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Title: Le grillon du foyer
Author: Dickens, Charles, 1812-1870
Language: French
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available at http://www.ebooksgratuits.com



Charles Dickens



LE GRILLON DU FOYER



HISTOIRE FANTASTIQUE
D'UN INTÉRIEUR DOMESTIQUE



Publication en 1845
Traduction par Amédée Chaillot



Table des matières

CHAPITRE I.  Premier cri.
CHAPITRE II  Second Cri.
CHAPITRE III  Troisième Cri.



À LORD JEFFREY

Cette histoire est dédiée

avec

l'affection et l'attachement de son ami

L'AUTEUR



CHAPITRE I.

Premier cri.

La Bouilloire fit entendre son premier cri! Ne me dites pas ce que
mistress Peerybingle disait. Je le sais mieux qu'elle. Mistress
Peerybingle peut laisser croire jusqu'à la fin des temps qu'elle
ne saurait dire lequel des deux commença à crier; mais moi je dis
que c'est la Bouilloire. Je dois le savoir, j'espère! La
Bouilloire commença cinq bonnes minutes, à la petite horloge de
Hollande qui était dans un coin, avant que le grillon poussât le
premier cri.

Comme si, vraiment, le petit faucheur placé en haut de l'horloge
n'avait pas fauché au moins un demi arpent de pré, abattant une
herbe imaginaire avec sa faux lancée de droite à gauche, avant que
le Grillon fît chorus avec la Bouilloire!

Je ne suis pas d'un caractère absolu; tout le monde le sait. Je ne
voudrais pas mettre mon opinion en opposition avec celle de
mistress Peerybingle, si je n'étais pas sûr, positivement sûr de
ce que je dis. Mais ceci est une question de fait. Et le fait est
que la Bouilloire se mit à chanter au moins cinq minutes avant que
le Grillon donnât signe de vie. Contredisez-moi, et je le dirai
dix fois.

Laissez-moi narrer exactement ce qui se passa. C'est ce que
j'aurais fait tout d'abord, si ce n'était pas par cette simple
considération que, si j'ai une histoire à raconter, il faut que je
commence par le commencement, et comment est-il possible de
commencer par le commencement, sans commencer par la Bouilloire?

Il paraît qu'il y avait une sorte de défi, un assaut de talent,
vous comprenez, entre la Bouilloire et le grillon. Et voici quelle
en fut l'occasion.

Mistress Peerybingle était sortie un peu avant la nuit close, et
les talons cerclés en fer de ses patins laissaient sur le pavé
humide de la cour de nombreuses figures dont la première
proposition d'Euclide donne la démonstration. Elle était sortie
pour aller remplir la Bouilloire au réservoir. Elle rentra, sans
ses patins; c'était facile à voir, car ses patins étaient très
hauts, et elle était fort petite. Elle mit la Bouilloire au feu,
et en la mettant, elle perdit patience; car il lui tomba de l'eau
sur les pieds et l'eau était froide, et puis elle tenait à la
propreté de ses bas.

De plus cette Bouilloire était obstinée et impatiente; elle ne se
laissait pas aisément arranger au feu. Elle chancelait, comme si
elle était ivre, elle s'y tenait de travers, une vraie idiote de
bouilloire. Elle était d'humeur querelleuse; elle sifflait et
crachait sur le feu d'un air morose. Pour comble de mésaventure,
le couvercle, résistant aux doigts engourdis de mistress
Peerybingle, se plaça dessus dessous, et ensuite, avec une
ingénieuse opiniâtreté digne d'une meilleure cause, il se mit de
côté et tomba au fond de la bouilloire. Un vaisseau à trois ponts
coulé bas n'aurait pas fait la moitié autant de résistance pour
être remis à flot que ce couvercle pour se laisser repêcher.

Même avec son couvercle, la bouilloire conservait un air sombre et
entêté, présentant sa poignée comme par défi, et éclaboussant par
moquerie la main de mistress Peerybingle, comme si elle lui eût
dit:? je ne veux pas bouillir. Rien ne m'y forcera.

Mais mistress Peerybingle, à qui la bonne humeur était revenue,
frotta ses petites mains l'une contre l'autre, et s'assit devant
la Bouilloire en riant. En même temps, la flamme brilla et éclaira
de ses clartés vacillantes le petit faucheur, qui semblait
immobile devant son palais mauresque, comme si la flamme seule
était en mouvement.

Et pourtant il se mouvait, deux fois par seconde, avec la plus
grande régularité. Mais ses efforts étaient effrayants à voir
quand l'heure allait sonner, et lorsqu'un coucou, paraissant à la
porte du palais, poussa six fois un cri semblable à celui d'un
spectre, le faucheur s'agita en frémissant et ses jambes
flageolaient comme si un fil de fer les lui eût tiraillées.

Ce ne fut que lorsqu'un mouvement violent et un grand bruit de
poids et de cordages se fut tout à fait calmé, que le faucheur
effrayé revint à lui-même. Il ne s'était pas épouvanté sans raison
car tout ce remue-ménage, tous ces os de squelettes qui
s'agitaient n'étaient pas rassurants, et je m'étonne que les
Hollandais, gens d'humeur flegmatique, soient les auteurs d'une
pareille invention.

Ce fut en ce moment, remarquez le bien que la Bouilloire commença
sa soirée. Ce fut en ce moment que la Bouilloire, s'adoucissant
jusqu'à devenir musicale, laissa échapper de son gosier des
gazouillements qu'elle semblait vouloir retenir, de courtes notes
interrompues, comme si elle n'avait pas encore tout à fait mis de
côté sa mauvaise humeur. Ce fut en ce moment qu'après quelques
vains efforts pour réprimer sa gaîté, elle se débarrassa enfin de
son air morose, perdit toute réserve et se mit à chanter une
chanson joyeuse, telle que le rossignol le plus tendre n'en a
jamais eu l'idée.

Elle était si simple, cette chanson, que vous l'auriez comprise
comme un livre, mieux peut-être que quelques livres que je
pourrais nommer. Avec sa chaude haleine qui s'élevait en gracieux
et légers nuages qui montaient dans la cheminée comme vers un ciel
domestique, la Bouilloire accentuait son chant joyeux avec
énergie, et le couvercle, le couvercle naguère rebelle,? telle est
l'influence du bon exemple,? dansait une espèce de gigue, et
tintait comme une jeune cymbale sourde et muette qui n'a jamais
connu de soeur.

Ce chant de la Bouilloire était une invitation et un souhait de
bienvenue pour quelqu'un qui n'était pas dans la maison, pour
quelqu'un qui allait arriver, qui approchait de cette petite
maison et de ce feu pétillant; cela n'était pas douteux. Mistress
Peerybingle le savait bien, elle qui était assise pensive devant
le foyer. «La nuit est sombre, chantait la Bouilloire, et les
feuilles mortes jonchent le chemin; tout est brouillard et
ténèbres; en bas, tout est boue et flaques d'eau; on ne voit dans
l'air qu'un point moins triste; c'est cette teinte rougeâtre à
l'horizon, où le soleil et le vent semblent lutter pour se
reprocher le vilain temps qu'il fait. Tout est obscur dans la
campagne; le poteau indicateur de la route se perd dans l'ombre;
la glace n'est pas fondue, mais l'eau est encore emprisonnée; et
vous ne sauriez dire s'il gèle ou s'il ne gèle pas. Ah! le voilà
qui vient, le voilà, le voici!»

En ce moment, s'il vous plaît, le Grillon poussa son cri; coui,
coui, coui, fit-il en chorus, et sa voix était si forte en
proportion de sa taille? on ne pouvait pas en juger, car on ne le
voyait pas,? qu'il semblait prêt à crever comme un canon trop
chargé; et vous auriez dit qu'il allait éclater en cinquante
morceaux, tant il faisait d'efforts pour grésillonner.

Le solo de la Bouilloire était fini; le Grillon avait pris la
partie de premier violon, et il ne la quittait pas. Bon Dieu!
comme il criait! Sa voix aiguë et perçante résonnait dans toute la
maison; il semblait qu'elle allait percer les ténèbres... comme
une étoile perce les nuages. Il y avait de petites trilles et un
tremolo indescriptible dans le cri le plus aigu du Grillon,
lorsque, dans l'excès de son enthousiasme il faisait des sauts et
des bonds. Cependant ils s'accordaient fort bien, le Grillon et la
Bouilloire. Le refrain était toujours le même, mais, dans leur
émulation, ils le chantaient de plus en plus crescendo.

La jolie petite femme qui les écoutait,? car elle était jolie et
jeune quoique un peu forte,? alluma une chandelle, se tourna vers
le faucheur de la pendule, qui avait fait une bonne provision de
minutes, puis elle alla regarder à la fenêtre, par laquelle elle
ne vit rien à cause de l'obscurité, mais elle vit son charmant
visage se réfléchir dans les vitres, et mon opinion? qui serait
aussi la vôtre? est qu'elle aurait pu regarder longtemps sans voir
rien de moitié aussi agréable. Lorsqu'elle revint s'asseoir sur
son siège, le Grillon et la Bouilloire continuaient leur duo avec
le même entrain.

C'était entr'eux comme une course au clocher. _Cri! cri! cri!_ Le
Grillon l'emporte! _Hum! hum! hum!_ La Bouilloire prend de
l'avance. _Cri! cri! cri!_ Le Grillon gagne du terrain au retour.
Mais la Bouilloire reprend encore: _Hum! hum! Hum! _Enfin ils
s'essoufflaient, ils s'épanouissaient tant l'un et l'autre, le
_Cri! cri!_ se confondait tellement avec le _Hum! hum!_ qu'il
aurait fallu une oreille plus exercée que la vôtre ou la mienne
pour savoir qui l'emporterait. Mais ce qui ne fut pas douteux,
c'est que la bouilloire et le Grillon, tout deux au même instant,
et par un accord secret connu d'eux seuls, lancèrent leur chant
joyeux avec un rayon de lumière qui traversant la fenêtre alla
éclairer jusqu'au fond de la cour. Cette lumière, tombant tout à
coup sur une certaine personne, qui arrivait dans l'obscurité, lui
exprima à la lettre, et avec la rapidité de l'éclair, cette
pensée:? Sois le bienvenu à la maison, mon ami! sois le bienvenu,
mon garçon.

Ce but atteint, la Bouilloire, cessant de chanter, versa parce
qu'elle bouillait trop fort, et fut enlevée de devant le feu.
Mistress Peerybingle courut à la porte, où elle ne put d'abord se
reconnaître au milieu du bruit des roues d'une voiture, du
trépignement d'un cheval, de la voix d'un homme, des allées et
venues d'un chien surexcité, et de la surprenante et mystérieuse
apparition d'un baby.

D'où venait ce baby, et comment mistress Peerybingle s'en empara-
t-elle en un clin d'oeil, je ne sais. Mais c'était un enfant
vivant dans les bras de mistress Peerybingle; et elle semblait en
être fière, pendant qu'elle était doucement attirée vers le feu
par un homme grand et robuste, beaucoup plus grand et plus âgé
qu'elle, qui se baissa pour l'embrasser.

-- Oh! mon Dieu, John! dit mistress Peerybingle. Dans quel état
vous êtes avec ce mauvais temps!

Il était vraiment dans un état pitoyable. L'épais brouillard avait
déposé sur ses cils un chapelet de gouttes d'eau congelées; et ses
favoris imprégnés d'humidité brillaient à la clarté du foyer des
couleurs de l'arc-en-ciel.

-- En effet, Dot, répondit John lentement, en déroulant le fichu
qui lui entourait le cou et en se chauffant les mains, ce n'est
pas un temps d'été. Il n'y a rien d'étonnant que je sois ainsi
fait.

-- Je ne voudrais pas m'entendre appeler Dot, John. Je n'aime pas
ce nom. Et la moue de Mistress Peerybingle semblait dire qu'elle
l'aimait beaucoup.

-- Qu'êtes-vous donc? répondit John en la regardant de son haut
avec un sourire, et en l'étreignant avec autant de délicatesse que
pouvaient le faire sa large main et son robuste bras.

Ce brave John était si lourd mais si doux, si grossier à la
surface et si sensible au fond du coeur, si massif en dehors, mais
si vif au dedans; si borné, mais si bon! Ô mère Nature, donne à
tes enfants cette poésie de coeur qui se cachait dans le sein de
ce pauvre voiturier, ce n'était qu'un voiturier, et quoiqu'ils
parlent en prose, quoiqu'ils vivent en prose, nous te remercions
de nous faire vivre dans leur compagnie.

On aurait eu plaisir à voir Dot avec sa petite figure et son baby
dans ses bras, une vraie poupée que ce baby; elle regardait le feu
d'un air pensif, et inclinait sa petite tête délicate sur le côté
du grand et robuste voiturier, avec une grâce demi naturelle, demi
affectée. On aurait eu plaisir à voir celui-ci la soutenir avec
une tendre gaucherie, et faisant de son âge mûr un soutien pour la
jeunesse de sa femme. On aurait eu plaisir à voir la servante
Tilly Slowbody, attendant qu'on la chargeât du soin du baby,
regarder ce groupe d'un air d'intérêt, les yeux et la bouche
ouverts, et la tête en avant. Ce n'était pas moins agréable de
voir John le voiturier, sur une observation de Dot, retenir sa
main qui était sur le point de toucher l'enfant, comme s'il
craignait de le briser, et se contentant de le regarder à distance
avec orgueil; tel qu'un gros chien ferait vis-à-vis d'un canari,
s'il arrivait qu'il en fût le père.

-- N'est-ce pas qu'il est beau John? Comme il est joli quand il
dort.

-- Bien joli, dit John, très joli. Il dort presque toujours,
n'est-ce pas?

-- Mon Dieu, non, John.

-- Oh! dit John d'un air réfléchi. Je croyais qu'il avait
généralement les yeux fermés.

-- Bonté de Dieu. John, vous l'éveillez.

-- Voyez comme il les tourne, dit le voiturier étonné, et sa
bouche, il l'ouvre et la ferme comme un poisson doré.

-- Vous ne méritez pas d'être père, dit Dot, avec toute la dignité
d'une matrone expérimentée. Mais comment sauriez-vous combien il
en faut peu pour troubler les enfants, John? et elle coucha
l'enfant sur son bras gauche, en lui frappant doucement le dos de
la main droite, après avoir pincé l'oreille de son mari en riant.

-- C'est vrai, Dot, dit John: je n'en sais pas grand chose. Pour
ce que je sais c'est que j'ai joliment lutté avec le vent ce soir.
Il soufflait du nord-ouest, droit contre la voiture, tout le long
du chemin en revenant.

-- Pauvre vieux, vraiment! s'écria mistress Peerybingle en
reprenant son activité. Tenez. Tilly, prenez mon précieux fardeau,
pendant que je vais tâcher de me rendre utile. Je crois que je
l'étoufferais de baisers. À bas! Boxer, à bas! John, laissez-moi
faire le thé, et puis je me mettrai à travailler comme une
abeille.

_Comment fait la petite abeille?_

vous avez appris la chanson quand vous alliez à l'école, John!

-- Je ne la sais pas toute, répondit John. J'étais sur le point de
la savoir toute; mais je l'aurais gâtée je crois.

-- Ha! ha! dit Dot en riant, et elle avait le plus joli rire que
vous ayez entendu. Quel cher vieux lourdaud vous faites, John.

Sans contester cette assertion, John sortit pour veiller à ce que
le valet de ferme, qui allait et venait dans la cour avec sa
lanterne, comme un feu follet, prît bien soin du cheval, lequel
était plus gras que vous ne voudriez le croire, si je vous donnais
la mesure, et si vieux que le jour de la naissance se perdait dans
les ténèbres de l'antiquité. Boxer, pensant que ses attentions
étaient dues à toute la famille, et devaient être distribuées avec
impartialité courait çà et là avec une agitation étonnante; tantôt
il décrivait des cercles en aboyant autour du cheval, pendant
qu'on le menait à l'écurie; tantôt il feignait de s'élancer comme
un furieux sur sa maîtresse, et puis il s'arrêtait tout à coup,
tantôt approchant son nez humide il faisait un baiser à Tilly
Slowbody assise sur une chaise basse près du feu; tantôt il
montrait une amitié incommode pour le baby, tantôt après plusieurs
tours sur lui-même il se couchait près du foyer, comme s'il allait
s'établir là pour la nuit; tantôt il s'élançait dans la cour en
agitant son tronçon de queue, comme s'il allait remplir une
commission dont il se souvenait à l'instant.

-- Voilà la théière toute prête sur la table, dit Dot, aussi
occupée qu'une petite fille qui joue au ménage. Voici le jambon,
voilà le beurre, voilà le pain et le reste. Tenez, John, voilà un
panier pour mettre les petits paquets, si vous en avez... Mais où
êtes-vous. John! Tilly, ne laissez pas tomber l'enfant dans le
cendrier, quoi que vous fassiez.

Il faut noter que miss Slowbody, quoique cette recommandation la
fît regimber, avait un talent rare et surprenant pour mettre en
danger la vie de cet enfant. Elle était maigre et petite de
taille, de sorte que ses vêtements avaient toujours l'air de
l'abandonner. Comme tout excitait son admiration, et
principalement les bonnes qualités de sa maîtresse, et les
perfections de l'enfant, les bévues de miss Slowbody faisaient
honneur à son coeur, si elles n'en faisaient pas à son esprit. Si
elle mettait la tête de baby trop souvent en contact avec les
portes d'armoires, les rampes d'escalier, ou les colonnes de lit,
c'est qu'elle ne pouvait pas revenir de sa surprise d'être si bien
traitée dans la maison où elle était. Il faut savoir que le père
et la mère Slowbody étaient des êtres parfaitement inconnus, et
que Tilly avait été nourrie et élevée à l'hospice. L'on sait que
les enfants trouvés ne sont pas des enfants gâtés.

Si vous aviez vu la petite mistress Peerybingle revenir avec son
mari, faisant de grands efforts pour soutenir les corbeilles,
efforts parfaitement inutiles, car son mari la portait à lui tout
seul, vous vous seriez bien amusé, et il s'amusait bien aussi. Je
ne sais si le Grillon n'y trouvait pas également du plaisir, car
il se mit à chanter de plus belle.

-- Ah! ah! dit John, en s'avançant lentement; il est plus gai que
jamais ce soir.

-- C'est un heureux présage, John: cela a toujours été. Il n'y a
rien de plus fait pour porter bonheur que d'avoir un grillon dons
le foyer.

John la regarda comme si ses paroles faisaient naître dans sa tête
la pensée que c'était elle qui était son grillon qui porte
bonheur, et tout en convenant avec elle de l'heureux présage du
Grillon, il n'expliqua pas davantage sa pensée.

-- La première fois que j'ai entendu son chant, dit-elle, c'est le
soir que vous m'amenâtes ici, que vous vîntes m'installer ici avec
vous dans ma nouvelle maison, dont vous me faisiez la petite
maîtresse. Il y a près d'un an de cela. Vous en souvenez-vous,
John.

Oh oui. John s'en souvenait bien, je pense.

-- Le chant du Grillon me souhaita la bienvenue. Il semblait si
plein de promesses et d'encouragements. Il semblait me dire que
vous seriez bon et gentil avec moi; que vous ne vous attendiez pas
-- je le craignais, John -- à trouver une tête de femme âgée sur
les épaules de votre jeune épouse si légère.

John lui appuya la main sur l'épaule et sur la tête, comme s'il
voulait lui dire: Non, non! je ne me suis pas attendu à cela; j'ai
été parfaitement content de ce que j'ai trouvé. Et il avait
vraiment raison. Tout allait pour le mieux.

-- Et tout ce que semblait chanter le grillon s'est vérifié; car
vous avez été toujours pour moi le meilleur, le plus affectueux
des maris. Notre maison a été heureuse, John; et c'est ce qui m'a
fait aimer le Grillon.

-- Et moi aussi! moi aussi, Dot!

-- Je l'aime pour son chant qui fait naître en moi ces douces
pensées. Quelquefois, à l'heure du crépuscule, lorsque je me
sentais solitaire et triste, John, -- avant que le baby fût ici,
pour me tenir compagnie et pour égayer la maison; -- lorsque je
pensais combien vous seriez seul si je venais à mourir, son cri,
cri, cri, semblait me rappeler une autre voix douce et chère qui
faisait à l'instant évanouir mon rêve. Et lorsque j'avais peur, --
j'avais peur autrefois, John, j'étais si jeune, -- j'avais peur
que notre mariage ne fût pas heureux. Moi, j'étais presque une
enfant, et vous, vous ressembliez plus à mon tuteur qu'à mon mari.
Je craignais que, malgré vos efforts, vous ne pussiez pas
apprendre à m'aimer, quoique vous en eussiez l'espoir et que ce
fût l'objet de vos prières. Le chant du Grillon me rendait
courage, en me remplissant de confiance. Je pensais à tout cela ce
soir, cher, pendant que j'étais assise à vous attendre, et j'aime
le Grillon pour tout ce que je viens de vous dire.

-- Et moi aussi, répondit John. Mais, Dot, que voulez-vous dire?
que j'espérais apprendre vous aimer et que je le demandais à Dieu
dans mes prières? J'ai appris cela bien avant de vous amener ici,
pour être la petite maîtresse du Grillon, Dot.

Elle appuya un instant la main sur son bras, et le regarda avec un
visage ému, comme si elle avait voulu lui dire quelque chose. Le
moment d'après, elle se mit à genoux devant la corbeille, triant
les paquets d'un air affairé, en murmurant à demi voix.

-- Il n'y en a pas beaucoup ce soir, John, mais j'ai vu tout à
l'heure quelques marchandises derrière la charrette; et
quoiqu'elles donnent plus de peine, elles rapportent assez. Nous
n'avons pas raison de nous plaindre, n'est-ce pas? D'ailleurs vous
avez à livrer des paquets le long de la route, je pense?

-- Oh oui, dit John; beaucoup.

-- Mais qu'est-ce que c'est que cette boîte ronde? John, mon
coeur, c'est un gâteau de mariage.

-- Il n'y a qu'une femme pour trouver cela, dit John avec
admiration. Jamais un homme ne l'aurait deviné. Je parie que si
l'on mettait un gâteau de mariage dans une boîte à thé, dans un
baril de saumon, ou dans quoi que ce soit, une femme le
dénicherait tout de suite. Oui, je l'ai pris chez le pâtissier.

-- Comme il pèse! il pèse un quintal! s'écria Dot, en essayant de
le soulever. De qui est-il? À qui l'envoie-t-on?

-- Lisez l'adresse de l'autre côté, dit John.

-- Comment, John! Bonté de Dieu!

-- Y auriez-vous pensé? répondit John.

-- Vous ne m'en aviez rien dit, continua Dot en s'asseyant sur le
plancher et en secouant la tête, tandis qu'elle le regardait;
C'est pour Gruff et Tackleton le fabricant de joujoux.

John fit signe qu'oui.

Mistress Peerybingle secoua aussitôt la tête au moins cinquante
fois; non pas pour exprimer sa satisfaction, mais bien un muet
étonnement; elle fit une moue -- il lui fallut faire effort, car
ses lèvres n'étaient pas faites pour la moue, j'en suis sûr -- et
elle regardait son mari d'un air distrait. Pendant ce temps, miss
Slowbody, qui avait l'habitude de répéter machinalement des
fragments de conversation pour amuser le baby, qui estropiait les
noms en les mettant tous au pluriel, disait à l'enfant: Ce sont
les Gruffs et les Tackletons, les fabricants de joujoux; on achète
chez les pâtissiers des gâteaux de mariage pour eux, et les mamans
devinent tout ce qu'il y a dans les boîtes que les papas
apportent.

Et ainsi de suite.

-- Et cela se fera vraiment! dit Dot. Elle et moi nous allions
ensemble à l'école, quand nous étions de petites filles.

John aurait pu penser à elle, puisqu'elle allait à l'école en même
temps que sa femme, John regarda Dot avec plaisir, mais il ne
répondit pas.

-- Mais lui en bois vieux! Il est bien peu fait pour elle! De
combien d'années est-il plus âgé que vous Gruff Tackleton, John?

-- Demandez-moi plutôt combien de tasses de thé je boirai ce soir
de plus qu'il n'en boirait en quatre soirées, répondit John d'un
ton de bonne humeur, en approchant une chaise de la table ronde,
et en commençant à manger le jambon. -- Quant à manger, je mange
peu, mais ce peu me profite, Dot.

