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Title: Les femmes d'artistes
Author: Daudet, Alphonse, 1840-1897
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les femmes d'artistes" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



                        LES FEMMES D'ARTISTES

                                 PAR

                          _ALPHONSE DAUDET_


                                PARIS
                      ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
                           M DCCC LXXVIII



                               PROLOGUE


Etendus, le cigare aux lèvres, sur un large divan d'atelier, deux
amis—-un poëte et un peintre—-causaient un soir après dîner.

C'était l'heure des effusions, des confidences. La lampe éclairait
doucement sous l'abat-jour, limitant son cercle de flamme à l'intimité
de la causerie, laissant à peine distinct le luxe capricieux des vastes
murailles encombrées de toiles, de panoplies, de tentures, et terminées
tout en haut par un vitrage où le bleu sombre du ciel pénétrait
librement. Seul, un portrait de femme, légèrement penché en avant comme
pour écouter, sortait à moitié de l'ombre, jeune, les yeux intelligents,
la bouche grave et bonne, avec un sourire spirituel qui semblait
défendre le chevalet du mari contre les sots et les décourageux. Une
chaise basse écartée du feu, deux petits souliers bleus traînant sur le
tapis indiquaient aussi la présence d'un enfant dans la maison; et, en
effet, de la chambre à côté, où la mère et le bébé venaient de
disparaître, sortaient par bouffées des rires doux, des gazouillements,
le joli train d'un nid qui s'endort. Tout cela répandait dans cet
intérieur artistique un vague parfum de bonheur familial que le poëte
aspirait avec délices:

«Décidément, mon cher, disait-il à son ami, c'est toi qui as eu raison.
Il n'y a pas plusieurs façons d'être heureux. Le bonheur est là, rien
que là... Il faut que tu me maries.»

Le Peintre.

Ma foi! non, par exemple... Marie-toi tout seul, si tu y tiens. Moi je
ne m'en mêle pas.

Le Poëte.

Et pourquoi?

Le Peintre.

Parce que... parce que les artistes ne doivent pas se marier.

Le Poëte.

Voilà qui est trop fort... Tu oses dire cela ici, et la lampe ne
s'éteint pas brusquement, les murailles ne croulent pas sur ta tête...
Mais songe donc, malheureux, que tu viens de me donner pendant deux
heures le spectacle et l'envie de ce bonheur que tu me défends.
Serais-tu par hasard comme ces mauvais riches qui doublent leur
bien-être des souffrances des autres, et savourent mieux le coin de leur
feu en songeant qu'il pleut dehors et qu'il y a de pauvres diables sans
abri?...

Le Peintre.

Pense de moi ce que tu voudras. Je t'aime trop pour t'aider à faire une
sottise, une sottise irréparable.

Le Poëte.

Voyons. Qu'y a-t-il? Tu n'es donc pas content?... Il me semble pourtant
qu'on respire le bonheur ici aussi largement que l'air du ciel à une
fenêtre de campagne.

Le Peintre.

Tu as raison. Je suis heureux, complètement heureux. J'aime ma femme à
plein cœur. Quand je pense à mon enfant, je ris tout seul de plaisir. Le
mariage a été pour moi un port aux eaux calmes et sûres, non pas celui
où l'on s'accroche d'un anneau à la rive au risque de s'y rouiller
éternellement, mais une de ces anses bleues où l'on répare les voiles et
les mâts pour des excursions nouvelles aux pays inconnus. Je n'ai jamais
si bien travaillé que depuis mon mariage, et mes meilleurs tableaux
datent de là.

Le Poëte.

Eh bien, alors!

Le Peintre.

Mon cher, au risque de te paraître fat, je te dirai que je regarde mon
bonheur comme une sorte de miracle, quelque chose d'anormal et
d'exceptionnel. Oui, plus je vois ce que c'est que le mariage, plus je
suis épouvanté de la chance que j'ai eue. Je ressemble à ces ignorants
du danger qui l'ont traversé sans s'en apercevoir, et qui pâlissent
après coup, stupéfaits de leur propre audace.

Le Poëte.

Mais quels sont donc ces dangers si terribles?...

Le Peintre.

Le premier, le plus grand de tous, est de perdre son talent et de
l'amoindrir. Ceci compte, je crois, pour un artiste... Car remarque bien
qu'en ce moment je ne parle pas des conditions ordinaires de la vie. Je
conviens qu'en général le mariage est une chose excellente et que la
plupart des hommes ne commencent à compter que lorsque la famille les
complète ou les agrandit. Souvent même, c'est une exigence de
profession. Un notaire garçon ne s'imagine pas. Ça n'aurait pas l'air
posé, étoffé... Mais pour nous tous, peintres, poëtes, sculpteurs,
musiciens, qui vivons en dehors de la vie, occupés seulement à
l'étudier, à la reproduire, en nous tenant toujours un peu loin d'elle,
comme on se recule d'un tableau pour mieux le voir, je dis que le
mariage ne peut être qu'une exception. À cet être nerveux, exigeant,
impressionnable, à cet homme-enfant qu'on appelle un artiste, il faut un
type de femme spécial, presque introuvable, et le plus sûr est encore de
ne pas le chercher... Ah! comme il avait bien compris cela, ce grand
Delacroix que tu admires tant! Quelle belle existence que la sienne,
bornée au mur de l'atelier, exclusivement vouée à l'art! Je regardais
l'autre jour sa maisonnette de Champrosay et ce petit jardin de curé,
rempli de roses, où il s'est promené tout seul pendant vingt ans! Cela a
le calme et l'étroitesse du célibat... Eh bien, figure-toi Delacroix
marié, père de famille, avec toutes les préoccupations des enfants à
élever, de l'argent, des maladies; crois-tu que son œuvre serait la
même?

Le Poëte.

Tu me cites Delacroix, je te répondrai Victor Hugo... Crois-tu que le
mariage l'a gêné, celui-là, pour écrire tant de livres admirables?...

Le Peintre.

Je pense, en effet, que le mariage ne l'a gêné pour rien du tout... Mais
tous les maris n'ont pas le génie pour se faire pardonner, ni un grand
soleil de gloire pour sécher les larmes qu'ils font répandre... Avec
cela que ce doit être amusant d'être la femme d'un homme de génie. Il y
a des femmes de cantonniers qui sont bien plus heureuses.

Le Poëte.

Singulière chose tout de même que ce plaidoyer contre le mariage fait
par un homme marié et heureux de l'être.

Le Peintre.

Je te répète que je ne parle pas d'après moi. Mon opinion est faite de
toutes les tristesses que j'ai vues ailleurs, de tous ces malentendus si
fréquents dans les ménages d'artistes et causés justement par notre vie
anormale. Regarde ce sculpteur qui, en pleine maturité d'âge et de
talent, vient de s'expatrier, de planter là sa femme, ses enfants.
L'opinion l'a condamné, et certes je ne l'excuserai pas. Et pourtant
comme je m'explique qu'il en soit arrivé là! Voilà un garçon qui adorait
son art, avait le monde et les relations en horreur. La femme, bonne
pourtant et intelligente, au lieu de le soustraire aux milieux qui lui
déplaisaient, l'a condamné pendant dix ans à toutes sortes d'obligations
mondaines. C'est ainsi qu'elle lui faisait faire un tas de bustes
officiels, d'affreux bonshommes à calottes de velours, des femmes
fagotées et sans grâce, qu'elle le dérangeait dix fois par jour pour des
visites importunes, puis tous les soirs lui préparait un habit, des
gants clairs, et le traînait de salon en salon... Tu me diras qu'il
aurait pu se révolter, répondre carrément: «Non!» Mais ne sais-tu pas
que le fait même de nos existences sédentaires nous rend plus que les
autres hommes dépendants du foyer? L'air de la maison nous enveloppe,
et, s'il ne s'y mêle un grain d'idéal, nous alourdit et nous fatigue
vite. D'ailleurs l'artiste met en général tout ce qu'il a de force et
d'énergie dans son œuvre, et, après ses luttes solitaires et patientes,
se trouve sans volonté contre les minuties de la vie. Avec lui les
tyrannies féminines ont beau jeu. Nul n'est plus facilement dompté,
conquis. Seulement, gare! Il ne faut pas qu'il sente trop le joug. Si un
jour ces bandelettes invisibles dont on l'enveloppe sournoisement
serrent un peu trop fort, arrivent à empêcher l'effort artistique, d'un
seul coup il les arrache toutes et, méfiant de sa propre faiblesse, se
sauve comme notre sculpteur par delà les monts...

La femme de celui-là est restée saisie de ce départ. La malheureuse en
est encore à se demander: «Qu'est-ce que je lui ai fait?» Rien. Elle ne
l'avait pas compris... Car il ne suffit pas d'être bonne et intelligente
pour être la vraie compagne d'un artiste. Il faut encore avoir un tact
infini, une abnégation souriante, et c'est cela qu'il est miraculeux de
trouver chez une femme jeune, ignorante et curieuse de la vie... On est
jolie, on a épousé un homme connu, reçu partout. Dame! on aime aussi à
se montrer un peu à son bras. N'est-ce pas tout naturel? Le mari, au
contraire, devenu plus sauvage depuis qu'il travaille mieux, trouvant
l'heure courte, le métier difficile, se refuse aux exhibitions. Les
voilà malheureux tous deux, et que l'homme cède ou qu'il résiste, sa vie
est désormais dérangée de son courant, de sa tranquillité... Ah! que
j'en ai connu de ces intérieurs disparates où la femme était tantôt
bourreau, tantôt victime, plus souvent bourreau que victime, et presque
toujours sans s'en douter! Tiens, l'autre soir j'étais chez le musicien
Dargenty. Il y avait quelques personnes. On le prie de se mettre au
piano. À peine a-t-il commencé une de ces jolies mazurkas à brandebourgs
qui en font l'héritier de Chopin, sa femme se met à causer, tout bas
d'abord, puis un peu plus haut. De proche en proche, le feu prend aux
conversations. Au bout d'un moment, j'étais seul à écouter. Alors il a
fermé le piano et m'a dit en souriant, d'un air navré: «C'est toujours
comme cela ici... ma femme n'aime pas la musique.» Connais-tu rien de
plus terrible? Épouser une femme qui n'aime pas votre art... Va,
crois-moi, mon cher, ne te maries pas. Tu es seul, tu es libre. Garde
précieusement ta solitude et ta liberté.

Le Poëte.

Parbleu! tu en parles à ton aise, toi, de la solitude. Tout à l'heure,
quand je serai parti, s'il te vient des idées de travail, auprès de ton
feu qui s'éteint tu les poursuivras doucement, sans sentir autour de toi
cette atmosphère d'isolement si vaste, si vide que l'inspiration s'y
disperse, s'y évapore... Et puis passe encore d'être seul aux heures de
travail; mais il y a les moments d'ennui, de découragement, où on doute
de soi, de son art. C'est alors qu'on doit être heureux de trouver là,
toujours prêt et fidèle, un cœur aimant où l'on peut épancher son
chagrin, sans crainte de troubler une confiance, un enthousiasme
inaltérables... Et l'enfant... Ce sourire du bébé, qui s'épanouit
toujours et sans cause, n'est-il pas le meilleur rajeunissement moral
qu'on puisse avoir? Ah! j'ai souvent pensé à cela. Pour nous autres
artistes, vaniteux comme tous ceux qui vivent du succès, de cette estime
de surface, capricieuse et flottante, qu'on appelle la vogue; pour nous
autres surtout, les enfants sont indispensables. Eux seuls peuvent nous
consoler de vieillir... Tout ce que nous perdons, c'est l'enfant qui le
gagne. Le succès qu'on n'a pas eu, on se dit: «C'est lui qui l'aura», et
à mesure que les cheveux s'en vont, on a la joie de les voir repousser,
frisés, dorés, pleins de vie, sur une petite tête blonde à côté de soi.

Le Peintre.

Ah! poëte, poëte... as-tu pensé aussi à toutes les becquées qu'il faut
mettre au bout d'une plume ou d'un pinceau pour nourrir une couvée?...

Le Poëte.

Enfin, tu auras beau dire, l'artiste est fait pour vivre en famille, et
cela est si vrai que ceux d'entre nous qui ne se marient pas
s'acoquinent dans des ménages de rencontre, comme ces voyageurs qui, las
d'être toujours sans logis, s'installent à la fin dans une chambre
d'hôtel et passent toute leur vie sous l'étiquette banale de l'enseigne:
«_Ici on loge au mois et à la nuit_.»

Le Peintre.

Ceux-là ont bien tort. Ils acceptent tous les ennuis du mariage et n'en
connaîtront jamais les joies.

Le Poëte.

Tu avoues donc qu'il y en a quelques-unes?...»

Ici le peintre, au lieu de répondre, se leva, alla chercher parmi des
dessins, des esquisses, un manuscrit tout froissé et revenant vers son
compagnon:

«Nous pourrions, dit-il, discuter longtemps comme cela sans nous
convaincre... Mais puisque, malgré mes observations, tu es décidé à
tâter du mariage, voici un petit ouvrage que je t'engage à lire. C'est
écrit--remarque bien--par un homme marié, très-épris de sa femme,
très-heureux dans son intérieur, un curieux qui, passant sa vie au
milieu des artistes, s'est amusé à croquer quelques-uns de ces ménages
dont je te parlais tout à l'heure. De la première à la dernière ligne de
ce livre, tout est vrai, tellement vrai que l'auteur n'a jamais voulu
l'imprimer. Lis cela, et viens, me trouver quand tu l'auras lu. Je crois
que tu auras changé d'idée:...»

Le poëte prit le cahier et l'emporta chez lui; mais il n'en eut pas le
soin désirable, car j'ai pu détacher quelques feuillets de ce petit
livre, et je les offre au public effrontément.


       *       *       *       *       *



                                 I


                         MADAME HEURTEBISE


Celle-la, certes, n'était pas faite pour épouser un artiste, surtout ce
terrible garçon, passionné, tumultueux, exubérant, qui s'en allait dans
la vie le nez en l'air, la moustache hérissée, portant avec crânerie
comme un défi à toutes les conventions sottes, à tous les préjugés
bourgeois son nom bizarre et fringant de Heurtebise. Comment, par quel
miracle, cette petite femme, élevée dans une boutique de bijoutier,
derrière des rangées de chaînes de montres, de bagues enfilées,
trouva-t-elle moyen de séduire ce poëte?

Imaginez les grâces d'une dame de comptoir, des traits indécis, des yeux
froids toujours souriants, une physionomie complaisante et placide, pas
de vraie élégance, mais un certain amour du luisant, du clinquant,
qu'elle avait pris sans doute à la devanture de son père, et qui lui
faisait rechercher les nœuds de satin assorti, les ceintures, les
boucles; avec cela des cheveux tirés par le coiffeur, bien lissés de
cosmétique, au-dessus d'un petit front têtu, étroit, où l'absence de
rides marquait moins la jeunesse qu'une nullité complète d'idées. Ainsi
faite, Heurtebise l'aima, la demanda et, comme il avait quelque fortune,
n'eut pas de peine à l'obtenir.

Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c'était l'idée d'épouser un
auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle autant
qu'elle voudrait. Quant à lui, je crois qu'en définitive cette fausse
élégance de boutique, ces façons prétentieuses, bouche pincée, petit
doigt en l'air, l'avaient ébloui comme le dernier mot de la distinction
parisienne, car il était né paysan et, au fond, malgré son esprit, il le
resta toujours.

Tenté de bonheur paisible, de cette vie de famille dont il était privé
depuis si longtemps, Heurtebise passa deux ans loin de ses amis,
s'enfouissant à la campagne, dans des coins de banlieue, toujours à la
portée de ce grand Paris, qui le troublait et dont il recherchait
l'atmosphère affaiblie, comme ces malades auxquels on ordonne l'air de
la mer, mais qui, trop délicats pour le supporter, viennent le respirer
à quelques lieues de distance. De loin en loin son nom apparaissait dans
un journal, dans une revue, au bas d'un article; mais déjà ce n'était
plus cette verdeur de style, ces emportements d'éloquence qu'on lui
avait connus. Nous pensions: «Il est trop heureux... son bonheur le
gâte.»

Puis un jour il revint parmi nous, et nous vîmes bien qu'il n'était pas
heureux. Sa mine pâlie, ses traits resserrés, contractés par un
perpétuel agacement, la violence de ses manières rapetissée en colère
nerveuse, son beau rire sonore déjà fêlé, en faisaient un tout autre
homme. Trop fier pour convenir qu'il s'était trompé, il ne se plaignait
pas, mais les anciens amis auxquels il rouvrit sa maison purent vite se
convaincre qu'il avait fait le plus sot des mariages, et que sa vie
était désormais hors de voie. Par contre, Mme Heurtebise nous apparut,
après deux ans de ménage, telle que nous l'avions vue dans la sacristie,
le jour des noces. Son même sourire, minaudier et calme, son même air de
boutiquière endimanchée; seulement l'aplomb lui était venu. Elle parlait
maintenant. Dans les discussions artistiques où Heurtebise se lançait
passionnément, avec des jugements absolus, le mépris brutal ou
l'enthousiasme aveugle; la voix mielleuse et fausse de sa femme venait
tout à coup l'interrompre, l'obligeant à écouter quelque raisonnement
oiseux, quelque réflexion sotte toujours en dehors du sujet. Lui, gêné,
embarrassé, nous regardait d'un œil qui demandait grâce, essayait de
reprendre la conversation interrompue. Puis devant la contradiction
intime et persistante, la sottise de cette petite cervelle d'oisillon,
gonflée et vide comme un échaudé, il se taisait, résigné à la laisser
aller jusqu'au bout. Mais ce mutisme exaspérait madame, lui paraissait
plus injurieux, plus dédaigneux que tout. Sa voix aigre—douce devenait
criarde, montait, piquait, bourdonnait avec un harcellement de mouche,
jusqu'à ce que le mari, furieux, éclatât à son tour, brutal et terrible.

De ces querelles incessantes, qui se terminaient par des larmes, elle
sortait reposée, plus fraîche, comme une pelouse après l'arrosage; lui,
chaque fois brisé, fiévreux, incapable de tout travail. Peu à peu sa
violence même se lassa. Un soir que j'avais assisté à une de ces scènes
pénibles, comme Mme Heurtebise sortait de table, triomphante, je vis sur
la figure de son mari, restée baissée pendant la querelle et qu'il
relevait enfin, l'expression d'un mépris, d'une colère que les paroles
ne pouvaient plus traduire. Rouge, les yeux pleins de larmes, la bouche
tordue d'un sourire ironique et navrant, pendant que la petite femme
s'en allait en refermant la porte d'un coup sec, il lui fit, comme un
gamin dans le dos de son maître, une grimace atroce de rage et de
douleur. Au bout d'un moment, je l'entendis murmurer d'une voix
étranglée par l'émotion: «Ah! si ce n'était pas l'enfant, comme je
filerais!»

