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Title: La culture des idées
Author: Gourmont, Remy de, 1858-1915
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La culture des idées" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



                            REMY DE GOURMONT

                                  La

                            Culture des Idées

                DU STYLE OU DE L'ÉCRITURE--LA CRÉATION
               SUBCONSCIENTE--LA DISSOCIATION DES IDÉES
               STÉPHANE MALLARMÉ ET L'IDÉE DE DÉCADENCE
              LE PAGANISME ÉTERNEL--LA MORALE DE L'AMOUR
                          IRONIES ET PARADOXES

                            DEUXIÈME ÉDITION


                                 PARIS
                      SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
                XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

                                  MCM



                       DU STYLE OU DE L'ÉCRITURE

                                   I

                                   Et ideo confiteatur eorum stultitia,
                                   qui arte, scientiaque immnunes,
                                   de solo ingenio confidentes, ad
                                   summa summe canenda prorumpunt;
                                   a tanto prosuntuositate
                                   desistant, et si anseres naturali
                                   desidia sunt, nolint astripetam
                                   aquilam imitari.

                                   DANTIS ALIGHIERI,
                                   _De vulgari eloquio_, II. 4.


Déprécier «l'écriture», c'est une précaution que prennent de temps à
autre les écrivains nuls; ils la croient bonne; elle est le signe de
leur médiocrité et l'aveu d'une tristesse. Ce n'est pas sans dépit que
l'impuissant renonce à la jolie femme aux yeux trop limpides; il doit y
avoir de l'amertume dans le dédain public d'un homme qui confesse
l'ignorance première de son métier ou l'absence du don sans lequel
l'exercice de ce métier est une imposture. Cependant quelques-uns de ces
pauvres se glorifient de leur indigence; ils déclarent que leurs idées
sont assez belles pour se passer de vêtement, que les images les plus
neuves et les plus riches ne sont que des voiles de vanité jetés sur le
néant de la pensée, que ce qui importe, après tout, c'est le fond et non
la forme, l'esprit et non la lettre, la chose et non le mot, et ils
peuvent parler ainsi très longtemps, car ils possèdent une meute de
clichés nombreuse et docile, mais pas méchante. Il faut plaindre les
premiers et mépriser les seconds et ne leur rien répondre, sinon ceci:
qu'il y a deux littératures et qu'ils font partie de l'autre.

Deux littératures: c'est une manière de dire provisoire et de prudence,
afin que la meute nous oublie, ayant sa part du paysage et la vue du
jardin où elle n'entrera pas. S'il n'y avait pas deux littératures et
deux provinces, il faudrait égorger immédiatement presque tous les
écrivains français; cela serait une besogne bien malpropre et de
laquelle, pour ma part, je rougirais de me mêler. Laissons donc; la
frontière est tracée; il y a deux sortes d'écrivains: les écrivains qui
écrivent et les écrivains qui n'écrivent pas,--comme il y a les
chanteurs aphones et les chanteurs qui ont de la voix.

Il semble que le dédain du style soit une des conquêtes de
quatre-vingt-neuf. Du moins, avant l'ère démocratique, il n'avait jamais
été question que pour les bafouer des écrivains qui n'écrivent pas.
Depuis Pisistrate jusqu'à Louis XVI, le monde civilisé est unanime sur
ce point: un écrivain doit savoir écrire. Les Grecs pensaient ainsi; les
Romains aimaient tant le beau style qu'ils finirent par écrire très mal,
voulant écrire trop bien. S. Ambroise estimait l'éloquence au point de
la considérer comme un des dons du Paraclet, _vox donus Spiritus_, et S.
Hilaire de Poitiers, au chapitre treize de son _Traité des Psaumes_,
n'hésite pas à dire que le mauvais style est un péché. Ce n'est donc pas
du christianisme romain qu'a pu nous venir notre indulgence présente
pour la littérature informe; mais comme le christianisme est
nécessairement responsable de toutes les agressions modernes contre la
beauté extérieure, on pourrait supposer que le goût du mauvais style est
une de ces importations protestantes dont fut, au dix-huitième siècle,
souillée la terre de France: le mépris du style et l'hypocrisie des
moeurs sont des vices anglicans[1].

[Note 1: Sur l'importance et l'influence du protestantisme à cette
époque, voir l'ouvrage de Ed. Hugues, que tous les protestants
démarquent depuis vingt-cinq ans, _Histoire de la Restauration du
Protestantisme en France au XVIIIe siècle_ (1872).]

Cependant si le dix-huitième siècle écrit mal, c'est sans le savoir; il
trouve que Voltaire écrit bien, surtout en vers; il ne reproche à Ducis
que la barbarie de ses modèles; il a un idéal; il n'admet pas que la
philosophie soit une excuse de la grossièreté littéraire; on versifie
les traités d'Isaac Newton et jusqu'aux recettes de jardinage et
jusqu'aux manuels de cuisine. Ce besoin de mettre où il n'en faut pas de
l'art et du beau langage le conduisit à adopter un style moyen, propre à
rehausser tous les sujets vulgaires et à humilier tous les autres. Avec
de bonnes intentions, le dix-huitième siècle finit par écrire comme le
peuple du monde le plus réfractaire à l'art: l'Angleterre et la France
signèrent à ce moment une entente littéraire qui devait durer jusqu'à la
venue de Chateaubriand et dont le _Génie du Christianisme_ [2] fut la
dénonciation solennelle. A partir de ce livre, qui ouvre le siècle, il
n'y a plus qu'une manière d'avoir du talent, c'est de savoir écrire, et
non plus à la mode de la Harpe, mais selon les exemples d'une tradition
invaincue, aussi vieille que le premier éveil du sens de la beauté dans
l'intelligence humaine.

[Note 2: Ce livre, si mal connu et défiguré dans ses éditions pieuses.
Rien de moins pieux cependant et de moins édifiant au delà du premier
tome que cette encyclopédie singulière et confuse où on trouve _René_ et
des tableaux statistiques, _Atala_ et le catalogue des peintres grecs.
C'est une histoire universelle de la civilisation et un plan de
reconstruction sociale. En voici le titre complet: Génie du
Christianisme ou Beautés de la religion chrétienne par François-Auguste
Chateaubriand.--A Paris, chez Migneret imprimeur, rue du Sépulcre,
f.s.g., n° 28. An X, 1802.--5 vol. in-8.]

Mais la manière du dix-huitième siècle[3] répondait trop bien aux
tendances naturelles d'une civilisation démocratique; ni Chateaubriand,
ni Victor Hugo ne purent rompre la loi organique qui précipite le
troupeau vers la plaine verte où il y a de l'herbe et où il n'y aura
plus que de la poussière quand le troupeau aura passé. On jugea inutile
bientôt de cultiver un paysage destiné aux dévastations populaires; il y
eut une littérature sans style comme il y a des grandes routes sans
herbe, sans ombre et sans fontaines.

[Note 3: Quand on parle du dix-huitième siècle, il faut toujours mettre
à part, dans sa tour de Montbard, le grandiose et solitaire Buffon, qui
fut, au sens moderne de ces mots, un savant, un philosophe et un poète.]



                                    II


Le métier d'écrire est un métier, et j'aimerais mieux qu'on le mît à son
ordre vocabulaire, entre la cordonnerie et la menuiserie, que tout seul
à part des autres manifestations de l'activité des hommes. A part, il
peut être nié, sous prétexte d'honneurs, et tellement éloigné de tout ce
qui est vivant qu'il meure de son isolement; à son rang dans une des
niches symboliques le long de la grande galerie, il suggère des idées
d'apprentissage et d'outillage; il éloigne de lui les vocations
impromptues; il est sévère et décourageant.

Le métier d'écrire est un métier; mais le style n'est pas une science.
Le style est l'homme même et l'autre formule, de Hello, le style est
inviolable, disent une seule chose: le style est aussi personnel que la
couleur des yeux ou le son de la voix. On peut apprendre le métier
d'écrire; on ne peut apprendre à avoir un style; on ne peut teindre son
style comme on teint ses cheveux, mais il faut recommencer tous les
matins et n'avoir pas de distractions. On apprend si peu à avoir un
style qu'au cours de la vie souvent on désapprend; quand la force vitale
est moindre on écrit moins bien; l'exercice, qui améliore d'autres dons,
gâte parfois celui-là.

Écrire, c'est très différent de peindre ou de modeler; écrire ou parler,
c'est user d'une faculté nécessairement commune à tous les hommes, d'une
faculté primordiale et inconsciente. On ne peut l'analyser sans faire
toute l'anatomie de l'intelligence; c'est pourquoi, qu'ils aient dix ou
dix mille pages, tous les traités de l'art d'écrire sont de vaines
esquisses. La question est si complexe qu'on ne sait par où l'aborder;
elle a tant de pointes et c'est un tel buisson de ronces et d'épines
qu'au lieu de s'y jeter on en fait le tour; et c'est prudent.

Ecrire, mais alors au sens de Flaubert et de Goncourt, c'est exister,
c'est se différencier. Avoir un style, c'est parler au milieu de la
langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et
cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d'un
seul. Le style se constate; en étudier le mécanisme est inutile au point
où l'inutile devient dangereux; ce que l'on peut recomposer avec les
produits de la distillation d'un style ressemble au style comme une rose
en papier parfumé ressemble à la rose.

Quelle que soit l'importance fondamentale d'une oeuvre «écrite», la mise
en oeuvre par le style accroît son importance. C'était l'opinion de
Buffon, que toutes les beautés qui se trouvent dans un ouvrage bien
écrit, «tous les rapports dont le style est composé sent autant de
vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l'esprit humain
que celles qui peuvent faire le fond du sujet». Et c'est aussi, malgré
le dédain commun, l'opinion commune, puisque les livres de jadis qui
vivent encore ne vivent que par le style. Si le contraire était
possible, tel contemporain de Buffon, Boulanger, l'auteur de
l'_Antiquité dévoilée_, ne serait pas inconnu aujourd'hui, car il n'y
avait de médiocre en lui que sa manière d'écrire; et n'est-ce point
parce qu'il manqua presque toujours de style que tel autre, comme
Diderot, n'a jamais eu que des heures de réputation et que sitôt qu'on
ne parle plus de lui, il est oublié?

Cette prépondérance incontestée du style fait que l'invention des thèmes
n'a pas un grand intérêt en littérature. Pour écrire un bon roman ou
quelque drame viable, il faut ou élire un sujet si banal qu'il en soit
nul ou en imaginer un si nouveau qu'il faille du génie pour en tirer
parti, _Roméo et Juliette_ ou _Don Quichotte_. La plupart des tragédies
de Shakespeare ne sont qu'une suite de métaphores brodées sur le canevas
de la première histoire venue. Shakespeare n'a inventé que ses vers et
ses phrases: comme les images en étaient nouvelles, cette nouveauté a
nécessairement conféré la vie aux personnages du drame. Si _Hamlet_,
idée pour idée, avait été versifié par Christophe Marlowe, ce ne serait
qu'une obscure et maladroite tragédie que l'on citerait comme une
ébauche intéressante. M. de Maupassant, qui inventa la plupart de ses
thèmes, est un moindre conteur que Boccace, qui n'inventa aucun des
siens. L'invention des sujets est d'ailleurs limitée, encore que
flexible à l'infini; mais, autre siècle, autre histoire. M. Aicard, s'il
avait du génie, n'eût pas traduit _Othello_, il l'eût refait, comme
l'ingénu Racine refaisait les tragédies d'Euripide. Tout aurait été dit
dans les cent premières années des littératures si l'homme n'avait le
style pour se varier lui-même. Je veux bien qu'il y ait trente-six
situations dramatiques ou romanesques, mais une théorie plus générale
n'en peut, en somme, reconnaître que quatre. L'homme étant pris pour
centre, il a des rapports: avec lui-même, avec les autres hommes, avec
l'autre sexe, avec l'infini, Dieu ou Nature. Une oeuvre de littérature
rentre nécessairement dans un de ces quatre modes. Mais n'y aurait-il au
monde qu'un seul et unique thème, et que cela fût _Daphnis et Chloé_, il
suffirait.

Une des excuses des écrivains qui ne savent pas écrire est la diversité
des genres. Ils croient qu'à celui-ci convient le style et à celui-là,
rien. Il ne faut pas, disent-ils, écrire un roman du même ton qu'un
poème. Sans doute; mais l'absence de style fait aussi l'absence de ton
et quand un livre manque d'écriture, il manque de tout: il est invisible
ou, comme on dit, il passe inaperçu. Cela convient. Au fond, il n'y a
qu'un genre: le poème; et peut-être qu'un mode, le vers, car la belle
prose doit avoir un rythme qui fera douter si elle n'est que de la
prose. Buffon n'a écrit que des poèmes, et Bossuet et Chateaubriand et
Flaubert. Les _Époques de la Nature_, si elles émeuvent les savants et
les philosophes, n'en sont pas moins une somptueuse épopée. M.
Brunetière a parlé avec une ingénieuse hardiesse de l'évolution des
genres; il a montré que la prose de Bossuet n'est qu'une des coupes de
la grande forêt lyrique où Victor Hugo plus tard se fit bûcheron. Mais
je préfère l'idée qu'il n'y a pas de genres ou qu'il n'y a qu'un genre;
cela est d'ailleurs plus conforme aux dernières philosophies et à la
dernière science: l'idée d'évolution va disparaître devant celle de
permanence, de perpétuité.

Si on peut apprendre à écrire? Il s'agit du style: c'est demander si M.
Zola avec de l'application aurait pu devenir Chateaubriand, ou si M.
Quesnay de Beaurepaire avec des soins aurait pu devenir Rabelais; si
l'homme qui imite les marbres précieux en secouant d'un coup vif son
pinceau vers les panneaux de sapin aurait pu, bien conduit, peindre le
_Pauvre Pêcheur_, ou si le ravaleur qui taille dans le genre corinthien
les tristes façades des maisons parisiennes ne pourrait pas, après vingt
leçons, sculpter par hasard la _Porte de l'Enfer_ ou le tombeau de
Philippe Pot?

Si on peut apprendre à écrire? Il s'agit des éléments d'un métier, de ce
qui s'enseigne aux peintres dans les académies: on peut apprendre cela;
on peut apprendre à écrire correctement à la manière neutre, comme on
grava à la manière noire. On peut apprendre à écrire mal, c'est-à-dire
proprement et de manière à mériter un prix de vertu littéraire. On peut
apprendre à écrire très bien, ce qui est une autre façon d'écrire très
mal. Qu'ils sont mélancoliques, ces livres qui sont très bien; et puis,
c'est tout.



                                   III


M. Albalat a donc publié un manuel qui s'appelle: _l'Art d'écrire
enseigné en vingt leçons_. Paru en des temps plus anciens, ce manuel eût
certainement fait partie de la bibliothèque de M. Dumouchel, professeur
de littérature, qui l'eût recommandé à ses amis, Bouvard et Pécuchet:
«Alors ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style, et,
grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de
tous les genres». Cependant les deux bonshommes trouvent un peu subtiles
les remarques de M. Albalat et ils sont consternés d'apprendre que le
_Télémaque_ est mal écrit et que Mérimée gagnerait à être condensé. Ils
rejettent M. Albalat et se mettent sans lui à leur histoire du duc
d'Angoulême.

Je ne suis pas surpris de leur résistance; peut-être ont-ils senti
obscurément que l'inconscient se rit des principes, de l'art des
épithètes et de l'artifice des trois jets gradués. Que le travail
intellectuel, et en particulier le travail d'écrire, échappe en très
grande partie à l'autorité de la conscience, si M. Albalat l'avait su il
aurait été moins imprudent et n'aurait pas divisé les qualités d'un
écrivain en deux sortes: les qualités naturelles et les qualités que
l'on peut acquérir,--comme si une qualité, c'est-à-dire une manière
d'être et de sentir, était quelque chose d'extérieur et qui se surajoute
comme une couleur ou une odeur! On devient ce que l'on est, et cela sans
même le vouloir et malgré toute volonté adverse. La plus longue patience
ne peut changer en imagination visuelle une imagination aveugle; et
celui qui voit le paysage dont il transpose l'aspect en écritures, si
son oeuvre est gauche, elle est meilleure encore, telle, qu'après les
retouches d'un correcteur dont la vision est nulle ou profondément
différente. «Mais le trait de force, il n'y a que le maître qui le
donne». Cela décourage Pécuchet. Le trait du maître en écritures d'art,
même de force, est nécessairement celui qu'il ne fallait pas appuyer; ou
bien, le trait souligne le détail qu'il est d'usage de faire valoir et
non celui qui avait frappé l'oeil intérieur, inhabile mais sincère, de
l'apprenti. Cette vision presque toujours inconsciente, M. Albalat
l'abstrait et il définit le style «l'art de saisir la valeur des mots et
les rapports des mots entre eux»; et le talent, d'après lui, consiste,
«non pas à se servir sèchement des mots, mais à découvrir les nuances,
les images, les sensations qui résultent de leurs combinaisons».

Nous voilà donc dans le verbalisme pur, dans la région idéale des
signes. Il s'agit de manier les signes et de les ordonner selon des
dessins qui donnent l'illusion d'être représentatifs du monde des
sensations. Ainsi pris à rebours le problème est insoluble; il peut
arriver, puisque tout arrive, que de telles combinaisons de mots soient
évocatrices de la vie et même d'une vie déterminée, mais le plus souvent
la combinaison restera inerte; la forêt se pétrifie; une critique du
style devait commencer par une critique de la vision intérieure, par un
essai sur la formation des images. Il y a bien deux chapitres sur les
images dans le livre de M. Albalat, mais tout à la fin; et ainsi le
mécanisme du langage est démontré à rebours, puisque le premier pas est
l'image et le dernier l'abstraction. Une bonne analyse des procédés
naturels du style commencerait à la sensation pour aboutir à l'idée
pure,--si pure qu'elle ne correspond à rien, non seulement de réel, mais
de figuratif.

S'il y avait un art d'écrire, ce serait l'art même de sentir, l'art de
voir, l'art d'entendre, l'art d'user de tous les sens, soit réellement,
soit imaginativement; et la pratique grave et neuve d'une théorie du
style serait celle où l'on essaierait de montrer comment se pénètrent
ces deux mondes séparés, le monde des sensations et le monde des mots.
Il y a là un grand mystère, puisque ces deux mondes sont infiniment loin
l'un de l'autre, c'est-à-dire parallèles: il faut y voir peut-être une
sorte de télégraphie sans fils: on constate que les aiguilles des deux
cadrans se commandent mutuellement, et c'est tout. Mais cette dépendance
mutuelle est loin d'être parfaite et aussi claire dans la réalité que
dans une comparaison mécanique: en somme, les mots et les sensations ne
s'accordent que très peu et très mal; nous n'avons aucun moyen sûr, que
peut-être le silence, pour exprimer nos pensées. Que de circonstances
dans la vie, où les yeux, les mains, la bouche muette sont plus
éloquents que toutes paroles[4]!

[Note 4: On essaiera quelque jour, dans une étude sur le _Monde des
mots_, de déterminer si les mots ont vraiment une signification,
c'est-à-dire une valeur constante.]



                                    IV


L'analyse de M. Albalat est donc mauvaise, n'étant pas scientifique;
cependant, il en a tiré une méthode pratique dont on peut dire que
si elle ne formera aucun écrivain original,--il le sait bien
lui-même,--elle pourrait atténuer, non la médiocrité, mais l'incohérence
des discours et des écritures auxquels l'usage nous contraint de prêter
quelque attention. Cela est d'ailleurs indifférent; ce manuel serait
inutile, plus encore que je ne le crois, que tel et tel de ses chapitres
garderaient leur intérêt de documentation et d'exposition. Le détail est
excellent; et voici par exemple les pages où il est démontré que l'idée
est liée à la forme et que changer la forme c'est modifier l'idée:
«Quand on dit d'un morceau: le fond est bon, mais la forme est
mauvaise,--cela ne signifie rien». Voilà de bons principes, quoique
l'idée puisse exister comme résidu de sensation, indépendante des mots
et surtout d'un choix de mots; mais les idées toutes nues à l'état de
larves errantes n'ont aucun intérêt. Peut-être même appartiennent-elles
à tout le monde; peut-être toutes les idées sont-elles communes à
tous? Mais comme celle-ci qui se promène, attendant un évocateur, va se
révéler différente selon la parole qui l'aura sortie des ténèbres! Que
vaudraient, dépouillées de leur pourpre, les idées de Bossuet? Ce sont
celles du premier séminariste qui passera et, s'il les proférait, les
gens reculeraient, humiliés de tant de sottise, qui s'y enivrent dans
les Sermons et dans les Oraisons. Et l'impression sera pareille si,
après avoir écouté avec complaisance les paradoxes lyriques de Michelet,
on les retrouve dans les discours bas de quelque sénateur, dans les
tristes commentaires de la presse dévouée. C'est pour cela que les
poètes latins et le plus grand, Virgile, disparaissent traduits, se
ressemblent tous dans l'uniformité pénible d'une pompe normalienne. Si
Virgile avait écrit selon le style de M. Pessonneaux, ou de M. Benoist,
il serait Benoist, il serait Pessonneaux, et les moines eussent raclé
ses parchemins pour substituer à ses vers quelque bon contrat de louage
d'un intérêt sûr et durable. A propos de ces évidences, M. Albalat se
plaît à réfuter l'opinion de M. Zola, que «la forme est ce qui change et
passe le plus vite» et que «on gagne l'immortalité en mettant debout
des créatures vivantes». Autant que cette dernière phrase se peut
interpréter, elle signifierait ceci: ce qu'on appelle la vie en art est
indépendant de la forme. Peut-être est-ce encore moins clair; peut-être
cela n'a-t-il aucun sens? Hippolyte aussi, aux portes de Trézène, était
«sans forme et sans couleur»; seulement il était mort. Tout ce que l'on
peut concéder à cette théorie, c'est qu'une oeuvre originellement belle
et d'une forme originale, si elle survit à son siècle, et plus, à
sa langue, les hommes ne l'admirent plus que par imitation, sur
l'injonction traditionnelle des éducateurs. Découverte maintenant au
fond des Herculanums, l'Iliade ne nous donnerait que des sensations
archéologiques; elle intéresserait au même degré que la _Chanson de
Roland_; mais en comparant les deux poèmes, on constaterait, mieux qu'on
ne l'a fait encore, qu'ils correspondent à des moments de civilisation
extrêmement différents puisque l'un est rédigé tout en images (un peu
roides) et que dans l'autre il y en a si peu qu'on les a comptées. Il
n'y a d'ailleurs aucune relation nécessaire entre le mérite et la durée
d'une oeuvre; mais quand un livre a survécu, les auteurs «d'analyses et
extraits conformes au programme» savent très bien prouver sa perfection
«inimitable» et ressusciter, le temps d'une conférence, la momie qui va
retomber sous le joug de ses bandelettes. Il ne faut pas mêler l'idée
de gloire à l'idée de beauté; la première est tout à fait dépendante
des révolutions de la mode et du goût; la seconde est absolue, dans
la mesure où le sont les sensations humaines; l'une dépend des moeurs,
l'autre dépend de la loi.

La forme passe, c'est vrai; mais on ne voit pas vraiment comment la
forme pourrait survivre à la matière qui en est la substance; si la
beauté d'un style s'efface ou tombe en poussière, c'est que la langue
a modifié l'agrégat de ses molécules, les mots, et les molécules
elles-mêmes, et que ce travail intérieur ne s'est pas fait sans
boursouflures et sans tremblements. Si les fresques de l'Angelico ont
«passé», ce n'est pas parce que le temps les a rendues moins belles,
c'est parce que l'humidité a gonflé le ciment où la peinture est embue.
Les langues se gonflent comme le ciment et s'écaillent; ou plutôt elles
font comme les platanes qui ne vivent qu'en modifiant constamment leur
écorce et qui laissent tomber dans la mousse, au premier printemps, les
noms d'amour gravés à même leur chair.

Mais qu'importe l'avenir? Qu'importe l'approbation d'hommes qui
n'existeront pas tels que nous les ferions, si nous étions démiurges?
Qu'est-ce que cette gloire dont jouirait un homme à partir du moment où
il sort de la conscience? Il est temps que nous apprenions à vivre dans
la minute, à nous accommoder de l'heure qui passe, même mauvaise, à
laisser aux enfants ce souci des temps futurs qui est une faiblesse
intellectuelle--quoique parfois une naïveté d'homme de génie. Il est
bien illogique de vouloir l'immortalité des oeuvres lorsqu'on affirme
et lorsqu'on désire la mortalité des âmes. Le Virgile de Dante vivait
au delà de la vie sa gloire devenue éternelle: de cette conception
éblouissante il ne nous reste qu'une petite illusion vaniteuse qu'il est
préférable d'éteindre tout à fait.

Cela n'empêche pas qu'il faille écrire pour les hommes comme si on
écrivait pour les anges et de réaliser ainsi, selon son métier et selon
sa nature, le plus possible de beauté, même passagère et très
périssable.



                                     V


Les si amusantes distinctions que les vieux manuels faisaient entre le
style fleuri et le style simple, le sublime et le tempéré, M. Albalat
les supprime excellemment; il juge avec raison qu'il n'y a que deux
sortes de style: le style banal et le style original. S'il était permis
de compter les degrés du médiocre au pire, comme du passable au parfait,
l'échelle serait longue des couleurs et des nuances: il y a si loin de
la _Légende de Saint-Julien l'Hospitalier_ à une oraison parlementaire
qu'en vérité on se demande s'il s'agit de la même langue, s'il n'y a pas
deux langues françaises et en dessous une infinité de dialectes presque
impénétrables les uns aux autres. A propos du style politique, M.
Marty-Laveaux[5] pense que le peuple, demeuré fidèle en ses discours aux
mots traditionnels, ne le comprend que très mal et seulement en gros,
comme s'il s'agissait d'une langue étrangère que l'on entend un peu,
mais qu'on ne parle pas. Il écrivait cela il y a vingt-sept ans,
mais les journaux, plus répandus, n'ont guère modifié les habitudes
populaires; on peut toujours compter qu'en France sur trois personnes il
y en a une qui ne lit que par hasard un bout de journal, et une qui ne
lit jamais rien. A Paris, le peuple a de certaines notions sur le style;
il goûte surtout la violence et l'esprit: cela explique la popularité
bien plus littéraire que politique d'un journaliste comme M. Rochefort,
en qui les Parisiens ont longtemps retrouvé leur vieil idéal: un
tranche-montagne spirituel et verbeux.

[Note 5: _De l'Enseignement de notre langue._]

M. Rochefort est d'ailleurs un écrivain original et l'un de ceux qu'on
devrait citer d'abord pour démontrer que le fond n'est rien sans la
forme: il suffit de lire un peu au delà de son article. Cependant, nous
sommes peut-être dupes; voilà bien un demi-siècle que nous le sommes
de Mérimée, dont M. Albalat cite une page à titre de spécimen du style
banal! Allant plus loin, jusqu'à son jeu favori, il corrige Mérimée et
propose à notre examen les deux textes juxtaposés; en voici un morceau:

 _Bien qu'elle ne fût pas            | Sensible au plaisir d'attirer
  insensible_ au plaisir _ou à  la   | sérieusement[7] un homme aussi
  vanité d'inspirer un sentiment     | léger, elle n'avait jamais pensé
  sérieux_ à  un homme aussi léger   | que cette affection pût devenir
  _que l'était Max dans son          | dangereuse.
  opinion_, elle n'avait jamais      |
  pensé que cette affection pût      |
  devenir _un jour_ dangereuse       |
  _pour son repos_[6].               |


[Note 6: M. Albalat a souligné tout ce qu'il juge «banal ou inutile».]

[Note 7: Variantes proposées par M. Albalat: _de réduire_, _de
conquérir_.]

On ne peut nier tout au moins que le style du sévère professeur ne soit
fort économique; il fait gagner presque une ligne sur deux; soumis à ce
traitement, le pauvre Mérimée, déjà peu fécond, se trouverait réduit à
la paternité de quelques plaquettes, alors symboliques de sa légendaire
sécheresse! Devenu le Justin de tous les Trogue-Pompées, M. Albalat
étend Lamartine lui-même sur le chevalet, pour adoucir, par exemple, _la
finesse de sa peau rougissante comme à quinze ans sous les regards_ en
sa fine peau de jeune fille rougissante_. Quelle boucherie! Les mots que
biffe M. Albalat sont si peu banals qu'ils corrigeraient au contraire et
relèveraient ce qu'il y a de commun dans la phrase améliorée; ce
remplissage est une observation très fine faite par un homme qui a
beaucoup regardé des visages de femmes, par un homme plus tendre que
sensuel, touché par la pudeur plutôt que par le prestige charnel. Bon ou
mauvais, le style ne se corrige pas: le style est inviolable.

M. Albalat donne de fort amusantes listes de clichés, mais sa critique
est parfois sans mesure. Je ne puis admettre comme clichés _chaleur
bienfaisante_, _perversité précoce_, _émotion contenue_, _front fuyant_,
_chevelure abondante_ ni même _larmes amères_ car des larmes peuvent
être amères et des larmes peuvent être douces. Il faut comprendre aussi
que l'expression qui est à l'état de cliché dans un style peut se
trouver dans un autre à l'état d'image renouvelée. _Émotion contenue_
n'est pas plus ridicule qu'_émotion dissimulée_; quant à _front fuyant_,
c'est une expression scientifique et très juste qu'il suffit d'employer
à propos. Il en est de même des autres. Si on bannissait de telles
locutions, la littérature deviendrait une algèbre qu'il ne serait plus
possible de comprendre qu'après de longues opérations analytiques; si on
les récuse parce qu'elles ont trop souvent servi, il faudrait se priver
encore de tous les mots usuels et de tous ceux qui ne contiennent pas un
mystère. Mais cela serait une duperie; les mots les plus ordinaires et
les locutions courantes peuvent faire figure de surprise. Enfin le
cliché véritable, comme je l'ai expliqué antérieurement, se reconnaît à
ceci que l'image qu'il détient en est à mi-chemin de l'abstraction, au
moment où, déjà fanée, cette image n'est pas encore assez nulle pour
passer inaperçue et se ranger parmi les signes qui n'ont de vie et de
mouvement qu'à la volonté de l'intelligence[8]. Très souvent, dans le
cliché, un des mots a gardé un sens concret et ce qui nous fait sourire
c'est moins la banalité de la locution que l'accolement d'un mot vivant
et d'un mot évanoui. Cela est très visible dans les formules telles que:
_le sein de l'Académie_, _l'activité dévorante_, _ouvrir son coeur_, _la
tristesse était peinte sur son visage_, _rompre la monotonie_,
_embrasser des principes_. Cependant il y a des clichés où tous les mots
semblent vivants: _une rougeur colora ses joues_; d'autres où ils
semblent tous morts: _il était au comble de ses voeux_. Mais ce dernier
cliché s'est formé à un moment où le mot _comble_ était très vivant et
tout à fait concret; c'est parce qu'il contient encore un résidu d'image
sensible que son alliance avec _voeux_ nous contrarie. Dans le
précédent, le mot _colorer_ est devenu abstrait, puisque le verbe
concret de cette idée est _colorier_, et il s'allie très mal avec
_rougeur_ et avec _joues_. Je ne sais où mènerait un travail minutieux
sur cette partie de la langue dont la fermentation est inachevée; sans
doute finirait-on par démontrer assez facilement que dans la vraie
notion du cliché l'incohérence a sa place à côté de la banalité. Pour la
pratique du style, il y aurait là matière à des avis motivés que M.
Albalat pourrait faire fructifier.

[Note 8: Voir le chapitre du _Cliché_, dans _l'Esthétique de la Langue
française_.]



                                   VI


Il est fâcheux que le chapitre des périphrases soit expédié en quelques
lignes; on attendait l'analyse de cette curieuse tendance des hommes à
remplacer par une description le mot qui est le signe de la chose
alléguée. Cette maladie, qui est fort ancienne, puisqu'on a trouvé des
énigmes sur les cylindres babyloniens (l'énigme du vent à peu près dans
les termes où nos enfants la connaissent), est peut-être l'origine même
de toute la poésie. Si le secret d'ennuyer est le secret de tout dire,
le secret de plaire est le secret de dire tout juste ce qu'il faut pour
être, non pas même compris, mais deviné. La périphrase, telle que maniée
par les poètes didactiques, n'est peut-être ridicule que par
l'impuissance poétique dont elle témoigne, car il y a bien des manières
agréables de ne pas nommer ce que l'on veut évoquer. Le véritable poète,
maître de son langage, n'use que de périphrases si nouvelles à la fois
et si claires dans leur pénombre que toute intelligence un peu sensuelle
les préfère au mot trop absolu; il ne veut ni décrire, ni piquer la
curiosité, ni faire preuve d'érudition. Mais quoi qu'il fasse il écrit
par périphrase et il n'est pas sûr que toutes celles qu'il a créées
demeurent longtemps fraîches; la périphrase est une métaphore: elle dure
ce que durent les métaphores. A la vérité, il y a loin de la périphrase
de Verlaine, vague et toute musicale,

  Parfois aussi le dard d'un insecte jaloux
  Inquiétait le col des belles sous les branches,

aux énigmes mythologiques d'un Lebrun, qui appelle le ver à soie:

  L'amant des feuilles de Thisbé!

Ici M. Albalat cite fort à propos les paroles de Buffon: que rien ne
dégrade plus un écrivain que la peine qu'il se donne «pour exprimer des
choses ordinaires ou communes d'une manière singulière ou pompeuse. On
le plaint d'avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons
de syllabes pour ne dire que ce que tout le monde dit». Delille s'est
rendu célèbre par son goût pour la périphrase didactique; mais je crois
qu'il a été mal jugé. Ce n'est pas la peur du mot propre qui lui fait
décrire ce qu'il faudrait nommer, c'est la raideur de sa poétique et la
médiocrité de son talent; il n'est imprécis que par impuissance et il
n'est très mauvais que quand il est imprécis. Méthode ou impéritie, cela
nous a valu d'amusantes énigmes:

  Ces monstres qui de loin semblent un vaste écueil.

  L'animal recouvert de son épaisse croûte,
  Celui dont la coquille est arrondie en voûte.

  L'équivoque habitant de la terre et des ondes.

  Et cet oiseau parleur que sa triste beauté
  Ne dédommage pas de sa stérilité.

  Et l'arbre aux pommes d'or, aux rameaux toujours verts.
  Là  pour l'art des Didot Annonay voit paraître
  Les feuilles où ces vers seront tracés peut-être.

  Et ces rameaux vivants, ces plantes populeuses,
  De deux règnes rivaux races miraculeuses.

  Le puissant agaric, qui du sang épanché
  Arrête les ruisseaux, et dont le sein fidèle
  Du caillou pétillant recueille l'étincelle.

ne faudrait pas croire cependant que l'_Homme des champs_, d'où sont
tirées ces charades, soit un poème entièrement méprisable. L'abbé
Delille avait son mérite. Privées des plaisirs du rythme et du nombre,
nos oreilles exténuées par les versifications nouvelles finiraient par
retrouver un certain charme à des vers pleins et sonores qui ne sont pas
ennuyeux, à des paysages un peu sévères, mais larges et pleins d'air,

  ......................Soit qu'une fraîche aurore
  Donne la vie aux fleurs qui s'empressent d'éclore,
  Soit que l'astre du monde, en achevant son tour,
  Jette languissamment les restes d'un beau jour.



                                   VII


Cependant M. Albalat se demande: comment être original et personnel?
Sa réponse n'est pas très claire. Il conseille le travail et conclut:
l'originalité est un effort incessant. Voilà une bien fâcheuse illusion.
Des qualités secondaires seraient sans doute plus faciles à acquérir,
mais la concision, par exemple, est-elle une qualité absolue? Rabelais
et Victor Hugo, qui furent de grands accumulateurs de mots, doivent-ils
être blâmés parce que M. de Pontmartin avait lui aussi l'habitude
d'enfiler en chapelet tous les vocables qui lui venaient à l'esprit et
d'accumuler dans la même phrase jusqu'à douze à quinze épithètes? Les
exemples donnés par M. Albalat sont fort plaisants, mais si Gargantua
n'avait pas joué, sous l'oeil de Ponocrates, à deux cents et seize jeux
différents, tous très beaux, cela serait très fâcheux, quoique «les
grandes règles de l'art d'écrire soient éternelles».

La concision est parfois le mérite des imaginations rétives; l'harmonie
est une qualité plus rare et plus décisive. Il n'y a rien à relever dans
ce que dit M. Albalat à ce propos, sinon qu'il croit un peu trop aux
rapports nécessaires qu'il y aurait entre la légèreté, par exemple,
ou la lourdeur d'un mot et l'idée qu'il détient. Illusion née de
l'accoutumance, que l'analyse des sons détruit. Ce n'est pas seulement,
dit Villemain, par imitation du grec ou du latin _fremere_ que nous
avons fait le mot _frémir_; c'est par le rapport du son avec l'émotion
exprimée. _Horreur_, _terreur_, _doux_, _suave_, _rugir_, _soupirer_,
_pesant_, _léger_, ne viennent pas seulement pour nous du latin, mais du
sens intime qui les a reconnus et adoptés comme analogues à l'impression
de l'objet[9]. Si Villemain, dont M. Albalat adopte l'opinion, avait été
plus versé dans la linguistique, il eût invoqué sans doute la théorie
des racines, ce qui donnait à ses sottises une apparence de force
scientifique; tel quel, le petit paragraphe du célèbre orateur serait
très agréable à discuter. Il est bien évident que si _suave_ et _suaire_
évoquent des impressions généralement éloignées, cela ne tient pas à la
qualité de leurs sons; en anglais, il y a _sweet_ et _sweat_, mots de
prononciation identique. _Doux_ n'est pas plus doux que _toux_, et
les autres monosyllabes du même ton; _rugir_ est-il plus violent que
_rougir_ ou que _vagir_? _Léger_ est la contraction d'un mot latin, de
cinq syllabes, _leviarium_; si _légère_ porte sa signification,
_mégère_ la porte-t-il aussi? _Pesant_ n'est ni plus ni moins lourd que
_pensant_: les deux formes sont d'ailleurs des doublets dont l'unique
original latin est _pensare_. Quant à _lourd_, c'est le mot _luridus_,
qui voulut dire beaucoup de choses: jaune, fauve, sauvage, étranger,
paysan, lourd, voilà sans doute sa généalogie. _Lourd_ n'est pas plus
lourd que _fauve_ n'est cruel: songeons à _mauve_ et à _velours_! Si
l'anglais _thin_ contient l'idée de _mince_, comment se fait-il que
l'idée d'_épais_ se dise par _thick_? Les mots sont des sons nuls que
l'esprit charge du sens qu'il lui plaît: il y a des rencontres, il y
a des accords fortuits entre tels sons et tels idées; il y a _frémir_,
_frayeur_, _froid_, _frileux_, _frisson_. Sans doute, mais il y a aussi:
_frein_, _frère_, _frêle_, _frêne_, _fret_, _frime_ et vingt autres
sonorités analogues pourvues chacune d'un sens très différent.

[Note 9: _L'art d'écrire_, p. 138.]

M. Albalat est plus heureux dans le reste des deux chapitres où il
traite successivement de l'harmonie des mots et de l'harmonie des
phrases; il appelle avec raison le style des Goncourt, un style
_désécrit_; cela est bien plus frappant encore s'il s'agit de M. Loti.
Il n'y a plus de phrases; les pages sont un fouillis d'incidentes.
L'arbre a été jeté par terre, ses branches taillées; il n'y a plus qu'à
en faire des fagots.

A partir de la neuvième leçon, _l'Art d'écrire_ devient didactique
encore davantage, et voici l'Invention, la Disposition et l'Élocution.
Comment M. Albalat parvient-il à superposer ces trois moments, qui
n'en font qu'un, de l'oeuvre littéraire, je ne saurais l'exprimer sans
beaucoup de tourment. _L'art de développer un sujet_ m'a été refusé par
la Providence; je m'en remets de ce soin à l'inconscient, et je ne sais
pas davantage _comment on invente_; je crois qu'on invente surtout, au
rebours de Newton, en n'y pensant jamais; et quant à _l'élocution_, je
ne me fierais qu'avec malaise au procédé des refontes. On ne refond
pas, on refait et il est si triste de faire deux fois la même chose que
j'approuve ceux qui lancent la pierre au premier tour de la fronde.
Mais voilà bien qui prouve l'inanité des conseils littéraires: Théophile
Gautier écrivit au jour le jour, sur une table d'imprimerie, parmi les
paquets d'où pend la ficelle, dans l'odeur de l'huile et de l'encre,
les pages compliquées du _Capitaine Fracasse_, et l'on dit que Buffon
recopia dix-huit fois les _Époques de la Nature_[10]! Cela n'a aucune
importance parce que, M. Albalat aurait dû le dire, il y a des écrivains
qui se corrigent mentalement, ne mettent sur le papier que le travail
lent ou vif de l'inconscient, et il y en a d'autres qui ont besoin de
voir extériorisée leur oeuvre, et de la revoir encore, pour la corriger,
c'est-à-dire pour la comprendre. Cependant, même dans le cas des
corrections mentales, la revision extérieure est souvent profitable,
pourvu que, selon le mot de Condillac, on sache s'arrêter, qu'on
apprenne à finir[11]. Trop souvent le démon du Mieux a tourmenté des
intelligences et les a stérilisées; il est vrai que c'est aussi un grand
malheur que de ne pas pouvoir se juger. Qui osera choisir entre celui
qui ne sait pas ce qu'il fait et celui qui se dédouble et se voit? Il y
a Verlaine; il y a Mallarmé. Il faut obéir à son génie.

[Note 10: Ou plutôt fit recopier par ses secrétaires. Il remaniait
ensuite la copie mise au net. Il y a un volume tout entier sur ce sujet:
les _Manuscrits de Buffon_, par P. Flourens; Paris, Garnier, 1860.]

[Note 11: Il y a sur ce point un joli passage de Quintilien, que cite
M. Albalat, page 213.]

M. Albalat excelle dans les définitions. «La description est la peinture
animée des objets». Il veut dire que, pour décrire, il faut se placer
comme un peintre devant le paysage, soit réel, soit intérieur. D'après
l'analyse qu'il fait d'une page de _Télémaque_, il semble bien que
Fénelon n'ait été doué que fort médiocrement de l'imagination visuelle
et plus médiocrement encore du don verbal. Dans les vingt premières
lignes de la description de la grotte de Calypso, il y a trois fois
le mot _doux_ et quatre fois le verbe _former_. Ce style est vraiment
devenu pour nous le type même du style inexpressif, mais je persiste à
croire qu'il a eu sa fraîcheur et sa grâce et que le goût d'un moment
fut légitimement séduit. Souriant de cette opulence de papier doré et de
fleurs peintes, idéal d'un archevêque resté séminariste, nous oublions
qu'on n'avait pas décrit la nature depuis l'_Astrée_; ces oranges
douces, ces sirops trempés d'eau de source furent des rafraîchissements
de paradis. C'est de la méchanceté que de comparer Fénelon, non pas
même à Homère, mais à l'Homère de Leconte de Lisle. Les trop bonnes
traductions, celles qu'on peut appeler de littéralité littéraire, ont
en effet ce résultat inévitable de transformer en images concrètes
et vivantes tout ce qui de l'original était passé à l'abstraction
Λευκοδάχιων voulait-il dire qui a des bras blancs ou n'était-ce plus
qu'une épithète épuisée? Λευκακανθα donnait-il une image comme
blanche épine ou une idée neutre comme aubépine, qui a perdu sa valeur
représentative? Nous n'en savons rien. Mais à juger des langues passées
par les langues présentes, on doit supposer que la plus grande partie
des épithètes homériques étaient déjà passées à l'abstraction au temps
d'Homère[12]. Le plaisir que nous donne l'Iliade mise en bas-relief par
Leconte de Lisle, les étrangers peuvent le trouver dans une oeuvre aussi
surannée pour nous que _Télémaque_: _mille fleurs naissantes émaillaient
les tapis verts_ n'est un cliché que lu pour la centième fois; nouvelle,
l'image serait ingénieuse et picturale. Traduits par Mallarmé, les
poèmes d'Edgard Poe acquièrent une vie mystérieuse à la fois et précise
qu'ils n'ont pas au même degré dans l'original. Et de la _Mariana_ de
Tennyson, agréables vers pleins de lieux communs et de remplissages,
grisaille, Mallarmé, par la substitution du concret à l'abstrait, fit
une fresque aux belles couleurs d'automne. Je ne donne ces remarques
que, si l'on veut, comme une préface à une théorie de la traduction;
ici, elles suffiront à indiquer qu'il ne faut comparer entre eux, s'il
s'agit du style, que des textes d'une même langue et d'une même époque.
J'ai déjà expliqué la formation historique des clichés; Mallarmé a
pu voir de son vivant--et s'il nous avait été conservé, qu'il en eût
souffert!--quelques-unes de ses images, les plus charnellement ses
filles et les plus vivantes, couchées, à demi mortes, dans les vers
neutres et la prose décalquée de plus d'un de ses trop fervents
admirateurs.

[Note 12: Je suppose que l'on a cessé de croire que les poèmes homériques
aient été composés au petit bonheur par une multitude de rapsodes de
génie et qu'il a suffi de raboter leurs improvisations pour obtenir
l'Iliade et l'Odyssée.]

Il est très difficile de se rendre compte, après cinquante ans, du degré
d'originalité d'un style; il faudrait avoir lu tous les livres notables
selon l'ordre de leur date. On peut du moins juger du présent et aussi
accorder quelque créance aux observations contemporaines d'une oeuvre.
Barbey d'Aurevilly a relevé dans George Sand une profusion _d'anges de
la destinée_, _de lampes de la foi_, _de coupes de miel,_ qui ne furent
certainement pas inventés par elle, non plus d'ailleurs qu'aucune partie
de son style relavé; mais les eût-elle imaginés, «ces tropes décrépits,»
qu'ils n'en seraient pas meilleurs. Il me semble bien que la coupe aux
bords frottés de miel remonte aux temps obscurs de la médecine
préhippocratique: les clichés ont la vie dure! M. Albalat note avec
raison «qu'il y a des images qu'on peut renouveler et rajeunir». Il y en
a beaucoup et parmi les plus vulgaires; mais je ne trouve pas qu'en
appelant la lune une «morne lampe», Leconte de Lisle ait rafraîchi très
heureusement la «lampe d'or» de Lamartine. M. Albalat, qui prouve
beaucoup de lecture, devrait essayer un catalogue des images par sujets:
la lune, les étoiles, la rose, l'aurore et tous les mots «poétiques»; on
obtiendrait ainsi un recueil d'une certaine utilité pour la psychologie
verbale et l'étude des sentiments élémentaires. Peut-être saurait-on
enfin pourquoi la lune est si chère aux poètes? En attendant il nous
annonce son prochain livre: «La formation du style par l'assimilation
des auteurs,» et je suppose que, la série achevée, tout le monde écrira
très bien et qu'il y aura dorénavant un bon style moyen en littérature,
comme il y en a un en peinture et dans les différents beaux-arts que
l'État protège si heureusement. Pourquoi pas une Académie Albalat, comme
une Académie Julian?