Il disait cela et il le pensait toutes les fois qu'il mangeait,
mais c'était une de ses illusions, car son appétit le trompait
toujours. Ces paroles n'éveillèrent cette fois aucun sourire sur
le visage de sa femme, qui resta au milieu des paquets, après
avoir poussé du pied la boîte au gâteau, qu'elle ne regardait
plus, elle ne pensait pas même au soulier mignon dont elle était
fière quoique ses yeux fussent fixés dessus. Absorbée dans ses
réflexions, oubliant le thé et John -- quoiqu'il l'appelât et
frappât la table de son couteau pour attirer son attention, --
elle ne sortit de sa rêverie que lorsqu'il se leva et vint lui
toucher le bras. Elle le regarda, et courut se mettre à la table à
thé, en riant de sa négligence. Mais son rire n'était plus le même
qu'auparavant; la forme et le son étaient changés.

Le Grillon aussi avait cessé de chanter. La cuisine n'était plus
si gaie, elle ne l'était plus du tout.

-- Ainsi, voilà tous les paquets, n'est-ce pas, John? dit-elle en
rompant un long silence, pendant lequel l'honnête voiturier
s'était dévoué à prouver qu'il avait goût à ce qu'il mangeait,
s'il ne parvenait pas à prouver qu'il mangeait peu. -- Voilà tous
les paquets, n'est-ce pas John?

-- C'est là tout. Mais... non... Je..., dit-il en posant son
couteau et la fourchette, et respirant longuement. J'avoue que
j'ai entièrement oublié le vieux monsieur.

-- Le vieux monsieur?

Dans la voiture, dit John. Il dormait dans la paille quand je l'ai
laissé. Je me suis presque souvenu de lui deux fois depuis que je
suis arrivé, mais cela m'a passé deux fois de la tête. Holà! hé!
ici! levez-vous! C'est bien, mon ami!

John dit ces dernières paroles en dehors de la maison, dans la
cour où il avait couru, une chandelle à la main.

Miss Slowbody, sentant qu'il y avait quelque chose de mystérieux
dans ce vieux monsieur, et réunissant dans son imagination confuse
certaines idées de nature religieuse avec le sens de cette phrase,
se troubla tellement, que, se levant précipitamment de sa chaise
basse auprès du feu pour se mettre sous la protection de sa
maîtresse, elle se croisa avec un étranger âgé et le heurta avec
le seul objet qu'elle avait dans les mains. Il arriva que cet
objet était l'enfant, il s'en suivit un choc et un grand effroi,
que la sagacité de Boxer vint accroître; car ce brave chien, plus
attentif que son maître, semblait avoir surveillé l'étranger
pendant son sommeil de peur qu'il ne s'en aille en emportant
quelques jeunes plans de peupliers qui étaient liés derrière la
voiture; et il l'avait si peu perdu de vue qu'il le suivait, le
nez sur ses talons, cherchant à mordre ses boutons de guêtres.

-- Vous êtes sans conteste un bon dormeur, monsieur, dit John,
lorsque la tranquillité fut rétablie. En même temps, le vieillard
s'était arrêté, et restait immobile et la tête découverte, au
centre de l'appartement. Il avait de longs cheveux blancs, une
physionomie ouverte, des traits frais pour un homme âgé et des
yeux noirs, brillants et perçants. Il regarda autour de lui avec
un sourire, et salua la femme du voiturier en inclinant gravement
la tête.

Son costume rappelait une mode déjà bien ancienne; il était en
drap brun. Il avait à la main un gros bâton de voyage; il donna un
coup sur le plancher, et le bâton s'ouvrant devint une chaise, sur
laquelle il s'assit avec beaucoup de calme.

-- Voilà, dit le voiturier en se tournant vers sa femme, voilà
comment je l'ai trouvé assis au bord de la route, raide comme une
pierre miliaire et presque aussi muet.

-- Assis en plein air, John!

-- En plein air, répondit le voiturier, et à la tombée de la nuit.
Port payé, m'a-t-il dit en me donnant dix-huit pence; et il est
monté dans la voiture, et le voilà.

-- Il va s'en aller, je pense, John.

-- Pas du tout; il allait parler.

-- Avec votre permission, je devais être laissé au bureau jusqu'à
ce qu'on me réclamât, dit l'étranger avec douceur. Ne faites pas
attention à moi.

En parlant ainsi, il prit une paire de lunettes dans une de ses
grandes poches, un livre dans une autre, et se mit à lire
tranquillement, sans faire plus d'attention à Boxer que si c'eût
été un agneau familier.

Le voiturier et sa femme échangèrent un regard d'inquiétude.
L'étranger leva la tête, et après avoir jeté les yeux de l'un à
l'autre, il dit:

-- C'est votre fille, mon ami?

-- C'est ma femme, répondit John.

-- Votre nièce?

-- Ma femme, reprit John.

-- Vraiment! observa l'étranger; elle est bien jeune!

Et il reprit tranquillement sa lecture; mais avant d'avoir pu lire
deux lignes, il l'interrompit de nouveau pour dire:

-- Cet enfant est à vous?

John lui fit un signe de tête gigantesque: réponse équivalente par
son énergie à celle qu'aurait faite une trompette parlante.

-- C'est une fille?

-- Un ga-a-arçon, cria John.

-- Il est aussi bien jeune, n'est-ce pas?

Mistress Peerybingle se hâta de répondre: -- Deux mois et trois
jours! Il a été vacciné il y a six semaines. La vaccine a bien
pris. Le docteur l'a trouvé un très bel enfant. Il est aussi gros
que la plupart des enfants à cinq mois. Voyez, s'il n'est pas
étonnant de grosseur. Cela peut vous sembler impossible, mais il
se tient déjà sur ses jambes.

Ici le souffle manqua à la petite mère, qui avait crié toutes ces
sentences à l'oreille du vieillard au point que son joli visage en
était tout rouge; elle tenait le baby devant lui d'un air
triomphant, tandis que Tilly Slowbody tournait autour de l'enfant
en gambadant, lui disant des mots inintelligibles pour le faire
rire.

-- Écoutez! on vient le chercher. J'en suis sûr, dit John. Il y a
quelqu'un à la porte. Ouvrez, Tilly.

Avant qu'elle y arrivât, la porte fut ouverte par quelqu'un qui
venait du dehors: c'était une porte primitive, avec un loquet que
chacun pouvait tirer à volonté, et je vous assure que beaucoup de
gens le tiraient; car les voisins de toutes conditions aimaient à
causer un instant avec le voiturier, quoiqu'il ne fût pas grand
parleur sur quelque sujet que ce fût. Quand la porte fut ouverte
elle donna entrée à un homme petit, maigre, pensif, à l'air
soucieux, qui semblait s'être taillé un paletot dans la toile
d'emballage d'une vieille caisse; car lorsqu'il se retourna pour
fermer la porte, pour empêcher le froid d'entrer, on lut en
grosses capitales sur son dos les lettres G et T et au-dessous
_verres_ en lettres ordinaires.

-- Bonsoir, John! dit le petit homme. Bonsoir, Mum, bonsoir,
Tilly. Bonsoir, l'inconnu. Comment va le baby, Mum? Boxer va bien
aussi, j'espère?

-- Tout va à merveille, Caleb. Vous n'avez qu'à voir l'enfant,
d'abord, pour être sûr qu'il va bien.

-- Je n'ai besoin aussi que de vous voir pour être sûr que vous
allez bien, dit Caleb.

Cependant il ne la regardait pas, car il avait un regard pensif et
incertain qui s'égarait sur tout autre objet que celui dont il
parlait. On pouvait en dire autant de sa voix.

-- J'en dirai autant de John, de Tilly et de Boxer.

-- Vous avez été occupé jusqu'à présent, Caleb? dit le voiturier.

-- Oui, à peu près, répondit-il avec l'air distrait d'un homme qui
cherche la pierre philosophale. Un peu trop, peut-être. Les arches
de Noé sont très demandées en ce moment. J'aurais voulu un peu
perfectionner les gens de la famille, mais ce n'est guère possible
au prix auquel il faut les donner. On aimerait à pouvoir
distinguer Sem de Cham, et les hommes des femmes. Il ne faudrait
pas faire les mouches si grosses en proportion des éléphants. A
propos, John, avez-vous quelque paquet pour moi?

Le voiturier mit la main dans une des poches du surtout qu'il
venait de quitter, et en tira un petit pot à fleurs.

-- Le voilà, dit-il, avec le plus grand soin. Il n'y a pas une
feuille d'endommagée. Il est plein de boutons.

L'oeil terne de Caleb se ranima en le prenant, et il remercia
John.

-- C'est cher, Caleb, dit le voiturier. C'est très cher dans cette
saison.

-- N'importe, dit Caleb; quoi qu'il coûte, ce sera bon marché pour
moi. Il n'y a pas autre chose?

-- Une petite caisse, répondit le voiturier. La voici.

-- Pour Caleb Plummer, lut le petit homme en épelant l'adresse.
_With Cash_. Avec de l'argent? Je ne crois pas que ce soit pour
moi.

-- _With Care_, avec soin lut John, par-dessus l'épaule de Caleb.
Où lisez-vous _Cash_?

-- C'est juste! c'est juste! Ah! si mon cher enfant qui était en
Amérique vivait, il aurait pu y avoir de l'argent. Vous l'aimiez
comme votre fils, John, n'est-ce pas! Vous n'avez pas besoin de le
dire; je le sais parfaitement. Caleb Plummer. _With Care_. Oui,
oui, tout va bien. C'est une caisse d'yeux de poupées pour les
ouvrages de ma fille. Plut à Dieu que ce fût de vrais yeux qui lui
rendissent la vue!

-- Je voudrais bien, moi aussi, que cela put être, dit le
voiturier.

-- Merci, dit le petit homme. Vous dites cela de bon coeur. Penser
qu'elle ne verra jamais ces poupées dont elle est entourée tout le
jour! Voilà qui est poignant. Combien vous dois-je, John?

-- Vous vous moquez, ce n'est pas la peine; je me fâcherai, si
vous me le demandez encore.

-- Je reconnais bien là votre bon coeur. Voyons, je crois que
c'est tout.

-- Je ne crois pas, dit le voiturier. Cherchons encore.

-- Quelque chose pour notre marchand, sans doute, dit Caleb. C'est
pour cela que je suis venu, mais ma tête est si occupée d'arches
et d'autres choses! N'est-il pas venu?

- Non, répondit le voiturier. Il est trop occupé, il va se marier.

-- Cependant il viendra, dit Caleb; car il m'a dit de suivre la
route qui mène chez moi; il y aurait dix contre un à parier qu'il
me rencontrerait. Je ferais donc bien de m'en aller. Auriez vous
la bonté, madame, de me laisser pincer la queue de Boxer un
instant?

-- Pourquoi donc, Caleb? belle demande!

-- N'y faites pas attention, dit le petit homme; Il est possible
que cela ne lui plaise pas; mais j'ai reçu une petite commande de
chiens jappant, et je voudrais essayer d'imiter la nature de mon
mieux pour six pence. Voilà tout.

Heureusement, Boxer se mit à aboyer sans attendre le stimulant.
Mais il annonçait l'approche d'un nouveau visiteur, Caleb renvoya
son expérience à un meilleur moment, mit la boîte ronde sur son
épaule et se hâta de prendre congé. Il aurait pu s'en épargner la
peine, car il rencontra le visiteur sur le pas de la porte.

-- Oh! Vous êtes ici, vous? Attendez un moment je vous emmènerai
chez moi. John Peerybingle, je vous présente mes devoirs. Je les
présente à votre charmante femme. Elle embellit de jour en jour,
et elle rajeunit, ce qui n'est pas le plus beau de l'histoire.

-- Je serais surprise de votre compliment, M. Tackleton, dit Dot
avec assez peu de bonne grâce, si je ne savais pas quelle en est
la cause.

-- Vous la savez donc?

-- Je le crois, du moins, dit Dot.

-- Ce n'a pas été sans peine, je suppose.

-- C'est vrai.

Tackleton, le marchand de joujoux, connu sous le nom de Gruff et
Tackleton, son ancienne maison de commerce quand il avait pour
associé Gruff, Gruff le rébarbatif, Tackleton, était un homme dont
la vocation avait été tout à fait incomprise de ses parents et de
ses tuteurs. S'ils en avaient fait un prêteur d'argent, un
procureur, un recors, il aurait jeté dans sa jeunesse sa gourme de
mauvais sentiments, et après avoir fait beaucoup d'affaires
louches, il aurait pu devenir aimable, ne fût-ce que par amour de
la nouveauté et du changement. Mais rivé à la profession de
fabricant de joujoux, il était devenu un ogre domestique, qui
avait passé toute sa vie à s'occuper des enfants, et était leur
implacable ennemi. Il méprisait tous les joujoux; il n'en aurait
pas acheté pour tout au monde. Dans sa malice, il se plaisait à
donner l'expression la plus grimaçante aux fermiers qui
conduisaient les cochons au marché, au crieur public qui
recherchait les consciences de procureurs perdues, aux vieilles
femmes qui raccommodaient des bas ou qui découpaient un pâté, et
autres personnages qui composaient son fond de boutique; son
esprit jouissait, quand il faisait des vampires, des diables à
ressorts enfoncés dans une boîte, destinés à faire peur aux
enfants. C'était son seul plaisir, et il se montrait grand dans
ces inventions. C'était un délice pour lui que d'inventer un
croquemitaine ou un sorcier. Il avait mangé de l'argent pour faire
fabriquer des verres de lanterne magique où le démon était
représenté sous la forme d'un homard à figure humaine. Il en avait
aussi perdu à faire faire des géants hideux. Il n'était pas
peintre, mais avec un morceau de craie il indiquait à ses artistes
par un simple trait, le moyen d'enlaidir la physionomie de ces
monstres, qui étaient capables de troubler l'imagination des
enfants de dix à douze ans pendant toutes leurs vacances.

Ce qu'il était pour les joujoux, il l'était, comme la plupart des
hommes, pour toutes les autres choses. Vous pouvez donc supposer
aisément que la grande capote verte qui descendait jusqu'au
mollet, et qui était boutonnée jusqu'au menton, enveloppait un
compagnon fort peu agréable.

Et pourtant, Tackleton le marchand de joujoux allait se marier;
oui il allait se marier en dépit de tout cela, et il allait
épouser une femme jeune et jolie.

Il n'avait pas du tout la mine d'un fiancé, dans la cuisine du
voiturier, avec sa figure sèche, sa taille ficelée dans sa
redingote, son chapeau rabattu sur le nez, ses mains fourrées au
fond de ses poches, son oeil ricaneur où semblait s'être
concentrée toute la noirceur de nombre de corbeaux. Pourtant il
allait se marier.

-- Dans trois jours, jeudi prochain, le dernier jour du premier
mois de l'année, ce sera mon jour de noce, dit Tackleton.

Ai-je dit qu'il avait toujours un oeil grand ouvert, et l'autre
presque fermé, et que l'oeil presque fermé était le plus
expressif? Je ne crois pas l'avoir dit.

-- C'est mon jour de noce, dit Tackleton en faisant sonner son
argent.

-- C'est aussi le nôtre, s'écria le voiturier.

-- Ha! ha! vraiment, dit Tackleton en riant. Vous faites
précisément un couple pareil à nous.

L'indignation de Dot à cette assertion présomptueuse ne peut se
décrire. Cet homme était fou.

-- Écoutez, dit Tackleton en poussant le voiturier du coude et le
tirant un peu à l'écart, vous serez de la noce; nous sommes
embarqués dans le même bateau.

-- Comment, dans le même bateau! dit le voiturier.

-- À peu de chose près, vous savez, dit Tackleton. Venez passer
une soirée avec nous auparavant.

-- Pourquoi? dit le voiturier étonné d'une hospitalité si
pressante.

-- Pourquoi? reprit l'autre, voilà une nouvelle manière de
recevoir une invitation! Pourquoi? pour se récréer, pour être en
société, vous savez, pour s'amuser.

-- Je croyais que vous n'étiez pas toujours sociable, dit le
voiturier avec sa franchise.

-- Allons, dit Tackleton, je vois qu'il ne sert de rien d'être
franc avec vous; c'est parce que votre femme et vous avez l'air
d'être parfaitement bien ensemble. Vous comprenez...

-- Non, je ne comprends pas, interrompit John, que voulez-vous
dire?

-- Eh bien! dit Tackleton, comme vous avez l'air de faire très bon
ménage, votre société fera un très bon effet sur mistress
Tackleton. Et quoique je ne crois pas que votre femme me voie de
très bon oeil, elle ne peut s'empêcher d'entrer dans mes vues, car
rien que son apparition avec vous fera l'effet que je désire.
Dites-moi donc que vous viendrez.

-- Nous nous sommes arrangés pour célébrer l'anniversaire de notre
jour de noce chez nous, nous nous le sommes promis. Vous savez que
le _chez soi_...

- Qu'est-ce que c'est que le _chez soi_? s'écria Tackleton, quatre
murs et un plafond. -- Vous avez un grillon? Pourquoi ne les tuez-
vous pas? je les tue, moi; je déteste ce cri. -- il y a quatre
murs et un plafond chez moi; venez-y.

-- Vous tuez les grillons? dit John.

-- Je les écrase, répondit l'autre en frappant le sol du talon.
Vous viendrez, n'est-ce pas? C'est autant votre intérêt que le
mien que les femmes se persuadent l'une à l'autre qu'elles sont
contentes et qu'elles ne peuvent pas être mieux. Je les connais.
Tout ce qu'une femme dit, une autre femme est aussitôt déterminée
à le croire. Il y a entre elles un esprit d'émulation tel que, si
votre femme dit: «Je suis la plus heureuse femme du monde, mon
mari est le meilleur des maris, et je suis folle de lui», ma femme
dira la même chose de moi à la vôtre, et plus encore, elle la
croira à moitié.

-- Voudriez-vous dire qu'elle ne le pense pas? demanda le
voiturier.

-- Qu'elle ne pense pas quoi? s'écria Tackleton avec un rire
sardonique.

Le voiturier avait envie d'ajouter: «Qu'elle n'est pas folle de
vous,» mais en voyant son oeil à demi fermé, et une physionomie si
peu faite pour exciter l'affection, il dit: -- Qu'elle ne le croit
pas?

-- Ah! vous plaisantez, dit Tackleton.

Mais le voiturier dont l'esprit était trop lent pour comprendre la
signification de ses paroles, regarda Tackleton d'un air si
sérieux, que celui-ci se crut obligé d'être un peu plus explicite.

-- J'ai le goût d'épouser une femme jeune et jolie dit-il; c'est
mon goût et j'ai les moyens de le satisfaire. C'est mon caprice.
Mais..., regardez.

Tackleton montrant du doigt Dot assise devant le feu, le menton
appuyé sur sa main, et regardant la flamme d'un air pensif. Les
regards du voiturier se portèrent alternativement de sa femme sur
Tackleton, et de Tackleton sur sa femme.

-- Elle vous respecte et vous obéit, sans doute, dit Tackleton;
eh! bien, comme je ne suis pas un homme à grands sentiments, cela
me suffit. Mais croyez-vous qu'il n'y ait rien de plus en elle?

-- Je crois, répondit le voiturier, que si un homme me disait
qu'il n'y a rien de plus, je le jetterais par la fenêtre.

-- C'est bien cela, dit l'autre avec sa promptitude ordinaire.
J'en suis sûr. Je ne doute pas que vous le feriez. J'en suis
certain. Bonsoir. Je vous souhaite de bons rêves.

Le brave voiturier était abasourdi, et ces paroles l'avaient mis
mal à l'aise, malgré lui. Il ne put s'empêcher de le montrer à sa
manière.

-- Bonsoir, mon cher ami, dit Tackleton d'un air de compassion. Je
m'en vais. Je vois qu'en réalité nous sommes logés tous deux à la
même enseigne. Ne viendrez-vous pas demain soir? Bon! Demain vous
sortirez pour faire des visites. Je sais où vous irez, et j'y
mènerai celle qui doit être ma femme. Cela lui fera du bien. Vous
y consentez? Merci. Qu'est-ce?

C'était un grand cri poussé par la femme du voiturier, un cri
aigu, perçant, qui fit retentir la cuisine. Elle s'était levée de
sa chaise, et elle était debout en proie à la terreur et à la
surprise.

-- Dot! cria le voiturier. Mary! Darling! Qu'est-ce qui est
arrivé?

Ils furent tous là dans un instant. Caleb, qui s'était appuyé sur
la caisse de gâteau, n'avait repris qu'imparfaitement sa lucidité
d'esprit en s'éveillant en sursaut, et saisit miss Slowbody par
les cheveux; mais il lui en demanda pardon aussitôt.

-- Mary! s'écria le voiturier en soutenant sa femme dans ses bras;
vous trouvez-vous mal? Qu'avez-vous? dites-le moi, ma chère.

Elle ne répondit qu'en frappant ses mains l'une contre l'autre, et
en partant d'un éclat de rire. Puis, se laissant glisser à terre,
elle se couvrit le visage de son tablier, et se mit à pleurer à
chaudes larmes. Ensuite, elle éclata encore de rire, après cela
elle poussa des cris; enfin elle dit qu'elle se sentait froide, et
elle se laissa ramener au près du feu. Le vieillard était debout
comme auparavant tout à fait calme.

-- Je suis mieux, John, dit-elle; je suis parfaitement remise;
je...

Mais John était du côté opposé, et elle avait le visage tourné
vers l'étrange vieillard, comme si elle s'adressait à lui. Sa tête
se dérangeait-elle?

-- Ce n'est qu'une imagination, mon cher John... quelque chose qui
m'a passé tout à coup devant les yeux; je ne sais ce que c'était.
Cela est passé, tout à fait passé.

-- Je suis charmé que ce soit passé, dit Tackleton, en jetant un
regard expressif autour de la cuisine. Mais qu'est-ce que ce
pouvait être? Caleb, quel est cet homme à cheveux gris?

-- Je ne le connais pas, monsieur, répondit Caleb tout bas. Je ne
l'ai jamais vu de ma vie. Une bonne figure pour un casse-noisette;
tout à fait un nouveau modèle. En lui faisant une mâchoire
inférieure qui pendrait jusque sur son gilet, il serait très
original.

-- Il n'est pas assez laid, dit Tackleton.

-- Ou bien pour un serre-allumettes, continua Caleb absorbé dans
ses réflexions. Quel modèle! On lui ouvrirait la tête pour lui
mettre des allumettes, et on lui tournerait les talons en l'air
pour les y frotter. Cela ferait très bien sur une cheminée de
bonne maison.

-- Ce n'est pas assez laid, dit M. Tackleton. Allons Caleb, venez
avec moi et portez-moi cette boîte. J'espère que vous allez bien
maintenant, mistress Peerybingle?

-- Oh! tout est passé, répondit la petite femme, en faisant un
geste comme pour le repousser. Bonsoir.

-- Bonsoir, madame; bonsoir, John Peerybingle. Caleb, prenez garde
à la boîte. Je vous tuerais, si vous la laissiez tomber. Que la
nuit est noire! et comme le temps est devenu encore plus mauvais!
Bonsoir.

Et il partit, après avoir jeté un dernier regard tout autour de la
cuisine. Caleb le suivit, en portant le gâteau de mariage sur sa
tête.

Le voiturier avait été tellement mis hors de lui par le cri de sa
femme, et dans son inquiétude il avait été tellement absorbé par
les soins qu'il lui donnait, qu'il avait presque oublié
l'étranger, qui se trouvait maintenant la seule personne qui ne
fut pas de la maison.

John dit à Dot: -- Vous voyez que ni M. Tackleton, ni Caleb ne
l'ont réclamé. Il faut que je lui fasse savoir qu'il est temps de
s'en aller.

Au même instant, l'étranger s'avançant vers lui, lui dit:     --
Pardon, mon ami, je crains que votre femme n'ait été indisposée.
Je regrette de vous donner de l'embarras, mais ne voyant pas
arriver le serviteur que mon infirmité me rend indispensable, je
redoute quelque méprise. Le temps, qui m'a rendu si utile l'abri
de votre voiture, continue à être mauvais. Seriez-vous assez bon
pour me faire dresser un lit ici?