Car ils avaient un enfant, un pauvre petit superbe et malpropre, qui se
traînait dans tous les coins, jouait avec les chiens plus grands que
lui, la terre, les araignées du jardin. La mère ne le regardait que pour
constater qu'il était «dégoûtant» et regretter de ne l'avoir pas mis en
nourrice. Elle avait en effet gardé ses traditions de petite bourgeoise
de comptoir, et leur intérieur en désordre, où elle promenait dès le
matin des robes parées et des coiffures étonnantes, rappelait les
arrière-boutiques si chères à son cœur, les pièces noires de crasse et
de manque d'air où l'on passe vite dans les entr'actes de la vie de
commerce pour manger à la hâte un repas mal fait, sur une table sans
nappe, l'oreille au guet tout le temps vers la sonnette de la porte.
Dans ce monde-là il n'y a que la rue qui compte, la rue où passent les
acheteurs, les flâneurs, et ce débordement de peuple en vacances qui, le
dimanche, remplit le trottoir et la chaussée. Aussi, comme elle
s'ennuyait, la malheureuse, à la campagne; comme elle regrettait son
Paris! Heurtebise, au contraire, avait besoin des champs pour la santé
de son esprit. Paris l'étourdissait comme un provincial en visite. La
femme ne comprenait pas cela et se plaignait beaucoup de son exil. Pour
se distraire, elle invitait d'anciennes amies. Alors, si le mari n'était
pas là, on s'amusait à feuilleter ses papiers, les notes, les travaux en
train.

«Voyez, donc, ma chère, comme c'est drôle... Il s'enferme pour écrire
ça. Il marche, il parle tout seul... Moi d'abord je ne comprends rien à
tout ce qu'il fait.»

Et c'étaient des regrets sans fin, des retours sur le passé.

«Ah! si j'avais su... Quand je pense que je pouvais épouser Aubertot et
Fajon, les marchands de blanc...»

Elle citait toujours les deux associés en même temps, comme si elle
avait dû épouser l'enseigne. En présence du mari, on ne se gênait pas
davantage. Elle le dérangeait, empêchait tout travail, installant dans
la pièce même où il écrivait la causerie niaise de femmes oisives qui
parlaient haut, pleines de dédain pour ce métier de littérateur qui
rapporte peu, et dont les heures les plus laborieuses ressemblent
toujours à une capricieuse oisiveté.

De temps en temps, Heurtebise essayait d'échapper à cette existence
qu'il sentait devenir chaque jour plus sinistre. Il accourait à Paris,
prenait une petite chambre à l'hôtel, voulait se figurer qu'il était
garçon; mais tout à coup il pensait à son fils, et avec une envie folle
de l'embrasser retournait le soir même à la campagne. Dans ces cas-là,
pour éviter la scène du retour, il emmenait un ami avec lui, et le
gardait là-bas le plus qu'il pouvait. Dès qu'il n'était plus seul en
face de sa femme, sa belle intelligence se réveillait et ses projets de
travail interrompus peu à peu l'un après l'autre lui revenaient au cœur.
Mais quel déchirement quand on partait! Il aurait voulu retenir ses
visiteurs, s'accrochait à eux de toute la force de son ennui. Avec
quelle tristesse il nous accompagnait à la station du petit omnibus de
banlieue qui nous ramenait vers Paris! et comme, nous partis, il s'en
retournait lentement sur la route poudreuse, le dos rond, les bras
inertes, écoutant les roues qui s'éloignaient!

C'est que le tête-à-tête était devenu insupportable. Pour l'éviter, il
prit le parti d'avoir la maison toujours pleine. Son bon cœur aidant, sa
lassitude, son insouciance, il s'entoura de tous les meurt-de-faim de la
littérature. Un tas de valets de lettres, paresseux, toqués,
visionnaires, s'installèrent chez lui, plus que lui; et comme la femme
était très-sotte, incapable de juger, elle les trouvait charmants,
supérieurs à son mari parce qu'ils criaient plus fort. La vie se passait
en discussions oiseuses. C'était un fracas de mots vides, de poudre aux
moineaux, et le pauvre Heurtebise, immobile et muet au milieu de tout ce
tapage, se contentait de sourire en haussant les épaules. Quelquefois
pourtant, quand, à la fin d'un repas interminable, tous ses convives,
les coudes sur la nappe, commençaient autour du flacon d'eau-de-vie une
de ces longues flâneries de paroles asphyxiantes comme le brouillard des
pipes, un immense dégoût le prenait et, n'ayant pas la force de renvoyer
tous ces malheureux, il s'en allait lui-même et restait huit jours sans
revenir.

«Ma maison est pleine d'imbéciles, me disait-il un jour. Je n'ose plus
rentrer.» Avec ce train de vie, il n'écrivait plus. Son nom devenait
rare, et sa fortune, gaspillée à ce perpétuel besoin de monde au logis,
s'en allait aux mains tendues autour de lui.

Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, lorsqu'un matin je
reçus un mot de sa chère petite écriture autrefois si ferme, maintenant
hésitante et tremblante.--«Nous sommes à Paris. Viens me voir. Je
m'ennuie.» Je le trouvai avec sa femme, son enfant, ses chiens, dans un
lugubre petit appartement de Batignolles. Le désordre, qui n'avait plus
l'espace pour s'étaler, semblait encore plus affreux qu'à la campagne.
Pendant que l'enfant et les chiens se roulaient dans des chambres
grandes comme des cases d'échiquier, Heurtebise, malade, était couché,
le visage au mur, dans un état de prostration complète. La femme,
toujours en tenue, toujours placide, le regardait à peine.-—«Je ne sais
pas ce qu'il a», me dit-elle avec un geste d'insouciance. Lui, en me
voyant, retrouva un moment de gaîté, une minute de son bon rire, mais
aussitôt étouffé. Comme on avait gardé à Paris les habitudes de la
banlieue, à l'heure du déjeuner, dans ce ménage bouleversé par la gêne,
la maladie, il arriva un parasite, petit homme chauve, râpé, roide,
grincheux, qu'on appelait dans la maison: «l'homme qui a lu Proudhon.»
C'est ainsi qu'Heurtebise, qui n'avait sans doute jamais su son nom, le
présentait à tout le monde. Quand on lui demandait: «Qui est ça?» il
répondait avec conviction: «Oh! un garçon très-fort, qui a beaucoup lu
Proudhon.» Il n'y paraissait guère, du reste, car cet esprit profond ne
se manifestait jamais qu'à table pour se plaindre d'un rôti mal cuit ou
d'une sauce manquée. Ce matin-là, l'homme qui avait lu Proudhon déclara
le déjeuner détestable, ce qui ne l'empêcha pas d'en dévorer la moitié à
lui tout seul.

Qu'il me sembla long et lugubre ce repas au chevet du malade! La femme
bavardait comme toujours, avec une tape par-ci par-là à l'enfant, un os
aux chiens, un sourire au philosophe. Pas une fois Heurtebise ne se
tourna vers nous, et pourtant il ne dormait pas. Je ne sais pas même
s'il pensait... Cher et vaillant garçon! Dans ces luttes mesquines et
continuelles, le ressort de sa nature vigoureuse s'était brisé, et il
commençait déjà à mourir. Cette agonie silencieuse, qui était plutôt un
renoncement de vivre, dura quelques mois; puis Mme Heurtebise se trouva
veuve. Alors comme les larmes n'avaient pas obscurci ses yeux clairs,
qu'elle avait toujours le même soin de ses cheveux lisses, et
qu'Aubertot et Fajon étaient encore disponibles elle épousa Aubertot et
Fajon. Peut-être Aubertot, peut-être Fajon, peut-être même tous les
deux. En tout cas, elle put reprendre la vie pour laquelle elle était
faite, le bavardage facile et l'éternel sourire des dames de comptoir.


       *       *       *       *       *



                                 II


                         LE CREDO DE L'AMOUR


Elle avait toujours rêvé cela, être la femme d'un poëte!... Mais
l'implacable destinée, au lieu de l'existence romanesque et fiévreuse
qu'elle ambitionnait, lui arrangea un petit bonheur bien tranquille, en
la mariant à un riche rentier d'Auteuil, aimable et doux, un peu trop
âgé pour elle, et qui n'avait qu'une passion--tout à fait inoffensive et
reposante--l'horticulture. Le brave homme passait son temps, le sécateur
à la main, à soigner, élaguer une magnifique collection de rosiers, à
chauffer la serre, arroser les corbeilles; et ma foi! vous conviendrez
bien que pour un pauvre petit cœur affamé d'idéal il n'y avait pas là
une pâture suffisante. Pourtant pendant dix ans sa vie se maintint
droite et uniforme comme les allées finement sablées du jardin de son
mari, et elle la suivit à pas comptés en écoutant avec un ennui résigné
le bruit agaçant et sec des ciseaux toujours en mouvement, ou la pluie
monotone, infinie, qui tombait des pommes d'arrosoirs sur les plantes
touffues. Cet horticulteur enragé avait de sa femme le même soin
méticuleux que de ses fleurs. Il mesurait le froid et le chaud à son
salon encombré de bouquets, craignait pour elle la gelée d'avril ou le
soleil de mars; et, comme ces plantes en caisse que l'on sort et que
l'on rentre à des époques déterminées, la faisait vivre méthodiquement,
les yeux fixés sur le baromètre et les variations de la lune.

Elle resta ainsi longtemps, prise entre les quatre murs du jardin
conjugal, innocente comme une clématite, mais avec des élans vers
d'autres jardins moins réguliers, moins bourgeois, où les rosiers
pousseraient toutes leurs branches, où les herbes folles seraient plus
hautes que des arbres et chargées de fleurs fantastiques, inconnues, en
liberté sous un soleil plus chaud. Ces jardins-là on ne les trouve guère
que dans les livres des poëtes; aussi lisait-elle beaucoup de vers en
cachette du pépiniériste qui ne connaissait, lui, en fait de poésies,
que des distiques d'almanach:


    Quand il pleut à la Saint-Médard,
    Il pleut quarante jours plus tard.


Sans choix, gloutonnement, la malheureuse dévorait les plus mauvais
poëmes, pourvu qu'elle y trouvât des rimes à «amour» et à «passion»;
puis le livre fermé, elle passait des heures à rêver, à soupirer: «Voilà
le mari qui m'aurait fallu!»

Tout cela probablement serait toujours resté à l'état vague
d'aspirations, si à ce terrible moment de la trentaine, qui est l'âge
décisif pour la vertu des femmes comme midi est l'heure décisive pour la
beauté du jour, l'irrésistible Amaury ne s'était pas trouvé sur son
chemin; Amaury est un poëte de salon, un de ces exaltés en habit noir et
gants gris-perle, qui vont entre dix heures et minuit raconter dans le
monde leurs extases d'amour, leurs désespoirs, leurs ivresses,
mélancoliquement appuyés aux cheminées, dans la lueur des lustres,
pendant que les femmes en toilette de bal écoutent, rangées en cercle,
derrière leurs éventails.

Celui-là peut passer pour l'idéal du genre. Tête de bottier fatal, l'œil
cave, le teint blême, il se coiffe à la russe et se lisse fortement de
pommade hongroise. C'est un de ces désespérés de la vie comme les dames
les aiment, toujours vêtus à la dernière mode, un lyrique refroidi chez
qui le désordre de l'inspiration se devine seulement au nœud de cravate
un peu lâche, négligemment attaché. Aussi il faut voir ce succès quand,
de sa voix stridente, il débite une tirade de son poëme, le _Credo de
l'amour_, celle surtout qui se termine par ce vers étonnant:


    Moi je crois à l'amour comme je crois en Dieu!...


Remarquez que je soupçonne fort ce farceur-là de se soucier aussi peu de
Dieu que du reste; mais les femmes n'y regardent pas de si près. Elles
se prennent facilement à la glu des mots, et chaque fois qu'Amaury
récite son _Credo de l'amour_, vous êtes sûr de voir tout autour du
salon des rangées de petits becs roses s'ouvrir, se tendre vers cet
hameçon facile du sentiment. Pensez donc! Un poëte qui a de si belles
moustaches, et qui croit à l'amour comme il croit en Dieu...

La femme du pépiniériste n'y résista pas. En trois séances elle fut
vaincue. Seulement, comme il y avait au fond de cette nature élégiaque
quelque chose d'honnête et de fier, elle ne voulut pas d'une faute
mesquine. D'ailleurs, dans son _Credo_, le poète déclarait lui-même
qu'il ne comprenait qu'une sorte d'adultère, celui qui marche la tête
haute comme un défi à la loi et à la société. Prenant donc le _Credo de
l'amour_ pour guide, la jeune femme s'évada brusquement du jardin
d'Auteuil et vint se jeter dans les bras de son poëte.--«Je ne peux plus
vivre avec cet homme! Emmène-moi.» En pareil cas, le mari s'appelle
toujours _cet homme_, même quand il est pépiniériste.

Amaury eut un moment de stupeur. Comment diable s'imaginer qu'une petite
mère de trente ans irait prendre au sérieux un poëme d'amour et le
suivre au pied de la lettre? Pourtant il fit contre trop bonne fortune
bon cœur, et comme dans son petit jardin d'Auteuil si bien abrité la
dame s'était conservée fraîche et jolie, il l'enleva sans murmurer. Les
premiers jours, ce fut charmant. On craignait les poursuites du mari. Il
fallut se cacher sous des noms supposés, changer d'hôtel, habiter des
quartiers invraisemblables, les faubourgs de Paris, les chemins de
ceinture. Le soir, on sortait furtivement, on faisait des promenades
sentimentales le long des fortifications. Ô puissance du romanesque!
Plus elle avait peur, plus il fallait de précautions, de stores, de
voilettes abaissées, plus son poëte lui semblait grand. La nuit, ils
ouvraient la petite fenêtre de leur chambre, et regardant les étoiles
qui montaient par-dessus les fanaux du chemin de fer voisin, elle lui
faisait dire et redire sa tirade:


    Moi, je crois à l'amour comme je crois en Dieu.


Et c'était bon!...

Malheureusement cela ne dura pas. Le mari les laissa trop tranquilles.
Que voulez-vous? Il était philosophe, cet homme. Sa femme une fois
partie, il avait refermé la porte verte de son oasis et s'était
paisiblement remis à soigner ses roses, en songeant avec bonheur que
celles-là, du moins, tenant au sol par de longues racines, ne pourraient
pas s'en aller de chez lui. Nos amoureux rassurés rentrèrent dans Paris,
et tout à coup il sembla à la jeune femme qu'on lui avait changé son
poëte. La fuite, les craintes d'être surpris, les alertes perpétuelles,
toutes ces choses qui servaient sa passion n'existant plus, elle
commença à comprendre, à voir clair. Du reste, à chaque instant, dans
l'installation de leur petit ménage et ces mille détails bourgeois de la
vie de tous les jours, l'homme avec qui elle vivait se faisait mieux
connaître.

Le peu qu'il avait en lui de sentiments généreux, héroïques ou délicats,
il le délayait dans ses vers sans en rien garder pour sa consommation
personnelle. Il était mesquin, égoïste, surtout très-ladre, ce que
l'amour ne pardonne pas. Puis il avait coupé ses moustaches, et ce
déguisement lui allait mal. Quelle différence avec ce beau ténébreux
frisé au petit fer qui lui était apparu un soir récitant son _Credo_
entre deux candélabres! Maintenant, dans la retraite forcée qu'il
subissait à cause d'elle, il se laissait aller à toutes ses manies, dont
la plus grande était de se croire toujours malade. Dame! à force de
poser au poitrinaire, on finit par se figurer qu'on l'est réellement. Le
poëte Amaury était tisanier, s'enveloppait de papier Fayard, couvrait sa
cheminée de fioles et de poudres. Pendant quelque temps la petite femme
prit au sérieux son rôle de sœur grise. Le dévouement donnait au moins
une excuse à sa faute, un but à sa vie. Mais elle se lassa vite. Malgré
elle, dans la pièce étouffée où le poëte s'entourait de flanelle, elle
pensait à son petit jardin tout parfumé, et le bon pépiniériste, vu de
loin au milieu de ses massifs, de ses corbeilles, lui semblait simple,
touchant, désintéressé, autant que l'autre était exigeant et égoïste...

Au bout d'un mois elle aimait son mari, et elle l'aimait réellement, non
pas d'une affection habitude, mais d'amour véritable. Un jour elle lui
écrivit une longue lettre passionnée et repentante! Il ne répondait pas.
Peut-être ne la trouvait-il pas encore assez punie. Alors elle envoya
lettres sur lettres, s'humilia, supplia pour rentrer, disant qu'elle
aimerait mieux mourir que de continuer à vivre avec cet homme. C'était
au tour de l'amant de s'appeler «cet homme.» Le rare, c'est qu'elle se
cachait de lui pour écrire; car elle le croyait encore épris, et tout en
demandant pardon à son mari, elle craignait l'exaltation de son amant.

«Jamais il ne me laissera partir», se disait-elle.

Aussi, lorsqu'à force de prier elle eut obtenu son pardon et que le
pépiniériste--ne vous ai-je pas dit que c'était un philosophe?--eut
consenti à la reprendre, cette rentrée au logis conjugal eut tous les
côtés mystérieux, dramatiques d'une fuite. Positivement elle se fit
enlever par son mari. Ce fut sa dernière jouissance de coupable. Un soir
que le poëte, las de la vie à deux et tout fier de ses moustaches
repoussées, était allé dans le monde réciter son _Credo de l'amour_,
elle sauta dans un fiacre où son vieux mari l'attendait au bout de la
rue, et c'est ainsi qu'elle revint au petit jardin d'Auteuil, à jamais
guérie de son ambition d'être la femme d'un poëte... Il est vrai que ce
poëte-là l'était si peu!


       *       *       *       *       *



                                 III


                          LA TRANSTÉVÉRINE


La pièce venait de finir. Pendant que la foule, diversement
impressionnée, se précipitait au dehors, ondoyant aux lumières sur le
grand perron du théâtre, quelques amis, dont j'étais, attendaient le
poëte à la porte des artistes pour le féliciter. Son œuvre n'avait
pourtant pas eu un immense succès. Trop forte pour l'imagination timide
et banale du public de maintenant, elle dépassait le cadre de la scène,
cette limite des conventions et des libertés permises. La critique
pédante avait dit: «Ce n'est pas du théâtre!...» et les ricaneurs du
boulevard se vengeaient de l'émotion que venaient de leur donner ces
vers magnifiques en répétant: «Ça ne fera pas le sou!...» Nous, nous
étions fiers de notre ami qui avait osé faire sonner, tourbillonner ses
belles rimes d'or, tout l'essaim de sa ruche autour du soleil factice et
meurtrier du lustre, et présenter des personnages grands comme nature,
sans s'inquiéter de l'optique du théâtre moderne, des lorgnettes
troubles ni des mauvais yeux.

Parmi les machinistes, les pompiers, les figurants en cache-nez, le
poëte s'approcha de nous, sa grande taille courbée en deux, son collet
relevé frileusement sur sa barbe grêle et ses longs cheveux déjà
grisonnants. Il avait l'air triste. Les applaudissements de la claque et
des lettrés, restreints à un coin de la salle, lui prédisaient un nombre
très-court de représentations, les spectateurs choisis et rares,
l'affiche vite enlevée sans laisser à son nom le temps de s'imposer.
Quand on a travaillé pendant vingt ans, qu'on est en pleine maturité de
talent et d'âge, cette résistance de la foule à vous comprendre a
quelque chose de lassant, de désespérant. On en vient à se dire: «Ils
ont peut-être raison.» On a peur, on ne sait plus... Nos acclamations,
nos poignées de main enthousiastes le réconfortèrent un peu. «Vraiment,
vous croyez? C'est si bien que cela?... C'est vrai que j'ai fait tout ce
que j'ai pu.» Et ses mains brûlantes de fièvre s'accrochaient aux nôtres
avec inquiétude; ses yeux pleins de larmes cherchaient un regard sincère
et rassurant. C'était l'angoisse suppliante du malade demandant au
médecin: «N'est-ce pas que je ne vais pas mourir?» Non! poëte, tu ne
mourras pas. Les opérettes et les féeries qui ont des centaines de
représentations, des milliers de spectateurs, seront oubliées depuis
longtemps, envolées avec leur dernière affiche, que ton œuvre restera
toujours jeune et vivante...

