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Title: Mademoiselle de Maupin Author: Gautier, Théophile, 1811-1872 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mademoiselle de Maupin" *** Théophile Gautier MADEMOISELLE DE MAUPIN (1835) Table des matières Préface Une des choses les plus burlesques... Préface Non, imbéciles, non, crétins et goitreux ... Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Beaucoup de choses sont ennuyeuses... Chapitre 11 Les hommes de génie sont très bornés... Chapitre 12 Je tai promis la suite de mes aventures... Chapitre 12 Rosette témoigna, pour apaiser sa soif... Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 _Préface __Une des choses les plus burlesques..._ Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les journaux, de quelque couleur quils soient, rouges, verts ou tricolores. La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous navons pas envie de lui manquer, Dieu nous en préserve! La bonne et digne femme! -- Nous trouvons que ses yeux ont assez de brillant à travers leurs bésicles, que son bas nest pas trop mal tiré, quelle prend son tabac dans sa boîte dor avec toute la grâce imaginable, que son petit chien fait la révérence comme un maître à danser. -- Nous trouvons tout cela. -- Nous conviendrons même que pour son âge elle nest pas trop mal en point, et quelle porte ses années on ne peut mieux. -- Cest une grand-mère très agréable, mais cest une grand-mère... -- Il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte que longue, le pied et loeil agaçants, la joue légèrement allumée, le rire à la bouche et le coeur sur la main. -- Les journalistes les plus monstrueusement vertueux ne sauraient être dun avis différent; et, sils disent le contraire, il est très probable quils ne le pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux. Je me souviens des quolibets lancés avant la révolution (cest de celle de juillet que je parle) contre ce malheureux et virginal vicomte Sosthène de La Rochefoucauld qui allongea les robes des danseuses de lOpéra, et appliqua de ses mains patriciennes un pudique emplâtre sur le milieu de toutes les statues. -- M. le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld est dépassé de bien loin. -- La pudeur a été très perfectionnée depuis ce temps, et lon entre en des raffinements quil naurait pas imaginés. Moi qui nai pas lhabitude de regarder les statues à de certains endroits, je trouvais, comme les autres, la feuille de vigne, découpée par les ciseaux de M. le chargé des beaux-arts, la chose la plus ridicule du monde. Il parait que javais tort, et que la feuille de vigne est une institution des plus méritoires. On ma dit, jai refusé dy ajouter foi, tant cela me semblait singulier, quil existait des gens qui, devant la fresque du _Jugement dernier _de Michel-Ange, ny avaient rien vu autre chose que lépisode des prélats libertins, et sétaient voilé la face en criant à labomination de la désolation! Ces gens-là ne savent aussi de la romance de Rodrigue que le couplet de la couleuvre. -- Sil y a quelque nudité dans un tableau ou dans un livre, ils y vont droit comme le porc à la fange, et ne sinquiètent pas des fleurs épanouies ni des beaux fruits dorés qui pendent de toutes parts. Javoue que je ne suis pas assez vertueux pour cela. Dorine, la soubrette effrontée, peut très bien étaler devant moi sa gorge rebondie, certainement je ne tirerai pas mon mouchoir de ma poche pour couvrir ce sein que lon ne saurait voir. -- Je regarderai sa gorge comme sa figure, et, si elle la blanche et bien formée, jy prendrai plaisir. -- Mais je ne tâterai pas si la robe dElmire est moelleuse, et je ne la pousserai pas saintement sur le bord de la table, comme faisait ce pauvre homme de Tartuffe. Cette grande affectation de morale qui règne maintenant serait fort risible, si elle nétait fort ennuyeuse. -- Chaque feuilleton devient une chaire; chaque journaliste, un prédicateur; il ny manque que la tonsure et le petit collet. Le temps est à la pluie et à lhomélie; on se défend de lune et de lautre en ne sortant quen voiture et en relisant Pantagruel entre sa bouteille et sa pipe. Mon doux Jésus! quel déchaînement! quelle furie! -- Qui vous a mordu? qui vous a piqué? que diable avez-vous donc pour crier si haut, et que vous a fait ce pauvre vice pour lui en tant vouloir, lui qui est si bon homme, si facile à vivre, et qui ne demande quà samuser lui-même et à ne pas ennuyer les autres, si faire se peut? -- Agissez avec le vice comme Serre avec le gendarme: embrassez-vous, et que tout cela finisse. -- Croyez- men, vous vous en trouverez bien. -- Eh! mon Dieu! messieurs les prédicateurs, que feriez-vous donc sans le vice? -- Vous seriez réduits, dès demain, à la mendicité, si lon devenait vertueux aujourdhui. Les théâtres seraient fermés ce soir. -- Sur quoi feriez-vous votre feuilleton? -- Plus de bals de lOpéra pour remplir vos colonnes, -- plus de romans à disséquer; car bals, romans, comédies, sont les vraies pompes de Satan, si lon en croit notre sainte Mère lÉglise. -- Lactrice renverrait son entreteneur, et ne pourrait plus vous payer son éloge. -- On ne sabonnerait plus à vos journaux; on lirait saint Augustin, on irait à léglise, on dirait son rosaire. Cela serait peut-être très bien; mais, à coup sûr, vous ny gagneriez pas. -- Si lon était vertueux, où placeriez-vous vos articles sur limmoralité du siècle? Vous voyez bien que le vice est bon à quelque chose. Mais cest la mode maintenant dêtre vertueux et chrétien, cest une tournure quon se donne; on se pose en saint Jérôme, comme autrefois en don Juan; lon est pâle et macéré, lon porte les cheveux à lapôtre, lon marche les mains jointes et les yeux fichés en terre; on prend un petit air confit en perfection; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et du buis bénit à son lit; lon ne jure plus, lon fume peu, et lon chique à peine. -- Alors on est chrétien, lon parle de la sainteté de lart, de la haute mission de lartiste, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de lécole angélique, du concile de Trente, de lhumanité progressive et de mille autres belles choses. -- Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale, et amalgament avec un sérieux digne déloges les Actes des Apôtres et les décrets de la _sainte _convention, cest lépithète sacramentelle; dautres y ajoutent, pour dernier ingrédient, quelques idées saint-simoniennes. -- Ceux-là sont complets et carrés par la base; après eux, il faut tirer léchelle. Il nest pas donné au ridicule humain daller plus loin, -- _has ultra metas..., _etc. Ce sont les colonnes dHercule du burlesque. Le christianisme est tellement en vogue par la tartuferie qui court que le néo-christianisme lui-même jouit dune certaine faveur. On dit quil compte jusquà un adepte, y compris M. Drouineau. Une variété extrêmement curieuse du journaliste proprement dit moral, cest le journaliste à famille féminine. Celui-là pousse la susceptibilité pudique jusquà lanthropophagie, ou peu sen faut. Sa manière de procéder, pour être simple et facile au premier coup doeil, nen est pas moins bouffonne et superlativement récréative, et je crois quelle vaut quon la conserve à la postérité, -- à nos derniers neveux, comme disaient les perruques du prétendu grand siècle. Dabord pour se poser en journaliste de cette espèce, il faut quelques petits ustensiles préparatoires, -- tels que deux ou trois femmes légitimes, quelques mères, le plus de soeurs possible, un assortiment de filles complet et des cousines innombrablement. -- Ensuite il faut une pièce de théâtre ou un roman quelconque, une plume, de lencre, du papier et un imprimeur. Il faudrait peut-être bien une idée et plusieurs abonnés; mais on sen passe avec beaucoup de philosophie et largent des actionnaires. Quand on a tout cela, lon peut sétablir journaliste moral. Les deux recettes suivantes, convenablement variées, suffisent à la rédaction. Modèles darticles vertueux sur une première représentation. «Après la littérature de sang, la littérature de fange; après la Morgue et le bagne, lalcôve et le lupanar; après les guenilles tachées par le meurtre, les guenilles tachées par la débauche; après, etc. (selon le besoin et lespace, on peut continuer sur ce ton depuis six lignes jusquà cinquante et au-delà), -- cest justice. -- Voilà où mènent loubli des saines doctrines et le dévergondage romantique: le théâtre est devenu une école de prostitution où lon nose se hasarder quen tremblant avec une femme quon respecte. Vous venez sur la foi dun nom illustre, et vous êtes obligé de vous retirer au troisième acte avec votre jeune fille toute troublée et toute décontenancée. Votre femme cache sa rougeur derrière son éventail; votre soeur, votre cousine, etc.» (On peut diversifier les titres de parenté; il suffit que ce soient des femelles.) Nota. -- Il y en a un qui a poussé la moralité jusquà dire: Je nirai pas voir ce drame avec ma maîtresse. -- Celui-là, je ladmire et je laime; je le porte dans mon coeur, comme Louis XVIII portait toute la France dans le sien; car il a eu lidée la plus triomphante, la plus pyramidale, la plus ébouriffée, la plus luxorienne qui soit tombée dans une cervelle dhomme, en ce benoît dix-neuvième siècle où il en est tombé tant et de si drôles. La méthode pour rendre compte dun livre est très expéditive et à la portée de toutes les intelligences: «Si vous voulez lire ce livre, enfermez-vous soigneusement chez vous; ne le laissez pas traîner sur la table. Si votre femme et votre fille venaient à louvrir, elles seraient perdues. -- Ce livre est dangereux, ce livre conseille le vice. Il aurait peut- être eu un grand succès, au temps de Crébillon, dans les petites maisons, aux soupers fins des duchesses; mais maintenant que les moeurs se sont épurées, maintenant que la main du peuple a fait crouler lédifice vermoulu de laristocratie, etc., etc., que... que... que... -- il faut, dans toute oeuvre, une idée, une idée... là, une idée morale et religieuse qui... une vue haute et profonde répondant aux besoins de lhumanité; car il est déplorable que de jeunes écrivains sacrifient au succès les choses les plus saintes, et usent un talent, estimable dailleurs, à des peintures lubriques qui feraient rougir des capitaines de dragons (la virginité du capitaine de dragons est, après la découverte de lAmérique, la plus belle découverte que lon ait faite depuis longtemps). -- Le roman dont nous faisons la critique rappelle Thérèse philosophe, Félicia, le Compère Mathieu, les Contes de Grécourt.» -- Le journaliste vertueux est dune érudition immense en fait de romans orduriers; -- je serais curieux de savoir pourquoi. Il est effrayant de songer quil y a, de par les journaux, beaucoup dhonnêtes industriels qui nont que ces deux recettes pour subsister, eux et la nombreuse famille quils emploient. Apparemment que je suis le personnage le plus énormément immoral quil se puisse trouver en Europe et ailleurs; car je ne vois rien de plus licencieux dans les romans et les comédies de maintenant que dans les romans et les comédies dautrefois, et je ne comprends guère pourquoi les oreilles de messieurs des journaux sont devenues tout à coup si janséniquement chatouilleuses. Je ne pense pas que le journaliste le plus innocent ose dire que Pigault-Lebrun, Crébillon fils, Louvet, Voisenon, Marmontel et tous autres faiseurs de romans et de nouvelles ne dépassent en immoralité, puisque immoralité il y a, les productions les plus échevelées et les plus dévergondées de MM. tels et tels, que je ne nomme pas, par égard pour leur pudeur. Il faudrait la plus insigne mauvaise foi pour nen pas convenir. Quon ne mobjecte pas que jai allégué ici des noms peu ou mal connus. Si je nai pas touché aux noms éclatants et monumentaux, ce nest pas quils ne puissent appuyer mon assertion de leur grande autorité. Les Romans et les Contes de Voltaire ne sont assurément pas, à la différence de mérite près, beaucoup plus susceptibles dêtre donnés en prix aux petites tartines des pensionnats que les Contes immoraux de notre ami le lycanthrope, ou même que les Contes moraux du doucereux Marmontel. Que voit-on dans les comédies du grand Molière? La sainte institution du mariage (style de catéchisme et de journaliste) bafouée et tournée en ridicule à chaque scène. Le mari est vieux et laid et cacochyme; il met sa perruque de travers; son habit nest plus à la mode; il a une canne à bec-de- corbin, le nez barbouillé de tabac, les jambes courtes, labdomen gros comme un budget. -- Il bredouille, et ne dit que des sottises; il en fait autant quil en dit; il ne voit rien, il nentend rien; on embrasse sa femme à sa barbe; il ne sait pas de quoi il est question: cela dure ainsi jusquà ce quil soit bien et dûment constaté cocu à ses yeux et aux yeux de toute la salle on ne peut plus édifiée, et qui applaudit à tout rompre. Ceux qui applaudissent le plus sont ceux qui sont le plus mariés. Le mariage sappelle, chez Molière, George Dandin ou Sganarelle. Ladultère, Damis ou Clitandre; il ny a pas de nom assez doucereux et charmant pour lui. Ladultère est toujours jeune, beau, bien fait et marqués pour le moins. Il entre en chantonnant à la cantonade la courante la plus nouvelle; il fait un ou deux pas en scène de lair le plus délibéré et le plus triomphant du monde; il se gratte loreille avec longle rose de son petit doigt coquettement écarquillé; il peigne avec son peigne décaille sa belle chevelure blondine, et rajuste ses canons qui sont du grand volume. Son pourpoint et son haut-de-chausses disparaissent sous les aiguillettes et les noeuds de ruban, son rabat est de la bonne faiseuse; ses gants flairent mieux que benjoin et civette; ses plumes ont coûté un louis le brin. Comme son oeil est en feu et sa joue en fleur! que sa bouche est souriante! que ses dents sont blanches! comme sa main est douce et bien lavée. Il parle, ce ne sont que madrigaux, galanteries parfumées en beau style précieux et du meilleur air; il a lu les romans et sait la poésie, il est vaillant et prompt à dégainer, il sème lor à pleines mains. -- Aussi Angélique, Agnès, Isabelle se peuvent à peine tenir de lui sauter au cou, si bien élevées et si grandes dames quelles soient; aussi le mari est-il régulièrement trompé au cinquième acte, bien heureux quand ce nest pas dès le premier. Voilà comme le mariage est traité par Molière, lun des plus hauts et des plus graves génies qui jamais aient été. -- Croit-on quil y ait rien de plus fort dans les réquisitoires d_Indiana _et de _Valentine?_ La paternité est encore moins respectée, sil est possible. Voyez Orgon, voyez Géronte, voyez-les tous. Comme ils sont volés par leurs fils, battus par leurs valets! Comme on met à nu, sans pitié pour leur âge, et leur avarice, et leur entêtement, et leur imbécillité! -- Quelles plaisanteries! quelles mystifications! Comme on les pousse par les épaules hors de la vie, ces pauvres vieux qui sont longs à mourir, et qui ne veulent point donner leur argent! comme on parle de léternité des parents! quels plaidoyers contre lhérédité, et comme cela est plus convaincant que toutes les déclamations saint-simoniennes! Un père, cest un ogre, cest un Argus, cest un geôlier, un tyran, quelque chose qui nest bon tout au plus quà retarder un mariage pendant trois jusquà la reconnaissance finale. -- Un père est le mari ridicule au grand complet. -- Jamais un fils nest ridicule dans Molière; car Molière, comme tous les auteurs de tous les temps possibles, faisait sa cour à la jeune génération aux dépens de lancienne. Et les Scapins, avec leur cape rayée à la napolitaine, et leur bonnet sur loreille, et leur plume balayant les bandes dair, ne sont-ils pas des gens bien pieux, bien chastes et bien dignes dêtre canonisés? -- Les bagnes sont pleins dhonnêtes gens qui nont pas fait le quart de ce quils font. Les roueries de Trialph sont de pauvres roueries en comparaison des leurs. Et les Lisettes et les Martons, quelles gaillardes, tudieu! -- Les courtisanes des rues sont loin dêtre aussi délurées, aussi promptes à la riposte grivoise. Comme elles sentendent à remettre un billet! comme elles font bien la garde pendant les rendez-vous! -- Ce sont, sur ma parole, de précieuses filles, serviables et de bon conseil. Cest une charmante société qui sagite et se promène à travers ces comédies et ces imbroglios. -- Tuteurs dupés, maris cocus, suivantes libertines, valets aigrefins, demoiselles folles damour, fils débauchés, femmes adultères; cela ne vaut-il pas bien les jeunes beaux mélancoliques et les pauvres faibles femmes opprimées et passionnées des drames et des romans de nos faiseurs en vogue? Et tout cela, moins le coup de dague final, moins la tasse de poison obligée: les dénouements sont aussi heureux que les dénouements des contes de fées, et tout le monde, jusquau mari, est on ne peut plus satisfait. Dans Molière, la vertu est toujours honnie et rossée; cest elle qui porte les cornes, et tend le dos à Mascarille; à peine si la moralité apparaît une fois à la fin de la pièce sous la personnification un peu bourgeoise de lexempt Loyal. Tout ce que nous venons de dire ici nest pas pour écorner le piédestal de Molière; nous ne sommes pas assez fou pour aller secouer ce colosse de bronze avec nos petits bras; nous voulions simplement démontrer aux pieux feuilletonistes, queffarouchent les ouvrages nouveaux et romantiques, que les classiques anciens, dont ils recommandent chaque jour la lecture et limitation, les surpassent de beaucoup en gaillardise et en immoralité. À Molière nous pourrions aisément joindre et Marivaux et La Fontaine, ces deux expressions si opposées de lesprit français, et Régnier, et Rabelais, et Marot, et bien dautres. Mais notre intention nest pas de faire ici, à propos de morale, un cours de littérature à lusage des vierges du feuilleton. Il me semble que lon ne devrait pas faire tant de tapage à propos de si peu. Nous ne sommes heureusement plus au temps dÈve la blonde, et nous ne pouvons, en bonne conscience, être aussi primitifs et aussi patriarcaux que lon était dans larche. Nous ne sommes pas des petites filles se préparant à leur première communion; et, quand nous jouons au corbillon, nous ne répondons pas _tarte à la crème. _Notre naïveté est assez passablement savante, et il y a longtemps que notre virginité court la ville; ce sont là de ces choses que lon na pas deux fois; et, quoi que nous fassions, nous ne pouvons les rattraper, car il ny a rien au monde qui coure plus vite quune virginité qui sen va et quune illusion qui senvole. Après tout, il ny a peut-être pas grand mal, et la science de toutes choses est-elle préférable à lignorance de toutes choses. Cest une question que je laisse à débattre à de plus savants que moi. Toujours est-il que le monde a passé lâge où lon peut jouer la modestie et la pudeur, et je le crois trop vieux barbon pour faire lenfantin et le virginal sans se rendre ridicule. Depuis son hymen avec la civilisation, la société a perdu le droit dêtre ingénue et pudibonde. Il est de certaines rougeurs qui sont encore de mise au coucher de la mariée, et qui ne peuvent plus servir le lendemain; car la jeune femme ne se souvient peut-être plus de la jeune fille, ou, si elle sen souvient, cest une chose très indécente, et qui compromet gravement la réputation du mari. Quand je lis par hasard un de ces beaux sermons qui ont remplacé dans les feuilles publiques la critique littéraire, il me prend quelquefois de grands remords et de grandes appréhensions, à moi qui ai sur la conscience quelques menues gaudrioles un peu trop fortement épicées, comme un jeune homme qui a du feu et de lentrain peut en avoir à se reprocher. À côté de ces Bossuets du Café de Paris, de ces Bourdaloues du balcon de lOpéra, de ces Catons à tant la ligne qui gourmandent le siècle dune si belle façon, je me trouve en effet le plus épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la face de la terre; et pourtant, Dieu le sait, la nomenclature de mes péchés, tant capitaux que véniels, avec les blancs et interlignes de rigueur, pourrait à peine, entre les mains du plus habile libraire, former un ou deux volumes in-8 par jour, ce qui est peu de chose pour quelquun qui na pas la prétention daller en paradis dans lautre monde, et de gagner le prix Montyon ou dêtre rosière en celui-ci. Puis quand je pense que jai rencontré sous la table, et même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons de vertu, je reviens à une meilleure opinion de moi-même, et jestime quavec tous les défauts que je puisse avoir ils en ont un autre qui est bien, à mes yeux, le plus grand et le pire de tous: -- cest lhypocrisie que je veux dire. En cherchant bien, on trouverait peut-être un autre petit vice à ajouter; mais celui-ci est tellement hideux quen vérité je nose presque pas le nommer. Approchez-vous, et je men vais vous couler son nom dans loreille: -- cest lenvie. Lenvie, et pas autre chose. Cest elle qui sen va rampant et serpentant à travers toutes ces paternes homélies: quelque soin quelle prenne de se cacher, on voit briller de temps en temps, au-dessus des métaphores et des figures de rhétorique, sa petite tête plate de vipère; on la surprend à lécher de sa langue fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on lentend siffloter tout doucettement à lombre dune épithète insidieuse. Je sais bien que cest une insupportable fatuité de prétendre quon vous envie, et que cela est presque aussi nauséabond quun merveilleux qui se vante dune bonne fortune. -- Je nai pas la forfanterie de me croire des ennemis et des envieux; cest un bonheur qui nest pas donné à tout le monde, et je ne laurai probablement pas de longtemps: aussi je parlerai librement et sans arrière-pensée, comme quelquun de très désintéressé dans cette question. Une chose certaine et facile à démontrer à ceux qui pourraient en douter, cest lantipathie naturelle du critique contre le poète, -- de celui qui ne fait rien contre celui qui fait, -- du frelon contre labeille -- du cheval hongre contre létalon. Vous ne vous faites critique quaprès quil est bien constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être poète. Avant de vous réduire au triste rôle de garder les manteaux et de noter les coups comme un garçon de billard ou un valet de jeu de paume, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé de la dévirginer; mais vous navez pas assez de vigueur pour cela; lhaleine vous a manqué, et vous êtes retombé pâle et efflanqué au pied de la sainte montagne. Je conçois cette haine. Il est douloureux de voir un autre sasseoir au banquet où lon nest pas invité, et coucher avec la femme qui na pas voulu de vous. Je plains de tout mon coeur le pauvre eunuque obligé dassister aux ébats du Grand Seigneur. Il est admis dans les profondeurs les plus secrètes de lOda; il mène les sultanes au bain; il voit luire sous leau dargent des grands réservoirs ces beaux corps tout ruisselants de perles et plus polis que des agates; les beautés les plus cachées lui apparaissent sans voiles. On ne se gêne pas devant lui. -- Cest un eunuque. -- Le sultan caresse sa favorite en sa présence, et la baise sur sa bouche de grenade. -- En vérité, cest une bien fausse situation que la sienne, et il doit être bien embarrassé de sa contenance. Il en est de même pour le critique qui voit le poète se promener dans le jardin de poésie avec ses neuf belles odalisques, et sébattre paresseusement à lombre de grands lauriers verts. Il est bien difficile quil ne ramasse pas les pierres du grand chemin pour les lui jeter et le blesser derrière son mur, sil est assez adroit pour cela. Le critique qui na rien produit est un lâche; cest comme un abbé qui courtise la femme dun laïque: celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se battre avec lui. Je crois que ce serait une histoire au moins aussi curieuse que celle de Teglath-Phalasar ou de Gemmagog qui inventa les souliers à poulaine, que lhistoire des différentes manières de déprécier un ouvrage quelconque depuis un mois jusquà nos jours. Il y a assez de matières pour quinze ou seize volumes in-folio; mais nous aurons pitié du lecteurs, et nous nous bornerons à quelques lignes, -- bienfait pour lequel nous demandons une reconnaissance plus quéternelle. -- À une époque très reculée, qui se perd dans la nuit des âges, il y a bien tantôt trois semaines de cela, le roman moyen âge florissait principalement à Paris et dans la banlieue. La cotte armoriée était en grand honneur; on ne méprisait pas les coiffures à la hennin, on estimait fort le pantalon mi-parti; la dague était hors de prix; le soulier à poulaine était adoré comme un fétiche. -- Ce nétaient quogives, tourelles, colonnettes, verrières coloriées, cathédrales et châteaux forts; -- ce nétaient que demoiselles et damoiseaux, pages et valets, truands et soudards, galants chevaliers et châtelains féroces; -- toutes choses certainement plus innocentes que les jeux innocents, et qui ne faisaient de mal à personne. Le critique navait pas attendu au second roman pour commencer son oeuvre de dépréciation; dès le premier qui avait paru, il sétait enveloppé de son cilice de poil de chameau, et sétait répandu un boisseau de cendre sur la tête: puis, prenant sa grande voix dolente, il sétait mis à crier: -- Encore du moyen âge, toujours du moyen âge! qui me délivrera du moyen âge, de ce moyen âge qui nest pas le moyen âge? -- Moyen âge de carton et de terre cuite qui na du moyen âge que le nom. - - Oh! les barons de fer, dans leur armure de fer, avec leur coeur de fer, dans leur poitrine de fer! -- Oh! les cathédrales avec leurs rosaces toujours épanouies et leurs verrières en fleurs, avec leurs dentelles de granit, avec leurs trèfles découpés à jour, leurs pignons tailladés en scie, avec leur chasuble de pierre brodée comme un voile de mariée, avec leurs cierges, avec leurs chants, avec leurs prêtres étincelants, avec leur peuple à genoux, avec leur orgue qui bourdonne et leurs anges planant et battant de laile sous les voûtes! -- comme ils mont gâté mon moyen âge, mon moyen âge si fin et si coloré! comme ils lont fait disparaître sous une couche de grossier badigeon! quelles criardes enluminures! -- Ah! barbouilleurs ignorants, qui croyez avoir fait de la couleur pour avoir plaqué rouge sur bleu, blanc sur noir et vert sur jaune, vous navez vu du moyen âge que lécorce, vous navez pas deviné lâme du moyen âge, le sang ne circule pas dans la peau dont vous revêtez vos fantômes, il ny a pas de coeur dans vos corselets dacier, il ny a pas de jambes dans vos pantalons de tricot, pas de ventre ni de gorge derrière vos jupes armoriées: ce sont des habits qui ont la forme dhommes, et voilà tout. -- Donc, à bas le moyen âge tel que nous lont fait les faiseurs (le grand mot est lâché! les faiseurs)! Le moyen âge ne répond à rien maintenant, nous voulons autre chose. Et le public, voyant que les feuilletonistes aboyaient au moyen âge, se prit dune belle passion pour ce pauvre moyen âge, quils prétendaient avoir tué du coup. Le moyen âge envahit tout, aidé par lempêchement des journaux: -- drames, mélodrames, romances, nouvelles, poésies, il y eut jusquà des vaudevilles moyen âge, et Momus répéta des flonflons féodaux. À côté du roman moyen âge verdissait le roman charogne, genre de roman très agréable, et dont les petites-maîtresses nerveuses et les cuisinières blasées faisaient une très grande consommation. Les feuilletonistes sont bien vite arrivés à lodeur comme des corbeaux à la curée, et ils ont dépecé du bec de leurs plumes et méchamment mis à mort ce pauvre genre de roman qui ne demandait quà prospérer et à se putréfier paisiblement sur les rayons graisseux des cabinets de lecture. Que nont-ils pas dit? que nont-ils pas écrit? -- Littérature de morgue ou de bagne, cauchemar de bourreau, hallucination de boucher ivre et dargousin qui a la fièvre chaude! Ils donnaient bénignement à entendre que les auteurs étaient des assassins et des vampires, quils avaient contracté la vicieuse habitude de tuer leur père et leur mère, quils buvaient du sang dans des crânes, quils se servaient de tibias pour fourchette et coupaient leur pain avec une guillotine. Et pourtant ils savaient mieux que personne, pour avoir souvent déjeuné avec eux, que les auteurs de ces charmantes tueries étaient de braves fils de famille, très débonnaires et de bonne société, gantés de blanc, _fashionablement_ myopes, -- se nourrissant plus volontiers de beefsteaks que de côtelettes dhomme, et buvant plus habituellement du vin de Bordeaux que du sang de jeune fille ou denfant nouveau-né. -- Pour avoir vu et touché leurs manuscrits, ils savaient parfaitement quils étaient écrits avec de lencre de la grande vertu, sur du papier anglais, et non avec sang de guillotine sur peau de chrétien écorché vif. Mais, quoi quils dissent ou quils fissent, le siècle était à la charogne, et le charnier lui plaisait mieux que le boudoir; le lecteur ne se prenait quà un hameçon amorcé dun petit cadavre déjà bleuissant. -- Chose très concevable; mettez une rose au bout de votre ligne, les araignées auront le temps de faire leur toile dans le pli de votre coude, vous ne prendrez pas le moindre petit fretin; accrochez-y un ver ou un morceau de Deux fromage, carpes, barbillons, perches, anguilles sauteront à trois pieds hors de leau pour le happer. -- Les hommes ne sont pas aussi différents des poissons quon a lair de le croire généralement. On aurait dit que les journalistes étaient devenus quakers, brahmes, ou pythagoriciens, ou taureaux, tant il leur avait pris une subite horreur du rouge et du sang. -- Jamais on ne les avait vus si fondants, si émollients; -- cétait de la crème et du petit lait. -- Ils nadmettaient que deux couleurs, le bleu de ciel ou le vert pomme. Le rose nétait que souffert, et, si le public les eût laissés faire, ils leussent mené paître des épinards sur les rives du Lignon, côte à côte avec les moutons dAmaryllis. Ils avaient changé leur frac noir contre la veste tourterelle de Céladon ou de Silvandre, et entouré leurs plumes doie de roses pompons et de faveurs en manière de houlette pastorale. Ils laissaient flotter leurs cheveux à lenfant, et sétaient fait des virginités daprès la recette de Marion Delorme, à quoi ils avaient aussi bien réussi quelle. Ils appliquaient à la littérature larticle du Décalogue: Homicide point ne seras. On ne pouvait plus se permettre le plus petit meurtre dramatique, et le cinquième acte était devenu impossible. Ils trouvaient le poignard exorbitant, le poison monstrueux, la hache inqualifiable. Ils auraient voulu que les héros dramatiques vécussent jusquà lâge de Melchisédech; et cependant il est reconnu, depuis un temps immémorial, que le but de toute tragédie est de faire assommer à la dernière scène un pauvre diable de grand homme qui nen peut mais, comme le but de toute comédie est de conjoindre matrimonialement deux imbéciles de jeunes premiers denviron soixante ans chacun. Cest vers ce temps que jai jeté au feu (après en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait toujours) deux superbes et magnifiques drames moyen âge, lun en vers et lautre en prose, dont les héros étaient écartelés et bouillis en plein théâtre, ce qui eût été très jovial et assez inédit. Pour me conformer à leurs idées, jai composé depuis une tragédie antique en cinq actes, nommée _Héliogabale, _dont le héros se jette dans les latrines, situation extrêmement neuve et qui a lavantage damener une décoration non encore vue au théâtre. -- Jai fait aussi un drame moderne extrêmement supérieur à _Antony, Arthur ou lHomme fatal_, où _lidée providentielle arrive sous la forme dun pâté de foie gras de Strasbourg, que le héros mange jusquà la dernière miette après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, joint à ses remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt. -- Fin morale sil en fut, qui prouve que Dieu est juste et que le vice est toujours puni et la vertu récompensée._ _Quant au genre monstre, vous savez comme ils lont traité, comme ils ont arrangé Han dIslande, ce mangeur dhommes, __Habibrah lobi, Quasimodo le sonneur, et Triboulet, qui nest que bossu, -- toute cette famille si étrangement fourmillante, -- toutes ces crapauderies gigantesques que mon cher voisin fait grouiller et sauteler à travers les forêts vierges et les cathédrales de ses romans. Ni les grands traits à la Michel-Ange, ni les curiosités dignes de Callot, ni les effets dOmbre et de Pair à la façon de Goya, rien na pu trouver grâce devant eux; ils lont renvoyé à ses odes, quand il a fait des romans; à ses romans, quand il a fait des drames: tactique ordinaire des journalistes qui aiment toujours mieux ce quon a fait que ce quon fait. Heureux homme, toutefois, que celui qui est reconnu supérieur même par les feuilletonistes dans tous ses ouvrages, excepté, bien entendu, celui dont ils rendent compte, et qui naurait quà écrire un traité de théologie ou un manuel de cuisine pour faire trouver son théâtre admirable!_ _Pour le roman de coeur, le roman ardent et passionné, qui a pour père Werther lAllemand, et pour mère Manon Lescaut la Française, nous avons touché, au commencement de cette préface, quelques mots de la teigne morale qui sy est désespérément attachée sous prétexte de religion et de bonnes moeurs. Les poux critiques sont comme les poux de corps qui abandonnent les cadavres pour aller aux vivants. Du cadavre du roman moyen âge les critiques sont passés au corps de celui-ci, qui a la peau dure et vivace et leur __pourrait bien ébrécher les dents._ _Nous pensons, malgré tout le respect que nous avons pour les modernes apôtres, que les auteurs de ces romans appelés immoraux, sans être aussi mariés que les journalistes vertueux, ont assez généralement une mère, et que plusieurs dentre eux ont des soeurs et sont pourvus dune abondante famille féminine; mais leurs mères et leurs soeurs ne lisent pas de romans, même de romans immoraux; elles cousent, brodent et soccupent des choses de la maison. -- Leurs bas, comme dirait M. Planard, sont dune entière blancheur: vous les pouvez regarder aux jambes, -- elles ne sont pas bleues, et le bonhomme Chrysale, lui qui haïssait tant les femmes savantes, les proposerait pour exemple à la docte Philaminte._ _Quant aux épouses de ces messieurs, puisquils en ont tant, si virginaux que soient leurs maris, il me semble, à moi, quil est de certaines choses quelles doivent savoir. -- Au fait, il se peut bien quils ne leur aient rien montré. Alors je comprends quils tiennent à les maintenir dans cette précieuse et benoîte ignorance. Dieu est grand et Mahomet est son prophète! -- Les femmes sont curieuses; fassent le ciel et la morale quelles contentent leur curiosité dune manière plus légitime quÈve, leur grand-mère, et naillent pas faire des questions au serpent!_ _Pour leurs filles, si elles ont été en pension, je ne vois __pas ce que les livres pourraient leur apprendre._ _Il est aussi absurde de dire quun homme est un ivrogne parce quil décrit une orgie, un débauché parce quil raconte une débauche que de prétendre quun homme est vertueux parce quil a fait un livre de morale; tous les jours on voit le contraire. -- Cest le personnage qui parle et non lauteur; son héros est athée, cela ne veut pas dire quil soit athée; il fait agir et parler les brigands en brigands, il nest pas pour cela un brigand. À ce compte, il faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques; ils ont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche; on ne la pas fait cependant, et je ne crois même pas quon le fasse de longtemps, si vertueuse et si morale que puisse devenir la critique. Cest une des manies de ces petits grimauds à cervelle étroite que de substituer toujours lauteur à louvrage et de recourir à la personnalité pour donner quelque pauvre intérêt de scandale à leurs misérables rapsodies, quils savent bien que personne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinion individuelle._ _Nous ne concevons guère à quoi tendent toutes ces criailleries, à quoi bon toutes ces colères et tous ces abois, -- et qui pousse messieurs les Geoffroy au petit pied à se faire les don Quichotte de la morale, et, vrais sergents de ville littéraires, à empoigner et à bâtonner, au nom de la vertu, toute idée qui se promène dans un livre __la cornette posée de travers ou la jupe troussée un peu trop haut. -- Cest fort singulier._ _Lépoque, quoi quils en disent, est immorale (si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous doutons fort), et nous nen voulons pas dautre preuve que la quantité de livres immoraux quelle produit et le succès quils ont. -- Les livres suivent les moeurs et les moeurs ne suivent pas les livres. -- La Régence a fait Crébillon, ce nest pas Crébillon qui a fait la Régence. Les petites bergères de Boucher étaient fardées et débraillées, parce que les petites marquises étaient fardées et débraillées. -- Les tableaux se font daprès les modèles et non les modèles daprès les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais où que la littérature et les arts influaient sur les moeurs. Qui que ce soit, cest indubitablement un grand sot. -- Cest comme si lon disait: Les petits pois font pousser le printemps; les petits pois poussent au contraire parce que cest le printemps, et les cerises parce que cest lété. Les arbres portent les fruits, et ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres assurément, loi éternelle et invariable dans sa variété; les siècles se succèdent, et chacun porte son fruit qui nest pas celui du siècle précédent; les livres sont les fruits des moeurs._ _À côté des journalistes moraux, sous cette pluie dhomélies comme sous une pluie dété dans quelque parc, il a surgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, une théorie __de petits champignons dune nouvelle espèce assez curieuse, dont nous allons faire lhistoire naturelle._ _Ce sont les critiques utilitaires. Pauvres gens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes, et cependant ny voyaient pas aussi loin que leur nez._ _Quand un auteur jetait sur leur bureau un volume quelconque, roman ou poésie, -- ces messieurs se renversaient nonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur ses pieds de derrière, et, se balançant dun air capable, ils se rengorgeaient et disaient:_ --_ À quoi sert ce livre? Comment peut-on lappliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre? Quoi! pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de lhumanité, et de suivre, à travers les événements de lhistoire, les phases de lidée régénératrice et providentielle, peut-on faire des poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de lavenir? Comment peut-on soccuper de la forme, du style, de la rime en présence de si graves intérêts? -- Que nous font, à nous, et le style et la rime, et la forme? cest bien de cela quil sagit (pauvres renards, ils sont trop verts)! -- La société soufre, elle est en proie à un grand déchirement intérieur (traduisez: personne ne veut sabonner aux journaux utiles). Cest au poète à chercher la cause de ce __malaise et à le guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de coeur et dâme avec lhumanité (des poètes philanthropes! ce serait quelque chose de rare et de charmant). Ce poète, nous lattendons, nous lappelons de tous nos voeux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui le Prytanée..._ _À la bonne heure; mais, comme nous souhaitons que notre lecteur se tienne éveillé jusquà la fin de cette bienheureuse Préface, nous ne continuerons pas cette imitation très fidèle du style utilitaire, qui, de sa nature, est passablement soporifique, et pourrait remplacer, avec avantage, le laudanum et les discours dacadémie._ _Préface __Non, imbéciles, non, crétins et goitreux ..._ Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine; -- un roman nest pas une paire de bottes sans couture; un sonnet, une seringue à jet continu; un drame nest pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, et faisant marcher lhumanité dans la voie du progrès. De par les boyaux de tous les papes passés, présents et futurs, non et deux cent mille fois non. On ne se fait pas un bonnet de coton dune métonymie, on ne chausse pas une comparaison en guise de pantoufle; on ne se peut servir dune antithèse pour parapluie; malheureusement, on ne saurait se plaquer sur le ventre quelques rimes bariolées en manière de gilet. Jai la conviction intime quune ode est un vêtement trop léger pour lhiver, et quon ne serait pas mieux habillé avec la strophe, lantistrophe et lépode que cette femme du cynique qui se contentait de sa seule vertu pour chemise, et allait nue comme la main, à ce que raconte lhistoire. Cependant le célèbre M. de La Calprenède eut une fois un habit, et, comme on lui demandait quelle étoffe cétait, il répondit: Du Silvandre. -- _Silvandre _était une pièce quil venait de faire représenter avec succès. De pareils raisonnements font hausser les épaules par-dessus la tête, et plus haut que le duc de Glocester. Des gens qui ont la prétention dêtre des économistes, et qui veulent rebâtir la société de fond en comble, avancent sérieusement de semblables billevesées. Un roman a deux utilités: -- lune matérielle, lautre spirituelle, si lon peut se servir dune pareille expression à lendroit dun roman. -- Lutilité matérielle, ce sont dabord les quelques mille francs qui entrent dans la poche de lauteur, et le lestent de façon que le diable ou le vent ne lemportent; pour le libraire, cest un beau cheval de race qui piaffe et saute avec son cabriolet débène et dacier, comme dit Figaro; pour le marchand de papier, une usine de plus sur un ruisseau quelconque, et souvent le moyen de gâter un beau site; pour les imprimeurs, quelques tonnes de bois de campêche pour se mettre hebdomadairement le gosier en couleur; pour le cabinet de lecture, des tas de gros sous très prolétairement vert-de-grisés, et une quantité de graisse, qui, si elle était convenablement recueillie et utilisée, rendrait superflue la pêche de la baleine. -- Lutilité spirituelle est que, pendant quon lit des romans, on dort, et on ne lit pas de journaux utiles, vertueux et progressifs, ou telles autres drogues indigestes et abrutissantes. Quon dise après cela que les romans ne contribuent pas à la civilisation. -- Je ne parlerai pas des débitants de tabac, des épiciers et des marchands de pommes de terre frites, qui ont un intérêt très grand dans cette branche de littérature, le papier quelle emploie étant, en général, de qualité supérieure à celui des journaux. En vérité, il y a de quoi rire dun pied en carré, en entendant disserter messieurs les utilitaires républicains ou saint- simoniens. -- Je voudrais bien savoir dabord ce que veut dire précisément ce grand flandrin de substantif dont ils truffent quotidiennement le vide de leurs colonnes, et qui leur sert de schibroleth et de terme sacramentel. -- Utilité: quel est ce mot, et à quoi sapplique-t-il? Il y a deux sortes dutilité, et le sens de ce vocable nest jamais que relatif. Ce qui est utile pour lun ne lest pas pour lautre. Vous êtes savetier, je suis poète. -- Il est utile pour moi que mon premier vers rime avec mon second. -- Un dictionnaire de rimes mest dune grande utilité; vous nen avez que faire pour carreler une vieille paire de bottes, et il est juste de dire quun tranchet ne me servirait pas à grand-chose pour faire une ode. -- Après cela, vous objecterez quun savetier est bien au- dessus dun poète, et que lon se passe mieux de lun que de lautre. Sans prétendre rabaisser lillustre profession de savetier, que jhonore à légal de la profession de monarque constitutionnel, javouerai humblement que jaimerais mieux avoir mon soulier décousu que mon vers mal rimé, et que je me passerais plus volontiers de bottes que de poèmes. Ne sortant presque jamais et marchant plus habilement par la tête que par les pieds, juse moins de chaussures quun républicain vertueux qui ne fait que courir dun ministère à lautre pour se faire jeter quelque place. Je sais quil y en a qui préfèrent les moulins aux églises, et le pain du corps à celui de lâme. À ceux-là, je nai rien à leur dire. Ils méritent dêtre économistes dans ce monde, et aussi dans lautre. Y a-t-il quelque chose dabsolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes? Dabord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Je défie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si ce nest à ne pas nous abonner au _Constitutionnel _ni à aucune espèce de journal quelconque. Ensuite, lutilité de notre existence admise _a priori, _quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir? De la soupe et un morceau de viande deux fois par jour, cest tout ce quil faut pour se remplir le ventre, dans la stricte acception du mot. Lhomme, à qui un cercueil de deux pieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, na pas besoin dans sa vie de beaucoup plus de place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche, il nen faut pas plus pour le loger et empêcher quil ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, roulée convenablement autour du corps, le détendra aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieux coupé. Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit bien quon peut vivre avec 25 sous par jour; mais sempêcher de mourir, ce nest pas vivre; et je ne vois pas en quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable à habiter que le Père-la- Chaise. Rien de ce qui est beau nest indispensable à la vie. -- On supprimerait les fleurs, le monde nen souffrirait pas matériellement; qui voudrait cependant quil ny eût plus de fleurs? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre quaux roses, et je crois quil ny a quun utilitaire au monde capable darracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. À quoi sert la beauté des femmes? Pourvu quune femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes. À quoi bon la musique? à quoi bon la peinture? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à linventeur de la moutarde blanche? Il ny a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien; tout ce qui est utile est laid, car cest lexpression de quelque besoin, et ceux de lhomme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. -- Lendroit le plus utile dune maison, ce sont les latrines. Moi, nen déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, -- et jaime mieux les choses et les gens en raison inverse des services quils me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que jestime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades. Je renoncerais très joyeusement à mes droits de Français et de citoyen pour voir un tableau authentique de Raphaël, ou une belle femme nue: -- la princesse Borghèse, par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia Grisi quand elle entre au bain. Je consentirais très volontiers, pour ma part, au retour de cet anthropophage de Charles X, sil me rapportait, de son château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, et je trouverais les lois électorales assez larges, si quelques rues létaient plus, et dautres choses moins. Quoique je ne sois pas un dilettante, jaime mieux le bruit des crincrins et des tambours de basque que celui de la sonnette de M. le président. Je vendrais ma culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoir des confitures. -- Loccupation la plus séante à un homme policé me paraît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou son cigare. Jestime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, et aussi ceux qui font bien les vers. Vous voyez que les principes utilitaires sont bien loin dêtre les miens, et que je ne serai jamais rédacteur dans un journal vertueux, à moins que je ne me convertisse, ce qui serait assez drolatique. Au lieu de faire un prix Montyon pour la récompense de la vertu, jaimerais mieux donner, comme Sardanapale, ce grand philosophe que lon a si mal compris, une forte prime à celui qui inventerait un nouveau plaisir; car la jouissance me paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieu la voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums!a lumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes et les chats angoras; lui qui na pas dit à ses anges: Ayez de la vertu, mais: Ayez de lamour, et qui nous a donné une bouche plus sensible que le reste de la peau pour embrasser les femmes, des yeux levés en haut pour voir la lumière, un odorat subtil pour respirer lâme des fleurs, des cuisses nerveuses pour serrer les flancs des étalons, et voler aussi vite que la pensée sans chemin de fer ni chaudière à vapeur, des mains délicates pour les passer sur la tête longue des levrettes, sur le dos velouté des chats, et sur lépaule polie des créatures peu vertueuses, et qui, enfin, na accordé quà nous seuls ce triple et glorieux privilège de boire sans avoir soif, de battre le briquet, et de faire lamour en toutes saisons, ce qui nous distingue de la brute beaucoup plus que lusage de lire des journaux et de fabriquer des chartes. Mon Dieu! que cest une sotte chose que cette prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebat les oreilles! On dirait en vérité que lhomme est une machine susceptible daméliorations, et quun rouage mieux engrené, un contrepoids plus convenablement placé peuvent faire fonctionner dune manière plus commode et plus facile. Quand on sera parvenu à donner un estomac double à lhomme, de façon à ce quil puisse ruminer comme un boeuf, des yeux de lautre côté de la tête, afin quil puisse voir, comme Janus, ceux qui lui tirent la langue par-derrière, et contempler son _indignité _dans une position moins gênante que celle de la Vénus Callipyge dAthènes, à lui planter des ailes sur les omoplates afin quil ne soit pas obligé de payer six sous pour aller en omnibus; quand on lui aura créé un nouvel organe, à la bonne heure: le mot _perfectibilité _commencera à signifier quelque chose. Depuis tous ces beaux perfectionnements, qua-t-on fait quon ne fît aussi bien et mieux avant le déluge? Est-on parvenu à boire plus quon ne buvait au temps de lignorance et de la barbarie (vieux style)? Alexandre, léquivoque ami du bel Ephestion, ne buvait pas trop mal quoiquil ny eût pas de son temps de _Journal des Connaissances utiles, _et je ne sais pas quel utilitaire serait capable de tarir, sans devenir oïnopique et plus enflé que Lepeintre jeune ou quun hippopotame, la grande coupe quil appelait la tasse dHercule. Le maréchal de Bassompierre, qui vida sa grande batte à entonnoir à la santé des treize cantons, me paraît singulièrement estimable dans son genre et très difficile à perfectionner. Quel économiste nous élargira lestomac de manière à contenir autant de beefsteaks que feu Milon le Crotoniate qui mangeait un boeuf? La carte du Café Anglais, de Véfour, ou de telle autre célébrité culinaire que vous voudrez, me paraît bien maigre et bien oecuménique, comparée à la carte du dîner de Trimalcion. -- À quelle table sert-on maintenant une truie et ses douze marcassins dans un seul plat? Qui a mangé des murènes et des lamproies engraissées avec de lhomme? Croyez-vous en vérité que Brillat- Savarin ait perfectionné Apicius? -- Est-ce chez Chevet que le gros tripier de Vitellius trouverait à remplir son fameux bouclier de Minerve de cervelles de faisans et de paons, de langues de phénicoptères et de foies de scarrus? -- Vos huîtres du Rocher de Cancale sent vraiment quelque chose de bien recherché à côté des huîtres de Lucrin, à qui lon avait fait une mer tout exprès. -- Les petites maisons dans les faubourgs des marquis de la Régence sont de misérables vide-bouteilles, si on les compare aux villas des patriciens romains, à Baïes, à Caprée et à Tibur. Les magnificences cyclopéennes de ces grands voluptueux lui bâtissaient des monuments éternels pour des plaisirs dun jour ne devraient-elles pas nous faire tomber à plat ventre devant le génie antique, et rayer à tout jamais de nos dictionnaires le mot _perfectibilité?_ A-t-on inventé un seul péché capital de plus? Il ny en a malheureusement que sept comme devant, le nombre de chutes du juste pour un jour, ce qui est bien médiocre. -- Je ne pense même pas quaprès un siège de progrès, au train dont nous y allons, aucun amoureux soit capable de renouveler le treizième travail dHercule. -- Peut-on être agréable une seule fois de plus à sa divinité quau temps de Salomon? Beaucoup de savants très illustres et de dames très respectables soutiennent lopinion tout à fait contraire, et prétendent que lamabilité va décroissant. Eh bien! alors, que nous parlez-vous de progrès? -- Je sais bien que vous me direz que lon a une chambre haute et une chambre basse, quon espère que bientôt tout le monde sera électeur, et le nombre des représentants doublé ou triplé. Est-ce que vous trouvez quil ne se commet pas assez de fautes de français comme cela à la tribune nationale, et quils ne sont pas assez pour la méchante besogne quils ont à brasser? Je ne comprends guère lutilité quil y a de parquer deux ou trois cents provinciaux dans une baraque de bois, avec un plafond peint par M. Fragonard, pour leur faire tripoter et gâcher je ne sais combien de petites lois absurdes ou atroces. -- Quimporte que ce soit un sabre, un goupillon ou un parapluie qui vous gouverne! -- Cest toujours un bâton, et je métonne que des hommes de progrès en soient à disputer sur le choix du gourdin qui leur doit chatouiller lépaule, tandis quil serait beaucoup plus progressif et moins dispendieux de le casser et den jeter les morceaux à tous les diables. Le seul de vous qui ait le sens commun, cest un fou, un grand génie, un imbécile, un divin poète bien au-dessus de Lamartine, de Hugo et de Byron; cest Charles Fourier le phalanstérien qui est à lui seul tout cela: lui seul a eu de la logique, et a laudace de pousser ses conséquences jusquau bout. -- Il affirme, sans hésiter, que les hommes ne tarderaient pas à avoir une queue de quinze pieds de long avec un oeil au bout; ce qui, assurément, est un progrès, et permet de faire mille belles choses quon ne pouvait faire auparavant, telles que dassommer les éléphants sans coup férir, de se balancer aux arbres sans escarpolettes, aussi commodément que le macaque le mieux conditionné, de se passer de parapluie ou dombrelle, en déployant la queue par-dessus sa tête en guise de panache, comme font les écureuils qui se privent de riflards très agréablement, et autres prérogatives quil serait trop long dénumérer. Plusieurs phalanstériens prétendent même quils en ont déjà une petite qui ne demande quà devenir plus grande, pour peu que Dieu leur prête vie. Charles Fourier a inventé autant despèces danimaux que Georges Cuvier, le grand naturaliste. Il a inventé des chevaux qui seront trois fois gros comme des éléphants, des chiens grands comme des tigres, des poissons capables de rassasier plus de monde que les trois poissons de Jésus-Christ que les incrédules voltairiens pensent être des poissons davril, et moi une magnifique parabole. Il a bâti des villes auprès de qui Rome, Babylone et Tyr ne sont que des taupinières; il a entassé des Babels lune sur lautre, et fait monter dans les rifles des spirales plus infinies que celles de toutes les gravures de John Martinn; il a imaginé je ne sais combien dordres darchitecture et de nouveaux assaisonnements; il a fait un projet de théâtre qui paraîtrait grandiose même à des Romains de lempire, et dressé un menu de dîner que Lucius ou Nomentanus eussent peut-être trouvé suffisant pour un dîner damis; il promet de créer des plaisirs nouveaux, et de développer les organes et les sens; il doit rendre les femmes plus belles et plus voluptueuses, les hommes plus robustes et plus vigoureux; il vous garantit des enfants, et se propose de réduire le nombre des habitants du monde de façon que chacun y soit à son aise; ce qui est plus raisonnable que de pousser les prolétaires à en faire dautres, sauf à les canonner ensuite dans les rues quand ils pullulent trop, et à leur envoyer des boulets au lieu de pain. Le progrès est possible de cette façon seulement. -- Tout le reste est une dérision amère, une pantalonnade sans esprit, qui nest pas même bonne à duper des gobe-mouches idiots. Le phalanstère est vraiment un progrès sur labbaye de Thélème, et relègue définitivement le paradis terrestre au nombre des choses tout à fait surannées et perruques. Les Mille et une Nuits et les Contes de madame dAulnay peuvent seuls lutter avantageusement avec le phalanstère. Quelle fécondité! quelle invention! Il y a là de quoi défrayer de merveilleux trois mille charretées de poèmes romantiques ou classiques; et nos versificateurs, académiciens ou non, sont de bien piètres trouveurs, si on les compare à M. Charles Fourier, linventeur des attractions passionnées. -- Cette idée de se servir de mouvements que lon a jusquici cherché à réprimer est très assurément une haute et puissante idée. Ah! vous dites que nous sommes en progrès! -- Si, demain, un volcan ouvrait sa gueule à Montmartre, et faisait à Paris un linceul de cendre et un tombeau de lave, comme fit autrefois le Vésuve à Stabia, à Pompéi et à Herculanum, et que, dans quelque mille ans, les antiquaires de ce temps-là fissent des fouilles et exhumassent le cadavre de la ville morte, dites quel monument serait resté debout pour témoigner de la splendeur de la grande enterrée, Notre-Dame la gothique? -- On aurait vraiment une belle idée de nos arts en déblayant les Tuileries retouchées par M. Fontaine! Les statues du pont Louis XV feraient un bel effet, transportées dans les musées dalors! Et, nétaient les tableaux des anciennes écoles et les statues de lantiquité ou de la Renaissance entassés dans la galerie du Louvre, ce long boyau informe; nétait le plafond dIngres, qui empêcherait de croire que Paris ne fût quun campement de Barbares, un village de Welches ou de Topinamboux, ce quon retirerait des fouilles serait quelque chose de bien curieux. -- Des briquets de gardes nationaux et des casques de sapeurs pompiers, des écus frappés dun coin informe, voilà ce quon trouverait au lieu de ces belles armes, si curieusement ciselées, que le moyen âge laisse au fond de ses tours et de ses tombeaux en ruine, de ces médailles qui remplissent les vases étrusques et pavent les fondements de toutes les constructions romaines. Quant à nos misérables meubles de bois plaqué, à tous ces pauvres coffres si nus, si laids, si mesquins que lon appelle commodes ou secrétaires, tous ces ustensiles informes et fragiles, jespère que le temps en aurait assez pitié pour en détruire jusquau moindre vestige. Une belle fois cette fantaisie nous a pris de faire un monument grandiose et magnifique. Nous avons dabord été obligés den emprunter le plan aux vieux Romains; et, avant même dêtre achevé, notre Panthéon a fléchi sur ses jambes comme un enfant rachitique, et a titubé comme un invalide ivre-mort, si bien quil nous a fallu lui mettre des béquilles de pierre, sans quoi il serait chu piteusement tout de son long, devant tout le monde, et aurait apprêté aux nations à rire pour plus de cent ans. -- Nous avons voulu planter un obélisque sur une de nos places; il nous fallut laller filouter à Luxor, et nous avons été deux ans à lamener chez nous. La vieille Égypte bordait ses routes dobélisques, comme nous les nôtres de peupliers; elle en portait des bottes sous ses bras, comme un maraîcher porte ses bottes dasperges, et taillait un monolithe dans les flancs de ses montagnes de granit plus facilement que nous un cure-dents ou un cure-oreilles. Il y a quelques siècles, on avait Raphaël, on avait Michel-Ange; maintenant lon a M. Paul Delaroche, le tout parce que lon est en progrès. -- Vous vantez votre Opéra; dix Opéras comme les vôtres danseraient la sarabande dans un cirque romain. M. Martin lui-même avec son tigre apprivoisé et son pauvre lion goutteux et endormi comme un abonné de la _Gazette, _est quelque chose de bien misérable à côté dun gladiateur de lantiquité. Vos représentations à bénéfice qui durent jusquà deux heures du matin, quest-ce que cela quand on pense à ces jeux qui duraient cent jours, à ces représentations où de véritables vaisseaux se battaient véritablement dans une véritable mer; où des milliers dhommes se taillaient consciencieusement en pièces; -- pâlis, Ô héroïque Franconi! -- où, la mer retirée, le désert arrivait avec ses tigres et ses lions rugissants, terribles comparses qui ne servaient quune fois, où le premier rôle était rempli par quelque robuste athlète Dace ou Pannonien que lon eût été bien souvent embarrassé de faire revenir à la fin de la pièce, dont lamoureuse était quelque belle et friande lionne de Numidie à jeun depuis trois jours? -- Léléphant funambule ne vous parait-il pas supérieur à mademoiselle George? Croyez-vous que mademoiselle Taglioni danse mieux quArbuscula, et Perrot mieux que Bathylle? Je suis persuadé que Roscins eût rendu des points à Bocage, tout excellent quil soit. -- Galéria Coppiola remplit un rôle dingénue à cent ans passés. Il est juste de dire que la plus vieille de nos jeunes premières na guère plus de soixante ans, et que mademoiselle Mars nest pas même en progrès de ce côté-là: ils avaient trois ou quatre mille dieux auxquels ils croyaient, et nous nen avons quun auquel nous ne croyons guère; cest progresser dune étrange sorte. -- Jupiter nest-il pas plus fort que Don Juan, et un bien autre séducteur? En vérité, je ne sais ce que nous avons inventé ou seulement perfectionné. Après les journalistes progressifs, et comme pour leur servir dantithèse, il y a les journalistes blasés, qui ont habituellement vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont jamais sortis de leur quartier et nont encore couché quavec leur femme de ménage. Ceux-là, tout les ennuie, tout les excède, tout les assomme; ils sont rassasiés, blasés, usés, inaccessibles. Ils connaissent davance ce que vous allez leur dire; ils ont vu, senti, éprouvé, entendu tout ce quil est possible de voir, de sentir, déprouver et dentendre; le coeur humain na pas de recoin si inconnu quils ny aient porté la lanterne. Ils vous disent avec un aplomb merveilleux: Le coeur humain nest pas comme cela; les femmes ne sont pas faites ainsi; ce caractère est faux; -- ou bien: -- Eh quoi! toujours des amours ou des haines! toujours des hommes et des femmes! Ne peut-on nous parler dautre chose? Mais lhomme est usé jusquà la corde, et la femme encore plus, depuis que M. de Balzac sen mêle. Qui nous délivrera des hommes et des femmes? -- Vous croyez, monsieur, que votre fable est neuve? elle est neuve à la façon du Pont-Neuf: rien au monde nest plus commun; jai lu cela je ne sais où, quand jétais en nourrice ou ailleurs; on men rebat les oreilles depuis dix ans. -- Au reste, apprenez, monsieur, quil ny a rien que je ne sache, que tout est usé pour moi, et que votre idée, fût-elle vierge comme la vierge Marie, je naffirmerais pas moins lavoir vue se prostituer sur les bornes aux moindres grimauds et aux plus minces cuistres. Ces journalistes ont été cause de Jocko, du Monstre Vert, des Lions de Mysore et de mille autres belles inventions. Ceux-là se plaignent continuellement dêtre obligés de lire des livres et de voir des pièces de théâtre. À propos dun méchant vaudeville, ils vous parlent des amandiers en fleurs, de tilleuls qui embaument, de la brise du printemps, de lodeur du jeune feuillage; ils se font amants de la nature à la façon du jeune Werther, et cependant nont jamais mis le pied hors de Paris, et ne distingueraient pas un chou davec une betterave. -- Si cest lhiver, ils vous diront les agréments du foyer domestique, et le feu qui pétille et les chenets, et les pantoufles, et la rêverie, et le demi-sommeil; ils ne manqueront pas de citer le fameux vers de Tibulle: _Quam juvat immites ventos audire cubantem_ moyennant quoi ils se donneront une petite tournure à la fois désillusionnée et naïve la plus charmante du monde. Ils se poseront en hommes sur qui loeuvre des hommes ne peut plus rien, que les émotions dramatiques laissent aussi froids et aussi secs que le canif dont ils taillent leur plume, et qui crient cependant, comme J.-J. Rousseau: Voilà la pervenche! Ceux-là professent une antipathie féroce pour les colonels du Gymnase, les oncles dAmérique, les cousins, les cousines, les vieux grognards sensibles, les veuves romanesques, et tâchent de nous guérir du vaudeville en prouvant chaque jour, par leurs feuilletons, que tous les Français ne sont pas nés malins -- En vérité, nous ne trouvons pas grand mal à cela; bien au contraire, et nous nous plaisons à reconnaître que lextinction du vaudeville ou de lopéra-comique en France (genre national) serait un des plus grands bienfaits du ciel. -- Mais je voudrais bien savoir quelle espèce de littérature ces messieurs laisseraient sétablir à la place de celle-là. Il est vrai que ce ne pourrait être pis. Dautres prêchent contre le faux goût et traduisent Sénèque le tragique. Dernièrement, et pour clore la marche, il sest formé un nouveau bataillon de critiques dune espèce non encore vue. Leur formule dappréciation est la plus commode, la plus extensible, la plus malléable, la plus péremptoire, la plus superlative et la plus triomphante quun critique ait jamais pu imaginer. Zoïle ny eût certainement pas perdu. Jusquici, lorsquon avait voulu déprécier un ouvrage quelconque, ou le déconsidérer aux yeux de labonné patriarcal et naïf, on avait fait des citations fausses ou perfidement isolées; on avait tronqué des phrases et mutilé des vers, de façon que lauteur lui- même se fût trouvé le plus ridicule du monde; on lui avait intenté des plagiats imaginaires; on rapprochait des passages de son livre avec des passages dauteurs anciens ou modernes, qui ny avaient pas le moindre rapport; on laccusait, en style de cuisinière, et avec force solécismes, de ne pas savoir sa langue, et de dénaturer le français de Racine et de Voltaire; on assurait sérieusement que son ouvrage poussait à lanthropophagie, et que les lecteurs devenaient immanquablement cannibales ou hydrophobes dans le courant de la semaine; mais tout cela était pauvre, retardataire, faux toupet et fossile au possible À force davoir traîné le long des feuilletons et des articles _Variétés, _laccusation dimmoralité devenait insuffisante, et tellement hors de service quil ny avait plus guère que _le Constitutionnel, _journal pudique et progressif, comme on sait, qui eût ce désespéré courage de lemployer encore. Lon a donc inventé la critique davenir, la critique prospective. Concevez-vous, du premier coup, comme cela est charmant et provient dune belle imagination? La recette est simple, et lon peut vous la dire -- Le livre qui sera beau et quon louera est le livre qui na pas encore paru. Celui qui paraît est infailliblement détestable. Celui de demain sera superbe; mais cest toujours aujourdhui. Il en est de cette critique comme de ce barbier qui avait pour enseigne ces mots écrits en gros caractères: ICI LON RASERA GRATIS DEMAIN. Tous les pauvres diables qui lisaient la pancarte se promettaient pour le lendemain cette douceur ineffable et souveraine dêtre barbifiés une fois en leur vie sans bourse délier: et le poil en poussait daise dun demi-pied au menton pendant la nuitée qui précédait ce bien heureux jour; mais, quand ils avaient la serviette au cou, le frater leur demandait sils avaient de largent, et quils se préparassent à cracher au bassin, sinon quil les accommoderait en abatteurs de noix ou en cueilleurs de pommes du Perche; et il jurait son grand sacredieu quil leur trancherait la gorge avec son rasoir, à moins quils ne le payassent, et les pauvres claquedents, tout marmiteux et piteux, dalléguer la pancarte et la sacro-sainte inscription. -- Hé! hé! mes petits bedons! faisait le barbier, vous nêtes pas grands clercs, et auriez bon besoin de retourner aux écoles! La pancarte dit: Demain. Je ne suis pas si niais et fantastique dhumeur que de raser gratis aujourdhui; mes confrères diraient que je perds le métier. -- Revenez lautre fois ou la semaine des trois jeudis, vous vous en trouverez on ne peut mieux. Que je devienne ladre vert ou mézeau, si je ne vous le fais gratis, foi dhonnête barbier. Les auteurs qui lisent un article prospectif, où lon daube un ouvrage actuel, se flattent que le livre quils font sera le livre de lavenir. Ils tâchent de saccommoder, autant que faire se peut, aux idées du critique, et se font sociaux, progressifs, moralisants, palingénésiques, mythiques, panthéistes, buchézistes, croyant par là échapper au formidable anathème; mais il leur arrive ce qui arrivait aux pratiques du barbier: -- aujourdhui nest pas la veille de demain. Le demain tant promis ne luira jamais sur le monde; car cette formule est trop commode pour quon labandonne de sitôt. Tout en décriant ce livre dont on est jaloux, et quon voudrait anéantir, on se donne les gants de la plus généreuse impartialité. On a lair de ne pas demander mieux que de trouver bien à louer, et cependant on ne le fait jamais. Cette recette est bien supérieure à celle que lon pouvait appeler rétrospective et qui consiste à ne vanter que des ouvrages anciens, quon ne lit plus et qui ne gênent personne, aux dépens des livres modernes, dont on soccupe et qui blessent plus directement les amours-propres. Nous avons dit, avant de commencer cette revue de messieurs les critiques, que la matière pourrait fournir quinze ou seize mille volumes in-folio, mais que nous nous contenterions de quelques lignes; je commence à craindre que ces quelques lignes ne soient des lignes de deux ou trois mille toises de longueur chacune et ne ressemblent à ces grosses brochures épaisses à ne les pouvoir pas trouer dun trou de canon, et qui portent perfidement pour titre: Un mot sur la révolution, un mot sur ceci ou cela. Lhistoire des faits et gestes, des amours multiples de la diva Madeleine de Maupin courrait grand risque dêtre éconduite, et on concevra que ce nest pas trop dun volume tout entier pour chanter dignement les aventures de cette belle Bradamante. -- Cest pourquoi, quelque envie que nous ayons de continuer le blason des illustres Aristarques de lépoque, nous nous contenterons du crayon commencé que nous venons den tirer, en y ajoutant quelques réflexions sur la bonhomie de nos débonnaires confrères en Apollon, qui, aussi stupides que le Cassandre des pantomimes, restent là à recevoir les coups de batte dArlequin et les coups de pied au cul de Paillasse, sans bouger non plus que des idoles. Ils ressemblent à un maître darmes qui, dans un assaut, croiserait ses bras derrière son dos, et recevrait dans sa poitrine découverte toutes les bottes de son adversaire, sans essayer une seule parade. Cest comme un plaidoyer où le procureur du roi aurait seul la parole, ou comme un débat où la réplique ne serait pas permise. Le critique avance ceci et cela. Il tranche du grand et taille en plein drap. Absurde, détestable, monstrueux: cela ne ressemble à rien, cela ressemble à tout. On donne un drame, le critique le va voir; il se trouve quil ne répond en rien au drame quil avait forgé dans sa tête sur le titre; alors, dans son feuilleton, il substitue son drame à lui au drame de lauteur. Il fait de grandes tartines dérudition; il se débarrasse de toute la science quil a été se faire la veille dans quelque bibliothèque et traite de Turc à More des gens chez qui il devrait aller à lécole, et dont le moindre en remontrerait à de plus forts que lui. Les auteurs endurent cela avec une magnanimité, une longanimité qui me paraît vraiment inconcevable. Quels sont donc, au bout du compte, ces critiques au ton si tranchant, à la parole si brève que lon croirait les vrais fils des dieux? ce sont tout bonnement des hommes avec qui nous avons été au collège, et à qui évidemment leurs études ont moins profité quà nous, puisquils nont produit aucun ouvrage et ne peuvent faire autre chose que conchier et gâter ceux des autres comme de véritables stryges stymphalides. Ne serait-ce pas quelque chose à faire que la critique des critiques? car ces grands dégoûtés, qui font tant les superbes et les difficiles, sont loin davoir linfaillibilité de notre saint père. Il y aurait de quoi remplir un journal quotidien et du plus grand format. Leurs bévues historiques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes de français, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteries rebattues et de mauvais goût, leur pauvreté didées, leur manque dintelligence et de tact, leur ignorance des choses les plus simples qui leur fait volontiers prendre le Pirée pour un homme et M. Delaroche pour un peintre fourniraient amplement aux auteurs de quoi prendre leur revanche, sans autre travail que de souligner les passages au crayon et de les reproduire textuellement; car on ne reçoit pas avec le brevet de critique le brevet de grand écrivain, et il ne suffit pas de reprocher aux autres des fautes de langage ou de goût pour nen point faire soi-même; nos critiques le prouvent tous les jours. -- Que si Chateaubriand, Lamartine et dautres gens comme cela faisaient de la critique, je comprendrais quon se mît à genoux et quon adorât; mais que MM. Z. K. Y. V. Q. X., ou telle autre lettre de lalphabet entre A et W, fassent les petits Quintiliens et vous gourmandent au nom de la morale et de la belle littérature, cest ce qui me révolte toujours et me fait entrer en des fureurs nonpareilles. Je voudrais quon fît une ordonnance de police qui défendît à certains noms de se heurter à certains autres. Il est vrai quun chien peut regarder un évêque, et que Saint-Pierre de Rome, tout géant quil soit, ne peut empêcher que ces Transtévérins ne le salissent par en bas dune étrange sorte; mais je nen crois pas moins quil serait fou décrire au long de certaines réputations monumentales: DEFENSE DE DEPOSER DES ORDURES ICI. Charles X avait seul bien compris la question. En ordonnant la suppression des journaux, il rendait un grand service aux arts et à la civilisation. Les journaux sont des espèces de courtiers ou de maquignons qui sinterposent entre les artistes et le public, entre le roi et le peuple. On sait les belles choses qui en sont résultées. Ces aboiements perpétuels assourdissent linspiration, et jettent une telle méfiance dans les coeurs et dans les esprits que lon nose se fier ni à un poète, ni à un gouvernement; ce qui fait que la royauté et la poésie, ces deux plus grandes choses du monde, deviennent impossibles, au grand malheur des peuples, qui sacrifient leur bien-être au pauvre plaisir de lire, tous les matins, quelques mauvaises feuilles de mauvais papier, barbouillées de mauvaise encre et de mauvais style. Il ny avait point de critique dart sous Jules II, et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel de Volterre, Sébastien del Piombo, Michel- Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti delle Porte, ni sur Benvenuto Cellini; et cependant je pense que, pour des gens qui navaient point de journaux, qui ne connaissaient ni le mot _art _ni le mot _artistique, _ils avaient assez de talent comme cela, et ne sacquittaient point trop mal de leur métier. La lecture des journaux empêche quil ny ait de vrais savants et de vrais artistes; cest comme un excès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles dures et difficiles qui veulent des amants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre, comme le livre a tué larchitecture, comme lartillerie a tué le courage et la force musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nous enlèvent les journaux. Ils nous ôtent la virginité de tout; ils font quon na rien en propre, et quon ne peut posséder un livre à soi seul; ils vous ôtent la surprise du théâtre, et vous apprennent davance tous les dénouements; ils vous privent du plaisir de papoter, de cancaner, de commérer et de médire, de faire une nouvelle ou den colporter une vraie pendant huit jours dans tous les salons du monde. Ils nous entonnent, malgré nous, des jugements tout faits, et nous préviennent contre des choses que nous aimerions; ils font que les marchands de briquets phosphoriques, pour peu quils aient de la mémoire, déraisonnent aussi impertinemment littérature que des académiciens de province; ils font que, toute la journée, nous entendons, à la place didées naïves ou dâneries individuelles, des lambeaux de journal mal digérés qui ressemblent à des omelettes crues dun côté et brûlées de lautre, et quon nous rassasie impitoyablement de nouvelles meules de trois ou quatre heures, et que les enfants à la mamelle savent déjà; ils nous émoussent le goût, et nous rendent pareils à ces buveurs deau-de- vie poivrée, à ces avaleurs de limes et de râpes qui ne trouvent plus aucune saveur aux vins les plus généreux et nen peuvent saisir le bouquet fleuri et parfumé. Si Louis-Philippe, une bonne fois pour toutes, supprimait tous les journaux littéraires et politiques je lui en saurais un gré infini, et je lui rimerais sur-le-champ un beau dithyrambe échevelé en vers libres et à rimes croisées; signé: votre très humble et très fidèle sujet etc. Que lon ne simagine pas que lon ne soccuperait plus de littérature; au temps où il ny avait pas de journaux, un quatrain occupait tout Paris huit jours et une première représentation six mois. Il est vrai que lon perdrait à cela les annonces et les éloges à trente sous la ligne, et la notoriété serait moins prompte et moins foudroyante. Mais jai imaginé un moyen très ingénieux de remplacer les annonces Si dici à la mise en vente de ce glorieux roman, mon gracieux monarque a supprimé les journaux, je men servirai très assurément, et je men promets monts et merveilles. Le grand jour arrivé, vingt-quatre crieurs à cheval, aux livrées de léditeur, avec son adresse sur le dos et sur la poitrine, portant en main une bannière où serait brodé des deux côtés le titre du roman, précédés chacun dun tambourineur et dun timbalier, parcourront la ville, et, sarrêtant aux places et aux carrefours, crieront à haute et intelligible voix: Cest aujourdhui et non hier ou demain que lon met en vente ladmirable, linimitable, le divin et plus que divin roman du très célèbre Théophile Gautier, _Mademoiselle de Maupin, _que lEurope et même les autres parties du monde et la Polynésie attendent si impatiemment depuis un an et plus. Il sen vend cinq cents à la minute, et les éditions se succèdent de demi-heure en demi-heure; on est déjà à la dix-neuvième. Un piquet de gardes municipaux est à la porte du magasin, contient la foule et prévient tous les désordres. -- Certes, cela vaudrait bien une annonce de trois lignes dans les _Débats _et le _Courrier français, _entre les ceintures élastiques, les cols en crinoline, les biberons en tétine incorruptible, la pâte de Regnault et les recettes contre le mal de dents. Mai 1834. Chapitre 1 Tu te plains, mon cher ami, de la rareté de mes lettres. -- Que veux-tu que je técrive, sinon que je me porte bien et que jai toujours la même affection pour toi? -- Ce sont choses que tu sais parfaitement, et qui sont si naturelles à lâge que jai et avec les belles qualités quon te voit, quil y a presque du ridicule à faire parcourir cent lieues à une misérable feuille de papier pour ne rien dire de plus. -- Jai beau chercher, je nai rien qui vaille la peine dêtre rapporté; -- ma vie est la plus unie du monde, et rien nen vient couper la monotonie. Aujourdhui amène demain comme hier avait amené aujourdhui; et, sans avoir la fatuité dêtre prophète, je puis prédire hardiment le matin ce qui marrivera le soir. Voici la disposition de ma journée: -- je me lève, cela va sans dire, et cest le commencement de toute journée; je déjeune, je fais des armes, je sors, je rentre, je dîne, fais quelques visites ou moccupe de quelque lecture: puis je me couche précisément comme javais fait la veille; je mendors, et mon imagination, nétant pas excitée par des objets nouveaux, ne me fournit que des songes usés et rebattus, aussi monotones que ma vie réelle: cela nest pas fort récréatif, comme tu vois. Cependant je maccommode mieux de cette existence que je naurais fait il y a six mois. -- Je mennuie, il est vrai, mais dune manière tranquille et résignée, qui ne manque pas dune certaine douceur que je comparerais assez volontiers à ces jours dautomne pâles et tièdes auxquels on trouve un charme secret après les ardeurs excessives de lété. Cette existence-là, quoique je laie acceptée en apparence, nest guère faite pour moi cependant, ou du moins elle ressemble fort peu à celle que je me rêve et à laquelle je me crois propre. -- Peut-être me trompé-je, et ne suis-je fait effectivement que pour ce genre de vie; mais jai peine à le croire, car, si cétait ma vraie destinée, je my serais plus aisément emboîté, et je naurais pas été meurtri par ses angles à tant dendroits et si douloureusement. Tu sais comme les aventures étranges ont un attrait tout-puissant sur moi, comme jadore tout ce qui est singulier, excessif et périlleux, et avec quelle avidité je dévore les romans et les histoires de voyages; il ny a peut-être pas sur la terre de fantaisie plus folle et plus vagabonde que la mienne: eh bien, je ne sais par quelle fatalité cela sarrange, je nai jamais eu une aventure, je nai jamais fait un voyage. Pour moi, le tour du monde est le tour de la ville où je suis; je touche mon horizon de tous les côtés; je me coudoie avec le réel. Ma vie est celle du coquillage sur le banc de sable, du lierre autour de larbre, du grillon dans la cheminée. -- En vérité, je suis étonné que mes pieds naient pas encore pris racine. On peint lAmour avec un bandeau sur les yeux; cest le Destin quon devrait peindre ainsi. Jai pour valet une espèce de manant assez lourd et assez stupide, qui a autant couru que le vent de bise, qui a été au diable, je ne sais où, qui a vu de ses yeux tout ce dont je me forme de si belles idées et sen soucie comme dun verre deau; il sest trouvé dans les situations les plus bizarres; il a eu les plus étonnantes aventures quon puisse avoir. Je le fais parler quelquefois, et jenrage en pensant que toutes ces belles choses sont arrivées à un butor qui nest capable ni de sentiment ni de réflexion, et qui nest bon quà faire ce quil fait, cest-à-dire à battre des habits et à décrotter des bottes. Il est évident que la vie de ce maraud devait être la mienne. -- Pour lui, il me trouve fort heureux et entre en de grands étonnements de me voir triste comme je suis. Tout cela nest pas fort intéressant, mon pauvre ami, et ne vaut guère la peine dêtre écrit, nest-ce pas? Mais, puisque tu veux absolument que je técrive, il faut bien que je te raconte ce que je pense et ce que je sens, et que je te fasse lhistoire de mes idées, à défaut dévénements et dactions. -- Il ny aura peut- être pas grand ordre ni grande nouveauté dans ce que jaurai à te dire; mais il ne faudra ten prendre quà toi. Tu lauras voulu. Tu es mon ami denfance, jai été élevé avec toi; notre vie a été commune bien longtemps, et nous sommes accoutumés à échanger nos plus intimes pensées. Je puis donc te conter, sans rougir, toutes les niaiseries qui traversent ma cervelle inoccupée; je najouterai pas un mot, je ne retrancherai pas un mot, je nai pas damour-propre avec toi. Aussi je serai exactement vrai, -- même dans les choses petites et honteuses; ce nest pas devant toi, à coup sûr, que je me draperai. Sous ce linceul dennui nonchalant et affaissé dont je tai parlé tout à lheure remue parfois une pensée plutôt engourdie que morte, et je nai pas toujours le calme doux et triste que donne la mélancolie. -- Jai des rechutes et je retombe dans mes anciennes agitations. Rien nest fatigant au monde comme ces tourbillons sans motif et ces élans sans but. -- Ces jours-là, quoique je naie rien à faire non plus que les autres, je me lève de très grand matin, avant le soleil, tant il me semble que je suis pressé et que je naurai jamais le temps quil faut; je mhabille en toute hâte, comme si le feu était à la maison, mettant mes vêtements au hasard et me lamentant pour une minute perdue. -- Quelquun qui me verrait croirait que je vais à un rendez-vous damour ou chercher de largent. -- Point du tout. -- Je ne sais pas seulement où jirai; mais il faut que jaille, et je croirais mon salut compromis si je restais. -- Il me semble que lon mappelle du dehors, que mon destin passe à cet instant-là dans la rue, et que la question de ma vie va se décider. Je descends, lair effaré et surpris, les habits en désordre, les cheveux mal peignés; les gens se retournent et rient à ma rencontre, et pensent que cest un jeune débauché qui a passé la nuit à la taverne ou ailleurs. Je suis ivre en effet, quoique je naie pas bu, et jai dun ivrogne jusquà la démarche incertaine, tantôt lente, tantôt rapide. Je vais de rue en rue comme un chien qui a perdu son maître, cherchant à tout hasard, très inquiet, très en éveil, me retournant au moindre bruit, me glissant dans chaque groupe sans prendre souci des rebuffades des gens que je heurte, et regardant partout avec une netteté de vision que je nai pas dans dautres moments. -- Puis il mest démontré tout dun coup que je me trompe, que ce nest pas là assurément, quil faut aller plus loin, à lautre bout de la ville, que sais-je? Et je prends ma course comme si diable memportait. -- Je ne touche le sol que du bout des pieds, et ne pèse pas une once. -- Je dois en vérité avoir lair singulier avec ma mine affairée et furieuse, mes bras gesticulants et les cris inarticulés que je pousse. -- Quand jy songe de sang-froid, je me ris au nez à moi-même de tout mon coeur, ce qui ne mempêche pas, je te prie de le croire, de recommencer à la prochaine occasion. Si lon me demandait pourquoi je cours amas, je serais certainement fort embarrassé de répondre. Je nai pas de hâte darriver, puisque je ne vais nulle part. Je ne crains pas dêtre en retard, puisque je nai pas dheure. -- Personne ne mattend, - - et je nai aucune raison de me presser ici. Est-ce une occasion daimer, une aventure, une femme, une idée ou une fortune, quelque chose qui manque à ma vie et que je cherche sans men rendre compte, et poussé par un instinct confus? est-ce mon existence qui se veut compléter? est-ce lenvie de sortir de chez moi et de moi-même, lennui de ma situation et le désir dune autre? Cest quelque chose de cela, et peut-être tout cela ensemble. -- Toujours est-il que cest un état fort déplaisant, une irritation fébrile à laquelle succède ordinairement la plus plate atonie. Souvent jai cette idée que, si jétais parti une heure plus tôt, ou si javais doublé le pas, je serais arrivé à temps; que, pendant que je passais par cette rue, ce que je cherche passait par lautre, et quil a suffi dun embarras de voitures pour me faire manquer ce que je poursuis à tout hasard depuis si longtemps. -- Tu ne peux timaginer les grandes tristesses et les profonds désespoirs où je tombe quand je vois que tout cela naboutit à rien, et que ma jeunesse se passe et quaucune perspective ne souvre devant moi; alors toutes mes passions inoccupées grondent sourdement dans mon coeur, et se dévorent entre elles faute dautre aliment, comme les bêtes dune ménagerie auxquelles le gardien a oublié de donner leur nourriture. Malgré les désappointements étouffés et souterrains de tous les jours, il y a quelque chose en moi qui résiste et ne veut pas mourir. Je nai pas despérance, car, pour espérer, il faut un désir, une certaine propension à souhaiter que les choses tournent dune manière plutôt que dune autre. Je ne désire rien, car je désire tout. Je nespère pas, ou plutôt je nespère plus; -- cela est trop niais, -- et il mest profondément égal quune chose soit ou ne soit pas. -- Jattends, -- quoi? Je ne sais, mais jattends. Cest une attente frémissante, pleine dimpatience coupée de soubresauts et de mouvements nerveux comme doit lêtre celle dun amant qui attend sa maîtresse. -- Rien ne vient; -- jentre en furie ou me mets à pleurer. -- Jattends que le ciel souvre et quil en descende un ange qui me fasse une révélation quune révolution éclate et quon me donne un trône quune vierge de Raphaël se détache de sa toile, et me vienne embrasser, que des parents que je nai pas meurent et me laissent de quoi faire voguer ma fantaisie sur un fleuve dor, quun hippogriffe me prenne et memporte dans des régions inconnues. -- Mais quoi que jattende, ce nest à coup sûr rien dordinaire et de médiocre. Cela est poussé au point que, lorsque je rentre chez moi, je ne manque jamais à dire: -- Il nest venu personne? Il ny a pas de lettre pour moi? rien de nouveau? -- Je sais parfaitement quil ny a rien quil ne peut rien y avoir. Cest égal; je suis toujours fort surpris et fort désappointé quand on me fait la réponse habituelle: -- Non, monsieur, -- absolument rien. Quelquefois, -- cependant cela est rare, -- lidée se précise davantage. -- Ce sera quelque belle femme que je ne connais pas et qui ne me connaît pas, avec qui je me serai rencontré au théâtre ou à léglise et qui naura pas pris garde à moi le moins du monde. -- Je parcours toute la maison, et jusquà ce que jaie ouvert la porte de la dernière chambre, jose à peine le dire, tant cela est fou, jespère quelle est venue et quelle est là. - - Ce nest pas fatuité de ma part. -- Je suis si peu fat que plusieurs femmes se sont préoccupées fort doucement de moi, à ce que dautres personnes mont dit que je croyais très indifférentes à mon égard, et navoir jamais rien pensé de particulier sur mon propos. -- Cela vient dautre part. Quand je ne suis pas hébété par lennui et le découragement, mon âme se réveille et reprend toute son ancienne vigueur. Jespère, jaime, je désire, et mes désirs sont tellement violents que je mimagine quils feront tout venir à eux comme un aimant doué dune grande puissance attire à lui les parcelles de fer, encore quelles en soient fort éloignées. -- Cest pourquoi jattends les choses que je souhaite, au lieu daller à elles, et je néglige assez souvent les facilités qui souvrent le plus favorablement devant mes espérances. -- Un autre écrirait un billet le plus amoureux du monde à la divinité de son coeur, ou chercherait loccasion de sen rapprocher. -- Moi, je demande au messager la réponse à une lettre que je nai pas écrite, et passe mon temps à bâtir dans ma tête les situations les plus merveilleuses pour me faire voir à celle que jaime sous le jour le plus inattendu et le plus favorable. -- On ferait un livre plus gros et plus ingénieux que les Stratagèmes de Polybe de tous les stratagèmes que jimagine pour mintroduire auprès delle et lui découvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un de mes amis: -- Présentez-moi chez madame une telle, -- et dun compliment mythologique convenablement ponctué de soupirs. À entendre tout cela, on me croirait propre à mettre aux Petites- Maisons; je suis cependant assez raisonnable garçon, et je nai pas mis beaucoup de folles en action. Tout cela se passe dans les caves de mon âme, et toutes ces idées saugrenues sont ensevelies très soigneusement au fond de moi; du dehors on ne voit rien, et jai la réputation dun jeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes et indifférent aux choses de son âge; ce qui est aussi loin de la vérité que le sont habituellement les jugements du monde. Cependant, malgré toutes les choses qui mont rebuté, quelques-uns de mes désirs se sont réalisés et, par le peu de joie que leur accomplissement ma causé, jen suis venu à craindre laccomplissement des autres. Tu te souviens de lardeur enfantine avec laquelle je désirais avoir un cheval à moi; ma mère men a donné un tout dernièrement; il est noir débène, une petite étoile blanche au front, à tous crins, le poil luisant, la jambe fine, précisément comme je le voulais. Quand on me la amené, cela ma fait un tel saisissement que je suis resté un grand quart dheure tout pâle, sans me pouvoir remettre; puis jai monté dessus, et, sans dire un seul mot, je suis parti au grand galop, et jai couru plus dune heure devant moi à travers champs dans un ravissement difficile à concevoir: jen ai fait tous les jours autant pendant plus dune semaine, et je ne sais pas, en vérité, comment je ne lai pas fait crever ou rendu tout au moins poussif. -- Peu à peu toute cette grande ardeur sest apaisée. Jai mis mon cheval au trot, puis au pas, puis jen suis venu à le monter si nonchalamment que souvent il sarrête et que je ne men aperçois pas le plaisir sest tourné en habitude beaucoup plus promptement que je ne laurais cru. -- Quant à Ferragus, cest ainsi que je lai nommé, cest bien la plus charmante bête que lon puisse voir. Il a des barbes aux pieds comme du duvet daigle; il est vif comme une chèvre et doux comme un agneau. Tu auras le plus grand plaisir à galoper dessus quand tu viendras ici; et quoique ma fureur déquitation soit bien tombée, je laime toujours beaucoup, car il a un très estimable caractère de cheval, et je le préfère sincèrement à beaucoup de personnes. Si tu entendais comme il hennit joyeusement quand je vais le voir à son écurie, et avec quels yeux intelligents il me regarde! Javoue que je suis touché de ces témoignages