblerait du peu d'herbe et de branches d'arbrisseaux qu'on
voyait en cet endroit.

-- Allez, leur dit-il, et cherchez votre nourriture où vous
pourrez la trouver; mais prenez garde de devenir vous-mêmes la
pâture des loups affamés qui rôdent sur ces montagnes.

-- N'aurons-nous plus besoin d'eux? demanda Heyward; si l'on nous
poursuivait?

-- Voyez et jugez par vos propres yeux, répondit OEil-de-Faucon en
s'avançant vers l'extrémité orientale de la plate-forme, et en
faisant signe à ses compagnons de le suivre. S'il était aussi aisé
de voir dans le coeur de l'homme que de découvrir d'ici tout ce
qui se passe dans le camp de Montcalm, les hypocrites
deviendraient rares, et l'astuce d'un Mingo serait reconnue aussi
facilement que l'honnêteté d'un Delaware.

Lorsque les voyageurs se furent placés à quelques pieds du bord de
la plate-forme, ils virent d'un seul coup d'oeil que ce n'était
pas sans raison que le chasseur leur avait dit qu'il les
conduirait dans une retraite inaccessible aux plus fins limiers,
et ils admirèrent la sagacité avec laquelle il avait choisi une
telle position.

La montagne sur laquelle Heyward et ses compagnons se trouvaient
alors s'élevait à environ mille pieds au-dessus du niveau de la
vallée. C'était un cône immense, un peu en avant de cette chaîne
qu'on remarque pendant plusieurs milles le long des rives
occidentales du lac, et qui semble fuir ensuite vers le Canada en
masses confuses de rochers escarpés, couverts de quelques arbres
verts. Sous leurs pieds, les rives méridionales de l'Horican
traçaient un grand demi-cercle d'une montagne à une autre, autour
d'une plaine inégale et un peu élevée. Vers le nord se déroulait
le Saint-Lac dont la nappe limpide, vue de cette hauteur,
paraissait un ruban étroit, et qui était comme dentelé par des
baies innombrables, embelli de promontoires de formes
fantastiques, et rempli d'une foule de petites îles. À quelques
milles plus loin, ce lac disparaissait à la vue, caché par des
montagnes, ou couvert d'une masse de vapeurs qui s'élevaient de sa
surface, et qui suivaient toutes les impulsions que lui donnait
l'air du matin. Mais entre les cimes des deux montagnes on le
revoyait trouvant un passage pour s'avancer vers le nord, et
montrant ses belles eaux dans l'éloignement avant d'en aller
verser le tribut dans le Champlain, Vers le sud étaient les
plaines, ou pour mieux dire les bois, théâtre des aventures que
nous venons de rapporter.

Pendant plusieurs milles dans cette direction, les montagnes
dominaient tout le pays d'alentour; mais peu à peu on les voyait
diminuer de hauteur, et elles finissaient par s'abaisser au niveau
des terres qui formaient ce qu'on appelle le portage. Le long des
deux chaînes de montagnes qui bordaient la vallée et les rives du
lac, s'élevaient des nuages de vapeur qui, sortant des solitudes
de la forêt, montaient en légers tourbillons, et qu'on aurait pu
prendre pour autant de colonnes de fumée produites par les
cheminées de villages cachés dans le fond des bois, tandis qu'en
d'autres endroits elles avaient peine à se dégager au brouillard
qui couvrait les endroits bas et marécageux. Un seul nuage d'une
blancheur de neige flottait dans l'atmosphère, et était placé
précisément au-dessus de la pièce d'eau qu'on nommait l'Étang-de-
Sang.

Sur la rive méridionale du lac, et plutôt vers l'ouest que du côté
de l'orient, on voyait les fortifications en terre et les
bâtiments peu élevés de William-Henry. Les deux principaux
bastions semblaient sortir des eaux du lac qui en baignaient les
pieds, tandis qu'un fossé large et profond, précédé d'un marécage,
en défendait les côtés et les angles. Les arbres avaient été
abattus jusqu'à une certaine distance des lignes de défense du
fort; mais partout ailleurs s'étendait un tapis vert, à
l'exception des endroits où l'eau limpide du lac se présentait à
la vue, et où des rochers escarpés élevaient leurs têtes noires
bien au-dessus de la cime des arbres les plus élevés des forêts
voisines.

En face du fort étaient quelques sentinelles occupées à surveiller
les mouvements de l'ennemi; et dans l'intérieur même des murs on
apercevait, à la porte des corps de garde, des soldats qui
semblaient engourdis par le sommeil après les veilles de la nuit.
Vers le sud-est, mais en contact immédiat avec le fort, était un
camp retranché placé sur une éminence, où il aurait été beaucoup
plus sage de construire le fort même. OEil-de-Faucon fit remarquer
au major que les troupes qui s'y trouvaient étaient les compagnies
auxiliaires qui avaient quitté Édouard quelques instants avant
lui. Du sein des bois situés un peu vers le sud, on voyait en
différents endroits, plus loin, s'élever une épaisse fumée, facile
à distinguer des vapeurs plus diaphanes dont l'atmosphère
commençait à se charger, ce que le chasseur regarda comme un
indice sûr que des troupes de sauvages y étaient stationnées.

Mais ce qui intéressa le plus le jeune major fut le spectacle
qu'il vit sur les bords occidentaux du lac quoique très près de sa
rive méridionale. Sur une langue de terre qui, de l'élévation où
il se trouvait, paraissait trop étroite pour contenir une armée si
considérable, mais qui dans le fait s'étendait sur plusieurs
milliers de pieds, depuis les bords de l'Horican jusqu'à la base
des montagnes, des tentes avaient été dressées en nombre suffisant
pour une armée de dix mille hommes: des batteries avaient déjà été
établies en avant, et tandis que nos voyageurs regardaient, chacun
avec des émotions différentes, une scène qui semblait une carte
étendue sous leurs pieds, le tonnerre d'une décharge d'artillerie
s'éleva de la vallée, et se propagea d'écho en écho jusqu'aux
montagnes situées vers l'orient.

-- La lumière du matin commence à poindre là-bas dit le chasseur
avec le plus grand sang-froid, et ceux qui ne dorment pas veulent
éveiller les dormeurs au bruit du canon. Nous sommes arrivés
quelques heures trop tard; Montcalm a déjà rempli les bois de ses
maudits Iroquois.

-- La place est réellement investie, répondit Heyward; mais ne
nous reste-t-il donc aucun moyen pour y entrer? Ne pourrions-nous
du moins l'essayer? Il vaudrait encore mieux être faits
prisonniers par les Français que de tomber entre les mains des
Indiens.

-- Voyez comme ce boulet a fait sauter les pierres du coin de la
maison du commandant! s'écria OEil-de-Faucon, oubliant un instant
qu'il parlait devant les deux filles de Munro. Ah! ces Français
savent pointer un canon, et ils abattront le bâtiment en moins de
temps qu'il n'en a fallu pour le construire, quelque solide qu'il
soit.

-- Heyward, dit Cora, la vue d'un danger que je ne puis partager
me devient insupportable. Allons trouver Montcalm, et demandons-
lui la permission d'entrer dans le fort. Oserait-il refuser la
demande d'une fille qui ne veut que rejoindre son père?

-- Vous auriez de la peine à arriver jusqu'à lui avec votre tête,
répondit tranquillement le chasseur. Si j'avais à ma disposition
une de ces cinq cents barques qui sont amarrées sur le bord du
rivage, nous pourrions tenter d'entrer dans le fort; mais... Ah!
le feu ne durera pas longtemps, car voilà un brouillard qui
commence, et qui changera bientôt le jour en nuit, ce qui rendra
la flèche d'un Indien plus dangereuse que le canon d'un chrétien.
Eh bien! cela peut nous favoriser, et si vous vous en sentez le
courage, nous essaierons de faire une trouée; car j'ai grande
envie d'approcher de ce camp, quand ce ne serait que pour dire un
mot à quelqu'un de ces chiens de Mingos que je vois rôder là-bas
près de ce bouquet de bouleaux.

-- Nous en avons le courage, dit Cora avec fermeté; nous vous
suivrons sans craindre aucun danger, quand il s'agit d'aller
retrouver notre père.

Le chasseur se tourna vers elle, et la regarda avec un sourire
d'approbation cordiale.

-- Si j'avais avec moi, s'écria-t-il, seulement un millier
d'hommes ayant de bons yeux, des membres robustes, et autant de
courage que vous en montrez, avant qu'il se passe une semaine, je
renverrais tous ces Français au fond de leur Canada, hurlant comme
des chiens à l'attache ou comme des loups affamés. Mais allons,
continua-t-il en s'adressant à ses autres compagnons, partons
avant que le brouillard arrive jusqu'à nous; il continue de
s'épaissir, et il servira à masquer notre marche. S'il m'arrive
quelque accident, souvenez-vous de conserver toujours le vent sur
la joue gauche, ou plutôt suivez les Mohicans, car ils ont un
instinct qui leur fait connaître leur route la nuit comme le jour.

Il leur fit signe de la main de le suivre, et se mit à descendre
la montagne d'un pas agile, mais avec précaution. Heyward aida la
marche timide des deux soeurs; et ils arrivèrent au bas de la
montagne avec moins de fatigue, et en beaucoup moins de temps
qu'ils n'en avaient mis à la gravir.

Le chemin que le chasseur avait pris conduisit les voyageurs
presque en face d'une poterne placée à l'ouest du fort, qui
n'était guère qu'à un demi-mille de l'endroit où il s'était arrêté
pour donner à Heyward le temps de le rejoindre avec ses deux
compagnes. Favorisés par la nature du terrain et excités par leur
empressement, ils avaient devancé la marche du brouillard qui
couvrait alors tout l'Horican, et qu'un vent très faible chassait
lentement de leur côté: il devint donc nécessaire d'attendre que
les vapeurs eussent étendu leur manteau sombre sur le camp des
ennemis. Les deux Mohicans profitèrent de ce moment de délai pour
avancer vers la lisière du bois et reconnaître ce qui se passait
au dehors. OEil-de-Faucon les suivit quelques instants après, afin
de savoir plus vite ce qu'ils auraient vu, et d'y ajouter ses
observations personnelles.

Son absence ne fut pas longue; il revint rouge de dépit, et exhala
sur-le-champ son mécontentement en ces termes:

-- Les rusés chiens de Français ont placé justement sur notre
chemin un piquet de Peaux-Rouges et de Peaux Blanches! Et comment
savoir, pendant le brouillard, si nous passerons à côté ou au beau
milieu?

-- Ne pouvons-nous faire un détour pour éviter l'endroit
dangereux? demanda Heyward, sauf à rentrer ensuite dans le bon
chemin.

-- Quand on s'écarte une fois, pendant un brouillard, de la ligne
qu'on doit suivre, répondit le chasseur, qui peut savoir quand et
comment on la retrouvera? Il ne faut pas croire que les
brouillards de l'Horican ressemblent à la fumée qui sort d'une
pipe ou à celle qui suit un coup de mousquet.

Comme il finissait de parler, un boulet de canon passa dans le
bois à deux pas de lui, frappa la terre, rejaillit contre un
sapin, et retomba, sa force étant épuisée. Les deux Indiens
arrivèrent presque en même temps que ce redoutable messager de
mort, et Uncas parla au chasseur en langue delaware avec vivacité
et en gesticulant beaucoup.

-- Cela est possible, répondit OEil-de-Faucon, et il faut risquer
l'affaire, car on ne doit pas traiter une fièvre chaude comme un
mal de dents. -- Allons, marchons; voilà le brouillard arrivé.

-- Un instant! s'écria Heyward; expliquez-moi d'abord quelles
nouvelles espérances vous avez conçues.

-- Cela sera bientôt fait, répliqua le chasseur, et l'espérance
n'est pas grande, quoiqu'elle vaille mieux que rien. Uncas dit que
le boulet que vous voyez a labouré plusieurs fois la terre en
venant des batteries du fort jusqu'ici, et que, si tout autre
indice nous manque pour diriger notre marche, nous pourrons en
retrouver les traces. Ainsi donc, plus de discours et en avant,
car pour peu que nous tardions, nous risquons de voir le
brouillard se dissiper, et nous laisser à mi-chemin, exposés à
l'artillerie des deux armées.

Reconnaissant que dans un pareil moment de crise il était plus
convenable d'agir que de parler, Heyward se plaça entre les deux
soeurs, afin d'accélérer leur marche, et principalement occupé à
ne pas perdre de vue leur conducteur. Il fut bientôt évident que
celui-ci n'avait pas exagéré l'épaisseur des brouillards de
l'Horican, car à peine avaient-ils fait une cinquantaine de pas
qu'ils se trouvèrent enveloppés d'une obscurité si profonde,
qu'ils se distinguaient très difficilement les uns les autres à
quelques pieds de distance.

Ils avaient fait un petit circuit sur la gauche, et commençaient
déjà à retourner vers la droite, étant alors, comme Heyward le
calculait, à peu près à mi-chemin de la poterne tant désirée,
quand tout à coup leurs oreilles furent saluées par un cri
redoutable qui semblait partir à vingt pas d'eux.

-- Qui vive?

-- En avant, vite! dit le chasseur à voix basse.

-- En avant! répéta Heyward sur le même ton.

-- Qui vive? crièrent en même temps une douzaine de voix avec un
accent de menace.

-- C'est moi! dit Duncan pour gagner du temps, et doublant le pas
en entraînant ses compagnes effrayées.

-- Bête! qui, moi[43]?

-- Un ami de la France, reprit Duncan sans s'arrêter.

-- Tu m'as plus l'air d'un ennemi de la France. Arrête! ou de par
Dieu, je te ferai ami du Diable! -- Non? Feu, camarades, feu!

L'ordre fut exécuté à l'instant, et une vingtaine de coups de
fusil partirent en même temps. Heureusement on avait tiré presque
au hasard, et dans une direction qui n'était pas tout à fait celle
des fugitifs. Cependant les balles ne passèrent pas très loin
d'eux, et les oreilles de David, peu exercées à ce genre de
musique, crurent les entendre siffler à deux pouces de lui. Les
Français poussèrent de grands cris, et Heyward entendit donner
l'ordre de tirer une seconde fois, et de se mettre à la poursuite
de ceux qui ne paraissaient pas vouloir se montrer. Le major
expliqua en deux mots au chasseur ce qui venait de se dire en
français, et celui-ci, s'arrêtant sur-le-champ, prit son parti
avec autant de promptitude que de fermeté.

-- Faisons feu à notre tour, dit-il; ils croiront que c'est une
sortie de la garnison du fort; ils appelleront du renfort, et
avant qu'il leur en arrive nous serons en sûreté.

Le projet était bien conçu; mais l'exécution ne réussit pas. La
première décharge d'armes à feu avait excité l'attention générale
du camp; la seconde y jeta l'alarme, depuis le bord du lac
jusqu'au pied des montagnes, le tambour battit de tous côtés, et
l'on y entendit un mouvement universel.

-- Nous allons attirer sur nous leur armée entière, dit Heyward;
en avant, mon brave ami, en avant! il y va de votre vie comme des
nôtres.

Le chasseur paraissait disposé à suivre cet avis; mais dans ce
moment de trouble et de confusion, il avait changé de position, et
il ne savait de quel côté marcher. Il exposa en vain ses deux
joues à l'action du vent; il ne faisait plus le moindre souffle
d'air. En ce cruel embarras, Uncas remarqua des sillons tracés par
le boulet qui était arrivé dans le bois, et qui avait emporté en
cet endroit le haut de trois petites fourmilières.

-- Laissez-moi en voir la direction, dit OEil-de-Faucon en se
baissant pour l'examiner; et se relevant à l'instant, il se remît
en marche avec rapidité.

Des voix, des cris, des jurements, des coups de fusil, se
faisaient entendre de toutes parts, et même à assez peu de
distance. Tout à coup un vif éclat de lumière fendit un moment le
brouillard; une forte détonation qui le suivit fut répétée par
tous les échos des montagnes, et plusieurs boulets traversèrent la
plaine.

-- C'est du fort! s'écria le chasseur en s'arrêtant sur-le-champ;
et nous courons comme des fous vers les bois pour nous jeter sous
les couteaux des Maquas!

Dès qu'ils se furent aperçus de leur méprise, ils se hâtèrent de
la réparer, et, pour marcher plus vite, Duncan céda au jeune
Mohican le soin de soutenir Cora, qui parut consentir à cet
échange sans répugnance.

Cependant il était manifeste que, sans savoir précisément où les
trouver, on les poursuivait avec ardeur, et chaque instant
semblait devoir être celui de leur mort ou du moins de leur
captivité.

-- Point de quartier aux coquins! s'écria une voix qui semblait
celle d'un officier dirigeant la poursuite, et qui était à peu de
distance derrière eux. Mais au même instant une voix forte,
parlant avec un ton d'autorité, cria en face d'eux, du haut d'un
bastion du fort:

-- À vos postes, camarades! attendez que vous puissiez voir les
ennemis; et alors tirez bas, et balayez le glacis.

-- Mon père! mon père! s'écria une voix de femme partant du milieu
du brouillard; c'est moi, c'est Alice, votre Elsie; c'est Cora!
Sauvez vos deux filles!

-- Arrêtez! s'écria la première voix avec le ton d'angoisse de
toute la tendresse paternelle: ce sont elles! Le ciel me rend mes
enfants! -- Qu'on ouvre la poterne! -- Une sortie, mon brave
soixantième, une sortie! Mais ne brûlez pas une amorce! une charge
à la baïonnette!

Nos voyageurs touchaient alors presque à la poterne, et ils en
entendirent crier les gonds rouillés. Duncan en vit sortir une
longue file de soldats en uniforme rouge. Il reconnut le bataillon
qu'il commandait, et passant le bras d'Alice sous celui de David,
il se mit à leur tête, et força bientôt ceux qui l'avaient
poursuivi à reculer à leur tour.

Alice et Cora restèrent un instant surprises et confondues en se
voyant si subitement abandonnées par le major; mais avant qu'elles
eussent le temps de se communiquer leur étonnement et même de
songer à le faire, un officier d'une taille presque gigantesque,
dont les cheveux avaient été blanchis par ses services militaires,
encore plus que par les années, et dont le temps avait adouci
l'air de fierté guerrière sans en diminuer le caractère imposant,
sortit de la poterne, s'élança vers elles, les serra tendrement
contre son coeur; tandis que de grosses larmes coulaient le long
de ses joues et mouillaient celles des deux soeurs, il s'écriait
avec un accent écossais bien prononcé:

-- Je te remercie de cette grâce, ô mon Dieu! Maintenant, quelque
danger qui se présente, ton serviteur y est préparé!

Chapitre XV

Allons, et apprenons le but de son ambassade; c'est ce que j'aurai
deviné facilement avant que le Français en ait dit un mot.

Shakespeare. Henri V.

Quelques jours qui suivirent l'arrivée d'Heyward et de ses deux
compagnes à William-Henry se passèrent au milieu des privations,
du tumulte et des dangers d'un siège que pressait avec vigueur un
ennemi contre les forces supérieures duquel Munro n'avait pas de
moyens suffisants de résistance. Il semblait que Webb se fût
endormi avec son armée sur les bords de l'Hudson, et eût oublié
l'extrémité à laquelle ses compatriotes étaient réduite. Montcalm
avait rempli tous les bois du portage de ses sauvages, dont on
entendait les cris et les hurlements dans tout le camp anglais, ce
qui ne contribuait pas peu à jeter une nouvelle terreur dans le
coeur des soldats découragés, parce qu'ils sentaient leur
faiblesse, et par conséquent disposés à s'exagérer les dangers
qu'ils avaient à craindre.

Il n'en était pourtant pas de même de ceux qui étaient assiégés
dans le fort. Animés par les discours de leurs, chefs, et excités
par leur exemple, ils étaient encore armés de tout leur courage et
soutenaient leur ancienne réputation avec un zèle auquel rendait
justice leur sévère commandant.

De son côté le général français, quoique connu par son expérience
et son habileté, semblait se contenter d'avoir traversé les
déserts pour venir attaquer son ennemi; il avait négligé de
s'emparer des montagnes voisines, d'où il aurait pu foudroyer le
fort avec impunité, avantage que dans la tactique moderne on
n'aurait pas manqué de se procurer.

Cette sorte de mépris pour les hauteurs, ou pour mieux dire cette
crainte de la fatigue qu'il faut endurer pour les gravir, peut
être regardée comme la faute habituelle dans toutes les guerres de
cette époque. Peut-être avait-elle pris son origine dans la nature
de celles qu'on avait eu à soutenir contre les Indiens, qu'il
fallait poursuivre dans les forêts où il ne se trouvait pas de
forteresses à attaquer, et où l'artillerie devenait presque
inutile. La négligence qui en résulta se propagea jusqu'à la
guerre de la révolution, et fit perdre alors aux Américains la
forteresse importante de Ticonderago, perte qui ouvrit à l'armée
de Burgoyne un chemin dans ce qui était alors le coeur du pays.
Aujourd'hui on regarde avec étonnement cette négligence, quel que
soit le nom qu'on veuille lui donner. On sait que l'oubli des
avantages que pourrait procurer une hauteur, quelque difficile
qu'il puisse être de s'y établir, difficulté qu'on a souvent
exagérée, comme cela est arrivé à Mont-Défiance, perdrait de
réputation l'ingénieur chargé de diriger les travaux militaires et
même le général commandant l'armée.

Le voyageur oisif, le valétudinaire, l'amateur des beautés de la
nature, traversent maintenant dans une bonne voiture la contrée
que nous avons essayé de décrire, pour y chercher l'instruction,
la santé, le plaisir, ou bien il navigue sur ces eaux
artificielles[44], sorties de terre à la voix d'un homme d'État qui
a osé risquer sa réputation politique dans cette entreprise
hardie[45]; mais on ne doit pas supposer que nos ancêtres
traversaient ces bois, gravissaient ces montagnes ou voguaient sur
ces lacs avec la même facilité. Le transport d'un seul canon de
gros calibre passait alors pour une victoire remportée, si
heureusement les difficultés du passage n'étaient pas de nature à
empêcher le transport simultané des munitions, sans quoi ce
n'était qu'un tube de fer, lourd, embarrassant, et inutile.

Les maux résultant de cet état de choses se faisaient vivement
sentir au brave Écossais qui défendait alors William-Henry.
Quoique Montcalm eût négligé de profiter des hauteurs, il avait
établi avec art ses batteries dans la plaine, et elles étaient
servies avec autant de vigueur que d'adresse. Les assiégés ne
pouvaient lui opposer que des moyens de défense préparés à la hâte
dans une forteresse située dans le fond d'un désert; et ces belles
nappes d'eau qui s'étendaient jusque dans le Canada ne pouvaient
leur procurer aucun secours, tandis qu'elles ouvraient un chemin
facile à leurs ennemis.

Ce fut dans la soirée du cinquième jour du siège, le quatrième
depuis qu'il était rentré dans le fort, que le major Heyward
profita d'un pourparler pour se rendre sur les parapets d'un des
bastions situés sur les bords du lac, afin de respirer un air
frais, et d'examiner quels progrès avaient faits dans la journée
les travaux des assiégeants. Il était seul, si l'on excepte la
sentinelle qui se promenait sur les remparts, car les artilleurs
s'étaient retirés pour profiter aussi de la suspension momentanée
de leurs devoirs. La soirée était calme, et l'air qui venait du
lac, doux et rafraîchissant: délicieux paysage où naguère le
retentissement de l'artillerie et le bruit des boulets qui
tombaient dans le lac frappaient les oreilles. Le soleil éclairait
cette scène de ses derniers rayons. Les montagnes couvertes de
verdure s'embellissaient sous la clarté plus douce du déclin du
jour, et l'on voyait se dessiner successivement l'ombre de
quelques petits nuages chassés par une brise fraîche. Des îles
sans nombre paraient l'Horican, comme les marguerites ornent un
tapis de gazon, les unes basses et presque à fleur d'eau, les
autres formant de petites montagnes vertes. Une foule de barques
voguant sur la surface du lac étaient remplies d'officiers et de
soldats de l'armée des assiégeants, qui goûtaient tranquillement
les plaisirs de la pêche ou de la chasse.

Cette scène était en même temps paisible et animée. Tout ce qui y
appartenait à la nature était plein de douceur et d'une simplicité
majestueuse, et l'homme y mêlait un agréable contraste de
mouvement et de variété...

Deux petits drapeaux blancs étaient déployés, l'un à l'angle du
fort le plus voisin du lac, l'autre sur une batterie avancée du
camp de Montcalm, emblème de la trêve momentanée qui suspendait
non seulement les hostilités, mais même l'animosité des
combattants. Un peu en arrière, on voyait flotter les longs plis
de soie des étendards rivaux de France et d'Angleterre.

Une centaine de jeunes Français, aussi gais qu'étourdis, tiraient
un filet sur le rivage sablonneux du lac, à portée des canons du
fort, dont l'artillerie gardait alors le silence: des soldats
s'amusaient à divers jeux au pied des montagnes, qui
retentissaient de leurs cris de joie; les uns accouraient sur le
bord du lac pour suivre de plus près les diverses parties de pêche
et de chasse, les autres gravissaient les hauteurs pour avoir en
même temps sous les yeux tous les différents traits de ce riant
tableau. Les soldats en faction n'en étaient pas même spectateurs
indifférents, quoiqu'ils ne relâchassent rien de leur
surveillance. Plusieurs groupes dansaient et chantaient au son du
tambour et du fifre, au milieu d'un cercle d'Indiens que ce bruit
avait attirés du fond d'un bois, et qui les regardaient avec un
étonnement silencieux. En un mot, tout avait l'aspect d'un jour de
plaisir plutôt que d'une heure dérobée aux fatigues et aux dangers
d'une guerre.

Duncan contemplait ce spectacle depuis quelques minutes, et se
livrait aux réflexions qu'il faisait naître en lui, quand il
entendit marcher sur le glacis en face de la poterne dont nous
avons déjà parlé. Il s'avança sur un angle du bastion pour voir
quels étaient ceux qui s'en approchaient, et vit arriver OEil-de-
Faucon, sous la garde d'un officier français. Le chasseur avait
l'air soucieux et abattu, et l'on voyait qu'il se sentait humilié
et presque déshonoré, par le fait qu'il était tombé au pouvoir des
ennemis. Il ne portait plus son arme favorite, son tueur-de-daims,
comme il l'appelait, et il avait même les mains liées derrière le
dos avec une courroie. Des drapeaux blancs avaient été envoyés si
souvent pour couvrir quelque message, que le major, en s'avançant
sur le bord du bastion, ne s'était attendu à voir qu'un officier
français chargé d'en apporter quelqu'un; mais dès qu'il eut
reconnu la grande taille et les traits de son ancien compagnon, il
tressaillit de surprise, et se hâta de descendre du bastion pour
regagner l'intérieur de la forteresse.

Le son de quelques autres voix attira pourtant son attention, et
lui fit oublier un instant son dessein. À l'autre bout du bastion,
il rencontra Alice et Cora qui se promenaient sur le parapet, où
de même que lui elles étaient venues pour respirer l'air frais du
soir. Depuis le moment pénible où il les avait quittées,
uniquement pour assurer leur entrée sans danger dans le fort, en
arrêtant ceux qui les poursuivaient, il ne les avait pas vues un
seul instant, car les devoirs qu'il avait à remplir ne lui avaient
pas laissé une minute de loisir. Il les avait quittées alors
pâles, épuisées de fatigue, abattues par les dangers qu'elles
avaient courus, et maintenant il voyait les roses refleurir sur
leurs joues et la gaieté reparaître sur leur front, quoiqu'elle ne
fût pas sans mélange d'inquiétude. Il n'était donc pas surprenant
qu'une pareille rencontre fît oublier un instant tout autre objet
au jeune militaire, et ne lui laissât que le désir de les
entretenir. Cependant la vivacité d'Alice ne lui donna pas le
temps de leur adresser la parole le premier.

-- Vous voilà donc, chevalier déloyal et discourtois, qui
abandonnez vos damoiselles dans la lice pour courir au milieu des
hasards du combat! s'écria-t-elle en affectant un ton de reproche
que démentaient ses yeux, son sourire et le geste de sa main;
voilà plusieurs jours, plusieurs siècles que nous nous attendons à
vous voir tomber à nos pieds pour implorer notre merci, et nous
demander humblement pardon de votre fuite honteuse; car jamais
daim effarouché, comme le dirait notre digne ami OEil-de-Faucon,
n'a pu courir plus vite.

-- Vous savez qu'Alice veut parler du désir que nous avions de
vous faire tous les remerciements que nous vous devons, dit Cora
plus grave et plus sérieuse. Mais il est vrai que nous avons été
surprises de ne pas vous avoir vu plus tôt, quand vous deviez être
sûr que la reconnaissance des deux filles était égale à celle de
leur père.

-- Votre père lui-même pourrait vous dire, répondit le major, que,
quoique éloigné de vous, je n'en ai pas moins été occupé de votre
sûreté. La possession de ce village de tentes, ajouta-t-il en
montrant le camp retranché occupé par le détachement venu du fort
Édouard, a été vivement contestée; et quiconque est maître de
cette position doit bientôt l'être du fort et de tout ce qu'il
contient. J'ai passé tous les jours et toutes les nuits depuis
notre arrivée au fort. Mais, continua-t-il en détournant un peu la
tête avec un air de chagrin et d'embarras, quand je n'aurais pas
eu une raison aussi valable pour m'absenter, la honte aurait peut-
être dû suffire pour m'empêcher d'oser me montrer à vos yeux.

-- Heyward! Duncan! s'écria Alice, se penchant en avant, pour lire
dans ses traits si elle ne se trompait pas en devinant à quoi il
voulait faire allusion en parlant ainsi; si je croyais que cette
langue babillarde vous eût causé quelque peine, je la condamnerais
à un silence éternel! Cora peut dire, si elle le veut, combien
nous avons apprécié votre zèle, et quelle est la sincérité,
j'allais presque dire l'enthousiasme de notre reconnaissance.

-- Et Cora attestera-t-elle la vérité de ce discours? demanda
gaiement Heyward, les manières cordiales d'Alice ayant dissipé un
premier sentiment d'inquiétude; que dit notre grave soeur? Le
soldat plein d'ardeur, qui veille à son poste, peut-il faire
excuser le chevalier négligent qui s'est endormi au sien?

Cora ne lui répondit pas sur-le-champ, et elle resta quelques
instants le visage tourné vers l'Horican, comme si elle eût été
occupée de ce qui se passait sur la surface du lac. Lorsqu'elle
fixa ensuite ses yeux noirs sur le major, ils avaient une telle
expression d'anxiété que l'esprit du jeune militaire ne put se
livrer à aucune autre idée que celle de l'inquiétude et de
l'intérêt qu'elle faisait naître en lui.

-- Vous êtes indisposée, ma chère miss Munro, lui dit-il; je
regrette que nous nous soyons livrés au badinage pendant que vous
souffrez.

-- Ce n'est rien, répondit-elle sans accepter le bras qu'il lui
offrait. Si je ne puis voir le côté brillant du tableau de la vie
sous les mêmes couleurs que cette jeune et innocente enthousiaste,
ajouta-t-elle en appuyant une main avec affection sur le bras de
sa soeur, c'est un tribut que je paie à l'expérience, et peut-être
un malheur de mon caractère. Mais voyez, major Heyward, continua-
t-elle en faisant un effort sur elle-même pour écarter toute
apparence de faiblesse, comme elle pensait que son devoir
l'exigeait, regardez autour de vous, et dites-moi quel spectacle
est celui qui nous environne, pour la fille d'un soldat qui ne
connaît d'autre bonheur que son honneur et son renom militaire.

-- Ni l'un ni l'autre ne peuvent être ternis par des circonstances
qu'il lui est impossible de maîtriser, répondit Duncan avec
chaleur. Mais ce que vous venez de me dire me rappelle à mon
devoir. Je vais trouver votre père pour savoir quelle
détermination il a prise sur des objets importants relatifs à
notre défense. -- Que le ciel veille sur vous! noble Cora, car je
dois vous nommer ainsi. (Elle lui offrit la main, mais ses lèvres
tremblaient, et son visage se couvrit d'une pâleur mortelle.) Dans
le bonheur comme dans l'adversité, je sais que vous serez toujours
l'ornement de votre sexe. -- Adieu, Alice, ajouta-t-il avec un
accent de tendresse au lieu de celui de l'admiration; nous nous
reverrons bientôt comme vainqueurs, j'espère, et au milieu des
réjouissances.

Sans attendre leur réponse, il descendit rapidement du bastion,
traversa une petite esplanade, et au bout de quelques instants il
se trouva en présence du commandant. Munro se promenait tristement
dans son appartement quand Heyward y arriva.

-- Vous avez prévenu mes désirs, major, dit-il; j'allais vous
faire prier de me faire le plaisir de venir ici.

-- J'ai vu avec peine, Monsieur, que le messager que je vous avais
recommandé avec tant de chaleur est arrivé ici prisonnier des
Français. -- J'espère que vous n'avez aucune raison pour suspecter
sa fidélité?

-- La fidélité de la Longue-Carabine m'est connue depuis
longtemps, et elle est au-dessus de tout soupçon, quoique sa bonne
fortune ordinaire semble avoir fini par se démentir. Montcalm l'a
fait prisonnier, et avec la maudite politesse de son pays il me
l'a renvoyé en me faisant dire, que sachant le cas que je faisais
de ce drôle il ne voulait pas me priver de ses services. C'est une
manière jésuitique d'apprendre à un homme ses infortunes, major
Heyward!

-- Mais le général Webb, -- le renfort que nous en attendons...

-- Avez-vous regardé du côté du sud? n'avez-vous pas pu
l'apercevoir? s'écria le commandant avec un sourire plein
d'amertume; allons, allons, vous êtes jeune, major, vous n'avez
pas de patience, vous ne laissez pas à ces messieurs le temps de
marcher!

-- Ils sont donc en marche? Votre messager vous en a-t-il assuré?

-- Quand arriveront-ils, et par quel chemin, c'est ce qu'il lui
est impossible de me dire. Il paraît aussi qu'il était porteur
d'une lettre, et c'est la seule partie de l'affaire qui semble
agréable; car malgré les attentions ordinaires de votre marquis de
Montcalm, je suis convaincu que si cette missive avait contenu de
mauvaises nouvelles, la politesse du Monsieur[46] l'aurait
certainement empêché de me les laisser ignorer.

-- Ainsi donc il a renvoyé le messager et gardé le message?

-- Précisément, c'est ce qu'il a fait; et tout cela par suite de
ce qu'on appelle sa bonhomie. Je gagerais que si la vérité était
connue, on verrait que le grand-père du noble marquis donnait des
leçons de l'art sublime de la danse.

-- Mais que dit le chasseur? il a des yeux, des oreilles, une
langue. Quel rapport verbal vous a-t-il fait?

-- Oh! il a certainement tous les organes que la nature lui a
donnés, et il est fort en état de dire tout ce qu'il a vu et
entendu. Eh bien! le résultat de son rapport est qu'il existe sur
les bords de l'Hudson un certain fort appartenant à Sa Majesté
britannique, nommé Édouard, en l'honneur de Son Altesse le duc
d'York, et qu'il est défendu par une nombreuse garnison, comme
cela doit être.

-- Mais n'y a-t-il vu aucun mouvement, aucun signe qui annonçât
l'intention de marcher à notre secours?

-- Il y a vu une parade le matin et une parade le soir, et quand
un brave garçon des troupes provinciales... Mais vous êtes à demi
Écossais, Duncan, et vous connaissez le proverbe qui dit que,
quand on laisse tomber sa poudre, si elle touche un charbon elle
prend feu, ainsi... Ici le vétéran s'interrompit tout à coup, et
quittant le ton d'ironie amère, il en prit un plus grave et plus
sérieux. -- Et cependant il pouvait, il devait y avoir dans cette
lettre quelque chose dont il aurait été bon que nous fussions
instruits.

-- Notre décision doit être prompte, dit Duncan, se hâtant de
profiter du changement d'humeur qu'il remarquait dans son
commandant, pour lui parler d'objets qu'il regardait comme encore
plus importants; je ne puis vous cacher que le camp fortifié ne
peut tenir longtemps encore, et je suis fâché d'avoir à ajouter
que les choses ne me paraissent pas aller beaucoup mieux dans le
fort. -- La moitié de nos canons sont hors de service.

-- Cela pourrait-il être autrement? Les uns ont été péchés dans le
lac, les autres se sont rouillés au milieu des bois depuis la
découverte de ce pays, et les meilleurs ne sont que des joujoux de
corsaires; ce ne sont pas des canons. Croyez-vous, Monsieur, que
vous puissiez avoir une artillerie bien montée au milieu du
désert, à trois mille milles de la Grande-Bretagne?

-- Nos murs sont près de tomber, continua Heyward sans se laisser
déconcerter par ce nouvel élan d'indignation du vétéran; les
provisions commencent à nous manquer, et les soldats donnent même
déjà des signes de mécontentement et d'alarmes.

-- Major Heyward, répondit Munro en se tournant vers lui avec
l'air de dignité que son âge et son grade supérieur lui
permettaient de prendre, j'aurais inutilement servi Sa Majesté
pendant un demi-siècle et vu ma tête se couvrir de ces cheveux
blancs, si j'ignorais ce que vous venez de me dire et tout ce qui
a rapport aux circonstances pénibles et urgentes dans lesquelles
nous nous trouvons; mais nous devons tout à l'honneur des armes du
roi, et nous nous devons aussi quelque chose à nous-mêmes. Tant
qu'il me restera quelque espoir d'être secouru, je défendrai ce
fort, quand ce devrait être avec des pierres ramassées sur le bord
du lac. -- C'est cette malheureuse lettre que nous aurions besoin
de voir, afin de connaître les intentions de l'homme que le comte
de Soudon nous a laissé pour le remplacer.

-- Et puis-je vous être de quelque utilité dans cette affaire?

-- Oui, Monsieur, vous le pouvez. En addition à ses autres
civilités, le marquis de Montcalm m'a fait inviter à une entrevue
personnelle avec lui dans l'espace qui sépare nos fortifications
des lignes de son camp. Or je pense qu'il ne convient pas que je
montre tant d'empressement à le voir, et j'ai dessein de vous
employer, vous, officier revêtu d'un grade honorable, comme mon
substitut; car ce serait manquer à l'honneur de l'Écosse que de
laisser dire qu'un de ses enfants a été surpassé en civilité par
un homme né dans quelque autre pays que ce soit de la terre.

Sans entrer dans une discussion sur le mérite comparatif de la
politesse des différents pays, Duncan se borna à assurer le
vétéran qu'il était prêt à exécuter tous les ordres dont il
voudrait le charger. Il s'ensuivit une longue conversation
confidentielle, pendant laquelle Munro informa le jeune officier
de tout ce qu'il aurait à faire, en y ajoutant quelques avis
dictés par son expérience; après quoi Heyward prit congé de son
commandant.

Comme il ne pouvait agir qu'en qualité de représentant du
commandant du fort, on se dispensa du cérémonial qui aurait
accompagné une entrevue des deux chefs des forces ennemies. La
suspension d'armes durait encore, et après un roulement de
tambours, Duncan sortit par la poterne, précédé d'un drapeau
blanc, environ dix minutes après avoir reçu ses instructions. Il
fut accueilli par l'officier qui commandait les avant-postes avec
les formalités d'usage, et conduit sur-le-champ sous la tente du
général renommé qui commandait l'armée française.

Montcalm reçut le jeune major, entouré de ses principaux officiers
et ayant près de lui les chefs des différentes tribus d'Indiens
qui l'avaient accompagné dans cette guerre. Heyward s'arrêta tout
à coup involontairement quand, en jetant les yeux sur cette troupe
d'hommes rouges, il distingua parmi eux la physionomie farouche de
Magua, qui le regardait avec cette attention calme et sombre qui
était le caractère habituel des traits de ce rusé sauvage. Une
exclamation de surprise pensa lui échapper; mais se rappelant sur-
le-champ de quelle mission il était chargé, et en présence de qui
il se trouvait, il supprima toute apparence extérieure d'émotion,
et se tourna vers le général ennemi, qui avait déjà fait un pas
pour aller au-devant de lui.

Le marquis de Montcalm, à l'époque dont nous parlons, était dans
la fleur de son âge; et l'on pourrait ajouter qu'il était arrivé à
l'apogée de sa fortune. Mais même dans cette situation digne
d'envie, il était poli et affable, et il se distinguait autant par
sa scrupuleuse courtoisie que par cette valeur chevaleresque dont
il donna tant de preuves, et qui deux ans après lui coûta la vie
dans les plaines d'Abraham. Duncan, en détournant les yeux de la
physionomie féroce et ignoble de Magua, en vit avec plaisir le
contraste parfait dans l'air noble et militaire, les traits
prévenants et le sourire gracieux du général français.

-- Monsieur, dit Montcalm, j'ai beaucoup de plaisir... Eh bien! où
est donc cet interprète?

-- Je crois, Monsieur, qu'il ne sera pas nécessaire, dit Heyward
avec modestie; je parle un peu le français.

-- Ah! j'en suis charmé, répliqua le marquis; et prenant
familièrement Duncan sous le bras, il le conduisit à l'extrémité
de la tente, où ils pouvaient s'entretenir sans être entendus. --
Je déteste ces fripons-là, ajouta-t-il en continuant à parler
français; car on ne sait jamais sur quel pied on est avec eux. --
Eh bien! Monsieur, je me serais fait honneur d'avoir une entrevue
personnelle avec votre brave commandant; mais je me félicite qu'il
se soit fait remplacer par un officier aussi distingué que vous
l'êtes, et aussi aimable que vous le paraissez.

Duncan le salua, car le compliment ne pouvait lui déplaire, en
dépit de la résolution héroïque qu'il avait prise de ne pas
souffrir que les politesses ou les ruses du général ennemi lui
fissent oublier un instant ce qu'il devait à son souverain.
Montcalm reprit la parole après un moment de silence et de
réflexion.

-- Votre commandant est plein de bravoure, Monsieur, dit-il alors;
il est plus en état que personne de résister à une attaque. Mais
n'est-il pas temps qu'il commence à suivre les conseils de
l'humanité, plutôt que ceux de la valeur? L'une et l'autre
contribuent également à caractériser le héros.

-- Nous regardons ces deux qualités comme inséparables, répondit
Duncan en souriant; mais tandis que vous nous donnez mille motifs
pour stimuler l'une, nous n'avons encore jusqu'à présent aucune
raison particulière pour mettre l'autre en action.

Montcalm salua à son tour; mais ce fut avec l'air d'un homme trop
habile pour écouter le langage de la flatterie, et il ajouta:

-- Il est possible que mes télescopes m'aient trompé, et que vos
fortifications aient résisté à notre artillerie mieux que je ne le
supposais. -- Vous savez sans doute quelle est notre force?

-- Nos rapports varient à cet égard, répondit Heyward
nonchalamment; mais nous ne la supposons que de vingt mille hommes
tout au plus.

Le Français se mordit les lèvres, et fixa ses yeux sur le major
comme pour lire dans ses pensées, et alors il ajouta avec une
indifférence bien jouée et comme s'il eût voulu reconnaître la
justesse d'un calcul auquel il voyait fort bien que Duncan
n'ajoutait pas foi:

-- C'est un aveu mortifiant pour un soldat, Monsieur; mais il faut
convenir que, malgré tous nos soins, nous n'avons pu déguiser
notre nombre. On croirait pourtant que, s'il était possible d'y
réussir, ce devrait être dans ces bois. -- Mais quoique vous
pensiez qu'il est encore trop tôt pour écouter la voix de
l'humanité, continua-t-il en souriant, il m'est permis de croire
qu'un jeune guerrier comme vous ne peut être sourd à celle de la
galanterie. Les filles du commandant, à ce que j'ai appris, sont
entrées dans le fort depuis qu'il est investi?

-- Oui, Monsieur, répondit Heyward; mais cette circonstance, bien
loin d'affaiblir notre résolution, ne fait que nous exciter à de
plus grands efforts par l'exemple de courage qu'elle nous a mis
sous les yeux. S'il ne fallait que de la fermeté pour repousser
même un ennemi aussi habile que monsieur de Montcalm, je
confierais volontiers la défense de William-Henry à l'aînée de ces
jeunes dames.

-- Nous avons dans nos lois saliques une sage disposition en vertu
de laquelle la couronne de France ne peut jamais tomber en
quenouille, répondit Montcalm un peu sèchement et avec quelque
hauteur; mais reprenant aussitôt son air d'aisance et d'affabilité
ordinaire, il ajouta: -- Au surplus, comme toutes les grandes
qualités sont héréditaires, c'est un motif de plus pour vous
croire; mais ce n'est pas une raison pour oublier que, comme je
vous le disais, le courage même doit avoir des bornes, et qu'il
est temps de faire parler les droits de l'humanité. -- Je présume,
Monsieur, que vous êtes autorisé à traiter des conditions de la
reddition du fort?

-- Votre Excellence trouve-t-elle que nous nous défendions assez
faiblement pour regarder cette mesure comme nous étant imposée par
la nécessité?

-- Je serais fâché de voir la défense se prolonger de manière à
exaspérer mes amis rouges, dit Montcalm sans répondre à cette
question, en jetant un coup d'oeil sur le groupe d'Indiens
attentifs à un entretien que leurs oreilles ne pouvaient entendre;
même à présent je trouve assez difficile d'obtenir d'eux qu'ils
respectent les usages de la guerre des nations civilisées.

Heyward garda le silence, car il se rappela les dangers qu'il
avait courus si récemment parmi ces sauvages, et les deux faibles
compagnes qui avaient partagé ses souffrances.

-- Ces messieurs-là, continua Montcalm voulant profiter de
l'avantage qu'il croyait avoir remporté, sont formidables quand
ils sont courroucés, et vous savez combien il est difficile de
modérer leur colère. -- Eh bien! Monsieur, parlerons-nous des
conditions de la reddition?

-- Je crois que Votre Excellence n'apprécie pas assez la force de
William-Henry et les ressources de sa garnison.

-- Ce n'est pas Québec que j'assiège; c'est une place dont toutes
les fortifications sont en terre, et défendue par une garnison qui
ne consiste qu'en deux mille trois cents hommes, quoique un ennemi
doive rendre justice à leur bravoure.

-- Il est très vrai que nos fortifications sont en terre,
Monsieur, et qu'elles ne sont point assises sur le rocher du
Diamant; mais elles sont élevées sur cette rive qui a été si
fatale à Dieskau et à sa vaillante armée; et vous ne faites pas
entrer dans vos calculs une force considérable qui n'est qu'à
quelques heures de marche de nous, et que nous devons regarder
comme faisant partie de nos moyens de défense.

-- Oui, répondit Montcalm avec le ton d'une parfaite indifférence,
de six à huit mille hommes, que leur chef circonspect juge plus
prudent de garder dans leurs retranchements que de mettre en
campagne.

Ce fut alors le tour d'Heyward de se mordre les lèvres de dépit,
en entendant le marquis parler avec tant d'insouciance d'un corps
d'armée dont il savait que la force effective était fort exagérée.
Tous deux gardèrent le silence quelques instants, et Montcalm
reprit la parole de manière à annoncer qu'il croyait que la visite
de l'officier anglais n'avait d'autre but que de proposer des
conditions de capitulation. De son côté le major chercha à donner
à la conversation une tournure qui amenât le général français à
faire quelque allusion à la lettre qu'il avait interceptée; mais
ni l'un ni l'autre ne réussit à atteindre son but, et après une
longue et inutile conférence, Duncan se retira avec une impression
favorable des talents et de la politesse du général ennemi, mais
aussi peu instruit sur ce qu'il désirait apprendre que lorsqu'il
était arrivé.

Montcalm l'accompagna jusqu'à la porte de sa tente, et le chargea
de renouveler au commandant du fort l'invitation qu'il lui avait
déjà fait faire de lui accorder le plus tôt possible une entrevue
sur le terrain situé entre les deux armées. Là ils se séparèrent;
l'officier qui avait amené Duncan le reconduisit aux avant-postes,
et le major étant rentré dans le fort se rendit sur-le-champ chez
Munro.

Chapitre XVI

Mais avant de combattre ouvrez donc cette lettre.

Shakespeare. Le Roi Lear.

Munro était seul avec ses deux filles lorsque le major entra dans
son appartement. Alice était assise sur un de ses genoux, et ses
doigts délicats s'amusaient à séparer les cheveux blancs qui
tombaient sur le front de son père. Cette sorte d'enfantillage fit
froncer le sourcil du vétéran; mais elle ramena la sérénité sur
son front en y appuyant ses lèvres de rose. Cora, toujours calme
et grave, était assise près d'eux, et regardait le badinage de sa
jeune soeur avec cet air de tendresse maternelle qui caractérisait
son affection pour elle.

Au milieu des plaisirs purs et tranquilles dont elles jouissaient
dans cette réunion de famille, les deux soeurs semblaient avoir
oublié momentanément, non seulement les dangers qu'elles avaient
si récemment courus dans les bois, mais même ceux qui pouvaient
encore les menacer dans une forteresse assiégée par une force si
supérieure. On eût pu croire qu'elles avaient voulu profiter de
cet instant de trêve pour se livrer à l'effusion de leurs plus
tendres sentiments, et tandis que les filles oubliaient leurs
craintes, le vétéran lui-même, dans ce moment de repos et de
sécurité, ne songeait qu'à l'amour paternel.

Duncan, qui, dans l'empressement qu'il avait dé rendre compte de
sa mission au commandant, était entré sans se faire annoncer,
resta une minute ou deux spectateur immobile d'une scène qui
l'intéressait vivement et qu'il ne voulait pas interrompre; mais
enfin les yeux actifs d'Alice virent son image dans une glace
placée devant elle, et elle se leva en s'écriant:

-- Le major Heyward!

-- Eh bien! qu'avez-vous à en dire? lui demanda son père sans
changer de position; il est à présent à jaser avec le Français
dans son camp, où je l'ai envoyé.

Duncan s'étant avancé vers lui: -- Ah! vous voilà, Monsieur!
continua-t-il; vous êtes jeune, et leste par conséquent. --
Allons, enfants, retirez-vous! que faites-vous ici? croyez-vous
qu'un soldat n'ait pas déjà assez de choses dans la tête, sans
venir la remplir encore de bavardages de femmes?

Cora se leva sur-le-champ, voyant que leur présence n'était plus
désirée, et Alice la suivit, un sourire sur les lèvres.

Au lieu de demander au major le résultat de sa mission, Munro se
promena quelques instants, les mains croisées derrière le dos et
la tête penchée sur sa poitrine, en homme livré à de profondes
réflexions. Enfin il leva sur Duncan des yeux exprimant sa
tendresse paternelle, et s'écria:

-- Ce sont deux excellentes filles, Heyward! Qui ne serait fier
d'être leur père!

-- Je crois que vous savez déjà tout ce que je pense de ces deux
aimables soeurs, colonel Munro.

-- Sans doute, sans doute, et je me rappelle même que le jour de
votre arrivée au fort vous aviez commencé à m'ouvrir votre coeur à
ce sujet d'une manière qui ne me déplaisait nullement; mais je
vous ai interrompu, parce que je pensais qu'il ne convenait pas à
un vieux soldat de parler de préparatifs de noces, et de se livrer
à la joie qu'elles entraînent, dans un moment où il était possible
que les ennemis de son roi voulussent avoir leur part du festin
nuptial sans y avoir été invités. Cependant je crois que j'ai eu
tort, Duncan. -- Oui, j'ai eu tort, et je suis prêt à entendre ce
que vous avez à me dire.

-- Malgré tout le plaisir que me donne cette agréable assurance,
mon cher monsieur, il faut d'abord que je vous rende compte d'un
message que le marquis de...

-- Au diable le Français et toute son armée! s'écria le vétéran en
fronçant le sourcil; Montcalm n'est pas encore maître de William-
Henry, et il ne le sera jamais si Webb se conduit comme il le
doit. Non, Monsieur, non; grâce au ciel, nous ne sommes pas encore
réduits à une extrémité assez urgente pour que Munro ne puisse
donner un instant à ses affaires domestiques, aux soins de sa
famille. Votre mère était fille unique de mon meilleur ami,
Duncan, et je vous écouterai en ce moment, quand même tous les
chevaliers de Saint-Louis, avec leur patron à leur tête, seraient
à la poterne, me suppliant de leur accorder un moment d'audience.
-- Jolie chevalerie, ma foi, que celle qu'on peut acheter avec
quelques tonnes de sucre! -- Et leurs marquisats de deux sous? On
en ferait de semblables par douzaines dans le Lothian. -- Parlez-
moi du Chardon[47], quand vous voudrez me citer un ordre de
chevalerie antique et vénérable; le véritable nemo me impunè
lacessit[48] de la chevalerie! Vous avez eu des ancêtres qui en ont
été revêtus, Duncan, et ils faisaient l'ornement de la noblesse
d'Écosse.

Heyward vit que son commandant se faisait un malin plaisir de
montrer son mépris pour les Français et pour le message de leur
général; sachant que l'humeur de Munro ne serait pas de longue
durée, et qu'il reviendrait de lui-même sur ce sujet, il n'insista
plus pour rendre compte de sa mission, et parla d'un objet qui
l'intéressait davantage.

-- Je crois, Monsieur, lui dit-il, vous avoir fait connaître que
j'aspirais à être honoré du nom de votre fils.

-- Oui, j'ai eu assez d'intelligence pour le comprendre; mais
avez-vous parlé aussi intelligiblement à ma fille?

-- Non, sur mon honneur, Monsieur! j'aurais cru abuser de la
confiance que vous m'aviez accordée si j'avais profité d'une
pareille occasion pour lui faire connaître mes désirs.

-- Vous avez agi en homme d'honneur, Heyward, et je ne puis
qu'approuver de tels sentiments; mais Cora est une fille sage,
discrète, et dont l'âme est trop élevée pour qu'elle ait besoin
qu'un père exerce quelque influence sur son choix.

-- Cora!

-- Oui, Monsieur, Cora! -- De quoi parlons-nous, Monsieur? N'est-
ce pas de vos prétentions à la main de miss Munro?

-- Je... je... ne crois pas avoir prononcé son nom, balbutia le
major avec embarras.

-- Et pour épouser qui me demandez-vous donc mon consentement? dit
le vétéran en se redressant, avec un air de mécontentement et de
dignité blessée.

-- Vous avez une autre fille, Monsieur, répondit Heyward; une
fille non moins aimable, non moins intéressante.

-- Alice! s'écria Munro avec une surprise égale à celle que Duncan
venait de montrer en répétant le nom de Cora.

-- C'est à elle que s'adressent tous mes voeux, Monsieur. Le jeune
homme attendit en silence le résultat de l'effet extraordinaire
que produisait sur le vieux guerrier une déclaration à laquelle il
était évident que celui-ci s'attendait si peu. Pendant quelques
minutes Munro parcourut sa chambre à grands pas, comme agité de
convulsions et absorbé par des réflexions pénibles. Enfin il
s'arrêta en face d'Heyward, fixa les yeux sur les siens, et lui
dit avec une émotion qui rendait ses lèvres tremblantes:

-- Duncan Heyward, je vous ai aimé pour l'amour de celui dont le
sang coule dans vos veines. -- Je vous ai aimé pour vous-même, à
cause des bonnes qualités que j'ai reconnues en vous. Je vous ai
aimé parce que j'ai pensé que vous pourriez faire le bonheur de ma
fille; mais toute cette affection se changerait en haine si
j'étais sûr que ce que j'appréhende soit vrai!

-- À Dieu ne plaise que je puisse faire, dire, ou penser la
moindre chose capable d'amener un si cruel changement! s'écria
Heyward, qui soutint d'un oeil ferme les regards fixes et
pénétrants de son commandant.

Sans réfléchir à l'impossibilité où se trouvait le jeune homme qui
l'écoutait de comprendre des sentiments qui étaient cachés au fond
de son coeur, Munro se laissa pourtant fléchir par l'air de
candeur et de sincérité qu'il remarqua en lui, et reprit la parole
d'un ton plus doux. -- Vous désirez être mon fils, Duncan, lui
dit-il, et vous ignorez encore l'histoire de celui que vous voulez
appeler votre père. Asseyez-vous, et je vais vous ouvrir, aussi
brièvement qu'il me sera possible de le faire, un coeur dont les
blessures ne sont pas encore cicatrisées.

Le message de Montcalm fut alors complètement oublié; et celui qui
en était chargé n'y songeait pas plus que celui à qui il était
destiné. Chacun d'eux prit une chaise, et tandis que le vieillard
gardait le silence pour rassembler ses idées, en se livrant à des
souvenirs qui paraissaient mélancoliques, le jeune homme réprima
son impatience, et prit un air et une attitude d'attention
respectueuse; enfin Munro commença son récit.

-- Vous savez déjà, major Heyward, dit l'Écossais, que ma famille
est ancienne et honorable, quoique la fortune ne l'ait pas
favorisée d'une manière proportionnée à sa noblesse. J'avais à peu
près votre âge quand j'engageai ma foi à Alice Graham, fille d'un
laird du voisinage, propriétaire de biens assez considérables;
mais divers motifs, peut-être ma pauvreté, firent que son père
s'opposa à notre union: en conséquence je fis ce que tout homme
honnête devait faire, je rendis à Alice sa parole, et étant entré
au service du roi, je quittai l'Écosse. J'avais déjà vu bien des
pays, mon sang avait déjà coulé dans bien des contrées, quand mon
devoir m'appela dans les îles des Indes occidentales: là le hasard
me fit faire la connaissance d'une dame qui avec le temps devint
mon épouse, et me rendit père de Cora. Elle était fille d'un homme
bien né, dont la femme avait le malheur, si le terme vous
convient, Monsieur, dit le vieillard avec un accent de fierté, de
descendre, quoiqu'à un degré déjà éloigné, de cette classe
infortunée qu'on a la barbarie de réduire à un infâme esclavage
pour fournir aux besoins de luxe des nations civilisées. -- Oui,
Monsieur, et c'est une malédiction qui a frappé l'Écosse même, par
suite de son union contre nature à une terre étrangère et à un
peuple de trafiquants. Mais si je trouvais parmi eux un homme qui
osât se permettre une réflexion méprisante sur la naissance de ma
fille, sur ma parole, il sentirait tout le poids du courroux d'un
père! -- Mais vous-même, major Heyward, vous êtes né dans les
colonies du sud, où ces êtres infortunés et tous ceux qui en
descendent sont regardés comme appartenant à une race inférieure à
la nôtre.

-- Cela n'est malheureusement que trop vrai, Monsieur, dit Duncan
avec un tel embarras qu'il ne put s'empêcher de baisser les yeux.

-- Et vous en faites un sujet de reproche à ma fille! s'écria le
père d'un ton où l'on reconnaissait en même temps le chagrin et la
colère, l'ironie et l'amertume; quelque aimable, quelque vertueuse
qu'elle soit, vous dédaignez de mêler le sang des Heyward à un
sang si dégradé, si méprisé?

-- Dieu me préserve d'un préjugé si indigne et si déraisonnable!
répondit Heyward, quoique la voix de sa conscience l'avertit en
secret que ce préjugé, fruit de l'éducation, était enraciné dans
son coeur aussi profondément que s'il y eût été implanté par les
mains de la nature: -- la douceur, l'ingénuité, les charmes et la
vivacité de la plus jeune de vos filles, colonel Munro, vous
expliquent assez mes motifs pour qu'il soit inutile de m'accuser
d'une injustice.

-- Vous avez raison, Monsieur, dit le vieillard, prenant une
seconde fois un ton radouci; elle est l'image parlante de ce
qu'était sa mère à son âge avant qu'elle eût connu le chagrin.
Lorsque la mort m'eut privé de mon épouse, je retournai en Écosse,
enrichi par ce mariage; et le croiriez-vous, Duncan? j'y retrouvai
l'ange qui avait été mon premier amour, languissant dans le
célibat depuis vingt ans, et uniquement par affection pour
l'ingrat qui avait pu l'oublier; elle fit encore plus, elle me
pardonna mon manque de foi, et comme elle était encore sa
maîtresse, elle m'épousa...

-- Et devint mère d'Alice! s'écria Heyward avec un empressement
qui aurait pu être dangereux dans un moment où le vieux militaire
aurait été moins occupé des souvenirs qui le déchiraient.

-- Oui, répondit Munro, et elle paya de sa vie le précieux présent
qu'elle me fit; mais c'est une sainte dans le ciel, Monsieur, et
il conviendrait mal à un homme sur le bord du tombeau de murmurer
contre un sort si désirable. Elle ne vécut avec moi qu'une seule
année, terme de bonheur bien court pour une femme qui avait passé
toute sa jeunesse dans la douleur.

Munro se tut, et son affection muette avait quelque chose de si
imposant et de si majestueux qu'Heyward n'osa hasarder un seul mot
de conversation. Le vieillard semblait avoir oublié qu'il n'était
pas seul, et ses traits agités annonçaient sa vive émotion, tandis
que de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

Enfin il parut revenir à lui; il se leva tout à coup, fit un tour
dans l'appartement, comme pour se donner le temps de retrouver le
calme que ce récit lui avait fait perdre, et se rapprocha
d'Heyward avec un air de grandeur et de dignité.

-- Major, lui dit-il, n'avez-vous pas un message à me communiquer
de la part du marquis de Montcalm?

Duncan tressaillit à son tour, car ce message était alors bien
loin de ses pensées, et il commença sur-le-champ, quoique non sans
embarras, à rendre le compte qu'il devait de son ambassade. Il est
inutile d'appuyer ici sur la manière adroite, mais civile, avec
laquelle le général français avait su éluder toutes les tentatives
qu'avait faites Heyward pour tirer de lui le motif de l'entrevue
qu'il avait proposée au commandant de William-Henry, et sur le
message conçu en termes toujours polis, mais très décidés, par
lequel il lui donnait à entendre qu'il fallait qu'il vînt chercher
cette explication lui-même, ou qu'il se déterminât à s'en passer.

Pendant que Munro écoutait le récit détaillé que lui faisait le
major de sa conférence avec le général ennemi, les sensations que
l'amour paternel avait excitées en lui s'affaiblissaient
graduellement pour faire place aux idées que lui inspirait le
sentiment de ses devoirs militaires; et lorsque Duncan eut fini de
rendre compte de sa mission, le père avait disparu, il ne restait
plus devant lui que le commandant de William-Henry, mécontent et
courroucé.

-- Vous m'en avez dit assez, major Heyward, s'écria le vieillard
d'un ton qui prouvait combien il était blessé de la conduite du
marquis, assez pour faire un volume de commentaires sur la
civilité française. Voilà un monsieur qui m'invite à une
conférence, et quand je me fais remplacer par un substitut très
capable, car vous l'êtes, Duncan, quoique vous soyez encore jeune,
il refuse de s'expliquer et me laisse tout à deviner!

-- Mon cher monsieur, reprit le major en souriant, il est possible
qu'il ait une idée moins favorable du substitut. D'ailleurs,
faites attention que l'invitation qu'il vous a faite et qu'il m'a
chargé de vous réitérer s'adresse au commandant en chef du fort,
et non à l'officier qui commande en second.

-- Eh bien! Monsieur, répondit Munro, un substitut n'est-il pas
investi de tout le pouvoir et de toute la dignité de celui qu'il
représente? -- Il veut avoir une conférence avec le commandant en
personne! Sur ma foi, Duncan, j'ai envie de la lui accorder, ne
fût-ce que pour lui montrer une contenance ferme, en dépit de son
armée nombreuse et de ses sommations. Ce serait un coup de
politique qui ne serait peut-être pas mauvais, jeune homme.

Duncan, qui croyait de la dernière importance de connaître le plus
promptement possible le contenu de la lettre dont le batteur
d'estrade était chargé, se hâta d'appuyer sur cette idée.

-- Sans aucun doute, dit-il, la vue de notre air d'indifférence et
de tranquillité ne sera pas propre à lui inspirer de la confiance.

-- Jamais vous n'avez dit plus grande vérité. -- Je voudrais qu'il
vînt inspecter nos fortifications en plein jour, et en manière
d'assaut, ce qui est le meilleur moyen pour voir si un ennemi fait
bonne contenance, et ce qui serait infiniment préférable au
système de canonnade qu'il a adopté. La beauté de l'art de la
guerre a été détruite, major, par les pratiques modernes de votre
M. Vauban. Nos ancêtres étaient fort au-dessus de cette lâcheté
scientifique.

-- Cela peut être vrai, Monsieur, mais nous sommes obligés
maintenant de nous défendre avec les mêmes armes qu'on emploie
contre nous. -- Que décidez-vous, relativement à l'entrevue?

-- Je verrai le Français; je le verrai sans crainte et sans délai,
comme il convient à un fidèle serviteur du roi mon maître. --
Allez, major Heyward, faites-leur entendre une fanfare de musique,
et envoyez un trompette pour informer le marquis que je vais me
rendre à l'endroit indiqué. Je le suivrai de près avec une
escorte, car honneur est dû à celui qui est chargé de garder
l'honneur de son roi. Mais écoutez, Duncan, ajouta-t-il en
baissant la voix, quoiqu'ils fussent seuls, il sera bon d'avoir un
renfort à portée, dans le cas où quelque trahison aurait été
préméditée.

Heyward profita sur-le-champ de cet ordre pour quitter
l'appartement; et comme le jour approchait de sa fin, il ne perdit
pas un instant pour faire les arrangements nécessaires. Il ne lui
fallut que quelques minutes pour dépêcher au camp des Français un
trompette avec un drapeau blanc, afin d'y annoncer l'arrivée très
prochaine du commandant du fort, et pour ordonner à quelques
soldats de prendre les armes. Dès qu'ils furent prêts, il se
rendit avec eux à la poterne, où il trouva son officier supérieur
qui l'attendait déjà. Dès qu'on eut accompli le cérémonial
ordinaire du départ militaire, le vétéran et son jeune compagnon
sortirent de la forteresse, suivis de leur escorte.

Ils n'étaient qu'à environ cent cinquante pas des bastions quand
ils virent sortir d'un chemin creux, ou pour mieux dire d'un ravin
qui coupait la plaine entre les batteries des assiégeants et le
fort, une petite troupe de soldats qui accompagnaient leur
général. En quittant ses fortifications pour aller se montrer aux
ennemis, Munro avait redressé sa grande taille, et pris un air et
une démarche tout à fait militaires; mais dès qu'il aperçut le
panache blanc qui flottait sur le chapeau de Montcalm, ses yeux
s'enflammèrent; il sentit renaître en lui la vigueur de la
jeunesse.

-- Dites à ces braves gens de se tenir sur leurs gardes, Monsieur,
dit-il à Duncan à demi-voix, et d'être prêts à se servir de leurs
armes au premier signal; car sur quoi peut-on compter avec ces
Français? En attendant, nous nous présenterons devant eux en
hommes qui ne craignent rien. -- Vous me comprenez, major Heyward?

Il fut interrompu par le son d'un tambour des Français; il fit
répondre à ce signal de la même manière; chaque parti envoya en
avant un officier d'ordonnance, porteur d'un drapeau blanc, et le
prudent Écossais fit halte; Montcalm s'avança vers la troupe
ennemie avec une démarche pleine de grâce, et salua le vétéran en
ôtant son chapeau, dont le panache toucha presque la terre. Si
l'aspect de Munro avait quelque chose de plus mâle et de plus
imposant, il n'avait pas l'air d'aisance et de politesse
insinuante de l'officier français. Tous deux restèrent un moment
en silence, se regardant avec intérêt et curiosité. Enfin Montcalm
parla le premier, comme semblaient l'exiger son rang supérieur et
la nature de la conférence.

Après avoir fait un compliment à Munro, et adressé à Duncan un
sourire agréable comme pour lui dire qu'il le reconnaissait, il
dit à ce dernier en français:

-- Je suis doublement charmé, Monsieur, de vous voir ici en ce
moment; votre présence nous dispensera d'avoir recours à un
interprète ordinaire; car si vous voulez bien nous en servir,
j'aurai la même sécurité que si je parlais moi-même votre langue.

Duncan répondit à ce compliment par une inclination de tête, et
Montcalm, se tournant vers son escorte, qui, à l'imitation de
celle de Munro, s'était rangée derrière lui, dit en faisant un
signe de la main:

-- En arrière, mes enfants; il fait chaud; retirez-vous un peu.

Avant d'imiter cette preuve de confiance, le major Heyward jeta un
coup d'oeil autour de lui dans la plaine, et ce ne fut pas sans
quelque inquiétude qu'il vit des groupes nombreux de sauvages sur
toutes les lisières des bois, dont ils étaient sortis par
curiosité pour voir de loin cette conférence.

-- Monsieur de Montcalm reconnaîtra aisément la différence de
notre situation, dit-il avec quelque embarras, en lui montrant en
même temps ces troupes d'auxiliaires barbares; si nous renvoyons
notre escorte, nous restons à la merci de nos plus dangereux
ennemis.

-- Monsieur, dit Montcalm avec force, en plaçant une main sur son
coeur, vous avez pour garantie la parole d'honneur d'un
gentilhomme» français, et cela doit vous suffire.

-- Et cela suffira, Monsieur, répondit Duncan. Et se tournant vers
l'officier qui commandait l'escorte, il ajouta: -- En arrière,
Monsieur. Retirez-vous hors de la portée de la voix, et attendez
de nouveaux ordres.

Tout ce dialogue ayant eu lieu en français, Munro, qui n'en avait
pas compris un seul mot, vit ce mouvement avec un mécontentement
manifeste, et il en demanda sur-le-champ l'explication au major.

-- N'est-il pas de notre intérêt, Monsieur, de ne montrer aucune
méfiance? dit Heyward. Monsieur de Montcalm nous garantit notre
sûreté sur son honneur, et j'ai ordonné au détachement de se
retirer à quelque distance, pour lui prouver que nous comptons sur
sa parole.

-- Vous pouvez avoir raison, major; mais je n'ai pas une confiance
excessive en la parole de tous ces marquis, comme ils se nomment.
Les lettres de noblesse sont trop communes dans leur pays pour
qu'on puisse y attacher une idée d'honneur véritable.

-- Vous oubliez, mon cher Monsieur, que nous sommes en conférence
avec un militaire qui s'est distingué par ses exploits en Europe
et en Amérique. Nous n'avons certainement rien à appréhender d'un
homme qui jouit d'une réputation si bien méritée.

Le vieux commandant fit un geste de résignation; mais ses traits
rigides annonçaient qu'il n'en persistait pas moins dans une
méfiance occasionnée par une sorte de haine héréditaire contre les
Français, plutôt que par aucun signe extérieur qui pût alors
donner lieu à un sentiment si peu charitable. Montcalm attendit
patiemment la fin de cette petite discussion qui eut lieu en
anglais et à demi-voix, et s'approchant alors des deux officiers
anglais, il ouvrit la conférence.

-- J'ai désiré avoir cette entrevue avec votre officier supérieur,
Monsieur, dit-il en adressant la parole à Duncan, parce que
j'espère qu'il se laissera convaincre qu'il a déjà fait tout ce
qu'on peut exiger de lui pour soutenir l'honneur de son souverain,
et qu'il consentira maintenant à écouter les avis de l'humanité.
Je rendrai un témoignage éternel qu'il a fait la plus honorable
résistance, et qu'il l'a continuée aussi longtemps qu'il a eu la
moindre espérance de la voir couronnée par le succès.

Lorsque ce discours eut été expliqué à Munro, il répondit avec
dignité et avec assez de politesse:

-- Quelque prix que j'attache à un pareil témoignage, rendu par
monsieur de Montcalm, il sera encore plus honorable quand je
l'aurai mieux mérité.

Le général français sourit pendant que Duncan lui traduisait cette
réponse, et ajouta sur-le-champ:

-- Ce qu'on accorde volontiers à la valeur qu'on estime, peut se
refuser à une obstination inutile. Monsieur veut-il voir mon camp,
compter lui-même les soldats qu'il renferme, et se convaincre par
là de l'impossibilité de résister plus longtemps?

-- Je sais que le roi de France est bien servi, répondit
l'Écossais imperturbable, dès que Duncan eut fini sa traduction;
mais le roi mon maître a des troupes aussi braves, aussi fidèles
et aussi nombreuses.

-- Qui malheureusement ne sont pas ici, s'écria Montcalm emporté
par son ardeur, sans attendre que Duncan eût joué son rôle
d'interprète. Il y a dans la guerre une destinée à laquelle un
homme brave doit se soumettre avec le même courage qu'il fait face
à l'ennemi.

-- Si j'avais su que monsieur de Montcalm sût si bien l'anglais,
je me serais épargné la peine de lui faire une mauvaise traduction
de ce que lui a adressé mon commandant, dit Duncan d'un ton piqué,
en se rappelant le dialogue qu'il avait eu avec Munro un instant
auparavant.

-- Pardon, Monsieur, répondit le général français, il y a une
grande différence entre pouvoir comprendre quelques mots d'une
langue étrangère et être en état de la parler; je vous prierai
donc de vouloir bien continuer à me servir d'interprète. Ces
montagnes, ajouta-t-il après un instant de silence, nous procurent
toutes les facilités possibles pour reconnaître l'état de vos
fortifications, et je puis vous assurer que je connais leur état
actuel de faiblesse aussi bien que vous le connaissez vous-même. -
- Demandez au général, dit Munro avec fierté, si la portée de ses
télescopes peut s'étendre jusqu'à l'Hudson, et s'il a vu les
préparatifs de marche de Webb.

-- Que je général Webb réponde lui-même à cette question, répondit
le politique marquis en offrant à Munro une lettre ouverte. Vous
verrez dans cette épître, Monsieur, qu'il n'est pas probable que
les mouvements de ses troupes soient inquiétants pour mon armée.

Le vétéran saisit la lettre qui lui était présentée, avec un
empressement qui ne lui permit pas d'attendre que Duncan lui eût
interprété ce discours, et qui prouvait combien il attachait
d'importance à ce que pouvait contenir cette missive. Mais à peine
l'eut-il parcourue qu'il changea de visage: ses lèvres
tremblèrent, le papier lui échappa des mains, sa tête se pencha
sur sa poitrine.

Duncan ramassa la lettre, et sans songer à s'excuser de la liberté
qu'il prenait, il n'eut besoin que d'un coup d'oeil pour s'assurer
de la cruelle nouvelle qu'elle contenait. Leur chef commun, le
général Webb, bien loin de les exhorter à tenir bon, leur
conseillait, dans les termes les plus clairs et les plus précis,
de se rendre sur-le-champ, en alléguant pour raison qu'il ne
pouvait envoyer un seul homme à leur secours.

-- Il n'y a ici ni erreur ni déception, s'écria Heyward en
examinant la lettre avec une nouvelle attention: c'est bien le
cachet et la signature de Webb; c'est certainement la lettre
interceptée.

-- Je suis donc abandonné, trahi! s'écria Munro avec amertume:
Webb veut couvrir de honte des cheveux qui ont honorablement
blanchi! il verse le déshonneur sur une tête qui a toujours été
sans reproche!

-- Ne parlez pas ainsi! s'écria Duncan avec feu à son tour; nous
sommes encore maîtres du fort et de notre honneur. Défendons-nous
jusqu'à la mort, et vendons notre vie si cher que l'ennemi soit
forcé de convenir qu'il en a trop payé le sacrifice!

-- Je te remercie, jeune homme, dit le vieillard sortant d'une
sorte de stupeur; pour cette fois, tu as rappelé Munro au
sentiment de ses devoirs. Retournons au fort, et creusons notre
sépulture derrière nos remparts!

-- Messieurs, dit Montcalm en s'avançant vers eux avec un air de
véritable intérêt et de générosité, vous connaissez peu Louis de
Saint-Véran, si vous le croyez capable de vouloir profiter de
cette lettre pour humilier de braves soldats, et se déshonorer
lui-même. Avant de vous retirer, écoutez du moins les conditions
de la capitulation que je vous offre.

-- Que dit le Français? demanda le vétéran avec une fierté
dédaigneuse. Se fait-il un mérite d'avoir fait prisonnier un
batteur d'estrade, et d'avoir intercepté un billet venant du
quartier général? Major, dites-lui que s'il veut intimider ses
ennemis par des bravades, ce qu'il a de mieux à faire est de lever
le siège de William-Henry et d'aller investir le fort Édouard.

Duncan lui expliqua ce que venait de dire le marquis.

-- Monsieur de Montcalm, nous sommes prêts à vous entendre, dit
Munro d'un ton plus calme.

-- Il est impossible que vous conserviez le fort, répondit le
marquis, et l'intérêt du roi mon maître exige qu'il soit détruit.
Mais quant à vous et à vos braves camarades, tout ce qui peut être
cher à un soldat vous sera accordé.

-- Nos drapeaux? demanda Heyward.

-- Vous les remporterez en Angleterre, comme une preuve que vous
les avez vaillamment défendus.

-- Nos armes?

-- Vous les conserverez. Personne ne pourrait mieux s'en servir.

-- La reddition de la place? Notre départ?

-- Tout s'effectuera de la manière la plus honorable pour vous, et
comme vous le désirerez.

Duncan expliqua toutes ces propositions à son commandant, qui les
entendit avec une surprise manifeste, et dont la sensibilité fut
vivement émue par un trait de générosité si extraordinaire et
auquel il s'attendait si peu.

-- Allez, Duncan, dit-il, allez avec ce marquis, et il est
vraiment digne de l'être. Suivez-le dans sa tente, et réglez avec
lui toutes les conditions. -- J'ai assez vécu pour voir dans ma
vieillesse deux choses que je n'aurais jamais crues possibles: --
un Anglais refusant de secourir son compagnon d'armes; -- un
Français ayant trop d'honneur pour profiter de l'avantage qu'il a
obtenu.