Pendant que sur le trottoir désert nous étions là à l'exhorter, à le
remonter, une forte voix de contralto éclata au milieu de nous,
trivialisée par l'accent italien.

«Hé! l'artiste, assez de _pouégie_... Allons manger l'_estoufato_!...»

En même temps une grosse dame entourée d'une capeline et d'un tartan à
carreaux rouges vint passer son bras sous celui de notre ami d'un
mouvement si brutal, si despotique, que sa physionomie, son attitude en
furent tout de suite gênées.

«Ma femme», nous dit-il; puis, se tournant vers elle avec un sourire
hésitant:

«Si nous les emmenions pour leur montrer comment tu fais l'_estoufato_?»

Prise par son amour-propre de cordon bleus l'Italienne consentit assez
gracieusement à nous recevoir, et nous voilà partis cinq ou six avec eux
pour aller manger du bœuf à l'étouffée sur les hauteurs de Montmartre où
ils habitaient.

J'avoue que j'avais un certain désir de connaître cet intérieur
d'artiste. Notre ami depuis son mariage vivait très-retiré, presque
toujours à la campagne; mais ce que je savais de sa vie tentait ma
curiosité. Il y avait quinze ans de cela, dans toute la ferveur d'une
imagination romantique, il avait rencontré aux environs de Rome une
superbe fille dont il était devenu très-amoureux. Maria Assunta habitait
avec son père et toute une nichée de frères et de sœurs une de ces
petites maisons du Transtévère qui ont les pieds dans le Tibre et un
vieux bateau de pêche au ras de leurs murs. Un jour il aperçut cette
belle Italienne, les pieds nus dans le sable, avec sa jupe rouge aux
plis collants, ses manches de toile bise relevées jusqu'aux épaules,
retirant des anguilles d'un grand filet ruisselant. Les écailles
luisantes dans les mailles pleines d'eau, le fleuve d'or, la jupe
écarlate, ces beaux yeux noirs, profonds, pensifs, dont la rêverie
s'assombrissait de tout le soleil environnant, frappèrent l'artiste,
peut-être même un peu vulgairement, comme une estampe de romance à la
devanture d'un éditeur de musique. Par hasard la fille avait le cœur
libre, n'ayant encore aimé qu'un gros chat sournois et roux, grand
pêcheur d'anguilles lui aussi, et qui hérissait son poil quand on
s'approchait de sa maîtresse.

Bêtes et gens, notre amoureux parvint à apprivoiser tout ce monde, se
maria à Sainte-Marie du Transtévère, et ramena en France la belle
Assunta avec son _cato_...

Ah! _povero_, ce qu'il aurait dû emporter aussi, c'était un rayon du
soleil de là-bas, un pan de ciel bleu, l'excentricité du costume, et les
roseaux du Tibre, et les grands filets tournants du _Ponte Rotto_, tout
le cadre avec l'image. Alors il n'aurait pas eu la cruelle désillusion
qu'il éprouva quand, le ménage installé à un petit quatrième, tout en
haut de Montmartre, il vit sa belle Transtévérine affublée d'une
crinoline, d'une robe à volants et d'un chapeau parisien qui, toujours
mal équilibré sur l'édifice de ses nattes lourdes, prenait des attitudes
complètement indépendantes. À la froide et terrible clarté des ciels de
Paris, le malheureux s'aperçut bientôt que sa femme était bête,
irrémissiblement bête. Ces beaux yeux noirs, perdus en des
contemplations infinies, ne roulaient pas une pensée dans leurs ondes de
velours. Ils brillaient animalement du calme de la digestion, d'un
heureux reflet du jour, rien de plus. Avec cela la dame était grossière,
rustique, habituée à conduire d'un revers de main tout le petit monde de
la cabane, et la moindre résistance lui causait des colères terribles.

Qui eût dit que cette belle bouche, contractée par le silence dans la
forme la plus pure des visages antiques, s'ouvrait tout à coup pour
laisser passer l'injure à flots pressés, tumultueux?... Sans respect
d'elle ni de lui, tout haut, dans la rue, en plein théâtre, elle lui
cherchait querelle, lui faisait des scènes de jalousie épouvantables.
Pour l'achever, aucun sentiment des choses artistiques, une ignorance
complète du métier de son mari, de la langue, des usages, de tout. Le
peu de français qu'on lui apprit ne servant qu'à lui faire oublier
l'italien, elle arriva à se composer une espèce de jargon mi-parti, qui
était du plus haut comique. Bref cette histoire d'amour, commencée comme
un poëme de Lamartine, se terminait comme un roman de Champfleury...
Après avoir longtemps essayé de civiliser sa sauvagesse, le poëte vit
bien qu'il fallait y renoncer. Trop honnête pour l'abandonner, peut-être
amoureux encore, il prit le parti de se cloîtrer, de ne voir personne,
de travailler beaucoup. Les rares intimes, qu'il avait admis dans son
intérieur, s'aperçurent qu'ils le gênaient et ne vinrent plus. C'est
ainsi que depuis quinze ans il vivait enfermé dans son ménage comme dans
une logette de lépreux...

Tout en pensant à cette misérable existence, je regardais l'étrange
couple marcher devant moi. Lui, frêle, long, un peu voûté. Elle, carrée,
épaisse, secouant des épaules son châle qui la gênait, indépendante dans
sa marche comme un homme. Elle était assez gaie, parlait fort, et de
temps en temps se retournait pour voir si nous suivions, appelant ceux
d'entre nous qu'elle connaissait, très-haut, familièrement par leurs
noms, en s'aidant de grands gestes, comme elle aurait hélé une barque de
pêche sur le Tibre. Quand nous arrivâmes chez eux, le concierge, furieux
de voir entrer à une heure indue toute une bande bruyante, ne voulait
pas nous laisser monter. Entre l'Italienne et lui ce fut dans l'escalier
une scène terrible. Nous étions tous échelonnés sur les marches
tournantes, à demi éclairés par le gaz qui mourait, gênés, malheureux,
ne sachant pas s'il fallait redescendre.

«Venez vite, montons», nous dit le poëte à voix basse, et nous le
suivîmes silencieusement, pendant qu'appuyée à la rampe qui tremblait de
son poids et de sa colère, l'Italienne égrenait un chapelet d'injures où
les imprécations romaines alternaient avec le vocabulaire des boulevards
extérieurs. Quelle rentrée pour ce poëte qui venait d'agiter tout le
Paris artistique, et gardait encore dans ses yeux enfiévrés
l'éblouissement de sa première! Quel rappel humiliant à la vie!...

Ce fut seulement près du feu de son petit salon que le froid glacial
causé par cette sotte aventure se dissipa, et bientôt nous n'y aurions
plus pensé, sans la voix éclatante et les gros rires de la signora qu'on
entendait dans la cuisine raconter à sa bonne comment elle avait secoué
cette espèce de _choulato_!... Le couvert mis, le souper préparé, elle
vint s'asseoir au milieu de nous, sans châle, sans chapeau ni voile, et
je pus la regarder à mon aise. Elle n'était plus belle. La figure
carrée, le menton large, épaissi, les cheveux grisonnants et gros,
surtout l'expression vulgaire de la bouche contrastaient singulièrement
avec l'éternelle et banale rêverie des yeux. Les deux coudes appuyés sur
la table, familière et avachie, elle se mêlait à la conversation sans
perdre un instant de vue son assiette. Juste au-dessus de sa tête, fier
parmi les mélancoliques vieilleries du salon, un grand portrait signé
d'un nom illustre s'avançait de l'ombre: c'était Maria Assunta à vingt
ans. Le costume de pourpre vive, le blanc laiteux de la guimpe plissée,
l'or brillant des bijoux abondants et faux faisaient magnifiquement
ressortir l'éclat d'un teint de soleil, l'ombre veloutée des cheveux
épais plantés bas sur le front et qu'un duvet presque imperceptible
rattachait à la ligne superbe et droite, des sourcils. Comment cette
exubérance de beauté et de vie avait-elle pu arriver à tant de
vulgarité?... Et curieusement, pendant que la Transtévérine parlait,
j'interrogeais sur la toile son beau regard profond et doux.

La chaleur de la table l'avait mise de bonne humeur. Pour ranimer le
poète, à qui son insuccès mêlé de gloire serrait doublement le cœur,
elle lui donnait de grandes claques dans le dos, riait la bouche pleine,
disant en son affreux jargon que ce n'était pas la peine pour si peu de
se flanquer la tête en bas du _campanile del domo_.

«Pas vrai _il cato_?» ajoutait-elle en se tournant vers le vieux matou
perclus de rhumatismes qui ronflait devant le feu. Puis tout à coup, au
milieu d'une discussion intéressante, elle criait à son mari d'une voix
bête et brutale comme un coup d'escopette:

«Hé! l'artiste..., _la lampo qui filo_!»

Vivement le malheureux s'interrompait pour remonter la lampe, humble,
soumis, attentif à éviter la scène qu'il craignait et que malgré tout il
n'évita pas.

En revenant du théâtre, nous nous étions arrêtés à la _Maison d'or_ pour
prendre une bouteille de vin fin dont on devait arroser _l'estoufato_.
Tout le temps de la route, Maria Assunta l'avait portée religieusement
sous son châle et posée, en arrivant, sur la table où elle la couvait
d'un œil attendri, car les Romaines aiment le bon vin. Deux ou trois
fois déjà, se méfiant des distractions de son mari et de ses grands
bras, elle lui avait dit:

«Prends garde à la _boteglia_..., tu vas la casser.»

Enfin, en allant à la cuisine retirer elle-même le fameux _estoufato_,
elle lui cria encore:

«Surtout ne casse pas la _boteglia_.»

Malheureusement, dès que sa femme ne fut plus là, le poëte en profita
pour parler de l'art, du théâtre, du succès, si librement, avec tant de
verve et d'abondance que... patatras!... À un geste plus éloquent que
les autres, voilà la bouteille mirifique en mille pièces au milieu du
salon. Jamais je n'ai vu un saisissement pareil. Il s'arrêta court,
devint très-pâle... En même temps, le contralto d'Assunta, gronda dans
la pièce à côté, et l'Italienne apparut sur la porte, les yeux en feu,
la lèvre gonflée de colère, toute rouge de la chaleur des fourneaux.

«La _boteglia!_» cria-t-elle d'une voix terrible.

Alors, lui timidement se pencha à mon oreille:

«Dis que c'est toi...»

Et le pauvre diable avait si peur, que je sentait sous la table ses
longues jambes qui tremblaient...


       *       *       *       *       *



                                  IV


                        UN MÉNAGE DE CHANTEURS


Comment ne se seraient-ils pas aimés? Beaux et célèbres tous les deux,
chantant dans les mêmes pièces, vivant chaque soir pendant cinq actes de
la même vie artificielle et passionnée. On ne joue pas impunément avec
le feu. On ne se dit pas vingt fois par mois: «Je t'aime!» sur des
soupirs de flûte et des trémolos de violon sans finir par se prendre à
l'émotion de sa propre voix. À la longue, la passion leur vint dans des
enveloppements d'harmonie, des surprises de rythme, des splendeurs de
costumes et de toiles de fond. Elle leur arriva par la fenêtre qu'Elsa
et Lohengrin ouvrent toute grande sur la nuit vibrante de sons et de
clartés:


    Viens respirer les senteurs enivrantes...


Elle se glissa entre les colonnes blanches du balcon des Capulets, où
Roméo et Juliette s'attardent sous des lueurs d'aube:


    Non! ce n'est pas le jour, ce n'est pas l'alouette.


Et mollement elle surprit Faust et Marguerite dans ce rayon de lune qui
monte du banc rustique aux volets de la petite chambre, parmi des
entrelacements de lierre et de roses fleuries:


    Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage.


Bientôt tout Paris connut leur amour et s'y intéressa. Ce fut la
curiosité de la saison. On venait admirer ces deux belles étoiles
gravitant doucement l'une vers l'autre dans le ciel musical de l'Opéra.
Enfin, un soir, après un rappel enthousiaste, comme la toile achevait de
se baisser, séparant la salle bruyante d'applaudissements et la scène
semée de bouquets, où la robe blanche de Juliette traînait sur des
camélias effeuillés, les deux chanteurs furent pris d'un élan
irrésistible, comme si leur amour, un peu factice, n'attendait pour se
révéler que l'émotion d'un grand triomphe. Leurs mains s'étreignirent,
des serments s'échangèrent, consacrés par les bravos lointains et
persistants de la salle. Les deux étoiles avaient fait leur conjonction.

Après le mariage, on resta quelque temps sans les revoir à la scène.
Puis, le congé expiré, ils rentrèrent ensemble dans la même pièce. Cette
rentrée fut une révélation. Jusqu'à ce jour, entre les deux chanteurs
c'était l'homme qui avait primé. Plus âgé, mieux fait au public dont il
connaissait bien les faiblesses, les préférences, il jouait du parterre
et des loges avec sa voix. Près de lui, l'autre ne semblait guère qu'une
élève admirablement douée, la promesse d'un génie futur; sa voix trop
jeune avait des angles, ainsi que ses épaules un peu minces et grêles.
Aussi, au retour, quand elle parut dans un de ses rôles d'autrefois et
que le son plein, riche, étoffé, s'échappa dès les premières notes,
abondant et pur comme l'eau d'une source vive, il y eut dans la salle un
charme d'étonnement si grand que tout l'intérêt de la soirée se
concentra autour d'elle. Ce fut pour la jeune femme un de ces jours
heureux où l'atmosphère qui vous entoure se fait limpide, légère,
vibrante, pour vous apporter tous les rayons, toutes les adulations du
succès. Quant au mari, on oublia presque de l'applaudir, et comme tous
les éblouissements font une ombre profonde auprès d'eux, il se trouva
relégué ni plus ni moins qu'un comparse dans le coin le plus obscur de
la scène.

Après tout, cette passion qui s'était révélée dans le jeu de la
chanteuse, dans sa voix doublée de charme et de tendresse, était
inspirée par lui. Lui seul donnait la flamme à ces yeux profonds; et
cette idée aurait dû le rendre fier, mais la vanité du comédien fut plus
forte. À la fin du spectacle, il appela le chef de claque et le secoua
de la belle façon. On avait manqué ses entrées, ses sorties, oublié le
rappel du troisième acte. Il se plaindrait au directeur...

Hélas! Il eut beau dire, et la claque eut beau faire, la faveur du
public, désormais conquise à sa femme, lui resta définitivement. Il y
eut pour elle un bonheur de rôles bien choisis, appropriés à son talent,
à sa beauté, où elle apparaissait avec la tranquillité d'une mondaine
entrant au bal parée des couleurs qui lui vont et sûre d'une ovation. À
chaque nouveau succès le mari se montrait triste, nerveux, irritable.
Cela lui faisait l'effet d'un vol, cette vogue qui s'en allait de lui à
elle sans retour. Longtemps il essaya de cacher à tous, surtout à sa
femme, cette souffrance inavouable; mais un soir, comme elle montait
l'escalier de sa loge tenant à deux mains sa robe chargée de bouquets,
et que toute à son triomphe elle lui disait d'une voix encore oppressée
de la secousse des applaudissements: «Nous avions une belle salle
aujourd'hui.» Il lui répondit un: «Tu trouves!...» si ironique, si amer,
que l'esprit de la jeune femme s'ouvrit à la vérité subitement.

Son mari était jaloux! non pas d'une jalousie d'amant qui veut sa femme
belle pour lui seul, mais d'une jalousie d'artiste, froide, féroce,
implacable. Parfois, quand elle s'arrêtait à la fin d'un air et que les
bravos multipliés tombaient vers elle de toutes les mains tendues, il
affectait une physionomie impassible, distraite, et son regard absent
semblait dire aux spectateurs:

«Quand vous aurez fini d'applaudir, moi je chanterai.»

Oh! les applaudissements, ce bruit de grêle qui a de si douces
résonnances dans les couloirs, la salle, les coulisses, lorsqu'une fois
on l'a connu, il est impossible de s'en passer. Les grands comédiens ne
meurent ni de maladie ni de vieillesse; ils cessent d'exister quand on
ne les applaudit plus. Celui-ci, devant l'indifférence du public, fut
pris d'un véritable désespoir. Il maigrissait, devenait hargneux,
méchant. Il avait beau se raisonner, regarder bien en face son mal
inguérissable, se répéter avant d'entrer en scène:

«C'est ma femme pourtant... Et je l'aime!...»

À la facticité du théâtre, le sentiment vrai tombait tout de suite. Il
aimait encore la femme, mais il détestait la cantatrice. Elle s'en
apercevait bien, et, comme on soigne un malade, surveillait cette triste
manie. D'abord elle avait songé à amoindrir son succès, en se ménageant,
en ne donnant pas toute sa voix, tous ses moyens; mais ses résolutions
comme celles du mari ne tenaient pas devant le feu de la rampe. Son
talent, presque indépendant d'elle-même, dépassait sa volonté. Alors
elle s'humilia, se fit petite devant lui. C'étaient des conseils qu'elle
lui demandait; s'il l'avait trouvée bonne, s'il comprenait bien le rôle
ainsi...

Naturellement, l'autre n'était jamais content. Avec cet air bonhomme, ce
ton de fausse camaraderie que les comédiens ont entre eux, il lui
disait, les soirs où elle avait le plus de succès:

«Surveille-toi, petite... ça ne va pas en ce moment... tu n'es pas en
progrès.»

D'autres fois il voulait l'empêcher de chanter:

«Prends garde, tu te prodigues... tu en fais trop... Ne lasse pas ta
chance... Tiens, sais-tu! tu devrais prendre un congé.»

Il descendait jusqu'aux prétextes bêtes. Elle était enrhumée, pas en
voix. Ou bien il lui cherchait des querelles de cabotin:

«Tu as repris trop vite le finale du duo... tu as tué mon effet... C'est
un parti pris.»

Sans s'apercevoir, le malheureux! que c'était lui qui la gênait dans son
jeu, précipitait les répliques pour l'empêcher d'être applaudie et, dans
son désir de reprendre son public, accaparait le haut bout de la scène,
laissant sa femme chanter au second plan. Elle ne se plaignait pas, elle
l'aimait trop. D'ailleurs, le triomphe rend indulgent, et chaque soir,
de l'ombre où elle essayait de se blottir, de s'effacer, le succès
l'obligeait à reparaître glorieusement en pleine lumière. Au théâtre, on
s'aperçut vite de ce singulier cas de jalousie, et les camarades s'en
amusèrent. On accablait le chanteur de compliments sur le talent de sa
femme. On lui mettait sous les yeux l'article de la veille où, à la
suite de quatre grandes colonnes consacrées à l'étoile, le critique
accordait quelques lignes à la vogue presque éteinte du mari. Un jour,
en venant de lire un de ces articles, il entra dans la loge de sa femme,
furieux, le journal déployé, et lui dit, blême de colère:

«Cet homme a donc été votre amant?» Il en arrivait à ce degré d'injure.
Aussi la malheureuse femme, fêtée, enviée, dont le nom en vedette sur
l'affiche se lisait maintenant à tous les coins de Paris, accaparé même
par les étalages comme une chance de succès, par les étiquettes menues
et dorées des confiseurs, des parfumeurs, avait l'existence la plus
triste, la plus humiliée. Elle n'osait plus ouvrir un journal, de peur
de lire son éloge, pleurait sur les fleurs qu'on lui jetait et qu'elle
laissait mourir dans un coin de sa loge pour ne pas perpétuer à la
maison le souvenir cruel de ses triomphantes soirées. Elle voulut
renoncer au théâtre, mais son mari s'y opposa.