daffection, que je lui prends le cou et que je lembrasse aussi tendrement, ma foi, que si cétait une belle fille. Javais aussi un autre désir, plus vif, plus ardent, plus perpétuellement éveillé, plus chèrement caressé, et auquel javais bâti dans mon âme un ravissant château de cartes, un palais de chimères, détruit bien souvent et relevé avec une constance désespérée -- cétait davoir une maîtresse, -- une maîtresse tout à fait à moi, -- comme le cheval. -- Je ne sais pas si la réalisation de ce rêve maurait aussi promptement trouvé froid que la réalisation de lautre; -- jen doute. Mais peut-être ai-je tort, et en serai-je aussi vite lassé. -- Par une disposition spéciale, je désire si frénétiquement ce que je désire, sans toutefois rien faire pour me le procurer, que si par hasard, ou autrement, jarrive à lobjet de mon voeu, jai une courbature morale si forte et suis tellement harassé, quil me prend des défaillances et que je nai plus assez de vigueur pour en jouir: aussi des choses qui me viennent sans que je les aie souhaitées me font-elles ordinairement plus de plaisir que celles que jai le plus ardemment convoitées. Jai vingt-deux ans; je ne suis pas vierge. -- Hélas! on ne lest plus à cet âge-là, maintenant, ni de corps, -- ni de coeur, -- ce qui est bien pis. -- Outre celles qui font plaisir aux gens pour la somme et qui ne doivent pas plus compter quun rêve lascif, jai bien eu par-ci par-là, dans quelque coin obscur, quelques femmes honnêtes ou à peu près, ni belles ni laides, ni jeunes ni vieilles, comme il sen offre aux jeunes gens qui nont point daffaire réglée, et dont le coeur est dans le désoeuvrement. -- Avec un peu de bonne volonté et une assez forte dose dillusions romanesques, on appelle cela une maîtresse, si lon veut. -- Quant à moi, ce mest une chose impossible, et len aurais mille de cette espèce que je nen croirais pas moins mon désir aussi inaccompli que jamais. Je nai donc pas encore eu de maîtresse, et tout mon désir est den avoir une. -- Cest une idée qui me tracasse singulièrement; ce nest pas effervescence de tempérament, bouillon du sang, premier épanouissement de puberté. Ce nest pas la femme que je veux, cest une femme, une maîtresse; je la veux, je laurai, et dici à peu; si je ne réussissais pas, je tavoue que je ne me relèverais pas de là, et que jen garderais devant moi-même une timidité intérieure, un découragement sourd qui influerait gravement sur le reste de ma vie. -- Je me croirais manqué sous de certains rapports, inharmonique ou dépareillé, -- contrefait desprit ou de coeur; car enfin ce que je demande est juste, et la nature le doit à tout homme. Tant que je ne serai pas parvenu à mon but, je ne me regarderai moi-même que comme un enfant, et je naurai pas en moi la confiance que jy dois avoir. -- Une maîtresse pour moi, cest la robe virile pour un jeune Romain. Je vois tant dhommes, ignobles sous tous les rapports, avoir de belles femmes dont ils sont à peine dignes dêtre les laquais que la rougeur men monte au front pour elles -- et pour moi. -- Cela me fait prendre une pitoyable opinion des femmes de les voir senticher de tels goujats qui les méprisent et les trompent, plutôt que de se donner à quelque jeune homme loyal et sincère qui sestimerait fort heureux, et les adorerait à genoux; à moi, par exemple. Il est vrai que ces espèces encombrent les salons, font la roue devant tous les soleils et sont toujours couchées au dos de quelque fauteuil, tandis que moi je reste à la maison, le front appuyé contre la vitre, à regarder fumer la rivière et monter le brouillard, tout en élevant silencieusement dans mon coeur le sanctuaire parfumé, le temple merveilleux où je dois loger lidole future de mon âme. -- Chaste et poétique occupation, dont les femmes vous savent aussi peu gré que possible. Les femmes ont fort peu de goût pour les contemplateurs et prisent singulièrement ceux qui mettent leurs idées en action. Après tout, elles nont pas tort. Obligées par leur éducation et leur position sociale à se taire et à attendre, elles préfèrent naturellement ceux qui viennent à elles et parlent, ils les tirent dune situation fausse et ennuyeuse: je sens tout cela; mais jamais de ma vie je ne pourrai prendre sur moi, comme jen vois beaucoup qui le font, de me lever de ma place, de traverser un salon, et daller dire inopinément à une femme: -- Votre robe vous va comme un ange, ou: -- Vous avez ce soir les yeux dun lumineux particulier. Tout cela nempêche pas quil ne me faille absolument une maîtresse. Je ne sais pas qui ce sera, mais je ne vois personne dans les femmes que je connais qui puisse convenablement remplir cette importante dignité. Je ne leur trouve que très peu des qualités quil me faut. Celles qui auraient assez de jeunesse nont pas assez de beauté ou dagréments dans lesprit; celles qui sont belles et jeunes sont dune vertu ignoble et rebutante, ou manquent de la liberté nécessaire; et puis il y a toujours par là quelque mari, quelque frère, quelque mère ou quelque tante, je ne sais quoi, qui a de gros yeux et de grandes oreilles, et quil faut amadouer ou jeter par la fenêtre. -- Toute rose a son puceron, toute femme a des tas de parents dont il faut lécheniller soigneusement, si lon veut cueillir un jour le fruit de sa beauté. Il ny a pas jusquaux arrières-petits-cousins de la province, et quon na jamais vus, qui ne veuillent maintenir dans toute sa blancheur la pureté immaculée de la chère cousine. Cela est nauséabond, et je naurai jamais la patience quil faut pour arracher toutes les mauvaises herbes et élaguer toutes les ronces qui obstruent fatalement les avenues dune jolie femme. Je naime pas beaucoup les mamans, et jaime encore moins les petites filles. Je dois avouer aussi que les femmes mariées nont quun très médiocre attrait pour moi. -- Il y a là-dedans une confusion et un mélange qui me révoltent; je ne puis souffrir cette idée de partage. La femme qui a un mari et un amant est une prostituée pour lun des deux et souvent pour tous deux, et puis je ne saurais consentir à céder la place à un autre. Ma fierté naturelle ne saurait se plier à un tel abaissement. Jamais je ne men irai parce quun autre homme arrive. Dût la femme être compromise et perdue, dussions-nous nous battre à coups de couteau, chacun un pied sur son corps, -- je resterai. -- Les escaliers dérobés, les armoires, les cabinets et toutes les machines de ladultère seraient de pauvre ressource avec moi. Je suis peu épris de ce quon appelle candeur virginale, innocence du bel âge, pureté de coeur, et autres charmantes choses qui sont du plus bel effet en vers; jappelle tout bonnement cela niaiserie, ignorance, imbécillité ou hypocrisie. -- Cette candeur virginale, qui consiste à sasseoir tout au bord du fauteuil, les bras serrés contre le corps, loeil sur la pointe du corset, et à ne parler que sur un permis des grands-parents, cette innocence qui a le monopole des cheveux sans frisure et des robes blanches, cette pureté de coeur qui porte des corsages colletés, parce quelle na pas encore de gorge ni dépaules, ne me paraissent pas, en vérité, un fort merveilleux ragoût. Je me soucie assez peu de faire épeler lalphabet damour à de petites niaises. -- Je ne suis ni assez vieux ni assez corrompu pour prendre grand plaisir à cela: jy réussirais mal dailleurs, car je nai jamais rien su montrer à personne, même ce que je savais le mieux. Je préfère les femmes qui lisent couramment, on est plus tôt arrivé à la fin du chapitre; et en toutes choses, et surtout en amour, ce quil faut considérer, cest la fin. Je ressemble assez, de ce côté-là, à ces gens qui prennent le roman par la queue, et en lisent tout dabord le dénouement, sauf à rétrograder ensuite jusquà la première page. Cette manière de lire et daimer a son charme. On savoure mieux les détails quand on est tranquille sur la fin, et le renversement amène limprévu. Voilà donc les petites filles et les femmes mariées exclues de la catégorie. -- Ce sera donc parmi les veuves que nous choisirons notre divinité. -- Hélas! jai bien peur, quoiquil ne reste plus que cela, que nous ny trouvions pas encore ce que nous voulons. Si je venais à aimer un de ces pâles narcisses tout baignés dune tiède rosée de pleurs, et se penchant avec une grâce mélancolique sur le tombeau de marbre neuf de quelque mari heureusement et fraîchement décédé, je serais certainement, et au bout de peu de temps, aussi malheureux que lépoux défunt en son vivant. Les veuves, si jeunes et si charmantes quelles soient, ont un terrible inconvénient que nont pas les autres femmes: pour peu que lon ne soit pas au mieux avec elles et quil passe un nuage dans le ciel damour, elles vous disent tout de suite avec un petit air superlatif et méprisant: -- Ah! comme vous êtes aujourdhui! Cest absolument comme monsieur: -- quand nous nous querellions, il navait pas autre chose à me dire; cest singulier, vous avez le même son de voix et le même regard; quand vous prenez de lhumeur, vous ne sauriez vous imaginer combien vous ressemblez à mon mari; -- cest à faire peur. -- Cela est agréable de sentendre dire de ces choses-là en face et à bout portant! Il y en a même qui poussent limpudence jusquà louer le défunt comme une épitaphe et à exalter son coeur et sa jambe aux dépens de votre jambe et de votre coeur. -- Au moins, avec les femmes qui nont quun ou plusieurs amants, on a cet ineffable avantage de ne sentendre jamais parler de son prédécesseur, ce qui nest pas une considération dun médiocre intérêt. Les femmes ont un trop grand amour du convenable et du légitime pour ne pas se taire soigneusement en pareille occurrence, et toutes ces choses sont mises le plus tôt possible au rang des olim. -- Il est bien entendu quon est toujours le premier amant dune femme. Je ne pense pas quil y ait quelque chose de sérieux à répondre à une aversion aussi bien fondée. Ce nest pas que je trouve les veuves tout à fait sans agrément, quand elles sont jeunes et jolies et nont point encore quitté le deuil. Ce sont de petits airs languissants, de petites façons de laisser tomber les bras, de ployer le cou et de se rengorger comme une tourterelle dépareillée; un tas de charmantes minauderies doucement voilées sous la transparence du crêpe, une coquetterie de désespoir si bien entendue, des soupirs si adroitement ménagés, des larmes qui tombent si à propos et donnent aux yeux tant de brillant! -- Certes, après le vin, si ce nest avant, la liqueur que jaime le mieux à boire est une belle larme bien limpide et bien claire qui tremble au bout dun cil brun ou blonde. -- Le moyen quon résiste à cela! -- On ny résiste pas; -- et puis le noir va si bien aux femmes! -- La peau blanche, poésie à part, tourne à livoire, à la neige, au lait, à lalbâtre, à tout ce quil y a de candide au monde à lusage des faiseurs de madrigaux: la peau bise na plus quune pointe de brun pleine de vivacité et de feu. -- Un deuil est une bonne fortune pour une femme, et la raison pourquoi je ne me marierai jamais, cest de peur que ma femme ne se défasse de moi pour porter mon deuil. -- Il y a cependant des femmes qui ne savent point tirer parti de leur douleur et pleurent de façon à se rendre le nez rouge et à se décomposer la figure comme les mascarons quon voit aux fontaines: cest un grand écueil. Il faut beaucoup de charmes et dart pour pleurer agréablement; faute de cela, lon court risque de nêtre pas consolée de longtemps. -- Si grand néanmoins que soit le plaisir de rendre quelque Artémise infidèle à lombre de son Mausole, je ne veux pas décidément choisir, parmi cet essaim gémissant, celle à qui je demanderai son coeur en échange du mien. Je tentends dire dici: -- Qui prendras-tu donc? -- Tu ne veux ni des jeunes personnes, ni des femmes mariées, ni des veuves. -- Tu naimes pas les mamans; je ne présume pas que tu aimes mieux les grand-mères. -- Que diable aimes-tu donc? Cest le mot de la charade, et si je le savais, je ne me tourmenterais pas tant. Jusquici, je nai aimé aucune femme, mais jai aimé et jaime _lamour. _Quoique je naie pas eu de maîtresses et que les femmes que jai eues ne maient inspiré que du désir, jai éprouvé et je connais lamour même: je naimais pas celle-ci ou celle-là, lune plutôt que lautre, mais quelquune que je nai jamais vue et qui doit exister quelque part, et que je trouverai, sil plaît à Dieu. Je sais bien comme elle est, et, quand je la rencontrerai, je la reconnaîtrai. Je me suis figuré bien souvent lendroit quelle habite, le costume quelle porte, les yeux et les cheveux quelle a. -- Jentends sa voix; je reconnaîtrais son pas entre mille autres, et si, par hasard, quelquun prononçait son nom, je me retournerais; il est impossible quelle nait pas un des cinq ou six noms que je lui ai assignés dans ma tête. -- Elle a vingt-six ans, pas plus, ni moins non plus. -- Elle nest plus ignorante, et nest pas encore blasée. Cest un âge charmant pour faire lamour comme il faut, sans puérilité et sans libertinage. -- Elle est dune taille moyenne. Je naime pas une géante ni une naine. Je veux pouvoir porter tout seul ma déité du sofa au lit; mais il me déplairait de ly chercher. Il faut que, se haussant un peu sur la pointe du pied, sa bouche soit à la hauteur de mon baiser. Cest la bonne taille. Quant à son embonpoint, elle est plutôt grasse que maigre. Je suis un peu Turc sur ce point, et il ne me plairait guère de rencontrer une arête où je cherche un contour; il faut que la peau dune femme soit bien remplie, sa chair dure et ferme comme la pulpe dune pêche un peu verte: cest exactement ainsi quest faite la maîtresse que jaurai. Elle est blonde avec des yeux noirs, blanche comme une blonde, colorée comme une brune, quelque chose de rouge et de scintillant dans le sourire. La lèvre inférieure un peu large, la prunelle nageant dans un flot dhumide radical, la gorge ronde et petite, et en arrêt, les poignets minces, les mains longues et potelées, la démarche onduleuse comme une couleuvre debout sur sa queue, les hanches étoffées et mouvantes, lépaule large, le derrière du cou couvert de duvet: -- un caractère de beauté fin et ferme à la fois, élégant et vivace, poétique et réel; un motif de Giorgione exécuté par Rubens. Voici son costume: elle porte une robe de velours écarlate ou noir avec des crevés de satin blanc ou de toile dargent, un corsage ouvert, une grande fraise à la Médicis, un chapeau de feutre capricieusement rompu comme celui dHéléna Systerman, et de longues plumes blanches frisées et crespelées, une chaîne dor ou une rivière de diamants au cou, et quantité de grosses bagues de différents émaux à tous les doigts des mains. Je ne lui ferais pas grâce dun anneau ou dun bracelet. Il faut que la robe soit littéralement en velours ou en brocart; cest tout au plus si je lui permettrais de descendre jusquau satin. Jaime mieux chiffonner une jupe de soie quune jupe de toile, et faire tomber dune tête des perles ou des plumes que des fleurs naturelles ou un simple noeud: je sais que la doublure de la jupe de toile est souvent aussi appétissante au moins que la doublure de la jupe de soie; mais je préfère la jupe de soie. -- Aussi, dans mes rêveries, je me suis donné pour maîtresse bien des reines, bien des impératrices, bien des princesses, bien des sultanes, bien des courtisanes célèbres, mais jamais des bourgeoises ou des bergères; et dans mes désirs les plus vagabonds, je nai abusé de personne sur un tapis de gazon ou dans un lit de serge dAumale. Je trouve que la beauté est un diamant qui doit être monté et enchâssé dans lor. Je ne conçois pas une belle femme qui nait pas voiture, chevaux, laquais et tout ce quon a avec cent mille francs de rente: il y a une harmonie entre la beauté et la richesse. Lune demande lautre: un joli pied appelle un joli soulier? un joli soulier appelle des tapis et une voiture, et ce qui sensuit. Une belle femme avec de pauvres habits dans une vilaine maison est, selon moi, le spectacle le plus pénible quon puisse voir, et je ne saurais avoir damour pour elle. Il ny a que les beaux et les riches qui puissent être amoureux sans être ridicules ou à plaindre. -- À ce compte, peu de gens auraient le droit dêtre amoureux: moi-même, tout le premier, je serais exclu; cependant cest là mon opinion. Ce sera le soir que nous nous rencontrerons pour la première fois, -- par un beau coucher de soleil; -- le ciel aura de ces tons orangés jaune clair et vert pâle que lon voit dans quelques tableaux des grands maîtres dautrefois: il y aura une grande allée de châtaigniers en fleurs et dormes séculaires tout couverts de ramiers, -- de beaux arbres dun vert frais et sombre, des ombrages pleins de mystères et de moiteur; çà et là quelques statues, quelques vases de marbre se détachant sur le fond de verdure avec leur blancheur de neige, une pièce deau où se joue le cygne familier, -- et tout au fond un château de briques et de pierres comme du temps de Henri IV, toit dardoises pointu, hautes cheminées, girouettes à tous les pignons, fenêtres étroites et longues. -- À une de ces fenêtres, mélancoliquement appuyée sur le balcon, la reine de mon âme dans léquipage que je tai décrit tout à lheure; -- derrière elle un petit nègre tenant son éventail et sa perruche. -- Tu vois quil ny manque rien, et que tout cela est parfaitement absurde. -- La belle laisse tomber son gant; -- je le ramasse, le baise et le rapporte. La conversation sengage; je montre tout lesprit que je nai pas; je dis des choses charmantes; on men répond, je réplique, cest un feu dartifice, une pluie lumineuse de mots éblouissants. -- Bref, je suis adorable -- et adoré. -- Vient lheure du souper, on me convie; -- jaccepte. -- Quel souper, mon cher ami, et quelle cuisinière que mon imagination! -- Le vin rit dans le cristal, le faisan doré et blond fume dans un plat armorié: le festin se prolonge bien avant dans la nuit, et tu penses bien que ce nest pas chez moi que je la termine. -- Ne voilà-t-il pas quelque chose de bien imaginé? -- Rien au monde nest plus simple, et, en vérité, il est bien étonnant que cela ne soit pas arrivé plutôt dix fois quune. Quelquefois cest dans une grande forêt. -- Voilà la chasse qui passe; le cor sonne, la meute aboie et traverse le chemin avec la rapidité de léclair; la belle en amazone monte un cheval turc, blanc comme le lait, fringant et vif au possible. Bien quelle soit excellente écuyère, il piaffe, il caracole, il se cabre, et elle a toutes les peines du monde à le contenir; il prend le mors aux dents et la mène droit à un précipice. Je tombe là du ciel tout exprès, je retiens le cheval, je prends dans mes bras la princesse évanouie, je la fais revenir à elle et la reconduis à son château. Quelle est la femme bien née qui refuserait son coeur à un homme qui a exposé sa vie pour elle? -- aucune; -- et la reconnaissance est un chemin de traverse qui mène bien vite à lamour. -- Tu conviendras au moins que, lorsque je donne dans le romanesque, ce nest pas à demi, et que je suis aussi fou quil est possible de lêtre. Cest toujours cela, car rien au monde nest plus maussade quune folie raisonnable. Tu conviendras aussi que, lorsque jécris des lettres, ce sont plutôt des volumes que de simples billets. En tout jaime ce qui dépasse les bornes ordinaires. -- Cest pourquoi je taime. Ne te moque pas trop de toutes les niaiseries que je tai griffonnées: je quitte la plume pour les mettre en action; car jen reviens toujours à mon refrain: -- je veux avoir une maîtresse. Jignore si ce sera la dame du parc, la beauté du balcon, mais je te dis adieu pour me mettre en quête. Ma résolution est prise. Dût celle que je cherche se cacher au fond du royaume de Cathay ou de Samarcande, je la saurai bien dénicher. Je te ferai savoir le succès de mon entreprise ou sa non-réussite. Jespère que ce sera le succès: fais des voeux pour moi, mon cher ami. Quant à moi, je mhabille de mon plus bel habit, et sors de la maison bien décidé à ny rentrer quavec une maîtresse selon mes idées. -- Jai assez rêvé; à laction maintenant. Chapitre 2 Eh bien! mon ami, je suis rentré à la maison, je nai pas été au Cathay, à Cachemire ni à Samarcande; -- mais il est juste de dire que je nai pas plus de maîtresse que jamais. -- Je métais pourtant pris la main à moi-même, et juré mon grand jurement que jirais au bout du monde: je nai pas été seulement au bout de la ville. Je ne sais comment je my prends, je nai jamais pu tenir parole à personne, pas même à moi: il faut que le diable sen mêle. Si je dis: Jirai là demain, il est sûr que je resterai; si je me propose daller au cabaret, je vais à léglise; si je veux aller à léglise, les chemins sembrouillent sous mes pieds comme des écheveaux de fil, et je me trouve dans un endroit tout différent. Je jeûne quand jai décidé de faire une orgie, et ainsi de suite. Aussi je crois que ce qui mempêche davoir une maîtresse, cest que jai résolu den avoir une. Il faut que je te raconte mon expédition de point en point: cela vaut bien les honneurs de la narration. Javais passé ce jour-là deux grandes heures au moins à ma toilette. Javais fait peigner et friser mes cheveux, retrousser et cirer le peu que jai de moustaches, et, lémotion du désir animant un peu la pâleur ordinaire de ma figure, je nétais réellement pas trop mal. Enfin, après mêtre attentivement regardé au miroir sous des jours différents pour voir si jétais assez beau et si javais la mine assez galante, je suis sorti résolument de la maison le front haut, le menton relevé, le regard direct, une main sur la hanche, faisant sonner les talons de mes bottes comme un anspessade, coudoyant les bourgeois et ayant lair parfaitement vainqueur et triomphal. Jétais comme un autre Jason allant à la conquête de la toison dor. -- Mais, hélas! Jason a été plus heureux que moi: outre la conquête de la toison, il a fait en même temps la conquête dune belle princesse, et moi, je nai ni princesse ni toison. Je men allais donc par les rues, avisant toutes les femmes, et courant à elles et les regardant au plus près quand elles me semblaient valoir la peine dêtre examinées. -- Les unes prenaient leur grand air vertueux et passaient sans lever loeil. -- Les autres sétonnaient dabord, et puis souriaient quand elles avaient les dents belles. -- Quelques-unes se retournaient au bout de quelque temps pour me voir lorsquelles croyaient que je ne les regardais plus, et rougissaient comme des cerises en se trouvant nez à nez avec moi. -- Le temps était beau; il y avait foule à la promenade. -- Et cependant, je dois lavouer, malgré tout le respect que je porte à cette intéressante moitié du genre humain, ce quon est convenu dappeler le beau sexe est diablement laid: sur cent femmes il y en avait à peine une de passable. Celle-ci avait de la moustache; celle-là avait le nez bleu; dautres avaient des taches rouges en place de sourcils; une nétait pas mal faite, mais elle avait le visage couperosé. La tête dune seconde était charmante, mais elle pouvait se gratter loreille avec lépaule; la troisième eût fait honte à Praxitèle pour la rondeur et le moelleux de certains contours, mais elle patinait sur des pieds pareils à des étriers turcs. Une autre faisait montre des plus magnifiques épaules quon pût voir; en revanche, ses mains ressemblaient, pour la forme et la dimension, à ces énormes gants écarlates qui servent denseigne aux mercières. -- En général, que de fatigue sur ces figures! comme elles sont flétries, étiolées, usées ignoblement par de petites passions et de petits vices! Quelle expression denvie, de curiosité méchante, davidité, de coquetterie effrontée! et quune femme qui nest pas belle est plus laide quun homme qui nest pas beau! Je nai rien vu de bien, -- excepté quelques grisettes; -- mais il y a là plus de toile à chiffonner que de soie, et ce nest pas mon affaire. -- En vérité, je crois que lhomme, et par lhomme jentends aussi la femme, est le plus vilain animal qui soit sur la terre. Ce quadrupède qui marche sur ses pieds de derrière me paraît singulièrement présomptueux de se donner de son plein droit le premier rang dans la création. Un lion, un tigre sont plus beaux que les hommes, et dans leur espèce beaucoup dindividus atteignent à toute la beauté qui leur est propre. Cela est extrêmement rare chez lhomme. -- Que davortons pour un Antinoüs! que de Gothons pour une Philis. Jai bien peur, mon cher ami, de ne pouvoir jamais embrasser mon idéal, et cependant il na rien dextravagant et de hors nature. - - Ce nest pas lidéal dun écolier de troisième. Je ne demande ni des globes divoire, ni des colonnes dalbâtre, ni des réseaux dazur; je nai employé dans sa composition ni lis, ni neige, ni rose, ni jais, ni ébène, ni corail, ni ambroisie, ni perles, ni diamants; jai laissé les étoiles du ciel en repos, et je nai pas décroché le soleil hors de saison. Cest un idéal presque bourgeois, tant il est simple, et il me semble quavec un sac ou deux de piastres je le trouverais tout fait et tout réalisé dans le premier bazar venu de Constantinople ou de Smyrne; il me coûterait probablement moins quun cheval ou quun chien de race: et dire que je narriverai pas à cela, car je sens que je ny arriverai pas! il y a de quoi en enrager, et jentre contre le sort dans les plus belles colères du monde. Toi, -- tu nes pas aussi fou que moi, tu es heureux, toi; -- tu tes laissé aller tout bonnement à ta vie sans te tourmenter à la faire, et tu as pris les choses comme elles se présentaient. Tu nas pas cherché le bonheur, et il est venu te chercher; tu es aimé, et tu aimes. -- Je ne tenvie pas; -- ne va pas croire cela au moins: mais je me trouve moins joyeux en pensant à ta félicité que je ne devrais lêtre, et je me dis, en soupirant, que je voudrais bien jouir dune félicité pareille. Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté de moi, et je ne laurai pas vu, aveugle que jétais; peut-être la voix a-t-elle parlé, et le bruit de mes tempêtes maura empêché de lentendre. Peut-être ai-je été aimé obscurément par un humble coeur que jaurai méconnu ou brisé; peut-être ai-je été moi-même lidéal dun autre, le pôle dune âme en souffrance, -- le rêve dune nuit et la pensée dun jour. -- Si javais regardé à mes pieds, peut- être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec son urne de parfums et sa chevelure éplorée. Jallais levant les bras au ciel, désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, et dédaignant de ramasser la petite pâquerette qui mouvrait son coeur dor dans la rosée et le gazon. Jai commis une grande faute: jai demandé à lamour autre chose que lamour et ce quil ne pouvait pas donner. Jai oublié que lamour était nu, je nai pas compris le sens de ce magnifique symbole. -- Je lui ai demandé des robes de brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, la science, la poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance suprême, -- tout ce qui nest pas lui; -- lamour ne peut offrir que lui-même, et qui en veut tirer autre chose nest pas digne dêtre aimé. Je me suis sans doute trop hâté: mon heure nest pas venue; Dieu qui ma prêté la vie ne me la reprendra pas sans que jaie vécu. À quoi bon donner au poète une lyre sans cordes, à lhomme une vie sans amour? Dieu ne peut pas commettre une pareille inconséquence; et sans doute, au moment voulu, il mettra sur mon chemin celle que je dois aimer et dont je dois être aimé. -- Mais pourquoi lamour mest-il venu avant la maîtresse! pourquoi ai-je soif sans avoir de fontaine où métancher? ou pourquoi ne sais-je pas voler, comme ces oiseaux du désert, à lendroit où est leau? Le monde est pour moi un Sahara sans puits et sans dattiers. Je nai pas dans ma vie un seul coin dombre où mabriter du soleil: je souffre toutes les ardeurs de la passion sans en avoir les extases et les délices ineffables; jen connais les tourments, et nen ai pas les plaisirs. Je suis jaloux de ce qui nexiste pas; je minquiète pour lombre dune ombre; je pousse des soupirs qui nont point de but; jai des insomnies que ne vient pas embellir un fantôme adoré; je verse des larmes qui coulent jusquà terre sans être essuyées; je donne au vent des baisers qui ne me sont point rendus; juse mes yeux à vouloir saisir dans le lointain une forme incertaine et trompeuse; jattends ce qui ne doit point venir, et je compte les heures avec anxiété, comme si javais un rendez- vous. Qui que tu sois, ange ou démon, vierge ou courtisane, bergère ou princesse, que tu viennes du nord ou du midi, toi que je ne connais pas et que jaime! oh! ne te fais pas attendre plus longtemps, ou la flamme brûlera lautel, et tu ne trouveras plus à la place de mon coeur quun morceau de cendre froide. Descends de la sphère où tu es; quitte le ciel de cristal, esprit consolateur, et viens jeter sur mon âme lombre de tes grandes ailes. Toi, femme que jaimerai, viens, que je ferme sur toi mes bras ouverts depuis si longtemps. Portes dor du palais quelle habite, roulez- vous sur vos gonds; humble loquet de sa cabane, lève-toi; rameaux des bois, ronces des chemins, décroisez-vous; enchantements de la tourelle, charmes des magiciens, soyez rompus; ouvrez-vous, rangs de la foule, et la laissez passer. Si tu viens trop tard, ô mon idéal! je naurai plus la force de taimer: -- mon âme est comme un colombier tout plein de colombes. À toute heure du jour, il sen envole quelque désir. Les colombes reviennent au colombier, mais les désirs ne reviennent point au coeur. -- Lazur du ciel blanchit sous leurs innombrables essaims; ils sen vont, à travers lespace, de monde en monde, de ciel en ciel, chercher quelque amour pour sy poser et y passer la nuit: presse le pas, ô mon rêve! ou tu ne trouveras plus dans le nid vide que les coquilles des oiseaux envolés. Mon ami, mon compagnon denfance, tu es le seul à qui je puisse conter de pareilles choses. Écris-moi que tu me plains, et que tu ne me trouves pas hypocondriaque; console-moi, je nen ai jamais eu plus besoin: que ceux qui ont une passion quils peuvent satisfaire sont dignes denvie! Livrogne ne rencontre de cruauté dans aucune bouteille; il tombe du cabaret au ruisseau, et se trouve plus heureux sur son tas dordures quun roi sur son trône. Le sensuel va chez les courtisanes chercher de faciles amours, ou des raffinements impudiques: une joue fardée, une jupe courte, une gorge débraillée, un propos libertin, il est heureux; son oeil blanchit, sa lèvre se trempe; il atteint au dernier degré de son bonheur, il a lextase de sa grossière volupté. Le joueur na besoin que dun tapis vert et dun jeu de cartes gras et usé pour se procurer les angoisses poignantes, les spasmes nerveux et les diaboliques jouissances de son horrible passion. Ces gens-là peuvent sassouvir ou se distraire; -- moi, cela mest impossible; Cette idée sest tellement emparée de moi que je naime presque plus les arts, et que la poésie na plus pour moi aucun charme; ce qui me ravissait autrefois ne me fait pas la moindre impression. Je commence à le croire, -- je suis dans mon tort, je demande à la nature et à la société plus quelles ne peuvent donner Ce que je cherche nexiste point, et je ne dois pas me plaindre de ne pas le trouver. Cependant, si la femme que nous rêvons nest pas dans les conditions de la nature humaine, qui fait donc que nous naimons que celle-là et point les autres, puisque nous sommes des hommes, et que notre instinct devrait nous y porter dune invincible manière? Qui nous a donné lidée de cette femme imaginaire? de quelle argile avons-nous pétri cette statue invisible? où avons- nous pris les plumes que nous avons attachées au dos de cette chimère? quel oiseau mystique a déposé dans un coin obscur de notre âme loeuf inaperçu dont notre rêve est éclos? quelle est donc cette beauté abstraite que nous sentons, et que nous ne pouvons définir? pourquoi, devant une femme souvent charmante, disons-nous quelquefois quelle est belle, -- tandis que nous la trouvons fort laide? Où est donc le modèle, le type, le patron intérieur qui nous sert de point de comparaison? car la beauté nest pas une idée absolue, et ne peut sapprécier que par le contraste. -- Est-ce au ciel que nous lavons vue, -- dans une étoile, -- au bal, à lombre dune mère, frais bouton dune rose effeuillée? -- est-ce en Italie ou en Espagne? est-ce ici ou là- bas, hier ou il y a longtemps? était-ce la courtisane adorée, la cantatrice en vogue, la fille du prince? une tête fière et noble ployant sous un lourd diadème de perles et de rubis? un visage jeune et enfantin se penchant entre les capucines et les volubilis de la fenêtre? -- À quelle école appartenait le tableau où cette beauté ressortait blanche et rayonnante au milieu des noires ombres? Est-ce Raphaël qui a caressé le contour qui vous plaît? est-ce Cléomène qui a poli le marbre que vous adorez? -- êtes-vous amoureux dune madone ou dune Diane? -- votre idéal est-il un ange, une sylphide ou une femme? Hélas! cest un peu de tout cela, et ce nest pas cela. Cette transparence de ton, cette fraîcheur charmante et pleine déclat, ces chairs où courent tant de sang et tant de vie, ces belles chevelures blondes se déroulant comme des manteaux dor, ces rires étincelants, ces fossettes amoureuses, ces formes ondoyantes comme des flammes, cette force, cette souplesse, ces luisants de satin, ces lignes si bien nourries, ces bras potelés, ces dos charnus et polis, toute cette belle santé appartient à Rubens. -- Raphaël lui seul a pu remplir de cette couleur dambre pâle un aussi chaste linéament. Quel autre que lui a courbé ces longs sourcils si fins et si noirs, et effilé les franges de ces paupières si modestement baissées? -- Croyez-vous quAllegri ne soit pour rien dans votre idéal? Cest à lui que la dame de vos pensées a volé cette blancheur mate et chaude qui vous ravit. Elle sest arrêtée bien longtemps devant ses toiles pour surprendre le secret de cet angélique sourire toujours épanoui; elle a modelé lovale de son visage sur lovale dune nymphe ou dune sainte. Cette ligne de la hanche qui serpente si voluptueusement est de lAntiope endormie. -- Ces mains grasses et fines peuvent être réclamées par Danaé ou Madeleine. La poudreuse antiquité elle-même a fourni bien des matériaux pour la composition de votre jeune chimère; ces reins souples et forts que vous enlacez de vos bras avec tant de passion ont été sculptés par Praxitèle. Cette divinité a laissé tout exprès passer le petit bout de son pied charmant hors des cendres dHerculanum pour que votre idole ne fût pas boiteuse. La nature a aussi contribué pour sa part. Vous avez vu au prisme du désir, çà et là, un bel oeil sous une jalousie, un front divoire appuyé contre une vitre, une bouche souriant derrière un éventail. -- Vous avez deviné un bras daprès la main, un genou daprès une cheville. Ce que vous voyiez était parfait: - - vous supposiez le reste comme ce que vous voyiez, et vous lacheviez avec les morceaux dautres beautés enlevés ailleurs. -- La beauté idéale, réalisée par les peintres, ne vous a pas même suffi, et vous êtes allé demander aux poètes des contours encore plus arrondis, des formes plus éthérées, des grâces plus divines, des recherches plus exquises; vous les aviez priés de donner le souffle et la parole à votre fantôme, tout leur amour, toute leur rêverie, toute leur joie et leur tristesse, leur mélancolie et leur morbidesse, tous leurs souvenirs et toutes leurs espérances, leur science et leur passion, leur esprit et leur coeur; vous leur avez pris tout cela, et vous avez ajouté, pour mettre le comble à limpossible, votre passion à vous, votre esprit à vous, votre rêve et votre pensée. Létoile a prêté son rayon, la fleur son parfum, la palette sa couleur, le poète son harmonie, le marbre sa forme, vous votre désir. -- Le moyen quune femme réelle, mangeant et buvant, se levant le matin et se couchant le soir, si adorable et si pétrie de grâces quelle soit dailleurs, puisse soutenir la comparaison avec une pareille créature! on ne peut raisonnablement lespérer, et cependant on lespère, on cherche. -- Quel singulier aveuglement! cela est sublime ou absurde. Que je plains et que jadmire ceux qui poursuivent à travers toute la réalité de leur rêve, et qui meurent contents, pourvu quils aient baisé une fois leur chimère à la bouche! Mais quel sort affreux que celui des Colombs qui nont pas trouvé leur monde, et des amants qui nont pas trouvé leur maîtresse! Ah! si jétais poète, cest à ceux dont lexistence est manquée; dont les flèches nont pas été au but, qui sont morts avec le mot quils avaient à dire et sans presser la main qui leur était destinée; cest à tout ce qui a avorté et à tout ce qui a passé sans être aperçu, au feu étouffé, au génie sans issue, à la perle inconnue au fond des mers, à tout ce qui a aimé sans être aimé, à tout ce qui a souffert et que lon na pas plaint que je consacrerais mes chants; -- ce serait une noble tâche. Que Platon avait raison de vouloir vous bannir de sa république, et quel mal vous nous avez fait, ô poètes! Que votre ambroisie nous a rendu notre absinthe encore plus amère; et comme nous avons trouvé notre vie encore plus aride et plus dévastée après avoir plongé nos yeux dans les perspectives que vous nous ouvrez sur linfini! que vos rêves ont amené une lutte terrible contre nos réalités! et comme, durant le combat, notre coeur a été piétiné et foulé par ces rudes athlètes! Nous nous sommes assis comme Adam au pied des murs du paradis terrestre, sur les marches de lescalier qui mène au monde que vous avez créé, voyant étinceler à travers les fentes de la porte une lumière plus vive que le soleil, entendant confusément quelques notes éparses dune harmonie séraphique. Toutes les fois quun élu entre ou sort au milieu dun flot de splendeur, nous tendons le cou pour tâcher de voir quelque chose par le battant ouvert. Cest une architecture féerique qui na son égale que dans les contes arabes. Des entassements de colonnes, des arcades superposées, des piliers tordus en spirale, des feuillages merveilleusement découpés, des trèfles évidés, du porphyre, du jaspe, du lapis-lazuli, que sais-je, moi! des transparences et des reflets éblouissants, des profusions de pierreries étranges, des sardoines, du chrysobéryl, des aigues-marines, des opales irisées, de lazerodrach, des jets de cristal, des flambeaux à faire pâlir les étoiles, une vapeur splendide pleine de bruit et de vertige, - - luxe tout assyrien! Le battant retombe; vous ne voyez plus rien, -- et vos yeux se baissent, pleins de larmes corrosives, sur cette pauvre terre décharnée et pâle, sur ces masures en ruine, sur ce peuple en haillons, sur votre âme, rocher aride où rien ne germe, sur toutes les misères et toutes les infortunes de la réalité Ah! du moins, si nous pouvions voler jusque-là, si les degrés de cet escalier de feu ne nous brûlaient pas les pieds; mais, hélas! léchelle de Jacob ne peut être montée que par les anges! Quel sort que celui du pauvre à la porte du riche! quelle ironie sanglante quun palais en face dune cabane, que lidéal en face du réel, que la poésie en face de la prose! quelle haine enracinée doit tordre les noeuds au fond du coeur des misérables! quels grincements de dents doivent retentir la nuit sur leur grabat, tandis que le vent apporte jusquà leur oreille les soupirs des téorbes et des violes damour! Poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, pourquoi nous avez-vous menti? Poètes, pourquoi nous avez-vous raconté vos rêves? Peintres, pourquoi avez-vous fixé sur la toile ce fantôme insaisissable qui montait et descendait de votre coeur à votre tête avec les bouillons de votre sang, et nous avez-vous dit: Ceci est une femme? Sculpteurs, pourquoi avez-vous tiré le marbre des profondeurs de Carrare pour lui faire exprimer éternellement, et aux yeux de tous, votre plus secret et plus fugitif désir? Musiciens, pourquoi avez-vous écouté, pendant la nuit, le chant des étoiles et des fleurs, et lavez-vous noté? Pourquoi avez-vous fait de si belles chansons que la voix la plus douce qui nous dit: -- Je taime! -- nous parait rauque comme le grincement dune scie ou le croassement dun corbeau? -- Soyez maudits, imposteurs!... et puisse le feu du ciel brûler et détruire tous les tableaux, tous les poèmes, toutes les statues et toutes les partitions... Ouf! voilà une tirade dune longueur interminable, et qui sort un peu du style épistolaire. -- Quelle tartine! Je me suis joliment laissé aller au lyrisme, mon très cher ami, et voilà déjà bien du temps que je pindarise assez ridiculement. Tout ceci est fort loin de notre sujet, qui est, si je men souviens bien, lhistoire glorieuse et triomphante du chevalier dAlbert au pourchas de Daraïde, la plus belle princesse du monde, comme disent les vieux romans. Mais en vérité, lhistoire est si pauvre que je suis forcé davoir recours aux digressions et aux réflexions. Jespère quil nen sera pas toujours ainsi, et quavant peu le roman de ma vie sera plus entortillé et plus compliqué quun imbroglio espagnol. Après avoir erré de rue en rue, je me décidai à aller trouver un de mes amis qui devait me présenter dans une maison, où, à ce quil ma dit, on voyait un monde de jolies femmes, -- une collection didéalités réelles, -- de quoi satisfaire une vingtaine de poètes. -- Il y en a pour tous les goûts: -- des beautés aristocratiques avec des regards daigle, des yeux vert de mer, des nez droits, des mentons orgueilleusement relevés, des mains royales et des démarches de déesse; des lis dargent montés sur des tiges dor; -- de simples violettes aux pâles couleurs, au doux parfum, oeil humide et baissé, cou frêle, chair diaphane; -- des beautés vives et piquantes; des beautés précieuses, des beautés de tous les genres; -- car cest un vrai sérail que cette maison-là, moins les eunuques et le _kislar aga_. -- Mon ami me dit quil y a déjà fait cinq ou six passions, -- tout autant; -- cela me paraît extrêmement prodigieux, et jai bien peur de ne pas avoir un pareil succès; de C*** prétend que si, et que je réussirai bientôt plus que je ne le voudrai. Je nai, suivant lui, quun défaut dont je me corrigerai avec lâge et en prenant du monde, cest de faire trop de cas de la femme, et pas assez des femmes. -- Il pourrait bien y avoir quelque chose de vrai là- dedans. -- Il dit que je serai parfaitement aimable quand je me serai défait de ce petit travers. Dieu le veuille! Il faut que les femmes sentent que je les méprise; car un compliment, quelles trouveraient adorable et du dernier charmant dans la bouche dun autre, les met en colère et leur déplaît dans la mienne, autant que lépigramme la plus sanglante. Cela tient probablement à ce que de C*** me reproche. Le coeur me battait un peu en montant lescalier, et jétais à peine remis de mon émotion que de C***, me poussant par le coude, me mit face à face avec une femme dune trentaine dannées environ, -- assez belle, -- parée avec un luxe sourd et une prétention extrême de simplicité enfantine, -- ce qui ne lempêchait pas dêtre plaquée de rouge comme une roue de carrosse: -- cétait la dame du lieu. De C***, prenant cette voix grêle et moqueuse si différente de sa voix habituelle, et dont il se sert dans le monde quand il veut faire le charmant, lui dit avec force démonstrations de respect ironique, où perçait visiblement le plus profond mépris, moitié bas, moitié haut: -- Cest ce jeune homme dont je vous ai parlé lautre jour, -- un homme dun mérite très distingué; -- il est on ne peut mieux né, et je pense quil ne pourra que vous être agréable de le recevoir; cest pourquoi jai pris la liberté de vous le présenter. -- Assurément, monsieur, vous avez très bien fait, répliqua la dame en minaudant de la manière la plus outrée. Puis elle se retourna vers moi, et, après mavoir détaillé du coin de loeil en connaisseuse habile, et dune façon qui me fit rougir par-dessus les oreilles: -- Vous pouvez vous regarder comme invité une fois pour toutes, et venir aussi souvent que vous aurez une soirée à perdre. Je minclinai assez gauchement et balbutiai quelques mots sans suite qui ne durent pas lui donner une haute idée de mes moyens; dautres personnes entrèrent, ce qui me délivra des ennuis inséparables de la présentation. De C*** me tira dans un coin de fenêtre, et se mit à me sermonner dimportance. -- Que diable! tu vas me compromettre; je tai annoncé comme un phénix desprit, un homme à imagination effrénée, un poète lyrique, tout ce quil y a de plus transcendant et de plus passionné, et tu restes là comme une souche, sans sonner mot! Quelle pauvre imaginative! Je te croyais la veine plus féconde; allons donc, lâche la bride à ta langue, babille à tort et à travers; tu nas pas besoin de dire des choses sensées et judicieuses, au contraire, cela pourrait têtre nuisible; parle, voilà lessentiel; parle beaucoup, parle longtemps; attire lattention sur toi; jette-moi de côté toute crainte et toute modestie; mets-toi bien dans la tête que tous ceux qui sont ici sont des sots, ou à peu près, et noublie pas quun orateur qui veut réussir ne peut mépriser assez son auditoire. -- Que te semble de la maîtresse de la maison? -- Elle me déplaît déjà considérablement; et, quoique je lui aie parlé à peine trois minutes, je mennuyais autant que si jeusse été son mari. -- Ah! voilà ce que tu en penses? -- Mais oui. -- Ta répugnance pour elle est donc tout à fait insurmontable? -- Tant pis; il aurait été décent pour toi de lavoir, ne fût-ce quun mois, cela est du bon air, et un jeune homme un peu bien ne peut être mis dans le monde que par elle. -- Eh bien! je laurai, fis-je dun air assez piteux, puisquil le faut; mais cela est-il aussi nécessaire que tu as lair de le croire? -- Hélas, oui! cela est du dernier indispensable, et je men vais ten expliquer les raisons. Mme de Thémines est à la mode maintenant; elle a tous les ridicules du jour dune manière supérieure, quelquefois ceux de demain, mais jamais ceux dhier: elle est parfaitement au courant. On portera ce quelle porte, et elle ne porte pas ce quon a porté. Elle est riche dailleurs, et ses équipages sont du meilleur goût. -- Elle na pas desprit, mais beaucoup de jargon; elle a des goûts fort vifs et peu de passion. On lui plaît, mais on ne la touche pas; cest un coeur froid et une tête libertine. Quant à son âme, si elle en a une, ce qui est douteux, elle est des plus noires, et il ny a pas de méchancetés et de bassesses dont elle ne soit capable; mais elle est extrêmement adroite et conserve les dehors, juste ce quil est nécessaire pour quon ne puisse rien prouver contre elle. Ainsi, elle couchera très bien avec un homme et ne lui écrira pas le billet le plus simple. Aussi ses ennemis les plus intimes ne trouvent rien à dire sur elle, sinon quelle met son rouge trop haut, et que certaines portions de sa personne nont pas, en vérité, toute la rondeur quelles paraissent avoir, -- ce qui est faux. -- Comment le sais-tu? -- La question est bonne! -- comme on sait ces sortes de choses, en men assurant par moi-même. -- Tu as donc eu aussi Mme de Thémines! -- Certainement! Pourquoi donc ne laurais-je pas eue? Il eût été de la dernière inconvenance que je ne leusse pas. -- Elle ma rendu de grands services, et je lui en suis fort reconnaissant. -- Je ne comprends pas le genre de services quelle peut tavoir rendus... -- Serais-tu réellement un sot? me dit alors de C*** en me regardant avec la mine la plus comique du monde. -- Ma foi, jen ai bien peur; -- et faut-il donc tout te dire? Mme de Thémines passe, et à juste titre, pour avoir des lumières spéciales à de certains endroits, et un jeune homme quelle a pris et gardé pendant quelque temps peut hardiment se présenter partout, et être sûr quil ne restera pas longtemps sans avoir une affaire, et deux plutôt quune. -- Outre cet ineffable avantage, il y en a un autre qui nest pas moindre, cest que, dès que les femmes de cette société te verront lamant en titre de Mme de Thémines, neussent-elles pas le plus léger goût pour toi, elles se feront un plaisir et un devoir de tenlever à une femme à la mode comme est celle-ci; et, au lieu des avances et des démarches que tu aurais à faire, tu nauras que lembarras du choix, et tu deviendras nécessairement le point de mire de toutes les agaceries et de toutes les minauderies possibles. Cependant si elle tinspire une répugnance trop forte, ne la prends pas. Tu ny es pas précisément obligé, quoique cela eût été dans la politesse et les convenances. Mais fais vite un choix et attaque-toi à celle qui te plaira le mieux ou qui semblera offrir le plus de facilités, car tu perdrais, en différant, le bénéfice de la nouveauté et lavantage quelle te donne pendant quelques jours sur tous les cavaliers qui sont ici. Toutes ces dames ne conçoivent rien à ces passions qui naissent dans lintimité et se développent lentement dans le respect et dans le silence: elles sont pour les coups de foudre et les sympathies occultes; -- chose merveilleusement bien imaginée pour épargner les ennuis de la résistance et toutes ces longueurs et ces redites que le sentiment entremêle au roman de lamour, et qui ne font quen différer inutilement la conclusion. -- Ces dames sont très économes de leur temps, et il leur paraît tellement précieux quelles seraient au désespoir den laisser une seule minute inemployée. -- Elles ont une envie dobliger le genre humain quon ne saurait trop louer, et elles aiment leur prochain comme elles-mêmes, -- ce qui est parfaitement évangélique et méritoire; ce sont de très charitables créatures, qui ne voudraient, pour rien au monde, faire mourir un homme de désespoir. Il doit déjà y en avoir trois ou quatre de _frappées _en ta faveur, et je te conseillerais amicalement de pousser ta pointe avec vivacité de ce côté-là, au lieu de tamuser à bavarder avec moi dans lembrasure dune fenêtre, ce qui ne tavancera pas à grand-chose. -- Mais, mon cher C***, je suis tout à fait neuf sur ces matières- là. Je nai point ce quil faut du monde pour distinguer au premier coup doeil une femme frappée davec une qui ne lest point; et je pourrais commettre détranges bévues, si tu ne maidais de ton expérience. -- En vérité, tu es dun primitif qui na pas de nom, et je ne croyais pas quil fût possible dêtre aussi pastoral et aussi bucolique que cela dans le bienheureux siècle où nous sommes! -- Que diable fais-tu donc de cette grande paire dyeux noirs que tu as là, et qui serait de leffet le plus vainqueur, si tu savais ten servir? -- Regarde-moi là-bas un peu, dans ce coin auprès de la cheminée, cette petite femme en rose qui joue avec son éventail: elle te lorgne depuis un quart dheure avec une assiduité et une fixité tout à fait significatives: il ny a quelle au monde pour être indécente dune manière aussi supérieure, et déployer une aussi noble effronterie. Elle déplaît beaucoup aux femmes, qui désespèrent de parvenir jamais à cette hauteur dimpudence, mais, en revanche, elle plaît beaucoup aux hommes, qui lui trouvent tout le piquant dune courtisane. -- Il est vrai quelle est dune dépravation charmante, pleine desprit, de verve et de caprice -- Cest une excellente maîtresse pour un jeune homme qui a des préjugés. -- En huit jours elle vous débarrasse une conscience de tout scrupule, et vous corrompt le coeur de manière à ce que vous ne soyez jamais ridicule ni élégiaque. Elle a sur toutes choses des idées dun positif inexprimable; elle va au fond de tout avec une rapidité et une sûreté qui étonnent. Cest lalgèbre incarnée que cette petite femme-là; cest précisément ce quil faut à un rêveur et à un enthousiaste. Elle taura bientôt corrigé de ton vaporeux idéalisme: cest un grand service quelle te rendra. Elle le fera du reste avec le plus grand plaisir, car son instinct est de désenchanter des poètes. Ma curiosité étant éveillée par la description de C***, je sortis de ma retraite, et, me glissant entre les groupes, je mapprochai de la dame et je la regardai fort attentivement: -- elle pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Sa taille était petite, mais assez bien prise, quoique un peu chargée dembonpoint; elle avait le bras blanc et potelé, la main assez noble, le pied joli et même trop mignon, -- les épaules grasses et lustrées, peu de gorge, mais ce quil y en avait fort satisfaisant et ne donnant pas mauvaise idée du reste; pour les cheveux, ils étaient extrêmement brillants et dun noir bleu comme des ailes de geai; -- le coin de loeil troussé assez haut vers la tempe, le nez mince et les narines fort ouvertes, la bouche humide et sensuelle, une petite raie à la lèvre inférieure, et un duvet presque imperceptible aux commissures. Et dans tout cela une vie, une animation, une santé, une force, et je ne sais quelle expression de luxe adroitement tempérée par la coquetterie et le manège, qui en faisaient en somme une très désirable créature et justifiaient et au-delà les goûts très vifs quelle avait inspirés et quelle inspirait tous les jours. Je la désirai; -- mais je compris néanmoins que ce ne serait pas cette femme, tout agréable quelle fût, qui réaliserait mon voeu et me ferait dire: -- Enfin jai une maîtresse! Je revins à de C***, et je lui dis: -- La dame me plaît assez, et je marrangerai peut-être avec elle. Mais, avant de rien dire de précis et qui mengage, je voudrais bien que tu eusses la bonté de me faire voir celles des indulgentes beautés qui ont eu lobligeance de se frapper pour moi, afin que je puisse choisir. - - Tu me ferais plaisir aussi, puisque tu me sers ici de démonstrateur, dy ajouter une petite notice et la nomenclature de leurs défauts et qualités; la manière dont il faut les attaquer et le ton quon doit employer avec elles pour que je naie pas trop lair dun provincial ou dun littérateur. -- Je veux bien, dit de C***. -- Vois-tu ce beau cygne mélancolique qui déploie son cou si harmonieusement et fait remuer ses manches comme des ailes; cest la modestie même, tout ce quil y a de plus chaste et de plus virginal au monde; cest un front de neige, un coeur de glace, des regards de madone, un sourire dAgnès, elle a une robe blanche et lâme pareille; elle ne met dans ses cheveux que des fleurs doranger ou des feuilles de nénuphar, et ne tient à la terre que par un fil. Elle na jamais eu une mauvaise pensée et ignore profondément en quoi un homme diffère dune femme. La sainte Vierge est une bacchante à côté delle, ce qui dailleurs ne lempêche pas davoir eu plus damants quaucune femme que je connaisse, et assurément ce nest pas peu dire. Examine-moi un peu la gorge de cette discrète personne; -- cest un petit chef-doeuvre, et réellement il est difficile de montrer autant en cachant davantage; dis-moi si, avec toutes ses restrictions et toute sa pruderie, elle nest pas dix fois plus indécente que cette bonne dame qui est à sa gauche et qui étale bravement deux hémisphères qui, sils étaient réunis, formeraient une mappemonde dune grandeur naturelle, ou que cette autre qui est à sa droite, décolletée jusquau ventre et qui fait parade de son néant avec une intrépidité charmante? -- Cette virginale créature, ou je me trompe fort, a déjà supputé dans sa tête ce que les promesses de ta pâleur et de tes yeux noirs pouvaient tenir damour et de passion; et ce qui me fait dire cela, cest quelle na pas regardé une seule fois de ton côté, du moins en apparence; car elle sait faire jouer sa prunelle avec tant dart et la faire couler si adroitement dans le coin de ses yeux que rien ne lui échappe; on croirait quelle y voit par le derrière de la tête, car elle sait parfaitement ce qui se passe derrière elle. -- Cest un Janus féminin. -- Si tu veux réussir auprès delle, il faut laisser là les manières débraillées et victorieuses. Il faut lui parler sans la regarder, sans faire de mouvement, dans une attitude contrite, et dun ton de voix étouffé et respectueux; de cette façon, tu pourras lui dire tout ce que tu voudras, pourvu que cela soit convenablement gazé, et elle te permettra les choses les plus libres en paroles dabord, et ensuite en action. Aie soin seulement de rouler tendrement les yeux quand elle aura les siens baissés, et parle-lui des douceurs de lamour platonique et du commerce des âmes, tout en employant avec elle la pantomime la moins platonique et la moins idéale du monde! Elle est fort sensuelle et très susceptible; embrasse-la tant que tu voudras; mais, dans labandon le plus intime, noublie pas de lappeler _madame _au moins trois fois par phrase: elle sest brouillée avec moi, parce quétant couché dans son lit je lui ai dit je ne sais plus quoi en la tutoyant. Que diable! on nest pas honnête femme pour rien. -- Je nai pas grande envie, daprès ce que tu me dis, de risquer laventure: une Messaline prude! lalliance est monstrueuse et nouvelle. -- Vieille comme le monde, mon cher! cela se voit tous les jours, et rien nest plus commun. -- Tu as tort de ne pas te fixer à celle-là: -- Elle a un grand agrément, cest quavec elle on a toujours lair de commettre un péché mortel, et le moindre baiser paraît tout à fait damnable; tandis quavec les autres on croit à peine faire un péché véniel, et souvent même on ne croit rien faire du tout. -- Cest la raison pourquoi je lai gardée plus longtemps quaucune maîtresse. -- Je laurais encore, si elle ne mavait pas quitté elle-même; cest la seule femme qui mait devancé, et je lui porte un certain respect à cause de cela. -- Elle a de petits raffinements de volupté on ne peut plus délicats, et ce grand art de paraître se faire extorquer ce quelle accorde très librement: ce qui donne à chacune de ses faveurs le charme dun viol. Tu trouveras dans le monde dix de ses amants qui te jureront sur leur honneur que cest la plus vertueuse créature qui soit. -- Elle est précisément le contraire. -- Cest une curieuse étude que danatomiser cette vertu-là sur un oreiller. -- Étant prévenu, tu ne cours aucun risque, et tu nauras pas la maladresse den devenir sincèrement amoureux. -- Quel âge a donc cette adorable personne? demandai-je à de C***, car il métait impossible de le déterminer en lexaminant avec lattention la plus scrupuleuse. -- Ah! voilà, quel âge a-t-elle? cest le mystère, et Dieu seul le sait. Pour moi, qui me pique dassigner leur âge aux femmes à une minute près, je nai jamais pu trouver le sien. Seulement, dune manière approximative, jestime quelle peut avoir de dix-huit à trente-six ans. -- Je lai vue en grande toilette, en déshabillé, sous le linge, et je ne puis rien tapprendre à cet égard: ma science est en défaut; lâge quelle semble le plus avoir, cest dix-huit ans, et cependant ce ne peut être son âge. -- Cest un corps de vierge et une âme de fille de joie, et, pour se corrompre aussi profondément et aussi spacieusement, il faut beaucoup de temps ou de génie; il faut un coeur de bronze dans une poitrine dacier: elle na ni lun ni lautre; alors je pense quelle a trente-six ans, mais au fond je ne sais rien. -- Est-ce quelle na pas damie intime qui te pourrait donner des lumières à ce sujet? -- Non; elle est arrivée dans cette ville il y a deux ans. Elle venait de la province ou de létranger, je ne sais plus lequel -- cest une admirable position pour une femme qui sait en profiter. Avec une figure comme elle en a une, elle peut se donner lâge quelle veut et ne dater que du jour où elle est arrivée ici. -- Voilà qui est on ne peut plus agréable, surtout quand quelque ride impertinente ne vient pas vous démentir, et que le temps, ce grand destructeur, a la bonté de se prêter à cette falsification de lextrait de baptême. Il men fit voir encore quelques-unes qui, selon lui, recevraient favorablement toutes les requêtes quil me plairait de leur adresser et me traiteraient avec une philanthropie toute particulière. Mais la femme en rose du coin de la cheminée et la modeste colombe qui lui servait dantithèse étaient incomparablement mieux que toutes les autres; et, si elles navaient pas toutes les qualités que je demande, elles en avaient quelques-unes, du moins en apparence. Je parlai toute la soirée avec elles, surtout avec la dernière, et jeus soin de jeter mes idées dans le moule le plus respectueux; - - quoiquelle me regardât à peine, je crus voir quelquefois luire ses prunelles sous leur rideau de cils, et à quelques galanteries assez vives, mais habillées de la gaze la plus pudique que je hasardai, passer à deux ou trois lignes sous sa chair une petite rougeur contenue et étouffée, assez pareille à celle que produit une liqueur rose versée dans une tasse à moitié opaque. -- Ses réponses, en général, étaient sobres, mesurées, mais pourtant aiguës et pleines de trait, et donnaient à penser beaucoup plus quelles nexprimaient. Tout cela était entremêlé de réticences, de demi-mots, dallusions détournées, chaque syllabe avait son intention, chaque silence sa portée; rien au monde nétait plus diplomatique et plus charmant. -- Et pourtant, quelque plaisir que jy aie pris momentanément, je ne pourrais supporter longtemps une pareille conversation. Il faut être perpétuellement en éveil et sur ses gardes, et ce que jaime le mieux dans une causerie, cest labandon et la familiarité. -- Nous avons parlé dabord de musique, ce qui nous a conduits tout naturellement à parler de lopéra, et ensuite des femmes, puis de lamour, sujet dans lequel il est plus facile que dans tout autre de trouver des transitions pour passer de la généralité à la spécialité. -- Nous avons fait du _beau coeur_ à qui mieux mieux; -- tu aurais ri de mentendre. -- En vérité, Amadis sur la Roche pauvre nétait quun cuistre sans flamme auprès de moi. Cétaient des générosités, des abnégations, des dévouements à faire rougir de honte feu le Romain Curtius. -- Je ne me croyais sincèrement pas capable dun galimatias et dun pathos aussi transcendants. -- Moi, faisant du platonisme le plus quintessencié, cela ne te parait-il pas une des choses les plus bouffonnes, la meilleure scène de comédie quil se puisse voir? Et puis cet air confit en perfection, ces petites façons papelardes et chattemites que je vous avais! tubleu! -- Je navais pas la mine dy toucher, et toute mère qui maurait entendu raisonner naurait pas hésité à me laisser coucher avec sa fille, tout mari maurait confié sa femme. Cest la soirée de ma vie où jai eu le plus lair vertueux et où je lai été le moins. -- Je pensais quil fût plus difficile que cela dêtre hypocrite et de dire des choses que lon ne croyait point. -- Il faut que ce soit assez aisé ou que jaie de fort belles dispositions pour avoir aussi agréablement réussi du premier coup. -- Jai en vérité de fort beaux moments. Quant à la dame, elle a dit beaucoup de choses très finement détaillées, et qui, malgré lair de candeur quelle y mettait, prouvent une expérience des plus consommées; on ne peut se faire une idée de la subtilité de ses distinctions. Cette femme-là scierait un cheveu en trois dans sa longueur, et elle ferait quinauds tous les docteurs angéliques et séraphiques. Au reste, à la manière dont elle parle, il est impossible de croire quelle ait même lombre dun corps. -- Cest dun immatériel, dun vaporeux, dun idéal à vous casser les bras; et, si de C*** ne mavait prévenu des allures de la bête, jaurais assurément désespéré du succès de mes affaires, et je me serais tenu piteusement à lécart. Comment diable aussi, lorsquune femme vous dit pendant deux heures, de lair le plus détaché du monde, que lamour ne vit que de privations et de sacrifices et autres belles choses de ce genre, peut-on décemment espérer de lui persuader un jour de se mettre entre deux draps avec vous, pour vous fomenter la complexion et voir si vous êtes faits lun comme lautre? Bref, nous nous sommes séparés très amis, et nous félicitant réciproquement de lélévation, de la pureté de nos sentiments. La conversation avec lautre a été, comme tu limagines, dun genre tout à fait opposé. Nous avons ri autant que parlé. Nous nous sommes moqués, et fort spirituellement, de toutes les femmes qui étaient là; -- quand je dis: Nous nous sommes moqués et fort spirituellement, je me trompe; je devrais dire: Elle sest moquée; un homme ne se moque jamais bien dune femme. Moi, jécoutais et japprouvais, car il est impossible de crayonner un trait plus vif et de le colorer plus ardemment; cest la plus curieuse galerie de caricatures que jaie jamais vue. Malgré lexagération, on sentait la vérité là-dessous; de C*** avait bien raison: la mission de cette femme est de désenchanter des poètes. Il y a autour delle une atmosphère de prose dans laquelle une idée poétique ne peut vivre. Elle est charmante et pétillante desprit, et cependant, à côté delle, on ne pense quà des choses ignobles et vulgaires; tout en lui parlant, je me sentais une foule denvies incongrues et impraticables dans le lieu où je me trouvais, comme de me faire apporter du vin et de me soûler, de la camper sur un de mes genoux et de lui baiser la gorge, -- de relever le bord de sa jupe et de voir si sa jarretière était au-dessus ou au-dessous du genou, de chanter à tue-tête un refrain ordurier, de fumer une pipe ou de casser les carreaux: que sais-je? -- Toute la partie animale, toute la brute se soulevait en moi; jaurais très volontiers craché sur _lIliade _dHomère et je me serais mis à genoux devant un jambon. -- Je comprends parfaitement aujourdhui lallégorie des compagnons dUlysse changés en pourceaux par Circé. Circé était probablement quelque égrillarde comme ma petite femme en rose. Chose honteuse à dire, jéprouvais un grand délice à me sentir gagné par labrutissement; je ne my opposais pas, jy aidais de toutes mes forces, tant la corruption est naturelle à lhomme, et tant il y a de boue dans largile dont il est pétri. Cependant jeus une minute peur de cette gangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la corruptrice; mais le parquet semblait avoir monté jusquà mes genoux, et jétais comme enchâssé à ma place. À la fin je pris sur moi de la quitter, et, la soirée étant fort avancée, je men retournai chez moi très perplexe, très troublé et ne sachant trop ce que je devais faire. -- Jhésitais entre la prude et la galante, -- Je trouvais de la volupté dans lune et du piquant dans lautre; et, après un examen de conscience très détaillé et très approfondi, je maperçus non que je les aimais toutes les deux, mais que je les désirais toutes les deux, lune autant que lautre, avec assez de vivacité pour en prendre de la rêverie et de la préoccupation. Selon toute apparence, ô mon ami! jaurai une de ces deux femmes, je les aurai peut-être toutes les deux, et pourtant je tavoue que leur possession ne me satisfait quà moitié: ce nest pas quelles ne soient fort jolies, mais à leur vue rien na crié dans moi, rien na palpité, rien na dit. -- Cest elles; je ne les ai pas reconnues. -- Cependant je ne crois pas que je rencontrerai beaucoup mieux du côté de la naissance et de la beauté, et de C*** me conseille de men tenir là. Assurément je le ferai, et lune ou lautre sera ma maîtresse, ou le diable memportera avant quil soit bien longtemps; mais au fond de mon coeur, une secrète voix me reproche de mentir à mon amour, et de marrêter ainsi au premier sourire dune femme que je naime point, au lieu de chercher infatigablement à travers le monde, dans les cloîtres et dans les mauvais lieux, dans les palais et dans les auberges, celle qui a été faite pour moi et que Dieu me destine, princesse ou servante, religieuse ou femme galante. Puis je me dis que je me fais des chimères, quil est bien égal après tout que je couche avec cette femme ou avec une autre; que la terre nen déviera pas dune ligne dans sa marche, et que les quatre saisons nintervertiront pas leur ordre pour cela; que rien au monde nest plus indifférent, et que je suis bien bon de me tourmenter de pareilles billevesées: voilà ce que je me dis. -- Mais jai beau dire, je nen suis ni plus tranquille ni plus résolu. Cela tient peut-être à ce que je vis beaucoup avec moi-même, et que les plus petits détails dans une vie aussi monotone que la mienne prennent une trop grande importance. Je mécoute trop vivre et penser: jentends le battement de mes artères, les pulsations de mon coeur; je dégage, à force dattention, mes idées les plus insaisissables de la vapeur trouble où elles flottaient et je leur donne un corps. -- Si jagissais davantage, je napercevrais pas toutes ces petites choses, et je naurais pas le temps de regarder mon âme au microscope, comme je le fais toute la journée. Le bruit de laction ferait envoler cet essaim de pensées oisives qui voltigent dans ma tête et métourdissent du bourdonnement de leurs ailes: au lieu de poursuivre des fantômes, je me colletterais avec des réalités; je ne demanderais aux femmes que ce quelles peuvent donner: -- du plaisir, -- et je ne chercherais pas à embrasser je ne sais quelle fantastique idéalité parée de nuageuses perfections. -- Cette tension acharnée de loeil de mon âme vers un objet invisible ma faussé la vue. Je ne sais pas voir ce qui est, à force davoir regardé ce qui nest pas, et mon oeil si subtil pour lidéal est tout à fait myope dans la réalité; -- ainsi, jai connu des femmes que tout le monde assure être ravissantes, et qui ne me paraissent rien moins que cela. -- Jai beaucoup admiré des peintures généralement jugées mauvaises, et des vers bizarres ou inintelligibles mont fait plus de plaisir que les plus galantes productions. -- Je ne serais pas étonné quaprès avoir tant adressé de soupirs à la lune et regardé les étoiles entre les deux yeux, après avoir tant fait délégies et dapostrophes sentimentales, je ne devienne amoureux de quelque fille de joie bien ignoble ou de quelque femme laide et vieille; - - ce serait une belle chute. -- La réalité se vengera peut-être ainsi du peu de soin que jai mis à lui faire la cour: -- cela ne serait-il pas bien fait, si jallais méprendre dune belle passion romanesque pour quelque maritorne ou quelque abominable gaupe? Me vois-tu jouant de la guitare sous la fenêtre dune cuisine et supplanté par un marmiton portant le roquet dune vieille douairière crachant sa dernière dent? -- Peut-être aussi que, ne trouvant rien en ce monde qui soit digne de mon amour, je finirai par my adorer moi-même, comme feu Narcisse dégoïste mémoire. -- Pour me garantir dun aussi grand malheur, je me regarde dans tous les miroirs et dans tous les ruisseaux que je rencontre. Au vrai, à force de rêveries et daberrations, jai une peur énorme de tomber dans le monstrueux et le hors nature. Cela est sérieux, et il y faut prendre garde. -- Adieu, mon ami; -- je vais de ce pas chez la dame rose, de peur de me laisser aller à mes contemplations habituelles. -- Je ne pense pas que nous nous occupions beaucoup de lentéléchie, et je crois que, si nous faisons quelque chose, ce ne sera pas à coup sûr du spiritualisme, bien que la créature soit fort spirituelle: je roule soigneusement et serre dans un tiroir le patron de ma maîtresse idéale pour ne pas lessayer sur celle-ci. Je veux jouir tranquillement des beautés et des mérites quelle a. Je veux la laisser habillée dune robe à sa taille, sans tâcher de lui adapter le vêtement que jai taillé davance et à tout événement pour la dame de mes pensées. -- Ce sont de fort sages résolutions, je ne sais pas si je les tiendrai -- Encore une fois, adieu. Chapitre 3 Je suis lamant en pied de la dame en rose; cest presque un état, une charge, et cela donne de la consistance dans le monde. Je nai plus lair dun écolier qui cherche une bonne fortune parmi les aïeules et qui nose débiter un madrigal à une femme, à moins quelle ne soit centenaire: je maperçois, depuis mon installation, que lon me considère beaucoup plus, que toutes les femmes me parlent avec une coquetterie jalouse et font de grands frais pour moi. -- Les hommes, au contraire, y mettent plus de froideur, et, dans le peu de mots que nous échangeons, il y a quelque chose dhostile et de contraint; ils sentent quils ont en moi un rival déjà redoutable et qui peut le devenir davantage. -- Il mest revenu que beaucoup dentre eux avaient amèrement critiqué ma façon de me mettre, et avaient dit que je mhabillais dune manière trop efféminée: que mes cheveux étaient bouclés et lustrés avec plus de soin quil ne convenait; que cela, joint à ma figure imberbe, me donnait un air damoiseau on ne peut plus ridicule; que jaffectais pour mes vêtements des étoffes riches et brillantes qui sentaient leur théâtre, et que je ressemblais plus à un comédien quà un homme: -- toutes les banalités quon dit pour se donner le droit dêtre sale et de porter des habits pauvres et mal coupés. Mais tout cela ne fait que blanchir, et toutes les dames trouvent que mes cheveux sont les plus beaux du monde, que mes recherches sont du meilleur goût, et semblent fort disposées à me dédommager des frais que je fais pour elles, car elles ne sont point assez sottes pour croire que toute cette élégance nait pour but que mon embellissement particulier. La dame du logis a dabord paru un peu piquée de mon choix, quelle croyait devoir nécessairement tomber sur elle, et pendant quelques jours elle en a gardé une certaine aigreur (envers sa rivale seulement; car, moi, elle ma toujours parlé de même), qui se manifestait par quelques petits: -- Ma chère, -- dits avec cette manière sèche et découpée que les femmes ont seules, et par quelques avis désobligeants sur sa toilette donnés à aussi haute voix que possible, comme: -- Vous êtes coiffée beaucoup trop haut et pas du tout à lair de votre visage; ou: -- Votre corsage poche sous les bras; qui vous a donc fait cette robe? Ou: -- Vous avez les yeux bien battus; je vous trouve toute changée; et mille autres menues observations à quoi lautre ne manquait pas de riposter avec toute la méchanceté désirable quand loccasion sen présentait; et, si loccasion tardait trop, elle sen faisait elle-même une pour son usage, et rendait, et au-delà, ce quon lui avait donné. Mais bientôt, un autre objet ayant détourné lattention de linfante dédaignée, cette petite guerre de mots cessa et tout rentra dans lordre habituel. Je tai dit sommairement que jétais lamant en pied de la dame rose; cela ne suffit pas pour un homme aussi ponctuel que tu les. Tu me demanderas sans doute comment elle sappelle: quant à son nom, je ne te le dirai pas; mais si tu veux, pour la facilité du récit, et en mémoire de la couleur de la robe avec laquelle je lai vue pour la première fois, -- nous lappellerons Rosette; cest un joli nom: ma petite chienne sappelait comme cela. Tu voudras savoir de point en point, car tu aimes la précision dans ces sortes de choses, lhistoire de nos amours avec cette belle Bradamante, et par quelles gradations successives jai passé du général au particulier, et de létat de simple spectateur à celui dacteur; comment, de public que jétais, je suis devenu amant. Je contenterai ton envie avec le plus grand plaisir. Il ny a rien de sinistre dans notre roman; il est couleur de rose, et lon ny verse dautres larmes que celles du plaisir; on ny rencontre ni longueurs ni redites, et tout y marche vers la fin avec cette hâte et cette rapidité si recommandées par Horace; -- cest un véritable roman français. -- Toutefois ne va pas timaginer que jai emporté la place au premier assaut. -- La princesse, quoique fort humaine pour ses sujets, nest pas aussi prodigue de ses faveurs quon pourrait le croire dabord; elle en connaît trop le prix pour ne pas vous les faire acheter; elle sait trop bien aussi ce quun juste retard donne de vivacité au désir, et le ragoût quune demi-résistance ajoute au plaisir, pour se livrer à vous tout dabord, si vif que soit le goût que vous lui ayez inspiré. Pour te conter la chose tout au long, il faut remonter un peu plus haut. Je tai fait un récit assez circonstancié de notre première entrevue. Jen ai eu encore une ou deux autres dans la même maison ou même trois, puis elle ma invité à aller chez elle; je ne me suis pas fait prier, comme tu peux le croire; jy suis allé avec discrétion dabord, puis un peu plus souvent, puis encore plus souvent, puis enfin toutes les fois que lenvie men prenait, et je dois avouer quelle men prenait au moins trois ou quatre fois par jour. -- La dame, après quelques heures dabsence, me recevait toujours comme si je fusse revenu des Indes orientales; ce à quoi jétais on ne peut plus sensible, et ce qui mobligeait à montrer ma reconnaissance dune manière marquée par les choses les plus galantes et les plus tendres du monde, auxquelles elle répondait de son mieux. Rosette, puisque nous sommes convenus de lappeler ainsi, est une femme dun grand esprit et qui comprend lhomme de la manière la plus aimable; quoiquelle ait retardé quelques temps la conclusion du chapitre, je nai pas pris une seule fois de lhumeur contre elle: ce qui est vraiment merveilleux; car tu sais les belles fureurs où jentre lorsque je nai pas sur-le-champ ce que je désire, et quune femme dépasse le temps que je lui ai assigné dans ma tête pour se rendre. -- Je ne sais pas comment elle a fait; dès la première entrevue elle ma fait comprendre que je laurais, et jen étais plus sûr que si jen eusse tenu la promesse écrite et signée de sa main. On dira peut-être que la hardiesse et la facilité de ses manières laissaient le champ libre à la témérité des espérances. Je ne pense pas que ce soit là le véritable motif: jai vu quelques femmes dont la prodigieuse liberté excluait, en quelque sorte, jusquà lombre dun doute, qui ne mont pas produit cet effet, et auprès desquelles javais des timidités et des inquiétudes pour le moins déplacées. Ce qui fait quen général je suis bien moins aimable avec les femmes que je veux avoir quavec celles qui me sont indifférentes, cest lattente passionnée de loccasion et lincertitude où je suis de la réussite de mon projet: cela me donne du sombre et me jette dans une rêverie qui môte beaucoup de mes moyens et de ma présence desprit. Quand je vois séchapper une à une les heures que javais destinées à un autre emploi, la colère me gagne malgré moi, et je ne puis mempêcher de dire des choses fort sèches et fort aigres, qui vont quelquefois jusquà la brutalité et qui reculent mes affaires à cent lieues. Avec Rosette, je nai rien senti de tout cela; jamais, même au moment où elle me résistait le plus, je nai eu cette idée quelle voulût échapper à mon amour. Je lui ai laissé déployer tranquillement toutes ses petites coquetteries, et jai pris en patience les délais assez longs quil lui a plu dapporter à mon ardeur: sa rigueur avait quelque chose de souriant qui vous en consolait autant que possible, et dans ses cruautés les plus hyrcaniennes on entrevoyait un fond dhumanité qui ne vous permettait guère davoir une peur bien sérieuse. -- Les honnêtes femmes, même lorsquelles le sont moins, ont une façon rechignée et dédaigneuse qui mest parfaitement insupportable. Elles vous ont lair toujours prêtes à sonner et à vous faire jeter à la porte par leurs laquais; -- et il me semble, en vérité, quun homme qui prend la peine de faire la cour à une femme (ce qui nest pas déjà aussi agréable quon veut le croire) ne mérite pas dêtre regardé de cette manière-là. La chère Rosette na pas de ces regards-là, elle; -- et je tassure quelle y trouve son profit; -- cest la seule femme avec qui jaie été moi, et jai la fatuité de dire que je nai jamais été aussi bien. -- Mon esprit sest déployé librement; et, par ladresse et le feu de ses répliques, elle men a fait trouver plus que je ne men croyais et plus que je nen ai peut-être réellement. -- Il est vrai que jai été assez peu lyrique, -- cela nest guère possible avec elle; -- ce nest pas cependant quelle nait son côté poétique, malgré ce que de C*** en a dit; mais elle est si pleine de vie et de force et de mouvement, elle a lair dêtre si bien dans le milieu où elle est quon na pas envie den sortir pour monter dans les nuages. Elle remplit la vie réelle si agréablement et en fait une chose si amusante pour elle et pour les autres que la rêverie na rien à vous offrir de mieux. Chose miraculeuse! voilà près de deux mois que je la connais, et depuis ce temps je ne me suis ennuyé que lorsque je nétais pas avec elle. Tu conviendras que cela nest pas dune femme médiocre de produire un pareil effet, car habituellement les femmes produisent sur moi leffet précisément inverse, et me plaisent beaucoup plus de loin que de près. Rosette a le meilleur caractère du monde, avec les hommes sentend, car avec les femmes elle est méchante comme un diable; elle est gaie, vive, alerte, prête à tout, très originale dans sa manière de parler, et a toujours à vous dire quelques charmantes drôleries auxquelles on ne sattend pas: -- cest un délicieux compagnon, un joli camarade avec lequel on couche, plutôt quune maîtresse; et, si javais quelques années de plus et quelques idées romanesques de moins, cela me serait parfaitement égal, et même je mestimerais le plus fortuné mortel qui soit. Mais... mais... -- voilà une particule qui nannonce rien de bon, et ce diable de petit mot restrictif est malheureusement celui de toutes les langues humaines qui est le plus employé; -- mais je suis un imbécile, un idiot, un véritable oison, qui ne sais me contenter de rien et qui vais toujours chercher midi à quatorze heures; et, au lieu dêtre tout à fait heureux, je ne le suis quà moitié; -- à moitié, cest déjà beaucoup pour ce monde-ci, et cependant je trouve que ce nest pas assez. Aux yeux de tout le monde, jai une maîtresse que plusieurs désirent et menvient, et que personne ne dédaignerait. Mon désir est donc rempli en apparence, et je nai plus le droit de chercher des querelles au sort. Cependant il ne me semble pas avoir une maîtresse; je le comprends par raisonnement, mais je ne le sens pas; et, si quelquun me demandait inopinément si jen ai une, je crois que je répondrais que non. -- Pourtant la possession dune femme qui a de la beauté, de la jeunesse et de lesprit constitue ce que, dans tous les temps et dans tous les pays, on a appelé et appelle avoir une maîtresse, et je ne pense pas quil y ait une autre manière. Cela nempêche pas que je naie les plus étranges doutes à cet égard, et cela est poussé au point que, si plusieurs personnes sentendaient pour me soutenir que je ne suis pas lamant favorisé de Rosette, malgré lévidence palpable de la chose, je finirais par les croire. Ne va pas imaginer, daprès ce que je te dis, que je ne laime pas, ou quelle me déplaise en quelque chose: je laime au contraire beaucoup et je la trouve ce que tout le monde la trouvera: une jolie et piquante créature. Simplement je ne me sens pas lavoir, voilà tout. Et pourtant aucune femme ne ma donné autant de plaisir, et si jamais jai compris la volupté, cest dans ses bras. -- Un seul de ses baisers, la plus chaste de ses caresses me fait frissonner jusquà la plante des pieds et fait refluer tout mon sang au coeur. Arrangez tout cela. La chose est pourtant comme je te la conte. Mais le coeur de lhomme est plein de ces absurdités-là; et, sil fallait concilier toutes les contradictions quil renferme, on aurait fort à faire. Doù cela peut-il venir? En vérité, je ne sais. Je la vois toute la journée, et même toute la nuit, si je veux. Je lui fais toutes les caresses quil me plaît de lui faire; je lai nue ou habillée, à la ville ou à la campagne. Elle est dune complaisance inépuisable, et entre parfaitement dans tous mes caprices, si bizarres quils soient: un soir, il ma pris cette fantaisie de la posséder au milieu du salon, le lustre et les bougies allumées, le feu dans la cheminée, les fauteuils rangés en cercle comme pour une grande soirée de réception, elle en toilette de bal avec son bouquet et son éventail, tous ses diamants aux doigts et au cou, des plumes sur la tête, le costume le plus splendide possible, et moi habillé en ours; elle y a consenti. -- Quand tout fut prêt, les domestiques furent très surpris de recevoir lordre de fermer les portes et de ne laisser monter personne; ils navaient pas lair de comprendre le moins du monde, et sen allèrent avec une mine hébétée qui nous fit bien rire. À coup sûr, ils pensèrent que leur maîtresse était décidément folle; mais ce quils pensaient ou ne pensaient pas ne nous importait guère. Cette soirée est la plus bouffonne de ma vie. Te figures-tu lair que je devais avoir avec mon chapeau à plumes sous la patte, des bagues à toutes les griffes, une petite épée à garde dargent et un ruban bleu de ciel à la poignée? Je me suis approché de la belle; et, après lui avoir fait la plus gracieuse révérence, je massis à côté delle et je lassiégeai dans toutes les formes. Les madrigaux musqués, les galanteries exagérées que je lui adressais, tout le jargon de la circonstance prenait un relief singulier en passant par mon mufle dours; car javais une superbe tête en carton peint que je fus bientôt obligé de jeter sous la table tellement ma déité était adorable ce soir-là et tant javais envie de lui baiser la main et mieux que la main. La peau suivit la tête à peu de distance; car, nayant pas lhabitude dêtre ours jy étouffais très bien et plus quil nétait nécessaire. Alors la toilette de bal eut beau jeu, comme tu peux le croire; les plumes tombaient comme une neige autour de ma beauté, les épaules sortirent bientôt des manches, les seins du corset, les pieds des souliers, et les jambes des bas: les colliers défilés roulèrent sur le plancher, et je crois que jamais robe plus fraîche na été plus impitoyablement fripée et chiffonnée; la robe était de gaze dargent, et la doublure de satin blanc. Rosette a déployé dans cette occasion un héroïsme tout à fait au-dessus de son sexe, et qui ma donné delle la plus haute opinion. -- Elle a assisté au sac de sa toilette comme un témoin désintéressé, et na pas montré un seul instant le moindre regret pour sa robe et ses dentelles; elle était au contraire de la gaieté la plus folle, et aidait elle-même à déchirer et à rompre ce qui ne se dénouait pas ou ne se dégrafait pas assez vite à mon gré et au sien. -- Ne trouves-tu pas cela dun beau à consigner dans lhistoire à côté des plus éclatantes actions des héros de lantiquité? Cest la plus grande preuve damour quune femme puisse donner à son amant que de ne pas lui dire: Prenez garde de me chiffonner ou de me faire des taches, surtout si sa robe est neuve. -- Une robe neuve est un plus grand motif de sécurité pour un mari quon ne le croit communément. -- Il faut que Rosette madore, ou quelle ait une philosophie supérieure à celle dÉpictète. Toujours est-il que je crois bien avoir payé à Rosette la valeur de sa robe et au-delà en une monnaie qui, pour navoir pas cours chez les marchands, nen est pas moins estimée et prisée. -- Tant dhéroïsme méritait bien une pareille récompense. Au reste, en femme généreuse, elle ma bien rendu ce que je lui ai donné. -- Jai eu un plaisir fou, presque convulsif et comme je ne me croyais pas capable den éprouver. Ces baisers sonores mêlés de rires éclatants, ces caresses frémissantes et pleines dimpatience, toutes ces voluptés âcres et irritantes, ce plaisir goûté incomplètement à cause du costume et de la situation, mais plus vif cent fois que sil eût été sans entraves, me donnèrent tellement sur les nerfs quil me prit des spasmes dont jeus quelque peine à me remettre. -- Tu ne saurais timaginer lair tendre et fier dont Rosette me regardait tout en cherchant à me faire revenir, et la manière pleine de joie et dinquiétude dont elle sempressait autour de moi: sa figure rayonnait encore du plaisir quelle ressentait de produire sur moi un effet semblable en même temps que ses yeux, tout trempés de douces larmes, témoignaient de la peur quelle avait de me voir malade et de lintérêt quelle prenait à ma santé. -- Jamais elle ne ma paru aussi belle quà ce moment-là. Il y avait quelque chose de si maternel et de si chaste dans son regard que joubliai totalement la scène plus quanacréontique qui venait de se passer, et me mis à genoux devant elle en lui demandant la permission de baiser sa main; ce quelle maccorda avec une gravité et une dignité singulières. Assurément, cette femme-là nest pas aussi dépravée que de C*** le prétend, et quelle me la paru bien souvent à moi-même; sa corruption est dans son esprit et non pas dans son coeur. Je tai cité cette scène entre vingt autres: il me semble quaprès cela on peut, sans fatuité excessive, se croire lamant dune femme. -- Eh bien! cest ce que je ne fais pas. -- Jétais à peine de retour chez moi que cette pensée me reprit et se mit à me travailler comme dhabitude. -- Je me souvenais parfaitement de tout ce que javais fait et vu faire. -- Les moindres gestes, les moindres poses, tous les plus petits détails se dessinaient très nettement dans ma mémoire; je me rappelais tout, jusquaux plus légères inflexions de voix, jusquaux plus insaisissables nuances de la volupté: seulement il ne me paraissait; pas que ce fût à moi plutôt quà un autre que toutes ces choses fussent arrivées. Je nétais pas sûr que ce ne fût une illusion, une fantasmagorie, un rêve, ou que je neusse lu cela quelque part, ou même que ce ne fût une histoire composée par moi, comme je men suis fait bien souvent. Je craignais dêtre la dupe de ma crédulité et le jouet de quelque mystification; et, malgré le témoignage de ma lassitude et les preuves matérielles que javais couché dehors, jaurais cru volontiers que je métais mis dans mes couvertures à mon heure ordinaire, et que javais dormi jusquau matin. Je suis très malheureux de ne pouvoir acquérir la certitude morale dune chose dont jai la certitude physique. -- Cest ordinairement linverse qui a lieu et cest le fait qui prouve lidée. Je voudrais me prouver le fait par lidée; je ne le puis; quoique la chose soit assez singulière, elle est. Il dépend de moi, jusquà un certain point, davoir une maîtresse; mais je ne puis me forcer à croire que jen aie une tout en layant. Si je nai pas en moi la foi nécessaire, même pour une chose aussi évidente, il mest aussi impossible de croire à un fait aussi simple quà un autre de croire à la Trinité. La foi ne sacquiert pas, et cest un pur don, une grâce spéciale du ciel. Jamais personne autant que moi na désiré vivre de la vie des autres, et sassimiler une autre nature; -- jamais personne ny a moins réussi. -- Quoi que je fasse, les autres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je ne sens pas leur existence; ce nest pourtant pas le désir de reconnaître leur vie et dy participer qui me manque. -- Cest la puissance ou le défaut de sympathie réelle pour quoi que ce soit. Lexistence ou la non- existence dune chose ou dune personne ne mintéresse pas assez pour que jen sois affecté dune manière sensible et convaincante. -- La vue dune femme ou dun homme qui mapparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon âme des traces plus fortes que la vision fantastique du rêve: -- il sagite autour de moi un pâle monde dombres et de semblants faux ou vrais qui bourdonnent sourdement, au milieu duquel je me trouve aussi parfaitement seul que possible, car aucun nagit sur moi en bien ou en mal, et ils me paraissent dune nature tout à fait différente. -- Si je leur parle et quils me répondent quelque chose qui ait à peu près le sens commun, je suis aussi surpris que si mon chien ou mon chat prenait tout à coup la parole et se mêlait à la conversation: -- le son de leur voix métonne toujours, et je croirais très volontiers quils ne sont que de fugitives apparences dont je suis le miroir objectif. Inférieur ou supérieur, à coup sûr je ne suis pas de leur espèce. Il y a des moments où je ne reconnais que Dieu au-dessus de moi, et dautres où je me juge à peine légal du cloporte sous sa pierre ou du mollusque sur son banc de sable; mais dans quelque situation desprit que je me trouve, haut ou bas, je nai jamais pu me persuader que les hommes étaient vraiment mes semblables. Quand on mappelle monsieur, ou quen parlant de moi on dit: -- Cet homme, -- cela me paraît fort singulier. Mon nom même me semble un nom en lair et qui nest pas mon véritable nom; cependant, si bas quil soit prononcé au milieu du bruit le plus fort, je me retourne subitement avec une vivacité convulsive et fébrile dont je nai jamais bien pu me rendre compte. -- Est-ce la crainte de trouver dans cet homme qui sait mon nom et pour qui le ne suis plus la foule un antagoniste ou un ennemi? Cest surtout lorsque jai vécu avec une femme que jai le mieux senti combien ma nature repoussait invinciblement toute alliance et toute miction. Je suis comme une goutte dhuile dans un verre deau. Vous aurez beau tourner et remuer, jamais lhuile ne se pourra lier avec elle; elle se divisera en cent mille petits globules qui se réuniront et remonteront à la surface, au premier moment de calme: la goutte dhuile et le verre deau, voilà mon histoire. La volupté même, cette chaîne de diamant qui lie tous les êtres, ce feu dévorant qui fond les rochers et les métaux de lâme et les fait retomber en pleurs, comme le feu matériel fait fondre le fer et le granit, toute puissante quelle est, na jamais pu me dompter ou mattendrir. Cependant jai les sens très vifs; mais mon âme est pour mon corps une soeur ennemie, et le malheureux couple, comme tout couple possible, légal ou illégal, vit dans un état de guerre perpétuel. -- Les bras dune femme, ce qui lie le mieux sur la terre, à ce quon dit, sont pour moi de bien faibles attaches, et je nai jamais été plus loin de ma maîtresse que