Voilà donc un livre auquel il ne manque presque rien que de n'avoir pas
de but, que d'être de pure analyse et désintéressé. Mais s'il devait
avoir une influence, s'il devait multiplier les écrivains honorables, il
faudrait le maudire. La littérature et tous les arts, au lieu d'en
mettre le manuel à la portée de tous, il serait plus sage d'en
transporter les secrets sur quelque Himalaya. Cependant il n'y a pas de
secrets. Pour être un écrivain, il suffit d'avoir le talent naturel de
son métier, d'exercer ce métier avec persévérance, de s'instruire un peu
plus chaque matin et de vivre toutes les sensations humaines. Quant à
l'art de «créer des images», il faut croire qu'il est absolument
indépendant de toute culture littéraire, puisque les plus belles images,
les plus vraies et les plus hardies, sont encloses dans nos mots de tous
les jours, oeuvre séculaire de l'instinct, floraison spontanée du jardin
intellectuel.

Février 1899.



                        LA CRÉATION SUBCONSCIENTE[13]

                                       I


Des hommes ont reçu un don particulier qui les distingue fortement
d'entre leurs semblables; discoboles ou stratèges, poètes ou bouffons,
statuaires ou financiers, dès qu'ils dépassent le niveau commun, exigent
de l'observateur une attention particulière. La protubérance d'une de
leurs facultés les désigne à l'analyse et à ce procédé d'analyse qui est
la différenciation successive; ainsi on arrive à discerner dans
l'humanité une classe d'êtres dont le signe est la différence, de même
que, pour l'humanité vulgaire, le signe est la ressemblance. Il y a des
hommes dont on ne peut jamais savoir ce qu'ils vont dire quand ils
commencent à parler; il y en a peu; des autres le discours est connu dès
qu'ils ouvrent la bouche. On allègue ici les disparités très sensibles,
car il est incontestable que, même parmi les ressemblants les moins
diversifiables à première vue, il n'y a point deux créatures qui ne
soient, au fond, contradictoires entre elles; c'est la dernière gloire
de l'homme, et celle que la science n'a pu lui arracher, qu'il n'y ait
point de science de l'homme.

[Note 13: A propos de: _Physiologie cérébrale. Le Subconscient chez les
artistes, les savants et les écrivains_, par le Dr Paul Chabaneix.
Paris, J.-B. Bailliêre.--Cette étude était écrite quand a paru le
magistral ouvrage de M. Ribot, L'_Imagination créatrice_ (juillet
1900).]

S'il n'y a point de science de l'homme commun, moins encore y a-t-il une
science de l'homme différent, puisque la manifestation de sa différence
le constitue solitaire et unique, c'est-à-dire incomparable. Cependant,
comme il y a une physiologie, il y a une psychologie générale: quelles
qu'elles soient, toutes les bêtes terrestres respirent le même air et le
cerveau de l'homme de génie, comme celui du pauvre homme, puise dans
la sensation sa force primordiale. Selon quel mécanisme la sensation
se transforme en acte, on ne le sait que d'une façon grossière; on
sait seulement que pour que cette transformation s'accomplisse,
l'intervention de la conscience n'est pas nécessaire; on sait aussi que
cette intervention peut être nuisible, par son pouvoir de modifier la
logique déterministe, de rompre la série des associations pour créer
dans l'esprit volontairement le premier anneau d'une chaîne nouvelle.

La conscience, qui est le principe de la liberté, n'est pas le principe
de l'art. On peut énoncer fort clairement ce que l'on a conçu dans
des ténèbres inconscientes. Loin d'être liée au fonctionnement de la
conscience, l'activité intellectuelle en est le plus souvent troublée;
on écoute mal une symphonie, quand on sait qu'on l'écoute; on pense
mal, quand on sait que l'on pense: la conscience de penser n'est pas la
pensée.

L'état subconscient est l'état de cérébration automatique, en
pleine liberté, l'activité intellectuelle évoluant à la limite de
la conscience, un peu au-dessous, hors de ses atteintes; la pensée
subconsciente peut demeurer à jamais inconnue, et elle peut, soit au
moment précis où cesse l'automatisme, soit plus tard, et même après
plusieurs années, surgir à la lumière. Ces faits de cogitation ne sont
donc pas du domaine de l'inconscient proprement dit, puisqu'ils peuvent
arriver à la conscience et, d'autre part, il sera sans doute préférable
de réserver à ce mot un peu vaste la signification que lui donna une
philosophie particulière. L'état subconscient, quoique le rêve puisse
être une de ses manifestations, diffère encore de l'état de rêve. Le
rêve est presque toujours absurde, d'une absurdité spéciale, incohérent
ou déroulé selon des associations toutes passives[14] dont la marche
diffère même de celle des ordinaires associations passives, conscientes
ou subconscientes[15].

[Note 14: Voyez dans un rêve de Maury (_Le Sommeil et les Rêves_) le mot
_jardin_ menant le rêveur en Perse, puis à une lecture de l'_Ane mort_
(Jardin, Chardin, Janin); et, dans cet autre, la syllabe _lo_ conduisait
l'esprit de kilomètre à loto, par Gilolo, lobélia, Lopez. Cependant le
poète (rime, allitération) subit de pareilles associations, mais il doit
avoir le talent de les rendre logiques, ce qui n'a guère lieu dans le
rêve pur et simple. Victor Hugo, véritable incarnation du Subconscient,
triomphe, avec excès, de ces rapprochements, d'abord involontaires.]

[Note 15: A propos du rêve, M. Chabaneix dit (p. 17) que ceux qui pensent
souvent par images visuelles sont sujets à des rêves ou les images
s'objectivent amplifiées. Une observation personnelle contredit cela,
mais je n'oppose qu'une seule observation à beaucoup d'observations: il
s'agit d'un écrivain qui, quoique assiégé à l'état de veille par les
images visuelles internes, n'a que de très rares rêves imagés et jamais
d'hallucinations caractéristiques. Récemment, après avoir relu dans la
journée le livre de Maury, il eut le soir, pour la première fois, deux
ou trois assez vagues hallucinations hypnagogiques, sans doute
provoquées par le désir, ou la peur, de connaître cet état.--Ceci peut
servir à expliquer la contagion de l'hallucination par le livre.--Il vit
des lueurs kaléidoscopiques, puis des têtes grimaçantes, enfin un
personnage drapé de vert, de grandeur naturelle, dont il n'apercevait,
par le coin de l'oeil droit, qu'une moitié. A ce moment il rouvrait les
yeux. Ce personnage sortait évidemment d'une histoire illustrée de la
peinture italienne, feuilletée le matin.]

La création intellectuelle imaginative est inséparable de la fréquence
de l'état subconscient; et dans cette catégorie de créations il faut
englober la découverte du savant et la construction idéologique du
philosophe. Tous ceux qui, en quelque genre, ont innové ou inventé sont
des imaginatifs autant que des observateurs. L'écrivain le plus pondéré,
le plus réfléchi, le plus minutieux est à chaque instant, malgré lui,
enrichi par le travail du subconscient; il n'est pas d'oeuvre, si
volontaire, qui ne doive au subconscient quelque beauté ou quelque
nouveauté. Jamais peut-être une phrase, la plus laborieuse, ne fut
écrite ou dite en accord absolu avec la volonté; la seule quête du mot
dans le vaste et profond réservoir de la mémoire verbale est un acte qui
échappe si bien à la volonté que, souvent, le mot qui venait s'enfuit
au moment où la conscience allait l'apercevoir et le saisir. On sait
combien il est difficile de trouver volontairement le mot dont on a
besoin et on sait aussi avec quelle aisance et quelle rapidité tels
écrivains évoquent, dans la fièvre de l'écriture, les mots les plus
insolites, ou les plus beaux.

Il est cependant imprudent de dire: «La mémoire est toujours
inconsciente».[16] La mémoire est la piscine secrète où, à notre insu,
le subconscient jette son filet; mais la conscience y pêche aussi
volontiers. Cet étang plein des poissons jadis captés au hasard par la
sensation, la subconscience le connaît particulièrement bien; la
conscience est moins habile à s'y approvisionner, bien qu'elle ait à son
service plusieurs méthodes utiles, telles que l'association logique des
idées ou la localisation des images. Selon que le cerveau travaille dans
la nuit ou à la lueur du falot de la conscience, l'homme acquiert une
personnalité différente, mais, sauf les cas pathologiques, l'état second
n'est pas tellement précisé que l'état premier ne puisse, sans troubler
le labeur, intervenir: c'est en ces conditions, selon ce concert, que
s'achèvent la plupart des oeuvres d'abord imaginées soit par la volonté,
soit par le rêve.

[Note 16: _Le Subconscient,_ p. 11.]

Chez Newton (en y pensant toujours), le travail du subconscient est
continu, mais il se relie périodiquement à un travail volontaire; tantôt
perçue, tantôt inconnue de la conscience, la pensée explore tous les
possibles. Chez Goethe, le subconscient est presque toujours actif et
prêt à livrer à la volonté les oeuvres multiples qu'il élabore sans
elle et loin d'elle. Goethe a expliqué cela lui-même en une page d'une
lucidité miraculeuse et pleine d'enseignements[17]: «Toute faculté d'agir
et par conséquent tout talent implique une force instinctive agissant
dans l'inconscience et dans l'ignorance des règles dont le principe est
pourtant en elles. Plus tôt un homme s'instruit, plus tôt il apprend
qu'il y a un métier, un art qui va lui fournir les moyens d'atteindre au
développement régulier de ses facultés naturelles; ce qu'il acquiert ne
saurait jamais nuire en quoi que ce soit à son individualité originelle.
Le génie par excellence est celui qui s'assimile tout, qui sait tout
s'approprier sans préjudice pour son caractère inné. Ici se présentent
les divers rapports entre la conscience et l'inconscience. Les organes
de l'homme, par un travail d'exercice, d'apprentissage, de réflexion
persistante et continue, par les résultats obtenus, heureux ou
malheureux, par les mouvements d'appel et de résistance, ces organes
amalgament, combinent inconsciemment ce qui est instinct et ce qui est
acquis, et de cet amalgame, de cette chimie à la fois inconsciente et
consciente, il résulte finalement un ensemble harmonieux dont le monde
s'émerveille. Voici tantôt plus de soixante ans que la conception de
Faust m'est venue en pleine jeunesse, parfaitement nette, distincte,
toutes les scènes se déroulant devant mes yeux dans leur ordre de
succession; le plan, depuis ce jour, ne m'a pas quitté, et vivant avec
cette idée, je la reprenais en détail et j'en composais tour à tour les
morceaux qui dans le moment m'intéressaient davantage; de telle sorte
que, quand cet intérêt m'a fait défaut, il en est résulté des lacunes,
comme dans la seconde partie. La difficulté était là d'obtenir par force
de volonté, ce qui ne s'obtient, à vrai dire, que par acte spontané
de la nature». Il arrive aussi, tout au contraire, qu'une oeuvre
antérieurement conçue, et dont on repousse l'exécution, finisse par
s'imposer à la volonté. Il semble alors que le subconscient déborde et
submerge la conscience; il dicte ce que l'on n'écrit qu'avec répugnance.
C'est l'obsession que rien ne décourage et qui triomphe même des
paresses les plus nonchalentes, des dégoûts les plus violents. Ensuite,
on éprouve fréquemment, le travail accompli, une sorte de satisfaction,
analogue à la satisfaction morale. L'idée du devoir qui, mal comprise,
fait tant de ravages dans les consciences craintives, est sans doute
une élaboration du subconscient: l'obsession est peut-être la force qui
pousse au sacrifice, comme elle est celle qui pousse au suicide.

[Note 17: Lettre à G. de Humboldt, 17 mars 1832. (_Le Subconscient_
p. 16.) Goethe avait alors quatre-vingt-trois ans; il mourait cinq jours
plus tard. La lettre est citée tout entière par Eckermann, II, 331; la
traduction de Délerot est un peu différente.]

Schopenhauer comparait à la rumination le travail obscur et continu du
subconscient au milieu des perceptions prisonnières dans la mémoire.
Cette rumination, toute physiologique, peut suffire à modifier des
croyances ou des convictions; Hartmann a constaté qu'une idée ennemie,
d'abord écartée, s'était au bout de quelque temps substituée en lui à
l'idée habituelle qu'il avait d'un homme ou d'un fait. «Après des jours,
des semaines ou des mois, si on a l'envie ou l'occasion d'exprimer son
opinion sur le même sujet, on découvre, à son grand étonnement, qu'on a
subi une véritable révolution mentale, que les anciennes opinions, dont
on se considérait jusque-là comme réellement convaincu, ont été
complètement abandonnées et que les idées nouvelles se sont tout à fait
implantées à leur place. Ce processus inconscient de digestion et
d'assimilation mentale, j'en ai souvent fait sur moi-même l'expérience;
et d'instinct, je me suis toujours gardé d'en troubler le cours par une
réflexion prématurée, toutes les fois qu'il se produisait en moi à
propos de questions importantes, qui intéressaient mes conceptions sur
le monde et sur l'esprit[18]». Cette observation pourrait être appliquée
au phénomène si intéressant de la conversion. Il n'est pas douteux que
des gens se sont un jour sentis amenés ou ramenés aux idées religieuses,
qui n'avaient ni le désir, ni la crainte, ni l'espoir de ce revirement.
Dans une conversion, la volonté ne peut agir qu'après un long travail du
subconscient et lorsque tous les éléments de la conviction nouvelle ont
été secrètement rassemblés et combinés. Cette force nouvelle où le
converti s'appuie et dont il ignore l'origine, c'est ce que la théologie
appelle la grâce; la grâce est le résultat d'un labeur subconscient: la
grâce est subconsciente.

[Note 18: _Le subconscient_, p. 24.]

Comme Hartmann, mais par instinct et non plus par préconception
philosophique, Alfred de Vigny se fiait au subconscient du soin de
mûrir ses idées; mûres, il les retrouvait; elles venaient d'elles-mêmes
s'offrir, riches de toutes leurs conséquences. On peut supposer que,
comme chez Goethe, c'était là un subconscient à lointaine échéance,
du papier long, très long, car M. de Vigny laissa entre telles de ses
oeuvres d'inhabituels intervalles. Il est très probable que, s'il y a
des subconscients inactifs, il en est d'autres qui, après une période
active, cessent tout à coup de travailler, soit qu'une usure précoce,
soit qu'une modification de rapports ait eu lieu dans les cellules
cérébrales. Racine offre l'exemple singulier d'un silence de vingt ans
coupé juste au milieu par deux oeuvres qui n'ont qu'une ressemblance
formelle avec celles de sa phase première. Peut-on supposer que ce fut
par scrupule religieux qu'il a pendant si longtemps refusé d'écouter les
suggestions du subconscient? Peut-on supposer que la religion qui avait
modifié la nature de ses perceptions avait en même temps diminué la
puissance physiologique de son cerveau? Cela serait contraire à toutes
les autres observations qui démontrent au contraire qu'une croyance
nouvelle est un excitant nouveau. Il semble donc probable que Racine se
tut parce qu'il n'avait presque plus rien à dire, tout simplement:
c'est une aventure commune, et il trouva dans la religion la consolation
commune.

Il faudrait donc distinguer deux sortes de subconscients: celui dont
l'énergie est brève et forte et celui dont la force, moins ardente, est
plus durable. Les deux extrêmes se manifestent dans l'homme qui produit,
tout jeune, une oeuvre remarquable, puis s'abstient; et dans l'homme
qui offre pendant des soixante ans, le spectacle d'un labeur
médiocre, inutile et continu. Il s'agit naturellement des oeuvres où
l'intelligence imaginative a la plus grande part, des oeuvres dont le
subconscient est toujours le maître collaborateur.

Plus pratiquement, et à un tout autre point de vue, M. Chabaneix, après
avoir étudié le subconscient continu, le divise en subconscient nocturne
et en subconscient à l'état de veille. Le subconscient nocturne est
onirique ou préonirique, s'il s'agit du sommeil ou des instants qui
précèdent le sommeil. Maury, qui en était particulièrement affligé, a
traité avec soin des hallucinations qui se forment au moment où l'on
ferme les yeux pour s'endormir; on ne voit pas que ces hallucinations
appelées hypnagogiques, et qui sont presque toujours visuelles, puissent
avoir une action spéciale sur les idées en travail dans un cerveau; ce
sont des embryons de rêves qui n'influencent qu'à la manière des rêves
le cours de la pensée. Il arrive que le travail conscient du cerveau
se prolonge durant le rêve et même se parachève et qu'au réveil, sans
réflexion, sans peine, on se trouve maître d'un problème, d'un poème,
d'une combinaison que l'esprit, dans la veille, avait été impuissant
à trouver. Burdach, professeur à Koenigsberg, fit en rêve plusieurs
découvertes physiologiques qu'il put ensuite vérifier. Un rêve fut
parfois le point de départ d'une oeuvre; parfois une oeuvre fut
entièrement conçue et exécutée pendant le sommeil. Il est cependant
fort probable que c'est la raison consciente qui, au réveil, jugeant
et rectifiant spontanément le rêve, lui donne sa véritable valeur et le
dépouille de cette incohérence particulière aux songes les plus sensés.

A l'état de veille, l'inspiration semble la manifestation la plus claire
du subconscient dans le domaine de la création intellectuelle. Sous sa
forme aiguë, l'inspiration se rapprocherait beaucoup du somnambulisme.
Certaines attitudes de Socrate (d'après Aulu-Gelle), de Diderot, de
Blake, de Shelley, de Balzac, donnent de la force à cette opinion. Le Dr
Régis[19] dit que les hommes de génie furent presque tous des «dormeurs
éveillés»; mais le dormeur éveillé est assez souvent un «distrait»,
celui dont l'esprit se concentre volontairement sur un problème. Ainsi
l'excès et l'absence de conscience psychologique se manifesteraient,
en certains cas, par d'identiques phénomènes. A quoi pensait Socrate
pendant ses journées d'immobilité? Pensait-il? Avait-il connaissance de
sa pensée? Les fakirs pensent-ils? Et Beethoven, lorsque, sans chapeau,
sans habit, il se laissait arrêter comme vagabond? Était-il en obsession
volontaire ou en quasi-somnambulisme? Savait-il à quoi il pensait si
fortement, ou bien son travail cérébral était-il inconscient? Stuart
Mill composa sa logique dans les rues de Londres, pendant le trajet
quotidien de sa maison aux bureaux de la Compagnie des Indes;
croira-t-on que cet ouvrage ne fut pas ordonné en état de conscience
parfaite? Ce qui était subconscient chez Stuart Mill c'était, dit M.
Chabaneix[20], l'effort pour se guider dans une rue populeuse; «il y a
là automatisme des centres inférieurs». Ce renversement des termes, plus
fréquent que ne l'ont cru certains psychologues, peut faire naître des
doutes sur la véritable nature de l'inspiration. On devra tout au moins
rechercher si, à partir du moment où commence la réalisation, même
purement cérébrale, d'une oeuvre, il est possible que le travail demeure
tout à fait subconscient. La lettre de Mozart n'explique que Mozart:
«Quand je me sens bien et que je suis de bonne humeur, soit que je
voyage en voiture ou que je me promène après un bon repas, ou dans la
nuit, quand je ne puis dormir, les pensées me viennent en foule et le
plus aisément du monde. D'où et comment m'arrivent-elles? Je n'en sais
rien, je n'y suis pour rien. Celles qui me plaisent, je les garde dans
ma tête et je les fredonne, à ce que du moins m'ont dit les autres. Une
fois que je tiens mon air, un autre bientôt vient s'ajouter au premier.
L'oeuvre grandit, je l'entends toujours et la rends de plus en plus
distincte, et la composition finit par être tout entière achevée dans ma
tête, bien qu'elle soit longue... Tout cela se produit en moi comme dans
un beau songe très distinct... Si je me mets ensuite à écrire, je
n'ai plus qu'à tirer du sac de mon cerveau ce qui s'y est accumulé
précédemment, comme je l'ai dit. Aussi le tout ne tarde guère à se fixer
sur le papier. Tout est déjà parfaitement arrêté et il est rare que ma
partition diffère beaucoup de ce que j'avais auparavant dans ma tête. On
peut sans inconvénient me déranger pendant que j'écris... [21]». Tout
est donc subconscient dans Mozart, et le labeur matériel de l'exécution
n'est plus guère qu'un travail de copie. J'ai vu un écrivain ne pas oser
corriger ses rédactions spontanées, de peur de commettre des fautes de
ton: il se rendait compte que l'état dans lequel il corrigerait
était très différent de l'état où il se trouvait pendant la période
d'exécution, qui avait été en même temps celle de la conception. Un mot
entendu, une attitude entrevue, un personnage singulier croisé dans la
rue étaient souvent le seul prétexte de ses contes, qu'il improvisait
en trois ou quatre heures; s'il suivait un plan antérieur, presque
toujours, dès la première page écrite, il l'abandonnait, achevant son
récit d'après une logique nouvelle, arrivant à une conclusion tout
à fait différente de celle qui, la première fois, lui avait paru la
meilleure. Quelques-uns de ces plans avaient parfois été écrits sous une
si forte influence du subconscient qu'il ne les comprenait plus, ne les
reconnaissait qu'à l'écriture, ne pouvait les situer dans le passé que
grâce au genre du papier, à la couleur de l'encre. D'autres projets,
se rapportant à des oeuvres plus longues, lui revenaient au contraire,
fréquemment, à l'esprit; il avait conscience d'y songer plusieurs fois
par jour et il était persuadé que c'étaient ces songeries, même vagues
et inconsistantes, qui lui rendaient, aux moments de l'exécution, le
travail assez facile. De fait, je ne lui ai jamais vu de sérieuses
préoccupations au sujet d'oeuvres qui passaient pourtant pour être d'une
littérature plutôt ardue; il n'en parlait jamais et je crois bien
qu'il n'y pensait consciemment qu'au moment d'en écrire les terribles
premières lignes; mais, une fois le travail en train, presque toute
sa vie intellectuelle s'y concentrait, les périodes de rumination
subconsciente rejoignant perpétuellement les périodes de méditation
volontaire.

[Note 19: _Préface_ du _Subconscient._]

[Note 20: P. 93.]

[Note 21: _Le Subconscient_, p. 93, d'après Jahm.]

Villiers de l'Isle-Adam avait, autant que j'ai pu m'en rendre compte,
cette méthode de travail: l'idée entrée dans son esprit, et il arrivait
qu'elle y entrât soudain, au cours d'une conversation principalement,
car il était grand causeur et il profitait de tout, l'idée entrée
d'abord par la petite porte, timidement, sans faire de bruit,
s'installait bientôt comme chez elle, envahissait toutes les réserves
du subconscient, puis, de temps à autre, montait à la conscience et
obligeait réellement Villiers à obéir à l'obsession; alors quel que
fût son interlocuteur, il parlait; il parlait même seul, et d'ailleurs,
quand il parlait son idée, il parlait toujours comme s'il eût été seul.
J'entendis ainsi, par lambeaux, plusieurs de ses derniers contes; et
même un jour que nous étions assis à la terrasse d'un café du boulevard,
j'eus l'illusion d'écouter de véritables divagations où revenait
périodiquement cette affirmation: «Il y avait un coq! Il y en avait un!»
Je ne compris que plus tard, après plusieurs mois, quand parut le
_Chant du Coq_. Parlant sur un ton sourd, il ne s'adressait pas à moi.
Cependant, son but conscient, en retournant ses idées à haute voix,
était de chercher à deviner l'effet qu'elles produisaient sur
un auditeur; mais, peu à peu, ce but s'obscurcissait: c'était le
subconscient qui parlait pour lui. Il avait le travail lent: il y a cinq
ou six manuscrits superposés de de l'_Ève future_, et le premier est
tellement différent du dernier que seul le nom d'Edison peut servir à
les relier l'un à l'autre. On dit assez souvent d'un homme qui n'a
écrit que peu, qu'il a peu travaillé: je suis persuadé que Villiers de
l'Ile-Adam n'a jamais cessé un instant de travailler, même pendant son
sommeil. Malgré le blocus quelquefois absolu que ses idées établissaient
autour de son attention, nul esprit n'était plus rapide ni mieux doué
pour la riposte; il ne connaissait pas le crépuscule du réveil: après la
nuit la plus brève, il se retrouvait, au coup même du sursaut, en pleine
possession de toute sa lucidité, de toute sa verve. Quoiqu'il fût bien
l'homme de sa littérature, on trouverait en lui l'esquisse d'une
double personnalité, mais où le conscient et l'inconscient seraient
si enchevêtrés l'un dans l'autre qu'il serait difficile d'en faire le
départage; il serait aisé, au contraire, d'écrire deux vies de Mozart,
l'une de l'homme social, l'autre de l'homme en état second, toutes les
deux parfaitement légitimes.

Baudelaire disait: L'inspiration, c'est de travailler tous les
jours. Mais cet aphorisme ne semble pas le résumé de son expérience
personnelle. Le travail quotidien, régulier, c'est, pour ainsi dire,
l'inspiration régularisée, domestiquée, asservie. Les termes ne sont
pas contradictoires, car il est certain qu'alors l'état second,
devenant périodique, peut n'en devenir que plus profond. L'habitude, si
puissante, se joint à la nature pour renforcer un état psychologique qui
devient alors un véritable besoin; ceux qui se sont astreints au labeur
de tous les jours, s'il leur arrive de s'y soustraire, surtout en
restant dans le même milieu, éprouvent, pendant et après les heures de
l'accès périodique, un certain malaise, parfois une vraie souffrance:
le remords n'a peut-être pas d'autre origine, qu'il s'agisse d'un
acte habituel qui n'a pas été accompli, ou d'un acte inhabituel qui a
violemment troublé la marche coutumière des journées.

L'inspiration, si elle est un état second, peut donc être un état second
provoqué par la volonté. Il n'est pas douteux que des artistes, des
écrivains, des savants peuvent travailler quand il le faut, sans
préparation, aiguillonnés seulement par la nécessité et, d'autre part,
que les oeuvres ainsi produites sont tout aussi bonnes que celles dont
l'exécution n'a été déterminée que par un désir de réalisation. Cela
ne signifie pas que le subconscient soit inactif pendant le travail
volontairement commencé, mais son activité a été provoquée. Il y a donc
un subconscient qui n'est pas spontané, qui vient se mêler au conscient
quand la volonté en a besoin, mais qui, peu à peu, au cours d'un
travail, se substitue à la volonté. Il suffit souvent de se mettre à la
besogne pour sentir que s'évanouissent une à une toutes les difficultés
qui paralysaient l'effort, mais il est possible que ce raisonnement soit
paralogique et que le travail ne soit précisément devenu possible que
par l'affaiblissement préalable des obstacles qui se dressaient
d'abord devant l'esprit. Dans l'un ou l'autre cas, d'ailleurs, il y a
intervention évidente des forces subconscientes.

Comment une sensation devient-elle une image; l'image, une idée; comment
l'idée se développe-t-elle; comment prend-elle la forme qui nous semble
la meilleure; comment, s'il s'agit d'écriture, la mémoire verbale
est-elle mise à contribution? Autant de questions qui me semblent
insolubles et dont la solution serait pourtant nécessaire à qui voudrait
donner une définition précise de l'inspiration. «Pour la création
originale, écrit M. Ribot[22], ni la réflexion ni la volonté ne suppléent
l'inspiration». Sans doute, mais la réflexion et la volonté peuvent
cependant avoir leur rôle dans l'évolution de ce phénomène mystérieux
et, d'autre part, les cas sont assez rares de pur automatisme
intellectuel. Il faut sans doute supposer que les hommes capables de
subir l'heureuse influence de l'inspiration sont aussi des hommes plus
que les autres capables de sentir avec force et avec fréquence les chocs
du monde extérieur. Les imaginatifs sont aussi des sensitifs. Il faut
que les réserves de leur cerveau soient très riches en éléments; cela
suppose un apport constant de la sensation; cela suppose donc une
sensibilité très vive et une capacité de sentir incessamment renouvelée.
Cette sensibilité appartient encore en grande partie au domaine du
subconscient; il y a, selon l'expression de Leibnitz, «les pensées dont
ne s'aperçoivent pas notre âme», il y a aussi les sensations dont ne
s'aperçoivent pas nos sens, et ce sont peut-être celles-ci qui, de même
qu'elles sont entrées, sortent subconsciemment. Les observations les
plus fructueuses sont celles que l'on a faites sans le savoir; vivre
sans penser à la vie est souvent le meilleur moyen d'apprendre à
connaître la vie. Après un demi-siècle et plus un homme voit surgir
devant lui le milieu, le paysage, les faits de son enfance indifférente;
enfant, il avait vécu dans le monde extérieur comme dans une dépendance
de lui-même, avec un souci purement physiologique; il avait vu sans
voir, et voici que, tandis que tout l'intermédiaire reste brumeux, c'est
la période de ses sensations les plus fugaces qui remonte et s'avive
devant ses yeux. Il est bien évident que la sensation entrée en nous
sans que nous en ayons eu conscience ne peut, à aucun moment, être
volontairement évoquée; mais la sensation consciente peut, au contraire,
nous revenir à l'improviste, sans nul concours de la volonté. Le
subconscient a donc pouvoir sur deux ordres de sensations et la
conscience n'en a qu'un seul à sa disposition: cela peut expliquer
pourquoi la volonté et la réflexion ont une part si restreinte dans les
créations de la littérature ou de l'art.

[Note 22: _Psychologie des Sentiments_.--G. de Humboldt disait: «La
raison combine, modifie et dirige; elle ne peut créer, parce que le
principe de vie n'est pas en elle. (_Idées sur la nouvelle Constitution
française_.)]

Mais quelle est leur part dans le reste de la vie?

En principe, l'homme est un automate, et il semble que dans l'homme
la conscience soit un gain, une faculté surajoutée. Il ne faut pas
s'y tromper: l'homme qui marche, qui agit, qui parle n'est pas
nécessairement conscient ni jamais tout à fait conscient. La conscience
est sans doute, si on prend le mot dans son sens précis et absolu,
l'apanage du petit nombre. Réunis en foule, les hommes deviennent
particulièrement automatiques, et d'abord leur instinct de se réunir, de
faire à un moment donné tous la même chose témoigne bien de la nature
de leur intelligence. Comment supposer une conscience et une volonté aux
membres de ces cohues qui, aux jours de fête ou de troubles, se pressent
tous vers le même point, avec les mêmes gestes et les mêmes cris? Ce
sont des fourmis qui sortent après l'ondée de dessous les brins d'herbe,
et voilà tout. L'homme conscient qui se mêle naïvement à la foule, qui
agit dans le sens de la foule, perd sa personnalité; il n'est plus
qu'un des suçoirs de la grande pieuvre factice, et presque toutes
ses sensations vont mourir vainement dans le cerveau collectif de
l'hypothétique animal; de ce contact, il ne rapportera à peu près rien;
l'homme qui sort de la foule n'a qu'un souvenir, comme le noyé qui
émerge, celui d'être tombé dans l'eau.

C'est parmi le petit nombre des élus de la conscience qu'il faut
chercher les exemplaires véritablement supérieurs d'une humanité dont
ils sont, non les conducteurs, ce qui serait fâcheux et contredirait
trop l'instinct, mais les juges. Cependant grave sujet de méditation,
ces hommes surélevés n'atteignent toute leur valeur qu'aux moments où
la conscience, devenant subconsciente, ouvre les écluses du cerveau
et laisse se précipiter vers le monde les flots rénovés des sensations
qu'ils doivent au monde. Ils sont de magnifiques instruments dont
le subconscient seul joue avec génie; lui aussi, le génie, est
subconscient. Goethe est le type de ces hommes doubles et le héros
suprême de l'humanité intellectuelle.

Il y a d'autres hommes non moins rares, mais moins complets, chez
lesquels la volonté ne joue qu'un rôle fort ordinaire et qui ne sont
rien dès qu'ils ne sont plus sous l'influence du subconscient. Leur
génie n'en est souvent que plus pur et plus énergique; ils sont des
instruments plus dociles sous le souffle du Dieu inconnu. Mais comme
Mozart, ils ne savent ce qu'ils font; ils obéissent à une force
irrésistible. Voilà pourquoi Gluck faisait transporter son piano au
milieu d'une prairie, en plein soleil; voilà pourquoi Haydn contemplait
une bague, pourquoi Crébillon vivait parmi une meute de chiens, pourquoi
Schiller respirait fréquemment l'odeur des pommes pourries dont il
avait rempli le tiroir de sa table de travail. Telles sont les moindres
fantaisies du subconscient; il a de pires exigences.



                                    III

                         LA DISSOCIATION DES IDÉES


Il y a deux manières de penser: ou accepter telles qu'elles sont en
usage les idées et les associations d'idées, ou se livrer, pour son
compte personnel, à de nouvelles associations et, ce qui est plus rare,
à d'originales dissociations d'idées. L'intelligence capable de tels
efforts est, plus ou moins, selon le degré, et selon l'abondance et la
variété de ses autres dons, une intelligence créatrice. Il s'agit ou
d'imaginer des rapports nouveaux entre les vieilles idées, les vieilles
images, ou de séparer les vieilles idées, les vieilles images unies par
la tradition, de les considérer une à une, quitte à les remarier et
à ordonner une infinité de couples nouveaux qu'une nouvelle opération
désunira encore, jusqu'à la formation toujours équivoque et fragile
de nouveaux liens. Dans le domaine des faits et de l'expérience ces
opérations se trouveraient limitées par la résistance de la matière et
l'intolérance des lois physiques; dans le domaine purement intellectuel,
elles sont soumises à la logique; mais la logique étant elle-même
un tissu intellectuel, ses complaisances sont presque infinies.
Véritablement l'association et la dissociation des idées (ou des images:
l'idée n'est qu'une image usée) évoluent selon des méandres qu'il est
impossible de déterminer et dont il est difficile même de suivre la
direction générale. Il n'est pas d'idées si éloignées, d'images si
hétéroclites que l'aisance dans l'association ne puisse joindre au moins
pour un instant. Victor Hugo, voyant un câble qu'on entoure de chiffons
à l'endroit où il porte sur une arête vive, voit en même temps
les genoux des tragédiennes qui sont matelassés contre les chutes
dramatiques du cinquième acte[23]; et ces deux choses si loin, un cordage
amarré sur un rocher et les genoux d'une actrice se trouvent, le temps
de notre lecture, évoquées dans un parallèle qui nous séduit parce que
les genoux et la corde, les uns en dessus, l'autre en dessous, au pli,
sont également «fourrés»[24], parce que le coude que fait un câble
ainsi jeté ressemble assez à une jambe pliée, parce que la situation de
Giliatt est parfaitement tragique et enfin parce que, tout en percevant
la logique de ces rapprochements, nous en percevons, non moins bien, la
délicieuse absurdité.

[Note 23: _Les Travailleurs de la mer_; IIe partie, livre Ier, II.]

[Note 24: Terme technique.]

De telles associations sont nécessairement des plus fugitives, à moins
que la langue ne les adopte et n'en fasse un de ces tropes dont elle
aime à s'enrichir; il ne faudrait pas être surpris que ce pli d'un câble
s'appelât le «genou» du câble. En tout cas, les deux images restent
prêtes à divorcer; le divorce règne en permanence dans le monde des
idées, qui est le monde de l'amour libre. Les gens simples parfois en
demeurent scandalisés; celui qui, pour la première fois, selon que l'un
ou l'autre des termes est le plus ancien, osa dire la «bouche» ou la
«gueule» d'un canon fut sans doute accusé soit de préciosité soit de
grossièreté. S'il est malséant de parler du genou d'un cordage, il ne
l'est point d'évoquer le «coude» d'un tuyau ou la «panse» d'un flacon.
Mais ces exemples ne sont donnés que comme types élémentaires d'un
mécanisme dont la pratique nous est plus familière que la théorie.
Nous laisserons de côté toutes les images encore vivantes pour ne nous
occuper que des idées, c'est-à-dire de ces ombres tenaces et fugaces qui
s'agitent éternellement effarées dans les cerveaux des hommes.

Il y a des associations d'idées tellement durables qu'elles paraissent
éternelles, tellement étroites qu'elles ressemblent à ces étoiles
doubles que l'oeil nu en vain cherche à dédoubler. On les appelle
volontiers des «lieux communs». Cette expression, débris d'un vieux
terme de rhétorique, _loci communes sermonis_, a pris, surtout depuis
les développements de l'individualisme intellectuel, un sens péjoratif
qu'elle était loin de posséder à l'origine, et encore au dix-septième
siècle. En même temps qu'elle s'avilissait, la signification du «lieu
commun» s'est rétrécie jusqu'à devenir une variante de la banalité, du
déjà vu, déjà entendu, et, pour la foule des esprits imprécis, le lieu
commun est un des synonymes de cliché. Or le cliché porte sur les mots
et le lieu commun sur les idées; le cliché qualifie la forme ou la
lettre, l'autre le fond ou l'esprit. Les confondre, c'est confondre
la pensée avec l'expression de la pensée. Le cliché est immédiatement
perceptible; le lieu commun se dérobe très souvent sous une parure
originale. Il n'y a pas beaucoup d'exemples, en aucune littérature,
d'idées nouvelles exprimées en une forme nouvelle; l'esprit le plus
difficile doit se contenter le plus souvent de l'un ou de l'autre de ces
plaisirs, trop heureux quand il n'est pas privé à la fois de tous les
deux; cela n'est pas très rare.

Le lieu commun est plus et moins qu'une banalité: c'est une banalité,
mais parfois inéluctable; c'est une banalité, mais si universellement
acceptée qu'elle prend alors le nom de vérité. La plupart des vérités
qui courent le monde (les vérités sont très coureuses) peuvent être
regardées comme des lieux communs, c'est-à-dire des associations d'idées
communes à un grand nombre d'hommes et que presque aucun de ces hommes
n'oserait briser de propos délibéré. L'homme, malgré sa tendance au
mensonge, a un grand respect pour ce qu'il appelle la vérité; c'est que
la vérité est son bâton de voyage à travers la vie, c'est que les lieux
communs sont le pain de sa besace et le vin de sa gourde. Privés de la
vérité des lieux communs, les hommes se trouveraient sans défense, sans
appui et sans nourriture. Ils ont tellement besoin de vérités qu'ils
adoptent les vérités nouvelles sans rejeter les anciennes; le cerveau
de l'homme civilisé est un musée de vérités contradictoires. Il n'en est
pas troublé, parce qu'il est successif. Il rumine ses vérités les unes
après les autres. Il pense comme il mange. Nous vomirions d'horreur si
l'on nous présentait dans un large plat, mêlés à du bouillon, à du vin,
à du café, les divers aliments depuis les viandes jusqu'aux fruits qui
doivent former notre repas «successif»; l'horreur serait aussi forte si
l'on nous faisait voir l'amalgame répugnant des vérités contradictoires
qui sont logées dans notre esprit. Quelques intelligences analytiques
ont essayé en vain d'opérer de sang-froid l'inventaire de leurs
contradictions; à chaque objection de la raison le sentiment opposait
une excuse immédiatement valable, car les sentiments, comme l'a indiqué
M. Ribot, sont ce qu'il y a de plus fort en nous où ils représentent la
permanence et la continuité. L'inventaire des contradictions d'autrui
n'est pas moins difficile, s'il s'agit d'un homme en particulier; on se
heurte à l'hypocrisie qui a précisément pour rôle social d'être le voile
qui dissimule l'éclat trop vif des convictions bariolées. Il faudrait
donc interroger tous les hommes, c'est-à-dire l'entité humaine, ou du
moins des groupes d'hommes assez nombreux pour que le cynisme des uns y
compense l'hypocrisie des autres.

Dans les régions animales inférieures et dans le monde végétal, le
bourgeonnement est un des modes de création de la vie; on voit également
se produire la scissiparité dans le monde des idées, mais le résultat,
au lieu d'être une vie nouvelle, est une abstraction nouvelle. Toutes
les grammaires générales ou les traités élémentaires de logique
enseignent comment se forment les abstractions; on a négligé d'enseigner
comment elles ne se forment pas, c'est-à-dire pourquoi tel lieu
commun persiste à vivre sans postérité. C'est assez délicat, mais cela
prêterait à des remarques intéressantes; on appellerait ce chapitre les
lieux communs réfractaires ou impossibilité de certaines dissociations
d'idées. Il serait peut-être utile d'examiner d'abord comment les idées
s'associent entre elles et dans quel but. Le manuel de cette opération
est des plus simples; son principe est l'analogie. Il y a des analogies
très lointaines; il y en a de si prochaines qu'elles sont à la portée
de toutes les mains. Un grand nombre de lieux communs ont une origine
historique: deux idées se sont unies un jour sous l'influence des
événements et cette union fut plus ou moins durable. L'Europe ayant
vu de ses yeux l'agonie et la mort de Byzance accoupla ces deux idées,
Byzance--Décadence, qui sont devenues un lieu commun, une incontestable
vérité pour tous les hommes qui écrivent et qui lisent, et
nécessairement, pour tous les autres, pour ceux qui ne peuvent contrôler
les vérités qu'on leur propose. De Byzance, cette association d'idées
s'est étendue à l'Empire romain tout entier, qui n'est plus, pour les
historiens sages et respectueux, qu'une suite de décadences. On lisait
récemment dans un journal grave: «Si la forme despotique avait une vertu
particulière, constitutive de bonnes armées, est-ce que l'avènement de
l'empire n'aurait pas été une ère de développement dans la puissance
militaire des Romains? Ce fut au contraire le signal de la débâcle et de
l'effondrement[25]». Ce lieu commun d'origine chrétienne a été popularisé
dans les temps modernes, comme on le sait, par Montesquieu et par
Gibbon; il a été magistralement dissocié par M. Gaston Paris[26] et n'est
plus qu'une sottise. Mais comme sa généalogie est connue, comme on l'a
vu naître et mourir, il peut servir d'exemple et faire comprendre assez
bien ce que c'est qu'une grande vérité historique.

[Note 25: _Le Temps_, 31 octobre 1899.]

[Note 26: _Romania_, tome I, page 1.]

Le but secret du lieu commun, en se formant, est en effet d'exprimer une
vérité. Les idées isolées ne représentent que des faits ou des
abstractions; pour avoir une vérité il faut deux facteurs, il faut,
c'est le mode de génération le plus ordinaire, un fait et une
abstraction. Presque toute vérité, presque tout lieu commun se résout en
ces deux éléments.

Concurremment à lieu commun, on pourrait presque toujours employer le
mot «vérité», ainsi défini une fois pour toutes: un lieu commun non
encore dissocié; la dissociation étant analogue à ce qu'on appelle
analyse, en chimie. L'analyse chimique ne conteste ni l'existence ni les
qualités du corps qu'elle dissocie en divers éléments, souvent
dissociables à leur tour; elle se borne à libérer ces éléments et à les
offrir à la synthèse qui, en variant les proportions, en appelant des
éléments nouveaux, obtiendra, si cela lui plaît, des corps entièrement
différents. Avec les débris d'une vérité, on peut faire une autre vérité
«identiquement contraire», travail qui ne serait qu'un jeu, mais encore
excellent comme tous les exercices qui assouplissent l'intelligence et
l'acheminent vers l'état de noblesse dédaigneuse où elle doit aspirer.

Il y a cependant des vérités que l'on ne songe ni à analyser ni à nier;
elles sont incontestables, soit qu'elles nous aient été fournies par
l'expérience séculaire de l'humanité, soit qu'elles fassent partie des
axiomes de la science. Le prédicateur qui s'écriait en chaire devant
Louis XIV: «Nous mourrons tous, Messieurs!» proférait une vérité que le
froncement des sourcils du roi ne prétendait pas sérieusement contester.
Elle est pourtant de celles qui ont eu sans doute le plus de mal à
s'établir, elle est de celles qui ne sont pas encore universellement
admises. Ce n'est pas du premier coup que les races aryennes joignirent
ces deux idées, l'idée de mort et l'idée de nécessité; beaucoup de
peuplades noires n'y sont pas parvenues. Pour le nègre, il n'y a pas
de mort naturelle, de mort nécessaire. A chaque décès on consulte le
sorcier afin d'apprendre de lui quel est l'auteur de ce crime secret et
magique. Nous en sommes encore un peu à cet état d'esprit et toute
mort prématurée d'un homme célèbre fait aussitôt courir des bruits
d'empoisonnement, de meurtre mystérieux. Tout le monde se souvient des
légendes nées à la mort de Gambetta, de Félix Faure; elles se rejoignent
naturellement à celles qui émurent la fin du dix-septième siècle, à
celles qui assombrirent, bien plus que des faits sans doute rares, le
seizième siècle italien. Stendhal, en ses anecdotes romaines, abuse de
cette superstition du poison qui devait encore, de nos jours, faire plus
d'une victime judiciaire.

L'homme associe les idées non pas selon la logique, selon l'exactitude
vérifiable, mais selon son plaisir et son intérêt. C'est ce qui fait que
la plupart des vérités ne sont que des préjugés; celles qui sont le
plus incontestables sont aussi celles qu'il s'efforça toujours de
sournoisement combattre par la ruse du silence. La même inertie est
opposée au travail de dissociation que l'on voit s'opérer lentement sur
certaines vérités.

L'état de dissociation des lieux communs de la morale semble
en corrélation assez étroite avec le degré de la civilisation
intellectuelle. Il s'agit, là encore, d'une sorte de lutte, non des
individus, mais des peuples constitués en nation contre des évidences
qui, en augmentant l'intensité de la vie individuelle, diminuent,
l'expérience permet de dire, par cela même, l'intensité de la vie et de
la force collectives. Il n'est pas douteux qu'un homme ne puisse retirer
de l'immoralité même, de l'insoumission aux préjugés décalogués, un
grand bienfait personnel, un grand avantage pour son développement
intégral, mais une collectivité d'individus trop forts, trop
indépendants les uns des autres, ne constitue qu'un peuple médiocre.
On voit alors l'instinct social entrer en antagonisme avec l'instinct
individuel et des sociétés professer comme société une morale que
chacun de ses membres intelligents, suivis par une très grande partie du
troupeau, juge vaine, surannée ou tyrannique.

