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Title: Bas les coeurs!
Author: Darien, Georges, 1862-1921
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Bas les coeurs!" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



                   ÉVREUX, IMPRIMERIE CHARLES HÉRISSEY


                             GEORGES DARIEN



                             BAS LES COEURS!



                                 PARIS
                     NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE
                        ALBERT SAVINE, ÉDITEUR
                      _12, Rue des Pyramides, 12_

                                 1889



                            BAS LES COEURS



                                  I


La guerre a été déclarée hier. La nouvelle en est parvenue à Versailles
dans la soirée.

M. Beaudrain, le professeur du lycée qui vient me donner des leçons tous
les jours, de quatre heures et demie à six heures, m'a appris la chose
dès son arrivée, en posant sa serviette sur la table.

Il a eu tort. Moi qui suis à l'affût de tous les prétextes qui peuvent
me permettre de ne rien faire, j'ai saisi avec empressement celui qui
m'était offert.

--Ah! la guerre est déclarée! Est-ce qu'on va se battre bientôt,
monsieur?

--Pas avant quelques jours, a répondu M. Beaudrain avec suffisance. Un
de mes amis, capitaine d'artillerie, que j'ai rencontré en venant ici,
m'a dit que nous ne passerions guère le Rhin avant un huitaine de jours.

--Alors, nous allons passer le Rhin?

--Naturellement. Il est nécessaire de franchir ce fleuve pour envahir la
Prusse.

--Alors, nous envahirons la Prusse?

--Naturellement, puisque nous avons 1813 et 1815 à venger.

--Ah! oui, 1813 et 1815! Après Waterloo, n'est-ce pas, monsieur? Quand
Napoléon a été battu?...

--Napoléon n'a pas été battu. Il a été trahi, a fait M. Beaudrain en
hochant la tête d'un air sombre. Mais donnez-moi donc votre devoir;
c'est un chapitre des _Commentaires_, je crois?

--Oui, monsieur... J'ai vu chez M. Pion...

--... Les _Commentaires_... Ah! c'était un bien grand capitaine que
César! Eh! eh! nous suivons ses traces. Seulement nous n'aurons pas
besoin de perdre trois jours, comme lui, à jeter un pont sur le Rhin;
nous irons un peu plus vite, eh! eh!... Qu'est-ce que vous avez vu, chez
M. Pion?

--Une gravure qui représente Napoléon partant pour Sainte-Hélène et
prononçant ces mots: «O France...»

Le professeur m'a coupé la parole d'un geste brusque; et, passant la
main droite dans son gilet, la main gauche derrière le dos, il a murmuré
d'une voix lugubre en levant les yeux au plafond:

--«O France, quelques traîtres de moins et tu serais encore la reine des
nations!»...

--C'est sur le _Bellérophon_, n'est-ce pas, monsieur, que l'Empereur
était embarqué?

--Je vous apprendrai cela plus tard, mon ami. Pour le moment, nous n'en
sommes qu'à l'histoire grecque... à la Tyrannie des Trente... Mais
donnez-moi votre devoir.

J'ai tendu sans peur la feuille de papier. M. Beaudrain me l'a rendue
dix minutes après avec un trait de crayon bleu à la onzième ligne et une
croix en marge:

--Un non-sens, mon ami, un non-sens. Hier, vous n'aviez qu'un
contre-sens. Somme tout, ce n'est pas mal, car le passage n'est pas
commode. Je m'étonne que vous vous en soyez si bien tiré.

Ça ne m'étonne pas, pour une bonne raison: je copie tout simplement mes
versions, depuis deux mois, sur une traduction des _Commentaires_ que
j'ai achetée dix sous au bouquiniste de la rue Royale. Les jours pairs,
je glisse traîtreusement un tout petit contre-sens dans le texte
irréprochable; les jours impairs, j'y introduis un non-sens. Hier,
c'était le 17.

Mon père est entré.

--Bonjour, monsieur Beaudrain. Eh bien! votre élève?...

--Ma foi, monsieur Barbier, j'en suis vraiment bien content, je lui
faisais justement des éloges... A propos, dites donc, ça y est.

--Ça y est, a répété mon père, et ce n'est vraiment pas trop tôt. Ces
canailles de Prussiens commençaient à nous échauffer les oreilles. Ça ne
vaut jamais rien de se laisser marcher sur les pieds. Avant un mois nous
serons à Berlin.

--Un mois environ, a fait M. Beaudrain. Il faut bien compter un mois. Un
de mes amis, capitaine d'artillerie, que j'ai rencontré en venant ici,
m'a dit que nous ne passerions guère le Rhin avant une huitaine de
jours.

--Oui, oui, les préparatifs... les... les... les préparatifs. On n'a
jamais pensé à tout...

--Oh! pardon, pardon, papa! s'est écriée ma soeur Louise qui a ouvert la
porte, un journal déplié à la main, le maréchal Le Boeuf a affirmé que
tout était prêt et, dans quatre ou cinq jours...

--Eh! eh! a ricané M. Beaudrain en saluant ma soeur, les dames sont
toujours pressées. J'apprenais justement à monsieur votre père,
mademoiselle, qu'un de mes amis, capitaine d'artillerie, que j'ai
rencontré en venant ici, m'a dit...

Ce matin, à neuf heures, mon père m'a envoyé chercher le journal à la
gare.

--Tu demanderas le _Figaro_.

J'ai demandé le _Figaro_.

--Vous ne préférez pas le _Gaulois_ ou le _Paris-Journal_? insinue la
marchande qui est justement en train de lire, derrière sa table, le
dernier numéro qui lui reste.

--Non, non, le _Figaro_.

Elle replie lentement la feuille et me la tend en soupirant. Comme ça
doit être intéressant!

Au coin de la rue, je déplie à demi le journal. On me défend de le lire,
à la maison; mais tant pis, je risque un oeil--un oeil que tire un titre
flamboyant: _La Guerre_.

Je dévore l'article. Non plus furtivement, comme je fais quelquefois, un
oeil déchiffrant les lignes aperçues dans l'entre-bâillement du papier,
un oeil explorant les environs, mais sans gêne, tranquillement, _coram
populo_, portant le journal tout déplié devant moi, à bras tendus, comme
une affiche que je vais coller le long d'un mur. Et, quand je le ferme,
à vingt pas de la maison, des phrases dansent encore devant moi,
pesantes comme des massues, des lignes longues, droites comme des épées,
les petites lignes des alinéas acérées comme des couteaux; j'ai dans la
tête comme un remuement d'armes, un cliquetis de ferrailles. Je
réciterais l'article d'un bout à l'autre, j'indiquerais la place des
virgules et même des points d'exclamation:

«Le tambour bat, le clairon sonne,--c'est la guerre! Aux armes! Aux
armes!

«... Aux armes! Sus à ces beaux fils de la sabretache, qui épient à
l'horizon les baïonnettes de la France!...

«... Place au canon! Et chapeau bas! Il va faire la trouée à la
civilisation! A l'humanité!... C'est sa voix qui va chanter l'hosanna de
la victoire!

«... La France reculer?... C'est le soleil qui s'arrête... Et quel est
le nouveau Josué qui fera reculer le soleil de la France?... Moltke,
peut-être?...!!!--»

Je suis empoigné...

                                   ***

--Tu as l'air tout chose, Jean, me dit mon père à déjeuner.

--C'est probablement la déclaration de de guerre qui le tracasse, répond
ma soeur en ricanant.

Je ne réplique pas. A quoi bon? Cette pimbêche de Louise se figure que
je suis trop petit pour m'occuper de politique et, à deux ou trois
questions, que je lui ai posées ce matin elle m'a fait des réponses
moqueuses. Mais, attends un peu, ma belle, dans cinq ou six ans je m'en
occuperai, de politique; et tant que je voudrai, encore. Tandis que toi,
tu n'es qu'une femme; et les femmes... Quand j'en aurai une, je ne lui
permettrai de lire que les faits-divers, dans mon journal. Et si Jules
n'est pas un imbécile, il fera comme moi. Il faudra que je le lui dise,
tout à l'heure.

Je le lui dis. Je le retiens dans un coin de sa maison de l'avenue de
Villeneuve-l'Étang où nous avons été lui rendre visite, l'après-midi, et
je lui explique mon système. Il m'écoute en souriant.

--Tu n'as peut-être pas tort, mon ami. Seulement, tu oublies une chose:
c'est que je ne suis pas encore ton beau-frère et que...

--Oh! c'est tout comme, Jules, car dans deux mois Louise et toi vous
serez mariés.

--Et si la guerre tourne mal?

Je répondrais bien que ce n'est pas possible, mais il faudrait avouer
que j'ai lu le journal qui prédit la victoire, et j'aime mieux ne pas
répondre, passer pour manquer d'informations.

Je suis Jules au jardin où Léon, le frère de Jules, un garçon de mon
âge, et Mlle Gâteclair, leur tante, causent avec mon père et ma soeur.
Ils parlent de certains changements à apporter à l'arrangement du
terrain.

--Il faudrait avant tout, dit Louise, un massif d'arbres verts pour
cacher le réservoir.

--Jules y a songé ce matin, répond Mlle Gâteclair.

--Et que penseriez-vous, fait mon père qui vient de réfléchir
profondément, sa canne sous le bras, son menton dans la main, que
penseriez-vous d'une jolie corbeille de verveines ou de géraniums au
milieu de cette pelouse?

--Ce serait gentil, dit Jules.

--Adorable, s'écrie Louise.

--Maintenant, continue mon père en se pourléchant les lèvres et en
arrondissant les bras, on pourrait égayer un peu la façade en plaçant,
par exemple, à droite une boule rouge, à gauche une boule verte et au
milieu une boule dorée. Hein? Ce serait-il gentil?

--Charmant! Charmant!

Ça me paraît bête, tout simplement. On ferait bien mieux de conserver
cette grande pelouse où l'on peut se rouler à son aise et faire de
bonnes parties de quilles. Depuis un mois, chaque fois que nous venons
chez Jules, c'est pour dresser des plans dont l'exécution doit
révolutionner sa propriété. Il n'est question que de changement, de
transformation, de dérangement. Et Jules qui trouve ça tout naturel! Il
renverserait sa maison pour les beaux yeux de Louise. Ah! s'il la
connaissait comme moi...

--Viens-tu arroser les fleurs avec moi? me demande Léon.

--Mais non. Il fait encore trop chaud.

La vérité, c'est que je ne veux pas quitter les grandes personnes. Elles
vont certainement parler de la guerre, des Prussiens, et je ne veux pas
perdre un mot de ce qu'elles vont dire.

J'attends une bonne heure, prêtant l'oreille, tout en faisant semblant
de m'intéresser aux fleurs, aux arbustes. Rien; ils n'ont parlé de rien;
ça a joliment l'air de les occuper, la guerre! Dieu de Dieu! comme je
m'ennuie!

Nous nous en allons, quand mon père se tourne vers Jules.

--Croyez-vous? Cette vieille canaille de Thiers qui ne trouvait pas de
motif avouable de guerre?

--Ah! Gambetta a marché, lui, répond Jules. Décidément, c'est mon homme.

--Peuh! un drôle de pistolet!

Et mon père fait un geste de mépris pendant que ma soeur pince les
lèvres.

--Oh! moi, vous savez, reprend vivement Jules tout rougissant, je
m'occupe si peu de politique...

--C'est comme moi, dit Mlle Gâteclair.

J'ai demandé la permission de rester une heure de plus pour aider Léon à
arroser les fleurs. Je l'entraîne dans un coin du jardin.

--Est-ce que Jules t'a parlé de la guerre?

--Oui.

--Qu'est-ce qu'il t'a dit?

--Que c'était bien embêtant.

--Et ta tante t'en a-t-elle parlé?

--Oui.

--Qu'est-ce qu'elle t'a dit?

--Que c'était bien malheureux.

Ah! comme on voit qu'ils ne s'occupent pas de politique!

                                 ***

Le soir, après dîner, j'ai ma revanche. Les voisins font invasion chez
nous. M. Pion, d'abord, le capitaine en retraite qui entre en criant:

--Hein! qu'est-ce que je vous disais, Barbier? Ça finit-il par la
guerre, oui ou non, cette question Hohenzollern?

Et Mme Pion ajoute, en retirant son chapeau:

--Les Prussiens se figuraient, parce qu'ils ont été vainqueurs à Sadowa,
qu'ils allaient nous avaler d'une bouchée! On n'a pas idée d'une
pareille insolence.

Et s'asseyant à côté de ma soeur, près de la fenêtre:

--Vous comprenez bien, mon enfant, qu'à Sadowa, comme le dit si bien mon
mari, les Prussiens n'avaient aucun mérite à vaincre: ils avaient le
fusil à aiguille. Nous, avec le Chassepot, je vous réponds...

Puis, c'est M. Legros, l'épicier, qui entre en riant aux éclats.

--Avez-vous vu comme le marquis de Piré a cloué le bec à Thiers, au
Corps législatif? Il lui a dit: «Vous êtes la trompette des désastres de
la France. Allez à Coblentz!» Il lui a dit: «Allez à Coblentz!» Elle est
bien bonne?

--Savez-vous ce qu'on leur promet, là dedans, aux opposants? demande M.
Pion en frappant sur un numéro du _Pays_ qu'il tire de sa poche: le
bâillon à la bouche et les menottes au poignet. Si j'étais quelque chose
dans le gouvernement, ce serait déjà fait, ajoute-t-il en caressant sa
grosse moustache.

--Bah! laissez-les donc faire, dit Mme Arnal, qui fait son entrée à son
tour. Tenez, j'arrive de Paris. Savez-vous ce qu'on fait dans les rues?
On crie: «A Berlin! à Berlin!...» Près de la gare, je vois un
rassemblement. J'approche. Savez-vous ce que c'était? Un médaillé de
Sainte-Hélène, messieurs, qui pleurait à chaudes larmes au milieu de la
foule... Il pleurait de joie, le brave homme! Vrai, j'ai eu envie de
l'embrasser.

Ah! je comprends ça. Ça devait être beau. Mon enthousiasme augmente de
minute en minute. Il est près de déborder. Je voudrais être assez grand
pour crier: à Berlin! dans la rue. Oh! il faudra que je me paye ça un de
ces jours.

Les idées guerrières tourbillonnent dans mon cerveau comme des papillons
rouges enfermés dans une boîte. J'ai le sang à la tête, les oreilles qui
tintent, il me semble percevoir le bruit du canon et des cymbales, de la
fusillade et de la grosse caisse; ce n'est que peu à peu que j'arrive à
comprendre M. Pion qui donne des détails.

Ah! les Prussiens peuvent venir. Nous les attendons. Nous sommes prêts:
jamais le service de l'intendance n'a été organisé comme il l'est, nos
arsenaux regorgent d'approvisionnements de tout genre; nous pouvons
armer cinq cent mille hommes en moins de dix jours et notre artillerie
est formidable.

--Et puis, s'écrie M. Legros, nous avons la _Marseillaise!_

--Bravo! Bravo! s'écrient Mme Arnal et ma soeur.

Et elles se précipitent vers le piano.

--Non, non, je vous en prie, murmure Mme Pion qui se pâme. Pas de
musique ce soir, je vous en prie. Je suis tellement énervée! Tout ce qui
touche à l'armée, à la guerre, voyez-vous, ça me remue au delà de toute
expression. Ah! l'on n'est pas pour rien la femme d'un militaire...

--Vive l'Empereur! crie M. Pion.

--Tiens! j'ai une idée, fait mon père qui disparaît et revient au bout
de cinq minutes avec un grand carton à la main et plusieurs boîtes sous
le bras.

--Qu'est-ce que c'est, papa?

--Tu vas voir, curieux. Louise, va donc dire à Catherine de tendre un
drap blanc, le long du mur.

Je hausse les épaules dédaigneusement. C'est la lanterne magique qu'on
veut nous montrer.

--A notre âge, dis-je tout bas à Léon qui vient d'entrer.

--C'est rudement bête, mais ça ne fait rien. Pendant qu'il fera noir, je
pincerai ta soeur.

--Pince-la fort.

Il ne la pince pas du tout. Il n'y pense pas, moi non plus; le spectacle
est trop intéressant. Ah! mon père est un malin. Ce ne sont pas les
verres représentant l'histoire du Chaperon Rouge ou du Chat Botté qu'il
glisse dans la lanterne; ceux qu'il a choisis peignent en couleurs vives
les épisodes divers des campagnes de Crimée et d'Italie, de bons vieux
verres que j'avais oubliés, qui m'ont amusé autrefois, qui aujourd'hui
m'émeuvent.

Et puis, décidément, mon père a le chic pour montrer la lanterne
magique. Il ne vous place pas le verre, bêtement, entre les rainures du
fer-blanc, pour le laisser là, immobile, jusqu'à ce que le spectateur
lui crie: Assez!--Il a un système à lui. Les premiers tableaux--le
départ des régiments,--il les pousse lentement, peu à peu, dans la
lanterne, et l'on croit voir défiler, au pas accéléré, le long du drap,
les lignards à l'allure ferme et les lourds grenadiers; pour les
chasseurs à pied, le verre va un peu plus vite: du pas gymnastique.
Quand nous arrivons aux escarmouches, aux combats précurseurs des
grandes rencontres, le verre prend une allure fantaisiste, il court avec
les bersagliers, rampe avec les highlanders et bondit avec les zouaves.
Pour les batailles, c'est terrible. C'est à peine si, dans le
va-et-vient rapide des personnages qui s'égorgent sur le drap blanc, on
arrive à distinguer les formes humaines, à voir autre chose qu'une
effrayante mêlée, une masse informe et bariolée éclaboussée de boue
rouge. Comme ça donne l'idée d'une bataille! j'en tremble. Et je n'ai
même pas la force de hurler comme les autres spectateurs qui, dans
l'ombre, poussent des cris de cannibales, des hurlements
d'anthropophages.

Heureusement, pour me calmer, des tableaux moins chargés apparaissent.
Trois ou quatre personnages tout au plus: des turcos hideusement noirs
et des zouaves effrayants, aux longues moustaches en croc, embrochant
des Russes qui joignent les mains et des Autrichiens tombés à terre.

--Pas de pitié pour les Autrichemards! crie M. Legros. Et il faudra en
faire autant aux Prussiens.

--Tiens! sale Prussien, crie M. Pion, absolument emballé, et dont je
perçois dans l'obscurité la longue silhouette tendant le poing vers
l'orbe où un soldat blessé agonise, un coup de baïonnette au ventre.

Mon père glisse le dernier verre dans la lanterne et se croise les mains
derrière le dos. Il sait que ce tableau-là n'a pas besoin d'être agité
comme les autres, que tous les artifices sont inutiles cette fois-ci. Il
est sûr de son effet: on a peint sur le verre l'incendie d'un bateau où
des malheureux se tordent dans les flammes.

C'est épouvantable.

--Magnifique! crie Mme Arnal. Ah! ces brigands de Prussiens, si l'on
pouvait les faire griller tous comme ça!



                                   II


J'ai douze ans. Mon père en a quarante-cinq. Ma soeur dix-neuf.
Catherine, notre bonne, n'a pas d'âge.

Elle nous sert depuis dix ans. C'est elle qui m'a promené en lisières
dans les allées du parc et qui a guidé mes premiers pas le long des
charmilles du Roi-Soleil. C'est elle qui me rapportait à la maison dans
ses bras quand j'étais fatigué d'avoir traîné mes souliers bleus sur les
tapis verts de Le Nôtre.

Je ne devais pas lui peser lourd: elle est forte comme un boeuf et dure
au travail comme un cheval de limon. Je l'ai vue un jour, mise au défi
par les ouvriers du chantier, porter vingt-cinq kilos à bras tendu. Elle
est longue comme un jour sans pain et ça l'ennuie parce qu'elle est
obligée de faire elle-même ses tabliers bleus: ceux qu'on achète tout
confectionnés sont très _bons_ et coûtent moins cher, mais on n'en
trouve pas à sa taille. Elle est plate comme une limande et ça lui est à
peu près égal. Quand on la taquine là-dessus, elle se borne à fournir
une explication très simple: elle a monté en graine tout d'un
coup--comme les asperges--et ce qu'elle a gagné en hauteur, elle l'a
perdu en largeur. Elle ressemble à un gendarme: un gendarme qui aurait
un gros nez rouge, qui mangerait de la bouillie avec son sabre et qui
aurait, en guise de moustaches, un gros poireau poilu de chaque côté du
menton.

Les poireaux, voilà le malheur de Catherine. Elle en a trois à la figure
et trois douzaines sur les mains. Elle affirme n'en pas avoir autre
part.

--Pas un seul! s'écrie-t-elle en roulant de gros yeux. J'en fournirai
les preuves à qui voudra.

Personne ne lui en a jamais demandé.

Elle a essayé de différents remèdes qui devaient faire disparaître en un
clin-d'oeil ses végétations importunes. Ils ont échoué. Quelqu'un, il y
a six mois, lui en a indiqué un nouveau: les artichauts sauvages. Depuis
ce temps-là, elle en cherche; elle leur fait la chasse partout; elle y
passe ses heures de liberté, elle y dépense ses demi-journées du
dimanche, jusqu'à l'heure de la messe--qu'elle passe au bleu.

Si Catherine a une haine et un dégoût: les poireaux, elle a une
admiration et un amour: son frère. Il existe en chair et en os, ce
frère, aux cuirassiers--au 8e de l'arme--; et, en effigie, tout le long
des murs de la chambre de sa soeur. Il est là debout, assis, à pied, à
cheval, en veste d'écurie, en grande tenue, tête nue, cuirassé et
casqué. Chaque fois qu'elle touche ses gages, Catherine lui en envoie
les deux tiers et lui réclame une photographie. La dernière qu'elle a
reçue est superbe: elle a vingt centimètres de haut, elle est peinte et
la tête du cuirassier, un point de carmin aux joues et aux lèvres, a été
délicatement collée par le photographe entre le casque et la cuirasse
d'un cavalier acéphale, comme on en fabrique d'avance, à la grosse.

Catherine ne tarit pas d'éloges sur son frère.

--Vous auriez dû vous engager dans son régiment, fait mon père. Vous
avez la taille, je crois?

--Ah! monsieur, si ç'avait été possible! Comme je l'aurais soigné!

Mon père et ma soeur rient aux éclats. Je ne sais pas pourquoi, mais je
leur en veux de leur rire.

A vrai dire, je leur en veux de moins en moins. J'ai eu beaucoup
d'affection pour Catherine, autrefois, mais je m'en suis détaché
insensiblement. M'ayant connu au berceau, elle a continué à me traiter
en enfant; elle ne peut arriver à se figurer que je vais être bientôt un
homme. Il y a dans sa tendresse pour moi quelque chose qui sent la
nounou, le lange, le hochet. Elle a, en nouant ma cravate, le matin, des
petits tapotements très doux, des lissages d'étoffes, de ces gestes qui
ajustent les robes de bébés--qui arrangent les bavettes.--Et puis, au
point de vue intellectuel, nous avons cessé toutes relations. Elle a un
mot qui explique tout et qui a fini par me déplaire. A toutes mes
questions sur les chiens écrasés, les aveugles et les boiteux, les
chevaux qui se cassent une jambe et les morts qu'on mène au cimetière,
elle faisait la même réponse: «C'est le bon Dieu qui l'a puni.»

--Catherine, sais-tu pourquoi le poisson rouge qui était dans l'aquarium
est mort?

--C'est le bon Dieu qui l'a puni.

Ça m'a paru insuffisant--et douteux.

Aujourd'hui, je me demande comment j'ai pu arriver à trouver du plaisir
dans la société d'un être aussi borné. Je la méprise un peu. Elle
m'ennuie beaucoup. Elle s'en est aperçue, et en souffre.

Tant pis.

Ma soeur est une pimbêche. C'est une petite poupée, pas vilaine, si l'on
veut, mais pas jolie, jolie. Poseuse, hypocrite, égoïste, rapporteuse,
pincée. Orgueilleuse comme un paon.

--Pourquoi?

J'ai entendu un ouvrier du chantier dire d'elle, une fois:

--On dirait qu'elle a pondu la colonne Vendôme.

Ma foi, oui.

Elle m'embête.

Mon père est entrepreneur de charpente et de menuiserie; il est
propriétaire, à Versailles, de l'établissement du _Vieux Clagny_. C'est,
lui qui a fait poser ces longues planches qui portent son nom: Barbier,
le long de la ligne du chemin de fer, avant d'arriver à la gare. Il
possède aussi un chantier à Paris, rue Saint-Jacques. Ce chantier est
tout voisin d'un autre: _le chantier des Grands-Hommes_, qui lui fait
une concurrence désastreuse. Mon père a essayé de reprendre le dessus,
plusieurs fois, sans aucun résultat appréciable. A chaque échec, une
envie folle lui venait de se débarrasser de son établissement parisien.

--J'y mange de l'argent! criait-il. J'y mange tout ce que je gagne a
Versailles!

Pourtant, il ne pouvait se résoudre à vendre. A la fin, une idée, une
idée fixe, l'a possédé: acheter les _Grands Hommes_.

Il y a sept ans qu'il rêve à cette acquisition--qu'il sait
impossible--et ç'a été le sujet de discussions terribles que je me
rappelle vaguement, avec ma mère. Mon père lui reprochait, de plus en
plus âprement, avec brutalité dans les derniers temps, de ne pas avoir
payé sa dot. Il l'accusait de l'avoir volé, de s'être entendue avec son
père à elle, le grand-père Toussaint, pour le filouter.

--Oui, tu savais qu'il me mettait dedans, le vieux brigand!... Tu n'as
même pas pensé à tes enfants!... Tu t'en moques, de tes enfants!...
Comme de ton mari, n'est-ce pas?... Tout pour ta famille! Une famille de
fripons, de canailles!... De canailles!...

J'ai encore de ces cris-là dans les oreilles, de ces cris haineux, mal
étouffés par les murs, et qui venaient souvent, la nuit, me terrifier
dans mon petit lit. Je savais que mes parents se disputaient et
s'insultaient, que mon père bousculait ma mère _pour de l'argent_. Et
depuis ce temps-là j'ai le dégoût et la peur de l'argent. J'ai presque
deviné, à douze ans, tout ce que peut faire commettre d'horrible et
d'infâme une ignoble pièce de cent sous.

J'ai grandi au milieu de discussions d'intérêt coupées de scènes de plus
en plus violentes jusqu'à la mort de ma mère. Ces scènes ont effacé en
moi, à la longue, son image douce et bonne, et je ne peux plus la voir
quand j'évoque son souvenir, que pâle et craintive, baissant la tête,
pauvre bête maltraitée sans pitié par son maître, et fuyant sous les
coups. J'ai gardé aussi, de ce temps-là, une grande frayeur de mon père.

Non pas qu'il soit mauvais pour moi. Mais il y a dans son regard quelque
chose de méchant qu'il ne peut arriver à adoucir.

--Monsieur n'est pas commode, dit Catherine.

C'est à peu près ça: pas commode, raboteux, à angles droits. Il me gêne.
Je me contrains devant lui. Son regard, que je sens peser sur moi, m'a
rendu un peu sournois. Paresseux au possible, je joue les studieux--en
truquant de toutes les façons.--Je lui désobéis rarement. Je n'ai pas
peur qu'il me mette à mort, comme Brutus. Je crains qu'il ne me fasse
remarquer, de son ton froid, qu'il a la bonté de ne pas me priver de
dessert.

A part les deux heures de leçons que me donne M. Beaudrain, le soir je
suis à peu près libre. Je ne m'amuse guère. Sans Léon qui vient souvent
jouer avec moi, et le père Merlin, notre voisin, que je vais voir
presque tous les jours, je crèverais d'ennui. J'aimerais bien aller
m'amuser au chantier; mais mon père me défend de parler aux ouvriers. Un
jour, Louise m'a vu causer à l'un d'eux. Elle a mouchardé. J'ai reçu un
savon et l'ouvrier aussi.

--Ça t'apprendra à parler à ces gens-là, m'a dit Louise. Avec ça que tu
es déjà si bien élevé!

Je voudrais demeurer à Paris. J'ai envie de Paris. Chaque fois que j'y
vais, je voudrais y rester, ne jamais retourner à Versailles. C'est
ennuyeux comme tout, Versailles, ennuyeux comme tout. On dirait que
c'est mort.

--Une ville charmante, dit M. Beaudrain.

Et il parle des souvenirs historiques en passant un bout de langue sur
ses lèvres, qui pèlent comme de l'écorce de bouleau.

M. Beaudrain a l'air d'un croque-mort. Ils sont tous comme lui, les gens
qui habitent Versailles: drôles comme des enterrements. M. Legros, seul
de toutes les personnes qui viennent chez nous, rit toujours; seulement
il est bête comme une oie. Il a des yeux en boules de loto, des narines
poilues, des oreilles en feuilles de chou et un gros menton rasé de
près, tout piqué de trous, qui ressemble à une pomme d'arrosoir.

Il y a aussi Mme Arnal, qui est bien gentille. Elle va souvent à Paris
où son mari tient un magasin, et ça se voit. J'aimerais bien me marier
avec une femme comme elle. A condition qu'elle sautât un peu moins, par
exemple. Elle est toujours en l'air. On dirait qu'elle a du vif-argent
quelque part. Mais je n'en suis pas encore là. J'ai le temps d'attendre.

Pour le moment, mon père me gêne, Catherine m'ennuie, Louise m'embête,
Versailles m'assomme.

Voilà.



                                   III


Nous finissons de déjeuner. Mme Arnal entre.

--Vous ne savez pas?

--Quoi donc?

--Le père Merlin est revenu.

--Bah! Vous êtes sûre?

--Comment donc! Il est dans son jardin, en train d'arroser ses fleurs.

Et, plus bas:

--Il a un linge blanc autour de la tête; le front tout entortillé... Il
y a quelque chose là-dessous.

--Oh! oui, fait ma soeur; quelque chose de louche. Il vaudrait mieux
savoir à quoi s'en tenir, car enfin on ne peut pas fréquenter toute
sorte de monde. N'est-ce pas, papa?

--Sans doute, sans doute; mais...

--Oh! tu sais, tu ne m'ôteras pas de l'idée qu'il a attrapé ses horions
à la manifestation... tenez, madame, j'ai gardé le journal. Le voilà.

Elle lit:

--«A la hauteur de la Porte-Saint-Martin, une bande composée de quelques
centaines de voyous, escortant un grand drôle portant un drapeau, se
dirige vers le Château-d'Eau, aux cris de: _Vive la paix_! Cette
manifestation est accueillie par des sifflets partis des bas-côtés des
boulevards. Et bientôt la foule, ne pouvant plus contenir son
indignation, se précipite sur ces stipendiés de Bismarck et les
disperse, non sans avoir administré à quelques-uns des plus acharnés une
correction bien méritée.»

Mme Arnal hoche la tête.

--Dame! vous comprenez bien qu'avec des idées comme les siennes...

--Oh! il faut savoir à quoi s'en tenir, répète Louise très surexcitée.
Et si tu veux, Jean, tu vas t'en aller chez le père Merlin pour lui
tirer les vers du nez.

Ce rôle d'espion ne me convient pas beaucoup. Je me tourne vers mon
père.

--Mais papa ne voudra peut-être pas...

--Avec ça que tu as besoin de la permission de papa pour y passer des
demi-journées entières, chez le père Merlin! Allons, tâche de faire ce
qu'on te dit.

Je ferai ce qui me plaira. Et d'abord je ne lui demanderai rien, au père
Merlin, rien du tout; je ne lui tirerai pas les vers du nez. Et s'il me
raconte ses affaires, je garderai tout pour moi, je ne répéterai rien,
rien.

                                  ***

Je sonne à sa porte. Il vient m'ouvrir, un bâton de frotteur à la main
et un pied déchaussé. Il frotte. Gare à mes oreilles si je fais des
bêtises.

--Ah! c'est toi! Ton ami Léon n'est pas avec toi? C'est dommage. La
première fois que je le verrai, ce garnement-là, je lui donnerai de mes
nouvelles; il m'a cassé un pied de dahlia... Tu veux aller au jardin? Va
au jardin. Tu peux bêcher la troisième plate-bande, celle du fond.

--Oui, monsieur Merlin; et vous...

--Je frotte!

Il rentre dans la maison dont il fait claquer la porte et j'entends
bientôt le va-et-vient de la cire sur le plancher, suivi du frottement
de la brosse qui, à temps égaux, heurte les plinthes.

C'est un brave homme, le père Merlin, mais il a ses manies. Quand il est
en colère, quand il a quelque sujet de contrariété ou d'affliction,
vite, il attrape sa cire et sa brosse et s'enferme dans sa maison; il ne
faudrait pas choisir ce moment-là pour le taquiner. Quand il vous a dit:
«Je frotte!» il n'y a plus qu'à le laisser tranquille. «Je frotte!»
c'est un avertissement, une menace; ce n'est pas, comme on pourrait le
croire, l'énoncé d'une occupation domestique. Ça veut dire: «Je suis en
colère. Je passe ma colère sur mon plancher. J'aime mieux ça que de la
passer sur vous, pourvu que vous me laissiez tranquilles.» Ça veut dire:
«Fichez-moi la paix.»

On sait à quoi s'en tenir là-dessus, dans le voisinage. Mais on continue
à le fréquenter, à lui faire bon visage, malgré ça, malgré ses opinions
ultra-républicaines qu'il affiche très ouvertement. Il a de si belles
fleurs! Au dernier concours horticole, comme on couronnait Gédéon,
l'horticulteur, pour ses hortensias, le père Merlin, plein de dédain
pour les produits primés, a traduit son opinion par un mot qui a fait
rougir les dames. Il a dit:

--C'est de la fouterie.

Les dames qui ont rougi ont dû se rendre compte qu'il n'y avait rien
d'exagéré dans cette appréciation, car elles ont continué à demander au
bonhomme des bouquets qu'il leur offre gracieusement.

Car il est gracieux quand il veut, le père Merlin, très gracieux même.
On voit qu'il a été bien élevé. Il est fort comme un Turc, aussi, malgré
ses cinquante ans passés. Je l'ai entendu dire, à propos d'un jeune
homme de vingt-deux ans, bien râblé, qui le tournait en ridicule:

--Si ce galopin continue, je le casserai en deux comme une allumette.

Et le jeune homme s'est tenu coi.

Il aime beaucoup les enfants. Il paraît qu'il en a eu, mais qu'ils sont
morts. Sa femme aussi. Quand je dis: sa femme... On prétend qu'il n'a
jamais été marié et qu'il vivait en concubinage. Ça m'intrigue fort.
J'ai demandé des renseignements à Catherine qui m'a répondu, mais avec
un grand accent de conviction cette fois:

--Le père Merlin! C'est le bon Dieu qui l'a puni.

Un jour que le vieux m'avait parlé longtemps de ses enfants et de _sa
femme_, comme si de rien n'était, en se déclarant même très malheureux
de les avoir perdus, j'ai osé demander à Mme Arnal ce que c'était que le
concubinage. Elle a commencé une explication vague, s'est troublée et a
fini par me dire, en me fouillant de ses yeux profonds, qu'il ne fallait
jamais parler de ces choses-là, que tout ça «c'était bien vilain».

Ce qui est vilain, aussi, c'est de ramasser du crottin dans la rue.
Pourtant le père Merlin, tous les soirs régulièrement, recueille celui
du quartier. Il se promène dans les rues, pendant une petite heure, avec
une pelle et une brouette. Quand il rentre, sa brouette est toujours
pleine. On dirait que les chevaux le connaissent et qu'ils tiennent à
lui faire plaisir.

J'ai voulu l'aider autrefois dans sa chasse à l'engrais, dans ses
pérégrinations à la recherche de la fiente chevaline. Mais Louise m'a
rencontré un soir, précédant la brouette, la pelle sur l'épaule, faisant
le service d'éclaireur; elle a prévenu mon père qui m'a formellement
défendu de continuer à me compromettre. Un Barbier ramasser du crottin!
Est-ce que j'aurais l'intention de devenir républicain, par hasard? Ma
soeur en rougissait jusqu'aux oreilles.

Le lendemain soir, comme je voyais le père Merlin rôder autour de sa
brouette et que je cherchais un prétexte pour ne pas l'accompagner, il
m'a dit lui-même de ne pas venir avec lui.

--Car on te l'a défendu, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur.

Il a haussé les épaules. C'est son habitude. Que je lui parle de mes
parents, des voisins, de ce qui se passe dans le quartier ou dans la
ville, il hausse les épaules. C'est surtout lorsque je lui demande un
bouquet de la part de ma soeur qu'il a un petit mouvement d'épaules
accompagné d'un mince sourire railleur--toujours le même--qui en dit
long. Il ne doit guère se tromper sur le compte de Louise. Il ne m'en a
jamais parlé mal, c'est vrai--il ne cancane pas--mais on voit qu'il est
fixé à son sujet. Au sujet de bien d'autres aussi, sans doute. Il doit
savoir juger les hommes, le père Merlin, avec ses yeux clairs, et c'est
peut-être pour cela qu'il les méprise un peu--et qu'il n'en dit rien.

Son haussement d'épaules ne signifie pas: «Ce que vous me dites ne
m'intéresse pas. Ça me laisse froid.» Il veut dire: «Je le savais avant
vous; seulement je veux faire comme si je ne le savais pas.»

Il y a une chose qu'il ne sait pas, pourtant. C'est que j'ai beaucoup de
sympathie pour lui. Il ne le sait pas, car il serait plus ouvert, il
aurait plus de confiance en moi s'il s'en doutait et nous pourrions
causer sérieusement--comme deux hommes.--Il faudra que je lui apprenne
ça, et--le plus tôt possible.

Tiens! le voilà qui sort de la maison et qui descend au jardin. Il est
plus pâle que d'habitude; il a toujours son bandeau blanc autour de la
tête. Je vais lui demander des nouvelles de sa santé et tâcher de le
faire causer. Il peut se fier à moi et me raconter tout ce qu'il voudra.
Je ne dirai rien, à la maison.

--Vous allez souvent à Paris, maintenant, monsieur Merlin?

--Mais oui.

--Papa m'a dit qu'il y a quelque temps, vous y avez été pour
l'enterrement de Victor Noir.

--Ah!

--Est-ce que c'était un bel enterrement?

--Un enterrement comme tous les autres: beaucoup moins de morts que de
vivants.

--Ah!... Et la dernière fois, vous y êtes resté trois jours?

Pas de réponse.

--Est-ce que c'est à Paris que vous vous êtes fait mal à la tête?

Le père Merlin m'a pris aux épaules, m'a fait tourner comme un toton et
m'a mis bien en face de lui.

--Écoute, petit. Je n'aime pas les espions. Si tu as envie de faire ce
sale métier, il ne faut pas venir chez moi. Il faut aller ailleurs. Ou
plutôt, il vaut mieux rester chez ceux qui t'envoient. Tu as compris? Je
ne te répéterai pas ça deux fois.

Et il est allé s'asseoir sous le berceau, devant une table où sont
déposés ses journaux.

                                ***

Ah! c'est comme ça?... Ah! tu doutes de moi?... Ah! tu n'as pas
confiance en moi?... Tu me traites d'espion?... Eh bien! tu peux parler
mon bonhomme! Tu peux parler, et tu verras si l'on te reçoit encore chez
nous... tu peux parler!

Je dirai tout!

Mais le vieux est en train de lire un journal et n'a pas l'air de
vouloir desserrer les dents... Si, il vient de déposer son journal pour
bourrer sa pipe et il a murmuré:

--Nous allons voir combien de temps ces cochons-là vont encore nous
épousseter avec leurs panaches.

J'ai entendu. C'est tout ce qu'il me faut.

--Monsieur Merlin, je m'en vais.

--Si tu veux.

--Ah! te voilà, s'écrie Louise qui vient m'ouvrir. Ce n'est pas
malheureux, j'ai cru que tu y coucherais. Eh bien?

Je lâche la phrase que je viens d'entendre. Je n'ai pas eu le temps d'en
oublier une syllabe.

--Eh bien! il a dit: «Nous allons voir combien de temps ces cochons-là
vont encore nous épousseter avec leurs panaches.»

--Tonnerre de Brest! s'écrie M. Pion... Pardon, mesdames... Quel est le
salaud qui a dit ça?

--C'est M. Merlin, dit ma soeur en étendant les bras.

--Misérable! Gredin!

--Il a tort, grand tort, affirme tranquillement M. Beaudrain. Il ne faut
pas médire du panache, eh! eh!; il a du bon, eh! eh! eh! La France a
grandi à l'ombre de deux panaches: celui du Béarnais et celui de
Napoléon.

--Oser dire des choses pareilles! s'écrie ma soeur.

--Et le jour même où l'on parle d'illuminer la ville pour fêter le
départ de nos braves troupiers, gémit Mme Arnal.

Je tends l'oreille. Comment? On parle d'illuminations?

Oui. Et ces messieurs sont justement venus pour s'entendre avec mon père
au sujet de la décoration de la rue. M. Beaudrain déclare, peut-être
pour calmer un peu M. Pion, toujours furieux contre le père Merlin,
qu'il a encore en sa possession les lanternes vénitiennes qui lui ont
servi en 48.

--Ah! en 48. «Des lampions! Des lampions.»

Et, tous les souvenirs guerriers de ces messieurs leur revenant en
mémoire, ils remettent sur le tapis des histoires que je connais par
coeur: le gigot de Louis-Philippe au bout des baïonnettes, les
barricades, une femme aux longs cheveux dénoués brandissant une
escopette qui avait frappé tout particulièrement M. Beaudrain, et un
jeune voyou, porté par les cheveux, à bras tendu, par un municipal à
cheval, dont l'image ne peut s'échapper du cerveau de mon père.

On en oublie un peu les illuminations, le départ des soldats.

--Ainsi, papa, tu es bien de mon avis, demande Louise à mon père, quand
nous sommes seuls, il faut défendre à Jean de retourner chez le père
Merlin.

--Oh! je n'y retournerai pas!

--Alors, tu vois bien, fait mon père, que ce n'est pas la peine de le
lui défendre... D'ailleurs, ajoute-t-il, je ne suis pas d'avis de me
brouiller avec quelqu'un pour des bêtises, pour de la politique...

Des bêtises! Des insultes lancées à notre brave armée, à ceux qui nous
gouvernent, qui vont nous mener à la victoire, comme disait tout à
l'heure M. Pion? Des bêtises! les injures de ce vieux brigand de
républicain qui ne respecte rien et qui n'a confiance en personne?...

Mon père n'a pas de nerf.



                                    IV


C'est aujourd'hui que part le dernier régiment caserné dans la ville: un
régiment de ligne.

Léon et moi, nous avons été l'attendre sur la place du Marché pour
l'accompagner jusqu'à la gare.

C'est épique le départ des troupes. Jamais je n'ai éprouvé ce que
j'éprouve. Il y a dans l'air comme un frisson de bataille et le soleil
de juillet qui fait briller les armes et étinceler les cuirasses, vous
met du feu dans le cerveau. La terre tremble au passage de l'artillerie
qui va cracher la mort, et le coeur saute dans la poitrine pendant que
rebondissent sur les pavés les lourds caissons aux roues cerclées de
fer, pendant que s'allongent au-dessus des affûts les canons de bronze à
la gueule noire. Les musiques jouent des hymnes guerriers, on chante la
_Marseillaise_, l'or des épaulettes et les broderies des uniformes
éclatent au soleil, les drapeaux clapotent aux hampes où l'aigle ouvre
ses ailes, les fers des chevaux luisent comme des croissants d'argent et
l'on sent planer au-dessus de cette masse d'hommes parés pour le combat,
au-dessus de ces bêtes de chair et de fer qui vont se ruer à la
bataille, quelque chose de terrible et de grand, qui vous bouleverse. Le
sang gonfle les veines, la fièvre vous brûle, et il faut crier, crier,
crier encore, pour ne pas devenir fou.

Ah! j'ai crié: «A Berlin!» depuis quelques jours. Je m'en suis donné à
coeur-joie. J'en ai presque attrapé une extinction de voix. Pourvu que
je puisse encore acclamer le régiment qui va venir...

--Est-ce qu'il va se décider, à la fin? demande Léon qui s'impatiente.
Si nous allions un peu plus loin?

--Mais non, mais non, nous sommes bien ici.

C'est jour de marché, aujourd'hui. La place est pleine de paysans qui
ont apporté leurs légumes; leurs étalages sont sous les arbres, et,
par-ci par-là envahissent les trottoirs. Nous nous sommes casés entre
une marchande de salade et un vieux marchand d'oignons qui guette les
clients à quatre pattes. Il est obligé de se tenir à quatre pattes parce
que, à chaque instant, un oignon se détache du tas et roule sur le
bitume; le vieux n'a qu'à étendre la main pour le ratteindre. C'est un
malin, ce vieux-là.

Bon! un oignon qui roule. Le marchand se précipite pour le rattraper;
mais un officier qui passe, botté et éperonné, vient de mettre le pied
dessus. Il glisse et tombe sur le genou.

Le vieux retire sa casquette.

--Pardon, excuse, mon officier.

L'officier se relève, saisit sa cravache par le petit bout et, à toute
volée, envoie un coup de pommeau sur le crâne dénudé du vieux qui tombe
à la renverse. Du sang jaillit sur les oignons.

--V'là l'régiment! crie Léon.