lorsquelle me serrait sur son coeur. -- Jétouffais, voilà tout. Que de fois je me suis coloré contre moi-même! que defforts jai faits pour ne pas être ainsi! Comme je me suis exhorté à être tendre, amoureux, passionné! que souvent jai pris mon âme par les cheveux et lai traînée sur mes lèvres au beau milieu dun baiser! Quoi que jaie fait, elle sest toujours reculée en sessuyant, aussitôt que je lai lâchée. Quel supplice pour cette pauvre âme dassister aux débauches de mon corps et de sasseoir perpétuellement à des festins où elle na rien à manger! Cest avec Rosette que jai résolu, une fois pour toutes, déprouver si je ne suis pas décidément insociable, et si je puis prendre assez dintérêt dans lexistence dune autre pour y croire. Jai poussé les expériences jusquà lépuisement, et je ne me suis pas beaucoup éclairci dans mes doutes. Avec elle, le plaisir est si vif que lâme se trouve assez souvent, sinon touchée, au moins distraite, ce qui nuit un peu à lexactitude des observations. Après tout, jai reconnu que cela ne passait pas la peau, et que je navais quune jouissance dépiderme à laquelle lâme ne participait que par curiosité. Jai du plaisir, parce que je suis jeune et ardent; mais ce plaisir me vient de moi et non dun autre. La cause est dans moi-même plutôt que dans Rosette. Jai beau faire, je nai pu sortir de moi une minute. -- Je suis toujours ce que jétais, cest-à-dire quelque chose de très ennuyé et de très ennuyeux, qui me déplaît fort. Je nai pu venir à bout de faire entrer dans ma cervelle lidée dun autre, dans mon âme le sentiment dun autre, dans mon corps la douleur ou la jouissance dun autre. -- Je suis prisonnier dans moi-même, et toute évasion est impossible: le prisonnier veut séchapper, les murs ne demandent pas mieux que de crouler, les portes que de souvrir pour lui livrer passage; je ne sais quelle fatalité retient invinciblement chaque pierre à sa place, et chaque verrou dans ses ferrures; il mest aussi impossible dadmettre quelquun chez moi que daller moi-même chez les autres; je ne saurais ni faire ni recevoir de visites et je vis dans le plus triste isolement au milieu de la foule: mon lit peut nêtre pas veuf, mais mon coeur lest toujours. Ah! ne pouvoir saugmenter dune seule parcelle, dun seul atome; ne pouvoir faire couler le sang des autres dans ses veines; voir toujours de ses yeux, ni plus clair, ni plus loin, ni autrement; entendre les sons avec les mêmes oreilles et la même émotion; toucher avec les mêmes doigts; percevoir des choses variées avec un organe invariable; être condamné au même timbre de voix, au retour des mêmes tons, des mêmes phrases et des mêmes paroles, et ne pouvoir sen aller, se dérober à soi-même, se réfugier dans quelque coin où lon ne se suive pas; être forcé de se garder toujours, de dîner et de coucher avec soi, -- dêtre le même homme pour vingt femmes nouvelles; traîner, au milieu des situations les plus étranges du drame de notre vie, un personnage obligé et dont vous savez le rôle par coeur; penser les mêmes choses, avoir les mêmes rêves: -- quel supplice, quel ennui! Jai désiré le cor des frères Tangut, le chapeau de Fortunatus, le bâton dAbaris, lanneau de Gygès; jaurais vendu mon âme pour arracher la baguette magique de la main dune fée, mais je nai jamais rien tant souhaité que de rencontrer sur la montagne, comme Tirésias le devin, ces serpents qui font changer de sexe; et ce que jenvie le plus aux dieux monstrueux et bizarres de lInde, ce sont leurs perpétuels _avatars _et leurs transformations innombrables. Jai commencé par avoir envie dêtre un autre homme; -- puis, faisant réflexion que je pouvais par lanalogie prévoir à peu près ce que je sentirais, et alors ne pas éprouver la surprise et le changement attendus, jaurais préféré dêtre femme; cette idée mest toujours venue, lorsque javais une maîtresse qui nétait pas laide; car une femme laide est un homme pour moi, et aux instants de plaisirs jaurais volontiers changé de rôle, car il est bien impatientant de ne pas avoir la conscience de leffet quon produit et de ne juger de la jouissance des autres que par la sienne. Ces pensées et beaucoup dautres mont souvent donné, dans les moments où il était le plus déplacé, un air méditatif et rêveur qui ma fait accuser bien à tort vraiment de froideur et dinfidélité. Rosette, qui ne sait pas tout cela, fort heureusement, me croit lhomme le plus amoureux de la terre; elle prend cette impuissante _fureur _pour une fureur de passion, et elle se prête de son mieux à tous les caprices expérimentaux qui me passent par la tête. Jai fait tout ce que jai pu pour me convaincre de sa possession: jai tâché de descendre dans son coeur, mais je me suis toujours arrêté à la première marche de lescalier, à sa peau ou sur sa bouche. Malgré lintimité de nos relations corporelles, je sens bien quil ny a rien de commun entre nous. Jamais une idée pareille aux miennes na ouvert ses ailes dans cette tête jeune et souriante; jamais ce coeur de vie et de feu, qui soulève palpitant une gorge si ferme et si pure, na battu à lunisson de mon coeur. Mon âme ne sest jamais unie avec cette âme. Cupidon, le dieu aux ailes dépervier, na pas embrassé Psyché sur son beau front divoire. Non! -- cette femme nest pas ma maîtresse. Si tu savais tout ce que jai fait pour forcer mon âme à partager lamour de mon corps! avec quelle furie jai plongé ma bouche dans sa bouche, trempé mes bras dans ses cheveux, et comme jai serré étroitement sa taille ronde et souple. Comme lantique Salmacis, lamoureuse du jeune Hermaphrodite, je tâchais de fondre son corps avec le mien; je buvais son haleine et les tièdes larmes que la volupté faisait déborder du calice trop plein de ses yeux. Plus nos corps senlaçaient et plus nos étreintes étaient intimes, moins je laimais. Mon âme, assise tristement, regardait dun air de pitié ce déplorable hymen où elle nétait pas invitée, ou se voilait le front de dégoût et pleurait silencieusement sous le pan de son manteau. -- Tout cela tient peut-être à ce que réellement je naime pas Rosette, toute digne dêtre aimée quelle soit, et quelque envie que jen aie. Pour me débarrasser de lidée que jétais moi, je me suis composé des milieux très étranges, où il était tout à fait improbable que je me rencontrasse, et jai tâché, ne pouvant jeter mon individualité aux orties, de la dépayser de façon quelle ne se reconnût plus. Jy ai assez médiocrement réussi, et ce diable de moi me suit obstinément; il ny a pas moyen de sen défaire; -- je nai pas la ressource de lui faire dire, comme aux autres importuns, que je suis sorti ou que je suis allé à la campagne. Jai eu ma maîtresse au bain, et jai fait le Triton de mon mieux. -- La mer était une fort grande cuve de marbre. -- Quant à la Néréide, ce quelle faisait voir accusait leau, toute transparente quelle fût, de ne pas lêtre encore assez pour lexquise beauté des choses quelle cachait. -- Je laie eue la nuit, au clair de lune, dans une gondole avec de la musique. Cela serait fort commun à Venise, mais ici cela lest fort peu. -- Dans sa voiture lancée au grand galop, au milieu du bruit des roues, des sauts et des cahots, tantôt illuminés par les lanternes, tantôt plongés dans la plus profonde obscurité... -- Cest une manière qui ne manque pas dun certain piquant, et je te conseille den user: mais joubliais que tu es un vénérable patriarche, et que tu ne donnes point dans de pareils raffinements. -- Je suis entré chez elle par la fenêtre, ayant la clef de la porte dans ma poche. -- Je lai fait venir chez moi en plein jour, et enfin je lai compromise de telle façon que personne maintenant (excepté moi, bien entendu) ne doute quelle ne soit ma maîtresse. À cause de toutes ces inventions qui, si je nétais aussi jeune, auraient lair des ressources dun libertin blasé, Rosette madore principalement et par-dessus tous autres. Elle y voit lardeur dun amour pétulant que rien ne peut contenir, et qui est le même malgré la diversité des temps et des lieux. Elle y voit leffet sans cesse renaissant de ses charmes et le triomphe de sa beauté, et, en vérité, je voudrais quelle eût raison, et ce nest point ma faute ni la sienne non plus, il faut être juste, si elle ne la pas. Le seul tort que jaie envers elle, cest dêtre moi. Si je lui disais cela, lenfant répondrait bien vite que cest précisément mon plus grand mérite à ses yeux; ce qui serait plus obligeant que sensé. Une fois, -- cétait dans les commencements de notre liaison, -- jai cru être arrivé à mon but, une minute jai cru avoir aimé; -- jai aimé. -- Ô mon ami! je nai vécu que cette minute-là, et, si cette minute eût été une heure, je fusse devenu un dieu -- Nous étions sortis tous les deux à cheval, moi sur mon cher Ferragus, elle sur une jument couleur de neige qui a lair dune licorne, tant elle a les pieds déliés et lencolure svelte. Nous suivions une grande allée dormes dune hauteur prodigieuse; le soleil descendait sur nous, tiède et blond, tamisé par les déchiquetures du feuillage, -- des losanges doutremer scintillaient par places dans des nuages pommelés, de grandes lignes dun bleu pâle jonchaient les bords de lhorizon et se changeaient en un vert pomme extrêmement tendre, lorsquelles se rencontraient avec les tons orangés du couchant. -- Laspect du ciel était charmant et singulier; la brise nous apportait je ne sais quelle odeur de fleurs sauvages on ne peut plus ravissante. -- De temps en temps un oiseau partait devant nous et traversait lallée en chantant. - - La cloche dun village que lon ne voyait pas sonnait doucement lAngélus, et les sons argentins, qui ne nous arrivaient quatténués par léloignement, avaient une douceur infinie. Nos bêtes allaient le pas et marchaient côte à côte dune manière si égale que lune ne dépassait pas lautre. -- Mon coeur se dilatait, et mon âme débordait sur mon corps. -- Je navais jamais été si heureux. Je ne disais rien, ni Rosette non plus, et pourtant nous ne nous étions jamais aussi bien entendus. -- Nous étions si près lun de lautre que ma jambe touchait le ventre du cheval de Rosette. Je me penchai vers elle et passai mon bras autour de sa taille; elle fit le même mouvement de son côté, et renversa sa tête sur mon épaule. Nos bouches se prirent; ô quel chaste et délicieux baiser! -- Nos chevaux marchaient toujours avec leur bride flottante sur le cou. -- Je sentais le bras de Rosette se relâcher et ses reins ployer de plus en plus. -- Moi- même je faiblissais et jétais près de mévanouir. -- Ah! je tassure que dans ce moment-là je ne songeais guère si jétais moi ou un autre. Nous allâmes ainsi jusquau bout de lallée, où un bruit de pas nous fit reprendre brusquement notre position; cétaient des gens de connaissance aussi à cheval qui vinrent à nous et nous parlèrent. Si javais eu des pistolets, je crois que jaurais tiré sur eux. Je les regardais dun air sombre et furieux, qui aura dû leur paraître bien singulier. -- Après tout, javais tort de me mettre si fort en colère contre eux, car ils mavaient rendu, sans le vouloir, le service de couper mon plaisir à point, au moment où, par son intensité même, il allait devenir une douleur ou saffaisser sous sa violence. -- Cest une science que lon ne regarde pas avec tout le respect quon lui doit que celle de sarrêter à temps. -- Quelquefois, en étant couché avec une femme, on lui passe le bras sous la taille: cest dabord une grande volupté de sentir la tiède chaleur de son corps, la chair douce et veloutée de ses reins, livoire poli de ses flancs et de refermer sa main sur sa gorge qui se dresse et frissonne. -- La belle sendort dans cette position amoureuse et charmante; la cambrure de ses reins devient moins prononcée; sa gorge sapaise; son flanc est soulevé par la respiration plus large et plus régulière du sommeil; ses muscles se dénouent, sa tête roule dans ses cheveux. -- Cependant votre bras est plus pressé, vous commencez à vous apercevoir que cest une femme et non pas une sylphide: -- mais vous nôteriez votre bras pour rien au monde, il y a beaucoup de raisons pour cela: la première, cest quil est assez dangereux de réveiller une femme avec qui lon est couché; il faut être en état de substituer au rêve délicieux quelle fait sans doute une réalité encore plus délicieuse; la seconde, cest quen la priant de se soulever pour retirer votre bras vous lui dites dune manière indirecte quelle est lourde et quelle vous gêne, ce qui nest pas honnête, ou bien vous lui faites entendre que vous êtes faible ou fatigué, chose extrêmement humiliante pour vous et qui vous nuira infiniment dans son esprit; -- la troisième est que, comme lon a eu du plaisir dans cette position, lon croit quen la gardant on pourra en éprouver encore, en quoi lon se trompe. - - Le pauvre bras se trouve pris sous la masse qui lopprime, le sang sarrête, les nerfs sont tiraillés, et lengourdissement vous picote avec ses millions daiguilles: vous êtes une manière de petit Milon Crotoniate, et le matelas de votre lit et le dos de votre divinité représentent assez exactement les deux parties de larbre qui se sont rejointes. -- Le jour vient enfin, qui vous délivre de ce martyre, et vous sautez à bas de ce chevalet avec plus dempressement quaucun mari nen met à descendre de léchafaud nuptial. Ceci est lhistoire de bien des passions. -- Cest celle de tous les plaisirs. Quoi quil en soit, -- malgré linterruption ou à cause de linterruption, jamais volupté pareille na passé sur ma tête: je me sentais réellement un autre. Lâme de Rosette était entrée tout entière dans mon corps. -- Mon âme mavait quitté et remplissait son coeur comme son âme à elle remplissait le mien. -- Sans doute, elles sétaient rencontrées au passage dans ce long baiser équestre, comme Rosette la appelé depuis (ce qui ma fâché par parenthèse), et sétaient traversées et confondues aussi intimement que le peuvent faire les âmes de deux créatures mortelles sur un grain de boue périssable. Les anges doivent assurément sembrasser ainsi, et le vrai paradis nest pas au ciel, mais sur la bouche dune personne aimée. Jai attendu vainement une minute pareille, et jen ai sans succès provoqué le retour. Nous avons été bien souvent nous promener à cheval dans lallée du bois, par de beaux couchers de soleil; les arbres avaient la même verdure, les oiseaux chantaient la même chanson, mais nous trouvions le soleil terne, le feuillage jauni: le chant des oiseaux nous paraissait aigre et discordant, lharmonie nétait plus en nous. Nous avons mis nos chevaux au pas, et nous avons essayé le même baiser. -- Hélas! nos lèvres seules se joignaient, et ce nétait que le spectre de lancien baiser. -- Le beau, le sublime, le divin, le seul vrai baiser que jaie donné et reçu en ma vie était envolé à tout jamais. -- Depuis ce jour-là je suis toujours revenu du bois avec un fond de tristesse inexprimable. -- Rosette, toute gaie et folâtre quelle soit habituellement, ne peut échapper à cette impression, et sa rêverie se trahit par une petite moue délicatement plissée qui vaut au moins son sourire. Il ny a guère que la fumée du vin et le grand éclat des bougies qui me puissent faire revenir de ces mélancolies-là. Nous buvons tous les deux comme des condamnés à mort, silencieusement et coup sur coup, jusquà ce que nous ayons atteint la dose quil nous faut; alors nous commençons à rire et à nous moquer du meilleur coeur de ce que nous appelons notre sentimentalité. Nous rions, -- parce que nous ne pouvons pleurer. -- Ah! qui pourra faire germer une larme au fond de mon oeil tari? Pourquoi ai-je eu tant de plaisir ce soir-là? Il me serait bien difficile de le dire. Jétais pourtant le même homme, Rosette la même femme. Ce nétait pas la première fois que je me promenais à cheval, ni elle non plus. Nous avions déjà vu se coucher le soleil, et ce spectacle ne nous a pas autrement touchés que la vue dun tableau que lon admire, selon que les couleurs en sont plus ou moins brillantes. Il y a plus dune allée dormes et de marronniers dans le monde, et celle-là nétait pas la première que nous parcourions; qui donc nous y a fait trouver un charme si souverain, qui métamorphosait les feuilles mortes en topazes, les feuilles vertes en émeraudes, qui avait doré tous ces atomes voltigeants, et changé en perles toutes ces gouttes deau égrenées sur la pelouse, qui donnait une harmonie si douce aux sons dune cloche habituellement discordante, et aux piaillements de je ne sais quels oisillons? -- Il fallait quil y eût dans lair une poésie bien pénétrante puisque nos chevaux mêmes paraissaient la sentir. Rien au monde cependant nétait plus pastoral et plus simple: quelques arbres, quelques nuages, cinq ou six brins de serpolet, une femme et un rayon de soleil brochant sur le tout comme un chevron dor sur un blason. -- Il ny avait dailleurs, dans ma sensation, ni surprise ni étonnement. Je me reconnaissais bien. Je nétais jamais venu dans cet endroit, mais je me rappelais parfaitement et la forme des feuilles et la position des nuées, cette colombe blanche qui traversait le ciel, senvolait dans la même direction; cette petite cloche argentine, que jentendais pour la première fois, avait bien souvent tinté à mon oreille, et sa voix me semblait une voix damie; javais, sans y être jamais passé, parcouru cette allée bien des fois avec des princesses montées sur des licornes; les plus voluptueux de mes rêves sy allaient promener tous les soirs, et mes désirs sy étaient donné des baisers absolument pareils à celui échangé par moi et Rosette. -- Ce baiser navait rien de nouveau pour moi; mais il était tel que javais pensé quil serait. Cest peut-être la seule fois de ma vie que je nai pas été désappointé, et que la réalité ma paru aussi belle que lidéal. -- Si je pouvais trouver une femme, un paysage, une architecture, quelque chose qui répondit à mon désir intime aussi parfaitement que cette minute-là a répondu à la minute que javais rêvée, je naurais rien à envier aux dieux, et je renoncerais très volontiers à ma stalle du paradis. -- Mais, en vérité, je ne crois pas quun homme de chair pût résister une heure à des voluptés si pénétrantes; deux baisers comme cela pomperaient une existence entière, et feraient vide complet dans une âme et dans un corps. -- Ce nest pas cette considération-là qui marrêterait; car, ne pouvant prolonger ma vie indéfiniment, il mest égal de mourir, et jaimerais mieux mourir de plaisir que de vieillesse ou dennui. Mais cette femme nexiste pas. -- Si, elle existe; -- je nen suis peut-être séparé que par une cloison. -- Je lai peut-être coudoyée hier ou aujourdhui. Que manque-t-il à Rosette pour être cette femme-là? -- Il lui manque que je le croie. Quelle fatalité me fait donc avoir toujours pour maîtresses des femmes que je naime pas. Son cou est assez poli pour y suspendre les colliers les mieux ouvrés; ses doigts sont assez effilés pour faire honneur aux plus belles et aux plus riches bagues; le rubis rougirait de plaisir de briller au bout vermeil de son oreille délicate; sa taille pourrait ceindre le ceste de Vénus; mais cest lamour seul qui sait nouer lécharpe de sa mère. Tout le mérite qua Rosette est en elle, je ne lui ai rien prêté. Je nai pas jeté sur sa beauté ce voile de perfection dont lamour enveloppe la personne aimée; -- le voile dIsis est un voile transparent à côté de celui-là. -- Il ny a que la satiété qui en puisse lever le coin. Je naime pas Rosette; du moins lamour que jai pour elle, si jen ai, ne ressemble pas à lidée que je me suis faite de lamour. -- Après cela mon idée nest peut-être pas juste. Je nose rien décider. Toujours est-il quelle me rend tout à fait insensible au mérite des autres femmes, et je nai désiré personne avec un peu de suite depuis que je la possède. -- Si elle a à être jalouse, ce nest que de fantômes, ce dont elle sinquiète assez peu, et pourtant mon imagination est sa plus redoutable rivale; cest une chose dont, avec toute sa finesse, elle ne sapercevra probablement jamais. Si les femmes savaient cela! -- Que dinfidélités lamant le moins volage fait à la maîtresse la plus adorée! -- Il est à présumer que les femmes nous le rendent et au-delà; mais elles font comme nous, et nen disent rien. -- Une maîtresse est un thème obligé qui disparaît ordinairement sous les fioritures et les broderies. -- Bien souvent les baisers quon lui donne ne sont pas pour elle; cest lidée dune autre femme que lon embrasse dans sa personne, et elle profite plus dune fois (si cela peut sappeler un profit) des désirs inspirés par une autre. Ah! que de fois, pauvre Rosette, tu as servi de corps à mes rêves et donné une réalité à tes rivales; que dinfidélités dont tu as été involontairement la complice! Si tu avais pu penser, aux moments où mes bras te serraient avec tant de force, où ma bouche sunissait le plus étroitement à la tienne, que ta beauté et ton amour ny étaient pour rien, que ton idée était à mille lieues de moi; si lon tavait dit que ces yeux, voilés damoureuses langueurs, ne sabaissaient que pour ne pas te voir et ne pas dissiper lillusion que tu ne servais quà compléter, et quau lieu dêtre une maîtresse tu nétais quun instrument de volupté, un moyen de tromper un désir impossible à réaliser! Ô célestes créatures, belles vierges frêles et diaphanes qui penchez vos yeux de pervenche et joignez vos mains de lis sur les tableaux à fond dor des vieux maîtres allemands, saintes des vitraux, martyres des missels qui souriez si doucement au milieu des enroulements des arabesques, et qui sortez si blondes et si fraîches de la cloche des fleurs! -- ô vous, belles courtisanes couchées toutes nues dans vos cheveux sur des lits semés de roses, sous de larges rideaux pourpres, avec vos bracelets et vos colliers de grosses perles, votre éventail et vos miroirs où le couchant accroche dans lombre une flamboyante paillette! -- brunes filles du Titien, qui nous étalez si voluptueusement vos hanches ondoyantes, vos cuisses fermes et dures, vos ventres polis et vos reins souples et musculeux! -- antiques déesses, qui dressez votre blanc fantôme sous les ombrages du jardin! -- vous faites partie de mon sérail; je vous ai possédées tour à tour. -- Sainte Ursule, jai baisé tes mains sur les belles mains de Rosette; -- jai joué avec les noirs cheveux de la Muranèse, et jamais Rosette na eu tant de peine à se recoiffer; virginale Diane, jai été avec toi plus quActéon, et je nai pas été changé en cerf: cest moi qui ai remplacé ton bel Endymion! -- Que de rivales dont on ne se défie pas, et dont on ne peut se venger! encore ne sont-elles pas toujours peintes ou sculptées! Femmes, quand vous voyez votre amant devenir plus tendre que de coutume, vous étreindre dans ses bras avec une émotion extraordinaire; quand il plongera sa tête dans vos genoux et la relèvera pour vous regarder avec des yeux humides et errants; quand la jouissance ne fera quaugmenter son désir, et quil éteindra votre voix sous ses baisers, comme sil craignait de lentendre, soyez certaines quil ne sait seulement pas si vous êtes là; quil a, en ce moment, rendez-vous avec une chimère que vous rendez palpable, et dont vous jouez le rôle. -- Bien des chambrières ont profité de lamour quinspiraient des reines. -- Bien des femmes ont profité de lamour quinspiraient des déesses, et une réalité assez vulgaire a souvent servi de socle à lidole idéale. Cest pourquoi les poètes prennent habituellement dassez sales guenipes pour maîtresses. -- On peut coucher dix ans avec une femme sans lavoir jamais vue; -- cest lhistoire de beaucoup de grands génies et dont les relations ignobles ou obscures ont fait létonnement du monde. Je nai fait à Rosette que des infidélités de ce genre-là. Je ne lai trahie que pour des tableaux et des statues, et elle a été de moitié dans la trahison. Je nai pas sur la conscience le plus petit péché matériel à me reprocher. Je suis, de ce côté, aussi blanc que la neige Jung-Frau, et pourtant, sans être amoureux de personne, je désirerais lêtre de quelquun. -- Je ne cherche pas loccasion, et je ne serais pas fâché quelle vînt; si elle venait, je ne men servirais peut-être pas, car jai la conviction intime quil en serait de même avec une autre, et jaime mieux quil en soit ainsi avec Rosette quavec toute autre; car, la femme ôtée, il me reste du moins un joli compagnon plein desprit, et très agréablement démoralisé; et cette considération nest pas une des moindres qui me retiennent, car, en perdant la maîtresse, je serais désolé de perdre lamie. Chapitre 4 Sais-tu que voilà tantôt cinq mois, -- oui, cinq mois, tout autant, cinq éternités que je suis le Céladon en pied de madame Rosette? Cela est du dernier beau. Je ne me serais pas cru aussi constant, ni elle non plus, je gage. Nous sommes en vérité un couple de pigeons plumés, car il ny a que des tourterelles pour avoir de ces tendresses-là. Avons-nous roucoulé! nous sommes-nous becquetés! quels enlacements de lierre! quelle existence à deux! Rien au monde nétait plus touchant, et nos deux pauvres petits coeurs auraient pu se mettre sur un cartel, enfilés par la même broche, avec une flamme en coup de vent. Cinq mois en tête à tête, pour ainsi dire, car nous nous voyions tous les jours et presque toutes les nuits, -- la porte toujours fermée à tout le monde; -- ny a-t-il pas de quoi avoir la peau de poule rien que dy songer! Eh bien! cest une chose quil faut dire à la gloire de lincomparable Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et ce temps-là sera sans doute le plus agréablement passé de ma vie. Je ne crois pas quil soit possible doccuper dune manière plus soutenue et plus amusante un homme qui na point de passion, et Dieu sait quel terrible désoeuvrement est celui qui provient dun coeur vide! On ne peut se faire une idée des ressources de cette femme. -- Elle a commencé à les tirer de son esprit, puis de son coeur, car elle maime à ladoration. -- Avec quel art elle profite de la moindre étincelle, et comme elle sait en faire un incendie! comme elle dirige habilement les petits mouvements de lâme! comme elle fait tourner la langueur en rêverie tendre! et par combien de chemins détournés fait-elle revenir à elle lesprit qui sen éloigne! -- Cest merveilleux! -- Et je ladmire comme un des plus hauts génies qui soient. Je suis venu chez elle fort maussade, de fort mauvaise humeur et cherchant une querelle. Je ne sais comment la sorcière faisait, au bout de quelques minutes elle mavait forcé à lui dire des choses galantes, quoique je nen eusse pas la moindre envie, à lui baiser les mains et à rire de tout mon coeur, quoique je fusse dune colère épouvantable. A-t-on une idée dune tyrannie pareille? -- Cependant, si habile quelle soit, le tête-à-tête ne peut se prolonger plus longtemps, et, dans cette dernière quinzaine, il mest arrivé assez souvent, ce que je navais jamais fait jusque- là, douvrir les livres qui sont sur la table, et den lire quelques lignes dans les interstices de la conversation. Rosette la remarqué et en a conçu un effroi quelle a eu peine à dissimuler, et elle a fait emporter tous les livres de son cabinet. Javoue que je les regrette, quoique je nose pas les redemander. -- Lautre jour, -- symptôme effrayant! -- quelquun est venu pendant que nous étions ensemble, et, au lieu denrager comme je faisais dans les commencements, jen ai éprouvé une espèce de joie. Jai presque été aimable: jai soutenu la conversation que Rosette tâchait de laisser tomber afin que le monsieur sen allât, et, quand il fut parti, je me mis à dire quil ne manquait pas desprit et que sa société était assez agréable. Rosette me fit souvenir quil y avait deux mois que je lavais précisément trouvé stupide et le plus sot fâcheux qui fût sur la terre, ce à quoi je neus rien à répondre, car en vérité je lavais dit; et javais cependant raison, malgré ma contradiction apparente: car la première fois il dérangeait un tête-à-tête charmant, et la seconde fois il venait au secours dune conversation épuisée et languissante (dun côté du moins), et mévitait, pour ce jour-là, une scène de tendresse assez fatigante à jouer. Voilà où nous en sommes; -- la position est grave, -- surtout quand il y en a un des deux qui est encore épris et qui sattache désespérément aux restes de lamour de lautre. Je suis dans une perplexité grande. -- Quoique je ne sois pas amoureux de Rosette, jai pour elle une très grande affection, et je ne voudrais rien faire qui lui causât de la peine. -- Je veux quelle croie, aussi longtemps que possible, que je laime. En reconnaissance de toutes ces heures quelle a rendues ailées, en reconnaissance de lamour quelle ma donné pour du plaisir, je le veux. -- Je la tromperai; mais une tromperie agréable ne vaut- elle pas mieux quune vérité affligeante? -- car jamais je naurai le coeur de lui dire que je ne laime pas. -- La vaine ombre damour dont elle se repaît lui paraît si adorable et si chère, elle embrasse ce pâle spectre avec tant divresse et deffusion que je nose le faire évanouir; cependant jai peur quelle ne saperçoive à la fin que ce nest après tout quun fantôme. Ce matin nous avons eu ensemble un entretien que je vais rapporter sous sa forme dramatique pour plus de fidélité, et qui me fait craindre de ne pouvoir prolonger notre liaison bien longtemps. La scène représente le lit de Rosette. Un rayon de soleil plonge à travers les rideaux: il est dix heures. Rosette a un bras sous mon cou et ne remue pas, de peur de méveiller. De temps en temps, elle se soulève un peu sur le coude et penche sa figure sur la mienne en retenant son souffle. Je vois tout cela à travers le grillage de mes cils, car il y a une heure que je ne dors plus. La chemise de Rosette a un tour de gorge de malines toute déchirée: la nuit a été orageuse; ses cheveux séchappent confusément de son petit bonnet. Elle est aussi jolie que peut lêtre une femme que lon naime point et avec qui lon est couché. ROSETTE, _voyant que je ne dors plus. -- Ô _le vilain dormeur! Moi, _baillant._ -- Haaa! ROSETTE. -- Ne bâillez donc pas comme cela, ou je ne vous embrasserai pas de huit jours. Moi. -- Ouf! ROSETTE. -- Il paraît, monsieur, que vous ne tenez pas beaucoup à ce que je vous embrasse? Moi. -- Si fait. ROSETTE. -- Comme vous dites cela dune manière dégagée! -- Cest bon; vous pouvez compter que, dici à huit jours, je ne vous toucherai du bout des lèvres. -- Cest aujourdhui mardi: ainsi à mardi prochain. Moi. -- Bah! ROSETTE. -- Comment Bah! Moi. -- Oui, bah! tu membrasseras avant ce soir, ou je meurs. ROSETTE. -- Vous mourrez! Est-il fat? Je vous ai gâté, monsieur. Moi. -- Je vivrai. -- Je ne suis pas fat et tu ne mas pas gâté, au contraire. -- Dabord, le demande la suppression du _monsieur; _je suis assez de tes connaissances pour que tu mappelles par mon nom et que tu me tutoies. ROSETTE. -- Je tai gâté, dAlbert! Moi. -- Bien. -- Maintenant approche ta bouche. ROSETTE. -- Non, mardi prochain. Moi. -- Allons donc! est-ce que nous ne nous caresserons plus maintenant que le calendrier à la main? nous sommes un peu trop jeunes tous les deux pour cela. -- Çà, votre bouche, mon infante, ou je men vais attraper un torticolis. ROSETTE. -- Point. Moi. -- Ah! vous voulez quon vous viole, mignonne; pardieu! lon vous violera. -- La chose est faisable, quoique peut-être elle nait pas encore été faite. ROSETTE. -- Impertinent! Moi. -- Remarque, ma toute belle, que je tai fait la galanterie dun _peut-être; _cest fort honnête de ma part. -- Mais nous nous éloignons du sujet. Penche ta tête. Voyons: quest-ce que cela, ma sultane favorite? et quelle mine maussade nous avons! Nous voulons baiser un sourire et non pas une moue. ROSETTE, _se baissant pour membrasser. -- _Comment veux-tu que je rie? tu me dis des choses si dures! Moi. -- Mon intention est de ten dire de fort tendres. -- Pourquoi veux-tu que je te dise des choses dures? ROSETTE. -- Je ne sais --; mais vous men dites. Moi. -- Tu prends pour des duretés des plaisanteries sans conséquence. ROSETTE. -- Sans conséquence! Vous appelez cela sans conséquence? tout en a en amour. -- Tenez, jaimerais mieux que vous me battissiez que de rire comme vous faites. Moi -- Tu voudrais donc me voir pleurer? ROSETTE. -- Vous allez toujours dune extrémité à lautre. On ne vous demande pas de pleurer, mais de parler raisonnablement et de quitter ce petit ton persifleur qui vous va fort mal. Moi. -- Il mest impossible de parler raisonnablement et de ne pas persifler; alors je vais te battre, puisque cest dans tes goûts. ROSETTE. -- Faites. Moi, _lui_ _donnant quelques petites tapes sur les épaules. -- _Jaimerais mieux me couper la tête moi-même que de me gâter ton adorable corps et de marbrer de bleu la blancheur de ce dos charmant. -- Ma déesse, quel que soit le plaisir quune femme ait à être battue, en vérité, vous ne le serez point. ROSETTE. -- Vous ne maimez plus. Moi. -- Voici qui ne découle pas très directement de ce qui précède; cela est à peu près aussi logique que de dire: -- Il pleut, donc ne me donnez pas mon parapluie; ou: Il fait froid, ouvrez la fenêtre. ROSETTE. -- Vous ne maimez pas, vous ne mavez jamais aimée. Moi. -- Ah! la chose se complique: vous ne maimez plus et vous ne mavez jamais aimée. Ceci est passablement contradictoire: comment puis-je cesser de faire une chose que je nai jamais commencée? -- Tu vois bien, petite reine, que tu ne sais ce que tu dis et que tu es très parfaitement absurde. ROSETTE. -- Javais tant envie dêtre aimée de vous que jai aidé moi-même à me faire illusion. On croit aisément ce que lon désire; mais maintenant je vois bien que je me suis trompée. -- Vous vous êtes trompé vous-même; vous avez pris un goût pour de lamour, et du désir pour de la passion. -- La chose arrive tous les jours. Je ne vous en veux pas: il na pas dépendu de vous que vous ne soyez amoureux; cest à mon peu de charmes que je dois men prendre. Jaurais dû être plus belle, plus enjouée, plus coquette; jaurais dû tâcher de monter jusquà toi, ô mon poète! au lieu de vouloir te faire descendre jusquà moi: jai eu peur de te perdre dans les nuages, et jai craint que ta tête ne me dérobât ton coeur. -- Je tai emprisonné dans mon amour, et jai cru, en me donnant à toi tout entière, que tu en garderais quelque chose... Moi. -- Rosette, recule-toi un peu; ta cuisse me brûle, -- tu es comme un charbon ardent. ROSETTE. -- Si je vous gêne, je vais me lever. -- Ah! coeur de rocher, les gouttes deau percent la pierre, et mes larmes ne te peuvent pénétrer. _(Elle pleure.)_ Moi. -- Si vous pleurez comme cela, vous allez assurément changer notre lit en baignoire. -- Que dis-je, en baignoire? en océan. -- Savez-vous nager, Rosette? ROSETTE. -- Scélérat! Moi. -- Allons, voilà que je suis un scélérat! Vous me flattez, Rosette, je nai point cet honneur: je suis un bourgeois débonnaire, hélas! et je nai pas commis le plus petit crime; jai peut-être fait une sottise, qui est de vous avoir aimée éperdument: voilà tout. -- Voulez-vous donc à toute force men faire repentir? -- Je vous ai aimée, et je vous aime le plus que je peux. Depuis que je suis votre amant, jai toujours marché dans votre ombre: je vous ai donné tout mon temps, mes jours et mes nuits. Je nai point fait de grandes phrases avec vous, parce que je ne les aime quécrites; mais je vous ai donné mille preuves de ma tendresse. Je ne vous parlerai pas de la fidélité la plus exacte, cela va sans dire; enfin je suis maigri de sept quarterons depuis que vous êtes ma maîtresse. Que voulez-vous de plus? Me voilà dans votre lit; jy étais hier, jy serai demain. Est-ce ainsi que lon se conduit avec les gens que lon naime pas? Je fais tout ce que tu veux; tu dis: Allons, je vais; restons, je reste; je suis le plus admirable amoureux du monde, ce me semble. ROSETTE. -- Cest précisément ce dont je me plains, -- le plus parfait amoureux du monde en effet. Moi. -- Quavez-vous à me reprocher? ROSETTE. -- Rien, et jaimerais mieux avoir à me plaindre de vous. Moi. -- Voici une étrange querelle. ROSETTE. -- Cest bien pis. -- Vous ne maimez pas. -- Je ny puis rien, ni vous non plus. -- Que voulez-vous quon fasse à cela? Assurément, je préférerais avoir quelque faute à vous pardonner. - - Je vous gronderais, vous vous excuseriez tant bien que mal, et nous nous raccommoderions. Moi. -- Ce serait tout bénéfice pour toi. Plus le crime serait grand, plus la réparation serait éclatante. ROSETTE. -- Vous savez bien, monsieur, que je ne suis pas encore réduite à employer cette ressource et que si je voulais tout à lheure, quoique vous ne maimiez pas, et que nous nous querellions... Moi. -- Oui, je conviens que cest un pur effet de ta clémence... Veuille donc un peu; cela vaudrait mieux que de syllogiser à perte de vue comme nous faisons. ROSETTE. -- Vous voulez couper court à une conversation qui vous embarrasse; mais, sil vous plaît, mon bel ami, nous nous contenterons de parler. Moi. -- Cest un régal peu cher. -- Je tassure que tu as tort; car tu es jolie à ravir, et je sens pour toi des choses... ROSETTE. -- Que vous mexprimerez une autre fois. Moi. -- Oh çà, -- mon adorable, vous êtes donc une petite tigresse dHyrcanie, vous êtes aujourdhui dune cruauté non pareille! -- Est-ce que cette démangeaison vous est venue, de vous faire vestale? -- Le caprice serait original. ROSETTE. -- Pourquoi pas? lon en a vu de plus bizarres; mais, à coup sûr, je serai vestale pour vous. -- Apprenez, monsieur, que je ne me livre quaux gens qui maiment ou dont je crois être aimée. -- Vous nêtes dans aucun de ces deux cas. -- Permettez que je me lève. Moi. -- Si tu te lèves, je me lèverai aussi. -- Tu auras la peine de te recoucher: voilà tout. ROSETTE. -- Laissez-moi! Moi. -- Pardieu non! ROSETTE, _se débattant. -- _Oh! vous me lâcherez! Moi. -- Jose, madame, vous assurer le contraire. ROSETTE, _voyant quelle nest pas la plus forte. -- _Eh bien! je reste; vous me serrez le bras dune force!... Que voulez-vous de moi? Moi. -- Je pense que vous le savez. -- Je ne me permettrais pas de dire ce que je me permets de faire; je respecte trop la décence. ROSETTE, _déjà dans limpossibilité de se défendre. -- _À condition que tu maimeras beaucoup... Je me rends. Moi. -- Il est un peu tard pour capituler, lorsque lennemi est déjà dans la place. ROSETTE, _me jetant les bras autour du cou, à moitié pâmée. -- _Sans condition... Je men remets à ta générosité. Moi. -- Tu fais bien. Ici, mon cher ami, je pense quil ne serait pas hors de propos de mettre une ligne de points, car le reste de ce dialogue ne se pourrait guère traduire que par des onomatopées. . . . . . . . . . . . . . . . . Le rayon de soleil, depuis le commencement de cette scène, a eu le temps de faire le tour de la chambre. Une odeur de tilleul arrive du jardin, suave et pénétrante. Le temps est le plus beau qui se puisse voir; le ciel est bleu comme la prunelle dune Anglaise. Nous nous levons, et, après avoir déjeuné de grand appétit, nous allons faire une longue promenade champêtre. La transparence de lair, la splendeur de la campagne et laspect de cette nature en joie mont jeté dans lâme assez de sentimentalité et de tendresse pour faire convenir Rosette quau bout du compte javais une manière de coeur tout comme un autre. Nas-tu jamais remarqué comme lombre des bois, le murmure des fontaines, le chant des oiseaux, les riantes perspectives, lodeur du feuillage et des fleurs, tout ce bagage de léglogue et de la description, dont nous sommes convenus de nous moquer, nen conserve pas moins sur nous, si dépravés que nous soyons, une puissance occulte à laquelle il est impossible de résister? Je te confierai, sous le sceau du plus grand secret, que je me suis surpris tout récemment encore dans lattendrissement le plus provincial à lendroit du rossignol qui chantait. -- Cétait dans le jardin de ***; le ciel, quoiquil fit tout à fait nuit, avait une clarté presque égale à celle du plus beau jour; il était si profond et si transparent que le regard pénétrait aisément jusquà Dieu. Il me semblait voir flotter les derniers plis de la robe des anges sur les blanches sinuosités du chemin de saint Jacques. La lune était levée, mais un grand arbre la cachait entièrement; elle criblait son noir feuillage dun million de petits trous lumineux, et y attachait plus de paillettes que nen eut jamais léventail dune marquise. Un silence plein de bruits et de soupirs étouffés se faisait entendre par tout le jardin (ceci ressemble peut-être à du pathos, mais ce nest pas ma faute); quoique je ne visse rien que la lueur bleue de la lune, il me semblait être entouré dune population de fantômes inconnus et adorés, et je ne me sentais pas seul, bien quil ny eût plus que moi sur la terrasse. -- Je ne pensais pas, je ne rêvais pas, jétais confondu avec la nature qui menvironnait, je me sentais frissonner avec le feuillage, miroiter avec leau, reluire avec le rayon, mépanouir avec la fleur; je nétais pas plus moi que larbre, leau ou la belle-de- nuit. Jétais tout cela, et je ne crois pas quil soit possible dêtre plus absent de soi-même que je létais à cet instant-là. Tout à coup, comme sil allait arriver quelque chose dextraordinaire, la feuille sarrêta au bout de la branche, la goutte deau de la fontaine resta suspendue en lair et nacheva pas de tomber. Le filet dargent, parti du bord de la lune, demeura en chemin: mon coeur seul battait avec une telle sonorité quil me semblait remplir de bruit tout ce grand espace. -- Mon coeur cessa de battre, et il se fit un tel silence que lon eût entendu pousser lherbe et prononcer un mot tout bas à deux cents lieues. Alors le rossignol, qui probablement nattendait que cet instant pour commencer à chanter, fit jaillir de son petit gosier une note tellement aiguë et éclatante que je lentendis par la poitrine autant que par les oreilles. Le son se répandit subitement dans ce ciel cristallin, vide de bruits, et y fit une atmosphère harmonieuse, où les autres notes qui le suivirent voltigeaient en battant des ailes. -- Je comprenais parfaitement ce quil disait, comme si jeusse eu le secret du langage des oiseaux. Cétait lhistoire des amours que je nai pas eues que chantait ce rossignol. Jamais histoire na été plus exacte et plus vraie. Il nomettait pas le plus petit détail, la plus imperceptible nuance. Il me disait ce que je navais pas pu me dire, il mexpliquait ce que je navais pu comprendre; il donnait une voix à ma rêverie, et faisait répondre le fantôme jusqualors muet. Je savais que jétais aimé, et la roulade la plus langoureusement filée mapprenait que je serais heureux bientôt. Il me semblait voir à travers les trilles de son chant et sous la pluie de notes sétendre vers moi, dans un rayon de lune, les bras blancs de ma bien-aimée. Elle sélevait lentement avec le parfum du coeur dune large rose à cent feuilles. -- Je nessayerai pas de te décrire sa beauté. Il est des choses auxquelles les mots se refusent. Comment dire lindicible? comment peindre ce qui na ni forme ni couleur? comment noter une voix sans timbre et sans paroles? -- Jamais je nai eu tant damour dans le coeur; jaurais pressé la nature sur mon sein, je serrais le vide entre mes bras comme si je les eusse refermés sur une taille de vierge; je donnais des baisers à lair qui passait sur mes lèvres; je nageais dans les effluves qui sortaient de mon corps rayonnant. Ah! si Rosette se fût trouvée là! quel adorable galimatias je lui eusse débité! Mais les femmes ne savent jamais arriver à propos. -- Le rossignol cessa de chanter; la lune, qui nen pouvait plus de sommeil, tira sur ses yeux son bonnet de nuages, et moi je quittai le jardin; car le froid de la nuit commençait à me gagner. Comme javais froid, je pensai tout naturellement que jaurais plus chaud dans le lit de Rosette que dans le mien, et je fus couché avec elle. -- Jentrai avec mon passe-partout, car tout le monde dormait dans la maison. -- Rosette elle-même était endormie et jeus la satisfaction de voir que cétait sur un volume, non coupé, de mes dernières poésies. Elle avait deux bras au-dessus de la tête, la bouche souriante et entrouverte, une jambe étendue et lautre un peu repliée, dans une pose pleine de grâce et dabandon; elle était si bien ainsi que je sentis un regret mortel de nen pas être plus amoureux. En la regardant, je songeai à cela, que jétais aussi stupide quune autruche. Javais ce que je désirais depuis si longtemps, une maîtresse à moi comme mon cheval et mon épée, jeune, jolie, amoureuse et spirituelle; -- sans mère à grands principes, sans père décoré, sans tante revêche, sans frère spadassin, avec cet agrément ineffable dun mari dûment scellé et cloué dans un beau cercueil de chêne doublé de plomb, le tout recouvert dun gros quartier de pierre de taille, ce qui nest pas à dédaigner; car, après tout, cest un mince divertissement que dêtre appréhendé au milieu dun spasme voluptueux, et daller compléter sa sensation sur le pavé après avoir décrit un arc de 40 à 45 degrés, selon létage où lon se trouve; -- une maîtresse libre comme lair des montagnes, et assez riche pour entrer dans les raffinements et les élégances les plus exquises, nayant dailleurs aucune espèce didée morale, ne vous parlant jamais de sa vertu tout en essayant une nouvelle posture, ni de sa réputation non plus que si elle nen avait jamais eu, ne voyant intimement aucune femme, et les méprisant toutes presque autant que si elle était un homme, faisant fort peu de cas du platonisme et ne sen cachant point, et toutefois mettant toujours le coeur de la partie; -- une femme qui, si elle avait été posée dans une autre sphère, serait indubitablement devenue la plus admirable courtisane du monde, et aurait fait pâlir la gloire des Aspasies et des Impérias! Or, cette femme ainsi faite était à moi. -- Jen faisais ce que je voulais; javais la clef de sa chambre et de son tiroir; je décachetais ses lettres; je lui avais ôté son nom et je lui en avais donné un autre. Cétait ma chose, ma propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout cela mappartenait, jen usais, jen abusais. Je la faisais coucher dans le jour et se lever la nuit, si la fantaisie men prenait, et elle obéissait simplement et sans avoir lair de me faire un sacrifice, et sans prendre de petits airs de victime résignée. -- Elle était attentive, caressante, et, chose monstrueuse, exactement fidèle; -- cest-à-dire que si, il y a six mois, au temps où je me dolentais de ne pas avoir de maîtresse, on mavait fait entrevoir, même lointainement, un pareil bonheur, jen serais devenu fou de joie, et jeusse envoyé mon chapeau cogner le ciel en signe de réjouissance. Eh bien! maintenant que je lai, ce bonheur me laisse froid; je le sens à peine, je ne le sens pas, et la situation où je suis prend si peu sur moi que je doute souvent que jen aie changé. -- Je quitterais Rosette, jen ai la conviction intime, quau bout dun mois, peut- être de moins, je laurais si parfaitement et si soigneusement oubliée que je ne saurais plus si je lai connue ou non! En fera- t-elle autant de son côté? -- Je crois que non. Je réfléchissais donc à toutes ces choses, et, par une espèce de sentiment de repentir, je déposai sur le front de la belle dormeuse le baiser le plus chaste et le plus mélancolique que jamais jeune homme ait donné à une jeune femme, sur le coup de minuit. -- Elle fit un petit mouvement; le sourire de sa bouche se prononça un peu plus, mais elle ne se réveilla pas. -- Je me déshabillai lentement, et, me glissant sous les couvertures, je métendis tout au long delle comme une couleuvre. -- La fraîcheur de mon corps la surprit; elle ouvrit ses yeux et, sans me parler, elle colla sa bouche à ma bouche, et sentortilla si bien autour de moi que je fus réchauffé en moins de rien. Tout le lyrisme de la soirée se tourna en prose, mais en prose poétique du moins. -- Cette nuit est une des plus belles nuits blanches que jaie passées: je ne puis plus en espérer de pareilles. Nous avons encore des moments agréables, mais il faut quils aient été amenés et préparés par quelque circonstance extérieure comme celle-ci, et dans les commencements, je navais pas besoin de mêtre monté limagination en regardant la lune et en écoutant chanter le rossignol pour avoir tout le plaisir quon peut avoir quand on nest pas réellement amoureux. Il ny a pas encore de fils cassés dans notre trame, mais il y a çà et là des noeuds, et la chaîne nest pas à beaucoup près aussi unie. Rosette, qui est encore amoureuse, fait ce quelle peut pour parer à tous ces inconvénients. Malheureusement il y a deux choses au monde qui ne se peuvent commander: lamour et lennui. -- Je fais de mon côté des efforts surhumains pour vaincre cette somnolence qui me gagne malgré moi, et, comme ces provinciaux qui sendorment à dix heures dans les salons des villes, je tiens mes yeux le plus écarquillés possible, et je relève mes paupières avec mes doigts! -- rien ny fait, et je prends un laisser-aller conjugal on ne peut plus déplaisant. La chère enfant, qui sest bien trouvée lautre jour du système champêtre, ma emmené hier à la campagne. Il ne serait peut-être pas hors de propos que je te fisse une petite description de la susdite campagne, qui est assez jolie; cela égayerait un peu toute cette métaphysique, et dailleurs il faut bien un fond pour les personnages, et les figures ne peuvent pas se détacher sur le vide ou sur cette teinte brune et vague dont les peintres remplissent le champ de leur toile. Les abords en sont très pittoresques. -- On arrive, par une grande route bordée de vieux arbres, à une étoile dont le milieu est marqué par un obélisque de pierre surmonté dune boule de cuivre doré: cinq chemins font les pointes; -- puis le terrain se creuse tout à coup. -- La route plonge dans une vallée assez étroite, dont le fond est occupé par une petite rivière quelle enjambe par un pont dune seule arche, puis remonte à grands pas par le revers opposé, où est assis le village dont on voit poindre le clocher dardoises entre les toits de chaume et les têtes rondes des pommiers. -- Lhorizon nest pas très vaste, car il est borné, des deux côtés, par la crête du coteau, mais il est riant, et repose loeil. -- À côté du pont, il y a un moulin et une fabrique en pierres rouges en forme de tour; des aboiements presque perpétuels, quelques braques et quelques jeunes bassets à jambes torses qui se chauffent au soleil devant la porte vous apprendraient que cest là que demeure le garde-chasse, si les buses et les fouines, clouées aux volets, pouvaient vous laisser un moment dans lincertitude. -- À cet endroit commence une avenue de sorbiers dont les fruits écarlates attirent des nuées doiseaux; comme on ny passe pas fort souvent, il ny a au milieu quune bande de couleur blanche; tout le reste est recouvert dune mousse courte et fine, et, dans la double ornière tracée par les roues des voitures, bourdonnent et sautillent de petites grenouilles vertes comme des chrysoprases. -- Après avoir cheminé quelque temps, on se trouve devant une grille en fer qui a été dorée et peinte, et dont les côtés sont garnis dartichauts et de chevaux de frise. Puis le chemin se dirige vers le château, que lon ne voit pas encore, car il est enfoui dans la verdure comme un nid doiseau, sans trop se presser toutefois et se détournant assez souvent pour aller visiter un ruisseau et une fontaine, un kiosque élégant ou un beau point de vue, passant et repassant la rivière sur des ponts chinois ou rustiques. -- Linégalité du terrain et les batardeaux élevés pour le service du moulin font quen plusieurs endroits la rivière a des chutes de quatre à cinq pieds de hauteur, et rien nest plus agréable que dentendre gazouiller toutes ces cascatelles à côté de soi, le plus souvent sans les voir, car les osiers et les sureaux qui bordent le rivage y forment un rideau presque impénétrable; mais toute cette portion du parc nest en quelque sorte que lantichambre de lautre partie: une grande route qui passe au travers de cette propriété la coupe malheureusement en deux, inconvénient auquel on a remédié dune manière fort ingénieuse. Deux grands murs crénelés, remplis de barbacanes et de meurtrières imitant une forteresse ruinée, se dressent de chaque côté de la route; une tour où saccrochent des lierres gigantesques, et qui est du côté du château, laisse tomber sur le bastion opposé un véritable pont-levis avec des chaînes de fer quon baisse tous les matins. -- On passe par une belle arcade ogive dans lintérieur du donjon, et de là dans la seconde enceinte, où les arbres, qui nont pas été coupés depuis plus dun siècle, sont dune hauteur extraordinaire, avec des troncs noueux emmaillotés de plantes parasites, et les plus beaux et les plus singuliers que jaie jamais vus. Quelques-uns nont de feuilles quau sommet, et se terminent en larges ombrelles; dautres seffilent en panaches: -- dautres, au contraire, ont près de leur tige une large touffe, doù le tronc dépouillé sélance vers le ciel comme un second arbre planté dans le premier; on dirait des plans de devant dun paysage composé ou des coulisses dune décoration de théâtre, tellement ils sont dune difformité curieuse; -- des lierres, qui vont de lun à lautre et les embrassent à les étouffer, mêlent leurs coeurs noirs aux feuilles vertes, et semblent en être lombre. -- Rien au monde nest plus pittoresque. -- La rivière sélargit, à cet endroit, de manière à former un petit lac, et le peu de profondeur permet de distinguer, sous la transparence de leau, les belles plantes aquatiques qui en tapissent le lit. Ce sont des nymphéas et des lotus qui nagent nonchalamment dans le plus pur cristal avec les reflets des nuées et des saules pleureurs qui se penchent sur la rive: le château est de lautre côté, et ce petit batelet peint de vert pomme et de rouge vif vous évitera de faire un assez long détour pour aller chercher le pont. -- Cest un assemblage de bâtiments construits à différentes époques, avec des pignons inégaux et une foule de petits clochetons. Ce pavillon est en brique avec des coins de pierre; ce corps de logis est dun ordre rustique, plein de bossages et de vermiculages. Cet autre pavillon est tout moderne; il a un toit plat à litalienne avec des vases et une balustrade de tuiles et un vestibule de coutil en forme de tente: les fenêtres sont toutes de grandeurs différentes, et ne se correspondent pas; il y en a de toutes les façons: on y trouve jusquau trèfle et à logive, car la chapelle est gothique. Certaines portions sont treillissées, comme les maisons chinoises, de treillis peints de différentes couleurs, où grimpent des chèvrefeuilles, des jasmins, des capucines et de la vigne vierge dont les brindilles entrent familièrement dans les chambres, et semblent vous tendre la main en vous disant bonjour. Malgré ce manque de régularité, ou plutôt à cause de ce manque de régularité, laspect de lédifice est charmant: au moins, lon na pas tout vu dun seul coup; il y a de quoi choisir, et lon savise toujours de quelque chose dont on ne sétait pas aperçu. Cette habitation que je ne connaissais pas, car elle est à une vingtaine de lieues, me plut tout dabord, et je sus à Rosette le plus grand gré davoir eu cette idée triomphante de choisir un pareil nid à nos amours. Nous y arrivâmes à la tombée du jour; et, comme nous étions las, après avoir soupé de grand appétit, nous neûmes rien de plus pressé que de nous aller coucher (séparément bien entendu), car nous avions lintention de dormir sérieusement. Je faisais je ne sais quel rêve couleur de rose, plein de fleurs, de parfums et doiseaux, quand je sentis une tiède haleine effleurer mon front, et un baiser y descendre en palpitant des ailes. Un mignard clappement de lèvres et une douce moiteur à la place effleurée me firent juger que je ne rêvais pas: jouvris les yeux, et la première chose que japerçus, ce fut le cou frais et blanc de Rosette qui se penchait sur le lit pour membrasser. -- Je lui jetai les bras autour de la taille, et lui rendis son baiser plus amoureusement que je ne lavais fait depuis longtemps. Elle sen fut tirer le rideau et ouvrir la fenêtre, puis revint sasseoir sur le bord de mon lit, tenant ma main entre les deux siennes et jouant avec mes bagues. -- Son habillement était de la simplicité la plus coquette. -- Elle était sans corset, sans jupon, et navait absolument sur elle quun grand peignoir de batiste blanc comme le lait, fort ample et largement plissé; ses cheveux étaient relevés sur le haut de sa tête avec une petite rose blanche de lespèce de celles qui nont que trois ou quatre feuilles; ses pieds divoire louaient dans des pantoufles de tapisserie de couleurs éclatantes et bigarrées, mignonnes au possible, quoiquelles fussent encore trop grandes, et sans quartier comme celles des jeunes Romaines. -- Je regrettai, en la voyant ainsi, dêtre son amant et de navoir pas à le devenir. Le rêve que je faisais au moment où elle est venue méveiller dune aussi agréable manière nétait pas fort éloigné de la réalité. -- Ma chambre donnait sur le petit lac que jai décrit tout à lheure. -- Un jasmin encadrait la fenêtre, et secouait ses étoiles en pluie dargent sur mon parquet: de larges fleurs étrangères balançaient leurs urnes sous mon balcon comme pour mencenser; une odeur suave et indécise, formée de mille parfums différents, pénétrait jusquà mon lit, doù je voyais leau miroiter et sécailler en millions de paillettes; les oiseaux jargonnaient, gazouillaient, pépiaient et sifflaient: -- cétait un bruit harmonieux et confus comme le bourdonnement dune fête. - - En face, sur un coteau éclairé par le soleil, se déployait une pelouse dun vert doré, où paissaient, sous la conduite dun petit garçon, quelques grands boeufs dispersés çà et là. -- Tout en haut et plus dans le lointain, on apercevait dimmenses carrés de bois dun vert plus noir, doù montait, en se contournant en spirales, la bleuâtre fumée des charbonnières. Tout, dans ce tableau, était calme, frais et souriant, et, où que je portasse les yeux, je ne voyais rien que de beau et de jeune. Ma chambre était tendue de Perse avec des nattes sur le parquet, des pots bleus du Japon aux ventres arrondis et aux cols effilés, tout pleins de fleurs singulières, artistement arrangés sur les étagères et sur la cheminée de marbre turquin aussi remplie de fleurs; des dessus de portes, représentant des scènes de nature champêtre ou pastorale dune couleur gaie et dun dessin mignard, des sofas et des divans à toutes les encoignures; -- puis une belle et jeune femme tout en blanc, dont la chair rasait délicatement la robe transparente aux endroits où elle la touchait: on ne pouvait rien imaginer de mieux entendu pour le plaisir de lâme, ainsi que pour celui des yeux. Aussi mon regard satisfait et nonchalant allait, avec un plaisir égal, dun magnifique pot tout semé de dragons et de mandarins à la pantoufle de Rosette, et de là au coin de son épaule qui luisait sous la batiste; il se suspendait aux tremblantes étoiles du jasmin et aux blonds cheveux des saules du rivage, passait leau et se promenait sur la colline, et puis revenait dans la chambre se fixer aux noeuds couleur de rose du long corset de quelque bergère. À travers les déchiquetures du feuillage, le ciel ouvrait des milliers dyeux bleus; leau gazouillait tout doucement, et moi, je me laissais faire à toute cette joie, plongé dans une extase tranquille, ne parlant pas, et ma main toujours entre les deux petites mains de Rosette. On a beau faire: le bonheur est blanc et rose; on ne peut guère le représenter autrement. Les couleurs tendres lui reviennent de droit. -- Il na sur sa palette que du vert deau, du bleu de ciel et du jaune paille: ses tableaux sont tout dans le clair comme ceux des peintres chinois. -- Des fleurs, de la lumière, des parfums, une peau soyeuse et douce qui touche la vôtre, une harmonie voilée et qui vient on ne sait doù, on est parfaitement heureux avec cela; il ny a pas moyen dêtre heureux différemment. Moi-même, qui ai le commun en horreur, qui ne rêve quaventures étranges, passions fortes, extases délirantes, situations bizarres et difficiles, il faut que je sois tout bêtement heureux de cette manière-là, et, quoi que jaie fait, je nai pu en trouver dautre. Je te prie de croire que je ne faisais aucune de ces réflexions; cest après coup et en técrivant quelles me sont venues; à cet instant-là, je nétais occupé quà jouir, -- la seule occupation dun homme raisonnable. Je ne te décrirai pas la vie que nous menons ici, elle est facile à imaginer. Ce sont des promenades dans les grands bois, des violettes et des fraises, des baisers et de petites fleurs bleues, des goûters sur lherbe, des lectures et des livres oubliés sous les arbres; -- des parties sur leau avec un bout décharpe ou une main blanche qui trempe au courant, de longues chansons et de longs rires redits par lécho de la rive; -- la vie la plus arcadique quil se puisse imaginer! Rosette me comble de caresses et de prévenances; elle, plus roucoulante quune colombe au mois de mai, elle se roule autour de moi et mentoure de ses replis; elle tâche que je naie dautre atmosphère que son souffle et dautre horizon que ses yeux; elle fait mon blocus très exactement et ne laisse rien entrer ni sortir sans permission; elle sest bâti un petit corps de garde à côté de mon coeur, doù elle le surveille nuit et jour. -- Elle me dit des choses ravissantes; elle me fait des madrigaux fort galants; elle sassoit à mes genoux et se conduit tout à fait devant moi comme une humble esclave devant son seigneur et maître: ce qui me convient assez, car jaime ces petites façons soumises et jai de la pente au despotisme oriental. -- Elle ne fait pas la plus petite chose sans prendre mon avis, et semble avoir fait abnégation complète de sa fantaisie et de sa volonté; elle cherche à deviner ma pensée et à la prévenir; -- elle est assommante desprit, de tendresse et de complaisance; elle est dune perfection à jeter par les fenêtres. -- Comment diable pourrai-je quitter une femme aussi adorable sans avoir lair dun monstre? -- Il y a de quoi décréditer mon coeur à tout jamais. Oh! que je souhaiterais la prendre en faute, lui trouver un tort! comme jattends avec impatience une occasion de dispute! mais il ny a pas de danger que la scélérate me la fournisse! Quand, pour amener une altercation, je lui parle brusquement et dun ton dur, elle me répond des choses si douces, avec une voix si argentine, des yeux si trempés, dun air si triste et si amoureux que je me fais à moi-même leffet dun plus que tigre ou tout au moins dun crocodile, et que, tout en enrageant, je suis forcé de lui demander pardon. À la lettre, elle massassine damour; elle me donne la question, et chaque jour elle resserre dun cran les ais entre lesquels je suis pris. -- Elle veut probablement mamener à lui dire que je la déteste, quelle mennuie à la mort, et que, si elle ne me laisse en repos, je lui couperai la figure à coups de cravache. -- Pardieu! elle y arrivera, et, si elle continue à être aussi aimable, ce sera avant peu, ou le diable memportera. Malgré toutes ces belles apparences, Rosette est soûle de moi comme je suis soûl delle; mais, comme elle a fait déclatantes folies pour moi, elle ne veut pas se donner aux yeux de lhonnête corporation des femmes sensibles le tort dune rupture. -- Toute grande passion a la prétention dêtre éternelle, et il est fort commode de se donner les bénéfices de cette éternité sans en supporter les inconvénients. -- Rosette raisonne ainsi: Voici un jeune homme qui na plus quun reste de goût pour moi, et, comme il est assez naïf et débonnaire, il nose pas le témoigner ouvertement, et ne sait de quel bois faire flèche; il est évident que je lennuie, mais il crèvera plutôt à la peine que de prendre sur lui de me quitter. Comme cest une manière de poète, il a la tête pleine de belles phrases sur lamour et la passion, il se croit obligé, en conscience, dêtre un Tristan ou un Amadis. -- Or, comme rien au monde nest plus insupportable que les caresses dune personne que lon commence à naimer plus (et naimer plus une femme, cest la haïr violemment), je men vais les lui prodiguer de manière à lindigestionner, et, de toutes les façons, il faudra quil menvoie à tous les diables ou quil se remette à maimer comme au premier jour, ce quil se gardera soigneusement de faire. Rien nest mieux imaginé. -- Nest-il pas charmant de faire lAriane délaissée? -- Lon vous plaint, lon vous admire, lon na pas assez dimprécations pour linfâme qui a eu la monstruosité dabandonner une créature aussi adorable; on prend des airs résignés et douloureux, on se met la main sous le menton et le coude sur le genou, de façon à faire ressortir les jolies veines bleues de son poignet. On porte des cheveux plus éplorés, et lon met, pendant quelque temps, des robes dune couleur plus sombre. On évite de prononcer le nom de lingrat, mais on y fait des allusions détournées, tout en poussant de petits soupirs admirablement modulés. Une femme si bonne, si belle, si passionnée, qui a fait de si grands sacrifices, à qui lon na pas à reprocher la moindre chose, un vase délection, une perle damour, un miroir sans taches, une goutte de lait, une rose blanche, une essence idéale à parfumer une vie; -- une femme quon aurait dû adorer à genoux, et quil faudra couper en petits morceaux, après sa mort, afin den faire des reliques: la laisser là iniquement, frauduleusement, scélératement! Mais un corsaire ne ferait pas pis! Lui donner le coup de la mort! -- car elle en mourra assurément. -- Il faut avoir un pavé dans le ventre, au lieu du coeur, pour se conduire de la sorte. Ô hommes! hommes! Je me dis cela; mais peut-être nest-ce pas vrai. Si grandes comédiennes que soient naturellement les femmes, jai peine à croire quelles le soient à ce point-là; et, au bout du compte, toutes les démonstrations de Rosette ne sont-elles que lexpression exacte de ses sentiments pour moi? -- Quoi quil en soit, la continuation du tête-à-tête nest plus possible, et la belle châtelaine vient denvoyer enfin des invitations à ses connaissances du voisinage. Nous sommes occupés à faire des préparatifs pour recevoir ces dignes provinciaux et provinciales. -- Adieu, cher. Chapitre 5 Je métais trompé. -- Mon mauvais coeur, incapable damour, sétait donné cette raison pour se délivrer du poids dune reconnaissance quil ne veut pas supporter; javais saisi avec joie cette idée pour mexcuser devant moi-même; je my étais attaché, mais rien au monde nest plus faux. Rosette ne jouait pas de rôle, et si jamais femme fut vraie, cest elle. -- Eh bien! je lui en veux presque de la sincérité de sa passion qui est un lien de plus et qui rend une rupture plus difficile ou moins excusable; je la préférerais fausse et volage. -- Quelle singulière position que celle-là! -- On voudrait sen aller, et lon reste; on voudrait dire: Je te hais, et lon dit: Je taime; -- votre passé vous pousse en avant et vous empêche de vous retourner ou de vous arrêter. -- Lon est fidèle avec des regrets de lêtre. Je ne sais quelle espèce de honte vous empêche de vous livrer tout à fait à dautres connaissances et vous fait entrer en composition avec vous-même. On donne à lun tout ce que lon peut dérober à lautre en sauvant les apparences; le temps et les occasions de se voir qui se présentaient autrefois si naturellement ne se trouvent plus aujourdhui que difficilement. -- Lon commence à se souvenir que lon a des affaires qui sont dimportance. -- Cette situation pleine de tiraillements est des plus pénibles, mais elle ne lest pas encore autant que celle où je me trouve. -- Quand cest une nouvelle amitié qui vous enlève à lancienne, il est plus facile de se dégager. -- Lespérance vous sourit doucement du seuil de la maison qui renferme vos jeunes amours. -- Une illusion plus blonde et plus rosée voltige avec ses blanches ailes sur le tombeau, à peine fermé, de sa soeur qui vient de mourir; une autre fleur plus épanouie et plus embaumée, où tremble une larme céleste, a poussé subitement du milieu des calices flétris du vieux bouquet; de belles perspectives azurées souvrent devant vous; des allées de charmilles discrètes et humides se prolongent jusquà lhorizon; ce sont des jardins avec quelques pâles statues ou quelque banc adossé à un mur tapissé de lierre, des pelouses étoilées de marguerites, des balcons étroits où lon va saccouder et regarder la lune, des ombrages coupés de lueurs furtives, -- des salons avec des jours étouffés sous damples rideaux; toutes ces obscurités et cet isolement que recherche lamour qui nose se produire. Cest comme une nouvelle jeunesse qui vous vient. Lon a en outre le changement de lieux, dhabitudes et de personnes; lon sent bien une espèce de remords; mais le désir qui voltige et bourdonne autour de votre tête, comme une abeille du printemps, vous empêche den entendre la voix; le vide de votre coeur est comblé, et vos souvenirs seffacent sous les impressions. Mais ici ce nest pas la même chose: je naime personne, et ce nest que par lassitude et par ennui plutôt de moi que delle que je voudrais pouvoir rompre avec Rosette. Mes anciennes idées, qui sétaient un peu assoupies, se réveillent plus folles que jamais. -- Je suis, comme autrefois, tourmenté du désir davoir une maîtresse, et, comme autrefois, dans les bras mêmes de Rosette, je doute si jen ai jamais eu. -- Je revois la belle dame à sa fenêtre, dans son parc du temps de Louis XIII, et la chasseresse, sur son cheval blanc, traverse au galop lavenue de la forêt. -- Ma beauté idéale me sourit du haut de son hamac de nuages, je crois reconnaître sa voix dans le chant des oiseaux, dans le murmure des feuillages; il me semble quon mappelle de tous les côtés, et que les filles de lair meffleurent le visage avec la frange de leurs écharpes invisibles. Comme au temps de mes agitations, je me figure que, si je partais en poste sur-le-champ et que jallasse quelque part, très loin et très vite, jarriverais dans quelque endroit où il se fait des choses qui me regardent et où mes destinées se décident. -- Je me sens impatiemment attendu dans un coin de la terre, je ne sais lequel. Une âme souffrante mappelle ardemment et me rêve qui ne peut venir à moi; cest la raison de mes inquiétudes et ce qui mempêche de pouvoir rester en place; je suis attiré violemment hors de mon centre. -- Ma nature nest pas une de celles où les autres aboutissent, une de ces étoiles fixes autour desquelles gravitent les autres lueurs; il faut que jerre à travers les champs du ciel, comme un météore déréglé, jusquà ce que jaie fait la rencontre de la planète dont je dois être le satellite, le Saturne à qui je dois mettre mon anneau. Oh! quand donc se fera cet hymen? Jusque-là je ne peux pas espérer de repos ni dassiette, et je serai comme laiguille éperdue et vacillante dune boussole qui cherche son pôle. Je me suis laissé prendre laile à cette glu perfide, espérant ny laisser quune plume et croyant pouvoir menvoler quand bon me semblerait: rien nest plus difficile; je me trouve couvert dun filet imperceptible, plus malaisé à rompre que celui forgé par Vulcain, et le tissu des mailles est si fin et si serré quil ny a point jour à se pouvoir échapper. Le filet, du reste, est large, et lon peut se remuer dedans avec une apparence de liberté; il ne se fait guère sentir que lorsquon essaye à le rompre; mais alors il résiste et se fait solide comme une muraille dairain. Que de temps jai perdu, ô mon idéal! sans faire le moindre effort pour te réaliser! Comme je me suis laissé aller lâchement à cette volupté dune nuit! et combien je mérite peu de te rencontrer! Quelquefois je songe à former une autre liaison; mais je nai personne en vue: -- plus souvent je me propose, si je parviens à rompre, de ne me jamais rengager en de tels liens, et pourtant rien ne justifie cette résolution: car cette affaire a été en apparence fort heureuse, et je nai pas le moins du monde à me plaindre de Rosette. -- Elle a toujours été bonne pour moi, et sest conduite on ne peut mieux; elle ma été dune fidélité exemplaire, et na pas même donné jour au soupçon: la jalousie la plus éveillée et la plus inquiète naurait rien trouvé à dire sur son compte, et aurait été obligée de sendormir. -- Un jaloux naurait pu lêtre que des choses passées; il est vrai qualors il aurait eu de quoi lêtre largement. Mais cest une délicatesse heureusement assez rare quune jalousie de cette sorte, et il a bien assez du présent sans aller fouiller en arrière sous les décombres des vieilles passions pour en extraire des fioles de poison et des calices de fiel. -- Quelles femmes pourrait-on aimer, si lon pensait à tout cela? -- On sait bien confusément quune femme a eu plusieurs amants avant vous; mais on se dit, tant lorgueil de lhomme a de retours et de replis tortueux! que lon est le premier quelle ait véritablement aimé, et que cest par un concours de circonstances fatales quelle sest trouvée liée à des gens indignes delle, ou bien que cétait un vague désir dun coeur qui cherchait à se satisfaire, et qui changeait parce quil navait pas rencontré. Peut-être ne peut-on aimer réellement quune vierge, -- vierge de corps et desprit, -- un frêle bouton qui nait encore été caressé daucun zéphyr et dont le sein fermé nait reçu ni la goutte de pluie ni la perle de rosée, une chaste fleur qui ne déploie sa blanche robe que pour vous seul, un beau lis à lurne dargent où ne se soit abreuvé aucun désir, et qui nait été doré que par votre soleil, balancé que par votre souffle, arrosé que par votre main. -- Le rayonnement du midi ne vaut pas les divines pâleurs de laube, et toute lardeur dune âme éprouvée et qui sait la vie le cède aux célestes ignorances dun jeune coeur qui séveille à lamour. -- Ah! quelle pensée amère et honteuse que celle quon essuie les baisers dun autre, quil ny a peut-être pas une seule place sur ce front, sur ces lèvres, sur cette gorge, sur ces épaules, sur tout ce corps qui est à vous maintenant, qui nait été rougie et marquée par des lèvres étrangères; que ces murmures divins qui viennent au secours de la langue qui na plus de mots ont déjà été entendus; que ces sens si émus nont pas appris de vous leur extase et leur délire, et que tout là-bas, bien loin, bien à lécart dans un de ces recoins de lâme où lon ne va jamais, veille un souvenir inexorable qui compare les plaisirs dautrefois aux plaisirs daujourdhui! Quoique ma nonchalance naturelle me porte à préférer les grands chemins aux sentiers non frayés et labreuvoir public à la source de la montagne, il faudra absolument que je tâche daimer quelque virginale créature aussi candide que la neige, aussi tremblante que la sensitive, qui ne sache que rougir et baisser les yeux: peut-être, sous ce flot limpide où nul plongeur nest encore descendu, pêcherai-je une perle de la plus belle eau et digne de faire le pendant de celle de Cléopâtre; mais, pour cela, il faudrait dénouer le lien qui mattache à Rosette, car ce nest pas probablement avec elle que je réaliserai cette envie, et en vérité je ne men sens pas la force. Et puis, sil faut lavouer, il y a au fond de moi un motif sourd et honteux qui nose se produire au grand jour, et quil faut pourtant bien que je te dise, puisque je tai promis de ne rien cacher, et que, pour quune confession soit méritoire, il faut quelle soit complète; -- ce motif est pour beaucoup dans toutes ces incertitudes. -- Si je romps avec Rosette, il se passera nécessairement quelque temps avant quelle ne soit remplacée, si facile que soit le genre de femme où je lui chercherai un successeur, et jai pris avec elle une habitude de plaisir quil me sera pénible de suspendre. Il est vrai que lon a la ressource des courtisanes; -- je les aimais assez autrefois, et je ne men faisais point faute en pareille occurrence; -- mais aujourdhui elles me dégoûtent horriblement, et me donnent la nausée. -- Ainsi, il ny faut pas penser, je suis tellement amolli par la volupté, le poison sest insinué si profondément dans mes os que je ne puis supporter lidée dêtre un ou deux mois sans femme. -- Voilà de légoïsme, et du plus sale; mais je crois que, sils voulaient être francs, les plus vertueux pourraient confesser des choses assez analogues. Cest par là que je suis le plus fortement englué, et, nétait cette raison, il y aurait longtemps que Rosette et moi nous serions brouillés sans retour. Et puis, en vérité, cest une chose si mortellement ennuyeuse que de faire la cour à une femme que je ne men sens pas le coeur. Recommencer à dire toutes les sottises charmantes que jai déjà dites tant de fois, refaire ladorable, écrire des billets et y répondre; reconduire des beautés, le soir, à deux lieues de chez soi; attraper du froid aux pieds et des rhumes devant la fenêtre en épiant une ombre chérie; calculer sur un sofa combien de tissus superposés vous séparent de votre déesse; porter des bouquets et courir les bals pour arriver où jen suis, cest bien la peine! -- Autant vaut rester dans son ornière. En sortir pour retomber dans une autre exactement pareille, après sêtre beaucoup agité et donné bien du mal, -- à quoi bon? Si jétais amoureux, la chose irait delle-même, et tout cela me paraîtrait ravissant; mais je ne le suis point, quoique jaie la plus forte envie de lêtre; car, après tout, il ny a que lamour au monde; et, si le plaisir qui nen est que lombre a tant damorces pour nous, que doit donc être la réalité? Dans quel flot dineffables extases, dans quels lacs de pures délices doivent nager ceux quil a atteints au coeur dune de ses flèches à pointe dor, et qui brûlent des aimables ardeurs dune flamme mutuelle! Jéprouve à côté de Rosette ce calme plat et cette espèce de bien- être paresseux qui résulte de la satisfaction des sens, mais rien de plus; et ce nest pas assez. Souvent cet engourdissement voluptueux tourne en torpeur, et cette tranquillité en ennui; je tombe alors en des distractions sans objet et en je ne sais quelles fades rêvasseries qui me fatiguent et mexcèdent, -- cest un état dont il faut que je sorte à tout prix. Oh! si je pouvais être comme certains de mes amis qui baisent un vieux gant avec ivresses qui se trouvent tout heureux dun serrement de main, qui ne changeraient pas contre lécrin dune sultane quelques méchantes fleurs à demi séchées par la sueur du bal, qui couvrent de larmes et cousent dans leur chemise, à lendroit de leur coeur, un billet écrit en pauvre style, et stupide à le croire copié du _Parfait Secrétaire, _qui adorent des femmes avec de gros pieds, et qui sen excusent sur ce quelles ont lâme belle! Si je pouvais suivre, en frémissant, les derniers plis dune robe, attendre quune porte souvrît pour voir passer dans un flot de lumière une chère et blanche apparition; si un mot dit tout bas me faisait changer de couleur; si javais cette vertu de ne pas dîner pour arriver plus tôt à un rendez-vous; si jétais capable de poignarder un rival ou de me battre en duel avec un mari; si, par une grâce particulière du ciel, il métait donné de trouver spirituelles les femmes qui sont laides, et bonnes celles qui sont laides et bêtes; si je pouvais me résoudre à danser le menuet et à écouter les sonates que jouent les jeunes personnes sur le clavecin ou sur la harpe; si ma capacité se haussait jusquà apprendre lhombre et le reversi; enfin, si jétais un homme et non pas un poète, -- je serais certainement beaucoup plus heureux que je ne suis; -- je mennuierais moins et serais moins ennuyeux. Je nai jamais demandé aux femmes quune seule chose, -- cest la beauté; je me passe très volontiers desprit et dâme. -- Pour moi, une femme qui est belle a toujours de lesprit; -- elle a lesprit dêtre belle, et je ne sais pas lequel vaut celui-là. Il faut bien des phrases brillantes et des traits scintillants pour valoir les éclairs dun bel oeil. Je préfère une jolie bouche à un joli mot, et une épaule bien modelée à une vertu, même théologale; je donnerais cinquante âmes pour un pied mignon, et toute la poésie et tous les poètes pour la main de Jeanne dAragon ou le front de la vierge de Foligno -- Jadore sur toutes choses la beauté de la forme; -- la beauté pour moi, cest la Divinité visible, cest le bonheur palpable, cest le ciel descendu sur la terre. -- Il y a certaines ondulations de contours, certaines finesses de lèvres, certaines coupes de paupières, certaines inclinaisons de tête, certains allongements dovales qui me ravissent au-delà de toute expression et mattachent pendant des heures entières. La beauté, seule chose quon ne puisse acquérir, inaccessible à tout jamais à ceux qui ne lont pas dabord; fleur éphémère et fragile qui croit sans être semée, pur don du ciel! -- ô beauté! le plus radieux diadème dont le hasard puisse couronner un front, -- tu es admirable et précieuse comme tout ce qui est hors de la portée de lhomme, comme lazur du firmament, comme lor de létoile, comme le parfum du lis séraphique! -- On peut échanger son escabeau pour un trône; on peut conquérir le monde, beaucoup lont fait; mais qui pourrait ne pas sagenouiller devant toi, pure personnification de la pensée de Dieu? Je ne demande que la beauté, il est vrai; mais il me la faut si parfaite que je ne la rencontrerai probablement jamais. Jai bien vu çà et là, dans quelques femmes, des portions admirables médiocrement accompagnées, et je les ai aimées pour ce quelles avaient de choisi, en faisant abstraction du reste; cest toutefois un travail assez pénible et une opération douloureuse que de supprimer ainsi la moitié de sa maîtresse, et de faire lamputation mentale de ce quelle a de laid ou de commun, en circonscrivant ses yeux sur ce quelle peut avoir de bien. -- La beauté? cest lharmonie, et une personne également laide partout est souvent moins désagréable à regarder quune femme inégalement belle. Rien ne me fait peine à voir comme un chef-doeuvre inachevé et comme une beauté à qui il manque quelque chose; -- une tache dhuile choque moins sur une bure grossière que sur une riche étoffe. Rosette nest point mal; elle peut passer pour belle, mais elle est loin de réaliser ce que je rêve; cest une statue dont plusieurs morceaux sont amenés à point. Les autres ne sont pas si nettement dégagés du bloc; il y a des endroits accusés avec beaucoup de finesse et de charme, et quelques-uns dune manière plus lâche et plus négligée. -- Aux yeux vulgaires, la statue parait entièrement finie et dune beauté complète; mais un observateur plus attentif y découvre bientôt des places où le travail nest pas assez serré, et des contours qui, pour atteindre à la pureté qui leur est propre, ont besoin que longle de louvrier y passe et y repasse encore bien des fois; -- cest à lamour à polir ce marbre et à lachever, cest dire assez que ce ne sera pas moi qui le finirai. Au reste, je ne circonscris point la beauté dans telle ou telle sinuosité de lignes. -- Lair, le geste, la démarche, le souffle, la couleur, le son, le parfum, tout ce qui est la vie entre pour moi dans la composition de la beauté; tout ce qui embaume, chante ou rayonne y revient de droit. -- Jaime les riches brocarts, les splendides étoffes avec leurs plis amples et puissants; jaime les larges fleurs et les cassolettes, la transparence des eaux vives et léclat miroitant des belles armes, les chevaux de race et ces grands chiens blancs comme on en voit dans les tableaux de Paul Véronèse. -- Je suis un vrai païen de ce côté, et je nadore point les dieux qui sont mal faits: quoiquau fond je ne sois pas précisément ce quon appelle irréligieux, personne nest de fait plus mauvais chrétien que moi. -- Je ne comprends pas cette mortification de la matière qui fait lessence du christianisme, je trouve que cest une action sacrilège que de frapper sur loeuvre de Dieu, et je ne puis croire que la chair soit mauvaise, puisquil la pétrie lui-même de ses doigts et à son image. -- Japprouve peu les longs sarraus de couleur sombre doù il ne sort quune tête et deux mains, et ces toiles où tout est noyé dombre, excepté quelque front qui rayonne. -- Je veux que le soleil entre partout, quil y ait le plus de lumière et le moins dombre possible, que la couleur étincelle, que la ligne serpente, que la nudité sétale fièrement, et que la matière ne se cache point dêtre, puisque, aussi bien que lesprit, elle est un hymne éternel à la louange de Dieu. Je conçois parfaitement le fol enthousiasme des Grecs pour la beauté; et, pour mon compte, je ne trouve rien dabsurde à cette loi qui obligeait les juges à nentendre plaider les avocats que dans un lieu obscur, de peur que leur bonne mine, la grâce de leurs gestes et de leurs attitudes ne les prévinssent favorablement et ne fissent pencher la balance. Je nachèterais rien dune marchande qui serait laide; je donne plus volontiers aux mendiants dont les haillons et la maigreur sont pittoresques. -- Il y a un petit Italien fiévreux, vert comme un citron, avec de grands yeux noirs et blancs qui lui tiennent la moitié de la figure; -- on dirait un Murillo ou un Espagnolet sans cadre quun brocanteur aurait exposé contre la borne: -- celui-là a toujours deux sous de plus que les autres. -- Je ne battrais jamais un beau cheval ou un beau chien, et je ne voudrais pas dun ami ou dun domestique qui ne serait point dun extérieur agréable. -- Cest un véritable supplice pour moi que de voir de vilaines choses ou de vilaines personnes. -- Une architecture de mauvais goût, un meuble dune mauvaise forme mempêchent de me plaire dans une maison, si confortable et attrayante quelle soit dailleurs. Le meilleur vin me paraît presque de la piquette dans un verre mal tourné, et javoue que je préférerais le brouet le plus lacédémonien sur un émail de Bernard de Palissy au plus fin gibier sur une assiette de terre. -- Lextérieur ma toujours pris violemment, et cest pourquoi jévite la compagnie des vieillards; cela me contriste et maffecte désagréablement, parce quils sont ridés et déformés, quoique cependant quelques-uns aient une beauté spéciale; et, dans la pitié que jai deux, il y a beaucoup de dégoût: -- de toutes les ruines du monde, la ruine de lhomme est assurément la plus triste à contempler. Si jétais peintre (et jai toujours regretté de ne pas lêtre), je ne voudrais peupler mes toiles que de déesses, de nymphes, de madones, de chérubins et damours. -- Consacrer ses pinceaux à faire des portraits, à moins que ce ne soit de belles personnes, me paraît un crime de lèse-peinture; et, loin de vouloir doubler ces figures laides ou ignobles, ces têtes insignifiantes ou vulgaires, je pencherais plutôt à les faire couper sur loriginal. -- La férocité de Caligula, détournée en ce sens, me semblerait presque louable. La seule chose au monde que jai enviée avec quelque suite, cest dêtre beau. -- Par beau jentends aussi beau que Paris ou Apollon. Nêtre point difforme, avoir des traits à peu près réguliers, cest-à-dire avoir le nez au milieu de la figure, ni camard, ni crochu, des yeux qui ne soient ni rouges ni éraillés, une bouche convenablement fendue, cela nest pas être beau: à ce compte, je le serais, et je me trouve aussi éloigné de lidée que je me forme de la beauté virile que si jétais un de ces jaquemarts qui frappent lheure sur les clochers; jaurais une montagne sur chaque épaule, les jambes torses dun basset, le nez et le museau dun singe que jy ressemblerais autant. -- Bien des fois je me regarde, des heures entières, dans le miroir avec une fixité et une attention inimaginables, pour voir sil nest pas survenu quelque amélioration dans ma figure; jattends que les lignes fassent un mouvement et se redressent ou sarrondissent avec plus de finesse et de pureté, que mon oeil sillumine et nage dans un fluide plus vivace, que la sinuosité qui sépare mon front de mon nez se comble, et que mon profil prenne ainsi le calme et la simplicité du profil grec, et je suis toujours très surpris que cela narrive pas. Jespère toujours quun printemps ou lautre je me dépouillerai de cette forme que jai, comme un serpent qui laisse sa vieille peau. -- Dire quil faudrait si peu de chose pour que je sois beau, et que je ne le serai jamais! Quoi donc! une demi-ligne, un centième, un millième de ligne de plus ou de moins dans un endroit ou dans un autre, un peu moins de chair sur cet os, un peu plus sur celui-ci, -- un peintre, un statuaire auraient rajusté cela en une demi-heure. Quest-ce que cela faisait aux atomes qui me composent de se cristalliser de telle ou telle façon? En quoi importait-il à ce contour de sortir ici et de rentrer là, et où était la nécessité que je fusse ainsi et pas autrement? -- En vérité, si je tenais le hasard à la gorge, je crois que je létranglerais. -- Parce quil a plu à une misérable parcelle de je ne sais quoi de tomber je ne sais où et de se coaguler bêtement en la gauche figure quon me voit, je serai éternellement malheureux! Nest-ce pas la plus sotte et la plus misérable chose du monde? Comment se fait-il que mon âme, avec lardent désir quelle en a, ne puisse laisser tomber à plat la pauvre charogne quelle fait tenir debout, et aller animer une de ces statues dont lexquise beauté lattriste et la ravit? Il y a deux ou trois personnes que jassassinerais avec délices, en ayant soin toutefois de ne pas les meurtrir ni les gâter, si je possédais le mot qui fait transmigrer les âmes dun corps à lautre. -- Il ma toujours semblé que, pour faire ce que je veux (et je ne sais pas ce que je veux), javais besoin dune très grande et très parfaite beauté, et je mimagine que, si je lavais, ma vie, qui est si enchevêtrée et si tiraillée, aurait été delle-même. On voit tant de belles figures dans les tableaux! -- pourquoi aucune de celles-là nest-elle la mienne? -- tant de têtes charmantes qui disparaissent sous la poussière et la fumée du temps au fond des vieilles galeries! Ne vaudrait-il pas mieux quelles quittassent leurs cadres et vinssent sépanouir sur mes épaules? La réputation de Raphaël souffrirait-elle beaucoup si un de ces anges quil fait voler par essaims dans loutremer de ses toiles mabandonnait son masque pour trente ans? Il y a tant dendroits et des plus beaux de ses fresques qui se sont écaillés et sont tombés de vétusté! On ny prendrait pas garde. Que font autour de ces murs ces beautés silencieuses que le vulgaire des hommes regarde à peine dun regard distrait? et pourquoi Dieu ou le hasard na-t-il pas lesprit de faire ce dont un homme vient à bout avec quelques poils emmanchés dun bâton et quelques pâtes de différentes couleurs délayées sur une planche? Ma première sensation devant une de ces têtes merveilleuses dont le regard peint semble vous traverser et se prolonger à linfini est le saisissement et une admiration qui nest pas sans quelque terreur: mes yeux se trempent, mon coeur bat; puis, quand je suis un peu familiarisé avec elle, et que je suis entré plus avant dans le secret de sa beauté, je fais une comparaison tacite delle à moi; la jalousie se tord au fond de mon âme en noeuds plus entortillés quune vipère, et jai toutes les peines du monde à ne pas me jeter sur la toile et à ne pas la déchirer en morceaux. Être beau, cest-à-dire avoir en soi un charme qui fait que tout vous sourit et vous accueille; quavant que vous ayez parlé tout le monde est déjà prévenu en votre faveur et disposé à être de votre avis; que vous navez quà passer par une rue, ou vous montrer à un balcon pour vous créer, dans la foule, des amis ou des maîtresses. Navoir pas besoin dêtre aimable pour être aimé, être dispensé de tous ces frais desprit et de complaisance auxquels la laideur vous oblige, et de ces mille qualités morales quil faut avoir pour suppléer la beauté du corps; quel don splendide et magnifique! Et celui qui joindrait à la beauté suprême la force suprême, qui, sous la peau dAntinoüs, aurait les muscles dHercule, que pourrait-il désirer de plus? Je suis sûr quavec ces deux choses et lâme que jai, avant trois ans, je serais empereur du monde! - - Une autre chose que jai désirée presque autant que la beauté et que la force, cest le don de me transporter aussi vite que la pensée dun endroit à un autre. -- La beauté de lange, la force du tigre et les ailes de laigle, et je commencerais à trouver que le monde nest pas aussi mal organisé que je le croyais dabord. - - Un beau masque pour séduire et fasciner sa proie, des ailes pour fondre dessus et lenlever, des ongles pour la déchirer; -- tant que je naurai pas cela, je serai malheureux. Toutes les passions et tous les goûts que jai eus nont été que des déguisements de ces trois désirs. Jai aimé les armes, les chevaux et les femmes: -- les armes, pour remplacer les nerfs que je navais pas; les chevaux, pour me servir dailes; les femmes, pour posséder au moins dans quelquune la beauté qui me manquait à moi-même. -- Je recherchais de préférence les armes les plus ingénieusement meurtrières, et celles dont les blessures étaient inguérissables. Je nai jamais eu loccasion de me servir daucun de ces kriss ou de ces yatagans: néanmoins jaime à les avoir autour de moi; je les tire du fourreau avec un sentiment de sécurité et de force inexprimable, je men escrime à tort et à travers très énergiquement, et, si par hasard je viens à voir la réflexion de ma figure dans une glace, je suis étonné de son expression féroce. -- Quant aux chevaux, je les surmène tellement quil faut quils crèvent ou quils disent pourquoi. -- Si je navais pas renoncé à monter Ferragus, il y a longtemps quil serait