On trouverait une assez curieuse illustration de ces principes en
examinant l'état présent de la morale sexuelle. Cette morale,
particulière aux peuples chrétiens, est fondée sur l'association très
étroite de deux idées, l'idée de plaisir charnel et l'idée de
génération. Quiconque, homme ou peuple, n'a pas dissocié ces deux idées
n'a pas rendu la liberté dans son esprit aux éléments de cette vérité;
qu'en dehors de l'acte proprement générateur accompli sous la protection
des lois religieuses ou civiles (les secondes ne sont que la parodie des
premières, dans nos civilisations essentiellement chrétiennes), les
relations sexuelles sont des péchés, des erreurs, des fautes, des
défaillances; quiconque adopte en sa conscience cette règle, sanctionnée
par les codes, appartient évidemment à une civilisation encore
rudimentaire. La plus haute civilisation étant celle où l'individu est
le plus libre, le plus dégagé d'obligations, cette proposition ne serait
contestable que si on la prenait pour une provocation au libertinage ou
pour une dépréciation de l'ascétisme. Morale ou immorale, cela n'a ici
aucune importance, elle devra, si elle est exacte, se lire au premier
coup d'oeil dans les faits. Rien de plus facile. Un tableau statistique
de la natalité européenne montrera aux raisonneurs les plus entêtés
qu'il y a un lien très strict, un lien de cause à effet, entre
l'intellectualité des peuples et leur fécondité. Il en est de même pour
les individus et pour les groupes sociaux. C'est par faiblesse
intellectuelle que les ménages ouvriers se laissent déborder par la
progéniture. On voit dans les faubourgs des malheureux qui, ayant
procréé douze enfants, s'étonnent de l'inclémence de la vie; ces pauvres
gens, qui n'ont même pas l'excuse des croyances religieuses, n'ont pas
encore su dissocier l'idée de plaisir charnel et l'idée de génération.
Chez eux la première détermine l'autre, et les gestes obéissent à une
cérébralité enfantine et presque animale. L'homme arrivé au degré
vraiment humain limite à son gré sa fécondité; c'est un de ses
privilèges, mais un de ceux qu'il n'atteint que pour en mourir.

Heureuse, en effet, pour l'individu qu'elle délivre, cette dissociation
particulière l'est beaucoup moins pour les peuples. Cependant, elle
favorisera le développement ultérieur de la civilisation en maintenant
sur la terre les vides nécessaires à l'évolution des hommes.

Ce n'est qu'assez tard que les Grecs arrivèrent à disjoindre l'idée
de femme et l'idée de génération; mais ils avaient dissocié très
anciennement l'idée de génération et l'idée de plaisir charnel. Quand
ils cessèrent de considérer la femme comme uniquement génératrice,
ce fut le commencement du règne des courtisanes. Les Grecs semblent,
d'ailleurs, avoir toujours eu une morale sexuelle fort vague, ce qui ne
les a pas empêchés de faire une certaine figure dans l'histoire.

Le Christianisme ne pouvait sans se nier lui-même encourager la
dissociation de l'idée de plaisir charnel d'avec l'idée de génération,
mais il provoqua au contraire avec succès, et ce fut une des grandes
conquêtes de l'humanité, la dissociation de l'idée d'amour et de l'idée
de plaisir charnel. Les Égyptiens étaient si loin de pouvoir comprendre
une telle dissociation que l'amour du frère et de la soeur leur eût
semblé nul s'il n'eût abouti à une conjonction sexuelle. Dans les basses
classes des grandes villes, on est volontiers Égyptien sur ce point.
Les différentes sortes d'inceste qui parviennent parfois à notre
connaissance témoignent qu'un état d'esprit analogue n'est pas
absolument incompatible avec une certaine culture intellectuelle. La
forme particulièrement chrétienne de l'amour chaste, dégagé de
toute idée de plaisir physique, est l'amour divin, tel qu'on le voit
s'épanouir dans l'exaltation mystique des contemplateurs; c'est vraiment
l'amour pur, puisqu'il ne correspond à rien de définissable, c'est
l'intelligence s'adorant soi-même dans l'idée infinie qu'elle se fait
d'elle-même. Ce qui peut s'y mêler de sensualisme tient à la disposition
même du corps humain et à la loi de dépendance des organes; on ne doit
donc pas en tenir compte dans une étude qui n'est pas physiologique.
Ce que l'on a appelé maladroitement l'amour platonique est aussi une
création chrétienne. C'est, en somme, une amitié passionnée, aussi vive
et aussi jalouse que l'amour physique, mais dégagée de l'idée de
plaisir charnel, comme cette dernière idée s'était dégagée de l'idée de
génération. Cet état idéal des affections humaines est la première étape
de l'ascétisme, et l'on pourrait définir l'ascétisme l'état d'esprit où
toutes les idées sont dissociées.

Avec la décroissance de l'influence chrétienne, la première étape
de l'ascétisme est devenue un gîte de moins en moins fréquenté et
l'ascétisme, devenu également rare, est souvent atteint par une autre
voie. De notre temps, l'idée d'amour s'est rejointe très étroitement à
l'idée de plaisir physique et les moralistes s'emploient à réformer son
association primitive avec l'idée de génération. C'est une régression
assez curieuse.

On pourrait essayer une psychologie historique de l'humanité en
recherchant à quel degré de dissociation se trouvèrent, dans la suite
des siècles, un certain nombre de ces vérités que les gens bien pensants
s'accordent à qualifier de primordiales. Cette méthode devrait même être
la base, et cette recherche le but même de l'histoire. Puisque tout dans
l'homme se ramène à l'intelligence, tout dans l'histoire doit se
ramener à la psychologie. Ce serait l'excuse des faits, de comporter
une explication qui ne fût pas diplomatique ou stratégique. Quelle est
l'association d'idées, ou la vérité non encore dissociée qui favorisa
l'accomplissement de la mission que Jeanne d'Arc crut tenir du ciel? Il
faut, pour répondre, trouver des idées qui aient pu se joindre également
dans les cerveaux français et dans les cerveaux anglais, ou une vérité
alors incontestablement admise par toute la chrétienté. Jeanne d'Arc
était considérée à la fois par ses amis et par ses ennemis comme en
possession d'un pouvoir surnaturel. Pour les Anglais, c'est une sorcière
très puissante; l'opinion est unanime et les témoignages abondent.
Mais pour ses partisans? Sans doute une sorcière aussi, ou plutôt une
magicienne. La magie n'était pas nécessairement diabolique. Des êtres
surnaturels flottaient dans les imaginations qui n'étaient ni des
anges, ni des démons, mais des Puissances que pouvait se soumettre
l'intelligence de l'homme. Le magicien était le bon sorcier: sans
cela aurait-on taxé de magie un homme de la science et de la sainteté
d'Albert le Grand? Le soldat qui la suivait et le soldat qui combattait
Jeanne d'Arc, sorcière ou magicienne, se faisaient d'elle, très
probablement, une idée identique dans son obscurité redoutable. Mais si
les Anglais criaient le nom de sorcière, les Français taisaient le nom
de magicienne, peut-être pour la même cause qui protégea si longtemps, à
travers de si merveilleuses aventures, l'usurpateur Ta-Kiang, comme cela
est raconté dans l'admirable _Dragon impérial_ de Judith Gautier.

Quelle idée, à telle époque, chaque classe de la société se faisait-elle
du soldat? N'y aurait-il pas dans la réponse à cette question tout un
cours d'histoire? En approchant de notre époque on se demanderait à quel
moment se rejoignirent, dans le commun des esprits, l'idée d'honneur
et l'idée de militaire? Est-ce une survivance de la conception
aristocratique de l'armée? L'association s'est-elle formée à la suite
des événements d'il y a trente ans, lorsque le peuple prit le parti
d'exalter le soldat pour s'encourager soi-même? Il faut comprendre
cette idée d'honneur; elle en contient plusieurs autres, les idées de
bravoure, de désintéressement, de discipline, de sacrifice, d'héroïsme,
de probité, de loyauté, de franchise, de bonne humeur, de rondeur,
de simplicité, etc. On trouverait finalement en ce mot le résumé des
qualités dont la race française se croit l'expression. Déterminer son
origine serait donc déterminer, par cela même, l'époque où le Français
commença à se croire un abrégé de toutes les vertus fortes. Le militaire
est demeuré en France, malgré de récentes objections, le type même de
l'homme d'honneur. Les deux idées sont unies très énergiquement; elles
forment une vérité qui n'est guère contestée à l'heure actuelle que
par des esprits d'une autorité médiocre ou d'une sincérité douteuse. Sa
dissociation est donc très peu avancée, si l'on a égard à la totalité de
la nation. Cependant elle fut, au moins pendant une minute, pendant la
minute psychologique, entièrement opérée en quelques cerveaux. Il y
eut là, au seul point de vue intellectuel, un effort considérable
d'abstraction qu'on ne peut s'empêcher d'admirer quand on regarde
froidement fonctionner la machine cérébrale. Sans doute le résultat
atteint ne fut pas le produit d'un raisonnement normal; c'est dans un
accès de fièvre que la dissociation s'accomplit; elle fut inconsciente,
et elle fut momentanée, mais elle fut, et c'est important pour
l'observateur. L'idée d'honneur avec tous ses sous-entendus se sépara de
l'idée de militaire, qui est là l'idée de fait, l'idée femelle prête
à recevoir tous les qualificatifs, et l'on s'aperçut que, s'il y
avait entre elles un certain rapport logique, ce rapport n'était pas
nécessaire. C'est là le point décisif. Une vérité est morte lorsqu'on
a constaté que les rapports qui lient ses éléments sont des rapports
d'habitude et non de nécessité; et comme la mort d'une vérité est
un grand bienfait pour les hommes, cette dissociation eût été très
importante si elle avait été définitive, si elle fût restée stable.
Malheureusement, après cet effort vers l'idée pure, les vieilles
habitudes mentales retrouvèrent leur empire. L'ancien élément
qualificatif fut aussitôt remplacé par un élément à peine nouveau,
moins logique que l'ancien et encore moins nécessaire. Il apparut que
l'opération avait avorté. L'association d'idées se refaisait, identique
à la précédente, quoique l'un des éléments eût été retourné comme un
vieux gant: à honneur on avait substitué déshonneur, avec toutes les
idées adventices de l'ancien élément devenues alors lâcheté, fourberie,
indiscipline, fausseté, duplicité, méchanceté, etc. Cette nouvelle
association d'idées peut avoir une valeur destructive; elle n'offre
aucun intérêt intellectuel.

Il ressort de l'anecdote que les idées qui nous semblent les plus
claires, les plus évidentes, les plus palpables pour ainsi dire, n'ont
cependant pas assez de force pour s'imposer toutes nues aux esprits
communs. Pour s'assimiler l'idée d'armée, un cerveau d'aujourd'hui
doit l'entourer d'éléments qui n'ont qu'une corrélation de rencontre ou
d'opinion avec l'idée principale. On ne peut pas demander sans doute
à un humble politicien de se faire de l'armée l'idée simple que s'en
faisait Napoléon: une épée. Les idées très simples ne sont à la portée
que des esprits très compliqués. Il semble cependant qu'il ne serait pas
absurde de ne considérer l'armée que comme la force extériorisée d'une
nation; et alors de ne demander à cette force que les qualités mêmes
qu'on demande à la force. Peut-être est-ce encore trop simple?

Quel bon moment que le moment d'aujourd'hui pour étudier le mécanisme
de l'association et de la dissociation des idées! On parle souvent des
idées; on a écrit sur l'évolution des idées. Aucun mot n'est plus mal
défini ni plus vague. Il y a des écrivains naïfs qui dissertent sur
l'Idée, tout court; il y a des sociétés coopératives qui se mettent
tout d'un coup en marche vers l'Idée; il y a des gens qui se dévouent à
l'Idée, qui pâtissent pour l'Idée, qui rêvent de l'Idée, qui vivent
les yeux fixés sur l'Idée. De quoi est-il question dans ces sortes de
divagations, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Ainsi employé seul,
le mot est peut-être une déformation du mot Idéal; peut-être aussi
le qualificatif est-il sous-entendu? Est-ce un débris erratique de
la philosophie de Hegel que la marche lente du grand glacier social
a déposé au passage en quelques têtes où il roule et sonne comme un
caillou? On ne sait pas. Employé sous une forme relative, le mot n'est
pas beaucoup plus clair dans les ordinaires phraséologies; on oublie
trop le sens primitif du mot et que l'idée n'est qu'une image parvenue
à l'état abstrait, à l'état de notion; mais aussi qu'une notion, pour
avoir droit au nom d'idée, doit être pure de toute compromission avec le
contingent. Une notion à l'état d'idée est devenue incontestable; c'est
un chiffre, c'est un signe; c'est une des lettres de l'alphabet de la
pensée. Il n'y a pas des idées vraies et des idées fausses. L'idée est
nécessairement vraie; une idée discutable est une idée amalgamée à
des notions concrètes, c'est-à-dire une vérité. Le travail de la
dissociation tend précisément à dégager la vérité de toute sa partie
fragile pour obtenir l'idée pure, une, et par conséquent inattaquable.
Mais si l'on n'usait jamais des mots que selon leur sens unique et
absolu, les liaisons seraient difficiles dans le discours; il faut leur
laisser un peu de ce vague et de cette flexibilité dont l'usage les a
doués et, en particulier, ne pas trop insister sur l'abîme qui sépare
l'abstrait du concret. Il y a un état intermédiaire entre la glace et
l'eau fluide, c'est quand l'eau commence à se façonner en aiguilles,
quand elle craque et cède encore sous la main qui s'y plonge: peut-être
ne faut-il pas demander même aux mots du manuel philosophique d'abdiquer
toute prétention à l'ambiguité?

Cette idée d'armée qui excita de graves polémiques, qui ne fut un
instant dégagée que pour s'obscurcir à nouveau, est de celles qui
touchent au concret et dont on ne peut parler sans de minutieuses
références à la réalité; l'idée de justice, au contraire, peut se
considérer en soi, _in abstracto_. Dans l'enquête que fit M. Ribot sur
les idées générales, presque tous les patients, prononcé devant eux le
mot Justice, virent en leur esprit la légendaire dame et ses balances.
Il y a dans cette figuration traditionnelle d'une idée abstraite une
notion de l'origine même de cette idée. L'idée de justice n'est pas
autre chose, en effet, que l'idée d'équilibre. La justice est le point
mort de la série des actes, le point idéal où les forces contraires se
neutralisent pour produire l'inertie. La vie qui aurait passé par ce
point mort de la justice absolue ne pourrait plus vivre, puisque l'idée
de vie, identique à l'idée de lutte de forces, est nécessairement l'idée
de justice. Le règne de la justice ne pourrait être que le règne du
silence et de la pétrification: les bouches se taisent, organes vains
des cerveaux stupéfiés, et les gestes inachevés des membres n'écrivent
plus rien, dans l'air froid. Les théologies situèrent la justice au delà
du monde, dans l'éternité. C'est là seulement qu'elle peut être conçue
et qu'elle peut, sans danger pour la vie, exercer une fois pour toutes
sa tyrannie qui ne connaît qu'une seule sorte d'arrêts, l'arrêt de
mort. L'idée de justice rentre donc bien dans la série des idées
incontestables et indémontrables; on n'en peut rien faire à l'état pur;
il faut l'associer à quelque élément de fait ou s'abstenir d'un mot
qui ne correspond qu'à une inconcevable entité. A vrai dire, l'idée de
justice est peut-être dissociée ici pour la première fois. Sous ce
nom les hommes allègent tantôt l'idée de châtiment, qui leur est très
familière, tantôt l'idée de non-châtiment, idée neutre, ombre de la
première. Il s'agit de châtier le coupable et de ne pas inquiéter
l'innocent, ce qui impliquerait immédiatement, pour être perceptible,
une définition de la culpabilité et une définition de l'innocence.
Cela est difficile, ces mots du lexique moral n'ayant plus qu'une
signification fuyante et toute relative. Et pourquoi, pourrait-on
demander, faut-il qu'un coupable soit châtié? Il semble, au contraire,
que l'innocent, que l'on suppose un homme sain et normal, soit bien plus
capable de supporter le châtiment que le coupable, qui est un malade
et un débile. Pourquoi ne punirait-on pas, au lieu du voleur, qui a
des excuses, l'imbécile qui s'est laissé voler? C'est ce que ferait
la justice si, au lieu d'être une conception théologique, elle était
encore, comme elle fut à Sparte, une imitation de la nature. Rien
n'existe qu'en vertu du déséquilibre, de l'injustice; toute existence
est un vol prélevé sur d'autres existences; aucune vie ne fleurit
que sur un cimetière. Si elle se voulait l'auxiliaire et non plus la
négatrice des lois naturelles, l'humanité prendrait soin de protéger
les forts contre la coalition des faibles et de donner comme escabeau
le peuple aux aristocrates. Il semble au contraire que ce qu'on entende
désormais par la justice ce soit, en même temps que le châtiment des
coupables, l'extermination des puissants, et en même temps que le
non-châtiment des innocents, l'exaltation des humbles. L'origine de
cette idée complexe, bâtarde et hypocrite, doit donc être recherchée
dans l'évangile, dans le «malheur aux riches» des démagogues juifs.
Ainsi comprise, l'idée de justice apparaît contaminée à la fois par la
haine et par l'envie; elle ne contient plus rien de son sens originaire
et l'on ne peut en faire l'analyse sans risquer d'être dupe du sens
vulgaire des mots. Cependant on démêlerait, en y prenant garde, que
la première cause de la dépréciation de ce terme utile est venue d'une
confusion entre l'idée de droit et l'idée de châtiment; le jour où le
mot justice a voulu dire tantôt justice criminelle et tantôt justice
civile, le peuple a confondu ces deux notions pratiques et les
instituteurs du peuple, incapables d'un effort sérieux de dissociation,
ont aggravé une méprise qui d'ailleurs servait leurs intérêts. L'idée
réelle de justice apparaît donc finalement comme entièrement inexistante
dans le mot même qui figure au vocabulaire de l'humanité; ce mot
se résout à l'analyse en des éléments encore très complexes où l'on
distingue l'idée de droit et l'idée de châtiment. Mais il y a tant
d'illogisme dans cet accouplement singulier qu'on douterait de
l'exactitude de l'opération, si les faits sociaux n'en fournissaient la
preuve.

Ici on pourrait examiner cette question: y a-t-il vraiment pour le
peuple, pour l'homme moyen, des mots abstraits? C'est peu probable. Il
semble même que, selon le degré de culture intellectuelle, le même mot
n'atteigne que des états échelonnés d'abstraction. L'idée pure est plus
ou moins contaminée par le souci des intérêts personnels, ou de caste ou
de groupe, et le mot justice revêt ainsi, par exemple, toutes sortes
de significations particulières et limitées sous lesquelles disparaît,
écrasé, son sens suprême.

Dès qu'une idée est dissociée, si on la met ainsi toute nue en
circulation, elle s'aggrège en son voyage par le monde toutes sortes
de végétations parasites. Parfois, l'organisme premier disparaît,
entièrement dévoré par les colonies égoïstes qui s'y développent. Un
exemple fort amusant de ces déviations d'idées fut donné récemment par
la corporation des peintres en bâtiment à la cérémonie dite du «triomphe
de la république». Ces ouvriers promenèrent une bannière où leurs
revendications de justice sociale se résumaient en ce cri: «A bas le
ripolin!» Il faut savoir que le ripolin est une peinture toute préparée
que le premier venu peut étaler sur une boiserie; on comprendra alors
toute la sincérité de ce voeu et son ingénuité. Le ripolin représente
ici l'injustice et l'oppression; c'est l'ennemi, c'est le diable. Nous
avons tous notre ripolin et nous en colorions à notre usage les
idées abstraites qui, sans cela, ne nous seraient d'aucune utilité
personnelle.

C'est sous un de ces bariolages que l'idée de liberté nous est présentée
par les politiciens. Nous ne percevons plus guère, en entendant ce mot,
que l'idée de liberté politique, et il semble que toutes les libertés
dont puisse jouir un homme civilisé soient contenues dans cette
expression ambiguë. Il en est d'ailleurs de l'idée pure de liberté
comme de l'idée pure de justice; elle ne peut nous servir à rien dans
l'ordinaire de la vie. L'homme n'est pas libre, ni la nature, pas plus
que ne sont justes ni l'homme ni la nature. Le raisonnement n'a aucune
prise sur de telles idées; les exprimer, c'est les affirmer, mais elles
fausseraient nécessairement toutes les thèses où on voudrait les faire
entrer. Réduite à son sens social, l'idée de liberté est encore mal
dissociée; il n'y a pas d'idée générale de liberté, et il est difficile
qu'il s'en forme une, puisque la liberté d'un individu ne s'exerce
qu'aux dépens de la liberté d'autrui. Jadis, la liberté s'appelait le
privilège; à tout prendre, c'est peut-être son véritable nom; encore
aujourd'hui, une de nos libertés relatives, la liberté de la presse,
est un ensemble de privilèges; privilèges aussi la liberté de la parole
concédée aux avocats; privilèges, la liberté syndicale, et demain, la
liberté d'association telle qu'on nous la propose. L'idée de liberté
n'est peut-être qu'une déformation emphatique de l'idée de privilège.
Les Latins, qui firent un grand usage du mot liberté, l'entendaient tel
que le privilège du citoyen romain.

On voit qu'il y a souvent un écart énorme entre le sens vulgaire d'un
mot et la signification réelle qu'il a au fond des obscures consciences
verbales, soit parce que plusieurs idées associées sont exprimées par un
seul mot, soit parce que l'idée primitive a disparu sous l'envahissement
d'une idée secondaire. On peut donc écrire, surtout s'il s'agit de
généralités, des suites de phrases ayant à la fois un sens ouvert et un
sens secret. Les mots, qui sont des signes, sont presque toujours aussi
des chiffres; le langage conventionnel inconscient est fort usité, et il
y a même des matières où c'est le seul en usage. Mais chiffre implique
déchiffrement. Il est malaisé de comprendre l'écriture la plus sincère
et l'auteur même de l'écriture y échoue souvent, parce que le sens des
mots varie non seulement d'un homme à un autre homme, mais, des moments
d'un homme aux autres moments du même homme. Le langage est ainsi une
grande cause de duperie. Il évolue dans l'abstraction, et la vie évolue
dans la réalité la plus concrète; entre la parole et les choses que la
parole désigne il y a la distance d'un paysage à la description d'un
paysage. Et il faut songer encore que les paysages que nous dépeignons
ne nous sont connus, la plupart du temps, que par des discours, reflets
d'antérieurs discours. Cependant nous nous comprenons. C'est un miracle
que je n'ai point l'intention d'analyser maintenant. Il sera plus à
propos, pour achever cette esquisse, qui n'est qu'une méthode, d'essayer
l'examen des idées toutes modernes d'art et de beauté.

J'ignore leurs origines, mais elles sont postérieures aux langues
classiques qui n'ont pas de mots fixes et précis pour les dire, bien
que les anciens fussent à même, mieux que nous, de jouir de la réalité
qu'elles contiennent. Elles sont enchevêtrées; l'idée d'art est sous la
dépendance de l'idée de beauté; mais cette dernière idée elle-même
n'est autre chose que l'idée d'harmonie et l'idée d'harmonie se réduit
à l'idée de logique. Le beau, c'est ce qui est à sa place. De là les
sentiments de plaisir que nous donne la beauté. Ou plutôt, la beauté
est une logique qui est perçue comme plaisir. Si l'on admet cela,
on comprendra aussitôt pourquoi l'idée de beauté, dans les sociétés
féministes, s'est presque toujours restreinte à l'idée de beauté
féminine. La beauté, c'est une femme. Il y a là un intéressant sujet
d'analyse, mais la question est assez compliquée. Il faudrait démontrer
d'abord que la femme n'est pas plus belle que l'homme; que, située dans
la nature sur le même plan, construite sur le même modèle, faite de la
même chair, elle apparaîtrait, à une intelligence sensible extérieure
à l'humanité, exactement la femelle de l'homme, exactement ce que, pour
les hommes, une pouliche est à un poulain. Et même, en y regardant de
plus près, le Martien qui voudrait s'instruire sur l'esthétique des
formes terrestres observerait que, s'il existe une différence de beauté
entre un homme et une femme de même race, de même caste et de même âge,
cette différence est presque toujours en faveur de l'homme; et que si
d'ailleurs ni l'homme ni la femme ne sont entièrement beaux, les défauts
de la race humaine sont plus accentués chez la femme, où la double
saillie du ventre et des fesses, attrait sexuel sans doute, gauchit
disgracieusement la double ligne du profil; la courbe des seins est
presque infléchie sous l'influence du dos qui a une tendance à se
voûter. Les nudités de Cranach avouent naïvement ces éternelles
imperfections de la femme. Un autre défaut auquel les artistes remédient
instinctivement quand ils ont du goût, c'est la brièveté des jambes, si
accentuée dans les photographies de femmes nues. Cette froide anatomie
des beautés féminines a souvent été faite; il est donc inutile
d'insister, d'autant plus que la vérification en est malheureusement
trop facile. Mais si la beauté de la femme résiste si mal à la critique,
comment se fait-il qu'elle demeure, malgré tout, incontestable, qu'elle
soit devenue pour nous la base même et le ferment de l'idée de beauté?
C'est une illusion sexuelle. L'idée de beauté n'est pas une idée
pure; elle est intimement unie à l'idée de plaisir charnel. Stendhal
a obscurément perçu ce raisonnement quand il a défini la beauté «une
promesse de bonheur». La beauté est une femme, et pour les femmes
elles-mêmes, qui ont poussé la docilité envers l'homme jusqu'à adopter
cet aphorisme, qu'elles ne peuvent comprendre que dans l'extrême
perversion sensuelle. On sait cependant que les femmes ont un type
particulier de beauté; les hommes l'ont naturellement flétri du nom de
«bellâtre». Si les femmes étaient sincères, elles auraient également
depuis longtemps infligé un nom péjoratif au type de beauté féminine par
lequel l'homme se laisse le plus volontiers séduire.

Cette identification de la femme et de la beauté va si loin aujourd'hui
qu'on en est arrivé innocemment à nous proposer «l'apothéose de la
femme»; cela veut dire la glorification de la beauté avec toutes les
promesses stendhaliennes contenues dans ce mot devenu érotique. La
beauté est une femme et la femme est la beauté; les caricaturistes
accentuent le sentiment général en accouplant toujours à une femme,
qu'ils tâchent de faire belle, un homme dont ils poussent la laideur
jusqu'à la vulgarité la plus basse alors que les jolies femmes sont si
rares dans la vie, alors qu'au delà de trente ans la femme est presque
toujours inférieure en beauté plastique, âge pour âge, à son mari ou
à son amant. Il est vrai que cette infériorité n'est pas plus facile
à démontrer qu'à sentir, et que le raisonnement demeure inefficace, la
page achevée, pour celui qui a lu comme celui qui a écrit; et cela est
fort heureux.

L'idée de beauté n'a jamais été dissociée que par les esthéticiens; le
commun des hommes s'en donne la définition de Stendhal. Autant dire que
cette idée n'existe pas et qu'elle a été absolument dévorée par l'idée
de bonheur, et du bonheur sexuel, du bonheur donné par une femme. C'est
pour cela que le culte de la beauté est suspect aux moralistes qui ont
analysé la valeur de certains mots abstraits. Ils traduisent cela
par culte de la luxure, et ils auraient raison si ce dernier terme
ne contenait une injure assez sotte pour une des tendances les plus
naturelles à l'homme. Il est arrivé nécessairement qu'en s'opposant aux
excessives apothéoses de la femme ils ont touché aux droits de l'art.
L'art étant l'expression de la beauté et la beauté ne pouvant être
comprise que sous les espèces matérielles de la véritable idée qu'elle
contient, l'art est devenu presque uniquement féministe. La beauté,
c'est la femme; et aussi l'art c'est la femme. Mais ceci est moins
absolu. La notion de l'art est même assez nette, pour les artistes et
pour l'élite; l'idée d'art est fort bien dégagée. Il y a un art pur qui
se soucie uniquement de se réaliser soi-même. Aucune définition n'en
doit même être donnée; cela ne pourrait se faire qu'en unissant
l'idée d'art à des idées qui lui sont étrangères et qui tendraient à
l'obscurcir et à la salir.

Antérieurement à cette dissociation, qui est récente et dont on connaît
l'origine, l'idée d'art était liée à diverses idées qui lui sont
normalement étrangères, l'idée de moralité, l'idée d'utilité, l'idée
d'enseignement. L'art était l'image édifiante qu'on intercale dans les
catéchismes de religion ou de philosophie; ce fut la conception des deux
derniers siècles. Nous nous étions affranchis de ce collier; on voudrait
nous le remettre au cou. L'idée d'art s'est de nouveau souillée à l'idée
d'utilité; l'art est appelé social par les prêcheurs modernes. Il est
aussi appelé démocratique, épithètes bien choisies, si ce fut en vertu
de leur signification négatrice de la fonction principale. Admettre
l'art parce qu'il peut moraliser les individus ou les masses, c'est
admettre les roses parce qu'on en tire un remède utile aux yeux;
c'est confondre deux séries de notions que l'exercice régulier de
l'intelligence place sur des plans différents. Les arts plastiques
ont un langage; mais il n'est pas traduisible en mots et en phrases.
L'oeuvre d'art tient des discours qui s'adressent au sens esthétique et
à lui seul; ce qu'elle peut dire par surcroît de perceptible pour nos
autres facultés ne vaut pas la peine d'être écouté. Cependant, c'est
cette partie caduque qui intéresse les prôneurs de l'art social. Ils
sont le nombre et comme nous sommes régis par la loi du nombre, leur
triomphe semble assuré. L'idée d'art n'aura peut-être été dissociée
que pendant un petit nombre d'années et pour un petit nombre
d'intelligences.

Il y a donc un très grand nombre d'idées que les hommes n'emploient
jamais à l'état pur, soit qu'elles n'aient pas encore été dissociées,
soit que cette dissociation n'ait pu se maintenir en état de stabilité;
il y a aussi un très grand nombre d'idées qui existent à l'état
dissocié, ou que l'on peut provisoirement considérer comme telles, mais
qui ont une affinité particulière pour d'autres idées avec lesquelles
on les rencontre le plus souvent; il y en a d'autres encore qui semblent
réfractaires à certaines associations, alors que les faits auxquels
elles correspondent dans la réalité sont extrêmement fréquents. Voici
quelques exemples de ces affinités et de ces répulsions pris dans le
domaine si intéressant des lieux communs ou des vérités.

Les étendards furent d'abord des signes religieux, comme l'oriflamme
de Saint-Denis, et leur utilité symbolique est demeurée au moins
aussi grande que leur utilité réelle. Mais comment, hors de la guerre,
sont-ils devenus des symboles de l'idée de patrie? C'est plus facile à
expliquer par les faits que par la logique abstraite. Aujourd'hui, dans
presque tous les pays civilisés, l'idée de patrie et l'idée de drapeau
sont invinciblement associées; les deux mots se disent même l'un pour
l'autre. Mais ceci touche à la symbolique autant qu'à l'association des
idées. En insistant on arriverait au langage des couleurs, contre-partie
du langage des fleurs, mais plus instable encore et plus arbitraire.
S'il est amusant que le bleu du drapeau français soit la dévote couleur
de la sainte Vierge et des enfants de Marie, il ne l'est pas moins que
la pieuse pourpre de la robe de Saint-Denis soit devenue un symbole
révolutionnaire. Semblables aux atomes d'Épicure, les idées s'accrochent
comme elles peuvent, au hasard des rencontres, des chocs et des
accidents.

Certaines associations, quoique très récentes, ont pris rapidement
une autorité singulière; ainsi celles d'instruction et d'intelligence,
d'instruction et de moralité. Or, c'est tout au plus si l'instruction
peut témoigner pour une des formes particulières de la mémoire ou pour
une connaissance littérale les lieux communs du Décalogue. L'absurdité
de ces rapports forcés apparaît très clairement en ce qui concerne les
femmes; il semble bien qu'il y ait une sorte d'instruction, celle
qu'on leur donne à cette heure, qui, loin d'activer leur intelligence,
l'engourdit. Depuis qu'on les instruit sérieusement, elles n'ont plus
aucune influence ni dans la politique ni dans les lettres: que l'on
compare à ce propos nos trente dernières années avec les trente
dernières années de l'ancien régime. Ces deux associations d'idées n'en
sont pas moins devenues de véritables lieux communs, de ces vérités
qu'il est aussi inutile d'exposer que de combattre. Elles se rejoignent
à toutes celles qui peuplent les livres et les lobes dégénérés des
hommes; aux vieilles et vénérables vérités telles que: vertu-récompense,
vice-châtiment, Dieu-bonté, crime-remords, devoir-bonheur,
autorité-respect, malheur-punition, avenir-progrès, et des milliers
d'autres dont quelques-unes, quoique absurdes, sont utiles à l'humanité.

On ferait également un long catalogue des idées que les hommes se
refusent à associer, alors qu'ils se complaisent aux plus déconcertants
stupres. Nous avons donné plus haut l'explication de cette attitude
rétive; c'est que leur occupation principale est la recherche du
bonheur, et qu'ils ont bien plus souci de raisonner selon leur intérêt
que selon la logique. De là l'universelle répulsion à joindre l'idée
de néant à l'idée de mort. Quoique la première idée soit évidemment
contenue dans la seconde, l'humanité s'obstine à les considérer
séparément; elle s'oppose de toutes ses forces à leur union, elle
enfonce entre elles infatigablement un coin chimérique où retentissent
les coups de marteau de l'espérance. C'est le plus bel exemple
d'illogisme que nous puissions nous donner à nous-mêmes et la meilleure
preuve que, dans les choses graves comme dans les moindres, c'est le
sentiment qui vient toujours à bout de la raison.

Est-ce une grande acquisition que de savoir cela? Peut-être.

Novembre 1899.



                                    IV

                STÉPHANE MALLARMÉ ET L'IDÉE DE DÉCADENCE


    Décadence. C'est un mot bien commode à l'usage des pédagogues
    ignorants, mot vague derrière lequel s'abritent notre paresse et
    notre incuriosité de la loi.
                                BAUDELAIRE, _Lettre à Jules Janin._


                                    I

Brusquement, vers 1885, l'idée de décadence entra dans la littérature
française; après avoir servi à glorifier ou à railler tout un groupe
de poètes, elle s'était comme réfugiée sur une seule tête. Stéphane
Mallarmé fut le prince de ce royaume ironique et presque injurieux, si
le mot lui-même avait été compris et dit selon sa vraie signification.
Mais, par une singularité qui est un trait de moeurs latines, le
peuple académique qualifiait ainsi, d'après l'horreur normale, quoique
malsaine, qu'il ressent devant les tentatives nouvelles, la fièvre
d'originalité qui tourmenta une génération. Rendu responsable des
actes de rébellion qu'il encourageait, M. Mallarmé apparut, aux âniers
innocents qui accompagnent mais ne guident pas la caravane, tel
qu'un redoutable Aladin, assassin des bons principes de l'imitation
universelle.

Ce sont des habitudes, en somme, bien littéraires. Il y aura tantôt
trois siècles qu'elles florissent et les plus célèbres révoltes les
ont ébranchées à peine et ne les ont jamais déracinées; dès après les
insolences romantiques, il fallut étouffer et ramper sous la vieille
verdure dont on fait les férules.

Ce sont des habitudes aussi bien latines. Les Romains ignorèrent
toujours, tant qu'ils ne furent que Romains, l'individualisme. Leur
civilisation donne le spectacle et l'idée d'une belle animalité sociale.
Il y avait chez eux émulation vers la parité comme il y a chez nous
émulation vers la dissemblance. Dès qu'ils possédèrent cinq ou six
poètes, rejetons heureux de la greffe hellénique, ils n'en souffrirent
plus d'autres; et peut-être que, vraiment, l'instinct social ou de
race dominant chez eux l'instinct de liberté ou individuel, peut-être
qu'aucun poète ingénu ne leur naquit pendant quatre ou cinq siècles.
Ils avaient l'empereur et ils avaient Virgile: ils obéirent à l'un et
à l'autre jusqu'à ce que la révolte chrétienne et l'invasion barbare
se fussent donné la main par-dessus le Capitole. La liberté littéraire,
comme toutes les autres, naquit de l'union de la conscience et de la
force. Le jour où S. Ambroise, écrivant des chansons pieuses, méconnut
les principes d'Horace, devrait être mémorable, car il signale
clairement la naissance d'une mentalité nouvelle.

Comme l'histoire politique des Romains nous a fourni l'idée de décadence
historique, l'histoire de leur littérature nous a fourni celle de
décadence littéraire; double face d'une même conception, car il a été
facile de montrer du doigt la coïncidence des deux mouvements, et facile
de faire croire que leur marche fut liée et nécessaire. Montesquieu
s'est rendu célèbre pour avoir été plus particulièrement dupe de cette
illusion.

Les sauvages admettent très malaisément la mort naturelle. Pour eux,
toute mort est un meurtre. Ils n'ont à aucun degré le sens de la loi;
ils vivent dans l'accident. C'est un état d'esprit que l'on est convenu
d'appeler inférieur; et c'est juste, quoique la notion d'une loi rigide
soit aussi fausse et aussi dangereuse que sa négation même. Il n'y a
d'absolument nécessaires que les lois naturelles; elles ne pourraient
différer, et elles ne peuvent changer. S'il s'agit de l'évolution
sociale et politique des peuples, non seulement il n'y a plus de lois
nécessaires, mais il n'y a même plus de lois même très générales; ou
bien ces lois, se confondant avec les faits qu'elles expliquent, en
viennent à ne plus être que de sages et honorables constatations; ou
bien encore elles constatent, quoique avec emphase, le principe même
du mouvement. Donc les empires naissent, croissent et meurent; les
combinaisons sociales sont instables; à différentes époques les groupes
humains ont des forces différentes de cohésion; des affinités nouvelles
apparaissent et se propagent: voilà de quoi écrire un traité de
mécanique sociale, si l'on ne tient pas rigoureusement à conformer sa
philosophie à la réalité des catastrophes inattendues. Car il faut bien
laisser à l'inattendu une place qui est quelquefois le trône tout entier
d'où l'ironie fulgure et rit. L'idée de décadence n'est donc que l'idée
de mort naturelle. Les historiens n'en admettent pas d'autres; pour
expliquer que Byzance fut prise par les Turcs, on nous force d'écouter
bruire les querelles théologiques et claquer dans le cirque le fouet des
Bleus. On va de Longchamps à Sedan, sans doute, mais on va aussi d'Epsom
à Waterloo. La longue décadence des empires détruits est une des plus
singulières illusions de l'histoire; si des empires moururent de maladie
ou de vieillesse, la plupart, au contraire, périrent de mort violente,
en pleine force physique, en pleine vigueur intellectuelle.

D'ailleurs l'intelligence est personnelle et on ne peut établir aucun
rapport raisonnable entre la puissance d'un peuple et le génie d'un
homme: ni la littérature grecque, ni les littératures du moyen âge ne
correspondent à des forces politiques stables et puissantes, grecques,
italiennes ou françaises; et c'est justement à l'heure où leur puissance
matérielle est devenue nulle que les royaumes Scandinaves se sont ornés
de talents originaux. Peut-être même serait-on plus près de la vérité
en déclarant que la décadence politique est l'état le plus favorable
aux éclosions intellectuelles: c'est quand les Gustave-Adolphe et
les Charles XII ne sont plus possibles que naissent les Ibsen et les
Bjoernson; ainsi encore la chute de Napoléon fut comme un signal pour
la nature qui se mit à reverdir avec joie et à pousser les jets les plus
magnifiques; Goethe est le contemporain de la ruine de son pays. A ces
exemples, afin d'exercer et de satisfaire nos tendances au scepticisme
historique, il ne faut pas manquer d'opposer la preuve de ces périodes
doublement glorieuses dont le fastueux siècle de Louis XIV est le modèle
vénéré: après quoi, quelques instants de réflexion nous imposeront une
opinion assez différente de celle qui demeure et qui passe dans les
manuels et dans les conversations.

Bossuet le premier imagina de juger l'histoire universelle, ou ce qu'il
appelait ainsi naïvement, d'après les principes du judaïsme biblique: il
vit crouler tous les empires où la main de Jéhovah s'était appesantie.
C'est l'idée de décadence expliquée par l'idée de châtiment. La
philosophie de Montesquieu, plus compliquée, est peut-être encore plus
puérile: on ne cite qu'avec une sorte de dégoût un historien qui fait
commencer la décadence de Rome à l'aurore des admirables siècles de paix
qui furent peut-être la seule époque heureuse de l'humanité civilisée.
Il faut presser la signification des mots; alors on aperçoit qu'ils ne
détiennent aucun sens et que des écrivains mémorables en usèrent toute
leur vie sans les comprendre. Mais si contestable ou du moins si vague
que soit l'idée générale de décadence, elle est claire et arrêtée en
comparaison de l'idée plus restreinte de décadence littéraire.

De Racine à Vigny, la France ne produisit aucun grand poète. C'est
un fait; une telle période est certainement une période de décadence
littéraire; cependant il ne faut pas aller plus loin que le fait
lui-même, ni lui attribuer un caractère absurde de logique et de
nécessité. La poésie est en sommeil au XVIIIe siècle, faute de
poètes; mais cette faillite n'est pas la conséquence d'une trop belle
floraison antérieure; elle est ce qu'elle est et rien de plus. Si on lui
donne le nom de décadence, on admet une sorte d'organisme mystérieux,
un être, une femme, la Poésie, qui naît, se reproduit et meurt à des
intervalles presque réguliers, selon les habitudes des générations
humaines, conception agréable, sujet de dissertation ou de conférence,
mais qu'il faut écarter d'une discussion où l'on ne veut que faire
l'anatomie d'une idée.

Ce qui caractérise la poésie du XVIIIe siècle, c'est l'esprit
d'imitation. Ce siècle est romain par l'imitation. Il imite avec fureur,
avec grâce, avec tendresse, avec ironie, avec bêtise; il imite avec
conscience; il est chinois en même temps que romain. Il y a des modèles.
Le mot est impératif. Il ne s'agit pas qu'un poète dise l'impression
que lui fait la vie: il faut qu'il regarde Racine et qu'il escalade
la montagne. Singulière psychologie! Le même philosophe qui ruine
en politique l'idée de respect, la recrépit et la rebadigeonne en
littérature. Il y a des critiques: pendant que Goethe écrit _Werther_,
ils confrontent Gilbert avec Boileau. C'est un avilissement. Faut-il lui
chercher une cause? Cela serait vain. Vouloir expliquer pourquoi il ne
naquit aucun poète en France, que Delille[27] ou Chénier, pendant cent
ans, cela conduirait nécessairement à expliquer aussi pourquoi naquirent
Ronsard, Théophile ou Racine. On n'en sait rien et on ne peut rien
en savoir. Dépouillée de son mysticisme, de sa nécessité, de toute sa
généalogie historique, l'idée de décadence littéraire se réduit à une
idée purement négative, à la simple idée d'absence. Cela est si naïf
qu'on ose à peine l'exprimer, mais les intelligences supérieures
faisant défaut dans une période, le pullulement des médiocres devient
extrêmement sensible et actif, et, comme le médiocre est un imitateur,
les époques que l'on a qualifiées justement de décadentes ne sont
autre chose que des époques d'imitation. En suprême analyse, l'idée de
décadence est identique à l'idée d'imitation.

[Note 27: Il faut se souvenir que l'abbé Delille n'est pas du tout, comme
on le croit, un poète de l'Empire. Presque tous ses poèmes et sa gloire,
datent de l'ancien régime.]


                                     II

Cependant, s'il s'agit de Mallarmé et d'un groupe littéraire, l'idée
de décadence a été assimilée à son idée contraire, à l'idée même
d'innovation. De tels jugements nous ont frappés, hommes de ces années,
sans doute parce que nous étions mis en cause et sottement bafoués
par les critiques bien pensants; ils n'étaient que la représentation,
maladroite et usée, des sentences par lesquelles les sages de tous
les temps essayèrent de maudire et d'écraser les serpents nouveaux qui
brisent leur coquille sous l'oeil ironique de leur vieille mère.
La diabolique Intelligence rit des exorcismes, et l'eau bénite de
l'Université n'a jamais pu la stériliser, non plus que celle de
l'Église. Jadis un homme se levait, bouclier de la foi, contre les
nouveautés, contre les hérésies, le Jésuite; aujourd'hui, champion de la
règle, trop souvent se dresse le Professeur. On retrouve là l'antinomie
qui surprend dans Voltaire et dans les voltairiens d'hier: le même
homme, courageux dans le sens de la justice ou de la liberté politique,
se trouble et recule s'il s'agit de nouveauté ou de liberté littéraire;
arrivé à Tolstoï et à Ibsen, ayant fait une allusion à leur gloire, il
ajoute (en note): «Sont-ce là des gloires bien établies, celle d'Ibsen
surtout? La question de savoir si l'auteur des _Revenants_ est
un mystificateur ou un génie n'est pas résolue à l'heure où nous
sommes[28]». Telle est, en face de l'inédit, du non encore vu ni lu,
l'attitude d'un écrivain qui, dans le livre même d'où cette note
est tirée, prouve une bonne indépendance de jugement; il est inutile
d'ajouter que les «décadents» y sont, à tout propos, moqués. Comment,
après cela, s'étonner de la lourde raillerie de tels moindres esprits?
Une manière nouvelle de dire les éternelles vérités humaines est d'abord
pour les hommes, et surtout pour les hommes trop instruits, un scandale.
Ils ressentent une sorte d'effroi; pour reprendre leur assurance,
ils ont recours à la négation, aux injures ou à la dérision. C'est
l'attitude naturelle de l'animal humain devant le danger physique.
Mais comment en est-on arrivé à considérer comme un péril toute réelle
innovation en art ou en littérature? Pourquoi surtout cette assimilation
est-elle une des maladies particulières à notre temps, et peut-être la
plus grave, puisqu'elle tend à restreindre le mouvement et à contrarier
la vie?

[Note 28: M. Stapfer, _Des Réputations littéraires._ Paris, 1891.]

Pendant des années, Delacroix, Puvis de Chavannes, si divers de génie,
furent bernés et refusés par les jurys. Sous les prétextes évidemment
contradictoires, un motif unique se découvre: l'originalité. Par une
oeuvre où presque plus rien ne s'aperçoit des méthodes antérieures, qui
ne se rattache pas immédiatement à quelque chose de connu et de déjà
compris, les gardiens de l'art se sentent menacés; ils répondent à la
provocation chacun selon leur tempérament. Les formules changent aussi
selon les périodes: au XVIIIe siècle, la non-imitation était
qualifiée de faute contre le goût, et c'était grave au temps où Voltaire
érigeait un temple, qui n'était qu'un édicule, à ce dieu badin; jusqu'à
ces dernières semaines et depuis quelque dix ans, les artistes et les
écrivains rebelles à démarquer les maîtres furent stigmatisés soit
de décadents, soit de symbolistes. Cette dernière injure a fini par
prévaloir, étant verbalement plus obscure et par conséquent plus facile
à manier; elle contient d'ailleurs, exactement comme la première, l'idée
abhorrée de non-imitation.