La musique éclate au bout de la rue. Nous nous précipitons.

--As-tu vu ce pauvre vieux?

--C'est bien fait. Il n'avait qu'à faire attention à ses oignons. Si
l'officier s'était cassé la jambe, hein?

Je ne réponds pas. Je suis trop occupé à regarder les soldats que nous
escortons sur le trottoir, marchant au pas, en flanqueurs.

Les soldats, eux, ne marchent pas trop au pas: le trouble et
l'enthousiasme, la joie d'aller combattre les Prussiens, l'émotion
inséparable d'un départ--un tas de choses.--Il y a un vieux chevronné, à
côté de moi, qui titube. Un officier tout jeune, presque sans
moustaches, lui remet toutes les deux minutes son fusil sur l'épaule. Ça
fait plaisir de voir l'union qui règne entre officiers et soldats. Le
colonel, un vieux tout gris, salue de l'épée quand on l'acclame et un
clairon, au premier rang, a fourré un gros bouquet de roses dans le
pavillon de son instrument qu'il porte comme un saint-ciboire. D'autres
bouquets sont enfoncés dans les canons des fusils, des bouteilles
montrent leurs goulots sous la pattelette des sacs et deux ou trois
chiens, les pattes croisées, sont étendus sur la toile de tente roulée
autour des havre-sacs. On applaudit les chiens.

Place du Marché, tous les paysans sont accourus. Ils font une ovation au
régiment. Et, devant la boutique du pharmacien qui fait le coin, quatre
ou cinq grands gaillards qui viennent d'en sortir agitent leurs
casquettes. L'apothicaire aussi remue son mouchoir blanc, pendant que,
derrière lui, à travers ses jambes, on aperçoit la blouse bleue du
marchand d'oignons, étendu sur le parquet.

Rue Duplessis, à chaque pas, des habitants se jettent dans les rangs,
offrant des pains, des saucissons, des bouteilles rouges, des
bouteilles jaunes, des bouteilles vertes. Je reconnais M. Legros,
l'épicier--marchand de tabac, notre voisin. Il a apporté des cigares
qu'il distribue.

--Tenez, tenez. Et ce sont des bons: des deux sous... bien secs...

Il fait l'article comme s'il voulait les vendre. L'habitude! Un soldat
s'y trompe.

--Est-ce que t'aurais le toupet de ne pas nous les fournir à l'oeil, tes
cigares, eh! sale pékin?

M. Legros proteste. Malgré tout, il a de la peine à s'en tirer.

--A l'oeil, mes cigares, à l'oeil. Et tenez, mon brave, si vous avez
besoin d'allumettes, voilà ma boîte.

De-ci de-là, on entraîne les troupiers dans les cabarets. Devant
Beaugardot, le marchand de meubles d'occasion, des fauteuils anciens
sont alignés sur le trottoir. Des soldats vont s'y asseoir avec armes et
bagages et refusent de se lever. C'est un commencement de débandade.

Mais, tout à coup, la musique entame la _Marseillaise_.

    Allons enfants de la patrie,
    Le jour de gloire est arrivé...

Ah! que c'est beau. Les soldats ont repris leur rang. Des acclamations
enthousiastes les suivent jusqu'à la gare.

                                ***

A travers les grilles, un troupier me passe son bidon et me prie d'aller
le remplir chez le marchand de vin, en face. Il fouille dans sa poche.

--Attendez, je vais vous donner des sous.

Mais je ne veux pas de son argent; j'ai justement un franc dans ma
poche. Je lui paierai son litre.

                                ***

--Tenez, voilà votre bidon.

--Merci bien, jeune homme. C'est peut-être le dernier litre que je
boirai que vous m'offrez là.

--Le dernier! s'écrie Léon, se dressant sur la pointe des pieds, rouge
comme un coq, tellement il est joyeux de remonter le moral d'un
guerrier, le dernier!... Ah! nous vous en offrirons bien d'autres, quand
vous reviendrez vainqueur!

Des bourgeois qui nous entourent applaudissent, mais le soldat hoche la
tête.

--Merci tout de même...

Il n'a pas l'air d'avoir confiance, réellement.

                                ***

--Comprends-tu ça? me demande Léon en revenant. Douter de la victoire!
Partir avec aussi peu d'enthousiasme!... Moi, je donnerais je ne sais
quoi pour pouvoir aller rosser les Prussiens... Tiens, ce soldat n'a pas
de coeur!...

Je ne sais pas trop. Il ne considère peut-être pas la guerre comme une
partie de plaisir, il s'en fait peut-être une idée plus exacte que nous,
au bout du compte. Et des tas de choses auxquelles je n'ai pas encore
pensé se présentent à mon esprit...

--Eh bien? Était-ce beau? me demande mon père qui prend le café, sous la
tonnelle du jardin, avec M. Beaudrain et M. Pion.

--Oh! oui.

--Beaucoup d'enthousiasme, comme toujours? crie M. Pion. Un entrain
endiablé! Moi, voyez-vous, j'ai dû renoncer à assister au départ des
troupes. Ça me faisait trop de mal de ne pas partir avec eux... Une
guerre pareille! Une guerre qui sera une seconde édition de la campagne
de Prusse...

--En 1806, fait M. Beaudrain... Iéna...

--Parfaitement. Vous connaissez le mot _historique_ dit avant-hier à
Saint-Cloud par un personnage des plus haut placés: «Cette guerre de
1870, comme celle de 1859, sera menée _tambour battant_.» L'Empereur,
qui entendait, a souri... Il a souri, messieurs, répète M. Pion en
tordant sa longue moustache.

--Le fait est que les Allemands ne sont guère de taille à se mesurer
avec nous, dit mon père. Les services de leur armée sont très
défectueux, les vivres manquent, les hommes de la landwehr se refusent à
prendre les armes, l'argent devient de plus en plus rare... Toutes les
grandes maisons de commerce font faillite les unes après les autres...

--Oh! le choc sera rude, fait M. Beaudrain; mais nous en sortirons
vainqueurs. L'instinct me le dit, l'observation professionnelle me le
démontre. Dans l'histoire passée on peut lire l'histoire future... Et
puis, quel enthousiasme! Quelles manifestations magnifiques!... Un peu
de surexcitation factice, me direz-vous? Mais non, mais non! L'effet
produit est grand. Je dirai plus: il est utile... Voyez, messieurs,
voyez, d'ailleurs--et M. Beaudrain tire un journal de sa
serviette--voyez l'avis d'un homme généralement froid, toujours sensé,
d'un universitaire--M. Beaudrain incline la tête--M. Francisque Sarcey:

«Il faut crier fort si l'on veut être entendu loin.

«Si ce foyer pétillait d'une flamme moins vive, il ne répandrait pas sa
chaleur sur le reste de la France; son _contre-coup_ ne s'en ferait pas
sentir aussi vite au fond des campagnes, un peu plus lentes à
s'émouvoir.

«Qu'on se rappelle l'immortel élan de 92. C'étaient les mêmes transports
qui préludèrent aux mêmes victoires.»

--Etc., etc. Messieurs, veuillez m'excuser, mais l'heure de mon cours va
bientôt sonner et vous permettrez... A ce soir, mon cher Jean...

Et le professeur disparaît, sa serviette sous le bras.

--Et nos généraux, s'écrie M. Pion en frappant sur l'épaule de mon père.
Croyez-vous qu'ils vaillent les princes de Prusse?

--L'Empereur a agi sagement en se réservant le commandement en chef, dit
mon père.

--Et en confiant le poste de major général au maréchal Le Boeuf. Il a
préparé la victoire de longue main celui-là. C'est grâce à lui que tout
est prêt.

--Et Mac-Mahon, qu'en dites-vous.

--On l'a vu à l'oeuvre.

--C'est comme le général de Cousin-Montauban.

--C'est Bazaine qui m'intéresse tout particulièrement. C'est un
compatriote, un enfant de Versailles...

--A qui le dites-vous? Sa maison est à deux pas de la mienne.

--Ah! dites donc, il y a dans le _Figaro_ d'aujourd'hui un article sur
le général Frossard, le gouverneur du Prince Impérial... un article
d'Édouard Lockroy... c'est très intéressant.

«Le général Frossard est un homme âgé, froid, calme. On le dit un
stratégiste de premier ordre. Depuis longtemps, il n'a rien commandé. Le
général Frossard a expliqué à son auguste élève toutes les guerres de
l'Empire. Il promenait des soldats de plomb sur une carte d'Europe et le
jeune Prince les renversait avec de petites boulettes de mie de pain
lancées par de petits canons en bois.

«Quand le général Frossard voulut raconter la campagne de Waterloo et
faire rétrograder l'armée française, le Prince Impérial se fâcha:

«--Non!... Jamais!... s'écria-t-il avec un mouvement de colère. Et,
malgré les instances de son précepteur, il disposa ses batteries et
écrasa d'un coup l'armée anglaise, l'armée prussienne, Blücher et
Wellington.»

--Ah! c'est beau! s'écrie M. Pion... c'est beau!... Et nous douterions
de la victoire! Allons donc!

Non, il n'y a pas à en douter. Mille fois non. Et si le soldat de la
gare était ici... Par le fait, il avait l'air d'un imbécile; une figure
idiote--quelque Bas-Breton--un illettré.

Oui, un illettré; ah! s'il pouvait lire les journaux, comme moi...

Car je lis les journaux, tous les jours, sans me cacher, en
propriétaire. Mon père ne m'en empêche pas et ma soeur, heureuse de
pouvoir causer avec moi des événements du jour, me les passe elle-même.

J'apprends ainsi que «c'est à peine si l'on s'aperçoit qu'un vide s'est
produit dans nos arsenaux», que «la guerre ne peut avoir aucune surprise
inquiétante pour nous; notre admirable corps d'éclaireurs, dont le
moindre trappeur rendrait des points à Bas-de-Cuir, sondera le terrain
devant chaque soldat»; et que «l'administration française a, de son
côté, un service d'espions parfaitement organisé».

J'ai lu la réponse de l'Empereur à l'adresse du Corps législatif. J'ai
vu comment il a répondu à l'Impératrice qui disait au Prince Impérial,
en l'embrassant, au moment du départ:

--Adieu, Louis! et surtout fais ton devoir.

--Madame, nous le ferons tous.

J'ai vu comment il a veillé aux arrangements de sa maison militaire avec
une austérité toute spartiate. Son domestique est réduit à un seul valet
de chambre. Deux cantines suffiront à transporter tout le bagage
impérial. «Pour bien faire la guerre, a répondu Sa Majesté à un général,
il faut la faire en sous-lieutenant.»

Il paraît que l'enthousiasme est énorme, en province, au passage des
régiments.

«On s'embrasse, dit la _Liberté_--un journal sérieux,--les mains et les
coeurs s'étreignent. Il faut bien le dire, le succès est surtout pour
les zouaves et les turcos, qui sont d'un entrain effroyable et d'une
verve étourdissante.

«--Ah! disent-ils, les Prussiens ont voulu voir la ménagerie d'Afrique?
Eh bien! ils la verront!»

«De fait, ils sont effroyables à voir: à moitié nus, coiffés de rouge,
l'oeil allumé par le patriotisme et le vin! Pauvre landwehr!

«Au moment où j'écris, douze cents zouaves entrent en gare, perchés sur
les wagons, dansant un cancan échevelé et hurlant à pleins poumons.»

Ah! les turcos! j'aurais tant voulu les voir passer!... Et les zouaves!

                                ***

J'en ai vu un--sur un journal illustré qu'expose le libraire, au bout de
la rue.--Il est couché à plat ventre, en face d'un Prussien qui le
regarde, de l'autre côté de la frontière.

--C'est-y joli, Berlin? demande le zouave.

--Et Paris?

--Qué qu'ça t'fait? T'y vas pas.

Il y a aussi une caricature qui représente un militaire faisant ses
adieux à sa payse.

--Reviendras-tu bientôt? dit la payse.

--Parbleu! Un tour de Rhin et un tour de Mein, et je reviens.

C'est très drôle.

Ce qui est drôle, aussi, c'est les nouvelles à la main des journaux:

«Connaissez-vous la dernière mode? Appeler son chien Bismarck et lui
accrocher un écriteau portant: «Vive la France!» Faire acclamer la
France par Bismarck, c'est tout de même raide.»

Ou bien:

«M. de Bismarck nous reproche de faire usage des turcos!... Tout ce que
nous pouvons vous promettre, Monsieur de Bismarck, c'est que le turco,
devenu Français maintenant, y mettra de la décence, il n'abusera pas
trop du... Prussien.»

Les chansons sont plus sérieuses,--mais aussi belles:

    Puisque c'est l'heure de la haine,
    Faisons parler les chassepots...

Et puis, celle-ci, dont l'auteur est le prince Pierre Bonaparte:

    _Berceau du progrès_, pays magnanime,
    _Ton bras glorieux_ qui frappe et rédime,
    Reprend sa vigueur et reporte enfin
    Notre aigle immortel aux rives du Rhin.

Et puis, la chanson des marins--car la flotte va entrer en scène et les
Prussiens ont été prévenus qu'ils pouvaient, «s'ils tenaient à conserver
un spécimen de leur marine, le placer immédiatement dans le musée de
Berlin».--Ma soeur la chante, cette chanson-là. Du matin au soir on lui
entend répéter le refrain:

    Et vous, hache au poing, race antique,
    Debout, matelots!... La Baltique
    _Dresse pour vous ses flots vengeurs!_

Je ne fais pas que lire les journaux. J'ai des occupations plus
sérieuses: je copie les proclamations. J'ai acheté un cahier tout exprès
pour ça. Léon aussi. Nous rôdons par la ville, épiant le moment où
l'afficheur colle sur les murs des carrés de papier blanc, à l'affût des
placards émanant de l'autorité. Nous passons notre travail à M.
Beaudrain--qui le recopie sur un beau registre à fermoir.

Entre autres choses importantes, nous avons déjà transcrit la
Proclamation de l'Empereur au Peuple et la Proclamation à l'Armée.

Dans la première, il est dit que:

«Le glorieux drapeau que nous déployons encore une fois devant ceux qui
nous provoquent est le même qui porta à travers l'Europe les idées
civilisatrices de notre grande Révolution.»

Et, dans la seconde:

«De nos succès dépend le sort de la liberté et de la civilisation.»

D'ici peu, nous nous livrerons à d'autres travaux. Jules a fait cadeau à
Léon d'une carte du Théâtre de la Guerre, avec de petits drapeaux pour
marquer les positions des belligérants. Les petits drapeaux dorment dans
leur boîte, fraternellement, drapeaux prussiens et drapeaux français, en
attendant que le canon les réveille et qu'on les pique sur les places
conquises.

Pour nous distraire, le soir, Léon et moi, nous parcourons la ville avec
une troupe de camarades, en chantant la _Marseillaise_ et le _chant du
Départ_.

    Mourir pour la Patrie,
    C'est le sort le plus beau...

--Sacrée bande de polissons! a crié l'autre soir le père Merlin, par sa
fenêtre, comme nous passions devant chez lui en hurlant ça; si vos
parents n'étaient pas des ânes, il y a longtemps qu'ils vous auraient
flanqués au lit à coups de martinet!

Quelle vieille canaille!



                                    V


Je viens de planter un petit drapeau tricolore sur Saarbruck.

--Si tu veux, me dit Léon, nous laisserons la carte du Théâtre de la
Guerre toute ouverte sur la table du salon. Comme ça, tous ceux qui
entreront ici pourront voir où nous en sommes... Si nous piquions
quelques drapeaux d'avance sur la route de Berlin?

--Gardez-vous-en bien! s'écrie M. Beaudrain qui recopie sur son registre
la dépêche de l'empereur à l'impératrice, que nous venons de lui
apporter. Gardez-vous-en bien! La guerre nous réserve tant de surprises!
Savez-vous si nous passerons par Francfort ou si nous marcherons sur
Rastadt? Connaissez-vous le plan élaboré par notre état-major? Êtes-vous
dans le secret des dieux?... Ah! jeunes étourneaux... Mais, dites-moi
donc, êtes-vous bien sûrs d'avoir transcrit fidèlement la dépêche?...
«Louis vient de recevoir le baptême du feu; il a été _admirable de
sang-froid_ et n'a _nullement été impressionné_...» Ça fait un
pléonasme.

--Monsieur, c'était comme ça.

--Ah!... «Une division du général Frossard a pris les hauteurs qui
dominent la rive gauche de Saarbruck.»... La _rive_..., la _rive_ d'une
_ville_...

--Vous êtes certains qu'il y avait: _la rive_?

--Oui, monsieur.

--«Nous étions en _première ligne_, mais les balles et les boulets
_tombaient à nos pieds_.»

--Monsieur, dit Léon, voilà une phrase qui m'a étonné.

--A tort, mon ami, à tort. Cela prouve simplement que les fusils à
aiguille ne valent rien... et démontre en même temps la supériorité du
Chassepot. «Louis a conservé une balle qui est tombée près de lui. Il y
a des soldats qui pleuraient en le voyant si calme.»

M. Beaudrain essuie furtivement une larme avec sa manche.

--«Nous n'avons eu qu'un officier et dix hommes tués.» Les risques de la
guerre! soupire M. Beaudrain en refermant son registre; on ne fait pas
d'omelette sans casser des oeufs.

Et il ajoute:

--Cette dépêche du chef de l'État est modeste. Elle l'est même beaucoup
trop. Elle ferait croire à une simple escarmouche; et c'est une grande
victoire que nous avons remportée, une grande victoire!

Le soir, on a illuminé et on a pavoisé la ville. Je voudrais bien être à
demain. Qu'est-ce que vont dire les journaux?

                                ***

Ils disent que la revanche de 1814 et 1815 a commencé, que la division
Frossard a culbuté trois divisions prussiennes, que nos mitrailleuses
ont impitoyablement fauché l'ennemi, et que l'empereur est rentré
triomphant à Metz.

Il paraît que Sa Majesté semblait rajeunie de vingt ans. Le prince
impérial était très crâne. Son oeil bleu lançait des éclairs. Des
milliers de soldats l'escortaient en lui jetant des fleurs.

On a bombardé et brûlé Saarbruck, aussi. Tant mieux. Ça apprendra aux
Prussiens à démolir le pont de Kehl, les vandales.

Saarbruck ne redeviendra jamais plus allemand. C'est un journal qui
l'affirme; et il apprend au public qu'il est déjà «arrivé au ministère
de l'intérieur six demandes pour la place de sous-préfet de Saarbruck».

--Et ce n'est qu'un commencement, répète M. Pion en se frottant les
mains, un tout petit commencement. L'armée allemande meurt de faim.
Avant-hier, six cents Badois affamés ont passé la frontière et sont
venus se faire héberger chez nous. Et puis, le roi Guillaume est malade.

--Ainsi, du reste, que le général de Moltke, fait ma soeur. Quant à
Frédéric-Charles, il est gravement indisposé...

--Et Bismarck a la colique! s'écrie M. Legros en tamponnant son front
avec son mouchoir, car il fait très chaud et il transpire facilement...
Ah! à quand la grande raclée?

Oui, à quand? A bientôt s'il faut en croire le petit tailleur de la rue
au Pain, près du marché. Il vient de changer d'enseigne. Il a fait
clouer sur sa boutique une grande bande de calicot portant ces mots:

    AU PRUSSIEN

    _Spécialité de vestes_.



                                   VI


Des lampions et des drapeaux, des drapeaux et des lampions. Il y en a
partout, au-dessus des portes, aux fenêtres, dans les arbres et aux
ridelles des charrettes. Le boueux qui enlève les ordures, le matin, a
piqué un étendard d'un sou, surmonté d'une plume rouge, sur le collier
de son cheval et la préfecture a arboré une grande bannière, toute
frangée, dont le gland d'or balaie le trottoir. Versailles est enrubanné
comme un conscrit. Il a l'air d'avoir son plumet aussi; on ne reconnaît
plus les habitants, tellement la nouvelle de la victoire les surexcite.
La ville est sens dessus dessous. Je n'ai jamais vu ça. Il y a du monde
dans les rues jusqu'à dix heures. Mon père m'a déjà emmené deux fois au
café avec lui, et j'ai profité de la cohue--presque la moitié des
chaises est occupée, sur la terrasse!--pour demander des grenadines au
kirsh. Mon père avale son grog à petites gorgées en trinquant toutes les
deux minutes à la victoire de la France et à la santé de l'empereur et
nous ne partons que très tard, après neuf heures et demie. Nous passons
par les rues qu'éclairent les lampions et les lanternes vénitiennes aux
raies multicolores. Ça sent la vieille graisse, et, quand on passe trop
près des murs, du suif fondu rebondit sur vos chapeaux et vous coule
dans le cou. C'est très beau.

                                ***

Mais, tout à coup, un drapeau disparaît, puis dix, puis vingt. On les
arrache par centaines, on les arrache tous et on décroche les lampions.

Les Prussiens sont vainqueurs. Wissembourg est pris!

D'abord, ç'a été un engourdissement. On en est resté là. Puis, on s'est
révolté, on n'a pas voulu croire; on a parlé de mensonge ignoble, de
manoeuvre de Bismarck... Maintenant, on sait à quoi s'en tenir: nous
avons été surpris, pris en traître, écrasés sous le nombre.

--Nous sommes manche à manche avec les Prussiens, dit M. Pion, mais à
nous la _belle_.

                                ***

Eh bien! nous l'avons gagnée, la belle! Et rapidement encore! On vient
de coller sur les murs, ce soir, 6 août, une dépêche qui annonce une
revanche de Mac-Mahon: le prince de Prusse a été battu à plate couture
et fait prisonnier avec 40.000 hommes de son armée.

--40,000 prisonniers! s'écrie ma soeur... Et on a bien dû en tuer
autant... Croyez-vous qu'on fusillera les prisonniers, monsieur Pion?

--Non, mademoiselle. Ce serait contre le Droit de la guerre... à
condition qu'ils appartiennent tous à l'armée régulière, car, dans le
cas contraire--M. Pion met en joue, avec ses longs bras, un partisan
imaginaire;--dans le cas contraire, on peut les passer par les armes
sans autre forme de procès. Vous savez que, dans les guerres de
l'Empire, particulièrement en Espagne, tout habitant pris les armes à la
main était fusillé sommairement.

--Naturellement... C'est bien dommage qu'on ne puisse exécuter ces
Prussiens... Ah! si nous avions des détails sur la bataille...

--Nous en aurons demain.

Heureusement qu'on n'a pas besoin d'avoir des détails pour illuminer et
pavoiser. Tout le monde, en ville, a déjà sorti ses drapeaux et rattaché
ses lampions.

Non, pas tout le monde. Un cafetier de la rue de la Paroisse n'a pas
jugé à propos de pavoiser son établissement. Pourquoi? C'est ce que se
demande la foule, qui s'est massée sur le trottoir, en face de chez lui.
Un vieux monsieur à la face placide, toute glabre, que j'ai vu bien
souvent assis sur un banc du square Hoche, sa canne à bec de corne entre
les jambes s'écrie:

--Ce sont des Prussiens!

--Des Prussiens! Oui, des sales Prussiens! A bas les Prussiens!

Et une chaise de la terrasse, lancée à toute volée, brise la glace de la
devanture. Le tumulte augmente. Les vociférations se croisent. On
continue à jeter des chaises et des pierres contre les vitres et les
becs de gaz.

--A bas, les Prussiens! A mort, les Prussiens!

Je ramasse un caillou et je le lance de toute ma force. Malheureusement,
tout est déjà cassé et mon caillou ne cause aucun mal. J'en suis désolé.

--A bas, les Prussiens! A mort, les Prussiens!

Le patron et la patronne du café sortent en faisant des gestes. Mais on
les accueille par des huées, par des grossièretés sans nom.

Ça me semble exagéré ces insultes, car enfin si ce n'étaient pas des
Prussiens?

La femme rentre, terrifiée, en se bouchant les oreilles, pendant que le
mari reste sur le seuil de la porte. Il est tout pâle, mais on voit
qu'il n'a pas peur. Ce ne doit pas être un Prussien.

Tout d'un coup, tendant les poings vers la foule, il crie:

--Lâches!... Imbéciles!... Sauvages!...

Il y a un mouvement de recul, et le vieux monsieur, au dernier rang,
profite d'un moment d'accalmie pour dire:

--Arborez le drapeau français et l'on vous laissera tranquille.

La patronne, qui a dû entendre, apparaît à une fenêtre du premier avec
un drapeau qu'elle déroule. On applaudit... Mais, presque aussitôt, les
huées et les injures recommencent: le drapeau est un drapeau anglais,
tout rouge, avec un petit carré bleu, rayé d'argent à l'angle.

Un monsieur, employé à la préfecture, cravaté de blanc, et un maçon, se
précipitent sur le propriétaire du café; celui-ci, d'un coup de poing en
pleine figure, envoie rouler l'employé sur le trottoir, le nez en sang;
mais il est saisi à la gorge par la main plâtreuse du maçon. Alors, la
foule se rue...

--Arrêtez! arrêtez! au nom de la loi!

C'est la police, le commissaire, ceint de son écharpe, en tête. On se
disperse, à la hâte.

                                ***

J'apprends, en rentrant à la maison, par M. Legros, que le cafetier
n'est pas un Prussien. Il le connaît: il lui fournit des cigares. C'est
un Anglais naturalisé français, mais sa femme est Anglaise.

--Vous comprenez bien, fait M. Legros qui plaide la cause de son client,
vous comprenez bien qu'il est excusable jusqu'à un certain point;
c'était son droit, après tout, de ne pas pavoiser.

--Son droit! son droit! rugit M. Pion, parce qu'il n'est qu'à moitié
Français? parce que sa femme est Anglaise? Pourquoi vient-il manger
notre pain, alors?

--Il ne mange le pain de personne; il mange le pain qu'il gagne... à mon
avis, du moins.

--A votre avis? Possible. Pas au mien. Un étranger, c'est un parasite,
ni plus ni moins. Je ne connais que ça et le port d'armes. D'abord, on
devrait tous les expulser, dans ce moment, les étrangers: ce sont tous
des espions.

Il me semble que M. Legros, pour une fois, a raison. On a eu tort de
briser les glaces du cafetier et de le maltraiter. Je regrette presque
le caillou que j'ai lancé. Et puis, je me souviens de n'avoir pu retenir
un mouvement d'admiration lorsqu'on a déployé le drapeau anglais. Il est
très beau le pavillon anglais, beaucoup plus que le français. Au point
de vue de la couleur, bien entendu, car, aux autres points de vue, le
drapeau français est seul et unique en son genre. Je le vois flotter aux
fenêtres, ce drapeau qui a fait le tour du monde... Eh bien! oui, plus
je le regarde, plus je le trouve agaçant, gueulard et crapuleux. Je
n'irai dire ça à personne, pour sûr.

Ce ne serait guère le moment. On vient d'apprendre que la bataille
annoncée par la dépêche n'a pas eu lieu et que, par conséquent, nous
n'aurons la peine d'héberger ni le prince de Prusse ni ses 40,000
hommes. La déception est énorme. Les drapeaux et les lampions ont
disparu des façades comme par enchantement. Il paraît que ce n'était
qu'un canard, un coup de Bourse.

--A Paris, nous dit Mme Arnal qui en revient, on a envahi la Bourse et
l'on a brisé toutes les chaises; puis, on a été saccager une maison de
banque allemande.

Très bien! ça servira de leçon aux Prussiens.

--Et figurez-vous, continue-t-elle, qu'on a rencontré Capoul dans la rue
et qu'on lui a fait chanter la _Marseillaise_. Si vous aviez pu entendre
ça! C'est un si bel homme, ce Capoul, et il chante si bien!

--Avec la _Marseillaise_, dit M. Pion, le Français est invincible.

Voilà: A Wissembourg, on n'avait pas chanté la _Marseillaise_.
Maintenant, on va la chanter partout, et, ça va changer de note. J'ai
copié tout à l'heure une dépêche ministérielle qui en dit long sans en
avoir l'air:

«L'ennemi paraît vouloir tenter quelque chose sur notre territoire, ce
qui nous donnerait de grands avantages stratégiques.»

Et j'ai lu un journal qui affirme que «la prise de Wissembourg est une
faute commise par l'armée prussienne.»

«Si les Prussiens ont l'audace de s'avancer en France, ajoute-t-il, ils
n'en sortiront pas vivants.»

                                ***

Alors, ils sont perdus, car ils s'avancent à pas de géants. J'en ai déjà
planté pas mal, des drapeaux noirs et blancs, sur la carte du Théâtre de
la Guerre, dans les Vosges et sur la Moselle! et il faut que j'en pique
encore un sur Woerth, et un autre sur Forbach, où, pourtant, Frossard a
_failli vaincre_.

Oui, nous sommes battus par les Prussiens, mais battus glorieusement,
héroïquement, battus comme Roland à Roncevaux, battus comme une poignée
de chevaliers succombant sous les coups d'une horde entière de barbares.
Beaux vainqueurs, vraiment, que ces vandales qui s'embusquent pour
surprendre les corps les plus faibles et les écraser sans danger! Beaux
vainqueurs, que ces lâches Teutons qui ne savent combattre que
lorsqu'ils sont dix contre un!

M. Pion ne dérage pas. Il traite les Prussiens de cochons, de brutes, de
sauvages, depuis le matin jusqu'au soir.

M. Beaudrain cite le vers fameux:

    A vaincre sans péril on triomphe sans gloire.

Et il ajoute chaque fois:

--Eh! eh! on jurerait que Corneille a prévu les Prussiens.

Cependant, il ne faut pas désespérer. Tout n'est pas perdu. On vient
d'afficher une proclamation de l'Impératrice:

«Vous me verrez la première au danger pour défendre le drapeau de la
France.»

--Des phrases comme ça vous réconfortent, dit Mme Pion. C'est capable de
réchauffer les plus froids.

--Pour sûr, répond M. Legros qui s'éponge avec énergie.

Mon père lit le journal du jour.

«Les Prussiens sont à bout de souffle.

«La Prusse foule notre terre française. Songez-vous bien à cela? Oui,
n'est-ce pas?--Et vous avez compris? Et au lieu de craindre quoi que ce
soit, vous riez, vous haussez les épaules, et vous vous apprêtez _aux
voluptés du massacre_?

«Oui, n'est-ce pas? vous allez venger les vieux de 1814, la France
meurtrie et sanglante, laissée pour morte sous le talon des barbares?

«Ce sera le dernier sang versé! Soit! Mais, du moins, _qu'il soit versé
par cataractes, avec la divine furie du déluge_!

«L'armée prussienne est chez nous! _Nous la tenons!_ La voici _enfin_,
non plus seulement en face de nos braves, mais en face de deux millions
de citoyens, qui veulent mourir ou qui veulent tuer.

«La Prusse s'est laissée prendre à _cette ruse de la Providence. C'est
Dieu qui a été le seul vrai tacticien dans toute cette affaire_.»

--Les Prussiens? dit Catherine qui vient annoncer que le dîner est servi
et qui a entendu les dernières phrases; c'est le bon Dieu qui les punit.

Le 8 août le département de Seine-et-Oise est déclaré en état de siège.



                                   VII


Le ministère Olivier n'existe plus. C'est le général Cousin-Montauban,
comte de Palikao, le vainqueur de la Chine, qui est le chef du nouveau
cabinet. C'est un grand bien, car, ainsi que le dit M. Beaudrain, dans
la situation actuelle, la plume doit faire place à l'épée.

--_Cedat toga armis_, répète-t-il depuis deux jours.

Le nouveau ministre de la guerre est un résolu. Il a dit, en prenant
possession de son portefeuille:

--«Nous avons 3,760,000 jeunes gens de vingt à trente ans. Il s'agit de
mettre cette force immense à même de résister, par le nombre qu'elle
représente, à l'invasion prussienne. _J'en fais mon affaire_.»

--«L'esprit des populations envahies est excellent, a-t-il dit aussi au
Corps législatif. Une dépêche que j'ai reçue m'annonce que des dragons
prussiens ayant fait une reconnaissance dans un village, des paysans
organisés militairement en francs-tireurs sont sortis armés, ont tué dix
dragons et ramené des prisonniers.»

La Chambre a applaudi bruyamment.

D'ailleurs, l'Autriche et l'Italie vont nous venir en aide. Après la
première bataille, si le sort favorise les armes françaises, ces
puissances entreront immédiatement en ligne.

Et pourquoi le sort ne nous serait-il pas favorable? Les Prussiens qui
manoeuvrent autour de Metz, maintenant, sont dans une situation
déplorable. Ces hordes immondes meurent de faim et sont dans la boue
jusqu'au ventre.

«Ce qu'il faut, dit un journal, c'est être prêt pour la retraite des
Prussiens, retraite qui, forcément, s'effectuera avant peu, et que les
volontaires changeront en déroute en se jetant sur les flancs de
l'armée. Surtout, pas de paix qu'on ne les ait chassés de France! Des
coups de fusil, rien de plus! Non, dussent-ils ne rien demander en
échange de leur victoire, ni un ruisseau, ni un écu, _dussent-ils même
nous faire des excuses_, il ne faut pas subir la paix. L'âme de la
France en serait humiliée et avilie pour jamais! Ayons donc bon courage.
_Dieu ne laissera pas couper la France, qui est sa main droite._»

Tous les soirs, chez nous, il y a de grandes discussions politiques et
stratégiques entre mon père, M. Pion et M. Legros. L'épicier-marchand de
tabac tranche de l'important maintenant, et veut avoir des idées à lui:
il vient d'être nommé lieutenant de la garde nationale. Çà ne fait pas
l'affaire de M. Pion qui parvenait toujours, jusqu'ici, à lui faire
partager ses opinions, ou au moins à lui imposer silence. Ils vont
parfois jusqu'aux mots aigres-doux. Heureusement M. Beaudrain met le
holà.

--Il n'est peut-être pas mauvais que nous ayons été vaincus, dit M.
Legros. Nous sommes tellement bavards, nous autres, si prompts à
cancaner et à dénigrer, que nous avions besoin d'une leçon.

--Alors, qu'elle vous serve, dit M. Pion.

--Je parle des Français en général, monsieur.

--Le Français en général est magnanime, monsieur, chevaleresque,
monsieur. Il tue, mais il n'insulte pas. Il combat au grand jour, sans
embûches et sans traîtrises..... et quant à ceux qui lui souhaitent des
défaites.....

--Vous ne parlez pas pour moi, j'espère?

--Je parle des mauvais Français en général. D'ailleurs, maintenant que
vous avez acquis un grade...

--Je n'ai rien acquis du tout! s'écrie M. Legros qui doit son grade à
l'élection. On m'a librement élu, librement, vous entendez? Pourquoi ne
vous êtes-vous pas présenté à l'élection, vous aussi?

--Moi, répond M. Pion d'un air digne, moi, c'est autre chose. J'ai
servi. J'ai occupé un grade élevé dans la hiérarchie militaire et je ne
tiens pas, vous comprenez pourquoi, à faire partie d'une milice
bourgeoise. Du reste, le gouvernement de l'empereur peut, d'un moment à
l'autre, me confier un poste important...

--Ah! oui, dans un magasin!... Car vous étiez capitaine d'habillement,
n'est-ce pas?

--A propos d'habillement, demande M. Pion qui rougit, avez-vous déjà
fait faire votre uniforme de lieutenant?

--Oui, monsieur.

--Et les galons ne vous gênent pas?

--Vous verrez ça quand nous irons au feu! s'écrie M. Legros furieux.

Monsieur Beaudrain intervient.

--Voyons, messieurs, voyons; vous ne voudriez pas, au moment où l'ennemi
a les yeux sur nous, donner l'exemple de la discorde, des dissensions
intestines... des... des... voyons, voyons...

M. Pion se calme et M. Legros passe sa rage sur le préfet qu'il accuse
de ne pas vouloir distribuer les fusils qu'on lui expédie. C'est
honteux: les hommes de sa compagnie sont obligés de faire l'exercice
avec des bâtons. Ils ont un fusil à piston pour douze et une baïonnette
pour six. Ce n'est vraiment pas le moyen d'encourager une population qui
perd déjà confiance. Si l'administration était moins bête...

--Ne calomniez pas le gouvernement impérial, fait M. Pion, sévèrement.

--Mais, fichtre de fichtre! on prend des précautions, au moins; on ne
livre pas un département sans défense aux coups de l'ennemi... Avez-vous
vu cette invitation ridicule lancée à tous les pompiers de France de
venir défendre la capitale?

--Je l'ai copiée hier, dit M. Beaudrain.

--Croyez-vous qu'on ne ferait pas mieux d'envoyer des armes aux paysans?

--Il est peut-être déjà trop tard, fait mon père. Si on leur donnait des
armes, ils ne mettraient pas longtemps à les enterrer. Pourvu qu'on ne
touche pas à ce qu'ils possèdent, ils se fichent pas mal du reste,
allez.

--Vous exagérez, répond M. Legros. Mais il est certain que nos
populations sont bien abattues. Et si deux régiments de Prussiens,
seulement, se présentaient devant Versailles, nous n'aurions qu'à leur
ouvrir les portes.

M. Pion lève les épaules.

--On voit bien, monsieur Legros, que vous n'avez aucune expérience des
choses de la guerre: on ne prend pas une ville comme ça.

Eh bien! si, on prend les villes comme ça. Quatre uhlans prussiens, le
12 août, à trois heures, ont pris possession de Nancy.

La nouvelle produit une émotion profonde. Quatre uhlans! Est-ce
possible? Nancy! capitale de la Lorraine! Une ville de cinquante mille
habitants! Mais il n'y avait donc plus de soldats?

Pas un seul.

Et les citoyens?

Ils n'avaient pas d'armes.

--Alors, hurle M. Pion, le maire de Nancy aurait dû se faire tuer!

--Pourquoi? demanda M. Legros étonné.

--Pour l'exemple, Monsieur!

La population, comme avertie par un de ses pressentiments précurseurs
des catastrophes, se décourage tout à fait. De temps en temps elle
s'anime; on dirait qu'elle a la fièvre.

Un beau jour, on s'aperçoit que, depuis dix ans, les pâturages du
plateau de Satory sont affermés à des Allemands et que des gens suspects
occupent les abords de l'École de Saint-Cyr. Là-dessus, on ne voit plus
partout qu'espions prussiens: on jette des pierres dans les fenêtres des
maisons occupées par les étrangers. Un sergent de ville, voyant un
aveugle marcher lentement en tâtant devant lui le terrain avec son
bâton, lui donne un croc-en-jambe «pour voir si c'est un vrai aveugle».
C'est «un vrai aveugle». Et il tombe de toute sa hauteur sur le rebord
du trottoir, si malheureusement qu'il se casse un bras.

Je n'ai pas encore vu arrêter d'espion--mais j'ai vu arrêter un individu
qu'on prenait pour un espion.--C'était un vieux bonhomme, portant des
lunettes bleues, qui descendait du chemin de fer. Comme il demandait son
chemin à un cocher, le cocher, voyant les lunettes bleues et mécontent
sans doute de ne pas avoir fait accepter ses services, a crié:

--C'est un espion.

On a saisi le vieillard, on l'a roué de coups, on a lacéré ses habits,
on a cassé ses lunettes, et on l'a traîné chez le commissaire. Nous
avons attendu plus d'une heure devant le commissariat. A la fin, le
vieux bonhomme est sorti, accompagné par un agent qui l'a aidé à se
rendre chez un de ses parents qu'il était venu visiter.

Si l'on perd confiance à Versailles, il paraît qu'à Paris on conserve
bon espoir. Des amis qui habitent la capitale et qui viennent nous voir
un dimanche, M. Arnal entre autres, s'étonnent de nous voir conserver
des doutes sur l'issue de la guerre. Eux, ils n'en conservent pas. Ils
sont certains du succès. Bazaine va opérer sa jonction avec Mac-Mahon et
leurs deux armées n'en formeront plus qu'une seule, énorme, en face
d'armées ennemies, décimées et épouvantées. Nous pouvons, d'un moment à
l'autre, reprendre l'offensive sur toute la ligne. Ça dépend d'un rien.

--A Paris, disent-ils, on attend le résultat des opérations avec la plus
entière confiance...

Le fait est qu'ils ne sentent guère la défaite. Ils sont gais comme des
pinsons.

Leur entrain a fini par nous gagner.

Nous avons été visiter le musée, au château, avec eux. Nous nous sommes
arrêtés longuement, dans la galerie des Batailles, devant les toiles qui
représentent les victoires de la République et de l'Empire.

--Ah! il y avait de rudes lapins, dans ce temps-là! dit M. Arnal en
secouant la tête.

--Des Romains, dit M. Beaudrain.

Devant le tableau qui représente la bataille d'Iéna, mon père fait halte
en frappant le parquet du pied. Il a l'air mécontent. C'est son
habitude, quand il arrive devant cette toile-là. Il trouve que Napoléon
n'est pas ressemblant.

--Il n'y est pas! Ah! dame, il n'y est pas... N'est-ce pas, monsieur
Beaudrain, il n'y est pas?

--Pas tout à fait, en effet.

--Et pourtant, c'est d'Horace Vernet! D'habitude, il le réussit bien...
Ah! ce diable d'Horace Vernet!...

Et, comme on longe une interminable galerie peuplée de statues, mon père
raconte l'histoire de l'hirondelle tracée avec un bouchon noirci sur un
plafond du Palais-Royal.

--Est-ce que vous croyez réellement, demande M. Arnal en se croisant les
bras théâtralement, au bout de la galerie, est-ce que vous croyez que,
lorsqu'on a vaincu successivement tous les peuples de l'Europe, on peut
se laisser flanquer une volée par ces pouilleux de Prussiens?... Tenez,
on devrait faire visiter le musée de Versailles à toutes les troupes qui
partent pour la frontière. Ça les électriserait.

Avant de rentrer à la maison, mon père fait voir à ses invités, tout à
côté, la propriété qui appartient à Bazaine. Il est tout fier d'avoir
pour voisin l'illustre maréchal.

Le soir, à dîner, on trinque et on retrinque aux succès de l'armée
française et à la santé de l'Empereur. Au dessert, M. Arnal est un peu
parti. Et, malgré les coups de coude de sa femme, il entonne.

    As-tu vu Bismarck?...

Ah! ils sont sûrs de la victoire, les Parisiens!

                                ***

Ils ont raison. Les bonnes nouvelles se succèdent. Dans la Baltique, une
partie de la flotte française bloque Koenigsberg et une autre partie,
Dantzig. L'Empereur a quitté Metz, le 14, «pour aller combattre
l'invasion», et le 16, le 17 et le 18, des batailles sanglantes ont été
livrées aux Prussiens, dans lesquelles nous avons eu l'avantage. Dans la
journée du 18, particulièrement, les Prussiens ont subi un échec
considérable. Trois divisions allemandes ont été culbutées dans les
carrières de Jaumont. J'ai vu, dans les journaux illustrés, des dessins
d'envoyés spéciaux représentant la chute des régiments tombant les uns
sur les autres, dans une horrible confusion. C'est un affreux
entremêlement d'armes, d'hommes et de chevaux. Ça vous donne froid dans
le dos.

On assure que, de la splendide armée du prince Frédéric-Charles, il ne
reste que des débris. Et le ministre de la guerre a annoncé au Corps
législatif que le corps entier des cuirassiers blancs de M. de Bismarck
a été anéanti. Il n'en subsiste pas un.

Les étrangers, maintenant que nous sommes vainqueurs, ne cachent plus
leurs sympathies pour la France. Le _Figaro_ reçoit de Louvain une
lettre d'un huissier qui exprime des sentiments communs à tous les
Belges.

«Je ne suis qu'un huissier, dit l'auteur de cette lettre.--Je ne suis
donc pas riche.

«Tant que durera la guerre contre ces _brigands de Prussiens_, je vous
enverrai chaque mois 20 francs, pour secourir les blessés français. Fils
d'un révolutionnaire de 1830, je donne pour _mon père qui n'est plus_...

«Courage, Français!--Si vous n'avez plus de chassepots, vous avez encore
des couteaux et si cette dernière arme vous manque, alors... _alors, il
vous reste de l'arsenic_!

«Faites qu'ils crèvent _tous_ en France, tous les Prussiens qui ont eu
l'audace de sortir de leurs bauges pour souiller le sol sacré de la
patrie! O France de 89! les cosaques déposent leur fumier dans vos
champs, qui ne devraient être abreuvés _que de leur sang_!

«Je suis marié et j'ai une petite fille... Eh bien! je prie Dieu chaque
soir qu'il inspire aux Prussiens une invasion dans notre pays: _j'aurais
l'occasion d'en tuer_.

«Au revoir, monsieur, mais chut!--pas une syllabe à personne ni de mon
nom, ni de l'acte que j'accomplis.»

Ça vous met de la joie au coeur, des lettres comme ça. On voit qu'on
n'est pas abandonné, au moins. Ces manifestations sympathiques doivent
remonter rudement le moral de nos troupes. Pourtant, le 24, on apprend
que Bazaine est coupé. Il est vrai qu'on annonce, aussitôt, «que le
maintien des communications du maréchal avec Verdun et Châlons n'entrait
pas dans les plans du commandant en chef».

«La situation du maréchal Bazaine, dit un journal, est le résultat d'une
tactique heureuse. Les Prussiens sont furieux de voir qu'il s'obstine à
rester sous Metz.»

