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Title: Les misérables Tome III - Marius
Author: Hugo, Victor, 1802-1885
Language: French
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Victor Hugo

LES MISÉRABLES

Tome III--MARIUS

(1862)



Table des matières


Livre premier--Paris étudié dans son atome

Chapitre I Parvulus
Chapitre II Quelques-uns de ses signes particuliers
Chapitre III Il est agréable
Chapitre IV Il peut être utile
Chapitre V Ses frontières
Chapitre VI Un peu d'histoire
Chapitre VII Le gamin aurait sa place dans les classifications de l'Inde
Chapitre VIII Où on lira un mot charmant du dernier roi
Chapitre IX La vieille âme de la Gaule
Chapitre X Ecce Paris, ecce homo
Chapitre XI Railler, régner
Chapitre XII L'avenir latent dans le peuple
Chapitre XIII Le petit Gavroche


Livre deuxième--Le grand bourgeois

Chapitre I Quatrevingt-dix ans et trente-deux dents
Chapitre II Tel maître, tel logis
Chapitre III Luc-Esprit
Chapitre IV Aspirant centenaire
Chapitre V Basque et Nicolette
Chapitre VI Où l'on entrevoit la Magnon et ses deux petits
Chapitre VII Règle: Ne recevoir personne que le soir
Chapitre VIII Les deux ne font pas la paire


Livre troisième--Le grand-père et le petit-fils

Chapitre I Un ancien salon
Chapitre II Un des spectres rouges de ce temps-là
Chapitre III _Requiescant_
Chapitre IV Fin du brigand
Chapitre V Utilité d'aller à la messe pour devenir révolutionnaire
Chapitre VI Ce que c'est que d'avoir rencontrer un marguillier
Chapitre VII Quelque cotillon
Chapitre VIII Marbre contre granit


Livre quatrième--Les amis de l'A B C

Chapitre I Un groupe qui a failli devenir historique
Chapitre II Oraison funèbre de Blondeau, par Bossuet
Chapitre III Les étonnements de Marius
Chapitre IV L'arrière-salle du café Musain
Chapitre V Élargissement de l'horizon
Chapitre VI _Res angusta_


Livre cinquième--Excellence du malheur

Chapitre I Marius indigent
Chapitre II Marius pauvre
Chapitre III Marius grandi
Chapitre IV M. Mabeuf
Chapitre V Pauvreté, bonne voisine de misère
Chapitre VI Le remplaçant


Livre sixième--La conjonction de deux étoiles

Chapitre I Le sobriquet: mode de formation des noms de familles
Chapitre II _Lux facta est_
Chapitre III Effet de printemps
Chapitre IV Commencement d'une grande maladie
Chapitre V Divers coups de foudre tombent sur mame Bougon
Chapitre VI Fait prisonnier
Chapitre VII Aventures de la lettre U livrée aux conjectures
Chapitre VIII Les invalides eux-mêmes peuvent être heureux
Chapitre IX Éclipse


Livre septième--Patron-minette

Chapitre I Les mines et les mineurs
Chapitre II Le bas-fond
Chapitre III Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse
Chapitre IV Composition de la troupe


Livre huitième--Le mauvais pauvre

Chapitre I Marius, cherchant une fille en chapeau, rencontre un
homme en casquette
Chapitre II Trouvaille
Chapitre III _Quadrifrons_
Chapitre IV Une rose dans la misère
Chapitre V Le judas de la providence
Chapitre VI L'homme fauve au gîte
Chapitre VII Stratégie et tactique
Chapitre VIII Le rayon dans le bouge
Chapitre IX Jondrette pleure presque
Chapitre X Tarif des cabriolets de régie: deux francs l'heure
Chapitre XI Offres de service de la misère à la douleur
Chapitre XII Emploi de la pièce de cinq francs de M. Leblanc
Chapitre XIII _Solus cum solo, in loco remoto, non cogitabuntur orare
     pater noster_
Chapitre XIV Où un agent de police donne deux coups de poing à un avocat
Chapitre XV Jondrette fait son emplette
Chapitre XVI Où l'on retrouvera la chanson sur un air anglais à la mode
     en 1832
Chapitre XVII Emploi de la pièce de cinq francs de Marius
Chapitre XVIII Les deux chaises de Marius se font vis-à-vis
Chapitre XIX Se préoccuper des fonds obscurs
Chapitre XX Le guet-apens
Chapitre XXI On devrait toujours commencer par arrêter les victimes
Chapitre XXII Le petit qui criait au tome deux



Livre premier--Paris étudié dans son atome



Chapitre I

Parvulus


Paris a un enfant et la forêt a un oiseau; l'oiseau s'appelle le
moineau; l'enfant s'appelle le gamin.

Accouplez ces deux idées qui contiennent, l'une toute la fournaise,
l'autre toute l'aurore, choquez ces étincelles, Paris, l'enfance; il en
jaillit un petit être. _Homuncio_, dirait Plaute.

Ce petit être est joyeux. Il ne mange pas tous les jours et il va au
spectacle, si bon lui semble, tous les soirs. Il n'a pas de chemise sur
le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tête; il est
comme les mouches du ciel qui n'ont rien de tout cela. Il a de sept à
treize ans, vit par bandes, bat le pavé, loge en plein air, porte un
vieux pantalon de son père qui lui descend plus bas que les talons, un
vieux chapeau de quelque autre père qui lui descend plus bas que les
oreilles, une seule bretelle en lisière jaune, court, guette, quête,
perd le temps, culotte des pipes, jure comme un damné, hante le cabaret,
connaît des voleurs, tutoie des filles, parle argot, chante des chansons
obscènes, et n'a rien de mauvais dans le coeur. C'est qu'il a dans l'âme
une perle, l'innocence, et les perles ne se dissolvent pas dans la boue.
Tant que l'homme est enfant, Dieu veut qu'il soit innocent.

Si l'on demandait à l'énorme ville: Qu'est-ce que c'est que cela? elle
répondrait: C'est mon petit.



Chapitre II

Quelques-uns de ses signes particuliers


Le gamin de Paris, c'est le nain de la géante.

N'exagérons point, ce chérubin du ruisseau a quelquefois une chemise
mais alors il n'en a qu'une; il a quelquefois des souliers, mais alors
ils n'ont point de semelles; il a quelquefois un logis, et il l'aime,
car il y trouve sa mère; mais il préfère la rue, parce qu'il y trouve la
liberté. Il a ses jeux à lui, ses malices à lui dont la haine des
bourgeois fait le fond; ses métaphores à lui; être mort, cela s'appelle
_manger des pissenlits par la racine;_ ses métiers à lui, amener des
fiacres, baisser les marchepieds des voitures, établir des péages d'un
côté de la rue à l'autre dans les grosses pluies, ce qu'il appelle faire
_des ponts des arts_, crier les discours prononcés par l'autorité en
faveur du peuple français, gratter l'entre-deux des pavés; il a sa
monnaie à lui, qui se compose de tous les petits morceaux de cuivre
façonné qu'on peut trouver sur la voie publique. Cette curieuse monnaie,
qui prend le nom de _loques_, a un cours invariable et fort bien réglé
dans cette petite bohème d'enfants.

Enfin il a sa faune à lui, qu'il observe studieusement dans des coins;
la bête à bon Dieu, le puceron tête-de-mort, le faucheux, le «diable»,
insecte noir qui menace en tordant sa queue armée de deux cornes. Il a
son monstre fabuleux qui a des écailles sous le ventre et qui n'est pas
un lézard, qui a des pustules sur le dos et qui n'est pas un crapaud,
qui habite les trous des vieux fours à chaux et des puisards desséchés,
noir, velu, visqueux, rampant, tantôt lent, tantôt rapide, qui ne crie
pas, mais qui regarde, et qui est si terrible que personne ne l'a jamais
vu; il nomme ce monstre «le sourd». Chercher des sourds dans les
pierres, c'est un plaisir du genre redoutable. Autre plaisir, lever
brusquement un pavé, et voir des cloportes. Chaque région de Paris est
célèbre par les trouvailles intéressantes qu'on peut y faire. Il y a des
perce-oreilles dans les chantiers des Ursulines, il y a des mille-pieds
au Panthéon, il y a des têtards dans les fossés du Champ de Mars.

Quant à des mots, cet enfant en a comme Talleyrand. Il n'est pas moins
cynique, mais il est plus honnête. Il est doué d'on ne sait quelle
jovialité imprévue; il ahurit le boutiquier de son fou rire. Sa gamme va
gaillardement de la haute comédie à la farce.

Un enterrement passe. Parmi ceux qui accompagnent le mort, il y a un
médecin.--Tiens, s'écrie un gamin, depuis quand les médecins
reportent-ils leur ouvrage?

Un autre est dans une foule. Un homme grave, orné de lunettes et de
breloques, se retourne indigné:--Vaurien, tu viens de prendre «la
taille» à ma femme.

--Moi, monsieur! fouillez-moi.



Chapitre III

Il est agréable


Le soir, grâce à quelques sous qu'il trouve toujours moyen de se
procurer, l'_homuncio_ entre dans un théâtre. En franchissant ce seuil
magique, il se transfigure; il était le gamin, il devient le titi. Les
théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en
haut. C'est dans cette cale que le titi s'entasse. Le titi est au gamin
ce que la phalène est à la larve; le même être envolé et planant. Il
suffit qu'il soit là, avec son rayonnement de bonheur, avec sa puissance
d'enthousiasme et de joie, avec son battement de mains qui ressemble à
un battement d'ailes, pour que cette cale étroite, fétide, obscure,
sordide, malsaine, hideuse, abominable, se nomme le Paradis.

Donnez à un être l'inutile et ôtez-lui le nécessaire, vous aurez le
gamin.

Le gamin n'est pas sans quelque intuition littéraire. Sa tendance, nous
le disons avec la quantité de regret qui convient, ne serait point le
goût classique. Il est, de sa nature, peu académique. Ainsi, pour donner
un exemple, la popularité de mademoiselle Mars dans ce petit public
d'enfants orageux était assaisonnée d'une pointe d'ironie. Le gamin
l'appelait mademoiselle _Muche_.

Cet être braille, raille, gouaille, bataille, a des chiffons comme un
bambin et des guenilles comme un philosophe, pêche dans l'égout, chasse
dans le cloaque, extrait la gaîté de l'immondice, fouaille de sa verve
les carrefours, ricane et mord, siffle et chante, acclame et engueule,
tempère Alleluia par Matanturlurette, psalmodie tous les rythmes depuis
le De Profundis jusqu'à la Chienlit, trouve sans chercher, sait ce qu'il
ignore, est spartiate jusqu'à la filouterie, est fou jusqu'à la sagesse,
est lyrique jusqu'à l'ordure, s'accroupirait sur l'Olympe, se vautre
dans le fumier et en sort couvert d'étoiles. Le gamin de Paris, c'est
Rabelais petit.

Il n'est pas content de sa culotte, s'il n'y a point de gousset de
montre.

Il s'étonne peu, s'effraye encore moins, chansonne les superstitions,
dégonfle les exagérations, blague les mystères, tire la langue aux
revenants, dépoétise les échasses, introduit la caricature dans les
grossissements épiques. Ce n'est pas qu'il est prosaïque; loin de là;
mais il remplace la vision solennelle par la fantasmagorie farce. Si
Adamastor lui apparaissait, le gamin dirait: Tiens! Croquemitaine!



Chapitre IV

Il peut être utile


Paris commence au badaud et finit au gamin, deux êtres dont aucune autre
ville n'est capable; l'acceptation passive qui se satisfait de regarder,
et l'initiative inépuisable; Prudhomme et Fouillou. Paris seul a cela
dans son histoire naturelle. Toute la monarchie est dans le badaud.
Toute l'anarchie est dans le gamin.

Ce pâle enfant des faubourgs de Paris vit et se développe, se noue et
«se dénoue» dans la souffrance, en présence des réalités sociales et des
choses humaines, témoin pensif. Il se croit lui-même insouciant; il ne
l'est pas. Il regarde, prêt à rire; prêt à autre chose aussi. Qui que
vous soyez qui vous nommez Préjugé, Abus, Ignominie, Oppression,
Iniquité, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie, prenez garde au
gamin béant.

Ce petit grandira.

De quelle argile est-il fait? de la première fange venue. Une poignée de
boue, un souffle, et voilà Adam. Il suffît qu'un dieu passe. Un dieu a
toujours passé sur le gamin. La fortune travaille à ce petit être. Par
ce mot la fortune, nous entendons un peu l'aventure. Ce pygmée pétri à
même dans la grosse terre commune, ignorant, illettré, ahuri, vulgaire,
populacier, sera-ce un ionien ou un béotien? Attendez, _currit rota_,
l'esprit de Paris, ce démon qui crée les enfants du hasard et les hommes
du destin, au rebours du potier latin, fait de la cruche une amphore.



Chapitre V

Ses frontières


Le gamin aime la ville, il aime aussi la solitude, ayant du sage en lui.
_Urbis amator_, comme Fuscus; _ruris amator_, comme Flaccus.

Errer songeant, c'est-à-dire flâner, est un bon emploi du temps pour le
philosophe; particulièrement dans cette espèce de campagne un peu
bâtarde, assez laide, mais bizarre et composée de deux natures, qui
entoure certaines grandes villes, notamment Paris. Observer la banlieue,
c'est observer l'amphibie. Fin des arbres, commencement des toits, fin
de l'herbe, commencement du pavé, fin des sillons, commencement des
boutiques, fin des ornières, commencement des passions, fin du murmure
divin, commencement de la rumeur humaine; de là un intérêt
extraordinaire.

De là, dans ces lieux peu attrayants, et marqués à jamais par le passant
de l'épithète: _triste_, les promenades, en apparence sans but, du
songeur.

Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de barrières à Paris,
et c'est pour lui une source de souvenirs profonds. Ce gazon ras, ces
sentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpres
monotonies des friches et des jachères, les plants de primeurs des
maraîchers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du sauvage et du
bourgeois, ces vastes recoins déserts où les tambours de la garnison
tiennent bruyamment école et font une sorte de bégayement de la
bataille, ces thébaïdes le jour, coupe-gorge la nuit, le moulin
dégingandé qui tourne au vent, les roues d'extraction des carrières, les
guinguettes au coin des cimetières, le charme mystérieux des grands murs
sombres coupant carrément d'immenses terrains vagues inondés de soleil
et pleins de papillons, tout cela l'attirait.

Presque personne sur la terre ne connaît ces lieux singuliers, la
Glacière, la Cunette, le hideux mur de Grenelle tigré de balles, le
Mont-Parnasse, la Fosse-aux-Loups, les Aubiers sur la berge de la Marne,
Montsouris, la Tombe-Issoire, la Pierre-Plate de Châtillon où il y a une
vieille carrière épuisée qui ne sert plus qu'à faire pousser des
champignons, et que ferme à fleur de terre une trappe en planches
pourries. La campagne de Rome est une idée, la banlieue de Paris en est
une autre; ne voir dans ce que nous offre un horizon rien que des
champs, des maisons ou des arbres, c'est rester à la surface; tous les
aspects des choses sont des pensées de Dieu. Le lieu où une plaine fait
sa jonction avec une ville est toujours empreint d'on ne sait quelle
mélancolie pénétrante. La nature et l'humanité vous y parlent à la fois.
Les originalités locales y apparaissent.

Quiconque a erré comme nous dans ces solitudes contiguës à nos faubourgs
qu'on pourrait nommer les limbes de Paris, y a entrevu çà et là, à
l'endroit le plus abandonné, au moment le plus inattendu, derrière une
haie maigre ou dans l'angle d'un mur lugubre, des enfants, groupés
tumultueusement, fétides, boueux, poudreux, dépenaillés, hérissés, qui
jouent à la pigoche couronnés de bleuets. Ce sont tous les petits
échappés des familles pauvres. Le boulevard extérieur est leur milieu
respirable; la banlieue leur appartient. Ils y font une éternelle école
buissonnière. Ils y chantent ingénument leur répertoire de chansons
malpropres. Ils sont là, ou pour mieux dire, ils existent là, loin de
tout regard, dans la douce clarté de mai ou de juin, agenouillés autour
d'un trou dans la terre, chassant des billes avec le pouce, se disputant
des liards, irresponsables, envolés, lâchés, heureux; et, dès qu'ils
vous aperçoivent, ils se souviennent qu'ils ont une industrie, et qu'il
leur faut gagner leur vie, et ils vous offrent à vendre un vieux bas de
laine plein de hannetons ou une touffe de lilas. Ces rencontres
d'enfants étranges sont une des grâces charmantes, et en même temps
poignantes, des environs de Paris.

Quelquefois, dans ces tas de garçons, il y a des petites
filles,--sont-ce leurs soeurs?--presque jeunes filles, maigres,
fiévreuses, gantées de hâle, marquées de taches de rousseur, coiffées
d'épis de seigle et de coquelicots, gaies, hagardes, pieds nus. On en
voit qui mangent des cerises dans les blés. Le soir on les entend rire.
Ces groupes, chaudement éclairés de la pleine lumière de midi ou
entrevus dans le crépuscule, occupent longtemps le songeur, et ces
visions se mêlent à son rêve.

Paris, centre, la banlieue, circonférence; voilà pour ces enfants toute
la terre. Jamais ils ne se hasardent au delà. Ils ne peuvent pas plus
sortir de l'atmosphère parisienne que les poissons ne peuvent sortir de
l'eau. Pour eux, à deux lieues des barrières, il n'y a plus rien. Ivry,
Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, Ménilmontant
Choisy-le-Roi, Billancourt, Meudon, Issy, Vanves, Sèvres, Puteaux,
Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville, Chatou, Asnières,
Bougival, Nanterre, Enghien, Noisy-le-Sec, Nogent, Gournay, Drancy,
Gonesse, c'est là que finit l'univers.



Chapitre VI

Un peu d'histoire


À l'époque, d'ailleurs presque contemporaine, où se passe l'action de ce
livre, il n'y avait pas, comme aujourd'hui, un sergent de ville à chaque
coin de rue (bienfait qu'il n'est pas temps de discuter); les enfants
errants abondaient dans Paris. Les statistiques donnent une moyenne de
deux cent soixante enfants sans asile ramassés alors annuellement par
les rondes de police dans les terrains non clos, dans les maisons en
construction et sous les arches des ponts. Un de ces nids, resté fameux,
a produit «les hirondelles du pont d'Arcole». C'est là, du reste, le
plus désastreux des symptômes sociaux. Tous les crimes de l'homme
commencent au vagabondage de l'enfant.

Exceptons Paris pourtant. Dans une mesure relative, et nonobstant le
souvenir que nous venons de rappeler, l'exception est juste. Tandis que
dans toute autre grande ville un enfant vagabond est un homme perdu,
tandis que, presque partout, l'enfant livré à lui-même est en quelque
sorte dévoué et abandonné à une sorte d'immersion fatale dans les vices
publics qui dévore en lui l'honnêteté et la conscience, le gamin de
Paris, insistons-y, si fruste, et si entamé à la surface, est
intérieurement à peu près intact. Chose magnifique à constater et qui
éclate dans la splendide probité de nos révolutions populaires, une
certaine incorruptibilité résulte de l'idée qui est dans l'air de Paris
comme du sel qui est dans l'eau de l'océan. Respirer Paris, cela
conserve l'âme.

Ce que nous disons là n'ôte rien au serrement de coeur dont on se sent
pris chaque fois qu'on rencontre un de ces enfants autour desquels il
semble qu'on voie flotter les fils de la famille brisée. Dans la
civilisation actuelle, si incomplète encore, ce n'est point une chose
très anormale que ces fractures de familles se vidant dans l'ombre, ne
sachant plus trop ce que leurs enfants sont devenus, et laissant tomber
leurs entrailles sur la voie publique. De là des destinées obscures.
Cela s'appelle, car cette chose triste a fait locution, «être jeté sur
le pavé de Paris».

Soit dit en passant, ces abandons d'enfants n'étaient point découragés
par l'ancienne monarchie. Un peu d'Égypte et de Bohême dans les basses
régions accommodait les hautes sphères, et faisait l'affaire des
puissants. La haine de l'enseignement des enfants du peuple était un
dogme. À quoi bon les «demi-lumières»? Tel était le mot d'ordre. Or
l'enfant errant est le corollaire de l'enfant ignorant.

D'ailleurs, la monarchie avait quelquefois besoin d'enfants, et alors
elle écumait la rue. Sous Louis XIV, pour ne pas remonter plus haut, le
roi voulait, avec raison, créer une flotte. L'idée était bonne. Mais
voyons le moyen. Pas de flotte si, à côté du navire à voiles, jouet du
vent, et pour le remorquer au besoin, on n'a pas le navire qui va où il
veut, soit par la rame, soit par la vapeur; les galères étaient alors à
la marine ce que sont aujourd'hui les steamers. Il fallait donc des
galères; mais la galère ne se meut que par le galérien; il fallait donc
des galériens. Colbert faisait faire par les intendants de province et
par les parlements le plus de forçats qu'il pouvait. La magistrature y
mettait beaucoup de complaisance. Un homme gardait son chapeau sur sa
tête devant une procession, attitude huguenote; on l'envoyait aux
galères. On rencontrait un enfant dans la rue, pourvu qu'il eût quinze
ans et qu'il ne sût où coucher, on l'envoyait aux galères. Grand règne;
grand siècle.

Sous Louis XV, les enfants disparaissaient dans Paris; la police les
enlevait, on ne sait pour quel mystérieux emploi. On chuchotait avec
épouvante de monstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi.
Barbier parle naïvement de ces choses. Il arrivait parfois que les
exempts, à court d'enfants, en prenaient qui avaient des pères. Les
pères, désespérés, couraient sus aux exempts. En ce cas-là, le parlement
intervenait, et faisait pendre, qui? Les exempts? Non. Les pères.



Chapitre VII

Le gamin aurait sa place dans les classifications de l'Inde


La gaminerie parisienne est presque une caste. On pourrait dire: n'en
est pas qui veut.

Ce mot, _gamin_, fut imprimé pour la première fois et arriva de la
langue populaire dans la langue littéraire en 1834. C'est dans un
opuscule intitulé _Claude Gueux_ que ce mot fit son apparition. Le
scandale fut vif. Le mot a passé.

Les éléments qui constituent la considération des gamins entre eux sont
très variés. Nous en avons connu et pratiqué un qui était fort respecté
et fort admiré pour avoir vu tomber un homme du haut des tours de
Notre-Dame; un autre, pour avoir réussi à pénétrer dans l'arrière-cour
où étaient momentanément déposées les statues du dôme des Invalides et
leur avoir «chipé» du plomb; un troisième, pour avoir vu verser une
diligence; un autre encore, parce qu'il «connaissait» un soldat qui
avait manqué crever un oeil à un bourgeois.

C'est ce qui explique cette exclamation d'un gamin parisien, épiphonème
profond dont le vulgaire rit sans le comprendre:--_Dieu de Dieu! ai-je
du malheur! dire que je n'ai pas encore vu quelqu'un tomber d'un
cinquième!_ (_Ai-je_ se prononce _j'ai-t-y; cinquième_ se prononce
_cintième_.)

Certes, c'est un beau mot de paysan que celui-ci: Père un tel, votre
femme est morte de sa maladie; pourquoi n'avez-vous pas envoyé chercher
de médecin? Que voulez-vous, monsieur, nous autres pauvres gens, _j'nous
mourons nous-mêmes_. Mais si toute la passivité narquoise du paysan est
dans ce mot, toute l'anarchie libre-penseuse du mioche faubourien est, à
coup sûr, dans cet autre. Un condamné à mort dans la charrette écoute
son confesseur. L'enfant de Paris se récrie:--_Il parle à son calotin.
Oh! le capon!_

Une certaine audace en matière religieuse rehausse le gamin. Être esprit
fort est important.

Assister aux exécutions constitue un devoir. On se montre la guillotine
et l'on rit. On l'appelle de toutes sortes de petits noms:--Fin de la
soupe,--Grognon,--La mère au Bleu (au ciel),--La dernière
bouchée,--etc., etc. Pour ne rien perdre de la chose, on escalade les
murs, on se hisse aux balcons, on monte aux arbres, on se suspend aux
grilles, on s'accroche aux cheminées. Le gamin naît couvreur comme il
naît marin. Un toit ne lui fait pas plus peur qu'un mât. Pas de fête qui
vaille la Grève. Samson et l'abbé Montés sont les vrais noms populaires.
On hue le patient pour l'encourager. On l'admire quelquefois. Lacenaire,
gamin, voyant l'affreux Dautun mourir bravement, a dit ce mot où il y a
un avenir: _J'en étais jaloux_. Dans la gaminerie, on ne connaît pas
Voltaire, mais on connaît Papavoine. On mêle dans la même légende «les
politiques» aux assassins. On a les traditions du dernier vêtement de
tous. On sait que Tolleron avait un bonnet de chauffeur, Avril une
casquette de loutre, Louvel un chapeau rond, que le vieux Delaporte
était chauve et nu-tête, que Castaing était tout rose et très joli, que
Bories avait une barbiche romantique, que Jean Martin avait gardé ses
bretelles, que Lecouffé et sa mère se querellaient.--_Ne vous reprochez
donc pas votre panier_, leur cria un gamin. Un autre, pour voir passer
Debacker, trop petit dans la foule, avise la lanterne du quai et y
grimpe. Un gendarme, de station là, fronce le sourcil.--Laissez-moi
monter, m'sieu le gendarme, dit le gamin. Et pour attendrir l'autorité,
il ajoute: Je ne tomberai pas.--Je m'importe peu que tu tombes, répond
le gendarme.

Dans la gaminerie, un accident mémorable est fort compté. On parvient
au sommet de la considération s'il arrive qu'on se coupe très
profondément, «jusqu'à l'os».

Le poing n'est pas un médiocre élément de respect. Une des choses que le
gamin dit le plus volontiers, c'est: _Je suis joliment fort, va!_--Être
gaucher vous rend fort enviable. Loucher est une chose estimée.



Chapitre VIII

Où on lira un mot charmant du dernier roi


L'été, il se métamorphose en grenouille; et le soir, à la nuit tombante,
devant les ponts d'Austerlitz et d'Iéna, du haut des trains à charbon et
des bateaux de blanchisseuses, il se précipite tête baissée dans la
Seine et dans toutes les infractions possibles aux lois de la pudeur et
de la police. Cependant les sergents de ville veillent, et il en résulte
une situation hautement dramatique qui a donné lieu une fois à un cri
fraternel et mémorable; ce cri, qui fut célèbre vers 1830, est un
avertissement stratégique de gamin à gamin; il se scande comme un vers
d'Homère, avec une notation presque aussi inexprimable que la mélopée
éleusiaque des Panathénées, et l'on y retrouve l'antique Évohé. Le
voici:--_Ohé, Titi, ohéée! y a de la grippe, y a de la cogne, prends tes
zardes et va-t'en, pâsse par l'égout!_

Quelquefois ce moucheron--c'est ainsi qu'il se qualifie lui-même--sait
lire; quelquefois il sait écrire, toujours il sait barbouiller. Il
n'hésite pas à se donner, par on ne sait quel mystérieux enseignement
mutuel, tous les talents qui peuvent être utiles à la chose publique: de
1815 à 1830, il imitait le cri du dindon; de 1830 à 1848, il griffonnait
une poire sur les murailles. Un soir d'été, Louis-Philippe, rentrant à
pied, en vit un, tout petit, haut comme cela, qui suait et se haussait
pour charbonner une poire gigantesque sur un des piliers de la grille
de Neuilly; le roi, avec cette bonhomie qui lui venait de Henri IV,
aida le gamin, acheva la poire, et donna un louis à l'enfant en lui
disant: _La poire est aussi là-dessus_. Le gamin aime le hourvari. Un
certain état violent lui plaît. Il exècre «les curés». Un jour, rue de
l'université, un de ces jeunes drôles faisait un pied de nez à la porte
cochère du numéro 69.--Pourquoi fais-tu cela à cette porte? lui demanda
un passant. L'enfant répondit: Il y a là un curé. C'est là, en effet,
que demeure le nonce du pape. Cependant, quel que soit le voltairianisme
du gamin, si l'occasion se présente d'être enfant de choeur, il se peut
qu'il accepte, et dans ce cas il sert la messe poliment. Il y a deux
choses dont il est le Tantale et qu'il désire toujours sans y atteindre
jamais: renverser le gouvernement et faire recoudre son pantalon.

Le gamin à l'état parfait possède tous les sergents de ville de Paris,
et sait toujours, lorsqu'il en rencontre un, mettre le nom sous la
figure. Il les dénombre sur le bout du doigt. Il étudie leurs moeurs et
il a sur chacun des notes spéciales. Il lit à livre ouvert dans les âmes
de la police. Il vous dira couramment et sans broncher:--«Un tel est_
traître;_--un tel est _très méchant;_--un tel est _grand;_--un tel est
_ridicule;_» (tous ces mots, traître, méchant, grand, ridicule, ont dans
sa bouche une acception particulière)--«celui-ci s'imagine que le
Pont-Neuf est à lui et empêche _le monde_ de se promener sur la corniche
en dehors des parapets; celui-là a la manie de tirer les oreilles aux
_personnes_ etc., etc..»



Chapitre IX

La vieille âme de la Gaule


Il y avait de cet enfant-là dans Poquelin, fils des Halles; il y en
avait dans Beaumarchais. La gaminerie est une nuance de l'esprit
gaulois. Mêlée au bon sens, elle lui ajoute parfois de la force, comme
l'alcool au vin. Quelquefois elle est défaut. Homère rabâche, soit; on
pourrait dire que Voltaire gamine. Camille Desmoulins était faubourien.
Championnet, qui brutalisait les miracles, était sorti du pavé de Paris;
il avait, tout petit, _inondé les portiques_ de Saint-Jean de Beauvais
et de Saint-Etienne du Mont; il avait assez tutoyé la châsse de sainte
Geneviève pour donner des ordres à la fiole de saint Janvier.

Le gamin de Paris est respectueux, ironique et insolent. Il a de
vilaines dents parce qu'il est mal nourri et que son estomac souffre, et
de beaux yeux parce qu'il a de l'esprit. Jéhovah présent, il sauterait à
cloche-pied les marches du paradis. Il est fort à la savate. Toutes les
croissances lui sont possibles. Il joue dans le ruisseau et se redresse
par l'émeute; son effronterie persiste devant la mitraille; c'était un
polisson, c'est un héros; ainsi que le petit thébain, il secoue la peau
du lion; le tambour Bara était un gamin de Paris; il crie: En avant!
comme le cheval de l'Écriture dit: Vah! et en une minute, il passe du
marmot au géant.

Cet enfant du bourbier est aussi l'enfant de l'idéal. Mesurez cette
envergure qui va de Molière à Bara.

Somme toute, et pour tout résumer d'un mot, le gamin est un être qui
s'amuse, parce qu'il est malheureux.



Chapitre X

Ecce Paris, ecce homo


Pour tout résumer encore, le gamin de Paris aujourd'hui, comme autrefois
le _gracculus_ de Rome, c'est le peuple enfant ayant au front la ride du
monde vieux.

Le gamin est une grâce pour la nation, et en même temps une maladie.
Maladie qu'il faut guérir. Comment? Par la lumière.

La lumière assainit.

La lumière allume.

Toutes les généreuses irradiations sociales sortent de la science, des
lettres, des arts, de l'enseignement. Faites des hommes, faites des
hommes. Éclairez-les pour qu'ils vous échauffent. Tôt ou tard la
splendide question de l'instruction universelle se posera avec
l'irrésistible autorité du vrai absolu; et alors ceux qui gouverneront
sous la surveillance de l'idée française auront à faire ce choix: les
enfants de la France, ou les gamins de Paris; des flammes dans la
lumière ou des feux follets dans les ténèbres.

Le gamin exprime Paris, et Paris exprime le monde.

Car Paris est un total. Paris est le plafond du genre humain. Toute
cette prodigieuse ville est un raccourci des moeurs mortes et des moeurs
vivantes. Qui voit Paris croit voir le dessous de toute l'histoire avec
du ciel et des constellations dans les intervalles. Paris a un Capitole,
l'Hôtel de ville, un Parthénon, Notre-Dame, un Mont Aventin, le faubourg
Saint-Antoine, un Asinarium, la Sorbonne, un Panthéon, le Panthéon, une
Voie Sacrée, le boulevard des Italiens, une Tour des Vents, l'opinion;
et il remplace les gémonies par le ridicule. Son majo s'appelle le
faraud, son transtévérin s'appelle le faubourien son hammal s'appelle le
fort de la halle, son lazzarone s'appelle la pègre, son cockney
s'appelle le gandin. Tout ce qui est ailleurs est à Paris. La poissarde
de Dumarsais peut donner la réplique à la vendeuse d'herbes d'Euripide,
le discobole Vejanus revit dans le danseur de corde Forioso,
Therapontigonus Miles prendrait bras dessus bras dessous le grenadier
Vadeboncoeur, Damasippe le brocanteur serait heureux chez les marchands
de bric-à-brac, Vincennes empoignerait Socrate tout comme l'Agora
coffrerait Diderot, Grimod de la Reynière a découvert le roastbeef au
suif comme Curtillus avait inventé le hérisson rôti, nous voyons
reparaître sous le ballon de l'arc de l'Étoile le trapèze qui est dans
Plaute, le mangeur d'épées du Poecile rencontré par Apulée est avaleur
de sabres sur le Pont-Neuf, le neveu de Rameau et Curculion le parasite
font la paire, Ergasile se ferait présenter chez Cambacérès par
d'Aigrefeuille; les quatre muscadins de Rome, Alcesimarchus, Phoedromus,
Diabolus et Argirippe descendent de la Courtille dans la chaise de poste
de Labatut; Aulu-Gelle ne s'arrêtait pas plus longtemps devant Congrio
que Charles Nodier devant Polichinelle; Marton n'est pas une tigresse,
mais Pardalisca n'était point un dragon; Pantolabus le loustic blague au
café anglais Nomentanus le viveur, Hermogène est ténor aux
Champs-Élysées, et, autour de lui, Thrasius le gueux, vêtu en Bobèche,
fait la quête; l'importun qui vous arrête aux Tuileries par le bouton de
votre habit vous fait répéter après deux mille ans l'apostrophe de
Thesprion: _quis properantem me prehendit pallio_? le vin de Suresnes
parodie le vin d'Albe, le rouge bord de Desaugiers fait équilibre à la
grande coupe de Balatron, le Père-Lachaise exhale sous les pluies
nocturnes les mêmes lueurs que les Esquilies, et la fosse du pauvre
achetée pour cinq ans vaut la bière de louage de l'Esclave.

Cherchez quelque chose que Paris n'ait pas. La cuve de Trophonius ne
contient rien qui ne soit dans le baquet de Mesmer; Ergaphilos
ressuscite dans Cagliostro; le brahmine Vâsaphantâ s'incarne dans le
comte de Saint-Germain; le cimetière de Saint-Médard fait de tout aussi
bons miracles que la mosquée Oumoumié de Damas.

Paris a un Ésope qui est Mayeux, et une Canidie qui est mademoiselle
Lenormand. Il s'effare comme Delphes aux réalités fulgurantes de la
vision; il fait tourner les tables comme Dodone les trépieds. Il met la
grisette sur le trône comme Rome y met la courtisane; et, somme toute,
si Louis XV est pire que Claude, madame Dubarry vaut mieux que
Messaline. Paris combine dans un type inouï, qui a vécu et que nous
avons coudoyé, la nudité grecque, l'ulcère hébraïque et le quolibet
gascon. Il mêle Diogène, Job et Paillasse, habille un spectre de vieux
numéros du _Constitutionnel_, et fait Chodruc Duclos.

Bien que Plutarque dise:_ le tyran n'envieillit guère_, Rome, sous Sylla
comme sous Domitien, se résignait et mettait volontiers de l'eau dans
son vin. Le Tibre était un Léthé, s'il faut en croire l'éloge un peu
doctrinaire qu'en faisait Varus Vibiscus: _Contra Gracchos Tiberim
habemus. Bibere Tiberim, id est seditionem oblivisci_. Paris boit un
million de litres d'eau par jour, mais cela ne l'empêche pas dans
l'occasion de battre la générale et de sonner le tocsin.

À cela près, Paris est bon enfant. Il accepte royalement tout; il n'est
pas difficile en fait de Vénus; sa callipyge est hottentote; pourvu
qu'il rie, il amnistie; la laideur l'égaye, la difformité le désopile,
le vice le distrait; soyez drôle, et vous pourrez être un drôle;
l'hypocrisie même, ce cynisme suprême, ne le révolte pas; il est si
littéraire qu'il ne se bouche pas le nez devant Basile, et il ne se
scandalise pas plus de la prière de Tartuffe qu'Horace ne s'effarouche
du «hoquet» de Priape. Aucun trait de la face universelle ne manque au
profil de Paris. Le bal Mabille n'est pas la danse polymnienne du
Janicule, mais la revendeuse à la toilette y couve des yeux la lorette
exactement comme l'entremetteuse Staphyla guettait la vierge Planesium.
La barrière du Combat n'est pas un Colisée, mais on y est féroce comme
si César regardait. L'hôtesse syrienne a plus de grâce que la mère
Saguet, mais, si Virgile hantait le cabaret romain, David d'Angers,
Balzac et Charlet se sont attablés à la gargote parisienne. Paris règne.
Les génies y flamboient, les queues rouges y prospèrent. Adonaï y passe
sur son char aux douze roues de tonnerre et d'éclairs; Silène y fait son
entrée sur sa bourrique. Silène, lisez Ramponneau.

Paris est synonyme de Cosmos. Paris est Athènes, Rome, Sybaris,
Jérusalem, Pantin. Toutes les civilisations y sont en abrégé, toutes les
barbaries aussi. Paris serait bien fâché de n'avoir pas une guillotine.

Un peu de place de Grève est bon. Que serait toute cette fête éternelle
sans cet assaisonnement? Nos lois y ont sagement pourvu, et, grâce à
elles, ce couperet s'égoutte sur ce mardi gras.



Chapitre XI

Railler, régner


De limite à Paris, point. Aucune ville n'a eu cette domination qui
bafoue parfois ceux qu'elle subjugue. _Vous plaire, ô Athéniens!_
s'écriait Alexandre. Paris fait plus que la loi, il fait la mode; Paris
fait plus que la mode, il fait la routine. Paris peut être bête si bon
lui semble, il se donne quelquefois ce luxe; alors l'univers est bête
avec lui; puis Paris se réveille, se frotte les yeux, dit: Suis-je
stupide! et éclate de rire à la face du genre humain. Quelle merveille
qu'une telle ville! Chose étrange que ce grandiose et ce burlesque
fassent bon voisinage, que toute cette majesté ne soit pas dérangée par
toute cette parodie, et que la même bouche puisse souffler aujourd'hui
dans le clairon du jugement dernier et demain dans la flûte à l'oignon!
Paris a une jovialité souveraine. Sa gaîté est de la foudre et sa farce
tient un sceptre. Son ouragan sort parfois d'une grimace. Ses
explosions, ses journées, ses chefs-d'oeuvre, ses prodiges, ses épopées,
vont au bout de l'univers, et ses coq-à-l'âne aussi. Son rire est une
bouche de volcan qui éclabousse toute la terre. Ses lazzis sont des
flammèches. Il impose aux peuples ses caricatures aussi bien que son
idéal; les plus hauts monuments de la civilisation humaine acceptent ses
ironies et prêtent leur éternité à ses polissonneries. Il est superbe;
il a un prodigieux 14 juillet qui délivre le globe; il fait faire le
serment du Jeu de Paume à toutes les nations; sa nuit du 4 août dissout
en trois heures mille ans de féodalité; il fait de sa logique le muscle
de la volonté unanime; il se multiplie sous toutes les formes du
sublime; il emplit de sa lueur Washington, Kosciusko, Bolivar, Botzaris,
Riego, Bem, Manin, Lopez, John Brown, Garibaldi; il est partout où
l'avenir s'allume, à Boston en 1779, à l'île de Léon en 1820, à Pesth en
1848, à Palerme en 1860; il chuchote le puissant mot d'ordre: _Liberté,
_à l'oreille des abolitionnistes américains groupés au bac de Harper's
Ferry, et à l'oreille des patriotes d'Ancône assemblés dans l'ombre aux
Archi, devant l'auberge Gozzi, au bord de la mer; il crée Canaris; il
crée Quiroga; il crée Pisacane; il rayonne le grand sur la terre; c'est
en allant où son souffle les pousse que Byron meurt à Missolonghi et que
Mazet meurt à Barcelone; il est tribune sous les pieds de Mirabeau et
cratère sous les pieds de Robespierre; ses livres, son théâtre, son
art, sa science, sa littérature, sa philosophie, sont les manuels du
genre humain; il a Pascal, Régnier, Corneille, Descartes, Jean-Jacques,
Voltaire pour toutes les minutes, Molière pour tous les siècles; il fait
parler sa langue à la bouche universelle, et cette langue devient verbe;
il construit dans tous les esprits l'idée de progrès; les dogmes
libérateurs qu'il forge sont pour les générations des épées de chevet,
et c'est avec l'âme de ses penseurs et de ses poètes que sont faits
depuis 1789 tous les héros de tous les peuples; cela ne l'empêche pas de
gaminer; et ce génie énorme qu'on appelle Paris, tout en transfigurant
le monde par sa lumière, charbonne le nez de Bouginier au mur du temple
de Thésée et écrit _Crédeville voleur_ sur les Pyramides.

Paris montre toujours les dents; quand il ne gronde pas, il rit.

Tel est ce Paris. Les fumées de ses toits sont les idées de l'univers.
Tas de boue et de pierres si l'on veut, mais, par-dessus tout, être
moral. Il est plus que grand, il est immense. Pourquoi? parce qu'il ose.

Oser; le progrès est à ce prix.

Toutes les conquêtes sublimes sont plus ou moins des prix de hardiesse.
Pour que la révolution soit, il ne suffit pas que Montesquieu la
pressente, que Diderot la prêche, que Beaumarchais l'annonce, que
Condorcet la calcule, qu'Arouet la prépare, que Rousseau la prémédite;
il faut que Danton l'ose.

Le cri: _Audace!_ est un _Fiat Lux_. Il faut, pour la marche en avant du
genre humain, qu'il y ait sur les sommets en permanence de fières leçons
de courage. Les témérités éblouissent l'histoire et sont une des grandes
clartés de l'homme. L'aurore ose quand elle se lève. Tenter, braver,
persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre corps à corps
le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait,
tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre,
tenir bon, tenir tête; voilà l'exemple dont les peuples ont besoin, et
la lumière qui les électrise. Le même éclair formidable va de la torche
de Prométhée au brûle-gueule de Cambronne.



Chapitre XII

L'avenir latent dans le peuple


Quant au peuple parisien, même homme fait, il est toujours le gamin;
peindre l'enfant, c'est peindre la ville; et c'est pour cela que nous
avons étudié cet aigle dans ce moineau franc.

C'est surtout dans les faubourgs, insistons-y, que la race parisienne
apparaît; là est le pur sang; là est la vraie physionomie; là ce peuple
travaille et souffre, et la souffrance et le travail sont les deux
figures de l'homme. Il y a là des quantités profondes d'êtres inconnus
où fourmillent les types les plus étranges depuis le déchargeur de la
Râpée jusqu'à l'équarrisseur de Montfaucon. _Fex urbis_, s'écrie
Cicéron; _mob_, ajoute Burke indigné; tourbe, multitude, populace. Ces
mots-là sont vite dits. Mais soit. Qu'importe? qu'est-ce que cela fait
qu'ils aillent pieds nus? Ils ne savent pas lire; tant pis. Les
abandonnerez-vous pour cela? leur ferez-vous de leur détresse une
malédiction? la lumière ne peut-elle pénétrer ces masses? Revenons à ce
cri: Lumière! et obstinons-nous-y! Lumière! lumière!--Qui sait si ces
opacités ne deviendront pas transparentes? les révolutions ne sont-elles
pas des transfigurations? Allez, philosophes, enseignez, éclairez,
allumez, pensez haut, parlez haut, courez joyeux au grand soleil,
fraternisez avec les places publiques, annoncez les bonnes nouvelles,
prodiguez les alphabets, proclamez les droits, chantez les
Marseillaises, semez les enthousiasmes, arrachez des branches vertes aux
chênes. Faites de l'idée un tourbillon. Cette foule peut être sublimée.
Sachons nous servir de ce vaste embrasement des principes et des vertus
qui pétille, éclate et frissonne à de certaines heures. Ces pieds nus,
ces bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces
ténèbres, peuvent être employés à la conquête de l'idéal. Regardez à
travers le peuple et vous apercevrez la vérité. Ce vil sable que vous
foulez aux pieds, qu'on le jette dans la fournaise, qu'il y fonde et
qu'il y bouillonne, il deviendra cristal splendide, et c'est grâce à lui
que Galilée et Newton découvriront les astres.



Chapitre XIII

Le petit Gavroche


Huit ou neuf ans environ après les évènements racontés dans la deuxième
partie de cette histoire, on remarquait sur le boulevard du Temple et
dans les régions du Château-d'Eau un petit garçon de onze à douze ans
qui eût assez correctement réalisé cet idéal du gamin ébauché plus haut,
si, avec le rire de son âge sur les lèvres, il n'eût pas eu le coeur
absolument sombre et vide. Cet enfant était bien affublé d'un pantalon
d'homme, mais il ne le tenait pas de son père, et d'une camisole de
femme, mais il ne la tenait pas de sa mère. Des gens quelconques
l'avaient habillé de chiffons par charité. Pourtant il avait un père et
une mère. Mais son père ne songeait pas à lui et sa mère ne l'aimait
point. C'était un de ces enfants dignes de pitié entre tous qui ont père
et mère et qui sont orphelins.

Cet enfant ne se sentait jamais si bien que dans la rue. Le pavé lui
était moins dur que le coeur de sa mère.

Ses parents l'avaient jeté dans la vie d'un coup de pied.

Il avait tout bonnement pris sa volée.

C'était un garçon bruyant, blême, leste, éveillé, goguenard, à l'air
vivace et maladif. Il allait, venait, chantait, jouait à la fayousse,
grattait les ruisseaux, volait un peu, mais comme les chats et les
passereaux, gaîment, riait quand on l'appelait galopin, se fâchait quand
on l'appelait voyou. Il n'avait pas de gîte, pas de pain, pas de feu,
pas d'amour; mais il était joyeux parce qu'il était libre.

Quand ces pauvres êtres sont des hommes, presque toujours la meule de
l'ordre social les rencontre et les broie, mais tant qu'ils sont
enfants, ils échappent, étant petits. Le moindre trou les sauve.

Pourtant, si abandonné que fût cet enfant, il arrivait parfois, tous les
deux ou trois mois, qu'il disait: Tiens, je vais voir maman! Alors il
quittait le boulevard, le Cirque, la porte Saint-Martin, descendait aux
quais, passait les ponts, gagnait les faubourgs, atteignait la
Salpêtrière, et arrivait où? Précisément à ce double numéro 50-52 que le
lecteur connaît, à la masure Gorbeau.

À cette époque, la masure 50-52, habituellement déserte et éternellement
décorée de l'écriteau: «Chambres à louer», se trouvait, chose rare,
habitée par plusieurs individus qui, du reste, comme cela est toujours à
Paris, n'avaient aucun lien ni aucun rapport entre eux. Tous
appartenaient à cette classe indigente qui commence à partir du dernier
petit bourgeois gêné et qui se prolonge de misère en misère dans les
bas-fonds de la société jusqu'à ces deux êtres auxquels toutes les
choses matérielles de la civilisation viennent aboutir, l'égoutier qui
balaye la boue et le chiffonnier qui ramasse les guenilles.

La «principale locataire» du temps de Jean Valjean était morte et avait
été remplacée par toute pareille. Je ne sais quel philosophe a dit: On
ne manque jamais de vieilles femmes.

Cette nouvelle vieille s'appelait madame Burgon, et n'avait rien de
remarquable dans sa vie qu'une dynastie de trois perroquets, lesquels
avaient successivement régné sur son âme.

Les plus misérables entre ceux qui habitaient la masure étaient une
famille de quatre personnes, le père, la mère et deux filles déjà assez
grandes, tous les quatre logés dans le même galetas, une de ces cellules
dont nous avons déjà parlé.

Cette famille n'offrait au premier abord rien de très particulier que
son extrême dénûment. Le père en louant la chambre avait dit s'appeler
Jondrette. Quelque temps après son emménagement qui avait singulièrement
ressemblé, pour emprunté l'expression mémorable de la principale
locataire, à _l'entrée de rien du tout_, ce Jondrette avait dit à cette
femme qui, comme sa devancière, était en même temps portière et balayait
l'escalier:--Mère une telle, si quelqu'un venait par hasard demander un
polonais ou un italien, ou peut-être un espagnol, ce serait moi.

Cette famille était la famille du joyeux va-nu-pieds. Il y arrivait et
il y trouvait la pauvreté, la détresse, et, ce qui est plus triste,
aucun sourire; le froid dans l'âtre et le froid dans les coeurs. Quand
il entrait, on lui demandait:--D'où viens-tu? Il répondait:--De la rue.
Quand il s'en allait, on lui demandait:--Où vas-tu? il répondait:--Dans
la rue. Sa mère lui disait:--Qu'est-ce que tu viens faire ici?

Cet enfant vivait dans cette absence d'affection comme ces herbes pâles
qui viennent dans les caves. Il ne souffrait pas d'être ainsi et n'en
voulait à personne. Il ne savait pas au juste comment devaient être un
père et une mère.

Du reste sa mère aimait ses soeurs.

Nous avons oublié de dire que sur le boulevard du Temple on nommait cet
enfant le petit Gavroche. Pourquoi s'appelait-il Gavroche? Probablement
parce que son père s'appelait Jondrette.

Casser le fil semble être l'instinct de certaines familles misérables.

La chambre que les Jondrette habitaient dans la masure Gorbeau était la
dernière au bout du corridor. La cellule d'à côté était occupée par un
jeune homme très pauvre qu'on nommait Marius.

Disons ce que c'était que monsieur Marius.



Livre deuxième--Le grand bourgeois



Chapitre I

Quatrevingt-dix ans et trente-deux dents


Rue Boucherat, rue de Normandie et rue de Saintonge, il existe encore
quelques anciens habitants qui ont gardé le souvenir d'un bonhomme
appelé M. Gillenormand, et qui en parlent avec complaisance. Ce bonhomme
était vieux quand ils étaient jeunes. Cette silhouette, pour ceux qui
regardent mélancoliquement ce vague fourmillement d'ombres qu'on nomme
le passé, n'a pas encore tout à fait disparu du labyrinthe des rues
voisines du Temple auxquelles, sous Louis XIV, on a attaché les noms de
toutes les provinces de France, absolument comme on a donné de nos jours
aux rues du nouveau quartier Tivoli les noms de toutes les capitales
d'Europe; progression, soit dit en passant, où est visible le progrès.

M. Gillenormand, lequel était on ne peut plus vivant en 1831, était un
de ces hommes devenus curieux à voir uniquement à cause qu'ils ont
longtemps vécu, et qui sont étranges parce qu'ils ont jadis ressemblé à
tout le monde et que maintenant ils ne ressemblent plus à personne.
C'était un vieillard particulier, et bien véritablement l'homme d'un
autre âge, le vrai bourgeois complet et un peu hautain du dix-huitième
siècle, portant sa bonne vieille bourgeoisie de l'air dont les marquis
portaient leur marquisat. Il avait dépassé quatre-vingt-dix ans,
marchait droit, parlait haut, voyait clair, buvait sec, mangeait,
dormait et ronflait. Il avait ses trente-deux dents. Il ne mettait de
lunettes que pour lire. Il était d'humeur amoureuse, mais disait que
depuis une dizaine d'années il avait décidément et tout à fait renoncé
aux femmes. Il ne pouvait plus plaire, disait-il; il n'ajoutait pas: Je
suis trop vieux, mais: Je suis trop pauvre. Il disait: Si je n'étais pas
ruiné... héée!--Il ne lui restait en effet qu'un revenu d'environ quinze
mille livres. Son rêve était de faire un héritage et d'avoir cent mille
francs de rente pour avoir des maîtresses. Il n'appartenait point, comme
on voit, à cette variété malingre d'octogénaires qui, comme M. de
Voltaire, ont été mourants toute leur vie; ce n'était pas une longévité
de pot fêlé; ce vieillard gaillard s'était toujours bien porté. Il était
superficiel, rapide, aisément courroucé. Il entrait en tempête à tout
propos, le plus souvent à contre-sens du vrai. Quand on le contredisait,
il levait la canne; il battait les gens, comme au grand siècle. Il avait
une fille de cinquante ans passés, non mariée, qu'il rossait très fort
quand il se mettait en colère, et qu'il eût volontiers fouettée. Elle
lui faisait l'effet d'avoir huit ans. Il souffletait énergiquement ses
domestiques et disait: Ah! carogne! Un de ses jurons était: _Par la
pantoufloche de la pantouflochade!_ Il avait des tranquillités
singulières; il se faisait raser tous les jours par un barbier qui avait
été fou, et qui le détestait, étant jaloux de M. Gillenormand à cause de
sa femme, jolie barbière coquette. M. Gillenormand admirait son propre
discernement en toute chose, et se déclarait très sagace; voici un de
ses mots: «J'ai, en vérité, quelque pénétration; je suis de force à
dire, quand une puce me pique, de quelle femme elle me vient.» Les mots
qu'il prononçait le plus souvent, c'était: _l'homme sensible_ et _la
nature_. Il ne donnait pas à ce dernier mot la grande acception que
notre époque lui a rendue. Mais il le faisait entrer à sa façon dans ses
petites satires du coin du feu:--La nature, disait-il, pour que la
civilisation ait un peu de tout, lui donne jusqu'à des spécimens de
barbarie amusante. L'Europe a des échantillons de l'Asie et de
l'Afrique, en petit format. Le chat est un tigre de salon, le lézard est
un crocodile de poche. Les danseuses de l'Opéra sont des sauvagesses
roses. Elles ne mangent pas les hommes, elles les grugent. Ou bien, les
magiciennes! elles les changent en huîtres, et les avalent. Les caraïbes
ne laissent que les os, elles ne laissent que l'écaille. Telles sont nos
moeurs. Nous ne dévorons pas, nous rongeons; nous n'exterminons pas,
nous griffons.



Chapitre II

Tel maître, tel logis


Il demeurait au Marais, rue des Filles-du-Calvaire, nº 6. La maison
était à lui. Cette maison a été démolie et rebâtie depuis, et le chiffre
en a probablement été changé dans ces révolutions de numérotage que
subissent les rues de Paris. Il occupait un vieil et vaste appartement
au premier, entre la rue et des jardins, meublé jusqu'aux plafonds de
grandes tapisseries des Gobelins et de Beauvais représentant des
bergerades; les sujets des plafonds et des panneaux étaient répétés en
petit sur les fauteuils. Il enveloppait son lit d'un vaste paravent à
neuf feuilles en laque de Coromandel. De longs rideaux diffus pendaient
aux croisées et y faisaient de grands plis cassés très magnifiques. Le
jardin immédiatement situé sous ses fenêtres se rattachait à celle
d'entre elles qui faisait l'angle au moyen d'un escalier de douze ou
quinze marches fort allégrement monté et descendu par ce bonhomme. Outre
une bibliothèque contiguë à sa chambre, il avait un boudoir auquel il
tenait fort, réduit galant tapissé d'une magnifique tenture de paille
fleurdelysée et fleurie faite sur les galères de Louis XIV et commandée
par M. de Vivonne à ses forçats pour sa maîtresse. M. Gillenormand avait
hérité cela d'une farouche grand'tante maternelle, morte centenaire. Il
avait eu deux femmes. Ses manières tenaient le milieu entre l'homme de
cour qu'il n'avait jamais été et l'homme de robe qu'il aurait pu être.
Il était gai, et caressant quand il voulait. Dans sa jeunesse, il avait
été de ces hommes qui sont toujours trompés par leur femme et jamais par
leur maîtresse, parce qu'ils sont à la fois les plus maussades maris et
les plus charmants amants qu'il y ait. Il était connaisseur en peinture.
Il avait dans sa chambre un merveilleux portrait d'on ne sait qui, peint
par Jordaens, fait à grands coups de brosse, avec des millions de
détails, à la façon fouillis et comme au hasard. Le vêtement de M.
Gillenormand n'était pas l'habit Louis XV, ni même l'habit Louis XVI;
c'était le costume des incroyables du Directoire. Il s'était cru tout
jeune jusque-là et avait suivi les modes. Son habit était en drap léger,
avec de spacieux revers, une longue queue de morue et de larges boutons
d'acier. Avec cela la culotte course et les souliers à boucles. Il
mettait toujours les mains dans ses goussets. Il disait avec autorité:
_La Révolution française est un tas de chenapans_.



Chapitre III

Luc-Esprit


À l'âge de seize ans, un soir, à l'Opéra, il avait eu l'honneur d'être
lorgné à la fois par deux beautés alors mûres et célèbres et chantées
par Voltaire, la Camargo et la Sallé. Pris entre deux feux, il avait
fait une retraite héroïque vers une petite danseuse, fillette appelée
Nahenry, qui avait seize ans comme lui, obscure comme un chat, et dont
il était amoureux. Il abondait en souvenirs. Il s'écriait:--Qu'elle
était jolie, cette Guimard-Guimardini-Guimardinette, la dernière fois
que je l'ai vue à Longchamps, frisée en sentiments soutenus, avec ses
venez-y-voir en turquoises, sa robe couleur de gens nouvellement
arrivés, et son manchon d'agitation!--Il avait porté dans son
adolescence une veste de Nain-Londrin dont il parlait volontiers et avec
effusion.--J'étais vêtu comme un turc du Levant levantin, disait-il. Mme
de Boufflers, l'ayant vu par hasard quand il avait vingt ans, l'avait
qualifié «un fol charmant». Il se scandalisait de tous les noms qu'il
voyait dans la politique et au pouvoir, les trouvant bas et bourgeois.
Il lisait les journaux, _les papiers nouvelles, les gazettes_, comme il
disait, en étouffant des éclats de rire. Oh! disait-il, quelles sont ces
gens-là! Corbière! Humann! Casimir-Perier! cela vous est ministre. Je me
figure ceci dans un journal: M. Gillenormand, ministre! ce serait farce.
Eh bien! ils sont si bêtes que ça irait! Il appelait allégrement toutes
choses par le mot propre ou malpropre et ne se gênait pas devant les
femmes. Il disait des grossièretés, des obscénités et des ordures avec
je ne sais quoi de tranquille et de peu étonné qui était élégant.
C'était le sans-façon de son siècle. Il est à remarquer que le temps des
périphrases en vers a été le temps des crudités en prose. Son parrain
avait prédit qu'il serait un homme de génie, et lui avait donné ces deux
prénoms significatifs: Luc-Esprit.



Chapitre IV

Aspirant centenaire


Il avait eu des prix en son enfance au collège de Moulins où il était
né, et il avait été couronné de la main du duc de Nivernais qu'il
appelait le duc de Nevers. Ni la Convention ni la mort de Louis XVI, ni
Napoléon, ni le retour des Bourbons, rien n'avait pu effacer le souvenir
de ce couronnement. _Le duc de Nevers_ était pour lui la grande figure
du siècle. Quel charmant grand seigneur, disait-il, et qu'il avait bon
air avec son cordon bleu! Aux yeux de M. Gillenormand, Catherine II
avait réparé le crime du partage de la Pologne en achetant pour trois
mille roubles le secret de l'élixir d'or à Bestuchef. Là-dessus, il
s'animait:--L'élixir d'or, s'écriait-il, la teinture jaune de Bestuchef,
les gouttes du général Lamotte, c'était, au dix-huitième siècle, à un
louis le flacon d'une demi-once, le grand remède aux catastrophes de
l'amour, la panacée contre Vénus. Louis XV en envoyait deux cents
flacons au pape.--On l'eût fort exaspéré et mis hors des gonds si on lui
eût dit que l'élixir d'or n'est autre chose que le perchlorure de fer.
M. Gillenormand adorait les Bourbons et avait en horreur 1789; il
racontait sans cesse de quelle façon il s'était sauvé dans la Terreur,
et comment il lui avait fallu bien de la gaîté et bien de l'esprit pour
ne pas avoir la tête coupée. Si quelque jeune homme s'avisait de faire
devant lui l'éloge de la République, il devenait bleu et s'irritait à
s'évanouir. Quelquefois il faisait allusion à son âge de quatrevingt-dix
ans, et disait: _J'espère bien que je ne verrai pas deux fois
quatrevingt-treize_. D'autres fois, il signifiait aux gens qu'il
entendait vivre cent ans.



Chapitre V

Basque et Nicolette


Il avait des théories. En voici une: «Quand un homme aime passionnément
les femmes, et qu'il a lui-même une femme à lui dont il se soucie peu,
laide, revêche, légitime, pleine de droits, juchée sur le code et
jalouse au besoin, il n'a qu'une façon de s'en tirer et d'avoir la paix,
c'est de laisser à sa femme les cordons de la bourse. Cette abdication
le fait libre. La femme s'occupe alors, se passionne au maniement des
espèces, s'y vert-de-grise les doigts, entreprend l'élève des métayers
et le dressage des fermiers, convoque les avoués, préside les notaires,
harangue les tabellions, visite les robins, suit les procès, rédige les
baux, dicte les contrats, se sent souveraine, vend, achète, règle,
jordonne, promet et compromet, lie et résilie, cède, concède et
rétrocède, arrange, dérange, thésaurise, prodigue, elle fait des
sottises, bonheur magistral et personnel, et cela console. Pendant que
son mari la dédaigne, elle a la satisfaction de ruiner son mari.» Cette
théorie, M. Gillenormand se l'était appliquée, et elle était devenue son
histoire. Sa femme, la deuxième, avait administré sa fortune de telle
façon qu'il restait à M. Gillenormand, quand un beau jour il se trouva
veuf, juste de quoi vivre, en plaçant presque tout en viager, une
quinzaine de mille francs de rente dont les trois quarts devaient
s'éteindre avec lui. Il n'avait pas hésité, peu préoccupé du souci de
laisser un héritage. D'ailleurs il avait vu que les patrimoines avaient
des aventures, et, par exemple, devenaient des _biens nationaux;_ il
avait assisté aux avatars du tiers consolidé, et il croyait peu au
grand-livre.--_Rue Quincampoix que tout cela_! disait-il. Sa maison de
la rue des Filles-du-Calvaire, nous l'avons dit, lui appartenait. Il
avait deux domestiques, «un mâle et un femelle». Quand un domestique
entrait chez lui, M. Gillenormand le rebaptisait. Il donnait aux hommes
le nom de leur province: Nîmois, Comtois, Poitevin, Picard. Son dernier
valet était un gros homme fourbu et poussif de cinquante-cinq ans,
incapable de courir vingt pas, mais, comme il était né à Bayonne, M.
Gillenormand l'appelait Basque. Quant aux servantes, toutes s'appelaient
chez lui Nicolette (même la Magnon dont il sera question plus loin). Un
jour une fière cuisinière, cordon bleu, de haute race de concierges, se
présenta.--Combien voulez-vous gagner de gages par mois? lui demanda M.
Gillenormand.--Trente francs.--Comment vous nommez-vous?--Olympie.--Tu
auras cinquante francs, et tu t'appelleras Nicolette.