mort, et ce serait dommage, car cest un brave animal. Quel cheval arabe pourrait avoir les jambes aussi promptes et aussi déliées que mon désir? -- Dans les femmes je nai cherché que lextérieur, et, comme jusquà présent celles que jai vues sont loin de répondre à lidée que je me suis faite de la beauté, je me suis rejeté sur les tableaux et les statues; -- ce qui, après tout, est une assez pitoyable ressource quand on a des sens aussi allumés que les miens. -- Cependant il y a quelque chose de grand et de beau à aimer une statue, cest que lamour est parfaitement désintéressé, quon na à craindre ni la satiété ni le dégoût de la victoire, et quon ne peut espérer raisonnablement un second prodige pareil à lhistoire de Pygmalion. -- Limpossible ma toujours plu. Nest-il pas singulier que moi, qui suis encore aux mois les plus blonds de ladolescence, qui, loin davoir abusé de tout, nai pas même usé des choses les plus simples, jen sois venu à ce degré de blasement de nêtre plus chatouillé que par le bizarre ou le difficile? La satiété suit le plaisir, cest une loi naturelle et qui se conçoit. -- Quun homme qui a mangé à un festin de tous les plats et en grande quantité nait plus faim et cherche à réveiller son palais endormi par les mille flèches des épices ou des vins irritants, rien nest plus facile à expliquer; mais quun homme qui ne fait que sasseoir à table, et qui à peine a goûté des premiers mets soit pris déjà de ce dégoût superbe, ne puisse toucher sans vomir quaux plats dune saveur extrême et naime que les viandes faisandées, les fromages jaspés de bleu, les truffes et les vins qui sentent la pierre à fusil, cest un phénomène qui ne peut résulter que dune organisation particulière; cest comme un enfant de six mois qui trouverait le lait de sa nourrice fade et qui ne voudrait téter que de leau-de-vie. -- Je suis aussi las que si javais exécuté toutes les prodigiosités de Sardanapale, et cependant ma vie a été fort chaste et tranquille en apparence: cest une erreur de croire que la possession soit la seule route qui mène à la satiété. On y arrive aussi par le désir, et labstinence use plus que lexcès. -- Un désir tel que le mien est quelque chose dautrement fatigant que la possession. Son regard parcourt et pénètre lobjet quil veut avoir et qui rayonne au- dessus de lui plus promptement et plus profondément que sil y touchait: quest-ce que lusage lui apprendrait de plus? quelle expérience peut équivaloir à cette contemplation constante et passionnée? Jai traversé tant de choses, quoique jaie fait le tour de bien peu, quil ny a plus que les sommets les plus escarpés qui me tentent. -- Je suis attaqué de cette maladie qui prend aux peuples et aux hommes puissants dans leur vieillesse: -- limpossible. -- Tout ce que je peux faire na pas le moindre attrait pour moi. -- Tibère, Caligula, Néron, grands Romains de lempire, ô vous que lon a si mal compris, et que la meute des rhéteurs poursuit de ses aboiements, je souffre de votre mal et je vous plains de tout ce qui me reste de pitié! Moi aussi je voudrais bâtir un pont sur la mer et paver les flots; jai rêvé de brûler des villes pour illuminer mes fêtes; jai souhaité dêtre femme pour connaître de nouvelles voluptés. -- Ta maison dorée, ô Néron! nest quune étable fangeuse à côté du palais que je me suis élevé; ma garde- robe est mieux montée que la tienne, Héliogabale, et bien autrement splendide. -- Mes cirques sont plus rugissants et plus sanglants que les vôtres, mes parfums plus âcres et plus pénétrants, mes esclaves plus nombreux et mieux faits; jai aussi attelé à mon char des courtisanes nues, jai marché sur les hommes dun talon aussi dédaigneux que vous. -- Colosses du monde antique, il bat sous mes faibles côtés un coeur aussi grand que le vôtre, et, à votre place, ce que vous avez fait je laurais fait et peut-être davantage. Que de Babels jai entassées les unes sur les autres pour atteindre le ciel, souffleter les étoiles et cracher de là sur la création! Pourquoi donc ne suis-je pas Dieu, -- puisque je ne puis être homme? Oh! je crois quil faudra cent mille siècles de néant pour me reposer de la fatigue de ces vingt années de vie -Dieu du ciel, quelle pierre roulerez-vous sur moi? dans quelle ombre me plongerez-vous? à quel Léthé me ferez-vous boire? sous quelle montagne enterrerez-vous le Titan? Suis-je destiné à souffler un volcan par ma bouche et à faire des tremblements de terre en me changeant de côté? Quand je pense à cela, que je suis né dune mère si douce, si résignée, de goûts et de moeurs si simples, je suis tout surpris de ne pas avoir fait éclater son ventre quand elle me portait. Comment se fait-il quaucune de ses pensées, calmes et pures, nait passé dans mon corps avec le sang quelle ma transmis? et pourquoi faut-il que je ne sois fils que de sa chair et non de son esprit? La colombe a fait un tigre qui voudrait pour proie à ses griffes la création tout entière. Jai vécu dans le milieu le plus calme et le plus chaste. Il est difficile de rêver une existence enchâssée aussi purement que la mienne. Mes années se sont écoulées, à lombre du fauteuil maternel, avec les petites soeurs et le chien de la maison. Je nai vu autour de moi que de bonnes têtes douces et tranquilles de vieux domestiques blanchis à notre service et en quelque sorte héréditaires, de parents ou damis graves et sentencieux, vêtus de noir, qui posaient leurs gants lun après lautre sur le bord de leur chapeau; quelques tantes dun certain âge, grassouillettes, proprettes, discrètes, avec du linge éblouissant, des jupes grises, des mitaines de filet, et les mains sur la ceinture comme des personnes qui sont de religion; des meubles sévères jusquà la tristesse, des boiseries de chêne nu, des tentures de cuir, tout un intérieur dune couleur sobre et étouffée, comme en ont fait certains maîtres flamands. -- Le jardin était humide et sombre; le buis qui en dessinait les compartiments, le lierre qui recouvrait les murs et quelques sapins aux bras pelés étaient chargés dy représenter de la verdure et y réussissaient assez mal; la maison de briques, avec un toit très haut, quoique spacieuse et en bon état, avait quelque chose de morne et dassoupi. -- Certes, rien nétait propre à une vie séparée, austère et mélancolique, comme une pareille habitation. Il semblait impossible que tous les enfants élevés dans une telle maison ne finissent pas par se faire prêtres ou religieuses: eh bien! dans cette atmosphère de pureté et de repos, sous cette ombre et ce recueillement, je me pourrissais petit à petit, et sans quil en parût rien, comme une nèfle sur la paille. Au sein de cette famille honnête, pieuse, sainte, jétais parvenu à un degré de dépravation horrible. -- Ce nétait pas le contact du monde, puisque je ne lavais pas vu; ni le feu des passions, puisque je transissais sous la sueur glacée qui suintait de ces braves murailles. -- Le ver ne sétait pas traîné du coeur dun autre fruit à mon coeur. Il était éclos de lui-même au plus plein de ma pulpe quil avait rongée et sillonnée en tous sens: en dehors rien ne paraissait et ne mavertissait que je fusse gâté. Je navais ni tache ni piqûre; mais jétais tout creux par dedans, et il ne me restait quune mince pellicule, brillamment colorée, que le moindre choc eût crevée. -- Nest-ce pas là une chose inexplicable quun enfant né de parents vertueux, élevé avec soin et discrétion, tenu loin de toute chose mauvaise, se pervertisse tout seul à un tel point, et arrive où jen suis arrivé? Je suis sûr quen remontant jusquà là sixième génération, on ne retrouverait pas parmi mes ancêtres un seul atome pareil à ceux dont je suis formé. Je ne suis pas de ma famille; je ne suis pas une branche de ce noble tronc, mais un champignon vénéneux poussé par quelque lourde nuit dorage entre ses racines moussues; et pourtant personne na eu plus daspirations et délans vers le beau que moi, personne na essayé plus opiniâtrement de déployer ses ailes; mais chaque tentative a rendu ma chute plus profonde, et ce qui devait me sauver ma perdu. La solitude mest plus mauvaise que le monde, quoique je désire plus la première que le second. -- Tout ce qui menlève à moi-même mest salutaire: la société mennuie, mais marrache forcément à cette rêverie creuse dont je monte et je descends la spirale, le front penché et les bras en croix. -- Aussi, depuis que le tête-à- tête est rompu, et quil y a du monde ici avec lequel je suis forcé de me contraindre un peu, je suis moins sujet à me laisser aller à mes humeurs noires, et je suis moins travaillé de ces désirs démesurés qui me fondent sur le coeur comme une nuée de vautours dès que je reste un moment inoccupé. Il y a quelques femmes assez jolies et un ou deux jeunes gens assez aimables et fort gais; mais, dans tout cet essaim provincial, ce qui me charme le plus est un jeune cavalier qui est arrivé depuis deux ou trois jours; -- il ma plu tout dabord, et je lai pris en affection, rien quà le voir descendre de son cheval. Il est impossible davoir meilleure grâce; il nest pas très grand, mais il est svelte et bien pris dans sa taille; il a quelque chose de moelleux et donduleux dans la démarche et dans les gestes, qui est on ne peut plus agréable; bien des femmes lui envieraient sa main et son pied. Le seul défaut quil ait, cest dêtre trop beau et davoir des traits trop délicats pour un homme. Il est muni dune paire dyeux les plus beaux et les plus noirs du monde, qui ont une expression indéfinissable et dont il est difficile de soutenir le regard; mais, comme il est fort jeune et na pas dapparence de barbe, la mollesse et la perfection du bas de sa figure tempèrent un peu la vivacité de ses prunelles daigle; ses cheveux bruns et lustrés flottent sur son cou en grosses boucles, et donnent à sa tête un caractère particulier. -- Voilà donc enfin un des types de beauté que je rêvais réalisé et marchant devant moi! Quel dommage que ce soit un homme, ou quel dommage que je ne sois pas une femme! -- Cet Adonis, qui, à sa belle figure, joint un esprit très vif et très étendu, jouit encore de ce privilège davoir à mettre au service de ses bons mots et de ses plaisanteries une voix dun timbre argentin et mordant quil est difficile dentendre sans être ému. -- Il est vraiment parfait. -- Il parait quil partage mes goûts pour les belles choses, car ses habits sont très riches et très recherchés, son cheval très fringant et de race; et, pour que tout fût complet et assorti, il avait derrière lui, monté sur un petit cheval, un page de quatorze à quinze ans, blond, rose, joli comme un séraphin, qui dormait à moitié, et était si fatigué de la course quil venait de faire que son maître a été obligé de lenlever de sa selle et de lemporter dans ses bras jusquà sa chambre. Rosette lui a fait beaucoup daccueil, et je pense quelle a formé le dessein de sen servir pour éveiller ma jalousie et faire sortir ainsi le peu de flamme qui dort sous les cendres de ma passion éteinte. -- Tout redoutable cependant que soit un pareil rival, je suis peu disposé à en être jaloux, et je me sens tellement entraîné vers lui que je me désisterais assez volontiers de mon amour pour avoir son amitié. Chapitre 6 En cet endroit, si le débonnaire lecteur veut bien nous le permettre, nous allons pour quelque temps abandonner à ses rêveries le digne personnage qui, jusquici, a occupé la scène à lui tout seul et parlé pour son propre compte, et rentrer dans la forme ordinaire du roman, sans toutefois nous interdire de prendre par la suite la forme dramatique, sil en est besoin, et en nous réservant le droit de puiser encore dans cette espèce de confession épistolaire que le susdit jeune homme adressait à son ami, persuadé que, si pénétrant et si plein de sagacité que nous soyons, nous devons assurément en savoir là-dessus moins long que lui-même. ...Le petit page était tellement harassé quil dormait sur les bras de son maître et que sa petite tête toute déchevelée allait et venait comme sil eût été mort. Il y avait assez loin du perron à la chambre que lon avait désignée pour être celle du nouvel arrivant, et le domestique qui le précédait soffrit à porter lenfant à son tour; mais le jeune cavalier, pour qui, du reste, ce fardeau semblait nêtre quune plume, le remercia et ne voulut pas sen dessaisir: il le déposa sur le canapé tout doucement et en prenant mille précautions pour ne pas le réveiller; une mère neût pas mieux fait. Quand le domestique se fut retiré et que la porte fut fermée, il se mit à genoux devant lui et essaya de lui tirer ses bottines; mais ses petits pieds gonflés et endoloris rendaient cette opération assez difficile, et le joli dormeur poussait de temps en temps quelques soupirs vagues et inarticulés, comme une personne qui va se réveiller; alors le jeune cavalier sarrêtait et attendait que le sommeil leût repris. Les bottines cédèrent enfin, cétait le plus important; les bas firent peu de résistance. -- Cette opération achevée, le maître prit les deux pieds de lenfant, et les posa lun à côté de lautre sur le velours du sofa; cétaient bien les deux plus adorables pieds du monde, pas plus grands que cela, blancs comme de livoire neuf et un peu rosés par la pression de la chaussure où ils étaient en prison depuis dix-sept heures, des pieds trop petits pour une femme, et qui semblaient navoir jamais marché; ce quon voyait de la jambe était rond, potelé, poli, transparent et veiné, et de la plus exquise délicatesse; -- une jambe digne du pied. Le jeune homme, toujours à genoux, contemplait ces deux petits pieds avec une attention amoureusement admirative; il se pencha, prit le gauche et le baisa, et puis le droit et le baisa aussi; et puis, de baisers en baisers, il remonta le long de la jambe jusquà lendroit où létoffe commençait. -- Le page souleva un peu sa longue paupière, et laissa tomber sur son maître un regard bienveillant et assoupi, où ne perçait aucune surprise. -- Ma ceinture me gêne, dit-il en passant son doigt sous le ruban, et il se rendormit. -- Le maître déboucla la ceinture, releva la tête du page avec un coussin? et touchant ses pieds qui étaient devenus un peu froids, de brûlants quils étaient, il les enveloppa soigneusement dans son manteau, prit un fauteuil, et sassit au plus près du sofa. Deux heures se passèrent ainsi, le jeune homme regardant dormir lenfant et suivant sur son front les ombres de ses rêves. Le seul bruit quon entendit par la chambre était sa respiration régulière et le tic-tac de la pendule. Cétait un tableau assurément fort gracieux. -- Il y avait dans lopposition de ces deux genres de beauté un moyen deffet dont un peintre habile eût tiré bon parti. -- Le maître était beau comme une femme, -- le page beau comme une jeune fille. -- Cette tête ronde et rose, ainsi posée dans ses cheveux, avait lair dune pêche sous ses feuilles; elle en avait la fraîcheur et le velouté, quoique la fatigue de la route lui eût enlevé quelque peu de son éclat habituel; la bouche mi-ouverte laissait apercevoir de petites dents dun blanc laiteux, et sous ses tempes pleines et luisantes sentre-croisait un réseau de veines azurées; les cils de ses yeux, pareils à ces fils dor qui sépanouissent dans les missels autour de la tête des vierges, lui venaient presque au milieu des joues; ses cheveux longs et soyeux tenaient à la fois de lor et de largent, -- or dans lombre, argent dans la lumière; son cou était en même temps gras et frêle, et navait rien du sexe indiqué par ses habits; deux ou trois boutons du justaucorps, défauts pour faciliter la respiration, permettaient dentrevoir, par lhiatus dune chemise de fine toile de Hollande, un losange de chair potelée et rebondie dune admirable blancheur, et le commencement dune certaine ligne ronde difficile à expliquer sur la poitrine dun jeune garçon; en y regardant bien, on eût peut-être trouvé aussi que ses hanches étaient un peu trop développées. -- Le lecteur en pensera ce quil voudra; ce sont de simples conjectures que nous lui proposons: nous nen savons pas là-dessus plus que lui, mais nous espérons en apprendre davantage dans quelque temps, et nous lui promettons de le tenir fidèlement au courant de nos découvertes. -- Que le lecteur, sil a la vue moins basse que nous, enfonce son regard sous la dentelle de cette chemise et décide en conscience si ce contour est trop ou trop peu saillant; mais nous lavertissons que les rideaux sont tirés, et quil règne dans la chambre un demi-jour peu favorable à ces sortes dinvestigations. Le cavalier était pâle, mais dune pâleur dorée, pleine de force et de vie; ses prunelles nageaient sur un cristallin humide et bleu; son nez droit et mince donnait à son profil une fierté et une vigueur merveilleuses, et la chair en était si fine que, sur le bord du contour, elle laissait transpercer la lumière; sa bouche avait le sourire le plus doux à de certains moments, mais dordinaire elle était arquée à ses coins, comme quelques-unes de ces têtes quon voit dans les tableaux des vieux maîtres italiens, plutôt en dedans quen dehors; ce qui lui donnait quelque chose dadorablement dédaigneux, une _smorfia_ on ne peut plus piquante, un air de bouderie enfantine et de mauvaise humeur très singulier et très charmant. Quels étaient les liens qui unissaient le maître au page et le page au maître? Assurément il y avait entre eux plus que laffection qui peut exister entre le maître et le domestique. Étaient-ce deux amis ou deux frères? -- Alors, pourquoi ce travestissement? -- Il eût été cependant difficile de croire à quiconque eût vu la scène que nous venons de décrire que ces deux personnages nétaient en vérité que ce quils paraissaient être. -- Ce cher ange, comme il dort! dit à voix basse le jeune homme; je crois quil navait jamais tant fait de chemin de sa vie. Vingt lieues à cheval, lui qui est si délicat! jai peur quil ne soit malade de fatigue. Mais non, cela ne sera rien; demain il ny paraîtra plus; il aura repris ses belles couleurs, et sera plus frais quune rose après la pluie. -- Est-il beau comme cela! Si je ne craignais de léveiller, je le mangerais de caresses. Quelle adorable fossette il a au menton! quelle finesse et quelle blancheur de peau! -- Dors bien, cher trésor. -- Ah! je suis vraiment jaloux de ta mère et je voudrais tavoir fait. -- Il nest pas malade? Non; -- sa respiration est réglée, et il ne bouge pas. -- Mais je crois quon a frappé... En effet, on avait frappé deux petits coups aussi doucement que possible sur le panneau de la porte. Le jeune homme se leva, et, craignant de sêtre trompé, attendit, pour ouvrir, que lon heurtât de nouveau. -- Deux autres coups, un peu plus accentués, se firent entendre de nouveau, et une douce voix de femme dit sur un ton très bas: -- Cest moi, Théodore. Théodore ouvrit, mais avec moins de vivacité quun jeune homme nen met à ouvrir à une femme dont la voix est douce, et qui est venue gratter mystérieusement à votre huis vers la tombée du jour. -- Le battant entrebâillé donna passage, devinez à qui? à la maîtresse du perplexe dAlbert, à la princesse Rosette en personne, plus rose que son nom, et les seins aussi émus que les eut jamais femme qui soit entrée le soir dans la chambre dun beau cavalier. -- Théodore! dit Rosette. Théodore leva le doigt et le posa sur sa lèvre de manière à figurer la statue du silence, et, lui montrant lenfant qui dormait, il la fit passer dans la pièce voisine. -- Théodore, reprit Rosette qui semblait trouver des douceurs singulières à répéter ce nom, et chercher en même temps à rallier ses idées, -- Théodore, continua-t-elle sans quitter la main que le jeune homme lui avait présentée pour la conduire à son fauteuil, -- vous nous êtes donc enfin revenu? Quavez-vous fait tout ce temps? où êtes-vous allé? -- Savez-vous quil y a six mois que je ne vous ai vu? Ah! Théodore, cela nest pas bien; on doit aux gens qui nous aiment, même quand on ne les aime pas, quelques égards et quelque pitié. THEODORE. -- Ce que jai fait? -- Je ne sais. -- Jai été et je suis venu, jai dormi et jai veillé, jai chanté et jai pleuré, jai eu faim et soif, jai eu trop chaud et trop froid, je me suis ennuyé, jai de largent de moins et six mois de plus, jai vécu, voilà tout. -- Et vous, quavez-vous fait? ROSETTE. -- Je vous ai aimé. THEODORE. -- Vous navez fait que cela? ROSETTE. -- Oui, absolument. Jai mal employé mon temps, nest-ce pas? THEODORE. -- Vous auriez pu lemployer mieux, ma pauvre Rosette; par exemple, à aimer quelquun qui pût vous rendre votre amour. ROSETTE. -- Je suis désintéressée en amour comme en tout. -- Je ne prête pas de lamour à usure; cest un pur don que je fais. THEODORE. -- Vous avez là une vertu bien rare, et qui ne peut naître que dans une âme choisie. Jai désiré bien souvent pouvoir vous aimer, du moins comme vous le voudriez; mais il y a entre nous un obstacle insurmontable, et que je ne puis vous dire -- Avez-vous eu un autre amant depuis que je vous ai quittée? ROSETTE. -- Jen ai eu un que jai encore. THEODORE. -- Quelle espèce dhomme est-ce? ROSETTE. -- Un poète. THEODORE. -- Diable! quel est ce poète, et qua-t-il fait? ROSETTE. -- Je ne sais trop, une manière de volume que personne ne connaît, et que jai essayé de lire un soir. THEODORE. -- Ainsi donc vous avez pour amant un poète inédit. -- Cela doit être curieux. -- A-t-il des trous au coude, du linge sale et des bas en vis de pressoir? ROSETTE. -- Non; il se met assez bien, se lave les mains, et na pas de tache dencre au bout du nez. Cest un ami de C***; je lai rencontré chez madame de Thémines, vous savez, une grande femme qui fait lenfant et se donne de petits airs dinnocence. THEODORE. -- Et peut-on savoir le nom de ce glorieux personnage? ROSETTE. -- Oh! mon Dieu, oui! il se nomme le chevalier dAlbert! THEODORE. -- Le chevalier dAlbert! il me semble que cest un jeune homme qui était sur le balcon quand je suis descendu de cheval. ROSETTE. -- Précisément. THEODORE. -- Et qui ma regardé avec tant dattention. ROSETTE. -- Lui-même. THEODORE. -- Il est assez bien. -- Et il ne ma pas fait oublier? ROSETTE. -- Non. Vous nêtes pas malheureusement de ceux quon oublie. THEODORE. -- Il vous aime fort sans doute? ROSETTE. -- Je ne sais trop. -- Il y a des moments où lon croirait quil maime beaucoup; mais au fond il ne maime pas, et il nest pas loin de me haïr, car il men veut de ce quil ne peut maimer. -- Il a fait comme plusieurs autres plus expérimentés que lui; il a pris un goût vif pour de la passion, et sest trouvé tout surpris et tout désappointé quand son désir a été assouvi. -- Cest une erreur que, parce que lon a couché ensemble, on se doit réciproquement adorer. THEODORE. -- Et que comptez-vous faire de ce susdit amoureux qui ne lest pas? ROSETTE. -- Ce quon fait des anciens quartiers de lune ou des modes de lan passé. -- Il nest pas assez fort pour me quitter le premier, et, quoiquil ne maime pas dans le sens véritable du mot, il tient à moi par une habitude de plaisir, et ce sont celles-là qui sont les plus difficiles à rompre. -- Si je ne laide pas, il est capable de sennuyer consciencieusement avec moi jusquau jour du jugement dernier, et même au-delà; car il a en lui le germe de toutes les nobles qualités; et les fleurs de son âme ne demandent quà sépanouir au soleil de léternel amour. -- Réellement, je suis fâchée de navoir pas été le rayon pour lui. -- De tous mes amants que je nai pas aimés, cest celui que jaime le plus; -- et, si je nétais aussi bonne que je le suis, je ne lui rendrais pas sa liberté, et je le garderais encore. -- Cest ce que je ne ferai pas; -- jachève en ce moment-ci de luser. THEODORE. -- Combien cela durera-t-il? ROSETTE. -- Quinze jours, trois semaines, mais à coup sûr moins que cela neût duré si vous nétiez pas venu. -- Je sais que je ne serai jamais votre maîtresse. -- Il y a, dites-vous, pour cela une raison inconnue à laquelle je me rendrais sil vous était permis de me la révéler. Ainsi donc toute espérance de ce côté me doit être interdite, et cependant je ne puis me résoudre à être la maîtresse dun autre quand vous êtes là: il me semble que cest une profanation, et que je nai plus le droit de vous aimer. THEODORE. -- Gardez celui-ci pour lamour de moi. ROSETTE -- Si cela vous fait plaisir, je le ferai. -- Ah! si vous avez pu être à moi, combien ma vie eût été différente de ce quelle a été! -- Le monde a une bien fausse idée de moi, et jaurai passé sans que nul se soit douté de ce que jétais, -- excepté vous, Théodore, le seul qui mayez comprise, et qui mayez été cruel. -- Je nai jamais désiré que vous pour amant, et je ne vous ai pas eu. -- Si vous maviez aimée, ô Théodore! jaurais été vertueuse et chaste, jaurais été digne de vous: au lieu de cela, je laisserai (si quelquun se souvient de moi) la réputation dune femme galante, dune espèce de courtisane qui navait de différent de celle du ruisseau que le rang et la fortune. -- Jétais née avec les plus hautes inclinations; mais rien ne déprave comme de ne pas être aimée. -- Beaucoup me méprisent qui ne savent pas ce quil ma fallu souffrir pour arriver où jen suis. -- Étant sûre de ne jamais appartenir à celui que je préférais entre tous, je me suis laissée aller au courant, je nai pas pris la peine de défendre un corps qui ne pouvait être à vous. -- Pour mon coeur, personne ne la eu et ne laura jamais. -- Il est à vous, quoique vous layez brisé; -- et, différente de la plupart des femmes qui se croient honnêtes, pourvu quelles naient pas passé dun lit dans un autre, quoique jaie prostitué ma chair, jai toujours été fidèle dâme et de coeur à votre pensée. -- Au moins, jaurai fait quelques heureux, jaurai envoyé danser autour de quelques chevets de blanches illusions. Jai trompé innocemment plus dun noble coeur; jai été si misérable dêtre rebutée par vous que jai toujours été épouvantée à lidée de faire subir un pareil supplice à quelquun. -- Cest le seul motif de bien des aventures quon a attribuées à un pur esprit de libertinage! -- Moi! du libertinage! Ô monde! -- Si vous saviez, Théodore, combien il est profondément douloureux de sentir quon a manqué sa vie, que lon a passé à côté de son bonheur, de voir que tout le monde se méprend sur votre compte et quil est impossible de faire changer lopinion quon a de vous, que vos plus belles qualités sont tournées en défaut, vos plus pures essences en noirs poisons, quil na transpiré de vous que ce que vous aviez de mauvais; davoir trouvé les portes toujours ouvertes pour vos vices et toujours fermées pour vos vertus, et de navoir pu amener à bien, parmi tant de ciguës et daconits, un seul lis ou une seule rose! vous ne savez pas cela, Théodore. THEODORE. -- Hélas! hélas! ce que vous dites là, Rosette, est lhistoire de tout le monde; la meilleure partie de nous est celle qui reste en nous, et que nous ne pouvons produire. -- Les poètes sont ainsi. -- Leur plus beau poème est celui quils nont pas écrit; ils emportent plus de poèmes dans la bière quils nen laissent dans leur bibliothèque. ROSETTE. -- Jemporterai mon poème avec moi. THEODORE. -- Et moi, le mien. -- Qui nen a fait un dans sa vie? qui est assez heureux ou assez malheureux pour navoir pas composé le sien dans sa tête ou dans son coeur? -- Des bourreaux en ont peut-être fait qui sont tout humides des pleurs de la plus douce sensibilité; des poètes en ont peut-être fait aussi qui eussent convenu à des bourreaux, tant ils sont rouges et monstrueux. ROSETTE. -- Oui. -- On pourrait mettre des roses blanches sur ma tombe. -- Jai eu dix amants, -- mais je suis vierge, et mourrai vierge. Bien des vierges, sur les fosses desquelles il neige à perpétuité du jasmin et des fleurs doranger, étaient de véritables Messalines. THEODORE. -- Je sais ce que vous valez, Rosette. ROSETTE. -- Vous seul au monde avez vu ce que je suis; car vous mavez vue sous le coup dun amour bien vrai et bien profond, puisquil est sans espoir; et qui na pas vu une femme amoureuse ne peut pas dire ce quelle est; cest ce qui me console dans mes amertumes. THEODORE. -- Et que pense de vous ce jeune homme qui, aux yeux du monde, est aujourdhui votre amant? ROSETTE. -- La pensée dun amant est un gouffre plus profond que la baie de Portugal, et il est bien difficile de dire ce quil y a au fond dun homme; la sonde serait attachée à une corde de cent mille toises de longueur, et on la déviderait jusquau bout, quelle filerait toujours sans rien rencontrer qui larrêtât. Cependant jai touché quelquefois le fond de celui-ci en quelques endroits, et le plomb a rapporté tantôt de la boue, tantôt de beaux coquillages, mais le plus souvent de la boue et des débris de coraux mêlés ensemble. -- Quant à son opinion sur moi, elle a beaucoup varié; il a commencé dabord par où les autres finissent, il ma méprisée; les jeunes gens qui ont limagination vive sont sujets à cela. -- Il y a toujours une chute énorme dans le premier pas quils font, et le passage de leur chimère à la réalité ne peut se faire sans secousse. -- Il me méprisait, et je lamusais; maintenant il mestime, et je lennuie. -- Aux premiers jours de notre liaison, il na vu dans moi que le côté banal, et je pense que la certitude de ne pas éprouver de résistance était pour beaucoup dans sa détermination. Il paraissait extrêmement empressé davoir une affaire, et je crus dabord que cétait une de ces plénitudes de coeur qui ne cherchent quà déborder, un de ces amours vagues que lon a dans le mois de mai de la jeunesse, et qui font quà défaut de femmes on entourerait les troncs darbres avec ses bras, et quon embrasserait les fleurs et le gazon des prairies. -- Mais ce nétait pas cela; -- il ne passait à travers moi que pour arriver à autre chose. Jétais un chemin pour lui, et non un but. -- Sous les fraîches apparences de ses vingt ans, sous le premier duvet de ladolescence, il cachait une corruption profonde. Il était piqué au coeur; -- cétait un fruit qui ne renfermait que de la cendre. Dans ce corps jeune et vigoureux sagitait une âme aussi vieille que Saturne, -- une âme aussi incurablement malheureuse quil en fut jamais. -- Je vous avoue, Théodore, que je fus effrayé et que le vertige faillit me prendre en me penchant sur les noires profondeurs de cette existence. -- Vos douleurs et les miennes ne sont rien, comparées à celles-là. - - Si je lavais plus aimé, je laurais tué. -- Quelque chose lattire et lappelle invinciblement qui nest pas de ce monde ni en ce monde, et il ne peut avoir de repos ni jour ni nuit; et, comme lhéliotrope dans une cave, il se tord pour se tourner vers le soleil quil ne voit pas. -- Cest un de ces hommes dont lâme na pas été trempée assez complètement dans les eaux du Léthé avant dêtre liée à son corps, et qui garde du ciel dont elle vient des réminiscences déternelle beauté qui la travaillent et la tourmentent, qui se souvient quelle a eu des ailes, et qui na plus que des pieds. -- Si jétais Dieu, je priverais de poésie pendant deux éternités lange coupable dune pareille négligence. -- Au lieu davoir à bâtir un château de cartes brillamment coloriées pour abriter pendant un printemps une blonde et jeune fantaisie, il fallait élever une tour plus haute que les huit temples superposés de Bélus. -- Je nétais pas de force, je fis semblant de ne pas lavoir compris, et je le laissai ramper sur ses ailes et chercher un sommet doù il pût sélancer dans lespace immense. -- Il croit que je nai rien aperçu de tout cela, parce que je me suis prêtée à tous ses caprices sans avoir lair den soupçonner le but. -- Jai voulu, ne pouvant le guérir, et jespère quil men sera un jour tenu compte devant Dieu, lui donner au moins ce bonheur de croire quil avait été passionnément aimé. Il minspirait assez de pitié et dintérêt pour aisément pouvoir prendre avec lui un ton et des manières assez tendres pour lui faire illusion. Jai joué mon rôle en comédienne consommée; jai été enjouée et mélancolique, sensible et voluptueuse; jai feint des inquiétudes et des jalousies; jai versé de fausses larmes, et jai appelé sur mes lèvres des essaims de sourires composés. -- Jai paré ce mannequin damour des plus brillantes étoffes; je lai fait promener dans les allées de mes parcs; jai invité tous mes oiseaux à chanter sur son passage, et toutes mes fleurs dahlias et daturas à le saluer en inclinant la tête; je lui ai fait traverser mon lac sur le dos argenté de mon cygne chéri; je me suis cachée dedans, et je lui ai prêté ma voix, mon esprit, ma beauté, ma jeunesse, et je lui ai donné une apparence si séduisante que la réalité ne valait pas mon mensonge. Quand le temps sera venu de briser en éclats cette creuse statue, je le ferai de manière à ce quil croie que tout le tort est de mon côté et à lui en épargner le remords. -- Cest moi qui donnerai le coup dépinglé par où doit séchapper le vent dont ce ballon est plein. -- Nest-ce pas là une sainte prostitution et une honorable tromperie? Jai dans une urne de cristal quelques larmes que jai recueillies au moment où elles allaient tomber. -- Voilà mon écrin et mes diamants, et je les présenterai à lange qui me viendra prendre pour memmener à Dieu. THEODORE. -- Ce sont les plus beaux qui puissent briller au cou dune femme. Les parures dune reine ne valent pas celles-là. -- Pour moi, je pense que la liqueur que Madeleine versa sur les pieds du Christ était faite des anciens pleurs de ceux quelle avait consolés, et je pense aussi que cest de pareilles larmes quest semé le chemin de saint Jacques, et non, comme on la prétendu, des gouttes de lait de Junon. -- Qui fera donc pour vous ce que vous avez fait pour lui? ROSETTE. -- Personne, hélas! puisque vous ne le pouvez. THEODORE. -- Ô chère âme! que ne le puis-je! -- Mais ne perdez pas lespoir. -- Vous êtes belle et bien jeune encore. -- Vous avez bien des allées de tilleuls et dacacias en fleurs à parcourir avant darriver à cette route humide, bordée de buis et darbres sans feuilles, qui conduit du tombeau de porphyre où lon enterrera vos belles années mortes au tombeau de pierre brute et couverte de mousse où lon se hâtera de pousser le reste de ce qui fut vous et les spectres ridés et branlants des jours de votre vieillesse. Il vous reste beaucoup à gravir de la montagne de la vie, et de longtemps vous ne parviendrez à la zone où se trouve la neige. Vous nen êtes quà la région des plantes aromatiques, des cascades limpides où liris suspend ses arches tricolores, des beaux chênes verts et des mélèzes parfumés. Montez encore quelque peu, et de là, dans lhorizon plus large qui se déploiera à vos pieds, vous verrez peut-être sélever la fumée bleuâtre du toit où dort celui qui vous aimera. Il ne faut pas, dès labord, désespérer de sa vie, il souvre, comme cela, dans notre destinée, des perspectives à quoi nous ne nous attendions plus. -- Lhomme, dans la vie, ma souvent fait penser à un pèlerin qui suit lescalier en colimaçon dune tour gothique. Le long serpent de granit tord dans lobscurité ses anneaux dont chaque écaille est une marche. Après quelques circonvolutions, le peu de jour qui venait de la porte sest éteint. Lombre des maisons quon na pas encore dépassées ne permet pas aux soupiraux de laisser entrer le soleil: les murs sont noirs, suintants; on a plutôt lair de descendre dans un cachot doù lon ne doit jamais sortir que de monter à cette tourelle qui, den bas, vous paraissait si svelte et si élancée, et couverte de dentelles et de broderies, comme si elle allait partir pour le bal. -- On hésite si lon doit aller plus haut, tant ces moites ténèbres pèsent lourdement sur votre front. -- Lescalier tourne encore quelquefois, et des lucarnes plus fréquentes découpent leurs trèfles dor sur le mur opposé. On commence à voir les pignons dentelés des maisons, les sculptures des entablements, les formes bizarres des cheminées; quelques pas de plus, et loeil plane sur la ville entière; cest une forêt daiguilles, de flèches et de tours qui se hérissent de toutes parts, dentelées, tailladées, évidées, frappées à lemporte-pièce et laissant transparaître le jour par leurs mille découpures. -- Les dômes et les coupoles sarrondissent comme les mamelles de quelque géante ou des crânes de Titans. Les îlots de maisons et de palais se détachent par tranches ombrées ou lumineuses. Quelques marches encore, et vous serez sur la plate-forme; et alors vous verrez, au-delà de lenceinte de la ville, verdoyer les cultures, bleuir les collines et blanchir les voiles sur le ruban moiré du fleuve. Un jour éblouissant vous inonde, et les hirondelles passent et repassent auprès de vous en poussant de petits cris joyeux. Le son lointain de la cité vous arrive comme un murmure amical ou le bourdonnement dune ruche dabeilles; tous les clochers égrènent dans les airs leurs colliers de perles sonores; les vents vous apportent les senteurs de la forêt voisine et des fleurs de la montagne: ce nest que lumière, harmonie et parfum. Si vos pieds sétaient lassés, ou que le découragement vous eût prise et que vous fussiez restée assise sur une marche inférieure, ou que vous fussiez tout à fait redescendue, ce spectacle eût été perdu pour vous. -- Quelquefois cependant la tour na quune seule ouverture au milieu ou en haut. -- La tour de votre vie est ainsi construite; -- alors il faut un courage plus obstiné, une persévérance armée dongles plus crochus pour saccrocher, dans lombre, aux saillies des pierres, et parvenir au trèfle resplendissant par où la vue séchappe sur la campagne; ou bien les meurtrières ont été remplies, ou lon a oublié den percer, et alors il faut aller jusquau faîte; mais plus on sest élevé sans voir, plus lhorizon semble immense, plus le plaisir et la surprise sont grands. ROSETTE -- Ô Théodore, Dieu veuille que je parvienne bientôt à lendroit où est la fenêtre! Voilà bien assez longtemps que je suis la spirale à travers la nuit la plus profonde; mais jai peur que louverture nait été maçonnée et quil ne faille gravir jusquau sommet; et si cet escalier aux marches innombrables naboutissait quà une porte murée ou à une voûte de pierres de taille? THEODORE. -- Ne dites pas cela, Rosette; ne le pensez pas. -- Quel architecte construirait un escalier qui naboutirait à rien? Pourquoi supposer le paisible architecte du monde plus stupide et plus imprévoyant quun architecte ordinaire? -- Dieu ne se trompe pas, et noublie rien. On ne peut pas croire quil se soit amusé, pour vous faire pièce, à vous enfermer dans un long tube de pierre sans issue et sans ouverture. Pourquoi voulez-vous quil dispute à de pauvres fourmis comme nous sommes leur misérable bonheur dune minute, et limperceptible grain de mil qui leur revient dans cette large création? -- Il faudrait pour cela quil eût la férocité dun tigre ou dun juge; et, si nous lui déplaisions tant, il naurait quà dire à une comète de se détourner un peu de sa course et à nous étrangler tous avec un crin de sa queue. -- Comment diable voulez-vous que Dieu se divertisse à nous enfiler un à un dans une épingle dor, comme faisait des mouches lempereur Domitien? -- Dieu nest pas une portière ni un marguillier, et, quoiquil soit vieux, il nest pas encore tombé en enfance. -- Toutes ces petites méchancetés sont au-dessous de lui, et il nest pas assez niais pour faire de lesprit avec nous et nous jouer des tours. -- Courage, Rosette, courage! Si vous êtes essoufflée, arrêtez-vous un peu et reprenez haleine, et puis continuez votre ascension: vous navez peut-être plus quune vingtaine de marches à gravir pour arriver à lembrasure doù vous verrez votre bonheur. ROSETTE. -- Jamais! oh! jamais! et si je parviens au sommet de la tour, ce ne sera que pour men précipiter. THEODORE. -- Chasse, ma pauvre affligée, ces idées sinistres qui voltigent autour de toi comme des chauves-souris, et jettent sur ton beau front lombre opaque de leurs ailes. Si tu veux que je taime, sois heureuse, et ne pleure pas. _(Il lattire doucement contre lui et lembrasse sur les yeux.)_ ROSETTE. -- Quel malheur pour moi de vous avoir connu! et pourtant, si la chose était à refaire, je voudrais encore vous avoir connu. -- Vos rigueurs mont été plus douces que la passion des autres; et, quoique vous mayez beaucoup fait souffrir, tout ce que jai eu de plaisir mest venu de vous; par vous, jai entrevu ce que jaurais pu être. Vous avez été un éclair de ma nuit, et vous avez illuminé bien des endroits sombres de mon âme; vous avez ouvert dans ma vie des perspectives toutes nouvelles. -- Je vous dois de connaître lamour, lamour il est vrai; mais il y a à aimer sans être aimé un charme mélancolique et profond, et il est beau de se ressouvenir de ceux qui nous oublient. -- Cest déjà un bonheur que de pouvoir aimer même quand on est seul à aimer, et beaucoup meurent sans lavoir eu, et souvent les plus à plaindre ne sont pas ceux qui aiment. THEODORE. -- Ceux-là souffrent et sentent leurs plaies, mais du moins ils vivent. Ils tiennent à quelque chose; ils ont un astre autour duquel ils gravitent, un pôle auquel ils tendent ardemment. Ils ont quelque chose à souhaiter; ils se peuvent dire: Si je parviens là, si jai cela, je serai heureux. Ils ont deffroyables agonies, mais en mourant ils peuvent au moins se dire: -- Je meurs pour lui. -- Mourir ainsi, cest renaître. -- Les vrais, les seuls irréparablement malheureux sont ceux dont la folle étreinte embrasse lunivers entier, ceux qui veulent tout et ne veulent rien, et que lange ou la fée qui descendrait et leur dirait subitement: -- Souhaitez une chose, et vous laurez, -- trouverait embarrassés et muets. ROSETTE. -- Si la fée venait, je sais bien ce que je lui demanderais. THEODORE. -- Vous le savez, Rosette, et voilà en quoi vous êtes plus heureuse que moi, car je ne le sais pas. Il sagite en moi beaucoup de désirs vagues qui se confondent ensemble, et en enfantent dautres qui les dévorent ensuite. Mes désirs sont une nuée doiseaux qui tourbillonnent et voltigent sans but; le vôtre est un aigle qui a les yeux sur le soleil, et que le manque dair empêche de se soulever sur ses ailes déployées. -- Ah! si je pouvais savoir ce que je veux; si lidée qui me poursuit se dégageait nette et précise du brouillard qui lentoure; si létoile favorable ou fatale apparaissait au fond de mon ciel; si la lueur que je dois suivre venait à rayonner dans la nuit, feu follet perfide ou phare hospitalier; si ma colonne de feu marchait devant moi, fût-ce à travers un désert sans manne et sans fontaines; si je savais où je vais, dussé-je naboutir quà un précipice! -- jaimerais mieux ces courses insensées de chasseurs maudits, par les fondrières et les halliers, que ce piétinement absurde et monotone. Vivre ainsi, cest faire un métier pareil à celui de ces chevaux qui, les yeux bandés, tournent la roue de quelque puits, et font des milliers de lieues sans rien voir et sans changer de place. -- Il y a assez longtemps que je tourne, et le seau devrait bien être remonté. ROSETTE. -- Vous avez avec dAlbert beaucoup de points de ressemblance, et, quand vous parlez, il me semble quelquefois que ce soit lui qui parle. -- Je ne doute pas que, lorsque vous le connaîtrez plus, vous ne vous attachiez beaucoup à lui; vous ne pouvez manquer de vous convenir. -- Il est travaillé, comme vous, de ces élans sans but; il aime immensément sans savoir quoi, il voudrait monter au ciel, car la terre lui paraît un escabeau bon à peine pour un de ses pieds, et il a plus dorgueil que Lucifer avant sa chute. THEODORE. -- Javais dabord eu peur que ce ne fût un de ces poètes comme il y en a tant, et qui ont chassé la poésie de la terre, un de ces enfileurs de perles fausses qui ne voient au monde que la dernière syllabe des mots, et qui, lorsquils ont fait rimer _ombre _avec _sombre, flamme _avec _âme, _et _Dieu _avec _lieu, _se croisent consciencieusement les bras et les jambes, et permettent aux sphères daccomplir leur révolution. ROSETTE. -- Il nest point de ceux-là. Ses vers sont au-dessous de lui, et ne le contiennent pas. On prendrait, daprès ce quil a fait, une idée très fausse de sa personne; son véritable poème, cest lui, et je ne sais pas sil en fera jamais dautre. -- Il a au fond de son âme un sérail de belles idées quil entoure dun triple mur, et dont il est plus jaloux que jamais sultan ne le fut de ses odalisques. -- Il ne met dans ses vers que celles dont il ne se soucie pas ou dont il est rebuté; cest la porte par où il les chasse, et le monde na que ce dont il ne veut plus. THEODORE. -- Je conçois cette jalousie et cette pudeur. -- De même bien des gens ne conviennent de lamour quils ont eu que lorsquils ne lont plus, et de leurs maîtresses que lorsquelles sont mortes. ROSETTE. -- Lon a tant de peine à posséder quelque chose en propre dans ce monde! tout flambeau attire tant de papillons, tout trésor attire tant de voleurs! -- Jaime ces silencieux qui emportent leur idée dans leur tombe et ne la veulent point livrer aux sales baisers et aux impudiques attouchements de la foule. Ces amoureux me plaisent qui nécrivent le nom de leur maîtresse sur aucune écorce, qui ne le confient à aucun écho, et qui, en dormant, sont poursuivis de cette crainte quun rêve ne le leur fasse prononcer. Je suis de ce nombre; je nai pas dit ma pensée, et nul ne saura mon amour... Mais voici quil est bientôt onze heures, mon cher Théodore, et je vous empêche de prendre un repos dont vous devez avoir besoin. Quand il faut que je vous quitte, jéprouve toujours un serrement de coeur, et il me semble que cest la dernière fois que je vous verrai. Je retarde le plus que je peux; mais il faut bien sen aller à la fin. Allons, adieu, car jai peur que dAlbert ne me cherche; adieu, ami. Théodore lui mit le bras autour de la taille, et la conduisit ainsi jusquà la porte: là il sarrêta, et la suivit longtemps de loeil; le corridor était percé de loin en loin de petites fenêtres à carreaux étroits, éclairées par la lune, et qui faisaient une alternative dombre et de lumière très fantastique. À chaque fenêtre, la forme blanche et pure de Rosette étincelait comme un fantôme dargent; puis elle séteignait pour reparaître plus brillante un peu plus loin; enfin elle disparut entièrement. Théodore, comme abîmé dans de profondes réflexions, resta quelques minutes immobile et les bras croisés, puis il passa sa main sur son front, et rejeta ses cheveux en arrière par un mouvement de tête, rentra dans la chambre, et fut se coucher après avoir embrassé au front le page, qui dormait toujours. Chapitre 7 Dès quil fit jour chez Rosette, dAlbert se fit annoncer avec un empressement qui ne lui était pas habituel. -- Vous voilà, fit Rosette, je dirais de bien bonne heure, si vous pouviez jamais arriver de bonne heure. -- Aussi, pour vous récompenser de votre galanterie, je vous octroie ma main à baiser. Et elle tira de dessous le drap de toile de Flandre garni de dentelles la plus jolie petite main que lon ait jamais vue au bout dun bras rond et potelé. DAlbert la baisa avec componction: -- Et lautre, la petite soeur, est-ce que nous ne la baiserons pas aussi? Mon Dieu si! rien nest plus faisable. Je suis aujourdhui dans mon humeur des dimanches; tenez. -- Et elle sortit du lit son autre main dont elle lui frappa légèrement la bouche. -- Est-ce que je ne suis pas la femme la plus accommodante du monde? -- Vous êtes la grâce même, et lon vous devrait élever des temples de marbre blanc dans des bosquets de myrtes. -- En vérité, jai bien peur quil ne vous arrive ce qui est arrivé à Psyché, et que Vénus ne devienne jalouse de vous, dit dAlbert en joignant les deux mains de la belle et en les portant ensemble à ses lèvres. -- Comme vous débitez tout cela dune haleine! on dirait que cest une phrase apprise par coeur, dit Rosette avec une délicieuse petite moue. -- Point: vous valez bien que la phrase soit tournée exprès pour vous, et vous êtes faite à cueillir des virginités de madrigaux, répliqua dAlbert. -- Oh çà! décidément, qui vous a piqué aujourdhui? est-ce que vous êtes malade que vous êtes si galant? Je crains que vous ne mouriez. Savez-vous que, lorsque quelquun change tout à coup de caractère, et sans raison apparente, cela est de mauvais augure? Or, il est constaté, aux yeux de toutes les femmes qui ont pris la peine de vous aimer, que vous êtes habituellement on ne peut plus maussade, et il est non moins sûr que vous êtes on ne peut plus charmant en ce moment-ci et dune amabilité tout à fait inexplicable. -- Là, vraiment, je vous trouve pâle, mon pauvre dAlbert: donnez-moi le bras, que je vous tâte le pouls; et elle lui releva la manche, et compta les pulsations avec une gravité comique. -- Non... Vous êtes au mieux, et vous navez pas le plus léger symptôme de fièvre. Alors il faut que je sois furieusement jolie ce matin! Allez donc me chercher mon miroir, que je voie jusquà quel point votre galanterie a tort ou raison. DAlbert fut prendre un petit miroir qui était sur la toilette, et le posa sur le lit. -- Au fait, dit Rosette, vous navez pas tout à fait tort. Pourquoi ne faites-vous pas un sonnet sur mes yeux, monsieur le poète? -- Vous navez aucune raison pour nen pas faire. -- Voyez donc, que je suis malheureuse! avoir des yeux comme cela et un poète comme ceci, et manquer de sonnets, comme si lon était borgne et que lon eût un porteur deau pour amant! Vous ne maimez pas, monsieur; vous ne mavez pas même fait un sonnet acrostiche. -- Et ma bouche, comment la trouvez-vous! Je vous ai pourtant embrassé avec cette bouche-là, et je vous embrasserai peut-être encore, mon beau ténébreux; et en vérité cest une faveur dont vous nêtes guère digne (ce que je dis nest pas pour aujourdhui, car vous êtes digne de tout); mais, pour ne pas parler toujours de moi, vous êtes, ce matin, dune beauté et dune fraîcheur nonpareilles, vous avez lair dun frère de lAurore; et, quoiquil fasse à peine jour, vous êtes déjà paré et godronné comme pour un bal. Daventure, est-ce que vous avez des desseins à mon endroit? et auriez-vous monté un coup de Jarnac à ma vertu? voudriez-vous faire ma conquête? Mais joubliais que cétait déjà fait et de lhistoire ancienne. -- Rosette, ne plaisantez pas comme cela; vous savez bien que je vous aime. -- Mais cest selon. Je ne le sais pas bien; et vous? -- Très parfaitement, et à telles enseignes que si vous aviez la bonté de faire défendre votre porte, jessayerais de vous le démontrer, et jose men flatter, dune manière victorieuse. -- Pour cela, non: quelque envie que jaie dêtre convaincue, ma porte restera ouverte; je suis trop jolie pour lêtre à huis clos; le soleil luit pour tout le monde, et ma beauté fera aujourdhui comme le soleil, si vous le trouvez bon. -- Dhonneur, je le trouve fort mauvais; mais faites comme si je le trouvais excellent. Je suis votre très humble esclave, et je dépose mes volontés à vos pieds. -- Voilà qui est on ne peut mieux; restez en de pareils sentiments, et laissez, ce soir, la clef à la porte de votre chambre. -- M. le chevalier Théodore de Sérannes, dit une grosse tête de nègre souriante et joufflue qui se fit voir entre les deux battants de la porte, demande à vous rendre ses hommages et vous supplie que vous daigniez le recevoir. -- Faites entrer M. le chevalier, dit Rosette en remontant le drap jusquà son menton. Théodore fut tout dabord au lit de Rosette, à laquelle il fit le salut le plus profond et le plus gracieux, quelle lui rendit dun signe de tête amical, et ensuite il se tourna vers dAlbert, quil salua dun air libre et courtois. -- Où en étiez-vous? dit Théodore. Jai peut-être interrompu une conversation intéressante: continuez, de grâce, et mettez-moi au fait en quelques mots. -- Oh non! répondit Rosette avec un sourire malicieux; nous parlions daffaires. Théodore sassit au pied du lit de Rosette, car dAlbert avait pris place du côté du chevet, par droit de premier arrivé; la conversation flotta quelque temps de sujet en sujet, très spirituelle, très gaie et très vive, et cest pourquoi nous nen rendrons pas compte; nous craindrions quelle ne perdît trop à être transcrite. Lair, le ton, le feu des paroles et des gestes, les mille manières de prononcer un mot, tout cet esprit, semblable à de la mousse de vin de Champagne qui pétille et sévapore sur- le-champ, sont des choses quil est impossible de fixer et de reproduire. Cest une lacune que nous laissons à remplir au lecteur, et dont il sacquittera assurément mieux que nous; quil imagine à cette place cinq ou six pages remplies de tout ce quil y a de plus fin, de plus capricieux, de plus curieusement fantasque, de plus élégant et de plus pailleté. Nous savons bien que nous usons ici dun artifice qui rappelle un peu celui de Timanthe, qui, désespérant de pouvoir bien rendre la figure dAgamemnon, lui jeta une draperie sur la tête; mais nous aimons mieux être timide quimprudent. Il ne serait peut-être pas hors de propos de chercher les motifs pour lesquels dAlbert sétait levé si matin, et quel aiguillon lavait poussé à venir chez Rosette daussi bonne heure que sil en eût encore été amoureux, -- il y a apparence que cétait un petit mouvement de jalousie sourde et inavouée. Assurément il ne tenait pas beaucoup à Rosette, et il eût même été fort aise den être débarrassé, -- mais au moins il voulait la quitter lui-même et ne pas en être quitté, chose qui blesse toujours profondément lorgueil dun homme, si bien éteinte dailleurs que soit sa première flamme. -- Théodore était si beau cavalier quil était difficile de le voir survenir dans une liaison sans appréhender ce qui en effet était déjà arrivé bien des fois, cest-à-dire que tous les yeux ne se tournassent de son côté et que les coeurs ne suivissent les yeux; et chose singulière, quoiquil eût enlevé bien des femmes, aucun amant navait gardé ce long ressentiment que lon a dordinaire pour les personnes qui vous ont supplanté. Il y avait dans toutes ses façons un charme si vainqueur, une grâce si naturelle, quelque chose de si doux et de si fier que les hommes mêmes y étaient sensibles. DAlbert, qui était venu chez Rosette avec lenvie de parler fort sèchement à Théodore, sil ly rencontrait, fut tout surpris de ne pas se sentir en sa présence le moindre mouvement de colère, et de se laisser aller avec autant de facilité aux avances quil lui fit. -- Au bout dune demi- heure, vous eussiez dit deux amis denfance, et pourtant dAlbert était intimement convaincu que, si jamais Rosette devait aimer, ce serait cet homme, et il avait tout lieu dêtre jaloux, pour lavenir du moins, car pour le présent il ne supposait rien encore; queût-ce été, sil avait vu la belle en peignoir blanc se glisser comme un papillon de nuit sur un rayon de lune dans la chambre du beau jeune homme, et nen sortir que trois ou quatre heures après avec des précautions mystérieuses? Il eût pu, en vérité, se croire plus malheureux quil ne létait, car ce sont de ces choses que lon ne voit guère, quune jolie femme amoureuse qui sort de la chambre dun cavalier non moins joli exactement comme elle y était entrée. Rosette écoutait Théodore avec beaucoup dattention et comme on écoute quelquun quon aime; mais ce quil disait était si amusant et si varié que cette attention navait rien que de naturel et sexpliquait facilement. -- Aussi dAlbert nen prit-il pas autrement dombrage. Le ton de Théodore envers Rosette était poli, amical, mais rien de plus. -- Que ferons-nous aujourdhui, Théodore? dit Rosette: -- si nous allions nous promener en bateau? que vous en semble? ou si nous allions à la chasse? -- Allons à la chasse, cela est moins mélancolique que de glisser sur leau côte à côte avec quelque cygne ennuyé et de plier les feuilles de nénuphar à droite et à gauche, -- nest-ce pas votre avis, dAlbert? -- Jaimerais peut-être autant me laisser couler dans le batelet au fil de la rivière que de galoper éperdument à la poursuite dune pauvre bête; mais où que vous alliez, jirai; il ne sagit maintenant que de laisser madame Rosette se lever, et daller prendre un costume convenable. -- Rosette fit un signe dassentiment, et sonna pour quon la vînt lever. Les deux jeunes gens sen allèrent bras dessus bras dessous, et il était facile de conjecturer, à les voir si bien ensemble, que lun était lamant en pied et lautre lamant aimé de la même personne. Tout le monde fut bientôt prêt. DAlbert et Théodore étaient déjà à cheval dans la première cour, quand Rosette, en habit damazone, parut sur les premières marches du perron. Elle avait sous ce costume un petit air allègre et délibéré qui lui allait on ne peut pas mieux: elle sauta sur la selle avec sa prestesse ordinaire, et donna un coup de houssine à son cheval qui parut comme un trait. DAlbert piqua des deux et leut bientôt rejointe. -- Théodore les laissa prendre quelque avance, étant sûr de les rattraper dès quil le voudrait. -- Il semblait attendre quelque chose, et se retournait souvent du côté du château. -- Théodore! Théodore! arrivez donc! est-ce que vous êtes monté sur un cheval de bois? lui cria Rosette. Théodore fit prendre un temps de galop à sa bête et diminua la distance qui le séparait de Rosette, sans toutefois la faire disparaître. Il regarda encore du côté du château, quon commençait à perdre de vue; un petit tourbillon de poussière, dans lequel sagitait très vivement quelque chose quon ne pouvait encore discerner, parut au bout du chemin. -- En quelques instants le tourbillon fut à côté de Théodore, et laissa voir, en sentrouvrant comme les nuées classiques de _lIliade, _la figure rose et fraîche du page mystérieux. -- Théodore, allons donc! cria une seconde fois Rosette, donnez donc de léperon à votre tortue et venez à côté de nous. Théodore lâcha la bride à son cheval qui piaffait et se cabrait dimpatience, et en quelques secondes il eut dépassé de plusieurs têtes dAlbert et Rosette. -- Qui maime me suive, dit Théodore en sautant une barrière de quatre pieds de haut. Eh bien! monsieur le poète, dit-il quand il fut de lautre côté, -- vous ne sautez pas? votre monture est pourtant ailée, à ce quon dit. -- Ma foi, jaime mieux faire le tour; je nai quune tête à casser, après tout; si jen avais plusieurs, jessayerais, répondit dAlbert en souriant. -- Personne ne maime donc, puisque personne ne me suit, dit Théodore en faisant descendre encore plus que de coutume les coins arqués de sa bouche. Le petit page leva sur lui ses grands yeux bleus dun air de reproche, et rapprocha les deux talons du ventre de son cheval. Le cheval fit un bon prodigieux. -- Si! quelquun, la barrière. Rosette jeta sur lenfant un regard singulier et rougit jusquaux yeux; puis, appliquant un furieux coup de cravache sur le cou de sa jument, elle franchit la traverse de bois vert pomme qui barrait lallée. -- Et moi, Théodore, croyez-vous que je ne vous aime pas? Lenfant lui lança une oeillade oblique et en dessous et sapprocha de Théodore. DAlbert était déjà au milieu de lallée, vit rien de tout cela; car, depuis un temps immémorial, les pères, les maris et les amants sont en possession du privilège de ne rien voir. -- Isnabel, dit Théodore, vous êtes un fou, et vous, Rosette, une folle! Isnabel, vous navez pas pris assez de champ pour sauter, et vous, Rosette, vous avez manqué daccrocher votre robe dans les poteaux. -- Vous auriez pu vous tuer. -- Quimporte? répliqua Rosette avec un son de voix si triste et si mélancolique quIsnabel lui pardonna davoir aussi sauté la barrière. On chemina encore quelque temps, et lon arriva au rond-point où se devaient trouver la meute et les piqueurs. Six arches, coupées à travers lépaisseur de la foret, aboutissaient à une petite tour de pierre à six pans sur chacun desquels était gravé le nom de la route qui venait sy terminer. Les arbres sélevaient si haut quils semblaient vouloir carder les nuages laineux et floconneux quune brise assez vive faisait flotter sur leurs cimes, une herbe haute et drue, des buissons impénétrables offraient des retraites et des forts au gibier, et la chasse promettait dêtre heureuse. Cétait une vraie forêt dautrefois, avec de vieux chênes plus que séculaires et comme on nen voit plus maintenant que lon ne plante plus darbres, et quon na pas la patience dattendre que ceux qui le sont soient poussés; une forêt héréditaire, plantée par les arrière-grands-pères pour les pères, par les pères pour les petits-fils, avec des allées dune largeur prodigieuse, lobélisque surmonté dune boule, la fontaine de rocaille, la mare de rigueur, et les gardes poudrés à blanc, en culotte de peau jaune et en habit bleu de ciel; -- une de ces forêts touffues et sombres où se détachent admirablement les croupes satinées et blanches des gros chevaux de Wouvermans et les larges pavillons de ces trompes à la Dampierre, que le Parrocel aime à faire rayonner au dos des piqueurs. -- Une multitude de queues de chiens pareilles à des croissants ou à des serpes sarrondissaient en frétillant dans un nuage poussiéreux. -- On donna le signal, on découpla les chiens qui tendaient leur corde à sétrangler, et la chasse commença. -- Nous ne décrirons pas très exactement les détours et les crochets du cerf à travers la forêt; nous ne savons même pas très au juste si cétait un cerf dix cors, et, quelques recherches que nous ayons faites, nous navons pu nous en assurer, -- ce qui est véritablement affligeant. -- Néanmoins, nous pensons que dans une telle forêt, si antique, si ombreuse, si seigneuriale, il ne devait se trouver que des cerfs dix cors, et nous ne voyons pas pourquoi celui après lequel galopaient, sur des chevaux de différentes couleurs et non _passibus oequis, _les quatre principaux personnages de cet illustre roman nen eût pas été un. Le cerf courait comme un vrai cerf quil était, et une cinquantaine de chiens quil avait aux trousses nétaient pas un médiocre éperon à sa vélocité naturelle. -- La course était si rapide quon nentendait que quelques rares abois. Théodore, comme le mieux monté et le meilleur écuyer, talonnait la meute avec une ardeur incroyable. DAlbert le suivait de près. Rosette et le petit page Isnabel suivaient, séparés par un intervalle qui saugmentait de minute en minute. Lintervalle fut bientôt assez grand pour ne pouvoir plus espérer de rétablir léquilibre. -- Si nous nous arrêtions un peu, dit Rosette, pour laisser souffler les chevaux? -- La chasse va du côté de létang, et je sais un chemin de traverse par lequel nous pourrons arriver en même temps queux. Isnabel tira la bride de son petit cheval des montagnes, qui baissa la tête en secouant sur ses yeux les mèches pendantes de sa crinière, et se mit à creuser le sable avec ses ongles. Ce petit cheval formait avec celui de Rosette le contraste le plus parfait; il était noir comme la nuit, lautre dun blanc de satin: il était tout hérissé et tout échevelé; lautre avait la crinière nattée de bleu, la queue peignée et frisée. Le second avait lair dune licorne et le premier dun barbet. La même différence antithétique se faisait remarquer dans les maîtres et dans les montures. -- Rosette avait les cheveux aussi noirs quIsnabel les avait blonds; ses sourcils étaient dessinés très nettement et dune manière très apparente; ceux du page navaient guère plus de vigueur que sa peau et ressemblaient au duvet de la pêche. -- La couleur de lune était éclatante et solide comme la lumière du midi; le teint de lautre avait les transparences et les rougeurs de laube naissante. -- Si nous tâchions maintenant de rattraper la chasse? dit Isnabel à Rosette; les chevaux ont eu le temps de reprendre haleine. -- Allons! répondit la jolie amazone, et ils se lancèrent au galop dans une allée transversale assez étroite qui conduisait à la mare; les deux bêtes couraient de front et en occupaient presque toute la largeur. Du côté dIsnabel, un arbre entortillé et noueux avançait une grosse branche comme un bras et semblait montrer le poing aux chevaucheurs. -- Lenfant ne la vit pas. -- Prenez garde, cria Rosette, couchez-vous sur la selle! vous allez être désarçonné. Lavis était donné trop tard; la branche frappa Isnabel au milieu du corps. La violence du coup lui fit perdre les étriers, et, son cheval continuant son galop et la branche étant trop forte pour ployer, il se trouva enlevé de la selle et tomba rudement en arrière. Lenfant resta évanoui sur le coup. -- Rosette, fort effrayée, se jeta à bas de sa bête et fut au page, qui ne donnait pas signe de vie. Sa toque sétait détachée, et ses beaux cheveux blonds ruisselaient de toutes parts éparpillés sur le sable. -- Ses petites mains ouvertes avaient lair de mains de cire, tant elles étaient pâles: Rosette sagenouilla auprès de lui et tâcha de le faire revenir. -- Elle navait sur elle ni sels, ni flacon, et son embarras était grand. -- Enfin elle avisa une ornière assez profonde où leau de pluie sétait amassée et clarifiée; elle y trempa ses doigts, au grand effroi dune petite grenouille qui était la naïade de cette onde, et elle en secoua quelques gouttes sur les tempes bleuâtres du jeune page. -- Il ne parut pas les sentir, et les perles deau roulaient au long de ses joues blanches comme les larmes dune sylphide au long dune feuille de lis. Rosette, pensant que ses habits le pouvaient gêner, déboucla sa ceinture, défit les boutons de son justaucorps et ouvrit sa chemise pour que sa poitrine pût jouer plus librement. -- Rosette vit alors quelque chose qui aurait été pour un homme la plus agréable des surprises du monde, mais qui ne parut pas à beaucoup près lui faire plaisir, -- car ses sourcils se rapprochèrent, et sa lèvre supérieure trembla légèrement, -- cest-à-dire une gorge très blanche, encore peu formée, mais qui fusait les plus admirables promesses, et tenait déjà beaucoup; une gorge ronde, polie, ivoirine, pour parler comme les ronsardisants, délicieuse à voir, plus délicieuse à baisser. -- Une femme! dit-elle, une femme! ah! Théodore! Isnabel, car nous lui conservons ce nom, quoique ce ne soit pas le sien, commença à respirer un peu, et souleva languissamment ses longues paupières; il nétait blessé en aucune sorte, mais seulement étourdi. -- Il se mit bientôt sur son séant, et, avec laide de Rosette, il put se dresser sur ses pieds et remonter sur son cheval qui sétait arrêté dès quil navait plus senti son cavalier. Ils sen furent à petits pas jusquà la mare, où en effet ils, ou plutôt elles, retrouvèrent le reste de la chasse. Rosette raconta en peu de mots à Théodore ce qui venait de se passer. -- Celui-ci changea plusieurs fois de couleur pendant le récit de Rosette, et tout le reste de la route tint son cheval à côté de celui dIsnabel. On rentra au château de très bonne heure! cette journée, commencée si joyeusement, se termina dune manière assez triste. Rosette était rêveuse, et dAlbert semblait aussi plongé dans de profondes réflexions. -- Le lecteur saura bientôt ce qui y avait donné lieu. Chapitre 8 Non, mon cher Silvio, non, je ne tai pas oublié; je ne suis pas de ceux qui marchent dans la vie sans jamais jeter un regard en arrière; mon passé me suit et empiète sur mon présent, et presque sur mon avenir; ton amitié est une des places frappées du soleil qui se détachent le plus nettement à lhorizon déjà tout bleu de mes dernières années; -- souvent, du faîte où je suis, je me retourne pour la contempler avec un sentiment dineffable mélancolie. Oh! quel beau temps cétait -- que nous étions angéliquement purs! -- Nos pieds touchaient à peine la terre; nous avions comme des ailes aux épaules, nos désirs nous enlevaient, et la brise du printemps faisait trembler autour de nos fronts la blonde auréole de ladolescence. Te souviens-tu de cette petite île plantée de peupliers à cet endroit où la rivière forme un bras? -- Il fallut pour y aller passer sur une planche assez longue, très étroite et qui ployait étrangement par le milieu; un vrai pont pour des chèvres, et qui en effet ne servait guère quà elles: cétait délicieux. -- Un gazon court et fourni, où le _souviens-toi de moi _ouvrait en clignotant ses jolies petites prunelles bleues, un sentier jaune comme du nankin qui faisait une ceinture à la robe verte de lîle et lui serrait la taille, une ombre toujours émue de trembles et de peupliers nétaient pas les moindres agréments de ce paradis: - - il y avait de grandes pièces de toile que les femmes vendent étendre pour les blanchir à la rosée; on eût dit des carrés de neige; -- et cette petite fille, toute brune et toute hâlée, dont les grands yeux sauvages brillaient dun éclat si vif sous les longues mèches de ses cheveux, et qui courait après les chèvres en les menaçant et en agitant sa baguette dosier, quand elles faisaient mine de vouloir marcher sur les toiles dont elle avait la garde, -- te la rappelles-tu? -- Et les papillons couleur de soufre, au vol inégal et tremblotant, et le martin-pêcheur que nous avons tant de fois essayé dattraper et qui avait son nid dans ce fourré daunes? et ces descentes à la rivière avec leurs marches grossièrement taillées, leurs poteaux et leurs pieux tout verdis par le bas et presque toujours fermées par une claire-voie de plantes et de branchages? Que cette eau était limpide et miroitante! comme elle laissait voir un fond de gravier doré! et quel plaisir cétait, assis sur la rive, dy laisser pendre le bout de ses pieds! Les nénuphars à fleurs dor, qui sy déroulaient gracieusement, avaient lair de verts cheveux flottant sur le dos dagate de quelque nymphe au bain. -- Le ciel se regardait à ce miroir avec des sourires azurés et des transparences dun gris de perle on ne peut plus ravissant, et, à toutes les heures de la journée, cétaient des turquoises, des paillettes, des ouates et des moires dune variété inépuisable. -- Que jaimais ces escadres de petits canards à cous démeraude, qui naviguaient incessamment dun bord à lautre et formaient quelques rides sur cette pure glace! Que nous étions bien faits pour être les figures de ce paysage! -- comme nous allions à cette nature si douce et si reposée, et comme nous nous harmonisions facilement avec elle! Printemps au-dehors, jeunesse au-dedans, soleil sur le gazon, sourire sur les lèvres, neige de fleurs à tous les buissons, blanches illusions épanouies dans nos âmes, pudique rougeur sur nos joues et sur léglantine, poésie chantant dans notre coeur, oiseaux cachés gazouillant dans les arbres, lumière, roucoulements, parfums, mille rumeurs confuses, le coeur qui bat, leau qui remue un caillou, un brin dherbe ou une pensée qui pousse, une goutte deau qui roule au long dun calice, une larme qui déborde au long dune paupière, un soupir damour, un bruissement de feuille... -- quelles soirées nous avons passées là a nous promener à pas lents, si près du bord que souvent nous marchions un pied dans leau et lautre sur la terre. Hélas! -- cela a peu duré, chez moi du moins, -- car toi, en acquérant la science de lhomme, tu as su garder la candeur de lenfant. -- Le germe de corruption qui était en moi sest développé bien vite, et la gangrène a dévoré impitoyablement tout ce que javais de pur et de sain. -- Il ne mest resté de bon que mon amitié pour toi. Jai lhabitude de ne te rien cacher, -- ni actions ni pensées. -- Jai mis à nu devant toi les plus secrètes fibres de mon coeur; si bizarres, si ridicules, si excentriques que soient les mouvements de mon âme, il faut que je te les décrive; mais, en vérité, ce que jéprouve depuis quelque temps est dune telle étrangeté que jose à peine en convenir devant moi-même. Je tai dit quelque part que javais peur, à force de chercher le beau et de magiter pour y parvenir, de tomber à la fin dans limpossible ou dans le monstrueux. -- Jen suis presque arrivé là; quand donc sortirai-je de tous ces courants qui se contrarient et mentraînent à gauche et à droite? quand le pont de mon vaisseau cessera-t-il de trembler sous mes pieds et dêtre balayé par les vagues de toutes ces tempêtes? où trouverai-je un port où je puisse jeter lancre et un rocher inébranlable et hors de la portée des flots où je puisse me sécher et tordre lécume de mes cheveux? Tu sais avec quelle ardeur jai recherché la beauté physique, quelle importance jattache à la forme extérieure, et de quel amour je me suis pris pour le monde visible: -- cela doit être, je suis trop corrompu et trop blasé pour croire à la beauté morale, et la poursuivre avec quelque suite. -- Jai perdu complètement la science du bien et du mal, et, à force de dépravation, je suis presque revenu à lignorance du sauvage et de lenfant. En vérité, rien ne me paraît louable ou blâmable, et les plus étranges actions ne métonnent que peu. -- Ma conscience est une sourde et muette. Ladultère me paraît la chose la plus innocente du monde; je trouve tout simple quune jeune fille se prostitue; il me semble que je trahirais mes amis sans le moindre remords, et je ne me ferais pas le plus léger scrupule de pousser du pied dans un précipice les gens qui me gênent, si je marchais sur le bord avec eux. -- Je verrais de sang-froid les scènes les plus atroces, et il y a dans les souffrances et dans les malheurs de lhumanité quelque chose qui ne me déplaît pas. -- Jéprouve à voir quelque calamité tomber sur le monde le même sentiment de volupté âcre et amère que lon éprouve quand on se venge enfin dune vieille insulte. Ô monde, que mas-tu fait pour que je te haïsse ainsi? Qui ma donc enfiellé de la sorte contre toi? quattendais-je donc de toi pour te conserver tant de rancoeur de mavoir trompé? à quelle haute espérance as-tu menti? quelles ailes daiglon as-tu coupées? -- Quelles portes devais-tu ouvrir qui sont restées fermées, et lequel de nous deux a manqué à lautre? Rien ne me touche, rien ne mémeut; -- je ne sens plus, à entendre le récit des actions héroïques, ces sublimes frémissements qui me couraient autrefois de la tête aux pieds. -- Tout cela me paraît même quelque peu niais. -- Aucun accent nest assez profond pour mordre les fibres détendues de mon coeur et les faire vibrer: -- je vois couler les larmes de mes semblables du même oeil que la pluie, à moins quelles ne soient dune belle eau, et que la lumière ne sy reflète dune manière pittoresque et quelles ne coulent sur une belle joue. -- Il ny a guère plus que les animaux pour qui jaie un faible reste de pitié. Je laisserais bien rouer de coups un paysan ou un domestique, et je ne supporterais pas patiemment quon en fit autant dun cheval ou dun chien en ma présence; et pourtant je ne suis pas méchant, je nai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et nen ferai probablement jamais; mais cela tient plutôt à ma nonchalance et au mépris souverain que jai pour toutes les personnes qui me déplaisent, et qui ne me permet pas de men occuper, même pour leur nuire. -- Jabhorre tout le monde en masse, et, parmi tout ce tas, jen juge à peine un ou deux dignes dêtre haïs spécialement. -- Haïr quelquun, cest sen inquiéter autant que si on laimait; -- cest le distinguer, lisoler de la foule; cest être dans un état violent à cause de lui; cest y penser le jour et y rêver la nuit; cest mordre son oreiller et grincer des dents en songeant quil existe; que fait-on de plus pour quelquun quon aime? Les peines et les mouvements quon se donne pour perdre un ennemi, se les donnerait-on pour plaire à une maîtresse? -- Jen doute -- pour haïr bien quelquun, il faut en aimer un autre. Toute grande haine sert de contrepoids à un grand amour: et qui pourrais-je haïr, moi qui naime rien? Ma haine est comme mon amour un sentiment confus et général qui cherche à se prendre à quelque chose et qui ne le peut; jai en moi un trésor de haine et damour dont je ne sais que faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve à les répandre lun ou lautre ou tous les deux, je crèverai, et je me romprai comme ces sacs trop bourrés dargent qui séventrent et se décousent. -- Oh! si je pouvais abhorrer quelquun, si lun de ces hommes stupides avec qui je vis pouvait minsulter de façon à faire bouillonner dans mes veines glacées mon vieux sang de vipère, et me faire sortir de cette morne somnolence où je croupis; si tu me mordais à la joue avec tes dents de rat et que tu me communiquasses ton venin et ta rage, vieille sorcière au chef branlant; si la mort de quelquun pouvait être ma vie; -- si le dernier battement du coeur dun ennemi se tordant sous mon pied pouvait faire passer dans ma chevelure des frissons délicieux, et si lodeur de son sang devenait plus douce à mes narines altérées que larôme des fleurs, oh! que volontiers je renoncerais à lamour, et que je mestimerais heureux! Étreintes mortelles, morsures de tigre, enlacements de boa, pieds déléphant posés sur une poitrine qui craque et saplatit, queue acérée du scorpion, jus laiteux de leuphorbe, kriss ondulés du Javan, lames qui brillez la nuit, et vous éteignez dans le sang, cest vous qui remplacerez pour moi les roses effeuillées, les baisers humides et les enlacements de lamour! Je naime rien, ai-je dit, hélas! jai peur maintenant daimer quelque chose. -- Il vaudrait cent mille fois mieux haïr que daimer comme cela! -- Le type de beauté que je rêvais depuis si longtemps, je lai rencontré. -- Jai trouvé le corps de mon fantôme; je lai vu, il ma parlé, je lui ai touché la main, il existe; ce nest pas une chimère. Je savais bien que je ne pouvais me tromper, et que mes pressentiments ne mentaient jamais. -- Oui, Silvio, je suis à côté du rêve de ma vie; -- ma chambre est ici, la sienne est là; je vois trembler dici le rideau de sa fenêtre et la lumière de sa lampe. Son ombre vient de passer sur le rideau: dans une heure nous allons souper ensemble. Ces belles paupières turques, ce regard limpide et profond, cette chaude couleur dambre pâle, ces longs cheveux noirs lustrés, ce nez dune coupe fine et fière, ces emmanchements et ces extrémités délices et sveltes à la manière du Parmeginiano, ces délicates sinuosités, cette pureté dovale qui donnent tant délégance et daristocratie à une tête, tout ce que je voulais, ce que jaurais été heureux de trouver disséminé dans cinq ou six personnes, jai tout cela réuni dans une seule personne! Ce que jadore le plus entre toutes les choses du monde, -- cest une belle main. -- Si tu voyais la sienne! quelle perfection! comme elle est dune blancheur vivace! quelle mollesse de peau! quelle pénétrante moiteur! comme le bout de ses doigts est admirablement effilé! comme loeil de ses ongles se dessine nettement! quel poli et quel éclat! on dirait des feuilles intérieures dune rose, -- les mains dAnne dAutriche, si vantées, si célébrées, ne sont, à celles-là, que des mains de gardeuse de dindons ou de laveuse de vaisselle. -- Et puis quelle grâce, quel art dans les moindres mouvements de cette main! comme ce petit doigt se replie gracieusement et se tient un peu écarté de ses grands frères! -- La pensée de cette main me rend fou, et fait frémir et brûler mes lèvres. -- Je ferme les yeux pour ne plus la voir; mais du bout de ses doigts délicats elle me prend les cils et mouvre les paupières, fait passer devant moi mille visions divoire et de neige. Ah! sans doute, cest la griffe de Satan qui sest gantée de cette peau de satin; -- cest quelque démon railleur qui se joue de moi; -- il y a ici du sortilège. -- Cest trop monstrueusement impossible. Cette main... Je men vais partir en Italie voir les tableaux des grands maîtres, étudier, comparer, dessiner, devenir un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est, comme je la vois, comme je la sens; ce sera peut-être un moyen de me débarrasser de cette espèce dobsession. Jai désiré la beauté; je ne savais pas ce que je demandais. -- Cest vouloir regarder le soleil sans paupières, cest vouloir toucher la flamme. -- Je souffre horriblement. -- Ne pouvoir sassimiler cette perfection, ne pouvoir passer dans elle et la faire passer en soi, navoir aucun moyen de la rendre et de la faire sentir! -- Quand je vois quelque chose de beau, je voudrais le toucher de tout moi-même, partout et en même temps. Je voudrais le chanter et le peindre, le sculpter et lécrire, en être aimé comme je laime; je voudrais ce qui ne se peut pas et ce qui ne se pourra jamais. Ta lettre ma fait mal, -- bien mal, moi ce que je te dis là. -- Tout ce bonheur calme et pur dont tu jouis, ces promenades dans les bois rougissants, -- ces longues causeries, si tendres et si intimes, qui se terminent par un chaste baiser sur le front; cette vie séparée et sereine; ces jours, si vite passés que la nuit vous semble avancer, me font encore trouver plus tempétueuses les agitations intérieures où je vis. -- Ainsi donc vous devez vous marier dans deux mois; tous les obstacles sont levés, vous êtes sûrs maintenant de vous appartenir à tout jamais. Votre félicité présente saugmente de toute votre félicité future. Vous êtes heureux, et vous avez la certitude dêtre plus heureux bientôt. -- Quel sort que le vôtre! -- Ton amie est belle, mais ce que tu as aimé en elle, ce nest pas la beauté morte et palpable, la beauté matérielle, cest la beauté invisible et éternelle, la beauté qui ne vieillit point, la beauté de lâme. -- Elle est pleine de grâce et de candeur; elle taime comme savent aimer ces âmes-là. -- Tu nas pas cherché si lor de ses cheveux se rapprochait pour le ton des chevelures de Rubens et du Giorgione; mais ils tont plu, parce que cétaient ses cheveux. Je parie bien, heureux amant que tu es, que tu ne sais pas seulement si le type de ta maîtresse est grec ou asiatique, anglais ou italien. -- Ô Silvio! combien sont rares les coeurs qui se contentent de lamour pur et simple et qui ne souhaitent ni ermitage dans les forêts, ni jardin dans une île du lac Majeur. Si javais le courage de marracher dici, jirais passer un mois avec vous; peut-être me purifierais-je à lair que vous respirez, peut-être lombre de vos allées jetterait-elle un peu de fraîcheur à mon front brûlant; mais non, cest un paradis où je ne dois pas mettre le pied. -- À peine doit-il mêtre permis de regarder de loin, et par-dessus le mur, les deux beaux anges qui sy promènent la main dans la main, les yeux sur les yeux. Le démon ne peut entrer dans lEden que sous la forme dun serpent, et, cher Adam, pour tout le bonheur du ciel, je ne voudrais pas être le serpent de ton Ève. Quel effroyable travail sest-il donc fait dans mon âme depuis ces derniers temps? qui a donc fait tourner mon sang et la changé en venin? Monstrueuse pensée, qui déploie tes rameaux dun vert pâle et tes ombelles de ciguë dans lombre glaciale de mon coeur, quel vent empoisonné y a déposé le germe dont tu es éclose! Cétait donc là ce qui métait réservé, voilà donc où devaient aboutir tous ces chemins si désespérément tentés! -- Ô sort, comme tu te joues de nous! -- Tous ces élans daigle vers le soleil, ces pures flammes aspirantes du ciel, cette divine mélancolie, cet amour profond et contenu, cette religion de la beauté, cette fantaisie si curieuse et si élégante, ce flot intarissable et toujours montant de la fontaine intérieure, cette extase aux ailes toujours ouvertes, cette rêverie plus en fleur que laubépine de mai? toute cette poésie de ma jeunesse, tous ces dons si beaux et si rares ne me devaient servir quà me mettre au-dessous du dernier des hommes! Je voulais aimer. -- Jallais comme un forcené appelant et invoquant lamour; -- je me tordais de rage sous le sentiment de mon impuissance; jallumais mon sang, je traînais mon corps aux bourbiers des plaisirs; jai serré à létouffer contre mon coeur aride une femme et belle et jeune et qui maimait; -- jai couru après la passion qui me fuyait. Je me suis prostitué, et jai fait comme une vierge qui sen irait dans un mauvais lieu espérant trouver un amant parmi ceux que la débauche y pousse, au lieu dattendre patiemment, dans une ombre discrète et silencieuse, que lange que Dieu me réserve mapparût dans une pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. Toutes ces années que jai perdues à magiter puérilement, à courir çà et là, à vouloir forcer la nature et le temps, jaurais dû les passer dans la solitude et la méditation, à tâcher de me rendre digne dêtre aimé; -- ceût été sagement fait; -- mais lavais des écailles sur les yeux et je marchais droit au précipice. Jai déjà un pied suspendu sur le vide, et le crois que je men vais bientôt lever lautre. Jai beau résister, je le sens, il faut que je roule jusquau fond de ce nouveau gouffre qui vient de souvrir en moi. Oui, cest bien ainsi que je métais figuré lamour. Je sens maintenant ce que javais rêvé. -- Oui, voilà bien les insomnies charmantes et terribles où les roses sont des chardons et où les chardons sont des roses; voilà bien la douce peine et le bonheur misérable, ce trouble ineffable qui vous entoure dun nuage doré et fait trembler devant vous la forme des objets ainsi que fait livresse, ces bourdonnements doreille où tinte toujours la dernière syllabe du nom bien aimé, ces pâleurs, ces rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante et glacée: cest bien cela; les poètes ne mentent pas. Quand je suis au moment dentrer au salon où nous avons lhabitude de nous trouver, mon coeur bat avec une telle violence quon le pourrait voir à travers mes habits, et je suis obligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur quil ne séchappe. -- Si je laperçois au bout dune allée, dans le parc, la distance sefface sur-le-champ, et je ne sais pas où le chemin passe: il faut que le diable lemporte ou que jaie des ailes. -- Rien ne peut men distraire: je lis, son image sinterpose entre le livre et mes yeux; -- je monte à cheval, je cours au grand galop, et je crois toujours sentir dans le tourbillon ses longs cheveux qui se mêlent aux miens, et entendre sa respiration précipitée et son souffle tiède qui meffleure la joue. Cette image mobsède et me suit partout, et je ne la vois jamais plus que lorsque je ne la vois pas. Tu mas plaint de ne pas aimer, -- plains-moi maintenant daimer, et surtout daimer qui jaime. Quel malheur, quel coup de hache sur ma vie déjà si tronçonnée! -- quelle passion insensée, coupable et odieuse sest emparée de moi! -- Cest une honte dont la rougeur ne séteindra jamais sur mon front. -- Cest la plus déplorable de toutes mes aberrations, je ny conçois rien, je ny comprends rien, tout en moi est brouillé et renversé; je ne sais plus qui je suis ni ce que sont les autres, je doute si je suis un homme ou une femme, jai horreur de moi-même, jéprouve des mouvements singuliers et inexplicables, et il y a des moments où il me semble que ma raison sen va, et où le sentiment de mon existence mabandonne tout à fait. Longtemps je nai pu croire à ce qui était; je me suis écouté et observé attentivement. Jai tâché de démêler cet écheveau confus qui senchevêtrait dans mon âme. Enfin, à travers tous les voiles dont elle senveloppait, jai découvert laffreuse vérité... Silvio, jaime... Oh! non, je ne pourrai jamais te le dire... laime un homme! Chapitre 9 Cela est ainsi. -- Jaime un homme, Silvio. -- Jai cherché longtemps à me faire illusion; jai donné un nom différent au sentiment que jéprouvais, je lai vêtu de lhabit dune amitié pure et désintéressée; jai cru que cela nétait que ladmiration que jai pour toutes les belles personnes et les belles choses; je me suis promené plusieurs jours dans les sentiers perfides et riants qui errent autour de toute passion naissante; mais je reconnais maintenant dans quelle profonde et terrible voie je me suis engagé. Il ny a pas à se le cacher: je me suis bien examiné, jai pesé froidement toutes les circonstances; je me suis rendu raison du plus mince détail; jai fouillé mon âme dans tous les sens avec cette sûreté que donne lhabitude détudier sur soi- même; je rougis dy penser et de lécrire; mais la chose, hélas! nest que trop certaine, jaime ce jeune homme, non damitié, mais damour; -- oui, damour. Toi que jai tant aimé, ô Silvio, mon bon, mon seul camarade, tu ne mas jamais rien fait éprouver de semblable, et cependant, sil y eut jamais sous le ciel amitié étroite et vive, si jamais deux âmes, quoique différentes, se sont parfaitement comprises, ce fut notre amitié et ce sont nos deux âmes. Quelles heures ailées nous avons passées ensemble! quelles causeries sans fin et toujours trop tôt terminées! que de choses nous nous sommes dites, que lon ne sest jamais dites! -- Nous avions au coeur lun pour lautre cette fenêtre que Momus aurait voulu ouvrir au flanc de lhomme. - - Que jétais fier dêtre ton ami, moi, plus jeune que toi, moi si fou, toi si raisonnable! Ce que je sens pour ce jeune homme est vraiment incroyable: jamais aucune femme ne ma troublé aussi singulièrement. Le son de sa voix si argentin et si clair me donne sur les nerfs et magite dune manière étrange; mon âme se suspend à ses lèvres, comme une abeille à une fleur, pour y boire le miel de ses paroles. -- Je ne puis leffleurer en passant sans frissonner de la tête aux pieds, et le soir, quand au moment de nous quitter il me tend son adorable main si douce et si satinée, toute ma vie se porte à la place quil a touchée, et une heure après je sens encore la pression de ses doigts. Ce matin, je lai regardé très longtemps sans quil me vît. -- Jétais caché derrière mon rideau. -- Lui était à sa fenêtre, qui est précisément en face de la mienne. -- Cette partie du château a été bâtie, à la fin du règne de Henri IV; elle est moitié briques, moitié moellons, selon lusage du temps; la fenêtre est longue, étroite, avec un linteau et un balcon de pierre, -- Théodore, -- car tu as déjà sans doute deviné que cest lui dont il sagit, -- était accoudé mélancoliquement sur la rampe et paraissait rêver profondément. -- Une draperie de damas rouge à grandes fleurs, à demi relevée, tombait à larges plis derrière lui et lui servait de fond. -- Quil était beau, et que sa tête brune et pâle ressortait merveilleusement sur cette teinte pourpre! Deux grosses touffes de cheveux, noires, lustrées, pareilles aux grappes de raisin de lÉrigone antique, lui pendaient gracieusement le long des joues et encadraient dune manière charmante lovale fin et correct de sa belle figure. Son cou rond et potelé était entièrement nu, et il avait une espèce de robe de chambre à larges manches qui ressemblait assez à une robe de femme. -- Il tenait en main une tulipe jaune quil déchiquetait impitoyablement dans sa rêverie, et dont il jetait les morceaux au vent. Un des angles lumineux que le soleil dessinait sur le mur se vint projeter contre la fenêtre, et le tableau se dora dun ton chaud et transparent à faire envie à la toile la plus chatoyante du Giorgione. Avec ces longs cheveux que la brise remuait doucement, ce cou de marbre ainsi découvert, cette grande robe serrée autour de la taille, ces belles mains sortant de leurs manchettes comme les pistils dune fleur du milieu de leurs pétales, -- il avait lair non du plus beau des hommes, mais de la plus belle des femmes, -- et je me disais dans mon coeur: -- Cest une femme, oh! cest une femme! -- Puis je me souvins tout à coup dune folie que je tai écrite il y a longtemps, -- tu sais, -- à lendroit de mon idéal et de la manière dont je le devais assurément rencontrer: la belle dame du parc de Louis XIII, le château rouge et blanc, la grande terrasse, les allées de vieux marronniers et lentrevue à la fenêtre; je tai fait autrefois tout ce détail. -- Cétait bien cela, -- ce que je voyais était la réalisation précise de mon rêve. -- Cétait bien le style darchitecture, leffet de lumière, le genre de beauté, la couleur et le caractère que javais souhaités; -- il ny manquait rien, seulement la dame était un homme; -- mais je tavoue quen ce moment-là je lavais entièrement oublié. Il faut que Théodore soit une femme déguisée; la chose est impossible autrement. -- Cette beauté excessive, même pour une femme, nest pas la beauté dun homme, fût-il Antinoüs, lami dAdrien; fut-il Alexis, lami de Virgile. -- Cest une femme, parbleu, et je suis bien fou de mêtre ainsi tourmenté. De la sorte tout sexplique le plus naturellement du monde, et je ne suis pas aussi monstre que je le croyais. Est-ce que Dieu mettrait ainsi des franges de soie si longues et si brunes à de sales paupières dhomme? Est-ce quil teindrait de ce carmin si vif et si tendre nos vilaines bouches lippues et hérissées de poils? Nos os taillés à coups de serpe et grossièrement emmanchés ne valent point quon les emmaillote dune chair aussi blanche et aussi délicate; nos crânes bossués ne sont point faits pour être baignés des flots dune si admirable chevelure. -- Ô beauté! nous ne sommes créés que pour taimer et tadorer à genoux si nous tavons trouvée, pour te chercher éternellement à travers le monde si ce bonheur ne nous a pas été donné; mais te posséder, mais être nous-mêmes toi, cela nest possible quaux anges et aux femmes. Amants, poètes, peintres et sculpteurs, nous cherchons tous à télever un autel, lamant dans sa maîtresse, le poète dans son chant, le peintre dans sa toile, le sculpteur dans son marbre; mais léternel désespoir, cest de ne pouvoir faire palpable la beauté que lon sent et dêtre enveloppé dun corps qui ne réalise point lidée du corps que vous comprenez être le vôtre. Jai vu autrefois un jeune homme qui mavait volé la forme que jaurais dû avoir. Ce scélérat était juste comme jaurais voulu être. Il avait la beauté de ma laideur, et à côté de lui javais lair de son ébauche. Il était de ma taille, mais plus svelte et plus fort; sa tournure ressemblait à la mienne, mais avec une élégance et une noblesse que je nai pas. Ses yeux nétaient pas dune couleur autre que