Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Les gens de bureau
Author: Gaboriau, Émile, 1832-1873
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les gens de bureau" ***


Project Carlo Traverso
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.



LES GENS

DE

BUREAU

par

ÉMILE GABORIAU



SEPTIEME ÉDITION


PARIS

1877



PRÉFACE


Il est toujours bon de consulter les hommes spéciaux.

Aussi, avant de livrer ce volume à mon imprimeur, j'ai cru devoir
soumettre le manuscrit à un de mes amis, sous-chef dans une de nos
administrations publiques.

Huit jours après, il me retournait mon livre avec le billet suivant:


  «Je ne sais en vérité, mon cher, où vous avez puisé vos
  renseignements. Vos personnages n'ont pas la moindre
  vraisemblance. Ils n'existent pas. Que vous connaissez peu les
  employés! Ce sont tous, sans exception, des hommes de mérite,
  intelligents, laborieux, actifs, fanatiques de leurs
  devoirs. Savez-vous qu'on n'ouvre pas les portes avant dix heures
  pour les empêcher d'arriver trop tôt? Savez-vous que le soir il
  faut leur faire violence pour les mettre dehors sur le coup
  de quatre heures? J'en connais qui ont refusé à la fin du mois de
  toucher leurs appointements, parce qu'ils ne croyaient pas les avoir
  assez bien gagnés. Et le mécanisme administratif, quelle singulière
  idée vous vous en faites!  Y a-t-il exemple d'une seule affaire qui
  ait traîné en longueur dans n'importe quel ministère? Et quelle
  politesse dans tout le personnel, quelle urbanité parfaite, quel
  savoir-vivre!... Demandez au public.--Quant au favoritisme, chacun
  sait qu'il n'existe plus depuis les immortels principes de 89.

  Donc, puisque vous voulez un conseil, croyez-moi,
  brûlez ces pages, et venez me demander ma collaboration.
  A nous deux nous ferons quelque chose de bien.


Ce conseil si désintéressé m'a touché l'âme. Mais je me suis souvenu
que M. Josse est toujours orfèvre.

Voilà pourquoi je publie ce volume.



LES GENS DE BUREAU



I


Romain Caldas, qui n'avait point eu de boules blanches à ses examens
de l'École de droit découvrit un matin qu'il devait être admirablement
propre à toutes les administrations.

En conséquence, il prit une grande feuille de papier, et de sa plus
belle écriture, qui n'était pas belle, il adressa une demande
d'emplois à S. Exc. M. le Ministre de l'_Équilibre National_.

Un vieux monsieur qu'il ne connaissait guère y mit une apostille dans
laquelle il déclarait que les talents du soussigné Caldas devaient
être utilisés sans retard au profit de l'État.

En fait d'apostille, il n'y a que la première qui coûte. Romain eut
bientôt la satisfaction de voir tout à l'entour de sa pétition vingt
signatures de personnes qu'il ne connaissait pas du tout.

Sa demande envoyée, Caldas se mit à piocher consciencieusement les
matières de son examen.

L'administration de l'Équilibre, en effet, outre qu'elle exige des
candidats aux emplois dont elle dispose le diplôme de bachelier, les
astreint encore à passer un examen spécial.

Peut-être l'administration s'est-elle aperçue que tous les bacheliers
ne savent pas l'orthographe.

D'autres mobiles encore l'ont guidée, lorsqu'elle a inauguré le
système des épreuves.

D'abord un vif désir de ne pas rester au-dessous de la civilisation
chinoise, qui donne au concours le tablier du cuisinier aussi bien que
le bouton de jaspe du général.

Ensuite l'intention bien arrêtée de recruter désormais son personnel
dans un choix de sujets hors ligne.

Enfin la généreuse pensée de déconcerter à tout jamais le népotisme et
de substituer le règne du mérite au régime de la faveur.

Pour cette dernière raison sans doute, on est facilement admis à subir
l'examen, pourvu que l'on soit chaudement appuyé par trois ou quatre
grands personnages.

Caldas avait déjà légèrement préparé les trois premiers numéros du
programme qui comprend quarante-sept numéros, lorsqu'il reçut l'avis
de se rendre au ministère pour y subir les épreuves écrites et orales.

Il s'y rendit fort inquiet. Les matières sur lesquelles il fallait
répondre sont nombreuses et variées.

On demande aux candidats: une page d'écriture, un problème de
trigonométrie, une dictée sur les difficultés les plus ardues de la
langue française, une dissertation sur une question de statistique, et
la géographie postale de la France.

C'est dans la salle des archives que l'examen a lieu.

Lorsque Caldas y pénétra, cent cinquante à deux cents concurrents l'y
avaient déjà devancé; il en vint encore près du double après lui.

Tout ce monde s'asseyait en silence, et des garçons de bureau
donnaient à chacun une plume, une écritoire et un cahier de papier
blanc.

Modestement placé près de la porte, Caldas considérait cette
singulière assemblée. Il était venu des candidats de toutes les
paroisses: il y en avait de très-jeunes qui n'avaient pas encore de
barbe, et de très-vieux qui n'avaient plus de cheveux; des gens d'une
mise soignée, et des pauvres diables presque en haillons.

A un moment le silence fut troublé; les élèves de la pension Labadens,
qui prépare à tous les ministères (Trente ans de succès.--On traite à
forfait), venaient de faire leur entrée.

Ces jeunes élèves portaient l'uniforme des lycées et empestaient la
pipe et l'absinthe.

L'un d'eux vint s'asseoir à la gauche de Caldas; déjà il avait à sa
droite un vieillard sexagénaire dont les yeux s'abritaient derrière
des lunettes vertes.

--Tous ces gens-là, pensait Caldas, ont pourtant un protecteur. Ils
ont eu une signature illustre. Comment, par quels ressorts, par quels
moyens?... Quelles ont été leurs influences? Sont-ils dans la manche
d'une jolie femme, d'une chambrière, d'un perruquier ou d'un
confesseur? Ce serait, en vérité, une curieuse statistique.

Dix heures sonnèrent. On ferma les portes.

Un monsieur très-décoré, qui occupait au fond de la salle un fauteuil
placé sur une estrade, semblait présider l'assemblée.

Ce monsieur se leva et prononça à peu près ce petit discours:

«--Je ne vous cacherai pas, jeunes candidats, les horribles
difficultés de cet examen; vous n'aurez cependant à répondre qu'à des
questions d'une extrême simplicité. La plus rigoureuse sévérité
présidera à la correction des compositions; les examinateurs seront
d'ailleurs aussi indulgents que possible. Rendons tous grâce à Son
Excellence Monsieur le Ministre.»

L'examen commença. Il y eut une question qui embarrassa bien Caldas.

C'était un problème ainsi posé:

«Dire l'influence de la statistique sur la durée moyenne de la vie des
hommes depuis dix ans.»

Il s'en tira pourtant en s'inspirant fort à propos d'un passage
humanitaire de la _Case de l'oncle Tom_.

Du reste, Romain put travailler avec tranquillité. Il ne fut dérangé
que tous les quarts d'heure par son voisin le lycéen qui lui offrait
des prises de tabac dans sa _queue de rat_, et, de temps à autre, par
le sexagénaire, qui lui demandait des conseils sur les participes.
Trois messieurs, qui copièrent par-dessus son épaule, ne le gênèrent
aucunement.

En rentrant chez lui, Caldas se disait:

--Cet examen est une excellente chose pour les candidats; au numéro de
classement qu'obtient leur mérite, ils peuvent mesurer au juste
l'influence de leurs protecteurs.



II


Les hautes influences qu'avait fait jour Caldas lui garantissaient sa
réception dans un rang honorable. Aussi n'essaya-t-il pas
d'entreprendre quoi que ce soit, et son tailleur étant venu lui
présenter une petite facture, il lui promit de le payer le jour où il
toucherait des appointements.

Et il attendit.

Il attendit huit jours, un mois, six mois....
..............................................

Après quoi il prit son chapeau et se rendit au Ministère afin d'avoir
des nouvelles de son examen.

--Vous êtes reçu, lui dit un employé très-complaisant auquel on
l'adressa; et sans l'écriture qui vous a nui beaucoup, vous étiez reçu
le premier, hors ligne; mais vous écrivez si mal que vous vous êtes
trouvé rejeté à la quatre-vingt-troisième place.

--Et quand aurai-je un emploi? demanda Caldas.

--Mais à votre tour; vous avez le numéro neuf mille cent
quatre-vingt-sept.

--Ciel! s'écria Romain épouvanté, j'aurai cent ans quand mon tour
viendra.

--Pardon, dit l'employé, depuis l'examen il y a eu cinq nominations.

Romain salua poliment et se retira fort édifié.

Renonçant à dîner du budget, Caldas ne songea plus qu'à déjeuner de la
littérature. Dès le lendemain, il envoyait au _Bilboquet_, journal de
banque et de littérature mêlées, un article de haute fantaisie, qui
fit le succès du numéro et lui fut payé un franc trente-cinq centimes.

Attaché à poste fixe à cet organe sérieux, il ne tarda pas avoir se
développer devant lui les resplendissants horizons de la fortune et de
la gloire.

Un quart de vaudeville reçu au théâtre de Grenelle mit le sceau à sa
réputation.

De ce jour il vécut de sa plume, indépendant et fier...

       *       *       *       *       *
Il y avait dix-neuf mois que Romain mourait de faim, lorsqu'un soir
où, par hasard, il rentrait chez lui, sa portière lui remit un pli
estampé d'un timbre officiel.

Il rompit l'enveloppe d'une main fiévreuse, croyant y trouver des
propositions de collaboration à l'un des _Officiels_.

Mais la lettre n'était pas de M. A. Wittersheim, ce n'était qu'un
imprimé. Il lut:

«Le chef du personnel du ministère de l'_Équilibre national_ a
l'honneur d'informer M. Romain Caldas que par décision de Son
Excellence en date du 18 janvier 1869, il a été appelé à remplir les
fonctions d'employé surnuméraire dans les bureaux de son
administration.

            «(Signé) LE CAMPION.»

--Je la trouve mauvaise, dit Caldas, qui fréquentait depuis quelque
temps un assez vilain monde.

Sur cette réflexion il souffla sa bougie, et s'endormit en pensant aux
cheveux blonds de Mlle Célestine, l'ingénue de Grenelle, qui les a
rouges.

       *       *       *       *       *

--Toc, toc, toc, toc...

--Qui est là? dit Caldas, furieux d'être éveillé en sursaut.

--C'est moi, Krugenstern, fit un accent souabe des plus prononcés.

--Mon Dusautoy, murmura Caldas; et il ouvrit.

Il était joliment en colère, le père Krugenstern, ce matin-là. Il
voulait de l'argent, il attendait son argent depuis dix-neuf mois.

--Et voilà dix-neuf mois aussi que j'attends ma nomination, s'écria
Caldas, et je viens seulement de la recevoir; tenez, la voici. Mais
elle arrive trop tard... quand je n'ai plus d'habits... je vais
allumer ma pipe avec ce chiffon.

Krugenstern retint la main de l'insensé. A ce mot de nomination, son
coeur de tailleur avait battu plus fort. Il avait compris que de ce
jour Caldas devenait un débiteur sérieux; sa créance allait avoir une
base; l'employé présente une surface, et l'on peut mettre opposition à
ses appointements.

Sans mot dire, grave, contenu, M. Krugenstern tira de sa poche son
mètre et son morceau de craie, et prit mesure à Caldas, qu'il trouva
sensiblement maigri.

--Mais...que faites-vous, mon cher ami? dit Caldas inquiet.

--Che fous vais ein bartessus, ein baldot, ein bandalon et ein chilet;
fus aurez tut cela temain, temain madin, te ponne heure.

Et il sortit.

Caldas, qui avait des sentiments délicats, comprit qu'il était engagé
d'honneur à prendre le grattoir dans la grande armée de la paperasse.

C'est ainsi qu'un tailleur allemand détermina la vocation d'un
administrateur français.



III


Il était beau, il était frais, il était distingué.

Ah! M. Krugenstern avait bien fait les choses, mais Caldas l'avait
bien secondé.

Il avait des bottines vernies avancées sur son compte de rédaction par
le rédacteur en chef du _Bilboquet_; il avait un chapeau de soie
presque tout neuf, résultat intelligent du libre-échange: toute sa
vieille défroque y avait passé.

Même il avait des gants violet-tendre; mais ces gants lui coûtaient
cher. Pour eux il avait vendu à un Porcher du Gros-Caillou ses droits
d'auteur sur son quart de vaudeville.

O France! reine du monde civilisé! salue à son aurore un de tes
maîtres futurs!

--Monsieur, dit-il en s'inclinant devant un homme en livrée
marron-clair, j'ai reçu la lettre que voici...

L'homme en livrée lisait au coin du poêle un article de M. Dréolle.

A cette voix qui troublait ses délassements intellectuels, il releva
la tête; son regard, sous ses lunettes, remonta rapidement jusqu'à la
boutonnière supérieure du beau pardessus de M. Krugenstern, et comme
il n'y vit pas le plus petit bout de ruban, sans se donner la peine de
dévisager son interlocuteur, il se replongea dans sa lecture avec un
flegme imperturbable.

--Monsieur, recommença Caldas...

--Là-bas, au fond de la galerie, dit l'homme avec insouciance.

Au fond de la galerie, Caldas trouva deux autres personnages, toujours
en marron-clair, qui prenaient leur café.

Jugeant l'occurrence favorable pour glisser sa requête, le nouveau
tendit à l'un de ces messieurs sa lettre tout ouverte.

Le moka était réussi, le monsieur de bonne humeur; il invita Caldas à
s'asseoir sur une banquette, et posant méthodiquement la lettre d'avis
sous un presse-papier, continua à vaguer sans façon à ses occupations
gastronomiques.

Au bout de trois petits quarts d'heure, comme Romain se demandait s'il
ne ferait pas mieux d'aller rendre à Krugenstern les habits qu'il lui
avait confiés pour faire fortune, le garçon de bureau qui s'était
montré si bienveillant pour lui reprit en hochant la tête:

--Monsieur, le chef du personnel ne reçoit jamais avant deux heures.

--Diable! dit Caldas, il n'est pas encore midi.

--Oh! vous pouvez rester, vous ne nous gênez pas...

On étouffait dans cette galerie, mais il gelait dehors; Caldas resta.

Cette couple d'heures ne fut pas d'ailleurs inutile à son
apprentissage administratif. Il avait eu jusqu'alors des idées tout à
fait anglaises sur la valeur du temps, l'oisiveté si occupée de ces
fonctionnaires marron-clair fut une révélation pour lui; et concluant
de leur fainéantise individuelle à la fainéantise universelle de la
gent bureaucratique, il caressa le doux espoir de mitiger par le
commerce des muses, pendant les heures réglementaires, l'austère
labeur de l'employé.

Un coup de sonnette retentit; le garçon de bureau, qui s'était endormi
pendant que Caldas rêvait, se dressa comme mû par un ressort.

--Monsieur, le chef du personnel est visible, dit-il.

Et rendant au nouveau sa lettre d'introduction, que celui-ci fourra
machinalement dans une de ses poches, il poussa une portière
capitonnée en maroquin vert et l'introduisit dans une vaste pièce
éclairée par deux fenêtres et coupée vers le milieu par un paravent de
couleur claire.

Caldas, qui avait l'instinct de la stratégie, eut l'heureuse
inspiration de tourner ce bastion, et derrière un vaste bureau il se
trouva face à face avec M. le chef du personnel.



IV


M. Edme Le Campion, chef du personnel au ministère de l'Équilibre,
chevalier de l'ordre impérial de la Légion d'honneur, commandeur de
l'ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, est un homme de taille moyenne, au
front chauve, à l'oeil vacillant. Son âge est un mystère que nul n'a
pu sonder. Il n'a pas d'âge.

Napoléon Ier connaissait, dit-on, par leurs noms tous les grognards de
sa vieille garde; il sait, lui, la biographie de tous les officiers,
caporaux et soldats de son corps d'armée administratif. Il n'ignore
pas plus la position intéressante de Balançard, le contrôleur de
l'Équilibre de Loudéac, chargé de neuf enfants et d'une mère aveugle,
que les habitudes vicieuses de Fadart, dit _Liche-à-l'oeil_, jeune
surnuméraire parisien, qui se galvaude dans tous les caboulots latins.

Bref, le cerveau de M. Le Campion est un véritable bureau à
compartiments, divisé en une infinité de casiers administratifs. Dans
les lobes de ce cerveau, chaque employé a son dossier, avec pièces à
l'appui. Le tout ferme à secret.

Le secret!... mais c'est la condition même de l'existence du chef du
personnel. Aussi, fait-il de la discrétion à outrance. On l'a
quelquefois entendu parler, jamais répondre. Il fuit les mots précis.
Oui et non sont rayés de son vocabulaire. Autant vaudrait interroger
la sibylle de Cumes. Ce n'est qu'avec les précautions les plus
humiliantes pour son interlocuteur, qu'il ouvrira en sa présence le
tiroir où il serre ses plumes et ses crayons; il tremble sans doute de
laisser s'évaporer le mystère de l'alchimie bureaucratique...

Cet homme impénétrable est le grand ressort du ministère, un ressort
d'acier. C'est sur sa présentation que se font toutes les nominations
et toutes les promotions. Il est le dispensateur de l'avancement,
dispensateur avare; à lui s'adressent tous les voeux, à lui toutes les
prières; il est de la part du peuple employé l'objet d'un culte
analogue à celui que le lazzarone napolitain professe pour son grand
saint Janvier. Le fanatisme y touche de près à l'insulte, l'adoration
à l'outrage. Le miracle de l'avancement ou de la gratification a-t-il
eu lieu, Dieu ne fait pas fleurir assez de roses pour le saint Janvier
de l'Équilibre; mais le bienheureux du personnel a-t-il fait la sourde
oreille, ce n'est plus du rez-de-chaussée aux combles de la maison
qu'un formidable concert d'invectives et d'imprécations. Impassible,
il ne sait rien de cet orage.

Lorsque, du même pas méthodique, son parapluie sous le bras, drapé
dans son nuage de mystère, il traverse les corridors, la crainte et
l'espoir ferment toutes les bouches et découvrent toutes les têtes.

La renommée, qui grossit tout, exagère certainement l'omnipotence du
chef du personnel, et les employés de province qui, chaque année, font
deux cents lieues pour tenir le bougeoir à son petit lever, n'auraient
peut-être pas tort de faire cette économie de bouts de chandelles.
Non, Le Campion n'est pas tout-puissant; non, Le Campion ne fait pas
tous les jours ce qu'il veut; il est juste, mais il n'est pas le
maître; il propose le plus méritant, et le plus protégé est nommé. Il
est juste, et il fait des injustices; mais chacune de ces injustices
est comme une épine cruelle qui hérisse son oreiller et trouble la
nuit les rêves de sa conscience.



V


Quels pensers agitaient l'homme intérieur dans Caldas depuis tantôt
trois minutes qu'il se tenait au port d'armes, le chapeau à la main,
le coeur palpitant sous son gilet (étoffe anglaise)?

Il m'en coûte peu de l'avouer. Caldas ne pensait à rien. La majesté
silencieuse de cette réception avait subitement cristallisé les idées
du nouveau.

Le chef du personnel voulut bien enfin s'apercevoir qu'il y avait
quelqu'un là. Par habitude il cacha précipitamment une feuille de
papier blanc et son grattoir, souleva légèrement ses lunettes et...
peut être allait-il parler quand la peur du ridicule déliant tout à
coup la langue de Caldas:

--Monsieur, dit-il, vous m'avez fait l'honneur de m'appeler...

M. Le Campion, qui ne s'est jamais démenti, ne répondit ni oui ni
non...

Caldas continua:

--Vous avez bien voulu me convoquer par une lettre...

Et il cherchait dans toutes ses poches...

M. Le Campion avança la main.

Caldas cherchait toujours avec rage, avec frénésie, sans rien
trouver.... Il ne connaissait pas la topographie de son vêtement neuf;
depuis avant-hier on portait les poches de côté sur les hanches, et
Krugenstern ne l'avait pas initié à ce détail.

La main de M. Le Campion, toujours tendue vers lui, avait des
frémissements d'impatience; il le voyait clairement, et l'horreur de
cette situation paralysait ses moyens. Il se reprenait à fouiller dans
une poche déjà explorée cinq fois.

--Canaille de tailleur! pensait-il, idiot, Allemand! me pousser dans
un habit dont je ne connais pas les dépendances! De quoi ai-je l'air?
d'avoir loué une _frusque_ chez le fripier.

Enfin, abandonnant toute vergogne, il posa son chapeau à terre, et se
palpant par devant, par derrière, de droite et de gauche dans un
suprême effort, il réussit à trouver la lettre fatale qu'il glissa
respectueusement dans la main toujours tendue de M. le chef du
personnel.

--Vous êtes M. Romain Caldas? demanda M. Le Campion en jetant les yeux
sur cette lettre qui portait sa signature.

--Oui, Monsieur.

M. le chef du personnel toisa rapidement le nouveau: il lui prenait sa
mesure administrative. Du reste, pas un pli sur sa physionomie qui pût
indiquer s'il était ou non satisfait de son examen. Il reprit avec
solennité:

--Vous voulez suivre, Monsieur, la carrière de l'administration; c'est
une pénible et laborieuse carrière, féconde en déceptions, et que vous
ne connaissez sans doute pas encore; mais vous avez fait votre droit,
je crois.

--Je suis licencié, dit Caldas; en outre, je crois pouvoir me rendre
utile dans l'administration... j'ai l'habitude de rédiger, j'ai publié
quelques ouvrages.

--Ah! ah! fit sur deux tons différents M. le chef du personnel, vous
vous occupez de littérature.

Et positivement cette fois sa figure exprima quelque chose. Ce n'était
pas de la satisfaction.

Le nouveau s'aperçut qu'il faisait fausse route.

--De littérature, dit-il d'un air désintéressé, pas précisément;
quelques travaux sérieux d'économie politique, de statistique...

M. Le Campion, reculant subitement son fauteuil, se leva et s'adossant
à la cheminée:

--Notre administration, dit-il en pesant ses paroles, a l'honneur de
compter dans son sein plusieurs littérateurs français...

Il fit une pause.

Caldas se reprenait à espérer.

--Ce sont tous, ajouta le chef du personnel, d'exécrables employés.

--Oh! dit le nouveau, je ne suivrai pas leurs traces; entré dans
l'administration, je ne veux plus m'occuper que d'elle.

Le lâche reniait ses dieux.

--Vous devez cela, et plus encore, reprit l'auguste fonctionnaire, à
l'éminent protecteur qui vous a si vivement recommandé à Son
Excellence. C'est à lui que vous avez dû de voir votre demande si
rapidement accueillie; et c'est par conséquent à lui aussi que vous
devez d'avoir été reçu à votre examen.

Romain se demandait en lui-même quel était, parmi les vingt inconnus
qui avaient apostillé sa pétition, le protecteur assez puissant pour
la faire aboutir en moins de deux ans.

Il se trouva que c'était un élève en pharmacie qui venait d'être nommé
rédacteur en chef d'une grande revue.

M. Le Campion tira un cordon de sonnette suspendu juste au-dessus de
son bureau.

L'homme marron-clair reparut.

--Conduisez monsieur, dit le chef du personnel, chez M.
Mareschal,--votre chef de division, ajouta-t-il en s'adressant au
nouveau.

Et, comme l'audience était finie, il tourna le dos à Caldas avec cette
urbanité parfaite que lui donne l'habitude de recevoir cent vingt
visites par jour.



VI


Romain suivit le garçon de bureau.

Ils longèrent un grand corridor sombre, tournèrent à droite,
descendirent douze marches, traversèrent deux vestibules, une galerie,
remontèrent un étage et demi, s'engagèrent de nouveau dans un corridor
plus sombre que le premier, à la suite duquel se trouvait une grande
pièce où deux messieurs en habit noir causaient à un bureau.

Caldas s'apprêtait à les saluer, quand il aperçut à leur cou certaine
chaîne d'acier en sautoir.

Ces messieurs étaient deux huissiers de Son Excellence.

--Peste! il fait bon ici, se dit-il, de remuer trois fois la main
avant de la porter à son chapeau. L'habit ne fait pas le chef.

Sur cet aphorisme trouvé, il perdit son guide. Le garçon de M. Le
Campion avait brusquement tourné à gauche, Caldas prit à droite,
hâtant le pas pour rejoindre son pilote. Il marcha droit devant lui,
enfila le corridor B, descendit l'escalier 3, gagna l'aile nord, et
comme il n'avait pas eu la précaution en passant le matin dans le
Luxembourg de ramasser des cailloux à l'instar du Petit-Poucet, il se
trouva complètement désorienté dans les parages du corridor L.

Un monsieur passa tête nue avec des paperasses sous le bras; Romain
l'aperçut avec plus de joie que Colomb les premiers oiseaux qui lui
annonçaient la terre, et c'est avec l'anxiété du naufragé qu'il le
pria de lui indiquer le cabinet de M. Mareschal.

--Attendez, lui dit le monsieur, nous sommes ici dans le corridor L;
tout au fond à gauche vous prenez l'escalier 5, vous le descendez
jusqu'au bas; vous traversez la cour de la fontaine, le portique, la
cour des statues, et puis.... mais au fait, non, c'est inutile, vous
ne vous y retrouverez jamais.

--Au moins, Monsieur, dit Caldas, je vous en prie, enseignez-moi
comment sortir d'ici.

--Toujours devant vous et ensuite toujours à gauche, dit le monsieur
en s'éloignant.

--Bien obligé, lui cria Caldas! Et il s'assit sur un coffre à bois.

--Je ne m'étonne plus, pensa-t-il, que la moitié des affaires restent
en chemin; il y a trop de détours dans ce sérail.

--Ah! vous voilà, grommela derrière lui une voix de mauvaise humeur,
par où diable êtes-vous passé?

Caldas reconnut le profil de son cornac.

--Vous me cherchiez? demanda-t-il.

--Moi! pas du tout, répondit le garçon; mais puisque vous voilà,
suivez-moi et tâchez de ne plus me perdre.

Caldas avait presque envie de prendre le pan de l'habit marron-clair,
comme les enfants prennent le pan du tablier de leur bonne; mais cette
précaution fut inutile, et il arriva sans encombre au cabinet du chef
de division.



VII


--Monsieur Romain Caldas, fit M. Mareschal en se levant, vous nous
étiez annoncé, Monsieur, et vous êtes le bienvenu.

Charmé de cette façon ouverte et cordiale d'accueillir son monde,
Romain se sentit tout de suite pris d'une grande sympathie pour son
chef de division.

Et vraiment M. Mareschal est l'homme le plus aimable du ministère; il
a le don si rare de parler aux petits sans les écraser.

C'est le vrai signe de la force.

--Romain Caldas! continua M. Mareschal après avoir fait asseoir son
subordonné, eh mais! j'ai vu ce nom-là quelque part. Vous écrivez dans
les journaux?

--_Non bis in idem_, pensa le nouveau qui lisait quelquefois les
feuilletons de Janin; et il répondit avec une impudence qui
promettait:

--Je n'ai jamais fait imprimer une ligne, Monsieur.

--Ah! tant pis, dit le chef de division, nous avons ici quelques gens
de lettres, ce sont d'excellents garçons, je les aime beaucoup.

--Encore une école, se dit Romain; drôle de boutique, on ne sait sur
quel pied danser. Et comme il avait soif de faire son chemin, il se
promit d'avoir toujours quelques cocardes de rechange dans sa poche.
Il reprit tout haut:

--Me voici maintenant, Monsieur, tout à votre disposition, et je puis
aujourd'hui même, si vous voulez m'indiquer ma besogne...

--Oh! oh! fit M. Mareschal en riant avec bonhomie, le feu sacré du
premier jour, je connais ça; il se refroidira.

Caldas mit la main sur son coeur, comme pour prendre le ciel à témoin
de la sincérité de son intention.

Le chef de division continua:

--Écoutez, mon cher monsieur, on ne quitte pas ainsi ses occupations
(car je ne vous fais pas l'injure de supposer que vous n'en eussiez
pas), sans avoir quelques dispositions à prendre, quelques transitions
à ménager; je vous accorde huit jours de répit. Le service n'en
souffrira pas. Rien ne presse en ce moment, et d'ici là, je trouverai
quelque occupation intelligente à la mesure de vos capacités.

--C'est à vous que j'aurai l'honneur de me représenter? demanda
Romain.

--Inutile, répondit M. Mareschal, vous irez droit au bureau du
Sommier. J'aviserai de votre arrivée votre futur chef, M. Ganivet, un
homme charmant, avec qui vous n'aurez que des rapports agréables. Sans
adieu, Monsieur, et à huitaine.

Romain sortit en se confondant en remercîments, convaincu qu'entre son
chef de division et lui, c'en était désormais à la vie, à la mort.



VIII


Caldas n'avait pas de transitions à ménager.

On quitte la bohème comme une auberge mal famée, quand et comme on
peut; on part sans dire adieu à personne.

Les huit jours de répit que lui accordait M. Mareschal furent donc
pour lui comme un congé anticipé. Il en profita pour visiter quelques
amis de sa famille, de la race de ces correspondants-amateurs auxquels
les gens de province recommandent instamment leurs fils à surveiller,
comme si à Paris on avait le temps de se mêler des affaires des
autres.

Du jour où Romain s'était mis à écrire dans les journaux, il avait
cessé de voir ces excellents bourgeois, sachant bien qu'ils devaient
le considérer comme un homme à la mer.

En entrant dans l'administration, il revenait sur l'eau et il
s'empressait d'aller leur faire part de son sauvetage. Peut-être
l'idée que quelqu'un d'entre eux écrirait à sa famille n'était-elle
pas étrangère à sa politesse.

Partout il fut bien reçu, et M. Blandureau, riche négociant qui
professe pour la littérature l'estime qu'elle mérite, le retint à
dîner.

--Vous avez pris un sage parti, jeune homme, lui dit ce commerçant à
cheval sur ses principes, en quittant un métier qui n'en est pas un.
En embrassant la carrière administrative, vous vous rattachez à la
société; vous devenez quelque chose.

--Pardon, interrompit Romain; dans la littérature j'aurais pu devenir
quelqu'un.

--Et après?... continua M. Blandureau; songez donc qu'aujourd'hui vous
avez une position dans le monde. Et tenez, moi qui vous parle,
j'aimerais mieux donner ma fille en mariage à un sous-chef de
ministère qu'à n'importe quel académicien. Ce sont les premiers de
votre état, et ils gagnent douze cents francs par an!

--Et puis ils sont si vieux! dit Caldas.

M. Blandureau aurait sans doute ajouté des choses bien plus fortes
encore, si Romain ne s'était esquivé pour courir au théâtre.

       *       *       *       *       *

Ce soir-là il y avait première représentation aux Variétés: toute la
presse, grande et petite, était dans la salle. C'était la seconde
pièce d'un débutant dont on attendait monts et merveilles.

A onze heures moins le quart, le critique Greluchet fit son apparition
au café du théâtre. Il promena son oeil flamboyant autour de la salle,
cherchant un visage ami. N'en trouvant pas, il appela le garçon par
son _petit_ nom, et se fit servir une chope. Le critique Greluchet,
qu'on avait outrageusement refusé au contrôle, était allé étudier son
compte rendu au Casino-Cadet; parti furieux, il revenait presque gai,
ayant recueilli deux mots méchants sur la pièce nouvelle à encadrer
dans son feuilleton.

Bohême incurable, depuis huit jours Greluchet avait vu la fin de sa
dernière pièce de cent sous, ce qui ne l'empêchait pas d'entrer dans
ce café, se fiant, pour payer sa consommation, à la Providence qui
déjà tant de fois a bien voulu acquitter ses notes.

Pour tuer le temps, il prit une feuille de théâtre et se mit à étudier
la distribution de la pièce.

Déjà sa chope était à moitié vide, lorsque la porte du café
s'entrebâilla discrètement, et une tête barbue apparut qui
interrogeait l'horizon des consommateurs.

Greluchet reconnut cette tête.

Ce n'était pas le messager du Seigneur, le banquier de la
Providence...

C'était Cahusac, le bohême qui travaille quelquefois et qui ferait de
si charmants articles, s'il prenait la peine de garder la monnaie de
sa conversation. Cahusac cause, il n'écrit pas; c'est un artiste en
mots, il pétille comme un feu d'artifice; et quand l'esprit lui
manque, il se sauve par la méchanceté. C'est du fiel champanisé.

Greluchet ne connaissait que trop ce Rivarol de brasserie; son flanc
portait encore une plaie ouverte. Cahusac avait lancé plus d'un mot
terrible à son adresse.

Greluchet est sans rancune. Il s'ennuyait tout seul, il appela son
bourreau.

Cahusac hésita, mais il avait soif aussi, et il entra.

--Hein! cria Greluchet, est-ce assez infect?

Trois bourgeois qui jouaient aux dominos levèrent la tête, et
Greluchet fut content, il faisait sensation.

--Que pouvez-vous trouver d'infect, vous? demanda Cahusac avec la
dernière insolence...

--La pièce, parbleu!

--Y étiez-vous?

--J'en sors.

L'oeil impitoyable de Cahusac se fixa sur son interlocuteur, qui se
sentit si décontenancé, qu'il fit servir une canette.

--Racontez-moi donc la pièce, reprit Cahusac.

--Il n'y a pas de pièce.

--Et les mots?

--Il n'y a pas de mots.

--Mais enfin, de quoi est-il question?

--Eh! de rien? toujours la même rengaine...

--A-t-on sifflé? a-t-on applaudi?

--Heu! heu!

--Bon, dit Cahusac, je suis fixé.

--Sur quoi? demanda Greluchet surpris.

--Sur vous, parbleu!

Le critique eut presque envie de se fâcher; mais la barbe noire de
Cahusac l'intimidait positivement.

Le mot cependant jeta du froid dans la conversation, et Cahusac se
levait déjà pour prendre son chapeau, quand la sortie du théâtre fit
affluer dans le café un dernier ban de consommateurs.

Parmi eux, l'oeil de lynx de Greluchet distingua--non, devina l'ami
Romain Caldas.--«La bière est payée, pensa-t-il, merci, mon Dieu!» Et
se dressant sur ses maigres jambes, il héla le sauveteur. Du même
coup, il fit apporter un moos.

Le trop confiant Romain vint s'asseoir à la table des deux bohêmes.

--Quel succès! dit-il; au dénoûment on nous a servi l'auteur.

Greluchet n'était pas à la conversation; il admirait les beaux habits
de Caldas...

--Ah çà! te voilà vêtu comme feu Gandin, dit-il avec envie; il y a
donc de l'or, au _Bilboquet_?

--Pas trop, dit Romain, mais j'ai la confiance d'un tailleur.

--Un tailleur à _tomber_, interrompit Cahusac, je demande son adresse.

--Entendons-nous; reprit Caldas; j'ai sa confiance, parce que j'ai une
place.

--Une place! firent en choeur les deux bohêmes.

--Oui, mes amis, j'entre au ministère de l'Équilibre.

--Paye-t-on la copie? demanda le critique.

--Cent francs par mois, répondit Romain, pour commencer.

--Alors, mordioux! fit le critique; saisissant la balle au bond, c'est
toi qui régleras la consommation.

--Cent francs, reprit Cahusac, mais c'est la Californie; je demande
une pioche... Voyons, qu'est-ce qu'il faut faire pour gagner tout cet
argent-là?

--Pas grand'chose, en vérité. On arrive au bureau sur les dix heures;
à cinq heures on est libre.

--Ça fait sept heures, observa Cahusac, c'est long!

--Y va-t-on tous les jours? demanda Greluchet.

--Dame, oui, les dimanches exceptés.

--Ça fait vingt-six jours par mois, remarqua le critique; c'est
beaucoup.

--Je vous trouve superbes, reprit Caldas; est-ce que vous avez jamais
gagné cent francs à travailler dans vos journaux?

--D'abord nous ne travaillons pas, répliqua Cahusac.

--Et nous sommes libres, ajouta Greluchet.

--Vous n'allez pas toujours où vous voulez, dit l'autre.

--Pas toujours, mais qu'importe?

--Il importe si bien, s'écria Cahusac, que de vos cent francs je ne
veux en aucune sorte, et ne voudrais pas même à ce prix d'un tailleur.



IX


La fable du loup et du chien ne fit point revenir Caldas sur sa
détermination. Il allait porter un collier, c'est vrai, mais le
blesserait-il plus que le collier de misère, dont il gardait encore
les cicatrices?

Plein de confiance en l'avenir, il écrivit à son père pour lui
annoncer son changement d'existence. Cette lettre, qui devait combler
de joie la moitié de la population de Céret (Pyrénées-Orientales),
faisait honneur aux bons sentiments de Romain, le post-scriptum
surtout, où il demandait quelque argent: un fils respectueux n'écrit
jamais à ses parents sans leur demander de l'argent.

Caldas en avait un grand besoin, d'argent. M. Krugenstern, par oubli
sans doute, avait négligé de payer le loyer et la pension de son
protégé. Une fausse honte avait empêché Romain de lui rappeler ce
détail important.

Bachi-bozouk littéraire, Caldas dînait le plus souvent de la razzia de
l'imprévu. Il campait au bivouac de l'amitié ou de l'amour,--du crédit
quelquefois. Incorporé dans les bataillons réguliers de
l'administration, il lui fallait désormais un _ordinaire_ et un
casernement assurés.

Voilà pourquoi il avait fait traite sur l'amour paternel.

La civilisation, qui s'intéresse aux nègres, n'a pas encore prohibé la
traite des pères.



X


En attendant la réponse de Céret, Caldas rêvait aux moyens d'enterrer
sa liberté au bruit de cette musique qu'aime Marco. Aux placers vingt
fois remués de son imagination, il réclamait un peu d'or, oh! pas
beaucoup! le prix d'un souper.