Chapitre VI

Où l'on entrevoit la Magnon et ses deux petits


Chez M. Gillenormand la douleur se traduisait en colère; il était
furieux d'être désespéré. Il avait tous les préjugés et prenait toutes
les licences. Une des choses dont il composait son relief extérieur et
sa satisfaction intime, c'était, nous venons de l'indiquer, d'être resté
vert galant, et de passer énergiquement pour tel. Il appelait cela avoir
«royale renommée». La royale renommée lui attirait parfois de
singulières aubaines. Un jour on apporta chez lui dans une bourriche,
comme une cloyère d'huîtres, un gros garçon nouveau-né, criant le diable
et dûment emmitouflé de langes, qu'une servante chassée six mois
auparavant lui attribuait. M. Gillenormand avait alors ses parfaits
quatrevingt-quatre ans. Indignation et clameur dans l'entourage. Et à
qui cette effrontée drôlesse espérait-elle faire accroire cela? Quelle
audace! quelle abominable calomnie! M. Gillenormand, lui, n'eut aucune
colère. Il regarda le maillot avec l'aimable sourire d'un bonhomme
flatté de la calomnie, et dit à la cantonade: «--Eh bien quoi?
qu'est-ce? qu'y a-t-il? qu'est-ce qu'il y a? vous vous ébahissez
bellement, et, en vérité, comme aucunes personnes ignorantes. Monsieur
le duc d'Angoulême, bâtard de sa majesté Charles IX, se maria à
quatrevingt-cinq; ans avec une péronnelle de quinze ans, monsieur
Virginal, marquis d'Alluye, frère du cardinal de Sourdis, archevêque de
Bordeaux, eut à quatrevingt-trois ans d'une fille de chambre de madame
la présidente Jacquin un fils, un vrai fils d'amour, qui fut chevalier
de Malte et conseiller d'état d'épée; un des grands hommes de ce
siècle-ci, l'abbé Tabaraud, est fils d'un homme de quatrevingt-sept ans.
Ces choses-là n'ont rien que d'ordinaire. Et la Bible donc! Sur ce, je
déclare que ce petit monsieur n'est pas de moi. Qu'on en prenne soin. Ce
n'est pas sa faute.»--Le procédé était débonnaire. La créature, celle-là
qui se nommait Magnon, lui fit un deuxième envoi l'année d'après.
C'était encore un garçon. Pour le coup, M. Gillenormand capitula. Il
remit à la mère les deux mioches, s'engageant à payer pour leur
entretien quatre-vingts francs par mois, à la condition que ladite mère
ne recommencerait plus. Il ajouta: «J'entends que la mère les traite
bien. Je les irai voir de temps en temps.» Ce qu'il fit. Il avait eu un
frère prêtre, lequel avait été trente-trois ans recteur de l'académie de
Poitiers, et était mort à soixante-dix-neuf ans. _Je l'ai perdu jeune_,
disait-il. Ce frère, dont il est resté peu de souvenir, était un
paisible avare qui, étant prêtre, se croyait obligé de faire l'aumône
aux pauvres qu'il rencontrait, mais il ne leur donnait jamais que des
monnerons ou des sous démonétisés, trouvant ainsi moyen d'aller en enfer
par le chemin du paradis. Quant à M. Gillenormand aîné, il ne
marchandait pas l'aumône et donnait volontiers, et noblement. Il était
bienveillant, brusque, charitable, et s'il eût été riche, sa pente eût
été le magnifique. Il voulait que tout ce qui le concernait fût fait
grandement, même les friponneries. Un jour, dans une succession, ayant
été dévalisé par un homme d'affaires d'une manière grossière et visible,
il jeta cette exclamation solennelle:--«Fi! c'est malproprement fait!
j'ai vraiment honte de ces grivelleries. Tout a dégénéré dans ce siècle,
même les coquins. Morbleu! ce n'est pas ainsi qu'on doit voler un homme
de ma sorte. Je suis volé comme dans un bois, mais mal volé. _Sylvae
sint consule dignae!»_--il avait eu, nous l'avons dit, deux femmes; de
la première une fille qui était restée fille, et de la seconde une autre
fille, morte vers l'âge de trente ans, laquelle avait épousé par amour
ou hasard ou autrement un soldat de fortune qui avait servi dans les
armées de la République et de l'Empire, avait eu la croix à Austerlitz
et avait été fait colonel à Waterloo. _C'est la honte de ma famille_,
disait le vieux bourgeois. Il prenait force tabac, et avait une grâce
particulière à chiffonner son jabot de dentelle d'un revers de main. Il
croyait fort peu en Dieu.



Chapitre VII

Règle: Ne recevoir personne que le soir


Tel était M. Luc-Esprit Gillenormand, lequel n'avait point perdu ses
cheveux, plutôt gris que blancs, et était toujours coiffé en oreilles de
chien. En somme, et avec tout cela, vénérable.

Il tenait du dix-huitième siècle: frivole et grand.

Dans les premières années de la Restauration, M. Gillenormand, qui était
encore jeune,--il n'avait que soixante-quatorze ans en 1814,--avait
habité le faubourg Saint-Germain, rue Servandoni, près Saint-Sulpice. Il
ne s'était retiré au Marais qu'en sortant du monde, bien après ses
quatre-vingts ans sonnés.

Et en sortant du monde, il s'était muré dans ses habitudes. La
principale, et où il était invariable, c'était de tenir sa porte
absolument fermée le jour, et de ne jamais recevoir qui que ce soit,
pour quelque affaire que ce fût, que le soir. Il dînait à cinq heures,
puis sa porte était ouverte. C'était la mode de son siècle, et il n'en
voulait point démordre.--Le jour est canaille, disait-il, et ne mérite
qu'un volet fermé. Les gens comme il faut allument leur esprit quand le
zénith allume ses étoiles.--Et il se barricadait pour tout le monde,
fût-ce pour le roi. Vieille élégance de son temps.



Chapitre VIII

Les deux ne font pas la paire


Quant aux deux filles de M. Gillenormand, nous venons d'en parler. Elles
étaient nées à dix ans d'intervalle. Dans leur jeunesse elles s'étaient
fort peu ressemblé, et, par le caractère comme par le visage, avaient
été aussi peu soeurs que possible. La cadette était une charmante âme
tournée vers tout ce qui est lumière, occupée de fleurs, de vers et de
musique, envolée dans des espaces glorieux, enthousiaste, éthérée,
fiancée dès l'enfance dans l'idéal à une vague figure héroïque. L'aînée
avait aussi sa chimère; elle voyait dans l'azur un fournisseur, quelque
bon gros munitionnaire bien riche, un mari splendidement bête, un
million fait homme, ou bien, un préfet; les réceptions de la préfecture,
un huissier d'antichambre chaîne au cou, les bals officiels, les
harangues de la mairie, être «madame la préfète», cela tourbillonnait
dans son imagination. Les deux soeurs s'égaraient ainsi, chacune dans
son rêve, à l'époque où elles étaient jeunes filles. Toutes deux avaient
des ailes, l'une comme un ange, l'autre comme une oie.

Aucune ambition ne se réalise pleinement, ici-bas du moins. Aucun
paradis ne devient terrestre à l'époque où nous sommes. La cadette avait
épousé l'homme de ses songes, mais elle était morte. L'aînée ne s'était
pas mariée.

Au moment où elle fait son entrée dans l'histoire que nous racontons,
c'était une vieille vertu, une prude incombustible, un des nez les plus
pointus et un des esprits les plus obtus qu'on pût voir. Détail
caractéristique: en dehors de la famille étroite, personne n'avait
jamais su son petit nom. On l'appelait _mademoiselle Gillenormand
l'aînée_.

En fait de cant, mademoiselle Gillenormand l'aînée eût rendu des points
à une miss. C'était la pudeur poussée au noir. Elle avait un souvenir
affreux dans sa vie; un jour, un homme avait vu sa jarretière.

L'âge n'avait fait qu'accroître cette pudeur impitoyable. Sa guimpe
n'était jamais assez opaque, et ne montait jamais assez haut. Elle
multipliait les agrafes et les épingles là où personne ne songeait à
regarder. Le propre de la pruderie, c'est de mettre d'autant plus de
factionnaires que la forteresse est moins menacée.

Pourtant, explique qui pourra ces vieux mystères d'innocence, elle se
laissait embrasser sans déplaisir par un officier de lanciers qui était
son petit-neveu et qui s'appelait Théodule.

En dépit de ce lancier favorisé, l'étiquette: _Prude_, sous laquelle
nous l'avons classée, lui convenait absolument. Mlle Gillenormand était
une espèce d'âme crépusculaire. La pruderie est une demi-vertu et un
demi-vice.

Elle ajoutait à la pruderie le bigotisme, doublure assortie. Elle était
de la confrérie de la Vierge, portait un voile blanc à de certaines
fêtes, marmottait des oraisons spéciales, révérait «le saint sang»,
vénérait «le sacré coeur», restait des heures en contemplation devant un
autel rococo-jésuite dans une chapelle fermée au commun des fidèles, et
y laissait envoler son âme parmi de petites nuées de marbre et à travers
de grands rayons de bois doré.

Elle avait une amie de chapelle, vieille vierge comme elle, appelée Mlle
Vaubois, absolument hébétée, et près de laquelle Mlle Gillenormand avait
le plaisir d'être un aigle. En dehors des agnus dei et des ave maria,
Mlle Vaubois n'avait de lumières que sur les différentes façons de faire
les confitures. Mlle Vaubois, parfaite en son genre, était l'hermine de
la stupidité sans une seule tache d'intelligence.

Disons-le, en vieillissant Mlle Gillenormand avait plutôt gagné que
perdu. C'est le fait des natures passives. Elle n'avait jamais été
méchante, ce qui est une bonté relative; et puis, les années usent les
angles, et l'adoucissement de la durée lui était venu. Elle était triste
d'une tristesse obscure dont elle n'avait pas elle-même le secret. Il y
avait dans toute sa personne la stupeur d'une vie finie qui n'a pas
commencé.

Elle tenait la maison de son père. M. Gillenormand avait près de lui sa
fille comme on a vu que monseigneur Bienvenu avait près de lui sa soeur.
Ces ménages d'un vieillard et d'une vieille fille ne sont point rares et
ont l'aspect toujours touchant de deux faiblesses qui s'appuient l'une
sur l'autre.

Il y avait en outre dans la maison, entre cette vieille fille et ce
vieillard, un enfant, un petit garçon toujours tremblant et muet devant
M. Gillenormand. M. Gillenormand ne parlait jamais à cet enfant que
d'une voix sévère et quelquefois la canne levée:--_Ici!
monsieur!--Maroufle, polisson, approchez!--Répondez, drôle!--Que je vous
voie, vaurien!_ etc., etc. Il l'idolâtrait.

C'était son petit-fils. Nous retrouverons cet enfant.



Livre troisième--Le grand-père et le petit-fils



Chapitre I

Un ancien salon


Lorsque M. Gillenormand habitait la rue Servandoni, il hantait plusieurs
salons très bons et très nobles. Quoique bourgeois, M. Gillenormand
était reçu. Comme il avait deux fois de l'esprit, d'abord l'esprit qu'il
avait, ensuite l'esprit qu'on lui prêtait, on le recherchait même, et on
le fêtait. Il n'allait nulle part qu'à la condition d'y dominer. Il est
des gens qui veulent à tout prix l'influence et qu'on s'occupe d'eux; là
où ils ne peuvent être oracles, ils se font loustics. M. Gillenormand
n'était pas de cette nature; sa domination dans les salons royalistes
qu'il fréquentait ne coûtait rien à son respect de lui-même. Il était
oracle partout. Il lui arrivait de tenir tête à M. de Bonald, et même à
M. Bengy-Puy-Vallée.

Vers 1817, il passait invariablement deux après-midi par semaine dans
une maison de son voisinage, rue Férou, chez madame la baronne de T.,
digne et respectable personne dont le mari avait été, sous Louis XVI,
ambassadeur de France à Berlin. Le baron de T., qui de son vivant
donnait passionnément dans les extases et les visions magnétiques, était
mort ruiné dans l'émigration, laissant, pour toute fortune, en dix
volumes manuscrits reliés en maroquin rouge et dorés sur tranche, des
mémoires fort curieux sur Mesmer et son baquet. Madame de T. n'avait
point publié les mémoires par dignité, et se soutenait d'une petite
rente, qui avait surnagé on ne sait comment. Madame de T. vivait loin de
la cour, _monde fort mêlé_, disait-elle, dans un isolement noble, fier
et pauvre. Quelques amis se réunissaient deux fois par semaine autour de
son feu de veuve et cela constituait un salon royaliste pur. On y
prenait le thé, et l'on y poussait, selon que le vent était à l'élégie
ou au dithyrambe, des gémissements ou des cris d'horreur sur le siècle,
sur la charte, sur les buonapartistes, sur la prostitution du cordon
bleu à des bourgeois, sur le jacobinisme de Louis XVIII, et l'on s'y
entretenait tout bas des espérances que donnait Monsieur, depuis Charles
X.

On y accueillait avec des transports de joie des chansons poissardes où
Napoléon était appelé _Nicolas_. Des duchesses, les plus délicates et
les plus charmantes femmes du monde, s'y extasiaient sur des couplets
comme celui-ci adressé «aux fédérés»:

          _Renfoncez dans vos culottes_
          _Le bout d'chemis' qui vous pend._
          _Qu'on n'dis'pas qu'les patriotes_
          _Ont arboré l'drapeau blanc!_

On s'y amusait à des calembours qu'on croyait terribles, à des jeux de
mots innocents qu'on supposait venimeux, à des quatrains, même à des
distiques; ainsi sur le ministère Dessolles, cabinet modéré dont
faisaient partie MM. Decazes et Deserre:

          _Pour raffermir le trône ébranlé sur sa base,_
          _Il faut changer de sol, et de serre et de case._

Ou bien on y façonnait la liste de la chambre des pairs, «chambre
abominablement jacobine», et l'on combinait sur cette liste des
alliances de noms, de manière à faire, par exemple, des phrases comme
celle-ci: _Damas, Sabran, Gouvion Saint-Cyr_. Le tout gaîment.

Dans ce monde-là on parodiait la Révolution. On avait je ne sais quelles
velléités d'aiguiser les mêmes colères en sens inverse. On chantait son
petit _Ça ira_:

          _Ah! ça ira! ça ira! ça ira_
          _Les buonapartist'à la lanterne!_


Les chansons sont comme la guillotine; elles coupent indifféremment,
aujourd'hui cette tête-ci, demain celle-là. Ce n'est qu'une variante.

Dans l'affaire Fualdès, qui est de cette époque, 1816, on prenait parti
pour Bastide et Jausion, parce que Fualdès était «buonapartiste». On
qualifiait les libéraux, _les frères et amis;_ c'était le dernier degré
de l'injure.

Comme certains clochers d'église, le salon de madame la baronne de T.
avait deux coqs. L'un était M. Gillenormand, l'autre était le comte de
Lamothe-Valois, duquel on se disait à l'oreille avec une sorte de
considération: _Vous savez? C'est le Lamothe de l'affaire du collier_.
Les partis ont de ces amnisties singulières.

Ajoutons ceci: dans la bourgeoisie, les situations honorées
s'amoindrissent par des relations trop faciles; il faut prendre garde à
qui l'on admet; de même qu'il y a perte de calorique dans le voisinage
de ceux qui ont froid, il y a diminution de considération dans
l'approche des gens méprisés. L'ancien monde d'en haut se tenait
au-dessus de cette loi-là comme de toutes les autres. Marigny, frère de
la Pompadour, a ses entrées chez M. le prince de Soubise. Quoique? non,
parce que. Du Barry, parrain de la Vaubernier, est le très bien venu
chez M. le maréchal de Richelieu. Ce monde-là, c'est l'olympe. Mercure
et le prince de Guéménée y sont chez eux. Un voleur y est admis, pourvu
qu'il soit dieu.

Le comte de Lamothe qui, en 1815, était un vieillard de soixante-quinze
ans, n'avait de remarquable que son air silencieux et sentencieux, sa
figure anguleuse et froide, ses manières parfaitement polies, son habit
boutonné jusqu'à la cravate, et ses grandes jambes toujours croisées
dans un long pantalon flasque couleur de terre de Sienne brûlée. Son
visage était de la couleur de son pantalon.

Ce M. de Lamothe était «compté» dans ce salon, à cause de sa
«célébrité», et, chose étrange à dire, mais exacte, à cause du nom de
Valois.

Quant à M. Gillenormand, sa considération était absolument de bon aloi.
Il faisait autorité. Il avait, tout léger qu'il était et sans que cela
coûtât rien à sa gaîté, une certaine façon d'être, imposante, digne,
honnête et bourgeoisement altière; et son grand âge s'y ajoutait. On
n'est pas impunément un siècle. Les années finissent par faire autour
d'une tête un échevellement vénérable.

Il avait en outre de ces mots qui sont tout à fait l'étincelle de la
vieille roche. Ainsi quand le roi de Prusse, après avoir restauré Louis
XVIII, vint lui faire visite sous le nom de comte de Ruppin, il fut reçu
par le descendant de Louis XIV un peu comme marquis de Brandebourg et
avec l'impertinence la plus délicate. M. Gillenormand approuva.--_Tous
les rois qui ne sont pas le roi de France_, dit-il, _sont des rois de
province_. On fit un jour devant lui cette demande et cette réponse:--À
quoi donc a été condamné le rédacteur du _Courrier français_?--À être
suspendu.--_Sus_ est de trop, observa Gillenormand. Des paroles de ce
genre fondent une situation.

À un _te deum_ anniversaire du retour des Bourbons, voyant passer M. de
Talleyrand, il dit: _Voilà son excellence le Mal_.

M. Gillenormand venait habituellement accompagné de sa fille, cette
longue mademoiselle qui avait alors passé quarante ans et en semblait
cinquante, et d'un beau petit garçon de sept ans, blanc, rose, frais,
avec des yeux heureux et confiants, lequel n'apparaissait jamais dans ce
salon sans entendre toutes les voix bourdonner autour de lui: Qu'il est
joli! quel dommage! pauvre enfant! Cet enfant était celui dont nous
avons dit un mot tout à l'heure. On l'appelait--pauvre enfant--parce
qu'il avait pour père «un brigand de la Loire».

Ce brigand de la Loire était ce gendre de M. Gillenormand dont il a déjà
été fait mention, et que M. Gillenormand qualifiait _la honte de sa
famille_.



Chapitre II

Un des spectres rouges de ce temps-là


Quelqu'un qui aurait passé à cette époque dans la petite ville de Vernon
et qui s'y serait promené sur ce beau pont monumental auquel succédera
bientôt, espérons-le, quelque affreux pont en fil de fer, aurait pu
remarquer, en laissant tomber ses yeux du haut du parapet, un homme
d'une cinquantaine d'années coiffé d'une casquette de cuir, vêtu d'un
pantalon et d'une veste de gros drap gris, à laquelle était cousu
quelque chose de jaune qui avait été un ruban rouge, chaussé de sabots,
hâlé par le soleil, la face presque noire et les cheveux presque blancs,
une large cicatrice sur le front se continuant sur la joue, courbé,
voûté, vieilli avant l'âge, se promenant à peu près tous les jours, une
bêche et une serpe à la main, dans un de ces compartiments entourés de
murs qui avoisinent le pont et qui bordent comme une chaîne de terrasses
la rive gauche de la Seine, charmants enclos pleins de fleurs desquels
on dirait, s'ils étaient beaucoup plus grands: ce sont des jardins, et,
s'ils étaient un peu plus petits: ce sont des bouquets. Tous ces enclos
aboutissent par un bout à la rivière et par l'autre à une maison.
L'homme en veste et en sabots dont nous venons de parler habitait vers
1817 le plus étroit de ces enclos et la plus humble de ces maisons. Il
vivait là seul, et solitaire, silencieusement et pauvrement, avec une
femme ni jeune, ni vieille, ni belle, ni laide, ni paysanne, ni
bourgeoise, qui le servait. Le carré de terre qu'il appelait son jardin
était célèbre dans la ville pour la beauté des fleurs qu'il y cultivait.
Les fleurs étaient son occupation.

À force de travail, de persévérance, d'attention et de seaux d'eau, il
avait réussi à créer après le créateur, et il avait inventé de certaines
tulipes et de certains dahlias qui semblaient avoir été oubliés par la
nature. Il était ingénieux; il avait devancé Soulange Bodin dans la
formation des petits massifs de terre de bruyère pour la culture des
rares et précieux arbustes d'Amérique et de Chine. Dès le point du jour,
en été, il était dans ses allées, piquant, taillant, sarclant, arrosant,
marchant au milieu de ses fleurs avec un air de bonté, de tristesse et
de douceur, quelquefois rêveur et immobile des heures entières, écoutant
le chant d'un oiseau dans un arbre, le gazouillement d'un enfant dans
une maison, ou bien les yeux fixés au bout d'un brin d'herbe sur quelque
goutte de rosée dont le soleil faisait une escarboucle. Il avait une
table fort maigre, et buvait plus de lait que de vin. Un marmot le
faisait céder, sa servante le grondait. Il était timide jusqu'à sembler
farouche, sortait rarement, et ne voyait personne que les pauvres qui
frappaient à sa porte et son curé, l'abbé Mabeuf, bon vieux homme.
Pourtant si des habitants de la ville ou des étrangers, les premiers
venus, curieux de voir ses tulipes et ses roses, venaient sonner à sa
petite maison, il ouvrait sa porte en souriant. C'était le brigand de la
Loire.

Quelqu'un qui, dans le même temps, aurait lu les mémoires militaires,
les biographies, le _Moniteur_ et les bulletins de la grande Armée,
aurait pu être frappé d'un nom qui y revient assez souvent, le nom de
Georges Pontmercy. Tout jeune, ce Georges Pontmercy était soldat au
régiment de Saintonge. La Révolution éclata. Le régiment de Saintonge
fit partie de l'armée du Rhin. Car les anciens régiments de la monarchie
gardèrent leurs noms de province, même après la chute de la monarchie,
et ne furent embrigadés qu'en 1794. Pontmercy se battit à Spire, à
Worms, à Neustadt, à Turkheim, à Alzey, à Mayence où il était des deux
cents qui formaient l'arrière-garde de Houchard. Il tint, lui douzième,
contre le corps du prince de Hesse, derrière le vieux rempart
d'Andernach, et ne se replia sur le gros de l'armée que lorsque le canon
ennemi eut ouvert la brèche depuis le cordon du parapet jusqu'au talus
de plongée. Il était sous Kléber à Marchiennes et au combat du
Mont-Palissel où il eut le bras cassé d'un biscaïen. Puis il passa à la
frontière d'Italie, et il fut un des trente grenadiers qui défendirent
le col de Tende avec Joubert. Joubert en fut nommé adjudant-général et
Pontmercy sous-lieutenant. Pontmercy était à côté de Berthier au milieu
de la mitraille dans cette journée de Lodi qui fit dire à Bonaparte:
_Berthier a été canonnier, cavalier et grenadier_. Il vit son ancien
général Joubert tomber à Novi, au moment où, le sabre levé, il criait:
«En avant!» Ayant été embarqué avec sa compagnie pour les besoins de la
campagne dans une péniche qui allait de Gênes à je ne sais plus quel
petit port de la côte, il tomba dans un guêpier de sept ou huit voiles
anglaises. Le commandant génois voulait jeter les canons à la mer,
cacher les soldats dans l'entre-pont et se glisser dans l'ombre comme
navire marchand. Pontmercy fit frapper les couleurs à la drisse du mât
de pavillon, et passa fièrement sous le canon des frégates britanniques.
À vingt lieues de là, son audace croissant, avec sa péniche il attaqua
et captura un gros transport anglais qui portait des troupes en Sicile,
si chargé d'hommes et de chevaux que le bâtiment était bondé jusqu'aux
hiloires. En 1805, il était de cette division Malher qui enleva
Günzbourg à l'archiduc Ferdinand. À Weltingen, il reçut dans ses bras,
sous une grêle de balles, le colonel Maupetit blessé mortellement à la
tête du 9ème dragons. Il se distingua à Austerlitz dans cette admirable
marche en échelons faite sous le feu de l'ennemi. Lorsque la cavalerie
de la garde impériale russe écrasa un bataillon du 4ème de ligne,
Pontmercy fut de ceux qui prirent la revanche et qui culbutèrent cette
garde. L'empereur lui donna la croix. Pontmercy vit successivement faire
prisonniers Wurmser dans Mantoue, Mélas dans Alexandrie, Mack dans Ulm.
Il fit partie du huitième corps de la grande Armée que Mortier
commandait et qui s'empara de Hambourg. Puis il passa dans le 55ème de
ligne qui était l'ancien régiment de Flandre. À Eylau, il était dans le
cimetière où l'héroïque capitaine Louis Hugo, oncle de l'auteur de ce
livre, soutint seul avec sa compagnie de quatrevingt-trois hommes,
pendant deux heures, tout l'effort de l'armée ennemie. Pontmercy fut un
des trois qui sortirent de ce cimetière vivants. Il fut de Friedland.
Puis il vit Moscou, puis la Bérésina, puis Lutzen, Bautzen, Dresde,
Wachau, Leipsick, et les défilés de Gelenhausen; puis Montmirail,
Château-Thierry, Craon, les bords de la Marne, les bords de l'Aisne et
la redoutable position de Laon. À Arnay-le-Duc, étant capitaine, il
sabra dix cosaques, et sauva, non son général, mais son caporal. Il fut
haché à cette occasion, et on lui tira vingt-sept esquilles rien que du
bras gauche. Huit jours avant la capitulation de Paris, il venait de
permuter avec un camarade et d'entrer dans la cavalerie. Il avait ce
qu'on appelait dans l'ancien régime _la double-main_, c'est-à-dire une
aptitude égale à manier, soldat, le sabre ou le fusil, officier, un
escadron ou un bataillon. C'est de cette aptitude, perfectionnée par
l'éducation militaire, que sont nées certaines armes spéciales, les
dragons, par exemple, qui sont tout ensemble cavaliers et fantassins. Il
accompagna Napoléon à l'île d'Elbe. À Waterloo, il était chef d'escadron
de cuirassiers dans la brigade Dubois. Ce fut lui qui prit le drapeau du
bataillon de Lunebourg. Il vint jeter le drapeau aux pieds de
l'empereur. Il était couvert de sang. Il avait reçu, en arrachant le
drapeau, un coup de sabre à travers le visage. L'empereur, content, lui
cria: _Tu es colonel, tu es baron, tu es officier de la légion
d'honneur_! Pontmercy répondit: _Sire, je vous remercie pour ma veuve_.
Une heure après, il tombait dans le ravin d'Ohain. Maintenant
qu'était-ce que ce Georges Pontmercy? C'était ce même brigand de la
Loire.

On a déjà vu quelque chose de son histoire. Après Waterloo, Pontmercy,
tiré, on s'en souvient, du chemin creux d'Ohain, avait réussi à regagner
l'armée, et s'était traîné d'ambulance en ambulance jusqu'aux
cantonnements de la Loire.

La Restauration l'avait mis à la demi-solde, puis l'avait envoyé en
résidence, c'est-à-dire en surveillance, à Vernon. Le roi Louis XVIII,
considérant comme non avenu tout ce qui s'était fait dans les
Cent-Jours, ne lui avait reconnu ni sa qualité d'officier de la légion
d'honneur, ni son grade de colonel, ni son titre de baron. Lui de son
côté ne négligeait aucune occasion de signer _le colonel baron
Pontmercy_. Il n'avait qu'un vieil habit bleu, et il ne sortait jamais
sans y attacher la rosette d'officier de la légion d'honneur. Le
procureur du roi le fit prévenir que le parquet le poursuivrait pour
«port illégal de cette décoration». Quand cet avis lui fut donné par un
intermédiaire officieux, Pontmercy répondit avec un amer sourire: Je ne
sais point si c'est moi qui n'entends plus le français, ou si c'est vous
qui ne le parlez plus, mais le fait est que je ne comprends pas.--Puis
il sortit huit jours de suite avec sa rosette. On n'osa point
l'inquiéter. Deux ou trois fois le ministre de la guerre et le général
commandant le département lui écrivirent avec cette suscription: _À
monsieur le commandant Pontmercy_. Il renvoya les lettres non
décachetées. En ce même moment, Napoléon à Sainte-Hélène traitait de la
même façon les missives de sir Hudson Lowe adressées _au général
Bonaparte_. Pontmercy avait fini, qu'on nous passe le mot, par avoir
dans la bouche la même salive que son empereur.

Il y avait ainsi à Rome des soldats carthaginois prisonniers qui
refusaient de saluer Flaminius et qui avaient un peu de l'âme d'Annibal.

Un matin, il rencontra le procureur du roi dans une rue de Vernon, alla
à lui, et lui dit:--Monsieur le procureur du roi, m'est-il permis de
porter ma balafre?

Il n'avait rien, que sa très chétive demi-solde de chef d'escadron. Il
avait loué à Vernon la plus petite maison qu'il avait pu trouver. Il y
vivait seul, on vient de voir comment. Sous l'Empire, entre deux
guerres, il avait trouvé le temps d'épouser mademoiselle Gillenormand.
Le vieux bourgeois, indigné au fond, avait consenti en soupirant et en
disant: _Les plus grandes familles y sont forcées_. En 1815, madame
Pontmercy, femme du reste de tout point admirable, élevée et rare et
digne de son mari, était morte, laissant un enfant. Cet enfant eût été
la joie du colonel dans sa solitude; mais l'aïeul avait impérieusement
réclamé son petit-fils, déclarant que, si on ne le lui donnait pas, il
le déshériterait. Le père avait cédé dans l'intérêt du petit, et, ne
pouvant avoir son enfant, il s'était mis à aimer les fleurs.

Il avait du reste renoncé à tout, ne remuant ni ne conspirant. Il
partageait sa pensée entre les choses innocentes qu'il faisait et les
choses grandes qu'il avait faites. Il passait son temps à espérer un
oeillet ou à se souvenir d'Austerlitz.

M. Gillenormand n'avait aucune relation avec son gendre. Le colonel
était pour lui «un bandit», et il était pour le colonel «une ganache».
M. Gillenormand ne parlait jamais du colonel, si ce n'est quelquefois
pour faire des allusions moqueuses à «sa baronnie». Il était
expressément convenu que Pontmercy n'essayerait jamais de voir son fils
ni de lui parler, sous peine qu'on le lui rendît chassé et déshérité.
Pour les Gillenormand, Pontmercy était un pestiféré. Ils entendaient
élever l'enfant à leur guise. Le colonel eut tort peut-être d'accepter
ces conditions, mais il les subit, croyant bien faire et ne sacrifier
que lui. L'héritage du père Gillenormand était peu de chose, mais
l'héritage de Mlle Gillenormand aînée était considérable. Cette tante,
restée fille, était fort riche du côté maternel, et le fils de sa soeur
était son héritier naturel.

L'enfant, qui s'appelait Marius, savait qu'il avait un père, mais rien
de plus. Personne ne lui en ouvrait la bouche. Cependant, dans le monde
où son grand-père le menait, les chuchotements, les demi-mots, les clins
d'yeux, s'étaient fait jour à la longue jusque dans l'esprit du petit,
il avait fini par comprendre quelque chose, et comme il prenait
naturellement, par une sorte d'infiltration et de pénétration lente, les
idées et les opinions qui étaient, pour ainsi dire, son milieu
respirable, il en vint peu à peu à ne songer à son père qu'avec honte et
le coeur serré.

Pendant qu'il grandissait ainsi, tous les deux ou trois mois, le colonel
s'échappait, venait furtivement à Paris comme un repris de justice qui
rompt son ban, et allait se poster à Saint-Sulpice, à l'heure où la
tante Gillenormand menait Marius à la messe. Là, tremblant que la tante
ne se retournât, caché derrière un pilier, immobile, n'osant respirer,
il regardait son enfant. Ce balafré avait peur de cette vieille fille.

De là même était venue sa liaison avec le curé de Vernon, M. l'abbé
Mabeuf.

Ce digne prêtre était frère d'un marguillier de Saint-Sulpice, lequel
avait plusieurs fois remarqué cet homme contemplant cet enfant, et la
cicatrice qu'il avait sur la joue, et la grosse larme qu'il avait dans
les yeux. Cet homme qui avait si bien l'air d'un homme et qui pleurait
comme une femme avait frappé le marguillier. Cette figure lui était
restée dans l'esprit. Un jour, étant allé à Vernon voir son frère, il
rencontra sur le pont le colonel Pontmercy et reconnut l'homme de
Saint-Sulpice. Le marguillier en parla au curé, et tous deux sous un
prétexte quelconque firent une visite au colonel. Cette visite en amena
d'autres. Le colonel d'abord très fermé finit par s'ouvrir, et le curé
et le marguillier arrivèrent à savoir toute l'histoire, et comment
Pontmercy sacrifiait son bonheur à l'avenir de son enfant. Cela fit que
le curé le prit en vénération et en tendresse, et le colonel de son côté
prit en affection le curé. D'ailleurs, quand d'aventure ils sont
sincères et bons tous les deux, rien ne se pénètre et ne s'amalgame plus
aisément qu'un vieux prêtre et un vieux soldat. Au fond, c'est le même
homme. L'un s'est dévoué pour la patrie d'en bas, l'autre pour la patrie
d'en haut; pas d'autre différence.

Deux fois par an, au 1er janvier et à la Saint-Georges, Marius écrivait
à son père des lettres de devoir que sa tante dictait, et qu'on eût dit
copiées dans quelque formulaire; c'était tout ce que tolérait M.
Gillenormand; et le père répondait des lettres fort tendres que l'aïeul
fourrait dans sa poche sans les lire.



Chapitre III

_Requiescant_


Le salon de madame de T. était tout ce que Marius Pontmercy connaissait
du monde. C'était la seule ouverture par laquelle il pût regarder dans
la vie. Cette ouverture était sombre, et il lui venait par cette lucarne
plus de froid que de chaleur, plus de nuit que de jour. Cet enfant, qui
n'était que joie et lumière en entrant dans ce monde étrange, y devint
en peu de temps triste, et, ce qui est plus contraire encore à cet âge,
grave. Entouré de toutes ces personnes imposantes et singulières, il
regardait autour de lui avec un étonnement sérieux. Tout se réunissait
pour accroître en lui cette stupeur. Il y avait dans le salon de madame
de T. de vieilles nobles dames très vénérables qui s'appelaient Mathan,
Noé, Lévis qu'on prononçait Lévi, Cambis qu'on prononçait Cambyse. Ces
antiques visages et ces noms bibliques se mêlaient dans l'esprit de
l'enfant à son ancien testament qu'il apprenait par coeur, et quand
elles étaient là toutes, assises en cercle autour d'un feu mourant, à
peine éclairées par une lampe voilée de vert, avec leurs profils
sévères, leurs cheveux gris ou blancs, leurs longues robes d'un autre
âge dont on ne distinguait que les couleurs lugubres, laissant tomber à
de rares intervalles des paroles à la fois majestueuses et farouches, le
petit Marius les considérait avec des yeux effarés, croyant voir, non
des femmes, mais des patriarches et des mages, non des êtres réels, mais
des fantômes.

À ces fantômes se mêlaient plusieurs prêtres, habitués de ce salon
vieux, et quelques gentilshommes; le marquis de Sassenaye, secrétaire
des commandements de madame de Berry, le vicomte de Valory, qui publiait
sous le pseudonyme de _Charles-Antoine_ des odes monorimes, le prince de
Beauffremont qui, assez jeune, avait un chef grisonnant et une jolie et
spirituelle femme dont les toilettes de velours écarlate à torsades
d'or, fort décolletées, effarouchaient ces ténèbres, le marquis de
Coriolis d'Espinouse, l'homme de France qui savait le mieux «la
politesse proportionnée», le comte d'Amendre, le bonhomme au menton
bienveillant, et le chevalier de Port-de-Guy, pilier de la bibliothèque
du Louvre, dite le cabinet du roi. M. de Port-de-Guy, chauve et plutôt
vieilli que vieux, contait qu'en 1793, âgé de seize ans, on l'avait mis
au bagne comme réfractaire, et ferré avec un octogénaire, l'évêque de
Mirepoix, réfractaire aussi, mais comme prêtre, tandis que lui l'était
comme soldat. C'était à Toulon. Leur fonction était d'aller la nuit
ramasser sur l'échafaud les têtes et les corps des guillotinés du jour;
ils emportaient sur leur dos ces troncs ruisselants, et leurs capes
rouges de galériens avaient derrière leur nuque une croûte de sang,
sèche le matin, humide le soir. Ces récits tragiques abondaient dans le
salon de madame de T.; et à force d'y maudire Marat, on y applaudissait
Trestaillon. Quelques députés du genre introuvable y faisaient leur
whist, M. Thibord du Chalard, M. Lemarchant de Gomicourt, et le célèbre
railleur de la droite, M. Cornet-Dincourt. Le bailli de Ferrette, avec
ses culottes courtes et ses jambes maigres, traversait quelquefois ce
salon en allant chez M. de Talleyrand. Il avait été le camarade de
plaisir de M. le comte d'Artois, et, à l'inverse d'Aristote accroupi
sous Campaspe, il avait fait marcher la Guimard à quatre pattes, et de
la sorte montré aux siècles un philosophe vengé par un bailli.

Quant aux prêtres, c'étaient l'abbé Halma, le même à qui M. Larose, son
collaborateur à _la Foudre_, disait: _Bah! qui est-ce qui n'a pas
cinquante ans? quelques blancs-becs peut-être_! l'abbé Letourneur,
prédicateur du roi, l'abbé Frayssinous, qui n'était encore ni comte, ni
évêque, ni ministre, ni pair, et qui portait une vieille soutane où il
manquait des boutons, et l'abbé Keravenant, curé de Saint-Germain des
Prés; plus le nonce du pape, alors monsignor Macchi, archevêque de
Nisibi, plus tard cardinal, remarquable par son long nez pensif, et un
autre monsignor ainsi intitulé: abbate Palmieri, prélat domestique, un
des sept protonotaires participants du saint-siège, chanoine de
l'insigne basilique libérienne, avocat des saints, _postulatore di
santi_, ce qui se rapporte aux affaires de canonisation et signifie à
peu près maître des requêtes de la section du paradis; enfin deux
cardinaux, M. de la Luzerne et M. de Clermont-Tonnerre. M. le cardinal
de la Luzerne était un écrivain et devait avoir, quelques années plus
tard, l'honneur de signer dans le _Conservateur_ des articles côte à
côte avec Chateaubriand; M. de Clermont-Tonnerre était archevêque de
Toulouse, et venait souvent en villégiature à Paris chez son neveu le
marquis de Tonnerre, qui a été ministre de la marine et de la guerre. Le
cardinal de Clermont-Tonnerre était un petit vieillard gai montrant ses
bas rouges sous sa soutane troussée; il avait pour spécialité de haïr
l'encyclopédie et de jouer éperdument au billard, et les gens qui, à
cette époque, passaient dans les soirs d'été rue Madame, où était alors
l'hôtel de Clermont-Tonnerre, s'arrêtaient pour entendre le choc des
billes, et la voix aiguë du cardinal criant à son conclaviste,
monseigneur Cottret, évêque _in partibus_ de Caryste: _Marque, l'abbé,
je carambole_. Le cardinal de Clermont-Tonnerre avait été amené chez
madame de T. par son ami le plus intime, M. de Roquelaure, ancien évêque
de Senlis et l'un des quarante. M. de Roquelaure était considérable par
sa haute taille et par son assiduité à l'académie; à travers la porte
vitrée de la salle voisine de la bibliothèque où l'académie française
tenait alors ses séances, les curieux pouvaient tous les jeudis
contempler l'ancien évêque de Senlis, habituellement debout, poudré à
frais, en bas violets, et tournant le dos à la porte, apparemment pour
mieux faire voir son petit collet. Tous ces ecclésiastiques, quoique la
plupart hommes de cour autant qu'hommes d'église, s'ajoutaient à la
gravité du salon de T., dont cinq pairs de France, le marquis de
Vibraye, le marquis de Talaru, le marquis d'Herbouville, le vicomte
Dambray et le duc de Valentinois, accentuaient l'aspect seigneurial. Ce
duc de Valentinois, quoique prince de Monaco, c'est-à-dire prince
souverain étranger, avait une si haute idée de la France et de la pairie
qu'il voyait tout à travers elles. C'était lui qui disait: _Les
cardinaux sont les pairs de France de Rome, les lords sont les pairs de
France d'Angleterre_. Au reste, car il faut en ce siècle que la
révolution soit partout, ce salon féodal était, comme nous l'avons dit,
dominé par un bourgeois. M. Gillenormand y régnait.

C'était là l'essence et la quintessence de la société parisienne
blanche. On y tenait en quarantaine les renommées, même royalistes. Il y
a toujours de l'anarchie dans la renommée. Chateaubriand, entrant là,
eût fait l'effet du père Duchêne. Quelques ralliés pourtant pénétraient,
par tolérance, dans ce monde orthodoxe. Le comte Beugnot y était reçu à
correction.

Les salons «nobles» d'aujourd'hui ne ressemblent plus à ces salons-là.
Le faubourg Saint-Germain d'à présent sent le fagot. Les royalistes de
maintenant sont des démagogues, disons-le à leur louange.

Chez madame de T., le monde étant supérieur, le goût était exquis et
hautain, sous une grande fleur de politesse. Les habitudes y
comportaient toutes sortes de raffinements involontaires qui étaient
l'ancien régime même, enterré, mais vivant. Quelques-unes de ces
habitudes, dans le langage surtout, semblaient bizarres. Des
connaisseurs superficiels eussent pris pour province ce qui n'était que
vétusté. On appelait une femme _madame la générale. Madame la colonelle_
n'était pas absolument inusité. La charmante madame de Léon, en souvenir
sans doute des duchesses de Longueville et de Chevreuse, préférait cette
appellation à son titre de princesse. La marquise de Créquy, elle aussi,
s'était appelée _madame la colonelle_.

Ce fut ce petit haut monde qui inventa aux Tuileries le raffinement de
dire toujours en parlant au roi dans l'intimité _le roi_ à la troisième
personne et jamais _votre majesté_, la qualification _votre majesté_
ayant été «souillée par l'usurpateur».

On jugeait là les faits et les hommes. On raillait le siècle, ce qui
dispensait de le comprendre. On s'entr'aidait dans l'étonnement. On se
communiquait la quantité de clarté qu'on avait. Mathusalem renseignait
Épiménide. Le sourd mettait l'aveugle au courant. On déclarait non avenu
le temps écoulé depuis Coblentz. De même que Louis XVIII était, par la
grâce de Dieu, à la vingt-cinquième année de son règne, les émigrés
étaient, de droit, à la vingt-cinquième année de leur adolescence.

Tout était harmonieux; rien ne vivait trop; la parole était à peine un
souffle; le journal, d'accord avec le salon, semblait un papyrus. Il y
avait des jeunes gens, mais ils étaient un peu morts. Dans
l'antichambre, les livrées étaient vieillottes. Ces personnages,
complètement passés, étaient servis par des domestiques du même genre.
Tout cela avait l'air d'avoir vécu il y a longtemps, et de s'obstiner
contre le sépulcre. Conserver, Conservation, Conservateur, c'était là à
peu près tout le dictionnaire. _Être en bonne odeur_, était la question.
Il y avait en effet des aromates dans les opinions de ces groupes
vénérables, et leurs idées sentaient le vétyver. C'était un monde momie.
Les maîtres étaient embaumés, les valets étaient empaillés.

Une digne vieille marquise émigrée et ruinée, n'ayant plus qu'une bonne,
continuait de dire: _Mes gens_.

Que faisait-on dans le salon de madame de T.? On était ultra.

Être ultra; ce mot, quoique ce qu'il représente n'ait peut-être pas
disparu, ce mot n'a plus de sens aujourd'hui. Expliquons-le.

Être ultra, c'est aller au delà. C'est attaquer le sceptre au nom du
trône et la mitre au nom de l'autel; c'est malmener la chose qu'on
traîne; c'est ruer dans l'attelage; c'est chicaner le bûcher sur le
degré de cuisson des hérétiques; c'est reprocher à l'idole son peu
d'idolâtrie; c'est insulter par excès de respect; c'est trouver dans le
pape pas assez de papisme, dans le roi pas assez de royauté, et trop de
lumière à la nuit; c'est être mécontent de l'albâtre, de la neige, du
cygne et du lys au nom de la blancheur; c'est être partisan des choses
au point d'en devenir l'ennemi; c'est être si fort pour, qu'on est
contre.

L'esprit ultra caractérise spécialement la première phase de la
Restauration.

Rien dans l'histoire n'a ressemblé à ce quart d'heure qui commence à
1814 et qui se termine vers 1820 à l'avènement de M. de Villèle, l'homme
pratique de la droite. Ces six années furent un moment extraordinaire, à
la fois brillant et morne, riant et sombre, éclairé comme par le
rayonnement de l'aube et tout couvert en même temps des ténèbres des
grandes catastrophes qui emplissaient encore l'horizon et s'enfonçaient
lentement dans le passé. Il y eut là, dans cette lumière et dans cette
ombre, tout un petit monde nouveau et vieux, bouffon et triste, juvénile
et sénile, se frottant les yeux; rien ne ressemble au réveil comme le
retour; groupe qui regardait la France avec humeur et que la France
regardait avec ironie; de bons vieux hiboux marquis plein les rues, les
revenus et les revenants, des «ci-devant» stupéfaits de tout, de braves
et nobles gentilshommes souriant d'être en France et en pleurant aussi,
ravis de revoir leur patrie, désespérés de ne plus retrouver leur
monarchie; la noblesse des croisades conspuant la noblesse de l'Empire,
c'est-à-dire la noblesse de l'épée; les races historiques ayant perdu le
sens de l'histoire; les fils des compagnons de Charlemagne dédaignant
les compagnons de Napoléon. Les épées, comme nous venons de le dire, se
renvoyaient l'insulte; l'épée de Fontenoy était risible et n'était
qu'une rouillarde; l'épée de Marengo était odieuse et n'était qu'un
sabre. Jadis méconnaissait Hier. On n'avait plus le sentiment de ce qui
était grand, ni le sentiment de ce qui était ridicule. Il y eut
quelqu'un qui appela Bonaparte Scapin. Ce monde n'est plus. Rien,
répétons-le, n'en reste aujourd'hui. Quand nous en tirons par hasard
quelque figure et que nous essayons de le faire revivre par la pensée,
il nous semble étrange comme un monde antédiluvien. C'est qu'en effet il
a été lui aussi englouti par un déluge. Il a disparu sous deux
révolutions. Quels flots que les idées! Comme elles couvrent vite tout
ce qu'elles ont mission de détruire et d'ensevelir, et comme elles font
promptement d'effrayantes profondeurs!

Telle était la physionomie des salons de ces temps lointains et candides
où M. Martainville avait plus d'esprit que Voltaire.

Ces salons avaient une littérature et une politique à eux. On y croyait
en Fiévée. M. Agier y faisait loi. On y commentait M. Colnet, le
publiciste bouquiniste du quai Malaquais. Napoléon y était pleinement
Ogre de Corse. Plus tard, l'introduction dans l'histoire de M. le
marquis de Buonaparte, lieutenant général des armées du roi, fut une
concession à l'esprit du siècle.

Ces salons ne furent pas longtemps purs. Dès 1818, quelques doctrinaires
commencèrent à y poindre, nuance inquiétante. La manière de ceux-là
était d'être royalistes et de s'en excuser. Là où les ultras étaient
très fiers, les doctrinaires étaient un peu honteux. Ils avaient de
l'esprit; ils avaient du silence; leur dogme politique était
convenablement empesé de morgue; ils devaient réussir. Ils faisaient,
utilement d'ailleurs, des excès de cravate blanche et d'habit boutonné.
Le tort, ou le malheur, du parti doctrinaire a été de créer la jeunesse
vieille. Ils prenaient des poses de sages. Ils rêvaient de greffer sur
le principe absolu et excessif un pouvoir tempéré. Ils opposaient, et
parfois avec une rare intelligence, au libéralisme démolisseur un
libéralisme conservateur. On les entendait dire: «Grâce pour le
royalisme! il a rendu plus d'un service. Il a rapporté la tradition, le
culte, la religion, le respect. Il est fidèle, brave, chevaleresque,
aimant, dévoué. Il vient mêler, quoique à regret, aux grandeurs
nouvelles de la nation les grandeurs séculaires de la monarchie. Il a le
tort de ne pas comprendre la Révolution, l'Empire, la gloire, la
liberté, les jeunes idées, les jeunes générations, le siècle. Mais ce
tort qu'il a envers nous, ne l'avons-nous pas quelquefois envers lui? La
Révolution, dont nous sommes les héritiers, doit avoir l'intelligence de
tout. Attaquer le royalisme, c'est le contre-sens du libéralisme. Quelle
faute! et quel aveuglement! La France révolutionnaire manque de respect
à la France historique, c'est-à-dire à sa mère, c'est-à-dire à
elle-même. Après le 5 septembre, on traite la noblesse de la monarchie
comme après le 8 juillet on traitait la noblesse de l'Empire. Ils ont
été injustes pour l'aigle, nous sommes injustes pour la fleur de lys. On
veut donc toujours avoir quelque chose à proscrire! Dédorer la couronne
de Louis XIV, gratter l'écusson d'Henri IV, cela est-il bien utile? Nous
raillons M. de Vaublanc qui effaçait les N du pont d'Iéna! Que
faisait-il donc? Ce que nous faisons. Bouvines nous appartient comme
Marengo. Les fleurs de lys sont à nous comme les N. C'est notre
patrimoine. À quoi bon l'amoindrir? Il ne faut pas plus renier la patrie
dans le passé que dans le présent. Pourquoi ne pas vouloir toute
l'histoire? Pourquoi ne pas aimer toute la France?»

C'est ainsi que les doctrinaires critiquaient et protégeaient le
royalisme, mécontent d'être critiqué et furieux d'être protégé.

Les ultras marquèrent la première époque du royalisme; la congrégation
caractérisa la seconde. À la fougue succéda l'habileté. Bornons ici
cette esquisse.

Dans le cours de ce récit, l'auteur de ce livre a trouvé sur son chemin
ce moment curieux de l'histoire contemporaine; il a dû y jeter en
passant un coup d'oeil et retracer quelques-uns des linéaments
singuliers de cette société aujourd'hui inconnue. Mais il le fait
rapidement et sans aucune idée amère ou dérisoire. Des souvenirs,
affectueux et respectueux, car ils touchent à sa mère, l'attachent à ce
passé. D'ailleurs, disons-le, ce même petit monde avait sa grandeur. On
en peut sourire, mais on ne peut ni le mépriser ni le haïr. C'était la
France d'autrefois.

Marius Pontmercy fit comme tous les enfants des études quelconques.
Quand il sortit des mains de la tante Gillenormand, son grand-père le
confia à un digne professeur de la plus pure innocence classique. Cette
jeune âme qui s'ouvrait passa d'une prude à un cuistre. Marius eut ses
années de collège, puis il entra à l'école de droit. Il était royaliste,
fanatique et austère. Il aimait peu son grand-père dont la gaîté et le
cynisme le froissaient, et il était sombre à l'endroit de son père.

C'était du reste un garçon ardent et froid, noble, généreux, fier,
religieux, exalté; digne jusqu'à la dureté, pur jusqu'à la sauvagerie.



Chapitre IV

Fin du brigand


L'achèvement des études classiques de Marius coïncida avec la sortie du
monde de M. Gillenormand. Le vieillard dit adieu au faubourg
Saint-Germain et au salon de madame de T., et vint s'établir au Marais
dans sa maison de la rue des Filles-du-Calvaire. Il avait là pour
domestiques, outre le portier, cette femme de chambre Nicolette qui
avait succédé à la Magnon, et ce Basque essoufflé et poussif dont il a
été parlé plus haut.

En 1827, Marius venait d'atteindre ses dix-sept ans. Comme il rentrait
un soir, il vit son grand-père qui tenait une lettre à la main.

--Marius, dit M. Gillenormand, tu partiras demain pour Vernon.

--Pourquoi? dit Marius.

--Pour voir ton père.

Marius eut un tremblement. Il avait songé à tout, excepté à ceci, qu'il
pourrait un jour se faire qu'il eût à voir son père. Rien ne pouvait
être pour lui plus inattendu, plus surprenant, et, disons-le, plus
désagréable. C'était l'éloignement contraint au rapprochement. Ce
n'était pas un chagrin, non, c'était une corvée.

Marius, outre ses motifs d'antipathie politique, était convaincu que son
père, le sabreur, comme l'appelait M. Gillenormand dans ses jours de
douceur, ne l'aimait pas; cela était évident, puisqu'il l'avait
abandonné ainsi et laissé à d'autres. Ne se sentant point aimé, il
n'aimait point. Rien de plus simple, se disait-il.

Il fut si stupéfait qu'il ne questionna pas M. Gillenormand. Le
grand-père reprit:

--Il paraît qu'il est malade. Il te demande.

Et après un silence il ajouta:

--Pars demain matin. Je crois qu'il y a cour des Fontaines une voiture
qui part à six heures et qui arrive le soir. Prends la. Il dit que c'est
pressé.

Puis il froissa la lettre et la mit dans sa poche. Marius aurait pu
partir le soir même et être près de son père le lendemain matin. Une
diligence de la rue du Bouloi faisait à cette époque le voyage de Rouen
la nuit et passait par Vernon. Ni M. Gillenormand ni Marius ne songèrent
à s'informer.

Le lendemain, à la brune, Marius arrivait à Vernon. Les chandelles
commençaient à s'allumer. Il demanda au premier passant venu: _la maison
de monsieur Pontmercy_. Car dans sa pensée il était de l'avis de la
Restauration, et, lui non plus, ne reconnaissait son père ni baron ni
colonel.

On lui indiqua le logis. Il sonna; une femme vint lui ouvrir, une petite
lampe à la main.

--Monsieur Pontmercy? dit Marius.

La femme resta immobile.

--Est-ce ici? demanda Marius.

La femme fit de la tête un signe affirmatif.

--Pourrais-je lui parler?

La femme fit un signe négatif.

--Mais je suis son fils, reprit Marius. Il m'attend.

--Il ne vous attend plus, dit la femme.

Alors il s'aperçut qu'elle pleurait.

Elle lui désigna du doigt la porte d'une salle basse. Il entra.

Dans cette salle qu'éclairait une chandelle de suif posée sur la
cheminée, il y avait trois hommes, un qui était debout, un qui était à
genoux, et un qui était à terre et en chemise couché tout de son long
sur le carreau. Celui qui était à terre était le colonel.

Les deux autres étaient un médecin et un prêtre, qui priait.

Le colonel était depuis trois jours atteint d'une fièvre cérébrale. Au
début de la maladie, ayant un mauvais pressentiment, il avait écrit à M.
Gillenormand pour demander son fils. La maladie avait empiré. Le soir
même de l'arrivée de Marius à Vernon, le colonel avait eu un accès de
délire; il s'était levé de son lit malgré la servante, en criant:--Mon
fils n'arrive pas! je vais au-devant de lui!--Puis il était sorti de sa
chambre et était tombé sur le carreau de l'antichambre. Il venait
d'expirer.

On avait appelé le médecin et le curé. Le médecin était arrivé trop
tard, le curé était arrivé trop tard. Le fils aussi était arrivé trop
tard.

À la clarté crépusculaire de la chandelle, on distinguait sur la joue du
colonel gisant et pâle une grosse larme qui avait coulé de son oeil
mort. L'oeil était éteint, mais la larme n'était pas séchée. Cette
larme, c'était le retard de son fils.

Marius considéra cet homme qu'il voyait pour la première fois, et pour
la dernière, ce visage vénérable et mâle, ces yeux ouverts qui ne
regardaient pas, ces cheveux blancs, ces membres robustes sur lesquels
on distinguait çà et là des lignes brunes qui étaient des coups de sabre
et des espèces d'étoiles rouges qui étaient des trous de balles. Il
considéra cette gigantesque balafre qui imprimait l'héroïsme sur cette
face où Dieu avait empreint la bonté. Il songea que cet homme était son
père et que cet homme était mort, et il resta froid.

La tristesse qu'il éprouvait fut la tristesse qu'il aurait ressentie
devant tout autre homme qu'il aurait vu étendu mort.

Le deuil, un deuil poignant, était dans cette chambre. La servante se
lamentait dans un coin, le curé priait, et on l'entendait sangloter, le
médecin s'essuyait les yeux; le cadavre lui-même pleurait.

Ce médecin, ce prêtre et cette femme regardaient Marius à travers leur
affliction sans dire une parole; c'était lui qui était l'étranger.
Marius, trop peu ému, se sentit honteux et embarrassé de son attitude;
il avait son chapeau à la main, il le laissa tomber à terre, afin de
faire croire que la douleur lui ôtait la force de le tenir.

En même temps il éprouvait comme un remords et il se méprisait d'agir
ainsi. Mais était-ce sa faute? Il n'aimait pas son père, quoi!

Le colonel ne laissait rien. La vente du mobilier paya à peine
l'enterrement. La servante trouva un chiffon de papier qu'elle remit à
Marius. Il y avait ceci, écrit de la main du colonel:

«--_Pour mon fils_.--L'empereur m'a fait baron sur le champ de bataille
de Waterloo. Puisque la Restauration me conteste ce titre que j'ai payé
de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu'il en
sera digne.»

Derrière, le colonel avait ajouté:

«À cette même bataille de Waterloo, un sergent m'a sauvé la vie. Cet
homme s'appelle Thénardier. Dans ces derniers temps, je crois qu'il
tenait une petite auberge dans un village des environs de Paris, à
Chelles ou à Montfermeil. Si mon fils le rencontre, il fera à Thénardier
tout le bien qu'il pourra.»

Non par religion pour son père, mais à cause de ce respect vague de la
mort qui est toujours si impérieux au coeur de l'homme, Marius prit ce
papier et le serra.

Rien ne resta du colonel. M. Gillenormand fît vendre au fripier son épée
et son uniforme. Les voisins dévalisèrent le jardin et pillèrent les
fleurs rares. Les autres plantes devinrent ronces et broussailles, ou
moururent.

Marius n'était demeuré que quarante-huit heures à Vernon. Après
l'enterrement, il était revenu à Paris et s'était remis à son droit,
sans plus songer à son père que s'il n'eût jamais vécu. En deux jours le
colonel avait été enterré, et en trois jours oublié.

Marius avait un crêpe à son chapeau. Voilà tout.



Chapitre V

Utilité d'aller à la messe pour devenir révolutionnaire


Marius avait gardé les habitudes religieuses de son enfance. Un dimanche
qu'il était allé entendre la messe à Saint-Sulpice, à cette même
chapelle de la Vierge où sa tante le menait quand il était petit, étant
ce jour-là distrait et rêveur plus qu'à l'ordinaire, il s'était placé
derrière un pilier et agenouillé, sans y faire attention, sur une chaise
en velours d'Utrecht au dossier de laquelle était écrit ce nom:
_Monsieur Mabeuf, marguillier_. La messe commençait à peine qu'un
vieillard se présenta et dit à Marius:

--Monsieur, c'est ma place.

Marius s'écarta avec empressement, et le vieillard reprit sa chaise.

La messe finie, Marius était resté pensif à quelques pas; le vieillard
s'approcha de nouveau et lui dit:

--Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir dérangé tout à l'heure
et de vous déranger encore en ce moment; mais vous avez dû me trouver
fâcheux, il faut que je vous explique.

--Monsieur, dit Marius, c'est inutile.

--Si! reprit le vieillard, je ne veux pas que vous ayez mauvaise idée de
moi. Voyez-vous, je tiens à cette place. Il me semble que la messe y est
meilleure. Pourquoi? je vais vous le dire. C'est à cette place-là que
j'ai vu venir pendant dix années, tous les deux ou trois mois
régulièrement, un pauvre brave père qui n'avait pas d'autre occasion et
pas d'autre manière de voir son enfant, parce que, pour des arrangements
de famille, on l'en empêchait. Il venait à l'heure où il savait qu'on
menait son fils à la messe. Le petit ne se doutait pas que son père
était là. Il ne savait même peut-être pas qu'il avait un père,
l'innocent! Le père, lui, se tenait derrière un pilier pour qu'on ne le
vît pas. Il regardait son enfant, et il pleurait. Il adorait ce petit,
ce pauvre homme! J'ai vu cela. Cet endroit est devenu comme sanctifié
pour moi, et j'ai pris l'habitude de venir y entendre la messe. Je le
préfère au banc d'oeuvre où j'aurais droit d'être comme marguillier.
J'ai même un peu connu ce malheureux monsieur. Il avait un beau-père,
une tante riche, des parents, je ne sais plus trop, qui menaçaient de
déshériter l'enfant si, lui le père, il le voyait. Il s'était sacrifié
pour que son fils fût riche un jour et heureux. On l'en séparait pour
opinion politique. Certainement j'approuve les opinions politiques, mais
il y a des gens qui ne savent pas s'arrêter. Mon Dieu! parce qu'un homme
a été à Waterloo, ce n'est pas un monstre; on ne sépare point pour cela
un père de son enfant. C'était un colonel de Bonaparte. Il est mort, je
crois. Il demeurait à Vernon où j'ai mon frère curé, et il s'appelait
quelque chose comme Pontmarie ou Montpercy....--Il avait, ma foi, un
beau coup de sabre.

--Pontmercy? dit Marius en pâlissant.

--Précisément. Pontmercy. Est-ce que vous l'avez connu?