La pantomime de l'étranger, qui avait montré ses oreilles en
parlant de son infirmité, avait donné plus de force à ses paroles.

-- Oui, certainement, répondit Dot avec empressement.

-- Oh! dit le voiturier surpris de la promptitude avec laquelle ce
consentement avait été donné. Bien! je n'ai rien à objecter mais
cependant je ne suis pas sûr que...

-- Chut, mon cher John, interrompit-elle.

-- Bah! il est sourd comme une pierre, reprit John.

-- Je le sais, mais... Oui, monsieur. Oui, certainement. Je vais
lui dresser un lit tout de suite. John.

Comme elle courait pour exécuter cette promesse, le trouble de son
esprit et l'agitation de ses manières étaient si étranges, que le
voiturier la regarda tout ébahi.

-- Les mamans vont donc faire les lits! dit miss Slowbody au baby
avec ses pluriels absurdes; ses cheveux tomberont tout ébouriffés
quand elles ôteront les bonnets, et les bonnes amies assises
auprès du feu auront peur.

Avec cette attention à des bagatelles qu'accompagne souvent
l'inquiétude d'esprit, le voiturier tout en se promenant de long
en large, répéta maintefois mentalement ces paroles absurdes. Il
les répéta si souvent qu'il les apprit par coeur, et il les
récitait comme une leçon, lorsque Tilly Slowbody, après avoir
frictionné avec la main la tête de l'enfant, lui rattacha son
bonnet.

-- Nos chères amies assises au coin du feu ont eu peur. Qu'est-ce
qui a donc pu faire peur à Dot? je ne puis me le figurer,
murmurait le voiturier en allant et venant dans la cuisine.

Il se rappelait les insinuations du marchand de joujoux, et elles
remplissaient son coeur d'un malaise vague et indéfinissable. En
vain il cherchait à bannir ce souvenir, mais M. Tackleton était un
esprit vif et rusé, tandis que le voiturier ne pouvait s'empêcher
de reconnaître qu'il n'était lui-même qu'un homme à conception
lente, pour qui une indication incomplète ou interrompue était une
vraie torture. Ce n'était pas qu'il voulût rattacher la conduite
si extraordinaire de sa femme à aucune des paroles de
M. Tackleton, mais ces deux choses sans relation apparente entre
elles, ne cessaient pas de se représenter à son esprit d'une
manière inséparable.

Le lit fut bientôt prêt; et l'étranger, refusant tout autre
rafraîchissement qu'une tasse de thé, se retira. Alors Dot, tout à
fait remise, dit-elle, arrangea pour son mari la grande chaise au
coin de la cheminée, chargea sa pipe et la lui remit, et s'assit à
côté de lui sur son tabouret placé comme d'habitude sur le foyer.

Elle aimait bien ce tabouret, dit-elle, elle aurait toujours voulu
y être assise sur ce petit tabouret mignon qu'elle préférait à
tout autre siège.

Elle était la femme du monde la plus capable de charger une pipe.
Il y avait du plaisir à la voir introduire ses jolis doigts dans
le fourneau, souffler dans le tuyau pour le nettoyer, et puis y
souffler encore une douzaine de fois, comme si elle ne savait
qu'il n'y avait plus rien à en faire sortir, le mettre devant son
oeil comme une lunette d'approche, et regarder à travers avec
mignardise. Elle déployait un vrai art à bourrer les fourneaux de
tabac, et elle mettait de l'art, oui vraiment, de l'art, lorsque
le voiturier avait mis la pipe à la bouche, à mettre le feu à la
pipe avec un papier allumé, sans jamais brûler le nez de son mari,
quoiqu'elle en approchât de fort près.

Le Grillon et la bouilloire, se remettant à chanter,
reconnaissaient aussi cet art. Le feu, qui brillait d'un nouvel
éclat le reconnaissait. Le petit faucheur de la pendule, dont le
travail n'attirait l'attention de personne, le reconnaissait. Et
celui qui le reconnaissait le mieux c'était le voiturier, dont le
visage s'épanouissait au milieu du tourbillon de fumée.

Pendant qu'il fumait sa vieille pipe d'un air calme et pensif,
pendant que la pendule tintait, que le feu brillait, et que le
Grillon chantait, ce génie du foyer et de la maison -- car tel
était le Grillon -- sortit sous une forme de fée, et évoqua autour
de lui des images nombreuses, des souvenirs domestiques. Des Dots
de tous les âges remplirent la chambre. Des Dots qui n'étaient que
des enfants, courant devant lui, cueillant des fleurs dans les
prés, des Dots timides, fuyant à demi et cédant à demi, à son
image un peu lourde; des Dots mariées faisant leur entrée dans la
maison et prenant possession des clés d'un air de triomphe; des
Dots récemment mères, suivies de Slowbody imaginaires portant des
enfants au baptême; des Dots plus âgées, mais toujours charmantes
regardant danser des jeunes Dots leurs filles dans un bal
rustique, des Dots ayant pris de l'embonpoint et entourées de
leurs petits enfants; des Dots décrépites, marchant en chancelant,
appuyées sur des bâtons. De vieux voituriers lui apparurent aussi
avec de vieux chiens Boxer couchés à leurs pieds; de nouvelles
voitures conduites, par de nouveaux voituriers -- les frères
Peerybingle, lisait-on sur les plaques; -- de vieux voituriers
malades, soignés par les plus gentilles mains, et enfin des tombes
de vieux voituriers dans la verdure du cimetière. Et comme le
Grillon lui montrait toutes ces choses -- il les voyait
distinctement, quoiqu'il eût les yeux fixés sur le feu, -- le
coeur du voiturier se dilatait de joie et il remerciait de tout
son pouvoir les dieux de la maison, et ne pensait pas plus que
vous à Gruff et Tackleton.

Mais quelle est cette figure de jeune homme que le Grillon-fée lui
montrait si près du tabouret de Dot.

Pourquoi se tenait-il là, tout seul, le bras sur le manteau de la
cheminée, répétant toujours: «Mariée et pas avec moi!»

Oh Dot! il n'y a plus de place pour cette vision dans toutes
celles de votre mari; pourquoi cette ombre est-elle tombée sur mon
coeur!



CHAPITRE II

Second Cri.

Caleb Plummer et la fille aveugle habitaient seuls ensemble, comme
disent les livres de contes. -- Je bénis ces livres, et j'espère
que vous les bénirez comme moi de ce qu'ils racontent quelque
chose de ce monde prosaïque. Caleb Plummer et sa fille aveugle
habitaient seuls ensemble, dans une petite baraque en bois,
appuyée contre la maison de Gruff et Tackleton, qui faisait
l'effet d'une verrue sur un nez. La maison de Gruff et Tackleton
était celle qui faisait le plus de figure dans toute la rue,
tandis que vous auriez démoli en deux coups de marteau toute la
baraque de Caleb, et vous en auriez emporté tous les débris sur
une seule voiture.

Si quelqu'un avait arrêté ses yeux pour honorer d'un regard la
place de la masure de Caleb Plummer, ce n'aurait été sans doute,
que pour en approuver la démolition pour cause d'embellissement de
la rue; car elle faisait sur la maison de Gruff et Tackleton
l'effet d'une excroissance, telle qu'une verrue sur un nez, un
coquillage sur la carène d'un navire, un clou sur une porte, un
champignon sur la tige d'un arbre. Mais c'était de ce germe
qu'était sorti le tronc superbe de Gruff et Tackleton. Sous ce
toit crevassé, l'avant-dernier Gruff avait commencé, sur une
petite échelle, la fabrique de joujoux pour des garçons et des
filles, maintenant devenus vieux, qui en avaient joué, qui les
avaient brisés et qui avaient été dormir.

J'ai dit que Caleb et sa pauvre fille aveugle habitaient là, mais
j'aurais dû dire que Caleb habitait là et que sa fille habitait
ailleurs; elle habitait une demeure enchantée par le talent de
Caleb, où la pauvreté, le dénuement, et les soucis ne pénétraient
jamais. Caleb n'était pas sorcier, mais il possédait là son art
magique réservé aux hommes: la magie du dévouement, et l'amour
sans bornes. La nature avait été sa seule maîtresse, et lui avait
enseigné à produire tous ses enchantements.

La fille aveugle n'avait jamais su que le plafond était sale, les
murs décrépits et lézardés, et laissant à l'air des passages de
plus en plus nombreux; que les solives vermoulues étaient prêtes à
s'effondrer; que la rouille mangeait le fer, la pourriture le
bois, et la moisissure le papier; enfin que le délabrement de la
masure s'aggravait chaque jour. Elle ne sut jamais que la table à
manger ne portait qu'une vaisselle ébréchée, que le découragement
et les chagrins attristaient la maison, et que les cheveux de son
père blanchissaient à vue d'oeil. Elle ne sut jamais qu'ils
avaient un maître froid, exigeant et intéressé; elle ne sut jamais
en un mot que Tackleton était Tackleton, mais elle vivait dans la
croyance que dans son humour excentrique il aimait à plaisanter
avec eux, et, qu'étant leur ange gardien, il dédaignait de leur
dire une parole de remerciement.

Tout cela était l'oeuvre de Caleb, l'oeuvre de son brave homme de
père! Mais il avait aussi un Grillon dans son foyer; et pendant
qu'il écoutait avec tristesse sa musique, au temps que sa pauvre
aveugle sans mère était jeune, cet esprit lui inspira la pensée
que cette funeste privation de la vue pourrait être changée en
bonheur, et que sa fille pourrait être rendue heureuse par ces
petits moyens. Car tous les êtres de la tribu des grillons sont de
puissants esprits, quoique ceux qui conversent avec eux ne le
sachent pas le plus souvent, et il n'y a pas, dans le monde
invisible, de voix plus aimables et plus vraies, sur lesquelles on
puisse mieux compter, et qui donnent des conseils plus affectueux,
que les voix du foyer et du coin du feu, quand elles s'adressent à
l'espèce humaine.

Caleb et sa fille étaient ensemble à l'ouvrage dans leur chambre
d'habitude, qui leur servait à tous les usages de la vie, et
c'était une étrange pièce. Il y avait là des maisons à divers
degrés de construction pour des poupées, de toutes les conditions;
des maisons modestes pour les poupées de fortune médiocre, des
maisons avec une chambre et une cuisine seulement pour les poupées
de basse classe, des maisons somptueuses pour les poupées du grand
monde. Plusieurs de ces maisons étaient meublées d'une manière
analogue à leur destination; d'autres pouvaient l'être sur un
simple avis et il ne fallait pas aller loin pour trouver des
meubles. Les personnages de tout rang à qui ces maisons étaient
destinées étaient là couchés dans des corbeilles, les yeux fixés
au plafond, ils n'y étaient pas pêle-mêle, mais réunis d'après
leur rang, et les distinctions sociales y étaient encore plus
marquées que dans le monde réel, où elles se trouvent beaucoup
plus dans le vêtement que dans le corps, et souvent un corps qui
serait fait pour une classe élevée n'est couvert que d'un vêtement
appartenant à la classe la plus humble. Ici la noblesse avait des
bras et des jambes de cire, la bourgeoisie n'avait les membres
qu'en peau, et le peuple qu'en bois.

Outre les poupées, il y avait bien d'autres échantillons du talent
de Caleb Plummer; dans sa chambre, il y avait des arches de Noé,
où les animaux étaient entassés de manière à tenir le moins de
place possible, et à supporter des secousses sans se casser. La
plupart de ses arches de Noé avaient un marteau sur la porte,
appendice peu naturel, mais qui ajoutait un ornement gracieux à
l'édifice. On y voyait des vingtaines de petites voitures, dont
les roues, quand elles tournaient, faisaient entendre une musique
plaintive. On y voyait de petits violons, de petits tambours et
autres instruments de torture pour les oreilles des grandes
personnes, tout un arsenal de canons, de fusils, de sabres et de
lances. On y voyait de petits saltimbanques en culottes rouges,
franchissant des obstacles en ficelle rouge, et descendant de
l'autre côté, la tête en bas et les pieds en l'air. On y voyait
des vieux à barbes grises, sautant comme des fous par dessus des
barrières horizontales, placées exprès au travers de la porte de
leurs maisons. On y voyait des animaux de toute espèce et des
chevaux de toutes les races, depuis le grison juché sur quatre
chevilles plantées dans son corps en guise de jambes, jusqu'au
magnifique cheval de course prêt à gagner le prix du roi au grand
Derby. Il aurait été difficile de compter les nombreuses douzaines
de figures grotesques qui étaient toujours prêtes à commettre
toute espèce d'absurdités à la première impulsion d'une manivelle,
de sorte qu'il n'aurait pas été aisé de citer une folle, un vice,
une faiblesse, qui n'eût pas son type exact ou approchant dans la
chambre de Caleb Plummer. Et ce n'était pas sous une forme
exagérée, car il ne faut pas de fortes manivelles pour pousser les
hommes et les femmes à faire des actes aussi étranges que jamais
jouet d'enfant a pu en exécuter.

Au milieu de tous ces objets, Caleb et sa fille étaient assis et
travaillaient. La jeune aveugle habillait une poupée, et Caleb
peignait et vernissait la façade d'une charmante petite maison.

L'air soucieux imprimé sur les traits de Caleb, sa physionomie
rêveuse et absorbée qui aurait convenu à un alchimiste et à un
savant profond, faisaient au premier abord un contraste frappant
avec la trivialité de son occupation. Mais les choses triviales,
que l'on fait pour avoir du pain, deviennent au fond des choses
sérieuses; et je ne saurais dire, Caleb eût-il été lord
chambellan, ou membre du parlement, un avocat, un grand
spéculateur, s'il aurait passé son temps à faire des choses moins
bizarres, tandis que je doute fort qu'elles eussent été moins
innocentes.

-- Vous avez donc été à la pluie hier soir, père, avec votre belle
redingote neuve? lui dit sa fille.

-- Avec ma belle redingote neuve? répondit Caleb, en jetant sur la
corde où séchait suspendue la vieille souquenille de toile
d'emballage que nous avons décrite.

-- Que je suis heureuse que vous l'ayez achetée, père.

-- Et à un tel tailleur, encore, dit Caleb. Le tailleur le plus à
la mode. Elle est trop belle pour moi.

La jeune aveugle quitta son ouvrage et se mit à rire avec bonheur.

-- Trop belle, père! Qu'est-ce qui peut être trop beau pour vous?

-- Je suis presque honteux de la porter, dit Caleb en voyant
l'effet de ses paroles sur le visage épanoui de sa fille; lorsque
j'entends les enfants et les gens dire derrière moi: oh! c'est un
élégant! je ne sais plus de quel coté regarder. Et ce mendiant qui
ne voulait pas s'en aller hier au soir; il ne voulait pas me
croire quand je l'assurais que j'étais un homme du commun. Non,
Votre Honneur, m'a-t-il dit, que Votre Honneur ne me dise pas
cela! J'en ai été tout confus et il me semblait que je ne devais
pas porter un habit aussi beau.

Heureuse aveugle quelle joie elle avait dans son coeur!

-- Je vous vois, père, dit-elle en frappant des mains, je vous
vois aussi distinctement que si j'avais des yeux que je ne
regrette jamais quand vous êtes à mes côtés. Un drap bleu!

-- D'un beau bleu, dit Caleb.

-- Oui, oui, d'un bleu éclatant! s'écria la jeune aveugle en
tournant sa figure radieuse, la couleur que je me rappelle avoir
vue dans la félicité du ciel! Vous m'avez dit tout à l'heure que
c'était un bel habit bleu...

-- Et bien fait pour la taille, dit Caleb.

-- Oui, bien fait pour la taille! s'écria la jeune aveugle en
riant de bon coeur; je vous vois, mon cher père, avec vos beaux
yeux, votre jeune figure, votre démarche leste, vos cheveux noirs,
votre air jeune et gracieux.

-- Allons, allons, dit Caleb, vous allez me rendre fier,
maintenant.

-- Je crois que vous l'êtes déjà, s'écria-t-elle en le montrant du
doigt, je vous connais mon père; ah! ah! je vous ai deviné!

Quelle différence entre le portrait qu'elle s'en faisait dans son
imagination et le vrai Caleb. Elle avait parlé de sa marche
dégagée; en cela elle ne s'était pas trompée. Depuis de nombreuses
années déjà, il n'était jamais entré dans sa maison de son pas
naturel et traînant, mais il l'avait contrefait pour tromper les
oreilles de sa fille, et les jours même où il était le plus triste
et le plus découragé, il n'avait jamais voulu attrister le coeur
de son enfant, et avait toujours passé le seuil de la porte d'un
pas léger.

Dieu le savait! mais je pense que le regard vague et l'air égaré
de Caleb devaient provenir de cette confusion qu'il avait faite à
dessein de toutes les choses qui l'entouraient, pour l'amour de sa
fille aveugle. Comment le pauvre homme n'aurait-il pas été un peu
égaré après avoir détruit sa propre identité et celle de tous les
objets qui l'entouraient.

-- Allons, tout cela, dit Caleb, en se levant un moment après
s'être remis au travail et en reculant de deux pas pour mieux se
rendre compte de la perspective, tout cela est aussi exact que six
fois deux liards peuvent faire six sous. C'est dommage que la
maison vous présente une façade de tous les côtés, si au moins il
s'y trouvait un escalier pour pouvoir circuler dans les divers
appartements; mais voilà que je me fais encore illusion et que je
crois à la réalité de tout cela; c'est la mauvais côté de mon
métier.

-- Vous parlez tout à fait bas, mon père, seriez-vous fatigué?

-- Fatigué s'écria Caleb avec beaucoup d'animation; qu'est ce qui
pourrait me fatiguer. Berthe? Je ne fus jamais fatigué. Que
voulez-vous dire?

Pour donner une plus grande force à ces paroles, Caleb, bien sans
le vouloir, s'était mis à imiter deux bonshommes qui se trouvaient
sur la cheminée, et qui s'étiraient les bras en bâillant, puis il
se mit à fredonner un fragment de refrain. C'était une chanson
bachique qui fit encore un plus grand contraste avec sa figure
naturellement maigre et triste.

-- Comment! je vous trouve en train de chanter, dit M. Tackleton
en arrivant et montrant sa tête entre la porte. Cela va bien,
chantez; je ne chante pas, moi!

Personne, certes, ne l'aurait soupçonné de chanter, et il n'avait
pas une figure qui en eût le moins du monde l'air.

-- Je ne pourrais chanter, non, continua M. Tackleton. Je suis
charmé que vous le puissiez, vous; j'espère que vous pouvez
travailler également. Vous avez du temps de reste pour travailler
et pour chanter, il paraît.

-- Si vous pouviez seulement le voir, Berthe, murmura Caleb à
l'oreille de sa fille, quel homme joyeux! vous croiriez qu'il vous
parle sérieusement, si vous ne le connaissiez aussi bien que moi.

La jeune aveugle sourit en remuant la tête en signe d'assentiment.

-- On dit qu'il faut s'appliquer à faire chanter l'oiseau qui ne
chante pas, grommela M. Tackleton. Mais lorsque le hibou qui ne
sait pas et qui ne doit pas chanter veut chanter, que doit-on
faire?

-- Si vous pouviez le voir en ce moment, dit Caleb à sa fille
encore plus doucement, oh! qu'il est gracieux!

-- Vous êtes donc toujours agréable et gai avec nous, s'écria
Berthe en souriant.

-- Ah! vous voilà, vous? répondit Tackleton. Pauvre idiote!

Il s'était mis réellement dans la tête qu'elle était idiote, et se
fondait peut-être dans cette opinion sur la gaieté et l'affection
qu'on lui témoignait.

-- Bien! vous êtes là; comment allez-vous? lui dit Tackleton de sa
voix brusque.

-- Oh! Bien, complètement bien. Je suis si heureuse quand vous
venez me voir. Je vous souhaite autant de bonheur que vous
voudriez que les autres en eussent, si c'est possible.

-- Pauvre idiote, murmura Tackleton, pas un rayon, pas une lueur
de raison!

La jeune aveugle prit sa main et la baisa, elle la garda un moment
entre les siennes et y appuya tendrement une de ses joues avant de
l'abandonner. Il y avait une telle affection et une si grande
reconnaissance dans cet acte, que Tackleton lui-même fut ému de le
voir, et lui dit plus doucement que d'habitude:

-- Quelles affaires avons-nous maintenant?

-- Je l'ai enfermé sous mon oreiller en allant me coucher hier au
soir, dit Berthe, et je me le suis rappelé en rêvant. Et lorsque
le jour est venu, et l'éclatant soleil _rouge_, le soleil _rouge_,
père?

-- Rouge le matin comme le soir, Berthe, répliqua le pauvre Caleb,
en levant un triste regard vers celui qui le faisait travailler.

-- Quand il est venu, quand j'ai senti dans la chambre cette
chaleur et cette lumière, il m'a semblé que j'allais m'y heurter
en marchant, alors j'ai tourné vers lui le petit arbuste en
remerciant Dieu qui a fait des choses aussi précieuses, et en vous
remerciant vous qui me les avez envoyées pour m'être agréable.

-- Aussi folle qu'une échappée de Bedlam! dit Tackleton entre ses
dents. Nous allons être forcés d'en venir aux menottes et aux
camisoles de force. Ce ne sera pas long.

Caleb, les mains croisées et pendantes, regardait fixement celle
qui venait de parler, et se demandait si réellement -- il doutait
de cela! -- Tackleton avait fait quelque chose pour mériter ces
remerciements. Il eût été très difficile à Caleb de décider en ce
moment, fût-il menacé de mort, s'il devait tomber aux genoux du
marchand de joujoux, ou le chasser de chez lui à grands coups de
pied. Caleb savait bien cependant que c'était lui qui avait
apporté à sa fille le petit rosier, et que c'était lui qui avait
inventé l'innocente déception qui avait empêché Berthe de se
douter de toutes les choses dont il se privait chaque jour afin de
la rendre moins malheureuse.

-- Berthe, dit Tackleton, affectant pour une fois un peu de
cordialité! venez ici.

-- Oh! je puis aller droit à vous, sans que vous ayez besoin de me
guider, répondit-elle.

-- Vous dirai-je un secret, Berthe?

-- Si vous le voulez, répondit-elle avec empressement.

Comme il s'illumina ce visage obscurci! comme cette figure devint
joyeuse et attentive!

-- C'est bien aujourd'hui que cette petite... comment est son nom,
cette enfant gâtée, la femme de Peerybingle, vous fait sa visite
habituelle, c'est bien ce soir, n'est-ce pas? dit Tackleton avec
une expression de répugnance pour la chose dont il parlait.

-- Oui, répondit Berthe. C'est bien aujourd'hui.

-- Je le savais dit Tackleton. Je désirerais me joindre à votre
partie.

-- Avez-vous entendu cela, père! s'écria la jeune aveugle avec
transport.

-- Oui, oui, je l'ai entendu, murmura Caleb avec le regard fixe
d'un somnambule, mais je ne le crois pas. C'est un de mes
mensonges, sans aucun doute.

-- Voyez-vous, je voudrais réunir dans votre société les
Peerybingle avec May Fielding, dit Tackleton. Je fais des
démarches pour me marier avec May.

-- Vous marier! s'écria la jeune aveugle en tressaillant devant
lui.

-- Elle est tellement idiote, murmura Tackleton, que je ne
m'attendais pas à ce quelle me comprit. Oui, Berthe, me marier!
l'église, le prêtre, le clerc, le bedeau, la voiture à glaces, les
cloches, le repas, le gâteau de mariage, les rubans, les os à
moëlle, les couteaux, et tout le reste de ces folies. Une noce,
vous savez: une noce, ne savez-vous pas ce que c'est qu'une noce?

-- Je le sais, répondit doucement la jeune aveugle, je comprends.

-- Vraiment? murmura Tackleton. C'est plus que ce que j'attendais.
Bien! c'est pour cette raison que je veux faire partie de votre
réunion, et y amener May ainsi que sa mère. Je vous enverrai pour
ce soir quelque petite chose, un gigot de mouton on quelque autre
plat confortable. Vous m'attendrez?

-- Oui, répondit-elle.

Elle avait laissé tomber sa tête et s'était retournée; et elle
demeurait, les mains croisées, rêveuse.