mes propres yeux, mais ils avaient un regard et un éclat que les miens nauront jamais. Son nez avait été jeté au même moule que le mien, seulement il semblait avoir été retouché par le ciseau dun statuaire habile; les narines en étaient plus ouvertes et plus passionnées, les méplats plus nettement accusés, et il avait quelque chose dhéroïque dont cette respectable partie de mon individu est totalement dénuée: on eût dit que la nature se fût essayée en ma personne à faire ce moi- même perfectionné. -- Javais lair dêtre le brouillon raturé et informe de la pensée dont il était la copie en belle écriture moulée. Quand je le voyais marcher, sarrêter, saluer les dames, sasseoir et se coucher avec cette grâce parfaite qui résulte de la beauté des proportions, il me prenait des tristesses et des jalousies affreuses, et telles quen doit ressentir le modèle de terre glaise qui se sèche et se fendille obscurément dans un coin de latelier, tandis que lorgueilleuse statue de marbre, qui sans lui nexisterait pas, se dresse fièrement sur son socle sculpté et attire lattention et les éloges des visiteurs. Car enfin ce drôle, ce nest que moi un peu mieux réussi et coulé avec un bronze moins rebelle et qui sest insinué plus exactement dans les creux du moule. Je le trouve bien hardi de se pavaner ainsi avec ma forme et de faire linsolent comme sil était un type original: il nest, au bout du compte, que mon plagiaire, car je suis né avant lui, et sans moi la nature neût point eu lidée de le faire ainsi. -- Quand les femmes louaient ses bonnes façons et les agréments de sa personne, javais toutes les envies du monde de me lever et de leur dire: Sottes que vous êtes, louez-moi donc directement, car ce monsieur est moi, et cest un détour inutile que de lui envoyer ce qui me revient. Dautres fois javais dhorribles démangeaisons de létrangler et de mettre son âme à la porte de ce corps qui mappartenait, et je rôdais autour de lui les lèvres serrées, les poings crispés comme un seigneur qui rôde autour de son palais où une famille de gueux sest établie en son absence et qui ne sait comment les jeter dehors. -- Ce jeune homme, au reste, est stupide, et il réussit dautant plus. -- Et quelquefois jenvie sa stupidité plus que sa beauté. -- Le mot de lÉvangile sur les pauvres desprit nest pas complet: ils auront le royaume du ciel; je nen sais rien, et cela mest bien égal; mais à coup sûr ils ont le royaume de la terre, -- ils ont largent et les belles femmes, cest-à-dire les deux seules choses désirables qui soient au monde. -- Connais-tu un homme desprit qui soit riche, et un garçon de coeur et de quelque mérite qui ait une maîtresse passable? -- Quoique Théodore soit très beau, je nai cependant pas désiré sa beauté, et jaime mieux quil lait que moi. -- Ces amours étranges dont sont pleines les élégies des poètes anciens, qui nous surprenaient tant et que nous ne pouvions concevoir, sont donc vraisemblables et possibles. Dans les traductions que nous en faisions, nous mettions des noms de femmes à la place de ceux qui y étaient. Juventius se terminait en Juventia, Alexis se changeait en Ianthé. Les beaux garçons devenaient de belles filles, nous recomposions ainsi le sérail monstrueux de Catulle, de Tibulle, de Martial et du doux Virgile. Cétait une fort galante occupation qui prouvait seulement combien peu nous avions compris le génie antique. Je suis un homme des temps homériques; -- le monde où je vis nest pas le mien, et je ne comprends rien à la société qui mentoure. Le Christ nest pas venu pour moi; je suis aussi païen quAlcibiade et Phidias. -- Je niai jamais été cueillir sur le Golgotha les fleurs de la passion, et le fleuve profond qui coule du flanc du crucifié et fait une ceinture rouge au monde ne ma pas baigné de ses flots: -- mon corps rebelle ne veut point reconnaître la suprématie de lâme, et ma chair nentend point quon la mortifie. -- Je trouve la terre aussi belle que le ciel, et je pense que la correction de la forme est la vertu. La spiritualité nest pas mon fait, jaime mieux une statue quun fantôme, et le plein midi que le crépuscule. Trois choses me plaisent: lor, le marbre et la pourpre, éclat, solidité, couleur. Mes rêves sont faits de cela, et tous les palais que je bâtis à mes chimères sont construits de ces matériaux. Quelquefois jai dautres songes, -- ce sont de longues cavalcades de chevaux tout blancs, sans harnais et sans bride, montés par de beaux jeunes gens nus qui défilent sur une bande de couleur bleu foncé comme sur les frises du Parthénon, ou des théories de jeunes filles couronnées de bandelettes avec des tuniques à plis droits et des sistres divoire qui semblent tourner autour dun vase immense. -- Jamais ni brouillard ni vapeur, jamais rien dincertain et de flottant. Mon ciel na pas de nuage, ou, sil en a, ce sont des nuages solides et taillés au ciseau, faits avec les éclats de marbre tombés de la statue de Jupiter. Des montagnes aux arêtes vives et tranchées le dentellent brusquement par les bords, et le soleil accoudé sur une des plus hautes cimes ouvre tout grand son oeil jaune de lion aux paupières dorées. -- La cigale crie et chante, lépi craque; lombre vaincue et nen pouvant plus de chaleur se pelotonne et se ramasse au pied des arbres: tout rayonne, tout reluit, tout resplendit. Le moindre détail prend de la fermeté et saccentue hardiment; chaque objet revêt une forme et une couleur robustes. Il ny a pas là de place pour la mollesse et la rêvasserie de lart chrétien. -- Ce monde-là est le mien. -- Les ruisseaux de mes paysages tombent à flots sculptés dune urne sculptée; entre ces grands roseaux verts et sonores comme ceux de lEurotas, on voit luire la hanche ronde et argentée de quelque naïade aux cheveux glauques. Dans cette sombre forêt de chênes, voici Diana qui passe la trousse au dos avec son écharpe volante et ses brodequins aux bandes entrelacées. Elle est suivie de sa meute et de ses nymphes aux noms harmonieux. -- Mes tableaux sont peints avec quatre tons, comme les tableaux des peintres primitifs, et souvent ce ne sont que des bas-reliefs coloriés; car jaime à toucher du doigt ce que jai vu et à poursuivre la rondeur des contours jusque dans ses replis les plus fuyants; je considère chaque chose sous tous les profils et je tourne à lentour une lumière à la main. -- Jai regardé lamour à la lumière antique et comme un morceau de sculpture plus ou moins parfait. Comment est le bras? Assez bien. -- Les mains ne manquent pas de délicatesse. -- Que pensez-vous de ce pied? Je pense que la cheville na pas de noblesse, et que le talon est commun. Mais la gorge est bien placée et dune bonne forme, la ligne serpentine est assez ondoyante, les épaules sont grasses et dun beau caractère. -- Cette femme serait un modèle passable, et lon en pourrait mouler plusieurs portions. -- Aimons-la. Ta; ans té ainsi. Jai pour les femmes le regard dun sculpteur et non celui dun amant. Je me suis toute ma vie inquiété de la forme du flacon, jamais de la qualité du contenu. Jaurais eu la boîte de Pandore entre les mains, je crois que je ne leusse pas ouverte. Tout à lheure je disais que le Christ nétait pas venu pour moi; Marie, létoile du Ciel moderne, la douce mère du glorieux bambin, nest pas venue non plus. Bien longtemps et bien souvent je me suis arrêté sous le feuillage de pierre des cathédrales, aux tremblantes clartés des vitraux, à lheure où lorgue gémissait de lui-même, quand un doigt invisible se posait sur les touches et que le vent soufflait dans les tuyaux, -- et jai plongé profondément mes yeux dans lazur pâle des longs yeux de la Madone. Jai suivi avec piété lovale amaigri de sa figure, larc à peine indiqué de ses sourcils, jai admiré son front uni et lumineux, ses tempes chastement transparentes, les pommettes de ses joues nuancées dune couleur sobre et virginale, plus tendre que la fleur du pêcher; jai compté un à un les beaux cils dorés qui y jettent leur ombre palpitante; jai démêlé, dans la demi-teinte qui la baigne, les lignes fuyantes de son cou frêle et modestement penché; jai même, dune main téméraire, soulevé les plis de sa tunique et contemplé sans voile ce sein vierge et gonflé de lait qui na jamais été pressé que par les lèvres divines; jen ai poursuivi les minces veines bleues jusque dans leurs plus imperceptibles ramifications, jy ai posé le doigt pour faire jaillir en blancs filets le breuvage céleste; jai effleuré de ma bouche le bouton de la rose mystique. -- Eh bien! je lavoue, toute cette beauté immatérielle, si ailée, et si vaporeuse quon sent bien quelle va prendre son vol, ne ma touché que médiocrement. -- Jaime mieux la Vénus Anadyomène, mille fois mieux. -- Ces yeux antiques retroussés par les coins, cette lèvre si pure et si fermement coupée, si amoureuse et qui convie si bien au baiser, ce front bas et plein, ces cheveux ondulés comme la mer et noués négligemment derrière la tête, ces épaules fermes et lustrées, ce dos aux mille sinuosités charmantes, cette gorge petite et peu détachée, toutes ces formes rondes et tendues, cette largeur de hanche, cette force délicate, ce caractère de vigueur surhumaine dans un corps aussi adorablement féminin me ravissent et menchantent à un point dont tu ne peux te faire une idée, toi le chrétien et le sage. Marie, malgré lair humble quelle affecte, est beaucoup trop fière pour moi; cest à peine si le bout de son pied, entouré de blanches bandelettes, effleure le globe déjà bleuissant où se tord lantique dragon. -- Ses yeux sont les plus beaux du monde, mais ils sont toujours tournés vers le ciel, ou baissés; jamais ils ne regardent en face, -- jamais ils nont servi de miroir à une forme humaine. -- Et puis, je naime pas ces nimbes de chérubins souriants, qui sarrondissent autour de sa tête dans une blonde vapeur. Je suis jaloux de ces grands anges éphèbes avec des chevelures et des robes flottantes qui sempressent si amoureusement dans ses assomptions; ces mains qui senlacent pour la soutenir, ces ailes qui sagitent pour léventer me déplaisent et me contrarient. Ces petits-maîtres du ciel, si coquets et si triomphants, en tunique de lumière, en perruque de fils dor, avec leurs belles plumes bleues et vertes, me semblent beaucoup trop galants, et, si jétais Dieu, je me garderais de donner de tels pages à ma maîtresse. La Vénus sort de la mer pour aborder au monde, -- comme il convient à une divinité qui aime les hommes, -- toute nue et toute seule. -- Elle préfère la terre à lOlympe et a pour amants plus dhommes que de dieux: elle ne senveloppe pas des voiles langoureux de la mysticité; elle se tient debout, son dauphin derrière elle, le pied sur sa conque de nacre; le soleil frappe sur son ventre poli, et de sa blanche main elle soutient en lair les flots de ses beaux cheveux où le vieux père Océan a semé ses perles les plus parfaites. -- On la peut voir: elle ne cache rien, car la pudeur nest faite que pour les laides, et cest une invention moderne, fille du mépris chrétien de la forme et de la matière. Ô vieux monde! tout ce que tu as révéré est donc méprisé; tes idoles sont donc renversées dans la poussière; de maigres anachorètes vêtus de lambeaux troués, des martyrs tout sanglants et les épaules lacérées par les tigres de tes cirques se sont juchés sur les piédestaux de tes dieux si beaux et si charmants: - - le Christ a enveloppé le monde dans son linceul. Il faut que la beauté rougisse delle-même et prenne un suaire. -- Beaux jeunes gens aux membres frottés dhuile qui luttez dans le lycée ou le gymnase, sous le ciel éclatant, au plein soleil de lAttique, devant la foule émerveillée; jeunes filles de Sparte qui dansez la bibase, et qui courez nues jusquau sommet du Taygète, reprenez vos tuniques et vos chlamydes: -- votre règne est passé. Et vous, pétrisseurs de marbre, Prométhées du bronze, brisez vos ciseaux: - - il ny aura plus de sculpteurs. -- Le monde palpable est mort. Une pensée ténébreuse et lugubre remplit seule limmensité du vide. -- Cléomène va voir chez les tisserands quels plis fait le drap ou la toile. Virginité, plante amère, née sur un sol trempé de sang, et dont la fleur étiolée et maladive souvre péniblement à lombre humide des cloîtres, sous une froide pluie lustrale; -- rose sans parfum et toute hérissée dépines, tu as remplacé pour nous les belles et joyeuses roses baignées de nard et de falerne des danseuses de Sybaris! Le monde antique ne te connaissait pas, fleur inféconde; jamais tu nes entrée dans ses couronnes aux odeurs enivrantes; -- dans cette société vigoureuse et bien portante, on teût dédaigneusement foulée aux pieds. -- Virginité, mysticisme, mélancolie, -- trois mots inconnus, -- trois maladies nouvelles apportées par le Christ. -- Pâles spectres qui inondez notre monde de vos larmes glacées, et qui, le coude sur un nuage, la main dans la postent, dites pour toute parole: Ô mort! ô mort! vous nauriez pu mettre le pied sur cette terre si bien peuplée de dieux indulgents et folâtres! Je considère la femme, à la manière antique, comme une belle esclave destinée à nos plaisirs. -- Le christianisme ne la pas réhabilitée à mes yeux. Cest toujours pour moi quelque chose de dissemblable et dinférieur que lon adore et dont on joue, un hochet plus intelligent que sil était divoire ou dor, et qui se relève lui-même si on le laisse tomber à terre. -- On ma dit, à cause de cela, que je pensais mal des femmes; je trouve, au contraire, que cest en penser fort bien. Je ne sais pas, en vérité, pourquoi les femmes tiennent tant à être regardées comme des hommes. -- Je conçois que lon ait envie dêtre serpent boa, lion ou éléphant; mais que lon ait envie dêtre homme, cest ce qui me passe tout à fait. Si javais été au concile de Trente quand sy agita cette importante question, à savoir si la femme est un homme, jaurais assurément opiné pour la négative. Jai fait en ma vie quelques vers amoureux ou du moins qui avaient la prétention de passer pour tels. -- Je viens den relire une partie. Le sentiment de lamour moderne y manque totalement. -- Si cela était écrit en distiques latins au lieu dêtre en rimes françaises, on le pourrait prendre pour loeuvre dun mauvais poète du temps dAuguste. Et je métonne que les femmes, pour qui ils étaient faits, au lieu den être fort charmées, ne sen soient pas fâchées sérieusement. -- Il est vrai que les femmes ne sentendent pas plus en poésie que les choux et les roses, ce qui est très naturel et très simple, étant elles-mêmes la poésie ou tout au moins les meilleurs instruments de poésie: la flûte nentend ni ne comprend lair que lon joue sur elle. Dans ces vers, il nest parlé que de lor ou de lébène des cheveux, de la finesse miraculeuse de la peau, de la rondeur du bras, de la petitesse des pieds et de la forme délicate de la main, et le tout se termine par une humble supplique à la divinité doctroyer au plus vite la jouissance de toutes ces belles choses. -- Aux endroits triomphants, ce ne sont que guirlandes suspendues au seuil, pluies de fleurs, parfums brûlés, addition de baisers catullienne, nuits blanches et charmantes, querelles à lAurore, avec injonctions à la susdite Aurore de retourner se cacher derrière les rideaux de safran du vieux Tithon; -- cest un éclat sans chaleur, une sonorité sans vibration. -- Cela est exact, poli, fait avec une égale curiosité; mais, à travers tous les raffinements et les voiles de lexpression, on devine la voix brève et dure du maître qui tâche de sadoucir en parlant à lesclave. -- Ce nest point, comme dans les poésies érotiques faites depuis lère chrétienne, une âme qui demande à une autre âme de laimer, parce quelle laime; ce nest point un lac azuré et souriant qui invite un ruisseau à se fondre dans son sein pour refléter ensemble les étoiles du ciel; -- ce nest point un couple de colombes ouvrant les ailes en même temps pour voler au même nid. Cinthia, vous êtes belle; hâtez-vous. Qui sait si vous vivrez demain? -- Votre chevelure est plus noire que la peau lustrée dune vierge éthiopienne. Hâtez-vous; dans quelques années dici, de minces fils dargent se glisseront dans ces touffes épaisses; - - ces roses sentent bon aujourdhui, demain elles auront lodeur de la mort et ne seront plus que des cadavres de roses. -- Respirons tes roses tant quelles ressemblent à tes joues; embrassons tes joues tant quelles ressemblent à tes roses. -- Lorsque vous serez vieille, Cinthia, personne ne voudra plus de vous, pas même les valets du licteur quand vous les payeriez, et vous courrez après mot que vous rebutez maintenant. Attendez que Saturne ait rayé de son ongle ce front pur et luisant, et vous verrez comme votre seuil si assiégé, si supplié, si tiède de larmes et si fleuri sera évité, maudit, couvert dherbes et de ronces. -- Hâtez-vous, Cinthia; la plus petite ride peut servir de fosse au plus grand amour. Cest dans cette formule brutale et impérieuse que se résume toute lélégie antique: elle en revient toujours là; cest sa plus grande raison, cest le plus fort, cest lAchille de ses arguments. Après cela elle na plus grand-chose à dire, et, quand elle a promis une robe de byssus teint deux fois et une union de perles dégale grosseur, elle est au bout de son rouleau. -- Cest aussi à peu près tout ce que je trouve de plus concluant en pareille occurrence. -- Je ne men tiens cependant pas toujours à ce programme assez exigu, et je brode mon maigre canevas avec quelques fils de soie de différentes couleurs arrachés çà et là. Mais ces brins sont courts ou renoués vingt fois et tiennent mal au fond de la trame. Je parle assez élégamment damour, parce que jai lu beaucoup de belles choses là-dessus. Il ne faut pour cela que le talent dun acteur. Avec beaucoup de femmes, cette apparence suffit; lhabitude décrire et dimaginer fait que je ne reste pas à court sur ces matières, et tout esprit un peu exercé, en sappliquant, parviendra aisément à ce résultat; mais je ne sens pas un mot de ce que je dis, et je répète tout bas comme le poète antique: -- Cinthia, hâtez-vous. On ma accusé souvent dêtre fourbe et dissimulé. -- Personne au monde naimerait autant que moi à parler franchement et à vider son coeur! -- mais, comme je nai pas une idée et un sentiment pareils à ceux des gens qui mentourent, -- comme, au premier mot vrai que je lâcherais, ce serait un hurrah et un tollé général, jai préféré garder le silence, ou, si je parle, ne dégorger que des sottises reçues et ayant droit de bourgeoisie. -- Je serais bienvenu, si je disais aux dames ce que je viens de técrire! je ne pense pas quelles goûteraient beaucoup ma manière de voir et mes façons denvisager lamour. -- Pour les hommes, je ne peux pas non plus leur dire en face quils ont tort de ne pas aller à quatre pattes; et, en vérité, cest ce que je pense de plus favorable à leur égard. -- Je nai pas envie de me faire une querelle à chaque mot. -- Quimporte, au bout du compte, ce que je pense ou ce que je ne pense pas; que je sois triste lorsque je semble gai, joyeux quand jai lair mélancolique? On ne trouve pas à redire à ce que je naille pas nu: ne puis-je habiller ma figure comme mon corps? Pourquoi un masque serait-il plus répréhensible quune culotte, et un mensonge quun corset? Hélas! la terre tourne autour du soleil, rôtie dun côté et gelée de lautre. Il y a une bataille où six cent mille hommes se déchiquettent; il fait le plus beau temps du monde; les fleurs sont dune coquetterie sans pareille, et elles ouvrent effrontément leur gorge luxuriante jusque sous le pied des chevaux. Aujourdhui il sest commis un nombre fabuleux de bonnes actions; il pleut à verse, neige et tonnerre, éclairs et grêles; on dirait que le monde va finir. Les bienfaiteurs de lhumanité ont de la boue jusquau ventre et sont crottés comme des chiens, à moins quils naient voiture. La création se moque impitoyablement de la créature et lui décoche à toute minute des sarcasmes sanglants. Tout est indifférent à tout, et chaque chose vit ou végète par sa propre loi. Que je fasse ceci ou cela, que je vive ou que je meure, que je souffre ou que je jouisse, que je dissimule ou que je sois franc, quest-ce que cela fait au soleil et aux betteraves et même aux hommes? Un fétu de paille est tombé sur une fourmi et lui a cassé la troisième patte à la deuxième articulation; un rocher est tombé sur un village et la écrasé: je ne crois pas que lun de ces malheurs arrache plus de larmes que lautre aux yeux dor des étoiles. Tu es mon meilleur ami, si ce mot-là nest pas aussi creux quun grelot; je mourrais, il est bien évident, si éploré que tu sois, que tu ne te passeras pas de dîner seulement deux jours, et que, malgré cette épouvantable catastrophe, tu nen continueras pas moins de jouer fort agréablement au trictrac. -- Quel est celui de mes amis, quelle est celle de mes maîtresses qui saura mes nom et prénoms dans vingt ans dici, et qui me reconnaîtrait dans la rue, si je venais à y passer avec un habit percé au coude? -- Oubli et néant, cest tout lhomme. Je me sens aussi parfaitement seul que possible, et tous les fils qui allaient de moi aux choses et des choses à moi se sont rompus un à un. Il y a peu dexemples dun homme qui, ayant conservé lintelligence des mouvements qui se font en lui, soit parvenu à un degré dabrutissement pareil. Je ressemble à ces flacons de liqueurs quon a laissés débouchés et dont lesprit sest évaporé complètement. Le breuvage a la même apparence et la même couleur; goûtez-le, vous ny trouverez que linsipidité de leau. Quand jy songe, je suis effrayé de la rapidité de cette décomposition; si cela continue, il faudra que je me sale, ou je pourrirai inévitablement, et les vers se mettront après moi, puisque je nai plus dâme, et que cela seul fait la différence du corps au cadavre. -- Il y a un an, pas plus, javais encore quelque chose dhumain; -- je magitais, je cherchais. Javais une pensée caressée entre toutes, une espèce de but, un idéal; je voulais être aimé, je faisais les rêves que lon fait à cet âge, - - moins vaporeux, moins chastes, il est vrai, que ceux des jeunes gens ordinaires, mais contenus cependant en de justes bornes. Peu à peu ce quil y avait dincorporel sest dégagé et sest dissipé, et il nest resté au fond de moi quune épaisse couche de grossier limon. Le rêve est devenu un cauchemar, et la chimère un succube; -- le monde de lâme a fermé ses portes divoire devant moi: je ne comprends plus que ce que je touche avec les mains; jai des songes de pierre; tout se condense et se durcit autour de moi, rien ne flotte, rien ne vacille, il ny a pas dair ni de souffle; la matière me presse, menvahit et mécrase; je suis comme un pèlerin qui se serait endormi un jour dété les pieds dans leau et qui se réveillerait en hiver les jambes prises et emboîtées dans la glace. Je ne souhaite plus ni lamour ni lamitié de personne; la gloire même, cette auréole éclatante que javais tant désirée pour mon front, ne me fait plus la moindre envie. Il ny a plus, hélas! quune chose qui palpite en moi, cest lhorrible désir qui me porte vers Théodore. -- Voilà où se réduisent toutes mes notions morales. Ce qui est beau physiquement est bien, tout ce qui est laid est mal. -- Je verrais une belle femme, que je saurais avoir lâme la plus scélérate du monde, qui serait adultère et empoisonneuse, javoue que cela me serait parfaitement égal et ne mempêcherait nullement de my complaire, si je trouvais la forme de son nez convenable. Voici comme je me représente le bonheur suprême: -- cest un grand bâtiment carré sans fenêtre au dehors: une grande cour entourée dune colonnade de marbre blanc, au milieu une fontaine de cristal avec un jet de vif-argent à la manière arabe, des caisses dorangers et de grenadiers posées alternativement; par là-dessus un ciel très bleu et un soleil très jaune; -- de grands lévriers au museau de brochet dormiraient çà et là; de temps en temps des nègres pieds nus avec des cercles dor aux jambes, de belles servantes blanches et sveltes, habillées de vêtements riches et capricieux, passeraient entre les arcades évidées, quelque corbeille au bras, ou quelque amphore sur la tête. Moi, je serais là, immobile, silencieux, sous un dais magnifique, entouré de piles de carreaux, un grand lion privé sous mon coude, la gorge nue dune jeune esclave sous mon pied en manière descabeau, et fumant de lopium dans une grande pipe de jade. Je ne me figure pas le paradis autrement; et, si Dieu veut bien que jy aille après ma mort, il me fera bâtir dans le coin de quelque étoile un petit kiosque sur ce plan-là. -- Le paradis tel quon le dit être me parait beaucoup trop musical, et je confesse en toute humilité que je suis parfaitement incapable de supporter une sonate qui durerait seulement dix mille ans. -- Tu vois quel est mon Eldorado, ma Terre promise: cest un rêve comme un autre; mais il a cela de spécial, que je ny introduis jamais aucune figure connue; que pas un de mes amis na franchi le seuil de ce palais imaginaire; quaucune des femmes que jai eues ne sest assise à côté de moi sur le velours des coussins: jy suis seul au milieu dapparences. Toutes ces figures de femmes, toutes ces ombres gracieuses de jeunes filles dont je le peuple, je nai jamais eu lidée de les aimer; je nen ai jamais supposé une amoureuse de moi. -- Dans ce sérail fantastique, je ne me suis pas créé de sultane favorite. Il y a des négresses, des mulâtresses, des juives à peau bleue et à cheveux rouges, des Grecques et des Circassiennes, des Espagnoles et des Anglaises; mais ce ne sont pour moi que des symboles de couleur et de linéament, et je les ai comme lon a toute sorte de vins dans sa cave, et toutes les espèces de colibris dans sa collection. Ce sont des machines à plaisir, des tableaux qui nont pas besoin de cadre, des statues qui viennent à vous quand on les appelle et que lenvie vous prend de les considérer de près. Une femme a sur une statue cet incontestable avantage quelle se tourne toute seule du côté où lon veut, et quil faut faire soi-même le tour de la statue et se placer au point de vue; -- ce qui est fatigant. Tu vois bien quavec des idées semblables je ne puis rester ni dans ce temps ni dans ce monde-ci; car on ne peut subsister ainsi à côté du temps et de lespace. Il faut que je trouve autre chose. En pensant ainsi, il est simple et logique que lon aboutisse à une pareille conclusion. -- Comme on ne cherche que la satisfaction de loeil, le poli de la forme et la pureté du linéament, on les accepte partout où on les rencontre. Cest ce qui explique les singulières aberrations de lamour antique. Depuis le Christ on na plus fait une seule statue dhomme où la beauté adolescente fût idéalisée et rendue avec ce soin qui caractérise les anciens sculpteurs. -- La femme est devenue le symbole de la beauté morale et physique: lhomme est réellement déchu du jour où le petit enfant est né à Bethléem. La femme est la reine de la création; les étoiles se joignent en couronne sur sa tête, le croissant de la lune se fait une gloire de sarrondir sous son pied, le soleil cède son or le plus pur pour lui en faire des joyaux, les peintres qui veulent flatter les anges leur donnent des figures de femmes, et certes ce nest pas moi qui les en blâmerai. -- Avant le doux et galant conteur de paraboles, cétait tout le contraire; on ne féminisait pas les dieux ou les héros que lon voulait faire séduisants; ils avaient leur type, vigoureux et délicat en même temps, mais toujours mâle, si amoureux que fussent leurs contours, si polis et si dénués de muscles et de veines que louvrier eût fait leurs jambes et leurs bras divins. On faisait plus volontiers revenir à ce caractère la beauté spéciale de la femme. On élargissait les épaules, on atténuait les hanches, on donnait peu de saillie à la gorge, on accentuait plus robustement les attaches des bras et des cuisses. -- Il ny a presque pas de différence entre Paris et Hélène. Aussi lhermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemment caressées de lantiquité idolâtre. Cest en effet une des plus suaves créations du génie païen que ce fils dHermès et dAphrodite. Il ne se peut rien imaginer de plus ravissant au monde que ces deux corps tous deux parfaits, harmonieusement fondus ensemble, que ces deux beautés si égales et si différentes qui nen forment plus quune supérieure à toutes deux, parce quelles se tempèrent et se font valoir réciproquement: pour un adorateur exclusif de la forme, y a-t-il une incertitude plus aimable que celle où vous jette la vue de ce dos, de ces reins douteux, et de ces jambes si fines et si fortes que lon ne sait si lon doit les attribuer à Mercure prêt à senvoler ou à Diane sortant du bain? Le torse est un composé des monstruosités les plus charmantes: sur la poitrine potelée et pleine de léphèbe sarrondit avec une grâce étrange la gorge dune jeune vierge. Sous les flancs bien enveloppés et dune mollesse toute féminine, on devine les dentelés et les côtes, comme aux flancs dun jeune garçon; le ventre est un peu plat pour une femme, un peu rond pour un homme, et toute lhabitude du corps a quelque chose de nuageux et dindécis quil est impossible de rendre, et dont lattrait est tout particulier. -- Théodore serait à coup sûr un excellent modèle de ce genre de beauté; cependant je trouve que la portion féminine lemporte chez lui, et quil lui est plus resté de Salmacis quà lHermaphrodite des Métamorphoses. Ce quil y a de singulier, cest que je ne pense presque plus à son sexe et que je laime avec une sécurité parfaite. Quelquefois je cherche à me persuader que cet amour est abominable, et je me le dis à moi-même le plus sévèrement possible; mais cela ne vient que des lèvres, cest un raisonnement que je me fais et que je ne sens pas: il me semble réellement que cest la chose la plus simple du monde et que tout autre à ma place en ferait autant. Je le vois, je lécoute parler ou chanter, car il chante admirablement, et jy prends un indicible plaisir. -- Il me fait tellement leffet dune femme quun jour, dans la chaleur de la conversation, il mest échappé de lappeler madame, ce qui la fait rire dun rire assez forcé, à ce quil ma paru. Si cétait une femme cependant, quels seraient ses motifs pour se travestir ainsi? Je ne puis me les expliquer daucune manière. Quun cavalier très jeune, très beau et parfaitement imberbe se déguise en femme, cela se conçoit; il souvre ainsi mille portes qui lui seraient restées obstinément fermées, et le quiproquo peut le jeter dans une complication daventures tout à fait dédalienne et réjouissante. On peut arriver de cette façon jusquà une femme étroitement gardée, ou brusquer quelque bonne fortune à la faveur de la surprise. Mais je ne sais trop les avantages quil y a pour une belle et jeune femme à courir le pays en habits dhomme: elle ne peut quy perdre. Une femme ne doit pas renoncer ainsi au plaisir dêtre courtisée, madrigalisée et adorée; elle renoncerait plutôt à la vie, et elle aurait raison, car quest-ce que la vie dune femme sans tout cela? -- Rien, -- ou quelque chose de pis que la mort. Et je métonne toujours que les femmes qui ont trente ans ou la petite vérole ne se jettent pas du haut dun clocher en bas. Malgré tout cela, quelque chose de plus fort que tous les raisonnements me crie que cest une femme, et que cest elle que jai rêvée, elle que je dois aimer uniquement, et qui maimera uniquement: -- oui, cest elle, la déesse aux regards daigle, aux belles mains royales, qui me souriait avec condescendance du haut de son trône de nuées. Elle sest présentée à moi sous ce déguisement pour méprouver, pour voir si je la reconnaîtrais, si mon regard amoureux pénétrerait les voiles dont elle sétait enveloppée, comme dans ces contes merveilleux où les fées apparaissent dabord sous des figures de mendiantes, puis se relèvent tout à coup resplendissantes dor et de pierreries. Je tai reconnue, ô mon amour! À ton aspect, mon coeur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans le ventre de sainte Anne, lorsquelle fut visitée par la Vierge; une lueur flamboyante sest répandue dans lair; jai senti comme une odeur de divine ambroisie; jai vu à tes pieds la traînée de feu, et jai compris sur le champ que tu nétais pas une simple mortelle. Les sons mélodieux de la viole de sainte Cécile, que les anges écoutent avec ravissement, sont rauques et discordants en comparaison des cadences perlées qui senvolent de ta bouche de rubis: les Grâces jeunes et souriantes dansent autour de toi une ronde perpétuelle; les oiseaux, lorsque tu passes dans les bois, inclinent en gazouillant leur petite tête panachée pour te mieux voir, et te sifflent leurs plus jolis refrains; la lune amoureuse se lève de meilleure heure pour te baiser de ses pâles lèvres dargent, car elle a abandonné son berger pour toi; le vent se garde deffacer sur le sable la délicate empreinte de ton adorable pied; la fontaine, quand tu ly penches, se fait plus unie que le cristal, de peur de rider et de déformer la réflexion de ton visage céleste; les pudiques violettes elles-mêmes touvrent leur petit coeur et font mille coquetteries devant toi; la fraise jalouse se pique démulation et tâche dégaler le divin incarnat de ta bouche; limperceptible moucheron bourdonne joyeusement et tapplaudit en battant des ailes: -- toute la nature taime et tadmire, ô toi, sa plus belle oeuvre! Ah! je vis maintenant; -- jusquà présent je navais été quun mort: me voilà débarrassé du linceul, et je tends hors de la fosse mes deux maigres mains vers le soleil; ma couleur bleue de spectre ma quitté. Mon sang circule rapidement dans mes veines. Leffrayant silence qui régnait autour de moi est rompu à la fin. La voûte opaque et noire qui me pesait sur le front sest illuminée. Mille voix mystérieuses me chuchotent à loreille; de charmantes étoiles scintillent au-dessus de moi, et sablent de leurs paillettes dor les sinuosités de mon chemin; les marguerites me rient doucement, et les clochettes murmurent mon nom avec leur petite langue tortillée: je comprends une multitude de choses que je ne comprenais pas, je découvre des affinités et des sympathies merveilleuses, jentends la langue des roses et des rossignols, et je lis couramment le livre que je ne pouvais pas même épeler. Jai reconnu que javais un ami dans ce vieux chêne respectable tout couvert de gui et de plantes parasites, et que cette pervenche si langoureuse et si frêle, dont le grand oeil bleu déborde toujours de larmes, nourrissait depuis longtemps pour moi une passion discrète et contenue: cest lamour, cest lamour qui ma dessillé les yeux et donné le mot de lénigme. -- Lamour est descendu au fond du caveau où transissait mon âme accroupie et somnolente; il la prise par le bout de la main et lui a fait monter lescalier raide et étroit qui menait au dehors. Toutes les portes de la prison étaient crochetées, et pour la première fois cette pauvre Psyché est sortie du moi où elle était enfermée. Une autre vie est devenue la mienne. Je respire par la poitrine dun autre, et le coup qui le blesserait me tuerait. -- Avant cet heureux jour, jétais semblable à ces mornes idoles japonaises qui se regardent perpétuellement le ventre. Jétais le spectateur de moi-même, le parterre de la comédie que je jouais; je me regardais vivre, et jécoutais les oscillations de mon coeur comme le battement dune pendule. Voilà tout. Les images se peignaient dans mes yeux distraits; les sons frappaient mon oreille inattentive, mais rien du monde extérieur narrivait jusquà mon âme. Lexistence de qui que ce soit ne métait nécessaire; je doutais même de toute autre existence que de la mienne, dont encore je nétais guère sûr. Il me semble que jétais seul au milieu de lunivers, et que tout le reste nétait que fumées, images, vaines illusions, apparences fugitives destinées à peupler ce néant. -- Quelle différence! Et pourtant, si mon pressentiment me trompait, si Théodore était réellement un homme, ainsi que tout le monde le croit! On a vu quelquefois de ces merveilleuses beautés; -- la grande jeunesse prête à cette illusion. -- Cest une chose à laquelle je ne veux pas penser et qui me rendrait fou; cette graine tombée dhier dans le rocher stérile de mon coeur la déjà pénétré en tout sens de ses mille filaments; elle sy est cramponnée robustement, et il serait impossible de larracher. Cest déjà un arbre qui fleurit et verdoie, et tord ses racines musculeuses. -- Si je venais à savoir avec certitude que Théodore nest pas une femme, hélas! je ne sais point si je ne laimerais pas encore. Chapitre 10 Ma belle amie, tu avais bien raison de me détourner du projet que javais conçu de voir les hommes, -- et de les étudier à fond, avant de donner mon coeur à aucun deux. -- Jai à tout jamais éteint en moi lamour et jusquà la possibilité de lamour. Pauvres jeunes filles que nous sommes; élevées avec tant de soin, si virginalement entourées dun triple mur de précautions et de réticences, -- nous, à qui on ne laisse rien entendre, rien soupçonner, et dont la principale science est de ne rien savoir, dans quelles étranges erreurs nous vivons, et quelles perfides chimères nous bercent entre leurs bras! Ah! Graciosa, trois fois maudite soit la minute où mest venue lidée de ce travestissement; que dhorreurs, que dinfamies et que de grossièretés dont jai été forcée dêtre témoin ou auditeur! quel trésor de chaste et précieuse ignorance jai dissipé en peu de temps! Cétait par un beau clair de lune, ten souviens-tu? nous nous promenions ensemble tout au fond du jardin, dans cette allée triste et peu fréquentée, terminée, dun côté par une statue de Faune jouant de la flûte, qui na plus de nez et dont tout le corps est couvert dune lèpre épaisse de mousse noirâtre, et de lautre côté par une perspective feinte, dessinée sur le mur et à moitié effacée par la pluie. -- À travers le feuillage encore rare de la charmille, on voyait par places les étoiles étinceler et sarrondir la serpe dargent. Une odeur de jeunes pousses et de plantes nouvelles nous arrivait du parterre avec les souffles languissants dune petite brise; un oiseau caché sifflait un air langoureux et bizarre; nous, comme de vraies jeunes filles, nous causions damour, de galants, de mariage, du beau cavalier que nous avions vu à la messe; nous mettions en commun le peu de notions du monde et des choses que nous pouvions avoir; nous retournions de cent manières une phrase que nous avions entendue par hasard et dont la signification nous semblait obscure et singulière; nous nous faisions mille de ces questions saugrenues que la plus parfaite innocence peut seule imaginer. -- Que de poésie primitive, que dadorables sottises dans ces furtifs entretiens de deux petites niaises sorties la veille de pension! Toi, tu voulais pour amant un jeune homme hardi et fier, avec des moustaches et des cheveux noirs, de grands éperons, de grandes plumes, une grande épée, une espèce de matamore amoureux, et tu donnais en plein dans lhéroïque et le triomphant: tu ne rêvais que duels et escalades, dévouement miraculeux, et tu aurais volontiers jeté ton gant dans la fosse aux lions pour que ton Esplandian ly allât chercher: cela était fort comique de voir une petite fille comme tu létais alors, toute blonde, toute rougissante, ployant au moindre souffle, vous débiter ces généreuses tirades dune seule haleine et de lair le plus martial du monde. Moi quoique je neusse que six mois de plus que toi, jétais de six ans moins romanesque: une chose minquiétait principalement, cétait de savoir ce que les hommes se disaient entre eux et ce quils faisaient lorsquils étaient sortis des salons et des théâtres: je pressentais dans leur vie beaucoup de côtés défectueux et obscurs, soigneusement voilés à nos regards, et quil nous importait beaucoup de connaître; quelquefois, cachée derrière un rideau, jépiais de loin les cavaliers qui venaient à la maison, et il me semblait alors démêler dans leur allure quelque chose dignoble et de cynique, une insouciance grossière ou une préoccupation farouche que je ne leur retrouvais plus dès quils étaient entrés, et quils semblaient dépouiller comme par enchantement sur le seuil de la chambre. Tous, les jeunes comme les vieux, me paraissaient avoir adopté uniformément un masque de convention, des sentiments de convention et un parler de convention lorsquils étaient devant les femmes. -- De langle du salon où je me tenais droite comme _une poupée et sans appuyer le dos a mon fauteuil, tout en roulant mon bouquet entre mes doigts, jécoutais, je regardais; mes yeux étaient baissés cependant, et je voyais tout à droite, à gauche, devant et derrière moi: -- comme les yeux fabuleux du lynx, mes yeux perçaient les murailles, et jaurais dit ce qui se passait dans la pièce à côté._ Je métais aussi aperçue dune notable différence dans la manière dont on parlait aux femmes mariées; ce nétaient plus les phrases discrètes et polies, enjolivées puérilement comme on en adressait à moi ou à mes compagnes, cétait un enjouement plus libre, des façons moins sobres et plus dégagées, les claires réticences et les détours aboutissant vite dune corruption qui sait quelle a devant elle une corruption semblable: je sentais bien quil y avait entre eux un élément commun qui nexistait pas entre nous, et jaurais tout donné pour savoir quel était cet élément. Avec quelle anxiété et quelle furie curieuse je suivais de loeil et de loreille les groupes bourdonnants et rieurs de jeunes gens qui, après sêtre abattus sur quelques points du cercle, reprenaient leur promenade tout en causant et en jetant au passage des oeillades ambiguës. Sur leurs bouches dédaigneusement bouffies voltigeaient des ricanements incrédules; ils avaient lair de se moquer de ce quils venaient de dire, et de rétracter les compliments et les adorations dont ils nous avaient comblées. Je nentendais pas leurs paroles; mais je comprenais, au mouvement de leurs lèvres, quils prononçaient des mots dune langue qui métait inconnue et dont personne ne sétait servi devant moi. Ceux mêmes qui avaient lair le plus humble et le plus soumis redressaient la tête avec une nuance très sensible de révolte et dennui; -- un soupir dessoufflement, pareil au soupir dun acteur qui est arrivé au bout dun long couplet, séchappait malgré eux de leur poitrine, et ils faisaient en nous quittant un demi-tour sur les talons dune manière vive et pressée qui dénonçait une espèce de satisfaction intérieure dêtre délivrés de la rude corvée dêtre honnêtes et galants. Jaurais donné un an de ma vie pour entendre, sans être vue, une heure de leur conversation. Souvent je comprenais, à de certaines attitudes, à quelques gestes détournés, à des coups doeil lancés obliquement, quil était question de moi et que lon parlait ou de mon âge ou de ma figure. Alors jétais sur des charbons ardents; les quelques mots étouffés, les demi-lambeaux de phrase qui marrivaient par intervalles irritaient au plus haut point ma curiosité sans pouvoir la satisfaire, et jentrais dans des doutes et des perplexités étranges. Le plus souvent ce quon disait avait une apparence favorable, et ce nétait pas ce qui minquiétait: je me souciais assez peu que lon me trouvât belle; mais les menues observations coulées dans le tuyau de loreille et presque toujours suivies de longs ricanements et de singuliers clignements dyeux, -- voilà ce que jaurais voulu savoir; et, pour une de ces phrases dites tout bas derrière un rideau ou dans lencoignure dune porte, jaurais quitté sans regret lentretien le plus fleuri et le plus parfumé du monde. Si javais eu un amant, jaurais beaucoup aimé connaître la manière dont il eût parlé de moi à un autre homme, et en quels termes il se serait vanté de sa bonne fortune à ses camarades dorgie avec un peu de vin dans la tête et les deux coudes sur la nappe. Je le sais maintenant, et en vérité je suis fâchée de le savoir. - - Cest toujours ainsi. Mon idée était folle, mais ce qui est fait est fait, et lon ne peut désapprendre ce quon a appris. Je ne tai pas écoutée, ma chère Graciosa, je men repens; mais on nécoute pas toujours la raison, surtout quand elle sort dune aussi jolie bouche que la tienne, car je ne sais pourquoi on ne se peut figurer quun conseil soit sage, à moins quil ne soit donné par quelque vieille tête toute chenue et toute grise, comme si avoir été bête soixante ans pouvait vous rendre spirituel. Mais tout cela me tourmentait trop, et je ny pouvais tenir, je grillais dans ma petite peau comme une châtaigne sur la poêle. La pomme fatale sarrondissait dans le feuillage au-dessus de ma tête, et il fallait bien finir par y donner un coup de dent, sauf à la jeter après, si la saveur men paraissait amère. Jai fait comme Ève la blonde, ma très chère grand-mère, -- jai mordu. La mort de mon oncle, le seul parent qui me restât, me laissant libre de mes actions, jexécutai ce que je rêvais depuis si longtemps. -- Mes précautions étaient prises avec le plus grand soin pour que nul ne se doutât de mon sexe: javais appris à tirer lépée et le pistolet; je montais parfaitement à cheval et avec une hardiesse dont peu décuyers eussent été capables; jétudiai bien la manière de porter le manteau et de faire siffler la cravache, et, en quelques mois, je parvins à faire dune fille quon trouvait assez jolie un cavalier beaucoup plus joli, et à qui il ne manquait guère que la moustache. -- Je réalisai ce que javais de bien, et je sortis de la ville, décidée à ny revenir quavec lexpérience la plus complète. Cétait le seul moyen déclaircir mes doutes: avoir des amants ne maurait rien appris, ou du moins cela ne meût donné que des lueurs incomplètes, et je voulais étudier lhomme à fond, lanatomiser fibre par fibre avec un scalpel inexorable et le tenir tout vif et tout palpitant sur ma table de dissection; pour cela il fallait le voir seul à seul chez lui, en déshabillé, le suivre à la promenade, à la taverne et ailleurs. -- Avec mon déguisement, je pouvais aller partout sans être remarquée; on ne se cachait pas devant moi, on jetait de côté toute réserve et toute contrainte, je recevais des confidences et jen faisais de fausses pour en provoquer de vraies. Hélas! les femmes nont lu que le roman de lhomme et jamais son histoire. Cest une chose effrayante à penser et à laquelle on ne pense pas, combien nous ignorons profondément la vie et la conduite de ceux qui paraissent nous aimer et que nous épouserons. Leur existence réelle nous est aussi parfaitement inconnue que sils étaient des habitants de Saturne ou de quelque autre planète à cent millions de lieues de notre boule sublunaire: on dirait quils sont dune autre espèce, et il ny a pas le moindre lien intellectuel entre les deux sexes; -- les vertus de lun font les vices de lautre, et ce qui fait admirer lhomme fait honnir la femme. Nous autres, notre vie est claire et se peut pénétrer dun regard. -- Il est facile de nous suivre de la maison au pensionnat, du pensionnat à la maison; -- ce que nous faisons nest un mystère pour personne; chacun peut voir nos mauvais dessins à lestompe, nos bouquets à laquarelle composés dune pensée et dune rose grosse comme un chou, et galamment noués par la queue avec un ruban de couleur tendre: les pantoufles que nous brodons pour la fête de nos pères ou de nos grands-pères nont rien en soi de bien occulte et de bien inquiétant. -- Nos sonates et nos romances sont exécutées avec la plus désirable froideur. Nous sommes bien et dûment cousues à la jupe de nos mères, et, à neuf ou dix heures au plus, nous rentrons dans nos petits lits tout blancs, au fond de nos cellules proprettes et discrètes, où nous sommes vertueusement verrouillées et cadenassées jusquau lendemain matin. La susceptibilité la plus éveillée et la plus jalouse ne trouverait rien à cela. Le cristal le plus limpide na pas la transparence dune pareille vie. Celui qui nous prend sait ce que nous avons fait à partir de la minute où nous avons été sevrées et même avant, sil veut pousser ses recherches jusque-là. -- Notre vie nest pas une vie, cest une espèce de végétation comme celle de la mousse et des fleurs; lombre glaciale de la tige maternelle flotte autour de nous, pauvres boutons de rose étouffés qui nosons pas nous ouvrir. Notre affaire principale, cest de nous tenir bien droites, bien corsées, bien busquées, loeil convenablement baissé, et de surpasser en immobilité et en raideur les mannequins et les poupées à ressorts. Il nous est défendu de prendre la parole, de nous mêler à la conversation autrement que pour répondre oui et non, si lon nous interroge. Aussitôt que lon veut dire quelque chose dintéressant, lon nous renvoie étudier notre harpe ou notre clavecin, et nos maîtres de musique ont tous soixante ans pour le moins et prennent horriblement de tabac. Les modèles suspendus dans nos chambres sont dune anatomie très vague et très esquivée. Les dieux de la Grèce, pour se présenter dans un pensionnat de demoiselles, ont soin préalablement dacheter à la friperie de très amples carricks et de se faire graver au pointillé, ce qui leur donne lair de portiers ou de cochers de fiacre, et les rend peu propres à nous enflammer limagination. À force de vouloir nous empêcher dêtre romanesques, lon nous rend idiotes. Le temps de notre éducation se passe non pas à nous apprendre quelque chose, mais à nous empêcher dapprendre quelque chose. Nous sommes réellement prisonnières de corps et desprit; mais un jeune homme, libre de ses actions, qui sort le matin pour ne rentrer que le matin, qui a de largent, qui peut en gagner et en disposer comme il lui plaît, comment pourrait-il justifier lemploi de son temps? -- quel est lhomme qui voudrait dire à la personne aimée ce quil a fait pendant sa journée et pendant sa nuit? -- Aucun, même de ceux qui sont réputés les plus purs. Javais envoyé mon cheval et mes vêtements à une petite métairie que jai à quelque distance de la ville. Je mhabillai, je montai en selle et je partis, non sans un singulier serrement de coeur. - - Je ne regrettai rien, je ne laissai rien en arrière, ni parents, ni amis, pas un chien, pas un chat, et cependant jétais triste, javais presque les larmes aux yeux; cette ferme où je navais été que cinq ou six fois navait pour moi rien de particulier et de cher, et ce nétait pas la complaisance que lon prend à de certains endroits et qui vous attendrit lorsquil les faut quitter, mais je me retournai deux ou trois fois pour voir encore de loin monter entre les arbres sa vrille de fumée bleuâtre. Cétait là où, avec mes robes et mes jupes, javais laissé mon titre de femme; dans la chambre où javais fait ma toilette étaient serrées vingt années de ma vie qui ne devaient plus compter et qui ne me regardaient plus. Sur la porte on eût pu écrire: Ci-gît Madeleine de Maupin; car en effet je nétais plus Madeleine de Maupin, mais bien Théodore de Sérannes, -- et personne ne devait plus mappeler de ce doux nom de Madeleine. Le tiroir où étaient renfermées mes robes, désormais inutiles, me parut comme le cercueil de mes blanches illusions; -- jétais un homme, ou du moins jen avais lapparence: la jeune fille était morte. Quand jeus totalement perdu de vue la cime des châtaigniers qui entourent la métairie, il me sembla que je nétais plus moi, mais un autre, et je me souvenais de mes actions anciennes comme des actions dune personne étrangère auxquelles jaurais assisté, ou comme du début dun roman dont je naurais pas achevé la lecture. Je me rappelais complaisamment mille petits détails dont lenfantine naïveté me faisait venir sur les lèvres un sourire dindulgence un peu moqueuse quelquefois, comme celui dun jeune libertin qui écouterait les confidences arcadiques et pastorales dun écolier de troisième; et, au moment où je men détachais pour toujours, toutes mes puérilités de petite fille et de jeune fille accouraient sur le bord du chemin en me faisant mille signes damitié et menvoyant des baisers du bout de leurs doigts blancs et effilés. Je piquai mon cheval pour me dérober à ces énervantes émotions; les arbres filaient rapidement à droite et à gauche; mais lessaim folâtre, plus bourdonnant quune ruche dabeilles, se mit à courir dans les allées latérales et à mappeler: -- Madeleine! Madeleine! Je donnai sur le cou de ma bête un grand coup de cravache qui la fit redoubler de vitesse. Mes cheveux se tenaient presque droits derrière ma tête, mon manteau était horizontal, comme si des plis eussent été sculptés dans la pierre, tant ma course était rapide; je regardai une fois en arrière, et je vis, comme un petit nuage blanc bien loin à lhorizon, la poussière que les pieds de mon cheval avaient soulevée. Je marrêtai un peu. Dans un buisson déglantier, sur le bord de la route, je vis remuer quelque chose de blanc, et une petite voix claire et douce comme largent me vint frapper loreille: -- Madeleine, Madeleine, où allez-vous si loin, Madeleine? Je suis votre virginité, ma chère enfant; cest pourquoi jai une robe blanche, une couronne blanche et une peau blanche. Mais vous, pourquoi avez-vous des bottes, Madeleine? Il me semblait que vous aviez le pied fort joli. Des bottes et un haut-de-chausses, et un grand chapeau à plume comme un cavalier qui va à la guerre! Pourquoi donc cette longue épée qui bat et meurtrit votre cuisse? Vous avez un singulier équipage, Madeleine, et je ne sais trop si je dois vous accompagner. -- Si tu as peur, ma chère, retourne à la maison, va arroser mes fleurs et soigner mes colombes. Mais en vérité tu as tort, tu serais plus en sûreté sous ces vêtements de bon drap que sous ta gaze et ton lin. Mes bottes empêchent quon ne voie si jai un joli pied; cette épée, cest pour me défendre, et la plume qui sagite à mon chapeau est pour effaroucher tous les rossignols qui me viendraient chanter à loreille de fausses chansons damour. Je continuai ma route: dans les soupirs du vent je crus reconnaître la dernière phrase de la sonate que javais apprise pour la fête de mon oncle, et, dans une large rose qui levait sa tête épanouie au-dessus dun petit mur, le modèle de la grosse rose daprès quoi javais fait tant daquarelles; en passant devant une maison, je vis flotter à une fenêtre le fantôme de mes rideaux. Tout mon passé semblait se cramponner après moi pour mempêcher daller en avant et darriver à un nouvel avenir. Jhésitai deux ou trois fois, et je tournai la tête de mon cheval de lautre côté. Mais la petite couleuvre bleue de la curiosité me sifflait tout doucement des paroles insidieuses, et me disait: -- Marche, marche, Théodore; loccasion est bonne pour tinstruire; si tu napprends pas aujourdhui, tu ne sauras jamais. -- Et ton noble coeur, tu le donneras donc au hasard, à la première apparence honnête et passionnée? -- Les hommes nous cachent des secrets bien extraordinaires, Théodore! Je repris le galop. Le haut-de-chausses était bien sur mon corps et non dans mon esprit; jéprouvai un certain malaise et comme un frisson de peur, pour nommer la chose par son nom, à un endroit sombre de la forêt; un coup de fusil tiré par un braconnier manqua me faire évanouir. Si ceût été un voleur, les pistolets placés dans mes fontes et ma formidable épée ne meussent pas été à coup sûr dun grand secours. Mais peu à peu je maguerris, et je ny fis plus attention. Le soleil descendait lentement sous lhorizon comme le lustre dun théâtre quon abaisse quand la représentation est finie. Des lapins et des faisans traversaient la route de temps à autre; les ombres sallongeaient, et tous les lointains se nuançaient de rougeurs. Certaines portions du ciel étaient dun lilas très doux et très fondu, dautres tenaient du citron et de lorange; les oiseaux de nuit commençaient à chanter, et il se dégageait du bois une foule de bruits singuliers: le peu de lumière quil y avait encore séteignit, et lobscurité devint complète, augmentée quelle était par lombre portée des arbres. Moi, qui nétais jamais sortie seule de nuit, me trouver à huit heures du soir dans une grande forêt! Conçois-tu cela, ma Graciosa, moi qui me mourais déjà de peur au bout du jardin? Leffroi me reprit de plus belle, et le coeur me battit terriblement; ce fut, je tavoue, avec une grande satisfaction que je vis poindre et scintiller au revers dun coteau les lumières de la ville où jallais. Dès que je vis ces points brillants semblables à de petites étoiles terrestres, ma frayeur se passa complètement. Il me semblait que ces lueurs indifférentes étaient les yeux ouverts dautant damis qui veillaient pour moi. Mon cheval nétait pas moins content que moi, et humant un doux parfum décurie plus agréable pour lui que toutes les odeurs des marguerites et des fraises des bois, il courut tout droit à lhôtel du Lion-Rouge. Une blonde lueur rayonnait à travers le vitrage de plomb de lauberge, dont lenseigne de fer-blanc se balançait à droite et à gauche, et geignait comme une vieille femme, car la bise commençait à fraîchir. -- Je remis mon cheval aux mains dun palefrenier, et jentrai dans la cuisine. Une énorme cheminée, ouvrant au fond sa gueule rouge et noire, avalait un fagot à chaque bouchée, et de chaque côté des chenets, deux chiens, assis sur leur derrière et presque aussi grands que des hommes, se faisaient cuire avec le plus grand flegme du monde, se contentant de lever un peu leurs pattes et de pousser une espèce de soupir quand la chaleur devenait plus intense; mais, à coup sûr, ils eussent mieux aime être réduits en charbon que de reculer dun pas. Mon arrivée ne parut pas leur faire plaisir, et ce fut en vain que, pour faire connaissance avec eux, je leur passai, à plusieurs reprises, la main sur la tête; ils me jetaient des regards en dessous qui ne signifiaient rien de bon. -- Cela métonna, car les animaux viennent a moi volontiers. Lhôtelier sapprocha pour me demander ce que je voulais à souper. Cétait un homme pansu, avec un nez rouge, des yeux vairons et un sourire qui lui faisait le tour de la tête. À chaque mot quil disait, il montrait une double rangée de dents pointues et séparées comme celles des ogres. Le grand couteau de cuisine qui pendait à son côté avait un air douteux et semblait pouvoir servir à plusieurs usages. Quand je lui eus dit ce que je désirais, il alla à un des chiens, et lui donna un coup de pied quelque part. Le chien se leva, et se dirigea vers une espèce de roue où il entra avec un air piteux et rechigné, et en me lançant un regard de reproche. Enfin, voyant quil ny avait pas de grâce à espérer, il se mit à faire tourner sa roue, et par contre-coup la broche où était enfilé le poulet dont je devais souper. Je me promis de lui en jeter les reliefs pour le payer de sa peine, et je me mis à considérer la cuisine en attendant quil fût prêt. De larges solives de chêne rayaient le plafond, toutes bistrées et noircies par la fumée du foyer et des chandelles. Sur les dressoirs brillaient dans lombre des plats détain plus clairs que largent et des poteries de faïence blanche à bouquets bleus. -- Au long des murs, de nombreuses files de casseroles bien récurées ne ressemblaient pas mal aux boucliers antiques que lon voit suspendus en rang au long des trirèmes grecques ou romaines (pardonne-moi, Graciosa, la magnificence épique de cette comparaison). Une ou deux grosses servantes sagitaient autour dune grande table, et remuaient de la vaisselle et des fourchettes, plus agréable musique que toute autre quand on a faim, car louïe du ventre devient alors plus fine que celle de loreille. Somme toute, en dépit de la bouche de tirelire et des dents de scie de lhôtelier, lauberge avait une mine assez honnête et réjouissante; et le sourire de lhôtelier eût-il eu une toise de plus, et ses dents eussent-elles été trois fois plus longues et plus blanches, la pluie commençait à tinter sur les carreaux, et le vent à hurler de façon à vous ôter lenvie de vous en aller, car je ne sais rien qui soit plus lugubre que ces gémissements par une nuit obscure et pluvieuse. Une idée me vint qui me fit sourire, cest que personne au monde ne serait venu me chercher où jétais. -- En effet, qui eût pensé que la petite Madeleine, au lieu dêtre couchée dans son lit bien chaud, avec sa veilleuse dalbâtre à côté delle, un roman sous son oreiller, sa femme de chambre dans le cabinet voisin, prête à accourir à la moindre terreur nocturne, se balançait sur une chaise de paille, dans une auberge de campagne, à vingt lieues de sa maison, ses pieds bottés posés sur les chenets, et ses petites mains crânement enfoncées dans ses goussets? Oui, Madelinette nest pas restée, comme ses compagnes, le coude paresseusement appuyé au bord du balcon, entre le volubilis et les jasmins de la fenêtre, à suivre, au bout de la plaine, les franges violettes de lhorizon, ou quelque petit nuage couleur de rose, arrondi par la brise de mai. Elle na pas tapissé, avec la feuille des lis, des palais de nacre de perle pour y loger ses chimères; elle na pas, comme vous, les belles rêveuses, habillé quelque fantôme creux de toutes les perfections imaginables: elle a voulu connaître les hommes avant de se donner à un homme; elle a tout quitté, ses belles robes de velours et de soie aux couleurs éclatantes, ses colliers, ses bracelets, ses oiseaux et ses fleurs; elle a renoncé volontairement aux adorations, aux galanteries prosternées, aux bouquets et aux madrigaux, au plaisir dêtre trouvée plus belle et mieux parée que vous, à son doux nom de femme, à tout ce qui fut elle, et elle sen est allée, la courageuse fille, toute seule, apprendre à travers le monde la grande science de la vie. Si lon savait cela, lon dirait que Madeleine est folle. -- Tu las dit toi-même, ma chère Graciosa; -- mais les véritables folles sont celles qui jettent leur âme au vent, et sèment leur amour au hasard sur la pierre et le rocher, sans savoir si un seul épi germera. Ô Graciosa! cest une pensée que je nai jamais eue sans terreur: avoir aimé quelquun qui nen était pas digne! avoir montré son âme toute nue à des yeux impurs, et laissé pénétrer un profane dans le sanctuaire de son coeur! avoir roulé quelque temps ses flots limpides avec une onde bourbeuse! -- Si parfaitement que lon se soit séparé, il reste toujours quelque chose de ce limon, et le ruisseau ne peut reprendre sa transparence première. Penser quun homme vous a embrassée et touchée; quil a vu votre corps; quil peut dire: Elle est comme ceci ou comme cela; elle a tel signe à tel endroit; elle a telle nuance dans lâme; elle rit pour cette chose? et pleure pour celle-ci; son rêve est ainsi fait; voici dans mon portefeuille une plume des ailes de sa chimère; cette bague est tressée avec ses cheveux; un morceau de son coeur est plié dans cette lettre; elle me caressait de cette façon, et voici son mot de tendresse habituel! Ah! Cléopâtre, je comprends maintenant pourquoi tu faisais tuer, le matin, lamant avec qui tu avais passé la nuit. -- Sublime cruauté, pour qui, autrefois, je navais pas assez dimprécations! -- Grande voluptueuse, comme tu connaissais la nature humaine, et quil y a de profondeur dans cette barbarie! Tu ne voulais pas que nul vivant pût divulguer les mystères de ta couche; ces mots damour, envolés de tes lèvres ne devaient pas être répétés. -- Tu gardais ainsi ta pure illusion. Lexpérience ne venait pas dépouiller pièce à pièce ce fantôme charmant que tu avais bercé entre tes bras. Tu aimais mieux être séparée de lui par un brusque coup de hache que par un lent dégoût. -- Quel supplice, en effet, de voir lhomme que lon avait choisi mentir à chaque minute à lidée quon sétait faite de lui; de découvrir dans son caractère mille petitesses quon ny soupçonnait pas; de sapercevoir que ce qui vous avait paru si beau à travers le prisme de lamour est réellement fort laid, et que ce quon avait pris pour un vrai héros de roman nest au bout du compte, quun bourgeois prosaïque qui met des pantoufles et une robe de chambre! Je nai pas le pouvoir de Cléopâtre, et, si je le possédais, je naurais pas assurément la force de men servir. Aussi, ne pouvant ni ne voulant faire couper la tête à mes amants au sortir de mon lit, et nétant pas non plus dhumeur à supporter ce que les autres femmes supportent, il faut que jy regarde à deux fois avant den prendre un; cest ce que je ferai plutôt trois fois que deux, si lenvie men prend, ce dont je doute fort, après ce que jai vu et entendu; à moins cependant que je ne rencontre dans quelque bienheureuse contrée inconnue un coeur pareil au mien, comme disent les romans, -- un coeur vierge et pur qui neût jamais aimé et qui en fût capable, dans le vrai sens du mot ce qui nest pas, à beaucoup près, une chose facile. Plusieurs cavaliers entrèrent dans lauberge; lorage et la nuit les avaient empêchés de continuer leur route -- Ils étaient tous jeunes, et le plus âgé navait assurément pas plus de trente ans: leurs vêtements annonçaient quils appartenaient à la classe supérieure, et, à défaut de leurs vêtements, la facilité insolente de leurs manières leût fait assez comprendre. Il y en avait un ou deux qui avaient des figures intéressantes; les autres avaient tous, à un degré plus ou moins fort, cette espèce de jovialité brutale et dinsouciante bonhomie que les hommes ont entre eux, et dont ils se dépouillent complètement lorsquils sont en notre présence. Sils avaient pu se douter que ce jeune homme frêle et à moitié endormi sur sa chaise, à langle de la cheminée, nétait rien moins que ce quil paraissait être, mais bien une jeune fille, un morceau de roi, comme ils disent, certes ils eussent bien vite changé de ton, vous les auriez vus aussitôt se rengorger et faire la roue. Ils se seraient approchés avec force révérences, les jambes cambrées, les coudes en dehors, le sourire dans les yeux, dans la bouche, dans le nez, dans les cheveux, dans toute lhabitude de leur corps; ils auraient désossé les mots dont ils se seraient servis, et nauraient parlé quavec des phrases de velours et de satin; au moindre de mes mouvements, ils auraient eu lair de sétendre sur le plancher en manière de tapis, de peur que la délicatesse de mes pieds ne fût offensée par ses inégalités; toutes les mains se fussent avancées pour me soutenir; le siège le plus moelleux eût été disposé à la meilleure place; mais javais lair dun joli garçon, et non dune jolie fille. Javoue que je fus presque sur le point de regretter mes jupes, en voyant le peu dattention quils faisaient à moi. -- Jen fus une minute toute mortifiée; car, de temps en temps, il marrivait de ne plus songer que javais des habits dhomme, et jeus besoin dy penser pour ne pas prendre de mauvaise humeur. Jétais là, ne disant mot, les bras croisés et regardant avec un air en apparence fort attentif le poulet qui se nuançait de teintes de plus en plus vermeilles et le malheureux chien que javais si malencontreusement dérangé, et qui se démenait dans sa roue comme plusieurs diables dans le même bénitier. Le plus jeune de la troupe me vint frapper sur lépaule un coup qui, ma foi, me fit beaucoup de mal, et marracha un petit cri involontaire, et il me demanda si je naimerais pas mieux souper avec eux que tout seul, attendu quon buvait mieux étant plusieurs. -- Je lui répondis que cétait un plaisir que je naurais pas osé espérer, et que je le ferais très volontiers. On mit notre couvert ensemble, et nous prîmes place à la table. Le chien, tout haletant, après avoir happé en trois tours de langue une énorme écuellée deau, reprit son poste vis-à-vis de lautre chien, qui navait pas bougé non plus que sil eût été de porcelaine, les nouveaux venus nayant pas demandé de poulet par une grâce du ciel toute spéciale. Jappris, par quelques phrases qui leur échappèrent, quils se rendaient à la cour, qui était alors à ***, et où ils devaient rejoindre dautres de leurs amis. Je leur dis que jétais un jeune fils de famille qui sortait de luniversité, et qui se rendait chez des parents quil avait en province par le vrai chemin des écoliers, cest-à-dire par le plus long quil pût trouver. Cela les fit rire, et, après quelques propos sur mon air innocent et candide, ils me demandèrent si javais une maîtresse. Je leur répondis que je nen savais rien, et eux de rire encore plus. Les flacons se succédaient avec rapidité; quoique jeusse soin de laisser mon verre presque toujours plein, javais la tête un peu échauffée, et, ne perdant pas de vue mon idée, je fis en sorte que la conversation tournât sur les femmes. Cela ne fut pas difficile; car cest, après la théologie et lesthétique, la chose dont les hommes parlent le plus volontiers quand ils sont ivres. Les compagnons nétaient pas précisément ivres, ils portaient trop bien leur vin pour cela; mais ils commençaient à entrer dans des discussions morales à perte de vue et à mettre sans façon leurs coudes sur la table. -- Lun deux même avait passé son bras autour de la taille épaisse dune des servantes, et dodelinait sa tête fort amoureusement: un autre jura quil crèverait sur lheure comme un crapaud à qui lon fait prendre du tabac, si Jeannette ne lui laissait pas prendre un baiser sur chacune des grosses pommes rouges qui lui servaient de joues. Et Jeannette, ne voulant pas quil crevât comme un crapaud, les lui octroya de très bonne grâce, et narrêta pas même une main qui sinsinuait audacieusement entre les plis de son fichu, dans la moite vallée de sa gorge très mal gardée par une petite croix dor, et ce ne fut quaprès un court pourparler à voix basse quil la laissa libre denlever le plat. Cétaient pourtant des gens de la cour et de moeurs élégantes, et assurément, à moins de lavoir vu, je naurais jamais pensé à les accuser de pareilles familiarités avec des servantes dauberge. -- Il est probable quils venaient de quitter des maîtresses charmantes, à qui ils avaient fait les plus beaux serments du monde: en vérité, je naurais jamais songé à recommander à mon amant de ne pas salir, au long des joues de Maritorne, des lèvres où jaurais posé les miennes. Le drôle parut prendre un grand plaisir à ce baiser ni plus ni moins que sil eût embrassé Philis ou Oriane: cétait un gros baiser solidement et franchement appliqué, qui laissa deux petites marques blanches sur la joue en feu de la donzelle, et dont elle essuya la trace avec le revers de sa main qui venait de laver la vaisselle. -- Je ne crois pas quil en eût jamais donné daussi naturellement tendre à la pure déité de son coeur. -- Ce fut apparemment sa pensée, car il dit à demi-voix et avec un mouvement de coude tout à fait dédaigneux: -- Au diable les femmes maigres et les grands sentiments! Cette morale parut du goût de lassemblée, -- et tous hochèrent la tête en signe dassentiment. -- Ma foi, dit lautre en continuant son idée, jai du malheur en tout. Messieurs, il faut que je vous confie sous le sceau du plus grand secret que moi qui vous parle jai en ce moment-ci une passion. -- Oh! oh! firent les autres. Une passion! cela est du dernier lugubre. Et que fais-tu dune passion? -- Cest une femme honnête, messieurs; il ne faut pas rire, messieurs; car enfin pourquoi naurais-je pas une femme honnête? Est-ce que jai dit quelque chose de ridicule?... Tiens, toi là- bas, je vais te jeter la maison à la tête, si tu ne finis pas. -- Eh bien! après? -- Elle est folle de moi: -- cest bien la plus belle âme du monde; en fait dâmes, je my connais, je my connais aussi bien quen chevaux pour le moins, et je vous garantis que celle-là est une âme première qualité. Ce sont des élévations, des extases, des dévouements, des sacrifices, des raffinements de tendresse, tout ce que lon peut imaginer de plus transcendant; mais elle na presque pas de gorge, elle nen a même pas du tout, comme une petite fille de quinze ans au plus. -- Elle est assez jolie du reste; sa main est fine, et son pied petit; elle a trop desprit, et pas assez de chair, et il me prend des envies de la planter là. Que diable on ne couche pas avec les esprits. Je suis bien malheureux; plaignez-moi, mes chers amis. Et, attendri par le vin quil avait bu, il se mit à pleurer à chaudes larmes. -- Jeannette te consolera du malheur de coucher avec des sylphides, lui dit son voisin en lui versant une rasade; son âme est tellement épaisse quon en pourrait bien faire des corps pour les autres, et elle a assez de chair pour habiller la carcasse de trois éléphants. Ô pure et noble femme! si tu savais ce que dit de toi, dans un cabaret, à tout hasard, devant des personnes quil ne connaît pas, lhomme que tu aimes le mieux au monde, et à qui tu as tout sacrifié! comme il te déshabille sans pudeur, et te livre effrontément toute nue aux regards avinés de ses camarades, pendant que tu es là, triste, le menton dans la main, loeil tourné vers le chemin par où il doit revenir! Si quelquun était venu te dire que ton amant, vingt-quatre heures peut-être après tavoir quittée, courtisait une ignoble servante et quil sétait arrangé pour passer la nuit avec elle, tu aurais soutenu que cela nétait pas possible, et tu naurais pas voulu le croire; à peine aurais-tu ajouté foi à tes yeux et à tes oreilles: cela était pourtant. La conversation dura encore quelque temps, la plus folle et la plus dévergondée du monde; mais, à travers toutes les exagérations bouffonnes, les plaisanteries souvent ordurières, perçait un sentiment vrai et profond de parfait mépris pour la femme, et jen appris plus dans cette soirée quen lisant vingt charretées de moralistes. Les choses énormes et inouïes que jentendais donnaient à ma figure une teinte de tristesse et de sévérité dont le reste des convives saperçut et dont on me fit obligeamment la guerre; mais ma gaieté ne put revenir. -- Javais bien soupçonné que les hommes nétaient pas tels quils apparaissaient devant nous, mais je ne les croyais pas encore aussi différents de leurs masques, et ma surprise égalait mon dégoût. Je ne voudrais, pour corriger à tout jamais une jeune fille romanesque, quune demi-heure dune pareille conversation; -- cela lui vaudrait mieux que toutes les remontrances maternelles. Les uns se vantaient davoir autant de femmes quil leur plaisait, et que pour cela ils navaient quun mot à dire; les autres se communiquaient des recettes pour se procurer des maîtresses ou dissertaient sur la tactique à suivre dans le siège dune vertu; quelques-uns tournaient en ridicule les femmes dont ils étaient les amants, et se proclamaient les plus francs imbéciles de la terre de sêtre ainsi acoquinés auprès de semblables guenipes. -- Tous faisaient très bon marché de lamour. Voilà donc la pensée quils nous cachent sous tant de beaux semblants! Qui le dirait jamais à les voir si humbles, si rampants, si prêts à tout? -- Ah! quaprès la victoire ils relèvent la tête hardiment et mettent insolemment le talon de leurs bottes sur le front quils adoraient de loin et à genoux! comme ils se vengent de leur abaissement passager! comme ils font chèrement payer leurs politesses! et par combien dinjures ils se reposent des madrigaux quils ont faits! Quelle brutalité forcenée de langage et de pensée! quelle inélégance de manières et de tenue! -- Cest un changement complet et qui nest certes pas à leur avantage. Si loin queussent été mes prévisions, elles étaient bien au-dessous de la réalité. Idéal, fleur bleue au coeur dor, qui tépanouis tout emperlée de rosée sous le ciel du printemps, au souffle parfumé des molles rêveries, et dont les racines fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées, plongent au profond de notre âme avec leurs mille têtes chevelues pour en boire la plus pure substance; fleur si douce et si amère, on ne te peut arracher sans faire saigner le coeur à tous ses recoins, et de la tige brisée suintent des gouttes rouges, qui, tombant une à une dans le lac de nos larmes, nous servent à mesurer les heures boiteuses de notre veille mortuaire près du lit de lAmour agonisant. Ah! fleur maudite, comme tu avais poussé dans mon âme! tes rameaux sy étaient plus multipliés que les orties dans une ruine. Les jeunes rossignols venaient boire à ton calice et chanter sous ton ombre; des papillons de diamant, avec des ailes démeraude et des yeux de rubis, voltigeaient et dansaient autour de tes frêles pistils couverts de poudre dor; des essaims de blondes abeilles suçaient sans défiance ton miel empoisonné; les chimères reployaient leurs ailes de cygne et croisaient leurs griffes de lion sous leur belle gorge, pour se reposer auprès de toi. Larbre des Hespérides nétait pas mieux gardé; les sylphides recueillaient les larmes des étoiles dans les urnes des lis, et tarrosaient chaque nuit avec leurs magiques arrosoirs. -- Plante de lidéal, plus venimeuse que le mancenillier ou larbre upas, quil men coûte, malgré les fleurs trompeuses et le poison que lon respire avec ton parfum, pour te déraciner de mon âme! Ni le cèdre du Liban, ni le baobab gigantesque, ni le palmier haut de cent coudées ny pourraient remplir ensemble la place que tu y occupais toute seule, petite fleur bleue au coeur dor. Le souper se termina enfin, et il fut question de saller coucher; mais, comme le nombre des coucheurs était double de celui des lits, il sensuivit naturellement quil fallait se coucher les uns après les autres ou coucher deux ensemble. La chose était fort simple pour le reste de la compagnie, mais elle ne létait pas à beaucoup près autant pour moi, -- eu égard à certaines protubérances que la soubreveste et le pourpoint dissimulaient assez convenablement, mais quune simple chemise eût laissé voir dans toute leur damnable rondeur; et certes je nétais guère disposée à trahir mon incognito en faveur daucun de ces messieurs, qui en ce moment-là me paraissaient de vrais et naïfs monstres, et que depuis jai reconnus pour de fort bons diables, et valant au moins autant que tous ceux de leur espèce. Celui dont je devais partager le lit était raisonnablement ivre. Il se jeta sur les matelas une jambe et un bras pendants à terre, et sendormit sur-le-champ, non pas du sommeil des justes, mais dun sommeil si profond que lange du jugement dernier sen fût venu lui souffler à loreille avec son clairon quil ne se serait pas éveillé pour cela. -- Ce sommeil simplifiait de beaucoup la difficulté; je nôtai que mon pourpoint et mes bottes, jenjambai le corps du dormeur, et je métendis sur les draps du côté de la ruelle. Jétais donc couchée avec un homme! Cela nétait pas mal débuter! -- Javoue que, malgré toute mon assurance, jétais singulièrement émue et troublée. La situation était si étrange, si nouvelle que je pouvais à peine admettre que ce ne fût pas un rêve. -- Lautre dormait de son mieux, moi, je ne pus fermer loeil de la nuit. Cétait un jeune homme de vingt-quatre ans à peu près, dune assez belle figure, les cils noirs et la moustache presque blonde; ses longs cheveux roulaient autour de sa tête comme des flots de lurne renversée dun fleuve, une légère rougeur passait sous ses joues pâles comme un nuage sous leau, ses lèvres étaient à demi entrouvertes et souriaient dun sourire vague et languissant. Je me soulevai sur mon coude, et je restai longtemps à le regarder à la vacillante lueur dune chandelle dont presque tout le suif avait coulé par larges nappes, et dont la mèche était toute chargée de noirs champignons. Un intervalle assez grand nous séparait. Il occupait un bord extrême du lit; moi, je métais jetée, par surcroît de précaution, tout à fait à lautre bord. Assurément ce que javais entendu nétait pas de nature à me prédisposer à la tendresse et à la volupté: -- javais les hommes en horreur. -- Cependant jétais plus inquiète et plus agitée que je naurais dû lêtre: mon corps ne partageait pas la répugnance de mon esprit autant quil laurait fallu. -- Mon coeur battait fort, javais chaud, et, de quelque côté que je me tournasse, je ne pouvais trouver le repos. Le silence le plus profond régnait dans lauberge; on entendait seulement de loin en loin le bruit sourd que faisait le pied de quelque cheval en frappant le pavé de lécurie, ou le son dune goutte deau qui tombait sur la cendre par le tuyau de la cheminée. La chandelle, arrivée au bout de la mèche, séteignit en fumant. Les ténèbres les plus épaisses sabaissèrent entre nous deux comme des rideaux. -- Tu ne peux timaginer leffet que fit sur moi la disparition subite de la lumière. -- Il me sembla que tout était fini, et que je ne devais plus y voir clair de ma vie. -- Jeus envie un instant de me lever; mais quaurais-je fait? Il nétait que deux heures du matin, toutes les lumières étaient éteintes, et je ne pouvais errer comme un fantôme dans une maison inconnue. Force me fut de rester en place et dattendre le jour. Jétais là, sur le dos, les deux mains croisées, tâchant de penser à quelque chose et retombant toujours sur ceci, à savoir: que jétais couchée avec un homme. Jallais jusquà désirer quil séveillât et saperçût que jétais une femme. -- Sans doute, le vin que javais bu, quoique en petite quantité, était pour quelque chose dans cette idée extravagante, mais je ne pouvais mempêcher dy revenir. -- Je fus sur le point dallonger la main de son côté, de léveiller et de lui dire ce que jétais. -- Un pli de la couverture qui marrêta le bras fut la cause qui mempêcha de pousser la chose jusquau bout: cela me donna le temps de la réflexion; et, pendant que je dégageais mon bras, le sens que javais totalement perdu me revint, sinon entièrement, du moins assez pour me contenir. Neût-il pas été fort curieux quune belle dédaigneuse comme je létais, que moi, qui aurais voulu connaître dix ans de la vie dun homme avant de lui donner ma main à baiser, je me fusse livrée, dans une auberge, sur un grabat, au premier venu! et, ma foi, cela na pas tenu à grand-chose. Une effervescence subite, un bouillon de sang peut-il à ce point mater les résolutions les plus superbes? et la voix du corps parle-t-elle plus haut que la voix de lesprit? -- Toutes les fois que mon orgueil envoie trop de bouffées vers le ciel, pour le ramener à terre, je lui mets le souvenir de cette nuit devant les yeux. -- Je commence à être de lavis des hommes: quelle pauvre chose que la vertu des femmes! et de quoi dépend-elle, mon Dieu! Ah! cest en vain que lon veut déployer des ailes, trop de limon les charge; le corps est une ancre qui retient lâme à la terre: elle a beau ouvrir ses voiles au vent des plus hautes idées, le vaisseau reste immobile, comme si tous les rémoras de lOcéan se fussent suspendus à sa quille. La nature se plaît à nous faire de ces sarcasmes-là. Quand elle voit une pensée debout sur son orgueil comme sur une haute colonne toucher presque le ciel de la tête, elle dit tout bas à la liqueur rouge de hâter le pas et de se presser à la porte des artères; elle commande aux tempes de siffler, aux oreilles de tinter, et voilà que le vertige prend à lidée altière: toutes les images se confondent et se brouillent, la terre semble onduler comme le pont dune barque dans la tempête, le ciel tourne en rond et les étoiles dansent la sarabande; ces lèvres, qui ne débitaient que maximes austères, se plissent et savancent comme pour des baisers; ces bras, si fermes à repousser, samollissent et se font plus souples et plus enlaçants que des écharpes. Ajoutez à cela le contact dun épiderme, le souffle dune haleine à travers vos cheveux, et tout est perdu. -- Souvent même il ne faut pas tant: -- une odeur de feuillage qui vous arrive des champs par votre fenêtre entrouverte, la vue de deux oiseaux qui se becquettent, une marguerite qui sépanouit, une ancienne chanson damour qui vous revient malgré vous et que vous répétez sans en comprendre le sens, un vent tiède qui vous trouble et vous enivre, la mollesse de votre lit ou de votre divan, il suffit dune de ces circonstances; la solitude même de votre chambre vous fait penser que lon y serait bien deux et que lon ne saurait trouver un nid plus charmant pour une couvée de plaisirs. Ces rideaux tirés, ce demi-jour, ce silence, tout vous ramène à lidée fatale qui vous effleure de ses perfides ailes de colombe, et qui roucoule tout doucement autour de vous. Les tissus qui vous touchent semblent vous caresser et collent amoureusement leurs plis au long de votre corps. -- Alors la jeune fille ouvre ses bras au premier laquais avec qui elle se trouve seule; le philosophe laisse sa page inachevée, et, la tête dans son manteau, court en toute hâte chez la plus voisine courtisane. Je naimais certainement pas lhomme qui me causait des agitations si étranges. -- Il navait dautre charme que de ne pas être une femme, et, dans létat où je me trouvais, cétait assez! Un homme! cette chose si mystérieuse quon nous dérobe avec tant de soin, cet animal étrange dont nous savons si peu lhistoire, ce démon ou ce dieu qui peut seul réaliser tous les rêves de volupté indécise dont le printemps berce notre sommeil, la seule pensée que lon ait depuis lâge de quinze ans! Un homme! -- Lidée confuse du plaisir flottait dans ma tête alourdie. Le peu que jen savais allumait encore mon désir. Une ardente curiosité me poussait déclaircir une bonne fois les doutes qui membarrassaient et se représentaient sans cesse à mon esprit. La solution du problème était derrière la page: il ny avait quà la tourner, le livre était à côté de moi. -- Un chevalier assez beau, un lit assez étroit, une nuit assez noire! - - une jeune fille avec quelques verres de vin de Champagne dans le cerveau! -- quel assemblage suspect! -- Eh bien! de tout cela il nest résulté quun très honnête néant. Sur le mur où je tenais les yeux fixés, à la faveur dune obscurité moins épaisse, je commençais à distinguer la place de la croisée; les carreaux devenaient moins opaques, et la lueur grise du matin, qui glissait derrière, leur rendait la transparence; le ciel séclaira peu à peu: il était jour. -- Tu ne peux timaginer quel plaisir me fit ce pâle rayon sur la teinture verte de serge dAumale qui entourait le glorieux champ de bataille ou ma vertu avait triomphé de mes désirs! Il me sembla que cétait ma couronne de victoire. Quant au compagnon, il était tout à fait tombé par terre. Je me levai, je me rajustai au plus vite et je courus à la fenêtre; je louvris, la brise matinale me fit du bien. Pour me peigner je me mis devant le miroir, et je fus étonnée de la pâleur de ma figure que je croyais pourpre. Les autres entrèrent pour voir si nous étions encore endormis, et poussèrent du pied leur ami qui ne parut pas très surpris de se trouver où il était. On sella les chevaux, et nous nous remîmes en route. -- Mais en voici assez pour aujourdhui ma plume ne marque plus, et je nai pas envie de la tailler je te dirai une autre fois le reste de mes aventures en attendant, aime-moi comme je taime, Graciosa la bien nommée, et, daprès ce que je viens de te conter, ne va pas avoir une trop mauvaise opinion de ma vertu. Chapitre 11 _Beaucoup de choses sont ennuyeuses..._ Beaucoup de choses sont ennuyeuses: il est ennuyeux de rendre largent quon avait emprunté, et quon sétait accoutumé à regarder comme à soi; il est ennuyeux de caresser aujourdhui la femme quon aimait hier; il est ennuyeux daller dans une maison à lheure du dîner, et de trouver que les maîtres sont partis pour la campagne depuis un mois; il est ennuyeux de faire un roman, et plus ennuyeux de le lire; il est ennuyeux davoir un bouton sur le nez et les lèvres gercées le jour où lon va rendre visite à lidole de son coeur; il est ennuyeux dêtre chaussé de bottes facétieuses, souriant au pavé par toutes leurs coutures, et surtout de loger le vide derrière les toiles daraignée de son gousset; il est ennuyeux dêtre portier; il est ennuyeux dêtre empereur; il est ennuyeux dêtre soi, et même dêtre un autre; il est ennuyeux daller à pied parce que lon se fait mal à ses cors, à cheval parce que lon sécorche lantithèse du devant, en voiture parce quun gros homme se fait immanquablement un oreiller de votre épaule, sur le paquebot parce que lon a le mal de mer et quon se vomit tout entier; -- il est ennuyeux dêtre en hiver parce que lon grelotte, et en été parce quon sue; mais ce quil y a de plus ennuyeux sur terre, en enfer et au ciel, cest assurément une tragédie, à moins que ce ne soit un drame ou une comédie. Cela me fait réellement mal au coeur. -- Quy a-t-il de plus niais et de plus stupide? Ces gros tyrans à voix de taureau, qui arpentent le théâtre dune coulisse à lautre, en faisant aller comme des ailes de moulin leurs bras velus, emprisonnés dans des bas de couleur de chair, ne sont-ils pas de piètres contrefaçons de Barbe-Bleue ou de Croquemitaine? Leurs rodomontades feraient pouffer de rire quiconque se pourrait tenir éveillé. Les amantes infortunées ne sont pas moins ridicules. -- Cest quelque chose de divertissant que de les voir savancer, vêtues de noir ou de blanc, avec des cheveux qui pleurent sur leurs épaules, des manches qui pleurent sur leurs mains, et le corps prêt à saillir de leur corset comme un noyau quon presse entre les doigts; ayant lair de traîner le plancher à la semelle de leurs souliers de satin, et, dans les grands mouvements de passion, repoussant leur queue en arrière avec un petit coup de talon. -- Le dialogue, exclusivement composé de oh! et de ah! quelles gloussent en faisant la roue, est vraiment une agréable pâture et de facile digestion. -- Leurs princes sont aussi fort charmants; ils sont seulement un peu ténébreux et mélancoliques, ce qui ne les empêche pas dêtre les meilleurs compagnons qui soient au monde et ailleurs. Quant à la comédie qui doit corriger les moeurs, et qui sacquitte heureusement assez mal de son devoir, je trouve que les sermons des pères et les rabâcheries des oncles sont aussi assommants sur le théâtre que dans la réalité. -- Je ne suis pas davis que lon double le nombre des sots en les représentant; il y en a déjà bien assez comme cela, Dieu merci, et la race nest pas près de finir. -- Où est la nécessité que lon fasse le portrait de quelquun qui a un groin de porc ou un mufle de boeuf, et quon recueille les billevesées dun manant que lon jetterait par la fenêtre sil venait chez vous? Limage dun cuistre est aussi peu intéressante que ce cuistre lui-même, et pour être vu au miroir, ce nen est pas moins un cuistre. -- Un acteur qui parviendrait à imiter parfaitement les poses et les manières des savetiers ne mamuserait pas beaucoup plus quun savetier réel. Mais il est un théâtre que jaime, cest le théâtre fantastique, extravagant, impossible, où lhonnête public sifflerait impitoyablement dès la première scène, faute dy comprendre un mot. Cest un singulier théâtre que celui-là. -- Des vers luisants y tiennent lieu de quinquets; un scarabée battant la mesure avec ses antennes est placé au pupitre. Le grillon y fait sa partie; le rossignol est première flûte; de petits sylphes, sortis de la fleur des pois, tiennent des basses décorce de citron entre leurs jolies jambes plus blanches que livoire, et font aller à grand renfort de bras des archets faits avec un cil de Titania sur des cordes de fil daraignée; la petite perruque à trois marteaux dont est coiffé le scarabée chef dorchestre frissonne de plaisir, et répand autour delle une poussière lumineuse, tant lharmonie est douce et louverture bien exécuter! Un rideau dailes de papillon, plus mince que la pellicule intérieure dun oeuf, se lève lentement après les trois coups de rigueur. La salle est pleine dâmes de poètes assises dans des stalles de nacre de perle, et qui regardent le spectacle à travers des gouttes de rosée montées sur le pistil dor des lis. -- Ce sont leurs lorgnettes. Les décorations ne ressemblent à aucune décoration connue; le pays quelles représentent est plus ignoré que lAmérique avant sa découverte. -- La palette du peintre le plus riche na pas la moitié des tons dont elles sont diaprées: tout y est peint de couleurs bizarres et singulières: la cendre verte, la cendre bleue, loutremer, les laques jaunes et rouges y sont prodigués. Le ciel, dun bleu verdissant, est zébré de larges bandes blondes et fauves; de petits arbres fluets et grêles balancent sur le second plan leur feuillage clairsemé, couleur de rose sèche; les lointains, au lieu de se noyer dans leur vapeur azurée, sont du plus beau vert pomme, et il sen échappe çà et là des spirales de fumée dorée. -- Un rayon égaré se suspend au fronton dun temple ruiné ou à la flèche dune tour. -- Des villes pleines de clochetons, de pyramides, de dômes, darcades et de rampes sont assises sur les collines et se réfléchissent dans des lacs de cristal; de grands arbres aux larges feuilles, profondément découpées par les ciseaux des fées, enlacent inextricablement leurs troncs et leurs branches pour faire les coulisses. Les nuages du ciel samassent sur leurs têtes comme des flocons de neige, et lon voit scintiller dans leurs interstices les yeux des nains et des gnomes, leurs racines tortueuses se plongent dans le sol comme le doigt dune main de géant. Le pivert les frappe en mesure avec son bec de corne, et des lézards démeraude se chauffent au soleil sur la mousse de leurs pieds. Le champignon regarde la comédie son chapeau sur la tête, comme un insolent quil est, la violette mignonne se dresse sur la pointe de ses petits pieds entre deux brins dherbe, et ouvre toutes grandes ses prunelles bleues, afin de voir passer le héros. Le bouvreuil et la linotte se penchent au bout des rameaux pour souffler les rôles aux acteurs. À travers les grandes herbes, les hauts chardons pourprés et les bardanes aux feuilles de velours, serpentent, comme