Il faut voir comme on se moque, maintenant, du roi de Prusse, de son
fils--notre Fritz--et de ses généraux! Quant aux simples Prussiens, ce
sont des misérables qui meurent de faim; mais la France est toujours
charitable: lorsque nous les aurons vaincus--et le jour de la victoire
est proche--nous ouvrirons une souscription pour les nourrir.

--Et pourtant, dit mon père, ces gens-là ont recours, pour escamoter la
victoire, à des procédés bien odieux.

--Je crois bien! s'écrie ma soeur, ils empoisonnent les fontaines, ils
brûlent les villages, ils envoient des espions partout et il paraît même
que vingt navires formidablement armés viennent de partir d'Amérique,
emportant une quantité considérable de flibustiers, tous allemands; ces
pirates se proposent de débarquer dans les ports ouverts de France, et
de les mettre au pillage!

--Oui! mais à bon chat, bon rat! ricane M. Pion qui vient d'entrer, un
journal à la main. Son excellence le comte de Palikao a lu aujourd'hui à
la Chambre une dépêche ainsi conçue:

«Corps franc composé de quelques Français a pénétré sur territoire
badois; trains badois manquent aujourd'hui.»

Il y a un instant de stupéfaction. Ma soeur revient la première à elle.

--Ah!... trains badois manquent aujourd'hui!... Ah! quel bonheur!

Et, tous ensemble, de toute la force de nos poumons, nous crions:

--Vive la France! Vive l'Empereur!

--A vrai dire, reprend M. Pion, j'avais eu déjà cette idée-là; mais je
n'avais osé en faire part à personne. Les gens sont si drôles! Ah!
ç'aurait été un coup à tenter, pourtant: pendant que les Prussiens sont
occupés en France, jeter cent mille hommes sur leur territoire!

--Oh! oui, fait ma soeur, émerveillée.

--Ah! j'ai eu bien d'autres idées, continue M. Pion en s'asseyant,
pendant que nous l'écoutons de toutes nos oreilles. Ainsi, vous savez
que, depuis le commencement de la guerre, beaucoup de soldats sont morts
de fatigue: les chaussures mal faites, trop grandes, trop petites... Eh
bien! j'avais pensé à une chose...

--Faire vérifier les chaussures avant leur entrée en magasin? insinue
mon père.

--Non pas, non pas: elles n'en vaudraient pas mieux. J'avais pensé tout
simplement à habituer le soldat à marcher pieds nus. Oh! pas une longue
trotte, bien entendu; une petite promenade: deux ou trois kilomètres.
D'abord sans sac, ensuite avec sac. Les troupiers s'y habitueraient
facilement, voyez-vous; ça leur serait très utile. En cas de besoin, ils
pourraient se déchausser et continuer l'étape pieds nus. Ce n'est qu'une
habitude à prendre: voyez les Arabes, les sauvages...

--évidemment, évidemment, fait ma soeur. Mais je pense encore à votre
première idée. Il serait peut-être encore temps de la mettre à
exécution.

--Peut-être bien, répond M. Pion en tirant sa moustache.

Moi, je ne crois pas. La guerre bat son plein. C'est, depuis quelques
jours, une véritable avalanche de nouvelles: des bonnes nouvelles, pour
la plupart. Le roi Guillaume est devenu subitement fou. Il vient d'être
reconduit à Berlin par deux officiers généraux. Sa folie a un caractère
furieux: c'est le désastre de Jaumont qui en a provoqué la
manifestation. Et puis, nous avons encore vaincu les Prussiens en
différentes rencontres. Le _Figaro_ annonce que nous avons remporté une
grande victoire--chèrement achetée, il est vrai--à Grandpré.

Mais, justement, des personnes qui ont des parents à l'armée viennent de
recevoir des lettres--qui sont arrivées en bloc.

Elles ne chantent pas victoire, ces lettres. Oh! non. Elles parlent de
l'indiscipline générale de l'armée française et de l'organisation
pitoyable de l'intendance militaire. Les régiments sont disloqués,
bivouaquent au hasard, marchent sans ordre. Le nombreux personnel et les
bagages de l'Empereur obstruent les routes et retardent de vingt-quatre
heures, quelquefois de quarante-huit, la marche de l'armée.

On se les passe de main en main, ces lettres. J'en ai lu une dizaine,
pour ma part; et j'ai lu huit fois, au moins, la même phrase: «Nous
avons bien des tentes, mais nous n'avons pas l'oncle.» Est-ce qu'ils se
seraient donné le mot?

Pour le calembour peut-être, mais pour le reste?

Un journal, ce matin, publie une navrante histoire: «Hier soir, de six
heures et quart à neuf heures et demie, la gare des marchandises de
Reims a été mise au pillage par trois ou quatre cents traînards du corps
de Failly. Ces soldats, appartenant à différentes armes, s'étaient
entendus à l'avance avec une cinquantaine de revendeurs. Ils ont brisé
ou ouvert près de cent cinquante wagons, ont jeté sur les voies, au
risque d'amener d'horribles accidents, les tonneaux de vin et de poudre,
les caisses de biscuits et de cartouches, les boulets, les obus, les
barils de salaisons, les effets d'habillement et d'équipement, et aussi
une grande partie des bagages de l'Empereur.

«Les revendeurs attendaient de l'autre côté de la clôture brisée. Ils
payaient 20 centimes pièce les draps de l'Empereur, 50 centimes les
pains de sucre. Les bagages des officiers d'un régiment d'infanterie de
marine ont été pris dans la bagarre...»

                                ***

Que croire?



                                VIII


Mon grand-père maternel, le père Toussaint, croit que ça finira mal.

Il est venu nous voir dimanche--en passant, parce qu'il se trouvait dans
le quartier, parce qu'il avait des nouvelles de la tante Moreau à nous
donner.--Il a exposé des tas de raisons.

Il avait l'air de chercher à faire excuser sa visite: il est très mal
avec mon père. Il a parlé du temps, qui est très beau, des récoltes qui
ne seront pas mauvaises, de sa santé à lui, qui va cahin-caha, de la
santé de la tante Moreau, qui ne va pas bien du tout.

--Ah! pour ça, non; pas bien du tout.

Et, comme mon père lui demandait quand il l'avait vue pour la dernière
fois, le vieux a fait une réponse vague. Puis, il a parlé d'une maladie
terrible qui frappait les dindons: il en avait déjà perdu une bonne
douzaine. Heureusement, on venait de lui indiquer un bon remède: le marc
de café. Ah! s'il avait su ça huit jours plus tôt...

--C'est au moins votre voisin, M. Dubois, qui vous a donné ce remède-là?
a demandé mon père en souriant malignement.

--Dubois? Cette canaille? Ah! bien oui! Il aurait bien mieux aimé les
voir crever tous les uns après les autres, mes dindons!... Ah! le
brigand! Et dire qu'on l'a nommé maire de la commune! C'est la ruine du
pays! La ruine!... Depuis qu'il est maire, les vagabonds vont se baigner
tout nus dans la mare et l'on ne rencontre que des chiens enragés dans
les rues... C'est une calamité!

Mon père a laissé le vieux déblatérer à son aise contre Dubois--sa bête
noire--puis se doutant bien qu'il y avait anguille sous roche, il a
cherché à savoir ce qui avait pu le pousser à nous faire une visite. Le
père Toussaint, contre son habitude, a été très franc. Il était venu
nous proposer un traité d'alliance, tout simplement. Convaincu que la
guerre tournait mal et que les Prussiens ne mettraient pas six mois pour
arriver à Paris, il était d'avis qu'on pouvait avoir besoin les uns des
autres avant peu et qu'il valait mieux, par conséquent, oublier les
discussions passées que de continuer à vivre comme chiens et chats.

--Voilà mon avis, a-t-il dit en terminant, d'une voix larmoyante. C'est
l'avis d'un pauvre vieux bonhomme qui voit les choses de loin..., et qui
ne voudrait pas mourir--car qui sait ce que l'avenir nous réserve--sans
embrasser ses petits-enfants.

Ma soeur, les larmes aux yeux, a mis la main de mon père dans celle de
mon grand-père et j'ai été embrasser le bonhomme sur la joue. Je me suis
piqué les lèvres, car il n'avait pas fait sa barbe.

--Ainsi, c'est entendu? a demandé le vieux en partant. Comme c'est le 3
septembre la fête à Moussy, vous viendrez le matin? Vous repartirez le
lendemain soir ou le surlendemain, comme vous voudrez.

--C'est entendu, a dit mon père qui a refermé la porte en murmurant:

--Quelle comédie! Il a tout simplement peur de rester tout seul à
Moussy, si les Prussiens viennent dans le département, et il veut
s'assurer un logement chez nous, pour faire des économies...

Malgré tout, mon père a tenu parole. Et aujourd'hui, 3 septembre, après
avoir traversé les bois qui relient Versailles à Moussy-en-Josas, nous
arrivons chez mon grand-père. Il nous guette, depuis quelque temps déjà,
assure-t-il, de la porte du jardinet qui précède la maison, et il nous
fait entrer dans la salle à manger où Germaine, sa bonne, vient de
servir le déjeuner.

C'est une créature bien curieuse, cette Germaine: une petite femme,
toute petite--six pouces de jambes et le derrière tout de suite,--sèche
comme les sept vaches maigres et noire comme un corbeau. Noire de peau,
noire de prunelles, noire de cheveux--des cheveux qu'on trouve souvent
dans le potage, car elle est toujours décoiffée.--Avec ça, pas vilaine
du tout. Ma soeur dit quelquefois qu'elle voudrait bien avoir ses yeux
et Mme Arnal, qui l'a vue deux ou trois fois, prétend qu'elle aurait
fait un beau petit garçon.

Mon grand-père n'a qu'une opinion sur elle:

--Elle vaut son pesant d'or.

Germaine, au contraire, a deux opinions sur son maître. Tantôt, c'est
«la crème des hommes» et tantôt, c'est «un vieux grigou». Expliquez-moi
ça.

--Je vous l'expliquerai quand vous serez plus grand, m'a-t-elle répondu
un jour que je lui demandais la raison de ces appréciations complètement
opposées. Et d'abord, si votre grand-père avait le sens commun, il ne
mettrait jamais les pieds à Paris, vous m'entendez? Et vous pouvez dire
ça à votre papa de ma part.

Elle le lui a dit elle-même à plusieurs reprises; elle venait à
Versailles exprès pour se plaindre de la conduite du père Toussaint qui
passait des trois et quatre jours à Paris.

--Des trois et quatre jours, monsieur, et il était parti pour une
après-midi! Ah! il me revient chaque fois dans un bel état, je vous en
réponds!

--Que voulez-vous que j'y fasse? demandait mon père, visiblement ennuyé.
Ça ne me regarde pas.

--Ça ne vous fait guère honneur, en tout cas, disait Germaine en s'en
allant.

Ce qui nous fait honneur, c'est la façon dont nous accueillons les
différents plats qu'elle a préparés. Germaine est un vrai cordon-bleu et
mon père lui fait des éloges.

--Ah! monsieur, ne me faites pas de compliments... les compliments,
voyez-vous, ça me fait tourner la tête, et je serais capable de manquer
mes pets-de-nonne.

--C'est vrai, ça! s'écrie mon grand-père, elle n'aime pas les
compliments... Je ne lui en fais jamais et pourtant, bien souvent, elle
ne les aurait pas volés.

Ma soeur, qui doit être au courant de bien des choses, rougit jusqu'aux
oreilles. Le bonhomme s'en aperçoit; immédiatement, il change de sujet
de conversation:

--Figurez-vous, Barbier, que ce scélérat de Dubois...

Le voilà parti, et pour de bon. Il enfourche son dada et ne le lâche
pas. Dubois, par-ci, Dubois, par-là; Dubois est un misérable; Dubois ne
vaut pas la corde pour le pendre...

Dubois est le maire de Moussy-en-Josas. Il a été nommé il y a six mois
environ, au désespoir de mon grand-père qui avait fait des pieds et des
mains pour arriver à décrocher l'écharpe tricolore. Dubois possède la
plus belle ferme du pays; c'est un gros garçon réjoui, pas trop bête,
assez honnête homme. Comme il aime à rire, il a blagué le père Toussaint
à propos d'une foule de choses--je ne sais pas au juste à propos de
quoi.--Il s'est moqué de Germaine aussi--c'est elle-même qui me l'a
dit.--Il prétend qu'elle ressemble à un hérisson. De plus, Dubois passe
pour être _libéral_ et mon grand-père prétend que «c'est un rouge».

--Oui, un rouge! Il ne va jamais à la messe, d'abord.

Mon grand-père non plus; mais il envoie, tous les dimanches, Germaine à
la messe et aux vêpres. Elle va à la messe pour son propre compte et aux
vêpres pour celui de son maître.

--Je vous dis que c'est un partageux! Est-ce que, sans ça, il laisserait
les va-nu-pieds envahir la commune? On ne peut pas mettre le pied
dehors, le soir, sans marcher sur un vagabond. Il y en a tout un
chapelet, le long du chemin. Et puis, il a voté: _Non_, au plébiscite.
J'en suis sûr! Ah! si j'avais voulu dire ce que je sais, il ne serait
peut-être pas maire, à cette heure! Il a eu de la chance d'avoir affaire
à des gens discrets... Moi, voyez-vous, j'aimerais mieux me faire couper
en petits morceaux que de faire du tort à mon prochain... N'empêche que
la commune n'est guère en sûreté entre les mains d'un gueux pareil.

Dubois est un gueux, évidemment. Et la preuve, c'est qu'il a réussi à
empêcher mon grand-père de s'adjuger un grand morceau de pré qui fait
suite à son verger et que le bonhomme convoite depuis longtemps. Il
prétend audacieusement que ce pré fait partie de sa propriété et il a
essayé plus de dix fois de mettre la main dessus; il était même arrivé,
du temps de l'ancien maire, à en faire couper le foin régulièrement et à
le serrer dans son grenier. Mais, depuis que Dubois est au pouvoir, il
lui est formellement interdit d'y faucher le moindre brin d'herbe;
Dubois vient même de prouver, dernièrement, que le pré appartient bel et
bien à la commune, et il a fourni des pièces qui établissent le fait.

--Ce sont des faux! hurle mon grand-père; des faux abominables!

Et, comme nous passons, après déjeuner, pour nous rendre chez la tante
Moreau, devant la ferme de son ennemi, il ne peut s'empêcher de crier:

--S'il y avait une justice, il y aurait longtemps que ce gredin-là
traînerait le boulet!

                                ***

La tante Moreau que nous allons voir, est ma grand'tante. C'est la soeur
du père Toussaint, la tante de ma mère. Elle a aujourd'hui soixante-huit
ans. Elle est veuve de M. Moreau, marchand de vins en gros, à Bercy! A
la mort de son mari,--il y a dix ans au moins--comme elle n'avait pas
d'enfant, elle avait résolu de venir se fixer à Versailles, à côté de
nous. Mais le grand-père Toussaint est intervenu. Il a déclaré que sa
soeur avait grand tort de vouloir habiter Versailles, qu'une ville,
c'était toujours très bruyant, plus ou moins malsain; que l'air de la
campagne était bien préférable, surtout pour une personne qui avait
longtemps habité Paris. Là, depuis, il s'est mis à vanter les charmes de
la vie champêtre, a assuré qu'il vivait au milieu des champs comme un
coq en pâte et qu'il engraissait de dix livres par an, ni plus, ni
moins. Et, lorsqu'il a eu à moitié convaincu sa soeur, il a annoncé
qu'il y avait justement, à Moussy-en-Josas, à côté de chez lui, une
belle propriété à vendre, le Pavillon: un ancien rendez-vous de chasse
de Louis XIII, _arrangé à la moderne_.

Mme Moreau a acheté la propriété, séduite par l'espoir de se voir
châtelaine. Le fait est que le Pavillon est presque un château; il a
grand air, avec son corps de logis principal, en pierres blanches et
briques rouges, précédé d'une vaste cour d'honneur que bordent de vieux
tilleuls. Par derrière, il y a un grand jardin, une sorte de parc, avec
vases, balustrade en pierre et pièce d'eau.

Mon grand-père avait son plan, lorsqu'il engageait sa soeur à venir
habiter Moussy. Il voulait se trouver constamment chez elle, arriver à
se rendre indispensable et mettre tout doucement la main sur sa
succession, qu'il savait considérable. D'abord, sa tactique lui réussit
bien; mais, tout d'un coup, Mme Moreau tomba malade, fut frappée de
paralysie; la maladie la rendit défiante et, à la suite de quelques
tentatives peu délicates, elle rompit presque complètement avec mon
grand-père.

J'ai appris tout cela peu à peu, à la maison, par des indiscrétions de
Catherine ou par des conversations entre mon père et ma soeur. J'ai
appris aussi que, par testament déposé chez un notaire, ma tante Moreau
a divisé ce qu'elle possède en trois parts: la première doit revenir à
Louise, la seconde à moi et la troisième est réservée aux hôpitaux.

Je ne sais pas pourquoi, mais j'y pense, à ce testament, en entrant dans
la grande pièce où la vieille tante est assise dans le fauteuil qu'elle
ne quitte pas depuis longtemps. Elle a l'air si décrépite, si usée, la
pauvre femme! A notre entrée, pourtant, un éclair de joie a illuminé sa
physionomie surannée, mais maintenant elle a repris son aspect morne;
ses mains se sont aplaties davantage encore; ses tempes saillantes, ses
joues creuses, sa mâchoire étroite et proéminente, ses yeux qui ont
l'air de trous, tout dans son visage évoque l'idée d'un crâne sur lequel
on aurait collé de la peau tannée et jaunie comme celle d'un tambour de
basque.

Ça sent la mort autour d'elle. Et pourtant elle est si douce, si bonne
que, peu à peu, l'impression de frayeur glacée, qui m'avait saisi en
entrant, s'efface. Elle demande des nouvelles de notre santé, elle
s'informe de nos études.

--Et vous êtes-vous bien amusés, ce matin, chez votre grand-père?

--Mais, nous sommes arrivés pour déjeuner, ma tante.

--Vous a-t-il menés à la fête, au moins? Car c'est la fête du pays,
aujourd'hui et demain.

--Pas encore, ma tante; mais il va nous y mener tout à l'heure.

--Alors, il est venu avec vous? Pourquoi n'est-il pas entré? Justine,
allez donc demander à monsieur Toussaint pourquoi il ne vient pas me
voir.

La femme de chambre, une grande fille assez jolie, vêtue de noir, un
bonnet blanc sur ses cheveux blonds, sort pour appeler le grand-père qui
se promène dans le jardin. Il n'a pas voulu entrer; il dit que la vue
des malades l'impressionne trop; il est tellement sensible!...

Mais le voilà qui paraît. Il s'avance, courbé, son chapeau appuyé sur le
ventre, tout souriant.

--Hé! ma chère Clotilde, comme vous paraissez bien portante,
aujourd'hui! Vous avez une mine... resplendissante, ma foi!... Et je
crois, le diable m'emporte, que vous avez des couleurs?... Mais oui,
mais oui! des couleurs!... Allons, allons, vous allez vous trouver sur
pied tout d'un coup, un de ces jours...

--Vous voyez les choses un peu en rose, Pierre, répond ma tante en
tendant la main à son frère; mais il me semble, depuis que ces enfants
sont entrés, que je vais un peu mieux.

Elle nous invite à dîner. Mon grand-père, pendant le repas, trouve moyen
de faire preuve d'un amabilité surprenante. Sa figure de vieux renard
s'adoucit prodigieusement, ses lèvres pincées s'épaississent, l'éclat
cruel de ses yeux se voile de bonté. On lui donnerait le bon Dieu sans
confession. Il m'étonne beaucoup.

La vieille tante, avant de nous laisser partir, fait cadeau à Louise
d'une belle paire de boucles d'oreilles enfermée dans un écrin bleu. A
moi, elle donne deux louis, deux beaux louis d'or.

--Si j'avais des livres, mon cher enfant, je t'en aurais donné, mais je
n'en ai pas: je m'attendais si peu à votre visite. Tu t'en achèteras
avec.

Oui. Mais, en attendant, je vais faire un tour sur les chevaux de bois
qui tournent, sur la place du village, au son d'un orgue de Barbarie qui
joue le _Chant du Départ_. Ils vont très bien, ces chevaux de bois et,
avec la baguette en fer, j'enlève au moins une douzaine d'anneaux.
Louise n'en a attrapé que deux. C'est si maladroit, les femmes!

Je reviendrai à la fête. J'y reviendrai demain matin--car nous passons
la nuit chez le grand-père et nous ne retournons à Versailles que demain
soir.

                                ***

J'y reviens. J'y passe la journée. Elle n'est pas mal du tout, cette
fête, pour une fête de village. Il y a au moins une cinquantaine de
baraques, des tourniquets où l'on gagne des Guillaume et des Bismarck en
pain d'épice; des massacres où l'on abat des Prussiens à tour de bras.
On peut s'en payer: deux balles pour un sou.

Du reste, tout est à la prussienne, cette année, tout, jusqu'aux tirs
enfantins, à l'arbalète. On a remplacé les animaux par des Allemands--le
marchand dit que c'est la même chose--et, lorsqu'on plante la flèche au
milieu du noir, une porte s'ouvre et l'on voit le roi de Prusse sur son
trône--celui où il va à pied, bien entendu.

En rentrant chez mon grand-père, je le trouve, dans le verger, causant
avec mon père sous un pommier. Une discussion d'intérêt, sans doute.
J'écoute sans en avoir l'air; mais leur conversation touche à sa fin; je
ne puis arriver à savoir de quoi il est question.

J'examine la physionomie du bonhomme. Quelle drôle de tête! Oh! il n'est
pas franc du collier, pour sûr. Deux petits yeux de cochon, en vrille,
pétillant sous des sourcils en forme d'accent circonflexe; une bouche
toute petite, rentrés aux coins, sans lèvres: une fente à peine
perceptible dans la face glabre, couleur de brique; une mâchoire forte,
carrée, qui avance et qui a l'air de vouloir se démantibuler quand il
mange; un nez pointu, fouineur, aux ailes mobiles, qui fait presque
carnaval avec le menton; une ride toute droite, couleur de sang, en
travers du front, et, au cou, deux gros plis, pareils à des plis de
soufflet de forge.

Il a le ton aigre, dur, cassant, en parlant à mon père qu'il ne désire
pas froisser cependant, car en même temps il a des gestes qui veulent
être bienveillants. Et, entre deux phrases cruelles que j'entends au
passage: «Les affaires sont les affaires; je ne me mets jamais à la
place des autres.--Dame, la sensibilité, c'est beau, mais ça mène
loin;»--le vieux adoucit sa voix pour appeler son chien:

--Toutou, tou, tou...

Ça fait un drôle d'effet. On pense à du miel dans du vinaigre...

                                ***

Germaine apporte un journal.

--Monsieur, le journal vient d'arriver. On dit qu'il y a des nouvelles.

Ma soeur s'empare de la feuille de papier.

--Lis à haute voix, dit mon père.

--«D'après les renseignements qui nous sont parvenus d'une source
particulière, mais en laquelle nous avons une entière confiance, de
graves événements se seraient accomplis, le 1er septembre, que notre
correspondant désigne comme le troisième jour de combat.

«Le maréchal Mac-Mahon, après avoir été renforcé par le corps du général
Vinoy, a livré un combat dans lequel nos armes auraient remporté un
éclatant succès. Les Prussiens seraient vaincus, culbutés, et trente
canons leur auraient été enlevés.

«Enfin, si le document que nous recevons est exact, le mot «massacre»
appliqué à l'armée allemande ne serait pas une expression exagérée.»

                                ***

«Une autre communication, de source officieuse, mais digne du plus grand
crédit, surgit à l'instant même. Ce matin, à dix heures, un ami de la
famille d'Orléans, à Paris, a reçu une lettre du prince de Joinville,
datée de Bruxelles, le 1er septembre, cinq heures du soir. Cette lettre
a quatre pages, qui contiennent de nombreux détails sur les journées des
30 et 31, le refoulement de Mac-Mahon sur la Meuse et les pertes de
notre armée.

«Mais elle se complète par un _post-scriptum_ qui est un bulletin de
triomphe et un véritable cri de joie. Nous tenons le texte de ce
_post-scriptum_ de la bouche même de la personne qui l'a lu dans la
lettre originale elle-même.

Le voici intégralement:

«La bataille continue en ce moment. Nous aurions pris trente canons.
Bazaine marcherait vers Mac. Vive la France!»

--Tout ça, fait mon grand-père quand ma soeur a fini sa lecture, tout
ça, ça ne me dit rien de bon. Ça sent le roussi, mes amis, ça sent le
roussi.

                                ***

--Qu'est-ce que tu penses de ces nouvelles, papa? demande ma soeur à mon
père lorsque le grand-père nous a quittés, le soir, à la dernière maison
du village.

--Ma foi, mon enfant, je n'en sais rien; mais je serais tenté de croire,
moi aussi, que ça ne va pas bien.

Nous revenons à pied à Versailles. La nuit tombe comme nous entrons dans
le bois et ce soir, je ne sais pourquoi, j'ai peur. Les feuilles mortes
que le vent agite ont des frissons singuliers; il me semble voir remuer
des choses dans les taillis; tout à l'heure, dans un sentier que nous
traversions, une branche m'a cinglé le visage et j'ai sauté en arrière
en poussant un cri. Et, maintenant, dans la grande allée qui mène à la
route, ma frayeur s'accroît devant les formes imprévues des branches
noires que fait siffler le vent, devant l'aspect insolite des gros
troncs qui ressemblent à des hommes, devant le fouillis mystérieux des
buissons où je crois percevoir des bruits de voix, où je découvre avec
terreur les canons de fusil d'une embuscade.

Enfin, au détour du chemin, le rideau sombre de la forêt se déchire.
Encore quelques pas, et nous serons sur la grand'route.

Nous y sommes. Il me semble qu'on me décharge les épaules d'un poids
énorme, mais je ne respire librement que lorsque nous atteignons les
maisons qui précèdent la ville...

                                ***

A la porte de la rue des Chantiers, il y a un remue-ménage impossible.
Les gardes nationaux d'un poste qu'on a dû installer dans la journée,
discutent à grands cris avec une douzaine de voituriers dont les
charrettes restent en panne, le long du trottoir.

--Alors, il n'y a plus moyen de passer?

--Vous passerez quand le chef de poste aura examiné vos papiers.

Un charretier s'esclaffe.

--Le chef de poste! Je l'ai au cul, le chef de poste! Attendez un peu,
pour voir, que les Prussiens arrivent. Ils vous en donneront du papier
pour vous torcher les fesses, eh! soldats du pape.

Là-dessus, c'est un tollé général Le factionnaire lui-même pose son
fusil contre la grille et se mêle à la discussion.

Nous sommes déjà loin que nous entendons encore les cris:

--On devrait vous fusiller, espèce de Prussien!

--Prussien vous-même!

--Vous allez voir ça quand nous aurons la République!

--Qu'est-ce qu'il y a donc? demande mon père à chaque pas; mais
qu'est-ce qu'il y a donc?

Il y a quelque chose, en effet. Plus nous avançons, plus la rue est
encombrée. Au coin de l'avenue de Paris, devant la mairie, il y a un
rassemblement considérable. Des hommes, à la lueur des becs de gaz,
lisent tout haut des journaux qui viennent d'arriver de Paris. D'autres
pérorent bruyamment, gesticulent comme des pantins, et leurs ombres qui
s'allongent sur la chaussée jaunie par l'éclairage de la préfecture, en
face, prennent des formes inattendues et grotesques. Dans le tohu-bohu,
on ne comprend pas très bien; ce sont les mêmes mots, pourtant, qui
reviennent le plus souvent: patriotisme, République, défense
nationale...

--Mon père attrape par le bras un de ces orateurs improvisés: c'est M.
Legros, notre voisin. Je n'en reviens pas. Comment se trouve-t-il là,
cet homme placide? Mon père l'interroge:

--Eh bien! ça va donc mal!

--Comment! Vous ne savez pas! Sedan?...

--Oui, Sedan. Et puis!... Avons-nous été battus, oui ou non?

M. Legros croise les bras, et regardant mon père bien en face:

--La France vient d'essuyer une horrible défaite. L'Empereur a été fait
prisonnier avec 80,000 hommes.

Ma soeur pousse un cri, pendant que mon père reste bouche bée. Des gens
nous entourent qui ont l'air de se demander comment nous pouvons être
assez bêtes pour ignorer des choses pareilles. Mon père sent qu'il est
nécessaire de donner une explication.

--Nous arrivons de la campagne, vous comprenez...

On dirait qu'il avoue qu'il revient de Pontoise.

--Oui, vous n'êtes pas au courant; ça se voit, fait M. Legros avec
compassion. Eh bien! je ne vous ai pas tout dit: l'Empire est fini; on a
décrété sa déchéance et la République vient d'être proclamée à Paris.

--Ah! bah! Quand ça?

--Aujourd'hui. Aussitôt la dépêche officielle arrivée, on va la
proclamer ici. Restez donc; vous allez voir ça. Tenez! vous apercevez
bien Vilain qui se promène dans la cour de la mairie, les mains derrière
le dos. Eh bien! il attend la dépêche pour grimper sur une chaise et
proclamer la République. Vilain, vous connaissez bien? Vilain l'adjoint,
Vilain l'avocat qui a plaidé contre le séminaire et qui a flanqué une
volée à sa femme pour l'empêcher d'aller à la messe. C'est un pur,
celui-là! Un vrai! C'est l'homme des principes! L'oubli des principes!
L'oubli des principes, mon cher ami, voilà ce qui nous a perdus; on le
disait tout à l'heure à côté de moi, et c'est bien vrai... Les
principes! Les principes d'abord!...

Moi, j'ai peur, je ne le cache pas, j'ai peur.

J'ai vu justement ce matin, chez mon grand-père, une vieille gravure qui
représente Charlotte Corday conduite à l'échafaud par une bande de
sans-culottes.

Je me tourne vers ma soeur.

--Dis donc, Louise, ce sont bien des républicains, ceux qui escortent la
charrette de Charlotte Corday?

--Oui. Des républicains rouges.

Ah! très bien. Il y a peut-être des républicains qui ne sont pas des
républicains rouges.

Un gendarme sort de la préfecture, arrive au grand trot. Il tient un
papier à la main. Tout le monde se précipite en hurlant.

On ouvre la grille de la mairie et on apporte une table en bois blanc.
Vilain monte dessus. Deux citoyens lui tiennent chacun une chandelle à
hauteur du visage.

Il lit la proclamation: on ne l'entend pas au milieu du bruit. Il
s'arrête: des applaudissements éclatent.

Il fouille dans la poche de sa redingote.

Je me cache entre les jambes de mon père. Ce qu'il cherche, ce doit être
le couteau de la guillotine...

Pas du tout. C'est un rouleau de papier qu'il se met à lire.

Ce ne doit pas être un républicain rouge. Allons! tant mieux.

Il arrive à la péroraison. Un grand geste à la Mirabeau. Il flanque les
deux chandelles par terre.

--Vive Vilain!!!

--Vive la République!

--C'est ça, ronchonne le père Merlin qui se trouve à côté de nous et que
je n'ai pas vu tout d'abord; c'est bien ça: les principes d'abord--mais
les hommes avant.



                                    IX


Nous sommes en république, et ça se voit: on a enlevé l'aigle du drapeau
de la mairie et on l'a remplacé par un fer de lance; on a effacé le mot
_Impérial_ du fronton des édifices et on appelle l'Empereur «Badinguet».

--C'est un beau spectacle, répète mon père dix fois par jour, que celui
de cette révolution pacifique.

--En effet, approuve M. Beaudrain; on pouvait redouter tant de
violences, de désordres...

--Et contre qui, diable, aurait-on pu exercer des violences? demande en
riant le père Merlin qui est venu nous voir, en passant. Pas contre la
basse-cour impériale, je crois. Elle a pris sa volée assez vite pour
mettre ses plumes à l'abri. Et, quant à la simple canaille bonapartiste,
à moins d'aller la canarder par les soupiraux des caves où elle s'est
cachée...

--Le fait est, dit généreusement M. Beaudrain, qu'on ne voit plus
monsieur Pion, depuis quelques jours.

Le père Merlin sourit.

--Il aura trouvé, dit mon père, que l'écho manque ici lorsqu'il pousse
ses cris de: «Vive l'Empereur!»

--Ah! bah! fait le père Merlin, très étonné. Il me semble pourtant que
vous ne vous entendiez pas mal, ces jours derniers. Je traversais la
rue, l'autre jour, juste comme vous poussiez en choeur un hurrah en
l'honneur de son ex-majesté; je crois même avoir reconnu la jolie voix
de mademoiselle--ainsi, d'ailleurs, que celle de messire Jean.

Je baisse la tête, tout confus; c'est vrai, j'ai crié: «Vive
l'Empereur»! C'est honteux. Louise, par bonheur, trouve une excuse.

--Nous avons eu confiance en lui jusqu'à Sedan.

--Oui, jusqu'à Sedan, appuie mon père. Sedan nous a ouvert les yeux.
Mais vous savez bien, monsieur Merlin, que je n'ai jamais été ce qu'on
appelle un césarien.

--Moi non plus, affirme M. Beaudrain.

--L'Empire étant établi, j'ai bien été forcé de l'accepter.

--De le tolérer. Le mot est plus juste.

--Le commerce a ses exigences.

--Le professorat aussi.

--Au fond je n'ai jamais été partisan de la tyrannie napoléonienne.

--Moi non plus.

--Je suis, croyez-le bien, un démocrate convaincu.

--Moi aussi.

--Enfin, déclare mon père qu'embarrasse le regard narquois de son
interlocuteur, enfin, nous avons la République. C'est déjà une grande
chose.

--C'est une enseigne neuve sur une vieille boutique, dit le père Merlin
en se levant pour se retirer.

--Ce monsieur Merland est étonnant, fait M. Beaudrain quand le vieux a
disparu. Il n'est jamais content.

                                ***

Quelqu'un qui n'est pas content, non plus, c'est Jules. Moi, à sa place,
je serais enchanté. Son mariage avec ma soeur, qui devait être célébré à
la fin de septembre, n'aura pas lieu avant l'achèvement de la guerre.
Voilà-t-il pas un grand malheur! Et comme je souhaiterais, à sa place,
que la guerre ne se terminât jamais. J'aime beaucoup Jules et, si
j'osais, je lui découvrirais le fond de ma pensée. J'ai guetté
l'occasion, depuis plusieurs jours, de le mettre au courant des nombreux
défauts que j'ai découverts chez Louise, et l'occasion s'est offerte. Je
l'ai manquée. Décidément, je n'ose pas. Il a l'air si triste, ce pauvre
Jules, si triste, qu'il me fait pitié. Je n'aurais jamais l'audace
d'augmenter son chagrin par des révélations utiles sans doute, mais
affligeantes.

--D'ailleurs, m'a dit Léon, tu perdrais ton temps. Il en est toqué, de
ta soeur. Est-ce que tu crois qu'elle l'aime, toi?

Oh! non, je ne le crois pas. Je suis même certain qu'elle ne l'aime pas.
Elle n'aime qu'elle, d'abord. Chaque fois qu'on prononce le nom de
Jules, à la maison, on le fait suivre immédiatement de l'énoncé de ses
capacités, du chiffre de sa fortune et du montant des appointements que
lui alloue la maison de banque Cahier et Cie, de Paris, dont il est un
des principaux employés. C'est tout. Une seule fois, un jour que Mme
Arnal questionnait sournoisement Louise sur le degré d'affection qu'elle
portait à son fiancé, j'ai entendu ma soeur répondre:

--Il aime tant sa tante et son frère. Comment voulez-vous qu'on
n'éprouve pas de la sympathie pour lui?

Le ton était faux. Je ne m'y suis pas trompé. Mme Arnal non plus, car
elle a ajouté en souriant à demi:

--C'est surtout un excellent parti. Dix-huit mille francs par an,
mazette!

Ce sont ces dix-huit mille francs, surtout, que Louise est fière d'avoir
décroché avec ses beaux yeux--qui ne sont pas si beaux que ça,--mais
elle n'aime pas Jules. Après tout, si Jules est toqué d'elle au point de
ne s'apercevoir de rien, tant pis pour lui. Je serais bien bon de
continuer à m'occuper de ces affaires là. Et puis, si le mariage ne se
faisait pas, j'y perdrais beaucoup: on m'a promis, pour la cérémonie, un
beau costume genre homme et une paire de bottines vernies, pareilles à
celles qu'expose le cordonnier de la rue de la Pompe, celui qui a pour
enseigne une rose entourée de ces mots: _A l'image des dames_.

Que Jules soit heureux ou non, je m'en moque. Je ne veux plus m'occuper
de lui: j'ai bien d'autres chats à fouetter. Des événements plus sérieux
réclament mon attention, comme dirait M. Beaudrain. Il paraît que les
Prussiens s'avancent vers Paris à marches forcées. J'ai déjà copié un
bulletin qui engage les cultivateurs du département à porter leurs
récoltes à Paris.

--On ferait bien mieux de les laisser où elles sont et de les défendre,
dit M. Legros, qui ne sort plus qu'en uniforme de lieutenant de la garde
nationale, et le sabre au coté.

                                ***

J'ai été le voir commander la manoeuvre à ses hommes, dans la cour de
l'usine à gaz, et je m'en suis tenu les côtes toute la journée. Je n'ai
encore rien vu d'aussi ridicule.

Ça n'empêche pas le marchand de tabac de se prendre au sérieux. Il
prétend qu'il faut enflammer les courages et déblatère du matin au soir
contre le gouvernement qui s'obstine à ne pas envoyer d'armes.

--Il manque encore plus de trente mille fusils! Et dire qu'on ne devrait
pas livrer à l'ennemi, sans combat, un pouce de notre territoire!

--Mais songez donc, supplie M. Beaudrain, comme si M. Legros était le
dieu de la Guerre en personne, songez donc aux malheurs irréparables qui
peuvent résulter d'une résistance inutile.

--Je ne songe à rien, quand j'ai le sol sacré de la patrie à défendre.

--Pensez aux ruines de toutes sortes, aux veuves et aux orphelins...

--Je pense à la patrie!

--Mais par pitié...

--Pas de pitié...

                                ***

On dirait que les autorités ont pris les avis de M. Legros, car elles
font afficher des décisions impitoyables. Ordre est donné par la
préfecture de mettre le feu aux granges, de détruire par la flamme
toutes les meules du département et d'incendier en même temps avec du
pétrole les bois qui entourent Versailles. Des francs-tireurs se
répandent dans les campagnes pour mettre ces ordres à exécution.

Il paraît que ce n'est pas la crème des honnêtes gens, ces
francs-tireurs. Les paysans ne veulent voir en eux que des maraudeurs et
se déclarent prêts à les repousser par la force. La préfecture est
obligée de rapporter ses ordonnances et de faire afficher une
proclamation dans laquelle les citoyens sont instamment priés de
«s'abstenir des actes d'hostilité isolée qui n'auraient d'autre résultat
que d'attirer des représailles terribles sur des populations sans
défense». Le document se termine par le cri de: «Vive la patrie.»

--Des populations sans défense! s'écrie amèrement M. Legros. Je crois
bien! On nous enlève jusqu'à notre garde mobile!

Ils sont partis pour Paris le 12, en effet, les moblots. Mal chaussés,
vêtus pour la plupart d'une méchante blouse de toile grise, armés de
pitoyables fusils à tabatière, ils sont partis en chantant. Ils n'ont
pas dû chanter longtemps, par exemple. Quand les têtes se sont un peu
refroidies, quand les fumées de l'alcool et du vin se sont dissipées,
ils ont pu causer, le long de la route avec les malheureux soldats
échappés de Sedan. Fantassins aux souliers éculés, aux pieds sanglants,
cavaliers harassés montés sur des fantômes de chevaux, artilleurs sans
pièces et sans caissons, ils fuient devant l'armée allemande; et ces
longues files misérables, ces bandes lamentables, ces éclopés, ces
exténués, ces découragés, ces fourbus, traversent la ville, tous les
jours, en criant à la trahison. Ils ont tous le même éclair de haine
dans les yeux, lorsqu'on leur parle de ceux qui les ont menés à la
défaite, et le même geste de menace, aussi, à l'adresse de leur chefs
qu'ils accusent, tout haut, de les avoir vendus.

--Oui, vendus! vendus comme des cochons! s'écriait l'autre jour un petit
voltigeur qui s'était assis au bord du trottoir, en face la gare, et qui
entortillait, en pleine rue, ses pieds saignants avec des chiffons
sales. Ah! bon Dieu! si nous avions du sang dans les veines, nous
commencerions par descendre pas mal de Français avant de canarder les
Prussiens!

Et, à ce pitoyable défilé des débris de notre armée, s'ajoute la débâche
des habitants des campagnes. Affolés par les récits terribles colportés
de bouche en bouche, par les détails épouvantables donnés par les
journaux, ils se sauvent devant l'invasion. Hommes, femmes, enfants,
chassant devant eux leurs bestiaux, poussant aux roues de leurs voitures
chargées de leurs tristes mobiliers, ils encombrent les routes de leurs
longs convois terrifiés.

Ils se hâtent, car derrière eux on ouvre des tranchées profondes sur les
chemins, on scie au pied les grands arbres qui tombent sur les
chaussées, avec leur branches.

                                ***

--Bravo! voilà ce qu'il fallait! s'écrie M. Legros qui revient enchanté
d'une visite qu'il a été faire aux abatis, sur la route de Velizy. Voilà
ce qui s'appelle donner du fil à retordre à messieurs les Allemands!
S'ils ont jamais envie de venir à Versailles, ils n'y entreront pas
facilement.

--A moins, dit mon père, qu'ils ne fassent ce que vous avez fait pour
revenir de votre promenade: qu'ils n'enjambent les arbres et qu'ils ne
sautent les tranchées.

--Ou à moins, plutôt, dit le père Merlin, qu'ils ne vous prient de
combler très proprement vos petits fossés et qu'ils ne vous engagent à
ranger convenablement le long des talus, en attendant qu'ils s'en
servent pour se chauffer, les arbres que vous avez si gentiment abattus.

--Ah! nom d'un petit bonhomme! je voudrais bien voir ça!... D'abord,
vous, monsieur Merlin, vous n'êtes pas un patriote.

--Vous croyez?

--Oui.

--Et pourquoi ça?

--Parce que vous avez déclaré que le gouvernement agissait en sauvage en
décrétant la destruction par le feu des bâtiments qui gênent la défense
et des approvisionnements qui pourraient tomber entre les mains de
l'ennemi.

--J'ai dit ça, c'est vrai. Et j'ai même ajouté que les Prussiens, qui
ont leurs derrières assurés, trouveraient où ils voudraient les
ressources qui leur sont nécessaires. Ces destructions étaient donc
parfaitement inutiles.

--Elles ont eu lieu, cependant, dit M. Legros triomphant. On a tout
brûlé.

--Excepté, pourtant, les réserves des fourrages de l'intendance
militaire, à Rambouillet et à Versailles.

--On les a oubliées.

--Heureusement qu'on n'a pas _oublié_ de les vendre à des particuliers
qui n'ont pas _oublié_, eux non plus, de les acheter à un prix
dérisoire.

                                ***

Le 15, Jules, qui fait partie d'un des régiments de Paris, vient nous
faire ses adieux. Il emmène avec lui Léon et Mlle Gâteclair. A-t-il de
la chance, ce Léon! C'est moi qui voudrais bien aller à Paris.

--Tu me raconteras en revenant tout ce que tu auras vu?

--Oui, n'aie pas peur.

--Oh! dit Jules, nous ne verrons peut-être pas grand'chose. C'est une
affaire d'un mois, six semaines tout au plus. Les Prussiens ne pourront
pas, naturellement, investir complètement la capitale et, ma foi,
lorsqu'ils verront qu'ils ne peuvent prendre Paris de vive force, ils
seront bien obligés de faire la paix.

--C'est mon avis, dit mon père.

--Le mien aussi, dit M. Legros. Prendre Paris! Et comment voulez-vous
qu'ils fassent une brèche dans les remparts? Avez-vous remarqué
l'épaisseur des remparts, monsieur Gâteclair?

--Mais oui.

--Et vous, monsieur Barbier?

--Mais oui.

--C'est formidable! Quelque chose de formidable. Une épaisseur!... Un
mur en pierres, d'abord; en moellon et pierres de taille--là.--Et,
derrière, une masse énorme de terre. Supposez qu'un boulet traverse le
mur en pierre: eh bien! qu'arrive-t-il? Il arrive qu'il se perd dans la
terre. Voilà... Ah! quelle épaisseur!...

Nous accompagnons Jules à la gare. Elle est assiégée par les émigrants;
les salles d'attente sont remplies de bagages... Mais le train va
partir. J'embrasse Léon et Mlle Gâteclair à laquelle Mme Arnal, qui est
venue avec nous, remet une lettre pour son mari, garde national à Paris.

--Dites-lui bien qu'il porte toujours de la flanelle et qu'il mette du
coton dans ses oreilles, le soir.

Je serre la main de Jules, qui serre la main de mon père et celle de M.
Legros. Il s'approche de ma soeur.

--Allons, embrassez-vous, fait mon père.

Louise avance son front et Jules y dépose un baiser...