Ma foi, il se paya d'audace; il alla demander «de l'ouvrage» au
directeur d'un grand journal. Ce directeur, qui fait profession
d'aimer la jeunesse, accueilli avec empressement l'offre de
collaboration de Caldas. Sacrifiant pour lui cinq minutes du temps
qu'il consacre à l'éducation des peuples, cet homme politique ne
craignit point de lui révéler son dernier mot sur «l'Évêque de Rome,»
et finit en lui commandant un article sur une nouvelle pâte à faire
couper les rasoirs.

En vingt-quatre heures, Romain fit un poëme. Le directeur du grand
journal, après avoir lu attentivement l'article, crut pouvoir lui
prédire un bel avenir littéraire, et, séance, tenante, lui fit compter
quarante francs.

--J'aime la ligne de ce journal, pensa Caldas.

Muni de ce viatique, il s'élança dans un fiacre:

--A Grenelle, au théâtre! dit-il au cocher.

Il y avait déjà plus de six semaines que le coeur de Caldas avait été
incendié par la chevelure de mademoiselle Célestine. C'était à la
descente de l'_Omnibus des Artistes_ qu'il l'avait aperçue pour la
première fois.

--Le connaissez-vous, monsieur, cet omnibus? Il a fait la fortune du
directeur de génie qui a su appliquer ce véhicule à l'art dramatique.

Ce grand homme a résolu pour le comédien le problème de l'ubiquité.
Avec une seule troupe, M. Mont-Saint-Jean dessert huit salles de la
banlieue, et, grâce au trot rapide de ses chevaux, le même «bon fils»
peut, le même soir, retrouver sur quatre théâtres aux quatres points
cardinaux la même «croix de sa mère.»

Et des esprits chagrins viendront nous dire que l'art est dans le
marasme!...

--Non, monsieur, la carrosserie a fait de grands progrès.

Scarron ne donnait qu'une charrette à sa troupe ambulante.
Mont-Saint-Jean met à la disposition de ses artistes une voiture à
ressorts.

C'est égal, l'auteur du _Roman comique_ reconnaîtrait les siens; il
saluerait plus d'un visage aux vitres de l'omnibus.

Du reste, Mont-Saint-Jean est plus fort que lui. Son omnibus a
dix-huit places; il y fait tenir trente comédiens.

L'étoile de Caldas brillait ce soir-là du plus vif éclat au firmament.
Il arriva au théâtre, juste comme mademoiselle Célestine, qui venait
d'être poignardée par le duc de Buckingham, chaussait ses caoutchoucs
pour regagner la loge paternelle.

Cette ingénue avait été cruelle pour Romain: c'est en vain qu'il avait
composé pour elle des sonnets de la plus belle eau; c'est en vain
qu'il l'avait opposée dans le _Bilboquet_ à mademoiselle Fix de la
Comédie-Française; elle avait résisté.

Elle ne résista pas à l'offre d'un souper chez Magny. Mais en passant
devant le Grand-Condé, elle s'aperçut que sa robe était déchirée.

--Ah! si vous m'aimiez réellement, soupira-t-elle en lui serrant la
main.

Caldas n'hésita point,--et pourtant il n'avait pas dîné. Mademoiselle
Célestine eut une robe qui fit longtemps le désespoir de sa bonne
amie, la forte jeune première amoureuse. Mais le souper des
fiançailles se fit chez Romain. La rôtisseuse de la rue Dauphine
fournit pour trois francs un frugal menu qui fut arrosé d'un
petit-bleu largement baptisé.

Il monta pourtant à la tête de Romain, ce cru d'Argenteuil, si bien
qu'il commit l'imprudence d'avouer à Célestine sa récente nomination
au ministère de l'Équilibre national. Des rêves d'ambition se mêlaient
à ses rêves d'amour. Il ne cacha pas à son amante que le plus bel
avenir administratif lui était réservé. Il se voyait déjà chef de
division et lui faisait présent d'une voiture attelée de deux chevaux
gris pommelés.

--Je t'aimerai toujours, lui dit l'ingénue, et je viendrai chez toi
tous les trente et un du mois.



XI


Elle avait l'habitude d'aller en voiture, la pensionnaire de
Mont-Saint-Jean.

Caldas fut héroïque; il lui restait trente centimes, il offrit
l'omnibus.

Et pourtant le jour qui se levait, était son premier jour de
servitude. Pour la première fois il se dit:

--Allons, il faut aller à mon bureau!

Il fallait aller au bureau, en effet, sans avoir déjeuné, sans un sou,
sans savoir s'il dînerait le soir...

Il fut sur le point, le misérable, de regretter ses quarante francs.

Qu'en restait-il à cette heure? une vague senteur ambrée dans sa
chambre de garçon, une épingle noire sur sa cheminée.

Un espoir survivait chez lui, et c'est avec un battement de coeur
qu'en passant devant la loge de sa portière il lui jeta ces mots:

--Avez-vous une lettre pour moi?

La portière haussa les épaules avec mépris.

--C'est fini, se dit-il, je ne dois plus compter sur mon père.

Et serrant d'un cran la boucle de son pantalon, il courut au
ministère.

M. Ganivet, son chef de bureau, l'attendait; même il avait gardé son
habit noir pour cette solennité: d'ordinaire, pour abattre de la
besogne, il se met en manche de chemise.

Caldas n'avait jamais vu un homme aussi poli que M. Ganivet: poli est
trop peu dire; son geste moelleux, sa voix de miel, l'onction de son
sourire, en font l'incarnation vivante de cette formule stéréotypée:
«J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant
serviteur.»

Mais cette urbanité perpétuelle n'est aussi qu'une formule chez M.
Ganivet. Très-orgueilleux au fond et très-fier de sa position, s'il
condescend à tant d'amabilité pour les inférieurs, c'est qu'il a fait
son profit du mot de Gavarni: «Les petits mordent.»

C'est le _credo_ de sa politique. Cet ambitieux de bureau cherche son
levier dans la popularité. Si le ministre était nommé au suffrage
universel des employés, il aurait le portefeuille.

Cet homme déconcerta Caldas par ses prévenances. Il lui roula un
fauteuil près de la cheminée et le pria de se chauffer les pieds sans
façon. Ensuite il lui tint un petit discours qui peut se résumer
ainsi: «Je vous connais, monsieur, je sais que les modestes fonctions
qui vous sont assignées ici sont bien au-dessous de vous; je rougis
presque d'avoir à vous tracer une besogne si mesquine. Des employés
comme vous, monsieur, rendent bien difficile la position d'un chef;
c'est vous qui devriez être à ma place.»

--Oh! oh! se dit Caldas, tu me fais poser, mon bonhomme.

M. Ganivet ne faisait pas poser Caldas; il lui récitait son petit
programme, voilà tout.

Le reste de l'entretien fut digne du commencement. Le chef de bureau,
du ton de l'intérêt le plus profond, s'informa de tout ce qui touchait
Romain, de son passé, du présent et de son avenir; il lui demanda des
nouvelles de sa famille, et combien son père avait eu d'enfants. Il
termina en le félicitant d'avoir été nommé au bureau du Sommier, le
bureau le mieux composé de tout le ministère. Il lui traça un portrait
vraiment flatteur de ses collègues, gens spirituels, instruits,
aimables et de la meilleure compagnie, tous appelés au plus bel
avenir. Il prit la peine de le conduire lui-même jusqu'à la porte du
bureau.

Là, il lui donna une chaude poignée de main, et finit en lui demandant
sa protection.



XII


Seul, au milieu du corridor, Caldas vit avec anxiété s'éloigner M.
Ganivet.

L'idée de se présenter à des collègues si remarquables l'inquiétait
sérieusement; il éprouvait quelque chose de cette émotion du jeune
poëte qui, son manuscrit à la main, va frapper à la porte du
Théâtre-Français et sollicite une lecture de MM. les Sociétaires. Il
cherchait un mot aimable, dégagé, spirituel, à dire en entrant, un de
ces mots qui posent à tout jamais un homme.

En attendant il restait immobile devant la porte; il étudiait la
physionomie de ces panneaux derrière lesquels se trouvait l'inconnu.
Il lut, sans y rien comprendre, les énigmatiques désignations que
voici:


                  VINGT ET UNIÈME DIVISION.
                        ~~~~~~~~~

  +-------------+                         +-----------+
  | SECTION 17e |        SOMMIER          | 9e BUREAU |
  +-------------+                         +-----------+
                          -----

              De la lettre A à la lettre H

      +-------------------------------------------+
      | LE PUBLIC N'EST ADMIS QUE DE 2 HEURES 1/4 |
      |             A 3 HEURES 1/2.               |
      +-------------------------------------------+

--Tout ceci ne m'apprend pas grand'chose, murmura Caldas. Bast,
entrons!

Il ouvrit la porte... et reçut une pomme cuite sur l'oeil.

--Sacrrrrebleu! s'écria-t-il en portant la main au siège de la
douleur.

--Vous ne savez donc pas lire? lui cria un monsieur armé d'un balai et
perché sur une échelle; le public n'est admis que de deux heures un
quart à trois heures et demie.

Deux autres messieurs, dont l'un brandissait des pincettes, tandis que
l'autre se faisait un bouclier de son pupitre, lui crièrent aussi:

--Le public n'est admis...

--Mais sapristi! je ne suis pas le public, riposta Caldas, je suis
employé dans ce bureau; M. Ganivet...

--Tiens, c'est le nouveau, dit le monsieur aux pincettes.

--Vous arrivez à propos, dit le monsieur sur l'échelle, nous sommes
accablés de besogne.

--Voici votre place, ajouta le monsieur au bouclier, en lui montrant
une table non occupée.

Et, profitant d'un moment d'inattention du monsieur aux pincettes, il
lui asséna sur les reins un coup de règle plate à assommer un boeuf.

La petite guerre recommença, sans qu'on fit davantage attention au
nouveau, qui s'assit piteusement à sa place.

La victoire ne tarda pas à se déclarer en faveur du monsieur à
l'échelle et du monsieur aux pincettes. Forcé dans ses derniers
retranchements, l'homme au pupitre lâcha pied et courut se réfugier
derrière Caldas pour éviter la bagarre. Le nouveau se leva
brusquement; sa chaise roula à trois pas, et, du coup, il fut atteint
par les pincettes.

Ma foi, la moutarde lui monta au nez; il saisit un plumeau et se
rangea du côté de l'homme au pupitre, qui, grimpé sur une table, se
défendait courageusement.

Caldas tapait comme un sourd, et le vacarme redoublait.

Tout à coup la porte s'ouvrit; un quatrième monsieur entra.

C'était un petit homme sec, jaune, bilieux, à l'oeil cave. Comme on
était au lundi, il était rasé de frais.

M. Rafflard (tel était son nom) ne se fait raser que tous les
dimanches. M. Rafflard s'enrhume facilement; c'est pourquoi il porte
des chaussons fourrés et une calotte; il y a même une plaisanterie de
tradition à ce sujet dans le neuvième bureau: tous les ans, au 1er
janvier, les collègues de M. Rafflard lui offrent une calotte de
velours; il s'est fâché la première année, depuis il s'est fait à ce
cadeau, peut-être même se fâcherait-il si on négligeait cette
prévenance.

Malheureusement on ne lui donne pas de paletot pour remplacer celui
qu'il porte à son bureau depuis l'année du retour des cendres; ce
paletot a juste deux ans de service de moins que M. Rafflard. C'est en
1838 qu'il fut nommé surnuméraire; il a mis vingt-trois ans à devenir
commis principal; on n'avançait pas vite de son temps; il croit qu'il
sera sous-chef au moment de sa retraite; mais il est le seul à le
croire. Rafflard a son bâton de maréchal; tout le monde sait qu'il
n'ira pas plus loin. Et s'il ne va pas plus loin, c'est simplement
parce qu'il n'a pas été plus vite.

Son peu de chance dans l'administration a aigri son humeur; il avait
le caractère difficile en entrant au ministère de l'Équilibre; il est
devenu tout à fait insupportable. C'est la faute d'une gastrite,
produit de son ambition rentrée.

Profondément inintelligent, il rachète son incapacité par une gravité
imperturbable. Il est fainéant, mais on ne l'a jamais vu inoccupé.
C'est le paresseux le plus actif et la nullité la plus solennelle de
l'Équilibre.

M. Rafflard sembla fort choqué de la conduite de ses collègues.

--C'est avec de pareils enfantillages, dit-il, que vous faites le plus
grand tort à tout le bureau. Vous ne serez donc jamais sérieux!

Les fonctions de commis principal, au ministère de l'Équilibre, ne
comportent aucune prééminence sur les autres commis ou rédacteurs. Il
est chargé seulement de distribuer le travail quotidien aux
expéditionnaires. Si donc un commis principal a dans un bureau quelque
influence, il ne la doit qu'à sa valeur personnelle. M. Rafflard
n'avait ni l'une ni l'autre.

Trois grognements accueillirent son observation, et l'homme aux
pincettes, se glissant derrière le commis principal, lui enleva
lestement sa calotte.

--Que c'est bête, monsieur Basquin! s'écria-t-il, vous allez me faire
prendre un rhume.

--On ne lui rendra sa calotte que s'il éternue, dit l'homme à
l'échelle.

--Bravo, Nourrisson! firent les autres; éternuez mon oncle!

«Mon oncle» est une autre plaisanterie traditionnelle dont la légende
se perd dans la nuit des temps.

Le commis principal ne répondit rien. Il gagna d'un air revêche le
bureau séparé qu'il occupait auprès de la fenêtre.

--Quand il vous plaira de rendre ma calotte, continua-t-il, vous me le
direz.

--Qu'est-ce que tu payes si on te la rend? demanda l'homme au pupitre.

--Je ne paye rien; je n'ai pas douze mille livres de rente comme toi,
Gérondeau. Si je les avais, je ne serais pas ici à faire ce métier de
galérien.

A ces mots, «douze mille livres de rente,» Caldas laissa tomber son
plumeau; il considéra avec curiosité ce quadragénaire opulent qui
répondait au nom de Gérondeau.

On rendit la calotte à M. Rafflard, qui n'en grogna que plus fort.

--On ne peut jamais travailler ici, c'est dégoûtant. Si vous n'avez
rien à faire, moi, j'ai de la besogne: un rapport à faire copier.

--Voilà votre homme, dit Gérondeau en montrant Caldas; monsieur est
notre nouveau collègue.

Galdas se leva pour prendre des mains du commis principal le rapport
en question.

--Vous n'êtes pas dégoûté, vous, dit l'autre, un travail destiné au
ministre!

--C'est donc bien difficile? demanda Romain.

--Parbleu! il faut avoir été maître d'écriture.



XIII


Tout rentra dans l'ordre peu à peu; le rapport fut confié au jeune
Basquin qui possède la plus belle ronde de l'administration: Gérondeau
et Nourrisson s'installèrent à leur pupitre; l'un se mit à tracer un
transparent, et l'autre se plongea dans le feuilleton de la _Patrie_.

--Je voudrais cependant bien faire quelque chose, hasarda Caldas.

--J'ai là un état de mutation, interrompit vivement Gérondeau.

--Et moi un arrêté, minute et ampliation, ajouta Nourrisson.

--Gardez donc votre besogne pour vous, répliqua le commis principal.
Le chef m'a spécialement recommandé monsieur, je vais lui faire
préparer des chemises.

A l'idée que la préparation des chemises allait devenir son
attribution spéciale, Caldas fut saisi d'admiration. Il comprit qu'en
administration comme en industrie, la division du travail est la loi
fondamentale. L'aiguille, avant d'être livrée au commerce, a passé
dans les mains de vingt-sept ouvriers. S'il ne fallait que vingt-sept
employés pour le parachèvement d'un dossier!

Romain se mit donc consciencieusement à préparer des chemises, en
attendant le jour où on le trouverait capable d'en écrire les
intitulés.

Comme il s'escrimait de la règle et du couteau à papier, le garçon du
bureau entra.

Une douce intimité régnait entre ce garçon et ses employés.

--Eh bien! Népomucène, cria Basquin, et les amours, et l'écaillière?

(Les amours de Népomucène et de l'écaillière, qui ont égayé plusieurs
générations au bureau du Sommier, ne sont plus aujourd'hui qu'une
rengaine qui peut se traduire ainsi: «quoi de neuf?»).

Népomucène alla fermer soigneusement la porte qu'il avait laissée
entrebâillée, et revenant avec un air mystérieux:

--Vous ne savez pas, dit-il, la femme du sous-chef du bureau de
l'Équilibre médical...

--Eh bien?

--Je ne vous dis que ça...

--Ah! bah!

--Et une drôle d'affaire encore!... Faut-il que les femmes aient de la
malice... C'est le garçon des lampes qui m'a conté la chose... Dame,
il n'est pas beau, M. Ravineux.

--Ne nous faites donc pas languir, Népomucène, dit Gérondeau.

--Eh bien! voilà: M'ame Ravineux, une blonde qui n'est pas piquée des
vers, allez, s'en est laissé conter par M. de Gandes du secrétariat...

--De Gandes, un beau garçon, et qui est riche, fit Gérondeau.

--Alors, comme M'ame Ravineux demeure à Auteuil dans une maison qui
n'a pas de concierge, elle avait donné une clef au jeune homme; les
soirs où M. Ravineux dînait à Paris, M. de Gandes allait à Auteuil. Il
était prévenu, et prévenu par le mari, ce qu'il y a de superbe...

--Comment ça? demanda Basquin.

--M. Ravineux porte habituellement des cravates noires; quand il
devait manger en ville, sa femme le matin lui faisait mettre une
cravate blanche, vous comprenez.

--Pas bête, dit Gérondeau; elle me plaît, cette petite femme.

--Oui, mais voilà le malheur: jeudi dernier, elle était malade; M.
Ravineux s'habille, il ne trouve pas de cravate noire, il en met une
blanche. M. de Gandes voit le signal, et le soir il court à Auteuil,
ouvre la porte, monte à tâtons l'escalier et tombe sur le mari. Dame,
tout se découvre!

--J'aurais été plus adroit, dit Gérondeau.

--Qu'est-ce que vous auriez fait? il apportait un gros bouquet de
camélias... Au fait, voilà deux jours que M. Ravineux n'a pas reparu,
M. de Gandes non plus. Il paraît que ça finira en police
correctionnelle.

--Sacredieu! interrompit M. Rafflard en tapant du poing sur sa table,
il n'y a pas moyen de travailler ici!

--Voyons, reprit le garçon de bureau, qu'est-ce que je vais prendre à
ces messieurs pour leur déjeuner?

Chaque employé donna ses instructions.

--Et vous, monsieur, dit Népomucène en s'adressant à Romain, ne vous
faut-il rien?

--Merci, répondit Caldas qui mourait de faim, je n'ai pas d'appétit.

--Moi non plus malheureusement, soupira Gérondeau, mais je mange tout
de même, ça m'occupe!



XIV


Au ministère de l'Équilibre national, le déjeuner est l'occupation la
plus sérieuse de la journée.

Autrefois on accordait une heure aux employés pour déjeuner au dehors.
Mais le ministre ayant reconnu l'abus de cette tolérance, décida
qu'ils prendraient désormais leur repas dans les bureaux. Aujourd'hui,
grâce à cette mesure efficace, le déjeuner n'absorbe pas beaucoup plus
du tiers des six heures réglementaires.

Il résulte de cette mesure un autre avantage: les miasmes des
paperasses se trouvent heureusement combinés avec les parfums
culinaires les plus variés.

Chaque pièce révèle la nationalité gastronomique de ceux qui
l'occupent: il y a le bureau des Alsaciens qui sent la choucroute, et
le bureau des Provençaux qui sent l'ail.

L'étranger qui arrive à Paris et va visiter la ménagerie au Jardin des
Plantes, ne regarde pas à donner la pièce aux gardiens pour assister
au repas des bêtes. De même, pour étudier l'employé de l'Équilibre, il
faut arriver à l'heure où il prend sa nourriture. A ce moment les
caractères se dessinent, les personnalités s'accusent, les situations
se révèlent.

Caldas, qui a bien voulu me servir de cornac quelquefois, m'a promené
certain jour dans le dédale de son ministère entre midi et trois
heures; car tous les employés, depuis la nouvelle mesure, ne mangent
pas au même moment.

Mon ami m'a fait voir l'employé sobre, qui grignotte l'antique petit
pain d'un sou et se désaltère de l'eau tiède de la carafe qui mijote
sur la cheminée; c'est un père de famille gêné, à moins que ce ne soit
un libertin qui nourrit un vice aux dépens de son estomac.

Il m'a montré aussi l'employé goinfre, qui engloutit et digère des
montagnes de charcuterie; l'employé gourmet, qui traite son ventre
comme un ministre, qui élabore son café, mélange d'amateur, dans une
cafetière à condensateur; l'employé que son épouse soigne, à qui l'on
apporte chaque jour une collation chaude; l'employé à la bouteille de
vin, membre du nouveau Caveau; et l'employé à la bouteille
d'eau-de-vie, hélas!...

Ce petit jeune homme a une mère qui le gâte; il arrive les poches
bourrées de friandises.

Cet employé économe achète chaque mois sa provision de salaisons à la
halle et vit vingt-huit jours sur un jambonneau.

Enfin Caldas m'a fait connaître un ambitieux qui fera son chemin:

C'est l'employé qui ne déjeune pas.

       *       *       *       *       *



XV


Les quatre employés du bureau du Sommier, collégues de Caldas, étaient
éclectiques en gastronomie.

A peine le garçon parti, chacun d'eux prépara sa petite batterie de
cuisine.

Grattoirs, plumes et canifs rentrèrent dans les tiroirs pour faire
place aux assiettes, aux verres, aux couteaux, aux fourchettes.

Nourrisson prit dans un carton sur lequel on lisait: _Affaires
litigieuses_, un plat de fer battu et un gril.

Le commis principal tira d'une armoire la casserole où il prépare son
chocolat, et plaça devant le feu la bouilloire où il fait cuire son
oeuf mollet.

Gérondeau avait fait table rase; il mettait la nappe en linge damassé,
ma foi! Gérondeau a un huilier, une salière, une cafetière et une cave
à liqueurs dont la clef ne le quitte jamais.

Le calligraphe Basquin rinçait son verre; du déjeuner il ne soigne que
les liquides.

Le garçon de bureau, messager des appétits, rentra ployant sous le
poids d'un filet rempli de comestibles divers; il portait aussi dans
un panier à trois étages la collation de Gérondeau, une douzaine
d'huîtres, un demi-perdreau truffé, une barbue aux fines herbes, une
tranche de roquefort, une poire duchesse et une bouteille de sauterne.
L'addition montait à 11 fr. 50 c.

L'expéditionnaire Gérondeau dépense à son déjeuner les appointements
d'un sous-chef.

--Ouf! dit le garçon en déposant son filet, j'ai cru que je n'en
finirais pas. La dame de comptoir me racontait qu'un des garçons a
volé plus de quatre-vingts bouteilles de vin à la cave. Nous lirons ça
dans la _Gazette des Tribunaux_. Et puis, j'ai eu joliment de peine à
trouver des harengs saurs, allez!

--Qu'est-ce qui mange des harengs saurs? s'écria le commis principal
d'un ton furieux.

--C'est moi, fit Nourrisson, après?...

--C'est vraiment intolérable, continua M. Rafflard, vous semblez
prendre plaisir à nous empester! Hier des cervelas à l'ail,
aujourd'hui des harengs.

--Vous mangez bien du chocolat purgatif, vous, ça empoisonne la
pharmacie!

Au lieu de répondre, le commis principal se précipita vers sa
bouilloire. Depuis dix minutes qu'il discutait, il avait oublié son
oeuf.

--Sacré tonnerre! s'écria-t-il, je n'ai pas de chance, mon oeuf est
dur!

--Tant mieux, dit Nourrisson, je te l'achète pour ma salade.

--Allez au diable, répondit Rafflard en piétinant avec rage sur son
oeuf.

Népomucène était sorti. Les employés du bureau du Sommier causaient
gaiement la bouche pleine. Au jeu de toutes ces mâchoires, Caldas se
sentait défaillir, la faim, que dis-je? la fringale lui mordait
l'estomac; l'odeur des truffes de Gérondeau lui donnait le vertige. Il
songeait avec effroi, en louchant du côté de ces huîtres
appétissantes, que ce supplice de Cancale allait se renouveler tous
les jours, et il se demandait pourquoi l'administration ne paye pas
ses employés chaque soir.

Le déjeuner tirait à sa fin: Gérondeau ouvrait sa cave à liqueurs.
Basquin, qui venait de se tailler quelques cure-dents dans un paquet
de plumes à quatre francs, arracha Romain à ses sombres réflexions.

--Vous ne dites rien, collègue; acceptez donc un verre de cognac pour
vous égayer!

Caldas se sentit profondément humilié; mais il ne refusa pas.

Au même instant, le garçon de bureau rentra pour remplir la carafe
vidée par le seul Rafflard.

--Avec tout ça, dit Basquin, en trinquant avec le nouveau, nous ne
savons pas encore votre nom.

--Je m'appelle Romain Caldas.

Népomucène dressa l'oreille:

--Comment dites-vous, monsieur? demanda-t-il.

Romain, un peu surpris de cette familiarité, répéta son nom.

--Eh! j'ai une lettre pour vous, j'allais la rendre au facteur.

Caldas ouvrit de grands yeux, mais il les écarquilla bien davantage en
reconnaissant l'écriture paternelle.

Il rompit le cachet d'une main fiévreuse, et un mandat rouge tomba à
ses pieds.

Gérondeau, qui sirotait un verre de chartreuse, se baissa pour
ramasser le mandat.

--Ah! ah! jeune homme! s'écria-t-il, voilà pour payer votre bienvenue.
Cent vingt francs, ajouta-t-il, en recevez-vous souvent comme cela?

--Tous les mois, répondit Romain, qui voulait se poser dans l'esprit
de ses collègues.

La lettre de M. Caldas le père était ainsi conçue:


«Mon cher Romain,

«Si tu ne m'as point menti, cette lettre te parviendra, et je ne
regretterai pas l'argent que j'y joins, puisqu'il te sera utile pour
t'assurer une position. Si au contraire, comme cela malheureusement
t'est arrivé quelquefois, tu avais cherché à m'en imposer cet argent
échappera à tes prodigalités.

«Je t'adresse cette lettre au ministère où tu es nommé (à ce que tu me
dis), au bureau que tu me désignes. Puisses-tu, mon fils, persévérer
dans cette voie, et renoncer à ce dégoûtant métier de journaliste. La
statistique, mon fils, t'apprendra que ce métier peuple les hôpitaux
et parfois les prisons.

«Adieu, ta mère t'embrasse, elle a joint vingt francs aux cent que je
m'étais proposé de t'envoyer.»

La ruse paternelle affligea sensiblement Caldas, mais les cent francs
étaient un baume à cette blessure.

Il n'eut plus qu'une idée: sortir pour aller manger.

Mais comment faire? Il n'osait point s'ouvrir à ses collègues.
Demander conseil eût été avouer qu'il désirait passionnément toucher
ce mandat et faire soupçonner qu'il était sans le sou. L'insidieuse
proposition de Gérondeau lui offrit une planche de salut.

--Messieurs, reprit-il, je serais heureux de vous offrir à dîner, mais
je voudrais auparavant toucher ce mandat, et je crains qu'à la fin de
la séance le bureau de poste ne soit fermé.

--Parbleu! allez le toucher tout de suite, dit l'impudent Gérondeau.

--Mais n'est-il pas défendu de sortir?

--Sans doute, mais on sort tout de même, on exécute le tour du
chapeau.

--Qu'est-ce que c'est que cela? demanda Romain.

Basquin bondit de dessus sa chaise et retomba sur ses pieds au beau
milieu de la pièce; il releva ses manches à la façon d'un escamoteur,
et de la voix bouffonnement emphatique d'un joueur de gobelets:

--Écoutez bien, jeune homme, dit-il, car je ne parle pas ici pour le
reste de l'honorable socilllliété.

			  LE TOUR DU CHAPEAU

				  OU

		      L'ESCAMOTAGE DE L'EMPLOYÉ

Il s'agit d'escamoter un employé sous l'oeil de ses supérieurs, et que
ceux-ci n'y voient que du feu! Ça vous paraît difficile, jeune homme,
c'est l'enfance de l'art. Mais, me direz-vous: «Malin, comment fais-tu
donc ce tour du chapeau?» Rien n'est plus simple, plus aisé, plus
commode et plus naturel. Il fait beau, vous voulez prendre l'air, un
petit verre ou une queue de billard: vous faites choix d'un collègue
sédentaire,--sédentaire, là gît toute la difficulté--d'un collègue
dont la tête soit en rapport avec la vôtre; vous lui empruntez son
gibus et vous filez avec. Vous avez eu soin de laisser le vôtre en
évidence sur votre pupitre, avec votre mouchoir et vos gants, si vous
en usez. Pendant ce temps-là le chef peut venir, il voit votre chapeau
et vous êtes bien noté. Le tour du chapeau est fait, et le vôtre
aussi.

       *       *       *       *       *



XVI


--Ma foi, dit Caldas, je vais exécuter le tour du chapeau et courir
jusqu'à la poste.

Il essaya alors le couvre-chef de ses collègues. Celui de Gérondeau,
qui était beaucoup trop grand, ne lui allait pas mal.

Basquin lui enseigna l'art de rétrécir le diamètre d'un chapeau en
insérant entre la doublure et le carton quelques feuilles d'un
magnifique papier à lettre.

Nourrisson, qui mange des harengs saurs parce qu'il est coquet, lui
offrit une brosse, un peigne et du savon qui sentait le musc.

Caldas n'accepta pas. Il était trop pressé.

Au moment où il sortait, Basquin l'arrêta.

--Il fait du soleil, lui dit-il, je vais vous accompagner.

La mine de Romain s'allongea à cette proposition.--Si ce diable
d'homme vient avec moi, pensait-il, adieu mon déjeuner.

Il n'osa pas cependant décliner l'offre gracieuse.

--Attendez-moi, dit Basquin, le chapeau qui me va est deux étages plus
haut, à la comptabilité. Je vais le chercher.

Gérondeau profita de ce retard pour faire à Caldas quelques
recommandations suprêmes.

L'opulent expéditionnaire ne voyait pas sans angoisses son chapeau
aller se promener sur la tête d'autrui.

--Ayez-en bien soin, lui dit-il, ne marchez pas trop près des maisons:
il tombe des gouttes d'eau souvent de la toiture, et si vous
rencontrez de vos connaissances, évitez de les saluer.

Basquin reparut.

--Faites comme moi, dit-il à Romain.

Et il prit à la main une des chemises que Caldas avait confectionnées
le matin.

--Pourquoi diable nous embarrassons-nous ainsi de cette feuille de
papier? demanda dans l'escalier le nouveau à son collègue.

--Mon cher, nous pouvons rencontrer quelqu'un dans les couloirs. Notre
chapeau éveillerait des soupçons. Ce passeport administratif fera
croire à une commission à l'extérieur.

Précisément parce que le temps était magnifique, beaucoup d'employés
avaient éprouvé la même velléité de promenade; ils en rencontrèrent un
certain nombre qui portaient gravement leur feuille de papier;
quelques-uns, les plus prudents, s'étaient précautionnés d'un dossier
pour de vrai.

Le bureau de poste n'était pas loin. Romain, lorsqu'il eut son argent
en poche, calcula que, sans faire une trop longue absence, il pouvait
inviter le calligraphe à prendre quelque chose, la monnaie de son
petit verre. Il pensait offrir une absinthe et se faire servir une
bavaroise au chocolat.

--Si nous entrions dans un café? proposa-t-il; nous avons le temps,
n'est-ce pas?

--Si nous avons le temps! répondit Basquin, la feuille de présence ne
se signe que demain matin à dix heures! Je comptais bien vous proposer
une partie de billard; seulement permettez-moi de vous conduire à
notre café habituel.

Et il le mena au

			 CAFÉ DE L'ÉQUILIBRE

Cet établissement n'est pas le plus luxueux des trois ou quatre de ce
genre qui débitent de la chicorée aux environs du ministère.

Si les employés lui ont donné leur clientèle, c'est que le patron a eu
l'esprit de mettre aux vitres de sa devanture des rideaux fort épais.
Un chef de division peut passer dans la rue, il n'apercevra pas ses
subordonnés faisant l'école buissonnière autour d'un billard ou devant
un tapis vert.

On a quitté en masse pour cet établissement si discret le café d'en
face.

Un loustic de l'administration avait répandu le bruit que le
limonadier était un mouchard, en relations intimes avec le ministre,
et qu'il faisait _coller_ ceux dont les notes étaient en retard.

Cette excellente plaisanterie a causé le suicide d'un père de famille,
trois faillites, et jeté onze enfants à l'hôpital.

Le Café de l'Équilibre fait des affaires d'or.

Lorsque Caldas y entra avec son collègue, les salles regorgeaient de
monde. Il y avait bien là cent cinquante jeunes gens, tous employés du
ministère.

L'animation était grande; c'était l'heure de la demi-tasse. Il y avait
des allées et des venues. A chaque instant la porte s'ouvrait et
quelque nouveau consommateur se glissait dans la salle; d'autres
s'enfuyaient sans prendre même le temps d'essuyer leurs moustaches.

Beaucoup absorbaient leur moka ou avalaient une chope furtive debout,
la tête nue, à la hâte: ceux-là n'avaient pas fait le tour du chapeau.
On reconnaissait les employés escamotés à leur quiétude; ces derniers
jouaient au billard ou comptaient les _cents_ d'une partie de bézigue
en trois mille.

L'entrée de Basquin fut saluée d'un hurrah. Comme il est toujours au
café, il est connu de toute l'administration; même il y avait fait de
très-bonnes connaissances qui lui donneront plus tard un coup
d'épaule. Des gens en passe de monter très-haut ont pris de lui des
leçons de carambolage; ce garçon arrivera par le billard.

Ce noble jeu est d'ailleurs, par excellence, un jeu administratif; il
a donné à la France un secrétaire d'État sous Louis XIV, M. de
Chamillard, qui n'avait pas son pareil pour _couler sur une bille_ et
pour _faire le bloc_.

Le premier mot de Basquin fut pour le garçon.

--Retenez-nous un billard, cria-t-il.

Bientôt la partie commença entre les collègues du Sommier. Caldas, qui
avait mangé six flûtes au beurre avec sa bavaroise, était d'humeur
généreuse et clémente. Dès les premiers coups il vit bien qu'il
pouvait rendre quinze points de trente à son adversaire: il ne voulut
pas égaliser la partie, il préféra lâcher son jeu pour faire à Basquin
la politesse de le laisser gagner.

Ils choquèrent longtemps l'ivoire en buvant des grogs et des chopes.
Romain ne s'ennuyait pas, le caractère de Basquin lui allait assez. Il
avait oublié tout à fait l'Équilibre, lorsque Gérondeau apparut sur le
seuil du café, le chapeau de Caldas à la main.

Il ne l'avait pas mis sur sa tête, parce qu'il était trop étroit.
Comme la pluie, depuis tantôt trois heures, avait succédé au beau
temps, l'expéditionnaire avait reçu quelques gouttes d'eau, et il
arrivait fort mécontent.

--En voilà une fugue! cria-t-il; il fallait au moins nous prévenir,
nous serions venus avec vous: ça n'est pas gentil.

Et s'adressant plus particulièrement à Romain, avec un rictus
ironique:

--M. Nourrisson craignait que vous n'eussiez oublié votre si aimable
invitation, et j'ai été obligé de l'amener de force.

--Comment, dit Caldas, il est déjà quatre heures! Est-ce que nous ne
remontons pas au bureau?

--Eh bien, merci, fit Basquin, vous trouvez peut-être que nous n'avons
pas assez donné à l'administration pour ce qu'elle nous paye.

--La journée est finie, dit Nourrisson, bien finie!

--Et on ne s'est pas aperçu de notre absence? demanda Romain.

--Non, le chef est venu, on lui a fait voir vos chapeaux.

--Mais j'y pense, dit Caldas à Basquin, vous n'avez pas rendu celui de
votre ami.

--Mon ami est au-dessus de ça, riposta celui-ci; nous n'avons qu'une
tête à nous deux.

Gérondeau s'informa de ce qu'avaient fait les deux fugitifs pendant la
journée.

Basquin répondit qu'il avait joué au billard et qu'il avait gagné sept
parties.

--Dame, vous êtes très-fort, mon petit, dit Gérondeau à Basquin qu'il
gagne toujours, vous devriez m'en rendre, je suis dupe; mais si M.
Caldas veut me faire le plaisir de jouer l'absinthe...

L'honnêteté de Basquin se révolta de cette proposition.

--Vous n'avez pas de honte! cria-t-il à Gérondeau.

Et se retournant vers Romain:

--Il est bien plus fort que moi, continua-t-il, n'acceptez pas.

--Qu'importe! fit Caldas.

Il joua mollement d'abord, en homme qui ne se soucie pas de gagner; au
milieu de la partie, Gérondeau, enhardi par une avance de dix points,
lui dit tout à coup:

--Au lieu d'absinthe, êtes-vous homme à tenir quatre bouteilles de vin
de champagne pour le dîner?

--Quelle canaille! s'écria Basquin.

Caldas hésita un moment; il trouvait l'offre assez scandaleuse. Il
accepta pourtant, mais il soigna son jeu et gagna à un point de
différence, en n'en comptant pas trois que son adversaire lui vola.

Gérondeau était furieux d'avoir perdu. Il reconnaissait bien là,
disait-il, sa déveine ordinaire. Comme il est plein d'amour-propre, il
ne voulait pas s'avouer la supériorité de Caldas, et, convaincu qu'il
devait gagner:

--Me donnez-vous ma revanche? demanda-t-il.

--Certainement, dit Romain.