-- Je pense que vous m'avez bien compris dit Tackleton en
s'adressant à elle; car vous semblez avoir oublié ce que je vous
ai dit... Caleb!

-- Je me hasarderai à dire que je suis ici, je suppose, pensa
Caleb... Monsieur!

-- Ayez soin qu'elle n'oublie pas ce que je lui ai dit.

-- Elle n'oublie jamais, répondit Caleb. C'est une des qualités
qui sont parfaites chez elle.

-- Chaque homme s'imagine que les oies qui lui appartiennent sont
des cygnes, observa le marchand de joujoux en haussant les
épaules! Pauvre diable!

S'étant délivré lui-même de cette remarque avec un mépris infini,
le vieux Gruff et Tackleton sortit.

Berthe resta où il l'avait laissée, perdue dans ses réflexions. La
gaîté s'était évanouie de son visage baissé, et elle était bien
triste. Trois ou quatre fois elle secoua la tête, comme si elle
regrettait quelque souvenir ou quelque perte; mais ses tristes
réflexions ne se révélèrent par aucune parole.

Caleb avait été occupé pendant ce temps à joindre le timon des
chevaux à un wagon par un procédé sommaire, en clouant le harnais
dans les parties vives de leurs corps, lorsqu'elle se dressa tout
à coup de sa chaise, et venant s'asseoir près de lui, elle lui
dit:

-- Mon père, je suis dans la solitude des ténèbres. J'ai besoin de
mes yeux, mes yeux patients et pleins de bonne volonté.

-- Voici vos yeux, dit Caleb, ils sont toujours prêts; ils sont
plus à vous qu'à moi, Berthe, et à chaque heure des vingt-quatre
heures. Que voulez-vous faire de vos yeux, ma chère?

-- Regardez autour de la chambre, mon père.

-- C'est fait, dit Caleb. Vous n'avez pas plutôt parlé que c'est
fait, Berthe.

-- Dites-moi ce que vous voyez ici autour.

-- Tout est la même chose qu'à l'ordinaire, dit Caleb, grossier
mais bien conditionné: de gaies couleurs sur les murs, de
brillantes fleurs sur les plats et les assiettes, des bois polis,
des poutres et des panneaux luisants, la maison respire partout
l'enjouement et la gaîté, et est vraiment fort gentille.

Elle était agréable et gaie partout où les mains de Berthe avaient
l'habitude et pouvaient atteindre. Mais il n'en était pas ainsi
des autres endroits, ils n'étaient nullement gais ni agréables, il
n'était pas possible de le dire, quoique ils eussent été si bien
transformés par Caleb.

-- Vous avez votre habit de travail, et vous n'êtes pas si élégant
qu'avec le bel habit bleu, dit Berthe en touchant son père.

-- Non, pas si élégant répondit Caleb; mais assez joli, cependant.

-- Mon père, dit la jeune aveugle en se rapprochant tout à fait de
lui et passant un de ses bras autour de son cou, dites-moi quelque
chose de May; elle était bien jolie, n'est-ce pas!

-- Elle était, certes, dit Caleb, vraiment jolie. Et c'était une
chose tout à fait rare pour lui cette fois de ne pas avoir besoin
de recourir à ses inventions habituelles.

-- Ses cheveux sont noirs, dit Berthe pensivement, plus noirs que
les miens. Sa voix est douce et pleine d'harmonie, je m'imagine.
J'ai souvent aimé à l'entendre. Sa taille...

-- Il n'y a pas une seule poupée dans la salle qui puisse
l'égaler, dit Caleb, et ses yeux...

Il s'arrêta, car Berthe avait resserré encore plus ses bras autour
de son cou, et il ne comprit que trop bien ce pressant
avertissement.

Il toussa un moment, il hésita un moment, et se mit à entonner sa
chanson à boire, sa ressource infaillible dans les moments
difficiles.

-- Notre ami? mon père? notre bienfaiteur. Et je ne suis jamais
fatiguée de savoir ce qui le concerne. En ai-je jamais été
fatiguée? dit-elle rapidement.

-- Non, certainement, répondit Caleb, et avec raison.

-- Ah! avec tant de raison! s'écria la jeune aveugle d'un ton si
ardent; que Caleb, quoique ses motifs fussent si purs, n'eut pas
le courage de la regarder en face, mais baissa les yeux comme si
elle avait pu s'apercevoir de son innocente tromperie.

-- Alors, parlez-moi encore de lui, mon cher père, dit Berthe,
parlez-m'en souvent. Sa figure est bienveillante, bonne et tendre.
Elle est honnête et vraie. J'en suis sûre. Ce coeur généreux, qui
dissimule tous ses bienfaits sous une apparence de répugnance et
de rudesse, se trahit dans ses regards, sans doute?

-- Et lui donne un air noble, ajouta Caleb dans son désespoir
tranquille.

-- Et lui donne l'air noble, s'écria la jeune aveugle. Il est plus
âgé que May, père?

-- Oui, dit Caleb en hésitant et comme malgré lui. Oui, il est un
peu plus âgé que May, mais cela ne signifie rien.

-- Ô mon père, oui. Être sa compagne patiente dans les infirmités
de son âge; être sa garde-malade agréable dans ses maladies, et
son amie constante dans ses souffrances et dans ses chagrins; ne
pas connaître la fatigue quand on travaille pour l'amour de lui,
le veiller, le soigner, s'asseoir auprès de son lit, et faire la
conversation avec lui à son réveil, et prier pour lui pendant son
sommeil, quels privilèges elle aura! quelles occasions de lui
prouver sa fidélité et son dévouement! Fera-t-elle tout cela, mon
cher père?

-- Je n'en doute point, dit Caleb.

-- J'aime May, mon père; je puis l'aimer du fond de mon âme!
s'écria la jeune aveugle. Et en disant ces paroles, elle approcha
du visage de Caleb sa pauvre figure privée de lumière, et pleura
tellement que celui-ci fut presque fâché de lui avoir procuré ce
bonheur plein de larmes.

Pendant ce temps, il y avait eu chez John Peerybingle une assez
notable commotion, car naturellement la petite mistress
Peerybingle ne voulait pas aller dehors sans avoir avec elle le
baby; et mettre le baby en état de sortir prenait du temps. Non
pas que ce fût beaucoup de chose que le baby comme poids, mais
avant d'avoir tout préparé pour lui, cela n'en finissait point, et
il n'était pas utile de se presser. Par exemple: lorsque le baby
fut habillé et crocheté jusqu'à un certain point, et que vous
auriez pu raisonnablement supposer qu'il manquait une touche ou
deux pour achever sa toilette, et en faire un baby présentable à
tout le monde, il fut inopinément coiffé d'un bonnet de flanelle
et porté au berceau; alors il sommeilla entre deux couvertures
pendant la plus grande partie d'une heure. De cet état d'inaction
il fut ramené tout à fait resplendissant, et rugissant violemment
pour avoir sa part -- s'il est permis de m'exprimer ainsi qu'on le
fait généralement - d'un léger repas. Après cela, il alla dormir
de nouveau. Mistress Peerybingle mit à profit cet intervalle pour
se faire aussi belle que chacun de vous peut penser qu'une jeune
femme puisse le faire, et pendant cette courte trêve, miss
Slowbody s'insinua elle-même dans un spencer d'une confection si
surprenante et si ingénieuse qu'il ne semblait avoir été fait ni
pour elle, ni pour aucune autre personne de l'univers, et qui
pouvait poursuivre sa course solitaire sans attirer le moindre
regard de personne. Pendant ce temps le baby bien éveillé était
paré, par les efforts réunis de mistress Peerybingle et de miss
Slowbody, d'un manteau couleur de lait pour son corps et d'une
espèce de bonnet nankin; ce ne fut qu'alors que tous trois
sortirent; le vieux cheval pendant une heure s'était occupé à
creuser et dégrader la route de ses impatients autographes pour la
valeur du droit à payer à la barrière, et par la même raison Boxer
se montrait dans une lointaine perspective attendant immobile et
jetant un regard en arrière sur le cheval comme s'il voulait le
tenter de prendre la même route que lui et de partir sans ordre.

Quant à une chaise ou à tout autre espèce d'aide pour placer
mistress Peerybingle dans la voiture, vous connaissez vraiment peu
John, je m'en flatte, si vous croyez que cela lui fut nécessaire.
Avant que vous ayez eu le temps de le regarder, il l'enleva de
terre et elle se trouva à sa place, fraîche et rose, qui lui
disait: John! comment pouvez-vous! pensez à Tilly!

Si je pouvais me permettre de mentionner les jambes d'une jeune
personne, pour un motif quelconque, je vous ferais observer que
celles de miss Slowbody semblaient destinées à la singulière
fatalité d'être constamment heurtées, et il leur était impossible
d'effectuer la moindre montée ou descente sans s'en rappeler la
circonstance par une entaille, de même que Robinson Crusoé
marquait les jours sur son calendrier de bois. Mais de peur d'être
considéré comme impoli je garde le reste de mes pensées pour moi.

-- John, avez-vous pris le panier où se trouvent le veau et le
pâté et les autres choses; et les bouteilles de bière? dit Dot. Si
vous les avez oubliés, il faut les aller chercher à la minute.

-- Vous êtes une délicate petite femme, répondit le voiturier, de
me dire de retourner après m'avoir fait perdre un quart-d'heure de
mon temps.

-- Je suis fâchée de cela, John, dit Dot avec embarras, mais je ne
saurais penser à rendre visite à Berthe, je n'irai jamais, John,
pour aucune raison, sans le pâté au veau et au jambon, et les
autres choses et les bouteilles de bière.

-- Way!

Ce monosyllabe s'adressait au cheval, qui n'y faisait aucune
attention.

-- Oh! arrêtez Way, John! dit mistress Peerybingle, s'il vous
plait!

-- Il sera bien temps de l'arrêter, répliqua John, lorsque j'aurai
oublié quelque chose. Le panier est là, et suffisamment en sûreté.

-- Quel monstre vous êtes, John, de ne me l'avoir pas dit, et en
me sachant si inquiète! Je déclare que je n'irais jamais chez
Berthe sans le pâté au veau et au jambon, les autres choses et les
bouteilles de bière, pour rien au monde. Régulièrement tous les
quinze jours depuis que nous sommes mariés, John, nous y avons
fait notre petit pique-nique. Si une seule chose devait aller mal
dans cette partie, je crois que nous ne serions plus jamais
heureux.

-- C'est une pensée de la première importance, dit le voiturier,
et je vous honore pour cela, petite femme.

-- Mon cher John, répliqua Dot en devenant vraiment rouge, ne
parlez pas de m'honorer. Grand Dieu!

-- À propos, observa le voiturier, ce vieux monsieur...

Elle fut visiblement et instantanément embarrassée.

-- C'est un singulier original, dit le voiturier en regardant
droit devant lui tout le long de la route. Je ne sais que penser
de lui. Je ne remarque pourtant rien de dangereux en lui.

-- Rien du tout. Je suis sûre, tout à fait sûre qu'il n'a rien de
dangereux.

-- Oui? dit le voiturier, les yeux attachés sur son visage et à
cause du ton dont elle avait prononcé ces paroles. Je suis
satisfait que vous en soyez certaine, parce que cela confirme ma
certitude. Il est curieux qu'il se soit mis dans la tête de venir
loger chez nous, n'est-ce pas? Il y a des choses parfois si
étranges.

-- Si étranges! répondit Dot d'une voix basse et à peine
perceptible.

-- Cependant ce vieux gentleman paraît être une bonne nature, dit
John, et il paye comme un gentleman, et je pense qu'on peut se
fier à sa parole comme à celle d'un gentleman. J'ai eu ce matin
une longue conversation avec lui, il m'a dit qu'il m'entendait
mieux, parce qu'il commençait à s'habituer à ma voix. Il m'a parlé
de beaucoup de choses qui le concernaient, et je lui ai beaucoup
parlé aussi de moi, et il m'a fait quelques rares questions. Je
l'ai informé que j'avais deux chemins à servir, comme vous savez;
que je passais un jour par celui de droite, et le jour suivant par
celui de gauche -- et, étant étranger, il a voulu connaître le nom
des localités où je passe -- et il s'est intéressé à cette
nomenclature. -- Alors, a-t-il dit, ce soir je retournerai par le
même chemin que vous, lorsque je croyais que vous feriez votre
retour par une direction exactement opposée. C'est important. Je
vous embarrasserai de moi peut-être encore une fois, mais je
m'engage à ne plus dormir si profondément. C'est qu'il était
profondément endormi, sûrement. -- Dot, à quoi pensez-vous?

-- Je pensais, John, à... Je vous écoutais.

-- Oh! c'est très bien, dit l'honnête voiturier. J'étais effrayé
de l'air de votre figure, et j'avais peur qu'ayant parlé si
longuement vous ne vous soyez laissée aller à penser à autre
chose; j'étais bien près de le penser.

Dot ne répondit pas, et ils roulèrent pendant quelque temps en
silence. Mais il n'était pas facile de rester silencieux longtemps
dans la voiture de John Peerybingle, car il n'y avait personne qui
n'eût quelque petite chose à dire, et quand même ce n'aurait été
que le «comment allez-vous» d'usage; et le plus souvent,
assurément ce n'était guère davantage, il fallait pourtant y
répondre avec une spirituelle cordialité non pas simplement par un
signe de tête ou par un sourire, mais par une action complète des
poumons tout comme dans une discussion parlementaire à la chambre.
Parfois, des passants à pied ou à cheval voyageaient un petit
morceau de chemin auprès de la voiture pour babiller un moment, et
alors des deux côtés beaucoup de paroles étaient échangées.

Puis Boxer, quand il s'agissait de reconnaître un ami du voiturier
ou de le lui faire reconnaître, valait autant qu'une demi-douzaine
de chrétiens. Tout le long de la route, chaque être le
connaissait, spécialement les poules et les cochons qui, dès
qu'ils le voyaient approcher, le corps tout de côté, les oreilles
dressées avec curiosité, et son morceau de queue se balançant d'un
côté et d'autre, se réfugiaient immédiatement dans leurs quartiers
sans se soucier de l'honneur d'avoir avec lui plus grande
accointance. Il avait partout une occupation: il donnait un coup
d'oeil dans tous les petits chemins, regardait dans tous les
puits, se montrait dans toutes les fermes, se précipitait au
milieu de toutes les écoles d'enfants, mettait en déroute tous les
pigeons, faisait grossir la queue de tous les chats, et faisait
son entrée dans tous les cabarets comme une pratique habituelle.

Dès qu'il arrivait, le premier qui le voyait s'écriait: holà!
voici Boxer! et alors quelqu'un sortait aussitôt accompagné de
deux ou trois personnes, pour donner le bonjour à John Peerybingle
et à sa jolie femme.

Les ballots et les petits paquets étaient nombreux pour le
voiturier, et constituaient pour lui de nombreuses haltes pour
l'expédition comme pour la livraison; ce qui n'était pas du reste
la plus mauvaise partie de la journée. Une partie des gens
attendaient si impatiemment leurs paquets, et d'autres étaient au
contraire si surpris de les recevoir! et d'autres aussi étaient si
inépuisables dans leurs instructions et leurs recommandations, et
John prenait un si grand intérêt à tous les paquets, que c'était
comme une vraie scène de théâtre. Il y avait également des
articles à charrier qui réclamaient une discussion considérable,
et pour lesquels le voiturier était obligé d'entrer dans une foule
de détails avec ceux qui les expédiaient; Boxer assistait
habituellement à ces discussions tantôt paraissant plongé dans une
attention et une immobilité profondes, tantôt décrivant avec
transport de nombreux cercles en courant autour des discoureurs et
aboyant lui-même à s'enrouer. Dot s'amusait de tout cela et en
était spectatrice sans quitter sa chaise dans la voiture; charmant
petit portrait encadré par le châssis et la toile, et qui ne
manquait pas d'attirer des regards d'envie et des paroles
prononcées tout bas de la part des jeunes gens qui passaient, je
vous le promets. Et John le voiturier se réjouissait beaucoup, car
il était satisfait de voir sa petite femme admirée par tout le
monde, sachant qu'elle n'y faisait guère attention, quoique
cependant elle n'en fût peut-être pas fâchée.

Le voyage se faisait par un temps de brume et de froidure, car on
était au mois de janvier, cela était sûr. Mais qui pensait à ces
bagatelles? Ce n'était pas Dot, décidément. Ce n'était pas Tilly
Slowbody qui estimait qu'être assis dans une voiture était le
point le plus élevé de la joie humaine. Ce n'était pas le baby, je
le jure, car il n'exista jamais une nature de baby comme la sienne
pour avoir chaud et dormir profondément, et pour se trouver
heureux dans un endroit ou dans un autre, comme ce jeune
Peerybingle.

Vous ne pouviez voir à une grande distance à travers le
brouillard; mais vous pouviez voir beaucoup, oh! oui, beaucoup. Je
suis étonné de la quantité de choses que vous auriez pu voir à
travers un brouillard même beaucoup plus épais que celui de ce
jour-là. C'était assurément une charmante occupation que de
considérer dans les prairies ce qu'on appelle les traces de la
ronde des fées, les places de la gelée blanche marquées dans
l'ombre silencieuse produite par les arbres et les haies; je ne
fais pas mention des formes inattendues que prenaient les arbres
eux-mêmes et de leur ombre qui se confondait avec le brouillard.
Les haies étaient privées de feuilles et embrouillées, et
abandonnaient au vent leurs guirlandes desséchées; mais il n'y
avait rien de décourageant dans ce coup-d'oeil. C'était une
agréable contemplation, car elle vous rappelait que vous aviez en
votre possession un chaud foyer, et vous faisait espérer le vert
printemps. La rivière avait un air frileux; mais elle était
pourtant encore en mouvement et courait d'un meilleur train; ce
qui était un grand point. Le canal était tardif et semblait être
en torpeur; il fallait en convenir; mais à quoi bon y penser? il
se trouverait bien plus tôt pris quand la gelée viendrait pour
tout de bon; et alors quel agrément pour patiner et pour glisser!
et les lourdes et vieilles barques, glacées en certains endroits
s'abritaient près du quai, où elles laissaient échapper tout le
jour la fumée de leurs cheminées de fer rouillé, et attendaient là
paresseusement le temps pour la navigation.

En un endroit un gros monticule d'herbes sauvages et de chaumes
brûlait; le feu apparaissait en plein jour blanc et éblouissant à
travers le brouillard, et jetait de temps à autre un trait rouge
au milieu de celui-ci; en conséquence de cela, la fumée
s'insinuant dans le nez de miss Slowbody, suffoquée, celle-ci,
ainsi que c'était son habitude à la moindre provocation, réveilla
le baby, qui ne voulut plus se rendormir. Mais Boxer qui était en
avance de près d'un quart de mille, avait rapidement passé les
limites de la ville et était parvenu au coin de rue où vivaient
Caleb et sa fille aveugle; et longtemps avant que les Peerybingle
eussent atteint leur porte, Caleb et se fille se tenaient sur le
pavé de leur porte prêts à les recevoir.

Boxer, dirons-nous en passant, faisait certaines distinctions
délicates, et qui lui étaient propres, dans les communications
qu'il avait avec Berthe, ce qui me persuade qu'il savait qu'elle
était aveugle. Il ne cherchait jamais à attirer son attention en
la regardant, mais invariablement en la touchant. Je ne puis dire
s'il avait acquis cette expérience en fréquentant quelque personne
ou quelque chien aveugle. Il n'avait jamais vécu avec un maître
aveugle; ni M. Boxer le père, ni Mrs. Boxer la mère, ni aucun des
membres de cette respectable famille, ni d'aucune autre, n'avaient
été connus comme aveugles, à ma connaissance. Il avait peut-être
trouvé cela par lui-même, tout seul, mais il l'avait trouvé. Il
saisit le bas de la robe de Berthe avec ses dents et le garda
jusqu'à ce que Mrs. Peerybingle et le baby, ainsi que miss
Slowbody et le fermier se trouvassent tous sains et saufs dans la
maison.

May Fielding était déjà arrivée, ainsi que sa mère -- petite
vieille querelleuse, avec une figure chagrine, qui, sous le
prétexte qu'elle avait conservé une taille semblable au pied d'un
lit, était supposée avoir une taille transcendante, et qui, en
conséquence de ce qu'une fois elle aurait pu avoir une position
meilleure, ou raisonnant dans la supposition qu'elle aurait pu
l'avoir si quelque chose était arrivé, laquelle chose n'était
jamais arrivée, et paraissait vraisemblablement n'avoir jamais dû
arriver, -- ce qui était tout à fait la même chose -- prenait un
air noble et protecteur, Gruff et Tackleton était aussi là,
faisant l'agréable, avec le sentiment évident d'un homme qui se
sentirait aussi indubitablement dans son propre élément que
pourrait l'être un jeune saumon sur la cime de la grande Pyramide.

-- May! ma chère ancienne amie! s'écria Dot, en courant à sa
rencontre, quel bonheur de vous voir!

Son ancienne amie était certainement aussi cordialement charmée
qu'elle; et ce fut, vous pouvez m'en croire un spectacle charmant
de les voir s'embrasser. Tackleton était un homme de goût; cela ne
faisait aucun doute. May était très jolie.

Vous savez que quelquefois lorsqu'une jolie figure à laquelle vous
êtes accoutumée se trouve momentanément en contact et comparaison
avec une autre jolie figure, elle vous parait pour un moment être
laide et fanée, et fort peu mériter la haute opinion que vous
aviez d'elle. Maintenant ce n'était pas du tout le cas, ni avec
Dot, ni avec May; car la figure de May faisait ressortir celle de
Dot, et la figure de Dot celle de May, d'une manière si naturelle
et si agréable que John Peerybingle fut sur le point de dire,
lorsqu'il arriva dans la salle qu'elles auraient dû naître soeurs:
ce qui était bien la seule amélioration qu'il fût possible de leur
appliquer.

Tackleton avait apporté son gigot de mouton, et, chose étonnante à
raconter, une tarte encore...     mais nous ne regrettons pas une
petite profusion lorsque cela concerne nos fiancés; nous ne nous
marions pas tous les jours. Il fallait ajouter à ces friandises le
pâté au veau et au jambon, et les autres «choses» comme mistress
Peerybingle les appelait, et qui consistaient principalement en
noix et oranges et petites tartes. Lorsque le repas fut servi sur
la table, flanqué de la contribution de Caleb, qui consistait en
un grand plat de bois de pommes de terre fumantes -- il lui était
défendu par un contrat solennel de fournir aucune autre viande, --
Tackleton conduisit sa future belle-mère à la place d'honneur.
Dans le but d'honorer le mieux possible cette place, la
majestueuse vieille avait orné sa tête d'un bonnet, calculé
suivant elle pour inspirer des sentiments de respect aux plus
étourdis. Elle avait mis des gants, car il faut être à la mode ou
mourir.

Caleb s'assit auprès de sa fille; Dot et son ancienne camarade
d'école s'assirent côte à côte; le bon voiturier s'assit au bout
de la table. Miss Slowbody avait été isolée, pour tout le temps de
sa présence, d'aucun autre article ou meuble que la chaise où elle
était assise, afin qu'il ne se trouvât rien auprès de sa personne
où elle pût heurter la tête du baby.

Tilly, cependant regardait les poupées et les bonshommes qui à
leur tour la regardaient, elle ainsi que la compagnie. Les vieux
et vénérables bonshommes qui se montraient à la porte de devant --
tous en activité, -- prenaient un intérêt spécial à la partie: par
moments ils s'arrêtaient avant de faire leur saut, comme s'ils
avaient prêté l'oreille à la conversation; puis recommençaient
plusieurs fois de suite à plonger d'une manière extravagante sans
s'arrêter même un petit moment pour respirer, comme s'ils se
livraient tout entiers à l'exaltation d'une folie joyeuse.

Certainement, si ces vieux bonshommes désiraient se donner le
plaisir d'une joie méchante en contemplant la déconvenue de
Tackleton, ils avaient amplement raison de se satisfaire.
Tackleton ne pouvait arriver à se mettre en belle humeur; et plus
sa fiancée devenait enjouée dans la société de Dot, moins cela lui
plaisait, quoique il les eût réunies ensemble par un même dessein.
C'était un véritable chien dans la mangeoire que ce Tackleton; et
lorsqu'il voyait rire tout le monde et qu'il ne pouvait pas, il
pensait en lui-même immédiatement que c'était de lui qu'on riait!