Après avoir ainsi parlé, le vétéran laissa tomber sa tête sur sa
poitrine; et ayant salué le marquis, il retourna vers le fort avec
sa suite. Son air abattu et consterné annonçait déjà à la garnison
qu'il n'était pas satisfait du résultat de l'entrevue qui venait
d'avoir lieu.

Duncan resta pour régler les conditions de la reddition de la
place. Il rentra au fort pendant la première veille de la nuit, et
après un court entretien avec le commandant on l'en vit sortir de
nouveau pour retourner au camp français. On annonça alors
publiquement la cessation de toutes hostilités, Munro ayant signé
une capitulation en vertu de laquelle le fort devait être rendu à
l'ennemi le lendemain matin, et la garnison en sortir avec ses
drapeaux, ses armes, ses bagages, et par conséquent, suivant les
idées militaires, avec tout honneur.


Chapitre XVII

Tissons, tissons la laine. Le fil est filé, la trame est tissée;
le travail est fini.

Gray.

Les armées ennemies campées dans les solitudes de l'Horican
passèrent la nuit du 9 août 1757 à peu près comme elles l'auraient
passée si elles se fussent trouvées sur le plus beau champ de
bataille de l'Europe, les vaincus dans l'accablement de la
tristesse, les vainqueurs dans la joie du triomphe. Mais il y a
des bornes à la tristesse comme à la joie, et lorsque la nuit
commença à s'avancer, le silence de ces immenses forêts n'était
interrompu que par la voix insouciante de quelque jeune Français
fredonnant une chanson aux avant-postes, ou par le Qui va là? des
sentinelles, prononcé d'un ton menaçant; car les Anglais gardaient
encore les bastions du fort, et ne voulaient pas souffrir qu'un
ennemi en approchât avant l'instant qui avait été fixé pour en
faire la reddition. Mais quand l'heure solennelle qui précède la
naissance du jour fut arrivée, on aurait en vain cherché quelque
signe qui indiquât la présence d'un si grand nombre d'hommes armés
sur les rives du Saint-Lac.

Ce fut pendant cet intervalle de silence complet que la toile qui
couvrait l'entrée de la plus grande tente du camp français se
souleva doucement. Ce mouvement était produit par un homme qui
était dans l'intérieur, et qui en sortit sans bruit. Il était
enveloppé d'un grand manteau qui pouvait avoir pour but de le
garantir de l'humidité pénétrante des bois, mais qui servait
également à cacher toute sa personne. Le grenadier qui était de
garde à l'entrée de la tente du général français le laissa passer
sans opposition, lui présenta les armes avec la déférence
militaire accoutumée, et le vit s'avancer d'un pas agile à travers
la petite cité de tentes en se dirigeant vers William-Henry. Quand
il rencontrait sur son passage quelqu'un des nombreux soldats qui
veillaient à la sûreté du camp, il répondait brièvement à la
question d'usage, et à ce qu'il paraissait d'une manière
satisfaisante, car sa marche n'éprouvait jamais la moindre
interruption.

À l'exception de ces rencontres, qui se répétèrent assez
fréquemment, nul événement ne troubla sa promenade silencieuse, et
il s'avança ainsi depuis le centre du camp jusqu'au dernier des
avant-postes du côté du fort. Lorsqu'il passa devant le soldat qui
était en faction le plus près de l'ennemi, celui-ci fit entendre
le cri ordinaire:

-- Qui vive?

-- France.

-- Le mot d'ordre?

-- La victoire, répondit le personnage mystérieux en s'approchant
de la sentinelle pour prononcer ce mot à voix basse.

-- C'est bon, répliqua le soldat en replaçant son mousquet sur son
épaule; vous vous promenez bien matin, Monsieur?

-- Il est nécessaire d'être vigilant, mon enfant.

En prononçant ces paroles, tandis qu'il était en face de la
sentinelle, un pan de son manteau s'écarta. Il s'en enveloppa de
nouveau, et continua à s'avancer vers le fort anglais, pendant que
le soldat, faisant un mouvement de surprise, lui rendait les
honneurs militaires de là manière la plus respectueuse; après quoi
celui-ci, continuant sa faction, murmura à demi-voix:

-- Oui, ma foi, il faut être vigilant, car je crois que nous avons
là un caporal qui ne dort jamais!

L'officier n'entendit pas ou feignit de ne pas avoir entendu les
paroles qui venaient d'échapper à la sentinelle; il continua sa
marche, et ne s'arrêta qu'en arrivant sur la rive sablonneuse du
lac, assez près du bastion occidental du fort pour que le
voisinage eût pu en être dangereux. Quelques nuages roulaient dans
l'atmosphère, et l'un d'eux cachant en ce moment le globe de la
lune, elle ne donnait qu'une clarté suffisante pour qu'on pût
distinguer confusément les objets. Il prit la précaution de se
placer derrière le tronc d'un gros arbre, et il y resta appuyé
quelque temps, paraissant contempler avec une profonde attention
les fortifications silencieuses de William-Henry. Les regards
qu'il dirigeait vers les remparts n'étaient pas ceux d'un
spectateur oisif et curieux. Ses yeux semblaient distinguer les
endroits forts des parties plus faibles, et ses recherches avaient
même un air de défiance. Enfin il parut satisfait de son examen,
et ayant jeté les yeux avec une expression d'impatience vers le
sommet des montagnes du côté du levant, comme s'il lui eût tardé
de voir le lever de l'aurore, il allait retourner sur ses pas
quand un léger bruit qu'il entendit sur le bastion dont il était
voisin, le détermina à rester.

Il vit alors un homme s'approcher du bord du rempart, et s'y
arrêter, paraissant contempler à son tour les tentes du camp
français qu'on apercevait à quelque distance. Il jeta aussi un
regard du côté de l'orient, comme s'il eût craint ou désiré d'y
voir l'annonce du jour, et il tourna ensuite ses yeux sur la vaste
étendue des eaux du lac, qui semblait un autre firmament liquide
orné de mille étoiles. L'air mélancolique de cet individu qui
restait appuyé sur le parapet, livré, à ce qu'il paraissait, à de
sombres réflexions, sa grande taille, l'heure à laquelle il se
trouvait en cet endroit, tout se réunit pour ne laisser à
l'observateur caché qui épiait ses mouvements, aucun doute que ce
ne fût le commandant du fort.

La délicatesse et la prudence lui prescrivaient alors de se
retirer, et il tournait autour du tronc d'arbre afin de faire sa
retraite de manière à courir moins de chance d'être aperçu, quand
un autre bruit attira son attention, et arrêta une seconde fois
ses pas: ce bruit semblait produit par le mouvement des eaux du
lac, mais il ne ressemblait nullement à celui qu'elles font quand
elles sont agitées par le vent, et l'on entendait de temps en
temps les caïques[49] frapper les uns contre les autres. L'instant
d'après il vit le corps d'un Indien se lever lentement du bord du
lac, monter sans bruit sur le rivage, s'avancer vers lui, et
s'arrêter de l'autre côté de l'arbre derrière lequel il était lui-
même placé. Le canon d'un fusil se dirigea alors vers le bastion;
mais avant que le sauvage eût eu le temps de lâcher son coup, la
main de l'officier était déjà sur le chien de l'arme meurtrière.

L'Indien, dont le lâche et perfide projet se trouvait déjoué d'une
manière si inattendue, fit une exclamation de surprise.

Sans prononcer un seul mot, l'officier français lui appuya la main
sur l'épaule, et l'emmena en silence à quelque distance d'un
endroit où la conversation qu'ils eurent ensuite aurait pu devenir
dangereuse à tous deux. Alors entr'ouvrant son manteau de manière
à laisser voir son uniforme et la croix de Saint-Louis attachée
sur sa poitrine, Montcalm -- car c'était lui -- dit d'un ton
sévère:

-- Que signifie cela? Mon fils ne sait-il pas que la hache de
guerre est enterrée entre ses pères du Canada et les Anglais?

-- Que peuvent donc faire les Hurons? répondit l'Indien en mauvais
français; pas un de leurs guerriers n'a une chevelure à montrer,
et les Visages-Pâles deviennent amis les uns des autres!

-- Ah! c'est le Renard-Subtil! Il me semble que ce zèle est
excessif dans un ami qui était notre ennemi il y a si peu de
temps! Combien de soleils se sont levés depuis que le Renard a
touché le poteau de guerre des Anglais?

-- Où est le soleil? Derrière les montagnes, et il est noir et
froid; mais quand il reviendra il sera brillant et chaud. Le
Renard-Subtil est le soleil de sa peuplade. Il y a eu bien des
nuages et des montagnes entre lui et sa nation; mais à présent il
brille, et le firmament est sans nuages.

-- Je sais fort bien que le Renard exerce une puissance sur ses
concitoyens; car hier il cherchait à se faire un trophée de leurs
chevelures, et aujourd'hui ils l'écoutent devant le feu de leur
conseil.

-- Magua est un grand chef.

-- Qu'il le prouve en apprenant à sa nation à se conduire
convenablement envers nos nouveaux amis!

-- Pourquoi le chef de nos pères du Canada a-t-il amené ses jeunes
guerriers dans ces bois? Pourquoi a-t-il fait tirer ses canons
contre cette maison de terre?

-- Pour en prendre possession. C'est à mon maître que ce pays
appartient, et il a ordonné à votre père du Canada d'en chasser
les Anglais qui s'en étaient emparés. Ils ont consenti à se
retirer, et maintenant il ne les regarde plus comme ses ennemis.

-- C'est bien; mais Magua a déterré la hache pour la teindre de
sang. Elle est brillante à présent; quand elle sera rouge, il
consentira à l'enterrer de nouveau.

-- Mais Magua ne doit pas souiller par le sang les lis blancs de
la France. Les ennemis du grand roi qui règne au delà du lac d'eau
salée doivent être les ennemis des Hurons, comme ses amis doivent
être leurs amis.

-- Leurs amis! répéta l'Indien avec un sourire amer; que le père
de Magua lui permette de lui prendre la main.

Montcalm, qui savait que l'influence dont il jouissait sur les
peuplades sauvages devait se maintenir par des concessions plutôt
que par l'autorité, lui tendit la main, quoique avec répugnance.
Magua la saisit, et plaçant un doigt du général français sur une
cicatrice profonde au milieu de sa poitrine, il lui demanda d'un
ton de triomphe:

-- Mon père sait-il ce que c'est que cela?

-- Quel guerrier pourrait l'ignorer? C'est la marque qu'a laissée
une balle de plomb.

-- Et cela? continua l'Indien en lui montrant son dos nu; car il
n'avait alors d'autre vêtement qu'une ceinture et ses mocassins.

-- Cela?

-- Mon fils a reçu une cruelle injure.

-- Qui a fait cela?

-- Magua a couché sur un lit bien dur dans les wigwams des
Anglais, et ces marques en sont le résultat.

Le sauvage accompagna encore ces paroles d'un sourire amer, mais
qui ne cachait pas sa férocité barbare. Enfin, maîtrisant sa
fureur, et prenant l'air de sombre dignité d'un chef indien, il
ajouta:
-- Allez; apprenez à vos jeunes guerriers qu'ils sont en paix! Le
Renard-Subtil sait ce qu'il doit dire aux guerriers hurons.

Sans daigner prononcer un mot de plus, et sans attendre une
réponse, Magua mit son fusil sous son bras, et reprit en silence
le chemin qui conduisait dans la partie du bois où campaient ses
compatriotes. Tandis qu'il traversait la ligne des postes,
plusieurs sentinelles lui crièrent: Qui vive? mais il ne daigna
pas leur répondre, et il n'eut la vie sauve que parce que les
soldats le reconnurent pour un Indien du Canada, et qu'ils
savaient quelle était l'opiniâtreté intraitable de ces sauvages.

Montcalm resta quelque temps sur le lieu où son compagnon l'avait
laissé, absorbé dans une méditation mélancolique, et songeant au
caractère indomptable que venait de déployer un de ses alliés
sauvages. Déjà sa renommée avait été compromise par une scène
horrible, dans des circonstances semblables à celle dans laquelle
il se trouvait alors. Au milieu de pareilles idées, il sentit bien
vivement de quelle responsabilité se chargent ceux qui ne sont pas
scrupuleux sur le choix des moyens pour parvenir à leur but, et
combien il est dangereux de mettre en mouvement un instrument dont
on n'a pas le pouvoir de maîtriser les effets.

Bannissant enfin des réflexions qu'il regardait comme une
faiblesse dans un tel moment de triomphe, il retourna vers sa
tente; et l'aurore commençant à poindre lorsqu'il y entra, il
ordonna que le tambour donnât le signal pour éveiller toute
l'armée.

Dès que le premier coup de baguettes eut été donné dans le camp
des Français, ceux du fort y répondirent, et presque au même
instant les sons d'une musique vive et guerrière se firent
entendre dans toute la vallée, et couvrirent cet accompagnement
bruyant. Les cors et les clairons des vainqueurs ne cessèrent de
sonner de joyeuses fanfares que lorsque le dernier traîneur fut
sous les armes; mais dès que les fifres du fort eurent donné le
signal de la reddition, tout rentra dans le silence au camp.

Pendant ce temps, le jour avait paru, et lorsque l'armée française
se fut formée en ligne pour attendre son général, les rayons du
soleil en faisaient étinceler toutes les armes. La capitulation,
déjà généralement connue, fut alors officiellement annoncée, et la
compagnie destinée à garder les portes du fort conquis défila
devant son chef; le signal de la marche fut donné, et tous les
préparatifs nécessaires pour que le fort changeât de maîtres se
firent en même temps des deux côtés, quoique avec des
circonstances qui rendaient la scène bien différente.

Dès que le signal de l'évacuation du fort eut été donné, toutes
les lignes de l'armée anglo-américaine présentèrent les signes
d'un départ précipité et forcé. Les soldats jetaient sur leur
épaule, d'un air sombre, leur fusil non chargé, puis formaient
leurs rangs en hommes dont le sang avait été échauffé par la
résistance qu'ils avaient opposée à l'ennemi, et qui ne désiraient
que l'occasion de se venger d'un affront qui blessait leur fierté,
quoique l'humiliation en fut adoucie par la permission qui leur
avait été accordée de sortir avec tous les honneurs militaires.
Les femmes et les enfants couraient çà et là, les uns portant les
restes peu lourds de leur bagage, les autres cherchant dans les
rangs ceux sur la protection desquels ils devaient compter.

Munro se montra au milieu de ses troupes silencieuses avec un air
de fermeté, mais d'accablement. Il était manifeste que la
reddition inattendue du fort était un coup qui l'avait frappé au
coeur, quoiqu'il tâchât de le supporter avec la mâle résolution
d'un guerrier.

Heyward fut profondément ému. Il s'était acquitté de tous les
devoirs qu'il avait à remplir, et il s'approcha du vieillard pour
lui demander en quoi il pourrait maintenant être utile.

Munro ne lui répondit que deux mots: Mes filles! Mais de quel ton
expressif ces deux mots furent prononcés!

-- Juste ciel! s'écria Duncan, n'a-t-on pas encore fait les
dispositions nécessaires pour leur départ?

-- Je ne suis aujourd'hui qu'un soldat, major Heyward, répondit le
vétéran; tous ceux que vous voyez autour de moi ne sont-ils pas
mes enfants?

Le major en avait assez entendu. Sans perdre un de ces instants
qui devenaient alors si précieux, il courut au logement qu'avait
occupé le commandant, pour y chercher les deux soeurs. Il les
trouva à la porte, déjà prêtes à partir, et entourées d'une troupe
de femmes qui pleuraient et se lamentaient, et qui s'étaient
réunies en cet endroit par une sorte d'instinct qui les portait à
croire que c'était le point où elles trouveraient le plus de
protection. Quoique Cora fût pâle et inquiète, elle n'avait rien
perdu de sa fermeté; mais les yeux d'Alice, rouges et enflammés,
annonçaient combien elle avait versé de larmes. Toutes deux virent
le jeune militaire avec un plaisir qu'elles ne songèrent pas à
déguiser, et Cora, contre son usage, fut la première à lui
adresser la parole.

-- Le fort est perdu, lui dit-elle avec un sourire mélancolique;
mais du moins j'espère que l'honneur nous reste.

-- Il est plus brillant que jamais! s'écria Heyward. Mais, ma
chère miss Munro, il est temps de songer un peu moins aux autres
et un peu plus à vous-même. L'usage militaire, l'honneur, cet
honneur que vous savez si bien apprécier, exige que votre père et
moi nous marchions à la tête des troupes, au moins jusqu'à une
certaine distance; et où chercher maintenant quelqu'un qui puisse
veiller sur vous et vous protéger, au milieu de la confusion et du
désordre d'un pareil départ?

-- Nous n'avons besoin de personne, répondit Cora: qui oserait
songer à injurier ou à insulter les filles d'un tel père, dans un
semblable moment?

-- Je ne voudrais cependant pas vous laisser seules pour le
commandement du meilleur régiment des troupes de Sa Majesté,
répliqua le major en jetant les yeux autour de lui, et en n'y
apercevant que des femmes et quelques enfants. Songez que notre
Alice n'est pas douée de la même fermeté d'âme que vous, et Dieu
seul sait à quelles terreurs elle peut être en proie.

-- Vous pouvez avoir raison, reprit Cora avec un sourire encore
plus triste que le premier; mais écoutez: le hasard nous a envoyé
l'ami dont vous pensez que nous avons besoin.

Duncan écouta et comprit sur-le-champ ce qu'elle voulait dire. Le
son lent et sérieux de la musique sacrée, si connu dans les
colonies situées à l'est, frappa son oreille, et le fit courir
sur-le-champ dans un bâtiment adjacent qui avait déjà été
abandonné par ceux qui l'avaient occupé. Il y trouva David La
Gamme.

Duncan resta à la porte sans se montrer, jusqu'au moment où le
mouvement de main dont David accompagnait toujours son chant ayant
cessé, il crut que sa prière était terminée; et lui touchant alors
l'épaule, pour attirer son attention, il lui expliqua en peu de
mots ce qu'il désirait de lui.

-- Bien volontiers, répondit l'honnête disciple du roi-prophète.
J'ai trouvé dans ces deux jeunes dames tout ce qu'il y a de plus
avenant et de plus mélodieux; et après avoir partagé de si grands
périls, il est juste que nous voyagions ensemble en paix. Je les
suivrai dès que j'aurai terminé ma prière du matin, et il n'y
manque plus que la doxologie[50]. Voulez-vous la chanter avec moi?
L'air en est facile: c'est celui qui est connu sous le nom de
Southwell.

Rouvrant alors son petit volume, et se servant de nouveau de son
instrument pour suivre le ton exact de l'air, David continua son
cantique avec une attention si scrupuleuse, que Duncan fut obligé
d'attendre jusqu'à ce que le dernier verset fut terminé; mais ce
ne fut pas sans plaisir qu'il le vit remettre ses lunettes dans
leur étui et son livre dans sa poche.

-- Vous aurez soin, lui dit-il alors, que personne ne manque au
respect dû à ces jeunes dames, et ne se permette devant elles
aucun propos grossier qui aurait pour but de blâmer la conduite de
leur père ou de plaisanter sur ses infortunes. Les domestiques de
sa maison vous aideront à vous acquitter de ce devoir.

-- Bien volontiers, répéta David.

-- Il est possible, continua le major, que vous rencontriez en
chemin quelque parti d'Indiens ou quelques rôdeurs français: en ce
cas, vous leur rappellerez les termes de la capitulation, et vous
les menacerez, si cela était nécessaire, de faire rapport de leur
conduite à Montcalm. Un seul mot suffira.

-- Et s'il ne suffisait pas, je leur parlerais sur un autre ton,
répondit David en reprenant son livre et ses lunettes avec un air
de pieuse confiance. J'ai ici un cantique qui, chanté
convenablement et en mesure, imposerait au caractère le plus
indomptable.

Et en même temps il entonna:

Pourquoi, païens, cette rage barbare?...

-- Suffit! suffit! s'écria Heyward, interrompant cette apostrophe
musicale. Nous nous entendons, et il est temps que nous songions
tous deux à nos devoirs respectifs.

David fit un signe d'assentiment, et ils se rendirent sur-le-champ
auprès des deux soeurs. Cora reçut avec politesse son nouveau et
un peu extraordinaire protecteur, et les joues pâles d'Alice se
ranimèrent un instant d'un sourire malin, quand elle remercia
Duncan des soins qu'il avait pris pour faire un si bon choix.

Le major lui répondit qu'il avait fait tout ce que les
circonstances permettaient, et que, comme il n'y avait pas le
moindre danger réel, la présence de David devait suffire pour lui
donner toute assurance. Enfin, leur ayant promis qu'il viendrait
les rejoindre à quelques milles de l'Hudson, il les quitta pour se
rendre à son poste à la tête des troupes.

Le signal du départ avait déjà été donné, et la colonne anglaise
était en mouvement. Le son du tambour se fit entendre à peu de
distance, les deux soeurs tressaillirent à ce bruit, et elles
virent les uniformes blancs des grenadiers français qui avaient
déjà pris possession des portes du fort. Comme elles arrivaient
près des remparts, il leur sembla qu'un nuage passait sur leur
tête; elles levèrent les yeux, et virent les longs plis blancs de
l'étendard de la France planer au-dessus d'elles.

-- Hâtons-nous, dit Cora, ce lieu ne convient plus aux filles d'un
officier anglais.

Alice prit le bras de sa soeur, et toutes deux s'avancèrent vers
la porte, toujours accompagnées de la foule de femmes et d'enfants
qui les entouraient. Lorsqu'elles y passèrent, les officiers
français qui s'y trouvaient, et qui avaient appris qu'elles
étaient filles du commandant, les saluèrent avec respect; mais ils
s'abstinrent de tout autres attentions, parce qu'ils avaient trop
de tact pour ne pas voir qu'elles ne seraient pas agréables à de
jeunes dames dans une pareille situation.

Comme il y avait à peine assez de voitures et de chevaux pour les
blessés et les malades, Cora et sa soeur avaient résolu de faire
la route à pied plutôt que de priver quelqu'un de ces malheureux
d'un secours qui leur était si nécessaire. Et malgré cela bien des
soldats, commençant à peine à entrer en convalescence, étaient
obligés de traîner leurs membres épuisés en arrière de la colonne,
que leur faiblesse ne leur permettait pas de suivre, parce qu'il
avait été impossible, dans ce désert, de leur procurer des moyens
de transport. Cependant tout était alors en marche, les soldats
dans un sombre silence, les blessés et les malades gémissant et
souffrant, les femmes et les enfants frappés de terreur,
quoiqu'ils n'eussent pu dire ce qui la causait.

Lorsque ce dernier groupe eut quitté les fortifications qui ne
pouvaient plus protéger ni la force armée ni la faiblesse sans
armes, tout ce tableau se développa en même temps sous les yeux. À
quelque distance sur la droite, l'armée française était sous les
armes, Montcalm ayant rassemblé toutes ses troupes dès que ses
grenadiers avaient pris la garde des portes du fort. Les soldats
regardaient avec attention, mais en silence, défiler les vaincus,
ne manquaient pas de leur rendre tous les honneurs militaires
convenus, et ne se permettaient, au milieu de leur triomphe, ni
insulte ni sarcasme qui pût les humilier. L'armée anglaise, forte
d'environ trois mille hommes, formait deux divisions, et marchait
sur deux lignes qui se rapprochaient successivement pour aboutir
au chemin tracé dans les bois, et qui conduisait à l'Hudson. Sur
les lisières de la forêt, à quelque distance, était un nuage
d'Indiens qui regardaient passer leurs ennemis, et qui semblaient
des vautours que la présence et la crainte d'une armée supérieure
empêchaient seules de fondre sur leur proie. Quelques-uns d'entre
eux s'étaient pourtant mêlés aux différents groupes qui suivaient
le corps d'armée d'un pas inégal, et auquel se joignaient les
traîneurs, malgré la défense sévère qui avait été publiée que
personne ne s'écartât de la troupe: mais ils semblaient n'y jouer
que le rôle d'observateurs sombres et silencieux.

L'avant-garde, conduite par Heyward, avait déjà atteint le défilé
et disparaissait peu à peu parmi les arbres, quand l'attention de
Cora fut attirée par un bruit de discorde qui se fit entendre dans
le groupe le plus voisin de celui des femmes avec lesquelles elle
se trouvait. Un traîneur, soldat dans les troupes provinciales,
subissait le châtiment de sa désobéissance en se voyant dépouillé
du bagage dont le poids trop pesant l'avait engagé à ralentir sa
marche. Un Indien voulut s'en emparer; l'Américain était
vigoureux, et trop avare pour céder sans résistance ce qui lui
appartenait. Un combat s'ensuivit; la querelle devint générale;
une centaine de sauvages parurent tout à coup comme par miracle
dans un endroit où l'on en aurait à peine compté une douzaine
quelques minutes auparavant; et tandis que ceux-ci voulaient aider
le pillage, et que les Américains cherchaient à s'y opposer, Cora
reconnut Magua au milieu de ses compatriotes, leur parlant avec
son éloquence insidieuse. Les femmes et les enfants s'arrêtèrent
et se pressèrent les uns contre les autres comme un troupeau de
brebis effrayées; mais la cupidité de l'Indien fut bientôt
satisfaite, il emporta son butin: les sauvages se retirèrent en
arrière, comme pour laisser passer les Américains sans autre
opposition, et l'on se remit en marche.

Lorsque la troupe de femmes approcha d'eux, la couleur brillante
d'un châle que portait l'une d'elles excita la cupidité d'un
Huron, qui s'avança sans hésiter pour s'en emparer. Cette femme
portait un jeune enfant que couvrait un pan de son châle, et
plutôt par terreur que par envie de conserver cet ornement, elle
serra fortement le châle et l'enfant contre son sein. Cora était
sur le point de lui adresser la parole pour lui dire d'abandonner
au sauvage ce qui allumait tellement ses désirs; mais celui-ci,
lâchant le châle sur lequel il avait porté la main, arracha
l'enfant des bras de sa mère. La femme, éperdue et le désespoir
peint sur le visage, se précipita sur lui pour réclamer son fils,
et l'Indien lui tendit une main avec un sourire féroce, comme pour
lui indiquer qu'il consentait à faire un échange, tandis que de
l'autre il faisait tourner autour de sa tête l'enfant qu'il tenait
par les pieds, comme pour lui faire mieux sentir la valeur de la
rançon qu'il exigeait.

-- Le voilà! Tenez! tenez! tout! tout! s'écria la malheureuse
mère, pouvant à peine respirer, tandis que, d'une main tremblante
et mal assurée, elle se dépouillait elle-même de tout ce qu'elle
pouvait retrancher de ses vêtements; prenez tout ce que je
possède, mais rendez-moi mon enfant!

Le sauvage s'apercevant qu'un de ses compagnons s'était déjà
emparé du châle qu'il convoitait, foula aux pieds tous les autres
objets qu'elle lui présentait, et, sa férocité se changeant en
rage, il brisa la tête de l'enfant contre un rocher et en jeta les
membres encore palpitants aux pieds de la mère. L'infortunée resta
un instant comme une statue; ses yeux égarés se fixèrent sur
l'être défiguré qu'une minute auparavant elle serrait si
tendrement contre son sein tandis qu'il lui souriait. Elle leva
ensuite la tête vers le ciel, comme pour appeler sa malédiction
sur celle du meurtrier de son fils; mais le barbare, dont la vue
du sang qu'il avait fait couler augmentait encore la fureur, lui
fendit la tête d'un coup de tomahawk. Elle tomba et mourut sur le
corps de son enfant.

En ce moment de crise Magua porta ses deux mains à sa bouche, et
poussa le fatal et effrayant cri de guerre. Tous les Indiens épars
le répétèrent à l'envi; des hurlements affreux retentirent sur
toute la lisière du bois et à l'extrémité de la plaine.

À l'instant, et avec la même rapidité que des chevaux de course à
qui l'on vient d'ouvrir la barrière, environ deux mille sauvages
sortirent de la forêt, et s'élancèrent avec fureur sur l'arrière-
garde de l'armée anglaise encore dans la plaine, et sur les
différents groupes qui la suivaient de distance en distance. Nous
n'appuierons pas sur la scène d'horreur qui s'ensuivit; elle est
trop révoltante. Les Indiens étaient complètement armés; les
Anglais ne s'attendant pas à être attaqués, leurs armes n'étaient
pas chargées, et la plupart de ceux qui composaient les derniers
groupes étaient même dépourvus de tous moyens de défense. La mort
était donc partout, et elle se montrait sous son aspect le plus
hideux. La résistance ne servait qu'à irriter la fureur des
meurtriers, qui frappaient encore, même quand leur victime ne
pouvait plus sentir leurs coups. Le sang coulait par torrents, et
ce spectacle enflammant la rage de ces barbares, on en vit
s'agenouiller par terre pour le boire avec un plaisir infernal.

Les troupes disciplinées se formèrent à la hâte en bataillon carré
pour imposer aux sauvages. L'expérience leur réussit assez bien,
car elles ne furent pas entamées, quoique bien des soldats se
laissassent arracher des mains leurs fusils non chargés, dans le
vain espoir d'apaiser la fureur de leurs cruels ennemis. Mais
c'était parmi les groupes qui suivaient que se consommait l'oeuvre
du carnage.

Au milieu d'une telle scène, pendant dix minutes qui leur parurent
autant de siècles, les deux soeurs étaient restées immobiles
d'horreur. Lorsque le premier coup fut frappé, toutes leurs
compagnes s'étaient pressées autour d'elles en poussant de grands
cris, et les avaient empêchées de pouvoir songer à la fuite, et
lorsqu'elles s'en furent séparées pour chercher vainement à éviter
le sort qui les attendait, Cora et sa soeur ne pouvaient se sauver
d'aucun côté sans tomber sous les tomahawks des sauvages qui les
entouraient.

Des cris, des gémissements, des pleurs et des malédictions se
mêlaient aux rugissements des Indiens.

En ce moment, Alice entrevit un guerrier anglais de grande taille,
qui traversait rapidement la plaine en prenant la direction du
camp de Montcalm. Elle crut reconnaître son père, et c'était lui
véritablement. Bravant tous les dangers, il courait vers le
général français pour lui demander où était la sûreté qu'il avait
promise, et réclamer un secours bien tardif. Cinquante tomahawks
furent levés successivement contre lui, cinquante couteaux le
menacèrent tour à tour; le bras encore nerveux du vétéran
repoussait d'un air calme la main qui semblait vouloir l'immoler,
sans se défendre autrement, sans ralentir un instant ses pas. Il
semblait que les sauvages respectassent son rang, son âge, son
intrépidité. Pas un seul n'avait le courage de porter le coup dont
tous le menaçaient. Heureusement pour lui le vindicatif Magua
cherchait alors sa victime au milieu de l'arrière-garde que le
vieillard venait de quitter.

-- Mon père! mon père! Nous sommes ici! s'écria Alice dès qu'elle
crut l'avoir reconnu. Au secours! au secours! mon père, ou nous
sommes perdues!

Elle répéta plusieurs fois ces cris, d'un ton qui aurait attendri
un coeur de pierre; mais ils furent inutiles. La dernière fois,
Munro parut pourtant avoir entendu quelques sons; mais Alice
venait de tomber à terre privée de connaissance, et Cora s'était
précipitée sur sa soeur, qu'elle baignait de ses larmes. Le
vieillard ne put donc les voir; le cri qui avait enfin frappé ses
oreilles ne se répéta plus, et secouant la tête d'un air chagrin,
il, se remit en marche, et ne songea plus qu'à s'acquitter de ce
que son devoir exigeait de lui.

-- Jeunes dames, dit David, qui, quoique lui-même sans défense,
n'avait pas encore songé à abandonner son poste, c'est ici le
jubilé des diables, et il ne convient pas à des chrétiens de
rester en ce lieu. Levez-vous, et fuyons!

-- Fuyez! répondit Cora, serrant toujours sa soeur dans ses bras,
tâchez de vous sauver! vous ne pouvez nous être d'aucun secours.

Le geste expressif dont elle accompagna ces paroles attira
l'attention de La Gamme, et il comprit qu'Alice étant privée de
sentiment, sa soeur était déterminée à ne pas l'abandonner. Il
jeta un coup d'oeil sur les démons qui poursuivaient à peu de
distance de lui le cours de leurs meurtres; sa poitrine se
souleva, sa grande taille se redressa, et tous ses traits
annoncèrent qu'il était agité par une nouvelle sensation pleine
d'énergie.

-- Si le jeune berger hébreu, dit-il, a pu dompter le mauvais
esprit de Saül par le son de sa harpe et les expressions de ses
cantiques divins, pourquoi n'essaierions-nous pas ici le pouvoir
de la musique sacrée?

Donnant alors à sa voix toute son étendue, il entonna un cantique
sur un ton si haut, qu'on l'entendait par-dessus les cris, les
gémissements des mourants, et les hurlements des féroces
meurtriers.

Quelques sauvages s'avançaient vers eux en ce moment, dans
l'intention de dépouiller les deux soeurs des ornements qu'elles
portaient, et de leur enlever leurs chevelures; mais quand ils
virent ce grand spectre debout, à côté d'elles, immobile et comme
absorbé dans l'esprit du cantique qu'il chantait, ils s'arrêtèrent
pour l'écouter. Leur étonnement se changea en admiration, et,
s'exprimant les uns aux autres leur satisfaction de la fermeté
avec laquelle le guerrier blanc chantait son chant de mort, ils
allèrent chercher d'autres victimes et un autre butin.

Encouragé et trompé par ce premier succès, David redoubla
d'efforts pour augmenter le pouvoir de ce qu'il regardait comme
une sainte influence. Ces sons extraordinaires frappèrent
l'oreille d'un sauvage qui courait de groupe en groupe, en homme
qui, dédaignant d'immoler une victime vulgaire, en cherchait une
plus digne de lui: C'était Magua, qui poussa un long hurlement de
triomphe en voyant ses anciennes prisonnières de nouveau à sa
merci.

-- Viens, dit-il en saisissant d'une main teinte de sang les
vêtements de Cora, le wigwam du Huron t'attend. Ne t'y trouveras-
tu pas mieux qu'ici?

-- Retire-toi! répondit Cora en détournant la tête.

L'Indien étendit devant elle sa main ensanglantée, et lui dit avec
un sourire féroce:

-- Elle est rouge; mais ce rouge sort des veines des blancs!

-- Monstre! s'écria-t-elle, c'est toi qui es l'auteur de cette
scène horrible!

-- Magua est un grand chef! répondit-il d'un air de triomphe. Eh
bien! la fille aux cheveux noirs veut-elle le suivre dans sa
peuplade?

-- Non, jamais! répondit Cora avec fermeté. Frappe! si tu le veux,
et assouvis ton infernale vengeance!

Il porta la main sur son tomahawk, hésita un instant, et, comme
par un mouvement subit, saisissant entre ses bras le corps inanimé
d'Alice, il prit sa course du côté des bois.

-- Arrêtez! s'écria Cora en le poursuivant les yeux égarés;
arrêtez, misérable! Laissez cette enfant! Que voulez-vous donc
faire?

Mais Magua était sourd à sa voix, ou plutôt il voyait quelle
influence exerçait sur elle le fardeau dont il s'était chargé, et
il pouvait profiter de cet avantage.

-- Attendez! jeune dame, attendez! s'écria David; le saint charme
commence à opérer, et vous verrez bientôt cet horrible tumulte
s'apaiser.

S'apercevant à son tour qu'il n'était pas écouté, le fidèle David
suivit la soeur désespérée, en commençant un nouveau cantique
qu'il accompagnait, suivant son usage, du mouvement de son long
bras, levé et baissé alternativement. Ils traversèrent ainsi le
reste de la plaine, au milieu des mourants et des morts, des
bourreaux et des victimes. Alice, portée dans les bras du féroce
Huron, ne courait en ce moment aucun danger; mais Cora aurait plus
d'une fois succombé sous les coups de ses barbares ennemis sans
l'être extraordinaire qui s'était attaché à ses pas, et qui
semblait alors, aux yeux des sauvages étonnés, doué d'un esprit de
folie qui faisait sa protection.

Magua, qui connaissait les moyens d'éviter les dangers les plus
pressants et d'éluder toutes poursuites, entra dans les bois par
une petite ravine, où l'attendaient les deux chevaux que les
voyageurs avaient abandonnés quelques jours auparavant, et qu'il
avait trouvés. Ils étaient gardés par un autre sauvage dont la
physionomie n'était pas moins sinistre que la sienne. Jetant en
travers sur l'un d'eux le corps d'Alice, encore privée de
sentiment, il fit signe à Cora de monter sur l'autre.

Malgré l'horreur qu'excitait en elle la présence de cet homme
farouche, elle sentait qu'elle éprouvait une sorte de soulagement
en cessant d'avoir sous les yeux le spectacle affreux que
présentait la plaine. Elle monta à cheval, et étendit les bras
vers sa soeur avec un air si touchant, que le Huron n'y fut pas
insensible. Ayant donc placé Alice sur le même cheval que sa
soeur, il en prit la bride et s'enfonça dans les profondeurs de la
forêt.

David, regardé probablement comme un homme qui ne valait pas le
coup de tomahawk qu'il aurait fallu lui donner pour s'en défaire,
s'apercevant qu'on le laissait seul sans que personne songeât à
lui, jeta une de ses longues jambes par-dessus la selle du cheval
qui restait, et, toujours fidèle à ce qui lui paraissait son
devoir, suivit les deux soeurs d'aussi près que le permettaient
les difficultés du chemin.

Ils commencèrent bientôt à monter; mais comme le mouvement du
cheval ranimait peu à peu les facultés d'Alice, l'attention de
Cora, partagée entre sa tendre sollicitude pour sa soeur et les
cris qu'elle entendait encore pousser dans la plaine, ne lui
permit pas de remarquer de quel côté on les conduisait. Mais, en
arrivant sur la plate-forme d'une montagne qu'on venait de gravir,
elle reconnut l'endroit où un guide plus humain l'avait conduite
quelques jours auparavant comme en un lieu de sûreté. Là, Magua
leur permit de mettre pied à terre, et, malgré la triste captivité
à laquelle elles étaient elles-mêmes réduites, la curiosité, qui
semble inséparable de l'horreur, les porta à jeter un coup d'oeil
sur la scène lamentable qui se passait presque sous leurs pieds.

L'oeuvre de mort durait encore. Les Hurons poursuivaient de toutes
parts les victimes qu'ils n'avaient pas encore sacrifiées, et les
colonnes de l'armée française, quoique sous les armes, restaient
dans une apathie qui n'a jamais été expliquée, et qui laisse une
tache ineffaçable sur la réputation de leur chef. Les sauvages ne
cessèrent de frapper que lorsque la cupidité l'emporta sur la soif
du sang. Peu à peu les cris des mourants et les clameurs des
assassins furent étouffés sous le cri général de triomphe que
poussèrent les sauvages[51].

Chapitre XVIII

Eh! n'importe quoi: un meurtrier honorable si vous voulez; car je
ne fis rien par haine, mais bien en tout honneur.

Shakespeare, Othello.

La scène barbare et sanglante que nous avons à peine esquissée
dans le chapitre précédent porte, dans les annales des colonies,
un titre bien mérité: le massacre de William-Henry. Un événement
de cette nature, arrivé peu de temps auparavant, avait déjà
compromis la réputation du général français; sa mort glorieuse et
prématurée n'a pu même effacer entièrement cette tache, dont
cependant le temps a affaibli l'impression. Montcalm mourut en
héros dans les plaines d'Abraham; mais on n'a pas oublié qu'il lui
manquait ce courage moral sans lequel il n'est point de véritable
grandeur. On pourrait écrire un volume pour prouver, d'après cet
illustre exemple, l'imperfection des vertus humaines; démontrer
combien il est aisé aux sentiments les plus généreux, la
courtoisie et le courage chevaleresque, de perdre leur ascendant
sous la froide influence des faux calculs et de l'intérêt
personnel: on pourrait en appeler à cet homme, qui fut grand dans
tous les attributs secondaires de l'héroïsme, mais qui resta au-
dessous de lui-même quand il devint nécessaire de prouver combien
un principe est supérieur à la politique. Ce serait une tâche qui
excéderait les bornes de nos prérogatives de romancier; et comme
l'histoire, de même que l'amour, se complaît à entourer ses héros
d'une auréole imaginaire, il est probable que la postérité ne
verra dans Louis de Saint-Véran que le vaillant défenseur de son
pays, et qu'elle oubliera son apathie cruelle sur les rives de
l'Oswego et de l'Horican. Déplorant avec douleur cette faiblesse
de la muse de l'histoire, nous nous retirerons de l'enceinte
sacrée de ses domaines pour rentrer dans les sentiers plus humbles
de la fiction.

Le troisième jour après la reddition du fort allait finir,
cependant il faut que nos lecteurs nous accompagnent encore dans
le voisinage du Saint-Lac. Quand nous l'avons quitté, tous les
environs présentaient une scène de tumulte et d'horreur;
maintenant le profond silence qui y régnait pourrait s'appeler à
juste titre le silence de la mort. Les vainqueurs étaient déjà
partis, après avoir détruit les circonvallations[52] de leur camp,
qui n'était plus marqué que par quelques huttes construites par
des soldats. L'intérieur du fort avait été livré aux flammes; on
en avait fait sauter les remparts; les pièces d'artillerie avaient
été emportées ou démontées et enclouées; enfin le désordre et la
confusion régnaient partout, et l'oeil n'y apercevait plus qu'une
masse de ruines encore fumantes, et un peu plus loin plusieurs
centaines de cadavres sans sépulture, et dont quelques-uns avaient
déjà servi, de pâture aux oiseaux de proie et aux animaux féroces.

La saison même paraissait avoir subi un changement aussi complet.
Une masse innombrable de vapeurs privait le soleil de sa chaleur
en interceptant le passage de ses rayons. Ces vapeurs, qu'on avait
vues s'élever au-dessus des montagnes et se diriger vers le nord,
étaient alors repoussées vers le midi en longue nappe noire, par
un vent impétueux, armé de toute la fureur d'un ouragan, et
semblait déjà chargé des frimas de novembre. On ne voyait plus une
foule de barques voguer sur l'Horican, qui battait avec violence
contre la rive méridionale, comme s'il eût voulu rejeter sur les
sables l'écume souillée de ses flots. On pouvait pourtant encore
admirer sa limpidité constante; mais elle ne réfléchissait que le
sombre nuage qui couvrait toute la surface du firmament. Cette
atmosphère douce et humide, qui, quelques jours auparavant,
faisait un des charmes de ce paysage, et adoucissait ce qu'il
avait d'inculte et de sauvage, avait entièrement disparu, et le
vent du nord, soufflant à travers cette longue pièce d'eau avec
toute sa violence, ne laissait ni à l'oeil ni à l'imagination
aucun objet digne de les occuper un instant.

Ce vent impétueux avait desséché l'herbe qui couvrait la plaine,
comme si un feu dévorant y avait passé. Cependant une touffe de
verdure s'élevait ça et là, comme pour offrir une trace de la
fertilité future d'un sol qui venait de s'abreuver de sang humain.
Tous ces environs, qui paraissaient si attrayants sous un beau
ciel et au milieu d'une température agréable, présentaient alors
une sorte de tableau allégorique de la vie, où les objets se
montraient sous leurs couleurs saillantes, sans être adoucis par
aucune ombre.

Mais si la violence de l'aquilon[53] fougueux permettait à peine
d'apercevoir ces touffes solitaires de verdure qui avaient échappé
à ses ravages, il ne laissait voir que trop distinctement les
masses de rochers arides qui s'élevaient presque tout autour de la
plaine, et l'oeil aurait en vain cherché un aspect plus doux dans
le firmament, dont l'azur était dérobé à la vue par les vapeurs
épaisses qui flottaient dans l'air avec rapidité.

Le vent était pourtant inégal; tantôt il rasait la surface de la
terre avec une sorte de gémissement sourd qui semblait s'adresser
à la froide oreille de la mort, tantôt, sifflant avec force dans
les hautes régions de l'air, il pénétrait dans les bois, brisait
les branches des arbres et jonchait le sol de leurs feuilles. Des
corbeaux, luttant contre la fureur du vent, étaient les seules
créatures vivantes qui animassent ce désert; mais dès qu'ils
avaient dépassé dans leur vol le vert océan des forêts, ils
s'abattaient sur le lieu qui avait été une scène de carnage pour y
chercher une horrible pâture.

En un mot, tous les environs offraient une scène de désolation. On
aurait dit que c'était une enceinte dont l'entrée était interdite
à toutes les personnes, et où la mort avait frappé tous ceux qui
s'étaient permis de la violer. Mais la prohibition n'existait
plus, et pour la première fois depuis le départ de ceux qui
avaient commis et laissé commettre cette oeuvre de sang et de
carnage, des êtres humains osaient s'avancer vers cette scène
épouvantable.

Dans la soirée du jour dont nous parlons, environ une heure avant
le coucher du soleil, cinq hommes sortaient du défilé qui
conduisait à travers les bois sur les bords de l'Hudson, et
s'avançaient dans la direction du fort ruiné; D'abord leur marche
était lente, et circonspecte, comme si c'eût été avec répugnance
qu'ils se fussent approchés de cette scène d'horreur, ou qu'ils
eussent craint de la voir se renouveler. Un jeune homme leste et
agile marchait en avant des autres avec la précaution et
l'activité d'un naturel du pays, montant sur toutes les hauteurs
qu'il rencontrait pour reconnaître les environs, et indiquant par
ses gestes à ses compagnons la route qu'il jugeait le plus prudent
de suivre. De leur côté, ceux qui le suivaient ne manquaient ni de
prudence ni de vigilance. L'un d'eux, et c'était aussi un Indien,
se tenait à quelque distance sur le flanc, et fixait sans cesse
sur la lisière du bois voisin des yeux accoutumés à distinguer le
moindre signe qui annonçât la proximité de quelque danger. Les
trois autres étaient des blancs, et ils avaient pris des vêtements
dont la couleur et l'étoffe convenaient à leur entreprise
dangereuse, celle de suivre la marche d'une armée nombreuse qui se
retirait.

Les effets que produisait sur chacun d'eux le spectacle horrible
qui se présentait à leur vue presque à chaque pas, variaient
suivant le caractère des individus qui composaient cette petite
troupe. Celui qui marchait en avant jetait un coup d'oeil furtif
sur les victimes mutilées qu'il rencontrait en traversant
légèrement la plaine, craignant de laisser apercevoir les émotions
naturelles qu'il éprouvait, mais encore trop jeune pour résister à
leur soudaine impulsion. L'autre Indien se montrait fort au-dessus
d'une telle faiblesse. Il marchait à travers les groupes de
cadavres d'un pas ferme et assuré, et avec un air si calme qu'il
était facile de voir qu'il était depuis longtemps familiarisé avec
de pareilles scènes.

Les sensations produites par ce spectacle sur l'esprit des trois
blancs avaient aussi un caractère différent, quoiqu'elles fussent
également douloureuses. L'un, dont le port martial, les cheveux
blancs et les rides annonçaient, en dépit du déguisement qu'il
avait pris, un homme habitué depuis longtemps aux suites affreuses
de la guerre, ne rougissait pas de gémir tout haut quand les
traces d'une cruauté plus ordinaire frappaient ses regards. Le
jeune homme qui était à son côté frémissait d'horreur, mais
semblait se contenir par ménagement pour son compagnon. Celui qui,
marchant derrière eux, semblait former l'arrière-garde, paraissait
seul se livrer sans contrainte et sans réserve à tous les
sentiments qu'il éprouvait. Le spectacle le plus révoltant ne
faisait pas mouvoir un seul de ses muscles; il le considérait d'un
oeil sec, mais en indiquant par des imprécations et des
malédictions l'horreur et l'indignation dont il était transporté.

Dans ces cinq individus le lecteur a sans doute déjà reconnu les
deux Mohicans, leur ami blanc OEil-de-Faucon, le colonel Munro et
le major Heyward. C'était un père qui cherchait ses enfants, avec
le jeune homme qui prenait un si puissant intérêt à toute cette
famille, et trois hommes qui avaient déjà donné tant de preuves de
bravoure et de fidélité dans les circonstances cruelles que nous
avons rapportées.

Quand Uncas, qui continuait à marcher en avant, fut à peu près à
mi-chemin entre la forêt et les ruines de William-Henry, il poussa
un cri qui attira sur-le-champ ses compagnons près de lui. Il
venait d'arriver à l'endroit où les femmes sans défense avaient
été massacrées par les sauvages, et où les corps, déjà attaqués
par la corruption, étaient amoncelés. Quelque pénible que fût
cette tâche, Munro et Duncan eurent le courage d'examiner avec
attention tous ces cadavres plus ou moins mutilés, pour voir s'ils
n'y reconnaîtraient pas les traits d'Alice et de Cora. Cet examen
procura un peu de soulagement au père et à l'amant, qui non
seulement n'y trouvèrent pas celles qu'ils y cherchaient avec tant
de crainte de les apercevoir, mais qui même ne reconnurent, parmi
le peu de vêtements que les meurtriers avaient laissés à leurs
victimes, rien qui eût appartenu aux deux soeurs.

Ils n'en étaient pas moins condamnés aux tourments d'une
incertitude presque aussi pénible que la plus cruelle vérité. Ils
étaient debout, dans un silence mélancolique, devant cet horrible
amas de cadavres, quand le chasseur adressa la parole à ses
compagnons pour la première fois depuis leur départ.

-- J'ai vu plus d'un champ de bataille, dit-il le visage enflammé
de colère; j'ai suivi plus d'une fois des traces de sang pendant
plusieurs milles: mais je n'ai jamais vu nulle part la main du
diable si visiblement imprimée qu'elle l'est ici! L'esprit de
vengeance est un sentiment qui appartient particulièrement aux
Indiens, et tous ceux qui me connaissent savent qu'il ne coule pas
une goutte de leur sang dans mes veines; mais je dois dire ici, à
la face du ciel, que sous la protection du Seigneur, qui règne
même sur ces déserts, si jamais un de ces coquins de Français qui
ont souffert un tel massacre se trouve à portée de fusil, voici
une arme qui jouera son rôle tant que sa pierre pourra produire
une étincelle pour mettre le feu à la poudre. Je laisse le
tomahawk et le couteau à ceux qui ont un don naturel pour s'en
servir. Qu'en dites-vous, Chingachgook, ajouta-t-il en delaware,
ces Hurons rouges se vanteront-ils de cet exploit à leurs squaws,
quand les grandes neiges arriveront?

Un éclair de ressentiment passa sur les traits du Mohican: il tira
à demi son couteau hors de sa gaine, et détournant ensuite les
yeux, sa physionomie redevint aussi calme que s'il n'eût été agité
par aucun mouvement de courroux.

-- Montcalm! Montcalm! continua le chasseur vindicatif, d'une voix
pleine d'énergie, les prêtres disent qu'il viendra un jour où tout
ce qu'on aura fait dans la chair se verra d'un coup d'oeil, et
avec des yeux qui n'auront plus rien de la faiblesse humaine.
Malheur à celui qui est né pour avoir à rendre compte de ce qui
s'est passé dans cette plaine!... Ah!... aussi vrai que mon sang
est sans mélange, voilà parmi les morts une Peau-Rouge à qui on a
enlevé sa chevelure!... Examinez-le, Chingachgook; c'est peut-être
un de ceux qui vous manquent, et en ce cas il faudrait lui donner
la sépulture, comme le mérite un brave guerrier... Je lis dans vos
yeux, Sagamore; je vois qu'un Huron vous paiera le prix de cette
vie avant que le vent ait emporte l'odeur du sang.

Le Mohican s'approcha du cadavre défiguré, et l'ayant retourné; il
reconnut sur lui les marques distinctives d'une des Six Nations
alliées, comme on les appelait, et qui, quoique combattant dans
les rangs des Anglais, étaient ennemies mortelles de sa nation.
Aussitôt, le repoussant du pied avec un air de dédain, il s'en
éloigna avec la même indifférence que si c'eût été le cadavre d'un
chien. Le chasseur comprit fort bien ce geste, et se livrant à la
suite de ses propres idées, il continua les déclamations que le
ressentiment lui inspirait contre le général français.

-- Il n'appartient qu'à une sagesse infinie et à un pouvoir sans
bornes, dit-il, de balayer ainsi tout à coup de la surface de la
terre une pareille multitude d'hommes; car Dieu seul sait quand il
doit frapper ou retenir son bras. Et quel être aurait le pouvoir
de remplacer une seule des créatures qu'il prive du jour? Quant à
moi, je me fais même scrupule de tuer un second daim avant d'avoir
mangé le premier, à moins que je n'aie à faire une longue marche,
ou à rester en embuscade. C'est tout autre chose quand on se
trouve sur un champ de bataille en face de l'ennemi; car alors il
faut qu'on meure le fusil ou le tomahawk à la main, suivant qu'on
a la peau blanche ou rouge. Uncas, venez par ici, et laissez ce
corbeau descendre sur le Mingo. Je sais par expérience que ces
créatures ont naturellement un goût particulier pour la chair d'un
Onéida: et à quoi bon empêcher l'oiseau de se satisfaire?

-- Hugh! s'écria le jeune Mohican en se levant sur la pointe des
pieds, et les yeux fixés sur la lisière du bois en face; et cette
interjection détermina le corbeau à aller chercher sa pâture un
peu plus loin.

-- Qu'y a-t-il donc? demanda le chasseur en baissant la voix, et
en se courbant comme une panthère qui va s'élancer sur sa proie.
Dieu veuille que ce soit quelque traîneur français qui rôde dans
les environs pour piller les morts, quoiqu'on ne leur ait pas
laissé grand chose: je crois que mon tueur de daims enverrait en
ce moment une balle droit au but.

Uncas ne répondit rien; mais bondissant avec la légèreté d'un
faon, il fut en un instant sur la lisière du bois, brisa une
branche d'épines, et en détacha un lambeau du voile vert de Cora,
qu'il agita en triomphe au-dessus de sa tête. Le second cri que
poussa le jeune Mohican et ce léger tissu eurent bientôt attiré
près de lui ses autres compagnons.

-- Ma fille! s'écria Munro d'une voix entrecoupée; qui me rendra
ma fille!

-- Uncas le tâchera, répondit le jeune Indien avec autant de
simplicité que de chaleur.

Cette promesse et l'accent avec lequel elle fut faite ne
produisirent aucun effet sur le malheureux père, qui avait à peine
entendu les paroles d'Uncas. Saisissant le lambeau du voile de
Cora, il le serra dans sa main tremblante, tandis que ses yeux
égarés se promenaient sur les buissons voisins, comme s'il eût
espéré qu'ils allaient lui rendre sa fille, ou qu'il eût craint de
n'y retrouver que ses restes ensanglantés.

-- Il n'y a point de morts ici, dit Heyward d'une voix creuse et
presque étouffée par la crainte; il ne paraît pas que l'orage se
soit dirigé de ce côté.

-- Cela est évident et plus clair que le firmament, dit OEil-de-
Faucon avec son sang-froid imperturbable; mais il faut que ce soit
elle ou ceux qui l'ont enlevée qui aient passé par ici; car je me
rappelle fort bien que le voile qu'elle portait pour cacher un
visage que tout le monde aimait à voir était semblable à cette
gaze.

-- Oui, Uncas, vous avez raison, répondit-il à quelques mots que
celui-ci lui avait adressés en delaware; je crois que c'est elle-
même qui a passé par ici. Elle aura fui dans les bois comme un
daim effarouché; et dans le fait, quel est l'être qui, ayant des
jambes, serait resté pour se faire assommer? Maintenant cherchons
les traces qu'elle a dû laisser, et nous les trouverons; car je
croirais volontiers quelquefois que les yeux d'un Indien
reconnaîtraient dans l'air les marques du passage d'un oiseau-
mouche.

-- Que le ciel vous bénisse, digne homme! s'écria le père vivement
agité; que Dieu vous récompense! Mais où peuvent-elles avoir fui?
où trouverons-nous mes deux filles?

Pendant ce temps, le jeune Mohican s'occupait déjà avec activité
de la recherche dont OEil-de-Faucon venait de parler; et Munro
avait à peine fini une question à laquelle il ne pouvait guère
espérer une réponse satisfaisante, qu'il poussa une nouvelle
exclamation de joie à peu de distance le long de la même lisière
du bois. Ses compagnons coururent à lui et il leur remit un autre
fragment du même voile, qu'il avait trouvé accroché à la dernière
branche d'un bouleau.

-- Doucement! doucement! dit OEil-de-Faucon en étendant sa longue
carabine pour empêcher Heyward de courir en avant: il ne faut pas
que trop d'ardeur risque de nous détourner de la voie sur laquelle
nous sommes. Un pas fait sans précaution peut nous donner des
heures d'embarras. Nous sommes sur la piste; c'est ce qu'on ne
peut nier.

-- Mais par où faut-il prendre pour les suivre? demanda Heyward
avec quelque impatience.

-- Le chemin qu'elles peuvent avoir pris dépend de bien des
circonstances, répondit le chasseur: si elles sont seules, elles
peuvent avoir marché en tournant, au lieu de suivre une ligne
droite, et dans ce cas il est possible qu'elles ne soient qu'à une
douzaine de milles de nous. Si au contraire elles sont emmenées
par les Hurons ou par quelques autres Indiens alliés des Français,
il est à croire qu'elles sont déjà sur les frontières du Canada.
Mais qu'importe! ajouta-t-il en voyant l'inquiétude et le
désappointement se peindre sur tous les traits du colonel et du
major; nous voici, les deux Mohicans et moi, à un bout de leur
piste, et nous arriverons à l'autre, quand il serait à cent
lieues. Pas si vite! Uncas! pas si vite! vous êtes aussi impatient
que si vous étiez né dans les colonies. Vous oubliez que des pieds
légers ne laissent pas de traces bien profondes.

-- Hugh! s'écria Chingachgook qui s'occupait à examiner des
broussailles qu'on paraissait avoir froissées pour s'ouvrir un
passage dans la forêt, et qui, se redressant de toute sa hauteur,
dirigeait une main vers la terre, dans l'attitude et avec l'air
d'un homme qui voit un reptile dégoûtant.

-- C'est l'impression évidente du pied d'un homme! s'écria Duncan
en se baissant pour examiner l'endroit désigné. Il est venu sur le
bord de cette mare d'eau; on ne peut s'y tromper. Cela n'est que
trop sûr, elles sont prisonnières.

-- Cela vaut mieux que de mourir de faim en errant dans les bois,
dit tranquillement OEil-de-Faucon, et nous n'en serons que plus
sûrs de ne pas perdre leurs traces. Maintenant je gagerais
cinquante peaux de castor contre cinquante pierres à fusil, que
les Mohicans et moi nous trouverons les wigwams des coquins avant
qu'un mois soit écoulé. Baissez-vous, Uncas, et voyez si vous ne
pourrez rien faire de ce mocassin; car c'est évidemment la marque
d'un mocassin, et non celle d'un soulier.

Le jeune Mohican s'agenouilla, écarta avec beaucoup de précaution
quelques feuilles sèches qui auraient gêné son examen, qu'il fit
avec autant de soin qu'un avare considère une pièce d'or qui lui
semble suspecte. Enfin il se releva d'un air qui annonçait qu'il
était satisfait du résultat de ses recherches.

-- Eh bien! demanda le chasseur, que vous a-t-il dit? En avez-vous
pu faire quelque chose?

-- C'est le Renard-Subtil.

-- Encore ce maudit rôdeur! Nous n'en serons, débarrassés que
lorsque mon tueur de daims aura pu lui dire un mot d'amitié.

Cette annonce parut à Heyward un présage de nouveaux malheurs, et
quoiqu'il fût porté à en admettre la vérité, il exprima des doutes
dans lesquels il trouvait une consolation.

-- Il peut y avoir ici quelque méprise, dit-il: un mocassin est si
semblable à un autre!

-- Un mocassin semblable à un autre! s'écria OEil-de-Faucon;
autant vaudrait dire que tous les pieds se ressemblent, et
cependant tout le monde sait qu'il y en a de longs et de courts,
de larges et d'étroits; que ceux-ci ont le cou-de-pied plus haut,
ceux-là plus bas; que les uns marchent en dehors, les autres en
dedans. Les mocassins ne se ressemblent pas plus que les livres,
quoique ceux qui lisent le mieux dans ceux-ci ne soient pas les
plus capables de bien distinguer ceux-là. Tout cela est ordonné
pour le mieux, afin de laisser à chacun ses avantages naturels.
Faites-moi place, Uncas; qu'il s'agisse de livres ou de mocassins,
deux opinions valent toujours mieux qu'une.

Il se baissa à son tour, examina la trace avec attention, et se
releva au bout de quelques instants.

-- Vous avez raison, Uncas, dit-il: c'est la trace que nous avons
vue si souvent l'autre jour, quand nous lui donnions la chasse, et
le drôle ne manquera jamais de boire quand il en trouvera
l'occasion. Vos Indiens buveurs marchent toujours en étalant et en
appuyant le pied plus que le sauvage naturel, parce qu'un ivrogne
a besoin d'une base plus solide, que sa peau soit rouge ou
blanche. C'est justement la même longueur et la même largeur.
Examinez à votre tour, Sagamore; vous avez mesuré plus d'une fois
les traces de cette vermine, quand nous nous sommes mis à sa
poursuite depuis le rocher de Glenn jusqu'à la source de Santé.

Chingachgook s'agenouilla à son tour, et après un court examen il
se releva, et prononça d'un air grave, quoique avec un accent
étranger, le mot Magua.

-- Oui, dit OEil-de-Faucon, c'est une chose décidée; la jeune dame
aux cheveux noirs et Magua ont passé par ici.

-- Et Alice? demanda Heyward en tremblant.

-- Nous n'en avons encore aperçu aucune trace, répondit le
chasseur tout en examinant avec attention les arbres, les buissons
et la terre. Mais que vois-je là-bas? Uncas, allez chercher ce qui
est par terre, près de ce buisson d'épines.

Le jeune Indien obéit à l'instant, et dès qu'il eut remis au
chasseur l'objet qu'il venait de ramasser, celui-ci le montra à
ses compagnons en riant de bon coeur, mais d'un air de dédain.

-- C'est le joujou, le sifflet de notre chanteur, dit-il; il a
donc passé par ici, et maintenant nous aurons des traces qu'un
prêtre même pourrait suivre. Uncas, cherchez les marques d'un
soulier assez long et assez large pour contenir un pied capable de
soutenir une masse de chair mal bâtie, de six pieds deux pouces de
hauteur. Je commence à ne pas désespérer de ce bélître[54],
puisqu'il a abandonné ce brimborion[55], peut-être pour commencer
un métier plus utile.

-- Du moins il a été fidèle à son poste, dit Heyward, et Cora et
Alice ont encore un ami auprès d'elles.

-- Oui, dit OEil-de-Faucon en appuyant par terre la crosse de son
fusil et en baissant la tête sur le canon avec un air de mépris
évident; un ami qui sifflera tant qu'elles le voudront. Mais
tuera-t-il un daim pour leur dîner? Reconnaîtra-t-il son chemin
par la mousse des arbres? Coupera-t-il le cou d'un Huron pour les
défendre? S'il ne peut rien faire de tout cela, le premier oiseau-
moqueur[56] qu'il rencontrera est aussi adroit que lui. Eh bien!
Uncas, trouvez-vous quelque chose qui ressemble à l'impression
d'un pareil pied?

-- Voici une trace qui paraît avoir été formée par un pied humain,
dit Heyward, qui saisit avec plaisir cette occasion pour changer
le sujet d'une conversation qui lui déplaisait, parce qu'il savait
le meilleur gré à David de ne pas avoir abandonné les deux soeurs;
croyez-vous que ce puisse être le pied de notre ami?

-- Touchez les feuilles avec plus de précaution! s'écria le
chasseur, ou vous gâterez toute l'empreinte. Cela! c'est la marque
d'un pied, mais de celui de la chevelure noire, et il est assez
petit pour une si belle taille: le talon du chanteur le couvrirait
tout entier.

-- Où? Laissez-moi voir les traces des pieds de ma fille! s'écria
Munro en s'avançant à travers les buissons, et se mettant à genoux
pour en rapprocher ses regards.

Quoique le pas qui avait laissé cette marque eût été léger et
rapide, elle était pourtant encore suffisamment visible, et les
yeux du vétéran s'obscurcirent en la considérant; car, lorsqu'il
se releva, Duncan remarqua qu'il avait mouillé de ses larmes la
trace du passage de sa fille. Voulant le distraire d'une angoisse
qui menaçait d'éclater à chaque instant, et qui l'aurait rendu
incapable des efforts qu'il avait à faire, il dit au chasseur:

-- Maintenant que nous avons trouvé ces signes infaillibles, ne
perdons pas un instant pour nous mettre en marche. En de pareilles
circonstances, chaque minute doit paraître un siècle aux
malheureuses prisonnières.

-- Ce n'est pas toujours le chien qui court le plus vite qui
attrape le daim, répondit OEil-de-Faucon sans cesser d'avoir les
yeux attachés sur les indices de passage qui avaient été
découverts. Nous savons que le Huron rôdeur a passé par ici, ainsi
que la chevelure noire et le chanteur; mais la jeune dame aux
cheveux blonds et aux yeux bleus, qu'est-elle devenue? Quoique
plus petite et beaucoup moins brave que sa soeur, elle est bonne à
voir et agréable à entendre. D'où vient que personne ne parle
d'elle? N'a-t-elle pas d'amis ici?

-- À Dieu ne plaise qu'elle en manque jamais! s'écria Duncan avec
chaleur. Mais pourquoi une telle question? Ne sommes-nous pas
occupés à la chercher? Quant à moi, je continuerai ma poursuite
jusqu'à ce que je l'aie trouvée.

-- En ce pas, nous pourrons avoir à marcher par différents
chemins, dit le chasseur, car il est constant qu'elle n'a point
passé par ici. Quelque léger que puisse être son pas, nous en
aurions aperçu quelques traces.

Heyward fit un pas en arrière, et toute son ardeur parut
s'éteindre et céder à l'accablement. Le chasseur, après avoir
réfléchi un instant, continua sans faire la moindre attention au
changement de physionomie du major.

-- Il n'existe pas dans les bois, dit-il, une femme dont le pied
puisse laisser une pareille empreinte. Elle a donc été faite par
celui de la chevelure noire ou de sa soeur. Les deux haillons que
nous avons trouvés prouvent que la première a passé par ici; mais
où sont les indices du passage de l'autre? N'importe; suivons les
traces qui se présentent, et si nous n'en voyons pas d'autres,
nous retournerons dans la plaine pour chercher une autre voie.
Avancez, Uncas, et ayez toujours l'oeil sur les feuilles sèches;
je me charge d'examiner Les buissons. Allons, mes amis, en avant;
voilà le soleil qui descend derrière les montagnes.

-- Et moi, demanda Heyward, n'y a-t-il rien que je puisse faire?

-- Vous, dit OEil-de-Faucon qui était déjà en marche ainsi, que
ses deux amis rouges, marchez derrière nous, et si vous apercevez
quelques traces, prenez garde d'y rien gâter.

Il y avait à peine quelques minutes qu'ils marchaient quand les
deux Indiens s'arrêtèrent pour examiner de nouveau quelques signes
sur la terre; Le père et le fils se parlaient à voix haute et avec
vivacité; tantôt les yeux fixés sur l'objet qui occasionnait leur
discussion, tantôt se regardant l'un l'autre avec un air de
satisfaction non équivoque.

-- Il faut qu'ils aient trouvé le petit pied! s'écria OEil-de-
Faucon en courant à eux sans penser davantage à la part qu'il
s'était réservée dans la recherche générale. Qu'avons nous ici?
Quoi! il y a eu une embuscade en ce lieu? Eh non! par le meilleur
fusil qui soit sur toutes les frontières, voilà encore les chevaux
dont les jambes de chaque côté marchent en même temps! Il n'y a
plus de secret à présent, la chose est aussi claire que l'étoile
du nord à minuit. Ils sont à cheval. Voilà le sapin où les chevaux
ont été attachés, car ils ont piétiné tout autour, et voilà le
grand sentier qui conduit vers le nord, dans le Canada.

-- Mais nous n'avons encore aucune preuve qu'Alice, que miss Munro
la jeune, fût avec sa soeur, dit Duncan.

-- Non, répondit le chasseur, à moins que nous n'en trouvions une
dans je ne sais quoi que le jeune Mohican vient de ramasser.
Passez nous cela, Uncas, afin que nous puissions l'examiner.

Heyward reconnut sur-le-champ un bijou qu'Alice aimait à porter;
et avec la mémoire fidèle d'un amant, il se souvint qu'il le lui
avait vu au cou dans la fatale matinée du jour du massacre. Il se
hâta de l'annoncer à ses compagnons, et le plaça sur son coeur
avec tant de vivacité que le chasseur crut qu'il l'avait laissé
tomber, et se mit à le chercher par terre.

-- Ah! dit-il après avoir inutilement écarté les feuilles avec la
crosse de son fusil, c'est un signe certain de vieillesse quand la
vue commence à baisser. Un joyau si brillant, et ne pas
l'apercevoir! N'importe! j'y vois encore assez pour guider une
balle qui sort du canon de mon fusil, et cela suffit pour arranger
toutes les disputes entre les Mingos et moi. J'aurais pourtant été
bien aise de retrouver cette babiole, quand ce n'aurait été que
pour la rendre à celle à qui elle appartient; ce serait ce que
j'appelle bien rejoindre les deux bouts d'une longue piste; car à
présent le fleuve Saint-Laurent et peut-être même les grands lacs
sont déjà entre elles et nous.

-- Raison de plus pour ne pas nous arrêter, dit Heyward;
remettons-nous en marche sur-le-champ.

-- Jeune sang et sang chaud sont, dit-on, à peu près la même
chose, répliqua OEil-de-Faucon. Nous ne partons pas pour chasser
les écureuils ou pour pousser un daim dans l'Horican. Nous
commençons une course qui durera des jours et des nuits, et nous
avons à traverser des déserts où les pieds de l'homme ne se
montrent que bien rarement, et où toutes les connaissances de vos
livres ne pourraient vous guider. Jamais un Indien ne part pour
une pareille expédition sans avoir fumé devant le feu du conseil;
et quoique je sois un homme blanc, dont le sang est sans mélange,
j'approuve leur usage en ce cas, parce qu'il donne le temps de la
réflexion. D'ailleurs nous pourrions perdre notre piste pendant
l'obscurité. Nous retournerons donc sur nos pas; nous allumerons
notre feu cette nuit dans les ruines du vieux fort, et demain à la
pointe du jour nous serons frais, dispos, et prêts à accomplir
notre entreprise en hommes, et non comme des femmes bavardes ou
des enfants impatients.

Au ton et aux manières du chasseur, Heyward vit sur-le-champ qu'il
serait inutile de lui faire des remontrances. Munro était retombé
dans cette sorte d'apathie dont il sortait rarement depuis ses
dernières infortunes, et dont il ne pouvait être tiré
momentanément que par quelque forte émotion. Se faisant donc une
vertu de la nécessité, le jeune major donna le bras au vétéran, et
ils suivirent le chasseur et les deux Indiens, qui étaient déjà en
marche en se dirigeant du côté de la plaine.

Chapitre IXX

SAI. S'il ne te rembourse pas, bien certainement tu ne prendras
pas sa chair; à quoi te servirait-elle?
LE JUIF. À en faire des appâts pour les poissons; et si elle ne
satisfait pas leur appétit, elle assouvira du moins ma soif de
vengeance.

Shakespeare, Le marchand de Venise.

Les ombres du soir étaient venues augmenter l'horreur des ruines
de William-Henry, quand nos cinq compagnons y arrivèrent. Le
chasseur et les deux Mohicans s'empressèrent de faire leurs
préparatifs pour y passer la nuit, mais d'un air grave et sérieux
qui prouvait que l'horrible spectacle qu'ils avaient eu sous les
yeux avait fait sur leur esprit plus d'impression qu'ils ne
voulaient en laisser voir. Quelques poutres à demi brûlées furent
appuyées par un bout contre un mur, pour former une espèce
d'appentis, et quand Uncas les eut couvertes avec des branches,
cette demeure précaire fut terminée. Le jeune Indien montra du
doigt cet abri grossier, dès qu'il eut terminé ses travaux, et
Heyward, qui entendit le langage de ce geste silencieux, y
conduisit Munro et le pressa de prendre quelque repos. Laissant le
vétéran seul avec ses chagrins, il retourna sur-le-champ en plein
air, se trouvant trop agité pour suivre le conseil qu'il venait de
donner à son vieil ami.

Tandis qu'OEil-de-Faucon et ses deux compagnons allumaient leur
feu et prenaient leur repas du soir, repas frugal qui ne
consistait qu'en chair d'ours séchée, le jeune major monta sur les
débris d'un bastion qui dominait sur l'Horican. Le vent était
tombé, et les vagues frappaient avec moins de violence et plus de
régularité contre le rivage sablonneux qui était sous ses pieds.
Les nuages, comme fatigués de leur course impétueuse, commençaient
à se diviser; les plus épais se rassemblant en masses noires à
l'horizon, et les plus légers, planant encore sur les eaux du lac
et sur le sommet des montagnes, comme une volée d'oiseaux
effrayés, mais qui ne peuvent se résoudre à s'éloigner de
l'endroit où ils ont laissé leurs nids. Çà et là une étoile
brillante luttait contre les vapeurs qui roulaient encore dans
l'atmosphère, et semblait un rayon lumineux perçant la sombre
voûte du firmament. Des ténèbres impénétrables couvraient déjà les
montagnes qui entouraient les environs, et la plaine était comme
un vaste cimetière abandonné, où règne le silence de la mort au
milieu de ceux qu'elle a frappés.

Duncan resta quelque temps à contempler une scène si bien d'accord
avec tout ce qui s'était passé. Ses regards se tournaient tour à
tour vers les ruines, au milieu desquelles le chasseur et ses deux
amis étaient assis autour d'un bon feu, et vers la faible lueur
qu'on distinguait encore du côté du couchant, par le rouge pâle
dont elle teignait les nuages, et se reposait ensuite sur cette
sombre obscurité qui bornait sa vue à l'enceinte où tant de morts
étaient étendus.

Bientôt il crut entendre s'élever de cet endroit des sons
inintelligibles, si bas, si confus, qu'il ne pouvait ni s'en
expliquer la nature, ni même se convaincre qu'il ne se trompait
pas. Honteux des inquiétudes auxquelles il se livrait malgré lui,
il chercha à s'en distraire en jetant les yeux sur le lac, et en
contemplant les étoiles qui se réfléchissaient sur sa surface
mouvante. Cependant son oreille aux aguets l'avertit de la
répétition des mêmes sons, comme pour le mettre en garde contre
quelque danger caché. Il y donna alors toute son attention, et le
bruit qu'il entendit enfin partir plus distinctement du sein des
ténèbres lui parut celui que produirait une marche rapide.

Ne pouvant plus maîtriser son inquiétude, il appela le chasseur à
voix basse, et l'invita à venir le trouver. Celui-ci prit son
fusil sous son bras, et se rendit près du major d'un pas si lent,
et avec un air si calme et si insouciant, qu'il était facile de
juger qu'il se croyait en toute sûreté dans la situation où il
était.

-- Écoutez, lui dit Duncan lorsque le chasseur se fut placé
tranquillement à son côté; j'entends dans la plaine des sons qui
peuvent prouver que Montcalm n'a pas encore entièrement abandonné
sa conquête.

-- En ce cas, les oreilles valent mieux que les yeux, répondit le
chasseur avec sang-froid, en s'occupant en même temps à finir la
mastication d'un morceau de chair d'ours dont il avait la bouche
pleine; je l'ai vu moi-même entrer dans le Ty avec toute son
armée; car vos Français, quand ils ont remporté un succès, aiment
assez s'en retourner chez eux pour le célébrer par des danses et
des fêtes.

-- Cela est possible, mais un Indien dort rarement pendant la
guerre, et l'envie de piller peut retenir ici un Huron, même après
le départ de ses compagnons. Il serait prudent d'éteindre le feu
et de rester aux écoutes. Écoutez! n'entendez-vous pas le bruit
dont je vous parle?

-- Un Indien rôde rarement au milieu des morts. Quand il a le sang
échauffé et qu'il est en fureur, il est toujours prêt à tuer et
n'est pas très scrupuleux sur les moyens; mais quand il a enlevé
la chevelure de son ennemi, et que l'esprit est séparé du corps,
il oublie son inimitié, et laisse au mort le repos qui lui est dû;
En parlant des esprits, major, croyez-vous que les Peaux-Rouges et
nous autres blancs nous ayons un jour le même paradis?

-- Sans doute, sans doute. Ah! J'ai cru entendre encore les mêmes
sons, mais c'était peut-être le bruit des feuilles de ce bouleau.

-- Quant à moi, continua OEil-de-Faucon en tournant la tête un
instant avec nonchalance du côté qu'Heyward lui désignait, je
crois que le paradis doit être un séjour de bonheur et que par
conséquent chacun y sera traité suivant ses goûts et ses
inclinations. Je pense donc, moi, que les Peaux-Rouges ne
s'éloignent pas beaucoup de la vérité en croyant qu'après leur
mort ils iront dans de beaux bois remplis de gibier, comme le
disent toutes leurs traditions. Et, quant à cela, je crois que ce
ne serait pas une honte pour un blanc dont le sang est sans
mélange, que de passer son temps à...