On a dit, il y a déjà longtemps, bien avant que M. Tarde ait développé
sa philosophie sociale: «L'imitation régit le monde des hommes, comme
l'attraction celui des choses». Dans le domaine particulier de l'art et
de la littérature, cette loi est très sensible. L'histoire littéraire
n'est, en somme, que le tableau d'une suite d'épidémies intellectuelles.
Certaines furent brèves. La mode change ou dure selon des caprices
impossibles à prévenir et difficiles à déterminer. Shakespeare n'eut
aucune influence immédiate; Honoré d'Urfé vivant et mort, durant un
demi-siècle, fut le maître et l'inspirateur de toute fiction romanesque;
il eût régné plus longtemps si la _Princesse de Clèves_ n'avait été
l'oeuvre clandestine d'une grande dame. Le XVIIe siècle, dont une partie
de la littérature n'est que traduction et imitation, ne fut cependant
pas rebelle aux nouveautés modérées et prudentes; c'est qu'alors, s'il
eût été honteux de ne pas imiter les anciens--ou, chose étrange, les
Espagnols, mais seuls! dans leurs fables et dans leurs phrases (Racine
tremble d'avoir écrit _Bajazet_), il était honorable de savoir donner
aux emprunts classiques un air de fraîcheur et d'inédit.

Cependant cette littérature elle-même devint très rapidement classique;
il y eut une seconde source d'imitation, et comme elle était plus
accessible, elle fut bientôt la fontaine presque unique où les
générations vinrent boire et prier et délayer leur encre. Boileau, avant
de mourir, put se voir dieu. Dès que Voltaire sait lire, il lit Boileau.
Le principe de l'imitation va régir désormais la littérature française.

Si l'on néglige les accidents--quoique mémorables--ce principe est
demeuré très puissant et si bien compris, à mesure que l'instruction
se répand, qu'il suffit à un critique de le faire intervenir pour qu'un
lecteur honteux rejette l'oeuvre nouvelle qui le rafraîchissait. Ainsi
les feuilletonnistes ont réussi à empêcher l'acclimatation en France
de l'oeuvre d'Ibsen; ainsi les drames en vers, oeuvre d'imitation par
excellence, réussissent maintenant jusque sur les théâtres du boulevard!
Ces faits de théâtre, toujours très grossis par la réclame, illustrent
bien une théorie.

L'idée d'imitation est donc devenue l'idée même d'art ou de littérature.
On ne conçoit pas plus un roman nouveau qui ne soit la contre-partie ou
la suite d'un roman préexistant que l'on ne conçoit des vers sans rime
ou dont les syllabes ne seraient pas comptées une à une avec scrupule.
Quand de telles innovations cependant se produisirent, altérant tout à
coup l'aspect coutumier du paysage littéraire, il y eut de l'émoi parmi
les experts; pour cacher leur gêne, ils se mirent à rire (troisième
méthode); ensuite, ils proférèrent des jugements: puisque ces choses,
ces proses et ces poèmes, ne sont pas ordonnées à l'imitation des
dernières littératures ou des oeuvres célébrées par les manuels, elles
doivent provenir d'une source anormale, car elle ne nous est pas
familière,--mais laquelle? Il y eut des tentatives d'explication au
moyen du préraphaélisme; elles ne furent pas décisives; elles furent
même un peu ridicules, tant l'ignorance était de tous côtés profonde et
invulnérable. Mais vers ces années-là un livre parut qui soudain éclaira
les intelligences. Un parallèle inexorable s'imposa entre les poètes
nouveaux et les obscurs versificateurs de la décadence romaine vantés
par des Esseintes. L'élan fut unanime et ceux mêmes que l'on décriait
acceptèrent le décri comme une distinction. Le principe admis, les
comparaisons abondèrent. Comme nul, et pas même des Esseintes,
peut-être, n'avait lu ces poètes dépréciés, ce fut un jeu pour tel
feuilletoniste de rapprocher de Sidoine Apollinaire, qu'il ignorait,
Stéphane Mallarmé qu'il ne comprenait pas. Ni Sidoine Apollinaire ni
Mallarmé ne sont des décadents, puisqu'ils possèdent l'un et l'autre, à
des degrés divers, une originalité propre; mais c'est pour cela même que
le mot fut justement appliqué au poète de _l'Après-midi d'un Faune_, car
il signifiait, très obscurément, dans l'esprit de ceux-là mêmes qui en
abusaient: quelque chose de mal connu, de difficile, de rare, de
précieux, d'inattendu, de nouveau.

Si, au contraire, on voulait redonner à l'idée de décadence littéraire
son sens véritable et véritablement cruel, ce n'est plus Mallarmé qu'il
faudrait nommer, on s'en doute, ni Laforgue, ni tel symboliste dont la
carrière se poursuit. Le décadent de la littérature latine, ce n'est ni
Ammien Marcellin, ni S. Augustin, qui, chacun à leur manière, se
façonnent une langue; ce n'est ni S. Ambroise, qui crée l'hymne, ni
Prudence, qui imagine un genre littéraire, la biographie lyrique[29]. On
commence à être plus clément pour la littérature latine de la seconde
période; las peut-être de la ridiculiser sans la lire, on a commencé de
l'entr'ouvrir. Cette notion si simple sera prochainement admise: qu'il
n'y a pas, en soi, un bon latin et un mauvais latin; que les langues
vivent et que leurs changements ne sont pas nécessairement des
altérations; qu'on pouvait avoir du génie au VIe siècle comme au IIe, et
au XIe comme au XVIIIe; que les préjugés classiques sont une entrave au
développement de l'histoire littéraire et à la connaissance totale de la
langue elle-même. Mieux connus, les poètes de la bibliothèque de
Fontenay n'auraient servi à baptiser un mouvement littéraire que si l'on
avait voulu comparer, tâche ardue et un peu absurde, des novateurs
idéalistes à des novateurs chrétiens.

[Note 29: Genre qui a dégénéré jusqu'à devenir la complainte. Mais la
complainte a eu sa belle période. Le plus ancien poème de la langue
française est une complainte, et précisément inspirée par un des poèmes
de Prudence.]


                                   III

N'ayant voulu ici qu'essayer l'analyse historique (ou anecdotique) d'une
idée et indiquer, par un exemple un peu étendu, comment un mot en arrive
à ne plus avoir que le sens qu'on a intérêt à lui donner, je ne crois
pas qu'il soit nécessaire d'établir minutieusement en quoi Stéphane
Mallarmé mérita la haine ou la raillerie.

La haine est reine dans la hiérarchie des sentiments littéraires; la
littérature est peut-être avec la religion la passion abstraite qui
secoue le plus violemment les hommes. Sans doute, on n'a pas encore vu
de guerres littéraires comme il y a eu--mettons autrefois--des guerres
religieuses; mais c'est parce que la littérature n'est encore jamais
descendue brusquement jusque dans le peuple; quand elle parvient là,
elle a perdu sa force explosive: il y a loin de la première d'_Hernani_
au jour où l'on vend Victor Hugo en livraisons illustrées. Pourtant, on
se figure assez bien une mobilisation du sentimentalisme allemand contre
l'humour anglais ou l'ironie française: c'est parce qu'ils ne se
connaissent pas que les peuples se haïssent peu: une alliance finit
toujours, quand on a bien fraternisé, par des coups de canon.

La haine qui poursuivit Mallarmé ne fut jamais très amère, car les
hommes ne haïssent sérieusement, même en littérature, que lorsque des
intérêts matériels viennent un peu corser la lutte pour l'idéal; or il
n'offrait aucune surface à l'envie et il supportait comme des nécessités
inhérentes au génie l'injustice et l'injure. On ne gouaillait donc, sous
un prétexte d'obscurité, que la supériorité seule et toute nue de son
esprit. Les artistes, même dépréciés par les instinctives cabales,
obtiennent des commandes, gagnent de l'argent; les poètes ont la
ressource des longues écritures dans les revues et dans les journaux:
certains, comme Théophile Gautier, y gagnèrent leur vie; Baudelaire y
réussit mal, et Mallarmé plus mal encore. C'est donc au poète dépouillé
de tout ornement social que s'adressa le sarcasme.

Il y a au Louvre, dans une collection ridicule, par hasard une
merveille, une Andromède, ivoire de Cellini. C'est une femme effarée,
toute sa chair, troublée par l'effroi d'être liée: où fuir? et c'est la
poésie de Stéphane Mallarmé. Emblème qui convient encore, puisque, comme
le ciseleur, le poète n'acheva que des coupes, des vases, des coffrets,
des statuettes. Il n'est pas colossal, il est parfait. Sa poésie ne
représente pas un large trésor humain étalé devant la foule surprise;
elle n'exprime pas des idées communes et fortes, et qui galvanisent
facilement l'attention populaire engourdie par le travail; elle est
personnelle, repliée comme ces fleurs qui craignent le soleil; elle n'a
de parfum que le soir; elle n'ouvre sa pensée qu'à l'intimité d'une
pensée cordiale et sûre. Sa pudeur, trop farouche, se couvrit de trop de
voiles, c'est vrai; mais il y a bien de la délicatesse dans ce souci de
fuir les yeux et les mains de la popularité. Fuir, où fuir? Mallarmé se
réfugia dans l'obscurité comme dans un cloître; il mit le mur d'une
cellule entre lui et l'entendement d'autrui; il voulut vivre seul avec
son orgueil. Mais c'est là le Mallarmé des dernières années, lorsque,
froissé, mais non découragé, il se sentit atteint de ce dégoût des
phrases vaines qui jadis avait aussi touché Jean Racine; lorsqu'il créa,
pour son usage propre, une nouvelle syntaxe, lorsqu'il usa des mots
selon des rapports nouveaux et secrets. Stéphane Mallarmé a relativement
beaucoup écrit, et la plus grande partie de son oeuvre n'est entachée
d'aucune obscurité; mais, dans la suite et la fin, à partir de la _Prose
pour des Esseintes_, s'il y a des phrases douteuses ou des vers
irritants, un esprit inattentif et vulgaire redoute seul d'entreprendre
une conquête délicieuse. Il y a trop peu d'écrivains obscurs en
français; ainsi nous nous habituons lâchement à n'aimer que des
écritures aisées, et bientôt primaires. Pourtant il est rare que les
livres aveuglément clairs vaillent la peine d'être relus; la clarté,
c'est ce qui fait le prestige des littératures classiques et c'est ce
qui les rend si clairement ennuyeuses. Les esprits clairs sont
d'ordinaire ceux qui ne voient qu'une chose à la fois; dès que le
cerveau est riche de sensations et d'idées, il se fait un remous et la
nappe se trouble à l'heure du jaillissement. Préférons, comme X. Doudan,
les marais grouillants de vie à un verre d'eau claire. Sans doute, on a
soif, parfois; eh bien, on filtre. La littérature qui plaît aussitôt à
l'universalité des hommes est nécessairement nulle; il faut que, tombée
de haut, elle rejaillisse en cascade, de pierre en pierre, pour enfin
couler dans la vallée à la portée de tous les hommes et de tous les
troupeaux.

Si donc on entreprenait une étude décisive sur Stéphane Mallarmé, il
ne faudrait traiter la question d'obscurité qu'au seul point de vue
psychologique, parce qu'il n'y a jamais d'absolue obscurité littérale
dans un écrit de bonne foi. Une interprétation sensée est toujours
possible; elle changera selon les soirs, peut-être, comme change, selon
les nuages, la nuance des gazons, mais la vérité, ici et partout, sera
ce que la voudra notre sentiment d'une heure. L'oeuvre de Mallarmé est
le plus merveilleux prétexte à rêveries qui ait encore été offert aux
hommes fatigués de tant d'affirmations lourdes et inutiles: une poésie
pleine de doutes, de nuances changeantes et de parfums ambigus, c'est
peut-être la seule où nous puissions désormais nous plaire; et si le mot
décadence résumait vraiment tous ces charmes d'automne et de crépuscule,
on pourrait l'accueillir et en faire même une des clefs de la viole:
mais il est mort, le maître est mort, la pénultième est morte.

1898.



                                    V


                            UNE RELIGION D'ART

                                    I

A une époque où presque toute la sensibilité, presque toute la foi,
presque tout l'amour se sont réfugiés dans l'art, et où, par surcroît,
ce mot, jadis mystérieux et pur, se trouve compromis en plus d'une
aventure, il nous manquait évidemment, à côté de la religion de l'art,
la religion d'art: l'invention est récente et due à M. Huysmans; elle
est curieuse et peut servir de prétexte à quelques réflexions.

Tout d'abord, puisqu'il n'y a pas aujourd'hui d'art religieux, la
tentative d'union entre la religion et l'art ne pouvait se faire
qu'au moyen de l'archéologie. _La Cathédrale_ est donc, comme tous les
derniers livres du même auteur, depuis _A Rebours_, un roman didactique.
Le genre n'est pas nouveau, il a été de tout temps cultivé par les
écrivains chez lesquels le goût du savoir n'a pas entièrement tué
l'imagination; ou qui, incapables d'user alternativement de leurs
lectures et de leurs inventions, se résignent à entremêler la fiction et
le document; ou encore qu'un besoin de prosélytisme porte à choisir pour
messager d'un enseignement, d'une morale, de vérités peu amènes, la nef
des Argonautes ou le cheval des Quatre Fils Aymon. Il y a un peu de ces
trois causes dans le didactisme invétéré de M. Huysmans; mais surtout,
si, lorsqu'il écrit ses livres, il n'y mettait pas ses lectures, il
n'aurait rien à y mettre; chez lui l'imagination est plutôt soutenue
que découragée par le document; sans ce cordial elle tomberait vite aux
récriminations d'_A vau l'eau_, roman que la moelle de quelque vieux
traité de cuisine suffirait peut-être à rendre tout à fait représentatif
d'un caractère. Que M. Folantin, entre deux repas vagues, médite sur une
page du «Cuisinier royal» ou du «Paticier François», et nous avons un
livre du type même de _la Cathédrale_. Sur les seize chapitres de ce
dernier roman, deux commencent et trois finissent par des considérations
de ménage ou de cuisine. Ses tentatives d'érudition ne pouvaient donc
influencer que très heureusement M. Huysmans en lui montrant, dans les
livres, ce qu'il aurait toujours été incapable de trouver dans la vie:
l'oubli, au moins accidentel, des vulgaires ennuis de la vie.

La plupart des romans didactiques pèchent également par l'insuffisance
et par l'inexactitude. A l'insuffisance, il faut se résigner; un roman
n'est pas un traité. Si, dans _A Rebours_, au lieu de se borner à
résumer, en une phrase pittoresque et juste, les appréciations motivées
et savantes des deux premiers volumes d'Ebert, le romancier avait passé
deux ans à lire lui-même les poètes qu'il vantait, l'abondance des
documents l'eût peut-être incliné à donner à cette partie de son livre
une ampleur désagréable; et si, pour écrire l'histoire de Gilles de
Rais, il lui avait fallu compulser lui-même les archives, déchiffrer les
originaux du procès, _Là-bas_ serait peut-être encore sur le chantier.
L'insuffisance de la documentation dans un roman didactique ou
historique est donc une des conditions de l'exécution même du roman et,
d'autre part, ce qu'on y perd de science ou d'histoire, l'art peut le
compenser si bien que le lecteur le plus exigeant s'y trouve satisfait;
c'est ce qui arriva pour _Là-bas_, où il y a des chapitres admirables,
supérieurs par la puissance de l'incantation verbale aux pages trop
déclamatoires de _la Sorcière_. L'inexactitude serait un défaut plus
grave; M. Huysmans, appuyé sur des érudits sérieux, s'en est presque
toujours garé jusqu'ici; mais, et c'est là le danger du mélange de
la science et de l'imagination, on ne sait pas toujours où finit
l'exactitude et où commence la fantaisie. Que d'hystériques abbés, que
de femmes folles de leurs nerfs se sont laissé prendre au réalisme
du fameux tableau de la Messe Noire, entièrement tiré cependant d'une
imagination, alors satanique. Il est à peine besoin d'affirmer
que jamais d'aussi grotesques et d'aussi exécrables cérémonies
n'ordonnèrent, en aucun temps ni en aucun pays, leurs farandoles
obscènes et sacrilèges.

Le sabbat, qui n'exista jamais que dans les cerveaux hallucinés des
pauvres sorcières, se déroulait selon des liturgies très différentes et
surtout malpropres; il ne reçut le nom de Messe Noire que par équivoque,
puisque la vraie Messe Noire, telle qu'elle fut encore dite sur le
corps nu de la Montespan, était une cérémonie de conjuration, absolument
secrète, et dont le secret seul garantissait l'efficacité. La fantaisie
de M. Huysmans, si elle a eu, car la crédulité du public est illimitée,
certaines conséquences pénibles, n'en était pas moins tout à fait
légitime; le romanesque est à sa place dans un roman: attendre, pour
raconter un chanoine Docre, de rencontrer en chemin son véritable frère
diabolique, on ne peut vraiment pas exiger cela, même d'un romancier
didactique.

Avec _la Cathédrale_, aucune surprise de ce genre n'était à craindre; la
fantaisie n'a aucune place dans ce roman; elle y en a trop peu. Quant
aux inexactitudes qu'on y peut relever en assez grand nombre, elles sont
presque toutes d'un genre particulier, du genre ecclésiastique. L'auteur
n'avait pas besoin de nous informer qu'il s'est, pour ce livre,
documenté près de moines, de prêtres et en des livres pieux; cela est
évident.


                                    II

Pour écrire _En Route_ et _la Cathédrale_, il faut être catholique, non
seulement de naissance et de baptême, mais de foi et de moeurs. Il y a
donc aujourd'hui même une littérature catholique, une littérature qui
n'existerait pas sans écrivains catholiques. S'agit-il d'anomalies, ou
sommes-nous en présence de faits tout à fait logiques, raisonnables,
liés à un passé immédiat? Je ne crois pas qu'il y ait aucune singularité
à être catholique en un siècle où le furent presque tous les plus
excellents poètes et quelques-uns des plus grands écrivains, de
Chateaubriand à Villiers de l'Isle-Adam. Que cette croyance ne semble
pas correspondre à l'orientation présente des intelligences, cela est
clair, mais une attitude n'est-elle acceptable que conforme à l'attitude
générale? D'ailleurs, si on peut faire l'anatomie d'une croyance ou
d'une conviction, il est impossible et illégitime d'aller plus loin.
L'excommunication n'est pas un geste philosophique.

Je crois que le catholicisme, en France, fait partie de la tradition
littéraire.

Le catholicisme est le christianisme paganisé. Religion à la fois
mystique et sensuelle, il peut satisfaire, et il a satisfait uniquement,
pendant longtemps, les deux tendances primordiales et contradictoires de
l'humanité, qui sont de vivre à la fois dans le fini et dans
l'infini, ou, en termes plus acceptables, dans la sensation et dans
l'intelligence.

Depuis Constantin jusqu'à la Renaissance, le catholicisme a développé
normalement les deux principes qui le constituent et, sans
l'intervention de Luther, il est très probable que le principe païen,
d'art et de beauté, eût acquis autant de force que le principe
évangélique, de renoncement et de mortification. Léon X et Jules II
pouvaient vraiment se glorifier du nom de _Pontifex maximus_; ils
étaient vraiment à la fois le successeur de saint Pierre et le
successeur du grand-prêtre de Jupiter Capitolin: Luther et Calvin, les
grands affirmateurs de l'Évangile, les durs sectateurs de saint Paul,
les ennemis de Rome et de la gloire romaine, entraînèrent toute la
chrétienté dans leurs erreurs tristes; le catholicisme, se niant
lui-même, accepta le sacrifice d'un de ses éléments naturels; il
détruisit lui-même l'un de ses principes de vie, et, vaincue, l'Église
devint peu à peu ce qu'elle est aujourd'hui, un protestantisme
hiérarchisé, aussi froid, aussi haineux de tout art et de toute beauté
sensible, mais d'intelligence moins libérale, peut-être, plus
recroquevillée encore, soumise à la fois à un passé qu'elle respecte
sans l'aimer, et à un présent qui épouvante sa décrépitude.

En France, au XVIIe siècle, la réaction contre le
protestantisme se fit dans un paganisme moyen, élégant et superficiel;
après la crise janséniste, il y eut une nouvelle réaction de la liberté,
mais elle se fit dans la débauche et dans la littérature galante; le
moment philosophique fut bref et sans influence populaire; après la
période d'abêtissement sentimental provoqué par les ridicules disciples
de Jean-Jacques, Chateaubriand retrouva d'un seul coup le catholicisme,
le moyen âge et la tradition. Tout le siècle est dominé par ce grand
fait littéraire.

Littéraire, car il ne s'agit même pas de supposer légitime le droit
unique à la vérité absolue qu'une religion proclame. Il ne s'agit pas
de vérité. En Grèce, la vraie religion était la religion des temples.
En France, la vraie religion est la religion des clochers. Autour du
clocher sous lequel on prie, les danses lupercales signifient que les
dieux n'ont cédé au Christ que la moitié de leur royaume. Un jeune poète
catholique a appelé la sainte Vierge «cette belle nymphe», voilà la
vraie tradition du catholicisme populaire. Aucune religion n'est jamais
morte, ni ne mourra jamais; celle dont le nom s'abolit revit dans celle
qui resplendit au grand jour. En plusieurs temples d'Italie, on ne
prit même pas le soin, au Ve siècle, de changer les statues
vénérées, et Déméter nourrice devint tout naturellement une Vierge à
l'enfant[30]: en quelques autres, même en Gaule, on garda le nom du
dieu avec la statue de jadis et le culte, changé dans la croyance des
prêtres, demeura immuable dans la croyance du peuple. Vénus est toujours
aimée sous le vocable de sainte Venise, que l'imagerie représente toute
nue avec seulement un ruban autour des reins[31]. Exemple admirable de la
persévérance du peuple! Ozanam a parfaitement démontré qu'au moment où,
par un coup d'État, le christianisme devint la religion officielle de
l'Empire, le paganisme était encore plein de force et de vie; de là
son influence sur la religion nouvelle qui, ne pouvant le détruire,
l'absorba sans même le transformer. Cependant, dès les premiers siècles,
il y eut dans l'Église un parti très opposé à ce qu'on appelait, sans en
comprendre l'importance, les superstitions populaires; c'était le parti
évangélique, qui ne devait entièrement triompher, dans l'Europe du Nord,
qu'avec la Réforme[32].

[Note 30: Voyez la figure 1295 du Dictionnaire de Saglio.]

[Note 31: Dureau de la Malle, _Mémoire sur sainte Venise_, lu à
l'Académie des Inscriptions.]

[Note 32: Le paganisme est resté traditionnel, notamment à Paris, dans
certaines familles, où, dit-on, les libations et les sacrifices
d'animaux sont encore en usage. Mais ceci pourrait bien ne remonter
qu'au XVIIIe siècle.]

Le culte des saints et des dieux sanctifiés engendra les églises. Les
églises catholiques, comme les temples de l'Égypte ancienne, sont des
tombeaux; elles ne furent pas construites en l'honneur de Dieu seul;
leur prétexte fut presque toujours d'abriter le corps d'un bienheureux
ou d'un thaumaturge, le simulacre d'une divinité traditionnelle, à peine
rebaptisée par une piété innocente. Les églises furent la nécessité
de l'art chrétien, et ainsi la nudité apostolique dut revêtir l'or
des idoles et la pourpre des empereurs. Au XIIe siècle, le
paganisme est restauré dans toute sa splendeur. L'église, partout où
la dévotion est assez riche, est devenue la cathédrale. L'Europe est
couverte de cathédrales; la prairie a toutes ses fleurs matinales et un
peuple immense, sorti de ses ruches, va de fleur en fleur, de sanctuaire
en sanctuaire, cueillant des indulgences, des réconforts, des grâces,
des guérisons, la force de vivre joyeux en un siècle dur. Les béquilles
du temple d'Éphèse s'amoncellent sous les voûtes de la cathédrale de
Chartres, où une belle idole, naguère apportée d'Orient, bénit les
fidèles ivres et se fait vénérer sous le nom de Vierge noire. L'art
catholique, comme la religion elle-même, est la suite naturelle et
logique de l'art païen.

On ne peut entrer ici dans le détail, ni énumérer les preuves
d'une manière de voir qui paraîtra peut-être hasardée à ceux qui ne
connaissent que la surface de l'histoire; on ne peut davantage discuter
aucune des opinions reçues, mais cette affirmation des partielles
origines païennes du catholicisme ne nous fait pas méconnaître, on s'en
doute, ce que l'Évangile, les pères de l'Église, saint Benoît et ses
moines apportèrent de nouveau et de purement spirituel dans l'idée
religieuse; cependant, et même sur ce point, il faudrait étudier
les Alexandrins et comprendre que le mysticisme, qui a pris dans le
catholicisme une forme catholique, n'est pas autre chose que celui qui
prenait, dans Proclus, une forme mythologique. Le symbolisme chrétien
n'est lui-même qu'une transposition du symbolisme néoplatonicien; on ne
sait si tel gnostique fut chrétien ou philosophe et il est difficile de
faire dans le pseudo-aréopagite, la part des rêveries orientales et la
part de l'enseignement patristique. Là encore, dans la suite des temps,
la fusion se fit si intime que, sans le chercher et sans le vouloir, le
catholicisme spéculatif s'assimila et nous a conservé un nombre infini
de notions parfaitement contradictoires avec l'esprit de l'Évangile et
avec la religion de saint Paul: un christianisme pur eût rejeté toute
la tradition pythagoricienne; le catholicisme, fidèle à son nom, nous
a transmis, au milieu de la religion du Christ, à peu près toutes les
superstitions et toutes les théogonies orientales.

Il nous a conservé encore et transmis directement la tradition
littéraire gréco-romaine. Ceci est plus connu et moins contesté. On sait
maintenant qu'il n'y eut pas de «renaissance» au XVe siècle;
on sait que, en aucun moment des siècles antérieurs, les lettres latines
n'avaient cessé d'être cultivées et que Virgile fut, durant tout le
moyen âge, en Italie, en France, en Allemagne, non seulement lu, mais
vénéré, non seulement commenté, mais imité. Le rôle des humanistes fut
cependant important: de même que les protestants voulaient purger le
christianisme de son élément païen, les humanistes voulurent éliminer
de la littérature tous les éléments chrétiens. Les uns et les autres
réussirent; mais, tandis que la tradition littéraire a été renouée par
le romantisme, la tradition religieuse est restée brisée. La littérature
n'est demeurée que pendant trois siècles étrangère à l'âme humaine à
laquelle on substituait l'âme héroïque et poncive; la religion privée de
l'art païen, qui était sa force populaire, est devenue et est restée une
philosophie de sacristie et une morale de confessionnal; elle n'a plus
d'influence sur l'esprit secret des races, qui est avide de beauté
corporelle et de magnificence; rien de trop; elle s'est fait mitoyenne
entre tout; elle est devenue le centre médiocre de la médiocrité
universelle.


                                    III

Cependant l'Eglise a des archives, une histoire, celle de sa beauté
passée: c'est dans cette poussière resplendissante que se réfugient
encore certaines intelligences et certains talents. Chateaubriand, pour
exhumer le catholicisme, n'eut qu'à laisser son génie se souvenir d'une
enfance jadis enivrée de fêtes et de légendes; ses oeuvres historiques
et apologétiques eurent une grande influence sur le développement du
romantisme français; elles rendirent possible la grandiose archéologie
de Victor Hugo, aussi bien que le sentimentalisme religieux de
Lamartine; si l'on néglige tout l'intermédiaire, on les voit, vers la
fin du siècle, aboutir selon leurs canaux, à _Sagesse_, à la trilogie
apologétique de M. Huysmans: _la Cathédrale_ essaie de refaire avec
des moyens nouveaux, plus restreints, mais plus persévérants, avec des
outils moins brillants, mais plus aigus, _le Génie du christianisme_.
L'écrivain d'aujourd'hui a lu aussi _Notre-Dame de Paris_, et aussi
quelques autres livres; il doit à Chateaubriand l'esprit apologiste; à
Victor Hugo, l'amour des pierres sculptées; aux autres, tout le reste.

L'intention apologétique de M. Huysmans est certaine, quoique discrète.
Il veut prouver qu'il y a, ou plutôt qu'il y a eu, un art catholique,
symbolique et mystique, très supérieur, surtout par l'expression, à
tous les arts profanes, antiques ou nouveaux; il étudie l'architecture,
d'après la cathédrale de Chartres, la peinture d'après les primitifs et
surtout Fra Angelico, la musique d'après le plain-chant grégorien, la
mystique et la symbolique, d'après les saints, les théologiens et les
compilateurs du moyen âge; comme centre au roman, une page de l'histoire
d'un écrivain converti qui tente le renoncement et commence par vouer
tout son talent à la défense de l'art religieux; le sentiment est
représenté par des effusions d'amour pieux versées aux pieds de
Notre-Dame; les personnages, hormis peut-être celui d'une servante
dévote et mystique, silhouette curieuse, sont de la psychologie la plus
rudimentaire; le directeur de conscience, l'abbé Gévresin, apparaît
d'une nullité extraordinaire, presque phénoménale; l'abbé Plomb est
un archéologue de province sans caractère particulier qu'une mémoire
baroque où se sont logées, à l'exclusion de toute notion sensée,
les seules singularités de la symbolique et la seule histoire de
la cathédrale de Chartres; non moins versé dans le même genre de
connaissances, le héros du livre, Durtal, exhibe, en plus, une âme de
jeune communiant, et l'esprit sarcastique d'un critique d'art, aigre
quoique dévotieux, partial quoique renseigné. Avec de tels éléments le
roman devait, comme tel, être d'un intérêt nul; sa valeur littéraire lui
est donnée par de superbes pages descriptives, mais où la description
s'élève parfois jusqu'à donner la raison des choses, au moins la raison
symbolique, au moins la raison théologique. Le clergé, s'il lit ce
livre, sera surpris de ne pas le comprendre, tout d'abord, car ses
maîtres lui cachent avec soin la connaissance de la beauté sensible et,
pour entendre (un peu) le symbolisme, il faut une science préliminaire
de l'art et de la nature. Il y a dans des gestes, dans des regards, dans
des draperies, telle intention secrète à la fois de beauté et de prière
qui dépasse l'ordinaire intelligence d'un séminariste gavé de théologie
liguorienne. Cette partie du livre de M. Huysmans, nef autour
de laquelle se rangent les petites chapelles et plusieurs autels
privilégiés, cette partie de théologie sculpturale est réellement
supérieure et, le talent réservé pour être loué à part, il faudrait
encore admirer la patience de l'auteur, le long d'études compliquées,
lentes et troubles, auxquelles rien ne le préparait que la foi et où,
finalement, il a dépassé ses maîtres. Il y a aussi en tout cela un goût
de beauté pure, un sensualisme mystique, qui furent catholiques, mais
qui ne le sont plus; c'est là l'innovation, ou le renouveau: heureux
d'être devenu un bon chrétien, et peut-être sur la voie de devenir
quelque chose de plus et de plus rare, M. Huysmans, s'il est prêt à
quelques renoncements, semble mal disposé à répudier ce qu'il y a
de païen dans le catholicisme, l'art. Par cela, son catholicisme est
presque complet; il lui manque encore, en sa métamorphose et pour
s'adapter entièrement à la vieille tradition romaine, de ne pas mépriser
la sorte d'art qui est une production naturelle du génie humain et,
en somme, une création d'ordre divin et surnaturel, absolument au même
titre que l'art d'inspiration liturgique. De ce que le Couronnement
de la Vierge, de Fra Angelico, est «encore supérieure à tout ce que
l'enthousiasme en voulut dire», s'ensuit-il qu'Ingres n'ait eu aucun
génie? Tel est cependant le parti pris de l'apologiste que, pour vanter
Dieu, il dénigre la Nature et que, pour complaire à ses frères et tenter
les infidèles, il exclut de la communion universelle les plus grands
esprits créateurs, s'ils n'ont pas le front marqué de la symbolique
cendre. Cette méthode n'est point inédite; elle fut celle du violent et
superbe Tertullien, celle de l'autoritaire et rigoureux saint Bernard,
mais jamais celle des papes romains qui firent de Rome la double
capitale du christianisme et du paganisme et qui, peut-être dès
les temps anciens, rangèrent autour d'eux, témoins de leur double
souveraineté, les reliques des saints nouveaux et les effigies des
anciens dieux.

Il y a un art catholique; il n'y a pas d'art chrétien; le christianisme
évangélique est essentiellement opposé à toute représentation de la
beauté sensible, soit d'après le corps humain, soit d'après le reste de
la nature. Saint Paul ne sait pas ce que c'est qu'un temple chrétien;
encore moins, une statue chrétienne; il n'a pas la notion qu'une chose
belle puisse être un ornement ajouté à la beauté d'un coeur pur. Si un
tel christianisme s'était développé, les civilisations anciennes nous
seraient inconnues; la religion de saint Paul demandait impérativement
la destruction des temples qui sont devenus les basiliques italiennes,
le brisement des idoles, ces statues qui ont conservé dans le monde
l'idée d'un art désintéressé et purement humain; la littérature profane
eût été annihilée comme le reste; la propagation de l'Évangile eût été
la propagation de la barbarie et, pour tout dire, la croix aurait été
un fléau aussi affreux et aussi destructeur que le croissant; les deux
filles de la Bible auraient couvert le monde de ruines, de troupeaux et
de tentes en poil de chameau. C'était le métier de saint Paul de tisser
des tentes: jamais métier ne symbolisa mieux le caractère d'un homme.
Le premier soin des chrétiens qui voulurent ramener la religion à sa
candeur première fut l'iconoclastie la plus furieuse. Zwingle, à
Zurich, fit briser les verrières, rompre les statues, brûler les missels
enluminés. En entrant dans l'église de Tous-les-Saints, à Wittenberg,
Carlostadt cria le verset du Deutéronome: «Tu ne feras point d'images
taillées!», signal de dévastation immédiatement compris de la plèbe qui
suivait le triste énergumène.

Je me souviens de n'avoir pu voir sans émotion ce que les calvinistes
de Hollande ont fait de leurs cathédrales. Tous ceux qui sont entrés
à Saint-Laurent de Rotterdam savent que le christianisme, dès qu'il
prétend à retourner à la simplicité évangélique, se complaît, non dans
l'austérité, mais dans la banalité: une salle de conférences à vitres et
à gradins, voilà ce que les Barbares prétendaient faire de Notre-Dame de
Chartres. L'idéal chrétien, en architecture, est tout pareil à l'idéal
démocratique: c'est le groupe scolaire, et ni l'une ni l'autre de ces
inspirations n'est capable de produire un bâtiment égal en beauté à
la grange où, au XIIIe siècle, les cisterciens de Lisseweghe
serraient leurs moissons[33]. Il est d'ailleurs fréquent que les abbayes
cisterciennes soient, au contraire, d'une nudité presque désolée. Saint
Bernard, en réformant l'ordre de Cîteaux, qui est devenu la Trappe,
n'eut aucunement l'intention de permettre le déploiement de grandioses
architectures; fidèle en cela au pur esprit évangélique, il réprouva le
luxe et méprisa l'art, comme plus tard saint François d'Assise. Chaque
fois que le christianisme, par les moines ou par les révolutionnaires,
voulut s'astreindre à plus de conformité avec l'enseignement
apostolique, il dut rejeter tout ce qu'il y avait de païen, de beau et,
par conséquent, de sensuel dans la religion romaine. Il n'y a pas d'art
chrétien; les deux mots sont contradictoires, et voilà pourquoi, même en
un livre presque de dévotion, si l'on parle de peinture, il faut prendre
garde que même la «symbolique des tons» ne préserva pas l'Angelico
d'être avant tout un peintre, un homme qui aime la couleur et les
formes, un homme dont les yeux se réjouissent à la vue de la beauté.

[Note 33: Ce beau morceau d'architecture est figuré dans les _Éléments
d'Archéologie chrétienne_, de Reusens; Louvain, 1886, p. 496. L'auteur
dit avec raison: «On voit que les constructeurs du XIIIe siècle
s'entendaient parfaitement à donner un aspect monumental même aux
édifices dont la destination n'est que secondaire».]


                                    IV

L'art catholique, l'art du moyen âge fut-il, autant que le pense M.
Huysmans, autant qu'il a cru le découvrir, minutieusement subjugué
par les règles, ou plutôt par les usages de la symbolique? Cela semble
inadmissible. On concédera difficilement que Fra Angelico n'employa pas
de brun dans son Couronnement parce que cette couleur, «composée de noir
et de rouge, de fumée obscurcissant le feu divin,» est satanique; pas de
violet, pas de gris, pas d'orangé: parce que le violet dit le deuil;
le gris, la tiédeur; l'orangé, le mensonge. L'abstention du peintre
trouverait sans doute des explications moins extraordinaires. Et si les
nefs de Bourges sont au nombre de cinq et celles d'Anvers au nombre de
sept, est-ce vraiment en l'honneur des Cinq Plaies ou en l'honneur des
Sept Dons du Paraclet? Que, dans la disposition la plus ordinaire, trois
nefs et un triple portail, il y ait une allusion à la Trinité, c'est
moins invraisemblable, quoique rien ne le certifie; mais que l'on ajoute
des détails sur la symbolique du toit, des ardoises et des tuiles;
qu'on nous affirme que, d'après Hugues de Saint-Victor, l'assemblage des
pierres d'une cathédrale signifie le mélange des laïques et des clercs,
nous avons plutôt envie de sourire que de nous compoindre, et, par
surcroît, nous serons presque indignés que l'on choisisse l'occasion
d'une citation presque absurde pour écrire le nom du plus original et du
plus grand des mystiques du moyen âge[34]. En toute cette symbolique
de la cathédrale, M. Huysmans ne fait qu'une rapide allusion à
la basilique, et passe. Cependant la cathédrale gothique, par
l'intermédiaire de l'art romain, est certainement née de la basilique,
au moins de la basilique syrienne, dont les plans furent très
anciennement connus et imités en Gaule. Si les cathédrales sont le
développement des basiliques, monuments auxquels la symbolique ne peut
s'adapter, il s'en suit que la symbolique est postérieure aux églises;
qu'elle peut en donner une explication quelquefois curieuse, mais jamais
certaine. Il en est naturellement de même pour ce qu'on appelle le
mobilier religieux, dont l'origine est antérieure au christianisme. On
aurait bien surpris les martyrs qui refusaient d'encenser les idoles en
leur disant que l'encensoir deviendrait un instrument pieux. Peut-être
que la signification symbolique départie à ces accessoires du culte fut
une sorte de baptême conféré à des objets depuis longtemps en usage dans
les cérémonies liturgiques des anciennes religions. On sait qu'une lampe
brûlait perpétuellement, dans certains temples, dans ceux de Minerve,
d'Apollon, de Jupiter Ammon; et déjà l'huile devait être pure et tirée
des seules olives. La lampe éternelle était alors le symbole du feu ou
du soleil; elle ne parle pas plus clairement aujourd'hui. Les prêtres
d'Isis portaient la tonsure en couronne, comme les plus anciens moines;
on distribuait du pain bénit au nom de Minerve, qui, comme Diane,
protégeait des confréries de jeunes filles, des Enfants de Marie. Il ne
serait pas sans intérêt d'étudier ces transpositions et cela vaudrait
peut-être mieux que d'accepter, sans les expliquer, les opinions de
Méliton ou de Durand de Mende[35].

[Note 34: Les compilations sur la symbolique attribuées à Hugues ne
semblent pas son oeuvre.]

[Note 35: Le _Polyhistor Symbolicus_, de Caussin (Cologne, 1631), est une
symbolique de la mythologie gréco-romaine; assez hasardée, elle l'est
moins que l'étrange ouvrage d'Antoine Monnier, _l'Art sacerdotal
antique, explication du sens allégorique des principaux monuments grecs
et romains du Louvre (1897)_.]

L'origine païenne du symbolisme des catacombes est certaine; c'est la
mythologie qui fournit les éléments décoratifs aux tombeaux des premiers
martyrs. Loin de tenter un art nouveau, les chrétiens acceptèrent celui
qui était alors familier à tous et, sauf le type, d'ailleurs admirable,
de l'Orante, ils n'inventèrent d'abord presque rien. Les Victoires, les
Amours, la Méduse, Prométhée, les Dioscures, les Saisons, Icare, Silène,
les Fleuves, Psyché et l'Amour, voilà des sujets que l'on rencontre
fréquemment dans la décoration des catacombes. Avaient-ils pris pour
les chrétiens un sens nouveau? On ne le croit pas. Cependant la Vigne,
funéraire chez les Romains, assume dans les catacombes, où elle est
fréquente, un sens tout opposé; elle représente la vie et le Christ,
sans doute en conformité avec le chapitre XV de l'évangile
selon saint Jean. Orphée eut de bonne heure une légende chrétienne;
saint Augustin lui donne, comme aux sibylles, la valeur d'un prophète;
dans les catacombes, il est préfiguratif du Christ, par sa douceur, le
charme de sa voix et sa mort douloureuse. Il n'est jamais représenté
avec Eurydice, mais seul et entouré d'animaux qui écoulent les sons
de sa lyre. Voilà, prise sur le fait, la déformation chrétienne d'un
symbole antérieur. Peu à peu, réduit à un seul agneau comme auditoire,
Orphée s'identifia avec le Bon Pasteur, et de cette dernière figuration,
il ne resta finalement, dans la symbolique chrétienne, que l'Agneau. On
a cru que le Bon Pasteur était une transposition de l'Apollon Criophore,
mais rien ne l'a encore prouvé, quoique cela soit possible. Ainsi, dans
l'art catholique, l'idée vient du christianisme, et la figuration, du
paganisme.

M. Huysmans l'analyse avec beaucoup de soin, cette symbolique du moyen
âge, si complexe et si curieuse; mais qu'il s'agisse des bêtes ou des
fleurs, des couleurs ou des pierres précieuses, il ne s'inquiète
jamais du motif initial, ni de la source la plus ancienne; il oppose
sérieusement l'un à l'autre des compilateurs qui ont mal copié un
manuscrit, chacun selon son ignorance propre, donnant ainsi une sorte
d'importance pieuse à des opinions basées sur une inconnaissance absolue
de la nature. Ah! que M. Huysmans est plus intéressant quand il conte,
non ce qu'il a lu, mais ce qu'il a vu, quand il qualifie d'après ses
yeux et compare ensemble les trois bas-reliefs, de Chartres, de Dijon
et de Bourges, où sont figurées les joies et les angoisses du Jugement
dernier! Quelle erreur d'avoir fait intervenir dans une oeuvre d'art
et de mysticisme, comme _la Cathédrale_, la science facile des lectures
patientes! Après tout ce qu'il a relevé dans les bestiaires et les
volucraires, dans l'éternel _Physiologus_ du moyen âge, il reste bien
démontré que, hors des textes originaux, la symbolique des bêtes ou des
plantes, qui affola l'Église jusqu'au XVIe siècle, apparaît telle qu'un
amas incohérent de créances inanes: «Pour lui (le pseudo-Hugues), le
vautour caractérise la paresse; le milan, la rapacité; le corbeau, les
détractions; la chouette, l'hypocondrie; le hibou, l'ignorance; la pie,
le bavardage; la huppe, la malpropreté et le mauvais renom». Et l'on
continue ainsi, en assignant à chaque bête, à chaque plante, à chaque
minéral, à chaque objet créé par la main de l'homme, à chaque partie
même du corps humain, la signification d'une vertu, d'un vice, d'une
vérité religieuse ou morale, d'un des articles de la foi. On se trouva
donc en possession d'une véritable langue hiéroglyphique apte à figurer
aux yeux des affirmations élémentaires. Le langage des fleurs encore
populaire, et dont ne manquent pas d'user les coeurs très simples, est
le dernier résidu de la vieille symbolique. Au XVIIe siècle, le symbole
fut détrôné par l'emblème, dans la morale religieuse; par l'allégorie,
dans l'art. Jusqu'au XVIe siècle, on demeura persuadé «que sur cette
terre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut pas ce
qu'il recouvre d'invisible»; et le souci de l'art catholique fut de
faire parler la nature, de forcer le ciel et la terre à raconter la
gloire de Dieu ou à devenir les exemples et les conseillers de
l'humanité. Yves de Chartres affirme que la symbolique était enseignée
au peuple; du moins il est probable que par les sermonaires, qui en
faisaient un usage constant, le peuple avait acquis certaines notions de
cette science confuse, contradictoire et illusoire. Les prédicateurs
expliquaient les vitraux, les fresques, les bas-reliefs; mais chacun à
sa manière, car on n'était d'accord que sur un très petit nombre de
sujets. Saint Bernard, évangéliste sévère, réprouvait les ornementations
symboliques, dont les églises et les cloîtres étaient historiés; il ne
voulait pas admettre ce langage, qui souvent s'arrêtait aux yeux, sans
pénétrer jusqu'au coeur. Il y a dans ses lettres, à ce propos, un
passage très curieux:

    Que signifient cette ridicule monstruosité, cette élégance
    merveilleusement difforme, ces difformités élégantes étalées aux
    yeux des frères pour les troubler sans doute dans leurs prières
    ou les distraire dans leurs lectures? Que nous veulent ces
    singes immondes, ces lions furieux, ces monstrueux centaures
    ou semi-hommes, ces tigres à la peau mouchetée, ces soldats qui
    combattent, ces chasseurs qui soufflent dans leurs cors? Ici, ce
    sont des corps multiples à tête unique; là, plusieurs têtes sur
    un seul corps. C'est un quadrupède ayant une queue de serpent,
    ou un poisson portant une tête de quadrupède. Voici un animal
    dont une moitié représente un cheval et l'autre moitié une
    chèvre; en voilà un autre ayant des cornes et se terminant en
    un corps de cheval. Enfin, c'est partout une telle variété de
    formes qu'il y a plus de plaisir à lire sur le marbre que dans
    les parchemins, et que l'on passe plus volontiers les journées
    à admirer tant de beaux chefs d'oeuvre qu'à étudier et à méditer
    la loi divine[36].

[Note 36: Cité par Ch. Gidel. _Sur un poème grec inédit intitulé_:
O ΦΓΣΙΟΛΟΓΟΣ (Annuaire de l'Association des études grecques, 1873).]

On a reconnu dans cette description quelques-uns des _dubia animalia_
si consciencieusement décrits dans les bestiaires et figurés dans les
cathédrales, le Tragelaphus, le Gryphe, l'Ixus, le Myrmécoléon,
le Phénix, les Faunes, les Satyres, les Sirènes, les Lamies, les
Onocentaures, la Licorne. D'accord, non plus avec la tradition et avec
Samuel Bochart (dans son _Hierozoicon_ ou Faune Sacrée), mais avec
l'interprétation rationaliste, M. Huysmans identifie ces monstres, la
plupart mentionnés par la Bible, avec les vulgaires fauves de l'Orient.
Croyons fermement aux Gryphes et aux Lamies; c'est plus amusant et
peut-être plus sûr. Croyons à la Gorgone de saint Épiphane, le plus
ancien des pasteurs de chimères sacrées: «la Gorgone ressemble à une
belle femme; ses cheveux blonds se terminent en tête de serpents. Toute
sa personne est pleine de charme, mais la vue de sa figure donne la
mort. Au temps de sa fureur, d'une voix harmonieuse, elle appelle à elle
le lion, le dragon, les autres animaux; pas un ne se rend à son appel.
Enfin, elle invite l'homme. Celui-ci s'engage à s'approcher d'elle,
si elle veut bien cacher sa tête; elle le fait: on en profite pour la
prendre. Avec elle on tue les lions et les dragons. Alexandre avait
avec lui la Gorgone Scylla...[37]». Elle est le symbole du péché et de la
tentation.