«On dira que c'est moi qui t'ai fait partir.»

Et l'horrible supplice continua pour tous deux.

Un soir de première représentation, la chanteuse allait entrer en scène.
Quelqu'un lui dit: «Tenez-vous bien... Il y a une cabale dans la salle
contre vous.» Cela la fit rire. Une cabale contre elle? Et à propos de
quoi, bon Dieu!... Elle qui n'avait que des sympathies, qui vivait en
dehors de toute coterie. C'était bien vrai, pourtant. Au milieu de la
pièce, dans un grand duo avec son mari, au moment où sa voix superbe,
montée au plus haut point de son registre, achevait le son sur une suite
de notes égales et pures comme les perles rondes d'un collier, une
bordée de sifflets l'arrêta net. La salle était aussi émue, aussi
surprise qu'elle-même. Le souffle des respirations paraissait suspendu,
prisonnier dans les poitrines comme le trait qu'elle n'avait pas pu
finir. Tout à coup une idée folle, épouvantable, lui traversa
l'esprit... Il était seul en scène, en face d'elle. Elle le regarda
fixement, et vit passer dans ses yeux l'éclair d'un mauvais sourire. La
pauvre femme comprit. Les sanglots l'étouffaient. Elle ne put que fondre
en larmes et disparaître aveuglée dans l'encombrement des coulisses...

C'était son mari qui l'avait fait siffler!


       *       *       *       *       *



                                  V

                            UN MALENTENDU


       *       *       *       *       *


                        _VERSION DE LA FEMME_


Qu'est-ce qu'il a? De quoi m'en veut-il? Je n'y comprends rien. J'ai
pourtant tout fait pour le rendre heureux... Mon Dieu! je ne dis pas
qu'au lieu d'un poëte je n'aurais pas mieux aimé épouser un notaire, un
avoué, quelque chose de plus posé, de moins en l'air comme profession;
mais enfin, tel qu'il était, il me plaisait. Je le trouvais un peu
exalté, mais gentil tout de même, bien élevé; puis il avait quelque
fortune, et je pensais qu'une fois marié, sa poésie ne l'empêcherait pas
de chercher une bonne place, ce qui nous mettrait tout à fait à l'aise.
Lui aussi dans ce temps-là me trouvait à son idée. Quand il venait me
voir chez ma tante, à la campagne, il n'avait pas assez de paroles pour
admirer l'ordre et l'arrangement de notre petit logis, tenu comme un
couvent. «C'est amusant!...» disait-il. Il riait, m'appelait de toutes
sortes de noms pris dans des poëmes, des romans qu'il avait lus. Cela me
choquait un peu, je l'avoue; je l'aurais voulu plus sérieux. Mais ce
n'est que quand nous avons été mariés, installés à Paris, que j'ai senti
la différence de nos deux natures.

Moi qui rêvais un petit intérieur bien tenu, clair et propret, je l'ai
vu tout de suite encombrer notre appartement de meubles inutiles, passés
de mode, perdus de poussière, avec des tapisseries fanées, et si
anciennes... Pour tout, ç'a été la même chose. Concevez-vous qu'il m'a
fait mettre au grenier une très-jolie pendule Empire, qui me venait de
ma tante, et des tableaux magnifiquement encadrés, donnés par des amies
de pension. Il trouvait tout cela hideux. J'en suis encore à me demander
pourquoi. Car enfin son cabinet de travail était un ramassis de vieilles
toiles enfumées, de statuettes que j'avais honte de regarder,
d'antiquailles ébréchées, bonnes à rien, des chandeliers pleins de
vert-de-gris, des vases où fuyait l'eau, des tasses dépareillées. A côté
de mon beau piano en palissandre, il en avait mis un petit, tout vilain,
tout écaillé, où manquait la moitié des notes, et si usé qu'on
l'entendait à peine. A part moi, je commençais à me dire: «Ah çà! mais,
un artiste, c'est donc un peu un fou... Il n'aime que les choses
inutiles, il méprise tout ce qui peut servir.»

Quand je vis ses amis, le monde qu'il recevait, ce fut bien pis. Des
gens à cheveux longs, à grandes barbes, mal peignés, mal habillés, qui
ne se gênaient pas pour fumer devant moi et me faisaient mal à entendre,
tellement toutes leurs idées se trouvaient à l'envers des miennes.
C'étaient de grands mots, de grandes phrases, rien de naturel, rien de
simple. Avec cela pas la moindre notion des convenances: vous pouviez
les avoir à dîner vingt fois de suite, jamais une visite, jamais une
politesse. Pas même une carte, un bonbon au jour de l'an. Rien...
Quelques-uns de ces messieurs étaient mariés et nous amenaient leurs
femmes. Il fallait voir le genre de ces personnes-là! A tous les jours
des toilettes superbes, comme je n'en porterai jamais, Dieu merci! Et si
mal arrangées, sans ordre ni méthode. Des cheveux bouffants, des jupes
traînantes, puis des talents qu'elles montraient effrontément. Il y en
avait qui chantaient comme des actrices, jouaient du piano comme des
professeurs; toutes bavardaient de tout comme des hommes. Est-ce
raisonnable, je vous le demande? Est-ce que des femmes sérieuses, une
fois mariées, doivent penser à autre chose qu'aux soins de l'intérieur?
C'est ce que j'ai essayé de faire comprendre à mon mari, qui était peiné
de me voir abandonner la musique. La musique, c'est bon quand on est
petite fille et qu'on n'a rien de mieux à faire. Mais, franchement, je
me serais trouvée ridicule à me mettre tous les jours devant un piano.

Oh! je le sais bien. Son grand grief contre moi, c'est que j'aie voulu
l'arracher à cet étrange milieu si dangereux pour lui. «Vous, avez
éloigné tous mes amis,» me reproche-t-il souvent. Oui, je l'ai fait, et
je ne m'en repens pas. Ces gens-là auraient fini par me le rendre fou.
Quelquefois, en les quittant, il passait la nuit à rimailler, à se
promener de long en large en parlant haut. Comme s'il n'était pas déjà
assez bizarre, assez original par lui-même, sans qu'on vînt encore
l'exciter! En ai-je supporté des caprices, des lubies! Tout à coup, le
matin, il arrivait dans ma chambre: «Vite, ton chapeau... Nous allons à
la campagne.» Il fallait tout laisser là, la couture, le ménage, prendre
des voitures, des chemins de fer, dépenser un argent! Et moi qui ne
songeais qu'à économiser. Car enfin, ce n'est pas avec quinze mille
francs de rente qu'on est riche à Paris et qu'on fait un avoir à ses
enfants. Dans le commencement, il riait de mes observations, tâchait de
me faire rire; puis, quand il a vu ma ferme intention de rester
sérieuse, il m'en a voulu de ma simplicité, de mes goûts d'intérieur.
Est-ce ma faute, à moi, si je déteste le théâtre, les concerts, toutes
ces soirées artistiques où il voulait m'entraîner et où il retrouvait
ses connaissances d'autrefois, un tas d'écervelés, de bohèmes, de
dissipateurs?

Un moment j'avais cru qu'il deviendrait plus raisonnable. J'étais
parvenue à le sortir de son vilain monde, à nous faire un entourage de
gens sensés, bien posés, à lui créer des relations utiles... Eh bien!
non. Monsieur s'ennuyait. Il s'ennuyait du matin au soir. À nos petites
soirées, où j'installais pourtant un whist, un thé, tout ce qu'il
fallait, il apportait une figure, une humeur! Quand nous étions seuls,
la même chose. Pourtant j'étais pleine d'attentions. Je lui disais:
«Lis-moi un peu ce que tu fais.» Il me récitait des vers, des tirades.
Je n'y comprenais rien, mais j'avais l'air de m'y intéresser, et par-ci
par-là je faisais au hasard une petite remarque qui du reste avait le
don de l'agacer toujours. En un an, en travaillant jour et nuit, il n'a
pu faire de toutes ses rimes qu'un seul livre qui ne s'est pas vendu du
tout. Je lui ai dit: «Ah!... tu vois bien...» par raison, pour l'amener
à quelque chose de mieux compris, de plus productif. Il a eu une colère
épouvantable, et depuis, une tristesse perpétuelle qui me rendait
très-malheureuse. Mes amies me conseillaient de leur mieux: «Voyez-vous,
ma chère, c'est l'ennui, la mauvaise humeur d'un homme inoccupé... S'il
travaillait un peu plus, il ne serait pas aussi sombre.»

Alors je me suis mise en quête, et tout le monde autour de moi, pour lui
chercher une place. J'ai remué ciel et terre, j'ai fait je ne sais
combien de visites à des femmes de secrétaires généraux, de chefs de
division, je suis allée jusqu'au cabinet du ministre, tout cela sans
l'avertir. C'était une surprise que je lui réservais. Je me disais:
«Nous verrons bien s'il sera content cette fois.» Enfin, le jour où j'ai
reçu sa nomination, une belle enveloppe à cinq cachets, je suis allée la
porter sur sa table, folle de joie. C'était l'avenir assuré, l'aisance,
le calme du travail, le contentement de soi... Savez-vous ce qu'il m'a
dit? Il m'a dit «qu'il ne me pardonnerait jamais.» Après quoi il a
déchiré la lettre du ministre en mille morceaux, et il s'est sauvé en
battant les portes. Oh! ces artistes, ces pauvres têtes détraquées qui
prennent la vie à rebours! Que devenir avec un homme pareil? J'aurais
voulu lui parler, le raisonner. Mais non. On me l'avait bien dit: «C'est
un fou.» A quoi bon lui parler, d'ailleurs? Nous n'avons pas la même
langue. Il ne me comprendrait pas, pas plus que je ne le comprends... Et
maintenant nous sommes là tous les deux à nous regarder. Je sens de la
haine dans ses yeux, et pourtant j'ai de l'affection pour lui... C'est
bien pénible.


                           _VERSION DU MARI_


J'avais pensé à tout, pris toutes mes précautions. Je ne voulais pas
d'une Parisienne, parce que les Parisiennes me faisaient peur. Je ne
voulais pas d'une femme riche qui m'apporterait avec elle tout un train
d'exigences. Je craignais aussi la famille, ce terrible enlacement
d'affections bourgeoises, accapareuses, qui vous emprisonnent, vous
rapetissent, vous étouffent. Ma femme était bien ce que je rêvais. Je me
disais: «Elle me devra tout.» Quelle joie de former cet esprit naïf aux
belles choses, d'initier cette âme pure à mes enthousiasmes, à mes
espérances, de donner la vie à cette statue!


       *       *       *       *       *


C'est qu'elle avait l'air, en effet, d'une statue avec ses grands yeux
sérieux et calmes, son profil grec si régulier, ses traits légèrement
arrêtés et sévères, mais adoucis par le flou des jeunes visages, ce
duvet nuancé de rose, l'ombre des cheveux soulevés. Joignez à cela un
petit accent provincial qui faisait ma joie, que j'écoutais les yeux
fermés comme un souvenir d'heureuse enfance, l'écho d'une vie tranquille
dans un coin bien loin, bien ignoré! Et dire que maintenant cet
accent-là m'est devenu insupportable!... Mais alors j'avais la foi.
J'aimais, j'étais heureux, disposé à l'être encore plus. Plein d'ardeur
au travail, j'avais, sitôt marié, commencé un nouveau poëme, et le soir
je lui lisais les vers de la journée. Je voulais la faire entrer
complètement dans mon existence. Les premières fois, elle me disait:
«C'est gentil...» et je lui étais reconnaissant de cette approbation
enfantine, espérant qu'à la longue elle comprendrait mieux ce qui
faisait ma vie.


       *       *       *       *       *


La malheureuse! comme j'ai dû l'assommer! Après lui avoir lu mes vers,
je les lui expliquais, cherchant dans ses beaux yeux étonnés la lueur
attendue, croyant l'y voir toujours. Je l'obligeais à me donner son avis
et je glissais sur les sottises pour retenir seulement ce que le hasard
lui inspirait de bon. J'aurais tant désiré en faire ma vraie femme, la
femme d'un artiste!... Mais non! Elle ne comprenait pas. J'avais beau
lui lire les grands poëtes, m'adresser aux plus forts, aux plus tendres,
les rimes d'or des poëmes d'amour tombaient devant elle avec l'ennui et
la froideur d'une averse. Une fois, je me souviens, nous lisions la
_Nuit d'octobre_; elle m'interrompit, pour me demander quelque chose de
plus sérieux. J'essayai alors de lui expliquer qu'il n'y a rien de plus
sérieux au monde que la poésie, qui est l'essence même de la vie et
flotte au-dessus d'elle comme une lumière vibrante où les mots, les
pensées s'élèvent et se transfigurent. Oh! le sourire dédaigneux de sa
jolie bouche et la condescendance du regard!... On eût dit que c'était
un enfant ou un fou qui lui parlait.


       *       *       *       *       *


Ce que j'ai dépensé ainsi de forces, d'éloquence inutile! Rien n'y
pouvait. Je me butais perpétuellement à ce qu'elle appelait le bon sens,
la raison, cette excuse éternelle des cœurs secs et des esprits étroits.
Et ce n'est pas seulement la poésie qui l'ennuyait. Avant notre mariage,
je l'avais crue musicienne. Elle paraissait comprendre les morceaux
qu'elle jouait, soulignés par son professeur. A peine mariée, elle a
fermé son piano, renoncé à la musique... Savez-vous rien de plus triste
que cet abandon par la jeune femme de tout ce qui plaisait dans la jeune
fille? La réplique donnée, le rôle fini, l'ingénue quitte son costume.
Tout cela n'était qu'en vue du mariage, une surface de petits talents,
de jolis sourires et de passagère élégance. Chez elle le changement à
été instantané. J'avais d'abord espéré que le goût que je ne pouvais pas
lui donner, l'intelligence de l'art, des belles choses, lui viendraient
malgré elle dans cet admirable Paris où les yeux, l'esprit s'affinent
sans s'en douter. Mais que faire d'une femme qui ne sait pas ouvrir un
livre, regarder un tableau, que tout ennuie, qui ne veut rien voir? Je
compris qu'il fallait me résigner à n'avoir près de moi qu'une ménagère
active et économe, oh! très-économe. La femme selon Proudhon, rien de
plus. J'en aurais pris mon parti; tant d'artistes sont dans mon cas!
Mais ce rôle modeste ne lui suffisait pas.

Peu à peu, sournoisement, silencieusement, elle est arrivée à éloigner
tous mes amis. Devant elle, nous ne nous gênions pas. Nous parlions
comme par le passé; et de nos exagérations artistiques, de ces axiomes
fous, de ces paradoxes, où l'idée se travestit pour mieux sourire, elle
ne comprenait ni la fantaisie ni l'ironie. Tout cela ne faisait que
l'irriter et la confondre. Assise dans un petit coin du salon, elle
écoutait sans rien dire, se promettant bien d'éliminer un à un tous ceux
qui la choquaient si fort. Malgré le bon accueil apparent, on sentait
déjà chez moi ce petit courant d'air froid qui vous avertit que la porte
est entr'ouverte et qu'il sera bientôt temps de s'en aller.

Mes amis partis, elle les a remplacés par les siens. Je me suis vu
envahir par un monde inepte, étranger à l'art, ennuyeux et méprisant
profondément la poésie, parce que «ça ne rapporte pas». Exprès, on
citait très-haut devant moi les noms des faiseurs à la mode, des
fabricants de pièces et de romans à la douzaine:

«Un tel gagne beaucoup d'argent!...»

Gagner de l'argent! tout est là pour ces monstres, et j'avais la douleur
de voir ma femme penser avec eux. Dans ce milieu sinistre, toutes ses
habitudes provinciales, ses vues mesquines et bornées s'étaient
rétrécies encore en une incroyable avarice.

Quinze mille francs de rente! Il me semblait pourtant qu'avec cela on
pouvait vivre sans souci du lendemain. Eh bien! non. Je l'entendais
toujours se plaindre, parler d'économies, de réformes, de placements
avantageux. A mesure qu'elle m'envahissait de ces détails bêtes, je
sentais s'en aller de moi le goût et le désir du travail. Parfois elle
venait près de ma table, feuilletait dédaigneusement les vers
commencés. «Que ça!» disait-elle, en comptant les heures perdues sur
ces insignifiantes petites lignes. Ah! si j'avais voulu l'écouter, ce
beau nom de poëte, que j'ai mis tant d'années à me faire, traînerait
maintenant dans la boue noire des productions à outrance... Et quand je
pense qu'à cette même femme j'avais livré d'abord tout mon cœur, tous
mes rêves; quand je pense que ce dédain qu'elle me témoigne, parce que
je ne gagne pas d'argent, date des premiers moments du mariage.
Vraiment, j'en ai honte pour moi et pour elle.

Je ne gagne pas d'argent! Cela explique tout, le reproche de son regard,
son admiration pour les banalités productives, jusqu'à cette démarche
qu'elle a faite dernièrement pour m'obtenir je ne sais quelle place dans
un bureau du ministère.

Par exemple, j'ai résisté. Il ne me reste plus que cela, une volonté
inerte, faite à tous les assauts, à toutes les persuasions. Elle peut
parler pendant des heures, me glacer de son plus froid sourire, ma
pensée lui échappe toujours, lui échappera toujours... Et nous en sommes
là! Mariés, condamnés à vivre ensemble, des lieues entières nous
séparent, ce nous sommes trop las, trop découragés pour tenter un pas
l'un vers l'autre. En voilà pour la vie. C'est horrible!


       *       *       *       *       *



                                  VI


                           LES VOIES DE FAIT


       *       *       *       *       *


CABINET DE Me PETITBRY

Avocat consultant.


_Madame Nina de B..., chez sa tante, à Moulins_.


Madame, conformément aux désirs de Mme votre tante, je me suis occupé de
l'affaire en question. J'ai pris les faits l'un après l'autre et soumis
tous vos griefs à l'investigation la plus scrupuleuse. Eh bien, en mon
âme et conscience, je ne trouve pas que la poire soit encore assez mûre,
ou, pour parler plus net, que vous soyez fondée d'une façon sérieuse à
introduire une demande en séparation. Ne l'oublions pas, en effet, la
loi française est une personne très-positive, qui n'a ni délicatesse ni
instinct des nuances. Elle ne connaît que le fait, le fait sérieux,
brutal, et malheureusement c'est ce fait-là qui nous manque. Certes,
j'ai été profondément touché en lisant le récit de cette première année
de mariage si pénible pour vous. Vous avez payé bien cher la gloire
d'épouser un artiste fameux, un de ces hommes chez qui la renommée,
l'adulation développent un monstrueux égoïsme, et qui doivent vivre
seuls sous peine de briser la frêle et timide existence qui tente de
s'attacher à la leur... Ah! madame, depuis le commencement de ma
carrière, combien ai-je vu de malheureuses épouses dans la triste
position où vous vous trouvez! Ces artistes, qui vivent du public et
rien que pour lui, n'apportent au foyer que la fatigue de leur gloire ou
la tristesse de leurs échecs. Une existence désoœvrée, sans boussole ni
gouvernail, des idées subversives, à l'envers de toute convention
sociale, le mépris de la famille et de ses joies, l'excitation cérébrale
cherchée dans l'abus du tabac, des liqueurs fortes, sans parler du
reste, voilà ce qui constitue ce terrible élément artistique auquel
votre chère tante désire vous soustraire; mais, je vous le répète, tout
en comprenant ses inquiétudes, ses remords mêmes d'avoir consenti à un
pareil mariage, je ne vois pas que les choses soient au point pour ce
que vous demandez.