-- Eh bien! vous l'entendez à présent?

-- Oui, oui; quand la pâture est abondante, les loups sont en
campagne comme lorsqu'elle est rare. S'il faisait clair, et qu'on
en eût le loisir, on n'aurait que la peine de choisir leurs plus
belles peaux. Mais pour en revenir à la vie du paradis, major,
j'ai entendu les prédicateurs dire que le ciel est un séjour de
félicité; mais tous les hommes ne sont pas d'accord dans leurs
idées relativement au bonheur. Moi, par exemple, soit dit sans
manquer de respect aux volontés de la Providence, je n'en
trouverais pas un très grand à être enfermé toute la journée pour
entendre prêcher, vu mon penchant naturel pour le mouvement et
pour la chasse.

Duncan qui, d'après l'explication du chasseur, croyait reconnaître
la nature du bruit qui l'avait inquiété, donnait alors plus
d'attention aux discours de son compagnon, et était curieux de
voir où le mènerait cette discussion.

-- Il est difficile, dit-il, de rendre compte des sentiments que
l'homme éprouvera lors de ce grand et dernier changement.

-- C'en serait un terrible, reprit le chasseur suivant le fil de
la même idée, pour un homme qui a passé tant de jours et de nuits
en plein air. Ce serait comme si l'on s'endormait près de la
source de l'Hudson, et qu'on se réveillât à côté d'une cataracte.
Mais c'est une consolation de savoir que nous servons un maître
miséricordieux, quoique nous le fassions chacun à notre manière,
et que nous soyons séparés de lui par d'immenses déserts. Ah!
qu'est-ce que j'entends?

-- N'est-ce pas le bruit que font les loups en cherchant leur
proie, comme vous venez de le dire? demanda Duncan.

OEil-de-Faucon secoua la tête, et fit signe au major de le suivre
dans un endroit que la lumière du feu n'éclairait pas. Après avoir
pris cette précaution, il se plaça dans une attitude d'attention,
et écouta de toutes ses oreilles, dans l'attente que le bruit qui
les avait enfin frappées se répéterait. Mais sa vigilance fut
inutile, et après quelques minutes de silence complet, il dit à
Heyward à demi-voix:

-- Il faut que nous appelions Uncas; il a les sens d'un Indien, et
il entendra ce que nous ne pouvons entendre; car étant une Peau-
Blanche, je ne puis renier ma nature.

En achevant ces mots, il imita le cri du hibou. Ce son fit
tressaillir le jeune Mohican, qui s'entretenait avec son père près
du feu. Il se leva sur-le-champ, regarda de différents côtés pour
s'assurer d'où partait ce cri, et le chasseur l'ayant répété,
Duncan aperçut Uncas qui s'approchait d'eux avec précaution.

OEil-de-Faucon lui donna quelques instructions en peu de mots, en
langue delaware, et dès que le jeune Indien eut appris ce dont il
s'agissait, il s'éloigna de quelques pas, s'étendit le visage
contre terre, et, aux yeux d'Heyward, parut y rester dans un état
d'immobilité parfaite. Quelques minutes se passèrent. Enfin le
major, surpris qu'il restât si longtemps dans cette attitude, et
curieux de voir de quelle manière il se procurait les
renseignements qu'on désirait, s'avança vers l'endroit où il
l'avait vu tomber; mais, à son grand étonnement, il trouva en y
arrivant qu'Uncas avait disparu, et que ce qu'il avait pris pour
son corps étendu par terre n'était qu'une ombre produite par
quelques ruines.

-- Qu'est donc devenu le jeune Mohican? demanda-t-il au chasseur
dès qu'il fut de retour auprès de lui; je l'ai vu tomber en cet
endroit, et je pourrais faire serment qu'il ne s'est pas relevé.

-- Chut! parlez plus bas! Nous ne savons pas quelles oreilles sont
ouvertes autour de nous, et les Mingos sont d'une race qui en a de
bonnes. Uncas est parti en rampant: il est maintenant dans la
plaine, et si quelque Maqua se montre a lui, il trouvera à qui
parler.

-- Vous croyez donc que Montcalm n'a pas emmené tous ses Indiens?
Donnons l'alarme à nos compagnons, et préparons nos armes; nous
sommes cinq, et jamais un ennemi ne nous a fait peur.

-- Ne leur dites pas un mot, si vous faites cas de la vie! Voyez
le Sagamore assis devant son feu! n'a-t-il pas l'air d'un grand
chef indien? S'il y a quelques rôdeurs dans les environs, ils ne
se douteront pas à ses traits que nous soupçonnons qu'un danger
nous menace.

-- Mais ils peuvent le découvrir, et lui envoyer une flèche ou une
balle presque à coup sûr. La clarté du feu le rend trop visible,
et il deviendra très certainement la première victime.

-- On ne peut nier qu'il y ait de la raison dans ce que vous
dites, répondit OEil-de-Faucon d'un air qui annonçait plus
d'inquiétude qu'il n'en avait encore montré; mais que pouvons-nous
faire? le moindre mouvement suspect peut nous faire attaquer avant
que nous soyons prêts à résister. Il sait déjà, par le signal que
j'ai fait à Uncas, qu'il se passe quelque chose d'inattendu, et je
vais l'avertir par un autre que nous sommes à peu de distance de
quelques Mingos. Sa nature indienne lui dira alors ce qu'il doit
faire.

Le chasseur approcha ses doigts de sa bouche, et fit entendre une
sorte de sifflement qui fit tressaillir Duncan, comme s'il avait
entendu un serpent. Chingachgook avait la tête appuyée sur une
main, et semblait se livrer à ses réflexions quand il entendit le
signal que semblait lui donner le reptile dont il portait le nom.
Il releva la tête, et ses yeux noirs se tournèrent à la hâte
autour de lui. Ce mouvement subit, et peut-être involontaire, ne
dura qu'un instant, et fut le seul symptôme de surprise et
d'alarme qu'on pût remarquer en lui. Il ne toucha pas son fusil,
qui était à portée de sa main; son tomahawk, qu'il avait détaché
de sa ceinture pour être plus à l'aise, resta par terre à côté de
lui. Il reprit sa première attitude, mais en appuyant sa tête sur
son autre main, comme pour faire croire qu'il n'avait fait ce
mouvement que pour délasser l'autre bras, et il attendit
l'événement avec un calme et une tranquillité dont tout autre
qu'un Indien eût été incapable.

Heyward remarqua pourtant que tandis qu'à des yeux moins attentifs
le chef mohican pouvait paraître sommeiller, ses narines étaient
plus ouvertes que de coutume; sa tête était tournée un peu de
côté, comme pour entendre plus facilement le moindre son, et ses
yeux lançaient des regards vifs et rapides sur tous les objets.

-- Voyez ce noble guerrier! dit OEil-de-Faucon à voix basse, en
prenant le bras d'Heyward; il sait que le moindre geste
déconcerterait notre prudence, et nous mettrait tous à la merci de
ces coquins de ...

Il fut interrompu par un éclair produit par un coup de mousquet;
une détonation le suivit, et l'air fut rempli d'étincelles de feu
autour de l'endroit où les yeux d'Heyward étaient encore attachés
avec admiration. Un seul coup d'oeil l'assura que Chingachgook
avait disparu pendant cet instant de confusion. Cependant le
chasseur avait armé son fusil, se tenant prêt à s'en servir et
n'attendant que l'instant où quelque ennemi se montrerait à ses
yeux. Mais l'attaque parut se terminer avec cette vaine tentative
contre la vie de Chingachgook. Deux ou trois fois les deux
compagnons crurent entendre un bruit éloigné dans les
broussailles; mais les yeux exercés du chasseur reconnurent
bientôt une troupe de loups qui fuyaient, effrayés sans doute par
le coup de fusil qui venait d'être tiré. Après un nouveau silence
de quelques minutes qui se passèrent dans l'incertitude et
l'impatience, on entendit un grand bruit dans l'eau, et il fut
immédiatement suivi d'un second coup de feu.

-- C'est le fusil d'Uncas, dit le chasseur; j'en connais le son
aussi bien qu'un père connaît la voix de son fils. C'est une bonne
carabine; et je l'ai portée longtemps avant d'en avoir une
meilleure.

-- Que veut dire tout cela? demanda Duncan; il paraît que des
ennemis nous guettent et ont juré notre perte.

-- Le premier coup qui a été tiré prouve qu'ils ne nous voulaient
pas du bien, et voici un Indien qui prouve aussi qu'ils ne nous
ont pas fait de mal, répondit OEil-de-Faucon en voyant
Chingachgook reparaître à peu de distance du feu.

Et s'avançant vers lui:

-- Eh bien! qu'est-ce, Sagamore? lui dit-il; les Mingos nous
attaquent-ils tout de bon, ou n'est-ce qu'un de ces reptiles qui
se tiennent sur les derrières d'une armée pour tâcher de voler la
chevelure d'un mort, et aller se vanter à leurs squaws de leurs
exploits contre les Visages-Pâles?

Chingachgook reprit sa place avec le plus grand sang-froid, et ne
fit aucune réponse avant d'avoir examiné un tison qu'avait frappé
la balle qui lui était destinée. Ensuite, levant un doigt, il se
borna à prononcer en anglais la monosyllabe «hum».

-- C'est comme je le pensais, dit le chasseur en s'asseyant auprès
de lui; et comme il s'est mis à couvert dans le lac avant qu'Uncas
lâchât son coup, il est plus que probable qu'il s'échappera, et
qu'il ira conter forte mensonges comme quoi il avait dresse une
embuscade à deux Mohicans et à un chasseur blanc; car les deux
officiers ne peuvent pas compter pour grand chose dans ce genre
d'escarmouches. Eh bien! qu'il aille! il y a des honnêtes gens
partout, quoiqu'il ne s'en trouve guère parmi les Maquas, comme
Dieu le sait; mais il peut se rencontrer, même parmi eux, quelque
brave homme qui se moque d'un fanfaron quand il se vante contre
toute raison. Le plomb de ce coquin vous a sifflé aux oreilles,
Sagamore.

Chingachgook jeta un coup d'oeil calme et insouciant vers le tison
que la balle avait frappé, et conserva son attitude avec un sang-
froid qu'un pareil incident ne pouvait troubler. Uncas arriva en
ce moment, et s'assit devant le feu près de ses amis, avec le même
air d'indifférence et de tranquillité que son père.

Heyward suivait des yeux tous leurs mouvements avec un vif intérêt
mêlé d'étonnement et de curiosité; et il était porté à croire que
le chasseur et les deux Indiens avaient de secrets moyens
d'intelligence qui échappaient à son attention. Au lieu de ce
récit détaillé qu'un jeune Européen se serait empressé de faire
pour apprendre à ses compagnons, peut-être même avec quelque
exagération, ce qui venait de se passer au milieu des ténèbres qui
couvraient la plaine; il semblait que le jeune guerrier se
contentât de laisser ses actions parler pour lui. Dans le fait ce
n'était ni le lieu ni le moment qu'un Indien aurait choisi pour se
vanter de ses exploits; et il est probable que si Heyward n'eût
pas fait de questions, pas un seul mot n'aurait été prononcé alors
sur ce sujet.

-- Qu'est devenu notre ennemi, Uncas? lui demanda-t-il; nous avons
entendu votre coup de fusil, et nous espérions que vous ne
l'auriez pas tiré en vain.

Le jeune Mohican releva un pan de son habit, et montra le trophée
sanglant de sa victoire, une chevelure qu'il avait attachée à sa
ceinture.

Chingachgook y porta la main, et la regarda un instant avec
attention. La laissant ensuite retomber avec un dédain bien
prononcé, il s'écria:

-- Hugh! Onéida!

-- Un Onéida! répéta le chasseur qui commençait à perdre son air
animé pour prendre une apparence d'apathie semblable à celle de
ses deux compagnons, mais qui s'avança avec curiosité pour
examiner ce gage hideux du triomphe; au nom du ciel! si les
Onéidas nous suivent tandis que nous suivons les Hurons, nous nous
trouverons entre deux bandes de diables! Eh bien! aux yeux d'un
blanc, il n'y a pas de différence entre cette chevelure et celle
d'un autre Indien, et cependant le Sagamore assure qu'elle a
poussé sur la tête d'un Mingo, et il désigne même sa peuplade!

-- Et vous, Uncas, qu'en dites-vous? de quelle nation était le
coquin que vous avez justement expédié?

Uncas leva les yeux sur le chasseur, et lui répondit avec sa voix
douce et musicale:

-- Onéida.

-- Encore Onéida! s'écria OEil-de-Faucon. Ce que dit un indien est
ordinairement vrai; mais quand ce qu'il dit est confirmé par un
autre, on peut le regarder comme paroles d'évangile.

-- Le pauvre diable s'est mépris, dit Heyward; il nous a pris pour
des Français; il n'aurait pas attaqué les jours d'un ami.

-- Prendre un Mohican, peint des couleurs de sa nation, pour un
Huron! s'écria le chasseur; autant voudrait dire qu'on pourrait
prendre les habits blancs des grenadiers de Montcalm pour les
vestes rouges des Anglais. Non, non; le reptile savait bien ce
qu'il faisait, et il n'y a pas eu de méprise dans cette affaire,
car il n'y a pas beaucoup d'amitié perdu entre un Mingo et un
Delaware, n'importe du côté de quels blancs leurs peuplades soient
rangées. Et quant à cela, quoique les Onéidas servent Sa Majesté
le roi d'Angleterre, qui est mon souverain et mon maître, mon
tueur de daims n'aurait pas délibéré longtemps pour envoyer une
dragée à cette vermine, si mon bonheur me l'avait fait rencontrer
sur mon chemin.

-- C'eût été violer nos traités et agir d'une manière indigne de
vous.

-- Quand un homme vit longtemps avec d'autres hommes, s'il n'est
pas coquin et que les autres soient honnêtes, l'affection finit
par s'établir entre eux. Il est vrai que l'astuce des blancs a
réussi à jeter la confusion dans les peuplades en ce qui concerne
les amis et les ennemis; car les Hurons et les Onéidas, parlant la
même langue, et qu'on pourrait dire être la même nation, cherchent
à s'enlever la chevelure les uns aux autres; et les Delawares sont
divisés entre eux, quelques-uns restant autour du feu de leur
grand conseil sur les bords de leur rivière, et combattant pour la
même cause que les Mingos, tandis que la plupart d'entre eux sont
allés dans le Canada, par suite de leur haine naturelle contre ces
mêmes Mingos. Cependant il n'est pas dans la nature d'une Peau-
Rouge de changer de sentiments à tout coup de vent, et c'est
pourquoi l'amitié d'un Mohican pour un Mingo est comme celle d'un
homme blanc pour un serpent.

-- Je suis fâché de vous entendre parler ainsi, car je croyais que
les naturels qui habitent les environs de nos établissements nous
avaient trouvés trop justes pour ne pas s'identifier complètement
à nos querelles.

-- Ma foi, je crois qu'il est naturel de donner à ses propres
querelles la préférence sur celles des étrangers. Quant à moi,
j'aime la justice, et c'est pourquoi... Non, je ne dirai pas que
je hais un Mingo, cela ne conviendrait ni à ma couleur ni à ma
religion, mais je répéterai encore que si mon tueur de daims n'a
pas envoyé une dragée à ce coquin de rôdeur, c'est l'obscurité qui
en est cause.

Alors, convaincu de la force de ses raisonnements, quel que pût
être leur effet sur celui à qui il en faisait part, l'honnête mais
implacable chasseur tourna la tête d'un autre côté, comme s'il eût
voulu mettre fin à cette controverse.

Heyward remonta sur le rempart, trop inquiet et trop peu au fait
des escarmouches des bois pour ne pas craindre le renouvellement
de quelque attaque semblable. Il n'en était pas de même du
chasseur et des Mohicans. Leurs sens longtemps exercés, et rendus
plus sûrs et plus actifs par l'habitude et la nécessité, les
avaient mis en état non seulement de découvrir le danger, mais de
s'assurer qu'ils n'avaient plus rien à craindre. Aucun des trois
ne paraissait conserver le moindre doute relativement à leur
sûreté parfaite; et ils en donnèrent la preuve en s'occupant des
préparatifs pour se former en conseil, et délibérer sur ce qu'ils
avaient à faire.

La confusion des nations et même des peuplades à laquelle OEil-de-
Faucon venait de faire allusion existait à cette époque dans toute
sa force. Le grand lien d'un langage commun et par conséquent
d'une origine commune avait été rompu; et c'était par suite de
cette désunion que les Delawares et les Mingos, nom général qu'on
donnait aux six nations alliées, combattaient dans les mêmes
rangs, quoique ennemis naturels, tandis que les derniers étaient
opposés aux Hurons. Les Delawares étaient eux-mêmes divisés entre
eux. L'amour du sol qui avait appartenu à leurs ancêtres avait
retenu le Sagamore et son fils sous les bannières du roi
d'Angleterre avec une petite troupe de Delawares qui servaient au
fort Édouard; mais on savait que la plus grande partie de sa
nation, ayant pris parti pour Montcalm par haine contre les
Mingos, était en campagne.

Il est bon que le lecteur sache, s'il ne l'a pas suffisamment
appris dans ce qui précède, que les Delawares ou Lenapes avaient
la prétention d'être la tige de ce peuple nombreux, autrefois
maître de toutes les forêts et plaines du nord et de l'est, de ce
qui forme aujourd'hui les États-Unis de l'Amérique, et dont la
peuplade des Mohicans était une des branches les plus anciennes et
les plus distinguées.

C'était donc avec une connaissance parfaite des intérêts
contraires qui avaient armé des amis les uns contre les autres et
qui avaient décidé des ennemis naturels à devenir les alliés d'un
même parti, que le chasseur et ses deux compagnons se disposèrent
à délibérer sur la manière dont ils concerteraient leurs
mouvements au milieu de tant de races de sauvages. Duncan
connaissait assez les coutumes des Indiens pour savoir pourquoi le
feu avait été alimenté de nouveau, et pourquoi les deux Mohicans
et même le chasseur s'étaient gravement assis sous un dais de
fumée: se plaçant dans un endroit où il pourrait être spectateur
de cette scène, sans cesser d'avoir l'oreille attentive au moindre
bruit qui pourrait se faire entendre dans la plaine, il attendit
le résultat de la délibération avec toute la patience dont il put
s'armer.

Après un court intervalle de silence, Chingachgook alluma une pige
dont le godet était une pierre tendre du pays, très artistement
taillée, et le tuyau un tube de bois. Après avoir fumé quelques
instants, il la passa à OEil-de-Faucon, qui en fit autant et la
remit ensuite à Uncas. La pipe avait ainsi fait trois fois le tour
de la compagnie, au milieu du silence le plus profond, avant que
personne parût songer à ouvrir la bouche. Enfin Chingachgook,
comme le plus âgé et le plus élevé en rang, prit la parole, fit
l'exposé du sujet de la délibération, et donna son avis en peu de
mots avec calme et dignité. Le chasseur lui répondit, le Mohican
répliqua, son compagnon fit de nouvelles objections, mais le jeune
Uncas écouta dans un silence respectueux, jusqu'à ce qu'OEil-de-
Faucon lui eût demandé son avis. D'après le ton et les gestes des
orateurs, Heyward conclut que le père et le fils avaient embrassé
la même opinion, et que leur compagnon blanc en soutenait une
autre. La discussion s'échauffait peu à peu, et il était évident
que chacun tenait fortement à son avis.

Mais malgré la chaleur croissante de cette contestation amicale,
l'assemblée chrétienne la mieux composée, sans même en excepter
ces synodes où il ne se trouve que de révérends ministres de la
parole divine, aurait pu puiser une leçon salutaire de modération
dans la patience et la courtoisie des trois individus qui
discutaient ainsi. Les discours d'Uncas furent écoutés avec la
même attention que ceux qui étaient inspirés par l'expérience et
la sagesse plus mûre de son père, et bien loin de montrer quelque
impatience de parler, chacun des orateurs ne réclamait la parole
pour répondre à ce qui venait d'être dit qu'après avoir consacré
quelques minutes à réfléchir en silence sur ce qu'il venait
d'entendre et sur ce qu'il devait répliquer.

Le langage des Mohicans était accompagné de gestes si naturels et
si expressifs, qu'il ne fut pas très difficile à Heyward de suivre
le fil de leurs discours. Ceux du chasseur lui parurent plus
obscurs, parce que celui-ci, par suite de l'orgueil secret que lui
inspirait sa couleur, affectait ce débit froid et inanimé qui
caractérise toutes les classes d'Anglo-Américains quand ils ne
sont pas émus par quelque passion. La fréquente répétition des
signes par lesquels les deux Indiens désignaient les différentes
marques de passage qu'on peut trouver dans une forêt, prouvait
qu'ils insistaient pour continuer la route par terre, tandis que
le bras d'OEil-de-Faucon, plusieurs fois dirigé vers l'Horican,
semblait indiquer, qu'il était d'avis de voyager par eau.

Le chasseur paraissait pourtant céder, et la question était sur le
point d'être décidée contre lui, quand tout à coup il se leva, et
secouant son apathie, il prit toutes les manières et employa
toutes les ressources de l'éloquence indienne. Traçant un demi-
cercle en l'air, d'orient en occident, pour indiquer le cours du
soleil, il répéta ce signe autant de fois qu'il jugeait qu'il leur
faudrait de jours pour faire leur voyage dans les bois. Alors il
traça sur la terre une longue ligne tortueuse, indiquant en même
temps par ses gestes les obstacles que leur feraient éprouver les
montagnes et les rivières. Il peignit, en prenant un air de
fatigue, l'âge et la faiblesse de Munro qui était en ce moment
enseveli dans le sommeil, et parut même ne pas avoir une très
haute idée des moyens physiques de Duncan pour surmonter tant de
difficultés; car celui-ci s'aperçut qu'il était question de lui
quand il vit le chasseur étendre la main, et qu'il l'entendit
prononcer les mots la Main-Ouverte, surnom que la générosité du
major lui avait fait donner par toutes les peuplades d'Indiens
amis. Il imita ensuite le mouvement léger d'un canot fendant les
eaux d'un lac à l'aide de la rame, et en établit le contraste, en
contrefaisant La marche, lente d'un homme, fatigué. Enfin, il
termina par étendre le bras vers la chevelure de l'Onéida,
probablement pour faire sentir la nécessité de partir promptement,
et de ne laisser après eux aucune trace.

Les Mohicans l'écoutèrent avec gravité et d'un air qui prouvait
l'impression que faisait sur eux ce discours: la conviction
s'insinua peu à peu dans leur esprit, et vers la fin de la
harangue d'OEil-de-Faucon, ils accompagnaient toutes ses phrases
de cette exclamation qui chez les sauvages est un signe
d'approbation ou d'applaudissement. En un mot, Chingachgook et son
fils se convertirent à l'avis du chasseur, renonçant à l'opinion
qu'ils avaient d'abord soutenue, avec une candeur qui, s'ils
eussent été les représentants de quelque grand peuple civilisé,
aurait ruiné à jamais leur réputation politique, en prouvant
qu'ils pouvaient se rendre à de bonnes raisons.

Dès l'instant que la détermination eut été prise, on ne s'occupa
plus que du résultat seul de la discussion: OEil-de-Faucon, sans
jeter un regard autour de lui pour lire son triomphe dans les yeux
de ses compagnons, s'étendit tranquillement devant le feu qui
brûlait encore, et ne tarda pas à s'endormir.

Laissés alors en quelque sorte à eux-mêmes, les Mohicans, qui
avaient consacré tant de temps aux intérêts et aux affaires des
autres, saisirent ce moment pour s'occuper d'eux-mêmes; se
dépouillant de la réserve grave et austère d'un chef indien,
Chingachgook commença à parler à son fils avec le ton doux et
enjoué de la tendresse paternelle; Uncas répondit à son père avec
une cordialité respectueuse; et le chasseur, avant de s'endormir,
put s'apercevoir du changement complet qui venait de s'opérer tout
à coup dans les manières de ses deux compagnons.

Il est impossible de décrire la musique de leur langage, tandis
qu'ils s'abandonnaient ainsi à la gaieté et aux effusions de leur
tendresse mutuelle. L'étendue de leurs voix, particulièrement de
celle du jeune homme, partait du ton le plus bas et s'élevait
jusqu'aux sons les plus hauts avec une douceur qu'on pourrait dire
féminine. Les yeux du père suivaient les mouvements gracieux et
ingénus de son fils avec un air de satisfaction, et il ne manquait
jamais de sourire aux reparties que lui faisait celui-ci. Sous
l'influence de ces sentiments aussi tendres que naturels, les
traits de Chingachgook ne présentaient aucune trace de férocité,
et l'image de la mort, peinte sur sa poitrine, semblait plutôt un
déguisement adopté par plaisanterie qu'un emblème sinistre.

Après avoir donné une heure à cette douce jouissance, le père
annonça tout à coup son envie de dormir en s'enveloppant la tête
de la couverture qu'il portait sur ses épaules et en s'étendant
par terre: dès lors Uncas ne se permit plus un seul mot; il
rassembla les tisons de manière à entretenir une douce chaleur
près des pieds de son père, et chercha à son tour un oreiller au
milieu des ruines.

La sécurité que montraient ces hommes de la vie sauvage rendit de
la confiance à Heyward: il ne tarda pas à les imiter, et longtemps
avant que la nuit fût au milieu de sa course, tous ceux qui
avaient cherché un abri dans les ruines de William-Henry dormaient
aussi profondément que les victimes d'une trahison barbare, dont
les ossements étaient destinés à blanchir sur cette plaine.

Chapitre XX

Terre d'Albanie! permets-moi d'arrêter sur toi mes regards, ô toi,
nourrice sévère d'hommes sauvages!

Lord Biron.

Le ciel était encore parsemé d'étoiles quand OEil-de-Faucon se
disposa à éveiller les dormeurs. Munro et Heyward entendirent le
bruit, et secouant leurs habits, ils étaient déjà sur pied tandis
que le chasseur les appelait à voix basse à l'entrée de l'abri
grossier sous lequel ils avaient passé la nuit. Lorsqu'ils en
sortirent, ils trouvèrent leur guide intelligent qui les
attendait, et qui ne les salua que par un geste expressif pour
leur recommander le silence.

-- Dites vos prières en pensées, leur dit-il à l'oreille en
s'approchant d'eux; celui à qui vous les adressez connaît toutes
les langues, celle du coeur, qui est la même partout, et celles de
la bouche, qui varient suivant les pays. Mais ne prononcez pas une
syllabe, car il est rare que la voix d'un blanc sache prendre le
ton qui convient dans les bois, comme nous l'avons vu par
l'exemple de ce pauvre diable, le chanteur. Venez, continua-t-il
en marchant vers un rempart détruit: descendons par ici dans le
fossé, et prenez garde en marchant de vous heurter contre les
pierres et les débris.

Ses, compagnons se conformèrent à ses injonctions, quoique la
cause de toutes ces précautions extraordinaires fût encore un
mystère pour l'un d'eux. Lorsqu'ils eurent marché quelques minutes
dans le fossé qui entourait le fort de trois côtés, ils le
trouvèrent presque entièrement comblé par les ruines des bâtiments
et des fortifications écroulées. Cependant avec du soin et de la
patience ils parvinrent à y suivre leurs conducteurs, et ils se
trouvèrent enfin sur les rives sablonneuses de l'Horican.

-- Voilà une trace que l'odorat seul peut suivre, dit le chasseur
en jetant en arrière un regard satisfait sur le chemin difficile
qu'ils venaient de parcourir; l'herbe est un tapis dangereux pour
l'homme qui y marche en fuyant; mais le bois et la pierre ne
prennent pas l'impression du mocassin. Si vous aviez porté vos
bottes, il aurait pu y avoir quelque chose à craindre; mais quand
on a sous les pieds une peau de daim convenablement préparée, on
peut en général se fier en toute sûreté sur les rochers. Faites
remonter le canot un peu plus haut, Uncas; à l'endroit où vous
êtes, le sable prendrait la marque d'un pied aussi facilement que
le beurre des Hollandais dans leur établissement sur la Mohawk.
Doucement! doucement! que le canot ne touche pas terre; sans quoi
les coquins sauraient à quel endroit nous nous sommes embarqués.

Le jeune Indien ne manqua pas de suivre cet avis, et le chasseur,
prenant dans les ruines une planche dont il appuya un bout sur le
bord du canot où Chingachgook était déjà avec son fils, fit signe
aux deux officiers d'y entrer; il les y suivit, et après s'être
bien assuré qu'ils ne laissaient derrière eux aucune de ces traces
qu'il semblait tellement appréhender, il tira la planche après lui
et la lança avec force au milieu des ruines qui s'étendaient
jusque sur le rivage.

Heyward continua à garder le silence jusqu'à ce que les deux
Indiens, qui s'étaient chargés de manier les rames, eussent fait
remonter le canot jusqu'à quelque distance du fort, et qu'il se
trouvât au milieu des ombres épaisses que les montagnes situées à
l'orient jetaient sur la surface limpide du lac.

-- Quel besoin avions-nous de partir d'une manière si précipitée,
et avec tant de précautions? demanda-t-il à OEil-de-Faucon.

-- Si le sang d'un Onéida pouvait teindre une nappe d'eau comme
celle que nous traversons, vous ne me feriez pas une telle
question; vos deux yeux y répondraient. Ne vous souvenez-vous pas
du reptile qu'Uncas a tué hier soir?

-- Je ne l'ai pas oublié; mais vous m'avez dit qu'il était seul,
et un homme mort n'est plus à craindre.

-- Sans doute, il était seul pour faire son coup; mais un Indien
dont la peuplade compte tant de guerriers a rarement à craindre
que son sang coule sans qu'il en coûte promptement le cri de mort
à quelqu'un de ses ennemis.

-- Mais notre présence, l'autorité du colonel Munro seraient une
protection suffisante contre le ressentiment de nos alliés,
surtout quand il s'agit d'un misérable qui avait si bien mérité
son sort. J'espère qu'une crainte si futile ne vous a pas fait
dévier de la ligne directe que nous devons suivre?

-- Croyez-vous que la balle de ce coquin aurait dévié si Sa
Majesté le roi d'Angleterre se fût trouvée sur son chemin?
Pourquoi ce Français, qui est capitaine général du Canada, n'a-t-
il pas enterré le tomahawk de ses Hurons, si vous croyez qu'il
soit si facile à un blanc de faire entendre raison à des Peaux-
Rouges?

La réponse qu'Heyward se disposait à faire fut interrompue par un
gémissement profond, arraché à Munro par les images cruelles que
lui retraçait cette question; mais après un moment de silence, par
déférence pour les chagrins de son vieil ami, il répondit à OEil-
de-Faucon d'un ton grave et solennel:

-- Ce n'est qu'avec Dieu que le marquis de Montcalm peut régler
cette affaire.

-- Oui, il y a de la raison dans ce que vous dites à présent, car
cela est fondé sur la religion et sur l'honneur. Il y aune grande
différence pourtant entre jeter un régiment d'habits blancs entre
des sauvages et des prisonniers qu'ils massacrent, et faire
oublier par de belles paroles à un Indien courroucé qu'il porte un
fusil, un tomahawk et un couteau, quand la première que vous lui
adressez doit être pour l'appeler mon fils. Mais, Dieu merci,
continua le chasseur en jetant un regard de satisfaction sur le
rivage du fort William-Henry qui commençait à disparaître dans
l'obscurité, et en riant tout bas à sa manière, il faut qu'ils
cherchent nos traces sur la surface de l'eau; et à moins qu'ils ne
se fassent amis des poissons, et qu'ils n'apprennent d'eux quelles
sont les mains qui tenaient les rames, nous aurons mis entre eux
et nous toute la longueur de l'Horican avant qu'ils aient décidé
quel chemin ils doivent suivre.

-- Avec des ennemis en arrière et des ennemis en face, notre
voyage paraît devoir être très dangereux.

-- Dangereux! répéta OEil-de-Faucon d'un ton fort tranquille; non
pas absolument dangereux; car avec de bons yeux et de bonnes
oreilles, nous pouvons toujours avoir quelques heures d'avance sur
les coquins. Et au pis aller, s'il fallait en venir aux coups de
fusil, nous sommes ici trois qui savons ajuster aussi bien que le
meilleur tireur de toute votre armée. Non pas dangereux. Ce n'est
pas que je prétende qu'il soit impossible que nous nous trouvions
serrés de près, comme vous dites vous autres, que nous ayons
quelque escarmouche, mais nous ne manquons pas de munitions, et
nous trouverons de bons couverts.

Il est probable qu'en parlant de danger, Heyward, qui s'était
distingué par sa bravoure, l'envisageait sous un tout autre
rapport qu'OEil-de-Faucon. Il s'assit en silence; et le canot
continua à voguer sur les eaux du lac pendant plusieurs milles[57].

Le jour commençait à paraître quand ils arrivèrent dans la partie
de l'Horican qui est parsemée d'une quantité innombrable de
petites îles, la plupart couvertes de bois. C'était par cette
route que Montcalm s'était retiré avec son armée, et il était
possible qu'il eût laissé quelques détachements d'Indiens, soit
pour protéger son arrière-garde, soit pour réunir les traîneurs.
Ils s'en approchèrent donc dans le plus grand silence, et avec
toutes leurs précautions ordinaires.

Chingachgook quitta la rame, et le chasseur la prenant, se chargea
avec Uncas de diriger l'esquif dans les nombreux canaux qui
séparaient toutes ces petites îles, sur chacune desquelles des
ennemis cachés pouvaient se montrer tout à coup pendant qu'ils
avançaient. Les yeux du Mohican roulaient sans cesse d'île en île
et de buisson en buisson, à mesure que le canot marchait, et l'on
aurait même dit que sa vue voulait atteindre jusque sur le sommet
des rochers qui s'élevaient sur les rives du lac, et pénétrer dans
le fond des forêts.

Heyward, spectateur doublement intéressé, tant à cause des beautés
naturelles de ce lieu, que par suite des inquiétudes qu'il avait
conçues, commençait à croire qu'il s'était livré à la crainte sans
motif suffisant, quand les rames restèrent immobiles tout à coup,
à un signal donné par Chingachgook.

-- Hugh! s'écria Uncas presque au même instant que son père
frappait un léger coup sur le bord du canot, pour donner avis de
l'approche de quelque danger.

-- Qu'y a-t-il donc? demanda le chasseur; le lac est aussi uni que
si jamais le vent n'y eût soufflé, et je puis voir sur ses eaux
jusqu'à la distance de plusieurs milles; mais je n'y aperçois pas
même un canard.

L'Indien leva gravement une rame, et la dirigea vers le point sur
lequel ses regards étaient constamment fixés. À quelque distance
devant eux était une de ces îles couvertes de bois, mais elle
paraissait aussi paisible que si le pied de l'homme n'en eût
jamais troublé la solitude.

Duncan avait suivi des yeux le mouvement de Chingachgook:

-- Je ne vois que la terre et l'eau, dit-il, et le paysage est
charmant.

-- Chut! dit le chasseur. Oui, Sagamore, vous ne faites jamais
rien sans raison. Ce n'est qu'une ombre; mais cette ombre n'est
pas naturelle. Voyez-vous, major, ce petit brouillard qui se forme
au-dessus de cette île? Mais on ne peut l'appeler un brouillard,
car il ressemble plutôt à un petit nuage en forme de bande.

-- Ce sont des vapeurs qui s'élèvent de l'eau.

-- C'est ce que dirait un enfant. Mais ne voyez-vous pas que ces
prétendues vapeurs sont plus noires vers leur base? On les voit
distinctement sortir du bois qui est à l'autre bout de l'île. Je
vous dis, moi, que c'est de la fumée, et, suivant moi, elle
provient d'un feu qui est près de s'éteindre.

-- Eh bien! abordons dans l'île, et sortons de doute et
d'inquiétude. Elle est trop petite pour qu'il s'y trouve une
troupe bien nombreuse, et nous sommes cinq.

-- Si vous jugez de l'astuce d'un Indien par les règles que vous
trouvez dans vos livres, ou seulement avec la sagacité d'un blanc,
vous vous tromperez souvent, et votre chevelure courra grand
risque.

OEil-de-Faucon s'interrompit un instant pour réfléchir en
examinant avec encore plus d'attention les signes qui lui
paraissaient indiquer la présence de quelques ennemis; après quoi
il ajouta:

-- S'il m'est permis de donner mon avis en cette affaire, je dirai
que nous n'avons que deux partis à prendre: le premier est de
retourner sur nos pas, et de renoncer à la poursuite des Hurons;
le...

-- Jamais! s'écria Heyward plus haut que les circonstances ne le
permettaient.

-- Bien, bien, continua le chasseur en lui faisant signe de se
modérer davantage. Je suis moi-même de votre avis: mais j'ai cru
devoir à mon expérience de vous exposer les deux alternatives. En
ce cas, il faut pousser en avant, et s'il y a des Indiens ou des
Français dans cette île, ou dans quelque autre, nous verrons qui
saura le mieux ramer. Y a-t-il de la raison dans ce que je dis,
Sagamore?

Le Mohican ne répondit qu'en laissant tomber sa rame. Comme il
était chargé de diriger le canot, ce mouvement indiqua
suffisamment son intention, et il fut si bien secondé, qu'en
quelques minutes ils arrivèrent à un point d'où ils pouvaient voir
la rive septentrionale de l'île.

-- Les voilà! dit le chasseur. Vous voyez bien clairement la fumée
à présent, et deux canots, qui plus est. Les coquins n'ont pas
encore jeté les yeux de notre côté, sans quoi nous entendrions
leur maudit cri de guerre. Allons, force de rames, mes amis, nous
sommes déjà loin d'eux, et presque hors de portée d'une balle.

Un coup de fusil l'interrompit, et la balle tomba dans l'eau à
quelques pieds du canot. D'affreux hurlements qui partirent en
même temps de l'île leur annoncèrent qu'ils étaient découverts, et
presque au même instant une troupe de sauvages, se précipitant
vers leurs canots, y montèrent à la hâte, et se mirent à leur
poursuite. À cette annonce d'une attaque prochaine, la physionomie
du chasseur et des deux Mohicans resta impassible; mais ils
appuyèrent davantage sur leurs rames, de sorte que leur petite
barque semblait voler sur les eaux comme un oiseau.

-- Tenez-les à cette distance, Sagamore, dit OEil-de-Faucon en
regardant tranquillement par-dessus son épaule, en agitant encore
sa rame; tenez-les à cette distance. Les Hurons n'ont jamais eu
dans toute leur nation un fusil qui ait une pareille portée, et je
sais le chemin que peut faire mon tueur de daims.

S'étant assuré qu'on pouvait sans lui maintenir le canot à une
distance convenable, le chasseur quitta la rame et prit sa
carabine. Trois fois il en appuya la crosse à son épaule, et trois
fois il la baissa pour dire à ses compagnons de laisser les
ennemis s'approcher un peu plus. Enfin, ses yeux ayant bien mesuré
l'espace qui l'en séparait, il parut satisfait, et plaçant sa main
gauche sous le canon de son fusil, il allait en lâcher le chien
quand une exclamation soudaine d'Uncas lui fit tourner la tête de
son côté.

-- Qu'y a-t-il donc? lui demanda-t-il. Votre hugh! vient de sauver
la vie à un Huron que je tenais au bout de ma carabine. Quelle
raison avez-vous eue pour crier ainsi?

Uncas ne lui répondit qu'en lui montrant le rivage oriental du
lac, d'où venait de partir un autre canot de guerre qui se
dirigeait vers eux en ligne droite. Le danger dans lequel ils se
trouvaient était alors trop évident pour qu'il fût besoin
d'employer la parole pour le confirmer: OEil-de-Faucon quitta sur-
le-champ son fusil pour reprendre la rame, et Chingachgook dirigea
le canot plus près de la rive occidentale, afin d'augmenter la
distance qui se trouvait entre eux et ses nouveaux ennemis
poussant des cris de fureur. Cette scène inquiétante tira Munro
lui-même de la stupeur dans laquelle ses infortunes l'avaient
plongé.

-- Gagnons la rive, dit-il avec l'air et le ton d'un soldat
intrépide; montons sur un de ces rochers, et attendons-y ces
sauvages.

-- À Dieu ne plaise que moi ou aucun de ceux qui me sont attachés
nous accordions une seconde fois quelque confiance à la bonne foi
des Français ou de leurs adhérents!

-- Celui qui veut réussir quand il a affaire aux Indiens, répliqua
OEil-de-Faucon, doit oublier sa fierté, et s'en rapporter à
l'expérience des naturels du pays. Tirez davantage du côté de la
terre, Sagamore; nous gagnons du terrain sur les coquins; mais ils
pourraient manoeuvrer de manière à nous donner de l'embarras, à la
longue.

Le chasseur ne se trompait pas; car lorsque les Hurons virent que
la ligne qu'ils suivaient les conduirait fort en arrière du canot
qu'ils cherchaient à atteindre, ils en décrivirent une plus
oblique, et bientôt les deux canots se trouvèrent voguant
parallèlement à environ cent toises de distance l'un de l'autre.
Ce fut alors une sorte de défi de vitesse, chacun des deux canots
cherchant à prendre l'avance sur l'autre, l'un pour attaquer,
l'autre pour échapper. Ce fut sans doute par suite de la nécessité
où ils étaient de ramer que les Hurons ne firent pas feu sur-le-
champ; mais ils avaient l'avantage du nombre, et les efforts de
ceux qu'ils poursuivaient ne pouvaient durer longtemps. Duncan en
ce moment vit avec inquiétude le chasseur regarder autour de lui
avec une sorte d'embarras, comme s'il eût cherché quelque nouveau
moyen pour accélérer ou assurer leur fuite.

-- Éloignez-vous encore un peu plus du soleil, Sagamore, dit OEil-
de-Faucon; je vois un de ces coquins quitter la rame, et c'est
sans doute pour prendre un fusil. Un seul membre atteint parmi
nous pourrait leur valoir nos chevelures. Encore plus à gauche,
Sagamore; mettons cette île entre eux et nous.

Cet expédient ne fut pas inutile; car, tandis qu'ils passaient sur
la gauche d'une longue île couverte de bois, les Hurons, désirant
se maintenir sur la même ligne, furent obligés de prendre la
droite. Le chasseur et ses compagnons ne négligèrent pas cet
avantage, et dès qu'ils furent hors de la portée de la vue de
leurs ennemis, ils redoublèrent des efforts qui étaient déjà
prodigieux. Les deux canots arrivèrent enfin à la pointe
septentrionale de l'île comme deux chevaux de course qui terminent
leur carrière; cependant les fugitifs étaient en avance, et les
Hurons, au lieu de décrire une ligne parallèle, les suivaient par
derrière, mais à moins de distance.

-- Vous vous êtes montré connaisseur en canots, Uncas, en
choisissant celui-ci parmi ceux que les Hurons avaient laissés
près de William-Henry, dit le chasseur en souriant et plus
satisfait de la supériorité de son esquif que de l'espoir qu'il
commençait à concevoir d'échapper aux sauvages. Les coquins ne
songent plus qu'à ramer, et au lieu de plomb et de poudre, c'est
avec des morceaux de bois plats qu'il nous faut défendre nos
chevelures.

-- Ils se préparent à faire feu, s'écria Heyward quelques instants
après, et comme ils sont en droite ligne, ils ne peuvent manquer
de bien ajuster.

-- Cachez-vous au fond du canot avec le colonel, dit le chasseur.

-- Ce serait donner un bien mauvais exemple, répondit Heyward en
souriant, si nous nous cachions à l'instant du danger.

-- Seigneur Dieu! s'écria OEil-de-Faucon, voila bien le courage
d'un blanc! mais de même que beaucoup de ses actions, il n'est pas
fondé en raison. Croyez-vous que le Sagamore, qu'Uncas, que moi-
même, qui suis un homme de sang pur, nous hésiterions à nous
mettre à couvert dans une circonstance où il n'y aurait aucune
utilité à nous montrer? Et pourquoi donc les Français ont-ils
entouré Québec de fortifications, s'il faut toujours combattre
dans des clairières?

-- Tout ce que vous dites peut être vrai, mon digne ami, répliqua
Heyward; mais nos usages ne nous permettent pas de faire ce que
vous nous conseillez.

Une décharge des Hurons interrompit la conversation, et tandis que
les balles sifflaient à ses oreilles, Duncan vit Uncas tourner la
tête pour savoir ce qu'il devenait ainsi que Munro. Il fut même
obligé de reconnaître que, malgré la proximité des ennemis et le
danger qu'il courait lui-même, la physionomie du jeune guerrier ne
portait les traces d'aucune autre émotion que l'étonnement de voir
des hommes s'exposer volontairement à un péril inutile.

Chingachgook connaissait probablement mieux les idées des blancs à
ce sujet, car il ne fit pas un seul mouvement, et continua à
s'occuper exclusivement de diriger la course du canot. Une balle
frappa la rame qu'il tenait, à l'instant où il la levait, la lui
fit tomber des mains, et la jeta à quelques pieds en avant dans le
lac. Un cri de joie s'éleva parmi les Hurons, qui rechargeaient
leurs fusils. Uncas décrivit un arc dans l'eau avec sa rame, et,
par ce mouvement, faisant passer le canot près de celle de son
père qui flottait sur la surface, celui-ci la reprit, et la
brandissant au-dessus de sa tête en signe de triomphe, il poussa
le cri de guerre des Mohicans, et ne songea plus qu'à accélérer la
marche du frêle esquif.

Les cris -- Le Grand-Serpent! la Longue-Carabine! le Cerf-Agile!
partirent à la fois des canots qui les poursuivaient, et
semblèrent animer d'une nouvelle ardeur les sauvages qui les
remplissaient. Le chasseur, tout en ramant vigoureusement de la
main droite, saisit son tueur de daims de la gauche, et releva au-
dessus de sa tête en le brandissant comme pour narguer les
ennemis. Les Hurons répondirent à cette insulte, d'abord par des
hurlements de fureur, et presque au même instant par une seconde
décharge de leurs mousquets. Une balle perça le bord du canot; et
l'on entendit les autres tomber dans l'eau à peu de distance. On
n'aurait pu découvrir en ce moment critique aucune trace d'émotion
sur le visage des deux Mohicans; leurs traits n'exprimaient ni
crainte ni espérance; leur rame était le seul objet qui parût les
occuper. OEil-de-Faucon tourna la tête vers Heyward et lui dit en
souriant:

-- Les oreilles des coquins aiment à entendre le bruit de leurs
fusils; mais il n'y a point parmi les Mingos un oeil qui soit
capable de bien ajuster dans un canot qui danse sur l'eau. Vous
voyez que les chiens de démons ont été obligés de diminuer le
nombre de leurs rameurs pour pouvoir charger et tirer, et en
calculant au plus bas, nous avançons de trois pieds pendant qu'ils
en font deux.

Heyward, qui ne se piquait pas de si bien calculer les degrés de
vitesse relative des deux canots, n'était pas tout à fait aussi
tranquille que ses compagnons; cependant il reconnut bientôt que,
grâce aux efforts et à la dextérité de ceux-ci, et à la soif du
sang qui tourmentait les autres, ils avaient véritablement gagné
quelque chose sur leurs ennemis.

Les Hurons firent feu une troisième fois, et une balle toucha la
rame du chasseur à vingt lignes de sa main.

-- À merveille! dit-il après avoir examiné avec attention
l'endroit que la balle avait frappé; elle n'aurait pas entamé la
peau d'un enfant, bien moins encore celle de gens endurcis par les
fatigues, comme nous le sommes. Maintenant, major, si vous voulez
remuer cette rame, mon tueur de daims ne sera pas fâché de prendre
part à la conversation.

Duncan saisit la rame, et s'en servit avec une ardeur qui suppléa
à ce qui pouvait lui manquer du côté de l'expérience. Cependant le
chasseur avait pris son fusil, et après en avoir renouvelé
l'amorce, il coucha en joue un Huron, qui se disposait de son côté
à tirer. Le coup partit, et le sauvage tomba à la renverse,
laissant échapper son fusil dans l'eau. Il se releva pourtant
presque au même instant; mais ses mouvements et ses gestes
prouvaient qu'il était grièvement blessé. Ses camarades,
abandonnant leurs rames, s'attroupèrent autour de lui, et les
trois canots devinrent stationnaires.

Chingachgook et Uncas profitèrent de ce moment de relâche pour
reprendre haleine; mais Duncan continua à ramer avec le zèle le
plus constant. Le père et le fils jetèrent l'un sur l'autre un
coup d'oeil d'un air calme, mais plein d'intérêt. Chacun d'eux
voulait savoir si l'autre n'avait pas été blessé par le feu des
Hurons, car ils savaient tous deux que dans un pareil moment ni
l'un ni l'autre n'aurait fait connaître cet accident par une
plainte ou une exclamation de douleur. Quelques gouttes de sang
coulaient de l'épaule du Sagamore, et celui-ci, voyant que les
yeux d'Uncas y étaient attachés avec inquiétude, prit de l'eau
dans le creux de sa main pour laver la blessure, se contentant de
lui prouver ainsi que la balle n'avait fait qu'effleurer la peau
en passant.

-- Doucement, major, plus doucement! dit le chasseur après avoir
rechargé sa carabine. Nous sommes déjà un peu trop loin pour qu'un
fusil puisse bien faire son devoir. Vous voyez que ces coquins
sont à tenir conseil; laissons-les venir à portée: on peut se fier
à mon oeil en pareil cas. Je veux les promener jusqu'au bout de
l'Horican, en les maintenant à une distance d'où je vous garantis
que pas une de leurs balles ne nous fera plus de mal qu'une
égratignure tout au plus, tandis que mon tueur de daims en abattra
un deux fois sur trois.

-- Vous oubliez ce qui doit nous occuper le plus, répondit Heyward
en remuant la rame avec un nouveau courage. Pour l'amour du ciel,
profitons de notre avantage, et mettons plus de distance entre
nous et nos ennemis.

-- Songez à mes enfants! s'écria Munro d'une voix étouffée, et au
désespoir d'un père! Rendez-moi mes enfants!

Une longue habitude de déférence aux ordres de ses supérieurs
avait appris au chasseur la vertu de l'obéissance. Jetant un
regard de regret vers les canots ennemis, il déposa son fusil dans
le fond de l'esquif; et prit la place de Duncan, dont les forces
commençaient à s'épuiser. Ses efforts furent secondés par ceux des
Mohicans, et quelques minutes mirent un tel intervalle entre les
Hurons et eux, que Duncan en respira plus librement, et se flatta
de pouvoir arriver au but de tous ses désirs.

Le lac prenait en cet endroit une largeur beaucoup plus
considérable, et la rive dont ils étaient peu éloignés continuait
encore à être bordée par de hautes montagnes escarpées. Mais il
s'y trouvait peu d'îles, et il était facile de les éviter. Les
coups de rames bien mesurés se succédaient sans interruption, et
les rameurs montraient autant de sang-froid que s'ils venaient de
disputer le prix d'une course sur l'eau.

Au lieu de côtoyer la rive occidentale, sur laquelle il fallait
qu'ils descendissent, le prudent Mohican dirigea sa course vers
ces montagnes, derrière lesquelles on savait que Montcalm avait
conduit son armée dans la forteresse redoutable de Ticonderoga.
Comme les Hurons paraissaient avoir renoncé à les poursuivre, il
n'existait pas de motif apparent pour cet excès de précaution.
Cependant ils continuèrent pendant plusieurs heures à suivre la
même direction, et ils arrivèrent enfin dans une petite baie, sur
la rive septentrionale du lac: les cinq navigateurs descendirent à
terre, et le canot fut retiré sur le sable. OEil-de-Faucon et
Heyward montèrent sur une hauteur voisine, et le premier, après
avoir considéré avec attention pendant quelques minutes les eaux
limpides du lac, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, fit
remarquer à Heyward un point noir, placé à la hauteur d'un grand
promontoire, à plusieurs milles de distance.

-- Le voyez-vous? lui demanda-t-il, et si vous le voyez, votre
expérience d'homme blanc et votre science dans les livres vous
apprendraient-elles ce que ce peut être, si vous étiez seul à
trouver votre chemin dans ce désert?

-- À cette distance, je le prendrais pour quelque oiseau
aquatique, si c'est un être animé.

-- C'est un canot de bonne écorce de bouleau, et sur lequel se
trouvent de rusés Mingos qui ont soif de notre sang. Quoique la
Providence ait donné aux habitants des bois de meilleurs yeux qu'à
ceux qui vivent dans des pays peuplés, et qui n'ont pas besoin
d'une si bonne vue, cependant il n'y a pas de sauvages assez
clairvoyants pour apercevoir tous les dangers qui nous environnent
en ce moment. Les coquins font semblant de ne songer qu'à leur
souper; mais dès que le soleil sera couché, ils seront sur notre
piste comme les plus fins limiers. Il faut leur donner le change,
ou nous ne réussirons pas dans notre poursuite, et le Renard-
Subtil nous échappera. Ces lacs sont quelquefois utiles,
particulièrement quand le gibier se jette à l'eau, ajouta le
chasseur en regardant autour de lui avec une légère expression
d'inquiétude, mais ils ne mettent pas à couvert, à moins que ce ne
soient les poissons. Dieu sait ce que deviendrait le pays si les
établissements des blancs s'étendaient jusqu'au delà des deux
rivières. La chasse et la guerre perdraient tout leur charme.

-- Fort bien; mais ne perdons pas un instant sans nécessité
absolue.

-- Je n'aime pas beaucoup cette fumée que vous voyez s'élever tout
doucement le long de ce rocher, derrière le canot. Je réponds
qu'il y a d'autres yeux que les nôtres qui la voient, et qu'ils
savent ce qu'elle veut dire. Mais les paroles ne peuvent remédier
à rien, et il est temps d'agir.

OEil-de-Faucon descendit de l'éminence sur laquelle il était avec
le major, en ayant l'air de réfléchir profondément; et ayant
rejoint ses compagnons, qui étaient restés sur le rivage, il leur
fit part du résultat de ses observations en langue delaware, et il
s'ensuivit une courte et sérieuse consultation. Dès qu'elle fut
terminée, on exécuta sur-le-champ ce qui venait d'être résolu.

Le canot, qu'on avait tiré sur le sable, fut porté sur les
épaules, et la petite troupe entra dans le bois, en ayant soin de
laisser des marques très visibles de son passage. Ils
rencontrèrent une petite rivière qu'ils traversèrent, et
trouvèrent à peu de distance un grand rocher nu et stérile, et sur
lequel ceux qui auraient voulu suivre leurs traces n'auraient pu
espérer de voir les marques de leurs pas. Là ils s'arrêtèrent et
retournèrent sur leurs pas jusqu'à la rivière, en ayant soin de
marcher à reculons. Elle pouvait porter leur canot, et y étant
montés, ils la descendirent jusqu'à son embouchure, et rentrèrent
ainsi dans le lac. Un rocher qui s'y avançait considérablement,
empêchait heureusement que cet endroit pût être aperçu du
promontoire, près duquel ils avaient vu un des canots des Hurons,
et la forêt s'étendant jusqu'au rivage, il paraissait impossible
qu'ils fussent découverts de si loin. Ils profitèrent de ces
avantages pour côtoyer la rivière en silence, et quand les arbres
furent sur le point de leur manquer, OEil-de-Faucon déclara qu'il
croyait prudent de débarquer de nouveau.

La halte dura jusqu'au crépuscule. Ils remontèrent alors dans leur
canot, et favorisés par les ténèbres, ils firent force de rames
pour gagner la côte occidentale. Cette côte était hérissée de
hautes montagnes, qui semblaient serrées les unes contre les
autres; cependant l'oeil exercé de Chingachgook y distingua un
petit havre, dans lequel il conduisit, le canot avec toute
l'adresse d'un pilote expérimenté.

La barque fut encore tirée sur le rivage, et transportée jusqu'à
une certaine distance dans l'intérieur du bois, où elle fut cachée
avec soin sous un amas de broussailles. Chacun prit ses armes et
ses munitions, et le chasseur annonça à Munro et à Heyward que ses
deux compagnons et lui étaient maintenant prêts à commencer leurs
recherches.

Chapitre XXI

Si vous trouvez là un homme, il mourra de la mort d'un prince.

Shakespeare.

Nos cinq voyageurs étaient arrivés au bord d'une contrée qui, même
encore aujourd'hui, est moins connue des habitants des États-Unis
que les déserts de l'Arabie et les steppes de la Tartarie. C'est
le district stérile et montagneux qui sépare les eaux tributaires
du Champlain de celles qui vont se jeter dans l'Hudson, le Mohawk
et le Saint-Laurent. Depuis l'époque où se sont passés les
événements que nous rapportons, l'esprit actif du pays l'a entouré
d'une ceinture d'établissements riches et florissants; mais on ne
connaît encore que le chasseur et l'Indien qui pénètrent dans son
enceinte inculte et sauvage.

OEil-de-Faucon et les Mohicans ayant traversé plus d'une fois les
montagnes et les vallées de ce vaste désert, n'hésitèrent pas à se
plonger dans la profondeur des bois avec l'assurance de gens
habitués aux privations. Pendant plusieurs heures ils continuèrent
leur marche, tantôt guidés par une étoile, tantôt suivant le cours
de quelque rivière. Enfin le chasseur proposa une halte, et après
s'être consulté avec les Indiens, ils allumèrent du feu et firent
leurs préparatifs d'usage pour passer le reste de la nuit.

Imitant l'exemple de leurs compagnons plus expérimentés à cet
égard, et se livrant à la même confiance, Munro et Duncan
s'endormirent sans crainte, sinon sans inquiétude. Le soleil avait
dissipé les brouillards, et répandait une brillante clarté dans la
forêt, quand les voyageurs se remirent en marche le lendemain.

Après avoir fait quelques milles, OEil-de-Faucon, qui était
toujours en tête, commença à s'avancer avec plus de lenteur et
d'attention. Il s'arrêtait souvent pour examiner les arbres et les
broussailles, et il ne traversait pas un ruisseau sans examiner la
vitesse de son cours, la profondeur et la couleur de ses eaux. Se
méfiant de son propre jugement, il interrogeait souvent
Chingachgook, et avait avec lui une courte discussion. Pendant la
dernière de ces conférences, Heyward remarqua que le jeune Uncas
écoutait en silence, sans se permettre une réflexion, quoiqu'il
parût prendre grand intérêt à l'entretien. Il était fortement
tenté de s'adresser au jeune Indien, pour lui demander s'il
pensait qu'ils fussent bien avancés vers le but de leur voyage;
mais il n'en fit rien, parce qu'il supposa que, de même que lui,
il s'en rapportait à l'intelligence et à la sagacité de son père
et du chasseur. Enfin celui-ci adressa lui-même la parole au
major, et lui expliqua l'embarras dans lequel il se trouvait.

-- Quand j'eus remarqué que les traces de Magua conduisaient vers
le nord, dit-il, il ne fallait pas le jugement de bien longues
années pour en conclure qu'il suivrait les vallées, et qu'il se
tiendrait entre les eaux de l'Hudson et celles de l'Horican
jusqu'à ce qu'il arrivât aux sources des rivières du Canada, qui
le conduiraient dans le coeur du pays occupé par les Français.
Cependant nous voici à peu de distance du Scaroon[58], et nous
n'avons pas encore trouvé une seule marque de son passage! La
nature humaine est sujette à se tromper, et il est possible que
nous ne soyons pas sur la bonne piste.

-- Que le ciel nous préserve d'une telle erreur! s'écria Duncan.
Retournons sur nos pas, et examinons le terrain avec plus
d'attention. Uncas n'a-t-il pas quelque conseil à nous donner,
dans un tel embarras?

Le jeune Mohican jeta un regard rapide sur son père; mais,
reprenant aussitôt son air réservé, il continua à garder le
silence. Chingachgook avait remarqué son coup d'oeil, et lui
faisant un signe de la main, il lui dit de parler.

Dès que cette permission lui eut été accordée, ses traits, naguère
si paisibles, éprouvèrent un changement soudain et brillèrent de
joie et d'intelligence. Bondissant avec la légèreté, d'un daim, il
courut vers une petite hauteur, qui n'était qu'à une centaine de
pas en avant, et s'arrêta avec un air de triomphe sur un endroit
où la terre semblait avoir été entamée par le passage de quelque
animal. Tous les yeux suivaient avec attention chacun de ses
mouvements, et l'on voyait un gage de succès dans les traits
animés et satisfaits du jeune Indien.

-- Ce sont leurs traces! s'écria le chasseur en arrivant près
d'Uncas; le jeune homme a une intelligence précoce et une vue
excellente pour son âge!

-- Il est bien extraordinaire qu'il ne nous ait pas informés plus
tôt de sa découverte, dit Duncan.

-- Il aurait été encore bien plus étonnant qu'il eût parlé sans
ordre, répondit OEil-de-Faucon. Non, non. Vos jeunes blancs, qui
prennent dans les livres tout ce qu'ils savent, peuvent s'imaginer
que leurs connaissances, de même que leurs jambes, vont plus vite
que celles de leurs pères; mais le jeune Indien, qui ne reçoit que
les leçons de l'expérience, apprend à connaître le prix des
années, et respecte la vieillesse.

-- Voyez! dit Uncas en montrant les marques de différents pieds,
toutes du côté du nord; la chevelure brune s'avance du côté du
froid.

-- Jamais limier n'a trouvé une plus belle piste, dit le chasseur
en se mettant en marche sur la route tracée par les signes qu'il
apercevait. Nous sommes favorisés, grandement favorisés par la
Providence, et nous pouvons les suivre le nez en l'air. Voilà
encore les pas des deux animaux qui ont un trot si singulier. Ce
Huron voyage en général blanc! il est frappé de folie et
d'aveuglement!

Et se tournant en arrière en riant:

-- Sagamore, ajouta-t-il, cherchez si vous ne verrez pas de traces
de roues; car sans doute nous verrons bientôt l'insensé voyager en
équipage, et cela quand il a sur les talons les meilleurs yeux du
pays!

L'air de satisfaction du chasseur, l'ardeur joyeuse d'Uncas,
l'expression calme et tranquille de son père, et le succès
inespéré qu'on venait d'obtenir dans une poursuite pendant
laquelle on avait déjà parcouru plus de quarante milles, tout
concourut à rendre l'espérance à Munro et au major. Ils marchaient
à grands pas, et avec la même confiance que des voyageurs qui
auraient suivi une grande route. Si un rocher, un ruisseau, un
terrain plus dur que de coutume interrompaient la chaîne des
traces qu'ils suivaient, les yeux exercés du chasseur ou des deux
Mohicans les retrouvaient à peu de distance, et rarement ils
étaient obligés de s'arrêter un instant. D'ailleurs, leur marche
était plus assurée par la certitude qu'ils venaient d'acquérir que
Magua avait jugé à propos de voyager à travers les vallées,
circonstance qui ne leur laissait aucun doute sur la direction
qu'ils devaient suivre.

Le Renard-Subtil n'avait pourtant pas tout à fait négligé les
ruses auxquelles les Indiens ne manquent jamais d'avoir recours
lorsqu'ils font retraite devant un ennemi. De fausses traces,
laissées à dessein, se rencontraient souvent, toutes les fois
qu'un ruisseau ou la nature du terrain le permettait; mais ceux
qui le poursuivaient s'y laissaient rarement tromper, et lorsqu'il
leur arrivait de prendre le change, ils le reconnaissaient
toujours avant d'avoir perdu beaucoup de temps et fait bien du
chemin sur ces traces trompeuses.

Vers le milieu de l'après-midi, ils avaient traversé le Scaroon et
ils se dirigeaient vers le soleil qui commençait à descendre vers
l'horizon. Ayant franchi une étroite vallée arrosée par un petit
ruisseau, ils se trouvèrent dans un endroit où il était évident
que le Renard avait fait une halte avec ses prisonnières. Des
tisons à demi brûlés prouvaient qu'on y avait allumé un grand feu;
les restes d'un daim étaient encore à peu de distance; et l'herbe
tondue de près autour des deux arbres démontrait que les chevaux y
avaient été attachés. Heyward découvrit à quelques pas un beau
buisson près duquel l'herbe était foulée; il contempla avec
émotion le lieu où il supposait qu'Alice et Cora s'étaient
reposées. Mais quoique cet endroit offrît de toutes parts les
traces laissées tant par les hommes que par les animaux, celles
des premiers cessaient tout à coup, et ne conduisaient pas plus
loin.

Il était facile de suivre les traces des deux chevaux; mais ils
semblaient avoir erré au hasard, sans guides, et suivant que leur
instinct les avait dirigés en cherchant leur pâture. Enfin Uncas
trouva leurs traces récentes. Avant de les suivre, il fit part de
sa découverte à ses compagnons, et tandis qu'ils étaient encore à
se consulter sur cette circonstance singulière, le jeune Indien
reparut avec les deux chevaux, dont les selles, les harnais et
tout l'équipement étaient brisés et souillés, comme s'ils avaient
été abandonnés à eux-mêmes depuis plusieurs jours.

-- Que peut signifier cela? demanda Heyward en pâlissant et en
jetant les yeux autour de lui en frémissant, comme s'il eût craint
que les buissons et les broussailles ne fussent sur le point de
lui dévoiler quelque horrible secret.

-- Cela signifie que nous sommes déjà presque au bout de notre
course et que nous nous trouvons en pays ennemi, répondit le
chasseur. Si le coquin avait été serré de près, et que les jeunes
dames n'eussent pas eu de chevaux pour le suivre assez vite, il
aurait bien pu se faire qu'il n'eût emporté d'elles que leurs
chevelures; mais ne croyant pas avoir d'ennemis sur les talons, et
ayant d'aussi bonnes montures que celles-ci, je réponds qu'il ne
leur a pas retiré un seul cheveu de la tête. Je lis dans vos
pensées, major, et c'est une honte pour notre couleur que vous
ayez sujet de penser ainsi; mais celui qui croit que même un Mingo
maltraiterait une femme qui serait en son pouvoir, à moins que ce
ne fût pour lui donner un coup de tomahawk, ne connaît rien à la
nature des Indiens ni à la vie qu'ils mènent dans leurs bois. Mais
j'ai entendu dire que les Indiens amis des Français sont descendus
dans ces bois pour y chercher l'élan, et en ce cas nous ne devons
pas être à une très grande distance de leur camp. Et pourquoi n'y
viendraient-ils pas? que risquent-ils? Il n'y a pas de jour où
l'on ne puisse entendre matin et soir, dans ces montagnes, le
bruit des canons de Ty; car les Français élèvent une nouvelle
ligne de forts entre les provinces du roi et le Canada. Au surplus
il est certain que voilà les deux chevaux; mais que sont devenus
ceux qui les conduisaient? il faut absolument que nous découvrions
leurs traces.

OEil-de-Faucon et les Mohicans s'appliquèrent sérieusement à cette
tâche. Un cercle imaginaire de quelques centaines de pieds fut
tracé autour de l'endroit où le Renard avait fait une halte, et
chacun d'eux se chargea d'en examiner une section: cet examen ne
fut pourtant d'aucune utilité. Les impressions de pied se
montrèrent en grand nombre; mais elles paraissaient avoir été
faites par des gens qui allaient çà et là sans intention de
s'éloigner. Tous trois firent ensemble ensuite le tour de cette
circonférence, et enfin ils allèrent rejoindre leurs deux
compagnons blancs sans avoir trouvé un seul indice qui indiquât le
départ de ceux qui s'étaient arrêtés en ce lieu.

-- Une telle malice est inspirée par le diable! s'écria le
chasseur un peu déconcerté. Sagamore, il faut que nous fassions de
nouvelles recherches en partant de cette petite source, et que
nous examinions le terrain pouce à pouce. Il ne faut pas que ce
chien de Huron aille se vanter à ses camarades d'avoir un pied qui
ne laisse aucun vestige.

Il joignit l'exemple à ses discours, et ses deux compagnons et
lui, animés d'une nouvelle ardeur, ne laissèrent pas une branche
sèche, pas une feuille, sans la déranger et examiner la place
qu'elle couvrait; car ils savaient que l'astuce et la patience des
Indiens allaient quelquefois jusqu'à s'arrêter à chaque pas pour
cacher ainsi celui qu'ils venaient de faire. Cependant, malgré ce
soin minutieux, ils ne purent rien découvrir.

Enfin Uncas, qui, avec son activité ordinaire, avait le premier
terminé sa tâche, s'imagina d'établir une petite digue avec des
pierres et de la terre en travers du ruisseau qui sortait de la
source dont nous avons déjà parlé. Par ce moyen il arrêta le cours
de l'eau, qui fut obligée de chercher un autre chemin pour
s'écouler. Dès que le lit fut à sec, il se pencha pour l'examiner
avec attention, et le cri hugh! qui lui échappa, annonça le succès
qu'il venait d'obtenir. Toute la petite troupe se réunit à
l'instant autour de lui, et Uncas montra sur le sable fin et
humide qui en composait le fond plusieurs empreintes de mocassin
parfaitement tracées, mais toutes semblables.

-- Ce jeune homme sera l'honneur de sa nation, s'écria OEil-de-
Faucon regardant ces traces avec la même admiration qu'un
naturaliste accorderait aux ossements d'un mammouth ou d'un
kracken[59]; oui, il sera une épine dans les côtes des Hurons.
Cependant ces marques n'ont pas été faites par le pied d'un
Indien; elles sont trop appuyées sur le talon, et puis un pied si
long et si large et carré par le bout... Ah! Uncas, courez me
chercher la mesure du pied du chanteur; vous en trouverez une
superbe empreinte au pied du rocher qui est en face de nous.

Pendant qu'Uncas exécutait sa commission, son père et le chasseur
restèrent à contempler ces traces; et lorsque le jeune Indien fut
de retour, les mesures s'accordèrent parfaitement. OEil-de-Faucon
prononça donc très affirmativement que les marques qu'ils avaient
sous les yeux avaient été produites par le pied de David.

-- Je sais tout maintenant, ajouta-t-il, aussi bien que si j'avais
tenu conseil avec Magua. Le chanteur étant un homme qui n'a de
talent que dans le gosier et dans les pieds, on lui a fait mettre
une seconde fois des mocassins; on l'a fait marcher le premier, et
ceux qui le suivaient ont eu soin de mettre le pied sur les mêmes
pas que lui; ce qui n'était pas bien difficile, l'eau étant claire
et peu profonde.

-- Mais, s'écria Duncan, je ne vois aucune trace qui indique la
marche de...

-- Des deux jeunes dames? dit le chasseur. Le coquin aura trouvé
quelque moyen pour les porter jusqu'à ce qu'il ait cru qu'il
n'avait plus rien à craindre. Je gagerais ma vie que nous
retrouverons les marques de leurs jolis petits pieds avant que
nous soyons bien loin.

On se remit en marche, en suivant le cours du ruisseau, dans le
lit duquel on voyait toujours les mêmes impressions. L'eau ne
tarda pas à y rentrer; mais étant bien assurés de la direction de
la marche du Huron, ils côtoyèrent les deux rives de l'eau, en se
bornant à les examiner avec grande attention, afin de reconnaître
l'endroit où il avait quitté l'eau pour reprendre terre.

Après avoir fait ainsi plus d'un demi-mille, ils arrivèrent à un
endroit où le ruisseau faisait un coude au pied d'un grand rocher
aride dont toute la surface n'offrait ni terre ni végétation. Là
nos voyageurs s'arrêtèrent pour délibérer; car il n'était pas
facile de savoir si le Huron et ceux qui le suivaient avaient
traversé cette montagne qui ne pouvait recevoir aucune empreinte,
ou s'ils avaient continué à marcher dans le ruisseau.

Ils se trouvèrent bien d'avoir pris ce parti, car pendant que
Chingachgook et OEil-de-Faucon raisonnaient sur des probabilités,
Uncas, qui cherchait des certitudes, examinait les environs du
rocher, et il trouva bientôt sur une touffe de mousse la marque du
pas d'un Indien qui y avait sans doute marché par inadvertance:
remarquant que la pointe du pied était dirigée vers un bois
voisin, il y courut à l'instant, et là il retrouva toutes les
traces, aussi distinctes, aussi bien marquées que celles qui les
avaient conduits jusqu'à la source qu'ils venaient de quitter. Un
second hugh! annonça cette découverte à ses compagnons, et mit fin
à leur délibération.

-- Oui, oui, dit le chasseur, c'est le jugement d'un Indien qui a
présidé à tout cela, et il y en avait assez pour aveugler des yeux
blancs.

-- Nous mettrons-nous en marche? demanda Heyward.

-- Doucement! doucement! répondit OEil-de-Faucon; nous connaissons
le chemin, mais il est bon d'examiner les choses à fond. C'est là
ma doctrine, major; il ne faut jamais négliger les moyens
d'apprendre à lire dans le livre que la Providence nous ouvre, et
qui vaut mieux que tous les vôtres. Tout est maintenant clair à
mes yeux, une seule chose exceptée; comment le coquin est-il venu
à bout de faire passer les deux jeunes dames tout le long du
ruisseau, depuis la source jusqu'au rocher? car je dois convenir
qu'un Huron est trop fier pour les avoir forcées à mettre les
pieds dans l'eau.

-- Cela pourrait-il vous aider à expliquer la difficulté? demanda
Heyward en lui montrant quelques branches récemment coupées, près
desquelles on en voyait de plus petites et de plus flexibles qui
semblaient avoir servi de liens, et qu'on avait jetées à l'entrée
du bois.

-- C'est cela même! s'écria le chasseur d'un air satisfait, et il
ne manque plus rien à présent. Ils ont fait une espèce de litière
ou de hamac avec des branches, et ils s'en sont débarrassés quand
ils n'en ont plus eu besoin. Tout est expliqué; mais je parierais
qu'ils ont mis bien du temps à imaginer tous ces moyens de cacher
leur marche; au surplus, j'ai vu des Indiens y passer une journée
entière, et ne pas mieux réussir. Eh bien! nous avons ici trois
paires de mocassins et deux paires de petits pieds. N'est-il pas
étonnant que de faibles créatures puissent se soutenir sur de si
petits membres! Uncas, passez-moi votre courroie, que je mesure le
plus petit, celui de la chevelure blonde. De par le ciel, c'est le
pied d'un enfant de huit ans! et cependant les deux jeunes dames
sont grandes et bien faites. Il faut en convenir, et celui de nous
qui est le mieux partagé et le plus content de son partage doit
l'avouer, la Providence est quelquefois partiale dans ses dons;
mais elle a sans doute de bonnes raisons pour cela.

-- Mes pauvres filles sont hors d'état de supporter de pareilles
fatigues! s'écria Munro en regardant avec une tendresse paternelle
les traces que leurs pieds avaient laissées. Elles auront péri de
lassitude dans quelque coin de ce désert!

-- Non, non, dit le chasseur en secouant lentement la tête, il n'y
a rien à craindre à ce sujet. Il est aisé de voir ici que, quoique
les enjambées soient courtes, la marche est ferme et le pied
léger. Voyez cette marque; à peine le talon a-t-il appuyé pour la
former; et ici la chevelure noire a sauté pour éviter cette grosse
racine. Non, non, autant que j'en puis juger, ni l'une ni l'autre
ne risquait de rester en chemin faute de forces. Quant au
chanteur, c'est une autre affaire; il commençait à avoir mal aux
pieds et à être las. Vous voyez qu'il glissait souvent, que sa
marche est lourde et mal assurée. On dirait qu'il marchait avec
des souliers pour la neige. Oui, oui, un homme qui ne songe qu'à
son gosier ne peut s'entretenir convenablement les jambes.

C'était avec de pareils raisonnements que le chasseur expérimenté
arrivait à la vérité presque avec une certitude et une précision
miraculeuse. Son assurance rendit un certain degré de confiance et
d'espoir à Munro et à Heyward, et, rassurés par des inductions qui
étaient aussi simples que naturelles, ils s'arrêtèrent pour faire
une courte halte et prendre un léger repas avec leurs guides.

Dès que ce repas fait à la hâte fut terminé, le chasseur jeta un
coup d'oeil vers le soleil couchant, et se remit en marche avec
tant de rapidité, que le colonel et le major ne pouvaient le
suivre que très difficilement.

Ils marchaient alors le long du ruisseau, dont il a déjà été
parlé; et comme les Hurons avaient cru pouvoir cesser de prendre
des précautions pour cacher leur marche, la course de ceux qui les
poursuivaient n'était plus retardée par les délais causés par
l'incertitude. Cependant, avant qu'une heure se fut écoulée, le
pas d'OEil-de-Faucon se ralentit sensiblement; au lieu de marcher
en avant avec hardiesse et sans hésiter, on le voyait sans cesse
tourner la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, comme s'il eût
soupçonné le voisinage de quelque danger. Enfin, il s'arrêta, et
attendit que tous ses compagnons l'eussent rejoint.

-- Je sens les Hurons, dit-il en s'adressant aux Mohicans; je vois
le ciel qui se couvre là-bas à travers le haut des arbres; ce doit
être une grande clairière, et les coquins peuvent y avoir établi
leur camp. Sagamore, allez sur les montagnes à droite; Uncas
montera sur celles qui bordent le ruisseau, et moi je continuerai
à suivre la piste. Celui qui apercevra quelque chose en donnera
avis aux autres par trois cris de corbeau. Je viens de voir
plusieurs de ces oiseaux voler au-dessus de ce chêne mort, et
c'est encore un signe qu'il y a un camp d'Indiens dans les
environs.