C'était à Gérondeau de commencer. Il fit onze points de suite; la
partie était en vingt.

Au onzième carambolage qui ouvrait une série, il fit une seconde
motion:

--Tenez, dit-il, je suis bon prince, je joue, contre votre dîner, les
quatre bouteilles de vin de Champagne que j'ai perdues et toute la
consommation. Garçon, une bouteille de madère et des londrès!...

--Oh! oh! pensa Caldas, c'est par trop violent. Nous allons bien voir.

Et comme la joie avait fait manquer à Gérondeau son carambolage sûr,
Caldas prit la queue et ne la quitta que la partie gagnée.

L'expéditionnaire aux douze mille livres de rente fut anéanti sur le
moment. Mais, après réflexion, il dit tout bas à l'élégant Nourrisson:

--Je crois qu'il faut se défier de ce jeune homme. C'est un filou.

Au moment de partir, Caldas s'informa de ce monsieur maigre qu'il
avait invité et qui déjeunait de chocolat; on lui répondit qu'il ne
dînait jamais en ville, et Gérondeau ajouta que sa figure lui aurait
coupé l'appetit.

Déjà l'expéditionnaire riche était consolé. Il est ainsi fait:
sensible à la perte comme à l'extraction d'une dent, il est aussitôt
guéri; il s'exécute de bonne grâce, et, bon convive, remarquable
fourchette, le commerce d'un bon dîner lui donne presque de l'esprit.

Le dîner fut excellent. On se sépara à onze heures du soir,
raisonnablement gris.

En rentrant chez lui avec ses cent vingt francs intacts, Caldas
faisait des calculs.

--J'ai pourtant gagné trois francs trente-trois centimes aujourd'hui,
murmurait-il, et j'ai fait six chemises, soit cinquante-cinq centimes
et demi la chemise. C'est bien payé.

       *       *       *       *       *



XVII


Au bout de huit jours Caldas, qui commençait à se gratter à l'endroit
du collier, savait le fond du sac de ces quatre collègues.

Il ne les eût pas observés, que M. Lorgelin les lui eût déshabillés.

Caldas avait fait connaissance de cet employé un jour qu'il avait été
chargé d'aller faire des recherches au bureau voisin, qui comprend le
reste de l'alphabet depuis H jusqu'à Z.

--Nous n'aimions pas beaucoup M. Lorgelin à l'Équilibre, me disait
Caldas; mais nous l'estimions tous. Je dirai plus: nous le
respections, bien qu'il ne soit que commis à deux mille sept
d'appointements.

Lorgelin est un travailleur infatigable; il y a en lui l'étoffe d'un
administrateur; le chef de division lui-même, lorsqu'il se présente
quelque question épineuse, ne dédaigne pas de prendre son avis. A tout
cela se joignent un extérieur avantageux et des moeurs inattaquables.

Cependant on dit de lui au ministère:--Lorgelin est _rasé_ comme
avancement.

Pourquoi? comment? Tout le monde l'ignore, il ne le sait pas lui-même
sans doute.

Évidemment il y a quelque chose dans le passé administratif de cet
homme remarquable.

Quoi?

Une bévue, une imprudence, un malentendu, moins peut-être.

C'est un mystère que nul n'a jamais pénétré, et voilà vingt ans
bientôt que cet homme aux talents inutiles moisit dans les emplois
subalternes. Que de nullités lui ont passé sur le dos! que
d'incapables il a vus grandir et prospérer! devenus ses chefs, ils ne
se sont plus souvenus de lui.

Il aurait donné sa démission depuis longtemps, à la première
injustice, ou à la dixième, s'il n'avait été très-pauvre. Il pouvait
gagner beaucoup plus ailleurs, il le croyait; mais il n'a pas osé
risquer sur la seule carte de son intelligence le pain de sa vieille
mère.

Sa mère est morte. Il est resté, il restera jusqu'à la retraite.

On lui a entendu dire une fois un mot douloureux:

--On crève habituellement les yeux des chevaux qui font tourner les
manèges: on a oublié de me les crever, voilà tout.

Cet homme serait peut-être le plus complet de tous ceux que j'ai
connus au ministère, ajoutait Romain, si parfois l'acrimonie ne lui
remontait à la gorge. Il a des accès de misanthropie. Alors il devient
aigre, rancunier, méchant; il s'en prend à ceux qui l'entourent; il
passe sa colère, comme on dit.

Pitié ou envie, il est âpre aux jeunes gens; à ces enthousiastes de la
vie, il aime à arracher les illusions généreuses; il y prend un triste
plaisir, comme ces enfants cruels qui plument tout vifs les petits
oiseaux.

Lorgelin dit à Caldas, un jour qu'ils se trouvaient seuls:

--Vous devez périr d'ennui et de dégoût dans votre bureau.

--Heu! répondit Romain, en allongeant prodigieusement la lèvre
inférieure.

--Je le conçois et je vous plains. Vous êtes avec de petites gens.
Qu'est-ce que Gérondeau? un estomac. Et Rafflard? un estomac détruit.
Nourrisson? un garçon coiffeur; et Basquin? un... calligraphe!

--Vous êtes impitoyable, répondit Caldas en riant malgré lui.

--Impitoyable! s'écria M. Lorgelin en grinçant des dents. Ah! vous ne
connaissez pas ces... Mais non, la colère m'emporte. Voyons, mon cher
ami, regardez-moi ce Gérondeau, il a cent mille écus de capital. Que
fait-il ici? Rien, rien, rien!!! Il était agent d'affaires autrefois;
la mort de son père l'a fait riche. Alors il est entré dans
l'administration, comme les vieillards pauvres aux Petits-Ménages.
Savez-vous pourquoi il reste, pourquoi il y restera jusqu'à ce qu'on
le mette dehors? Parce qu'il a peur de se ruiner. Il compte comme le
peuple, il ne dit pas:--J'ai douze mille livres de rente; il dit: J'ai
trente-cinq francs à manger par jour. Eh bien! il mange ses
trente-cinq francs de cinq heures du soir à minuit. Il aime le jeu, le
vin, la bonne chère, les filles; tous les jours que Dieu fait, ce
poussah chasse à l'ouvrière entre chien et loup. Il appelle les
malheureuses créatures que la chaîne d'or de son gilet fascine «du
gibier.» S'il les payait encore, mais il les escroque sans pudeur, il
veut être aimé pour lui-même!... Enfin son bureau, c'est pour lui
comme un conseil de famille, ça le tient. Il reçoit cent vingt francs
par mois; mais l'argent est la moindre affaire; quoique avare, car il
est avare, il en donnerait autant pour rester à son pupitre, et il y
trouverait encore de l'économie... Moi je dis, reprit M. Lorgelin avec
une explosion d'indignation, que l'on n'a pas le droit de donner à des
gens riches de ces petits emplois. Place aux pauvres!

--J'avoue, répondit Caldas, qu'en entrant ici je ne m'attendais pas à
coudoyer des millionnaires.

--Il n'y a pas de millionnaires précisément, continua Lorgelin, mais
beaucoup de gens aisés: des timides qui redoutent les luttes de la
vie, des paresseux que le travail effraie, des cerveaux faibles qui ne
supporteraient pas l'ivresse de la liberté, éternels enfants qui ne
sauraient marcher sans lisières du berceau à la tombe, enfin la tourbe
des imbéciles incapables de faire autre chose que ce labeur
automatique. Eh bien! par le fait seul de leur fortune, ces gens
arrivent. L'administration aime les employés aisés.--Si je donne des
appointements insuffisants, dit-elle, c'est que j'entends bien qu'on
ne vive pas seulement des appointements.

--Il est positif, dit Romain, qui songeait, à ses cent francs par
mois, qu'il est difficile de se tirer d'affaire avec ce que l'on
gagne.

--Dites impossible, et pourtant plus de la moitié des employés
réalisent ce miracle. Vous vous plaignez! vous, jeune homme. Songez à
ce que peut faire l'employé marié. Avez-vous pénétré dans un de ces
tristes intérieurs? Le mari, au sortir de son bureau, prend à peine le
temps de manger; c'est alors que commence sa nouvelle existence, son
existence nocturne. Il tient des livres pour une maison de commerce,
donne des leçons de n'importe quoi, même de français, reçoit les
contremarques à la porte d'un théâtre, ou râcle de la contrebasse dans
une guinguette de barrière. J'en sais un qui tient un bazar à treize
et vingt-cinq. La femme, de son côté, exerce une petite industrie:
elle est mercière ou entrepreneuse de confections pour un magasin.
Quand ma mère vivait, moi, j'étais correcteur d'un journal du matin;
je doublais ainsi mes appointements, mais j'ai perdu mes yeux.

--Peut-être, interrompit Caldas, y aurait-il moyen de supprimer toutes
ces misères.

--Et lequel?

--Doubler les appointements et tripler le travail. Nous sommes huit
dans mon bureau, je parie qu'à trois nous faisons la besogne. Qu'on en
congédie cinq, et qu'on répartisse leurs traitements entre les autres.

M. Lorgelin se mit à rire:

--Mon cher enfant, dit-il, il n'est pas un jeune surnuméraire qui
n'ait fait ce raisonnement après huit jours de présence. Je vous
engage cependant à le garder pour vous. Diminuer les traitements et
accroître le nombre des employés, c'est l'essence même de
l'administration. Restreindre les places, malheureux! Que feriez-vous
des nullités, des déclassés, et des cousins des grands personnages?
C'est pour eux qu'on a créé le ministère de l'Équilibre, dont le
besoin, croyez-moi, ne se faisait pas autrement sentir. Il y a, voyez
vous, deux catégories d'employés: ceux que la prévoyance étroite de la
famille y case au sortir du collège, parce qu'il faut bien qu'un jeune
homme fasse quelque chose, et ceux dont la vocation ne se révèle que
vers la trentième année, les fruits secs de toutes les carrières, les
naufragés de toutes les tempêtes. A votre sens, de ces deux variétés
du genre bureaucrate, quelle est celle qui se produit avec le plus
d'avantages?

--Oh! dit Romain, si j'étais entré à dix-huit ans, je serais déjà
sous-chef.

--Vous seriez probablement encore expéditionnaire, mon cher. On n'est
pas jeune impunément. A vingt ans vous auriez évidemment donné plus
d'un coup de canif dans le contrat qui vous lie à l'administration,
vous auriez fait des écoles; et lorsqu'à trente ans, riche
d'expérience, l'ambition vous aurait saisi, un dossier accablant vous
eût à tout jamais cloué au banc de votre galère.

Caldas ne put s'empêcher de sourire de l'emphase de son collègue à
cheveux gris.

--Je vous comprends, fit M. Lorgelin, vous trouvez que j'emploie de
bien grands mots pour de bien petites choses. Ne vous y trompez pas;
il s'agit de la vie. Rien ne se perd ici. Les suites d'un bal masqué
en 1822 ont empêché l'an dernier la nomination d'un homme de soixante
ans. Ouvrier de la dixième heure, vous avez tous les avantages: vous
ne traînez pas le boulet de votre passé et vous ne gâcherez pas sans
le savoir votre avenir; vous êtes vierge et fort.

Ces sombres réflexions n'attristèrent point Caldas. Il n'y vit que le
pessimisme d'un homme échoué.

--J'accepte, lui dit-il, votre horoscope; espérons que je ferai mon
chemin.

--Que vous le fassiez ou non, répliqua Lorgelin, vous êtes un homme
perdu.

--Perdu! fit Romain.

--Oui, si vous ne trouvez en vous la force de réagir contre
l'administration. Ah! vous croyez que dans dix ans vous serez encore
ce que vous êtes, vous croyez qu'on respire impunément cette
atmosphère de bureau qui stupéfie comme l'opium, qu'on peut exister à
la façon des taupes, claquemuré au milieu des paperasses, tant que le
soleil est à l'horizon, lié à quelque besogne écoeurante, et dont
souvent je vous défierais de m'expliquer l'utilité. Libres, les autres
hommes pensent et agissent; s'ils font un effort, le succès les
récompense ou l'espoir les console du revers; pour nous, rien, ni
lutte, ni espoir; le même résultat attend le travailleur et le
paresseux. On confond la nullité et le mérite; où est le juge? Quoi
que vous fassiez, votre sort est écrit. La vie du bureaucrate est un
programme tracé à l'avance. Nous le connaissons, et l'on appelle cela
avoir son existence assurée! C'est cependant cette assurance contre
les risques de la vie qui détruit l'homme chez l'employé, qui lui ôte,
pièce à pièce, l'individualité, l'énergie, parfois l'intelligence.
L'homme libre vit, l'employé végète. Et c'est pour cela que je vous
répète: Réagissez contre l'administration!

--Mais qu'appelez-vous réagir? demanda Caldas.

--Agir en sens inverse de votre abrutissement.

--Que faire?

--Peu m'importe ce que vous fassiez; prenez du plaisir ou de la peine,
marchez, parlez, lisez, faites de la gymnastique, dansez, mais ne vous
écartez pas de ce principe: ne jamais voir en dehors du bureau les
gens à la société desquels le bureau vous condamne. N'imitez pas ces
malheureux qui, au sortir de leurs cabanons empestés, vont s'enfermer
avec leurs compagnons de chaîne dans un café plus étouffant encore.
Fréquentez plutôt des scélérats que des camarades.

--Cela étant, dit Romain, j'irai ce soir au bal masqué, avec des
journalistes.

--Bien! répondit Lorgelin, très-bien, jeune homme! C'est le
commencement de la sagesse.

       *       *       *       *       *



XVIII


Cependant Caldas, qui avait de l'ambition, se lassa vite de la
fabrication des chemises.

Il conjura M. Rafflard de vouloir bien lui confier quelque travail où
il pût davantage faire briller son intelligence.

Après bien des hésitations, le commis principal lui dit un jour:

--Vous sentez-vous capable d'écrire l'intitulé de ces chemises?

--Mais, je le pense, répondit Caldas d'un ton suffisant.

--C'est ce que nous allons voir, dit M. Rafflard, avec un sourire
incrédule. Je vais vous donner un modèle et vous expliquer ce dont il
s'agit.

Il s'agissait de reporter sur ces couvertures, de différentes couleurs
suivant les séries, les noms, prénoms, âge, demeures et qualités de
tous les sujets de l'Empire, contribuables ou non, car il y a cela
d'admirable dans l'Équilibre, qu'il s'occupe de gens dont n'a jamais
entendu parler le percepteur de l'impôt.

Tous ces noms sont collectionnés sur des registres qui constituent une
bibliothèque de dix mille in-folios.

On confia à Romain le tome premier de la série des DUBOIS, qui va du
trois mille septième au trois mille quatre cent trente et unième
volume du Répertoire général.

A ce moment, une difficulté se présenta.

Caldas, qui était au ministère depuis dix-sept jours, n'avait encore
ni plume, ni écritoire; il n'en avait pas eu besoin.

--Tiens, dit Basquin, il n'a pas encore reçu sa fourniture de
surnuméraire. Je vais lui faire un _bon_.

Et, sur une magnifique feuille de papier tellière, il écrivit, en
énonçant chaque article:

    6me DIVISION
    Section 17e
     --
    9e BUREAU
     Sommier
    ~~~~~~~~

        BON POUR:

	_Une rame de papier à projets, conforme au modèle ci-joint:

	 Une idem de papier d'expédition;

	 Une idem de papier à lettre (Ministre);

	 Deux idem de papier à lettre ordinaire..._

--Grand Dieu! interrompit Caldas, que ferai-je de tant de papier! J'en
aurai pour toute ma vie administrative.

--Par exemple, répondit Nourrisson, il m'en faut autant tous les mois.

--Et le feu à allumer, dit Gérondeau, et les lettres à écrire aux
petites dames, farceur!

--Sans compter, ajouta Nourrisson, que rien ne pose comme d'employer
pour sa correspondance les têtes de lettres du ministère.

Basquin continua:

    _... Six règles, dont deux plates et deux graduées._

--Qu'est-ce qu'une règle graduée? demanda Caldas.

--Oh! dit Nourrisson, c'est très-joli, c'est en ivoire, et ça coûte
dix-huit francs.

--Mais à quoi ça sert-il? insista Romain.

--Ça sert aux architectes.

_... Trois canifs; cinq grattoirs; deux paires de ciseaux; quatre
couteaux à papier; deux encriers siphoïdes; une bouteille d'encre
rouge; une bouteille d'encre bleue; deux petits flacons en cristal
taillé._

--Deux flacons de cristal! fit Romain, pourquoi faire?

--Pour votre toilette, parbleu! répondit Nourrisson; j'y mets ma
pommade et mes essences, c'est très-commode.

_... Trois sébiles à poudre; un paquet de pulvérin bleu et un idem de
sciure de bois d'acajou; un essuie-plumes; six boites de plumes de
fer; six paquets de plumes d'oie; deux douzaines de porte-plumes
assortis; deux boîtes de pains à cacheter; deux grimaces; une pelote;
une livre d'épingles..._

--Êtes-vous marié? demanda Nourrisson; on en mettrait deux. _... Six
paquets de ficelle couleurs variées; deux poinçons; trois
presse-papiers, dont un à sujet (bronze)..._

--Tiens, dit Gérondeau, il faudra que j'en demande un aussi pour la
pendule de ma blonde.

_... Une livre de cire à cacheter, rouge, bleue, laque, verte et
noire._

--On ne sait pas ce qui peut arriver!

_... Deux cachets riches aux initiales R. C..._

--Si vous étiez noble, dit Nourrisson, nous aurions fait graver vos
armes.

_... Une grosse de crayons noirs; trois douzaines de crayons rouges;
deux de bleus; un paquet de colle à bouche; deux bouteilles de
sandaraque; six petites cuillers à prendre la poudre; une grosse
d'enveloppes assorties; une boîte à compas; six tire-lignes de
rechange; un dictionnaire français..._

--De qui le voulez-vous? demanda Basquin, s'interrompant...

--De Bescherelle, répondit Caldas.

--Vous avez grandement raison, c'est le plus cher. Nous disons donc:
_... Un Bescherelle, un dictionnaire de droit; un dictionnaire
d'économie politique; deux buvards de 1 mètre 25 sur 95; une
chancelière..._

--Pendant que vous y êtes, interrompit Caldas, je désirerais bien me
mettre dans mes meubles...

--Ça viendra, répondit Nourrisson.

---Je crois, dit Basquin, en relisant son bon, que je n'ai rien
oublié... Ah! si, ma foi! et il ajouta:

_... Un porte-allumettes; une serviette d'avocat, chagrin violet..._

--Voulez-vous, continua-t-il, qu'on y mette votre nom en toutes
lettres?

--Oh! inutile, dit Romain, mon chiffre suffira.

--Fort bien...

_... Avec le chiffre ci-dessus, estampé à froid._

--Et vous croyez, demanda Caldas, qu'on va ma donner tout cela?

--Vous y avez droit, affirma le commis principal.

--Quoi! tout de suite?

--D'ici deux heures, répondit Basquin, le temps d'obtenir le visa du
sous-chef, le visa du chef de bureau, le visa du chef de la section,
le visa du chef de division, le visa du directeur, le visa du chef de
matériel, le visa du chef de la comptabilité, le visa du contrôleur
général, et enfin le visa du secrétariat...

--Mais, demanda Romain, à quoi bon tant de visas?

--Monsieur, répondit le commis principal, on ne saurait prendre trop
de précautions pour empêcher le gaspillage.



XIX


Le reste de la journée se passa pour Caldas à ranger son magasin de
papeterie dans ses tiroirs et ses cartons. Il admirait la beauté de
tous les articles que fournit le ministère à ses employés.

--Il faut bien nous donner le superflu, puisqu'on nous prive du
nécessaire, se disait-il en essayant ses compas et les magnifiques
règles graduées qui coûtent dix-huit francs.

Quant au papier à lettre, c'est le plus beau qui se fabrique en
France.

La serviette d'avocat surtout ravit Caldas.

--Il y a cinq ans, pensa-t-il, que je serais au ministère, si j'avais
su qu'on donnât aux employés ce meuble magnifique.

Aussitôt il vida dans l'élégant portefeuille ses poches de littérateur
bohême; il y mit toutes ses notes; ses poésies fugitives, madrigaux,
bouquets à Chloris, sonnets, rondeaux, triolets, nouvelles à la main;
ses essais dramatiques consistant en trois titres de comédie, un
prologue de drame, et un plan de vaudeville; enfin les trente premiers
feuillets d'un roman réaliste, les _Coliques de miserere_.

Mais il ne lui vint pas à l'idée d'y glisser quoi que ce fût de ses
fournitures.

Et c'est ici le lieu de protester contre une atroce calomnie. D'aucuns
prétendent que les employés de l'Équilibre ne craignent point
d'exporter la plus grande partie de leurs fournitures soit pour leur
usage privé, soit pour celui de leurs amis. Rien n'est plus faux.
Jamais on n'a pratiqué de razzias de ce genre à l'Équilibre, et les
employés aimeraient mieux se chauffer tout l'hiver avec le papier de
l'administration que d'en emporter une seule feuille chez eux.

Le lendemain, arrivé avant tout le monde, Caldas se hâta de préparer
son travail, et, sur le coup de deux heures, il fut heureux d'inscrire
sur la première chemise le nom du premier des DUBOIS; successivement
il inscrivit:

DUBOIS, Aaron, 30 ans, marchand d'habits, Paris.

DUBOIS, Abdon, 75 ans, marchand de contre-marques, Paris.

DUBOIS, Abel, 3 ans, sans profession, Longjumeau.

DUBOIS, Abel-Gontran-Zacharie-Apollinaire, 59 ans, paveur, Lyon.

Il commençait à inscrire le cinquième DUBOIS, dont le prénom était
Abile, quand un «ah! ah!» qui exprimait tout à la fois le
désappointement et le mépris, lui fit tourner la tête.

M. Rafflard, les bras croisés, était derrière lui:

--Malheureux, quelle besogne faites-vous là? lui dit ce commis
principal.

Caldas était fort satisfait de son ouvrage; il avait écrit, en gros de
sa plus belle anglaise, d'une écriture qui eût ravi les imprimeurs du
_Bilboquet_.

Elle ne ravit pas M. Rafflard:

--J'avais bien raison de me défier de vous, continua-t-il;
regardez-moi ces chemises, sont-elles présentables?

--Que leur manque-t-il, s'il vous plaît? demanda Caldas vexé.

--Ce qui leur manque! riposta le commis principal, tout. Le nom de
famille doit être en grosse bâtarde, le prénom en coulée moyenne,
l'âge en lettres moulées, la profession en ronde, et le domicile en
cursive.

Caldas posa sa plume avec un profond découragement.

---Je ne suis que bachelier ès lettres et ès sciences, dit-il,
licencié en droit; je ne sais pas encore toutes ces choses.

--Eh bien, il faut les apprendre, répondit sèchement M. Rafflard. Vous
avez votre éducation à refaire. Dorénavant, vous vous contenterez de
préparer les chemises.

Oh! comme il fut humilié, le pauvre Caldas, si humilié que, prenant à
part le jeune Basquin, il le conjura de vouloir bien lui donner
quelques leçons de pleins et de déliés.

Mais Basquin ne donne pas de leçons.

--Je ne suis pas maître d'écriture, dit-il, je me suis donné le petit
talent que j'ai pour attraper quelques travaux supplémentaires qui ne
sont pas mal payés; je ne saurais pas enseigner; d'ailleurs toutes mes
soirées sont consacrées à _la poule_. Mais je tiens votre homme; je
vais vous conduire au père Coquillet, le doyen des
expéditionnaires-calligraphes et la plume la plus magistrale de
l'administration.

Caldas sortait, précédé de l'obligeant Basquin, lorsque, dans le
corridor, il fut arrêté par M. Ganivet, son chef de bureau:

--Monsieur Caldas, dit, cet homme si poli, recevez mes compliments
sincères: nous savions déjà que nous avions acquis en vous un homme de
talent, nous savons aujourd'hui que nous avons acquis en même temps un
travailleur.

       *       *       *       *       *



XX


Le bureau de M. Coquillet est situé au troisième étage de l'aile nord,
à l'extrémité du corridor S. Ce bureau, qui dépend d'un service hors
cadres, la commission des rapports, est fort petit. Deux employés
cependant y tiennent à l'aise en se serrant.

Le collègue de M. Coquillet est un vieux commis d'ordre, fort connu à
l'Équilibre, le bonhomme Cassegrain. Débris d'un autre âge, c'est lui
qui usera au ministère la dernière manche de lustrine.

Ce vieillard croit avoir des idées; il passe une partie de ses nuits à
les rédiger sous la forme de projets dont il accable Son Excellence M.
le Ministre.

La pièce où travaillent les deux vieux employés est la plus sombre du
bâtiment; aussi y a-t-on installé le prince des calligraphes.

Le prince des calligraphes, M. Coquillet, est un vieillard
complètement idiot. Hors une belle écriture, il ne voit pas de quoi
peut se vanter un homme. S'il est surpris d'une chose, c'est de ne pas
être ministre, lui qui à main levée dessine autour de lettres d'une
admirable rectitude les plus merveilleuses arabesques. Il s'en console
cependant, et il est heureux, lorsque, dans ses six heures
réglementaires, il a couvert une page de parchemin de caractères à
faire briser ses planches à un graveur de lettres.

La placidité de ce brave homme est inaltérable; il est naïf et doux;
la pureté de ses moeurs lui a laissé quelque chose d'enfantin dans
l'imagination et presque sur le visage.

Coquillet est un homme de taille moyenne, ni gras ni maigre, il a la
joue rose, son gros oeil bleu-mat ne dit absolument rien; c'est bien
la fenêtre de son esprit. Son teint uni et clair vous dirait sa
sobriété d'anachorète. Ses cheveux jadis blonds ne sont pas encore
tout à fait gris.

Sa mise simple, mais propre, indique un homme soigneux; c'est à la
brosse qu'il use ses redingotes. S'il fait quelques frais de
coquetterie, c'est pour ses mains blanches et potelées dont il tire
vanité.

Il marche difficilement, parce qu'il souffre des pieds. Au pied gauche
surtout il a un cor qui lui cause d'intolérables douleurs quand le
temps doit changer. C'est pour cela qu'à la place de ce cor il fait
faire un gousset à sa chaussure.

Coquillet parachevait une lettre majuscule, lorsque Basquin entra
suivi de Caldas.

Le vieux calligraphe aimait Basquin, un élève qui lui faisait honneur.
Aussi il l'accueillit avec joie.

--Maëstro, lui dit Basquin, voici un disciple que je vous amène. Dame,
il n'est pas fort, il ne sait pas distinguer la ronde de la cursive.

Coquillet leva les yeux au ciel.

--Comment peut-on, disait ce regard, admettre de pareilles gens au
ministère de l'Équilibre?

--J'avoue mon ignorance, fit Romain en s'inclinant, mais on m'a fait
espérer, monsieur, que vous voudriez bien me donner des leçons.

--C'est avec plaisir, répondit le calligraphe, d'un ton de fausse
modestie, que je mettrai à votre disposition tout mon petit savoir.

Alors, sans doute pour éblouir son nouvel élève, M. Coquillet sortit
de son tiroir quelques spécimens de son talent. Véritablement c'était
magnifique.

--Hein! comme c'est pur! dit Basquin en faisant admirer la délicatesse
de certains déliés.

--Oui, c'est passable, répondit le bonhomme; peut-être arriverez-vous
à ce résultat d'ici à quelques années, si vous avez des dispositions
naturelles.

--Il n'en a aucune, reprit Basquin.

--Ah! dit M. Coquillet, c'est fâcheux, très-fâcheux; je ne pourrai
tout au plus vous donner qu'une bonne écriture de bureau, mais une
bonne écriture vous est absolument nécessaire.

Et sur ce, le vieux calligraphe entreprit de démontrer les profits
d'une belle main:

Les incapables seuls prétendent qu'une belle cursive est un signe de
bêtise. La mauvaise écriture de Napoléon Ier a fait beaucoup de tort à
la France. Des gens bien doués se sont gâté volontairement la main
pour imiter l'abominable griffonnage de ce grand homme. C'est sous ce
rapport surtout que les études en France sont d'une choquante
infériorité. A quoi pense donc le ministre de l'instruction publique?
On peut être reçu bachelier avec une copie presque illisible. On
déforme la main des enfants à leur faire imiter des caractères
étrangers, comme si on ne pouvait pas écrire le grec en belle coulée.
En cela nous sommes encore victimes des Anglais, qui ont débarqué sur
nos côtes leurs abominables plumes métalliques: la plume de fer a tué
la calligraphie.

--Elle l'a tuée, continua en s'animant M. Coquillet, mais la plume
d'oie n'en restera pas moins l'outil de l'homme de talent.

--Cependant, reprit Basquin, j'ai vu faire de jolies choses avec des
plumes de fer.

--Quoi! vous aussi, vous, la gloire de mon école! Où allons-nous, mon
Dieu! où allons-nous?

Coquillet se leva sur ces paroles, et s'adressant à Caldas:

--Il faut avant tout que je voie ce dont vous êtes capable;
asseyez-vous sur ma chaise, et écrivez-moi quelque chose.

Caldas prit place devant le pupitre de Coquillet, qui se retira pour
causer avec Basquin dans l'embrasure de la croisée.

Le sous-main du prince des calligraphes attira l'oeil de Romain. Ce
sous-main disait l'homme lui-même; c'était le confident indiscret,
sinon de ses pensées (Coquillet ne pense pas), du moins des sensations
qui avaient traversé à un moment donné le vide de son cerveau. Ce
sous-main disait les agitations de son âme, ses rêveries, ses
passions.

En haut, dans un angle, on apercevait une maison et un arbre exécutés
au trait: ce jour-là Coquillet rêvait villégiature. A côté, perdu dans
des paraphes, on y distinguait un cheval et un chien: on avait parlé
chasse devant Coquillet.

Il y avait des volées d'oiseaux de paradis, et de ces têtes bouffies,
spécialité des maîtres d'écriture; des bouts de phrases commencées
indiquaient que Coquillet avait essayé une plume nouvelle; ces mots:
_Monsieur le Ministre et Son Excellence_, se trouvaient répétés une
vingtaine de fois.

Au centre de ce monument curieux dans son genre, et comme la
déclaration des principes de cet apôtre de l'écriture, Caldas lut ces
deux versets de l'évangile du calligraphe:

              Il n'est pas donné à tout le monde
                     de savoir écrire;
                   Ce don vient de Dieu


                    Soyez béni mon Dieu
                        et faites
                que je conserve longtemps
                        ma main.

Romain fut ébloui, et il osa commettre une action peu louable.

On ne le regardait pas, il saisit un canif, découpa ces deux phrases
dans le papier du sous-main, et les fourra dans sa poche.

Je publie ce fac-simile, fort inférieur à l'original; je n'ai pas
hésité à profiter de l'abus de confiance de mon ami pour prouver au
lecteur mon grand amour de la vérité.

--Eh bien, avez-vous fini? demanda Basquin a Caldas.

--Encore un instant, répondit celui-ci; et d'inspiration il écrivit ce
quatrain, dans le goût des épitaphes anticipées dont il enrichit les
colonnes du _Bilboquet_:

    Du pèlerin demain je prendrai les coquilles,
    Si Dieu veut m'accorder la main de Coquillet.
    _Pinxit_ rageait devant ces pages sans coquilles,
            _Pingebat_ se racoquillait.

--Voilà! s'écria Romain fort satisfait, en présentant son oeuvre à son
futur professeur; et il attendit l'effet.

Mais l'effet ne répondit pas à son espérance. Coquillet n'y vit que
quatre lignes de grandeurs inégales et abominablement mal écrites.

Basquin découvrit que c'étaient des vers: même il pénétra la pointe
finale et essaya vainement d'en donner la clef au prince des
calligraphes.

Une seule chose l'intriguait: quels étaient ces messieurs _Pinxit_ et
_Pingebat_ qu'on accusait de jalouser le talent de son maître?

--Je connais pourtant ces noms-là, murmurait-il, j'ai vu ça quelque
part!... Ah! j'y suis... ce sont des artistes qui font des tableaux.

--Des tableaux! répondit Coquillet saisissant le mot au vol; j'en ai
fait aussi, et des chefs-d'oeuvre, j'ose le dire.

--Bah! fit Caldas étonné.

--Je les ai vus, affirma Basquin, qui s'amusait du quiproquo; il a
fait les frais de cadres magnifiques; c'est le plus bel ornement de
son logis.

--Et ces tableaux sont de M. Coquillet?

--Certainement, ils sont de moi, reprit Coquillet blessé au vif; j'y
ai réuni un spécimen de toutes les écritures connues, et je défie
personne d'en faire autant.

--Je vous crois, répondit Caldas; vous êtes, monsieur Coquillet, le
Raphaël de la calligraphie.



XXI


Cassegrain, l'homme qui envoie des projets à Son Excellence, n'avait
pas ouvert la bouche pendant la visite de Caldas au calligraphe.

Tous les penseurs sont silencieux.

Romain sorti, il prit des informations sur ce jeune homme. Elles
furent brillantes; on lui apprit qu'il était protégé par un personnage
influent, qu'il était de première force au billard, qu'il recevait des
mandats rouges de sa famille, enfin qu'il était un des hommes d'État
du _Bilboquet_.

--Un journaliste, pensa-t-il, c'est mon affaire! Je lui ferai part de
mes plans, et, puisque le ministre n'en tient pas compte, j'en
appellerai au tribunal de l'opinion publique.

En conséquence, lorsque Caldas vint demander à Coquillet une première
leçon d'écriture, Cassegrain l'accapara.

--J'aurais à vous parler, lui dit-il; j'ai là (il montrait d'épais
cahiers de papier) de quoi changer la face de la France; c'est
l'oeuvre de ma vie, le résultat de trente années de méditations. Je
vous dirai tout, vous imprimerez ces mémoires, si vous voulez: et même
si vous l'exigez, je vous en abandonnerai toute la gloire et tout le
profit. Je ne veux, moi, que le bonheur de ma patrie.

--De quoi s'agit-il? demanda Caldas intrigué par ce début.

--Je vais vous livrer mon secret. Nous sommes seuls, car Coquillet ne
compte pas. Nous avons du temps devant nous, je puis parler. Mais
avant, dites-moi, aimez-vous l'administration?

--Certainement, répondit diplomatiquement Romain, puisque j'y suis
entré.

--Ce n'est pas une raison, mais peu importe. Vous avez pris le parti
le plus sage. Il n'y a qu'une carrière dans notre pays,
l'administration. On dit que le Français est léger, rieur, badin;
c'est faux. Le Français est employé. L'administration mène à tout.
Elle vous fera faire un beau mariage ou vous donnera la rédaction en
chef d'un grand journal. Soyez fier d'être employé, vous êtes un des
deux cent mille souverains de la France. Il peut y avoir une royauté,
une république ou un empire; en réalité c'est le bureau qui règne.

--Il a lu M. de Cormenin, pensa Caldas.

--Maintenant, continua Cassegrain, reste à savoir pourquoi les
administrations qui gouvernent semblent inférieures à l'armée qui nous
obéit en définitive. Vous ne vous en doutez pas, vous êtes trop jeune.
Eh bien, je vais vous le dire. Tout gît dans l'uniforme. Il nous faut
un uniforme.

--Oh! fit Caldas, qui se voyait par la pensée revêtu de l'habit vert
des académiciens ou du pantalon gris-souris des eaux et forêts.

--Je dis qu'il nous faut l'uniforme, et je le prouve, reprit
Cassegrain, sans tenir compte de l'interruption. Qu'est-ce qu'un
employé? Un soldat, mais un soldat incomplet, puisque rien ne le
distingue du bourgeois. Complétez-le. Donnez-lui un képi, un bonnet à
poil, un casque, quelque chose enfin, et vous doublez sa valeur et son
importance. Tenez, moi qui vous parle, j'ai proposé pour le ministère
de l'Équilibre un costume qui nous mettrait au premier rang: pantalon
de casimir vert-clair, tunique bleu-de-roi avec revers jaunes,
passepoils amarante et broderies d'argent figurant des plumes
entre-croisées; l'épée d'acier et le claque à plumes blanches: qu'en
dites-vous?

--Je dis que ce serait fort pittoresque.

--Vous avez trouvé le mot, dit l'innovateur enchanté; mais ce n'est
pas tout. J'ai là le plan d'un projet grandiose qui assimile chaque
ministère à un corps d'armée. Qu'est-ce que le ministre? un maréchal
de France commandant plusieurs divisions. Laissez-lui donc son titre
alors. Partant de ce principe, l'expéditionnaire est un simple soldat,
soldat administratif, le commis un caporal, le commis principal un
sergent, le sous-chef un lieutenant (sous-chef, lieutenant, ces deux
mots veulent dire la même chose); un chef de bureau est un capitaine,
toujours administratif (capitaine, chef, même étymologie, _caput_,
tête).

--Vous m'intéressez prodigieusement, dit Caldas.

--Je vois dans vos yeux que vous allez imprimer tout cela, continua
Cassegrain; mais attendez la fin. J'ai là de quoi enchaîner à tout
jamais l'hydre des révolutions. J'ai résolu d'un seul coup le problème
jusqu'alors insoluble de l'ordre social. Et c'est simple! simple comme
l'oeuf cassé de Colomb. Faites porter à chaque Français l'uniforme de
sa profession, enrôlez les citoyens, donnez une bannière à chaque
corps d'état; vous aurez ainsi le régiment des Boulangers et celui des
Couvreurs, le régiment des Cordonniers, des Médecins, des Marchands de
nouveautés, des Apothicaires et des Journalistes.

--Oh! oh! fit Romain.

--J'ai rêvé plus encore. A chaque Français je donne un numéro
matricule qui devient son nom de famille et simplifie la tenue des
registres de l'état civil: on ne sera plus M. Caldas ou M. Cassegrain;
appellations qui, soit dit en passant, n'éveillent que des idées
triviales; on sera monsieur trois mille sept cent quarante, ou
monsieur cent mille cent soixante-treize. C'est là, Monsieur, une des
inévitables conséquences de notre immortelle révolution de 89; c'est
l'égalité devant le chiffre.