--Monsieur, dit Marius, c'était mon père.

Le vieux marguillier joignit les mains, et s'écria:

--Ah! vous êtes l'enfant! Oui, c'est cela, ce doit être un homme à
présent. Eh bien! pauvre enfant, vous pouvez dire que vous avez eu un
père qui vous a bien aimé!

Marius offrit son bras au vieillard et le ramena jusqu'à son logis. Le
lendemain, il dit à M. Gillenormand:

--Nous avons arrangé une partie de chasse avec quelques amis.
Voulez-vous me permettre de m'absenter trois jours?

--Quatre! répondit le grand-père. Va, amuse-toi.

Et, clignant de l'oeil, il dit bas à sa fille:

--Quelque amourette!



Chapitre VI

Ce que c'est que d'avoir rencontrer un marguillier


Où alla Marius, on le verra un peu plus loin.

Marius fut trois jours absent, puis il revint à Paris, alla droit à la
bibliothèque de l'école de droit, et demanda la collection du
_Moniteur_.

Il lut le _Moniteur_ il lut toutes les histoires de la République et de
l'empire, le _Mémorial de Sainte-Hélène_, tous les mémoires, les
journaux, les bulletins, les proclamations; il dévora tout. La première
fois qu'il rencontra le nom de son père dans les bulletins de la grande
Armée, il en eut la fièvre toute une semaine. Il alla voir les généraux
sous lesquels Georges Pontmercy avait servi, entre autres le comte H. Le
marguillier Mabeuf, qu'il était allé revoir, lui avait conté la vie de
Vernon, la retraite du colonel, ses fleurs, sa solitude. Marius arriva à
connaître pleinement cet homme rare, sublime et doux, cette espèce de
lion-agneau qui avait été son père.

Cependant, occupé de cette étude qui lui prenait tous ses instants comme
toutes ses pensées, il ne voyait presque plus les Gillenormand. Aux
heures des repas, il paraissait; puis on le cherchait, il n'était plus
là. La tante bougonnait. Le père Gillenormand souriait. Bah! bah! c'est
le temps des fillettes!--Quelquefois le vieillard ajoutait:--Diable! je
croyais que c'était une galanterie, il paraît que c'est une passion.

C'était une passion en effet. Marius était en train d'adorer son père.

En même temps un changement extraordinaire se faisait dans ses idées.
Les phases de ce changement furent nombreuses et successives. Comme ceci
est l'histoire de beaucoup d'esprits de notre temps, nous croyons utile
de suivre ces phases pas à pas et de les indiquer toutes.

Cette histoire où il venait de mettre les yeux l'effarait.

Le premier effet fut l'éblouissement.

La République, l'empire, n'avaient été pour lui jusqu'alors que des mots
monstrueux. La République, une guillotine dans un crépuscule; l'empire,
un sabre dans la nuit. Il venait d'y regarder, et là où il s'attendait à
ne trouver qu'un chaos de ténèbres, il avait vu, avec une sorte de
surprise inouïe mêlée de crainte et de joie, étinceler des astres,
Mirabeau, Vergniaud, Saint-Just, Robespierre, Camille Desmoulins,
Danton, et se lever un soleil, Napoléon. Il ne savait où il en était. Il
reculait aveuglé de clartés. Peu à peu, l'étonnement passé, il
s'accoutuma à ces rayonnements, il considéra les actions sans vertige,
il examina les personnages sans terreur; la révolution et l'empire se
mirent lumineusement en perspective devant sa prunelle visionnaire; il
vit chacun de ces deux groupes d'événements et d'hommes se résumer dans
deux faits énormes; la République dans la souveraineté du droit civique
restituée aux masses, l'empire dans la souveraineté de l'idée française
imposée à l'Europe; il vit sortir de la révolution la grande figure du
peuple et de l'empire la grande figure de la France. Il se déclara dans
sa conscience que tout cela avait été bon.

Ce que son éblouissement négligeait dans cette première appréciation
beaucoup trop synthétique, nous ne croyons pas nécessaire de l'indiquer
ici. C'est l'état d'un esprit en marche que nous constatons. Les progrès
ne se font pas tous en une étape. Cela dit, une fois pour toutes, pour
ce qui précède comme pour ce qui va suivre, nous continuons.

Il s'aperçut alors que jusqu'à ce moment il n'avait pas plus compris son
pays qu'il n'avait compris son père. Il n'avait connu ni l'un ni
l'autre, et il avait eu une sorte de nuit volontaire sur les yeux. Il
voyait maintenant; et d'un côté il admirait, de l'autre il adorait.

Il était plein de regrets, et de remords, et il songeait avec désespoir
que tout ce qu'il avait dans l'âme, il ne pouvait plus le dire
maintenant qu'à un tombeau! Oh! si son père avait existé, s'il l'avait
eu encore, si Dieu dans sa compassion et dans sa bonté avait permis que
ce père fût encore vivant, comme il aurait couru, comme il se serait
précipité, comme il aurait crié à son père: Père! me voici! c'est moi!
j'ai le même coeur que toi! je suis ton fils! Comme il aurait embrassé
sa tête blanche, inondé ses cheveux de larmes, contemplé sa cicatrice,
pressé ses mains, adoré ses vêtements, baisé ses pieds! Oh! pourquoi ce
père était-il mort si tôt, avant l'âge, avant la justice, avant l'amour
de son fils! Marius avait un continuel sanglot dans le coeur qui disait
à tout moment: hélas! En même temps, il devenait plus vraiment sérieux,
plus vraiment grave, plus sûr de sa foi et de sa pensée. À chaque
instant des lueurs du vrai venaient compléter sa raison. Il se faisait
en lui comme une croissance intérieure. Il sentait une sorte
d'agrandissement naturel que lui apportaient ces deux choses, nouvelles
pour lui, son père et sa patrie.

Comme lorsqu'on a une clef, tout s'ouvrait; il s'expliquait ce qu'il
avait haï, il pénétrait ce qu'il avait abhorré; il voyait désormais
clairement le sens providentiel, divin et humain, des grandes choses
qu'on lui avait appris à détester et des grands hommes qu'on lui avait
enseigné à maudire. Quand il songeait à ses précédentes opinions, qui
n'étaient que d'hier et qui pourtant lui semblaient déjà si anciennes,
il s'indignait et il souriait.

De la réhabilitation de son père il avait naturellement passé à la
réhabilitation de Napoléon.

Pourtant, celle-ci, disons-le, ne s'était point faite sans labeur.

Dès l'enfance on l'avait imbu des jugements du parti de 1814 sur
Bonaparte. Or, tous les préjugés de la Restauration, tous ses intérêts,
tous ses instincts, tendaient à défigurer Napoléon. Elle l'exécrait
plus encore que Robespierre. Elle avait exploité assez habilement la
fatigue de la nation et la haine des mères. Bonaparte était devenu une
sorte de monstre presque fabuleux, et, pour le peindre à l'imagination
du peuple qui, comme nous l'indiquions tout à l'heure, ressemble à
l'imagination des enfants, le parti de 1814 faisait apparaître
successivement tous les masques effrayants, depuis ce qui est terrible
en restant grandiose jusqu'à ce qui est terrible en devenant grotesque,
depuis Tibère jusqu'à Croquemitaine. Ainsi, en parlant de Bonaparte, on
était libre de sangloter ou de pouffer de rire, pourvu que la haine fît
la basse. Marius n'avait jamais eu--sur cet homme, comme on
l'appelait,--d'autres idées dans l'esprit. Elles s'étaient combinées
avec la ténacité qui était dans sa nature. Il y avait en lui tout un
petit homme têtu qui haïssait Napoléon.

En lisant l'histoire, en l'étudiant surtout dans les documents et les
matériaux, le voile qui couvrait Napoléon aux yeux de Marius se déchira
peu à peu. Il entrevit quelque chose d'immense, et soupçonna qu'il
s'était trompé jusqu'à ce moment sur Bonaparte comme sur tout le reste;
chaque jour il voyait mieux; et il se mit à gravir lentement, pas à pas,
au commencement presque à regret, ensuite avec enivrement et comme
attiré par une fascination irrésistible, d'abord les degrés sombres,
puis les degrés vaguement éclairés, enfin les degrés lumineux et
splendides de l'enthousiasme.

Une nuit, il était seul dans sa petite chambre située sous le toit. Sa
bougie était allumée; il lisait accoudé sur sa table à côté de sa
fenêtre ouverte. Toutes sortes de rêveries lui arrivaient de l'espace et
se mêlaient à sa pensée. Quel spectacle que la nuit! on entend des
bruits sourds sans savoir d'où ils viennent, on voit rutiler comme une
braise Jupiter qui est douze cents fois plus gros que la terre, l'azur
est noir, les étoiles brillent, c'est formidable.

Il lisait les bulletins de la grande Armée, ces strophes héroïques
écrites sur le champ de bataille; il y voyait par intervalles le nom de
son père, toujours le nom de l'empereur; tout le grand empire lui
apparaissait; il sentait comme une marée qui se gonflait en lui et qui
montait; il lui semblait par moments que son père passait près de lui
comme un souffle, et lui parlait à l'oreille; il devenait peu à peu
étrange; il croyait entendre les tambours, le canon, les trompettes, le
pas mesuré des bataillons, le galop sourd et lointain des cavaleries; de
temps en temps ses yeux se levaient vers le ciel et regardaient luire
dans les profondeurs sans fond les constellations colossales, puis ils
retombaient sur le livre et ils y voyaient d'autres choses colossales
remuer confusément. Il avait le coeur serré. Il était transporté,
tremblant, haletant; tout à coup, sans savoir lui-même ce qui était en
lui et à quoi il obéissait, il se dressa, étendit ses deux bras hors de
la fenêtre, regarda fixement l'ombre, le silence, l'infini ténébreux,
l'immensité éternelle, et cria: Vive l'empereur!

À partir de ce moment, tout fut dit. L'ogre de Corse,--l'usurpateur,--le
tyran,--le monstre qui était l'amant de ses soeurs,--l'histrion qui
prenait des leçons de Talma,--l'empoisonneur de Jaffa,--le
tigre,--Buonaparté,--tout cela s'évanouit, et fit place dans son esprit
à un vague et éclatant rayonnement où resplendissait à une hauteur
inaccessible le pâle fantôme de marbre de César. L'empereur n'avait été
pour son père que le bien-aimé capitaine qu'on admire et pour qui l'on
se dévoue; il fut pour Marius quelque chose de plus. Il fut le
constructeur prédestiné du groupe français succédant au groupe romain
dans la domination de l'univers. Il fut le prodigieux architecte d'un
écroulement, le continuateur de Charlemagne, de Louis XI, de Henri IV,
de Richelieu, de Louis XIV et du comité de salut public, ayant sans
doute ses taches, ses fautes et même son crime, c'est-à-dire étant
homme; mais auguste dans ses fautes, brillant dans ses taches, puissant
dans son crime. Il fut l'homme prédestiné qui avait forcé toutes les
nations à dire:--la grande nation. Il fut mieux encore; il fut
l'incarnation même de la France, conquérant l'Europe par l'épée qu'il
tenait et le monde par la clarté qu'il jetait. Marius vit en Bonaparte
le spectre éblouissant qui se dressera toujours sur la frontière et qui
gardera l'avenir. Despote, mais dictateur; despote résultant d'une
République et résumant une révolution. Napoléon devint pour lui
l'homme-peuple comme Jésus est l'homme-Dieu.

On le voit, à la façon de tous les nouveaux venus dans une religion, sa
conversion l'enivrait, il se précipitait dans l'adhésion et il allait
trop loin. Sa nature était ainsi: une fois sur une pente, il lui était
presque impossible d'enrayer. Le fanatisme pour l'épée le gagnait et
compliquait dans son esprit l'enthousiasme pour l'idée. Il ne
s'apercevait point qu'avec le génie, et pêle-mêle, il admirait la force,
c'est-à-dire qu'il installait dans les deux compartiments de son
idolâtrie, d'un côté ce qui est divin, de l'autre ce qui est brutal. À
plusieurs égards, il s'était mis à se tromper autrement. Il admettait
tout. Il y a une manière de rencontrer l'erreur en allant à la vérité.
Il avait une sorte de bonne foi violente qui prenait tout en bloc. Dans
la voie nouvelle où il était entré, en jugeant les torts de l'ancien
régime comme en mesurant la gloire de Napoléon, il négligeait les
circonstances atténuantes.

Quoi qu'il en fût, un pas prodigieux était fait. Où il avait vu
autrefois la chute de la monarchie, il voyait maintenant l'avènement de
la France. Son orientation était changée. Ce qui avait été le couchant
était le levant. Il s'était retourné.

Toutes ces révolutions s'accomplissaient en lui sans que sa famille s'en
doutât.

Quand, dans ce mystérieux travail, il eut tout à fait perdu son ancienne
peau de bourbonien et d'ultra, quand il eut dépouillé l'aristocrate, le
jacobite et le royaliste, lorsqu'il fut pleinement révolutionnaire,
profondément démocrate, et presque républicain, il alla chez un graveur
du quai des Orfèvres et y commanda cent cartes portant ce nom: _le baron
Marius Pontmercy_.

Ce qui n'était qu'une conséquence très logique du changement qui s'était
opéré en lui, changement dans lequel tout gravitait autour de son père.
Seulement, comme il ne connaissait personne, et qu'il ne pouvait semer
ces cartes chez aucun portier, il les mit dans sa poche.

Par une autre conséquence naturelle, à mesure qu'il se rapprochait de
son père, de sa mémoire, et des choses pour lesquelles le colonel avait
combattu vingt-cinq ans, il s'éloignait de son grand-père. Nous l'avons
dit, dès longtemps l'humeur de M. Gillenormand ne lui agréait point. Il
y avait déjà entre eux toutes les dissonances de jeune homme grave à
vieillard frivole. La gaîté de Géronte choque et exaspère la mélancolie
de Werther. Tant que les mêmes opinions politiques et les mêmes idées
leur avaient été communes, Marius s'était rencontré là avec M.
Gillenormand comme sur un pont. Quand ce pont tomba, l'abîme se fit. Et
puis, par-dessus tout, Marius éprouvait des mouvements de révolte
inexprimables en songeant que c'était M. Gillenormand qui, pour des
motifs stupides, l'avait arraché sans pitié au colonel, privant ainsi le
père de l'enfant et l'enfant du père.

À force de piété pour son père, Marius en était presque venu à
l'aversion pour son aïeul.

Rien de cela du reste, nous l'avons dit, ne se trahissait au dehors.
Seulement il était froid de plus en plus; laconique aux repas, et rare
dans la maison. Quand sa tante l'en grondait, il était très doux et
donnait pour prétexte ses études, les cours, les examens, des
conférences, etc. Le grand-père ne sortait pas de son diagnostic
infaillible:--Amoureux! Je m'y connais.

Marius faisait de temps en temps quelques absences.

Où va-t-il donc comme cela? demandait la tante.

Dans un de ces voyages, toujours très courts, il était allé à
Montfermeil pour obéir à l'indication que son père lui avait laissée, et
il avait cherché l'ancien sergent de Waterloo, l'aubergiste Thénardier.
Thénardier avait fait faillite, l'auberge était fermée, et l'on ne
savait ce qu'il était devenu. Pour ces recherches, Marius fut quatre
jours hors de la maison.

--Décidément, dit le grand-père, il se dérange.

On avait cru remarquer qu'il portait sur sa poitrine et sous sa chemise
quelque chose qui était attaché à son cou par un ruban noir.



Chapitre VII

Quelque cotillon


C'était un arrière-petit-neveu que M. Gillenormand avait du côté
paternel, et qui menait, en dehors de la famille et loin de tous les
foyers domestiques, la vie de garnison. Le lieutenant Théodule
Gillenormand remplissait toutes les conditions voulues pour être ce
qu'on appelle un joli officier. Il avait «une taille de demoiselle», une
façon de traîner le sabre victorieuse, et la moustache en croc. Il
venait fort rarement à Paris, si rarement que Marius ne l'avait jamais
vu. Les deux cousins ne se connaissaient que de nom. Théodule était,
nous croyons l'avoir dit, le favori de la tante Gillenormand, qui le
préférait parce qu'elle ne le voyait pas. Ne pas voir les gens, cela
permet de leur supposer toutes les perfections.

Un matin, Mlle Gillenormand année était rentrée chez elle aussi émue que
sa placidité pouvait l'être. Marius venait encore de demander à son
grand-père la permission de faire un petit voyage, ajoutant qu'il
comptait partir le soir même.--Va! avait répondu le grand-père, et M.
Gillenormand avait ajouté à part en poussant ses deux sourcils vers le
haut de son front: Il découche avec récidive. Mlle Gillenormand était
remontée dans sa chambre très intriguée, et avait jeté dans l'escalier
ce point d'exclamation: C'est fort! et ce point d'interrogation: Mais où
donc est-ce qu'il va? Elle entrevoyait quelque aventure de coeur plus ou
moins illicite, une femme dans la pénombre, un rendez-vous, un mystère,
et elle n'eût pas été fâchée d'y fourrer ses lunettes. La dégustation
d'un mystère, cela ressemble à la primeur d'un esclandre; les saintes
âmes ne détestent point cela. Il y a dans les compartiments secrets de
la bigoterie quelque curiosité pour le scandale.

Elle était donc en proie au vague appétit de savoir une histoire.

Pour se distraire de cette curiosité qui l'agitait un peu au delà de ses
habitudes, elle s'était réfugiée dans ses talents, et elle s'était mise
à festonner avec du coton sur du coton une de ces broderies de l'Empire
et de la Restauration où il y a beaucoup de roues de cabriolet. Ouvrage
maussade, ouvrière revêche. Elle était depuis plusieurs heures sur sa
chaise quand la porte s'ouvrit. Mlle Gillenormand leva le nez; le
lieutenant Théodule était devant elle, et lui faisait le salut
d'ordonnance. Elle poussa un cri de bonheur. On est vieille, on est
prude, on est dévote, on est la tante; mais c'est toujours agréable de
voir entrer dans sa chambre un lancier.

--Toi ici, Théodule! s'écria-t-elle.

--En passant, ma tante.

--Mais embrasse-moi donc.

--Voilà! dit Théodule.

Et il l'embrassa. La tante Gillenormand alla à son secrétaire, et
l'ouvrit.

--Tu nous restes au moins toute la semaine?

--Ma tante, je repars ce soir.

--Pas possible!

--Mathématiquement!

--Reste, mon petit Théodule, je t'en prie.

--Le coeur dit oui, mais la consigne dit non. L'histoire est simple. On
nous change de garnison; nous étions à Melun, on nous met à Gaillon.
Pour aller de l'ancienne garnison à la nouvelle, il faut passer par
Paris. J'ai dit: je vais aller voir ma tante.

--Et voici pour ta peine.

Elle lui mit dix louis dans la main.

--Vous voulez dire pour mon plaisir, chère tante.

Théodule l'embrassa une seconde fois, et elle eut la joie d'avoir le cou
un peu écorché par les soutaches de l'uniforme.

--Est-ce que tu fais le voyage à cheval avec ton régiment? lui
demanda-t-elle.

--Non, ma tante. J'ai tenu à vous voir. J'ai une permission spéciale.
Mon Grosseur mène mon cheval; je vais par la diligence. Et à ce propos,
il faut que je vous demande une chose.

--Quoi?

--Mon cousin Marius Pontmercy voyage donc aussi, lui?

--Comment sais-tu cela? fit la tante, subitement chatouillée au vif de
la curiosité.

--En arrivant, je suis allé à la diligence retenir une place dans le
coupé.

--Eh bien?

--Un voyageur était déjà venu retenir une place sur l'impériale. J'ai vu
sur la feuille son nom.

--Quel nom?

--Marius Pontmercy.

--Le mauvais sujet! s'écria la tante. Ah! ton cousin n'est pas un garçon
rangé comme toi. Dire qu'il va passer la nuit en diligence!

--Comme moi.

--Mais toi, c'est par devoir; lui, c'est par désordre.

--Bigre! fit Théodule.

Ici, il arriva un événement à Mlle Gillenormand aînée; elle eut une
idée. Si elle eût été homme, elle se fût frappée le front. Elle
apostropha Théodule:

--Sais-tu que ton cousin ne te connaît pas?

--Non. Je l'ai vu, moi; mais il n'a jamais daigné me remarquer.

--Vous allez donc voyager ensemble comme cela?

--Lui sur l'impériale, moi dans le coupé.

--Où va cette diligence?

--Aux Andelys.

--C'est donc là que va Marius?

--À moins que, comme moi, il ne s'arrête en route. Moi, je descends à
Vernon pour prendre la correspondance de Gaillon. Je ne sais rien de
l'itinéraire de Marius.

--Marius! quel vilain nom! Quelle idée a-t-on eue de l'appeler Marius!
Tandis que toi, au moins, tu t'appelles Théodule!

--J'aimerais mieux m'appeler Alfred, dit l'officier.

--Écoute, Théodule.

--J'écoute, ma tante.

--Fais attention.

--Je fais attention.

--Y es-tu?

--Oui.

--Eh bien, Marius fait des absences.

--Eh! eh!

--Il voyage.

--Ah! ah!

--Il découche.

--Oh! oh!

--Nous voudrions savoir ce qu'il y a là-dessous.

Théodule répondit avec le calme d'un homme bronzé:

--Quelque cotillon.

Et avec ce rire entre cuir et chair qui décèle la certitude, il ajouta:

--Une fillette.

--C'est évident, s'écria la tante qui crut entendre parler M.
Gillenormand, et qui sentit sa conviction sortir irrésistiblement de ce
mot _fillette_, accentué presque de la même façon par le grand-oncle et
par le petit-neveu. Elle reprit:

--Fais-nous un plaisir. Suis un peu Marius. Il ne te connaît pas, cela
te sera facile. Puisque fillette il y a, tâche de voir la fillette. Tu
nous écriras l'historiette. Cela amusera le grand-père.

Théodule n'avait point un goût excessif pour ce genre de guet; mais il
était fort touché des dix louis, et il croyait leur voir une suite
possible. Il accepta la commission et dit:--Comme il vous plaira, ma
tante. Et il ajouta à part lui:--Me voilà duègne.

Mlle Gillenormand l'embrassa.

--Ce n'est pas toi, Théodule, qui ferais de ces frasques-là. Tu obéis à
la discipline, tu es l'esclave de la consigne, tu es un homme de
scrupule et de devoir, et tu ne quitterais pas ta famille pour aller
voir une créature.

Le lancier fit la grimace satisfaite de Cartouche loué pour sa probité.

Marius, le soir qui suivit ce dialogue, monta en diligence sans se
douter qu'il eût un surveillant. Quant au surveillant, la première chose
qu'il fit, ce fut de s'endormir. Le sommeil fut complet et
consciencieux. Argus ronfla toute la nuit.

Au point du jour, le conducteur de la diligence cria:--Vernon! relais de
Vernon! les voyageurs pour Vernon!--Et le lieutenant Théodule se
réveilla.

--Bon, grommela-t-il, à demi endormi encore, c'est ici que je descends.

Puis, sa mémoire se nettoyant par degrés, effet du réveil, il songea à
sa tante, aux dix louis, et au compte qu'il s'était chargé de rendre des
faits et gestes de Marius. Cela le fit rire.

Il n'est peut-être plus dans la voiture, pensa-t-il, tout en
reboutonnant sa veste de petit uniforme. Il a pu s'arrêter à Poissy; il
a pu s'arrêter à Triel; s'il n'est pas descendu à Meulan, il a pu
descendre à Mantes, à moins qu'il ne soit descendu à Rolleboise, ou
qu'il n'ait poussé jusqu'à Pacy, avec le choix de tourner à gauche sur
Évreux ou à droite sur Laroche-Guyon. Cours après, ma tante. Que diable
vais-je lui écrire, à la bonne vieille?

En ce moment un pantalon noir qui descendait de l'impériale apparut à la
vitre du coupé.

--Serait-ce Marius? dit le lieutenant.

C'était Marius.

Une petite paysanne, au bas de la voiture, mêlée aux chevaux et aux
postillons, offrait des fleurs aux voyageurs.--Fleurissez vos dames,
criait-elle.

Marius s'approcha d'elle et lui acheta les plus belles fleurs de son
éventaire.

--Pour le coup, dit Théodule sautant à bas du coupé, voilà qui me pique.
À qui diantre va-t-il porter ces fleurs-là? Il faut une fièrement jolie
femme pour un si beau bouquet. Je veux la voir.

Et, non plus par mandat maintenant, mais par curiosité personnelle,
comme ces chiens qui chassent pour leur compte, il se mit à suivre
Marius.

Marius ne faisait nulle attention à Théodule. Des femmes élégantes
descendaient de la diligence; il ne les regarda pas. Il semblait ne rien
voir autour de lui.

--Est-il amoureux! pensa Théodule.

Marius se dirigea vers l'église.

--À merveille, se dit Théodule. L'église! c'est cela. Les rendez-vous
assaisonnés d'un peu de messe sont les meilleurs. Rien n'est exquis
comme une oeillade qui passe par-dessus le bon Dieu.

Parvenu à l'église, Marius n'y entra point, et tourna derrière le
chevet. Il disparut à l'angle d'un des contreforts de l'abside.

--Le rendez-vous est dehors, dit Théodule. Voyons la fillette.

Et il s'avança sur la pointe de ses bottes vers l'angle où Marius avait
tourné.

Arrivé là, il s'arrêta stupéfait.

Marius, le front dans ses deux mains, était agenouillé dans l'herbe sur
une fosse. Il y avait effeuillé son bouquet. À l'extrémité de la fosse,
à un renflement qui marquait la tête, il y avait une croix de bois noir
avec ce nom en lettres blanches: _Colonel Baron Pontmercy_. On entendait
Marius sangloter.

La fillette était une tombe.



Chapitre VIII

Marbre contre granit


C'était là que Marius était venu la première fois qu'il s'était absenté
de Paris. C'était là qu'il revenait chaque fois que M. Gillenormand
disait: Il découche.

Le lieutenant Théodule fut absolument décontenancé par ce coudoiement
inattendu d'un sépulcre; il éprouva une sensation désagréable et
singulière qu'il était incapable d'analyser, et qui se composait du
respect d'un tombeau mêlé au respect d'un colonel. Il recula, laissant
Marius seul dans le cimetière, et il y eut de la discipline dans cette
reculade. La mort lui apparut avec de grosses épaulettes, et il lui fit
presque le salut militaire. Ne sachant qu'écrire à la tante, il prit le
parti de ne rien écrire du tout; et il ne serait probablement rien
résulté de la découverte faite par Théodule sur les amours de Marius,
si, par un de ces arrangements mystérieux si fréquents dans le hasard,
la scène de Vernon n'eût eu presque immédiatement une sorte de
contre-coup à Paris.

Marius revint de Vernon le troisième jour de grand matin, descendit chez
son grand-père, et, fatigué de deux nuits passées en diligence, sentant
le besoin de réparer son insomnie par une heure d'école de natation,
monta rapidement à sa chambre, ne prit que le temps de quitter sa
redingote de voyage et le cordon noir qu'il avait au cou, et s'en alla
au bain.

M. Gillenormand, levé de bonne heure comme tous les vieillards qui se
portent bien, l'avait entendu rentrer, et s'était hâté d'escalader, le
plus vite qu'il avait pu avec ses vieilles jambes, l'escalier des
combles où habitait Marius, afin de l'embrasser, et de le questionner
dans l'embrassade, et de savoir un peu d'où il venait.

Mais l'adolescent avait mis moins de temps à descendre que l'octogénaire
à monter, et quand le père Gillenormand entra dans la mansarde, Marius
n'y était plus.

Le lit n'était pas défait, et sur le lit s'étalaient sans défiance la
redingote et le cordon noir.

--J'aime mieux ça, dit M. Gillenormand.

Et un moment après il fit son entrée dans le salon où était déjà assise
Mlle Gillenormand aînée, brodant ses roues de cabriolet.

L'entrée fut triomphante.

M. Gillenormand tenait d'une main la redingote et de l'autre le ruban de
cou, et criait:

--Victoire! nous allons pénétrer le mystère! nous allons savoir le fin
du fin, nous allons palper les libertinages de notre sournois! nous
voici à même le roman. J'ai le portrait!

En effet, une boîte de chagrin noir, assez semblable à un médaillon,
était suspendue au cordon.

Le vieillard prit cette boîte et la considéra quelque temps sans
l'ouvrir, avec cet air de volupté, de ravissement et de colère d'un
pauvre diable affamé regardant passer sous son nez un admirable dîner
qui ne serait pas pour lui.

--Car c'est évidemment là un portrait. Je m'y connais. Cela se porte
tendrement sur le coeur. Sont-ils bêtes! Quelque abominable goton, qui
fait frémir probablement! Les jeunes gens ont si mauvais goût
aujourd'hui!

--Voyons, mon père, dit la vieille fille.

La boîte s'ouvrait en pressant un ressort. Ils n'y trouvèrent rien qu'un
papier soigneusement plié.

--_De la même au même_, dit M. Gillenormand éclatant de rire. Je sais ce
que c'est. Un billet doux!

--Ah! lisons donc! dit la tante.

Et elle mit ses lunettes. Ils déplièrent le papier et lurent ceci:

«--_Pour mon fils_.--L'empereur m'a fait baron sur le champ de bataille
de Waterloo. Puisque la Restauration me conteste ce titre que j'ai payé
de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu'il en
sera digne.»

Ce que le père et la fille éprouvèrent ne saurait se dire. Ils se
sentirent glacés comme par le souffle d'une tête de mort. Ils
n'échangèrent pas un mot. Seulement M. Gillenormand dit à voix basse et
comme se parlant à lui-même:

--C'est l'écriture de ce sabreur.

La tante examina le papier, le retourna dans tous les sens, puis le
remit dans la boîte.

Au même moment, un petit paquet carré long enveloppé de papier bleu
tomba d'une poche de la redingote. Mademoiselle Gillenormand le ramassa
et développa le papier bleu. C'était le cent de cartes de Marius. Elle
en passa une à M. Gillenormand qui lut: _Le baron Marius Pontmercy_.

Le vieillard sonna. Nicolette vint. M. Gillenormand prit le cordon, la
boîte et la redingote, jeta le tout à terre au milieu du salon, et dit:

--Remportez ces nippes.

Une grande heure se passa dans le plus profond silence. Le vieux homme
et la vieille fille s'étaient assis se tournant le dos l'un à l'autre,
et pensaient, chacun de leur côté, probablement les mêmes choses. Au
bout de cette heure, la tante Gillenormand dit:

--Joli!

Quelques instants après, Marius parut. Il rentrait. Avant même d'avoir
franchi le seuil du salon, il aperçut son grand-père qui tenait à la
main une de ses cartes et qui, en le voyant, s'écria avec son air de
supériorité bourgeoise et ricanante qui était quelque chose d'écrasant:

--Tiens! tiens! tiens! tiens! tiens! tu es baron à présent. Je te fais
mon compliment. Qu'est-ce que cela veut dire?

Marius rougit légèrement, et répondit:

--Cela veut dire que je suis le fils de mon père.

M. Gillenormand cessa de rire et dit durement:

--Ton père, c'est moi.

--Mon père, reprit Marius les yeux baissés et l'air sévère, c'était un
homme humble et héroïque qui a glorieusement servi la République et la
France, qui a été grand dans la plus grande histoire que les hommes
aient jamais faite, qui a vécu un quart de siècle au bivouac, le jour
sous la mitraille et sous les balles, la nuit dans la neige, dans la
boue, sous la pluie, qui a pris deux drapeaux, qui a reçu vingt
blessures, qui est mort dans l'oubli et dans l'abandon, et qui n'a
jamais eu qu'un tort, c'est de trop aimer deux ingrats, son pays et moi!

C'était plus que M. Gillenormand n'en pouvait entendre. À ce mot, _la
République_, il s'était levé, ou pour mieux dire, dressé debout. Chacune
des paroles que Marius venait de prononcer avait fait sur le visage du
vieux royaliste l'effet des bouffées d'un soufflet de forge sur un tison
ardent. De sombre il était devenu rouge, de rouge pourpre, et de pourpre
flamboyant.

--Marius! s'écria-t-il. Abominable enfant! je ne sais pas ce qu'était
ton père! je ne veux pas le savoir! je n'en sais rien et je ne le sais
pas! mais ce que je sais, c'est qu'il n'y a jamais eu que des misérables
parmi tous ces gens-là! c'est que c'étaient tous des gueux, des
assassins, des bonnets rouges, des voleurs! je dis tous! je dis tous! je
ne connais personne! je dis tous! entends-tu, Marius! Vois-tu bien, tu
es baron comme ma pantoufle! C'étaient tous des bandits qui ont servi
Robespierre! tous des brigands qui ont servi Bu--o--na--parté! tous des
traîtres qui ont trahi, trahi, trahi, leur roi légitime! tous des lâches
qui se sont sauvés devant les Prussiens et les Anglais à Waterloo! Voilà
ce que je sais. Si monsieur votre père est là-dessous, je l'ignore, j'en
suis fâché, tant pis, votre serviteur!

À son tour, c'était Marius qui était le tison, et M. Gillenormand qui
était le soufflet. Marius frissonnait dans tous ses membres, il ne
savait que devenir, sa tête flambait. Il était le prêtre qui regarde
jeter au vent toutes ses hosties, le fakir qui voit un passant cracher
sur son idole. Il ne se pouvait que de telles choses eussent été dites
impunément devant lui. Mais que faire? Son père venait d'être foulé aux
pieds et trépigné en sa présence, mais par qui? par son grand-père.
Comment venger l'un sans outrager l'autre? Il était impossible qu'il
insultât son grand-père, et il était également impossible qu'il ne
vengeât point son père. D'un côté une tombe sacrée, de l'autre des
cheveux blancs. Il fut quelques instants ivre et chancelant, ayant tout
ce tourbillon dans la tête; puis il leva les yeux, regarda fixement son
aïeul, et cria d'une voix tonnante:

--À bas les Bourbons, et ce gros cochon de Louis XVIII!

Louis XVIII était mort depuis quatre ans, mais cela lui était bien égal.

Le vieillard, d'écarlate qu'il était, devint subitement plus blanc que
ses cheveux. Il se tourna vers un buste de M. le duc de Berry qui était
sur la cheminée et le salua profondément avec une sorte de majesté
singulière. Puis il alla deux fois, lentement et en silence, de la
cheminée à la fenêtre et de la fenêtre à la cheminée, traversant toute
la salle et faisant craquer le parquet comme une figure de pierre qui
marche. À la seconde fois, il se pencha vers sa fille, qui assistait à
ce choc avec la stupeur d'une vieille brebis, et lui dit en souriant
d'un sourire presque calme.

--Un baron comme monsieur et un bourgeois comme moi ne peuvent rester
sous le même toit.

Et tout à coup se redressant, blême, tremblant, terrible, le front
agrandi par l'effrayant rayonnement de la colère, il étendit le bras
vers Marius et lui cria:

--Va-t'en.

Marius quitta la maison.

Le lendemain, M. Gillenormand dit à sa fille:

--Vous enverrez tous les six mois soixante pistoles à ce buveur de sang,
et vous ne m'en parlerez jamais.

Ayant un immense reste de fureur à dépenser et ne sachant qu'en faire,
il continua de dire _vous_ à sa fille pendant plus de trois mois.

Marius, de son côté, était sorti indigné. Une circonstance qu'il faut
dire avait aggravé encore son exaspération. Il y a toujours de ces
petites fatalités qui compliquent les drames domestiques. Les griefs
s'en augmentent, quoique au fond les torts n'en soient pas accrus. En
reportant précipitamment, sur l'ordre du grand-père, «les nippes» de
Marius dans sa chambre, Nicolette avait, sans s'en apercevoir, laissé
tomber, probablement dans l'escalier des combles, qui était obscur, le
médaillon de chagrin noir où était le papier écrit par le colonel. Ce
papier ni ce médaillon ne purent être retrouvés. Marius fut convaincu
que «monsieur Gillenormand», à dater de ce jour il ne l'appela plus
autrement, avait jeté «le testament de son père», au feu. Il savait par
coeur les quelques lignes écrites par le colonel, et, par conséquent,
rien n'était perdu. Mais le papier, l'écriture, cette relique sacrée,
tout cela était son coeur même. Qu'en avait-on fait?

Marius s'en était allé, sans dire où il allait, et sans savoir où il
allait, avec trente francs, sa montre, et quelques hardes dans un sac de
nuit. Il était monté dans un cabriolet de place, l'avait pris à l'heure
et s'était dirigé à tout hasard vers le pays latin.

Qu'allait devenir Marius?



Livre quatrième--Les amis de l'A B C



Chapitre I

Un groupe qui a failli devenir historique


À cette époque, indifférente en apparence, un certain frisson
révolutionnaire courait vaguement. Des souffles, revenus des profondeurs
de 89 et de 92, étaient dans l'air. La jeunesse était, qu'on nous passe
le mot, en train de muer. On se transformait, presque sans s'en douter,
par le mouvement même du temps. L'aiguille qui marche sur le cadran
marche aussi dans les âmes. Chacun faisait en avant le pas qu'il avait à
faire. Les royalistes devenaient libéraux, les libéraux devenaient
démocrates.

C'était comme une marée montante compliquée de mille reflux; le propre
des reflux, c'est de faire des mélanges; de là des combinaisons d'idées
très singulières; on adorait à la fois Napoléon et la liberté. Nous
faisons ici de l'histoire. C'étaient les mirages de ce temps-là. Les
opinions traversent des phases. Le royalisme voltairien, variété
bizarre, a eu un pendant non moins étrange, le libéralisme bonapartiste.

D'autres groupes d'esprits étaient plus sérieux. Là on sondait le
principe; là on s'attachait au droit. On se passionnait pour l'absolu,
on entrevoyait les réalisations infinies; l'absolu, par sa rigidité
même, pousse les esprits vers l'azur et les fait flotter dans
l'illimité. Rien n'est tel que le dogme pour enfanter le rêve. Et rien
n'est tel que le rêve pour engendrer l'avenir. Utopie aujourd'hui, chair
et os demain.

Les opinions avancées avaient des doubles fonds. Un commencement de
mystère menaçait «l'ordre établi», lequel était suspect et sournois.
Signe au plus haut point révolutionnaire. L'arrière-pensée du pouvoir
rencontre dans la sape l'arrière-pensée du peuple. L'incubation des
insurrections donne la réplique à la préméditation des coups d'État.

Il n'y avait pas encore en France alors de ces vastes organisations
sous-jacentes comme le tugendbund allemand et le carbonarisme italien:
mais çà et là des creusements obscurs, se ramifiant. La Cougourde
s'ébauchait à Aix; il y avait à Paris, entre autres affiliations de ce
genre, la société des Amis de l'A B C.

Qu'était-ce que les Amis de l'A B C? une société ayant pour but, en
apparence, l'éducation des enfants, en réalité le redressement des
hommes.

On se déclarait les amis de l'A B C.--_L'Abaissé_, c'était le peuple. On
voulait le relever. Calembour dont on aurait tort de rire. Les
calembours sont quelquefois graves en politique; témoin le _Castratus ad
castra _qui fit de Narsès un général d'armée; témoin: _Barbari et
Barberini_; témoin: _Fueros y Fuegos;_ témoin: _Tu es Petrus et super
hanc petram_, etc., etc.

Les amis de l'A B C étaient peu nombreux. C'était une société secrète à
l'état d'embryon; nous dirions presque une coterie, si les coteries
aboutissaient à des héros. Ils se réunissaient à Paris en deux endroits,
près des halles, dans un cabaret appelé _Corinthe_ dont il sera question
plus tard, et près du Panthéon dans un petit café de la place
Saint-Michel appelé _le café Musain_, aujourd'hui démoli; le premier de
ces lieux de rendez-vous était contigu aux ouvriers, le deuxième, aux
étudiants.

Les conciliabules habituels des Amis de l'A B C se tenaient dans une
arrière-salle du café Musain.

Cette salle, assez éloignée du café, auquel elle communiquait par un
très long couloir, avait deux fenêtres et une issue avec un escalier
dérobé sur la petite rue des Grès. On y fumait, on y buvait, on y
jouait, on y riait. On y causait très haut de tout, et à voix basse
d'autre chose. Au mur était clouée, indice suffisant pour éveiller le
flair d'un agent de police, une vieille carte de la France sous la
République.

La plupart des amis de l'A B C étaient des étudiants, en entente
cordiale avec quelques ouvriers. Voici les noms des principaux. Ils
appartiennent dans une certaine mesure à l'histoire: Enjolras,
Combeferre, Jean Prouvaire, Feuilly, Courfeyrac, Bahorel, Lesgle ou
Laigle, Joly, Grantaire.

Ces jeunes gens faisaient entre eux une sorte de famille, à force
d'amitié. Tous, Laigle excepté, étaient du midi.

Ce groupe était remarquable. Il s'est évanoui dans les profondeurs
invisibles qui sont derrière nous. Au point de ce drame où nous sommes
parvenus, il n'est pas inutile peut-être de diriger un rayon de clarté
sur ces jeunes têtes avant que le lecteur les voie s'enfoncer dans
l'ombre d'une aventure tragique.

Enjolras, que nous avons nommé le premier, on verra plus tard pourquoi,
était fils unique et riche.

Enjolras était un jeune homme charmant, capable d'être terrible. Il
était angéliquement beau. C'était Antinoüs farouche. On eût dit, à voir
la réverbération pensive de son regard, qu'il avait déjà, dans quelque
existence précédente, traversé l'apocalypse révolutionnaire. Il en avait
la tradition comme un témoin. Il savait tous les petits détails de la
grande chose. Nature pontificale et guerrière, étrange dans un
adolescent. Il était officiant et militant; au point de vue immédiat,
soldat de la démocratie; au-dessus du mouvement contemporain, prêtre de
l'idéal. Il avait la prunelle profonde, la paupière un peu rouge, la
lèvre inférieure épaisse et facilement dédaigneuse, le front haut.
Beaucoup de front dans un visage, c'est comme beaucoup de ciel dans un
horizon. Ainsi que certains jeunes hommes du commencement de ce siècle
et de la fin du siècle dernier qui ont été illustres de bonne heure, il
avait une jeunesse excessive, fraîche comme chez les jeunes filles,
quoique avec des heures de pâleur. Déjà homme, il semblait encore
enfant. Ses vingt-deux ans en paraissaient dix-sept. Il était grave, il
ne semblait pas savoir qu'il y eût sur la terre un être appelé la femme.
Il n'avait qu'une passion, le droit, qu'une pensée, renverser
l'obstacle. Sur le mont Aventin, il eût été Gracchus; dans la
Convention, il eût été Saint-Just. Il voyait à peine les roses, il
ignorait le printemps, il n'entendait pas chanter les oiseaux; la gorge
nue d'Évadné ne l'eût pas plus ému qu'Aristogiton; pour lui, comme pour
Harmodius, les fleurs n'étaient bonnes qu'à cacher l'épée. Il était
sévère dans les joies. Devant tout ce qui n'était pas la République, il
baissait chastement les yeux. C'était l'amoureux de marbre de la
Liberté. Sa parole était âprement inspirée et avait un frémissement
d'hymne. Il avait des ouvertures d'ailes inattendues. Malheur à
l'amourette qui se fût risquée de son côté! Si quelque grisette de la
place Cambrai ou de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, voyant cette figure
d'échappé de collège, cette encolure de page, ces longs cils blonds, ces
yeux bleus, cette chevelure tumultueuse au vent, ces joues roses, ces
lèvres neuves, ces dents exquises, eût eu appétit de toute cette aurore,
et fût venue essayer sa beauté sur Enjolras, un regard surprenant et
redoutable lui eût montré brusquement l'abîme, et lui eût appris à ne
pas confondre avec le chérubin galant de Baumarchais le formidable
chérubin d'Ézéchiel.

À côté d'Enjolras qui représentait la logique de la révolution,
Combeferre en représentait la philosophie. Entre la logique de la
révolution et sa philosophie, il y a cette différence que sa logique
peut conclure à la guerre, tandis que sa philosophie ne peut aboutir
qu'à la paix. Combeferre complétait et rectifiait Enjolras. Il était
moins haut et plus large. Il voulait qu'on versât aux esprits les
principes étendus d'idées générales; il disait: Révolution, mais
civilisation; et autour de la montagne à pic il ouvrait le vaste horizon
bleu. De là, dans toutes les vues de Combeferre, quelque chose
d'accessible et de praticable. La révolution avec Combeferre était plus
respirable qu'avec Enjolras. Enjolras en exprimait le droit divin, et
Combeferre le droit naturel. Le premier se rattachait à Robespierre; le
second confinait à Condorcet. Combeferre vivait plus qu'Enjolras de la
vie de tout le monde. S'il eût été donné à ces deux jeunes hommes
d'arriver jusqu'à l'histoire, l'un eût été le juste, l'autre eût été le
sage. Enjolras était plus viril, Combeferre était plus humain. _Homo_ et
_Vir_, c'était bien là en effet leur nuance. Combeferre était doux comme
Enjolras était sévère, par blancheur naturelle. Il aimait le mot
citoyen, mais il préférait le mot homme. Il eût volontiers dit:
_Hombre_, comme les espagnols. Il lisait tout, allait aux théâtres,
suivait les cours publics, apprenait d'Arago la polarisation de la
lumière, se passionnait pour une leçon où Geoffroy Saint-Hilaire avait
expliqué la double fonction de l'artère carotide externe et de l'artère
carotide interne, l'une qui fait le visage, l'autre qui fait le cerveau;
il était au courant, suivait la science pas à pas, confrontait
Saint-Simon avec Fourier, déchiffrait les hiéroglyphes, cassait les
cailloux qu'il trouvait et raisonnait géologie, dessinait de mémoire un
papillon bombyx, signalait les fautes de français dans le Dictionnaire
de l'Académie, étudiait Puységur et Deleuze, n'affirmait rien, pas même
les miracles, ne niait rien, pas même les revenants, feuilletait la
collection du _Moniteur_, songeait. Il déclarait que l'avenir est dans
la main du maître d'école, et se préoccupait des questions d'éducation.
Il voulait que la société travaillât sans relâche à l'élévation du
niveau intellectuel et moral, au monnayage de la science, à la mise en
circulation des idées, à la croissance de l'esprit dans la jeunesse, et
il craignait que la pauvreté actuelle des méthodes, la misère du point
de vue littéraire borné à deux ou trois siècles classiques, le
dogmatisme tyrannique des pédants officiels, les préjugés scolastiques
et les routines ne finissent par faire de nos collèges des huîtrières
artificielles. Il était savant, puriste, précis, polytechnique,
piocheur, et en même temps pensif «jusqu'à la chimère», disaient ses
amis. Il croyait à tous les rêves: les chemins de fer, la suppression de
la souffrance dans les opérations chirurgicales, la fixation de l'image
de la chambre noire, le télégraphe électrique, la direction des ballons.
Du reste peu effrayé des citadelles bâties de toutes parts contre le
genre humain par les superstitions, les despotismes et les préjugés. Il
était de ceux qui pensent que la science finira par tourner la position.
Enjolras était un chef, Combeferre était un guide. On eût voulu
combattre avec l'un et marcher avec l'autre. Ce n'est pas que Combeferre
ne fût capable de combattre, il ne refusait pas de prendre corps à corps
l'obstacle et de l'attaquer de vive force et par explosion; mais mettre
peu à peu, par l'enseignement des axiomes et la promulgation des lois
positives, le genre humain d'accord avec ses destinées, cela lui
plaisait mieux; et, entre deux clartés, sa pente était plutôt pour
l'illumination que pour l'embrasement. Un incendie peut faire une aurore
sans doute, mais pourquoi ne pas attendre le lever du jour? Un volcan
éclaire, mais l'aube éclaire encore mieux. Combeferre préférait
peut-être la blancheur du beau au flamboiement du sublime. Une clarté
troublée par de la fumée, un progrès acheté par de la violence, ne
satisfaisaient qu'à demi ce tendre et sérieux esprit. Une précipitation
à pic d'un peuple dans la vérité, un 93, l'effarait; cependant la
stagnation lui répugnait plus encore, il y sentait la putréfaction et la
mort; à tout prendre, il aimait mieux l'écume que le miasme, et il
préférait au cloaque le torrent, et la chute du Niagara au lac de
Montfaucon. En somme il ne voulait ni halte, ni hâte. Tandis que ses
tumultueux amis, chevaleresquement épris de l'absolu, adoraient et
appelaient les splendides aventures révolutionnaires, Combeferre
inclinait à laisser faire le progrès, le bon progrès, froid peut-être,
mais pur, méthodique, mais irréprochable; flegmatique, mais
imperturbable. Combeferre se fût agenouillé et eût joint les mains pour
que l'avenir arrivât avec toute sa candeur, et pour que rien ne troublât
l'immense évolution vertueuse des peuples. _Il faut que le bien soit
innocent_, répétait-il sans cesse. Et en effet, si la grandeur de la
révolution, c'est de regarder fixement l'éblouissant idéal et d'y voler
à travers les foudres, avec du sang et du feu à ses serres, la beauté du
progrès, c'est d'être sans tache; et il y a entre Washington qui
représente l'un et Danton qui incarne l'autre, la différence qui sépare
l'ange aux ailes de cygne de l'ange aux ailes d'aigle.

Jean Prouvaire était une nuance plus adoucie encore que Combeferre. Il
s'appelait Jehan, par cette petite fantaisie momentanée qui se mêlait au
puissant et profond mouvement d'où est sortie l'étude si nécessaire du
moyen-âge. Jean Prouvaire était amoureux, cultivait un pot de fleurs,
jouait de la flûte, faisait des vers, aimait le peuple, plaignait la
femme, pleurait sur l'enfant, confondait dans la même confiance l'avenir
et Dieu, et blâmait la révolution d'avoir fait tomber une tête royale,
celle d'André Chénier. Il avait la voix habituellement délicate et tout
à coup virile. Il était lettré jusqu'à l'érudition, et presque
orientaliste. Il était bon par-dessus tout; et, chose toute simple pour
qui sait combien la bonté confine à la grandeur, en fait de poésie il
préférait l'immense. Il savait l'italien, le latin, le grec et l'hébreu;
et cela lui servait à ne lire que quatre poètes: Dante, Juvénal, Eschyle
et Isaïe. En français, il préférait Corneille à Racine et Agrippa
d'Aubigné à Corneille. Il flânait volontiers dans les champs de folle
avoine et de bleuets, et s'occupait des nuages presque autant que des
événements. Son esprit avait deux attitudes, l'une du côté de l'homme,
l'autre du côté de Dieu; il étudiait, ou il contemplait. Toute la
journée il approfondissait les questions sociales le salaire, le
capital, le crédit, le mariage, la religion, la liberté de penser, la
liberté d'aimer, l'éducation, la pénalité, la misère, l'association, la
propriété, la production et la répartition, l'énigme d'en bas qui couvre
d'ombre la fourmilière humaine; et le soir, il regardait les astres, ces
êtres énormes. Comme Enjolras, il était riche et fils unique. Il parlait
doucement, penchait la tête, baissait les yeux, souriait avec embarras,
se mettait mal, avait l'air gauche, rougissait de rien, était fort
timide. Du reste, intrépide.

Feuilly était un ouvrier éventailliste, orphelin de père et de mère, qui
gagnait péniblement trois francs par jour, et qui n'avait qu'une pensée,
délivrer le monde. Il avait une autre préoccupation encore: s'instruire;
ce qu'il appelait aussi se délivrer. Il s'était enseigné à lui-même à
lire et à écrire; tout ce qu'il savait, il l'avait appris seul. Feuilly
était un généreux coeur. Il avait l'embrassement immense. Cet orphelin
avait adopté les peuples. Sa mère lui manquant, il avait médité sur la
patrie. Il ne voulait pas qu'il y eût sur la terre un homme qui fût sans
patrie. Il couvait en lui-même, avec la divination profonde de l'homme
du peuple, ce que nous appelons aujourd'hui _l'idée des nationalités_.
Il avait appris l'histoire exprès pour s'indigner en connaissance de
cause. Dans ce jeune cénacle d'utopistes, surtout occupés de la France,
il représentait le dehors. Il avait pour spécialité la Grèce, la
Pologne, la Hongrie, la Roumanie, l'Italie. Il prononçait ces noms-là
sans cesse, à propos et hors de propos, avec la ténacité du droit. La
Turquie sur la Grèce et la Thessalie, la Russie sur Varsovie, l'Autriche
sur Venise, ces viols l'exaspéraient. Entre toutes, la grande voie de
fait de 1772 le soulevait. Le vrai dans l'indignation, il n'y a pas de
plus souveraine éloquence, il était éloquent de cette éloquence-là. Il
ne tarissait pas sur cette date infâme, 1772, sur ce noble et vaillant
peuple supprimé par trahison, sur ce Crime à trois, sur ce guet-apens
monstre, prototype et patron de toutes ces effrayantes suppressions
d'états qui, depuis, ont frappé plusieurs nobles nations, et leur ont,
pour ainsi dire, raturé leur acte de naissance. Tous les attentats
sociaux contemporains dérivent du partage de la Pologne. Le partage de
la Pologne est un théorème dont tous les forfaits politiques actuels
sont les corollaires. Pas un despote, pas un traître, depuis tout à
l'heure un siècle, qui n'ait visé, homologué, contre-signé et paraphé,
_ne varietur_, le partage de la Pologne. Quand on compulse le dossier
des trahisons modernes, celle-là apparaît la première. Le congrès de
Vienne a consulté ce crime avant de consommer le sien. 1772 sonne
l'hallali, 1815 est la curée. Tel était le texte habituel de Feuilly. Ce
pauvre ouvrier s'était fait le tuteur de la justice, et elle le
récompensait en le faisant grand. C'est qu'en effet il y a de l'éternité
dans le droit. Varsovie ne peut pas plus être tartare que Venise ne peut
être tudesque. Les rois y perdent leur peine, et leur honneur. Tôt ou
tard, la patrie submergée flotte à la surface et reparaît. La Grèce
redevient la Grèce; l'Italie redevient l'Italie. La protestation du
droit contre le fait persiste à jamais. Le vol d'un peuple ne se
prescrit pas. Ces hautes escroqueries n'ont point d'avenir. On ne
démarque pas une nation comme un mouchoir.

Courfeyrac avait un père qu'on nommait M. de Courfeyrac. Une des idées
fausses de la bourgeoisie de la Restauration en fait d'aristocratie et
de noblesse, c'était de croire à la particule. La particule, on le sait,
n'a aucune signification. Mais les bourgeois du temps de _la Minerve_
estimaient si haut ce pauvre _de_ qu'on se croyait obligé de l'abdiquer.
M. de Chauvelin se faisait appeler M. Chauvelin, M. de Caumartin, M.
Caumartin, M. de Constant de Rebecque, Benjamin Constant, M. de
Lafayette, M. Lafayette. Courfeyrac n'avait pas voulu rester en arrière,
et s'appelait Courfeyrac tout court.

Nous pourrions presque, en ce qui concerne Courfeyrac, nous en tenir là,
et nous borner à dire quant au reste: Courfeyrac, voyez Tholomyès.

Courfeyrac en effet avait cette verve de jeunesse qu'on pourrait
appeler la beauté du diable de l'esprit. Plus tard, cela s'éteint comme
la gentillesse du petit chat, et toute cette grâce aboutit, sur deux
pieds, au bourgeois, et, sur quatre pattes, au matou.

Ce genre d'esprit, les générations qui traversent les écoles, les levées
successives de la jeunesse, se le transmettent, et se le passent de main
en main, _quasi cursores_, à peu près toujours le même; de sorte que,
ainsi que nous venons de l'indiquer, le premier venu qui eût écouté
Courfeyrac en 1828 eût cru entendre Tholomyès en 1817. Seulement
Courfeyrac était un brave garçon. Sous les apparentes similitudes de
l'esprit extérieur, la différence entre Tholomyès et lui était grande.
L'homme latent qui existait en eux était chez le premier tout autre que
chez le second. Il y avait dans Tholomyès un procureur et dans
Courfeyrac un paladin.

Enjolras était le chef. Combeferre était le guide, Courfeyrac était le
centre. Les autres donnaient plus de lumière, lui il donnait plus de
calorique; le fait est qu'il avait toutes les qualités d'un centre, la
rondeur et le rayonnement.

Bahorel avait figuré dans le tumulte sanglant de juin 1822, à l'occasion
de l'enterrement du jeune Lallemand.

Bahorel était un être de bonne humeur et de mauvaise compagnie, brave,
panier percé, prodigue et rencontrant la générosité, bavard et
rencontrant l'éloquence, hardi et rencontrant l'effronterie; la
meilleure pâte de diable qui fût possible; ayant des gilets téméraires
et des opinions écarlates; tapageur en grand, c'est-à-dire n'aimant rien
tant qu'une querelle, si ce n'est une émeute, et rien tant qu'une
émeute, si ce n'est une révolution; toujours prêt à casser un carreau,
puis à dépaver une rue, puis à démolir un gouvernement, pour voir
l'effet; étudiant de onzième année. Il flairait le droit, mais il ne le
faisait pas. Il avait pris pour devise: _avocat jamais_, et pour
armoiries une table de nuit dans laquelle on entrevoyait un bonnet
carré. Chaque fois qu'il passait devant l'école de droit, ce qui lui
arrivait rarement, il boutonnait sa redingote, le paletot n'était pas
encore inventé, et il prenait des précautions hygiéniques. Il disait du
portail de l'école: quel beau vieillard! et du doyen, M. Delvincourt:
quel monument! Il voyait dans ses cours des sujets de chansons et dans
ses professeurs des occasions de caricatures. Il mangeait à rien faire
une assez grosse pension, quelque chose comme trois mille francs. Il
avait des parents paysans auxquels il avait su inculquer le respect de
leur fils.

Il disait d'eux: Ce sont des paysans, et non des bourgeois; c'est pour
cela qu'ils ont de l'intelligence.

Bahorel, homme de caprice, était épars sur plusieurs cafés; les autres
avaient des habitudes, lui n'en avait pas. Il flânait. Errer est humain,
flâner est parisien. Au fond, esprit pénétrant, et penseur plus qu'il ne
semblait.

Il servait de lien entre les Amis de l'A B C et d'autres groupes encore
informes, mais qui devaient se dessiner plus tard.

Il y avait dans ce conclave de jeunes têtes un membre chauve.

Le marquis d'Avaray, que Louis XVIII fit duc pour l'avoir aidé à monter
dans un cabriolet de place le jour où il émigra, racontait qu'en 1814, à
son retour en France, comme le roi débarquait à Calais, un homme lui
présenta un placet.--Que demandez-vous? dit le roi.--Sire, un bureau de
poste.--Comment vous appelez-vous?--L'Aigle.

Le roi fronça le sourcil, regarda la signature du placet et vit le nom
écrit ainsi: _Lesgle_. Cette orthographe peu bonapartiste toucha le roi
et il commença à sourire. Sire, reprit l'homme au placet, j'ai pour
ancêtre un valet de chiens, surnommé Lesgueules. Ce surnom a fait mon
nom. Je m'appelle Lesgueules, par contraction Lesgle, et par corruption
L'Aigle.--Ceci fit que le roi acheva son sourire. Plus tard il donna à
l'homme le bureau de poste de Meaux, exprès ou par mégarde.

Le membre chauve du groupe était fils de ce Lesgle, ou Lègle, et signait
Lègle (de Meaux). Ses camarades, pour abréger, l'appelaient Bossuet.

Bossuet était un garçon gai qui avait du malheur. Sa spécialité était de
ne réussir à rien. Par contre, il riait de tout. À vingt-cinq ans, il
était chauve. Son père avait fini par avoir une maison et un champ; mais
lui, le fils, n'avait rien eu de plus pressé que de perdre dans une
fausse spéculation ce champ et cette maison. Il ne lui était rien resté.
Il avait de la science et de l'esprit, mais il avortait. Tout lui
manquait, tout le trompait; ce qu'il échafaudait croulait sur lui. S'il
fendait du bois, il se coupait un doigt. S'il avait une maîtresse, il
découvrait bientôt qu'il avait aussi un ami. À tout moment quelque
misère lui advenait; de là sa jovialité. Il disait: _J'habite sous le
toit des tuiles qui tombent_. Peu étonné, car pour lui l'accident était
le prévu, il prenait la mauvaise chance en sérénité et souriait des
taquineries de la destinée comme quelqu'un qui entend la plaisanterie.
Il était pauvre, mais son gousset de bonne humeur était inépuisable. Il
arrivait vite à son dernier sou, jamais à son dernier éclat de rire.
Quand l'adversité entrait chez lui, il saluait cordialement cette
ancienne connaissance, il tapait sur le ventre aux catastrophes; il
était familier avec la Fatalité au point de l'appeler par son petit
nom.--Bonjour, Guignon, lui disait-il.

Ces persécutions du sort l'avaient fait inventif. Il était plein de
ressources. Il n'avait point d'argent, mais il trouvait moyen de faire,
quand bon lui semblait, «des dépenses effrénées». Une nuit, il alla
jusqu'à manger «cent francs» dans un souper avec une péronnelle, ce qui
lui inspira au milieu de l'orgie ce mot mémorable: _Fille de cinq louis,
tire-moi mes bottes_.

Bossuet se dirigeait lentement vers la profession d'avocat; il faisait
son droit, à la manière de Bahorel. Bossuet avait peu de domicile;
quelquefois pas du tout. Il logeait tantôt chez l'un, tantôt chez
l'autre, le plus souvent chez Joly. Joly étudiait la médecine. Il avait
deux ans de moins que Bossuet.

Joly était le malade imaginaire jeune. Ce qu'il avait gagné à la
médecine, c'était d'être plus malade que médecin. À vingt-trois ans, il
se croyait valétudinaire et passait sa vie à regarder sa langue dans son
miroir. Il affirmait que l'homme s'aimante comme une aiguille, et dans
sa chambre il mettait son lit au midi et les pieds au nord, afin que, la
nuit, la circulation de son sang ne fût pas contrariée par le grand
courant magnétique du globe. Dans les orages, il se tâtait le pouls. Du
reste, le plus gai de tous. Toutes ces incohérences, jeune, maniaque,
malingre, joyeux, faisaient bon ménage ensemble, et il en résultait un
être excentrique et agréable que ses camarades, prodigues de consonnes
ailées, appelaient Jolllly.--Tu peux t'envoler sur quatre L, lui disait
Jean Prouvaire.