Les Mohicans partirent chacun de leur côté, sans juger nécessaire
de lui rien répondre, et le chasseur continua à marcher avec les
deux officiers. Heyward doubla le pas pour se placer à côté de son
guide, empressé de voir le plus tôt possible ces ennemis qu'il
avait poursuivis avec tant d'inquiétude et de fatigue. Bientôt son
compagnon lui dit de se retirer sur la lisière du bois, qui était
entouré d'une bordure de buissons épais, et de l'y attendre.
Duncan lui obéit, et se trouva au bout de quelques minutes sur une
petite hauteur d'où il dominait sur une scène qui lui parut aussi
extraordinaire que nouvelle.

Sur un espace de terrain très considérable, tous les arbres
avaient été abattus, et la lumière d'une belle soirée d'été,
tombant sur cette grande clairière, formait un contraste
éblouissant avec le jour sombre qui règne toujours dans une forêt.
À peu de distance de l'endroit où était alors Duncan, le ruisseau
formait un petit lac dans un vallon resserré entre deux montagnes.
L'eau sortait ensuite de ce bassin par une pente si douce et si
régulière, qu'elle semblait l'ouvrage de la main de l'homme plutôt
que celui de la nature. Plusieurs centaines de petites habitations
en terre s'élevaient sur les bords de ce lac, et sortaient même du
sein des eaux, qu'on aurait dit s'être répandues au delà des
limites ordinaires. Leurs toits arrondis, admirablement calculés
pour servir de défense contre les éléments, annonçaient plus
d'industrie et de prévoyance qu'on n'en trouve ordinairement dans
les habitations que construisent les naturels de ce pays, surtout
celles qui ne sont destinées qu'à leur servir de demeure
temporaire pendant les saisons de la chasse et de la pêche. Du
moins, tel fut le jugement qu'il en porta.

Il contemplait ce spectacle depuis quelques minutes, quand il vit
plusieurs hommes, à ce qu'il lui parut, s'avançant vers lui en
marchant sur les mains et sur les pieds, et en traînant après eux
quelque chose de lourd, peut-être quelque instrument de guerre qui
lui était inconnu. Au même instant, plusieurs têtes noirâtres se
montrèrent à la porte de quelques habitations, et bientôt les
bords du lac furent couverts d'une multitude d'êtres allant et
venant dans tous les sens, toujours en rampant, mais qui
marchaient avec une telle célérité et qui échappaient si
promptement à sa vue, cachés tantôt par les arbres, tantôt par les
habitations, qu'il lui fut impossible de reconnaître quelles
étaient leur occupation ou leurs intentions.

Alarmé de ces mouvements suspects et inexplicables, il était sur
le point d'essayer d'imiter le cri du corbeau pour appeler à lui
ses compagnons, quand un bruit soudain, qu'il entendit dans les
broussailles, lui fit tourner la tête d'un autre côté.

Il tressaillit et recula involontairement en arrière; mais, à
l'aspect d'un être qui lui parut être un Indien, au lieu de donner
un signal d'alarme qui probablement mal imité aurait pu lui
devenir funeste à lui-même, il resta immobile derrière un buisson,
et surveilla avec attention la conduite de ce nouvel arrivé.

Un moment d'attention suffit pour l'assurer qu'il n'avait pas été
aperçu. L'Indien, de même que lui, semblait entièrement occupé à
contempler les petites habitations à toit rond du village et les
mouvements vifs et rapides de ses habitants. Il était impossible
de découvrir l'expression de ses traits sous le masque grotesque
de peinture dont son visage était couvert, et cependant elle avait
un air de mélancolie plutôt que de férocité. Il avait les cheveux
rasés suivant l'usage, si ce n'est sur le sommet de la tête, où
trois ou quatre vieilles plumes de faucon étaient attachées à la
portion de la chevelure en cet endroit. Une pièce de calicot en
grande partie usée lui couvrait à peine la moitié du corps, dont
la partie inférieure n'avait pour tout vêtement qu'une chemise
ordinaire, dans les manches de laquelle ses jambes et ses cuisses
étaient passées. Le bas de ses jambes était nu et déchiré par les
ronces; mais ses pieds étaient couverts d'une bonne paire de
mocassins de peau d'ours. En dernier résultat, l'extérieur de cet
individu était misérable.

Duncan examinait encore son voisin avec curiosité, quand le
chasseur arriva à côté de lui en silence et avec précaution.

-- Vous voyez, lui dit le major d'une voix très basse, que nous
avons atteint leur établissement ou leur camp, et voici un sauvage
dont la position paraît devoir nous gêner dans notre marche.

OEil-de-Faucon tressaillit, et leva son fusil sans bruit, tandis
que ses yeux suivaient la direction du doigt de Duncan. Allongeant
alors le cou comme pour mieux reconnaître cet individu suspect,
après un instant d'examen, il baissa son arme meurtrière.

-- Ce n'est point un Huron, dit-il, et il n'appartient même à
aucune des peuplades du Canada. Et cependant vous voyez à ses
vêtements qu'il a pillé un blanc. Oui, oui, Montcalm a recruté
dans tous les bois pour son expédition, et il a enrôlé toutes les
races de coquins qu'il a pu trouver. Mais il n'a ni couteau ni
tomahawk! Savez-vous où il a déposé son arc et son fusil?

-- Je ne lui ai vu aucune arme, répondit le major, et ses manières
n'annoncent pas des dispositions sanguinaires. Le seul danger que
nous ayons à craindre de lui, c'est qu'il ne donne l'alarme à ses
compagnons, qui, comme vous le voyez, se traînent en rampant sur
le bord du lac.

Le chasseur se retourna pour regarder Heyward en face, et il resta
un instant les yeux fixés sur lui et la bouche ouverte avec un air
d'étonnement qu'il serait impossible de décrire. Enfin, tous ses
traits exprimèrent un accès de rire, sans produire pour cela le
moindre son, expression qui lui était particulière, et que
l'habitude des dangers lui avait apprise.

-- Ses compagnons qui se traînent en rampant sur le bord du lac!
répéta-t-il; voilà la science qu'on gagne à passer des années à
l'école, à lire des livres et à ne jamais sortir des
établissements des blancs! Quoi qu'il en soit, le coquin a de
longues jambes, et il ne faut pas nous fier à lui. Tenez-le en
respect avec votre fusil, tandis que je vais faire un détour pour
le prendre par derrière sans lui entamer la peau. Mais ne faites
feu pour quelque motif que ce soit.

-- Si je vous vois en danger, dit Heyward, ne puis-je...

OEil-de-Faucon l'interrompit par un nouveau rire muet, en le
regardant en homme qui ne savait trop comment répondre à cette
question.

-- En ce cas, major, dit-il enfin, feu de peloton.

Le moment d'après il était caché par les broussailles. Duncan
attendait avec impatience l'instant où il pourrait le voir; mais
ce ne fut qu'au bout de plusieurs minutes qu'il le vit reparaître
derrière le prisonnier qu'il voulait faire, et se glissant comme
un serpent le ventre contre terre. Lorsqu'il ne fut qu'à quelques
pieds de l'Indien, il se releva lentement et sans le moindre
bruit. Au même instant les eaux du lac retentirent d'un tumulte
soudain, et Duncan, y jetant un coup d'oeil à la hâte, vit une
centaine des êtres dont les mouvements l'avaient tellement
intrigué s'y précipiter ensemble.

Saisissant son fusil, le major reporta les yeux sur l'Indien qu'il
observait, et qui, au lieu de prendre l'alarme, avait le cou
allongé vers le lac, et regardait avec une sorte de curiosité
stupide. En ce moment la main menaçante d'OEil-de-Faucon était
levée sur lui, mais, au lieu de frapper, il la laissa retomber sur
sa cuisse, sans aucune raison apparente, et il s'abandonna encore
à un de ses accès de rire silencieux. Enfin, au lieu de saisir sa
victime à la gorge, il lui frappa légèrement sur l'épaule, et lui
dit:

-- Eh bien! l'ami, voudriez-vous apprendre aux castors à chanter?

-- Eh! pourquoi non? répondit David; l'être qui leur a donné une
intelligence et des facultés si merveilleuses ne leur refuserait
peut-être pas la voix pour chanter ses louanges.

Chapitre XXII

BOY. Sommes-nous tous réunis?
QUI. Sans doute; et voici un endroit admirable pour faire
notre répétition.

Shakespeare, Le songe d'une nuit d'été.

Le lecteur peut s'imaginer, mieux que nous ne pourrions le
décrire, quelle fut la surprise d'Heyward. Son camp d'Indiens
redoutables se métamorphosait en une troupe de castors; son lac
n'était plus qu'un étang formé à la longue par ces ingénieux
quadrupèdes; sa cataracte devenait une écluse construite par
l'industrie naturelle de ces animaux, et dans le sauvage dont la
proximité l'avait inquiété, il reconnaissait son ancien compagnon
David La Gamme. La présence inattendue du maître en psalmodie fit
concevoir au major un tel espoir de revoir bientôt les deux
soeurs, que sans hésiter un instant il sortit de son embuscade, et
courut rejoindre les deux principaux acteurs de cette scène.

L'accès de gaieté d'OEil-de-Faucon n'était point encore passé
quand Heyward arriva. Il fit tourner David sur les talons sans
cérémonie pour l'examiner plus à son aise, et jura plus d'une fois
que la manière dont il était accoutré faisait grand honneur au
goût des Hurons. Enfin il lui saisit la main, la lui serra avec
une force qui fit venir des larmes aux yeux de l'honnête David, et
le félicita sur sa métamorphose.

-- Et ainsi, vous vous disposiez à apprendre un cantique aux
castors, n'est-ce pas? lui dit-il; les rusés animaux savent déjà
quelque chose de votre métier, car ils battent la mesure avec la
queue, comme vous venez de le voir. Au surplus il était temps
qu'ils plongeassent, car j'étais bien tenté de leur donner le ton
avec mon tueur de daims, J'ai connu bien des gens qui savaient
lire et écrire, et qui n'avaient pas l'intelligence d'un castor;
mais quant au chant, le pauvre animal est né muet. Et que pensez-
vous de l'air que voici?

Il imita trois fois le cri du corbeau; David pressa ses deux mains
sur ses oreilles délicates, et Heyward, quoique averti que c'était
le signal convenu, ne put s'empêcher de lever les yeux en l'air
pour voir s'il n'y apercevrait pas un oiseau.

-- Voyez, continua le chasseur en montrant les deux Mohicans qui,
ayant entendu le signal, arrivaient déjà de différents côtés;
c'est une musique qui a une vertu particulière; elle attire près
de moi deux bons fusils, pour ne rien dire des couteaux et des
tomahawks. Eh bien! nous voyons qu'il ne vous est rien arrivé de
fâcheux; mais dites-nous maintenant ce que sont devenues les deux
jeunes dames.

-- Elles sont captives des païens, répondit David; mais, quoique
troublées d'esprit, elles sont en toute sûreté de corps.

-- Toutes deux? demanda Heyward respirant à peine.

-- Toutes deux, répéta David. Quoique notre voyage ait été
fatigant, et notre nourriture peu abondante, nous n'avons guère eu
à nous plaindre que de la violence qu'on a faite à notre volonté
en nous emmenant en captivité dans un pays lointain.

-- Que le ciel vous récompense de la consolation que vos paroles
me procurent! s'écria Munro avec agitation; mes chères filles me
seront donc rendues, aussi pures, aussi innocentes que
lorsqu'elles m'ont été ravies!

-- Je doute que le moment de leur délivrance soit arrivé, répliqua
David d'un air grave. Le chef de ces sauvages est possédé d'un
malin esprit que la toute puissance du ciel peut seule dompter.
J'ai tout essayé près de lui; mais ni l'harmonie des sons ni la
force des paroles ne semblent toucher son âme.

-- Et où est le coquin? demanda brusquement le chasseur.

-- Il chasse l'élan aujourd'hui avec ses jeunes guerriers, et
demain, à ce que j'ai appris, nous devons nous enfoncer plus avant
dans ces forêts, et nous rapprocher des frontières du Canada.
L'aînée des deux soeurs habite avec une peuplade voisine dont les
habitations sont placées au delà de ce grand rocher noir que vous
voyez là-bas. L'autre est retenue avec les femmes des Hurons qui
sont campés à deux petits milles d'ici, sur un plateau où le feu a
rempli les fonctions de la hache pour faire disparaître les
arbres.

-- Alice! ma pauvre Alice! s'écria Heyward; elle a donc même perdu
la consolation d'avoir sa soeur auprès d'elle!

-- Elle l'a perdue; mais elle a joui de toutes celles que peut
donner à l'esprit dans l'affliction la mélodie des chants
religieux.

-- Quoi! s'écria OEil-de-Faucon, elle trouve du plaisir à écouter
votre musique!

-- Une musique d'un caractère grave et solennel, quoique je doive
convenir qu'en dépit de tous mes efforts pour la distraire je la
vois pleurer plus souvent que sourire. Dans de pareils instants,
je suspends la mélodie des chants sacrés; mais il en est de plus
heureux où j'éprouve de grandes consolations, quand je vois les
sauvages s'attrouper autour de moi pour m'entendre invoquer la
merci céleste.

-- Et comment se fait-il qu'on vous permette d'aller seul? qu'on
ne vous surveille pas? demanda Heyward.

-- Il ne faut pas en faire un mérite à un vermisseau tel que moi,
répondit La Gamme en cherchant à donner à ses traits une
expression d'humilité modeste; mais quoique le pouvoir de la
psalmodie ait été suspendu pendant la terrible affaire de la
plaine de sang que nous avons traversée, elle a recouvré son
influence même sur les âmes des païens, et c'est pourquoi il m'est
permis d'aller où bon me semble.

OEil-de-Faucon se mit à rire, se toucha le front du doigt, d'un
air expressif, en regardant le major, et il rendit peut-être son
idée plus intelligible en ajoutant en même temps:

-- Jamais les Indiens ne maltraitent celui qui manque de cela.
Mais dites-moi, l'ami, quand le chemin était ouvert devant vous,
pourquoi n'êtes-vous pas retourné sur vos pas? Les traces en sont
plus visibles que celles que laisserait un écureuil. Pourquoi ne
vous êtes-vous pas pressé de porter ces nouvelles au fort Édouard?

Le chasseur, ne songeant qu'à sa vigueur et à l'habitude qu'il
avait de reconnaître les moindres traces, oubliait qu'il proposait
à David une tâche qu'il aurait probablement été impossible à
celui-ci de jamais exécuter. Mais le psalmodiste, sans rien perdre
de son air de simplicité ordinaire, se contenta de lui répondre:

-- Quoique c'eût été une grande joie pour mon âme de revoir les
habitations des chrétiens, mes pieds auraient suivi les pauvres
jeunes dames confiées à mes soins, même jusque dans la province
idolâtre des jésuites, plutôt que de faire un pas en arrière,
pendant qu'elles languissent dans l'affliction et la captivité.

Quoique le langage figuré de David ne fût pas complètement à la
portée de tous ceux qui l'entendaient, son ton ferme, l'expression
de ses yeux, et son air de franchise et de sincérité,
l'expliquaient assez pour que personne ne pût s'y méprendre. Uncas
s'avança, et jeta sur lui en silence un regard d'approbation,
tandis que Chingachgook exprimait sa satisfaction par cette
exclamation qui remplace les applaudissements chez les Indiens.

-- Le Seigneur n'a jamais voulu, dit le chasseur en secouant la
tête, que l'homme donnât tous ses soins à son gosier, au lieu de
cultiver les plus nobles facultés dont il lui a plu de le douer.
Mais ce pauvre diable a eu le malheur de tomber entre les mains de
quelque sotte femme quand il aurait dû travailler à son éducation
en plein air et au milieu des beautés de la forêt. Au surplus, il
n'a que de bonnes intentions. Tenez, l'ami, voici un joujou que
j'ai trouvé et qui vous appartient. J'avais dessein de m'en servir
pour allumer le feu; mais comme vous y êtes attaché, reprenez-le,
et grand bien vous fasse!

La Gamme reçut son instrument avec une expression de plaisir aussi
vive qu'il crut pouvoir se le permettre sans déroger à la grave
profession qu'il exerçait. Il en tira sur-le-champ quelques sons,
qu'il fit suivre tout aussitôt des accents de sa propre voix pour
s'assurer que son instrument favori n'avait rien perdu de ses
qualités, et dès qu'il en fut bien convaincu, il prit gravement
dans sa poche le petit livre dont il a été si souvent parlé, et se
mit à le feuilleter pour y chercher quelque long cantique d'action
de grâces.

Mais Heyward mit obstacle à ce pieux dessein en lui faisant
questions sur questions sur les captives. Le vénérable père
l'interrogeait aussi à son tour avec un intérêt trop puissant pour
que David pût se dispenser de lui répondre, quoiqu'il jetât
toujours de temps en temps sur son instrument un coup d'oeil qui
annonçait le désir de s'en servir. Le chasseur lui-même faisait
quelques questions quand l'occasion semblait l'exiger.

Ce fut de cette manière, et avec quelques intervalles, que David
remplissait du prélude menaçant d'un long cantique, qu'ils
apprirent enfin les détails dont la connaissance pouvait leur être
utile pour l'accomplissement de leur grande entreprise, la
délivrance des deux soeurs.

Magua était resté sur la montagne où il avait conduit ses deux
prisonnières, jusqu'à ce que le tumulte et le carnage qui
régnaient dans la plaine fussent complètement calmés. Vers le
milieu du jour il en était descendu, et avait pris la route du
Canada, à l'ouest de l'Horican. Comme il connaissait parfaitement
ce chemin et qu'il savait qu'il n'était pas en danger d'une
poursuite immédiate, il ne mit pas une hâte extraordinaire dans sa
marche, quoiqu'il prît toutes les précautions pour en dérober la
trace à ceux qui pourraient le poursuivre. Il paraissait, d'après
la relation naïve de David, que sa présence avait été plutôt
endurée que souhaitée; mais Magua lui-même n'était pas tout à fait
exempt de cette vénération superstitieuse avec laquelle les
Indiens regardent les êtres dont il plaît au grand Esprit de
déranger l'intelligence. Lorsque la nuit était arrivée, on avait
pris les plus grandes précautions, tant pour mettre les deux
prisonnières à l'abri de la rosée que pour empêcher qu'elles
pussent s'échapper.

En arrivant au camp des Hurons, Magua, conformément à une
politique dont un sauvage s'écartait rarement, avait séparé ses
prisonnières. Cora avait été envoyée dans une peuplade nomade qui
occupait une vallée éloignée; mais David ignorait trop l'histoire
et les coutumes des Indiens pour pouvoir dire quel était le
caractère de ceux-ci, et quel nom portait leur tribu. Tout ce
qu'il savait, c'était qu'ils n'avaient point pris part à
l'expédition qui venait d'avoir lieu contre William-Henry; que, de
même que les Hurons, ils étaient alliés de Montcalm, et qu'ils
avaient des liaisons amicales avec cette nation belliqueuse et
sauvage dans le voisinage désagréable de laquelle le hasard les
avait placés.

Les Mohicans et le chasseur écoutèrent cette narration imparfaite
et interrompue avec un intérêt qui croissait évidemment à chaque
instant; et tandis que David cherchait à décrire les moeurs de la
peuplade d'Indiens parmi lesquels Cora avait été conduite, OEil-
de-Faucon lui demanda tout à coup:

-- Avez-vous remarqué leurs couteaux? Sont-ils de fabrique
anglaise ou française?

-- Mes pensées ne s'arrêtaient point à de telles vanités, répondit
David; je partageais les chagrins des deux jeunes dames, et je ne
songeais qu'à les consoler.

-- Le temps peut venir où vous ne regarderez pas le couteau d'un
sauvage comme une vanité si méprisable, dit le chasseur en prenant
lui-même un air de mépris qu'il ne cherchait pas à déguiser. Ont-
ils célébré leur fête des grains? Pouvez-vous nous dire quelque
chose de leurs totems?

-- Le grain ne nous a jamais manqué; nous en avons en abondance,
et Dieu en soit loué, car le grain cuit dans le lait est doux à la
bouche et salutaire à l'estomac. Quant au totem[60], je ne sais ce
que vous voulez dire. Si c'est quelque chose qui ait rapport à
l'art de la musique indienne, ce n'est pas chez eux qu'il faut le
chercher: jamais ils n'unissent leurs voix pour chanter les
louanges de Dieu, et ils paraissent les plus profanes de tous les
idolâtres.

-- C'est calomnier la nature d'un Indien! Les Mingos eux-mêmes
n'adorent que le vrai Dieu! Je le dis à la honte de ma couleur;
mais c'est un mensonge impudent des blancs que de prétendre que
les guerriers des bois se prosternent devant les images qu'ils ont
taillées eux-mêmes. Il est bien vrai qu'ils tâchent de vivre en
paix avec le diable; mais qui ne voudrait vivre en paix avec un
ennemi qu'il est impossible de vaincre? Il n'en est pas moins
certain qu'ils ne demandent de faveur et d'assistance qu'au bon et
grand Esprit.

-- Cela peut être; mais j'ai vu des figures bien étranges au
milieu des peintures dont ils se couvrent le corps; le soin qu'ils
en prennent, l'admiration qu'elles leur inspirent, sentent une
espèce d'orgueil spirituel; j'en ai vu une entres autres qui
représentait un animal dégoûtant et impur.

-- Était-ce un serpent? demanda vivement le chasseur.

-- Pas tout à fait; mais c'était la ressemblance d'un animal
rampant comme lui, d'une vile tortue de terre.

-- Hugh! s'écrièrent en même temps les deux Mohicans, tandis que
le chasseur secouait la tête avec l'air d'un homme qui vient de
faire une découverte importante, mais peu agréable.

Chingachgook prit alors la parole, et s'exprima en delaware avec
un calme et une dignité qui excitèrent l'attention même de ceux
qui ne pouvaient le comprendre; ses gestes étaient expressifs, et
quelquefois même énergiques. Une fois il leva le bras droit, et en
le laissant retomber lentement, il appuya un doigt sur sa
poitrine, comme pour donner une nouvelle force à quelque chose
qu'il disait. Ce mouvement écarta le tissu de calicot qui le
couvrait, et Duncan, qui suivait des yeux tous ses gestes, vit sur
sa poitrine la représentation en petit, ou plutôt l'esquisse de
l'animal dont on venait de parler, bien tracée en beau bleu. Tout
ce qu'il avait entendu dire de la séparation violente des tribus
nombreuses des Delawares se présenta alors à son esprit, et il
attendit le moment où il pourrait faire quelques questions, avec
une impatience qu'il ne maîtrisait qu'avec de grands efforts,
malgré le vif intérêt qu'il prenait au discours du chef mohican,
discours qui malheureusement était inintelligible pour lui.

OEil-de-Faucon ne lui donna pas le temps de l'interroger; car dès
que Chingachgook eut fini de parler, il prit la parole à son tour,
et s'adressa au major en anglais.

-- Nous venons de découvrir, lui dit-il, ce qui peut nous être
utile ou préjudiciable, suivant que le ciel en disposera. Le
Sagamore est du sang le plus ancien des Delawares, et il est grand
chef de leurs Tortues. Qu'il y ait parmi la peuplade dont le
chanteur nous parle quelques individus de cette race, c'est ce
dont nous ne pouvons douter d'après ce qu'il vient de nous dire;
et s'il avait épargné, pour faire quelques questions prudentes, la
moitié de l'haleine qu'il a mal employée à faire une trompette de
son gosier, nous aurions pu savoir quel est le nombre des
guerriers de cette caste qui s'y trouve. Dans tous les cas, nous
sommes sur un chemin qui offre bien des dangers; car un ami dont
le visage s'est détourné de vous est souvent plus mal intentionné
que l'ennemi qui en veut ouvertement à votre chevelure.

-- Expliquez-vous, dit Duncan.

-- Ce serait une histoire aussi triste que longue, et à laquelle
je n'aime pas à penser, répondit le chasseur; car on ne peut nier
que le mal n'ait été principalement fait par des hommes à peau
blanche. Le résultat en est que les frères ont levé leurs
tomahawks les uns contre les autres, et que les Mingos et les
Delawares se sont trouvés côte à côte sur le même sentier.

-- Et vous croyez que c'est avec une partie de cette dernière
nation que Cora se trouve en ce moment? demanda Heyward.

OEil-de-Faucon ne répondit que par un signe affirmatif, et parut
désirer de mettre fin à une conversation sur un sujet qui lui
était pénible. L'impatient Duncan s'empressa alors de proposer
d'employer pour la délivrance des deux soeurs des moyens
impraticables, et qui ne pouvaient être suggérés et adoptés que
par le désespoir. Munro parut secouer son accablement pour écouter
les projets extravagants du jeune major avec un air de déférence,
et il sembla y donner une approbation que son jugement et ses
cheveux blancs auraient refusée en toute autre circonstance. Mais
le chasseur, après avoir attendu patiemment que la première ardeur
de l'amant s'évaporât un peu, vint à bout de le convaincre de la
folie qu'il y aurait à adopter des mesures précipitées et plus que
hasardeuses dans une affaire qui exigeait autant de sang-froid et
de prudence que de courage et de détermination.

-- Voici ce qu'il y a de mieux à faire, ajouta-t-il: que ce
chanteur retourne chanter chez les Indiens; qu'il informe les deux
jeunes dames que nous sommes dans les environs, et qu'il vienne
nous rejoindre pour se concerter avec nous quand nous lui en
donnerons le signal. Vous qui êtes musicien, l'ami, vous êtes
sûrement en état de distinguer le cri du corbeau de celui du whip-
poor-will[61]?

-- Bien certainement. Celui-ci est un oiseau dont la voix est
douce et mélancolique; et quoiqu'elle n'ait que deux notes mal
cadencées, elle n'a rien de désagréable.

-- Il veut parler du wish-ton-wish, dit le chasseur. Eh bien!
puisque sa voix vous plaît, elle vous servira de signal. Quand
vous entendrez le whip-poor-will chanter trois fois, ni plus ni
moins, souvenez-vous de venir dans le bois, à l'endroit où vous
croirez l'avoir entendu.

-- Un instant, dit Heyward; je l'accompagnerai.

-- Vous! s'écria OEil-de-Faucon en le regardant avec surprise;
êtes-vous las de voir le soleil se lever et se coucher?

-- David est une preuve vivante que les Hurons eux-mêmes ne sont
pas toujours sans merci.

-- Mais le gosier de David lui rend des services que jamais homme
de bon sens n'exigerait du sien.

-- Je puis aussi jouer le rôle de fou, d'insensé, de héros, de
tout ce qu'il vous plaira, pourvu que je délivre celle que j'aime
d'une telle captivité. Ne me faites plus d'objections, je suis
déterminé.

Le chasseur le regarda une seconde fois avec un étonnement qui le
rendait muet. Mais Duncan, qui, par déférence pour l'expérience de
son compagnon, et par égard pour les services qu'il en avait
reçus, s'était soumis jusqu'alors presque aveuglément à tous ses
avis, prit l'air de supériorité d'un homme habitué au
commandement. Il fit un geste de la main pour indiquer qu'il ne
voulait écouter aucune remontrance, et dit ensuite d'un ton plus
modéré:

-- Vous connaissez les moyens de me déguiser, employez-les sur-le-
champ; changez tout mon extérieur. Peignez-moi, si vous le jugez à
propos; en un mot, faites de moi ce qu'il vous plaira: un fou
supposé, si vous ne voulez pas que je le devienne véritablement.

Le chasseur secoua la tête d'un air mécontent.

-- Ce n'est pas à moi, reprit-il, qu'il appartient de dire que
celui qui a été formé par une main aussi puissante que celle de la
Providence a besoin de subir quelque changement. D'ailleurs vous
autres même, quand vous envoyez des détachements en campagne, vous
leur donnez des mots d'ordre, et vous leur désignez des lieux de
ralliement, afin que ceux qui combattent du même côté puissent se
reconnaître, et sachent où retrouver leurs amis; ainsi...

-- Écoutez-moi, s'écria Duncan sans lui laisser le temps d'achever
sa phrase, vous venez d'apprendre de ce brave homme, qui a si
fidèlement suivi les deux prisonnières, que les Indiens avec
lesquels elles se trouvent sont de deux tribus différentes, sinon
de deux différentes nations: celle que vous nommez la chevelure
noire est avec la peuplade que vous croyez être une branche des
Delawares; l'autre, la plus jeune, est incontestablement entre les
mains de nos ennemis déclarés, les Hurons. La délivrer est donc la
partie la plus difficile et la plus dangereuse de notre
entreprise, et je prétends tenter cette aventure comme ma jeunesse
et mon rang l'exigent. Ainsi donc, tandis que vous négocierez avec
vos amis la délivrance de l'une, j'effectuerai celle de l'autre,
ou j'aurai cessé d'exister.

L'ardeur martiale du jeune major ainsi réveillée brillait dans ses
yeux, et donnait à toute sa personne un air imposant auquel il
était difficile de résister. OEil-de-Faucon, quoique connaissant
trop bien la clairvoyance de l'astuce des Indiens pour ne pas
prévoir tout le danger d'une pareille tentative, ne sut trop
comment combattre cette résolution soudaine. Peut-être même
trouvait-il en secret dans ce projet quelque chose qui était
d'accord avec sa hardiesse naturelle, et avec ce goût invincible
qu'il avait toujours eu lui-même pour les entreprises hasardeuses,
et qui avait augmenté avec son expérience, au point que les périls
étaient devenus, pour ainsi dire, une jouissance nécessaire à son
existence. Changeant donc de dessein tout à coup, il cessa de
faire des objections au projet du major Heyward, et se prêta de
bonne grâce à lui faciliter les moyens de l'exécuter.

-- Allons, dit-il en souriant avec un air de bonne humeur, quand
un daim veut se jeter à l'eau, il faut se mettre en face pour l'en
empêcher, et non le poursuivre par derrière. Chingachgook a dans
sa carnassière autant de couleurs que la femme d'un officier
d'artillerie que je connais, qui met la nature sur des morceaux de
papier, fait des montagnes semblables à une meule de foin, et
place le bleu firmament à la portée de la maison. Le Sagamore sait
s'en servir aussi. Asseyez-vous sur cette souche, et je vous
réponds sur ma vie qu'il aura bientôt fait de vous un fou aussi
naturel que vous pouvez le désirer.

Duncan s'assit, et Chingachgook, qui avait écouté toute cette
conversation avec une grande attention, se mit sur-le-champ en
besogne. Exercé depuis longtemps dans tous les mystères d'un art
que connaissent plus ou moins presque tous les sauvages, il mit
tous ses soins à lui donner l'extérieur de ce qu'il voulait
paraître.

Il traça sur son front cette ligne que les Indiens sont accoutumés
à regarder comme le symbole d'un caractère cordial et joyeux. Il
évita avec soin tous les traits qui auraient pu indiquer des
dispositions belliqueuses, et dessina sur ses joues des figures
fantastiques, qui travestissaient le militaire en bouffon. Les
gens de cette humeur n'étaient pas un phénomène chez les Indiens;
et comme Duncan était déjà suffisamment déguisé par le costume
qu'il avait pris en partant du fort Édouard, il y avait
certainement quelque raison de se flatter, qu'avec la connaissance
parfaite qu'il avait du français, il pourrait passer pour un
jongleur de Ticonderoga faisant une ronde parmi les peuplades
alliées.

Quand on jugea que rien ne manquait à la peinture, le chasseur lui
donna beaucoup d'avis et d'instructions sur la manière dont il
devrait se conduire parmi les Hurons; ils convinrent des signaux,
et de l'endroit où ils se rejoindraient en cas de succès de part
et d'autre, enfin rien ne fut oublié de ce qui pouvait contribuer
à la réussite de l'entreprise.

La séparation de Munro et de son jeune ami fut douloureuse.
Cependant le colonel parut s'y soumettre avec une sorte
d'indifférence, qu'il n'aurait jamais montrée si son esprit se fût
trouvé dans sa situation ordinaire, et que son accablement ne
l'eût pas emporté sur son naturel cordial et affectueux.

Le chasseur, tirant alors à part le major, l'informa de
l'intention où il était de laisser le vétéran dans quelque
retraite sûre, sous la garde de Chingachgook, tandis qu'Uncas et
lui chercheraient à se procurer quelques renseignements sur la
tribu d'Indiens qu'ils avaient de bonnes raisons pour croire des
Delawares. Lui ayant ensuite renouvelé le conseil qu'il lui avait
déjà donné de consulter principalement la prudence dans tout ce
qu'il croirait devoir dire ou faire, il finit par lui dire d'un
ton solennel, mêlé d'une sensibilité dont Duncan fut profondément
touché:

-- Et maintenant, major, que Dieu vous inspire et vous protège!
Vous avez montré une ardeur qui me plaît; c'est un don qui
appartient à la jeunesse, et surtout quand elle a le sang chaud et
le coeur brave. Mais croyez-en les avis d'un homme à qui
l'expérience a appris que ce qu'il vous dit est la pure vérité:
vous aurez besoin de tout votre sang-froid, et d'un esprit plus
subtil que celui qu'on peut trouver dans les livres pour déjouer
les ruses d'un Mingo et maîtriser sa résolution. Que Dieu veille
sur vous! Mais enfin, s'ils font un trophée de votre chevelure,
comptez sur la promesse d'un homme qui a deux braves guerriers
pour le soutenir; les Hurons paieront leur triomphe par autant de
morts qu'ils y auront trouvé de cheveux! je le répète, major:
puisse la Providence bénir votre entreprise, car elle est juste et
honorable; mais souvenez-vous que pour tromper ces coquins il est
permis de faire des choses qui ne sont pas tout à fait dans la
nature du sang blanc.

Heyward serra la main de son digne compagnon, qui ne savait trop
s'il devait se prêter à un tel honneur; il recommanda de nouveau
son vieil ami à ses soins, lui rendit tous les voeux de réussite
qu'il en avait reçus, et, faisant signe à David de venir le
joindre, il partit sur-le-champ avec lui.

Le chasseur suivit des yeux le jeune major, aussi longtemps qu'il
put l'apercevoir, d'un air qui exprimait l'admiration que lui
inspiraient son courage et sa résolution. Ensuite, secouant la
tête en homme qui semblait douter s'il le reverrait jamais, il
rejoignit ses trois compagnons, et disparut avec eux dans
l'épaisseur du bois.

La route que David fit prendre à Heyward traversait la clairière
où se trouvait l'étang des castors, dont elle côtoyait les bords.
Quand le major se trouva seul avec un être si simple, si peu en
état de lui être du moindre secours dans la circonstance la plus
urgente, il commença à sentir mieux qu'auparavant toutes les
difficultés de son entreprise, mais sans désespérer d'y réussir.

Le jour qui commençait alors à tomber donnait un caractère encore
plus sombre et plus sauvage au désert qui s'étendait bien loin
autour de lui. On aurait même pu trouver quelque chose d'effrayant
dans le silence et la tranquillité qui régnait dans ces petites
habitations à toits ronds, qui étaient pourtant si bien peuplées.
En contemplant ces constructions admirables, en voyant l'étonnante
sagacité qui y présidait, la pensée qui le frappa fut que, même
les animaux de ces vastes solitudes, possédaient un instinct
presque comparable à la raison, et il ne put songer sans
inquiétude à la lutte inégale qu'il allait avoir à soutenir, et
dans laquelle il s'était si témérairement engagé. Mais au milieu
de ces idées, l'image d'Alice, sa détresse, son isolement, le
danger qu'elle courait, se présentèrent à son imagination, et les
périls qu'il pouvait courir lui-même ne furent plus rien pour lui.
Encourageant David par ses discours et son exemple, il se sentit
enflammé d'une nouvelle ardeur, et marcha en avant avec le pas
léger et vigoureux de la jeunesse et du courage.

Après avoir décrit à peu près un demi-cercle autour de l'étang des
castors, ils s'en éloignèrent pour gravir une petite hauteur, sur
le plateau de laquelle ils marchèrent quelque temps. Au bout d'une
demi-heure, ils arrivèrent dans une autre clairière, également
traversée par un ruisseau, et qui paraissait aussi avoir été
habitée par des castors, mais que ces animaux intelligents avaient
sans doute abandonnée pour se fixer dans la situation préférable
qu'ils occupaient à peu de distance. Une sensation fort naturelle
porta Duncan à s'arrêter un instant avant de quitter le couvert de
la forêt, comme un homme qui recueille toutes ses forces avant de
faire un effort pénible pour lequel il sait qu'elles lui seront
nécessaires. Il profita de cette courte halte pour se procurer les
informations qu'il pouvait obtenir par un coup d'oeil jeté à la
hâte.

À l'autre extrémité de la clairière, près d'un endroit où le
ruisseau redoublait de rapidité pour tomber en cascades sur un sol
moins élevé, on voyait une soixantaine de cabanes grossièrement
construites, dont les matériaux étaient des troncs d'arbres, des
branches, des broussailles et de la terre. Elles semblaient
placées au hasard, sans aucune prétention à la beauté, ni même à
la propreté de l'extérieur. Elles étaient si inférieures, sous
tous les rapports, aux habitations des castors que Duncan venait
de voir, que ce spectacle lui occasionna une seconde surprise
encore plus forte que la première.

Son étonnement redoubla quand, à la lueur du crépuscule, il vit
vingt à trente figures qui s'élevaient alternativement du milieu
des hautes herbes qui croissaient en face des huttes des sauvages,
et qui disparaissaient successivement à sa vue, comme si elles se
fussent ensevelies dans les entrailles de la terre. Ne pouvant
qu'entrevoir ces formes bizarres, qui ne se rendaient visibles
qu'un instant, elles lui paraissaient ressembler à de sombres
spectres ou à des êtres surnaturels plutôt qu'à des créatures
humaines formées des matériaux vulgaires et communs de chair, d'os
et de sang. Un corps nu se montrait un moment, agitant les bras en
l'air avec des gestes bizarres, et il s'évanouissait sur-le-champ
pour reparaître tout à coup en un endroit plus éloigné, ou pour
être remplacé par un autre, qui conservait le même caractère
mystérieux.

David, voyant que son compagnon s'était arrêté, suivit la
direction de ses regards, et continua à rappeler Heyward à lui-
même en lui adressant la parole.

-- Il y a ici beaucoup de sol fertile qui languit sans culture,
lui dit-il, et je puis dire, sans aucun mélange coupable d'un
levain d'amour-propre, que, depuis le court séjour que j'ai fait
parmi ces païens, j'y avais répandu bien du bon grain, sans avoir
la consolation de le voir fructifier.

-- Ces peuplades sauvages s'occupent plus de la chasse que des
travaux auxquels les hommes sont habitués dans nos provinces,
répondit Heyward les yeux toujours fixés sur les objets qui
continuaient à l'étonner.

-- Il y a plus de joie que de travail pour l'esprit à élever la
voix pour faire entendre les louanges de Dieu, répliqua David,
mais ces enfants abusent cruellement des dons du ciel; j'en ai
rarement trouvé de leur âge à qui la nature eût accordé plus
libéralement tous les éléments qui peuvent constituer la bonne
psalmodie, et bien certainement on n'en trouverait aucun qui ne
néglige ce talent. Trois soirées successives, je me suis rendu en
ce lieu; je les ai réunis autour de moi, et je les ai engagés à
répéter le cantique sacré que je leur chantais, et jamais ils ne
m'ont répondu que par des cris aigus et sans accord qui me
perçaient l'âme et me déchiraient les oreilles.

-- De qui parlez-vous? demanda Duncan.

-- De ces enfants du démon que vous voyez perdre à des jeux
puérils un temps qu'ils pourraient employer si utilement s'ils
voulaient m'écouter. Mais la contrainte salutaire de la discipline
est inconnue parmi ce peuple abandonné à lui-même. Dans un pays où
il croît tant de bouleaux, on ne connaît pas même l'usage des
verges, et ce ne doit pas être une merveille pour mes yeux de voir
abuser des bienfaits de la Providence pour produire des sons
discords comme ceux-ci.

En achevant ces mots, David appliqua ses mains contre ses oreilles
pour ne pas entendre les cris des enfants qui faisaient retentir
en ce moment toute la forêt. Duncan, souriant des idées
superstitieuses qui s'étaient présentées un instant à son
imagination, lui dit avec fermeté:

-- Avançons.

Le maître en psalmodie obéit sans déranger les sauvegardes qui
garantissaient ses oreilles, et ils marchèrent hardiment vers ce
que David appelait quelquefois les tentes des Philistins.

Chapitre XXIII

Mais quoique les bêtes fauves obtiennent un privilège de chasse,
quoique nous donnions au cerf un espace réglé par des lois, avant
de lancer nos meutes ou débander notre arc, qui trouvera jamais à
redire à la manière dont ce perfide renard est attiré dans le
piège ou tué?

Sir Walter Scott, La Dame du Lac.

Il arrive très rarement que les camps des Indiens soient gardés
par des sentinelles armées, comme ceux des blancs, plus instruits:
avertis par leurs sens de l'approche du danger pendant qu'il est
encore éloigné, les sauvages se reposent en général sur la
connaissance parfaite qu'ils ont des indices que présente la
forêt, et sur l'étendue de pays et la difficulté des chemins qui
les séparent de ceux qu'ils ont à craindre. L'ennemi qui, par
quelque heureux concours d'événements, a éludé la vigilance des
batteurs d'estrade qui sont à quelque distance, ne trouve donc
presque jamais auprès des habitations d'autres vedettes pour
donner l'alarme. Indépendamment de cet usage généralement adopté,
les peuplades alliées aux Français connaissaient trop bien la
force du coup qui venait d'être frappé pour redouter quelque
danger immédiat de la part des nations ennemies qui s'étaient
déclarées pour les Anglais.

Ce fut ainsi qu'Heyward et David se trouvèrent tout à coup au
milieu des enfants occupés de leurs jeux, comme on vient de le
dire, sans que personne eût donné le moindre avis de leur
approche. Mais dès qu'ils furent aperçus, toute la bande
d'enfants, comme par un accord unanime, poussa des cris qui
n'étaient rien moins qu'harmonieux, et disparut à leurs yeux comme
par l'effet d'un enchantement, la couleur sombre de leurs corps
nus se confondant, à cette heure du jour, avec celle des hautes
herbes sèches qui les cachaient. Et cependant, quand la surprise
eut permis à Duncan d'y jeter un coup d'oeil, ses regards
rencontraient partout sous l'herbe des yeux noirs et vifs
constamment fixés sur lui.

La curiosité des enfants fut pour le major un présage qui ne lui
parut pas encourageant, et pendant un moment il aurait volontiers
battu en retraite. Mais il était trop tard même pour avoir l'air
d'hésiter. Les clameurs bruyantes des enfants avaient attiré une
douzaine de guerriers à la porte de la hutte la plus voisine, où
ils étaient assemblés en groupe, attendant gravement que ceux qui
arrivaient si inopinément s'approchassent d'eux.

David, déjà un peu familiarisé avec de pareilles scènes, marchait
le premier, en droite ligne, d'un pas ferme qu'il aurait fallu un
obstacle peu ordinaire pour déranger, et il entra dans la hutte
avec un air d'assurance et de tranquillité: c'était le principal
et le plus grand édifice de cette espèce de village, quoiqu'il ne
fût pas construit avec plus de soin ou avec d'autres matériaux que
les autres. En ce local se tenaient les conseils et les assemblées
publiques de la peuplade, pendant sa résidence temporaire sur les
frontières, de la province anglaise.

Duncan trouva quelque difficulté à prendre l'air d'indifférence
qui lui était nécessaire quand il passa entre les sauvages
robustes et gigantesques qui étaient attroupés à la porte; mais,
songeant que sa vie dépendait de sa présence d'esprit, il imita
son compagnon, qu'il suivait pas à pas, et s'efforça tout en
s'avançant de rallier ses idées. Un instant son coeur avait cessé
de battre quand il s'était trouvé en si proche contact avec des
ennemis féroces et implacables; mais il parvint à maîtriser son
émotion, et marcha jusqu'au centre de la cabane sans donner aucun
signe de faiblesse. Suivant l'exemple de David, il s'avança vers
une pile de fagots de branches odorantes qui étaient dans un coin
de la hutte, en prit un, et s'assit en silence.

Dès que le nouveau venu fut entré, ceux des sauvages qui étaient
sortis de la hutte y rentrèrent sur-le-champ, et se rangeant
autour de lui, ils semblèrent attendre avec patience que la
dignité de l'étranger lui permît de parler. D'autres étaient
appuyés avec une sorte d'indolence sur les troncs d'arbres qui
servaient de piliers pour soutenir cet édifice presque chancelant.
Trois ou quatre des plus âgés et des plus renommés de leurs
guerriers s'étaient assis, suivant leur usage, un peu en avant des
autres.

Une torche brûlait dans cet appartement, et réfléchissait
successivement une lueur rouge sur toutes les physionomies de ces
Indiens, suivant que les courants d'air en portaient la flamme
d'un côté ou d'un autre. Duncan en profita pour tâcher de
reconnaître sur leur visage à quelle espèce d'accueil il devait
s'attendre; mais il n'était pas en état de lutter contre la froide
astuce des sauvages avec lesquels il se trouvait.

Les chefs, placés en face de lui, dirigèrent à peine un coup
d'oeil de son côté: ils restaient les yeux fixés vers la terre,
dans une attitude qu'on aurait pu prendre pour du respect, mais
qu'il était facile d'attribuer à la méfiance. Ceux des Indiens qui
se trouvaient dans l'ombre étaient moins réservés; et Duncan les
surprit plus d'une fois jetant sur lui à la dérobée un regard
curieux et pénétrant; et dans le fait il n'avait pas un seul trait
de son visage, il ne faisait pas un geste, il ne remuait pas un
muscle, qui n'attirassent leur attention, et dont ils ne tirassent
quelque conclusion.

Enfin un homme dont les cheveux commençaient à grisonner, mais
dont les membres nerveux, la taille droite et le pas assuré
annonçaient qu'il avait encore toute la vigueur de l'âge mûr,
s'avança d'un des bouts de l'appartement où il était resté,
probablement pour faire ses observations sans être vu, et
s'adressant à Heyward, il lui parla en se servant de la langue des
Wyandots ou Hurons. Son discours était par conséquent
inintelligible pour le major, quoique d'après les gestes qui
l'accompagnaient il crût y reconnaître un ton de politesse plutôt
que de courroux. Il fit donc quelques gestes pour lui faire
comprendre qu'il ne connaissait pas cette langue.

-- Aucun de mes frères ne parle-t-il français ou anglais? demanda
ensuite Duncan en français, en regardant tour à tour ceux qui se
trouvaient près de lui, dans l'espoir que quelqu'un d'entre eux
lui répondrait.

La plupart se tournèrent vers lui comme pour l'écouter avec plus
d'attention; mais il n'obtint de réponse de personne.

-- Je serais fâché de croire, dit Heyward toujours en français, et
en parlant lentement dans l'espoir d'être mieux compris, que dans
cette brave et sage nation il ne se trouve personne qui entende la
langue dont le grand monarque se sert quand il parle à ses
enfants. Il aurait un poids sur le coeur, s'il pensait que ses
guerriers rouges aient si peu de respect pour lui.

Une longue pause s'ensuivit; une gravité imperturbable régnait sur
tous les visages, et pas un geste, pas un clin d'oeil n'indiquait
quelle impression cette observation pouvait avoir faite. Duncan,
qui savait que le don de se taire était une vertu chez les
sauvages, résolut d'en donner lui-même un exemple, et il profita
de cet intervalle pour mettre de l'ordre dans ses idées.

Enfin le même guerrier qui lui avait déjà adressé la parole lui
demanda d'un ton sec, et en employant le patois français du
Canada:

-- Quand notre père, le grand monarque, parle à son peuple, se
sert-il de la langue du Huron?

-- Il parle à tous le même langage, répondit Heyward; il ne fait
aucune distinction entre ses enfants, n'importe que la couleur de
leur peau soit rouge, blanche ou noire; mais il estime
particulièrement ses braves Hurons.

-- Et de quelle manière parlera-t-il, continua le chef, quand on
lui présentera les chevelures qui, il y a cinq nuits, croissaient
sur les têtes des Yengeese[62]?

-- Les Yengeese étaient ses ennemis, dit Duncan avec un
frissonnement intérieur, et il dira: Cela est bon, mes Hurons ont
été vaillants, comme ils le sont toujours.

-- Notre père du Canada ne pense pas ainsi. Au lieu de regarder en
avant pour récompenser ses Indiens, il jette les yeux en arrière.
Il voit les Yengeese morts, et ne voit pas les Hurons. Que veut
dire cela?

-- Un grand chef comme lui a plus de pensée que de langue. Il
jette les yeux en arrière pour voir si nul ennemi ne suit ses
traces.

-- Le canot d'un ennemi mort ne peut flotter sur l'Horican,
répondit le Huron d'un air sombre. Ses oreilles sont ouvertes aux
Delawares qui ne sont pas nos amis, et ils les remplissent de
mensonges.

-- Cela peut être. Voyez, il m'a ordonné, à moi qui suis un homme
instruit dans l'art de guérir, de venir parmi ses enfants les
Hurons rouges des grands lacs, et de leur demander s'il y en a
quelqu'un de malade.

Un second silence, aussi long et aussi profond que le premier,
suivit la déclaration que Duncan venait de faire de la qualité en
laquelle il se présentait, ou pour mieux dire du rôle qu'il se
proposait de jouer. Mais en même temps, et comme pour juger de la
vérité ou de la fausseté de ce qu'il venait de dire, tous les yeux
se fixèrent sur lui avec un air d'attention et de pénétration qui
lui donna des inquiétudes sérieuses sur le résultat de cet examen.
Enfin le même Huron reprit la parole.

-- Les hommes habiles du Canada se peignent-ils la peau? lui
demanda-t-il froidement; nous les avons entendus se vanter d'avoir
le visage pâle.

-- Quand un chef indien vient parmi ses pères les blancs, répondit
Heyward, il quitte sa peau de buffle pour prendre la chemise qui
lui est offerte: mes frères indiens m'ont donné cette peinture, et
je la porte par affection pour eux.

Un murmure d'approbation annonça que ce compliment fait aux
Indiens était reçu favorablement. Le chef fit un geste de
satisfaction en étendant la main; la plupart de ses compagnons
l'imitèrent, et une exclamation générale servit d'applaudissement
à l'orateur. Duncan commença à respirer plus librement, croyant se
sentir déchargé du poids de cet examen embarrassant; et comme il
avait déjà préparé une histoire simple et plausible à l'appui de
son innocente imposture, il se livra à l'espoir de réussir dans
son entreprise.

Un autre guerrier se leva, et après un silence de quelques
instants, comme s'il eût réfléchi pour répondre convenablement à
ce que l'étranger venait de dire, il fit un geste pour annoncer
qu'il allait parler. Mais à peine avait-il entr'ouvert ses lèvres
qu'un bruit sourd, mais effrayant, partit de la forêt, et presque
au même instant il fut remplacé par un cri aigu et perçant
prolongé, de manière à ressembler au hurlement plaintif d'un loup.

À cette interruption soudaine, qui excita visiblement toute
l'attention des Indiens, Duncan se leva en tressaillant, tant
avait fait d'impression sur lui ce cri épouvantable, quoiqu'il
n'en connût ni la cause ni la nature. Au même instant tous les
guerriers se précipitèrent hors de la cabane, et remplirent l'air
de grands cris qui étouffaient presque les sons affreux que le
major entendait encore de temps en temps retentir dans les bois.

Ne pouvant plus résister au désir de savoir ce qui se passait, il
sortit à son tour de la hutte, et se trouva sur-le-champ au milieu
d'une cohue en désordre, paraissant être composée de tout ce qui
était doué de la vie dans le camp. Hommes, femmes, vieillards,
enfants, infirmes, toute la peuplade était réunie. Les uns
poussaient des exclamations avec un air de triomphe, les autres
battaient des mains avec une joie qui avait quelque chose de
féroce; tous montraient une satisfaction sauvage de quelque
événement inattendu. Quoique étourdi d'abord par le tumulte,
Heyward trouva bientôt la solution de ce mystère dans la scène qui
suivit.

Il restait encore assez de clarté dans les cieux pour qu'on pût
distinguer entre les arbres un sentier qui, à l'extrémité de la
clairière, conduisait dans la forêt. Une longue file de guerriers
en sortit et s'avança vers les habitations. Celui qui marchait en
tête portait un bâton auquel étaient suspendues, comme on le vit
ensuite, plusieurs chevelures. Les sons horribles qu'on avait
entendus étaient ce que les blancs ont nommé avec assez de raison
le cri de mort, et la répétition de ce cri avait pour but de faire
connaître à la peuplade le nombre des ennemis qu'on avait privés
de la vie. Heyward connaissait cet usage des Indiens, et cette
connaissance l'aida à trouver cette explication. Sachant donc
alors que cette interruption avait pour cause le retour imprévu
d'une troupe de guerriers partis pour une expédition, ses
inquiétudes se calmèrent, et il se félicita d'une circonstance
grâce à laquelle on ferait probablement moins d'attention à lui.

Les guerriers qui arrivaient s'arrêtèrent à une centaine de toises
des habitations. Leurs cris, tantôt plaintifs, tantôt triomphants,
et qui avaient pour but d'exprimer les gémissements des mourants
et la joie des vainqueurs, avaient entièrement cessé. L'un d'eux
fit quelques pas en avant, et appela les morts à voix haute,
quoique ceux-ci ne pussent pas entendre ses paroles plus que les
hurlements affreux qui les avaient précédées. Ce fut ainsi qu'il
annonça la victoire qui venait d'être remportée; et il serait
difficile de donner une idée de l'extase sauvage et des transports
de joie avec lesquels cette nouvelle fut reçue.

Tout le camp devint en un instant une scène de tumulte et de
confusion. Les guerriers tirèrent leurs couteaux, et les
brandirent en l'air; rangés sur deux lignes, ils formaient une
avenue qui s'étendait depuis l'endroit où les vainqueurs s'étaient
arrêtés jusqu'à la porte de la hutte d'où Duncan venait de sortir.
Les femmes saisirent des bâtons, des haches, la première arme
offensive qui s'offrait à elles, et se mirent en rang pour prendre
leur part du divertissement cruel qui allait avoir lieu. Les
enfants même ne voulaient pas en être privés; ils arrachaient de
la ceinture de leurs pères les tomahawks qu'ils étaient à peine en
état de soulever, et se glissaient entre les guerriers pour imiter
leurs sauvages parents.

Plusieurs tas de broussailles avaient été préparés dans la
clairière, et les vieilles femmes s'occupaient à y mettre le feu,
pour éclairer les nouveaux événements qui allaient se passer.
Lorsque la flamme s'en éleva elle éclipsa le peu qui restait de la
clarté du jour, et servit en même temps à rendre les objets plus
distincts et plus hideux. Cet endroit offrait alors aux yeux un
tableau frappant dont le cadre était une masse sombre de grands
pins, et dont l'arrière-plan était animé par les guerriers qui
venaient d'arriver.

À quelques pas en avant d'eux étaient deux hommes qui semblaient
destinés à jouer le principal rôle dans la scène cruelle qui
allait avoir lieu. La lumière n'était pas assez forte pour
qu'Heyward pût distinguer leurs traits, à la distance où il se
trouvait; mais leur contenance annonçait qu'ils étaient animés par
des sentiments tout différents. L'un d'eux avait la taille droite,
l'air ferme, et semblait prêt à subir son destin en héros; l'autre
avait la tête courbée sur sa poitrine, comme s'il eut été accablé
par la honte ou paralysé parla terreur.

Duncan avait trop de grandeur d'âme pour ne pas éprouver un vif
sentiment d'admiration et de pitié pour le premier, quoiqu'il
n'eût pas été prudent à lui de manifester cette généreuse émotion.
Cependant sa vue ne pouvait s'en détacher; il suivait des yeux ses
moindres mouvements, et en voyant en lui des membres qui
paraissaient aussi agiles que robustes et bien proportionnés, il
cherchait à se persuader que s'il était au pouvoir de l'homme,
aidé par une noble résolution, d'échapper à un si grand péril, le
jeune prisonnier qu'il avait sous les yeux pouvait espérer de
survivre à la course à laquelle il prévoyait qu'on allait le
forcer entre deux rangées d'êtres furieux armés contre ses jours.
Insensiblement le major s'approcha davantage des Hurons, et il
pouvait à peine respirer, tant il prenait d'intérêt à l'infortuné
prisonnier. En ce moment il entendit un seul cri qui donnait le
signal de la course fatale. Un profond silence l'avait précédé
pendant quelques instants, et il fut suivi par des hurlements
infernaux, tels qu'il n'en avait pas encore entendus. L'une des
deux victimes resta immobile; l'autre partit à l'instant même avec
la légèreté d'un daim. Il entra dans l'avenue formée par ses
ennemis, mais il ne continua pas à parcourir ce dangereux défilé
comme on s'y attendait. À peine y était-il engagé qu'avant qu'on
eût le temps de lui porter un seul coup il sauta par-dessus la
tête de deux enfants, et s'éloigna rapidement des Hurons par un
chemin moins dangereux. L'air retentit d'imprécations, les rangs
furent rompus, et chacun se mit à courir de côté et d'autre.

Des broussailles enflammées répandaient alors une clarté rougeâtre
et sinistre. Ceux des sauvages qu'on ne pouvait qu'entrevoir
semblaient des spectres fendant l'air avec rapidité, et
gesticulant avec une espèce de frénésie, tandis que la férocité de
ceux qui passaient dans le voisinage des brasiers était peinte en
caractères plus prononcés par l'éclat que les flammes faisaient
rejaillir sur leurs visages basanés.

On comprendra facilement qu'au milieu d'une telle foule d'ennemis
acharnés le fugitif n'avait pas le temps de respirer. Il y eut un
seul moment où il se crut sur le point de rentrer dans la forêt,
mais il la trouva gardée par ceux qui l'avaient fait prisonnier,
et il fut contraint de se jeter dans le centre de la clairière. Se
retournant comme un daim qui voit le chasseur devant lui, il
franchit d'un seul bond un grand tas de broussailles embrasées, et
passant avec la rapidité d'une flèche à travers un groupe de
femmes, il parut tout à coup à l'autre bout de la clairière; mais
il y trouva encore des Hurons qui veillaient de ce côté. Il
dirigea alors sa course vers l'endroit où il régnait plus
d'obscurité, et Duncan, ayant été quelques instants sans le
revoir, crut que l'actif et courageux jeune homme avait enfin
succombé sous les coups de ses barbares ennemis.

Il ne pouvait alors distinguer qu'une masse confuse de figures
humaines courant çà et là en désordre. Les couteaux, les bâtons,
les tomahawks étaient levés en l'air, et cette circonstance
prouvait que le coup fatal n'avait pas encore été porté. Les cris
perçants des femmes et les hurlements affreux des guerriers
ajoutaient encore à l'effet de ce spectacle. De temps en temps
Duncan entrevoyait clans l'obscurité une forme légère sauter avec
agilité pour franchir quelque obstacle qu'elle rencontrait dans sa
course, et il espérait alors que le jeune captif conservait encore
son étonnante activité et des forces qui paraissaient
inépuisables.

Tout à coup la foule se porta en arrière, et s'approcha de
l'endroit où le major continuait à rester. Quelques sauvages
voulurent passer à travers un groupe nombreux de femmes et
d'enfants, dont ils renversèrent quelques-uns, et au milieu de
cette confusion il vit reparaître le captif. Les forces humaines
ne pouvaient pourtant résister encore bien longtemps a une épreuve
si terrible, et l'infortuné semblait le sentir lui-même. Animé par
le désespoir, il traversa un groupe de guerriers confondus de son
audace, et bondissant comme un faon, il fit, ce qui parut à
Duncan, un dernier effort pour gagner la forêt. Comme s'il eût su
qu'il n'avait aucun danger à redouter de la part du jeune officier
anglais, le fugitif passa si près de lui qu'il toucha ses
vêtements en courant.

Un sauvage d'une taille gigantesque le poursuivait, le tomahawk
levé, et menaçait de lui donner le coup de la mort, quand Duncan,
voyant le péril imminent du prisonnier, allongea le pied comme par
hasard, le plaça, entre les jambes du Huron, et celui-ci tomba
presque sur les talons de celui qu'il poursuivait. Le fugitif
profita de cet avantage, et tout en lançant un coup d'oeil vers
Duncan, il disparut comme un météore. Heyward le chercha de tous
côtés, et, ne pouvant le découvrir, il se flattait qu'il avait
réussi à se sauver dans les bois, quand tout à coup il l'aperçut
tranquillement appuyé contre un poteau peint de diverses couleurs,
placé près de la porte de la principale cabane.

Craignant qu'on ne s'aperçût de l'assistance qu'il avait donnée si
à propos au fugitif, et que cette circonstance ne lui devînt
fatale à lui-même, Duncan avait changé de place dès qu'il avait vu
tomber le sauvage qui menaçait celui à qui il prenait tant
d'intérêt sans le connaître. En ce moment il se mêla parmi la
foule qui se réunissait autour des habitations avec un air aussi
mécontent que la populace assemblée pour voir l'exécution d'un
criminel, quand elle apprend qu'il a obtenu un sursis.

Un sentiment inexplicable, plus fort que la curiosité, le portait
à s'approcher du prisonnier; mais il aurait fallu s'ouvrir un
passage presque de vive force dans les rangs d'une multitude
serrée, ce qu'il ne jugea pas prudent dans la situation où il se
trouvait lui-même. Il vit cependant, à quelque distance, que le
captif avait un bras passé autour du poteau qui faisait sa
protection, évidemment épuisé de fatigue, respirant avec peine,
mais réprimant avec fierté tout signe qui pourrait indiquer la
souffrance. Un usage immémorial et sacré protégeait sa personne,
jusqu'à ce que le conseil de la peuplade eût délibéré sur son
sort; mais il n'était pas difficile de prévoir quel serait le
résultat de la délibération, à en juger par les sentiments que
manifestaient ceux qui l'environnaient.

La langue des Hurons ne fournissait aucun terme de mépris, aucune
épithète humiliante, aucune invective, que les femmes
n'adressassent au jeune étranger qui s'était soustrait à leur
rage. Elles allaient jusqu'à lui faire un reproche des efforts
qu'il avait faits pour s'échapper, et lui disaient, avec une
ironie amère, que ses pieds valaient mieux que ses mains, et qu'on
aurait du lui donner des ailes, puisqu'il ne savait faire usage ni
de la flèche, ni du couteau. Le captif ne répondait rien à toutes
ces injures, et ne montrait ni crainte ni colère, mais seulement
un dédain mêlé de dignité. Aussi courroucées de son calme
imperturbable que du succès qu'il avait obtenu, et ayant épuisé le
vocabulaire des invectives, elles y firent succéder d'horribles
hurlements.

Une des vieilles qui avaient allumé les feux dans la clairière se
fraya alors un chemin parmi la foule, et se plaça en face du
captif. Son visage ridé, ses traits flétris et sa malpropreté
dégoûtante, auraient pu la faire prendre pour une sorcière.
Rejetant en arrière le vêtement léger qui la couvrait, elle
étendit son long bras décharné vers le prisonnier, et lui adressa
la parole en delaware pour être plus sûre qu'il l'entendrait.

-- Écoutez-moi, Delaware, lui dit-elle avec un sourire moqueur;
votre nation est une race de femmes, et la bêche convient mieux à
vos mains que le fusil. Vos squaws ne donnent le jour qu'à des
daims; et si un ours, un serpent, un chat sauvage, naissait parmi
vous, vous prendriez la fuite. Les filles des Hurons vous feront
des jupons, et nous vous trouverons un mari.

Des éclats de rire sauvages et longtemps prolongés suivirent cette
dernière saillie, et l'on distinguait les accents des jeunes
femmes au milieu des voix cassées ou criardes des vieilles, dont
la méchanceté semblait s'être accrue avec les années. Mais
l'étranger était supérieur aux sarcasmes comme aux injures; il
tenait toujours la tête aussi élevée, et l'on aurait dit qu'il se
croyait seul, s'il n'eût jeté de temps en temps un coup d'oeil de
dédain et de fierté sur les guerriers qui restaient en silence
derrière les femmes.

Furieuse du calme du prisonnier, la vieille dont nous avons déjà
parlé s'appuya les mains sur les côtés, prit une attitude qui
annonçait la rage dont elle était animée, et vomit de nouveau un
torrent d'invectives, que nous essaierions vainement de retracer
sur le papier. Mais, quoiqu'elle eût une longue expérience dans
l'art d'insulter les malheureux captifs, et qu'elle se fût fait
une réputation en ce genre dans sa peuplade, elle eût beau
s'emporter jusqu'à un excès de fureur qui lui faisait sortir
l'écume de la bouche, elle ne put faire mouvoir un seul muscle du
visage de celui qu'elle voulait tourmenter.

Le dépit occasionné par cet air d'insouciance commença à se
communiquer à d'autres spectateurs. Un jeune homme, qui, sortant à
peine de l'enfance, avait pris place tout récemment parmi les
guerriers de sa nation, vint à l'aide de la sorcière, et voulut
intimider leur victime par de vaines bravades, et en faisant
brandir son tomahawk sur sa tête. Le prisonnier tourna la tête
vers lui, le regarda avec un air de pitié méprisante, et reprit
l'attitude tranquille qu'il avait constamment maintenue
jusqu'alors. Mais le mouvement qu'il avait fait lui avait permis
de fixer un instant ses yeux fermes et perçants sur ceux de
Duncan, et celui-ci avait reconnu en lui le jeune Mohican Uncas.

Frappé d'une surprise qui lui laissait à peine la faculté de
respirer, et frémissant de la situation critique dans laquelle se
trouvait son ami, Heyward baissa les yeux, de crainte que leur
expression n'accélérât le sort du prisonnier, qui pourtant ne
paraissait avoir rien à redouter, du moins en ce moment.

Presque au même instant, un guerrier, poussant de côté assez
rudement les femmes et les enfants, s'ouvrit un chemin à travers
la foule, prit Uncas par le bras, et le fit entrer dans la grande
cabane. Ils y furent suivis par tous les chefs et par tous les
guerriers les plus distingués de la peuplade, et Heyward, guidé
par l'inquiétude, trouva le moyen de se glisser parmi eux, sans
attirer sur lui une attention qui aurait pu être dangereuse.

Les Hurons passèrent quelques minutes à se ranger d'après le rang
qu'ils occupaient dans leur nation, et l'influence dont ils
jouissaient. L'ordre qui fut observé en cette occasion était à peu
près le même qui avait eu lieu lorsque Heyward avait paru devant
eux. Les vieillards et les principaux chefs étaient assis au
centre de l'appartement, partie qui était plus éclairée que le
reste par la flamme d'une grande torche. Les jeunes gens et les
guerriers d'une classe inférieure étaient placés en cercle par
derrière. Au centre de l'appartement, sous une ouverture pratiquée
pour donner passage à la fumée et par laquelle on voyait alors
briller deux ou trois étoiles, était Uncas, debout, dans une
attitude de calme et de fierté. Cet air de hauteur et de dignité
n'échappa point aux regards pénétrants de ceux qui étaient les
arbitres de son sort, et ils le regardaient souvent avec des yeux
qui n'avaient rien perdu de leur férocité, mais qui montraient
évidemment l'admiration que leur inspirait son courage.

Il n'en était pas de même de l'individu qui, comme le jeune
Mohican, avait été condamné à passer entre les deux files de
sauvages armés. Il n'avait pas profité de la scène de trouble et
de confusion que nous venons de décrire pour chercher à se sauver;
et, quoique personne n'eût songé à le surveiller, il était resté
immobile, semblable à la statue de la Honte. Pas une main ne
l'avait saisi pour le conduire dans la cabane du conseil; il y
était entré de lui-même, comme entraîné par un destin auquel il
sentait qu'il ne pouvait se soustraire.

Duncan profita de la première occasion pour le regarder en face,
craignant en secret de reconnaître encore un ami. Mais le premier
regard qu'il jeta sur lui n'offrit à sa vue qu'un homme qui lui
était étranger, et ce qui lui parut encore plus inexplicable,
c'est que, d'après la manière dont son corps était peint, il
paraissait être un guerrier huron. Mais, au lieu de prendre place
parmi ses concitoyens, il s'était assis seul dans un coin, la tête
penchée sur sa poitrine, et accroupi comme s'il eût voulu occuper
le moins de place possible.

Quand chacun eut pris la place qui lui appartenait, un profond
silence s'établit dans l'assemblée, et le chef à cheveux gris dont
il a été parlé adressa la parole à Uncas en se servant de la
langue des Delawares.

-- Delaware, lui dit-il, quoique vous soyez d'une nation de
femmes, vous avez prouvé que vous êtes un homme. Je vous offrirais
volontiers à manger; mais celui qui mange avec un Huron devient
son ami. Reposez-vous jusqu'au soleil de demain, et vous entendrez
les paroles du conseil.

-- J'ai jeûné sept nuits de longs jours d'été en suivant les
traces des Hurons, répondit Uncas; les enfants des Lenapes savent
parcourir le chemin de la justice sans s'arrêter pour manger.

-- Deux de mes guerriers sont à la poursuite de votre compagnon,
reprit le vieux chef sans paraître faire attention à la bravade
d'Uncas; quand ils seront revenus, la voix des sages du conseil
vous dira: Vivez! ou mourez!

-- Les Hurons n'ont-ils donc pas d'oreilles? s'écria le jeune
Mohican. Depuis qu'il est votre prisonnier, le Delaware a entendu
deux fois le son d'un fusil bien connu. Vos deux guerriers ne
reviendront jamais.

Un silence de quelques minutes suivit cette déclaration hardie qui
faisait allusion au fusil d'OEil-de-Faucon. Duncan, inquiet de
cette taciturnité subite, avança la tête pour tâcher de voir sur
la physionomie des sauvages quelle impression avait faite sur leur
esprit ce que venait de dire son jeune ami; mais le chef reprit la
parole en ce moment, et se contenta de dire:

-- Si les Lenapes sont si habiles, pourquoi un de leurs plus
braves guerriers est-il ici?

-- Parce qu'il a suivi les pas d'un lâche qui fuyait, répondit
Uncas, et qu'il est tombé dans un piège. Le castor est habile, et
pourtant on peut le prendre.

En parlant ainsi, il désigna du doigt le Huron solitaire tapi dans
un coin, mais sans lui accorder d'autre attention qu'un regard de
mépris. Ses paroles, son geste, son regard, produisirent une forte
sensation parmi ses auditeurs. Tous les yeux se tournèrent à la
fois vers l'individu qu'il avait désigné, et le murmure sourd qui
se fit entendre arriva jusqu'à la foule de femmes et d'enfants
attroupés à la porte, et tellement serrés qu'il n'y avait pas
entre eux une ligne d'espace qui ne fût remplie.

Cependant les chefs les plus âgés se communiquaient leurs
sentiments par quelques phrases courtes, prononcées d'une voix
sourde, et accompagnées de gestes énergiques. Un long silence
s'ensuivit encore, grave, précurseur, comme le savaient tous ceux
qui étaient présents, du jugement solennel et important qui allait
être prononcé. Les Hurons placés en arrière se soulevaient sur la
pointe des pieds pour satisfaire leur curiosité; et le coupable
lui-même, oubliant un instant la honte qui le couvrait, releva la
tête avec inquiétude, pour lire dans le regard des chefs quel
était le sort qui l'attendait. Enfin le vieux chef, dont nous
avons si souvent parlé, se leva, passa près d'Uncas, s'avança vers
le Huron solitaire, et resta debout devant lui dans une attitude
de dignité.

En ce moment la vieille qui avait accablé Uncas de tant d'injures,
entra dans l'appartement, prit en main l'unique torche qui
l'éclairait, et se mit à exécuter une espèce de danse, en
murmurant des paroles qu'on aurait pu prendre pour une
incantation. Personne ne l'avait appelée dans la cabane; mais
personne ne parut disposé à lui dire d'en sortir.

S'approchant alors d'Uncas, elle plaça devant lui la torche dont
elle s'était emparée, de manière à rendre visible la moindre
émotion qui pourrait se peindre sur son visage. Mais le Mohican
soutint parfaitement cette nouvelle épreuve; il conserva son
attitude fière et tranquille; ses yeux ne changèrent pas de
direction, et il ne daigna pas même les fixer un instant sur les
traits repoussants de cette mégère: satisfaite de son examen, elle
le quitta en laissant paraître une légère expression de plaisir,
et alla jouer le même rôle auprès de son compatriote, qui ne
montrait pas la même assurance.

Celui-ci était encore dans la fleur de l'âge, et le peu de
vêtements qu'il portait ne pouvaient cacher la belle conformation
de tous ses membres, qui se dessinaient parfaitement à la lueur de
la torche. Duncan jeta les yeux sur lui; mais il les en détourna
avec dégoût et horreur en voyant tout son corps agité par les
convulsions de la peur. À la vue de ce spectacle, la vieille
commençait une sorte de chant bas et plaintif, quand le chef
étendit les bras et la repoussa doucement.

-- Roseau-Pliant, dit-il en s'adressant au jeune Huron, car tel
était son nom, quoique le grand Esprit vous ait donné une forme
agréable à l'oeil, il eût mieux valu pour vous que vous ne fussiez
pas né. Votre langue parle beaucoup dans le combat. Aucun de mes
jeunes guerriers ne fait entrer la hache plus profondément dans le
poteau de guerre; aucun n'en frappe si faiblement les Yengeese.
Nos ennemis connaissent la forme de votre dos, mais ils n'ont
jamais vu la couleur de vos yeux. Trois fois ils vous ont appelé à
les combattre, et trois fois vous avez refusé de leur répondre.
Vous n'êtes plus digne de votre nation. Votre nom n'y sera plus
prononcé. Il est déjà oublié.

Tandis que le chef prononçait ces derniers mots, en faisant une
pause entre chaque phrase, le Huron leva la tête par déférence
pour l'âge et le rang de celui qui lui parlait. La honte, la
crainte, l'horreur et la fierté se peignaient en même temps sur
ses traits, et s'y disputaient la prééminence. Enfin le dernier de
ces sentiments l'emporta. Ses yeux se ranimèrent tout à coup et
regardèrent avec fermeté les guerriers dont il voulait mériter les
éloges, du moins dans ses derniers moments. Il se leva, et
découvrant sa poitrine, regarda sans trembler le fatal couteau qui
brillait déjà dans la main de son juge inexorable. On le vit même
sourire pendant que l'instrument de mort s'enfonçait lentement
dans son coeur, comme s'il éprouvait quelque joie à ne pas trouver
là mort aussi terrible que sa timidité naturelle la lui avait fait
redouter. Enfin il tomba sans mouvement presque aux pieds d'Uncas
toujours calme et inébranlable.

Là vieille femme poussa un hurlement plaintif, éteignit la torche
en la jetant par terre, et une obscurité complète régna tout à
coup dans la cabane. Tous ceux qui s'y trouvaient en sortirent
sur-le-champ, comme des esprits troublés, et Duncan crut qu'il y
était resté seul avec le corps encore palpitant de la victime d'un
jugement indien.

Chapitre XXIV

Ainsi parla le sage; les rois, sans plus de retard, terminent le
conseil et obéissent à leur chef.

Pope, Traduction de l'Iliade.

Un seul instant suffit pouf convaincre Heyward qu'il s'était
trompé en se croyant resté seul dans la hutte. Une main s'appuya
sur son bras en le serrant fortement, et il reconnut la voix
d'Uncas, qui lui disait bien bas à l'oreille:

-- Les Hurons sont des chiens. La vue du sang d'un lâche ne peut
jamais faire trembler un guerrier. La Tête-Grise et le Sagamore
sont en sûreté; le fusil d'OEil-de-Faucon ne dort pas. Sortez
d'ici; Uncas et la Main-Ouverte doivent paraître étrangers l'un à
l'autre. Pas un mot de plus!

Duncan aurait voulu en apprendre davantage; mais son ami, le
poussant vers la porte avec une force mêlée de douceur, l'avertit
à propos des nouveaux dangers qu'ils couraient tous deux si l'on
venait à découvrir leur liaison.

Cédant donc à la nécessité, quoiqu'à contre-coeur, il sortit, et
se mêla dans la foule qui était près des cabanes. Les feux qui
expiraient dans la clairière ne jetaient plus qu'une lumière
sombre et douteuse sur les êtres qui allaient et venaient ou
s'assemblaient en groupes, et cependant il arrivait quelquefois
que la flamme, se ranimant un instant, jetait un éclat passager
qui pénétrait jusque dans l'intérieur de la grande cabane, où l'on
voyait Uncas, seul, debout, dans la même attitude, ayant à ses
pieds le corps du Huron qui venait d'expirer. Quelques guerriers y
entrèrent alors, et emportèrent le cadavre dans les bois, soit
pour lui donner la sépulture, soit pour le livrer à la voracité
des animaux.

Après la fin de cette scène solennelle, Duncan entra dans
différentes cabanes sans qu'on lui adressât aucune question, sans
qu'on fît même attention à lui, dans l'espoir d'y trouver quelques
traces de celle pour l'amour de qui il s'était exposé à de tels
risques. Dans la situation où se trouvait en ce moment toute la
peuplade, il lui aurait été facile de fuir et de rejoindre ses
compagnons, s'il en avait eu le moindre désir. Mais indépendamment
de l'inquiétude continuelle qui tourmentait son esprit
relativement à Alice, un intérêt nouveau, quoique moins puissant,
l'entraînait chez les Hurons.