-- Ah May, dit Dot, ma chère, quels changements! Comme en parlant
de ces heureux jours d'école cela vous fait rajeunir.

-- Cependant, vous n'êtes pas encore vieille, à proprement parler,
dit Tackleton.

-- Regardez mon sobre et laborieux mari, répliqua Dot. Il ajoute
vingt années à mon âge pour le moins. N'est-ce pas John?

-- Quarante, répondit John?

-- Combien en ajouterez-vous à l'âge de May? Je suis sûre de ne
pas le savoir, dit Dot en riant. Mais elle pourrait bien risquer
d'ajouter cent ans à son âge, au prochain anniversaire de sa
naissance.

-- Ah! Ah! s'écria en riant Tackleton. Mais cela ressemblait à un
tambour creux, et il riait jaune. Et il regarda Dot comme s'il
allait l'étrangler, vraiment.

-- Ma bonne chérie! dit Dot. Vous souvenez-vous de quelle manière
nous parlions, à l'école, des maris que nous avions l'intention de
choisir. Je ne me rappelle plus combien le mien devait être jeune,
beau, distingué, gai, agréable! et le vôtre, May!

-- Ah! ma chère, je ne sais si je dois rire ou pleurer quand je
pense quelles folles filles nous étions alors.

May parut savoir ce qu'elle devait faire; car sa figure devint
tout d'un coup colorée, et des larmes parurent dans ses yeux.

-- Et aussi les personnes elles-mêmes, les jeunes gens sur
lesquels nous fixions quelquefois notre attention, dit Dot. Nous
ne pensions pas le moins du monde au cours que prendraient les
événements. Je n'avais jamais pensé à John, j'en suis bien sûre;
et si je vous avais dit que vous seriez un jour mariée à
M. Tackleton, comme vous m'auriez souffletée. N'est-ce pas vrai,
May?

Quoique May ne voulût pas lui dire oui, elle ne dit certainement
pas non, positivement, d'aucune manière.

Tackleton se mit à rire avec bruit et lourdement. John Peerybingle
rit aussi de sa manière, manière d'homme heureux et de bonne
humeur; mais son rire était en quelque sorte murmuré à côté de
celui de Tackleton.

-- Quelques-uns d'entre eux sont morts, dit Dot, et quelques-uns
oubliés. Quelques autres, s'ils pouvaient se tenir auprès de nous
en ce moment, ne pourraient pas croire que nous soyons les mêmes
créatures; ils ne se fieraient ni à leurs yeux, ni à leurs
oreilles, et se refuseraient à croire que nous puissions les
oublier de cette manière. Non, ils ne croiraient pas un seul mot
de tout cela.

-- Mais, Dot! s'exclama le voiturier. Petite femme!...

Elle avait parlé avec tant d'ardeur et de feu, qu'elle éprouvait
le besoin que quelqu'un la rappelât à elle-même, sans doute. La
réprimande de son mari était vraiment douce, car il n'était
simplement intervenu, il le supposait du moins, que pour défendre
le vieux Tackleton. Dot s'arrêta aussi, et n'en dit pas davantage;
mais son silence même laissait percer une agitation peu ordinaire,
agitation dont le circonspect Tackleton prit note secrètement,
après l'avoir observée de ses yeux à demi fermés, et dont il se
souvint dans l'occasion, ainsi que vous le verrez bientôt.

May ne prononça pas un mot, ni en bien ni en mal, mais elle se
tint immobile et silencieuse, les yeux baissés, et ne donnant
aucun signe de l'intérêt qu'elle prenait à ce qui s'était passé.
La bonne dame sa mère s'interposa alors: observant, dans son
premier exemple, que les jeunes filles étaient des jeunes filles,
et que ce qui était passé était bien passé, et que aussi longtemps
que la jeunesse est jeune et étourdie, elle doit suivant toute
probabilité se conduire avec l'étourderie de la jeunesse: elle
ajouta à cela encore deux ou trois raisons d'un caractère tout
aussi incontestable. Elle observa alors, dans une dévote pensée,
qu'elle remerciait le ciel d'avoir toujours trouvé dans sa fille
May une enfant obéissante et soumise; elle ne s'en félicitait pas
elle-même, quoiqu'elle eût quelque raison de croire que c'était
uniquement à elle que sa fille le devait. Quant à ce qui concerne
M. Tackleton, dit-elle, c'était au point de vue de la morale, un
homme irréprochable, et en le considérant sous le point de vue
d'un futur gendre, il faudrait ne pas avoir de sens pour ne pas
l'accepter. -- Ces derniers mots furent prononcés d'un ton
emphatique. -- Relativement à la famille dans laquelle il allait
entrer, après en avoir fait la demande, elle pensait que
M. Tackleton savait que, malgré son peu d'importance sous le
rapport de la fortune, elle avait quelques prétentions à la
noblesse, et que si certaines circonstances, pas entièrement
vagues, se rapportant au commerce de l'indigo, s'étaient passées
différemment, elle pourrait peut-être se trouver en possession
d'une grande fortune. Elle fit alors la remarque qu'il ne fallait
pas faire allusion au passé, et ne voulut pas rappeler que sa
fille avait déjà, quelque temps avant, rejeté la demande de
M. Tackleton; et elle témoigna l'intention de supprimer une foule
d'autres choses qu'elle raconta cependant avec beaucoup de
détails. Finalement, elle donnait comme le résultat général de ses
observations et de son expérience que tous les mariages où il y
avait le moins de ce qu'on est convenu d'appeler romanesquement et
sottement de l'amour, étaient toujours les plus heureux; et elle
augurait le plus grand bonheur, -- non pas un bonheur ravissant, -
- mais un bonheur solide et constant pour les prochaines noces.
Elle concluait en informant la compagnie que le lendemain était le
jour pour lequel elle avait vécu dans l'attente; et que, passé ce
jour, elle ne désirerait rien autre chose que d'être expédiée dans
une place agréable d'un cimetière.

Comme toutes ces remarques étaient de celles auxquelles il est
tout à fait impossible de répondre, ce qui, du reste, est
l'heureuse propriété des remarques suffisamment hors de propos,
elles changèrent le courant de la conversation et détournèrent
l'attention générale au profit du pâté de veau et de jambon, du
mouton froid, des pommes de terre et de la tarte. De peur que la
bière en bouteilles ne fût négligée, John Peerybingle proposa de
boire au lendemain, au jour du mariage, et il prit sur lui de
boire une rasade à cette santé, avant de poursuivre sa journée.

Car il faut que vous sachiez que John Peerybingle ne restait là
que le temps pendant lequel on débridait et rafraîchissait son
vieux cheval. Il lui fallait aller à quatre ou cinq milles plus
loin; et alors, quand il retournait le soir, il ramenait Dot, et
faisait une autre halte chez lui. C'était l'ordre du jour toutes
les fois qu'il y avait pique-nique, et il n'y en avait jamais eu
d'autre depuis leur institution.

Il y avait deux personnes présentes, entre le fiancé et la
fiancée, qui étaient restées indifférentes à ce toast. Une d'elles
était Dot, trop troublée et impressionnée pour se prêter à aucun
des petits incidents du moment; l'autre était Berthe, qui se leva
de table à la hâte avant tout le monde.

-- Bonjour, dit le vigoureux John Peerybingle en s'enveloppant de
sa redingote de voyage. Je serai de retour à l'heure habituelle.
Bonjour à tous!

-- Bonjour, John, répondit Caleb.

Il sembla prononcer ce bonjour par routine et il l'accompagna d'un
geste de la main tout à fait inconscient; car toute son attention
était occupée à observer Berthe, qu'il suivait d'un regard anxieux
et dont rien n'altérait jamais l'expression.

-- Bonjour, jeune fripon, dit le gai voiturier, en se baissant
pour embrasser l'enfant, que Tilly Slowbody, occupée uniquement
avec son couteau et sa fourchette, avait déposé endormi, et, chose
étrange à dire! sans accident dans le petit lit que Berthe lui
avait garni; bonjour: le temps viendra, je suppose, mon petit ami,
où vous irez voyager avec le froid et où vous laisserez votre
vieux père au coin de la cheminée avec sa pipe et ses rhumatismes.
Eh! où est Dot?

-- Je suis ici, John, dit-elle en tressaillant.

-- Allons, allons, reprit le voiturier en frappant ses mains
sonores l'une contre l'autre. Où est la pipe?

-- J'avais complètement oublié la pipe. John.

-- Oublié la pipe! a-t-on jamais pu avoir l'idée de cela! Elle
avait oublié la pipe!

-- Je vais la bourrer immédiatement, dit-elle. Ce sera fait de
suite.

Mais ce ne fut pas fait de suite. La pipe se trouvait à sa place
accoutumée, dans la poche de la redingote du voiturier, cette
petite poche était l'ouvrage de Dot elle-même, celle où elle avait
toujours coutume de prendre le tabac; mais sa main tremblait
tellement qu'elle s'y embarrassa -- et c'était pourtant la même
main qui y entrait et qui en sortait si aisément, j'en suis sûr. -
- Les fonctions de bourrer et d'allumer la pipe, petites
occupations pour lesquelles je vous vantais l'habileté de Dot, si
vous vous en souvenez, furent faites avec maladresse et embarras.
Pendant ce temps Tackleton la considérait attentivement et
malicieusement de son oeil à demi fermé; et toutes les fois que
son regard rencontrait le sien, ce regard, semblable à une espèce
de trappe destinée à l'engloutir, augmentait sa confusion à un
remarquable degré.

-- Comme vous êtes gauche cette après-midi, Dot, dit John. Je
crois que j'aurais mieux fait moi-même. Je le crois vraiment.

Après avoir prononcé ces paroles d'un ton de bonne humeur, il
sortit, s'éloignant à grands pas; et on entendit bientôt après
Boxer, le vieux cheval et la voiture faire leur musique dans la
rue. Caleb, pendant ce temps, toujours immobile et rêveur,
n'entendit rien, et continua à regarder sa fille aveugle avec la
même expression de visage.

-- Berthe, dit Caleb doucement, que vous est-il arrivé? Comme vous
êtes changée, ma bien-aimée, depuis ce matin. Vous avez été
silencieuse et triste tout le jour! Que signifie cela? dites-le
moi.

-- Oh! mon père! mon père! s'écria la jeune aveugle en fondant en
larmes. Mon triste, triste sort!

Caleb passa sa main sur ses yeux avant de lui répondre.

-- Mais, songez combien vous avez été heureuse et gaie, Berthe.
Combien vous étiez bonne, et combien vous avez été aimée par
plusieurs personnes.

-- C'est ce qui me fend le coeur, mon cher père, vous toujours si
soigneux, vous toujours si prévenant pour moi!

Caleb avait bien peur de la comprendre.

-- Être... être aveugle, Berthe, ma pauvre fille, dit-il en
hésitant, c'est sans doute une grande affliction... mais...

-- Je ne l'ai jamais ressentie, s'écria la jeune aveugle. Je ne
l'ai jamais ressentie, du moins d'une manière complète, non
jamais. J'ai quelquefois souhaité de vous voir, et de le voir,
lui... vous voir une fois seulement, mon cher père, seulement
pendant une minute, afin de pouvoir connaître le trésor que j'ai
ici, dit-elle en posant sa main sur son coeur, et être assurée que
je ne me trompe pas... Et quelquefois, -- mais j'étais une enfant
à cette époque, -- j'ai pleuré pendant que je priais la nuit, en
pensant que vos chères images qui montent de mon coeur au ciel
pourraient ne pas avoir votre ressemblance. Mais je ne suis pas
restée longtemps inquiète pour cela. C'est passé maintenant, et je
me sens tranquille et contente.

-- Et vous le serez encore, dit Caleb.

-- Mais, père! mon bon et tendre père, supportez-moi, si je suis
coupable, dit la jeune aveugle, ce n'est pas le chagrin qui
m'affecte de cette manière.

Son père ne put s'empêcher de pleurer, elle avait parlé d'un ton
si pathétique! Mais il ne la comprenait pas, non, pas encore.

-- Conduisez-la vers moi, dit Berthe. Je ne puis garder ce secret
renfermé en moi-même. Amenez-la moi, mon père.

Elle comprit qu'il hésitait, et lui dit: -- May, amenez-moi May.

May en entendant prononcer son nom vint vers elle et lui toucha le
bras. La jeune aveugle se retourna tout d'un coup et lui saisit
les deux mains.

-- Regardez mon visage, chère amie, charmante amie, dit Berthe.
Lisez-y avec vos beaux yeux, et dites-moi si la vérité y est
écrite.

-- Chère Berthe, oui.

La jeune aveugle tournant vers elle sa figure pâle et privée de
lumière, d'où s'échappaient de nombreuses larmes, lui adressa la
parole en ces termes:

-- Il n'existe pas dans mon âme un souhait ou une pensée qui ne
soit pour votre bonheur, charmante May. Il n'est pas dans mon âme
un gracieux souvenir, un souvenir plus profond et plus
reconnaissant des soins et de l'affection que vous portez à
l'aveugle Berthe, depuis que nous étions toutes deux enfants, si
je puis dire que Berthe a eu une enfance. J'appelle sur votre tête
toutes les bénédictions. Que vous rencontriez le bonheur sur vos
pas! Je ne le souhaite pas moins ardemment, ma chère May, dit-elle
en la pressant tendrement contre elle, pas moins ardemment parce
que aujourd'hui, en apprenant que vous alliez être sa femme, mon
coeur a été presque brisé. Mon père! May, Marie, pardonnez-moi à
cause de ce qu'il a fait pour soulager la tristesse de ma vie
d'aveugle, et à cause de la confiance que vous avez en moi,
lorsque j'appelle le ciel à témoin que je ne pouvais lui souhaiter
une femme plus digne de sa bonté.

En prononçant ces paroles, elle avait quitté les mains de May
Fielding pour s'attacher à ses vêtements dans une attitude de
supplication et d'amour. Se laissant glisser peu à peu jusqu'à
terre, après qu'elle eut achevé son étrange confession, elle se
laissa tout à fait tomber aux pieds de son amie et cacha sa figure
privée de lumière dans les plis de sa robe.

-- Puissance divine! s'écria son père, éclairé cette fois par la
vérité, ne l'ai-je trompée depuis le berceau que pour lui briser
le coeur à la fin!

Ce fut un bonheur pour tout le monde que la petite Dot, active et
utile, -- car elle l'était, quelles que fussent ses fautes;
cependant vous pouvez apprendre plus tard à la haïr, -- ce fut un
bonheur pour tous, dis-je, qu'elle fût là; sans quoi il aurait été
difficile de dire comment cela aurait fini. Mais Dot, reprenant
possession d'elle-même, s'interposa avant que May pût répondre, ou
Caleb dire une autre parole.

-- Venez, venez, chère Berthe! Sortez avec moi! Donnez-lui votre
bras, May. Ah! voyez comme elle est calme déjà, et comme il est
bien de sa part de songer à nous, dit la chère petite femme en la
baisant sur le front. Venez, chère Berthe! et son bon père viendra
avec elle; n'est-ce pas, Caleb?

Dot était une noble femme dans ces choses-là, et il aurait fallu
être d'une nature bien endurcie pour se soustraire à son
influence. Lorsqu'elle eut emmené le pauvre Caleb et sa Berthe,
pour se consoler et se soutenir l'un l'autre, car elle savait
qu'eux seuls pouvaient le faire, elle retourna en bondissant,
aussi fraîche qu'une marguerite, je dis même plus fraîche, pour
empêcher la chère vieille créature de faire quelque découverte.

-- Apportez-moi le cher baby, dit-elle en tirant une chaise près
du feu, et pendant que je l'aurai sur mes genoux, Tilly, mistress
Fielding me dira tout ce qui concerne le soin des enfants, et me
redressera sur vingt points sur lesquels j'aurai pu manquer.
N'est-ce pas, mistress Fielding?

La vieille dame tomba dans le piège. La sortie de Tackleton, le
chuchotement de deux ou trois personnes se cachant d'elle, des
plaintes sur le commerce de l'indigo l'auraient tenue sur ses
gardes pendant vingt-quatre heures. Mais cette déférence d'une
jeune mère pour son expérience était si irrésistible qu'après
avoir feint un instant de s'excuser sur son humilité, elle
commença à lui donner ses instructions avec la meilleure grâce du
monde, et s'asseyant tout à coup devant la méchante Dot, elle lui
débita, dans une demi-heure, plus de recettes et de préceptes
domestiques infaillibles qu'il n'en aurait fallu, si on les avait
mis en pratique, pour tuer le petit Peerybingle, quand il aurait
eu la vigueur de Samson enfant.

Pour changer de sujet, Dot fit un petit travail à l'aiguille, elle
mit dans sa poche tout le contenu d'une boite à ouvrage, elle fit
un peu téter son entant, elle reprit ensuite son travail à
l'aiguille, puis fit une petite causerie tout bas avec May,
pendant que la vieille dame pérorait; de sorte qu'avec ces petites
occupations, qui lui étaient habituelles, elle trouva l'après-midi
très courte. Enfin, comme il se faisait nuit, et comme son devoir
était de remplir la tâche de Berthe dans le ménage, elle garnit le
feu, balaya le foyer, dressa la table à thé, et alluma une
chandelle. Après cela, elle joua un ou deux airs sur une harpe
grossière, que Caleb avait fabriquée pour Berthe, et elle les joua
très bien, car la nature l'avait douée d'une oreille aussi
délicate pour la musique qu'elle aurait été bien faite pour être
ornée de bijoux, et elle en avait eu à porter. À ce moment arriva
l'heure du thé, et Tackleton vint pour le prendre et passer la
soirée.

Caleb et Berthe étaient revenus quelques instants auparavant, et
Caleb s'était assis pour s'occuper de son travail de l'après-midi.
Mais il ne put rester assis, tant il était agité, le pauvre, par
ses remords au sujet de sa fille. On était touché en le voyant
assis sans rien faire sur sa chaise à travail, la regardant
fixement, et disant en face d'elle: «L'ai-je trompée depuis son
berceau, pour lui briser le coeur!»

Lorsqu'il fut nuit et que le thé fut fait, que Dot n'eut rien plus
à faire que de nettoyer les tasses, en un mot, -- car il faut que
j'en vienne là, et il est inutile de tant tarder -- lorsque le
moment fut venu d'attendre le retour du voiturier, en écoutant le
bruit éloigné de ses roues, les manières de Dot changèrent, elle
rougit et pâlit tour à tour, et elle ne put pas rester en place.

Ce n'était pas comme d'autres braves femmes, lorsqu'elles écoutent
si leur mari vient. Non, non, non, c'était une autre manière
d'être agitée.

On entendit des roues, le pas d'un cheval, l'aboiement d'un chien;
ces bruits réunis se rapprochèrent. On entendit les pattes de
Boxer gratter à la porte.

-- Quel est ce pas? s'écria Berthe en tressaillant.

-- Quel est ce pas? répondit le voiturier en se présentant à la
porte avec son rude et brun visage rougi par le froid du soir;
c'est le mien.

-- L'autre pas? dit Berthe; celui de l'homme qui est derrière
vous?

-- On ne peut la tromper, dit le voiturier en riant. Venez,
monsieur, vous serez bien reçu; n'ayez pas peur.

Il parlait haut, et le monsieur sourd entra.

-- Il n'est pas tellement étranger que vous ne l'ayez déjà vu
autrefois, Caleb, dit le voiturier. Vous lui donnerez une chambre
dans la maison jusqu'à ce que nous partions.

-- Certainement, John; et ce sera un honneur pour nous.

-- Il n'y a pas de meilleure société que la sienne pour parler en
secret, dit John. J'ai de bons poumons, mais il les met à
l'épreuve, je vous assure. Asseyez-vous, monsieur. Ce sont tous
des amis, et ils sont charmés de vous voir.

Lorsqu'il eut donné cette assurance d'un ton de voix qui prouvait
ce qu'il avait dit de ses poumons, il ajouta de son ton ordinaire:
-- Donnez-lui une chaise au coin de la cheminée, laissez-le
s'asseoir en silence et regardez-le amicalement; c'est tout ce
dont il a besoin. Il est facile à contenter.

Berthe avait écouté avec attention. Il fit venir Caleb à son côté,
quand il eut placé la chaise, et elle lui demanda de lui dépeindre
le nouveau venu. Lorsqu'il l'eut fait avec une fidélité vraiment
scrupuleuse, elle fit un mouvement, le premier depuis que cet
homme était entré, et après cela elle sembla ne plus prendre
intérêt à lui.

Le brave voiturier était tout joyeux, et plus amoureux de sa
petite femme que jamais.

-- Ma Dot n'est guère bien mise, dit-il en l'embrassant quand elle
fut un peu à l'écart, mais je l'aime autant comme cela. Voyez là-
bas, Dot.

Il lui montrait le vieillard, Dot baissa les yeux; je crois
qu'elle tremblait.

-- Ah! ah! ah! il est plein d'admiration pour vous, nous n'avons
parlé que de vous, tout le long de la route. Ah! c'est un brave
vieux; je l'aime pour cela.

-- Je voudrais qu'il eût un meilleur sujet de conversation, John,
dit-elle en jetant un regard autour d'elle, surtout vers
Tackleton.

-- Un meilleur sujet, s'écria le jovial John. Pas du tout. Allons!
À bas le manteau, à bas le châle épais, à bas ces lourdes
enveloppes! passons une bonne demi-heure près du feu. Je suis à
vos ordres, mistress, une partie de cartes, vous et moi. Cela vous
va? Dot, les cartes et la table. Un verre de bière ici, s'il en
reste, ma petite femme.

Son défi s'adressait à la vieille qui l'accepta gracieusement, et
bientôt ils furent occupés à jouer. D'abord, le voiturier regarda
autour de lui avec un sourire, ou bien il appelait Dot pour lui
faire voir son jeu par dessus son épaule, ou pour lui demander
conseil sur un coup. Mais son adversaire étant ferrée, il comprit
qu'il lui fallait plus de vigilance, et pas de distraction pour
ses yeux ni ses oreilles. De cette manière toute son attention fut
graduellement absorbée par les cartes, et il ne pensa plus à rien
jusqu'à ce qu'une main placée sur son épaule lui rappela
Tackleton.

-- Je suis fâché de vous déranger, mais un mot, tout de suite.

-- Je vais jouer, dit le voiturier; le moment est critique.

-- Venez, dit Tackleton.

En voyant la pâleur de son visage, le voiturier se leva, et lui
demanda vivement de quoi il s'agissait.

-- Chut! John Peerybingle, dit Tackleton. J'en suis fâché.
Vraiment je le suis. Je l'ai craint, je l'ai soupçonné tout
d'abord.

-- Qu'est-ce? dit le voiturier d'un air effrayé.

-- Chut! je vous montrerai, si vous venez avec moi.

Le voiturier l'accompagna sans dire un mot de plus. Ils
traversèrent une cour où brillaient les étoiles; et ils entrèrent
par une porte latérale dans ce comptoir de Tackleton, où il y
avait une fenêtre vitrée qui permettait de voir dans le magasin;
elle était fermée pendant la nuit. Il n'y avait pas de lumière
dans le comptoir, mais il y avait des lampes dans le magasin long
et étroit et par conséquent la fenêtre était éclairée.

-- Un moment, dit Tackleton. Avez-vous le courage de regarder par
cette fenêtre?

-- Pourquoi pas? répondit le voiturier.

-- Encore un moment, dit Tackleton. Pas de violence. Elle ne sert
de rien. Elle est dangereuse. Vous êtes un homme fort, et vous
pourriez commettre un meurtre avant de le savoir.

Le voiturier le regarda en face, et recula d'un pas comme s'il
avait été frappé. Dans une enjambée il fut à la fenêtre, et il
vit... Ô foyer souillé! Ô fidèle Grillon! Ô perfide femme!

Il la vit avec le vieillard, qui n'était plus vieux, mais droit et
charmant, tenant à la main ses faux cheveux qui lui avaient ouvert
l'entrée de cette maison désolée. Il vit qu'elle l'écoutait,
tandis qu'il baissait la tête pour lui parler à l'oreille. Il les
vit s'arrêter, il la vit, elle, se retourner de manière à avoir
son visage, ce visage qu'il aimait tant, présent à sa vue! et il
la vit de ses propres mains ajuster la chevelure mensongère sur la
tête de l'homme, en riant de sa nature peu soupçonneuse.