--Allons donc! dit Caldas, celui qui n'a que vingt sous ne sera jamais
l'égal de celui qui a cinq francs.

--J'ai prévu l'objection, car je mets à la tête de cette France
nouvelle une administration universelle qui perçoit les revenus de la
terre, de l'industrie et du travail, et qui donne à chacun tant par
mois.

--Décidément, pensa Caldas, il n'a pas lu M. de Cormenin.

Et, sous un prétexte quelconque, il s'enfuit au plus vite en
murmurant:

--Est-ce que je ne suis pas dans une maison de fous?

       *       *       *       *       *



XXII


On demandait un jour au duc d'Otrante:

--Que faut-il, Monseigneur, pour faire de la bonne administration.

--De l'exactitude, répondit le ministre de la police, encore de
l'exactitude, toujours de l'exactitude!

L'exactitude, voilà ce que demandait aussi le ministère de
l'Équilibre. Malheureusement tous les employés étaient inexacts; ils
sortaient bien le soir à quatre heures précises ou même avant; mais le
matin on ne les voyait jamais venir. Ils arrivaient, qui à dix heures
et demie, qui à onze heures, qui à midi.

Quelques-uns n'arrivaient pas du tout.

En présence d'un tel abus, l'administration prit une mesure radicale.
Elle inventa la

            FEUILLE DE PRÉSENCE.

Cette feuille, qui a fait le désespoir de Caldas et de beaucoup
d'autres, sert à constater l'arrivée des employés. C'est une simple
feuille volante, enregistrée et timbrée au secrétariat, sur laquelle
un chacun, depuis le sous-chef jusqu'au dernier surnuméraire, doit
apposer sa signature. On l'apporte à dix heures moins le quart dans
les bureaux; à dix heures sonnant elle est enlevée.

Sont présumés manquants, et manquants par leur faute, ceux qui n'ont
pas signé. On relève soigneusement leurs noms sur un état spécial
qu'on transmet à la fin du mois à la caisse du service intérieur.

Chaque absence emporte une amende de dix francs pour la première fois,
de quinze francs pour la récidive, et de vingt francs pour toutes les
autres.

Cette mesure prise, l'administration dormit tranquille.

Mais, hélas! il en est des abus comme de la mauvaise herbe, qu'on
coupe et qui repousse plus vite.

Qu'advint-il? Les employés de l'Équilibre arrivaient avec une
exactitude exemplaire; ils signaient la feuille de présence... et ils
allaient se promener le reste de la journée.

C'est alors qu'un secrétaire général ingénieux imagina la

FEUILLE DE SURPRISE.

Celle-ci vient à l'improviste, à toute heure du jour, mais surtout
quand il fait beau ou qu'il y a une revue au Champ-de-Mars. C'est
l'épée de Damoclès suspendue sur la tête de tout employé qui _file_.
Le tour du chapeau n'y peut rien.

Il est vrai que le coeur maternel de l'administration semble répugner
à ce guet-apens. On cite les années où l'on a fait circuler une
feuille de surprise, et encore fut-ce sur la demande de chefs sournois
et pusillanimes qui ne pouvaient contenir par eux-mêmes leurs
subordonnés.

L'homme éminent qui occupe aujourd'hui les fonctions de secrétaire
général de l'Équilibre, lorsqu'il a l'intention de faire passer une
feuille de surprise, a toujours soin de l'annoncer la veille.

Aussi se plaint-on fort de sa sévérité.

Mais qui dira les émotions que donne aux employés la feuille du matin?

On peut s'en faire une idée en assistant à l'arrivée du personnel.

Il faut aller s'installer un matin sous le péristyle du ministère de
l'Équilibre, situé, comme chacun sait, dans le haut de la
Chaussée-d'Antin. Il faut choisir au mois de janvier quelque jour de
dégel, lorsqu'il pleut à torrents et qu'on enfonce jusqu'aux genoux
dans le macadam.

Attention! voici que commence le

STEEPLE-CHASE

A LA FEUILLE DE PRÉSENCE

Le prix est de dix francs, non à gagner, mais à ne pas perdre.

Il est neuf heures.

Voici d'abord le bataillon des garçons de bureau. Ils sont en
bourgeois; c'est dans l'intérieur seulement qu'ils revêtiront leur
livrée marron-clair. Ils arrivent lentement, par petits groupes; leur
extérieur trahit l'aisance; si leurs paletots ne sont pas élégants,
ils sont cossus, ce qui vaut mieux. Beaucoup portent la cravate
blanche, ce qui leur donne l'air de notaires; ils ont tous des
parapluies. Si quelques lambeaux de leur conversation parviennent
jusqu'à vous, vous y distinguerez ces mots: primes, reports,
fin-courant.

Il est neuf heures et demie.

Un employé débouche de la chaussée. C'est le bon employé qui n'a pas
de montre. Il arrive une demi-heure trop tôt, dans la crainte
d'arriver une minute trop tard. Vous croyez peut-être qu'il va entrer
et faire cadeau de son temps à l'administration? Non, il aime mieux
user ses souliers à battre le pavé.

Dix heures moins un quart.

Les employés sérieux commencent à paraître à l'horizon. Ils vont plus
ou moins vite, suivant l'âge et en rapport inverse du grade. Un chef
de bureau ne fait pas sa lieue à l'heure. Parapluies sur toute la
ligne.

Dix heures moins cinq.

L'exactitude ne consiste pas à arriver avant l'heure, mais juste à
l'heure.

Voici l'employé exact. Ne pas confondre avec le précédent, qui est
l'employé zélé. Ces derniers venus sont sûrs de leur montre. La veille
au soir, ils ont constaté qu'elle marchait toujours d'accord avec
l'horloge du ministère. Encore plus de parapluies.

Dix heures moins deux minutes.

Le steeple-chase prend des allures de plus en plus vives et
précipitées. Les parapluies deviennent rares. Au loin, dans toutes les
directions, apparaissent les retardataires. Ils vont au pas de course,
l'oeil fixé sur l'horloge fatale, les coudes au corps, ils ménagent
leur respiration. Ils arriveront.

En voici quatre là-bas qui arriveront peut-être. Ils sont lancés à
fond de train, rien ne les arrête, ni le ruisseau grossi ni la flaque
de boue.

Ah! celui-ci n'arrivera pas: il a heurté un commissionnaire; il y a eu
de la casse; il perd trois secondes, il est perdu!

Perdu celui là-bas que j'aperçois sur l'omnibus. Il n'y avait pas de
place à l'intérieur, il s'est élancé sur l'étagère. Dix francs ou une
pleurésie: il n'y avait pas à hésiter.

Il a fait coup double, perdu les dix francs et gagné la pleurésie.

Rapide comme une flèche, crotté jusqu'à l'échine, d'un bond cet autre
franchit les dix marches du péristyle, il est sauvé. Merci, mon
Dieu!!!

Dix heures sonnent.

Tous ces dératés qui fendaient l'air aux quatre points cardinaux
s'arrêtent.

Tel le jockey distancé cesse de lutter.

Ils font volte-face et, d'un pas tranquille comme leur conscience,
s'acheminent à petites journées vers les cafés du voisinage.

Longtemps après l'heure encore on en voit poindre dans la brume, qui
s'arrêtent aussi, dès qu'ils aperçoivent le cadran officiel.

L'un, esclave de sa folie, a perdu cinq minutes à suivre--sans
espoir--un bas blanc bien tiré.

L'autre a eu une explication le matin avec son épouse.

Ce dernier enfin, les pantalons retroussés jusqu'aux genoux, victime
de ses bottines vernies, a triplé son trajet à chercher les pavés
luisants où il devait poser le pied.

Tous ces vaincus vont rejoindre leurs confrères aux estaminets
d'alentour.

Caldas n'avait pas de montre, et la pendule de sa chambre garnie
s'arrêtait quelquefois.

Une nuit que le thermomètre avait marqué dix-sept degrés au-dessous de
zéro, elle s'arrêta sur six heures du matin.

Lorsque Romain s'éveilla, il faisait grand jour; mais comme l'aiguille
restait sur six heures, sa fainéantise en profita pour faire un
nouveau somme.

Ce jour-là, il arriva à midi et demi au ministère.

--Nous vous avions cru malade, lui dit Basquin.

--Je me porte comme le Pont-Neuf, répondit-il; et il raconta son
accident.

--Vous savez que vous avez encouru dix francs d'amende, dit M.
Rafflard.

--Comment cela?

--Vous n'avez pas signé la feuille, reprit Basquin; mais,
rassurez-vous, notre chef, qui est homme du monde, vous aura
certainement mis une excuse.

Caldas ouvrit de grands yeux, et Basquin lui analysa les petits moyens
mis en usage pour se soustraire à la tyrannie de la feuille de
présence, la contre-partie des précautions administratives.

--Car, dit Basquin, elle est rusée, l'administration, mais les
employés sont bien plus rusés encore. Il y a donc deux moyens d'éviter
l'amende: il y a le faux en écriture publique, et la complaisance de
votre supérieur. Si vous nous aviez prévenus hier soir, j'aurais signé
pour vous ce matin.

--Oh! dit Caldas, c'est grave!

--Cela se fait dans beaucoup de bureaux, mon cher! Et je sais un chef
bien embarrassé aujourd'hui. Il a fait ce métier quinze ans lorsqu'il
était commis, que peut-il dire maintenant?

--Je comprends, fit Romain; de là vient ce que vous appelez la
complaisance supérieure.

--Pas le moins du monde, reprit M. Rafflard; mais il y a des chefs qui
ne craignent pas de pousser la longanimité jusqu'à déclarer l'absent
autorisé ou malade. C'est d'un bien mauvais exemple, car enfin...

--As-tu fini? s'écria Basquin, on voit bien que ta gastrite t'empêche
de dormir et que tu arrives toujours à l'heure.

--M. Ganivet, dit Nourrisson, met toujours une excuse.

--Moi, dit Basquin, je ne m'y fie pas, et quand j'arrive en retard, je
vais droit au café; là j'écris que je suis malade. Caldas en aurait dû
faire autant.

--Pourquoi cela? demanda Romain.

--Parce que de deux choses l'une: ou vous êtes excusé, ou vous ne
l'êtes pas. Si oui, que faites-vous ici? Si non, qu'y faites-vous
encore? prenez-en pour votre argent. La maladie a réponse à tout. Le
commissionnaire coûte 50 centimes, bénéfice net: 9 francs 50 centimes.

--Allons, dit Caldas, votre feuille, c'est encore la précaution
inutile, et l'administration joue toujours le rôle de Bartholo.



XXIII


Le bruit s'était bien vite répandu dans le ministère qu'un rédacteur
du _Bilboquet_ s'était faufilé au bureau du Sommier.

Ce bureau, où l'amabilité de M. Rafflard attirait peu de monde, fut
dès lors assiégé. On y vit accourir tout ce que l'Équilibre compte
d'embryons dramatiques et de chrysalides de journalistes.

Caldas dut renoncer à sa besogne pour donner des audiences. On lui lut
des vaudevilles, on lui lut des romans, on lui lut des poëmes.

Tous ces affamés de publicité lui auraient formé, s'il l'avait voulu,
comme une petite cour. Il faisait un geste, on admirait; il ouvrait la
bouche, on riait d'avance; il ne s'était jamais cru si drôle.

On recherchait avec empressement les bonnes grâces de cet homme
heureux qui avait un journal où dire du mal de ses camarades.

Caldas, qui était modeste et qui n'avait aucune vocation pour l'état
de confident littéraire, fut bien vite assommé des élucubrations de
ces messieurs. Son air froid en rebuta quelques-uns; il renvoya les
autres, grâce à quelques mots méchants; mais il en est deux dont il
lui fut impossible de se débarrasser.

Ces deux obstinés étaient le poëte Jouvard et l'aimable Sansonnet,
nouvelliste à la main par vocation.

Quoi que pût faire Romain, Sansonnet ne le lâchait pas plus que son
ombre. Deux fois par jour régulièrement il venait le voir à son
bureau, et l'obsédait en lui offrant sans cesse des chopes, des
absinthes, des demi-tasses toujours refusées.

Outre que l'insidieux Sansonnet désirait pouvoir faire parade de
l'amitié d'un _gendelettre_, il nourrissait le projet d'arriver par
Romain à connaître quelques célébrités, acteurs, actrices,
vaudevillistes; enfin et surtout, il espérait parvenir jusqu'au
_Bilboquet_ et orner de sa prose les colonnes de ce journal où il
s'était juré d'écrire, ou de mourir.

Non moins intéressée et toujours pour le même motif était l'amitié de
Jouvard.

Ce poëte, qui ne manque pas d'esprit, a eu le tort de chercher autour
de lui les sujets de ses couplets ou de ses satires. Si encore il
s'était souvenu de ce mot profond d'un chef de l'Équilibre:

--«Écrasons les faibles!»

Mais non, ce nigaud s'est attaqué à plus fort que lui; il a chansonné
son sous-chef, fait un quatrain, ô imprudence! sur son chef de
division, et enfin ridiculisé trois ou quatre gros bonnets par des
coq-à-l'âne en vers libres.

Si bien qu'il peut vivre cent ans, il sera cent ans expéditionnaire.

Sa réputation est faite. Se dit-il un mot méchant, se fait-il un
mauvais calembour, tout de suite on l'en accuse. Qu'un sot sur le mur
blanc d'un corridor écrive quelques injures, immédiatement on dit:

--C'est Jouvard.

Lui n'en est pas moins gai. Il rime toujours.

Caldas avait eu l'imprudente faiblesse de rire à une des chansons de
ce Juvénal bureaucratique.

Ah! comme il en fut puni!

Un beau matin, Jouvard, qui guettait l'occasion, pénétra dans le
bureau du Sommier à un moment où Caldas s'y trouvait seul.

--Je me fie à votre discrétion, lui dit-il, et je viens vous lire une
poésie en canif.

--Qu'est-ce que la poésie en canif? demanda Romain vaguement inquiet.

--Tout simplement des vers monorimes en _if_. C'est une réminiscence
d'un genre qu'on cultivait sous la Restauration. M. Thiers, dit-on,
est l'inventeur de la poésie en canif.

--Bah! dit Caldas.

--Écoutez, mon cher.

Et, avec une volubilité dont une crecelle donnerait une imparfaite
idée, Jouvard récita ces vers:

          POÉSIE EN CANIF.

    Le voyez-vous, ce plumitif,
    Qui s'avance d'un pas massif?
    Voyez son oeil louche et furtif,
    Et son doux air de lénitif.

    Plus pâle il est qu'un vomitif
    Et plus froid qu'un récitatif.
    Son aspect réfrigératif
    Fait l'effet d'un soporatif.

    Devant ses chefs il est craintif
    Cent fois plus qu'un filou fautif
    Qu'on conduit devant le shérif
    Après un vol bien positif.

    Cet homme, peu récréatif,
    D'un faubourg de Caen est natif.
    Un vieux paysan processif
    Est, dit-on, son père adoptif.
    Ce fait est très-explicatif
    Et surtout significatif.

    Ce Normand, rien moins que naïf,
    Se masque sous un air fictif;
    Sa bêtise n'est qu'un faux pif.
    Oui, son visage dormitif
    Ment comme une face de juif.
    Son oeil, rien moins qu'intuitif,
    Cache un esprit alerte et vif.
    Il affecte le ton plaintif,
    Mais nous connaissons son motif,
    Nous tous qui l'avons vu, pensif,
    Presser son front méditatif.

    Cet ambitieux spéculatif
    Roule en son cerveau subversif
    Plus d'un projet résolutif
    Pour lui très-rémunératif.
    Attentif, décisif, actif,
    Doué d'un sens pénétratif,
    Il médite un plan offensif
    Qui le fera grand, lui chétif.

    Et ce plan n'est pas évasif,
    Excessif, exagératif.
    Il est sûr et facultatif,
    Et non le rêve convulsif
    D'un sous-chef imaginatif.

    Ce Normand n'est pas expansif
    Ni certes communicatif,
    Encore moins démonstratif.

    Mais, sans être interrogatif,
    Je suis bien certain qu'un oisif,
    S'il était insinuatif,
    Adroit, fin, interprétatif,
    Partant de son dispositif,
    Pour nous assez indicatif,
    Saurait son plan définitif.

    Mais laissons ce plan présomptif.
    Lui, va vers son but effectif;
    Il va d'un pas sûr, peu hâtif,
    Train continu, s'il est tardif,
    Sans penser modificatif;
    Nul obstacle législatif,
    Aucun décret prohibitif
    N'auront d'effet coërcitif.

    Rusé, mais au superlatif,
    Sans heurter contre aucun récif,
    Il saura guider son esquif
    Vers quelque port très-lucratif.
    Maître alors, maître exécutif
    Du grand corps administratif,
    Il n'aura plus l'air abusif
    Qu'il donne à son front maladif.

    Alors, pacha cumulatif,
    Incisif, accélératif,
    Vindicatif, expéditif,
    Il quittera son ton passif.
    Nous qui l'avons vu subjonctif
    Nous le verrons impératif.

En achevant cette tirade que Romain avait bien essayé d'interrompre
par des gestes de protestation, le poëte Jouvard se laissa tomber sur
une chaise, sans force et sans haleine.

Caldas avait le mal de mer.

--Que le diable vous emporte! s'écria-t-il, avec votre poésie en
canif.

--Je tiens aussi la poésie en grattoir, reprit l'émule de M.
Belmontet, et il recommença avec une volubilité nouvelle:

       POÉSIE EN GRATTOIR.

    Venez, et je vous ferai voir
    Un flagorneur de tout pouvoir:
    Ce petit homme en habit noir,
    C'est mon chef... et mon éteignoir.
    Figure en lame de rasoir,
    Il porte sa morgue en sautoir.
    Quand les dignités vont pleuvoir,
    Il est toujours sous l'arrosoir.
    S'agit-il de se bien pourvoir,
    Aucun ne se fait mieux valoir;
    Il sait manoeuvrer l'encensoir.
    Aussi l'avons-nous vu s'asseoir
    Rapidement sur le juchoir,
    Quand plus d'un, qui devrait avoir
    Sa place, fait encor trottoir...


C'est tout ce que put supporter Romain.

Il sauta à la gorge de son adversaire.

--Tais-toi, lui dit-il, misérable, je vois où tu veux en venir. C'est
la publicité du _Bilboquet_ que tu désires.

--Oh! si vous vouliez, vous, dit Jouvard, tremblant de crainte et
d'espoir.

--Tes vers passeront dans le prochain numéro, mais à une condition:
c'est que tu ne m'en liras plus jamais.

--Je le jure!

--Il y aura au moins pour six francs de copie, pensa Caldas, mais je
les ai bien gagnés.



XXIV


Dans le bureau voisin, séparé de celui du Sommier par une simple
cloison, Caldas, du matin au soir, entendait un bruit discordant de
querelles.

Les récriminations et les gros mots éclataient tout d'un coup comme
des bombes et réveillaient les échos somnolents de la galerie. La
détonation des poings violemment frappés sur la table faisait
tressaillir M. Rafflard; puis c'étaient des bruits de porte ouverte
avec violence, de fenêtre refermée avec fureur.

Caldas alla aux informations, et son enquête lui révéla encore une des
petites misères de la vie administrative.

Ce bureau tapageur est celui de la Vérification.

Dans cette pièce sont rivés côte à côte deux hommes aussi différents
de caractère, d'humeur et d'esprit que de tempérament; chien et chat,
si vous voulez.

Naturellement ils en sont venus à se haïr de cette haine féroce des
forçats compagnons de chaîne dont le caractère ne sympathise pas.

L'un tuera l'autre, soyez-en sûrs, si on ne les sépare,--et on ne les
séparera point.

Le premier de ces employés est lymphatique; le second est sanguin.

L'un est habituellement froid, maussade, compassé; l'autre est gai,
vif, remuant; tous deux ont l'humeur inégale, mais en sens contraire.
Quand l'un est bien disposé, l'autre est dans ses mauvais quarts
d'heure, et réciproquement.

La température de la pièce est le motif habituel des querelles.

L'employé lymphatique arrive d'ordinaire le premier, tout emmitouflé,
avec un triple étage de pardessus, un châle long pour cache-nez, un
plaid sur la poitrine, des bottes fourrées et des gants de peau de
lapin.

Il a froid.

Il ajoute une bûche ou deux au feu déjà allumé par le garçon et
s'installe devant la cheminée. De temps à autre il se lève pour aller
consulter un petit thermomètre placé derrière son bureau; il ne
commence à être un peu à son aise que quand la température dépasse
vingt-cinq degrés.

Entre l'employé sanguin, sans cache-nez.

Il a chaud.

--On étouffe ici, s'écrie-t-il dès la porte, et il marche droit vers
la fenêtre qu'il ouvre à deux battants.

--Ah ça! vous êtes fou! dit le lymphatique, il y a sept degrés
au-dessous de zéro.

--Allons donc! réplique le sanguin, il dégèle, voyez plutôt...

Et il montre son thermomètre; car il en a un, lui aussi, mais placé en
dehors de la fenêtre.

--Il dégèle! ça vous plaît à dire; mais moi, je meurs de froid.

--Parbleu! vous n'êtes pas un homme, vous êtes un ver-à-soie!

--Et vous un ours blanc!

--C'est du lait d'amandes douces que vous avez dans les veines!

--Et vous, avec votre face rouge, on dirait toujours que vous avez bu!

--Monsieur Gillet!

--Eh bien, monsieur Lambrequin?

La querelle s'envenime, et le lymphatique Gillet s'élance vers la
fenêtre.

--Je vous déclare, s'écrie-t-il, que je veux la fermer.

--Et moi, je vous affirme qu'elle restera ouverte.

Le pauvre Gillet, qui n'est pas le plus fort, retourne tristement à la
cheminée qu'il emplit de bois à incendier le ministère.

--C'est dégoûtant, ma parole d'honneur! murmure-t-il, c'est à donner
sa démission.

Et il réendosse successivement tous ses pardessus, tandis que
Lambrequin, qui se met en bras de chemise, lui dit d'un ton goguenard:

--Dites donc, si vous voulez ma redingote?...

Gillet prend sa revanche à chaque fois que sort Lambrequin qui ne peut
pas tenir en place.

Il ferme tout hermétiquement, et comme le bois est à discrétion, il a
vite rétabli une température de serre-chaude.

L'instant d'après, au retour de Lambrequin, la serre-chaude redevient
une glacière.

Qu'on s'étonne après cela du coryza chronique de l'employé Gillet!

A ces brusques variations de température un thermomètre ne résiste
pas.

L'instrument de Gillet, qui oscille perpétuellement entre le climat de
la Sibérie et celui du Sénégal, a besoin d'être renouvelé toutes les
six semaines.

--Mais pourquoi ne change-t-on pas de pièce l'un de ces deux
malheureux? demanda Romain.

--On s'en garderait bien! lui fut-il répondu; la devise de
l'administration est celle de Louis XI: Diviser pour régner.

Grâce à cette politique habile, on brûle dans ce bureau, bon an mal
an, quinze voies de bois.

Il y fait un froid de loup.



XXV


Les armées en marche ont de tout temps été suivies par des bandes
nomades de marchands. Ces petits industriels trouvent moyen de vivre
et de prospérer de la paye du soldat, si minime qu'elle soit.

Sous le feu des canons russes de Sébastopol, ces bohêmes du négoce
avaient bâti toute une ville de planches et de toile cirée; ils
étaient à Magenta et à Solférino; ils ont suivi nos soldats jusqu'au
Mexique.

Eh bien! le ministère de l'Équilibre, comme tous les ministères, a
aussi ses fournisseurs ambulants, et la race bénie de Jacob a le
privilége exclusif de cette industrie.

L'administration, certes, n'est point chiche d'articles de bureau;
elle en donne à bouche que veux-tu. Cependant il vient tous les jours
au ministère des marchands de plumes et de crayons qui font des
affaires d'or.

Il est vrai que ces marchands sont des marchandes.

Caldas fut très-surpris lorsque pour la première fois il vit une jeune
et jolie petite juive entrer dans le bureau de Sommier, à l'heure où
le public n'entre pas.

Elle était connue des employés, qui accueillirent avec une bonne
humeur galante cette distraction en jupons.

Les grivoiseries de Gérondeau l'effarouchèrent peu, mais elle lui
vendit beaucoup de menus bibelots, et le riche expéditionnaire paya
une quinzaine de francs au moins le délicat plaisir de débiter de
triviales gaudrioles à cette petite vertu.

Nourrisson, qui n'acheta qu'un pain de savon et un pot de pommade,
s'avisa d'être aussi hardi que son gros compagnon, mais il fut remis
vertement à sa place.

Basquin, qui tenait à dire son mot, en fut quitte pour une douzaine de
plumes à trois becs (l'administration n'en donne pas).

Caldas lui-même, en voyant les beaux cheveux de cette demoiselle,
s'aperçut qu'il avait besoin d'une brosse à ongles.

Seul, M. Rafflard n'acheta rien, et lorsque l'israélite fut sortie, il
ne craignit point de dire vertement son opinion sur cette espèce de
négociantes auxquelles l'administration devrait bien fermer la porte.

--Car il me paraît évident, continua-t-il, que le commerce n'est pour
elles qu'un prétexte, et que ce n'est point seulement pour leurs
crayons qu'elles cherchent un acheteur.

--Il faut faire aller le commerce, dit Gérondeau.

--Au dehors, tant que vous voudrez, reprit le commis principal; mais
dans les bureaux je dis, moi, qu'elles détournent les employés de leur
travail, quand elles ne les débauchent pas. Et enfin, qui vous dit
qu'elles ne viennent point ici pour surprendre les secrets de notre
administration?

--Supposeriez-vous, demanda Romain, que ces juives sont payées par les
journaux belges?

M. Rafflard fit un geste de mauvaise humeur, et Nourrisson expliqua à
Romain que les dispositions peu favorables du commis principal à
l'égard de la postérité féminine d'Abraham date de certain jour où il
acheta de l'une d'elles une douzaine de mouchoirs de fil qui étaient
en coton.

Mais il y a des marchands plus sérieux et bien autrement dangereux
pour les employés; ce sont les marchands à tempérament.

Pour le créancier, l'employé fut toujours le client de prédilection;
avec lui les chances de pertes sont presque nulles.

Apporte-t-il quelque mauvaise volonté ou quelque négligence à
acquitter ses dettes, l'opposition aux appointements est là qui le
remet vite dans le droit chemin.

Aussi du matin au soir des courtiers de toutes sortes viennent-ils
réciter leurs boniments dans les bureaux de l'Équilibre.

C'est d'abord le courtier en horlogerie qui tient sous son bras un
cahier de modèles pour ceux qui désirent des pendules. Il vend à
raison de cent sous par mois, au prix de cent écus, de belles et
bonnes montres en or de soixante francs.

Il y a le courtier en librairie, le plus mal vêtu de tous, qui place
les ouvrages en souscription; il vend les livres qui ne se vendent
plus, la collection de l'_Observateur religieux_, les cent vingt
volumes de l'_Encyclopédie des cuisiniers_, et fait les abonnements au
_Moniteur des sages-femmes_. Il propose encore les ouvrages à prime,
productions remarquables qui donnent droit à un dîner à deux francs au
Palais-Royal, à un gilet de flanelle, et à une entrée à la salle
Valentino.

Il y a enfin le courtier marchand de vins, qui se charge de vous
livrer, au prix que vous coûterait un grand crû de Bourgogne,
d'excellent petit mâcon récolté à Argenteuil.

Ces enjôleurs soufflent à l'oreille des employés besogneux la
tentation du crédit. S'il est timide, ils le rassurent par la longueur
des échéances.

Lorsque, avant de faire une dépense inutile, et ce sont les plus
entraînantes, le pauvre garçon pèse et soupèse son budget, ils
l'étourdissent sur l'avenir, ils font luire à ses yeux des ressources
inattendues, des augmentations qui n'arriveront jamais, des
gratifications sur lesquelles il ne faut, hélas! guère compter.

Ces audacieux l'endoctrinent de théories étranges. Ils affirment que
le crédit pose un homme, et qu'on est considéré en raison directe de
ce que l'on doit.

«Allons, Monsieur, prenez cette montre, non pour savoir l'heure, mais
pour cette chaîne d'or qui fait si bien au gilet.

«Prenez ce vin que je vous vends plus cher que le marchand au détail.
On a toujours de l'économie à acheter en gros.

«Prenez ces livres à prime; rien que la prime en représente la valeur,
et la prime ne vaut rien. Demandez, achetez, prenez!»

Et l'employé se laisse séduire. Il achète sous prétexte qu'il payera à
la longue, sans s'en apercevoir. C'est plus cher, mais c'est plus
mauvais.

On en a vu, hélas! qui achetaient pour revendre, et ici commencent les
opérations irrégulières qui conduisent au déficit chronique et à
l'abîme.

Le commis Chabannette est un exemple vivant de cette existence de
désordre en partie double.

Un jour qu'il avait envie de faire une partie fine et qu'il était sans
argent, le démon lui apparut sous les traits du courtier en
horlogerie. Chabannette souscrivit pour trois cent cinquante francs de
billets, payables de mois en mois, et se trouva ainsi propriétaire
d'une superbe montre, dont le soir même l'administration du
Mont-de-Piété de Paris lui donnait en rechignant deux bons louis d'or.

Il n'y a que le premier pas qui coûte. Ravi d'avoir découvert ce moyen
de battre monnaie, Chabannette eut très-souvent envie de faire des
parties fines.

Il acheta, acheta, acheta: aujourd'hui du vin, demain des instruments
d'optique, et des livres, et des pendules, et des dentelles, et tout
ce qu'on lui proposa.

Chaque nouvel achat ne grevait ses appointements mensuels que de dix
francs, l'un dans l'autre.

A la dixième partie fine, Chabannette s'aperçut que son revenu était
diminué des deux tiers. Il lui restait juste cinquante francs pour la
pâtée et la niche. Il est vrai que ses appointements n'étaient
hypothéqués que pour trois ans.

Vivre trois ans avec six cents livres par an, était-ce possible? A
partir de ce moment, Chabannette renonça aux parties fines, mais il
fut réduit à continuer d'acheter pour vivre.

Aujourd'hui, sa dette flottante absorbe la totalité de ses revenus et
au delà. Il achète avec désespoir, il ne peut plus s'arrêter sur cette
pente fatale; comme au juif errant, une voix impitoyable, la voix de
la nécessité, lui crie: Achète... et il n'a pas cinq sous dans sa
poche.

Si la dette est le signe manifeste de la prospérité d'un homme, on
peut dire que Chabannette a un bel avenir.

       *       *       *       *       *



XXVI


Caldas ayant ouvert un livre de statistique, ses yeux s'arrêtèrent
précisément sur cette phrase à l'article _Prisons_:

«Sur cent décès de prisonniers, soixante-quinze ont lieu dans les
trois premiers mois de la détention. Cette première période constitue
le temps critique du régime claustral. Beaucoup de tempéraments n'y
résistent pas; mais passé ce terme fatal, la vie moyenne des
pénitentiaires excède de trois ans et quatre mois la vie moyenne du
reste des habitants de la France. Cet admirable résultat est dû, on
peut le dire hardiment, à l'existence sobre et réglée du détenu, et
l'honneur en revient à la sollicitude si éclairée de l'administration
supérieure.»

Ce petit alinéa épouvanta Romain.

--Évidemment, se dit-il, je suis dans la période critique. Le malaise
général que j'éprouve, je l'attribuais à l'ennui. Je m'abusais: c'est
que je ne m'acclimate pas.

Il se regarda dans la glace, se tira la langue à lui-même et se tâta
le pouls.

--Certainement, dit-il, je n'irai pas trois mois.

Alors il se prouva qu'il était prudent, puisqu'il avait la faiblesse
de tenir à la vie, de renoncer à la carrière administrative. Il y
perdrait cent francs par mois, c'est vrai; mais que n'y gagnerait-il
pas en revanche?

D'abord il ne s'ennuierait plus abominablement, comme il le faisait
depuis son entrée au ministère.

Il pourrait être seul quelquefois, et ne serait plus condamné à cette
éternelle cohabitation qui devient insupportable à la longue et fait
trouver haïssables les gens que nous sommes le plus disposés à aimer.

N'a-t-on pas entendu dire que des marins, partis les meilleurs amis du
monde, en arrivaient, après six mois de navigation, à échanger des
coups de couteau.

Or, Romain était las de naviguer sur le même bord que Gérondeau, que
Rafflard, que Sansonnet et que Jouvard le poëte.

Il savait bien que la pauvreté l'attendait, qu'il aurait la
malédiction de sa famille. Mais il était résolu à tout supporter.

Il comptait d'ailleurs s'arranger une existence heureuse, égayé de
petits bonheurs négatifs; et certes au ministère, pendant un mois, il
avait fait provision pour l'avenir de ces jouissances peu coûteuses.

Pourrait-il connaître le spleen désormais après la besogne
affadissante à laquelle il avait été condamné?

Il lui semblait aujourd'hui qu'il eût écouté sans bâiller une
conférence de M. Frédéric Morin.

Le matin il se lèverait tard; en se roulant paresseusement sous ses
couvertures, il se dirait: Voici l'heure d'aller au bureau! Rafflard
patauge dans la boue, Basquin sera malade.

Dans l'après-midi, autres félicités.

Peut-être ne déjeunerait-il pas; mais s'il déjeunait, il ne ferait pas
sa cuisine lui-même, il mangerait au restaurant, et il ne serait pas
exposé par distraction à boire son encrier.

Il irait, il viendrait; il ne serait point cloué sur sa chaise, comme
un tailleur sur son établi; il ne ferait plus, à force de rester
assis, des genouillères à son pantalon, ce qui empêche un jeune homme
de se produire avantageusement dans le monde.

Enfin dans les beaux jours il vivrait au grand air, et se griserait de
soleil dans la campagne de Paris.

--Voilà donc qui est décidé, conclut-il; je patiente jusqu'à la fin du
mois; je touche mes appointements, et je dis à l'administration: «Tu
n'auras pas mes os!» Avec mes cent francs je me lance dans la haute
industrie. Heureusement je n'ai plus beaucoup à attendre. Nous sommes
le 29, et c'est après-demain.

LE JOUR DE L'ÉMARGEMENT

Il n'y a que douze jours d'émargement dans l'année administrative, un
par mois.

C'est dommage. C'est le seul jour qui offre quelque agrément.

Aussi comme ils soupirent après, les employés de l'Equilibre! Comme
ils comptent avec impatience, à l'instar des écoliers à l'approche des
vacances, les heures qui les séparent de ce fortuné moment! Dès le
premier du mois, il y en a qui disent:

--Allons! dans vingt-neuf jours nous toucherons!

Toucher!... c'est la fin de l'employé sur cette terre.

Toucher!... Que les deux syllabes de ce mot sont caressantes pour
l'oreille du bureaucrate!

Aussi, à l'Équilibre, ne dit-on pas: «le jour de l'émargement,» c'est
le terme officiel; on ne dit pas: «la paie,» comme dans le bâtiment;
on ne dit pas: «la solde ou le prêt,» comme dans l'armée. Non, comme
l'ouvrier parisien et comme la grisette, l'employé de l'Équilibre dit:

        LA SAINTE TOUCHE

Oh! SAINTE TOUCHE, qu'il est doux de célébrer le jour de votre fête!
Comme il est bon de sentir dans sa poche frétiller vos médailles!

SAINTE TOUCHE, venez à mon aide! dit le pauvre diable qui vient de
voir filer sa dernière pièce de cinq francs.

SAINTE TOUCHE, secourez-moi! voici mon pantalon qui s'effrange, mes
souliers qui éclatent de rire, et mon chapeau qui rougit, le traître.

SAINTE TOUCHE, soyez-moi propice! vous savez avec quelle impatience ma
femme attend cette jolie robe de soie qui plaira tant à son cousin
Alfred, cette robe de soie qui me ramènera peut-être un quart de lune
de miel.

SAINTE TOUCHE, écoutez-nous! le propriétaire s'impatiente, le
restaurateur ne veut plus faire crédit, le limonadier demande de
l'argent.

SAINTE TOUCHE, priez pour nous! les créanciers hurlent à nos chausses.

SAINTE TOUCHE, ayez pitié de nous!

SAINTE TOUCHE, exaucez-nous!

Sainte Touche a entendu toutes ces voix éplorées qui criaient du fond
de l'abîme...

Et c'est aujourd'hui le jour de sa fête.

Dès hier les employés étaient plus frais, plus gais, plus dispos;
beaucoup ont parlé de travailler, quelques-uns même ont essayé de se
mettre à la besogne.

Tous bâtissaient leurs châteaux en Espagne; ils dépensaient l'argent
de leur mois. Les hommes d'ordre, avec un crayon, faisaient leurs
petits calculs sur un coin de leur sous-main.

Ceux qui ont des dettes s'ingéniaient à trouver un moyen pour ne pas
les payer. C'est à quoi on songe toujours quand on vient de recevoir
de l'argent.

Les gens de plaisir complotaient dans un coin quelque aimable folie.

Ce matin ils sont tous arrivés à l'heure; il n'y avait pas de
retardataires; il n'y avait pas de malades.

Braves employés! ils n'ont pas de bouquets à leur boutonnière, comme
les noceux de campagne, mais leur figure est endimanchée.

La bienveillance est à l'ordre du jour; l'employé lymphatique et
l'employé sanguin ne se prennent plus aux cheveux; M. Rafflard est
presque aimable, et Lorgelin oublie un peu ses griefs contre
l'administration.

L'hôtel du ministère même semble avoir changé d'aspect; la figure du
portier est moins rébarbative; les corridors sont moins sombres, les
cours moins humides, les vitres moins poussiéreuses.