Joly avait l'habitude de se toucher le nez avec le bout de sa canne, ce
qui est l'indice d'un esprit sagace.

Tous ces jeunes gens, si divers, et dont, en somme, il ne faut parler
que sérieusement, avaient une même religion: le Progrès.

Tous étaient les fils directs de la révolution française. Les plus
légers devenaient solennels en prononçant cette date: 89. Leurs pères
selon la chair étaient ou avaient été feuillants, royalistes,
doctrinaires; peu importait; ce pêle-mêle antérieur à eux, qui étaient
jeunes, ne les regardait point; le pur sang des principes coulait dans
leurs veines. Ils se rattachaient sans nuance intermédiaire au droit
incorruptible et au devoir absolu.

Affiliés et initiés, ils ébauchaient souterrainement l'idéal.

Parmi tous ces coeurs passionnés et tous ces esprits convaincus, il y
avait un sceptique. Comment se trouvait-il là? Par juxtaposition. Ce
sceptique s'appelait Grantaire, et signait habituellement de ce rébus:
R. Grantaire était un homme qui se gardait bien de croire à quelque
chose. C'était du reste un des étudiants qui avaient le plus appris
pendant leurs cours à Paris; il savait que le meilleur café était au
café Lemblin, et le meilleur billard au café Voltaire, qu'on trouvait de
bonnes galettes et de bonnes filles à l'Ermitage sur le boulevard du
Maine, des poulets à la crapaudine chez la mère Saguet, d'excellentes
matelotes barrière de la Cunette, et un certain petit vin blanc barrière
du Combat. Pour tout, il savait les bons endroits; en outre la savate et
le chausson, quelques danses, et il était profond bâtonniste. Par-dessus
le marché, grand buveur. Il était laid démesurément; la plus jolie
piqueuse de bottines de ce temps-là, Irma Boissy, indignée de sa
laideur, avait rendu cette sentence: _Grantaire est impossible;_ mais la
fatuité de Grantaire ne se déconcertait pas. Il regardait tendrement et
fixement toutes les femmes, ayant l'air de dire de toutes: _si je
voulais_! et cherchant à faire croire aux camarades qu'il était
généralement demandé.

Tous ces mots: droit du peuple, droits de l'homme, contrat social,
révolution française, République, démocratie, humanité, civilisation,
religion, progrès, étaient, pour Grantaire, très voisins de ne rien
signifier du tout. Il en souriait. Le scepticisme, cette carie de
l'intelligence, ne lui avait pas laissé une idée entière dans l'esprit.
Il vivait avec ironie. Ceci était son axiome: Il n'y a qu'une certitude,
mon verre plein. Il raillait tous les dévouements dans tous les partis,
aussi bien le frère que le père, aussi bien Robespierre jeune que
Loizerolles.--Ils sont bien avancés d'être morts, s'écriait-il. Il
disait du crucifix: Voilà une potence qui a réussi. Coureur, joueur,
libertin, souvent ivre, il faisait à ces jeunes songeurs le déplaisir de
chantonner sans cesse: _J'aimons les filles et j'aimons le bon vin_.
Air: Vive Henri IV.

Du reste ce sceptique avait un fanatisme. Ce fanatisme n'était ni une
idée ni un dogme, ni un art, ni une science; c'était un homme: Enjolras.
Grantaire admirait, aimait et vénérait Enjolras. À qui se ralliait ce
douteur anarchique dans cette phalange d'esprits absolus? Au plus
absolu. De quelle façon Enjolras le subjuguait-il? Par les idées? Non.
Par le caractère. Phénomène souvent observé. Un sceptique qui adhère à
un croyant, cela est simple comme la loi des couleurs complémentaires.
Ce qui nous manque nous attire. Personne n'aime le jour comme l'aveugle.
La naine adore le tambour-major. Le crapaud a toujours les yeux au ciel;
pourquoi? pour voir voler l'oiseau. Grantaire, en qui rampait le doute,
aimait à voir dans Enjolras la foi planer. Il avait besoin d'Enjolras.
Sans qu'il s'en rendît clairement compte et sans qu'il songeât à se
l'expliquer à lui-même, cette nature chaste, saine, ferme, droite, dure,
candide, le charmait. Il admirait, d'instinct, son contraire. Ses idées
molles, fléchissantes, disloquées, malades, difformes, se rattachaient à
Enjolras comme à une épine dorsale. Son rachis moral s'appuyait à cette
fermeté. Grantaire, près d'Enjolras, redevenait quelqu'un. Il était
lui-même d'ailleurs composé de deux éléments en apparence incompatibles.
Il était ironique et cordial. Son indifférence aimait. Son esprit se
passait de croyance et son coeur ne pouvait se passer d'amitié.
Contradiction profonde; car une affection est une conviction. Sa nature
était ainsi. Il y a des hommes qui semblent nés pour être le verso,
l'envers, le revers. Ils sont Pollux, Patrocle, Nisus, Eudamidas,
Éphestion, Pechméja. Ils ne vivent qu'à la condition d'être adossés à un
autre; leur nom est une suite, et ne s'écrit que précédé de la
conjonction _et_; leur existence ne leur est pas propre; elle est
l'autre côté d'une destinée qui n'est pas la leur. Grantaire était un de
ces hommes. Il était l'envers d'Enjolras.

On pourrait presque dire que les affinités commencent aux lettres de
l'alphabet. Dans la série, O et P sont inséparables. Vous pouvez, à
votre gré, prononcer O et P, ou Oreste et Pylade.

Grantaire, vrai satellite d'Enjolras, habitait ce cercle de jeunes gens;
il y vivait; il ne se plaisait que là; il les suivait partout. Sa joie
était de voir aller et venir ces silhouettes dans les fumées du vin. On
le tolérait pour sa bonne humeur.

Enjolras, croyant, dédaignait ce sceptique, et, sobre, cet ivrogne. Il
lui accordait un peu de pitié hautaine. Grantaire était un Pylade point
accepté. Toujours rudoyé par Enjolras, repoussé durement, rejeté et
revenant, il disait d'Enjolras: Quel beau marbre!



Chapitre II

Oraison funèbre de Blondeau, par Bossuet


Une certaine après-midi, qui avait, comme on va le voir, quelque
coïncidence avec les événements racontés plus haut, Laigle de Meaux
était mensuellement adossé au chambranle de la porte du café Musain. Il
avait l'air d'une cariatide en vacances; il ne portait rien que sa
rêverie. Il regardait la place Saint-Michel. S'adosser, c'est une
manière d'être couché debout qui n'est point haïe des songeurs. Laigle
de Meaux pensait, sans mélancolie, à une petite mésaventure qui lui
était échue l'avant-veille à l'école de droit, et qui modifiait ses
plans personnels d'avenir, plans d'ailleurs assez indistincts.

La rêverie n'empêche pas un cabriolet de passer, et le songeur de
remarquer le cabriolet. Laigle de Meaux, dont les yeux erraient dans une
sorte de flânerie diffuse, aperçut, à travers ce somnambulisme, un
véhicule à deux roues cheminant dans la place, lequel allait au pas, et
comme indécis. À qui en voulait ce cabriolet? pourquoi allait-il au pas?
Laigle y regarda. Il y avait dedans, à côté du cocher, un jeune homme,
et devant ce jeune homme un assez gros sac de nuit. Le sac montrait aux
passants ce nom écrit en grosses lettres noires sur une carte cousue à
l'étoffe: _Marius Pontmercy_.

Ce nom fit changer d'attitude à Laigle. Il se dressa et jeta cette
apostrophe au jeune homme du cabriolet:

--Monsieur Marius Pontmercy!

Le cabriolet interpellé s'arrêta.

Le jeune homme qui, lui aussi, semblait songer profondément, leva les
yeux.

--Hein? dit-il.

--Vous êtes monsieur Marius Pontmercy?

--Sans doute.

--Je vous cherchais, reprit Laigle de Meaux.

--Comment cela? demanda Marius; car c'était lui, en effet, qui sortait
de chez son grand-père, et il avait devant lui une figure qu'il voyait
pour la première fois. Je ne vous connais pas.

--Moi non plus, je ne vous connais point, répondit Laigle.

Marius crut à une rencontre de loustic, à un commencement de
mystification en pleine rue. Il n'était pas d'humeur facile en ce
moment-là. Il fronça le sourcil. Laigle de Meaux, imperturbable,
poursuivit:

--Vous n'étiez pas avant-hier à l'école?

--Cela est possible.

--Cela est certain.

--Vous êtes étudiant? demanda Marius.

--Oui, monsieur. Comme vous. Avant-hier je suis entré à l'école par
hasard. Vous savez, on a quelquefois de ces idées-là. Le professeur
était en train de faire l'appel. Vous n'ignorez pas qu'ils sont très
ridicules dans ce moment-ci. Au troisième appel manqué, on vous raye
l'inscription. Soixante francs dans le gouffre.

Marius commençait à écouter. Laigle continua:

--C'était Blondeau qui faisait l'appel. Vous connaissez Blondeau, il a
le nez fort pointu et fort malicieux, et il flaire avec délices les
absents. Il a sournoisement commencé par la lettre P. Je n'écoutais pas,
n'étant point compromis dans cette lettre-là. L'appel n'allait pas mal.
Aucune radiation. L'univers était présent. Blondeau était triste. Je
disais à part moi: Blondeau, mon amour, tu ne feras pas la plus petite
exécution aujourd'hui. Tout à coup Blondeau appelle _Marius Pontmercy_.
Personne ne répond. Blondeau, plein d'espoir, répète plus fort: _Marius
Pontmercy_. Et il prend sa plume. Monsieur, j'ai des entrailles. Je me
suis dit rapidement: Voilà un brave garçon qu'on va rayer. Attention.
Ceci est un véritable vivant qui n'est pas exact. Ceci n'est pas un bon
élève. Ce n'est point là un cul-de-plomb, un étudiant qui étudie, un
blanc-bec pédant, fort en sciences, lettres, théologie et sapience, un
de ces esprits bêtas tirés à quatre épingles; une épingle par faculté.
C'est un honorable paresseux qui flâne, qui pratique la villégiature,
qui cultive la grisette, qui fait la cour aux belles, qui est peut-être
en cet instant-ci chez ma maîtresse. Sauvons-le. Mort à Blondeau! En ce
moment, Blondeau a trempé dans l'encre sa plume noire de ratures, a
promené sa prunelle fauve sur l'auditoire, et a répété pour la troisième
fois: _Marius Pontmercy_! J'ai répondu: _Présent_! Cela fait que vous
n'avez pas été rayé.

--Monsieur!... dit Marius.

--Et que, moi, je l'ai été, ajouta Laigle de Meaux.

--Je ne vous comprends pas, fit Marius.

Laigle reprit:

--Rien de plus simple. J'étais près de la chaire pour répondre et près
de la porte pour m'enfuir. Le professeur me contemplait avec une
certaine fixité. Brusquement, Blondeau, qui doit être le nez malin dont
parle Boileau, saute à la lettre L. L, c'est ma lettre. Je suis de
Meaux, et je m'appelle Lesgle.

--L'Aigle! interrompit Marius, quel beau nom!

--Monsieur, le Blondeau arrive à ce beau nom, et crie: _Laigle_! Je
réponds: _Présent_! Alors Blondeau me regarde avec la douceur du tigre,
sourit, et me dit: Si vous êtes Pontmercy, vous n'êtes pas Laigle.
Phrase qui a l'air désobligeante pour vous, mais qui n'était lugubre que
pour moi. Cela dit, il me raye.

Marius s'exclama.

--Monsieur, je suis mortifié...

--Avant tout, interrompit Laigle, je demande à embaumer Blondeau dans
quelques phrases d'éloge senti. Je le suppose mort. Il n'y aurait pas
grand'chose à changer à sa maigreur, à sa pâleur, à sa froideur, à sa
roideur, et à son odeur. Et je dis: _Erudimini qui judicatis terram_.
Ci-gît Blondeau, Blondeau le Nez, Blondeau Nasica, le boeuf de la
discipline, _bos disciplinoe_, le molosse de la consigne, l'ange de
l'appel, qui fut droit, carré, exact, rigide, honnête et hideux. Dieu le
raya comme il m'a rayé.

Marius reprit:

--Je suis désolé...

--Jeune homme, dit Laigle de Meaux, que ceci vous serve de leçon. À
l'avenir, soyez exact.

--Je vous fais vraiment mille excuses.

--Ne vous exposez plus à faire rayer votre prochain.

--Je suis désespéré...

Laigle éclata de rire.

--Et moi, ravi. J'étais sur la pente d'être avocat. Cette rature me
sauve. Je renonce aux triomphes du barreau. Je ne défendrai point la
veuve et je n'attaquerai point l'orphelin. Plus de toge, plus de stage.
Voilà ma radiation obtenue. C'est à vous que je la dois, monsieur
Pontmercy. J'entends vous faire solennellement une visite de
remercîments. Où demeurez-vous?

--Dans ce cabriolet, dit Marius.

--Signe d'opulence, repartit Laigle avec calme. Je vous félicite. Vous
avez là un loyer de neuf mille francs par an.

En ce moment Courfeyrac sortait du café.

Marius sourit tristement:

--Je suis dans ce loyer depuis deux heures et j'aspire à en sortir; mais
c'est une histoire comme cela, je ne sais où aller.

--Monsieur, dit Courfeyrac, venez chez moi.

--J'aurais la priorité, observa Laigle, mais je n'ai pas de chez moi.

--Tais-toi, Bossuet, reprit Courfeyrac.

--Bossuet, fit Marius, mais il me semblait que vous vous appeliez
Laigle.

--De Meaux, répondit Laigle; par métaphore, Bossuet.

Courfeyrac monta dans le cabriolet.

--Cocher, dit-il, hôtel de la Porte-Saint-Jacques.

Et le soir même, Marius était installé dans une chambre de l'hôtel de la
Porte-Saint-Jacques, côte à côte avec Courfeyrac.



Chapitre III

Les étonnements de Marius


En quelques jours, Marius fut l'ami de Courfeyrac. La jeunesse est la
saison des promptes soudures et des cicatrisations rapides. Marius près
de Courfeyrac respirait librement, chose assez nouvelle pour lui.
Courfeyrac ne lui fit pas de questions. Il n'y songea même pas. À cet
âge, les visages disent tout de suite tout. La parole est inutile. Il y
a tel jeune homme dont on pourrait dire que sa physionomie bavarde. On
se regarde, on se connaît.

Un matin pourtant, Courfeyrac lui jeta brusquement cette interrogation:

--À propos, avez-vous une opinion politique?

--Tiens! dit Marius, presque offensé de la question.

--Qu'est-ce que vous êtes?

--Démocrate-bonapartiste.

--Nuance gris de souris rassurée, dit Courfeyrac.

Le lendemain, Courfeyrac introduisit Marius au café Musain. Puis il lui
chuchota à l'oreille avec un sourire: Il faut que je vous donne vos
entrées dans la révolution. Et il le mena dans la salle des Amis de l'A
B C. Il le présenta aux autres camarades en disant à demi-voix ce simple
moi que Marius ne comprit pas: Un élève.

Marius était tombé dans un guêpier d'esprits. Du reste, quoique
silencieux et grave, il n'était ni le moins ailé ni le moins armé.

Marius, jusque-là solitaire et inclinant au monologue et à l'aparté par
habitude et par goût, fut un peu effarouché de cette volée de jeunes
gens autour de lui. Toutes ces initiatives diverses le sollicitaient à
la fois, et le tiraillaient. Le va-et-vient tumultueux de tous ces
esprits en liberté et en travail faisait tourbillonner ses idées.
Quelquefois, dans le trouble, elles s'en allaient si loin de lui qu'il
avait de la peine à les retrouver. Il entendait parler de philosophie,
de littérature, d'art, d'histoire, de religion, d'une façon inattendue.
Il entrevoyait des aspects étranges; et comme il ne les mettait point en
perspective, il n'était pas sûr de ne pas voir le chaos. En quittant les
opinions de son grand-père pour les opinions de son père, il s'était cru
fixé; il soupçonnait maintenant, avec inquiétude et sans oser se
l'avouer, qu'il ne l'était pas. L'angle sous lequel il voyait toute
chose commençait de nouveau à se déplacer. Une certaine oscillation
mettait en branle tous les horizons de son cerveau. Bizarre remue-ménage
intérieur. Il en souffrait presque.

Il semblait qu'il n'y eût pas pour ces jeunes gens de «choses
consacrées». Marius entendait, sur toute matière, des langages
singuliers, gênants pour son esprit encore timide.

Une affiche de théâtre se présentait, ornée d'un titre de tragédie du
vieux répertoire, dit classique.--À bas la tragédie chère aux bourgeois!
criait Bahorel. Et Marius entendait Combeferre répliquer:

--Tu as tort, Bahorel. La bourgeoisie aime la tragédie, et il faut
laisser sur ce point la bourgeoisie tranquille. La tragédie à perruque a
sa raison d'être, et je ne suis pas de ceux qui, de par Eschyle, lui
contestent le droit d'exister. Il y a des ébauches dans la nature; il y
a, dans la création, des parodies toutes faites; un bec qui n'est pas un
bec, des ailes qui ne sont pas des ailes, des nageoires qui ne sont pas
des nageoires, des pattes qui ne sont pas des pattes, un cri douloureux
qui donne envie de rire, voilà le canard. Or, puisque la volaille existe
à côté de l'oiseau, je ne vois pas pourquoi la tragédie classique
n'existerait point en face de la tragédie antique.

Ou bien le hasard faisait que Marius passait rue Jean-Jacques-Rousseau
entre Enjolras et Courfeyrac.

Courfeyrac lui prenait le bras.

--Faites attention. Ceci est la rue Plâtrière, nommée aujourd'hui rue
Jean-Jacques-Rousseau, à cause d'un ménage singulier qui l'habitait il
y a une soixantaine d'années. C'étaient Jean-Jacques et Thérèse. De
temps en temps, il naissait là de petits êtres. Thérèse les enfantait,
Jean-Jacques les enfantrouvait.

Et Enjolras rudoyait Courfeyrac.

--Silence devant Jean-Jacques! Cet homme, je l'admire. Il a renié ses
enfants, soit; mais il a adopté le peuple.

Aucun de ces jeunes gens n'articulait ce mot: l'empereur. Jean Prouvaire
seul disait quelquefois Napoléon; tous les autres disaient Bonaparte.
Enjolras prononçait _Buonaparte_. Marius s'étonnait vaguement. _Initium
sapientioe_.



Chapitre IV

L'arrière-salle du café Musain


Une des conversations entre ces jeunes gens, auxquelles Marius assistait
et dans lesquelles il intervenait quelquefois, fut une véritable
secousse pour son esprit.

Cela se passait dans l'arrière-salle du café Musain. À peu près tous les
Amis de l'A B C étaient réunis ce soir-là. Le quinquet était
solennellement allumé. On parlait de choses et d'autres, sans passion et
avec bruit. Excepté Enjolras et Marius, qui se taisaient, chacun
haranguait un peu au hasard. Les causeries entre camarades ont parfois
de ces tumultes paisibles. C'était un jeu et un pêle-mêle autant qu'une
conversation. On se jetait des mots qu'on rattrapait. On causait aux
quatre coins.

Aucune femme n'était admise dans cette arrière-salle, excepté Louison,
la laveuse de vaisselle du café, qui la traversait de temps en temps
pour aller de la laverie au «laboratoire».

Grantaire, parfaitement gris, assourdissait le coin dont il s'était
emparé. Il raisonnait et déraisonnait à tue-tête, il criait:

--J'ai soif. Mortels, je fais un rêve: que la tonne de Heidelberg ait
une attaque d'apoplexie, et être de la douzaine de sangsues qu'on lui
appliquera. Je voudrais boire. Je désire oublier la vie. La vie est une
invention hideuse de je ne sais qui. Cela ne dure rien et cela ne vaut
rien. On se casse le cou à vivre. La vie est un décor où il y a peu de
praticables. Le bonheur est un vieux châssis peint d'un seul côté.
L'Ecclésiaste dit: tout est vanité; je pense comme ce bonhomme qui n'a
peut-être jamais existé. Zéro, ne voulant pas aller tout nu, s'est vêtu
de vanité. Ô vanité! rhabillage de tout avec de grands mots! une cuisine
est un laboratoire, un danseur est un professeur, un saltimbanque est un
gymnaste, un boxeur est un pugiliste, un apothicaire est un chimiste, un
perruquier est un artiste, un gâcheux est un architecte, un jockey est
un sportsman, un cloporte est un ptérygibranche. La vanité a un envers
et un endroit; l'endroit est bête, c'est le nègre avec ses verroteries;
l'envers est sot, c'est le philosophe avec ses guenilles. Je pleure sur
l'un et je ris de l'autre. Ce qu'on appelle honneurs et dignités, et
même honneur et dignité, est généralement en chrysocale. Les rois font
joujou avec l'orgueil humain. Caligula faisait consul un cheval; Charles
II faisait chevalier un aloyau. Drapez-vous donc maintenant entre le
consul Incitatus et le baronnet Roastbeef. Quant à la valeur intrinsèque
des gens, elle n'est guère plus respectable. Écoutez le panégyrique que
le voisin fait du voisin. Blanc sur blanc est féroce; si le lys parlait,
comme il arrangerait la colombe! une bigote qui jase d'une dévote est
plus venimeuse que l'aspic et le bongare bleu. C'est dommage que je sois
un ignorant, car je vous citerais une foule de choses; mais je ne sais
rien. Par exemple, j'ai toujours eu de l'esprit; quand j'étais élève
chez Gros, au lieu de barbouiller des tableautins, je passais mon temps
à chiper des pommes; rapin est le mâle de rapine. Voilà pour moi; quant
à vous autres, vous me valez. Je me fiche de vos perfections,
excellences et qualités. Toute qualité verse dans un défaut; l'économe
touche à l'avare, le généreux confine au prodigue, le brave côtoie le
bravache; qui dit très pieux dit un peu cagot; il y a juste autant de
vices dans la vertu qu'il y a de trous au manteau de Diogène. Qui
admirez-vous, le tué ou le tueur, César ou Brutus? Généralement on est
pour le tueur. Vive Brutus! il a tué. C'est ça qui est la vertu. Vertu,
soit, mais folie aussi. Il y a des taches bizarres à ces grands
hommes-là. Le Brutus qui tua César était amoureux d'une statue de petit
garçon. Cette statue était du statuaire grec Strongylion, lequel avait
aussi sculpté cette figure d'amazone appelée Belle-Jambe, Eucnemos, que
Néron emportait avec lui dans ses voyages. Ce Strongylion n'a laissé que
deux statues qui ont mis d'accord Brutus et Néron; Brutus fut amoureux
de l'une et Néron de l'autre. Toute l'histoire n'est qu'un long
rabâchage. Un siècle est le plagiaire de l'autre. La bataille de Marengo
copie la bataille de Pydna; le Tolbiac de Clovis et l'Austerlitz de
Napoléon se ressemblent comme deux gouttes de sang. Je fais peu de cas
de la victoire. Rien n'est stupide comme vaincre; la vraie gloire est
convaincre. Mais tâchez donc de prouver quelque chose! Vous vous
contentez de réussir, quelle médiocrité! et de conquérir, quelle misère!
Hélas, vanité et lâcheté partout. Tout obéit au succès, même la
grammaire. _Si volet usus_, dit Horace. Donc, je dédaigne le genre
humain. Descendrons-nous du tout à la partie? Voulez-vous que je me
mette à admirer les peuples? Quel peuple, s'il vous plaît? Est-ce la
Grèce? Les Athéniens, ces Parisiens de jadis, tuaient Phocion, comme qui
dirait Coligny, et flagornaient les tyrans au point qu'Anacéphore disait
de Pisistrate: Son urine attire les abeilles. L'homme le plus
considérable de la Grèce pendant cinquante ans a été ce grammairien
Philetas, lequel était si petit et si menu qu'il était obligé de plomber
ses souliers pour n'être pas emporté par le vent. Il y avait sur la plus
grande place de Corinthe une statue sculptée par Silanion et cataloguée
par Pline; cette statue représentait Épisthate. Qu'a fait Épisthate? il
a inventé le croc-en-jambe. Ceci résume la Grèce et la gloire. Passons à
d'autres. Admirerai-je l'Angleterre? Admirerai-je la France? La France?
pourquoi? À cause de Paris? je viens de vous dire mon opinion sur
Athènes. L'Angleterre? pourquoi? À cause de Londres? je hais Carthage.
Et puis, Londres, métropole du luxe, est le chef-lieu de la misère. Sur
la seule paroisse de Charing-Cross, il y a par an cent morts de faim.
Telle est Albion. J'ajoute, pour comble, que j'ai vu une Anglaise danser
avec une couronne de roses et des lunettes bleues. Donc un groing pour
l'Angleterre! Si je n'admire pas John Bull, j'admirerai donc frère
Jonathan? Je goûte peu ce frère à esclaves. Ôtez _time is money_, que
reste-t-il de l'Angleterre? Ôtez _cotton is king_, que reste-t-il de
l'Amérique? L'Allemagne, c'est la lymphe; l'Italie, c'est la bile. Nous
extasierons-nous sur la Russie? Voltaire l'admirait. Il admirait aussi
la Chine. Je conviens que la Russie a ses beautés, entre autres un fort
despotisme; mais je plains les despotes. Ils ont une santé délicate. Un
Alexis décapité, un Pierre poignardé, un Paul étranglé, un autre Paul
aplati à coups de talon de botte, divers Ivans égorgés, plusieurs
Nicolas et Basiles empoisonnés, tout cela indique que le palais des
empereurs de Russie est dans une condition flagrante d'insalubrité. Tous
les peuples civilisés offrent à l'admiration du penseur ce détail: la
guerre; or la guerre, la guerre civilisée, épuise et totalise toutes les
formes du banditisme, depuis le brigandage des trabucaires aux gorges du
mont Jaxa jusqu'à la maraude des Indiens Comanches dans la
Passe-Douteuse. Bah! me direz-vous, l'Europe vaut pourtant mieux que
l'Asie? Je conviens que l'Asie est farce; mais je ne vois pas trop ce
que vous avez à rire du grand lama, vous peuples d'occident qui avez
mêlé à vos modes et à vos élégances toutes les ordures compliquées de
majesté, depuis la chemise sale de la reine Isabelle jusqu'à la chaise
percée du dauphin. Messieurs les humains, je vous dis bernique! C'est à
Bruxelles que l'on consomme le plus de bière, à Stockholm le plus
d'eau-de-vie, à Madrid le plus de chocolat, à Amsterdam le plus de
genièvre, à Londres le plus de vin, à Constantinople le plus de café, à
Paris le plus d'absinthe; voilà toutes les notions utiles. Paris
l'emporte, en somme. À Paris, les chiffonniers mêmes sont des sybarites;
Diogène eût autant aimé être chiffonnier place Maubert que philosophe au
Pirée. Apprenez encore ceci: les cabarets des chiffonniers s'appellent
bibines; les plus célèbres sont _la Casserole_ et _l'Abattoir_. Donc, ô
guinguettes, goguettes, bouchons, caboulots, bouibouis, mastroquets,
bastringues, manezingues, bibines des chiffonniers, caravansérails des
califes, je vous atteste, je suis un voluptueux, je mange chez Richard à
quarante sous par tête, il me faut des tapis de Perse à y rouler
Cléopâtre nue! Où est Cléopâtre? Ah! c'est toi, Louison. Bonjour.

Ainsi se répandait en paroles, accrochant la laveuse de vaisselle au
passage, dans son coin de l'arrière-salle Musain, Grantaire plus
qu'ivre.

Bossuet, étendant la main vers lui, essayait de lui imposer silence, et
Grantaire repartait de plus belle:

--Aigle de Meaux, à bas les pattes. Tu ne me fais aucun effet avec ton
geste d'Hippocrate refusant le bric-à-brac d'Artaxerce. Je te dispense
de me calmer. D'ailleurs je suis triste. Que voulez-vous que je vous
dise? L'homme est mauvais, l'homme est difforme. Le papillon est réussi,
l'homme est raté. Dieu a manqué cet animal-là. Une foule est un choix de
laideurs. Le premier venu est un misérable. Femme rime à infâme. Oui,
j'ai le spleen, compliqué de la mélancolie, avec la nostalgie, plus
l'hypocondrie, et je bisque, et je rage, et je bâille, et je m'ennuie,
et je m'assomme, et je m'embête! Que Dieu aille au diable!

--Silence donc, R majuscule! reprit Bossuet qui discutait un point de
droit avec la cantonade, et qui était engagé plus qu'à mi-corps dans une
phrase d'argot judiciaire dont voici la fin:

--...Et quant à moi, quoique je sois à peine légiste et tout au plus
procureur amateur, je soutiens ceci: qu'aux termes de la coutume de
Normandie, à la Saint-Michel, et pour chaque année, un Équivalent devait
être payé au profit du seigneur, sauf autrui droit, par tous et un
chacun, tant les propriétaires que les saisis d'héritage, et ce, pour
toutes emphytéoses, baux, alleux, contrats domaniaires et domaniaux,
hypothécaires et hypothécaux....

--Échos, nymphes plaintives, fredonna Grantaire.

Tout près de Grantaire, sur une table presque silencieuse, une feuille
de papier, un encrier et une plume entre deux petits verres annonçaient
qu'un vaudeville s'ébauchait. Cette grosse affaire se traitait à voix
basse, et les deux têtes en travail se touchaient:

--Commençons par trouver les noms. Quand on a les noms, on trouve le
sujet.

--C'est juste. Dicte. J'écris.

--Monsieur Dorimon?

--Rentier?

--Sans doute.

--Sa fille, Célestine.

--... tine. Après?

--Le colonel Sainval.

--Sainval est usé. Je dirais Valsin.

À côté des aspirants vaudevillistes, un autre groupe, qui, lui aussi,
profitait du brouhaha pour parler bas, discutait un duel. Un vieux,
trente ans, conseillait un jeune, dix-huit ans, et lui expliquait à quel
adversaire il avait affaire:

--Diable! méfiez-vous. C'est une belle épée. Son jeu est net. Il a de
l'attaque, pas de feintes perdues, du poignet, du pétillement, de
l'éclair, la parade juste, et des ripostes mathématiques, bigre! et il
est gaucher.

Dans l'angle opposé à Grantaire, Joly et Bahorel jouaient aux dominos et
parlaient d'amour.

--Tu es heureux, toi, disait Joly. Tu as une maîtresse qui rit toujours.

--C'est une faute qu'elle fait, répondait Bahorel. La maîtresse qu'on a
tort de rire. Ça encourage à la tromper. La voir gaie, cela vous ôte le
remords; si on la voit triste, on se fait conscience.

--Ingrat! c'est si bon une femme qui rit! Et jamais vous ne vous
querellez!

--Cela tient au traité que nous avons fait. En faisant notre petite
sainte-alliance, nous nous sommes assigné à chacun notre frontière que
nous ne dépassons jamais. Ce qui est situé du côté de bise appartient à
Vaud, du côté de vent à Gex. De là la paix.

--La paix, c'est le bonheur digérant.

--Et toi, Jolllly, où en es-tu avec ta brouillerie avec mamselle... tu
sais qui je veux dire?

--Elle me boude avec une patience cruelle.

--Tu es pourtant un amoureux attendrissant de maigreur.

--Hélas!

--À ta place, je la planterais là.

--C'est facile à dire.

--Et à faire. N'est-ce pas Musichetta qu'elle s'appelle?

--Oui. Ah! mon pauvre Bahorel, c'est une fille superbe, très littéraire,
de petits pieds, de petites mains, se mettant bien, blanche, potelée,
avec des yeux de tireuse de cartes. J'en suis fou.

--Mon cher, alors il faut lui plaire, être élégant, et faire des effets
de rotule. Achète-moi chez Staub un bon pantalon de cuir de laine. Cela
prête.

--À combien? cria Grantaire.

Le troisième coin était en proie à une discussion poétique. La
mythologie païenne se gourmait avec la mythologie chrétienne. Il
s'agissait de l'Olympe dont Jean Prouvaire, par romantisme même, prenait
le parti. Jean Prouvaire n'était timide qu'au repos. Une fois excité, il
éclatait, une sorte de gaîté accentuait son enthousiasme, et il était à
la fois riant et lyrique:

--N'insultons pas les dieux, disait-il. Les dieux ne s'en sont peut-être
pas allés. Jupiter ne me fait point l'effet d'un mort. Les dieux sont
des songes, dites-vous. Eh bien, même dans la nature, telle qu'elle est
aujourd'hui, après la fuite de ces songes, on retrouve tous les grands
vieux mythes païens. Telle montagne à profil de citadelle, comme le
Vignemale, par exemple, est encore pour moi la coiffure de Cybèle; il ne
m'est pas prouvé que Pan ne vienne pas la nuit souffler dans le tronc
creux des saules, en bouchant tour à tour les trous avec ses doigts; et
j'ai toujours cru qu'Io était pour quelque chose dans la cascade de
Pissevache.

Dans le dernier coin, on parlait politique. On malmenait la charte
octroyée. Combeferre la soutenait mollement, Courfeyrac la battait en
brèche énergiquement. Il y avait sur la table un malencontreux
exemplaire de la fameuse Charte-Touquet. Courfeyrac l'avait saisie et la
secouait, mêlant à ses arguments le frémissement de cette feuille de
papier.

--Premièrement, je ne veux pas de rois. Ne fût-ce qu'au point de vue
économique, je n'en veux pas; un roi est un parasite. On n'a pas de roi
gratis. Écoutez ceci: Cherté des rois. A la mort de François Ier, la
dette publique en France était de trente mille livres de rente; à la
mort de Louis XIV, elle était de deux milliards six cents millions à
vingt-huit livres le marc, ce qui équivalait en 1760, au dire de
Desmarets, à quatre milliards cinq cents millions, et ce qui
équivaudrait aujourd'hui à douze milliards. Deuxièmement, n'en déplaise
à Combeferre, une charte octroyée est un mauvais expédient de
civilisation. Sauver la transition, adoucir le passage, amortir la
secousse, faire passer insensiblement la nation de la monarchie à la
démocratie par la pratique des fictions constitutionnelles, détestables
raisons que tout cela! Non! non! n'éclairons jamais le peuple à faux
jour. Les principes s'étiolent et pâlissent dans votre cave
constitutionnelle. Pas d'abâtardissement. Pas de compromis. Pas d'octroi
du roi au peuple. Dans tous ces octrois-là, il y a un article 14. À côté
de la main qui donne, il y a la griffe qui reprend. Je refuse net votre
charte. Une charte est un masque; le mensonge est dessous. Un peuple qui
accepte une charte abdique. Le droit n'est le droit qu'entier. Non! pas
de charte!

On était en hiver; deux bûches pétillaient dans la cheminée. Cela était
tentant, et Courfeyrac n'y résista pas. Il froissa dans son poing la
pauvre Charte-Touquet, et la jeta au feu. Le papier flamba. Combeferre
regarda philosophiquement brûler le chef-d'oeuvre de Louis XVIII, et se
contenta de dire:

--La charte métamorphosée en flamme.

Et les sarcasmes, les saillies, les quolibets, cette chose française
qu'on appelle l'entrain, cette chose anglaise qu'on appelle l'humour, le
bon et le mauvais goût, les bonnes et les mauvaises raisons, toutes les
folles fusées du dialogue, montant à la fois et se croisant de tous les
points de la salle, faisaient au-dessus des têtes une sorte de
bombardement joyeux.



Chapitre V

Élargissement de l'horizon


Les chocs des jeunes esprits entre eux ont cela d'admirable qu'on ne
peut jamais prévoir l'étincelle ni deviner l'éclair. Que va-t-il jaillir
tout à l'heure? on l'ignore. L'éclat de rire part de l'attendrissement.
Au moment bouffon, le sérieux fait son entrée. Les impulsions dépendent
du premier mot venu. La verve de chacun est souveraine. Un lazzi suffit
pour ouvrir le champ à l'inattendu. Ce sont des entretiens à brusques
tournants où la perspective change tout à coup. Le hasard est le
machiniste de ces conversations-là.

Une pensée sévère, bizarrement sortie d'un cliquetis de mots, traversa
tout à coup la mêlée de paroles où ferraillaient confusément Grantaire,
Bahorel, Prouvaire, Bossuet, Combeferre et Courfeyrac.

Comment une phrase survient-elle dans le dialogue? d'où vient qu'elle se
souligne tout à coup d'elle-même dans l'attention de ceux qui
l'entendent? Nous venons de le dire, nul n'en sait rien. Au milieu du
brouhaha, Bossuet termina tout à coup une apostrophe quelconque à
Combeferre par cette date.

--18 juin 1815: Waterloo.

À ce nom, Waterloo, Marius, accoudé près d'un verre d'eau sur une table,
ôta son poignet de dessous son menton, et commença à regarder fixement
l'auditoire.

--Pardieu, s'écria Courfeyrac (_Parbleu_, à cette époque, tombait en
désuétude), ce chiffre 18 est étrange, et me frappe. C'est le nombre
fatal de Bonaparte. Mettez Louis devant et Brumaire derrière, vous avez
toute la destinée de l'homme, avec cette particularité expressive que le
commencement y est talonné par la fin.

Enjolras, jusque-là muet, rompit le silence, et adressa à Courfeyrac
cette parole:

--Tu veux dire le crime par l'expiation.

Ce mot, _crime_, dépassait la mesure de ce que pouvait accepter Marius,
déjà très ému par la brusque évocation de Waterloo.

Il se leva, il marcha lentement vers la carte de France étalée sur le
mur et au bas de laquelle on voyait une île dans un compartiment séparé,
il posa son doigt sur ce compartiment, et dit:

--La Corse. Une petite île qui a fait la France bien grande.

Ce fut le souffle d'air glacé. Tous s'interrompirent. On sentit que
quelque chose allait commencer.

Bahorel, ripostant à Bossuet, était en train de prendre une pose de
torse à laquelle il tenait. Il y renonça pour écouter.

Enjolras, dont l'oeil bleu n'était attaché sur personne et semblait
considérer le vide, répondit sans regarder Marius:

--La France n'a besoin d'aucune Corse pour être grande. La France est
grande parce qu'elle est la France. _Quia nominor leo_.

Marius n'éprouva nulle velléité de reculer; il se tourna vers Enjolras,
et sa voix éclata avec une vibration qui venait du tressaillement des
entrailles:

--À Dieu ne plaise que je diminue la France! mais ce n'est point la
diminuer que de lui amalgamer Napoléon. Ah çà, parlons donc. Je suis
nouveau venu parmi vous, mais je vous avoue que vous m'étonnez. Où en
sommes-nous? qui sommes-nous? qui êtes-vous? qui suis-je?
Expliquons-nous sur l'empereur. Je vous entends dire Buonaparte en
accentuant l'u comme des royalistes. Je vous préviens que mon grand-père
fait mieux encore; il dit Buonaparté. Je vous croyais des jeunes gens.
Où mettez-vous donc votre enthousiasme? et qu'est-ce que vous en faites?
qui admirez-vous si vous n'admirez pas l'empereur? et que vous faut-il
de plus?

Si vous ne voulez pas de ce grand homme-là, de quels grands hommes
voudrez-vous? Il avait tout. Il était complet. Il avait dans son cerveau
le cube des facultés humaines. Il faisait des codes comme Justinien, il
dictait comme César, sa causerie mêlait l'éclair de Pascal au coup de
foudre de Tacite, il faisait l'histoire et il l'écrivait, ses bulletins
sont des Iliades, il combinait le chiffre de Newton avec la métaphore de
Mahomet, il laissait derrière lui dans l'orient des paroles grandes
comme les pyramides; à Tilsitt il enseignait la majesté aux empereurs, à
l'académie des sciences il donnait la réplique à Laplace, au conseil
d'état il tenait tête à Merlin, il donnait une âme à la géométrie des
uns et à la chicane des autres, il était légiste avec les procureurs et
sidéral avec les astronomes; comme Cromwell soufflant une chandelle sur
deux, il s'en allait au Temple marchander un gland de rideau; il voyait
tout, il savait tout; ce qui ne l'empêchait pas de rire d'un rire
bonhomme au berceau de son petit enfant; et tout à coup, l'Europe
effarée écoutait, des armées se mettaient en marche, des parcs
d'artillerie roulaient, des ponts de bateaux s'allongeaient sur les
fleuves, les nuées de la cavalerie galopaient dans l'ouragan, cris,
trompettes, tremblement de trônes partout, les frontières des royaumes
oscillaient sur la carte, on entendait le bruit d'un glaive surhumain
qui sortait du fourreau, on le voyait, lui, se dresser debout sur
l'horizon avec un flamboiement dans la main et un resplendissement dans
les yeux, déployant dans le tonnerre ses deux ailes, la grande Armée et
la vieille garde, et c'était l'archange de la guerre!

Tous se taisaient, et Enjolras baissait la tête. Le silence fait
toujours un peu l'effet de l'acquiescement ou d'une sorte de mise au
pied du mur. Marius, presque sans reprendre haleine, continua avec un
surcroît d'enthousiasme:

--Soyons justes, mes amis! être l'empire d'un tel empereur, quelle
splendide destinée pour un peuple, lorsque ce peuple est la France et
qu'il ajoute son génie au génie de cet homme! Apparaître et régner,
marcher et triompher, avoir pour étapes toutes les capitales, prendre
ses grenadiers et en faire des rois, décréter des chutes de dynastie,
transfigurer l'Europe au pas de charge, qu'on sente, quand vous menacez,
que vous mettez la main sur le pommeau de l'épée de Dieu, suivre dans un
seul homme Annibal, César et Charlemagne, être le peuple de quelqu'un
qui mêle à toutes vos aubes l'annonce éclatante d'une bataille gagnée,
avoir pour réveille-matin le canon des Invalides, jeter dans des abîmes
de lumière des mots prodigieux qui flamboient à jamais, Marengo, Arcole,
Austerlitz, Iéna, Wagram! faire à chaque instant éclore au zénith des
siècles des constellations de victoires, donner l'empire français pour
pendant à l'empire romain, être la grande nation et enfanter la grande
Armée, faire envoler par toute la terre ses légions comme une montagne
envoie de tous côtés ses aigles, vaincre, dominer, foudroyer, être en
Europe une sorte de peuple doré à force de gloire, sonner à travers
l'histoire une fanfare de titans, conquérir le monde deux fois, par la
conquête et par l'éblouissement, cela est sublime; et qu'y a-t-il de
plus grand?

--Être libre, dit Combeferre.

Marius à son tour baissa la tête. Ce mot simple et froid avait traversé
comme une lame d'acier son effusion épique, et il la sentait s'évanouir
en lui. Lorsqu'il leva les yeux, Combeferre n'était plus là. Satisfait
probablement de sa réplique à l'apothéose, il venait de partir, et tous,
excepté Enjolras, l'avaient suivi. La salle s'était vidée. Enjolras,
resté seul avec Marius, le regardait gravement. Marius cependant, ayant
un peu rallié ses idées, ne se tenait pas pour battu; il y avait en lui
un reste de bouillonnement qui allait sans doute se traduire en
syllogismes déployés contre Enjolras, quand tout à coup on entendit
quelqu'un qui chantait dans l'escalier en s'en allant. C'était
Combeferre, et voici ce qu'il chantait:

          _Si César m'avait donné_
          _La gloire et la guerre,_
          _Et qu'il me fallût quitter_
          _L'amour de ma mère_
          _Je dirais au grand César:_
          _Reprends ton sceptre et ton char,_
          _J'aime mieux ma mère, ô gué!_
          _J'aime mieux ma mère._

L'accent tendre et farouche dont Combeferre le chantait donnait à ce
couplet une sorte de grandeur étrange. Marius, pensif et l'oeil au
plafond, répéta presque machinalement: Ma mère?...

En ce moment, il sentit sur son épaule la main d'Enjolras.

--Citoyen, lui dit Enjolras, ma mère, c'est la République.



Chapitre VI

_Res angusta_


Cette soirée laissa à Marius un ébranlement profond, et une obscurité
triste dans l'âme. Il éprouva ce qu'éprouve peut-être la terre au moment
où on l'ouvre avec le fer pour y déposer le grain de blé; elle ne sent
que la blessure; le tressaillement du germe et la joie du fruit
n'arrivent que plus tard.

Marius fut sombre. Il venait à peine de se faire une foi; fallait-il
donc déjà la rejeter? il s'affirma à lui-même que non. Il se déclara
qu'il ne voulait pas douter, et il commença à douter malgré lui. Être
entre deux religions, l'une dont on n'est pas encore sorti, l'autre où
l'on n'est pas encore entré, cela est insupportable; et ces crépuscules
ne plaisent qu'aux âmes chauves-souris. Marius était une prunelle
franche, et il lui fallait de la vraie lumière. Les demi-jours du doute
lui faisaient mal. Quel que fût son désir de rester où il était et de
s'en tenir là, il était invinciblement contraint de continuer,
d'avancer, d'examiner, de penser, de marcher plus loin. Où cela
allait-il le conduire? il craignait, après avoir fait tant de pas qui
l'avaient rapproché de son père, de faire maintenant des pas qui l'en
éloigneraient. Son malaise croissait de toutes les réflexions qui lui
venaient. L'escarpement se dessinait autour de lui. Il n'était d'accord
ni avec son grand-père, ni avec ses amis; téméraire pour l'un, arriéré
pour les autres; et il se reconnut doublement isolé, du côté de la
vieillesse, et du côté de la jeunesse. Il cessa d'aller au café Musain.

Dans ce trouble où était sa conscience, il ne songeait plus guère à de
certains côtés sérieux de l'existence. Les réalités de la vie ne se
laissent pas oublier. Elles vinrent brusquement lui donner leur coup de
coude.

Un matin, le maître de l'hôtel entra dans la chambre de Marius et lui
dit:

--Monsieur Courfeyrac a répondu pour vous.

--Oui.

--Mais il me faudrait de l'argent.

--Priez Courfeyrac de venir me parler, dit Marius.

Courfeyrac venu, l'hôte les quitta. Marius lui conta ce qu'il n'avait
pas songé à lui dire encore, qu'il était comme seul au monde et n'ayant
pas de parents.

--Qu'allez-vous devenir? dit Courfeyrac.

--Je n'en sais rien, répondit Marius.

--Qu'allez-vous faire?

--Je n'en sais rien.

--Avez-vous de l'argent?

--Quinze francs.

--Voulez-vous que je vous en prête?

--Jamais.

--Avez-vous des habits?

--Voilà.

--Avez-vous des bijoux?

--Une montre.

--D'argent?

--D'or. La voici.

--Je sais un marchand d'habits qui vous prendra votre redingote et un
pantalon.

--C'est bien.

--Vous n'aurez plus qu'un pantalon, un gilet, un chapeau et un habit.

--Et mes bottes.

--Quoi! vous n'irez pas pieds nus? quelle opulence!

--Ce sera assez.

--Je sais un horloger qui vous achètera votre montre.

--C'est bon.

--Non, ce n'est pas bon. Que ferez-vous après?

--Tout ce qu'il faudra. Tout l'honnête du moins.

--Savez-vous l'anglais?

--Non.

--Savez-vous l'allemand?

--Non.

--Tant pis.

--Pourquoi?

--C'est qu'un de mes amis, libraire, fait une façon d'encyclopédie pour
laquelle vous auriez pu traduire des articles allemands ou anglais.
C'est mal payé, mais on vit.

--J'apprendrai l'anglais et l'allemand.

--Et en attendant?

--En attendant je mangerai mes habits et ma montre.

On fit venir le marchand d'habits. Il acheta la défroque vingt francs.
On alla chez l'horloger. Il acheta la montre quarante-cinq francs.

--Ce n'est pas mal, disait Marius à Courfeyrac en rentrant à l'hôtel,
avec mes quinze francs, cela fait quatre-vingts francs.

--Et la note de l'hôtel? observa Courfeyrac.

--Tiens, j'oubliais, dit Marius.

L'hôte présenta sa note qu'il fallut payer sur-le-champ. Elle se
montait à soixante-dix francs.

--Il me reste dix francs, dit Marius.

--Diable, fit Courfeyrac, vous mangerez cinq francs pendant que vous
apprendrez l'anglais, et cinq francs pendant que vous apprendrez
l'allemand. Ce sera avaler une langue bien vite ou une pièce de cent
sous bien lentement.

Cependant la tante Gillenormand, assez bonne personne au fond dans les
occasions tristes, avait fini par déterrer le logis de Marius. Un matin,
comme Marius revenait de l'école, il trouva une lettre de sa tante et
les _soixante pistoles_, c'est-à-dire six cents francs en or dans une
boîte cachetée.

Marius renvoya les trente louis à sa tante avec une lettre respectueuse
où il déclarait avoir des moyens d'existence et pouvoir suffire
désormais à tous ses besoins. En ce moment-là il lui restait trois
francs.

La tante n'informa point le grand-père de ce refus de peur d'achever de
l'exaspérer. D'ailleurs n'avait-il pas dit: Qu'on ne me parle jamais de
ce buveur de sang!

Marius sortit de l'hôtel de la porte Saint-Jacques, ne voulant pas s'y
endetter.



Livre cinquième--Excellence du malheur



Chapitre I

Marius indigent


La vie devint sévère pour Marius. Manger ses habits et sa montre, ce
n'était rien. Il mangea de cette chose inexprimable qu'on appelle _de la
vache enragée_. Chose horrible, qui contient les jours sans pain, les
nuits sans sommeil, les soirs sans chandelle, l'âtre sans feu, les
semaines sans travail, l'avenir sans espérance, l'habit percé au coude,
le vieux chapeau qui fait rire les jeunes filles, la porte qu'on trouve
fermée le soir parce qu'on ne paye pas son loyer, l'insolence du portier
et du gargotier, les ricanements des voisins, les humiliations, la
dignité refoulée, les besognes quelconques acceptées, les dégoûts,
l'amertume, l'accablement. Marius apprit comment on dévore tout cela, et
comment ce sont souvent les seules choses qu'on ait à dévorer. À ce
moment de l'existence où l'homme a besoin d'orgueil parce qu'il a besoin
d'amour, il se sentit moqué parce qu'il était mal vêtu, et ridicule
parce qu'il était pauvre. À l'âge où la jeunesse vous gonfle le coeur
d'une fierté impériale, il abaissa plus d'une fois ses yeux sur ses
bottes trouées, et il connut les hontes injustes et les rougeurs
poignantes de la misère. Admirable et terrible épreuve dont les faibles
sortent infâmes, dont les forts sortent sublimes. Creuset où la destinée
jette un homme, toutes les fois qu'elle veut avoir un gredin ou un
demi-dieu.

Car il se fait beaucoup de grandes actions dans les petites luttes. Il y
a des bravoures opiniâtres et ignorées qui se défendent pied à pied dans
l'ombre contre l'envahissement fatal des nécessités et des turpitudes.
Nobles et mystérieux triomphes qu'aucun regard ne voit, qu'aucune
renommée ne paye, qu'aucune fanfare ne salue. La vie, le malheur,
l'isolement, l'abandon, la pauvreté, sont des champs de bataille qui ont
leurs héros; héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres.

De fermes et rares natures sont ainsi créées; la misère, presque
toujours marâtre, est quelquefois mère; le dénûment enfante la
puissance d'âme et d'esprit; la détresse est nourrice de la fierté; le
malheur est un bon lait pour les magnanimes.

Il y eut un moment dans la vie de Marius où il balayait son palier, où
il achetait un sou de fromage de Brie chez la fruitière, où il attendait
que la brune tombât pour s'introduire chez le boulanger, et y acheter un
pain qu'il emportait furtivement dans son grenier, comme s'il l'eût
volé. Quelquefois on voyait se glisser dans la boucherie du coin, au
milieu des cuisinières goguenardes qui le coudoyaient, un jeune homme
gauche portant des livres sous son bras, qui avait l'air timide et
furieux, qui en entrant ôtait son chapeau de son front où perlait la
sueur, faisait un profond salut à la bouchère étonnée, un autre salut au
garçon boucher, demandait une côtelette de mouton, la payait six ou sept
sous, l'enveloppait de papier, la mettait sous son bras entre deux
livres, et s'en allait. C'était Marius. Avec cette côtelette, qu'il
faisait cuire lui-même, il vivait trois jours.

Le premier jour il mangeait la viande, le second jour il mangeait la
graisse, le troisième jour il rongeait l'os.

À plusieurs reprises la tante Gillenormand fit des tentatives, et lui
adressa les soixante pistoles. Marius les renvoya constamment, en disant
qu'il n'avait besoin de rien.

Il était encore en deuil de son père quand la révolution que nous avons
racontée s'était faite en lui. Depuis lors, il n'avait plus quitté les
vêtements noirs. Cependant ses vêtements le quittèrent. Un jour vint où
il n'eut plus d'habit. Le pantalon allait encore. Que faire? Courfeyrac,
auquel il avait de son côté rendu quelques bons offices, lui donna un
vieil habit. Pour trente sous, Marius le fit retourner par un portier
quelconque, et ce fut un habit neuf. Mais cet habit était vert. Alors
Marius ne sortit plus qu'après la chute du jour. Cela faisait que son
habit était noir. Voulant toujours être en deuil, il se vêtissait de la
nuit.

À travers tout cela, il se fit recevoir avocat. Il était censé habiter
la chambre de Courfeyrac, qui était décente et où un certain nombre de
bouquins de droit soutenus et complétés par des volumes de romans
dépareillés figuraient la bibliothèque voulue par les règlements. Il se
faisait adresser ses lettres chez Courfeyrac.

Quand Marius fut avocat, il en informa son grand-père par une lettre
froide, mais pleine de soumission et de respect. M. Gillenormand prit la
lettre avec un tremblement, la lut, et la jeta, déchirée en quatre, au
panier. Deux ou trois jours après, mademoiselle Gillenormand entendit
son père qui était seul dans sa chambre et qui parlait tout haut. Cela
lui arrivait chaque fois qu'il était très agité. Elle prêta l'oreille;
le vieillard disait:--Si tu n'étais pas un imbécile, tu saurais qu'on
ne peut pas être à la fois baron et avocat.



Chapitre II

Marius pauvre


Il en est de la misère comme de tout. Elle arrive à devenir possible.
Elle finit par prendre une forme et se composer. On végète, c'est-à-dire
on se développe d'une certaine façon chétive, mais suffisante à la vie.
Voici de quelle manière l'existence de Marius Pontmercy s'était
arrangée:

Il était sorti du plus étroit, le défilé s'élargissait un peu devant
lui. À force de labeur, de courage, de persévérance et de volonté, il
était parvenu à tirer de son travail environ sept cents francs par an.
Il avait appris l'allemand et l'anglais. Grâce à Courfeyrac qui l'avait
mis en rapport avec son ami le libraire, Marius remplissait dans la
littérature-librairie le modeste rôle d'_utilité_. Il faisait des
prospectus, traduisait des journaux, annotait des éditions, compilait
des biographies, etc. Produit net, bon an mal an, sept cents francs. Il
en vivait. Pas mal. Comment? Nous l'allons dire.

Marius occupait dans la masure Gorbeau, moyennant le prix annuel de
trente francs, un taudis sans cheminée qualifié cabinet où il n'y avait,
en fait de meubles, que l'indispensable. Ces meubles étaient à lui. Il
donnait trois francs par mois à la vieille principale locataire pour
qu'elle vînt balayer le taudis et lui apporter chaque matin un peu d'eau
chaude, un oeuf frais et un pain d'un sou. De ce pain et de cet oeuf, il
déjeunait. Son déjeuner variait de deux à quatre sous selon que les
oeufs étaient chers ou bon marché. À six heures du soir, il descendait
rue Saint-Jacques, dîner chez Rousseau, vis-à-vis Basset le marchand
d'estampes du coin de la rue des Mathurins. Il ne mangeait pas de soupe.
Il prenait un plat de viande de six sous, un demi-plat de légumes de
trois sous, et un dessert de trois sous. Pour trois sous, du pain à
discrétion. Quant au vin, il buvait de l'eau. En payant au comptoir, où
siégeait majestueusement madame Rousseau, à cette époque toujours grasse
et encore fraîche, il donnait un sou au garçon, et madame Rousseau lui
donnait un sourire. Puis il s'en allait. Pour seize sous, il avait eu un
sourire et un dîner.

Ce restaurant Rousseau, où l'on vidait si peu de bouteilles et tant de
carafes, était un calmant plus encore qu'un restaurant. Il n'existe plus
aujourd'hui. Le maître avait un beau surnom; on l'appelait _Rousseau
l'aquatique_.

Ainsi, déjeuner quatre sous, dîner seize sous; sa nourriture lui coûtait
vingt sous par jour; ce qui faisait trois cent soixante-cinq francs par
an. Ajoutez les trente francs de loyer et les trente-six francs à la
vieille, plus quelques menus frais; pour quatre cent cinquante francs,
Marius était nourri, logé et servi. Son habillement lui coûtait cent
francs, son linge cinquante francs, son blanchissage cinquante francs,
le tout ne dépassait pas six cent cinquante francs. Il lui restait
cinquante francs. Il était riche. Il prêtait dans l'occasion dix francs
à un ami; Courfeyrac avait pu lui emprunter une fois soixante francs.
Quant au chauffage, n'ayant pas de cheminée, Marius l'avait «simplifié».

Marius avait toujours deux habillements complets; l'un vieux, «pour tous
les jours», l'autre tout neuf, pour les occasions. Les deux étaient
noirs. Il n'avait que trois chemises, l'une sur lui, l'autre dans sa
commode, la troisième chez la blanchisseuse. Il les renouvelait à mesure
qu'elles s'usaient. Elles étaient habituellement déchirées, ce qui lui
faisait boutonner son habit jusqu'au menton.

Pour que Marius en vînt à cette situation florissante, il avait fallu
des années. Années rudes; difficiles, les unes à traverser, les autres à
gravir. Marius n'avait point failli un seul jour. Il avait tout subi, en
fait de dénûment; il avait tout fait, excepté des dettes. Il se rendait
ce témoignage que jamais il n'avait dû un sou à personne. Pour lui, une
dette, c'était le commencement de l'esclavage. Il se disait même qu'un
créancier est pire qu'un maître; car un maître ne possède que votre
personne, un créancier possède votre dignité et peut la souffleter.
Plutôt que d'emprunter il ne mangeait pas. Il avait eu beaucoup de jours
de jeûne. Sentant que toutes les extrémités se touchent et que, si l'on
n'y prend garde, l'abaissement de fortune peut mener à la bassesse
d'âme, il veillait jalousement sur sa fierté. Telle formule ou telle
démarche qui, dans toute autre situation, lui eût paru déférence, lui
semblait platitude, et il se redressait. Il ne hasardait rien, ne
voulant pas reculer. Il avait sur le visage une sorte de rougeur sévère.
Il était timide jusqu'à l'âpreté.

Dans toutes ses épreuves il se sentait encouragé et quelquefois même
porté par une force secrète qu'il avait en lui. L'âme aide le corps, et
à de certains moments le soulève. C'est le seul oiseau qui soutienne sa
cage.

À côté du nom de son père, un autre nom était gravé dans le coeur de
Marius, le nom de Thénardier. Marius, dans sa nature enthousiaste et
grave, environnait d'une sorte d'auréole l'homme auquel, dans sa pensée,
il devait la vie de son père, cet intrépide sergent qui avait sauvé le
colonel au milieu des boulets et des balles de Waterloo. Il ne séparait
jamais le souvenir de cet homme du souvenir de son père, et il les
associait dans sa vénération. C'était une sorte de culte à deux degrés,
le grand autel pour le colonel, le petit pour Thénardier. Ce qui
redoublait l'attendrissement de sa reconnaissance, c'est l'idée de
l'infortune où il savait Thénardier tombé et englouti. Marius avait
appris à Montfermeil la ruine et la faillite du malheureux aubergiste.
Depuis il avait fait des efforts inouïs pour saisir sa trace et tâcher
d'arriver à lui dans ce ténébreux abîme de la misère où Thénardier avait
disparu. Marius avait battu tout le pays; il était allé à Chelles, à
Bondy, à Gournay, à Nogent, à Lagny. Pendant trois années il s'y était
acharné, dépensant à ces explorations le peu d'argent qu'il épargnait.
Personne n'avait pu lui donner de nouvelles de Thénardier; on le croyait
passé en pays étranger. Ses créanciers l'avaient cherché aussi, avec
moins d'amour que Marius, mais avec autant d'acharnement, et n'avaient
pu mettre la main sur lui. Marius s'accusait et s'en voulait presque de
ne pas réussir dans ses recherches. C'était la seule dette que lui eût
laissée le Colonel, et Marius tenait à honneur de la payer.--Comment!
pensait-il, quand mon père gisait mourant sur le champ de bataille,
Thénardier, lui, a bien su le trouver à travers la fumée et la mitraille
et l'emporter sur ses épaules, et il ne lui devait rien cependant, et
moi qui dois tant à Thénardier, je ne saurais pas le rejoindre dans
cette ombre où il agonise et le rapporter à mon tour de la mort à la
vie! Oh! je le retrouverai!--Pour retrouver Thénardier en effet, Marius
eût donné un de ses bras, et, pour le tirer de la misère, tout son sang.
Revoir Thénardier, rendre un service quelconque à Thénardier, lui dire:
Vous ne me connaissez pas, eh bien, moi, je vous connais! je suis là!
disposez de moi!--c'était le plus doux et le plus magnifique rêve de
Marius.



Chapitre III

Marius grandi


À cette époque, Marius avait vingt ans. Il y avait trois ans qu'il avait
quitté son grand-père. On était resté dans les mêmes termes de part et
d'autre, sans tenter de rapprochement et sans chercher à se revoir.
D'ailleurs, se revoir, à quoi bon? pour se heurter? Lequel eût eu raison
de l'autre? Marius était le vase d'airain, mais le père Gillenormand
était le pot de fer.