Il continua ainsi pendant quelque temps à aller de hutte en hutte,
vivement contrarié de n'y avoir rien trouvé de ce qu'il cherchait.
Renonçant enfin à une poursuite inutile, il retourna vers la
cabane du conseil, dans l'espoir d'y rencontrer David, et dans le
dessein de le questionner pour mettre fin à des doutes qui lui
devenaient trop pénibles.

En arrivant à la porte de la hutte qui avait été la salle de
justice et le lieu de l'exécution, il vit que le calme était
rétabli sur tous les visages. Les guerriers y étaient assemblés de
nouveau; ils fumaient tranquillement, et conversaient gravement
sur les principaux incidents de leur expédition à William-Henry.
Quoique le retour de Duncan dût leur rappeler les circonstances un
peu suspectes de son arrivée parmi eux, il ne produisit aucune
sensation visible. La scène horrible qui venait de se passer lui
parut donc favoriser ses vues, et il se promit de ne négliger
aucun moyen de profiter de cet avantage inespéré.

Il entra dans la cabane sans avoir l'air d'hésiter, et s'assit
avec gravité. Un seul coup d'oeil furtif suffit pour l'assurer que
Uncas était encore à la même place, mais que David ne se trouvait
pas dans l'assemblée. Le jeune Mohican n'était soumis à aucune
contrainte; seulement un jeune Huron, assis à peu de distance,
fixait sur lui des regards vigilants, et un guerrier armé était
appuyé contre le mur, près de la porte. Sous tout autre rapport,
le captif semblait en liberté; cependant il lui était interdit de
prendre part à la conversation, et son immobilité l'aurait fait
prendre pour une belle statue plutôt que pour un être doué de la
vie.

Heyward avait vu trop récemment un exemple terrible des châtiments
infligés dans cette peuplade, entre les mains de laquelle il
s'était volontairement livré en voulant montrer un excès
d'assurance. Il aurait de beaucoup préféré le silence et la
méditation aux discours, dans un moment où la découverte de ce
qu'il était véritablement pouvait lui être si funeste.
Malheureusement pour cette prudente résolution, tous ceux avec qui
il se trouvait ne paraissaient pas en avoir adopté une semblable.
Il n'était assis que depuis quelques minutes, à la place qu'il
avait sagement choisie, un peu à l'ombre, quand un vieux chef qui
était à son côté, lui adressa la parole en français:

-- Mon père du Canada n'oublie pas ses enfants, dit-il, et je l'en
remercie. Un mauvais esprit vit dans la femme d'un de mes jeunes
guerriers. Le savant étranger peut-il l'en délivrer?

Heyward avait quelque connaissance des jongleries que pratiquent
les charlatans indiens, quand on suppose que le malin esprit s'est
emparé de quelqu'un de leur peuplade. Il vit à l'instant que cette
circonstance pouvait favoriser ses projets, et il aurait été
difficile de lui faire en ce moment une proposition plus
satisfaisante. Sentant pourtant la nécessité de conserver la
dignité du personnage qu'il avait adopté, il calma son émotion, et
répondit avec un air de mystère convenable à son rôle:

-- Il y a des esprits de différentes sortes; les uns cèdent au
pouvoir de la sagesse, les autres lui résistent.

-- Mon frère est un grand médecin, répondit l'Indien; il essaiera.

Un geste de consentement fait avec gravité, fut toute la réponse
d'Heyward. Le Huron se contenta de cette assurance, et reprenant
sa pipe, il attendit le moment convenable pour sortir. L'impatient
Heyward maudissait tout bas les graves coutumes des sauvages; mais
il fut obligé d'affecter une indifférence semblable à celle du
vieux chef, qui était pourtant le père de la prétendue possédée.

Dix minutes se passèrent, et ce court délai parut un siècle au
major, qui brûlait de commencer son noviciat en empirisme. Enfin
le Huron quitta sa pipe, et croisa sur sa poitrine sa pièce de
calicot, pour se disposer à partir. Mais en ce moment, un guerrier
de grande taille entra dans l'appartement, et s'avançant en
silence, il s'assit sur le même fagot qui servait de siège à
Duncan. Celui-ci jeta un regard sur son voisin, et un frisson
involontaire parcourut tout son corps lorsqu'il reconnut Magua.

Le retour soudain de ce chef artificieux et redoutable retarda le
départ du vieux chef. Il ralluma sa pipe; plusieurs autres en
firent autant, et Magua lui-même, prenant la sienne, la remplit de
tabac, et se mit à fumer avec autant d'indifférence et de
tranquillité que s'il n'eût pas été deux jours absent, occupé
d'une chasse fatigante.

Un quart d'heure, dont la durée parut au major égale à l'éternité,
se passa de cette manière, et tous les guerriers étaient
enveloppés d'un nuage de fumée, quand l'un d'eux, s'adressant au
nouveau venu, lui dit:

-- Magua a-t-il trouvé les élans?

-- Mes jeunes guerriers fléchissent sous le poids, répondit Magua;
que Roseau-Pliant aille à leur rencontre, il les aidera.

Ce nom, qui ne devait plus être prononcé dans la peuplade, fit
tomber les pipes de toutes les bouches, comme si le tuyau n'en
avait plus transmis que des exhalaisons impures. Un sombre et
profond silence se rétablit dans l'assemblée, pendant que la
fumée, s'élevant en petites colonnes spirales, montait vers le
toit pour s'échapper par l'ouverture, dégageant de ses tourbillons
le bas de l'appartement, et permettant à la torche d'éclairer les
visages basanés des chefs.

Les yeux de la plupart d'entre eux étaient baissés vers la terre;
mais quelques jeunes gens dirigèrent les leurs vers un vieillard à
cheveux blancs qui était assis entre deux des plus vénérables
chefs de la peuplade. On ne remarquait pourtant en lui rien qui
attirât particulièrement l'attention. Il avait l'air mélancolique
et abattu, et son costume était celui des Indiens de la classe
ordinaire. De même que la plupart de ceux qui l'entouraient, il
avait les yeux fixés sur la terre; mais les ayant levés un instant
pour jeter un regard autour de lui, il vit qu'il était devenu
l'objet d'une curiosité presque générale, et se levant aussitôt,
il rompit le silence en ces termes:

-- C'est un mensonge! Je n'avais pas de fils. Celui qui en portait
le nom est oublié. Son sang était pâle, et ne sortait pas des
veines d'un Huron. Les maudits Chippewas ont trompé ma squaw. Le
grand Esprit a voulu que la race Wiss-en-tush s'éteignît. Je suis
content qu'elle se termine en moi. J'ai dit.

Le malheureux père jeta un regard autour de lui, comme pour
chercher des applaudissements dans les yeux de ceux qui l'avaient
écouté; mais les usages sévères de sa nation avaient exigé un
tribut trop pénible d'un faible vieillard. L'expression de ses
yeux démentait le langage fier et figuré qui venait de sortir de
sa bouche; la nature triomphait intérieurement du stoïcisme, et
tous les muscles de son visage ridé étaient agités par suite de
l'angoisse intérieure qu'il éprouvait. Il resta debout une minute,
pour jouir d'un triomphe si chèrement acheté, et alors, comme si
la vue des hommes lui eût été à charge, il s'enveloppa la tête
dans sa couverture, et sortit avec le pas silencieux d'un Indien,
pour aller dans sa hutte se livrer à sa douleur avec une compagne
qui avait le même âge que lui et le même sujet d'affliction.

Les Indiens, qui croient à la transmission héréditaire des vertus
et des défauts, le laissèrent partir en silence; et après son
départ un des chefs, avec une délicatesse qui pourrait quelquefois
servir d'exemple dans une société civilisée, détourna l'attention
des jeunes gens du spectacle de faiblesse dont ils venaient d'être
témoins, en adressant la parole à Magua d'une voix enjouée.

-- Les Delawares, dit-il, ont rôdé dans nos environs comme des
ours qui cherchent des ruches pleines de miel. Mais qui a jamais
surpris un Huron endormi?

Un sombre et sinistre nuage couvrit le front de Magua, tandis
qu'il s'écriait:

-- Les Delawares des Lacs?

-- Non; ceux qui portent le jupon de squaw sur les bords de la
rivière du même nom. Un d'entre eux est venu jusqu'ici.

-- Nos guerriers lui ont-ils enlevé sa chevelure?

-- Non, répondit le chef en lui montrant Uncas toujours ferme et
immobile; il a de bonnes jambes, quoique son bras soit fait pour
la bêche plutôt que pour le tomahawk.

Au lieu de montrer une vaine curiosité pour ce captif d'une nation
odieuse, Magua continua à fumer avec son air habituel de
réflexion, quand il n'avait pas besoin de recourir à l'astuce ou
d'employer son éloquence sauvage. Quoique secrètement étonné de ce
qu'il venait d'apprendre, il ne se permit de faire aucune
question, se réservant d'éclaircir ses doutes dans un moment plus
convenable. Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes, que,
secouant les cendres de sa pipe, et se levant pour resserrer la
ceinture qui soutenait son tomahawk, il tourna la tête du côté du
prisonnier qui était à quelque distance derrière lui.

Uncas paraissait méditer profondément, mais il voyait tout ce qui
se passait; s'apercevant du mouvement de Magua, il en fit un de
son côté, afin de ne pas avoir l'air de le craindre, et leurs
regards se rencontrèrent. Pendant deux minutes, ces deux hommes,
fiers et indomptables, restèrent les yeux fixés l'un sur l'autre,
sans qu'aucun d'eux pût faire baisser ceux de son ennemi. Le jeune
Mohican semblait dévoré par un feu intérieur, ses narines étaient
ouvertes comme celles d'un tigre forcé par les chasseurs, et son
attitude était si fière, si imposante, que l'imagination n'aurait
pas eu besoin d'un grand effort pour se le représenter comme
l'image du dieu de la guerre de sa nation. Les traits de Magua
n'étaient pas moins enflammés; il semblait d'abord ne respirer que
la rage et la vengeance; mais sa physionomie n'exprima plus qu'une
joie féroce lorsqu'il s'écria à haute voix:

-- Le Cerf-Agile!

En entendant ce nom formidable et bien connu, tous les guerriers
se levèrent en même temps, et la surprise l'emporta un instant sur
le calme stoïque des Indiens. Toutes les bouches semblèrent ne
former qu'une seule voix en répétant ce nom haï et respecté; les
femmes et les enfants, qui étaient près de la porte, le répétèrent
comme en écho; leurs cris furent portés jusqu'aux habitations les
plus éloignées; tous ceux qui s'y trouvaient en sortirent, et de
longs hurlements terminèrent cette scène.

Cependant les chefs avaient repris leur place, comme s'ils eussent
été honteux du mouvement auquel ils s'étaient laissés entraîner.
Ils gardaient le silence; mais tous, les yeux fixés sur le captif,
examinaient avec curiosité un ennemi dont la bravoure avait été
fatale à tant de guerriers de leur nation.

C'était un triomphe pour Uncas, et il en jouissait, mais sans en
donner d'autre preuve extérieure que ce fier et calme mouvement
des lèvres qui, dans tous les pays et dans tous les temps, fut
toujours l'emblème du mépris. Magua s'en aperçut; serrant le
poing, il étendit le bras en le secouant d'un air de menace vers
le prisonnier, et s'écria en anglais:

-- Mohican, il faut mourir!

-- Les eaux de la source de Santé, répondit Uncas en delaware, ne
rendraient pas la vie aux Hurons qui sont morts sur la montagne;
leurs ossements, y blanchiront. Les Hurons sont des squaws, et
leurs femmes des hiboux. Allez, rassemblez tous les chiens de
Hurons, afin qu'ils puissent voir un guerrier. Mes narines sont
offensées; elles sentent le sang d'un lâche.

Cette dernière allusion excita un profond ressentiment; car un
grand nombre des Hurons entendaient, de même que Magua, la langue
dont Uncas venait de se servir. Le rusé sauvage vit sur-le-champ
qu'il pouvait tirer avantage de la disposition générale des
esprits, et il résolut d'en profiter.

Laissant tomber la peau qui lui couvrait une épaule, il étendit un
bras, et annonça ainsi qu'il allait se livrer aux inspirations de
sa fatale et astucieuse éloquence. Quoiqu'il eût perdu, par suite
de sa désertion, une partie de son influence sur ses concitoyens,
personne ne lui refusait du courage, et on le regardait comme le
premier orateur de la nation. Aussi ne manquait-il jamais
d'auditeurs, et presque toujours il réussissait à entraîner les
autres à son opinion; mais en cette occasion ses moyens naturels
puisaient une nouvelle fore dans sa soif de vengeance.

Il commença par raconter tout ce qui s'était passé à l'attaque du
rocher de Glenn, la mort de plusieurs de ses compagnons, et la
manière dont les plus redoutables de leurs ennemis leur avaient
échappé; il peignit ensuite la situation de la petite montagne sur
laquelle il s'était retiré avec les prisonniers tombés entre ses
mains, ne dit pas un mot du supplice barbare qu'il avait voulu
leur faire subir, et passa rapidement à l'attaque subite de la
Longue-Carabine, du Grand-Serpent et du Cerf-Agile, qui avaient
massacré ses compagnons par surprise, et l'avaient lui-même laissé
pour mort.

Ici il fit une pause, comme pour payer un tribut de regrets aux
défunts, mais plutôt pour examiner quel effet produisait sur ses
auditeurs le commencement de son discours. Tous les yeux étaient
fixés sur lui, et tous les Indiens l'écoutaient avec une telle
attention et dans une immobilité si complète, qu'il aurait pu se
croire environné de statues.

Alors baissant sa voix, qu'il avait jusqu'alors tenue sur un ton
clair, sonore et élevé, il énuméra les qualités admirables des
défunts, sans en oublier aucune qui pût faire une impression
favorable: l'un n'avait jamais été à la chasse sans revenir chargé
de gibier; l'autre savait découvrir les traces des ennemis les
plus rusés; celui-ci était brave à toute épreuve, celui-là d'une
générosité sans exemple. En un mot, il traça ses portraits de
manière que, dans une peuplade qui n'était composée que d'un petit
nombre de familles, chaque corde qu'il touchait tour à tour
vibrait dans le coeur de quelqu'un de ses auditeurs.

-- Les ossements de ces guerriers, continua-t-il, sont-ils dans la
sépulture de leurs ancêtres? Vous savez qu'ils n'y sont pas. Leurs
esprits sont allés du côté du soleil couchant; ils traversent déjà
les grandes eaux pour se rendre dans la terre des esprits. Mais
ils sont partis sans vivres, sans fusils, sans couteaux, sans
mocassins, nus et pauvres comme à l'instant de leur naissance.
Cela est-il équitable? Entreront-ils dans le pays des justes comme
des Iroquois affamés ou de misérables Delawares? Rencontreront-ils
leurs frères sans armes entre leurs mains, sans vêtements sur
leurs épaules! Que penseront nos pères en les voyant arriver
ainsi? Ils croiront que les peuplades Wyandots ont dégénéré; ils
les regarderont de mauvais oeil, et diront: Un Chippewas est venu
ici sous le nom de Huron. Mes frères, il ne faut pas oublier les
morts; une Peau-Rouge n'oublie jamais. Nous chargerons le dos de
ce Mohican jusqu'à ce qu'il plie sous le faix, et nous le
dépêcherons après nos compagnons. Ils nous appellent à leur
secours; et, quoique nos oreilles ne soient pas ouvertes pour les
entendre, ils nous crient: Ne nous oubliez pas! Quand ils verront
l'esprit de ce Mohican courir après eux avec son lourd fardeau,
ils sauront que nous ne les avons pas oubliés, et ils continueront
leur voyage plus tranquillement; et nos enfants diront: Voilà ce
que nos pères ont fait pour leurs amis, et nous devons en faire
autant pour eux. Qu'est-ce qu'un Yengeese? Nous en avons tué un
grand nombre; mais la terre est encore pâle. Ce n'est que le sang
d'un Indien qui peut laver une tache faite au nom des Hurons. Que
ce Delaware meure donc!

Il est aisé de s'imaginer quel effet une telle harangue, prononcée
avec force, dut produire sur un tel auditoire. Magua avait mélangé
avec tant d'adresse ce qui devait émouvoir les sentiments naturels
de ses concitoyens et ce qui pouvait éveiller leurs idées
superstitieuses, que leurs esprits, déjà disposés par une longue
habitude à sacrifier des victimes aux mânes de leurs compagnons,
perdirent tout vestige d'humanité pour ne plus songer qu'à
satisfaire à l'instant même leur soif de vengeance.

Un guerrier dont les traits respiraient une férocité plus que
sauvage s'était fait remarquer par la vive attention avec laquelle
il avait écouté l'orateur. Son visage avait exprimé successivement
toutes les émotions qu'il éprouvait, jusqu'à ce qu'il n'y restât
plus que l'expression de la haine et de la rage. Dès que Magua eut
cessé de parler, il se leva en poussant un hurlement qu'on aurait
pu prendre pour celui d'un démon, et brandit au-dessus de sa tête
sa hache brillante et bien affilée. Ce cri, ce mouvement furent
trop prompts pour que quelqu'un eût pu s'opposer à son projet
sanguinaire, si quelqu'un en avait eu le dessein. À la lumière de
la torche, on vit une ligne brillante traverser l'appartement, et
une autre ligne noire la croiser au même instant: la première
était la hache, qui volait vers son but; la seconde était le bras
de Magua, qui en détournait la direction. Le mouvement de celui-ci
ne fut pas sans utilité; car l'arme tranchante ne fit qu'abattre
la longue plume qui ornait la touffe de cheveux d'Uncas; et elle
traversa le faible mur de terre de la hutte, comme si elle eût été
lancée par une baliste ou une catapulte.

Duncan avait entendu l'horrible cri du guerrier barbare: il avait
vu son geste, mais à peine un mouvement machinal l'avait-il porté
à se lever, comme s'il eût pu être de quelque secours à Uncas,
qu'il vît que le péril était passé, et sa terreur se changea en
admiration. Le jeune Mohican était debout, les yeux fixés sur son
ennemi, et sans montrer la moindre émotion. Il sourit comme de
pitié, et prononça en sa langue quelques expressions de mépris.

-- Non, dit Magua après s'être assuré que le captif n'était pas
blessé; il faut que le soleil brille sur sa honte; il faut que les
squaws voient sa chair trembler, et prennent part à son supplice,
sans quoi notre vengeance ne serait qu'un jeu d'enfant. Qu'on
l'emmène dans le séjour des ténèbres et du silence. Voyons si un
Delaware peut dormir aujourd'hui et mourir demain.

De jeunes guerriers saisirent alors le prisonnier, le garrottèrent
avec des liens d'écorce, et l'emmenèrent hors de la cabane. Uncas
marcha d'un pas ferme; cependant cette fermeté sembla se démentir
quand il arriva à la porte; car il s'y arrêta un instant; mais ce
n'était que pour se retourner, et jeter à la ronde sur le cercle
de ses ennemis un regard de fierté dédaigneuse. Ses yeux
rencontrèrent ceux de Duncan, et ils semblaient lui dire que toute
espérance n'était pas encore perdue.

Magua, satisfait du succès qu'il avait obtenu, ou occupé de
projets ultérieurs, ne songea pas à faire de nouvelles questions.
Croisant sur sa poitrine la peau qui le couvrait, il sortit de
l'appartement sans parler davantage d'un sujet qui aurait pu
devenir fatal à celui auprès duquel il s'était placé. Malgré son
ressentiment toujours croissant, sa fermeté naturelle et sa vive
inquiétude pour Uncas, Heyward se sentit soulagé par le départ
d'un ennemi si dangereux et si subtil. L'agitation qu'avait
produite le discours de Magua commençait aussi à se calmer. Les
guerriers avaient repris leur place, et de nouveaux nuages de
fumée remplirent l'appartement. Pendant près d'une demi-heure on
ne prononça pas une syllabe, et à peine remua-t-on les yeux, un
silence grave et réfléchi étant la suite ordinaire de toutes les
scènes de tumulte et de violence parmi ces peuples à la fois si
impétueux et si impassibles.

Au lieu de se diriger vers les cabanes où le major avait déjà fait
des recherches inutiles, son compagnon s'avança, en droite ligne
vers la base d'une montagne voisine couverte de bois, qui dominait
le camp des Hurons. D'épais buissons en défendaient les approches,
et ils furent obligés de suivre un sentier étroit et tortueux. Les
enfants avaient recommencé leurs jeux dans la clairière. Armés de
branches d'arbres, ils s'étaient rangés sur deux lignes, entre
lesquelles chacun d'eux courait tour à tour à toutes jambes pour
gagner le poteau protecteur.

Pour rendre l'imitation plus complète, ils avaient allumé
plusieurs grands feux de broussailles, dont la lueur éclairait les
pas de Duncan et donnait un caractère encore plus sauvage au
paysage. En face d'un grand rocher, ils entrèrent dans une espèce
d'avenue formée dans la forêt par les daims lors de leurs
migrations périodiques. Précisément en cet instant les enfants
jetèrent de nouveaux combustibles sur le brasier le plus voisin;
il en jaillit une vive flamme dont l'éclat frappa la surface
blanche du rocher, fut répercuté dans l'avenue où ils venaient
d'entrer, et leur fit apercevoir une espèce de grosse boule noire
qui se trouvait à quelque distance sur le chemin.

L'Indien s'arrêta, comme s'il n'eût su s'il devait avancer
davantage, et son compagnon s'approcha de lui. La boule noire, qui
d'abord avait paru stationnaire, commença alors à se mouvoir d'une
manière qui parut inexplicable à Duncan. Le feu ayant jeté en ce
moment un nouvel éclat, montra cet objet sous une forme plus
distincte. Heyward reconnut que c'était un ours monstrueux; mais
quoiqu'il grondât d'une manière effrayante, il ne donnait aucun
autre signe d'hostilité, et au lieu de continuer à s'avancer, il
se rangea sur le bord du chemin, et s'assit sur ses pattes de
derrière. Le Huron l'examina avec beaucoup d'attention, et s'étant
sans doute assuré que cet intrus n'avait pas de mauvaises
intentions, il continua tranquillement à marcher.

Duncan, qui savait que les Indiens apprivoisaient quelquefois ces
animaux, suivit l'exemple de son compagnon, croyant que c'était
quelque ours favori de la peuplade qui était entré dans la forêt
pour y chercher des ruches de mouches à miel, dont ces animaux
sont fort friands.

Ils passèrent à deux ou trois pieds de l'ours, qui n'apporta
aucune opposition à leur marche, et le Huron, qui en l'apercevant
avait hésité à avancer et l'avait examiné avec tant d'attention,
ne montra plus la moindre inquiétude, et ne jeta pas même un seul
regard du côté de l'animal. Cependant Heyward ne pouvait
s'empêcher de tourner la tête en arrière de temps en temps pour
surveiller les mouvements du monstre et se mettre en garde contre
une attaque soudaine. Il éprouva un certain malaise en le voyant
suivre leurs pas, et il allait en prévenir l'Indien, quand celui-
ci, ouvrant une porte d'écorce qui fermait l'entrée d'une caverne
creusée par la nature, sous la montagne, lui fit signe de l'y
suivre. Duncan ne fut pas fâché de trouver une retraite si à
propos, et il allait tirer la porte après lui, quand il sentit une
résistance qui s'opposait à ses efforts. Il se retourna, vit la
patte de l'ours tenant la porte, et l'animal suivit ses pas. Ils
étaient alors dans un passage étroit et obscur, et il était
impossible de retourner en arrière sans rencontrer le redoutable
habitant des bois. Faisant donc de nécessité vertu, il continua à
avancer en se tenant aussi près de son conducteur qu'il était
possible. L'ours était toujours sur ses talons; il grondait de
temps en temps, et il appuya même deux ou trois fois ses pattes
énormes sur le dos du major, comme s'il eût voulu empêcher qu'on
pénétrât plus avant dans la caverne.

Il est difficile de décider si Heyward aurait pu soutenir
longtemps une position si extraordinaire; mais il y trouva bientôt
quelque soulagement. Il avait marché en ligne droite vers une
faible lumière. Au bout de deux ou trois minutes de marche il
arriva à l'endroit d'où partait cette clarté.

Une grande cavité du rocher avait été arrangée avec art, de
manière à former différents appartements, dont les murs de
séparation étaient construits en écorce, en branches et en terre;
des crevasses à la voûte y laissaient entrer la lumière pendant le
jour, et l'on y suppléait la nuit par du feu et des torches:
c'était le magasin des armes, des approvisionnements, des effets
les plus précieux des Hurons, et principalement des objets qui
appartenaient à la peuplade en général, sans être la propriété
particulière d'aucun individu. La femme malade, qu'on croyait
victime d'un pouvoir surnaturel, y avait été transportée parce
qu'on supposait que le malin esprit qui la tourmentait trouverait
plus de difficulté à pénétrer à travers les pierres d'un rocher
qu'à travers les feuilles formant le toit d'une cabane.
L'appartement dans lequel entrèrent Duncan et son guide lui avait
été abandonné. Elle était couchée sur un lit de feuilles sèches et
entourée d'un groupe de femmes, au milieu desquelles Heyward
reconnut son ami David La Gamme.

Un seul coup d'oeil suffit pour apprendre au prétendu médecin que
la malade était dans un état qui ne lui laissait aucun espoir de
faire briller des talents qu'il ne possédait pas. Elle était
attaquée d'une paralysie universelle, avait perdu la parole et le
mouvement, et ne semblait pas même sentir ses souffrances. Heyward
ne fut pas fâché que les simagrées qu'il allait être obligé de
faire pour jouer convenablement son rôle aux yeux des Indiens ne
fussent que pour une femme trop malade pour y prendre intérêt et
se livrer à de vaines espérances. Cette idée contribua à calmer
quelques scrupules de conscience, et il allait commencer ses
opérations médicales et magiques, quand il fut prévenu par un
docteur aussi savant que lui dans l'art de guérir, et qui voulait
essayer le pouvoir de la psalmodie.

David, qui était prêt à entonner un cantique lorsque le Huron et
Duncan étaient arrivés, attendit d'abord quelques instants, et
prenant ensuite le ton de son instrument, se mit à chanter avec
une ferveur qui aurait opéré un miracle s'il n'avait fallu pour
cela que la foi dans l'efficacité de ce remède. Personne ne
l'interrompit, les Indiens croyant que sa faiblesse d'esprit le
mettait sous la protection immédiate du ciel, et Duncan étant trop
charmé de ce délai pour chercher à l'abréger. Tandis que le
chanteur appuyait sur la cadence qui terminait la première
strophe, le major tressaillit en entendant les mêmes sons répétés
par une voix sépulcrale qui semblait n'avoir rien d'humain; il
regarda autour de lui, et vit dans le coin le plus obscur de
l'appartement l'ours assis sur ses pattes de derrière, balançant
son corps à la manière de ces animaux, et imitant par des
grondements sourds les sons que produisait la mélodie du chanteur.

Il est plus facile de se figurer que de décrire l'effet que
produisit sur David un écho si étrange et si inattendu. Il ouvrit
de grands yeux, sa bouche, quoique également ouverte, resta muette
sur-le-champ. La terreur, l'étonnement, l'admiration, lui firent
oublier quelques phrases qu'il avait préparées pour annoncer à
Heyward des nouvelles importantes, et s'écriant à la hâte en
anglais: Elle vous attend, elle est ici! Il s'enfuit de la
caverne.

Chapitre XXV

-- Avez-vous transcrit le rôle au lion? En ce cas donnez-le moi;
car j'ai la mémoire ingrate.
-- Vous pouvez le jouer impromptu: il ne s'agit que de hurler.

Shakespeare, Le Songe d'une nuit d'été.

La scène que présente un lit de mort a toujours quelque chose de
solennel; mais il se joignait à celle-ci un étrange mélange de
burlesque. L'ours continuait à se balancer de droite à gauche,
quoique ses tentatives pour imiter la mélodie de David eussent
cessé dès que celui-ci avait renoncé à la partie. Le peu de mots
que La Gamme avait adressés à Heyward ayant été prononcés en
anglais, n'avaient été compris que de lui seul. Elle vous attend!
Elle est ici! Ces mots devaient avoir un sens caché; il portait
ses regards sur tous les coins de l'appartement, et n'y voyait
rien qui pût servir à éclairer ses doutes.

Il n'eut qu'un instant pour se livrer à ses conjectures, car le
chef huron, s'avançant près du lit de la malade, fit signe au
groupe de femmes de se retirer. La curiosité les avait amenées
pour assister aux conjurations du médecin étranger; cependant
elles obéirent, quoique fort à regret, et dès que l'Indien eut
entendu le bruit sourd de la porte qu'elles fermaient en se
retirant, il se tourna vers Duncan.

-- Maintenant, lui dit-il, que mon frère montre son pouvoir!

Interpellé d'une manière aussi formelle, Heyward craignit que le
moindre délai ne devînt dangereux, Recueillant donc ses pensées à
la hâte, il se prépara à imiter cette sorte d'incantation et ces
rites bizarres dont se servent les charlatans indiens pour cacher
leur ignorance; mais dès qu'il voulut commencer, il fut interrompu
par l'ours, qui se mit à gronder d'une manière effrayante. Il fit
la même tentative une seconde et une troisième fois, et la même
interruption se renouvela et devint chaque fois plus sauvage et
plus menaçante.

-- Les savants sont jaloux, dit le Huron; ils veulent être seuls;
je m'en vais. Mon frère, cette femme est l'épouse d'un de nos plus
braves guerriers; chassez sans délai l'esprit qui la tourmente.

-- Paix! dit-il à l'ours qui continuait à gronder; paix! je m'en
vais.

Il tint sa parole sur-le-champ, et Duncan se trouva seul dans le
creux d'un rocher avec une femme mourante et un animal redoutable.
Celui-ci semblait écouter le bruit des pas de l'Indien avec l'air
de sagacité d'un ours. Enfin le bruit que fit la porte annonça
qu'il était aussi sorti de la caverne. Alors l'ours s'avança
lentement vers Heyward, et lorsqu'il en fut à deux pas, il se leva
sur ses pattes de derrière, et se tint debout devant lui, dans
l'attitude que prendrait un homme. Duncan chercha des yeux de tous
côtés pour voir s'il trouverait quelque arme pour se défendre
contre une attaque qu'il attendait alors à chaque instant, mais il
n'aperçut pas même un bâton.

Il semblait pourtant que l'humeur de l'animal eût changé tout à
coup: il ne grondait plus, ne donnait plus aucun signe de colère,
et au lieu de conserver son mouvement régulier de droite à gauche,
tout son corps velu semblait agité par quelque étrange convulsion
intérieure. Il porta ses pattes de devant sur sa tête, sembla la
secouer avec force, et pendant qu'Heyward regardait ce spectacle
avec un étonnement qui le rendait immobile, cette tête tomba à ses
pieds, et il vit paraître celle de l'honnête et brave chasseur,
qui se livrait de tout son coeur à sa manière silencieuse de rire.

-- Chut! dit tout bas OEil-de-Faucon, prévenant une exclamation de
surprise qui allait échapper à Duncan; les coquins ne sont pas
bien loin, et s'ils entendaient quelques sons qui n'eussent pas un
air de sorcellerie, ils nous tomberaient sur le dos.

-- Mais dites-moi ce que signifie cette mascarade, et pourquoi
vous avez risqué une démarche si hasardeuse.

-- Ah! le hasard fait souvent plus que le raisonnement et le
calcul. Mais comme une histoire doit toujours commencer par le
commencement, je vous raconterai tout dans l'ordre. Après votre
départ, je mis le commandant et le Sagamore dans une vieille
habitation de castors, où ils ont moins à craindre les Hurons que
s'ils étaient au milieu de la garnison d'Édouard, car nos Indiens
du nord-ouest n'ayant pas encore beaucoup de relations avec vos
commerçants, continuent à avoir du respect pour les castors. Après
cela, Uncas et moi nous sommes partis, comme cela était convenu,
pour aller reconnaître l'autre camp. Et à propos, l'avez-vous vu?

-- À mon grand chagrin. Il est prisonnier, et condamné à périr
demain à la pointe du jour.

-- J'avais un pressentiment que cela finirait par là, dit le
chasseur d'un ton moins gai et moins confiant.

Mais reprenant bientôt son accent naturellement ferme, il ajouta:

-- Et c'est la vraie raison qui fait que vous me voyez ici; car
comment se résoudre à abandonner aux Hurons un si brave jeune
homme! Comme les coquins seraient joyeux s'ils pouvaient attacher
dos à dos au même poteau le Cerf-Agile et la Longue-Carabine,
comme ils m'appellent! Et cependant je ne puis m'imaginer pourquoi
ils m'ont donné un pareil surnom, car il y a autant de différence
entre mon tueur de daims et une vraie carabine du Canada qu'entre
la pierre à fusil et la terre à pipes.

-- Continuez votre récit, et ne faites pas de digressions. Nous ne
savons pas quand les Hurons peuvent revenir.

-- Il n'y a pas de danger, ils savent qu'il faut laisser à un
sorcier le temps de faire ses sortilèges. Nous sommes aussi sûrs
de ne pas être interrompus qu'un missionnaire le serait dans les
colonies en commençant un sermon de deux heures. Eh bien! en
marchant vers l'autre camp, nous rencontrâmes une bande de ces
coquins qui retournaient au leur. Uncas a trop d'impétuosité pour
faire une reconnaissance; mais à cet égard je ne puis le blâmer,
c'est la chaleur du sang. Il poursuivit un Huron qui fuyait comme
un lâche, et qui le fit tomber dans une embuscade.

-- Et il a payé bien cher sa lâcheté.

-- Oui! je vous comprends, et cela ne me surprend pas; c'est leur
manière. Mais pour en revenir à moi, je n'ai pas besoin de vous
dire que quand je vis mon jeune camarade prisonnier, je ne manquai
pas de suivre les Hurons, quoique avec les précautions
convenables. J'eus même deux escarmouches avec deux ou trois de
ces coquins; mais ce n'est pas ce dont il s'agit. Après leur avoir
mis du plomb dans la tête, je m'avançai sans bruit du côté des
habitations. Le hasard, et pourquoi appeler le hasard une faveur
spéciale de la Providence? un coup du ciel, pour mieux dire, me
conduisit précisément à l'endroit où un de leurs jongleurs était
occupé à s'habiller pour livrer, comme ils le disent, quelque
grande bataille à Satan. Un coup de crosse de fusil bien appliqué
sur la tête l'endormit pour quelque temps, et de peur qu'il ne lui
prît envie de brailler quand il s'éveillerait, je lui mis entre
les dents, pour son souper, une bonne branche du pin que je lui
attachai derrière le cou. Alors l'ayant lié à un arbre, je
m'emparai de son déguisement, et je résolus de jouer son rôle
d'ours, pour voir ce qui en résulterait.

-- Et vous l'avez joué à merveille. Votre imitation aurait fait
honte à l'animal lui-même.

-- Un homme qui a étudié si longtemps dans le désert serait un
pauvre écolier s'il ne savait pas imiter la voix et les mouvements
d'un ours. Si c'eût été un chat sauvage ou une panthère, vous
auriez vu quelque chose qui aurait mérité plus d'attention: mais
ce n'est pas une grande merveille que d'imiter les manières d'un
animal si lourd. Et cependant, même le rôle d'ours peut être mal
joué, car il est plus facile d'outrer la nature que de bien
l'imiter, et c'est ce que tout le monde ne sait pas. Mais songeons
à nos affaires. Où est la jeune dame?

-- Dieu le sait. J'ai visité toutes les habitations des Hurons, et
je n'ai découvert aucun indice qui pût me faire croire qu'elle
soit dans leur camp.

-- N'avez-vous pas entendu ce que le chanteur a dit en partant?
Elle vous attend! Elle est ici!

-- J'ai fini par m'imaginer qu'il parlait de cette pauvre femme,
qui attendait ici de moi une guérison que je ne puis lui procurer.

-- L'imbécile a eu peur, et il s'est mal expliqué. C'était
sûrement de la fille du commandant qu'il voulait parler. Voyons!
Il y a ici des murs de séparation. Un ours doit savoir grimper,
ainsi je vais jeter un coup d'oeil par-dessus. Il peut s'y trouver
quelque ruche, et vous savez que je suis un animal qui aime les
douceurs.

À ces mots, le chasseur s'avança vers la muraille en imitant les
mouvements lourds et gauches de l'animal qu'il représentait; il y
grimpa facilement; mais dès qu'il en eut atteint le sommet, il fit
signe au major de garder le silence, et en redescendit sur-le-
champ.

-- Elle est là, lui dit-il à voix basse, et vous pouvez y entrer
par cette porte. J'aurais voulu lui dire un mot de consolation;
mais la vue d'un pareil monstre lui aurait fait perdre la raison,
quoiqu'à cet égard, major vous ne soyez pas beaucoup plus beau,
grâce à votre peinture.

Duncan, qui s'était déjà avancé vers la porte, s'arrêta en
entendant ces paroles décourageantes.

-- Je suis donc bien hideux? dit-il avec un air de chagrin
manifeste.

-- Pas assez pour faire peur à un loup, ou pour faire reculer un
régiment au milieu d'une charge, répondit OEil-de-Faucon; mais
j'ai vu le temps où sans vous flatter vous aviez meilleure mine.
Les squaws des Indiens ne trouveront rien à redire à votre visage
bigarré; mais les jeunes filles du sang blanc préfèrent leur
propre couleur. Voyez, ajouta-t-il en lui montrant un endroit où
l'eau sortant d'une crevasse du rocher formait une petite fontaine
de cristal, et s'échappait ensuite par une autre ouverture, vous
pouvez aisément vous débarrasser de là peinture dont le Sagamore
vous a orné, et quand vous reviendrez je vous en ferai moi-même
une nouvelle. Que cela ne vous inquiète pas; rien n'est plus
commun que de voir un jongleur changer la peinture de son visage
dans le cours de ses conjurations.

Le chasseur n'eut pas besoin de s'épuiser en arguments pour le
convaincre. Il parlait encore que Duncan travaillait déjà à
effacer jusqu'aux moindres vestiges de son masque emprunté.
S'étant ainsi préparé pour l'entrevue qu'il allait avoir avec sa
maîtresse, il prit congé de son compagnon, et disparut par la
porte qui lui avait été indiquée.

OEil-de-Faucon le vit partir avec un air de satisfaction, lui
recommanda de ne pas perdre trop de temps en propos inutiles, et
profita de son absence pour examiner l'état du garde-manger des
Hurons; car, comme nous l'avons déjà dit, cette caverne était le
magasin des provisions de la peuplade.

Duncan se trouvait alors dans un second passage étroit et obscur;
mais une lumière qui brillait sur la droite était pour lui
l'étoile polaire. C'était une autre division de la caverne, et on
l'avait destinée à servir de prison à une captive aussi importante
que la fille du ci-devant commandant de William-Henry. On y voyait
une foule d'objets provenant du pillage de cette forteresse, et le
sol était couvert d'armes, d'habits, d'étoffes, de malles et de
paquets de toute espèce. Au milieu de cette confusion il trouva
Alice, pâle, tremblante, agitée, mais toujours charmante. Elle
avait été informée par David de l'arrivée de Duncan chez les
Hurons.

-- Duncan! s'écria-t-elle comme effrayée des sons de sa propre
voix.

-- Alice! répondit le major en sautant légèrement par-dessus tous
les obstacles qui s'opposaient à son passage pour s'élancer à son
côté.

-- Je savais que vous ne m'abandonneriez jamais, Duncan, lui dit-
elle; mais je ne vois personne avec vous, et quelque agréable que
me soit votre présence, j'aimerais à croire que vous n'êtes pas
tout à fait seul.

Heyward, voyant qu'elle tremblait de manière à lui faire craindre
qu'elle ne pût se soutenir sur ses jambes, la pria de s'asseoir,
et lui raconta très brièvement tous les événements que nos
lecteurs connaissent déjà. Alice l'écoutait avec un intérêt qui
lui permettait à peine de respirer; et quoique le major n'eût pas
longtemps appuyé sur le désespoir de Munro, les larmes coulèrent
abondamment le long des joues d'Alice. Son émotion se calma
pourtant insensiblement, et elle écouta la fin du récit de Duncan,
sinon avec calme, du moins avec beaucoup d'attention.

-- Et maintenant, Alice, ajouta-t-il, votre délivrance dépend de
vous en grande partie. Avec le secours de notre expérimenté et
inappréciable ami le chasseur, nous pouvons réussir à échapper à
cette peuplade barbare; mais il faut vous armer de tout votre
courage. Songez que vous allez vous jeter dans les bras de votre
vénérable père, et que son bonheur et le vôtre dépendent de vos
efforts.

-- Et que ne ferais-je pas pour un père qui a tant fait pour moi!

-- Et ne feriez-vous rien pour moi, Alice?

Le regard d'innocence et de surprise qu'elle jeta sur Heyward lui
apprit qu'il devait s'expliquer plus clairement.

-- Ce n'est ni le moment ni le lieu convenables pour vous faire
part de mes désirs ambitieux, chère Alice; mais quel coeur
oppressé comme le mien ne chercherait pas quelque soulagement! On
dit que le malheur est le plus fort de tous les liens, et ce que
nous avons souffert tous deux depuis votre captivité a rendu les
explications bien faciles entre votre père et moi.

-- Et ma chère Cora, Duncan! sûrement on n'a pas oublié Cora!

-- Oubliée! non sans doute. Elle a été regrettée, pleurée, comme
elle méritait de l'être. Votre respectable père ne fait aucune
différence entre ses enfants; mais moi... Vous ne vous offenserez
pas, Alice, si j'exprime une préférence...

-- Parce que vous ne lui rendiez pas justice, s'écria Alice en
retirant une main dont le major s'était emparé; elle ne parle
jamais de vous que comme de l'ami le plus cher.

-- Je veux être son ami; je désire même lui appartenir de plus
près. Mais votre père, Alice, m'a permis d'espérer qu'un noeud
encore plus cher, encore plus sacré, pourra m'unir à vous.

Cédant à l'émotion naturelle à son âge et à son sexe, Alice
trembla, et détourna un instant la tête; mais redevenant presque
aussitôt maîtresse d'elle-même, elle jeta sur son amant un regard
touchant d'innocence et de candeur.

-- Heyward, lui dit-elle, rendez-moi à mon père, et laissez-moi
obtenir son approbation avant de m'en dire davantage.

-- Et comment aurais-je pu vous en dire moins? allait répondre le
jeune major, quand il se sentit frapper doucement sur l'épaule par
derrière. Il se retourna en tressaillant pour voir qui les
interrompait ainsi, et il rencontra les yeux du farouche Magua,
brillant d'une joie infernale. S'il avait obéi à son premier
mouvement, il se serait précipité sur le sauvage, et aurait
hasardé toutes ses espérances sur l'issue d'un combat à mort. Mais
il était sans armes, et le Huron avait son couteau et son
tomahawk; il ignorait s'il n'avait pas quelques compagnons à sa
portée, et il ne devait pas risquer de laisser sans défenseur
celle qui lui devenait en ce moment plus chère que jamais, et ces
réflexions lui firent abandonner un projet qui n'était inspiré que
par le désespoir.

-- Que me voulez-vous encore? dit Alice en croisant les bras sur
sa poitrine, et cherchant à cacher l'angoisse de la crainte qui la
faisait trembler pour Heyward, sous l'air de froideur hautaine
avec lequel elle recevait toujours les visites du barbare qui
l'avait enlevée à son père.

L'Indien regarda Alice et Heyward d'un air menaçant, sans
interrompre un travail dont il s'occupait déjà, et qui consistait
à amonceler devant une porte par laquelle il était entré,
différente de celle par où Duncan était arrivé, de lourdes caisses
et d'énormes souches, que malgré sa force prodigieuse il semblait
avoir peine à remuer.

Heyward comprit alors de quelle manière il avait été surpris, et
se croyant perdu sans ressource, il serra Alice contre son coeur,
regrettant à peine la vie, s'il pouvait arrêter sur elle ses
derniers regards. Mais Magua n'avait pas le projet de terminer si
promptement les souffrances de son nouveau prisonnier. Il voulait
seulement élever une barricade suffisante devant la porte pour
déjouer les efforts que pourraient faire les deux captifs, et il
continua son travail sans jeter sur eux un second regard, jusqu'à
ce qu'il l'eût entièrement terminé. Le major, tout en soutenant
entre ses bras Alice, dont les jambes pliaient sous elle, suivait
des yeux tous les mouvements du Huron; mais il était trop fier et
trop courroucé pour invoquer la pitié d'un ennemi à la rage duquel
il avait déjà échappé deux fois, et il savait d'ailleurs que rien
n'était capable de le fléchir.

Lorsque le sauvage se fut assuré qu'il avait ôté aux captifs tout
moyen d'évasion, il se tourna vers eux, et leur dit en anglais:

-- Les Visages-Pâles savent prendre l'adroit castor dans des
pièges; mais les Peaux-Rouges savent comment garder les Visages-
Pâles.

-- Faites tout ce qu'il vous plaira, misérable! s'écria le major,
oubliant en ce moment qu'il avait un double motif pour tenir à la
vie, je vous brave et vous méprise également, vous et votre
vengeance.

-- L'officier anglais parlera-t-il de même quand il sera attaché
au poteau? demanda Magua avec un ton d'ironie qui prouvait qu'il
doutait de la fermeté d'un blanc au milieu des tortures.

-- Ici, face à face avec vous, en présence de toute votre nation!
s'écria Heyward.

-- Le Renard-Subtil est un grand chef, dit le Huron; il ira
chercher ses jeunes guerriers pour qu'ils voient avec quelle
bravoure un Visage-Pâle sait souffrir les tortures.

À ces mots il se détourna et s'avança vers la porte par où Duncan
était arrivé; mais il s'arrêta un instant en la voyant occupée par
un ours assis sur ses pattes de derrière, grondant d'une manière
effrayante et s'agitant le corps de droite à gauche suivant
l'habitude de ces animaux. De même que le vieil Indien qui avait
conduit Heyward en ce lieu, Magua examina l'animal avec attention
et reconnut le déguisement du jongleur.

Le long commerce qu'il avait eu avec les Anglais l'avait affranchi
en partie des superstitions vulgaires de sa nation, et il n'avait
pas un grand respect pour ses prétendus sorciers. Il se disposait
donc à passer près de lui avec un air de mépris; mais au premier
mouvement qu'il fit, l'ours gronda encore plus fort et prit une
attitude menaçante.

Magua s'arrêta une seconde fois; mais enfin il parut déterminé à
ne pas laisser déranger ses projets par des grimaces de charlatan.
Il arriva donc à la porte, et l'ours, se levant sur ses pattes de
derrière, se mit à battre l'air de celles de devant à la manière
de ces animaux.

-- Fou! s'écria le Huron, allez intimider les squaws et les
enfants, et n'empêchez pas les hommes de faire leurs affaires.

Il fit encore un pas en avant sans croire même avoir besoin de
recourir au couteau ou au tomahawk pour intimider le prétendu
jongleur. Mais à l'instant où il se trouva près de l'ours, OEil-
de-Faucon étendit les bras, les lui jeta autour du corps, et le
serra avec toute la force et l'étreinte d'un de ces animaux.

Heyward avait suivi avec la plus vive attention tous les
mouvements de l'ours supposé. D'abord il fit asseoir Alice sur une
caisse, et dès qu'il vit son ennemi étroitement serré entre les
bras du chasseur, de manière à n'avoir l'usage ni des bras ni des
mains, il saisit une courroie qui avait servi à lier quelque
paquet, et se précipitant sur Magua, il lui en entoura vingt fois
les bras, les jambes et les cuisses, et le mit dans
l'impossibilité de faire un seul mouvement. Quand le formidable
Huron eut été ainsi complètement garrotté, OEil-de-Faucon le
laissa tomber par terre où il resta étendu sur le dos.

Pendant cette attaque aussi subite qu'extraordinaire, Magua avait
résisté de toutes ses forces, quoiqu'il eût bientôt reconnu que
son ennemi était plus vigoureux que lui, mais il n'avait pas
laissé échapper une seule exclamation. Ce ne fut que lorsque le
chasseur, pour lui faciliter l'explication de cette conduite, eut
exposé à ses regards sa propre tête au lieu de celle de l'ours,
que le Huron ne put retenir un cri de surprise.

-- Ah! vous avez donc retrouvé votre langue? dit OEil-de-Faucon
fort tranquillement; c'est bon à savoir; il n'y a plus qu'une
petite précaution à prendre pour que vous ne puissiez pas vous en
servir contre nous.

Comme il n'y avait pas de temps à perdre, le chasseur se mit sur-
le-champ à bâillonner son ennemi, et après cette opération le
redoutable Indien n'était plus à craindre.

-- Mais comment le coquin est-il entré ici? demanda-t-il ensuite
au major. Personne n'a passé dans l'autre appartement depuis que
vous m'avez quitté.

Heyward lui montra la porte par où le sauvage était arrivé, et les
obstacles qui les exposaient à perdre beaucoup de temps s'ils
voulaient y passer eux-mêmes.

-- Puisque nous n'avons pas à choisir, dit le chasseur, il faudra
bien sortir par l'autre et tâcher de gagner le bois. Allons,
prenez la jeune dame par-dessous le bras.

-- Impossible! Voyez, elle nous voit, elle nous entend; mais la
terreur lui a ôté l'usage de ses membres; elle ne peut se
soutenir.

-- Partez, mon digne ami, sauvez-vous, et abandonnez-moi à mon
destin.

-- Il n'y a pas de transe qui n'ait sa fin, et chaque malheur est
une leçon qu'on reçoit. Enveloppez-la dans cette pièce d'étoffe
fabriquée par les squaws des Hurons. Pas comme cela; couvrez bien
toute sa personne, qu'on n'en aperçoive rien. Cachez bien ces
petits pieds qui nous trahiraient, car on en chercherait en vain
de pareils dans toutes les forêts de l'Amérique. À présent, portez
la dans vos bras; laissez-moi remettre ma tête d'ours, et suivez-
moi.

Duncan, comme on peut le voir par ce que lui disait son compagnon,
s'empressait d'exécuter ses ordres. Portant Alice dans ses bras,
fardeau qui n'était pas bien lourd et qui lui paraissait bien
léger, il entra avec le chasseur dans la chambre de la malade,
qu'ils trouvèrent comme ils l'avaient laissée, seule et paraissant
ne tenir à la vie que par un fil. On juge bien qu'ils ne s'y
arrêtèrent pas; mais en entrant dans le passage dont il a été
parlé, ils entendirent un assez grand nombre de voix derrière la
porte, ce qui leur fit penser avec raison que les parents et les
amis de la malade s'y étaient réunis pour apprendre plus vite quel
succès avaient obtenu les conjurations du médecin étranger.

-- Si j'ouvre la bouche pour parler, dit OEil-de-Faucon à demi-
voix, mon anglais, qui est la langue naturelle des Peaux-Blanches,
apprendra à ces coquins qu'ils ont un ennemi parmi eux. Il faut
que vous leur donniez du jargon de sorcier, major; dites-leur que
vous avez enfermé l'esprit dans la caverne, et que vous emportez
la femme dans les bois pour compléter sa guérison. Tâchez de ruser
comme il faut; la ruse est légitime en pareil cas.

La porte s'entr'ouvrit, comme si quelqu'un eût voulu écouter ce
qui se passait dans l'intérieur. L'ours gronda d'une manière
furieuse, et on la referma précipitamment. Alors ils avancèrent
vers la porte. L'ours sortit le premier en jouant à merveille le
rôle de cet animal, et Duncan, qui le suivait pas à pas, se trouva
entouré d'une vingtaine de personnes qui l'attendaient avec
impatience.

La foule se sépara pour laisser approcher de Duncan le vieux chef
qui l'avait amené, et un jeune guerrier qu'il supposa le mari de
la malade.

-- Mon frère a-t-il vaincu le malin esprit? lui demanda le
premier. Qu'emporte-il entre ses bras?

-- La femme qui était malade, répondit Duncan d'un ton grave. J'ai
fait sortir la maladie de son corps et je l'ai enfermée dans cette
caverne. Maintenant j'emporte votre fille dans le bois pour lui
exprimer dans la bouche le jus d'une racine que je connais, et qui
n'a d'effet qu'en plein air et dans une solitude complète. C'est
le seul moyen de la mettre à l'abri de nouvelles attaques du malin
esprit. Avant le point du jour elle sera reconduite dans le wigwam
de son mari.

Le vieux chef traduisit aux sauvages ce que Duncan venait de
prononcer en français; et un murmure général annonça la
satisfaction qu'ils éprouvaient de ces heureuses nouvelles. Il
étendit lui-même le bras en faisant signe au major de continuer sa
route, et ajouta d'une voix ferme:

-- Allez, je suis un homme; j'entrerai dans la caverne, et je
combattrai le malin esprit.

Heyward s'était déjà mis en marche; mais il s'arrêta en entendant
ces paroles effrayantes.

-- Que dit mon frère? s'écria-t-il; veut-il être cruel envers lui-
même, ou a-t-il perdu la raison? Veut-il aller trouver la maladie
pour qu'elle s'empare de lui? Ne craint-il pas qu'elle ne
s'échappe, et qu'elle ne poursuive sa victime dans les bois? C'est
moi qui dois reparaître devant elle pour la conjurer quand la
guérison de cette femme sera complète. Que mes frères gardent
cette porte à vue, et si l'esprit se présente pour en sortir, sous
quelque forme que ce soit, assommez-le à coups de massue. Mais il
est malin, il se tiendra renfermé sous la montagne quand il verra
tant de guerriers disposés à le combattre.

Ce discours produisit l'effet que Duncan en espérait. Les hommes
appuyèrent leurs tomahawks sur leurs épaules pour en frapper
l'esprit s'il se montrait; les femmes et les enfants s'armèrent de
pierres et de bâtons pour exercer de même leur vengeance sur
l'être imaginaire qu'ils supposaient l'auteur des souffrances de
la malade, et les deux prétendus sorciers saisirent ce moment
favorable pour s'éloigner.

OEil-de-Faucon, tout en comptant ainsi sur les idées
superstitieuses des Indiens, savait fort bien qu'elles étaient
plutôt tolérées que partagées par les plus sages de leurs chefs.
Il sentait donc combien le temps était précieux en pareille
occasion. Quoique les ennemis eussent favorisé ses projets par
leur crédulité, il n'ignorait pas que le moindre soupçon qui se
présenterait à l'esprit d'un seul Indien pouvait lui devenir
fatal. Il prit un sentier détourné pour éviter de passer devant
les habitations. Les enfants avaient cessé leurs jeux, et les feux
qu'ils avaient allumés commençaient à s'éteindre; mais ils
donnaient encore assez de clarté pour laisser apercevoir de loin
quelques groupes de guerriers qui restaient dans la clairière:
cependant le silence et la tranquillité de la nuit faisaient déjà
contraste avec le tumulte et le désordre qui avaient régné dans le
camp pendant une soirée signalée par tant d'événements.
L'influence du grand air rendit bientôt à Alice toutes ses forces.

-- Je suis en état de marcher, dit-elle quand ils furent entrés
dans la forêt, en faisant un effort pour se dégager des bras
d'Heyward, qui cherchait à la retenir; je me sens à présent
parfaitement bien.

-- Non, Alice, répliqua Duncan, vous êtes trop faible.

Mais Alice insista; le major fut obligé malgré lui de déposer son
précieux fardeau.

Le chevalier de l'ours n'avait sûrement rien compris à la
sensation délicieuse qu'éprouve un jeune amant qui tient entre ses
bras celle qu'il aime, et très probablement il ne comprenait pas
davantage ce sentiment de pudeur ingénue qui agitait le sein
d'Alice tandis qu'ils s'éloignaient à grands pas de leurs ennemis.
Mais quand il se trouva à une distance qu'il jugea convenable du
camp des Hurons, il s'arrêta pour leur parler d'un objet qu'il
connaissait mieux.

-- Ce sentier, leur dit-il, vous conduira à un ruisseau: suivez-en
le cours jusqu'à ce que vous arriviez à une cataracte. Là, sur une
montagne qui en est à la droite, vous trouverez une autre
peuplade. Il faut vous y rendre et demander sa protection. Si ce
sont de vrais Delawares, vous ne la demanderez pas en vain. Fuir
loin d'ici en ce moment avec cette jeune fille est impossible. Les
Hurons suivraient nos traces, et seraient maîtres de nos
chevelures avant que nous eussions fait douze milles. Allez, et
que la Providence veille sur vous!

-- Et vous? demanda Heyward avec surprise; sûrement nous ne nous
séparerons pas ici?

-- Les Hurons tiennent captif celui qui fait la gloire des
Delawares, répondit le chasseur; ils peuvent faire couler la
dernière goutte du sang des Mohicans; je vais voir ce qu'il est
possible de faire pour sauver mon jeune ami. S'ils avaient enlevé
votre chevelure, major, il en aurait coûté la vie à autant de ces
coquins qu'il s'y trouve de cheveux, comme je vous l'avais promis;
mais si le jeune Sagamore est lié au poteau, les Hurons verront
aussi comment sait mourir un homme dont le sang est sans mélange.

Sans s'offenser de la préférence décidée que le franc chasseur
donnait à un jeune homme qu'on pouvait appeler son fils
d'adoption, Heyward essaya de faire valoir toutes les raisons qui
devaient le détourner d'une résolution si désespérée. Alice
joignit ses prières à celles de Duncan, et le conjura de renoncer
à un projet qui présentait tant de périls et si peu d'espoir de
succès. Raisonnements, prières, tout fut inutile. Le chasseur
parut les écouter attentivement, mais avec impatience, et enfin il
leur répondit d'un ton si ferme, qu'il réduisit Alice au silence,
et fit sentir au major que toute autre objection serait aussi
infructueuse.

-- J'ai entendu dire, ajouta-t-il, qu'il y a un sentiment qui dans
la jeunesse attache l'homme à la femme plus fortement qu'un père
n'est attaché à son fils. Cela peut être vrai. J'ai rarement vu
des femmes de ma couleur, et tel peut être le penchant de la
nature dans les établissements des blancs. Vous avez risqué votre
vie et tout ce qui doit vous être le plus cher pour sauver cette
jeune dame, et je suppose qu'au fond de tout cela il y a en vous
quelque disposition semblable. Mais moi, j'ai appris à Uncas à se
servir comme il faut d'un fusil, et il m'en a bien payé. J'ai
combattu à son côté dans bien des escarmouches; et tant que je
pouvais entendre le bruit de son fusil d'une oreille, et le son de
celui du Sagamore de l'autre, je savais que je n'avais pas à
craindre d'ennemis par derrière. Nous avons passé ensemble les
hivers et les étés, partageant la même nourriture, l'un dormant,
l'autre veillant; et avant qu'on puisse dire qu'Uncas a été soumis
à la torture, et que... Oui, il n'y a qu'un seul être qui nous
gouverne tous, quelle que soit la couleur de notre peau, et c'est
lui que je prends à témoin qu'avant que le jeune Mohican périsse
faute d'un ami, il n'y aura plus de bonne foi sur la terre, et mon
tueur de daims ne vaudra pas mieux que le petit instrument du
chanteur.

Duncan lâcha le bras du chasseur, dont il s'était emparé, et
celui-ci, retournant sur ses pas, reprit le chemin qui conduisait
aux habitations des Hurons. Après avoir suivi des yeux un instant
leur généreux ami, ils le perdirent de vue dans l'obscurité, et
suivant les instructions qu'il leur avait données, ils se
dirigèrent vers le camp des Delawares.

Chapitre XXVI

Laissez-moi aussi jouer le rôle du lion.

Shakespeare, Le Songe d'une nuit d'été.

Le chasseur ne s'aveuglait pas sur les périls et les difficultés
de son entreprise audacieuse. En approchant du camp des Hurons, il
avait calculé tous les moyens d'échapper à la vigilance et aux
soupçons d'ennemis dont il savait que la sagacité était égale à la
sienne. C'était la couleur de la Peau d'OEil-de-Faucon qui avait
sauvé la vie de Magua et celle du jongleur, car, quoique le
meurtre d'un ennemi sans défense fût une chose toute simple dans
les moeurs des sauvages, il aurait cru en le commettant faire une
action indigne d'un homme dont le sang était sans mélange. Il
compta donc pour sa sûreté sur les liens dont il avait chargé ses
captifs, et continua à s'avancer vers les habitations.

En entrant dans la clairière, il marcha avec plus de précaution et
de lenteur, reprenant les allures de l'animal dont il portait la
peau. Cependant ses yeux vigilants étaient toujours en mouvement
pour épier s'ils ne découvriraient pas quelques indices qui
pussent être dangereux ou utiles pour lui. À quelque distance des
autres cabanes, il en aperçut une dont l'extérieur semblait encore
plus négligé que de coutume; elle paraissait même n'avoir pas été
achevée, probablement parce que celui qui avait commencé à la
construire s'était aperçu qu'elle serait trop éloignée de deux
objets de première nécessité, du bois et de l'eau. Une faible
lumière brillait pourtant à travers les crevasses du mur, qui
n'avaient pas été enduits de terre. Il se dirigea donc de ce côté,
en général prudent qui veut reconnaître les avant-postes de
l'ennemi avant de hasarder une attaque.

OEil-de-Faucon s'approcha d'une fente d'où il pouvait voir
l'intérieur de l'appartement. Il reconnut que c'était là que le
maître en psalmodie avait fixé sa demeure. Le fidèle David La
Gamme venait d'y entrer avec tous ses chagrins, toutes ses
craintes, et toute sa pieuse confiance en la protection du ciel;
il était en ce moment absorbé dans de profondes réflexions sur le
prodige dont ses yeux et ses oreilles avaient été témoins dans la
caverne.

Quelque ferme que fût la foi de David dans les anciens miracles,
il ne croyait pas aussi implicitement aux miracles modernes. Il ne
doutait nullement que l'âne de Balaam[63] n'eût parlé, mais qu'un
ours pût chanter... Cependant c'était un fait dont l'assurait le
témoignage d'une oreille infaillible.

Il y avait dans son air et dans ses manières quelque chose qui
rendait son trouble manifeste. Il était assis sur un tas de
broussailles dont il tirait de temps en temps quelques branches
pour empocher son feu de s'éteindre. Son costume, que nous avons
déjà décrit, n'avait subi aucun changement, si ce n'est qu'il
avait sur la tête son vieux chapeau de forme triangulaire qui
n'avait excité l'envie d'aucun des Hurons.

Le chasseur, qui se rappelait la manière dont David s'était enfui
précipitamment de la caverne, soupçonna le sujet de ses
méditations. Ayant fait d'abord le tour de la hutte pour s'assurer
qu'elle était isolée de toutes parts, et ne présumant pas qu'il
arrivât aucune visite au chanteur à une pareille heure, il se
hasarda à y entrer sans bruit, et s'assit sur ses jambes de
derrière, en face de David dont il n'était séparé que par le feu.
Une minute se passa en silence, chacun d'eux ayant les yeux fixés
sur l'autre. Mais enfin la vue soudaine du monstre qui occupait
toutes ses pensées l'emporta, nous ne dirons pas sur la
philosophie de David, mais sur sa foi et sa résolution. Il prit
son instrument, et se leva avec une intention confuse d'essayer un
exorcisme en musique.

-- Monstre noir et mystérieux! s'écria-t-il en affermissant d'une
main tremblante ses lunettes sur son nez, et en feuilletant
ensuite sa version poétique des psaumes pour y chercher un
cantique convenable a la circonstance, j'ignore quelle est votre
nature et quelles sont vos intentions; mais si vous méditez
quelque chose contre un des plus humbles serviteurs du temple,
écoutez la langue inspirée du roi-prophète, et repentez-vous.

L'ours se serra les côtes en pouffant de rire, et lui répondit:

-- Remettez votre joujou dans votre poche, et ne vous fatiguez pas
le gosier. Cinq mots de bon anglais vaudront mieux en ce moment.

-- Qui es-tu donc? demanda David respirant à peine.

-- Un homme comme vous, répondit le chasseur, un homme dans les
veines duquel il n'y a pas plus de mélange de sang d'ours que dans
les vôtres. Avez-vous si tôt oublié celui qui vous a rendu le sot
joujou que vous avez à la main?

-- Est-il possible! s'écria David respirant plus librement,
quoique sans comprendre encore bien clairement cette métamorphose,
qui le faisait penser à celle de Nabuchodonosor; j'ai vu bien des
merveilles depuis que je vis avec des païens, mais pas encore un
prodige comme celui-ci.

-- Attendez, attendez, dit OEil-de-Faucon en se dépouillant de sa
tête pour rassurer complètement son compagnon; vous allez voir une
peau qui, si elle n'est pas aussi blanche que celle des deux
jeunes dames, ne doit ses couleurs qu'au Vent et au soleil. Et à
présent que vous me voyez, parlons d'affaires.

-- Parlez-moi d'abord de la captive et du brave jeune homme qui
est venu pour la délivrer.

-- Ils sont heureusement tous deux à l'abri des tomahawks de ces
coquins. Mais pouvez-vous me mettre sur la piste d'Uncas?

-- Uncas est prisonnier, et je crains bien que sa mort ne soit
décidée. C'est bien dommage qu'un pareil jeune homme meure dans
son ignorance, et j'ai choisi une hymne...

-- Pouvez-vous me conduire près de lui?

-- La tâche ne sera pas difficile, quoique je craigne que votre
présence ne fasse qu'ajouter à son infortune, au lieu de
l'adoucir.

-- Plus de paroles; montrez-moi le chemin.

En parlant ainsi, OEil-de-Faucon replaçait la tête d'ours sur ses
épaules, et il donna l'exemple à son compagnon en sortant le
premier de la cabane.

Chemin faisant, David apprit à son compagnon qu'il avait déjà
rendu une visite à Uncas, sans que personne s'y opposât; ce dont
il était redevable, tant à l'aliénation d'esprit qu'on lui
supposait et qu'on respectait, qu'à la circonstance qu'il
jouissait des bonnes grâces particulières d'un des gardes du
Mohican, qui savait quelques mots d'anglais, et que le zélé
chanteur avait choisi comme un sujet propre à mettre en évidence
ses talents pour convertir. Il est fort douteux que le Huron
comprit parfaitement les intentions de son nouvel ami; mais comme
des attentions exclusives sont flatteuses pour un sauvage aussi
bien que pour un homme civilisé, celles de David avaient
certainement produit sur lui l'effet que nous venons de rapporter.

Il est inutile de parler de la manière adroite avec laquelle OEil-
de-Faucon tira tous ces détails du bon David; nous ne dirons même
rien des instructions qu'il lui donna; nos lecteurs en verront le
résultat se développer avant la fin du présent chapitre.

La cabane dans laquelle Uncas était gardé était précisément au
centre des autres habitations, et dans une situation qui rendait
très difficile d'en approcher ou de s'en éloigner sans être
aperçu. Mais le chasseur n'avait pas dessein de s'y introduire
furtivement. Comptant sur son déguisement, et se sentant en état
de jouer le rôle dont il se chargeait, il prit le chemin le plus
direct pour se rendre vers cette hutte.

L'heure avancée de la nuit le favorisait mieux que toutes les
précautions qu'il aurait pu prendre. Les enfants étaient ensevelis
dans leur premier sommeil; les Hurons et leurs femmes étaient
rentrés dans leurs cabanes, et l'on ne voyait plus dans les
environs des huttes que quatre ou cinq guerriers qui veillaient
sur le prisonnier, et qui de temps en temps avançaient la tête à
la porte de sa prison, pour voir si sa constance se démentait.

En voyant La Gamme s'avancer avec l'ours, qu'ils prenaient pour un
de leurs jongleurs les plus distingués, ils les laissèrent passer
sans opposition, mais sans montrer aucune intention de s'écarter
de la porte. Au contraire, ils s'en approchèrent davantage, sans
doute par curiosité de voir les simagrées mystérieuses qu'ils
supposaient devoir être le résultat d'une pareille visite.

OEil-de-Faucon avait deux excellentes faisons pour garder le
silence. D'abord il n'était pas en état de parler la langue des
Hurons; ensuite il avait à craindre qu'on ne reconnût que sa voix
n'était pas celle du jongleur dont il portait le déguisement. Il
avait donc prévenu David qu'il devait faire tous les frais de la
conversation, et lui avait donné à ce sujet des avis détaillés
dont celui-ci, malgré sa simplicité, profita mieux qu'on n'aurait
pu l'espérer.

-- Les Delawares sont des femmes, dit-il en s'adressant à celui
qui entendait un peu l'anglais; les Yengeese, mes concitoyens, ont
été assez fous pour leur mettre le tomahawk à la main afin d'en
frapper leur père du Canada, et ils ont oublié leur sexe. Mon
frère ne serait-t-il pas charmé d'entendre le Cerf-Agile demander
des jupons, et de le voir pleurer devant tous les Hurons, quand il
sera attaché au poteau?

Une exclamation d'assentiment prouva avec quelle satisfaction le
sauvage verrait cette faiblesse dégradante dans un ennemi que sa
nation avait appris à haïr et à redouter.

-- Eh bien! reprit David, retirez-vous un peu, et l'homme savant
soufflera sur le chien. Dites-le à mes frères.

Le Huron expliqua à ses compagnons ce que David venait de lui
dire, et ceux-ci ne manquèrent pas d'exprimer tout le plaisir que
pouvait causer à des esprits féroces un tel raffinement de
cruauté. Ils se retirèrent à deux ou trois pieds de la porte, et
firent signe au prétendu jongleur d'entrer dans la cabane.

Mais l'ours n'obéit point; il resta assis sur ses jambes de
derrière, et se mit à gronder.

-- L'homme savant craint que son souffle ne tombe sur ses frères,
et ne leur ôte leur courage, dit David; il faut qu'ils se tiennent
plus à l'écart.

Les Hurons, qui auraient regardé un tel accident comme la plus
cruelle des calamités, reculèrent à l'instant beaucoup plus loin,
mais en ayant soin de prendre une position d'où ils pussent
toujours avoir les yeux sur la porte de la cabane; alors l'ours,
après avoir jeté un regard vers eux, comme pour s'assurer que son
compagnon et lui n'avaient plus rien à craindre à cette distance,
entra lentement dans la hutte.

Elle n'était éclairée que par quelques tisons, restes d'un feu qui
s'éteignait, et qui avait servi à préparer le souper des gardes,
et Uncas y était seul, assis dans un coin, le dos appuyé contre le
mur, et ayant les pieds et les mains soigneusement liés avec des
liens d'écorce.

Le chasseur, qui avait laissé David à la porte pour s'assurer si
l'on ne songeait point à les épier, crut prudent de conserver son
déguisement jusqu'à ce qu'il en eût acquis la certitude; et en
attendant il s'amusa à contrefaire les gestes et les mouvements de
l'animal qu'il représentait. Dans le premier moment, le jeune
Mohican avait cru que c'était un ours véritable que ses ennemis
avaient lâché contre lui pour mettre sa fermeté à l'épreuve, et à
peine avait-il daigné jeter un coup d'oeil sur lui. Mais quand il
vit que l'animal ne manifestait aucune intention de l'attaquer, il
le considéra avec plus d'attention, et remarqua dans l'imitation
qu'OEil-de-Faucon croyait si parfaite, quelques défauts qui lui
firent reconnaître l'imposture.

Si le chasseur eût pu se douter du peu de cas que son jeune ami
faisait de la manière dont il doublait le rôle de l'ours, un peu
de dépit l'aurait peut-être porté à prolonger ses efforts pour
tâcher de lui prouver qu'il l'avait jugé avec trop de
précipitation. Mais l'expression méprisante des yeux d'Uncas était
susceptible de tant d'autres interprétations qu'OEil-de-Faucon ne
fit pas cette découverte mortifiante; et dès que David lui eut
fait signe que personne ne songeait à épier ce qui se passait dans
la cabane, au lieu de continuer à gronder comme un ours, il se mit
à siffler comme un serpent.

Uncas avait fermé les yeux pour témoigner son indifférence à tout
ce que la malice de ses ennemis pourrait inventer pour le
tourmenter; mais dès qu'il entendit le sifflement d'un serpent, il
avança la tête comme pour mieux voir, jeta un regard attentif tout
autour de sa prison, et rencontrant les yeux du monstre, les siens
y restèrent attachés comme par une attraction irrésistible. Le
même son se répéta, et il semblait sortir de la gueule de
l'animal. Les yeux du jeune homme firent une seconde fois le tour
de la cabane, et ils revinrent encore se fixer sur l'ours, pendant
qu'il s'écriait d'une voix retenue par la prudence:
-- Hugh!

-- Coupez ses liens, dit le chasseur à David qui venait de
s'approcher d'eux.

Le chanteur obéit, et les membres d'Uncas recouvrèrent leur
liberté.

Au même instant OEil-de-Faucon, ôtant d'abord sa tête d'ours,
détacha quelques courroies qui en attachaient la peau sur son
corps, et se montra à son ami en propre personne. Le jeune Mohican
parut comprendre sur-le-champ, comme par instinct, le stratagème
qui avait été employé; mais ni sa bouche ni ses yeux ne laissèrent
échapper aucun autre symptôme de surprise que l'exclamation hugh!
Alors le chasseur, tirant un couteau dont la longue lame était
étincelante, le remit entre les mains d'Uncas.

-- Les Hurons rouges sont à deux pas, lui dit-il; soyons sur nos
gardes.

Et en même temps il appuya la main d'un air expressif sur un
couteau semblable passé dans sa ceinture, et qui, de même que le
premier, était le fruit de ses exploits pendant la soirée
précédente.

-- Partons! dit Uncas.

-- Pour allier où?

-- Dans le camp des Tortues. Ce sont des enfants de mes pères.

-- Sans doute, sans doute, dit le chasseur en anglais, car il
avait jusque alors parlé en delaware, mais l'anglais semblait
revenir naturellement dans sa bouche toutes les fois qu'il se
livrait à des réflexions embarrassantes; je crois bien que le même
sang coule dans vos veines; mais le temps, et l'éloignement
peuvent en avoir un peu changé la couleur. Et que ferons nous des
Mingos qui sont à la porte? Ils sont six, et ce chanteur ne compte
pour rien.

-- Les Hurons sont des fanfarons, dit Uncas d'un air de mépris.
Leur totem est l'élan, et ils marchent comme un limaçon; celui des
Delawares est la tortue, mais ils courent plus vite que le daim.

-- Oui, oui, reprit OEil-de-Faucon, il y a de la vérité dans ce
que vous dites. Je suis convaincu qu'à la course, vous battriez
toute leur nation, que vous arriveriez au camp de l'autre
peuplade, et que vous auriez le temps d'y reprendre haleine avant
qu'on pût seulement y entendre la voix d'un de ces coquins. Mais
les hommes blancs sont plus forts des bras que des jambes, et,
quant à moi, il n'y a pas de Huron que je craigne corps à corps;
mais s'il s'agit d'une course, je crois qu'il serait plus habile
que moi.

Uncas, qui s'était déjà approché de la porte afin d'être prêt à
partir, retourna sur ses pas et regagna l'autre extrémité de la
cabane. Le chasseur était trop occupé de ses propres pensées pour
remarquer ce mouvement, et il continua, plutôt en se parlant à
lui-même qu'en adressant la parole à son compagnon:

-- Après tout, dit-il, il n'est pas raisonnable d'enchaîner les
talents naturels d'un homme à ceux d'un autre. Non. Ainsi, Uncas,
vous ferez bien d'essayer la course, et moi, je vais remettre
cette peau d'ours, et je tâcherai de me tirer d'affaire par la
ruse.

Le jeune Mohican ne répondit rien. Il croisa tranquillement ses
bras sur sa poitrine, et s'appuya le dos contre un des troncs
d'arbre qui soutenaient le bâtiment.

-- Eh bien! dit OEil-de-Faucon en le regardant avec quelque
surprise, qu'attendez-vous? Quant à moi, il vaut mieux que je ne
parte que lorsque ces coquins seront occupés à courir après vous.

-- Uncas restera ici.

-- Et pourquoi?

-- Pour combattre avec le frère de son père, et mourir avec l'ami
des Delawares.

-- Oui, oui, dit le chasseur en serrant la main du jeune Indien
entre ses doigts robustes; c'eût été agir en Mingo plutôt qu'en
Mohican que de m'abandonner ici. Mais j'ai cru devoir vous en
faire la proposition, parce qu'il est naturel à la jeunesse de
tenir à la vie. Eh bien! dans la guerre, ce dont on ne peut venir
à bout, de vive force, il faut le faire par adresse. Mettez cette
peau d'ours à votre tour; je ne doute pas que vous soyez presque
aussi en état que moi d'en jouer le rôle.

Quelque opinion qu'Uncas pût avoir en secret de leurs talents
respectifs à cet égard, sa contenance grave ne put donner à
supposer en lui aucune prétention à la supériorité. Il se couvrit
à la hâte et en silence de la dépouille de l'habitant des forêts,
et attendit que son compagnon lui dit ce qu'il devait faire
ensuite.

-- À présent, l'ami, dit OEil-de-Faucon à David, un échange de vos
vêtements contre les miens doit vous convenir; car vous n'êtes pas
habitué au costume léger des déserts. Tenez, prenez mon bonnet
fourré, ma veste de chasse, mes pantalons. Donnez-moi votre
couverture, votre chapeau. Il me faut même votre livre, vos
lunettes et votre instrument. Je vous rendrai tout cela, si nous
nous revoyons jamais, avec bien des remerciements par-dessus le
marché.

David lui remit le peu de vêtements qu'il portait, avec une
promptitude qui aurait fait honneur à sa libéralité si l'échange
pris en lui-même ne lui eût été avantageux sous tous les rapports.
Il n'y eut que le livre de psaumes, l'instrument et les lunettes
qu'il parut n'abandonner qu'avec regret.