Comme on voit bien qu'on va livrer à tous ces rongeurs une tranche du
budget! Un nuage d'or a crevé au-dessus de la maison.

Tombe, tombe, manne bénie que produit le contribuable!...

Il rit, il chante, il est en fête l'hôtel de l'Équilibre; il est en
branle comme un campanile italien pour la sainte Madone; à tous les
étages le carillon de l'or dit sa chanson.

Cependant tout le personnel est sens dessus-dessous; les bureaux sont
désertés; on court, on se heurte dans les corridors, on monte, on
descend, on s'appelle, on crie; à la porte aboie la meute des
créanciers qui flaire la curée.

Hallali! hallali!!!

Seul peut-être au milieu de toutes ces joies, le caissier est triste.

C'est son mauvais jour.

Le voyez-vous derrière sa grille, maigre, blême; son oeil a des
paillettes jaunes, reflet de l'or qu'il manie à la journée.

Il grogne comme le dogue à qui l'on arrache un os. C'est qu'on lui
arrache son or, à lui; c'est qu'il ne serait pas caissier, s'il
n'éprouvait pas une douleur à l'âme de voir s'enfuir tant d'argent. Il
est plus pâle ce jour-là que l'homme dont on a coupé les veines et qui
voit se tarir sa vie avec son sang.

Il grogne, le caissier; il est d'une humeur massacrante; il a des
paroles bourrues, des regards haineux. Et pourtant, comme ils le
saluent, les employés! comme ils sont obséquieux! comme ils se font
doux et petits garçons en allongeant la main sous le guichet étroit.

Tous ne viennent pas à la caisse, pourtant. Chaque bureau délègue un
homme de confiance, d'une probité reconnue, qui, lorsqu'il y va, muni
du reçu de tous ses camarades, ne manque jamais cette plaisanterie:

--Adieu, Messieurs, je pars pour la Belgique.

Il ne va jamais jusqu'en Belgique, mais il va toujours au Café de
l'Équilibre et s'y livre à d'interminables parties de billard.

Comme on s'impatiente en son absence! comme on le maudit! S'il
revenait, on pourrait s'en aller. Mais non, le misérable ne reparaît
qu'au moment où quatre heures vont sonner.

Un hurrah salue son entrée. On oublie ses torts en entendant le bruit
pesant du sac qu'il jette sur la table. Un religieux silence se fait,
tandis qu'il établit le compte de chacun. Puis il paye ses amis en or,
les indifférents en argent, et ses victimes moitié menue monnaie et
moitié billon.

Lorsque chacun a reçu ses appointements, l'homme de confiance ne
manque jamais de s'apercevoir qu'il s'est trompé de cent sous à son
désavantage. D'un ton de mauvaise humeur, il proteste qu'il ne se
chargera plus d'une mission qui ne lui rapporte que des désagréments
et des pertes, et il insiste pour que chacun recompte son argent.

La pièce de cent sous ne se retrouve pas.

Alors, d'un ton furieux et toisant toute la compagnie:

--Je ne soupçonne certes, dit-il, la délicatesse de personne, mais à
coup sûr il y a un voleur ici.



XXVII


Au bureau du Sommier, c'est ordinairement le jeune Basquin qui se
charge d'aller toucher les émoluments de ses confrères. Comme les
autres, Caldas s'approcha pour mettre sa signature sur la feuille
d'émargement. Basquin l'arrêta.

--Vil surnuméraire, lui dit-il, apprenez que vos pareils ne signent
pas à côté de nous sur cet état. Ils vont toucher eux-mêmes à la
caisse.

--Pourquoi cette humiliation? demanda Romain.

--Parce qu'ici, répondit M. Rafflard, les surnuméraires ne comptent
pas. Les cent francs qu'on vous alloue par mois ne sont pas des
appointements, vous les recevrez à titre gracieux de l'administration,
qui ne vous doit rien.

--Ah! c'est un peu fort, dit Caldas; est-ce que je ne travaille pas
comme les autres?

--Il est vrai, dit Gérondeau, que vous n'en faites pas plus que nous.

--Enfin, vous auriez tort de vous plaindre, ajouta Basquin; le
ministère de l'Équilibre est le seul qui paye les surnuméraires. Allez
donc voir à la Guerre et aux Finances. Ainsi, croyez-moi, passez à la
caisse, et estimez-vous encore trop heureux.

Caldas se levait pour suivre ce conseil, tout en se disant qu'il
allait goûter du budget pour la première et dernière fois, lorsque la
porte s'entre-bâilla et une voix flûtée demanda:

--Pardon, Messieurs, est-ce ici le bureau de M. Caldas?

Romain fit un bond; il venait de reconnaître le timbre argentin de
Mlle Célestine.

--C'est ici, fit Gérondeau en quittant sa place; veuillez donc entrer,
Madame.

L'ingénue de Grenelle ne se le fit pas dire deux fois.

Elle avait une toilette étrange et singulièrement tapageuse. Un
chapeau noir en tulle avec une énorme rosé rouge ponceau sur le côté,
une robe à trente-six volants et un burnous gris-perle traînant sur
ses talons. Tout ce luxe sentait le temple à un quart de lieue, mais
Gérondeau fut fasciné.

--Caldas est un scélérat, dit-il tout bas à Nourrisson, ça doit être
une femme du grand monde.

--Je le crois, répondit-il, elle sent l'eau de lavande ambrée.

--Oh! que j'ai eu de peine à vous trouver, monsieur Caldas, fit
Célestine en minaudant, j'ai cru que j'allais _remporter ma veste_.
Personne ne vous connaissait ici. Heureusement j'ai rencontré un
garçon complaisant qui m'a conduite au chef du secrétariat.

--A M. Le Campion? fit Romain épouvanté.

--Je crois que oui, un vieux qui a une bonne balle de père noble avec
son paravent comme dans _Michel Perrin_. En voilà un qui a _allumé son
gaz_ en me voyant. Faut dire que j'avais soigné mon entrée comme dans
le _père de la débutante_; je lui ai _vendu mon piano_, et me voilà.

--Au fait, pensa Caldas, que m'importe! je m'en vais demain.

Pendant ce commencement d'entretien, Gérondeau, d'habitude si familier
avec les dames, était resté debout et découvert.

L'argot des coulisses, que parlait Mlle Célestine, lui imposait, et il
croyait y deviner le langage des castes privilégiées où il n'est pas
admis.

Mlle Célestine avait fait d'un coup d'oeil l'inventaire du bureau.
Elle reprit en tutoyant Romain, oublieuse du décorum qu'elle avait
arboré d'abord:

--Ça n'est pas d'une gaieté folle, ton bocal! C'est comme dans
_Pierrot bureaucrate_. En voilà des cartons verts! Qu'est-ce qu'il y a
dedans, des souris?

--Les souris et les grâces y logeraient, Madame, si vous y veniez
quelquefois, soupira Gérondeau.

L'ingénue de Grenelle considéra un instant le gros expéditionnaire, et
se penchant à l'oreille de Caldas:

--Il me va, à moi, ce petit père; il a l'air farce, c'est comme dans
_Roger-Bontemps_. Mais ris donc un peu, tu n'as pas l'air content.
J'ai été gentille pourtant, j'espère que je suis exacte.

--Comme une lettre de change, dit Caldas.

Mlle Célestine ne releva pas cette épigramme.

--Est-ce que nous ne _jouerons pas les filles de l'air?_
continua-t-elle; d'abord je dîne avec toi, j'ai fait coller une bande
sur l'affiche: _relâche pour cause d'indisposition._

--Saperlotte! fit Gérondeau suffoqué, une actrice!!! ô mes rêves!!!

--Viens-tu, Romain? insista l'ingénue.

Comme ils allaient sortir tous les deux, la porte s'ouvrit derechef et
la tête carrée de M. Krugenstern apparut.

--Monsir Galtas? demanda-t-il.

Romain, qui ne voulut pas initier davantage ses collègues à sa vie
d'intérieur, jugea à propos de donner audience à son tailleur dans le
corridor.

C'est un brave homme que Krugenstern. Quand il eût appris que les
appointements de son client n'étaient que de cent francs par mois, il
déclara qu'il se contenterait de dix pour cent.

--Suivez-moi donc à la caisse, dit Caldas à son tailleur et à son
amie.

Ils étaient à peu près aux trois quarts de l'escalier, lorsque Romain
s'entendit héler par une voix perçante.

Il se retourna et se trouva face à face avec le critique Greluchet.

--Enfin, je te repince, s'écria ce littérateur, après t'avoir réclamé
aux quatre vents du ciel. Il y a un mois que j'arrête tous les
passants dans la rue pour leur demander ton adresse.

--Et c'est le 31 qu'on te l'a donnée, observa Caldas.

--A ne te rien céler, comme on dit à la Comédie-Française, continua
Greluchet, ce jour m'a paru propice. Mais quelle est donc cette belle
enfant?

L'ingénue se présenta elle-même. Au paletot de Greluchet elle avait
flairé un homme de lettres, et ses grandes manières lui donnaient une
haute idée de son influence.

--Je suis Mlle Célestine du théâtre de Grenelle, répondit-elle en
avançant la bouche en coeur.

--Nous vous aurons un engagement pour le Vaudeville, affirma le
critique.

Et comme Caldas se remettait en marche, il suivit la bande.

Au guichet de la caisse il fallut attendre quelques instants.

Quand le tour de Romain fut venu:

--Votre nom? demanda le caissier.

--Caldas, dit-il.

Le caissier ouvrit un registre.

--Surnuméraire au bureau du Sommier, n'est-ce pas?

--C'est cela même.

--Eh bien, vous me redevez dix francs.

--Comment, comment cela? demanda Caldas, qui trouvait la plaisanterie
de mauvais goût.

--Oui, dix francs,--une amende du 29.

--Soit, mais il me revient quatre-vingt-dix francs sur mes
appointements.

Le caissier haussa les épaules.

--Vous savez bien, reprit-il, que le premier mois de vos appointements
est versé à la caisse des retraites, vous le toucherez dans trente-six
ans.

--Est-ce sérieux ce que vous dites là? balbutia Caldas frappé au
coeur.

--Ne me faites donc pas poser, répondit le caissier en refermant
brusquement son guichet.

Alors ce fut un terrible concert d'imprécations et de plaintes.

--C'est une abomination! criait Caldas, un vol manifeste! Gardez mon
argent, je vous en fais cadeau et ne remets plus les pieds dans cette
baraque.

Mais Caldas n'était pas le plus indigne.

Qui peindra la fureur de Greluchet le critique? Son exaspération se
mesurait à la perte qu'il faisait; et il perdait à cette déconvenue
dix francs qu'il comptait emprunter à Romain, et un bon dîner qu'il
était sûr de faire avec lui.

--Il faut leur faire un procès, hurlait-il, leur envoyer des
huissiers.

Krugenstern n'était pas satisfait, mais il semblait supporter
philosophiquement son malheur.

Mlle Célestine, si elle fit une petite moue, reprit vite sa bonne
humeur.

Elle tira Caldas par la manche.

--Console-toi, lui souffla-t-elle dans l'oreille, Mont-Saint-Jean m'a
payé ma semaine ce matin, j'ai sept francs dix sous, c'est moi qui
t'invite.

Krugenstern, à son tour, prit Caldas à part. Il le conjura de ne pas
donner sa démission, de patienter; et comme Romain lui faisait
observer qu'il ne pourrait rester trente jours sans manger, ce
tailleur-providence lui offrit sa table et lui glissa vingt francs
dans la main pour son argent de poche.

Désarmé par tant de générosité, Caldas lui promit de rester dans
l'administration.

A ce moment Romain entendit des rires étouffés dans le corridor, et
dans la pénombre il aperçut un groupe qui se tenait les côtes.

C'étaient les bons petits camarades de bureau. Ils s'étaient bien
gardés de lui apprendre cette retenue du premier mois, afin d'avoir
l'agréable spectacle de sa consternation; et l'événement avait dépassé
leur attente.

C'est une mystification qu'à l'Équilibre on réserve toujours à
l'innocence du surnuméraire.

Un nouveau personnage apparut tout essoufflé. C'était l'aimable
Sansonnet.

Ce bon jeune homme, qui venait de toucher ses appointements, avait
couru au bureau de Caldas pour l'inviter à dîner. Ayant su qu'il était
avec une actrice, il avait pris ses maigres jambes à son cou pour ne
pas manquer cette bonne fortune de dîner avec une femme de théâtre.

--Je vous emmène, dit-il à Caldas.

--Je ne puis, répondit celui-ci; je suis avec madame et ces messieurs,
M. Greluchet, un de nos critiques éminents, et monsieur....

--Mais j'espère, interrompit Sansonnet, que madame et ces messieurs me
feront l'honneur d'accepter mon invitation.

Tout le monde accepta, et Sansonnet, ravi de dîner avec tant de gens
de lettres, prit le bras du tailleur pour se rendre au restaurant.



XXVIII


On ne se résigne pas volontiers à perdre quatre-vingt-dix francs, et
un honnête homme n'a qu'une parole, même avec son tailleur.

Voilà pourquoi le lendemain retrouva Caldas à son bureau. Mais comme
il n'avait pas encore digéré l'affront de la veille, il s'était
procuré les tables de mortalité de Déparcieux afin d'étudier la
question économique des caisses de retraite.

Ce précieux ouvrage lui apprit que la vie probable d'un homme parvenu
à l'âge de vingt-cinq ans (et Caldas les aurait à la Saint-Jean d'été)
est de quatorze ans et huit mois.

--Ah! dit-il, je vois bien que l'on trompe ici! Mais consultons
quelque autre statisticien.

Ricardo, Adam Smith et M. Schnitzler, dont il invoqua tour à tour
l'autorité, ne s'éloignent guère que de quelques mois du chiffre de
Déparcieux.

--Allons, pensa Caldas, mes quatre-vingt-dix francs courent grand
risque d'être flambés! Mais non, j'en aurai le coeur net, je veux
rattraper mon argent, je resterai ici, je ferai mes trente-six ans, et
quand j'aurai ma retraite (je suis décidé à vivre très-longtemps) pour
vexer l'administration et lui faire du tort, je vivrai plus vieux que
le centenaire du _Constitutionnel_, et l'on mettra ma longévité dans
les faits-divers!

Cette résolution prise, il concentra toute son intelligence à se
donner l'air et l'esprit bureaucratiques.

Pour commencer, il apporta un vieux paletot, déférant enfin aux
observations de M. Rafflard, qui, à plusieurs reprises, avait paru
choqué de lui voir conserver pour travailler au bureau ses habits
neufs.

Le vêtement de travail, en effet, est aussi nécessaire à l'employé
qu'au canotier la vareuse.

Il n'est pas riche, l'employé, en général, et il lui faut faire des
miracles d'industrie pour n'avoir pas des chapeaux trop gras avec des
appointements si maigres.

Il est presque toujours très-propre. A le voir dans la rue on ne
devine pas sa gêne périodique. Il a chaîne d'or vrai ou faux au gilet,
sa chaussure est soigneusement cirée, et si son couvre-chef laisse à
désirer, c'est que les chapeliers n'ont pas imaginé encore de vendre
les chapeaux soixante francs, payables à raison de deux francs par
mois.

Le pantalon seul trahit l'employé; ces plis affreux qui se font aux
genoux sont sa désolation.

Quelques-uns ont essayé de les prévenir. Pour cela, une fois emboîtés
dans leur chaise, ils lâchent leurs bretelles et retroussent leurs
pantalons jusqu'à mi-jambe. Vains efforts! la genouillère paraît
toujours; seulement, au lieu d'être à sa place ordinaire, elle est
vers le milieu des tibias, ce qui leur donne l'air d'avoir des
exostoses.

Cette nécessité d'une mise convenable est une des sept plaies de
l'employé de l'Equilibre. Il doit être habillé comme un monsieur, lui
qui ne gagne pas tant que l'ouvrier.

Et l'ouvrier imbécile qu envie le sort de ce bourgeois en redingote!

Obligé ainsi de sacrifier au paraître, tous, au ministère, depuis le
chef de bureau jusqu'au surnuméraire, ont une double garde-robe.

La grande tenue, celle du dehors; la petite tenue, celle du dedans.

Que cette dernière est horrible, grand Dieu!

C'est avec des pincettes, lecteur, que je voudrais te présenter les
vieux habits noirs, les redingotes ou les paletots que j'ai vus sur le
dos de plus d'un collègue de Caldas.

On ne les brosse jamais, ces fidèles serviteurs.

La poussière, l'encre, les taches s'y entassent d'une année à l'autre,
si bien qu'un géologue en friperie pourrait, à ces couches
successives, assigner, avec précision l'âge de chacune de ces loques.

Car elles ne s'usent jamais; les vêtements neufs passent, les
guenilles restent.

La plupart des gens de bureau se bornent à déposer chaque matin dans
l'armoire aux habits dont est pourvue chaque pièce, leur redingote,
leur pardessus, et le haillon qu'ils endossent à la place forme un
singulier contraste avec leurs pantalons et leurs gilets quelquefois
élégants.

On dirait un alliage de Brummel et de Chodruc-Duclos.

Cependant il est un genre d'employé qui sait éviter ce contraste;
c'est

L'EMPLOYÉ COQUET.

Celui-là met sur son dos tout ce qu'il gagne, comme dit le peuple; il
a l'air d'un gandin, et dîne à vingt-deux sous; il porte la raie au
milieu du front; sa barbe est soigneusement ratissée; il fait canne,
gants et lorgnon.

L'employé coquet transforme son bureau en cabinet de toilette. Son
premier soin, en arrivant, est de changer de tout,--de tout ce dont il
peut changer. Il quitte ses bottines vernies pour chausser des
savates, et par-dessus sa chemise de batiste il glisse une blouse de
flanelle.

Plus heureux est le sous-chef du bureau n° 10, le d'Orsay de
l'Équilibre, qui arrive en toute saison avec une fleur à la
boutonnière, rose en été, camélia en hiver. Il occupe une pièce à lui
seul, et il peut à son aise, en poussant les verroux,--faire peau sale
de la tête aux pieds. Il arrive pimpant, s'enferme cinq minutes dans
son cabinet; lorsqu'il en sort, on lui donnerait un sou.

Le chef du bureau n° 4 est bien heureux aussi d'avoir une pièce pour
son usage particulier. C'est le ci-devant beau. Il se teint les
cheveux, se peint les veines, et réussit presque à réparer des ans
l'irréparable outrage. Ses dents surtout sont un chef-d'oeuvre, et
s'il se renferme toujours dans son bureau, c'est qu'il a l'habitude,
dit-on, de les ôter pour travailler. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il
y rend la liberté à son ventre, emprisonné, hors du bureau, dans un
corset énergiquement sanglé.

Cet homme «bien conservé» a eu jadis des succès auprès des femmes; il
en a encore moyennant une douzaine de mille francs par an. Il
roucoulait la romance dans les salons sous la Restauration; d'aucunes
assurent qu'on peut encore le faire chanter aujourd'hui.

Il affectionne les étoffes de couleurs tendres, porte l'habit bleu
barbeau à boutons d'or, et l'été se montre avec des pantalons de
nankin.

A côté de ces représentants de la fashion se place naturellement

          L'EMPLOYÉ QUI VA DANS LE MONDE

Celui-ci fait de son bureau un petit pied-à-terre dans Paris où son
budget restreint ne lui permet pas d'habiter; c'est dans les environs
de Montrouge ou de Charonne qu'il a son domicile effectif.

Sa tenue de danseur est soigneusement pliée dans une petite armoire
fermant à clef. Il y enferme également des chemises que la
blanchisseuse vient prendre tous les huit jours.

Lorsqu'il est invité à une soirée ou à un bal, il va dîner sans se
presser, passe ensuite une ou deux heures au café, et sur les huit
heures du soir regagne son bureau, où le portier, à qui il a donné le
mot et peut-être la pièce, le laisse pénétrer sans difficultés.

Là il se rase, se peigne, se lave, s'habille et se pomponne.

Les maisons où les fêtes se prolongent jusqu'au jour sont celles qu'il
préfère; il reste jusqu'au dernier cotillon, et alors regagne encore
son bureau.

Il se déshabille, revêt sa défroque de travail, allume un grand feu et
s'endort. L'arrivée de ses collègues ne le réveille pas; il les a
dressés à respecter son somme.

L'employé qui va dans le monde y va rarement pour son plaisir. C'est
une besogne, une tâche qu'il s'impose.

Toujours un motif secret le guide.

Il chasse à l'héritière.

Il cherche des relations et recrute des protecteurs.

Il y en a qui ne vont au bal que pour être invités ensuite à dîner.

Dans tous les cas, l'employé qui va dans le monde est cher à la
maîtresse de maison: c'est le danseur dont les jambes sont
infatigables; une fois monté, il va toujours, pourvu qu'entre chaque
danse il ait le temps d'avaler un rafraîchissement. C'est l'homme
précieux et dévoué; il fait valser des dames qui pèsent deux cents, et
polke avec les jeunes demoiselles de six ans.

Il est le cavalier servant des dames en turban qui font tapisserie, et
on lui donne, lorsqu'il entre, la liste des quadrilles qu'il devra
faire danser.

Le rêve de tous ces danseurs diplomates serait d'être invités aux bals
officiels, aux bals surtout que donne le ministre de l'Équilibre. Mais
les invitations passent bien au-dessus de leur tête.

On en cite un cependant, simple commis, qui s'avisa l'an passé d'un
stratagème qui lui ouvrit l'Eldorado de ses rêves. Cet homme intrépide
avait d'avance revêtu son costume de bal; il réussit, à la sortie des
bureaux, à se glisser dans le corps de logis occupé par le ministre.

Là il s'enferma dans un de ces réduits où d'ordinaire on reste le
moins longtemps possible. Il y resta, lui, de quatre heures à dix
heures du soir.

A ce moment les salons étaient pleins, et il aurait passé inaperçu
sans les émanations subtiles et exotiques qu'il traînait après lui.

Chacun se demandait d'où venait cet homme, plus parfumé qu'un couplet
de M. Clairville.

Un employé supérieur, présent à la fête, éventa ce mystère.

On sut par où avait passé l'intrus pour pénétrer dans les salons.

Depuis, par ordre supérieur, on n'oublie plus de l'inviter à tous les
bals.



XXIX


Déterminé à rester à l'Équilibre, Caldas en arriva vite à se poser ce
problème:

«A quoi mène l'administration?»

Parmi les amis qu'il s'était faits au ministère, il avait distingué
deux fortes têtes, deux commis principaux à peu près du même âge,
appartenant au même bureau, et travaillant dans la même pièce.

L'un s'appelle Bizos, et l'autre Sangdemoy.

M. Bizos est un homme de trente-quatre ans, maigre et de haute taille,
à l'air à la fois intelligent et distingué. Il est commis principal
depuis trois ans et n'a en tout que cinq ans de service.

Bizos est un déclassé.

Son adolescence a été orageuse, et de toutes les entreprises qu'il a
tentées avant d'entrer dans l'administration, aucune ne lui a réussi.

A dix-sept ans, à la suite de fredaines de jeune homme, il s'est
engagé dans un régiment de cuirassiers. Après deux ans de service, son
père était obligé de le faire remplacer, pour lui épargner les
désagréments de passer devant un conseil de discipline.

Depuis, successivement, il a été associé d'une fonderie de fer,
sous-directeur d'une ferme modèle, commissionnaire en marchandises, et
juge suppléant au tribunal d'Oloron, dans le Béarn; car il a trouvé le
moyen de se faire recevoir docteur en droit, tout en courant ces
aventures.

En dernier lieu, il avait entrepris l'exploitation d'un brevet pour le
dévidage des cocons du ver à soie de l'aliante; un incendie, une
inondation et l'avant-dernière crise sur les soies le frappèrent coup
sur coup et firent avorter toutes ses combinaisons.

C'est après ce dernier désastre, et lorsqu'il allait avoir vingt-neuf
ans, que, désespéré, sans positions, sans fortune, il se décida à
entrer dans l'administration.

Pour lui ce n'était pas le port après le naufrage. Il comptait bien
n'y pas rester. Il voulait prendre terre, attendre les événements, et
se remettre en mer à la première brise favorable.

Sans doute l'occasion ne s'est pas encore présentée, puisqu'il est
toujours ancré au ministère; son avancement d'ailleurs a été rapide,
et cependant il a perdu toutes ses illusions sur la carrière
bureaucratique.

C'est le type achevé de

             L'EMPLOYÉ TANT PIS

Il n'aime pas l'administration; à tout et toujours il trouve à redire.
Lui demande-t-on comment il s'y prendrait pour faire mieux, il répond
que quand il sera ministre, il dira son secret.

En attendant, il n'est pas une décision qu'il ne critique. Dans chaque
mesure, dans chaque acte émanant de l'autorité supérieure, il voit
autant de fautes, autant de pas de clerc.

L'administration a-t-elle eu raison, ce succès le désole; il hausse
les épaules et se remet de plus belle à la chasse des balourdises et
des inadvertances.

Mais si vraiment l'administration s'est trompée, il se frotte les
mains, il est radieux.

Il a en médiocre estime le caractère de ses chefs, en plus médiocre
estime encore celui de ses égaux et de ses subordonnés. Il trouve les
premiers insolents et vains, les seconds plats et envieux.

Lui-même n'est pas envieux. La réussite d'un collègue ne le chagrine
aucunement. Il y a beaucoup de mépris dans cette indulgence. Il rit
des petites ambitions qui s'agitent autour de lui. Son orgueil en fait
comme un géant au milieu des nains.

Il s'est fabriqué une philosophie qui est le contraire de celle de
Pangloss: il ne voit les choses que par leur mauvais côté, et
s'attend, pour lui-même comme pour les autres, à toutes les
déconvenues imaginables.

Il prétend qu'en entrant au ministère, il a lu au-dessus de la loge du
portier les mots que Dante écrit à la porte de l'enfer: «Laissez ici
toute espérance.»

Il faut l'entendre argumenter à perte de vue sur ce sujet, avec son
collègue et son voisin.

              L'EMPLOYÉ TANT MIEUX.

Celui-ci fait profession de respect et d'amour; son dévouement est à
toute épreuve, et son admiration ne connaît pas de bornes.

Depuis qu'il est au ministère, on a déjà cinq ou six fois changé de
systèmes, il les a tour à tour défendus avec chaleur, et, qui plus
est, avec conviction. Il parle bien, et dans une autre enceinte ferait
peut-être un orateur, mais à coup sûr ce serait un orateur du
gouvernement.

Peut-être pense-t-il, comme M. G. de Cassagnac, qu'il faut toujours
défendre l'autorité.

Il croit au dogme de l'infaillibilité ministérielle.

Et ce n'est pas un jeu joué, un parti pris, il obéit à la tournure de
son esprit. Il réalise le type du parfait croyant entrevu par ce
mystique docteur du moyen âge, qui s'écriait, brûlant de foi: _Credo
quia absurdum_.

La foi de l'employé Tant Mieux est inébranlable. Homme d'esprit, il a
pu jauger certains de ses chefs sans que son respect en fût altéré. Un
supérieur incapable ne prouve pas plus à ses yeux contre l'excellence
du système administratif, qu'un Alexandre VI sur le trône pontifical
n'ébranle les convictions d'un catholique.

Victime d'injustices, il ne s'est jamais plaint, et, ce qui vaut
mieux, ne s'est pas trop attristé. S'il en a souffert, il ne s'en
prend pas à ses Dieux, il s'en prend au hasard, à l'inconnu, et il
reste parfaitement convaincu que la réparation ne peut tarder à venir.
Il en est sûr, et il attend.

L'administration sait bien qu'il ne se plaindra pas. C'est l'employé
selon son coeur, toujours content, toujours louangeant. Faut-il une
victime, c'est lui qu'elle choisit.

Cette vivante contre-partie de M. Bizos est M. Sangdemoy.

Tels sont les deux oracles qu'alla consulter Romain.

--J'ai vingt-cinq ans, leur dit-il, j'ai fait mon droit, et voilà cinq
semaines que je suis entré ici.

--Tant pis, dit M. Bizos.

--Tant mieux, dit M. Sangdemoy.

--Vous avez peut-être raison tous les deux, reprit Caldas, mais enfin
puisque j'y suis, que dois-je faire?

--Donner votre démission tout de suite, dit M. Bizos.

--Rester, travailler, et attendre, dit M. Sangdemoy.

--Pourquoi? demanda Caldas.

--Nous y voici, reprit M. Bizos. L'administration est une impasse, il
faut en sortir; aujourd'hui vous le pouvez, demain il sera trop tard.
En trois mois la vie de bureau use l'énergie. On s'habitue à tout,
même à recevoir tous les matins une volée de coups de bâton. Vous
prendrez l'habitude de vous ennuyer. Regardez-moi, je vieillis ici
d'un an tous les jours, et je n'ai pas le courage de m'en aller. Il
faudra un événement pour me décider à donner ma démission. La porte
vous est encore ouverte: sortez par la porte, et n'attendez pas d'être
obligé de sauter par la fenêtre.

--A mon tour, dit Sangdemoy. Il faut rester, parce qu'ailleurs vous
seriez sans doute plus mal qu'ici. Il vaut mieux tenir que courir.
Vous gagnez peu, mais c'est sûr. Il faut travailler, parce que le
travail est l'artisan du succès et qu'on ne s'ennuie jamais quand on
travaille. Il faut attendre, parce que l'administration ne peut
manquer de vous récompenser et que chaque heure qui s'écoule vous
donne un droit de plus à ses faveurs. L'homme intelligent et actif
peut compter sur elle; l'avancement est pour lui seul en définitive,
et si l'on vous dit qu'elle voit du même oeil le fainéant et le
travailleur, n'en croyez rien; c'est un bruit que les paresseux font
courir.

--Je goûte fort vos raisonnements, dit Caldas; mais vous êtes resté
dans les généralités, et sur ce terrain on plaide avec un égal
avantage le pour et le contre. Passons, s'il vous plaît, à mon cas
particulier, et puisqu'il s'agit de moi, faites de la personnalité.

--Soit, continua M. Bizos. Vous gagnez aujourd'hui douze cents francs,
dans trois ans vous en gagnerez quinze cents, dans six ans dix-huit,
et ainsi de suite. A quarante ans vous aurez un traitement de quatre
mille francs, c'est-à-dire à peu près de quoi manger quand vous
n'aurez plus de dents. Et notez bien que je vous dore la pilule, je
vous suppose de ces gens heureux ou adroits qui retournent le roi cinq
fois par partie. Vous ne serez ni heureux ni adroit: attendez-vous
donc à végéter toute votre vie dans un emploi de mille écus.

--J'admets le calcul de M. Bizos, riposta M. Sangdemoy; seulement il
porte à faux. Si tous les appelés ne sont pas élus, c'est de leur
faute. Nous sommes trois mille employés à l'Équilibre: quinze cents
resteront copistes, parce qu'ils sont inintelligents ou paresseux; ce
sont les traînards et les éclopés; ils peuvent faire leur _mea culpa_.
Mille ne dépasseront pas les grades intermédiaires, ce sont les
négligents et les insoucieux, c'est le noyau de notre corps d'armée;
_mea culpa_ encore pour ceux-ci. Les cinq cents autres forment
l'état-major: avec des capacités et du tact, du tact surtout, on est
toujours de ceux-là, monsieur Caldas. D'ici trois ans vous devez être
commis principal, sous-chef dans cinq ans, chef de bureau deux ou
trois ans plus tard. Vous aurez trente-trois ans et toutes vos dents
encore pour manger vos huit mille francs d'appointements. Arrivé là,
l'avenir est à vous. Vous devenez chef de division et enfin directeur,
conseiller d'État, etc. Tous les chefs de bureau deviennent
directeurs: c'est écrit là-haut.

--Parbleu, dit M. Bizos, je vous engage à vous citer pour exemple.
Vous êtes un excellent employé, et après dix-huit ans de service vous
avez trois mille francs d'appointements.

--Je puis avoir été négligé en apparence, répondit M. Sangdemoy, mais
un dédommagement certain m'attend. Mon avancement, pour avoir été
tardif, n'en sera que plus rapide. D'ailleurs vous-même, vous êtes la
preuve de ce que j'avance, vous qui en cinq ans, sans protection et
sans intrigue, êtes arrivé au même point que moi.

--Si je vous entends bien, fit Caldas, les chances sont à peu près
égales, comme à la roulette; et puisque je suis ici, ma foi, j'ai
bonne envie d'y rester.

--Ah! tant mieux, s'écria M. Sangdemoy.

--Ah! tant pis, s'écria M. Bizos.

--Élucidons encore la question, reprit Caldas. Considérons la chose au
point de vue de la vie privée. Un employé de l'Équilibre doit-il se
marier?

--Toujours! fit M. Sangdemoy.

--Jamais! fit M. Bizos.

--Parlez, dit Romain.

--Le mariage est une chose grave, reprit M. Bizos. On se marie par
amour ou pour de l'argent. Mais les mariages d'amour ne sont permis
qu'aux millionnaires, qui sont trop raisonnables pour faire cette
folie. Donc il vous faut une dot, et les dots ne se jettent pas à la
tête des jeunes commis à deux mille quatre. C'est à la fleur du bel
âge de cinquante ans que vous pourrez songer à prendre femme. Si vous
vous mariez jeune, ce sera avec une fille pauvre; vous ne mangerez que
des pommes de terre dans votre ménage. Si vous vous mariez vieux, vous
serez odieux ou ridicule. Dans tous les cas, époux imberbe ou barbon,
le métier que vous faites est dangereux pour un mari. Absent toute la
journée, votre femme s'ennuie; et quand une femme s'ennuie...

--Est-ce qu'une femme a le temps de s'ennuyer dans la journée?
répliqua M. Sangdemoy; elle trouve trop d'occupation dans son
intérieur, alors même qu'elle n'aurait pas à ses côtés un enfant, ange
gardien du foyer. Une femme ne s'ennuie que le soir, quand son mari
déserte la maison. Et d'ailleurs, où sont les hommes qui appartiennent
exclusivement à leurs femmes? Est-ce le médecin, cet homme de
dévouement qui n'est même pas maître de ses nuits? Est-ce l'avocat, le
juge, l'artiste? Il faut que l'employé se marie, et le plus tôt est le
mieux. L'employé marié présente plus de surface, plus de garanties;
c'est un citoyen, tandis qu'on devrait refuser ce titre au célibataire
inutile. Et les bons partis ne vous manqueront pas: quel père de
famille ne s'estime heureux de donner sa fille à un homme muni d'un
emploi sûr? Ne sait-on pas d'ailleurs que l'administration protège
l'employé marié et lui donne de l'avancement en raison du nombre de
ses enfants?

--Comme je veux être directeur, dit Caldas, je me marie, et j'ai
beaucoup d'enfants.

--Tant mieux! fit M. Sangdemoy.

--Tant pis! fit M. Bizos.

--Mille remercîments, messieurs! dit Caldas. Si l'on suivait jamais
les conseils qu'on demande, je serais vraiment fort embarrassé.



XXX


Une occasion se présenta pour Romain de changer de bureau: il en
profita. Un des employés du Service Extérieur était malade, il obtint
d'être chargé de son travail.

Le chef de ce bureau passe au ministère de l'Équilibre pour un homme
sévère: la ponctualité est sa marotte, et c'est lui qui, en 1846,
proposa à Son Excellence d'établir un service de voitures qui, tous
les matins, auraient été chercher les employés à leur domicile.

Ce projet allait être adopté lorsque les marchands de soupe
s'emparèrent de l'idée. L'administration des postes l'utilisa pour ses
facteurs, mais celle de l'Équilibre recula devant la crainte du
ridicule.

Les employés de cet homme exact sont par lui mal notés s'ils n'ont pas
de montre. Il prétend qu'un homme sans montre est un homme incomplet.

Lui-même est un chronomètre, et les petits boutiquiers de son quartier
règlent leurs pendules sur son passage.

Il est d'ailleurs très-méticuleux, distribue lui-même la besogne à
chacun, et corrige le travail de ses subordonnés avec plus de soin
qu'un professeur de quatrième les devoirs de ses élèves.

Ce chef de bureau daigna agréer Caldas.

--Vous allez remplacer momentanément, lui dit-il, un de nos meilleurs
employés, un homme exact, ponctuel, soigneux. C'est un travailleur
infatigable, âpre à la besogne, qui en une semaine fait plus que
d'autres en six mois. Je ne le remplacerais pas, si je venais à le
perdre. Malheureusement il est d'une complexion délicate avec des
apparences de santé. A travailler sans relâche, il a ruiné son
tempérament. Tâchez de marcher sur ses traces.

Cet employé précieux, qui se nomme Ildefonse Brugnolles, travaille
seul dans une petite pièce attenant au cabinet de son chef. C'est là
que l'on installa Caldas à une table dont l'ordre symétrique disait
les habitudes du propriétaire.

Confiance oblige, dit-on. Romain, qui se sentait fier de suppléer un
homme indispensable, prit la résolution sinon de le dépasser, au moins
de l'égaler.

--Mon garçon, se dit-il, il s'agit de te bien tenir. Tu as ton
avancement au bout de tes doigts. Chaque employé de l'Équilibre a son
brevet de directeur dans son écritoire. Il s'agit de l'en faire
sortir.

Malheureusement il avait peu à faire pour l'instant, et Caldas dut
faire preuve d'un génie fort inventif pour trouver à s'occuper un peu.

Il avait bien copié cinq bonnes pages en huit jours, et son activité
commençait à faire oublier au chef de bureau son employé absent,
lorsqu'il arriva un matin, cet employé.