Disons-le, Marius s'était mépris sur le coeur de son grand-père. Il
s'était figuré que M. Gillenormand ne l'avait jamais aimé, et que ce
bonhomme bref, dur et riant, qui jurait, criait, tempêtait et levait la
canne, n'avait pour lui tout au plus que cette affection à la fois
légère et sévère des Gérontes de comédie. Marius se trompait. Il y a des
pères qui n'aiment pas leurs enfants; il n'existe point d'aïeul qui
n'adore son petit-fils. Au fond, nous l'avons dit, M. Gillenormand
idolâtrait Marius. Il l'idolâtrait à sa façon, avec accompagnement de
bourrades et même de gifles; mais, cet enfant disparu, il se sentit un
vide noir dans le coeur. Il exigea qu'on ne lui en parlât plus, en
regrettant tout bas d'être si bien obéi. Dans les premiers temps il
espéra que ce buonapartiste, ce jacobin, ce terroriste, ce septembriseur
reviendrait. Mais les semaines se passèrent, les mois se passèrent, les
années se passèrent; au grand désespoir de M. Gillenormand, le buveur
de sang ne reparut pas.--Je ne pouvais pourtant pas faire autrement que
de le chasser, se disait le grand-père, et il se demandait: si c'était à
refaire, le referais-je? Son orgueil sur-le-champ répondait oui, mais sa
vieille tête qu'il hochait en silence répondait tristement non. Il avait
ses heures d'abattement. Marius lui manquait. Les vieillards ont besoin
d'affections comme de soleil. C'est de la chaleur. Quelle que fût sa
forte nature, l'absence de Marius avait changé quelque chose en lui.
Pour rien au monde, il n'eût voulu faire un pas vers ce «petit drôle»
mais il souffrait. Il ne s'informait jamais de lui, mais il y pensait
toujours. Il vivait, de plus en plus retiré, au Marais. Il était encore,
comme autrefois, gai et violent, mais sa gaîté avait une dureté
convulsive comme si elle contenait de la douleur et de la colère, et ses
violences se terminaient toujours par une sorte d'accablement doux et
sombre. Il disait quelquefois:--Oh! s'il revenait, quel bon soufflet je
lui donnerais!

Quant à la tante, elle pensait trop peu pour aimer beaucoup; Marius
n'était plus pour elle qu'une espèce de silhouette noire et vague; et
elle avait fini par s'en occuper beaucoup moins que du chat ou du
perroquet qu'il est probable qu'elle avait.

Ce qui accroissait la souffrance secrète du père Gillenormand, c'est
qu'il la renfermait tout entière et n'en laissait rien deviner. Son
chagrin était comme ces fournaises nouvellement inventées qui brûlent
leur fumée. Quelquefois, il arrivait que des officieux malencontreux lui
parlaient de Marius, et lui demandaient:--Que fait, ou que devient
monsieur votre petit-fils?--Le vieux bourgeois répondait, en soupirant,
s'il était trop triste, ou en donnant une chiquenaude à sa manchette,
s'il voulait paraître gai:--Monsieur le baron Pontmercy plaidaille dans
quelque coin.

Pendant que le vieillard regrettait, Marius s'applaudissait. Comme à
tous les bons coeurs, le malheur lui avait ôté l'amertume. Il ne pensait
à M. Gillenormand qu'avec douceur, mais il avait tenu à ne plus rien
recevoir de l'homme _qui avait été mal pour son père_.--C'était
maintenant la traduction mitigée de ses premières indignations. En
outre, il était heureux d'avoir souffert, et de souffrir encore. C'était
pour son père. La dureté de sa vie le satisfaisait et lui plaisait. Il
se disait avec une sorte de joie que--_c'était bien le moins;_ que
c'était--une expiation;--que,--sans cela, il eût été puni, autrement et
plus tard, de son indifférence impie pour son père et pour un tel père;
qu'il n'aurait pas été juste que son père eût eu toute la souffrance, et
lui rien;--qu'était-ce d'ailleurs que ses travaux et son dénûment
comparés à la vie héroïque du colonel? qu'enfin sa seule manière de se
rapprocher de son père et de lui ressembler, c'était d'être vaillant
contre l'indigence comme lui avait été brave contre l'ennemi; et que
c'était là sans doute ce que le colonel avait voulu dire par ce mot: _il
en sera digne_.--Paroles que Marius continuait de porter, non sur sa
poitrine, l'écrit du colonel ayant disparu, mais dans son coeur.

Et puis, le jour où son grand-père l'avait chassé, il n'était encore
qu'un enfant, maintenant il était un homme. Il le sentait. La misère,
insistons-y, lui avait été bonne. La pauvreté dans la jeunesse, quand
elle réussit, a cela de magnifique qu'elle tourne toute la volonté vers
l'effort et toute l'âme vers l'aspiration. La pauvreté met tout de suite
la vie matérielle à nu et la fait hideuse; de là d'inexprimables élans
vers la vie idéale. Le jeune homme riche a cent distractions brillantes
et grossières, les courses de chevaux, la chasse, les chiens, le tabac,
le jeu, les bons repas, et le reste; occupations des bas côtés de l'âme
aux dépens des côtés hauts et délicats. Le jeune homme pauvre se donne
de la peine pour avoir son pain; il mange; quand il a mangé, il n'a plus
que la rêverie. Il va aux spectacles gratis que Dieu donne; il regarde
le ciel, l'espace, les astres, les fleurs, les enfants, l'humanité dans
laquelle il souffre, la création dans laquelle il rayonne. Il regarde
tant l'humanité qu'il voit l'âme, il regarde tant la création qu'il voit
Dieu. Il rêve, et il se sent grand; il rêve encore, et il se sent
tendre. De l'égoïsme de l'homme qui souffre, il passe à la compassion de
l'homme qui médite. Un admirable sentiment éclate en lui, l'oubli de soi
et la pitié pour tous. En songeant aux jouissances sans nombre que la
nature offre, donne et prodigue aux âmes ouvertes et refuse aux âmes
fermées, il en vient à plaindre, lui millionnaire de l'intelligence, les
millionnaires de l'argent. Toute haine s'en va de son coeur à mesure que
toute clarté entre dans son esprit. D'ailleurs est-il malheureux? Non.
La misère d'un jeune homme n'est jamais misérable. Le premier jeune
garçon venu, si pauvre qu'il soit, avec sa santé, sa force, sa marche
vive, ses yeux brillants, son sang qui circule chaudement, ses cheveux
noirs, ses joues fraîches, ses lèvres roses, ses dents blanches, son
souffle pur, fera toujours envie à un vieil empereur. Et puis chaque
matin il se remet à gagner son pain; et tandis que ses mains gagnent du
pain, son épine dorsale gagne de la fierté, son cerveau gagne des idées.
Sa besogne finie, il revient aux extases ineffables, aux contemplations,
aux joies; il vit les pieds dans les afflictions, dans les obstacles,
sur le pavé, dans les ronces, quelquefois dans la boue; la tête dans la
lumière. Il est ferme, serein, doux, paisible, attentif, sérieux,
content de peu, bienveillant; et il bénit Dieu de lui avoir donné ces
deux richesses qui manquent à bien des riches, le travail qui le fait
libre et la pensée qui le fait digne.

C'était là ce qui s'était passé en Marius. Il avait même, pour tout
dire, un peu trop versé du côté de la contemplation. Du jour où il était
arrivé à gagner sa vie à peu près sûrement, il s'était arrêté là,
trouvant bon d'être pauvre, et retranchant au travail pour donner à la
pensée. C'est-à-dire qu'il passait quelquefois des journées entières à
songer, plongé et englouti comme un visionnaire dans les voluptés
muettes de l'extase et du rayonnement intérieur. Il avait ainsi posé le
problème de sa vie: travailler le moins possible du travail matériel
pour travailler le plus possible du travail impalpable; en d'autres
termes, donner quelques heures à la vie réelle, et jeter le reste dans
l'infini. Il ne s'apercevait pas, croyant ne manquer de rien, que la
contemplation ainsi comprise finit par être une des formes de la
paresse; qu'il s'était contenté de dompter les premières nécessités de
la vie, et qu'il se reposait trop tôt.

Il était évident que, pour cette nature énergique et généreuse, ce ne
pouvait être là qu'un état transitoire, et qu'au premier choc contre les
inévitables complications de la destinée, Marius se réveillerait.

En attendant, bien qu'il fût avocat et quoi qu'en pensât le père
Gillenormand, il ne plaidait pas, il ne plaidaillait même pas. La
rêverie l'avait détourné de la plaidoirie. Hanter les avoués, suivre le
palais, chercher des causes, ennui. Pourquoi faire? Il ne voyait aucune
raison pour changer de gagne-pain. Cette librairie marchande et obscure
avait fini par lui faire un travail sûr, un travail de peu de labeur,
qui, comme nous venons de l'expliquer, lui suffisait.

Un des libraires pour lesquels il travaillait, M. Magimel, je crois, lui
avait offert de le prendre chez lui, de le bien loger, de lui fournir un
travail régulier, et de lui donner quinze cents francs par an. Être bien
logé! quinze cents francs! Sans doute. Mais renoncer à sa liberté! être
un gagiste! une espèce d'homme de lettres commis! Dans la pensée de
Marius, en acceptant, sa position devenait meilleure et pire en même
temps, il gagnait du bien-être et perdait de la dignité; c'était un
malheur complet et beau qui se changeait en une gêne laide et ridicule;
quelque chose comme un aveugle qui deviendrait borgne. Il refusa.

Marius vivait solitaire. Par ce goût qu'il avait de rester en dehors de
tout, et aussi pour avoir été par trop effarouché, il n'était décidément
pas entré dans le groupe présidé par Enjolras. On était resté bons
camarades; on était prêt à s'entr'aider dans l'occasion de toutes les
façons possibles; mais rien de plus. Marius avait deux amis, un jeune,
Courfeyrac, et un vieux, M. Mabeuf. Il penchait vers le vieux. D'abord
il lui devait la révolution qui s'était faite en lui; il lui devait
d'avoir connu et aimé son père. _Il m'a opéré de la cataracte_,
disait-il.

Certes, ce marguillier avait été décisif.

Ce n'est pas pourtant que M. Mabeuf eût été dans cette occasion autre
chose que l'agent calme et impassible de la providence. Il avait éclairé
Marius par hasard et sans le savoir, comme fait une chandelle que
quelqu'un apporte; il avait été la chandelle et non le quelqu'un.

Quant à la révolution politique intérieure de Marius, M. Mabeuf était
tout à fait incapable de la comprendre, de la vouloir et de la diriger.

Comme on retrouvera plus tard M. Mabeuf, quelques mots ne sont pas
inutiles.



Chapitre IV

M. Mabeuf


Le jour où M. Mabeuf disait à Marius: _Certainement, j'approuve les
opinions politiques_, il exprimait le véritable état de son esprit.
Toutes les opinions politiques lui étaient indifférentes, et il les
approuvait toutes sans distinguer, pour qu'elles le laissassent
tranquille, comme les Grecs appelaient les Furies «les belles, les
bonnes, les charmantes», les _Euménides_. M. Mabeuf avait pour opinion
politique d'aimer passionnément les plantes, et surtout les livres. Il
possédait comme tout le monde sa terminaison en _iste_, sans laquelle
personne n'aurait pu vivre en ce temps-là, mais il n'était ni royaliste,
ni bonapartiste, ni chartiste, ni orléaniste, ni anarchiste; il était
bouquiniste.

Il ne comprenait pas que les hommes s'occupassent à se haïr à propos de
billevesées comme la charte, la démocratie, la légitimité, la monarchie,
la République, etc., lorsqu'il y avait dans ce monde toutes sortes de
mousses, d'herbes et d'arbustes qu'ils pouvaient regarder, et des tas
d'in-folio et même d'in-trente-deux qu'ils pouvaient feuilleter. Il se
gardait fort d'être inutile; avoir des livres ne l'empêchait pas de
lire, être botaniste ne l'empêchait pas d'être jardinier. Quand il avait
connu Pontmercy, il y avait eu cette sympathie entre le colonel et lui,
que ce que le colonel faisait pour les fleurs, il le faisait pour les
fruits. M. Mabeuf était parvenu à produire des poires de semis aussi
savoureuses que les poires de Saint-Germain; c'est d'une de ses
combinaisons qu'est née, à ce qu'il paraît, la mirabelle d'octobre,
célèbre aujourd'hui, et non moins parfumée que la mirabelle d'été. Il
allait à la messe plutôt par douceur que par dévotion, et puis parce
qu'aimant le visage des hommes, mais haïssant leur bruit, il ne les
trouvait qu'à l'église réunis et silencieux. Sentant qu'il fallait être
quelque chose dans l'état, il avait choisi la carrière de marguillier.
Du reste, il n'avait jamais réussi à aimer aucune femme autant qu'un
oignon de tulipe ou aucun homme autant qu'un elzevir. Il avait depuis
longtemps passé soixante ans lorsqu'un jour quelqu'un lui demanda:
--Est-ce que vous ne vous êtes jamais marié?--J'ai oublié, dit-il. Quand
il lui arrivait parfois--à qui cela n'arrive-t-il pas?--de dire:--Oh!
si j'étais riche!--ce n'était pas en lorgnant une jolie fille, comme le
père Gillenormand, c'était en contemplant un bouquin. Il vivait seul,
avec une vieille gouvernante. Il était un peu chiragre, et quand il
dormait ses vieux doigts ankylosés par le rhumatisme s'arc-boutaient
dans les plis de ses draps. Il avait fait et publié une _Flore des
environs de Cauteretz_ avec planches coloriées, ouvrage assez estimé
dont il possédait les cuivres et qu'il vendait lui-même. On venait deux
ou trois fois par jour sonner chez lui, rue Mézières, pour cela. Il en
tirait bien deux mille francs par an; c'était à peu près là toute sa
fortune. Quoique pauvre, il avait eu le talent de se faire, à force de
patience, de privations et de temps, une collection précieuse
d'exemplaires rares en tous genres. Il ne sortait jamais qu'avec un
livre sous le bras et il revenait souvent avec deux. L'unique décoration
des quatre chambres au rez-de-chaussée qui, avec un petit jardin,
composaient son logis, c'étaient des herbiers encadrés et des gravures
de vieux maîtres. La vue d'un sabre ou d'un fusil le glaçait. De sa vie,
il n'avait approché d'un canon, même aux Invalides. Il avait un estomac
passable, un frère curé, les cheveux tout blancs, plus de dents ni dans
la bouche ni dans l'esprit, un tremblement de tout le corps, l'accent
picard, un rire enfantin, l'effroi facile, et l'air d'un vieux mouton.
Avec cela point d'autre amitié ou d'autre habitude parmi les vivants
qu'un vieux libraire de la porte Saint-Jacques appelé Royol. Il avait
pour rêve de naturaliser l'indigo en France.

Sa servante était, elle aussi, une variété de l'innocence. La pauvre
bonne vieille femme était vierge. Sultan, son matou, qui eût pu miauler
le Miserere d'Allegri à la chapelle Sixtine, avait rempli son coeur et
suffisait à la quantité de passion qui était en elle. Aucun de ses rêves
n'était allé jusqu'à l'homme. Elle n'avait jamais pu franchir son chat.
Elle avait, comme lui, des moustaches. Sa gloire était dans ses bonnets,
toujours blancs. Elle passait son temps le dimanche après la messe à
compter son linge dans sa malle et à étaler sur son lit des robes en
pièce qu'elle achetait et qu'elle ne faisait jamais faire. Elle savait
lire. M. Mabeuf l'avait surnommée _la mère Plutarque_.

M. Mabeuf avait pris Marius en gré, parce que Marius, étant jeune et
doux, réchauffait sa vieillesse sans effaroucher sa timidité. La
jeunesse avec la douceur fait aux vieillards l'effet du soleil sans le
vent. Quand Marius était saturé de gloire militaire, de poudre à canon,
de marches et de contre-marches, et de toutes ces prodigieuses batailles
où son père avait donné et reçu de si grands coups de sabre, il allait
voir M. Mabeuf, et M. Mabeuf lui parlait du héros au point de vue des
fleurs.

Vers 1830, son frère le curé était mort, et presque tout de suite, comme
lorsque la nuit vient, tout l'horizon s'était assombri pour M. Mabeuf.
Une faillite--de notaire--lui enleva une somme de dix mille francs, qui
était tout ce qu'il possédait du chef de son frère et du sien. La
révolution de Juillet amena une crise dans la librairie. En temps de
gêne, la première chose qui ne se vend pas, c'est une _Flore_. _La Flore
des environs de Cauteretz_ s'arrêta court. Des semaines s'écoulaient
sans un acheteur. Quelquefois M. Mabeuf tressaillait à un coup de
sonnette.--Monsieur, lui disait tristement la mère Plutarque, c'est le
porteur d'eau.--Bref, un jour M. Mabeuf quitta la rue Mézières, abdiqua
les fonctions de marguillier, renonça à Saint-Sulpice, vendit une
partie, non de ses livres, mais de ses estampes,--ce à quoi il tenait le
moins,--et s'alla installer dans une petite maison du boulevard
Montparnasse, où du reste il ne demeura qu'un trimestre, pour deux
raisons: premièrement, le rez-de-chaussée et le jardin coûtaient trois
cents francs et il n'osait pas mettre plus de deux cents francs à son
loyer; deuxièmement, étant voisin du tir Fatou, il entendait toute la
journée des coups de pistolet, ce qui lui était insupportable.

Il emporta sa _Flore_, ses cuivres, ses herbiers, ses portefeuilles et
ses livres, et s'établit près de la Salpêtrière dans une espèce de
chaumière du village d'Austerlitz, où il avait pour cinquante écus par
an trois chambres et un jardin clos d'une haie avec puits. Il profita de
ce déménagement pour vendre presque tous ses meubles. Le jour de son
entrée dans ce nouveau logis, il fut très gai et cloua lui-même les
clous pour accrocher les gravures et les herbiers, il piocha son jardin
le reste de la journée, et, le soir, voyant que la mère Plutarque avait
l'air morne et songeait, il lui frappa sur l'épaule et lui dit en
souriant:--Bah! nous avons l'indigo!

Deux seuls visiteurs, le libraire de la porte Saint-Jacques et Marius,
étaient admis à le voir dans sa chaumière d'Austerlitz, nom tapageur qui
lui était, pour tout dire, assez désagréable.

Du reste, comme nous venons de l'indiquer, les cerveaux absorbés dans
une sagesse, ou dans une folie, ou, ce qui arrive souvent, dans les deux
à la fois, ne sont que très lentement perméables aux choses de la vie.
Leur propre destin leur est lointain. Il résulte de ces
concentrations-là une passivité qui, si elle était raisonnée,
ressemblerait à la philosophie. On décline, on descend, on s'écoule, on
s'écroule même, sans trop s'en apercevoir. Cela finit toujours, il est
vrai, par un réveil, mais tardif. En attendant, il semble qu'on soit
neutre dans le jeu qui se joue entre notre bonheur et notre malheur. On
est l'enjeu, et l'on regarde la partie avec indifférence.

C'est ainsi qu'à travers cet obscurcissement qui se faisait autour de
lui, toutes ses espérances s'éteignant l'une après l'autre, M. Mabeuf
était resté serein, un peu puérilement, mais très profondément. Ses
habitudes d'esprit avaient le va-et-vient d'un pendule. Une fois monté
par une illusion, il allait très longtemps, même quand l'illusion avait
disparu. Une horloge ne s'arrête pas court au moment précis où l'on en
perd la clef.

M. Mabeuf avait des plaisirs innocents. Ces plaisirs étaient peu coûteux
et inattendus; le moindre hasard les lui fournissait. Un jour la mère
Plutarque lisait un roman dans un coin de la chambre. Elle lisait haut,
trouvant qu'elle comprenait mieux ainsi. Lire haut, c'est s'affirmer à
soi-même sa lecture. Il y a des gens qui lisent très haut et qui ont
l'air de se donner leur parole d'honneur de ce qu'ils lisent.

La mère Plutarque lisait avec cette énergie-là le roman qu'elle tenait à
la main. M. Mabeuf entendait sans écouter.

Tout en lisant, la mère Plutarque arriva à cette phrase. Il était
question d'un officier de dragons et d'une belle:

«...La belle bouda, et le dragon...»

Ici elle s'interrompit pour essuyer ses lunettes.

--Bouddha et le Dragon, reprit à mi-voix M. Mabeuf. Oui, c'est vrai, il
y avait un dragon qui, du fond de sa caverne, jetait des flammes par la
gueule et brûlait le ciel. Plusieurs étoiles avaient déjà été incendiées
par ce monstre qui, en outre, avait des griffes de tigre. Bouddha alla
dans son antre et réussit à convertir le dragon. C'est un bon livre que
vous lisez là, mère Plutarque. Il n'y a pas de plus belle légende.

Et M. Mabeuf tomba dans une rêverie délicieuse.



Chapitre V

Pauvreté, bonne voisine de misère


Marius avait du goût pour ce vieillard candide qui se voyait lentement
saisi par l'indigence, et qui arrivait à s'étonner peu à peu, sans
pourtant s'attrister encore. Marius rencontrait Courfeyrac et cherchait
M. Mabeuf. Fort rarement pourtant, une ou deux fois par mois, tout au
plus.

Le plaisir de Marius était de faire de longues promenades seul sur les
boulevards extérieurs, ou au Champ de Mars ou dans les allées les moins
fréquentées du Luxembourg. Il passait quelquefois une demi-journée à
regarder le jardin d'un maraîcher, les carrés de salade, les poules
dans le fumier et le cheval tournant la roue de la noria. Les passants
le considéraient avec surprise, et quelques-uns lui trouvaient une mise
suspecte et une mine sinistre. Ce n'était qu'un jeune homme pauvre,
rêvant sans objet.

C'est dans une de ses promenades qu'il avait découvert la masure
Gorbeau, et, l'isolement et le bon marché le tentant, il s'y était logé.
On ne l'y connaissait que sous le nom de monsieur Marius.

Quelques-uns des anciens généraux ou des anciens camarades de son père
l'avaient invité, quand ils le connurent, à les venir voir. Marius
n'avait point refusé. C'étaient des occasions de parler de son père. Il
allait ainsi de temps en temps chez le comte Pajol, chez le général
Bellavesne, chez le général Fririon, aux Invalides. On y faisait de la
musique, on y dansait. Ces soirs-là Marius mettait son habit neuf. Mais
il n'allait jamais à ces soirées ni à ces bals que les jours où il
gelait à pierre fendre, car il ne pouvait payer une voiture et il ne
voulait arriver qu'avec des bottes comme des miroirs.

Il disait quelquefois, mais sans amertume:--Les hommes sont ainsi faits
que, dans un salon, vous pouvez être crotté partout, excepté sur les
souliers. On ne vous demande là, pour vous bien accueillir, qu'une chose
irréprochable; la conscience? non, les bottes.

Toutes les passions, autres que celles du coeur, se dissipent dans la
rêverie. Les fièvres politiques de Marius s'y étaient évanouies. La
révolution de 1830, en le satisfaisant, et en le calmant, y avait aidé.
Il était resté le même, aux colères près. Il avait toujours les mêmes
opinions, seulement elles s'étaient attendries. À proprement parler, il
n'avait plus d'opinions, il avait des sympathies. De quel parti
était-il? du parti de l'humanité. Dans l'humanité il choisissait la
France; dans la nation il choisissait le peuple; dans le peuple il
choisissait la femme. C'était là surtout que sa pitié allait. Maintenant
il préférait une idée à un fait, un poète à un héros, et il admirait
plus encore un livre comme Job qu'un événement comme Marengo. Et puis
quand, après une journée de méditation, il s'en revenait le soir par les
boulevards et qu'à travers les branches des arbres il apercevait
l'espace sans fond, les lueurs sans nom, l'abîme, l'ombre, le mystère,
tout ce qui n'est qu'humain lui semblait bien petit.

Il croyait être et il était peut-être en effet arrivé au vrai de la vie
et de la philosophie humaine, et il avait fini par ne plus guère
regarder que le ciel, seule chose que la vérité puisse voir du fond de
son puits.

Cela ne l'empêchait pas de multiplier les plans, les combinaisons, les
échafaudages, les projets d'avenir. Dans cet état de rêverie, un oeil
qui eût regardé au dedans de Marius, eût été ébloui de la pureté de
cette âme. En effet, s'il était donné à nos yeux de chair de voir dans
la conscience d'autrui, on jugerait bien plus sûrement un homme d'après
ce qu'il rêve que d'après ce qu'il pense. Il y a de la volonté dans la
pensée, il n'y en a pas dans le rêve. Le rêve, qui est tout spontané,
prend et garde, même dans le gigantesque et l'idéal, la figure de notre
esprit. Rien ne sort plus directement et plus sincèrement du fond même
de notre âme que nos aspirations irréfléchies et démesurées vers les
splendeurs de la destinée. Dans ces aspirations, bien plus que dans les
idées composées, raisonnées et coordonnées, on peut retrouver le vrai
caractère de chaque homme. Nos chimères sont ce qui nous ressemble le
mieux. Chacun rêve l'inconnu et l'impossible selon sa nature.

Vers le milieu de cette année 1831, la vieille qui servait Marius lui
conta qu'on allait mettre à la porte ses voisins, le misérable ménage
Jondrette. Marius, qui passait presque toutes ses journées dehors,
savait à peine qu'il eût des voisins.

--Pourquoi les renvoie-t-on? dit-il.

--Parce qu'ils ne payent pas leur loyer. Ils doivent deux termes.

--Combien est-ce?

--Vingt francs, dit la vieille.

Marius avait trente francs en réserve dans un tiroir.

--Tenez, dit-il à la vieille, voilà vingt-cinq francs. Payez pour ces
pauvres gens, donnez-leur cinq francs, et ne dites pas que c'est moi.



Chapitre VI

Le remplaçant


Le hasard fit que le régiment dont était le lieutenant Théodule vint
tenir garnison à Paris. Ceci fut l'occasion d'une deuxième idée pour la
tante Gillenormand. Elle avait, une première fois, imaginé de faire
surveiller Marius par Théodule; elle complota de faire succéder Théodule
à Marius.

À toute aventure, et pour le cas où le grand-père aurait le vague besoin
d'un jeune visage dans la maison, ces rayons d'aurore sont quelquefois
doux aux ruines, il était expédient de trouver un autre Marius. Soit,
pensa-t-elle, c'est un simple erratum comme j'en vois dans les livres;
Marius, lisez Théodule.

Un petit-neveu est l'à peu près d'un petit-fils; à défaut d'un avocat,
on prend un lancier.

Un matin, que M. Gillenormand était en train de lire quelque chose comme
la _Quotidienne_, sa fille entra, et lui dit de sa voix la plus douce,
car il s'agissait de son favori:

--Mon père, Théodule va venir ce matin vous présenter ses respects.

--Qui ça, Théodule?

--Votre petit-neveu.

--Ah! fit le grand-père.

Puis il se remit à lire, ne songea plus au petit-neveu qui n'était qu'un
Théodule quelconque, et ne tarda pas à avoir beaucoup d'humeur, ce qui
lui arrivait presque toujours quand il lisait. La «feuille, qu'il
tenait, royaliste d'ailleurs, cela va de soi, annonçait pour le
lendemain, sans aménité aucune, un des petits événements quotidiens du
Paris d'alors:

--Que les élèves des écoles de droit et de médecine devaient se réunir
sur la place du Panthéon à midi;--pour délibérer.--Il s'agissait d'une
des questions du moment, de l'artillerie de la garde nationale, et d'un
conflit entre le ministre de la guerre et «la milice citoyenne» au sujet
des canons parqués dans la cour du Louvre. Les étudiants devaient
«délibérer» là-dessus. Il n'en fallait pas beaucoup plus pour gonfler M.
Gillenormand.

Il songea à Marius, qui était étudiant, et qui, probablement, irait,
comme les autres, «délibérer, à midi, sur la place du Panthéon».

Comme il faisait ce songe pénible, le lieutenant Théodule entra, vêtu en
bourgeois, ce qui était habile, et discrètement introduit par
mademoiselle Gillenormand. Le lancier avait fait ce raisonnement:--Le
vieux druide n'a pas tout placé en viager. Cela vaut bien qu'on se
déguise en pékin de temps en temps.

Mademoiselle Gillenormand dit, haut, à son père:

--Théodule, votre petit-neveu.

Et, bas, au lieutenant:

--Approuve tout.

Et se retira.

Le lieutenant, peu accoutumé à des rencontres si vénérables, balbutia
avec quelque timidité: Bonjour, mon oncle, et fit un salut mixte composé
de l'ébauche involontaire et machinale du salut militaire achevée en
salut bourgeois.

--Ah! c'est vous; c'est bien, asseyez-vous, dit l'aïeul.

Cela dit, il oublia parfaitement le lancier.

Théodule s'assit, et M. Gillenormand se leva.

M. Gillenormand se mit à marcher de long en large, les mains dans ses
poches, parlant tout haut et tourmentant avec ses vieux doigts irrités
les deux montres qu'il avait dans ses deux goussets.

--Ce tas de morveux! ça se convoque sur la place du Panthéon! Vertu de
ma mie! Des galopins qui étaient hier en nourrice! Si on leur pressait
le nez, il en sortirait du lait! Et ça délibère demain à midi! Où
va-t-on? où va-t-on? Il est clair qu'on va à l'abîme. C'est là que nous
ont conduits les descamisados! L'artillerie citoyenne! Délibérer sur
l'artillerie citoyenne! S'en aller jaboter en plein air sur les
pétarades de la garde nationale! Et avec qui vont-ils se trouver là?
Voyez un peu où mène le jacobinisme. Je parie tout ce qu'on voudra, un
million contre un fichtre, qu'il n'y aura là que des repris de justice
et des forçats libérés. Les républicains et les galériens, ça ne fait
qu'un nez et qu'un mouchoir. Carnot disait: Où veux-tu que j'aille,
traître? Fouché répondait: Où tu voudras, imbécile! Voilà ce que c'est
que les républicains.

--C'est juste, dit Théodule.

M. Gillenormand tourna la tête à demi, vit Théodule, et continua:

--Quand on pense que ce drôle a eu la scélératesse de se faire
carbonaro! Pourquoi as-tu quitté ma maison? Pour t'aller faire
républicain. Pssst! d'abord le peuple n'en veut pas de ta République, il
n'en veut pas, il a du bon sens, il sait bien qu'il y a toujours eu des
rois et qu'il y en aura toujours, il sait bien que le peuple, après
tout, ce n'est que le peuple, il s'en hurle, de ta République,
entends-tu, crétin! Est-ce assez horrible, ce caprice-là! S'amouracher
du père Duchêne, faire les yeux doux à la guillotine, chanter des
romances et jouer de la guitare sous le balcon de 93, c'est à cracher
sur tous ces jeunes gens-là, tant ils sont bêtes! Ils en sont tous là.
Pas un n'échappe. Il suffit de respirer l'air qui passe dans la rue pour
être insensé. Le dix-neuvième siècle est du poison. Le premier polisson
venu laisse pousser sa barbe de bouc, se croit un drôle pour de vrai, et
vous plante là les vieux parents. C'est républicain, c'est romantique.
Qu'est-ce que c'est que ça, romantique? faites-moi l'amitié de me dire
ce que c'est que ça? Toutes les folies possibles. Il y a un an, ça vous
allait à _Hernani_. Je vous demande un peu, _Hernani_! des antithèses!
des abominations qui ne sont pas même écrites en français! Et puis on a
des canons dans la cour du Louvre. Tels sont les brigandages de ce
temps-ci.

--Vous avez raison, mon oncle, dit Théodule.

M. Gillenormand reprit:

--Des canons dans la cour du Muséum! pourquoi faire? Canon, que me
veux-tu? Vous voulez donc mitrailler l'Apollon du Belvédère? Qu'est-ce
que les gargousses ont à faire avec la Vénus de Médicis? Oh! ces jeunes
gens d'à présent, tous des chenapans! Quel pas grand'chose que leur
Benjamin Constant! Et ceux qui ne sont pas des scélérats sont des
dadais! Ils font tout ce qu'ils peuvent pour être laids, ils sont mal
habillés, ils ont peur des femmes, ils ont autour des cotillons un air
de mendier qui fait éclater de rire les jeannetons; ma parole d'honneur,
on dirait les pauvres honteux de l'amour. Ils sont difformes, et ils se
complètent en étant stupides; ils répètent les calembours de Tiercelin
et de Potier, ils ont des habits-sacs, des gilets de palefrenier, des
chemises de grosse toile, des pantalons de gros drap, des bottes de gros
cuir, et le ramage ressemble au plumage. On pourrait se servir de leur
jargon pour ressemeler leurs savates. Et toute cette inepte marmaille
vous a des opinions politiques. Il devrait être sévèrement défendu
d'avoir des opinions politiques. Ils fabriquent des systèmes, ils refont
la société, ils démolissent la monarchie, ils flanquent par terre toutes
les lois, ils mettent le grenier à la place de la cave et mon portier à
la place du roi, ils bousculent l'Europe de fond en comble, ils
rebâtissent le monde, et ils ont pour bonne fortune de regarder
sournoisement les jambes des blanchisseuses qui remontent dans leurs
charrettes! Ah! Marius! ah! gueusard! aller vociférer en place publique!
discuter, débattre, prendre des mesures! ils appellent cela des mesures,
justes dieux! le désordre se rapetisse et devient niais. J'ai vu le
chaos, je vois le gâchis. Des écoliers délibérer sur la garde nationale,
cela ne se verrait pas chez les Ogibbewas et chez les Cadodaches! Les
sauvages qui vont tout nus, la caboche coiffée comme un volant de
raquette, avec une massue à la patte, sont moins brutes que ces
bacheliers-là! Des marmousets de quatre sous! ça fait les entendus et
les jordonnes! ça délibère et ratiocine! C'est la fin du monde. C'est
évidemment la fin de ce misérable globe terraqué. Il fallait un hoquet
final, la France le pousse. Délibérez, mes drôles! Ces choses-là
arriveront tant qu'ils iront lire les journaux sous les arcades de
l'Odéon. Cela leur coûte un sou, et leur bon sens, et leur intelligence,
et leur coeur, et leur âme, et leur esprit. On sort de là, et l'on fiche
le camp de chez sa famille. Tous les journaux sont de la peste; tous,
même le _Drapeau blanc_! au fond Martainville était un jacobin! Ah!
juste ciel! tu pourras te vanter d'avoir désespéré ton grand-père, toi!

--C'est évident, dit Théodule.

Et, profitant de ce que M. Gillenormand reprenait haleine, le lancier
ajouta magistralement:

--Il ne devrait pas y avoir d'autre journal que le _Moniteur_ et d'autre
livre que l'_Annuaire militaire_.

M. Gillenormand poursuivit:

--C'est comme leur Sieyès! un régicide aboutissant à un sénateur! car
c'est toujours par là qu'ils finissent. On se balafre avec le tutoiement
citoyen pour arriver à se faire dire monsieur le comte. Monsieur le
comte gros comme le bras, des assommeurs de septembre! Le philosophe
Sieyès! Je me rends cette justice que je n'ai jamais fait plus de cas
des philosophies de tous ces philosophes-là que des lunettes du
grimacier de Tivoli! J'ai vu un jour les sénateurs passer sur le quai
Malaquais en manteaux de velours violet semés d'abeilles avec des
chapeaux à la Henri IV. Ils étaient hideux. On eût dit les singes de la
cour du tigre. Citoyens, je vous déclare que votre progrès est une
folie, que votre humanité est un rêve, que votre révolution est un
crime, que votre République est un monstre, que votre jeune France
pucelle sort du lupanar, et je vous le soutiens à tous, qui que vous
soyez, fussiez-vous publicistes, fussiez-vous économistes, fussiez-vous
légistes, fussiez-vous plus connaisseurs en liberté, en égalité et en
fraternité que le couperet de la guillotine! Je vous signifie cela, mes
bonshommes!

--Parbleu, cria le lieutenant, voilà qui est admirablement vrai.

M. Gillenormand interrompit un geste qu'il avait commencé, se retourna,
regarda fixement le lancier Théodule entre les deux yeux, et lui dit:

--Vous êtes un imbécile.



Livre sixième--La conjonction de deux étoiles



Chapitre I

Le sobriquet: mode de formation des noms de familles


Marius à cette époque était un beau jeune homme de moyenne taille, avec
d'épais cheveux très noirs, un front haut et intelligent, les narines
ouvertes et passionnées, l'air sincère et calme, et sur tout son visage
je ne sais quoi qui était hautain, pensif et innocent. Son profil, dont
toutes les lignes étaient arrondies sans cesser d'être fermes, avait
cette douceur germanique qui a pénétré dans la physionomie française par
l'Alsace et la Lorraine, et cette absence complète d'angles qui rendait
les Sicambres si reconnaissables parmi les romains et qui distingue la
race léonine de la race aquiline. Il était à cette saison de la vie où
l'esprit des hommes qui pensent se compose, presque à proportions
égales, de profondeur et de naïveté. Une situation grave étant donnée,
il avait tout ce qu'il fallait pour être stupide; un tour de clef de
plus, il pouvait être sublime. Ses façons étaient réservées, froides,
polies, peu ouvertes. Comme sa bouche était charmante, ses lèvres les
plus vermeilles et ses dents les plus blanches du monde, son sourire
corrigeait ce que toute sa physionomie avait de sévère. À de certains
moments, c'était un singulier contraste que ce front chaste et ce
sourire voluptueux. Il avait l'oeil petit et le regard grand.

Au temps de sa pire misère, il remarquait que les jeunes filles se
retournaient quand il passait, et il se sauvait ou se cachait, la mort
dans l'âme. Il pensait qu'elles le regardaient pour ses vieux habits et
qu'elles en riaient; le fait est qu'elles le regardaient pour sa grâce
et qu'elles en rêvaient.

Ce muet malentendu entre lui et les jolies passantes l'avait rendu
farouche. Il n'en choisit aucune, par l'excellente raison qu'il
s'enfuyait devant toutes. Il vécut ainsi indéfiniment,--bêtement, disait
Courfeyrac.

Courfeyrac lui disait encore:--N'aspire pas à être vénérable (car ils se
tutoyaient; glisser au tutoiement est la pente des amitiés jeunes). Mon
cher, un conseil. Ne lis pas tant dans les livres et regarde un peu plus
les margotons. Les coquines ont du bon, ô Marius! À force de t'enfuir et
de rougir, tu t'abrutiras.

D'autres fois Courfeyrac le rencontrait et lui disait:

--Bonjour, monsieur l'abbé.

Quand Courfeyrac lui avait tenu quelque propos de ce genre, Marius était
huit jours à éviter plus que jamais les femmes, jeunes et vieilles, et
il évitait par-dessus le marché Courfeyrac.

Il y avait pourtant dans toute l'immense création deux femmes que Marius
ne fuyait pas et auxquelles il ne prenait point garde. À la vérité on
l'eût fort étonné si on lui eût dit que c'étaient des femmes. L'une
était la vieille barbue qui balayait sa chambre et qui faisait dire à
Courfeyrac: Voyant que sa servante porte sa barbe, Marius ne porte point
la sienne. L'autre était une espèce de petite fille qu'il voyait très
souvent et qu'il ne regardait jamais.

Depuis plus d'un an, Marius remarquait dans une allée déserte du
Luxembourg, l'allée qui longe le parapet de la Pépinière, un homme et
une toute jeune fille presque toujours assis côte à côte sur le même
banc, à l'extrémité la plus solitaire de l'allée, du côté de la rue de
l'Ouest. Chaque fois que ce hasard qui se mêle aux promenades des gens
dont l'oeil est retourné en dedans amenait Marius dans cette allée, et
c'était presque tous les jours, il y retrouvait ce couple. L'homme
pouvait avoir une soixantaine d'années, il paraissait triste et sérieux;
toute sa personne offrait cet aspect robuste et fatigué des gens de
guerre retirés du service. S'il avait eu une décoration, Marius eût dit:
c'est un ancien officier. Il avait l'air bon, mais inabordable, et il
n'arrêtait jamais son regard sur le regard de personne. Il portait un
pantalon bleu, une redingote bleue et un chapeau à bords larges, qui
paraissaient toujours neufs, une cravate noire et une chemise de quaker,
c'est-à-dire, éclatante de blancheur, mais de grosse toile. Une grisette
passant un jour près de lui, dit: Voilà un veuf fort propre. Il avait
les cheveux très blancs.

La première fois que la jeune fille qui l'accompagnait vint s'asseoir
avec lui sur le banc qu'ils semblaient avoir adopté, c'était une façon
de fille de treize ou quatorze ans, maigre, au point d'en être presque
laide, gauche, insignifiante, et qui promettait peut-être d'avoir
d'assez beaux yeux. Seulement ils étaient toujours levés avec une sorte
d'assurance déplaisante. Elle avait cette mise à la fois vieille et
enfantine des pensionnaires de couvent; une robe mal coupée de gros
mérinos noir. Ils avaient l'air du père et de la fille.

Marius examina pendant deux ou trois jours cet homme vieux qui n'était
pas encore un vieillard et cette petite fille qui n'était pas encore une
personne, puis il n'y fit plus aucune attention. Eux de leur côté
semblaient ne pas même le voir. Ils causaient entre eux d'un air
paisible et indifférent. La fille jasait sans cesse, et gaîment. Le
vieux homme parlait peu, et, par instants, il attachait sur elle des
yeux remplis d'une ineffable paternité.

Marius avait pris l'habitude machinale de se promener dans cette allée.
Il les y retrouvait invariablement.

Voici comment la chose se passait:

Marius arrivait le plus volontiers par le bout de l'allée opposé à leur
banc. Il marchait toute la longueur de l'allée, passait devant eux, puis
s'en retournait jusqu'à l'extrémité par où il était venu, et
recommençait. Il faisait ce va-et-vient cinq ou six fois dans sa
promenade, et cette promenade cinq ou six fois par semaine sans qu'ils
en fussent arrivés, ces gens et lui, à échanger un salut. Ce personnage
et cette jeune fille, quoiqu'ils parussent et peut-être parce qu'ils
paraissaient éviter les regards, avaient naturellement quelque peu
éveillé l'attention des cinq ou six étudiants qui se promenaient de
temps en temps le long de la Pépinière, les studieux après leur cours,
les autres après leur partie de billard. Courfeyrac, qui était un des
derniers, les avait observés quelque temps, mais trouvant la fille
laide, il s'en était bien vite et soigneusement écarté. Il s'était enfui
comme un Parthe en leur décochant un sobriquet. Frappé uniquement de la
robe de la petite et des cheveux du vieux, il avait appelé la fille
_mademoiselle Lanoire_ et le père _monsieur Leblanc_, si bien que,
personne ne les connaissant d'ailleurs, en l'absence du nom, le surnom
avait fait loi. Les étudiants disaient:--Ah! monsieur Leblanc est à son
banc! et Marius, comme les autres, avait trouvé commode d'appeler ce
monsieur inconnu M. Leblanc.

Nous ferons comme eux, et nous dirons M. Leblanc pour la facilité de ce
récit.

Marius les vit ainsi presque tous les jours à la même heure pendant la
première année. Il trouvait l'homme à son gré, mais la fille assez
maussade.



Chapitre II

_Lux facta est_


La seconde année, précisément au point de cette histoire où le lecteur
est parvenu, il arriva que cette habitude du Luxembourg s'interrompit,
sans que Marius sût trop pourquoi lui-même, et qu'il fut près de six
mois sans mettre les pieds dans son allée. Un jour enfin il y retourna.
C'était par une sereine matinée d'été, Marius était joyeux comme on
l'est quand il fait beau. Il lui semblait qu'il avait dans le coeur tous
les chants d'oiseaux qu'il entendait et tous les morceaux du ciel bleu
qu'il voyait à travers les feuilles des arbres.

Il alla droit à «son allée», et, quand il fut au bout, il aperçut,
toujours sur le même banc, ce couple connu. Seulement, quand il
approcha, c'était bien le même homme; mais il lui parut que ce n'était
plus la même fille. La personne qu'il voyait maintenant était une grande
et belle créature ayant toutes les formes les plus charmantes de la
femme à ce moment précis où elles se combinent encore avec toutes les
grâces les plus naïves de l'enfant; moment fugitif et pur que peuvent
seuls traduire ces deux mots: quinze ans. C'étaient d'admirables cheveux
châtains nuancés de veines dorées, un front qui semblait fait de marbre,
des joues qui semblaient faites d'une feuille de rose, un incarnat pâle,
une blancheur émue, une bouche exquise d'où le sourire sortait comme une
clarté et la parole comme une musique, une tête que Raphaël eût donnée à
Marie posée sur un cou que Jean Goujon eût donné à Vénus. Et, afin que
rien ne manquât à cette ravissante figure, le nez n'était pas beau, il
était joli; ni droit ni courbé, ni italien ni grec; c'était le nez
parisien; c'est-à-dire quelque chose de spirituel, de fin, d'irrégulier
et de pur, qui désespère les peintres et qui charme les poètes.

Quand Marius passa près d'elle, il ne put voir ses yeux qui étaient
constamment baissés. Il ne vit que ses longs cils châtains pénétrés
d'ombre et de pudeur.

Cela n'empêchait pas la belle enfant de sourire tout en écoutant l'homme
à cheveux blancs qui lui parlait, et rien n'était ravissant comme ce
frais sourire avec des yeux baissés.

Dans le premier moment, Marius pensa que c'était une autre fille du même
homme, une soeur sans doute de la première. Mais, quand l'invariable
habitude de la promenade le ramena pour la seconde fois près du banc, et
qu'il l'eut examinée avec attention, il reconnut que c'était la même. En
six mois la petite fille était devenue jeune fille; voilà tout. Rien
n'est plus fréquent que ce phénomène. Il y a un instant où les filles
s'épanouissent en un clin d'oeil et deviennent des roses tout à coup.
Hier on les a laissées enfants, aujourd'hui on les retrouve
inquiétantes.

Celle-ci n'avait pas seulement grandi, elle s'était idéalisée. Comme
trois jours en avril suffisent à de certains arbres pour se couvrir de
fleurs, six mois lui avaient suffi pour se vêtir de beauté. Son avril à
elle était venu.

On voit quelquefois des gens qui, pauvres et mesquins, semblent se
réveiller, passent subitement de l'indigence au faste, font des dépenses
de toutes sortes, et deviennent tout à coup éclatants, prodigues et
magnifiques. Cela tient à une rente empochée; il y a eu échéance hier.
La jeune fille avait touché son semestre.

Et puis ce n'était plus la pensionnaire avec son chapeau de peluche, sa
robe de mérinos, ses souliers d'écolier et ses mains rouges; le goût
lui était venu avec la beauté; c'était une personne bien mise avec une
sorte d'élégance simple et riche et sans manière. Elle avait une robe de
damas noir, un camail de même étoffe et un chapeau de crêpe blanc. Ses
gants blancs montraient la finesse de sa main qui jouait avec le manche
d'une ombrelle en ivoire chinois, et son brodequin de soie dessinait la
petitesse de son pied. Quand on passait près d'elle, toute sa toilette
exhalait un parfum jeune et pénétrant.

Quant à l'homme, il était toujours le même.

La seconde fois que Marius arriva près d'elle, la jeune fille leva les
paupières. Ses yeux étaient d'un bleu céleste et profond, mais dans cet
azur voilé il n'y avait encore que le regard d'un enfant. Elle regarda
Marius avec indifférence, comme elle eût regardé le marmot qui courait
sous les sycomores, ou le vase de marbre qui faisait de l'ombre sur le
banc; et Marius de son côté continua sa promenade en pensant à autre
chose.

Il passa encore quatre ou cinq fois près du banc où était la jeune
fille, mais sans même tourner les yeux vers elle.

Les jours suivants, il revint comme à l'ordinaire au Luxembourg, comme à
l'ordinaire, il y trouva «le père et la fille», mais il n'y fit plus
attention. Il ne songea pas plus à cette fille quand elle fut belle
qu'il n'y songeait lorsqu'elle était laide. Il passait fort près du banc
où elle était, parce que c'était son habitude.



Chapitre III

Effet de printemps


Un jour, l'air était tiède, le Luxembourg était inondé d'ombre et de
soleil, le ciel était pur comme si les anges l'eussent lavé le matin,
les passereaux poussaient de petits cris dans les profondeurs des
marronniers, Marius avait ouvert toute son âme à la nature, il ne
pensait à rien, il vivait et il respirait, il passa près de ce banc, la
jeune fille leva les yeux sur lui, leurs deux regards se rencontrèrent.

Qu'y avait-il cette fois dans le regard de la jeune fille? Marius n'eût
pu le dire. Il n'y avait rien et il y avait tout. Ce fut un étrange
éclair.

Elle baissa les yeux, et il continua son chemin.

Ce qu'il venait de voir, ce n'était pas l'oeil ingénu et simple d'un
enfant, c'était un gouffre mystérieux qui s'était entr'ouvert, puis
brusquement refermé.

Il y a un jour où toute jeune fille regarde ainsi. Malheur à qui se
trouve là!

Ce premier regard d'une âme qui ne se connaît pas encore est comme
l'aube dans le ciel. C'est l'éveil de quelque chose de rayonnant et
d'inconnu. Rien ne saurait rendre le charme dangereux de cette lueur
inattendue qui éclaire vaguement tout-à-coup d'adorables ténèbres et qui
se compose de toute l'innocence du présent et de toute la passion de
l'avenir. C'est une sorte de tendresse indécise qui se révèle au hasard
et qui attend. C'est un piège que l'innocence tend à son insu et où elle
prend des coeurs sans le vouloir et sans le savoir. C'est une vierge qui
regarde comme une femme.

Il est rare qu'une rêverie profonde ne naisse pas de ce regard là où il
tombe. Toutes les puretés et toutes les candeurs se concentrent dans ce
rayon céleste et fatal qui, plus que les oeillades les mieux travaillées
des coquettes, a le pouvoir magique de faire subitement éclore au fond
d'une âme cette fleur sombre, pleine de parfums et de poisons, qu'on
appelle l'amour.

Le soir, en rentrant dans son galetas, Marius jeta les yeux sur son
vêtement, et s'aperçut pour la première fois qu'il avait la malpropreté,
l'inconvenance et la stupidité inouïe d'aller se promener au Luxembourg
avec ses habits «de tous les jours», c'est-à-dire avec un chapeau cassé
près de la ganse, de grosses bottes de roulier, un pantalon noir blanc
aux genoux et un habit noir pâle aux coudes.



Chapitre IV

Commencement d'une grande maladie


Le lendemain, à l'heure accoutumée, Marius tira de son armoire son habit
neuf, son pantalon neuf, son chapeau neuf et ses bottes neuves; il se
revêtit de cette panoplie complète, mit des gants, luxe prodigieux, et
s'en alla au Luxembourg.

Chemin faisant, il rencontra Courfeyrac, et feignit de ne pas le voir.
Courfeyrac en rentrant chez lui dit à ses amis. Je viens de rencontrer le
chapeau neuf et l'habit neuf de Marius et Marius dedans. Il allait sans
doute passer un examen. Il avait l'air tout bête.

Arrivé au Luxembourg, Marius fit le tour du bassin et considéra les
cygnes, puis il demeura longtemps en contemplation devant une statue qui
avait la tête toute noire de moisissure et à laquelle une hanche
manquait. Il y avait près du bassin un bourgeois quadragénaire et ventru
qui tenait par la main un petit garçon de cinq ans et lui disait:--Évite
les excès. Mon fils, tiens-toi à égale distance du despotisme et de
l'anarchie.--Marius écouta ce bourgeois. Puis il fit encore une fois le
tour du bassin. Enfin il se dirigea vers «son allée», lentement et comme
s'il y allait à regret. On eût dit qu'il était à la fois forcé et
empêché d'y aller. Il ne se rendait aucun compte de tout cela, et
croyait faire comme tous les jours.

En débouchant dans l'allée, il aperçut à l'autre bout «sur leur banc» M.
Leblanc et la jeune fille. Il boutonna son habit jusqu'en haut, le
tendit sur son torse pour qu'il ne fît pas de plis, examina avec une
certaine complaisance les reflets lustrés de son pantalon, et marcha sur
le banc. Il y avait de l'attaque dans cette marche et certainement une
velléité de conquête. Je dis donc: il marcha sur le banc, comme je
dirais: Annibal marcha sur Rome.

Du reste il n'y avait rien que de machinal dans tous ses mouvements, et
il n'avait aucunement interrompu les préoccupations habituelles de son
esprit et de ses travaux. Il pensait en ce moment-là que le _Manuel du
Baccalauréat_ était un livre stupide et qu'il fallait qu'il eût été
rédigé par de rares crétins pour qu'on y analysât comme chef-d'oeuvre de
l'esprit humain trois tragédies de Racine et seulement une comédie de
Molière. Il avait un sifflement aigu dans l'oreille. Tout en approchant
du banc, il tendait les plis de son habit, et ses yeux se fixaient sur
la jeune fille. Il lui semblait qu'elle emplissait toute l'extrémité de
l'allée d'une vague lueur bleue.

À mesure qu'il approchait, son pas se ralentissait de plus en plus.
Parvenu à une certaine distance du banc, bien avant d'être à la fin de
l'allée, il s'arrêta, et il ne put savoir lui-même comment il se fit
qu'il rebroussa chemin. Il ne se dit même point qu'il n'allait pas
jusqu'au bout. Ce fut à peine si la jeune fille put l'apercevoir de
loin et voir le bel air qu'il avait dans ses habits neufs. Cependant il
se tenait très droit, pour avoir bonne mine dans le cas où quelqu'un qui
serait derrière lui le regarderait.

Il atteignit le bout opposé, puis revint, et cette fois il s'approcha un
peu plus près du banc. Il parvint même jusqu'à une distance de trois
intervalles d'arbres, mais là il sentit je ne sais quelle impossibilité
d'aller plus loin, et il hésita. Il avait cru voir le visage de la jeune
fille se pencher vers lui. Cependant il fit un effort viril et violent,
dompta l'hésitation, et continua d'aller en avant. Quelques secondes
après, il passait devant le banc, droit et ferme, rouge jusqu'aux
oreilles, sans oser jeter un regard à droite, ni à gauche, la main dans
son habit comme un homme d'état. Au moment où il passa--sous le canon de
la place--il éprouva un affreux battement de coeur. Elle avait comme la
veille sa robe de damas et son chapeau de crêpe. Il entendit une voix
ineffable qui devait être «sa voix». Elle causait tranquillement. Elle
était bien jolie. Il le sentait, quoiqu'il n'essayât pas de la
voir.--Elle ne pourrait cependant, pensait-il, s'empêcher d'avoir de
l'estime et de la considération pour moi si elle savait que c'est moi
qui suis le véritable auteur de la dissertation sur Marcos Obregon de la
Ronda que monsieur François de Neufchâteau a mise, comme étant de lui,
en tête de son édition de _Gil Blas_!

Il dépassa le banc, alla jusqu'à l'extrémité de l'allée qui était tout
proche, puis revint sur ses pas et passa encore devant la belle fille.
Cette fois il était très pâle. Du reste il n'éprouvait rien que de fort
désagréable. Il s'éloigna du banc et de la jeune fille, et, tout en lui
tournant le dos, il se figurait qu'elle le regardait, et cela le faisait
trébucher.

Il n'essaya plus de s'approcher du banc, il s'arrêta vers la moitié de
l'allée, et là, chose qu'il ne faisait jamais, il s'assit, jetant des
regards de côté, et songeant, dans les profondeurs les plus indistinctes
de son esprit, qu'après tout il était difficile que les personnes dont
il admirait le chapeau blanc et la robe noire fussent absolument
insensibles à son pantalon lustré et à son habit neuf.

Au bout d'un quart d'heure il se leva, comme s'il allait recommencer à
marcher vers ce banc qu'une auréole entourait. Cependant il restait
debout et immobile. Pour la première fois depuis quinze mois il se dit
que ce monsieur qui s'asseyait là tous les jours avec sa fille l'avait
sans doute remarqué de son côté et trouvait probablement son assiduité
étrange.

Pour la première fois aussi il sentit quelque irrévérence à désigner cet
inconnu, même dans le secret de sa pensée, par le sobriquet de M.
Leblanc.

Il demeura ainsi quelques minutes la tête baissée, et faisant des
dessins sur le sable avec une baguette qu'il avait à la main.

Puis il se tourna brusquement du côté opposé au banc, à M. Leblanc et à
sa fille, et s'en revint chez lui.

Ce jour-là il oublia d'aller dîner. À huit heures du soir il s'en
aperçut, et comme il était trop tard pour descendre rue Saint-Jacques,
tiens dit-il, et il mangea un morceau de pain.

Il ne se coucha qu'après avoir brossé son habit et l'avoir plié avec
soin.



Chapitre V

Divers coups de foudre tombent sur mame Bougon


Le lendemain, mame Bougon,--c'est ainsi que Courfeyrac nommait la
vieille portière-principale-locataire-femme-de-ménage de la masure
Gorbeau, elle s'appelait en réalité madame Burgon, nous l'avons
constaté, mais ce brise-fer de Courfeyrac ne respectait rien,--mame
Bougon, stupéfaite, remarqua que monsieur Marius sortait encore avec son
habit neuf.

Il retourna au Luxembourg, mais il ne dépassa point son banc de la
moitié de l'allée. Il s'y assit comme la veille, considérant de loin et
voyant distinctement le chapeau blanc, la robe noire et surtout la lueur
bleue. Il n'en bougea pas, et ne rentra chez lui que lorsqu'on ferma les
portes du Luxembourg. Il ne vit pas M. Leblanc et sa fille se retirer.
Il en conclut qu'ils étaient sortis du jardin par la grille de la rue de
l'Ouest. Plus tard, quelques semaines après, quand il y songea, il ne
put jamais se rappeler où il avait dîné ce soir-là.

Le lendemain, c'était le troisième jour, mame Bougon fut refoudroyée.
Marius sortit avec son habit neuf.

--Trois jours de suite! s'écria-t-elle.

Elle essaya de le suivre, mais Marius marchait lestement et avec
d'immenses enjambées; c'était un hippopotame entreprenant la poursuite
d'un chamois. Elle le perdit de vue en deux minutes et rentra
essoufflée, aux trois quarts étouffée par son asthme, furieuse.--Si cela
a du bon sens, grommela-t-elle, de mettre ses beaux habits tous les
jours et de faire courir les personnes comme cela!

Marius s'était rendu au Luxembourg.

La jeune fille y était avec M. Leblanc. Marius approcha le plus près
qu'il put en faisant semblant de lire dans un livre, mais il resta
encore fort loin, puis revint s'asseoir sur son banc où il passa quatre
heures à regarder sauter dans l'allée les moineaux francs qui lui
faisaient l'effet de se moquer de lui.

Une quinzaine s'écoula ainsi. Marius allait au Luxembourg non plus pour
se promener, mais pour s'y asseoir toujours à la même place et sans
savoir pourquoi. Arrivé là, il ne remuait plus. Il mettait chaque matin
son habit neuf pour ne pas se montrer, et il recommençait le lendemain.

Elle était décidément d'une beauté merveilleuse. La seule remarque qu'on
pût faire qui ressemblât à une critique, c'est que la contradiction
entre son regard qui était triste et son sourire qui était joyeux
donnait à son visage quelque chose d'un peu égaré, ce qui fait qu'à de
certains moments ce doux visage devenait étrange sans cesser d'être
charmant.



Chapitre VI

Fait prisonnier


Un des derniers jours de la seconde semaine, Marius était comme à son
ordinaire assis sur son banc, tenant à la main un livre ouvert dont
depuis deux heures il n'avait pas tourné une page. Tout à coup il
tressaillit. Un événement se passait à l'extrémité de l'allée. M.
Leblanc et sa fille venaient de quitter leur banc, la fille avait pris
le bras du père, et tous deux se dirigeaient lentement vers le milieu de
l'allée où était Marius. Marius ferma son livre, puis il le rouvrit,
puis il s'efforça de lire. Il tremblait. L'auréole venait droit à
lui.--Ah! Mon dieu! pensait-il, je n'aurai jamais le temps de prendre
une attitude.--Cependant, l'homme à cheveux blancs et la jeune fille
s'avançaient. Il lui paraissait que cela durait un siècle et que cela
n'était qu'une seconde.--Qu'est-ce qu'ils viennent faire par ici? se
demandait-il. Comment! elle va passer là! Ses pieds vont marcher sur ce
sable, dans cette allée, à deux pas de moi!--Il était bouleversé, il eût
voulu être très beau, il eût voulu avoir la croix! Il entendait
s'approcher le bruit doux et mesuré de leurs pas. Il s'imaginait que M.
Leblanc lui jetait des regards irrités. Est-ce que ce monsieur va me
parler? pensait-il. Il baissa la tête; quand il la releva, ils étaient
tout près de lui. La jeune fille passa, et en passant elle le regarda.
Elle le regarda fixement, avec une douceur pensive qui fit frissonner
Marius de la tête aux pieds. Il lui sembla qu'elle lui reprochait
d'avoir été si longtemps sans venir jusqu'à elle et qu'elle lui disait:
C'est moi qui viens. Marius resta ébloui devant ces prunelles pleines de
rayons et d'abîmes.

Il se sentait un brasier dans le cerveau. Elle était venue à lui, quelle
joie! Et puis, comme elle l'avait regardé! Elle lui parut plus belle
qu'il ne l'avait encore vue. Belle d'une beauté tout ensemble féminine
et angélique, d'une beauté complète qui eût fait chanter Pétrarque et
agenouiller Dante. Il lui semblait qu'il nageait en plein ciel bleu. En
même temps il était horriblement contrarié, parce qu'il avait de la
poussière sur ses bottes.

Il croyait être sûr qu'elle avait regardé aussi ses bottes.

Il la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu. Puis il se mit à
marcher dans le Luxembourg comme un fou. Il est probable que par moments
il riait tout seul et parlait haut. Il était si rêveur près des bonnes
d'enfants que chacune le croyait amoureux d'elle.

Il sortit du Luxembourg, espérant la retrouver dans une rue.

Il se croisa avec Courfeyrac sous les arcades de l'Odéon et lui dit:
Viens dîner avec moi. Ils s'en allèrent chez Rousseau, et dépensèrent
six francs. Marius mangea comme un ogre. Il donna six sous au garçon. Au
dessert il dit à Courfeyrac: As-tu lu le journal? Quel beau discours a
fait Audry de Puyraveau!

Il était éperdument amoureux.

Après le dîner, il dit à Courfeyrac: Je te paye le spectacle. Ils
allèrent à la Porte-Saint-Martin voir Frédérick dans _l'Auberge des
Adrets_. Marius s'amusa énormément.

En même temps il eut un redoublement de sauvagerie. En sortant du
théâtre, il refusa de regarder la jarretière d'une modiste qui enjambait
un ruisseau, et Courfeyrac ayant dit: _Je mettrais volontiers cette
femme dans ma collection_, lui fit presque horreur.