des couleuvres dargent, des ruisseaux faits avec les larmes des cerfs aux abois: de loin en loin, on voit briller sur le gazon les anémones pareilles à des gouttes de sang, et se rengorger les marguerites la tête chargée dune couronne de perles, comme de véritables duchesses. Les personnages ne sont daucun temps ni daucun pays; ils vont et viennent sans que lon sache pourquoi ni comment; ils ne mangent ni ne boivent, ils ne demeurent nulle part et nont aucun métier; ils ne possèdent ni terres, ni rentes, ni maisons; quelquefois seulement ils portent sous le bras une petite caisse pleine de diamants gros comme des oeufs de pigeon; en marchant, ils ne font pas tomber une seule goutte de pluie de la pointe des fleurs et ne soulèvent pas un seul grain de la poussière des chemins. Leurs habits sont les plus extravagants et les plus fantasques du monde. Des chapeaux pointus comme des clochers avec des bords aussi larges quun parasol chinois et des plumes démesurées arrachées à la queue de loiseau de paradis et du phénix; des capes rayées de couleurs éclatantes, des pourpoints de velours et de brocart, laissant voir leur doublure de satin ou de toile dargent par leurs crevés galonnés dor; des hauts-de-chausses bouffants et gonflés comme des ballons; des bas écarlates à coins brodés, des souliers à talons hauts et à larges rosettes; de petites épées fluettes, la pointe en lair, la poignée en bas, toutes pleines de ganses et de rubans; -- voilà pour les hommes. Les femmes ne sont pas moins curieusement accoutrées. -- Les dessins de Della Bella et de Romain de Hooge peuvent servir à se représenter le caractère de leur ajustement: ce sont des robes étoffées, ondoyantes, avec de grands plis qui chatoient comme des gorges de tourterelles et reflètent toutes les teintes changeantes de liris, de grandes manches doù sortent dautres manches des fraises de dentelles déchiquetées à jour, qui montent plus haut que la tête à laquelle elles servent de cadre, des corsets chargés de noeuds et de broderies, des aiguillettes, des joyaux bizarres, des aigrettes de plumes de héron, des colliers de grosses perles, des éventails de queue de paon avec des miroirs au milieu, de petites mules et des patins, des guirlandes de fleurs artificielles, des paillettes, des gazes lamées, du fard, des mouches, et tout ce qui peut ajouter du ragoût et du piquant à une toilette de théâtre. Cest un goût qui nest précisément ni anglais, ni allemand, ni français, ni turc, ni espagnol, ni tartare, quoiquil tienne un peu de tout cela, et quil ait pris à chaque pays ce quil avait de plus gracieux et de plus caractéristique. -- Des acteurs ainsi habillés peuvent dire tout ce quils veulent sans choquer la vraisemblance. La fantaisie peut courir de tous côtés, le style dérouler à son aise ses anneaux diaprés, comme une couleuvre qui se chauffe au soleil; les concetti les plus exotiques épanouir sans crainte leurs calices singuliers et répandre autour deux leur parfum dambre et de musc. -- Rien ne sy oppose, ni les lieux, ni les noms, ni le costume. Comme ce quils débitent est amusant et charmant! Ce ne sont pas eux, les beaux acteurs, qui iraient, comme ces hurleurs de drame, se tordre la bouche et se sortir les yeux de la tête pour dépêcher la tirade à effet; -- au moins ils nont pas lair douvriers à la tâche, de boeufs attelés à laction et pressés den finir; ils ne sont pas plâtrés de craie et de rouge dun demi-pouce dépaisseur; ils ne portent pas des poignards de fer-blanc, et ils ne tiennent pas en réserve sous leur casaque une vessie de porc remplie de sang de poulet; ils ne traînent pas le même lambeau taché dhuile pendant des actes entiers. Il parlent sans se presser, sans crier, comme des gens de bonne compagnie qui nattachent pas grande importance à ce quils font: lamoureux fait à lamoureuse sa déclaration de lair le plus détaché du monde; tout en causant, il frappe sa cuisse du bout de son gant blanc, ou rajuste ses canons. La dame secoue nonchalamment la rosée de son bouquet, et fait des pointes avec sa suivante; lamoureux se soucie très peu dattendrir sa cruelle: sa principale affaire est de laisser tomber de sa bouche des grappes de perles, des touffes de roses, et de semer en vrai prodigue les pierres précieuses poétiques; -- souvent même il sefface tout à fait, et laisse lauteur courtiser sa maîtresse pour lui. La jalousie nest pas son défaut, et son humeur est des plus accommodantes. Les yeux levés vers les bandes dair et les frises du théâtre, il attend complaisamment que le poète ait achevé de dire ce qui lui passait par la fantaisie pour reprendre son rôle et se remettre à genoux. Tout se noue et se dénoue avec une insouciance admirable: les effets nont point de cause, et les causes nont point deffet; le personnage le plus spirituel est celui qui dit le plus de sottises; le plus sot dit les choses les plus spirituelles; les jeunes filles tiennent des discours qui feraient rougir des courtisanes; les courtisanes débitent des maximes de morale. Les aventures les plus inouïes se succèdent coup sur coup sans quelles soient expliquées; le père noble arrive tout exprès de la Chine dans une jonque de bambou pour reconnaître une petite fille enlevée; les dieux et les fées ne font que monter et descendre dans leurs machines. Laction plonge dans la mer sous le dôme de topaze des flots, et se promène au fond de lOcéan, à travers les forêts de coraux et de madrépores, ou elle sélève au ciel sur les ailes de lalouette et du griffon. -- Le dialogue est très universel; le lion y contribue par un oh! oh! vigoureusement poussé; la muraille parle par ses crevasses, et, pourvu quil ait une pointe, un rébus ou un calembour à y jeter, chacun est libre dinterrompre la scène la plus intéressante: la tête dâne de Bottom est aussi bien venue que la tête blonde dAriel; -- lesprit de lauteur sy fait voir sous toutes les formes; et toutes ces contradictions sont comme autant de facettes qui en réfléchissent les différents aspects, en y ajoutant les couleurs du prisme. Ce pêle-mêle et ce désordre apparents se trouvent, au bout du compte, rendre plus exactement la vie réelle sous ses allures fantasques que le drame de moeurs le plus minutieusement étudié. - - Tout homme renferme en soi lhumanité entière, et en écrivant ce qui lui vient à la tête il réussit mieux quen copiant à la loupe les objets placés en dehors de lui. Ô la belle famille! -- jeunes amoureux romanesques, demoiselles vagabondes, serviables suivantes, bouffons caustiques, valets et paysans naïfs, rois débonnaires, dont le nom est ignoré de lhistorien, et le royaume du géographe; _graciosos_ bariolés, clowns aux reparties aiguës et aux miraculeuses cabrioles; ô vous qui laissez parler le libère caprice par votre bouche souriante, je vous aime et je vous adore entre tous et sur tous: -- Perdita, Rosalinde, Célie, Pandarus, Parolles, Silvio, Léandre et les autres, tous ces types charmants, si faux et si vrais, qui, sur les ailes bigarrées de la folie, sélèvent au-dessus de la grossière réalité, et dans qui le poète personnifie sa joie, sa mélancolie, son amour et son rêve le plus intime sous les apparences les plus frivoles et les plus dégagées. Dans ce théâtre, écrit pour les fées, et qui doit être joué au clair de lune, il est une pièce qui me ravit principalement; -- cest une pièce si errante, si vagabonde, dont lintrigue est si vaporeuse et les caractères si singuliers que lauteur lui-même, ne sachant quel titre lui donner, la appelée _Comme il vous plaira, _nom élastique, et qui répond à tout. En lisant cette pièce étrange, on se sent transporté dans un monde inconnu, dont on a pourtant quelque vague réminiscence: on ne sait plus si lon est mort ou vivant, si lon rêve ou si lon veille; de gracieuses figures vous sourient doucement, et vous jettent, en passant, un bonjour amical; vous vous sentez ému et troublé à leur vue, comme si, au détour dun chemin, vous rencontriez tout à coup votre idéal, ou que le fantôme oublié de votre première maîtresse se dressât subitement devant vous. Des sources coulent en murmurant des plaintes à demi étouffées; le vent remue les vieux arbres de lantique forêt sur la tête du vieux duc exilé, avec des soupirs compatissants; et, lorsque James le mélancolique laisse aller au fil de leau, avec les feuilles du saule, ses philosophiques doléances, il vous semble que cest vous-même qui parlez, et que la pensée la plus secrète et la plus obscure de votre coeur se révèle et sillumine. Ô jeune fils du brave chevalier Rowland des Bois, tant maltraité du sort! je ne puis mempêcher dêtre jaloux de toi; tu as encore un serviteur fidèle, le bon Adam, dont la vieillesse est si verte sous la neige de ses cheveux. -- Tu es banni, mais au moins tu les après avoir lutté et triomphé; ton méchant frère tenlève tout ton bien, mais Rosalinde te donne la chaîne de son cou; tu es pauvre, mais tu es aimé; tu quittes ta patrie, mais la fille de ton persécuteur te suit au-delà des mers. Les noires Ardennes ouvrent, pour te recevoir et te cacher, leurs grands bras de feuillage; la bonne forêt, pour te coucher, amasse au fond de ses grottes sa mousse la plus soyeuse; elle incline ses arceaux sur ton front afin de te garantir de la pluie et du soleil; elle te plaint avec les larmes de ses sources et les soupirs de ses faons et de ses daims qui brament; elle fait de ses rochers de complaisants pupitres pour tes épîtres amoureuses; elle te prête les épines de ses buissons pour les suspendre, et ordonne à lécorce de satin de ses trembles de céder à la pointe de ton stylet quand tu veux y graver le chiffre de Rosalinde. Si lon pouvait, jeune Orlando, avoir comme toi une grande forêt ombreuse pour se retirer et sisoler dans sa peine, et si, au détour dune allée, on rencontrait celle que lon cherche, reconnaissable, quoique déguisée! -- Mais, hélas! le monde de lâme na pas dArdennes verdoyantes, et ce nest que dans le parterre de poésie que sépanouissent ces petites fleurs capricieuses et sauvages dont le parfum fait tout oublier. Nous avons beau verser des larmes, elles ne forment pas de ces belles cascades argentines; nous avons beau soupirer, aucun écho complaisant ne se donne la peine de nous renvoyer nos plaintes ornées dassonances et de concetti. -- Cest en vain que nous accrochons des sonnets aux piquants de toutes les ronces, jamais Rosalinde ne les ramasse, et cest gratuitement que nous entaillons lécorce des arbres de chiffres amoureux. Oiseaux du ciel, prêtez-moi chacun une plume, lhirondelle comme laigle, le colibri comme loiseau roc, afin que je men fasse une paire dailes pour voler haut et vite par des régions inconnues, où je ne retrouve rien qui rappelle à mon souvenir la cité des vivants, où je puisse oublier que je suis moi, et vivre dune vie étrange et nouvelle, plus loin que lAmérique, plus loin que lAfrique, plus loin que lAsie, plus loin que la dernière île du monde, par locéan de glace, au-delà du pôle où tremble laurore boréale, dans limpalpable royaume où senvolent les divines créations des poètes et les types de la suprême beauté. Comment supporter les conversations ordinaires dans les cercles et les salons, quand on ta entendu parler, étincelant Mercutio, dont chaque phrase éclate en pluie dor et dargent, comme une bombe dartifices sous un ciel semé détoiles? Pâle Desdémona, quel plaisir veux-tu que lon prenne, après la romance du Saule, à aucune musique terrestre? Quelles femmes ne semblent pas laides à côté de vos Vénus, sculpteurs antiques, poètes aux strophes de marbre? Ah! malgré létreinte furieuse dont jai voulu enlacer le monde matériel au défaut de lautre, je sens que je suis mal né, que la vie nest pas faite pour moi, et quelle me repousse; je ne puis me mêler à rien: quelque chemin que je suive, je me fourvoie; lallée unie, le sentier rocailleux me conduisent également à labîme. Si je veux prendre mon essor, lair se condense autour de moi, et je reste pris, les ailes étendues sans les pouvoir refermer. -- Je ne puis ni marcher ni voler; le ciel mattire quand je suis sur terre, la terre quand je suis au ciel; en haut, laquilon marrache les plumes; en bas, les cailloux moffensent les pieds. Jai les plantes trop tendres pour cheminer sur les tessons de verre de la réalité: lenvergure trop étroite pour planer au-dessus des choses, et mélever, de cercle en cercle, dans lazur profond du mysticisme, jusquaux sommets inaccessibles de léternel amour; je suis le plus malheureux hippogriffe, le plus misérable ramassis de morceaux hétérogènes qui ait jamais existé depuis que lOcéan aime la lune, et que les femmes trompent les hommes: la monstrueuse Chimère, mise à mort par Bellérophon, avec sa tête de vierge, ses pattes de lion, son corps de chèvre et sa queue de dragon, était un animal dune composition simple auprès de moi. Dans ma frêle poitrine habitent ensemble les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique et les ardeurs insensées des courtisanes en orgie: mes désirs vont, comme les lions, aiguisant leurs griffes dans lombre et cherchant quelque chose à dévorer; mes pensées, plus fiévreuses et plus inquiètes que les chèvres, se suspendent aux crêtes les plus menaçantes; ma haine, toute bouffie de poison, entortille en noeuds inextricables ses replis écaillés, et se traîne longuement dans les ornières et les ravins. Cest un étrange pays que mon âme, un pays florissant et splendide en apparence, mais plus saturé de miasmes putrides et délétères que le pays de Batavia: le moindre rayon de soleil sur la vase y fait éclore les reptiles et pulluler les moustiques; -- les larges tulipes jaunes, les nagassaris et les fleurs dangsoka y voilent pompeusement dimmondes charognes. La rose amoureuse ouvre ses lèvres écarlates, et fait voir en souriant ses petites dents de rosée aux galants rossignols qui lui récitent des madrigaux et des sonnets: rien nest plus charmant; mais il y a cent à parier contre un que, dans lherbe, au bas du buisson, un crapaud hydropique rampe sur des pattes boiteuses et argenté son chemin avec sa bave. Voilà des sources plus claires et plus limpides que le diamant le plus pur; mais il vaudrait mieux pour vous puiser leau stagnante du marais sous son manteau de joncs pourris et de chiens noyés que de tremper votre coupe à cette onde. -- Un serpent est caché au fond, et tourne sur lui-même avec une effrayante rapidité en dégorgeant son venin. Vous avez planté du blé; il pousse de lasphodèle, de la jusquiame, de livraie et de pâles ciguës aux rameaux vert-de- grisés. Au lieu de la racine que vous aviez enfouie, vous êtes tout surpris de voir sortir de terre les jambes velues et tortillées de la noire mandragore. Si vous y laissez un souvenir, et que vous veniez le reprendre quelque temps après, vous le retrouverez plus verdi de mousse et plus fourmillant de cloportes et dinsectes dégoûtants quune pierre posée sur le terrain humide dune cave. Nessayez pas den franchir les ténébreuses forêts; elles sont plus impraticables que les forêts vierges dAmérique et que les jungles de Java: des lianes fortes comme des câbles courent dun arbre à lautre; des plantes, hérissées et pointues comme des fers de lance, obstruent tous les passages; le gazon lui-même est couvert dun duvet brûlant comme celui de lortie. Aux arceaux du feuillage se suspendent par les ongles de gigantesques chauves- souris du genre vampire; des scarabées dune grosseur énorme agitent leurs cornes menaçantes, et fouettent lair de leurs quadruples ailes; des animaux monstrueux et fantastiques, comme ceux que lon voit passer dans les cauchemars, savancent péniblement en cassant les roseaux devant eux. Ce sont des troupeaux déléphants qui écrasent les mouches entre les rides de leur peau desséchée ou qui se frottent les flancs au long des pierres et des arbres, des rhinocéros à la carapace rugueuse, des hippopotames au mufle bouffi et hérissé de poils, qui vont pétrissant la boue et le détritus de la forêt avec leurs larges pieds. Dans les clairières, là où le soleil enfonce comme un coin dor un rayon lumineux, à travers la moite humidité, à lendroit où vous auriez voulu vous asseoir, vous trouverez toujours quelque famille de tigres nonchalamment couchés, humant lair par les naseaux, clignant leurs yeux vert-de-mer et lustrant leurs fourrures de velours avec leur langue rouge-de-sang et couverte de papilles; ou bien cest quelque noeud de serpents boas à moitié endormis et digérant le dernier taureau avalé. Redoutez tout: lherbe, le fruit, leau, lair, lombre, le soleil, tout est mortel. Fermez loreille au babil des petites perruches au bec dor et au cou démeraude qui descendent des arbres et viennent se poser sur vos doigts en palpitant des ailes; car, avec leur joli bec dor, les petites perruches au cou démeraude finiront par vous crever gentiment les yeux au moment où vous vous abaisserez pour les embrasser. -- Cest ainsi! Le monde ne veut pas de moi; il me repousse comme un spectre échappé des tombeaux; jen ai presque la pâleur: mon sang se refuse à croire que je vis, et ne veut pas colorer ma peau; il se traîne lentement dans mes veines, comme une eau croupie dans des canaux engorgés. -- Mon coeur ne bat pour rien de ce qui fait battre le coeur de lhomme. -- Mes douleurs et mes joies ne sont pas celles de mes semblables. Jai violemment désiré ce que personne ne désire; jai dédaigné des choses que lon souhaite éperdument. -- Jai aimé des femmes quand elles ne maimaient pas, et jai été aimé quand jaurais voulu être haï: toujours trop tôt ou trop tard, plus ou moins, en deçà ou au-delà; jamais ce quil aurait fallu; ou je ne suis pas arrivé, ou jai été trop loin. -- Jai jeté ma vie par les fenêtres, ou je lai concentrée à lexcès sur un seul point, et de lactivité inquiète de lardélion jen suis venu à la morne somnolence du tériaki et du stylite sur sa colonne. Ce que je fais a toujours lapparence dun rêve; mes actions semblent plutôt le résultat du somnambulisme que celui dune libre volonté; quelque chose est en moi, que je sens obscurément à une grande profondeur, qui me fait agir sans ma participation et toujours en dehors des lois communes; le côté simple et naturel des choses ne se révèle à moi quaprès tous les autres, et je saisirai tout dabord lexcentrique et le bizarre: pour peu que la ligne biaise, jen ferai bientôt une spirale plus entortillée quun serpent; les contours, sils ne sont pas arrêtés de la manière la plus précise, se troublent et se déforment. Les figures prennent un air surnaturel et vous regardent avec des yeux effrayants. Aussi, par une espèce de réaction instinctive, je me suis toujours désespérément cramponné à la matière, à la silhouette extérieure des choses, et jai donné dans lart une très grande place à la plastique. -- Je comprends parfaitement une statue, je ne comprends pas un homme; où la vie commence, je marrête et recule effrayé comme si javais vu la tête de Méduse. Le phénomène de la vie me cause un étonnement dont je ne puis revenir. -- Je ferai sans doute un excellent mort, car je suis un assez pauvre vivant, et le sens de mon existence méchappe complètement. Le son de ma voix me surprend à un point inimaginable, et je serais tenté quelquefois de la prendre pour la voix dun autre. Lorsque je veux étendre mon bras et que mon bras mobéit, cela me paraît tout à fait prodigieux, et je tombe dans la plus profonde stupéfaction. En revanche, Silvio, je comprends parfaitement linintelligible; les données les plus extravagantes me semblent fort naturelles, et jy entre avec une facilité singulière. Je trouve aisément la suite du cauchemar le plus capricieux et le plus échevelé. -- Cest la raison pourquoi le genre de pièces dont je te parlais tout à lheure me plaît par-dessus tous les autres. Nous avons avec Théodore et Rosette de grandes discussions à ce sujet: Rosette goûte peu mon système, elle est pour la vérité _vraie; _Théodore donne au poète plus de latitude, et admet une vérité de convention et doptique. -- Moi, je soutiens quil faut laisser le champ tout à fait libre à lauteur et que la fantaisie doit régner en souveraine. Beaucoup de personnes de la compagnie se fondaient principalement sur ce que ces pièces étaient en général hors des conditions théâtrales et ne pouvaient pas se jouer; je leur ai répondu que cela était vrai dans un sens et faux dans lautre, à peu près comme tout ce que lon dit, et que les idées que lon avait sur les possibilités et les impossibilités de la scène me paraissaient manquer de justesse et tenir à des préjugés plutôt quà des raisons, et je dis, entre autres choses, que la pièce _Comme il vous plaira _était assurément très exécutable, surtout pour des gens du monde qui nauraient pas lhabitude dautres rôles. Cela fit venir lidée de la jouer. La saison savance, et lon a épuisé tous les genres damusements; lon est las de la chasse, des parties à cheval et sur leau; les chances du boston, toutes variées quelles soient, nont pas assez de piquant pour occuper la soirée, et la proposition fut reçue avec un enthousiasme universel. Un jeune homme qui savait peindre soffrit pour faire les décorations; il y travaille maintenant avec beaucoup dardeur, et dans quelques jours elles seront achevées. -- Le théâtre est dressé dans lorangerie, qui est la plus grande salle du château, et je pense que tout ira bien. Cest moi qui fais Orlando; Rosette devait jouer Rosalinde, cela était de toute justice: comme ma maîtresse et comme maîtresse de la maison, le rôle lui revenait de droit; mais elle na pas voulu se travestir en homme par un caprice assez singulier pour elle, dont assurément la pruderie nest pas le défaut. Si je navais pas été sûr du contraire, jaurais cru quelle avait les jambes mal faites. Actuellement aucune des dames de la société na voulu se montrer moins scrupuleuse que Rosette, et cela a failli faire manquer la pièce; mais Théodore qui avait pris le rôle de James le mélancolique, sest offert pour la remplacer, attendu que Rosalinde est presque toujours en cavalier, excepté au premier acte, où elle est en femme, et quavec du fard, un corset et une robe il pourra faire suffisamment illusion, nayant point encore de barbe et étant fort mince de taille. Nous sommes en train dapprendre nos rôles, et cest quelque chose de curieux que de nous voir. -- Dans tous les recoins solitaires du parc, vous êtes sûr de trouver quelquun avec un papier à la main, marmottant des phrases tout bas, levant les yeux au ciel, les baissant tout à coup, et refaisant sept à huit fois le même geste. Si lon ne savait pas que nous devons jouer la comédie, assurément lon nous prendrait pour une maisonnée de fous ou de poètes (ce qui est presque un pléonasme). Je pense que nous saurons bientôt assez pour faire une répétition. -- Je mattends à quelque chose de très singulier. Peut-être ai-je tort. -- Jai eu peur un instant quau lieu de jouer dinspiration nos acteurs ne sattachassent à reproduire les poses et les inflexions de voix de quelque comédien en vogue; mais ils nont heureusement pas suivi le théâtre avec assez dexactitude pour tomber dans cet inconvénient, et il est à croire quils auront, à travers la gaucherie de gens qui nont jamais monté sur les planches, de précieux éclairs de naturel et de ces charmantes naïvetés que le talent le plus consommé ne saurait reproduire. Notre jeune peintre a vraiment fait des merveilles: -- il est impossible de donner une tournure plus étrange aux vieux troncs darbres et aux lierres qui les enlacent; il a pris modèle sur ceux du parc en les accentuant et les exagérant, ainsi que cela doit être pour une décoration. Tout est touché avec une fierté et un caprice admirables; les pierres, les rochers, les nuages sont dune forme mystérieusement grimaçante; des reflets miroitants jouent sur les eaux tremblantes et plus émues que le vif-argent, et la froideur ordinaire des feuillages est merveilleusement relevée par des teintes de safran quy jette le pinceau de lautomne; la forêt varie depuis le vert de lémeraude jusquà la pourpre de la cornaline; les tons les plus chauds et les plus frais se heurtent harmonieusement, et le ciel lui-même passe du bleu le plus tendre aux couleurs les plus ardentes. Il a dessiné tous les costumes sur mes indications; ils sont du plus beau caractère. On a dabord crié quils ne pourraient pas se traduire en soie et en velours, ni en aucune étoffe connue, et jai presque vu le moment où le costume troubadour allait être généralement adopté. Les dames disaient que ces couleurs tranchantes éteindraient leurs yeux. À quoi nous avons répondu que leurs yeux étaient des astres très parfaitement inextinguibles, et que cétaient, au contraire, leurs yeux qui éteindraient les couleurs, et même les quinquets, le lustre et le soleil, sil y avait lieu. -- Elles neurent rien à répondre à cela; mais cétaient dautres objections qui repoussaient en foule et se hérissaient, pareilles à lhydre de Lerne; on navait pas plutôt coupé la tête à lune que lautre se dressait plus entêtée et plus stupide. -- Comment voulez-vous que cela tienne? Tout va sur le papier, mais cest autre chose sur le dos; je nentrerai jamais là-dedans! -- Mon jupon est trop court au moins de quatre doigts; je noserai jamais me présenter ainsi! -- Cette fraise est trop haute; jai lair dêtre bossue et de navoir pas de cou. -- Cette coiffure me vieillit intolérablement. -- Avec de lempois, des épingles et de la bonne volonté, tout tient. -- Vous voulez rire! une taille comme la vôtre, plus frêle quune taille de guêpe, et qui passerait dans la bague de mon petit doigt! je gage vingt-cinq louis contre un baiser quil faudra rétrécir ce corsage. -- Votre jupe est bien loin dêtre trop courte, et, si vous pouviez voir quelle adorable jambe vous avez, vous seriez assurément de mon avis. -- Au contraire votre cou se détache et se dessine admirablement bien dans son auréole de dentelles. -- Cette coiffure ne vous vieillit point du tout, et, quand même vous paraîtriez quelques années de plus, vous êtes dune si excessive Jeunesse que cela doit être on ne peut plus indifférent; en vérité, vous nous donneriez détranges soupçons, si nous ne savions pas où sont les morceaux de votre dernière poupée... _et coetera._ Tu ne te figures pas la prodigieuse quantité de madrigaux que nous avons été obligés de dépenser pour contraindre nos dames à mettre des costumes charmants, et qui leur allaient le mieux du monde. Nous avons eu aussi beaucoup de peine à leur faire poser congrûment leurs _assassines. _Quel diable de goût ont les femmes! et de quel titanique entêtement est possédée une petite-maîtresse vaporeuse qui croit que le jaune paille glacé lui va mieux que le jonquille ou le rose vif. Je suis sûr que, si javais appliqué aux affaires publiques la moitié des ruses et des intrigues que jai employées pour faire mettre une plume rouge à gauche et non à droite, je serais ministre dÉtat ou empereur pour le moins. Quel pandémonium! quelle cohue énorme et inextricable doit être un théâtre véritable! Depuis que lon a parlé de jouer la comédie, tout est ici dans le désordre le plus complet. Tous les tiroirs sont ouverts, toutes les armoires vidées; cest un vrai pillage. Les tables, les fauteuils, les consoles, tout est encombré, on ne sait où poser le pied: il traîne par la maison des quantités prodigieuses de robes, de mantelets, de voiles, de jupes, de capes, de toques, de chapeaux; et, quand on pense que cela doit tenir sur le corps de sept ou huit personnes, on se rappelle involontairement ces bateleurs de la foire qui ont huit à dix habits les uns sur les autres: et lon ne peut se figurer que, de tout cet amas, Il ne sortira quun costume pour chacun. Les domestiques ne font qualler et venir; -- il y en a toujours deux ou trois sur le chemin du château à la ville, et, si cela continue, tous les chevaux deviendront poussifs. Un directeur de théâtre na pas le temps dêtre mélancolique, et je ne lai guère été depuis quelque temps. Je suis tellement assourdi et assommé que je commence à ne plus rien comprendre à la pièce. Comme cest moi qui remplis le rôle de limprésario outre mon rôle dOrlando, ma besogne est double. Quand il se présente quelque difficulté, cest à moi quon a recours, et mes décisions nétant pas toujours écoutées comme des oracles, cela dégénère en des discussions interminables. Si ce quon appelle vivre est dêtre toujours sur ses jambes, de répondre à vingt personnes, de monter et de descendre des escaliers, de ne pas penser une minute dans une journée, je nai jamais tant vécu que cette semaine; je ne prends pourtant pas autant de part à ce mouvement que lon pourrait le croire. -- Lagitation est très peu profonde, et à quelques brasses on retrouverait leau morte et sans courant; la vie ne me pénètre pas si facilement que cela; et cest même alors que le vis le moins, quoique jaie lair dagir et de me mêler à ce qui se fait; laction mhébète et me fatigue à un point dont on ne peut se faire une idée; -- quand je nagis pas, je pense ou au moins je rêve, et cest une façon dexistence; -- je ne lai plus dès que je sors de mon repos didole de porcelaine. Jusquà présent, je nai rien fait, et jignore si je ferai jamais rien. Je ne sais pas arrêter mon cerveau, ce qui est toute la différence de lhomme de talent à lhomme de génie; cest un bouillonnement sans fin, le flot pousse le flot; je ne puis maîtriser cette espèce de jet intérieur qui monte de mon coeur à ma tête, et qui noie toutes mes pensées faute dissues. -- Je ne puis rien produire, non par stérilité, mais par surabondance; mes idées poussent si drues et si serrées quelles sétouffent et ne peuvent mûrir. -- Jamais lexécution, si rapide et si fougueuse quelle soit, natteindra à une pareille vélocité: -- quand jécris une phrase, la pensée quelle rend est déjà aussi loin de moi que si un siècle se fût écoulé au lieu dune seconde, et souvent il marrive dy mêler, malgré moi, quelque chose de la pensée qui la remplacée dans ma tête. Voilà pourquoi je ne saurais vivre, -- ni comme poète ni comme amant. -- Je ne puis rendre que les idées que je nai plus; -- je nai les femmes que lorsque je les ai oubliées et que jen aime dautres; -- homme, comment pourrais-je produire ma volonté au jour, puisque, si fort que je me hâte, je nai plus le sentiment de ce que je fais, et que je nagis que daprès une faible réminiscence? Prendre une pensée dans un filon de son cerveau, len sortir brute dabord comme un bloc de marbre quon extrait de la carrière, la poser devant soi, et du matin au soir, un ciseau dune main, un marteau de lautre, cogner, tailler, gratter, et emporter à la nuit une pincée de poudre pour jeter sur son écriture; voilà ce que je ne pourrai jamais faire. Je dégage bien en idée la svelte figure du bloc grossier, et jen ai la vision très nette; mais il y a tant dangles à abattre, tant déclats à faire sauter, tant de coups de râpe et de marteau à donner pour approcher de la forme et saisir la juste sinuosité du contour que les ampoules me viennent aux mains, et que je laisse tomber le ciseau par terre. Si je persiste, la fatigue prend un degré dintensité tel que ma vue intime sobscurcit totalement, et que je ne saisis plus à travers le nuage du marbre la blanche divinité cachée dans son épaisseur. Alors je la poursuis au hasard et comme à tâtons; je mords trop dans un endroit, je ne vais pas assez avant dans lautre; jenlève ce qui devait être la jambe ou le bras, et je laisse une masse compacte où devait se trouver un vide; au lieu dune déesse, je fais un magot, quelquefois moins quun magot, et le magnifique bloc tiré à si grands frais et avec tant de labeur des entrailles de la terre, martelé, tailladé, fouillé en tous les sens, a plutôt lair davoir été rongé et percé à jour par les polypes pour en faire une ruche que façonné par un statuaire daprès un plan donné. Comment fais-tu, Michel-Ange, pour couper le marbre par tranches, ainsi quun enfant qui sculpte un marron? de quel acier étaient faits tes ciseaux invaincus? et quels robustes flancs vous ont portés, vous tous, artistes féconds et travailleurs, à qui nulle matière ne résiste, et qui faites couler votre rêve tout entier dans la couleur et dans le bronze? Cest une vanité innocente et permise, en quelque sorte, après ce que je viens de dire de cruel sur mon compte, et ce nest pas toi qui men blâmeras, ô Silvio! -- mais quoique lunivers ne doive jamais en rien savoir, et que mon nom soit davance voué à loubli, je suis un poète et un peintre! -- Jai eu daussi belles idées que nul poète du monde; jai créé des types aussi purs, aussi divins que ce que lon admire le plus dans les maîtres. -- Je les vois là, devant moi, aussi nets, aussi distincts que sils étaient peints réellement, et, si je pouvais ouvrir un trou dans ma tête et y mettre un verre pour quon y regardât, ce serait la plus merveilleuse galerie de tableaux que lon eût jamais vue. Aucun roi de la terre ne peut se vanter den posséder une pareille. -- Il y a des Rubens aussi flamboyants, aussi allumés que les plus purs qui soient à Anvers; mes Raphaëls sont de la plus belle conservation, et ses madones nont pas de plus gracieux sourires; Buonarotti ne tord pas un muscle dune façon plus fière et plus terrible; le soleil de Venise brille sur cette toile comme si elle était signée _Paulus Cagliari; _les ténèbres de Rembrandt lui-même sentassent au fond de ce cadre où tremble dans le lointain une pâle étoile de lumière; les tableaux qui sont dans la manière qui mest propre ne seraient assurément dédaignés de qui que ce soit. Je sais bien que jai lair étrange à dire cela, et que je paraîtrai entêté de livresse grossière du plus sot orgueil; -- mais cela est ainsi, et rien nébranlera ma conviction là-dessus. Personne sans doute ne la partagera; quy faire? Chacun naît marqué dun sceau noir ou blanc. Apparemment le mien est noir. Jai même quelquefois peine à voiler suffisamment ma pensée à cet endroit; il mest arrivé souvent de parler trop familièrement de ces hauts génies dont on doit adorer la trace et contempler la statue de loin et à genoux. Une fois, je me suis oublié jusquà dire: Nous autres. -- Heureusement cétait devant une personne qui ny prit pas garde, sans quoi jeusse infailliblement passé pour le plus énorme fat qui fut jamais. -- Nest-ce pas, Silvio, que je suis un poète et un peintre? Cest une erreur de croire que tous les gens qui ont passé pour avoir du génie étaient réellement de plus grands hommes que dautres. On ne sait pas combien les élèves et les peintres obscurs que Raphaël employait dans ses ouvrages ont contribué à sa réputation; il a donné sa signature à lesprit et aux talents de plusieurs, -- voilà tout. Un grand peintre, un grand écrivain occupent et remplissent à eux seuls tout un siècle: ils nont rien de plus pressé que dentamer à la fois tous les genres, afin que, sil leur survient quelques rivaux, ils puissent les accuser tout dabord de plagiat et les arrêter dès leur premier pas dans la carrière; cest une tactique connue et qui, pour ne pas être nouvelle, nen réussit pas moins tous les jours. Il se peut quun homme déjà célèbre ait précisément le même genre de talent que vous auriez eu; sous peine de passer pour son imitateur, vous êtes obligé de détourner votre inspiration naturelle et de la faire couler ailleurs. Vous étiez né pour souffler à pleine bouche dans le clairon héroïque, ou pour évoquer les pâles fantômes des temps qui ne sont plus; il faut que vous promeniez vos doigts sur la flûte à sept trous, ou que vous fassiez des noeuds sur un sofa dans le fond de quelque boudoir, le tout parce que monsieur votre père ne sest pas donné la peine de vous jeter en moule huit ou dix ans plus tôt, et que le monde ne conçoit pas que deux hommes cultivent le même champ. Cest ainsi que beaucoup de nobles intelligences sont forcées de prendre sciemment une route qui nest pas la leur, et de côtoyer continuellement leur propre domaine dont elles sont bannies, heureuses encore de jeter un coup doeil à la dérobée par-dessus la haie, et de voir de lautre côté sépanouir au soleil les belles fleurs diaprées quelles possèdent en graines et ne peuvent semer faute de terrain. Pour ce qui est de moi, à part le plus ou moins dopportunité des circonstances, le plus ou moins dair et de soleil, une porte qui est restée fermée et qui aurait dû être ouverte, une rencontre manquée, quelquun que jaurais dû connaître et que je nai pas connu, je ne sais pas si je serais jamais parvenu à quelque chose. Je nai pas le degré de stupidité nécessaire pour devenir ce que lon appelle absolument un _génie, _ni lentêtement énorme que lon divinise ensuite sous le beau nom de volonté, quand le grand homme est arrivé au sommet rayonnant de la montagne, et qui est indispensable pour y atteindre; -- je sais trop bien comme toutes choses sont creuses et ne contiennent que pourriture, pour mattacher pendant bien longtemps à aucune et la poursuivre à travers tout ardemment et uniquement. Chapitre 11 _Les hommes de génie sont très bornés..._ Les hommes de génie sont très bornés, et cest pour cela quils sont hommes de génie. Le manque dintelligence les empêche dapercevoir les obstacles qui les séparent de lobjet auquel ils veulent arriver; ils vont, et, en deux ou trois enjambées, ils dévorent les espaces intermédiaires. -- Comme leur esprit reste obstinément fermé à certains courants, et quils ne perçoivent que les choses qui sont les plus immédiates à leurs projets, ils font une bien moindre dépense de pensée et daction: rien ne les distrait, rien ne les détourne, ils agissent plutôt par instinct quautrement, et plusieurs, tirés de leur sphère spéciale, sont dune nullité que lon a peine à comprendre. Assurément, cest un don rare et charmant que de bien faire les vers; peu de gens se plaisent plus que moi aux choses de la poésie; -- mais cependant je ne veux pas borner et circonscrire ma vie dans les douze pieds dun alexandrin; il y a mille choses qui minquiètent autant quun hémistiche: -- ce nest pas létat de la société et les réformes quil faudrait faire; je me soucie assez peu que les paysans sachent lire ou non, et que les hommes mangent du pain ou broutent de lherbe; mais il me passe par la tête, en une heure, plus de cent mille visions qui nont pas le moindre rapport avec la césure ou la rime, et cest ce qui fait que jexécute si peu, tout en ayant plus didées que certains poètes que lon pourrait brûler avec leurs propres oeuvres. Jadore la beauté et je la sens; je puis la dire aussi bien que peuvent la comprendre les plus amoureux statuaires, -- et je ne fais cependant pas de sculptures. La laideur et limperfection de lébauche me révoltent; je ne puis attendre que loeuvre vienne à bien à force de la polir et de la repolir; si je pouvais me résoudre à laisser certaines choses dans ce que je fais, soit en vers, soit en peinture, je finirais peut-être par faire un poème ou un tableau qui me rendrait célèbre, et ceux qui maiment (sil y a quelquun au monde qui se donne cette peine) ne seraient pas forcés de me croire sur parole, et auraient une réponse victorieuse aux ricanements sardoniques des détracteurs de ce grand génie ignoré qui est moi. Jen vois beaucoup qui prennent une palette, des pinceaux et couvrent leur toile, sans se soucier autrement de ce que le caprice fait naître au bout de leur brosse, et dautres qui écrivent cent vers de suite sans faire une rature et sans lever une seule fois les yeux au plafond. -- Je les admire toujours eux- mêmes si quelquefois je nadmire pas leurs productions; jenvie de tout mon coeur cette charmante intrépidité et cet heureux aveuglement qui les empêchent de voir leurs défauts, même les plus palpables. Aussitôt que jai dessiné quelque chose de travers, je le vois sur-le-champ et je men préoccupe outre mesure; et, comme je suis beaucoup plus savant en théorie quen pratique, il arrive très souvent que je ne puis corriger une faute dont jai la conscience; alors je tourne la toile le nez contre le mur, et je ny reviens jamais. Jai si présente lidée de la perfection que le dégoût de mon oeuvre me prend tout dabord et mempêche de continuer. Ah! lorsque je compare aux doux sourires de ma pensée la laide moue quelle fait sur la toile ou le papier, lorsque je vois passer une affreuse chauve-souris à la place du beau rêve qui ouvrait au sein de mes nuits ses longues ailes de lumière, un chardon pousser sur lidée dune rose, et que jentends braire un âne où jattendais les plus suaves mélodies du rossignol, je suis si horriblement désappointé, si en colère moi-même, si furieux de mon impuissance quil me prend des résolutions de ne plus écrire ni dire un seul mot de ma vie plutôt que de commettre ainsi des crimes de haute trahison contre mes pensées. Je ne puis même pas parvenir à écrire une lettre comme je le voudrais: je dis souvent tout autre chose; certaines portions prennent un développement démesuré, dautres se rapetissent à devenir imperceptibles, et très souvent lidée que javais à rendre ne sy trouve pas ou ny est quen post-scriptum. En commençant à técrire, je navais certainement pas lintention de te dire la moitié de ce que jai dit. -- Je voulais simplement te faire savoir que nous allions jouer la comédie; mais un mot amène une phrase; les parenthèses sont grosses dautres petites parenthèses qui, elles-mêmes, en ont dautres dans le ventre toutes prêtes à accoucher. Il ny a pas de raison pour que cela finisse et naille jusquà deux cents volumes in-folio, -- ce qui serait trop assurément. Dès que je prends la plume, il se fait dans mon cerveau un bourdonnement et un bruissement dailes, comme si lon y lâchait des multitudes de hannetons. Cela se cogne aux parois de mon crâne, et tourne, et descend, et monte avec un tapage horrible; ce sont mes pensées qui veulent senvoler et qui cherchent une issue; -- toutes sefforcent de sortir à la fois; plus dune sy casse les pattes et y déchire le crêpe de son aile: quelquefois la porte est tellement obstruée que pas une ne peut en franchir le seuil et arriver jusque sur le papier. Voilà comme je suis fait: ce nest pas être bien fait sans doute, mais que voulez-vous? la faute en est aux dieux, et non à moi, pauvre diable qui nen peux mais. Je nai pas besoin de réclamer ton indulgence, mon cher Silvio; elle mest acquise davance, et tu as la bonté de lire jusquau bout mes indéchiffrables barbouillages, mes rêvasseries sans queue ni tête: si décousues et si absurdes quelles soient, elles toffrent toujours de lintérêt, parce quelles viennent de moi, et ce qui est moi, quand même cela est mauvais, nest pas sans quelque prix pour toi. Je puis te laisser voir ce qui révolte le plus le commun des hommes: -- un orgueil sincère. -- Mais faisons un peu trêve à toutes ces belles choses, et, puisque je técris à propos de la pièce que nous devons jouer, revenons-y et parlons-en un peu. La répétition a eu lieu aujourdhui; -- jamais de ma vie je nai été aussi bouleversé, -- non pas à cause de lembarras quil y a toujours à réciter quelque chose devant beaucoup de personnes, mais pour un autre motif. Nous étions en costume, et prêts à commencer; Théodore seul nétait pas encore arrivé: on envoya à sa chambre voir ce qui le retardait; il fit dire quil avait tantôt fini et quil allait descendre. Il vint en effet; jentendis son pas dans le corridor bien avant quil parût, et cependant personne au monde na la démarche plus légère que Théodore; mais la sympathie que jéprouve pour lui est si forte que je devine en quelque sorte ses mouvements à travers les murailles, et, quand je compris quil allait poser la main sur le bouton de la porte, il me prit comme un tremblement, et le coeur me battit dune force horrible. Il me sembla que quelque chose dimportant dans ma vie allait se décider, et que jétais arrivé à un moment solennel et attendu depuis longtemps. Le battant souvrit lentement et retomba de même. Ce fut un cri général dadmiration. -- Les hommes applaudirent, les femmes devinrent écarlates. Rosette seule pâlit extrêmement et sappuya au mur, comme si une révélation soudaine lui traversait le cerveau elle fit en sens inverse le même mouvement que moi. -- Je lai toujours soupçonnée daimer Théodore. Sans doute, en ce moment-là, elle crut comme moi que la feinte Rosalinde nétait effectivement rien moins quune jeune et belle femme, et le frêle château de cartes de son espoir saffaissa tout dun coup, tandis que le mien se relevait sur ses ruines; du moins voilà ce que jai pensé: je me trompe peut-être, car je nétais guère en état de faire des observations exactes. Il y avait là, sans compter Rosette, trois ou quatre jolies femmes; elles parurent dune laideur révoltante. -- À côté de ce soleil, létoile de leur beauté sétait éclipsée subitement, et chacun se demandait comment on avait pu les trouver seulement passables. Des gens qui, avant cela, se fussent estimés tout heureux de les avoir pour maîtresses en eussent à peine voulu pour servantes. Limage qui jusqualors ne sétait dessiner que faiblement et avec des contours vagues, le fantôme adoré et vainement poursuivi était là, devant mes yeux, vivant, palpable, non plus dans le demi-jour et la vapeur, mais inondé des flots dune blanche lumière; non pas sous un vain déguisement, mais sous son costume réel; non plus avec la forme dérisoire dun jeune homme, mais avec les traits de la plus charmante femme. Jéprouvais une sensation de bien-être énorme, comme si lon meût ôté une montagne ou deux de dessus la poitrine. -- Je sentis sévanouir lhorreur que javais de moi-même, et je fus délivré de lennui de me regarder comme un monstre. Je revins à concevoir de moi une opinion tout à fait pastorale, et toutes les violettes du printemps refleurirent dans mon coeur. Il, ou plutôt elle (car je ne veux plus me souvenir que jai eu cette stupidité de la prendre pour un homme), resta une minute immobile sur le seuil de la porte, comme pour donner le temps à lassemblée de jeter sa première exclamation. Un vif rayon léclairait de la tête aux pieds, et, sur le fond sombre du corridor qui sallégeait au loin par-derrière, le chambranle sculpté lui servant de cadre, elle étincelait comme si la lumière fût émanée delle au lieu dêtre simplement réfléchie, et on leût plutôt prise pour une production merveilleuse du pinceau que pour une créature humaine faite de chair et dos. Ses grands cheveux bruns, entremêlés de cordons de grosses perles, tombaient en boucles naturelles au long de ses belles joues! ses épaules et sa poitrine étaient découvertes, et jamais je nai rien vu de si beau au monde; le marbre le plus élevé napproche pas de cette exquise perfection. -- Comme on voit la vie courir sous cette transparence dombre! comme cette chair est blanche et colorée à la fois! et que ces teintes harmonieusement blondissantes ménagent avec bonheur la transition de la peau aux cheveux! quels ravissants poèmes dans les moelleuses ondulations de ces contours plus souples et plus veloutés que le cou des cygnes! -- Sil y avait des mots pour rendre ce que je sens, je te ferais une description de cinquante pages; mais les langues ont été faites par je ne sais quels goujats qui navaient jamais regardé avec attention le dos ou le sein dune femme, et lon na pas la moitié des termes les plus indispensables. Je crois décidément quil faut que je me fasse sculpteur; car avoir vu une telle beauté et ne pouvoir la rendre dune manière ou de lautre, il y a de quoi devenir fou et enragé. Jai fait vingt sonnets sur ces épaules-là, mais ce nest point assez: je voudrais quelque chose que je pusse toucher du doigt et qui fût exactement pareil; les vers ne rendent que le fantôme de la beauté et non la beauté elle-même. Le peintre arrive à une apparence plus exacte, mais ce nest quune apparence. La sculpture a toute la réalité que peut avoir une chose complètement fausse; elle a laspect multiple, porte ombre, et se laisse toucher. Votre maîtresse sculptée ne diffère de la véritable quen ce quelle est un peu plus dure et ne parle pas, deux défauts très légers! Sa robe était faite dune étoffe de couleur changeante, azur dans la lumière, or dans lombre; un brodequin très juste et très serré chaussait un pied qui navait pas besoin de cela pour être trop petit, et des bas de soie écarlate se collaient amoureusement autour de la jambe la mieux tournée et la plus agaçante; ses bras étaient nus jusquaux coudes, et ils sortaient dune touffe de dentelles ronds, potelés et blancs, splendides comme de largent poli et dune délicatesse de linéaments inimaginable; ses mains, chargées de bagues et danneaux, balançaient mollement un grand éventail de plumes bigarrées de teintes singulières et qui semblait comme un petit arc-en-ciel de poche. Elle savança dans la chambre, la joue légèrement allumée dun rouge qui nétait pas du fard, et chacun de sextasier, et de se récrier, et de se demander sil était bien possible que ce fût lui, Théodore de Sérannes, le hardi écuyer, le damné duelliste, le chasseur déterminé, et sil était parfaitement sûr quil ne fût pas sa soeur jumelle. Mais on dirait quil na jamais porté dautre costume de sa vie! il nest pas gêné le moins du monde dans ses mouvements, il marche très bien et ne sembarrasse pas dans sa queue; il joue de la prunelle et de léventail à ravir; et comme il a la taille fine! - - on le tiendrait entre les doigts! -- Cest prodigieux! cest inconcevable! -- Lillusion est aussi complète que possible: on dirait presque quil a de la gorge, tant sa poitrine est grasse et bien remplie, et puis pas un seul poil de barbe, mais pas un; et sa voix qui est douce! Oh! la belle Rosalinde! et qui ne voudrait être son Orlando? Oui, -- qui ne voudrait être lOrlando de cette Rosalinde, même au prix des tourments que jai soufferts? -- Aimer comme jaimais dun amour monstrueux, inavouable, et que pourtant lon ne peut déraciner de son coeur; être condamné à garder le silence le plus profond, et noser se permettre ce que lamant le plus discret et le plus respectueux dirait sans crainte à la femme la plus prude et la plus sévère; se sentir dévoré dardeurs insensées et sans excuses, même aux yeux des plus damnés libertins; que sont les passions ordinaires à côté de celle-là, une passion honteuse delle-même, sans espérance, et dont le succès improbable serait un crime et vous ferait mourir de honte? Être réduit à souhaiter de ne pas réussir, à craindre les chances et les occasions favorables et à les éviter comme un autre les chercherait, voilà quel était mon sort. Le découragement le plus profond sétait emparé de moi; je me regardais avec une horreur mélangée de surprise et de curiosité. Ce qui me révoltait le plus, cétait de penser que je navais jamais aimé auparavant, et que cétait chez moi la première effervescence de jeunesse, la première pâquerette de mon printemps damour. Cette monstruosité remplaçait pour moi les fraîches et pudiques illusions du bel âge; mes rêves de tendresse si doucement caressés, le soir, à la lisière des bois, par les petits sentiers rougissants, ou le long des blanches terrasses de marbre, près de la pièce deau du parc, devaient donc se métamorphoser en ce sphinx perfide, au sourire douteux, à la voix ambiguë, et devant lequel je me tenais debout sans oser entreprendre dexpliquer lénigme! Linterpréter à faux eût causé ma mort; car, hélas! cest le seul lien qui me rattache au monde; quand il sera brisé, tout sera dit. Ôtez-moi cette étincelle, je serai plus morne et plus inanimé que la momie emprisonnée de bandelettes du plus antique pharaon. Aux moments où je me sentais entraîné avec le plus de violence vers Théodore, je me rejetais avec effroi dans les bras de Rosette, quoiquelle me déplût infiniment; je tâchais de linterposer entre lui et moi comme une barrière et un bouclier, - - et jéprouvais une secrète satisfaction, lorsque jétais couché auprès delle, à penser quau moins cétait une femme bien avérée, et que, si je ne laimais plus, jen étais encore assez aimé pour que cette liaison ne dégénérât pas en intrigue et en débauche. Cependant je sentais au fond de moi, à travers tout cela, une espèce de regret dêtre ainsi infidèle à lidée de ma passion impossible; je men voulais comme dune trahison, et, quoique je susse bien que je ne posséderais jamais lobjet de mon amour, jétais mécontent de moi, et je reprenais avec Rosette ma froideur. La répétition a été beaucoup mieux que je ne lespérais; Théodore surtout sest montré admirable; on a aussi trouvé que je jouais supérieurement bien. -- Ce nest pas cependant que jaie les qualités quil faut pour être bon acteur, et lon se tromperait fort en me croyant capable de remplir dautres rôles de la même manière; mais par un hasard assez singulier, les paroles que javais à prononcer répondaient si bien à ma situation quelles me semblaient plutôt inventées par moi quapprises par coeur dans un livre. -- La mémoire maurait manqué dans certains endroits quà coup sûr je neusse pas hésité une minute pour remplir le vide avec une phrase improvisée. Orlando était moi au moins autant que jétais Orlando, et il est impossible de rencontrer une plus merveilleuse coïncidence. À la scène du lutteur, lorsque Théodore détacha la chaîne de son cou et men fit présent, ainsi que cela est dans le rôle, il me jeta un regard si doucement langoureux, si rempli de promesses, et il prononça avec tant de grâce et de noblesse la phrase: «Brave cavalier, portez ceci en souvenir de moi, dune jeune fille qui vous donnerait plus si elle avait plus à vous offrir», que jen fus réellement troublé, et que ce fut à peine si je pus continuer: «Quelle passion appesantit donc ma langue et lui donne ainsi des fers? je ne puis lui parler, et cependant elle désirerait mentretenir. Ô pauvre Orlando!» Au troisième acte, Rosalinde, habillée en homme et sous le nom de Ganymède, réparait avec sa cousine Célie, qui a changé son nom pour celui dAliéna. Cela me fit une impression désagréable: -- je métais si bien accoutumé déjà à ce costume de femme qui permettait à mes désirs quelques espérances, et qui mentretenait dans une erreur perfide, mais séduisante! On shabitue bien vite à regarder ses souhaits comme des réalités sur la foi des plus fugitives apparences, et je devins tout sombre quand Théodore reparut sous son costume dhomme, plus sombre que je ne létais auparavant; car la joie ne sert quà mieux faire sentir la douleur, le soleil ne brille que pour mieux faire comprendre lhorreur des ténèbres, et la gaieté du blanc na pour but que de faire ressortir toute la tristesse du noir. Son habit était le plus galant et le plus coquet du monde, dune coupe élégante et capricieuse, tout orné de passe-quilles et de rubans, à peu près dans le goût des raffinés de la cour de Louis XIII; un chapeau de feutre pointu, avec une longue plume frisée, ombrageait les boucles de ses beaux cheveux, et une épée damasquinée relevait le bas de son manteau de voyage. Cependant il était ajusté de manière à faire pressentir que ces habits virils avaient une doublure féminine; quelque chose de plus large dans les hanches et de plus rempli à la poitrine, je ne sais quoi dondoyant que les étoffes ne présentent pas sur le corps dun homme ne laissaient que de faibles doutes sur le sexe du personnage. Il avait une tournure moitié délibérée, moitié timide, on ne peut plus divertissante, et, avec un art infini, il se donnait lair aussi gêné dans un costume qui lui était ordinaire quil avait eu lair à son aise dans des vêtements qui nétaient pas les siens. La sérénité me revint un peu, et je me persuadai de nouveau que cétait bien effectivement une femme. -- Je repris assez de sang- froid pour remplir convenablement mon rôle. Connais-tu cette pièce? peut-être que non. Depuis quinze jours que je ne fais que la lire et la déclamer, je la sais entièrement par coeur, et je ne puis mimaginer que tout le monde ne soit pas aussi au courant que moi du noeud de lintrigue; cest une erreur où je tombe assez communément, de croire que, lorsque je suis ivre, toute la création est soûle et bat les murailles, et, si je savais lhébreu, il est sûr que je demanderais en hébreu ma robe de chambre et mes pantoufles à mon domestique, et que je serais fort étonné quil ne me comprît pas. -- Tu la liras si tu veux; je fais comme si tu lavais lue, et je ne touche quaux endroits qui se rapportent à ma situation. Rosalinde, en se promenant dans la forêt avec sa cousine, est très étonnée que les buissons portent, au lieu de mûres et de prunelles, des madrigaux à sa louange: fruits singuliers qui heureusement ne sont pas habitués à pousser sur des ronces; car il vaut mieux, quand on a soif, trouver de bonnes mûres sur les branches que de méchants sonnets. Elle sinquiète fort pour savoir qui a ainsi gâté lécorce des jeunes arbres en y taillant son chiffre. -- Célie, qui a déjà rencontré Orlando, lui dit, après sêtre fait longtemps prier, que ce rimeur nest autre que le jeune homme qui a vaincu à la lutte Charles, lathlète du duc. Bientôt paraît Orlando lui-même, et Rosalinde engage la conversation en lui demandant lheure. -- Certes, voilà un début de la plus extrême simplicité; -- il ne se peut rien voir au monde de plus bourgeois. -- Mais nayez pas peur: de cette phrase banale et vulgaire vous allez voir lever sur-le-champ une moisson de concetti inattendus, toute pleine de fleurs et de comparaisons bizarres comme de la terre la plus forte et la mieux fumée. Après quelques lignes dun dialogue étincelant, où chaque mot, en tombant sur la phrase, fait sauter à droite et à gauche des millions de folles paillettes, comme un marteau dune barre de fer rouge, Rosalinde demande à Orlando si daventure il connaîtrait cet homme qui suspend des odes sur laubépine et des élégies sur les ronces, et qui paraît attaqué du mal damour quotidien, mal quelle sait parfaitement guérir. Orlando lui avoue que cest lui qui est cet homme si tourmenté par lamour, et que, puisquil sest vanté davoir plusieurs recettes infaillibles pour guérir cette maladie, il lui fasse la grâce de lui en indiquer une. -- Vous, amoureux? réplique Rosalinde; vous navez aucun des symptômes auxquels on reconnaît un amoureux; vous navez ni les joues maigres ni les yeux cernés; vos bas ne traînent pas sur vos talons, vos manches ne sont pas déboutonnées, et la rosette de vos souliers est nouée avec beaucoup de grâce; si vous êtes amoureux de quelquun, cest assurément de votre propre personne, et vous navez que faire de mes remèdes. Ce ne fut pas sans une véritable émotion que je lui donnai la réplique dont voici les mots textuels: «Beau jeune homme, je voudrais pouvoir te faire croire que je taime.» Cette réponse si imprévue, si étrange, qui nest amenée par rien, et qui semblait écrite exprès pour moi comme par une espèce de prévision du poète, me fit beaucoup deffet quand je la prononçai devant Théodore, dont les lèvres divines étaient encore légèrement gonflées par lexpression ironique de la phrase quil venait de dire, tandis que ses yeux souriaient avec une inexprimable douceur, et quun clair rayon de bienveillance dorait tout le haut de sa jeune et belle figure. «Moi le croire? il vous est aussi aisé de le persuader à celle qui vous aime, et cependant elle ne conviendra pas aisément quelle vous aime, et cest une des choses sur lesquelles les femmes donnent toujours un démenti à leur conscience; -- mais, bien sincèrement, est-ce vous qui accrochez aux arbres tous ces beaux éloges de Rosalinde, et auriez-vous en effet besoin de remède pour votre folie?» Quand elle est bien assurée que cest lui, Orlando, et non pas un autre, qui a rimé ces admirables vers qui marchent sur tant de pieds, la belle Rosalinde consent à lui dire quelle est sa recette. Voici en quoi elle consiste: elle a fait semblant dêtre la bien-aimée du malade damour, qui était obligé de lui faire la cour comme à sa maîtresse véritable, et, pour le dégoûter de sa passion, elle donnait dans les caprices les plus extravagants; tantôt elle pleurait, tantôt elle riait; un jour elle laccueillait bien, lautre mal; elle légratignait, elle lui crachait au visage; elle nétait pas une seule minute pareille à elle-même; minaudière, volage, prude, langoureuse, elle était cela tour à tour, et tout ce que lennui, les vapeurs et les diables bleus peuvent faire naître de fantaisies désordonnées dans la tête creuse dune petite-maîtresse, il fallait que le pauvre diable le supportât ou lexécutât. -- Un lutin, un singe et un procureur réunis neussent pas inventé plus de malices. -- Ce traitement miraculeux navait pas manqué de produire son effet; -- le malade, dun accès damour, était tombé dans un accès de folie, qui lui avait fait prendre tout le monde en horreur, et il avait été finir ses jours dans un réduit vraiment monastique; résultat on ne peut plus satisfaisant, et auquel, du reste, il nétait pas difficile de sattendre. Orlando, comme on peut bien le croire, ne se soucie guère de revenir à la santé par un pareil moyen; mais Rosalinde insiste et veut entreprendre cette cure. -- Et elle prononça cette phrase: «Je vous guérirais si vous vouliez seulement consentir à mappeler Rosalinde et à venir tous les jours me rendre vos soins dans ma cabane», avec une intention si marquée et si visible, et en me jetant un regard si étrange, quil me fut impossible de ne pas y attacher un sens plus étendu que celui des mots, et de ny pas voir comme un avertissement indirect de déclarer mes véritables sentiments. -- Et quand Orlando lui répondit: «Bien volontiers, aimable jeune homme», elle prononça dune manière encore plus significative, et comme avec une espèce de dépit de ne pas se faire comprendre, la réplique: «Non, non, il faut que vous mappeliez Rosalinde.» Peut-être me suis-je trompé, et ai-je cru voir ce qui nexistait point en effet, mais il ma semblé que Théodore sétait aperçu de mon amour, quoique assurément je ne lui eusse jamais dit un seul mot, et quà travers le voile de ces expressions empruntées, sous ce masque de théâtre, avec ses paroles hermaphrodites, il faisait allusion à son sexe réel et à notre situation réciproque. Il est bien impossible quune femme aussi spirituelle quelle lest, et qui a autant de monde quelle en a, nait pas, dès les commencements, démêlé ce qui se passait dans mon âme: -- à défaut de ma langue, mes yeux et mon trouble parlaient suffisamment, et le voile dardente amitié que javais jeté sur mon amour nétait pas impénétrable à ce point quun observateur attentif et intéressé ne le pût facilement traverser -- La fille la plus innocente et la moins usagée ne sy fût pas arrêtée une minute. Quelque raison importante, et que je ne puis savoir, force sans doute la belle à ce déguisement maudit, qui a été la cause de tous mes tourments, et qui a failli faire de moi un étrange amoureux: sans cela tout aurait été uniquement, facilement, comme une voiture dont les roues sont bien graissées sur une route bien plane et sablée avec du sable fin; jaurais pu me laisser aller avec une douce sécurité aux rêveries les plus amoureusement vagabondes, et prendre entre mes mains la petite main blanche et soyeuse de ma divinité, sans frissons dhorreur, et sans reculer à vingt pas, comme si jeusse touché un fer rouge, ou senti les griffes de Belzébuth en personne. Au lieu de me désespérer et de magiter comme un vrai maniaque, de me battre les flancs pour avoir des remords, et de me dolenter de nen pas avoir, tous les matins, en étendant les bras, je me serais dit avec un sentiment de devoir rempli et de conscience satisfaite: -- Je suis amoureux -- phrase aussi agréable à se dire le matin, la tête sur un oreiller bien doux, sous une couverture bien chaude, que toute autre phrase de trois mots que lon pourrait imaginer, -- excepté toutefois celle-ci: -- Jai de largent. Après mêtre levé, jaurais été me planter devant ma glace, et là, me regardant avec une sorte de respect, je me serais attendri, tout en peignant mes cheveux, sur ma poétique pâleur, en me promettant bien den tirer bon parti, et de la faire convenablement valoir, car rien nest ignoble comme de faire lamour avec une trogne écarlate; et, quand on a le malheur dêtre rouge et amoureux, choses qui peuvent se rencontrer, je suis davis quil se faut quotidiennement enfariner la physionomie, ou renoncer à être du bel air et sen tenir aux Margots et aux Toinons. Puis jeusse déjeuné avec componction et gravité pour nourrir ce cher corps, cette précieuse boite de passion, lui composer du suc des viandes et du gibier de bon chyle amoureux, de bon sang vif et chaud, et le maintenir dans un état à faire plaisir aux âmes charitables. Le déjeuner fini, tout en me curant les dents, jeusse entrelacé quelques rimes hétéroclites en manière de sonnet, le tout en lhonneur de ma princesse; jaurais trouvé mille petites comparaisons plus médites les unes que les autres, et infiniment galantes: dans le premier quatrain, il y aurait eu une danse de soleils, et, dans le second, un menuet de vertus théologales, les deux tercets neussent pas été dun goût inférieur; Hélène y eût été traitée de servante dauberge, et Paris didiot; lOrient neût rien eu à envier pour la magnificence des métaphores; le dernier vers surtout eût été particulièrement admirable et eût renfermé deux concetti au moins par syllabe; car le venin du scorpion est dans sa queue, et le mérite du sonnet dans son dernier vers. -- Le sonnet parachevé et bien et dûment transcrit sur papier glacé et parfumé, je serais sorti de chez moi haut de cent coudées et baissant la tête de peur de me cogner au ciel et daccrocher les nuages (sage précaution), et jaurais été débiter ma nouvelle production à tous mes amis et à tous mes ennemis, puis aux enfants à la mamelle et à leurs nourrices, puis aux chevaux et aux ânes, puis aux murailles et aux arbres, pour savoir un peu lavis de la création sur ce dernier produit de ma veine. Dans les cercles, jaurais parlé avec les femmes dun air doctoral, et soutenu des thèses de sentiment dun ton de voix grave et mesuré, comme un homme qui en sait beaucoup plus quil nen veut dire sur la matière quil traite, et qui na pas appris ce quil sait dans les livres; -- ce qui ne manque pas de produire un effet on ne peut plus prodigieux, et de faire pâmer comme des carpes sur le sable toutes les femmes de lassemblée qui ne disent plus leur âge, et les quelques petites filles que lon na pas invitées à danser. Jaurais pu mener la plus heureuse vie du monde marcher sur la queue du carlin sans trop faire crier sa maîtresse, renverser les guéridons chargés de porcelaine, manger à table le meilleur morceau sans en laisser pour le reste de la compagnie: tout cela eût été excusé en faveur de la distraction bien connue des amoureux; et, en me voyant ainsi tout avaler avec une mine effarée, tout le monde eût dit en joignant les mains: -- Pauvre garçon! Et puis cet air rêveur et dolent, ces cheveux en pleurs, ces bas mal tirés, cette cravate lâche, ces grands bras pendants que je vous aurais eus! comme jaurais parcouru les allées du parc, tantôt à grands pas, tantôt à petits pas, à la façon dun homme dont la raison est complètement égarée! Comme jaurais regardé la lune entre les deux yeux, et fait des ronds dans leau avec une profonde tranquillité! Mais les dieux en ont ordonné autrement. Je me suis épris dune beauté en pourpoint et en bottes, dune fière Bradamante qui dédaigne les habits de son sexe, et qui vous laisse par moments flotter dans les plus inquiétantes perplexités; -- ses traits et son corps sont bien des traits et un corps de femme, mais son esprit est incontestablement celui dun homme. Ma maîtresse est de première force à lépée, et en remontrerait au prévôt de salles le plus expérimenté; elle a eu je ne sais combien de duels, et tué ou blessé trois ou quatre personnes; elle franchit à cheval des fossés de dix pieds de large, et chasse comme un vieux gentillâtre de province: -- singulières qualités pour une maîtresse! il ny a quà moi que ces choses-là arrivent. Je ris, mais certainement il ny a pas de quoi, car je nai jamais tant souffert, et ces deux derniers mois mont semblé deux années ou plutôt deux siècles. Cétait dans ma tête un flux et reflux dincertitudes à hébéter le plus fort cerveau; jétais si violemment agité et tiraillé en tous sens, javais des élans si furieux, de si plates atonies, des espoirs si extravagants et des désespoirs si profonds que je ne sais réellement pas comment je ne suis pas mort à la peine. Cette idée moccupait et me remplissait tellement que je métonnais quon ne la vît pas clairement à travers mon corps comme une bougie dans une lanterne, et jétais dans des transes mortelles que quelquun ne vînt à découvrir quel était lobjet de cet amour insensé. -- Du reste, Rosette, étant la personne du monde qui avait le plus dintérêt à surveiller les mouvements de mon coeur, na point paru sapercevoir de rien; je crois quelle était elle-même trop occupée à aimer Théodore, pour faire attention à mon refroidissement pour elle; ou bien il faut que je sois passé maître en fait de dissimulation, et je nai pas cette fatuité. -- Théodore lui-même na point montré jusquà ce jour quil eût le plus léger soupçon de létat de mon âme, et il ma toujours parlé familièrement et amicalement, comme un jeune homme bien élevé parle à un jeune homme de son âge, mais rien de plus. -- Sa conversation avec moi roulait indifféremment sur toute sorte de sujets, sur les arts, sur la poésie et autres matières pareilles; mais rien dintime et de précis qui eût trait à lui ou à moi. Peut-être les motifs qui lobligeaient à ce travestissement nexistent-ils plus, et va-t-il bientôt reprendre le vêtement qui lui convient: cest ce que jignore; toujours est-il que la Rosalinde a prononcé certains mots avec des inflexions particulières, et quelle a appuyé dune manière très marquée sur tous les passages du rôle qui avaient une signification ambiguë et qui se pouvaient détourner dans ce sens-là. Dans la scène du rendez-vous, depuis linstant où elle reproche à Orlando de nêtre pas arrivé deux heures avant, comme il sied à un véritable amoureux, mais bien deux heures après, jusquau douloureux soupir queffrayée de létendue de sa passion elle pousse en se jetant dans les bras dAliéna: «Ô cousine! cousine! ma jolie petite cousine! si tu savais à quelle profondeur je suis enfoncée dans labîme de lamour!», elle a déployé un talent miraculeux. Cétait un mélange de tendresse, de mélancolie et damour irrésistible; sa voix avait quelque chose de tremblant et dému, et derrière le rire on sentait lamour le plus violent prêt à faire explosion; ajoutez à cela tout le piquant et la singularité de la transposition et ce quil y a de nouveau à voir un jeune homme faire la cour à sa maîtresse quil prend pour un homme et qui en a toutes les apparences. Des expressions qui eussent paru ordinaires et communes dans dautres situations prenaient dans celle-ci un relief particulier, et toute cette menue monnaie de comparaisons et de protestations amoureuses, qui a cours sur le théâtre, semblait refrappée avec un coin tout neuf; dailleurs les pensées, au lieu dêtre rares et charmantes comme elles le sont, eussent-elles été plus usées que la soutane dun juge ou la croupière dun âne de louage, la façon dont elles étaient débitées les eût fait trouver de la plus merveilleuse finesse et du meilleur goût du monde. Jai oublié de te dire que Rosette, après avoir refusé le rôle de Rosalinde, sétait complaisamment chargée du rôle secondaire de Phoebé; Phoebé est une bergère de la forêt des Ardennes, éperdument aimée du berger Sylvius, quelle ne peut souffrir et quelle accable des plus constantes rigueurs. Phoebé est froide comme la lune dont elle porte le nom; elle a un coeur de neige qui ne fond point au feu des plus ardents soupirs, mais dont la croûte glacée sépaissit de plus en plus et devient dure comme le diamant; mais à peine a-t-elle vu Rosalinde sous les habits du beau page Ganymède, que toute cette glace se résout en pleurs et que le diamant devient plus mou que de la cire. Lorgueilleuse Phoebé, qui se riait de lamour, est amoureuse elle-même; elle souffre maintenant les tourments quelle faisait endurer aux autres. Sa fierté sabat jusquà faire toutes les avances, et elle fait porter à Rosalinde, par le pauvre Sylvius, une lettre brûlante qui contient laveu de sa passion dans les termes les plus humbles et les plus suppliants. Rosalinde, touchée de pitié pour Sylvius, et ayant dailleurs les plus excellentes raisons du monde pour ne pas répondre à lamour de Phoebé, lui fait essuyer les traitements les plus durs et se moque delle avec une cruauté et un acharnement sans pareils. Phoebé préfère cependant ces injures aux plus délicats et plus passionnés madrigaux de son malheureux berger; elle suit partout le bel inconnu, et à force dimportunités, ce quelle en peut tirer de plus doux est cette promesse que, si jamais il épouse une femme, à coup sûr ce sera elle; en attendant, il lengage à bien traiter Sylvius et à ne pas se bercer dune trop flatteuse espérance. Rosette sest acquittée de son rôle avec une grâce triste et caressante, un ton douloureux et résigné qui allait au coeur; -- et lorsque Rosalinde lui dit: «Je vous aimerais, si je pouvais», les larmes furent au moment de déborder de ses yeux, et elle eut peine à les contenir, car lhistoire de Phoebé est la sienne, comme celle dOrlando est la mienne, à cette différence près que tout se dénoue heureusement pour Orlando, et que Phoebé, trompée dans son amour, au lieu du charmant idéal quelle voulait embrasser, en est réduite à épouser Sylvius. La vie est ainsi disposée: ce qui fait le bonheur de lun fait nécessairement le malheur de lautre. Il est très heureux pour moi que Théodore soit une femme; il est très malheureux pour Rosette que ce ne soit pas un homme, et elle se trouve jetée maintenant dans les impossibilités amoureuses où jétais naguère égaré. À la fin de la pièce, Rosalinde quitte pour des vêtements de son sexe le pourpoint du page Ganymède, et se fait reconnaître par le duc pour sa fille, par Orlando pour sa maîtresse; le dieu Hymenaeus arrive avec sa livrée de safran et ses torches légitimes. -- Trois mariages ont lieu. -- Orlando épouse Rosalinde, Phoebé Sylvius, et le bouffon Touchstone la naïve Audrey. -- Puis lépilogue vient faire sa salutation, et le rideau tombe... Tout cela nous a extrêmement intéressés et occupés: cétait en quelque sorte une autre pièce dans la pièce, un drame invisible et inconnu aux autres spectateurs que nous jouions pour nous seuls, et qui, sous des paroles symboliques, résumait notre vie complète et exprimait nos plus cachés désirs. -- Sans la singulière recette de Rosalinde, je serais plus malade que jamais nayant pas même un espoir de lointaine guérison, et jaurais continué à errer tristement dans les sentiers obliques de lobscure forêt. Cependant je nai quune certitude morale; les preuves me manquent, et je ne puis rester plus longtemps dans cet état dincertitude; il faut absolument que je parle à Théodore dune manière plus précise. Je me suis approché vingt fois de lui avec une phrase préparée, sans pouvoir venir à bout de la dire, -- je nose pas; jai bien des occasions de lui parler seul ou dans le parc, ou dans ma chambre, ou dans la sienne, car il vient me voir et je vais le voir, mais je les laisse passer sans men servir, bien que linstant daprès jen éprouve un regret mortel, et que jentre contre moi-même en des colères horribles. Jouvre la bouche, et malgré moi dautres mots se substituent aux mots que je voudrais dire; au lieu de déclarer mon amour, je disserte sur la pluie et le beau temps ou telle autre stupidité pareille. Cependant la saison va finir, et bientôt lon retournera à la ville; les facilités qui souvrent ici favorablement devant mes désirs ne se retrouveront nulle part: -- nous nous perdrons peut- être de vue, et un courant opposé nous emportera sans doute. La liberté de la campagne est une chose si charmante et si commode! -- les arbres même un peu effeuillés de lautomne offrent de si délicieux ombrages aux rêveries du naissant amour! il est difficile de résister au milieu de la belle nature! les oiseaux ont des chansons si langoureuses, les fleurs des parfums si enivrants, le revers des collines des gazons si dorés et si soyeux! La solitude vous inspire mille voluptueuses pensées, que le tourbillon du monde eût dispersées ou fait envoler çà et là, et le mouvement instinctif de deux êtres qui entendent battre leur coeur dans le silence dune campagne déserte est denlacer leurs bras plus étroitement et de se replier lun sur lautre, comme si effectivement il ny avait plus queux de vivants au monde. Jai été me promener ce matin; le temps était doux et humide, le ciel ne laissait pas entrevoir le moindre losange dazur; cependant il nétait ni sombre ni menaçant. Deux ou trois tons de gris de perle, harmonieusement fondus, le noyaient dun bout à lautre, et sur ce fond vaporeux passaient lentement des nuages cotonneux semblables à de grands morceaux douate; ils étaient poussés par le souffle mourant dune petite brise à peine assez forte pour agiter les sommités des trembles les plus inquiets: des flocons de brouillards montaient entre les grands marronniers et indiquaient de loin le cours de la rivière. Quand la brise reprenait haleine, quelques feuilles rougies et grillées séparpillaient tout émues, et couraient devant moi le long du sentier comme des essaims de moineaux peureux; puis, le souffle cessant, elles sabattaient quelques pas plus loin: vraie image de ces esprits quon prend pour des oiseaux volant librement avec leurs ailes, et qui ne sont, au bout du compte, que des feuilles desséchées par la gelée du matin, et dont le moindre vent qui passe fait son jouet et sa risée. Les lointains étaient tellement estompés de vapeurs, et les franges de lhorizon tellement effilées sur le bord quil nétait guère possible de savoir le point précis où commençait le ciel et où finissait la terre: un gris un peu plus opaque, une brume un peu plus épaisse indiquaient dune manière vague léloignement et la différence des plans. À travers ce rideau, les saules, avec leurs têtes cendrées, avaient plutôt lair de spectres darbres que darbres véritables; les sinuosités des collines ressemblaient plutôt aux ondulations dun entassement de nuées quau gisement dun terrain solide. Les contours des objets tremblaient à loeil, et une espèce de trame grise dune finesse inexprimable, pareille à une toile daraignée, sétendait entre les devants du paysage et les fuyantes profondeurs; aux endroits ombrés, les hachures se dessinaient en clair beaucoup plus nettement, et laissaient voir les mailles du réseau; aux places plus éclairées, ce filet de brume était insensible, et se confondait dans une lueur diffuse. Il y avait dans lair quelque chose dassoupi, dhumidement tiède et de doucement terne qui prédisposait singulièrement à la mélancolie. Tout en allant, je pensais que lautomne était venu aussi pour moi, et que lété rayonnant était passé sans retour; larbre de mon âme était peut-être encore plus effeuillé que les arbres des forêts; à peine restait-il à la plus haute branche une seule petite feuille verte qui se balançait en frissonnant, toute triste de voir ses soeurs la quitter une à une. Reste sur larbre, ô petite feuille couleur despérance, retiens- toi à la branche de toute la force de tes nervures et de tes fibres; ne te laisse pas effrayer par les sifflements du vent, ô bonne petite feuille! car, lorsque tu mauras quitté, qui pourra distinguer si je suis un arbre mort ou vivant, et qui empêchera le bûcheron de mentailler le pied à coups de hache et de faire des fagots avec mes branches? -- Il nest pas encore le temps où les arbres nont plus de feuilles, et le soleil peut encore se débarrasser des langes de brouillard qui lenvironnent. Ce spectacle de la saison mourante me fit beaucoup dimpression. Je pensais que le temps fuyait vite, et que je pourrais mourir sans avoir serré mon idéal sur mon coeur. En rentrant chez moi, jai pris une résolution. -- Puisque je ne pouvais me décider à parler, jai écrit toute ma destinée sur un carré de papier. -- Il est peut-être ridicule décrire à quelquun qui demeure dans la même maison que vous, que lon peut voir tous les jours, à toute heure; mais je nen suis plus à regarder ce qui est ridicule ou non. Jai cacheté ma lettre non sans trembler et sans changer de couleur; puis, choisissant le moment où Théodore était sorti, je lai posée sur le milieu de la table, et je me suis enfui aussi troublé que si javais commis la plus abominable action du monde. Chapitre 12 _Je tai promis la suite de mes aventures..._ Je tai promis la suite de mes aventures; mais en vérité je suis si paresseuse à écrire quil faut que je taime comme la prunelle de mon oeil, et que je te sache plus curieuse quÈve ou Psyché, pour me mettre devant une table avec une grande feuille de papier toute blanche quil faut rendre toute noire, et un encrier plus profond que la mer, dont chaque goutte se doit tourner en pensées, ou du moins en quelque chose qui y ressemble, sans prendre la résolution subite de monter à cheval et de faire, à bride abattue, les quatre-vingts énormes lieues qui nous séparent, pour taller conter de vive voix ce que je vais taligner en pieds de mouche imperceptibles, afin de ne pas être effrayée moi-même du volume prodigieux de mon odyssée picaresque. Quatre-vingts lieues! songer quil y a tout cet espace entre moi et la personne que jaime le mieux au monde! -- Jai bien envie de déchirer ma lettre et de faire seller mon cheval. -- Mais je ny pensais plus, -- avec lhabit que je porte, je ne pourrais approcher de toi, et reprendre la vie familière que nous menions ensemble lorsque nous étions petites filles bien naïves et bien innocentes: si jamais je reprends des jupes, ce sera assurément pour ce motif. Je tai laissée, je crois, au départ de lauberge où jai passé une si drôle de nuit et où ma vertu a pensé faire naufrage en sortant du port. -- Nous partîmes tous ensemble, allant du même côté. -- Mes compagnons sextasièrent beaucoup sur la beauté de mon cheval, qui effectivement est de race et lun des meilleurs coureurs qui soient; -- cela me grandit dune demi-coudée au moins dans leur estime, et ils ajoutèrent à mon propre mérite tout le mérite de ma monture. Cependant ils parurent craindre quelle ne fût trop fringante et trop fougueuse pour moi. -- Je leur dis quils eussent à calmer leur crainte, et, pour leur montrer quil ny avait point de danger, je lui fis faire plusieurs courbettes, -- puis je franchis une barrière assez élevée, et je pris le galop. La troupe essaya vainement de me suivre; je tournai bride quand je fus assez loin, et je revins à leur rencontre ventre à terre; quand je fus près deux, je retins mon cheval lancé sur ses quatre pieds et je larrêtai court: ce qui est, comme tu le sais ou comme tu ne le sais pas, un vrai tour de force. De lestime ils passèrent sans transition au plus profond respect. Ils ne se doutaient pas quun jeune écolier, tout récemment sorti de luniversité, était aussi bon écuyer que cela. Cette découverte quils firent me servit plus que sils avaient reconnu en moi toutes les vertus théologales et cardinales; -- au lieu de me traiter en petit jeune homme, ils me parlèrent sur un ton de familiarité obséquieuse qui me fit plaisir. En quittant mes habits, je navais pas quitté mon orgueil: -- nétant plus femme, je voulais être homme tout à fait et ne pas me contenter den avoir seulement lextérieur. -- Jétais décidée à avoir comme cavalier les succès auxquels je ne pouvais plus prétendre en qualité de femme. Ce qui minquiétait le plus, cétait de savoir comment je my prendrais pour avoir du courage; car le courage et ladresse aux exercices du corps sont les moyens par lesquels un homme fonde le plus aisément sa réputation. Ce nest pas que je sois timide pour une femme, et je nai pas ces pusillanimités imbéciles que lon voit à plusieurs; mais de là à cette brutalité insouciante et féroce qui fait la gloire des hommes il y a loin encore, et mon intention était de devenir un petit fier-à-bras, un tranche-montagne comme messieurs du bel air, afin de me mettre sur un bon pied dans le monde et de jouir de tous les avantages de ma métamorphose. Mais je vis par la suite que rien nétait plus facile et que la recette en était fort simple. Je ne te conterai pas, selon lusage des voyageurs, que jai fait tant de lieues tel jour, que jai été de cet endroit à cet autre, que le rôti que jai mangé dans lauberge du Cheval-Blanc ou de la Croix-de-Fer était cru ou brûlé; que le vin était aigre et que le lit où jai couché avait des rideaux à personnages ou à fleurs: ce sont des détails très importants et quil est bon de conserver à la postérité; mais il faudra que la postérité sen passe pour cette fois et que tu te résignes à ne pas savoir de combien de plats mon dîner était composé, et si jai bien ou mal dormi pendant le cours de mes voyages. Je ne te donnerai pas non plus une description exacte des différents paysages, des champs de blés et forêts, des cultures variées et des collines chargées de hameaux qui ont successivement passé devant mes yeux: cela est facile à supposer; prends un peu de terre, plantes-y quelques arbres et quelques brins dherbe, barbouille derrière cela un petit bout de ciel ou grisâtre ou bleu pâle, et tu auras une idée très suffisante du fond mouvant sur lequel se détachait notre petite caravane. -- Si, dans ma première lettre, je suis entrée en quelques détails de ce genre, veuille bien mexcuser, je ny retomberai plus: comme je nétais jamais sortie, la moindre chose me semblait dune importance énorme. Un des cavaliers, mon compagnon de lit, celui que javais été près de tirer par la manche dans la mémorable nuit dont je tai décrit tout au long les angoisses, se prit dune belle passion pour moi et tint tout le temps son cheval à côté du mien. À cette exception près, que je neusse pas voulu le prendre pour amant quand il meût apporté la plus belle couronne du monde, il ne me déplaisait pas autrement; il était instruit, et ne manquait ni desprit ni de bonne humeur: seulement, quand il parlait des femmes, cétait avec un ton de mépris et dironie pour lequel je lui eusse très volontiers arraché les deux yeux de la tête, dautant plus que, sous lexagération, il y avait dans ce quil disait beaucoup de choses dune vérité cruelle et dont mon habit dhomme me forçait de reconnaître la justice. Il minvita dune manière si pressante et à tant de reprises à venir voir avec lui une de ses soeurs sur la fin de son veuvage, et qui habitait en ce moment-là un vieux château avec une de ses tantes, que je ne pus le lui refuser. -- Je fis quelques objections pour la forme, car au fond il métait aussi égal daller là quautre part, et je pouvais tout aussi bien atteindre à mon but de cette façon que dune autre; et, comme il me dit que je le désobligerais assurément beaucoup si je ne lui accordais au moins quinze jours, je lui répondis que je voulais bien et que cétait une chose convenue. À un embranchement du chemin, -- le compagnon, en montrant le jambage droit de cet _Y_ naturel, me dit: -- Cest par là. Les autres nous donnèrent une poignée de main et sen furent de lautre côté. Après quelques heures de marche, nous arrivâmes au lieu de notre destination. Un fossé assez large, mais qui, au lieu deau, était rempli dune végétation abondante et touffue, séparait le parc du grand chemin; le revêtement était en pierre de taille; et, dans les angles, se hérissaient de gigantesques artichauts et des chardons de fer qui semblaient avoir poussé comme des plantes naturelles entre les blocs disjoints de la muraille: un petit pont dune arche traversait ce canal à sec et permettait darriver à la grille. Une haute allée dormes, arrondie en berceau et taillée à la vieille mode, se présentait dabord à vous; et, après lavoir suivie quelque temps, on débouchait dans une espèce de rond-point. Ces arbres avaient plutôt lair surannés que vieux; ils paraissaient avoir des perruques et être poudrés à blanc; on ne leur avait réservé quune petite houppe de feuillage au sommet de la tête; tout le reste était soigneusement émondé, en sorte quon les eût pris pour des plumets démesurés plantés en terre de distance en distance. Après avoir traversé le rond-point, couvert dune herbe fine soigneusement foulée au rouleau, il fallait encore passer sous une curieuse architecture de feuillage ornée de pots-à-feu, de pyramides et de colonnes dordre rustique, le tout pratiqué à grand renfort de ciseaux et de serpes dans un énorme massif de buis. -- Par différentes échappées on apercevait, à droite et à gauche, tantôt un château de rocaille à demi ruiné, tantôt lescalier rongé de mousse dune cascade tarie, ou bien un vase ou une statue de nymphe et de berger le nez et les doigts cassés, avec quelques pigeons perchés sur les épaules et sur la tête. Un grand parterre, dessiné à la française, sétendait devant le château; tous les compartiments étaient tracés avec du buis et du houx dans la plus rigoureuse symétrie; cela avait bien autant lair dun tapis que dun jardin: de grandes fleurs en parure de bal, le port majestueux et la mine sereine, comme des duchesses qui sapprêtent à danser le menuet, vous faisaient au passage une légère inclination de tête. Dautres, moins polies apparemment, se tenaient raides et immobiles, pareilles à des douairières qui font tapisserie. Des arbustes de toutes les formes possibles, si lon en excepte toutefois leur forme naturelle, ronds, carrés, pointus, triangulaires, avec des caisses vertes et grises, semblaient marcher professionnellement au long de la grande allée, et vous conduire par la main jusquaux premières marches du perron. Quelques tourelles, à demi engagées dans des constructions plus récentes, dépassaient la ligne de lédifice de toute la hauteur de leur éteignoir dardoises, et leurs girouettes de tôle taillées en queue daronde témoignaient dune assez honorable antiquité. Les fenêtres du pavillon du milieu donnaient toutes sur un balcon commun orné dune balustrade de fer extrêmement travaillée et dune grande richesse, et les autres étaient entourées de cadres de pierre avec des chiffres et des noeuds sculptés. Quatre à cinq grands chiens accoururent en aboyant à pleine gueule et en faisant des cabrioles prodigieuses. Ils gambadaient autour des chevaux et leur sautaient au nez: ils firent surtout fête au cheval de mon camarade, à qui probablement ils allaient souvent rendre visite dans lécurie, ou quils accompagnaient à la promenade. À tout ce tapage, arriva enfin une espèce de valet, lair moitié laboureur, moitié palefrenier, qui prit nos bêtes par la bride et les emmena. -- Je navais pas encore vu âme qui vive, si ce nest une petite paysanne effarée et sauvage comme un daim, qui sétait sauvée à notre aspect et tapie dans un sillon, derrière du chanvre, quoique nous leussions appelée à plusieurs reprises, et que nous eussions fait notre possible pour la rassurer. Personne ne paraissait aux fenêtres; on eût dit que le château était inhabité, ou du moins ne létait que par des esprits; car le moindre bruit ne transpirait pas au-dehors. Nous commencions à monter les premières marches du perron, en faisant sonner nos éperons, car nous avions les jambes un peu alourdies, lorsque nous entendîmes à lintérieur comme un bruit de portes ouvertes et fermées, comme si quelquun se hâtait à notre rencontre. En effet, une jeune femme parut sur le haut de la rampe, franchit en un bond lespace qui la séparait de mon compagnon, et se jeta à son cou. Celui-ci lembrassa très affectueusement, et, lui mettant le bras autour de la taille, il lenleva presque et la porta ainsi jusquau palier. -- Savez-vous que vous êtes bien aimable et bien galant pour un frère, mon cher Alcibiade? -- Nest-ce pas, monsieur, quil nest pas tout à fait inutile que je vous avertisse que cest mon frère, car en vérité il nen a pas trop les façons? dit la jeune belle en se retournant de mon côté. À quoi je répondis quon sy pouvait méprendre, et que cétait en quelque sorte un malheur que dêtre son frère et de se trouver ainsi exclu de la catégorie de ses adorateurs; que pour moi, si je létais, je deviendrais à la fois le plus malheureux et le plus heureux cavalier de la terre. -- Ce qui la fit doucement sourire. Tout en causant ainsi, nous entrâmes dans une salle basse dont les murs étaient décorés dune tapisserie de haute lisse de Flandre. - - De grands arbres à feuilles aiguës y soutenaient des essaims doiseaux fantastiques; les couleurs altérées par le temps produisaient de bizarres transpositions de nuances; le ciel était vert, les arbres bleu de roi avec des lumières jaunes et dans les draperies des personnages lombre était souvent dune couleur opposée au fond de létoffe; -- les chairs ressemblaient à du bois, et les nymphes qui se promenaient sous les ombrages déteints de la forêt avaient lair de momies démaillotées; leur bouche seule, dont la pourpre avait conservé sa teinte primitive, souriait avec une apparence de vie. Sur le devant, se hérissaient de hautes plantes dun vert singulier avec de larges fleurs panachées dont les pistils ressemblaient à des aigrettes de paon. Des hérons à la mine sérieuse et pensive, la tête enfoncée dans les épaules, leur long bec reposant sur leur jabot