La locomotive siffle et les voyageurs, après un dernier adieu, se
précipitent vers les wagons.

                                ***

Nous revenons. Louise a les larmes aux yeux--des larmes de
crocodile.--Mme Arnal lui remonte le moral.

--Il faut se faire une raison, ma chère petite. Ainsi moi, regardez
donc, j'ai mon mari à Paris. Eh bien! est-ce que j'en parais plus
triste? Vous me direz qu'au fond... oui au fond... mais...

Elle n'a pas l'air convaincue, Mme Arnal. M. Legros, lui, y va de son
voyage:

--Moi, voyez-vous, Barbier, je n'aime pas assister aux séparations. Ça
me fend le coeur. Cette pauvre petite!

Il dit ça tout bas, la main sur la troisième côte. Puis, tout haut:

--Allons! encore un soldat de plus pour la défense de la Ville-Lumière!
Nos volontaires prennent leurs fusils avec un enthousiasme!... Je suis
certain, quant à moi, que les Prussiens vont trouver leurs maîtres sous
Paris. L'armée a repris confiance en ses chefs--ce sont les journaux qui
l'assurent--: elle est animée du patriotisme le plus pur... Tiens!
qu'est-ce que je vois là-bas?

--Un rassemblement, je crois...

Oui, un rassemblement qui s'est formé autour d'un turco assis sur le
trottoir, le dos appuyé à un mur. Son sac tout chargé est jeté à côté de
lui et il a envoyé, d'un coup de pied, son fusil dans le ruisseau. Ce
turco me semble terrible avec son uniforme bleu de ciel, son fez rouge,
ses grands yeux brillant du feu de la fièvre et ses dents blanches,
serrées par la souffrance et la colère, qui éclatent dans le noir du
visage dont la peau est collée aux os. Il refuse de se lever, paraît-il;
il a fait comprendre qu'il meurt de faim et de fatigue, qu'il a demandé
du pain et qu'on l'a maltraité. Il veut mourir là. La foule regarde.

M. Legros s'approche.

--Allons, mon ami, vous ne pouvez pas rester là. Allez à la mairie...

Le turco secoue la tête. Il ne veut pas se lever. Alors, M. Legros
montre son sabre et les galons de sa manche.

--Je suis officier, vous voyez. Je vous ordonne de vous lever, de ne
plus causer de scandale et d'aller à la mairie.

Le turco secoue encore la tête.

--Moi, plus connaître officiers... officiers trahi...

M. Legros n'y tient plus.

--Comment! malheureux, vous avez l'honneur de porter l'uniforme
français...

Mais il n'achève pas; le turco se dresse à demi et s'écrie d'une voix
terrible:

--Francis macach bono... moi, plus Francis!.., moi Prussien!... Oui,
Prussien!...

Et il retombe.

--Il meurt de faim, dit Mme Arnal. Je vais aller chercher quelque chose
en face.

Et elle désigne un café, de l'autre côté de la rue, dont le
propriétaire, en bras de chemise, regarde la scène tranquillement, du
pas de sa porte.

--Jamais de la vie! s'écrie M. Legros. Un mauvais soldat qui renie son
drapeau! Rien! rien! qu'il crève comme un chien!...

Il nous entraîne à sa suite...

                                ***

Je n'ai pas pu dormir de la nuit. Tout le temps, j'ai pensé à ce
turco--et j'ai pensé aussi au petit soldat qui m'avait donné son bidon à
remplir, à la gare, le jour du départ des régiments, et qui avait l'air
si triste... A-t-il été tué?...



                                    X


Je viens d'entendre dire, dans une papeterie où j'ai été acheter un
cahier, qu'on a aperçu les Prussiens à Ablon. Je me dépêche de rentrer
pour porter cette nouvelle à la maison. Ça fera plaisir à mon père; il
soutenait hier à M. Legros que les Allemands seraient à Versailles avant
huit jours et M. Legros prétendait qu'ils ne mettraient probablement pas
le pied dans le département. Depuis quelques jours du reste, on fait
chez nous, du matin au soir, de véritables cours de stratégie. M.
Beaudrain, mon père, le marchand de tabac, exposent tour à tour leurs
systèmes; les dames s'en mêlent aussi. On crie sans cesse, on s'emporte
souvent, on se dispute quelquefois. Toutes les cinq minutes, mon père
s'écrie, en haussant les épaules:

--Laissez-moi donc tranquille!

Et M. Beaudrain lui répond:

--Permettez! permettez! Que chacun s'explique librement et l'on finira
par s'entendre.

Mais mon père ne veut rien permettre--ni M. Legros, ni ces dames--et
l'on ne s'entend jamais.

Si, on s'entend sur un point, sur un seul. Lorsqu'il est question des
revers éprouvés par nos généraux, des batailles perdues, des désastres
qui se multiplient, tout le monde s'écrie à la fois:

--C'est infâme!

Et l'on convient, avec une unanimité touchante, que, si nous sommes
vaincus, c'est que nous avons été trahis, vendus, livrés. Infâme Le
Boeuf! Infâme Palikao! infâme de Failly! infâme Frossard! Infâme
l'empereur--Badingue--Invasion III!

--C'est infâme!

Depuis une huitaine de jours, je n'ai que ce mot-là dans l'oreille.

Et je l'entends encore, le diable m'emporte, en entrant dans le salon.
Il a un drôle d'aspect, le salon. Les chaises et les fauteuils occupent
des places invraisemblables. Le tapis de la table est à demi arraché et
traîne à terre. M. Legros a les pieds dessus et le trépigne avec fureur;
M. Beaudrain lève les bras au plafond comme s'il cherchait la barre d'un
trapèze; ma soeur, tout ébouriffée, se dissimule derrière un fauteuil où
le père Merlin, très tranquille, est assis, les jambes croisées.

--Oui, c'est infâme! infâme! C'est moi qui vous le dis!

Et mon père, dans une attitude de faiseur de poids, les jambes écartées,
le bras droit tendu, semble menacer M. Pion, appuyé au mur, les mains
dans ses poches. C'est à M. Pion qu'on en veut. Pourquoi? Je ne l'ai pas
vu à la maison depuis quelque temps. Qu'a-t-il fait? Pourquoi est-il
pâle comme ça, si pâle qu'on dirait qu'il a la colique? Je me glisse
derrière le canapé.

--Réellement, monsieur Pion, vous me scandalisez! s'écrie M. Beaudrain.
Oser prétendre que Badinguet...

--Voulez-vous dire l'Empereur, nom de nom?... rugit M. Pion.

--Badinguet! Badinguet! hurle le marchand de tabac.

--... oser prétendre que l'ex-Empereur, continue le professeur en
hochant la tête, ne s'est rendu à Sedan que pour sauver son armée!

--Oui, oui! je le soutiens; et il a bien fait. Vous entendez? il a bien
fait!

--C'est infâme! crie mon père.

--C'est votre sale République qui est infâme! Rien n'était perdu si le
gouvernement impérial était resté debout. Avec votre République, vous
allez voir... Quelque chose de propre, votre Marianne!

--Espèce de Prussien!

--Badingueusard!

--Mauvais patriote!

--Aussi bon que vous, nom d'un chien!... Et puis, d'abord, je m'en
fiche, moi!... Plus d'Empereur, je ne donne pas quatre sous de la
France!... Je m'en fiche!... Vive l'Empereur!

--A bas Badinguet! hurle M. Legros.

--Criez donc: Vive l'Empereur! comme le mois dernier. Ça vous va mieux,
sans-culotte manqué!

Des huées couvrent la voix de M. Pion.

--C'est scandaleux!... C'est infâme!... A bas Badinguet!... A bas la
Marianne!...

--On devrait vous fusiller!...

M. Pion s'élance vers M. Legros qui a prononcé la dernière phrase.

--Vos osez dire... me menacer... vous! vous! Parce que vous avez tourné
casaque...

M. Beaudrain cherche à s'interposer.

--Permettez! Messieurs, permettez!...

Mais mon père met la main sur l'épaule de M. Pion.

--Monsieur... nous sommes ici des patriotes... monsieur... vous devez
comprendre que votre présence... désormais...

M. Pion se retourne, tout d'une pièce.

--Oui, je m'en vais. C'est ce que vous voulez, hein?... Et je ne suis
pas près de remettre les pieds chez vous... C'est égal, Barbier, vous
n'avez pas été long à changer votre fusil d'épaule... Moi, je joue franc
jeu. Vous entendez? Je ne tourne pas casaque, moi!

Et il sort, en faisant claquer la porte.

--Il n'y avait qu'à l'expédier, dit mon père en se frottant les mains.
Avez-vous jamais vu un animal pareil! Et il croyait nous faire peur...
Il n'a jamais coupé cinq bras à deux Suisses, peut-être... Qu'est-ce que
vous dites de ça, monsieur Merlin?

--Je dis que c'est une belle chose qu'une conviction solide.

--Certainement, appuie M. Legros. On est républicain ou on ne l'est pas.

Le père Merlin sourit. Mon père, qui ne m'a pas vu entrer, m'aperçoit.

--Tu étais là? Qu'est-ce que tu fais?

--Papa, j'ai appris tout à l'heure qu'on a aperçu les Prussiens à Ablon.
Je venais te le dire.

--A Ablon! s'écrie M. Beaudrain. Diable de diable!

Et il sort une carte du département qu'il porte toujours sur lui.

--Tenez! là!

Toutes les têtes se penchent.

--En face Villeneuve-Saint-Georges, dit M. Legros. Mais ils ont la Seine
à traverser. On va leur disputer le passage, j'espère. Ah! si tout le
monde fait son devoir...

M. Beaudrain relève la tête. Il a l'air inspiré.

--Faire son devoir! Oui, tout est, là!... Il faut élever nos coeurs...
Elevons nos coeurs! _Sursum corda!..._

--_Sursum corda!_ répètent mon père et le marchand de tabac, qui ne
savent pas le latin.

--_Sursum corda!_ Haut les coeurs! Mais, continue le professeur en
frappant sur la table, que ce ne soit pas là un vain mot. Prenons dès
maintenant l'engagement de défendre, par tous les moyens en notre
pouvoir, le sol sacré de la patrie. Faisons serment...

Ça va devenir intéressant. Malheureusement, mon père s'avise de ma
présence.

--Jean, ta place n'est pas ici. Remonte dans ta chambre. Tes devoirs
t'attendent.

Le soir, j'ai demandé à ma soeur des détails sur ce qui s'était passé
après mon départ. Elle a refusé de m'en donner.

--Mais dis-moi au moins, Louise, si on a prêté serment.

--Oui.

--Monsieur Merlin aussi?

--Non. Il est parti aussitôt après toi. Il avait ses fleurs à arroser.

--Ah!... Et l'on a fait serment de...

--Ça ne regarde pas les enfants. Tu es encore trop jeune. Tout ce que je
puis te dire, c'est qu'il faut élever ton coeur. _Sursum corda!..._

                                ***

J'élève mon coeur. Je grimpe tous les matins sur un arbre de la butte de
Picardie pour voir si je n'aperçois pas les Prussiens. Quand j'ai
constaté l'absence de tout casque à pointe à l'horizon, je vais passer
le reste de ma matinée dans le parc. Ce n'est pas bien drôle, le parc:
avec ses allées montantes, ses balustrades, ses escaliers, ses vases,
ses boulingrins, ses terrasses, il me fait l'effet d'une grande pièce
montée. Mais j'ai l'espoir d'y rencontrer un camarade. Quand j'en
déniche un, ça va encore. Quand je n'en trouve pas, par exemple, c'est
un désastre. J'en suis réduit à examiner le parc dans ses moindres
détails. C'est triste à mon âge, allez! Ce fameux Le Nôtre était
décidément au-dessous de tout comme jardinier.

--C'était le modèle des fils! dit M. Beaudrain qui m'a fait apprendre
par coeur, dans les_ Morceaux choisis_, une pièce où il est question de
la piété filiale du planteur de buis.

--C'était le modèle des fils: aussi, ce fut un grand homme! Il fut
honoré de l'amitié du Roi-Soleil. Voyez-vous, mon ami, pour arriver à
quelque chose de bien, il faut avoir à un haut degré le sentiment de la
famille.

M. Beaudrain doit me tromper.

Ah! les quinconces maussades, les urnes lugubres, les statues galeuses,
les bronzes à écrouelles! Les hideux tapis verts sur lesquels sanglotent
les vieux arbres, les murs des terrasses tapissés d'un buis sale qui
ressemble à du velours pisseux! Il y en a partout, du buis; on l'a mis à
toutes les sauces, coupé à toutes les coupes; on l'a taillé en carrés,
en triangles, en pains de sucre, en toupies, en pyramides. C'est triste
à faire pleurer. S'il y avait des fleurs, au moins, ce serait un peu
plus gai: on pourrait se croire dans un cimetière. Mais on n'a point
planté de fleurs. Pas de frivolités! On a préféré l'utile à l'agréable.
On a mis de petits treillages au pied des plantations du modèle des fils
et des jardiniers. Les chiens levaient la patte dessus.

Il y a, du côté de l'allée où les marmousets prennent leur bain de
pieds, quelque chose d'ignoble. C'est un parterre encadré par des
rampes de marbre, lépreuses, moussues, pareilles à des croûtes
de vieux fromages. Dans ce parterre, entre des bordures de
buis--toujours--végètent de misérables arbustes gringalets, tout ronds,
tondus à la malcontent, comme des caboches de soldats, et des ifs
pitoyables, taillés en pointes--pointus à y empaler des mécréants.--Je
ne comprends pas qu'on puisse arranger de cette façon des végétaux qui
ne vous ont rien fait. Il ont l'air d'être au supplice, ces arbres. J'en
ai vu qui leur ressemblaient, dans une boîte champêtre, en sapin, qu'on
m'avait donnée dans le temps pour mes étrennes: ils avaient un feuillage
en copeaux et, au pied, en guise de racines, une petite rondelle de
bois; ils n'étaient pas aussi vilains que ceux-là et ils sentaient bon
la colle et la peinture, au moins.

Je prends le pas de course lorsque je traverse ce parterre; et je ne me
retourne pas, même lorsque je suis arrivé au bout. Je sais que, si je me
retournais, j'aurais devant moi le grand squelette du château, avec ses
hautes fenêtres à petits carreaux qui font l'effet d'énormes pièces de
canevas dépiautées, où manquent la laine de la tapisserie, la vie des
couleurs. Je vais, tristement, le long des charmilles qui montrent la
trame des treillages. A travers les trous, j'aperçois de l'herbe qu'on
n'a pas passée à la tondeuse, des mousses à l'alignement incorrect, des
pâquerettes, des violettes, des coucous, des boutons d'or, qui poussent
là tranquillement, sans règle, à la bonne franquette, comme si ce
n'était pas défendu. Ça doit être défendu, pourtant. Ah! si Le Nôtre
vivait encore!...

                                ***

L'autre jour, en rentrant pour le dîner, j'ai rencontré Mme Pion. Elle
m'a demandé si mon père était toujours aussi toqué. Je lui ai répondu,
pour ne pas me compromettre, que je n'en savais rien. Là-dessus, nous
avons causé et, comme elle revenait du marché, elle m'a offert, avant de
me quitter, une belle grappe de raisin.

--Mais, madame, je vous remercie.

--Prends donc, bêta. Vas-tu faire des manières, toi aussi?

--Mais c'est que je n'ai pas encore dîné.

--Eh bien! tu mangeras ton raisin au dessert.

Je rentre à la maison, ma grappe à la main.

--Sapristi! me dit Louise. Tu as là un beau raisin. Où as-tu pris ça?

--On me l'a donné.

--Qui ça?

--Mme Pion.

--Tu dis?...

--Mme Pion.

--Ah!!!

Louise se précipite dans le jardin où mon père fume sa pipe en prenant
son vermouth. Une minute après, j'entends la voix paternelle. Je manque
de m'étrangler avec un grain très gros que je viens d'avaler.

--Jean, arrive ici tout de suite.

Je m'avance, à pas lents, vers le berceau, baissant le nez, la grappe
derrière mon dos.

--Tu as accepté un raisin de Mme Pion?

Je lève la tête. Horreur! mon père n'est pas seul. Il y a là M. et Mme
Legros, M. Beaudrain et Mme Arnal...

--Veux-tu me répondre, oui ou non? Est-ce Mme Pion qui t'a donné ce
raisin?

--Oui, papa.

--Alors, tu acceptes quelque chose d'un bonapartiste? Tu manges des
raisins badingueusards? Tu n'as pas honte?

J'essaye de sauver mon raisin.

--Si, papa, j'ai honte.

--Alors, jette ta grappe.

J'hésite. Quel dommage! De si bon raisin!

--Jette ta grappe!

Je la jette et je m'en vais, furieux. Furieux et honteux. J'ai vu, avant
de partir, de quelle façon M. Legros me regardait, j'ai aperçu le
sourcil froncé de M. Beaudrain et les lèvres pincées de Mme Arnal. Je
comprends toute l'étendue de ma faute. Je comprends que tout le monde
sait déjà que je suis un corrompu, un vendu, un traître. Quelle honte!
Il ne me reste plus qu'à aller me cacher dans ma chambre.

Mais Catherine m'arrête au passage, sur la première marche de
l'escalier. Elle a une lettre à la main.

--Monsieur Jean, voulez-vous me lire cette lettre?

Catherine ne sait pas lire. C'est moi qui suis chargé de dépouiller sa
correspondance.

--Ce n'est pas encore de mon frère. C'est de mes parents. Je reconnais
l'écriture du maître d'école. Il y a bien le timbre de Chatelbeau,
Haute-Vienne, n'est-ce pas?

--Oui.

--J'espérais que ce serait de mon frère. Il y a si longtemps que je n'ai
pas reçu de ses nouvelles. Enfin! voyons...

Je lis:

    «Ma chère fille,

«Nous avons une nouvelle à t'apprendre avec beaucoup de ménagements, car
elle est bien triste et nous ne voudrions point te donner un coup comme
ta mère en a reçu en l'apprenant sans ménagements. C'est donc un grand
malheur que nous ne nous y attendions pas quand nous avons reçu un
procès-verbal militaire apprenant le décès de ton pauvre frère Grégoire,
ma chère fille. Ta mère est dans les larmes sans décesser la nuit et le
jour, car tu comprends qu'il n'y a plus d'espoir et que nous nous
désolons tant que l'on ne peut guère la consoler non plus. Il y a trois
garçons de la commune qui ont été tués aussi et pas un seul à
Sainte-Ragonde qui est bien quatre fois plus grand que Chatelbeau, et
c'est un grand malheur, car les récoltes sont belles ici et nous n'avons
point à nous plaindre pour quant à nous, nous avons deux cochons gras à
vendre. Monsieur le curé te fait dire de prier pour l'âme de ton pauvre
frère et je ne connais pas d'autres nouvelles.

    «Ton père pour la vie qui t'embrasse...»

Je lis tout d'une haleine, pendant que Catherine, qui s'est laissé
tomber sur une chaise, sanglote dans ses deux mains. Tout d'un coup,
elle se lève et s'essuie les yeux.

--Monsieur Jean, voulez-vous me donner la lettre? Montrez-moi où il y a
les _deux cochons gras à vendre_.

--Là, Catherine.

La bonne prend la plume qui lui sert à marquer, en signes bizarres, ses
comptes avec les fournisseurs. Elle biffe et rebiffe la phrase dont je
lui ai indiqué la place, prend la lettre, et se dirige vers le jardin.
Je la suis.

--Pardon de vous déranger, monsieur, dit-elle à mon père, mais j'ai reçu
une lettre... monsieur Jean me l'a lue... Mais je serais bien contente
si monsieur... Je ne puis pas croire que c'est vrai, voyez-vous...

Mon père recommence la lecture que je viens de faire.

--Il n'y a pas à en douter, ma pauvre fille, dit-il quand il a fini.
Votre frère est mort en défendant la patrie.

--Mort comme un héros, dit M. Beaudrain. Comme un de ces héros obscurs
qui...

--Mort comme nous mourrons tous, dit M. Legros que sa femme, à ces mots,
saisit par le bras. Oui, Amélie, comme nous mourrons tous plutôt que de
laisser les vandales souiller plus longtemps le sol sacré de la France.

--Oui, tous, approuve mon père d'une voix sombre. Consolez-vous,
Catherine; songez...

--Ah! monsieur, c'est plus fort que moi: je ne puis arriver à me figurer
que c'est arrivé... Un garçon si fort, si beau... Vingt-quatre ans,
monsieur... vingt-quatre ans...

Elle fond en larmes.

--Pauvre fille! soupire Mme Arnal en s'essuyant les yeux.

--Et ces pauvres parents, gémit Mme Legros. Cette pauvre vieille mère...
Ah! c'est affreux! Ce Bismarck! Ah! si je le tenais...

--Avez-vous remarqué le style de la lettre? demande tout bas M.
Beaudrain à mon père. Comme c'est simple, mais comme c'est empoignant!
Rien, absolument rien, au point de vue de la syntaxe, naturellement,
mais une émotion qui déborde. Et ce passage sur les récoltes! cette
antithèse entre les ruines que fait la guerre et les dons généreux de
Cérès! C'est d'une simplicité... rustique... Pas une expression
triviale, d'ailleurs, pas une expression basse: les récoltes! Ah! le
terme est choisi de main de maître, fait le professeur en secouant la
tête.

Heureusement qu'il n'a pas vu les _cochons gras_!

Catherine pleure toujours. Mme Arnal s'est assise auprès d'elle et la
console. Mme Legros continue à déblatérer contre Bismarck, Guillaume et
Badinguet.

--Ah! les trois monstres! On devrait leur infliger des supplices
affreux! Ah! pas les tuer tout d'un coup, par exemple! mais, tenez: les
attacher à un poteau et les faire mourir à coups d'épingle... Les faire
souffrir des journées entières, quoi!...

--Le mieux, dit M. Legros, ce serait encore de les faire griller, comme
saint Laurent. Le feu, il n'y a que ça. Je me suis brûlé il y a quinze
jours, moi, en torréfiant du café. Eh bien! j'ai encore la marque de la
brûlure. C'est d'un douloureux!

--Et le pal? demande M. Beaudrain. Croyez-vous que ce ne soit rien?
C'est épouvantable, tout simplement. On pourrait encore user de
l'écartèlement, ou de l'écorchement, ou du crucifiement; mais ce sont
des moyens bien rapides... Non, en vérité, je crois que le pal...

--Ce qu'il faudrait, fait mon père, je vais vous le dire: il faudrait
attacher les trois bourreaux au milieu des cadavres de leurs victimes et
les laisser mourir là!

--Bravo! crie M. Legros.

Catherine lève la tête, étonnée et, de ses yeux rougis tout grands
ouverts, semble interroger l'épicier.

--Oui, continue M. Legros, oui, nous vengerons nos morts! Nous vengerons
votre frère, Catherine! Les barbares nous rendront compte du sang qu'ils
ont versé! La vengeance!...

Catherine s'est levée et semble boire les paroles du marchand de tabac.

--Eh bien! s'écrie-t-elle tout à coup, et comme hors d'elle-même, eh
bien! oui, je me vengerai! Je leur ferai payer la mort de mon frère!...
Le premier Prussien qui va me tomber sous la main, je le tue comme un
chien, aussi vrai que j'ai cinq doigts dans la main! Oui, je le tuerai,
je le tuerai...

Elle part, brandissant sa lettre, faisant des gestes extravagants.

--Vraiment, ça fend le coeur! dit Mme Arnal. Cette pauvre fille!...

--Ne la plaignez pas, fait Mme Legros en étendant le bras. C'est une
héroïne! Il faut l'admirer, mais non la plaindre. C'est beau, ce qu'elle
vient de dire! Ah! c'est beau!

--C'est du Corneille, dit M. Beaudrain en se léchant les lèvres.

--Savez-vous qu'elle est capable de le faire comme elle le dit? demande
mon père.

--Je n'en doute nullement, répond le professeur... Eh! eh! ce ne serait
point la première fois qu'une femme se serait conduite d'une façon
virile... L'histoire nous apprend...

--Judith et Holopherne! s'écrie Mme Legros.

--Je voulais parler, dit M. Beaudrain mécontent de voir sa phrase
interrompue, de Jahel, femme d'Haber, qui planta le clou de sa tente
dans la tête de Sisara.

--Ah! fait philosophiquement l'épicière... C'est que c'est moins connu,
voyez-vous... Eh bien! Catherine sera une Judith!

--Eh! eh! fait M. Beaudrain, savez-vous, madame, que, que... Comment
dirai-je?...

--Dites ce que vous voudrez. Ce sera une Judith!

M. Legros essaye de calmer sa femme.

--Tu te montes, ma chère amie... Tu avances là des choses, vraiment...
Tu sais pourtant bien qu'avant de tuer Holopherne, Judith a... s'est...
enfin...

--Et puis après? demande l'épicière agacée. Quand il s'agit de sauver la
patrie? Lorsqu'il est question de venger un parent, un frère. Ah!
Legros, manqueriez-vous de coeur, par hasard? Vous aurais-je mal jugé
jusqu'ici? Mettre en balance des intérêts supérieurs et un léger
sacrifice!

--Oh! vraiment, madame! fait Mme Arnal, toute rouge. Vous exagérez un
peu.

--Pas le moins du monde, Judith a bien fait. Et je ferais, comme elle,
moi!

--C'est brave, je l'avoue, déclare M. Beaudrain; mais c'est peut-être
aller trop loin.

Je vous demande un peu pourquoi. Moi, je trouve ça tout naturel. Judith
s'en va dans la tente d'Holopherne et, lorsqu'il est endormi, lui coupe
la tête. Voilà. C'est très simple. Et je ne comprends pas pour quelle
raison ma soeur, qui vient d'entrer dans le berceau, est devenue rouge
comme une pivoine.

--Quand les circonstances l'exigent, je comprends tout! s'écrie
l'épicière en regardant Mme Arnal, pendant que son époux lui frappe sur
l'épaule et que mon père sourit, ainsi que M. Beaudrain.

--Le fait est, dit le professeur, qu'il n'y a guère de pièce sans
prologue, et que, lorsqu'on tient à arriver à l'épilogue...

--Ah! c'est çà! dit Mme Arnal. L'épilogue, à la bonne heure; j'en suis.
Mais le prologue...

Quel prologue? quel épilogue?

Mme Arnal minaude.

--Le prologue--ce M. Beaudrain a des mots charmants--le prologue, non,
décidément... je ne me sentirais pas le courage... Je... Il me semble
que si un étranger, un ennemi... Je ne sais pas, mais rien que cette
idée-là... Je ne comprends pas...

--Eh bien! moi, je comprends tout! rugit Mme Legros, malgré les
supplications de son mari; ah! mais oui, tout!...

Mme Legros est une vraie patriote.

Elle comprend tout. Ça ne fait pas un pli.



                                    XI


Quelqu'un qui paraît bien étonné en pénétrant chez nous ce matin, c'est
M. Legros. Il trouve mon père en train d'enterrer, dans une grande fosse
qu'il a creusée tout au fond du jardin, une multitude d'objets: de
petites caisses en bois, en fer, un panier en osier, une malle. J'aide
mon père dans ce travail et mon grand-père Toussaint, qui a quitté
Moussy hier pour venir habiter chez nous, enveloppe dans des chiffons
huilés et des lambeaux de toile le revolver et le fusil de chasse
paternels. Deux vieux sabres de cavalerie et un fusil à pierre qui
ornaient ma chambre gisent à côté de lui.

--Comment! s'écrie l'épicier d'une voix absolument consternée, comment!
Barbier, vous enfouissez vos armes dans le sol!

--Ma foi, fait mon père embarrassé, je... c'est-à-dire... c'est à cause
des enfants, vous comprenez... un malheur est si vite arrivé...

--Et l'ennemi qui est à nos portes! gémit le marchand de tabac.

--Oh! soyez tranquille! si la ville songe à se défendre...

--Douteriez-vous du patriotisme de la garde nationale? demande M. Legros
indigné. Vous en faites partie, pourtant, bien que vous vous dispensiez
plus souvent que de raison d'assister aux manoeuvres.

--Et! je le sais parbleu! bien que j'en fais partie, puisque j'ai là,
dans le placard du vestibule, mon fusil de munition et mon fourniment
complet.

--A la bonne heure! je vois que vous ne suspectez pas l'énergie du corps
d'officiers... Moi, aussi, il y a quelque temps, j'ai cru qu'il ne
serait guère possible de résister; mais aujourd'hui, pour peu que chacun
fasse son devoir...

--Vous savez bien que nous avons juré de le faire... Entortillez bien le
revolver, père Toussaint, le mécanisme craint l'humidité... Alors,
Legros, vous disiez qu'aujourd'hui?...

--Aujourd'hui, les Prussiens trouveront à qui parler. Du reste, nous ne
les attendons guère avant trois ou quatre jours. Toutes nos précautions
sont prises; les barrières sont fermées et les postes qui les gardent
ont ordre de n'ouvrir qu'à des parlementaires. Nous sommes à Versailles
une douzaine de mille hommes au moins...

--Dont trois mille armés, dit le père Toussaint en ricanant. Et encore!

--C'est ce qui prouve, monsieur, que votre gendre a tort d'enterrer son
fusil de chasse. Avec ce fusil-là, on pourrait armer un homme, donner un
défenseur à la patrie.

--Allons donc! ça ferait un fusil de plus à reporter à la mairie, après
l'entrée des Prussiens, et voilà tout. Tenez, Barbier, voilà votre fusil
et votre revolver... Voulez-vous que j'enveloppe aussi votre sabre,
monsieur Legros? J'ai encore des chiffons... Non? Vous préférez le
remettre aux Allemands? Comme vous voudrez.

Mon père arrange les armes dans la fosse.

--C'est dommage, dit-il. J'ai un sacré diable de loir qui vient manger
les fruits, la nuit. Je le guette depuis deux jours et j'aurais bien
voulu finir par lui envoyer une charge de plomb dans les reins... Mais,
à propos, monsieur Legros, vous me prêterez bien votre fusil, vous? Vous
me rendrez service.

--Je ne demande pas mieux... mais je... en ce moment-ci... je crois...

L'épicier balbutie, se trouble, rougit. Le père Toussaint le regarde
curieusement et, tout à coup, éclate de rire.

--Dites donc que vous l'avez enterré aussi, votre fusil, sacré
farceur!... Allons, donnez-moi votre sabre, allez! il y a encore de la
place dans le trou...

M. Legros s'en va, rouge de colère.

--Savez-vous, Barbier, demande mon grand-père, que si les Prussiens
arrivaient en ce moment-ci, ce gros patapouf de marchand de tabac serait
parfaitement capable de se faire tuer pour me prouver que j'ai eu tort
de me moquer de lui?

--C'est bien possible, fait mon père qui achève de combler la fosse.
Heureusement, les Allemands ne sont pas encore là...

--Au fait, Jean, as-tu porté à la poste les lettres que j'ai écrites ce
matin?

--Pas encore, papa.

--Vas-y donc. Il est plus de dix heures et demie et la levée a lieu à
onze heures.

Je vais à la poste, je laisse tomber les lettres dans la boîte et je
reviens en chantonnant, le nez baissé, comme si je comptais les brins
d'herbe qui poussent entre les pavés. Un grand bruit de galopade, en
haut de la rue Duplessis, me fait lever la tête.

--Oh!

Je m'aplatis le long d'un mur, plus mort que vif. Des cavaliers, des
cavaliers comme je n'en ai jamais vu, passent devant moi au grand galop.
C'est terrible! Ils me font l'effet de géants et leurs chevaux, dont les
fers luisants frappent la pierre en faisant jaillir des étincelles, me
semblent énormes, eux aussi. Oh! que j'ai peur!

Ils sont passés, ils sont déjà loin, que je ne puis bouger de ma place.
Je tourne la tête, seulement, et je les aperçois, tout là-bas, galopant
toujours. Brusquement, devant la gare, ils s'arrêtent. Comment! ils ne
sont que quatre! J'aurais juré qu'ils étaient cent. On dirait des
lanciers, mais des lanciers tout noirs. Ils ont un gros pistolet au
poing et, attachée au bras droit, une longue lance avec une banderole
noire et blanche... Mais je n'ai pas le temps d'en voir plus long; ils
reprennent le galop et je ne distingue plus que l'étincellement des
sabres et des fers, les couleurs des banderoles qui clapotent au vent et
les silhouettes noires des passants qui se sauvent, effarés, devant
l'épouvantable chevauchée...

Je rentre à la maison, en courant.

--Papa! grand-papa! Louis! Catherine!... Les Prussiens! Les Prussiens
sont ici! Je viens de les voir!... Les Prussiens!... Quatre
Prussiens!...

On se précipite, on m'entoure, on me demande des détails. J'en
donne--autant que je puis en donner--mais pas assez, cependant, car on
m'en redemande encore. On m'écoute en frissonnant.

--Ils sont vilains? me demande ma soeur, qui tremble de tous ses
membres.

--Oh! oui! Et grands! grands!

--Brrr!!

--Et tu dis qu'ils avaient un gros pistolet au poing?

--Deux fois plus gros que le revolver de papa!

--Et des lances?

--Et des lances.

--Et des sabres?

--Et des sabres.

--Brrr!!

--Ils ne t'ont rien dit en passant?

--Non, rien... mais ils m'ont regardé d'un air furieux. Un, surtout, qui
avait une grande barbe rouge.

En réalité, je ne sais même pas si les Prussiens m'ont vu et j'ignore
absolument s'ils avaient de la barbe. Mais je prends ça sous mon bonnet;
ça fait bien. Ça me donne l'air homme. Je murmure même en avançant le
menton:

--J'ai bien cru, un moment, qu'ils allaient me tuer.

Ma soeur m'embrasse. Ça ne lui arrive pas souvent. Il faut qu'elle soit
rudement émue.

--Les brigands! s'écrie Catherine. C'est qu'ils en sont bien capables,
ces sauvages, de tuer un pauvre innocent! Pauvre petit! Quand on
pense...

Et sa figure, terrible tout à l'heure lorsque j'ai annoncé l'entrée des
Prussiens, devient infiniment douce et triste.--J'ai honte d'avoir
menti.

--Que faire! que faire? demande ma soeur en se tordant les mains.

--Il faut fermer tous les contrevents des fenêtres qui donnent sur la
rue, répond mon père, verrouiller les portes et, ma foi... déjeuner en
attendant les événements... Ce sera toujours un déjeuner que les
Prussiens n'auront pas.

Nous déjeunons tristement, du bout des dents, échangeant nos craintes,
nous faisant part de nos pressentiments. Et nous parlons de la tante
Moreau, aussi, qui n'a pas voulu quitter le _Pavillon_, qui a refusé de
venir à Versailles.

--Elle aurait pourtant été plus en sûreté ici, dans une ville, qu'en
pleine campagne, dit Louise.

--Ah! s'écrie mon grand-père, j'ai pourtant fait tout ce que j'ai pu
pour la décider. Je lui ai dit: «Vous voyez bien; moi, je suis un homme
et je pars. Si, dans quelques jours, il n'y a pas de danger, je
reviendrai. Venez avec moi. Nous reviendrons ensemble, s'il y a lieu.
Barbier sera enchanté de vous offrir l'hospitalité...»

--Parbleu! s'écrient mon père et ma soeur.

--Elle s'est obstinée à rester quand même. Savez-vous ce qu'elle m'a
répondu: «Que voulez-vous que les Allemands fassent à une vieille bonne
femme comme moi? Il faudrait être bien méchant pour me faire du mal.»

--Pauvre tante, fait Louise en s'essuyant les yeux.

--Je souhaite, dit mon père...

Mais un coup de sonnette nous fait tressaillir. Nous regardons à la
pendule: midi et demi. Nous n'attendons personne à cette heure-là...

Qui peut sonner? Qui peut avoir sonné? Ouvrira-t-on? N'ouvrira-t-on pas?

Nous nous consultons. Enfin, je suis chargé d'aller regarder, avec
précaution, par une fenêtre des mansardes, quelle est la personne qui se
présente à notre porte. Je grimpe l'escalier, j'entr'ouvre la lucarne
sans faire de bruit, je me penche et j'aperçois M. Legros. Il n'a plus
son uniforme; il est en civil. Il m'a même l'air de trembler très fort;
il regarde anxieusement dans toutes les directions. Je redescends et je
vais lui ouvrir la porte.

--Eh bien! vous connaissez la nouvelle? demande-t-il en entrant, d'une
voix chevrotante qui trahit une profonde agitation intérieure. Les
Prussiens sont dans la ville... c'est-à-dire une avant-garde... des
parlementaires... des parlementaires... Nous les avons laissés entrer,
car on a beau être ferme... patriote... il faut être sensé, réfléchir...
se rendre compte, en un mot... Trois mille hommes ne peuvent pas lutter
contre une armée... On a signé à midi un capitulation honorable... très
honorable... je n'en ai pas vu le texte encore, mais elle est très
honorable... Tout ce que je sais, c'est que la garde nationale doit être
désarmée... oui... et puis, on doit combler les tranchées et enlever les
abatis qui barrent les routes... C'est naturel, après tout, puisque les
Prussiens arrivent ici à deux heures et qu'on a signé une
capitulation... honorable... Est-ce que j'avais pensé à vous dire que
les Prussiens arrivent à Versailles à deux heures? Ils arrivent à deux
heures... Ah! si la ville avait eu des fortifications!... Ah! diable:
une heure! Je m'en vais... Il ne fera peut-être pas bon dans les rues,
bientôt... Au revoir.

Le marchand de tabac s'en va. Sa dernière phrase me donne à réfléchir:
il ne fera pas bon dans les rues. Sapristi! et moi qui ai tant envie
d'aller faire un tour... du côté où vont arriver les Allemands. Si je
parle de mon envie à mon père, il ne me laissera pas sortir, c'est
clair. Alors, il faudrait m'éclipser à la muette ou me résigner à
manquer l'entrée des troupes prussiennes. Manquer un spectacle pareil,
ce serait bien embêtant... Je m'éclipserai...

                                ***

Je m'éclipse. J'ouvre la porte tout doucement, je la referme en faisant
encore moins de bruit et je suis dans la rue. Personne ne s'en doute. Je
prends ma course vers le boulevard du Roi.

Pas grand monde, boulevard du Roi. Toutes les fenêtres fermées, toutes
les portes closes. Je le remonte presque jusqu'à la grille; le poste des
gardes nationaux est désert. Deux douaniers seulement montent la
faction, les yeux tournés du côté de la campagne. J'attends--en
tremblant. Pourvu que personne ne vienne me déranger, ne s'aperçoive de
ma présence et ne me force à déguerpir! Je tremble de plus en plus--mais
c'est rudement bon de trembler comme ça.

J'ai envie d'aller demander aux douaniers s'ils pensent qu'il y en aura
encore pour longtemps, mais je n'ose pas...

Tout d'un coup, j'entends la musique. Ce sont eux! Je m'accroche à un
bec de gaz et je me penche en avant pour mieux voir... mais rien, rien
que le bruit des tambours et de la musique, qui se rapproche rapidement.
Le coeur me bat à craquer, la respiration me manque...

--Les voilà!

Ce sont les douaniers qui ont crié ça, et ils prennent leur course vers
la ville. Ils me frôlent en passant et leur terreur me gagne. Je les
suis. Mais, en courant, j'aperçois, de l'autre côté du boulevard, cinq
ou six curieux qui se sont arrêtés et qui se dissimulent derrière les
arbres. Tiens! s'ils restent, pourquoi ne resterais-je pas? Je me cache
derrière un arbre, moi aussi, et je regarde en écarquillant les yeux.

Là-bas, sur la route, à cinquante pas de la barrière, une douzaine de
cavaliers, pareils à ceux que j'ai vus ce matin. Ils s'avancent au pas
et s'arrêtent un instant devant le poste de la douane. Ils entrent dans
la ville, sur deux rangs, longeant le bord des trottoirs.

--Les uhlans! dit une voix à côté de moi.

Ah! ce sont des uhlans! Ils approchent, la lance au bras, le pistolet au
poing. Ils passent devant moi et je sens que je vais tomber, je sens que
mes ongles s'enfoncent dans l'écorce de l'arbre contre lequel je suis
collé. Ils sont couverts de sang, ces hommes! il y a du sang aux
banderoles de leurs lances, aux jambes de leurs chevaux, aux morceaux de
leurs uniformes déchirés et l'un d'eux, au premier rang, a la figure
entourée d'un linge blanc que piquent des points rouges. Ils viennent de
se battre. Ah! c'est affreux! Je veux m'en aller, je veux m'en aller!

Impossible. Devant moi, il y a des uhlans qui s'avancent toujours au
pas, en fouillant de l'oeil les rues transversales et, derrière, une
masse noire s'approche. On entend le bruit des pas. On commence à
distinguer les pointes des casques, les canons des fusils, les petits
tambours, guère plus grands que des tambours de basque, et les fifres.
Ils jouaient une marche guerrière, ces tambours et ces fifres, suivis de
fantassins à l'uniforme bleu sombre, qui défilent, chaussés de bottes où
ils ont fourré leurs pantalons, le fusil à plat sur l'épaule, le manteau
roulé en sautoir. Et ces hommes, souillés de boue et de poussière, noirs
de poudre, aux tuniques en lambeaux, ces hommes qui se sont battus ce
matin, sans doute, qui viennent de faire une marche pénible, conservent
l'alignement le plus merveilleux, la tenue la plus correcte. Le pas se
cadence d'un bout à l'autre de la colonne, les sous-officiers marchent
sur le flanc des troupes et les officiers, l'épée à la main, en costume
simple, sans dorures, sans épaulettes, orné seulement d'un peu de
velours, s'avancent à la tête de leurs compagnies, raides et droits
comme des automates.

Il en passe, il en passe toujours. Je suis à moitié sorti de derrière
mon arbre et je regarde franchement. Je n'ai presque plus peur.
Subitement, les tambours et les fifres cessent de jouer. Alors, une
musique dont j'aperçois les instruments, tout là-bas, devant un groupe
d'officiers à cheval, entame un hymne de combat et, sur toute la ligne
des troupes, depuis les premiers rangs qui déjà ont atteint le château
jusqu'aux derniers qui débouchent du Chesnay, des hurrahs éclatent et
couvrent la voix des cuivres. Un dernier cri de triomphe et la musique,
de nouveau, déchire l'air de ses notes victorieuses...

Elle joue _la Marseillaise_!... _la Marseillaise_, l'hymne que jouaient
les musiques de nos régiments partant pour la frontière, l'hymne qui
rend le Français invincible, qu'on gueulait dans les rues au moment de
la déclaration de guerre et que j'ai chanté, moi aussi, lorsque nous
croyions à la victoire, lorsque nous voulions planter d'avance des
drapeaux tricolores sur la route de Berlin...

Le drapeau tricolore! ah! nous ne le reverrons pas de longtemps,
peut-être; et il nous faudra regarder flotter les étendards noirs et
blancs, pareils à celui que porte un officier décoré d'une croix en fer,
au milieu du dernier régiment d'infanterie.

C'est l'artillerie qui s'avance, maintenant, avec ses canons noirs
couchés sur les affûts peints en bleu, avec ses servants à pied et à
cheval coiffés de casques surmontés d'une boule en cuivre. Il y a des
fleurs à la gueule des pièces et les caissons et les prolonges sont
enguirlandés de lierre et de feuillage...

La cavalerie succède à l'artillerie: des dragons, des cuirassiers, des
hussards de la mort, avec des brandebourgs blancs et une tête de mort au
bonnet. Puis, viennent des voitures, des caissons, des voitures à
échelles...

Tout d'un coup, le coeur me bat: il me semble, entre les roues des
derniers caissons, avoir aperçu des pantalons rouges. Oui, ce sont bien
des pantalons rouges. Entre deux haies de Prussiens, la baïonnette au
canon, marchent des soldats français prisonniers, sans armes, sales,
déguenillés, l'air abattu, désespéré. Ils sont deux cents, au moins...
et je regarde, tant que je puis les voir, les képis rouges de ces
malheureux qui vont aller pourrir dans une forteresse allemande... Les
voitures passent toujours, escortées par des uhlans. Il y a des
prolonges pleines d'armes, de chassepots et, tout à la fin, des caissons
pleins de paille, des voitures de tous modèles, des camions même,
portant le drapeau blanc à croix rouge des ambulances, d'où s'échappent
des cris à faire frémir, des gémissements lamentables.

Un dernier peloton de uhlans. C'est fini.

--C'est tout un corps d'armée qui vient de passer, me dit un monsieur
qui est resté derrière un arbre, pas loin de moi, pendant le défilé des
troupes, c'est le 5e corps prussien, général de Kirchbach.

J'ai déjà vu ce monsieur, mais je ne le connais pas. Je crois qu'il
demeure dans notre quartier. Il me salue et s'en va tranquillement, la
canne à la main.

Une personne qui a l'air beaucoup moins tranquille, c'est un monsieur
long et maigre qui sort craintivement d'une allée où il s'était tapi
pendant le passage des Prussiens et qui, en traversant le boulevard,
jette à droite et à gauche des regards furtifs. Son chapeau est enfoncé
sur ses yeux et le collet de sa redingote lui remonte sur les oreilles.
Tiens! on dirait qu'il m'a reconnu et qu'il se dirige de mon côté.

--Jean! vous ici! Eh! que faites-vous, jeune imprudent?