Courfeyrac l'avait invité à déjeuner au café Voltaire le lendemain.
Marius y alla, et mangea encore plus que la veille. Il était tout pensif
et très gai. On eût dit qu'il saisissait toutes les occasions de rire
aux éclats. Il embrassa tendrement un provincial quelconque qu'on lui
présenta. Un cercle d'étudiants s'était fait autour de la table et l'on
avait parlé des niaiseries payées par l'état qui se débitent en chaire à
la Sorbonne, puis la conversation était tombée sur les fautes et les
lacunes des dictionnaires et des prosodies-Quicherat. Marius interrompit
la discussion pour s'écrier:--C'est cependant bien agréable d'avoir la
croix!

--Voilà qui est drôle! dit Courfeyrac bas à Jean Prouvaire.

--Non, répondit Jean Prouvaire, voilà qui est sérieux.

Cela était sérieux en effet. Marius en était à cette première heure
violente et charmante qui commence les grandes passions.

Un regard avait fait tout cela.

Quand la mine est chargée, quand l'incendie est prêt, rien n'est plus
simple. Un regard est une étincelle.

C'en était fait. Marius aimait une femme. Sa destinée entrait dans
l'inconnu.

Le regard des femmes ressemble à de certains rouages tranquilles en
apparence et formidables. On passe à côté tous les jours paisiblement et
impunément et sans se douter de rien. Il vient un moment où l'on oublie
même que cette chose est là. On va, on vient, on rêve, on parle, on rit.
Tout à coup on se sent saisi. C'est fini. Le rouage vous tient, le
regard vous a pris. Il vous a pris, n'importe par où ni comment, par une
partie quelconque de votre pensée qui traînait, par une distraction que
vous avez eue. Vous êtes perdu. Vous y passerez tout entier. Un
enchaînement de forces mystérieuses s'empare de vous. Vous vous débattez
en vain. Plus de secours humain possible. Vous allez tomber d'engrenage
en engrenage, d'angoisse en angoisse, de torture en torture, vous, votre
esprit, votre fortune, votre avenir, votre âme; et, selon que vous serez
au pouvoir d'une créature méchante ou d'un noble coeur, vous ne sortirez
de cette effrayante machine que défiguré par la honte ou transfiguré par
la passion.



Chapitre VII

Aventures de la lettre U livrée aux conjectures


L'isolement, le détachement de tout, la fierté, l'indépendance, le goût
de la nature, l'absence d'activité quotidienne et matérielle, la vie en
soi, les luttes secrètes de la chasteté, l'extase bienveillante devant
toute la création, avaient préparé Marius à cette possession qu'on nomme
la passion. Son culte pour son père était devenu peu à peu une religion,
et, comme toute religion, s'était retiré au fond de l'âme. Il fallait
quelque chose sur le premier plan. L'amour vint.

Tout un grand mois s'écoula, pendant lequel Marius alla tous les jours
au Luxembourg. L'heure venue, rien ne pouvait le retenir.--Il est de
service, disait Courfeyrac. Marius vivait dans les ravissements. Il est
certain que la jeune fille le regardait.

Il avait fini par s'enhardir, et il s'approchait du banc. Cependant il
ne passait plus devant, obéissant à la fois à l'instinct de timidité et
à l'instinct de prudence des amoureux. Il jugeait utile de ne point
attirer «l'attention du père». Il combinait ses stations derrière les
arbres et les piédestaux des statues avec un machiavélisme profond, de
façon à se faire voir le plus possible à la jeune fille et à se laisser
voir le moins possible du vieux monsieur. Quelquefois pendant des
demi-heures entières, il restait immobile à l'ombre d'un Léonidas ou
d'un Spartacus quelconque, tenant à la main un livre au-dessus duquel
ses yeux, doucement levés, allaient chercher la belle fille, et elle, de
son côté, détournait avec un vague sourire son charmant profil vers lui.
Tout en causant le plus naturellement et le plus tranquillement du monde
avec l'homme à cheveux blancs, elle appuyait sur Marius toutes les
rêveries d'un oeil virginal et passionné. Antique et immémorial manège
qu'Ève savait dès le premier jour du monde et que toute femme sait dès
le premier jour de la vie! Sa bouche donnait la réplique à l'un et son
regard donnait la réplique à l'autre.

Il faut croire pourtant que M. Leblanc finissait par s'apercevoir de
quelque chose, car souvent, lorsque Marius arrivait, il se levait et se
mettait à marcher. Il avait quitté leur place accoutumée et avait
adopté, à l'autre extrémité de l'allée, le banc voisin du Gladiateur,
comme pour voir si Marius les y suivrait. Marius ne comprit point, et
fit cette faute. Le «père» commença à devenir inexact, et n'amena plus
«sa fille» tous les jours. Quelquefois il venait seul. Alors Marius ne
restait pas. Autre faute.

Marius ne prenait point garde à ces symptômes. De la phase de timidité
il avait passé, progrès naturel et fatal, à la phase d'aveuglement. Son
amour croissait. Il en rêvait toutes les nuits. Et puis il lui était
arrivé un bonheur inespéré, huile sur le feu, redoublement de ténèbres
sur ses yeux. Un soir, à la brune, il avait trouvé sur le banc que «M.
Leblanc et sa fille» venaient de quitter, un mouchoir. Un mouchoir tout
simple et sans broderie, mais blanc, fin, et qui lui parut exhaler des
senteurs ineffables. Il s'en empara avec transport. Ce mouchoir était
marqué des lettres U. F.; Marius ne savait rien de cette belle enfant,
ni sa famille, ni son nom, ni sa demeure; ces deux lettres étaient la
première chose d'elle qu'il saisissait, adorables initiales sur
lesquelles il commença tout de suite à construire son échafaudage. U
était évidemment le prénom. Ursule! pensa-t-il, quel délicieux nom! Il
baisa le mouchoir, l'aspira, le mit sur son coeur, sur sa chair, pendant
le jour, et la nuit sous ses lèvres pour s'endormir.

--J'y sens toute son âme! s'écriait-il.

Ce mouchoir était au vieux monsieur qui l'avait tout bonnement laissé
tomber de sa poche.

Les jours qui suivirent la trouvaille, il ne se montra plus au
Luxembourg que baisant le mouchoir et l'appuyant sur son coeur. La belle
enfant n'y comprenait rien et le lui marquait par des signes
imperceptibles.

--Ô pudeur! disait Marius.



Chapitre VIII

Les invalides eux-mêmes peuvent être heureux


Puisque nous avons prononcé le mot _pudeur_, et puisque nous ne cachons
rien, nous devons dire qu'une fois pourtant, à travers ses extases, «son
Ursule» lui donna un grief très sérieux. C'était un de ces jours où elle
déterminait M. Leblanc à quitter le banc et à se promener dans l'allée.
Il faisait une vive brise de prairial qui remuait le haut des platanes.
Le père et la fille, se donnant le bras, venaient de passer devant le
banc de Marius. Marius s'était levé derrière eux et les suivait du
regard, comme il convient dans cette situation d'âme éperdue.

Tout à coup un souffle de vent, plus en gaîté que les autres, et
probablement chargé de faire les affaires du printemps, s'envola de la
pépinière, s'abattit sur l'allée, enveloppa la jeune fille dans un
ravissant frisson digne des nymphes de Virgile et des faunes de
Théocrite, et souleva sa robe, cette robe plus sacrée que celle d'Isis,
presque jusqu'à la hauteur de la jarretière. Une jambe d'une forme
exquise apparut. Marius la vit. Il fut exaspéré et furieux.

La jeune fille avait rapidement baissé sa robe d'un mouvement divinement
effarouché, mais il n'en fut pas moins indigné.--Il était seul dans
l'allée, c'est vrai. Mais il pouvait y avoir eu quelqu'un. Et s'il y
avait eu quelqu'un! Comprend-on une chose pareille! C'est horrible ce
qu'elle vient de faire là!--Hélas! la pauvre enfant n'avait rien fait;
il n'y avait qu'un coupable, le vent; mais Marius, en qui frémissait
confusément le Bartholo qu'il y a dans Chérubin, était déterminé à être
mécontent, et était jaloux de son ombre. C'est ainsi en effet que
s'éveille dans le coeur humain, et que s'impose, même sans droit,
l'âcre et bizarre jalousie de la chair. Du reste, en dehors même de
cette jalousie, la vue de cette jambe charmante n'avait eu pour lui rien
d'agréable; le bas blanc de la première femme venue lui eût fait plus de
plaisir.

Quand «son Ursule», après avoir atteint l'extrémité de l'allée, revint
sur ses pas avec M. Leblanc et passa devant le banc où Marius s'était
rassis, Marius lui jeta un regard bourru et féroce. La jeune fille eut
ce petit redressement en arrière accompagné d'un haussement de paupières
qui signifie: Eh bien, qu'est-ce qu'il a donc?

Ce fut là leur «première querelle».

Marius achevait à peine de lui faire cette scène avec les yeux que
quelqu'un traversa l'allée. C'était un invalide tout courbé, tout ridé
et tout blanc, en uniforme Louis XV, ayant sur le torse la petite plaque
ovale de drap rouge aux épées croisées, croix de Saint-Louis du soldat,
et orné en outre d'une manche d'habit sans bras dedans, d'un menton
d'argent et d'une jambe de bois. Marius crut distinguer que cet être
avait l'air extrêmement satisfait. Il lui sembla même que le vieux
cynique, tout en clopinant près de lui, lui avait adressé un clignement
d'oeil très fraternel et très joyeux, comme si un hasard quelconque
avait fait qu'ils pussent être d'intelligence et qu'ils eussent savouré
en commun quelque bonne aubaine. Qu'avait-il donc à être si content, ce
débris de Mars? Que s'était-il donc passé entre cette jambe de bois et
l'autre? Marius arriva au paroxysme de la jalousie.--Il était peut-être
là! se dit-il; il a peut-être vu!--Et il eut envie d'exterminer
l'invalide.

Le temps aidant, toute pointe s'émousse. Cette colère de Marius contre
«Ursule», si juste et si légitime qu'elle fût, passa. Il finit par
pardonner; mais ce fut un grand effort; il la bouda trois jours.

Cependant, à travers tout cela et à cause de tout cela, la passion
grandissait et devenait folle.



Chapitre IX

Éclipse


On vient de voir comment Marius avait découvert ou cru découvrir qu'Elle
s'appelait Ursule.

L'appétit vient en aimant. Savoir qu'elle se nommait Ursule, c'était
déjà beaucoup; c'était peu. Marius en trois ou quatre semaines eut
dévoré ce bonheur. Il en voulut un autre. Il voulut savoir où elle
demeurait.

Il avait fait une première faute: tomber dans l'embûche du banc du
Gladiateur. Il en avait fait une seconde: ne pas rester au Luxembourg
quand M. Leblanc y venait seul. Il en fit une troisième. Immense. Il
suivit «Ursule».

Elle demeurait rue de l'Ouest, à l'endroit de la rue le moins fréquenté,
dans une maison neuve à trois étages d'apparence modeste.

À partir de ce moment, Marius ajouta à son bonheur de la voir au
Luxembourg le bonheur de la suivre jusque chez elle.

Sa faim augmentait. Il savait comment elle s'appelait, son petit nom du
moins, le nom charmant, le vrai nom d'une femme; il savait où elle
demeurait; il voulut savoir qui elle était.

Un soir, après qu'il les eut suivis jusque chez eux et qu'il les eut vus
disparaître sous la porte cochère, il entra à leur suite et dit
vaillamment au portier:

--C'est le monsieur du premier qui vient de rentrer?

--Non, répondit le portier. C'est le monsieur du troisième.

Encore un pas de fait. Ce succès enhardit Marius.

--Sur le devant? demanda-t-il.

--Parbleu! fit le portier, la maison n'est bâtie que sur la rue.

--Et quel est l'état de ce monsieur? repartit Marius.

--C'est un rentier, monsieur. Un homme bien bon, et qui fait du bien aux
malheureux, quoique pas riche.

--Comment s'appelle-t-il? reprit Marius.

Le portier leva la tête, et dit:

--Est-ce que monsieur est mouchard?

Marius s'en alla assez penaud, mais fort ravi. Il avançait.

--Bon, pensa-t-il. Je sais qu'elle s'appelle Ursule, qu'elle est fille
d'un rentier, et qu'elle demeure là, au troisième, rue de l'Ouest.

Le lendemain M. Leblanc et sa fille ne firent au Luxembourg qu'une
courte apparition; ils s'en allèrent qu'il faisait grand jour. Marius
les suivit rue de l'Ouest comme il en avait pris l'habitude. En arrivant
à la porte cochère, M. Leblanc fit passer sa fille devant puis s'arrêta
avant de franchir le seuil, se retourna et regarda Marius fixement.

Le jour d'après, ils ne vinrent pas au Luxembourg. Marius attendit en
vain toute la journée.

À la nuit tombée, il alla rue de l'Ouest, et vit de la lumière aux
fenêtres du troisième. Il se promena sous ces fenêtres jusqu'à ce que
cette lumière fût éteinte.

Le jour suivant, personne au Luxembourg. Marius attendit tout le jour,
puis alla faire sa faction de nuit sous les croisées. Cela le conduisait
jusqu'à dix heures du soir. Son dîner devenait ce qu'il pouvait. La
fièvre nourrit le malade et l'amour l'amoureux.

Il se passa huit jours de la sorte. M. Leblanc et sa fille ne
paraissaient plus au Luxembourg. Marius faisait des conjectures tristes;
il n'osait guetter la porte cochère pendant le jour. Il se contentait
d'aller à la nuit contempler la clarté rougeâtre des vitres. Il y voyait
par moments passer des ombres, et le coeur lui battait.

Le huitième jour, quand il arriva sous les fenêtres, il n'y avait pas de
lumière.--Tiens! dit-il, la lampe n'est pas encore allumée. Il fait nuit
pourtant. Est-ce qu'ils seraient sortis? Il attendit. Jusqu'à dix
heures. Jusqu'à minuit. Jusqu'à une heure du matin. Aucune lumière ne
s'alluma aux fenêtres du troisième étage et personne ne rentra dans la
maison. Il s'en alla très sombre.

Le lendemain,--car il ne vivait que de lendemains en lendemains, il n'y
avait, pour ainsi dire, plus d'aujourd'hui pour lui,--le lendemain il ne
trouva personne au Luxembourg, il s'y attendait; à la brune, il alla à
la maison. Aucune lueur aux fenêtres; les persiennes étaient fermées; le
troisième était tout noir.

Marius frappa à la porte cochère, entra et dit au portier:

--Le monsieur du troisième?

--Déménagé, répondit le portier.

Marius chancela et dit faiblement:

--Depuis quand donc?

--D'hier.

--Où demeure-t-il maintenant?

--Je n'en sais rien.

--Il n'a donc point laissé sa nouvelle adresse?

--Non.

Et le portier levant le nez reconnut Marius.

--Tiens! c'est vous! dit-il, mais vous êtes donc décidément
quart-d'oeil?



Livre septième--Patron-minette



Chapitre I

Les mines et les mineurs


Les sociétés humaines ont toutes ce qu'on appelle dans les théâtres _un
troisième dessous_. Le sol social est partout miné, tantôt pour le bien,
tantôt pour le mal. Ces travaux se superposent. Il y a les mines
supérieures et les mines inférieures. Il y a un haut et un bas dans cet
obscur sous-sol qui s'effondre parfois sous la civilisation, et que
notre indifférence et notre insouciance foulent aux pieds.
L'Encyclopédie, au siècle dernier, était une mine, presque à ciel
ouvert. Les ténèbres, ces sombres couveuses du christianisme primitif,
n'attendaient qu'une occasion pour faire explosion sous les Césars et
pour inonder le genre humain de lumière. Car dans les ténèbres sacrées
il y a de la lumière latente. Les volcans sont pleins d'une ombre
capable de flamboiement. Toute lave commence par être nuit. Les
catacombes, où s'est dite la première messe, n'étaient pas seulement la
cave de Rome, elles étaient le souterrain du monde.

Il y a sous la construction sociale, cette merveille compliquée d'une
masure, des excavations de toutes sortes. Il y a la mine religieuse, la
mine philosophique, la mine politique, la mine économique, la mine
révolutionnaire. Tel pioche avec l'idée, tel pioche avec le chiffre, tel
pioche avec la colère. On s'appelle et on se répond d'une catacombe à
l'autre. Les utopies cheminent sous terre dans ces conduits. Elles s'y
ramifient en tous sens. Elles s'y rencontrent parfois, et y
fraternisent. Jean-Jacques prête son pic à Diogène qui lui prête sa
lanterne. Quelquefois elles s'y combattent. Calvin prend Socin aux
cheveux. Mais rien n'arrête ni n'interrompt la tension de toutes ces
énergies vers le but, et la vaste activité simultanée, qui va et vient,
monte, descend et remonte dans ces obscurités, et qui transforme
lentement le dessus par le dessous et le dehors par le dedans; immense
fourmillement inconnu. La société se doute à peine de ce creusement qui
lui laisse sa surface et lui change les entrailles. Autant d'étages
souterrains, autant de travaux différents, autant d'extractions
diverses. Que sort-il de toutes ces fouilles profondes? L'avenir.

Plus on s'enfonce, plus les travailleurs sont mystérieux. Jusqu'à un
degré que le philosophe social sait reconnaître, le travail est bon; au
delà de ce degré, il est douteux et mixte; plus bas, il devient
terrible. À une certaine profondeur, les excavations ne sont plus
pénétrables à l'esprit de civilisation, la limite respirable à l'homme
est dépassée; un commencement de monstres est possible.

L'échelle descendante est étrange; et chacun de ces échelons correspond
à un étage où la philosophie peut prendre pied, et où l'on rencontre un
de ces ouvriers, quelquefois divins, quelquefois difformes. Au-dessous
de Jean Huss, il y a Luther; au-dessous de Luther, il y a Descartes;
au-dessous de Descartes, il y a Voltaire; au-dessous de Voltaire, il y a
Condorcet; au-dessous de Condorcet, il y a Robespierre; au-dessous de
Robespierre, il y a Marat; au-dessous de Marat, il y a Babeuf. Et cela
continue. Plus bas, confusément, à la limite qui sépare l'indistinct de
l'invisible, on aperçoit d'autres hommes sombres, qui peut-être
n'existent pas encore. Ceux d'hier sont des spectres; ceux de demain
sont des larves. L'oeil de l'esprit les distingue obscurément. Le
travail embryonnaire de l'avenir est une des visions du philosophe.

Un monde dans les limbes à l'état de foetus, quelle silhouette inouïe!

Saint-Simon, Owen, Fourier, sont là aussi, dans des sapes latérales.

Certes, quoiqu'une divine chaîne invisible lie entre eux à leur insu
tous ces pionniers souterrains, qui, presque toujours, se croient
isolés, et qui ne le sont pas, leurs travaux sont bien divers, et la
lumière des uns contraste avec le flamboiement des autres. Les uns sont
paradisiaques, les autres sont tragiques. Pourtant, quel que soit le
contraste, tous ces travailleurs, depuis le plus haut jusqu'au plus
nocturne, depuis le plus sage jusqu'au plus fou, ont une similitude, et
la voici: le désintéressement. Marat s'oublie comme Jésus. Ils se
laissent de côté, ils s'omettent, ils ne songent point à eux. Ils voient
autre chose qu'eux-mêmes. Ils ont un regard, et ce regard cherche
l'absolu. Le premier a tout le ciel dans les yeux; le dernier, si
énigmatique qu'il soit, a encore sous le sourcil la pâle clarté de
l'infini. Vénérez, quoi qu'il fasse, quiconque a ce signe: la prunelle
étoile.

La prunelle ombre est l'autre signe.

À elle commence le mal. Devant qui n'a pas de regard songez et tremblez.
L'ordre social a ses mineurs noirs.

Il y a un point où l'approfondissement est de l'ensevelissement, et où
la lumière s'éteint.

Au-dessous de toutes ces mines que nous venons d'indiquer, au-dessous de
toutes ces galeries, au-dessous de tout cet immense système veineux
souterrain du progrès et de l'utopie, bien plus avant dans la terre,
plus bas que Marat, plus bas que Babeuf, plus bas, beaucoup plus bas, et
sans relation aucune avec les étages supérieurs, il y a la dernière
sape. Lieu formidable. C'est ce que nous avons nommé le troisième
dessous. C'est la fosse des ténèbres. C'est la cave des aveugles.
_Inferi_.

Ceci communique aux abîmes.



Chapitre II

Le bas-fond


Là le désintéressement s'évanouit. Le démon s'ébauche vaguement; chacun
pour soi. Le moi sans yeux hurle, cherche, tâtonne et ronge. L'Ugolin
social est dans ce gouffre.

Les silhouettes farouches qui rôdent dans cette fosse, presque bêtes,
presque fantômes, ne s'occupent pas du progrès universel, elles ignorent
l'idée et le mot, elles n'ont souci que de l'assouvissement individuel.
Elles sont presque inconscientes, et il y a au dedans d'elles une sorte
d'effacement effrayant. Elles ont deux mères, toutes deux marâtres,
l'ignorance et la misère. Elles ont un guide, le besoin; et, pour toutes
les formes de la satisfaction, l'appétit. Elles sont brutalement
voraces, c'est-à-dire féroces, non à la façon du tyran, mais à la façon
du tigre. De la souffrance ces larves passent au crime; filiation
fatale, engendrement vertigineux, logique de l'ombre. Ce qui rampe dans
le troisième dessous social, ce n'est plus la réclamation étouffée de
l'absolu; c'est la protestation de la matière. L'homme y devient dragon.
Avoir faim, avoir soif, c'est le point de départ; être Satan, c'est le
point d'arrivée. De cette cave sort Lacenaire.

On vient de voir tout à l'heure, au livre quatrième, un des
compartiments de la mine supérieure, de la grande sape politique,
révolutionnaire et philosophique. Là, nous venons de le dire, tout est
noble, pur, digne, honnête. Là, certes, on peut se tromper, et l'on se
trompe; mais l'erreur y est vénérable tant elle implique d'héroïsme.
L'ensemble du travail qui se fait là a un nom: le Progrès.

Le moment est venu d'entrevoir d'autres profondeurs, les profondeurs
hideuses.

Il y a sous la société, insistons-y, et, jusqu'au jour où l'ignorance
sera dissipée, il y aura la grande caverne du mal.

Cette cave est au-dessous de toutes et est l'ennemie de toutes. C'est la
haine sans exception. Cette cave ne connaît pas de philosophes. Son
poignard n'a jamais taillé de plume. Sa noirceur n'a aucun rapport avec
la noirceur sublime de l'écritoire. Jamais les doigts de la nuit qui se
crispent sous ce plafond asphyxiant n'ont feuilleté un livre ni déplié
un journal. Babeuf est un exploiteur pour Cartouche! Marat est un
aristocrate pour Schinderhannes. Cette cave a pour but l'effondrement de
tout.

De tout. Y compris les sapes supérieures, qu'elle exècre. Elle ne mine
pas seulement, dans son fourmillement hideux, l'ordre social actuel;
elle mine la philosophie, elle mine la science, elle mine le droit, elle
mine la pensée humaine, elle mine la civilisation, elle mine la
révolution, elle mine le progrès. Elle s'appelle tout simplement vol,
prostitution, meurtre et assassinat. Elle est ténèbres, et elle veut le
chaos. Sa voûte est faite d'ignorance.

Toutes les autres, celles d'en haut, n'ont qu'un but, la supprimer.
C'est là que tendent, par tous leurs organes à la fois, par
l'amélioration du réel comme par la contemplation de l'absolu, la
philosophie et le progrès. Détruisez la cave Ignorance, vous détruisez
la taupe Crime.

Condensons en quelques mots une partie de ce que nous venons d'écrire.
L'unique péril social, c'est l'Ombre.

Humanité, c'est identité. Tous les hommes sont la même argile. Nulle
différence, ici-bas du moins, dans la prédestination. Même ombre avant,
même chair pendant, même cendre après. Mais l'ignorance mêlée à la pâte
humaine la noircit. Cette incurable noirceur gagne le dedans de l'homme
et y devient le Mal.



Chapitre III

Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse


Un quatuor de bandits, Claquesous, Gueulemer, Babet et Montparnasse,
gouvernait de 1830 à 1835 le troisième dessous de Paris.

Gueulemer était un Hercule déclassé. Il avait pour antre l'égout de
l'Arche-Marion. Il avait six pieds de haut, des pectoraux de marbre, des
biceps d'airain, une respiration de caverne, le torse d'un colosse, un
crâne d'oiseau. On croyait voir l'Hercule Farnèse vêtu d'un pantalon de
coutil et d'une veste de velours de coton. Gueulemer, bâti de cette
façon sculpturale, aurait pu dompter les monstres; il avait trouvé plus
court d'en être un. Front bas, tempes larges, moins de quarante ans et
la patte d'oie, le poil rude et court, la joue en brosse, une barbe
sanglière; on voit d'ici l'homme. Ses muscles sollicitaient le travail,
sa stupidité n'en voulait pas. C'était une grosse force paresseuse. Il
était assassin par nonchalance. On le croyait créole. Il avait
probablement un peu touché au maréchal Brune, ayant été portefaix à
Avignon en 1815. Après ce stage, il était passé bandit.

La diaphanéité de Babet contrastait avec la viande de Gueulemer. Babet
était maigre et savant. Il était transparent, mais impénétrable. On
voyait le jour à travers les os, mais rien à travers la prunelle. Il se
déclarait chimiste. Il avait été pitre chez Bobèche et paillasse chez
Bobino. Il avait joué le vaudeville à Saint-Mihiel. C'était un homme à
intentions, beau parleur, qui soulignait ses sourires et guillemetait
ses gestes. Son industrie était de vendre en plein vent des bustes de
plâtre et des portraits du «chef de l'État». De plus, il arrachait les
dents. Il avait montré des phénomènes dans les foires, et possédé une
baraque avec trompette, et cette affiche:--Babet, artiste dentiste,
membre des académies, fait des expériences physiques sur métaux et
métalloïdes, extirpe les dents, entreprend les chicots abandonnés par
ses confrères. Prix: une dent, un franc cinquante centimes; deux dents,
deux francs; trois dents, deux francs cinquante. Profitez de
l'occasion.--(Ce «profitez de l'occasion» signifiait: faites-vous-en
arracher le plus possible.) Il avait été marié et avait eu des enfants.
Il ne savait pas ce que sa femme et ses enfants étaient devenus. Il les
avait perdus comme on perd son mouchoir. Haute exception dans le monde
obscur dont il était, Babet lisait les journaux. Un jour, du temps qu'il
avait sa famille avec lui dans sa baraque roulante, il avait lu dans le
_Messager_ qu'une femme venait d'accoucher d'un enfant suffisamment
viable, ayant un mufle de veau, et il s'était écrié: _Voilà une fortune!
ce n'est pas ma femme qui aurait l'esprit de me faire un enfant comme
cela_!

Depuis, il avait tout quitté pour «entreprendre Paris». Expression de
lui.

Qu'était-ce que Claquesous? C'était la nuit. Il attendait pour se
montrer que le ciel se fût barbouillé de noir. Le soir il sortait d'un
trou où il rentrait avant le jour. Où était ce trou? Personne ne le
savait. Dans la plus complète obscurité, à ses complices, il ne parlait
qu'en tournant le dos. S'appelait-il Claquesous? non. Il disait: Je
m'appelle Pas-du-tout. Si une chandelle survenait, il mettait un masque.
Il était ventriloque. Babet disait: _Claquesous est un nocturne à deux
voix_. Claquesous était vague, errant, terrible. On n'était pas sûr
qu'il eût un nom, Claquesous étant un sobriquet; on n'était pas sûr
qu'il eût une voix, son ventre parlant plus souvent que sa bouche; on
n'était pas sûr qu'il eût un visage, personne n'ayant jamais vu que son
masque. Il disparaissait comme un évanouissement; ses apparitions
étaient des sorties de terre.

Un être lugubre, c'était Montparnasse. Montparnasse était un enfant;
moins de vingt ans, un joli visage, des lèvres qui ressemblaient à des
cerises, de charmants cheveux noirs, la clarté du printemps dans les
yeux; il avait tous les vices et aspirait à tous les crimes. La
digestion du mal le mettait en appétit du pire. C'était le gamin tourné
voyou, et le voyou devenu escarpe. Il était gentil, efféminé, gracieux,
robuste, mou, féroce. Il avait le bord du chapeau relevé à gauche pour
faire place à la touffe de cheveux, selon le style de 1829. Il vivait de
voler violemment. Sa redingote était de la meilleure coupe, mais râpée.
Montparnasse, c'était une gravure de modes ayant de la misère et
commettant des meurtres. La cause de tous les attentats de cet
adolescent était l'envie d'être bien mis. La première grisette qui lui
avait dit: Tu es beau, lui avait jeté la tache des ténèbres dans le
coeur, et avait fait un Caïn de cet Abel. Se trouvant joli, il avait
voulu être élégant; or la première élégance, c'est l'oisiveté;
l'oisiveté d'un pauvre, c'est le crime. Peu de rôdeurs étaient aussi
redoutés que Montparnasse. À dix-huit ans, il avait déjà plusieurs
cadavres derrière lui. Plus d'un passant les bras étendus gisait dans
l'ombre de ce misérable, la face dans une mare de sang. Frisé, pommadé,
pincé à la taille, des hanches de femme, un buste d'officier prussien,
le murmure d'admiration des filles du boulevard autour de lui, la
cravate savamment nouée, un casse-tête dans sa poche, une fleur à sa
boutonnière; tel était ce mirliflore du sépulcre.



Chapitre IV

Composition de la troupe


À eux quatre, ces bandits formaient une sorte de Protée, serpentant à
travers la police et s'efforçant d'échapper aux regards indiscrets de
Vidocq «sous diverse figure, arbre, flamme, fontaine», s'entre-prêtant
leurs noms et leurs trucs, se dérobant dans leur propre ombre, boîtes à
secrets et asiles les uns pour les autres, défaisant leurs personnalités
comme on ôte son faux nez au bal masqué, parfois se simplifiant au point
de ne plus être qu'un, parfois se multipliant au point que Coco-Lacour
lui-même les prenait pour une foule.

Ces quatre hommes n'étaient point quatre hommes; c'était une sorte de
mystérieux voleur à quatre têtes travaillant en grand sur Paris; c'était
le polype monstrueux du mal habitant la crypte de la société.

Grâce à leurs ramifications, et au réseau sous-jacent de leurs
relations, Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse avaient
l'entreprise générale des guets-apens du département de la Seine. Ils
faisaient sur le passant le coup d'état d'en bas. Les trouveurs d'idées
en ce genre, les hommes à imagination nocturne, s'adressaient à eux pour
l'exécution. On fournissait aux quatre coquins le canevas, ils se
chargeaient de la mise en scène. Ils travaillaient sur scénario. Ils
étaient toujours en situation de prêter un personnel proportionné et
convenable à tous les attentats ayant besoin d'un coup d'épaule et
suffisamment lucratifs. Un crime étant en quête de bras, ils lui
sous-louaient des complices. Ils avaient une troupe d'acteurs de
ténèbres à la disposition de toutes les tragédies de cavernes.

Ils se réunissaient habituellement à la nuit tombante, heure de leur
réveil, dans les steppes qui avoisinent la Salpêtrière. Là, ils
conféraient. Ils avaient les douze heures noires devant eux; ils en
réglaient l'emploi.

_Patron-Minette_, tel était le nom qu'on donnait dans la circulation
souterraine à l'association de ces quatre hommes. Dans la vieille langue
populaire fantasque qui va s'effaçant tous les jours, _Patron-Minette_
signifie le matin, de même que _Entre chien et loup_ signifie le soir.
Cette appellation, _Patron-Minette_, venait probablement de l'heure à
laquelle leur besogne finissait, l'aube étant l'instant de
l'évanouissement des fantômes et de la séparation des bandits. Ces
quatre hommes étaient connus sous cette rubrique. Quand le président des
assises visita Lacenaire dans sa prison, il le questionna sur un méfait
que Lacenaire niait.--Qui a fait cela? demanda le président. Lacenaire
fit cette réponse, énigmatique pour le magistrat, mais claire pour la
police:--C'est peut-être Patron-Minette.

On devine parfois une pièce sur l'énoncé des personnages; on peut de
même presque apprécier une bande sur la liste des bandits. Voici, car
ces noms-là surnagent dans les mémoires spéciales, à quelles
appellations répondaient les principaux affiliés de Patron-Minette:

Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille.
Brujon. (Il y avait une dynastie de Brujon; nous ne renonçons pas
à en dire un mot.)
Boulatruelle, le cantonnier déjà entrevu.
Laveuve.
Finistère.
Homère Hogu, nègre.
Mardisoir.
Dépêche.
Fauntleroy, dit Bouquetière.
Glorieux, forçat libéré.
Barrecarrosse, dit monsieur Dupont.
Lesplanade-du-Sud.
Poussagrive.
Carmagnolet.
Kruideniers, dit Bizarro.
Mangedentelle.
Les-pieds-en-l'air.
Demi-liards, dit Deux-milliards.
Etc., etc.

Nous en passons, et non des pires. Ces noms ont des figures, Ils
n'expriment pas seulement des êtres, mais des espèces. Chacun de ces
noms répond à une variété de ces difformes champignons du dessous de la
civilisation. Ces êtres, peu prodigues de leurs visages, n'étaient pas
de ceux qu'on voit passer dans les rues. Le jour, fatigués des nuits
farouches qu'ils avaient, ils s'en allaient dormir, tantôt dans les
fours à plâtre, tantôt dans les carrières abandonnées de Montmartre ou
de Montrouge, parfois dans les égouts. Ils se terraient.

Que sont devenus ces hommes? Ils existent toujours. Ils ont toujours
existé. Horace en parle: _Ambubaiarum collegia, phannacopolae, mendici,
mimae;_ et, tant que la société sera ce qu'elle est, ils seront ce
qu'ils sont. Sous l'obscur plafond de leur cave, ils renaissent à jamais
du suintement social. Ils reviennent, spectres, toujours identiques;
seulement ils ne portent plus les mêmes noms et ils ne sont plus dans
les mêmes peaux.

Les individus extirpés, la tribu subsiste.

Ils ont toujours les mêmes facultés. Du truand au rôdeur, la race se
maintient pure. Ils devinent les bourses dans les poches, ils flairent
les montres dans les goussets. L'or et l'argent ont pour eux une odeur.
Il y a des bourgeois naïfs dont on pourrait dire qu'ils ont l'air
volables. Ces hommes suivent patiemment ces bourgeois. Au passage d'un
étranger ou d'un provincial, ils ont des tressaillements d'araignée.

Ces hommes-là, quand, vers minuit, sur un boulevard désert, on les
rencontre ou on les entrevoit, sont effrayants. Ils ne semblent pas des
hommes, mais des formes faites de brume vivante; on dirait qu'ils font
habituellement bloc avec les ténèbres, qu'ils n'en sont pas distincts,
qu'ils n'ont pas d'autre âme que l'ombre, et que c'est momentanément, et
pour vivre pendant quelques minutes d'une vie monstrueuse, qu'ils se
sont désagrégés de la nuit.

Que faut-il pour faire évanouir ces larves? De la lumière. De la lumière
à flots. Pas une chauve-souris ne résiste à l'aube. Éclairez la société
en dessous.



Livre huitième--Le mauvais pauvre



Chapitre I

Marius, cherchant une fille en chapeau, rencontre un homme en casquette


L'été passa, puis l'automne; l'hiver vint. Ni M. Leblanc ni la jeune
fille n'avaient remis les pieds au Luxembourg. Marius n'avait plus
qu'une pensée, revoir ce doux et adorable visage. Il cherchait toujours,
il cherchait partout; il ne trouvait rien. Ce n'était plus Marius le
rêveur enthousiaste, l'homme résolu, ardent et ferme, le hardi
provocateur de la destinée, le cerveau qui échafaudait avenir sur
avenir, le jeune esprit encombré de plans, de projets, de fiertés,
d'idées et de volontés; c'était un chien perdu. Il tomba dans une
tristesse noire. C'était fini. Le travail le rebutait, la promenade le
fatiguait, la solitude l'ennuyait; la vaste nature, si remplie autrefois
de formes, de clartés, de voix, de conseils, de perspectives,
d'horizons, d'enseignements, était maintenant vide devant lui. Il lui
semblait que tout avait disparu.

Il pensait toujours, car il ne pouvait faire autrement; mais il ne se
plaisait plus dans ses pensées. À tout ce qu'elles lui proposaient tout
bas sans cesse, il répondait dans l'ombre: À quoi bon?

Il se faisait cent reproches. Pourquoi l'ai-je suivie? J'étais si
heureux rien que de la voir! Elle me regardait, est-ce que ce n'était
pas immense? Elle avait l'air de m'aimer. Est-ce que ce n'était pas
tout? J'ai voulu avoir quoi? Il n'y a rien après cela. J'ai été absurde.
C'est ma faute, etc., etc. Courfeyrac, auquel il ne confiait rien,
c'était sa nature, mais qui devinait un peu tout, c'était sa nature
aussi, avait commencé par le féliciter d'être amoureux, en s'en
ébahissant d'ailleurs; puis, voyant Marius tombé dans cette mélancolie,
il avait fini par lui dire:--Je vois que tu as été simplement un animal.
Tiens, viens à la Chaumière!

Une fois, ayant confiance dans un beau soleil de septembre, Marius
s'était laissé mener au bal de Sceaux par Courfeyrac, Bossuet et
Grantaire, espérant, quel rêve! qu'il la retrouverait peut-être là. Bien
entendu, il n'y vit pas celle qu'il cherchait.--C'est pourtant ici qu'on
retrouve toutes les femmes perdues, grommelait Grantaire en aparté.
Marius laissa ses amis au bal, et s'en retourna à pied, seul, las,
fiévreux, les yeux troubles et tristes dans la nuit, ahuri de bruit et
de poussière par les joyeux coucous pleins d'êtres chantants qui
revenaient de la fête et passaient à côté de lui, découragé, aspirant
pour se rafraîchir la tête l'âcre senteur des noyers de la route.

Il se remit à vivre de plus en plus seul, égaré, accablé, tout à son
angoisse intérieure, allant et venant dans sa douleur comme le loup dans
le piège, quêtant partout l'absente, abruti d'amour.

Une autre fois, il avait fait une rencontre qui lui avait produit un
effet singulier. Il avait croisé dans les petites rues qui avoisinent le
boulevard des Invalides un homme vêtu comme un ouvrier et coiffé d'une
casquette à longue visière qui laissait passer des mèches de cheveux
très blancs. Marius fut frappé de la beauté de ces cheveux blancs et
considéra cet homme qui marchait à pas lents et comme absorbé dans une
méditation douloureuse. Chose étrange, il lui parut reconnaître M.
Leblanc. C'étaient les mêmes cheveux, le même profil, autant que la
casquette le laissait voir, la même allure, seulement plus triste. Mais
pourquoi ces habits d'ouvrier? qu'est-ce que cela voulait dire? que
signifiait ce déguisement? Marius fut très étonné. Quand il revint à
lui, son premier mouvement fut de se mettre à suivre cet homme; qui sait
s'il ne tenait point enfin la trace qu'il cherchait? En tout cas, il
fallait revoir l'homme de près et éclaircir l'énigme. Mais il s'avisa de
cette idée trop tard, l'homme n'était déjà plus là. Il avait pris
quelque petite rue latérale, et Marius ne put le retrouver. Cette
rencontre le préoccupa quelques jours, puis s'effaça.--Après tout, se
dit-il, ce n'est probablement qu'une ressemblance.



Chapitre II

Trouvaille


Marius n'avait pas cessé d'habiter la masure Gorbeau. Il n'y faisait
attention à personne.

À cette époque, à la vérité, il n'y avait plus dans cette masure
d'autres habitants que lui et ces Jondrette dont il avait une fois
acquitté le loyer, sans avoir du reste jamais parlé ni au père, ni aux
filles. Les autres locataires étaient déménagés ou morts, ou avaient été
expulsés faute de payement.

Un jour de cet hiver-là, le soleil s'était un peu montré dans
l'après-midi, mais c'était le 2 février, cet antique jour de la
Chandeleur dont le Soleil traître, précurseur d'un froid de six
semaines, a inspiré à Mathieu Laensberg ces deux vers restés justement
classiques:

          _Qu'il luise ou qu'il luiserne,_
          _L'ours rentre en sa caverne._

Marius venait de sortir de la sienne. La nuit tombait. C'était l'heure
d'aller dîner; car il avait bien fallu se remettre à dîner, hélas! ô
infirmités des passions idéales!

Il venait de franchir le seuil de sa porte que mame Bougon balayait en
ce moment-là même tout en prononçant ce mémorable monologue:

--Qu'est-ce qui est bon marché à présent? tout est cher. Il n'y a que la
peine du monde qui est bon marché; elle est pour rien, la peine du
monde!

Marius montait à pas lents le boulevard vers la barrière afin de gagner
la rue Saint-Jacques. Il marchait pensif, la tête baissée.

Tout à coup il se sentit coudoyé dans la brume; il se retourna, et vit
deux jeunes filles en haillons, l'une longue et mince, l'autre un peu
moins grande, qui passaient rapidement, essoufflées, effarouchées, et
comme ayant l'air de s'enfuir; elles venaient à sa rencontre, ne
l'avaient pas vu, et l'avaient heurté en passant. Marius distinguait
dans le crépuscule leurs figures livides, leurs têtes décoiffées, leurs
cheveux épars, leurs affreux bonnets, leurs jupes en guenilles et leurs
pieds nus. Tout en courant, elles se parlaient. La plus grande disait
d'une voix très basse:

--Les cognes sont venus. Ils ont manqué me pincer au demi-cercle.

L'autre répondait:--Je les ai vus. J'ai cavalé, cavalé, cavalé!

Marius comprit, à travers cet argot sinistre, que les gendarmes ou les
sergents de ville avaient failli saisir ces deux enfants, et que ces
enfants s'étaient échappées.

Elles s'enfoncèrent sous les arbres du boulevard derrière lui, et y
firent pendant quelques instants dans l'obscurité une espèce de
blancheur vague qui s'effaça.

Marius s'était arrêté un moment.

Il allait continuer son chemin, lorsqu'il aperçut un petit paquet
grisâtre à terre à ses pieds. Il se baissa et le ramassa. C'était une
façon d'enveloppe qui paraissait contenir des papiers.

--Bon, dit-il, ces malheureuses auront laissé tomber cela!

Il revint sur ses pas, il appela, il ne les retrouva plus; il pensa
quelles étaient déjà loin, mit le paquet dans sa poche, et s'en alla
dîner.

Chemin faisant, il vit dans une allée de la rue Mouffetard une bière
d'enfant couverte d'un drap noir, posée sur trois chaises et éclairée
par une chandelle. Les deux filles du crépuscule lui revinrent à
l'esprit.

--Pauvres mères! pensa-t-il. Il y a une chose plus triste que de voir
ses enfants mourir; c'est de les voir mal vivre.

Puis ces ombres qui variaient sa tristesse lui sortirent de la pensée,
et il retomba dans ses préoccupations habituelles. Il se remit à songer
à ses six mois d'amour et de bonheur en plein air et en pleine lumière
sous les beaux arbres du Luxembourg.

--Comme ma vie est devenue sombre! se disait-il. Les jeunes filles
m'apparaissent toujours. Seulement autrefois c'étaient les anges;
maintenant ce sont les goules.



Chapitre III

_Quadrifrons_


Le soir, comme il se déshabillait pour se coucher, sa main rencontra
dans la poche de son habit le paquet qu'il avait ramassé sur le
boulevard. Il l'avait oublié. Il songea qu'il serait utile de l'ouvrir,
et que ce paquet contenait peut-être l'adresse de ces jeunes filles, si,
en réalité, il leur appartenait, et dans tous les cas les renseignements
nécessaires pour le restituer à la personne qui l'avait perdu.

Il défit l'enveloppe.

Elle n'était pas cachetée et contenait quatre lettres, non cachetées
également.

Les adresses y étaient mises.

Toutes quatre exhalaient une odeur d'affreux tabac.

La première lettre était adressée: _à Madame, madame la marquise de
Grucheray, place vis-à-vis la chambre des députés, nº_...

Marius se dit qu'il trouverait probablement là les indications qu'il
cherchait, et que d'ailleurs la lettre n'étant pas fermée, il était
vraisemblable qu'elle pouvait être lue sans inconvénient.

Elle était ainsi conçue:

«Madame la marquise,

«La vertu de la clémence et pitié est celle qui unit plus étroitement la
société. Promenez votre sentiment chrétien, et faites un regard de
compassion sur cette infortuné español victime de la loyauté et
d'attachement à la cause sacrée de la légitimé, qu'il a payé de son
sang, consacrée sa fortune, toute, pour défendre cette cause, et
aujourd'hui se trouve dans la plus grande misère. Il ne doute point que
votre honorable personne l'accordera un secours pour conserver une
existence extrêmement pénible pour un militaire d'éducation et d'honneur
plein de blessures. Compte d'avance sur l'humanité qui vous animé et sur
l'intérêt que Madame la marquise porte à une nation aussi malheureuse.
Leur prière ne sera pas en vaine, et leur reconnaissance conservera sont
charmant souvenir.

«De mes sentiments respectueux avec lesquelles j'ai l'honneur d'être,

«Madame,

«Don Alvarez, capitaine español de caballerie, royaliste refugié en
France que se trouve en voyagé pour sa patrie et le manquent les
réssources pour continuer son voyagé.»

Aucune adresse n'était jointe à la signature. Marius espéra trouver
l'adresse dans la deuxième lettre dont la suscription portait: _à
Madame, madame la contesse de Montvernet, rue Cassette, nº 9_.

Voici ce que Marius y lut:

«Madame la comtesse,

«C'est une malheureuse meré de famille de six enfants dont le dernier
n'a que huit mois. Moi malade depuis ma dernière couche, abandonnée de
mon mari depuis cinq mois n'aiyant aucune réssource au monde dans la
plus affreuse indigance.

«Dans l'espoir de Madame la contesse, elle a l'honneur d'être, madame,
avec un profond respect,

«Femme Balizard.»

Marius passa à la troisième lettre, qui était comme les précédentes une
supplique; on y lisait:

«Monsieur Pabourgeot, électeur, négociant-bonnetier en gros, rue
Saint-Denis au coin de la rue aux Fers.

«Je me permets de vous adresser cette lettre pour vous prier de
m'accorder la faveur prétieuse de vos simpaties et de vous intéresser à
un homme de lettres qui vient d'envoyer un drame au théâtre-français. Le
sujet en est historique, et l'action se passe en Auvergne du temps de
l'empire. Le style, je crois, en est naturel, laconique, et peut avoir
quelque mérite. Il y a des couplets a chanter a quatre endroits. Le
comique, le sérieux, l'imprévu, s'y mêlent à la variété des caractères
et a une teinte de romantisme répandue légèrement dans toute l'intrigue
qui marche mistérieusement, et va, par des péripessies frappantes, se
denouer au milieu de plusieurs coups de scènes éclatants.

«Mon but principal est de satisfère le desir qui anime progresivement
l'homme de notre siècle, c'est à dire, la mode, cette caprisieuse et
bizarre girouette qui change presque à chaque nouveau vent.

«Malgré ces qualités j'ai lieu de craindre que la jalousie, l'égoïsme
des auteurs privilégiés, obtienne mon exclusion du théâtre, car je
n'ignore pas les déboires dont on abreuve les nouveaux venus.

«Monsieur Pabourgeot, votre juste réputation de protecteur éclairé des
gants de lettres m'enhardit à vous envoyer ma fille qui vous exposera
notre situation indigante, manquant de pain et de feu dans cette saison
d'hyver. Vous dire que je vous prie d'agreer l'hommage que je désire
vous faire de mon drame et de tous ceux que je ferai, c'est vous prouver
combien j'ambicionne l'honneur de m'abriter sous votre égide, et de
parer mes écrits de votre nom. Si vous daignez m'honorer de la plus
modeste offrande, je m'occuperai aussitôt à faire une pièsse de vers
pour vous payer mon tribu de reconnaissance. Cette pièsse, que je
tacherai de rendre aussi parfaite que possible, vous sera envoyée avant
d'être insérée au commencement du drame et débitée sur la scène.

                  «À Monsieur,
             «Et Madame Pabourgeot,
          «Mes hommages les plus respectueux.
           «Genflot, homme de lettres.

«P S. Ne serait-ce que quarante sous.

«Excusez-moi d'envoyer ma fille et de ne pas me présenter moi-même, mais
de tristes motifs de toilette ne me permettent pas, hélas! de sortir...»

Marius ouvrit enfin la quatrième lettre. Il y avait sur l'adresse: _Au
monsieur bienfaisant de l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas_. Elle
contenait ces quelques lignes:

«Homme bienfaisant,

«Si vous daignez accompagner ma fille, vous verrez une calamité
missérable, et je vous montrerai mes certificats.

«À l'aspect de ces écrits votre âme généreuse sera mue d'un sentiment de
sensible bienveillance, car les vrais philosophes éprouvent toujours de
vives émotions.

«Convenez, homme compatissant, qu'il faut éprouver le plus cruel besoin,
et qu'il est bien douloureux, pour obtenir quelque soulagement, de le
faire attester par l'autorité comme si l'on n'était pas libre de
souffrir et de mourir d'inanition en attendant que l'on soulage notre
misère. Les destins sont bien fatals pour d'aucuns et trop prodigue ou
trop protecteur pour d'autres.

«J'attends votre présence ou votre offrande, si vous daignez la faire,
et je vous prie de vouloir bien agréer les sentiments respectueux avec
lesquels je m'honore d'être,

             «homme vraiment magnanime,
                «votre très humble
            «et très obéissant serviteur,
          «P. Fabantou, artiste dramatique.»

Après avoir lu ces quatre lettres, Marius ne se trouva pas beaucoup plus
avancé qu'auparavant.

D'abord aucun des signataires ne donnait son adresse.

Ensuite elles semblaient venir de quatre individus différents, don
Alvarès, la femme Balizard, le poète Genflot et l'artiste dramatique
Fabantou, mais ces lettres offraient ceci d'étrange qu'elles étaient
écrites toutes quatre de la même écriture.

Que conclure de là, sinon qu'elles venaient de la même personne?

En outre, et cela rendait la conjecture plus vraisemblable, le papier,
grossier et jauni, était le même pour les quatre, l'odeur de tabac
était la même, et, quoiqu'on eût évidemment cherché à varier le style,
les mêmes fautes d'orthographe s'y reproduisaient avec une tranquillité
profonde, et l'homme de lettres Genflot n'en était pas plus exempt que
le capitaine español.

S'évertuer à deviner ce petit mystère était peine inutile. Si ce n'eût
pas été une trouvaille, cela eût eu l'air d'une mystification. Marius
était trop triste pour bien prendre même une plaisanterie du hasard et
pour se prêter au jeu que paraissait vouloir jouer avec lui le pavé de
la rue. Il lui semblait qu'il était à colin-maillard entre ces quatre
lettres qui se moquaient de lui.

Rien n'indiquait d'ailleurs que ces lettres appartinssent aux jeunes
filles que Marius avait rencontrées sur le boulevard. Après tout,
c'étaient des paperasses évidemment sans aucune valeur.

Marius les remit dans l'enveloppe, jeta le tout dans un coin, et se
coucha.

Vers sept heures du matin, il venait de se lever et de déjeuner, et il
essayait de se mettre au travail lorsqu'on frappa doucement à sa porte.

Comme il ne possédait rien, il n'ôtait jamais sa clef, si ce n'est
quelquefois, fort rarement, lorsqu'il travaillait à quelque travail
pressé. Du reste, même absent, il laissait sa clef à sa serrure.--On
vous volera, disait mame Bougon.--Quoi? disait Marius.--Le fait est
pourtant qu'un jour on lui avait volé une vieille paire de bottes, au
grand triomphe de mame Bougon.

On frappa un second coup, très doux comme le premier.

--Entrez, dit Marius.

La porte s'ouvrit.

--Qu'est-ce que vous voulez, mame Bougon? reprit Marius sans quitter des
yeux les livres et les manuscrits qu'il avait sur sa table.

Une voix, qui n'était pas celle de mame Bougon, répondit:

--Pardon, monsieur....

C'était une voix sourde, cassée, étranglée, éraillée, une voix de vieux
homme enroué d'eau-de-vie et de rogome.

Marius se tourna vivement, et vit une jeune fille.



Chapitre IV

Une rose dans la misère


Une toute jeune fille était debout dans la porte entrebâillée. La
lucarne du galetas où le jour paraissait était précisément en face de la
porte et éclairait cette figure d'une lumière blafarde. C'était une
créature hâve, chétive, décharnée; rien qu'une chemise et une jupe sur
une nudité frissonnante et glacée. Pour ceinture une ficelle, pour
coiffure une ficelle, des épaules pointues sortant de la chemise, une
pâleur blonde et lymphatique, des clavicules terreuses, des mains
rouges, la bouche entr'ouverte et dégradée, des dents de moins, l'oeil
terne, hardi et bas, les formes d'une jeune fille avortée et le regard
d'une vieille femme corrompue; cinquante ans mêlés à quinze ans; un de
ces êtres qui sont tout ensemble faibles et horribles et qui font frémir
ceux qu'ils ne font pas pleurer.

Marius s'était levé et considérait avec une sorte de stupeur cet être
presque pareil aux formes de l'ombre qui traversent les rêves.

Ce qui était poignant surtout, c'est que cette fille n'était pas venue
au monde pour être laide. Dans sa première enfance, elle avait dû même
être jolie. La grâce de l'âge luttait encore contre la hideuse
vieillesse anticipée de la débauche et de la pauvreté. Un reste de
beauté se mourait sur ce visage de seize ans, comme ce pâle soleil qui
s'éteint sous d'affreuses nuées à l'aube d'une journée d'hiver.

Ce visage n'était pas absolument inconnu à Marius. Il croyait se
rappeler l'avoir vu quelque part.

--Que voulez-vous, mademoiselle? demanda-t-il.

La jeune fille répondit avec sa voix de galérien ivre:

--C'est une lettre pour vous, monsieur Marius.

Elle appelait Marius par son nom; il ne pouvait douter que ce ne fût à
lui qu'elle eût affaire; mais qu'était-ce que cette fille? comment
savait-elle son nom?

Sans attendre qu'il lui dît d'avancer, elle entra. Elle entra
résolûment, regardant avec une sorte d'assurance qui serrait le coeur
toute la chambre et le lit défait. Elle avait les pieds nus. De larges
trous à son jupon laissaient voir ses longues jambes et ses genoux
maigres. Elle grelottait.

Elle tenait en effet une lettre à la main qu'elle présenta à Marius.

Marius en ouvrant cette lettre remarqua que le pain à cacheter large et
énorme était encore mouillé. Le message ne pouvait venir de bien loin.
Il lut:

«Mon aimable voisin, jeune homme!

«J'ai apris vos bontés pour moi, que vous avez payé mon terme il y a six
mois. Je vous bénis, jeune homme. Ma fille aînée vous dira que nous
sommes sans un morceau de pain depuis deux jours, quatre personnes, et
mon épouse malade. Si je ne suis point dessu dans ma pensée, je crois
devoir espérer que votre coeur généreux s'humanisera à cet exposé et
vous subjuguera le désir de m'être propice en daignant me prodiguer un
léger bienfait.

«Je suis avec la considération distinguée qu'on doit aux bienfaiteurs de
l'humanité,

                  «Jondrette.

«P. S.--Ma fille attendra vos ordres, cher monsieur Marius.»

Cette lettre, au milieu de l'aventure obscure qui occupait Marius depuis
la veille au soir, c'était une chandelle dans une cave. Tout fut
brusquement éclairé.

Cette lettre venait d'où venaient les quatre autres. C'était la même
écriture, le même style, la même orthographe, le même papier, la même
odeur de tabac.

Il y avait cinq missives, cinq histoires, cinq noms, cinq signatures, et
un seul signataire. Le capitaine español don Alvarès, la malheureuse
mère Balizard, le poëte dramatique Genflot, le vieux comédien Fabantou
se nommaient tous les quatre Jondrette, si toutefois Jondrette lui-même
s'appelait Jondrette.

Depuis assez longtemps déjà que Marius habitait la masure, il n'avait
eu, nous l'avons dit, que de bien rares occasions de voir, d'entrevoir
même son très infime voisinage. Il avait l'esprit ailleurs, et où est
l'esprit est le regard. Il avait dû plus d'une fois croiser les
Jondrette dans le corridor ou dans l'escalier; mais ce n'était pour lui
que des silhouettes; il y avait pris si peu garde que la veille au soir
il avait heurté sur le boulevard sans les reconnaître les filles
Jondrette, car c'était évidemment elles, et que c'était à grand'peine
que celle-ci, qui venait d'entrer dans sa chambre, avait éveillé en lui,
à travers le dégoût et la pitié, un vague souvenir de l'avoir rencontrée
ailleurs.

Maintenant il voyait clairement tout. Il comprenait que son voisin
Jondrette avait pour industrie dans sa détresse d'exploiter la charité
des personnes bienfaisantes, qu'il se procurait des adresses, et qu'il
écrivait sous des noms supposés à des gens qu'il jugeait riches et
pitoyables des lettres que ses filles portaient, à leurs risques et
périls, car ce père en était là qu'il risquait ses filles; il jouait une
partie avec la destinée et il les mettait au jeu. Marius comprenait que
probablement, à en juger par leur fuite de la veille, par leur
essoufflement, par leur terreur, et par ces mots d'argot qu'il avait
entendus, ces infortunées faisaient encore on ne sait quels métiers
sombres, et que de tout cela, il était résulté, au milieu de la société
humaine telle qu'elle est faite, deux misérables êtres qui n'étaient ni
des enfants, ni des filles, ni des femmes, espèces de monstres impurs et
innocents produits par la misère.

Tristes créatures sans nom, sans âge, sans sexe, auxquelles ni le bien,
ni le mal ne sont plus possibles, et qui, en sortant de l'enfance, n'ont
déjà plus rien dans ce monde, ni la liberté, ni la vertu, ni la
responsabilité. Âmes écloses hier, fanées aujourd'hui, pareilles à ces
fleurs tombées dans la rue que toutes les boues flétrissent en attendant
qu'une roue les écrase.

Cependant, tandis que Marius attachait sur elle un regard étonné et
douloureux, la jeune fille allait et venait dans la mansarde avec une
audace de spectre. Elle se démenait sans se préoccuper de sa nudité. Par
instants, sa chemise défaite et déchirée lui tombait presque à la
ceinture. Elle remuait les chaises, elle dérangeait les objets de
toilette posés sur la commode, elle touchait aux vêtements de Marius,
elle furetait ce qu'il y avait dans les coins.

--Tiens, dit-elle, vous avez un miroir!

Et elle fredonnait, comme si elle eût été seule, des bribes de
vaudeville, des refrains folâtres que sa voix gutturale et rauque
faisait lugubres. Sous cette hardiesse perçait je ne sais quoi de
contraint, d'inquiet et d'humilié. L'effronterie est une honte.

Rien n'était plus morne que de la voir s'ébattre et pour ainsi dire
voleter dans la chambre avec des mouvements d'oiseau que le jour effare,
ou qui a l'aile cassée. On sentait qu'avec d'autres conditions
d'éducation et de destinée, l'allure gaie et libre de cette jeune fille
eût pu être quelque chose de doux et de charmant. Jamais parmi les
animaux la créature née pour être une colombe ne se change en une
orfraie. Cela ne se voit que parmi les hommes.

Marius songeait, et la laissait faire.

Elle s'approcha de la table.

--Ah! dit-elle, des livres!

Une lueur traversa son oeil vitreux. Elle reprit, et son accent
exprimait ce bonheur de se vanter de quelque chose, auquel nulle
créature humaine n'est insensible:

--Je sais lire, moi.

Elle saisit vivement le livre ouvert sur la table, et lut assez
couramment:

«...Le général Bauduin reçut l'ordre d'enlever avec les cinq bataillons
de sa brigade le château de Hougomont qui est au milieu de la plaine de
Waterloo...»

Elle s'interrompit:

--Ah! Waterloo! Je connais ça. C'est une bataille dans les temps. Mon
père y était. Mon père a servi dans les armées. Nous sommes joliment
bonapartistes chez nous, allez! C'est contre les Anglais Waterloo.

Elle posa le livre, prit une plume, et s'écria:

--Et je sais écrire aussi!

Elle trempa la plume dans l'encre, et se tournant vers Marius:

--Voulez-vous voir? Tenez, je vais écrire un mot pour voir.

Et avant qu'il eût eu le temps de répondre, elle écrivit sur une feuille
de papier blanc qui était au milieu de la table: _Les cognes sont là_.

Puis, jetant la plume:

--Il n'y a pas de fautes d'orthographe. Vous pouvez regarder. Nous avons
reçu de l'éducation, ma soeur et moi. Nous n'avons pas toujours été
comme nous sommes. Nous n'étions pas faites....

Ici elle s'arrêta, fixa sa prunelle éteinte sur Marius, et éclata de
rire en disant avec une intonation qui contenait toutes les angoisses
étouffées par tous les cynismes:

--Bah!

Et elle se mit à fredonner ces paroles sur un air gai:

          _J'ai faim, mon père._
            _Pas de fricot._
          _J'ai froid, ma mère._
            _Pas de tricot._
              _Grelotte,_
              _Lolotte!_
              _Sanglote,_
              _Jacquot!_

À peine eut-elle achevé ce couplet qu'elle s'écria:

--Allez-vous quelquefois au spectacle, monsieur Marius? Moi, j'y vais.
J'ai un petit frère qui est ami avec des artistes et qui me donne des
fois des billets. Par exemple, je n'aime pas les banquettes de galeries.
On y est gêné, on y est mal. Il y a quelquefois du gros monde; il y a
aussi du monde qui sent mauvais.

Puis elle considéra Marius, prit un air étrange, et lui dit:

--Savez-vous, monsieur Marius, que vous êtes très joli garçon?

Et en même temps il leur vint à tous les deux la même pensée, qui la fit
sourire et qui le fit rougir.

Elle s'approcha de lui, et lui posa une main sur l'épaule.

--Vous ne faites pas attention à moi, mais je vous connais, monsieur
Marius. Je vous rencontre ici dans l'escalier, et puis je vous vois
entrer chez un appelé le père Mabeuf qui demeure du côté d'Austerlitz,
des fois, quand je me promène par là. Cela vous va très bien, vos
cheveux ébouriffés.

Sa voix cherchait à être très douce et ne parvenait qu'à être basse. Une
partie des mots se perdait dans le trajet du larynx aux lèvres comme sur
un clavier où il manque des notes.