rebondi, se tenaient philosophiquement debout sur une de leurs maigres pattes, dans une eau dormante et noire, rayée de fils dargent ternis; par les échappées du feuillage, on voyait dans le lointain de petits châteaux avec des tourelles pareilles à des poivrières et des balcons chargés de belles dames en grands atours qui regardaient passer des cortèges ou des chasses. Des rocailles capricieusement dentelées, doù tombaient des torrents de laine blanche, se confondaient au bord de lhorizon avec des nuages pommelés. Une des choses qui me frappèrent le plus, ce fut une chasseresse qui tirait un oiseau. -- Ses doigts ouverts venaient de lâcher la corde, et la flèche était partie, mais, comme cet endroit de la tapisserie se trouvait à une encoignure, la flèche était de lautre côté de la muraille et avait décrit un grand crochet; pour loiseau, il senvolait sur ses ailes immobiles et semblait vouloir gagner une branche voisine. Cette flèche empennée et armée dune pointe dor, toujours en lair et narrivant jamais au but, faisait leffet le plus singulier, était comme un triste et douloureux symbole de la destinée humaine, et plus je la regardais, plus jy découvrais de sens mystérieux et sinistres. -- La chasseresse était là, debout, le pied tendu en avant, le jarret plié, son oeil aux paupières de soie tout grand ouvert et ne pouvant plus voir sa flèche déviée de son chemin: et semblait chercher avec anxiété le phénicoptère aux plumes bigarrées quelle voulait abattre et quelle sattendait à voir tomber devant elle percé de part en part. -- Je ne sais si cest une erreur de mon imagination, mais je trouvais à cette figure une expression aussi morne et aussi désespérée que celle dun poète qui meurt sans avoir écrit louvrage sur lequel il comptait pour fonder sa réputation, et que le râle impitoyable saisit au moment où il essaye de le dicter. Je te parle longuement de cette tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela nen vaut la peine; -- mais cest une chose qui ma toujours étrangement préoccupée, que ce monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse. Jaime passionnément cette végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui nexistent pas dans la réalité, ces forêts darbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix dor entre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de Sarrasins. Lorsque jétais petite, je nentrais guère dans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, et josais à peine my remuer. Toutes ces figures debout contre la muraille, et auxquelles londulation de létoffe et le jeu de la lumière prêtent une espèce de vie fantastique, me semblaient autant despions occupés à surveiller mes actions pour en rendre compte en temps et lieu, et je neusse pas mangé une pomme ou un gâteau volé en leur présence. Que de choses ces graves personnages auraient à dire, sils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si les sons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée. De combien de meurtres, de trahisons, dadultères infâmes et de monstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux et impassibles témoins!... Mais laissons la tapisserie et revenons à notre histoire. -- Alcibiade, je vais faire avertir ma tante de votre arrivée. -- Oh! cela nest pas fort pressé, ma soeur; asseyons-nous dabord et causons un peu. Je vous présente un cavalier qui a nom Théodore de Sérannes et qui passera quelque temps ici. Je nai pas besoin de vous recommander de lui faire bon accueil; -- il se recommande assez lui-même. (Je dis ce quil a dit; ne va pas intempestivement maccuser de fatuité.) La belle fit un petit mouvement de tête, comme pour donner son assentiment, et lon parla dautre chose. Tout en faisant la conversation, je la regardais en détail et je lexaminais plus attentivement que je navais pu le faire jusqualors. Elle pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans, et son deuil lui allait on ne peut mieux; à vrai dire, elle navait pas lair fort lugubre ni fort désolée, et je doute quelle eût mangé dans sa soupe les cendres de son Mausole en manière de rhubarbe. -- Je ne sais si elle avait pleuré abondamment son époux défunt; si elle lavait fait, en tout cas, il ny paraissait guère, et le joli mouchoir de batiste quelle tenait à sa main était aussi parfaitement sec que possible. Ses yeux nétaient pas rouges, mais au contraire les plus clairs et les plus brillants du monde, et lon eût en vain cherché sur ses joues le sillon par où avaient passé les larmes; il ny avait en vérité que deux petites fossettes creusées par lhabitude de sourire, et, pour une veuve, il est juste de dire quon lui voyait très fréquemment les dents: ce qui nétait certainement pas un spectacle désagréable, car elle les avait petites et bien rangées. Je lestimai tout dabord de ne sêtre pas crue obligée, parce quil lui était mort quelque mari, de se pocher les yeux et de se rendre le nez violet: je lui sus bon gré aussi de ne prendre aucune petite mine dolente et de parler naturellement avec sa voix sonore et argentine, sans traîner les mots et entrecouper ses phrases de vertueux soupirs. Cela me parut de fort bon goût; je la jugeai tout dabord une femme desprit, ce quelle est en effet. Elle était bien faite, le pied et la main très convenables; son costume noir était arrangé avec toute la coquetterie possible et si gaiement que le lugubre de la couleur disparaissait complètement, et quelle eût pu aller au bal ainsi habillée, sans que personne le trouvât étrange. Si jamais je me marie et que je devienne veuve, je lui demanderai un patron de sa robe, car elle lui va comme un ange. Après quelques propos, nous montâmes chez la vieille tante. Nous la trouvâmes assise dans un grand fauteuil à dos renversé, avec un petit tabouret sous son pied, et à côté delle un vieux chien tout chassieux et tout renfrogné, qui leva son museau noir à notre arrivée, et nous accueillit par un grognement très peu amical. Je nai jamais envisagé une vieille femme quavec horreur. Ma mère est morte toute jeune; sans doute, si je lavais vue lentement vieillir et que jeusse vu ses traits se déformer dans une progression imperceptible, je my fusse paisiblement habituée. -- Dans mon enfance, je nai été entourée que de figures jeunes et riantes, en sorte que jai gardé une antipathie insurmontable pour les vieilles gens. Aussi je frissonnai quand la belle veuve toucha de ses lèvres pures et vermeilles le front jaune de la douairière. -- Cest une chose que je ne saurais prendre sur moi. Je sais que lorsque jaurai soixante ans, je serai ainsi; -- cest égal, je ny puis rien faire, et je prie Dieu quil me fasse mourir jeune comme ma mère. Cependant cette vieille avait conservé de son ancienne beauté quelques linéaments simples et majestueux qui lempêchaient de tomber dans cette laideur de pomme cuite qui est le partage des femmes qui nont été que jolies ou simplement fraîches; ses yeux, quoique terminés à leurs angles par une patte de plis et recouverts dune paupière large et molle, avaient encore quelques étincelles de leur feu primitif, et lon voyait quils avaient dû, sous le règne de lautre roi, lancer des éclairs de passion à éblouir. Son nez mince et maigre, un peu recourbé en bec doiseau de proie, donnait à son profil une sorte de grandeur sérieuse que tempérait le sourire indulgent de sa lèvre autrichienne peinte de carmin, selon la mode du siècle passé. Son costume était antique sans être ridicule, et sharmonisait parfaitement avec sa figure; elle avait pour coiffure une simple cornette blanche avec une petite dentelle; ses mains, longues et amaigries, quon devinait avoir été fort belles, flottaient dans des mitaines sans pouce et sans doigts, une robe feuille-morte, brochée de ramages dune couleur plus foncée, une mante noire et un tablier de pou-de-soie gorge-de-pigeon complétaient son ajustement. Les vieilles femmes devraient toujours shabiller ainsi et respecter assez leur mort prochaine pour ne point se harnacher de plumes, de guirlandes de fleurs de rubans de couleurs tendres et de mille affiquets qui ne vont quà lextrême jeunesse. Elles ont beau faire des avances à la vie, la vie nen veut plus; -- elles en sont pour leurs frais, comme ces courtisanes surannées qui se plâtrent de rouge et de blanc, et que les muletiers ivres repoussent sur la borne avec des injures et des coups de pied. La vieille dame nous reçut avec cette aisance et cette politesse exquise qui est le partage des gens qui ont suivi lancienne cour, et dont le secret semble se perdre de jour en jour, comme tant dautres beaux secrets, et dune voix qui, bien que cassée et chevrotante, avait encore une grande douceur. Je parus lui plaire beaucoup, et elle me regarda très longtemps et très attentivement avec un air fort touché. -- Une larme se forma dans le coin de son oeil et descendit lentement dans une de ses grandes rides, où elle se perdit et se sécha. Elle me pria de lexcuser et me dit que je ressemblais fort à un fils quelle avait autrefois et qui avait été tué à larmée. Tout le temps que je demeurai au château, je fus, à cause de cette ressemblance, réelle ou imaginaire, traitée par la bonne dame avec une bienveillance extraordinaire et toute maternelle. Jy trouvais plus de charmes que je ne laurais cru dabord, car le plus grand plaisir que les personnes qui sont dâge me puissent faire, cest de ne me parler jamais et de sen aller quand jarrive. Je ne te conterai pas en détail et jour par jour ce que jai fait à R***. Si je me suis un peu étendue sur tout ce commencement, et si je tai esquissé avec quelque soin ces deux ou trois physionomies, soit de personnes, soit de lieux, cest quil marriva là des choses très singulières et pourtant fort naturelles, et que jaurais dû prévoir en prenant des habits dhomme. Ma légèreté naturelle me fit faire une imprudence dont je me repens cruellement, car elle a porté dans une bonne et belle âme un trouble que je ne puis apaiser sans découvrir ce que je suis et me compromettre gravement. Pour avoir parfaitement lair dun homme et me divertir un peu, je ne trouvai rien de mieux que de faire la cour à la soeur de mon ami. -- Cela me paraissait très drôle de me précipiter à quatre pattes lorsquelle laissait tomber son gant et de le lui rendre en faisant des révérences prosternées, de me pencher au dos de son fauteuil avec un petit air adorablement langoureux, et de lui couler dans le tuyau de loreille mille et un madrigaux on ne saurait plus charmants. Dès quelle voulait passer dune chambre à une autre, je lui présentais gracieusement la main; si elle montait à cheval, je lui tenais létrier, et, à la promenade, je marchais toujours à côté delle; le soir, je lui faisais la lecture et je chantais avec elle; -- bref, je macquittais avec une scrupuleuse exactitude de tous les devoirs dun cavalier servant. Je faisais toutes les mines que javais vu faire aux amoureux, ce qui mamusait et me faisait rire comme une vraie folle que je suis, lorsque je me trouvais seule dans ma chambre et que je réfléchissais à toutes les impertinences que je venais de débiter du ton le plus sérieux du monde. Alcibiade et la vieille marquise paraissaient voir cette intimité avec plaisir et nous laissaient fort souvent tête à tête. Je regrettais quelquefois de nêtre pas véritablement un homme pour en mieux profiter; si je lavais été, il naurait tenu quà moi, car notre charmante veuve semblait avoir parfaitement oublié le défunt, ou, si elle sen souvenait, elle eût été volontiers infidèle à sa mémoire. Ayant commencé sur ce ton, je ne pouvais guère honnêtement reculer, et il était fort difficile de faire une retraite avec armes et bagages; je ne pouvais cependant pas non plus dépasser une certaine limite et je ne savais guère être aimable quen paroles: -- jespérais attraper ainsi la fin du mois que je devais passer à R*** et me retirer avec promesse de revenir, sauf à nen rien faire. -- Je croyais quà mon départ la belle se consolerait, et en ne me voyant plus, maurait bientôt oubliée. Mais, en me jouant, javais éveillé une passion sérieuse et les choses tournèrent autrement: -- ce qui vous retrace une vérité très connue depuis longtemps, à savoir quil ne faut jamais jouer ni avec le feu ni avec lamour. Avant de mavoir vue, Rosette ne connaissait pas encore lamour. Mariée fort jeune à un homme beaucoup plus vieux quelle, elle navait pu sentir pour lui quune espèce damitié filiale; -- sans doute, elle avait été courtisée, mais elle navait pas eu damant, tout extraordinaire que la chose puisse paraître: ou les galants qui lui avaient rendu des soins étaient de minces séducteurs, ou, ce qui est plus probable, son heure nétait pas encore sonnée. -- Les hobereaux et les gentillâtres de province, parlant toujours de fumées et de laisses, de ragots et dandouillers, dhallali et de cerfs dix cors, et entremêlant le tout de charades dalmanach et de madrigaux moisis de vétusté, nétaient assurément guère faits pour lui convenir, et sa vertu navait pas eu beaucoup à se débattre pour ne leur point céder. -- Dailleurs, la gaieté et lenjouement naturel de son caractère la défendaient suffisamment contre lamour, cette molle passion qui a tant de prise sur les rêveurs et les mélancoliques; lidée que son vieux Tithon avait pu lui donner de la volupté devait être assez médiocre pour ne la point jeter en de grandes tentations den essayer encore, et elle jouissait doucement du plaisir dêtre veuve de si bonne heure et davoir encore tant dannées à être jolie. Mais, à mon arrivée, tout cela changea bien. -- Je crus dabord que, si je me fusse tenue avec elle entre les bornes étroites dune froide et exacte politesse, elle naurait pas fait autrement attention à moi; mais, en vérité, je fus obligée de reconnaître par la suite quil nen eût été ni plus ni moins, et que cette supposition, quoique fort modeste, était purement gratuite. Hélas! rien ne peut détourner lascendant fatal, et nul ne saurait éviter linfluence bienfaisante ou maligne de son étoile. La destinée de Rosette était de naimer quune fois dans sa vie et dun amour impossible; il faut quelle la remplisse, et elle la remplira. Jai été aimée, ô Graciosa! et cest une douce chose, quoique je ne laie été que par une femme, et que, dans un amour ainsi détourné, il y eût quelque chose de pénible qui ne se doit pas trouver dans lautre; -- oh! une bien douce chose! -- Quand on séveille la nuit et quon se relève sur son coude, se dire: -- Quelquun pense ou rêve à moi; on soccupe de ma vie; un mouvement de mes yeux ou de ma bouche fait la joie ou la tristesse dune autre créature; une parole que jai laissée tomber au hasard est recueillie avec soin, commentée et retournée des heures entières; je suis le pôle où se dirige un aimant inquiet; ma prunelle est un ciel, ma bouche est un paradis plus souhaité que le véritable; je mourrais, une pluie tiède de larmes réchaufferait ma cendre, mon tombeau serait plus fleuri quune corbeille de noce; si jétais en danger, quelquun se jetterait entre la pointe de lépée et ma poitrine; on se sacrifierait pour moi! -- cest beau; et je ne sais pas ce que lon peut souhaiter de plus au monde. Cette pensée me faisait un plaisir que je me reprochais, car pour tout cela je navais rien à donner, et jétais dans la position dune personne pauvre qui accepte des présents dun ami riche et généreux, sans espoir de pouvoir jamais lui en faire à son tour. Cela me charmait dêtre adorée ainsi, et par instants je me laissais faire avec une singulière complaisance. À force dentendre tout le monde mappeler monsieur, et de me voir traiter comme si jétais un homme, joubliais insensiblement que jétais femme; -- mon déguisement me semblait mon habit naturel, et il ne me souvenait pas den avoir jamais porté dautre; je ne songeais plus que je nétais au bout du compte quune petite évaporée qui sétait fait une épée de son aiguille, et une paire de culottes en coupant une de ses jupes. Beaucoup dhommes sont plus femmes que moi. -- Je nai guère dune femme que la gorge, quelques lignes plus rondes, et des mains plus délicates; la jupe est sur mes hanches et non dans mon esprit. Il arrive souvent que le sexe de lâme ne soit point pareil à celui du corps, et cest une contradiction qui ne peut manquer de produire beaucoup de désordre. -- Moi, par exemple, si je navais pas pris cette résolution, folle en apparence, mais très sage au fond, de renoncer aux habits dun sexe qui nest le mien que matériellement et par hasard, jeusse été fort malheureuse: jaime les chevaux, lescrime, tous les exercices violents, je me plais à grimper et à courir çà et là comme un jeune garçon; il mennuie de me tenir assise les deux pieds joints, les coudes collés au flanc, de baisser modestement les yeux, de parler dune petite voix flûtée et mielleuse, et de faire passer dix millions de fois un bout de laine dans les trous dun canevas; -- je naime pas à obéir le moins du monde, et le mot que je dis le plus souvent est: -- Je veux. -- Sous mon front poli et mes cheveux de soie remuent de fortes et viriles pensées; toutes les précieuses niaiseries qui séduisent principalement les femmes ne mont jamais que médiocrement touchée, et, comme Achille déguisé en jeune fille, je laisserais volontiers le miroir pour une épée. -- La seule chose qui me plaise des femmes, cest leur beauté; -- malgré les inconvénients qui en résultent, je ne renoncerais pas volontiers à ma forme, quoique mal assortie à lesprit quelle enveloppe. Cétait quelque chose de neuf et de piquant quune pareille intrigue, et je men serais fort amusée, si elle navait pas été prise au sérieux par la pauvre Rosette. Elle se mit à maimer avec une naïveté et une conscience admirables, de toute la force de sa belle et bonne âme, -- de cet amour que les hommes ne comprennent pas et dont ils ne sauraient se faire même une lointaine idée, délicatement et ardemment, comme je souhaiterais dêtre aimée, et comme jaimerais, si je rencontrais la réalité de mon rêve. Quel beau trésor perdu, quelles perles blanches et transparentes comme jamais les plongeurs nen trouveront dans lécrin de la mer! quelles suaves haleines, quels doux soupirs dispersés dans les airs, et qui auraient pu être recueillis par des lèvres amoureuses et pures! Cette passion aurait pu rendre un jeune homme si heureux! tant dinfortunés, beaux, charmants, bien doués, pleins de coeur et desprit, ont vainement supplié à genoux dinsensibles et mornes idoles! tant dâmes tendres et bonnes se sont jetées de désespoir dans les bras des courtisanes, ou se sont éteintes silencieusement comme des lampes dans des tombeaux, et qui auraient été sauvées de la débauche et de la mort par un sincère amour! Quelle bizarrerie dans la destinée humaine! et que le hasard est un grand railleur! Ce que tant dautres avaient désiré ardemment me venait, à moi qui nen voulais pas et ne pouvais pas en vouloir. Il prend fantaisie à une jeune fille capricieuse de courir le pays en habits dhomme pour savoir un peu à quoi sen tenir sur le compte de ses amants futurs; elle couche dans une auberge avec un digne frère qui lamène par le bout du doigt devant sa soeur, qui na rien de plus pressé que den devenir amoureuse comme une chatte, comme une colombe, comme tout ce quil y a damoureux et de langoureux au monde. -- Il est bien évident que, si jeusse été un jeune homme et que cela eût pu me servir à quelque chose, il en eût été tout autrement, et que la dame meût prise en horreur. -- La fortune aime assez à donner des pantoufles à ceux qui ont des jambes de bols, et des gants à ceux qui nont pas de mains; -- lhéritage qui aurait pu vous faire vivre à votre aise vous vient ordinairement le jour de votre mort. Jallais quelquefois, non pas aussi souvent quelle aurait voulu, voir Rosette dans sa ruelle; quoique habituellement elle ne reçût que debout, cependant, en ma faveur, on passait par là-dessus. -- On eût passé par-dessus bien dautres choses, si jeusse voulu; -- mais, comme on dit, la plus belle fille ne peut donner que ce quelle a, et ce que javais neût pas été dune grande utilité à Rosette. Elle me tendait sa petite main à baiser; -- javoue que je ne la baisais pas sans quelque plaisir, car elle est fort douce, très blanche, exquisément parfumée, et moelleusement attendrie par une naissante moiteur; je la sentais frissonner et se contracter sous mes lèvres, dont je prolongeais malicieusement la pression. -- Alors Rosette, tout émue et dun air suppliant, tournait vers moi ses longs yeux chargés de volupté et inondés dune lueur humide et transparente, puis elle laissait retomber sur son oreiller sa jolie tête, quelle avait un peu soulevée pour me mieux recevoir. -- Je voyais sous le drap onder sa gorge inquiète et tout son corps sagiter brusquement. -- Certes, quelquun qui eût été en état doser eût pu oser beaucoup, et à coup sûr lon eût été reconnaissant de ses témérités, et on lui eût su gré davoir sauté quelques chapitres du roman. Je restais là une heure ou deux avec elle, ne quittant pas sa main que javais reposée sur la couverture; nous faisions des causeries interminables et charmantes; car, bien que Rosette fût très préoccupée de son amour, elle se croyait trop sûre du succès pour ne pas garder presque toute sa liberté et son enjouement desprit. -- De temps à autre seulement, sa passion jetait sur sa gaieté un voile transparent de douce mélancolie, qui la rendait encore plus piquante. En effet, il eût été inouï quun jeune débutant, comme jen avais les apparences, ne se trouvât pas fort heureux dune telle bonne fortune et nen profitât pas de son mieux. Rosette, effectivement, nétait point faite de façon à rencontrer de grandes cruautés, -- et, nen sachant pas davantage à mon endroit, elle comptait sur ses charmes et sur ma jeunesse à défaut de mon amour. Cependant, comme cette situation commençait à se prolonger un peu au-delà des bornes naturelles, elle en prit de linquiétude, et cétait à peine si un redoublement de phrases flatteuses et de belles protestations lui pouvait redonner sa première sécurité. Deux choses létonnaient en moi, et elle remarquait dans ma conduite des contradictions quelle ne pouvait concilier: -- cétait ma chaleur de paroles et ma froideur daction. Tu le sais mieux que personne, ma chère Graciosa, mon amitié a tous les caractères dune passion; elle est subite, ardente, vive exclusive, elle a de lamour jusquà la jalousie, et javais pour Rosette une amitié presque pareille à celle que jai pour toi. -- On pouvait se tromper à moins. -- Rosette sy trompa dautant plus complètement que lhabit que je portais ne lui permettait guère davoir une autre idée. Comme je nai encore aimé aucun homme, lexcès de ma tendresse sest en quelque sorte épanché dans mes amitiés avec les jeunes filles et les jeunes femmes; jy ai mis le même emportement et la même exaltation que je mets à tout ce que je fais, car il mest impossible dêtre modérée en quelque chose, et surtout dans ce qui regarde le coeur. Il ny a à mes yeux que deux classes de gens, les gens que jadore et ceux que jexècre; les autres sont pour moi comme sils nétaient pas, et je pousserais mon cheval sur eux comme sur le grand chemin: ils ne diffèrent pas dans mon esprit des pavés et des bornes. Je suis naturellement expansive, et jai des manières très caressantes. -- Quelquefois, oubliant la portée quavaient de telles démonstrations, tout en me promenant avec Rosette, je lui passais le bras autour du corps, comme je le faisais lorsque nous nous promenions ensemble dans lallée solitaire au bout du jardin de mon oncle; ou bien, penchée au dos de son fauteuil pendant quelle brodait, je roulais sur mes doigts les petits poils follets qui blondissaient sur sa nuque ronde et potelée, ou je polissais du revers de la main ses beaux cheveux tendus par le peigne, et je leur redonnais du lustre, -- ou bien cétait quelque autre de ces mignardises que tu sais mêtre habituelles avec mes chères amies. Elle se donnait bien de garde dattribuer ces caresses à une simple amitié. Lamitié, comme on la conçoit ordinairement, ne va pas jusque-là; mais voyant que je nallais pas plus loin, elle sétonnait intérieurement et ne savait trop que penser; elle sarrêta à ceci: que cétait une trop grande timidité de ma part, provenant de mon extrême jeunesse et du manque dhabitude dans les commerces amoureux, et quil me fallait encourager par toutes sortes davances et de bontés. En conséquence, elle avait soin de me ménager une foule doccasions de tête-à-tête dans des endroits propres à menhardir par leur solitude et leur éloignement de tout bruit et de tout importun; elle me fit faire plusieurs promenades dans les grands bois, pour essayer si la rêverie voluptueuse et les désirs amoureux quinspire aux âmes tendres lombre touffue et propice des forêts ne pourraient pas se détourner à son profit. Un jour, après mavoir fait errer longtemps à travers un parc très pittoresque qui sétendait au loin derrière le château, et dont je ne connaissais que les parties qui avoisinaient les bâtiments, elle mamena, par un petit sentier capricieusement contourné et bordé de sureaux et de noisetiers, jusquà une cabane rustique, une espèce de charbonnière, bâtie en rondins posés transversalement, avec un toit de roseaux, et une porte grossièrement faite de cinq ou six pièces de bois à peine rabotées, dont les interstices étaient étoupes de mousses et de plantes sauvages; tout à côté, entre les racines verdies de grands frênes à lécorce dargent, tachetés çà et là de plaques noires, jaillissait une forte source, qui, à quelques pas plus loin, tombait par deux gradins de marbre dans un bassin tout rempli de cresson plus vert que lémeraude. -- Aux endroits où il ny avait pas de cresson, on apercevait un sable fin et blanc comme la neige; cette eau était dune transparence de cristal et dune froideur de glace; sortant de terre tout à coup, et nétant jamais effleurée par le plus faible rayon de soleil, sous ces ombrages impénétrables, elle navait pas le temps de sattiédir ni de se troubler. -- Malgré leur crudité, jaime ces eaux de source, et, voyant celle-là si limpide, je ne pus résister au désir den boire; je me penchai et jen puisai à plusieurs reprises dans le creux de la main, nayant pas dautre vase à ma disposition. Chapitre 12 _Rosette témoigna, pour apaiser sa soif..._ Rosette témoigna, pour apaiser sa soif, le désir de boire aussi de cette eau, et me pria de lui en apporter quelques gouttes, nosant pas, disait-elle, se pencher autant quil le fallait pour y atteindre. -- Je plongeai mes deux mains aussi exactement jointes que possible dans la claire fontaine, ensuite je les haussai comme une coupe jusquaux lèvres de Rosette, et je les tins ainsi jusquà ce quelle eût tari leau quelles renfermaient, ce qui ne fut pas long, car il y en avait fort peu, et ce peu dégouttait à travers mes doigts, si serrés que je les tinsse; cela faisait un fort joli groupe, et il eût été à désirer quun sculpteur se fût trouvé là pour en tirer le crayon. Quand elle eut presque achevé, ayant ma main près de ses lèvres, elle ne put sempêcher de la baiser, de manière cependant à ce que je pusse croire que cétait une aspiration pour épuiser la dernière perle deau amassée dans ma paume; mais je ne my trompai pas, et la charmante rougeur qui lui couvrit subitement le visage la dénonçait assez. Elle reprit mon bras, et nous nous dirigeâmes du côté de la cabane. La belle marchait aussi près de moi que possible, et se penchait en me parlant de façon à ce que sa gorge portât entièrement sur ma manche; position extrêmement savante, et capable de troubler tout autre que moi; jen sentais parfaitement le contour ferme et pur et la douce chaleur; de plus, jy pouvais remarquer une ondulation précipitée qui, fût-elle affectée ou vraie, nen était pas moins flatteuse et engageante. Nous arrivâmes ainsi à la porte de la cabane, que jouvris dun coup de pied; je ne mattendais assurément pas au spectacle qui soffrit à mes yeux. -- Je croyais que la hutte était tapissée de joncs avec une natte par terre et quelques escabeaux pour se reposer: -- point du tout. Cétait un boudoir meublé avec toute lélégance imaginable. -- Les dessus de portes et de glaces représentaient les scènes les plus galantes des _Métamorphoses _dOvide: Salmacis et Hermaphrodite, Vénus et Adonis, Apollon et Daphné, et autres amours mythologiques en camaïeu lilas clair; -- les trumeaux étaient faits de roses pompons, sculptés fort mignonnement, et de petites marguerites dont, par un raffinement de luxe, les coeurs seulement étaient dorés et les feuilles argentées. Une ganse dargent bordait tous les meubles et relevait une tenture du bleu le plus doux qui se puisse trouver, et merveilleusement propre à faire ressortir la blancheur et léclat de la peau; mille charmantes curiosités chargeaient la cheminée, les consoles et les étagères, et il y avait un luxe de duchesses, de chaises longues et de sofas, qui montrait suffisamment que ce réduit nétait pas destiné à des occupations bien austères, et quassurément lon ne sy macérait pas. Une belle pendule rocaille, posée sur un piédouche richement incrusté, faisait face à un grand miroir de Venise et sy répétait avec des brillants et des reflets singuliers. Du reste, elle était arrêtée, comme si ceût été une chose superflue que de marquer les heures dans un lieu destiné à les oublier. Je dis à Rosette que ce raffinement de luxe me plaisait, que je trouvais quil était de fort bon goût de cacher la plus grande recherche sous une apparence de simplicité, et que japprouvais fort quune femme eût des jupons brodés et des chemises garnies de matines avec un pardessus de simple toile; cétait une attention délicate pour lamant quelle avait ou quelle pouvait avoir, dont on ne saurait être assez reconnaissant, et quà coup sûr il valait mieux mettre un diamant dans une noix quune noix dans une boîte dor. Rosette, pour me prouver quelle était de mon avis, releva un peu sa robe, et me fit voir le bord dun jupon très richement brodé de grandes fleurs et de feuillages; il naurait tenu quà moi dêtre admise au secret de plus grandes magnificences intérieures; mais je ne demandai pas à voir si la splendeur de la chemise répondait à celle de la jupe: il est probable que le luxe nen était pas moindre. -- Rosette laissa retomber le pli de sa robe, fâchée de navoir pas montré davantage. -- Cependant cette exhibition lui avait servi à faire voir le commencement dun mollet parfaitement tourné et donnant les meilleures idées ascensionnelles. -- Cette jambe, quelle tendait en avant pour mieux étaler sa jupe, était vraiment dune finesse et dune grâce miraculeuses dans son bas de soie gris de perle bien juste et bien tiré, et la petite mule à talon ornée dune touffe de rubans qui la terminait ressemblait à la pantoufle de verre chaussée par Cendrillon. Je lui en fis de très sincères compliments, et je lui dis que je ne connaissais guère de plus jolie jambe et de plus petit pied, et que je ne pensais pas quil fût possible de les avoir mieux faits. -- À quoi elle répondit avec une franchise et une ingénuité toute charmante et toute spirituelle: -- Cest vrai. Puis elle fut à un panneau pratique dans le mur, elle en tira un ou deux flacons de liqueurs et quelques assiettes de confitures et de gâteaux, posa le tout sur un petit guéridon, et se vint asseoir près de moi dans une dormeuse assez étroite, de sorte que je fus obligée, pour nêtre point trop gênée, de lui passer le bras derrière la taille. Comme elle avait les deux mains libres, et que je navais précisément que la gauche dont je me pusse servir, elle me versait elle-même à boire, et mettait des fruits et des sucreries sur mon assiette; bientôt même, voyant que je my prenais assez maladroitement, elle me dit: -- Allons, laissez cela; je men vais vous donner la becquée, petit enfant, puisque vous ne savez pas manger tout seul. Et elle me portait elle-même les morceaux à la bouche, et me forçait à les avaler plus vite que je ne le voulais, en les poussant avec ses jolis doigts, absolument comme on fait aux oiseaux que lon empâte, ce qui la faisait beaucoup rire. -- Je ne pus guère me dispenser de rendre à ses doigts le baiser quelle avait donné tout à lheure à la paume de mes mains, et comme pour men empêcher, mais au fond pour me fournir loccasion de mieux appuyer mon baiser, elle me frappa la bouche à deux ou trois reprises avec le revers de sa main. Elle avait bu deux ou trois doigts de crème des Barbades avec un verre de vin des Canaries, et moi à peu près autant. Ce nétait pas beaucoup assurément; mais il y en avait assez pour égayer deux femmes habituées à ne boire que de leau à peine trempée -- Rosette se laissait aller en arrière et se renversait sur mon bras très amoureusement. -- Elle avait jeté son mantelet, et lon voyait le commencement de sa gorge tendue et mise en arrêt par cette position cambrée; -- le ton en était dune délicatesse et dune transparence ravissantes; la forme, dune finesse et en même temps dune solidité merveilleuses. Je la contemplai quelque temps avec une émotion et un plaisir indéfinissables, et cette réflexion me vint que les hommes étaient plus favorisés que nous dans leurs amours, que nous leur donnions à posséder les plus charmants trésors, et quils navaient rien de pareil à nous offrir. -- Quel plaisir ce doit être de parcourir de ses lèvres cette peau si fine et si polie, et ces contours si bien arrondis, qui semblent aller au-devant du baiser et le provoquer! ces chairs satinées, ces lignes ondoyantes et qui senveloppent les unes dans les autres, cette chevelure soyeuse et si douce à toucher; quels motifs inépuisables de délicates voluptés que nous navons pas avec les hommes! -- Nos caresses, à nous, ne peuvent guère être que passives, et cependant il y a plus de plaisir à donner quà recevoir. Voilà des remarques que je neusse assurément pas faites lannée passée, et jaurais bien pu voir toutes les gorges et toutes les épaules du monde, sans minquiéter si elles étaient dune bonne ou mauvaise forme; mais, depuis que jai quitté les habits de mon sexe et que je vis avec les jeunes gens, il sest développé en moi un sentiment qui métait inconnu: -- le sentiment de la beauté. Les femmes en sont habituellement privées, je ne sais trop pourquoi car elles sembleraient dabord plus à même den juger que les hommes; -- mais, comme ce sont elles qui la possèdent, et que la connaissance de soi-même est la plus difficile de toutes, il nest pas étonnant quelles ny entendent rien. -- Ordinairement, si une femme trouve une autre femme jolie, on peut être sûr que cette dernière est fort laide, et que pas un homme ny fera attention. -- En revanche, toutes les femmes dont les hommes vantent la beauté et la grâce sont trouvées unanimement abominables et minaudières par tout le troupeau enjuponné; ce sont des cris et des clameurs à nen plus finir. Si jétais ce que je parais être, je ne prendrais pas dautre guide dans mes choix, et la désapprobation des femmes me serait un certificat de beauté suffisant. Maintenant jaime et je connais la beauté; les habits que je porte me séparent de mon sexe, et môtent toute espèce de rivalité; je suis à même den juger mieux quun autre. -- Je ne suis plus une femme, mais je ne suis pas encore un homme, et le désir ne maveuglera pas jusquà prendre des mannequins pour des idoles; je vois froidement et sans prévention ni pour ni contre, et ma position est aussi parfaitement désintéressée que possible. La longueur et la finesse des cils, la transparence des tempes, la limpidité du cristallin, les enroulements de loreille, le ton et la qualité des cheveux, laristocratie des pieds et des mains, lemmanchement plus ou moins délié des jambes et des poignets, mille choses à quoi je ne prenais pas garde qui constituent la réelle beauté et prouvent la pureté de race me guident dans mes appréciations, et ne me permettent guère de me tromper. -- Je crois quon pourrait accepter les yeux fermés une femme dont jaurais dit: -- En vérité, elle nest pas mal. Par une conséquence toute naturelle, je me connais beaucoup mieux en tableaux quauparavant, et, quoique je naie des maîtres quune teinture fort superficielle, il serait difficile de me faire passer un mauvais ouvrage pour bon; je trouve à cette étude un charme singulier et profond; car, comme toute chose au monde, la beauté morale ou physique veut être étudiée, et ne se laisse pas pénétrer tout dabord. Mais revenons à Rosette; de ce sujet à elle, la transition nest pas difficile, et ce sont deux idées qui sappellent lune lautre. Comme je lai dit, la belle était renversée sur mon bras, et sa tête portait contre mon épaule; lémotion nuançait ses belles joues dune tendre couleur rose, que rehaussait admirablement le noir foncé dune petite mouche très coquettement posée; ses dents luisaient à travers son sourire comme des gouttes de pluie au fond dun pavot, et ses cils, abaissés à demi, augmentaient encore léclat humide de ses grands yeux; -- un rayon de jour faisait jouer mille brillants métalliques sur sa chevelure soyeuse et moirée, dont quelques boucles sétaient échappées et roulaient, en forme de repentirs, au long de son cou rond et potelé, dont elles faisaient valoir la chaude blancheur; quelques petits cheveux follets, plus mutins que les autres, se détachaient de la masse, et se contournaient en spirales capricieuses, dorées de reflets singuliers, et qui, traversées par la lumière, prenaient toutes les nuances du prisme: -- on eût dit de ces fils dor qui entourent la tête des vierges dans les anciens tableaux. -- Nous gardions toutes les deux le silence, et je mamusais à suivre, sous la transparence nacrée de ses tempes, ses petites veines bleu dazur et la molle et insensible dégradation du duvet à lextrémité de ses sourcils. La belle semblait se recueillir en elle-même et se bercer dans des rêves de volupté infinie; ses bras pendaient au long de son corps aussi ondoyants et aussi moelleux que des écharpes dénouées; sa tête sinclinait de plus en plus en arrière, comme si les muscles qui la soutenaient eussent été coupés ou trop faibles pour la soutenir. Elle avait ramené ses deux petits pieds sous son jupon, et était parvenue à se blottir entièrement dans langle de la causeuse que joccupais, en sorte que, bien que ce meuble fût trop étroit, il y avait un grand espace vide de lautre côté. Son corps, facile et souple, se modelait sur le mien comme de la cire, et en prenait tout le contour extérieur aussi exactement que possible: -- leau ne se fût pas insinuée plus précisément dans toutes les sinuosités de la ligne. -- Ainsi appliquée à mon flanc, elle avait lair de ce double trait que les peintres ajoutent à leur dessin du côté de lombre, afin de le rendre plus gras et plus nourri. -- Il ny a quune femme amoureuse pour avoir de ces ondulations et de ces enlacements. -- Les lierres et les saules sont bien loin de là. La douce chaleur de son corps me pénétrait à travers ses habits et les miens; mille ruisseaux magnétiques rayonnaient autour delle; sa vie tout entière semblait avoir passé en moi et lavoir abandonnée complètement. De minute en minute, elle languissait et mourait et ployait de plus en plus: une légère sueur perlait sur son front lustré: ses yeux se trempaient, et deux ou trois fois elle fit le mouvement de lever ses mains comme pour les cacher; mais, à moitié chemin, ses bras lassés retombèrent sur ses genoux, et elle ne put y parvenir; -- une grosse larme déborda de sa paupière et roula sur sa joue brûlante, où elle fut bientôt séchée. Ma situation devenait fort embarrassante et passablement ridicule; -- je sentais que je devais avoir lair énormément stupide, et cela me contrariait au dernier point, quoiquil ne fût pas en mon pouvoir de prendre un autre air que celui-là. -- Les façons entreprenantes métaient interdites, et cétaient les seules qui eussent été convenables. Jétais trop sûre de ne pas éprouver de résistance pour my risquer, et, en vérité, je ne savais pas de quel bois faire flèche. Dire des galanteries et débiter des madrigaux, cela eût été bon dans le commencement, mais rien neût paru plus fade au point où nous en étions arrivées; -- me lever et sortir eût été de la dernière grossièreté; et dailleurs, je ne réponds pas que Rosette neût pas fait la Putiphar et ne meût retenue par le coin de mon manteau. -- Je naurais eu aucun motif vertueux à lui donner de ma résistance; et puis, je lavouerai à ma honte, cette scène, tout équivoque que le caractère en fût pour moi, ne manquait pas dun certain charme qui me retenait plus quil neût fallu; cet ardent désir méchauffait de sa flamme, et jétais réellement fâchée de ne le pouvoir satisfaire: je souhaitai même dêtre un homme, comme effectivement je le paraissais, afin de couronner cet amour, et je regrettai fort que Rosette se trompât. Ma respiration se précipitait, je sentais des rougeurs me monter à la figure, et je nétais guère moins troublée que ma pauvre amoureuse. -- Lidée de la similitude de sexe seffaçait peu à peu pour ne laisser subsister quune vague idée de plaisir; mes regards se voilaient, mes lèvres tremblaient, et, si Rosette eût été un cavalier au lieu dêtre ce quelle était, elle aurait eu, à coup sûr, très bon marché de moi. À la fin, ny pouvant tenir, elle se leva brusquement en faisant une espèce de mouvement spasmodique, et se mit à marcher dans la chambre avec une grande activité; puis elle sarrêta devant le miroir, et rajusta quelques mèches de ses cheveux, qui avaient perdu leur pli. Pendant cette promenade, je faisais une pauvre figure, et je ne savais guère quelle contenance tenir. Elle sarrêta devant moi et parut réfléchir. Elle pensa quune timidité enragée me retenait seule, que jétais plus écolier quelle ne lavait cru dabord. -- Hors delle-même et montée au plus haut degré dexaspération amoureuse, elle voulut tenter un suprême effort et jouer le tout pour le tout, au risque de perdre la partie. Elle vint à moi, sassit sur mes genoux plus prompte que léclair, me passa les bras autour du cou, croisa ses mains derrière ma tête, et sa bouche se prit à la mienne avec une étreinte furieuse; je sentais sa gorge, demi-nue et révoltée, bondir contre ma poitrine, et ses doigts enlacés se crisper dans mes cheveux. -- Un frisson me courut tout le long du corps, et les pointes de mes seins se dressèrent. Rosette ne quittait pas ma bouche; ses lèvres enveloppaient mes lèvres, ses dents choquaient mes dents, nos souffles se mêlaient. -- Je me reculai un instant, et je tournai deux ou trois fois la tête pour éviter ce baiser; mais un attrait invincible me fit revenir en avant, et je le lui rendis presque aussi ardent quelle me lavait donné. Je ne sais pas trop ce que tout cela fût devenu, si de grands abois ne se fussent fait entendre au-dehors de la porte avec un bruit comme de pieds qui grattaient. La porte céda, et un beau lévrier blanc entra dans la cabane en jappant et en gambadant. Rosette se releva subitement, et dun bond elle sélança à lextrémité de la chambre: le beau lévrier blanc sautait autour delle allègrement et joyeusement, et tâchait datteindre ses mains pour les lécher; elle était si troublée quelle eut bien de la peine à rajuster son mantelet sur ses épaules. Ce lévrier était le chien favori de son frère Alcibiade: il ne le quittait jamais, et, quand on le voyait arriver, lon pouvait être sûr que le maître nétait pas loin; -- cest ce qui avait si fort effrayé la pauvre Rosette. Effectivement, Alcibiade lui-même entra une minute après tout botté et tout éperonné, avec son fouet à la main: -- Ah! vous voilà, dit-il; je vous cherche depuis une heure, et je ne vous eusse assurément pas trouvés, si mon brave lévrier Snug ne vous eût déterrés dans votre cachette. Et il jeta sur sa soeur un regard moitié sérieux, moitié enjoué, qui la fit rougir jusquau blanc des yeux. -- Vous aviez apparemment des sujets bien épineux à traiter que vous vous étiez retirés dans une aussi profonde solitude? -- vous parliez sans doute de théologie et de la double nature de lâme? -- Oh! mon Dieu, non: -- nos occupations nétaient pas, à beaucoup près, si sublimes; nous mangions des gâteaux, et nous parlions de modes; -- voilà tout. -- Je nen crois rien; vous maviez lair profondément enfoncés dans quelque dissertation sentimentale; -- mais, pour vous distraire de vos conversations vaporeuses, je crois quil ne serait pas mauvais que vous vinssiez faire un tour à cheval avec moi. -- Jai une nouvelle jument que je veux essayer. -- Vous la monterez aussi, Théodore, et nous verrons ce quon en peut faire. -- Nous sortîmes tous les trois ensemble, lui me donnant le bras, moi le donnant à Rosette: les expressions de nos figures étaient singulièrement variées. -- Alcibiade avait lair pensif, moi tout à fait à laise, Rosette excessivement contrariée. Alcibiade était arrivé fort à propos pour moi, fort mal à propos pour Rosette, qui perdit ainsi ou crut perdre tout le fruit de ses savantes attaques et de son ingénieuse tactique. -- Cétait à recommencer; -- un quart dheure plus tard, le diable memporte si je sais le dénouement quaurait pu avoir cette aventure, -- je ny en vois pas de possible. -- Peut-être eût-il mieux valu quAlcibiade nintervînt pas précisément au moment scabreux, comme un dieu dans sa machine: -- il aurait bien fallu que cela finît dune manière ou de lautre. -- Pendant cette scène, je fus deux ou trois fois sur le point davouer qui jétais à Rosette; mais la crainte de passer pour une aventurière et de voir mon secret divulgué retint sur mes lèvres les paroles prêtes à senvoler. Un pareil état de choses ne pouvait durer. -- Mon départ était le seul moyen de couper court à cette intrigue sans issue; aussi, au dîner, jannonçai officiellement que je partirais le lendemain même. -- Rosette qui était assise à côté de moi, faillit presque se trouver mal en entendant cette nouvelle, et laissa tomber son verre. Une pâleur subite couvrit sa belle figure: elle me jeta un regard douloureux et plein de reproches, qui mémut et me troubla presque autant quelle. La tante leva ses vieilles mains ridées avec un mouvement de surprise pénible, et, de sa voix grêle et tremblante qui chevrotait encore plus quà lordinaire, elle me dit: «Ah! mon cher monsieur Théodore, vous nous quittez comme cela? Ce nest pas bien; hier, vous naviez pas le moins du monde lair disposé à partir. -- Le courrier nest pas venu: ainsi vous navez pas reçu de lettres et vous navez aucun motif. Vous nous aviez accordé encore quinze jours, et vous nous les reprenez; vous nen avez vraiment pas le droit: chose donnée ne peut se reprendre. -- Vous voyez quelle mine Rosette vous fait, et comme elle vous en veut; je vous avertis que je vous en voudrai au moins autant quelle, et que je vous ferai une mine aussi terrible, et une mine de soixante-huit ans est un peu plus effroyable quune mine de vingt- trois. Voyez à quoi vous vous exposez volontairement: à la colère de la tante et à celle de la nièce, et tout cela pour je ne sais quel caprice qui vous a pris subitement entre la poire et le fromage.» Alcibiade jura, en frappant un grand coup de poing sur la table, quil barricaderait les portes du château et couperait les jarrets à mon cheval plutôt que de me laisser partir. Rosette me lança un autre regard, si triste et si suppliant, quil eût fallu toute la férocité dun tigre à jeun depuis huit jours pour nen pas être touché. -- Je ny résistai pas, et, quoique cela me contrariât singulièrement, je fis la promesse solennelle de rester. -- La chère Rosette meût volontiers sauté au cou et embrassé sur la bouche pour cette complaisance; Alcibiade menferma la main dans sa grande main, et me secoua le bras si violemment quil faillit marracher lépaule, rendit mes bagues ovales de rondes quelles étaient, et me coupa trois doigts assez profondément. La vieille, en réjouissance, huma une immense prise de tabac. Cependant Rosette ne reprit pas complètement sa gaieté; -- lidée que je pouvais men aller et que jen avais le désir, idée qui ne sétait pas encore présentée nettement à son esprit, la jeta dans une profonde rêverie. Les couleurs que lannonce de mon départ avait chassées de ses joues ny revinrent pas aussi vives quauparavant; -- il lui resta de la pâleur sur la joue et de linquiétude au fond de lâme. -- Ma conduite à son égard la surprenait de plus en plus. -- Après les avances marquées quelle mavait faites, elle ne comprenait pas les motifs qui me faisaient mettre tant de retenue dans mes rapports avec elle: ce quelle voulait cétait de mamener avant mon départ à un engagement tout à fait décisif, ne doutant pas quaprès cela il ne lui fût extrêmement facile de me retenir aussi longtemps quelle le voudrait. En cela elle avait raison, et, si je neusse pas été une femme, son calcul se fût trouvé juste; car, quoi que lon ait dit de la satiété du plaisir et du dégoût qui suit ordinairement la possession, tout homme qui a lâme un peu bien située, et qui nest pas blasé misérablement et sans ressource, sent son amour saugmenter de son bonheur, et très souvent le meilleur moyen de retenir un amant prêt à séloigner, cest de se livrer à lui avec un entier abandon. Rosette avait le dessein de mamener à quelque chose de décisif avant mon départ. Sachant combien il est difficile de reprendre plus tard une liaison au point où on lavait laissée, et, dailleurs, nétant nullement sûre de me pouvoir retrouver jamais dans des circonstances aussi favorables, elle ne négligeait aucune des occasions qui se pouvaient présenter de me mettre dans une position à me prononcer nettement et à quitter ces manières évasives derrière lesquelles je me retranchais. Comme javais, de mon côté, lintention excessivement formelle déviter toute espèce de rencontre pareille à celle du pavillon rustique, et que je ne pouvais cependant pas, sans afficher un ridicule, affecter trop de froideur pour Rosette et mettre dans nos rapports une pruderie de petite fille, je ne savais trop quelle contenance faire, et je tâchais quil y eût toujours une personne tierce avec nous. -- Rosette, au contraire, faisait tout son possible pour se trouver seule avec moi, et elle y réussissait assez souvent, le château étant éloigné de la ville et peu fréquenté de la noblesse des environs. -- Cette résistance sourde lattristait et la surprenait; -- par instants il lui survenait des doutes et des hésitations sur le pouvoir de ses charmes, et, se voyant si peu aimée, elle nétait quelquefois pas loin de croire quelle était laide. -- Alors elle redoublait de soins et de coquetterie, et quoique son deuil ne lui permît pas demployer toutes les ressources de la toilette, elle savait cependant lorner et le varier de manière à être chaque jour deux ou trois fois plus charmante, -- ce qui nest pas peu dire. -- Elle essaya de tout: elle fut enjouée, mélancolique, tendre, passionnée, prévenante, coquette, minaudière même; elle mit, les uns après les autres, tous ces adorables masques qui vont si bien aux femmes, quon ne sait plus si ce sont de véritables masques ou leurs figures réelles; -- elle revêtit successivement huit ou dix individualités contrastées entre elles, pour voir laquelle me plairait et sy fixer. À elle seule, elle me fit un sérail complet où je navais quà jeter le mouchoir; mais rien ne lui réussit, bien entendu. Le peu de succès de tous ces stratagèmes la fit tomber dans une stupeur profonde. -- En effet, elle aurait fait tourner la cervelle de Nestor et fait fondre la glace du chaste Hippolyte lui-même, -- et je ne paraissais rien moins que Nestor et Hippolyte: je suis jeune, et javais la mine hautaine et décidée, le propos hardi, et, partout ailleurs quen tête à tête, la contenance fort délibérée. Elle dut croire que toutes les sorcières de la Thrace et de la Thessalie mavaient jeté leurs charmes sur le corps, ou que, tout au moins, javais laiguillette nouée, et prendre une fort détestable opinion de ma virilité, qui est effectivement assez mince. -- Cependant il paraît que cette idée ne lui vint point, et quelle nattribuait quà mon défaut damour pour elle cette singulière réserve. Les jours sécoulaient, et ses affaires navançaient pas: -- elle en était visiblement affectée: une expression de tristesse inquiète avait remplacé le sourire toujours frais épanoui de ses lèvres; les coins de sa bouche, si joyeusement arqués, sétaient abaissés sensiblement, et formaient une ligne ferme et sérieuse; quelques petites veines se dessinaient dune manière plus marquée à ses paupières attendries; ses joues, naguère si semblables à la pêche, nen avaient conservé que limperceptible velouté. Souvent, de ma fenêtre, je la voyais traverser le parterre en peignoir du matin; elle marchait, levant à peine les pieds, comme si elle eût glissé, les deux bras mollement croisés sur la poitrine, la tête inclinée, plus ployée quune branche de saule qui trempe dans leau, avec quelque chose donduleux et daffaissé, comme une draperie trop longue dont le bout touche à terre. -- En ces instants-là, elle avait lair dune de ces amoureuses antiques en proie au courroux de Vénus, et sur qui limpitoyable déesse sacharne tout entière: -- cest ainsi que je me figure que Psyché devait être quand elle eut perdu Cupidon. Les jours où elle ne sefforçait pas pour vaincre ma froideur et mes hésitations, son amour avait une allure simple et primitive qui meût charmé; cétait un abandon silencieux et confiant, une chaste facilité de caresses, une abondance et une plénitude de coeur inépuisables, tous les trésors dune belle nature répandus sans réserve. Elle navait point de ces petitesses et de ces mesquineries que lon voit à presque toutes les femmes, même les mieux douées; elle ne cherchait pas de déguisement, et me laissait voir tranquillement toute létendue de sa passion. Son amour- propre ne se révolta pas un instant de ce que je ne répondais pas à tant davances, car lorgueil sort du coeur le jour où lamour y entre; et si jamais quelquun a été véritablement aimé, cest moi par Rosette. -- Elle souffrait, mais sans plainte et sans aigreur, et elle nattribuait quà elle le peu de succès de ses tentatives. -- Cependant sa pâleur augmentait chaque jour, et les lis avaient livré aux roses, sur le champ de bataille de ses joues, un grand combat où ces dernières avaient été définitivement mises en déroute; cela me désolait, mais, en bonne conscience, jy pouvais moins que personne. -- Plus je lui parlais avec douceur et affection, plus javais avec elle des manières caressantes, plus jenfonçais dans son coeur la flèche barbelée de lamour impossible. -- Pour la consoler aujourdhui, je lui préparais un désespoir futur bien plus grand; mes remèdes empoisonnaient sa plaie tout en paraissant lassoupir. -- Je me repentais en quelque sorte de toutes les choses agréables que javais pu lui dire, et jaurais voulu, à cause de lextrême amitié que javais pour elle, trouver les moyens de men faire haïr. On ne peut porter le désintéressement plus loin, car jen eusse été à coup sûr très fâchée; -- mais cela eût mieux valu. Jai essayé à deux ou trois reprises de lui dire quelques duretés, je me suis bien vite remise au madrigal, car je crains moins encore son sourire que ses larmes. -- En ces occasions-là, quoique la loyauté de lintention mabsolve pleinement dans ma conscience, je suis plus touchée quil ne le faudrait, et jéprouve quelque chose qui nest pas loin dêtre un remords. -- Une larme ne peut guère être séchée que par un baiser, et lon ne peut laisser décemment cet office à un mouchoir, fût-il de la plus fine batiste du monde; -- je défais ce que jai fait, la larme est bien vite oubliée, plus vite que le baiser, et il sensuit toujours pour moi quelque redoublement dembarras. Rosette, qui voit que je vais lui échapper, se rattache obstinément et misérablement aux restes de son espérance, et ma position se complique de plus en plus. -- La sensation étrange que javais éprouvée dans le petit ermitage, et le désordre inconcevable où mavait jetée lardeur des caresses de ma belle amoureuse se sont renouvelés plusieurs fois pour moi, quoique moins violents; et souvent, assise auprès de Rosette, sa main dans ma main, lentendant me parler avec son doux roucoulement, je mimagine que je suis un homme, comme elle le croit, et que, si je ne réponds pas à son amour, cest pure cruauté de ma part. Un soir je ne sais par quel hasard, je me trouvai seule dans la chambre verte avec la vieille dame; -- elle avait en main quelque ouvrage de tapisserie, car, malgré ses soixante-huit ans, elle ne restait jamais oisive, voulant, comme elle le disait, achever, avant de mourir, un meuble quelle avait commencé et auquel elle travaillait depuis déjà fort longtemps. Se sentant un peu fatiguée, elle posa son ouvrage et se renversa dans son grand fauteuil: elle me regardait très attentivement, et ses yeux gris pétillaient à travers ses lunettes avec une vivacité étrange; elle passa deux ou trois fois sa main sèche sur son front ridé, et parut profondément réfléchir. -- Le souvenir des temps qui nétaient plus et quelle regrettait donnait à sa figure une mélancolique expression dattendrissement. -- Je me taisais, de peur de la troubler dans ses pensées, et le silence dura quelques minutes: elle le rompit enfin. -- Ce sont les vrais yeux de Henri, -- de mon cher Henri, le même regard humide et brillant, le même port de tête, la même physionomie douce et fière; -- on dirait que cest lui. -- Vous ne pouvez vous imaginer à quel point va cette ressemblance, monsieur Théodore; -- quand je vous vois, je ne puis plus croire que Henri est mort; je pense quil a été seulement faire un long voyage dont le voici enfin revenu. -- Vous mavez fait bien du plaisir et bien de la peine, Théodore: -- plaisir, en me rappelant mon pauvre Henri; peine, en me montrant combien grande est la perte que jai faite; quelquefois je vous ai pris pour son fantôme. -- Je ne puis me faire à cette idée que vous nous allez quitter; il me semble que je perds mon Henri encore une fois. Je lui dis que, sil métait réellement possible de rester plus longtemps, je le ferais avec plaisir, mais que mon séjour sétait déjà prolongé bien au-delà des bornes quil aurait dû avoir; que, du reste, je me proposais bien de revenir, et que le château me laissait de trop agréables souvenirs pour loublier aussi vite. -- Si fâchée que je sois de votre départ, monsieur Théodore, reprit-elle poursuivant son idée, il y a ici quelquun qui le sera plus que moi. -- Vous comprenez bien de qui je veux parler sans que je le dise. Je ne sais pas ce que nous ferons de Rosette quand vous serez parti; mais ce vieux château est bien triste. Alcibiade est toujours à la chasse, et, pour une jeune femme comme elle, la société dune pauvre impotente comme moi nest pas très récréative. -- Si quelquun doit avoir des regrets, ce nest ni vous, madame, ni Rosette, mais bien moi; vous perdez peu, moi beaucoup; vous retrouverez aisément une société plus charmante que la mienne, et il est plus que douteux que je puisse jamais remplacer celle de Rosette et la vôtre. -- Je ne veux pas me faire une querelle avec votre modestie, mon cher monsieur, mais je sais ce que je sais, et je dis ce qui est: il est probable que de longtemps nous ne reverrons madame Rosette de bonne humeur, car cest vous maintenant qui faites la pluie et le beau temps sur ses joues. Son deuil va finir, et il serait vraiment fâcheux quelle déposât sa gaieté avec sa dernière robe noire; cela serait de fort mauvais exemple et tout à fait contraire aux lois ordinaires. Cest une chose que vous pouvez empêcher sans vous donner beaucoup de peine, et que vous empêcherez sans doute, dit la vieille en appuyant beaucoup sur les derniers mots. -- Assurément, je ferai tout mon possible pour que votre chère nièce conserve sa belle gaieté, puisque vous me supposez une telle influence sur elle. Cependant je ne vois guère comment je my pourrai prendre. -- Oh! vraiment vous ne voyez guère! À quoi vous servent vos beaux yeux? -- Je ne savais pas que vous eussiez la vue si courte. Rosette est libre; elle a quatre-vingt mille livres de rente où personne na rien à voir, et lon trouve fort jolies des femmes deux fois plus laides quelle. Vous êtes jeune, bien fait, et, à ce que je pense, non marié; la chose me paraît la plus simple du monde, à moins que vous nayez pour Rosette une insurmontable horreur ce qui est difficile à croire... -- Ce qui nest pas et ne peut pas être; car son âme vaut son corps, et elle est de celles qui pourraient être laides sans quon sen aperçût ou quon les désirât autrement... -- Elle pourrait être laide impunément, et elle est charmante. -- Cest avoir doublement raison; je ne doute pas de ce que vous dites, mais elle a pris le plus sage parti. -- Pour ce qui est delle, je répondrais volontiers quil y a mille personnes quelle hait plus que vous, et que, si on le lui demandait plusieurs fois, elle finirait peut-être par avouer que vous ne lui déplaisez pas précisément. Vous avez au doigt une bague qui lui irait parfaitement, car vous avez la main aussi petite quelle, et je suis presque sûre quelle laccepterait avec plaisir. La bonne dame sarrêta quelques instants pour voir leffet que ses paroles produiraient sur moi, et je ne sais si elle dut être satisfaite de lexpression de ma figure. -- Jétais cruellement embarrassée et je ne savais que répondre. Dès le commencement de cet entretien, javais vu où tendaient toutes ses insinuations; et, quoique je mattendisse presque à ce quelle venait de dire, jen restais toute surprise et interdite; je ne pouvais que refuser; mais quels motifs valables donner dun pareil refus? Je nen avais aucun, si ce nest que jétais femme: cétait, il est vrai, un excellent motif, mais précisément le seul que je ne voulusse pas alléguer. Je ne pouvais guère me rejeter sur des parents féroces et ridicules; tous les parents du monde eussent accepté une pareille union avec ivresse. Rosette neût-elle pas été ce quelle était, bonne et belle, et de naissance, les quatre-vingt mille livres de rente eussent levé toute difficulté. -- Dire que je ne laimais pas, ce neût été ni vrai ni honnête, car je laimais réellement beaucoup, et plus quune femme naime une femme. -- Jétais trop jeune pour prétendre être engagée ailleurs: ce que je trouvais de mieux à faire, cétait de donner à entendre quétant cadet de famille les intérêts de la maison exigeaient que jentrasse dans lordre de Malte, et ne me permettaient pas de songer au mariage: ce qui me faisait le plus grand chagrin du monde depuis que javais vu Rosette. Cette réponse ne valait pas le diable, et je le sentais parfaitement. La vieille dame nen fut pas dupe et ne la regarda point comme définitive; elle pensa que javais parlé ainsi pour me donner le temps de réfléchir et de consulter mes parents. -- En effet, une pareille union était tellement avantageuse et inespérée pour moi quil nétait pas possible que je la refusasse, même quand je neusse que peu ou point aimé Rosette; -- cétait une bonne fortune à ne point négliger. Je ne sais pas si la tante me fit cette ouverture à linstigation de la nièce, cependant je penche à croire que Rosette ny était pour rien: elle maimait trop simplement et trop ardemment pour penser à autre chose que ma possession immédiate, et le mariage eût été assurément le dernier des moyens quelle eût employés. -- La douairière, qui navait pas été sans remarquer notre intimité, quelle croyait sans doute beaucoup plus grande quelle ne létait, avait arrangé tout ce plan dans sa tête pour me faire rester auprès delle, et remplacer, autant que possible, son cher fils Henri, tué à larmée, avec lequel elle me trouvait une si frappante ressemblance. Elle sétait complu dans cette idée et avait profité de ce moment de solitude pour sexpliquer avec moi. Je vis à son air quelle ne se regardait pas comme battue, et quelle se proposait de revenir bientôt à la charge, ce qui me contraria au dernier point. Rosette, de son côté, fit, la nuit du même jour, une dernière tentative qui eut des résultats si graves quil faut que je ten fasse un récit à part, et que je ne puis te la raconter dans cette lettre déjà démesurément enflée. -- Tu verras à quelles singulières aventures jétais prédestinée, et comme le ciel mavait taillée davance pour être une héroïne de roman; je ne sais pas trop, par exemple, quelle moralité on pourra tirer de tout cela, -- mais les existences ne sont pas comme les fables, chaque chapitre na pas à la queue une sentence rimée. -- Bien souvent le sens de la vie est que ce nest pas la mort. Voilà tout. Adieu, ma chère, je tembrasse sur tes beaux yeux. Tu recevras incessamment la suite de ma triomphante biographie. Chapitre 13 Théodore, -- Rosalinde, -- car je ne sais de quel nom vous appeler, -- je viens de vous voir tout à lheure, et je vous écris. -- Que je voudrais savoir votre nom de femme! il doit être doux comme le miel et voltiger sur les lèvres plus suave et plus harmonieux que de la poésie! Jamais je neusse osé vous dire cela, et cependant je serais mort de ne pas le dire. -- Ce que jai souffert, nul ne le sait, nul ne peut le savoir, moi-même je ne pourrais en donner quune faible idée; les mots ne rendent pas de telles angoisses; je paraîtrais avoir contourné ma phrase à plaisir, mêtre battu les flancs pour dire des choses neuves et singulières, et donner dans les plus extravagantes exagérations, quand je ne peindrais que ce que jai éprouvé avec des images à peine suffisantes. Ô Rosalinde! je vous aime, je vous adore; que nest-il un mot plus fort que celui-là! Je nai jamais aimé, je nai jamais adoré personne que vous; -- je me prosterne, je manéantis devant vous, et je voudrais forcer toute la création à plier le genou devant mon idole; vous êtes pour moi plus que toute la nature, plus que moi, plus que Dieu; -- il me semble étrange que Dieu ne descende pas du ciel pour se faire votre esclave. Où vous nêtes pas tout est désert, tout est mort, tout est noir; vous seule peuplez le monde pour moi; vous êtes la vie, le soleil; -- vous êtes tout. -- Votre sourire fait le jour, votre tristesse fait la nuit; les sphères suivent les mouvements de votre corps, et les célestes harmonies se règlent sur vous, ô ma reine chérie! ô mon beau rêve réel! Vous êtes vêtue de splendeur, et vous nagez sans cesse dans des effluves rayonnants. Il ny a guère que trois mois que je vous connais, mais je vous aime depuis bien longtemps. -- Avant de vous avoir vue, je languissais déjà damour pour vous; je vous appelais, je vous cherchais, et je me désespérais de ne point vous rencontrer dans mon chemin, car je savais que je ne pourrais jamais aimer une autre femme. -- Que de fois vous mêtes apparue, -- à la fenêtre du château mystérieux, accoudée mélancoliquement au balcon, et jetant au vent des pétales de quelque fleur, ou bien, pétulante amazone, sur votre cheval turc, plus blanc que neige, traversant au galop les sombres allées de la forêt! -- Cétaient bien vos yeux fiers et doux, vos mains diaphanes, vos beaux cheveux ondoyants et votre demi-sourire, si adorablement dédaigneux. -- Seulement vous étiez moins belle, car limagination la plus ardente et la plus effrénée, limagination dun peintre et dun poète, ne peut atteindre à cette poésie sublime de la réalité. Il y a en vous une source inépuisable de grâces, une fontaine toujours jaillissante de séductions irrésistibles: vous êtes un écrin toujours ouvert des perles les plus précieuses, et, dans vos moindres mouvements, dans vos gestes les plus oublieux, dans vos poses les plus abandonnées, vous jetez à chaque instant, avec une profusion royale, dinestimables trésors de beauté. Si les molles ondulations de contour, si les lignes fugitives dune attitude pouvaient se fixer et se conserver dans un miroir, les glaces devant lesquelles vous auriez passé feraient mépriser et regarder comme des enseignes de cabarets les plus divines toiles de Raphaël. Chaque geste, chaque air de tête, chaque aspect différent de votre beauté se gravent sur le miroir de mon âme avec une pointe de diamant, et rien au monde nen pourrait effacer la profonde empreinte; je sais à quelle place était lombre, à quelle place était la lumière, le méplat que lustrait le rayon du jour, et lendroit où le reflet errant se fondait avec les teintes plus assouplies du cou et de la joue. -- Je vous dessinerais absente; votre idée pose toujours devant moi. Tout enfant, je restais des heures entières debout devant les vieux tableaux des maîtres, et jen fouillais avidement les noires profondeurs. -- Je regardais ces belles figures de saintes et de déesses dont les chairs dune blancheur divoire ou de cire se détachent si merveilleusement des fonds obscurs, carbonisés par la décomposition des couleurs; jadmirais la simplicité et la magnificence de leur tournure, la grâce étrange de leurs mains et de leurs pieds, la fierté et le beau caractère de leurs traits, à la fois si fins et si fermes, le grandiose des draperies qui voltigeaient autour de leurs formes divines, et dont les plis purpurins semblaient sallonger comme des lèvres pour embrasser ces beaux corps. -- À force de plonger opiniâtrement mes yeux sous le voile de fumée, épaissi par les siècles, ma vue se troublait, les contours des objets perdaient leur précision, et une espèce de vie immobile et morte animait tous ces pâles fantômes des beautés évanouies; je finissais par trouver que ces figures avaient une vague ressemblance avec la belle inconnue que jadorais au fond de mon coeur; je soupirais en pensant que celle que je devais aimer était peut-être une de celles-là, et quelle était morte depuis trois cents ans. Cette idée maffectait souvent au point de me faire verser des larmes, et jentrais contre moi en de grandes colères de nêtre pas né au seizième siècle, où toutes ces belles avaient vécu. -- Je trouvais que cétaient de ma part une maladresse et une gaucherie impardonnables. Lorsque javançai en âge, le doux fantôme mobséda encore plus étroitement. Je le voyais toujours entre moi et les femmes que javais pour maîtresses, souriant dun air ironique et raillant leur beauté humaine de toute la perfection de sa beauté divine. Il me faisait trouver laides des femmes réellement charmantes et faites pour rendre heureux quiconque naurait pas été épris de cette ombre adorable dont je ne croyais pas que le corps existât et qui nétait que le pressentiment de votre propre beauté. Ô Rosalinde! que jai été malheureux à cause de vous, avant de vous connaître! ô Théodore! que jai été malheureux à cause de vous, après vous avoir connu! -Si vous voulez, vous pouvez mouvrir le paradis de mes rêves. Vous êtes debout sur le seuil, comme un ange gardien enveloppé dans ses ailes, et vous en tenez la clef dor entre vos belles mains. -- Dites, Rosalinde, dites, le voulez- vous? Je nattends quun mot de vous pour vivre ou pour mourir: -- le prononcerez-vous? Êtes-vous Apollon chassé du ciel, ou la blanche Aphrodite sortant du sein de la mer? où avez-vous laissé votre char de pierreries attelé de quatre chevaux de flamme? Quavez- vous fait de votre conque de nacre et de vos dauphins à la queue azurée? -- quelle nymphe amoureuse a fondu son corps dans le vôtre au milieu dun baiser, ô beau jeune homme, plus charmant que Cyparisse et quAdonis, plus adorable que toutes les femmes! Mais vous êtes une femme, nous ne sommes plus au temps des métamorphoses; -- Adonis et Hermaphrodite sont morts, -- et ce nest plus par un homme quun pareil degré de beauté pourrait être atteint; car, depuis que les héros et les dieux ne sont plus, vous seules conservez dans vos corps de marbre, comme dans un temple grec, le précieux don de la forme anathématisée par Christ, et faites voir que la terre na rien à envier au ciel; vous représentez dignement la première divinité du monde, la plus pure symbolisation de lessence éternelle, -- la beauté. Dès que je vous ai vue, quelque chose sest déchiré en moi, un voile est tombé, une porte sest ouverte, je me suis senti intérieurement inondé par des vagues de lumière; jai compris que ma vie était devant moi, et que jétais enfin arrivé au carrefour décisif. -- Les parties obscures et perdues de la figure à moitié rayonnante que je cherchais à démêler dans lombre se sont illuminées subitement; les teintes rembrunies qui noyaient le fond du tableau se sont doucement éclairées; une tendre lueur rosée a glissé sur loutremer un peu verdi des lointains; les arbres qui ne formaient que des silhouettes confuses ont commencé à se découper dune manière plus nette; les fleurs chargées de rosée ont piqué de points brillants la sourde verdure du gazon. Jai vu le bouvreuil avec sa poitrine écarlate au bout dune branche de sureau, le petit lapin blanc aux yeux roses et aux oreilles droites, qui sort sa tête entre deux brins de serpolet et passe sa patte sur son museau, et le cerf craintif qui vient boire à la source et mirer sa ramure dans leau. -- Du matin où le soleil de lamour sest levé sur ma vie, tout a changé; là où vacillaient dans lombre des formes à peine indiquées que leur incertitude rendait terribles ou monstrueuses se dessinent avec élégance des groupes darbres en fleurs, des collines sarrondissent en gracieux amphithéâtres, des palais dargent avec leurs terrasses chargées de vases et de statues baignent leurs pieds dans les lacs dazur et semblent nager entre deux _ciels; _ce que je prenais dans lobscurité pour un dragon gigantesque aux ailes armées dongles et rampant sur la nuit avec ses pattes écaillées nest quune felouque à la voile de soie, aux avirons peints et dorés, pleine de femmes et de musiciens, et cet effroyable crabe que je croyais voir agiter au-dessus de ma tête ses crochets et ses pinces nest quun palmier à éventail dont la brise nocturne remuait les feuilles étroites et longues. -- Mes chimères et mes erreurs se sont évanouies: -- jaime. Désespérant de vous trouver jamais, jaccusais mon rêve de mensonge et je faisais des querelles furieuses au sort: -- je me disais que jétais bien fou de chercher un pareil type, ou que la nature était bien inféconde et le Créateur bien inhabile de ne pouvoir réaliser la simple pensée de mon coeur. -- Prométhée avait eu ce noble orgueil de vouloir faire un homme et de rivaliser avec Dieu; moi, javais créé une femme, et je croyais quen punition de mon audace un désir toujours inassouvi me rongerait le foie comme un autre vautour; je mattendais à être enchaîné avec des fers de diamant sur une roche chenue au bord du sauvage Océan, -- mais les belles nymphes marines aux longs cheveux verts, élevant au-dessus des flots leur gorge blanche et pointue, et montrant au soleil leur corps de nacre de perle tout ruisselant des pleurs de la mer, ne seraient point venues saccouder sur le rivage pour me faire la conversation et me consoler dans ma peine comme dans la pièce du vieil Eschyle. Il nen a point été ainsi. Vous êtes venue, et jai dû reprocher son impuissance à mon imagination. -- Mon tourment na pas été celui que je craignais, dêtre perpétuellement en proie à une idée sur une roche stérile: mais je nen ai pas moins souffert. Javais vu quen effet vous existiez, que mes pressentiments ne mavaient point menti sur ce point; mais vous vous êtes présentée à moi avec la beauté ambiguë et terrible du sphinx. Comme Isis, la mystérieuse déesse, vous étiez enveloppée dun voile que je nosais soulever de peur de tomber mort. Si vous saviez, sous mes apparences distraites, avec quelle attention haletante et inquiète je vous observais et vous suivais jusque dans vos moindres mouvements! Rien ne méchappait; comme je regardais ardemment le peu qui paraissait de votre chair au cou ou aux poignets pour tâcher de constater votre sexe! Vos mains ont été pour moi le sujet détudes profondes, et je puis dire que jen connais les moindres sinuosités, les plus imperceptibles veines, la plus légère fossette; vous seriez cachée des pieds à la tête sous le plus impénétrable domino que je vous reconnaîtrais à voir seulement un de vos doigts. Janalysais les ondulations de votre marche, la manière dont vous posiez les pieds, dont vous releviez vos cheveux; je cherchais à surprendre votre secret dans lhabitude de votre corps. -- Je vous épiais surtout à ces heures de mollesse où les os semblent retirés du corps et où les membres saffaissent et ploient comme sils étaient dénoués, pour voir si la ligne féminine se prononcerait plus hardiment dans cet oubli et cette nonchalance. Jamais personne na été couvé du regard aussi ardemment que vous. Je moubliais dans cette contemplation pendant des heures entières. Retiré dans quelque coin du salon, ayant en main un livre que je ne lisais point, ou tapi derrière le rideau de ma chambre, lorsque vous étiez dans la vôtre et que les jalousies de votre fenêtre étaient levées, alors, bien pénétré de la beauté merveilleuse qui se répand autour de vous et vous fait comme une atmosphère lumineuse, je me disais: Assurément cest une femme; -- puis tout à coup un mouvement brusque et hardi, un accent viril ou quelque façon cavalière détruisait dans une minute mon frêle édifice de probabilités, et me rejetait dans mes irrésolutions premières. Je voguais à pleines voiles sur locéan sans bornes de la rêverie amoureuse, et vous veniez me chercher pour faire des armes ou jouer à la paume avec vous; la jeune fille, transformée en jeune cavalier, me donnait de terribles coups de bâton et me faisait sauter le fleuret des mains aussi prestement et aussi lestement que le spadassin le mieux rompu à lescrime; à chaque instant de la journée, cétait quelque désappointement pareil. Jallais mapprocher de vous pour vous dire: -- Ma chère belle, cest vous que jadore, et je vous voyais vous pencher tendrement à loreille dune dame et lui souffler à travers ses cheveux des bouffées de madrigaux et de compliments. -- Jugez de ma situation. -- Ou bien quelque femme, que, dans ma jalousie étrange, jeusse écorchée vive avec la plus grande volupté du monde, se penchait à votre bras, vous tirait à part pour vous confier je ne sais quels puérils secrets, et vous tenait des heures entières dans une embrasure de la croisée. Jenrageais de voir les femmes vous parler, car cela me faisait croire que vous étiez un homme, et, leussiez-vous été, je ne laurais souffert quavec une peine extrême. -- Quand les hommes approchaient librement et familièrement, jétais encore plus jaloux, parce que je songeais cela, que vous étiez une femme et quils en avaient peut-être le soupçon comme moi; jétais en proie aux passions les plus contraires, et je ne savais à quoi me fixer. Je me colérais contre moi-même, je madressais les plus durs reproches dêtre ainsi tourmenté par un semblable amour, et de navoir pas la force darracher de mon coeur cette plante vénéneuse qui y était poussée en une nuit comme un champignon empoisonné; je vous maudissais, je vous appelais mon mauvais génie; jai cru même un instant que vous étiez Belzébuth en personne, car je ne pouvais mexpliquer la sensation que jéprouvais devant vous. Quand jétais bien persuadé que vous nétiez en effet rien autre chose quune femme déguisée, linvraisemblance des motifs dont je cherchais à justifier un pareil caprice me replongeait dans mon incertitude, et je me remettais de nouveau à déplorer que la forme que javais rêvée pour lamour de mon âme se trouvât appartenir à quelquun du même sexe que moi; -- jaccusais le hasard qui avait habillé un homme dapparences si charmantes, et, pour mon malheur éternel, me lavait fait rencontrer au moment où je nespérais plus voir se réaliser lidée absolue de pure beauté que je caressais depuis si longtemps dans mon coeur. Maintenant, Rosalinde, jai la certitude profonde que vous êtes la plus belle des femmes; je vous ai vue dans le costume de votre sexe, jai vu vos épaules et vos bras si purs et si correctement arrondis. Le commencement de votre poitrine que votre gorgerette laissait entrevoir ne peut appartenir quà une jeune fille: ni Méléagre le beau chasseur, ni Bacchus lefféminé, avec leurs formes douteuses, nont jamais eu une pareille suavité de lignes ni une si grande finesse de peau, quoiquils soient tous les deux de marbre de Paros et polis par les baisers amoureux de vingt siècles. -- Je ne suis plus tourmenté de ce côté-là. -- Mais ce nest pas tout: vous êtes femme, et mon amour nest plus répréhensible, je puis my livrer sans remords et mabandonner au flot qui memporte vers vous; si grande, si effrénée que soit la passion que jéprouve, elle est permise et je la puis avouer; mais vous, Rosalinde, pour qui je brûlais en silence et qui ignoriez limmensité de mon amour, vous que cette révélation tardive ne fera peut-être que surprendre, ne me haïssez-vous pas, maimez- vous, pourrez-vous maimer? Je ne sais, -- et je tremble, et je suis plus malheureux encore quauparavant. -- Par instants, il me semble que vous ne me haïssez pas; -- quand nous avons joué _Comme il vous plaira, _vous avez donné à certaines parties de votre rôle un accent particulier qui en augmentait le sens, et mengageait, en quelque sorte à me déclarer. -- Jai cru voir dans vos yeux et dans votre sourire de gracieuses promesses dindulgence et sentir votre main répondre à la pression de la mienne. -- Si je métais trompé, ô Dieu! cest une chose à quoi je nose pas réfléchir. -- Encouragé par tout cela et poussé par mon amour, je vous ai écrit, car lhabit que vous portez se prête mal à de tels aveux, et mille fois la parole sest arrêtée sur mes lèvres; bien que jeusse lidée et la ferme conviction que je parlais à une femme, ce costume viril effarouchait toutes mes tendres pensées amoureuses, et les empêchait de prendre leur vol vers vous. Je vous en supplie, Rosalinde, si vous ne maimez pas encore, tâchez de maimer, moi qui vous ai aimée malgré tout, sous le voile dont vous vous enveloppez, par pitié pour nous sans doute; ne vouez pas le reste de ma vie au plus affreux désespoir et au plus morne découragement; songez que je vous adore depuis que le premier rayon de la pensée a lui dans ma tête, que vous métiez révélée davance, et que, lorsque jétais tout petit, vous mapparaissiez en songe avec une couronne de gouttes de rosée, deux ailes prismatiques et la petite fleur bleue à la main; que vous êtes le but, le moyen et le sens de ma vie; que, sans vous, je ne suis rien quune vaine apparence, et que, si vous soufflez sur cette flamme que vous avez allumée, il ne restera au fond de moi quune pincée de poussière plus fine et plus impalpable que celle qui saupoudre les propres ailes de la mort. -- Rosalinde, vous qui avez tant de recettes pour guérir le mal damour, guérissez-moi, car je suis bien malade; jouez votre rôle jusquau bout, jetez les habits du beau Ganymède, et tendez votre blanche main au plus jeune fils du brave chevalier Rowland des Bois. Chapitre 14 Jétais à ma fenêtre occupée à regarder les étoiles qui sépanouissaient joyeusement aux parterres du ciel, et à respirer le parfum des belles-de-nuit que mapportait une brise mourante. - - Le vent de la croisée ouverte avait éteint ma lampe, la dernière qui restât allumée dans le château. Ma pensée dégénérait en vague rêverie, et une espèce de somnolence commençait à me prendre; cependant je restais toujours accouder sur la balustrade de pierre, soit que je fusse fascinée par le charme de la nuit, soit par nonchalance et par oubli. -- Rosette, ne voyant plus briller ma lampe et ne pouvant me distinguer à cause dun grand angle dombre qui tombait précisément sur la fenêtre, avait cru sans doute que jétais couchée, et cétait ce quelle attendait pour risquer une dernière et désespérée tentative. -- Elle poussa si doucement la porte que je ne lentendis pas entrer, et quelle était à deux pas de moi avant que je men fusse aperçue. Elle fut très étonnée de me voir encore levée; mais, se remettant bientôt de sa surprise, elle vint à moi et me prit le bras en mappelant deux fois par mon nom: -- Théodore, Théodore! -- Quoi! vous, Rosette, ici, à cette heure, toute seule, sans lumière, dans un déshabillé aussi complet! Il faut te dire que la belle navait sur elle quune mante de nuit en batiste excessivement fine, et la triomphante chemise bordée de dentelles que je navais pas voulu voir le jour de la fameuse scène dans le petit kiosque du parc. Ses bras, polis et froids comme le marbre, étaient entièrement nus, et la toile qui couvrait son corps était si souple et si diaphane quelle laissait voir les boutons des seins, comme à ces statues des baigneuses couvertes dune draperie mouillée. -- Est-ce un reproche, Théodore, que vous me faites là? ou nest- ce quune simple phrase purement exclamative? Oui, moi, Rosette, la belle dame ici, dans votre chambre à vous, non dans la mienne où je devrais être, à onze heures du soir et peut-être minuit, sans duègne, ni chaperon, ni soubrette, presque nue, en simple peignoir de nuit; -- cela est bien étonnant, nest-ce pas? -- Jen suis aussi surprise que vous, et je ne sais trop quelle explication vous en donner. En disant cela, elle me passa un de ses bras autour du corps, et se laissa tomber sur le pied de mon lit de façon à mentraîner avec elle. -- Rosette, lui dis-je en mefforçant de me dégager, je men vais tâcher de rallumer la lumière; rien nest triste comme lobscurité dans une chambre; et puis, cest vraiment un meurtre de ne pas y voir clair quand vous êtes là et de se priver du spectacle de vos beautés. -- Permettez quau moyen dun morceau damadou et dune allumette, je me fasse un petit soleil portatif qui mette en relief tout ce que la nuit jalouse efface sous ses ombres. -- Ce nest pas la peine; jaime autant que vous ne voyiez pas ma rougeur; je me sens les joues toutes brûlantes, car cest à mourir de honte. Elle se jeta la figure contre ma poitrine; elle resta quelques minutes ainsi, comme suffoquée par son émotion. Moi, pendant ce temps-là, je passais machinalement mes doigts dans les longues boucles de ses cheveux déroulés; je cherchais dans ma cervelle quelque honnête échappatoire pour me tirer dembarras, et je nen trouvais point, car jétais acculée dans mes derniers retranchements, et Rosette paraissait parfaitement décidée à ne pas sortir de la chambre comme elle y était entrée. -- Son habillement avait une désinvolture formidable, et qui ne promettait rien de bon. Je navais moi-même quune robe de chambre ouverte et qui eût fort mal défendu mon incognito, en sorte que jétais on ne peut plus inquiète de lissue de la bataille. -- Théodore, écoutez-moi, dit Rosette en se relevant et en rejetant ses cheveux des deux côtés de sa figure, autant que je pus le discerner à la faible lueur que les étoiles et un croissant de lune très mince, qui commençait à se lever, jetaient dans la chambre dont la croisée était restée ouverte; -- la démarche que je fais est étrange; -- tout le monde me blâmerait de lavoir faite. -- Mais vous allez partir bientôt, et je vous aime! Je ne puis vous laisser ainsi sans mêtre expliquée avec vous. -- Peut- être ne reviendrez-vous jamais; peut-être est-ce la première et la dernière fois que je dois vous voir. -- Qui sait où vous irez? Mais où que vous alliez, vous emporterez mon âme et ma vie avec vous. -- Si vous étiez resté, je nen serais pas venue à cette extrémité. Le bonheur de vous contempler, de vous entendre, de vivre à côté de vous meût suffi: je neusse rien demandé de plus. Jaurais renfermé mon amour dans mon coeur; vous auriez cru navoir en moi quune bonne et sincère amie; -- mais cela ne peut pas être. Vous dites quil faut absolument que vous partiez. -- Cela vous ennuie, Théodore, de me voir ainsi attachée à vos pas comme une ombre amoureuse qui ne peut que vous suivre et qui voudrait se fondre à votre corps; il doit vous déplaire de retrouver toujours derrière vous des yeux suppliants et des mains tendues pour saisir le bord de votre manteau. Je le sais, mais je ne puis mempêcher de le faire. Au reste, vous ne pouvez pas vous en plaindre; cest votre faute. -- Jétais calme, tranquille, presque heureuse avant de vous connaître. -- Vous arrivez beau, jeune, souriant, pareil à Phoebus le dieu charmant. -- Vous avez pour moi les soins les plus empressés, les plus délicates attentions; jamais cavalier ne fut plus spirituel et plus galant. Vos lèvres chaque minute laissaient tomber des roses et des rubis; -- tout devenait pour vous une occasion de madrigal, et vous savez détourner les phrases les plus insignifiantes pour en faire dadorables compliments. -- Une femme qui vous aurait dabord mortellement haï aurait fini par vous aimer, et moi, je vous aimais dès linstant où je vous avais vu. - - Pourquoi paraissiez-vous donc surpris, ayant été si aimable, dêtre tant aimé? Nest-ce pas une conséquence toute naturelle? Je ne suis ni une folle, ni une évaporée, ni une petite fille romanesque qui séprend de la première épée quelle voit. Jai du monde, et je sais ce que cest que la vie. Ce que je fais, toute femme, même la plus vertueuse ou la plus prude, en eût fait autant. -- Quelle idée et quelle intention aviez-vous? celle de me plaire, jimagine, car je nen puis supposer dautre. Comment se fait-il donc que vous avez; en quelque sorte, lair fâché dy avoir si bien réussi? Ai-je fait, sans le vouloir, quelque chose qui vous ait déplu? -- Je vous en demande pardon. Est-ce que vous ne me trouvez plus belle, ou avez-vous découvert en moi quelque défaut qui vous rebute? -- Vous avez le droit dêtre difficile en beauté, mais ou vous avez menti étrangement, ou je suis belle aussi, moi! -- Je suis jeune comme vous, et je vous aime; pourquoi maintenant me dédaignez-vous? Vous vous empressiez tant autour de moi, vous souteniez mon bras avec une sollicitude si constante, vous pressiez si tendrement la main que je vous abandonnais, vous leviez vers moi des paupières si langoureuses: si vous ne maimiez pas, à quoi bon tout ce manège? Auriez-vous eu par hasard cette cruauté dallumer lamour dans un coeur pour vous en faire ensuite un sujet de risée? Ah! ce serait une horrible raillerie, une impiété et un sacrilège! ce ne pourrait être que lamusement dune âme affreuse, et je ne puis croire cela de vous, tout inexplicable que soit votre conduite envers moi. Quelle est donc la cause de ce revirement subit? Quant à moi, je ny en vois point. -- Quel mystère cache une pareille froideur? -- Je ne puis croire que vous ayez de la répugnance pour moi; ce que vous avez fait prouve que non, car on ne courtise pas aussi vivement une femme pour qui lon a du dégoût, fût-on le plus grand fourbe de la terre. Ô Théodore, quavez-vous contre moi? qui vous a changé ainsi? que vous ai-je fait? -- Si lamour que vous paraissiez avoir pour moi sest envolé, le mien, hélas! est resté, et je ne puis larracher de mon coeur. -- Ayez pitié de moi, Théodore, car je suis bien malheureuse. -- Faites du moins semblant de maimer un peu, et dites-moi quelques douces paroles; cela ne vous coûtera pas beaucoup, à moins que vous nayez pour moi une insurmontable horreur... En cet endroit pathétique de son discours, ses sanglots étouffèrent complètement sa voix; elle croisa ses deux mains sur mon épaule et sy appuya le front dans une attitude tout à fait désespérée. Tout ce quelle disait était on ne peut plus juste, et je navais rien de bon à répondre. -- Je ne pouvais prendre la chose sur le ton du persiflage. Cela neût pas été convenable. -- Rosette nétait pas de ces créatures que lon pût traiter aussi légèrement; -- jétais dailleurs trop touchée pour le pouvoir faire. -- Je me sentais coupable de mêtre jouée ainsi du coeur dune femme charmante, et jen éprouvais le plus vif et le plus sincère remords du monde. Voyant que je ne répondais rien, la chère enfant poussa un long soupir et fit un mouvement comme pour se lever, mais elle retomba affaissée sous son émotion; -- puis elle mentoura de ses bras dont la fraîcheur pénétrait mon pourpoint, posa sa figure sur la mienne et se mit à pleurer silencieusement. Cela me fit un effet singulier de sentir ainsi ruisseler sur ma joue cet intarissable courant de larmes qui ne partait pas de mes yeux. -- Je ne tardai pas à y mêler les miennes, et ce fut une véritable pluie amère à causer un nouveau déluge, si elle eût duré seulement quarante jours. La lune en cet instant-là vint donner précisément sur la fenêtre; un pâle rayon plongea dans la chambre et éclaira dune lueur bleuâtre notre groupe taciturne. Avec son peignoir blanc, ses bras nus, sa poitrine et sa gorge découvertes, presque de la même couleur que son linge, ses cheveux épars et son air douloureux, Rosette avait lair dune figure dalbâtre de la Mélancolie assise sur un tombeau. Quant à moi, je ne sais trop quelle figure je pouvais avoir, attendu que je ne me voyais pas et quil ny avait point de glace qui pût réfléchir mon image, mais je pense que jaurais très bien pu poser pour une statue de lIncertitude personnifiée. Jétais émue, et je fis à Rosette quelques caresses plus tendres quà lordinaire; de ses cheveux ma main était descendue à son cou velouté, et de là à son épaule ronde et polie que je flattais doucement et dont je suivais la ligne frémissante. Lenfant vibrait sous mon toucher comme un clavier sous les doigts dun musicien; sa chair tressaillait et sautait brusquement, et damoureux frissons couraient le long de son corps. Moi-même jéprouvais une espèce de désir vague et confus dont