Le chasseur fut bientôt métamorphosé; et quand ses yeux vifs et
toujours en mouvement furent cachés sous les verres des lunettes,
et que sa tête fut couverte du chapeau triangulaire, il pouvait
aisément, dans l'obscurité, passer pour David.

-- Êtes-vous naturellement très lâche? lui demanda-t-il alors
franchement, en médecin qui veut bien connaître la maladie avant
de donner une ordonnance.

-- Toute ma vie s'est passée, Dieu merci, dans la paix et la
charité, répondit David un peu piqué de cette brusque attaque
contre sa bravoure, mais personne ne peut dire que j'aie oublié ma
foi dans le Seigneur, même au milieu des plus grands périls.

-- Votre plus grand péril, dit le chasseur, arrivera au moment où
les sauvages s'apercevront qu'ils ont été trompés, et que leur
prisonnier s'est échappé. Si vous ne recevez pas alors un bon coup
de tomahawk, et il est possible que le respect qu'ils ont pour
votre esprit vous en préserve, il y a tout lieu de croire que vous
mourrez de votre belle mort. Si vous restez ici, il faut vous
tenir dans l'ombre au bout de la cabane, et jouer le rôle d'Uncas,
jusqu'à ce que les Hurons aient reconnu la ruse, et alors, comme
je vous l'ai déjà dit, ce sera le moment de la crise; si vous le
préférez, vous pouvez faire usage de vos jambes dans le cours de
la nuit; ainsi c'est à vous à choisir de courir ou de rester.

-- Je resterai, répondit David avec fermeté, je resterai en place
du jeune Delaware; il s'est battu pour moi généreusement, et je
ferai pour lui ce que vous me demandez, et plus encore s'il est
possible.

-- C'est parler en homme, dit OEil-de-Faucon, et en homme qui
aurait été capable de grandes choses avec une meilleure éducation.
Asseyez-vous là-bas, baissez la tête, et repliez vos jambes sous
vous; car leur longueur pourrait nous trahir trop tôt. Gardez le
silence aussi longtemps que vous le pourrez: et quand il faudra
que vous parliez, vous feriez sagement d'entonner un de vos
cantiques, afin de rappeler à ces coquins que vous n'êtes pas tout
à fait aussi responsable de vos actions que le serait un de nous,
par exemple. Au surplus, s'ils vous enlèvent votre chevelure, ce
qu'à Dieu ne plaise, soyez bien sûr qu'Uncas et moi nous ne vous
oublierons pas, et que nous vous vengerons comme il convient à des
guerriers et à des amis.

-- Un instant! s'écria David, voyant qu'ils allaient partir après
lui avoir donné cette assurance consolante; Je suis l'humble et
indigne disciple d'un maître qui n'enseigne pas le principe
diabolique de la vengeance. Si je péris, n'immolez pas de victimes
à mes mânes; pardonnez à mes assassins; et si vous pensez à eux,
que ce soit pour prier le ciel d'éclairer leur esprit et de leur
inspirer le repentir.

Le chasseur hésita et réfléchit quelques instants.

-- Il y a dans ce que vous dites, reprit-il enfin, un principe
tout différent de la loi qu'on suit dans les bois; mais il est
noble, et il donne à réfléchir.

Et poussant un profond soupir, le dernier peut-être que lui
arracha l'idée de la société civilisée à laquelle il avait renoncé
depuis si longtemps, il ajouta:

-- C'est un principe que je voudrais pouvoir suivre moi-même, en
homme qui n'a pas une goutte de sang qui ne soit pur; mais il
n'est pas toujours facile de se conduire avec un Indien comme on
le ferait avec un chrétien. Adieu, l'ami; que Dieu veille sur
vous! Je crois que, tout bien considéré et ayant l'éternité devant
les yeux, vous n'êtes pas loin de la bonne piste; mais tout dépend
des dons naturels et de la force de la tentation.

À ces mots il prit la main de David, la serra cordialement, et
après cette démonstration d'amitié, il sortit de la cabane, suivi
par le nouveau représentant de l'ours.

Dès l'instant qu'OEil-de-Faucon se trouva à portée d'être observé
par les Hurons, il se redressa pour prendre la tournure raide de
David, étendit un bras comme lui pour battre la mesure; et
commença ce qu'il regardait comme une heureuse imitation de la
psalmodie du chanteur. Heureusement pour le succès de cette
entreprise hasardeuse, il avait affaire à des oreilles qui
n'étaient ni délicates, ni exercées, sans quoi ces misérables
efforts n'auraient servi qu'à le faire découvrir.

Cependant il était indispensable qu'ils passassent à une distance
dangereuse des gardes, et plus ils en approchaient, plus le
chasseur cherchait à donner de l'éclat à sa voix. Enfin quand ils
furent à quelques pas, le Huron qui savait un peu d'anglais
s'avança vers eux, et arrêta le prétendu maître en psalmodie.

-- Eh bien! dit-il en allongeant la tête du côté de la cabane,
comme s'il eût cherché à en pénétrer l'obscurité pour voir quel
effet avaient produit sur le prisonnier les conjurations du
jongleur, ce chien de Delaware tremble-t-il? Les Hurons auront-ils
le plaisir de l'entendre gémir?

L'ours gronda en ce moment d'une manière si terrible et si
naturelle, que l'Indien recula de quelques pas, comme s'il eût cru
que c'était un ours véritable qui se trouvait près de lui. Le
chasseur, qui craignait que s'il répondait un seul mot on ne
reconnût que ce n'était pas la voix de David, ne vit d'autre
ressource que de chanter plus fort que jamais, ce qu'on aurait
appelé beugler en toute autre société, mais ce qui ne produisit
d'autre effet sur ses auditeurs que de lui donner de nouveaux
droits au respect qu'ils ne refusent jamais aux êtres privée de
raison. Le petit groupe de Hurons se retira, et ceux qu'ils
prenaient pour le jongleur et le maître de chant continuèrent leur
chemin sans obstacle.

Uncas et son compagnon eurent besoin de tout leur courage et de
toute leur prudence pour continuer à marcher du pas lent et grave
qu'ils avaient pris en sortant de la cabane, d'autant plus qu'ils
s'aperçurent que la curiosité l'emportant sur la crainte, les six
gardes étaient déjà rassemblés devant la porte de la hutte pour
voir si leur prisonnier continuait à faire bonne contenance, ou si
le souffle du jongleur l'avait dépouillé de tout son courage. Un
mouvement d'impatience, un geste fait mal à propos par La Gamme,
pouvait les trahir, et il leur fallait nécessairement du temps
pour se mettre en sûreté. Pour ne donner aucun soupçon, le
chasseur crut devoir continuer son chant, dont le bruit attira
quelques curieux à la porte de plusieurs cabanes. Un guerrier
avança même une fois jusqu'à eux pour les reconnaître; mais, dès
qu'il les eut vus, il se retira, et les laissa passer sans
interruption. La hardiesse de leur entreprise et l'obscurité
étaient leur meilleure sauvegarde. Ils étaient déjà à quelque
distance des habitations, et ils touchaient à la lisière du bois,
quand ils entendirent un cri dans la direction de la cabane où ils
avaient laissé David. Le jeune Mohican, cessant aussitôt d'être
quadrupède, se leva sur ses pieds et fit un mouvement pour se
débarrasser de la peau d'ours.

-- Un moment, lui dit son ami en le prenant par le bras; ce n'est
qu'un cri de surprise: attendons le second.

Cependant ils doublèrent le pas, et entrèrent dans la forêt. Ils
n'y avaient pas marché deux minutes quand d'affreux hurlements se
firent entendre dans tout le camp des Hurons.

-- Maintenant, à bas la peau d'ours, dit OEil-de-Faucon, et tandis
qu'Uncas travaillait à s'en dépouiller, il ramassa deux fusils,
deux cornes à poudre et un petit sac de balles, qu'il avait cachés
sous des broussailles après sa rencontre avec le jongleur, et
frappant sur l'épaule du jeune Mohican, il dit en lui en plaçant
un entre les mains:

-- À présent, que les démons enragés suivent nos traces dans les
ténèbres, s'ils le peuvent; voici la mort des deux premiers que
nous verrons.

Et plaçant leurs armes dans une position qui leur permettait de
s'en servir au premier instant, ils s'enfoncèrent dans l'épaisseur
du bois.

Chapitre XXVII

ASTOISE. Je m'en souviendrai; quand César dit faites cela, c'est
fait.

Shakespeare, Jules César.

L'impatience des sauvages, chargés de la garde du prisonnier,
l'avait emporté sur la frayeur que leur inspirait le souffle du
jongleur. Ils n'osèrent pourtant entrer sur-le-champ dans la
hutte, de peur d'en éprouver encore l'influence pernicieuse; mais
ils s'approchèrent d'une crevasse par laquelle, grâce au reste du
feu qui brûlait encore, on pouvait distinguer tout ce qui se
passait dans l'intérieur.

Pendant quelques minutes, il continuèrent à prendre David pour
Uncas; mais l'accident qu'OEil-de-Faucon avait prévu ne manqua pas
d'arriver. Fatigué d'avoir ses longues jambes repliées sous lui,
le chanteur les laissa se déployer insensiblement dans toute leur
longueur, et son énorme pied toucha les cendres du feu.

D'abord les Hurons pensèrent que le Delaware avait été rendu
difforme par l'effet de la sorcellerie; mais quand David releva
par hasard la tête, et laissa voir son visage simple, naïf et bien
connu, au lieu des traits fiers et hardis du prisonnier, il aurait
fallu plus qu'une crédulité superstitieuse pour qu'ils ne
reconnussent pas leur erreur. Ils se précipitèrent dans la cabane,
saisirent le chanteur, le secouèrent rudement, et ne conservèrent
aucun doute sur son identité.

Ce fut alors qu'ils poussèrent le premier cri que les fugitifs
avaient entendu, et ce cri fut suivi d'imprécations et de menaces
de vengeance. David, interrogé par le Huron qui parlait anglais,
et rudoyé par les autres, résolut de garder un silence profond à
toutes les questions qu'on lui ferait, afin de couvrir la retraite
de ses amis. Croyant que sa dernière heure était arrivée, il
songea pourtant à sa panacée universelle; mais privé de son livre
et de son instrument, il fut obligé de se fier à sa mémoire, et
chercha à rendre plus doux son passage dans l'autre monde en
chantant une antienne funéraire. Ce chant rappela dans l'esprit
des Indiens l'idée qu'il était privé de raison, et sortant à
l'instant de la hutte, ils jetèrent l'alarme dans tout le camp.

La toilette d'un guerrier indien n'est pas longue, et la nuit
comme le jour ses armes sont toujours à sa portée. À peine le cri
d'alarme s'était-il fait entendre que deux cents Hurons étaient
debout, complètement armés, et prêts à combattre. L'évasion du
prisonnier fut bientôt généralement connue, et toute la peuplade
s'attroupa autour de la cabane du conseil, attendant avec
impatience les ordres des chefs, qui raisonnaient sur ce qui avait
pu causer un événement si extraordinaire, et délibéraient sur les
mesures qu'il convenait de prendre. Ils remarquèrent l'absence de
Magua; ils furent surpris qu'il ne fût point parmi eux dans une
circonstance semblable; ils sentirent que son génie astucieux et
rusé pouvait leur être utile, et ils envoyèrent un messager dans
sa hutte pour le demander sur-le-champ.

En attendant, quelques jeunes gens, les plus lestes et les plus
braves, reçurent ordre de faire le tour de la clairière, et de
battre le bois du côté de leurs voisins suspects les Delawares,
afin de s'assurer si ceux-ci n'avaient pas favorisé la fuite du
prisonnier, et s'ils ne se disposaient pas à les attaquer à
l'improviste. Pendant que les chefs délibéraient ainsi avec
prudence et gravité dans la cabane du conseil, tout le camp
offrait une scène de confusion, et retentissait des cris des
femmes et des enfants, qui couraient çà et là en désordre.

Des clameurs partant de la lisière du bois annoncèrent bientôt
quelque nouvel événement, et l'on espéra qu'il expliquerait le
mystère que personne ne pouvait comprendre. On ne tarda pas à
entendre le bruit des pas de plusieurs guerriers qui
s'approchaient; la foule leur fit place, et ils entrèrent dans la
cabane du conseil avec le malheureux jongleur qu'ils avaient
trouvé à peu de distance de la lisière du bois, dans la situation
gênante où OEil-de-Faucon l'avait laissé.

Quoique les Hurons fussent partagés d'opinion sur cet individu,
les uns le regardant comme un imposteur, les autres croyant
fermement à son pouvoir surnaturel, tous, en cette occasion,
l'écoutèrent avec une profonde attention. Lorsqu'il eut fini sa
courte histoire, le père de la femme malade s'avança, et raconta à
son tour ce qu'il avait fait et ce qu'il avait vu dans le cours de
la soirée, et ces deux récits donnèrent aux idées une direction
plus fixe et plus juste; on jugea que l'individu qui s'était
emparé de la peau d'ours du jongleur avait joué le principal rôle
dans cette affaire, et l'on résolut de commencer par aller visiter
la caverne pour voir ce qui s'y était passé, et si la prisonnière
en avait aussi disparu.

Mais au lieu de procéder à cette visite en foule et en désordre,
on jugea a propos d'en charger dix chefs des plus graves et des
plus prudents. Dès que le choix en eut été fait, les dix
commissaires se levèrent en silence, et partirent sur-le-champ
pour se rendre à la caverne, les deux chefs les plus âgés marchant
à la tête des autres. Tous entrèrent dans le passage obscur qui
conduisait de la porte à la grande grotte, avec la fermeté de
guerriers prêts à se dévouer pour le bien public, et à combattre
l'ennemi terrible qu'on supposait encore enfermé dans ce lieu,
quoique quelques-uns d'entre eux doutassent secrètement du pouvoir
et même de l'existence de cet ennemi.

Le silence régnait dans le premier appartement où ils entrèrent;
le feu y était éteint, mais ils avaient eu la précaution de se
munir de torches. La malade était encore étendue sur son lit de
feuilles, quoique le père eût déclaré qu'il l'avait vue emporter
dans le bois par le médecin des hommes blancs. Piqué du reproche
que lui adressait le silence de ses compagnons, et ne sachant lui-
même comment expliquer cette circonstance, il s'approcha du lit
avec un air d'incrédulité et une torche à la main pour reconnaître
les traits de sa fille, et il vit qu'elle avait cessé d'exister.

Le sentiment de la nature l'emporta d'abord sur la force d'âme
factice du sauvage, et le vieux guerrier porta les deux mains sur
ses yeux avec un geste qui indiquait la violence de son chagrin;
mais redevenant à l'instant maître lui-même, il se tourna vers ses
compagnons, et leur dit avec calme:

-- La femme de notre jeune frère nous a abandonnés. Le grand
Esprit est courroucé contre ses enfants.

Cette triste nouvelle fut écoutée avec un profond silence, et en
ce moment on entendit dans l'appartement voisin une espèce de
bruit sourd dont il aurait été difficile d'expliquer la nature.
Les Indiens les plus superstitieux se regardaient les uns les
autres, et ne se souciaient pas d'avancer vers un endroit dont le
malin esprit qui, suivant eux, avait causé là mort de cette femme
s'était peut-être emparé. Cependant quelques-uns plus hardis étant
entrés dans le passage qui y conduisait, nul n'osa rester en
arrière, et en arrivant dans le second appartement, ils y virent
Magua qui se roulait par terre avec fureur, désespéré de ne
pouvoir se débarrasser de ses liens. Une exclamation annonça la
surprise générale.

Dès qu'on eut reconnu la situation dans laquelle il se trouvait,
on s'empressa de le délivrer de son bâillon, et de couper les
courroies qui le garrottaient. Il se releva, secoua ses membres,
comme un lion qui sort de son antre, et sans prononcer un seul
mot, mais la main appuyée sur le manche de son couteau, il jeta un
coup d'oeil rapide sur tous ceux qui l'entouraient, comme s'il eût
cherché quelqu'un qu'il pût immoler à sa vengeance.

Ne voyant partout que des visages amis, le sauvage grinça les
dents avec un bruit qui aurait fait croire qu'elles étaient de fer
et dévora sa rage, faute de trouver sur qui la faire tomber.

Tous les témoins de cette scène redoutaient d'abord d'exaspérer
davantage un caractère si irritable; quelques minutes se passèrent
en silence. Enfin le plus âgé des chefs prit la parole.

-- Je vois que mon frère a trouvé un ennemi, dit-il; est-il près
d'ici, afin que les Hurons puissent le venger?

-- Que le Delaware meure! s'écria Magua d'une voix de tonnerre.

Un autre intervalle de silence, occasionné par la même cause,
suivit cette exclamation, et ce fut le même chef qui dit après un
certain temps:

-- Le Mohican a de bonnes jambes, et il sait s'en servir; mais nos
jeunes guerriers sont sur ses traces.

-- Il est sauvé! s'écria Magua d'une voix si creuse et si sourde
qu'elle semblait sortir du fond de sa poitrine.

-- Un mauvais esprit s'est glissé parmi nous, reprit le vieux
chef, et il a frappé les Hurons d'aveuglement.

-- Un mauvais esprit! répéta Magua avec une ironie amère; oui, le
mauvais esprit qui a fait périr tant de Hurons; le mauvais esprit
qui a tué nos compagnons sur le rocher de Glenn; celui qui a
enlevé les chevelures de cinq de nos guerriers près de la source
de Santé; celui qui vient de lier les bras du Renard-Subtil!

-- De qui parle mon frère? demanda le même chef.

-- Du chien qui porte sous une peau blanche la force et l'adresse
d'un Huron, s'écria Magua; de la Longue-Carabine.

Ce nom redouté produisit son effet ordinaire sur ceux qui
l'entendirent. Le silence de la consternation régna un instant
parmi les guerriers. Mais quand ils eurent eu le temps de
réfléchir que leur plus mortel ennemi, un ennemi aussi formidable
qu'audacieux, avait pénétré jusque dans leur camp pour les braver
et les insulter, en leur ravissant un prisonnier, la même rage qui
avait transporté Magua s'empara d'eux à leur tour, et elle
s'exhala en grincements de dents, en hurlements affreux, en
menaces terribles. Mais ils reprirent peu à peu le calme et la
gravité qui étaient leur caractère habituel.

Magua, qui pendant ce temps avait aussi fait quelques réflexions,
changea également de manières, et dit avec le sang-froid et là
dignité que comportait un pareil sujet:

-- Allons rejoindre les chefs; ils nous attendent.

Ses compagnons y consentirent en silence, et sortant tous de la
caverne, ils retournèrent dans la chambre du conseil. Lorsqu'ils
se furent assis, tous les yeux se tournèrent vers Magua, qui vit
par là qu'on attendait de lui le récit de ce qui lui était arrivé.
Il le fit sans en rien déguiser et sans aucune exagération, et
lorsqu'il l'eut terminé, les détails qu'il venait de donner,
joints à ceux qu'on avait déjà, prouvèrent si bien que les Hurons
avaient été dupes des ruses de Duncan et de la Longue-Carabine,
qu'il ne resta plus le moindre prétexte à la superstition pour
prétendre qu'un pouvoir surnaturel avait eu quelque part aux
événements de cette nuit-là. Il n'était que trop évident qu'ils
avaient été trompés de la manière la plus insultante.

Lorsqu'il eut cessé de parler, tous les guerriers, car tous ceux
qui avaient pu trouver place dans la chambre du conseil y étaient
entrés pour l'écouter, se regardèrent les uns les autres,
également étonnés de l'audace inconcevable de leurs ennemis, et du
succès qu'elle avait obtenu. Mais ce qui les occupait par-dessus
tout, c'était le moyen d'en tirer vengeance.

Un certain nombre de guerriers partirent encore pour chercher à
découvrir les traces des fugitifs; et pendant ce temps les chefs
délibérèrent de nouveau.

Plusieurs vieux guerriers proposèrent divers expédients, et Magua
les écouta sans prendre aucune part à la discussion. Ce rusé
sauvage avait repris son empire sur lui-même avec sa dissimulation
ordinaire, et il marchait vers son but avec l'adresse et la
prudence qui ne le quittaient jamais. Ce ne fut que lorsque tous
ceux qui étaient disposés à parler eurent donné leur avis qu'il se
leva pour exprimer son opinion, et elle eut d'autant plus de poids
que quelques-uns des guerriers envoyés à la découverte étaient
revenus vers la fin de la discussion, et avaient annoncé qu'on
avait reconnu les traces des fugitifs, et qu'elles conduisaient
vers le camp des Delawares.

Avec l'avantage de posséder cette importante nouvelle, Magua
exposa son plan à ses compagnons, et il le fit avec tant d'adresse
et d'éloquence que ceux-ci l'adoptèrent tout d'une voix. Il nous
reste à faire connaître quel était ce plan et quels motifs le lui
avaient fait concevoir.

Nous avons déjà dit que, d'après une politique dont on s'écartait
très rarement, on avait séparé les deux soeurs dès l'instant
qu'elles étaient arrivées dans le camp des Hurons. Magua s'était
déjà convaincu qu'en conservant Alice en son pouvoir, il
s'assurait un empire plus certain sur Cora, que s'il la gardait
elle-même entre ses mains. Il avait donc retenu près de lui la
plus jeune des deux soeurs, et avait confié l'aînée à la garde des
alliés douteux des Hurons, les Delawares. Du reste il était bien
entendu de part et d'autre que cet arrangement n'était que
temporaire, et qu'il ne durerait que tant que les deux peuplades
resteraient dans le voisinage l'une de l'autre. Il avait pris ce
parti autant pour flatter l'amour-propre des Delawares en leur
montrant de la confiance que pour se conformer à l'usage constant
de sa nation.

Tandis qu'il était incessamment stimulé par cette soif ardente de
vengeance, qui ne s'éteint ordinairement chez un sauvage que
lorsqu'elle est satisfaite, Magua ne perdait pourtant pas de vue
ses autres intérêts personnels. Les fautes et les folies de sa
jeunesse devaient s'expier par de longs et pénibles services avant
qu'il pût se flatter de recouvrer toute la confiance de son
ancienne peuplade, et sans confiance il n'y a point d'autorité
chez les Indiens. Dans cette situation difficile, le rusé Huron
n'avait négligé aucun moyen d'augmenter son influence, et un des
plus heureux expédients pour y réussir était l'adresse qu'il avait
eue de gagner les bonnes grâces de leurs puissants et dangereux
voisins. Le résultat de ses efforts avait répondu aux espérances
de sa politique, car les Hurons n'étaient nullement exempts de ce
principe prédominant de notre nature, qui fait que l'homme évalue
ses talents en proportion de ce qu'ils sont appréciés par les
autres.

Mais tout en faisant des sacrifices aux considérations générales,
Magua n'oubliait jamais pour cela ses intérêts particuliers. Des
événements imprévus venaient de renverser tous ses projets, en
mettant tout à coup ses prisonniers hors de son pouvoir; et il se
trouvait maintenant réduit à la nécessité de demander une grâce à
ceux que son système politique avait été d'obliger jusque alors.

Plusieurs chefs avaient proposé divers projets pour surprendre les
Delawares, s'emparer de leur camp, et reprendre les prisonniers;
car tous convenaient qu'il y allait de l'honneur de leur nation
qu'ils fussent sacrifiés à leur vengeance et à leur ressentiment.
Mais Magua trouva peu de difficulté à faire rejeter des plans dont
l'exécution était dangereuse et le succès incertain. Il en exposa
les difficultés avec son habileté ordinaire, et ce ne fut qu'après
avoir démontré qu'on ne pouvait adopter aucun des plans proposés,
qu'il se hasarda à parler du sien.

Il commença par flatter l'amour-propre de ses auditeurs. Après
avoir fait une longue énumération de toutes les occasions où les
Hurons avaient donné des preuves du courage et de la persévérance
qu'ils mettaient à se venger d'une insulte, il commença une
digression pour faire un grand éloge de la prudence, et peignit
cette vertu comme étant le grand point de différence entre le
castor et les autres brutes, entre toutes les brutes et les
hommes, et enfin entre les Hurons et tout le reste de la race
humaine. Après avoir assez longtemps appuyé sur l'excellence de
cette vertu, il se mit à démontrer de quelle manière il était à
propos d'en faire usage dans la situation où se trouvait alors la
peuplade. D'une part, dit-il, ils devaient songer à leur père, le
grand Visage-Pâle, le gouverneur du Canada, qui avait regardé ses
enfants les Hurons de mauvais oeil en voyant que leurs tomahawks
étaient si rouges; d'un autre côté, ils ne devaient pas oublier
qu'il s'agissait d'une nation aussi nombreuse que la leur, parlant
une langue différente, qui n'aimait pas les Hurons, qui avait des
intérêts différents, et qui saisirait volontiers la moindre
occasion d'attirer sur eux le ressentiment du grand chef blanc.

Il parla alors de leurs besoins, des présents qu'ils avaient droit
d'attendre en récompense de leurs services, de la distance où ils
se trouvaient des forêts dans lesquelles ils chassaient
ordinairement, et il leur fit sentir la nécessité, dans des
circonstances si critiques, de recourir à l'adresse plutôt qu'à la
force.

Quand il s'aperçut que tandis que les vieillards donnaient des
marques d'approbation à des sentiments si modérés, les jeunes
guerriers les plus distingués par leur bravoure fronçaient le
sourcil, il les ramena adroitement au sujet qu'ils préféraient. Il
dit que le fruit de la prudence qu'il recommandait serait un
triomphe complet. Il donna même à entendre qu'avec les précautions
convenables leur succès pourrait entraîner la destruction de tous
leurs ennemis, de tous ceux qu'ils avaient sujet de haïr. En un
mot, il mêla les images de guerre aux idées d'adresse et de ruse,
de manière à flatter le penchant de ceux qui n'avaient du goût que
pour les armes, et la prudence de ceux dont l'expérience ne
voulait y recourir qu'en cas de nécessité, et à donner aux deux
partis un motif d'espérance, quoique ni l'un ni l'autre ne comprît
encore bien clairement quelles étaient ses intentions.

L'orateur ou le politique qui est en état de placer les esprits
dans une telle situation manque rarement d'obtenir une grande
popularité parmi ses concitoyens, quelque jugement que puisse en
porter la postérité. Tous s'aperçurent que Magua n'avait pas dit
tout ce qu'il pensait, et chacun se flatta que ce qu'il n'avait
pas dit était conforme à ce qu'il désirait lui-même.

Dans cet heureux état de choses, l'adresse de Magua réussit donc
complètement, et rien n'est moins surprenant quand on réfléchit à
la manière dont les esprits se laissent entraîner par un orateur
dans une assemblée délibérante. Toute la peuplade consentit à se
laisser guider par lui, et confia d'une voix unanime le soin de
diriger toute cette affaire au chef qui venait de parler avec tant
d'éloquence pour proposer des expédients sur lesquels il ne
s'était point expliqué d'une manière très intelligible.

Magua avait alors atteint le but auquel tendait son esprit
astucieux et entreprenant. Il avait complètement regagné le
terrain qu'il avait perdu dans la faveur de ses concitoyens, et il
se voyait placé à la tête des affaires de sa nation. Il se
trouvait, par le fait, investi du gouvernement, et tant qu'il
pourrait maintenir sa popularité, nul monarque n'aurait pu jouir
d'une autorité plus despotique, surtout tant que la peuplade se
trouverait en pays ennemi. Cessant donc d'avoir l'air de consulter
les autres, il commença sur-le-champ à prendre tout sur lui, avec
l'air de gravité nécessaire pour soutenir la dignité du chef
suprême d'une peuplade de Hurons.

Il expédia des coureurs de tous côtés pour reconnaître plus
positivement encore les traces des fugitifs; ordonna à des espions
adroits d'aller s'assurer de ce qui se passait dans le camp des
Delawares; renvoya les guerriers dans leurs cabanes en les
flattant de l'espoir qu'ils auraient bientôt l'occasion de
s'illustrer par de nouveaux exploits, et dit aux femmes de se
retirer avec leurs enfants, en ajoutant que leur devoir était de
garder le silence, et de ne pas se mêler des affaires des hommes.

Après avoir donné ces différents ordres, il fit le tour du camp,
s'arrêtant de temps en temps pour entrer dans une cabane, quand il
croyait que sa présence pouvait être agréable ou flatteuse pour
l'individu qui l'habitait. Il confirmait ses amis dans la
confiance qu'ils lui avaient accordée, décidait ceux qui
balançaient encore, et satisfaisait tout le monde.

Enfin il retourna dans son habitation. La femme qu'il avait
abandonnée quand il avait été obligé de fuir sa nation, était
morte; il n'avait pas d'enfants, et il occupait une hutte en
véritable solitaire: c'était la cabane à demi construite dans
laquelle OEil-de-Faucon avait trouvé David, à qui le Huron avait
permis d'y demeurer, et dont il supportait la présence, quand ils
s'y trouvaient ensemble, avec l'indifférence méprisante d'une
supériorité hautaine.

Ce fut donc là que Magua se retira quand ses travaux politiques
furent terminés. Mais tandis que les autres dormaient, il ne
songeait pas à prendre du repos. Si quelque Huron avait été assez
curieux pour épier les actions du nouveau chef qui venait d'être
élu, il l'aurait vu assis dons un coin, réfléchissant sur ses
projets depuis l'instant où il était entré dans sa cabane, jusqu'à
l'heure où il avait donné ordre à un certain nombre de guerriers
choisis de venir le joindre le lendemain. De temps en temps le
feu, attisé par lui, faisait ressortir sa peau rouge et ses traits
féroces, et il n'aurait pas été difficile de s'imaginer voir en
lui le prince des ténèbres occupé à ourdir de noirs complots.

Longtemps avant le lever du soleil, des guerriers arrivèrent les
uns après les autres dans la cabane solitaire de Magua, et ils s'y
trouvèrent enfin réunis au nombre de vingt. Chacun d'eux portait
un fusil et ses autres armes; mais leur visage était pacifique, et
n'était pas peint des couleurs qui annoncent la guerre. Leur
arrivée n'amena aucune conversation. Les uns s'assirent dans un
coin, les autres restèrent debout, immobiles comme des statues, et
tous gardèrent un profond silence, jusqu'à ce que le dernier
d'entre eux eût complété leur nombre.

Alors Magua se leva, se mit à leur tête, et donna le signal du
départ. Ils le suivirent un à un, dans cet ordre auquel on a donné
le nom de file indienne. Bien différents des soldats qui se
mettent en campagne, et dont le départ est toujours bruyant et
tumultueux, ils sortirent du camp sans bruit, ressemblant à des
spectres qui se glissent dans les ténèbres, plutôt qu'à des
guerriers qui vont acheter une renommée frivole au prix de leur
sang.

Au lieu de prendre le chemin qui conduisait directement au camp
des Delawares, Magua suivit quelque temps les bords du ruisseau,
et alla jusqu'au petit lac artificiel des Castors. Le jour
commençait à poindre quand ils entrèrent dans la clairière formée
par ces animaux industrieux. Magua, qui avait repris le costume de
Huron, portait sur la peau qui lui servait de vêtement, la figure
d'un renard; mais il se trouvait à sa suite un chef qui avait pris
pour symbole ou pour totem, le castor; et passer près d'une
communauté si nombreuse de ses amis, sans leur donner quelque
marque de respect, c'eût été, suivant lui, se rendre coupable de
profanation.

En conséquence, il s'arrêta pour leur adresser un discours, comme
s'il eût parlé à des êtres intelligents et en état de le
comprendre. Il les appela ses cousins; leur rappela que c'était à
sa protection et à son influence qu'ils devaient la tranquillité
dont ils jouissaient, tandis que tant de marchands avides
excitaient les Indiens à leur ôter la vie; leur promit de leur
continuer ses bonnes grâces, et les exhorta à en être
reconnaissants. Il leur parla ensuite de l'expédition pour
laquelle il partait, et leur fit entrevoir, quoique avec de
délicates circonlocutions, qu'il serait à propos qu'ils
inspirassent à leur parent une partie de la prudence pour laquelle
ils étaient si renommés[64].

Pendant qu'il prononçait ce discours extraordinaire, ses
compagnons étaient graves et attentifs, comme s'ils eussent tous
été également convaincus qu'il ne disait que ce qu'il devait dire.
Quelques têtes de castors se montrèrent sur la surface de l'eau,
et le Huron en exprima sa satisfaction, persuadé qu'il ne les
avait pas harangués inutilement. Comme il finissait sa harangue,
il crut voir la tête d'un gros castor sortir d'une habitation
éloignée des autres, et qui, n'étant pas en très bon état, lui
avait paru abandonnée. Il regarda cette marque extraordinaire de
confiance comme un présage très favorable; et quoique l'animal se
fût retiré avec quelque précipitation, il n'en fut pas moins
prodigue d'éloges et de remerciements.

Lorsque Magua crut avoir accordé assez de temps à l'affection de
famille du guerrier, il donna le signal de se remettre en marche.
Tandis que les Indiens s'avançaient en corps, d'un pas que les
oreilles d'un Européen n'auraient pu entendre, le même castor
vénérable montra encore sa tête hors de son habitation. Si quelque
Huron eût alors détourné la tête pour le regarder, il aurait vu
l'animal surveiller les mouvements de la troupe avec un air
d'intérêt et de sagacité qu'on aurait pu prendre pour de la
raison. Dans le fait, toutes les manoeuvres du quadrupède
semblaient si bien dirigées vers ce but, que l'observateur le plus
attentif et le plus éclairé n'aurait pu en expliquer le motif
qu'en voyant, lorsque les Hurons furent entrés dans la forêt,
l'animal se montrer tout entier, et le grave et silencieux
Chingachgook débarrasser sa tête d'un masque de fourrure qui la
couvrait.

Chapitre XXVIII

Soyons bref, car vous voyez que j'ai plus d'une affaire.

Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien.

La tribu, ou pour mieux dire la demi-tribu des Delawares dont le
camp était placé à si peu de distance de celui des Hurons,
comptait à peu près autant de guerriers que la peuplade voisine.
De même que plusieurs autres tribus de ces cantons, ils avaient
suivi Montcalm sur le territoire de la couronne d'Angleterre, et
avaient fait de fréquentes et sérieuses incursions dans les bois,
dont les Mohawks regardaient le gibier comme leur appartenant
exclusivement; mais, avec cette réserve si naturelle aux Indiens,
ils avaient jugé à propos de cesser de coopérer avec le général
français à l'instant où leur secours pouvait lui être le plus
utile, c'est-à-dire lorsqu'il avait marché sur William-Henry.

Les Français avaient expliqué de différentes manières cette
défection inattendue de leurs alliés; cependant l'opinion assez
générale était que les Delawares n'avaient voulu ni enfreindre
l'ancien traité, qui avait chargé les Iroquois de les défendre et
de les protéger, ni s'exposer à être obligés de combattre ceux
qu'ils étaient accoutumés à regarder comme leurs maîtres. Quant
aux Delawares, ils s'étaient contentés de dire à Montcalm, avec le
laconisme indien, que leurs haches étaient émoussées, et qu'elles
avaient besoin d'être aiguisées. La politique du commandant
général du Canada avait cru plus prudent de conserver un ami
passif que d'en faire un ennemi déclaré par quelque acte de
sévérité mal entendue.

Dans la matinée où Magua conduisit sa troupe silencieuse dans la
forêt, en passant près de l'étang des castors, comme nous l'avons
déjà rapporté, le soleil, en se levant sur le camp des Delawares,
trouva un peuple aussi activement occupé que s'il eût été plein
midi. Les femmes étaient toutes en mouvement, les unes pour
préparer le repas du matin, les autres pour porter l'eau et le
bois dont elle avaient besoin; mais la plupart interrompaient ce
travail pour s'arrêter de cabane en cabane, et échanger quelques
mots à la hâte et à voix basse avec leurs voisines et leurs amies.
Les guerriers étaient rassemblés en différents groupes, semblant
réfléchir plutôt que converser, et quand ils prononçaient quelques
mots, c'était avec le ton de gens qui avaient médité avant de
parler. Les instruments nécessaires à la chasse étaient préparés
dans les cabanes; mais personne ne paraissait pressé de s'en
servir. Çà et là on voyait un guerrier examiner ses armes avec une
attention qu'on y donne rarement quand on s'attend à ne rencontrer
d'autres ennemis que les animaux des forêts. De temps en temps les
yeux de tout un groupe se tournaient en même temps vers une grande
cabane placée au centre du camp, comme si elle eût contenu le
sujet de toutes les pensées et de tous les discours.

Pendant que cette scène se passait, un homme parut tout à coup à
l'extrémité de la plate-forme du rocher sur laquelle le camp était
situé. Il était sans armes, et la manière dont son visage était
peint semblait avoir pour but d'adoucir la férocité naturelle de
ses traits. Lorsqu'il fut en vue des Delawares il s'arrêta et fit
un signe de paix et d'amitié en levant d'abord un bras vers le
ciel, et en appuyant ensuite une main sur sa poitrine. Les
Delawares y répondirent de la même manière, et l'encouragèrent à
s'approcher en répétant ces démonstrations amicales.

Assuré ainsi de leurs dispositions favorables, cet individu quitta
le bord du rocher où il s'était arrêté un instant, son corps se
dessinant sur un horizon paré des belles couleurs du matin, et
s'avança lentement et avec dignité vers les habitations. Tandis
qu'il s'en approchait, on n'entendait que le bruit des légers
ornements d'argent suspendus à son cou et à ses bras, et des
petites sonnettes qui ornaient ses mocassins de peau de daim. Il
faisait des signes d'amitié à tous les hommes près desquels il
passait, mais n'accordait aucune marque d'attention aux femmes,
comme s'il eût pensé qu'il n'avait pas besoin de capter leur
bienveillance pour réussir dans l'affaire qui l'amenait. Quand il
arriva près du groupe qui contenait les principaux chefs, comme
l'annonçait leur air de hauteur et de dignité, il s'arrêta, et les
Delawares virent que l'étranger qui arrivait parmi eux était un
chef huron qui leur était bien connu, le Renard-Subtil.

Il fut reçu d'une manière grave, silencieuse et circonspecte. Les
guerriers qui étaient sur la première ligne s'écartèrent pour
faire place à celui d'entre eux qu'ils regardaient comme leur
meilleur orateur, et qui parlait toutes les langues usitées parmi
les sauvages du nord de l'Amérique.

-- Le sage Huron est le bienvenu, dit le Delaware en maqua; il
vient manger son suc-ca-tush[65] avec ses frères des lacs.

-- Il vient pour cela, répondit Magua avec toute la dignité d'un
prince de l'Orient.

Le chef delaware étendit le bras, serra le poignet du Huron en
signe d'amitié, et celui-ci en fit autant à son tour. Alors le
premier invita Magua à entrer dans sa cabane et à partager son
repas du matin. L'invitation fut acceptée, et les deux guerriers,
suivis de trois ou quatre vieux chefs, se retirèrent, laissant les
autres Delawares en proie au désir de connaître le motif de cette
visite extraordinaire, mais ne témoignant leur curiosité ni par
une syllabe ni par le moindre geste.

Pendant le repas, la conversation fut extrêmement réservée, et ne
roula que sur la grande chasse dont on savait que Magua s'était
occupé quelques jours auparavant. Les courtisans les plus déliés
n'auraient pu mieux que ses hôtes avoir l'air de regarder sa
visite comme une simple attention d'amitié, quoique chacun d'eux
fût intérieurement convaincu qu'elle devait avoir quelque motif
secret et important. Dès que l'appétit fut satisfait, les squaws
enlevèrent les gourdes et les restes du déjeuner, et les deux
orateurs se préparèrent à faire assaut d'esprit et d'adresse.

-- Le visage de notre père du Canada s'est-il retourné vers ses
enfants les Hurons? demanda le Delaware.

-- Quand s'en est-il jamais retourné? dit Magua; il appelle les
Hurons ses enfants très chéris.

Le Delaware fit un signe grave d'assentiment, quoiqu'il sût
parfaitement que cette assertion était fausse, et ajouta:

-- Les haches de vos guerriers ont été bien rouges!

-- Oui, dit Magua, mais à présent elles sont émoussées, quoique
brillantes; car les Yengeese sont morts, et nous avons les
Delawares pour voisins.

Le Delaware répondit à ce compliment par un geste gracieux de la
main, et garda le silence. Profitant de l'allusion que son hôte
venait de faire au massacre de William-Henry, Magua lui demanda:

-- Ma prisonnière donne-t-elle de l'embarras à mes frères?

-- Elle est la bienvenue parmi nous.

-- Le chemin qui sépare le camp des Delawares de celui des Hurons
n'est pas long, et il est facile; si elle cause de l'embarras à
mes frères, ils peuvent la renvoyer à mes squaws.

-- Elle est la bienvenue, répéta le Delaware avec plus d'emphase
que la première fois.

Magua déconcerté garda le silence quelques instants, mais en
paraissant indifférent à la réponse évasive que venait de recevoir
sa première tentative pour retirer des mains de ses voisins la
prisonnière qu'il leur avait confiée.

-- J'espère, dit-il enfin, que mes jeunes guerriers laissent à mes
amis les Delawares un espace suffisant pour chasser sur les
montagnes.

-- Les Lenapes n'ont besoin de la permission de personne pour
chasser sur leurs montagnes, répondit l'autre avec hauteur.

-- Sans, doute, la justice doit régner entre les Peaux-Rouges;
pourquoi lèveraient-ils le tomahawk et le couteau les uns contre
les autres? les Visages-Pâles ne sont-ils pas leurs ennemis
communs?

-- Bien! s'écrièrent en même temps deux ou trois de ses auditeurs.

Magua attendit quelques minutes pour laisser à ce qu'il venait de
dire le temps de produire tout son effet sur les Delawares.

-- N'est-il pas venu des mocassins étrangers dans ces bois?
demanda-t-il; mes frères n'ont-il pas senti les traces des hommes
blancs?

-- Que mon père du Canada vienne; ses enfants sont prêts à le
recevoir.

-- Quand le grand chef viendra, ce sera pour fumer avec les
Indiens dans leurs wigwams, et les Hurons diront aussi: Il est le
bienvenu. Mais les Yengeese ont de longs bras, et des jambes qui
ne se fatiguent jamais. Mes jeunes guerriers ont rêvé qu'ils
avaient vu les traces de Yengeese près du camp des Delawares.

-- Qu'ils viennent! ils ne trouveront pas les Lenapes endormis.

-- C'est bien! le guerrier dont l'oeil est ouvert peut voir son
ennemi, dit Magua.

Et, voyant qu'il ne pouvait déjouer la circonspection de son
compagnon, il changea une seconde fois de manoeuvre.

-- J'ai apporté quelques présents à mon frère, dit-il: sa nation a
eu ses raisons pour ne pas vouloir marcher sur le terrain de la
guerre; mais ses amis n'ont pas oublié où elle demeure.

Après avoir annoncé ainsi ses intentions libérales, le chef
astucieux se leva, et étala gravement ses présents devant les yeux
éblouis de ses hôtes. Ils consistaient en bijoux de peu de valeur,
pris aux malheureuses femmes qui avaient été pillées ou massacrées
près de William-Henry, et il mit beaucoup d'adresse dans la
manière dont il en fit le partage. Il présenta ceux qui brillaient
davantage aux yeux, aux deux guerriers les plus distingués, parmi
lesquels était le Coeur-Dur, son hôte; et en offrant les autres
aux chefs d'un rang subalterne, il eut le soin d'en relever le
prix par des compliments qui ne leur laissaient aucun motif pour
se plaindre d'être moins bien partagés. En un mot, il fit un si
heureux mélange de flatterie et de libéralité, qu'il ne lui fut
pas difficile de lire dans les yeux de ceux à qui il offrait ces
présents, l'effet que produisaient sur eux ses éloges et sa
générosité.

Le coup politique qu'il venait de frapper eut des résultats
immédiats. La gravité des Delawares se relâcha; leurs traits
prirent une expression plus cordiale; et le Coeur-Dur, qui devait
peut-être ce surnom français à quelque exploit honorable, dont les
détails ne sont point parvenus jusqu'à nous, dit à Magua, après
avoir contemplé quelques instants sa part du butin avec une
satisfaction manifeste:

-- Mon frère est un grand chef! il est le bienvenu.

-- Les Hurons sont amis des Delawares, dit Magua. Et pourquoi ne
le seraient-ils pas N'est-ce pas le même soleil qui colore leur
peau? Ne chasseront-ils pas dans les mêmes forêts après leur mort?
Les Peaux-Rouges doivent être amies, et avoir les yeux ouverts sur
les blancs. Mon frère n'a-t-il pas vu des traces d'espions dans
les bois?

Le Delaware oublia la réponse évasive qu'il venait de faire à la
même question lorsqu'elle lui avait été adressée en d'autres
termes, et la dureté de son coeur se trouvant sans doute amollie
par les présents qu'il avait reçus, il daigna alors répondre d'une
manière plus directe:

-- On a vu des mocassins étrangers autour de notre camp. Ils sont
même entrés dans nos habitations.

-- Et mon frère a-t-il chassé les chiens? demanda Magua sans avoir
l'air de remarquer que cette réponse démentait celle qu'il avait
reçue auparavant.

-- Non. L'étranger est toujours le bienvenu chez les enfants des
Lenapes.

-- L'étranger, bien; mais l'espion?

-- Les Yengeese emploient-ils leurs femmes comme espions? Le chef
huron n'a-t-il pas dit qu'il avait fait des femmes prisonnières
pendant la bataille?

-- Il n'a pas dit un mensonge. Les Yengeese ont envoyé des
espions. Ils sont venus dans nos wigwams, mais ils n'y ont trouvé
personne pour leur dire: Vous êtes les bienvenus. Ils ont fui
alors vers les Delawares, car ils disent que les Delawares sont
leurs amis, et qu'ils ont détourné leur visage de leur père du
Canada.

Cette insinuation adroite dans un état de société plus avancé,
aurait valu à Magua la réputation d'habile diplomate. Ses hôtes
savaient fort bien que l'inaction de leur peuplade pendant
l'expédition contre William-Henry avait été un motif de bien des
reproches faits aux Delawares par les Français, et ils sentaient
que cette conduite devait les faire regarder par ceux-ci avec
méfiance. Il n'était pas besoin d'approfondir beaucoup les causes
et les effets pour juger qu'une telle situation de choses pouvait
leur devenir préjudiciable à l'avenir, puisque leurs habitations
ordinaires et les bois qui fournissaient à leur subsistance se
trouvaient dans les limites du territoire des Français. Les
derniers mots prononcés par le Huron furent donc écoutés avec un
air de désapprobation, sinon d'alarme.

-- Que notre père du Canada nous regarde en face, dit le Coeur-
Dur; il verra que ses enfants ne sont pas changés. Il est vrai que
nos jeunes guerriers n'ont pas marché sur le terrain de la guerre;
ils avaient eu des rêves qui les en ont empêchés. Mais ils n'en
aiment et n'en respectent pas moins le grand chef blanc.

-- Le croira-t-il, quand il apprendra que son plus grand ennemi
est nourri dans le camp de ses enfants? Quand on lui dira qu'un
Yengeese couvert de sang fume devant leur feu? Quand il saura que
le Visage-Pâle qui a fait périr tant de ses amis, est en liberté
au milieu des Delawares? Allez, allez! notre père du Canada n'est
point fou.

-- Quel est ce Yengeese que les Delawares doivent craindre, qui a
tué leurs guerriers, qui est l'ennemi mortel du grand chef blanc?

-- La Longue-Carabine.

Ce nom bien connu fit tressaillir les guerriers delawares, et ils
prouvèrent par leur étonnement qu'ils apprenaient seulement alors
qu'un homme qui s'était rendu si redoutable aux peuplades
indiennes alliées de la France, était en leur pouvoir.

-- Que veut dire mon frère? demanda le Coeur-Dur d'un ton de
surprise qui démentait l'apathie ordinaire de sa race.

-- Un Huron ne ment jamais, répondit Magua en croisant les bras
avec un air d'indifférence; que les Delawares examinent leurs
prisonniers, et ils en trouveront un dont la peau n'est ni rouge
ni blanche.

Un long silence s'ensuivit. Le Coeur-Dur tira ses compagnons à
l'écart pour délibérer ensemble. Enfin des messagers furent
envoyés pour appeler à la consultation les chefs les plus
distingués de la peuplade.

Les guerriers arrivèrent bientôt les uns après les autres. À
mesure que l'un d'eux entrait, on lui faisait part de la nouvelle
importante que Magua venait d'annoncer, et l'exclamation gutturale
hugh! ne manquait jamais d'annoncer sa surprise. Cette nouvelle se
répandit de bouche en bouche, et parcourut tout le camp. Les
femmes suspendirent leurs travaux pour tâcher de saisir le peu de
mots que laissait échapper la bouche des guerriers. Les enfants
oubliaient leurs jeux pour suivre leurs pères, et semblaient
presque aussi étonnés que ceux-ci de la témérité de leur
redoutable ennemi. En un mot toute espèce d'occupation fut
momentanément abandonnée, et toute la peuplade ne parut plus
songer qu'à exprimer, chacun à sa manière, le sentiment général
qu'elle éprouvait.

Lorsque la première agitation commença à se calmer, les vieillards
se mirent à méditer mûrement sur les mesures que l'honneur et la
sûreté de leur nation leur prescrivaient de prendre dans une
circonstance si délicate et si embarrassante. Pendant tous ces
mouvements, Magua restait debout, nonchalamment appuyé contre un
mur de la cabane, et aussi impassible en apparence que s'il n'eut
pris aucun intérêt au résultat que pourrait avoir la délibération.
Cependant nul indice des intentions futures de ses hôtes
n'échappait à ses yeux vigilants. Connaissant parfaitement le
caractère des Indiens auxquels il avait affaire, il prévoyait
souvent leur détermination avant qu'ils l'eussent prise, et l'on
aurait même pu dire qu'il connaissait leurs intentions avant
qu'ils les connussent eux-mêmes.

Le conseil des Delawares ne dura pas longtemps, et lorsqu'il fut
terminé, un mouvement général annonça qu'il allait être
immédiatement suivi d'une assemblée de toute la peuplade. Ces
assemblées solennelles étant rares, et n'ayant lieu que dans les
occasions de la plus grande importance, le rusé Huron, resté seul
dans un coin, silencieux mais clairvoyant observateur de tout ce
qui se passait, vit que l'instant était arrivé où ses projets
devaient réussir ou échouer. Il sortit donc de la cabane, et se
rendit en face des habitations, où les guerriers commençaient déjà
à se rassembler.

Il se passa environ une demi-heure avant que tout ce qui composait
la peuplade fût réuni en cet endroit, car femmes, enfants,
personne n'y manqua. Ce délai avait été occasionné par les graves
préparatifs qui avaient été jugés nécessaires pour une assemblée
solennelle et extraordinaire. Mais quand le soleil parut au-dessus
du sommet de la haute montagne, sur un des flancs de laquelle les
Delawares avaient établi leur camp, ses rayons, dardés entre les
branches touffues des arbres qui y croissaient, tombèrent sur une
multitude aussi attentive que si chacun eût eu un intérêt
personnel dans le sujet de la discussion, et dont le nombre
s'élevait à environ douze cents âmes, en y comprenant les femmes
et les enfants.

Dans de pareilles assemblées de sauvages il ne se trouve jamais
personne qui aspire impatiemment à une distinction précoce, et qui
soit prêt à entraîner les autres dans une discussion précipitée.
L'âge et l'expérience sont les seuls titres qui puissent autoriser
à exposer au peuple le sujet de l'assemblée, et à donner un avis.
Jusque là, ni la force du corps, ni une bravoure éprouvée, ni le
don de la parole, ne justifieraient celui qui voudrait interrompre
cet ancien usage.

En cette occasion, plusieurs chefs semblaient pouvoir user des
droits de ce double privilège; mais tous gardaient le silence,
comme si l'importance du sujet les eût effrayés. Le silence qui
précède toujours les délibérations des Indiens avait déjà duré
plus que de coutume, sans qu'un signe d'impatience ou de surprise
échappât même au plus jeune enfant. La terre semblait le but de
tous les regards; seulement ces regards se dirigeaient de temps en
temps vers une cabane qui n'avait pourtant rien qui la distinguât
de celles qui l'entouraient, si ce n'était qu'on l'avait couverte
avec plus de soin pour la protéger contre les injures de l'air.

Enfin un de ces murmures sourds qui ont lieu si souvent dans une
multitude assemblée se fit entendre, et toute la foule qui s'était
assise se leva sur-le-champ, comme par un mouvement spontané. La
porte de la cabane en question venait de s'ouvrir, et trois hommes
en sortant s'avançaient à pas lents vers le lieu de la réunion.
C'étaient trois vieillards, mais tous trois d'un âge plus avancé
qu'aucun de ceux qui se trouvaient déjà dans l'assemblée; et l'un
d'eux, placé entre les deux autres qui le soutenaient, comptait un
nombre d'années auquel il est bien rare que la race humaine
atteigne. Sa taille était courbée sous le poids de plus d'un
siècle; il n'avait plus le pas élastique et léger d'un Indien, et
il était obligé de mesurer le terrain pouce à pouce. Sa peau rouge
et ridée faisait un singulier contraste avec les cheveux blancs
qui lui tombaient sur les épaules, et dont la longueur prouvait
qu'il s'était peut-être passé des générations depuis qu'il ne les
avait coupés.

Le costume de ce patriarche, car son âge, le nombre de ses
descendants et l'influence dont il jouissait dans sa peuplade
permettent qu'on lui donne ce nom, était riche et imposant. Son
manteau était fait des plus belles peaux; mais on en avait fait
tomber le poil, pour y tracer une représentation hiéroglyphique
des exploits guerriers par lesquels il s'était illustré un demi-
siècle auparavant. Sa poitrine était chargée de médailles, les
unes en argent et quelques autres même en or, présents qu'il avait
reçus de divers potentats européens pendant le cours d'une longue
vie. Des cercles du même métal entouraient ses bras et ses jambes;
et sa tête, sur laquelle il avait laissé croître toute sa
chevelure depuis que l'âge l'avait forcé à renoncer au métier des
armes, portait une espèce de diadème d'argent surmonté par trois
grandes plumes d'autruche qui retombaient en ondulant sur ses
cheveux dont elles relevaient encore la blancheur. La poignée de
son tomahawk était entourée de plusieurs cercles d'argent, et le
manche de son couteau brillait comme s'il eût été d'or massif.

Aussitôt que le premier mouvement d'émotion et de plaisir causé
par l'apparition soudaine de cet homme révéré se fut un peu calmé,
le nom de Tamenund passa de bouche en bouche. Magua avait souvent
entendu parler de la sagesse et de l'équité de ce vieux guerrier
delaware. La renommée allait même jusqu'à lui attribuer le don
d'avoir des conférences secrètes avec le grand Esprit, ce qui a
depuis transmis son nom, avec un léger changement, aux usurpateurs
blancs de son territoire, comme celui du saint tutélaire et
imaginaire d'un vaste empire[66]. Le chef huron s'écarta de la
foule, et alla se placer dans un endroit d'où il pouvait
contempler de plus près les traits d'un homme dont la voix
semblait devoir avoir tant d'influence sur le succès de ses
projets.

Les yeux du vieillard étaient fermés, comme s'ils eussent été
fatigués d'avoir été si longtemps ouverts sur les passions
humaines. La couleur de sa peau différait de celle des autres
Indiens; elle semblait plus foncée, et cet effet était produit par
une foule innombrable de petites lignes compliquées, mais
régulières, et de figures différentes qui y avaient été tracées
par l'opération du tatouage.

Malgré la position qu'avait prise le Huron, Tamenund passa devant
lui sans lui accorder aucune attention. Appuyé sur ses deux
vénérables compagnons, il s'avança au milieu de ses concitoyens,
qui se rangeaient pour le laisser passer, et s'assit au centre
avec un air qui respirait la dignité d'un monarque et la bonté
d'un père.

Il serait impossible de donner une idée du respect et de
l'affection que témoigna toute la peuplade en voyant arriver
inopinément un homme qui semblait déjà appartenir à un autre
monde. Après quelques instants passés dans un silence commandé par
l'usage, les principaux chefs se levèrent, s'approchèrent de lui
tour à tour, lui prirent une main et l'appuyèrent sur leur tête,
comme pour lui demander sa bénédiction. Les guerriers les plus
distingués se contentèrent ensuite de toucher le bord de sa robe.
Les autres semblaient se trouver assez heureux de pouvoir respirer
le même air qu'un chef qui avait été si vaillant et qui était
encore si juste et si sage. Après avoir rendu au patriarche cet
hommage de vénération affectueuse, les chefs et les guerriers
retournèrent à leurs places, et un silence complet s'établit dans
l'assemblée.

Quelques jeunes guerriers, à qui un des vieux compagnons de
Tamenund avait donné des instructions à voix basse, se levèrent
alors, et entrèrent dans la cabane située au centre du camp.

Au bout de quelques instants, ces guerriers reparurent, escortant
les individus qui étaient la cause de ces préparatifs solennels,
et les conduisant vers l'assemblée. Les rangs s'ouvrirent pour les
laisser passer, et se refermèrent ensuite. Les prisonniers se
trouvèrent donc au milieu d'un grand cercle formé par toute la
peuplade.

Chapitre XXIX

L'assemblée s'assit, et surpassant par sa taille les autres chefs,
Achille s'adressa en ces mots au roi des hommes.

L'Homère de Pope.

Au premier rang des prisonniers se trouvait Cora, dont les bras
entrelacés dans ceux d'Alice annonçaient toute l'ardeur de sa
tendresse pour sa soeur. Malgré l'air terrible et menaçant des
sauvages qui l'entouraient de tous côtés, l'âme noble de cette
fille généreuse ne craignait rien pour elle, et ses regards
restaient attachés sur les traits pâles et déconcertés de la
tremblante Alice.

Auprès d'elles, Heyward, immobile, semblait prendre un si vif
intérêt aux deux soeurs, que, dans ce moment d'angoisse, son coeur
établissait à peine une distinction en faveur de celle qu'il
aimait le plus. OEil-de-Faucon s'était placé un peu en arrière,
par déférence pour le rang de ses compagnons, rang que la fortune,
en les accablant des mêmes coups, avait paru vouloir lui faire
oublier, mais qu'il n'en respectait pas moins. Uncas n'était pas
parmi eux.

Lorsque le silence le plus parfait fut rétabli, après la pause
d'usage, cette pause longue et solennelle, un des deux chefs âgés,
qui étaient assis auprès du patriarche, se leva, et demanda à
haute voix, en anglais très intelligible:

-- Lequel de mes prisonniers est la Longue-Carabine?

Duncan et le chasseur gardèrent le silence. Le premier promena ses
regards sur la grave et silencieuse assemblée, et il recula d'un
pas lorsqu'ils tombèrent sur Magua, dont la figure peignait la
malice et la perfidie. Il reconnut aussitôt que c'était à
l'instigation secrète de ce rusé sauvage qu'ils étaient traduits
devant la nation, et il résolut de mettre tout en oeuvre pour
s'opposer à l'exécution de ses sinistres desseins. Il avait déjà
vu un exemple de la manière sommaire dont les Indiens se faisaient
justice, et il craignait que son compagnon ne fût destiné à en
servir à son tour. Dans cette conjoncture critique, sans s'arrêter
à de timides réflexions, il se détermina sur-le-champ à protéger
son ami, quelque danger qu'il dût courir lui-même. Cependant,
avant qu'il eût eu le temps de répondre, la question fut répétée
avec plus de force et de véhémence.

-- Donnez-nous des armes! s'écria le jeune homme avec fierté,
mettez-nous dans ces bois: nos actions parleront pour nous!

-- C'est le guerrier dont le nom a rempli nos oreilles, reprit le
chef en regardant Heyward avec cet intérêt, cette curiosité vive
qu'on ne peut manquer d'éprouver quand on voit pour la première
fois un homme que sa gloire ou ses malheurs, ses vertus ou ses
crimes ont rendu célèbre. D'où vient que l'homme blanc est venu
dans le camp des Delawares? Qui l'amène?

-- Le besoin. Je viens chercher de la nourriture, un abri et des
amis.

-- Ce ne saurait être. Les bois sont remplis de gibier. La tête
d'un guerrier n'a besoin pour abri que d'un ciel sans nuage; et
les Delawares sont les ennemis, et non les amis des Yengeese.
Allez, votre bouche a parlé, mais votre coeur n'a rien dit.

Duncan, ne sachant trop ce qu'il devait répondre, garda le
silence; mais le chasseur, qui avait tout écouté attentivement,
s'avança hardiment, et prit à son tour la parole.

-- Si je n'ai pas répondu, dit-il, au nom de la Longue-Carabine,
ne croyez pas que ce soit ou par honte ou par crainte; ces deux
sentiments sont inconnus à l'honnête homme. Mais je ne reconnais
pas aux Mingos le droit de donner un nom à celui dont les services
ont mérité de la part de ses amis un surnom plus honorable,
surtout lorsque ce nom est une insulte et un mensonge; car le
tueur de daims est un bon et franc fusil, et non pas une carabine.
Toutefois, je suis l'homme qui reçut des miens le nom de
Nathanias; des Delawares qui habitent les bords de la rivière du
même nom, le titre flatteur d'OEil-de-Faucon, et que les Iroquois
se sont permis de surnommer la Longue-Carabine, sans que rien pût
les y autoriser.

Tous les yeux, qui jusque alors étaient restés gravement attachés
sur Duncan, se portèrent à l'instant sur les traits mâles et
nerveux de ce nouveau prétendant à un titre aussi glorieux. Ce
n'était pas un spectacle bien extraordinaire de voir deux
personnes se disputer un si grand honneur; car les imposteurs,
quoique rares, n'étaient pas inconnus parmi les sauvages; mais il
importait essentiellement aux Delawares, qui voulaient être tout à
la fois justes et sévères, de connaître la vérité. Quelques-uns
des vieillards se consultèrent entre eux, et le résultat de cette
conférence parut être d'interroger leur hôte à ce sujet.

-- Mon frère à dit qu'un serpent s'était glissé dans mon camp, dit
le chef à Magua; quel est-il?

Le Huron montra du doigt le chasseur; mais il continua à garder le
silence.

-- Un sage Delaware prêtera-t-il l'oreille aux aboiements d'un
loup? s'écria Duncan confirmé encore plus dans l'idée que son
ancien ennemi n'avait que de mauvaises intentions; un chien ne
ment jamais; mais quand a-t-on vu un loup dire la vérité?

Les yeux de Magua lancèrent des éclairs; puis tout à coup se
rappelant la nécessité de conserver sa présence d'esprit, il se
détourna d'un air de dédain, bien convaincu que la sagacité des
Indiens ne se laisserait pas éblouir par des paroles. Il ne se
trompait pas, car après une nouvelle consultation fort courte, le
même chef qui avait déjà pris la parole se tourna de son côté, et
lui fit part de la détermination des vieillards, quoique dans les
termes les plus circonspects.

-- Mon frère, lui dit-il, a été traité d'imposteur, et ses amis en
sont dans la peine. Ils montreront qu'il a dit vrai. Qu'on donne
des fusils à mes prisonniers, et qu'ils prouvent par des faits
lequel des deux est le guerrier que nous voulons connaître.

Magua vit bien que dans le fond cette épreuve n'était proposée que
parce qu'on se méfiait de lui; mais il feignit de ne la considérer
que comme un hommage qui lui était rendu. Il fit donc un signe
d'assentiment, sachant bien que le chasseur était trop bon tireur
pour que le résultat de l'épreuve ne confirmât point ce qu'il
avait dit. Des armes furent mises aussitôt entre les mains des
deux amis rivaux, et ils reçurent l'ordre de tirer, au-dessus de
la multitude assise, contre un vase de terre qui se trouvait par
hasard sur un tronc d'arbre, à cinquante verges environ (cent
cinquante pieds) de l'endroit où ils étaient placés.

Heyward sourit en lui-même à l'idée du défi qu'il était appelé à
soutenir contre le chasseur; mais il n'en résolut pas moins de
persister dans son généreux mensonge, jusqu'à ce qu'il connût les
projets de Magua. Il prit donc le fusil, visa à trois reprisés
différentes avec le plus grand soin, et fit feu. La balle fendit
l'arbre à quelques pouces du vase, et un cri général de
satisfaction annonça que cette épreuve avait donné la plus haute
idée de son habileté à manier son arme. OEil-de-Faucon lui-même
inclina la tête, comme pour dire que c'était mieux qu'il ne s'y
était attendu. Mais au lieu de manifester l'intention d'entrer en
lutte et de disputer au moins le prix de l'adresse à son heureux
rival, il resta plus d'une minute appuyé sur son fusil, dans
l'attitude d'un homme qui est plongé dans de profondes réflexions.
Il fut tiré de cette rêverie par l'un des jeunes Indiens qui
avaient fourni les armes, et qui lui frappa sur l'épaule en lui
disant en très mauvais anglais:

-- L'autre blanc peut-il en faire autant?

-- Oui! Huron! s'écria le chasseur en regardant Magua, et sa main
droite saisit le fusil et l'agita en l'air avec autant d'aisance
que si c'eût été un roseau; oui, Huron, je pourrais vous étendre à
mes pieds à présent, aucune puissance de la terre ne saurait m'en
empêcher. Le faucon qui fond sur la colombe n'est pas plus sûr de
son vol que je ne le suis de mon coup, si je voulais vous envoyer
une balle à travers le coeur! Et pourquoi ne le fais-je pas?
Pourquoi? parce que les lois qui régissent ceux de ma couleur me
le défendent, et que je pourrais attirer par là de nouveaux
malheurs sur des têtes innocentes! Si vous savez ce que c'est
qu'un Dieu, remerciez-le donc, remerciez-le du fond de votre
coeur; vous aurez raison!

L'air du chasseur, ses yeux étincelants, ses joues enflammées,
jetèrent une sorte de terreur respectueuse dans l'âme de tous ceux
qui l'entendaient. Les Delawares retinrent leur haleine pour mieux
concentrer leur attention; et Magua, sans ajouter pourtant une
entière confiance aux paroles rassurantes de son ennemi, resta
aussi calme, aussi immobile au milieu de la foule dont il était
entouré que s'il eût été cloué à la place où il se trouvait.

-- Faites-en autant, répéta le jeune Delaware qui était auprès du
chasseur.

-- Que j'en fasse autant, insensé! que j'en fasse autant! s'écria
OEil-de-Faucon en brandissant de nouveau son arme au-dessus de sa
tête, d'un air menaçant, quoique ses yeux ne cherchassent plus la
personne de Magua.

-- Si l'homme blanc est le guerrier qu'il prétend être, dit le
chef, qu'il frappe plus près du but.

Le chasseur fit un éclat de rire si bruyant pour exprimer son
mépris, que le bruit fit tressaillir Heyward, comme s'il eût
entendu des sons surnaturels. OEil-de-Faucon laissa tomber
lourdement le fusil sur la main gauche qu'il avait étendue; au
même instant le coup partit, comme si la secousse seule eût
occasionné l'explosion; le vase de terre brisé vola en mille
éclats, et les débris retombèrent avec fracas sur le tronc.
Presque en même temps on entendit un nouveau bruit; c'était le
fusil que le chasseur avait laissé tomber dédaigneusement à terre.

La première impression produite par une scène aussi étrange fut un
sentiment exclusif d'admiration. Bientôt après un murmure confus
circula dans les rangs de la multitude; insensiblement ce murmure
devint plus distinct, et annonça qu'il régnait parmi les
spectateurs une grande diversité d'opinions. Tandis que quelques-
uns témoignaient hautement l'admiration que leur inspirait une
adresse aussi inouïe, le reste de la peuplade, et c'était de
beaucoup le plus grand nombre, semblait croire que ce succès
n'était dû qu'au hasard. Heyward s'empressa de confirmer une
opinion qui favorisait ses prétentions.

-- C'est un hasard! s'écria-t-il; personne ne saurait tirer sans
avoir ajusté son coup.

-- Un hasard! répéta le chasseur qui, s'échauffant de plus en
plus, voulait alors à tout prix établir son identité, et auquel
Heyward faisait en vain des signes pour l'engager à ne pas le
démentir. Ce Huron pense-t-il aussi que c'est un hasard? S'il le
pense, donnez-lui un autre fusil, placez-nous face à face, et l'on
verra lequel a le coup d'oeil le plus juste. Je ne vous fais pas
cette offre, major, car notre sang est de la même couleur, et nous
servons le même maître.

-- Il est évident que le Huron est un imposteur, dit froidement
Heyward; vous l'avez entendu vous-même affirmer que vous étiez la
Longue-Carabine.

Il serait impossible de dire à quelles assertions violentes OEil-
de-Faucon ne se fût point porté dans son désir opiniâtre de
constater son identité, si le vieux Delaware ne se fût entremis de
nouveau.

-- Le faucon qui vient des nuages sait y retourner quand il le
veut, dit-il; donnez-leur des fusils.

Pour cette fois, le chasseur saisit l'arme avec ardeur, et quoique
Magua épiât avec soin ses moindres mouvements, il crut n'avoir
rien à craindre.

-- Eh bien! qu'il soit constaté en présence de cette peuplade de
Delawares quel est le meilleur tireur, s'écria le chasseur en
frappant sur le chien de son fusil avec ce doigt qui avait fait
partir tant de balles meurtrières. Vous voyez la gourde qui pend à
cet arbre là-bas, major; puisque vous êtes si bon tireur, voyez si
vous pourrez l'atteindre.

Duncan regarda le but qui lui était proposé, et il se prépara à
renouveler l'épreuve. La gourde était un de ces petits vases qui
servent à l'usage habituel des Indiens; elle était suspendue par
une attache de peau de daim à une branche morte d'un pin peu
élevé: la distance était au moins de cent verges (trois cents
pieds).

Telles sont les bizarreries de l'amour-propre, que le jeune
officier, malgré le peu de cas qu'il faisait du suffrage des
sauvages qui s'étaient constitués ses arbitres, oublia la première
cause du défi pour être tout entier au désir de l'emporter. On a
déjà vu que son adresse n'était pas à dédaigner, et il résolut de
profiter de tous ses avantages. Sa vie eût-elle dépendu du coup
qu'il allait tirer, il n'aurait pu mettre plus de soin à viser. Il
fit feu, et trois ou quatre jeunes Indiens, qui s'étaient
précipités aussitôt vers le but, annoncèrent à grands cris que la
balle était dans l'arbre, à très peu de distance de la gourde. Les
guerriers poussèrent des acclamations unanimes, et leurs regards
se portèrent sur son rival pour observer ce qu'il allait faire.

-- C'est assez bien pour les troupes royales d'Amérique, dit OEil-
de-Faucon en riant à sa manière; mais si mon fusil s'était souvent
détourné autant du but qu'il devait atteindre, combien de
martinets dont la peau est dans le manchon d'une dame courraient
encore dans les bois! combien de Mingos sanguinaires qui sont
allés rendre leur dernier compte exerceraient encore aujourd'hui
leurs ravages au milieu des provinces! J'espère que la squaw à qui
appartient la gourde en a d'autres dans son wigwam; car celle-ci
ne contiendra plus jamais d'eau.

Tout en parlant, le chasseur avait chargé son fusil, et lorsqu'il
eut fini il retira un pied en arrière, et leva lentement l'arme de
terre. Lorsqu'elle fut parfaitement de niveau, il la laissa un
seul instant dans une immobilité complète; on eût dit que l'homme
et le fusil étaient de pierre. Pendant cette pause d'un moment,
l'arme partit en jetant une flamme claire et brillante. Les jeunes
Indiens s'élancèrent de nouveau au pied de l'arbre; ils
cherchèrent de tous côtés, mais inutilement: ils revinrent dire
qu'ils n'avaient vu nulle part la trace de la balle.

-- Va, dit le vieux chef au chasseur d'un ton de mépris; tu es un
loup sous la peau d'un chien. Je vais parler à la Longue-Carabine
des Yengeese.

-- Ah! si j'avais l'arme qui vous a fourni le nom dont vous vous
servez, je m'engagerais à couper l'attache, et à faire tomber la
gourde au lieu de la percer, s'écria OEil-de-Faucon sans se
laisser intimider par le ton sévère du vieillard. Insensés! si
vous voulez trouver la balle lancée par un bon tireur de ces bois,
ce n'est pas autour du but, c'est dans le but même qu'il faut la
chercher.

Les jeunes Indiens comprirent à l'instant ce qu'il voulait dire;
car cette fois il avait parlé dans la langue des Delawares. Ils
coururent arracher la gourde de l'arbre, et l'élevant en l'air en
poussant des cris de joie, ils montrèrent que la balle l'avait
traversée par le milieu, et en avait percé le fond.

À cette vue, un cri d'admiration partit de la bouche de tous les
guerriers présents. La question se trouva décidée, et OEil-de-
Faucon vit enfin reconnaître ses droits à son honorable, mais
dangereux surnom. Ces regards de curiosité et d'admiration qui
s'étaient de nouveau concentrés sur Heyward, se reportèrent tous
sur le chasseur, qui devint l'objet de l'attention générale pour
les êtres simples et naïfs dont il était entouré. Lorsque le calme
fut rétabli, le vieux chef reprit son interrogatoire.

-- Pourquoi avez-vous cherché à boucher mes oreilles? dit-il en
s'adressant à Duncan; croyez-vous les Delawares assez insensé pour
ne pas distinguer la jeune panthère du chat sauvage?

-- Ils reconnaîtront bientôt que le Huron n'est qu'un oiseau qui
gazouille, dit Duncan, cherchant à imiter le langage figuré des
Indiens.

-- C'est bon, nous saurons qui prétend fermer nos oreilles. Mon
frère, ajouta le chef en regardant Magua, les Delawares écoutent.

Lorsqu'il se vit interpellé directement, le Huron se leva, et
s'avançant d'un pas grave et délibéré au centre du cercle, en face
des prisonniers, il parut se disposer à prendre la parole.
Cependant avant d'ouvrir la bouche il promena lentement ses
regards sur toutes les figures qui l'entouraient, comme pour
mettre ses expressions à la portée de ses auditeurs. Ses yeux, en
se portant sur OEil-de-Faucon, exprimèrent une inimitié
respectueuse; en se dirigeant sur Duncan, une haine implacable;
ils s'arrêtèrent à peine sur la tremblante Alice; mais lorsqu'ils
tombèrent sur Cora, à qui son maintien fier et hardi ne faisait
rien perdre de ses charmes, ils s'y fixèrent un instant avec une
expression qu'il eût été difficile de définir. Alors, poursuivant
ses sinistres desseins, il parla dans la langue des Canadiens,
langue qu'il savait être comprise de la plupart de ses auditeurs.

-- L'Esprit qui fit les hommes leur donna des couleurs
différentes, dit en commençant le Renard-Subtil. Les uns sont plus
noirs que l'ours des forêts. Il dit que ceux-là seraient esclaves;
et il leur ordonna de travailler à jamais, comme le castor: vous
pouvez les entendre gémir, lorsque le vent du midi vient à
souffler; leurs gémissements se font entendre au-dessus des
beuglements des buffles, le long des bords de la grande eau salée,
où les grands canots qui vont et viennent en sont chargés. À
d'autres il donna une peau plus blanche que l'hermine, il leur
commanda d'être marchands, chiens pour leurs femmes, et loups pour
leurs esclaves. Il voulut que, comme les pigeons, ils eussent des
ailes qui ne se lassassent jamais; des petits plus nombreux que
les feuilles sur les arbres, un appétit à dévorer la terre. Il
leur donna la langue perfide du chat sauvage, le coeur des lapins,
la malice du pourceau, mais non pas celle du renard, et des bras
plus longs que les pattes de la souris; avec sa langue cette race
bouche les oreilles des Indiens; son coeur lui apprend à payer des
soldats pour se battre; sa malice lui enseigne le moyen
d'accumuler pour son usage tous les biens du monde; et ses bras
entourent la terre depuis les bords de l'eau salée jusqu'aux îles
du grand lac. Sa gloutonnerie la rend insatiable; Dieu lui a donné
suffisamment, et cependant elle veut tout avoir. Tels sont les
blancs. D'autres enfin ont reçu du grand Esprit des peaux plus
brillantes et plus rouges que le soleil qui nous éclaire, ajouta
Magua en montrant par un geste expressif cet astre resplendissant
qui cherchait à percer le brouillard humide qui couvrait
l'horizon; et ceux-là furent ses enfants de prédilection; il leur
donna cette île telle qu'il l'avait faite, couverte d'arbres et
remplie de gibier. Le vent fit leurs clairières, et le soleil et
les pluies mûrirent leurs fruits; quel besoin avaient-ils de
routes pour voyager? ils semaient au travers des rochers; lorsque
les castors travaillaient, ils restaient étendus à l'ombre et
regardaient. Les vents les rafraîchissaient dans l'été; dans
l'hiver, des peaux leur prêtaient leur chaleur. S'ils se battaient
entre eux, c'était pour prouver qu'ils étaient hommes. Ils étaient
braves, ils étaient justes, ils étaient heureux.

Ici l'orateur s'arrêta et regarda de nouveau autour de lui, pour
voir si sa légende avait excité dans l'esprit de ses auditeurs
l'intérêt qu'il espérait: il vit les yeux fixés avidement sur lui,
les têtes droites, les narines ouvertes, comme si chaque individu
présent se fût senti animé du désir de rétablir sa race dans tous
ses droits.