Marius s'était reculé doucement.

--Mademoiselle, dit-il avec sa gravité froide, j'ai là un paquet qui
est, je crois, à vous. Permettez-moi de vous le remettre.

Et il lui tendit l'enveloppe qui renfermait les quatre lettres.

Elle frappa dans ses deux mains, et s'écria:

--Nous avons cherché partout!

Puis elle saisit vivement le paquet, et défit l'enveloppe, tout en
disant:

--Dieu de Dieu! avons-nous cherché, ma soeur et moi! Et c'est vous qui
l'aviez trouvé! Sur le boulevard, n'est-ce pas? ce doit être sur le
boulevard? Voyez-vous, ça a tombé quand nous avons couru. C'est ma
mioche de soeur qui a fait la bêtise. En rentrant nous ne l'avons plus
trouvé. Comme nous ne voulions pas être battues, que cela est inutile,
que cela est entièrement inutile, que cela est absolument inutile, nous
avons dit chez nous que nous avions porté les lettres chez les personnes
et qu'on nous avait dit nix! Les voilà, ces pauvres lettres! Et à quoi
avez-vous vu qu'elles étaient à moi? Ah! oui, à l'écriture! C'est donc
vous que nous avons cogné en passant hier au soir. On n'y voyait pas,
quoi! J'ai dit à ma soeur: Est-ce que c'est un monsieur? Ma soeur m'a
dit: Je crois que c'est un monsieur!

Cependant, elle avait déplié la supplique adressée «au monsieur
bienfaisant de l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas».

--Tiens! dit-elle, c'est celle pour ce vieux qui va à la messe. Au fait,
c'est l'heure. Je vas lui porter. Il nous donnera peut-être de quoi
déjeuner.

Puis elle se remit à rire, et ajouta:

--Savez-vous ce que cela fera si nous déjeunons aujourd'hui? Cela fera
que nous aurons eu notre déjeuner d'avant-hier, notre dîner
d'avant-hier, notre déjeuner d'hier, notre dîner d'hier, tout ça en une
fois, ce matin. Tiens! parbleu! si vous n'êtes pas contents, crevez,
chiens!

Ceci fit souvenir Marius de ce que la malheureuse venait chercher chez
lui.

Il fouilla dans son gilet, il n'y trouva rien.

La jeune fille continuait, et semblait parler comme si elle n'avait plus
conscience que Marius fût là.

--Des fois je m'en vais le soir. Des fois je ne rentre pas. Avant d'être
ici, l'autre hiver nous demeurions sous les arches des ponts. On se
serrait pour ne pas geler. Ma petite soeur pleurait. L'eau, comme c'est
triste! Quand je pensais à me noyer, je disais: Non, c'est trop froid.
Je vais toute seule quand je veux, je dors des fois dans les fossés.
Savez-vous, la nuit, quand je marche sur le boulevard, je vois les
arbres comme des fourches, je vois des maisons toutes noires grosses
comme les tours de Notre-Dame, je me figure que les murs blancs sont la
rivière, je me dis: Tiens, il y a de l'eau là! Les étoiles sont comme
des lampions d'illuminations, on dirait qu'elles fument et que le vent
les éteint, je suis ahurie, comme si j'avais des chevaux qui me
soufflent dans l'oreille; quoique ce soit la nuit, j'entends des orgues
de Barbarie et les mécaniques des filatures, est-ce que je sais, moi? Je
crois qu'on me jette des pierres, je me sauve sans savoir, tout tourne,
tout tourne. Quand on n'a pas mangé, c'est très drôle.

Et elle le regarda d'un air égaré.

À force de creuser et d'approfondir ses poches, Marius avait fini par
réunir cinq francs seize sous. C'était en ce moment tout ce qu'il
possédait au monde.--Voilà toujours mon dîner d'aujourd'hui, pensa-t-il,
demain nous verrons.--Il prit les seize sous et donna les cinq francs à
la fille.

Elle saisit la pièce.

--Bon, dit-elle, il y a du soleil!

Et comme si ce soleil eût eu la propriété de faire fondre dans son
cerveau des avalanches d'argot, elle poursuivit:

--Cinque francs! du luisant! un monarque! dans cette piolle! c'est
chenâtre! Vous êtes un bon mion. Je vous fonce mon palpitant. Bravo les
fanandels! deux jours de pivois! et de la viandemuche! et du fricotmar!
on pitancera chenument! et de la bonne mouise!

Elle ramena sa chemise sur ses épaules, fit un profond salut à Marius,
puis un signe familier de la main, et se dirigea vers la porte en
disant:

--Bonjour, monsieur. C'est égal. Je vas trouver mon vieux.

En passant, elle aperçut sur la commode une croûte de pain desséchée qui
y moisissait dans la poussière; elle se jeta dessus et y mordit en
grommelant:

--C'est bon! c'est dur! ça me casse les dents!

Puis elle sortit.



Chapitre V

Le judas de la providence


Marius depuis cinq ans avait vécu dans la pauvreté, dans le dénûment,
dans la détresse même, mais il s'aperçut qu'il n'avait point connu la
vraie misère. La vraie misère, il venait de la voir. C'était cette larve
qui venait de passer sous ses yeux. C'est qu'en effet qui n'a vu que la
misère de l'homme n'a rien vu, il faut voir la misère de la femme; qui
n'a vu que la misère de la femme n'a rien vu, il faut voir la misère de
l'enfant.

Quand l'homme est arrivé aux dernières extrémités, il arrive en même
temps aux dernières ressources. Malheur aux êtres sans défense qui
l'entourent! Le travail, le salaire, le pain, le feu, le courage, la
bonne volonté, tout lui manque à la fois. La clarté du jour semble
s'éteindre au dehors, la lumière morale s'éteint au dedans; dans ces
ombres, l'homme rencontre la faiblesse de la femme et de l'enfant, et
les ploie violemment aux ignominies.

Alors toutes les horreurs sont possibles. Le désespoir est entouré de
cloisons fragiles qui donnent toutes sur le vice ou sur le crime.

La santé, la jeunesse, l'honneur, les saintes et farouches délicatesses
de la chair encore neuve, le coeur, la virginité, la pudeur, cet
épiderme de l'âme, sont sinistrement maniés par ce tâtonnement qui
cherche des ressources, qui rencontre l'opprobre, et qui s'en accommode.
Pères, mères, enfants, frères, soeurs, hommes, femmes, filles, adhèrent,
et s'agrègent presque comme une formation minérale, dans cette brumeuse
promiscuité de sexes, de parentés, d'âges, d'infamies, d'innocences. Ils
s'accroupissent, adossés les uns aux autres, dans une espèce de destin
taudis. Ils s'entreregardent lamentablement. Ô les infortunés! comme ils
sont pâles! comme ils ont froid! Il semble qu'ils soient dans une
planète bien plus loin du soleil que nous.

Cette jeune fille fut pour Marius une sorte d'envoyée des ténèbres.

Elle lui révéla tout un côté hideux de la nuit.

Marius se reprocha presque les préoccupations de rêverie et de passion
qui l'avaient empêché jusqu'à ce jour de jeter un coup d'oeil sur ses
voisins. Avoir payé leur loyer, c'était un mouvement machinal, tout le
monde eût eu ce mouvement; mais lui Marius eût dû faire mieux. Quoi! un
mur seulement le séparait de ces êtres abandonnés, qui vivaient à tâtons
dans la nuit, en dehors du reste des vivants, il les coudoyait, il était
en quelque sorte, lui, le dernier chaînon du genre humain qu'ils
touchassent, il les entendait vivre ou plutôt râler à côté de lui, et il
n'y prenait point garde! tous les jours à chaque instant, à travers la
muraille, il les entendait marcher, aller, venir, parler, et il ne
prêtait pas l'oreille! et dans ces paroles il y avait des gémissements,
et il ne les écoutait même pas! sa pensée était ailleurs, à des songes,
à des rayonnements impossibles, à des amours en l'air, à des folies; et
cependant des créatures humaines, ses frères en Jésus-Christ, ses frères
dans le peuple, agonisaient à côté de lui! agonisaient inutilement! Il
faisait même partie de leur malheur, et il l'aggravait. Car s'ils
avaient eu un autre voisin, un voisin moins chimérique et plus attentif,
un homme ordinaire et charitable, évidemment leur indigence eût été
remarquée, leurs signaux de détresse eussent été aperçus, et depuis
longtemps déjà peut-être ils eussent été recueillis et sauvés! Sans
doute ils paraissaient bien dépravés, bien corrompus, bien avilis, bien
odieux même, mais ils sont rares, ceux qui sont tombés sans être
dégradés; d'ailleurs il y a un point où les infortunés et les infâmes se
mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables; de
qui est-ce la faute? Et puis, est-ce que ce n'est pas quand la chute est
plus profonde que la charité doit être plus grande?

Tout en se faisant cette morale, car il y avait des occasions où Marius,
comme tous les coeurs vraiment honnêtes, était à lui-même son propre
pédagogue, et se grondait plus qu'il ne le méritait, il considérait le
mur qui le séparait des Jondrette, comme s'il eût pu faire passer à
travers cette cloison son regard plein de pitié et en aller réchauffer
ces malheureux. Le mur était une mince lame de plâtre soutenue par des
lattes et des solives, et qui, comme on vient de le lire, laissait
parfaitement distinguer le bruit des paroles et des voix. Il fallait
être le songeur Marius pour ne pas s'en être encore aperçu. Aucun papier
n'était collé sur ce mur ni du côté des Jondrette, ni du côté de Marius;
on en voyait à nu la grossière construction. Sans presque en avoir
conscience, Marius examinait cette cloison; quelquefois la rêverie
examine, observe et scrute comme ferait la pensée. Tout à coup il se
leva, il venait de remarquer vers le haut, près du plafond, un trou
triangulaire résultant de trois lattes qui laissaient un vide entre
elles. Le plâtras qui avait dû boucher ce vide était absent, et en
montant sur la commode on pouvait voir par cette ouverture dans le
galetas des Jondrette. La commisération a et doit avoir sa curiosité. Ce
trou faisait une espèce de judas. Il est permis de regarder l'infortune
en traître pour la secourir.--Voyons un peu ce que c'est que ces
gens-là, pensa Marius, et où ils en sont.

Il escalada la commode, approcha sa prunelle de la crevasse et regarda.



Chapitre VI

L'homme fauve au gîte


Les villes, comme les forêts, ont leurs antres où se cachent tout ce
qu'elles ont de plus méchant et de plus redoutable. Seulement, dans les
villes, ce qui se cache ainsi est féroce, immonde et petit, c'est-à-dire
laid; dans les forêts, ce qui se cache est féroce, sauvage et grand,
c'est-à-dire beau. Repaires pour repaires, ceux des bêtes sont
préférables à ceux des hommes. Les cavernes valent mieux que les bouges.

Ce que Marius voyait était un bouge.

Marius était pauvre et sa chambre était indigente; mais, de même que sa
pauvreté était noble, son grenier était propre. Le taudis où son regard
plongeait en ce moment était abject, sale, fétide, infect, ténébreux,
sordide. Pour tous meubles, une chaise de paille, une table infirme,
quelques vieux tessons, et dans deux coins deux grabats indescriptibles;
pour toute clarté, une fenêtre-mansarde à quatre carreaux, drapée de
toiles d'araignée. Il venait par cette lucarne juste assez de jour pour
qu'une face d'homme parût une face de fantôme. Les murs avaient un
aspect lépreux, et étaient couverts de coutures et de cicatrices comme
un visage défiguré par quelque horrible maladie. Une humidité chassieuse
y suintait. On y distinguait des dessins obscènes grossièrement
charbonnés.

La chambre que Marius occupait avait un pavage de briques délabré;
celle-ci n'était ni carrelée, ni planchéiée; on y marchait à cru sur
l'antique plâtre de la masure devenu noir sous les pieds. Sur ce sol
inégal, où la poussière était comme incrustée, et qui n'avait qu'une
virginité, celle du balai, se groupaient capricieusement des
constellations de vieux chaussons, de savates et de chiffons affreux; du
reste cette chambre avait une cheminée; aussi la louait-on quarante
francs par an. Il y avait de tout dans cette cheminée, un réchaud, une
marmite, des planches cassées, des loques pendues à des clous, une cage
d'oiseau, de la cendre, et même un peu de feu. Deux tisons y fumaient
tristement.

Une chose qui ajoutait encore à l'horreur de ce galetas, c'est que
c'était grand. Cela avait des saillies, des angles, des trous noirs, des
dessous de toits, des baies et des promontoires. De là d'affreux coins
insondables où il semblait que devaient se blottir des araignées grosses
comme le poing, des cloportes larges comme le pied, et peut-être même on
ne sait quels êtres humains monstrueux.

L'un des grabats était près de la porte, l'autre près de la fenêtre.
Tous deux touchaient par une extrémité à la cheminée et faisaient face à
Marius.

Dans un angle voisin de l'ouverture par où Marius regardait, était
accrochée au mur dans un cadre de bois noir une gravure coloriée au bas
de laquelle était écrit en grosses lettres: LE SONGE. Cela représentait
une femme endormie et un enfant endormi, l'enfant sur les genoux de la
femme, un aigle dans un nuage avec une couronne dans le bas, et la femme
écartant la couronne de la tête de l'enfant, sans se réveiller
d'ailleurs; au fond Napoléon dans une gloire s'appuyait sur une colonne
gros bleu à chapiteau jaune ornée de cette inscription:

MARINGO. AUSTERLITS. IÉNA. WAGRAMME. ELOT.

Au-dessus de ce cadre, une espèce de panneau de bois plus long que large
était posé à terre et appuyé en plan incliné contre le mur. Cela avait
l'air d'un tableau retourné, d'un châssis probablement barbouillé de
l'autre côté, de quelque trumeau détaché d'une muraille et oublié là en
attendant qu'on le raccroche.

Près de la table, sur laquelle Marius apercevait une plume, de l'encre
et du papier, était assis un homme d'environ soixante ans, petit,
maigre, livide, hagard, l'air fin, cruel et inquiet; un gredin hideux.

Lavater, s'il eût considéré ce visage, y eût trouvé le vautour mêlé au
procureur; l'oiseau de proie et l'homme de chicane s'enlaidissant et se
complétant l'un par l'autre, l'homme de chicane faisant l'oiseau de
proie ignoble, l'oiseau de proie faisant l'homme de chicane horrible.

Cet homme avait une longue barbe grise. Il était vêtu d'une chemise de
femme qui laissait voir sa poitrine velue et ses bras nus hérissés de
poils gris. Sous cette chemise, on voyait passer un pantalon boueux et
des bottes dont sortaient les doigts de ses pieds.

Il avait une pipe à la bouche et il fumait. Il n'y avait plus de pain
dans le taudis, mais il y avait encore du tabac.

Il écrivait, probablement quelque lettre comme celles que Marius avait
lues.

Sur le coin de la table on apercevait un vieux volume rougeâtre
dépareillé, et le format, qui était l'ancien in-12 des cabinets de
lecture, révélait un roman. Sur la couverture, s'étalait ce titre
imprimé en grosses majuscules: DIEU, LE ROI, L'HONNEUR ET LES DAMES, PAR
DUCRAY-DUMINIL. 1814.

Tout en écrivant, l'homme parlait haut, et Marius entendait ses paroles:

--Dire qu'il n'y a pas d'égalité, même quand on est mort! Voyez un peu
le Père-Lachaise! Les grands, ceux qui sont riches, sont en haut, dans
l'allée des acacias, qui est pavée. Ils peuvent y arriver en voiture.
Les petits, les pauvres gens, les malheureux, quoi! on les met dans le
bas, où il y a de la boue jusqu'aux genoux, dans les trous, dans
l'humidité. On les met là pour qu'ils soient plus vite gâtés! On ne peut
pas aller les voir sans enfoncer dans la terre.

Ici il s'arrêta, frappa du poing sur la table, et ajouta en grinçant des
dents:

--Oh! je mangerais le monde!

Une grosse femme qui pouvait avoir quarante ans ou cent ans était
accroupie près de la cheminée sur ses talons nus.

Elle n'était vêtue, elle aussi, que d'une chemise et d'un jupon de
tricot rapiécé avec des morceaux de vieux drap. Un tablier de grosse
toile cachait la moitié du jupon. Quoique cette femme fût pliée et
ramassée sur elle-même, on voyait qu'elle était de très haute taille.
C'était une espèce de géante à côté de son mari. Elle avait d'affreux
cheveux d'un blond roux grisonnants qu'elle remuait de temps en temps
avec ses énormes mains luisantes à ongles plats.

À côté d'elle était posé à terre, tout grand ouvert, un volume du même
format que l'autre, et probablement du même roman.

Sur un des grabats, Marius entrevoyait une espèce de longue petite fille
blême assise, presque nue et les pieds pendants, n'ayant l'air ni
d'écouter, ni de voir, ni de vivre.

La soeur cadette sans doute de celle qui était venue chez lui.

Elle paraissait onze ou douze ans. En l'examinant avec attention, on
reconnaissait qu'elle en avait bien quatorze. C'était l'enfant qui
disait la veille au soir sur le boulevard: _J'ai cavalé! cavalé!
cavalé!_

Elle était de cette espèce malingre qui reste longtemps en retard, puis
pousse vite et tout à coup. C'est l'indigence qui fait ces tristes
plantes humaines. Ces créatures n'ont ni enfance ni adolescence. À
quinze ans, elles en paraissent douze, à seize ans, elles en paraissent
vingt. Aujourd'hui petites filles, demain femmes. On dirait qu'elles
enjambent la vie, pour avoir fini plus vite.

En ce moment, cet être avait l'air d'un enfant.

Du reste, il ne se révélait dans ce logis la présence d'aucun travail;
pas un métier, pas un rouet, pas un outil. Dans un coin quelques
ferrailles d'un aspect douteux. C'était cette morne paresse qui suit le
désespoir et qui précède l'agonie.

Marius considéra quelque temps cet intérieur funèbre plus effrayant que
l'intérieur d'une tombe, car on y sentait remuer l'âme humaine et
palpiter la vie.

Le galetas, la cave, la basse-fosse où de certains indigents rampent au
plus bas de l'édifice social, n'est pas tout à fait le sépulcre, c'en
est l'antichambre; mais, comme ces riches qui étalent leurs plus grandes
magnificences à l'entrée de leur palais, il semble que la mort, qui est
tout à côté, mette ses plus grandes misères dans ce vestibule.

L'homme s'était tu, la femme ne parlait pas, la jeune fille ne semblait
pas respirer. On entendait crier la plume sur le papier.

L'homme grommela, sans cesser d'écrire:

--Canaille! canaille! tout est canaille!

Cette variante à l'épiphonème de Salomon arracha un soupir à la femme.

--Petit ami, calme-toi, dit-elle. Ne te fais pas de mal, chéri. Tu es
trop bon d'écrire à tous ces gens-là, mon homme.

Dans la misère, les corps se serrent les uns contre les autres, comme
dans le froid, mais les coeurs s'éloignent. Cette femme, selon toute
apparence, avait dû aimer cet homme de la quantité d'amour qui était en
elle; mais probablement, dans les reproches quotidiens et réciproques
d'une affreuse détresse pesant sur tout le groupe, cela s'était éteint.
Il n'y avait plus en elle pour son mari que de la cendre d'affection.
Pourtant les appellations caressantes, comme cela arrive souvent,
avaient survécu. Elle lui disait: _Chéri, petit ami, mon homme, _etc.,
de bouche, le coeur se taisant.

L'homme s'était remis à écrire.



Chapitre VII

Stratégie et tactique


Marius, la poitrine oppressée, allait redescendre de l'espèce
d'observatoire qu'il s'était improvisé, quand un bruit attira son
attention et le fit rester à sa place.

La porte du galetas venait de s'ouvrir brusquement.

La fille aînée parut sur le seuil.

Elle avait aux pieds de gros souliers d'homme tachés de boue qui avait
jailli jusque sur ses chevilles rouges, et elle était couverte d'une
vieille mante en lambeaux que Marius ne lui avait pas vue une heure
auparavant, mais qu'elle avait probablement déposée à sa porte afin
d'inspirer plus de pitié, et qu'elle avait dû reprendre en sortant. Elle
entra, repoussa la porte derrière elle, s'arrêta pour reprendre haleine,
car elle était tout essoufflée, puis cria avec une expression de
triomphe et de joie:

--Il vient!

Le père tourna les yeux, la femme tourna la tête, la petite soeur ne
bougea pas.

--Qui? demanda le père.

--Le monsieur!

--Le philanthrope?

--Oui.

--De l'église Saint-Jacques?

--Oui.

--Ce vieux?

--Oui.

--Et il va venir?

--Il me suit.

--Tu es sûre?

--Je suis sûre.

--Là, vrai, il vient?

--Il vient en fiacre.

--En fiacre. C'est Rothschild!

Le père se leva.

--Comment es-tu sûre? s'il vient en fiacre, comment se fait-il que tu
arrives avant lui? Lui as-tu bien donné l'adresse au moins? lui as-tu
bien dit la dernière porte au fond du corridor à droite? Pourvu qu'il ne
se trompe pas! Tu l'as donc trouvé à l'église? a-t-il lu ma lettre?
qu'est-ce qu'il t'a dit?

--Ta, ta, ta! dit la fille, comme tu galopes, bonhomme! Voici: je suis
entrée dans l'église, il était à sa place d'habitude, je lui ai fait la
révérence, et je lui ai remis la lettre, il a lu, et il m'a dit: Où
demeurez-vous, mon enfant? J'ai dit: Monsieur, je vas vous mener. Il m'a
dit: Non, donnez-moi votre adresse, ma fille a des emplettes à faire, je
vais prendre une voiture, et j'arriverai chez vous en même temps que
vous. Je lui ai donné l'adresse. Quand je lui ait dit la maison, il a
paru surpris et qu'il hésitait un instant, puis il a dit: C'est égal,
j'irai. La messe finie, je l'ai vu sortir de l'église avec sa fille, je
les ai vus monter en fiacre. Et je lui ai bien dit la dernière porte au
fond du corridor à droite.

--Et qu'est-ce qui te dit qu'il viendra?

--Je viens de voir le fiacre qui arrivait rue du Petit-Banquier. C'est
ce qui fait que j'ai couru.

--Comment sais-tu que c'est le même fiacre?

--Parce que j'en avais remarqué le numéro donc!

--Quel est ce numéro?

--440.

--Bien, tu es une fille d'esprit.

La fille regarda hardiment son père, et, montrant les chaussures qu'elle
avait aux pieds:--Une fille d'esprit, c'est possible. Mais je dis que je
ne mettrai plus ces souliers-là, et que je n'en veux plus, pour la santé
d'abord, et pour la propreté ensuite. Je ne connais rien de plus agaçant
que des semelles qui jutent et qui font ghi, ghi, ghi, tout le long du
chemin. J'aime mieux aller nu-pieds.

--Tu as raison, répondit le père d'un ton de douceur qui contrastait
avec la rudesse de la jeune fille, mais c'est qu'on ne te laisserait pas
entrer dans les églises. Il faut que les pauvres aient des souliers. On
ne va pas pieds nus chez le bon Dieu, ajouta-t-il amèrement. Puis
revenant à l'objet qui le préoccupait:--Et tu es sûre, là, sûre, qu'il
vient?

--Il est derrière mes talons, dit-elle.

L'homme se dressa. Il y avait une sorte d'illumination sur son visage.

--Ma femme! cria-t-il, tu entends. Voilà le philanthrope. Éteins le feu.

La mère stupéfaite ne bougea pas.

Le père, avec l'agilité d'un saltimbanque, saisit un pot égueulé qui
était sur la cheminée et jeta de l'eau sur les tisons.

Puis s'adressant à sa fille aînée:

--Toi! dépaille la chaise!

Sa fille ne comprenait point.

Il empoigna la chaise et d'un coup de talon il en fit une chaise
dépaillée. Sa jambe passa au travers.

Tout en retirant sa jambe, il demanda à sa fille:

--Fait-il froid?

--Très froid. Il neige.

Le père se tourna vers la cadette qui était sur le grabat près de la
fenêtre et lui cria d'une voix tonnante:

--Vite! à bas du lit, fainéante! tu ne feras donc jamais rien! Casse un
carreau!

La petite se jeta à bas du lit en frissonnant.

--Casse un carreau! reprit-il.

L'enfant demeura interdite.

--M'entends-tu? répéta le père, je te dis de casser un carreau!

L'enfant, avec une sorte d'obéissance terrifiée, se dressa sur la pointe
du pied, et donna un coup de poing dans un carreau. La vitre se brisa et
tomba à grand bruit.

--Bien, dit le père.

Il était grave et brusque. Son regard parcourait rapidement tous les
recoins du galetas.

On eût dit un général qui fait les derniers préparatifs au moment où la
bataille va commencer.

La mère, qui n'avait pas encore dit un mot, se souleva et demanda d'une
voix lente et sourde et dont les paroles semblaient sortir comme figées:

--Chéri, qu'est-ce que tu veux faire?

--Mets-toi au lit répondit l'homme.

L'intonation n'admettait pas de délibération. La mère obéit et se jeta
lourdement sur un des grabats.

Cependant on entendait un sanglot dans un coin.

--Qu'est-ce que c'est? cria le père.

La fille cadette, sans sortir de l'ombre où elle s'était blottie, montra
son poing ensanglanté. En brisant la vitre elle s'était blessée; elle
s'en était allée près du grabat de sa mère, et elle pleurait
silencieusement.

Ce fut le tour de la mère de se redresser et de crier:

--Tu vois bien! les bêtises que tu fais! en cassant ton carreau, elle
s'est coupée!

--Tant mieux! dit l'homme, c'était prévu.

--Comment? tant mieux? reprit la femme.

--Paix! répliqua le père, je supprime la liberté de la presse.

Puis, déchirant la chemise de femme qu'il avait sur le corps, il fit un
lambeau de toile dont il enveloppa vivement le poignet sanglant de la
petite.

Cela fait, son oeil s'abaissa sur la chemise déchirée avec satisfaction.

--Et la chemise aussi, dit-il. Tout cela a bon air.

Une bise glacée sifflait à la vitre et entrait dans la chambre. La brume
du dehors y pénétrait et s'y dilatait comme une ouate blanchâtre
vaguement démêlée par des doigts invisibles. À travers le carreau cassé,
on voyait tomber la neige. Le froid promis la veille par le soleil de la
Chandeleur était en effet venu.

Le père promena un coup d'oeil autour de lui comme pour s'assurer qu'il
n'avait rien oublié. Il prit une vieille pelle et répandit de la cendre
sur les tisons mouillés de façon à les cacher complètement.

Puis se relevant et s'adossant à la cheminée:

--Maintenant, dit-il, nous pouvons recevoir le philanthrope.



Chapitre VIII

Le rayon dans le bouge


La grande fille s'approcha et posa sa main sur celle de son père.

--Tâte comme j'ai froid, dit-elle.

--Bah! répondit le père, j'ai bien plus froid que cela.

La mère cria impétueusement:

--Tu as toujours tout mieux que les autres, toi! même le mal.

--À bas! dit l'homme.

La mère, regardée d'une certaine façon, se tut.

Il y eut dans le bouge un moment de silence. La fille aînée décrottait
d'un air insouciant le bas de sa mante, la jeune soeur continuait de
sangloter; la mère lui avait pris la tête dans ses deux mains et la
couvrait de baisers en lui disant tout bas:

--Mon trésor, je t'en prie, ce ne sera rien, ne pleure pas, tu vas
fâcher ton père.

--Non! cria le père, au contraire! sanglote! sanglote! cela fait bien.

Puis, revenant à l'aînée:

--Ah çà, mais! il n'arrive pas! S'il allait ne pas venir! j'aurais
éteint mon feu, défoncé ma chaise, déchiré ma chemise et cassé mon
carreau pour rien!

--Et blessé la petite! murmura la mère.

--Savez-vous, reprit le père, qu'il fait un froid de chien dans ce
galetas du diable? Si cet homme ne venait pas! Oh! voilà! il se fait
attendre! il se dit: Eh bien! ils m'attendront! ils sont là pour
cela!--Oh! je les hais, et comme je les étranglerais avec jubilation,
joie, enthousiasme et satisfaction, ces riches! tous ces riches! ces
prétendus hommes charitables, qui font les conflits, qui vont à la
messe, qui donnent dans la prêtraille, prêchi, prêcha, dans les
calottes, et qui se croient au-dessus de nous, et qui viennent nous
humilier, et nous apporter des vêtements! comme ils disent! des nippes
qui ne valent pas quatre sous, et du pain! Ce n'est pas cela que je
veux, tas de canailles! c'est de l'argent! Ah! de l'argent! jamais!
parce qu'ils disent que nous l'irions boire, et que nous sommes des
ivrognes et des fainéants Et eux! qu'est-ce qu'ils sont donc, et
qu'est-ce qu'ils ont été dans leur temps? des voleurs! ils ne se
seraient pas enrichis sans cela! Oh! l'on devrait prendre la société par
les quatre coins de la nappe et tout jeter en l'air! tout se casserait,
c'est possible, mais au moins personne n'aurait rien, ce serait cela de
gagné!--Mais qu'est-ce qu'il fait donc, ton mufle de monsieur
bienfaisant? viendra-t-il! L'animal a peut-être oublié l'adresse!
Gageons que cette vieille bête....

En ce moment on frappa un léger coup à la porte; l'homme s'y précipita
et l'ouvrit en s'écriant avec des salutations profondes et des sourires
d'adoration:

--Entrez, monsieur! daignez entrer, mon respectable bienfaiteur, ainsi
que votre charmante demoiselle.

Un homme d'un âge mûr et une jeune fille parurent sur le seuil du
galetas.

Marius n'avait pas quitté sa place. Ce qu'il éprouva en ce moment
échappe à la langue humaine.

C'était Elle.

Quiconque a aimé sait tous les sens rayonnants que contiennent les
quatre lettres de ce mot: Elle.

C'était bien elle. C'est à peine si Marius la distinguait à travers la
vapeur lumineuse qui s'était subitement répandue sur ses yeux. C'était
ce doux être absent, cet astre qui lui avait lui pendant six mois,
c'était cette prunelle, ce front, cette bouche, ce beau visage évanoui
qui avait fait la nuit en s'en allant. La vision s'était éclipsée, elle
reparaissait!

Elle reparaissait dans cette ombre, dans ce galetas, dans ce bouge
difforme, dans cette horreur!

Marius frémissait éperdument. Quoi! c'était elle! les palpitations de
son coeur lui troublaient la vue. Il se sentait prêt à fondre en larmes.
Quoi! il la revoyait enfin après l'avoir cherchée si longtemps! il lui
semblait qu'il avait perdu son âme et qu'il venait de la retrouver.

Elle était toujours la même, un peu pâle seulement; sa délicate figure
s'encadrait dans un chapeau de velours violet, sa taille se dérobait
sous une pelisse de satin noir. On entrevoyait sous sa longue robe son
petit pied serré dans un brodequin de soie.

Elle était toujours accompagnée de M. Leblanc.

Elle avait fait quelques pas dans la chambre et avait déposé un assez
gros paquet sur la table.

La Jondrette aînée s'était retirée derrière la porte et regardait d'un
oeil sombre ce chapeau de velours, cette mante de soie, et ce charmant
visage heureux.



Chapitre IX

Jondrette pleure presque


Le taudis était tellement obscur que les gens qui venaient du dehors
éprouvaient en y pénétrant un effet d'entrée de cave. Les deux nouveaux
venus avancèrent donc avec une certaine hésitation, distinguant à peine
des formes vagues autour d'eux, tandis qu'ils étaient parfaitement vus
et examinés par les yeux des habitants du galetas, accoutumés à ce
crépuscule.

M. Leblanc s'approcha avec son regard bon et triste, et dit au père
Jondrette:

--Monsieur, vous trouverez dans ce paquet des hardes neuves, des bas et
des couvertures de laine.

--Notre angélique bienfaiteur nous comble, dit Jondrette en s'inclinant
jusqu'à terre.--Puis, se penchant à l'oreille de sa fille aînée, pendant
que les deux visiteurs examinaient cet intérieur lamentable, il ajouta
bas et rapidement:

--Hein? qu'est-ce que je disais? des nippes! pas d'argent. Ils sont tous
les mêmes! À propos, comment la lettre à cette vieille ganache
était-elle signée?

--Fabantou, répondit la fille.

--L'artiste dramatique, bon!

Bien en prit à Jondrette, car en ce moment-là même M. Leblanc se
retournait vers lui, et lui disait de cet air de quelqu'un qui cherche
le nom:

--Je vois que vous êtes bien à plaindre, monsieur....

--Fabantou, répondit vivement Jondrette.

--Monsieur Fabantou, oui, c'est cela, je me rappelle.

--Artiste dramatique, monsieur, et qui a eu des succès.

Ici Jondrette crut évidemment le moment venu de s'emparer du
«philanthrope». Il s'écria avec un son de voix qui tenait tout à la fois
de la gloriole du bateleur dans les foires et de l'humilité du mendiant
sur les grandes routes:

--Élève de Talma, monsieur! je suis élève de Talma! La fortune m'a souri
jadis. Hélas! maintenant c'est le tour du malheur. Voyez, mon
bienfaiteur, pas de pain, pas de feu. Mes pauvres mômes n'ont pas de
feu! Mon unique chaise dépaillée! Un carreau cassé! par le temps qu'il
fait! Mon épouse au lit! malade!

--Pauvre femme! dit M. Leblanc.

--Mon enfant blessée! ajouta Jondrette.

L'enfant, distraite par l'arrivée des étrangers, s'était mise à
contempler «la demoiselle», et avait cessé de sangloter.

--Pleure donc! braille donc! lui dit Jondrette bas.

En même temps il lui pinça sa main malade. Tout cela avec un talent
d'escamoteur.

La petite jeta les hauts cris.

L'adorable jeune fille que Marius nommait dans son coeur «son Ursule»
s'approcha vivement:

--Pauvre chère enfant! dit-elle.

--Voyez, ma belle demoiselle, poursuivit Jondrette, son poignet
ensanglanté! C'est un accident qui est arrivé en travaillant sous une
mécanique pour gagner six sous par jour. On sera peut-être obligé de lui
couper le bras!

--Vraiment? dit le vieux monsieur alarmé.

La petite fille, prenant cette parole au sérieux, se remit à sangloter
de plus belle.

--Hélas, oui, mon bienfaiteur! répondit le père.

Depuis quelques instants, Jondrette considérait, «le philanthrope» d'une
manière bizarre. Tout en parlant, il semblait le scruter avec attention
comme s'il cherchait à recueillir des souvenirs. Tout à coup, profitant
d'un moment où les nouveaux venus questionnaient avec intérêt la petite
sur sa main blessée, il passa près de sa femme qui était dans son lit
avec un air accablé et stupide, et lui dit vivement et très bas:

--Regarde donc cet homme-là!

Puis se retournant vers M. Leblanc, et continuant sa lamentation:

--Voyez, monsieur! je n'ai, moi, pour tout vêtement qu'une chemise de ma
femme! et toute déchirée! au coeur de l'hiver. Je ne puis sortir faute
d'un habit. Si j'avais le moindre habit, j'irais voir mademoiselle Mars
qui me connaît et qui m'aime beaucoup. Ne demeure-t-elle pas toujours
rue de la Tour-des-Dames? Savez-vous, monsieur? nous avons joué ensemble
en province. J'ai partagé ses lauriers. Célimène viendrait à mon
secours, monsieur! Elmire ferait l'aumône à Bélisaire! Mais non, rien!
Et pas un sou dans la maison! Ma femme malade, pas un sou! Ma fille
dangereusement blessée, pas un sou! Mon épouse a des étouffements. C'est
son âge, et puis le système nerveux s'en est mêlé. Il lui faudrait des
secours, et à ma fille aussi! Mais le médecin! mais le pharmacien!
comment payer? pas un liard! Je m'agenouillerais devant un décime,
monsieur! Voilà où les arts en sont réduits! Et savez-vous, ma charmante
demoiselle, et vous, mon généreux protecteur, savez-vous, vous qui
respirez la vertu et la bonté, et qui parfumez cette église où ma
pauvre fille en venant faire sa prière vous aperçoit tous les jours?...
Car j'élève mes filles dans la religion, monsieur. Je n'ai pas voulu
qu'elles prissent le théâtre. Ah! les drôlesses; que je les voie
broncher! Je ne badine pas, moi! Je leur flanque des bouzins sur
l'honneur, sur la morale, sur la vertu! Demandez-leur. Il faut que ça
marche droit. Elles ont un père. Ce ne sont pas de ces malheureuses qui
commencent par n'avoir pas de famille et qui finissent par épouser le
public. On est mamselle Personne, on devient madame Tout-le-Monde.
Crebleur! pas de ça dans la famille Fabantou! J'entends les éduquer
vertueusement, et que ça soit honnête, et que ça soit gentil, et que ça
croie en Dieu! sacré nom!--Eh bien, monsieur, mon digne monsieur,
savez-vous ce qui va se passer demain? Demain, c'est le 4 février, le
jour fatal, le dernier délai que m'a donné mon propriétaire; si ce soir
je ne l'ai pas payé, demain ma fille aînée, moi, mon épouse avec sa
fièvre, mon enfant avec sa blessure, nous serons tous quatre chassés
d'ici, et jetés dehors, dans la rue, sur le boulevard, sans abri, sous
la pluie, sur la neige. Voilà, monsieur. Je dois quatre termes, une
année! c'est-à-dire une soixantaine de francs.

Jondrette mentait. Quatre termes n'eussent fait que quarante francs, et
il n'en pouvait devoir quatre, puisqu'il n'y avait pas six mois que
Marius en avait payé deux.

M. Leblanc tira cinq francs de sa poche et les posa sur la table.

Jondrette eut le temps de grommeler à l'oreille de sa grande fille:

--Gredin! que veut-il que je fasse avec ses cinq francs? Cela ne me paye
pas ma chaise et mon carreau! Faites donc des frais!

Cependant, M. Leblanc avait quitté une grande redingote brune qu'il
portait par-dessus sa redingote bleue et l'avait jetée sur le dos de la
chaise.

--Monsieur Fabantou, dit-il, je n'ai plus que ces cinq francs sur moi,
mais je vais reconduire ma fille à la maison et je reviendrai ce soir;
n'est-ce pas ce soir que vous devez payer?...

Le visage de Jondrette s'éclaira d'une expression étrange.

Il répondit vivement:

--Oui, mon respectable monsieur. À huit heures je dois être chez mon
propriétaire.

--Je serai ici à six heures, et je vous apporterai les soixante francs.

--Mon bienfaiteur! cria Jondrette éperdu.

Et il ajouta tout bas:

--Regarde-le bien, ma femme!

M. Leblanc avait repris le bras de la belle jeune fille et se tournait
vers la porte:

--À ce soir, mes amis, dit-il.

--Six heures? fit Jondrette.

--Six heures précises.

En ce moment le par-dessus resté sur la chaise frappa les yeux de la
Jondrette aînée.

--Monsieur, dit-elle, vous oubliez votre redingote.

Jondrette dirigea vers sa fille un regard foudroyant accompagné d'un
haussement d'épaules formidable.

M. Leblanc se retourna et répondit avec un sourire:

--Je ne l'oublie pas, je la laisse.

--Ô mon protecteur, dit Jondrette, mon auguste bienfaiteur, je fonds en
larmes! Souffrez que je vous reconduise jusqu'à votre fiacre.

--Si vous sortez, repartit M. Leblanc, mettez ce par-dessus. Il fait
vraiment très froid.

Jondrette ne se le fit pas dire deux fois. Il endossa vivement la
redingote brune.

Et ils sortirent tous les trois, Jondrette précédant les deux étrangers.



Chapitre X

Tarif des cabriolets de régie: deux francs l'heure


Marius n'avait rien perdu de toute cette scène, et pourtant en réalité
il n'en avait rien vu. Ses yeux étaient restés fixés sur la jeune fille,
son coeur l'avait pour ainsi dire saisie et enveloppée tout entière dès
son premier pas dans le galetas. Pendant tout le temps qu'elle avait été
là, il avait vécu de cette vie de l'extase qui suspend les perceptions
matérielles et précipite toute l'âme sur un seul point. Il contemplait,
non pas cette fille, mais cette lumière qui avait une pelisse de satin
et un chapeau de velours. L'étoile Sirius fût entrée dans la chambre
qu'il n'eût pas été plus ébloui.

Tandis que la jeune fille ouvrait le paquet, dépliait les hardes et les
couvertures, questionnait la mère malade avec bonté et la petite blessée
avec attendrissement, il épiait tous ses mouvements, il tâchait
d'écouter ses paroles. Il connaissait ses yeux, son front, sa beauté, sa
taille, sa démarche, il ne connaissait pas le son de sa voix. Il avait
cru en saisir quelques mots une fois au Luxembourg, mais il n'en était
pas absolument sûr. Il eût donné dix ans de sa vie pour l'entendre, pour
pouvoir emporter dans son âme un peu de cette musique. Mais tout se
perdait dans les étalages lamentables et les éclats de trompette de
Jondrette. Cela mêlait une vraie colère au ravissement de Marius. Il la
couvait des yeux. Il ne pouvait s'imaginer que ce fût vraiment cette
créature divine qu'il apercevait au milieu de ces êtres immondes dans ce
taudis monstrueux. Il lui semblait voir un colibri parmi des crapauds.

Quand elle sortit, il n'eut qu'une pensée, la suivre, s'attacher à sa
trace, ne la quitter que sachant où elle demeurait, ne pas la reperdre
au moins après l'avoir si miraculeusement retrouvée! Il sauta à bas de
la commode et prit son chapeau. Comme il mettait la main au pêne de la
serrure et allait sortir, une réflexion l'arrêta. Le corridor était
long, l'escalier roide, le Jondrette bavard, M. Leblanc n'était sans
doute pas encore remonté en voiture; si, en se retournant dans le
corridor, ou dans l'escalier, ou sur le seuil, il l'apercevait lui,
Marius, dans cette maison, évidemment il s'alarmerait et trouverait
moyen de lui échapper de nouveau, et ce serait encore une fois fini. Que
faire? Attendre un peu? mais pendant cette attente, la voiture pouvait
partir Marius était perplexe. Enfin il se risqua, et sortit de sa
chambre.

Il n'y avait plus personne dans le corridor. Il courut à l'escalier. Il
n'y avait personne dans l'escalier. Il descendit en hâte, et il arriva
sur le boulevard à temps pour voir un fiacre tourner le coin de la rue
du Petit-Banquier et rentrer dans Paris.

Marius se précipita dans cette direction. Parvenu à l'angle du
boulevard, il revit le fiacre qui descendait rapidement la rue
Mouffetard; le fiacre était déjà très loin, aucun moyen de le rejoindre;
quoi? courir après? impossible; et d'ailleurs de la voiture on
remarquerait certainement un individu courant à toutes jambes à la
poursuite du fiacre, et le père le reconnaîtrait. En ce moment, hasard
inouï et merveilleux, Marius aperçut un cabriolet de régie qui passait à
vide sur le boulevard. Il n'y avait qu'un parti à prendre, monter dans
ce cabriolet, et suivre le fiacre. Cela était sûr, efficace et sans
danger.

Marius fit signe au cocher d'arrêter, et lui cria:

--À l'heure!

Marius était sans cravate, il avait son vieil habit de travail auquel
des boutons manquaient, sa chemise était déchirée à l'un des plis de la
poitrine.

Le cocher s'arrêta, cligna de l'oeil et étendit vers Marius sa main
gauche en frottant doucement son index avec son pouce.

--Quoi? dit Marius.

--Payez d'avance, dit le cocher.

Marius se souvint qu'il n'avait sur lui que seize sous.

--Combien? demanda-t-il.

--Quarante sous.

--Je payerai en revenant.

Le cocher, pour toute réponse, siffla l'air de La Palisse et fouetta son
cheval.

Marius regarda le cabriolet s'éloigner d'un air égaré. Pour vingt-quatre
sous qui lui manquaient, il perdait sa joie, son bonheur, son amour! il
retombait dans la nuit! il avait vu et il redevenait aveugle! il songea
amèrement et, il faut bien le dire, avec un regret profond, aux cinq
francs qu'il avait donnés le matin même à cette misérable fille. S'il
avait eu ces cinq francs, il était sauvé, il renaissait, il sortait des
limbes et des ténèbres, il sortait de l'isolement, du spleen, du
veuvage; il renouait le fil noir de sa destinée à ce beau fil d'or qui
venait de flotter devant ses yeux et de se casser encore une fois. Il
rentra dans la masure désespéré.

Il aurait pu se dire que M. Leblanc avait promis de revenir le soir, et
qu'il n'y aurait qu'à s'y mieux prendre cette fois pour le suivre; mais
dans sa contemplation, c'est à peine s'il avait entendu.

Au moment de monter l'escalier, il aperçut de l'autre côté du boulevard,
le long du mur désert de la rue de la Barrière des Gobelins, Jondrette
enveloppé du par-dessus du «philanthrope», qui parlait à un de ces
hommes de mine inquiétante qu'on est convenu d'appeler _rôdeurs de
barrières;_ gens à figures équivoques, à monologues suspects, qui ont un
air de mauvaise pensée, et qui dorment assez habituellement de jour, ce
qui fait supposer qu'ils travaillent la nuit.

Ces deux hommes, causant immobiles sous la neige qui tombait par
tourbillons, faisaient un groupe qu'un sergent de ville eût à coup sûr
observé, mais que Marius remarqua à peine.

Cependant, quelle que fût sa préoccupation douloureuse, il ne put
s'empêcher de se dire que ce rôdeur de barrières à qui Jondrette
parlait ressemblait à un certain Panchaud, dit Printanier, dit
Bigrenaille, que Courfeyrac lui avait montré une fois et qui passait
dans le quartier pour un promeneur nocturne assez dangereux. On a vu,
dans le livre précédent, le nom de cet homme. Ce Panchaud, dit
Printanier, dit Bigrenaille, a figuré plus tard dans plusieurs procès
criminels et est devenu depuis un coquin célèbre. Il n'était encore
alors qu'un fameux coquin. Aujourd'hui il est à l'état de tradition
parmi les bandits et les escarpes. Il faisait école vers la fin du
dernier règne. Et le soir, à la nuit tombante, à l'heure où les groupes
se forment et se parlent bas, on en causait à la Force dans la
fosse-aux-lions. On pouvait même, dans cette prison, précisément à
l'endroit où passait sous le chemin de ronde ce canal des latrines qui
servit à la fuite inouïe en plein jour de trente détenus en 1843, on
pouvait, au-dessus de la date de ces latrines, lire son nom, PANCHAUD,
audacieusement gravé par lui sur le mur de ronde dans une de ses
tentatives d'évasion. En 1832, la police le surveillait déjà, mais il
n'avait pas encore sérieusement débuté.



Chapitre XI

Offres de service de la misère à la douleur


Marius monta l'escalier de la masure à pas lents; à l'instant où il
allait rentrer dans sa cellule, il aperçut derrière lui dans le corridor
la Jondrette aînée qui le suivait. Cette fille lui fut odieuse à voir,
c'était elle qui avait ses cinq francs, il était trop tard pour les lui
redemander, le cabriolet n'était plus là, le fiacre était bien loin.
D'ailleurs elle ne les lui rendrait pas. Quant à la questionner sur la
demeure des gens qui étaient venus tout à l'heure, cela était inutile,
il était évident qu'elle ne la savait point, puisque la lettre signée
Fabantou était adressée _au monsieur bienfaisant de l'église
Saint-Jacques-du-Haut-Pas_.

Marius entra dans sa chambre et poussa sa porte derrière lui.

Elle ne se ferma pas; il se retourna et vit une main qui retenait la
porte entr'ouverte.

--Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il, qui est là?

C'était la fille Jondrette.

--C'est vous? reprit Marius presque durement, toujours vous donc! Que me
voulez-vous?

Elle semblait pensive et ne regardait pas. Elle n'avait plus son
assurance du matin. Elle n'était pas entrée et se tenait dans l'ombre du
corridor, où Marius l'apercevait par la porte entre-bâillée.

--Ah çà, répondrez-vous? fit Marius. Qu'est-ce que vous me voulez?

Elle leva sur lui son oeil morne où une espèce de clarté semblait
s'allumer vaguement, et lui dit:

--Monsieur Marius, vous avez l'air triste. Qu'est-ce que vous avez?

--Moi! dit Marius.

--Oui, vous.

--Je n'ai rien.

--Si!

--Non.

--Je vous dis que si!

--Laissez-moi tranquille!

Marius poussa de nouveau la porte, elle continua de la retenir.

--Tenez, dit-elle, vous avez tort. Quoique vous ne soyez pas riche, vous
avez été bon ce matin. Soyez-le encore à présent. Vous m'avez donné de
quoi manger, dites-moi maintenant ce que vous avez. Vous avez du
chagrin, cela se voit. Je ne voudrais pas que vous eussiez du chagrin.
Qu'est-ce qu'il faut faire pour cela? Puis-je servir à quelque chose?
Employez-moi. Je ne vous demande pas vos secrets, vous n'aurez pas
besoin de me dire, mais enfin je peux être utile. Je peux bien vous
aider, puisque j'aide mon père. Quand il faut porter des lettres, aller
dans les maisons, demander de porte en porte, trouver une adresse,
suivre quelqu'un, moi je sers à ça. Eh bien, vous pouvez bien me dire ce
que vous avez, j'irai parler aux personnes. Quelquefois quelqu'un qui
parle aux personnes, ça suffit pour qu'on sache les choses, et tout
s'arrange. Servez-vous de moi.

Une idée traversa l'esprit de Marius. Quelle branche dédaigne-t-on quand
on se sent tomber?

Il s'approcha de la Jondrette.

--Écoute... lui dit-il.

Elle l'interrompit avec un éclair de joie dans les yeux.

--Oh! oui, tutoyez-moi! j'aime mieux cela.

--Eh bien, reprit-il, tu as amené ici ce vieux monsieur avec sa
fille....

--Oui.

--Sais-tu leur adresse?

--Non.

--Trouve-la-moi.

L'oeil de la Jondrette, de morne, était devenu joyeux, de joyeux il
devint sombre.

--C'est là ce que vous voulez? demanda-t-elle.

--Oui.

--Est-ce que vous les connaissez?

--Non.

--C'est-à-dire, reprit-elle vivement, vous ne la connaissez pas, mais
vous voulez la connaître.

Ce _les_ qui était devenu _la_ avait je ne sais quoi de significatif et
d'amer.

--Enfin, peux-tu? dit Marius.

--Vous avoir l'adresse de la belle demoiselle?

Il y avait encore dans ces mots «la belle demoiselle» une nuance qui
importuna Marius. Il reprit:

--Enfin n'importe! l'adresse du père et de la fille. Leur adresse,
quoi!

Elle le regarda fixement.

--Qu'est-ce que vous me donnerez?

--Tout ce que tu voudras!

--Tout ce que je voudrai?

--Oui.

--Vous aurez l'adresse.

Elle baissa la tête, puis d'un mouvement brusque elle tira la porte qui
se referma.

Marius se retrouva seul.

Il se laissa tomber sur une chaise, la tête et les deux coudes sur son
lit, abîmé dans des pensées qu'il ne pouvait saisir et comme en proie à
un vertige. Tout ce qui s'était passé depuis le matin, l'apparition de
l'ange, sa disparition, ce que cette créature venait de lui dire, une
lueur d'espérance flottant dans un désespoir immense, voilà ce qui
emplissait confusément son cerveau.

Tout à coup il fut violemment arraché à sa rêverie.

Il entendit la voix haute et dure de Jondrette prononcer ces paroles
pleines du plus étrange intérêt pour lui:

--Je te dis que j'en suis sûr et que je l'ai reconnu.

De qui parlait Jondrette? il avait reconnu qui? M. Leblanc? le père de
«son Ursule»? quoi! est-ce que Jondrette le connaissait? Marius
allait-il avoir de cette façon brusque et inattendue tous les
renseignements sans lesquels sa vie était obscure pour lui-même?
allait-il savoir enfin qui il aimait, qui était cette jeune fille? qui
était son père? l'ombre si épaisse qui les couvrait était-elle au moment
de s'éclaircir? Le voile allait-il se déchirer? Ah! ciel!

Il bondit, plutôt qu'il ne monta, sur la commode, et reprit sa place
près de la petite lucarne de la cloison.

Il revoyait l'intérieur du bouge Jondrette.



Chapitre XII

Emploi de la pièce de cinq francs de M. Leblanc


Rien n'était changé dans l'aspect de la famille, sinon que la femme et
les filles avaient puisé dans le paquet, et mis des bas et des camisoles
de laine. Deux couvertures neuves étaient jetées sur les deux lits.

Le Jondrette venait évidemment de rentrer. Il avait encore
l'essoufflement du dehors. Ses filles étaient près de la cheminée,
assises à terre, l'aînée pansant la main de la cadette. Sa femme était
comme affaissée sur le grabat voisin de la cheminée avec un visage
étonné. Jondrette marchait dans le galetas de long en large à grands
pas. Il avait les yeux extraordinaires.

La femme, qui semblait timide et frappée de stupeur devant son mari, se
hasarda à lui dire:

--Quoi, vraiment? tu es sûr?

--Sûr! Il y a huit ans! mais je le reconnais! Ah! je le reconnais! je
l'ai reconnu tout de suite! Quoi, cela ne t'a pas sauté aux yeux?

--Non.

--Mais je t'ai dit pourtant: fais attention! mais c'est la taille, c'est
le visage, à peine plus vieux, il y a des gens qui ne vieillissent pas,
je ne sais pas comment ils font; c'est le son de voix. Il est mieux mis,
voilà tout! Ah! vieux mystérieux du diable, je te tiens, va!

Il s'arrêta et dit à ses filles:

--Allez-vous-en, vous autres!--C'est drôle que cela ne t'ait pas sauté
aux yeux.

Elles se levèrent pour obéir.

La mère balbutia:

--Avec sa main malade?

--L'air lui fera du bien, dit Jondrette. Allez.

Il était visible que cet homme était de ceux auxquels on ne réplique
pas. Les deux filles sortirent.

Au moment où elles allaient passer la porte, le père retint l'aînée par
le bras et dit avec un accent particulier:

--Vous serez ici à cinq heures précises. Toutes les deux. J'aurai besoin
de vous.

Marius redoubla d'attention.

Demeuré seul avec sa femme, Jondrette se remit à marcher dans la chambre
et en fit deux ou trois fois le tour en silence. Puis il passa quelques
minutes à faire rentrer et à enfoncer dans la ceinture de son pantalon
le bas de la chemise de femme qu'il portait.

Tout à coup il se tourna vers la Jondrette, croisa les bras, et s'écria:

--Et veux-tu que je te dise une chose? La demoiselle....

--Eh bien quoi! repartit la femme, la demoiselle?

Marius n'en pouvait douter, c'était bien d'elle qu'on parlait. Il
écoutait avec une anxiété ardente. Toute sa vie était dans ses oreilles.

Mais le Jondrette s'était penché, et avait parlé bas à sa femme. Puis il
se releva et termina tout haut:

--C'est elle!

--Ça? dit la femme.

--Ça! dit le mari.

Aucune expression ne saurait rendre ce qu'il y avait dans le _ça_ de la
mère. C'était la surprise, la rage, la haine, la colère, mêlées et
combinées dans une intonation monstrueuse. Il avait suffi de quelques
mots prononcés, du nom sans doute, que son mari lui avait dit à
l'oreille, pour que cette grosse femme assoupie se réveillât, et de
repoussante devînt effroyable.

--Pas possible! s'écria-t-elle. Quand je pense que mes filles vont
nu-pieds et n'ont pas une robe à mettre! Comment! une pelisse de satin,
un chapeau de velours, des brodequins, et tout! pour plus de deux cents
francs d'effets! qu'on croirait que c'est une dame! Non, tu te trompes!
Mais d'abord l'autre était affreuse, celle-ci n'est pas mal! elle n'est
vraiment pas mal! ce ne peut pas être elle!

--Je te dis que c'est elle. Tu verras.

À cette affirmation si absolue, la Jondrette leva sa large face rouge et
blonde et regarda le plafond avec une expression difforme. En ce moment
elle parut à Marius plus redoutable encore que son mari. C'était une
truie avec le regard d'une tigresse.

--Quoi! reprit-elle, cette horrible belle demoiselle qui regardait mes
filles d'un air de pitié, ce serait cette gueuse! Oh! je voudrais lui
crever le ventre à coups de sabot!

Elle sauta à bas du lit, et resta un moment debout, décoiffée, les
narines gonflées, la bouche entr'ouverte, les poings crispés et rejetés
en arrière. Puis elle se laissa retomber sur le grabat. L'homme allait
et venait sans faire attention à sa femelle.

Après quelques instants de ce silence, il s'approcha de la Jondrette et
s'arrêta devant elle, les bras croisés, comme le moment d'auparavant.

--Et veux-tu que je te dise encore une chose?

--Quoi? demanda-t-elle.

Il répondit d'une voix brève et basse:

--C'est que ma fortune est faite.

La Jondrette le considéra de ce regard qui veut dire: Est-ce que celui
qui me parle deviendrait fou?

Lui continua:

--Tonnerre! voilà pas mal longtemps déjà que je suis paroissien de la
paroisse-meurs-de-faim-si-tu-as-du-feu-meurs-de-froid-si-tu-as-du-pain!
j'en ai assez eu de la misère! ma charge et la charge des autres! Je ne
plaisante plus, je ne trouve plus ça comique, assez de calembours, bon
Dieu! plus de farces, père éternel! Je veux manger à ma faim, je veux
boire à ma soif! bâfrer! dormir! ne rien faire! je veux avoir mon tour,
moi, tiens! avant de crever! je veux être un peu millionnaire.

Il fit le tour du bouge et ajouta:

--Comme les autres.

--Qu'est-ce que tu veux dire? demanda la femme.

Il secoua la tête, cligna de l'oeil et haussa la voix comme un physicien
de carrefour qui va faire une démonstration:

--Ce que je veux dire? écoute!

--Chut! grommela la Jondrette, pas si haut! si ce sont des affaires
qu'il ne faut pas qu'on entende.

--Bah! qui ça? le voisin? je l'ai vu sortir tout à l'heure. D'ailleurs
est-ce qu'il entend, ce grand bêta? Et puis je te dis que je l'ai vu
sortir.

Cependant, par une sorte d'instinct, Jondrette baissa la voix, pas assez
pourtant pour que ses paroles échappassent à Marius. Une circonstance
favorable, et qui avait permis à Marius de ne rien perdre de cette
conversation, c'est que la neige tombée assourdissait le bruit des
voitures sur le boulevard.

Voici ce que Marius entendit:

--Écoute bien. Il est pris, le crésus! C'est tout comme. C'est déjà
fait. Tout est arrangé. J'ai vu des gens. Il viendra ce soir à six
heures. Apporter ses soixante francs, canaille! As-tu vu comme je vous
ai débagoulé ça, mes soixante francs, mon propriétaire, mon 4 février!
ce n'est seulement pas un terme! était-ce bête! Il viendra donc à six
heures! c'est l'heure où le voisin est allé dîner. La mère Burgon lave
la vaisselle en ville. Il n'y a personne dans la maison. Le voisin ne
rentre jamais avant onze heures. Les petites feront le guet. Tu nous
aideras. Il s'exécutera.

--Et s'il ne s'exécute pas? demanda la femme.

Jondrette fit un geste sinistre et dit:

--Nous l'exécuterons.

Et il éclata de rire.

C'était la première fois que Marius le voyait rire. Ce rire était froid
et doux, et faisait frissonner.

Jondrette ouvrit un placard près de la cheminée et en tira une vieille
casquette qu'il mit sur sa tête après l'avoir brossée avec sa manche.

--Maintenant, fit-il, je sors. J'ai encore des gens à voir. Des bons. Tu
verras comme ça va marcher. Je serai dehors le moins longtemps possible.
C'est un beau coup à jouer. Garde la maison.

Et, les deux poings dans les deux goussets de son pantalon, il resta un
moment pensif, puis s'écria:

--Sais-tu qu'il est tout de même bien heureux qu'il ne m'ait pas
reconnu, lui! S'il m'avait reconnu de son côté, il ne serait pas revenu.
Il nous échappait! C'est ma barbe qui m'a sauvé! ma barbiche romantique!
ma jolie petite barbiche romantique!

Et il se remit à rire.

Il alla à la fenêtre. La neige tombait toujours et rayait le gris du
ciel.

--Quel chien de temps! dit-il.

Puis croisant la redingote:

--La pelure est trop large.--C'est égal, ajouta-t-il, il a diablement
bien fait de me la laisser, le vieux coquin! Sans cela je n'aurais pas
pu sortir et tout aurait encore manqué! À quoi les choses tiennent
pourtant!

Et, enfonçant la casquette sur ses yeux, il sortit.

À peine avait-il eu le temps de faire quelques pas dehors que la porte
se rouvrit et que son profil fauve et intelligent reparut par
l'ouverture.

--J'oubliais, dit-il. Tu auras un réchaud de charbon.

Et il jeta dans le tablier de sa femme la pièce de cinq francs que lui
avait laissée le «philanthrope».

--Un réchaud de charbon? demanda la femme.

--Oui.

--Combien de boisseaux?

--Deux bons.

--Cela fera trente sous. Avec le reste j'achèterai de quoi dîner.

--Diable, non.

--Pourquoi?

--Ne va pas dépenser la pièce-cent-sous.

--Pourquoi?

--Parce que j'aurai quelque chose à acheter de mon côté.

--Quoi?

--Quelque chose.

--Combien te faudra-t-il?

--Où y a-t-il un quincaillier par ici?

--Rue Mouffetard.

--Ah oui, au coin d'une rue, je vois la boutique.

--Mais dis-moi donc combien il te faudra pour ce que tu as à acheter?

--Cinquante sous-trois francs.

--Il ne restera pas gras pour le dîner.

--Aujourd'hui il ne s'agit pas de manger. Il y a mieux à faire.

--Ça suffit, mon bijou.

Sur ce mot de sa femme, Jondrette referma la porte, et cette fois Marius
entendit son pas s'éloigner dans le corridor de la masure et descendre
rapidement l'escalier.

Une heure sonnait en cet instant à Saint-Médard.