[Note 37: _Op. cit._, p. 222. Le texte grec commence ainsi: Μορφήν γαρ
πόρνης κέκτηται θηρίεν ή γοργόνη.

Il ne parut pas suffisant aux exégètes trop pieux du moyen âge
d'interpréter symboliquement la nature entière et quelques merveilles
apocryphes; on soumit à ce traitement la mythologie gréco-latine.
C'était fort édifiant et un poème tel que celui de Philippe de Vitry
(XIVe)[38],_Roman des Fables Ovide le Grand_, eut sans doute
un certain succès. Philippe a au moins le mérite de l'invention; il est
original à sa manière; nous sommes surpris que M. Huysmans n'ait
pas donné un aperçu de ses imaginations, bien faites cependant pour
«désinfecter le latin du paganisme, qui empestait la luxure, puait un
affreux mélange de vieux bouc et de rose»[39]. Aspergées d'eau bénite,
les Métamorphoses d'Ovide deviennent innocentes, et réconfortantes pour
les âmes inquiètes; c'est une nouvelle Bible offerte à notre ferveur.
Voici le tableau rectifié de Diane et Actéon: Diane symbolise la Sainte
Trinité; le Cerf, Jésus-Christ; Actéon, Jésus-Christ incarné; et les
Chiens, les Juifs. Dans l'anecdote d'Apollon chez Admète, Apollon est
encore le Christ; Mercure représente les Docteurs; les troupeaux, les
Chrétiens; la houlette, la crosse épiscopale; la lyre à sept cordes
signifie à la fois les sept articles du Credo, les sept sacrements et
les sept vertus. L'épisode d'Aristée est interprété ainsi: Jésus-Christ
est le taureau et les apôtres sont les abeilles. Biblis, amoureuse de
son frère, puis changée en fontaine, c'est la Sapience divine; Cadmus,
le frère qui la rebute, c'est encore le peuple Juif. La Gentilité est
dite par Pallas; l'Église, par Phèdre et par Atalante; Satan, par le
serpent Python et par Vulcain; la Judée, par Céphale et par Callisto.

[Note 38: Ne pas le confondre avec Jacques de Vitry (XIIIe siècle),
mystique, sermonaire et historien, qui a d'ailleurs traité, mais en
latin, des sujets analogues dans son histoire des Croisades. Jacques de
Vitry, qui voyagea en Orient et qui savait le grec, a pu consulter des
manuscrits byzantins et recueillir les traditions orales. Après lui la
légende des bêtes ne fait plus aucune acquisition.]

[Note 39: _La Cathédrale_, p. 464.]

Plus anciennement, on avait retrouvé les douze Apôtres dans les douze
signes du Zodiaque; mais cette opinion fut combattue et chaque signe
fut plié à figurer: le Scorpion, Satan; le Sagittaire, Jésus-Christ
triomphant; le Capricorne, le Pénitent; le Lion, le Méchant; le Cancer,
l'Hérésie; le Taureau, le Sacrifice divin. La présence d'un signe
appelé «Virgo», dans une nomenclature aussi ancienne, servit longtemps
d'argument apologétique, ainsi que certains vers de Virgile et la
littérature, complètement apocryphe, des sibylles.

M. Huysmans cite une symbolique du corps humain, d'après Méliton[40];
elle n'est pas très curieuse; en voici une autre, tirée du _Livre de la
Discipline de l'Amour divine_ (1519):

    Moult noble et digne est la créature humaine, laquelle, selon
    l'âme, est image et semblance de toutes créatures. Le chef rond
    et clos par dessus, où sont les sens corporels figure le ciel;
    et les yeux représentent le soleil et la lune et les autres sens
    les étoiles. Et comme est le monde gouverné par et selon les
    sept planètes du ciel, aussi il y a au chef humain sept trous,
    entrées et issues, pour gouverner le corps sensiblement: deux
    ès yeux, deux aux oreilles, deux au nez et un à la bouche,
    par lesquelles l'âme fait ses opérations corporelles et
    spirituelles. Des quatre éléments, appert plus la clarté du feu
    ès yeux, l'air en la poitrine, l'eau au ventre et la terre ès
    jambes. Les os du corps humain sont représentation et figure
    des créatures qui ont être et non vie ni sens, comme pierres et
    métaux. Les ongles des pieds et des mains, et les cheveux qui
    croissent et décroissent insensiblement signifient les créatures
    qui ont être et vie végétative, lesquelles sont insensibles
    comme plantes et herbes. Le corps humain est figure et
    représentation du grand monde, et il est image et expresse
    semblance de Dieu créateur et de toute créature.

[Note 40: Saint Méliton, évêque de Sardes, vécut au IIe siècle et fut un
des grands théologiens grecs. On lui attribuait une _Clef de la sainte
Écriture_: cet ouvrage apocryphe, invoqué par l'abbé Auber dans son
grand ouvrage sur le _Symbolisme_, est également cher à l'auteur de _la
Cathédrale_. Il est peu probable qu'une compilation où l'on disserte sur
la symbolique des églises gothiques ait pour auteur un évêque grec du
IIe siècle; cependant M. Huysmans écrit, après avoir cité Durand de
Mende (XIIIe siècle): «Suivant d'autres symbolistes de la même époque,
tels que saint Méliton, évêque de Sardes, et le cardinal Pierre de
Capoue, les tours représentent la Vierge Marie..».]

L'époque de l'agonie du symbolisme fut aussi celle de sa plus curieuse
démence; je veux donner encore, car il est bon de connaître comment
finissent les modes les plus longues et les coutumes les plus
caractéristiques, un aperçu du _Quadragésimal spirituel_, imprimé en
1520; c'est un livre qui, sans doute, fut édifiant: La salade qu'on
mange en carême, à l'entrée de table, c'est la parole de Dieu, qui doit
nous donner appétit et courage. L'huile de douceur et le vinaigre
d'aigreur, qu'on met par parties égales dans la salade, sont l'image de
la miséricorde et de la justice divines. Les fèves frites représentent
la confession. Il faut, pour bien cuire, que les fèves trempent dans
l'eau; il faut que le pénitent se trempe dans l'eau de méditation. Les
pois, qui ne cuisent bien que dans l'eau de rivière, sont l'emblème de
la pénitence, qui doit être accompagnée de la contrition véritable. La
purée, qui pare bien les dîners de carême et qui se passe sur l'étamine,
c'est l'image de la résolution de s'abstenir de péché. La lamproie,
poisson excellent et d'un prix élevé, c'est la rémission des péchés; il
faut le payer en rendant tout ce qu'on retient injustement, en ôtant
toute rancune du coffre du coeur.

    ... Sinon vous ne mangerez cette lamproye dignement avec son
    sang, duquel est faite la bonne sauce, c'est à sçavoir le
    mérite de la passion... Par le safran qui doit estre mis en tous
    potages, sauces et viandes quadragésimales, s'entend la joie de
    paradis, laquelle nous devons penser en toutes nos opérations,
    odorer et assortir. Sans le safran nous n'aurons jamais bonne
    purée, bons pois passés, ni bonne sauce; pareillement, sans
    penser aux joies de paradis, ne pouvons avoir bons potages
    spirituels.

Ce morceau aurait trouvé tout naturellement sa place parmi les propos de
table et les allusions culinaires dont M. Huysmans n'a pas dédaigné
de larder sa _Cathédrale_, et il vaut bien la recette, d'ailleurs
favorable, du pissenlit aux lardons[41].

[Note 41: _La Cathédrale_, p. 438.]

En somme, la symbolique, au cours de ces longues, un peu trop longues
pages, est traitée d'une façon satisfaisante et avec une érudition bien
faite pour éblouir le lecteur dévot aussi bien que l'indifférent. Le
dévot ecclésiastique sera même flatté de quelques erreurs d'un autre
ordre, sur les vierges noires, sur l'apostolicité de l'Église des
Gaules, sur saint Denys l'Aréopagite, toutes questions autour desquelles
le clergé dispute avec âpreté et que M. Huysmans résout dans le sens
qui sera le plus agréable aux curés archéologues. Il est entendu que
les vierges noires, telle que de Chartres ou du Puy, sont d'origine
druidique: «Bien avant que la fille de Joachim fût née, les Druides
avaient instauré, dans la grotte qui est devenue notre crypte, un autel
à la Vierge qui devait enfanter, _Virgini pariturae_.

Ils ont eu, par une sorte de grâce, l'intuition d'un Sauveur dont la
Mère serait sans tache..». Il n'y a pas à insister. Les vierges noires
sont d'origine orientale et aucune n'est signalée en France avant le
XIIe siècle. Elle est bien curieuse, cette littérature des
préfigurations! On est allé chercher jusqu'en Chine le pressentiment de
la Vierge Mère et l'on a trouvé que la vierge Kiang-Yuen conçut son fils
Heou-Tsi miraculeusement, par la lueur d'un éclair! La mère de Yao fut
fécondée par la clarté d'une étoile; celle de Yu, par la vertu
d'une perle qui tomba dans son sein[42]! Qui doutera, après cela,
de l'innocente piété des Druides? La seconde des erreurs, tout
ecclésiastiques, que l'on a soufflées à l'auteur de _la Cathédrale,_
est la prétention de faire remonter aux disciples immédiats des
Apôtres, sinon aux Apôtres eux-mêmes, l'évangélisation des Gaules et
la construction des anciennes églises d'où sont nés les monuments
définitifs érigés dans le moyen âge. La vérité est que, si l'on excepte
Lyon qui eut une église vers l'an 198, il n'y avait encore, au milieu
du IIIe siècle, aucune trace sérieuse de christianisme dans les
Gaules; en réalité, l'évangélisation des Gaules date de saint Martin,
au IVe siècle. La troisième erreur de ce genre est la plus
curieuse, la plus absurde et la plus tenace; c'est celle qui fait d'un
grec nommé Denys, converti par saint Paul, à la fois l'auteur d'une
série d'admirables ouvrages mystiques, le premier évêque d'Athènes et
le premier évêque de Paris. Ce personnage mythique assume ainsi sur lui
seul la vie de trois Denys bien distincts: l'évêque d'Athènes, Denys
l'Aréopagite; saint Denys, martyrisé à Paris à la fin du IIIe
siècle; enfin, un écrivain grec du VIe siècle qui écrivit des livres de
théologie mystique et les publia frauduleusement sous le nom de Denys
l'Aréopagite. Cette question était résolue dès le XVIIe siècle, mais
la piété veut des miracles. Or quel plus étonnant miracle qu'un
contemporain de saint Paul dissertant de la hiérarchie ecclésiastique et
des diverses sortes de moines?

[Note 42: A. Bonnetty: _Traditions primitives_ (Annales de Philosophie
Chrétienne, 1839).]


                                      V

Tout cela, sans doute, n'a pas grande importance parmi les feuillets
d'un roman; mais cela prouve aussi qu'on ne s'improvise pas historien,
comme d'autres pages de _la Cathédrale_ prouvent qu'on n'apprend pas
facilement la théologie, mystique ou doctrinale. Ce qui, par exemple,
semble à M. Huysmans primordial dans la vie des saints, ce sont les
visions, les hallucinations, les luttes contre le diable; il ignore que
tout cet accessoire n'est jamais un motif de canonisation[43]; qu'on ne
l'accepte que s'il vient en superfétation à une vie de renoncement, de
sacrifice et de charité; que les accidents cérébraux, si fréquents chez
les saintes, ne le sont pas moins chez les hystériques; ou bien, épris
d'abord du pittoresque et du singulier, il retient le diable comme
l'indispensable metteur en scène des féeries de la sainteté. Voulant
conter quelques traits de l'histoire de Christine de Stommeln (qu'il
appelle, d'après quelque mauvais document, Christine de Stumbèle), ce
qu'il choisit, ce qui le touche et le frappe, c'est la série des farces
stercoraires qui troublèrent la vie de cette charmante fille et qu'elle
atribuait à Satan. «... Ils s'entretiennent, en se chauffant, des
incursions nauséabondes que le Démon tente et, subitement, les scènes
se renouvellent. Ils sont, les uns et les autres, inondés de fiente,
et Christine, selon l'expression du religieux, en demeure tout
empâtée..».[44]. Ce religieux, Pierre de Dace, qui était l'ami et le
confident, mais non le confesseur de Christine, a, en effet, noté
une partie de sa vie et Renan nous l'a dite à son tour d'après les
Bollandistes, Quétif, Papenbroch et un biographe moderne[45]. C'était
la fille de paysans des environs de Cologne. Elle avait reçu quelque
instruction, ne savait pas écrire, mais lisait et comprenait assez
facilement le latin. Liée dès son enfance à Jésus, comme Catherine de
Sienne, par un mariage mystique, elle fut très pieuse, très douce
et très douloureuse, «sponsa dolorosa». C'est en 1267 que le jeune
dominicain Pierre, né dans l'île de Gothland, et étudiant monacal
à Cologne, rencontra pour la première fois Christine. Il avait
pareillement des tendances à l'exaltation mystique: un très pur amour
joignit les coeurs de ces deux enfants et, une nuit de prière et
d'exaltation, ils célébrèrent leurs fiançailles spirituelles: «_O felix
nox_, dit plus tard Pierre de Dace, _o dulcis et delectabilis nox in qua
mihi primum est degustare datum quam sit suavis Dominus!_» Christine,
véritable martyre de l'hystérie, avait des hallucinations de tous les
sens, où dominaient les impressions répugnantes et tristes; de plus,
par dévotion, elle se lacérait le corps avec des clous aigus; elle était
couverte de blessures; son sang coulait: un jour elle donna à Pierre un
de ces clous sanglants «tout chaud encore de la chaleur de son sein».
Singulières amours! Mais nous sommes au temps et au pays d'Hildegarde,
de Mechtilde et d'une autre Christine, aussi énervée, aussi languissante
d'amour et de douleur; et nous sommes au pays de Catherine Emerich,
la créature miraculeuse. Il faut comprendre tous les états d'âme et
connaître la diversité des désirs. Lorsque, après une absence, Pierre
revint à Stommeln, il trouva Christine plus calme, simple, aimable,
souriante, «pleine de grâce en ses mouvements»; elle souffrait moins et
remplissait dans la maison aisée de son père l'office d'une jeune fille
accueillante et hospitalière, versant avant et après le repas l'eau de
l'aiguière sur les mains des convives. Pendant ce séjour de Pierre
à Stommeln, Christine devint le prétexte et le centre d'une petite
académie mystique; quelques frères prêcheurs, l'instituteur de la
paroisse, Géva, l'abbesse de Sainte-Cécile, Gertrude la soeur, et Hilla,
l'amie de Christine, la vieille Aléide, se réunissaient pour lire et
commenter Denys l'Aréopagite ou Richard de Saint-Victor. Rien ne paraît
médiocre en ce milieu; la piété touche à la philosophie et la dévotion
s'élève au mysticisme. Pierre étant de nouveau parti pour la Gothie, il
s'établit une correspondance entre les deux fiancés; elle est le témoin
d'une amitié passionnée; Christine révèle à Pierre que Jésus lui
a promis qu'ils seraient assis l'un près de l'autre pendant toute
l'éternité; elle se répand en douceurs; elle écrit enfantinement:
«_Caro, cariori, carissimo frati--Christina sua tota..._» Cette
correspondance s'arrête à l'an 1282; Christine avait 40 ans. Ensuite
on ne sait plus rien de Pierre, sinon qu'il mourut en 1288, prieur de
Witsby. Son amie, et c'était «ce qu'elle avait redouté comme le plus
dur de ses martyres», lui survécut; elle ne mourut qu'en 1312, ayant
recouvré avec l'âge la paix physique et la paix spirituelle. Tel est,
en abrégé, ce petit roman d'amour pur, exemple du platonisme pieux qui
séduisit tant d'âmes élégantes en des siècles où les moeurs étaient
grossières. C'est la grossièreté du siècle qui a séduit M. Huysmans et
non la grâce exceptionnelle de cette Christine, ou la douceur de son ami
Pierre: toutes les eaux lustrales de la pénitence n'ont pas encore lavé
de son vieux naturalisme l'auteur héroïque de _la Cathédrale_.

[Note 43: Cardinal Lamberti: _De Canonis_. (Cité par Brière de Boismont,
_Hallucinations_, 2e éd., p. 523.)]

[Note 44: Les hallucinations de ce genre ne sont pas très rares dans le
délire hystérique. Cf. Brière de Boismont, _op. cit._, observations 73
et 74.]

[Note 45: _Revue des Deux-Mondes_, 15 mai 1880.]

Peut-être aussi qu'après le Satan lubrique de l'occultisme et de
l'hérésie il a voulu esquisser le caractère du Satan orthodoxe, et qu'il
l'a vu, comme le voyait le moyen âge, sous la forme particulière d'un
personnage immonde et facétieux. Satan fut le «gracioso», le pitre des
édifiants spectacles de jadis, le bobêche malpropre qui, ayant fait rire
la populace, finit par être culbuté et bafoué. Dans les possessions,
Satan et sa monnaie, les Diables, jouaient le rôle du principe inconnu;
ils représentaient l'origine de toutes les maladies mystérieuses. On
prouvait l'existence et la ténacité des Diables par l'inguérissable
pourriture des trois éléments corruptibles, que le quatrième, le Feu,
est impuissant à purifier. Et comme tous les moyens humains échouaient,
on eut recours à la magie. C'est très ancien. De là les formules
romaines de l'exorcisme, magnifiques obsécrations. Saint Augustin
parle des esprits mauvais comme aujourd'hui on parle des microbes: «Ils
abusent de notre chair, outragent notre corps, se mêlent à notre sang,
engendrent les maladies[46]». Ils résident spécialement dans les eaux,
dont la nocivité est ainsi expliquée, aussi clairement, en somme, par
la liturgie que par la science: il faut que les eaux soient bouillies
ou stygmatisées du signe de la rédemption, car les démons redoutent
également le feu et la croix. En 1870, Pie IX, affirmant que «les démons
étaient fort nombreux, terribles et méchants, en ce moment», concluait:
«Invoquons, c'est la seule médication, Jésus-Christ, lequel fut suspendu
au gibet pour la purification de l'air, _ut naturam purgaret_».

[Note 46: _De Divinitate_, III, iii.]

Voilà bien des commentaires et bien des petites critiques, d'érudition
plus que de littérature, sur un livre qui, d'ailleurs, les supportera
volontiers. Il a des mérites nombreux. Plus de la moitié de ces longues
pages est un style parfois de bas-relief et digne de la grande imagerie
de pierre qu'il glorifie; mais la partie moderne, de vie et de dialogue,
ne surgit que faiblement, demeurée en grisaille. Là, l'écriture est
parfois si faible que cela chagrine. On y trouve jusqu'à des phrases de
prospectus de bains de mer: «Lourdes bat son plein;» sainte Thérèse
y est qualifiée ainsi: «l'inégalable abbesse,» faute de goût et
qualificatif singulier chez un écrivain qui devrait, lui au moins,
savoir que les fonctions et les noms d'abbé et d'abbesse sont
particuliers aux ordres monastiques qui suivent la règle de saint
Benoit, traditionnelle ou réformée. Enfin, la vaste mosaïque a des
taches et des trous et, en bien des endroits, les petits cubes de verre
ont été plaqués au hasard de la cueillaison.

Ce livre abondant est sec. Il est dénué d'humanité à un degré presque
douloureux. Rien de doux, de fier, de pénétrant, pas un de ces mots
qui, à défaut de toucher la raison, émeuvent et font que l'on désire de
participer à une croyance ou un rêve; rien de religieux, non plus, si
le sentiment religieux est autre chose que l'hyperdulie maniaque d'un
chanoine de province; rien de grand: la religion de Durtal oscille du
rosaire à l'archéologie; son amour pour la Vierge est sincère, mais il
n'a pas trouvé les mots qu'il fallait dire pour forcer à l'exaltation
les coeurs défiants. Je ne puis donc accepter _la Cathédrale_ comme un
véritable livre d'art catholique; c'est plutôt le livre de la «religion
d'art»; mais alors, ne voulant tenir compte ni des erreurs, ni des
lacunes, ni des défaillances, je l'accepterai très volontiers comme un
beau livre.

1898.


                                    II

                         PSYCHOLOGIE DU PAGANISME


Les apologistes protestants, pour mieux vitupérer le catholicisme,
s'évertuèrent à démontrer qu'il n'est rien de plus, ni de moins, que la
perpétuité du paganisme. Et on peut dire qu'ils y ont réussi, tant
la haine a de persévérance et d'ingéniosité. Il n'y a presque rien à
reprendre en des ouvrages tels que celui de Pierre Mussard, brave homme
que Pierre Bayle, avec une excessive indulgence, qualifie d'homme fort
illustré, _vir admodum illustris;_ il était du moins fort savant,
comme en témoignent ses «Conformités des cérémonies modernes avec
les anciennes où l'on prouve par des autorités incontestables que les
cérémonies de l'Église romaine sont empruntées des payens[47]». Ce livre
du dévot pasteur est agréable et reste, complété par les diatribes de
quelques fanatiques plus récents, la meilleure preuve de l'antiquité et
aussi de l'excellence du catholicisme. Une religion, c'est un ensemble
très complexe de pratiques superstitieuses par lesquelles les hommes
se rendent favorables les divinités. On ne perfectionne pas de pareils
systèmes; il faut les accepter tels que les générations les ont
organisés, ou les nier rigoureusement. Les plus anciens sont les
meilleurs; c'est une grande absurdité de vouloir rendre raisonnables les
jeux des enfants et une grande folie de vouloir épurer les religions.
Les jeux surveillés par des maîtres taquins n'en restent pas moins des
jeux, quoique moins amusants; les religions réformées n'en restent pas
moins des religions, mais dépouillées de toutes leurs grâces puériles.
Une croyance, quelle qu'elle soit, est une superstition. Croire en un
seul Dieu et le prier, si c'est un acte pieux, il est d'une piété plus
large et plus belle de croire en tous les dieux du Panthéon et de leur
offrir à tous des fruits et des agneaux. Pourquoi le seul Jupiter ou le
seul Jéhovah? Ont-ils donc démontré leur existence objective mieux que
les héros ou les saints? En ôtant au christianisme le culte des saints,
les protestants lui ont ôté tout ce qui faisait sa vérité humaine. Les
vrais dieux, il faut peut-être qu'ils aient d'abord vécu; leur choix
sera alors dicté au peuple par l'idée qu'il se fait de l'état divin,
c'est-à-dire de l'état héroïque. L'accord est plus facile avec des dieux
qui furent des hommes ou qui, du moins, font figure d'hommes, par leur
corps, même perfectionné, par leurs passions, leurs amours; et presque
toute la religion tourne autour de cet acte simple et moral, le contrat.

[Note 47: A Leyde, chez Jean Sambix, 1667. Cette édition est rare. Celle
de Jean de Tournes, à Genèvre, un peu antérieure l'est davantage encore.
On suit celle d'Amsterdam, 1744.]

On s'égaie beaucoup en ces années de la forme qu'a prise le culte,
d'ailleurs très ancien, de saint Antoine de Padoue. Le fidèle promet à
cette idole une offrande en échange d'un service: tel est le thème.
Il est aussi vieux que les plus vieilles reliques de la superstition
religieuse. Le dieu a différents besoins que son pouvoir ne suffit pas à
lui procurer: il ne saurait, par exemple, se bâtir lui-même des temples,
s'adresser des prières, se brûler de l'encens. C'est donc l'homme qui
pourvoira à ces besoins de vanité; et le contrat intervient. L'homme
apportera sa pierre au temple et le dieu donnera à l'homme les biens
terrestres qu'il ne peut atteindre par sa seule industrie. C'est au dieu
de juger si le marché lui convient. Il lui convient assez souvent pour
que l'homme soit confirmé dans sa croyance. La religion n'est tolérée
par les hommes que pour son utilité pratique. C'est cette utilité qui
démontre sa vérité.

«La vie était, pour les Phéniciens, dit M. Philippe Berger[48], un
contrat perpétuel avec la divinité». Mais la vie de l'homme pieux ou
du croyant a toujours été un contrat tacite ou formulé, et le mystique
lui-même n'échappe pas à cette nécessité, ni même le quiétiste. Il n'y
a pas d'amour qui ne désire l'amour et qui ne l'exige au fond de soi:
sainte Thérèse veut être aimée alors même qu'elle sacrifie ses joies
à sa passion. Dans le protestantisme, c'est la foi qui remplace les
oeuvres en l'un des plateaux de la balance; on fait avec Dieu le marché
qu'il sauvera l'âme qui croit en sa divinité. Cela n'est pas moins
naïf, quoique plus audacieux encore, que les contrats polythéistes, car
vraiment on offre alors bien peu de chose, en échange d'un bienfait,
à la toute-puissante idole intellectuelle. La prière est tout au moins
l'amorce d'un contrat entre l'homme et Dieu. Si Dieu accorde la grâce
demandée, l'homme est tenu, sous peine de voir sa prière inexaucée à
l'avenir, de se conformer aux règles établies par les prêtres; mais il y
a un accommodement.

[Note 48: _Phénicie_, dans la _Grande Encyclopédie_.]

Dans le _Journal_ inédit d'un pasteur calviniste, je relève souvent ces
cris: «Jésus, rappelle-toi tes promesses!... Tu m'as dit, en 1836, que
tu serais toujours avec moi... O Jésus, en 1836, dans cette galerie,
seul, en prière, tu me promis de me tenir par la main, de m'accompagner,
de me soutenir jusqu'à la mort..». Il cite à son Dieu les dates où cette
promesse a été tenue: le 23 novembre 1837, chez Mme de N***, à Wahern
en 1840, à Genève, en 1842, etc.; et il dit très franchement à son divin
contractant: «Tu as tenu ta parole depuis trente-quatre ans, je n'en
pourrais dire autant, sans doute, je suis un pécheur, mais je compte sur
ta bonté». C'est l'appel à la bonté des dieux qui fait l'originalité de
ces sortes de contrats. Il faut bien que les hommes, s'ils ont la notion
abstraite de la bonté, la situent quelque part; cela ne peut être en
eux-mêmes, lâches, cruels et parjures: Dieu est fait de ce qu'il y a de
moins humain dans l'homme.

Le contrat est l'essence des religions. Il s'applique à toutes
indifféremment et les explique toutes. Un bon traité du contrat
religieux serait un livre indispensable pour l'étude de la psychologie
humaine, en même temps qu'il fonderait l'histoire scientifique de la
religion, qui est encore à peine pressentie.

La religion romaine était donc basée sur le contrat; quand elle
s'agrégea le christianisme, secte moraliste sans avenir populaire, elle
consentit à quelques modifications scripturaires dans le libellé des
formules. Le

    MERCURIO ET MINERVAE DIIS TVTELARIB.

est devenu, dans la suite des temps,

    MARIA ET FRANCISCE TVTELARES MEI

et c'est un des changements les plus importants qui aient signalé le
passage du paganisme au catholicisme. On s'est amusé à rédiger les
fastes du christianisme d'après les oeuvres oratoires et de parade des
théologiens: et ainsi on a obtenu l'histoire de l'évolution de l'idée
religieuse dans les cerveaux, relativement supérieurs, des maîtres du
peuple; mais l'histoire de la religion populaire serait bien différente,
et c'est la seule qui compte, puisque la religion est un besoin
enfantin, puisque les créances religieuses des maîtres du peuple ont
finalement abouti au scepticisme cartésien. Si l'on entreprenait une
véritable histoire du catholicisme romain, d'abord on ne tiendrait nul
compte de la réforme, qui n'est qu'un arrêt de développement ou une
régression; le protestantisme trouverait place dans l'histoire de la
philosophie, où il forme le parti réactionnaire, bien plus que dans
l'histoire de la religion dont il a déformé les vrais principes; cette
question écartée, on remonterait aux plus anciennes religions connues
dont le romanisme peut réclamer l'héritage, jusqu'aux Phéniciens,
jusqu'aux Égyptiens et, çà et là, très loin, jusqu'au coeur des plus
vieilles superstitions asiatiques. En suivant les métamorphoses des
croyances, on devrait parler de Jésus, sans doute, mais pas plus que
de Bacchus, d'Isis ou de Mithra: il y a autant que de christianisme,
du bacchisme, del'isiacisme et du mithriacisme dans le catholicisme
populaire, tout cela greffé ingénument sur l'arbre aux nobles branches
du vieux Panthéon romain. Comme nous avons reçu la langue, nous avons
reçu la religion du Latium; c'est au delà de l'Empire romain, et
seulement au delà, que le Christianisme juif a pu s'établir et vivre.
Les pays aujourd'hui protestants ont toujours été chrétiens; les pays
aujourd'hui catholiques ont toujours été romains ou gréco-romains; un
atlas historique rend très sensible cette vérité méconnue.



                                     II

Au temps de Tibère, on pouvait encore inventer une morale, on ne pouvait
plus inventer une religion. Celles qui existaient, en Occident ou en
Orient, dépassaient en beauté et en richesse toutes les imaginations qui
pouvaient fermenter dans la tête d'un prophète juif ou d'un romancier
gréco-latin. Ni Jésus ne fonda une religion, ni Philostrate. Mithra
venait d'Orient avec un dogme complet. Bacchus et Isis attiraient à eux,
avec d'immenses troupes de croyants, toutes les superstitions éparses
sur des terres ravagées et durement labourées. Il y a un mollusque qui
ne peut devenir un coquillage qu'en s'attribuant une carapace
abandonnée; le christianisme devint une religion en s'introduisant dans
le paganisme mythologique, dont la vieillesse avait affaibli les organes
intérieurs. Un apôtre, vêtu, comme un philosophe, d'une robe de hasard
et tous ses poils flottant comme sous un vent prophétique, entrait dans
un temple et rebaptisait le dieu séculaire. Mars devenait Martine, sans
que le peuple, habitué aux nouveautés religieuses, manifestât un grand
étonnement. Tant de statues surabondantes gisaient dans les villas
dévastées par les guerres; on érigeait la femme sur le socle d'où le
dieu tombait, ayant trop vécu; une inscription nous assure de la
métamorphose ingénue:

  Martirii gestans virgo Martina coronam
  Ejecto hinc Martis numine templa tenet.

La guerre est entre les dieux, mais non entre les religions; il n'y a
qu'une religion, elle se rajeunit.

Parfois des apôtres plus instruits de l'évangile ordonnaient la
destruction des temples, l'anéantissement des dieux, mais le peuple
alors se révoltait et la religion ancienne se perpétuait dans les
forêts, dans les grottes. Plus tard, ces brutalités évangéliques
engendrèrent la sorcellerie, un culte secret devenant nécessairement
orgiaque et malfaisant. A Paris, de nos jours, quand la religion baisse,
la somnambule gagne; la libre-pensée, pour le peuple, c'est le tarot et
le marc de café. On déplace la superstition, on ne la détruit pas.
En ses instructions au moine Augustin, Grégoire le Grand se prononce
fermement contre toute démolition inutile: «Ne pas renverser les
temples, niais seulement les idoles; si les temples sont solides, les
utiliser». Quelle leçon pour les faux idéalistes que l'esprit pratique
d'un pape qui sait ce que coûte la maçonnerie et qui sait aussi que
le peuple, heureux qu'on lui embellisse ses églises, ne souffre pas
volontiers les démolisseurs. Grégoire cependant contredisait Dieu qui
a dit: «Détruisez, démolissez, brisez, brûlez, ravagez; pulvérisez les
statues, rasez les temples; le fer, le feu et le sang![49]» Mais, pape
romain, il est nécessairement supérieur à un dieu barbare. Il est
civilisé. C'est pour avoir pris à la lettre les commandements de cette
idole asiatique que les tristes protestants allumèrent tant d'incendies
en France et en Allemagne. L'auteur des _Conformités_ les loue de leur
rage destructrice et il n'a à sa disposition que trop de textes de pères
de l'Église pour corroborer son fanatisme.

[Note 49: Exode, XXXIV, 23; Deut., XII, 2, 3.]

Le peuple n'est pas destructeur. Il n'en a pas les moyens, pas plus
qu'il n'a ceux de construire; son rôle est de conserver, et il s'en
est acquitté au cours des siècles avec un zèle admirable, malgré ses
prêtres. On pourrait reconstituer la vieille religion romaine avec ce
que la piété populaire d'aujourd'hui en a conservé.

Dans une précédente étude[50], on a donné quelques exemples de la
continuité religieuse.

[Note 50: Voir page 142.]

En voici d'autres, qui ne sont pas sans intérêt. S'ils sont offerts
sans coordination rigoureuse, c'est qu'il ne s'agit ici que de notes
introductives et d'un appel aux érudits plutôt que d'un travail
d'érudition.

Les Romains vénéraient _Spiniensis_, qui protégeait leurs champs contre
les épines, les chardons, toutes les mauvaises herbes aiguës, néfastes
aux troupeaux[51]; nous avons, pour le même office, N.-D. du Chardon,
N.-D. de l'Épine que les paysans saluent en revenant du labour et
que les femmes, le dimanche, parfument de bouquets. _Spiniensis_ est
champêtre; il est vicinal. Les voyageurs mal renseignés lui demandent
leur chemin et qu'il écarte les voleurs. Mais c'est à _Trivia_ et à ses
obscurs auxiliaires que reviennent légitimement ces soins particuliers.
On trouvait leurs images encastrées dans les troncs vénérables des
vieux chênes, à peu près semblables à ces vierges dolentes que l'écorce
ravivée enserre dans une gaine vivante. Les dieux vicinaux, _dii
semitales_, accueillent les prières des voyageurs et agréent les ex-voto
du retour. On pend aux branches de l'arbre le bâton, les sandales, ou
la bourse (vide) qu'ils ont préservée des bandits. Avant de partir, on
avait puisé à la source voisine un vase d'eau bénite (lustrale) dont on
s'aspergeait pieusement; et le voyage accompli, c'était encore la même
cérémonie. Ce que l'on avait promis à l'idole, elle l'exigeait. Le voeu
était sacré: _solvere vota_, payer le prix convenu au contrat. Si ce
prix, comme encore aujourd'hui, allait aux prêtres, parasites de ces
asiles, cela semblait juste; avec l'argent des voeux, les prêtres,
du moins, entretiennent la fraîcheur des idoles et les nourrissent de
prières et d'encens. Mais on retrouve enfouis par la piété sacerdotale
des trésors sacrés. Le prêtre est trop crédule pour n'être qu'un
exploiteur; il craint son dieu autant qu'il se fait, lui, craindre du
fidèle.

[Note 51: Everardus Otto, _De Diis vialibus_. Magdebourg, 1714. XXXI, 1.]

Les parapets des anciens ponts étaient sommés au-dessus de chaque
pilier, ou vers le milieu seulement, de la statue du protecteur, très
souvent une vierge. Ammien Marcellin décrit ces images en un latin si
vert et si vivant qu'on croit lire une langue moderne[52]: «_Quales in
commarginandis pontibus effigiati dolantur incomte in hominum figuras._»
Les ponts d'aujourd'hui s'ornent de telles figures, mais ridicules,
même si elles étaient très belles, parce qu'elles n'ont plus de
signification. L'art est obligé d'être utile, quand il veut être
populaire. Les gens s'arrêtaient un instant devant ces simulacres ou les
saluaient en passant, ainsi que font encore les paysans qui rencontrent
un calvaire ou une Vierge. «Comme presque toujours les voyageurs pieux,
dit Apulée, au début de ses _Florides_, s'ils rencontrent sur leur
route quelque bois sacré ou quelque lieu saint, se mettent en prières,
déposent un ex-voto, s'arrêtent un instant..»., et parmi les motifs
de ces sanctuaires il cite le _truncus dolamine effigiatus_ et l'autel
champêtre enguirlandé que rappellent singulièrement les grossières
bonnes vierges noires parmi les fleurs fraîches. C'est à la Diane des
chemins, à Trivia, que Marie a succédé le plus souvent; et on se demande
si la vieille idole fut partout renversée, si tout l'effort contre la
superstition du peuple aboutit à plus qu'un changement de nom? Mais
si le nom fut changé les attributs demeurèrent et les surnoms et les
offices; _Diana servatrix_ devient tout naturellement Notre-Dame de
Bon-Secours, ou de Recouvrance, et _Diana redux_ c'est N.-D. des Flots,
celle qui assure contre le péril des longs voyages.

[Note 52: XXXI, I.]

Parmi les autres dieux vicinaux, l'un des plus aimés était _Silvanus_.
Les inscriptions en son honneur sont fort nombreuses. On le qualifiait
volontiers de _sanctus_ et il était le maître des Lares:

                                SILVANO
                             SANCTO. SACRO
                             LARUM. CÆSARI

C'était un saint tout fait. Il passa directement sur les autels
chrétiens sous ce nom de saint Silvain que lui donnait déjà la piété
populaire. Mais Priape, trop compromis, dut changer de nom; il prit
celui de _Sanctus Vitus_, afin que les chrétiennes pussent invoquer
sans rougir le dieu pour qui les femmes eurent toujours une particulière
dévotion. Ainsi, en quelques siècles, la religion de la virginité et de
la pudeur en était arrivée, sous la pression du peuple, à tolérer
sur ses autels le maître des luxures, exemple amusant de la puissance
naturelle de la vie! Mais il ne faut pas s'y méprendre; canonisé, Priape
devint fort décent et enfin matrimonial. Il ne dénoue plus l'aiguillette
qu'au profit de la fécondité; le démon travaille à peupler le paradis et
à donner aux anges des frères[53].

[Note 53: Cf. G.H. Nieupoort, _Rituum qui olim ap. Roman. obtinuerunt
Liber; Trèves, 1723.]

Chaque maladie a son guérisseur et chaque métier a son protecteur.
Arnobe et S. Augustin raillent l'humilité de ces dieux qui consentent
à de si bas offices; ils ne railleraient plus, apologistes du présent
siècle. Ce qu'ils ont haï règne, au nom même et sous l'égide du Dieu qui
inspirait leur satire.

  Dieux guérisseurs                            Saints guérisseurs

  Priape           {Stérilité                { S. Vitus devenu
                   {Impuissance              { S. Gui, S. Guignolet
                                             { S. Paterne.

  Strenua       Faiblesse                    { S. Fort.

  Apollon       Peste                        { S. Roch.
                                             { S. Sébastien.

  Hercule       Epilepsie                    ( S. Valentin.

  Junon Lucine  { Douleurs de l'enfantement  { Ste Marguerite.

  Vibillia fait retrouver leur        S. Antoine de
  chemin aux                          Padoue fait retrouver
  voyageurs égarés.                   les objets
                                      perdus.

  Hippona, ou Epopona  } Maladies des chevaux  } S. Georges. S. Eloi.

Cette liste n'est qu'une amorce. On en continuerait longtemps le
parallélisme, avec plus ou moins de précision. A _Febris_, qui éloignait
la fièvre; à _Rubigus_, qui préservait les blés de la rouille;
à _Stercutius_, qui donnait sa valeur au fumier; à _Orbona_, qui
protégeait les orphelins, on opposerait une magnifique liste d'analogues
jeux de mots, car:

  S. Bonaventure guérit                     du mal d'aventure.
  S. Léger        --                      de l'embonpoint.
  S. Ouen         --                      de la surdité.
  S. Claude       --                      les éclopés.
  S. Cloud        --                      des clous et boutons.
  S. Boniface     --                      de la maigreur.
  S. Atourni      --                      des étourdissements.
  Ste Claire         }
  S. Clair           }
  Ste Luce           }                    des maux d'yeux.
  Ste Flaminie de    }
    Clairmont        }
  S. Genou        --                      de la goutte.

Dans le symbolisme[54], saint Georges et son dragon figurent Hercule et
l'Hydre; Apollon porte-lyre revit en sainte Cécile, en saint Genest;
Bacchus, en S. Vincent; Vulcain, en S. Eloi; Mithra, en N.-D. des Sept
Douleurs; Jupiter Ammon, dans le Moyse cornu. Comme Diane protégeait
Éphèse; Minerve, Athènes; Vénus, Chypre; Sainte Éligie protège Anvers;
S. Marc, Venise; S. Wenceslas, la Bohême. Même race, même psychologie,
même religion; cela est invincible. Au temps de la ferveur républicaine,
on offrit des bouquets à la Marianne de la place de la République; pour
exister dans l'âme du peuple, elle avait dû se diviniser.

[Note 54: Sur cette question M. Gaidoz, directeur de _Mèlusine_, est
l'homme du monde le mieux documenté.]

Beaucoup de sanctuaires romains sont d'anciens temples païens qui, dans
leurs noms nouveaux, laissent lire leur généalogie[55]:

  Temples                              Eglises
  Jupiter Feretrius                    In Ara Coeli.
  La Bonne Déesse                      Ste-Marie Aventine.
  Apollon Capitolin                    Ste-Marie du Capitole.
  Isis (au cirque de Flaminius)        Sancta Maria in Equirio.
  Minerve                              Ste-Marie sur la Minerve
  Vesta                                N.-D. du Soleil.
  Romulus et Remus                     S. Côme et S. Damien

[Note 55: Il y a des renseignements là-dessus, mais pas toujours très
sûrs, dans la _Lettre écrite de Rome_, de Conyers Middleton Amsterdam,
1764.]

Les chaires en marbre de certaines églises de Rome sont des baignoires
qui viennent de Dioclétien; dans la cathédrale de Naples, les fonts
baptismaux ne sont autre chose qu'une ancienne cuve de basalte ornée
de très beaux bas-reliefs où se lit l'histoire de Bacchus[56]. Près de
Monteleone, une Ariane mutilée, dressée près d'une fontaine, est vénérée
sous le vocable de _Santa Venere_[57]; les femmes invoquent son secours
en de «certaines circonstances» que le révérend n'ose préciser, mais
qui doivent être à la fois la stérilité et les peines de coeur. Dans le
voisinage il y a un havre appelé Porto Santa Venere. La plus ancienne
église bâtie à Naples remplaça un temple dédié à Artemis; c'est la
Madone qui assuma toute la dévotion antique; comme à Pausilippe, où elle
succéda à Vénus Euplua, nom qui correspond exactement à N.-D. des Flots.

[Note 56: _Paganism in the Roman Church_, by the Rev. Th. Trede, pastor
of the evangelical church of Naples (_The Open Court_, June 1899). Ce
révérend continue, mais avec une bonne humeur ironique et attristée, le
travail des _Conformités_. On ne saurait trop encourager ces sortes de
travaux; dirigés contre le romanisme populaire, ils en sont la plus
utile et la plus belle apologie. Nous utilisons la charmante étude de M.
Trede.]

Divinisé par Adrien pour qui il était mort, Antinous fut gratifié à
Naples d'un temple devenu populaire; S. Jean-Baptiste, mort aussi pour
son maître, a pris la place du favori de l'empereur. Ce seul exemple
suffirait à prouver à quel point l'idée religieuse et l'idée morale sont
des conceptions opposées; elles sont souvent contradictoires. Le temple
d'Auguste à Terracine est devenu avec une délicieuse facilité l'église
S. Césarée. A Marsala, l'auteur de l'Apocalypse, prédestiné à ce rôle,
rend les oracles au fond de l'antre d'une ancienne sibylle, et vraiment
ici la naïveté confine à l'épigramme. A Monte Gargano, c'est S. Michel

[Note 57: Cf. Sainte Venise, et voyez page 142 du présent ouvrage.]

qui s'est substitué à Calchas dans le même office. Le Mont Cassin jadis
fréquenté par Apollon Python sert maintenant de retraite à S. Martin,
autre tueur de monstres. A Meta, une Vierge guérisseuse continue au
peuple les soins qu'il recevait jadis de Minerva Medica. En général,
comme l'a démontré M. Marignan[58], les pèlerinages aux tombeaux des
saints sont la continuation directe des pratiques du culte d'Esculape;
mais par la force du principe d'utilité, sans lequel aucune religion
ne peut vivre, bien d'autres dieux qu'Esculape furent guérisseurs et,
d'autre part, c'est la Vierge Marie qui, très fréquemment, a succédé
à ces divinités bienveillantes: ainsi encore à Cos, où le peuple a
retrouvé avec joie en une N.-D. du Perpétuel-Secours, la pitié des
Asclépiades[59].

[Note 58: _La Médecine dans l'église au_ VIe _siècle_; Paris, Picard,
1887.]

[Note 59: Cf. la préface des _Mimes_ d'Hérondas, trad. de P. Quillard;
Paris, _Mercure de France_, 1900.]

Il y avait, au sommet du mont Vergine, près de Naples, un sanctuaire
célèbre de la Bonne Déesse; c'est encore la Vierge qui reçoit les
cinquante mille pèlerins qui gravissent tous les ans à la Pentecôte la
colline sacrée.

Sur le golfe de Tarente, il y avait dans les pays anciens un temple
dédié à Héra, célèbre parmi toute la colonie grecque qui y venait en
pèlerinage, s'y répandait en processions. Sous les Romains, Héro devint
Juno Lucina et au Ve siècle l'évêque Lucifer transforma Junon
en Marie. Les Sarrasins abolirent ce que les chrétiens avaient respecté.
Mais Aphrodite règne encore au mont Eryx, toujours plein de colombes,
toujours sacrées; elle a pris un nom de madone, il est vrai; les déesses
elles-mêmes doivent pour rester femmes et belles, se plier à la mode.

On a donné tous ces détails pour fixer les idées et pour faire
réfléchir. Ils valent bien une dissertation méthodique. Comme il s'agit
d'insinuer et non de prouver, besogne inférieure, on n'a pas le dessein
d'insister ni conférer les cérémoniaux, les moeurs, les usages, ni
de rappeler par exemple que la coutume d'injurier les saints est
une tradition païenne, et qu'on honorait ainsi Déméter et, à Rhodes,
Héraclès, et que le cardinal Bellarmin[60] constate que de son temps
les fidèles ne craignaient pas de conspuer la Sainte Vierge, _et
blasphemando_ meretricem _appellare non timent_. Les parallèles se
gâtent quand on multiplie les détails et les points de comparaison.
Cela donne au scepticisme le temps de se retourner et de préparer ses
arguments.

[Note 60: _Traité de l'art de bien mourir_, t. III.]

Comme les langues, les religions se sont systématisées et localisées,
selon une logique que la science peut analyser, mais qu'elle ne peut ni
réformer, ni diriger.

Tout pays où le christianisme s'est enté sur la barbarie a une tendance
au protestantisme;

Tout pays où le christianisme s'est enté sur le romanisme a une tendance
au catholicisme.

Là l'évangile n'a pas trouvé de contre-poids dans une civilisation
antérieure; ici, il a été résorbé par une civilisation puissante.

Que l'on consulte une carte d'Europe. Cette théorie n'y est contredite
que par l'existence de quelques îlots; mais nul doute que les histoires
particulières ne les fassent rentrer dans l'explication générale.

On comprendrait de même la séparation de l'Orient en catholicisme
grec et en religion orthodoxe, celle-ci n'étant tout au fond qu'un
protestantisme sectaire toujours bouillonnant, toujours prêt à enfoncer
la porte de l'autorité.