Il serra d'abord sa vigoureuse main droite, comme s'il avait voulu
frapper un lion; mais l'ouvrant aussitôt, il la déploya devant les
yeux de Tackleton, -- car il aimait cette femme, même en ce
moment, -- et quand ils eurent passé, il tomba sur un pupitre,
faible comme un enfant.

Il était enveloppé jusqu'au menton, et occupé de son cheval et de
ses paquets quand elle entra dans le salon, se préparant à rentrer
dans la maison.

-- Me voilà, John, mon cher! bonne nuit, May! bonne nuit, Berthe!

Pouvait-elle les embrasser? Pouvait-elle être gaie en parlant?
Pouvait-elle montrer son visage sans rougir? Oui, Tackleton
l'observait de près; et elle fit tout cela.

Tilly faisait taire le baby; et elle passa et repassa une douzaine
de fois devant Tackleton, en répétant lentement: son père ne l'a-
t-il trompée dès son berceau que pour lui briser le coeur à la
fin!

-- Tilly, donnez-moi le baby. Bonne nuit, M. Tackleton. Où est
John, mon Dieu?

-- Il est allé se promener, dit Tackleton en l'aidant à s'asseoir.

-- Mon cher John, se promener? ce soir?

La figure empaquetée de son mari fit un signe affirmatif; le faux
étranger et la petite nourrice étaient à leur place, le vieux
cheval partit. Boxer, l'insouciant Boxer, courant devant, courant
derrière, courant autour de la voiture, et aboyant aussi
triomphalement et aussi gaiement que toujours.

Lorsque Tackleton fut aussi sorti, escortant May et sa mère chez
elles, le pauvre Caleb s'assit près du feu à côté de sa fille;
plein de tristesse et de remord,. il se disait: «Ne l'ai-je
trompée depuis le berceau, que pour lui briser le coeur à la fin?»

Les jouets que l'on avait mis en mouvement pour l'enfant étaient
déjà depuis longtemps immobiles. Les poupées imperturbablement
calmes dans le silence et le demi-jour; les chevaux fougueux avec
leurs yeux et leurs naseaux ouverts; les vieux messieurs debout à
des portes étroites, avec leurs genoux et leurs chevilles
fléchissants; les casse-noisette avec leurs figures grimaçantes;
les bêtes se dirigeant vers l'arche de Noé, deux à deux, comme des
écoliers en promenade, pouvaient être regardés comme frappés
d'immobilité par l'étonnement, à la vue de Dot convaincue de
fausseté, ou de Tackleton digne d'être aimé, par quelque
combinaison de circonstances.



CHAPITRE III

Troisième Cri.

L'horloge de bois du coin sonnait dix heures, lorsque le voiturier
fut assis au coin de son feu. Il était si troublé et si dévoré de
chagrins qu'il semblait faire peur au coucou qui, ayant émis dix
fois son mélodieux appel aussi vite que possible, plongea de
nouveau dans le palais mauresque, et ferma sa petite porte
derrière lui, comme si ce spectacle inattendu était trop pénible
pour ses sentiments.

Si le petit faucheur avait été armé de la plus affilée de ses
faux, et avait porté chacun de ses coups dans le coeur du
voiturier, il ne l'aurait pas blessé et haché autant que Dot le
fit.

C'était un coeur si plein d'amour pour elle, si intimement uni au
sien par les innombrables fils de puissants souvenirs, renforcés
par le travail journalier des qualités les plus chéries; c'était
un coeur dans lequel elle était comme dans un reliquaire; un coeur
si simple et si vrai, si fort pour le bien, si faible pour le mal,
qu'il ne put d'abord ressentir aucune colère ni aucun désir de
vengeance, et qu'il n'eut place que pour l'image brisée de son
idole.

Mais lentement, lentement, à mesure que le voiturier était assis
froid et sombre à son foyer, d'autres pensées plus sévères
commencèrent à naître. L'étranger était sous son toit outragé.
Trois pas le conduiraient à sa chambre. Un coup l'abattrait. «Vous
pourriez commettre un meurtre avant de le savoir,» avait dit
Tackleton. Comment y aurait-il meurtre s'il donnait au coquin le
temps de se mettre en défense? Cet homme était plus jeune que lui.

C'était une pensée malsaine, provenant d'un esprit qui voyait trop
noir. C'était une pensée méchante qui le portait à changer sa
paisible demeure en un lieu hanté par les fantômes, où les
voyageurs solitaires redouteraient de passer la nuit, et où les
âmes timides verraient des ombres se débattre au clair de lune à
travers les fenêtres vides, et entendraient des bruits effrayants
pendant les tempêtes.

Elle avait monté l'escalier avec l'enfant pour aller le coucher.
Pendant qu'il était auprès du feu, elle s'approcha de lui sans
qu'il l'entendit -- dans son désespoir il était insensible à tous
les bruits -- et elle avait placé son petit escabeau à ses pieds.
Il ne s'en aperçut que quand il sentit sa main dans la sienne, et
qu'il la vit le regarder en face.

Avec étonnement? non. Ce fut sa première impression, et il
désirait vivement la voir; à dire vrai, non, elle ne le regardait
pas avec étonnement, mais avec un oeil interrogateur, mais sans
étonnement. Son regard fut d'abord alarmé et sérieux; ensuite il
prit une expression étrange, sauvage, jointe à un sourire
effrayant, quand elle reconnut ses pensées, puis elle porta ses
mains tordues à son front, pendant que sa tête se penchait, et que
ses cheveux tombaient.

Quoiqu'il eût sur elle les droits de la toute-puissance, il en
avait aussi la miséricorde à un trop haut degré pour peser sur
elle, même du poids d'une plume, mais il ne pouvait supporter de
la voir prosternée sur ce même siège où il l'avait si souvent
regardée avec amour et orgueil, quand elle était innocente et
gaie. Lorsqu'elle se fut relevée et qu'elle s'en fut allée en
sanglotant, il se sentit soulagé en voyant vide la place plutôt
que de la voir occupée par sa présence si longtemps chère. C'était
une angoisse encore plus poignante que de se rappeler sa
désolation actuelle, et le brisement des liens qui l'attachaient à
la vie.

Plus il sentait cela, plus il voyait qu'il aurait préféré la voir
morte prématurément avec son enfant sur son sein, et plus sa
colère contre son ennemi s'enflammait. Il regarda autour de lui
pour chercher une arme.

Un fusil était pendu au mur, et il fit un ou deux pas vers la
chambre du perfide étranger. Il savait que le fusil était chargé.
Une idée vague de tuer cet homme comme une bête sauvage se saisit
de lui, et elle grandit dans son esprit jusqu'à devenir un démon
monstrueux qui le posséda complètement, rejetant au dehors toute
pensée plus douce et y établissant son empire sans partage.

Cette phrase n'est pas exacte. Il ne rejetait pas toute pensée
plus douce, mais il la transformait avec artifice. Il changeait
ses pensées en verges pour l'exciter, tournant l'eau en sang,
l'amour en haine, la douceur en férocité. L'image de sa femme
éplorée, humiliée, mais suppliant sa tendresse et sa pitié avec un
pouvoir irrésistible, ne quittait pas son esprit; mais en y
restant elle le poussait vers la porte, lui faisait mettre l'arme
à l'épaule, appliquer le doigt à la détente, et lui criait: «Tue-
le dans son lit!»

Il renversa le fusil pour frapper la porte avec la crosse; déjà il
l'avait levée en l'air; une vague pensée venait de lui crier à cet
homme de fuir par la fenêtre, au nom de Dieu... lorsque, tout à
coup, le feu de la cheminée jeta une vive clarté, et le Grillon du
Foyer se mit à chanter.

Aucun son, aucune voix humaine, pas même celle de sa femme,
n'aurait été capable de l'émouvoir et de l'adoucir. Les paroles
sans art, avec lesquelles elle lui avait parlé de son amour pour
ce même Grillon, retentissaient de nouveau à ses oreilles; sa
physionomie et ses manières tremblantes d'émotion étaient encore
devant ses yeux; sa douce voix -- cette voix qui était la musique
la plus agréable au foyer d'un honnête homme -- pénétra en
frémissant jusqu'au fond de sa bonne nature, et le rappela à la
vie et à l'action.

Il recula de devant la porte, comme un homme qui marchant endormi,
s'éveille d'un mauvais rêve, et il posa son fusil, puis, se
couvrant le visage de ses mains, il se rassit auprès du feu, et
trouva du soulagement à fondre en larmes.

Le Grillon du Foyer sortit et vint dans la chambre, et lui apparut
en forme de fée: «Je l'aime, dit cette voix merveilleuse répétant
les paroles dont il se souvenait bien, pour la musique innocente
qu'il m'a fait entendre.»

-- Elle disait cela, s'écria le voiturier. C'est vrai.

-- Cette maison a été heureuse, John; et j'aime le Grillon à cause
d'elle.

-- Elle l'a été. Dieu le sait, répondait le voiturier. Elle l'a
toujours rendue heureuse... jusqu'à présent.

-- Si gracieusement paisible, disait la voix, si intérieure, si
gaie, si occupée, si légère de coeur.

-- Sans cela je n'aurais jamais pu l'aimer comme je l'aimais,
répondait le voiturier.

La voix le reprenant dit: -- Comme je l'aime.

Le voiturier répéta, mais faiblement: -- Comme je l'aimais. Sa
langue résistait à sa volonté, et aurait voulu parler à sa guise
pour elle-même et pour lui.

La fée, dans une attitude d'invocation, leva la main et dit:

-- Sur votre propre foyer...

-- Le foyer qu'elle a souillé, interrompit le voiturier.

-- Le coeur qu'elle a... combien de fois... béni et illuminé, dit
le Grillon; le foyer qui, sans elle, était un composé de quelques
briques et de barreaux de fer rouillés, et qui est devenu par elle
l'autel de votre maison, sur lequel vous avez sacrifié les petites
passions, l'égoïsme, et vous avez offert l'hommage d'un esprit
tranquille, d'une nature confiante, et un coeur plein de
sensibilité; de sorte que la fumée de cette pauvre cheminée est
sortie au dehors répandant un parfum plus agréable que le meilleur
encens qui brûle dans les plus splendides temples du monde! Au nom
de votre propre foyer, dans son paisible sanctuaire, entouré de
tous ses plus beaux souvenirs, écoutez-la! écoutez-moi! Écoutez
tout ce qui parle le langage de votre foyer et de votre maison!

-- Et qui plaide pour elle? dit le voiturier.

-- Tout ce qui parle le langage de votre foyer et de votre maison
doit plaider pour elle, répondit le Grillon; car ils disent la
vérité.

Et pendant que le voiturier, sa tête appuyée sur ses mains,
restait assis sur sa chaise à méditer, l'apparition était auprès
de lui, lui suggérant des réflexions en vertu de son pouvoir, et
les lui présentant comme dans un miroir ou dans un tableau. Cette
apparition n'était pas solitaire. Du foyer, de la cheminée, de la
sonnette, de la pipe, du chaudron, du berceau, du plancher, des
murs, du collier, de l'escalier, de la voiture au dehors, et de la
table au dedans, de tous les ustensiles de ménage, de tous les
objets avec lesquels sa femme était familière, et où elle avait
attaché des souvenirs d'elle-même qui remplissaient la pensée de
son infortuné mari, des esprits s'échappaient, non pas pour se
tenir debout à coté de lui comme le Grillon, mais pour se mettre à
l'ouvrage. Tous rendaient honneur à son image. Ils le tiraient par
les pans de son habit pour lui montrer quand elle paraissait. Ils
se groupaient autour d'elle, l'embrassaient et répandaient des
fleurs sur ses pas. Ils essayaient de couronner sa belle tête avec
leurs petites mains. Ils montraient qu'ils étaient pleins d'amour
pour elle; et qu'il n'y avait pas de créature laide, méchante ou
accusatrice qui s'élevât contre elle, tandis qu'eux tous
l'applaudissaient.

Les pensées du voiturier étaient toutes fixées sur l'image de sa
femme. Elle était toujours là.

Elle était assise, faisant jouer son aiguille, devant le feu, et
se chantant à elle-même. C'était bien la gaie, la laborieuse, la
constante petite Dot! Toutes ces figures de fées tournaient autour
de lui et concentraient leurs regards sur lui, et semblaient dire:
-- Est-ce là la jeune femme que vous pleurez!

Des sons joyeux venaient du dehors, des instruments de musique,
des conversations animées et des rires.

Une troupe de gens en gaieté se précipitaient dans la maison;
parmi lesquels étaient May Fielding et une vingtaine de jeunes
filles. Dot était la plus belle de toutes, aussi jeune qu'aucune
d'elles. Elles venaient l'inviter à se joindre à elles. Il
s'agissait de danser. Si jamais petit pied a été fait pour danser,
c'était bien le sien. Mais elle riait, et elle secouait la tête,
en montrant sa cuisine sur le feu, et sa table prête à être
servie, et elle avait un air triomphant qui la rendait encore plus
charmante. Elle les renvoyait donc gaiement, et les saluant une à
une avec une indifférence comique à mesure qu'elles passaient. Et
cependant l'indifférence n'était pas son caractère. Oh non! car en
ce moment un certain voiturier paraissait à la porte, et Dieu!
quelle réception elle lui faisait!

Les fées tournèrent encore une fois autour de lui, et semblèrent
lui dire: -- Est-ce là la femme qui vous a oublié!

Une ombre tomba sur le miroir ou le tableau: appelez-le comme vous
voudrez. C'était la grande ombre de l'étranger, comme quand il
parut la première fois sous son toit; il en couvrait toute la
surface et en cachait tous les autres objets. Mais les fées
s'efforçaient de le faire encore disparaître, et Dot y reparut
encore brillante de beauté, berçant son enfant, lui chantant
doucement et appuyant sa tête sur une épaule qui réfléchissait
celle auprès de laquelle se tenait le Grillon fée.

La nuit, -- j'entends la nuit réelle, et non celle produite par
les fées, -- s'avançait; et pendant que le voiturier se livrait à
ces pensées, la lune se leva et brilla dans le ciel. Peut-être
quelque lumière calme et paisible s'était levée dans son esprit,
et il put réfléchir avec plus de sang-froid à ce qui était arrivé.

Quoique l'ombre de l'étranger tombât par intervalles sur la glace,
toujours distincte et bien marquée, elle n'était pas si noire
qu'auparavant. Toutes les fois qu'elle paraissait, les fées
jetaient un cri de consternation, et agitaient leurs petits bras
et leurs petites jambes avec une activité inconcevable pour la
faire disparaître. Et quand elles réussissaient à faire apparaître
Dot et à la lui montrer belle et radieuse, elles manifestaient la
joie la plus communicative.

Elles ne la montraient que belle et radieuse, car c'étaient des
esprits domestiques pour qui la fausseté est l'anéantissement, et
leur nature était telle; Dot n'était pour elles qu'une petite
créature active, rayonnante et agréable qui avait été la lumière
et le soleil du voiturier.

Les fées étaient très animées quand elles la montraient avec son
enfant, causant au milieu d'un groupe de sages matrones, et
affectant d'être une vieille matrone comme elles, s'appuyant à
l'ancienne mode sur le bras de son mari, en s'efforçant, cette
charmante petite femme, de faire voir qu'elle avait abjuré les
vanités du monde en général, et qu'elle était parfaitement au fait
de son métier de mère; elles la montraient encore riant de la
gaucherie du voiturier, relevant son col de chemise pour le faire
ressembler à un petit maître, et tâchant de lui apprendre à
danser.

Les fées tournaient et s'agitaient autour de lui quand elles la
montraient avec la jeune fille aveugle; car quoiqu'elle apportât
la gaîté et l'animation partout où elle allait, elle faisait
toujours plus ressentir ces douces influences dans la maison de
Caleb Plummer. L'amitié de la jeune fille aveugle pour elle, sa
confiance et sa reconnaissance envers elle, la modestie avec
laquelle elle repoussait les remerciements de Berthe, sa dextérité
à employer chaque instant de sa visite à quelque chose d'utile
dans la maison, et travaillant en réalité beaucoup en ayant l'air
de se reposer comme un jour de fête; les provisions délicates
qu'elle apportait, sa figure radieuse quand elle paraissait à la
porte et quand elle prenait congé; cette expression étonnante
depuis les pieds jusqu'à la tête de faire partie de sa maison,
comme chose nécessaire dont on ne pouvait se passer, voilà ce dont
les fées se réjouissaient, et pourquoi elles l'aimaient. Elles le
regardèrent encore toutes à la fois d'un oeil interrogateur,
tandis que quelques-unes se nichaient dans les vêtements de Dot et
la caressaient, et elles semblaient lui dire: «Est-ce là la femme
qui a trahi votre confiance?»

Plus d'une fois, deux fois ou trois fois, dans cette longue nuit
pensive, les fées la lui montrèrent assise sur son siège favori,
avec sa tête penchée, ses mains crispées sur son front, et ses
chevaux épars, comme il l'avait vue la dernière fois. Et en la
trouvant dans cette posture, elles ne tournaient plus autour de
lui et ne le regardaient plus, mais elles se groupaient autour
d'elle pour la consoler et la baiser, elles se disputaient à qui
lui montrerait le plus de sympathie et de tendresse, et elles
oubliaient entièrement le mari.

La nuit se passa ainsi. La lune se coucha, les étoiles pâlirent,
la fraîcheur du matin se fit sentir, le soleil se leva. Le
voiturier était encore assis au coin de la cheminée, livré à ses
réflexions. Il était assis là, la tête sur ses mains. Toute la
nuit le fidèle Grillon avait fait cri, cri, au foyer. Toute la
nuit, il avait écouté sa voix. Toute la nuit les fées de la maison
s'étaient occupées de lui. Toute la nuit, Dot lui avait paru
aimable et innocente dans la glace, excepté lorsque la grande
ombre y paraissait.

Il se leva quand il fut grand jour, se lava et arrangea ses
vêtements. Il ne fut pas se livrer à ses occupations accoutumées,
il n'en avait pas le courage. Cela importait peu, parce que
c'était le jour de noce de Tackleton, et il s'était arrangé pour
être suppléé. Il avait pensé à se rendre joyeusement à l'église
avec Dot. Mais de tels plans étaient finis. C'était aussi
l'anniversaire de leur mariage. Ah! combien peu il avait prévu une
pareille fin d'année!

Le voiturier avait espéré que Tackleton viendrait le voir de bonne
heure, et il ne s'était pas trompé. À peine avait-il fait quelques
allées et venues devant la porte, qu'il vit venir sur la route le
marchand de joujoux dans sa voiture. À mesure qu'elle approchait,
il s'aperçut que Tackleton s'était paré pour son mariage et avait
orné la tête de son cheval de fleurs et de rubans.

Le cheval avait mieux l'air d'un fiancé que Tackleton, dont les
yeux demi-fermés avaient une expression plus désagréable que
jamais.

-- John Peerybingle! dit Tackleton avec un air de condoléance. Mon
brave homme, comment allez-vous ce matin?

-- J'ai passé une triste nuit, M. Tackleton, répondit le
voiturier, en secouant la tête, car mon esprit a été bien troublé.
Mais cela est passé maintenant. Pourriez-vous me donner une demi-
heure pour un entretien particulier?

-- Je suis venu pour cela, dit Tackleton en mettant pied à terre.
Ne faites pas attention au cheval; il restera assez tranquille, si
vous lui donnez une bouchée de foin.

Le voiturier alla chercher du foin dans son écurie, le mit devant
le cheval et ils entrèrent dans la maison.

-- Vous ne vous mariez pas avant midi, je pense, dit-il.

-- Non, dit Tackleton. Nous avons tout le temps; nous avons tout
le temps.

Lorsqu'ils entrèrent dans la cuisine, Tilly Slowbody frappait à la
porte de l'étranger qui n'était qu'à quelques pas. Un de ses yeux,
-- et il était très rouge, car Tilly avait crié toute la nuit
parce que sa maîtresse criait, -- était au trou de la serrure;
elle frappait très fort et semblait effrayée.

-- Je ne puis me faire entendre, dit Tilly en regardant autour
d'elle. J'espère qu'il n'est pas parti, ou qu'il n'est pas mort,
s'il vous plait.

Miss Slowbody accompagna ce souhait philanthropique de nouveaux
coups à la porte, mais sans aucun résultat.

-- Irai-je? dit Tackleton. C'est curieux.

Le voiturier s'étant tourné vers la porte, lui fit signe d'y aller
s'il voulait.

Tackleton vint donc au secours de Tilly Slowbody; et lui aussi se
mit à heurter et à frapper, et lui aussi ne reçut pas plus de
réponse. Mais il eut l'idée de tourner la poignée de la porte, et
comme elle s'ouvrit aisément, il regarda, il entra, et bientôt il
revint en courant.

-- John Peerybingle, lui dit Tackleton à l'oreille, j'espère qu'il
n'y a rien eu... rien de mauvais cette nuit?

Le voiturier se tourna vivement vers lui.

-- Parce qu'il est parti, dit Tackleton, et la fenêtre est
ouverte. Je ne vois pas de marques; elle est de plein pied avec le
jardin; mais je craignais qu'il n'y eut eu quelque... quelque
querelle. Eh?

Il le regardait fixement en fermant excessivement un oeil, et il
donnait à son oeil, à sa figure et à toute sa personne un air
inquisiteur, comme s'il eût voulu arracher la vérité du fond de
son coeur.

-- Tranquillisez-vous, dit le voiturier. Il est entré dans cette
chambre hier soir, sans avoir reçu de moi aucun mal; et personne
n'y est entré depuis lors. Il s'en est allé de sa propre volonté.
Je voudrais sortir de cette porte, et aller mendier mon pain de
maison en maison, si je pouvais faire que ce qui s'est passé ne
fût jamais arrivé. Mais il est venu et il s'en est allé. Je n'ai
plus rien à faire avec lui.

-- Oh! Bon, je pense qu'il s'en est allé facilement, dit Tackleton
en prenant une chaise.

Ce ricanement fut perdu pour le voiturier, qui s'assit aussi et se
couvrit le visage de sa main pendant quelque temps avant de
continuer.

-- Vous m'avez montré la nuit passée, dit-il enfin, ma femme ma
femme, que j'aime, secrètement...

-- Et tendrement, insinua Tackleton.

-- Prenant part au déguisement de cet homme, lui donnant
l'occasion de la voir seule. C'est la dernière chose que j'aurais
voulu voir. C'est la dernière des choses qu'un homme aurait dû me
montrer.

-- J'avoue que j'ai toujours eu des soupçons, dit Tackleton. Et
sous ce rapport je sais qu'on a ici quelque reproche à me faire.

-- Mais de même que vous me l'avez montrée, poursuivit le
voiturier sans faire attention à lui, telle que vous l'avez vue ma
femme, ma femme, que j'aime... sa voix, son oeil, sa main
devenaient de plus en plus fermes à mesure qu'il répétait ces
paroles qui décelaient un but évidemment déterminé, de même que
vous l'avez vue à son désavantage, il est juste aussi que vous la
voyiez avec mes yeux, et que vous pénétriez dans ma poitrine pour
savoir ce qui se passe là-dessus dans mon âme; car elle est calme,
dit le voiturier en le regardant attentivement, et rien ne peut
l'ébranler.

Tackleton murmura quelques vagues paroles d'assentiment, mais il
était réduit au respect par les manières de son interlocuteur.
Tout simple et sans éducation qu'il était, il avait en lui quelque
chose de noble et de digne qu'une âme généreuse et pleine
d'honneur peut seule donner à l'homme.

-- Je suis un homme simple et grossier, dit le voiturier, et bien
peu recommandable. Je ne suis pas un homme poli, comme vous le
savez bien. Je ne suis pas un jeune homme. J'aime ma petite Dot,
parce que je l'ai vue grandir depuis son enfance dans la maison de
son père; parce que j'ai connu ses excellentes qualités; parce
qu'elle a été ma vie pendant des années et des années. Il y a bien
des hommes, à qui je ne peux pas me comparer, qui n'auraient
jamais aimé Dot comme moi, je pense.

Il s'arrêta et battit doucement le sol de son pied pendant
quelques instants avant de reprendre.