«Si le grand Esprit donna des langues différentes à ses enfants
rouges, ajouta-t-il d'une voix basse, lente et lugubre, ce fut
pour que tous les animaux pussent le comprendre. Il plaça les uns
au milieu des neiges avec les ours; il en mit d'autres près du
soleil couchant, sur la route qui conduit aux bois heureux où nous
chasserons après notre mort; d'autres sur les terres qui entourent
les grandes eaux douces; mais à ses enfants les plus chers il
donna les sables du lac salé; mes frères savent-ils le nom de ce
peuple favorisé?

-- C'étaient les Lenapes, s'écrièrent en même temps vingt voix
empressées.

-- C'étaient les Lenni-Lenapes, reprit Magua en affectant
d'incliner la tête par respect pour leur ancienne grandeur. Le
soleil se levait du sein de l'eau qui était salée, et il se
couchait dans l'eau qui était douce; jamais il ne se cachait à
leurs yeux: mais est-ce à moi, à un Huron des bois, à faire
connaître à un peuple sage ses propres traditions? pourquoi
retracer leur infortune, leur ancienne grandeur, leurs exploits,
leur gloire, leur prospérité, leurs revers, leurs défaites, leur
décadence? n'y a-t-il pas quelqu'un parmi eux qui à vu tout cela,
et qui sait que c'est la vérité? J'ai dit; ma langue est muette,
mais mes oreilles sont ouvertes.

Il cessa de parler, et tous les yeux se tournèrent en même temps
par un mouvement unanime vers le vénérable Tamenund. Depuis qu'il
s'était assis, jusqu'à ce moment, les lèvres du patriarche étaient
restées fermées, et à peine avait-il donné le moindre signe de
vie. Il s'était tenu courbé presque jusqu'à terre, sans paraître
prendre aucun intérêt à ce qui se passait autour de lui pendant le
commencement de cette scène solennelle, lorsque le chasseur avait
établi son identité d'une manière si palpable. Cependant lorsque
Magua prit la parole et qu'il sut graduer avec art les inflexions
de sa voix, Tamenund parut reprendre quelque connaissance, et une
ou deux fois même il leva la tête, comme pour écouter. Enfin le
Renard-Subtil ayant prononcé le nom de sa nation, les paupières du
vieillard s'entr'ouvrirent, et il regarda la multitude avec cette
expression vague, insignifiante, qui semble devoir être celle des
spectres dans le tombeau. Alors il fit un effort pour se lever,
et, soutenu par les deux chefs placés à ses côtés, il resta
debout, dans une position propre à commander le respect, quoique
l'âge fît fléchir sous lui ses genoux.

-- Qui parle des enfants des Lenapes? dit-il d'une voix sourde et
gutturale qui se faisait entendre distinctement à cause du
religieux silence observé par le peuple; qui parle de choses qui
ne sont plus? L'oeuf ne se change-t-il pas en ver, et le ver en
mouche? La mouche ne périt-elle pas? Pourquoi parler aux Delawares
des biens qu'ils ont perdus! Remercions plutôt le Manitou de ceux
qu'il leur a laissés.

-- C'est un Wyandot, dit Magua en s'approchant davantage de la
plate-forme grossière sur laquelle le vieillard était placé, c'est
un ami de Tamenund.

-- Un ami! répéta le sage; et son front se couvrit d'un sombre
nuage qui donna à sa physionomie une partie de cette sévérité qui
avait rendu son regard si terrible lorsqu'il n'était encore qu'au
milieu de sa carrière. Les Mingos sont-ils maîtres de la terre? Un
Huron ici! Que veut-il?

-- Justice! Ses prisonniers sont au pouvoir de ses frères, et il
vient les réclamer.

Tamenund tourna la tête du côté de l'un des chefs qui le
soutenaient, et écouta les courtes explications que celui-ci lui
donna. Ensuite envisageant Magua, il le regarda un instant avec
une profonde attention; puis il dit à voix basse et avec une
répugnance marquée:

-- La justice est la loi du grand Manitou. Mes enfants, offrez des
aliments à l'étranger. Ensuite, Huron, prends ton bien et laisse-
nous.

Après avoir prononcé ce jugement solennel, le patriarche s'assit
et ferma de nouveau les yeux, comme s'il préférait les images que
la maturité de son expérience lui offrait dans son coeur, aux
objets visibles du monde. Ce décret une fois rendu, il n'y avait
pas un seul Delaware assez audacieux pour se permettre le moindre
murmure, à plus forte raison la moindre opposition. À peine ces
paroles étaient-elles prononcées que quatre ou cinq des jeunes
guerriers, s'élançant derrière Heyward et le chasseur, leur
passèrent des liens autour des bras avec tant de rapidité et
d'adresse que les deux prisonniers se trouvèrent dans
l'impossibilité de faire aucun mouvement. Le premier était trop
occupé de soutenir la malheureuse Alice, qui presque insensible
était appuyée sur son bras, pour soupçonner leurs intentions avant
qu'elles fussent exécutées; et le second, qui regardait même les
peuplades ennemies des Delawares comme une race d'êtres
supérieurs, se soumit sans résistance. Peut-être n'eût-il pas été
si endurant s'il avait entendu le dialogue qui venait d'avoir lieu
dans une langue qu'il ne comprenait pas bien.

Magua jeta un regard de triomphe sur toute l'assemblée avant de
procéder à l'exécution de ses desseins. Voyant que les hommes
étaient hors d'état de résister, il tourna les yeux sur celle qui
était pour lui le bien le plus précieux. Cora lui lança un regard
si ferme et si calme que sa résolution faillit l'abandonner. Se
rappelant alors l'artifice qu'il avait déjà employé, il s'approcha
d'Alice, la souleva dans ses bras, et ordonnant à Heyward de le
suivre, il fit signe à la foule de s'ouvrir pour les laisser
passer. Mais Cora, au lieu de céder à l'impulsion sur laquelle il
avait compté, se précipita aux pieds du patriarche, et élevant la
voix, elle s'écria:

-- Juste et vénérable Delaware, nous implorons ta sagesse et ta
puissance, nous réclamons ta protection. Sois sourd aux perfides
artifices de ce monstre inaccessible aux remords, qui souille tes
oreilles par des impostures, pour assouvir la soif de sang qui le
dévore. Toi qui as vécu longtemps, et qui connais les malheurs de
cette vie, tu dois avoir appris à compatir au sort des malheureux.

Les yeux du vieillard s'étaient ouverts avec effort, et s'étaient
de nouveau portés sur le peuple. À mesure que le son touchant de
la voix de la suppliante vint frapper son oreille ils se
dirigèrent lentement vers Cora et finirent par se fixer sur elle
sans que rien pût les en détourner. Cora s'était jetée à genoux;
les mains serrées l'une dans l'autre et appuyées contre son sein,
le front flétri par la douleur, mais plein de majesté, elle était
encore, au milieu de son désespoir, l'image la plus parfaite de la
beauté. La physionomie de Tamenund s'anima insensiblement; ses
traits perdirent ce qu'ils avaient de vague et de hagard pour
exprimer l'admiration, et ils brillèrent encore d'une étincelle de
ce feu électrique qui, un demi-siècle auparavant, se communiquait
avec tant de force aux bandes nombreuses des Delawares. Se levant
sans aide, et en apparence sans effort, il demanda d'une voix dont
la fermeté fit tressaillir la multitude:

-- Qui es-tu?

-- Une femme; une femme d'une race détestée, si tu veux, une
Yengeese; mais qui ne t'a jamais fait de mal, qui ne peut en faire
à ton peuple quand même elle le voudrait, et qui implore ta
protection.

-- Dites-moi, mes enfants, dit le patriarche d'une voix
entrecoupée en interpellant du geste ceux qui l'entouraient,
quoique ses yeux restassent fixés sur Cora agenouillée, où les
Delawares ont-ils campé?

-- Sur les montagnes des Iroquois, au delà des sources limpides de
l'Horican.

-- Que d'étés arides, ajouta le sage, ont passé sur ma tête depuis
que j'ai bu les eaux de mon fleuve! Les enfants de Miquon[67] sont
les hommes blancs les plus justes; mais ils avaient soif, et ils
le prirent pour eux. Nous suivent-ils jusqu'ici?

-- Nous ne suivons personne, nous ne désirons rien, répondit
vivement Cora. Retenus contre notre volonté, nous avons été amenés
parmi vous; et nous ne demandons que la permission de nous retirer
tranquillement dans notre pays. N'es-tu pas Tamenund, le père, le
juge, j'allais dire le prophète de ce peuple?

-- Je suis Tamenund, qui ai vu bien des jours.

-- Il y a sept ans environ que l'un des tiens était à la merci
d'un chef blanc, sur les frontières de cette province. Il se dit
du sang du bon et juste Tamenund. «Va, dit le chef des blancs, par
égard pour ton parent, tu es libre». Te rappelles-tu le nom de ce
guerrier anglais?

-- Je me rappelle que lorsque j'étais bien jeune, reprit le
patriarche dont les souvenirs se reportaient plus aisément à ses
premières années qu'à toutes celles qui les avaient suivies, je
jouais sur le sable au bord de la mer, et je vis un grand canot
ayant des ailes plus blanches que celles du cygne, plus grandes
que celles de plusieurs aigles ensemble, qui venait du soleil
levant...

-- Non, non, je ne parle pas d'un temps si éloigné, mais d'une
grâce accordée à ton sang par l'un des miens, grâce assez récente
pour que le plus jeune de tes guerriers puisse s'en souvenir.

-- Était-ce lorsque les Yengeese et les Hollandais se battaient
pour les bois où chassaient les Delawares? Alors Tamenund était un
chef puissant, et pour la première fois il déposa son arc pour
s'armer du tonnerre des blancs...

-- Non, s'écria Cora en l'interrompant encore, c'est remonter
beaucoup trop haut; je parle d'une chose d'hier. Assurément tu
n'as pu l'oublier.

-- Hier, reprit le vieillard, et sa voix creuse prit une
expression touchante; hier les enfants des Lenapes étaient maîtres
du monde! Les poissons du lac salé, les oiseaux, les bêtes et les
Mingos des bois les reconnaissaient pour les Sagamores.

Cora baissa la tête dans l'amertume de sa douleur; puis, ranimant
son courage et voulant faire un dernier effort, elle prit une voix
presque aussi touchante que celle du patriarche lui-même:

-- Dites-moi, Tamenund est-il père?

Le vieillard promena lentement ses regards sur toute l'assemblée;
un sourire de bienveillance se peignit dans ses traits, et,
abaissant ses regards sur Cora, il répondit:

-- Père d'une nation.

-- Je ne demande rien pour moi. Comme toi et les tiens, chef
vénérable, ajouta-t-elle en serrant ses mains sur son coeur par un
mouvement convulsif, et en laissant retomber sa tête, au point que
ses joues brûlantes étaient presque entièrement cachées sous les
cheveux noirs et bouclés qui se répandaient en désordre sur ses
épaules, la malédiction transmise par mes ancêtres est tombée de
tout son poids sur leur enfant! Mais voilà une infortunée qui n'a
jamais éprouvé jusqu'à présent la colère céleste. Elle a des
parents, des amis qui l'aiment, dont elle fait les délices; elle
est trop bonne, sa vie est trop précieuse pour devenir la victime
de ce méchant.

-- Je sais que les blancs sont une race d'hommes fiers et affamés.
Je sais qu'ils prétendent non seulement posséder la terre, mais
que le dernier de leur couleur s'estime plus que les Sachems de
l'homme rouge: les chiens de leurs tribus, ajouta le vieillard
sans faire attention que chacune de ses paroles était un trait
acéré pour l'âme de Cora, aboieraient avec fureur plutôt que
d'emmener dans leurs wigwams des femmes dont le sang ne serait pas
de la couleur de la neige; mais qu'ils ne se vantent pas trop haut
en présence du Manitou. Ils sont entrés dans le pays au lever du
soleil, ils peuvent encore en sortir à son coucher. J'ai souvent
vu les sauterelles dépouiller les arbres de leurs feuilles, mais
toujours la saison des feuilles est revenue, et je les ai vues
reparaître.

-- Il est vrai, dit Cora en poussant un long soupir, comme si elle
sortait d'une pénible agonie; et sa main rejetant ses cheveux en
arrière, laissa voir un regard plein de feu qui contrastait avec
la pâleur mortelle de sa figure; mais quelle en est la raison?
c'est ce qu'il ne nous est pas donné de connaître, il y a encore
un prisonnier qui n'a pas été amené devant toi; il est de ton
peuple. Avant de laisser partir le Huron en triomphe, entends-le.

Voyant que Tamenund regardait autour de lui d'un air de doute, un
des compagnons s'écria:

-- C'est un serpent! une peau rouge à la solde des Yengeese. Nous
le réservons pour la torture.

-- Qu'il vienne, reprit le sage.

Tamenund se laissa de nouveau retomber sur son siège, et il régna
un si profond silence tandis que les jeunes Indiens se préparaient
à exécuter ses ordres, qu'on entendait distinctement les feuilles
légèrement agitées par le vent du matin frémir au milieu de la
forêt voisine.

Chapitre XXX

Si vous me refusez, j'en appelle à vos lois! sont-elles sans force
maintenant à Venise? je demande à être jugé; répondez: y
consentiriez-vous?

Shakespeare, Le Marchand de Venise.

Aucun bruit humain ne rompit pendant quelques minutes le silence
de l'attente. Enfin les flots de la multitude s'agitèrent,
s'ouvrirent pour laisser passer Duncan, et se refermèrent derrière
lui en l'entourant comme les vagues d'une mer en courroux. Tous
les yeux de ceux qui jusqu'alors avaient cherché à lire dans les
traits expressifs du sage ce qu'ils devaient penser de ce qui se
passait se tournèrent à l'instant, et restèrent fixés avec une
admiration muette sur la taille souple, élancée et pleine de grâce
du captif.

Mais ni la foule dont il était entouré, ni l'attention exclusive
dont il était l'objet, ne parurent intimider le jeune Mohican.
Jetant autour de lui un regard observateur et décidé, il supporta
avec le même calme l'expression hostile qu'il remarqua sur la
figure des chefs et l'attention curieuse des jeunes gens. Mais
lorsque son regard scrutateur, après s'être promené autour de lui,
vint à apercevoir Tamenund, son âme entière parut avoir passé dans
ses yeux, et il sembla oublier dans cette contemplation le
souvenir de tout ce qui l'entourait. Enfin s'avançant d'un pas
lent et sans bruit, il se plaça devant l'estrade peu élevée sur
laquelle était le sage, qu'il continua à regarder sans en être
remarqué, jusqu'à ce qu'un des chefs dit à Tamenund que le
prisonnier était arrivé.

-- Quelle langue le prisonnier parlera-t-il devant le grand
Manitou? demanda le patriarche sans ouvrir les yeux.

-- Celle de ses pères, répondit Uncas, celle d'un Delaware.

À cette déclaration soudaine et inattendue, on entendit s'élever
du milieu de la multitude un murmure farouche et menaçant,
semblable au rugissement du lion qui n'est pas encore l'expression
de sa colère, mais qui fait présager combien l'explosion en sera
terrible. L'effet que cette découverte produisit sur le sage fut
aussi violent, quoique différemment exprimé. Il se mit la main
devant les yeux, comme pour s'épargner la vue d'un spectacle si
honteux pour sa race, et répéta de la voix gutturale et accentuée
qui lui était propre les mots qu'il avait entendus.

-- Un Delaware!... Et j'ai assez vécu pour voir les tribus des
Lenapes abandonner le feu de leurs conseils, et se répandre comme
un troupeau de daims dispersés dans les montagnes des Iroquois!
J'ai vu la cognée d'un peuple étranger abattre les bois, honneur
de la vallée, que les vents du ciel avaient épargnés; j'ai vu les
maux qui couraient sur les montagnes, et les oiseaux qui se
perdaient dans les nues, tenus captifs dans les wigwams des
hommes; mais je n'avais pas encore vu un Delaware assez vil pour
s'insinuer en rampant comme un serpent venimeux dans les champs de
sa nation.

-- Les oiseaux ont chanté, répondit Uncas de la voix douce et
harmonieuse qui lui était naturelle, et Tamenund a reconnu leur
voix.

Le sage tressaillit, et pencha la tête comme pour saisir les sons
fugitifs d'une mélodie éloignée.

-- Tamenund est-il le jouet d'un songe! s'écria-t-il. Quelle voix
a retenti à son oreille? L'hiver nous a-t-il quittés sans retour,
et les beaux jours vont-ils renaître pour les enfants des Lenapes?

Un silence respectueux et solennel succéda à l'exclamation
véhémente du prophète delaware. Ceux qui l'entouraient, trompés
par son langage inintelligible, crurent qu'il avait reçu quelque
révélation de l'intelligence supérieure avec laquelle on le
croyait en relation, et ils attendaient avec une terreur secrète
le résultat de cette mystérieuse conférence. Après une longue
pause cependant, un des chefs les plus âgés, s'apercevant que le
sage avait perdu tout souvenir du sujet qui les occupait, se
hasarda à lui rappeler de nouveau que le prisonnier était en leur
présence.

-- Le faux Delaware tremble d'entendre les paroles que va
prononcer Tamenund, dit-il; c'est un limier qui aboie lorsque les
Yengeese lui ont montré la piste.

-- Et vous, répondit Uncas en regardant autour de lui d'un air
sévère, vous êtes des chiens qui vous couchez par terre lorsque
les Français vous jettent les restes de leurs daims.

À cette réplique mordante, et peut-être méritée, vingt couteaux
brillèrent dans l'air, et autant de guerriers se relevèrent
précipitamment; mais l'ordre d'un de leurs chefs suffit pour
apaiser cette effervescence, et leur donna, du moins pour le
moment, l'apparence du calme; il est vrai qu'il eût été peut-être
beaucoup plus difficile de faire renaître la tranquillité, si
Tamenund n'eût fait un mouvement qui indiquait qu'il allait
prendre la parole.

-- Delaware, dit le sage, Delaware indigne de ce nom, depuis bien
des hivers mon peuple n'a pas vu briller un soleil pur; et le
guerrier qui abandonne sa tribu tandis qu'elle est enveloppée par
le nuage de l'adversité, est doublement traître envers elle. La
loi du Manitou est juste, elle est immuable; elle le sera tant que
les rivières couleront, et que les montagnes resteront debout,
tant qu'on verra la feuille de l'arbre naître, se dessécher et
tomber.

-- Cette loi, mes enfants, vous donne tout pouvoir sur ce frère
indigne; je l'abandonne à votre justice.

Aucun mouvement, aucun bruit n'avait interrompu Tamenund; il
semblait que chacun retint sa respiration pour ne rien perdre des
paroles que ferait entendre le prophète delaware. Mais dès qu'il
eut fini de parler, un cri de vengeance s'éleva de toutes parts,
signal effrayant de leurs intentions féroces et sanguinaires. Au
milieu de ces acclamations sauvages et prolongées, un des chefs
proclama à haute voix que le captif était condamné à subir
l'effroyable épreuve du supplice du feu.

Le cercle se rompit, et les accents d'une joie barbare se mêlèrent
au tumulte et aux embarras qu'occasionnaient ces affreux
préparatifs. Heyward, avec un désespoir presque frénétique,
luttait contre ceux qui le retenaient; les regards inquiets
d'OEil-de-Faucon commencèrent à se promener autour de lui avec une
expression d'intérêt et de sollicitude, et Cora se jeta de nouveau
aux pieds du patriarche pour implorer sa pitié.

Au milieu de toute cette agitation, Uncas seul avait conservé
toute sa sérénité. Il regardait les préparatifs de son supplice
d'un oeil indifférent, et lorsque les bourreaux s'approchèrent
pour le saisir, il les vit arriver avec une contenance ferme et
intrépide. L'un d'eux, plus sauvage et plus féroce que ses
compagnons, s'il était possible, prit le jeune guerrier par sa
tunique de chasse, et d'un seul coup l'arracha de son corps;
alors, avec un rugissement sauvage, il sauta sur sa victime sans
défense, et se prépara à la traîner au poteau.

Mais dans le moment où il paraissait le plus étranger aux
sentiments humains, le sauvage fut arrêté aussi soudainement dans
ses projets barbares que si un être surnaturel se fût placé entre
lui et Uncas. Les prunelles de ce Delaware parurent prêtes à
sortir de leurs orbites; il ouvrit la bouche sans pouvoir
articuler un son, et on eût dit un homme pétrifié dans l'attitude
du plus profond étonnement. Enfin, levant lentement et avec effort
sa main droite, il montra du doigt la poitrine du jeune
prisonnier. En un instant la foule entoura celui-ci, et tous les
yeux exprimèrent la même surprise en apercevant sur le sein du
captif une petite tortue, tatouée avec le plus grand soin, et
d'une superbe teinte bleue.

Uncas jouit un moment de son triomphe, et regarda autour de lui
avec un majestueux sourire: mais bientôt, écartant la foule d'un
geste fier et impératif, il s'avança de l'air d'un roi qui entre
en possession de ses États, et prit la parole d'une voix sonore et
éclatante, qui se fit entendre au-dessus du murmure d'admiration
qui s'était élevé de toutes parts.

-- Hommes de Lenni-Lenapes! dit-il, ma race soutient la terre[68]!
votre faible tribu repose sur mon écaille. Quel feu un Delaware
pourrait-il allumer qui fût capable de brûler l'enfant de mes
pères? ajouta-t-il en désignant avec orgueil les armoiries que la
main des hommes avait imprimées sur sa poitrine; le sang qui est
sorti d'une telle source éteindrait vos flammes. Ma race est la
mère des nations.

-- Qui es-tu? demanda Tamenund en se levant, ému par le son de
voix qui avait frappé son oreille, plutôt que par les paroles
mêmes du jeune captif.

-- Uncas, le fils de Chingachgook, répondit le prisonnier avec
modestie et en s'inclinant devant le vieillard, par respect pour
son caractère et son grand âge, le fils de la grande Unamis[69].

-- L'heure de Tamenund est proche, s'écria le sage; le jour de son
existence est au moins bien près de la nuit! Je remercie le grand
Manitou qui a envoyé celui qui doit prendre ma place au feu du
conseil. Uncas, le fils d'Uncas est enfin trouvé! Que les yeux de
l'aigle près de mourir se fixent encore une fois sur le soleil
levant.

Le jeune homme s'avança d'un pas léger, mais fier, sur le bord de
la plate-forme, d'où il pouvait être aperçu par la multitude
agitée et curieuse qui s'empressait à l'entour. Tamenund regarda
longtemps sa taille majestueuse et sa physionomie animée; et dans
les yeux affaiblis du vieillard on lisait que cet examen lui
rappelait sa jeunesse et des jours plus heureux.

-- Tamenund est-il encore enfant? s'écria le prophète avec
exaltation. Ai-je rêvé que tant de neiges ont passé sur ma tête,
que mon peuple était dispersé comme le sable des déserts, que les
Yengeese, plus nombreux que les feuilles des forêts, se
répandaient sur cette terre désolée? La flèche de Tamenund
n'effraierait même plus le jeune faon; son bras est affaibli comme
la branche du chêne mourant; l'escargot le devancerait à la
course; et cependant Uncas est devant lui, tel qu'il était
lorsqu'ils partirent ensemble pour combattre les blancs! Uncas! là
panthère de sa tribu, le fils aîné des Lenapes, le Sagamore le
plus sage des Mohicans! Delawares qui m'entourez, répondez-moi,
Tamenund dort-il depuis cent hivers?

Le profond silence qui suivit ces paroles témoignait assez le
respect mêlé de crainte avec lequel le patriarche était écouté.
Personne n'osait répondre, quoique tous retinssent leur haleine,
de peur de perdre un seul mot de ce qu'il aurait pu ajouter. Mais
Uncas, le regardant avec le respect et la tendresse d'un fils
chéri, prit la parole; sa voix était touchante, comme s'il eût
cherché à adoucir la triste vérité qu'il allait rappeler au
vieillard.

-- Quatre guerriers de sa race ont vécu et sont morts, dit-il,
depuis le temps où l'ami de Tamenund guidait ses peuples au
combat; le sang de la tortue a coulé dans les veines de plusieurs
chefs, mais tous sont retournés dans le sein de la terre d'où ils
avaient été tirés, excepté Chingachgook et son fils.

-- Cela est vrai, cela est vrai, répondit le sage accablé sous le
poids des tristes souvenirs qui venaient détruire de séduisantes
illusions, et lui rappeler la véritable histoire de son peuple;
nos sages ont souvent répété que deux guerriers de la race sans
mélange étaient dans les montagnes des Yengeese; pourquoi leurs
places au feu du conseil des Delawares ont-elles été si longtemps
vacantes?

À ces mots, Uncas releva la tête que jusque alors il avait tenue
inclinée par respect, et parlant de manière à être entendu de
toute la multitude, il résolut d'expliquer une fois pour toutes la
politique de sa famille, et dit à haute voix:

-- Il fut un temps où nous dormions dans un lieu où nous pouvions
entendre les eaux du lac salé mugir avec fureur. Alors nous étions
les maîtres et les Sagamores du pays. Mais lorsqu'on vit les
blancs aux bords de chaque ruisseau, nous suivîmes le daim qui
fuyait avec vitesse vers la rivière de notre nation. Les Delawares
étaient partis! bien peu de leurs guerriers étaient restés pour se
désaltérer à la source qu'ils aimaient. Alors mes pères me dirent:
«C'est ici que nous chasserons. Les eaux de la rivière vont se
perdre dans le lac salé. Si nous allions vers le soleil couchant,
nous trouverions des sources qui roulent leurs eaux dans les
grands lacs d'eau douce. Là un Mohican mourrait bientôt comme les
poissons de la mer s'ils se trouvaient dans une eau limpide.
Lorsque le Manitou sera prêt et dira: «Venez», nous descendrons la
rivière jusqu'à la mer, et nous reprendrons notre bien. Telle est,
Delawares, la croyance des enfants de la tortue, nos yeux sont
toujours fixés sur le soleil levant, et non sur le soleil
couchant! Nous savons d'où il vient, mais nous ignorons où il va.

«J'ai dit.

Les enfants des Lenapes écoutaient avec tout le respect que peut
donner la superstition, trouvant un charme secret dans le langage
énigmatique et figuré du jeune Sagamore. Uncas lui-même épiait
d'un oeil intelligent l'effet qu'avait produit sa courte
explication, et à mesure qu'il voyait que ses auditeurs étaient
contents, il adoucissait l'air d'autorité qu'il avait pris
d'abord. Ayant promené ses regards sur la foule silencieuse qui
entourait le siège élevé de Tamenund, il aperçut OEil-de-Faucon
qui était encore garrotté. Descendant aussitôt de l'élévation sur
laquelle il était monté, il fendit la foule, s'élança vers son
ami, et tirant un couteau, il coupa ses liens. Il fit alors signe
à la multitude de se diviser; les Indiens, graves et attentifs,
obéirent en silence, et se formèrent de nouveau en cercle, dans le
même ordre où ils se trouvaient lorsqu'il avait paru au milieu
d'eux. Uncas, prenant le chasseur par la main, le conduisit aux
pieds du patriarche.

-- Mon père, dit-il, regardez ce blanc; c'est un homme juste, et
l'ami des Delawares.

-- Est-ce un fils de Miquon[70]?

-- Non, c'est un guerrier connu des Yengeese, et redouté des
Maquas.

-- Quel nom ses actions lui ont-elles mérité?

-- Nous l'appelons OEil-de-Faucon, reprit Uncas, se servant de la
phrase delaware; car son coup d'oeil ne le trompe jamais. Les
Mingos le connaissent par la mort qu'il donne à leurs guerriers:
pour eux il est la Longue-Carabine.

-- La Longue-Carabine! s'écria Tamenund en ouvrant les yeux et en
regardant fixement le chasseur; mon fils a eu tort de lui donner
le nom d'ami.

-- Je donne ce nom à qui s'est montré tel, reprit le jeune chef
avec calme, mais avec un maintien assuré. Si Uncas est le bienvenu
auprès des Delawares, OEil-de-Faucon doit l'être aussi auprès de
mes amis.

-- Il a immolé mes jeunes guerriers; son nom est célèbre par les
coups qu'il a portés aux Lenapes.

-- Si un Mingo a insinué une pareille calomnie dans l'oreille d'un
Delaware, il a montré seulement qu'il est un imposteur, s'écria le
chasseur, qui crut qu'il était temps de repousser des inculpations
aussi outrageantes; j'ai immolé des Maquas, je ne le nierai pas,
et cela même auprès des feux de leurs conseils; mais que sciemment
ma main ait jamais fait le moindre mal à un Delaware, c'est une
infâme calomnie, en opposition avec mes sentiments, qui me portent
à les aimer, ainsi que tout ce qui appartient à leur nation.

De grandes acclamations se tirent entendre parmi les guerriers,
qui se regardèrent les uns les autres comme des hommes qui
commençaient à apercevoir leur erreur.

-- Où est le Huron? demanda Tamenund; a-t-il fermé mes oreilles?

Magua, dont il est plus facile de se figurer que de décrire les
sentiments pendant cette scène dans laquelle Uncas avait triomphé,
s'avança hardiment en face du patriarche dès qu'il entendit
prononcer son nom.

-- Le juste Tamenund, dit-il, ne gardera pas ce qu'un Huron a
prêté.

-- Dites-moi, fils de mon frère, reprit le sage, évitant la
physionomie sinistre du Renard-Subtil et contemplant avec plaisir
l'air franc et ouvert d'Uncas, l'étranger a-t-il sur vous les
droits d'un vainqueur?

-- Il n'en a aucun. La panthère peut tomber dans les pièges qui
lui sont dressés; mais sa force sait les franchir.

-- Et sur la Longue-Carabine?

-- Mon ami se rit des Mingos. Allez, Hurons, demandez à vos
pareils la couleur d'un ours.

-- Sur l'étranger et la fille blanche qui sont venus ensemble dans
mon camp?

-- Ils doivent voyager librement.

-- Sur la femme que le Huron a confiée à mes guerriers?

Uncas garda le silence.

-- Sur la femme que le Mingo a amenée dans mon camp? répéta
Tamenund d'un ton grave.

-- Elle est à moi! s'écria Magua en faisant un geste de triomphe
et regardant Uncas. Mohican, vous savez qu'elle est à moi.

-- Mon fils se tait, dit Tamenund, s'efforçant de lire ses
sentiments sur sa figure qu'il tenait détournée.

-- Il est vrai, répondit Uncas à voix basse.

Il se fit un moment de silence; il était évident que la multitude
n'admettait qu'avec une extrême répugnance la justice des
prétentions du Mingo. À la fin le sage, de qui dépendait la
décision, dit d'une voix ferme:

-- Huron, partez.

-- Comme il est venu, juste Tamenund? demanda le rusé Magua, ou
les mains pleines de la bonne foi des Delawares? Le wigwam du
Renard-Subtil est vide. Rendez-lui son bien.

Le vieillard réfléchit un instant en lui-même, et penchant la tête
du côté d'un de ses vénérables compagnons, il lui demanda:

-- Mes oreilles sont-elles ouvertes?

-- C'est la vérité.

-- Ce Mingo est-il un chef?

-- Le premier de sa nation!

-- Fille, que veux-tu? un grand guerrier te prend pour femme. Va,
ta race ne s'éteindra jamais.

-- Que plutôt mille fois elle s'éteigne, s'écria Cora glacée
d'horreur, que d'en être réduite à ce comble de dégradation.

-- Huron, son esprit est dans les tentes de ses pères. Une fille
qui n'entre dans un wigwam qu'avec répugnance, en fait le malheur.

-- Elle parle avec la langue de son peuple, reprit Magua en jetant
sur sa victime un regard plein d'une amère ironie; elle est d'une
race de marchands, et elle veut vendre un regard favorable. Que le
grand Tamenund prononce.

-- Que veux-tu?

-- Magua ne veut rien que ce qu'il a lui-même amené ici.

-- Eh bien! pars avec ce qui t'appartient. Le grand Manitou défend
qu'un Delaware soit injuste.

Magua s'avança, et saisit sa captive par le bras; les Delawares
reculèrent en silence, et Cora, comme si elle sentait que de
nouvelles instances seraient inutiles, parut résignée à se
soumettre à son sort.

-- Arrêtez, arrêtez! s'écria Duncan en s'élançant en avant. Huron,
écoute la pitié! Sa rançon te rendra plus riche qu'aucun de tes
pareils n'a jamais pu l'être.

-- Magua est une Peau-Rouge; il n'a pas besoin des colifichets des
blancs.

-- De l'or, de l'argent, de la poudre, du plomb, tout ce qu'il
faut à un guerrier, sera dans ton wigwam; tout ce qui convient au
plus grand chef.

-- Le Renard-Subtil est bien fort, s'écria Magua en agitant avec
violence la main qui avait saisi le bras de Cora, il a pris sa
revanche.

-- Puissant maître du monde, dit Heyward en serrant ses mains
l'une contre l'autre dans i'agonie du désespoir, de pareils
attentats seront-ils permis! c'est à vous que j'en appelle, juste
Tamenund, ne vous laisserez-vous pas fléchir?

-- Le Delaware a parlé, répondit le sage en fermant les yeux et en
baissant la tête, comme si le peu de forces qui lui restaient
avaient été absorbées par tant d'émotions diverses. Les hommes ne
parlent pas deux fois.

-- Il est sage, il est raisonnable, dit OEil-de-Faucon en faisant
signe à Duncan de ne pas l'interrompre, qu'un chef ne perde pas
son temps à revenir sur ce qui a été prononcé; mais là prudence
veut aussi qu'un guerrier fasse de mûres réflexions avant de
frapper de son tomahawk la tête de son prisonnier. Huron, je ne
vous aime pas, et je ne dirai point qu'aucun Mingo ait jamais eu
beaucoup à se louer de moi. On peut en conclure sans peine que si
cette guerre ne finit pas bientôt, un grand nombre de vos
guerriers apprendront ce qu'il en coûte de me rencontrer dans les
bois. Réfléchissez donc s'il vaut mieux pour vous emmener captive
une femme dans votre camp, ou bien un homme comme moi, que ceux de
votre nation ne seront pas fâchés de savoir désarmé.

-- La Longue-Carabine offre-t-il sa vie pour racheter ma captive?
demanda Magua en revenant sur ses pas d'un air indécis; car déjà
il s'éloignait avec sa victime.

-- Non, non, je n'ai pas été jusque-là, dit OEil-de-Faucon,
montrant d'autant plus de réserve que Magua semblait montrer plus
d'empressement à écouter son offre; l'échange ne serait pas égal.
La meilleure femme des frontières vaut-elle un guerrier dans toute
la force de l'âge, lorsqu'il peut rendre le plus de services à sa
nation? Je pourrais consentir à entrer maintenant en quartier
d'hiver, du moins pour quelque temps, à condition que vous
relâcherez la jeune fille.

Magua branla la tête avec un froid dédain, et d'un air
d'impatience il fit signe à la foule de le laisser passer.

-- Eh bien! donc, ajouta le chasseur de l'air indécis d'un homme
qui n'a pas encore d'idées bien arrêtées, je donnerai le tueur de
daims par-dessus le marché; croyez-en un chasseur expérimenté, il
n'a pas son pareil dans toutes les provinces.

Magua dédaigna de répondre, et continua à faire des efforts pour
disperser la foule.

-- Peut-être, ajouta le chasseur, s'animant à mesure que l'autre
semblait se refroidir, si je m'engageais à apprendre à vos jeunes
guerriers le maniement de cette arme, vous n'auriez plus aucune
objection à me faire?

Le Renard-Subtil ordonna fièrement aux Delawares qui formaient
toujours une barrière impénétrable autour de lui, dans l'espoir
qu'il écouterait ces propositions, de lui laisser le chemin libre,
les menaçant par un geste impérieux de faire un nouvel appel à la
justice infaillible de leur prophète.

-- Ce qui est ordonné doit arriver tôt ou tard, reprit OEil-de-
Faucon en regardant Uncas d'un air triste et abattu. Ce méchant
connaît ses avantages, il n'en veut rien perdre! Dieu vous
protège, mon garçon; vous êtes au milieu de vos amis naturels,
j'espère qu'ils vous seront aussi attachés que quelques-uns que
vous avez rencontrés dont le sang était sans mélange. Quant à moi,
un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut que je meure; j'ai
d'ailleurs peu d'amis qui pousseront le cri de mort quand j'aurai
cessé de vivre. Après tout, il est probable que les forcenés
n'auraient pas eu de repos qu'ils ne m'eussent fait sauter la
cervelle; ainsi deux ou trois jours ne feront pas beaucoup de
différence dans le grand compte de l'éternité. Dieu vous bénisse!
ajouta-t-il en regardant de nouveau son jeune ami; je vous ai
toujours aimé, Uncas, vous et votre père, quoique nos peaux ne
soient pas tout à fait de la même couleur, et que les dons que
nous avons reçus du ciel diffèrent entre eux. Dites au Sagamore
qu'il a toujours été présent à ma pensée dans mes plus grandes
traverses; et vous, pensez quelquefois à moi lorsque vous serez
sur une bonne piste, et soyez sûr, mon enfant, soit qu'il n'y ait
qu'un ciel ou qu'il y en ait deux, qu'il y a du moins dans l'autre
monde un sentier dans lequel les honnêtes gens ne peuvent manquer
de se rencontrer. Vous trouverez le fusil dans l'endroit où nous
l'avons caché; prenez-le, et gardez-le par amour pour moi, et
écoutez, mon garçon, puisque vos dons naturels ne vous défendent
pas le plaisir de la vengeance, usez-en, mon ami, usez-en un peu
largement à l'égard des Mingos; cela soulagera la douleur que
pourra vous causer ma mort, et vous vous en trouverez bien. Huron,
j'accepte votre offre; relâchez la jeune fille, je suis votre
prisonnier.

À cette offre généreuse un murmure d'approbation se fit entendre,
et il n'y eut pas de Delaware dont le coeur fût assez dur pour ne
pas être attendri d'un dévouement aussi courageux. Magua s'arrêta,
il parut balancer un moment; puis, jetant sur Cora un regard où se
peignait à la fois la férocité et l'admiration, sa physionomie
changea tout à coup, sa résolution devint invariable.

Il fit entendre par un mouvement de tête méprisant qu'il
dédaignait cette offre, et il dit d'une voix ferme et fortement
accentuée:

-- Le Renard-Subtil est un grand chef; il n'a qu'une volonté:
allons, ajouta-t-il en posant familièrement la main sur l'épaule
de sa captive pour la faire avancer; un guerrier huron ne perd pas
son temps en paroles; partons.

La jeune fille recula d'un air plein de dignité et de réserve; ses
yeux étincelèrent, son front se couvrit d'une vive rougeur, en
sentant la main odieuse de son persécuteur.

-- Je suis votre captive, dit-elle, et quand il en sera temps je
serai prête à vous suivre, fût-ce même à la mort. Mais la violence
n'est point nécessaire, ajouta-t-elle froidement; et se tournant
aussitôt vers OEil-de-Faucon, elle lui dit: Homme généreux, je
vous remercie du fond de l'âme. Votre offre est inutile, elle ne
pouvait être acceptée; mais, vous pouvez encore m'être utile, bien
plus même que s'il vous eût été permis d'accomplir vos nobles
résolutions. Regardez cette infortunée que sa douleur accable; ne
l'abandonnez pas que vous ne l'ayez conduite dans les habitations
d'hommes civilisés. Je ne vous dirai pas, s'écria-t-elle en
serrant dans ses mains délicates la main rude du chasseur, je ne
vous dirai pas que son père vous récompensera; des hommes tels que
vous sont au-dessus de toutes les récompenses; mais il vous
remerciera, il vous bénira. Ah! croyez-moi, la bénédiction d'un
vieillard est toute puissante auprès du ciel, et plût à Dieu que
je pusse la recevoir moi-même de sa bouche, dans ce moment
terrible!

Sa voix était entrecoupée, et elle garda un moment le silence:
alors, s'approchant de Duncan qui soutenait sa soeur tombée sans
connaissance, elle ajouta d'une voix tendre à laquelle les
sentiments qui l'agitaient donnaient la plus touchante expression:

-- Je n'ai pas besoin de vous dire de veiller sur le trésor que
vous possédez. Vous l'aimez, Heyward, et votre amour vous
cacherait tous ses défauts si elle en avait. Elle est aussi bonne,
aussi douce, aussi aimante qu'une mortelle peut l'être. Ce front
éclatant de blancheur n'est qu'une faible image de la pureté de
son âme, ajouta-t-elle en séparant avec sa main les cheveux blonds
qui couvraient le front d'Alice; et combien de traits ne pourrais-
je pas ajouter encore à son éloge! Mais ces adieux sont
déchirants; il faut que j'aie pitié de vous et de moi.

Cora se baissa sur sa malheureuse soeur, et la tint serrée
quelques instants dans ses bras. Après lui avoir donné un baiser
brûlant, elle se leva, et la pâleur de la mort sur le visage, sans
qu'aucune larme coulât de ses yeux étincelants, elle se retourna
et dit au sauvage avec dignité:

-- Maintenant, Monsieur, je suis prête à vous suivre.

-- Oui, partez, s'écria Duncan en remettant Alice entre les mains
d'une jeune Indienne; partez, Magua, partez: les Delawares ont
leurs lois qui les empêchent de vous retenir; mais moi je n'ai pas
de semblable motif; allez, monstre, allez; qui vous arrête?

Il serait difficile de dépeindre l'expression que prirent les
traits de Magua en écoutant cette menace de le suivre. Ce fut
d'abord un mouvement de joie extraordinaire qu'il réprima aussitôt
pour prendre un air de froideur qui n'en était que plus perfide.

-- Les bois sont ouverts, répondit-il tranquillement; la Main-
Ouverte peut nous suivre.

-- Arrêtez, s'écria OEil-de-Faucon en saisissant Duncan par le
bras, et en le retenant de force; vous ne connaissez pas le
monstre; il vous conduirait dans une embuscade, et votre mort...

-- Huron, dit Uncas, qui soumis aux coutumes rigides de sa nation,
avait écouté attentivement tout ce qui s'était passé; Huron, la
justice des Delawares vient du Manitou. Regardez le soleil. Il est
à présent dans les branches de ces arbres. Lorsqu'il en sera
sorti, il y aura des guerriers sur vos pas.

-- J'entends une corneille! s'écria Magua avec un rire insultant.
Place, ajouta-t-il en regardant le peuple qui se rangeait
lentement pour lui ouvrir un passage; où sont les femmes des
Delawares, qu'elles viennent essayer leurs flèches et leurs fusils
contre les Wyandots? Chiens, lapins, voleurs, je vous crache au
visage.

Ces adieux insultants furent écoutés dans un morne silence; et
Magua, d'un air triomphant, prit le chemin de la forêt, suivi de
sa captive affligée, et protégé par les lois inviolables de
l'hospitalité américaine.

Chapitre XXXI

FLUELLER. Tuer les traînards et les gens de bagage, c'est
expressément contre les lois de la guerre, c'est une lâcheté,
voyez-vous bien, une lâcheté sans pareille en ce monde.

Shakespeare, Henry V.

Tant que Magua et sa victime furent en vue, la multitude resta
immobile, comme si quelque pouvoir surnaturel, favorable au Huron,
la tenait enchaînée à la même place. Mais du moment qu'il
disparut, elle s'ébranla, courut en tumulte de côté et d'autre,
livrée à une agitation extraordinaire. Uncas resta sur le tertre
où il s'était placé, ses yeux fixés sur Cora jusqu'à ce que la
couleur de ses vêtements se confondît avec le feuillage de la
forêt; alors il en descendit, et traversant en silence la foule
qui l'entourait, il rentra dans la cabane d'où il était sorti.

Quelques-uns des chefs les plus graves et les plus prudents,
remarquant les éclairs d'indignation qui jaillissaient des yeux du
jeune chef, le suivirent dans le lieu qu'il avait choisi pour se
livrer à ses méditations. Au bout de quelque temps Tamenund et
Alice partirent, et on ordonna aux femmes et aux enfants de se
disperser. Bientôt le camp ressembla à une vaste ruche dont les
abeilles auraient attendu l'arrivée et l'exemple de leur reine
pour commencer une expédition importante et éloignée.

Un jeune guerrier sortit enfin de la cabane où était entré Uncas,
et d'un pas grave, mais décidé, il s'approcha d'un arbre nain qui
avait poussé dans les crevasses de la terrasse rocailleuse; il en
arracha presque toute l'écorce, et retourna sans parler dans la
cabane d'où il venait. Un autre guerrier en sortit ensuite, et
dépouillant le jeune pin de toutes ses branches, ne laissa plus
qu'un tronc nu et désolé[71]. Un troisième vint ensuite peindre
l'arbre de larges raies d'un rouge foncé. Tous ces emblèmes
indicatifs des desseins hostiles des chefs de la nation, furent
reçus par les hommes du dehors avec un sombre et morne silence.
Enfin le Mohican lui-même reparut, dépouillé de tous ses
vêtements, n'ayant gardé que sa ceinture.

Uncas s'approcha lentement de l'arbre, et il commença sur-le-champ
à danser autour, d'un pas mesuré, en élevant de temps en temps la
voix pour faire entendre les sons sauvages et irréguliers de son
chant de guerre. Tantôt c'étaient des accents tendres et plaintifs
d'une mélodie si touchante, qu'on eût dit le chant d'un oiseau;
tantôt, par une transition brusque et soudaine, c'étaient des cris
si énergiques et si terribles, qu'ils faisaient tressaillir ceux
qui les entendaient. Le chant de guerre se composait d'un petit
nombre de mots souvent répétés; il commençait par une sorte
d'hymne ou d'invocation à la Divinité; il annonçait ensuite les
projets du guerrier; et la fin comme le commencement était un
hommage rendu au grand Esprit. Dans l'impossibilité de traduire la
langue mélodieuse et expressive que parlait Uncas, nous allons
donner du moins le sens des paroles:

-- Manitou! Manitou! Manitou! tu es bon, tu es grand, tu es sage!
Manitou! Manitou! tu es juste!

«Dans les cieux, dans les nuages, oh! combien je vois de taches,
les unes noires, les autres rouges! Oh! combien de taches dans les
cieux!

«Dans les bois et dans l'air, j'entends le cri, le long cri de
guerre; oh! dans les bois le cri, le long cri de guerre a retenti!

«Manitou! Manitou! Manitou! je suis faible, tu es fort; Manitou!
Manitou! viens à mon secours!

À la fin de ce qu'on pourrait appeler chaque strophe, Uncas
prolongeait le dernier son, en donnant à sa voix l'expression qui
convenait au sentiment qu'il venait de peindre: après la première
strophe, sa voix prit un ton solennel qui exprimait la vénération;
après la seconde elle eut quelque chose de plus énergique; la
troisième se termina par le terrible cri de guerre, qui, en
s'échappant des lèvres du jeune guerrier, sembla reproduire tous
les sons effrayants des combats. À la dernière, ses accents furent
doux, humbles et touchants comme au commencement de l'invocation.
Il répéta trois fois ce chant, et trois fois en dansant il fit le
tour de l'arbre.

À la fin du premier tour, un chef des Lenapes, grave et vénérable,
suivit son exemple et se mit à danser également en chantant
d'autres paroles sur un air à peu près semblable. D'autres
guerriers se joignirent successivement à la danse, et bientôt tous
ceux qui avaient quelque renom ou quelque autorité furent en
mouvement. Le spectacle que présentaient ces guerriers prit alors
un caractère plus sauvage et plus terrible, les regards menaçants
des chefs devenant plus farouches à mesure qu'ils s'exaltaient en
chantant leur fureur d'une voix rauque et gutturale. En ce moment
Uncas enfonça sa hache dans le pin dépouillé, et fit une
exclamation véhémente qu'on pourrait appeler son cri de guerre, ce
qui annonçait qu'il prenait possession de l'autorité pour
l'expédition projetée.

Ce fut un signal qui réveilla toutes les passions endormies de la
nation. Plus de cent jeunes gens, qui jusque alors avaient été
contenus par la timidité de leur âge, s'élancèrent avec fureur
vers le tronc qui tenait la place de leur ennemi, et le taillèrent
en pièces jusqu'à ce qu'il n'en restât plus que des éclats
informes.

Cet enthousiasme fut contagieux, tous les guerriers se
précipitèrent vers les fragments de bois qui jonchaient la terre,
et les brisèrent avec la même fureur que s'ils eussent dispersé
les membres palpitants de leur victime. Tous les couteaux, toutes
les haches étincelaient; enfin, en voyant l'exaltation et la joie
féroce qui animaient la physionomie sauvage de ces guerriers, on
ne pouvait douter que l'expédition commencée sous de tels auspices
ne devint une guerre nationale.

Après avoir donné le premier signal, Uncas était sorti du cercle,
et ayant jeté les yeux sur le soleil, il vit qu'il venait
d'atteindre le point où expirait la trêve faite avec Magua. Un
grand cri suivi d'un geste énergique en instruisit bientôt les
autres guerriers, et toute la multitude transportée s'empressa
d'abandonner un simulacre de guerre pour se disposer à une
expédition plus réelle.

En un instant le camp prit une face toute nouvelle. Les guerriers
qui déjà étaient peints et armés devinrent aussi calmes que s'ils
eussent déjà été incapables de ressentir aucune émotion vive. Les
femmes sortirent des cabanes en poussant des cris de joie et de
douleur si étrangement mêlés, qu'on n'eût pu dire laquelle de ces
deux passions l'emportait sur l'autre. Aucune cependant ne restait
oisive: quelques-unes emportaient ce qu'elles avaient de plus
précieux; les autres se hâtaient de mettre à l'abri du danger
leurs enfants ou leurs parents infirmes, et toutes se dirigeaient
vers la forêt qui se déployait comme un riche tapis de verdure sur
le flanc de la montagne.

Tamenund s'y retira aussi avec calme et dignité, après une courte
et touchante entrevue avec Uncas, dont le sage ne se séparait
qu'avec la répugnance d'un père qui vient de retrouver un fils
perdu depuis longtemps. Duncan, après avoir placé Alice en lieu de
sûreté, revint auprès du chasseur avec des yeux rayonnants qui
prouvaient tout l'intérêt qu'il prenait aux événements qui se
préparaient.

Mais OEil-de-Faucon était trop accoutumé aux chants de guerre et à
l'émotion qu'ils produisaient pour trahir par aucun mouvement
celle qu'ils excitaient dans son coeur. Il se contentait de
remarquer le nombre et la qualité des guerriers qui témoignaient
le désir de suivre Uncas au combat, et il eut bientôt lieu d'être
satisfait en voyant que l'enthousiasme du jeune chef avait
électrisé tous les hommes en état de combattre. Il résolut alors
d'envoyer un jeune garçon chercher le tueur de daims et le fusil
d'Uncas sur la lisière du bois où ils avaient déposé leurs armes
en approchant du camp des Delawares par une mesure doublement
prudente, d'abord pour qu'elles ne partageassent pas leur sort
s'ils étaient reconnus captifs, et pour pouvoir se mêler parmi les
étrangers sans inspirer de défiance, ayant plutôt l'air de pauvres
voyageurs que d'hommes pourvus de moyens de défense. En
choisissant un autre que lui pour aller chercher l'arme précieuse
à laquelle il attachait un si grand prix, le chasseur avait écouté
sa prudence et sa prévoyance ordinaires. Il savait que Magua
n'était pas venu dans leur camp sans une suite nombreuse, et il
savait aussi que le Huron épiait les mouvements de ses nouveaux
ennemis tout le long de la lisière du bois. Il n'aurait donc pu
s'y engager sans que sa témérité lui devint fatale; tout autre
guerrier l'aurait probablement payée de sa vie; mais un enfant
pouvait entrer dans la forêt sans inspirer de soupçons, et peut-
être même ne s'apercevrait-on de son dessein que lorsqu'il serait
trop tard pour y mettre obstacle. Lorsque Heyward le joignit,
OEil-de-Faucon attendait froidement le retour de son messager.

L'enfant, qui était très adroit, et qui avait reçu les
instructions nécessaires, partit palpitant d'espérance et de joie,
heureux d'avoir su inspirer une telle confiance, et résolu de la
justifier. Il suivit d'un air indifférent le bord de la clairière,
et il n'entra dans le bois que lorsqu'il fut près de l'endroit où
étaient cachés les fusils. Bientôt il disparut derrière le
feuillage des buissons, et il se glissa comme un reptile adroit
vers le trésor désiré. Il ne tarda pas à le trouver; car il
reparut l'instant d'après fuyant avec la vitesse d'une flèche à
travers l'étroit passage qui séparait le bois du tertre élevé, sur
lequel était le village, et portant un fusil dans chaque main. Il
venait d'atteindre le pied des rochers, qu'il gravissait avec une
incroyable agilité, lorsqu'un coup de feu parti du bois prouva
combien avaient été justes les calculs du chasseur. L'enfant y
répondit par un cri de dédain; mais bientôt une seconde balle,
venant d'un autre point de la forêt, fut encore lancée contre lui.
Au même instant il arriva sur la plate-forme, élevant ses fusils
d'un air de triomphe, tandis qu'il se dirigeait avec la fierté
d'un conquérant vers le célèbre chasseur qui l'avait honoré d'une
si glorieuse mission.

Malgré le vif intérêt qu'OEil-de-Faucon avait pris au sort du
jeune messager, le plaisir qu'il eut à revoir le tueur de daims
absorba un moment tous les autres souvenirs. Après avoir examiné
d'un coup d'oeil vif et intelligent si rien n'était dérangé à son
arme chérie, il en fit jouer le ressort dix ou quinze fois, et
après s'être assuré qu'elle était en bon état, il se tourna vers
l'enfant et lui demanda avec la bonté la plus compatissante s'il
n'était pas blessé, Celui-ci le regarda d'un air de fierté, mais
ne répondit point.

-- Pauvre enfant, les coquins t'ont percé le bras! s'écria le
chasseur en apercevant une large blessure qui lui avait été faite
par une des balles. Mais quelques feuilles d'aune froissées
t'auront bientôt guéri, avec la promptitude d'un charme. Tu as
commencé de bonne heure l'apprentissage du guerrier, mon brave
enfant, et tu sembles destiné à porter au tombeau d'honorables
cicatrices. Je connais de jeunes guerriers qui se sont signalés
dans plus d'une rencontre, et qui ne portent pas des marques aussi
glorieuses! Allez! ajouta-t-il en finissant le pansement du jeune
blessé, un jour vous deviendrez un chef.

L'enfant s'éloigna, plus fier du sang qui sortait de sa blessure
que le courtisan le plus vain aurait pu l'être d'une brillante
décoration, et il alla rejoindre ses jeunes compagnons, pour qui
il était devenu un objet d'admiration et d'envie.

Mais dans un moment où tant de devoirs sérieux et importants
absorbaient l'attention des guerriers, ce trait isolé de courage
ne fut pas aussi remarqué qu'il n'eût pas manqué de l'être dans un
moment plus calme. Il avait néanmoins servi à apprendre aux
Delawares la position et les projets de leurs ennemis. En
conséquence un détachement de jeunes guerriers partit aussitôt
pour déloger les Hurons qui étaient cachés dans le bois; mais déjà
ceux-ci s'étaient retirés d'eux-mêmes en voyant qu'ils étaient
découverts. Les Delawares les poursuivirent jusqu'à une certaine
distance de leur camp, et alors ils s'arrêtèrent pour attendre des
ordres, de peur de tomber dans quelque embuscade.

Cependant Uncas, cachant sous une apparence de calme l'impatience
qui le dévorait, rassembla ses chefs, et leur partagea son
autorité. Il présenta OEil-de-Faucon comme un guerrier éprouvé
qu'il avait toujours trouvé digne de toute sa confiance. Voyant
que tous s'empressaient de faire à son ami la réception la plus
favorable, il lui donna le commandement de vingt hommes, braves,
actifs et résolus comme lui. Il expliqua aux Delawares le rang que
Heyward occupait dans les troupes des Yengeese, et il voulut lui
faire le même honneur; mais Duncan demanda à combattre comme
volontaire à côté du chasseur. Après ces premières dispositions,
le jeune Mohican désigna différents chefs pour occuper les postes
les plus importants; et comme le temps pressait, il donna le
signal du départ. Aussitôt plus de deux cents guerriers se mirent
en marche avec joie, mais en silence.

Ils entrèrent dans la forêt sans être inquiétés, et ils marchèrent
quelque temps sans rencontrer aucun être vivant qui fit mine de
leur résister, ou qui pût leur donner les renseignements dont ils
avaient besoin. Une halte fut alors ordonnée, et, dans un endroit
où des arbres plus touffus les dérobaient entièrement aux regards,
les chefs furent assemblés pour tenir conseil entre eux à voix
basse. On proposa plusieurs plans d'opération; mais aucun ne
répondait à l'impatience de leur chef. Si Uncas n'eût écouté que
l'impulsion de son caractère, il aurait mené sa troupe à la charge
sans délibérer, et il eût tout fait dépendre des hasards d'un
combat; mais c'eût été violer les usagés de ses compatriotes et
blesser toutes les opinions reçues: force lui fut donc d'entendre
proposer, des mesures de prudence que son caractère bouillant et
impétueux lui faisait détester, et d'écouter des conseils qui lui
semblaient pusillanimes lorsqu'il se représentait les dangers
auxquels Cora était exposée, et l'insolence de Magua.

Après une conférence de quelques minutes qui n'avait encore
produit aucun résultat, ils virent paraître un homme dans
l'éloignement. Il était seul et venait de l'endroit où devait être
l'ennemi. Il marchait d'un pas si rapide qu'on pouvait croire que
c'était un messager chargé de faire quelques propositions de paix.
Lorsque cet homme fut à deux ou trois cents pas du taillis
derrière lequel se tenait le conseil des Delawares, il hésita,
paraissant indécis sur le chemin qu'il devait prendre, et il finit
par s'arrêter. Tous les yeux se tournèrent alors sur Uncas, comme
pour lui demander ce qu'il fallait faire.

-- OEil-de-Faucon, dit le jeune chef à voix basse, il ne faut pas
qu'il revoie jamais les Hurons.

-- Ton heure est venue, dit le chasseur laconique en abaissant la
pointe de son fusil à travers le feuillage. Il semblait ajuster
son coup lorsqu'au lieu de lâcher la détente on le vit poser
tranquillement son arme à terre, et se livrer à ces éclats de rire
qui lui étaient ordinaires.

-- Foi de misérable pécheur, dit-il, je prenais ce pauvre diable
pour un Mingo! Mais lorsque mes yeux ont parcouru son corps pour
choisir l'endroit le plus propre à recevoir la balle que je lui
destinais, le croiriez-vous jamais, Uncas? j'ai reconnu notre
chanteur! Ainsi ce n'est après tout que l'imbécile qu'on appelle
La Gamme, dont la mort ne saurait servir à personne, et dont la
vie peut nous être utile, s'il est possible d'en tirer autre chose
que des chansons. Si l'harmonie de ma voix n'a pas perdu son
pouvoir, je vais lui faire entendre des sons qui lui seront plus
agréables que celui du tueur de daims.

En disant ces mots OEil-de-Faucon se glissa à travers les
broussailles, jusqu'à ce qu'il fût à portée d'être entendu de
David, et il chercha à répéter ce concert harmonieux grâce auquel
il avait traversé si heureusement le camp des Hurons. La Gamme
avait l'oreille trop fine et trop exercée pour ne pas reconnaître
les sons qu'il avait déjà entendus précédemment, et pour ne pas
distinguer d'où ils partaient. Et d'ailleurs il aurait été
difficile pour tout autre qu'OEil-de-Faucon de produire un bruit
semblable. Le pauvre diable parut aussitôt soulagé d'un grand
poids, et se mettant à courir dans la direction de la voix, ce qui
pour lui était aussi facile que l'est à un guerrier de se porter à
l'endroit où retentit le bruit du canon, il découvrit bientôt le
chanteur caché qui produisait des sons si harmonieux.

-- Je voudrais savoir ce que les Hurons vont penser de cela, dit
le chasseur en riant, tandis qu'il prenait son compagnon par le
bras pour le conduire aux Delawares. Si les drôles sont à portée
de nous entendre, ils diront qu'il y a deux fous au lieu d'un.
Mais ici nous sommes en sûreté, ajouta-t-il en lui montrant Uncas
et sa troupe. Maintenant racontez-nous toutes les trames des
Mingos en bon anglais, et sans faire tous vos roucoulements.

David regarda autour de lui; en voyant l'air sombre et sauvage des
chefs qui l'entouraient, son premier mouvement fut l'effroi, mais
bientôt, les reconnaissant, il se rassura assez pour pouvoir
répondre.

-- Les païens sont en campagne, et en bon ordre, dit David; je
crains bien qu'ils n'aient de mauvaises intentions. Il y a eu bien
des cris, bien du tapage, enfin un tumulte diabolique dans leurs
habitations depuis une heure; tellement, en vérité, que je me suis
enfui pour venir chercher la paix auprès des Delawares.

-- Vos oreilles n'auraient guère gagné au change si vous aviez
fait un peu plus de diligence, répondit le chasseur? mais laissons
cela, où sont les Hurons?

-- Ils sont cachés dans la forêt entre ce lieu et leur village, et
ils sont en si grand nombre que la prudence doit vous engager à
retourner sur-le-champ sur vos pas.

Uncas jeta un regard noble et fier sur ses compagnons:

-- Et Magua? demanda-t-il.

-- Il est avec eux. Il a amené la jeune fille qui a séjourné chez
les Delawares, et la laissant dans les cavernes, il s'est mis
comme le loup furieux à la tête de ses sauvages. Je ne sais ce qui
a pu l'agitera ce point.

-- Vous dites qu'il l'a laissée dans la caverne? s'écria Heyward;
par bonheur nous savons où elle est située. Ne pourrait-on pas
trouver quelque moyen de la délivrer sur-le-champ?

Uncas regarda fixement le chasseur avant de dire:

-- Qu'en pense OEil-de-Faucon?

-- Donnez-moi mes vingt hommes; je prendrai sur la droite, le long
de l'eau, et passant à côté des huttes des castors, j'irai joindre
le Sagamore et le colonel. Vous entendrez bientôt le cri de guerre
retentir de ce côté; le vent vous l'apportera sans peine. Alors,
Uncas, chassez-les devant vous; lorsqu'ils seront à portée de nos
fusils, je vous promets, foi de digne chasseur, de les faire plier
comme un arc de bois de frêne. Après cela, nous entrerons dans le
village, et nous irons droit à la caverne pour en tirer la jeune
femme. Ce n'est pas un plan bien savant, major; mais avec du
courage et de la patience on peut l'exécuter.

-- C'est un plan que j'aime, et beaucoup, s'écria Duncan, qui vit
que la délivrance de Cora devait en être le résultat. Il faut le
tenter à l'instant.

Après une courte conférence le projet fut approuvé; il ne resta
plus qu'à l'expliquer aux différents chefs, et aussitôt après,
chacun alla prendre le poste qui lui avait été assigné.

Chapitre XXXII

Mais les fléaux se répandront au loin, et les feux des funérailles
se multiplieront jusqu'à ce que le grand roi ait renvoyé, sans
rançon, la fille aux yeux noirs à Chrysa.

Pope, Traduction d'Homère.

Pendant qu'Uncas disposait ainsi ses forces, les bois étaient
aussi paisibles, et à l'exception de ceux qui s'étaient réunis au
conseil, aussi dépourvus d'habitants en apparence qu'à l'instant
où ils étaient sortis pour la première fois des mains du Créateur.
L'oeil pouvait plonger dans toutes les directions à travers les
intervalles que laissent entre eux les arbres touffus; mais nulle
part il ne découvrait rien qui ne fit partie du site et qui ne fût
en harmonie avec le calme qui y régnait.

Si parfois un oiseau agitait le feuillage, si un écureuil, en
faisant tomber une noix, attirait un instant l'attention des
Delawares sur l'endroit d'où partait le bruit, cette interruption
momentanée ne faisait que rendre ensuite le silence plus paisible
et plus solennel, et l'on n'entendait plus que le murmure de l'air
qui résonnait sur leurs têtes en frisant la cime verdoyante de la
forêt, qui s'étendait sur une vaste étendue de pays.

En considérant la solitude profonde de cette partie du bois qui
séparait les Delawares du village de leurs ennemis, on eût dit que
le pied de l'homme n'y avait jamais passé: tout y portait un
caractère d'immobilité et de repos; mais OEil-de-Faucon, qui se
trouvait chargé de diriger l'expédition principale, connaissait
trop bien le caractère de ceux à qui il allait avoir affaire pour
se fier à ces apparences trompeuses.

Lorsque sa petite bande se trouva de nouveau réunie, le chasseur
jeta le tueur de daims sous son bras, et faisant signe à ses
compagnons de le suivre, il rebroussa chemin jusqu'à ce qu'il fût
arrivé sur les bords d'une petite rivière qu'ils avaient traversée
en venant. Il s'arrêta alors, attendit que ses guerriers l'eussent
rejoint, et lorsqu'il les vit autour de lui, il demanda en
delaware:

-- Y a-t-il quelqu'un ici qui sache où conduit ce courant d'eau?

Un Delaware étendit une main, ouvrit deux doigts, et montrant la
manière dont ils se réunissaient, il répondit:

-- Avant que le soleil ait achevé son tour, la petite rivière sera
dans la grande.

Puis il ajouta en faisant un nouveau geste expressif:

-- Les deux réunies en font une seule pour les castors.

-- C'est ce que je pensais d'après le cours qu'il suit et d'après
la position des montagnes, reprit le chasseur en dirigeant sa vue
perçante à travers les ouvertures qui séparaient le sommet des
arbres. Guerriers, nous nous tiendrons à couvert sur ses bords,
jusqu'à ce que nous sentions la piste des Hurons.

Ses compagnons exprimèrent, selon leur usage, leur assentiment par
une courte acclamation; mais voyant que leur chef se préparait
lui-même à leur montrer le chemin, quelques-uns d'entre eux lui
firent entendre par des signes que tout n'était pas comme il
devait être. OEil-de-Faucon les comprit, et se retournant
aussitôt, il aperçut le maître de chant qui les avait suivis.

-- Savez-vous, mon ami, dit le chasseur d'un ton grave, et peut-
être avec un peu d'orgueil du commandement honorable qui lui avait
été confié; savez-vous que cette troupe est composée de guerriers
intrépides choisis pour l'entreprise la plus hasardeuse, et
commandée par quelqu'un qui, sans savoir faire de belles phrases,
ne sera pas d'humeur à les laisser sans besogne? Il ne se passera
peut-être pas dix minutes avant que nous marchions sur le corps
d'un Huron, vivant ou mort.

-- Quoique je n'aie pas été instruit verbalement de vos projets,
répondit David dont la physionomie s'était animée, et dont les
regards ordinairement calmes et sans expression brillaient d'un
feu qui ne leur était pas ordinaire, vos soldats m'ont rappelé les
enfants de Jacob allant combattre les Sichemites, parce que leur
chef avait voulu s'unir à une femme d'une race qui était favorisée
du Seigneur. Or, voyez-vous, j'ai voyagé longtemps avec la jeune
fille que vous cherchez; j'ai séjourné longtemps auprès d'elle
dans des circonstances bien diverses; et sans être homme de
guerre, sans avoir d'épée ni de ceinturon au côté, j'aimerais
pourtant à me signaler en sa faveur.

Le chasseur hésita, comme s'il calculait en lui-même les suites
que pourrait avoir un enrôlement aussi étrange.

-- Vous ne savez manier aucune arme, lui dit-il après un moment de
réflexion. Vous n'avez pas de fusil; croyez-moi, laissez-nous
faire; les Mingos rendront bientôt ce qu'ils ont pris.

-- Si je n'ai pas la jactance et la férocité d'un Goliath,
répondit David en tirant une fronde de dessous ses vêtements, je
n'ai pas oublié l'exemple de l'enfant juif. Dans mon enfance je me
suis souvent exercé à manier cette arme; peut-être n'en ai-je pas
encore entièrement perdu l'habitude.

-- Ah! dit OEil-de-Faucon en regardant la fronde et le tablier de
peau de daim d'un oeil de froideur et de mépris, ce serait bon si
nous n'avions à nous défendre que contre des flèches ou même des
couteaux; mais ces Mingos ont été pourvus par les Français d'un
bon fusil chacun. Cependant comme vous avez le don, à ce qu'il
paraît, de passer au milieu du feu sans qu'il vous arrive rien, et
puisque jusqu'à présent vous avez eu le bonheur... Major, pourquoi
votre fusil n'est-il pas en arrêt? Tirer un seul coup avant le
temps, ce serait faire fracasser vingt crânes sans nécessité.
Chanteur, vous êtes libre de nous suivre; vous pourrez nous être
utile lorsque nous pousserons le cri de guerre.

-- Ami, je vous remercie, répondit David, qui, à l'instar du saint
roi dont il était fier de porter le nom, remplissait son tablier
de cailloux qui se trouvaient au bord de la rivière, sans avoir
beaucoup de propension à tuer personne; mon âme aurait été dans
l'affliction si vous m'aviez renvoyé.

-- N'oubliez pas, ajouta le chasseur en lui lançant un regard
expressif, que nous sommes venus ici pour nous battre, et non pour
faire de la musique. Songez qu'à l'exception du cri de guerre,
lorsque le moment sera venu de le pousser, on ne doit entendre ici
d'autre son que celui du fusil.

David exprima par un signe de tête respectueux qu'il acceptait les
conditions qui lui étaient prescrites, et OEil-de-Faucon, jetant
un nouveau coup d'oeil sur ses compagnons comme pour les passer en
revue, donna l'ordre de se remettre en marche.

Ils suivirent pendant un mille le cours de la rivière. Les bords
en étaient assez escarpés pour dérober leur marche aux regards qui
auraient pu les guetter; l'épaisseur des buissons qui bordaient le
courant leur offrit encore de nouveaux motifs de sécurité;
néanmoins pendant toute la route ils ne négligèrent aucune des
précautions en usage chez les Indiens lorsqu'ils se préparent à
une attaque. De chaque côté de la rivière un Delaware placé en
avant rampait plutôt qu'il ne marchait, toujours l'oeil fixé sur
la forêt, et plongeant la vue au milieu des arbres dès qu'il
s'offrait une ouverture. Ce n'était pas encore assez; toutes les
cinq minutes la troupe s'arrêtait pour écouter s'ils n'entendaient
pas quelque bruit, avec une finesse d'organe qui serait à peine
concevable dans des hommes moins rapprochés de l'état de nature.
Cependant leur marche ne fut pas inquiétée, et ils atteignirent
l'endroit où la petite rivière se perdait dans la plus grande,
sans que rien annonçât qu'ils eussent été découverts. Le chasseur
ordonna alors de nouveau de faire halte, et il se mit à considérer
le ciel.

-- Il est probable que nous aurons une bonne journée pour nous
battre, dit-il en anglais en s'adressant à Heyward, les yeux fixés
sur les nuages qui commençaient à s'amonceler sur le firmament.
Soleil ardent, fusil qui brille, empêchent de viser juste. Tout
nous favorise; les Hurons ont le vent contre eux, de sorte que la
fumée se dirigera sur eux, ce qui n'est pas un médiocre avantage,
tandis que nous au contraire nous tirerons librement et sans que
rien nuise à la justesse de notre coup d'oeil. Mais ici finit
l'ombrage épais qui nous protégeait; le castor est en possession
des bords de cette rivière depuis des centaines d'années; aussi
voyez combien de troncs consumés! bien peu d'arbres conservent
encore quelque apparence de vie.

OEil-de-Faucon dans ce peu de mots avait peint avec assez de
vérité la perspective qui s'offrait alors devant eux. La rivière
suivait un cours irrégulier; tantôt elle s'échappait par
d'étroites ouvertures qu'elle s'était creusées dans les rochers;
tantôt se répandant dans des vallées profondes, elle y formait de
vastes étangs. Partout sur ses bords on voyait des restes
desséchés d'arbres morts, dans tous les périodes du dépérissement,
depuis ceux dont il ne restait plus qu'un tronc informe jusqu'à
ceux qui avaient été récemment dépouillés de cette écorce
préservatrice qui contient le principe mystérieux de leur vie. Un
petit nombre de ruines couvertes de mousse semblaient n'avoir été
épargnées par le temps que pour attester qu'une génération avait
autrefois peuplé cette solitude, et qu'il n'en restait plus
d'autres vestiges.

Jamais le chasseur n'avait observé avec autant d'intérêt et de
soin toutes les parties du site au milieu duquel il se trouvait.
Il savait que les habitations des Hurons n'étaient tout au plus
qu'à un demi-mille de distance, et craignant quelque embuscade, il
était dans une grande inquiétude de ne pas apercevoir la plus
légère trace de ses ennemis.

Une ou deux fois il fut tenté de donner le signal de l'attaque, et
de chercher à prendre le village par surprise; mais son expérience
lui faisait sentir au même instant le danger d'une tentative aussi
incertaine. Alors il écoutait de toutes ses oreilles, dans une
pénible attente, s'il n'entendait pas quelque bruit hostile partir
de l'endroit où Uncas était resté; mais il n'entendait que les
sifflements du vent qui commençait à balayer tout ce qu'il
rencontrait dans les cavités de la forêt, et présageait une
tempête. À la fin, las de ne prendre conseil que de la prudence,
ne consultant plus qu'une impatience qui ne lui était pas
naturelle, il résolut d'agir sans tarder davantage.

Le chasseur s'était arrêté derrière un buisson pour faire ses
observations, tandis que ses guerriers étaient restés cachés près
du lit de la rivière. En entendant le signal que leur chef donna à
voix basse, ils remontèrent sur les bords en se glissant
furtivement comme autant de spectres lugubres, et ils se
groupèrent en silence autour de lui. OEil-de-Faucon leur indiqua
du doigt la direction qu'ils devaient suivre, et il s'avança à
leur tête. Toute la troupe se forma sur une seule ligne, et marcha
si exactement sur ses pas, qu'à l'exception d'Heyward et de David
on ne voyait que la trace des pas d'un seul homme.

À peine s'étaient-ils montrés à découvert, qu'une décharge d'une
douzaine de fusils se fit entendre derrière eux, et un Delaware,
sautant en l'air comme un daim atteint par la balle d'un chasseur,
retomba lourdement à terre et y resta dans l'immobilité de la
mort.

-- Ah! je craignais quelque diablerie de ce genre! s'écria le
chasseur en anglais; puis, avec la rapidité de la pensée, il
ajouta dans la langue des Delawares: Vite à couvert, et chargez!

À ces mots la troupe se dispersa, et avant qu'Heyward fût revenu
de sa surprise, il se trouva seul avec David. Heureusement les
Hurons s'étaient déjà repliés en arrière, et pour le moment il
n'avait rien à craindre. Mais cette trêve ne devait pas être de
longue durée; le chasseur reparut aussitôt, donna l'exemple de les
poursuivre en déchargeant son fusil, et courut d'arbre en arbre,
chargeant et tirant tour à tour tandis que l'ennemi reculait
lentement.

Il paraîtrait que cette attaque soudaine avait été faite par un
très petit détachement de Hurons; mais à mesure qu'ils se
retiraient leur nombre augmentait sensiblement, et bientôt ils se
trouvèrent en état de soutenir le feu des Delawares, et même de le
repousser sans trop de désavantage. Heyward se jeta au milieu des
combattants, et imitant la prudence de ses compagnons, il tira
coup sur coup, se cachant et se montrant tour à tour. Ce fut alors
que le combat devint animé; les Hurons ne reculaient plus; les
deux troupes restaient en place. Peu de guerriers étaient blessés,
parce que chacun avait soin de se tenir autant que possible à
l'abri derrière un arbre, et ne découvrait jamais une partie de
son corps qu'au moment d'ajuster.

Cependant les chances du combat devenaient de plus en plus
défavorables pour OEil-de-Faucon et pour ses guerriers. Le
chasseur était trop clairvoyant pour ne pas apercevoir tout le
danger de sa position, mais sans savoir comment y remédier. Il
voyait qu'il était plus dangereux de battre en retraite que de se
maintenir où il était; mais, d'un autre côté, l'ennemi, qui
recevait à chaque instant de nouveaux renforts, commençait à
s'étendre sur les flancs de sa petite troupe, de sorte que les
Delawares, ne pouvant presque plus se mettre à couvert,
ralentissaient leur feu. Dans cette conjoncture critique,
lorsqu'ils commençaient à croire que bientôt ils allaient être
enveloppés par toute la peuplade des Hurons, ils entendirent tout
à coup des cris de guerre et un bruit d'armes à feu retentir sous
les voûtes épaisses de la forêt, vers l'endroit où Uncas était
posté, dans une vallée profonde, beaucoup au-dessus du terrain sur
lequel OEil-de-Faucon se battait avec acharnement.

Les effets de cette attaque inattendue furent instantanés, et elle
fit une diversion bien utile pour le chasseur et ses amis. Il
parait que l'ennemi avait prévu le coup de main qu'ils avaient
tenté, ce qui l'avait fait échouer; mais s'étant trompé sur leur
nombre, il avait laissé un détachement trop faible pour résister à
l'attaque impétueuse du jeune Mohican. Ce qui rendait ces
conjectures plus que probables, c'est que le bruit du combat qui
s'était engagé dans la forêt approchait de plus en plus, et que
d'un autre côté ils virent diminuer tout à coup le nombre de leurs
agresseurs, qui volèrent au secours de leurs compagnons repoussés,
et se hâtèrent de se porter sur leur principal point de défense.