C'est M. Beaudrain. Je le reconnais à la voix, beaucoup plus qu'à la
figure, une figure qui a pris des tons jaune pâle--une couleur de
panade.--Pourtant, la voix tremble, elle tremble beaucoup, M. Beaudrain
doit avoir une fière peur.

--Ce que je fais, monsieur? Je rentre à la maison...

--Et vous avez assisté à l'entrée des Prussiens?

--Oui, monsieur.

--Exprès?

--Oui, monsieur.

Monsieur Beaudrain n'en revient pas. Comment! j'ai eu le front,
l'audace, le toupet, de venir, tout seul, contempler le défilé triomphal
des Allemands? Mais je suis donc un risque-tout, un cerveau à l'envers,
une tête brûlée?

--Mais, vous-même, monsieur...

--Moi, c'est différent. Je ne croyais pas, je ne pouvais supposer que
l'armée ennemie prendrait aujourd'hui possession de la ville. Sans cela,
croyez-le bien, je ne serais pas sorti. J'étais allé faire une visite à
côté, rue de Maurepas; et, en revenant, j'ai vu mon chemin intercepté
par les hordes prussiennes... Et vous êtes resté là tout le temps.

--Oui, monsieur. Les Prussiens marchent bien, n'est-ce pas? Avez-vous vu
les prisonniers?

--Je n'ai rien vu, dit le professeur. J'étais dans cette allée, là, et
je n'ai pas mis le nez dehors, soyez-en sûr. Un mauvais coup est vite
attrapé et je n'ai qu'une médiocre confiance dans la générosité des
Vandales modernes... Mais il pourrait en venir d'autres. Filons,
filons...

M. Beaudrain m'entraîne. Nous passons par des rues détournées, des
chemins déserts. Au moindre bruit, le professeur tressaille, blêmit. Au
coin d'une rue, il me quitte.

--Écoutez, mon cher enfant, je voudrais bien vous reconduire jusque chez
vous, mais... je crains... une personne seule attire moins
l'attention... Prenez bien garde... Au revoir... De la prudence!...

Et il part, se dissimulant le long des murailles.

Je rentre à la maison tranquillement, sans voir l'ombre d'un Prussien.
Mon père m'ouvre la porte.

--D'où viens-tu? Nous t'attendons depuis deux heures...

Je vois venir une réprimande--autre chose peut-être.--Je me tire de ce
mauvais pas en donnant des renseignements, beaucoup de renseignements.
Je parle pendant une heure au moins. Je raconte tout ce que j'ai
vu--même un peu plus.--Lorsque je déclare que j'ai vu des prisonniers
français, Catherine pleure à chaudes larmes. Ma soeur s'étonne
d'apprendre que les Prussiens ont de la barbe et mon père s'indigne
fortement lorsque je lui dis que les musiques allemandes jouaient la
_Marseillaise_.

--C'est infâme! Insulter les vaincus! Les narguer! Ah! l'on reconnaît
bien là l'esprit teuton!

Il insulte le roi de Prusse. Il injurie Bismarck. Il se monte. Je
profite de sa colère pour grimper dans ma chambre. Je prends un livre,
mais il m'est impossible de lire une ligne. J'ai encore devant les yeux
le spectacle de tout à l'heure et je ne puis penser à autre chose.

J'entends le pas d'un cheval dans la rue. J'ouvre la fenêtre, tout
doucement, j'entr'ouvre la persienne et je regarde. A cinquante mètres,
devant le bureau de tabac de M. Legros, un officier prussien à cheval
est arrêté. Il parle avec une personne qui se trouve à l'intérieur, mais
je n'entends pas ce qu'il dit. M. Legros sort de sa boutique, le chapeau
à la main, en faisant de grands gestes pour expliquer, sans aucun doute,
qu'il ne possède pas ce qu'on lui demande. Alors, le Prussien fait un
signe bref, indiquant la ville; et l'épicier, qui a compris, part en
courant. Le cavalier attend son retour, une main sur la hanche, en
examinant les maisons du voisinage.

Mais voici M. Legros au bout de la rue, toujours courant, rouge, suant,
essoufflé. Il tend au Prussien, en se découvrant, une chose enveloppée
dans du papier. C'est un énorme cigare. L'officier l'allume, paye et
s'en va, au pas. Il passe devant la maison et je ferme la persienne,
bien doucement, pour qu'il n'entende rien.

J'ai envie de descendre pour raconter à mon père ce que je viens de
voir; mais il m'a formellement défendu d'ouvrir les contrevents et il me
gronderait certainement. Je suis forcé de garder ça pour moi. C'est
dommage. Ah! ce fameux M. Legros!

                                ***

Le soir, le garçon boucher qui est venu apporter la viande nous a appris
qu'un régiment prussien faisait boire ses chevaux à l'usine à gaz, dans
les bassins. Il paraît aussi que les Prussiens ont allumé des feux de
bivouac sur les avenues, qu'ils abattent des boeufs et des moutons et
qu'ils se préparent à passer la nuit à la belle étoile.

--Mais pourquoi n'occupent-ils pas les casernes? demande mon grand-père.

--Ils supposent sans doute qu'elles sont minées, fait le garçon boucher.

--Ah! quel malheur qu'on n'ait pas pensé à miner les avenues! s'écrie
Louise. On les aurait tous fait sauter pendant la nuit.

--Oh! ils prennent bien leurs précautions, assure le garçon boucher. Il
passe des patrouilles partout et ils ont posé des sentinelles à tous les
coins de rues; j'ai vu ça il y a une demi-heure, en allant porter de la
viande, rue de la Pompe. Et puis, vous savez, c'est dégoûtant, des
sauvages comme ça; ils n'achètent même pas de la viande aux commerçants;
ils traînent derrière eux des bestiaux qu'ils ont volés à droite et à
gauche et ils les ont parqués sur la place d'Armes. Comme c'est propre!

--C'est infâme, dit mon père.

--Est-ce qu'ils resteront longtemps à Versailles? demande Catherine,
songeuse.

--Oh! non. Du moment qu'on a signé une capitulation...

--Une capitulation honorable, fait ma soeur.

--Dans ce cas-là, comme le disait tout à l'heure le patron, ils ont le
droit de traverser la ville, mais ils ne peuvent pas l'occuper.

--Çà, dit le père Toussaint, ce n'est pas aussi sûr que du vinaigre.

--Mais, enfin, grand-papa, dit Louise, puisqu'on a signé une
capitulation honorable...

                                ***

Nous apprenons, le lendemain matin, que l'état-major prussien a fait
cette réflexion qu'il n'avait pas à traiter avec une ville ouverte.
Après quoi il a pris la capitulation et en a fait de petits morceaux.



                                   XII


Les Prussiens se sont installés en maîtres à Versailles. La ville est
devenue le quartier général de l'armée qui doit assiéger Paris. Tous les
jours, il arrive de nouvelles troupes: des dragons bleus, des dragons
verts, des pionniers gris, des hussards de toutes couleurs, des
gendarmes, des cuirassiers, des Bavarois coiffés d'immenses casques à
chenille. J'aurais bien voulu voir tous ces soldats. Mais il m'est
formellement interdit de mettre le pied dans la rue. Après mon escapade
de l'autre jour, mon père m'a déclaré que, si je sortais sans sa
permission, il m'enfermerait dans ma chambre, au pain et à l'eau, et je
suis forcé de m'en rapporter aux récits des divers fournisseurs qui nous
apportent des nouvelles en même temps que des provisions.

Il paraît que, jusqu'ici, les Allemands ne se conduisent pas trop mal.
Ils respectent les personnes et les propriétés et se bornent à faire des
réquisitions. Ils ont d'abord réclamé toutes les armes qui se trouvaient
dans la ville et messieurs les gardes-nationaux ont été invités à
rapporter leurs fusils à la mairie, ce qu'ils ont fait sans se faire
tirer l'oreille. Hier matin, mon père est sorti avec tout son
équipement; il a été rejoint au milieu de la rue par M. Legros qui
portait sous le bras, aussi tristement qu'un officier de Marlborough,
son beau sabre à dragonne d'argent. Ce léger sacrifice n'a pas contenté
les Prussiens qui réclament d'heure en heure, sans se lasser, les objets
les plus divers: provisions de bouche, fourrages, couvertures, balais,
matelas, semelles, amidon, peaux de sangliers, cirage et bandages
herniaires. On voit tout de suite que les Allemands, qu'on nous
représentait comme d'affreux barbares, sont fort civilisés et très au
courant des objets nécessaires à la vie moderne.

--Enfin, dit ma soeur, puisqu'ils ne font que demander et qu'ils ne
prennent rien, ça ne va pas trop mal.

--En effet; mais si l'on refusait de leur donner ce qu'ils demandent?
ricane mon grand-père.

On s'en garde bien. Et l'on se garde, aussi, de ne pas leur ouvrir sa
porte quand ils y frappent, comme ils viennent de le faire chez nous.

C'est moi qui ai été leur ouvrir--après avoir constaté leur identité par
la fenêtre du premier--et en tremblant bien fort. Ils sont trois: deux
grands et un petit. Le petit porte une casquette plate et a une épée au
côté. Ce n'est pas un officier, mais il doit avoir un grade. Quel grade?
Il nous l'apprend lui-même en pénétrant dans la salle à manger, où mon
père, mon grand-père et ma soeur attendent, debout.

--Bonjour, madame, bonjour, messieurs. Voici un billet de logement pour
moi, sous-officier porte-épée au 58e régiment d'infanterie, et deux
hommes.

Ma soeur a l'air bien étonnée d'entendre un Prussien parler français;
celui-ci n'est pas vilain, après tout, il a une petite moustache très
gentille, des yeux bruns très intelligents. Quant aux soldats qui
l'accompagnent, on dirait deux brutes; et, lorsque leurs regards, qu'ils
promènent avec ahurissement sur le mobilier, se posent sur moi, j'ai
peur.

Mais le sous-officier se tourne vers eux et leur parle en allemand. Ils
prennent leurs sacs et leurs fusils qu'ils avaient déposés en entrant et
ils suivent mon père, qui les guide vers une grande pièce inoccupée où
l'on va leur dresser des lits.

--Non. De la paille. De la paille, c'est bon pour le soldat, déclare le
sous-officier.

Mon père insiste. Il veut faire bien les choses; il tient à donner des
lits. Quant au sous-officier, on le logera dans la _chambre d'amis_, où
il sera très bien.

--Tenez, par ici, tout au fond du couloir.

Dans le corridor, nous rencontrons Catherine qui descend de sa chambre;
elle jette au Prussien un regard terrible que celui-ci ne surprend pas,
heureusement, mais mon père devient blanc comme un linge.

--Jean, me dit-il tout bas, quand nous aurons installé l'Allemand dans
sa chambre, tu vas aller à la cuisine, tu prendras tous les couteaux
pointus et tu les donneras à ta soeur pour qu'elle les enferme à clef
dans le placard du vestibule... Ah! tu n'oublieras pas le tourne-broche.

Je descends à la cuisine et je commence à ramasser les couteaux. Je ne
suis pas assez grand pour attraper le tourne-broche.

--Catherine, voulez-vous me décrocher le tourne-broche?

--Pourquoi faire, monsieur Jean?

--Pour l'emporter.

--L'emporter où?

--Eh! parbleu! l'emporter, l'enfermer.....

--Est-ce que vous êtes fou, monsieur Jean?

--Ah! oui, on est fou, n'est-ce pas? parce qu'on ne veut pas vous
laisser de couteaux pointus sous la main? parce qu'on veut vous empêcher
de tuer les Prussiens? nous le savons bien, allez! que vous voulez en
tuer un. Mais nous vous en empêcherons.

Catherine me regarde avec pitié. Elle lève les épaules et me prend par
le bras.

--Vous n'empêcherez rien du tout. Je ferai ce qui me plaira. Est-ce que
je risque autre chose que ma peau, par hasard? hein? Qu'est-ce qu'ils me
racontaient donc, vos parents, vos M. Legros, vos Mme Arnal, l'autre
jour? Hein? La vengeance, le patriotisme! Hein? savez-vous que j'ai du
sang dans les veines, hein? est-ce que vous-croyez que je peux me
retenir, Hein? quand je vois ces brigands de Prussiens?

Elle me secoue comme un prunier, me poussant devant elle à chaque
interrogation. Elle a fini par me coller à la porte vitrée dont je vais
casser les carreaux avec mes épaules. Mais tout d'un coup, la porte
s'ouvre, je manque de tomber et mon père paraît derrière moi. Il est
tout vert de rage.

--Catherine!... j'ai entendu ce que vous venez de dire à cet enfant...
C'est moi qui l'avais envoyé chercher les couteaux... pour vous empêcher
de commettre un crime, malheureuse!... Avez-vous songé aux conséquences
de vos actions? Savez-vous qu'on nous fusillerait tous, tous, jusqu'au
dernier?... Ah! vous ne pouvez pas vous retenir?..... Vous ne pouvez
pas! Je peux bien, moi!... Eh bien! vous allez monter dans votre
chambre, tout de suite!... Je vais vous y enfermer à clef... jusqu'à ce
que j'aie pris une détermination...

Catherine monte l'escalier quatre à quatre, furieuse, pleurant, suivie
par mon père, et j'entends la clef qui grince dans la serrure.

                                ***

Nous achevons la journée dans les transes. La belle-soeur du charcutier
a consenti à remplacer Catherine pendant quelques jours. C'est elle qui
nous a fait à dîner et qui a fabriqué, pour les deux soldats allemands,
un énorme plat de ratatouille au lard et aux pommes de terre. Le
sous-officier porte-épée dîne avec nous. Il a l'air bien élevé, se
montre très galant vis-à-vis de ma soeur et engage avec mon grand-père
une longue conversation sur la langue française que, d'ailleurs, il
parle assez bien. Il se fait expliquer quelques expressions, certains
idiotismes. Le père Toussaint lui donne les renseignements les plus
étendus, saupoudrant ses phrases onctueuses de comparaisons et
d'épithètes qui doivent flatter le vainqueur. Il dit:

--Votre belle Allemagne... cette campagne si glorieuse pour vos armes...
votre gracieux souverain... une guerre aussi vivement menée... Bismarck,
ce Richelieu... les effets foudroyants de vos canons Krüpp...

Le Prussien est enchanté. Après dîner il se met au piano et joue deux ou
trois valses allemandes. Avant de se retirer dans sa chambre, il nous
souhaite très poliment une bonne nuit.

--Un charmant garçon, dit mon père.

--Excellent musicien, dit ma soeur. N'est-ce pas Jean?

--Oh! oui... c'est dommage qu'il soit Prussien.

--Ce n'est pas de sa faute, conclut philosophiquement mon grand-père.
Les Allemands ne sont pas si féroces qu'on veut bien le dire, au bout du
compte... Mais c'est cette damnée Catherine qui m'inquiète.

Mon père aussi semble très inquiet. Je suis sûr qu'il ne ferme pas
l'oeil de la nuit. Et, le lendemain matin, son inquiétude se change en
trouble profond lorsqu'il voit le sous-officier se diriger vers le
jardin.

--Vous avez de belles fleurs. Cela vous dérangerait-il de m'apprendre
les noms que j'ignore?

--Mais non, au contraire... avec plaisir...

Mon grand-père et moi nous suivons mon père qui accompagne l'Allemand.

--Quel est le nom de cette fleur rouge?

--Un géranium.

--Et celle-là?

--Un oeillet d'inde.

--Et celles-là, là-bas? Oh! mais, je ne connais pas le nom de toutes ces
fleurs.

Et le Prussien s'avance vers une plate-bande qui longe la maison, au
grand désespoir de mon père qui lève les bras au ciel et fait à mon
grand-père des signes désespérés. Qu'y a-t-il?

Subitement, je comprends: cette plate-bande se trouve juste au-dessous
de la fenêtre de Catherine et là-haut, contre la vitre, on aperçoit
l'immobile silhouette de la bonne.

--Pourvu qu'elle ne le voie pas! me souffle le père Toussaint qui
frémit. Et ton père qui a oublié d'enlever les pots de fleurs qui se
trouvent sur la fenêtre! Quelle imprudence! S'il prenait envie à cette
fille d'en faire tomber un! Ah! j'aurais prévu ça, moi! je lui aurais
enlevé jusqu'à son pot de chambre et j'aurais cadenassé la croisée.
Jean, surveille-la bien, cette croisée.

--Oui, grand-papa.

--Je vais essayer d'engager le Prussien à rentrer.

Mais celui-ci, penché sur la plate-bande, s'abîme dans la contemplation
d'une touffe de rosiers.

--Quel est le nom de ces rosiers?

--Des rosiers du Bengale... Mais, monsieur, je crois... l'air du matin
est un peu frais...

--Non, non. Très beau, ce matin. Cette fleur se nomme?

--Un glaïeul... mais, permettez. Il me semble avoir oublié de vous
offrir la goutte, et si vous...

--Merci beaucoup. J'ai pris du café et cela me suffit.

Le Prussien ne s'en ira pas et, là-haut, la terrible silhouette guette
toujours. Mon père se tord les mains...

Un coup de sonnette nous fait tressaillir. Je me dirige vers la porte,
mais mon grand-père m'arrête. Il a une inspiration. Il s'approche de
l'Allemand, le chapeau à la main.

--Qu'y a-t-il monsieur?

--Monsieur, la personne qui vient de sonner est, je le présume du moins,
une dame que nous attendons. Comme elle est excessivement nerveuse, je
craindrais, si elle apercevait votre uniforme en pénétrant ici... je
craindrais... une crise, peut-être... Les sentiments chevaleresques de
votre nation me sont trop connus...

--Oh! je rentre, alors; je rentre immédiatement, fait le Prussien en
frisant sa moustache.

Mon père et mon grand-père l'escortent pendant que je vais ouvrir.

                                ***

Ce n'est pas une dame qui a sonné, c'est une femme. C'est Germaine.

--Monsieur est ici?

--Oui, Germaine.

--Je veux lui parler tout de suite.

--Vous savez qu'il y a des Prussiens ici?

--Qu'est-ce que ça me fait! Je ne vois que ça et des chiens, depuis
bientôt huit jours.

Germaine expose à mon grand-père l'objet de sa visite. Il paraît que les
Allemands qui se sont installés à Moussy ont déclaré que toute maison
inhabitée appartient aux soldats et qu'ils considèrent comme telle toute
habitation où ne résident que des domestiques.

--Et ils les arrangent bien, vous savez, les maisons inhabitées. On
dirait qu'ils ne rêvent que plaies et bosses, ces animaux-là.

--Ont-ils commis des dégâts à la maison? demande mon grand-père anxieux.

--Non; mais, depuis hier, nous en avons cinq à loger. Et ils mangent,
vous savez! L'argent file d'une drôle de façon. Il faudra même que
monsieur m'en donne, si monsieur ne revient pas avec moi... Mais
monsieur ferait mieux de revenir.

--Et au Pavillon? demande ma soeur.

--Oh! au Pavillon, ils sont toute une tripotée: quinze ou vingt, au
moins; c'est là que demeure le commandant.

--Ah! mon Dieu s'écrie Louise. Cette pauvre tante Moreau! Comme elle
doit avoir peur!

--Après ça, dit Germaine, ils ne sont pas trop méchants. Il faut dire
aussi que le maire Dubois les contient beaucoup. Tout le monde dans la
commune trouve qu'il se conduit très bien.

--Une canaille comme ça! murmure mon grand-père. Ah! il a ses raisons,
bien sûr, pour faire le bon apôtre! Un Dubois! en voilà un qui est fait
pour pêcher en eau trouble comme les chiens pour mordre!

--Enfin, dit Germaine impatientée, je voudrais bien avoir une réponse de
monsieur. Faut-il que je m'en retourne toute seule? Moi, je me lave les
mains de ce qui arrivera.

Mon grand-père réfléchit, le menton dans ses mains. Sa bonne le fixe de
ses yeux noirs. Enfin, il prend une détermination; il se lève.

--Ma foi, tant pis! je retourne chez moi.

Nous essayons de combattre sa résolution; mais le vieux est complètement
décidé. Il nous fait ses adieux, très ému.

--Je reviendrai vous voir un de ces jours, le plus tôt possible.

Avant de partir, pourtant, il engage mon père à se débarrasser de
Catherine.

--Le plus tôt sera le mieux, voyez-vous. Renvoyez-la dans son pays. Vous
obtiendrez bien un sauf-conduit, que diable! avec quelques protections.
Si vous gardez cette fille-là ici, il vous arrivera malheur, je vous en
réponds...

--Vous avez raison, dit mon père. Je vais m'occuper de cela.

                                ***

Il s'en occupe, en effet. Il sort pendant l'après-midi et revient vers
quatre heures, avec un monsieur que je heurte dans le vestibule et qui
me salue en souriant. Je le reconnais: c'est le monsieur qui assistait à
l'entrée des troupes, à côté de moi, boulevard du Roi, et qui m'a appris
qu'elles formaient le 5e corps prussien.

Il a une vilaine figure, ce monsieur: des petits yeux gris de fer qui se
cachent derrière des lunettes d'or, une bouche édentée où sautille un
bout de langue violâtre, et un nez énorme, cassé en deux, en forme de
potence, et picoté comme un dé à coudre.

Ce nez m'avait déjà stupéfait, chaque fois que j'avais rencontré le
monsieur aux lunettes d'or; mais je croyais à un accident; je supposais
que le monsieur avait fourré son appendice nasal dans un nid de guêpes.
Je me trompais. Ce nez est extraordinaire, mais il est naturel. Il y a
de drôles de choses dans la nature.

--C'est un nez d'Israélite, me dit mon père, le soir. M. Zabulon Hoffner
est israélite.

--Ah! c'est un Juif!

--Un Israélite! Il ne faut jamais dire: Juif. C'est très impoli.

--Ah!... Il a un nom allemand.

--C'est possible, fait mon père, mais il n'est pas Allemand. Il est
Luxembourgeois. Ce n'est pas la même chose. Du reste, il s'est montré
fort complaisant. Je le connaissais très peu, et il s'est chargé de me
procurer un sauf-conduit pour Catherine. Il a certaines relations dans
les bureaux... il sait parler l'allemand.... Enfin, je suis enchanté
d'avoir fait sa connaissance... C'est la complaisance et la loyauté
mêmes...

Alors, il trompe son monde. Il a l'air franc comme dix-neuf sous.



                                   XIII


Catherine est partie. C'est moi qui l'ai aidée à faire sa malle et à y
emballer les photographies du pauvre cuirassier qu'elle ne reverra plus.
Elle est partie sans colère, en disant même qu'_elle comprenait ça_, en
nous souhaitant toutes sortes de prospérités. Et ce n'est qu'une fois
dans la rue qu'elle a laissé échapper ses sanglots qu'elle avait
contenus jusque-là. Je l'ai suivie des yeux, de ma fenêtre, aussi
longtemps que j'ai pu la voir; elle s'en allait tristement, trébuchant à
chaque pas, les yeux voilés par les larmes, à côté de l'homme qui
traînait sa malle dans une brouette; des hoquets douloureux faisaient
remonter ses épaules et elle était obligée de s'arrêter pour sortir son
mouchoir à carreaux bleus de la poche de sa robe noire.

J'ai pleuré comme un veau.

Pauvre fille! J'ai méprisé son ignorance, j'ai fait fi de son affection,
je lui ai fait bien des méchancetés. Et, maintenant qu'elle n'est plus
là, il me semble qu'un grand vide s'est fait en moi, qu'on m'a arraché
quelque chose, que j'ai perdu quelqu'un qui m'aimait bien. Je suis
triste comme tout.

J'ai des distractions, heureusement. Il m'est permis, maintenant, de
sortir en ville. J'use et j'abuse de la permission. Je suis toujours
dehors. Il y a tant de choses à voir!

Je connais tous les uniformes de l'armée allemande, infanterie,
artillerie et cavalerie. Ils ne valent pas les uniformes français. Les
Bavarois seuls ne représentent pas trop mal, avec leurs grands casques
qui ressemblent à ceux des carabiniers; malheureusement, ils sont sales,
sales comme des cochons. Ils se mouchent avec le mouchoir du père Adam
et essuient leurs doigts sur leurs pantalons et leurs tuniques. Moi
aussi, quand j'étais petit, je me fourrais les doigts dans le nez, mais
je les suçais après, au moins; et puis, les Bavarois sont grands. Ils
devraient être propres.

Les Prussiens sont bien moins dégoûtants, mais leurs casques à pointes
les rendent ridicules. Quand ils sont en petite tenue, avec leur calotte
sans visière, ils ne sont pas trop vilains. Les shakos de la landwehr
sont à peu près pareils à ceux ne nos gardes nationaux, mais ils sont
beaucoup plus grands: une poule pondrait dedans pendant six mois sans
les remplir. Les pantalons des cavaliers m'étonnent: ils sont basanés
très haut, beaucoup plus en cuir qu'en drap. En somme, la tenue est trop
sombre, pas élégante pour un sou; pas de dorures, pas d'aiguillettes,
d'épaulettes, de clinquant, de panaches.

Les officiers eux-mêmes sont vêtus très simplement; ils sont coiffés
d'une casquette plate à visière et portent presque tous au bras droit un
brassard d'ambulance. Ils ont une vilaine habitude: c'est de ne jamais
accrocher leurs sabres et de les laisser traîner derrière eux sur les
pavés, avec un grand bruit de ferblanterie. Les aveugles doivent se
figurer qu'on a attaché des casseroles à la queue de tous les chiens de
la ville.

J'ai vu les fameux fusils à aiguilles, les canons Krüpp, les singulières
voitures à échelles; j'ai été voir l'abattoir qu'on a installé à la
gare, les postes de police qu'on a installés un peu partout, les canons
pris sur les Français, rangés dans la grande cour du Château, autour de
la statue de Louis XIV. J'ai regardé, l'autre jour, de la place d'Armes,
un général, qu'on dit être le prince royal, distribuer des médailles aux
soldats au pied de cette statue. Le château est converti en
ambulance--une ambulance hollandaise--et le drapeau néerlandais flotte
sur le toit. Des drapeaux, du reste, il y en a dans presque toutes les
rues: aux fenêtres des étrangers qui se mettent sous la protection de
leurs pavillons nationaux, aux croisées des gens qui ont obtenu de
soigner chez eux des blessés et qui ont arboré le pavillon de la
convention de Genève.

                                ***

Mme Arnal est de ces derniers. On a placé chez elle un capitaine
allemand blessé, un grand gaillard à belle barbe blonde. Elle le soigne
avec un dévouement sans exemple. Elle espère qu'avant quinze jours le
blessé sera sur pied. Elle est très fière des compliments que lui fait
tous les jours, assure-t-elle, le chirurgien allemand, et elle déclare
que, si elle avait suivi sa vocation, elle se serait faite soeur de
charité. Elle en prend l'allure, d'ailleurs, se montre pleine de
ménagements, de commisérations, d'attendrissements. Elle a des
apitoiements tout faits, des consolations sur mesure, des larmes à prix
fixe. Son temps est mesuré, en effet. Elle ne peut guère s'absenter. Son
blessé a toujours besoin d'elle. Supposez qu'il lui prenne envie, à ce
monsieur, de faire ceci, de faire cela--des choses défendues par le
médecin.

--Il faut être là, voyez-vous... Les malades, c'est un peu comme les
enfants...

Et elle ajoute, tout bas:

--Je n'ai qu'une peur, mais une peur terrible: c'est de finir par porter
trop d'intérêt à mon blessé. A force de voir souffrir les gens, on s'y
attache; on ne les considère plus comme des ennemis... Ah! savoir
concilier ses obligations d'infirmière avec ses devoirs de Française!...
C'est à faire tourner la tête!... l'humanité!... la patrie!... Je me
sauve. A tout à l'heure...

                                ***

M. Zabulon Hoffner, qui vient nous voir assez souvent, maintenant, se
contente d'affirmer que la guerre, c'est bien gênant.

--Les routes sont toutes défoncées; on ne peut même pas aller à Buc sans
se crotter jusqu'aux genoux.

M. Legros prétend ne pas se faire de bile.

--A quoi ça servirait-il? Ce qui doit arriver, arrive. Moi, je suis
fataliste.

Depuis l'arrivée des Prussiens, pourtant, il paraît avoir engraissé. Ma
soeur, justement étonnée de cet embonpoint subit, a été malicieusement
aux informations et la marchande de tabac, trop confiante, a livré
naïvement le secret de la corpulence exagérée de son époux: M. Legros se
plastronne--plastron par devant, plastron par derrière.--On assure même
qu'il ne tourne pas le coin d'une rue, à partir de cinq heures du soir,
sans crier: «Ami! Ami!» à tue-tête.

Qu'y a-t-il de vrai là dedans?

--Tout! dit M. Beaudrain; et M. Legros a raison. Vous ne devriez pas
vous moquer de lui. Aucune précaution n'est inutile. Eh! eh! si Achille
avait été trempé tout entier dans les ondes du Styx, la flèche troyenne
n'eût point causé sa mort...

Et patati, et patata. M. Beaudrain se meurt de frayeur. Il est
positivement malade de peur; il a dû renoncer, depuis quelque temps
déjà, à me donner des leçons. Il passait le temps des répétitions à se
murmurer à lui-même:

--Pourvu que les Prussiens ne fassent pas ci, pourvu qu'ils ne fassent
pas ça....

Il inventait des choses inimaginables. Un jour, il était arrivé à se
figurer que Versailles allait sauter.

--Les égouts sont minés! disait-il. J'en suis sûr. Notre dernière heure
est venue.

Ce jour-là, il a changé de ton--de ton, seulement, car il ne peut plus
changer de couleur: il est jaune.--Il parcourt toute la gamme des
jaunes: il a été jaune citrouille, jaune coing blet, jaune panade, jaune
citron. Présentement, il est d'une nuance mal déterminée, nuance
d'omelette--d'omelette baveuse.--Je l'attends au jaune safran.

                                ***

--Et dire, s'écrie mon père, un matin que presque tous nos amis sont
réunis dans le jardin pour prendre l'apéritif, dire qu'il y a des gens
qui pactisent avec l'ennemi. Ainsi, pas plus tard qu'hier... Va donc un
peu jouer, Jean...

Je m'en vais, mais pas trop loin. J'entends très bien.

--Hier soir, j'avais été faire un tour du côté de la porte de Béthune.
Savez-vous qui je vois sortir du poste que les Allemands ont établi là?

--Eh! qui donc? mon Dieu! demande le père Merlin intrigué.

--Une femme! une Française, monsieur!

--Oh! fait ma soeur.

--Si l'on peut appeler ça une Française. Cette gueuse, vous
savez bien, cette rouleuse qu'on appelle--je ne sais pas
pourquoi--Marie-Cul-de-Bouteille, cette paillasse à soldats qui passait
sa vie dans les postes, lorsque nos troupes étaient ici, et que nos
troupiers nourrissaient de leurs restes de gamelles.

--En échange de ses bons services, ricane le père Merlin. Vous voyez
bien que c'est une Française.

--C'était, monsieur, c'était; elle a abdiqué ce titre. Quoi! faire à ce
point litière de ses sentiments, se livrer à l'ennemi de sa patrie! Ah!
ça été plus fort que moi; malgré le dégoût que m'inspire cette créature,
je me suis approché d'elle et je lui ai dit ce que je pensais de sa
conduite. Savez-vous ce qu'elle m'a répondu? Elle m'a répondu que le
rata des Prussiens valait bien celui des Français. Alors, ma foi, je
n'ai plus pu me contenir et je l'ai traitée comme elle le mérite...

--Ah! monsieur Barbier, s'écrie M. Beaudrain, quelle imprudence! Si les
Prussiens vous avaient entendu! Ne recommencez pas, c'est moi qui vous
en conjure!

--Ne pas recommencer! dit Mme Arnal indignée. Laisser passer sans
protester de pareilles ignominies! Des choses semblables! Des... des
monstruosités... Dans quel siècle vivons-nous?...

--C'est infâme! dit ma soeur.

--Il faut croire aussi, dit Mme Arnal, qu'il n'y avait aucun officier
dans le poste. Y avait-il un officier, dans le poste?

--Je n'en ai point vu, répond mon père.

--C'est ça. Les officiers sont des gens bien élevés qui ne laisseraient
pas s'accomplir ces ignominies; du reste, la discipline doit s'opposer
à... l'entrée de ces créatures dans les postes... Mon blessé me le
disait hier... La discipline est de fer, à ce sujet-là...

--En effet, dit M. Beaudrain, la discipline de l'armée prussienne est
admirable.

--Admirable. C'est le mot, dit le père Merlin.

--La discipline, continue le professeur, est une bien belle chose. C'est
elle qui protège l'habitant inoffensif contre les fureurs de la
soldatesque.

--Et puis, sans discipline, pas d'armée, dit mon père. C'est à leur
discipline que les Prussiens sont redevables de leurs victoires.

--A propos de discipline, dit le père Merlin, j'ai vu tout à l'heure, de
ma fenêtre, un spectacle bien intéressant.

--Quoi donc? demandent en même temps ma soeur et Mme Arnal.

--J'étais... Mais on ne doit pas avoir encore baissé le rideau. Si, au
lieu de vous raconter la pièce, je vous la faisais voir? Voulez-vous
venir chez moi, un instant?

--Mais oui, mais oui. Dépêchons-nous. Jean, viens-tu?

Nous suivons le père Merlin jusque dans son cabinet de travail, au
premier étage. La croisée, grande ouverte, donne sur un vaste terrain
vague où les Allemands ont amoncelé du bois à brûler et du charbon. Cinq
ou six soldats, d'habitude, gardent le dépôt. Que peut-il se passer là?

Nous nous précipitons à la fenêtre.

Un soldat prussien, dans la position du soldat sans armes, le petit
doigt sur la couture du pantalon, la tête droite, les talons joints, est
campé devant un tas de fagots, la face au bois. Derrière lui, un
officier--un lieutenant je crois--se promène de long en large, lisant un
journal, fumant un cigare gros comme un manche à balai. Chaque fois
qu'il passe derrière le soldat, v'lan! il lui envoie à toute volée un
coup de pied dans le bas des reins. On entend très distinctement le
bruit de la botte qui, à intervalle réguliers, toutes les minutes à peu
près, se colle au postérieur du troupier.

A chaque coup, l'homme tressaute légèrement, très légèrement; mais il ne
bronche pas. Ses talons ne quittent pas la place qu'ils ont marquée dans
le sol; ses mains ne se crispent pas, ses doigts restent allongés le
long du passepoil et il semble toujours regarder, à l'ordonnance, à
quinze pas devant lui.

--Quand je suis venu chez vous, Barbier, dit le père Merlin, ça durait
déjà depuis un bon quart d'heure. Ça fait donc maintenant cinquante
minutes.

--Sapristi! dit mon père, quelle obéissance! quelle soumission!
cinquante coups de pieds au derrière!

Le père Merlin veut fermer la fenêtre.

--Oh! attendons la fin, implore ma soeur, émerveillée.

Le père Merlin lui jette un regard étrange. Puis il pousse la croisée et
tourne l'espagnolette.

--Vous trouvez donc ce spectacle bien intéressant, mademoiselle?

--Oh! c'est si amusant. Ce qui doit être bien drôle aussi, c'est la
figure du soldat. Quel dommage qu'on ne puisse pas la voir.

--Eh! eh! si Frédéric II vivait encore! dit M. Beaudrain. O grand homme!
s'écrie-t-il tragiquement, tu peux sortir de ton tombeau, tes enfants
sont dignes de toi!

--Qu'est-ce qui vous prend? demande le père Merlin avec intérêt.
Êtes-vous malade, monsieur Beaudrain?

--Non; mais cette discipline, cette obéissance passive... c'est
extraordinaire, vraiment.

--Le fait est que c'est beau, dit mon père. C'est le manque de
discipline qui nous a perdus, nous autres.

--Espérons que ça nous servira de leçon, dit Louise.

--Enfin, dit Mme Arnal, nous pouvons nous tranquilliser un peu. L'armée
allemande est trop sévèrement commandée pour se livrer à des désordres
graves. Il y a beaucoup à espérer d'une discipline semblable.....

                                ***

Nous descendons l'escalier.

--Ah! la discipline, s'écrie mon père, c'est beau. On dira ce qu'on
voudra, c'est bien beau. Je ne souhaite qu'une chose, c'est que les
Français en aient un jour une pareille.

--Ainsi soit-il! dit le père Merlin.



                                  XIV


Le père Toussaint vient d'arriver. Il est dans tous ses états. Il entre
en tremblant dans la salle à manger, s'assied dans un coin et, après
avoir demandé à mon père si les Prussiens ne rôdent pas par là, si
personne ne peut l'entendre, il nous raconte une histoire terrible.

--Tel que vous me voyez, je reviens de chez le général en chef...

Et le vieux désigne d'un geste l'habit noir dont il est revêtu, sa
cravate blanche et le chapeau haut-de-forme qu'il a posé sur la table.
Nous l'écoutons avec anxiété.

--Hier, à Moussy, on a tiré sur une patrouille allemande... Hier soir,
vers huit heures...

--Ah! s'écrie ma soeur en joignant les mains. Quel malheur!... Quelle
catastrophe!...

--Un affreux malheur! fait mon grand-père en hochant la tête, car les
Prussiens, n'ayant pu mettre la main sur ceux qui ont fait le coup, ont
pris comme otages six habitants et le maire de la commune.

--Ils vont les fusiller? demande Louise. Oh! mais c'est horrible! On ne
fusille pas les prisonniers! C'est du cannibalisme!

--Chut! fait mon père en mettant un doigt sur ses lèvres et en indiquant
du regard la porte qui ouvre sur le vestibule.

Et il demande tout bas, terrifié:

--Réellement, ils vont les fusiller?

--Quand je suis parti, ce matin, c'était une chose convenue...

--Comme nous avons bien fait de renvoyer Catherine, dit Louise; qui sait
ce qui nous serait arrivé!

--Les Prussiens, continue mon grand-père, avaient enchaîné ces
malheureux et les avaient enfermés dans l'église. Ils y ont passé la
nuit, gardés par des factionnaires qui menaçaient de faire feu sur
quiconque approchait et répondaient par des coups de crosse aux
supplications des femmes et des enfants des prisonniers. C'était
affreux. Personne n'a dormi cette nuit, dans le village; on n'entendait
que des gémissements et des sanglots...

Mon grand-père a des pleurs dans la voix et nous avons de la peine, nous
aussi, à retenir nos larmes.

--Mais quel est le misérable qui avait tiré sur les Prussiens? demande
mon père.

--Qui?... Est-ce qu'on sait?... Des francs-tireurs; de ces sales voyous
parisiens qui ne sont bons qu'à faire arriver du mal aux gens
inoffensifs... Ah! les gredins!... Bref, pour finir, ce matin, une
dizaine d'habitants sont venus me voir. Ils m'ont dit: «Monsieur
Toussaint, il faut sauver les prisonniers. Il faut aller demander leur
grâce au général, à Versailles; dire que ceux qui ont tiré sur les
Allemands sont étrangers à la commune; que nous sommes incapables de
nous livrer à des actes semblables; que même nous les empêcherions, si
c'était en notre pouvoir; dire ceci, dire cela... la vérité, quoi!...
Vous êtes au courant de bien des choses, vous connaissez les
usages...--un tas de compliments--Voulez-vous y aller?» Comment dire:
Non. Comment? Je vous le demande.

--Pas possible, dit mon père... Et vous avez été chez le général?

--J'en viens. Et j'ai là...

Le vieux tire du fond de sa poche une large enveloppe enveloppée
elle-même dans une feuille de papier bleu.

--J'ai là une lettre de grâce.

--Tous les prisonniers sont graciés?

--Tous. Ils doivent être mis en liberté immédiatement... à l'exception
du maire.

--Ah! le maire ne sera pas mis en liberté? Mais on ne le fusillera pas?

--Non, non; on se contentera de le garder à vue... C'est tout ce que
j'ai pu obtenir...

--Ce pauvre Dubois! fait ma soeur.

--Ah! c'est bien malheureux, gémit mon grand-père... surtout pour moi.
Nous n'étions pas bien ensemble, Dubois et moi, et il se trouvera encore
de méchantes langues pour prétendre que je n'ai pas fait tout mon
possible... Dieu m'est témoin, pourtant, que je me suis mis en quatre.
J'ai pris le général par tous les bouts. Je me suis jeté à ses genoux en
pleurant... J'aurais donné tout pour obtenir une grâce entière... Dans
des moments pareils, on oublie tout, on ne se souvient plus des
offenses; on ne connaît plus d'ennemis... on ne connaît que des
Français...

Louise saute au cou du père Toussaint pendant que, très émus, mon père
et moi, nous serrons les mains ridées du vieillard.

--Ces bandits de francs-tireurs, dit le vieux en parvenant à se dégager.
Ah! les canailles! Ils pourront se vanter d'avoir fait plus de mal que
les Prussiens, ceux-là!... Tirer sur une patrouille; je vous demande si
ça a le sens commun! Pour ne rien tuer, encore! Et quand même ils
auraient tué un ou deux Allemands, la belle poussée!... Mais je
m'attarde ici et l'on m'attend...

--Ah! dit ma soeur, quel spectacle, lorsque tu annonceras à ces
malheureux que la liberté leur est rendue! Je voudrais tant
t'accompagner!

--Quelle idée folle! dit mon père. Ce n'est pas la place d'une femme.

En effet. Mais moi, moi qui suis un garçon si j'allais à Moussy?
Pourquoi pas? Je hasarde une proposition en ce sens--proposition
repoussée par mon père et acceptée par mon grand-père.--Il y a débat,
mais le vieux finit par l'emporter. Ma soeur crève de jalousie.

--Il ne faudra pas garder Jean trop longtemps, dit-elle; depuis quelques
jours, il néglige ses leçons..... Il n'apprend rien, et il oublie très
vite...

--Je le ramènerai après-demain, dit le père Toussaint en souriant.

                                ***

Nous approchons de Moussy. Un paysan, qui guette notre arrivée, nous
aperçoit et court prévenir les habitants. Ils accourent et pressent mon
grand-père de questions.

--Eh bien? Eh bien?

--J'ai réussi. J'ai la grâce, la grâce...

--Oh! ah! oh!

                                ***

Nous traversons le village à grands pas. Les femmes se penchent par les
fenêtres et les soldats allemands, dans les rues nous regardent passer
d'un air indifférent. Nous trouvons le commandant sur la place; mon
grand-père lui remet la lettre du général.

Il a l'air d'une brute, ce commandant--d'une belle brute. Je le vois, de
profil, pendant qu'il lit la lettre. Il ressemble à un taureau.

--Je suis content que vous ayez réussi, monsieur, dit-il à mon
grand-père quand il a fini, en excellent français. Content pour vous,
non pour moi. Je crois qu'un exemple était nécessaire. Vous pouvez aller
porter cette bonne nouvelle aux prisonniers; je vais donner des ordres
pour qu'on les relâche immédiatement... à l'exception du nommé Dubois,
maire. Vous savez qu'il reste notre prisonnier?

Mon grand-père fait un signe de tête affirmatif.

Nous entrons dans l'église. Les otages, les pieds et les mains liés,
sont accroupis sur les dalles; devant eux sont placés une cruche d'eau
et des pains de munition. Un officier allemand, assis à l'orgue, joue
une valse.

Sur un ordre du commandant, des soldats s'approchent des prisonniers et
les délient. Mon grand-père, pendant ce temps, s'avance vers Dubois et
lui parle à voix basse. Dubois détourne la tête et ne répond pas.

Nous sortons; et les habitants massés sur la place, les malheureux
délivrés, félicitent le père Toussaint, lui serrent la main, le
remercient en pleurant. Des femmes l'embrassent. On lui fait une
ovation.

                                ***

Mais les groupes se disloquent, les habitants s'écartent. Le tambour
vient de battre et les soldats, rapidement, se rangent sur la place.

Ils vont faire une battue dans le bois, dit un paysan. Gare aux
francs-tireurs, s'ils en trouvent.

--Ma foi, ça sera pain bénit, dit un autre, si ces brigands de Parisiens
se font arranger comme il faut. Des canailles comme ça! Si les Prussiens
avaient besoin de quelqu'un pour les aider, je leur donnerais bien
volontiers un coup de main.

Tout le monde l'approuve. Le commandant se met à la tête des Allemands
qui partent dans la direction du bois.

Ils ne sont pas encore revenus, à quatre heures du soir, lorsque je vais
faire une visite à la tante Moreau. Mais j'ai à peine mis les pieds au
Pavillon que des coups de feu éclatent au loin, dans le bois.

--Ah! mon pauvre enfant, me dit ma tante en pleurant, quelle chose
affreuse que la guerre!

Elle a l'air bien affaiblie, bien abattue, la tante Moreau. La vue de sa
figure amaigrie, de ses mains décharnées, me produit un lugubre effet.
Elle s'en aperçoit.

--A mon âge, vois-tu, ça frappe rudement des événements pareils...

Pourtant, assure-t-elle, les Allemands ne sont pas trop méchants. Le
commandant lui-même, malgré ses allures brutales, ne manque point de
politesse.

Justement, il vient de rentrer, avec ses hommes, et l'on entend ses
bottes sonner sur les dalles de l'antichambre. Il entr'ouvre la porte du
petit salon où nous nous trouvons et passe sa tête dans
l'entre-bâillement.