Le catholicisme grec s'est propagé en pays de domination romaine ou
byzantine; la religion orthodoxe s'est implantée chez des barbares.

La France, qui n'est pas une terre latine, est une terre romanisée; elle
ne peut garder son originalité qu'en demeurant catholique, c'est-à-dire
païenne et romaine, c'est-à-dire anti-protestante. Mais elle ne peut
pas plus devenir protestante qu'elle ne peut devenir anglaise ou turque.
C'est là un état de fait invincible et ironique contre lequel se
buteront éternellement les convertisseurs. Il faut railler leurs
efforts, opposer impérieusement aux fumées de leur morale lourde l'éclat
d'un paganisme qui se rit de tout, excepté de la vie.

Si on néglige les formes passagères et locales, on peut dire qu'il n'y a
jamais eu qu'une religion, la religion populaire, éternelle et immuable
comme le sentiment humain lui-même. Ce qui s'est modifié, c'est
l'esprit religieux, c'est-à-dire la manière d'interpréter ou de nier les
symboles; mais ceci se passe en des têtes qui vraiment n'ont pas besoin
de religion, puisqu'elles discutent. La vraie religion est matière à
croyance et non à controverses. Elle est matière à expériences, mais
non à démonstrations historiques ou philosophiques. Des pèlerins boiteux
ont-ils, oui ou non, laissé leurs béquilles à Éphèse ou à Lourdes? Voilà
la question, qui n'en fut pas une pour les témoins oculaires. Toute idée
de vérité doit être écartée des études religieuses, et même de vérité
relative. Une religion est utile et elle vit; inutile, et elle meurt. La
vraie religion est une forme de la thérapeutique; mais elle va plus loin
et guérit des maux plus obscurs et avec des moyens plus naïfs que la
médecine naturelle. Elle guérit même la vague inquiétude spirituelle
des âmes simples; et cela est très beau. Tous les moyens lui sont bons,
soit; mais ce qui est utile à un homme sans nuire aux autres hommes
n'est jamais mauvais.

Railler la superstition religieuse ou la maudire, c'est avouer que
l'on fait partie d'une secte, au moins secrète. A une certaine hauteur
au-dessus des psychologies moyennes on regarde comme des faits du même
ordre le _Pater Noster_ et l'_Oraison à Sainte Apolline contre le mal
de dents_. Dès qu'il y a croyance, il y a superstition. Il faut
s'accommoder de cela et ne pas essayer de limiter l'absurde. Quand
Luther, après avoir consulté les saintes écritures, déclare qu'il n'y a
que trois sacrements, il parle en pauvre homme. Il compte les cailloux
que le Petit Poucet avait dans sa poche et suppute s'ils étaient de
granit ou de pierre meulière. La rose qui parle est-elle thé ou mousse?
C'est à des problèmes de cette importance que se rapportent toutes les
batailles religieuses; ou de quels joyaux était l'aigrette de la Huppe?

Le catholicisme populaire a regagné dans le champ bariolé de la
superstition tout le terrain qu'il avait cédé au rationalisme sous
l'influence triste de la Réforme. Toute une mythologie fleurit sous nos
yeux; elle n'a pas reçu de la poésie le prestige des légendes grecques;
mais elle n'en est que meilleure pour la science, étant moins déformée.
Il serait, je crois, plus sensé de l'étudier que d'en rire. Rit-on de
l'absurdité des inexplicables travaux d'Hercule? On a rédigé sur la
genèse des dieux triples d'excellentes dissertations, mais sans prendre
garde que depuis soixante ans, et moins, une et peut-être deux trinités
nouvelles, enchevêtrées les unes dans les autres, étaient nées sous
nos yeux, et cela à l'insu même de ceux qui les ont créées par le zèle
inquiet de leur piété. De nouveaux saints, de nouveaux dieux, sont
sortis de l'ombre sans qu'y aient pris garde ceux qui dissertent
de l'origine des divinités. Et cependant le présent explique
merveilleusement le passé; ce qui n'est pas mystérieux aujourd'hui ne le
fut pas jadis; ce qui n'est qu'un fait élémentaire de psychologie ne fut
pas davantage aux siècles antérieurs. On n'a encore jamais enseigné aux
hommes à vivre dans le présent, d'ailleurs ils y répugnent. Les uns
s'en vont vers le passé, où il y a du moins des lumières; les autres se
tournent, éternels ébahis, vers l'avenir, ce ciel ironique. Ayant établi
ce qu'ils appellent les lois de l'histoire, et ce qui n'est, en somme,
que la coordination logique de leurs désirs, des rêveurs ordonnent avec
gravité le lendemain des jours qu'ils auront oublié de vivre. Comme
s'il y avait un avenir! Comme si le futur pouvait être perçu en tant que
futur, comme si la vie se réalisait jamais en dehors du présent, de la
minute même où la sensation nous avertit de notre existence!

On a fait des livres sur la religion et même sur l'irréligion de
l'avenir. Ce sont des productions gaies. Vers les années où Cicéron
prévoyait un avenir de science et de philosophie, de liberté
intellectuelle, il naissait en Judée, parmi les copeaux d'une cabane,
un paysan nommé Joseph. L'avenir n'est pas plus clair pour nous qu'il ne
l'était pour Cicéron au temps qu'il se riait des Augures.

Mai 1900



                                     VI


                             LA MORALE DE L'AMOUR

                                     I


Quelques médecins ont proposé très sérieusement, au nom de la science,
au nom de la vertu, au nom du bien social (car les idées vivent
dorénavant dans la promiscuité la plus triste), de considérer comme un
délit tout acte sexuel perpétré en dehors du mariage. C'est le désir de
M. Ribbing[61], entre autres, et le désir de M. Féré, auteurs tous les
deux de dissertations plutôt provocatrices. Les ouvrages de ces éminents
docteurs de l'amour ont remplacé dans les lectures secrètes les surannés
manuels des confesseurs et les piquantes dissertations _in sexto_ qui
charmèrent tant de collégiens; ils ont même chassé du tiroir, tel est le
prestige de la science! les petits livres grivois qui firent la fortune
et la réputation de la Belgique. Et pourtant qu'ils sont médiocres, ces
professeurs de sexualité, à peine moins qu'un Meursius! J'ai lu
presque tous ces livres (oh! que la chair est triste) et je n'en ai pas
rencontré un seul qui m'apprît quelque chose de nouveau, quelque chose
qu'ignorerait un homme qui a vécu et qui a regardé la vie des autres
hommes. Il y a quelques années, on poursuivit devant les tribunaux le
travail d'un certain docteur Moll, qui avait traité ce sujet galant, les
«perversions de l'instinct sexuel», et cela parut ridicule, car les plus
fortes révélations du savant homme étaient déjà dans Tardieu, et
avant Tardieu dans Liguori, et avant Liguori dans Martial et dans les
Priapées, et ainsi de suite jusqu'au commencement du monde. Si, aux
derniers siècles, la littérature grave est peu abondante sur ces
matières, réservées à l'arrière-boutique des libraires voués à la place
de Grève, c'est qu'on savait le latin et que l'antiquité subvenait aux
curiosités; c'est aussi que la sodomie était tenue pour un crime capital
et que le saphisme, au contraire, semblait à nos ancêtres indulgents le
passe-temps naturel des filles sages. Au XVIIe siècle, il était avoué
et entré dans la galanterie des précieuses. Il faut la grossièreté
provinciale de la Palatine pour injurier à ce propos la vertueuse
Maintenon. On appelait cela «un commerce innocent», et de tels jeux on
raillait la «joie imparfaite»[62], et les «secrétaires des demoiselles»
donnent pour ces petites intrigues des modèles d'épîtres amoureuses.
Notre civilisation, en devenant démocratique, s'est mise à tout prendre
au sérieux; le monde fut guidé par des parvenus intellectuels qui se
prirent à trembler devant le catéchisme que les aristocraties de jadis
faisaient enseigner au peuple par leurs domestiques. C'est ainsi
qu'il s'est formé une morale sexuelle et qu'on est amené à traiter
sérieusement, puisqu'il faut tenir compte de l'opinion, des questions
que l'humanité a depuis longtemps résolues à son profit.

[Note 61: _L'Hygiène sexuelle et ses conséquences morales_, p. 215.]

[Note 62: _Sur deux filles couchées ensemble, l'une faisant le garçon et
parlant à sa compagne._ Cette pièce se trouve dans plusieurs _Recueils_
du temps.]

«La sobriété, dit La Rochefoucauld, est l'amour de la santé et
l'impuissance de manger beaucoup». La chasteté se définit par les mêmes
mots, hormis l'avant-dernier, auquel on substituera un terme moins
honnête. Et on devrait peut-être en rester là et s'amuser à varier à
l'infini les nuances relatives d'une maxime diététique qui aurait fondé
une nouvelle philosophie, si les hommes savaient lire. Elle s'adapte aux
vertus qui ne sont que passives, et, renversée, à toutes les autres;
car il y a un impératif physiologique et nous n'avons de moyen de lui
résister que dans la faiblesse des organes qu'il doit mettre en jeu pour
se faire obéir. Cette faiblesse est un signe de décadence organique;
l'impuissance de manger beaucoup peut aller jusqu'à l'incapacité de se
nourrir; c'est la diète, c'est la continence. On s'imagine généralement
que les hommes chastes exercent sur leurs désirs une perpétuelle
tyrannie; la continence du clergé est pour les femmes l'exemple d'un
martyre incessant. Les femmes se trompent; non pas qu'elles estiment
trop les plaisirs dont elles disposent; mais, et cela ne leur est pas
particulier, elles prennent ici la cause pour l'effet; elles renversent
les termes tels qu'ils se posent dans le thème d'une bonne logique.

L'homme qui, de son plein gré, se voue à la continence, c'est qu'il est
glacé. Voilà la vérité. Et la femme qui entre volontairement dans un
couvent, elle affirme la nullité de ses désirs charnels. Leur chasteté
est un état physiologique et qui, en général, ne comporte pas plus
l'idée de vertu que, chez un vieillard, la frigidité. Il y a ou il n'y
a pas désir et, hors les cas où il n'est que morbide, le désir se
résout en acte. Cela est particulièrement impérieux dans la sexualité;
l'évacuation est fatale. M. Féré, qui n'est pourtant mu par aucune idée
religieuse, parle ici comme un bon vieux théologien: «Pour l'individu
continent, les pollutions nocturnes constituent une sauvegarde contre
la turbulence sexuelle[63]». Cela, c'est la contrepartie de l'ostentation
vertueuse ou de la vertu forcée; la vertu physiologique, celle qui est
la conséquence légitime de la faiblesse des organes, s'épargne du moins
de telles «sauvegardes». On n'agit décemment qu'en conformité avec sa
propre nature; les gens qui veulent agir ou ne pas agir d'après les
ordres d'une morale extérieure à leur vérité personnelle finissent,
Dieu aidant, dans les compromis les plus saugrenus. Il nous reste à nous
demander si, quand on punira de la prison (ou, qui sait, de la mort, car
aux grands maux les grands remèdes) les actes sexuels extra conjugaux,
il sera permis de se complaire avec le succube. C'est une question
que traitent très sérieusement les casuistes, et quelques-uns sont
indulgents aux plaisirs qui nous viennent en songe.

[Note 63: _L'Instinct sexuel; évolution et dissolution_, p. 301.]

La science, qui ne devrait être que la constatation des faits et la
recherche des causes, en est arrivée, par impuissance de faire son
devoir, à la période législatrice. L'amour libre engendre des maux
évidents et que nul ne dénie: une loi contre l'amour; l'alcool est
néfaste: une loi contre l'alcool; l'opium, l'éther nous menacent, ou
peut-être le kif: une loi contre ces drogues. Et pourquoi pas aussi
contre le gibier, les truffes et le bourgogne, si cruels à certains
tempéraments? Et pourquoi enfin l'hygiène ne serait-elle pas codifiée
comme la morale? Ne rationne-t-on point les animaux domestiques? Parmi
les paradoxes de Campanella, qui n'ont pas été dépassés, ni atteints,
même par la science sexuelle, on trouve ceci: qu'il est absurde de
donner tant de soins à l'amélioration de la race des chiens et des
chevaux, quand on néglige sa propre race. Saint Thomas d'Aquin, dont les
socialistes reprennent ingénieusement les idées, pensait aussi que, la
génération étant faite pour conserver l'espèce, l'acte par quoi elle
est assurée doit être soustrait aux caprices particuliers. Mais le
théologien trouva dans la discipline de l'Église un frein à sa logique;
Campanella qui, quoique moine et bon moine, prétend au droit de rédiger
des rêveries à la fois anti-chrétiennes et anti-humaines, est
allé jusqu'au bout de la théorie. Son organisation de l'amour est
épouvantable et curieuse; elle est moins dure et moins absurde que celle
de la tyrannie scientifique:

«L'âge auquel on peut commencer à se livrer au travail de la génération
est fixé pour les femmes à dix-neuf ans; pour les hommes à vingt et un
ans. Cette époque est encore reculée pour les individus d'un tempérament
froid; en revanche, il est permis à plusieurs autres de voir avant
cet âge quelques femmes, mais ils ne peuvent avoir de rapports qu'avec
celles qui sont ou stériles ou enceintes. Cette permission leur est
accordée, de crainte qu'ils ne satisfassent leurs passions par des
moyens contre nature; des maîtresses matrones et des maîtres vieillards
pourvoient aux besoins charnels de ceux qu'un tempérament plus ardent
stimule davantage. Les jeunes gens confient en secret leurs désirs à ces
maîtres qui savent d'ailleurs les pénétrer à la fougue que montrent les
adultes dans les jeux publics. Cependant rien ne peut se faire à
cet égard sans l'autorisation du magistrat spécialement préposé à la
génération, et qui est un très habile médecin dépendant immédiatement
du triumvir Amour... Dans les jeux publics, hommes et femmes paraissent
sans aucun vêtement, à la manière des Lacédémoniens, et les magistrats
voient quels sont ceux qui, par leur conformation, doivent être plus
ou moins aptes aux unions sexuelles, et dont les parties se conviennent
réciproquement le mieux. C'est après s'être baignés et seulement toutes
les trois nuits qu'ils peuvent se livrer à l'acte générateur. Les
femmes grandes et belles ne sont unies qu'à des hommes grands et bien
constitués; les femmes qui ont de l'embonpoint sont unies à des hommes
secs; et celles qui n'en ont pas sont réservées à des hommes gras, pour
que leurs divers tempéraments se fondent et qu'ils produisent une
race bien constituée... L'homme et la femme dorment dans deux cellules
séparées jusqu'à l'heure de l'union; une matrone vient ouvrir les deux
portes à l'instant fixé. L'astrologue et le médecin décident quelle est
l'heure la plus propice[64]». L'astrologue donne à ce programme érotique
un tour naïf qui n'est pas sans agrément; l'astrologue manque au projet
de loi de M. Ribbing, mais on y verrait sans surprise la matrone, qui
préside déjà à tant d'unions subreptices. Ce serait sa réhabilitation
que de tenir désormais la chandelle conjugale et de donner aux époux,
sur l'avis de la Faculté, le signal du départ.

[Note 64: _La Cité du Soleil_; trad. de J. Rosset, p. 181, _Oeuvres
choisies de Campanella_. Paris, 1847.]

On aurait pu aussi bien citer Platon, _République, V_, que Campanella
suit d'assez près, mais avec son originalité propre. Platon, au vrai, en
tout ce chapitre, n'est pas moins naïf que le rêveur du XVIIe
siècle. L'absence de psychologie sérieuse, de sages observations
scientifiques, donne à toute cette philosophie politique de jadis un air
décidément enfantin. Les esprits politiques de notre temps qu'on appelle
«avancé», les collectivistes, par exemple, ont cet air enfantin, à cause
de leur croyance, d'origine religieuse, qu'on peut changer la nature
humaine, en changeant les lois humaines. Ils brident le cheval par la
queue avec un entêtement doux. Comme Platon est supérieur, aux deux
livres VIII et IX de cette même _République_, où il considère l'histoire
pour en tirer une philosophie! Là il travaille sur des faits réels
et non plus sur des faits créés par sa logique ou celle de Lycurgue.
Aimé-Martin, qui aimait si fort Platon, a fait du Platon utopiste le
plus cruel éloge en disant: «Qui connaît Platon le retrouve partout
dans les écrits de Plutarque, de Fénelon, de Rousseau, de Bernardin
de Saint-Pierre. Ces grands hommes...» Non, c'est ici le coin des
utopistes; disons: ces grands enfants.

Plus heureux que Platon et que Campanella, les législateurs modernes de
l'amour ouvrent une voie où ils ont, hélas! beaucoup de chances
d'être suivis. Ils flattent si adroitement la manière tyrannique des
démocraties! Il est naturel que si le pouvoir est aux mains des faibles
les lois tendent à protéger la faiblesse. Le peuple a une certaine
conscience de son incapacité à se conduire et il est assez probable
qu'il accepterait avec plaisir, en même temps qu'une loi qui
l'empêcherait de se soûler, une loi qui le protégerait contre la
syphilis. La tendance moderne est de faire deux parts des libertés
humaines; après qu'on aura supprimé toutes celles qu'il est possible de
supprimer, les autres subiront une réglementation rigoureuse. Sur quoi
pourrait s'appuyer une loi contre l'amour? Mais, répond M. Féré, qui
philosophe volontiers et pas sans talent, «sur l'utilité privée
et publique, sur l'utilité dans le milieu actuel qui est la morale
actuelle». C'est un principe, cela, et il commence à se répandre. Ne
le prenons pas au tragique, cependant, car les théories individualistes
fournissent pour le détruire assez d'arguments connus et souvent maniés.
Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il est né; Goethe a daigné en rire; quand
Auguste Comte en fit la base de son système social, un homme d'esprit
reconnut aussitôt qu'il s'agissait de créer une humanité heureuse avec
des hommes dont on aurait détruit le bonheur individuel. La critique
est bonne, puisqu'elle s'attaque directement à l'idée même. On peut la
préciser.


                                     II

L'homme est une colonie animale douée d'un système nerveux central, d'un
centre de conscience et d'action, au moins illusionnel. La société est
une colonie animale sans système nerveux central. La conscience d'un
peuple, la conscience de l'humanité: métaphores. Il s'agit toujours
d'une conscience particulière à laquelle par imitation s'agrègent les
consciences éparses; mais la loi de l'unisson est fort loin d'être
absolue et, même plus énergiques ou plus nombreuses, les divergences
qui se taisent ou qui n'ont pas trouvé leur organe sont vaincues par un
assentiment qui paraît unanime. Les hommes sont très souvent dupes des
métaphores qu'ils ont créées eux-mêmes. On risque une comparaison, on la
pousse un peu, une transformation s'opère. Paris est devenu le cerveau
de la France. L'image admise, et elle n'a rien de fâcheux, voici les
artères, les nerfs, les muscles, le squelette, une personne humaine
vivante et vraie, la France, et nous sommes dupes: car tous les
raisonnements qui agréaient à notre logique, appliqués au corps humain,
nous allons les répéter avec innocence sur un être fictif et qui, en
tant que matière à dissection psychologique, ne peut être sérieusement
comparé à rien. Un homme est un homme, un pays est un pays. Si on n'en
revient pas là après quelques figures, on n'a fait qu'une excursion
ridicule dans la mauvaise littérature[65].

[Note 65: La comparaison de l'organisme social au corps humain, c'est
encore du Platon. Il résume son invention en cette phrase de la
_République, V_:

«Nous sommes convenus de ce qui était le plus grand bien de la société,
et nous avons comparé en ce point une république bien gouvernée au
corps, dont tous les membres ressentent en commun le plaisir et la
douleur d'un seul membre».]

Cependant si on analyse ces mots, pays, nation, société, peuple, et
d'autres, d'inégale imprécision, on y trouve toujours pour élément
essentiel l'homme; c'est cet élément, qui a son importance, que les
sociologues s'appliquent à méconnaître. Satisfaits du Gargantua qu'ils
ont laborieusement créé, ils font tenir tous les hommes dans les poches
de sa houppelande, et le monstre les dévore un à un, comme fait des
boeufs, des moutons et des moines le père de Pantagruel, selon les
images de Gustave Doré. L'homme n'est rien, c'est vrai; et il est tout,
étant la condition même de l'existence du monde. Le monde, qui est créé
par lui, est encore créé pour lui, et les sociétés, où il n'est qu'un
atôme, dès qu'elles le froissent, deviennent haïssables et peut-être
caduques. Que l'on tienne pour bon ce théorème: tout ce qui est utile à
l'abeille est utile à la ruche; et qu'on n'essaie pas d'en renverser
les termes, si l'on ne veut être tenu pour un simple faiseur de jeux de
mots. La sensibilité est dans l'homme et non dans la société; il s'agit
de moi, et de moi seul, même quand je refuse de me séparer du groupe
social. Le véritable ciment d'une communauté, c'est l'égoïsme; au moment
qu'un homme se fortifie et se grandit, il assure par cela même la santé
et la puissance de la république.

L'idée de sacrifice est parmi les plus perverses qu'ait intronisées le
christianisme. Mise en action elle s'exprime ainsi: négation d'un bien
connu en faveur d'un bien inconnu. On sait ce que l'on sacrifie et le
plaisir dont on se prive; on ignore la répercussion véritable de ce
sacrifice en autrui et souvent le mal que nous assumons sera pour notre
favori un mal plus grand encore.

Que de femmes, puisqu'il s'agit d'amour, auraient dû, pour leur bonheur
éternel, être violentées, et combien ont pâti de la réserve trop noble
de leur amant! Et que d'enfants, et particulièrement de jeunes filles
chrétiennes élevées au biberon du sacrifice, dont la vie effroyable
traîne comme une chaîne un des versets de l'évangile juif! Si une
société ne peut vivre sans la notion et la pratique du sacrifice, je ne
sais si elle est mauvaise, mais elle est absurde. La force a les droits
de la force; elle les outrepasse en jetant à travers le monde des
aphorismes enveloppés de vertu comme des pièges cachés sous des feuilles
mortes. Le sacrifice, s'il n'est pas un acte spontané d'amour, s'il
est imposé par un catéchisme ou un code, est un des crimes les plus
révoltants que l'homme puisse commettre contre lui-même: que ce
sacrifice soit d'un homme à un homme, ou d'un homme à un groupe, il
ne change de caractère que pour s'aggraver. C'est un plaisir encore de
renoncer à un plaisir pour assurer la joie ou le repos d'un être que
l'on aime; et c'est un plaisir, parce que c'est un acte égoïste; parce
que complaire à un autre soi-même, c'est se complaire à soi-même.
Ici nous sommes dans la règle naturelle et dans la logique de la
sensibilité. Mais quelle est la valeur de ce renoncement, si c'est
au profit d'un inconnu ou, ce qui va plus loin, au profit d'une
abstraction, de l'un des mots du dictionnaire? Quelle valeur exacte?
Celle d'un acte de servitude. Les esclavages volontaires sont les pires:
le sacrifice est toujours volontaire, puisqu'il implique au moins
le consentement du martyr. Lors donc que l'on demande aux hommes de
sacrifier leurs plaisirs personnels à la prospérité de la société, on
leur demande d'agir en esclaves, de remettre aux lois le gouvernement de
leurs sensations, la direction de leurs gestes, le maniement général
de leur sensibilité. Nous retrouvons le troupeau avec ses étalons
privilégiés, ses femelles reproductrices et la troupe des neutres
sacrifiés, sous prétexte de bien général, à une utilité qui n'a même
plus aucun rapport avec la conservation de l'espèce.

Le droit d'une législature médicale à réglementer l'amour pourrait être
très étendu; car quelles fantaisies l'utilité sociale n'a-t-elle pas
inspirées aux Lycurgues? Schopenhauer proposait la castration comme
châtiment des criminels. Rien de plus scientifique. Les médecins
l'imposeraient, non plus aux seuls délinquants, mais à tous les tarés
de l'hérédité: moyen radical de supprimer en quelques générations les
diathèses transmissibles. Voilà les boeufs de la prairie sociale:
qu'en fera-t-on, quand ils seront gras? Mais la question ne se pose pas
encore. Il s'agit seulement, «au nom de l'utilité actuelle, qui est la
morale actuelle,» de réduire l'amour à des actes conjugaux, de faire
enfin régner la loi mosaïque dont les hommes ne connaissent pas encore
toute la douceur. L'utopiste, ayant réalisé cet effort original,
s'arrête et doute; non de lui-même, mais de la possibilité de réaliser
son idéal. Cette faiblesse nous prive de considérations piquantes
sur l'état présent des moeurs et aussi sur la nature humaine. On y
suppléera. L'utopiste est un type fort bien connu et que l'on peut
dépecer de souvenir.

Il y a deux manières de vivre: dans la sensation et dans l'abstraction.
L'utopiste, même homme de science, même excellent observateur de menus
faits, abandonne, dès qu'il veut généraliser ses idées, tout contact
avec la réalité. Voyant, par exemple, que la prostitution sévit dans les
sociétés modernes, il en conclut immédiatement: la prostitution est un
fait social, et lié à une certaine forme de la société. Construisez une
société où toutes les filles seront mariées à dix-huit ans, il n'y
aura plus de prostituées. Cette sorte de raisonnement ne manque pas
d'élégance. Cependant, si l'on insinuait que la prostitution est un
fait humain, avant d'être un fait social, on arriverait sans doute,
par d'analogues déductions, à prouver que toutes les sociétés, quelles
soient-elles, et même ordonnées selon les imaginations les plus
scrupuleuses, contiendront des prostituées, et toutes en nombre à peu
près égal. La prostitution changera de forme sociale selon la forme de
la société, elle ne changera que de forme. Aucunes lois n'empêcheront
ni une femme bavarde de parler, ni une femme lascive de chercher des
amants. On pourrait objecter que les prostituées ne font pas l'amour par
plaisir; non, pas au point où elles le pratiquent et sous trop de formes
peu plaisantes pour elles; mais au début de sa carrière une prostituée
a presque toujours été la victime de son tempérament, de ses curiosités
vicieuses, de son goût pour le mâle. Par quelle magie les utopistes
changeront-ils l'ordre des réactions dans un système nerveux? A moins
(ce que je crois) qu'ils ne jouent innocemment sur les mots, ils
conviendront, et c'est d'ailleurs l'opinion de M. Féré, que ce qui
constitue la prostitution, ce n'est pas le salaire, mais la promiscuité.
Alors le mariage, appliqué à tous les couples, à moins qu'on ne lui
accorde une valeur mystérieuse de sacrement en quoi réfrénera-t-il
sérieusement la promiscuité? Le mariage, même civil, a-t-il sur les
maladies vénériennes l'effet de l'étole de saint Hubert? Peut-être
cependant les utopistes croient-ils que dans leur utopie le mariage
sera respecté? Cela dépendra de la rigueur de la loi. Mais les Germains
appliquaient, en matière d'adultère, la peine de mort, et ils avaient
occasion de l'appliquer. Parfois des hommes, même lâches, préfèrent la
mort à certaines tristesses: on se suicidera beaucoup dans le paradis
des législateurs de l'amour.


                                    III

Quelle est la morale de l'amour?

Il n'y en a pas, en dehors des codes et des usages sociaux, dont les
codes, pour être sages, ne doivent être que la rédaction; mais dans tous
les pays civilisés l'usage social, en ce qui touche aux manifestations
sexuelles, se confond avec la liberté absolue. Cette expression, pays
civilisés, est peut-être hypothétique: si elle n'a pas d'application
présente, puisque nous vivons sous le joug d'une morale ennemie des
instincts de notre race, on se reportera, pour la comprendre, à la
glorieuse période de l'empire romain, aux siècles calomniés par les
démagogues chrétiens, ou de l'Italie du Quattrocento ou de la France de
François Ier. L'amour, même en ses gestes publics, est du domaine privé;
et il a tous les droits, précisément parce qu'il est un instinct, et
l'instinct par excellence[66]. C'est ce que reconnaissent implicitement
même les moralistes de la science en appelant ainsi leurs écrits. Qu'il
est vain d'insérer, sous ce titre, «l'instinct sexuel,» des menaces
contre la vie, contre les moyens que choisit à son gré pour se perpétuer
la vie éternelle! Oser dire à l'instinct qu'il se trompe, c'est une
des prétentions de la raison, mais peu raisonnable; la raison n'est là
qu'une spectatrice qui compte et catalogue des attitudes que son
essence même lui interdit de comprendre. Le peuple, oui le peuple du
XIXe siècle (ou du XXe siècle), qui s'ébahit aux
éclipses et en applaudit «le succès»[67], n'est pas sans croire que la
Science est pour quelque chose dans la belle ordonnance du phénomène.
Nos décrets contre l'instinct vital pourraient fort bien faire illusion
au peuple de la science, mais non aux véritables observateurs et dont la
sagesse ne veut pas dépasser un rôle déjà difficile.

[Note 66: Tout le monde connaît les vers de Baudelaire contre ceux qui
veulent «aux choses de l'amour mêler l'honnêteté». Ces vers sont la
paraphrase d'un propos hardi de la Tullia de Meursius (_Colloquium VII,
Fescennini_): «Honestatem qui quaerit in voluptate, tenebras et quaerat
in luce. Libidini nihil inhonestum...»]

[Note 67: Des dépêches d'Espagne nous ont certifié cela.]

Cependant on peut obtenir les déviations. En séparant les sexes et en
les tassant dans des lieux clos à l'époque de la première effervescence
génitale, on obtient à coup sûr la sodomie et le saphisme. Les Romains
cultivaient déjà ces tendances dans les couvents de Vestales et les
collèges de Galles; nous avons singulièrement perfectionné leurs
institutions avec nos casernes, nos internats. Il est certain que la
personne qui choisit de passer exclusivement sa vie avec des personnes
de son propre sexe traduit par cela même des tendances particulières qui
doivent être respectées, mais est-ce le rôle de l'État de favoriser et
même de faire éclore ces vocations, et sont-ils sensés ces moralistes
qui, peut-être sans mesurer la conséquence de leurs désirs, demandent
des réglementations qui aboutiraient nécessairement au même résultat?

Toute atteinte à la liberté de l'amour est une protection accordée
au vice. Quand on barre un fleuve, il déborde; quand on comprime
une passion, elle déraille. Buffon avait une belette qui, privée de
compagnie vivante, assaillait une femelle empaillée. On n'insistera pas
sur ce sujet, par peur d'avoir à démontrer que les milieux sociaux qui
affichent une plus grande sévérité de moeurs sont précisément ceux
qui sont ravagés ou par les perversions ou, ce qui est beaucoup plus
fréquent, par ce que les théologiens appellent doucement _mollities_.
Il sera plus à propos de rechercher d'où vient la férocité du moralisme
moderne contre l'amour, et d'abord, car elle n'est le reflet du
sentiment public, à quelle cause on peut faire remonter l'origine de cet
état d'esprit.

Pour les pères de l'Église, il n'y a pas de milieu entre la virginité et
la débauche; et le mariage n'est qu'un _remedium amoris_ accordé par la
bonté de Dieu à la turpitude humaine. Saint Paul parle de l'amour avec
le même mépris matérialiste que Spinoza. Ces deux illustres Juifs ont
la même âme. «Amor est titillatio quaedam concomitante idea causae
externae,» dit Spinoza. Saint Paul avait désigné d'avance le philactère
à cette démangeaison, le mariage. Il ne le concède que comme antidote
au libertinage; à la débauche, δια δε ταδ πορνειας, mot que le latin
ecclésiastique _fornicatio_ ne rend que d'une façon équivoque. πορνεια
entraîne au contraire l'idée de prostitution, et, en somme, son édifiant
conseil se traduisait en français vulgaire: mariez-vous; cela vaut mieux
que d'aller voir les filles. Voilà sur quelle parole se serait fondée la
famille nouvelle si l'opulence verbale du catholicisme païen n'avait
su entourer de phrases sensuelles la parole brutale de l'apôtre juif;
l'Église substitua à l'idée de πορνεια la musique d'alcove du Cantique
des Cantiques. Cependant les moralistes mystiques commentèrent à l'envi
saint Paul dont ils réussirent à exagérer encore le mépris pour les
oeuvres de vie. Le tisseur de tentes en poil de chameau, et que rien
ne préparait à la littérature et au sacerdoce, n'est pas toujours très
précis. Qui n'a été choqué de la comparaison dont il use pour flétrir
les raffinements sexuels, les appelant des pratiques _more bestiarum_,
alors que le propre de l'animal est précisément de ne demander à la
copulation que la satisfaction rapide d'un désir inconscient. Les
inversions de l'instinct sont rares chez les animaux en liberté et ce
n'est que de nos jours qu'on les a observées[68]. L'apôtre n'usait donc
que d'un de ces grossiers lieux communs qui n'ont même pas le mérite de
renfermer une vieille vérité d'observation. Que de fois cependant
cette allusion fut-elle répétée par ceux qui feignent de croire que les
inventions de l'homme dans la volupté sont méprisables! La franchise de
saint Paul accrue par le ton arrogant de ses commentateurs eut du moins
cet heureux résultat de faire condamner dans leur ensemble, mais non
dans leur détail, les pratiques sexuelles. La règle des mystiques est le
tout ou rien; ils dédaignent les distinctions où devaient plus tard se
complaire les casuistes, en ces curieux traités où ils font preuve,
à défaut de goût, d'une science de bon aloi et puisée, quoique pas
toujours, aux sources de la réalité. De ce dédain il résulta une
certaine liberté de moeurs. Bien des amusements parurent permis à tous
ceux qui étaient restés dans le siècle; la littérature du moyen âge
témoigne de cette aisance dans les relations sociales. Dès le
XIIe siècle, la religion n'est plus qu'une tradition formelle dont
l'influence est nulle sur la sensibilité; et l'intelligence elle-même
se dégage du lien théologique, comme on le saurait si on avait recueilli
avec plus de soin les aveux d'incrédulité qui ne sont rares, ni chez les
poètes, ni chez les philosophes scolastiques. L'amour ne s'embarrasse
d'aucun préjugé, il suit son désir, confiant dans l'innocuité des
rapports sexuels.

[Note 68: Il y a un bien intéressant chapitre sur ce sujet dans l'ouvrage
de M. Féré.]

Ici on arrive à un point délicat qui n'a jamais été traité et qu'il est
d'ailleurs difficile d'aborder: l'influence de la syphilis sur la morale
de l'amour.

L'état de l'humanité en Europe depuis les temps fabuleux jusqu'aux
premières années du XVIe siècle correspond à ce qu'on
appellerait, en termes d'allégorie, l'innocence du monde; de Christophe
Colomb se date l'ère du péché. Que l'on se figure une société où
l'amour, en quelque condition de hasard qu'il s'accomplisse, n'a jamais
de graves conséquences morbides; où les baisers les plus profonds
n'entraînent guère plus de dangers physiques que les caresses
maternelles ou les manifestations de l'amitié; elle différera de la
nôtre à un tel point qu'il nous est difficile de la concevoir, car les
désirs charnels y évoluent librement selon leur force naturelle, sans
peur et sans pudeur. Le mot _pudor_ n'a pas du tout le même sens en
latin et dans nos langues modernes; là, il se traduit par honneur,
convenance, dignité; ici, par crainte, tremblement devant les délices
de la fleur peut-être empoisonnée. Avant la syphilis, le baiser sur la
bouche est une salutation; il disparaît devant la tare des muqueuses:
les femmes présentent le front si la passion charnelle ne trouble pas
leur volonté; puis les deux sexes s'éloignent encore d'un pas: c'est le
hochement de tête, ou la main qu'il faut à peine effleurer, ou des gants
qui se touchent avec défiance. La syphilis a détruit, non pas l'amour,
qui est plus fort que la mort, puisqu'il est la vie, mais la fraternité
sexuelle. Il y a, depuis l'Amérique, entre l'homme et la femme la peur
de l'enfer; ce que les religions les plus menaçantes n'avaient réussi
que temporairement un virus l'a accompli: et les lèvres ont été
désunies.

C'est par la syphilis que les historiens qui voudront faire l'histoire
de la morale de l'amour la relieront à l'hygiène. Il dut se faire un
grand désarroi dans les moeurs:

     Obstupuit gens Europae ritusque sacrorum
     Contagemque alio non usquam tempore visam,

dit Fracastor, qui avait vu avec des yeux de médecin et de poète
les premières horreurs du mal nouveau. «Obstupuit gens;» ce fut une
épouvante universelle; on se crut à la fin de l'amour et à la fin du
monde.

Il fallut pour conserver, non pas sa vertu, mais sa santé, renoncer à
ce que les moralistes de la science appellent assez justement la
promiscuité; la peur d'un mal physique immédiat et évident opéra entre
les deux sexes une disjonction qui a survécu à la période aiguë du mal.
La réaction évangélique acheva l'oeuvre de la syphilis et les sociétés
européennes se trouvèrent dans des conditions si nouvelles qu'une
nouvelle morale leur fut nécessaire. La vieille opposition entre
la virginité et la turpitude, basée sur des conceptions purement
théologiques, disparut; tout acte sexuel devenant dangereux et
la virginité n'étant pas moins dangereuse, de son côté, par ses
conséquences négatives, il fallut trouver un compromis. L'instinct
social, d'accord, et d'avance, il est juste de le reconnaître, avec les
conclusions futures des hygiénistes, plaça ce compromis dans le mariage,
qui se trouva tout à coup honoré, après trois siècles de dérision. Cela
n'apaisa pas le bouillonnement des mauvaises moeurs; mais le péril qu'on
y courait déconsidéra la liberté qui en faisait l'attrait. La réserve
des filles devint extrême; elles apprirent inconsciemment à changer en
minauderies pudiques la mimique de la peur; peu à peu elles se dupèrent
sur la cause de leur vertu, puis elles l'oublièrent, et vint un moment
où la chasteté des femmes fut attribuée avec ingénuité ou à l'influence
de la religion ou à une sorte de divinité occulte, à on ne sait quel
raffinement sentimental.

Le motif initial de la nouvelle morale sexuelle agit toujours à notre
insu. Il est de tradition administrative d'encourager les musées de
figures de cire qui détaillent les conséquences de la promiscuité; toute
une littérature sur ce sujet se vend, approuvée par ceux-là mêmes qui
poursuivent si âprement les images sensuelles. La syphilis a fait ce
miracle qu'une figure humaine, belle de sa pleine nudité, est condamnée
parce qu'elle excite à l'amour, l'amour étant considéré comme dangereux.

Cette manière de voir serait défendable si on ne faisait pas intervenir
dans la question la force brutale des lois; si la parole seule se
chargeait de persuader une morale que son utilité pourrait défendre
contre le sarcasme et l'ironie. L'ancienne licence d'avant la syphilis
ne sera pas rendue aux hommes d'ici de longs siècles, si le mal qui a
créé la défiance sexuelle finit jamais par s'éteindre épuisé. Mais que
chacun soit libre même de jouer avec le feu; la prudence se conseille et
ne doit pas s'imposer.

De ce que la morale de l'amour a une origine moitié religieuse,
moitié médicale, il ne s'en suit pas que l'on doive, pour en traiter,
s'astreindre à des considérations ou théologiques ou pharmaceutiques.
Des accidents, même d'importance extraordinaire, ne sont que des
accidents. Il faut parler de l'amour comme si l'âge d'or de l'amour
régnait encore et n'en retenir que l'essentiel, loin de s'arrêter
aux phénomènes de surface et passagers. Il y a peu d'absolu dans les
sociétés humaines; presque tout s'y peut modifier, hormis précisément
les relations des sexes. C'est que, là, on rencontre le coeur même de la
vie, sa cause et sa fin, entrelacées comme un chiffre indéchiffrable. La
vie se maintient par l'acte même qui est but de la vie. Ceci est absurde
pour la raison, qui serait forcée d'y contempler un effet identique à la
cause qui la produit et aussi puissant; elle ne doit pas intervenir. Non
que cela soit au-dessus de ses forces; mais si elle peut imaginer des
lois qui régissent les manifestations de l'amour et les appliquer
pour un temps, ces lois sont nécessairement moins bonnes que les lois
naturelles. Il faut aussi prendre garde que des lois naturelles l'homme
n'est pas responsable, dès qu'il leur obéit comme un petit enfant; mais
celles qu'il promulgue retombent un jour non seulement sur sa chair,
mais sur son intelligence. Car tout se tient et l'aisance intellectuelle
est certainement liée à la liberté des sensations. Qui n'est pas à même
de tout sentir ne peut tout comprendre, et ne pas tout comprendre c'est
ne comprendre rien. La littérature, l'art, la philosophie, la science
même et tous les gestes humains où il y a de l'intelligence sont
dépendants de la sensibilité. Les fantaisies de Lycurgue coûtèrent à
Sparte son intelligence; les hommes y furent beaux comme des chevaux de
course et les femmes y marchaient nues drapées de leur seule stupidité;
l'Athènes des courtisanes et de la liberté de l'amour a donné au monde
moderne sa conscience intellectuelle.

Juillet 1900.



                                    VII


                           IRONIES ET PARADOXES


                                     I

                 CONSEILS FAMILIERS A UN JEUNE ÉCRIVAIN

    «... Quiconque raccourcit une route est un bienfaiteur du public
    et de chaque personne particulière qui a occasion de voyager par
    là ».

   JONATHAN SWIFT, _Lettre d'avis à un jeune poète_
    (1720).

La mauvaise humeur un peu âpre, je l'avoue, de ma dernière lettre ne
vous a pas découragé, et, cette fois, vous me suppliez; les hochements
et les dénis, loin de rebuter vos desseins, les avivent et les
précisent; croyant avoir besoin de moi, vous supportez tout de ma part;
qu'ils soient productifs, et des coups même ne vous feraient pas peur;
vous semblez prêt à adorer la bouche qui, parmi les injures, laisserait
couler, comme un miel parfumé, de fructueux conseils:--je l'avoue
encore, un tel état d'esprit m'a touché et séduit. J'ai senti sous le
pic un bon terrain. J'y mets la bêche, je vais semer. Ouvre-toi, jeune
terre, reçois la graine et sois féconde.

                                     I

Ayant déjà fait quelques études préparatoires au noble métier d'écrivain
français, vous n'ignorez pas sans doute que le monde dans lequel vous
allez entrer est fort méprisé par ceux-là mêmes qui doivent y vivre et
qui en font l'ornement. Vous avez entendu dire que ce monde n'est
guère qu'une église de truands qui tient à la fois de la maison de
prostitution, de l'étable à cochons et de la chambre de rhétorique;
cette opinion est très exagérée, vous ne tarderez pas à vous en
apercevoir, et qu'avec un bon manteau, de solides bottes, d'imperméables
gants et un chapeau «qui ne craint rien», ni la pluie, ni les avanies,
ni la grêle, ni les mensonges, ni la neige, ni la saburre qui tombe
des balcons, on y peut vivre tolérablement; il y a des séjours plus
dangereux; pour un homme intelligent et pratique, il n'en est guère de
plus recommandable et où le placement d'une pacotille soit plus rapide
et plus rémunérateur.

                                    II

De la pacotille, j'ai peu de chose à vous dire en particulier. Pour se
la procurer, il ne faut ni argent, comme dans le commerce; ni étude, ni
talent, comme il était d'usage dans les anciennes sociétés littéraires;
à cette heure, vous n'avez besoin que d'adresse: de l'adresse et encore
de l'adresse. Figurez-vous un noyer tout plein de belles noix vertes
et que le fermier soit occupé loin de là à sarcler ses betteraves ou à
battre son blé: il vous suffit d'une gaule ou d'un bâton court, ou même
d'un caillou, pour faire pleuvoir à vos pieds les belles noix vertes.
Ensuite, il ne s'agit que de les éplucher sans se salir les doigts; des
gens prétendent que cela est fort difficile, «qu'il en reste toujours
quelque chose»: oui, cela est difficile, mais si vos doigts restaient
tachés, vous en seriez quitte pour porter des gants; un autre motif m'a
déjà fait vous recommander cet usage.

Vous trouverez, disséminées dans les paragraphes suivants, quelques
autres notions touchant la pacotille,--laquelle, en somme, se composera
de tout ce que vous pourrez voler subtilement aux riches et aux pauvres,
aux arbres et aux ronces;--car je ne suppose pas que vous possédiez
naturellement autre chose qu'une intelligence pratique et rusée; en ce
cas, vous ne m'auriez pas demandé de conseils et vous n'en auriez pas
besoin.

                                   III

Il faut mourir riche, dit-on. Cet aphorisme est tout au plus digne d'un
commerçant modeste. Songez, mon ami, que vous allez entrer dans la
haute industrie et prenez une devise plus relevée et plus digne de la
corporation qui va s'ouvrir à vous; je vous conseille celle-ci, qui,
divisée en deux parties, embrasse également le présent et l'avenir: «Il
faut vivre riche. Il faut mourir gras». Et cette devise, outre ses deux
sens bien clairs, bien humains, bien modernes, en renferme un troisième,
ésotérique et merveilleux; je ne veux que vous mettre sur la voie en
ajoutant: la graisse est le commencement de la gloire. Sans doute, vous
n'irez pas jusqu'à la gloire, quoi que puisse faire espérer l'exemple de
quelques-uns de nos contemporains qui débutèrent comme vous, sans plus
de génie, et avec moins de bonne volonté,--mais, avec un sage régime,
vous pouvez prétendre à la graisse: cela n'est pas à dédaigner, à une
époque où tant de pauvres braves gens meurent de faim.

Quant à l'argent immédiat qui vous est nécessaire en attendant le
placement de votre pacotille, je ne vous conseillerais ni la Bourse, ni
le chantage où les risques sont trop grands et qui demandent, pour être
maniés fructueusement, une expérience des hommes que vous ne pouvez
avoir à dix-sept ans, malgré votre précocité; or, et c'est là un
principe dont je vous recommande la méditation, mon cher ami, tout acte
dont l'accomplissement comporte, malgré ses avantages, un risque sérieux
touchant la santé, la liberté ou la réputation, doit être tenu pour
immoral et rejeté hors des possibilités. Gardez soigneusement cette
parole dans votre coeur; elle peut vous éviter bien des ennuis et vous
sauver du naufrage auquel sont sujets même des gens de votre sorte.

Mais vous n'êtes pas en peine; vous êtes riche comme tous vos jeunes
camarades. Fils, comme tout le monde, de parents mariés à la veille de
l'impuissance et de la sénilité, vous avez hérité dès l'adolescence et
votre tuteur vient de vous rendre ses comptes. Il est bien évident que,
hors de ces circonstances heureuses, vous n'auriez jamais songé à entrer
en littérature; l'état ridicule d'un écrivain réduit à gagner sa vie ne
peut plus séduire un homme bien né; et même je ne suis pas éloigné de
croire que tous ces poètes pauvres de jadis (histoire ou légende) ne
se trouvèrent que par incapacité intellectuelle dans la nécessité de
préférer la gloire au coffre et la triste fréquentation des Muses à une
solide installation dans la vie. Ce qui me confirme dans cette opinion,
c'est que tous les jeunes gens que j'ai vus débuter depuis cinq ou six
ans ont, de leur propre aveu, choisi la littérature comme on choisit un
commerce agréable et lucratif, et nullement par vocation: dénués, ils
auraient évité un état qui exige, pour être exercé avantageusement, des
capitaux. De ceux qui vivent sur le Parnasse en solitaires ou en libres
vagabonds, je ne m'occupe pas; vous n'êtes pas exposé à les rencontrer
dans le monde où vous devez évoluer; c'est toute une littérature,
l'Autre Littérature, dont il est malséant même de parler.