Animant les guerriers de la voix et par son exemple, OEil-de-
Faucon donna ordre aussitôt de fondre sur l'ennemi. Dans leur
manière de se battre, la charge ne consistait qu'à s'avancer
d'arbre en arbre en restant à couvert, mais en s'approchant
toujours davantage. Cette manoeuvre fut exécutée à l'instant; elle
eut d'abord tout le succès désirable. Les Hurons furent forcés de
se retirer, et ils ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils trouvèrent à se
retrancher derrière un taillis épais. Ils se retournèrent alors,
et le combat prit une nouvelle face; le feu était également bien
nourri des deux côtés; la vigueur de la résistance répondait à
l'ardeur de l'attaque, et il était impossible de prévoir pour qui
se déciderait le sort des armes. Les Delawares n'avaient encore
perdu aucun guerrier; mais leur sang commençait à couler en
abondance, par suite de la position désavantageuse qu'ils
occupaient.

Dans cette nouvelle crise OEil-de-Faucon trouva moyen de se
glisser derrière le même arbre qui servait déjà d'abri à Heyward;
la plupart de ses guerriers étaient un peu sur sa droite, à portée
de sa voix, et ils continuaient à faire des décharges rapides mais
inutiles sur leurs ennemis que le taillis protégeait.

-- Vous êtes jeune, major, dit le chasseur en posant à terre le
tueur de daims et en s'appuyant sur son arme favorite, un peu
fatigué de l'activité qu'il venait de déployer; vous êtes jeune,
et peut-être aurez-vous occasion quelque jour de mener des troupes
contre ces diables de Mingos. Vous pouvez voir ici toute la
tactique d'un combat indien. Elle consiste principalement à avoir
la main leste, le coup d'oeil rapide et un abri tout prêt. Je
suppose que vous ayez ici une compagnie des troupes royales
d'Amérique, voyons un peu comment vous vous y prendriez.

-- Je ferais charger ces misérables la baïonnette en avant.

-- Oui, c'est ainsi que raisonnent les blancs. Mais dans ces
déserts, un chef doit se demander combien il peut épargner de
vies. Hélas! ajouta-t-il en secouant la tête comme quelqu'un qui
fait de tristes réflexions, je rougis de le dire, mais il viendra
un temps où le cheval décidera tout dans ces escarmouches[72]. Les
bêtes valent mieux que l'homme, et il faudra qu'à la fin nous en
venions aux chevaux. Mettez un cheval aux trousses d'une Peau-
Rouge, et que son fusil soit une fois vide, le naturel ne
s'arrêtera jamais pour le recharger.

-- C'est un sujet qu'il serait mieux de discuter dans un autre
moment, répondit Heyward; irons-nous à la charge?

-- Je ne vois pas pourquoi, lorsqu'on est obligé de respirer un
moment, on n'emploierait pas ce temps en réflexions utiles, reprit
le chasseur d'un ton de douceur. Brusquer la charge, c'est une
mesure qui ne me plaît pas trop, parce qu'il faut toujours
sacrifier quelques têtes dans ces sortes d'attaques. Et cependant,
ajouta-t-il en penchant la tête pour entendre le bruit du combat
qui se livrait dans l'éloignement, si Uncas a besoin de notre
secours, il faut que nous chassions ces drôles qui nous barrent le
passage.

Aussitôt, se détournant d'un air prompt et décidé, il appela à
grands cris ses Indiens. Ceux-ci lui répondirent par des
acclamations prolongées; et à un signal donné, chaque guerrier fit
un mouvement rapide autour de son arbre. À la vue de tant de corps
qui se montrent en même temps à leurs yeux, les Hurons
s'empressent d'envoyer une décharge qui, faite précipitamment, ne
produit aucun résultat. Alors les Delawares, sans se donner le
temps de respirer, s'élancent par bonds impétueux vers le taillis
comme autant de panthères qui se jettent sur leur proie. Quelques
vieux Hurons plus fins que les autres, et qui ne s'étaient pas
laissé prendre à l'artifice employé pour leur faire décharger
leurs fusils, attendirent qu'ils fussent tout près d'eux, et
firent alors une décharge terrible. Les craintes du chasseur se
trouvèrent malheureusement justifiées, et il vit tomber trois de
ses compagnons. Mais cette résistance n'était pas suffisante pour
arrêter les autres; les Delawares pénétrèrent dans le taillis, et
dans leur fureur de l'attaque, avec la férocité de leur caractère,
ils balayèrent tout ce qui s'opposait à leur passage.

Le combat corps à corps ne dura qu'un instant, et les Hurons
lâchèrent pied jusqu'à ce qu'ils eussent atteint l'autre extrémité
du petit bois sur lequel ils s'étaient appuyés. Alors ils firent
face, et parurent de nouveau décidés à se défendre avec cette
sorte d'acharnement que montrent les bêtes féroces lorsqu'elles se
trouvent relancées dans leur tanière. Dans ce moment critique,
lorsque la victoire allait redevenir douteuse, un coup de fusil se
fit entendre derrière les Hurons; une balle partit en sifflant du
milieu de quelques habitations de castors qui étaient situées dans
la clairière, et aussitôt après retentit l'effroyable cri de
guerre.

-- C'est le Sagamore! s'écria OEil-de-Faucon en répétant le cri de
sa voix de stentor; nous les tenons maintenant en face et par
derrière: ils ne sauraient nous échapper.

L'effet que cette attaque soudaine produisit sur les Hurons ne
saurait se décrire. N'ayant plus de moyens de se mettre à l'abri,
ils poussèrent tous ensemble un cri de désespoir, et sans penser à
opposer la moindre résistance, ils ne cherchèrent plus leur salut
que dans la fuite. Beaucoup, en voulant se sauver, tombèrent sous
les balles des Delawares.

Nous ne nous arrêterons pas pour décrire l'entrevue du chasseur et
de Chingachgook, ou, plus touchante encore, celle que Duncan eut
avec le père de son Alice. Quelques mots dits rapidement et à la
hâte leur suffirent pour s'expliquer mutuellement l'état des
choses; ensuite OEil-de-Faucon, montrant le Sagamore à sa troupe,
remit l'autorité entre les mains du chef mohican. Chingachgook
prit le commandement auquel sa naissance et son expérience lui
donnaient des droits incontestables, avec cette gravité qui ajoute
du poids aux ordres d'un chef américain. Suivant les pas du
chasseur, il traversa le taillis qui venait d'être le théâtre d'un
combat si acharné. Lorsque les Delawares trouvaient le cadavre
d'un de leurs compagnons, ils le cachaient avec soin; mais si
c'était celui d'un ennemi, ils lui enlevaient sa chevelure. Arrivé
sur une hauteur, le Sagamore fit faire halte à sa troupe.

Après une expédition aussi active, les vainqueurs avaient besoin
de reprendre haleine. La colline sur laquelle ils s'étaient
arrêtés était entourée d'arbres assez épais, pour les cacher.
Devant eux s'étendait, pendant l'espace de plusieurs milles, une
vallée sombre, étroite et boisée. C'était au milieu de ce défilé
qu'Uncas se battait encore contre le principal corps des Hurons.

Le Mohican et ses amis s'avancèrent sur la pente de la colline, et
ils prêtèrent une oreille attentive. Le bruit du combat semblait
moins éloigné; quelques oiseaux voltigeaient au-dessus de la
vallée, comme si la frayeur leur avait fait abandonner leurs nids,
et une fumée assez épaisse, qui semblait déjà se mêler à
l'atmosphère, s'élevait au-dessus des arbres, et désignait la
place où l'engagement, devait avoir été plus vif et plus animé.

-- Ils approchent de ce côté, dit Duncan au moment où une nouvelle
explosion d'armes à feu venait de se faire entendre; nous sommes
trop au centre de leur ligne pour pouvoir agir efficacement.

-- Ils vont se diriger vers ce bas-fond où les arbres sont plus
épais, dit le chasseur, et nous pourrons alors les prendre en
flanc. Allons, Sagamore, il sera bientôt temps de pousser le cri
de guerre et de nous mettre à leurs trousses. Je me battrai cette
fois avec des guerriers de ma couleur: vous me connaissez,
Mohican; tenez pour certain que pas un Huron ne traversera la
rivière qui est derrière nous, sans que le tueur de daims ait
retenti à ses oreilles.

Le chef indien s'arrêta encore un moment pour contempler le lieu
du combat, qui semblait se rapprocher de plus en plus, preuve
évidente que les Delawares triomphaient; et il ne quitta la place
que lorsque les balles qui tombèrent à quelques pas d'eux comme
des grains de grêle qui annoncent l'approche de la tempête, lui
firent reconnaître que leurs amis ainsi que leurs ennemis étaient
encore plus près qu'il ne l'avait soupçonné. OEil-de-Faucon et ses
amis se retirèrent derrière un buisson assez épais pour leur
servir de rempart, et ils attendirent la suite des événements avec
ce calme parfait qu'une grande habitude peut seule donner dans un
moment semblable.

Bientôt le bruit des armes cessa d'être répété par les échos des
bois, et résonna comme si les coups étaient portés en plein air.
Ils virent alors quelques Hurons paraître l'un après l'autre,
repoussés hors de la forêt jusque dans la clairière; ils se
ralliaient derrière les derniers arbres comme à l'endroit où il
fallait faire les derniers efforts. Un grand nombre de leurs
compagnons les rejoignirent successivement, et abrités par les
arbres, ils paraissaient déterminés à ne prendre conseil que de
leur désespoir. Heyward commença à montrer de l'impatience; il ne
tenait plus en place, et ses regards étincelants cherchaient sans
cesse ceux de Chingachgook comme pour lui demander s'il n'était
pas temps d'agir. Le chef était assis sur un roc, le visage plein
de calme et de dignité, regardant le combat d'un oeil aussi
tranquille que s'il n'était placé là que pour en être spectateur.

-- Le moment est venu pour le Delaware de frapper! s'écria Duncan.

-- Non, non, pas encore, répondit le chasseur; lorsque ses amis
approcheront, il leur fera connaître qu'il est ici. Voyez! les
drôles se groupent derrière ce bouquet de pins, comme des mouches
qui se rassemblent autour de leur reine. Sur mon âme, un enfant
serait sûr de placer une balle au milieu de cet essaim de corps
amoncelés.

Dans ce moment Chingachgook donna le signal; sa troupe fit feu, et
une douzaine de Hurons tombèrent morts. Au cri de guerre qu'il
avait poussé répondirent des acclamations parties de la forêt; et
alors un cri si perçant retentit dans les airs, qu'on eût dit que
mille bouches s'étaient réunies pour le faire entendre. Les Hurons
consternés abandonnèrent le centre de leur ligne, et Uncas sortit
de la forêt par le passage qu'ils laissaient libre, à la tête de
plus de cent guerriers.

Agitant ses mains à droite et à gauche, le jeune chef montra
l'ennemi à ses compagnons, qui se mirent aussitôt à sa poursuite.
Le combat se trouva alors divisé. Les deux ailes des Hurons qui se
trouvaient rompues rentrèrent dans les bois pour y chercher un
abri, et elles furent suivies de près par les enfants victorieux
des Lenapes. À peine une minute s'était écoulée que déjà le bruit
s'éloignait dans différentes directions, et devenait moins
distinct à mesure que les combattants s'enfonçaient dans la forêt.
Cependant un petit noyau de Hurons s'était formé, qui, dédaignant
de prendre ouvertement la fuite, se retiraient lentement comme des
lions aux abois, et montaient la colline que Chingachgook et sa
troupe venaient d'abandonner pour prendre part de plus près au
combat. Magua se faisait remarquer au milieu d'eux par son
maintien fier et sauvage, et par l'air impérieux qu'il conservait
encore.

Dans son empressement à mettre tous ses compagnons à la poursuite
des fuyards, Uncas était resté presque seul; mais du moment que
ses yeux eurent aperçu le Renard-Subtil, il oublia toute autre
considération. Poussant son cri de guerre, qui ramena autour de
lui cinq ou six de ses guerriers, et sans faire attention à
l'inégalité du nombre, il se précipita sur son ennemi. Magua, qui
épiait tous ses mouvements, s'arrêta pour l'attendre, et déjà son
âme féroce tressaillait de joie de voir le jeune héros, dans son
impétuosité téméraire, venir se livrer à ses coups, lorsque de
nouveaux cris retentirent, et la Longue-Carabine parut tout à coup
à la tête d'une troupe de blancs. Le Huron tourna le dos et se mit
à battre en retraite sur la colline.

Uncas s'aperçut à peine de la présence de ses amis, tant il était
animé à la poursuite des Hurons; il continua à les harceler sans
relâche. En vain OEil-de-Faucon lui criait de ne point s'exposer
témérairement; le jeune Mohican n'écoutait rien, bravait le feu
des ennemis, et il les força bientôt à fuir avec la même rapidité
qu'il mettait à les poursuivre. Heureusement cette course forcée
ne dura pas longtemps, et les blancs que le chasseur conduisait se
trouvaient par leur position avoir un espace moins grand à
parcourir, autrement le Delaware eût bientôt devancé tous ses
compagnons, et eût été victime de sa témérité. Mais avant qu'un
pareil malheur pût arriver, les fuyards et les vainqueurs
entrèrent presque en même temps dans le village des Wyandots.

Excités par la présence de leurs habitations, les Hurons
s'arrêtèrent, et ils se battirent en désespérés autour du feu du
conseil. Le commencement et la fin du combat se touchèrent de si
près, que le passage d'un tourbillon est moins rapide, et ses
ravages moins effrayants. La hache d'Uncas, le fusil d'OEil-de-
Faucon, et même le bras encore nerveux de Munro, firent de tels
prodiges, qu'en un instant la terre fut jonchée de cadavres.
Cependant Magua, malgré son audace, et quoiqu'il s'exposât sans
cesse, échappa à tous les efforts que faisaient ses ennemis pour
lui arracher la vie. On eût dit que, comme ces héros favorisés
dont d'anciennes légendes nous conservent la fabuleuse histoire,
il avait un charme secret pour protéger ses jours. Poussant un cri
dans lequel se peignait l'excès de sa fureur et de son désespoir,
le Renard-Subtil, après avoir vu tomber ses compagnons autour de
lui, s'élança hors du champ de bataille, suivi de deux amis, qui
seuls avaient survécu, et laissant les Delawares occupés à
recueillir les trophées sanglants de leur victoire.

Mais Uncas, qui l'avait vainement cherché dans la mêlée, se
précipita à sa poursuite; OEil-de-Faucon, Heyward et David se
pressèrent de voler sur ses pas. Tout ce que le chasseur pouvait
faire avec les plus grands efforts, c'était de le suivre de
manière à être toujours à portée de le défendre. Une fois Magua
parut vouloir se retourner pour essayer s'il ne pourrait pas enfin
assouvir sa vengeance; mais ce projet fut abandonné presque
aussitôt qu'il avait été conçu; et se jetant au milieu d'un
buisson épais à travers lequel il fut suivi par ses ennemis, il
entra tout à coup dans la caverne qui est déjà connue du lecteur.
OEil-de-Faucon poussa un cri de joie en voyant que maintenant leur
proie ne pouvait plus leur échapper. Il se précipita avec son
compagnon dans la caverne dont l'entrée était longue et étroite,
assez à temps pour apercevoir les Hurons qui se retiraient. Au
moment où ils pénétraient dans les galeries naturelles et dans les
passages souterrains de la caverne, des centaines de femmes et
d'enfants s'enfuirent en poussant des cris horribles. À la clarté
sombre et sépulcrale qui régnait dans ce lieu, on eût pu les
prendre dans l'éloignement pour des ombres et des fantômes qui
fuyaient l'approche des mortels.

Cependant Uncas ne voyait toujours que Magua; ses yeux ne
cherchaient que lui, ne s'attachaient que sur lui; ses pas
pressaient les siens. Heyward et le chasseur continuaient à le
suivre, animés par le même sentiment, quoique porté peut-être à un
moindre degré d'exaltation. Mais plus ils avançaient, plus la
clarté diminuait, et plus ils avaient de peine à distinguer leurs
ennemis qui, connaissant les chemins, leur échappaient lorsqu'ils
se croyaient le plus près de les atteindre; ils crurent même un
instant avoir perdu la trace de leurs pas lorsqu'ils aperçurent
une robe blanche flotter à l'extrémité d'un passage étroit qui
semblait conduire sur la montagne.

-- C'est Cora! s'écria Heyward d'une voix tremblante d'émotion.

-- Cora! Cora! répéta Uncas en s'élançant en avant comme le daim
des forêts.

-- C'est elle-même, répéta le chasseur. Courage, jeune fille; nous
voici! nous voici!

Cette vue les enflamma d'une nouvelle ardeur, et sembla leur
donner des ailes. Mais le chemin était alors inégal, rempli
d'aspérités, et dans quelques endroits presque impraticable. Uncas
jeta son fusil qui retardait sa course, et s'élança avec une
ardente impétuosité. Heyward en fit autant; mais l'instant d'après
ils reconnurent leur imprudence en entendant un coup de fusil que
les Hurons trouvèrent le temps de tirer tout en gravissant le
passage pratiqué dans le roc; la balle fit même une légère
blessure au jeune Mohican.

-- Il faut les atteindre! s'écria le chasseur devançant ses amis
par un élan de désespoir; les coquins ne nous manqueraient pas à
cette distance; et, voyez! ils tiennent la jeune fille de manière
qu'elle leur serve de rempart.

Sans faire attention à ces paroles, ou plutôt sans les entendre,
ses compagnons suivirent du moins son exemple, et par des efforts
incroyables ils s'approchèrent assez des fugitifs pour voir que
Cora était entraînée par les deux Hurons tandis que Magua leur
montrait le chemin qu'ils devaient suivre. Dans ce moment une
clarté soudaine pénétra la caverne; les formes de la jeune fille
et de ses persécuteurs se dessinèrent un instant contre le mur, et
ils disparurent tous quatre. Livrés à une sorte de frénésie causée
par le désespoir, Uncas et Heyward redoublèrent des efforts qui
semblaient déjà plus qu'humains, et voyant une ouverture, ils
s'élancèrent hors de la caverne, et se trouvèrent en face de la
montagne, à temps pour apercevoir la route que les fugitifs
avaient prise.

Il fallait gravir un chemin escarpé et rocailleux. Gêné par son
fusil, et peut-être n'étant pas soutenu par un intérêt aussi vif
pour la captive que ses compagnons, le chasseur se laissa devancer
un peu; et Heyward à son tour fut devancé par Uncas. Ils
franchirent de cette manière en un instant des rocs, des
précipices, qui dans d'autres circonstances auraient paru
inaccessibles. Mais enfin ils se trouvèrent récompensés de leurs
fatigues en voyant qu'ils gagnaient rapidement du terrain sur les
Hurons, dont Cora retardait la marche.

-- Arrête, chien des Wyandots! s'écria Uncas du haut d'un roc en
agitant son tomahawk; arrête! c'est une fille[73] delaware qui te
crie de t'arrêter!

-- Je n'irai pas plus loin! s'écria Cora, s'arrêtant tout à coup
sur le bord d'un précipice profond, à peu de distance du sommet de
la montagne. Tu peux me tuer, détestable Huron; je n'irai pas plus
loin!

Les deux Hurons qui l'entouraient levèrent aussitôt sur elle leurs
tomahawks avec cette joie cruelle que les démons gardent, dit-on,
en accomplissant l'oeuvre du mal; mais Magua arrêta leurs bras. Il
leur arracha leurs armes, les jeta loin de lui, et tirant son
couteau, il se tourna vers sa captive, et tandis que les passions
les plus violences et les plus opposées se peignaient sur sa
figure:

-- Femme, dit-il, choisis ou le wigwam ou le couteau du Renard-
Subtil!

Cora, sans le regarder, se jeta à genoux; tous ses traits étaient
animés d'une expression extraordinaire; elle leva les yeux et
étendit les bras vers le ciel en disant d'une voix douce, mais
pleine de confiance:

-- Mon Dieu, je suis à toi; fais de moi ce qu'il te plaira!

-- Femme, répéta Magua d'une voix rauque, choisis!

Mais Cora, dont la figure annonçait la sérénité d'un ange,
n'entendit point sa demande, et n'y fit point de réponse. Le Huron
tremblait de tous ses membres; il leva le bras tout à coup, puis
il le laissa retomber comme s'il ne savait à quoi se résoudre. Il
semblait se passer un combat violent dans son âme; il leva de
nouveau l'arme menaçante; mais dans cet instant un cri perçant se
fit entendre au-dessus de sa tête; Uncas ne se possédant plus
s'élança d'une hauteur prodigieuse sur le bord dangereux où se
trouvait son ennemi; mais au moment où Magua levait les yeux en
entendant le cri terrible, un de ses compagnons, profitant de ce
mouvement, plongea son couteau dans le sein de la jeune fille.

Le Huron se précipita comme un tigre sur l'ami qui l'offensait et
qui déjà s'était retiré; mais Uncas dans sa chute terrible les
sépara et roula aux pieds de Magua. Ce monstre, oubliant alors ses
premières idées de vengeance, et rendu plus féroce encore par le
meurtre dont il venait d'être témoin, enfonça son arme entre les
deux épaules d'Uncas renversé, et il poussa un cri infernal en
commettant ce lâche attentat. Mais Uncas trouva encore la force de
se relever; et comme la panthère blessée qui s'élance sur son
ennemi, par un dernier effort dans lequel il épuisa tout ce qui
lui restait de vigueur, il étendit à ses pieds le meurtrier de
Cora, et retomba lui-même sur la terre. Dans cette position, il se
retourna vers le Renard-Subtil, lui adressant un regard fier et
intrépide, et semblant lui faire entendre ce qu'il ferait si ses
forces ne l'avaient pas abandonné. Le féroce Magua saisit par le
bras le jeune Mohican incapable d'opposer aucune résistance, et il
lui enfonça un couteau dans le sein à trois reprises différentes
avant que sa victime, l'oeil toujours fixé sur son ennemi avec
l'expression du plus profond mépris, tombât morte à ses pieds.

-- Grâce! grâce! Huron, s'écria Heyward du haut du roc avec une
expression déchirante; aie pitié des autres si tu veux qu'on ait
pitié de toi.

Magua vainqueur regarda le jeune guerrier, et lui montrant l'arme
fatale toute teinte du sang de ses victimes, il poussa un cri si
féroce, si sauvage, et qui en même temps peignait si bien son
barbare triomphe, que, ceux qui se battaient dans la vallée à plus
de mille pieds au-dessous d'eux l'entendirent, et ne purent en
méconnaître la cause. Il fut suivi d'une exclamation terrible qui
s'échappa des lèvres du chasseur qui, franchissant les rocs et les
ravins, s'avançait vers lui d'un pas aussi rapide, aussi délibéré
que si quelque pouvoir invisible le soutenait au milieu de l'air;
mais lorsqu'il arriva sur le théâtre même du massacre, il n'y
trouva plus que les cadavres des victimes.

OEil-de-Faucon jeta sur eux un seul regard, et aussitôt son oeil
perçant se porta sur la montagne qui s'élevait presque
perpendiculairement devant lui. Un homme en occupait le sommet; il
avait les bras levés; son attitude était menaçante. Sans s'arrêter
à le considérer, OEil-de-Faucon leva son fusil; mais un fragment
de rocher qui roula sur la tête de l'un des fugitifs qu'il n'avait
pas aperçu laissa voir à découvert la personne de l'honnête La
Gamme, dont les traits étincelaient d'indignation. Magua sortit
alors d'une cavité dans laquelle il s'était enfoncé, et marchant
avec une froide indifférence sur le cadavre du dernier de ses
compagnons, il franchit d'un saut une large ouverture, et gravit
les rochers dans un endroit où le bras de David ne pouvait
l'atteindre. Il n'avait plus qu'un élan à prendre pour se trouver
de l'autre côté du précipice, et à l'abri de tout danger. Avant de
s'élancer, le Huron s'arrêta un instant, et jetant un regard
ironique sur le chasseur, il s'écria:

-- Les blancs sont des chiens! les Delawares sont des femmes!
Magua les laisse sur les rocs pour qu'ils servent de pâture aux
corbeaux!

À ces mots il poussa un éclat de rire effrayant, et prit un élan
terrible; mais il n'atteignit pas le roc sur lequel il voulait
sauter, il retomba, et ses mains s'attachèrent à des broussailles
sur le flanc du rocher. OEil-de-Faucon suivait tous ses
mouvements, et ses membres étaient agités d'un tel tremblement,
que le bout de son fusil à demi levé flottait en l'air comme la
feuille agitée par le vent. Sans s'épuiser en efforts inutiles, le
Renard-Subtil laissa retomber son corps de toute la longueur de
ses bras, et il trouva un fragment de rocher pour poser le pied un
instant. Alors, rassemblant toutes ses forces, il renouvela sa
tentative, et réussit à amener ses genoux sur le bord de la
montagne. Ce fut dans ce moment, lorsque le corps de son ennemi
était comme replié sur lui-même, que le chasseur le coucha en
joue. Au moment où le ressort fut lâché, l'arme était aussi
immobile que les rochers environnants. Les bras du Huron se
détendirent, et son corps retomba un peu en arrière, tandis que
ses genoux conservaient toujours leur position. Jetant un regard
éteint sur son ennemi, il fit un geste pour le braver encore. Mais
dans ce moment ses genoux fléchirent, et le monstre, tombant la
tête la première, alla rouler au fond du précipice qui devait lui
servir de tombeau.

Chapitre XXXIII

Ils combattirent comme des braves, longtemps et avec vigueur: ils
amoncelèrent des cadavres musulmans sur ce rivage; ils furent
victorieux, mais Botzaris tomba; il tomba baigné dans son sang.
Ses compagnons, ceux qui lui survécurent en petit nombre, le
virent sourire quand leur cri de triomphe retentit et que le champ
de bataille fut à eux: ils virent la mort clore ses paupières, et
il s'endormit paisiblement de son dernier sommeil, comme une fleur
qui se penche au déclin du jour.

Hallege.

La tribu des Lenapes, au lever du soleil, ne présentait plus
qu'une scène de désolation et de douleur. Le bruit du combat avait
cessé, et ils avaient plus que vengé leur ancienne inimitié et
leur nouvelle querelle avec les Mingos, en détruisant toute la
peuplade. Le silence et l'obscurité qui couvraient la place où les
Hurons avaient campé n'annonçaient que trop le sort de cette tribu
errante, tandis que des nuées de corbeaux, se disputant leur proie
sur le sommet des montagnes, ou se précipitant en tourbillons
bruyants dans les larges sentiers des bois, étaient autant de
guides affreux qui indiquaient où avait été la vie et où régnait à
présent la mort. Enfin l'oeil le moins habitué à remarquer le
spectacle que n'offrent que trop souvent les frontières de deux
peuplades ennemies, n'aurait pu méconnaître les effrayants
résultats d'une vengeance indienne.

Cependant le soleil levant trouva les Lenapes dans les larmes.
Aucun cri de victoire, aucun chant de triomphe ne se faisait
entendre. Le dernier guerrier avait quitté le champ de bataille
après avoir enlevé toutes les chevelures de ses ennemis, et à
peine s'était-il donné le temps de faire disparaître les traces de
sa mission sanglante, pour se joindre plus tôt aux lamentations de
ses concitoyens. L'orgueil et l'enthousiasme avaient fait place à
l'humanité, et les plus vives démonstrations de douleur avaient
succédé aux acclamations de la vengeance.

Les cabanes étaient désertes; mais tous ceux que la mort avait
épargnés s'étaient rassemblés dans un champ voisin, où ils
formaient un cercle immense dans un silence morne et solennel.
Quoique d'âge, de rang et de sexe différents, ils éprouvaient tous
la même émotion. Tous les yeux étaient fixés sur le centre du
cercle, où se trouvaient les objets d'une douleur si vive et si
universelle.

Six filles delawares, dont les longues tresses noires flottaient
sur leurs épaules, paraissaient à peine avoir le courage de jeter
de temps en temps quelques herbes odoriférantes ou des fleurs des
forêts sur une litière de plantes aromatiques, où reposait sous un
poêle formé à la hâte avec des robes indiennes tout ce qui restait
de la noble, de l'ardente et généreuse Cora. Sa taille élégante
était cachée sous plusieurs voiles de la même simplicité, et ses
traits naguère si charmants étaient dérobés pour toujours aux
regards des mortels. À ses pieds était assis le désolé Munro. Sa
tête vénérable était courbée jusqu'à terre, en témoignage de la
soumission avec laquelle il recevait le coup dont la Providence
l'avait frappé; mais l'expression de la douleur la plus déchirante
se lisait sur son front. La Gamme était près de lui; sa tête était
exposée aux rayons du soleil, tandis que ses yeux expressifs se
portaient sans cesse de l'ami qu'il lui était si pénible et si
difficile de consoler, sur le livre saint qui pouvait seul lui en
donner la force et les moyens. Heyward, appuyé contre un arbre à
quelques pas de là, s'efforçait de réprimer les élans d'une
douleur contre laquelle venait échouer toute sa force de
caractère.

Mais quelque triste et quelque mélancolique que fût le groupe que
nous venons de représenter, il l'était encore moins que celui qui
occupait le côté opposé du cercle. Uncas, assis comme si la vie
l'eût encore animé, était paré des ornements les plus magnifiques
que la richesse de sa tribu eût pu rassembler. De superbes plumes
flottaient sur sa tête, des armes menaçantes étaient encore dans
sa main glacée, ses bras et son col étaient ornés d'une profusion
de bracelets et de médailles de toute espèce, quoique son oeil
éteint et ses traits immobiles fissent un affreux contraste avec
la pompe dont l'orgueil l'avait entouré.

Chingachgook était vis-à-vis de son malheureux fils, sans armes ni
ornements d'aucune espèce; toute peinture avait été effacée de son
corps, excepté la brillante tortue de sa race, qu'une marqué
indélébile avait imprimée sur sa poitrine. Depuis que la tribu
s'était rassemblée, le guerrier mohican n'avait pas détourné un
instant ses yeux désespérés des traits glacés et insensibles de
son fils. Son regard était tellement fixe, et son attitude si
immobile, qu'un étranger n'eût pu reconnaître quel était celui des
deux que la mort avait frappé, que par les mouvements convulsifs
que le délire de la douleur arrachait au père, et le calme de la
mort qui était empreint pour toujours sur la physionomie du fils.

Le chasseur, penché près de lui dans une attitude pensive,
s'appuyait sur cette arme qui n'avait pu défendre son ami, tandis
que Tamenund, soutenu par les anciens de la tribu, occupait un
petit tertre d'où il pouvait embrasser d'un coup d'oeil la scène
muette et triste que formait son peuple.

Dans le cercle, mais assez près du bord, se trouvait un militaire
revêtu d'un uniforme étranger, et hors de l'enceinte son cheval de
bataille était entouré de quelques domestiques à cheval qui
semblaient prêts à commencer quelque long voyage. L'uniforme du
militaire annonçait qu'il était attaché au service du commandant
du Canada; venu comme un ambassadeur de paix, l'impétuosité
farouche de ses alliés avait rendu sa mission inutile, et il était
réduit à être spectateur silencieux des tristes résultats d'une
contestation qu'il était arrivé trop tard pour prévenir.

Le soleil avait déjà parcouru le quart de sa course, et depuis
l'aube du jour la tribu désolée était restée dans ce calme
silencieux, emblème de la mort qu'elle déplorait. Aucun son ne se
faisait entendre, excepté quelques sanglots étouffés; aucun
mouvement ne se faisait remarquer au milieu de la multitude, si ce
n'est les touchantes offrandes faites à Cora par ses jeunes
compagnes. On eût dit que chaque acteur de cette scène
extraordinaire venait d'être changé en statue de pierre.

Enfin le sage étendant les bras et s'appuyant sur les épaules de
ceux qui le soutenaient, se leva d'un air si faible et si
languissant, qu'on eût dit qu'un siècle entier s'était appesanti
sur celui qui la veille encore présidait le conseil de sa nation
avec l'énergie de la jeunesse.

-- Hommes des Lenapes! dit-il d'une voix sombre et prophétique, la
face du Manitou est derrière un nuage, ses yeux se sont détournés
de vous, ses oreilles sont fermées, ses lèvres ne vous adressent
aucune réponse. Vous ne le voyez point, et cependant ses jugements
vous frappent. Ouvrez vos coeurs et ne vous laissez point aller au
mensonge. Hommes des Lenapes! la face du Manitou est derrière un
nuage.

Un silence profond et solennel suivit ces paroles simples et
terribles, comme si l'Esprit vénéré qu'adorait la tribu se fût
fait entendre, et Uncas paraissait le seul être doué de vie au
milieu de cette multitude prosternée et immobile.

Après quelques minutes un doux murmure de voix commença une espèce
de chant en l'honneur des victimes de la guerre. Ces voix étaient
celles des femmes, et leur son pénétrant et lamentable allait
jusqu'à l'âme. Les paroles de ce chant triste n'avaient point été
préparées; mais dès que l'une cessait, une autre reprenait ce
qu'on pourrait appeler l'oraison funèbre, et disait tout ce que
son émotion et ses sentiments lui inspiraient.

Par intervalle les chants étaient interrompus par des explosions
de sanglots et de gémissements, pendant lesquels les jeunes filles
qui entouraient le cercueil de Cora se précipitaient sur les
fleurs qui la couvraient et les en arrachaient dans l'égarement de
la douleur. Mais lorsque cet élan de chagrin en avait un peu
diminué l'amertume, elles se hâtaient de replacer ces emblèmes de
la pureté et de la douceur de celle qu'elles pleuraient. Quoique
souvent interrompus, ces chants n'en offraient pas moins des idées
suivies qui toutes se rapportaient à l'éloge d'Uncas et de Cora.

Une jeune fille distinguée entre ses compagnes, par son rang et
ses qualités, avait été choisie pour faire l'éloge du guerrier
mort; elle commença par de modestes allusions à ses vertus,
embellissant son discours de ces images orientales que les Indiens
ont probablement rapportées des extrémités de l'autre continent,
et qui forment en quelque sorte la chaîne qui lie l'histoire des
deux mondes. Elle l'appela la panthère de sa tribu; elle le montra
parcourant les montagnes d'un pas si léger que son pied ne
laissait aucune trace sur le sable; sautant de roc en roc avec là
grâce et la souplesse du jeûne daim. Elle compara son oeil à une
étoile brillante à travers une nuit obscure, et sa voix au milieu
d'une bataille au tonnerre du Manitou. Elle lui rappela la mère
qui l'avait conçu, et s'étendit sur le bonheur qu'elle devait
éprouver d'avoir un tel fils; elle le chargea de lui dire,
lorsqu'il la rencontrerait dans le monde des Esprits, que les
filles delawares avaient versé des larmes sur le tombeau de son
fils, et l'avaient appelée bienheureuse[74].

D'autres lui succédèrent alors, et donnant au son de leur voix
encore plus de douceur, avec ce sentiment de délicatesse propre à
leur sexe, elles firent allusion à la jeune étrangère ravie à la
terre en même temps que le jeune héros, le grand Esprit montrant
par là que sa volonté était qu'ils fussent à jamais réunis. Ils
l'invitèrent à se montrer doux et bienveillant pour elle, et de
l'excuser si elle ignorait ces notions essentielles que personne
n'avait pris soin de lui inculquer, si elle n'était pas au fait de
ces services qu'un guerrier tel que lui était en droit d'attendre
d'elle. Elles s'étendirent sur sa beauté incomparable, et sur son
noble courage, sans qu'aucun sentiment d'envie se glissât dans
leurs chants; et elles ajoutèrent que ses hautes qualités
suppléaient suffisamment à ce qui avait pu manquer à son
éducation.

Après elles, d'autres tour à tour s'adressèrent directement à la
jeune étrangère; leurs accents étaient ceux de la tendresse et de
l'amour. Elles l'exhortaient à se rassurer, et à ne rien craindre
pour son bonheur à venir. Un chasseur serait son compagnon, qui
saurait pourvoir à ses moindres besoins; un guerrier veillerait
auprès d'elle, qui était en état de la garantir de tous les
dangers. Elles lui promirent que son voyage serait paisible et son
fardeau léger; elles l'avertirent de ne pas s'abandonner à des
regrets inutiles pour les amis de son enfance et pour les lieux où
ses pères avaient demeuré, l'assurant que les bois bienheureux où
les Lenapes chassaient après leur mort contenaient des vallées
aussi riantes, des sources aussi limpides, des fleurs aussi belles
que le ciel des blancs. Elles lui recommandèrent d'être attentive
aux besoins de son compagnon, et de ne jamais oublier la
distinction que le Manitou avait si sagement établie entre eux.

Alors s'animant tout à coup, elles se réunirent pour chanter les
qualités du Mohican. Il était noble, brave et généreux, tout ce
qui convenait à un guerrier, tout ce qu'une jeune fille pouvait
aimer. Revêtant leurs idées des images les plus subtiles et les
plus éloignées, elles firent entendre que, dans les courts
instants qu'il avait passés auprès d'elle, elles avaient découvert
avec l'instinct de leur sexe la pente naturelle de ses
inclinations. Les filles delawares étaient sans attraits pour lui.
Il était d'une race qui avait autrefois été Sagamore, sur les
bords du lac salé, et ses affections s'étaient reportées sur un
peuple qui demeurait au milieu des tombeaux de ses ancêtres. Cette
prédilection d'ailleurs ne s'expliquait-elle pas assez? Tous les
yeux pouvaient voir que la jeune fille blanche était d'un sang
plus pur que le reste de sa nation. Sa conduite avait prouvé
qu'elle était capable de braver les fatigues et les dangers d'une
vie passée au milieu des bois; et maintenant, ajoutèrent-elles, le
grand Esprit l'a transportée dans un lieu où elle sera
éternellement heureuse.

Changeant alors de voix et de sujet, elles firent allusion à la
compagne de Cora, qui se lamentait dans l'habitation voisine.
Elles comparèrent son caractère doux et sensible aux flocons de
neige purs et sans tache qui se fondent aussi facilement aux
rayons du soleil qu'ils se sont gelés pendant le froid hiver.
Elles ne doutaient pas qu'Alice ne possédât toutes les affections
du jeune chef blanc, dont la douleur sympathisait si bien avec la
sienne; mais quoiqu'elles se gardassent bien de l'exprimer, on
voyait qu'elles ne la croyaient pas douée des grandes qualités qui
distinguaient Cora. Elles comparaient les boucles de cheveux
d'Alice aux tendrons de la vigne, son oeil à la voûte azurée, et
son teint à un nuage éclatant de blancheur embelli des rayons du
soleil levant.

Pendant ces chants tristes et doux, le silence le plus profond
régnait dans l'assemblée, et il n'était interrompu de temps en
temps que lorsque les assistants ne pouvaient plus résister à la
violence de leur douleur. Les Delawares écoutaient avec la même
attention que s'ils eussent été sous l'influence d'un charme, et
on lisait sur leurs physionomies expressives les émotions vives et
sympathiques qu'ils ressentaient. David lui-même trouvait une
sorte de soulagement en entendant ces voix si douces; et longtemps
après que les chants eurent cessé, ses regards vifs et brillants
attestaient l'impression qu'ils avaient faite sur son âme.

Le chasseur, qui seul de tous les blancs comprenait la langue des
Delawares, releva un peu la tête pour ne rien perdre des chants
des jeunes filles; mais quand elles vinrent à parler de la vie
qu'Uncas et Cora mèneraient dans les bois bienheureux, il secoua
la tête comme un homme qui connaissait l'erreur de leur simple
croyance, et il la laissa retomber jusqu'à ce que la lugubre
cérémonie fût terminée. Heureusement pour Heyward et Munro ils ne
comprenaient pas le sens des paroles sauvages qui frappaient leurs
oreilles et qui auraient renouvelé leur douleur.

Chingachgook seul faisait exception au vif intérêt témoigné par
les Delawares; son regard fixe ne s'était point détourné une seule
fois, et même dans les moments les plus pathétiques des
lamentations, aucun muscle de ses traits n'avait trahi la moindre
émotion. Les restes froids et insensibles de son fils étaient tout
pour lui, et hors celui de la vue, tous ses sens paraissaient
glacés; il ne semblait plus vivre que pour contempler ces traits
qu'il avait tant aimés, et qui bientôt lui seraient enlevés pour
toujours.

En ce moment des obsèques funéraires, un homme d'une contenance
grave et sévère, guerrier renommé pour ses faits d'armes, et
particulièrement pour les services qu'il avait rendus dans le
dernier combat, s'avança lentement du milieu de la foule, et se
plaça près des restes d'Uncas.

-- Pourquoi nous as-tu quittés, orgueil du Wapanachki? dit-il en
s'adressant au jeune guerrier, comme si ses restes inanimés
pouvaient l'entendre encore; ta vie n'a duré qu'un instant, mais
ta gloire a été plus brillante que les feux du soleil; tu es
parti, jeune vainqueur; mais cent Wyandots t'ont devancé dans le
sentier qui mène au monde des Esprits, et t'ont frayé le passage
au milieu des ronces. Quel est celui qui, t'ayant vu au milieu
d'une bataille, aurait pu croire que tu pouvais mourir? Qui, avant
toi, avait jamais montré à Utsawa le chemin du combat? Tes pieds
ressemblaient aux ailes de l'aigle, ton bras était plus pesant que
les hautes branches qui tombent du sommet du pin, et ta voix était
comme celle du Manitou lorsqu'il parle du sein des nuages. Les
paroles d'Utsawa sont bien faibles, ajouta-t-il tristement, et son
coeur est percé de douleur; orgueil du Wapanachki, pourquoi nous
as-tu quittés?

À Utsawa succédèrent plusieurs autres guerriers, jusqu'à ce que
tous les premiers chefs de la nation eussent payé leur tribut de
louanges à la mémoire de leur frère d'armes; ensuite le plus
profond silence recommença à régner.

En ce moment on entendit un murmure sourd et léger comme celui
d'une musique éloignée. Les sons en étaient si incertains qu'à
peine on les saisissait et qu'il était difficile de dire
précisément d'où ils sortaient. Cependant ils devenaient de moment
en moment plus élevés et plus sonores; on distingua bientôt des
plaintes, des exclamations de douleur, et enfin quelques phrases
entrecoupées. Les lèvres tremblantes de Chingachgook annonçaient
que c'était lui qui avait voulu joindre les accents de sa voix aux
honneurs qu'on rendait à son fils. Tous les regards s'étaient
baissés par respect pour la douleur paternelle qui cherchait en
vain à s'exhaler; aucun signe ne trahissait l'émotion
qu'éprouvaient les Delawares, mais on lisait sur toutes les
physionomies et jusque dans leur attitude qu'ils écoutaient avec
une avidité et une force d'attention que jusqu'alors Tamenund
avait seul commandées.

Mais ils écoutaient en vain: les sons s'affaiblirent, devinrent
tremblants, inintelligibles, et s'éteignirent enfin tout à fait,
comme les accords fugitifs d'une musique qui s'éloigne et dont le
vent emporte les derniers sons. Les lèvres du Sagamore se
refermèrent, ses yeux se fixèrent de nouveau sur Uncas. Ses
muscles contractés ne faisaient aucun mouvement, et on eût dit une
créature échappée des mains du Tout-Puissant avant d'en avoir reçu
une âme. Les Delawares, voyant que leur ami n'était pas encore
suffisamment préparé à soutenir un effort si pénible, résolurent
d'accorder encore quelques moments à ce malheureux père, et avec
un instinct de délicatesse qui leur était naturel, ils parurent
prêter toute leur attention aux obsèques de la jeune étrangère.

Un des chefs les plus anciens de la tribu donna le signal aux
femmes qui étaient groupées le plus près de l'endroit où reposait
le corps de Cora. À l'instant les jeunes filles élevèrent la
litière, et marchèrent d'un pas lent et régulier en chantant d'un
ton doux et bas les louanges de leur compagne. La Gamme, qui avait
suivi d'un oeil attentif des cérémonies qu'il trouvait si
païennes, se pencha alors sur l'épaule de son ami, et lui dit à
voix basse:

-- Ils emportent les restes de votre enfant, ne les suivrons-nous
pas? ne prononcerons-nous pas au moins sur sa tombe quelques
paroles chrétiennes?

Munro tressaillit comme si le son de la trompette dernière eût
retenti à son oreille, et jetant autour de lui un regard inquiet
et désolé, il se leva, et suivit le simple cortège avec le
maintien d'un soldat, mais le coeur d'un père accablé sous le
poids du malheur. Ses amis l'entourèrent, pénétrés aussi de
douleur, et le jeune officier français lui-même paraissait
profondément touché de la mort violente et prématurée d'une femme
si aimable. Mais lorsque les dernières femmes de la tribu eurent
pris les places qui leur étaient assignées dans le cortège
funèbre, les hommes des Lenapes rétrécirent leur cercle, et se
groupèrent de nouveau autour d'Uncas, aussi immobiles, aussi
silencieux qu'auparavant.

L'endroit fixé pour la sépulture de Cora était une petite colline,
où un bouquet de pins jeunes et vigoureux avait pris racine et
formait une ombre lugubre et convenable pour un tombeau. En y
arrivant, les jeunes filles déposèrent leur fardeau, et avec la
patience caractéristique des Indiennes, et la timidité de leur
âge, elles attendirent qu'un des amis de Cora leur donnât
l'encouragement d'usage. Enfin le chasseur, qui seul était au fait
de leurs cérémonies, leur dit en langue delaware:

-- Ce que mes filles ont fait est bien, et les hommes blancs les
en remercient.

Satisfaites de ce témoignage d'approbation, les jeunes filles
déposèrent le corps de Cora dans une espèce de bière faite
d'écorce de bouleau avec beaucoup d'adresse, et même avec une
certaine élégance, et elles la descendirent ensuite dans son
obscure et dernière demeure. La cérémonie ordinaire de couvrir la
terre fraîchement remuée avec des feuilles et des branchages fut
accomplie avec les mêmes formes simples et silencieuses.
Lorsqu'elles eurent rempli ce dernier et triste devoir, les jeunes
filles s'arrêtèrent, ne sachant si elles devaient continuer à
procéder suivant les rites de leur tribu; alors le chasseur prit
de nouveau la parole:

-- Mes jeunes femmes en ont fait assez, dit-il; l'esprit d'un
blanc n'a besoin ni de vêtements ni de nourriture. Mais, ajouta-t-
il en jetant les yeux sur David qui venait d'ouvrir son livre et
se disposait à entonner un chant sacré, je vais laisser parler
celui qui connaît mieux que moi les usages des chrétiens.

Les femmes se retirèrent modestement de côté, et après avoir joué
le premier rôle dans cette triste scène, elles en devinrent les
simples et attentives spectatrices. Pendant tout le temps que
durèrent les pieuses prières de David, il ne leur échappa ni un
regard de surprise ni un signe d'impatience. Elles écoutaient
comme si elles avaient compris les mots qu'il prononçait, et
paraissaient aussi émues que si elles eussent ressenti la douleur,
l'espérance et la résignation qu'ils étaient faits pour inspirer.

Excité par le spectacle dont il venait d'être témoin, et peut-être
aussi par l'émotion secrète qu'il éprouvait, le maître de chant se
surpassa lui-même. Sa voix pleine et sonore, retentissant après
les accents plaintifs des jeunes filles, ne perdait rien à la
comparaison; et ses chants, plus régulièrement cadencés, avaient
de plus le mérite d'être intelligibles pour ceux auxquels il
s'adressait particulièrement. Il finit le psaume comme il l'avait
commencé, au milieu d'un silence grave et solennel.

Lorsqu'il eut fini le dernier verset, les regards inquiets et
craintifs de l'assemblée, la contrainte encore plus grande que
chacun s'imposait pour ne pas faire le plus léger bruit,
annoncèrent qu'on s'attendait que le père de la jeune victime
allait prendre la parole. Munro parut s'apercevoir en effet que le
moment était venu pour lui de faire ce qui peut être regardé comme
le plus grand effort dont la nature humaine soit capable. Il
découvrit ses cheveux blancs, et prenant un maintien ferme et
composé, il regarda la foule immobile dont il était entouré. Alors
faisant signe au chasseur d'écouter, il s'exprima ainsi:

-- Dites à ces jeunes filles qui montrent tant de douceur et de
bonté, qu'un vieillard défaillant dont le coeur est brisé les
remercie du fond du coeur. Dites-leur que l'Être que nous adorons
tous leur tiendra compte de leur charité, et qu'il viendra un jour
où nous pourrons nous trouver réunis autour de son trône, sans
distinction de sexe, de rang ni de couleur.

Le chasseur écouta attentivement le vieillard, qui prononça ces
mots d'une voix tremblante. Lorsqu'il eut fini, il branla la tête
comme pour faire entendre qu'il doutait de leur efficacité.

-- Leur tenir ce langage, répondit-il, ce serait leur dire que la
neige ne tombe point dans l'hiver, ou que le soleil ne brille
jamais avec plus de force que lorsque les arbres sont dépouillés
de leurs feuilles.

Alors, se tournant du côté des hommes, il leur exprima la
reconnaissance de Munro dans les termes qu'il crut le mieux
appropriés à l'intelligence de ses auditeurs. La tête du vieillard
était déjà retombée sur sa poitrine, et il se livrait de nouveau à
sa morne douleur, lorsque le jeune Français dont nous avons déjà
parlé, se hasarda à lui toucher légèrement l'épaule. Dès qu'il eut
attiré l'attention du père infortuné, il lui fit remarquer un
groupe de jeunes Indiens qui s'approchaient, portant une litière
entièrement fermée; et ensuite, par un geste expressif, il lui
montra le soleil.

-- Je vous comprends, Monsieur, répondit Munro en s'efforçant de
parler d'une voix ferme, je vous comprends. C'est la volonté du
ciel, et je m'y soumets. Cora, mon enfant, si la bénédiction d'un
père au désespoir peut parvenir encore jusqu'à toi, reçois-la avec
mes ferventes prières! Allons, Messieurs, ajouta-t-il en regardant
autour de lui d'un air calme en apparence, quoique la douleur dont
il était navré fût trop violente pour pouvoir être cachée
entièrement, nous n'avons plus rien à faire ici; partons.

Heyward obéit sans peine à un ordre qui lui faisait quitter un
lieu où à chaque instant il sentait son courage prêt à
l'abandonner. Cependant, tandis que ses compagnons montaient à
cheval, il trouva le temps de serrer la main du chasseur, et de
lui rappeler la promesse qu'il lui avait faite de venir le
rejoindre dans les rangs de l'armée anglaise. Alors se mettant en
selle, il alla se mettre à côté de la litière; les sanglots
étouffés qui en sortaient annonçaient seuls la présence d'Alice.
Tous les blancs, Munro à leur tête, suivi d'Heyward et de David,
plongés dans un morne abattement, s'éloignèrent de ce lieu de
douleur, à l'exception d'OEil-de-Faucon, et ils disparurent
bientôt dans les profondeurs de la forêt.

La sympathie que les mêmes infortunes avaient établie entre les
simples habitants de ces bois et les étrangers qui les avaient
visités ne s'éteignit pas si aisément. Pendant bien des années,
l'histoire de la jeune fille blanche et du jeune guerrier des
Mohicans charma les longues soirées, et entretint dans le coeur
des jeunes Delawares la soif de la vengeance contre leurs ennemis
naturels.

Les acteurs qui avaient joué un rôle secondaire dans ces
événements ne furent pas non plus oubliés. Par l'intermédiaire du
chasseur, qui pendant longtemps encore servit en quelque sorte de
point de communication entre la civilisation et la vie sauvage,
les Delawares apprirent que le vieillard aux cheveux blancs
n'avait pas tardé à aller rejoindre ses pères, succombant, à ce
qu'on croyait généralement, aux fatigues prolongées de l'état
militaire, mais plus probablement à l'excès de sa douleur, et que
la Main-Ouverte avait emmené la seconde fille du bon vieillard
bien loin dans les habitations des blancs, où ses larmes, après
avoir coulé bien longtemps, avaient enfin fait place au sourire du
bonheur, beaucoup plus en harmonie avec son caractère. Mais ces
événements sont postérieurs à l'époque qu'embrasse notre histoire.
Après avoir vu partir tous ceux de sa couleur, OEil-de-Faucon
revint vers le lieu qui lui rappelait de si tristes souvenirs. Les
Delawares commençaient déjà à revêtir Uncas de ses derniers
vêtements de peaux. Ils s'arrêtèrent un moment pour permettre au
chasseur de jeter un long regard sur son jeune ami, et de lui dire
un dernier adieu. Le corps fut ensuite enveloppé pour ne plus
jamais être découvert. Alors commença une procession solennelle
comme pour Cora, et toute la nation se réunit autour du tombeau
provisoire du jeune chef, provisoire, car il était convenable
qu'un jour ses ossements reposassent au milieu de ceux de son
peuple.

Le mouvement de la foule avait été simultané et général. Elle
montra autour de la tombe la même douleur, la même gravité, le
même silence que nous avons déjà eu l'occasion de décrire. Le
corps fut déposé dans l'attitude du repos, le visage tourné vers
le soleil levant; ses instruments de guerre, ses armes pour la
chasse étaient à ses côtés; tout était préparé pour le grand
voyage. Une ouverture avait été pratiquée dans l'espèce de bière
qui renfermait le corps, pour que l'esprit pût communiquer avec
ces dépouilles terrestres, lorsqu'il en serait temps; et les
Delawares, avec cette industrie qui leur est propre, prirent les
précautions d'usage pour le mettre à l'abri des ravages des
oiseaux de proie.

Ces arrangements étant terminés, l'attention générale se porta de
nouveau sur Chingachgook. Il n'avait pas encore parlé, et l'on
attendait quelques paroles de consolation, quelques avis
salutaires de la bouche d'un chef aussi renommée, dans une
circonstance aussi solennelle. Devinant les désirs du peuple, le
malheureux père leva la tête qu'il avait laissé retomber sur la
poitrine, et promena un regard calme et tranquille sur
l'assemblée. Ses lèvres s'ouvrirent alors, et pour la première
fois, depuis le commencement de cette longue cérémonie, il
prononça des paroles distinctement articulées:

-- Pourquoi mes frères sont-ils dans la tristesse? dit-il en
regardant l'air abattu des guerriers qui l'entouraient; pourquoi
mes filles pleurent-elles? Parce qu'un jeune guerrier est allé
chasser dans les bois bienheureux! parce qu'un chef a fourni sa
carrière avec honneur! Il était bon; il était soumis; il était
brave. Le Manitou avait besoin d'un pareil guerrier, et il l'a
appelé à lui. Pour moi, je ne suis plus qu'un tronc desséché que
les blancs ont dépouillé de ses racines et de ses rameaux. Ma race
a disparu des bords du lac salé et du milieu des rochers des
Delawares; mais qui peut dire quel serpent de sa tribu a oublié sa
sagesse! Je suis seul...

-- Non, non, s'écria OEil-de-Faucon qui jusque-là s'était contenu
en tenant les yeux fixés sur les traits rigides de son ami, mais
dont la philosophie ne put durer plus longtemps; non, Sagamore,
vous n'êtes pas seul. Notre couleur peut être différente, mais
Dieu nous a placés dans la même route pour que nous fissions
ensemble le voyage. Je n'ai pas de parents, et je puis aussi dire,
comme vous, pas de peuple. Uncas était votre fils, c'était une
Peau-Rouge; le même sang coulait dans vos veines; mais si jamais
j'oublie le jeune homme qui a si souvent combattu à mes côtés en
temps de guerre, et reposé auprès de moi en temps de paix, puisse
celui qui nous a tous créés, quelle que soit notre couleur,
m'oublier aussi au dernier jour! L'enfant nous a quittés pour
quelque temps; mais, Sagamore, vous n'êtes pas seul!

Chingachgook saisit la main que dans l'excès de son émotion OEil-
de-Faucon lui avait tendue au-dessus de la terre fraîchement
remuée, et ces deux fiers et intrépides chasseurs inclinèrent en
même temps la tête sur la tombe, tandis que de grosses larmes
s'échappant de leurs yeux arrosaient la terre où reposaient les
restes d'Uncas.

Au milieu du silence imposant qui s'était établi à la vue de cette
scène attendrissante, Tamenund éleva la voix pour disperser la
multitude:

-- C'est assez, dit-il. Allez, enfants des Lenapes; la colère du
Manitou n'est pas apaisée. Pourquoi Tamenund attendrait-il encore?
Les blancs sont maîtres de la terre, et l'heure des Peaux-Rouges
n'est pas encore arrivée. Le jour de ma vie a trop duré. Le matin
j'ai vu les fils d'Unamis forts et heureux; et cependant, avant
que la nuit soit venue, j'ai vécu pour voir le dernier guerrier de
l'antique race des MOHICANS!



     [1] Scout.
     [2] Hunter (Voyez Les Pionniers.)
     [3] Trapper (Voyez La Prairie.)
     [4] Bien que cette préface soit supprimée dans la
dernière édition, nous avons cru qu'elle valait la peine
d'être conservée, comme renfermant des éclaircissements
qui ne se rencontrent pas dans l'Introduction nouvelle.
     [5] Le révérend Heckewelder pourrait être appelé le
Las Casas de l'Amérique du Nord. Ses écrits sur les
Indiens, auxquels nous emprunterons plus d'une note, ont
été consignés dans les Transactions philosophiques
américaines, année 1819.
     [6] Comme chaque tribu indienne a son langage ou
son dialecte, elles donnent ordinairement différents noms
aux mêmes lieux, quoique presque tous leurs termes
soient descriptifs. Ainsi la traduction littérale du nom de
cette belle pièce d'eau adopté par la tribu qui habite ces
rivages, est « La Queue du Lac ». Le lac Georges, comme
on l'appelait vulgairement, et comme il est maintenant
légalement appelé, forme une espèce de queue au lac
Champlain, lorsqu'on le regarde sur la carte. De là vient le
nom.
     [7] Ce jeune Virginien était Washington lui-même,
alors colonel d'un régiment de troupes provinciales ; le
général dont il est ici question est le malheureux Braddock,
qui fut tué et perdit par sa présomption la moitié de son
armée. La réputation militaire de Washington date de cette
époque : il conduisit habilement la retraite et sauva le reste
des troupes. Cet événement eut lieu en 1755. Washington
était né en 1732 ; il n'avait donc que vingt-trois ans.
Suivant une tradition populaire, un chef sauvage prédit que
le jeune Virginien ne serait jamais tué dans une bataille ; il
avait même vainement tiré sur lui plusieurs fois, et son
adresse était cependant remarquable ; mais Washington
fut le seul officier à cheval de l'armée américaine qui ne fut
pas blessé ou tué dans cette déroute.
     [8] Washington, qui avertit plus tard, mais
inutilement, le général européen de la position dangereuse
dans laquelle il se plaçait sans nécessité, sauva le reste de
l'armée anglaise, dans cette occasion, par sa décision et son
courage. La réputation que s'acquit Washington dans cette
bataille fut la principale cause du choix que l'on fit de lui
plus tard pour commander les armées américaines. Une
circonstance digne de remarque, c'est que, tandis que toute
l'Amérique retentissait de la gloire dont il venait de se
couvrir, son nom ne fut inscrit dans aucun bulletin
d'Europe sur cette bataille. C'est de cette manière que la
mère patrie cachait même la gloire des Américains, pour
obéir à son système d'oppression.
     [9] Les nouvelles levées.
     [10] Un tomahawk est une petite hache. Avant
l'arrivée des colons européens, les tomahawks étaient faits
avec des pierres ; aujourd'hui les blancs les fabriquent eux-
mêmes avec du fer, et les vendent aux sauvages. Il y a deux
espèces de tomahawks, le tomahawk à pipe et le tomahawk
sans pipe. Le premier ne peut être lancé, la tête de la hache
formant un fourneau de pipe, et le manche un tuyau : c'est
le second que les sauvages manient et jettent avec une
adresse remarquable comme le dgerid des Maures.
     [11] Il exista pendant longtemps une confédération
parmi les tribus indiennes occupant le nord-ouest de la
colonie de New-York, qui fut d'abord désignée sous le nom
des Cinq Nations. Plus tard, elle admit une autre tribu, et
prit le titre des Six Nations. La confédération première
était composée des Mohawks, des Oncidas, des Sénécas,
des Cayugas, et des Onondagas. La sixième tribu s'appelait
Tuscaroras. Il y a des restes de tous ces peuples encore
existants sur des territoires qui leur sont assignés par le
gouvernement, mais ils disparaissent tous les jours, soit
par la mort, soit parce qu'ils se transportent au milieu de
scènes plus en rapport avec leurs habitudes. Sous peu, il ne
restera plus rien, que leur nom, de ces peuples
extraordinaires, dans les régions où leurs pères ont vécu
pendant des siècles. L'État de New-York a des comtés qui
portent leurs noms, excepté celui des Mohawks et celui des
Tuscaroras ; mais une des rivières principales de cet État
s'appelle La Mohawk.
     [12] Narrangaset. Dans l'État de Rhode-lsland il y a
une baie appelée Narrangaset, portant le nom d'une
puissante tribu qui habitait autrefois ces rivages. Ce pays
abondait autrefois en chevaux bien connus en Amérique
sous le nom de Narrangaset. Ils étaient petits et d'une
couleur appelée ordinairement sorrel (alezan, saure) en
Amérique. Ils se distinguaient par leur pas. Les chevaux de
cette race étaient et sont encore recherchés comme
chevaux de selle, à cause de leur sobriété et de l'aisance de
leur allure. Comme ils ont aussi le pied très sûr, les
narrangasets étaient généralement recherchés pour servir
de monture aux femmes qui étaient obligées de voyager
parmi les racines et les trous des nouveaux-pays.
     [13] Le personnage de David n'a pas été, selon
l'auteur, bien compris en Europe. C'est le type d'une classe
d'hommes particulière aux États-Unis. M. Fenimore
Cooper se rappelle avoir vu lui-même le temps où le chant
des psaumes était une des récréations favorites de la
société américaine ; aussi n'a-t-il prétendu jeter sur ce
personnage qu'une teinte très légère d'ironie.
     [14] Les guerriers de l'Amérique du Nord se rasaient
les cheveux et ne conservaient qu'une petite touffe sur le
sommet de la tête, afin que leurs ennemis pussent s'en
servir en arrachant le scalp au moment de leur chute. Le
scalp était le seul trophée admissible de la victoire ; aussi il
était plus important d'obtenir le scalp d'un guerrier que de
le tuer. Quelques tribus attachaient une grande importance
à l'honneur de frapper un corps mort. Ces pratiques ont
presque entièrement disparu parmi les Indiens des États
de l'Atlantique.
     [15] Le lecteur doit excuser l'introduction du mot
scalper. Il se présentera trop souvent pour y suppléer par
une périphrase.
     [16] Hunting-shirt, espèce de blouse de chasse. C'est
un vêtement pittoresque, court et orné de franges et de
glands. Les couleurs ont la prétention d'imiter les nuances
du feuillage, afin de cacher le chasseur aux yeux de sa
proie. Plusieurs corps des milices américaines ont été
habillés ainsi, et cet uniforme est un des plus
remarquables des temps modernes. La blouse de chasse est
souvent blanche.
     [17] Ou mocassine, espèce de chaussure.
     [18] Le fusil de l'armée est toujours court, celui du
chasseur est long.
     [19] Mississipi. Le chasseur fait allusion à une
tradition qui est très populaire parmi les États de
l'Atlantique ; on déduit de cette circonstance une nouvelle
preuve de leur origine asiatique, quoiqu'une grande
incertitude règne dans l'histoire des Indiens.
     [20] Les Indiens enterraient un tomahawk pour
exprimer que la guerre était finie.
     [21] L'eau-de-vie.
     [22] Le wampum est la monnaie des sauvages de
l'Amérique septentrionale : ils composent le wampum arec
des coquillages d'une certaine espèce qu'ils unissent eu
forme de chapelets, de ceintures, etc. ; cette monnaie se
mesure au lieu de se compter. Des présents de wampum
précèdent tous les traités de paix et d'amitié.
     [23] Cette scène se passait au 42° degré de latitude, où
le crépuscule ne dure jamais longtemps.
     [24] Le wigwam est la tente des sauvages, et signifie
aussi le camp ou le village d'une tribu, etc.
     [25] Le lecteur se rappellera que New-York était
originairement une colonie hollandaise.
     [26] Castles. Les principaux villages des Indiens sont
encore appelés châteaux (castles) par les blancs de New-
York. Oneida-Castle n'est plus qu'un hameau a moitié
ruiné ; cependant ce nom lui est encore conservé.
     [27] Relish. Dans le langage vulgaire,
l'assaisonnement d'un plat est appelé par les Américains
relish, et l'on semble attacher plus d'importance à
l'assaisonnement qu'au met principal. Ces termes
provinciaux sont souvent placés dans la bouche des
acteurs, suivant leur condition. La plupart de ces termes
sont d'un usage local, et d'autres sont tout à fait
particuliers à la classe d'hommes à laquelle le personnage
appartient. Dans le cas présent le chasseur se sert de ce
mot sans faire positivement allusion au sel dont la société
était abondamment pourvue.
     [28] Il y a ici un jeu de mots qu'il faut désespérer de
traduire. L'acajou se dit en anglais mahogany : OEil-de-
Faucon le prononce my hog-Guinca, ce qui veut dire mon
cochon de Guinée, et il ajoute que le sassafras a une odeur
bien supérieure à celle du cochon de Guinée et de tous les
cochons du monde. C'est un calembour sauvage qui ne
ferait peut-être pas fortune à Paris ; mais il est
intraduisible.
     [29] Les chutes du Glenn sont sur l'Hudson, à environ
quarante ou cinquante milles au-dessus de la tête de la
marée, c'est-à-dire au lieu où la rivière devient navigable
pour des sloops. La description de cette pittoresque et
remarquable petite cataracte est suffisamment correcte,
quoique l'application de l'eau aux usages de la vie civilisée
ait matériellement altéré ses beautés. L'île rocheuse et les
deux cavernes sont bien connues des voyageurs, et la
première supporte maintenant la pile d'un pont qui est jeté
sur la rivière, immédiatement au-dessus de la chute. Pour
expliquer le goût d'OEil-de-Faucon, on doit se rappeler que
les hommes prisent le plus ce dont ils jouissent le moins.
Ainsi, dans un nouveau pays, les bois et autres beautés
naturelles, que dans l'ancien monde on conserverait à tout
prix, sont détruits simplement dans la vue d'améliorer
(improving), comme on dit aujourd'hui.
     [30] Le sens des mots indiens se détermine
principalement par le ton avec lequel ils sont prononcés.
     [31] On connaît l'aptitude de ces oiseaux à imiter la
voix et le chant des autres.
     [32] Il faut observer qu'OEil-de-Faucon donne
différents noms à ses ennemis. Mingo et Maqua sont des
termes de mépris, et Iroquois est un nom donné par les
Français. Les Indiens font rarement usage du même nom
lorsque différentes tribus parlent les unes des autres.
     [33] C'est une particularité de la psalmodie
américaine, que les airs sont distingués les uns des autres
par des noms de villes ou de provinces, etc., comme
Danemark, Lorraine, île de Wight, et ces trois derniers sont
les plus estimés.
     [34] Le français.
     [35] Il a longtemps été d'usage parmi les blancs qui
voulaient se concilier les Indiens les plus importants, de
leur donner des médailles pour porter à la place de leurs
grossiers ornements. Celles qui sont données par les
Anglais ont pour émpreinte l'image du roi régnant, et celles
qui sont données par les Américains, l'image du président.
     [36] Nom que les Indiens donnent à leurs femmes.
     [37] Les tentes.
     [38] Plusieurs des animaux des forêts de l'Amérique
s'arrêtent dans les lieux où se trouvent des sources d'eau
salée. On les appelle licks ou salt-licks ; dans le langage du
pays cela signifie que le quadrupède est suvent obligé de
lécher (to licks) la terre afin d'en obtenir les particules
salées. Ces licks sont d'un grand secours aux chasseurs,
parce qu'elles mettent sur la piste du gibier, qui se tient
souvent dans les environs.
     [39] Cette scène se passe dans le lieu où l'on a bâti
depuis le village de Balliston, une des principales eaux
thermales de l'Amérique.
     [40] Il y a quelques années, l'auteur chassait dans les
environs des ruines du fort Oswego, élevé sur le territoire
du lac Ontario. Il faisait la chasse aux daims dans une forêt
qui s'étendait presque sans interruption l'espace de
cinquante milles ; il aperçut tout d'un coup six ou huit
échelles étendues dans le bois à peu de distance les unes
des autres ; elles étaient grossièrement faites et en très
mauvais état ; surpris de voir de tels objets dans un pareil
lieu, il eut recours, pour en avoir l'explication, à un
vieillard qui demeurait dans les environs.

     » - Pendant la guerre de 1776, le fort Oswego était
occupé par les Anglais ; une expédition fut envoyée à
travers deux cents milles de la forêt pour surprendre le
fort. Il paraît qu'en arrivant au lieu où les échelles étaient
déposées, les Américains apprirent qu'ils étaient attendus
et en grand danger d'être coupés. Ils jetèrent leurs échelles
et firent une rapide retraite. Ces échelles étaient restées
pendant cinquante ans dans le lieu où elles avaient été
ainsi déposées. »
     [41] On donne encore le titre de Patron au général Van
Nenpelen, qui est propriétaire d'un immense domaine
dans le voisinage d'Albany. À New-York, ce propriétaire est
généralement connu comme le Patron par excellence.
     [42] Le baron Dieskau, Allemand au service de France.
Quelques années avant l'époque de cette histoire, cet
officier fut défait par sir William Johnson, de Johnstown
(État de New-York), sur les terres du lac George.
     [43] L'auteur a mis en français les interpellations des
sentinelles françaises et les réponses de Duncan,
lorsqu'elles sont faites en français. Nous avons conservé
les phrases telles qu'elles ont été écrites par l'auteur.
     [44] On a creusé plus de trois cents lieues de canaux
dans les États-Unis depuis dix ans, et ils sont dus à la
première entreprise d'un administrateur, M. Clinton,
gouverneur de l'État de New-York en 1828.
     [45] Le plan de M. Clinton ne pouvait en effet être
justifié que par le succès ; il l'a été : il s'agissait de joindre
par un canal les grands lacs à l'Océan atlantique. Cette
entreprise gi-gantesque a été exécutée en huit ans, et n'a
coûté que 50, 000, 000 fr.
     [46] Mot équivalent de celui de - Français - dans la
bouche d'un Anglais.
     [47] Ordre de chevalerie écossais.
     [48] Devise de cet ordre : Personne impunément
n'oserait m'attaquer.
     [49] Petite embarcation légère à voiles ou à rames,
longue de 6 à 7 m, relevée à chaque extrémité.
     [50] Finale de prières (psaumes, hymnes, collectes,
canon de la messe, etc.) à la louange de la Trinité.
     [51] Le nombre des combattants qui périrent dans
cette malheureuse affaire varie depuis cinq jusqu'à quinze
cents.
     [52] Ligne de défense matérialisée par une tranchée
avec palissades ou parapets, établie par l'assiégeant d'une
place pour se protéger contre les attaques extérieures et
couper à la place assiégée toute communication.
     [53] Vent du nord, et plus généralement, tout vent
violent, froid et orageux.
     [54] Homme de rien, sot, importun.
     [55] Petit objet de peu de valeur.
     [56] Les talents de l'oiseau-moqueur d'Amérique sont
généralement connus ; mais le véritable oiseau-moqueur
ne se trouve pas aussi loin vers le nord que l'État de New-
York, où il a cependant deux substituts de mérite
inférieur : le cat-bird (oiseau-chat, ainsi nommé parce qu'il
imite le miaulement d'un petit chat), souvent cité par le
chasseur, et l'oiseau vulgairement nommé groum-thresher.
Ces deux derniers oiseaux sont supérieurs au rossignol et à
l'alouette, quoique en général les oiseaux d'Amérique ne
soient pas aussi harmonieux que les oiseaux d'Europe.
     [57] Les beautés du lac George sont bien connues de
tout voyageur américain ; relativement à la hauteur des
montagnes qui l'entourent et à ses accessoires, il est
inférieur aux plus beaux lacs de la Suisse et de l'Italie.
Dans ses contours et la pureté de son eau, il est leur égal ;
dans le nombre et la disposition de ses îles et de ses îlots, il
est de beaucoup au-dessus d'eux tous.
     On assure qu'il y a quelques centaines de ces îles sur
une pièce d'eau qui a moins de trente milles de longueur.
Les canaux naturels qui unissent ce qu'on peut appeler en
effet deux lacs, sont couverts d'îles qui n'ont quelquefois
entre elles que quelques pieds de distance. Le lac lui-même
varie, dans sa largeur, de un a trois milles.
     L'État de New-York est remarquable par le nombre et
la beauté de ses lacs ; une de ses frontières repose sur la
vaste étendue du lac Ontario, tandis que le lac Champlain
s'étend presque pendant cent milles le long d'un autre.
Onéida, Cayuga, Canandaigua, Seneca et George sont des
lacs de trente milles de longueur ; ceux d'une plus petite
proportion sont innombrables. Sur la plupart de ces lacs il
y a maintenant de superbes villages, et on y voyage très
souvent sur des bateaux a vapeur.
     [58] Nom d'un lac dans l'État de New-York.
     [59] Ce nom est moins connu en France que celui de
mammouth : il est employé par les naturalistes du nord de
l'Europe et de l'Amérique, pour désigner un animal marin
monstrueux par la grandeur et par la forme.
     [60] Les totems forment une espèce de blason.
Chaque famille sauvage se supposant descendue de
quelque animal, adopte pour ses armoiries la
représentation de cette origine bizarre qui peut-être n'est
qu'une allégorie. Le tombeau est orné du totem qui a
distingué le sauvage pendant sa vie et joué un rôle dans
toutes les solennités de son existence aventureuse.
     [61] C'est le nom local d'une espèce d'émérillon (petit
rapace diurne du genre des faucons, que l'on dressait
autrefois pour la chasse ) particulière à l'Amérique.
     [62] Les Yenguis, les Anglais.
     [63] Balaam, devin que la Bible décrit comme un faux
prophète de Péthor en Mésopotamie, fut mandé par Balac,
roi des Moabites, pour maudire les Israélites, qui, après
avoir traversé le désert venaient envahir ses États. Pendant
qu'il se rendait près de ce prince, un ange armé d'une épée
nue s'offrit aux yeux de l'Ânesse qui le portait ; celle-ci
s'arrêta tout à coup, et, comme Balaam la frappait, l'animal,
miraculeusement doué de la parole, lui reprocha sa
cruauté ; en même temps, le devin aperçut un ange qui lui
défendit, au nom du Seigneur, de maudire les israélites.
Balaam, en effet n'osa proférer des imprécations ; tout au
contraire il bénit le peuple de Dieu, malgré les instances et
la colère de Balac.
     [64] Ces harangues adressées à des animaux sont
fréquentes chez les Indiens ; ils en font aussi souvent à
leurs victimes, leur reprochant leur poltronnerie ou louant
leur courage, selon qu'elles montrent de la force ou de la
faiblesse dans les souffrances.
     [65] Le suc-ca-tush est un mets composé de maïs et
d'autres ingrédients mêlés : ordinairement il n'y entre que
du maïs et des fèves. Ce mets est très connu et très estimé
des blancs des États-Unis, qui le désignent par le même
nom.
     [66] Les Américains appellent quelquefois leur saint
tutélaire Tameny, corruption du nom du célèbre chef que
nous introduisons ici. Il y a beaucoup de traditions qui
parlent de la réputation et de la puissance de Tamenund.
     [67] William-Penn était appelé Miquon par les
Delawares, et comme il n'usa jamais ni d'injustices ni de
violences dans ses relations avec eux, sa réputation de
probité est passée en proverbe. L'Américain est justement
fier de l'origine de sa nation parce qu'elle est peut-être
unique dans l'histoire du monde, mais les Pensylvaniens et
les habitants de Jersey ont encore plus de raisons de se
glorifier de leurs ancêtres que les habitants d'aucun autre
État, puisque aucune injustice n'a été commise par eux
envers les premiers propriétaires du sol natal.
     [68] Allusion à l'opinion de quelques nations sauvages
que la terre est placée sur le dos d'une grande tortue.
     [69] De la Grande Tortue.
     [70] Guillaume Penn.
     [71] Un tronc nu et blazed. On dit, dans le langage du
pays, d'un arbre qui a été partiellement ou entièrement
dépouillé de son écorce, qu'il a été blazed. Ce terme est
tout à fait anglais, car on dit, en Angleterre, d'un cheval qui
a une marque blanche qu'il est blazed.
     [72] Les forêts américaines permettent le passage du
cheval, parce qu'il y a peu de buissons et de branches
pendantes. Le plan d'OEil-de-Faucon est un de ceux qui ont
réussi le plus souvent dans les combats entre les blancs et
les Indiens. Wayne, dans sa célèbre campagne sur le
Miami, reçut le feu de ses ennemis en ligne, et alors
ordonnant a ses dragons de tourner autour de ses flancs,
les Indiens furent chasses de leur couvert sans avoir le
temps de charger leurs armes. Un des principaux chefs qui
se trouvait au combat de Miami, assura à l'auteur que les
Peaux-Rouges ne pouvaient pas vaincre les guerriers qui
portaient « de longs couteaux et des bas de peau » faisant
allusion aux dragons avec leurs sabres et leurs bottes.
     [73] Cette phrase est une expression de mépris
adressée à l'ennemi en fuite, et qui n'a aucune liaison avec
les paroles qui suivent immédiatement.
     [74] Il est curieux de comparer ce chant de mort avec
le coronach du jeune Duncan dans la Dame du Lac.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le dernier des mohicans - Le roman de Bas-de-cuir" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home