--Ne vous inquiétez pas, madame, dit-il à la tante Moreau, à cause des
coups de feu que vous avez pu entendre. Rien de sérieux absolument. Un
bûcheron, dans la cabane duquel nous avons trouvé un vieux fusil, et que
nous avons passé par les armes.

Il salue et se retire. Ma tante frissonne. Tout d'un coup, je la vois
pâlir, ses yeux se ferment, sa tête se renverse sur le dossier de son
fauteuil. Elle se trouve mal.

--Justine! Justine!

La femme de chambre accourt avec la cuisinière et Germaine, qui vient me
chercher, arrive presque au même moment. Les trois femmes prodiguent
leurs soins à ma tante; elle se trouve tellement faible, en revenant à
elle, qu'on se voit forcé de la porter dans sa chambre. Elle est désolée
de s'être évanouie.

--Pour une fois que ce cher petit Jean vient me voir... C'est cette
histoire de bûcheron, qui m'a bouleversée...

Elle tremble encore comme une feuille lorsque je lui fais mes adieux.

En sortant, Germaine, qui m'accompagne, me prie de l'attendre une
seconde; elle a deux mots à dire au commandant, de la part de mon
grand-père. L'officier se promène en fumant sa pipe sous les tilleuls;
et j'entends sa grosse voix qui répond:

--Dites à votre maître que je ne sortirai pas. Je l'attends ici.

De quoi peut-il être question? Je vais le demander à mon grand-père. Et,
aussitôt arrivé, j'ai déjà tourné le bouton de la porte de la salle à
manger où le vieux se tient d'habitude, lorsque Germaine me retient par
le bras.

--Il ne faut pas déranger monsieur. Il cause avec quelqu'un.

J'ai eu le temps de voir ce _quelqu'un_. C'est un individu qui a l'air
d'un paysan, mais qui n'a pas l'air paysan. Son grand chapeau lui va
trop bien, sa blouse est trop vieille, sa figure est trop blanche. Si
c'était un officier de francs-tireurs? Un espion français? Si mon
grand-père s'entendait avec lui? S'il lui donnait les renseignements
nécessaires pour surprendre les Prussiens? Si?...

Je questionne Germaine. Elle semble très étonnée de mon insistance.

--Cet homme-là? Mais, c'est un homme qui avait été chez Dubois. Il
voulait parler au maire, à ce qu'il disait. Alors, comme le maire est en
prison, le garçon d'écurie de Dubois est venu ici avec lui. Je ne sais
pas ce qu'il veut. Pas grand'chose sans doute, allez, monsieur Jean.

J'entends un bruit de portes qu'on referme. C'est l'homme qui s'en va.
Mon grand-père arrive.

--Eh bien! comment va ta tante?

Je raconte ce qui s'est passé, l'affreuse nouvelle donnée par
l'officier, l'évanouissement...

--Ah! sapristi, sapristi... Mais je veux aller la voir, ta tante...
Germaine, donnez-moi mon manteau... Un évanouissement...

--Veux-tu que j'aille avec toi, grand-papa?

--Non, non. Ce n'est pas la peine. Je serai revenu dans une demi-heure.

Vingt-cinq minutes après, il est là.

--Tu vois que je tiens parole. J'ai été vite, hein?

--Et ma tante va-t-elle mieux?

--Ta tante... oui... c'est-à-dire... beaucoup mieux.

Nous nous mettons à table.

                                ***

--Jean, me dit mon grand-père après dîner, je ne devais te ramener chez
ton père qu'après-demain; mais j'ai justement à faire à Versailles
demain matin. Je profiterai de l'occasion pour t'emmener avec moi. Ça
t'ennuie?

--Mais oui, un peu.

--Bah! tu rattraperas ça une autre fois. Je dirai à ton père de te
laisser revenir et tu passeras plusieurs jours ici... et tu négligeras
tes leçons... Ça fera enrager Louise...

Je ris. Décidément, je m'étais trompé tout à l'heure. L'homme qui était
là, assis à ma place, était bien un paysan. Mon grand-père serait moins
gai si l'on devait se battre à Moussy ce soir, se tirer des coups de
fusil cette nuit. Pourtant, avant de me coucher, j'examine la campagne
par la fenêtre et, une fois au lit, je tends l'oreille attentivement. Je
ne puis arriver à m'endormir.

                                ***

Tout d'un coup, je sens une main se poser sur mon épaule. Je me réveille
en sursaut, en criant. Germaine, qui se tient devant moi, sourit.

--Qu'avez-vous, monsieur Jean? Vous rêviez?

Je regarde, effaré, autour de moi. Il fait grand jour.

--Dépêchez-vous de vous habiller. Le chocolat est prêt et monsieur vous
attend.

Une demi-heure après, nous partons. Nous sommes au bout de la rue qui
donne sur le chemin de Versailles, lorsque la tête d'un peloton de
Prussiens, baïonnette au fusil, apparaît sur la route. Mon grand-père
m'empoigne brutalement par le bras et me colle le long d'un mur,
derrière une haie. Je regarde entre les branches. Les Allemands
s'avancent à grands pas; au milieu d'eux marche un homme, les mains
attachées derrière le dos. J'aperçois un grand chapeau neuf, un visage
pâle, une vieille blouse bleue... C'est l'homme d'hier. Je le
reconnais...

--Grand-papa, cet homme...

--Et! parbleu! cet homme, c'est un vagabond qu'une patrouille prussienne
a ramassé le long d'un fossé. Les Prussiens sont très sévères... pour
ça... pour les vagabonds... On l'aura ramassé... Seulement, il vaut
mieux ne pas se laisser voir... dans ces affaires-là... ça vaut mieux...

Mon grand-père ment, j'en suis sûr. Pourquoi ment-il? Où mène-t-on cet
homme enchaîné? Pourquoi nous sommes-nous cachés?

Nous nous remettons en route et bientôt nous atteignons l'entrée des
bois qui s'étendent jusqu'à Versailles. Mais, tout à coup, je saisis à
deux mains le bras de mon grand-père.

Là-bas, derrière le village, une décharge terrible vient d'éclater.

--Grand-papa! grand-papa! as-tu entendu?...

Le vieux blêmit affreusement.

--Les Prussiens qui tirent... qui font des exercices de tir... Le
matin... c'est leur habitude... le matin......

Ses dents claquent.



                                     XV


Mon père est depuis quelques jours d'une humeur massacrante. La guerre
s'éternise, les Prussiens resserrent de plus en plus le cercle qui
entoure Paris et le siège de la capitale, qui semble disposée à se bien
défendre, peut traîner en longueur. Ça ne fait pas marcher les affaires,
tout ça, au contraire.

Depuis le 15 septembre, le travail est interrompu au chantier et mon
père se plaint du matin au soir d'être obligé de rester les bras croisés
et de ne pas gagner un sou. Ma soeur essaye parfois de lui remonter le
moral en lui parlant des recettes que doit effectuer le chantier de
Paris. Il est vrai que nous n'en savons rien, que le gérant qui le
dirige ne peut correspondre avec nous, mais il doit faire des affaires,
que diable! Dans une ville assiégée, on a besoin de matériaux, de
planches pour construire des baraques, d'une foule de choses en
bois--toujours en bois.--Mon continue à se désoler.

--Si au moins, dit-il, je pouvais avoir une lettre du gérant! Est-ce
bête, la guerre! Comme ça gênerait les belligérants, hein? de laisser
passer les lettres? les lettres de commerce?... Et puis, tu as beau
dire, si les affaires marchaient si bien à Paris, le gérant aurait
trouvé moyen de me le faire savoir...

--Mais, comment, papa?

--N'importe comment... Pas de nouvelles, mauvaises nouvelles.

Mon père se monte. La colère le fait déraisonner. C'est à qui, parmi nos
amis et connaissances, entreprendra de le sermonner. Mais M. Beaudrain
et les époux Legros échouent complètement dans leurs tentatives et Mme
Arnal n'obtient que de très minces résultats. Quant au père Merlin, il
prétend qu'un peuple qui a déclaré la guerre à un autre peuple et qui
n'a pas le dessus, doit savoir accepter tous les sacrifices.

--Mais, nom d'une pipe! s'écrie mon père, est-ce que c'est moi qui ai
déclaré la guerre aux Allemands? Est-ce que je suis le gouvernement,
moi?

--Sans aucun doute. Vous êtes une des unités qui constituent le peuple
souverain, vous avez droit de suffrage, vous pouvez choisir vos
mandataires...

--Et si ces mandataires me trompent?

--Il faut les flanquer dehors.

--C'est commode à dire.

--Et à faire.

--Et s'ils déclarent la guerre sans mon assentiment?

--Alors, il ne faut pas crier: «A Berlin!» Il faut crier: «Vive la
paix!»

--Je ne suis pas socialiste, moi.

--Tant pis pour vous.

--Tenez, laissez-moi tranquille, conclut mon père, furieux.

Et il ne dérage pas de toute la soirée--à moins que M. Zabulon Hoffner
ne vienne nous faire une visite.--Il prend une influence de plus en plus
grande sur l'esprit de mon père, ce Luxembourgeois. Ils ont souvent de
longues conversations ensemble, des conversations à voix basse.
Quelquefois, j'en saisis des bribes:

--Il n'y a pas qu'avec les Français qu'on puisse gagner de l'argent...
Après tout, les hommes sont des hommes... Il y a peut-être quelque chose
à faire avec les Prussiens... L'argent, c'est toujours de l'argent, et
une pièce de cent sous vaut partout cinq francs...

Parfois, mon père a l'air de pousser vivement M. Hoffner, de lui poser
des questions embarrassantes, et l'autre semble se dérober; il lâche des
phrases vagues, en faisant de grands gestes, comme pour protester de sa
franchise. J'ai remarqué que le nom du préfet prussien, M. de
Brauchitsh, revient souvent dans ces conversations.

Car, maintenant, le département de Seine-et-Oise est organisé à la
prussienne. Nous avons un préfet prussien, des fonctionnaires prussiens;
certains employés français ont conservé leurs fonctions, d'autres ont
été remplacés. Il y a une administration prussienne au lieu d'une
administration française, mais du moment que l'administration ne nous
manque pas, c'est le principal. Des affiches nous ont annoncé «le
maintien de toutes les lois françaises, _en tant que l'état de guerre
n'en réclamait pas la suppression_». Des instructions ont paru qui
réorganisent l'administration départementale sur la base du canton; le
maire du chef-lieu de canton, investi de tous les pouvoirs, est chargé
des communications avec l'autorité centrale, du service de la poste, de
la perception des contributions, etc. Les relations des Allemands avec
les habitants ont été régularisées et les maires ont été invités à
verser, tous les mois, à la caisse de la préfecture, un douzième de
l'impôt foncier fixé pour l'année 1870.

On voit tout de suite que le préfet prussien connaît son affaire.
Pourtant, il ne paye pas de mine. Je l'ai vu plusieurs fois: il
ressemble à Don Quichotte--un Don Quichotte qui aurait une barbe en
forme de cerf-volant, couleur de jus de réglisse.

J'ai vu aussi le prince royal de Saxe et le prince royal de
Prusse--notre Fritz.--On ne dirait jamais un prince royal; il se promène
dans les rues, à pied, sans escorte, habillé très simplement; il a l'air
d'un excellent homme. J'ai vu Moltke, aussi. C'est un vieillard aux yeux
terribles: des yeux d'une énergie froide et sinistre, brillants et durs
comme l'acier, qui éclatent dans la pâleur de son masque austère.
Bismarck se promène seul, souvent, monté sur un grand cheval, dans les
allées du parc; et c'est un spectacle étrange, mais empoignant, que
celui de ce colosse à la face hargneuse et tourmentée, chevauchant
tranquillement sur les gazons des tapis verts, vêtu d'habits civils,
mais coiffé d'une large casquette blanche à lisérés jaunes--la casquette
des cuirassiers blancs.

Le 5 octobre, j'ai assisté à l'entrée du roi de Prusse. Au moment où sa
calèche allait pénétrer dans la cour de la préfecture, où il doit
habiter, il s'est levé tout droit dans la voiture et a salué la foule
qui l'acclamait. Les soldats allemands ont poussé des hurrahs et des
Versaillais, massés en grand nombre sous les arbres de l'avenue de
Paris, ont crié: «Vive le Roi!» Parmi les manifestants, j'ai reconnu M.
Zabulon Hoffner.

En rentrant, j'ai raconté la chose à mon père.

--Eh bien? Et puis, après? Tu n'es qu'une petite bête. M. Hoffner sait
ce qu'il fait. Crois-tu pas qu'il eût été bien habile d'aller crier: «A
bas Guillaume!» C'est déjà très beau de la part d'un étranger comme lui,
d'un Luxembourgeois, de servir nos intérêts comme il l'a fait jusqu'ici.
Il nous a rendu déjà bien des services et donné bien des renseignements.

Des renseignements, oui, il nous en donne. C'est lui qui vient de nous
apprendre que l'ancien maire de Moussy-en-Josas, Dubois, a été interné
en Allemagne et que mon grand-père Toussaint a été nommé maire à sa
place.

--Ah! vraiment, fait Louise, voilà pourquoi nous n'avons pas vu
grand-papa, depuis quelque temps.

--Le fait est, dit M. Hoffner, que les maires sont très occupés. Rien
que la collection des impôts et des réquisitions en argent leur prend
beaucoup de temps. Il est vrai qu'ils sont indemnisés largement.

--Comment cela? demande mon père.

--Mon Dieu, M. de Brauchitsh a décidé de passer aux maires, pour les
dédommager de leurs peines, une remise de 1 p. 100 sur la somme imposée
au canton, et de 3 p. 100 sur la cote de la commune.

--Ah! diable! Ah! diable! fait mon père; mais c'est un métier très
lucratif, que celui de maire prussien.

M. Zabulon Hoffner sourit. Il sourit comme ça chaque fois qu'il vient de
nous donner une nouvelle qui a produit quelque effet. Depuis quelques
jours, il nous en donne beaucoup.

Il paraît que les Allemands sont bien loin d'être tranquilles. Des
événements graves sont imminents. Il se pourrait bien que, d'un moment à
l'autre...

--Où? Quand? Comment? demandent ma soeur et Mme Arnal, intriguées.

M. Hoffner se fait tirer l'oreille, mais, peu à peu, se laisse arracher
des détails.

Les Prussiens redoutent un mouvement de l'armée de Metz. Ils savent
bien--et nous devons nous en douter aussi, si peu perspicaces que nous
soyons--que le maréchal Bazaine n'est pas resté pour rien sous cette
place forte. Il attendait le moment d'agir.

--Et ce moment est venu? implore Louise. Oh! dites-nous tout, monsieur
Zabulon.

--Chut! dit le Luxembourgeois en mettant un doigt sur ses lèvres. Je ne
sais encore rien,--rien de précis, tout au moins.--Mais, un de ces
jours...

                                ***

Ce jour est venu. M. Hoffner, après avoir fait fermer toutes les portes
à clef, a tiré de dessous son gilet une feuille de papier de soie
couverte de caractères microscopiques. C'est une dépêche apportée de
Metz par un ballon.

--Un ballon! s'écrie Mme Arnal. Il est arrivé à Versailles? Il est?...

M. Hoffner, très digne, l'interrompt.

--Madame, je vous en prie, ne m'interrogez pas. J'ai juré de garder le
secret. La moindre indiscrétion...

--Oh! alors, taisons-nous, fait ma soeur en roulant les yeux.

Le Luxembourgeois lit la dépêche. Elle est courte, mais expressive:

«Grande sortie de nuit a eu lieu. Maréchal Bazaine avait fait
entortiller les pieds des chevaux dans linge et flanelle et rouler
paille autour des roues des pièces et caissons. Prussiens complètement
surpris dans leur sommeil et mis complètement en déroute. En avons fait
un carnage affreux. Pris cent cinquante canons, dix drapeaux. Allemands
sont dans situation la plus critique, toutes leurs communications
coupées. Le maréchal, laissant seulement à Metz le nombre d'hommes
nécessaires à la garde des remparts, va les poursuivre l'épée dans les
reins. Avons vivres et munitions, mais manquons linge, bandes et
charpie. Vive la France!»

--Enfin! s'écrie ma soeur! enfin!...

--Ils manquent de linge et de charpie, dit Mme Arnal, songeuse. Si l'on
pouvait...

--C'est possible, madame, répond M. Hoffner. Très possible. A l'heure
qu'il est, cette dépêche est parvenue dans toutes les villes non
occupées par les Allemands et je ne doute pas que les dons de toute
nature n'affluent bientôt à Metz, car les routes vont être libres, si
elles ne le sont pas déjà. Mais, puisque les petits ruisseaux font des
grandes rivières, si un comité de Dames se formait ici, je serais--ou
plutôt nous serions, car je ne suis pas seul--en mesure de faire
parvenir au maréchal les objets destinés à son armée.

--Mais comment?... demande Mme Arnal.

--Madame, je vous en supplie, ne m'interrogez pas.

                                ***

Le comité est formé. Ma soeur travaille du matin au soir, comme une
mercenaire. Une quantité de dames l'imitent. Mme Arnal en néglige son
capitaine blessé qui commençait à se lever, pourtant.

--Enfin, que voulez-vous? dit-elle avec un soupir. Le devoir avant
tout... Le devoir patriotique, bien entendu... Il y a tant de devoirs...

--Qu'on s'y perd? n'est-ce pas, demande en souriant le père Merlin qui
est venu nous voir et qui a paru tout étonné de trouver le salon
transformé en atelier de couture. Mais serait-il indiscret de vous
demander, mesdames, pour qui toute cette lingerie?

Ma soeur lui fait des réponses vagues. Elle se défie de lui. C'est un
mauvais patriote.

Moi, je me défie plutôt de M. Zabulon Hoffner. Il ne me revient pas. Et
puis, il a prétendu l'autre jour que je pourrais bien travailler aussi,
que ça m'amuserait. Depuis ce temps là, on me fait faire de la charpie
et ça m'embête.

Tous les soirs on porte avec mille précautions de gros paquets chez le
Luxembourgeois. Et, le lendemain, il arrive, souriant malignement, se
frottant les mains, comme s'il était enchanté d'avoir joué un bon tour
aux Prussiens.

--C'est parti! dit-il.

--Où?



                                    XVI


M. Zabulon Hoffner est venu parler à mon père de deux de ses amis qui
habitent Saint-Cloud et qui sont forcés d'abandonner la ville, exposée
au feu des forts. La plupart des habitants de Saint-Cloud ont déjà,
depuis le 5 octobre, quitté leurs demeures, mais MM. Hermann et
Müller--les amis en question--ne se sont décidés à partir qu'à la
dernière extrémité. On leur a offert un refuge au grand séminaire de
Versailles, mais ils ne savent où mettre leurs meubles qu'ils ont tenu à
emporter avec eux. Si M. Barbier était assez complaisant pour vouloir
bien leur prêter un des hangars qui ne lui servent pas...

--Mais comment donc! a dit mon père. Certainement!

--D'ailleurs, a affirmé M. Hoffner, vous ne vous repentirez pas de leur
avoir rendu service. Ce sont de fort honnêtes gens et, qui plus est,
d'excellents patriotes. Je m'en porte garant. Du reste ce sont des
Alsaciens: c'est tout dire.

--Alsaciens! a crié Louise. Des Alsaciens! Ah! qu'ils viennent! qu'ils
apportent tout ce qu'ils voudront! N'est-ce pas, papa?

--Mais oui, mais oui. Monsieur Hoffner, vous pouvez dire à vos amis que
le hangar est à leur disposition. Ils peuvent venir.

                                ***

Ils viennent: M. Hermann, long et mince comme un pain jocko, sec comme
un coup de trique, et M. Müller court et gros--loin du ciel et près de
l'obésité.--Ils amènent avec eux quatre grandes voitures chargées de
meubles. Après avoir fait force compliments, après avoir remercié mon
père pendant un bon quart d'heure, ils ont fait procéder au
déchargement. On a empilé le contenu des voitures sous le hangar, qui
s'est trouvé à moitié plein.

--Il reste encore de la place, vous voyez, dit mon père, qui assiste à
l'opération, avec moi.

--Heureusement, répond M. Müller, car nous en aurons besoin.

--Auriez-vous autre chose à apporter? demande mon père étonné.

--Oui, des meubles. Encore autant, à peu près; peut-être un peu plus.

--Votre établissement était donc bien important?

--Extrêmement important.

--Mais M. Hoffner m'avait dit, je crois, que vous étiez lampistes?

--Oui, lampistes, déclare Müller.

Mais Hermann ajoute bien vite:

--Lampistes-tapissiers. Nous faisions le commerce des meubles.

--C'est ça même, approuve Müller; nous vendions des meubles, comme ça,
de temps à autre... Et nous avons même en dépôt quelques mobiliers que
des amis nous ont confiés avant leur départ. Nous tenons expressément à
ne pas les laisser à Saint-Cloud; ils n'auraient qu'à être volés ou
détériorés... Du moment que nos amis ont eu confiance en nous...

--Je comprends ça, dit mon père. Mais vous n'avez pas apporté vos
lampes.

--Ah! oui, nos lampes, fait M. Hermann légèrement gêné. Eh bien! nous
avons réfléchi; nous les laissons à Saint-Cloud. C'est si fragile! Et
que voulez-vous que les Prussiens en fassent? Ah! si c'était des
pendules...

Il éclate de rire et nous l'imitons. Nous n'avons justement pas
d'Allemands à loger pour le moment et nous invitons les deux associés à
dîner.

Ah! qu'ils n'aiment pas les Prussiens, les lampistes-tapissiers! Nous
sommes à peine au rôti qu'ils ont déjà chargé Guillaume et Bismarck de
plus de crimes que n'en pourrait porter le bouc émissaire. Ils nous ont
prouvé, clair comme le jour, que le feu avait été mis au Château de
Saint-Cloud par les troupes prussiennes. Ils ont vu, de leurs yeux vu,
des soldats activer les flammes et mettre le palais à sac.

--Et encore, monsieur, s'ils se contentaient de piller les monuments
impériaux ou nationaux! Mais ils s'attaquent aux propriétés
particulières; ils dévalisent les maisons. Il y a huit jours, un colonel
a fait expédier huit pianos en Allemagne.

--C'est ignoble, dit ma soeur.

--Infâme! dit mon père.

--La race teutonne a été de toute antiquité une race de voleurs, affirme
Müller.

--Et quand on pense, ajoute Hermann, que ces brigands rêvent de
s'annexer notre chère Alsace, notre Alsace si loyale, si honnête, si
française!

--La province la plus française, dit Müller la larme à l'oeil.

Les Alsaciens ne nous quittent que très tard, en s'excusant des
dérangements qu'ils nous causent, en nous remerciant infiniment.

Le lendemain, ils reviennent--en s'excusant et en remerciant.--Cette
fois-ci, ils n'ont pas quatre voitures de meubles derrière eux. Ils en
ont cinq. Le hangar est plein jusqu'au toit.

--Dieu feuille que nous ne vous emparrassions pas longdemps! soupire
Hermann.

Comment bourrons-nous chamais regonnaître fotre gomblaisance?

Et Müller, qui tient à hacher un peu de paille, lui aussi, avant de nous
quitter, ajoute avec un gémissement:

--C'est pien tûr t'êdre opliché d'apantonner ses bénades!

--Quels braves gens! s'écrie ma soeur, quand ils sont partis. Une
détresse pareille, ça fend le coeur.

Moi, c'est leur accent qui me fend les oreilles. On dirait, lorsqu'ils
parlent, qu'ils se gargarisent avec de la ferraille, qu'ils roulent de
vieux clous dans leur gosier. Et puis, ils me semblent un peu trop
polis.

--La politesse ne gâte jamais rien, dit mon père. Vois donc, lorsque le
général français Boyer est venu ici, il y a deux jours, si les
Prussiens, qui pourtant sont des brutes, l'ont reçu impoliment!...

Ma foi, non. Les Prussiens ont été très honnêtes. Ils ont promené le
général, plusieurs fois, de la préfecture où réside Guillaume jusqu'à la
maison de la rue Clagny où demeure Bismarck, avec tous les égards dus à
son rang. J'ai été faire le pied de grue, avec mon père, devant cette
maison où flotte le drapeau tricolore de la Confédération germanique,
pour apercevoir le général français.

Au bout d'une heure, il est sorti en calèche, accompagné de deux
généraux prussiens. Des cuirassiers blancs escortaient la voiture. J'ai
crié: «Vive la France!»

Les Prussiens ne m'ont rien dit, mais mon père m'a flanqué une gifle.

--As-tu l'intention de nous faire fusiller, galopin?

Qu'est venu faire à Versailles le général Boyer? Voilà la question que
chacun se pose et à laquelle personne ne répond. M. Zabulon Hoffner
lui-même ne peut nous donner aucune explication. Tout ce qu'il sait,
c'est que le général arrive de Metz. Il sait aussi, mais il le dit tout
bas, que le maréchal Bazaine a remporté de grandes victoires qui mettent
les armées allemandes dans une vilaine situation. Plusieurs armées
françaises couvrent la ligne de l'Eure et le général Trochu combine un
mouvement tournant de la dernière importance.

--Il se pourrait même, déclare M. Hoffner--mais n'en parlez pas, je vous
en prie--que le roi de Prusse soit complètement cerné à l'heure qu'il
est et qu'il ne reste à Versailles que parce que le chemin de
l'Allemagne lui est fermé. Ah! les Prussiens ne sont pas à la noce!

Ma soeur, qui exerce une surveillance minutieuse sur les allées et
venues des soldats qui logent chez nous, qui épie leurs moindres
mouvements et les impressions de joie ou de tristesse qui passent sur
leurs visages, assure qu'ils sont plongés dans le désespoir le plus
profond.

On ne le dirait guère. Ils ont des figures larges comme des derrières de
papes, grasses comme des calottes de bedeaux et rouges comme des pommes
d'api.

L'autre jour, j'ai assisté avec M. Legros au passage d'un cercueil
allemand qu'on portait au cimetière.

--Les Prussiens tombent comme des mouches, m'a dit l'épicier; du reste,
on s'aperçoit bien qu'ils sont tous malades.

Encore une maladie comme ça et on ne leur verra plus les yeux.

On ne parle partout, dans la ville, que d'un succès prochain, définitif.
Mme Arnal a complètement abandonné son blessé qui se promène
mélancoliquement, tout seul, en s'appuyant sur une canne. Je l'ai
rencontré: il a l'air de s'amuser comme un curé sans casuel. A la
maison, tous les soirs, nous nous livrons aux combinaisons stratégiques
les plus extravagantes. Le père Merlin qui nous a surpris, deux ou trois
fois, au milieu de nos calculs fantastiques, s'est moqué de nous très
ouvertement. Ma soeur est furieuse contre lui. Elle prétend qu'il n'a
jamais été Français et qu'il pourrait très bien être vendu aux
Prussiens.

--On a vu des choses plus drôles, dit M. Zabulon Hoffner en branlant le
menton.

Et Mme Arnal s'écrie:

--C'est un vieux rossignol à glands!

Parfois, lorsque nous n'avons pas d'Allemands à loger, Louise se met au
piano et attaque la _Marseillaise_ en sourdine. M. Hoffner l'accompagne.

Il chante comme une serrure.

                                ***

Mais, tout à coup, la nouvelle de la reddition de Metz se répand. Les
Allemands affirment que Bazaine a capitulé, le 28 octobre, et a mis bas
les armes avec cent soixante-dix mille hommes. Ils illuminent la
préfecture et, le soir, des retraites aux flambeaux parcourent la ville.
Un journal rédigé en français par des Prussiens et auquel, dit-on,
collabore le chancelier, donne les détails les plus circonstanciés sur
la capitulation. Malgré tout, on refuse de croire au désastre.

Il faudrait être fou, dit M. Legros, pour ajouter foi aux affirmations
du _Moniteur officiel de Seine-et-Oise_. Une ignoble feuille de chou que
le roi de Prusse fait placarder sur nos murailles et qui ne contient que
d'affreux mensonges. Personne ne devrait lire cet horrible papier.

--Je suis bien de votre avis, fait mon père.

Ce qui ne l'empêche pas de m'envoyer, tous les jours, lire le _Moniteur
officiel_ collé sur le mur de l'hospice. Je dois, en rentrant, lui faire
un résumé fidèle de ce que contient le journal.

Le plus souvent, il contient de drôles de choses. Il prétend que la
lutte est devenue impossible, que nous n'avons plus de soldats; nous
manquons aussi de généraux et ceux qui restent sont mis en suspicion par
les avocats et les journalistes qui aspirent à les remplacer. La France
est divisée en deux camps: une minorité turbulente et malsaine, plus
disposée à tourner ses armes contre les prêtres que contre les
Prussiens--témoins ces mobiles de Lyon qui prenaient d'assaut des
séminaires et des couvents de Carmélites;--et la grande majorité de la
nation, effrayée de ces menaces de révolution sociale et demandant la
paix à tout prix. Que lui importe l'Alsace et la Lorraine? Les Français
n'ont plus depuis longtemps qu'un désir: vendre cher leurs produits et
vivre grassement dans les jouissances de la matière.

Un jour, un article sur Gambetta et la guerre à outrance indigne tout le
monde. Gambetta n'est qu'un tribun d'occasion, un rhéteur du café de
Madrid, qui, sous le prétexte de défense nationale, vise au triomphe
d'un parti. La France est gouvernée par des tragédiens, des tragédiens
de petits théâtres, sans engagements fixes.

--C'est épouvantable! dit M. Legros.

--Peut-être, répond le père Merlin, mais ça me semble assez juste.

M. Legros a un geste d'indignation, mais il se contient. On ne fait même
plus au père Merlin l'honneur de lui répondre.

A quoi bon? Malgré les rodomontades des Allemands, les bonnes nouvelles
se succèdent. On remarque que, depuis quelques jours, une animation
inaccoutumée règne dans le camp ennemi. Les Prussiens élèvent partout
d'énormes retranchements. Ils viennent aussi d'arracher tous les rails
des chemins de fer et les emportent dans des voitures. Qu'en font-ils?
On parle mystérieusement de locomotives blindées qui devaient, pendant
la nuit, transporter les troupes françaises en plein coeur de
Versailles; on parle de ceci, de cela...

                                ***

Pourtant, il faut se rendre à l'évidence: Metz a capitulé; il n'y a plus
à en douter. Alors, c'est un concert de malédictions. On injurie Bazaine
sur tous les tons possibles.

--C'est un traître! un bandit! un vendu!

Et le grand mot revient, le grand mot qui souligne toutes les
catastrophes.

--C'est infâme!

--Le coup est bien douloureux pour Versailles, dit M. Legros. Il atteint
dans son honneur la ville qui a donné le jour au général en chef de
l'armée de Metz. Mais, ajoute-t-il, il ne faut pas désespérer. Nous
avons juré d'élever nos coeurs. Que notre devise soit celle du
gouvernement de la Défense nationale: A outrance!

On applaudit le marchand de tabac. Je voudrais bien l'applaudir comme
les autres, mais quelque chose m'en empêche.

L'autre jour, une colonne de prisonniers français s'est arrêtée devant
chez lui. Ces malheureux mouraient de soif.

--Donnez donc à boire à ces braves gens! a crié l'officier prussien qui
commandait l'escorte, en se tournant vers l'épicerie.

Et j'ai vu M. Legros sortir de sa boutique, tout tremblant, portant un
bol et un seau d'eau dans lequel les prisonniers ont puisé à tour de
rôle.

Il me semble qu'il aurait pu donner du vin--ou au moins de l'eau rougie,
de l'abondance. Maintenant, comme il a juré d'élever son coeur, il tient
peut-être à garder son vin pour lui. Ça doit élever les coeurs, le vin
pur.....

                                ***

M. Zabulon Hoffner nous apporte les meilleures nouvelles du voyage
diplomatique de M. Thiers, que nous suivons avec anxiété depuis quelque
temps.

Car, il ne faut pas croire que M. Thiers est toujours la vieille crapule
qu'il était lorsqu'il s'est opposé, au mois de juillet, à la déclaration
de guerre. On ne parle plus de l'envoyer à Coblentz; on parle de
l'envoyer au Panthéon--le plus tard possible, bien entendu.--C'est un
grand homme, un citoyen illustre; ce peut être un sauveur.

M. Legros l'affirme.

--Si M. Thiers réussit, s'écrie-t-il, les Prussiens sont fichus! C'est
moi qui vous le dis.



                                   XVII


Il y a quelque temps déjà que nous n'avons vu M. Beaudrain. Nous savons
qu'il est malade. Malade de peur. Le 25 octobre, jour de la sortie de la
Jonchère, lorsque le canon français, se rapprochant, semblait toucher
aux portes de Versailles, il a été pris d'une crise de nerfs. Il a fallu
le remonter à grand'peine de sa cave où il s'était blotti et le
transporter mourant dans sa chambre.

Un billet de lui nous apprend qu'il vient de quitter le lit et qu'il a
obtenu des autorités prussiennes un sauf-conduit qui lui permettra de se
rendre à Caen, où demeure sa famille. Il s'excuse de ne pouvoir venir
nous faire ses adieux, mais il craint, s'il se promenait dans la ville,
d'être victime de quelque accident. Il sait que les Allemands lui en
veulent, etc., etc.

--Si nous allions le voir? demande mon père. C'est bien le moins que tu
ailles serrer la main de ton professeur avant son départ, Jean.

Nous partons. M. Legros, qui n'a justement rien à faire, nous
accompagne. Quant à Mme Arnal, elle ne peut nous suivre, à son grand
regret; elle est obligée d'aller chercher son blessé qui est parti
prendre l'air dans le parc et qu'elle a promis de rejoindre avant quatre
heures, pour le ramener chez elle.

--Il s'impatienterait, vous comprenez; et les malades, c'est tellement
nerveux! Un rien entrave leur guérison. Un rien! la moindre
contrariété!...

Mais elle nous remet une lettre à l'adresse de son mari, à Paris, en
nous chargeant de prier M. Beaudrain de la faire parvenir, par un moyen
quelconque, dans la capitale assiégée.

--Ce pauvre Adolphe! Il sera si content d'avoir de mes nouvelles!...

Le professeur demeure dans une maison contiguë au lycée. L'entrée
principale donne sur l'avenue de Saint-Cloud, mais M. Beaudrain a la
jouissance d'une entrée particulière sur une cour du lycée; c'est la
cour des cuisines. M. Beaudrain est très fier de cette entrée.

Il n'y a pas de quoi. La cour est petite, sale, puante. De tous côtés
gisent des instruments culinaires absolument infects, des marmites
barbouillées de graisse, des casseroles vert-de-grisées. Des tas de
vieux haricots et de lentilles, des os moussus, des rognures de légumes
putréfiés entourent des cuves et des tonneaux pleins d'eau sale. Sur
cette eau nagent des langues de pain, des rondelles de carottes, des
poireaux qui ressemblent à des algues, des feuilles de choux blafardes,
et, de temps en temps, apparaît la forme indécise d'un arlequin qui fait
la planche. Une odeur repoussante monte de cette cour, passe par
l'_entrée particulière_ et nous poursuit dans l'escalier.

Nous trouvons le professeur en train de faire ses malles. Il nous
explique qu'il se hâte, car il a peur que les Allemands se ravisent et
lui enlèvent son sauf-conduit. M. Beaudrain me fait pitié; ce n'est plus
que l'ombre de lui-même. Il est horriblement troublé et, réellement, il
ne sait plus ce qu'il fait. Il renverse son encrier dans un carton à
chapeau et remplit de chaussettes sales et de vieux faux-cols un
tuyau-de-poêle tout neuf. Il bredouille, tout en continuant ses
préparatifs, des phrases inintelligibles. La lettre de Mme Arnal
l'embarrasse beaucoup; il ne sait où la fourrer. Si les Prussiens la
découvraient! Enfin il déclare que, pour plus de sûreté, il la mettra
dans ses bottes.

Nous nous en allons après lui avoir souhaité un bon voyage et le
professeur, en nous reconduisant, semble retrouver la moitié de sa
langue. Il murmure:

    Non patriam fugimus; nos dulcia linquimus arva...

Et, après du Virgile, du Casimir Delavigne:

    Adieu, Madeleine chérie...

La maison de M. Beaudrain s'appelle _Madeleine_? Je l'ignorais...

    ... Qui te réfléchis dans les eaux...

Les eaux grasses...

Nous traversons la cour infecte et nous allons sortir quand le concierge
du lycée nous barre le passage. Un convoi de blessés entre dans
l'établissement scolaire, qu'on a converti en ambulance. La vue des
voitures, dont les bâches de toile grise portent la croix rouge, et d'où
sortent des gémissements, me glace le sang dans les veines.

--Tous des blessés prussiens, murmure le concierge; on ne met pas de
Français ici.

--Ah! dit M. Legros, tout bas, si l'on pouvait les achever!

Le concierge nous donne des détails. D'après lui, toutes les nuits, on
emporte des cinquantaines de cercueils. Les Prussiens enterrent leurs
morts la nuit pour ne pas laisser voir leurs pertes.

--Quand je vous dis qu'ils tombent comme des mouches! murmure le
marchand de tabac.

Et il ajoute:

--Si vous voulez, Barbier, nous irons jusqu'au Château. J'ai l'habitude
de donner, tous les huit jours, quelque chose pour les blessés français.
C'est ma femme qui veut ça. Une idée de femme. Elle voulait que je donne
dix francs. Je donne cent sous. C'est assez.

--Mais, demande mon père, on vous laisse donc pénétrer dans l'ambulance
du Château?

--Non, non. Seulement, je passe devant, tout près. Je fais signe à un
curé--un curé français, l'abbé Chrétien--qui se trouve toujours là
l'après-midi, et il vient prendre mon argent qu'il distribue entre les
Français. Ah! il n'y a pas de danger qu'il en donne un sou aux
Allemands! Tout pour les nôtres! On peut se fier à lui pour ça. Tout le
monde le sait. Vous connaissez l'abbé Chrétien?

--Je l'ai vu. Il a une sale tête.

--Vous trouvez? C'est un bien brave homme. Et un patriote! Je ne vous
dis que ça...

Nous arrivons au Château. Nous passons devant la galerie des maréchaux
où est installée l'ambulance. Nous passons et nous repassons, et M.
Legros, qui regarde par toutes les fenêtres, n'aperçoit pas l'abbé
Chrétien.

--C'est qu'il n'est pas là... c'est qu'il n'est pas venu... Ah! voilà
une soeur de charité.

Il lui fait signe. Deux minutes après, la soeur ouvre la porte et
s'approche de nous. Elle a, sous la cornette, une belle figure triste et
pâle.

--Ma soeur, dit le marchand de tabac, je voudrais vous remettre un peu
d'argent... un peu d'argent pour les blessés... D'habitude, je donne la
même somme, tous les huit jours, à l'abbé Chrétien...

Il allonge la pièce de cent sous vers la main qu'a tendue la soeur.

--Mais, ajoute M. Legros, il est bien entendu que c'est pour les nôtres,
pas pour les Prussiens... rien que pour les nôtres...

La soeur a retiré la main et, étendant le bras vers la longue galerie où
souffrent les mutilés:

--Pour tous, dit-elle.

M. Legros est stupéfait.

--Mais, ma soeur, voyons... je ne peux pas... pour les Prussiens... je
ne peux pas...

--Alors, gardez votre argent, mon frère. Je ne peux pas le prendre.

Et la soeur est rentrée, droite et calme, dans l'ambulance dont elle a
fermé la porte tout doucement.

M. Legros est furieux; mon père aussi.

--Ah! la béguine! la garce! la sale béguine! Avez-vous vu ça? Pas pour
deux sous de patriotisme! Pas un liard de coeur! C'est honteux!...

Et le marchand de tabac frappe sur la pièce de cent sous qu'il a remise
dans le gousset de son gilet.

--J'aimerais mieux la jeter dans la pièce d'eau des Suisses que de la
donner aux Prussiens!

--Sacré nom d'un chien! vous avez raison, dit mon père. Et on appelle ça
des soeurs de charité! Quelque chose de propre!...

                                ***

En rentrant, nous trouvons à la maison Justine, la femme de chambre de
la tante Moreau. Elle vient prier mon père, de la part de la tante, de
venir la voir le plus tôt possible à Moussy.

--Diable! dit mon père, ça tombe mal. J'ai justement à faire ce soir
avec M. Zabulon Hoffner, au sujet d'une chose... d'une machine... très
importante... Et je serai probablement très occupé pendant quelque
temps...

Mon père réfléchit.

--Si on envoyait Jean? demande ma soeur. Puisque ma tante se plaint
surtout de la solitude dans laquelle elle vit, à ce qu'affirme
Justine... Ça lui ferait une société.

Il me semble que Louise dispose de moi bien cavalièrement. Petite
péronnelle! Attends un peu! Mais mon père approuve l'idée qu'elle vient
d'émettre et je suis prié--pas trop poliment--d'aller m'habiller.

--Tu resteras à Moussy deux jours, trois jours, peut-être une semaine.
Ça dépend. Tu ne t'y ennuieras pas plus qu'à Versailles, après tout.

Une heure après, je pars avec Justine.



                                  XVIII


--Mon enfant, on veut me faire mourir!

Je n'oublierai jamais ce cri que pousse ma tante, lorsque je pénètre
dans le salon du Pavillon où l'on a roulé son fauteuil, devant la
cheminée.

--On veut me faire mourir! On veut me tuer! Je suis entourée
d'assassins! Jean, viens ici, mon petit Jean, tout près de moi, là...

J'approche, très ému. Ma tante me fait peur. Elle a l'air d'un spectre.
C'est malgré moi que je lui tends mon visage et je frémis quand, de ses
lèvres froides, elle pose un baiser sur ma joue. Elle tient mes deux
mains dans les siennes--des mains de glace--et je sens ses ongles
m'entrer dans la chair pendant qu'elle creuse mes yeux de ses prunelles
froides où brille un point blanc, terrible.

Une idée m'empoigne; ma tante est folle! J'essaye de me dégager. Je ne
veux pas rester là. Elle est folle!

--Ne t'en va pas, mon petit Jean. Je t'en prie... Assieds-toi là, tiens,
près de moi, tout près...

La voix est lugubre et douce; une voix de mourant.

--Prends une chaise... Mets-toi près du feu... Je suis si heureuse de te
voir...

Et, brusquement, d'un ton rauque:

--Ton père est-il venu avec toi?

--Non, ma tante. Il est très occupé pour le moment. Il a dit qu'un de
ces jours... sans faute... il viendrait vous voir. Louise aussi.

La vieille femme porte la main à son coeur:

--Ah!... Eh bien! tant mieux... oui, tant mieux... un de ces jours!...
pourvu que je n'y sois plus...

Elle éclate en sanglots. Et, tout d'un coup, tendant vers moi ses bras
décharnés:

--Jean! pardon, pardon! pardonne-moi! Dis-moi que tu me pardonnes... que
tu m'aimeras tout de même... que tu ne me le reprocheras jamais... quand
je serai morte... que... Ah! mon Dieu! mon Dieu!...

Je me suis jeté à ses genoux.

--Ne pleurez pas, ma tante, je vous en supplie...

--Si, si! il faut que je pleure... c'est honteux... c'est misérable...
Ah! qu'on est lâche quand on est vieux... Laisse-moi pleurer... ma vie
ne valait pas la peine...

--Ma tante, je vous en prie...

Je cherche des mots; je n'en trouve pas. Il faut que j'appelle
quelqu'un.

--Justine!

Mais ma tante bondit dans son fauteuil et me saisit par le bras.

--N'appelle pas?... Je te défends!... Cette fille ne m'obéit plus...
Elle obéit à _lui_. Il la paye... J'en suis sûr...

Je la regarde, stupéfait. Elle n'a point lâché mon bras; elle m'attire à
elle.

--Jean, tu es grand, tu es raisonnable, tu es presque un homme. Eh!
bien, écoute. Je vais te parler comme je parlerais à ton père, s'il
était ici. Je vais tout te dire. Écoute-moi bien. Et, plus tard, quand
je serai morte, quand on dira que je n'étais qu'une vieille gueuse, tu
pourras...

Elle recommence à pleurer et, à travers ses sanglots, me raconte des
choses affreuses. Depuis près d'un mois, des scènes atroces ont lieu
chez elle; les Prussiens ont choisi le Pavillon pour s'y livrer à tous
les excès, à toutes les orgies, à tous les outrages.

--C'est inimaginable, ce qu'ils ont fait, mon enfant. Il y a des choses
que je ne voudrais dire pour rien au monde; j'ai été près d'en mourir de
frayeur et de honte. Eh bien, ce que tu ne croiras pas, c'est qu'ils
étaient payés pour le faire...

--Payés! ma tante; et par qui?

Elle me regarde douloureusement.

--Pauvre, pauvre petit!

Puis, rassemblant ses forces, hachant les mots, coupant les phrases de
soupirs:

--Celui qui les payait est venu... quand il m'a vue à bout de forces...
n'en pouvant plus. Et il m'a proposé de faire cesser ces... ces
choses... de faire partir les Prussiens de chez moi... à condition...
que je vous... que je vous dépouille, mes pauvres enfants... que je vous
déshérite... Et moi, lâche, lâche, pour conserver ma vie... ma misérable
vie que je sentais s'en aller... j'ai accepté... j'ai fini par
accepter... Et ils sont revenus! Ils sont revenus hier! Ils ont
recommencé... Tout le monde est vendu à _lui_. _Il_ veut me faire
mourir!... mourir!... Mais je ne veux pas mourir! Jean, je te demande
pardon, mais défends-moi, défends-moi... Jean!...