                                    IV

Quelles doivent être vos lectures? Sérieuses et variées. Vous lirez tous
les livres qui ont eu du succès, principalement parmi les modernes, car
jadis le mérite et le succès se confondaient souvent; à cette heure, le
premier de ces mots n'a plus aucune signification précise: il est encore
quelquefois le synonyme de succès dans la bouche des libraires et des
critiques, mais toujours prononcé le second, lorsque la dépense en
papier a été assez considérable peur justifier une telle hardiesse de
pensée et d'appréciation. Lisez donc d'abord les catalogues et marquez
d'une croix tous les ouvrages signalés par une mention flatteuse.
Au-dessous du quarantième mille, un roman n'a qu'une fort médiocre
valeur littéraire--naturellement proportionnelle au chiffre
inscrit;--à quinze, on peut lire un volume de vers; à dix, un traité de
métaphysique; un pamphlet littéraire qui ne dépasse pas vingt-cinq est à
peine digne d'être feuilleté. Il s'agit, bien entendu, de mille soudains
et vertigineux, de vogues immédiates, de livres «enlevés», pile, fièvre
et queue, car je ne vous crois pas homme à vous accommoder de ces probes
et lentes fortunes qu'un demi-siècle n'épuise pas. Lisez, mais vite,
afin de lire beaucoup et d'engrosser rapidement votre mémoire. Au bout
déjà de quelques tomes, vous aurez découvert le point commun, le faîte
de convergence de tous les livres à succès de notre époque: cette
conquête assurée, fermez vos tomes et mettez-vous au travail; vous avez
le diamant, il ne reste plus qu'à le sertir à la dernière mode. Ce point
commun, je ne l'ai pas cherché, et l'aurais-je trouvé par hasard que
je resterais muet; il faut que vous entrepreniez vous-même cette chasse
dont le résultat vous enrichira non seulement d'un mot de passe, mais
aussi d'une méthode.

                                     V

Vos doutes sur le style vous font le plus grand honneur. Non, il ne faut
pas «écrire». Des jeunes gens fort bien doués se sont fermé toutes les
portes, ont gâché, par la puérile vanité du style, le plus bel avenir
littéraire. Sans doute, l'art d'écrire est, aujourd'hui, assez répandu
(pas tant qu'on le croit), mais l'art de ne pas écrire l'est bien
davantage, quoique personne n'en ait encore formulé les principes; c'est
la tendance actuelle et demain ce sera la loi de tous les gens de goût.
Le joli traité à rédiger sous ce titre: «Du Style ou de l'Art de ne pas
écrire!» En voici la première règle: «N'employez jamais une image qui ne
soit journellement d'usage dans le langage familier». Toutes les autres
règles découlent de celle-là ; bien observée, elle suffit à préserver de
«l'écriture» un homme de bon sens et de bonne grâce.

Mais si l'on veut jouir d'une réputation intacte et de l'estime totale
il est nécessaire d'arriver du premier coup à la non-écriture. Quelques
premiers livres écrits, quelques pages même, déterrées par un ennemi
littéraire, pourraient, après des vingt ans de labeur et de succès,
compromettre tout d'un coup votre popularité. J'ai vu la vente d'un
roman sans aucun style coupée net par un article où un journaliste
affirmait: «... livre très beau et d'une «écriture» neuve et hardie...»
Rien n'était plus faux, mais ce romancier avait publié dans sa jeunesse
un premier livre qui autorisait jusqu'à un certain point de telles
plaisanteries. Que votre livre de début soit donc bien franchement un
livre sans style; qu'en ses pages fraîches on cueille aisément, ainsi
que dans un pré, toutes les fleurs communes; que toutes vos descriptions
aient cet air de déjà-vu qui ravit le public en lui faisant croire qu'il
a lu tous les livres et qu'on ne saurait plus rien inventer. Un roman
où tout, jusqu'aux noms des personnages, jusqu'à la nuance des tentures,
jusqu'à la forme des fauteuils, où tout, dialogues, paysages, gestes,
sourires, cheveux, accidents, scènes d'amour, jalousies, souliers, jupes
et consciences, où tout, dis-je, donnerait la sensation de retrouver un
chien perdu ou une amante égarée! Qui nous fera ce roman-là ? Plusieurs
écrivains célèbres se vantent, dit-on, d'un tel chef-d'oeuvre; j'avoue
qu'ils en approchèrent, mais pas au point que je les admire sans
réserve; il leur manque d'avoir évité la vulgarité. Car vous comprenez
sans doute que si je bannis le style, j'exige la distinction; et
davantage encore, je veux que ce livre sans écriture, sans idées, mais
distingué, ait «un air de littérature» qui séduise les plus difficiles
et les plus délicats.

                                     VI

En vous interdisant les idées, il est bien évident que je ne pense
qu'aux idées originales ou assez renouvelées pour paraître nouvelles.
Les idées, c'est ce que je vous ai déjà allégué sous le nom de
pacotille; vous n'en avez pas; le temps vous manque pour réfléchir, et
d'ailleurs les idées naissent spontanément de germes promenés dans l'air
et qui se posent sur le terrain qui leur plaît et là poussent et se
développent et fleurissent naïvement, heureuses d'avoir fleuri. Donc,
ne gaspillez pas les heures précieuses à interroger votre crâne vide,
à remuer l'inutile sable où le vent n'a déposé que des graines aussitôt
sèches et mortes; il vous faut des idées, pourtant: eh bien,
soyez brave, volez! Les écrivains que vous dépouillerez le plus
fructueusement, ce sont vos prédécesseurs immédiats. A peine à mi-chemin
de la montée, les bras occupés de pioches et de haches, tout au labeur,
ils n'auront ni le temps ni le souci, peut-être, de se défendre; les
voix ne sont bien entendues que du sommet; s'ils crient leurs cris
mourront dans les broussailles: vous pouvez donc opérer avec une
heureuse sécurité.

Un autre motif de choisir vos aînés les plus proches, c'est que leurs
idées déjà un peu connues seront mieux accueillies du public, qui n'y
verra pas l'injure d'imaginations trop neuves et trop fraîches; elles
peuvent, par un coup de succès, se répandre d'un jour à l'autre; c'est
de la besogne à moitié faite, profitez-en sans scrupule, car il faut
arriver, et celui qui arrive le premier peut se mettre à table
pendant que les autres peinent dans la nuit, sous la pluie. Je vous
recommanderai même, quand vous serez entré dans l'hôtellerie, de fermer
la porte à double tour; si l'on frappe, si l'on appelle, suggérez que
cela pourrait bien être cette troupe de voleurs que vous avez rencontrée
en route; et si l'on insiste, n'hésitez pas à armer toute la maison et à
tirer par les fenêtres.

Ainsi arrivé du premier coup où d'autres, qui valent mieux que vous,
n'arriveront que plus tard ou peut-être jamais, vous prendrez une
importance vraiment théâtrale; vous aurez l'air de résumer honnêtement
les talents divers que vous aurez dérobés avec adresse et décision, et
les vieux pensionnaires de l'hôtellerie vous fêteront comme un miracle.
Tous sans doute ne seront pas dupes, mais il suffit que ceux-là le
soient qui, les jours de migraine, ont besoin d'un sujet d'article
facile et à la portée du peuple. Songez toujours à cela; soyez, au moins
deux ou trois fois dans votre vie, un sujet d'article: le moins qui
puisse vous échoir, c'est une productive célébrité.

                                    VII

Mais il faut prévoir le cas où la crainte de manquer de jarret vous
arrêterait au bas de la montée: alors vous choisiriez un maître qui,
ayant compris vos signes, viendrait vous chercher, vous prendrait par la
main, vous ferait gravir sans fatigue la pente abrupte. C'est la méthode
la plus sûre et celle que je vous recommande, sachant que vous préférez
toujours la finesse à la force, et à la violence la ruse.

Les vieux maîtres les plus hirsutes et les plus moroses se laissent
prendre à la pipée avec une facilité dont on n'a pas d'exemple dans un
âge plus tendre. Comme ils ont beaucoup d'ennemis (il suffit de vivre
pour être haï), ils acceptent de tous côtés les secours d'une sympathie
même hautaine, et ils sont souvent reconnaissants, car à leur âge ils
ne craignent plus rien, et un bon sentiment peut, sans péril, leur faire
honneur. Prenez donc un de ces vieillards roulés dans la poussière et
dans les crachats, et protégez-le hardiment. Prononcez son panégyrique
dans une de ces petites revues où votre copie encore humble est bénie
entre toutes les pages, et n'hésitez pas à «remettre à sa place, qui
est la première, ce grand écrivain, victime des rancunes de toute une
génération». Si vous l'avez élu parmi les plus méprisés et les plus
dégradés, le résultat de votre petit travail sera très heureux et très
profitable. Dès votre première jeunesse vous partagerez une gloire,
sans doute équivoque, mais lucrative et en somme honorable, si on s'en
rapporte à l'opinion publique. Cependant, comme de telles accointances,
le profit bien réalisé, peuvent à la longue devenir dangereuses, comme
ce vieil homme de lettres peut, du jour au lendemain, se trouver fort
déprécié au jugement de la foule, votre maîtresse, soit par de tristes
histoires de moeurs, soit par des lâchetés trop malpropres, soit même
par la stupide complaisance qu'il aura montrée à votre égard, soyez
toujours prêt à couper la corde, le jour où votre intérêt l'exigerait
impérieusement. Alors vous parlerez, «la mort dans l'âme,» mais avec
véhémence, et vous verserez sur le vieil hypocrite ce qu'il faut
d'injures pour vous laver vous-même d'une intimité trop connue. Tout ce
qu'il faut, mais sans excès; et vous saurez garder dans cette exécution
la dignité d'un jeune ami à la fois respectueux et affligé. Ainsi vous
aurez montré à la fois l'indépendance de votre jugement et la tendresse
de votre coeur.

                                   VIII

Répandez sur tous vos camarades, tous vos confrères, tous les hommes de
lettres en général, les calomnies les plus turpides et les anecdotes les
plus honteuses. Tâchez de les atteindre dans leurs oeuvres, dans leur
famille, dans leur santé; insinuez le plagiat, le bagne, la syphilis;
vous passerez pour un homme bien renseigné, spirituel, un peu mauvaise
langue, et votre compagnie sera recherchée par les journalistes,--ce
qui est toujours bon, car la célébrité, comme le tonnerre, est faite
de petit échos multipliés qui ricochent et redondent les uns sur les
autres.

Mais, et voici ce qui donne à ce conseil, assez banal, une véritable
valeur: soit que vous parliez à ces mêmes confrères que vous avez
si ingénieusement salis par d'adroites paroles, soit que vous leur
écriviez, changez de ton, faites volter votre cheval tête en queue,
virez lof pour lof, et donnez le change avec tant de candeur que votre
mauvaise foi ne puisse être un instant soupçonnée. Cela est important.
Le poète qui tiendra, signée de votre main, une lettre où, vaincu par
l'évidence, vous confessez son doux génie, refusera toujours de croire
aux vilains propos que ses amis vous attribuent; s'ils insistent, il
les tiendra pour des menteurs et des envieux, se brouillera avec
eux peut-être, et vous aurez toute liberté pour achever un travail
souterrain si utile à vos intérêts. Il n'y a pas très longtemps, un
écrivain qu'un vieux maître venait de dépecer devant moi avec une
dextérité vraiment répugnante me déclama avec exultation une lettre où
cet habile écorcheur lui caressait l'épiderme avec les plumes de paon
les plus subtiles et les plus riantes. Cette aventure me fit réfléchir.

Quand vous remerciez de l'envoi d'un livre, que votre réponse soit
mesurée non à l'intérêt du livre, mais à l'importance de l'auteur. En
principe, le livre que vous venez de recevoir doit toujours être le
meilleur de tous ceux de la même main, et l'auteur toujours en progrès
sur son oeuvre: ceci admis, variez et dosez les compliments selon l'âge,
la réputation, l'influence; vous prendrez votre revanche en causant
librement avec vos amis, et le plaisir que vous éprouverez à émietter
une oeuvre sera d'autant plus grand que cette oeuvre aura plus de
mérites: large et résistante, elle donne mieux prise aux coups de talon,
et on peut danser dessus pendant des nuits entières.

Ne faites jamais de critique littéraire, hormis le cas très particulier
exposé dans mon septième paragraphe. Rien n'est plus dangereux que de
faire imprimer ses opinions; on est le maître de celles que l'on garde
sous clef, dans sa tête; on est l'esclave de celles auxquelles on a
ouvert la porte. Si par hasard, ce que je ne crois pas, vous teniez à
vous mêler à quelque grand débat littéraire, usez de voie détournée et
prenez pour prétexte la peinture; les peintres peuvent supporter les
critiques les plus absurdes, car ils ne répondent pas et il est facile,
en visant un artiste, de blesser grièvement un littérateur qui avoue les
mêmes principes que lui. Ce jeu a réussi, mais il est dangereux. Je ne
vous conseillerai pas davantage d'obéir sans mûre réflexion à
l'insinuation de Jonathan Swift: «... Que votre premier essai soit un
coup d'éclat dans le genre du libelle, du pamphlet ou de la satire.
Jetez-moi bas une vingtaine de réputations et la vôtre grandira
infailliblement...» Sans doute, si le coup est vraiment un «coup
d'éclat», mais qui oserait en répondre? Démolir vingt réputations,
surtout si elles ont été conquises bravement et loyalement, c'est là
pour un jeune écrivain un bonheur trop rare pour qu'une telle tentative
ne comporte pas des risques graves, et vous savez que je suis inflexible
sur la question des risques. On acquiert bien des amis par vingt
déboulonnements exécutés avec soin, mais que de haines! Et si le bronze
résiste, si sa chute n'est pas immédiate et foudroyante, il peut
s'animer et vous faire de ses mains froides un terrible collier de
métal. A mon avis, les plus beaux coups en ce genre seront toujours
malheureux, surtout à une époque où l'opinion est si divisée, où il est
si facile de se faire condottière, de recruter un parti et une armée.
Comme je vous l'ai dit, attaquez plutôt par des paroles, que vous pouvez
toujours renier.

La seconde partie du conseil de Swift me semble au contraire très
recommandable et franchement je l'approuve de prohiber la louange.
Cela est mauvais: ceux que vous louez de votre mieux, en illuminant les
parties belles, en ménageant les ombres, se trouvent toujours estimés
au-dessous de leur valeur, et quand même vous eussiez monté le ton
du panégyrique jusqu'à l'hyperbole et jusqu'au ridicule, ils ne vous
pardonneront jamais, à moins d'avoir la candeur du génie où la fraîcheur
des âmes généreuses, le signe d'amitié que vous faites à leurs voisins;
quant à ceux que vous auriez tus, ils vous rendraient silence pour
silence, et votre entreprise ne serait nullement profitable.

                                     IX

Quelles que soient votre force, vos armes et votre insolence, vous aurez
besoin de faire partie d'un cénacle ou d'une coterie, comme on a besoin
d'un cercle ou d'un café. En cette occurrence, agissez comme les députés
qui n'ont d'autre opinion que leur ambition, faites-vous inscrire à
tous les groupes, mais fréquentez d'abord le plus redoutable, celui des
Arrivistes. Ayant ainsi des relations contradictoires, vous connaîtrez
de petits secrets qui ne vous seront pas inutiles pour vous pousser dans
le sens de votre véritable intérêt, qui est de capter la confiance des
belligérants afin de les mieux trahir, le moment venu. Sachez seulement
que les Arrivistes sont fort soupçonneux et fort méchants: je les ai
vus, pareils aux loups de Sibérie, manger résolument l'un de leurs amis
tombé dans la neige: ils ont un bon appétit et de belles dents. A la
moindre imprudence, ils se jetteront sur vous et vous dévoreront en
commençant par les parties molles, mais tout y passera jusqu'aux os
et jusqu'aux excréments, et on les admirera sur le boulevard, fiers de
leurs lèvres encore sanglantes. C'est à vous de demeurer solide sur
vos jambes, la main sur votre épée et le visage plat comme une mer
hypocrite. Si quelqu'un des vôtres prenait une attitude arrogante, ou
seulement si, quand vous passez, le public le regardait avec trop de
complaisance, n'hésitez pas à le faire tomber adroitement le nez sur le
pavé et à prendre aussitôt la tête du troupeau, pendant que les autres
s'arrêteront à le frapper et à le mordre: dans la vie, il faut savoir
sacrifier un plaisir immédiat à la réalisation future d'un plus grand
bien.

                                    X

Vous aurez à prendre une attitude touchant les choses de l'amour. Si
vos goûts vous portent vers les femmes, ne faites pas étalage d'une
inclination trop commune pour qu'elle puisse jamais attirer sur
vous l'attention du monde. Apprenez le langage secret et les gestes
maçonniques des invertis, efforcez-vous d'acquérir (cela est difficile)
cette incroyable voix molle et blanche par quoi un de ces êtres se
reconnaît infailliblement dans les concerts humains: cela vous sera
utile, car, outre que ces gens forment une secte très unie et assez
puissante, la singularité d'un tel cynisme doublera votre réputation,
si vous en avez déjà, et, si vous êtes encore inconnu, suffira à vous
mettre en bon rang parmi les curiosités littéraires.

Dans le cas où vous auriez vraiment ce goût à la mode, je vous
conseillerais au contraire une certaine réserve. Un homme soupçonné de
mauvaises moeurs est incontestablement plus estimé qu'un homme convaincu
de mauvaises moeurs; la possibilité d'actes très malpropres excite
l'imagination d'une quantité de personnes retenues seulement par la
prudence ou par la lâcheté; mais, s'il est avéré que les actes ont été
perpétrés, les désirs reculent devant une certitude trop brutale. Je
crois que tel est le mécanisme de ce singulier revirement, et je vous
engage à la prudence. D'ailleurs, il est toujours bon de feindre: ainsi
on ménage sa propre nature et on se réserve, en cas d'accident, la
suprême ressource de la sincérité.


                                    XI

Soyez sans pitié, mais n'en laissez rien paraître. Un louis donné à
propos vous fera passer pour un bon camarade, pour un homme dont il y a
profit à être l'ami. Naturellement, en cas de bataille, tous vos
obligés passeront à l'ennemi, mais vous en serez quitte pour une
dépense modérée, si vous avez besoin de les ramener, car ces gens-là se
contentent de peu. Soyez généreux avec les ivrognes: l'homme retrouve
quelquefois au fond de son verre, comme une peau de raisin, un lambeau
de conscience; en cet état, sa reconnaissance se traduira peut-être par
un de ces mots heureux qui ne nuisent pas aux réputations littéraires.

Souscrivez à toutes les oeuvres de charité qui présentent une chance
de réclame, aux livres de vos confrères pauvres, aux statues de poètes
défunts, mais ayez soin, chaque fois que vous pourrez le faire avec
décence, de refuser la quittance de recouvrement; en beaucoup de
circonstances, car il y a peu d'ordre en ces sortes d'entreprises, cela
passera inaperçu; dans les autres cas, mettez la faute sur le compte
de la poste. J'ai connu un jeune écrivain riche et économe qui, par ce
moyen, tout en gardant les apparences, s'épargnait tous les ans plus
de cent cinquante francs, avec lesquels il achetait une bague à sa
maîtresse.

                                   XII

N'adoptez pas un costume particulier, et si vous laissez reproduire
votre portrait, que cela soit d'après un dessin très beau, mais très
inexact: il y a dans la vie bien des circonstances où il est agréable de
ne pas être reconnu par les imbéciles. Vous aurez encore le plaisir de
tromper le public et de duper les physionomistes.

Pas plus que de costume distinct, vous n'avez besoin d'une religion
définie. Sur ce point, comme généralement sur tous les autres, à moins
que votre intérêt ne vous oblige à choisir, ayez l'opinion moyenne,
l'opinion de tout le monde. Si vous étiez Juif, je vous conseillerais
de fréquenter les chrétiens et de mépriser votre race, de feindre une
conversion imminente afin de profiter des avances et des craintes des
deux partis; aryen, je vous engage au silence et même à l'ignorance:
d'ailleurs, rien n'est plus malséant, dans le monde littéraire, que
d'avouer une conviction religieuse ou métaphysique; instruisez-vous
plutôt de la question des tirages et des passes, devenez une autorité en
cette matière, qui est comme la pierre de touche du véritable écrivain.

La politique vous sera un peu moins indifférente. Soyez socialiste, sans
hésitation. C'est aujourd'hui le seul parti qui puisse, sans ironie,
promettre à un jeune homme, pour ses vieux jours, un siège de sénateur.


                                   XIII

Ne commettez jamais d'indélicatesse sans être absolument sûr de
l'impunité. Si un inconnu vous confie pour le lire un manuscrit où rôde
quelque idée, prenez-la en note, mais ne vous en servez que le jour
où vous serez assez fort pour braver toute réclamation. Ce système est
utile quand il s'agit d'une pièce de théâtre qui souvent ne repose
que sur un mot ou une situation qui feront tout aussi bon effet avec
n'importe quel dialogue.

Quand vous démarquerez un confrère, citez son nom, en passant; ainsi, il
ne peut se plaindre et le public croit que tout l'article est de vous,
moins une phrase, choisie exprès parmi les plus insignifiantes.

N'usez pas de la lettre anonyme; mais gardez soigneusement celles qu'on
vous adressera; les écritures sont souvent mal déguisées, un hasard peut
vous en faire découvrir l'auteur. Collectionnez de même tous les
petits papiers par quoi on peut compromettre quelqu'un et le tenir à sa
discrétion. Plusieurs journalistes ne doivent qu'à cette persévérance la
situation, inexplicable autrement, qu'ils tiennent dans la presse.

Des gens hardis recommandent cette ruse: se faire introduire comme
secrétaire chez un homme influent, et là, tout en acceptant les
ordinaires obédiences: promener les enfants, sortir le chien à l'heure
de son besoin, allumer le feu, aller reporter les parapluies empruntés,
et plusieurs autres besognes qui préparent merveilleusement à la vie
littéraire; là, s'offrir, un jour que le maître est malade, à rédiger
son article, peu à peu en prendre tout à fait l'habitude, et un jour
aller dire la vérité au directeur du journal. J'ai vu tenter l'aventure,
qui ne réussit pas, car c'est le nom et non l'oeuvre qui a de la valeur
pour un journal et pour le public.

Voilà, mon cher ami, les premiers conseils que je vous donne, ou plutôt
les idées que je soumets aux méditations de votre esprit précoce. Jeune,
ambitieux, intelligent, riche, sans préjugés ni scrupules, vous
avez tout ce qu'il faut pour arriver, mais j'espère que cette petite
collection de principes ne sera pas la moindre de vos armes.

Septembre 1896.



                                    II

                   DERNIÈRE CONSÉQUENCE DE L'IDÉALISME

                      Quid videat nescit; sed quod videt, uritur illo.
                                            Ovide, _Métam.,_ III, 430.



                             _INTRODUCTION_


Ayant eu, ces derniers temps, quelques doutes sur la valeur, non point
philosophique, mais morale et sociale, de l'idéalisme, je ne pus, malgré
des méditations assidues, triompher de mes hésitations par la méthode
de la logique directe. Et bien au contraire; poussée à son extrême,
la théorie idéaliste aboutissait, en mes déductions, pratiquement, au
néronisme ou au fakirisme, selon qu'elle évolue en des intelligences
actives ou en des intelligences passives; socialement (comme je l'ai
noté antérieurement)[69], au despotisme ou à l'anarchie[70].

[Note 69: V. L'Idéalisme, pp. 16-17.]

[Note 70: On saura ce que pourrait être le fakirisme-anarchie en
lisant un singulier conte de M. Marcel Schwob, _l'Ile de la liberté
(Echo de Paris_, juillet 1892).]

Or, sans être pourtant le disciple de la prudence philosophique qui,
arrivée au croisement de deux routes, s'assied et se demande: vers
quel point cardinal reprendrai-je ma promenade, quand je me serai bien
reposée? je me suis assis, comme elle, au croisement des deux routes,
et, ayant réfléchi, je résolus de ne suivre aucune des routes frayées,
et de m'en aller à travers champs.

En somme, tout en ne répugnant ni à l'une, ni à l'autre des deux
conséquences que j'ai dites,--car elles pouvaient être nécessaires et
inéluctables--j'ai songé que peut-être elles n'étaient ni nécessaires,
ni inéluctables, soit en métaphysique, soit en politique, soit
relativement à notre conduite privée dans la vie, lorsque, mus par
l'absurde besoin de logique qui nous tyrannise, nous souhaitons de
mettre notre vie d'accord avec nos principes.

(Il serait si simple de mettre nos principes d'accord avec notre vie.)

On trouvera peut-être, malgré mes affirmations, que je me contredis;
mais les jugements, quoique j'aie besoin, autant que nul autre, de la
sympathie humaine, me troublent peu. D'ailleurs, aller tout droit, comme
une balle (tout droit, ou selon la trajectoire prévue), dans la droite
voie de la logique, est plutôt le fait des esprits simples,--je ne
dirai pas médiocres, ce qui serait bien différent. Aucun des grands
philosophes allemands[71] n'a été purement logique: ni Kant, bifurquant
vers la raison pratique, ni Fichte, prônant le patriotisme[72], ni
Schopenhauer dont le pessimisme s'abreuve d'illusoires antidotes; et
Jésus, lui-même, parlant comme Dieu, s'est contredit sciemment, puisque,
après le «Mon royaume n'est pas de ce monde», il profère le «Rendez
à César...» Logiquement, il devrait dire: «J'ignore tout, hormis mon
royaume, qui n'est pas de ce monde, et César comme le reste». Mais en
prononçant cette négation: «pas de ce monde,» il affirmait «ce
monde», et il dut songer aux relations qu'avec «ce monde» devaient
nécessairement avoir ses disciples, les hommes de bonne volonté.

[Note 71: Ni des Français. Malebranche, étant oratorien, se croyait
chrétien et ne l'était que de coeur. Sa philosophie mène au fakirisme.]

[Note 72: _Discours à la nation allemande._]

Revenons à la pathologie de l'idéalisme.

Négligeant provisoirement les conséquences sociales d'une doctrine qui,
d'ailleurs, est impopulaire, je ne veux alléguer qu'un néronisme
de dilettante et qu'un fakirisme de bonne compagnie; et même, pour
simplifier l'enquête, laissons encore de côté le pseudo-fakirisme.
Il nous suffira d'avoir à faire la critique du néronisme mental, plus
clairement appelé le narcissisme.

Narcisse,

    Quid videat nescit; sed quod videt, uritur illo,

et, ne connaissant que soi, il s'ignore lui-même: Ovide, sans le savoir,
a mis bien de la philosophie dans les quinze syllabes de son vers
élégant[73].

[Note 73: Les symboles, souvent, demeurent clos pendant des siècles; ils
sont la fontaine scellée ou le _hortus conclusus_. On passe devant la
source dormante sans même désirer y boire une gorgée d'eau pure; et
devant le jardin muré, sans l'envie de franchir le mur et de cueillir
même une toute petite rose au mystérieux rosier. (Un conte, qui détient
bien d'autres secrets, la _Belle et la Bête_, m'a fait comprendre cela
et je l'expliquerai un jour, avec plusieurs choses, si j'en suis
capable.) En un temps où il n'était pas à la mode d'aller boire à la
fontaine de Narcisse, l'abbé Banier disait, en commentant Ovide:
«L'histoire de Narcisse, si bien écrite par notre poète, est un de ces
faits singuliers qui ne nous apprennent rien d'important».]

Mais il faut reprendre les choses de plus haut et redire, hélas! afin
d'être clair, des choses mille fois déjà redites. C'est une éternelle
nécessité: les hommes sont si crédules à la négation que la vérité
leur semble un conte de fées, et que tous vivent, les réprouvés dans
l'obscure forêt de l'indifférence, les privilégiés dans l'obscure forêt
du doute:

    Nel mezzo del camino di nostra vita Mi ritrovai in una selva
    oscura Che la diritta via era smarrita[74].

[Note 74: Dante, _Inf._, I, 1-3.]



                            _CHAPITRE PREMIER_

                           HOMUNCULUS-HYPOTHÈSE


Il est bien entendu que le monde n'est pour moi qu'une représentation
mentale, une hypothèse que je pose[75], nécessairement[76], quand la
sensation éveille ma conscience: l'objet n'est perçu par moi que comme
partie de moi; je ne puis concevoir son existence en soi: il n'a de
valeur pour moi que s'il vient graviter autour de l'aimant qu'est ma
pensée; je ne lui accorde qu'une vie objective, précaire et limitée par
mes besoins d'hypothèse[77].

[Note 75: Fichte, _Théorie de la Science_.]

[Note 76: Cette nécessité n'est pas absolue. En tel état physiologique ou
psychique, la douleur n'est pas perçue; dans le sommeil, l'extase, etc.,
le monde extérieur est nié. Secondement, cette hypothèse peut être créée
_a priori_: fausses sensations ou hallucinations. Le «nécessairement»
est cependant la condition de toute vie de relation; il est supposable
jusqu'à preuve du contraire.]

[Note 77: La perception est toujours _critique_, en ce sens qu'elle est
relative non seulement à mes facultés perceptives absolues, mais aussi à
mes _desiderata_ actuels: elle est influencée par le désir, par la
crainte; elle est modifiée par mes tendances actives ou même virtuelles:
je ne perçois pas un tableau de Botticelli aujourd'hui comme il y a dix
ans, et je commence sans doute aujourd'hui, à le percevoir comme je le
percevrai dans dix ans. Les goûts changent, et d'un jour à l'autre;
appliquée à l'amour, cette insinuation paraîtra très claire.]

Ceci admis, et constatée d'abord (malgré la contradiction des termes) la
subjectivité de l'objet, je songe à pousser plus loin l'analyse.

Laissant le moi qui m'est connu (au moins par définition), je veux,
pour m'instruire et savoir comment et par quoi je suis limité, étudier
l'objet c'est-à-dire l'hypothèse du monde extérieur; l'objet se mêle à
moi, mais à la manière de l'eau qui entre dans le vin, en le modifiant,
et une telle modification ou même moins négative, ou même positive, ne
peut me laisser indifférent.

Je suis donc limité, ou modifié,--et j'admets encore _à priori_ cette
limitation, sans toutefois préjuger si elle m'est imposée ou si je
me l'impose moi-même par une loi de mon organisme psychique; j'admets
l'objet ou monde extérieur; j'admets que, inexistant et projeté hors
de moi par moi, il soit néanmoins la cause hypothétique de ma
conscience,--bien que lui-même causé par ma conscience; j'admets cela,
car Homunculus, créé dans ma cornue, surgit et me tient tête;--et il
parle!

En effet, en décomposant l'objet, selon le plan de mon analyse, j'ai
trouvé qu'il se différencie selon deux modes, deux illusions, mais que
différentes! l'objet qui ne me résiste pas et l'objet qui me résiste,
l'objet esclave et l'objet contradictoire, l'objet signe et l'objet
pensée:--l'homme, l'homme effrayant, l'homme qui m'épouvante, parce
qu'il me ressemble.

Je me connais et je m'affirme; je suis, car je me pense, et le monde
extérieur où je rencontre ce frère n'est autre chose, je le sais, que
ma pensée même hypothétiquement extériorisée. Mais si ce frère gravite
autour de mon aimant, particule de mon désir, moi aussi, particule de
son désir, je gravite autour de _son_ aimant; le monde dont il fait
partie n'existe qu'en moi; mais le monde dont je fais partie n'existe
qu'en lui,--et, relativement à sa pensée, je dépends de sa pensée: il
me crée et il m'annihile, il me conçoit et il me nie, il m'écrit et il
m'efface, il m'illumine et il m'enténèbre.

Je suis lui: Homunculus-Hypothèse grandit et m'écrase, car s'il n'est
rien que ma pensée, quand je le pense,--il est tout quand il se pense
lui-même, et je n'existe plus qu'avec son consentement.

Me voilà donc limité par mon hypothèse, c'està-dire par moi-même, et
je reconnais, cette fois indubitablement, que je ne puis pas ne pas me
limiter, car, dès que je pense, je pose l'hypothèse de la pensée. Me
voilà donc limité par ma propre pensée, et plus je pense plus je me
limite, plus je crée d'obstacles au développement de mon primordial
absolutisme; devenue pareille à l'oeil à facettes d'une mouche,
ma pensée multiplie les ennemis de son unité et j'ai devant moi la
formidable armée des Autres. Mais que l'ennemi soit un ou multiple, il
gêne également ma liberté, et, m'ayant forcé à le concevoir, il me force
à «entrer en pourparlers» avec lui.

A condition qu'il ne me nie pas, j'admettrai, autant que je puis
le faire, autant que me le permet ma nature, son existence
hypothétique,--et nécessairement s'il me rend la pareille. Ce
n'est, après tout, qu'un échange de bons procédés et de réciproques
concessions. Au lieu de la guerre, je propose la paix; je laisse la vie
à celui qui me la laisse,--et à celui qui m'a retiré de l'abîme et qui
en m'en retirant y est tombé lui-même, je jette à mon tour la corde du
salut. Nouveaux Dioscures, nous vivrons chacun notre jour, nos nuits ne
seront que de périodiques instants et nous y jouirons des magnifiques
alternatives de la lumière et de l'ombre:

  ...Fratrem Pollux alterna morte redemit[78].

[Note 78: Virg., _Æn._, VI, 121.]

Et voici comment raisonne Pollux:

«L'arbre n'existe que parce que je le pense; pour la pensée hypothétique
que je pressens et que je veux bien admettre, douloureusement, au-delà
de mon domaine, je suis une sorte d'arbre et je n'existe qu'autant que
cette pensée me pense...»

Il se reprend:

«Pourtant, je suis,--et absolument[79]!»

[Note 79: Dans le sens de Fichte, que le moi est virtuellement toute
réalité,--toujours jusqu'à preuve du contraire.]

Il réfléchit et continue:

«Oui, mais Homunculus ne dit pas autre chose de lui-même; il dit, lui
aussi: Je suis,--et absolument. Or, si j'admets mon affirmation, je dois
admettre la sienne, mais deux absolus sont contradictoires; ils se nient
en s'affirmant; ils s'affirment en se niant.

»Pour être pensé, il faut donc que je me nie moi-même,--mais je
retrouverai dans l'autre pensée l'image de ma propre négation renversée
et redevenue positive: je vis et je suis en celui qui me pense».

Voilà pourquoi Pollux partagea son immortalité avec son frère mortel.


                           _CHAPITRE DEUXIÈME_

                             VIE DE RELATION


La métaphysique pose des axiomes, l'expérience les vérifie; si elle n'en
a pas le droit, elle le prend.

L'Intelligence absolue pense dans la solitude absolue de l'Infini, et
sa pensée oeuvre la tapisserie que nous sommes--à l'envers--: hommes,
bêtes, plantes, pierres. Elle a son moteur en soi; elle part d'un point
du cercle pour revenir au même point du cercle, et ce simple mouvement,
toujours le même, est infiniment fécond.

Pour l'intelligence limitée, les conditions de la pensée sont toutes
différentes; elle a besoin de l'excitation du choc extérieur. Réduite
à soi, c'est le prisonnier au secret. Dans ce cas, la pensée se résorbe
et, ne vivant plus qu'autosubstantiellement, se dévore elle-même et se
résout en la non-pensée[80]. La pensée d'autrui est le miroir même de
Narcisse, et sans lequel il serait ignoré éternellement. Il s'aime,
parce qu'il s'est vu; on se voit dans un miroir, dans des yeux, dans le
lac de la pensée extérieure. Tel Narcisse intellectuel, contenté par un
auditoire composé d'une femme qui fait semblant d'écouter, s'épandrait
moins s'il n'avait pour confidents que les arbres de la forêt, ou
Mnémosyme, plâtre pourtant indulgent. Mais, à défaut de l'objet-pensée,
Narcisse s'amuse encore à interpeller la patience muette des rochers et
la bruissante sympathie des arbres; il écoute, il a créé Echo. Echo est
la pensée en laquelle il peut vivre: il la nie et il meurt[81].

[Note 80: Telle est la signification symbolique de l'histoire d'Hugolin.
Prisonnier, séparé de la source de l'activité mentale, il dévore ses
enfants,--c'est-à-dire qu'il se dévore lui-même, qu'il dévore ses
propres pensées. Pour cela, il est châtié éternellement, car il a voulu
nier, par orgueil, les conditions même, de la vie de relation, telles
qu'elles nous sont imposées; il avait obéi aux propres suggestions de
ses enfants, de ses pensées, de son égoïsme, et l'égoïsme eut plus de
puissance que l'amour,--«et la faim eut plus de puissance que la
douleur.
                              _Poscia, più che'l dolor pote'l digiuno_
                                            DANTE, _Inf.,_ XXXIII, 75.]

[Note 81: Et devenu fleur, si nous attendons jusque-là,
oeillet-Notre-Dame [a] ou porion [b]--il faut que la fleur soit
cueillie. Nous l'entremêlerons à l'hyacinthe, au lys, au lychnis, au
lierre, et nous en couronnerons nos amies à l'heure de nos festins
métaphysiques [c]:

           _Hederae Narcissique ter circumvoluto circulo
           Tortilium coronarum..._

Et nous jouerons à les orner d'inédites et touchantes grâces.

_--Tu vero admodum variam e floribus coronam gestabis mollissimam,
suavissimam._

_--Summe Jupiter, illam habentem, quis osculabitur_

Oui, qui baisera sur la bouche la reine du jeu?]

[Note a: Commentaires de Philostrate, _Tableaux_ (Paris, 1620,
in-folio).]

[Note b: Commentaires d'Athénée, _Deipnosoph_. (Paris, 1598, in-folio).]

[Note c: Citation d'Athénée, édit. gr. lat. (_Ibid._)]
]

Le Narcisse raisonnable et logique ne s'inquiéterait même pas des
reflets qui dorment dans les sources. A l'écart de tout, en une solitude
rigoureuse et farouche, il soignerait, jaloux et silencieux, la fleur
précieuse de son jardinet, trop précieuse pour l'oeil d'autrui. Tels
peut-être les solitaires de jadis? Non, car ils ne cultivaient leur moi
que pour l'arracher, attendant que la plante fût devenue assez solide
pour donner prise aux mains du renoncement[82]. Illogique, il convie
autrui à visiter ses plates-bandes et ses serres, car, horticulteur à la
mode, et non plus pauvre jardinier, il exhibe d'alléchantes collections
d'azalées et de phénoménales orchidées, images provignées de son
orgueil. Lui seul est le grand horticulteur, mais sa propre affirmation
défaille si les autres ne la confirment.

[Note 82: Le solitaire, même seul, n'était pas toujours seul. Parfois il
entendait «la voix qui parle aux solitaires». (HELLO, _Physionomies de
Saints_, p. 423.)]

Nietzsche, le négrier de l'idéalisme, le prototype du néronisme mental,
réserve, après toutes les destructions, une caste d'esclaves sur
laquelle le moi du génie peut se prouver sa propre existence en exerçant
d'ingénieuses cruautés. Lui aussi veut qu'on le connaisse et que l'on
approuve sa gloire d'être Frédéric Nietzsche,--et Nietzsche a raison[83].

[Note 83: L'auteur ne change rien à ce paragraphe où apparaît son
ignorance d'alors touchant Nietzsche. Mais cette ignorance même est
bonne à constater, à cause du parallélisme de certaines idées. Plus d'un
esprit libre et logique de ce temps a relu dans Nietzsche telle de ses
pensées.]

L'homme le plus humble a besoin de gloire: il a besoin de la gloire
adéquate à sa médiocrité. L'homme de génie a besoin de gloire; il a
besoin de la gloire adéquate à son génie[84]. Quel poète et qui donc
serait content de la seule couronne qu'il se poserait lui-même sur la
tête, comme Charles-Quint? L'empereur ne se couronna pas dans l'ombre de
son oratoire; il se couronna devant toute la terre et devant les princes
de toute la terre, disant ainsi que, premier juge de sa propre gloire,
il n'en était que le premier juge, et non pas le seul.

[Note 84: Hello a écrit sur une idée voisine de ceci des pages fort
belles (_De la Charité intellectuelle_ dans _les Plateaux de la
Balance_).]

Pensé par les autres, le moi acquiert une concience nouvelle et plus
forte, et multipliée selon son identité essentielle.

Multiplier une rose, cela fait un jardin de roses; multiplier une ortie,
cela fait un champ d'orties.

Car la déviation de l'idéalisme, telle que je la conçois, ne va pas, et
tout au contraire, à ratifier la baroque loi du nombre, qui se base
sur de fabuleuses additions où sont ensemble comptés les roses et les
orties, les rats et les zèbres. La pensée s'individualise différemment;
il n'y a pas deux individus identiques; les miroirs sont bons ou
mauvais,--et encore le miroir n'absorbe et ne réfléchit qu'une manière
d'être et non l'être en soi. L'être en soi est inviolable, mais il
faut qu'il subisse des tentatives de viol pour apprendre qu'il est
inviolable.

Le Stylite vit tout seul sur sa colonne, mais il a besoin de la foule
des pèlerins qui se presse au pied de sa colonne; il a besoin de la
salutation de Théodose; il a besoin de la vaine flèche de Théodoric.

Sans la pensée qui le pense, le Stylite n'est qu'un palmier dans le
désert.

Février 1894.


                                    III

                         LE PRINCIPE DE LA CHARITÉ


Le principe d'un acte, ou sa cause génératrice et maîtresse, importe
plus que l'acte lui-même, car c'est par son principe que l'acte acquiert
son degré de valeur esthétique, c'est-à-dire morale. Réduit au mécanisme
physique, l'acte est indifférent: c'est l'extériorisation d'une force et
rien de plus. Que l'effort des muscles se résolve en un sauvetage ou en
un meurtre, les deux actes sont les mêmes, et pour les différencier il
faut avoir compris leur principe initial; mais ce principe peut être
commun, avidité, vanité, obéissance, courage:--et un meurtre apparaîtra
vêtu de toute la sanglante beauté du désintéressement, et un sauvetage
sali de toute la vase du fleuve et de toute la boue de la récompense.
Que, les principes déterminés, le châtiment intervienne et efface le
crime; que la récompense, aussi sûrement, efface l'oeuvre qui la motiva,
et l'on retrouve l'état d'indifférence qui est l'état normal de
l'acte et qui sera l'état même de l'Activité le jour où tous les actes
possibles auront été accomplis. Il faut donc, si l'on veut absolument
juger, ce qui est un jeu défendu, mais bien humain, juger non les actes
qui ne sont que des mouvements et dont la direction peut être à chaque
instant déviée par des causes secondaires ou postérieures, mais les
pré-actes les actes en puissance, les actes au moment même où ils vont
être déterminés par le principe initial; il faut juger le principe même
et non le fait, et, ici, chercher quel est le principe qui peut conférer
à un acte la qualité d'acte de charité, en opposition avec la foule des
actions ainsi qualifiées d'ordinaire, mais indûment.

                                     I

La vie, qui est un acte de foi, puisque l'homme est incapable de
vérifier les notions sur lesquelles s'appuie son existence même
quotidienne, est aussi un acte de charité puisqu'elle est un échange
perpétuel de notions et de sentiments entre les hommes et entre l'homme
et le reste de la nature. Parmi ce torrent d'effluves, les actions
communément appelées charitables ne sont qu'un tout petit souffle, et
souvent de vanité,--mais qui siffle comme un jet de vapeur, afin de
capter l'attention et la sensibilité des âmes. Ces actions n'ont que
le mérite d'être conscientes; elles le sont jusqu'à l'ostentation et
jusqu'au mensonge, car elles arrivent à faire croire qu'elles ont seules
droit au nom d'actes de charité, alors que leur principe les range parmi
les plus ordinaires gestes du commerce.

Les actes charitables ne sont le plus souvent que des actes commerciaux,
vente, achat, échange: gagner le ciel, gagner l'estime générale, gagner
sa propre estime, gagner le repos de sa conscience; acheter une joie;
se défaire d'un remords; échange d'une monnaie contre une bénédiction;
achat d'une chance favorable, d'un avantage, encore que problématique,
d'un bonheur, encore qu'illusoire. Tous ces actes obéissent au principe
du gain, atténué çà et là par le principe du plaisir. Ce dernier
principe est seul en cause quand la charité, acte d'amour ou acte de
pitié, prend un caractère noblement égoïste et conforme à la destinée
de l'homme, qui est de s'affermir dans sa vie et de s'affirmer dans
l'exercice des sentiments qui lui font éprouver fortement la joie de la
supériorité personnelle. Par les actes d'amour et de pitié qui souvent
se confondent (surtout chez les femmes, et c'est un socle où elles
haussent délicieusement), l'homme conquiert la sensation de se grandir
et même de devenir unique; créateurs d'allégresses vraiment divines, ces
actes ont les mêmes effets que la douleur: ils différencient puissamment
celui qui les accomplit avec pureté; ils le dressent sur la colonne du
Stylite d'où les cailloux du désert ne sont que des grains de sable,
d'où le sable se ride et rit avec des fraîcheurs d'eau. Mais là
encore, et puisque l'expérience d'un tel résultat peut s'acquérir,
le désintéressement n'est pas absolu; la conscience du but n'est
pas toujours ni tout à fait absente et, quoique rien de social ou de
pratique ne souille de tels actes (ils peuvent être, cela est toujours
sous-entendu, socialement criminels), c'est encore plus loin qu'il nous
faut chercher le principe de la charité parfaite.

Le principe de la charité est le don gratuit, pur et simple, sans désir,
sans espérance, sans but. La nature et l'humanité la plus voisine de la
nature nous donneraient de cela des exemples si on les devait choisir
inconscients: la charité de la fleur, la charité du châtaignier, la
charité du boeuf, la charité du chien,--la charité du génie, la charité
de la beauté,--la charité de la mer, la charité du soleil,--la charité
de Dieu (dont l'être est indéterminé) qui maintient, selon les lois,
la succession des phénomènes et l'activité de l'intelligence;--mais
la véritable charité est l'acte de l'homme conscient qui vit selon sa
propre personnalité et d'après les règles de sa logique intérieure et
individuelle. Cet homme donne ce qu'il a et donne ce qu'il est. Pour
fleurir, il n'emprunte pas, chardon, la sève du lys, il n'est ni le
lierre ni le miroir: il ne plante pas ses griffes dans la tige plus
forte d'autres intelligences, ni ne vole la grâce d'autres âmes; herbe
ou métal ou créature vivante, il n'offre à la frairie des êtres et
des choses que l'opulence naturelle d'un généreux égoïsme, conforme au
rythme, adéquat aux gestes divins.