M. Brugnolles est un grand et gros garçon à la lèvre épaisse, à l'oeil
vif, aux cheveux crépus. Sa barbe en éventail, épaisse et forte, tire
légèrement sur le roux. Les roses de Provins fleurissent sur ses joues
un peu hâlées. Il a le ventre déjà proéminent, les bras courts, la
main grosse, grasse et rouge. Il a cette démarche des épaules qui
donne en province de l'importance à un homme. Il a la parole facile,
le verbe haut, le geste libre et même un peu casseur. Quand il cause
il met ordinairement la main droite dans la poche de son pantalon,
tandis que l'autre joue négligemment avec une superbe chaîne de montre
qui ne fait pas moins de trois fois le tour de son corps.

En apercevant Caldas, M. Brugnolles fit un geste de mécontentement.

--Qui vous a mis là? demanda-t-il à Romain.

--Le chef de bureau, répondit celui-ci; je remplace un employé malade.

--C'est moi qui suis malade, dit M. Brugnolles, et je trouve fort
singulier qu'on se soit avisé de me remplacer. Je vais éclaircir la
chose avec le chef.

M. Brugnolles sortit, sans que Caldas songeât à répondre quoi que ce
soit. Il était stupéfié. Jamais il n'avait vu un malade si bien
portant.

Quelle maladie pouvait se cacher sous cet aspect si florissant? Romain
cherchait encore, lorsque M. Brugnolles rentra.

--Tout est expliqué, dit-il; notre chef sait qu'il m'est impossible de
me ménager en face de la besogne. Je me «crèverais» si on me laissait
faire. Vous m'aiderez; et, puisque vous devez rester là, j'espère que
nous serons bons amis.

--J'en suis sûr, dit Caldas, à qui la physionomie de cet original
revenait.

C'était un rude travailleur, en effet, que ce Brugnolles; une
avalanche de besogne arriva, il sauta dessus comme un affamé sur un
pain de quatre livres.

Romain ne reconnaissait plus le procédé de ses collègues du Sommier,
bureaucrates de la vieille roche, qui travaillent lentement pour
travailler longtemps, gens prudents qui économisent la besogne afin
d'en avoir toujours sur la planche.

Non, Brugnolles travaillait comme un ouvrier à ses pièces, sans repos
ni trêve; il ne déjeunait pas, il avalait un petit pain et sifflait,
tout en écrivant, une bouteille de vin. Caldas, lorsqu'il arrivait le
matin, le trouvait toujours aux prises avec un dossier, et le soir il
faisait allumer une lampe pour piocher jusqu'à six heures.

Deux ou trois fois le chef de bureau était venu, et en présence de
tout le travail abattu il s'était fâché:

--Vous êtes incorrigible, mon cher Brugnolles, avait-il dit, vous
allez encore vous rendre malade.

Caldas avait beau regarder Brugnolles; rien sur sa figure n'annonçait
l'altération de sa santé.

Cependant ils étaient au mieux ensemble, et pendant une semaine, où
Romain fit tous ses efforts pour se tenir à la hauteur de son
collègue, il reçut de lui les meilleurs conseils.

--Vous avez tort, cher confrère, lui disait celui-ci, de suivre les
traces de tous ces jeunes étourneaux et de ces vieux enfants avec
lesquels je vous voyais hier soir aller prendre l'absinthe au café de
l'Équilibre.

--Mais je ne suis pas leurs traces, dit Caldas.

--Vous y arriverez, si vous les fréquentez. Déjà vous allez au café de
l'Équilibre, ce qui est une faute. On va ailleurs, au boulevard,
n'importe où. Vous arriverez en retard, vous écrirez que vous êtes
malade, pour éviter l'amende. Vous emploierez toute votre finesse à
vous décharger de travail. Bientôt vous vous absenterez pendant la
séance. Qui sait? vous avez déjà peut-être fait le tour du chapeau.

--Je l'avoue, dit Romain.

--Quel enfantillage! continua M. Brugnolles; vous voulez jouer au plus
fin avec l'administration, vous pensez «l'enfoncer,» et vous vous
croyez bien habile. Que gagnez-vous à cela? Quelques heures d'oisiveté
la haine de vos chefs. La dupe, c'est vous. Car toutes vos malices
sont cousues de fil blanc. On les connaît. Vos supérieurs, qui en ont
usé avant vous, feignent de ne s'apercevoir de rien, mais au fond ils
sont furieux.

--Vous croyez que cela peut nuire?

--Parbleu! fit M. Brugnolles, vous avez le front de me le demander!
Mais vous ne voyez donc pas plus loin que votre nez! Il se trouve
toujours quelque bouche indiscrète. Tout revient aux oreilles de
l'administration, et, si elle a l'air de fermer les yeux, elle ne vous
en garde pas moins une dent.

--Peste! dit Caldas, vos mots ne sont pas tirés par les cheveux; vous
parlez bien notre langue, vous feriez bonne figure au _Bilboquet_.

--Je ne lis que ça, j'y suis abonné.

--Ciel! s'écria Caldas, un homme qui paye pour lire ma prose!
Laissez-moi vous admirer!

--Quoi! vous êtes le célèbre Caldas du _Bilboquet_, l'auteur des
_Pensées d'un ferblantier_!

--J'ai cet honneur, murmura Romain.

--Il y a longtemps que je vous connais, dit M. Brugnolles, qui se mit
à réciter à Caldas une dizaine de ses nouvelles à la main. Mais au
fait, continua-t-il, vous allez me dire pourquoi, depuis trois mois,
on ne voit plus d'articles de vous.

--C'est que depuis trois mois je suis employé de l'Équilibre.

--Et c'est là ce qui vous empêche... Mais, mon cher ami, vous ne
trouverez jamais un bureau plus commode que celui-ci pour faire de la
littérature.

--Oh! fit Caldas révolté, mon temps appartient à l'administration, et
je ne voudrais pas nuire à mon avenir. Tout à l'heure vous m'avez dit
vous-même...

--Eh! tout à l'heure je parlais à un collègue quelconque, mais
maintenant je sais à qui j'ai affaire, je puis vous ouvrir mon coeur
et vous livrer mon secret; vous êtes un homme, et je compte sur votre
discrétion.

--Oh! soyez sans crainte, dit Caldas.

--Alors écoutez-moi bien, je vais vous initier à la

THÉORIE DE LA CAROTTE.

Il y a deux espèces de carotte bien distinctes: la petite, et la
grande.

On connaît la première. Les carottiers de cette catégorie sont de
véritables lycéens, heureux de faire la nique à leurs professeurs.

Ils s'échappent du bureau pour courir au café.

Ils s'esquivent afin d'aller fumer un cigare.

Ils prétextent un mal de tête ou un mal de dents les jours de soleil,
pour avoir leur demi-journée.

Ils se font adresser une lettre de faire-part, encadrée de noir, pour
assister à un service funèbre imaginaire, et ils ne manquent jamais
d'aller jusqu'au cimetière.

Ils se font envoyer un commissionnaire pour affaire urgente.

Ils ont tous les huit jours un parent à conduire au chemin de fer.

Ils exploitent en un mot tous les menus détails de la vie ordinaire;
ils mettent les accidents en coupe réglée. Noces, indisposition,
baptême, incendie, naissance, garde nationale, prise de voile,
déménagement, tirage au sort, enterrement, élections, accouchement,
inondation, etc., etc.; ils savent tirer parti de tout aux dépens de
l'administration.

Tels sont les carottiers vulgaires, qui semblent bien mesquins à côté
des tireurs de grande carotte.

Les premiers sont des pillards qui filoutent une à une les heures
réglementaires; les seconds sont des conquérants qui, de par leur
audace, s'assurent des mois entiers de liberté.

Au premier abord on pourrait croire que la grande carotte expose à de
plus graves dangers que la petite.

C'est une erreur.

Pour dix petites carottes on a dix mauvaises notes; une grande passe
presque toujours inaperçue, et, fût-elle découverte, elle ne peut
valoir qu'une seule mauvaise note.

Le grand carotteur perd tous les dix-huit mois son père ou sa mère à
deux cents lieues de Paris.

Il a à suivre au fond de l'Allemagne un procès dont dépend toute sa
fortune.

Il conduit en Italie une soeur poitrinaire.

Il poursuit en Valachie sa femme qui vient de se faire lever par un
boyard qui étudiait en médecine.

Le petit carottier exploitait les accidents de l'existence; le grand
carotteur exploite les catastrophes. Les morts, les héritages, les
crimes, les procès, autant de cordes à son arc.

--Moi, continua M. Brugnolles, je n'ai qu'une corde à mon arc; mais
c'est la corde infaillible. Je suis malade.

--Maladie incurable! je m'en doutais depuis que je vous écoute, dit
Caldas.

--Ne croyez pas que cela soit facile. Il ne s'agit pas de dire: «Je
suis malade, je vais prendre un congé;» il faut arriver à se faire
dire: «Vous êtes malade, prenez donc un congé!» Voilà pourquoi je me
tue de travail ici. Chacun sait bien que ces excès de labeur ont
délabré ma santé. Je dois dire du reste qu'en huit jours je mets mon
service au courant pour deux mois. J'ai fini ma besogne aujourd'hui;
demain je commencerai à éprouver des vertiges. Après-demain mon chef
me suppliera d'aller me soigner. Et c'est ainsi, mon cher, que, tout
en passant pour un excellent employé, toujours porté au tableau
d'avancement, j'ai trouvé le moyen de ne venir au ministère que
quarante jours par an.

--Mais que faites-vous du reste de votre temps? demanda Caldas.

--Moi, je suis voyageur de commerce.



XXXI


--Allez vous coucher, Brugnolles, allez vous coucher.

Ainsi parla le chef de bureau.

--Je crois en effet que j'ai la fièvre, dit Brugnolles, qui prit son
chapeau.

Et, s'approchant de Caldas comme pour le mettre au courant de la
besogne:

--Si vous avez des commissions pour Lille, lui souffla-t-il, j'y vais
placer des vins.

Romain de nouveau se trouva seul, et de nouveau la besogne lui manqua
complètement. Il s'ennuyait sérieusement dans son cabinet.

Comme il ne remplissait au Service Extérieur qu'un emploi intérimaire,
un officieux vint lui dire fort à propos que deux autres places
étaient vacantes sous deux chefs différents.

--C'est bien, dit-il, j'y réfléchirai.

Il voulait prendre des renseignements sur les chefs de ces bureaux, et
on lui fit connaître tour à tour le chef qui ne fait rien, et le chef
qui fait tout.


      LE CHEF QUI NE FAIT RIEN

Paraît au bureau tous les deux ou trois jours, et c'est vers deux
heures qu'il y arrive.

Il confère alors dix minutes avec son sous-chef, qui est un homme
capable.

Ensuite, il lit son journal, fait sa correspondance particulière, et
donne quelques signatures.

Ces signatures à donner l'ennuient beaucoup.

Dans les premiers temps il lisait exactement tout ce qu'on lui
présentait, il redoutait de parapher quelque absurdité. Il s'est
façonné depuis; il sait qu'il peut se reposer absolument sur son
sous-chef, et il signe les yeux fermés. Il signerait, comme on dit, sa
condamnation à mort.

Oh! combien il regrette que l'administration n'autorise pas l'usage
des griffes pour les chefs de bureau! Comme il serait heureux de
confier la sienne à son sous-chef!

Le chef qui ne fait rien est ordinairement gras; c'est un excellent
père de famille; il n'a point de vice à proprement parler, sauf qu'il
s'occupe parfois de littérature ou de jardinage. C'est lui qui
trouvera la verveine noire, et il est en correspondance avec Alphonse
Karr.

Le bureau du chef qui ne fait rien marche admirablement. Ses employés
l'aiment, car ils n'ont pas affaire à lui. Son sous-chef encourage et
exploite la nonchalance de son supérieur au profit de son ambition.

On dit dans l'administration que le chef qui ne fait rien a de grandes
capacités.


      LE CHEF QUI FAIT TOUT

Arrive de bonne heure, veille tard, et emporte du travail chez lui;

Ne laisse pas écrire une ligne même à son sous-chef;

Ne supporte pas qu'un de ses employés travaille, et s'il lui en vient
un qui soit laborieux, il lui cherche des querelles d'Allemand pour
lui faire quitter le bureau.

Cet homme, qui a la manie du travail, se plaît à dire que tous ceux
qui l'entourent sont des idiots; il a si peu confiance en eux qu'il
fait tout, absolument tout par lui-même. Il rédige, copie et recopie
lui-même, fait les projets, les minutes et les expéditions.

Son sous-chef le déteste; les employés, qu'il laisse parfaitement
libres, ne savent que faire de leur temps.

On les rencontre un peu partout, excepté dans leur bureau. Ils
n'aiment point leur chef, et disent qu'il accapare toute la besogne
pour les empêcher de se produire.

Le chef qui fait tout est maigre, soigne peu sa tenue, et porte un
parapluie en toute saison.

--Je n'irai certainement dans aucun de ces bureaux, se dit Caldas;
l'important pour moi est de rester seul, et, comme je veux faire
honneur à l'administration, je vais écrire une pièce pour le
Théâtre-Français.



XXXII


Romain travaillait comme un noir à son drame, et déjà il ne lui
restait plus à écrire que le cinquième acte, lorsqu'on annonça pour le
premier juillet une réorganisation générale du ministère de
l'Équilibre, arrêtée en principe depuis dix ans.

On avait encore six semaines à attendre ce grand jour, mais dès
l'instant où la décision de l'autorité supérieure fut connue, c'en fut
fait de tout travail. A quoi bon s'occuper d'un service qu'on allait
peut-être quitter? On comptait sur des remaniements gigantesques, sur
des promotions nombreuses, sur un avancement fabuleux. Toutes les
petites ambitions s'agitèrent, et on les vit éclater comme un incendie
qui couve depuis longtemps sous la cendre.

Les employés de l'Équilibre, qui savent parfaitement que pour avancer
on ne doit compter que sur son mérite, se répandirent par la ville en
quête de protecteurs. Personne dans les bureaux désertés en masse;
plus de feuille de présence. On ne rencontrait dans les corridors que
des gentlemen en habit noir, en cravate blanche et en gants paille.
Les bureaucrates avaient quitté la livrée du travail pour endosser
celle du solliciteur, mais ils ne faisaient qu'apparaître, prendre le
vent et s'enfuir.

Le ministère de l'Équilibre avait un faux air de la Chambre des
notaires.

Pour cette grave circonstance, M. Brugnolles, qui faisait une tournée
sur les bords du Rhin, accourut à son poste.

--Toujours sur la brèche! lui dit le chef de bureau; pour Dieu!
monsieur Brugnolles, ménagez-vous.

Caldas crut devoir faire comme tout le monde un petit brin de
toilette, et M. Krugenstern, complice de ses menées ambitieuses, lui
ayant fourni un habillement de soirée, il se rendit de son pied léger
chez son protecteur, l'ancien élève en pharmacie.

Cet homme important avait quitté la direction de sa Revue pour des
fonctions indéfinies qui lui donnaient une grande influence. Il était
depuis dix-huit mois en train d'ouvrir une enquête sur une question
économique à l'ordre du jour.

Après deux visites infructueuses, Romain put enfin forcer la porte de
son protecteur.

Celui-ci ne reconnut point son protégé. Caldas fut obligé de se
nommer, et comme son nom n'éveillait aucun souvenir, il eut
l'imprudence de rappeler à ce personnage le temps où il élaborait les
ordonnances suivant la formule.

Aussitôt il fut mis à la porte. Romain regagna son ministère, méditant
sur le danger qu'il y a de parler aux hommes arrivés de leurs débuts.

Enfin, le grand jour se leva. Dès l'aurore, une armée d'ouvriers prit
possession du ministère. On perça des galeries, on en ferma d'autres;
on créa sept escaliers; on fit une salle de conseil d'une enfilade de
bureaux, et une enfilade de bureaux de la salle du conseil. Les
employés du second étage furent transportés du quatrième au
rez-de-chaussée, et ceux du rez-de-chaussée dans les combles. Pas une
cloison ne resta debout; là où il y avait des cheminées on mit des
poêles, et là où il y avait des poêles ou mit des cheminées.

Cette réinstallation fit le plus grand honneur à l'architecte. Le
service en fut singulièrement simplifié. Il est vrai que dans le
déménagement une partie des archives fut perdue, mais on combla cette
lacune par la création de trois cent quarante nouveaux emplois.

Caldas aussi perdit quelque chose. Il avait laissé le troisième acte
de son drame dans le tiroir de son bureau, tiroir dont il avait la
clef. Le meuble fut emporté par des hommes de peine à six heures du
matin, et depuis, Romain ne l'a pas retrouvé.

Cette réorganisation des services désorganisa peut-être un peu le
travail pendant un trimestre.

Mais telle était la simplification qui en résultait, que le temps
perdu fut bien vite compensé.

Deux mois après que tout était rentré dans l'ordre, on rencontrait
encore dans le corridor des employés qui erraient comme des âmes en
peine et qui demandaient à tous ceux qu'ils rencontraient:

--Pardon, vous ne sauriez pas où est mon bureau?

       *       *       *       *       *



XXXIII


Caldas avait perdu son troisième acte; mais il fut nommé commis. Ses
appointements se trouvèrent du coup presque doublés.

Il était donc dans les satisfaits; par contre, il y avait des
mécontents, M. Rafflard, par exemple, qui venait d'être nommé au
bureau des Affaires Prescrites, une impasse définitive, et Nourrisson,
qui était resté au bureau du Sommier.

M. Bizos, promu au grade de sous-chef était furieux; M. Sangdemoy, au
contraire, n'ayant eu aucun avancement, se frottait les mains et plus
que jamais bénissait l'administration.

Gérondeau, lui aussi, était dans les satisfaits. Cet adroit
expéditionnaire avait réussi à s'emparer de fonctions qu'il convoitait
depuis longtemps, c'est-à-dire à s'introduire dans un bureau
complètement hors cadre, le

BUREAU DES VOITURES.

Les employés de ce bureau forment une classe à part dans
l'administration. Ce sont des paresseux intelligents. L'autorité
supérieure a su tirer parti de leurs défauts et utiliser des gens
jusqu'alors inutiles.

Dans l'intérieur du ministère, ils ne faisaient oeuvre de leurs dix
doigts. Renonçant à combattre leur horreur insurmontable pour le
bureau, l'administration les emploie à l'extérieur.

Ils font les courses qui exigent la présence d'un homme entendu et
capable; ils s'occupent des affaires litigieuses; discutent les
transactions, et enfin évitent, pour les affaires urgentes, les
lenteurs de la correspondance administrative.

Le nom de ce bureau vient de ce que l'administration autorise tous ces
employés à prendre des voitures à son compte. Leurs six heures
réglementaires se passent donc dans un coupé, dont quelques-uns sont
heureux d'offrir la moitié aux petites dames qu'ils rencontrent.

D'autres voyagent, dit-on, sur l'impériale des omnibus, et réalisent
ainsi d'honnêtes bénéfices.

Gérondeau n'est pas de ceux-là. Il affirme qu'il y met du sien.

       *       *       *       *       *

Basquin n'était ni content, ni mécontent. On l'avait fait passer,
toujours en qualité d'expéditionnaire, à un bureau de création
nouvelle, le

BUREAU DE LA CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE.

Ce nouveau service est l'oeuvre et l'invention d'un sous-chef rempli
d'astuce. Depuis cinq ans il rumine ce projet, depuis trois ans il
travaille à le faire aboutir.

C'est au portier du ministère que jadis les facteurs de la poste
remettaient les lettres particulières adressées à Messieurs les
Employés.

Le portier les distribuait aux garçons de bureau, lesquels les
transmettaient à leurs destinataires.

Le sous-chef rempli d'astuce vit là matière à centralisation. Il fit
remarquer que le portier empiétait sur les droits de l'administration;
il rédigea un projet où il était démontré, clair comme le jour, que la
distribution de ces lettres ne devait pas être dans les attributions
du concierge et nuisait à ses fonctions administratives.

Dans un second rapport, il indiqua tous les désavantages de ce mode de
procéder. Les lettres pouvaient se perdre, et dans ce cas à qui s'en
prendrait-on? Elles pouvaient arriver en retard; de qui serait-ce la
faute? Où trouver une responsabilité?

En conséquence il proposait une amélioration notable à cet état de
choses, et concluait à la nomination d'un chef de service, aux
appointements de huit mille francs. En même temps il s'offrait pour
remplir cette mission toute de dévouement.

Ce sous-chef rempli d'astuce avait de nombreuses relations; il fit
parler, agir, et ma foi, à la faveur de la réorganisation qui venait
d'être enfin réalisée, il enleva sa nomination.

C'est alors qu'il installa son bureau. Il lui fallait un état
nominatif de tous les employés du ministère de l'Équilibre, avec
l'indication du bureau auquel ils appartenaient et de la pièce dans
laquelle ils travaillaient.

Pour dresser ces états, il obtint deux expéditionnaires. Il avait déjà
un garçon de bureau chargé de porter les lettres.

Il ne s'en tint pas là. Comme il devait être toujours au courant de
toutes les mutations, il se mit en rapport, avec le bureau du
personnel et se fit donner un commis principal, chargé de tenir à jour
un registre des mutations. Le garçon de bureau se trouvant
insuffisant, il en eut deux.

A la tête de ce personnel de cinq individus, il se déclara
littéralement accablé de besogne; il cria, clabauda, se plaignit
amèrement, et enfin se fit accorder un sous-chef.

Ce nouveau venu était un ambitieux; il fut mécontent d'avoir peu de
chose à faire, et résolut d'innover pour se faire valoir. Il décida
qu'on transcrirait sur des registres spéciaux l'adresse de toutes les
lettres, y compris la désignation du timbre et du lieu d'expédition.

Ce surcroît de travail n'exigea pas moins de trois employés nouveaux,
dont deux commis et un surnuméraire. Depuis lors ce bureau fonctionne
régulièrement.

Chaque année on dresse un relevé exact de ces registres, et ainsi on
se rend compte du nombre des lettres reçues et on sait, ce qui n'est
pas moins important et utile, quel est l'employé dont la
correspondance est la plus étendue.

Autrefois, lorsque le portier faisait par complaisance le service de
vaguemestre, toutes les lettres arrivaient en temps utile, aucune ne
s'égarait.

Aujourd'hui, on les reçoit très-exactement le surlendemain, excepté
celles qui se perdent en route.



XXXIV


Bonheur nuit quelquefois. Caldas nommé commis dut changer de bureau.
M. Brugnolles, qui a toujours su tirer son épingle du jeu, avait été
nommé sous-chef. Il fut remplacé par cinq employés, et Romain dut
aller exercer ses fonctions de commis dans un des sept bureaux du
ministère où l'on travaille, le bureau de l'Alimentation.

Le chef de cette branche du service, un des hommes les plus capables
de l'administration, s'appelle Izarn. Il est entré à l'Équilibre au
sortir du collège, vers la fin de 1850. Son avancement, on le voit, a
été assez rapide, sans avoir rien de scandaleux. Il en est redevable,
un peu à son mérite, beaucoup à la politique raffinée dont il ne s'est
jamais départi un instant.

M. Izarn est le type achevé de

L'EMPLOYE QUI SE FAIT PETIT.

A quarante ans il est encore petit garçon, très-petit garçon; il feint
devant ses supérieurs une timide et respectueuse émotion. Loin de
chercher à se faire valoir, il cache ses talents administratifs avec
plus de soin que les autres n'en mettent à les étaler. Fait-il quelque
chose de bien, de remarquable, il laisse tout l'honneur en rejaillir
sur son chef immédiat, et il pousse si loin l'habileté, que celui-ci
n'éprouve aucun embarras à se parer des plumes qu'il n'a point
trempées dans l'encre.

A-t-il été commis une boulette au contraire, l'employé qui se fait
petit n'hésite pas, si étranger qu'il y soit, à en assumer la
responsabilité. Il devient le bouc émissaire, tend le dos à tous les
reproches, reçoit volontiers les savons, et sans murmurer se laisse
laver la tête.

Ce plan de conduite repose sur une connaissance approfondie du coeur
humain. L'homme qui, ***(lacune)*** ment d'humeur, a passé sa colère
sur un innocent, éprouve toujours le regret d'avoir été trop loin. Il
répare, surtout lorsque la réparation ne lui coûte rien; et le
supérieur, qui a dit à l'employé qui se fait petit des choses
désagréables, se sent obligé de faire pour lui des choses qui lui
seront utiles.

C'est ainsi que M. Izarn est arrivé à diriger le bureau de
l'Alimentation. Il y a dix-huit employés sous ses ordres, qui tous
travaillent comme des nègres. Dans son service, pas moyen de flâner.
S'il n'y a pas de besogne, il en invente, et du matin au soir il est
sur le dos de ses employés, qui le trouvent «taonnant.»

La manière dont M. Izarn a composé ce bureau exceptionnel mérite
vraiment d'être rapportée.

Il a procédé par élimination. Sur dix employés qu'on lui donnait, il
s'en trouvait toujours un qui, bien stylé et exactement surveillé,
faisait à peu près son affaire; cet homme précieux, il le gardait et
se débarrassait des autres en faveur de ses collègues.

C'est ainsi que, depuis trois ans, il n'est pas passé moins de cent
quatre-vingts commis et expéditionnaires dans le bureau de M. Izarn;
il en est resté dix-huit; mais aussi quels piocheurs! Chacun d'eux est
de la force de dix employés-vapeur. Aussi n'avancent-ils jamais. Ils
sont là à vie.

On sait trop bien que si on venait à les perdre, on ne les
remplacerait pas. L'avancement même de M. Izarn, qui sera chef de
division avant qu'il soit trois ans, ne les fera pas rentrer dans le
droit commun. Il les léguera à son successeur.

On cite de M. Izarn, pour se défaire des employés qui ne lui vont pas,
des traits héroïques.

Vers 1867, on lui envoya un commis principal qui était le plus
paresseux et le plus inexact des bureaucrates; au bout de huit jours
il en était positivement excédé. Le nouveau venu entravait le travail,
débauchait ses camarades et leur soufflait l'esprit d'insubordination.
M. Izarn demanda d'abord son changement; il ne lui fut point accordé.

Alors il proposa purement et simplement la destitution de ce cancre.
Par malheur ce cancre était bien en cour, si bien qu'il fut maintenu
envers et contre son chef de bureau.

Le pauvre chef était au désespoir.

N'osant plus attaquer le taureau par les cornes, il employa mille
petits moyens pour se dépêtrer de ce commis impossible. Il répandit,
c'est un fait avéré, des bruits étranges sur le malheureux; il insinua
que ce pouvait bien être un agent secret de quelque pouvoir occulte,
espérant ainsi le faire malmener et renvoyer par ses collègues.

La ruse ne réussit pas, et, dans son exaspération, M. Izarn alla
jusqu'à lui susciter un duel. Le commis principal en sortit sain et
sauf.

C'est alors que M. Izarn fit voir de quoi il était capable. Du jour au
lendemain il changea de tactique...

Et trois mois après le cancre était nommé sous-chef dans un autre
service.

       *       *       *       *       *



XXXV


--Comment sortir de cette galère? se demandait Caldas.

Et de fait il n'avait plus un instant à lui. Pour achever sa pièce et
refaire le troisième acte, perdu dans le déménagement, Romain fut
réduit à travailler le soir chez lui, sur les genoux de Mlle
Célestine, ce qui était bien dur.

Autre malheur. Il avait plu à M. Izarn.

Caldas, qui n'avait pas acquis dans la petite presse la réputation
d'un Bénédictin, se trouvait, sans faire le moindre effort, à la
hauteur des travailleurs austères du bureau de l'Alimentation. N'ayant
aucune chance de passer sous-chef, il songeait sérieusement à tomber
malade.

A ce moment une grande nouvelle mit en émoi tout le bureau. Un chef de
division voulait choisir un secrétaire parmi les forçats de M. Izarn.
Romain se serait mis sur les rangs, sans les sages avis de M. Lorgelin
qu'il était allé consulter.

--Vous voulez donc perdre votre avenir administratif? lui dit
celui-ci.

--Mais il me semble, répondit-il, que lorsqu'on s'approche du
soleil...

--On se grille, répliqua M. Lorgelin. De deux choses l'une: ou vous
ferez l'affaire de votre chef de division, ou vous ne la ferez pas.

--Je ne vois pas d'autre alternative, observa Caldas.

--Si vous faites son affaire, il vous confisque à son profit, et vous
voilà devenu secrétaire perpétuel.

--Comme M. Villemain, mais sans les jetons.

--Si vous ne faites pas son affaire, il vous renvoie honteusement, et
vous voilà noté d'incapacité ou de paresse pour le restant de votre
vie.

--Je vous comprends, reprit Romain, vous me conseillez de ne pas
m'enterrer: mais je suis enterré vif dans ce maudit bureau de
l'Alimentation.

--Vous êtes sous la coupe d'Izarn? fit M. Lorgelin.

--Oui.

--Et vous lui plaisez?

--J'ai ce malheur.

--Vous avez donc travaillé?

--J'ai commis cette imprudence.

--Alors, c'est fini, pourquoi me demandez-vous conseil?

--C'est que je voudrais sortir à tout prix de cet étouffoir, je
n'entends pas renoncer à l'avancement.

--Alors, ne faites plus rien.



XXXVI


Caldas montra bien qu'il était un ambitieux. Il suivit strictement les
avis de Lorgelin-Mentor. Pendant quinze jours on ne le vit pas écrire
une seule ligne. Il allait dans la journée faire des parties de
billard au café de l'Équilibre. M. Izarn, qui entre cent fois par jour
dans le bureau de ses subordonnés, ne le trouvait jamais à sa place.

Surpris de ce changement à vue, le chef de bureau essaya d'abord de
ramener le réfractaire à de meilleurs sentiments; il lui parla
affectueusement, du ton de l'intérêt le mieux senti, et humecta à
propos sa paupière de deux ou trois petites larmes qu'il a à sa
disposition. Il lui représenta le désespoir de sa famille, lorsqu'elle
apprendrait que par des étourderies de jeune homme il compromettait sa
carrière. Caldas, que deux ans de bureaucratie avaient vigoureusement
trempé, ne s'attendrit point à ces larmes de crocodile. Il promit
hypocritement de s'amender, et resta huit jours sans venir.

Pendant sa maladie qui tomba bien, car le temps fut superbe, il fit
savoir adroitement à son chef qu'il écrivait dans les journaux.

Lorsqu'il reparut, il trouva sa place prise. Il alla demander une
explication à M. Izarn.

--Je m'étais bien trompé sur votre compte, répondit celui-ci; vous
êtes, je le vois, de ceux qui désertent devant l'ennemi.

--Quel ennemi? demanda Caldas.

--Le travail, puisque le travail est votre ennemi, à vous autres,
mauvais employés.

Caldas, ravi au fond de l'âme, baissa la tête comme un coupable.

M. Izarn reprit:

--Vous serez enchanté, j'imagine, de l'emploi qu'on vous donne; vous
passez au bureau des Duplicatas, on n'y fait absolument rien, et le
chef, M. Deslauriers, est aussi un homme de lettres, un homme
d'esprit; on joue des pièces de lui sur les théâtres, il vient des
actrices le voir pendant la séance. Vous serez au mieux ensemble.
Adieu, grand bien vous fasse!

--Deslauriers! se disait Romain en gagnant le bureau des Duplicatas,
Deslauriers, je n'ai jamais vu ce nom sur aucune affiche.

Ce chef de bureau, qui s'appelle Deslauriers au ministère et dans la
vie privée, signe du nom charmant de Saint-Adolphe les levers de
rideau qu'il fait représenter aux théâtres de flons-flons.

C'est un homme de cinquante-cinq ans, rond comme une pomme, à l'oeil
vif, à la bouche souriante, et portant au bout du nez la décoration
des membres du Caveau. Quoi qu'en dise M. Izarn, il travaille et mène
fort bien son service. Il est un peu causeur, mais ce n'est pas un
défaut, lorsque comme lui surtout on cause bien. Il en tire vanité, et
n'est jamais plus heureux que lorsqu'il trouve un auditeur
bienveillant qui rie à ses calembours et comprenne ses mots. Sa
mémoire est un inépuisable répertoire d'anecdotes mi-partie
administratives, mi-partie théâtrales.

M. Deslauriers accueillit admirablement Romain.

--Vous êtes monsieur Caldas, lui dit-il, je suis, parbleu! enchanté de
faire votre connaissance. C'est vous qui, dans le _Bilboquet_, avez
parlé si avantageusement du _Gondolier des Pyrénées_ dont je suis
l'auteur.

--Quoi! vous seriez Saint-Adolphe? dit Caldas abasourdi.

Saint-Adolphe s'inclina modestement.

M. Deslauriers reprit:

--J'espère qu'en entrant dans l'Administration vous ne faites pas
d'infidélités à Melpomène.

--Oh! dit Caldas, quand on veut faire son chemin...

--Eh bien, est-ce que l'un empêche l'autre? La littérature et la
bureaucratie sont soeurs. Que dis-je, l'Administration est le noviciat
des grands hommes.

--Il est vrai, balbutia Romain, rougissant de cette impudente
flagornerie, il est vrai que votre exemple le prouverait.

--Je ne suis pas le seul, continua Saint-Adolphe. Ainsi, nous
revendiquons Dumas père, qui est entré au Théâtre-Français par le
Palais-Royal; Ancelot, qui n'a fait qu'un saut du ministère de la
marine à l'Académie. Ah! ah! il aiguisait bien l'épigramme, Ancelot;
connaissez-vous celle qu'il fit à la première représentation de la
_Pie Voleuse_?

--Oh! oh! fit Caldas.

--Oui, je sais, c'est un peu leste, mais c'est gai, très-gai. Dans les
jeunes nous comptons Barrière, l'auteur des _Faux Bonshommes_, un
échappé de la Guerre. Nous aurons bientôt Caldas.

--Peut-être, répondit Romain, j'ai en portefeuille une pièce en cinq
actes que je destine aux Français.

--Quel titre?

--_Les Oisifs_.

--Bon! toute l'Administration ira voir ça. Avez-vous lu?

--Pas encore, je ne connais personne.

--Eh bien! je vous donnerai un coup d'épaule. Je ne suis pas votre
chef de bureau pour rien. Nous irons voir Got et M. Régnier, et puis
j'ai dans ma manche certain personnage...

--Oh! Monsieur, comment vous remercier! s'écria Caldas enthousiasmé.

--C'est bon, c'est bon! vous me remercierez le soir de la première
représentation. Mais il faudra m'apporter le manuscrit. Vous en êtes
content?

--Ma foi, oui; il n'y a que le troisième acte qui m'inquiète. Je
l'avais écrit, il était bon, et puis voilà que je le perds dans le
déménagement. Je l'ai refait deux fois, mais il n'est pas aussi bien
venu que la première.

M. Deslauriers hocha la tête.

--Ces déménagements, dit-il, amènent toujours des catastrophes.

--Il faut bien s'en consoler, fit Caldas; et pour tâcher d'oublier mon
malheur, je vais aller noyer mon chagrin dans des flots d'encre
administrative. Quand on a le tort d'être homme de lettres, on a
raison de déployer tout son zèle bureaucratique.

--Du zèle! s'écria M. Deslauriers; comment, c'est vous, un lettré, qui
prononcez ce mot-là! Vous ne savez donc pas ce qu'a dit Talleyrand?

--Oui, répondit Romain, je sais: «Surtout pas de zèle!» Voilà une
maxime qui a dû rassurer bien des consciences de paresseux.

--Ne riez pas de ce mot profond. Il est toujours d'actualité. On peut
être zélé et paresseux. Le zèle, mon cher ami, c'est la plaie de
l'Administration. C'est lui qui dénature toutes les intentions et fait
des absurdités des choses les plus raisonnables. Connaissez-vous
l'histoire des chapeaux gris?

--Est-elle dans Aristote? demanda Caldas.

--Ah! très-joli! fit Saint-Adolphe; non, c'est une histoire presque
contemporaine. Je vais vous la conter. Mais tirez donc le verrou,
qu'on ne vienne pas nous interrompre.

Caldas obéit.

--Vous devez savoir, reprit M. Deslauriers, que pendant l'été de 1829,
les adversaires de la Restauration (elle en avait beaucoup)
s'avisèrent de porter des chapeaux de feutre gris. C'était, vous
comprenez, un signe de ralliement, une cocarde. Tous ces mécontents
faisaient ainsi de l'opposition et étaient bien aises de vexer le
gouvernement sans danger. Ils pouvaient de la sorte se compter, et le
gouvernement de Charles X n'avait rien à dire, car, en bonne
politique, on ne peut arrêter un homme parce qu'il porte un chapeau de
feutre gris.

--Mais le zèle? demanda Caldas.

--Nous y voici. Le ministre de l'Équilibre, qui était à cette époque
M. le comte de... ma foi, je ne me rappelle pas son nom, fut informé
qu'en province, un certain nombre d'employés de son ressort portaient
cet emblème du libéralisme.

--Y voyaient-ils malice?

--Peut-être bien que non. Toujours est-il que le ministre prit une
feuille de papier et y griffonna la note que voici textuellement, car
je me la rappelle:


  _«Prier MM. les chefs de service des départements d'engager leurs
  subordonnés à ne point porter de chapeaux de feutre gris.»_


--L'avertissement était paternel, remarqua Caldas.

--N'est-ce pas? Mais la note du ministre tomba entre les mains de son
secrétaire, un homme fort zélé, et il en changea légèrement la
rédaction; il écrivit:


  _«MM. les chefs de service des départements veilleront à ce que
  leurs subordonnés ne portent plus à l'avenir de chapeaux de feutre
  gris.»_

Romain sourit.

--L'avis du secrétaire fut transmis à un chef de division, qui était
zélé lui aussi; il crut saisir la pensée intime du ministre et la
traduisit de la sorte:

  _«MM. les chefs de service des départements feront savoir à leurs
  subordonnés que, conformément aux ordres de Son Excellence, il leur
  est interdit, sous les peines les plus sévères, de porter à l'avenir
  des chapeaux de feutre gris.»_


--J'aime assez ce _crescendo_, dit Romain.