J'ai pourtant commencé déjà un projet de mémoire judiciaire où vos
principaux griefs se trouvent groupés et mis en lumière assez
habilement. Voici les grandes divisions de l'ouvrage:

1º _Grossièretés de Monsieur envers la famille de Madame_.--Refus de
recevoir notre tante de Moulins, qui nous a élevée et qui nous
adore.--Surnoms de Tata Bobosse, Fée Carabosse et autres, donnés à cette
vénérable demoiselle, dont le dos est un peu voûté.--Railleries,
épigrammes, dessins au crayon et à la plume sur ladite et son infirmité.

2º _Insociabilité_.--Refus devoir les amis de Madame, de faire des
visites de noces, d'envoyer des cartes, de répondre aux invitations,
etc...

3º _Dilapidation_.--Argent prêté sans reçu à toutes sortes de
bohèmes.--Table toujours ouverte, maison transformée en
hôtellerie.--Souscriptions continuelles pour des statues, des tombeaux,
des œuvres de confrères malheureux.--Fondation d'une revue artistique et
littéraire!!!!

4º _Grossièretés envers Madame_--Avoir dit tout haut, en parlant de
nous: «Quelle dinde!...»

5º _Sévices et violences_.--Excessive brutalité de Monsieur.--Fureur aux
moindres prétextes.--Bris de vaisselle et de meubles.--Tapage, scandale,
expressions malsonnantes.

Tout cela, comme vous le voyez, chère madame, forme un corps
d'accusation assez respectable, mais insuffisant. Il nous manque les
voies de fait. Ah! si nous avions seulement une voie de fait, une toute
petite voie de fait devant témoins, notre affaire serait superbe. Mais
ce n'est pas maintenant que vous avez mis cinquante lieues entre vous et
votre mari que nous pouvons espérer un événement de ce genre. Je dis
«espérer» parce que, la situation étant donnée, une brutalité de cet
homme eût été ce qui pouvait vous arriver de plus heureux.

Je suis, madame, en attendant vos ordres, votre dévoué et respectueux
serviteur.

PETITBRY.

_P. S._--Brutalité devant témoins, bien entendu!...


       *       *       *       *       *


_Maître Petitbry, à Paris_.


Eh! quoi, monsieur, voilà où nous en sommes! Voilà ce que vos lois ont
fait de l'ancienne chevalerie française!... Ainsi, quand il suffit
souvent d'un malentendu pour séparer deux cœurs à jamais, il faut à vos
tribunaux des actes de violence pour motiver cette séparation. N'est-ce
pas indigne, injuste, barbare, criant?... Penser que, pour recouvrer sa
liberté, ma pauvre petite est obligée d'aller tendre son cou au
bourreau, de se livrer à toute la fureur du monstre, de l'exciter
même... Mais n'importe, notre parti est pris. Il faut des voies de fait.
Eh bien! nous en aurons... Dès demain, Nina retourne à Paris. Comment
sera-t-elle accueillie? Que va-t-il se passer là-bas? Je n'ose y songer
sans frémir. À cette idée, ma main tremble, mes yeux se mouillent... Ah!
monsieur... Ah! maître Petitbry... Ah!


                      LA TANTE INFORTUNÉE DE NINA.


       *       *       *       *       *


ÉTUDE DE Me MARESTANG

Avoué près le tribunal de la Seine.

_Monsieur Henri de B***, homme de lettres à Paris_.


Du calme, du calme, du calme!... Je vous défends d'aller à Moulins, de
vous élancer à la poursuite de votre fugitive. Il est plus sage, il est
plus sûr de l'attendre chez vous au coin du feu. En somme, que s'est-il
passé? Vous refusiez de recevoir cette vieille fille ridicule et
méchante; votre femme est allée la rejoindre. Il fallait vous y
attendre. La famille est bien forte dans le cœur d'une si jeune mariée.
Vous avez voulu aller trop vite. Songez que c'est cette tante qui l'a
élevée, qu'elle n'a pas d'autres parents qu'elle... Elle a son mari, me
direz-vous... Eh! mon cher enfant, entre nous nous pouvons bien nous
faire cet aveu, les maris ne sont pas aimables tous les jours. J'en
connais un surtout qui, malgré son bon cœur, est d'une nervosité, d'une
violence! Je veux bien que le travail, les préoccupations artistiques y
soient pour quelque chose. Toujours est-il que l'oiseau s'est effarouché
et qu'il est retourné à son ancienne cage. N'ayez pas peur; il n'y
restera pas longtemps. Ou je me trompe fort, ou cette Parisienne d'hier
s'ennuiera vite dans ce milieu suranné et ne sera pas longue à regretter
les turbulences de son poëte... Surtout ne bougez pas.

Votre vieil ami,

MARESTANG.


       *       *       *       *       *


_Maître Marestang, avoué à Paris_.


En même temps que votre lettre si raisonnable, si amicale, je reçois un
télégramme de Moulins m'annonçant le retour de Nina. Ah! que vous avez
été bon prophète! Elle revient ce soir, toute seule, comme elle était
partie, sans la moindre démarche de ma part. Il s'agit maintenant de lui
arranger une vie si douce, si agréable, qu'elle n'ait jamais plus la
tentation de partir. J'ai fait des provisions de tendresse, de patience,
pendant cette absence de huit jours. Il n'y a qu'un point sur lequel je
ne varie pas: je ne veux plus voir chez nous l'horrible Tata Bobosse, ce
bas-bleu de 1820, qui m'a donné sa nièce uniquement dans l'espoir que ma
petite célébrité servirait à la sienne. Songez, mon cher Marestang, que
depuis mon mariage cette méchante petite vieille s'est toujours mise
entre ma femme et moi, roulant sa bosse à travers tous nos plaisirs,
toutes nos fêtes, au théâtre, aux expositions, dans le monde, à la
campagne, partout. Étonnez-vous après cela que j'aie mis une certaine
précipitation à la congédier, à la renvoyer dans sa bonne ville de
Moulins. Tenez! mon cher, on ne se doute pas du mal que ces vieilles
filles, ignorantes de la vie et soupçonneuses, sont capables de faire
dans un jeune ménage. Celle-là avait fourré dans la jolie petite tête de
ma femme une provision d'idées fausses, arriérées, saugrenues, un
sentimentalisme rococo du temps d'Ipsiboé, du jeune Florange: _Ah! si ma
dame me voyait_!... Pour elle, j'étais un _poâte_, ce _poâte_ qu'on voit
aux frontispices de Renduel ou de Ladvocat, couronné de lauriers, une
lyre sur la hanche, et le coup de vent des hautes cimes dans un
manteau-crispin à collet de velours. Voilà le mari qu'elle avait promis
à sa nièce, et vous pensez si ma pauvre Nina a dû être désillusionnée.
Du reste, je conviens que j'ai été bien maladroit avec cette chère
enfant. Comme vous dites, j'ai voulu aller trop vite, je l'ai
effarouchée. Cette éducation un peu étroite, faussée par le couvent et
les rêvasseries sentimentales de la tante, c'était à moi de la refaire
tout doucement, en laissant au bouquet provincial le temps de
s'évaporer... Enfin tout cela est réparable, puisqu'elle revient... Elle
revient, mon cher ami!... Ce soir, j'irai l'attendre à la gare, et nous
rentrerons chez nous au bras l'un de l'autre, réconciliés et heureux.

HENRI DE B...


       *       *       *       *       *


_Nina de B... à sa tante, à Moulins_.


Il m'attendait au chemin de fer et m'a reçue en souriant, les bras
tendus, comme si je revenais d'un voyage ordinaire. Tu penses si je lui
ai fait ma mine la plus glacée. À peine rentrée, je me suis enfermée
dans ma chambre, où j'ai dîné toute seule sous prétexte de fatigue.
Ensuite, double tour de clef. Il est venu me dire bonsoir à la serrure,
et, ce qui m'a bien surprise, s'est éloigné à pas de loup sans colère ni
insistance... Ce matin, visite à Me Petitbry; qui m'a donné de longues
instructions sur la façon dont je devais m'y prendre, l'heure,
l'endroit, les témoins...--Ah! ma chère tante, à mesure que le moment
approche, si tu savais comme j'ai peur. Ses colères sont si terribles.
Même quand il est doux comme hier, ses yeux ont des éclairs d'orage...
Enfin je serais forte en pensant à toi, ma chérie... D'ailleurs, comme
m'a dit Me Petitbry, ce n'est qu'un mauvais moment à passer; puis nous
reprendrons toutes les deux notre vie d'autrefois, calme et heureuse.

NINA DE B...


       *       *       *       *       *


_De la même à la même_.


Chère tante, je t'écris de mon lit, brisée par l'émotion de cette scène
épouvantable. Qui aurait pu croire que les choses tourneraient ainsi?
Pourtant toutes mes précautions étaient prises. J'avais prévenu Marthe
et sa sœur qui devaient venir à une heure, et choisi pour la grande
scène le moment où l'on sort de table, pendant que les domestiques ôtent
le couvert dans la salle à manger voisine du cabinet de travail. Dès le
matin mes batteries étaient préparées: une heure de gammes, d'études au
piano, les _Cloches du monastère_, les _Rêveries de Rosellen_, tous les
morceaux qu'il déteste. Cela ne l'avait pas empêché de travailler, sans
la moindre irritation. Au déjeuner, même patience. Un déjeuner
exécrable, des restes, des plats sucrés qu'il ne peut pas souffrir. Et
si tu avais vu ma toilette! Une robe à pèlerine qui a cinq ans de date,
un petit tablier de soie noire, des cheveux défrisés!... Je cherchais
sur son front des signes d'irritation, ce pli droit si connu que
monsieur creuse entre ses sourcils à la moindre contrariété. Eh bien!
non, rien. C'était à croire qu'on m'avait changé mon mari. Il m'a dit
d'un ton calme, un peu triste:

«Tiens! vous avez repris votre ancienne coiffure?»

Je répondais à peine, ne voulant rien hâter avant l'arrivée des témoins,
et puis, c'est drôle! je me sentais émue, secouée d'avance de la scène
que je cherchais. Enfin, à quelques réponses un peu plus sèches de ma
part, il se leva de table et se retira chez lui. Je le suivis, toute
tremblante. J'entendais mes amis s'installer, dans le petit salon, et
Pierre qui allait, venait, rangeait l'argenterie et les verres. Le
moment était venu. Il fallait l'amener aux grandes violences, et cela me
semblait facile après ce que j'avais fait depuis le matin pour
l'irriter.

En entrant dans son cabinet, je devais être très-pâle. Je me sentais
dans la cage du lion. Cette pensée me vint: «S'il allait me tuer!» Il
n'avait pourtant pas l'air bien terrible, couché sur son divan, le
cigare à la bouche.

«Est-ce que je vous dérange?» demandai-je de ma voix la plus ironique.

Lui, tranquillement:

«Non. Vous voyez... je ne travaille pas.»

Moi, toujours très-méchante:

«Ah çà! vous ne travaillez donc jamais?»

Lui, toujours très-doux:

«Vous vous trompez, mon amie. Je travaille beaucoup, au contraire...
Seulement, notre métier est de ceux où l'on peut travailler sans avoir
un outil dans la main.»

Moi:

«Et qu'est-ce que vous faites, en ce moment?... Ah! oui, je sais, votre
pièce en vers, toujours la même depuis deux ans. Savez-vous que c'est
bien heureux que votre femme ait eu de la fortune!... Cela vous permet
de paresser à votre aise.»

Je croyais qu'il allait bondir. Pas du tout. Il est venu me prendre les
mains très-gentiment.

«Voyons, c'est donc toujours la même chose? Nous allons donc recommencer
notre vie de guerre?... Alors, pourquoi êtes-vous revenue?»

J'avoue que je me suis sentie un peu émue de son ton affectueux et
triste; mais j'ai pensé à toi, ma pauvre tante, à ton exil, à tous ses
torts, et cela m'a donné du courage. J'ai cherché ce que je pouvais lui
dire de plus amer, de plus blessant... Est-ce que je sais, moi?... que
j'étais désolée d'avoir épousé un artiste; qu'à Moulins, tout le monde
me plaignait; que j'avais trouvé mes amies mariées à des magistrats, des
hommes sérieux, influents, bien posés, tandis que lui... Encore s'il
gagnait de l'argent. Mais non, monsieur travaillait pour la gloire. Et
quelle gloire!... À Moulins, personne ne le connaissait; à Paris, on
sifflait ses pièces. Ses livres ne se vendaient pas. Et patati. Et
patata... La tête me tournait de toutes les méchantes paroles qui me
venaient à mesure. Lui me regardait sans répondre, avec une colère
froide. Naturellement, cette froideur m'exaspérait davantage. J'étais
tellement excitée, que je ne reconnaissais plus ma voix montée à un
diapason extraordinaire, et les derniers mots que je lui criai.--je ne
sais plus quelle épigramme injuste et folle--bourdonnèrent à mes
oreilles troublées... Pour le coup, je crus que Me Petitbry tenait sa
voie de fait. Blême, les dents serrées, Henri avait fait deux pas vers
moi:

«Madame!...»

Puis, subitement, sa colère tomba, sa figure redevint impassible, et il
me regarda d'un air si méprisant, si insolent, si calme... Oh! ma foi,
ma patience était à bout. Je levai la main et, vlan! je lui appliquai le
plus beau soufflet que j'aie donné de ma vie. Au bruit, la porte
s'ouvre, mes témoins se présentent, suffoqués, solennels:

«Monsieur, c'est une indignité!...

--N'est-ce pas?» disait le pauvre garçon en montrant sa joue toute
rouge.

Tu penses si j'étais confuse. Heureusement, j'ai pris le parti de
m'évanouir et de pleurer toutes mes larmes, ce qui m'a beaucoup
soulagée... Maintenant, Henri est dans ma chambre. Il me veille, il me
soigne et se montre véritablement très-bon pour moi...Que faire? quelle
impasse!... C'est Me Petitbry qui ne sera pas content.

NINA DE B...


       *       *       *       *       *



                                VII


                       LA BOHÈME EN FAMILLE


Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans tout Paris un intérieur plus
bizarre et plus gai que celui du sculpteur Simaise. La vie dans cette
maison-là est une fête perpétuelle. À quelque heure que vous arriviez,
vous entendez des chants, des rires, le bruit d'un piano, d'une guitare,
d'un tam-tam. Si vous entrez dans l'atelier, il est rare que vous ne
tombiez pas au milieu d'une partie de volants, d'un temps de valse,
d'une figure de quadrille, ou bien parmi des préparatifs de bal, des
rognures de tulle, de rubans traînant à côté de l'ébauchoir, des fausses
fleurs accrochées aux bustes, des jupes pailletées qui s'étalent sur un
groupe encore humide.

C'est qu'il y a là quatre grandes filles de seize à vingt-cinq ans,
très-jolies, mais très-encombrantes; et quand ces demoiselles
tourbillonnent leurs cheveux tombant dans le dos avec des flots de
rubans, de longues épingles, des boucles voyantes, on dirait qu'au lieu
de quatre elles sont huit, seize, trente-deux demoiselles Simaise aussi
fringantes les unes que les autres, parlant haut, riant fort, ayant
toutes cet air un peu garçon particulier aux filles d'artistes, des
gestes d'atelier, un aplomb de rapin, et s'entendant comme personne à
éconduire un créancier ou à savonner la tête du fournisseur assez
insolent pour présenter sa note en temps inopportun.

Ces jeunes personnes sont les véritables maîtresses de la maison. Le
père travaille dès l'aube, sculptant, modelant sans relâche, car il n'a
pas de fortune. Dans le commencement, il était ambitieux, s'efforçait de
bien faire. Quelques succès d'exposition lui présageaient une certaine
gloire. Mais cette famille exigeante à nourrir, habiller, lancer, l'a
maintenu dans la médiocrité du métier. Quant à Mme Simaise, elle ne
s'occupe de rien. Très-belle au moment du mariage, très-entourée dans le
monde artistique où son mari la présenta, elle se condamna à n'être
d'abord qu'une jolie femme et plus tard qu'une ancienne jolie femme.
D'origine créole, à ce qu'elle prétend--bien qu'on m'assure que ses
parents n'ont jamais quitté Courbevoie,--elle passe ses journées du
matin au soir dans un hamac accroché tour à tour dans toutes les pièces
de l'appartement, s'évente, fait la sieste, avec un profond dédain pour
les détails matériels de l'existence. Elle a posé si souvent à son mari
des Hébé, des Diane, qu'elle se figure traverser la vie un croissant au
front, une coupe à la main, chargée d'emblèmes pour tout travail. Aussi
il faut voir le désordre du logis. On cherche une heure les moindres
objets.

«As-tu vu mon dé?... Marthe, Éva, Geneviève, Madeleine, qui est-ce qui a
vu mon dé?»

Les tiroirs, où gisent pêle-mêle des livres, de la poudre, du rouge, des
paillettes, des cuillers, des éventails, sont remplis jusqu'au bord mais
ne renferment rien d'utile; d'ailleurs, ils tiennent à des meubles
bizarres, curieux, incomplets, endommagés. Et la maison elle-même est si
singulière! Comme on déménage souvent, on n'a pas le temps de
s'installer, et cet intérieur joyeux a toujours l'air d'attendre le
rangement complet, indispensable, qui suit une nuit de bal. Seulement il
manque tant de choses que ce n'est pas la peine de ranger, et pourvu
qu'on ait un peu de toilette, qu'on circule dans les rues avec l'éclat
d'un météore, un semblant de chic et des apparences de luxe, l'honneur
est sauf. Le campement n'a rien qui gêne cette tribu de nomades. Par des
portes ouvertes, la misère se laisse voir tout à coup dans les quatre
murs vides d'une pièce non meublée, dans le fouillis d'une chambre
encombrée. C'est la vie de bohême en famille, une vie d'imprévu, de
surprises...

Au moment de se mettre à table, on s'aperçoit que tout manque, et qu'il
faut aller chercher le déjeuner dehors bien vite. De cette façon, les
heures passent rapidement, agitées, oisives; et puis cela a un avantage.
Quand on déjeune tard, on ne dîne pas, quitte à souper au bal, où l'on
va presque tous les soirs. Souvent aussi ces dames donnent des soirées.
On prend le thé dans des récipients bizarres, hanaps, vidrecomes,
coquilles japonaises, le tout ébréché par le bric-à-brac, écorné par les
déménagements. La sérénité de la mère et des filles au milieu de cette
détresse est quelque chose d'admirable. Elles ont, ma foi! bien d'autres
idées en tête que le ménage. L'une s'est nattée en Suissesse, l'autre
frisée en baby anglais, et Mme Simaise, au fond de son hamac, vit dans
la béatitude de sa beauté d'autrefois. Quant au père Simaise, il est
toujours ravi. Pourvu qu'il entende le joli rire de ses filles autour de
lui, il se charge allégrement de tout le poids de cette existence
déroutée. C'est à lui qu'on s'adresse en câlinant: «Papa, j'ai besoin
d'un chapeau... papa, il me faut une robe.» Parfois l'hiver est dur. On
est si répandu, on reçoit tant d'invitations... Bah! le père en est
quitte pour se lever deux heures plus tôt. On fait un seul feu dans
l'atelier où toute la famille se réunit. Ces demoiselles taillent,
cousent leurs robes elles-mêmes, pendant que la corde du hamac grince
régulièrement et que le père travaille grimpé sur son escabeau.