La plus grande charité est donc de vivre et de consentir à être dans la
prairie une tache d'ocre ou de laque et de borner son rôle aux relations
qu'une nuance doit avoir avec les autres nuances. Mais pour vivre il
ne suffit pas d'exister; il faut avoir la conscience de sa vie et de sa
couleur et de son jeu et, cette triple conscience acquise, maintenir la
succession de ses phénomènes et l'activité de son intelligence: en cela,
l'homme est dieu et son propre Dieu, et, devenu son propre Dieu, il
atteint le sommet suprême de la charité, qui est l'amour de soi-même en
quoi est impliqué le don de soi-même.

Aimer, c'est donner; s'aimer, c'est se donner: ainsi par le raisonnement
le plus simple on identifie, à l'infini, l'amour et l'égoïsme, le moi et
le non-moi, dans la conscience de se sentir indéterminé: l'égoïsme pense
l'amour, et, pensé l'amour, se vivifie et s'épand en ondes sur le monde.
Ces ondes, comme celles que dessine sur l'eau une pluie de pierres,
s'entrelacent sans se confondre et sans briser leurs cercles qu'un
mouvement sûr extend, à partir du point de chute, jusqu'à une limite
inconnue. Parmi l'harmonie de tant d'ondulations invincibles, les actes
de la charité commerciale viennent crever comme la bulle d'air revomie
par une grenouille.

                                    II

Ce que l'on nomme la vie de relation participe donc en plusieurs de ses
mouvements à la charité la plus haute, mais cette vérité ne sera pas
plus amplement démontrée, car les choses ayant deux faces et les mots
leurs exigences, on attend sans doute un examen bref des faits les plus
conformes à la définition des lexiques et que l'on revienne, pour ne
pas contrarier plus longtemps le commun des habitudes cérébrales, à
l'analyse des actes pratiqués et monopolisés par des «coeurs utiles».

L'idée que la charité doit être utile est presque nouvelle; elle date
sans doute de saint Vincent de Paul, ou du moins l'on s'accorde à
faire honneur de cette invention curieuse au célèbre philanthrope,
au Parmentier des petits enfants. Avant lui, la charité n'était qu'un
rachat de personnelles fautes; elle gardait son caractère égoïste et
digne de prodigalité; elle était vraiment, le plus souvent, un don sans
conditions, sans but que d'être un don; elle était un sacrifice; elle
avait la grâce et la pureté de l'oubli: elle ne suivait pas son argent
des yeux. Aujourd'hui l'on va jusqu'à produire, presque en justice, le
reçu du Pauvre, avec timbre de quittance. On fait un placement de vanité
ou de peur. Le carnet à souche de l'aumônière est devenu un bouclier
contre les jets de boue, et quand il est périmé on en fait de la pâte à
papier d'affiches. La charité est devenue une des formes de la réclame:
savoir piper l'argent miséricordieux et le répartir entre les plus
adroits hurleurs est un talent apprécié chez les journalistes, qui
envient un métier si généreusement productif et chez les petits
bourgeois qui ont le respect de la comptabilité, de l'ordre, de
l'économie et qui donnent, non au pauvre qui passe, mais à l'indigent
certifié par un numéro d'agenda.

Mais qu'elle serve, sycophante, les intérêts d'un audacieux philanthrope
ou qu'elle soit l'assurance contre la grêle signée par un trembleur
innocent, la charité perd également tous ses caractères essentiels: en
d'autres circonstances, elle n'en garde que peu et c'est, par exemple,
singulièrement la diminuer en beauté que de la faire descendre au rang
de rouage social, moteur d'ordre humain, complice des tyrannies de la
civilisation. On a dit que l'aumône était l'une des insultes du riche
envers le pauvre. Presque toujours: parce qu'elle n'est presque jamais
le don gratuit. On achète, pour quelques argents, le silence et la
sagesse du pauvre; mais l'aumône qui ne demanderait rien en échange,
l'aumône d'un verre d'eau-de-vie à un ivrogne, serait-ce vraiment une
insulte? Il est affreux de conduire chez le boulanger la triste créature
qui tend la main; la voilà l'insulte, et impardonnable, l'insulte d'une
charité méprisante qui limite le besoin pour limiter le don. Et que
savez-vous si ce pauvre n'a pas besoin d'une fleur ou d'une femme? Le
pain que vous lui offrez, il ne devrait le manger que trempé dans le
sang amer de vos veines rompues. La charité qui limite et qui choisit
est cruelle et dérisoire; si l'on y mêle la notion du devoir, elle
s'ironise encore et s'aggrave, et se déshonorerait, si c'était possible.

Peut-on déshonorer la charité?

Villiers de l'Isle-Adam, d'un obscène mendiant, disait qu'il déshonorait
la pauvreté. C'est aller loin. Si des pauvres sont abjects ils ne
déshonorent qu'eux-mêmes; et la charité est-elle avilie par la
danseuse qui, en un hideux bal de bienfaisance, fait choir un plaisir à
l'humiliation d'un devoir? Les mots collectifs ne sont pas responsables
des unités qu'ils signifient: élevés au rang d'idées, ils ne peuvent
être amoindris par la trahison d'un fait.

Qui peut déshonorer la joie?

Mais la charité est une joie à laquelle, comme à toutes les joies, il
faut un peu d'hypocrisie, le demi-jour, le pas de nom, l'acte d'homme
pur et simple, comme la possession d'une femme dont on ne connaîtra que
la surface et qui n'entendra que l'anonyme cri de l'Homme, dans l'ombre
d'une oeuvre secrète.

Février 1896.



                                    IV

                         LA DESTINÉE DES LANGUES


On a publié naguère dans une revue de vulgarisation[85] un article orné
de ce titre brillant: «La Guerre des langues». Malheureusement,
quoique muni d'une érudition toute fraîche et assuré des plus récentes
statistiques, l'auteur, qui est un étranger, n'a pu proférer les
conclusions qui se seraient tout naturellement imposées à un écrivain
français. Il voit la question par le côté extérieur: il est plein de
sympathie, mais il manque, et c'est bien son droit, de cet amour qui
adore jusqu'aux défauts de sa passion et qui veut que l'être unique
triomphe tout entier, même contre tout droit, toute justice et sagesse.
Il y a aussi bien du souci commercial dans ses calculs; souci louable et
que même un poète partagerait, puisque la littérature se vend:--comme

[Note 85: On a supprimé le nom, d'ailleurs insignifiant, qui figurait
dans la première version de cette fantaisie. Peut-être gagnera-t-elle à
être dépouillée de tout caractère polémique.]

les oranges et comme les fleurs; mais on songe que ce directeur d'une
revue française le pourrait être, si son exode avait fourché, d'un
recueil allemand ou d'un magasin anglais, et tel voeu touchant la
simplification de notre orthographe et, en vérité oui! de notre syntaxe,
ne laisse pas que de nous troubler au souvenir, évoqué aussitôt, d'un
célèbre jugement du roi Salomon. _Sit ut est, aut non sit_; ce mot d'un
jésuite prénietzschéen, la plus haute parole échappée à l'instinct de
puissance, doit être rappelé avant toute discussion. Sa clarté dispense
de longs commentaires.

Il est toujours amusant de voir un Tchèque ou un Polonais offrir du
fond de son coeur à un Français de Reims ou de Rouen des moyens délicats
d'améliorer la langue qu'il apprit dans le ventre de sa mère; on passe
sur l'impudence et l'on rit: on aime à rire sur les bords de la Seine et
sur les bords de la Marne. Mais nous avons affaire à un sérieux judaïque
qu'aucune plaisanterie n'écorche, et il nous faudrait peut-être traiter
sérieusement d'un sujet qui semblait réservé jusqu'ici à égayer la fin
des vaines séances académiques.

En voici l'exposé, repris à son commencement:

Jadis, assure-t-on, le français était la langue parlée par le plus grand
nombre d'hommes. Ce jadis est imprécis. Je vois bien, d'après les petits
bonshommes gradués comme des fioles d'officine (dont le démonstrateur
éclaire libéralement l'intellect de ses nombreux lecteurs), je vois
bien, dis-je, que le français est aujourd'hui serré d'assez près par le
japonais et que, bien au-dessus de la française, la fiole russe dresse
sa capsule noire; je vois bien les rapports arithmétiques qu'il y a
entre les chiffres 85, 58 et 40,--mais c'est tout, car il s'agit des
langues humaines, c'est-à-dire de pensée, d'art, de poésie, et non pas
de sucre, de poivre ou de café. Songez qu'il y a presque deux fois plus
de moulins à parole qui broient du russe qu'il n'y en a d'abonnés à
moudre du français! Et quoi? Il y a encore bien plus de moulins chinois:
il y en a trois ou quatre cent millions. La statistique est l'art de
dépouiller les chiffres de toute la réalité qu'ils contiennent. Un
égale un, parfois; le plus souvent 1 = _x_. L'auteur, qui est israélite,
devrait se souvenir qu'une petite tribu de Bédouins a imposé sa religion
au monde entier. Le grec classique n'a jamais été parlé à la fois par un
peuple plus nombreux que les Suisses ou les Danois.

Mais le grec serait mort et sa littérature aurait péri sans la puissance
byzantine; et c'est le javelot romain qui planta le latin dans l'Europe
occidentale. La destinée d'une langue est déterminée par deux causes,
l'une intime et l'autre d'action extérieure, l'une toute littéraire et
l'autre toute politique. Cette seconde cause est la plus forte; elle
peut anéantir la première; mais si elle s'y ajoute, au lieu de la
contrarier, elle peut acquérir une puissance indestructible. L'avenir
sera ce qu'il lui plaira; ce qui est hors de notre influence et de notre
raison ne doit pas nous intéresser fortement. Cependant il est évident
que la langue de l'Europe future sera la langue du vainqueur de
l'Europe; et s'il est probable que la Russie soit la Rome de demain, il
est probable que le russe soit le latin des prochains siècles. Le rôle
de la France, avilie par des gouvernements indignes, étant désormais
purement littéraire (à moins d'un improbable réveil), la question qui
peut amuser est celle-ci: dans quelle proportion, à côté de la langue du
vainqueur, les langues des vaincus futurs peuvent-elles espérer de vivre
littérairement?

C'est-à-dire à l'état de langues mortes, de langues de parade ou de
cénacles. Car la vie et l'unité d'une langue sont intimement liées à
la vie et à l'unité politiques d'un peuple. L'histoire de la langue
française l'a montré clairement, quoique à rebours, et l'évolution de
l'espagnol dans l'Amérique du Sud sera prochainement un argument pour
cette thèse, qui n'est pas d'ailleurs contestable. Les états de l'Europe
vaincue, en perdant leur autonomie, verront leurs langues se fractionner
rapidement en une quantité de dialectes dont la différenciation sera
croissante. Ou, pour mieux dire, les dialectes de France, par exemple,
qui sont encore vivants et fort nombreux, n'étant plus dominés par
un parler commun qui les régisse et les coordonne, deviendront de
véritables petites langues particulières aussi différentes entre elles
que le wallon et le provençal, le picard et le portugais. Les Français
de Lyon ne comprendront plus ceux de Nantes, ni ceux de Paris ceux de
Rennes. Il y aura des années et peut-être des siècles de grand trouble,
une anarchie linguistique analogue à la grande anarchie qui suivit la
destruction politique de l'empire romain. Mais les hommes, et c'est leur
fin, sont ingénieux à tourner les obstacles que la nature leur impose.
Ayant besoin d'une langue d'échange, ils accepteront sans aucun doute
celle du vainqueur. Ces acceptations, dont il y a tant d'exemples dans
l'histoire, semblent inexplicables parce qu'on les croit bénévoles.
Mais si l'on réfléchit que les fonctions publiques, l'influence et la
richesse ne sont plus abordables pour les vaincus qu'au moyen de la
langue du vainqueur, qui est le bac ou le pont joignant les deux rives
du fleuve, les apostasies linguistiques apparaissent au contraire
absolument conformes à ce que l'on doit entendre de la nature humaine,
toujours inclinée du côté du bonheur sensible.

Cependant les Barbares n'imposèrent pas leurs langues au monde romain;
le latin, que les Vandales avaient respecté en Afrique, ne céda que
beaucoup plus tard à l'invasion arabe. Il faut sans doute tenir compte,
dans l'examen de ces faits contradictoires, soit de l'intelligence,
soit du caractère du vainqueur. Pourquoi le latin qui avait résisté aux
Vandales ne put-il résister aux Arabes? Sans doute parce que, malgré que
leur nom ait acquis une mauvaise odeur, les Vandales, d'une race douce
et intelligente, plus sensuelle que vaniteuse, furent vite amollis
et amusés par une civilisation dont tous les éléments n'étaient pas
étrangers à leur mentalité. Mais aucun contact ni de sentiment ni
d'intelligence ne fut possible entre l'Arabe et le Romano-Vandale; les
vainqueurs exercèrent tous leurs droits et même celui du massacre.

Le caractère orgueilleux des Romains avait eu le même résultat que
la stupidité des Arabes. Pas plus que l'Anglais ou le Français
d'aujourd'hui, ils ne voulurent considérer comme un outil respectable la
langue des vaincus; les soldats de César ne songèrent pas plus à parler
gaulois que mexicain les compagnons de Cortez. Chose singulière, Cortez
avait trouvé un interprète au seuil de l'empire mystérieux qu'il allait
dompter en quelques semaines; César en trouva autant qu'il y avait de
dialectes en Gaule: il y a des hommes pour qui les défenses de la
nature deviennent des complices. Mais le futur vainqueur de l'Europe
rencontrera, non des dialectes sans intensité, mais les langues robustes
et résistantes, appuyées sur des littératures anciennes, respectées,
vivaces, sur des traditions administratives, sur la foi populaire qui,
en certains pays d'Europe, identifie avec beaucoup de raison la
langue, la race et la patrie politique. Dans ces luttes suprêmes,
les littératures seront encore une force; quand les armées auront été
anéanties, au-dessus des mâles égorgés les femmes se dresseront pleines
d'imprécations et de gémissements où la langue des vaincus affirmera sa
volonté de vivre, même pour la souffrance et pour le désespoir, et les
enfants oublieront difficilement le son des syllabes qui auront, autant
que les larmes, autant que les sanglots, pleuré leurs pères. Mais la
vie, plus forte que les sentiments particuliers, est aussi plus forte
que les sentiments nationaux. Les langues de l'Europe périront toutes,
malgré ce qu'elles contiennent de beauté et d'humanité; elles périront
toutes selon la tradition orale: si l'une ou deux ou trois d'entre elles
doivent échapper à la mort intégrale et vivre, un peu, comme vivent
encore un peu, aujourd'hui, le latin et, beaucoup moins, le grec ou
l'ancien français,--lesquelles?

Si l'on suppose que le vainqueur de l'Europe et du monde sera le peuple
russe, il faut d'abord éliminer toutes les autres langues slaves, qui
seront les premières détruites. Aucune d'elles, d'ailleurs, ne possède
une littérature qui puisse ou retarder ou même faire regretter beaucoup
leur disparition; on peut dès maintenant les considérer comme des
phénomènes passagers, et avec un peu d'application déterminer, à un
siècle près, tout cataclysme écarté, la date de l'extinction totale.
Ceci admis, on appliquera le même raisonnement aux parlers scandinaves
dont la vie, rénovée par tel écrivain de génie, n'en est pas moins
factice et précaire. Même si l'Europe devait, au lieu de la conquête,
subir, châtiment bien plus épouvantable, la paix mélancolique que lui
prédisent les humanitaires, on ne voit pas la place que pourrait tenir
dans le monde, Ibsen disparu, une langue telle que le dano-norwégien.
Ces dialectes réservés à un petit nombre d'hommes sont pour ces hommes
mêmes un embarras et un piège, et, plus encore, un tombeau.

Le hollandais ne doit pas attendre une meilleure destinée, ni le
portugais; mais ces deux langues pourraient, longtemps encore,
évoluer, l'une en Afrique, l'autre au Brésil, où, malgré de singulières
modifications, elles garderaient assez de leur figure primitive pour
faire douter de leur disparition réelle. Quoique plus vigoureux, mais
aussi dénué de force expansive, l'espagnol subirait le même sort et son
histoire se continuerait outre-mer, à travers les immensités de plus de
la moitié d'un continent immense.

L'envahisseur, qui s'est d'abord attaqué à l'Allemagne, déjà enserrée
par une conquête presque circulaire, y trouve une sérieuse résistance
linguistique, mais sans profondeur, sans racines. La littérature presque
toute de science ou de philosophie s'y renouvelait tous les dix ans, et
les derniers siècles, depuis Nietzsche, dont le ferment a ravagé mais
non renouvelé un monde, trop décadent et déjà ruiné, y ont été presque
inféconds. La folie des analyses et des expériences socialistes ont
abruti définitivement le peuple allemand en développant sa double
tendance à la rêverie sentimentale et à la jouissance matérielle. Ses
dernières activités mentales ignorent, plus encore qu'au vingtième
siècle, les joies aristocratiques de la création; il est devenu tout
entier contrefacteur et assimilateur; il imite, il traduit, il compile.
C'est sans répugnance qu'il apprendra la langue du vainqueur;
il emploiera à cette besogne, dont il sentira vivement l'utilité
hédémonique, les derniers restes de son énergie et son attention depuis
longtemps disciplinée. Sa littérature obscure, lourde et sans éclat
n'opposera qu'une faible digue aux puissantes vagues du nouvel océan
barbare. Les sentimentalités récalcitrantes trouveront dans la musique
un refuge suprême.

Cependant les tentacules de la pieuvre atteignent l'Angleterre et
l'Italie. Une île est une proie difficile à atteindre, mais dès qu'elle
est touchée, c'est une proie paralysée. Un État insulaire n'a jamais
d'armée, quelle que soit sa volonté de se créer cet organe de défense;
au centre de la partie mobile de la population, il y a une masse
d'hommes plus ignorants, plus orgueilleux et plus timorés que chez
n'importe quelle nation continentale. Tout étranger y tomberait comme
un Martien et n'y ferait pas régner un moindre désarroi ni une moindre
terreur[86]. La conquête linguistique des grandes îles est plus facile
encore que leur conquête militaire; il n'y faut que de la persévérance.
L'entêtement s'amollit bientôt, pénétré par le doux esprit de lucre,
par les saines idées d'utilité; l'instinct commercial étouffe l'instinct
national. Pour les peuples uniquement trafiquants, comme les insulaires,
la langue des dieux est celle qui est pour l'or la meilleure glu.

[Note 86: Récemment, la vue d'un navire au pavillon inconnu, qui
fuyait le mauvais temps, fit que les habitants d'un village de pêcheurs
écossais s'enfuirent épouvantés, croyant à une invasion des Boers! Que
doit donc être le terrien anglais?]

L'Angleterre, qui a une littérature, n'a pas ou n'a plus de langue
littéraire. Tels Anglais qu'on nous apprend à vénérer comme de grands
écrivains ignorent jusqu'à l'art élémentaire de la phrase et du rythme;
ils écrivent comme ils parlent, en oubliant une partie des mots, et
comme ils pensent, en oubliant une partie des idées. Quand ils croient
composer, ils juxtaposent. Ils envoient leurs pensées à la bataille,
comme lord Methuen ses soldats, par petits groupes compacts et isolés.
On ne sait pas encore ce que veut dire _Hamlet_; on sait qu'enlevée la
broderie admirable des images il ne reste de _Roméo et Juliette_ qu'un
conte enfantin. Mais Shakespeare est un tel brodeur! Ici, il y a une
langue littéraire, et plus forte que la pensée même dont elle est
l'expression. Moment unique: les poètes anglais ne sont presque jamais
des artistes, et c'est l'inverse en Italie, où l'art verbal recouvre si
peu de vraie poésie. Il n'est pas probable que l'ironie d'un Swift ou
d'un Carlyle soit goûtée par un peuple glorieux de sa force et ardent à
la vie. Ce n'est pas là de la littérature de vainqueur. Le passage de la
langue anglaise de l'état vivant à l'état classique ne pourra donc être
déterminé que par le respect dont même des barbares auront appris à
entourer le nom de Shakespeare. Si Shakespeare demeure, si le texte de
son oeuvre est déclaré sacré, des centaines de noms et de livres
anglais peuvent entrer dans le temple, escorte du génie sauveur; mais ce
triomphe n'est pas certain. Trop libre et trop passionné, Shakespeare,
dans les derniers siècles de l'Europe, aura été fort négligé par une
Angleterre de plus en plus méthodiste et commerciale. La mort de
Ruskin a clos une ère d'activité esthétique ou du moins de tentatives
intéressantes pour l'impossible fusion des idées de beauté et de vie
humaine. Après la disparition du prophète de la lumière, l'Angleterre
est revenue avec délices à ses joies sombres et closes. La peinture
claire et les étoffes transparentes sont incompatibles avec la nécessité
de la houille; là où il faut se chauffer beaucoup et beaucoup activer
des machines, le plaisir est d'avoir une maison solide, de manger des
choses fortes, de boire en écoutant la pluie battre les vitres. Quelques
distractions violentes suffisent, aux jours de beau temps. Mais les
revers militaires et des difficultés sociales ont encore durci le
caractère de l'Anglais, et les hommes comme la nation se sont enfermés
dans un isolement cruel. L'Angleterre se fait souffrir elle-même
pour oublier les blessures qu'elle a reçues de l'étranger et c'est la
religion qui a bénéficié de cette longue crise d'orgueil. Oublié dans le
reste de l'ancienne Europe ou retourné parmi les peuples latins à
l'état de superstition païenne, le christianisme est encore vivant
en Angleterre au jour même de l'invasion[87]. L'orgueil a fini par se
liquéfier en une résignation noire: le peuple de Dieu souffre parce que
Dieu l'a voulu, et pour être jusqu'au bout le nouvel Israël, il faut que
l'Angleterre souffre en silence, ainsi que les Juifs de jadis. Ces idées
ont inspiré toute une vaste et basse littérature. Depuis deux ou trois
siècles, les femmes seules écrivent, la baisse des salaires dans les
travaux intellectuels ayant à la fin écarté les hommes d'une profession
dépréciée. Elles cultivent le seul genre littéraire auquel de tout temps
elles aient été propres, le roman. Mais ce roman, depuis qu'elles
sont sans concurrents ou plutôt sans maîtres, est toujours le même et
toujours optimiste: il s'agit invariablement d'un amour contrarié par
l'état de péché d'un des amoureux (l'homme, la femme étant le lys parmi
les chardons) et dont une conversion soudaine (ou lente, si la magazine
a besoin de copie) permet la délicieuse réalisation. Aucune jeune fille
de dix-huit ans, aucun homme dépassant la trentaine, aucun personnage
marié, ni mâle ni femelle, hormis de vénérables parents, ne figurent
jamais dans ces histoires dévotes, sinon tout au fond du tableau. De
même que les insectes, les Anglais n'ont plus d'histoire, franchie leur
crise nubile; ils ne meurent pas immédiatement sans doute, comme les
coléoptères, mais ils vivent dans le silence, le travail et la vertu.
Entre le vingt-deuxième siècle et l'envahissement de l'Angleterre, une
seule romancière osa une timide allusion au mécanisme de l'amour; elle
dut s'exiler en Allemagne. C'est le seul écrivain anglais dont le nom,
pendant cette longue période, fut connu sur le continent.

[Note 87: C'est au nom du christianisme que, cette année même,
les juges anglais poursuivent comme _obscènes_ les livres de libre
philosophie scientifique édités par l'_University Press_: la _Pathologie
des Émotions_, la _Psychologie sexuelle_, le _Vieil et le nouvel Idéal_,
le _Rythme des pulsations_, _Responsabilité de déterminisme_. Ce dernier
ouvrage est de M. Hamon; le premier est du D. Fêré. Ce sont des livres
que le cléricalisme protestant envoie maintenant au bûcher de Servet.
L'Angleterre est manifestement à la veille d'un renouveau de fanatisme.]

(Ici on pourrait supposer que la décadence de l'Europe du Nord avait été
singulièrement accrue par la rigueur croissante des hivers: la limite du
seigle était descendue à Christiana; celle du froment à Newcastle et à
Copenhague; celle de la vigne passait par Bordeaux, Venise et la Crimée.
Les lignes isothermes ayant fléchi sur l'ouest et le centre de l'Europe,
par suite d'une déviation du grand courant équatorial, la température
de Londres se rapprochait de celle de Moscou. La civilisation avait donc
reculé vers le sud, Rome était redevenue la vraie capitale du monde, et
la Méditerranée avait retrouvé sa primitive splendeur. Un nouvel empire
s'étendait, limité au nord par le Danube, de Vienne à Palerme et de
Gênes à Constantinople. La courbe du grand fleuve, jadis océan entre
deux mondes, arrête longtemps les Slaves, malgré les complicités qui
travaillaient pour eux à l'intérieur du cercle.... Et on imaginerait
toute une histoire future.--Mais c'est trop facile.)

L'Italie offre aux Barbares (en toute hypothèse) une résistance
imprévue. Sa défense, c'est l'éblouissement. Devant ce spectacle d'une
vie extérieure régie par la recherche de la volupté, l'envahisseur
s'adoucit, enfin heureux de vivre; les armées fondent; Capoue renaît
dans les roses latines et dans les lys florentins. Comment imposer au
sourire milanais la rudesse d'une langue mal élevée? Si une des langues
de l'Europe doit survivre à la conquête de l'Europe, ce sera l'italien,
la moins souillée, la plus souple, la plus fraîche et, en même temps, la
plus égoïste et la plus fière des soeurs romanes. La paresse du peuple
italien, sa délicieuse ignorance lui ont forgé à son insu une force
linguistique de premier ordre; l'Italien n'a jamais accepté aucun mot
étranger sans le dépouiller d'abord de son harnais d'origine: cette
délicatesse a donné au peuple l'illusion que toutes les nouveautés
verbales sont des filles légitimes du génie italien, et la conviction
de parler une langue pure lui a inspiré un grand dédain pour tous les
autres parlers de l'Europe: elle rit devant tous les sons qui ne sortent
pas de sa flûte. Enfin l'italien est le vestibule direct du latin qui,
en ces siècles éloignés, a gardé son prestige sacré. La connaissance
d'une des deux langues mène à l'autre avec facilité, et comme elles
évoluèrent sur le même sol, on les trouve historiquement enlacées dès
qu'on éventre une colline, dès qu'on remue les ruines d'une église ou
d'un palais. Le latin nous apporta la civilisation antique; l'italien
porterait aux hommes futurs la connaissance où le souvenir des
civilisations modernes. Devoir peut-être un peu lourd pour une langue
qui s'est perfectionnée dans la bouche du peuple plutôt que dans le
cerveau des écrivains. La littérature italienne des derniers siècles
est lumineuse et légère, claire et voluptueuse; elle n'est que cela, et
c'est peut-être ce qui la sauvera. Les sensibilités du Nord viendront
se réchauffer en ce ruisselet tiède et parfumé; les hommes, las des
philosophies et des sociologies, aimeront la chanson des oiseaux latins.

En linguistique il faut admettre que c'est le peuple qui crée et recrée
sans cesse l'instrument; mais les hommes aptes à manier cet instrument
délicat et terrible sont en très petit nombre. Dès que les écrivains
sont légion, dès que la culture littéraire s'épand sur la nation
entière, substituant à la noblesse de l'inconscient la mesquinerie
de l'action volontaire et préméditée, il se produit une déviation
esthétique et un abaissement intellectuel. On dirait que la civilisation
est un gâteau et que les parts sont d'autant plus petites que les
convives sont plus nombreux. Ceci ne peut pas encore se démontrer: mais
la notion deviendra évidente. Comme tout se tient, si la houille venait
à manquer, la production littéraire baisserait de moitié. Les aphorismes
de Malthus sont applicables au génie. Parce que des millions d'imbéciles
veulent lire des romans-feuilletons, on manquera peut-être un jour de la
rame de papier nécessaire pour faire connaître un nouveau _Zarathoustra_
aux mille cerveaux d'élite qui seuls le pourraient comprendre. On écrira
là-dessus des choses très belles et très inutiles quand les Barbares
auront incendié Paris.

A ce moment-là il n'y aura plus guère de littérature française que celle
des siècle anciens, et la langue, déformée par les étrangers auxquels on
l'aura livrée, ne sera qu'un amas grossier de termes exotiques enchâssés
chacun dans une orthographe superstitieuse. Déjà pour bien parler
français à la mode des bureaux de rédaction et des cercles sportifs,
il faut connaître la valeur des lettres selon l'alphabet de cinq ou six
langues étrangères; à la veille de l'invasion, la langue française sera
un crachoir international. Nul ne la regrettera, ni même les Français,
qu'elle rebutera par son odeur cosmopolite. S'il y a encore quelques
poètes, ils useront du latin ou de telle vieille forme séculaire: on
écrira en Victor Hugo, en Racine, en Ronsard. La littérature, enfin
socialisée, se composera de romans historiques où la civilisation
d'aujourd'hui sera représentée sous les couleurs que nous attribuons
maintenant à l'homme lacustre; avec cela, quelques traités de science
élémentaire. Un grand silence intellectuel planera sur notre patrie. La
contradiction étant impossible, toute puissance appartenant à l'État,
seuls pourront parler ceux qui penseront comme l'État; mais personne
n'aura l'inutile courage d'écrire, sinon les scribes officiels appointés
pour cette besogne. Les vainqueurs ne toucheront pas à l'admirable
organisation française de l'esclavage socialiste; ce bagne sera
l'atelier qui travaillera pour entretenir la civilisation renaissante
dans le reste de l'Europe. Mais j'espère qu'il se révoltera, afin que
tout recommence et qu'il y ait enfin une science historique[88].

[Note 88: M. Robert Waldmüller (Duboc), en visitant Victor Hugo à
Guernesey, recueillit son opinion sur la future «langue européenne».
Voici l'anecdote résumée par _le Temps_ (7 février), d'après le
_Litterarische Echo_ de Berlin:

«En 1867, M. Duboc voyageait en France et en Angleterre. Ce fut
peut-être un obscur mouvement d'atavisme français qui le poussa à rendre
visite, en passant la Manche, au plus grand des poètes français vivant.
Il débarqua donc à Guernesey et se fit indiquer Hauteville house. Dès le
jardin, il eut de Victor Hugo une première vision à laquelle, certes, il
ne s'attendait guère. Hugo, à ce qu'il raconte, était sur la toit plat
de sa maison, «vêtu de sa seule dignité,» et se livrait à des mouvements
gymnastiques après avoir pris une douche froide.

Le visiteur se fit annoncer dans les formes et fut reçu avec une grande
affabilité. La conversation s'engagea et tomba, comme il était naturel
entre Français et Allemand et à cette époque, sur les rapports des
peuples entre eux. M. Waldmüller-Duboc demanda à Victor Hugo s'il était
jamais allé en Allemagne. «Non, seulement dans le pays vieux-gaulois du
Rhin, que je considère comme français, bien que, ajouta-t-il, pour moi
il n'y ait pas de frontières».

Et là dessus Victor Hugo émit justement la même pensée que Nietzsche
devait développer plus tard: «Un jour viendra où l'Europe ne connaîtra
que des Européens, et non plus des Français, des Allemands, des Russes.
Est-ce que les Allemands ont une queue? Je ne vois pas de différence
(Waldmüller reproduit cette boutade en français.) Alors le pêle-mêle des
langues prendra fin: une seule suffira.

--Laquelle?

--Trois seulement peuvent entrer en ligne de compte: l'italien,
l'allemand, le français. L'allemand avec ses consonnes est trop dur pour
les méridionaux; l'italien paraîtrait aux Allemands avoir trop de
mollesse: reste le français, la langue où se fondent l'énergie et la
douceur.

Et Hugo continua, poursuivant son idée:

--Si Byron n'avait parlé qu'anglais il n'aurait rencontré partout que
des gens qui ne l'auraient pas compris; car, en dehors des Anglais, qui
connaît cette langue absurbe?

--Mais quand l'Europe s'avisera-t-elle que tout le monde doit apprendre
le français?

--Qui sait! Peut-être dès le lendemain de la chute de M. Bonaparte.
Alors, en un clin d'oeil nous aurons la République.

--Et puis!

--Les républicains français tendront la main aux Allemands. Ceux-ci
chasseront leurs nombreux princes... les douanes seront supprimées,
etc».]



La France périra ainsi ou de toute autre façon, mais elle périra, et
tout périra. Cependant, cette part faite au prophète pessimiste qui
vaticine en tous les hommes désabusés d'aujourd'hui, il n'est pas
inutile de se livrer à quelques réflexions d'un autre ordre, moins
amères et plus vérifiables.

Si l'influence linguistique de la France a diminué, surtout depuis
trente ans, on n'y peut voir qu'une cause, et cette cause est toute
politique. Les peuples ont besoin de savoir la langue du plus fort;
dans cette force, la littérature est un appoint, elle n'est que cela. Le
patronage littéraire de la France s'étend encore aujourd'hui sur la plus
grande partie du monde civilisé; il est plus vaste qu'au dernier siècle;
s'il est moins profond, c'est qu'il n'a plus pour appui la suprématie
militaire. De tous les commerces allemands c'est celui de Leipzig qui
a le plus gagné, peut-être, au traité de Francfort. Il n'a tenu qu'au
génie littéraire allemand de profiter de la situation. C'est parce qu'il
s'est obstiné à se taire ou parce qu'il n'a parlé qu'avec timidité que
les lettres françaises ont maintenu et peut-être étendu leur vieille
domination. Sans ce pacifique empire d'outre-frontières, la vraie
littérature de France, et toutes les industries qu'elle fait vivre,
n'existerait peut-être plus. Qu'il le veuille ou non, un écrivain
français a trois clientèles dont voici l'importance décroissante:
Paris, l'Étranger, la Province. Il faut donc distinguer de l'influence
littéraire l'influence purement linguistique qui s'exerce par la
politique et par le commerce. Les livres français sont lus par des
hommes qui ne sauraient parler notre langue; ils l'ont apprise ainsi
qu'une langue classique, langue de luxe et de loisirs aristocratiques.
D'autre part les Français de France ne lisent qu'en eux-mêmes; ce livre
unique et quelques fausses nouvelles, voilà tout l'aliment que se permet
leur génie égoïste et national.

Pour propager la littérature française à l'étranger, il suffit que nous
écrivions de bons livres dans une langue à la fois traditionnelle et
renouvelée par les conseils d'une sensibilité originale; propager
la langue française, en tant que langue de commerce et d'usage, il
suffirait peut-être, à l'heure actuelle d'une politique ferme, et au
besoin un peu impertinente. Mais l'impertinence diplomatique n'est pas
un joujou que puissent manier sans danger ou sans ridicule les humbles
hommes d'État, les contre-maîtres d'usine, qui ont usurpé en France le
rôle de pasteurs de peuples.

Et ce ne sont pas les efforts généreux de l'Alliance française qui
pourront suppléer à notre atonie politique, et encore moins tels petits
remèdes de bonne femme sérieusement préconisés par des journalistes:
nommer des correspondants étrangers de l'Académie française, instituer
un Prix de Paris pour les étudiants étrangers! L'inutilité de ces
mesures me les ferait accepter volontiers. La France n'est pas une
maison de commerce qui donnerait des primes à ses clients; ni elle
n'est une dame qui doive condescendre à rendre moins âpre l'accès de ses
faveurs.

S'il faut simplifier çà et là notre orthographe, ou désencombrer de trop
puériles règles nos grammaires, que ce soit par des raisons esthétiques,
c'est-à-dire d'une utilité hautaine. Nous ôterons des baleines au
corsage pour que le profil soit plus pur de la poitrine plus libre, mais
non afin de favoriser les mains grossières.

La langue de Victor Hugo n'est pas un volapuk qu'il soit permis de
vouloir accommoder au goût des sauvages comme une fabrication de
cotonnade. Il ne paraît pas d'ailleurs qu'il y ait, malgré la logique,
le moindre rapport vrai entre la difficulté du français et sa présente
inertie d'expansion[89]. Le français est-il plus difficile aujourd'hui
qu'il y a un siècle? Loin de là ; il l'est beaucoup moins par l'abondance
des excellentes méthodes répandues dans le public, par l'abondance aussi
des livres à bon marché. L'orthographe est la même, mais plus régulière;
la syntaxe est la même, mais plus souple. D'ailleurs, à côté de
l'orthographe anglaise, ce résumé de toutes les incohérences, toutes les
orthographes, même la française, apparaissent cristallines.

[Note 89: Il ne faut pas trop appuyer sur cette inertie. L'auteur de
la «Guerre des langues» a lu dans les journaux qu'une école commerciale
de Rotterdam a rayé de son programme le cours de français; il transforme
cette école unique en «certains établissements pédagogiques...» et
pousse une hargneuse allusion à l'Affaire... La langue française est
fort répandue en Hollande; moins ou plus qu'hier, c'est une question
difficile à résoudre, mais il est manifestement absurde d'écrire: «Les
Hollandais s'éloignent de plus en plus de notre langue et de notre
littérature». Pour permettre d'apprécier la question,--et la bonne
foi du pamphlétaire, nous donnons en appendice, une _pièce
justificative_.--De temps en temps les journaux (encore!) nous informent
que le français va disparaître à Jersey. Or, il y a vingt ans la
connaissance de l'anglais était absolument indispensable à Jersey;
aujourd'hui le français suffit. Je me suis fait rapporter l'an passé la
collection des carres et prospectus distribués aux étrangers, et
tous sont en français. J'ai été surpris. Mais l'Angleterre est un si
prodigieux laboratoire de mensonges. Il faudrait vérifier la moindre
information avant d'en faire état.]

Mais je ne professe pas tout à fait les idées communes sur les obstacles
qu'apporté en une langue la complication de son orthographe. Les mots
dont l'épellation est la plus anormale sont précisément ceux qui
se gravent avec le plus de netteté dans la mémoire. Personnellement
j'aurais moins d'hésitation sur l'orthographe anglaise que sur
l'italienne, et pourtant autant l'une est démente, autant l'autre est
raisonnable. Comment oublier que _Brougham_ se prononce _Brôme_ ou
que _viz_ se lit _nameley_: N'exagérons pas cependant l'attrait de ces
chinoiseries. Il en est un peu de la facilité de l'anglais comme de la
supériorité des Anglais. C'est un bruit qui courra tant, qu'il aura
de bonnes jambes. Une langue très utile est beaucoup plus facile à
apprendre qu'une langue de luxe. La difficulté, la vérité, la beauté,
autant de valeurs relatives. Il ne faut donc pas trop se fier aux petits
graphiques amusants que l'auteur a fait graver à la fin de son article
pour conquérir l'aveu immédiat de sa clientèle. Six échelles de hauteur
arbitrairement graduée affirment aux plus obtus (et au besoin à ceux qui
ne sauraient pas lire) que, trois échelons gravis, on peut se délecter à
lire les poèmes de M. Swinburne, tandis qu'il faut délaisser le dixième
pour comprendre les vers de M. Sully-Prudhomme (qui ornent les pages
suivantes). Mais je crois qu'il y a là une raison de perspective et que,
vue de Turin ou de Barcelone, la proposition ne serait pas tout à fait
la même que si on contemple ces symboliques échelles d'Amsterdam ou de
Hambourg.

C'est par ces moyens qu'un commerçant établi en France travaille à
l'extension de la langue française. Ils doivent lui sembler bons,
puisqu'il est intéressé dans cette question qu'un écrivain aurait
traitée avec plus de désintéressement ou un savant avec plus de
compétence. Mais si l'on voulait recueillir sur la situation réelle de
notre langue à l'étranger les renseignements précis et valables que ne
m'a pas donnés une imagerie, ni ses textes explicatifs, je crois qu'il
faudrait s'adresser à ces voyageurs ou à ces touristes qui parcourent
sans cesse le monde pour leurs affaires ou leur plaisir. Eux seuls
savent la vérité sur le pouvoir d'échange de la langue française, sur la
valeur monétaire d'un mot français à Batavia, à Buenos-Ayres, au Caire
ou à San-Francisco et en Europe. Pour l'exportation du livre, de la
revue, du journal, l'éditeur et le commissionnaire seraient consultés,
et il faudrait les croire, car la littérature, par dernier privilège,
échappe en grande partie aux douanes. On recommencerait dans dix ans, et
on saurait quelque chose.

Il vaut peut-être mieux ne rien savoir, et pour ce qui est de nous,
écrivains orgueilleux, dire notre vaine pensée sans nous demander si
elle retentira très loin ou si elle mourra à nos pieds.

Janvier 1900.



                                 APPENDICE

PIÈCE JUSTIFICATIVE


LA LANGUE FRANÇAISE EN HOLLANDE

«Déjà, à plusieurs reprises, nous avons indiqué la place considérable
que la langue française a conquise et conservée aux Pays-Bas. Les
considérations historiques qui expliquaient dans une large mesure cette
situation privilégiée--création de nombreuses églises wallonnes et
d'écoles françaises--ont forcément perdu, par suite des circonstances,
beaucoup de leur valeur. Cependant, le français garde son prestige et,
si la connaissance de notre idiome n'est plus considérée comme la plus
utile, l'étude du français reste toujours la plus attrayante et la plus
nécessaire pour les classes aristocratiques et pour tous les hommes
cultivés.

»Dans aucun pays étranger, l'Alliance française n'a trouvé un terrain
plus favorable qu'en Hollande. Dans les grands centres, elle a créé des
associations puissantes et dans beaucoup de petites villes de province
des sections vivantes. Tout récemment encore, une section s'est fondée à
Assen, la capitale de la province la moins importante du royaume.

»Cette année le choix des conférenciers a été particulièrement heureux.
Mme Thénard, M.Chailley--Bert etc., ont obtenu partout, et notamment à
la Haye et à Amsterdam, un succès très vif et très mérité. En général,
les soirées dramatiques, qui offrent plus de variété et une note plus
gaie que la conférence ordinaire, sont surtout goûtées du public.
Par tempérament ce dernier est plutôt froid, mais chaque fois que des
artistes parisiens entrent en contact avec lui la glace ne tarde à se
rompre et la soirée finit par une ovation.

»On continue à lire de préférence les ouvrages français. Nos écrivains,
les romanciers spécialement, se sont créé dans ce pays une excellente
clientèle. Le dernier roman qui a fait sensation à Paris ne tarde pas à
faire son apparition à la vitrine de tous les libraires. De plus, dans
chaque ville, des sociétés de lecture fournissent à leurs membres, à
prix fort modérés, une foule de revues françaises très demandées.

»En réalité, le français ne semble pas avoir perdu de terrain, comme on
avait pu le craindre un instant. On se souvient que le conseil municipal
de Rotterdam résolut, il y a quelques années, de supprimer l'étude du
français dans les nouvelles écoles de la ville. Cette décision fit grand
bruit. Or, d'après nos renseignements puisés à la meilleure source,
toute l'affaire se réduit à ceci: le conseil municipal a voulu tenter un
essai et il a supprimé le français dans une seule école publique. Cette
dernière n'est fréquentée que par des enfants de la petite bourgeoisie.
Les parents jugent la connaissance de l'anglais et de l'allemand plus
utile à leurs enfants au point de vue commercial. Mais dans toutes
les autres écoles le français reste inscrit au programme comme branche
obligatoire.

»Même dans certains établissements libres, on consacre beaucoup de temps
et de soins à l'étude de la langue française. Ainsi, à l'institut de M.
Esmeijer, à Rotterdam, on réserve dans certaines classes jusqu'à sept
heures par semaine à l'enseignement du français. Et les résultats sont
positivement remarquables.

»C'est à M. Esmeijer que revient l'honneur d'avoir introduit aux
Pays-Bas, pour l'étude des langues vivantes, la méthode directe ou
intuitive, qui consiste à parler à l'enfant et à le faire parler dès le
début. Le maître chargé d'enseigner le français proscrit dans ses leçons
l'usage de hollandais. Cette innovation hardie a provoqué une vive
opposition de la part des défenseurs de la vieille méthode des
traductions. Mais les progrès des élèves sont si rapides, la supériorité
de la nouvelle méthode ressort si clairement que M. Esmeijer a eu
beaucoup d'imitateurs et que la cause paraît gagnée.

»Dans cet établissement modèle, les enfants commencent l'étude du
français dès l'âge de six ans, tandis que dans les autres écoles on ne
débute qu'à neuf ans. Au bout de trois mois d'exercices--une demi-heure
par jour--ces petits garçons comprennent déjà fort bien et s'expriment
avec une réelle facilité. Dans les classes supérieures, les travaux des
élèves sont absolument remarquables. En narration française, beaucoup
d'entre eux dépassent la moyenne des jeunes Français aspirant au brevet
élémentaire.


»Naturellement, le français est aussi enseigné avec soin dans les
gymnases, dans les écoles secondaires et dans les classes supérieures
des écoles publiques. Mais ce seul exemple, pris dans l'enseignement
libre, suffit pour montrer tout le prix qu'on attache à la connaissance
de notre langue».

(_Le Petit Temps_, 4 mars 1900.)



           TABLE DES MATIÈRES


    I.--Du Style ou de l'Écriture
   II.--La Création subconsciente
  III.--La Dissociation des idées
   IV.--Stéphane Mallarmé et l'idée de décadence
    V.--Le Paganisme éternel.
         I.--_Une religion d'art_
        II.--_Psychologie du Paganisme_
   VI.--La Morale de l'Amour
  VII.--Ironies et Paradoxes.
          I.--_Conseils familiers à un jeune écrivain_
         II.--_Dernière conséquence de l'idéalisme_
        III.--_Le Principe de la Charité_
         IV.--_La Destinée des Langues_

  Appendice. Pièce justificative: La langue française en Hollande



                             _DU MÊME AUTEUR_


  CRITIQUE

  _Le latin mystique_ (Étude sur la poésie latine du moyen âge),
  3e édition, 1 vol. in-8e.

  _L'Idéalisme_, 1 vol. in-12 écu
  _Le Livre des masques_ (Ier et IIe) (Proses et documents sur les
   écrivains d'hier et d'aujourd'hui, avec 53 portraits par F. Vallotton),
   2 vol. gr. in-18.
  _Esthétique de la Langue Française_, 2e édition, 1 vol. gr. in-1.


  ROMAN, THÉÂTRE, POÈMES

  _Sixtine_, 2e édition, 1 vol. gr. in-18
  _Le Pèlerin du Silence_, 2e édition, 1 vol. gr. in-1
  _Les chevaux de Diomède_, 2e édition, 1 vol. gr. in-1
  _D'un pays lointain_, 1 vol. gr. in-18
  _Le Songe d'une Femme_, 2e édition, 1 vol. gr. in-1
  _Lilith_, 2e édition, 1 vol. in-8 écu
  _Histoires magiques_, 2e édition, 1 vol. in-12
  _Proses moroses_, 2e édition, 1 vol. in-24
  _Théodat_, 1 vol. in-12
  _Les Saintes du Paradis_, petits poèmes avec 29 bois
   originaux de G. d'Espagnat, 1 vol. in-12 cavalier





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