Et ses bras qu'elle a croisés autour de mon cou, tout d'un coup se
détendent, battent l'air, et la pauvre vieille se laisse tomber, toute
blanche, sur le dossier du fauteuil.

Cette fois, j'appelle. J'appelle à grands cris.

Justine accourt.

--Ah! mon Dieu! madame qui se trouve mal! Quel malheur!

Elle s'empresse; mais au bout d'un quart d'heure, ma tante n'est pas
revenue à elle. Le pouls est faible, presque imperceptible. Elle respire
difficilement.

--Monsieur Jean, je vais envoyer chercher le médecin, me dit la femme de
chambre. C'est le major allemand qui nous sert de médecin. L'autre est
parti. Mais... comme on ne sait jamais... si vous vouliez aller chercher
M. Toussaint.

--Oui, j'y vais.

                                ***

Je pars en courant. J'ai déjà dépassé la ferme de Dubois, l'ancien
maire, lorsque des appels, derrière moi, me font tourner la tête.

--Pst! pst! petit, écoute donc un peu.

Une femme vêtue en paysanne, me fait des signes, de la porte de la
ferme. Je la reconnais; c'est la femme de Dubois. J'approche.

--Que me voulez-vous, madame?

--Où vas-tu si vite que ça? Chez ton grand-père, au moins?

--Oui.

Elle se campe devant moi et, clignant de l'oeil:

--Alors, c'est que la vieille est claquée?

--Quelle vieille?

--Eh! ta tante, donc! la dame du Pavillon! Petit malin, va! Comme si on
ne connaissait pas vos affaires!

Je reste tout interloqué. Cette femme se moque de moi, c'est clair.

--Madame, vous n'êtes guère polie. Dans tous les cas, si vous vous
intéressez à ma famille, apprenez que ma tante Moreau n'est pas morte.

--Si je m'intéresse!... Petit bandit!...

La femme de Dubois a sauté sur moi et, m'attrapant par ma cravate--une
belle cravate bleue toute neuve--:

--Eh bien! quand elle sera morte, tu pourras dire à ton grand-père, à
ton vieux cochon de grand-père, de te payer une cravate encore plus
belle que celle-là. Ça ne le gênera pas, car il aura pu mettre dans son
sac l'argent de la vieille qu'il est en train de tuer par-dessus celui
qu'il a reçu pour faire envoyer mon mari en Prusse et pour vendre
l'officier de francs-tireurs qu'on a fusillé là-bas dans le pré.
Entends-tu, morveux? Et, tiens, voilà pour toi!

Elle lâche ma cravate et me flanque une paire de gifles.

--Graine d'assassin! petit-fils d'assassin!

                                ***

Elle ferme sa porte à la volée. Je reste là, hébété, sans voir, sans
oser comprendre. Puis, des larmes s'échappent de mes yeux et je cours me
jeter à plat-ventre derrière un buisson où je reste à pleurer, malgré le
froid, jusqu'à ce qu'il fasse nuit noire. Alors, j'ai peur; et je rentre
au Pavillon en tremblant, me retournant à chaque pas pour regarder
derrière moi.

--Vous n'avez donc pas été chercher votre grand-père? me demande
Justine.

--Non... Je me suis amusé en route... Et puis, il était trop tard...

--Heureusement qu'il est venu tout à l'heure. Il vient de s'en aller. Je
vous conduirai demain matin chez lui pour déjeuner.

Des détonations éclatent dans le salon. On dirait des coups de pistolet.

--Qu'est-ce qu'il y a, Justine?

--Oh! rien, monsieur Jean, rien du tout. Ce sont les Prussiens qui
s'amusent. C'est leur habitude, le soir. Ils enlèvent les balles de
leurs cartouches et jettent les cartouches dans la cheminée. C'est très
drôle; ça fait comme un feu d'artifice; et puis, il n'y a pas de danger,
puisque les balles sont enlevées.

De nouvelles détonations crépitent. J'entr'ouvre la porte du salon.
Devant la cheminée où pétille un feu de bois, ma tante est assise, la
figure terreuse, les yeux fermés, les bras pendants. De chaque côté
d'elle, un sous-officier prussien, dodelinant de la tête, ivre sans
doute, dépouille des cartouches dont il jette les culots au feu. Il y a
un tas de balles par terre. A chaque cartouche qui éclate, la vieille
tressaute. C'est tout. Elle n'ouvre même pas les yeux.

--Justine! Justine! Il faut dire aux Prussiens de s'arrêter!

--Ah! bien, oui! Allez donc leur dire un peu, pour voir, monsieur Jean.
Vous verrez comment vous serez reçu!

--Alors, il faut emmener ma tante, la porter dans sa chambre...

--Mais ça la distrait, ça, monsieur Jean!

--Il faut l'emmener dans sa chambre! Entendez-vous? Tout de suite!

--C'est bon, monsieur Jean, c'est bon, ne vous fâchez pas. Si vous y
tenez...

Justine appelle la cuisinière--une paysanne des environs--et, à nous
trois, nous transportons la pauvre vieille dans sa chambre. Elle ouvre
les yeux en route, me regarde, mais ne prononce pas une parole.

--Là, dit Justine. Je vais la déshabiller et l'aider à se coucher. Allez
donc dîner, monsieur Jean. Votre dîner est servi, en bas, dans la salle
à manger. J'attends que vous soyez parti pour déshabiller madame.

Je descends. Je dîne en deux bouchées et je demande à remonter auprès de
ma tante.

--Elle dort, déclare la femme de chambre. Le médecin a défendu de la
déranger. Vous la verrez demain matin, monsieur Jean. Ah! cette pauvre
madame! Elle est bien malade, voyez-vous. Nous faisons ce que nous
pouvons, pourtant... Quelquefois, il y a du mieux. Ainsi, depuis deux
jours elle se lève. C'est déjà quelque chose, puisque dernièrement elle
est restée quatre jours couchée. Cette fois-là nous avons bien cru que
c'était fini....

Justine parle longtemps. Je finis par ne plus l'entendre. Je ne
comprends plus. Je n'ai plus d'idées. Il me semble qu'on m'a coulé du
plomb dans le cerveau.

--Voulez-vous vous coucher, monsieur Jean?

--Oui... Oui...

On me conduit à la chambre qu'on m'a préparée, une chambre du premier
étage, tout au bout du Pavillon. D'habitude, je couchais au
rez-de-chaussée, dans une chambre contiguë à celle de ma tante.

--C'est moi qui couche là maintenant, me dit Justine. C'est tout à côté
de madame. Si elle a besoin de quelque chose, la nuit...

Je suis exténué, j'ai la tête en feu. Je m'endors d'un sommeil lourd. Je
fais un rêve étrange, dans lequel je vois passer le paysan que les
Prussiens escortaient--celui qu'on a fusillé, dans le pré;--j'assiste à
son exécution; et, immédiatement après le bruit déchirant du feu de
peloton, il me semble pendant longtemps, oh! longtemps, entendre des
cris affreux, des hurlements, un vacarme épouvantable... Puis, le bruit
s'apaise... et je me vois, fuyant à Versailles, à travers le bois et
poursuivi par mon grand-père qui, pour me saisir étend des mains toutes
rouges...

                                ***

J'entends une clef grincer dans la serrure. Je me réveille en sursaut,
terrifié, couvert de sueur. C'est Justine qui entre.

--Monsieur Jean, habillez-vous vite... Il est sept heures... Et votre
tante... votre pauvre tante...

Une idée me traverse le cerveau. Je me dresse sur mon séant.

--Morte?

--Non... non... mais...

--Justine! dites-moi la vérité!

--Venez vite, monsieur Jean...

Deux minutes après, je suis en bas. La chambre de ma tante est éclairée
par des bougies. Tout au fond, un chirurgien-major allemand, en
uniforme, est assis, les jambes croisées, sur une chaise basse. Au pied
du lit, près d'une table sur laquelle est posé un crucifix, la
cuisinière campagnarde est agenouillée, un mouchoir appuyé sur les yeux.
Et, sur les oreillers blancs, des cheveux gris, le haut d'une face
couleur de terre apparaissent au-dessus du drap remonté très haut et
qu'ont agrippé avec rage des doigts longs et amincis. Les doigts
semblent se resserrer de plus en plus, les paupières battent, doucement.
Mais les mains semblent s'ouvrir. Les doigts se détendent, par saccades,
les paupières se relèvent, l'oeil se retourne et une grosse bille, toute
blanche, paraît sortir de l'orbite.

La paysanne fait le signe de la croix et je m'appuie à la cheminée pour
ne pas tomber.

                                ***

Un coup de sonnette retentit.

--Voilà M. Toussaint, dit Justine qui pleure à chaudes larmes. Je vais
lui ouvrir.

Je la suis; mais je ne dépasse pas le salon. Aussitôt que la femme de
chambre en est sortie, j'ouvre tout doucement une fenêtre, j'enjambe la
barre d'appui et je me laisse glisser à terre.

Et je me sauve, à travers champs, à travers bois comme dans mon rêve,
dans la direction de Versailles, en courant de toutes mes forces...

Graine d'assassins! Petit-fils d'assassin!

Oh! que j'ai peur! oh! que j'ai honte!... Je ne veux plus voir mon
grand-père!...

Jamais!... Jamais!...



                                    XIX


Quelques jours se sont passés. Je me suis raisonné. J'ai réfléchi. Je ne
dirai rien.

Bien que je ne puisse chasser de mon esprit le souvenir des tableaux
terribles que j'ai vus se dérouler devant moi, bien que les paroles
affreuses de la paysanne me poursuivent sans relâche, bien que je sente
sa dernière insulte imprimée sur mon front comme avec un fer rouge, je
suis décidé à garder pour moi la honte, à ne rien révéler des turpitudes
qui me font frémir et crier, la nuit, à ne pas trahir le secret des
ignominies qui m'écrasent.

L'autre matin, pourtant, en revenant de Moussy, j'ai été près de tout
dire. Mais, aux premiers mots, j'ai senti le rouge de la confusion me
monter au visage et j'ai compris que je ne pourrais jamais prononcer les
paroles qui me brûlaient la langue, qui m'étranglaient pourtant, que
j'avais besoin de hurler. Et j'ai raconté seulement la mort de la tante,
devant moi; j'ai dit l'épouvante que ce spectacle m'avait causé, et
comment je m'étais sauvé, sans trop savoir pourquoi, pris de peur.

Mon père et ma soeur, heureusement, n'ont pas trop insisté. Ils ne m'ont
pas semblé s'affecter outre mesure de la mort de la tante Moreau. Et
lorsqu'ils sont partis pour Moussy, le jour des funérailles, ils
n'avaient pas du tout--même ma soeur--des figures d'enterrement.

Moi, je n'ai pas été à l'enterrement. J'ai fait le malade. Je ne
pourrais pas supporter la vue de mon grand-père.

J'ai passé la journée dans ma chambre, à pleurer, à écouter le
frottement des rabots sur les planches, le grincement des scies dans les
pièces de bois. Car, pendant mon absence, le chantier, qui chômait
depuis longtemps, a repris son activité. Cela m'a fort étonné, à mon
retour. Comment le travail a-t-il recommencé, tout d'un coup? Pour qui
travaille-t-on?

                                ***

Mon père, à qui j'ai posé ces questions, m'a fait des réponses vagues.
On dirait qu'il est embarrassé, qu'il a quelque chose à cacher. Mais,
aujourd'hui, je vais savoir à quoi m'en tenir. Mon père et ma soeur sont
partis ce matin, de bonne heure. Ils vont à Moussy, pour la levée des
scellés, et ne rentreront guère avant une heure, pour déjeuner. Midi va
bientôt sonner et les ouvriers enfilent déjà leurs vestes. Je descends
au chantier et je m'approche du contremaître.

--Monsieur Benoît, pour qui donc travaille-t-on, maintenant?

--Comment! monsieur Jean, vous ne le savez pas? Mais, pour l'état-major.

--L'état-major allemand?

--Dame!

--Alors, mon père travaille pour les Allemands?

--Pourquoi pas? Tiens! si les Prussiens ont besoin de bois, on serait
bien bête de ne pas leur en fournir, pourvu qu'ils paient.....

Le contremaître se rapproche de moi et, tout bas:

--Les Prussiens font de grands travaux dans ce moment-ci. J'ai vu ça
l'autre jour, dans le parc de Saint-Cloud, en allant livrer des
madriers; ils établissent des batteries, des redoutes, un tas de
machines. C'est pour bombarder Paris, vous comprenez.

--Bombarder Paris!

--Ni plus ni moins. Alors, voyez-vous, il y aura de sacrées fournitures
de bois à leur faire. Ah! le patron a eu une fière chance de tomber
là-dessus..... Moi, je crois que c'est M. Zabulon Hoffner qui lui a fait
avoir ça... Vous savez, le vieux vilain, qui a des lunettes?

--Oui, je sais... Ah! vous croyez?

--Oui. Une fois que le patron m'avait fait demander, pour savoir si je
pourrais embaucher assez d'ouvriers dans la ville, je l'ai trouvé en
conversation à propos des fournitures avec le citoyen en question... Et
puis, vous savez, ce particulier-là a bien une tête à s'entendre avec
les Prussiens... Ça ne m'étonnerait même pas, qu'il ait demandé une
bonne petite commission à votre papa.....

                                ***

--Jean!

Je me retourne. C'est mon père qui m'appelle par la fenêtre de la salle
à manger. Il a l'air en colère.

--Viens ici tout de suite!

--Oui, papa.

Je prends tout doucement le chemin de la maison. Je sais ce qui
m'attend: un bon savon pour avoir causé avec les ouvriers. C'est
l'affaire d'un quart d'heure. Mon père y met le temps.

                                ***

--Jean, tu es un petit malheureux!

Quel drôle de début! Mon père éprouve-t-il le besoin de changer la forme
de ses prologues?

--Tu m'as menti!

Mon père me crie ça d'une voix furieuse. Il n'est pas question des
ouvriers. Qu'y a-t-il?

--Tu m'as menti! Tu as menti à ta soeur! Tu as menti à tout le monde!

--Mais, papa... mais, papa...

--Viens ici, et tâche de dire la vérité, cette fois. Lorsque tu es
arrivé chez ta tante, au Pavillon, l'autre jour, que s'est-il passé?

--Mais, rien, papa.

--Sacré nom d'un chien! si tu continues à mentir, tu auras affaire à
moi!... Que s'est-il passé? que t'a dit ta tante, pendant le temps que
tu es resté seul avec elle, en arrivant? Car tu es resté seul avec elle,
j'en suis sûr; la cuisinière nous l'a dit. N'est-ce pas, Louise?

--Oh! certainement. Du reste, regarde donc la figure de Jean. Regarde-le
rougir.

Je rougis, parce que je comprends, maintenant, pourquoi mon père m'a
appelé. Il peut m'interroger tant qu'il voudra; je ne dirai rien.

--Allons, veux-tu parler? que s'est-il passé?

--Rien.

--Que t'a dit ta tante?

--Elle m'a dit qu'elle était bien malheureuse... et bien malade... C'est
tout.

--Et puis?

--Et puis elle s'est évanouie.

--Et alors?

--Justine a envoyé la cuisinière chercher le médecin allemand...

--Et toi, on t'a envoyé chercher ton grand-père?

--Oui, papa.

--Y as-tu été?

--Non, papa.

--Et tu es resté près de deux heures dehors! Qu'as-tu fait pendant ce
temps-là?

--Je me suis amusé en route.

--Pendant deux heures! Par le froid qu'il faisait!... Tu ne veux pas
dire ce que tu as fait? Tu ne veux pas le dire?... Tu veux continuer à
mentir! Petit misérable!

Mon père s'avance vers moi, la main haute. Mais il se contente de
m'empoigner par le bras et de m'amener devant lui, à côté de Louise.

--Reste là, gredin! Et, puisque tu ne veux pas parler, je vais parler
pour toi, moi! je vais te dire ce que tu as fait. Tu as été chez ton
grand-père. Tu es resté chez lui jusqu'à la nuit! Et tu t'es entendu
avec lui pour laisser mourir ta tante sans nous prévenir!... Est-ce
cela, hein? Est-ce vrai, dis? Crois-tu que je voie clair, malgré tes
mensonges?...

Mon père se lève et me secoue de toutes ses forces.

--Et maintenant, tu vas nous dire ce qu'il t'a donné, le père Toussaint,
ce qu'il t'a promis, plutôt, pour te faire son complice. Tu vas nous le
dire! Et tout de suite! Parle!

--Allons, parle donc! s'écrie ma soeur en grinçant des dents. Maintenant
que c'est fait!...

--Je n'ai pas été chez grand-papa!

Mon père m'allonge une gifle terrible.

--Non! je n'y ai pas été!

--Alors, qu'as-tu fait?

--Rien!

Mon père se rassied, blanc de colère. Pendant deux minutes, un grand
silence; on n'entend que le bruit que font les pieds de ma soeur en
trépignant sur le parquet.

--Allons, Jean, mon petit Jean, reprend mon père, d'une voix qui veut
être douce, mais qui est aigre,--les mains tremblent, les yeux brillent,
les dents s'entre-choquent.--Mon petit Jean, tu ne veux pas me désoler,
nous réduire au désespoir. Tu vas nous dire... tout, n'est-ce pas? Nous
ne t'en voudrons pas. N'est-ce pas, Louise?...

--Oh! s'il dit tout, je ne lui en voudrai pas, sûrement.

Et ma soeur me lance un coup d'oeil féroce.

--Tu nous as fait bien du mal, pourtant!... Sais-tu ce que tu as fait?
Sais-tu de quel malheur tu es cause?... Je vais te l'apprendre: tu sais
que ta tante Moreau devait vous laisser les deux tiers de sa fortune, à
toi et à ta soeur; elle avait fait un testament, déposé chez un notaire
de Versailles. Tu sais cela, n'est-ce pas?

Je ne réponds pas. Mon père frappe du pied et continue en crispant les
doigts sur son pantalon:

--Eh bien, ce matin, chez elle, en brisant les scellés, on a découvert
un testament, un nouveau, datant de huit jours, qui institue ton
grand-père--le père Toussaint--légataire universel!

Mon père hurle les derniers mots. Il compte sur un effet. Mais je ne
bronche pas.

--Légataire universel! Entends-tu? Comprends-tu?... Et le dernier
testament annule l'autre... l'autre, qui vous laissait une fortune à
chacun! quinze mille francs de rente. Comprends-tu, hein?... Et vous
n'avez plus rien! rien! rien!... Et le père Toussaint a tout! tout!...
Comprends-tu?... Comprends-tu que vous avez été volés, ta soeur et toi?
Indignement, atrocement volés!... Et ta tante avait dû te prévenir de
ça! Elle t'en avait prévenu, j'en suis convaincu! Moralement
convaincu!... Et tu aurais dû venir nous prévenir, nous avertir
immédiatement, sans perdre une minute!... Je serais accouru! J'aurais
fait déchirer ce testament! Et vous auriez eu l'argent, tout
l'argent!... Et, au lieu de cela, tu t'en vas chez ton grand-père, tu
restes deux heures chez lui, tu te laisse entortiller par cette vieille
canaille... Allons, Jean, voyons, si tu as un peu de coeur, mon petit
Jean, dis-nous tout ce que tu sais; raconte-nous ce que t'a dit ta
tante, ce qu'elle t'a dit de ton grand-père, des moyens qu'il a
employés... C'est lui, n'est-ce pas, qui la rendait si malheureuse?...
Réponds!... Mais réponds donc!...

--Ma tante ne m'a rien dit.

Mon père se lève.

--Ta tante ne t'a rien dit? Tu persistes...

--Non! Elle ne m'a rien dit.

--Prends garde à toi, Jean! Prends garde à toi!... Si tu ne dis pas la
vérité, si tu ne dis pas ce que tu as fait chez ton vieux voleur de
grand-père...

--Je n'ai pas été chez grand-papa!

Mon père lève le poing; mais je me gare et je reçois, sur le coude, un
coup terrible qui m'engourdit le bras et m'envoie rouler jusqu'à la
porte.

--Menteur! Hypocrite! Jésuite!

Et ma soeur, toute droite, le visage vert, la bave aux lèvres, s'écrie
en me tendant le poing:

--On devrait te mettre dans une maison de correction!

Une maison de correction! Oh! j'aime mieux y aller que de rester ici! Je
ne veux plus rester ici! Je ne veux plus! Et je m'écrie en regardant mon
père bien en face:

--Mettez-moi dans une maison de correction! J'aime mieux ça!

J'ouvre la porte, furieusement, je traverse le corridor et je me
précipite dans la rue.



                                 XX


Je m'en vais, sanglotant, le mouchoir appuyé sur les yeux.

                                ***

--Eh bien! maître Jean, on pleure? Qu'est-ce qu'il y a donc?

C'est le père Merlin qui rentre chez lui et qui m'a vu venir, de loin,
en ce triste équipage. Je m'essuie le visage rapidement et je relève la
tête.

--Tu as la figure toute rouge. Est-ce qu'on t'aurait battu?

--Oui... oui, monsieur...

--Et qui? Ce n'est pas ton père, je pense?

--Si, monsieur...

--Qu'est-ce que tu as donc fait?

Je ne réponds pas. Je recommence à pleurer. Le père Merlin me prend par
la main.

--Allons, entre chez moi. Tu me raconteras tes chagrins... si tu veux.
Et tu te chaufferas, au moins; tu dois geler, dans la rue; il fait un
froid de chien, ce matin...

Je suis assis dans la salle à manger, au coin du feu, la tête dans les
mains, sanglotant toujours.

--Alors, on n'a pas été sage? On a fait de grosses bêtises? Qu'est-ce
qu'on a fait, allons?

--Oh! oh! oh!... monsieur Merlin... si je vous disais...

--Pourquoi pas? C'est donc bien grave?

--Oh!... oui. C'est affreux, allez... Je n'ose pas... non...

Et je secoue la tête en regardant le vieux qui fixe sur moi ses yeux
brillants. Ces yeux m'attirent; je vois dans ces prunelles calmes de la
loyauté et de la douceur, de la bonté pour les faibles, de la sympathie
pour les souffrants. Tout remué encore par la scène atroce à laquelle je
viens d'assister, le cerveau plein d'images horribles, le coeur
débordant de terreur et de honte, je me sens entraîné vers ce vieil
homme à la face honnête et digne. Je sens que derrière ce visage, sur
lequel une expression de raillerie douce a fait place à la pitié, il ne
peut y avoir qu'une âme droite. Et je comprends que je puis avoir
confiance en ce vieillard, qu'il ne me trahira pas, qu'il me donnera
peut-être du courage et du coeur, à moi qui n'ai plus de force, qui ne
sais ni ce qu'il faut faire, ni ce qu'il faut penser.

J'essuie mes larmes et, bravement:

--Monsieur Merlin, je vais vous raconter tout.

Et je lui raconte tout, en effet, sans omettre un détail, sans passer un
mot...

Le vieux s'est levé et se promène de long en large. De temps en temps,
il crispe les poings en murmurant:

--Ah! ces bourgeois... Ah! ces bourgeois...

--Et je n'ai rien voulu dire, monsieur Merlin; ce que je vous raconte à
vous, je n'ai pas voulu le raconter à mon père, même quand il m'a battu.
Mais maintenant qu'ils veulent me mettre dans une maison de correction,
je dirai tout, je le crierai dans la rue, dans la ville, partout! Je
crierai que grand-papa a fait mourir ma tante et qu'il a fait fusiller
le franc-tireur!... Et qu'il a fait envoyer Dubois en Prusse... et que
papa travaille pour les Prussiens pour les aider à bombarder Paris...

Je crierai ça tant que je pourrai... avant d'aller dans la maison de
correction!...

Le père Merlin s'est assis en face de moi et m'a pris les mains.

--Allons, mon enfant, calme-toi, calme-toi. Et écoute-moi un peu... Tu
veux bien m'écouter? Tu as bien confiance en moi, n'est-ce pas?

--Oh! oui, monsieur Merlin; oui, oui... Je suis bien content que vous me
parliez... que vous me parliez comme à un ami, parce que, voyez-vous,
je... j'ai trop de chagrin...

Je recommence à sangloter.

--Eh bien! ne pleure pas. Je vais te parler comme on parle à un ami,
comme on parle à un homme, car il te faut maintenant la force, le
courage d'un homme, mon pauvre enfant. D'abord, comme je viens de te le
dire, il faut te calmer, laisser s'apaiser ta colère, laisser tes nerfs
se détendre. Tu es hors de toi; il faut reprendre possession de
toi-même. On juge mal quand on n'est pas de sang-froid... Tu ne veux pas
rentrer chez toi pour déjeuner, n'est-ce pas?

Je secoue la tête.

--Non. Eh bien! tu vas déjeuner avec moi. Je vais envoyer ma bonne
prévenir tes parents que je t'ai rencontré en route et que je te
garderai avec moi pendant l'après-midi. Je te reconduirai moi-même ce
soir, quand nous aurons causé.

Nous déjeunons tranquillement et peu à peu, je sens mes angoisses
s'apaiser, ma colère décroître et, malgré les frissons qui me secouent
encore, je sens le calme descendre en moi.

                                ***

--Mon enfant, me dit le père Merlin lorsque nous avons fini, tu parlais
tout à l'heure d'aller révéler les horribles secrets qui te pèsent, de
crier sur les toits les iniquités dont tu as été le témoin, de publier
les mauvaises actions dont on s'est rendu coupable devant toi. Il ne
faut pas faire cela. Il faut, comme tu l'as fait jusqu'ici, enfouir ces
choses au fond de toi. Ne les oublie pas, souviens-t'en, au contraire,
repasse-les souvent dans ton coeur. Laisse là ta colère, mais conserve
ton indignation. L'indignation est toujours une chose juste. C'est pour
cela qu'elle vit. Plus tard, quand tu seras grand, les frémissements qui
t'agitent aujourd'hui te secoueront encore et ce sera peut-être au
souvenir des ignominies qui t'ont fait horreur que tu devras d'être un
homme. C'est une dure leçon qui t'est donnée là, mon enfant, tu le
comprendras un jour. Elle peut te profiter à toi, si tu veux. Si tu
veux, si tu es assez fort pour ne pas laisser fausser, pendant dix ans
au moins, ton âme d'enfant qui est sincère et droite; si tu es assez
robuste pour voir les choses, plus tard, avec tes yeux d'aujourd'hui.

Quant à divulguer ce que tu as vu, à quoi bon? A quel résultat
arriverais-tu, en agissant ainsi?

--Je me vengerais!... Puisqu'ils veulent me mettre dans une maison de
correction!...

Le père Merlin sourit.

--Non, ils ne t'y mettront pas. Ils sont persuadés, maintenant, que tu
ne sais pas grand'chose; que tu t'es laissé entortiller bêtement, sans
rien voir, que tu es tombé sans t'en douter dans les panneaux que te
tendait ton grand-père, pour t'empêcher de revenir à Versailles avant la
mort de ta tante. Ils te prennent pour un imbécile, vois-tu, un imbécile
qui ne veut pas avouer, par fausse honte, les sottises qu'il a pu
commettre. Ils ne te parleront plus de rien, sois-en sûr. Mais toi, de
ton côté, garde-toi bien...

--Oh! je ne parle à personne, à la maison! Je ne peux parler à personne.
Vous savez comment ils sont. A qui voulez-vous que je parle? A mon père?
Il ne m'écoute pas ou ne me répond pas. A ma soeur? Elle se moque de
moi.

Le vieux hausse les épaules.

--Eh bien! tu me parleras, à moi. Et si tu manques de courage, je t'en
donnerai.

--Oh! vous, oui. Vous ne pensez pas comme eux, au moins. Il y a
longtemps que je le sais. Et il y a longtemps, aussi, que j'aurais voulu
vous causer, voulu être votre ami...

--Bah! dit le père Merlin, qui cependant semble ému, je ne vaux pas
mieux que les autres!

--Oh! si. Et, d'abord, vous ne feriez pas ce que fait mon père, vous ne
livreriez pas aux Allemands les choses dont ils ont besoin pour canonner
Paris. Voyez-vous, quand j'ai appris ça, ce matin, ça m'a bouleversé. Il
me semble que mon père est un brigand, un traître...

--Ton père est un bourgeois, mon ami... un bourgeois... voilà tout...

Et le vieux parcourt la pièce, de long en large, les mains derrière le
dos.

--... Un bourgeois, parbleu!...

--Et dire qu'à la maison, on ne parlait que de patriotisme, de défense
nationale, de guerre à outrance! On ne parlait que d'élever son
coeur!...

--Le patriotisme, murmure le père Merlin qui semble se parler à
lui-même, mais dont la voix s'élève peu à peu, le patriotisme! Une
trouvaille du siècle! Une création toute nouvelle! Une invention des
bourgeois émerveillés par la légende de l'an II, hébétés par les
panaches et les chamarrures de l'Empire! C'est drôle, ils en rêvent
tous, ces idiots, du plumet et de la ceinture à glands d'or des
commissaires de la Convention aux armées!... On n'a qu'à désosser
Saint-Just pour avoir Prud'homme... Un peu trop jeunes pour partir en
guerre, les sires de Framboisy; mais ça ne les empêche pas de faire les
crânes. A Berlin! A Berlin!... Allez leur crier: Vive la Paix, à ces
ânes-là, pour voir comment vous serez reçus... J'en sais quelque
chose... Le patriotisme, monsieur! Et allez donc, les blouses blanches
et les casse-têtes tricolores!... Et puis, la débâcle: encore le
patriotisme... Seulement plus de casse-têtes: les souvenirs de 92. Ça
vous assomme tout de même... Ah! les souvenirs de 92! Le passé pris à
témoin du présent! Les fantômes devant les fantoches! Les objurgations,
les évocations, les exhumations... Mânes de Bonaparte, protégez-nous!
Après Bonaparte, c'est Kléber et Marceau... Pourquoi pas Sobieski et
Palafox?... Voilà: ils avaient moins de panaches... Et puis, le
dénigrement préconçu de l'ennemi, les railleries, les moqueries, les
annonces mensongères de victoires, les enthousiasmes, les énervements,
les défaillances, les chaises qu'on brise à la Bourse, la _Marseillaise_
qu'on fait chanter à Capoul. C'est du patriotisme, tout ça! C'est du
patriotisme bourgeois, le patriotisme de l'épicier et celui du
journaliste--les journalistes! Quels misérables!--... Mais le
patriotisme de première classe, le patriotisme extra, le fin et le râpé,
c'est celui de Gambetta. Ah! celui-là, par exemple, j'espère bien lui
voir élever une statue avant ma mort... Ni un pouce du sol, ni une
pierre de forteresse!... Et une fierté de théâtre, et des phrases
creuses, et des déclamations ampoulées, et encore 92--lorsqu'il n'y a
plus ni soldats, ni armes, ni rien--lorsqu'on ne peut aboutir qu'à une
chute plus irrémédiable, après des tueries inutiles, des boucheries
idiotes, des carnages imbéciles. Ah! il a tenu haut le drapeau,
celui-là...

Le drapeau!... Voilà Thiers, le vieil assassin, l'homme qui a toujours
fait litière de la justice et du droit: il est au pinacle. Il montera
encore, le chacal; et il pourra, si ça lui plaît, recommencer
Transnonain. Qu'est-ce que ça fait? C'est un patriote...

Ah! ils y tiennent, à leur patriotisme! Ils y tiennent, comme on tient
aux sentiments factices, ceux qu'on n'éprouve pas--et qu'on se targue
d'éprouver... Seulement, il y a la pierre de touche: l'intérêt. Oh!
alors... Alors, les capotes en papier buvard, les souliers en carton, la
poudre d'ardoise pilée, la viande pourrie, la farine avariée... Tiens,
petit, tu serais à l'armée, toi,--et le vieux me frappe sur l'épaule--tu
serais soldat, que ton père, entends-tu, ton père? fournirait, pour de
l'argent, aux Prussiens, de quoi établir les batteries qui devraient
tirer sur toi!...

C'est dégoûtant, hein? C'est infâme? Oui, je sais bien... mais c'est
logique, après tout. Ou plutôt, ce serait logique s'il n'y avait pas le
patriotisme... L'intérêt! l'intérêt!... Le paysan, au moins, ne cache
pas sa haine de la guerre. Il ne se met pas de masque sur la figure; il
vous donnerait tous les drapeaux du monde pour un quarteron de pommes...
Mais le bourgeois! ce mouton affublé d'une peau de tigre! cet imbécile
qu'un plumet rend enragé et qu'une épaulette fait rêver de batailles...
et qui ne comprend même pas, l'abruti, pourquoi les meneurs de nations
tiennent à faire, de temps en temps, un charnier de leurs peuples...

La guerre! l'ignoble guerre!... Oh! quand donc les peuples seront-ils
las de s'entre-tuer? Quand refuseront-ils l'impôt du sang?... Refuser
l'impôt du sang! Ah! bien, oui! Chauvin n'est pas mort... Attends un
peu, mon garçon, attends un peu, et tu verras de drôles de choses, plus
tard...

Tout le monde soldat... Tu verras ça... Plus de peuples: des armées.
Plus d'humanité: du patriotisme. Plus de progrès: des drapeaux. Plus de
liberté, d'égalité, de fraternité: des coups de fusil... Ah! saleté
humaine! Ah! bêtise! Ah! cochonnerie!.....

                                ***

Le père Merlin s'arrête devant moi.

--Je m'emporte, mon enfant, je m'emporte. Ces choses-là, vois-tu... La
guerre, je la hais.

--Oh! moi aussi, je la hais!

--Toi aussi? demande le vieux en souriant. Tu as déjà des convictions?

Et il ajoute, très sérieux:

--Alors, tu souffriras. Ce sont les convaincus qui souffrent.

                                ***

Quand je rentre à la maison, reconduit par le père Merlin, des tas
d'idées tourbillonnent dans ma tête. J'éprouve des sensations que je
n'ai jamais éprouvées. Je rêve de fraternité et de justice. Et tout le
reste me semble très bas, très bas.



                                    XXI


J'ai passé bien des jours tristes. A la maison, on a l'air de m'éviter,
de s'éloigner de moi comme d'une bête galeuse; ma soeur surtout affecte
un mépris de moi, un dédain de ma personne qui se traduisent de mille
façons. Quant à mon père, il se contente de ne m'adresser la parole que
lorsque la chose est tout à fait indispensable. Le temps n'est pas gai,
non plus; le froid est terrible et la neige tombe presque sans
discontinuer; la ville a un aspect lugubre. La famine menace Versailles;
les vivres commencent à manquer; les denrées les plus indispensables
font défaut ou sont hors de prix. On parle d'accaparement, de
spéculation sur la misère publique. On déblatère contre certains
commerçants dont la conduite est des plus louches, contre d'autres qui
se font les pourvoyeurs de l'ennemi.

Le préfet prussien s'est ému. Il s'est arrangé avec un groupe de
négociants dont fait partie mon père pour créer un immense entrepôt de
marchandises de toute nature, qu'on prendrait en Allemagne, pour
subvenir aux besoins du département. J'ai entendu mon père parler
plusieurs fois avec admiration de cette conception grandiose.

Cependant, depuis quelques jours, il se montre moins expansif. Il paraît
que l'opposition du conseil municipal, des événements imprévus, ont fait
échouer la combinaison, à la grande colère du préfet. Et ce
fonctionnaire, irrité de se voir accuser d'avoir voulu approvisionner
l'armée allemande avec l'argent français, a fait mettre le maire en
prison et a frappé la ville d'une amende de 50,000 francs.

--C'est une sale affaire, m'a dit le père Merlin, l'autre jour, sans
vouloir m'apprendre pourtant quel rôle avait joué mon père.

Un vilain rôle, j'en suis sûr. Ah! je suis bien content de pouvoir
passer, chez le bonhomme, la plus grande partie de mes journées. J'avais
craint, tout d'abord, qu'on s'effarouchât, à la maison, de la fréquence
de mes visites chez le vieux, qu'on me défendît de retourner chez lui.
Mais on n'a pas l'air fâché, tout au contraire, de mes longues absences;
ma présence gênait mon père et ma soeur; et eux qui faisaient grise mine
au père Merlin, depuis pas mal de temps, lui font bon visage,
aujourd'hui. D'ailleurs, il économise à mes parents des frais de
répétiteur; il me donne des leçons, «pour m'entretenir la main», dit-il.
Le fait est que j'apprends beaucoup avec lui--beaucoup plus qu'avec M.
Beaudrain.

                                ***

L'autre jour, j'ai appris, par hasard, une chose que je voulais savoir
depuis longtemps. J'ai appris ce que c'est que le concubinage. J'étais
seul dans le cabinet du vieux, au premier étage, lorsque, en regardant
par la fenêtre, du côté de la maison de Mme Arnal, j'ai été témoin d'un
spectacle qui m'a fortement étonné. J'ai appelé le bonhomme.

--Monsieur Merlin! vite, vite, venez voir!

--Quoi donc? m'a-t-il demandé d'en bas.

--Madame Arnal... Elle est contre sa croisée, dans sa chambre... et elle
embrasse le Prussien..., son blessé prussien... Tenez! tenez! elle
l'embrasse!

--Ce n'est que cela! a crié le vieux en redescendant les trois marches
qu'il venait de monter. Eh! parbleu, naturellement, qu'elle
l'embrasse... Un concubinage en règle...

Ah! c'est ça, le concubinage... Tiens! tiens! tiens!... Et Mme Arnal qui
disait que c'était si vilain?... Ah! ah! ah!... Un concubinage en
règle...

                                ***

Le moment me semble pourtant mal choisi pour embrasser les Prussiens...
Le bombardement de Paris a commencé hier et ç'a été, toute la nuit, un
roulement de tonnerre ininterrompu. Je n'ai pas pu dormir. Chacun des
coups de canon me faisait tressaillir dans mon lit et je me sentais
rougir, dans l'ombre, en pensant que mon père avait aidé à mettre en
batterie ces pièces qui crachaient la mort sur la grande ville.

Il a dû gagner de l'argent, avec les Prussiens, car il semble bien
joyeux depuis quelque temps. Une ombre, cependant, a passé sur son
front, ce matin, lorsqu'il a appris, par deux artilleurs allemands que
nous hébergeons, que les obus dépassaient la rue Saint-Jacques. Si le
chantier de Paris était atteint! Dame! pourquoi pas? Les artilleurs ont
désigné, sur un plan de la capitale, comme ayant déjà souffert des
projectiles, le Panthéon et le Luxembourg. Ah! sapristi!...

M. Legros se méprend à l'expression soucieuse du visage de mon père.

--Les Prussiens, dit-il, veulent prendre Paris par la famine et ils ne
tiennent pas, les brigands, à imiter nos zouaves à l'assaut de
Sébastopol. Mais, soyez tranquille, un de ces jours, les nôtres vont
faire une sortie en règle et forcer les casques à pointes à sortir de
leurs retranchements. Ah! si les Français venaient seulement jusqu'à
Versailles! nous sommes ici dix mille hommes...

                                ***

Oui, dix mille hommes--dix mille hommes qui assistent, le 18 janvier, à
la proclamation de l'Empire d'Allemagne. C'est dans la galerie des
Glaces, au château, que Guillaume ressaisit la couronne de Frédéric
Barberousse. Et, le soir, une fête triomphale a lieu à la préfecture,
illuminée à giorno, enguirlandée de lierre et de rubans, pendant que des
musiques militaires, des retraites aux flambeaux, parcourent la ville.
La foule regarde, applaudit même, comme elle a déjà regardé et applaudi
lorsque des réjouissances semblables ont célébré la capitulation de
Metz.

--L'Empire d'Allemagne, me dit le père Merlin à qui je vais donner des
détails sur la cérémonie, et que je trouve en train de frotter avec
rage; l'Empire d'Allemagne! oui... l'union des races, l'homogénéité des
peuples!... Ah! la bonne blague! l'assemblage des forces militaires,
plutôt! Le parquage de la chair à canon... Chauvin peut battre la caisse
des deux côtés du Rhin, maintenant... Ça présage un avenir tout rose à
la civilisation... Patriotisme: caporalisme... Tiens, laisse-moi
tranquille aujourd'hui. Je frotte...!

Et le vacarme de la brosse heurtant les boiseries recommence, et la cire
continue à rayer le parquet... Mais, le lendemain matin, 19 janvier,
c'est un autre bruit qu'on entend. Le fracas de la canonnade augmente,
semble se rapprocher et, à plusieurs reprises, le crépitement de la
fusillade arrive à nos oreilles. Une bataille est engagée non loin de
nous, une bataille terrible, sans doute.

--C'est probablement la grande sortie, dit ma soeur.

                                ***

Toute la journée, nous attendons, anxieux. La lutte continue, sans
interruption; on dirait, au bruit des détonations qui devient plus clair
d'heure en heure, que les Français gagnent du terrain. On dit déjà
qu'ils sont vainqueurs, qu'ils ont enlevé les redoutes de Montretout,
qu'ils marchent sur Versailles par Vaucresson, que Guillaume et Bismarck
se sont sauvés à Saint-Germain...

Oui, ils sont vainqueurs! Des trompettes à cheval parcourent la ville en
sonnant l'alarme; la cavalerie et l'artillerie prussienne défilent au
grand trot, les régiments d'infanterie se succèdent sur la route de
Saint-Cloud...

Le soir vient, que la bataille dure encore. Les réserves allemandes sont
massées, l'arme au pied, dans les avenues. Demain, sans doute, les
Français entreront à Versailles. Les Prussiens se sentent perdus. Dans
sa rage, la landwehr de la garde a envahi de force les maisons du
boulevard de la Reine et les a dévastées...

Mais il fait jour, et nous attendons en vain le pétillement de la
mousqueterie; nous n'entendons que la grosse voix des canons allemands
qui, régulièrement, lancent leurs obus sur Paris. Et puis, des fanfares
éclatent, des musiques qui jouent des marches triomphales; ce sont les
Prussiens qui reviennent, chantant à pleins poumons, traînant derrière
eux des Français prisonniers.

                                ***

--Maintenant, Paris doit se rendre, nous dit en rentrant chez nous un
officier de dragons bleus que nous logeons depuis quelques jours.

Et nous comprenons que le dragon ne ment pas, que la chute de la
capitale n'est plus qu'une affaire d'heures. Coup sur coup, l'ennemi
nous apprend qu'une insurrection terrible a éclaté à Paris, le 22, que
les Français ont été battus à Saint-Quentin et que l'armée de l'Est est
en déroute. Nous sommes résignés à tout. Et, lorsque la nouvelle de la
capitulation se répand dans Versailles, le 26, elle nous laisse presque
insensibles.

Depuis quatre mois nous vivons complètement isolés, sans communications
avec la province et avec Paris, sans nouvelles précises même des
opérations qui ont lieu tout à côté de nous. Nous avons d'abord espéré,
puis attendu la délivrance; mais, peu à peu, le découragement nous a
abattus, la démoralisation nous a gangrenés et affaiblis. Une torpeur
insurmontable, un engourdissement invincible nous ont saisis, nous ont
rendus incapables du moindre effort, de toute résolution, et nous nous
sommes trouvés, un beau jour, beaucoup plus Prussiens que Français. Il
fallait un coup de tonnerre, un événement imprévu, comme la sortie du 19
janvier, pour nous tirer de notre léthargie, pour produire chez nous une
surexcitation factice. Et lorsque les Allemands revenaient vainqueurs,
lorsque notre espoir se trouvait déçu, nous nous assoupissions, de
nouveau, avec accablement, en attendant la chute finale.

Moi, je l'ai souhaitée, cette chute, je l'ai désirée ardemment.
J'étouffe, je me sens empoisonné peu à peu par l'air vicié que je
respire depuis de longs mois. Sous l'influence du milieu dans lequel je
vis, je sens ma conscience s'endormir, mon esprit se paralyser; je veux
en sortir, en sortir à tout prix, de ce milieu que je hais. Je ne veux
pas grandir dans l'étouffante atmosphère familiale, comme les plantes
qu'on fait pousser dans les serres chaudes où montent des vapeurs
malsaines, et qui s'étiolent lorsqu'on leur fait voir le soleil. Je veux
grandir à l'air libre. Je ne veux pas vivoter. Je veux vivre.

Oh! que je voudrais être un homme! Tous les jours...

Ce matin, encore! Les deux Alsaciens, Hermann et Müller, sont arrivés
devant la porte du chantier avec des voitures remplies de meubles. Ils
ont demandé à mon père s'il ne pourrait pas, pendant quelques jours
seulement, mettre à l'abri le contenu de leurs charrettes. Ils ont
appris, disent-ils, que les Prussiens ont résolu d'incendier Saint-Cloud
et, immédiatement, ils ont entrepris de déménager les choses les plus
précieuses--pour les rendre plus tard à leurs propriétaires.

--Nous nous zommes téfoués bour saufer ze que nous afons bu, a sangloté
Müller.

Et Hermann a ajouté:

--Bour guelgues chours zeulement, monsieur Parpier?