Avez-vous quelquefois rencontré ces dames dans le monde? Dès qu'elles
entrent, il y a une rumeur. Depuis longtemps, on connaît les deux
aînées; mais elles sont toujours si parées, si pimpantes, que c'est à
qui les prendra pour danseuses. Elles ont du succès autant que les sœurs
cadettes, presque autant que la mère autrefois; d'ailleurs une grâce à
porter les chiffons, les bijoux à la mode, un laisser-aller si charmant,
des rires fous d'enfants mal élevées, des façons de s'éventer à
l'espagnole... Malgré tout, elles ne se marient pas. Jamais aucun
admirateur n'a pu résister au spectacle de cet intérieur singulier. Le
gâchis des dépenses inutiles, le manque d'assiettes, la profusion de
vieilles tapisseries à trous, de lustres antiques disloqués et dédorés,
le courant d'air des portes, le coup de sonnette des créanciers, le
négligé de ces demoiselles en pantoufles et en peignoirs traînant
d'hôtel garni, mettent en fuite les mieux intentionnés. Que voulez-vous?
Tout le monde ne se résigne pas à accrocher près de soi pour la vie le
hamac d'une femme oisive.

Je le crains bien, les demoiselles Simaise ne se marieront pas. Elles
ont eu pourtant une occasion magnifique et unique de le faire pendant la
Commune. La famille s'était réfugiée en Normandie dans une petite ville
très-processive, pleine d'avoués, de notaires, d'agents d'affaires. Le
père, à peine arrivé chercha des travaux. Son renom de sculpteur le
servit; et comme il y avait de lui sur une place publique de la ville
une statue de Cujas, ce fut parmi les notabilités de l'endroit à qui lui
commanderait son buste. Immédiatement la mère accrocha son hamac dans un
coin de l'atelier, et ces demoiselles organisèrent de petites fêtes.
Elles eurent tout de suite beaucoup de succès. Ici du moins, la pauvreté
semblait un accident d'exil, l'en-l'air de l'installation avait une
raison d'être. Ces belles élégantes riaient elles-mêmes, très-haut de
leur misère. On était parti sans rien emporter. De Paris fermé rien ne
pouvait venir. Pour elles, c'était un charme de plus. Cela faisait
penser aux tziganes en voyage qui peignent leurs beaux cheveux dans une
grange, et se désaltèrent aux ruisseaux. Les moins poétiques les
comparaient dans leur esprit aux exilées de Coblentz, aux dames de la
cour de Marie-Antoinette parties bien vite, sans poudre ni paniers, ni
camérières, obligées à toutes sortes d'expédients, apprenant à se servir
elles-mêmes, et gardant la frivolité des cours de France, le sourire si
piquant des mouches disparues.

Chaque soir, une foule de bazochiens éblouis encombrait l'atelier
Simaise. Avec un piano de louage, tout ce monde polkait, valsait,
scottischait--on scottische encore en Normandie... «Je finirai bien par
en marier une,» se disait le père Simaise; et le fait est que, la
première partie, toutes les autres auraient suivi. Malheureusement la
première ne partit pas, mais il s'en fallut de bien peu. Parmi les
nombreux valseurs de ces demoiselles, dans ce corps de ballet d'avoués,
de substituts, de notaires, le plus enragé pour la danse était un avoué
veuf, très-assidu près de la fille aînée. Dans la maison on l'appelait
«le premier avoué dansant», en souvenir des ballets de Molière; et
certes, à voir le train dont le gaillard tourbillonnait, le papa Simaise
fondait sur lui les plus grandes espérances. Mais les gens d'affaires,
ça ne danse pas comme tout le monde. Celui-là, tout en valsant, faisait
ses petites réflexions: «Cette famille Simaise est charmante... Tra la
la... La la la... mais ils ont beau me presser... la la la... la la
lère... je ne conclurai rien avant que les portes de Paris soient
rouvertes... Tra la la... et que j'aie pu prendre mes renseignements...
la la la...» Ainsi pensait le premier avoué dansant; et, en effet, sitôt
Paris débloqué, il se renseigna sur la famille, et le mariage fut
manqué.

Depuis, les pauvres petites en ont manqué bien d'autres. Mais cela n'a
troublé en rien la gaieté de ce singulier ménage. Au contraire, plus ils
vont, plus ils sont joyeux. L'hiver dernier, ils ont déménagé trois
fois, on les a vendus une, et ils ont tout de même donné deux grands
bals travestis.


       *       *       *       *       *



                                VIII


     FRAGMENT D'UNE LETTRE DE FEMME TROUVÉE RUE NOTRE-DAME-DES-CHAMPS


«... m'en a coûté pour avoir épousé un artiste. Ah! ma chérie, si
j'avais su!... mais les jeunes filles se font sur toutes choses de si
singulières idées. Figure-toi qu'à l'Exposition, quand je voyais sur le
livret ces adresses lointaines de rues calmes, à l'extrême bout de
Paris, je m'imaginais des vies paisibles, sédentaires, toutes au travail
et à la famille, et je me disais, sentant d'avance combien je serais
jalouse: «Voilà comme je veux un mari. Il sera toujours avec moi. Nous
passerons toutes nos journées ensemble, lui à son tableau ou à sa
sculpture, moi lisant, cousant à ses côtés dans le jour recueilli de
l'atelier. «Pauvre innocente, va! Je ne me doutais pas alors de ce que
c'était qu'un atelier, ni du singulier monde qu'on y rencontre. Jamais,
en regardant ces statues de déesses si effrontément décolletées, l'idée
ne me serait venue qu'il y avait des femmes assez osées pour... Et que
moi-même je... Sans cela je te prie de croire que je n'aurais pas épousé
un sculpteur. Ah! mais non, par exemple... Je dois dire qu'à la maison
ils étaient tous contre ce mariage, malgré la fortune de mon mari, son
nom déjà célèbre, le bel hôtel qu'il faisait bâtir pour nous deux. C'est
moi seule qui l'ai voulu. Il était si élégant, si charmant, si empressé.
Je trouvais pourtant qu'il se mêlait un peu trop de ma toilette, de mes
coiffures: «Relevez donc vos cheveux comme ceci, là...» et monsieur
s'amusait à placer une fleur tout au milieu de mes boucles avec bien
plus d'art que n'importe laquelle de nos modistes. Tant d'expérience
chez un homme, c'était effrayant, n'est-ce pas? J'aurais dû me méfier...
Enfin tu vas voir. Écoute.

Nous revenions de notre voyage de noces. Pendant que je m'installais
dans mon joli appartement si bien meublé, tout ce paradis que tu
connais, mon mari sitôt arrivé s'était mis au travail et passait ses
journées à son atelier, en dehors de l'hôtel. Le soir, en rentrant, il
me parlait avec fièvre de son exposition prochaine. Le sujet était une
«dame romaine sortant du bain.» Il voulait faire rendre au marbre ce
petit frisson de la peau au contact de l'air, la mouillure des fins
tissus plaquant sur les épaules, et toutes sortes d'autres belles choses
que je ne me rappelle plus. Entre nous, quand il me parle de sa
sculpture, je ne comprends pas toujours très-bien. Tout de même, je
disais de confiance: «Ce sera très-joli...» et je me voyais déjà sur le
sable fin des allées, admirant l'œuvre de mon mari, un beau marbre tout
blanc sur la tenture verte, pendant qu'on murmurait derrière moi: «la
femme de l'auteur...»

Enfin, un jour, curieuse de voir où nous en étions de notre dame
romaine, j'eus l'idée d'aller le surprendre à son atelier, que je ne
connaissais pas encore. C'était une de mes premières sorties toute
seule, et je m'étais faite belle; dam!... En arrivant, je trouvai la
porte du petit jardin, au rez-de-chaussée, grande ouverte. J'entrai donc
tout droit, et, juge de mon indignation quand j'aperçus mon mari, en
blouse blanche comme un maçon, mal peigné, les mains sales de terre,
ayant en face de lui une femme, ma chère, une grande créature debout sur
un tréteau, presque pas vêtue, et l'air tranquille dans cette tenue,
comme si elle l'avait trouvée parfaitement naturelle. Toute une vilaine
défroque remplie de boue, des bottines de course, un chapeau rond avec
une plume défrisée, était jetée à côté d'elle, sur une chaise. J'ai vu
tout cela très-vite, car tu comprends si je me suis sauvée. Étienne
voulait me parler, me retenir, mais j'eus un geste d'horreur pour ses
mains pleines de glaise, et je courus chez maman, où j'arrivai à peine
vivante. Tu vois mon entrée d'ici:

«Ah! mon Dieu, mon enfant, qu'est-ce que tu as?»

Je raconte à maman ce que je viens de voir, comment était cette affreuse
femme, dans quel costume. Et je pleurais, je pleurais... Ma mère,
très-émue, essaye de me consoler, m'explique que ce devait être un
modèle.

«Comment!... mais c'est abominable... On ne m'avait pas parlé de ça,
avant de me marier!...».

Là-dessus voilà Étienne qui arrive tout effaré, et tâche à son tour de
me faire comprendre qu'un modèle n'est pas une femme comme une autre, et
que, d'ailleurs, les sculpteurs ne peuvent pas s'en passer; mais ces
raisons ne me persuadent guère, et je déclare formellement que je ne
veux plus d'un mari qui passe ses journées en tête-à-tête avec des
demoiselles dans cette tenue-là.

«Voyons, mon ami, dit alors cette pauvre maman qui s'efforce de tout
arranger, est-ce que, par convenance pour votre femme, vous ne pourriez
pas remplacer cela par un semblant, un cartonnage?»

Mon mari mordait sa moustache avec fureur:

«Mais c'est impossible, ma chère maman.

--Pourtant, mon cher, il me semble... Tenez, nos modistes ont des têtes
en carton qui leur servent à monter les bonnets... Eh bien, ce qu'on
fait, pour la tête, ne pourrait-on pas le faire pour...?»

Il paraît que ce n'était pas possible. C'est du moins ce qu'Étienne
essaya de nous démontrer longuement, avec toutes sortes de détails, de
mots techniques. Il avait vraiment l'air très-malheureux. Je le
regardais du coin de l'œil tout en essuyant mes larmes, et je voyais
bien que mon chagrin l'affligeait beaucoup. Enfin, après une
interminable discussion, il fut convenu que, puisque le modèle était
indispensable, toutes les fois qu'elle viendrait, je serais là. Il y
avait justement, à côté de l'atelier, un petit débarras très-commode,
d'où je pourrais voir sans être vue.--C'est honteux, diras-tu, d'être
jalouse d'espèces pareilles et de montrer sa jalousie. Mais, vois-tu, ma
biche, il faut avoir passé par ces émotions-là pour pouvoir en parler.

Le lendemain, le modèle devait venir. Je prends donc mon courage à deux
mains et je m'installe dans ma logette, avec la condition expresse qu'au
moindre coup frappé â la cloison, mon mari viendrait vite vers moi. À
peine étais-je enfermée, le vilain modèle de l'autre jour arrive,
attifée Dieu sait comme, avec une tournure si misérable que je me
demandais comment j'avais pu être jalouse d'une femme qui s'en va dans
la rue sans manchettes blanches aux poignets, avec un vieux châle à
franges vertes. Eh bien, ma chère, quand j'ai vu cette créature jeter
son châle, sa robe au milieu de l'atelier, se défaire avec cette
aisance, cette impudeur, cela m'a fait un effet que je ne peux pas te
dire. La colère m'étouffait... Vite je frappe à la cloison... Étienne
arrive. Je tremblais, j'étais pâle. Il se moque de moi, me rassure tout
doucement, et s'en retourne à son travail... Maintenant la femme était
debout, à demi nue, ses grands cheveux dénoués et tombant dans le dos
avec une lourdeur lisse. Ce n'était plus la créature de tout à l'heure,
mais presque une statue déjà, malgré sa mine fatiguée et commune.
J'avais le cœur serré. Cependant je ne dis rien. Tout à coup, j'entends
mon mari qui crie: «La jambe gauche... Avancez la jambe gauche.» Et,
comme le modèle ne comprenait pas bien, il s'approcha d'elle, et... Ah!
pour le coup, je n'y tiens plus. Je tape. Il ne m'entend pas. Je tape
encore, je tape avec fureur. Cette fois il accourt, le sourcil un peu
froncé, dans la fièvre du travail.

«Voyons, Armande... soyez donc raisonnable!...» Et moi, tout en larmes,
j'appuyais la tête sur son épaule: «C'est plus fort que moi, mon ami...
Je ne peux pas... je ne peux pas...» Alors, brusquement, sans me
répondre, il passa dans l'atelier et fit un signe à cette horreur de
femme qui s'habilla et partit.

Pendant quelques jours, Étienne ne retourna pas à son atelier. Il
restait près de moi, ne sortait plus, refusait même de voir ses amis,
toujours très-bon d'ailleurs, mais l'air si triste. Une fois je lui
demandai bien timidement: «Vous ne travaillez donc plus?» ce qui me
valut cette réponse: «On ne travaille pas sans modèle.» Je n'eus pas le
courage d'insister, car je sentais combien j'étais coupable, et qu'il
avait le droit de m'en vouloir. Pourtant, à force de tendresses, de
gentillesses, j'obtins de lui qu'il retournerait à son atelier et qu'il
essayerait de finir sa statue, de... Comment donc disent-ils ça?... de
chic, c'est-à-dire d'imagination; bref, le procédé de maman. Moi, je
trouvais cela très-faisable; mais le pauvre garçon avait bien du mal.
Tous les soirs, il rentrait crispé, découragé, presque malade. Pour le
remonter, j'allais le voir souvent. Je disais toujours: C'est charmant.
Mais le fait est que la statue n'avançait guère. Je ne sais pas même
s'il y travaillait. Quand j'arrivais, je le trouvais toujours en train
de fumer sur son divan, ou bien roulant des boulettes d'argile qu'il
envoyait rageusement contre le mur.

Une après-midi que j'étais là à regarder cette pauvre dame romaine,
ébauchée à demi, si longue à sortir de son bain, une idée fantasque me
traversa l'esprit. La Romaine était à peu près de ma taille... peut-être
qu'à la rigueur je pourrais...

«Qu'est-ce qu'on appelle une jolie jambe?» demandai-je tout à coup à mon
mari.

Il m'expliqua cela très au long, en me montrant ce qui manquait encore à
sa statue et qu'il ne pouvait pas parvenir à lui donner sans un
modèle... Pauvre garçon! Il avait l'air si navré en disant cela...
Sais-tu ce que j'ai fait... Ma foi, tant pis, j'ai ramassé bravement la
draperie qui traînait dans un coin, je suis allée dans ma logette; puis,
tout doucement, sans rien dire, pendant qu'il regardait encore sa
statue, je suis venue me mettre sur l'estrade en face de lui, dans le
costume et l'attitude où j'avais vu cet affreux modèle... Ah! ma chérie,
quelle émotion quand il a relevé la tête! J'avais envie de rire et de
pleurer. J'étais rouge... Et cette maudite mousseline qu'il fallait
rajuster de tous les côtés... C'est égal! Étienne avait l'air si ravi
que cela m'a rassurée bien vite. Figure-toi, ma chère, qu'à
l'entendre...


       *       *       *       *       *



                                 IX


                     LA VEUVE D'UN GRAND HOMME


Quand on apprit qu'elle se remariait, cela n'étonna personne. Malgré
tout son génie, peut-être même à cause de son génie, le grand homme lui
avait fait quinze ans d'une vie très-dure, traversée de caprices, de
fantaisies éclatantes dont Paris s'était quelquefois occupé. Sur la
grande route de gloire qu'il avait parcourue triomphalement et à toute
vitesse, comme ceux qui doivent mourir jeunes, elle l'avait suivi,
humble et craintive, assise dans un coin du char, s'attendant toujours à
des chocs. Quand elle se plaignait, parents, amis, tout le monde était
contre elle: «Respectez ses faiblesses, lui disait-on, ce sont les
faiblesses d'un dieu. Ne le troublez pas, ne le dérangez pas. Songez que
votre mari n'est pas à vous seulement. Il appartient bien plus au pays,
à l'art, qu'à la famille... Et qui sait si chacune de ces fautes que
vous lui reprochez ne nous a pas valu des œuvres sublimes?...» À la fin
pourtant, lassée de tant de patience, elle eut des révoltes, des
indignations, des injustices, si bien qu'au moment où le grand homme
mourut, ils étaient prêts à plaider en séparation et à traîner leur beau
nom célèbre à la troisième page des journaux à scandale.

Après les agitations de cette union malheureuse, les inquiétudes de la
dernière maladie, et le coup subit de la mort qui avait réveillé pour un
moment l'affection primitive, les premiers mois de son veuvage firent à
la jeune femme l'effet salutaire, reposant, d'une saison de bains. La
retraité forcée, le charme tranquille de la douleur apaisée lui
donnèrent à trente-cinq ans une seconde jeunesse presque aussi
séduisante que la première. D'ailleurs le noir lui allait bien; puis
elle avait la contenance responsable, un peu fière, d'une femme restée
seule dans la vie avec tout l'honneur d'un grand nom à porter.
Très-soigneuse de la gloire du défunt, cette gloire maudite qui lui
avait coûté tant de larmes et qui maintenant grandissait de jour en jour
comme une fleur splendide nourrie par la terre noire du tombeau, on la
voyait, entourée de ses longs voiles sombres, apparaître chez les
directeurs de théâtres, chez les éditeurs, s'occupant de faire reprendre
les opéras de son mari, surveillant l'impression des œuvres posthumes,
des manuscrits inachevés, apportant à tous ces détails une espèce de
soin solennel et comme un respect de sanctuaire.

C'est à ce moment que son second mari la rencontra. Il était musicien
lui aussi, à peu près inconnu, auteur de valses, de mélodies et de deux
petits opéras dont les partitions, délicieusement imprimées, ne
s'étaient guère plus jouées que vendues. Avec une figure aimable, une
belle fortune qu'il tenait d'une famille excessivement bourgeoise, il
avait par-dessus tout le respect suprême du génie, la curiosité des
hommes célèbres et la naïveté enthousiaste des artistes encore jeunes.
Aussi, quand on lui montra la femme du maître, il en eut un
éblouissement. C'était comme l'image même de la muse glorieuse qui lui
apparaissait. Tout de suite il fut amoureux, et la veuve commençant déjà
à revoir un peu le monde, il se fit présenter chez elle. Là sa passion
s'accrut de l'atmosphère de génie qui flottait encore dans tous les
coins du salon. C'était le buste du maître, le piano où il composait,
ses partitions étalées sur tous les meubles, mélodieuses même, à
regarder, comme si de leurs feuillets entr'ouverts les phrases écrites
résonnaient musicalement... Le charme très-réel de la veuve, fixée dans
ce souvenir austère comme dans un cadre qui lui allait bien, acheva de
le rendre éperdu d'amour.