--Ecoutez le _rinforzando_, reprit M. Deslauriers. Le directeur auquel
fut transmise cette circulaire était zélé aussi; il l'interpréta de la
façon que voici:


  _«MM. les chefs de service des départements notifieront à leurs
  subordonnés que, par ordre de Son Excellence, il leur est absolument
  interdit de porter à l'avenir des chapeaux de feutre gris. Les
  contrevenants seront destitués dans les vingt-quatre heures et
  poursuivis conformément aux lois.»_

--Et qu'arriva-t-il? demanda Caldas.

--Peu de chose, les journées de Juillet.

--Savez-vous, reprit Romain, qu'il y a dans votre histoire le sujet
d'une comédie qu'on appellerait _le Zèle?_

--Vous croyez?

--Permettez-moi de vous apporter le scénario: s'il vous convient, nous
pourrons y travailler ensemble.

--C'est entendu, mon cher ami; et quand me l'apporterez-vous, ce
scénario?

--Dans deux ou trois jours.

--A l'oeuvre alors, vite à l'oeuvre, dit le chef de bureau.

Caldas, qui causait depuis trois heures, se leva pour sortir et
s'inclina respectueusement devant son supérieur.

--Pas de cérémonies entre nous, je vous en prie, mon cher
collaborateur; devant le monde vous m'appellerez monsieur Deslauriers,
mais quand nous serons seuls, tu me diras: Saint-Adolphe!



XXXVII


Le bureau des Duplicatas, où Caldas était désormais condamné à passer
ses journées, ressemble fort à l'étude d'un lycée. C'est une grande
salle tapissée de cartons, meublée de quelques vieilles chaises
dépaillées et de tables malpropres.

Les deux fenêtres donnent sur une cour qui n'est pas moins large qu'un
puits; on y verrait cependant assez clair en plein midi sans l'épaisse
couche de poussière gluante collée aux vitres.

De même que dans une voiture, l'hiver, le voyageur, pour regarder une
jambe qui passe ou voir l'heure d'une horloge publique, essuie par
endroits sur les glaces la vapeur de la respiration, de même les
employés du bureau des Duplicatas, pour observer ce qui se passe dans
la galerie voisine, pratiquent des judas dans la crasse opaque qui
recouvre la vitre, avec le bout de leurs doigts légèrement humecté de
salive.

Ah! la poussière! comme la cendre du Vésuve qui a enseveli Pompéï,
elle couvre de son linceul morne cette nécropole bureaucratique, et
l'araignée file le crêpe de ce deuil.

D'où vient-elle, cette poussière?

Les balais des garçons de bureaux sont impuissants à la combattre;
quant au plumeau mis à leur disposition, comme il leur faudrait lever
les bras, ils ne s'en sont jamais servis.

Chaque matin les employés apportent à leurs souliers un échantillon de
toutes les boues de Paris: il y a la boue noire et fétide de la rue du
Four-Saint-Germain, cette boue dont M. Bertron tire de l'huile
d'olive, et la boue crayeuse de Montmartre; il y a la boue rouge de la
rue de Rivoli et la boue verte du Père-Lachaise.

A la chaleur du poêle toutes ces ordures sèchent et s'émiettent en
pulverin impalpable; l'atmosphère s'alourdit d'évaporations malsaines,
de miasmes délétères. Le vent, quand on ouvre la porte avec violence,
soulève des tourbillons comme le simoun dans le désert.

La caserne empeste le cuir, le crottin et le tabac; la sacristie a
l'odeur affadissante de la cire et des cierges éteints; la gargote
empoisonne le graillon, la viande et le vin; l'air nauséabond de
l'hôpital soulève l'estomac: eh bien! les bureaux du ministère de
l'Équilibre ont aussi leur odeur _sui generis_, odeur indescriptible
et indéfinissable, où se mêlent et se confondent les plus horribles
exhalaisons, l'eau qui cuit sur le poêle, la souris crevée entre deux
dossiers, les débris en putréfaction des repas quotidiens oubliés dans
les coins; l'haleine fétide, la sueur des habits qu'on change, le cuir
des souliers qui rissolent près du feu, enfin les effluves de toutes
les misères, de toutes les corruptions et de toutes les infirmités des
gens qui y vivent. Aux vapeurs de cet odieux alambic s'ajoute la fumée
des lampes qu'on allume en plein jour, et l'on est surpris de voir une
lumière brûler dans un pareil milieu.

L'étranger qui entre dans le bureau est saisi à la gorge; il est
frappé de vertige et chancelle comme le visiteur dans la grotte du
Chien; il suffoque et demande de l'air comme l'asphyxié. Mais qu'il se
garde bien d'ouvrir la fenêtre; les employés furieux la lui feraient
refermer: une bouffée de brise les enrhume, et ils ne peuvent plus
respirer dès qu'il y a de l'air.

Telle est la pièce où travaillait Romain; on en compte quelques-unes
de ce genre dans l'Administration. Cela tient au nombre trop grand
d'employés qu'on y entasse pour les avoir tous sous la main. Ils
étaient là dix qui noircissaient du papier, sans compter le commis
principal installé à une table plus élevée, comme un pion de collége.

Cette cohabitation forcée rend l'existence épouvantable; il en résulte
des rapports dignes du Petit-Bicêtre.

Aussi Caldas dut renoncer à faire quoi que ce soit, il imita ses
collègues. Impossible de travailler au milieu du bruit. Si par hasard
l'un d'eux voulait se mettre à la besogne, les neuf autres
commençaient une scie, et à force de tapage lui faisaient vite poser
la plume.

Pour tuer le temps, Romain se résigna à observer ses collègues, comme
un naturaliste observe à la loupe des helminthes. La collection était
variée.

Le plus ennuyeux de tous était un jeune commis répondant au nom de
Gobin. Celui-là faisait le désespoir de Caldas, qui ne pouvait ouvrir
son pupitre ou remuer une feuille de papier sans l'avoir sur son dos.

       *       *       *       *       *

Gobin est l'EMPLOYÉ CURIEUX.

Cet employé est informé de tout ce qui se passe dans le ministère et
même ailleurs. Il doit avoir à ses ordres une police secrète. Dans son
pupitre est un état fort exact du personnel. Il y suit pas à pas les
promotions de tout l'Équilibre. En marge de l'état sont des notes à
l'encre rouge, tout ce qu'il a appris sur le compte de Pierre ou de
Paul.

On peut l'interroger avec plus de certitude que M. Le Campion, il se
fait un plaisir de répondre.

Il sait les noms et prénoms de tous ses collègues, leur âge, le lieu
de leur naissance, la date de leur entrée dans l'Administration. Il
possède aussi leur biographie.

Il recueille les détails intimes. Il connaît le chiffre de fortune de
celui-ci, le nombre des enfants de cet autre, il n'ignore pas le nom
du protecteur de ce troisième. Il peut vous renseigner sur les amours
de son sous-chef et vous conter les anecdotes scandaleuses qui
circulent sur les femmes de deux ou trois commis principaux.

Ce Gobin est l'homme le plus affairé de l'Équilibre.

Le matin il pratique des visites domiciliaires dans les pupitres des
camarades en retard. Pendant le déjeuner il fait sa tournée dans toute
la maison.

Les garçons de bureau sont ses amis; il écoute aux portes, fait
bâiller les lettres et ramasse soigneusement tous les petits morceaux
de papier perdus.

Cet homme dangereux compte pour avancer sur les petits mystères qu'il
a su surprendre. On le redoute. C'est le chiffonnier des secrets.

       *       *       *       *       *

Un chiffonnier dans un autre genre est l'EMPLOYÉ COLLECTIONNEUR.

Les lauriers de MM. Dusommerard et Sauvageot ont troublé les idées de
ce brave homme.

Il a entendu dire qu'une collection d'objets, de quelque nature qu'ils
soient, peut acquérir une grande valeur; depuis lors il collectionne.

Il s'est condamné à recueillir les flacons, les fioles et les pots de
pommade.

Ce bureaucrate inoffensif arrive tous les matins harassé au ministère;
il a fouillé avant de venir les boutiques des innombrables Auvergnats
adonnés au commerce des détritus de Paris. Il dort la moitié du jour,
rêvant de pots et de fioles chimériques.

Il est décidé, lorsque sa collection atteindra le numéro d'ordre
50,000, à en faire présent à l'État; il espère en obtenir en retour un
magnifique local au Louvre, vingt mille francs d'appointements, et le
titre de Directeur du musée des Pots de pommade.

       *       *       *       *       *

L'EMPLOYÉ QUI FRÉQUENTE LES THÉATRES est un être tout à fait
assommant. Sa conversation est un habit d'arlequin cousu des pièces
qu'il a vu jouer; il a la spécialité des imitations, comme Brasseur.

Jadis le gnouf-gnouf de Grassot l'avait enthousiasmé, il a dit «mon
dieur-je!» comme Lassagne, et «mordious!» comme M. Mélingue.

Aujourd'hui il se mouche comme Paulin Ménier dans _la Fille du
Paysan_, il éternue comme Got dans _les Effrontés_, il remue les
jambes comme Dupuis dans _la Grande Duchesse_, et les bras comme
Raynard dans _les Chevaliers du Pince-nez_.

Une seule fois dans sa vie il a su citer à propos, et du Scribe
encore! C'est l'an dernier, lorsqu'on lui a refusé de l'avancement.

--Sapristi! j'y avais pourtant droit. Voilà cinq ans que je le
demande!

       *       *       *       *       *

L'EMPLOYÉ MALADE est d'un voisinage plus désagréable encore. Son
pupitre est une pharmacie, et il apporte, dit-on, dans une bouteille
certain médicament cher aux malades de Molière.

Comme il est réellement valétudinaire, il passe pour un carottier.

       *       *       *       *       *

L'EMPLOYÉ TIMIDE est au moins réjouissant. Celui-là a peur de tout, et
il ne met pas une virgule sans se demander sérieusement si elle ne
doit pas nuire à son avenir administratif. C'est sans doute dans la
crainte de se compromettre qu'il ne fait absolument rien.

       *       *       *       *       *

L'EMPLOYÉ FORT DE SES DROITS est l'avocat consultant du bureau; il
donne des conseils aux collègues et voudrait qu'une chambre syndicale
de commis contrebalançât le pouvoir absolu du ministre.

On lui reprochait un jour de voler l'Administration en ne travaillant
pas:

--On me paye, je donne mon temps, répondit-il fièrement, on n'a rien à
exiger de plus.

       *       *       *       *       *

L'EMPLOYÉ QUI REÇOIT MAL LE PUBLIC est pénétré de son importance. Il
traite les administrés du haut de son pupitre. C'est dans le bureau de
cet employé qu'un jour entra le ministre lui-même; il ne le
connaissait pas, le reçut très-mal, et finit par l'envoyer promener.
Le soir même ce bureaucrate incongru était congédié. Malheureusement
on l'a remplacé depuis, et il y a longtemps que le ministre ne s'est
promené incognito.

       *       *       *       *       *

L'EMPLOYÉ ANCIEN SOUS-OFFICIER tient sa canne comme un sabre et se
coiffe le chapeau sur l'oreille; ne dit pas: «je vais déjeuner,» mais
«je vais manger la soupe,» appelle l'heure de la sortie «la retraite»
et le ministère «la caserne;» écrit supérieurement la bâtarde et
débauche les autres sous prétexte d'aller boire la goutte.

C'est du reste ce qu'on appelle un bon garçon. Et voici un feuillet
arraché au livre de sa dépense mensuelle:

		 JANVIER 1862.

    Chambre                              9fr.50c.

    Cordonnier et tailleur              14   00

    Blanchissage                         1   15

    Pension                             85   00

    Tabac                               20   00

    Absinthe, petits verres et autres   70   35

    Total égal                         150fr.00c.


       *       *       *       *       *

L'EMPLOYÉ QUI A DÉPASSÉ LA LIMITE D'AGE passe sa vie à lutter contre
son extrait de naissance.

L'administration, qui n'est pas encore entrée dans les idées de M.
Flourens, met à la retraite les employés qui ont plus de
soixante-douze ans.

Le bureaucrate qui a franchi cette limite cherche continuellement à
réparer des ans l'irréparable outrage; il affecte, pour faire croire à
sa jeunesse, les airs d'un jouvenceau étourdi.

Il n'est sorte de ruses qu'il ne déploie.

Il y a deux ans, il s'est avisé d'annoncer par une lettre imprimée
qu'il épousait une demoiselle de dix-sept ans. L'invention de ce
mariage imaginaire eut un bon résultat, chacun se dit: «Ah ça, mais il
n'est donc pas si vieux!»

Cette année-ci il a fait part à toute l'Administration de la naissance
d'un fils aussi fantastique que son mariage, et tout le monde de
s'écrier:

«Voyez-vous, le gaillard!»

Il a un fils, en effet; mais ce rejeton, commis principal à
l'Équilibre, a quarante-cinq ans.

Quelqu'un disait à ce fils:

--Votre père rajeunit donc tous les ans d'une année?

--Ne m'en parlez pas, répondit-il; si cela continue, je serai bientôt
plus vieux que lui.



XXXVIII


--Monsieur, dit le garçon de bureau a Caldas, il y a une dame qui vous
demande.

D'après les ordres de son ami, Mlle Célestine ne pénétrait plus dans
le bureau; il avait fait ce coup d'État pour éviter d'être classé
parmi les Lovelaces bureaucratiques, car l'administration de
l'Équilibre est peuplée de Lovelaces. Ce sont de jeunes messieurs bien
peignés et bien mis, qu'on prendrait pour des gandins, n'était la
maudite genouillère. Ils donnent dans la journée des rendez-vous à des
dames ébouriffantes de toilette qui viennent avec des petits chiens
sous le bras. Ils trouvent que ça les pose.

Caldas, qui ne tenait pas à être posé, courut au café de l'Équilibre
rejoindre l'ingénue de Grenelle.

--Cher Romain, lui dit-elle dès qu'il entra, je viens te demander un
petit service.

--Pourvu qu'il ne soit pas en argenterie, dit Caldas qui a déjà
imprimé dix fois le mot dans le _Bilboquet_.

--Mon ami, c'est aujourd'hui la fête de mon propriétaire.

--Il s'appelle donc Huit Avril, ton propriétaire?

--Juste, mais il a encore trois autres noms de baptême; il se fait
souhaiter sa fête quatre fois l'an.

--Et tiens-tu beaucoup à la lui souhaiter, sa fête?

--Oh! c'est lui qui paraît tenir à la chose; il m'a fait gracieusement
avertir par un de ses amis qui est huissier.

--Bigre! et combien te faut-il?

--Il ne me manque que trente-cinq francs.

--C'est grave, dit Romain en portant la main à sa poche avec un geste
désespéré; est-ce que son ami n'attendrait pas?

--Oh! si, il attendra dix jours pour vendre mes meubles!

--C'est impossible, je ne saurais plus où reposer ma tête.
Attends-moi, je remonte négocier un emprunt.

C'est au riche Gérondeau que Caldas s'adressa:

--Vous voulez deux louis, lui dit l'opulent expéditionnaire, je suis
bien gêné dans ce moment-ci, j'ai mis mes boutons de diamant au clou
pour payer la différence de mes Nord.

--Pauvre homme! fit Caldas vexé, je vous plains beaucoup.

--Oui, je suis fort à plaindre, en effet, mais je sais me sacrifier
pour mes amis, moi; j'ai trop bon coeur pour vous laisser dans
l'embarras. Asseyez-vous là, faites-moi un billet, et demain je vous
apporterai les fonds.

--Comment, un billet, vous plaisantez?

--Mon petit, voyez-vous, ce n'est pas que je me défie, mais on ne sait
ni qui vit ni qui meurt. Si vous veniez à mourir, je pourrais attaquer
votre famille.

--Soit, je vais vous donner ma signature, mais il faut de l'argent
séance tenante.

--Oh! impossible alors, n'en parlons plus!

Et Gérondeau s'éloigna joyeux en marmottant entre ses dents:

--Je l'ai échappé belle!

Dans sa désolation, Caldas songea à Basquin; il tombait mal.

--Pour qui me prenez-vous? lui dit le calligraphe vit-on jamais
employé de l'Equilibre possesseur de trente-cinq francs après le six
du mois! Les bureaucrates rangés sont en retard d'un mois seulement,
les autres sont en retard d'une année.

--Il me faut de l'argent à tout prix, dit Romain.

--Achetez une montre.

--J'y ai pensé, mais je n'aurais pas le temps de réaliser. Le
créancier attend.

--Écoutez, il y a encore deux moyens: empruntez au garçon de bureau
usurier, ou faites-vous faire une avance sur la caisse.

--Je ne suis pas financier, dit Caldas, lequel de ces modes d'emprunt
vaut le mieux?

--Cela dépend de la somme et des circonstances. Le garçon de bureau
usurier est bon enfant; il aime les employés, et comme il est chagrin
de les voir gênés, il se plaît à leur avancer ses petites économies.
On le règle en billets à un, deux ou trois mois, ou on lui donne une
délégation sur les appointements; vous le voyez, c'est très-commode.

--Honnête garçon de bureau! dit Caldas, fait-il payer cher ses petits
services?

--Oh! non, il demande à peine vingt pour cent par mois.

--C'est pour rien. Parlons du caissier: il fait donc des avances?

--Oui, aux gens qu'il connaît, c'est pure obligeance de sa part.
Comment, vous ne le saviez pas?

--Heureusement, dit Romain.

--Eh bien! je vais vous présenter à lui.

Le caissier refuse rarement aux employés un léger service dans le
courant du mois.

Est-il autorisé par l'Administration? on n'en sait rien.

Mais on n'a pas souvent recours à lui, on préfère s'adresser au garçon
de bureau usurier. Il est de fait qu'en tirant sur la caisse, on
contracte une obligation, et la reconnaissance est un fardeau lourd à
porter.

Avec le garçon usurier, on a le droit de se croire parfaitement quitte
lorsqu'on a payé deux cent quarante pour cent par an.

Le caissier reçut parfaitement Caldas et lui donna gracieusement ce
dont il avait besoin; le propriétaire de Mlle Célestine dut être
content.

C'est un mauvais service que rendit là Basquin à Caldas. Depuis ce
jour, celui-ci mangea ses appointements en herbe.

C'est vers le 3, d'ordinaire, qu'il commençait à demander des avances.
Mais il comptait, pour rétablir sec affaires, sur sa pièce du
Théâtre-Français et sur celle qu'il faisait en collaboration avec
Saint-Adolphe.

Il était d'ailleurs au mieux avec le caissier. Parfois il allait lui
tenir compagnie derrière sa grille et il s'amusait à regarder les
visages des gens qui venaient toucher.

C'est là qu'un jour d'émargement, il vit un monsieur bien mis qui
présenta un bon et reçut en échange cinq cents francs.

--Quel est ce monsieur? demanda-t-il au caissier, et pourquoi lui
donne-t-on tout cet argent?

--Comment pourquoi? c'est un de nos collègues.

--Mais je ne le connais pas, moi qui connais tout le monde ici! Ne
vient-il donc jamais?

--Parbleu si, tous les trente ou trente et un du mois.

--Que fait-il alors? qui est-ce?

--Mon cher, murmura le caissier, c'est l'EMPLOYÉ QUI REND DES
SERVICES.



XXXIX


_Le Zèle_, comédie en quatre actes, en prose, par MM. Saint-Adolphe et
Romain Caldas, allait être terminé et présenté à M. de Chilly.

M. Deslauriers, qui n'est pas un collaborateur pour rire, avait
vigoureusement pioché. Il avait bel et bien mis pour sa part deux mots
plaisants qui n'étaient pas drôles du tout. De plus il avait recopié
de sa plus belle écriture les deux premiers actes.

Il achevait la copie du troisième un matin, lorsque Caldas entra.

--Cher Saint-Adolphe, dit le jeune homme, nous n'en, finirons jamais,
si vous me laissez dans le bureau où je suis. Il faut absolument me
mettre ailleurs.

--Ah! si je pouvais te faire travailler dans mon propre bureau, dit
tristement Saint-Adolphe, je voudrais faire concurrence à Sardou et
devenir le marquis de Carabas du boulevard. Malheureusement c'est
impossible.

--Pourquoi? demanda Romain.

--Parce que ce n'est pas l'usage, et que l'usage est le tyran de
l'Équilibre. Ah! tu ne connais pas nos bureaucrates, mon ami! l'usage
les guide comme le caniche guide l'aveugle, et ils vont en aveugles,
en effet. L'usage pour eux, c'est le transparent qu'on donne aux
enfants qui s'exercent à écrire. La routine est leur foi, ils ont pour
l'innovation l'horreur qu'éprouve pour l'eau la bête enragée. Avant de
faire la moindre broutille, l'employé se gratte la tête. Vous croyez
qu'il réfléchit? non; il se demande: «--Cela s'est-il déjà fait?»

Cela s'est-il fait? voilà le grand mot.

Vous venez proposer quelque chose de grand, de beau, d'utile,
d'indispensable, on vous demande d'abord: «--Cela s'est-il
fait?--Non.--Alors, serviteur.» Vous insistez, vous prouvez qu'il fait
jour à midi au mois de juin. A quoi bon? Cela ne s'est jamais fait.
Aussi, chaque année, dans les mêmes circonstances, on voit se
reproduire les mêmes boulettes. Cela s'est fait, cela se fera. Tout
est gravé, stéréotypé, cliché. Vous avez, vous, une lettre de dix
lignes à écrire, vous prenez la plume; votre sous-chef arrive:

«--Malheureux, que faites-vous? dit-il, il y a un précédent.

«--A quoi bon? répondez-vous, la chose est simple comme bonjour,
j'aurai fini dans cinq minutes.

«--Ce n'est pas ainsi qu'on procède, réplique le sous-chef, il y a un
précédent, il faut le trouver.»

On cherche, on fait fouiller vingt bureaux, quatre cents cartons, on
remue des dunes de poussière, on dérange cinquante employés et on ne
trouve rien.

--Et que fait-on alors? demanda Caldas.

--On en revient à votre première idée. La lettre est écrite en cinq
minutes; on a perdu trois jours, mais on a sauvegardé LA TRADITION
ADMINISTRATIVE.

XL


--Prenez patience, avait dit M. Deslauriers à Caldas, restez encore
quelque temps dans la pièce où vous êtes. Je vais m'occuper de vous et
tâcher de vous bien caser.

Infortuné chef de bureau!

Il ne réussit pas à obtenir pour Romain la place qu'il demandait, mais
on lui en donna une à lui-même qu'il ne demandait pas.

Il fut nommé sans avancement au bureau de la Dette. C'est à
l'administration de l'Équilibre, qui est très-pauvre, le moins chargé
de tous les services. On le considère comme un cul-de-sac, et on y
fourre les chefs dont on est mécontent.

M. Deslauriers, qui se flattait d'arriver au poste de chef de
division, fut frappé au coeur de cette disgrâce. Il poussa les hauts
cris, se remua, réclama. Trop tard. Le pape n'est pas seul
infaillible: Son Excellence avait signé.

Il voulut au moins savoir pourquoi on l'envoyait chez les Sarmates,
et, après une enquête souterraine, il apprit toute l'histoire de ce
terrible coup de Jarnac. M. Deslauriers, tandis qu'il sommeillait dans
la quiétude, avait pour sous-chef un homme que l'envie empêchait de
dormir. Ils avaient toujours été fort bien ensemble, car le malheureux
chef ne soupçonnait même pas le caractère cauteleux de son subordonné.

Cet envieux, nommé Cluche, qui réussit longtemps à se faire passer
pour un brave homme, est par excellence le SUPÉRIEUR SOURNOIS.

Affable et traitant en apparence son monde sur le pied de la
camaraderie, il se fait un plaisir de desservir dans l'ombre les naïfs
qui ont eu l'imprudence de se fier à lui. Qu'un employé se mette dans
son tort, il l'excuse et le rassure, mais à la fin du mois il charge
son dossier d'une note accablante. Il accorde volontiers la permission
de s'absenter, et si l'on s'absente, il ne manque pas de faire un
rapport. C'est l'homme des coups de couteau dans le dos.

Ce Cluche s'ennuyait d'être sous-chef. Il avait plusieurs fois fait
valoir ses droits à l'avancement. Il ne lui en était rien revenu.

C'est alors qu'il jeta les yeux sur la place de M. Deslauriers. On
appelle cela à l'Équilibre: _convoiter les souliers d'un mort_.
Certaines gens ne sont à l'aise que dans ces chaussures-là. Cluche
imagina une combinaison assez ingénieuse, il dressa ses batteries, et
un beau matin l'Administration s'aperçut que le chef du bureau de la
Dette avait depuis onze ans dépassé la limite d'âge. On s'empressa de
réparer cet oubli, et on mit l'oublié à la retraite.

L'Administration cherchait sur son Livre-Noir un chef mal noté à
envoyer en disgrâce, lorsqu'elle apprit à propos que Deslauriers, non
content de compromettre dans les coulisses la dignité de
l'Administration, collaborait avec ses propres employés, et ce,
pendant la séance, à verroux tirés.

--Voilà l'homme à sacrifier, se dit-elle.

Le jour même où était signée la déportation du vaudevilliste, Cluche
arrivait juste à point pour demander sa succession. Il l'aurait
obtenue sans un de ces coups de fortune qui renversent les plans les
plus savamment conçus.

Un protecteur influent qu'il avait mourut dans la nuit d'une
indigestion. L'affaire s'était ébruitée dans l'intervalle, et deux
autres sous-chefs arrivèrent à la curée.

Ah! l'Administration fut bien embarrassée! Les protecteurs des deux
nouveaux venus avaient juste autant de crédit l'un que l'autre. Devant
deux employés d'un mérite si parfaitement égal, on prit un moyen
terme, et un quatrième, qui n'avait rien demandé et qui ne s'y
attendait guère, eut la place.

Il se trouva qu'il la méritait.

XLI


Cette promotion mit sens dessus dessous le bureau des Duplicatas. M.
Castelouze, le nouveau chef, tenait à faire autrement que son
prédécesseur. Ce n'est pas qu'il changeât rien au fond, mais il
modifia singulièrement la forme: là où on se servait de fiches, il
employa des registres, et réciproquement. Il fit plus: on écrivait sur
les répertoires les chiffres d'ordre à droite et à l'encre rouge, il
décréta qu'on les écrirait à gauche et à l'encre bleue.

Ces réformes si radicales firent crier les mauvais esprits.

En dépit de la routine, tous les chefs en agissent ainsi, à
l'Équilibre, afin d'imprimer au travail qu'ils dirigent un caractère
de personnalité.

M. Castelouze, l'homme aux chiffres à gauche, n'est pas le premier
venu. Il a su se créer dans l'Administration la renommée d'un
spécialiste. C'est l'homme des affaires litigieuses, des créances
douteuses, des négociations délicates.

C'est au bureau qu'il vient de quitter (le service des Recouvrements)
qu'il a pris l'habitude de considérer le public comme un gibier. Il
chasse, pour le compte de l'Administration, avec le désintéressement
du chien bien dressé qui rapporte la perdrix dont il n'aura même pas
les os.

Il n'est pas de Normand madré, d'avoué retors qu'il ne puisse rouler
sur son terrain, et il ne s'en fait pas faute. Autrefois, aux débuts
de sa carrière, le zèle de Castelouze était tout politique. Quand il
avait fait rentrer dans la caisse de l'Administration un franc dix
centimes sur lesquels elle ne comptait pas, quand il avait découvert
la fraude d'un administré, il s'en réjouissait comme de titres à
l'avancement. Avec le temps, il s'est passionné, et ce qu'il en fait
maintenant n'est plus du tout dans l'intérêt de son ambition ou dans
celui de l'État, il agit pour son plaisir personnel; il fait de l'art
pour l'art. Mais quel flair! quelle subtilité! quelle ardeur! Un rien
le met sur la trace; et quand il tient une piste, arrive toujours
jusqu'au gîte. Ah! qu'il est heureux quand il a levé un lièvre,
heureux quand il l'a forcé!

Le lièvre, c'est le débiteur.

Et il ne s'en prend pas seulement aux affaires présentes, il remonte
dans le passé, à dix ans, quinze ans; il remonterait au déluge, sans
la loi sur la prescription. Il fouille les vieux dossiers, se roule
dans la poussière des cartons oubliés, et ce n'est jamais en vain
qu'il bat ainsi le passé. Son sens de chasseur ne le trompe jamais; il
évente des fumées insaisissables pour tout autre, et comme l'ogre il
dit d'un ton joyeux:--Ça sent la chair fraîche!

Et le débiteur, qui dormait paisible sur une fraude vieille de dix
ans, est tout surpris un matin de voir arriver un avertissement qui
l'engage à se présenter dans la huitaine au bureau pour se libérer.

Pour nombre d'employés qui ne font pas leur devoir, il fait, lui, plus
que son devoir. Il outrepasse ses droits, souvent au mépris de la
justice; il abuse de l'ignorance de l'un, de la faiblesse de celui-ci,
et de l'incurie de ce troisième. Il prie, il menace, il est
impitoyable, et pour que l'Administration ne soit pas lésée, il lèse
au besoin le public.

On connaît bien son penchant à l'Équilibre, et un chef de division,
qui comme M. Dupin cultive le calembour, disait en parlant de
Castelouze: Il a le regard _fisc_.

En réalité Castelouze a l'oeil de l'oiseau de proie; son nez est
busqué comme le bec de l'aigle; il a la dent blanche et pointue du
carnassier; ses aptitudes morales ont modifié son physique; il a la
tête fureteuse et des allures de limier; il ne marche pas, il quête;
sa narine mobile semble prendre le vent. Quand il se pose, il tombe en
arrêt, la tête allongée en avant, les épaules infléchies, les jambes
légèrement ployées sur le jarret, les bras prêts à saisir la proie.

Malgré toutes ces qualités de race, les capacités de Castelouze ne
s'élèvent pas au-dessus d'un certain ordre; il a les vues bornées,
comme tous les gens qui se passionnent, et il est entêté comme les
hommes à idées fixes. En dépit du mouvement qu'il se donne et des
services qu'il rend, on ne le considère pas en haut lieu comme un des
Directeurs de l'avenir.

C'est de lui que le ministre disait:

--Il bat des ailes, mais il ne vole pas.

       *       *       *       *       *

XLII


Le passe-droit dont M. Deslauriers avait été victime fit à Caldas le
plus grand tort.

Quand on est employé, à l'Équilibre, on commet une faute grave si on
se lie d'amitié avec un autre employé, quel qu'il soit, supérieur ou
subalterne. Jamais on ne partage, en effet, la bonne fortune de cet
ami, si la faveur enfle ses voiles; on est toujours éclaboussé par sa
disgrâce, s'il vient à sombrer.

Caldas apprit cette belle maxime d'un jeune commis, fils d'un garçon
de bureau, qui avait été élevé par son père dans la crainte de Son
Excellence et de la hiérarchie.

Ah! c'était un bon père, ce garçon de bureau, et surtout un homme
convaincu. Du jour où son fils fut nommé commis, il le salua dans la
rue et ne lui parla plus qu'avec vénération.

La Hiérarchie avec la Tradition, voilà les deux pivots de l'Équilibre.
Aussi l'Administration s'efforce-t-elle de multiplier entre tous les
grades les lignes de démarcation, et c'est elle-même autant que
l'orgueil personnel qui creuse un abîme entre le supérieur et son
subordonné.

Le caractère national aussi y aide beaucoup, et le Français, qui est
fou d'égalité, est bien aise d'avoir quelqu'un à saluer avec
déférence, à la condition d'avoir quelqu'un à regarder avec mépris.

La politesse jette une planche sur ce gouffre qui sépare deux hommes
d'un grade différent, mais c'est une planche pourrie qui rompt au
moindre effort. Quelle que soit l'urbanité de l'un et de l'autre, dans
la rue, à table, dans un salon, vous distinguerez à coup sûr le chef
de son inférieur.

La familiarité de ce dernier, quoi qu'il fasse, aura quelque chose de
courtisanesque; ce ne sera qu'une nuance, mais on pourra la saisir, et
l'intimité de l'autre aura toujours l'air d'une condescendance.

Entre les hommes, cependant, il faut un observateur pour deviner ces
sous-entendus. Mais de femmes femmes, quelle hauteur d'un côté, quelle
humilité révoltée de l'autre!

En dehors de l'Équilibre, il y a tout un ministère en jupons; il y a
madame la directrice et madame la _cheffe_ de division, la _cheffe_ de
bureau et la _sous-cheffe_; le reste ne compte pas. On invite parfois
la femme du commis principal, qui ce jour-là met sur son dos trois
mois des appointements de son mari, mais c'est une exception.

Quant aux commis et aux expéditionnaires, on a soin, si on les invite,
d'oublier mesdames leurs épouses.

La hiérarchie féminine est toujours une puissance, et l'employé de
l'Équilibre arrivé par les femmes prouve que les jeunes gens qui vont
dans le monde n'ont pas tort.

Par malheur le beau sexe est mauvais juge des capacités, et les
dignitaires qu'il fait ne payent souvent que de mine. Ce n'est pas au
théâtre seul que l'emploi des jeunes premiers va s'effaçant de jour en
jour. Caldas, qui fréquentait peu les salons administratifs, ne put
observer ces choses que de loin. Il n'espérait point arriver par les
femmes; comme il visait haut cependant, il cherchait à se rendre bien
compte de tous les rouages de l'immense machine bureaucratique. A ses
instants perdus il la démontait, cette machine, pour son instruction
particulière, à peu près comme on démonte un tourne-broche.

Il y découvrit un mouvement très-simple, fonctionnant
très-régulièrement, mais surchargé et entravé par beaucoup de ressorts
inutiles et d'engrenages superflus. Peut-être l'Administration
n'a-t-elle pu éviter ces mille et une complications dans son
mécanisme. Dans les bureaux, qui véritablement sont restés les mêmes
depuis Colbert, il s'est toujours trouvé des hommes qui ont su
exploiter à leur profit les besoins du moment. La nécessité passée, le
bureau créé reste, et pour lui donner alors une apparence d'utilité,
on détourne les affaires et on les y fait passer, à peu près comme on
fertilise un champ en saignant une rivière.

Le nombre toujours croissant des services tient encore à deux causes:

A la manie qu'a la petite bourgeoisie de pousser ses enfants dans
l'Administration. Elle croit leur avoir donné un état libéral quand
elle leur a posé une plume derrière l'oreille. Le négociant enrichi
s'imagine grandir dans son héritier quand il a réussi à le faire
entrer au ministère. Ce fils ira dans le monde officiel, il sera un
personnage. Et la croix d'honneur! il est sûr de l'avoir dans un temps
donné.

Les ministères assiégés se défendent comme ils peuvent, ils
multiplient les obstacles devant leurs portes. Ils font tout pour
décourager; ils exigent des titres nouveaux; ils augmentent chaque
année la difficulté des examens. L'ardeur ne se ralentit pas.
Cependant les ministères semblent crier:

«Bourgeois mesquins, gardez donc vos enfants. N'en savez-vous donc que
faire? L'agriculture manque moins de bras que de têtes. L'industrie a
besoin de renforts? le commerce va croissant tous les jours. Que me
chantez-vous donc avec votre profession libérale. L'homme qui gagne
six mille francs par an dans un bon métier est financièrement plus
riche que l'employé appointé à dix mille. Je ne peux pas vous enrôler
tous, il faut bien qu'aux administrateurs il reste quelques
administrés.»

L'autre cause provient de l'esprit de défiance naturel au peuple
français. Ce gros mot de concussion est un épouvantail ruineux. Lui
qui admire la bureaucratie, voit toujours dans ses cauchemars des
employés puisant à pleines mains dans les caisses publiques, et, pour
se délivrer de cette obsession, il a multiplié le contrôle à l'infini.
Il paye tous les ans quinze millions dans la crainte qu'on ne lui
prenne vingt-cinq centimes.

Aussi l'Administration française est la plus régulière et la plus
honnête qu'il y ait au monde. Ce résultat coûte un peu cher, mais la
France est assez riche pour payer sa vertu.

Pour en revenir à l'Administration de l'Équilibre, elle est minutieuse
et fouilleuse, chercheuse, méticuleuse, soigneuse, éplucheuse,
ombrageuse, fureteuse, contrôleuse, mais par-dessus tout
consciencieuse.

Elle est aussi tracassière, paperassière, écrivassière, coutumière,
cartonnière, mais avant tout régulière.

Pour obtenir la solution de la moindre affaire, il y faut vingt visas
et quarante contrôles; le solliciteur est renvoyé de Pilate à Caïphe;
chacun reconnaît qu'elle est juste, mais personne n'épouse sa cause,
tous les employés s'en lavent les mains (au figuré), et sa passion
dure parfois des années entières.

S'il se fâche, ce bon solliciteur, s'il s'irrite;

--Votre affaire viendra en son temps, lui répond-on, elle suit:

LA FILIÈRE ADMINISTRATIVE

Quand les maçons construisent une maison, pour monter les briques ou
les moellons du sol jusqu'au dernier étage, ils dressent une échelle,
se placent sur les divers échelons et se passent les briques de mains
en mains. Les maçons sont paresseux, mais les entrepreneurs sont
rusés. On calcule donc les distances et l'on met juste le nombre
d'hommes nécessaire, ni trop ni trop peu, pour que les matériaux
arrivent rapidement à leur destination, avec le moins de fatigue
possible pour les travailleurs, afin qu'ils travaillent longuement.

La filière administrative, au ministère de l'Équilibre, était au début
quelque chose d'analogue: l'organisation du travail, divisé pour
arriver à une somme de travail plus grande et plus rapide.

Mais les hommes de génie qui ont créé l'administration de l'Équilibre
comptaient sans les abus.