Mon père a hésité et je l'ai entendu qui disait tout bas à ma soeur:

--Ce sont des filous, tu sais.

Ma soeur a fait un signe de tête affirmatif; et, aussitôt, elle s'est
approchée d'une des voitures.

--Mais c'est une commode Louis XV que vous avez là? Et une horloge de
Boule? Et une glace de Venise.

--Foui, matemoiselle, a répondu Müller. Tes obchets brézieux. Et si
matemoiselle feut nous vaire l'honneur te les agzebder en soufenir te
regonnaizzanze, nous zerons fraiment pien honorés.

Ma soeur a rougi--très légèrement--mais elle a accepté. On a rangé les
meubles sous un hangar.

                                ***

Et, ce soir, nous apprenons que les Allemands ont mis le feu à
Saint-Cloud et que la ville entière est en flammes...

Oh! que je voudrais être un homme!



                                XXII


Jules est revenu. Il est revenu sans nous prévenir, profitant de
l'armistice, au moment où nous l'attendions le moins. Et ma soeur, en
l'apercevant, a pâli et poussé un cri comme si elle avait marché sur un
crapaud. Il est revenu chargé de vivres--il croyait Versailles dénué de
tout.--Il a apporté avec lui un pain de sucre, une dizaine de livres de
chocolat, du café, du thé, du vermicelle, un tas de choses qu'il a
trimballées tout le long de la route stratégique n° 15--une route
horriblement longue que son sauf-conduit l'obligeait à suivre, à
pied.--Il ne m'a même pas oublié, l'excellent garçon; il me donne un
beau livre, un beau livre doré, que Léon a absolument voulu m'envoyer.

--Et Léon, comment va-t-il? Et mademoiselle Gâteclair, a-t-elle beaucoup
souffert, pendant le siège? Vous ne saviez donc rien de Versailles?

Des masses de questions auxquelles Jules répond de son mieux. Il n'a pas
beaucoup changé; il a un peu maigri, seulement.

--Ah! nous étions si inquiets! si inquiets! fait Louise en joignant les
mains et en prenant sa figure de fausse madone. Nous avons bien souvent
pensé à vous, allez!

C'est dégoûtant. Pas une fois--pas une seule fois--je ne lui ai entendu
prononcer le nom de son fiancé.

--Et les affaires? demande mon père. Ça ne va pas fort, hein?

--Oh! non, pas fort, répond Jules, pas fort du tout.

Et il nous apprend que la maison Cahier et Cie, comme beaucoup d'autres
maisons de la capitale, a reçu une rude atteinte. On sera obligé d'y
mettre du sien, de tous les côtés. Ainsi, il a accepté, lui, une
diminution de plus de moitié sur ses appointements.

--Je ne pouvais pas faire autrement, vous comprenez. Il m'est impossible
d'abandonner une maison à laquelle je suis aussi attaché; ça durera ce
que ça durera; pas longtemps, espérons-le. Et puis, je crois qu'il y a
là-dedans une question de patriotisme. Si tout le monde jetait le manche
après la cognée...

--Oh! évidemment, dit mon père.

Mais il me semble qu'il vient de faire la grimace, et Louise, j'en suis
sûr, a esquissé une petite moue que je connais très bien: sa moue de
déception. Ah! ma cocotte! ils sont loin, tes dix-huit mille francs! Tu
peux courir après.

    Rage, rage, rage,
    Tu mangeras du cirage...

Jules a dîné avec nous, naturellement.

--Hein! Ça fait plaisir, de manger du pain blanc! lui dit mon père.

Et la viande fraîche, et les légumes verts, voilà ce qui lui fait
plaisir! Ce qui devrait lui fait plaisir, tout au moins. Mais Jules ne
connaît pas son bonheur. Il n'a pas l'air très joyeux. Souffre-t-il du
peu de sympathie que nous semblons lui témoigner, de notre manque de
démonstrations amicales, de laisser-aller? Le plaisir de manger du pain
blanc ne lui suffit-il pas? Le fait est que, malgré ses efforts pour
paraître gai, il est morose.

--J'aurais dû vous prévenir de mon arrivée, dit-il à la fin du repas.
Quand on n'attend pas les gens, on est tellement surpris...

--Oui, oui, dit Louise. L'émotion, le plaisir...

--Mais que voulez-vous? Les communications sont encore si difficiles!
Et, à vrai dire, je n'y ai même pas pensé. J'avais si grande envie de
vous voir...

                                ***

Jules est parti le lendemain matin. Son sauf-conduit n'était valable que
pour quarante-huit heures, jours d'arrivée et de départ compris. Nous
l'avons accompagné jusqu'à la porte de la ville. Louise, en le quittant,
s'est contentée de lui tendre la main. Il avait l'air très triste.

--Espérons que nous nous reverrons avant peu, a dit mon père. Tout fait
présumer que les hostilités ne seront pas reprises et qu'on va signer la
paix.

--C'est plus que probable, a répondu Jules. Aussi, à bientôt.

                                ***

Il est probable, en effet, que la paix va être signée. En attendant,
l'article 2 de la convention conclue entre Jules Favre et Bismarck rend
la France à elle-même. Les élections ont lieu sous la direction du maire
de Versailles chargé des fonctions du préfet. Le département de
Seine-et-Oise a élu Thiers, Jules Favre et Gambetta. Mon père a voté
pour Jules Favre.

Il ne sait pas pourquoi.

M. Legros a voté pour Thiers et il sait pourquoi. C'est pour pouvoir
faire un calembour. Le marchand de vins du coin a voté pour Gambetta et
M. Legros répète toute la journée, en riant:

--Les marchands de vin aiment Gambetta et les marchands de tabac,
Thiers.

                                ***

L'assemblée ainsi élue doit discuter les préliminaires de la paix. Pour
baser la demande d'indemnité qu'ils doivent présenter à la France, les
Prussiens font le calcul des dépenses auxquelles ils ont été entraînés
pour soutenir la guerre. Ils y ajoutent le montant des contributions et
réquisitions de toute nature dont l'Allemagne a été victime, de 1792 à
1815.

--Le compte de la Prusse seule, m'a dit le père Merlin, s'élève à six
milliards.

--Six milliards!

--Pas un sou de moins. Nous payons les dettes du premier Empire, mon
ami, en même temps que celles du second. Et remarque bien que si les
Allemands, maintenant, en pleine trêve, frappent les départements
occupés par eux d'énormes contributions de guerre, remarque bien que
s'ils agissent ainsi contre tout droit, ils s'appuient sur des
précédents. Ils peuvent opposer à nos réclamations, comme ils le font,
du reste, des actes semblables accomplis en Europe, et particulièrement
en Prusse, par Napoléon le Grand... Ah! c'est beau, la guerre...

                                ***

Oh! oui, c'est beau!

Mon père m'a emmené avec lui, l'autre jour, visiter les environs, les
points qui dominent Paris, les endroits où les Prussiens avaient établi
leurs batteries, où ont eu lieu des combats.

Nous traversons Garches qui n'est plus qu'un monceau de ruines, le parc
de Saint-Cloud, sinistre. Le squelette du château, noirci par les
flammes, est effrayant. Les murailles percées à jour sont encore debout:
de grandes crevasses les fendent du haut en bas; le toit et les
planchers se sont effondrés en emplissant de décombres des salles où
tremblotent des lambeaux de tapisserie, où l'on entrevoit des morceaux
de bas-reliefs, des débris d'ornements. Les branches d'un lustre
émergent d'un tas de plâtras. Une corniche énorme est tombée tout d'une
pièce devant une porte dont les gonds en fer sont tordus. Des fenêtres
ne sont plus que des ouvertures sans forme, dont la bordure de pierre,
mangée par le feu, s'effrite; et d'autres, intactes, ont conservé leurs
barres d'appui et leurs persiennes qui claquent au vent. A un mur tendu
de bleu, au dernier étage, un tableau est accroché dans son cadre d'or,
au-dessus d'une cheminée qui branle.

Il y a des allées du parc qui sont pleines de tombes. Des tombes sans
croix qui ont l'air de morceaux de bourrelets posés sur le gazon des
tapis verts. De grands arbres coupés au pied se sont abattus avec leurs
branches en mutilant des statues. Des retranchements sont élevés
partout, des épaulements, des palissades, des chevaux de frise; et,
derrière les balustrades des terrasses, des rails de chemin de fer ont
été entassés les uns sur les autres. Des allées nouvelles ont été
ouvertes avec la hache pour livrer passage aux obus.

Partout la mort, la dévastation. Saint-Cloud est presque complètement
brûlé. Les murs des maisons restées debout sont percés de meurtrières et
garnis de créneaux, des tranchées sont creusées dans les jardins et des
arbres fruitiers ont été coupés par le milieu et aiguisés comme des
piques pour hérisser les abords des retranchements. Des barricades ont
été élevées avec des meubles, des charrettes, des voitures de ferme, des
charrues. Les ponts ont sauté. A Sèvres, dans le quartier qui avoisine
la Seine, les maisons sont éventrées par les bombes. Et, comme nous
passons, des soldats vendent publiquement aux enchères les meubles des
habitations désertes: il y a là des convoyeurs prussiens qui ont arrêté
leurs fourgons chargés d'objets volés,--et des brocanteurs français.

Ah! oui, c'est beau; ça fait partie du programme de la guerre, tout ça.
Et ce qui en fait partie, aussi, c'est l'entrée de l'armée victorieuse
dans la capitale ennemie. Les Allemands ne l'ont pas oublié. Nous avons
appris, le 25 février, qu'ils doivent faire prochainement leur entrée
triomphale à Paris.

Ils partent pour ce triomphe, en effet, le 2 mars, musique en tête, tout
fiers d'effacer ainsi la honte de l'entrée de Napoléon à Berlin, après
Iéna.

--Maintenant, dit le père Merlin, la France n'a plus qu'une chose à
faire: c'est de chercher un nouveau Napoléon. Et tu verras qu'elle ne
mettra pas longtemps pour le trouver... Il n'a pas besoin d'être en
vrai. Il peut être en toc. Ça ne fait rien.

                                ***

Le 5 mars, nous voyons entrer chez nous Mme Arnal appuyée au bras de son
mari. M. Arnal a obtenu, lui aussi, un sauf-conduit qui lui permet de
passer quarante-huit heures à Versailles.

--Dire qu'on n'a pas encore signé la paix! s'écrie Mme Arnal en frappant
du pied. Quand on pense que tu es obligé de retourner à Paris, mon gros
chien-chien!

Et sans se gêner, devant nous, ma foi, elle saute au cou de son mari.

--Pauvre mignonne, dit M. Arnal très ému, en se débarrassant de
l'étreinte conjugale, comme tu as dû t'ennuyer! surtout dans la
compagnie d'un éclopé, en tête à tête avec un malade!...

--Oh! Adolphe! Tu ne t'en fais pas une idée! Les jours, ça passait
encore, mais les nuits, les nuits!... Et ces idées qu'on se fait...
ces... idées... quand on n'a pas de nouvelles...

--Ah! ma foi, assure M. Arnal, je n'ai pas ri tout le temps, moi non
plus. Mais, maintenant... Oh! à propos, j'avais oublié; il faut que je
vous montre...

--Quoi donc? demande mon père.

M. Arnal sort de la poche de son gilet un papier plié en huit, le déplie
avec soin et nous le tend, triomphant. C'est une caricature représentant
un gamin de Paris brûlant du sucre, sur une pelle rouge, derrière le dos
des Prussiens qui s'en vont, dans l'avenue des Champs-Elysées.

--Hein? qu'est-ce que vous en dites?... C'est fameux!



                                   XXIII


Nous sommes redevenus Français. Les Allemands doivent demeurer encore
quelque temps sur la rive droite de la Seine, mais Versailles est
débarrassé de leur présence. Les communications sont rétablies. Mon père
en a profité pour aller à Paris--d'où il est revenu songeur.

Une conversation qu'il a eue, le soir, avec Louise, m'a mis au courant
de ses perplexités. Il paraît que la situation de notre chantier de la
rue Saint-Jacques n'est point bonne, mais que celle du chantier des
_Grands Hommes_ est déplorable.

--Ah! dit mon père, il y aurait là une affaire magnifique... Le
propriétaire des _Grands Hommes_ est à bout de ressources... Il n'a pas
gagné d'argent pendant la guerre, lui... Avec quelques billets de mille
francs... Hein? vois-tu ça d'ici, Louise? acheter les _Grands Hommes_,
ne faire des deux établissements qu'un seul... un seul, énorme,
colossal... réserver une large place à la menuiserie; et, qui sait?
peut-être entreprendre la fabrication des meubles... faire concurrence
au Vieux Chêne. Vois-tu ça d'ici, hein?...

Et il renfourche son dada, se laisse travailler sans relâche par son
idée fixe. Oui, quelques billets de mille francs! Ah! si cette vieille
canaille de père Toussaint n'avait pas mis la main sur le magot de la
tante Moreau! Si l'on avait pu prévoir!...

--Ah! le vieux gredin! la vieille crapule! le vieux voleur! Dépouiller
ses petits enfants! Les mettre sur la paille! Leur enlever le pain de la
bouche!... Et vous verrez qu'il ne crèvera pas, le vieux chenapan, qu'il
ne nous débarrassera pas de sa carcasse!... Vous verrez ça... Crapule,
va!...

Mon père ne dérage pas. Quelquefois il passe sa colère sur moi.

--C'est toi qui es cause de tout. Si tu avais été moins bête! Ah! je
t'apprendrai à faire l'imbécile, idiot!

Pour éviter les discussions, je reste peu chez nous. Je vais voir Léon
et Mlle Gâteclair qui viennent d'arriver à Versailles.

                                ***

C'est drôle, Léon est convaincu que les Français ont été vainqueurs. Je
ne sais pas comment il s'arrange, mais c'est comme ça. Il admet bien
qu'en définitive nous sommes battus, mais battus sans l'être, battus
avec le beau rôle, battus pour la forme. Il prétend qu'au fond, en
poussant jusqu'au bout l'examen des faits, en approfondissant la
question, il est impossible de douter de notre succès définitif. C'est
un succès moral, ce succès-là; mais enfin c'est un succès--et le plus
grand.

--Crois-tu, par exemple, me demande-t-il, que Paris en deuil, silencieux
et digne, assistant avec une hauteur méprisante à l'entrée des
Prussiens, n'a pas remporté sur l'ennemi une grande victoire morale?

Je n'en sais rien.

--Et puis, vois-tu, continue Léon, dans cette guerre, nous nous sommes
conduits autrement que les Prussiens. Ils ont agi en barbares, et nous
en chevaliers. Ah! si nous n'avions pas été trahis!... Tiens! regarde ce
morceau de pain noir que nous avons fait encadrer. Regarde-le, et
dis-moi si une population qui se résigne à en faire son unique
nourriture pendant de longs mois, n'est pas une population héroïque.
Trouve-moi beaucoup de villes capables de faire ce qu'a fait Paris!

Je crois qu'on en trouverait pas mal. Léon a évidemment une aptitude
toute spéciale à expliquer et à justifier nos revers.

--C'est que je suis un bon Français, un patriote!

Je m'en doutais.

Là-dessus, il me fait voir une quantité de dessins et de gravures qu'il
a rapportés de Paris, des chromolithographies représentant l'Alsace et
la Lorraine en deuil, avec une fleur tricolore dans les cheveux, la
France prise à la gorge par un Prussien ivre qui tient une torche à la
main; et, enfin, il déroule une grande image, enluminée de couleurs
criardes, où l'on voit trois dames habillées, la première en bleu, la
seconde en blanc, la troisième en rouge, qui passent, la tête haute,
devant un groupe d'officiers allemands, verts de rage. C'est intitulé:
«A Metz. Quand même!»

--Jamais les Prussiens n'auront le coeur de l'Alsace, dit Léon.

Mais il se souvient qu'on vient de faire une chanson là-dessus. Et il
ouvre de beaux livres, dorés sur tranche, à couvertures multicolores,
qui tous parlent de la guerre. Tous, ils exaltent les actions héroïques
des Français, ils célèbrent leur bravoure, ils chantent leur grandeur
d'âme, et, comme intermède, ravalent les Allemands et les dénigrent sur
tous les tons. Ils sont illustrés, ces livres-là; et les gravures qu'ils
renferment vous font assister à la défense de Belfort, de Bitche, à la
bataille de Coulmiers, au combat de Bapaume, aux charges des dragons de
Gravelotte, des cuirassiers de Reischoffen...

--Trouve-moi des faits pareils à l'actif des Prussiens, me dit Léon.
Trouves-en et tu me les apporteras.

--Oui, je te les apporterai.

                                ***

Je ne peux pas, malheureusement. Brusquement on me défend de continuer à
fréquenter Léon. On prétend que sa société m'est nuisible, qu'il fume,
qu'on l'a rencontré dans la rue la cigarette à la bouche: des prétextes
qui n'en sont pas. La bonne, que j'interroge, m'apprend que Jules est
venu à la maison dans la journée et qu'il a tenu avec mon père une
longue conversation.

Il est parti avec une figure longue comme ça.

--Mon pauvre monsieur Jean, je crois que vous n'irez pas à la noce cette
année.

Que s'est-il passé? Je le demande au père Merlin qui se contente de
hausser les épaules en esquissant le geste qu'on fait pour compter des
pièces de cent sous.

--Pauvre Jules!

--Comment! dit le vieux, tu le plains? Je croyais que tu lui portais
beaucoup d'intérêt, pourtant.

Je ris, pendant que le père Merlin me fait signe de m'asseoir.

--Mon enfant, je dois t'annoncer que mes démarches auprès de ton père
ont abouti. Je suis parvenu à lui faire comprendre qu'il était dans ton
intérêt d'aller passer quelque temps dans un établissement scolaire.
Aussitôt que la tranquillité sera complètement rétablie, on t'enverra à
Paris, dans un lycée, pour continuer tes études. Ce n'est pas gai, un
collège. C'est, pour beaucoup, une prison. Ce ne sera pas gai pour toi
non plus, sans doute; mais tu m'as dit toi-même que tu aimais mieux
vivre entre les quatre murs d'un bâtiment noir que dans un milieu que tu
exècres... Tu travailleras. Le travail fait passer le temps... fait
passer bien des choses. Tu grandiras vite; et, plus tard, ma foi... plus
tard, comme je n'ai pas d'enfant... comme j'ai eu le malheur de perdre
mes enfants... eh! bien, nous verrons... je serai toujours là, tu sais.

Très ému, je serre les mains du vieillard.

--Quand croyez-vous qu'on rouvrira les lycées, monsieur Merlin?

--Bientôt, probablement.

                                ***

C'est aussi l'opinion de M. Beaudrain. Nous venons de recevoir une
lettre de lui. Il nous apprend qu'il va revenir «dans nos murs» très
prochainement. Il nous explique aussi de quelle façon il a passé le
temps, dans son exil. Il a fait des vers: une pièce de vers qu'il
adresse à Gambetta, le coryphée de la guerre à outrance. M. Beaudrain
nous laisse entendre que c'est peut-être un moyen très habile d'obtenir
les palmes d'officier d'académie. Pourtant, il se trouve fort
embarrassé; il n'a pas tout à fait terminé sa pièce.

«Les derniers vers, dit-il, me donnent beaucoup de mal. Je me suis
arrêté à ce distique:

    Tu compris...

«(Je tutoie M. Gambetta, mais c'est une chose permise en poésie. Voyez
notre maître Boileau.)

    Tu compris qu'il fallait élever notre coeur
    Et, si l'on succombait, tomber, _non sans grandeur_.

«C'est précisément ce: _non sans grandeur_ qui cause mon tourment. Il me
semble faible, point assez expressif. J'avais d'abord mis: _avec
honneur_. Mais je crois avoir déjà lu cette fin d'alexandrin quelque
part. J'ai dépouillé, il est vrai, sans la rencontrer, plusieurs
recueils de poésies, mais je ne suis pas encore complètement rassuré. Un
auteur qui se respecte doit redouter avant tout une accusation de
plagiat. Réflexion faite, je laisserai peut-être: _non sans grandeur_.
Et pourtant...»

Espérons qu'il se décidera.

--Si M. Beaudrain revient, dit mon père en fermant la lettre, c'est que
nous n'avons plus rien à craindre.

Je le crois aussi.

                                ***

Mais, tout à coup, le soir du 18 mars, le bruit se répand dans la ville
qu'une insurrection terrible vient d'éclater à Paris.



                                XXIV


Versailles offre depuis quelques jours un spectacle étrange. Ainsi que
le péristyle d'un théâtre, désert et silencieux pendant la
représentation de la pièce, se remplit de spectateurs bruyants aussitôt
que le rideau a caché la scène, la ville du Grand Roi, si taciturne et
si triste, a vu tout à coup envahir ses rues et ses boulevards
tranquilles par l'agitation apeurée d'un peuple en fièvre. Autour de
l'Assemblée qui siège dans le château sont venus se masser les émigrés
de Paris fuyant devant la Commune. Deux cent mille réfugiés, appartenant
à toutes les classes de la société, sont accourus s'abriter derrière les
baïonnettes des soldats qu'on fait revenir d'Allemagne et qu'on se hâte
d'armer et de former en régiments pour combattre l'insurrection.

Les troupes qui se sont échappées de Paris, les gendarmes, les sergents
de ville qui ont entouré leurs képis d'un manchon blanc, les prisonniers
sortis des forteresses de la Prusse et qui arrivent par grandes masses,
sont campés sur les avenues, sur les places, au camp de Satory. Les
opérations sont commencées, déjà. Thiers n'a pas voulu perdre de temps.
Et les jeunes élégants, les fonctionnaires, les cocottes et les femmes
du monde qui paradent dans les rues en toilettes de deuil, peuvent
aller, le soir, en sortant du théâtre où des acteurs illustres jouent
des vaudevilles célèbres, entendre les canons français cracher leurs
obus sur la grande ville où flotte le drapeau rouge.

Les émigrés se sont casés où ils ont pu, dans les hôtels et dans les
maisons, dans les greniers et dans les caves. Nous en logeons deux, chez
nous: M. de Folbert--un fonctionnaire, un chef de bureau au ministère
des finances--et sa mère.

M. de Folbert est tout petit; haut comme Tom Pouce à genoux. Il a une
mine de pain d'épice et des attitudes de pantin. Quand il fait un geste,
on dirait qu'un imprésario, caché derrière lui, vient de tirer une
ficelle. J'y ai été pris, dans les premiers temps. Mais il n'y a rien,
derrière M. de Folbert,--rien que les deux boutons d'une redingote
sanglée sur sa poitrine de bambin et qui cache ses genoux cagneux.--Il
doit y avoir aussi un fond de culotte lustré par l'abus des ronds de
cuir, mais la redingote le voile. Je ne l'ai pas vu.

M. de Folbert est très solennel. Lorsqu'il parle, il se tient raide
comme un manche à balai; son cou s'allonge, ses yeux tournent, ses
petites épaules remontent. Elles sont si étroites que j'ai toujours peur
d'en voir passer un morceau par l'échancrure du faux-col. En politique,
il est modéré comme une lampe carcel remontée par une main circonspecte.
Il s'exprime en phrases officielles:

--La hiérarchie... les préopinants... les statuts organiques... la
prépondérance administrative de l'État....

Il est très poli. Il dit:

--Voudriez-vous être assez aimable pour avoir l'extrême obligeance de me
faire parvenir la salière?

Il me fait suer.

Sa mère est une vieille personne solennelle, à figure longue, pâle,
pâle--couleur de riz au lait.--Elle a des anglaises.

Mon père professe une admiration sans bornes pour son locataire.

--Une intelligence hors ligne. Un homme d'avenir. Il ira loin.

Sans échasses? Peut-être bien. M. de Folbert a un oncle député, un oncle
à héritage, s'il vous plaît, et très populaire dans sa circonscription;
cet oncle, fatigué de la vie politique, n'attend qu'un signe du neveu
pour lui céder son siège à la Chambre.

--Quel avenir! répète mon père émerveillé.

Depuis qu'elle a entendu parler de la succession politique et
financière, Louise fait les yeux doux au chef de bureau; elle lui lance
même de temps en temps, à la dérobée, de petits coups d'oeil américains.
Est-ce que ma soeur aurait l'idée?... Eh! eh! pourquoi pas?... Madame
_de_, ça fait bien Madame _de_... Tout le monde ne s'appelle pas madame
_de_. Et puis, elle serait dépu... Dit-on _députée_ ou _députète_?

                                ***

Le fait est que M. de Folbert a le bras long--au figuré.--Il a fait
obtenir à mon père la construction d'une énorme ambulance en bois, dans
le grand terrain vague qu'on voit des fenêtres du père Merlin, et où les
Prussiens avaient établi un dépôt de charbons. Mon père pousse le plus
possible les travaux de cette ambulance--qui doit lui rapporter
gros.--Une chose, pourtant, le désole; c'est de ne pas pouvoir employer
des piles entières de planches pourries qui moisissent dans le chantier
de la rue Saint-Jacques.

--Ç'aurait été si facile de placer ça ici. Ça aurait passé comme une
lettre à la poste. De belles planches toutes neuves!... Est-ce assez
malheureux!

Il a une peur, aussi: c'est que la Commune ne dure pas assez pour qu'il
ait le temps d'achever sa construction.

--C'est qu'on me ferait une réduction sur le prix convenu... Pourvu que
les communards se défendent encore un mois!...

Mais, bientôt, une crainte encore plus terrible le saisit.

Germaine est venue nous voir, en cachette.--Elle a appris à mon père que
le père Toussaint, depuis le départ des Allemands, mène une vie de
polichinelle.

--Et, depuis que les femmes de Paris sont venues ici, depuis qu'il y a
des cocottes dans la ville, il ne se contente pas d'aller les voir. Il
les amène au Pavillon, où il s'est installé.

--Quelle honte! s'écrie Louise.

--Et vous verrez, continue Germaine, vous verrez que ça finira mal. Je
fais ce que je peux pour le retenir, mais, bernique... Oh! il lui
arrivera malheur, pour sûr!... Un homme sanguin et fort comme lui...
Car, c'est un vrai taureau, vous savez, malgré son âge. Il se met dans
des états, je ne vous dis que ça! Et c'est toujours après déjeuner ou
après dîner, quand il s'est empiffré de nourriture, qu'il...

Mon père interrompt brutalement Germaine.

--Laissez-nous tranquille avec ça! Ne nous racontez pas ces ignominies.
Respectez les autres, si vous ne vous respectez pas.

--Ce que j'en disais, reprend la bonne, c'était pour vous montrer que
vous devriez lui faire un peu de morale. Je ne sais pas ce que vous avez
ensemble, mais, en qualité de parent.....

--Je ne veux pas le voir en peinture, entendez-vous? votre vieux grigou!
Et je vous défends de m'en parler. D'abord, je ne sais pas pourquoi vous
venez ici.

--Pour votre bien, monsieur, pour sûr.

Et elle revient, pour notre bien, à peu près tous les trois jours.

La dernière fois, elle a pris mon père à part et mon père, au lieu de
l'éconduire, l'a entraînée dans la salle à manger où il l'a écoutée
longtemps. Quand il est sorti, il était blanc comme un linge.

                                ***

Je sais, à présent, ce que lui a appris Germaine. Le père Toussaint a
amené au Pavillon une femme avec laquelle il vit maritalement et à qui
il a promis le mariage; et la dame, en attendant, fait défiler ses amis
et connaissances dans la maison où est morte la tante Moreau et où ont
lieu, maintenant, des orgies à faire rougir un templier. Mon père a
appris autre chose encore; il a été mis au courant des bruits qui
courent à Moussy sur le compte de mon grand-père.

Les premiers jours, il a réussi à se contenir. Mais, à présent, sa
colère éclate à chaque instant en imprécations terribles:

--Le vieux cochon! Le vieux traître! Un bandit qui mérite la mort dix
fois pour une! Ah! si l'on disait ce qu'on sait! Si l'on disait ce qu'on
sait!

Ma soeur, qui s'aperçoit de l'effet déplorable que produisent ces
emportements sur les nerfs sensibles de Mme de Folbert et de son fils,
essaye de calmer mon père. Elle n'y réussit pas pour longtemps.

--Ah! si l'on disait ce qu'on sait! Dire qu'il ne tiendrait qu'à moi de
le faire fusiller!

Il répète ça, du matin au soir, au grand ennui des locataires qui
commencent à se scandaliser. Rien ne peut le distraire de ses idées de
vengeance, rien, ni l'achèvement de l'ambulance--qu'on va démolir, car
on s'est aperçu en haut lieu qu'elle ne pouvait rendre aucun
service,--ni la prise de Paris, le 22 mai, ni l'arrivée des bandes de
prisonniers que l'on traîne à Versailles.

--Vous devriez pourtant bien aller les voir, Barbier, dit M. Legros. Je
vous assure que ça en vaut la peine. Si vous saviez comme on les
arrange! Ah! les canailles! Et ils ne répliquent pas, je vous assure! On
les écharperait sur place, sans les soldats de l'escorte!

                                ***

Moi, j'ai été les voir, une fois. Je suis arrivé au bout de la rue
Saint-Pierre comme une colonne de ces malheureux passait sur l'avenue de
Paris, entre deux files de cavaliers. Des hommes en uniformes de gardes
nationaux, en habits civils, en haillons, blessés, éclopés, portant au
front la colère de la défaite et le désespoir de la cause perdue,
s'avançaient farouches, la tête haute, avec la vision de la mort. La
foule les huait. Des bourgeois, la face éclairée par la satisfaction
immonde de la vengeance basse, levaient sur eux leurs cannes, passaient
entre les chevaux des soldats pour cracher au visage des vaincus.
Derrière, venaient des femmes, toutes têtes nues; des femmes du peuple,
portant la jupe d'indienne, le tablier bleu, d'autres habillées de
riches costumes. On leur avait enlevé leurs ombrelles, à celles-là,
leurs ombrelles qui auraient pu les garantir du soleil, et qu'un dragon
avait accrochées à sa selle. Elles se hâtaient, les pauvres, faisant de
grands pas pour suivre la colonne, pendant que les injures et les coups
pleuvaient sur elles, pendant que des messieurs très bien leur jetaient
des insultes sans nom, que des dames du monde leur lançaient des
pierres.

Je me suis sauvé, écoeuré, et j'ai regardé longtemps, le soir, le ciel
tout rouge, sanglant, du côté de Paris, où la bataille continue.

Car la Commune ne veut pas se rendre, elle veut résister jusqu'à la
mort, et l'on annonce que ses soldats, en se repliant devant l'armée
versaillaise, pétrolent la ville et l'incendient.

Mon père est désolé. Il se souvient qu'il n'a pas renouvelé la police
d'assurances du chantier de la rue Saint-Jacques; il sait que les
communards occupent encore le quartier, et il attend, dans les transes.

                                ***

Un matin, on sonne. C'est le facteur. Mon père va lui ouvrir et revient,
en tenant une lettre à la main, rejoindre ma soeur et Mme de Folbert
assises sur un banc du jardin. Il déchire l'enveloppe, mais, au moment
d'ouvrir la lettre, il est pris d'un tel tremblement nerveux qu'il est
forcé de la passer à ma soeur.

--Tiens, lis... C'est de Paris...

Louise commence:

--Monsieur--Tout est sauvé...

--Hein? fait mon père. Tu dis?...

--«Tout est sauvé. Au moment de l'entrée des troupes nous avions pris
nos précautions. Nous avions mis en lieu sûr les fonds et les livres de
caisse...

Et elle continue pendant que mon père donne les preuves de la joie la
plus exubérante. Il s'est levé et se livre, pendant la lecture, à des
tentatives d'exercices chorégraphiques qu'il ne mène point toujours à
bonne fin. C'est égal, j'en suis tout étonné. Il a dû danser le cancan
dans sa jeunesse, mon père.

Il s'interrompt tout à coup.

--«Il était grand temps, lit ma soeur, que les Versaillais parvinssent à
percer le mur de la maison voisine et à se précipiter dans le chantier.
Les insurgés avaient déjà apporté du pétrole. Ils n'ont pas eu le temps
de s'enfuir. On en a tué huit sous la porte cochère...

--Huit! s'écrie mon père. Ah! tant mieux!

Ce _tant mieux_ m'entre dans l'oreille comme un coup de pistolet. Je
n'oublierai jamais ce cri-là.

                                ***

Second coup de sonnette. C'est Mme Arnal. Elle pleure à chaudes larmes.

--Ah! mes amis, ces canailles-là m'ont tout brûlé! Mon Dieu! Mon Dieu!

Elle se laisse choir sur une chaise pendant que Louise s'empresse autour
d'elle et veut absolument lui faire faire un choix entre un flacon de
sels et un verre d'eau sucrée.

--Oui... tout brûlé, continue-t-elle... tout perdu...

Et, au bout d'une minute:

--Heureusement que nous étions assurés et que mon mari avait mis en
sûreté la plus grande partie des marchandises. Comme ça...

--Vous serez indemnisés, fait mon père avec un geste égoïste.

--Oh! pour cela, j'y compte bien, s'écrie-t-elle. Et plutôt deux fois
qu'une. Il ne manquerait plus que cela!

Et elle se reprend à pleurer.

--Oui! Tout perdu!... Nos affaires allaient si bien... Et dire qu'il ne
me reste plus rien; rien, pas même un mouchoir pour m'essuyer les
yeux!...

Prenez le pan de votre chemise, alors.

Et la morale?

Embêtant!



                                   XXV


En descendant dans la salle à manger, à huit heures, Louise et moi, pour
le déjeuner du matin, nous trouvons notre père qui semble nous attendre
en se promenant de long en large. Son chapeau et sa canne sont posés sur
la table.

--Mes enfants, nous dit-il, j'ai une triste nouvelle à vous apprendre.
Votre grand-père est mort.

--Grand-papa Toussaint! s'écrie Louise. Ah! mon Dieu! quel malheur! Quel
épouvantable malheur!

Une foule d'exclamations qu'elle glapit, avec des gestes de désespoir.
Mais l'accent est faux, le geste exagéré; les inflexions brusques de
l'intonation, les soupirs, les contorsions du visage, tout est
contrefait, dissonant; et l'agitation outrée qu'affecte ma soeur achève
de défigurer le peu d'émotion qu'elle a pu ressentir. La voix de mon
père était plus franche. L'effroi que la mort apporte avec elle en
assombrissait le ton, mais il ne la mouillait pas, au moins, avec les
larmes hypocrites d'un désespoir factice.

--J'ai appris cette nouvelle, continue mon père, hier au soir, vers dix
heures, lorsque vous étiez déjà couchés. Je n'ai pas voulu vous en faire
part sur-le-champ. Vous n'auriez sans doute pas pu dormir de la nuit...

--Oh! non... oh! non... murmure Louise en sanglotant.

--Votre grand-père est mort hier, subitement, d'un coup de sang, à sept
heures et demie, après son dîner. Je vais aller à Moussy tout de
suite...

                                ***

Mais Mme de Folbert et son fils font leur entrée, et il faut recommencer
pour eux le récit de la mort du grand-père. Ils paraissent profondément
affectés. Mme de Folbert déclare que c'est un malheur irréparable.

--Pour les petits-enfants, voyez-vous, rien ne remplace les
grands-parents.

C'est aussi l'avis de Louise, car elle continue, dans son coin, à
pousser de longs soupirs entrecoupés de sanglots.

Tout d'un coup, je vois M. de Folbert, qui n'a rien dit jusqu'ici et qui
s'est contenté de secouer la tête de droite à gauche, se lever avec
précaution et s'approcher à petits pas de la chaise de ma soeur. Il
bredouille, tout en avançant, des paroles inintelligibles. Pourtant, en
prêtant l'oreille, on perçoit des bouts de phrases:

--C'est une grande... immense douleur, pour vous, mademoiselle... J'en
prends ma part, veuillez me faire l'honneur de le croire... Et si je
pouvais, si... j'osais espérer... s'il m'était permis... si j'étais
assez heureux pour voir des liens plus sérieux... non, plus solides...
non... oui, plus solides que ceux d'une simple amitié... unir nos deux
familles en la... nos deux familles si honorables... mademoiselle...

Il tend la main, il l'avance, timidement, prudemment, d'un centimètre
par seconde. Louise se lève, tamponne ses yeux une dernière fois et,
avec un énorme soupir, les yeux au plafond, elle met sa main dans celle
du chef de bureau.

Nous nous sommes levés, nous aussi. Et Mme de Folbert s'écrie en
étendant les bras comme pour s'assurer qu'il ne pleut pas:

--Soyez heureux, mes enfants!

J'ai déjà vu quelque chose comme ça, dans le temps, avec Jules. Louise
avait la même tête. Allons, elle sera dépu... Je ne sais toujours pas
comment on féminise ce mot-là. Il faudra que je regarde dans un
dictionnaire.

                                ***

Comme si j'avais le temps de regarder dans les dictionnaires! Il me
faut, toute la journée, faire des courses qui n'en finissent pas: aller
chez l'imprimeur pour commander des lettres de deuil, chez le chapelier
pour commander des crêpes, chez celui-ci, chez celui-là. Ma soeur aussi
se donne beaucoup de mal. Et c'est à peine si elle trouve une minute, le
soir, lorsque mon père revient de Moussy, pour lui dire à l'oreille:

--Une bonne journée, hein?

Oui, une bonne journée pour tous les deux. Mon père cache mal sa joie:
ma soeur va faire un mariage magnifique, sa dot est toute trouvée, et le
rêve qu'il a fait pendant dix ans est sur le point de se réaliser. Il va
pouvoir acheter les _Grands Hommes_ et fonder à Paris un établissement
important.

Pourtant, brusquement, il devient soucieux. Il se souvient qu'il a
trouvé dans les papiers du grand-père--qui n'a pas laissé de
testament--une note datant de plusieurs années déjà. Dans cette note le
vieux demandait que son corps fût inhumé à Versailles.

Mon père hésite à exaucer ce désir.

--Des tracas, des dérangements... Comme s'il ne serait pas aussi bien à
Moussy... D'ailleurs, ce papier est vieux. S'il avait eu le temps de
faire un testament, le père Toussaint aurait probablement changé
d'avis...

Malheureusement, il a eu l'imprudence de divulguer ce détail devant nos
locataires, et ma soeur le supplie d'exécuter les dernières volontés du
vieux.

--Ce n'est pas pour lui que je te le demande; c'est pour nous. Ça fera
mieux, à tous les points de vue. Ça fera voir que nous n'avons pas de
rancune.

--Pas de rancune... pas de rancune... gronde mon père.

Pourtant, il finit par se décider. Le grand-père sera enterré à
Versailles.

                                ***

Il sera enterré à Versailles, mais je n'aurai pas de vêtements de deuil.
Il faudra que je mette mon costume marron que je n'aime pas, qui me va
mal, qui me donne l'air d'un bonhomme en chocolat. J'ai vainement
représenté à mon père que des habits noirs seraient bien plus
convenables. Car, enfin, un costume marron...

--Ta, ta, ta. Tu le mettras tout de même. D'abord, le marron, c'est
deuil. Et puis, c'est assez bon.

                                ***

Et c'est habillé de marron que je suis le cercueil, depuis l'église de
Moussy où l'on a dit une messe jusqu'à la porte des Chantiers où les
employés de l'octroi visitent la voiture. Nous trouvons là la plus
grande partie des invités à qui nous avons donné rendez-vous, pour leur
épargner de trop grands dérangements, à l'entrée de la ville: M. et Mme
Legros, M. Merlin, M. et Mme Arnal, M. Hoffner...

Le Luxembourgeois se place à côté de mon père, lorsque le convoi se
remet en marche.

--J'ai trouvé la lettre de faire part, hier soir, en rentrant chez moi,
et je me suis empressé...

--Trop aimable, vraiment... Mais je n'ai pas eu le plaisir de vous voir
depuis quelque temps déjà...

M. Hoffner nous explique qu'en effet il avait momentanément quitté
Versailles. Il est resté à Paris pendant la Commune. Il a même profité
de la circonstance pour rendre quelques services au gouvernement. Il a
fourni des renseignements--des renseignements précieux--à ses risques et
périls. Le gouvernement, il convient de le dire, ne s'est point montré
ingrat. M. Hoffner a été récompensé, il le déclare lui-même, bien au
delà de ses mérites. Et, de plus, il va être l'objet d'une distinction
des plus flatteuses: on va lui donner la croix d'honneur.

--En vérité? fait mon père. Mes compliments, mes compliments... Et vos
amis, à propos, vos amis... messieurs Hermann et Müller... que sont-ils
devenus? Ils ont enlevé leurs meubles de mes hangars, l'autre jour, mais
j'étais absent, justement, et je n'ai pu leur parler. Sont-ils retournés
à Saint-Cloud? Reprennent-ils leur commerce?

--Non, non. Ils avaient l'intention de s'établir à Versailles, mais on
leur a offert un emploi, et, ma foi! ils ont accepté. Ils ont vendu...
rendu, c'est-à-dire, rendu--je veux dire rendu--tous les meubles qu'ils
avaient apportés de Saint-Cloud. Ils les ont rendus à leurs
propriétaires. Et maintenant, ils occupent une jolie position, à la
Présidence.

--A la Présidence! Ah! bah! Ah! bah!...

--Oh! on leur devait bien cela. Des Alsaciens! Des enfants de ces
malheureuses provinces sacrifiées... Les Alsaciens avant tout! Voilà le
mot d'ordre, aujourd'hui... Et c'est justice...

--Je crois bien!...

                                ***

Nous arrivons au cimetière. L'inhumation a lieu rapidement. Et, de
toutes les larmes qui se répandent sur la tombe du vieillard, ce sont
peut-être celles que je verse qui sont encore les plus sincères...

                                ***

La cérémonie est terminée; les fossoyeurs achèvent de combler la fosse.
On se sépare à la porte du cimetière. Ma soeur, les yeux tout rouges,
rentre en voiture à la maison avec Mme de Folbert et son fils. Moi, je
suis mon père qui se rend à pied chez l'imprimeur dont il veut acquitter
la facture. Le père Merlin nous accompagne.

Mon père semble déchargé d'un grand poids. Les idées funèbres ne le
tourmentent pas. Il parle de choses quelconques, de la pluie et du beau
temps, et enfin, de politique.

--Oui, nous avions raison de ne pas désespérer, pendant la guerre. Nous
avons été battus, c'est vrai, mais nous nous relevons dans la guerre
civile. Non, la patrie n'est pas morte! Elle est plus vivante que
jamais; et les Prussiens, à Saint-Germain et à Saint-Denis, assistent
avec rage à son réveil. Est-ce qu'on a le droit de douter d'un peuple
qui, pour vivre, n'hésite pas à couper le mal à sa racine, à s'amputer
héroïquement? Oui, nous avions raison. Il faut élever nos coeurs!
Debout! Encore plus haut! _Sursum corda!_ Il s'agit de prendre notre
revanche aujourd'hui. La grande! La définitive! La patrie est forte,
maintenant qu'elle vient de recevoir, dans sa victoire sur la Commune,
le baptême de sang nécessaire. Ce sang lave toutes les hontes passées:
nous n'avons plus de boue à essuyer, nous n'avons qu'une revanche à
prendre. Haut les coeurs!...

                                ***

Nous sommes arrivés sur la place d'Armes. Et je regarde les pièces
d'artillerie prises à Paris, canons de bronze, canons d'acier, canons
rayés et à âme lisse, obusiers et mitrailleuses, qu'on y a rangés
symétriquement, ainsi que de glorieux trophées. A droite, l'Orangerie,
où sont entassés les prisonniers; à gauche, les Grandes Écuries, où
siègent les conseils de guerre qui les jugent; en face, le plateau de
Satory, où on les fusille.

                                ***

Mon père continue:

--La revanche! La revanche terrible, sans pitié! l'anéantissement de
l'Allemagne! Que tout Français tienne le fusil! Tout pour la guerre!
Tout le monde soldat! Haut les coeurs!... Voilà ce que je pense, moi; et
je vous le dis comme je le pense, tout crûment. Je ne sais pas faire de
phrases, moi. Je suis un bon bourgeois...

Tout à coup, il s'arrête. Là-bas, débouchant de la cour du Château,
passant dans l'allée ménagée entre les canons parqués sur la place, une
voiture arrive au grand trot.

                                ***

--C'est Thiers! s'écrie mon père. Le vainqueur de la Commune! Le grand
patriote!

Et il ajoute:

--Il faut l'acclamer.

Le coupé approche rapidement. Par la portière, j'entrevois un toupet
blanc, des lunettes, une redingote marron. Mon père m'empoigne par le
bras et, levant son chapeau:

--Salue, mon enfant, c'est la Patrie qui passe!... Vive Thiers! Vive
Thiers!

Moi, je connais Thiers. Je sais ce qu'il a été. Je sais ce qu'il est. Je
ne saluerai pas.

La voiture est déjà passée, et je n'ai pas salué, je n'ai pas mis le
doigt à mon chapeau.

                                ***

Mon père se tourne vers moi:

--Pourquoi n'as-tu pas salué?

Je ne réponds pas. Il lève la main.

Qu'il frappe.

Mais le père Merlin a vu venir le coup. Il se place rapidement entre mon
père et moi et, souriant:

--Décidément, Barbier,--pour revenir à nos moutons--je dois avouer que
vous aviez raison tout à l'heure: vous êtes un bon bourgeois.


Villerville, août 1889.





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