Après avoir hésité longtemps, le brave garçon finit par se déclarer,
mais dans des termes si humbles, si timides... Il savait combien il
était peu de chose pour elle. Il comprenait tout le regret qu'elle
pourrait avoir à échanger son nom illustre contre le sien, inconnu et
chétif... Et mille autres naïvetés de ce genre. Pensez qu'au fond du
cœur la dame était très-flattée de sa conquête, mais elle joua la
comédie du cœur brisé, et prit les airs dédaigneux, blasés de la femme
dont la vie est finie sans espoir de recommencement. Elle, qui n'avait
jamais été si tranquille que depuis la mort de son grand homme, trouva
encore des larmes pour le regretter, une ardeur enthousiaste à parler de
lui. Cela, bien entendu, ne fit qu'exalter son jeune adorateur, le
rendre plus éloquent, plus persuasif.

Bref ce veuvage sévère se termina par un mariage; mais la veuve
n'abdiqua pas, et resta--quoique mariée--plus veuve de grand homme que
jamais, comprenant bien qu'aux yeux du second mari c'était là son vrai
prestige. Comme elle se sentait moins jeune que lui, pour l'empêcher de
s'en apercevoir elle l'accabla de son dédain, d'une espèce de pitié
vague, d'un regret de mésalliance inexprimé et blessant. Mais lui ne
s'en blessait pas au contraire. Il était si convaincu de son infériorité
et trouvait si naturel que le souvenir d'un pareil homme se fût installé
despotiquement dans un cœur! Pour l'entretenir dans cette humilité
d'attitude, elle relisait quelquefois avec lui les lettres que le maître
lui écrivait quand il lui faisait la cour. Ce retour au passé la
rajeunissait de quinze ans, lui donnait l'assurance de la femme belle,
aimée, regardée à travers tous les dithyrambes amoureux, l'exagération
charmante de la passion écrite. Si elle avait changé depuis, son jeune
mari s'en inquiétait peu, l'adorait sur la foi d'un autre, en tirait je
ne sais quelle vanité singulière. Il lui semblait que ces supplications
passionnées s'ajoutaient aux siennes, et qu'il héritait de tout un passé
d'amour.

Étrange couple! C'est dans le monde qu'ils étaient curieux à voir. Je
les apercevais quelquefois au théâtre. Personne n'aurait reconnu la
jeune femme craintive, un peu timide, qui accompagnait jadis le
_maëstro_, perdue dans l'ombre gigantesque qu'il faisait autour de lui.

Maintenant droite au bord de la loge, elle se montrait, attirait tous
les regards à l'orgueil du sien. On eût dit qu'elle avait sur la tête
l'auréole de son premier mari, dont le nom résonnait autour d'elle comme
un hommage ou un reproche. L'autre, assis un peu en arrière, avec la
physionomie empressée des sacrifiés de la vie, observait tous ses
mouvements, attentif à la servir.

Dans leur intérieur, cette bizarrerie d'allure était encore plus
marquée. Je me souviens d'une soirée qu'ils donnèrent un an après leur
mariage. Le mari circulait dans la foule de ses invités, fier et un peu
embarrassé de réunir chez lui tant de monde. La femme, dédaigneuse,
mélancolique, supérieure, était ce soir-là veuve de grand homme comme il
n'est pas possible de l'être plus. Elle avait une certaine façon de
regarder son mari par-dessus l'épaule, de l'appeler «mon pauvre ami» en
l'accablant des corvées de réception, d'un air de dire: «Vous n'êtes bon
qu'à ça.» Autour d'elle se tenait le cercle des intimes d'autrefois, de
ceux qui avaient assisté aux éclatants débuts du maître, à ses luttes, à
ses succès. Avec eux elle minaudait, faisait la petite fille. Ils
l'avaient connue si jeune! Presque tous l'appelaient «Anaïs» de son
petit nom. C'était comme un cénacle, dont le pauvre mari s'approchait
respectueusement pour entendre parler, de son prédécesseur. On se
rappelait les _premières_ glorieuses, ces soirs de batailles presque
toutes gagnées, puis les manies du grand homme, ses façons de travailler
quand, pour amener l'inspiration, il voulait que sa femme fût à côté de
lui, parée, décolletée... «Vous rappelez-vous, Anaïs?» Et Anaïs
soupirait, rougissait...

De ce temps-là dataient ses belles pièces amoureuses, _Savonarole_
surtout, la plus passionnée de toutes, avec son grand duo traversé de
clairs de lune, de parfums de rose et de trilles de rossignols. Un
enthousiaste le joua au piano, au milieu de l'émotion recueillie. À la
dernière note de cet admirable morceau, la dame fondit en larmes. «C'est
plus fort que moi, disait-elle. Je n'ai jamais pu l'entendre sans
pleurer.» Les vieux amis du maître, entourant sa malheureuse veuve de
leurs sympathiques condoléances, venaient à tour de rôle, comme aux
cérémonies funèbres, lui donner une poignée de main vibrante.

«Allons, allons, Anaïs, du courage.»

Et le plus drôle, c'est que le second mari, debout à côté de sa femme,
l'air ému, pénétré, distribuait des poignées de mains, lui aussi, et
prenait sa part des condoléances.

«Quel génie! quel génie!» disait-il en s'épongeant les yeux. C'était à
la fois comique et attendrissant.


       *       *       *       *       *



                                 X


                           LA MENTEUSE


Je n'ai aimé qu'une femme dans ma vie, nous disait un jour le peintre
D... J'ai passé avec elle cinq ans de parfait bonheur, de joies
tranquilles et fécondes. Je peux dire que je lui dois ma célébrité
d'aujourd'hui, tellement à ses côtés le travail m'était facile,
l'inspiration naturelle. Dès que je l'eus rencontrée, il me sembla
qu'elle était mienne depuis toujours. Sa beauté, son caractère
répondaient à tous mes rêves. Cette femme ne m'a jamais quitté; elle est
morte chez moi, dans mes bras, en m'aimant... Eh bien, quand je pense à
elle, c'est avec colère. Si je cherche à me la représenter telle que je
l'ai vue pendant cinq ans, dans tout le rayonnement de l'amour, avec sa
grande taille pliante, sa pâleur dorée, ses traits de juive d'Orient,
réguliers et fins dans la bouffissure légère du visage, son parler lent,
velouté comme son regard, si je cherche à donner un corps à cette vision
délicieuse, c'est pour mieux lui dire: «Je te hais!...»

Elle s'appelait Clotilde. Dans la maison amie où nous nous étions
rencontrés, on la connaissait sous le nom de Mme Deloche, et on la
disait veuve d'un capitaine au long cours. En effet, elle paraissait
avoir beaucoup voyagé. En causant, il lui arrivait de dire tout à coup:
Quand j'étais à Tampico... ou bien: une fois dans la rade de
Valparaiso... À part cela, rien dans son allure, dans son langage, ne
sentait la vie nomade, rien ne trahissait le désordre, la précipitation
des prompts départs et des brusques arrivées. Elle était Parisienne,
s'habillait avec un goût parfait, sans aucuns de ces burnous, de ces
_sarapés_ excentriques qui font reconnaître les femmes d'officiers et de
marins perpétuellement en tenue de voyage.

Quand je sus que je l'aimais, ma première, ma seule idée fut de la
demander en mariage. Quelqu'un lui parla pour moi. Elle répondit
simplement qu'elle ne se remarierait jamais. J'évitai dès lors de la
revoir; et comme ma pensée était trop atteinte, trop occupée pour me
permettre le moindre travail, je résolus de voyager. Je faisais mes
préparatifs de départ lorsque, un matin, dans mon appartement même,
parmi l'encombrement des meubles ouverts et des malles éparses, je vis à
ma grande stupeur entrer Mme Deloche.

«Pourquoi partez-vous? me dit-elle doucement... Parce que vous m'aimez?
Moi aussi, je vous aime... Seulement (ici sa voix trembla un peu)
seulement, je suis mariée.» Et elle me raconta son histoire.

Tout un roman d'amour et d'abandon. Son mari buvait, la frappait. Ils
s'étaient séparés au bout de trois ans. Sa famille, dont elle semblait
très-fière, occupait une haute situation à Paris, mais depuis son
mariage on ne voulait plus la recevoir. Elle était nièce du
grand-rabbin. Sa sœur, veuve d'un officier supérieur, avait épousé en
secondes noces le garde général de la forêt de Saint-Germain. Quant à
elle, ruinée par son mari, elle avait heureusement gardé d'une éducation
première complète et très-soignée des talents dont elle se faisait une
ressource. Elle donnait des leçons de piano dans des maisons riches,
Chaussée d'Antin, faubourg Saint Honoré, et gagnait largement sa vie...

L'histoire était touchante, mais un peu longue, pleine de ces jolies
redites, de ces incidents interminables qui embroussaillent les discours
féminins. Aussi mit-elle plusieurs jours à me la raconter. J'avais loué,
avenue de l'Impératrice, entre des rues silencieuses et des pelouses
tranquilles, une petite maison pour nous deux. J'aurais passé là un an à
l'écouter, à la regarder, sans songer au travail. Ce fut elle la
première qui me renvoya à mon atelier, et je ne pus pas l'empêcher de
reprendre ses leçons. Cette dignité de sa vie, dont elle avait souci, me
touchait beaucoup. J'admirais cette âme fière, tout en me sentant un peu
humilié devant sa volonté formelle de ne rien devoir qu'à son travail.
Toute la journée nous étions donc séparés, et réunis seulement le soir à
la petite maison.

Avec quel bonheur je rentrais chez nous, si impatient lorsqu'elle
tardait à venir et si joyeux quand je la trouvais là avant moi! De ses
courses dans Paris elle me rapportait des bouquets, des fleurs rares.
Souvent je la forçais d'accepter quelque cadeau, mais elle se disait en
riant plus riche que moi, et le fait est que ses leçons devaient
produire beaucoup, car elle s'habillait toujours avec une élégance
chère, et le noir, dont elle se couvrait par une coquetterie de teint et
de beauté, avait des mats de velours, des luisants de satin et de jais,
des fouillis de dentelles soyeuses où l'œil étonné découvrait sous une
simplicité apparente des mondes d'élégance féminine dans les mille
reflets d'une couleur unique.

Du reste son métier n'avait rien de pénible, disait-elle. Toutes ses
élèves, des filles de banquiers, d'agents de change, l'adoraient, la
respectaient; et plus d'une fois elle me montra un bracelet, une bague
qu'on lui donnait en reconnaissance de ses soins. En dehors du travail,
nous ne nous quittions jamais; nous n'allions nulle part. Seulement, le
dimanche elle partait pour Saint-Germain voir sa sœur, la femme du garde
général, avec qui, depuis quelque temps, elle avait fait sa paix. Je
l'accompagnais à la gare. Elle revenait le soir même, et souvent, dans
les longs jours, nous nous donnions rendez-vous à une station du
parcours, au bord de l'eau ou dans les bois. Elle me racontait sa
visite, la bonne mine des enfants, l'air heureux du ménage. Cela me
navrait pour elle, privée à jamais d'une vraie famille, et je redoublais
de tendresse, afin de lui faire oublier cette position fausse, qui
devait éprouver cruellement une âme de sa valeur.

Quel temps heureux de travail et de confiance! Je ne soupçonnais rien.
Tout ce qu'elle disait avait l'air si vrai, si naturel. Je ne lui
reprochais qu'une chose. Quelquefois en me parlant des maisons où elle
allait, des familles de ses élèves, il lui venait une abondance de
détails supposés, d'intrigues, imaginaires qu'elle inventait en dépit de
tout. Si calme, elle voyait toujours le roman autour d'elle, et sa vie
se passait en combinaisons dramatiques. Ces chimères troublaient mon
bonheur. Moi qui aurais voulu m'éloigner du reste du monde pour vivre
enfermé auprès d'elle, je la trouvais trop occupée de choses
indifférentes. Mais je pouvais bien pardonner ce travers à une femme
jeune et malheureuse, dont la vie avait été jusque-là un roman triste
sans dénoûment probable.

Une seule fois, j'eus un soupçon, ou plutôt un pressentiment. Un
dimanche soir elle ne rentra pas coucher. J'étais au désespoir. Que
faire? Aller à Saint-Germain? Je pouvais la compromettre. Pourtant,
après une nuit affreuse, j'étais décidé à partir lorsqu'elle arriva
toute pâle, toute troublée. Sa sœur était malade; elle avait dû rester
pour la soigner. Je crus ce qu'elle me disait, sans me méfier de ce flux
de paroles débordant à la moindre question, noyant toujours l'idée
principale sous une foule de détails inutiles, l'heure de l'arrivée, un
employé très-impoli, un retard du train. Deux ou trois fois dans la même
semaine, elle retourna coucher à Saint-Germain; ensuite, la maladie
finie, elle reprit sa vie régulière et tranquille.

Malheureusement, quelque temps après, ce fut son tour de tomber malade.
Un jour, elle revint de ses leçons, tremblante, mouillée, fiévreuse. Une
fluxion de poitrine se déclara, grave tout de suite, et bientôt--me dit
le médecin--irrémédiable. J'eus une douleur folle, immense. Puis je ne
songeai plus qu'à lui rendre ses dernières heures plus douces. Cette
famille qu'elle aimait tant, dont elle était si glorieuse, je la
ramènerais à ce lit de mourante. Sans lui rien dire, j'écrivis d'abord à
sa sœur, à Saint-Germain, et moi-même je courus chez son oncle, le
grand-rabbin. Je ne sais à quelle heure indue j'arrivai. Les grandes
catastrophes bouleversent la vie jusqu'au fond, l'agitent dans ses
moindres détails... Je crois que le brave rabbin était en train de
dîner. Il vint tout effaré, me reçut dans l'antichambre.

«Monsieur, lui dis-je, il y a des moments où toutes les haines doivent
se taire...»

Sa figure respectable se tournait vers moi, très-étonnée.

Je repris:

«Votre nièce va mourir.

--Ma nièce!... Mais je n'ai pas de nièce; vous vous trompez.

--Oh! je vous en prie, monsieur, oubliez ces sottes rancunes de
famille... Je vous parle de Mme Deloche, la femme du capitaine...

--Je ne connais pas de Mme Deloche... Vous confondez, mon enfant, je
vous assure.»

Et, doucement, il me poussait vers la porte, me prenant pour un
mystificateur ou pour un fou. Je devais avoir l'air bien étrange, en
effet. Ce que j'apprenais était si inattendu, si terrible... Elle
m'avait donc menti... Pourquoi?... Tout à coup une idée me vint. Je me
fis conduire à l'adresse d'une de ses élèves dont elle me parlait
toujours, la fille d'un banquier très-connu.

Je demande au domestique: Mme Deloche?

«Ce n'est pas ici.

--Oui, je sais bien... C'est une dame qui donne des leçons de piano à
vos demoiselles.

--Nous n'avons pas de demoiselles chez nous, pas même de piano... Je ne
sais pas ce que vous voulez dire.»

Et il me ferma la porte au nez avec humeur.

Je n'allai pas plus loin dans mes recherches. J'étais sûr de trouver
partout la même réponse et le même désappointement. En rentrant à notre
pauvre petite maison, on me remit une lettre timbrée de Saint-Germain.
Je l'ouvris, sachant d'avance ce qu'elle renfermait. Le garde général
lui non plus ne connaissait pas Mme Deloche. Il n'avait d'ailleurs ni
femme ni enfant.

Ce fut le dernier coup. Ainsi pendant cinq ans chacune de ses paroles
avait été un mensonge... Mille idées de jalousie me saisirent à la fois;
et follement, sans savoir ce que je faisais, j'entrai dans la chambre où
elle était en train de mourir. Toutes les questions qui me tourmentaient
tombèrent ensemble sur ce lit de douleur: «Qu'alliez-vous faire à
Saint-Germain le dimanche?... Chez qui passiez-vous vos journées?... Où
avez-vous couché cette nuit-là!... Allons, répondez-moi. «Et je me
penchais sur elle, cherchant tout au fond de ses yeux encore fiers et
beaux les réponses que j'attendais avec angoisse; mais elle resta
muette, impassible.

Je repris en tremblant de rage: «Vous ne donniez pas de leçons. J'ai été
partout. Personne ne vous connaît... Alors, d'où venaient cet argent,
ces dentelles, ces bijoux?» Elle me jeta un regard d'une tristesse
horrible, et ce fut tout... Vraiment, j'aurais dû l'épargner, la laisser
mourir en repos... Mais je l'avais trop aimée. La jalousie était plus
forte que la pitié. Je continuai: «Tu m'as trompé pendant cinq ans. Tu
m'as menti tous les jours, à toutes les heures... Tu connaissais toute
ma vie, et moi je ne savais rien de la tienne. Rien, pas même ton nom.
Car il n'est pas à toi, n'est-ce pas? ce nom que tu portais... Oh! la
menteuse, la menteuse! Dire qu'elle va mourir, et que je ne sais de quel
nom l'appeler... Voyons, qui est-tu? D'où viens-tu? Qu'est-ce que tu es
venue faire dans ma vie?... Mais parle-moi donc! Dis-moi quelque chose.»

Efforts perdus! Au lieu de me répondre, elle tournait péniblement la
tête vers la muraille, comme si elle avait craint que son dernier regard
me livrât son secret... Et c'est ainsi qu'elle est morte, la
malheureuse! Morte en se dérobant, menteuse jusqu'au bout.


       *       *       *       *       *



                                  XI


                           LA COMTESSE IRMA


«_M. Charles d'Athis, homme de lettres, a l'honneur de vous faire part
de la naissance de son fils Robert_.

«_L'enfant se porte bien_.»


Tout le Paris lettré et artistique a reçu, il y a une dizaine d'années,
ce petit billet de part sur papier satiné, aux armes des comtes
d'Athis-Mons, dont le dernier, Charles d'Athis, avait su--si jeune
encore--se faire un vrai renom de poëte.

«... L'enfant se porte bien.»

Et la mère? Oh! celle-là, la lettre n'en parlait pas. Tout le monde la
connaissait trop. C'était la fille d'un vieux braconnier de
Seine-et-Oise, un ancien modèle qu'on appelait Irma Sallé, et dont le
portrait avait traîné dans toutes les expositions, comme l'original dans
tous les ateliers. Son front bas, sa lèvre relevée à l'antique, ce
hasard d'un visage de paysanne ramené aux lignes primitives--une
gardeuse de dindons avec des traits grecs--ce teint un peu hâlé des
enfances en plein air, qui donne aux cheveux blonds des reflets de soie
pâle, faisaient à cette drôlesse une espèce d'originalité sauvage que
complétaient deux yeux d'un vert magnifique, enfoncés sous d'épais
sourcils.

Une nuit, en sortant d'un bal de l'Opéra, d'Athis l'avait emmenée
souper, et depuis deux ans le souper continuait. Mais, quoique Irma fût
entrée complètement dans la vie du poëte, ce billet de part insolent et
aristocratique vous indique assez le peu de place qu'elle y tenait. En
effet, dans ce ménage provisoire, la femme n'était guère plus qu'une
intendante, apportant à gérer la maison du poëte-gentilhomme l'âpreté de
sa double nature de paysanne et de courtisane, et s'efforçant, à
n'importe quel prix, de se rendre indispensable. Trop rustique et trop
sotte pour jamais rien comprendre au génie de d'Athis, à ces beaux vers
raffinés et mondains qui faisaient de lui une sorte de Tennyson
parisien, elle avait su pourtant se plier à tous ses dédains, à toutes
ses exigences, comme si au fond de cette nature vulgaire il était resté
un peu de l'admiration humiliée de la paysanne pour le noble, de la
vassale pour son seigneur. La naissance de l'enfant ne fit qu'accentuer
sa nullité dans la maison.