Chaque année est venue ajouter un rouage inutile à la machine; la
centralisation, géant aux mille bras, a tout absorbé et tout
compliqué.

Aujourd'hui la filière est un labyrinthe inextricable dont il est
difficile de sortir sans fil conducteur.

Une affaire est présentée à un bureau. Vous croyez peut-être qu'elle
va s'y traiter? point; s'y préparer au moins? pas encore. Nous avons,
s'il vous plaît, quelques petites formalités à remplir, oh! mon Dieu!
moins que rien. Il faut d'abord prendre l'avis de trente autres
bureaux. Quand on a colligé ces trente avis différents, un grand pas
est fait. Nous entrons dans une phase nouvelle, il s'agit maintenant
de consulter les fonctionnaires spéciaux, commissionnés _ad hoc_.

Nouveaux délais; autres consultations.

Des incidents sans nombre peuvent surgir; mais passons, et supposons
encore ce temps d'arrêt franchi. Voici enfin le bureau saisi
régulièrement avec toutes les pièces à l'appui. Il va s'occuper de
vous; mais patience, il s'en occupera quand votre tour sera venu.
Enfin il est arrivé, votre tour. On traite l'affaire, on en décide. Ce
n'est point encore fini. Le bureau propose, mais le chef dispose. Et
quand le chef a disposé, il faut encore que le chef de division
confirme, après quoi vous avez grande chance de voir enfin la chose
aboutir, à moins que l'autorité supérieure ne juge qu'on a fait fausse
route, auquel cas tout est à recommencer.

Caldas connut à fond la filière administrative à l'occasion d'un sien
cousin qui depuis sept ans activait au ministère de l'Équilibre la
liquidation d'une indemnité.

Comme ce cousin était pressé, comptant là-dessus pour manger, il
venait dans les bureaux tous les deux jours. Par bonheur il rencontra
Romain, qui en moins de cinq semaines obtint une solution.

L'argent arriva fort à propos. Le cousin étant mort de faim la veille,
il servit à le faire enterrer.

XLII


Autrefois, lorsque les chemins de fer n'avaient pas détrôné la malle
pour le transport des dépêches, les maîtres de poste et les postillons
distinguaient quatre espèces de chevaux.

D'abord le cheval emporté: celui-là s'épuisait en efforts, tirait
comme un diable à plein collier, aux montées, aux descentes, toujours
et partout; il rentrait à l'écurie, trempé d'écume et de sueur, il
durait peu. Pour modérer son ardeur, on tapait dessus.

Ensuite le cheval quinteux: il tirait ou ne tirait pas, suivant son
caprice. Il faisait un mauvais usage. On tapait dessus.

Puis la rosse; c'était un mauvais cheval qui ne tirait jamais, il
succombait bientôt aux mauvais traitements. On tapait, on tapait
dessus.

Enfin le bon cheval: il tirait quelquefois, quand il ne pouvait faire
autrement, mais il avait toujours l'air de tirer; il allait d'un train
égal, la tête basse, regardant sournoisement le cheval quinteux qu'on
rouait de coups, et le cheval emporté qui faisait toute la besogne. Il
rentrait à l'écurie sans un poil mouillé. Eh bien! il était considéré,
on lui donnait double ration d'avoine; il durait dix ans: on ne tapait
pas dessus.

Quatre bons chevaux attelés à la malle, et la malle n'aurait pas
roulé.

Cette parabole peut s'appliquer à l'administration de l'Équilibre, si
ce n'est que jamais elle n'a tué employé de travail. Sa conscience à
cet égard ne lui reproche rien.

Donc, à l'Équilibre, ou divise aussi les bureaucrates eu quatre
classes:

L'EMPLOYÉ FERVENT: il a encore le beau feu de ses débuts.

L'EMPLOYÉ TIÈDE: il se soucie médiocrement de l'Administration et le
laisse voir.

Le MAUVAIS EMPLOYÉ: il a jeté son bonnet par-dessus les moulins et ne
compte plus que comme un zéro.

LE BON EMPLOYÉ: il est, pour tout ce qui touche l'Administration, d'un
désintéressement sublime; il se soucie de la besogne comme de
Colin-Tampon, mais, comme le bon cheval du maître de poste, il a
toujours l'air de tirer; il est considéré, il a l'estime de ses chefs
et, ce qui lui plaît davantage, des gratifications au jour de l'an.

Caldas, depuis l'affaire Saint-Adolphe, passait pour un employé tiède,
et, sans doute pour l'encourager à rentrer dans le droit chemin, on le
désigna pour faire partie du

BUREAU DES MAUVAIS SUJETS

Le bureau des Liquidations jouit, depuis la fondation de l'Équilibre,
de la plus détestable des réputations.

Il est convenu que du matin au soir les employés y font une vie
d'enfer.

A une certaine époque ce service n'était composé que de vieillards
tristes et laborieux; mais telle est la force du renom, que ces
pauvres diables passaient pour des diables-à-quatre.

Ils sont aujourd'hui remplacés par une majorité de jeunes gens qui ont
à coeur de ne point faire mentir la tradition.

Ce bureau est le salon de conversation du ministère. C'est le
rendez-vous des oisifs; on y cause, on y joue au bouchon, on y fait la
partie de piquet, on y boit de la bière toute la journée. Là
s'organisent les pique-niques, se machinent les mauvaises
plaisanteries, s'élaborent les charges. On y blague l'Administration à
outrance; on y parle politique avec de grands éclats de voix, et
souvent on s'y prend aux cheveux.

En dépit du tapage, des conversations à douze, des visites
continuelles, des chansons en choeur, des batailles, la besogne marche
fort bien dans ce bureau, le plus chargé de tout le ministère et le
seul qui ait à traiter des affaires sérieuses et délicates.

Le chef de ce bureau est le plus formaliste des hommes. Les honneurs
administratifs lui ont monté au cerveau, et il porte la tête comme un
Saint-Sacrement. C'est lui qui fait toujours faire antichambre un
quart d'heure à tous ses subordonnés, surtout à son sous-chef, afin de
bien établir la ligne de démarcation.

Il est au plus mal avec ses employés, dont il a vainement essayé de
réformer la tenue. Il évite d'entrer dans leur pièce; il est vrai que
s'il y pénètre quelquefois, la présence de cet homme digne n'arrête ni
les jeux, ni les ris. Sa figure glacée ne les intimide pas plus que
les mannequins dans les cerisiers n'effarouchent les oiseaux.

Le sous-chef de ce service passe sa vie à porter des paroles de paix
des employés au chef de bureau, et réciproquement; il discute les
trêves et les armistices; c'est le négociateur juré.

L'entrée de Caldas dans ce bureau inaugura une recrudescence de
visites et par conséquent de vacarme.

Il amena toute sa clientèle, Jouvard, l'aimable Sansonnet, les
bureaucrates Tant-pis et Tant-mieux, Gérondeau, Basquin qui venait
quatre fois par jour, et bien d'autres encore.

On comptait sur le rédacteur du _Bilboquet_ pour organiser des scies
désopilantes; mais il se trouva que Romain goûta modérément les
excellentes plaisanteries de ses collègues. Ils venaient de faire
mourir de chagrin un pauvre vieil employé égaré parmi eux. Ils étaient
en train d'en envoyer un autre à Charenton.

Le vieillard qui avait succombé aux farces de ces messieurs était un
brave homme, isolé, sans famille, qui n'avait que sa place pour vivre.

Il n'était pas fort, et les employés, qui tous pétillent d'esprit
comme on sait, sont impitoyables pour les pauvres d'esprit.

Le père Germinal, comme on l'appelait à l'Équilibre, devint leur
souffre-douleur. On commença par de petites tracasseries, on trempait
ses plumes dans l'huile, on mettait du sable dans son écritoire; on
lui attachait des queues de papier au collet de sa redingote; on
cousait les poches de son paletot.

Si parfois il s'endormait, on l'éveillait en sursaut en arrosant d'eau
froide son crâne dénudé. Mais comme il souffrait en silence, comme il
n'osait se plaindre, on passa à des charges plus fortes.

On lui persuada que l'Administration était décidée à supprimer son
emploi (le pauvre homme n'avait pas droit à la retraite). De ce moment
il ne vécut plus.

Comme ses tristesses et ses inquiétudes n'étaient pas encore assez
risibles, on s'arrangea de façon à lui faire croire qu'il avait à
l'Équilibre la réputation d'un mouchard. Soixante employés au moins,
qui avaient reçu le mot, trempèrent dans cette excellente
bouffonnerie.

Tout d'abord on battit froid au père Germinal; on se taisait quand il
entrait; on chuchotait en sa présence; on affectait de le regarder
avec défiance; on évitait sa société. Inquiet de ces procédés, le
bonhomme s'enhardit jusqu'à en demander la cause à celui de tous ses
collègues qui l'effrayait le moins.

Celui-ci haussa les épaules.

--Vous savez bien ce dont il s'agit, lui répondit-il avec mépris.

--Moi, je vous jure que je ne sais rien!

--Allons donc! reprit l'impitoyable farceur, on sait que vous êtes la
créature de notre chef, et on n'ignore pas que vous lui faites des
rapports sur nous.

Cette révélation consterna Germinal. Il se voyait, lui innocent,
accusé d'infamie, odieux à tous et perdu de réputation. Pendant quatre
ou cinq jours, à moitié fou de douleur, il n'osa plus reparaître au
ministère; la réprobation générale l'épouvantait.

Enfin, un matin, il se décida à venir; fort de sa conscience, il
voulait se disculper.

Devant tous ses collègues, il entreprit, d'une voix émue et les yeux
pleins de larmes, de prouver l'injustice des soupçons dont il était
victime.

Son plaidoyer fut vraiment grotesque, mais ne désarma personne. On lui
répondit qu'on n'était pas dupe de ses pleurnicheries.

Un des plaisants l'appela:

--Vieux Judas!

Sur ce mot il sortit au milieu des huées, rentra chez lui et se
pendit.

Ce résultat n'a pas refroidi complétement les farceurs, et c'est
maintenant après M. Givrod qu'ils s'acharnent.

Monsieur Givrod, qui est aussi naïf que feu Germinal, donne tête
baissée dans tous les panneaux qu'on lui tend. Voici la dernière
mystification dont il a été victime; on en rit encore à l'Équilibre.

Un matin un des employés du bureau arrive avec un journal dans sa
poche. Le feuilleton de ce journal rendait compte d'un concert donné
par un célèbre flûtiste qui porte le même nom qu'un chef de division
de l'Équilibre.

--Messieurs, commença cet employé, vous savez que notre chef de
division est de première force sur la flûte.

--Ah bah! fit Givrod.

--Comment! vous l'ignorez, continua le farceur. Hier soir il a donné
un concert à la salle Herz et a obtenu un succès étourdissant. Lisez
ce qu'en dit M. Scudo.

Le journal passa de main en main et arriva jusqu'à Givrod, qui de sa
vie n'avait été si étonné.

--Messieurs, proposa alors un camarade, en présence d'un tel triomphe
il est, je crois, de notre devoir de complimenter notre chef de
division.

--Croyez-vous! demanda Givrod.

--Nous n'en doutons pas, s'écrièrent tous les autres et, dans
l'intérêt de notre avancement, chacun de nous doit aller à son tour le
féliciter.

Tous sortirent en effet l'un après l'autre. En revenant tous
déclaraient que le chef de division avait paru extrêmement sensible à
leur démarche.

Givrod veut faire comme tout le monde. Il court au bureau du chef de
division, insiste auprès du garçon pour être admis, et a le bonheur
enfin d'y pénétrer.

--Ah! Monsieur! s'écrie-t-il dès le seuil, permettez-moi de joindre
mes félicitations à celles de mes collègues. Quel admirable talent
vous avez!

--Que voulez-vous dire? demande le chef surpris.

--Oh! ne vous en défendez pas, continue Givrod d'un air fin, j'y
étais, je vous ai vu. Quelle embouchure! quel doigté!

Le chef de division tombait des nues.

--Ah! c'est plus fort que Tulou, reprend Givrod; et faisant le geste
d'un homme qui joue de la flûte: Monsieur, laissez-moi vous le dire,
vous en pincez comme personne!

Le chef qui n'est pas patient, convaincu que l'infortuné est ivre ou
fou, sonne et le fait mettre dehors.

Givrod revient au bureau fort piteux, et ses camarades lui prouvent
qu'il aura blessé son supérieur par quelque flatterie grossière et
maladroite. Il le croit, et au prochain concert il compte bien s'y
prendre plus délicatement.

XLIV


Le premier jour de son entrée au bureau des Mauvais sujets, Caldas
trouva que ses collègues étaient vraiment trop gais. Le soir, pressé
de sortir, il voulut prendre son chapeau, mais les bords lui restèrent
à la main: on avait mis au fond un poids de dix kilos.

Caldas goûta peu la charge, mais il ne dit rien.

Le lendemain, comme il entrait, un carton préparé à l'avance et rempli
de poussière lui tomba sur la tête et faillit l'éborgner.

Il trouva la plaisanterie mauvaise, s'épousseta, s'essuya, mais ne dit
rien.

Dans la journée, ayant eu soif, il voulut boire un verre d'eau et
avala d'un trait une rasade d'eau bouillante.

Il fut sur le point de se mettre en colère; pourtant il ne dit rien
encore.

Au moment de partir, il ne trouva plus son paletot; tous les camarades
avaient filé sournoisement. Après avoir cherché une heure, il fut
réduit à regagner son domicile avec son habit de travail, une loque
immonde.

C'en était trop, et comme il n'aime pas les disputes, il arriva de
bonne heure le jour suivant, et au premier qui entra il donna une
paire de calottes.

Le calotté était le seul qui n'eût pas trempé dans la plaisanterie.
Aussi fit-il des excuses à Caldas, qui daigna s'en contenter, mais
passa dès lors pour un mauvais coucheur.

--Vous n'avez vraiment pas le mot pour rire, lui dit un de ses
collègues; on ne croirait jamais que vous rédacteur du _Bilboquet_.

Cependant cette histoire de soufflet fit beaucoup pour la gloire de
Romain et, ce qui vaut mieux, elle assura sa tranquillité. Les farces
ne s'adressèrent plus à lui.

Une des grandes occupations du bureau des Liquidations, lorsque la
charge n'est pas à l'ordre du jour, c'est la politique et la
discussion des affaires publiques.

La question italienne et la politique de M. de Bismark ont été
étudiées et traitées à fond; on s'y intéresse même aux événements
intérieurs; on y a discuté les moyens de défense de Troppmann, et on
ne crée pas un impôt nouveau sans que des orateurs s'inscrivent pour
ou contre.

Toutes les opinions d'ailleurs, et même toutes les nuances d'opinions,
y ont leurs représentants. En cherchant bien, on y trouverait quelque
adhérent des vieux partis, si jamais les vieux partis ont existé
ailleurs que dans les causeries littéraires de Sainte-Beuve.

Il y a des hommes des anciens régimes, c'est là le plus bel éloge
qu'on puisse faire de l'Administration de l'Équilibre, qui permet à
chacun d'avoir une opinion, pourvu que personne ne s'en aperçoive.

Caldas n'a pas d'opinion, ou plutôt il s'en est composé une de
fantaisie qu'il développe avec beaucoup de vivacité et de profondeur;
il s'intitule philosophe-aristocrate-socialiste. Il est d'ailleurs
tolérant, et peut causer de quoi que ce soit sans devenir rouge de
colère et sans appeler son adversaire: «Navet,» comme a l'habitude de
le faire M. Louis Veuillot.

Aussi, au bureau des Liquidations, le prenait on volontiers pour
arbitre lorsqu'on n'était pas d'accord, et on n'était jamais d'accord.

La divergence des opinions de ces messieurs s'explique.

Deux se cotisent pour s'abonner au _Temps_; il y en a un qui ne lit
que la _Gazette de France_; le plus riche, reçoit le _Journal des
Débats_; un autre achète le _Siècle_; celui-ci adhère au
_Constitutionnel_, cet autre à l'_Ami de la Religion_. Un dernier n'a
d'opinion qu'une fois par semaine, et cela tient à ce que _l'Électeur
libre_ est un journal hebdomadaire.

Tous se feraient hacher menu comme chair à pâté pour soutenir le dire
de leurs feuilles. Parole imprimée est pour eux parole d'Évangile, et
tout rédacteur est un prophète.

Il y a trois employés que la politique touche mediocrement: un qui n'y
comprend absolument rien, c'est le plus intelligent de tous, et deux
qui ont bien d'autres chats à fouetter.

Caldas avait remarqué chez l'employé qui ne comprend rien à la
politique des allures mystérieuses, il le voyait tirer de temps à
autre un petit cahier de son tiroir et y inscrire quelques notes à la
dérobée. Son cahier ne le quittait pas. Chaque fois qu'il avait
occasion de sortir, fût-ce vingt fois par journée, il le mettait
ostensiblement dans sa poche en disant: «Au revoir, Messieurs!» Romain
intrigué résolut de pénétrer cette ténébreuse affaire, et, après trois
semaines de flagorneries audacieuses, l'homme mystérieux lui ouvrit
son coeur et son carnet.

Cet employé assimile le ministère à une ménagerie et il passe sa vie à
chercher des analogies entre ses camarades et les divers animaux de la
création. Il est convaincu que si on trouvait son cahier, il serait
destitué par son chef et lapidé par ses collègues. De là toutes ses
précautions. Dans ce cahier il compare Lorgelin à un ours, Coquiller à
une huître, Nourrisson à un perroquet, Rafflard à un hérisson, le
Cluche à un serpent à lunettes, Basquin à un ouistiti, le caissier du
Service intérieur à un boule-dogue, et Gérondeau à un dindon.

Caldas, comme journaliste, y était inscrit en qualité de caméléon. Il
ne fut pas flatté du rapprochement; aussi répondit-il à ce Van-Amburg
de la bureaucratie, qui lui demandait son avis sur ce petit travail:

--Je ne vous trouve pas Buffon!

L'un des deux employés qui ont bien d'autres chats à fouetter est
L'EMPLOYÉ QUI NE DÉPENSE PAS SES APPOINTEMENTS.

Il thésaurise et place à gros intérêt, probablement à la petite
semaine. C'est lui qui organise des loteries dans l'intérieur du
ministère; c'est une vieille pendule, une lampe, une montre avec la
chaîne en jazeron, qu'il place à un franc le billet. Il écoule ainsi
des rossignols qu'il achète à vil prix.

Depuis vingt ans il est au ministère: il gagne deux mille francs
d'appointements, et, entré avec vingt-cinq francs pour toute fortune,
il possède aujourd'hui, sans avoir rien volé à personne, un capital
clair et net de plus de cinquante mille francs.

Cet employé a une maîtresse qui lui fait ses pantalons, et il porte
des souliers vernis en moleskine.

L'autre original est un homme bien malheureux, allez! Sa femme est
jeune, jolie et coquette, et il est jaloux...

Avant de venir au ministère le matin, il enferme, dit-on, son épouse;
mais ce n'est pas vrai, et la preuve, c'est que trois ou quatre fois
par jour il s'esquive et court jusqu'à son domicile, afin de s'assurer
de la présence réelle de la dame.

Il a entendu dire (ce doit être un conte bleu) que certains employés
ont dû aux charmes de leur moitié un avancement rapide. Sa cervelle en
a été troublée, et l'année dernière, ayant obtenu une augmentation
d'appointments de soixante-cinq francs par an, il a fait une scène
horrible à sa femme et battu froid à son chef pendant six mois.

Dans ce bureau des Mauvais sujets, Caldas trouva cependant un type et
un ami.

Le type est l'employé qui a une cousine femme du monde et immensément
riche. Il est allé chez elle en soirée, une fois, il y a quelque
dix-huit ans; depuis, il fait chaque semaine le récit détaillé de
cette fête mémorable.

L'ami est l'employé gentilhomme, l'héritier d'un grand nom. Il est
venu chercher au ministère un abri contre l'orage. Quels que soient
les hasards de son existence, son coeur sera toujours au-dessus de sa
fortune. On le trouve fier à l'Équilibre; cela tient peut-être à ce
qu'il est bien élevé.

Au bureau des Mauvais sujets, outre qu'on boit de la bière, on fume du
matin au soir. Pipes et cigares cependant sont sévèrement proscrits du
ministère. De petites pancartes qu'on lit à tous les étages, le long
de tous les corridors et dans toutes les pièces, l'apprennent aux
visiteurs. Ces petites pancartes sont ainsi conçues:

      +---------------------------------------------+
      |  Il est expressément défendu de fumer dans  |
      |   l'intérieur du ministère de l'Équilibre   |
      +---------------------------------------------+

Cet avertissement, comme de juste, n'empêche rien. On cite des chefs
incorrigibles qui se renferment pour brûler un cigare. Les employés
formalistes ne manquent jamais, lorsqu'ils vont «_en griller une_»
dans quelque réduit inaccessible, de laisser sur leur pupitre une note
au crayon qui explique leur absence.

Même cette note au crayon est le pendant du tour du chapeau.

En voici la teneur ordinaire:

  _«Je suis au bureau 73 à prendre un renseignement.»_

Il n'y a pas d'exemple qu'un chef soit jamais allé vérifier la chose
au bureau 73. A l'Équilibre, on aime mieux croire que d'aller voir.

Autre effet de la défense expresse:

Un jour Caldas vit s'escrimer de la pipe un employé que le tabac
semblait incommoder. Il pâlissait à vue d'oeil...

--Vous avez tort de fumer, lui dit Romain.

--Eh! je le sais bien, répondit l'autre; mais que voulez-vous? c'est
défendu!

XLV


On était au vingt-neuf décembre. L'espoir de la gratification agitait
tous les coeurs. Comme tous ses collégues, Caldas comptait sur la
munificence de l'Administration. Même il avait d'avance arrêté
l'emploi de cet argent.

Et ce n'était certes pas présomption de sa part. Ses droits valaient
bien les droits des autres. L'Administration d'ailleurs ne fait point
de jaloux. En bonne mère qu'elle est, elle ouvre sa caisse pour tous
ses enfants.

Pour les bons employés, la gratification est une récompense; pour les
mauvais, c'est un encouragement à mieux faire.

Caldas ne fut ni encouragé, ni récompensé.

Le jour des étrennes arriva. Romain se mêla à la foule des
bureaucrates qui va chaque année applaudir au petit discours que fait
Son Excellence Monsieur le Ministre. Il envoya quarante-trois cartes à
un nombre égal de sommités de l'Administration; et cependant il ne lui
fut pas octroyé un sou.

Le pot au lait de ses espérances fut renversé.

Saint-Adolphe, chef de bureau, avait commis une faute, Caldas fut
puni. Rien n'est plus juste. Si Caldas avait fait quelque chose de
bien, Saint-Adolphe eût été récompensé.

En présence d'un déficit de cent cinquante francs, Romain songeait
très sérieusement à s'arracher les cheveux, lorsque deux agréables
surprises compensèrent ce léger mécompte.

Son père lui envoya encore un mandat rouge, et sa pièce, _les Oisifs_,
fut mise en répétition au Théâtre-Français.

Il n'avait donc plus qu'à attendre. Et il attendit, sans trop de
contrainte, sans presque sentir l'ennui; car il avait beau dire, beau
faire, le temps critique était passé, il s'habituait.

Oui, il s'habituait, il prenait les allures d'une montre réglée par
Bréguet: il ne retardait plus pour arriver le matin, et pour sortir il
n'était pas trop en avance.

Il mangeait, buvait à heure fixe, et il y prenait un certain plaisir;
les miasmes du bureau ne l'horripilaient plus.

Tous les dimanches, sous prétexte de respirer l'air pur à la campagne,
il allait se promener dans la poussière à Saint-Cloud ou ailleurs.

Il avait surpris le secret de travailler sans rien faire. Il pouvait
s'occuper énormément pendant six heures à écrire soixante mots. Enfin,
symptôme plus grave, deux ou trois fois il s'aperçut qu'il souriait
aux plaisanteries de ses collègues.

Avouez-le, monsieur, il était temps qu'une crise décisive se produisît
dans son existence.

Donc il était en train de reconquérir la réputation de bon employé,
lorsqu'un matin son garçon de bureau lui remit un petit livre qui lui
était adressé sous pli.

Sur la première page, il aperçut cette dédicace manuscrite:

_A monsieur Romain Caldas, rédacteur du_ BILBOQUET._

HOMMAGE DE L'AUTEUR.

Cette dédicace était signée du nom d'un de ses collègues.

Il tourna le feuillet et lut:

              CATÉCHISME DE L'EMPLOYÉ

                   A L'USAGE

            DU MINISTERE DE L'ÉQUILIBRE(1)

  (1)_Petit catéchisme des employés des Droits Réunis_, par J. B.
     (Justin Bonraignon); Paris 1843, petit in-32, édité par Guillaume
     (_très rare_).


Tout d'abord Caldas crut à une charge.

--Celle-ci est drôle, pensa-t-il.

Mais ce n'était pas une charge, ainsi qu'il s'en put convaincre en
poursuivant la lecture du petit livre dont voici un extrait exact:

DEMANDE:--_Qui vous a créé et mis au monde de l'Administration?_

REPONSE:--Son Excellence Monsieur le Ministre.

D.--_Comment?_

R.--Par une simple signature.

D.--_Pourquoi?_

R.--Pour toucher des appointements tous les mois, une gratification au
jour de l'an, travailler le moins possible, monter en grade s'il se
peut, et mériter ainsi une bonne retraite à la fin de mes jours.

D.--_Qu'est-ce que monsieur le ministre?_

R.--Un être impersonnel que je ne connais pas et que probablement je
ne connaîtrai jamais.

D.--_Pourquoi dites-vous qu'il est impersonnel?_

R.--Parce que le ministre et le portefeuille existent indépendamment
de la personne.

D.--_Expliquez mieux votre pensée?_

R.--Je reconnais pour ministre l'homme dont la signature peut me
donner de l'avancement, que ce soit Pierre ou Paul.

D.--_Pourquoi dites-vous que vous ne le connaîtrez probablement
jamais?_

R.--Parce que nous ne fréquentons pas les mêmes sociétés.

D.--_Quels sont vos devoirs envers monsieur le ministre?_

R.--Respect, vénération, obéissance, admiration, amour sans bornes,
tant qu'il est au pouvoir; rien, quand il n'y est plus.

D.--_Pourquoi cette distinction?_

R.--Parce qu'alors je n'attends plus rien de lui et qu'il doit me
demeurer étranger.

D.--_N'avez-vous pas des devoirs à remplir envers d'autre personnes?_

R.--Je dois honorer tous mes chefs en raison de ce qu'ils peuvent
pour moi.

D.--_Comment honorez-vous vos chefs?_

R.--Je fléchis le genou devant mon directeur, je salue jusqu'à terre
mon chef de division, je me découvre et je m'incline devant mon chef
de bureau, je soulève simplement mon chapeau pour mon sous-chef, et
je le garde sur ma tête pour tout autre.

D.--_Quels sont vos devoirs vis-à-vis de vos inférieurs?_

R.--Exiger d'eux les hommages que je rends à mes supérieurs.

D.--_Comment devez-vous vous conduire avec le public?_

R.--Je dois être très-raide avec lui, afin de lui inspirer la plus
haute idée de l'Administration.

D.--_Pourquoi lui inspirer la plus haute idée de l'Administration?_

R.--Afin que le pays ne soit jamais induit en tentation de diminuer le
nombre des emplois.

D.--_ Qu'est-ce qu'un emploi?_

R.--Une grâce d'état qui permet de traverser, en paix avec sa
conscience et son estomac, cette vallée de larmes qu'on appelle la
vie.

D.--_Tout le monde peut-il remplir un emploi?_

R.--Non.

D.--_Que faut-il pour cela?_

R.--Une commission.

D.--_Qu'entendez-vous par une commission?_

R.--La commission est une feuille de papier revêtue du sceau officiel
qui donne le pouvoir pour faire les fonctions bureaucratiques et la
grâce pour les exercer dignement.

D.--_D'où vient ce pouvoir?_

R.--De Son Excellence qui le transmet à ses Directeurs avec faculté de
le communiquer aux autres.

D.--_Comment ce pouvoir se transmet-il de Son Excellence jusqu'au
dernier employé?_

R.--Ce pouvoir se transmet comme il s'est transmis en tout temps, par
une succession qui n'a point été interrompue et qui continuera dans
les bureaux jusqu'à la consommation des siècles.

D.--_En quelle disposition doit-on recevoir sa commission?_

R.--Il y a quatre principales dispositions pour recevoir sa
commission.

D.--_Quelle est la première?_

R.--La première est d'être en état de grâce.

D.--_Quelle est la seconde?_

R.--La seconde est d'y être appelé et de ne s'y pas ingérer de
soi-même.

D.--_Quelle est la troisième?_

R.--La troisième est d'être irréprochable dans son écriture.

D.--_Quelle est la quatrième?_

R.--La quatrième est d'être animé du zèle de la gloire de
l'Administration.

D.--_Expliquez ce que c'est que l'Administration?_

R.--L'Administration est l'assemblée des fidèles employés, qui, sous
la conduite des supérieurs légitimes, ne font qu'un même corps dont
Son Excellence est le chef invisible.

D.--_Pourquoi dites-vous invisible?_

R.--Parce qu'il faut des mérites particuliers pour en obtenir une
audience.

D.--_Qu'entendez-vous par la gloire de l'Administration?_

R.--Sa prépondérance universelle.

D.--_Comment l'assurez-vous?_

R.--En ne permettant pas que jamais on discute ses actes avec les
faibles lumières de la raison. Elle doit être vénérée comme l'arche
sainte. Hors de l'Administration, point de salut!

       *       *       *       *       *

Le catéchisme tomba des mains de Caldas.

--Voilà, dit-il, un fanatique pour qui l'Administration est une
religion. Il dit tout haut ce que la France pense tout bas: c'est un
signe des temps.

XLVI


Trois mois s'écoulèrent pleins de périls pour Caldas, obligé à la fois
d'être présent à son bureau et de suivre les répétitions des _Oisifs_,
de ménager la chèvre de l'Administration et le chou du
Théâtre-Français.

Comme il s'en allait en catimini sur les deux heures, au détour d'une
galerie quelqu'un lui sauta au cou.

C'était un ancien camarade de collége.

--Que fais-tu ici? demanda-t-il à Romain.

--Rien.

--Tu es donc employé?

--Tu l'as dit. Mais toi-même?

--Depuis six mois, mon cher, je suis attaché au cabinet du ministre.

--Je te demande ta protection, dit Caldas.

--Tout ce que tu voudras, répondit l'attaché du cabinet. Mais viens
jusqu'à mon bureau me présenter ta requête, nous causerons mieux
qu'ici; j'ai d'excellents londrès.

Romain suivit son ami et pénétra dans un cabinet somptueusement
meublé, où l'on ne sentait nullement l'odeur des paperasses.

--Sais-tu que tu es admirablement logé, dit-il.

--Que veux-tu? répondit l'ami, il faut bien orner sa prison; et comme
je travaille du matin au soir....

--Tu travailles? dit Romain au comble de l'étonnement. On travaille
donc quelque part ici?

--Ah ça! où crois-tu que se fait toute la besogne car enfin il se fait
de la besogne au ministère.

--En es-tu bien sûr?

L'attaché du cabinet haussa les épaules.

--Voilà bien, dit-il, les petites idées d'un employé à deux mille
francs!

--Je parie d'après ce que j'ai vu, répondit Romain.

--Eh! tu n'as rien vu, mon cher. Tu n'as pas franchi l'horizon des
bureaux. Tes collègues sont des fainéants, je le sais. Mais regarde un
peu au-dessus de toi. A l'Équilibre, le travail sérieux ne commence
qu'au chef de bureau, au sous-chef quelquefois par exception. Et plus
on monte, plus la besogne devient âpre et difficile.

--Bravo! dit Caldas, est-ce pour moi que tu poses? Dis-moi tout de
suite que l'état-major fait toute la besogne.

--Tu crois rire, tu as dit la vérité. Tous nos employés supérieurs,
dont vous jalousez les gros traitements, sont en réalité moins payés
que vous, car ils travaillent dix fois, cent fois davantage. D'abord
ils se réservent toutes les affaires véritablement importantes, et les
autres, celles qu'ils envoient aux bureaux, ils sont, les trois quarts
du temps, obligés de les refaire. Nos directeurs, nos chefs de
division veillent une nuit sur trois. Victimes de la centralisation,
tout leur passe entre les mains et ils sont responsables de tout.
Quant au Ministre, il travaille à lui seul autant que tout le
ministère.

--Tu m'épouvantes, dit Romain; alors je retire ma demande de
protection.

--Tu fais aussi bien, répondit l'ami. Où ma protection te
conduirait-elle, grand Dieu! à être sous-chef dans sept ou huit ans;
et moi-même aurai-je encore une influence dans six mois? Que diable
es-tu venu faire ici?

--Faire ma carrière, comme tout le monde; ne puis-je pas prétendre aux
plus hauts emplois?

--Encore une erreur, reprit l'attaché du cabinet. L'Administration
mène à tout, sauf à ses hauts emplois. Celui qui veut y arriver doit
commencer par faire toute autre chose.

--Cependant il y a parmi nous des gens très-capables et qui ont tout
ce qu'il faut pour parvenir.

--Je ne te dis pas le contraire; mais ils ne parviennent pas, et ils
ne dépassent pas une fois sur mille le grade de chef de bureau.

--A qui la faute?

--Eh! le sais-je?

--On les décourage, reprit Romain. Ainsi, moi, je connais un simple
commis qui ne serait pas déplacé à la tête d'une division, et tout le
monde l'avoue. Tu le connais peut-être, un nommé Lorgelin. On dit
qu'il n'arrivera jamais, personne ne dirait pourquoi.

--Je puis te le dire, moi! Lorgelin est victime d'une lettre anonyme.
C'est le poignard dont s'arment les misérables dans l'administration
de l'Équilibre. Il n'y a point de position sûre jusqu'à ce qu'on ait
atteint les hautes régions. Vous êtes toujours à la merci d'un lâche
ou d'un goujat.

--Comment peut-on accorder créance à de pareilles dénonciations! fit
Caldas. On fait une enquête, au moins.

--Eh! mon cher, on jette la lettre au feu, mais l'impression reste.

--Ceci, dit Romain, est la dernière goutte d'eau. Ma détermination est
prise. On joue demain une pièce de moi aux Français. Si je ne suis pas
outrageusement sifflé, je donne ma démission.

--Comment! la pièce qu'on donne demain, _les Oisifs_, est de toi! Tu
as réussi à te faire jouer à la Comédie-Française?

--J'en suis surpris moi-même, mais c'est ainsi.

--Alors, mon cher garçon, ne te plains jamais de l'Administration, tu
vois bien qu'elle mène à tout.

XLVII


C'était le lendemain de la première représentation des _Oisifs_, qui
avaient obtenu un immense succès.

Caldas, que l'émotion avait empêché de dîner la veille, déjeunait de
bon appétit entre mademoiselle Célestine et Saint-Adolphe. Sa modeste
chambre d'hôtel garni était la salle du banquet, mais le menu avait
été fourni par Chevet.

Saint-Adolphe avait la parole:

--Savez-vous, disait-il à son collaborateur, que votre succès d'hier
soir avance diablement mes affaires. L'Odéon met demain notre pièce en
répétition.

--Et j'y aurai un rôle? demanda mademoiselle Célestine.

--Il y en a un, reprit le galant chef de bureau, que j'ai écrit exprès
pour vous. Mais revenons à la représentation d'hier. Tout l'Équilibre
y était, et par ma foi, j'ai lieu d'être satisfait de nos
bureaucrates.

--Je parie, dit mademoiselle Célestine, que chacun d'eux croyait avoir
fait la pièce.

--Parbleu! répondit Saint-Adolphe, qui croyait bien avoir fait la
moitié du _Zèle_. J'ai vu dans des loges un directeur et deux chefs de
division. Got a joué devant un parterre de chefs de bureau.

--Est-ce pour cela, dit Romain, que j'ai entendu deux coups de sifflet
au troisième acte?

--C'était mon ancien sous-chef, dit Saint-Adolphe; quelle canaille!

--J'ai idée, reprit Romain, que ce doit être l'inconnu qui a hérité de
mon tiroir et n'a pas jugé à propos de me rendre mon _troisième_ acte.
Il aura trouvé la seconde épreuve plus faible que la première; il a
fait preuve de goût.

Mademoiselle Célestine, de sa blanche main, servit le café aux
convives.

Caldas prit une feuille de papier et, sous la dictée de Saint-Adolphe,
il commença à écrire sa démission.

A ce moment la porte s'ouvrit, et M. Krugenstern apparut.

Il était radieux aujourd'hui, M. Krugenstern; il avait eu un billet
pour la première représentation, un billet de famille; il y avait mené
sa femme et ses deux demoiselles. Il avait ri, il avait pleuré, il
avait applaudi surtout.

Quelque chose de la gloire de Romain rejaillissait sur lui, et il
avait dit au foyer, dans un cercle de journalistes:

--C'édre moi gue che l'hapille!

Aussi il venait proposer à son client de lui faire douze habillements
complets.

--Ah! prenez garde, dit Romain, posant sa plume, c'est que je quitte
le ministère.

--Che fus audorise, répondit M. Krugenstern.

La réussite n'a point fait oublier à Caldas son savoir vivre. Il
reconnaît encore ses amis, quand il les rencontre.

Sa démission envoyée officiellement par la poste, il se rendit au
ministère prendre congé des gens à côté desquels il avait vécu.

M. Le Campion est le dernier qu'il eut l'honneur de saluer.

Cet homme impénétrable se départit en cette circonstance de son
mutisme habituel:

--J'ai vu votre pièce, lui dit-il; elle révèle un grand talent. Vous
avez tort pourtant de quitter l'Administration; votre écriture s'y
était beaucoup améliorée.

FIN.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les gens de bureau" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home