je ne pouvais démêler le but, et je sentais une grande volupté à parcourir ces formes pures et délicates. -- Je quittai son épaule, et, profitant de lhiatus dun pli, jenfermai subitement dans ma main sa petite gorge effarée, qui palpitait éperdument comme une tourterelle surprise au nid; -- de lextrême contour de sa joue, que jeffleurais dun baiser à peine sensible, jarrivai à sa bouche mi-ouverte: nous restâmes ainsi quelque temps. -- Je ne sais pas, par exemple, si ce fut deux minutes, ou un quart dheure, ou une heure; car javais totalement perdu la notion du temps, et je ne savais pas si jétais au ciel ou sur la terre, ici ou ailleurs, morte ou vivante. Le vin capiteux de la volupté mavait tellement enivrée à la première gorgée que javais bue que tout ce que javais de raison sen était allé. -- Rosette me nouait de plus en plus avec ses bras et menveloppait de son corps; -- elle se penchait sur moi convulsivement et me pressait sur sa poitrine nue et haletante; à chaque baiser, sa vie semblait accourir tout entière à la place touchée, et abandonner le reste de sa personne. -- Des idées singulières me passaient par la tête; jaurais, si je navais craint de trahir mon incognito, laissé un champ libre aux élans passionnés de Rosette, et peut-être aurais- je fait quelque vaine et folle tentative pour donner un semblant de réalité à cette ombre de plaisir que ma belle amoureuse embrassait avec tant dardeur; je navais pas encore eu damant; et ces vives attaques, ces caresses réitérées, le contact de ce beau corps, ces doux noms perdus dans des baisers me troublaient au dernier point, -- quoiquils fussent dune femme; -- et puis cette visite nocturne, cette passion romanesque, ce clair de lune, tout cela avait pour moi une fraîcheur et un charme de nouveauté qui me faisaient oublier quau bout du compte je nétais pas un homme. Pourtant, faisant un grand effort sur moi-même, je dis à Rosette quelle se compromettait horriblement en venant dans ma chambre à une pareille heure et y restant aussi longtemps, que ses femmes pourraient sapercevoir de son absence et voir quelle navait pas passé la nuit dans son appartement. Je dis cela si mollement que Rosette, pour toute réponse, laissa tomber sa mante de batiste et ses pantoufles, et se glissa dans mon lit comme une couleuvre dans une jatte de lait; car elle imaginait que mes habits mempêchaient seuls den venir à des démonstrations plus précises, et que cétait lunique obstacle qui me retenait. Elle croyait, la pauvre enfant que lheure du berger, si laborieusement amenée allait enfin sonner pour elle; mais il ne sonna que deux heures du matin. -- Ma situation était on ne peut plus critique, lorsque la porte tourna sur ses gonds et donna passage au même chevalier Alcibiade en personne; il tenait un bougeoir dune main et son épée de lautre. Il alla droit au lit, dont il rejeta la couverture, et, mettant la lumière sous le nez de Rosette confondue, il lui dit dun ton goguenard: -- Bonjour, ma soeur. -- La petite Rosette neut pas la force de trouver une parole pour répondre. -- Il paraît donc, ma très chère et très vertueuse soeur, quayant jugé dans votre sagesse que le lit du seigneur Théodore était plus douillet que le vôtre vous êtes venue vous y coucher? ou peut-être revient-il des esprits dans votre chambre, et avez-vous pensé que vous seriez plus en sûreté dans celle-ci, sous la garde du susdit seigneur? -- Cest fort bien vu. -- Ah! monsieur le chevalier de Sérannes, vous avez fait les doux yeux à madame notre soeur, et vous croyez quil nen sera que cela. -- Jestime quil ne serait pas malsain de nous couper un peu la gorge, et, si vous aviez cette complaisance, je vous serais infiniment obligé. -- Théodore, vous avez abusé de lamitié que javais pour vous, et vous me faites repentir de la bonne opinion que javais tout dabord formée sur la loyauté de votre caractère: cest mal, très mal. Je ne pouvais me défendre dune manière valable: les apparences étaient contre moi. Qui maurait crue, si javais dit, comme cela était en effet, que Rosette nétait venue dans ma chambre que malgré moi, et que, loin de chercher à lui plaire, je faisais tout mon possible pour la détourner de moi? -- Je navais quune chose à dire, je la dis. -- Seigneur Alcibiade, nous nous couperons tout ce que vous voudrez. Pendant ce colloque, Rosette navait pas manqué de sévanouir selon les plus saines règles du pathétique; -- jallai à une coupe de cristal pleine deau où plongeait la queue dune grosse rose blanche à moitié effeuillée, et je lui jetai quelques gouttes à la figure, ce qui la fit revenir à elle promptement. Ne sachant trop quelle contenance tenir, elle se blottit dans la ruelle et fourra sa jolie tête sous la couverture, comme un oiseau qui sarrange pour dormir. -- Elle avait tellement ramassé les draps et les coussins autour delle quil eût été fort difficile de discerner ce quil y avait sous ce monceau; -- quelques petits soupirs flûtés, qui en sortaient de temps à autre, pouvaient seuls faire deviner que cétait une jeune pécheresse repentante, ou du moins excessivement fâchée de nêtre pécheresse que dintention et non de fait: ce qui était le cas de linfortunée Rosette. Monsieur le frère, nayant plus dinquiétude sur sa saur, reprit le dialogue, et me dit dun ton un peu plus doux: -- Il nest pas absolument indispensable de nous couper la gorge sur-le-champ, cest un moyen extrême quon est toujours à temps demployer. -- Écoutez: -- la partie nest pas égale entre nous. Vous êtes de la première jeunesse et beaucoup moins vigoureux que moi, si nous nous battions, je vous tuerais ou je vous estropierais assurément, -- et je ne voudrais ni vous tuer ni vous défigurer, -- ce serait dommage; Rosette, qui est là-bas sous la couverture et qui ne dit mot, men voudrait toute sa vie; car elle est rancunière et mauvaise comme une tigresse quand elle sy met, cette chère petite colombe. Vous ne savez pas cela, vous qui êtes son prince Galaor, et qui nen recevez que de charmantes douceurs; mais il ny fait pas bon. Rosette est libre, vous aussi; il paraît que vous nêtes pas irréconciliablement ennemis; son veuvage va finir, et la chose se trouve le mieux du monde. Épousez-la; elle naura pas besoin de retourner coucher chez elle, et moi, de cette façon-là, je serai dispensé de vous prendre pour fourreau de mon épée, ce qui ne serait agréable ni pour vous ni pour moi; -- que vous en semble? Je dus faire une horrible grimace, car ce quil me proposait était de toutes les choses du monde la plus inexécutable pour moi: jaurais plutôt marché à quatre pattes contre le plafond comme les mouches, et décroché le soleil sans prendre de marchepied pour me hausser, que de faire ce quil me demandait, et cependant la dernière proposition était plus agréable incontestablement que la première. Il parut surpris que je nacceptasse pas avec transport -- et il répéta ce quil avait dit comme pour me donner le temps de répliquer. -- Votre alliance est on ne peut plus honorable pour moi, et je neusse jamais osé y prétendre: je sais que cest une fortune inouïe pour un jeune homme qui na point encore de rang ni de consistance dans le monde, et que les plus illustres sen estimeraient tout heureux; -- mais cependant je ne puis que persister dans mon refus, et, puisque jai la liberté du choix entre le duel et le mariage, je préfère le duel. -- Cest un goût singulier, -- et que peu de gens auraient, -- mais cest le mien. Ici Rosette souffla le plus douloureux sanglot du monde, sortit sa tête de dessous loreiller, et ly rentra aussitôt comme un limaçon dont on frappe les cornes, en voyant ma contenance impassible et délibérée. -- Ce nest pas que je naime point madame Rosette, je laime infiniment; mais jai des raisons de ne point me marier, que vous- même trouveriez excellentes, sil métait possible de vous les dire. -- Au reste, les choses nont pas été aussi loin que lon pourrait le croire daprès les apparences; hors quelques baisers quune amitié un peu vive suffit à expliquer et à justifier, il ny a rien entre nous dont on ne puisse convenir, et la vertu de votre soeur est assurément la plus intacte et la plus nette du monde. -- Je lui devais ce témoignage. -- Maintenant, à quelle heure nous battons-nous, monsieur Alcibiade, et à quel endroit? -- Ici, sur-le-champ, cria Alcibiade ivre de fureur. -- Y pensez-vous? devant Rosette! -- Dégaine, misérable, ou je tassassine, continua-t-il en brandissant son épée et en lagitant autour de sa tête. -- Sortons au moins de la chambre. -- Si tu ne te mets pas en garde, je vais te clouer contre le mur comme une chauve-souris, mon beau Céladon, et tu auras beau battre de laile, tu ne te décrocheras pas, je ten avertis. -- Et il fondit sur moi lépée haute. Je tirai ma rapière, car il laurait fait comme il le disait, et je me contentai dabord de parer les bottes quil me portait. Rosette fit un effort surhumain pour venir se jeter entre nos épées, car les deux combattants lui étaient également chers; mais ses forces la trahirent, et elle roula sans connaissance sur le pied du lit. Nos fers étincelaient et faisaient le bruit dune enclume, car le peu despace que nous avions nous forçait à engager nos épées de très près. Alcibiade manqua deux ou trois fois de matteindre, et, si je neusse pas eu un excellent maître en fait darmes, ma vie aurait couru le plus grand danger; car il était dune adresse étonnante et dune force prodigieuse. Il épuisa toutes les ruses et les feintes de lescrime pour me toucher. Enragé de ne pouvoir y parvenir, il se découvrit deux ou trois fois; je nen voulus pas profiter; mais il revenait à la charge avec un emportement si acharné et si sauvage que je fus forcée de saisir les jours quil me laissait; et puis ce bruit et ces éclairs tourbillonnants de lacier menivraient et méblouissaient. Je ne pensais pas à la mort, je navais pas la moindre peur; cette pointe aiguë et mortelle qui me venait devant les yeux à chaque seconde ne me faisait pas plus deffet que si je me fusse battue avec des fleurets boutonnés; seulement jétais indignée de la brutalité dAlcibiade, et le sentiment de mon innocence parfaite augmentait encore cette indignation. Je voulais seulement lui piquer le bras ou lépaule pour lui faire tomber son épée des mains, car javais essayé vainement de la lui faire sauter. -- Il avait un poignet de fer, et le diable ne le lui eût pas fait bouger. Enfin il me porta une botte si vive et si à fond que je ne pus la parer quà demi; ma manche fut traversée, et je sentis le froid du fer sur mon bras; mais je ne fus pas blessée. À cette vue, la colère me prit, et, au lieu de me défendre, jattaquai à mon tour; -- je ne songeai plus que cétait le frère de Rosette, et je fondis sur lui comme si ceût été mon ennemi mortel. Profitant dune fausse position de son épée, je lui poussai une flanconade si bien liée que je latteignis au côté: il fit ho! et tomba en arrière. Je le crus mort, mais il nétait réellement que blessé, et sa chute provenait dun faux pas quil avait fait en essayant de rompre. -- Je ne puis texprimer, Graciosa, la sensation que jéprouvai; certes, ce nest pas une réflexion difficile à faire quen frappant de la chair avec une pointe fine et tranchante on y percera un trou, et quil en jaillira du sang. Cependant je tombai dans une stupeur profonde en voyant ruisseler des filets rouges sur le pourpoint dAlcibiade. -- Je nimaginais pas sans doute quil en sortirait du son, comme du ventre crevé dun poupard; mais je sais que jamais de ma vie je néprouvai une aussi grande surprise, et il me sembla quil venait de marriver quelque chose dinouï. Ce qui était inouï, ce nétait pas, ainsi quil me paraissait, que du sang coulât dune blessure, mais cétait que cette blessure eût été ouverte par moi, et quune jeune fille de mon âge (jallais écrire un jeune homme, tant je suis bien entrée dans lesprit de mon rôle) eût jeté sur le carreau un capitaine vigoureux, rompu à lescrime comme létait le seigneur Alcibiade: -- le tout pour crime de séduction et refus de mariage avec une femme fort riche et fort charmante, qui plus est! Jétais véritablement dans un embarras cruel avec la soeur évanouie, le frère que je croyais mort, et moi-même qui nétais pas très loin dêtre évanouie ou morte, comme lun ou comme lautre. -- Je me pendis au cordon de la sonnette, et je carillonnai à réveiller des morts, tant que le ruban me resta à la main; et, laissant à Rosette pâmée et à Alcibiade éventré le soin dexpliquer les choses aux domestiques et à la vieille tante, jallai droit à lécurie. -- Lair me remit sur-le-champ; je fis sortir mon cheval, je le sellai et je le bridai moi-même; je massurai si la croupière tenait bien, si la gourmette était en bon état; je mis les étriers de la même longueur, je resserrai la sangle dun cran: bref, je le harnachai complètement avec une attention au moins singulière dans un moment pareil, et un calme tout à fait inconcevable après un combat ainsi terminé. Je montai sur ma bête, et je traversai le parc par un sentier que je connaissais. Les branches darbres, toutes chargées de rosée, me fouettaient et me mouillaient la figure: on eût dit que les vieux arbres étendaient les bras pour me retenir et me garder à lamour de leur châtelaine. -- Si javais été dans une autre disposition desprit, ou quelque peu superstitieuse, il naurait tenu quà moi de croire que cétaient autant de fantômes qui voulaient me saisir et qui me montraient le poing. Mais réellement je navais aucune idée, ni celle-là ni une autre; une stupeur de plomb, si forte que jen avais à peine la conscience, me pesait sur la cervelle, comme un casque trop étroit; seulement il me semblait bien que javais tué quelquun par là et que cétait pour cela que je men allais. -- Javais, au reste, horriblement envie de dormir, soit à cause de lheure avancée, soit que la violence des émotions de cette soirée eût une réaction physique et meût fatiguée corporellement. Jarrivai à une petite poterne qui souvrait sur les champs par un secret que Rosette mavait montré dans nos promenades. Je descendis de cheval, je touchai le bouton et je poussai la porte: je me remis en selle après avoir fait passer mon cheval, et je lui fis prendre le galop jusquà ce que jeusse rejoint la grand-route de C***, où jarrivai à la petite pointe du jour. Ceci est lhistoire très fidèle et très circonstanciée de ma première bonne fortune et de mon premier duel. Chapitre 15 Il était cinq heures du matin lorsque jentrai dans la ville. -- Les maisons commençaient à mettre le nez aux fenêtres; les braves indigènes montraient derrière leur carreau leur bénigne figure, surmontée dun pyramidal bonnet de nuit. -- Au pas de mon cheval, dont les fers sonnaient sur le pavé inégal et caillouteux, sortaient de chaque lucarne la grosse figure curieusement rouge et la gorge matinalement débraillée des Vénus de lendroit, qui sépuisaient en conjectures sur cette apparition insolite dun voyageur dans C***, à une pareille heure et en pareil équipage, car jétais très succinctement habillée et dans une tenue au moins suspecte. Je me fis indiquer une auberge par un petit polisson qui avait des cheveux jusque sur les yeux, et qui éleva en lair son museau de barbet pour me considérer plus à son aise; je lui donnai quelques sous pour sa peine, et un consciencieux coup de cravache, qui le fit fuir en glapissant comme un geai plumé tout vif. Je me jetai sur un lit et je mendormis profondément. Quand je me réveillai, il était trois heures après midi: ce qui suffit à peine pour me reposer complètement. En effet, ce nétait pas trop pour une nuit blanche, une bonne fortune, un duel, et une fuite très rapide, quoique très victorieuse. Jétais fort inquiète de la blessure dAlcibiade; mais, quelques jours après, je fus complètement rassurée, car jappris quelle navait pas eu de suites dangereuses, et quil était en pleine convalescence. Cela me soulagea dun poids singulier, car cette idée davoir tué un homme me tourmentait étrangement, quoique ce fût en légitime défense et contre ma propre volonté. Je nétais pas encore arrivée à cette sublime indifférence pour la vie des hommes où je suis parvenue depuis. Je retrouvai à C*** plusieurs des jeunes gens avec qui nous avions fait route: -- cela me fit plaisir; je me liai avec eux plus intimement, et ils me donnèrent accès dans plusieurs maisons agréables -- Jétais parfaitement habituée à mes habits, et la vie plus rude et plus active que javais menée, les exercices violents auxquels je métais livrée mavaient rendue deux fois plus robuste que je nétais. Je suivais partout ces jeunes écervelés: je montais à cheval, je chassais, je faisais des orgies avec eux, car, petit à petit, je métais formée à boire; sans atteindre à la capacité tout allemande de certains dentre eux, je vidais bien deux ou trois bouteilles pour ma part, et je nétais pas trop grise, progrès fort satisfaisant Je rimais en Dieu avec une excessive richesse, et jembrassais assez délibérément les filles dauberge. -- Bref, jétais un jeune cavalier accompli et tout à fait conforme au dernier patron de la mode. -- Je me défis de certaines idées provinciales que javais sur la vertu et autres fadaises semblables; en revanche, je devins dune si prodigieuse délicatesse sur le point dhonneur que je me battais en duel presque tous les jours: cela même était devenu une nécessité pour moi, une espèce dexercice indispensable et sans lequel je me serais mal portée toute la journée. Aussi, quand personne ne mavait regardée ou marché sur le pied, que je navais aucun motif pour me battre, plutôt que de rester oisive et ne point mener des mains, je servais de second à mes camarades ou même à des gens que je ne connaissais que de nom. Jeus bientôt une colossale renommée de bravoure, et il ne fallait rien moins que cela pour arrêter les plaisanteries queussent immanquablement fait naître ma figure imberbe et mon air efféminé. Mais trois ou quatre boutonnières de surplus que jouvris à des pourpoints, quelques aiguillettes que je levai fort délicatement sur quelques peaux récalcitrantes me firent trouver lair plus viril quà Mars en personne, ou à Priape lui-même, et vous eussiez rencontre des gens qui eussent juré avoir tenu de mes bâtards sur les fonts de baptême. À travers toute cette dissipation apparente, dans cette vie gaspillée et jetée par les fenêtres, je ne laissais pas de suivre mon idée primitive, cest-à-dire cette consciencieuse étude de lhomme et la solution du grand problème dun amoureux parfait, problème un peu plus difficile à résoudre que celui de la pierre philosophale. Il en est de certaines idées comme de lhorizon qui existe bien certainement, puisquon le voit en face de soi de quelque côté que lon se tourne, mais qui fuit obstinément devant vous et qui, soit que vous alliez au pas, soit que vous couriez au galop, se tient toujours à la même distance; car il ne peut se manifester quavec une condition déloignement déterminée; il se détruit à mesure que lon avance, pour se former plus loin avec son azur fuyard et insaisissable, et cest en vain que lon essaye de larrêter par le bord de son manteau flottant. Plus javançais dans la connaissance de lanimal, plus je voyais à quel point la réalisation de mon désir était impossible, et combien ce que je demandais pour aimer heureusement était hors des conditions de sa nature. -- Je me convainquis que lhomme qui serait le plus sincèrement amoureux de moi trouverait le moyen, avec la meilleure volonté du monde, de me rendre la plus misérable des femmes, et pourtant javais déjà abandonné beaucoup de mes exigences de jeune fille. -- Jétais descendue des sublimes nuages, non pas tout à fait dans la rue et dans le ruisseau, mais sur une colline de moyenne hauteur, accessible, quoiquun peu escarpée. La montée, il est vrai, était assez rude; mais javais lorgueil de croire que je valais bien la peine que lon fît cet effort, et que je serais un dédommagement suffisant de la peine quon aurait prise. -- Je naurais jamais pu me résoudre à faire un pas au- devant: jattendais, patiemment perchée sur mon sommet. Voici quel était mon plan: -- sous mes habits virils jaurais fait connaissance avec quelque jeune homme dont lextérieur maurait plu; jaurais vécu familièrement avec lui; par des questions adroites et des fausses confidences qui en auraient provoqué de vraies, je serais parvenue bientôt à une connaissance complète de ses sentiments et de ses pensées; et, si je lavais trouvé tel que je le souhaitais, jaurais prétexté quelque voyage, je me serais tenue éloignée de lui trois ou quatre mois pour lui donner un peu le temps doublier mes traits; puis je serais revenue avec mon costume de femme, jaurais arrangé dans un faubourg retiré une voluptueuse petite maison, enfouie dans les arbres et les fleurs; puis jaurais disposé les choses de manière à ce quil me rencontrât et me fît la cour; et, sil avait montré un amour vrai et fidèle, je me serais donnée à lui sans restriction et sans précaution: -- le titre de sa maîtresse meût paru honorable, et je ne lui en aurais pas demandé dautre. Mais assurément ce plan-là ne sera pas mis à exécution, car cest le propre des plans que lon a de nêtre point exécutés, et cest là que paraissent principalement la fragilité de la volonté et le pur néant de lhomme. Le proverbe -- ce que femme veut, Dieu le veut -- nest pas plus vrai que tout autre proverbe, ce qui veut dire quil ne lest guère. Tant que je ne les avais vus que de loin et à travers mon désir, les hommes mavaient paru beaux, et loptique mavait fait illusion. -- Maintenant je les trouve du dernier effroyable, et je ne comprends pas comment une femme peut admettre cela dans son lit. Quant à moi, le coeur me lèverait, et je ne pourrais my résoudre. Comme leurs traits sont grossiers, ignobles, sans finesse, sans élégance! quelles lignes heurtées et disgracieuses! quelle peau dure, noire et sillonnée! -- Les uns sont hâlés comme des pendus de six mois, hâves, osseux, poilus, avec des cordes à violon sur les mains, de grands pieds à pont-levis, une sale moustache toujours pleine de victuaille et retroussée en croc sur les oreilles, les cheveux rudes comme des crins de balai, un menton terminé en hure de sanglier, des lèvres gercées et cuites par les liqueurs fortes, des yeux entourés de quatre ou cinq orbes noirs, un cou plein de veines tordues, de gros muscles et de cartilages saillants. -- Les autres sont matelassés de viande rouge, et poussent devant eux un ventre cerclé à grand-peine par leur ceinturon; ils ouvrent en clignotant leur petit oeil vert de mer enflammé de luxure, et ressemblent plutôt à des hippopotames en culotte quà des créatures humaines. Cela sent toujours le vin, ou leau-de-vie, ou le tabac, ou son odeur naturelle, qui est bien la pire de toutes. -- Quant à ceux dont la forme est un peu moins dégoûtante, ils ressemblent à des femmes mal réussies. -- Voilà tout. Je navais pas remarqué tout cela. Jétais dans la vie comme dans un nuage, et mes pieds touchaient à peine la terre. -- Lodeur des roses et des lilas du printemps me portait à la tête comme un parfum trop fort. Je ne rêvais que héros accomplis, amants fidèles et respectueux, flammes dignes de lautel, dévouements et sacrifices merveilleux, et jaurais cru trouver tout cela dans le premier gredin qui maurait dit bonjour. -- Cependant ce premier et grossier enivrement ne dura guère; détranges soupçons me prirent, et je neus pas de repos que je ne les eusse éclaircis. Dans les premiers temps, lhorreur que javais pour les hommes était poussée au dernier degré dexagération, et je les regardais comme dépouvantables monstruosités. Leurs façons de penser, leurs allures, et leur langage négligemment cynique, leurs brutalités et leur dédain des femmes me choquaient et me révoltaient au dernier point, tant lidée que je men étais faite répondait peu à la réalité. -- Ce ne sont pas des monstres, si lon veut, mais bien pis que cela, ma foi! ce sont dexcellents garçons de très joviale humeur, qui boivent et mangent bien, qui vous rendront toutes sortes de services, spirituels et braves, bons peintres et bons musiciens, qui sont propres à mille choses, excepté cependant à une seule pour laquelle ils ont été créés, qui est de servir de mâle à lanimal appelé femme, avec qui ils nont pas le plus léger rapport, ni physique ni moral. Javais peine dabord à déguiser le mépris quils minspiraient, mais peu à peu je maccoutumai à leur manière de vivre. Je ne me sentais pas plus piquée des railleries quils décochaient sur les femmes que si jeusse moi-même été de leur sexe. -- Jen faisais au contraire de fort bonnes et dont le succès flattait étrangement mon orgueil; assurément aucun de mes camarades nallait aussi loin que moi en fait de sarcasmes et de plaisanteries sur cet objet. La parfaite connaissance du terrain me donnait un grand avantage, et, outre le tour piquant quelles pouvaient avoir, mes épigrammes brillaient par un mérite dexactitude qui manquait souvent aux leurs. -- Car, bien que tout le mal que lon dit des femmes soit toujours fondé par quelque point, il est néanmoins difficile aux hommes de garder le sang-froid nécessaire pour les bien railler, et il y a souvent bien de lamour dans leurs invectives. Jai remarqué que ce sont les plus tendres et ceux qui avaient le plus le sentiment de la femme qui les traitaient plus mal que tous les autres et qui revenaient à ce sujet avec un acharnement tout particulier, comme sils leur eussent gardé une mortelle rancune de nêtre point telles quils les souhaitaient, en faisant mentir la bonne opinion quils en avaient conçue dabord. Ce que je demandais avant tout, ce nétait pas la beauté physique, cétait la beauté de lâme, cétait de lamour; mais lamour comme je le sens nest peut-être pas dans les possibilités humaines. -- Et pourtant il me semble que jaimerais ainsi et que je donnerais plus que je nexige. Quelle magnifique folie! quelle prodigalité sublime! Se livrer tout entier sans rien garder de soi, renoncer à sa possession et à son libre arbitre, remettre sa volonté entre les bras dun autre, ne plus voir par ses yeux, ne plus entendre avec ses oreilles, nêtre quun en deux corps, fondre et mêler ses âmes de façon à ne plus savoir si vous êtes vous ou lautre, absorber et rayonner continuellement, être tantôt la lune et tantôt le soleil, voir tout le monde et toute la création dans un seul être, déplacer le centre de vie, être prêt, à toute heure, aux plus grands sacrifices et à labnégation la plus absolue; souffrir à la poitrine de la personne aimée, comme si cétait la vôtre; ô prodige! se doubler en se donnant: -- voilà lamour tel que je le conçois. Fidélité de lierre, enlacements de jeune vigne, roucoulements de tourterelle, cela va sans dire, et ce sont les premières et les plus simples conditions. Si jétais restée chez moi, sous les habits de mon sexe, à tourner mélancoliquement mon rouet ou à faire de la tapisserie derrière un carreau, dans lembrasure dune fenêtre, ce que jai cherché à travers le monde serait peut-être venu me trouver tout seul. Lamour est comme la fortune, il naime pas que lon coure après lui. Il visite de préférence ceux qui dorment au bord des puits. et souvent les baisers _les _reines et des dieux descendent sur des yeux fermés. Cest une chose qui vous leurre et vous trompe que de penser que toutes les aventures et tous les bonheurs nexistent quaux endroits où vous nêtes pas, et cest un mauvais calcul que de faire seller son cheval et de prendre la poste pour aller à la quête de son idéal. Beaucoup de gens font cette faute, bien dautres encore la feront. -- Lhorizon est toujours du plus charmant azur, quoique, lorsque lon y est arrivé, les collines qui le composent ne soient ordinairement que des glaises décharnées et fendues, ou des ocres lavées par la pluie. Je me figurais que le monde était plein de jeunes gens adorables, et que sur les chemins on rencontrait des populations dEsplandian, dAmadis et de Lancelot du Lac au Fourchas de leur Dulcinée, et je fus fort étonnée que le monde soccupât très peu de cette sublime recherche et se contentât de coucher avec la première catin venue. Je suis très punie de ma curiosité et de ma défiance. Je me suis blasée de la plus horrible manière possible, sans avoir joui. Chez moi, la connaissance a devancé lusage; il nest rien de plus que ces expériences hâtives, qui ne sont point le fruit de laction. -- Lignorance la plus complète vaudrait cent mille fois mieux, elle vous ferait au moins commettre beaucoup de sottises qui serviraient à vous instruire et à rectifier vos idées; car, sous ce dégoût dont je parlais tout à lheure il y a toujours un élément vivace et rebelle qui produit les plus étranges désordres: lesprit est convaincu, le corps ne lest pas, et ne veut point souscrire à ce dédain superbe. Le corps jeune et robuste sagite et rue sous lesprit comme un étalon vigoureux monté par un vieillard débile et que cependant il ne peut désarçonner, car le caveçon lui maintient la tête et le mors lui déchire la bouche. Depuis que je vis avec les hommes, jai vu tant de femmes indignement trahies, tant de liaisons secrètes imprudemment divulguées, les plus pures amours traînées avec insouciance dans la boue, des jeunes gens courant chez daffreuses courtisanes en sortant des bras des plus charmantes maîtresses, les intrigues les mieux établies rompues subitement et sans motif plausible quil ne mest plus possible de me décider à prendre un amant. -- Ce serait se jeter en plein jour les yeux ouverts dans un abîme sans fond. - - Cependant le voeu secret de mon coeur est toujours den avoir un. La voix de la nature étouffe la voix de la raison. -- Je sens bien que je ne serai jamais heureuse si je naime pas et si je ne suis pas aimée: -- mais le malheur est que lon ne peut avoir quun homme pour amant, et les hommes, sils ne sont pas des diables tout à fait, sont bien loin dêtre des anges. Ils auraient beau se coller des plumes à lomoplate et se mettre sur la tête une gloire de papier doré, je les connais trop pour my laisser tromper. -- Tous les beaux discours quils me pourraient débiter ny feraient rien. Je sais davance ce quils vont dire, et jachèverais toute seule. Je les ai vus étudier leurs rôles et les repasser avant dentrer en scène; je connais leurs principales tirades à effet et les endroits sur lesquels ils comptent. -- Ni la pâleur de la figure ni laltération des traits ne me convaincraient. Je sais que cela ne prouve rien. -- Une nuit dorgie, quelques bouteilles de vin et deux ou trois filles suffisent pour se grimer très convenablement. Jai vu pratiquer cette belle rubrique à un jeune marquis, très rose et très frais de sa nature, qui sen est trouvé on ne peut mieux, et qui na dû quà cette touchante pâleur, si bien gagnée, de voir couronner sa flamme. -- Je sais aussi comment les plus langoureux Céladons se consolent des rigueurs de leurs Astrées, et trouvent le moyen de patienter, en attendant lheure du berger. -- Jai vu les souillons qui servaient de doublures aux pudibondes Arianes. En vérité, après cela, lhomme ne me tente pas beaucoup; car il na pas la beauté comme la femme, la beauté, ce vêtement splendide qui dissimule si bien les imperfections de lâme, cette divine draperie jetée par Dieu sur la nudité du monde, et qui fait quon est en quelque sorte excusable daimer la plus vile courtisane du ruisseau, si elle possède ce don magnifique et royal. À défaut des vertus de lâme, je voudrais au moins la perfection exquise de la forme, le satiné des chairs, la rondeur des contours, la suavité de lignes, la finesse de peau, tout ce qui fait le charme des femmes. -- Puisque je ne puis avoir lamour, je voudrais la volupté, remplacer tant bien que mal le frère par la soeur. -- Mais tous les hommes que jai vus me semblent affreusement laids. Mon cheval est cent fois plus beau, et jaurais moins de répugnance à lembrasser que certains merveilleux qui se croient fort charmants. -- Certes, ce ne serait pas pour moi un brillant thème à broder des variations de plaisir quun petit-maître comme jen connais. -- Un homme dépée ne me conviendrait non plus guère; les militaires ont quelque chose de mécanique dans la démarche et de bestial dans la face qui fait que je les considère à peine comme des créatures humaines; les hommes de robe ne me ravissent pas davantage, ils sont sales, huileux, hérissés, râpés, loeil glauque et la bouche sans lèvres: ils sentent exorbitamment le rance et le moisi, et je naurais nullement envie de poser ma figure contre leur mufle de loup- cervier ou de blaireau. Quant aux poètes, ils ne considèrent dans le monde que la fin des mots, et ne remontent pas plus loin que la pénultième, et il est vrai de dire quils sont difficiles à utiliser convenablement; ils sont plus ennuyeux que les autres, mais ils sont aussi laids et nont pas la moindre distinction ni la moindre élégance dans leur tournure et leurs habits, ce qui est vraiment singulier: -- des gens qui soccupent toute la journée de forme et de beauté ne saperçoivent pas que leurs bottes sont mal faites et leur chapeau ridicule! Ils ont lair dapothicaires de province ou de répétiteurs de chiens savants sans ouvrage, et vous dégoûteraient de poésie et de vers pour plusieurs éternités. Pour les peintres, ils sont aussi dune assez énorme stupidité; ils ne voient rien hors des sept couleurs. -- Lun deux, avec qui javais passé quelques jours à R*** et à qui lon demandait ce quil pensait de moi, fit cette ingénieuse réponse: -- «Il est dun ton assez chaud, et dans les ombres il faudrait employer, au lieu de blanc, du jaune de Naples pur avec un peu de terre de Cassel et de brun rouge.» -- Cétait son opinion, et, de plus, il avait le nez de travers et les yeux comme le nez; ce qui ne rendait pas son affaire meilleure. -- Qui prendrai-je? un militaire à jabot bombé, un robin aux épaules convexes, un poète ou un peintre à la mine effarée, un petit freluquet efflanqué et sans consistance? Quelle cage choisirai-je dans cette ménagerie? Je lignore complètement, et je ne me sens pas plus de penchant dun côté que de lautre, car ils sont aussi parfaitement égaux que possible en bêtise et en laideur. Après cela, il me resterait encore quelque chose à faire, ce serait de prendre quelquun que jaimasse, fût-ce un portefaix ou un maquignon; mais je naime même pas un portefaix. Ô malheureuse héroïne que je suis! tourterelle dépariée et condamnée à pousser éternellement des roucoulements élégiaques! Oh! que de fois jai souhaité être véritablement un homme comme je le paraissais! Que de femmes avec qui je me serais entendue, et dont le coeur aurait compris mon coeur! -- comme ces délicatesses damour, ces nobles élans de pure passion auxquels jaurais pu répondre meussent rendue parfaitement heureuse! Quelle suavité, quelles délices! comme toutes les sensitives de mon âme se seraient librement épanouies sans être obligées de se contracter et de se refermer à toute minute sous des attouchements grossiers! Quelle charmante floraison dinvisibles fleurs qui ne souvriront jamais, et dont le mystérieux parfum eût doucement embaumé lâme fraternelle! Il me semble que ceût été une vie enchanteresse, une extase infinie aux ailes toujours ouvertes; des promenades, les mains enlacées sans se quitter jamais sous des allées de sable dor, à travers des bosquets de roses éternellement souriantes, dans des parcs pleins de viviers où glissent des cygnes, avec des vases dalbâtre se détachant sur le feuillage. Si javais été un jeune homme, comme jeusse aimé Rosette! quelle adoration ceût été! Nos âmes étaient vraiment faites lune pour lautre, deux perles destinées à se fondre ensemble et nen plus faire quune seule! Comme jeusse parfaitement réalisé les idées quelle sétait faites de lamour! Son caractère me convenait on ne peut plus, et son genre de beauté me plaisait. Il est dommage que notre amour fût totalement condamné à un platonisme indispensable! Il mest arrivé dernièrement une aventure. Jallais dans une maison où se trouvait une charmante petite fille de quinze ans tout au plus: je nai jamais vu de plus adorable miniature. -- Elle était blonde, mais dun blond si délicat et si transparent que les blondes ordinaires eussent paru auprès delle excessivement brunes et noires comme des taupes; on eût dit quelle avait des cheveux dor poudrés dargent; ses sourcils étaient dune teinte si douce et si fondue quils se dessinaient à peine visiblement; ses yeux, dun bleu pâle, avaient le regard le plus velouté et les paupières les plus soyeuses quil soit possible dimaginer; sa bouche, petite à ny pas fourrer le bout du doigt, ajoutait encore au caractère enfantin et mignard de sa beauté, et les molles rondeurs et les fossettes de ses joues avaient un charme dingénuité inexprimable. -- Toute sa chère petite personne me ravissait au-delà de toute expression; jaimais ses petites mains blanches et frêles qui se laissaient traverser par le jour, son pied doiseau qui se posait à peine par terre, sa taille quun souffle eût brisée, et ses épaules de nacre, encore peu formées, que son écharpe mise de travers, trahissait heureusement -- Son babil, où la naïveté donnait un nouveau piquant à lesprit quelle a naturellement, me retenait des heures entières, et je me plaisais singulièrement à la faire causer; elle disait mille délicieuses drôleries, tantôt avec une finesse dintention extraordinaire, tantôt sans avoir lair den comprendre la portée le moins du monde, ce qui en faisait quelque chose de mille fois plus attrayant. Je lui donnais des bonbons et des pastilles que je réservais exprès pour elle dans une boîte décaille blonde, ce qui lui plaisait beaucoup, car elle était friande comme une vraie chatte quelle est. -- Aussitôt que jarrivais, elle courait à moi et tâtait mes poches pour voir si la bienheureuse bonbonnière sy trouvait, je la faisais courir dune main à lautre, et cela faisait une petite bataille où elle finissait nécessairement par avoir le dessus et me dévaliser complètement. Un jour cependant elle se contenta de me saluer dun air très grave et ne vint pas, comme à son ordinaire, voir si la fontaine de sucreries coulait toujours dans ma poche; elle restait fièrement sur sa chaise toute droite et les coudes en arrière. -- Eh bien! Ninon, lui dis-je, est-ce que vous aimez le sel maintenant, ou avez-vous peur que les bonbons ne vous fassent tomber les dents? -- Et, en disant cela, je frappai contre la boîte, qui rendait, sous ma veste, le son le plus mielleux et le plus sucré du monde. Elle avança à demi sa petite langue sur le bord de sa bouche, comme pour savourer la douceur idéale du bonbon absent, mais elle ne bougea pas. Alors je tirai la boîte de ma poche, je louvris et je me mis à avaler religieusement les pralines, quelle aimait par-dessus tout: linstinct de la gourmandise fut un instant plus fort que sa résolution; elle avança la main pour en prendre et la retira aussitôt en disant: -- Je suis trop grande pour manger des bonbons! Et elle fit un soupir. -- Je ne métais pas aperçu que vous fussiez beaucoup grandie depuis la semaine passée; vous êtes donc comme les champignons qui poussent en une nuit? Venez que je vous mesure. -- Riez tant que vous voudrez, reprit-elle avec une charmante moue; je ne suis plus une petite fille; et je veux devenir très grande. -- Voilà dexcellentes résolutions dans lesquelles il faut persévérer; -- et pourrait-on, ma chère demoiselle, savoir à propos de quoi ces triomphantes idées vous sont tombées dans la tête? Car, il y a huit jours, vous paraissiez vous trouver fort bien dêtre petite, et vous croquiez les pralines sans vous soucier autrement de compromettre votre dignité. La petite personne me regarda avec un air singulier, promena ses yeux autour delle, et, quand elle se fut bien assurée que lon ne pouvait nous entendre, se pencha vers moi dune façon mystérieuse, et me dit: -- Jai un amoureux. -- Diable! je ne métonne plus si vous ne voulez plus de pastilles; vous avez cependant eu tort de nen pas prendre, vous auriez joué à la dînette avec lui, ou vous les auriez troquées contre un volant. Lenfant fit un dédaigneux mouvement dépaules et eut lair de me prendre en parfaite pitié. -- Comme elle gardait toujours son attitude de reine offensée, je continuai: -- Quel est le nom de ce glorieux personnage? Arthur, je suppose, ou bien Henri. -- Cétaient deux petits garçons avec lesquels elle avait lhabitude de jouer, et quelle appelait ses maris. -- Non, ni Arthur, ni Henri, dit-elle en fixant sur moi son oeil clair et transparent, -- un monsieur. -- Elle leva sa main au- dessus de sa tête pour me donner une idée de hauteur. -- Aussi haut que cela? Mais ceci devient grave. -- Quel est donc cet amoureux si grand? -- Monsieur Théodore, je veux bien vous le dire, mais il ne faudra en parler à personne, ni à maman, ni à Polly (sa gouvernante), ni à vos amis qui trouvent que je suis une enfant et qui se moqueraient de moi. Je lui promis le plus inviolable secret, car jétais fort curieuse de savoir quel était ce galant personnage, et la petite, voyant que je tournais la chose en plaisanterie, hésitait à me faire la confidence entière. Rassurée par la parole dhonneur que je lui donnai de men taire soigneusement, elle quitta son fauteuil, vint se pencher au dos du mien, et me souffla très bas à loreille le nom du prince chéri. Je restai confondue: cétait le chevalier de G***, -- un animal fangeux et indécrottable, avec un moral de maître décole et un physique de tambour-major, lhomme le plus crapuleusement débauché quil fût possible de voir, -- un vrai satyre, moins les pieds de bouc et les oreilles pointues. Cela minspira des craintes sérieuses pour la chère Ninon, et je me promis dy mettre bon ordre. Des personnes entrèrent, et la conversation en resta là. Je me retirai dans un coin, et je cherchai dans ma tête les moyens dempêcher que les choses nallassent plus loin, car ceût été un véritable meurtre quune aussi délicieuse créature échut à un drôle aussi fieffé. La mère de la petite était une espèce de femme galante qui donnait à jouer et tenait un bureau desprit. On lisait chez elle de mauvais vers et lon y perdait de bons écus; ce qui était une compensation. -- Elle aimait peu sa fille, qui était pour elle une manière dextrait de baptême vivant qui la gênait dans la falsification de sa chronologie. -- Dailleurs, elle se faisait grandelette, et ses charmes naissants donnaient lieu à des comparaisons qui nétaient pas à lavantage du prototype déjà rendu un peu fruste par le frottement des années et des hommes. Lenfant était donc assez négligée et laissée sans défense aux entreprises des gredins familiers de la maison. -- Si sa mère se fût occupée delle, ce neût été probablement que pour tirer bon parti de sa jeunesse et se faire une ferme de sa beauté et de son innocence. -- Dune façon ou de lautre, le sort qui lattendait nétait pas douteux. -- Cela me faisait de la peine, car cétait une charmante petite créature qui méritait assurément mieux, une perle de la plus belle eau perdue dans ce bourbier infect; cette idée me toucha au point que je résolus de la tirer à tout prix de cette affreuse maison. La première chose à faire, cétait dempêcher le chevalier de poursuivre sa pointe. -- Ce que je trouvai de mieux et de plus simple, ce fut de lui chercher querelle et de le faire battre avec moi, et jeus toutes les peines du monde, car il est poltron au possible et craint les coups plus que qui que ce soit au monde. Enfin je lui en dis tant et de si piquantes quil fallut bien quil se décidât à venir sur le pré, quoique fort à contre-coeur. -- Je le menaçai même de le faire rosser de coups de bâton par mon laquais, sil ne faisait meilleure contenance. -- Il savait pourtant assez bien tirer lépée, mais la peur le troublait tellement quà peine les fers croisés je trouvai le moyen de lui administrer un joli petit coup de pointe qui le mit pour quinze jours au lit. -- Cela me suffisait; je navais pas envie de le tuer, et jaimais autant le laisser vivre pour quil fût pendu plus tard; soin touchant dont il aurait dû me savoir plus de gré! -- Mon drôle étendu entre deux draps et dûment ficelé de bandelettes, il ny avait plus quà décider la petite à quitter la maison, ce qui nétait pas excessivement difficile. Je lui fis un conte sur la disparition de son amoureux, dont elle sinquiétait extraordinairement. Je lui dis quil sen était allé avec une comédienne de la troupe qui était alors à C***: ce qui lindigna, comme tu peux croire. -- Mais je la consolai en lui disant toute sorte de mal du chevalier, qui était laid, ivrogne et déjà vieux, et je finis par lui demander si elle naimerait pas mieux que je fusse son galant. -- Elle répondit quelle le voulait bien, parce que jétais plus beau, et que mes habits étaient neufs. -- Cette naïveté, dite avec un sérieux énorme, me fit rire jusquaux larmes. -- Je montai la tête de la petite, et fis si bien que je la décidai à quitter la maison. -- Quelques bouquets, à peu près autant de baisers, et un collier de perles que je lui donnai la charmèrent à un point difficile à décrire, et elle prenait devant ses petites amies un air important on ne peut plus risible. Je fis faire un costume de page très élégant et très riche à peu près à sa taille, car je ne pouvais lemmener dans ses habits de fille, à moins de me remettre moi-même en femme, ce que je ne voulais pas faire. Jachetai un petit cheval doux et facile à monter, et pourtant assez bon coureur pour suivre mon barbe quand il me plaisait daller vite. Puis je dis à la belle de tâcher de descendre à la brume sur la porte, et que je ly prendrais: ce quelle exécuta très ponctuellement. -- Je la trouvai qui se tenait en faction derrière le battant entrebâillé. -- Je passai fort près de la maison; elle sortit, je lui tendis la main, elle appuya son pied sur la pointe du mien, et sauta fort lestement en croupe, car elle était dune agilité merveilleuse. Je piquai mon cheval, et, par sept ou huit ruelles détournées et désertes, je trouvai moyen de revenir chez moi sans que personne nous vît. Je lui fis quitter ses habits pour mettre son travestissement, et je lui servis moi-même de femme de chambre; elle fit dabord quelques façons, et voulait shabiller toute seule; mais je lui fis comprendre que cela perdrait beaucoup de temps, et que, dailleurs, étant ma maîtresse, il ny avait pas le moindre inconvénient, et que cela se pratiquait ainsi entre amants. -- Il nen fallait pas tant pour la convaincre, et elle se prêta à la circonstance de la meilleure grâce du monde. Son corps était une petite merveille de délicatesse -- Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeune fille, étaient dune suavité de linéaments inexprimable, et sa gorge naissante faisait de si charmantes promesses quaucune gorge plus formée neût pu soutenir la comparaison. -- Elle avait encore toutes les grâces de lenfant et déjà tout le charme de la femme; elle était dans cette nuance adorable de transition de la petite fille à la jeune fille: nuance fugitive, insaisissable, époque délicieuse où la beauté est pleine despérance, et où chaque jour, au lieu denlever quelque chose à vos amours, y ajoute de nouvelles perfections. Son costume lui allait on ne peut mieux. Il lui donnait un petit air mutin très curieux et très récréatif, et qui la fit rire aux éclats quand je lui présentai le miroir pour quelle jugeât de leffet de sa toilette. Je lui fis ensuite manger quelques biscuits trempés dans du vin dEspagne, afin de lui donner du courage et de lui faire mieux supporter la fatigue de la route. Les chevaux nous attendaient tout sellés dans la cour; -- elle monta assez délibérément sur le sien, jenfourchai lautre, et nous partîmes. -- La nuit était complètement tombée, et de rares lumières, qui séteignaient dinstant en instant, faisaient voir que lhonnête ville de C*** était occupée vertueusement comme doit le faire toute ville de province au coup de neuf heures. Nous ne pouvions pas aller très vite, car Ninon nétait pas meilleure écuyère quil ne le fallait, et, quand son cheval prenait le trot, elle se cramponnait de toutes ses forces après la crinière. -- Cependant, le lendemain matin, nous étions assez loin pour que lon ne pût nous rattraper, à moins de faire une diligence extrême; mais lon ne nous poursuivit pas, ou du moins, si on le fit, ce fut dans une direction opposée à celle que nous avions suivie. Je mattachai singulièrement à la petite belle. -- Je ne tavais plus avec moi, ma chère Graciosa, et jéprouvais un besoin immense daimer quelquun ou quelque chose, davoir avec moi soit un chien, soit un enfant à caresser familièrement. -- Ninon était cela pour moi; -- elle couchait dans mon lit, et passait pour dormir ses petits bras autour de mon corps; -- elle se croyait très sérieusement ma maîtresse, et ne doutait pas que je ne fusse un homme; sa grande jeunesse et son extrême innocence lentretenaient dans cette erreur que javais gardé de dissiper. - - Les baisers que je lui donnais complétaient parfaitement son illusion, car son idée nallait pas encore au-delà, et ses désirs ne parlaient pas assez haut pour lui faire soupçonner autre chose. Au reste, elle ne se trompait quà demi. Et, réellement, il y avait entre elle et moi la même différence quil y a entre moi et les hommes. -- Elle était si diaphane, si svelte, si légère, dune nature si délicate et si choisie quelle est une femme même pour moi qui suis femme, et qui ai lair dun Hercule à côté delle. Je suis grande et brune, elle est petite et blonde; ses traits sont tellement doux quils font paraître les miens presque durs et austères, et sa voix est un gazouillement si mélodieux que ma voix semble dure près de la sienne. Un homme qui laurait la briserait en morceaux, et jai toujours peur que le vent ne lemporte quelque beau matin. -- Je la voudrais enfermer dans une boîte de coton et la porter suspendue à mon cou. -- Tu ne te figures pas, ma bonne amie, combien elle a de grâce et desprit, de chatteries délicieuses, de mignardises enfantines, de petites façons et de gentilles manières. Cest bien la plus adorable créature qui soit, et il eût été vraiment dommage quelle fût restée avec son indigne mère. Je mettais une joie maligne à dérober ainsi ce trésor à la rapacité des hommes. Jétais le griffon qui empêchait den approcher, et, si je nen jouissais pas moi-même, au moins personne nen jouissait: idée toujours consolante, quoi quen puissent dire tous les sots détracteurs de légoïsme. Je me proposais de la conserver aussi longtemps que possible dans lignorance où elle était, et de la garder auprès de moi jusquà ce quelle ne voulût plus y rester ou que jeusse trouvé à lui assurer un sort. Sous son costume de petit garçon, je lemmenais dans tous mes voyages, à droite et à gauche; ce genre de vie lui plaisait singulièrement, et lagrément quelle y prenait laidait à en supporter les fatigues. -- Partout on me complimentait sur lexquise beauté de mon page, et je ne doute pas quil nait fait naître à beaucoup de monde lidée précisément inverse de ce qui était. Plusieurs même cherchèrent à sen éclaircir; mais je ne laissais la petite parler à personne, et les curieux furent tout à fait désappointés. Tous les jours je découvrais dans cette aimable enfant quelque nouvelle qualité qui me la faisait chérir davantage et mapplaudir de la résolution que javais prise. -- Assurément les hommes nétaient pas dignes de la posséder, et il eût été déplorable que tant de charmes du corps et de lâme eussent été livrés à leurs appétits brutaux et à leur cynique dépravation. Une femme seule pouvait laimer assez délicatement et assez tendrement. -- Un côté de mon caractère, qui neût pu se développer dans une autre liaison et qui se mit tout à fait au jour dans celle-ci, cest le besoin et lenvie de protéger, ce qui est habituellement laffaire des hommes. Il meût extrêmement déplu, si jeusse pris un amant, quil se donnât des airs de me détendre, par la raison que cest un soin que jaime à prendre avec les gens qui me plaisent, et que mon orgueil se trouve beaucoup mieux du premier rôle que du second, quoique le second soit plus agréable. -- Aussi je me sentais contente de rendre à ma chère petite tous les soins que jeusse dû aimer à recevoir, comme de laider dans les chemins difficiles, de lui tenir la bride et létrier, de la servir à table, de la déshabiller et de la mettre au lit, de la défendre si quelquun linsultait, enfin de faire pour elle tout ce que lamant le plus passionné et le plus attentif fait pour une maîtresse adorée. Je perdais insensiblement lidée de mon sexe, et je me souvenais à peine, de loin en loin, que jétais femme; dans les commencements, il méchappait souvent de dire, sans y songer, quelque chose comme cela qui nétait pas congruent avec lhabit que je portais. Maintenant cela ne marrive plus, et même, lorsque je técris, à toi qui es dans la confidence de mon secret, je garde quelquefois dans les adjectifs une virilité inutile. Sil me reprend jamais fantaisie daller chercher mes jupes dans le tiroir où je les ai laissées, ce dont je doute fort, à moins que je ne devienne amoureuse de quelque jeune beau, jaurai de la peine à perdre cette habitude, et, au lieu dune femme déguisée en homme, jaurai lair dun homme déguisé en femme. En vérité, ni lun ni lautre de ces deux sexes nest le mien; je nai ni la soumission imbécile, ni la timidité, ni les petitesses de la femme; je nai pas les vices des hommes, leur dégoûtante crapule et leurs penchants brutaux: -- je suis dun troisième sexe à part qui na pas encore de nom: au-dessus ou au-dessous, plus défectueux ou supérieur: jai le corps et lâme dune femme, lesprit et la force dun homme, et jai trop ou pas assez de lun et de lautre pour me pouvoir accoupler avec lun deux. Ô Graciosa! je ne pourrai jamais aimer complètement personne ni homme ni femme; quelque chose dinassouvi gronde toujours en moi, et lamant ou lamie ne répond quà une seule face de mon caractère. Si javais un amant, ce quil y a de féminin en moi dominerait sans doute pour quelque temps ce quil y a de viril, mais cela durerait peu? et je sens que je ne serais contentée quà demi; si lai une amie, lidée de la volupté corporelle mempêche de goûter entièrement la pure volupté de lâme; en sorte que je ne sais où marrêter, et que je flotte perpétuellement de lun à lautre. Ma chimère serait davoir tour à tour les deux sexes pour satisfaire à cette double nature: -- homme aujourdhui, femme demain, je réserverais pour mes amants mes tendresses langoureuses, mes façons soumises et dévouées, mes plus molles caresses, mes petits soupirs mélancoliquement filés, tout ce qui tient dans mon caractère du chat et de la femme; puis, avec mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi, passionné, avec les manières triomphantes, le chapeau sur loreille, une tournure de capitan et daventurier. Ma nature se produirait ainsi tout entière au jour, et je serais parfaitement heureuse, car le vrai bonheur est de se pouvoir développer librement en tous sens et dêtre tout ce quon peut être. Mais ce sont là des choses impossibles, et il ny faut pas songer. Javais enlevé la petite dans lidée de donner le change à mes penchants et de détourner sur quelquun toute cette vague tendresse qui flotte dans mon âme et linonde; je lavais prise comme une espèce déchappement à mes facultés aimantes; mais je reconnus bientôt, malgré toute laffection que je lui portais, quel vide immense, quel abîme sans fond elle laissait dans mon coeur, combien ses plus tendres caresses me satisfaisaient peu!... -- Je résolus dessayer dun amant, mais il se passa longtemps sans que je rencontrasse quelquun qui ne me déplût pas. Jai oublié de te dire que Rosette, ayant découvert où jétais allée, mavait écrit la lettre la plus suppliante pour que je lallasse voir; je ne pus le lui refuser, et jallai la rejoindre à la campagne où elle était. -- Jy suis retournée plusieurs fois depuis et même tout dernièrement. -- Rosette, désespérée de ne pas mavoir eue pour amant, sétait jetée dans le tourbillon du monde et dans la dissipation, comme toutes les âmes tendres qui ne sont pas religieuses et qui ont été froissées dans leur premier amour; -- elle avait eu beaucoup daventures en peu de temps, et la liste de ses conquêtes était déjà fort nombreuse, car tout le monde navait pas pour lui résister les mêmes raisons que moi. Elle avait avec elle un jeune homme nommé dAlbert, qui était pour lors son galant en pied. -- Je parus lui faire une impression toute particulière, et il se prit tout dabord pour moi dune amitié fort vive. -- Quoiquil la traitât avec beaucoup dégards, et quil eût avec elle des manières assez tendres, au fond il naimait pas Rosette, -- non par satiété ni par dégoût, mais plutôt parce quelle ne répondait pas à certaines idées, vraies ou fausses, quil sétait faites de lamour et de la beauté. Un nuage idéal sinterposait entre elle et lui, et lempêchait dêtre heureux comme il aurait dû lêtre sans cela. -- Évidemment son rêve nétait pas accompli, et il soupirait après autre chose. -- Mais il ne cherchait pas et restait fidèle à des liens qui lui pesaient; car il a dans lâme un peu plus de délicatesse et dhonneur que nen ont la plupart des hommes, et son coeur est bien loin dêtre aussi corrompu que son esprit. -- Ne sachant pas que Rosette navait jamais été amoureuse que de moi, et létait encore, à travers toutes ses intrigues et ses folies, il craignait de laffliger en lui laissant voir quil ne laimait pas: cette considération le retenait, et il se sacrifiait le plus généreusement du monde. Le caractère de mes traits lui plut extraordinairement, car il attache une importance extrême à la forme extérieure, tant et si bien quil devint amoureux de moi, malgré mes habits dhomme et la formidable rapière que je porte au côté. -- Javoue que je lui sus bon gré de la finesse de son instinct, et que jeus pour lui quelque estime de mavoir distinguée sous ces trompeuses apparences. -- Dans le commencement, il se crut pourvu dun goût beaucoup plus dépravé quil ne létait en effet, et je riais intérieurement de le voir se tourmenter ainsi. -- Il avait quelquefois, en mabordant, des mines effarouchées qui me divertissaient on ne peut plus, et le penchant bien naturel qui lentraînait vers moi lui paraissait une impulsion diabolique à laquelle on neût trop su résister. En ces occasions, il se rejetait sur Rosette avec furie, et sefforçait de reprendre des habitudes damour plus orthodoxes; puis il revenait à moi comme de raison plus enflammé quauparavant. Puis cette lumineuse idée que je pouvais bien être une femme se glissa dans son esprit. Pour sen convaincre, il se mit à mobserver et à métudier avec lattention la plus minutieuse; il doit connaître particulièrement chacun de mes cheveux et savoir au juste combien jai de cils aux paupières; mes pieds, mes mains, mon cou, mes joues, le moindre duvet au coin de ma lèvre, il a tout examiné, tout comparé, tout analysé, et de cette investigation où lartiste aidait lamant il est ressorti, clair comme le jour (quand il est clair), que jétais bien et dûment une femme, et de plus son idéal, le type de sa beauté, la réalité de son rêve; -- merveilleuse découverte! Il ne restait plus quà mattendrir et à se faire octroyer le don damoureuse merci, -- pour constater tout à fait de mon sexe. -- Une comédie que nous jouâmes et dans laquelle je parus en femme le décida complètement. Je lui fis quelques oeillades équivoques, et je me servis de quelques passages de mon rôle, analogues à notre situation, pour lenhardir et le pousser à se déclarer -- Car, si je ne laimais pas avec passion, il me plaisait assez pour ne point le laisser sécher damour sur pied; et comme depuis ma transformation il avait le premier soupçonné que jétais femme, il était bien juste que je léclairasse sur ce point important, et jétais résolue à ne pas lui laisser lombre du doute. Il vint plusieurs fois dans ma chambre avec sa déclaration sur les lèvres, mais il nosa pas la débiter; -- car, effectivement, il est difficile de parler damour à quelquun qui a les mêmes habits que vous et qui essaye des bottes à lécuyère. Enfin, ne pouvant prendre cela sur lui, il mécrivit une longue lettre, très pindarique, où il mexpliquait fort au long ce que je savais mieux que lui. Je ne sais trop ce que je dois faire. -- Admettre sa requête ou la rejeter, -- ce serait immodérément vertueux; -- dailleurs, il aurait un trop grand chagrin de se voir refuser: si nous rendons malheureux les gens qui nous aiment, que ferons-nous donc à ceux qui nous haïssent? -- Peut-être serait-il plus strictement convenable de faire la cruelle quelque temps et dattendre au moins un mois avant de dégrafer la peau de tigresse pour se mettre humainement en chemise. -- Mais, puisque je suis résolue à lui céder, autant vaut tout de suite que plus tard; -- je ne conçois pas trop ces belles résistances mathématiquement graduées qui abandonnent une main aujourdhui, demain lautre, puis le pied, puis la jambe et le genou jusquà la jarretière exclusivement, et ces vertus intraitables toujours prêtes à se pendre à la sonnette, si lon dépasse dune ligne le terrain quelles ont résolu de laisser prendre ce jour-là, -- cela me fait rire de voir ces Lucrèces méthodiques qui marchent à reculons avec les signes du plus virginal effroi, et jettent de temps en temps un regard furtif par-dessus leur épaule pour sassurer si le sofa où elles doivent tomber est bien directement derrière elles. -- Cest un soin que je ne saurais prendre. Je naime pas dAlbert, du moins dans le sens que je donne à ce mot, mais jai certainement du goût et du penchant pour lui; -- son esprit me plaît et sa personne ne me rebute pas: il nest pas beaucoup de gens dont je puisse en dire autant. Il na pas tout, mais il a quelque chose; -- ce qui me plaît en lui, cest quil ne cherche pas à sassouvir brutalement comme les autres hommes; il a une perpétuelle aspiration et un souffle toujours soutenu vers le beau, -- vers le beau matériel seulement, il est vrai, mais cest encore un noble penchant, et qui suffit à le maintenir dans les pures régions. -- Sa conduite avec Rosette prouve de lhonnêteté de coeur, honnêteté plus rare que lautre, sil est possible. Et puis, sil faut que je te le dise, je suis possédée des plus violents désirs, -- je languis et je meurs de volupté; -- car lhabit que je porte, en mengageant dans toute sorte daventures avec les femmes, me protège trop parfaitement contre les entreprises des hommes; une idée de plaisir qui ne se réalise jamais flotte vaguement dans ma tête, et ce rêve plat et sans couleur me fatigue et mennuie. -- Tant de femmes posées dans le plus chaste milieu mènent une vie de prostituées! et moi, par un contraste assez bouffon, je reste chaste et vierge comme la froide Diane elle-même, au sein de la dissipation la plus éparpillée et entourée des plus grands débauchés du siècle. -- Cette ignorance du corps que naccompagne pas lignorance de lesprit est la plus misérable chose qui soit. Pour que ma chair nait pas à faire la fière devant mon âme, je veux la souiller également, si toutefois cest une souillure plus que de boire et de manger, -- ce dont je doute. -- En un mot, je veux savoir ce que cest quun homme, et le plaisir quil donne. Puisque dAlbert ma reconnue sous mon travestissement, il est bien juste quil soit récompensé de sa pénétration; il est le premier qui ait deviné que jétais une femme, et je lui prouverai de mon mieux que ses soupçons étaient fondés. -- Il serait peu charitable de lui laisser croire quil na eu quun goût monstrueux. Cest donc dAlbert qui résoudra mes doutes et me donnera ma première leçon damour: il ne sagit plus maintenant que damener la chose dune façon toute poétique. Jai envie de ne pas répondre à sa lettre et de lui faire froide mine pendant quelques jours. Quand je le verrai bien triste et bien désespéré, invectivant les dieux, montrant le poing à la création, et regardant les puits pour voir sils ne sont pas trop profonds pour sy jeter, -- je me retirerai comme Peau dÂne au fond du corridor, et je mettrai ma robe couleur du temps, -- cest-à-dire mon costume de Rosalinde; car ma garde-robe féminine est très restreinte. Puis jirai chez lui, radieuse comme un paon qui fait la roue, montrant avec ostentation ce que je dissimule ordinairement avec le plus grand soin, et nayant quun petit tour de gorge en dentelles très bas et très dégagé, et je lui dirai du ton le plus pathétique que je pourrai prendre: «Ô très élégiaque et très perspicace jeune homme! je suis bien véritablement une jeune et pudique beauté, qui vous adore par- dessus le marché, et qui ne demande quà vous faire plaisir et à elle aussi. -- Voyez si cela vous convient, et, sil vous reste encore quelque scrupule, touchez ceci, allez en paix, et péchez le plus que vous pourrez.» Ce beau discours achevé, je me laisserai tomber à demi pâmée dans ses bras, et, tout en poussant de mélancoliques soupirs, je ferai sauter adroitement lagrafe de ma robe de façon à me trouver dans le costume de rigueur, cest-à-dire à moitié nue. -- DAlbert fera le reste, et jespère que, le lendemain matin, je saurai à quoi men tenir sur toutes ces belles choses qui me troublent la cervelle depuis si longtemps. -- En contentant ma curiosité, jaurai de plus le plaisir davoir fait un heureux. Je me propose aussi daller rendre à Rosette une visite dans le même costume, et de lui faire voir que, si je nai pas répondu à son amour, ce nétait ni par froideur ni par dégoût. -- Je ne veux pas quelle garde de moi cette mauvaise opinion, et elle mérite, aussi bien que dAlbert, que je trahisse mon incognito en sa faveur. -- Quelle mine fera-t-elle à cette révélation? -- Son orgueil en sera consolé, mais son amour en gémira. Adieu, toute belle et toute bonne; prie le bon Dieu que le plaisir ne me paraisse pas aussi peu de chose que ceux qui le dispensent. Jai plaisanté tout le long de cette lettre, et cependant ce que je vais essayer est une chose grave et dont le reste de ma vie se peut ressentir. Chapitre 16 Il y avait déjà plus de quinze jours que dAlbert avait déposé son épître amoureuse sur la table de Théodore, -- et cependant rien ne semblait changé dans les manières de celui-ci. -- DAlbert ne savait à quoi attribuer ce silence; -- on eût dit que Théodore navait pas eu connaissance de la lettre; le déplorable dAlbert pensa quelle avait été détournée ou perdue; cependant la chose était difficile à expliquer, car Théodore était rentré un instant après dans la chambre, et il eût été bien extraordinaire quil naperçût pas un grand papier posé tout seul au milieu dune table, de façon à attirer les regards les plus distraits. Ou bien est-ce que Théodore était réellement un homme et non point une femme, comme dAlbert se létait imaginé? -- ou, dans le cas quelle fût femme, avait-elle pour lui un sentiment daversion si prononcé, un mépris tel quelle ne daignât pas même prendre la peine de lui faire une réponse? -- Le pauvre jeune homme, qui navait pas eu, comme nous, lavantage de fouiller dans le portefeuille de Graciosa, la confidente de la belle Maupin, nétait en état de décider affirmativement ou négativement aucune de ces importantes questions, et il flottait tristement dans les plus misérables irrésolutions. Un soir, il était dans sa chambre, le front mélancoliquement appuyé contre la vitre, et il regardait, sans les voir, les marronniers du parc déjà tout effeuillés et tout rougis. Une vapeur épaisse noyait les lointains, la nuit descendait plutôt grise que noire, et posait avec précaution ses pieds de velours sur la cime des arbres: -- un grand cygne plongeait et replongeait amoureusement son cou et ses épaules dans leau fumante de la rivière, et sa blancheur le faisait paraître dans lombre comme une large étoile de neige. -- Cétait le seul être vivant qui animât un peu ce morne paysage. DAlbert songeait aussi tristement que peut songer à cinq heures du soir, en automne, par un temps de brume, un homme désappointé ayant pour musique une bise assez aigre et pour perspective le squelette dune forêt sans perruque. Il songeait à se jeter dans la rivière, mais leau lui semblait bien noire et bien froide, et lexemple du cygne ne le persuadait quà demi; à se brûler la cervelle, mais il navait ni pistolet ni poudre, et il eût été fâché den avoir; à prendre une nouvelle maîtresse et même à en prendre deux, résolution sinistre! mais il ne connaissait personne qui lui convînt ou même qui ne lui convînt pas. -- Il poussa le désespoir jusquà vouloir renouer avec des femmes qui lui étaient parfaitement insupportables et quil avait fait mettre, à coups de cravache, hors de chez lui par son laquais. Il finit par sarrêter à quelque chose de beaucoup plus affreux... à écrire une seconde lettre. Ô sextuple butor! Il en était là de sa méditation, lorsquil sentit se poser sur son épaule -- une main -- pareille à une petite colombe qui descend sur un palmier. -- La comparaison cloche un peu en ce que lépaule dAlbert ressemble assez légèrement à un palmier: cest égal, nous la conservons par pur orientalisme. La main était emmanchée au bout dun bras qui répondait à une épaule faisant partie dun corps, lequel nétait autre chose que Théodore-Rosalinde, mademoiselle dAubiguy, ou Madeleine de Maupin, pour lappeler de son véritable nom. Qui fut étonné? -- Ce nest ni moi ni vous, car vous et moi nous étions préparés de longue main à cette visite; ce fut dAlbert qui ne sy attendait pas le moins du monde. -- Il fit un petit cri de surprise tenant le milieu entre oh! et ah! Cependant jai les meilleures raisons de croire quil tenait plus de ah! que de oh! Cétait bien Rosalinde, si belle et si radieuse quelle éclairait toute la chambre, -- avec ses cordons de perles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands jabots de dentelle, ses souliers à talons rouges, son bel éventail de plumes de paon, telle enfin quelle était le jour de la représentation. Seulement, différence importante et décisive, elle navait ni gorgerette, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui dérobât aux yeux ces deux charmants frères ennemis, -- qui, hélas! ne tendent trop souvent quà se réconcilier. Une gorge entièrement nue, blanche, transparente, comme un marbre antique, de la coupe la plus pure et la plus exquise, saillait hardiment hors dun corsage très échancré, et semblait porter des défis aux baisers. -- Cétait une vue fort rassurante; aussi dAlbert se rassura-t-il bien vite, et se laissa-t-il aller en toute confiance à ses émotions les plus échevelées. -- Eh bien! Orlando, est-ce que vous ne reconnaissez pas votre Rosalinde? dit la belle avec le plus charmant sourire; ou bien avez-vous laissé votre amour accroché avec vos sonnets à quelques buissons de la forêt des Ardennes? Seriez-vous réellement guéri du mal pour lequel vous me demandiez un remède avec tant dinstance? Jen ai bien peur. -- Oh non! Rosalinde, je suis plus malade que jamais. -- Jagonise, je suis mort, ou peu sen faut! -- Vous navez point trop mauvaise façon pour un mort, et beaucoup de vivants nont pas si bonne mine. -- Quelle semaine jai passée! -- Vous ne pouvez vous le figurer, Rosalinde. Jespère quelle me vaudra mille ans de purgatoire de moins dans lautre monde. -- Mais, si josais vous le demander, pourquoi ne mavez-vous pas répondu plus tôt? -- Pourquoi? -- Je ne sais pas trop, à moins que ce ne soit parce que. -- Si ce motif cependant ne vous paraît pas valable, en voici trois autres beaucoup moins bons; vous choisirez: dabord parce que, entraîné par votre passion, vous avez oublié décrire lisiblement, et quil ma fallu plus de huit jours pour deviner de quoi il était question dans votre lettre; -- ensuite parce que ma pudeur ne pouvait se faire en moins de temps à une idée aussi saugrenue que celle de prendre un poète dithyrambique pour amant; et puis parce que je nétais pas fâchée de voir si vous vous brûleriez la cervelle ou si vous vous empoisonneriez avec de lopium, ou si vous vous pendriez à votre jarretière. -- Voilà. -- La méchante persifleuse! que vous avez bien fait de venir aujourdhui, vous ne mauriez peut-être pas trouvé demain. -- Vraiment! pauvre garçon! -- Ne prenez pas un air aussi éploré, car je mattendrirais aussi, et cela me rendrait plus bête à moi seule que tous les animaux qui étaient dans larche avec feu Noé. -- Si je lâche une fois la bande à ma sensibilité, vous serez submergé, je vous en avertis. -- Tout à lheure je vous ai donné trois mauvaises raisons, je vous offre maintenant trois bons baisers; acceptez-vous, à cette condition que vous oublierez les raisons pour les baisers? -- Je vous dois bien cela et plus. En disant ces mots, la belle infante savança vers le dolent amoureux, et lui jeta ses beaux bras autour du cou. -- DAlbert lembrassa avec effusion sur les deux joues et sur la bouche. -- Ce dernier baiser dura plus longtemps que les autres, et aurait pu compter pour quatre. -- Rosalinde vit que tout ce quelle avait fait jusqualors nétait que pur enfantillage. -- Sa dette acquittée, elle sassit sur les genoux de dAlbert encore tout émue, et, passant ses doigts dans ses cheveux, elle lui dit: -- Toutes mes cruautés sont épuisées, mon doux ami; javais pris ces quinze jours pour satisfaire à ma férocité naturelle; je vous avouerai que je les ai trouvés longs. Nallez pas devenir fat parce que je suis franche, mais cela est vrai. -- Je me remets entre vos mains, vengez-vous de mes rigueurs passées. -- Si vous étiez un sot, je ne vous dirais pas cela, et même je ne vous dirais pas autre chose, car je naime pas les sots. -- Il maurait été bien facile de vous faire croire que jétais prodigieusement choquée de votre hardiesse, et que vous nauriez pas assez de tous vos platoniques soupirs et de votre plus quintessencié galimatias pour vous faire pardonner une chose dont jétais fort aise; jaurais pu, comme une autre, vous marchander longtemps et vous donner en détail ce que je vous accorde librement et en une fois; mais je ne pense pas que vous men eussiez aimée lépaisseur dun seul cheveu de plus. -- Je ne vous demande ni serment damour éternel, ni protestation exagérée. -- Aimez-moi tant que le bon Dieu voudra. -- Jen ferai autant de mon côté. -- Je ne vous appellerai pas perfide et misérable, quand vous ne maimerez plus. -- Vous aurez aussi la bonté de mépargner les titres odieux correspondants, sil marrive de vous quitter. -- Je ne serai quune femme qui aura cessé de vous aimer, -- rien de plus. -- Il nest pas nécessaire de se haïr toute la vie, à cause que lon a couché une nuit ou deux ensemble. -- Quoi quil arrive, et où que la destinée me pousse, je vous jure, et ceci est une promesse que lon peut tenir, de garder toujours un charmant souvenir de vous, et, si je ne suis plus votre maîtresse, dêtre votre amie comme jai été votre camarade. -- Jai quitté pour vous cette nuit mes habits dhomme; -- je les reprendrai demain matin pour tous. -- Songez que je ne suis Rosalinde que la nuit, et que tout le jour je ne suis et ne peux être que Théodore de Sérannes... La phrase quelle allait prononcer séteignit dans un baiser auquel en succédèrent beaucoup dautres, que lon ne comptait plus et dont nous ne ferons pas le catalogue exact, parce que cela serait assurément un peu long et peut-être fort immoral -- pour certaines gens, -- car pour nous, nous ne trouvons rien de plus moral et de plus sacré sous le ciel que les caresses de lhomme et de la femme, quand tous deux sont beaux et jeunes. Comme les instances de dAlbert devenaient plus tendres et plus vives, au lieu de sépanouir et de rayonner, la belle figure de Théodore prit lexpression de fière mélancolie qui donna quelque inquiétude à son amant. -- Pourquoi, ma chère souveraine, avez-vous lair chaste et sérieux dune Diane antique, là où il faudrait plutôt les lèvres souriantes de Vénus sortant de la mer? -- Voyez-vous, dAlbert, cest que je ressemble plus à Diane chasseresse quà toute autre chose. -- Jai pris fort jeune cet habit dhomme pour des raisons quil serait long et inutile de vous dire. -- Vous avez seul deviné mon sexe, -- et, si jai fait des conquêtes, ce na été que de femmes, conquêtes fort superflues et dont jai été plus dune fois embarrassée. -- En un mot, quoique ce soit une chose incroyable et ridicule, je suis vierge, -- vierge comme la neige de lHimalaya, comme la Lune avant quelle neût couché avec Endymion, comme Marie avant davoir fait connaissance avec le pigeon divin, et je suis grave ainsi que toute personne qui va faire une chose sur laquelle on ne peut revenir. -- Cest une métamorphose, une transformation que je vais subir. -- Changer le nom de fille en nom de femme, navoir plus à donner demain ce que javais hier; quelque chose que je ne savais pas et que je vais apprendre, une page importante tournée au livre de la vie. -- Voilà pourquoi jai lair triste, mon ami, et non pour rien qui soit de votre faute. En disant cela, elle sépara de ses deux belles mains les longs cheveux du jeune homme, et posa sur son front pâle ses lèvres mollement plissées. DAlbert, singulièrement ému par le ton doux et solennel dont elle débita toute cette tirade, lui prit les mains et en baisa tous les doigts, les uns après les autres, -- puis rompit fort délicatement le lacet de sa robe, en sorte que le corsage souvrit et que les deux blancs trésors apparurent dans toute leur splendeur: sur cette gorge étincelante et claire comme largent sépanouissaient les deux belles roses du paradis. Il en serra légèrement les pointes vermeilles dans sa bouche, et en parcourut ainsi tout le contour. Rosalinde se laissait faire avec une complaisance inépuisable, et tâchait de lui rendre ses caresses aussi exactement que possible. -- Vous devez me trouver bien gauche et bien froide, mon pauvre dAlbert; mais je ne sais guère comment lon sy prend; -- vous aurez beaucoup à faire pour minstruire, et réellement je vous charge là dune occupation très pénible. DAlbert fit la réponse la plus simple, il ne répondit pas, -- et, létreignant dans ses bras avec une nouvelle passion, il couvrit de baisers ses épaules et sa poitrine nues. Les cheveux de linfante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tomba sur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout debout comme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile la plus transparente. Le bienheureux amant sagenouilla, et eut bientôt jeté dans un coin opposé de lappartement les deux jolis petits souliers à talons rouges; -- les bas à coins brodés les suivirent de près. La chemise, douée dun heureux esprit dimitation, ne resta pas en arrière de la robe: elle glissa dabord des épaules sans quon songeât à la retenir; puis, profitant dun moment où les bras étaient perpendiculaires, elle en sortit avec beaucoup dadresse et roula jusquaux hanches dont le contour ondoyant larrêta à demi. -- Rosalinde saperçut alors de la perfidie de son dernier vêtement, et leva son genou pour lempêcher de tomber tout à fait. -- Ainsi posée, elle ressemblait parfaitement à ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente, fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les belles cuisses, et par une heureuse trahison sarrête précisément au-dessous de lendroit quelle est destinée à cacher. -- Mais, comme la chemise nétait pas de marbre et que ses plis ne la soutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, saffaissa tout à fait sur la robe, et se coucha en rond autour des pieds de sa maîtresse comme un grand lévrier blanc. Il y avait assurément un moyen fort simple dempêcher tout ce désordre, celui de retenir la fuyarde avec la main: cette idée, toute naturelle quelle fût, ne vint pas à notre pudique héroïne. Elle resta donc sans aucun voile, ses vêtements tombés lui faisant une espèce de socle, dans tout léclat diaphane de sa belle nudité, aux douces lueurs dune lampe dalbâtre que dAlbert avait allumée. DAlbert, ébloui, la contemplait avec ravissement. -- Jai froid, dit-elle en croisant ses deux mains sur ses épaules. -- Oh! de grâce! une minute encore! Rosalinde décroisa ses mains, appuya le bout de son doigt sur le dos dun fauteuil et se tint immobile; elle hanchait légèrement de manière à faire ressortir toute la richesse de la ligne ondoyante; -- elle ne paraissait nullement embarrassée, et limperceptible rose de ses joues navait pas une nuance de plus: seulement le battement un peu précipité de son coeur faisait trembler le contour de son sein gauche. Le jeune enthousiaste de la beauté ne pouvait rassasier ses yeux dun pareil spectacle: nous devons dire, à la louange immense de Rosalinde, que cette fois la réalité fut au-dessus de son rêve, et quil néprouva pas la plus légère déception. Tout était réuni dans le beau corps qui posait devant lui: -- délicatesse et force, forme et couleur, les lignes dune statue grecque du meilleur temps et le ton dun Titien. -- Il voyait là, palpable et cristallisée, la nuageuse chimère quil avait tant de fois vainement essayé darrêter dans son vol: -- il nétait pas forcé, comme il sen plaignait si amèrement à son ami Silvio, de circonscrire ses regards sur une certaine portion assez bien faite, et de ne la point dépasser, sous peine de voir quelque chose deffroyable, et son oeil amoureux descendait de la tête aux pieds et remontait des pieds à la tête, toujours doucement caressé par une forme harmonieuse et correcte. Les genoux étaient admirablement purs, les chevilles élégantes et fines, les jambes et les cuisses dun tour fier et superbe, le ventre lustré comme une agate, les hanches souples et puissantes, la gorge à faire descendre les dieux du ciel pour la baiser, les bras et les épaules du plus magnifique caractère; -- un torrent de beaux cheveux bruns légèrement crêpelés, comme on en voit aux têtes des anciens maîtres, descendait à petites vagues au long dun dos divoire dont il rehaussait merveilleusement la blancheur. Le peintre satisfait, lamant reprit le dessus; car, quelque amour de lart quon ait, il est des choses quon ne peut pas longtemps se contenter de regarder. Il enleva la belle dans ses bras et la porta au lit; en un tour de main il fut déshabillé lui-même et sélança à côté delle. Lenfant se serra contre lui et lenlaça étroitement, car ses deux seins étaient aussi froids que la neige dont ils avaient la couleur. Cette fraîcheur de peau faisait brûler dAlbert encore davantage et lexcitait au plus haut degré. -- Bientôt la belle eut aussi chaud que lui. -- Il lui faisait les plus folles et les plus ardentes caresses. -- Cétaient la gorge, les épaules, le cou, la bouche, les bras, les pieds; il eût voulu couvrir dun seul baiser tout ce beau corps, qui se fondait presque au sien, tant leur étreinte était intime. -- Dans cette profusion de charmants trésors, il ne savait auquel atteindre. Ils ne séparaient plus leurs baisers, et les lèvres parfumées de la Rosalinde ne faisaient plus quune seule bouche avec celle de dAlbert; -- leurs poitrines se gonflaient, leurs yeux se fermaient à demi; -- leurs bras, morts de volupté, navaient plus la force de serrer leurs corps. -- Le divin moment approchait: -- un dernier obstacle fut surmonté, un spasme suprême agita convulsivement les deux amants, -- et la curieuse Rosalinde fut aussi éclairée que possible sur ce point obscur qui linquiétait si fort. Cependant, comme une seule leçon, si intelligent quon soit, ne peut pas suffire, dAlbert lui en donna une seconde, puis une troisième... Par égard pour le lecteur, que nous ne voulons pas humilier et désespérer, nous ne porterons pas notre relation plus loin... Notre belle lectrice bouderait à coup sûr son amant si nous lui révélions le chiffre formidable où monta lamour de dAlbert, aidé de la curiosité de Rosalinde. Quelle se souvienne de la mieux remplie et de la plus charmante de ses nuits, de cette nuit où... de cette nuit de laquelle lon se souviendrait pendant plus de cent mille jours, si lon nétait mort depuis longtemps; quelle pose le livre à côté delle, et suppute sur le bout de ses jolis doigts blancs combien de fois la aimée celui qui la le plus aimée, et comble ainsi la lacune que nous laissons dans cette glorieuse histoire. Rosalinde avait de prodigieuses dispositions, et fit en cette nuit seule des progrès énormes. -- Cette naïveté de corps qui sétonnait de tout et cette rouerie desprit qui ne sétonnait de rien formaient le plus piquant et le plus adorable contraste. -- DAlbert était ravi, éperdu, transporté, et aurait voulu que cette nuit durât quarante-huit heures, comme celle où fut conçu Hercule. -- Cependant, vers le matin, malgré une infinité de baisers, de caresses, de mignardises les plus amoureuses du monde et bien faites pour tenir éveillé, après un effort surhumain, il fut obligé de prendre un peu de repos. Un doux et voluptueux sommeil lui toucha les yeux du bout de laile, sa tête saffaissa, et il sendormit entre les deux seins de sa belle maîtresse. -- Celle-ci le considéra quelque temps avec un air de mélancolique et profonde réflexion; puis, comme laube jetait ses rayons blanchâtres à travers les rideaux, elle le souleva doucement, le reposa à côté delle, se dressa, et passa légèrement sur son corps. Elle fut à ses habits et se rajusta à la hâte, puis revint au lit, se pencha sur dAlbert, qui dormait encore, et baisa ses deux yeux sur leurs cils soyeux et longs. -- Cela fait, elle se retira à reculons en le regardant toujours. Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez Rosette. -- Ce quelle y dit, ce quelle y fit, je nai jamais pu le savoir, quoique jaie fait les plus consciencieuses recherches. -- Je nai trouvé ni dans les papiers de Graciosa, ni dans ceux de dAlbert ou de Silvio, rien qui eût rapport à cette visite. Seulement une femme de chambre de Rosette mapprit cette circonstance singulière: bien que sa maîtresse neût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait lempreinte de deux corps. -- De plus, elle me montra deux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portait dans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette remarque à la sagacité du lecteur, et je le laisse libre den tirer toutes les inductions quil voudra; quant à moi, jai fait là-dessus mille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que les autres, et si saugrenues que je nose véritablement les écrire, même dans le style le plus honnêtement périphrase. Il était bien midi lorsque Théodore sortit de la chambre de Rosette. -- Il ne parut pas au dîner ni au souper. -- DAlbert et Rosette nen semblèrent point surpris. -- Il se coucha de fort bonne heure, et le lendemain matin, dès quil fit jour, sans prévenir personne, il sella son cheval et celui de son page, et sortit du château en disant à un laquais quon ne lattendit pas au dîner, et quil ne reviendrait peut-être point de quelques jours. DAlbert et Rosette étaient on ne peut plus étonnés, et ne savaient à quoi attribuer cette étrange disparition, dAlbert surtout qui, par les prouesses de sa première nuit, croyait bien en avoir mérité une seconde. Sur la fin de la semaine, le malheureux amant désappointé reçut une lettre de Théodore, que nous allons transcrire. Jai bien peur quelle ne satisfasse ni mes lecteurs ni mes lectrices; mais, en vérité, la lettre était ainsi et pas autrement, et ce glorieux roman naura pas dautre conclusion. Chapitre 17 «Vous êtes sans doute très surpris, mon cher dAlbert, de ce que je viens de faire après ce que jai fait. -- Je vous le permets, il y a de quoi. -- Parions que vous mavez déjà donné au moins vingt de ces épithètes que nous étions convenus de rayer de votre vocabulaire: -- perfide, inconstante, scélérate, -- nest-ce pas? -- Au moins, vous ne mappellerez pas cruelle ou vertueuse, cest toujours cela de gagné. -- Vous me maudissez, et vous avez tort. - - Vous aviez envie de moi, vous maimiez, jétais votre idéal; -- fort bien. Je vous ai accordé sur-le-champ ce que vous demandiez; il na tenu quà vous de lavoir plus tôt. Jai servi de corps à votre rêve le plus complaisamment du monde. -- Je vous ai donné ce que je ne donnerai assurément plus à personne, surprise sur laquelle vous ne comptiez guère et dont vous devriez me savoir plus de gré. -- Maintenant que je vous ai satisfait, il me plaît de men aller. «Quy a-t-il de si monstrueux? «Vous mavez eue entièrement et sans réserve toute une nuit; -- que voulez-vous de plus? Une autre nuit, et puis encore une autre; vous vous accommoderiez même des jours au besoin. -- Vous continueriez ainsi jusquà ce que vous fussiez dégoûté de moi. -- Je vous entends dici vous écrier très galamment que je ne suis pas de celles dont on se dégoûte. Mon Dieu! de moi comme des autres. «Cela durerait six mois, deux ans, dix ans même, si vous voulez, mais il faut toujours que tout finisse. -- Vous me garderiez par une espèce de sentiment de convenance, ou parce que vous nauriez pas le courage de me signifier mon congé. À quoi bon attendre den venir là? «Et puis, ce serait peut-être moi qui cesserais de vous aimer. Je vous ai trouvé charmant; peut-être, à force de vous voir, vous eussé-je trouvé détestable. -- Pardonnez-moi cette supposition. -- En vivant avec vous dans une grande intimité, jaurais sans doute eu loccasion de vous voir en bonnet de coton ou dans quelque situation domestique ridicule et bouffonne. -- Vous auriez nécessairement perdu ce côté romanesque et mystérieux qui me séduit sur toutes choses, et votre caractère, mieux compris, ne meût plus paru si étrange. Je me serais moins occupée de vous en vous ayant auprès de moi, à peu près comme on fait de ces livres quon nouvre jamais parce quon les a dans sa bibliothèque. -- Votre nez ou votre esprit ne maurait plus semblé à beaucoup près aussi bien tourné; je me serais aperçue que votre habit vous allait mal et que vos bas étaient mal tirés; jaurais eu mille déceptions de ce genre qui mauraient singulièrement fait souffrir, et à la fin je me serais arrêtée à ceci: -- que décidément vous naviez ni coeur ni âme, et que jétais destinée à nêtre pas comprise en amour. «Vous madorez et je vous le rends. Vous navez pas le plus léger reproche à me faire, et je nai pas le moins du monde à me plaindre de vous. Je vous ai été parfaitement fidèle tout le temps de nos amours. Je ne vous ai trompé en rien. -- Je navais ni fausse gorge ni fausse vertu; vous avez eu cette extrême bonté de dire que jétais encore plus belle que vous ne limaginiez. -- Pour la beauté que je vous donnais, vous mavez rendu beaucoup de plaisir; nous sommes quittes: -- je vais de mon côté et vous du vôtre, et peut-être que nous nous retrouverons aux antipodes. «Vivez dans cet espoir. «Vous croyez peut-être que je ne vous aime pas parce que je vous quitte. Vous reconnaîtrez plus tard la vérité de ceci. -- Si javais moins fait de cas de vous, je serais restée, et je vous aurais versé le fade breuvage jusquà la lie. Votre amour eût été bientôt mort dennui; -- au bout de quelque temps, vous mauriez parfaitement oubliée, et, en relisant mon nom sur la liste de vos conquêtes, vous vous seriez demandé: Qui diable était donc celle- ci? -- Jai au moins cette satisfaction de penser que vous vous souviendrez de moi plutôt que dune autre. Votre désir inassouvi ouvrira encore ses ailes pour voler à moi; je serai toujours pour vous quelque chose de désirable où votre fantaisie aimera à revenir, et jespère que, dans le lit des maîtresses que vous pourrez avoir, vous songerez quelquefois à cette nuit unique que vous avez passée avec moi. «Jamais vous ne serez plus aimable que vous lavez été dans cette soirée bienheureuse, et, quand même vous le seriez autant, ce serait déjà lêtre moins; car, en amour comme en poésie, rester au même point, cest reculer. Tenez-vous-en à cette impression, -- vous ferez bien. «Vous avez rendu difficile la tâche des amants que jaurai (si jai dautres amants), et personne ne pourra effacer votre souvenir; -- ce seront les héritiers dAlexandre. «Si cela vous désole trop de me perdre, brûlez cette lettre, qui est la seule preuve que vous mayez eue, et vous croirez avoir fait un beau rêve. Qui vous en empêche? La vision sest évanouie avant le jour, à lheure où les songes rentrent chez eux par la porte de corne ou divoire. -- Combien sont morts qui, moins heureux que vous, nont pas même donné un seul baiser à leur chimère! «Je ne suis ni capricieuse, ni folle, ni bégueule. -- Ce que je fais est le résultat dune conviction profonde. -- Ce nest point pour vous enflammer davantage et par un calcul de coquetterie que je me suis éloignée de C***; nessayez pas de me suivre ou de me retrouver: vous ny réussirez pas. Mes précautions pour vous dérober mes traces sont trop bien prises; vous serez toujours pour moi lhomme qui ma ouvert un monde de sensations nouvelles. Ce sont là de ces choses quune femme noublie pas facilement. Quoique absente, je penserai souvent a vous, plus souvent que si vous étiez avec moi. «Consolez au mieux que vous pourrez la pauvre Rosette, qui doit être au moins aussi fâchée que vous de mon départ. Aimez-vous tous deux en souvenir de moi, que vous avez aimée lun et lautre, et dites-vous quelquefois mon nom dans un baiser.» *** End of this LibraryBlog Digital Book "Mademoiselle de Maupin" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.