-- J'ai souvent pensé, que quoique je ne fusse pas assez digne
d'elle, je serais pour elle un bon mari, et que je connaîtrais
peut-être mieux qu'un autre ce qu'elle valait; et c'est dans cette
idée que je finis par croire que nous pourrions bien nous marier
ensemble. Et à la fin ce mariage se fit.

-- Hah! fit Tackleton avec un hochement de tête significatif.

-- Je m'étais étudié; je m'étais éprouvé; je savais combien je
l'aimais, et combien elle serait heureuse, poursuivit le
voiturier. Mais je n'avais pas, je le sens maintenant, je n'avais
pas suffisamment réfléchi sur ses sentiments à elle.

-- C'est sûr, dit Tackleton. Étourderie, frivolité, inconstance,
amour d'être admirée! Pas assez réfléchi! tout cela perdu de vue!
Hah!

- Vous feriez mieux de ne pas m'interrompre, dit le voiturier un
peu sévèrement, jusqu'à ce que vous m'ayez compris; et vous êtes
loin de me comprendre. Si hier j'avais jeté par terre d'un coup
l'homme qui osait souffler un mot contre elle, aujourd'hui je
foulerai son visage sous mon pied, fût-il mon frère.

Le marchand de jouets le regarda avec étonnement. John continua
d'un ton plus doux: -- Ai-je réfléchi que je la prenais, à son
âge, avec sa beauté, que je l'enlevais à ses jeunes compagnes, à
toutes les réunions dont elle était l'ornement, où elle était
l'étoile la plus brillante qui ait jamais lui, pour l'enfermer un
jour après l'autre dans ma triste demeure, pour n'y avoir que mon
ennuyeuse compagnie? Ai-je bien réfléchi combien j'étais peu en
rapport avec son humeur gaie, et combien un lourdaud comme moi
doit être pesant pour un esprit aussi vif? Ai-je réfléchi qu'il
n'y avait en moi à l'aimer ni mérite ni droit, lorsque quiconque
la connaît doit aussi l'aimer? Jamais. J'ai pris avantage de sa
nature disposée à l'espérance et de son caractère affectueux, et
je l'ai épousée. Plût à Dieu que je ne l'eusse pas fait! pour
elle, et non pas pour moi.

Le marchand de jouets le regarda sans cligner de l'oeil. Son oeil
à demi fermé était même ouvert.

-- Que Dieu la bénisse, dit le voiturier, pour la constance
dévouée avec laquelle elle a essayé de m'empêcher de voir tout
cela! Et je remercie le ciel de ce que, dans la lenteur de mon
intelligence, je ne l'ai pas découvert plus tôt. Pauvre enfant!
Pauvre Dot! Moi qui n'ai pas découvert cela, lorsque j'ai vu ses
yeux se remplir de larmes en entendant parler d'un mariage comme
le vôtre! Moi qui ai vu cent fois le tremblement secret de ses
lèvres, et qui n'ai rien soupçonné, jusqu'à la nuit passée! Pauvre
fille! Que j'aie pu espérer qu'elle serait jamais amoureuse de
moi! Que j'aie pu jamais croire qu'elle l'était!

-- Elle le faisait paraître, dit Tackleton. Elle le faisait
tellement paraître, qu'à dire vrai ce fut l'origine de mes doutes.

Et alors il fit ressortir la supériorité de May Fielding, qui
certainement ne faisait pas du tout paraître qu'elle fût amoureuse
de lui.

-- Elle l'a essayé, dit le pauvre voiturier avec plus d'émotion
qu'il n'en eût encore montré; ce n'est que maintenant que je
commence à voir quels efforts elle a faits pour être une épouse
affectionnée et fidèle à son devoir. Qu'elle a été bonne! que de
choses elle a faites! quel coeur courageux elle a! Que le bonheur
que j'ai éprouvé dans cette maison en soit le témoin! ce sera ma
consolation quand je serai seul ici.

-- Seul ici? dit Tackleton. Vous comptez donc faire attention à
cela?

-- Je compte, répondit le voiturier, lui montrer la plus grande
bienveillance en lui faisant la meilleure réparation qui soit en
mon pouvoir. Je puis la délivrer de la peine journalière qui
résulte d'un mariage inégal, et de ses efforts pour cacher sa
souffrance. Elle sera aussi libre que je peux la rendre.

-- Lui faire réparation! s'écria Tackleton en tordant et en
tournant ses grandes oreilles entre ses mains. Il y a ici quelque
méprise. Vous n'avez pas voulu dire cela, sans doute?

Le voiturier prit le marchand de joujoux par le collet et le
secoua comme un roseau.

-- Écoutez-moi, dit-il, et prenez garde à me bien entendre.
Écoutez-moi. Parlé-je intelligiblement?

-- Très intelligiblement, répondit Tackleton.

-- Comme j'en ai l'intention?

-- Parfaitement, comme vous en avez l'intention.

-- J'étais assis à ce foyer la nuit passée, toute la nuit, s'écria
le voiturier, à l'endroit même où elle s'asseyait habituellement
près de moi, son doux visage regardant le mien. Je me rappelais
toute sa vie, jour par jour; j'avais sa chère image présente
devant moi quand je repassais ces souvenirs. Et, sur mon âme, elle
est innocente, s'il existe quelqu'un pour juger l'innocent et le
coupable.

Brave Grillon du Foyer! Loyales fées de la maison!

-- La colère et la méfiance m'ont quitté, dit le voiturier, et il
ne me reste que mon chagrin. Dans un malheureux moment, quelque
ancienne connaissance, plus conforme à ses goûts et à son âge que
moi, quittée peut-être à cause de moi, est revenue. Dans un
malheureux moment, surprise, et n'ayant pas le temps de réfléchir
à ce qu'elle faisait, elle s'est faite la complice de sa trahison
en la cachant. Elle l'a vue la nuit dernière, dans l'entrevue dont
nous avons été témoins. C'est un tort. Mais sauf cela, elle est
innocente, si la vérité existe sur la terre.

-- Si c'est votre opinion, commença Tackleton...

-- Qu'elle s'en aille donc, poursuivit le voiturier, qu'elle s'en
aille avec ma bénédiction pour tant d'heures de bonheur qu'elle
m'a données, et avec mon pardon pour le chagrin qu'elle a pu me
causer. Qu'elle s'en aille, et qu'elle jouisse de la paix de l'âme
que je lui souhaite. Elle ne me haïra jamais. Elle apprendra à
mieux m'aimer, lorsque je ne serai plus un fardeau pour elle, et
qu'elle portera plus légèrement la chaîne que j'ai rivée pour
elle. C'est aujourd'hui l'anniversaire du jour où je l'emmenai de
sa maison, si peu pour son agrément. Elle y retournera aujourd'hui
et je ne la troublerai plus. Son père et sa mère seront ici
aujourd'hui -- nous avions fait un projet pour passer ensemble
cette journée -- et ils l'emmèneront chez eux. Je puis la confier
là ou ailleurs. Elle me quitte sans mériter de blâme, et elle
vivra de même, j'en suis sûr. Si je meurs, -- et je peux mourir
pendant qu'elle sera encore jeune; j'ai tant perdu de courage: en
quelques heures! -- elle trouvera que je me suis souvenu d'elle et
que je l'ai aimée jusqu'à la fin. Voilà, la fin de ce que vous
m'avez montré. Maintenant c'est fini.

-- Oh! non, John, ce n'est pas fini. Ne dites pas que c'est fini!
Pas tout à fait encore. J'ai entendu vos nobles paroles. Je ne
pourrais pas m'en aller en prétendant que j'ignore ce qui m'a
inspiré une si profonde reconnaissance. Ne dites pas que c'est
fini, jusqu'à ce que la cloche ait sonné encore une fois!

Elle était entrée peu après Tackleton, et était demeurée là. Elle
n'avait jamais regardé Tackleton; mais elle avait fixé ses yeux
sur son mari. Mais elle s'était tenue aussi loin de lui qu'elle
l'avait pu; et quoiqu'elle parlât avec la plus vive tendresse,
elle ne s'en approcha pas plus près.

-- Aucune main ne peut faire sonner de nouveau pour moi les heures
qui se sont écoulées, répondit le voiturier avec un faible
sourire. Mais que ce soit ainsi, si vous le voulez, ma chère.
L'heure sonnera bientôt. Ce que nous disions n'a pas d'importance.
Je voudrais essayer de vous plaire en quelque chose de plus
difficile.

-- Bien, murmura Tackleton. Il faut que je m'en aille, car lorsque
la cloche sonnera, il faudra que je sois en chemin pour l'église.
Bonjour, John Peerybingle. Je suis fâché d'être privé de votre
compagnie, fâché de la perdre en cette occasion.

-- Je vous ai parlé clairement, dit le voiturier en l'accompagnant
à la porte.

-- Oh! tout à fait.

-- Et vous vous souviendrez de ce que j'ai dit?

-- Si vous m'obligez à faire une observation, dit Tackleton en
ayant eu auparavant la précaution de monter dans sa voiture, je
dois dire que cela était si inattendu qu'il n'est pas
vraisemblable que je puisse l'oublier.

-- Tant mieux pour nous deux, répondit le voiturier. Bonjour; je
vous souhaite beaucoup de joie.

-- Je voudrais pouvoir vous en donner, dit Tackleton. Comme je ne
le puis pas, je vous remercie. Entre nous, comme je vous l'ai déjà
dit, je ne pense pas avoir la moindre joie à me marier, parce que
May n'a pas été trop prévenante ni trop démonstrative avec moi.
Bonjour. Prenez soin de vous.

Le voiturier le regarda s'éloigner jusqu'à ce que l'éloignement le
fît paraître plus petit que les fleurs et les rubans de son
cheval; et alors, avec un profond soupir, il se mit à aller et
venir comme un homme inquiet et dérouté, parmi quelques ormeaux du
voisinage, ne voulant pas retourner jusqu'à ce que l'heure fût
près de sonner.

Sa petite femme, restée seule, sanglotait à faire pitié; mais
souvent elle essuyait ses yeux et se retenait, pour dire combien
il était bon, combien il était excellent! et une fois ou deux elle
rit; mais de si bon coeur, si haut, si bizarrement, poussant des
cris, qui effrayaient Tilly.

-- Oh! je vous en prie, ne faites pas cela, dit Tilly. Il y en a
assez pour faire mourir et enterrer le baby.

-- L'apporterez-vous quelquefois pour voir son père, Tilly,
demanda sa maîtresse en essuyant ses yeux, quand je ne pourrai
plus habiter ici et que je serai retournée dans ma vieille maison.

-- Oh! je veux en prie, ne faites pas cela, dit Tilly en rejetant
sa tête en arrière, et poussant un cri, qui ressembla en ce moment
à un hurlement de Boxer. Oh! ne faites pas cela. Oh! si tout le
monde part, ceux qui resteront seront bien malheureux. Ah! ah! ah!

Les sanglots de la sensible Slowbody étaient si violents, si
effrayants pour avoir été si longtemps comprimés qu'elle aurait
infailliblement éveillé l'enfant, et lui aurait peut-être donné
des convulsions en l'effrayant, si ses yeux n'avaient pas aperçu
Caleb Plummer qui entrait en conduisant sa fille. Cette vue la
rendit au sentiment des convenances; elle resta quelques moments
silencieuse, la bouche grande ouverte; et puis, courant vers le
lit où l'enfant était couché et endormi elle se mit à danser, et
ensuite bouleversa les couvertures avec son visage et sa tête,
paraissant trouver du soulagement dans ces mouvements
extraordinaires.

-- Dot! s'écria Berthe. Elle n'est pas au mariage!

-- Je lui ai dit que vous n'y seriez pas, dit tout bas Caleb. Je
l'ai entendu dire hier soir. Mais que Dieu vous bénisse, dit le
petit homme en lui prenant affectueusement les mains, peu
m'importe ce qu'ils disent. Je ne les crois pas. Je ne suis pas
grand'chose, mais on me mettrait plutôt en pièces que de faire
croire un mot contre vous.

Il lui jeta ses bras autour du cou et l'embrassa, comme un enfant
aurait fait de sa poupée.

-- Berthe n'a pas pu rester à la maison ce matin, dit Caleb. Elle
craignait d'entendre sonner les cloches, et elle ne voulait pas se
trouver si près d'eux le jour de leur mariage. Nous sommes partis
à temps, et nous sommes venus ici. J'ai pensé à ce que j'ai fait,
dit Caleb après un moment de silence. Je me suis blâmé jusqu'à ne
pas savoir que faire, pour la peine d'esprit que je lui ai causée,
et j'en suis venu à conclure, si vous êtes de mon avis qu'il
vaudrait mieux lui dire la vérité. Partagez-vous ma manière de
voir? dit-il en tremblant de la tête aux pieds. Je ne sais pas
quel effet cela lui fera; je ne sais pas ce qu'elle pensera de
moi; je ne sais pas quel cas elle fera désormais de son pauvre
père. Mais il est bon pour elle qu'elle soit désabusée, et je
supporterai les conséquences que je mérite.

-- Dot, dit Berthe, où est votre main? Ah! la voilà, la voilà! et
elle la pressa contre ses lèvres, avec un sourire, en la tirant
sous son bras. Je les ai entendus parler tout bas hier soir en
vous jetant du blâme. Ils ont tort.

La femme du voiturier garda le silence. Caleb répondit pour elle.

-- Ils avaient tort, dit-il.

-- Je le savais, dit Berthe fièrement. Je le leur ai dit. J'ai
méprisé ce qu'ils disaient. La blâmer justement! Elle pressa sa
main dans la sienne, et appuya sa douce joue sur sa joue. -- Non,
je ne suis pas assez aveugle pour cela.

Son père se mit à côté de Dot, et Berthe de l'autre en lui prenant
chacun une main.

-- Je sais tout cela, dit Berthe, mieux que vous ne le croyez.
Mais personne aussi bien qu'elle. Pas même vous, mon père. Il n'y
a personne aussi sincère et aussi vraie avec moi qu'elle. Si la
vue pouvait m'être rendue un seul instant, je la découvrirais dans
une foule sans qu'on me dît un seul mot. Ma soeur!

-- Berthe, ma chère, dit Caleb, j'ai quelque chose sur le coeur
qu'il faut que je vous dise pendant que nous sommes tous trois
seuls. Écoutez-moi avec bienveillance. J'ai une confession à vous
faire, ma chère fille.

-- Une confession, mon père?

-- Je me suis éloigné de la vérité, mon enfant, et je me suis
perdu moi-même dit Caleb avec une expression douloureuse de sa
physionomie bouleversée. Je me suis éloigné de la vérité avec
l'intention de vous faire du bien, et j'ai été cruel.

Elle tourna vers lui son visage étonné en répétant le mot cruel.

-- Il s'accuse trop vivement, Berthe, dit Dot. Vous allez le dire,
vous serez la première à le dire.

-- Lui cruel pour moi! s'écria Berthe avec un sourire
d'incrédulité.

-- Sans le vouloir, mon enfant, dit Caleb; mais je l'ai été, sans
toutefois m'en douter, jusqu'à hier soir. Ma chère fille aveugle,
écoutez-moi et pardonnez-moi. Le monde dans lequel vous vivez, mon
coeur, n'existe pas comme je vous l'ai dépeint. Les yeux auxquels
vous vous êtes fiée vous ont trompée.

Elle tourna encore vers lui son visage frappé d'étonnement, mais
elle se recula en se rapprochant de son amie.

-- Votre chemin dans la vie était rude, ma pauvre enfant, dit
Caleb, et j'ai voulu vous l'adoucir. J'ai altéré les objets,
changé le caractère des gens, inventé bien des choses qui n'ont
jamais existé, afin de vous rendre plus heureuse. Je vous ai fait
des cachotteries, je vous ai forgé des tromperies. Dieu me
pardonne! et je vous ai entourée de choses imaginaires.

-- Mais les personnes vivantes ne sont pas imaginaires? dit-elle
avec force, mais en pâlissant beaucoup et en s'éloignant de lui.
Vous ne pouvez pas les changer.

-- Je l'ai fait, Berthe, dit Caleb. Il y a une personne que vous
connaissez, ma colombe...

-- Oh! mon père, pourquoi dites-vous que je la connais? répondit-
elle d'un ton d'amer reproche. Qui puis-je connaître, moi qui n'ai
personne pour me guider, moi misérable aveugle?

Dans l'angoisse de son coeur, elle tendit ses mains en avant comme
si elle cherchait son chemin, et puis elle en couvrit sa figure
avec un air de tristesse et de délaissement.

-- Le mariage qui a lieu aujourd'hui, dit Caleb, se fait avec un
homme sévère, avare et égoïste. Un maître dur pour vous et pour
moi, ma chère, pendant bien des années. Laid dans ses regards et
dans son caractère. Toujours froid et insensible. Différent de ce
que je vous l'ai dépeint en toutes choses, mon enfant, en toutes
choses.

-- Oh! pourquoi, dit la fille aveugle torturée au-delà de ce
qu'elle pouvait supporter, pourquoi avoir toujours agi ainsi!
Pourquoi avez-vous rempli mon coeur de joie pour venir, comme la
mort, m'y arracher tous les objets de mon amour! Ô ciel, comme je
suis aveugle! comme je suis seule et sans appui!

Son père désolé penchait la tête, et ne répondait que par son
repentir et par sa douleur.

Elle était depuis quelques instants sous cette impression de
regret quand le Grillon du Foyer se mit à chanter, sans que
personne autre qu'elle l'entendît. Ce chant n'était pas gai, mais
bas, faible, triste. Il était si douloureux que ses larmes
commencèrent à couler, et elles tombèrent en abondance quand
l'apparition qui s'était tenue toute la nuit près du voiturier, se
tint derrière elle en montrant son père.

Elle entendit bientôt plus distinctement la voix du Grillon, et
quoique aveugle, elle sentit que l'apparition se penchait vers son
père.

-- Dot, dit la jeune fille aveugle, dites-moi ce qu'est ma maison:
ce qu'elle est en réalité.

-- C'est un pauvre lieu, Berthe, bien pauvre et bien nu. L'hiver
prochain elle ne pourra guère garantir du vent et de la pluie.
Elle est mal préservée du mauvais temps, Berthe. Et Dot ajouta en
baissant la voix, mais distinctement; comme votre pauvre père avec
son habit de toile.

La fille aveugle, fort agitée, se leva et tira un peu à part la
femme du voiturier.

-- Ces présents dont j'ai pris tant de soins, qui me venaient
presque à souhait, et que je recevais avec tant de joie, dit-elle
en tremblant, d'où venaient-ils? Est-ce vous qui les envoyiez?

-- Non.

-- Qui donc?

Dot vit qu'elle le savait déjà et garda le silence. La fille
aveugle se couvrit encore le visage de ses mains, mais maintenant
d'une autre manière.

-- Chère Dot, un moment! Un moment! ne quittons pas ce sujet.
Parlez-moi doucement. Vous êtes sincère, je le suis. Vous ne
voudriez pas me tromper, n'est-ce pas?

-- Non, vraiment, Berthe!

-- Non, je suis sûre que vous ne voudriez pas. Vous avez trop
compassion de moi. Dot, regardez dans la chambre où nous étions,
où est mon père, mon père si plein de compassion et d'amour pour
moi, et dites-moi ce que vous voyez.

-- Je vois, dit Dot, qui la comprit bien, un vieillard assis sur
une chaise, appuyé tristement sur le dossier, avec son visage dans
sa main, comme si son enfant devait le consoler, Berthe.

-- Oui, oui, elle le consolera. Allons.

-- C'est un vieillard usé par les soucis et le travail. C'est un
homme maigre, abattu, pensif, à cheveux gris. Je le vois
maintenant accablé et courbé, s'agitant pour rien. Mais je l'ai vu
déjà bien souvent, Berthe, en s'agitant pour travailler de
plusieurs manières pour un objet sacré. Et, j'honore sa tête
grise, et je le bénis!

La jeune aveugle, la quittant et allant se jeter aux genoux du
vieillard, pressa sa tête grise sur son sein.

-- La vue m'est rendue, s'écria-t-elle, j'y vois. J'étais aveugle
et maintenant mes yeux se sont ouverts. Je ne l'avais jamais
connu. Dire que j'aurais pu mourir sans avoir jamais connu un père
qui m'a si tendrement aimée!

Aucune parole ne peut rendre l'émotion de Caleb.

-- Il n'est aucune figure sur la terre, s'écria l'aveugle en
l'embrassant, que je puisse aimer et chérir autant que celle-ci,
quelque belle qu'elle fût. Plus cette tête est grise, et ce visage
usé, plus ils me sont chers, mon père. Qu'on ne dise plus
désormais que je suis aveugle. Il n'y a pas une ride sur son
visage, pas un cheveu sur sa tête, qui soit oublié dans mes
prières et dans mes actions de grâces.

Caleb essaya d'articuler «ma Berthe.»

-- Et dans ma cécité, moi qui le croyais si différent dit-elle en
le caressant avec des larmes de la plus exquise affection. L'avoir
près de moi, chaque jour pensant toujours à moi, et n'avoir jamais
rêvé de cela!

-- Le père si élégant en habit bleu a disparu, Berthe, dit le
pauvre Caleb.

-- Rien n'a disparu, répondit-elle. Cher père, non. Tout est là en
vous. Le père que j'aimais tant, le père que je n'ai jamais assez
aimé, et assez connu, le bienfaiteur que j'appris d'abord à
respecter et à aimer à cause de sa sympathie pour moi, tout cela
est en vous. Rien n'est mort pour moi. L'âme de tout ce qui
m'était le plus cher est ici, ici avec ce visage ridé et cette
tête grise. Je ne suis point aveugle, mon père.

Pendant ces paroles, toute l'attention de Dot avait été fixée sur
le père et la fille; mais en jetant les yeux sur le petit faucheur
et la prairie mauresque, elle vit que l'horloge allait sonner dans
quelques minutes, et immédiatement elle fut saisie d'une agitation
nerveuse.

-- Mon père, dit Berthe avec hésitation, Dot?

-- Oui, ma chère, dit Caleb; elle est là.

-- N'y a-t-il pas de changement en elle? Ne m'avez-vous jamais
rien dit d'elle qui ne fût vrai?

-- Je crains que je ne l'eusse fait, ma chère, répondit Caleb, si
j'avais pu la peindre mieux qu'elle n'était. Mais si je l'avais
changée, c'eût été la rendre moins bien. On ne peut rien dépeindre
de mieux qu'elle.

La confiance de l'aveugle en faisant cette question, son plaisir
et son orgueil en entendant la réponse, et son bonheur en
l'embrassant de nouveau, étaient charmants à contempler.

-- Cependant il peut arriver plus de changement que vous ne le
pensez, ma chère, dit Dot. Des changements en mieux, je veux dire;
des changements pour la plus grande joie de nous tous. Il ne faut
pas trop vous en émouvoir s'ils arrivent.

-- Quelles sont ces roues qu'on entend sur la route?

-- Vous avez l'oreille fine, Berthe. Sont-ce des roues?

-- Oui, et elles vont vite.

-- Je... je... je sais que vous avez l'oreille délicate, dit Dot
en mettant la main sur son coeur, et parlant évidemment aussi vite
qu'elle le pouvait pour cacher son agitation; car je l'ai remarqué
souvent, et vous avez été très prompte à distinguer le pas
étranger la nuit passée. Cependant je ne sais pas, en me souvenant
que vous dites: -- de qui est ce pas? -- je ne sais pas pourquoi
vous fîtes attention à ce pas plutôt qu'à un autre. Mais, comme je
viens de le dire, il y a de grands changements dans le monde, de
grands changements, et nous ne pouvons mieux faire que de nous
préparer à n'être surpris presque de rien.

Caleb s'étonna du sens de ces paroles, en s'apercevant qu'elles
s'adressaient à lui non moins qu'à sa fille. Il la vit, avec
surprise, si agitée, et si désolée qu'elle pouvait à peine
respirer, et se tenant à une chaise pour s'empêcher de tomber.

-- C'est un bruit de roues, en effet, dit-elle tout émue; elles
approchent! Plus près encore! Très près! Elles s'arrêtent à la
porte du jardin! Et maintenant vous entendez le pas d'un homme en
dehors; le même pas, Berthe, n'est-ce pas? Et maintenant...