Quand la comtesse douairière d'Athis-Mons, la mère du poëte, femme
distinguée et du plus grand monde, apprit qu'il lui était né un
petit-fils, un joli petit vicomte, bien et dûment reconnu par son
auteur, elle eut l'envie de le voir et de l'embrasser. Certes, pour une
ancienne lectrice de la reine Marie-Amélie, c'était dur de penser que
l'héritier d'un si grand nom avait une mère pareille; mais s'en tenant à
la formule des petits billets de part, la vieille dame oublia que cette
créature existait. Elle choisit, pour aller voir l'enfant en nourrice,
les jours où elle était sûre de ne rencontrer personne, l'admira, le
choya, l'adopta dans son cœur, en fit son idole, ce dernier amour des
grand'mères, qui leur est un prétexte de vivre encore quelques années
pour voir grandir et pousser les tout petits...

Puis, lorsque bébé vicomte fut un peu plus grand, qu'il revint habiter
entre son père et sa mère, la comtesse ne pouvant renoncer à ses chères
visites, il y eut une convention faite: au coup de sonnette de la
grand'mère, Irma disparaissait humblement, silencieusement; ou bien on
amenait l'enfant chez son aïeule, et gâté par ses deux mères, il les
aimait autant l'une que l'autre, un peu étonné de sentir dans la force
de leurs caresses comme une volonté d'exclusion, d'accaparement.
D'Athis, insouciant, tout à ses vers, à sa renommée grandissante, se
contentait d'adorer son petit Robert d'en parler à tout le monde et de
s'imaginer que l'enfant était à lui, à lui seul. Cette illusion ne dura
pas.

«Je voudrais te voir marié... lui dit un jour sa mère.

--Oui... mais l'enfant?

--Sois sans inquiétude. Je t'ai découvert une jeune fille noble, pauvre
et qui t'adore. Je lui ai fait connaître Robert, et ce sont déjà de
vieux amis. D'ailleurs, la première année, je garderai le cher petit
avec moi. Après, on verra.

--Et cette... cette fille? hasarda le poëte en rougissant un peu, car
c'était la première fois qu'il parlait d'Irma devant sa mère.

--Bah! répondit la vieille douairière en riant, nous lui ferons une
jolie dot, et je suis bien sûre qu'elle trouvera à se marier, elle
aussi. Le bourgeois de Paris n'est pas superstitieux.»

Le soir même, d'Athis, qui n'avait jamais été fou de sa maîtresse, lui
parla de ces arrangements et la trouva, comme toujours, soumise et prête
à tout. Mais le lendemain, quand il rentra chez lui, la mère et l'enfant
étaient partis. On finit par les découvrir chez le père d'Irma, dans un
affreux petit chaume, à la lisière de la forêt de Rambouillet; et quand
le poëte arriva, son fils, son petit prince, tout en velours et en
dentelles, sautant sur les genoux du vieux braconnier, jouait avec sa
pipe, courait après les poules, heureux de secouer ses boucles blondes
au grand air. D'Athis, quoique très-ému, voulut prendre la chose en
riant et ramener tout de suite ses deux fugitifs avec lui. Mais Irma ne
l'entendit pas ainsi. On la chassait de la maison; elle emmenait son
enfant. Quoi de plus naturel?... Il ne fallut rien moins que la promesse
du poëte qu'il renonçait à se marier pour la décider à revenir. Encore
fit-elle ses conditions. On avait trop longtemps oublié qu'elle était la
mère de Robert. Se cacher toujours, disparaître quand Mme d'Athis
arrivait, cette vie-là n'était plus possible. L'enfant devenait trop
grand pour qu'elle s'exposât à ces humiliations devant lui. Il fut
convenu que, puisque Mme d'Athis ne voulait pas se rencontrer avec la
maîtresse de son fils, elle ne viendrait plus chez lui et qu'on lui
amènerait le petit tous les jours.

Alors commença pour la vieille grand'mère un supplice véritable. Chaque
jour il y avait des prétextes d'empêchement. L'enfant avait toussé; il
faisait froid, il pleuvait. Puis c'était la promenade, l'équitation, la
gymnastique. Elle ne voyait plus son petit-fils, la pauvre vieille.
D'abord elle voulut s'en plaindre à d'Athis; mais les femmes seules ont
le secret de ces petites guerres. Leurs ruses restent invisibles, comme
les points cachés qui tiennent les volants et les dentelles de leur
toilette. Le poëte était incapable d'y rien voir; et la triste
grand'mère passait sa vie à attendre la visite de son chéri, à le
guetter dans la rue quand il sortait avec un domestique, et par ces
baisers furtifs ces regards à la hâte, elle augmentait sa passion
maternelle sans jamais arriver à la contenter.

Pendant ce temps-là, Irma Sallé--toujours à l'aide de l'enfant--faisait
son chemin dans le cœur du père. Maintenant elle était à la tête de la
maison, recevait, donnait des fêtes, s'installait comme une femme qui
restera. Toutefois elle avait soin de dire de temps en temps au petit
vicomte, devant son père: Te rappelles-tu les poules de grand-papa
Sallé? Veux-tu que nous retournions les voir? Et par cette éternelle
menace de départ, elle préparait l'installation définitive du mariage.

Il lui fallut cinq ans pour devenir comtesse; mais enfin elle le fut...
Un jour, le poëte vint en tremblant annoncer à sa mère qu'il était
décidé à épouser sa maîtresse, et la vieille dame, au lieu de
s'indigner, accueillit cette calamité comme une délivrance, ne voyant
qu'une chose dans ce mariage, la possibilité de retourner chez son fils
et d'aimer librement son petit Robert. Le fait est que la vraie lune de
miel fut pour la grand'mère. D'Athis, après son coup de tête, voulut
s'éloigner quelque temps de Paris. Il s'y sentait gêné. Et comme
l'enfant pendu aux jupes de sa mère menait toute la maison, on alla
s'établir dans le pays d'Irma, à côté des poules du père Sallé. C'était
bien l'intérieur le plus curieux, le plus disparate qu'on pût imaginer.
La bonne maman d'Athis et le grand-papa Sallé se rencontraient tous les
soirs au coucher de leur petit-fils. Le vieux braconnier, son bout de
pipe noire rivé au coin de la bouche, l'ancienne lectrice au Château,
avec ses cheveux poudrés, son grand air, regardaient ensemble le bel
enfant qui se roulait devant eux sur le tapis, et l'admiraient autant
tous deux. L'une lui apportait de Paris tous les nouveaux jouets, les
plus brillants, les plus chers; l'autre lui fabriquait des sifflets
magnifiques avec des bouts de sureau; et dam! le dauphin hésitait.

En somme, parmi tous ces êtres groupés comme de force autour d'un
berceau, le seul vraiment malheureux était Charles d'Athis. Son
inspiration élégante et patricienne souffrait de cette vie au fond des
bois, comme ces Parisiennes délicates pour qui la campagne a trop de
grand air et de sève. Il ne travaillait plus, et loin de ce terrible
Paris, qui se referme si vite sur les absents, il se sentait déjà
presque oublié. Heureusement l'enfant était là, et, quand l'enfant
souriait, le père ne pensait plus à ses succès de poëte ni au passé
d'Irma Sallé.

Et maintenant, voulez-vous savoir le dénoûment de ce singulier drame?
Lisez le petit billet encadré de noir que j'ai reçu il y a quelques
jours, et qui est comme le dernier feuillet de cette aventure
parisienne:


       *       *       *       *       *


«_M. le comte et Mme la comtesse d'Athis ont la douleur de vous faire
part de la mort de leur fils Robert._»


       *       *       *       *       *


Les malheureux! les voyez-vous là-bas, tous les quatre, se regardant
devant ce berceau vide!...


       *       *       *       *       *



                                 XII


             LES CONFIDENCES D'UN HABIT À PALMES VERTES


Ce matin-là était le matin d'un beau jour pour le sculpteur Guillardin.

Nommé de la veille membre de l'Institut, il allait inaugurer devant les
cinq académies réunies en assemblée solennelle son habit d'académicien,
un magnifique habit à palmes vertes, tout luisant du drap neuf et de la
broderie soyeuse couleur d'espérance. Le bienheureux habit, ouvert, prêt
à passer, était étalé sur un fauteuil, et Guillardin le regardait avec
amour, en achevant de nouer sa cravate blanche.

«Surtout ne nous pressons pas... J'ai tout le temps...» pensait le
bonhomme.

Le fait est que dans sa fièvre d'impatience il s'était habillé deux
heures trop tôt; et la belle Mme Guillardin--toujours très-longue à sa
toilette--lui avait déclaré que ce jour-là spécialement elle ne serait
prête qu'à l'heure juste; pas une minute avant, vous m'entendez bien!

Infortuné Guillardin! que faire pour tuer le temps jusque-là?

«Essayons toujours notre habit», se dit-il, et doucement, comme s'il
maniait du tulle, des dentelles, il souleva la précieuse défroque, et,
l'ayant endossée avec des précautions infinies, il vint se mettre devant
sa glace. Oh! la gracieuse image que la glace lui renvoya! Quel aimable
petit académicien tout frais pondu, gras, heureux, souriant, grisonnant,
bedonnant, avec des bras trop courts qui avaient dans les manches neuves
une dignité roide et automatique! Évidemment satisfait de sa tournure,
Guillardin marchait de long en large, saluait comme pour entrer en
séance, souriait à ses collègues des beaux-arts, prenait des poses
académiques. Mais, si fier de sa personne qu'on soit, on ne peut pas
rester deux heures en tenue, debout, devant une glace. À la longue notre
académicien se fatigua, et, craignant de chiffonner son habit, prit le
parti de le retirer et de le remettre à sa place, bien soigneusement
posé sur un fauteuil. Lui-même s'assit en face, à l'autre coin de la
cheminée; puis, les jambes allongées, les deux mains croisées sur son
gilet de cérémonie, il se mit à songer délicieusement en regardant son
habit vert.

Comme le voyageur arrivé enfin au terme de sa route aime à se souvenir
des périls, des difficultés du voyage, Guillardin reprenait sa vie année
par année depuis le jour où il avait commencé la sculpture à l'atelier
Jouffroy. Ah! les débuts sont rudes dans ce sacré métier. Il se
rappelait les hivers sans feu, les nuits sans sommeil, les courses pour
chercher de l'ouvrage, et ces rages sourdes qu'on éprouve à se sentir
tout petit, perdu, inconnu, dans l'immense foule qui vous pousse, vous
bouscule, vous renverse, vous écrase. Dire pourtant qu'à lui seul, sans
protecteurs, sans fortune, il avait su se tirer de là. Rien que par le
talent, monsieur! Et la tête renversée, les yeux à demi-clos, plongé
dans une contemplation béate, le digne homme se répétait tout haut à
lui-même: «Rien que par mon talent. Rien que par mon tal...»

Un long éclat de rire, sec et cassé comme un rire de vieux,
l'interrompit subitement. Guillardin un peu saisi regarda autour de lui
dans la chambre. Il était seul, bien seul, en tête-à-tête avec son habit
vert, cette ombre d'académicien solennellement étalée en face de lui, de
l'autre côté du feu. Et cependant le rire insolent continuait toujours.
Alors, en regardant mieux, le sculpteur crut s'apercevoir que son habit
n'était plus à la place où il l'avait mis, mais véritablement assis dans
le fauteuil, les basques relevées, les deux manches accoudées sur les
bras du meuble, le plastron gonflé avec une apparence de vie. Chose
incroyable! c'était lui qui riait. Oui, c'était de ce singulier habit
vert que venaient ces rires fous qui l'agitaient, le secouaient, le
tordaient, le renversaient, faisaient frétiller ses basques, et par
moments ramenaient ses deux manches vers les côtés, comme pour arrêter
cet excès de gaieté surnaturelle et inextinguible. En même temps on
entendait une petite voix futée et malicieuse qui disait, entre deux
hoquets: «Mon Dieu! mon Dieu, que ça fait mal de rire!... Que ça fait
mal de rire comme ça!

—-Qui diable est donc là, à la fin des fins?» demanda le pauvre
académicien en ouvrant de gros yeux.

La voix reprit, encore plus futée et malicieuse: «Mais c'est moi,
monsieur Guillardin, c'est moi, votre habit à palmes, qui vous attends
pour aller à la séance. Je vous demande pardon d'avoir interrompu si
intempestivement vos songeries; mais vraiment c'était si drôle de vous
entendre parler de votre talent! Je n'ai pas pu me retenir... Voyons,
est-ce que c'est sérieux? Pensez-vous en conscience que votre talent a
suffi pour vous mener aussi vite, aussi loin, aussi haut dans la vie,
vous donner tout ce que vous avez: honneurs, position, renommée,
fortune?... Croyez-vous cela possible, Guillardin?... Descendez en
vous-même, mon ami, avant de me répondre. Descendez encore, encore, là!
Maintenant, répondez-moi. Vous voyez bien que vous n'osez pas.

—-Pourtant, bégaya Guillardin avec une hésitation comique, j'ai... j'ai
beaucoup travaillé.

—-Oui, beaucoup, énormément. Vous êtes un piocheur, un manœuvre, un
grand abatteur de besogne. Vous comptez vos journées à l'heure; comme un
cocher de fiacre. Mais le rayon, mon cher; l'abeille d'or qui traverse
le cerveau du véritable artiste en y mettant l'éclair et le
bourdonnement de ses ailes, quand vous a-t-elle rendu visite? Pas une
fois, vous le savez bien. Elle vous a toujours fait peur, la divine
petite abeille! Et cependant, c'est elle qui donne le vrai talent. Ah!
j'en connais qui travaillent aussi, mais autrement que vous, avec tout
le trouble, toute la fièvre des chercheurs, et qui n'arriveront jamais
où vous êtes... Tenez! convenons d'une chose, pendant que nous sommes
seuls. Votre talent à vous, ç'a été d'épouser une jolie femme.

—-Monsieur!...» fit Guillardin, en devenant tout rouge.

La voix reprit sans s'émouvoir:

«À la bonne heure! Voilà une indignation qui me fait plaisir. Elle me
prouve ce que tout le monde sait, du reste: vous êtes certainement plus
bête que coquin... Là, là, vous n'avez pas besoin de me faire ces yeux
furibonds. D'abord, si vous me touchez, si j'ai seulement un faux pli ou
un accroc, impossible d'aller à là séance; et Mme Guillardin ne serait
pas contente. Car enfin c'est à elle que revient toute la gloire de
cette belle journée. C'est elle que les cinq académies vont recevoir
tout à l'heure, et je vous réponds que si j'arrivais à l'Institut passé
sur sa jolie taille, toujours élégante et droite malgré l'âge, j'aurais
un autre succès qu'avec vous... Que diable! monsieur Guillardin, il faut
se rendre compte des choses! Vous lui devez tout à cette femme-là; tout,
votre hôtel, vos quarante mille francs de rente, vos croix, vos
lauriers, vos médailles...»

Et d'un geste de manchot, l'habit vert avec sa manche brodée montrait au
malheureux sculpteur les cadres glorieux accrochés au mur de son alcôve.
Puis, comme s'il eût voulu, pour mieux torturer sa victime, prendre tous
les aspects, toutes les attitudes, cet habit cruel se rapprocha de la
cheminée, et se penchant en avant sur son fauteuil d'un petit air
vieillot et confidentiel, il parla familièrement sur le ton d'une
camaraderie déjà ancienne:

«Voyons, mon vieux, ça paraît te faire de la peine, ce que je te dis là.
Il faut pourtant bien que tu saches ce que tout le monde sait. Et qui te
l'apprendra, si ce n'est pas ton habit? Tiens! raisonnons un peu.
Qu'est-ce que tu avais en te mariant? Rien. Qu'est-ce que ta femme t'a
apporté? Zéro. Alors comment t'expliques-tu ta fortune actuelle? Tu vas
me dire encore que tu as beaucoup travaillé. Mais, malheureux, en
travaillant jour et nuit, avec les faveurs, les commandes du
gouvernement, qui ne t'ont certes pas manqué depuis ton mariage, tu n'as
jamais gagné plus de quinze mille francs par an. Crois-tu que cela
suffisait dans une maison comme la vôtre? Songe que la belle Mme
Guillardin a toujours été citée comme une élégante, lancée dans tous les
mondes où l'on dépense... Parbleu! je sais bien que, claquemuré du matin
au soir dans ton atelier, tu n'as jamais réfléchi à ces choses-là. Tu te
contentais de dire à tes amis: «J'ai une femme étonnante pour s'entendre
aux affaires. Avec ce que je gagne et le train que nous menons, elle
s'arrange encore pour nous faire des économies.»

C'est toi qui étais étonnant, pauvre homme... La vérité, c'est que tu
avais épousé un de ces jolies monstres comme il s'en trouve dans Paris,
une femme ambitieuse et galante, sérieuse pour ton compte et légère pour
le sien, sachant mener du même train vos affaires et son plaisir. La vie
de ces femmes-là, mon cher, ressemble à un carnet de bal où l'on
alignerait des chiffres à côté des noms des danseurs. La tienne s'est
fait ce raisonnement: «Mon mari n'a pas de talent, pas de fortune, pas
grande tournure non plus; mais c'est un excellent homme, complaisant,
crédule, aussi peu gênant que possible. Qu'il me laisse m'amuser
tranquille, je me charge, moi, de lui donner tout ce qui lui manque.» Et
à partir de ce jour-là, l'argent, les commandes, les croix de tous les
pays ont commencé à pleuvoir dans ton atelier avec leur joli son
métallique, leurs cordons de toutes les couleurs. Regarde ma
brochette... Puis, un matin, la fantaisie est venue à madame--fantaisie
de beauté mûre--d'être la femme d'un académicien, et c'est sa main
finement gantée qui t'a ouvert une à une toutes les portes du
sanctuaire... Dame! mon vieux, ce qu'il t'en a coûté pour porter les
palmes vertes, tes collègues seuls pourraient te le dire...

--Tu mens, tu mens!... cria Guillardin, étranglé par l'indignation.

--Eh! non, mon vieux, je ne mens pas... Tu n'as qu'à regarder autour de
toi tout à l'heure en entrant en séance. Tu verras de la malice au fond
de tous les yeux, des sourires au coin de toutes les lèvres, pendant
qu'on chuchotera sur ton passage: «Voilà le mari de la belle Mme
Guillardin.» Car tu ne seras jamais que cela dans la vie, mon cher, le
mari d'une jolie femme...»

Pour le coup, Guillardin n'y tient plus. Blême de rage, il s'élance, va
saisir pour le jeter au feu, après lui avoir arraché sa jolie guirlande
verte, cet habit insolent et radoteur; mais voilà qu'une porte s'ouvre
et qu'une voix bien connue, nuancée de dédain et de douce
condescendance, vient l'éveiller à propos de son horrible rêve:

«Ah! c'est bien vous, par exemple!... s'endormir au coin du feu un jour
pareil!...»

Mme Guillardin est devant lui, grande, belle encore, quoique un peu trop
imposante avec son teint rose presque naturel sous ses cheveux poudrés,
et l'éclair exagéré de ses yeux peints. D'un geste de maîtresse femme,
elle prend l'habit à palmes vertes, et lestement, avec un petit sourire,
elle aide son mari à l'endosser, pendant que le pauvre homme, encore
tout trempé de la sueur de son cauchemar, respire d'un air soulagé et
pense en lui-même: «Quel bonheur!... C'était un rêve...»





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