Elle poussa un cri de joie inexprimable; et, courant vers Caleb,
elle mit la main sur ses yeux, pendant qu'un jeune homme entrait
dans la chambre, et jetant son chapeau en l'air, s'approcha d'eux.

-- C'est fini? cria Dot.

-- Oui!

-- Heureusement fini?

-- Oui!

-- Vous souvenez-vous de la voix, cher Caleb? En avez-vous jamais
entendu une qui lui ressemblât demanda Dot.

-- Si mon fils qui était dans l'Amérique du Sud était vivant...
dit Caleb en tremblant.

-- Il est vivant, cria Dot en ôtant ses mains de devant les yeux
de Caleb, et en les frappant dans un élan de joie; regardez-le! le
voilà devant vous robuste et plein de santé! Votre propre fils
chéri! Votre cher frère vivant et vous aimant, Berthe!

Honneur à cette petite créature pour ses transports. Honneur à ses
larmes et à ses éclats de rire, pendant que ces trois personnes
étaient dans les bras l'une de l'autre! Honneur à la cordialité de
son accueil pour le marin bruni par le soleil, qui avec sa
chevelure noire et flottante s'approcha d'elle pour l'embrasser
sans qu'elle détournât sa petite bouche rosée, et sans qu'elle
s'opposât à ce qu'il la pressât sur son coeur!

Honneur aussi au coucou, pourquoi pas? qui, sortant bravement par
la porte de son palais mauresque, vint chanter douze fois devant
la compagnie, comme s'il était ivre de joie.

Le voiturier en entrant tressaillit, et il y avait lieu, en se
trouvant en si bonne compagnie.

-- Voyez, John, dit Caleb au comble de la joie, regardez-le, c'est
mon fils qui revient de l'Amérique du Sud! Mon propre fils! Celui
que vous avez équipé et fait partir vous-même, celui dont vous
avez été toujours l'ami.

Le voiturier s'avança pour lui prendre la main; mais il recula,
comme si ses traits lui avaient rappelé ceux du sourd qu'il avait
amené dans sa voiture, et il dit:

-- Édouard! Était-ce vous!

-- Dites-lui tout maintenant, s'écria Dot. Dites-lui tout,
Édouard: et ne m'épargnez pas, car rien ne m'épargnera à ses yeux
désormais.

-- C'était moi, dit Édouard.

-- Pouviez-vous vous cacher ainsi, déguisé, dans la maison de
votre vieil ami? continua le voiturier. Il y avait autrefois un
garçon franc... combien d'années y a-t-il. Caleb, que nous avons
ouï dire qu'il était mort et que nous l'avions?... qui n'aurait
jamais fait cela.

-- J'avais autrefois un ami généreux, dit Édouard; plutôt un père
qu'un ami, qui ne m'aurait jamais jugé, ni moi ni personne autre,
sans m'entendre. Vous étiez cet homme. Je suis donc certain que
vous m'écouterez maintenant.

Le voiturier, jetant un regard troublé sur Dot qui se tenait
encore à l'écart de lui, répondit: -- C'est juste, je vous
écouterai.

-- Vous saurez que lorsque je partis d'ici, tout jeune garçon, dit
Édouard, j'étais amoureux, et mon amour était payé de retour.
C'était une très jeune fille, qui peut-être -- vous pouvez me le
dire -- ne se rendait pas bien compte de ses sentiments. Mais je
connaissais les miens, et j'avais une passion pour elle.

-- Vous l'aviez! s'écria le voiturier. Vous!

-- Oui, je l'avais, dit l'autre, et elle y répondait. Je l'ai
toujours cru, et maintenant j'en suis sûr.

-- Que le ciel me soit en aide! dit le voiturier. C'est le pire de
tout.

-- Constant envers elle, dit Édouard, je revenais plein
d'espérance, après bien des épreuves et des périls, pour tenir ma
promesse en exécution de notre vieux contrat, lorsque, à vingt
milles d'ici, j'apprends qu'elle m'a manqué de parole, qu'elle m'a
oublié, et qu'elle s'est unie à un homme plus riche que moi. Je
n'avais pas l'intention de lui faire des reproches, mais je
désirais la voir, et m'assurer que cela était vrai. J'espérais
qu'elle y aurait été forcée contre son propre désir et malgré ses
souvenirs. Ç'aurait été pour moi un faible soulagement, mais c'en
aurait été un, je crois, et je vins ici. Pour connaître la vérité,
la vérité vraie, observée librement par moi-même, juger par moi-
même, sans intermédiaire de personne, sans user d'influence sur
elle, -- si j'en avais encore, -- je me déguisai, vous savez
comment, et je l'attendis sur la route, vous savez où. Vous
n'aviez aucun soupçon sur moi, elle n'en avait pas non plus. --
montrant Dot, -- jusqu'à ce que, lui ayant dit un mot à l'oreille,
près du feu, elle faillit me trahir.

-- Mais lorsqu'elle sut qu'Édouard était vivant et qu'il revenait,
dit Dot en sanglotant, parlant pour elle-même, comme elle avait
brûlé jusque là de le faire, et lorsqu'elle eut connu son dessein,
elle lui conseilla par tous les moyens de garder son secret; car
son vieil ami John Peerybingle était d'une nature trop dénuée
d'artifice, trop lourd en général, pour le garder pour lui,
continua Dot, moitié riant, moitié sanglotant. Et lorsqu'elle...
c'est-à-dire moi, John, dit en pleurant la petite femme,
lorsqu'elle lui eut tout dit, comment sa bonne amie l'avait cru
mort, comment elle s'était laissée persuader par sa mère de
contracter un mariage qu'elle lui présentait comme avantageux, et
lorsqu'elle... c'est encore moi, John... lui dit qu'ils n'étaient
pas encore mariés -- mais bien près de l'être -- et que ce mariage
ne serait qu'un sacrifice, s'il se faisait, car du côté de la
jeune fille, il n'y avait pas d'amour, et quand il devint presque
fou de joie en apprenant cela; alors elle... c'est-à-dire moi, ...
dit qu'elle s'entremettrait entre eux, comme elle l'avait fait
souvent dans l'ancien temps, John, et qu'elle sonderait sa bonne
amie, et qu'elle... encore moi, John... était sûre que ce qu'elle
disait et pensait était juste. Et c'était juste, John! Et on les a
amenés l'un à l'autre. John! Et ils se sont mariés il y a une
heure, John! Et voilà le marié! Et Gruff et Tackleton mourra
garçon! Et je suis une heureuse petite femme, May, que Dieu vous
bénisse!

Cette petite femme était irrésistible, s'il est besoin de le dire,
et jamais elle ne le fut autant que dans ses transports actuels.
Jamais il n'y eut de félicitations plus affectueuses et plus
délicieuses que celles qui accueillirent elle et le marié.

Au milieu du tumulte des émotions qui agitaient son coeur, le
voiturier restait confondu. Il se précipita vers sa femme, mais
Dot, étendant les bras pour l'arrêter, se recula comme auparavant.

-- Non, John, non! écoutez tout. Ne m'aimez pas davantage, John,
jusqu'à ce que vous ayez entendu toutes les paroles que j'ai à
dire. J'ai eu tort d'avoir un secret pour vous, John, j'en suis
très fâchée. Je ne croyais pas qu'il y eût du mal, jusqu'au moment
où j'étais assise auprès de vous sur l'escabeau, la nuit dernière;
mais lorsque j'eus vu par ce qui était écrit sur votre visage que
vous m'aviez vue me promener dans la galerie avec Édouard, et que
j'eus compris ce que vous pensiez, je sentis que c'était une
étourderie coupable. Mais, cher John, comment est-il possible que
vous ayez eu une telle pensée?

La petite femme se mit encore à sangloter. John Peerybingle voulut
la serrer dans ses bras, mais elle ne le lui permit pas.

-- Ne m'aimez pas encore, John, je vous en prie. Pas de longtemps.
Lorsque j'étais triste à cause du mariage proposé, mon cher,
c'était parce que je me souvenais que May et Édouard s'aimaient,
et que je savais que le coeur de May était bien loin de Tackleton.
Vous croyez cela maintenant, John, n'est ce pas?

John allait faire un autre mouvement vers elle pour lui répondre,
mais elle l'arrêta encore.

-- Non, restez-là, John, je vous en prie. Lorsque je ris de vous,
comme je le fais quelquefois, lorsque je vous appelle lourdaud, ou
ma chère vieille oie, ou de quelque autre nom de cette espèce,
c'est parce que je vous aime ainsi, et que je ne voudrais pas vous
voir changé en rien autre, pas même en roi.

-- Bravo! s'écria Caleb avec une vigueur inaccoutumée. C'est mon
opinion.

-- Et quand je parlais des gens d'un certain âge et solides, John,
et que je vous disais que nous étions un couple de nigauds, qui
marchions par secousse, comme des marionnettes, c'est que je suis
une étourdie, qui me plais à jouer des comédies avec le baby.
Voilà tout, vous me croyez?

Elle le vit s'avancer, et l'arrêta encore, mais ce fut presque
trop tard.

-- Non, ne m'aimez pas encore d'une ou deux minutes, s'il vous
plait, John. Ce que j'ai le plus à coeur de vous dire, je l'ai
gardé pour la fin. Mon cher, mon bon, mon généreux John, lorsque
nous parlions l'autre soir du Grillon, il me vint à la bouche de
vous dire que d'abord je ne vous aimais pas aussi tendrement que
je vous aime maintenant; que lorsque je vins demeurer ici je
craignais de ne pouvoir pas apprendre à vous aimer autant que je
l'espérais et que je le demandais dans mes prières, moi étant si
jeune, John. Mais, cher John, chaque jour et chaque heure je vous
aimai de plus en plus. Et si j'avais pu vous aimer plus que je ne
le fais, les nobles paroles que je vous ai entendu prononcer ce
matin, m'auraient fait vous aimer davantage. Mais je ne le puis.
Toute l'affection dont je suis capable -- et elle est grande, --
John, je vous l'ai donnée, comme vous le méritez, et il y a
longtemps, longtemps, et il ne m'est pas possible de vous en
donner davantage. Maintenant, mon cher mari, serrez-moi encore
contre votre coeur. Ceci est ma maison, John, ne pensez jamais à
m'envoyer dans une autre.

Vous n'aurez jamais plus de plaisir à voir une charmante petite
femme dans les bras de personne, que vous n'en auriez eu à voir
Dot dans les bras de son mari. Jamais vous n'avez vu un
embrassement aussi affectueux et aussi sincère.

Soyez sûr que le voiturier était dans un ravissement complet, et
que Dot était de même; personne ne faisait exception, pas même
Slowbody, qui criait de joie, et qui pour faire partager à son
jeune fardeau la joie générale présentait le baby à la ronde, à la
bouche de chacun, comme si elle leur avait donné quelque chose à
boire.

Mais en ce moment on entendit au dehors un bruit de roues, et
quelqu'un s'écria que Gruff et Tackleton revenait. Ce digne homme
parut bientôt animé et échauffé.

-- Que diable est ceci, John Peerybingle? dit Tackleton. Il y a
quelque malentendu. J'ai donné rendez-vous à l'église à mistress
Tackleton, et je jurerais que je l'ai rencontrée en route pour
ici. Oh! elle ici. -- Pardon, monsieur, je n'ai pas l'honneur de
vous connaître, -- mais si vous pouvez me faire la faveur de ne
pas retenir cette demoiselle, elle a un engagement particulier ce
matin.

-- Mais je ne peux pas la laisser aller, répondit Édouard, je n'en
ai pas la pensée.

-- Que voulez-vous dire, vagabond que vous êtes! dit Tackleton.

-- Je veux dire que quoique je puisse vous permettre d'être vexé,
répondit l'autre en souriant, je suis aussi sourd pour les
injures, que je l'étais hier soir pour tous les discours.

Quel regard que celui que Tackleton jeta sur lui, et comme il
tressaillit!

-- Je suis fâché, monsieur, dit Édouard en tenant la main gauche
de May et principalement son troisième doigt, et tirant de la
poche de son habit un petit bout de papier d'argent dans lequel
était sans doute un anneau.

-- Miss Slowbody, dit Tackleton, voulez-vous avoir la bonté de
jeter cela dans le feu? Merci.

-- C'était un engagement antérieur, un engagement tout à fait
ancien, qui a empêché ma femme de se trouver au rendez-vous
convenu avec vous, je vous assure, dit Édouard.

-- M. Tackleton me rendra la justice de reconnaître que je lui ai
révélé fidèlement ce fait, et que je lui ai dit maintes fois que
je ne pouvais l'oublier, dit May en rougissant.

-- Oh! certainement, dit Tackleton. C'est sûr. C'est tout à fait
juste. C'est entièrement exact. Vous êtes donc mistress Édouard
Plummer, je présume?

-- C'est son vrai nom, répondit le marié.

-- Ah! je ne vous aurais pas reconnu, monsieur, dit Tackleton, en
regardant minutieusement sa figure et en lui faisant un profond
salut. Je vous souhaite beaucoup de joie, monsieur.

-- Merci.

-- Mistress Peerybingle, dit Tackleton en se tournant soudain vers
elle qui était assise avec son mari, je suis fâché. Vous ne m'avez
pas montré beaucoup de bienveillance, mais, sur ma vie, je suis
fâché. Vous êtes meilleure que je ne pensais. John Peerybingle, je
suis fâché. Vous me comprenez: cela suffit. C'est tout à fait
correct, mesdames et messieurs, et parfaitement satisfaisant.
Bonjour.

En disant ces mots, il sortit, et partit; il ne s'arrêta à la
porte que pour ôter les fleurs et les rubans de la tête de son
cheval, et pour donner à l'animal un coup de pied dans les flancs,
comme pour lui apprendre qu'il y avait un écrou lâché dans ses
arrangements.

C'était maintenant un devoir sérieux de marquer cette journée
comme une grande fête pour toujours dans le calendrier de John
Peerybingle. En conséquence, Dot se mit à l'oeuvre pour faire
honneur à la maison et à tous ceux qui s'y intéressaient. En peu
de temps, elle mit les bras jusqu'au coude dans la farine, et elle
blanchissait les habits du voiturier, toutes les fois qu'elle
passait près de lui et qu'elle s'arrêtait pour lui donner un
baiser. Le brave homme lavait les herbes, pelait les navets,
mettait au feu les pots plein d'eau froide, et se rendait utile de
toutes les manières; tandis qu'un couple d'aides, appelés du
voisinage, se mettaient à courir dans tous les coins, se heurtant
à chaque instants contre Tilly Slowbody et le baby. Tilly n'avait
jamais déployé tant d'activité. Son ubiquité était l'objet de
l'admiration générale. À deux heures et vingt-cinq minutes elle
était une pierre d'achoppement dans le passage, à deux heures et
demie, un traquenard dans la cuisine, et à trois heures moins
vingt-cinq minutes, un trébuchet dans le grenier. La tête du baby
était une pierre de touche pour toute espèce d'objets, animaux,
végétaux ou minéraux. On n'employait rien ce jour-là qui ne fit
une connaissance intime avec elle.

Ensuite une grande expédition fut dépêchée à pied à mistress
Fielding pour faire des excuses à cette excellente dame, et pour
l'amener de gré ou de force afin d'être heureuse et de pardonner.
Lorsque cette expédition la découvrit, elle ne voulut rien
entendre et répéta un nombre infini de fois: «N'eussé-je jamais vu
ce jour!» Elle ne put qu'ajouter: «Portez-moi maintenant au
tombeau;» ce qui était parfaitement absurde, attendu qu'elle
n'était pas morte, et qu'elle n'en avait pas même l'apparence.
Après cela, elle tomba dans un calme effrayant, et observa que,
depuis les circonstances qui avaient mené le grand changement dans
le commerce de l'indigo, elle avait prévu qu'elle serait exposée
toute la vie à toute espèce d'insultes et d'outrages; elle était
satisfaite de voir qu'il en était bien ainsi. Elle pria qu'on ne
fit plus attention à elle, car, qu'était-elle? un rien. On n'avait
qu'à l'oublier et à suivre la voie sans elle. De cette humeur
sarcastique elle passa à la colère, dans laquelle elle laissa
échapper cette remarquable expression, que le ver se redresse
quand on le foule aux pieds. Après cela, elle se laissa aller à un
regret adouci, et dit: «S'ils m'avaient donné leur confiance, que
n'eussé-je pas pu suggérer! Profitant de cette crise dans ses
sentiments, l'expédition l'embrassa, et bientôt elle eut mis ses
gants, et fut en chemin pour la maison de John Peerybingle dans
une tenue irréprochable, portant à son côté dans un paquet de
papier un bonnet de cérémonie, presque aussi grand et aussi raide
qu'un mètre.

Après cela il restait encore à venir le père et la mère de Dot
dans une autre petite voiture, et ils étaient en retard; on avait
quelques craintes, on allait regarder de temps en temps sur la
route. Mistress Fielding regardait toujours du côté qu'il ne
fallait pas, et comme on le lui faisait observer, elle répondait
qu'elle était bien maîtresse de regarder là où elle voulait. À la
fin, ils arrivèrent. C'était un charmant couple de paysans, mis
d'une manière particulière à la famille de Dot. Dot et sa mère, à
côté l'une de l'autre étaient étonnantes à voir, tant elles se
ressemblaient.

La mère de Dot eut à renouveler connaissance avec la mère de May;
la mère de May gardait ses airs de dame, et la mère de Dot n'avait
qu'un air aisé. Le vieux Dot, appelons ainsi le père de Dot, j'ai
oublié son vrai nom, mais n'importe, le vieux Dot était sans gêne,
il donnait des poignées de mains à première vue, ne regardait un
bonnet que comme un assemblage de mousseline et d'empois,
n'attachait pas d'importance au commerce de l'indigo, mais disait
qu'il n'y avait rien à y faire. Dans l'opinion de mistress
Fielding, c'était une bonne pâte d'homme, mais grossière, ma
chère.

Je ne voudrais pas oublier Dot faisant les honneurs de sa maison
avec sa robe de noces, et un visage radieux; non! ni le brave
voiturier si jovial et si rond au bout de la table; ni le brun et
vigoureux marin avec sa charmante femme; ni personne autre.
Oublier le dîner, ce serait oublier le repas le plus agréable, et
le plus grand oubli serait d'oublier les verres que l'on but pour
célébrer ce jour de noces.

Après dîner, Caleb chanta la chanson sur le _Bol pétillant_:

_«Je suis un bon vivant,_
_Pour un ou deux ans.»_

Il la chanta jusqu'au bout.

Un incident arriva juste comme il finissait le dernier vers.

On frappa un coup à la porte; un homme entra en chancelant, et
sans demander la permission, portant quelque chose de lourd sur la
tête. En le plaçant au milieu de la table, symétriquement au
centre des noix et des pommes, il dit:

-- Des compliments de la part de M. Tackleton. Comme il n'a pas
l'emploi du gâteau, peut-être vous le mangerez.

Après ces mots, il sortit.

Il y eut quelque surprise dans la compagnie, comme vous pouvez
vous l'imaginer. Mistress Fielding, étant une dame d'un
discernement infini, émit l'idée que le gâteau était empoisonné,
et raconta qu'un pensionnat de demoiselles avait été, à sa
connaissance, malade pour avoir mangé d'un gâteau. Mais son
opinion fut repoussée par acclamation; et le gâteau fut coupé par
May avec beaucoup de cérémonie et de gaîté.

Je ne crois pas que personne en eût goûté encore, lorsqu'un autre
coup fut frappé à la porte, et le même homme reparut portant sous
son bras un gros paquet de papier brun.

-- Des compliments de la part de M. Tackleton, envoie quelques
joujoux pour le baby. Ils ne sont pas laids.

Après avoir dit cela, il repartit.

Toute la société aurait eu de la peine à trouver des termes pour
exprimer son étonnement, quand même elle aurait eu le temps de les
chercher. Mais ils ne l'eurent pas du tout, car le messager avait
à peine fermé la porte derrière lui, qu'on frappa un autre coup,
et Tackleton lui-même entra.

-- Mistress Peerybingle, dit-il le chapeau à la main, je suis plus
fâché, je suis plus fâché que je ne l'étais ce matin. J'ai eu le
temps d'y penser. John Peerybingle, je suis aigre par caractère,
mais je ne puis empêcher d'être adouci plus ou moins, en me
trouvant face à face avec un homme comme vous. Caleb! cette petite
nourrice m'a donné l'autre soir sans le savoir un avis ambigu dont
j'ai trouvé le fil. Je rougis de penser avec quelle facilité je
pouvais attacher à moi vous et votre fille, et quel misérable
idiot j'étais lorsque je la pris pour une... Mes amis, ma maison
est bien solitaire ce soir. Je n'ai pas même un Grillon au Foyer.
J'ai tout fait fuir. Soyez gracieux pour moi; permettez-moi de me
joindre à votre aimable société.

Il fut chez lui en cinq minutes. Vous n'avez jamais vu pareil
homme. À quoi avait-il passé toute sa vie pour n'avoir pas
découvert jusque là quelle capacité il avait pour être jovial? Ou
bien quel avait été le pouvoir des fées sur lui pour opérer un tel
changement?

-- John! vous ne me renverrez pas à la maison ce soir, n'est-ce
pas? dit Dot tout bas.

Il ne manquait qu'une créature vivante pour rendre la société
complète. Dans un clin d'oeil elle fut là.

Très altéré pour avoir longtemps couru, il faisait de vains
efforts pour fourrer sa tête dans une cruche étroite. Il avait
accompagné la voiture jusqu'à la fin du voyage, très rebuté de
l'absence de son maître, et extrêmement rebelle envers son
suppléant. Après avoir rodé autour de l'étable pendant un peu de
temps tentant vainement d'exciter le cheval à faire acte de
rébellion en revenant pour son propre compte, il était entré dans
le cabaret et s'était couché devant le feu. Mais tout à coup
cédant à la conviction que le suppléant était un imbécile et qu'il
fallait le quitter, il s'était levé, avait tourné la queue et
était revenu à la maison.

On dansa le soir. Je me serais borné à cette mention générale, si
je n'avais eu quelque raison de croire que c'était une danse
originale et des moins communes.

Elle était organisée de la manière bizarre que voici.

Édouard le marin, garçon plein d'entrain, leur avait raconté des
choses merveilleuses au sujet des perroquets, des mines, des
Mexicains, de la poudre d'or, lorsque tout à coup il se mit en
tête de quitter son siège et de proposer une danse, car la harpe
de Berthe était là, et vous avez rarement entendu quelqu'un en
jouer d'une main plus habile. Dot dit, non sans quelque
affectation, que ses jours de danses étaient passés; je crois que
c'était parce que le voiturier fumait sa pipe et qu'elle préférait
rester assise près de lui. Mistress Fielding n'avait pas le choix
de dire autrement que ses jours de danses étaient aussi passés,
tout le monde dit de même excepté May; May était toujours prête.

Au grand applaudissement de tous, May et Édouard se mirent à
danser seuls, et Berthe joua son plus joli air.

Bon! si vous m'en croyez, ils n'avaient pas dansé cinq minutes,
que soudain le voiturier jette sa pipe, prend Dot par le milieu du
corps, s'élance dans la chambre, et saute avec elle d'une manière
étonnante, Tackleton ne voit pas plutôt cela, qu'il court à
mistress Fielding, la prend à la taille et suit le mouvement. Dès
que le vieux Dot voit cela, il se sent revivre, enlève mistress
Dot, et prend part à la danse avec le plus d'entrain. Caleb ne
voit pas plutôt cela qu'il prend Tilly Slowbody par les deux mains
et saute en cadence; miss Slowbody restait ferme dans la croyance
que se pousser étourdiment au milieu des autres couples, et se
choquer constamment avec eux, est votre seul principe de la
marche.

Écoutez! voilà le criquet qui fait concert avec la musique, _cri!
cri! cri!_ et la Bouilloire bourdonne aussi.

* * * * * * *

Mais qu'est-ce ceci! pendant que je les écoute avec plaisir, et
que je me tourne vers Dot pour jeter un dernier regard sur cette
figure qui me plait tant, elle et le reste s'évanouissent dans
l'air, et je reste seul.

Un Grillon chante dans le Foyer; un jouet d'enfant est brisé à
terre, et il n'y a plus rien.

FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le grillon du foyer" ***

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