Chapitre XIII

_Solus cum solo, in loco remoto, non cogitabuntur orare pater noster_


Marius, tout songeur qu'il était, était, nous l'avons dit, une nature
ferme et énergique. Les habitudes de recueillement solitaire, en
développant en lui la sympathie et la compassion, avaient diminué
peut-être la faculté de s'irriter, mais laissé intacte la faculté de
s'indigner; il avait la bienveillance d'un brahme et la sévérité d'un
juge; il avait pitié d'un crapaud, mais il écrasait une vipère. Or,
c'était dans un trou de vipères que son regard venait de plonger;
c'était un nid de monstres qu'il avait sous les yeux.

--Il faut mettre le pied sur ces misérables, dit-il.

Aucune des énigmes qu'il espérait voir dissiper ne s'était éclaircie; au
contraire, toutes s'étaient épaissies peut-être; il ne savait rien de
plus sur la belle enfant du Luxembourg et sur l'homme qu'il appelait M.
Leblanc, sinon que Jondrette les connaissait. À travers les paroles
ténébreuses qui avaient été dites, il n'entrevoyait distinctement qu'une
chose, c'est qu'un guet-apens se préparait, un guet-apens obscur, mais
terrible; c'est qu'ils couraient tous les deux un grand danger, elle
probablement, son père à coup sûr; c'est qu'il fallait les sauver;
c'est qu'il fallait déjouer les combinaisons hideuses des Jondrette et
rompre la toile de ces araignées.

Il observa un moment la Jondrette. Elle avait tiré d'un coin un vieux
fourneau de tôle et elle fouillait dans des ferrailles.

Il descendit de la commode le plus doucement qu'il put et en ayant soin
de ne faire aucun bruit.

Dans son effroi de ce qui s'apprêtait et dans l'horreur dont les
Jondrette l'avaient pénétré, il sentait une sorte de joie à l'idée qu'il
lui serait peut-être donné de rendre un tel service à celle qu'il
aimait.

Mais comment faire? Avertir les personnes menacées? où les trouver? Il
ne savait pas leur adresse. Elles avaient reparu un instant à ses yeux,
puis elles s'étaient replongées dans les immenses profondeurs de Paris.
Attendre M. Leblanc à la porte le soir à six heures, au moment où il
arriverait, et le prévenir du piège? Mais Jondrette et ses gens le
verraient guetter, le lieu était désert, ils seraient plus forts que
lui, ils trouveraient moyen de le saisir ou de l'éloigner, et celui que
Marius voulait sauver serait perdu. Une heure venait de sonner, le
guet-apens devait s'accomplir à six heures. Marius avait cinq heures
devant lui.

Il n'y avait qu'une chose à faire.

Il mit son habit passable, se noua un foulard au cou, prit son chapeau,
et sortit, sans faire plus de bruit que s'il eût marché sur de la mousse
avec des pieds nus.

D'ailleurs la Jondrette continuait de fourgonner dans ses ferrailles.

Une fois hors de la maison, il gagna la rue du Petit-Banquier.

Il était vers le milieu de cette rue près d'un mur très bas qu'on peut
enjamber à de certains endroits et qui donne dans un terrain vague, il
marchait lentement, préoccupé qu'il était, la neige assourdissait ses
pas; tout à coup il entendit des voix qui parlaient tout près de lui. Il
tourna la tête, la rue était déserte, il n'y avait personne, c'était en
plein jour, et cependant il entendait distinctement des voix.

Il eut l'idée de regarder par-dessus le mur qu'il côtoyait.

Il y avait là en effet deux hommes adossés à la muraille, assis dans la
neige et se parlant bas.

Ces deux figures lui étaient inconnues. L'un était un homme barbu en
blouse et l'autre un homme chevelu en guenilles. Le barbu avait une
calotte grecque, l'autre la tête nue et de la neige dans les cheveux.

En avançant la tête au-dessus d'eux, Marius pouvait entendre.

Le chevelu poussait l'autre du coude et disait:

--Avec Patron-Minette, ça ne peut pas manquer.

--Crois-tu? dit le barbu; et le chevelu repartit:

--Ce sera pour chacun un fafiot de cinq cents balles, et le pire qui
puisse arriver: cinq ans, six ans, dix ans au plus!

L'autre répondit avec quelque hésitation et en grelottant sous son
bonnet grec:

--Ça, c'est une chose réelle. On ne peut pas aller à l'encontre de ces
choses-là.

--Je te dis que l'affaire ne peut pas manquer, reprit le chevelu. La
maringotte du père Chose sera attelée.

Puis ils se mirent à parler d'un mélodrame qu'ils avaient vu la veille à
la Gaîté.

Marius continua son chemin.

Il lui semblait que les paroles obscures de ces hommes, si étrangement
cachés derrière ce mur et accroupis dans la neige, n'étaient pas
peut-être sans quelque rapport avec les abominables projets de
Jondrette. Ce devait être là _l'affaire_.

Il se dirigea vers le faubourg Saint-Marceau et demanda à la première
boutique qu'il rencontra où il y avait un commissaire de police.

On lui indiqua la rue de Pontoise et le numéro 14.

Marius s'y rendit.

Et passant devant un boulanger, il acheta un pain de deux sous et le
mangea, prévoyant qu'il ne dînerait pas.

Chemin faisant, il rendit justice à la providence. Il songea que, s'il
n'avait pas donné ses cinq francs le matin à la fille Jondrette, il
aurait suivi le fiacre de M. Leblanc, et par conséquent tout ignoré, que
rien n'aurait fait obstacle au guet-apens des Jondrette, et que M.
Leblanc était perdu, et sans doute sa fille avec lui.



Chapitre XIV

Où un agent de police donne deux coups de poing à un avocat


Arrivé au numéro 14 de la rue de Pontoise, il monta au premier et
demanda le commissaire de police.

--Monsieur le commissaire de police n'y est pas, dit un garçon de bureau
quelconque; mais il y a un inspecteur qui le remplace. Voulez-vous lui
parler? est-ce pressé?

--Oui, dit Marius.

Le garçon de bureau l'introduisit dans le cabinet du commissaire. Un
homme de haute taille s'y tenait debout, derrière une grille, appuyé à
un poêle, et relevant de ses deux mains les pans d'un vaste carrick à
trois collets. C'était une figure carrée, une bouche mince et ferme,
d'épais favoris grisonnants très farouches, un regard à retourner vos
poches. On eût pu dire de ce regard, non qu'il pénétrait, mais qu'il
fouillait.

Cet homme n'avait pas l'air beaucoup moins féroce ni beaucoup moins
redoutable que Jondrette; le dogue quelquefois n'est pas moins
inquiétant à rencontrer que le loup.

--Que voulez-vous? dit-il à Marius, sans ajouter monsieur.

--Monsieur le commissaire de police?

--Il est absent. Je le remplace.

--C'est pour une affaire très secrète.

--Alors parlez.

--Et très pressée.

--Alors, parlez vite.

Cet homme, calme et brusque, était tout à la fois effrayant et
rassurant. Il inspirait la crainte et la confiance. Marius lui conta
l'aventure.--Qu'une personne qu'il ne connaissait que de vue devait être
attirée le soir même dans un guet-apens;--qu'habitant la chambre voisine
du repaire il avait, lui Marius Pontmercy, avocat, entendu tout le
complot à travers la cloison;--que le scélérat qui avait imaginé le
piège était un nommé Jondrette;--qu'il aurait des complices,
probablement des rôdeurs de barrières, entre autres un certain Panchaud,
dit Printanier, dit Bigrenaille;--que les filles de Jondrette feraient
le guet;--qu'il n'existait aucun moyen de prévenir l'homme menacé,
attendu qu'on ne savait même pas son nom;--et qu'enfin tout cela devait
s'exécuter à six heures du soir au point le plus désert du boulevard de
l'Hôpital, dans la maison du numéro 50-52.

À ce numéro, l'inspecteur leva la tête, et dit froidement:

--C'est donc dans la chambre du fond du corridor?

--Précisément, fit Marius, et il ajouta:--Est-ce que vous connaissez
cette maison?

L'inspecteur resta un moment silencieux, puis répondit en chauffant le
talon de sa botte à la bouche du poêle:

--Apparemment.

Il continua dans ses dents, parlant moins à Marius qu'à sa cravate:

--Il doit y avoir un peu de Patron-Minette là dedans.

Ce mot frappa Marius.

--Patron-Minette, dit-il. J'ai en effet entendu prononcer ce mot-là.

Et il raconta à l'inspecteur le dialogue de l'homme chevelu et de
l'homme barbu dans la neige derrière le mur de la rue du Petit-Banquier.

L'inspecteur grommela:

--Le chevelu doit être Brujon, et le barbu doit être Demi-Liard, dit
Deux-Milliards.

Il avait de nouveau baissé les paupières, et il méditait.

--Quant au père Chose, je l'entrevois. Voilà que j'ai brûlé mon carrick.
Ils font toujours trop de feu dans ces maudits poêles. Le numéro 50-52.
Ancienne propriété Gorbeau.

Puis il regarda Marius.

--Vous n'avez vu que ce barbu et ce chevelu?

--Et Panchaud.

--Vous n'avez pas vu rôdailler par là une espèce de petit muscadin du
diable?

--Non.

--Ni un grand gros massif matériel qui ressemble à l'éléphant du Jardin
des Plantes?

--Non.

--Ni un malin qui a l'air d'une ancienne queue-rouge?

--Non.

--Quant au quatrième, personne ne le voit, pas même ses adjudants,
commis et employés. Il est peu surprenant que vous ne l'ayez pas aperçu.

--Non. Qu'est-ce que c'est, demanda Marius, que tous ces êtres-là?

L'inspecteur répondit:

--D'ailleurs ce n'est pas leur heure.

Il retomba dans son silence, puis reprit:

--50-52. Je connais la baraque. Impossible de nous cacher dans
l'intérieur sans que les artistes s'en aperçoivent. Alors ils en
seraient quittes pour décommander le vaudeville. Ils sont si modestes!
le public les gêne. Pas de ça, pas de ça. Je veux les entendre chanter
et les faire danser.

Ce monologue terminé, il se tourna vers Marius et lui demanda en le
regardant fixement:

--Aurez-vous peur?

--De quoi? dit Marius.

--De ces hommes?

--Pas plus que de vous! répliqua rudement Marius qui commençait à
remarquer que ce mouchard ne lui avait pas encore dit monsieur.

L'inspecteur regarda Marius plus fixement encore et reprit avec une
sorte de solennité sentencieuse.

--Vous parlez là comme un homme brave et comme un homme honnête. Le
courage ne craint pas le crime, et l'honnêteté ne craint pas l'autorité.

Marius l'interrompit:

--C'est bon; mais que comptez-vous faire?

L'inspecteur se borna à lui répondre:

--Les locataires de cette maison-là ont des passe-partout pour rentrer
la nuit chez eux. Vous devez en avoir un?

--Oui, dit Marius.

--L'avez-vous sur vous?

--Oui.

--Donnez-le-moi, dit l'inspecteur.

Marius prit sa clef dans son gilet, la remit à l'inspecteur, et ajouta:

--Si vous m'en croyez, vous viendrez en force.

L'inspecteur jeta sur Marius le coup d'oeil de Voltaire à un académicien
de province qui lui eût proposé une rime; il plongea d'un seul mouvement
ses deux mains, qui étaient énormes, dans les deux poches de son
carrick, et en tira deux petits pistolets d'acier, de ces pistolets
qu'on appelle coups de poing. Il les présenta à Marius en disant
vivement et d'un ton bref:

--Prenez ceci. Rentrez chez vous. Cachez-vous dans votre chambre. Qu'on
vous croie sorti. Ils sont chargés. Chacun de deux balles. Vous
observerez, il y a un trou au mur, comme vous me l'avez dit. Les gens
viendront. Laissez-les aller un peu. Quand vous jugerez la chose à
point, et qu'il sera temps de l'arrêter, vous tirerez un coup de
pistolet. Pas trop tôt. Le reste me regarde. Un coup de pistolet en
l'air, au plafond, n'importe où. Surtout pas trop tôt. Attendez qu'il y
ait commencement d'exécution, vous êtes avocat, vous savez ce que c'est.

Marius prit les pistolets et les mit dans la poche de côté de son habit.

--Cela fait une bosse comme cela, cela se voit, dit l'inspecteur.
Mettez-les plutôt dans vos goussets.

Marius cacha les pistolets dans ses goussets.

--Maintenant, poursuivit l'inspecteur, il n'y a plus une minute à perdre
pour personne. Quelle heure est-il? Deux heures et demie. C'est pour
sept heures?

--Six heures, dit Marius.

--J'ai le temps, reprit l'inspecteur, mais je n'ai que le temps.
N'oubliez rien de ce que je vous ai dit. Pan. Un coup de pistolet.

--Soyez tranquille, répondit Marius.

Et comme Marius mettait la main au loquet de la porte pour sortir
l'inspecteur lui cria:

--À propos, si vous aviez besoin de moi d'ici-là, venez ou envoyez ici.
Vous feriez demander l'inspecteur Javert.



Chapitre XV

Jondrette fait son emplette


Quelques instants après, vers trois heures, Courfeyrac passait par
aventure rue Mouffetard en compagnie de Bossuet. La neige redoublait et
emplissait l'espace. Bossuet était en train de dire à Courfeyrac:

--À voir tomber tous ces flocons de neige, on dirait qu'il y a au ciel
une peste de papillons blancs.--Tout à coup, Bossuet aperçut Marius qui
remontait la rue vers la barrière et avait un air particulier.

--Tiens! s'exclama Bossuet. Marius!

--Je l'ai vu, dit Courfeyrac. Ne lui parlons pas.

--Pourquoi?

--Il est occupé.

--À quoi?

--Tu ne vois donc pas la mine qu'il a?

--Quelle mine?

--Il a l'air de quelqu'un qui suit quelqu'un.

--C'est vrai, dit Bossuet.

--Vois donc les yeux qu'il fait! reprit Courfeyrac.

--Mais qui diable suit-il?

--Quelque mimi-goton-bonnet-fleuri! il est amoureux.

--Mais, observa Bossuet, c'est que je ne vois pas de mimi, ni de goton,
ni de bonnet-fleuri dans la rue. Il n'y a pas une femme.

Courfeyrac regarda, et s'écria:

--Il suit un homme!

Un homme en effet, coiffé d'une casquette, et dont on distinguait la
barbe grise quoiqu'on ne le vît que de dos, marchait à une vingtaine de
pas en avant de Marius.

Cet homme était vêtu d'une redingote toute neuve trop grande pour lui et
d'un épouvantable pantalon en loques tout noirci par la boue.

Bossuet éclata de rire.

--Qu'est-ce que c'est que cet homme-là?

--Ça? reprit Courfeyrac, c'est un poète. Les poètes portent assez
volontiers des pantalons de marchands de peaux de lapin et des
redingotes de pairs de France.

--Voyons où va Marius, fit Bossuet, voyons où va cet homme, suivons-les,
hein?

--Bossuet! s'écria Courfeyrac, aigle de Meaux! vous êtes une prodigieuse
brute. Suivre un homme qui suit un homme!

Ils rebroussèrent chemin.

Marius en effet avait vu passer Jondrette rue Mouffetard, et l'épiait.

Jondrette allait devant lui sans se douter qu'il y eût déjà un regard
qui le tenait.

Il quitta la rue Mouffetard, et Marius le vit entrer dans une des plus
affreuses bicoques de la rue Gracieuse, il y resta un quart d'heure
environ, puis revint rue Mouffetard. Il s'arrêta chez un quincaillier
qu'il y avait à cette époque au coin de la rue Pierre-Lombard, et,
quelques minutes après, Marius le vit sortir de la boutique, tenant à la
main un grand ciseau à froid emmanché de bois blanc qu'il cacha sous sa
redingote. À la hauteur de la rue du Petit-Gentilly, il tourna à gauche
et gagna rapidement la rue du Petit-Banquier. Le jour tombait, la neige
qui avait cessé un moment venait de recommencer. Marius s'embusqua au
coin même de la rue du Petit-Banquier qui était déserte comme toujours,
et il n'y suivit pas Jondrette. Bien lui en prit, car, parvenu près du
mur bas où Marius avait entendu parler l'homme chevelu et l'homme barbu,
Jondrette se retourna, s'assura que personne ne le suivait et ne le
voyait, puis enjamba le mur, et disparut.

Le terrain vague que ce mur bordait communiquait avec l'arrière-cour
d'un ancien loueur de voitures mal famé qui avait fait faillite et qui
avait encore quelques vieux berlingots sous des hangars.

Marius pensa qu'il était sage de profiter de l'absence de Jondrette pour
rentrer; d'ailleurs l'heure avançait; tous les soirs mame Burgon, en
partant pour aller laver la vaisselle en ville, avait coutume de fermer
la porte de la maison qui était toujours close à la brune; Marius avait
donné sa clef à l'inspecteur de police; il était donc important qu'il se
hâtât.

Le soir était venu; la nuit était à peu près fermée; il n'y avait plus,
sur l'horizon et dans l'immensité, qu'un point éclairé par le soleil,
c'était la lune.

Elle se levait rouge derrière le dôme bas de la Salpêtrière.

Marius regagna à grands pas le nº 50-52. La porte était encore ouverte
quand il arriva. Il monta l'escalier sur la pointe du pied et se glissa
le long du mur du corridor jusqu'à sa chambre. Ce corridor, on s'en
souvient, était bordé des deux côtés de galetas en ce moment tous à
louer et vides. Mame Burgon en laissait habituellement les portes
ouvertes. En passant devant une de ces portes, Marius crut apercevoir
dans la cellule inhabitée quatre têtes d'hommes immobiles que
blanchissait vaguement un reste de jour tombant par une lucarne. Marius
ne chercha pas à voir, ne voulant pas être vu. Il parvint à rentrer dans
sa chambre sans être aperçu et sans bruit. Il était temps. Un moment
après, il entendit mame Burgon qui s'en allait et la porte de la maison
qui se fermait.



Chapitre XVI

Où l'on retrouvera la chanson sur un air anglais à la mode en 1832


Marius s'assit sur son lit. Il pouvait être cinq heures et demie. Une
demi-heure seulement le séparait de ce qui allait arriver. Il entendait
battre ses artères comme on entend le battement d'une montre dans
l'obscurité. Il songeait à cette double marche qui se faisait en ce
moment dans les ténèbres, le crime s'avançant d'un côté, la justice
venant de l'autre. Il n'avait pas peur, mais il ne pouvait penser sans
un certain tressaillement aux choses qui allaient se passer. Comme à
tous ceux que vient assaillir soudainement une aventure surprenante,
cette journée entière lui faisait l'effet d'un rêve, et, pour ne point
se croire en proie à un cauchemar, il avait besoin de sentir dans ses
goussets le froid des deux pistolets d'acier.

Il ne neigeait plus; la lune, de plus en plus claire, se dégageait des
brumes, et sa lueur mêlée au reflet blanc de la neige tombée donnait à
la chambre un aspect crépusculaire.

Il y avait de la lumière dans le taudis Jondrette. Marius voyait le trou
de la cloison briller d'une clarté rouge qui lui paraissait sanglante.

Il était réel que cette clarté ne pouvait guère être produite par une
chandelle. Du reste, aucun mouvement chez les Jondrette, personne n'y
bougeait, personne n'y parlait, pas un souffle, le silence y était
glacial et profond, et sans cette lumière on se fût cru à côté d'un
sépulcre.

Marius ôta doucement ses bottes et les poussa sous son lit.

Quelques minutes s'écoulèrent. Marius entendit la porte d'en bas tourner
sur ses gonds, un pas lourd et rapide monta l'escalier et parcourut le
corridor, le loquet du bouge se souleva avec bruit; c'était Jondrette
qui rentrait.

Tout de suite plusieurs voix s'élevèrent. Toute la famille était dans le
galetas. Seulement elle se taisait en l'absence du maître comme les
louveteaux en l'absence du loup.

--C'est moi, dit-il.

--Bonsoir, pèremuche! glapirent les filles.

--Eh bien? dit la mère.

--Tout va à la papa, répondit Jondrette, mais j'ai un froid de chien aux
pieds. Bon, c'est cela, tu t'es habillée. Il faudra que tu puisses
inspirer de la confiance.

--Toute prête à sortir.

--Tu n'oublieras rien de ce que je t'ai dit? Tu feras bien tout?

--Sois tranquille.

--C'est que... dit Jondrette. Et il n'acheva pas sa phrase.

Marius l'entendit poser quelque chose de lourd sur la table,
probablement le ciseau qu'il avait acheté.

--Ah çà, reprit Jondrette, a-t-on mangé ici?

--Oui, dit la mère, j'ai eu trois grosses pommes de terre et du sel.
J'ai profité du feu pour les faire cuire.

--Bon, repartit Jondrette. Demain je vous mène dîner avec moi. Il y aura
un canard et des accessoires. Vous dînerez comme des Charles-Dix. Tout
va bien!

Puis il ajouta en baissant la voix.

--La souricière est ouverte. Les chats sont là.

Il baissa encore la voix et dit:

--Mets ça dans le feu.

Marius entendit un cliquetis de charbon qu'on heurtait avec une pincette
ou un outil en fer, et Jondrette continua:

--As-tu suifé les gonds de la porte pour qu'ils ne fassent pas de bruit?

--Oui, répondit la mère.

--Quelle heure est-il?

--Six heures bientôt. La demie vient de sonner à Saint-Médard.

--Diable! fit Jondrette. Il faut que les petites aillent faire le guet.
Venez, vous autres, écoutez ici.

Il y eut un chuchotement.

La voix de Jondrette s'éleva encore:

--La Burgon est-elle partie?

--Oui, dit la mère.

--Es-tu sûre qu'il n'y a personne chez le voisin?

--Il n'est pas rentré de la journée, et tu sais bien que c'est l'heure
de son dîner.

--Tu es sûre?

--Sûre.

--C'est égal, reprit Jondrette, il n'y a pas de mal à aller voir chez
lui s'il y est. Ma fille, prends la chandelle et vas-y.

Marius se laissa tomber sur ses mains et ses genoux et rampa
silencieusement sous son lit.

À peine y était-il blotti qu'il aperçut une lumière à travers les fentes
de sa porte.

--P'pa, cria une voix, il est sorti.

Il reconnut la voix de la fille aînée.

--Es-tu entrée? demanda le père.

--Non, répondit la fille, mais puisque sa clef est à sa porte, il est
sorti.

Le père cria:

--Entre tout de même.

La porte s'ouvrit, et Marius vit entrer la grande Jondrette, une
chandelle à la main. Elle était comme le matin, seulement plus
effrayante encore à cette clarté.

Elle marcha droit au lit, Marius eut un inexprimable moment d'anxiété,
mais il y avait près du lit un miroir cloué au mur, c'était là qu'elle
allait. Elle se haussa sur la pointe des pieds et s'y regarda. On
entendait un bruit de ferrailles remuées dans la pièce voisine.

Elle lissa ses cheveux avec la paume de sa main et fit des sourires au
miroir tout en chantonnant de sa voix cassée et sépulcrale:

              _Nos amours ont duré toute une semaine,_
           _Ah! que du bonheur les instants sont courts!_
            _S'adorer huit jours, c'était bien la peine!_
            _Le temps des amours devrait durer toujours!_
          _Devrait durer toujours! devrait durer toujours!_

Cependant Marius tremblait. Il lui semblait impossible qu'elle
n'entendît pas sa respiration.

Elle se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors en parlant haut avec
cet air à demi fou qu'elle avait.

--Comme Paris est laid quand il a mis une chemise blanche! dit-elle.

Elle revint au miroir et se fit de nouveau des mines, se contemplant
successivement de face et de trois quarts.

--Eh bien! cria le père, qu'est-ce que tu fais donc?

--Je regarde sous le lit et sous les meubles, répondit-elle en
continuant d'arranger ses cheveux, il n'y a personne.

--Cruche! hurla le père. Ici tout de suite! et ne perdons pas le temps.

--J'y vas! j'y vas! dit-elle. On n'a le temps de rien dans leur baraque!

Elle fredonna:

          _Vous me quittez pour aller à la gloire,_
          _mon triste coeur suivra partout vos pas._

Elle jeta un dernier coup d'oeil au miroir et sortit en refermant la
porte sur elle.

Un moment après, Marius entendit le bruit des pieds nus des deux jeunes
filles dans le corridor et la voix de Jondrette qui leur criait:

--Faites bien attention! l'une du côté de la barrière, l'autre au coin
de la rue du Petit-Banquier. Ne perdez pas de vue une minute la porte de
la maison, et pour peu que vous voyiez quelque chose, tout de suite
ici! quatre à quatre! Vous avez une clef pour rentrer.

La fille aînée grommela:

--Faire faction nu-pieds dans la neige!

--Demain vous aurez des bottines de soie couleur scarabée! dit le père.

Elles descendirent l'escalier, et, quelques secondes après, le choc de
la porte d'en bas qui se refermait annonça qu'elles étaient dehors.

Il n'y avait plus dans la maison que Marius et les Jondrette; et
probablement aussi les êtres mystérieux entrevus par Marius dans le
crépuscule derrière la porte du galetas inhabité.



Chapitre XVII

Emploi de la pièce de cinq francs de Marius


Marius jugea que le moment était venu de reprendre sa place à son
observatoire. En un clin d'oeil, et avec la souplesse de son âge, il fut
près du trou de la cloison.

Il regarda.

L'intérieur du logis Jondrette offrait un aspect singulier, et Marius
s'expliqua la clarté étrange qu'il y avait remarquée. Une chandelle y
brûlait dans un chandelier vert-de-grisé, mais ce n'était pas elle qui
éclairait réellement la chambre. Le taudis tout entier était comme
illuminé par la réverbération d'un assez grand réchaud de tôle placé
dans la cheminée et rempli de charbon allumé; le réchaud que la
Jondrette avait préparé le matin. Le charbon était ardent et le réchaud
était rouge, une flamme bleue y dansait et aidait à distinguer la forme
du ciseau acheté par Jondrette rue Pierre-Lombard, qui rougissait
enfoncé dans la braise. On voyait dans un coin près de la porte, et
comme disposés pour un usage prévu, deux tas qui paraissaient être l'un
un tas de ferrailles, l'autre un tas de cordes. Tout cela, pour
quelqu'un qui n'eût rien su de ce qui s'apprêtait, eût fait flotter
l'esprit entre une idée très sinistre et une idée très simple. Le bouge
ainsi éclairé ressemblait plutôt à une forge qu'à une bouche de l'enfer,
mais Jondrette, à cette lueur, avait plutôt l'air d'un démon que d'un
forgeron.

La chaleur du brasier était telle que la chandelle sur la table fondait
du côté du réchaud et se consumait en biseau. Une vieille lanterne
sourde en cuivre, digne de Diogène devenu Cartouche, était posée sur la
cheminée.

Le réchaud, placé dans le foyer même, à côté des tisons à peu près
éteints, envoyait sa vapeur dans le tuyau de la cheminée et ne répandait
pas d'odeur.

La lune, entrant par les quatre carreaux de la fenêtre, jetait sa
blancheur dans le galetas pourpre et flamboyant, et pour le poétique
esprit de Marius, songeur même au moment de l'action, c'était comme une
pensée du ciel mêlée aux rêves difformes de la terre.

Un souffle d'air, pénétrant par le carreau cassé, contribuait à dissiper
l'odeur du charbon et à dissimuler le réchaud.

Le repaire Jondrette était, si l'on se rappelle ce que nous avons dit de
la masure Gorbeau, admirablement choisi pour servir de théâtre à un fait
violent et sombre et d'enveloppe à un crime. C'était la chambre la plus
reculée de la maison la plus isolée du boulevard le plus désert de
Paris. Si le guet-apens n'existait pas, on l'y eût inventé.

Toute l'épaisseur d'une maison et une foule de chambres inhabitées
séparaient ce bouge du boulevard, et la seule fenêtre qu'il eût donnait
sur de vastes terrains vagues enclos de murailles et de palissades.

Jondrette avait allumé sa pipe, s'était assis sur la chaise dépaillée,
et fumait. Sa femme lui parlait bas.

Si Marius eût été Courfeyrac, c'est-à-dire un de ces hommes qui rient
dans toutes les occasions de la vie, il eût éclaté de rire quand son
regard tomba sur la Jondrette. Elle avait un chapeau noir avec des
plumes assez semblable aux chapeaux des hérauts d'armes du sacre de
Charles X, un immense châle tartan sur son jupon de tricot, et les
souliers d'homme que sa fille avait dédaignés le matin. C'était cette
toilette qui avait arraché à Jondrette l'exclamation: _Bon! tu t'es
habillée! tu as bien fait. Il faut que tu puisses inspirer la
confiance_!

Quant à Jondrette, il n'avait pas quitté le surtout neuf et trop large
pour lui que M. Leblanc lui avait donné, et son costume continuait
d'offrir ce contraste de la redingote et du pantalon qui constituait aux
yeux de Courfeyrac l'idéal du poète.

Tout à coup Jondrette haussa la voix:

--À propos! j'y songe. Par le temps qu'il fait, il va venir en fiacre.
Allume la lanterne, prend-là, et descends. Tu te tiendras derrière la
porte en bas. Au moment où tu entendras la voiture s'arrêter, tu
ouvriras tout de suite, il montera, tu l'éclaireras dans l'escalier et
dans le corridor, et pendant qu'il entrera ici, tu redescendras bien
vite, tu payeras le cocher, et tu renverras le fiacre.

--Et de l'argent? demanda la femme.

Jondrette fouilla dans son pantalon, et lui remit cinq francs.

--Qu'est-ce que c'est que ça? s'écria-t-elle.

Jondrette répondit avec dignité:

--C'est le monarque que le voisin a donné ce matin.

Et il ajouta:

--Sais-tu? il faudrait ici deux chaises.

--Pourquoi?

--Pour s'asseoir.

Marius sentit un frisson lui courir dans les reins en entendant la
Jondrette faire cette réponse paisible:

--Pardieu! je vais t'aller chercher celles du voisin.

Et d'un mouvement rapide elle ouvrit la porte du bouge et sortit dans le
corridor.

Marius n'avait pas matériellement le temps de descendre de la commode,
d'aller jusqu'à son lit et de s'y cacher.

--Prends la chandelle, cria Jondrette.

--Non, dit-elle, cela m'embarrasserait, j'ai les deux chaises à porter.
Il fait clair de lune.

Marius entendit la lourde main de la mère Jondrette chercher en
tâtonnant sa clef dans l'obscurité. La porte s'ouvrit. Il resta cloué à
sa place par le saisissement et la stupeur.

La Jondrette entra.

La lucarne mansardée laissait passer un rayon de lune entre deux grands
pans d'ombre. Un de ces pans d'ombre couvrait entièrement le mur auquel
était adossé Marius, de sorte qu'il y disparaissait.

La mère Jondrette leva les yeux, ne vit pas Marius, prit les deux
chaises, les seules que Marius possédât, et s'en alla, en laissant la
porte retomber bruyamment derrière elle.

Elle rentra dans le bouge:

--Voici les deux chaises.

--Et voilà la lanterne, dit le mari. Descends bien vite.

Elle obéit en hâte, et Jondrette resta seul.

Il disposa les deux chaises des deux côtés de la table, retourna le
ciseau dans le brasier, mit devant la cheminée un vieux paravent, qui
masquait le réchaud, puis alla au coin où était le tas de cordes et se
baissa comme pour y examiner quelque chose. Marius reconnut alors que ce
qu'il avait pris pour un tas informe était une échelle de corde très
bien faite avec des échelons de bois et deux crampons pour l'accrocher.

Cette échelle et quelques gros outils, véritables masses de fer, qui
étaient mêlés au monceau de ferrailles entassé derrière la porte,
n'étaient point le matin dans le bouge Jondrette et y avaient été
évidemment apportés dans l'après-midi, pendant l'absence de Marius.

--Ce sont des outils de taillandier, pensa Marius.

Si Marius eût été un peu plus lettré en ce genre, il eût reconnu, dans
ce qu'il prenait pour des engins de taillandier, de certains instruments
pouvant forcer une serrure ou crocheter une porte, et d'autres pouvant
couper ou trancher, les deux familles d'outils sinistres que les voleurs
appellent _les cadets_ et _les fauchants_.

La cheminée et la table avec les deux chaises étaient précisément en
face de Marius. Le réchaud étant caché, la chambre n'était plus éclairée
que par la chandelle; le moindre tesson sur la table ou sur la cheminée
faisait une grande ombre. Un pot à l'eau égueulé masquait la moitié d'un
mur. Il y avait dans cette chambre je ne sais quel calme hideux et
menaçant. On y sentait l'attente de quelque chose d'épouvantable.

Jondrette avait laissé sa pipe s'éteindre, grave signe de préoccupation,
et était venu se rasseoir. La chandelle faisait saillir les angles
farouches et fins de son visage. Il avait des froncements de sourcils et
de brusques épanouissements de la main droite comme s'il répondait aux
derniers conseils d'un sombre monologue intérieur. Dans une de ces
obscures répliques qu'il se faisait à lui-même, il amena vivement à lui
le tiroir de la table, y prit un long couteau de cuisine qui y était
caché et en essaya le tranchant sur son ongle. Cela fait, il remit le
couteau dans le tiroir, qu'il repoussa.

Marius de son côté saisit le pistolet qui était dans son gousset droit,
l'en retira et l'arma.

Le pistolet en s'armant fit un petit bruit clair et sec.

Jondrette tressaillit et se souleva à demi sur sa chaise:

--Qui est là? cria-t-il.

Marius suspendit son haleine, Jondrette écouta un instant, puis se mit à
rire en disant:

--Suis-je bête! C'est la cloison qui craque.

Marius garda le pistolet à sa main.



Chapitre XVIII

Les deux chaises de Marius se font vis-à-vis


Tout à coup la vibration lointaine et mélancolique d'une cloche ébranla
les vitres. Six heures sonnaient à Saint-Médard.

Jondrette marqua chaque coup d'un hochement de tête. Le sixième sonné,
il moucha la chandelle avec ses doigts.

Puis il se mit à marcher dans la chambre, écouta dans le corridor,
marcha, écouta encore:--Pourvu qu'il vienne! grommela-t-il; puis il
revint à sa chaise.

Il se rasseyait à peine que la porte s'ouvrit.

La mère Jondrette l'avait ouverte et restait dans le corridor faisant
une horrible grimace aimable qu'un des trous de la lanterne sourde
éclairait d'en bas.

--Entrez, monsieur, dit-elle.

--Entrez, mon bienfaiteur, répéta Jondrette se levant précipitamment.

M. Leblanc parut.

Il avait un air de sérénité qui le faisait singulièrement vénérable.

Il posa sur la table quatre louis.

--Monsieur Fabantou, dit-il, voici pour votre loyer et vos premiers
besoins. Nous verrons ensuite.

--Dieu vous le rende, mon généreux bienfaiteur! dit Jondrette; et,
s'approchant rapidement de sa femme:

--Renvoie le fiacre!

Elle s'esquiva pendant que son mari prodiguait les saluts et offrait une
chaise à M. Leblanc. Un instant après elle revint et lui dit bas à
l'oreille:

--C'est fait.

La neige qui n'avait cessé de tomber depuis le matin était tellement
épaisse qu'on n'avait point entendu le fiacre arriver, et qu'on ne
l'entendit pas s'en aller.

Cependant M. Leblanc s'était assis.

Jondrette avait pris possession de l'autre chaise en face de M. Leblanc.

Maintenant, pour se faire une idée de la scène qui va suivre, que le
lecteur se figure dans son esprit la nuit glacée, les solitudes de la
Salpêtrière couvertes de neige, et blanches au clair de lune comme
d'immenses linceuls, la clarté de veilleuse des réverbères rougissant çà
et là ces boulevards tragiques et les longues rangées des ormes noirs,
pas un passant peut-être à un quart de lieue à la ronde, la masure
Gorbeau à son plus haut point de silence, d'horreur et de nuit, dans
cette masure, au milieu de ces solitudes, au milieu de cette ombre, le
vaste galetas Jondrette éclairé d'une chandelle, et dans ce bouge deux
hommes assis à une table, M. Leblanc tranquille, Jondrette souriant et
effroyable, la Jondrette, la mère louve, dans un coin, et, derrière la
cloison, Marius invisible, debout, ne perdant pas une parole, ne perdant
pas un mouvement, l'oeil au guet, le pistolet au poing.

Marius du reste n'éprouvait qu'une émotion d'horreur, mais aucune
crainte. Il étreignait la crosse du pistolet et se sentait
rassuré.--J'arrêterai ce misérable quand je voudrai, pensait-il.

Il sentait la police quelque part là en embuscade, attendant le signal
convenu et toute prête à étendre le bras.

Il espérait du reste que de cette violente rencontre de Jondrette et de
M. Leblanc quelque lumière jaillirait sur tout ce qu'il avait intérêt à
connaître.



Chapitre XIX

Se préoccuper des fonds obscurs


À peine assis, M. Leblanc tourna les yeux vers les grabats qui étaient
vides.

--Comment va la pauvre petite blessée? demanda-t-il.

--Mal, répondit Jondrette avec un sourire navré et reconnaissant, très
mal, mon digne monsieur. Sa soeur aînée l'a menée à la Bourbe se faire
panser. Vous allez les voir, elles vont rentrer tout à l'heure.

--Madame Fabantou me paraît mieux portante? reprit M. Leblanc en jetant
les yeux sur le bizarre accoutrement de la Jondrette, qui, debout entre
lui et la porte, comme si elle gardait déjà l'issue, le considérait dans
une posture de menace et presque de combat.

--Elle est mourante, dit Jondrette. Mais que voulez-vous, monsieur? elle
a tant de courage, cette femme-là! Ce n'est pas une femme, c'est un
boeuf.

La Jondrette, touchée du compliment, se récria avec une minauderie de
monstre flatté:

--Tu es toujours trop bon pour moi, monsieur Jondrette!

--Jondrette, dit M. Leblanc, je croyais que vous vous appeliez Fabantou?

--Fabantou dit Jondrette! reprit vivement le mari. Sobriquet d'artiste!

Et, jetant à sa femme un haussement d'épaules que M. Leblanc ne vit pas,
il poursuivit avec une inflexion de voix emphatique et caressante:

--Ah! c'est que nous avons toujours fait bon ménage, cette pauvre chérie
et moi! Qu'est-ce qu'il nous resterait, si nous n'avions pas cela! Nous
sommes si malheureux, mon respectable monsieur! On a des bras, pas de
travail! On a du coeur, pas d'ouvrage! Je ne sais pas comment le
gouvernement arrange cela, mais, ma parole d'honneur, monsieur, je ne
suis pas jacobin, monsieur, je ne suis pas bousingot, je ne lui veux pas
de mal, mais si j'étais les ministres, ma parole la plus sacrée, cela
irait autrement. Tenez, exemple, j'ai voulu faire apprendre le métier du
cartonnage à mes filles. Vous me direz: Quoi! un métier? Oui! un métier!
un simple métier! un gagne-pain! Quelle chute, mon bienfaiteur! Quelle
dégradation quand on a été ce que nous étions! Hélas! il ne nous reste
rien de notre temps de prospérité! Rien qu'une seule chose, un tableau
auquel je tiens, mais dont je me déferais pourtant, car il faut vivre!
item, il faut vivre!

Pendant que Jondrette parlait, avec une sorte de désordre apparent qui
n'ôtait rien à l'expression réfléchie et sagace de sa physionomie,
Marius leva les yeux et aperçut au fond de la chambre quelqu'un qu'il
n'avait pas encore vu. Un homme venait d'entrer, si doucement qu'on
n'avait pas entendu tourner les gonds de la porte. Cet homme avait un
gilet de tricot violet, vieux, usé, taché, coupé et faisant des bouches
ouvertes à tous ses plis, un large pantalon de velours de coton, des
chaussons à sabots aux pieds, pas de chemise, le cou nu, les bras nus et
tatoués, et le visage barbouillé de noir. Il s'était assis en silence et
les bras croisés sur le lit le plus voisin, et, comme il se tenait
derrière la Jondrette, on ne le distinguait que confusément.

Cette espèce d'instinct magnétique qui avertit le regard fit que M.
Leblanc se tourna presque en même temps que Marius. Il ne put se
défendre d'un mouvement de surprise qui n'échappa point à Jondrette.

--Ah! je vois! s'écria Jondrette en se boutonnant d'un air de
complaisance, vous regardez votre redingote? Elle me va! ma foi, elle me
va!

--Qu'est-ce que c'est que cet homme? dit M. Leblanc.

--Ça! fit Jondrette, c'est un voisin. Ne faites pas attention.

Le voisin était d'un aspect singulier. Cependant les fabriques de
produits chimiques abondent dans le faubourg Saint-Marceau. Beaucoup
d'ouvriers d'usines peuvent avoir le visage noir. Toute la personne de
M. Leblanc respirait d'ailleurs une confiance candide et intrépide. Il
reprit:

--Pardon, que me disiez-vous donc, monsieur Fabantou?

--Je vous disais, monsieur et cher protecteur, repartit Jondrette, en
s'accoudant sur la table et en contemplant M. Leblanc avec des yeux
fixes et tendres assez semblables aux yeux d'un serpent boa, je vous
disais que j'avais un tableau à vendre.

Un léger bruit se fit à la porte. Un second homme venait d'entrer et de
s'asseoir sur le lit, derrière la Jondrette. Il avait, comme le premier,
les bras nus et un masque d'encre ou de suie.

Quoique cet homme se fût, à la lettre, glissé dans la chambre, il ne put
faire que M. Leblanc ne l'aperçût.

--Ne prenez pas garde, dit Jondrette. Ce sont des gens de la maison. Je
disais donc qu'il me restait un tableau, un tableau précieux....--Tenez,
monsieur, voyez.

Il se leva, alla à la muraille au bas de laquelle était posé le panneau
dont nous avons parlé, et le retourna, tout en le laissant appuyé au
mur. C'était quelque chose en effet qui ressemblait à un tableau et que
la chandelle éclairait à peu près. Marius n'en pouvait rien distinguer,
Jondrette étant placé entre le tableau et lui; seulement il entrevoyait
un barbouillage grossier, et une espèce de personnage principal enluminé
avec la crudité criarde des toiles foraines et des peintures de
paravent.

--Qu'est-ce que c'est que cela? demanda M. Leblanc.

Jondrette s'exclama:

--Une peinture de maître, un tableau d'un grand prix, mon bienfaiteur!
J'y tiens comme à mes deux filles, il me rappelle des souvenirs! mais,
je vous l'ai dit et je ne m'en dédis pas, je suis si malheureux que je
m'en déferais.

Soit hasard, soit qu'il eût quelque commencement d'inquiétude, tout en
examinant le tableau, le regard de M. Leblanc revint vers le fond de la
chambre. Il y avait maintenant quatre hommes, trois assis sur le lit, un
debout près du chambranle de la porte, tous quatre bras nus, immobiles,
le visage barbouillé de noir. Un de ceux qui étaient sur le lit
s'appuyait au mur, les yeux fermés, et l'on eût dit qu'il dormait.
Celui-là était vieux; ses cheveux blancs sur son visage noir étaient
horribles. Les deux autres semblaient jeunes. L'un était barbu, l'autre
chevelu. Aucun n'avait de souliers; ceux qui n'avaient pas de chaussons
étaient pieds nus.

Jondrette remarqua que l'oeil de M. Leblanc s'attachait à ces hommes.

--C'est des amis. Ça voisine, dit-il. C'est barbouillé parce que ça
travaille dans le charbon. Ce sont des fumistes. Ne vous en occupez pas,
mon bienfaiteur, mais achetez-moi mon tableau. Ayez pitié de ma misère.
Je ne vous le vendrai pas cher. Combien l'estimez-vous?

--Mais, dit M. Leblanc en regardant Jondrette entre les deux yeux et
comme un homme qui se met sur ses gardes, c'est quelque enseigne de
cabaret. Cela vaut bien trois francs.

Jondrette répondit avec douceur:

--Avez-vous votre portefeuille là? je me contenterais de mille écus.

M. Leblanc se leva debout, s'adossa à la muraille et promena rapidement
son regard dans la chambre. Il avait Jondrette à sa gauche du côté de la
fenêtre et la Jondrette et les quatre hommes à sa droite du côté de la
porte. Les quatre hommes ne bougeaient pas et n'avaient pas même l'air
de le voir; Jondrette s'était remis à parler d'un accent plaintif, avec
la prunelle si vague et l'intonation si lamentable que M. Leblanc
pouvait croire que c'était tout simplement un homme devenu fou de misère
qu'il avait devant les yeux.

--Si vous ne m'achetez pas mon tableau, cher bienfaiteur, disait
Jondrette, je suis sans ressource, je n'ai plus qu'à me jeter à même la
rivière. Quand je pense que j'ai voulu faire apprendre à mes deux
filles le cartonnage demi-fin, le cartonnage des boîtes d'étrennes. Eh
bien! il faut une table avec une planche au fond pour que les verres ne
tombent pas par terre, il faut un fourneau fait exprès, un pot à trois
compartiments pour les différents degrés de force que doit avoir la
colle selon qu'on l'emploie pour le bois, pour le papier ou pour les
étoffes, un tranchet pour couper le carton, un moule pour l'ajuster, un
marteau pour clouer les aciers, des pinceaux, le diable, est-ce que je
sais, moi? et tout cela pour gagner quatre sous par jour! et on
travaille quatorze heures! et chaque boîte passe treize fois dans les
mains de l'ouvrière! et mouiller le papier! et ne rien tacher! et tenir
la colle chaude! le diable, je vous dis! quatre sous par jour! comment
voulez-vous qu'on vive?

Tout en parlant, Jondrette ne regardait pas M. Leblanc qui l'observait.
L'oeil de M. Leblanc était fixé sur Jondrette et l'oeil de Jondrette sur
la porte. L'attention haletante de Marius allait de l'un à l'autre. M.
Leblanc paraissait se demander: Est-ce un idiot? Jondrette répéta deux
ou trois fois avec toutes sortes d'inflexions variées dans le genre
traînant et suppliant: Je n'ai plus qu'à me jeter à la rivière! j'ai
descendu l'autre jour trois marches pour cela du côté du pont
d'Austerlitz!

Tout à coup sa prunelle éteinte s'illumina d'un flamboiement hideux, ce
petit homme se dressa et devint effrayant, il fit un pas vers M. Leblanc
et lui cria d'une voix tonnante:

--Il ne s'agit pas de tout cela! me reconnaissez-vous?



Chapitre XX

Le guet-apens


La porte du galetas venait de s'ouvrir brusquement, et laissait voir
trois hommes en blouse de toile bleue, masqués de masques de papier
noir. Le premier était maigre et avait une longue trique ferrée, le
second, qui était une espèce de colosse, portait, par le milieu du
manche et la cognée en bas, un merlin à assommer les boeufs. Le
troisième, homme aux épaules trapues, moins maigre que le premier, moins
massif que le second, tenait à plein poing une énorme clef volée à
quelque porte de prison.

Il paraît que c'était l'arrivée de ces hommes que Jondrette attendait.
Un dialogue rapide s'engagea entre lui et l'homme à la trique, le
maigre.

--Tout est-il prêt? dit Jondrette.

--Oui, répondit l'homme maigre.

--Où donc est Montparnasse?

--Le jeune premier s'est arrêté pour causer avec ta fille.

--Laquelle?

--L'aînée.

--Il y a un fiacre en bas?

--Oui.

--La maringotte est attelée?

--Attelée.

--De deux bons chevaux?

--Excellents.

--Elle attend où j'ai dit qu'elle attendît?

--Oui.

--Bien, dit Jondrette.

M. Leblanc était très pâle. Il considérait tout dans le bouge autour de
lui comme un homme qui comprend où il est tombé, et sa tête, tour à tour
dirigée vers toutes les têtes qui l'entouraient, se mouvait sur son cou
avec une lenteur attentive et étonnée, mais il n'y avait dans son air
rien qui ressemblât à la peur. Il s'était fait de la table un
retranchement improvisé; et cet homme qui, le moment d'auparavant,
n'avait l'air que d'un bon vieux homme, était devenu subitement une
sorte d'athlète, et posait son poing robuste sur le dossier de sa chaise
avec un geste redoutable et surprenant.

Ce vieillard, si ferme et si brave devant un tel danger, semblait être
de ces natures qui sont courageuses comme elles sont bonnes, aisément et
simplement. Le père d'une femme qu'on aime n'est jamais un étranger pour
nous. Marius se sentit fier de cet inconnu.

Trois des hommes aux bras nus dont Jondrette avait dit: _ce sont des
fumistes_, avaient pris dans le tas de ferrailles, l'un une grande
cisaille, l'autre une pince à faire des pesées, le troisième un marteau,
et s'étaient mis en travers de la porte sans prononcer une parole. Le
vieux était resté sur le lit, et avait seulement ouvert les yeux. La
Jondrette s'était assise à côté de lui. Marius pensa qu'avant quelques
secondes le moment d'intervenir serait arrivé, et il éleva sa main
droite vers le plafond, dans la direction du corridor, prêt à lâcher son
coup de pistolet.

Jondrette, son colloque avec l'homme à la trique terminé, se tourna de
nouveau vers M. Leblanc et répéta sa question en l'accompagnant de ce
rire bas, contenu et terrible qu'il avait:

--Vous ne me reconnaissez donc pas?

M. Leblanc le regarda en face et répondit:

--Non.

Alors Jondrette vint jusqu'à la table. Il se pencha par-dessus la
chandelle, croisant les bras, approchant sa mâchoire anguleuse et féroce
du visage calme de M. Leblanc, et avançant le plus qu'il pouvait sans
que M. Leblanc reculât, et, dans cette posture de bête fauve qui va
mordre, il cria:

--Je ne m'appelle pas Fabantou, je ne m'appelle pas Jondrette, je me
nomme Thénardier! je suis l'aubergiste de Montfermeil! entendez-vous
bien? Thénardier! Maintenant me reconnaissez-vous?

Une imperceptible rougeur passa sur le front de M. Leblanc, et il
répondit sans que sa voix tremblât, ni s'élevât, avec sa placidité
ordinaire:

--Pas davantage.

Marius n'entendit pas cette réponse. Qui l'eût vu en ce moment dans
cette obscurité l'eût vu hagard, stupide et foudroyé. Au moment où
Jondrette avait dit: _Je me nomme Thénardier_, Marius avait tremblé de
tous ses membres et s'était appuyé au mur comme s'il eût senti le froid
d'une lame d'épée à travers son coeur. Puis son bras droit, prêt à
lâcher le coup de signal, s'était abaissé lentement, et au moment où
Jondrette avait répété _Entendez-vous bien, Thénardier_? les doigts
défaillants de Marius avaient laissé tomber le pistolet. Jondrette, en
dévoilant qui il était, n'avait pas ému M. Leblanc, mais il avait
bouleversé Marius. Ce nom de Thénardier, que M. Leblanc ne semblait pas
connaître, Marius le connaissait. Qu'on se rappelle ce que ce nom était
pour lui! Ce nom, il l'avait porté sur son coeur, écrit dans le
testament de son père! il le portait au fond de sa pensée, au fond de
sa mémoire, dans cette recommandation sacrée: «Un nommé Thénardier m'a
sauvé la vie. Si mon fils le rencontre, il lui fera tout le bien qu'il
pourra.» Ce nom, on s'en souvient, était une des piétés de son âme; il
le mêlait au nom de son père dans son culte. Quoi! c'était là ce
Thénardier, c'était là cet aubergiste de Montfermeil qu'il avait
vainement et si longtemps cherché! Il le trouvait enfin, et comment! ce
sauveur de son père était un bandit! cet homme, auquel lui Marius
brûlait de se dévouer, était un monstre! ce libérateur du colonel
Pontmercy était en train de commettre un attentat dont Marius ne voyait
pas encore bien distinctement la forme, mais qui ressemblait à un
assassinat! et sur qui, grand Dieu! Quelle fatalité! quelle amère
moquerie du sort! Son père lui ordonnait du fond de son cercueil de
faire tout le bien possible à Thénardier, depuis quatre ans Marius
n'avait pas d'autre idée que d'acquitter cette dette de son père, et, au
moment où il allait faire saisir par la justice un brigand au milieu
d'un crime, la destinée lui criait: c'est Thénardier! La vie de son
père, sauvée dans une grêle de mitraille sur le champ héroïque de
Waterloo, il allait enfin la payer à cet homme, et la payer de
l'échafaud! Il s'était promis, si jamais il retrouvait ce Thénardier, de
ne l'aborder qu'en se jetant à ses pieds, et il le retrouvait en effet,
mais pour le livrer au bourreau! Son père lui disait: Secours
Thénardier! et il répondait à cette voix adorée et sainte en écrasant
Thénardier! Donner pour spectacle à son père dans son tombeau l'homme
qui l'avait arraché à la mort au péril de sa vie, exécuté place
Saint-Jacques par le fait de son fils, de ce Marius à qui il avait légué
cet homme! et quelle dérision que d'avoir si longtemps porté sur sa
poitrine les dernières volontés de son père écrites de sa main pour
faire affreusement tout le contraire! Mais, d'un autre côté, assister à
ce guet-apens et ne pas l'empêcher! quoi! condamner la victime et
épargner l'assassin! est-ce qu'on pouvait être tenu à quelque
reconnaissance envers un pareil misérable? Toutes les idées que Marius
avait depuis quatre ans étaient comme traversées de part en part par ce
coup inattendu. Il frémissait. Tout dépendait de lui. Il tenait dans sa
main à leur insu ces êtres qui s'agitaient là sous ses yeux. S'il tirait
le coup de pistolet, M. Leblanc était sauvé et Thénardier était perdu;
s'il ne le tirait pas, M. Leblanc était sacrifié et, qui sait?
Thénardier échappait. Précipiter l'un, ou laisser tomber l'autre!
remords des deux côtés. Que faire? que choisir? manquer aux souvenirs
les plus impérieux, à tant d'engagements profonds pris avec lui-même, au
devoir le plus saint, au texte le plus vénéré! manquer au testament de
son père, ou laisser s'accomplir un crime! Il lui semblait d'un côté
entendre «son Ursule» le supplier pour son père, et de l'autre le
colonel lui recommander Thénardier. Il se sentait fou. Ses genoux se
dérobaient sous lui. Et il n'avait pas même le temps de délibérer, tant
la scène qu'il avait sous les yeux se précipitait avec furie. C'était
comme un tourbillon dont il s'était cru maître et qui l'emportait. Il
fut au moment de s'évanouir.

Cependant Thénardier, nous ne le nommerons plus autrement désormais, se
promenait de long en large devant la table dans une sorte d'égarement et
de triomphe frénétique.

Il prit à plein poing la chandelle et la posa sur la cheminée avec un
frappement si violent que la mèche faillit s'éteindre et que le suif
éclaboussa le mur.

Puis il se tourna vers M. Leblanc, effroyable, et cracha ceci:

--Flambé! fumé! fricassé! à la crapaudine!

Et il se remit à marcher, en pleine explosion.

--Ah! criait-il, je vous retrouve enfin, monsieur le philanthrope!
monsieur le millionnaire râpé! monsieur le donneur de poupées! vieux
Jocrisse! Ah! vous ne me reconnaissez pas! Non, ce n'est pas vous qui
êtes venu à Montfermeil, à mon auberge, il y a huit ans, la nuit de Noël
1823! ce n'est pas vous qui avez emmené de chez moi l'enfant de la
Fantine, l'Alouette! ce n'est pas vous qui aviez un carrick jaune! non!
et un paquet plein de nippes à la main comme ce matin chez moi! Dis
donc, ma femme! c'est sa manie, à ce qu'il paraît, de porter dans les
maisons des paquets pleins de bas de laine! vieux charitable, va! Est-ce
que vous êtes bonnetier, monsieur le millionnaire? vous donnez aux
pauvres votre fonds de boutique, saint homme! quel funambule! Ah! vous
ne me reconnaissez pas? Eh bien, je vous reconnais, moi, je vous ai
reconnu tout de suite dès que vous avez fourré votre mufle ici. Ah! on
va voir enfin que ce n'est pas tout roses d'aller comme cela dans les
maisons des gens, sous prétexte que ce sont des auberges, avec des
habits minables, avec l'air d'un pauvre, qu'on lui aurait donné un sou,
tromper les personnes, faire le généreux, leur prendre leur gagne-pain,
et menacer dans les bois, et qu'on n'en est pas quitte pour rapporter
après, quand les gens sont ruinés, une redingote trop large et deux
méchantes couvertures d'hôpital, vieux gueux, voleur d'enfants!

Il s'arrêta, et parut un moment se parler à lui-même. On eût dit que sa
fureur tombait comme le Rhône dans quelque trou; puis, comme s'il
achevait tout haut des choses qu'il venait de se dire tout bas, il
frappa un coup de poing sur la table et cria:

--Avec son air bonasse!

Et apostrophant M. Leblanc:

--Parbleu! vous vous êtes moqué de moi autrefois. Vous êtes cause de
tous mes malheurs! Vous avez eu pour quinze cents francs une fille que
j'avais, et qui était certainement à des riches, et qui m'avait déjà
rapporté beaucoup d'argent, et dont je devais tirer de quoi vivre toute
ma vie! une fille qui m'aurait dédommagé de tout ce que j'ai perdu dans
cette abominable gargote où l'on faisait des sabbats sterlings et où
j'ai mangé comme un imbécile tout mon saint-frusquin! Oh! je voudrais
que tout le vin qu'on a bu chez moi fût du poison à ceux qui l'ont bu!
Enfin n'importe! Dites donc! vous avez dû me trouver farce quand vous
vous êtes en allé avec l'Alouette! Vous aviez votre gourdin dans la
forêt! Vous étiez le plus fort. Revanche. C'est moi qui ai l'atout
aujourd'hui! Vous êtes fichu, mon bonhomme! Oh mais, je ris. Vrai, je
ris! Est-il tombé dans le panneau! Je lui ai dit que j'étais acteur, que
je m'appelais Fabantou, que j'avais joué la comédie avec mamselle Mars,
avec mamselle Muche, que mon propriétaire voulait être payé demain 4
février, et il n'a même pas vu que c'est le 8 janvier et non le 4
février qui est un terme! Absurde crétin! Et ces quatre méchants
philippes qu'il m'apporte! Canaille! Il n'a même pas eu le coeur d'aller
jusqu'à cent francs! Et comme il donnait dans mes platitudes! Ça
m'amusait. Je me disais: Ganache! Va, je te tiens. Je te lèche les
pattes ce matin! Je te rongerai le coeur ce soir!

Thénardier cessa. Il était essoufflé. Sa petite poitrine étroite
haletait comme un soufflet de forge. Son oeil était plein de cet ignoble
bonheur d'une créature faible, cruelle et lâche, qui peut enfin
terrasser ce qu'elle a redouté et insulter ce qu'elle a flatté, joie
d'un nain qui mettrait le talon sur la tête de Goliath, joie d'un chacal
qui commence à déchirer un taureau malade, assez mort pour ne plus se
défendre, assez vivant pour souffrir encore.

M. Leblanc ne l'interrompit pas, mais lui dit lorsqu'il s'interrompit:

--Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous vous méprenez. Je suis un
homme très pauvre et rien moins qu'un millionnaire. Je ne vous connais
pas. Vous me prenez pour un autre.

--Ah! râla Thénardier, la bonne balançoire! Vous tenez à cette
plaisanterie! Vous pataugez, mon vieux! Ah! vous ne vous souvenez pas?
Vous ne voyez pas qui je suis!

--Pardon, monsieur, répondit M. Leblanc avec un accent de politesse qui
avait en un pareil moment quelque chose d'étrange et de puissant, je
vois que vous êtes un bandit.

Qui ne l'a remarqué, les êtres odieux ont leur susceptibilité, les
monstres sont chatouilleux. À ce mot de bandit, la femme Thénardier se
jeta à bas du lit, Thénardier saisit sa chaise comme s'il allait la
briser dans ses mains.--Ne bouge pas, toi! cria-t-il à sa femme; et, se
tournant vers M. Leblanc:

--Bandit! oui, je sais que vous nous appelez comme cela, messieurs les
gens riches! Tiens! c'est vrai, j'ai fait faillite, je me cache, je n'ai
pas de pain, je n'ai pas le sou, je suis un bandit! Voilà trois jours
que je n'ai pas mangé, je suis un bandit! Ah! vous vous chauffez les
pieds, vous autres, vous avez des escarpins de Sakoski, vous avez des
redingotes ouatées, comme des archevêques, vous logez au premier dans
des maisons à portier, vous mangez des truffes, vous mangez des bottes
d'asperges à quarante francs au mois de janvier, des petits pois, vous
vous gavez, et, quand vous voulez savoir s'il fait froid, vous regardez
dans le journal ce que marque le thermomètre de l'ingénieur Chevalier.
Nous! c'est nous qui sommes les thermomètres! nous n'avons pas besoin
d'aller voir sur le quai au coin de la tour de l'Horloge combien il y a
de degrés de froid, nous sentons le sang se figer dans nos veines et la
glace nous arriver au coeur, et nous disons: Il n'y a pas de Dieu! Et
vous venez dans nos cavernes, oui, dans nos cavernes, nous appeler
bandits! Mais nous vous mangerons! mais nous vous dévorerons, pauvres
petits! Monsieur le millionnaire! sachez ceci: J'ai été un homme établi,
j'ai été patenté, j'ai été électeur, je suis un bourgeois, moi! et vous
n'en êtes peut-être pas un, vous!

Ici Thénardier fit un pas vers les hommes qui étaient près de la porte,
et ajouta avec un frémissement:

--Quand je pense qu'il ose venir me parler comme à un savetier!

Puis s'adressant à M. Leblanc avec une recrudescence de frénésie:

--Et sachez encore ceci, monsieur le philanthrope! je ne suis pas un
homme louche, moi! je ne suis pas un homme dont on ne sait point le nom
et qui vient enlever des enfants dans les maisons! Je suis un ancien
soldat français, je devrais être décoré! J'étais à Waterloo, moi! et
j'ai sauvé dans la bataille un général appelé le comte de je ne sais
quoi! Il m'a dit son nom; mais sa chienne de voix était si faible que je
ne l'ai pas entendu. Je n'ai entendu que _Merci_. J'aurais mieux aimé
son nom que son remercîment. Cela m'aurait aidé à le retrouver. Ce
tableau que vous voyez, et qui a été peint par David à Bruqueselles,
savez-vous qui il représente? il représente moi. David a voulu
immortaliser ce fait d'armes. J'ai ce général sur mon dos, et je
l'emporte à travers la mitraille. Voilà l'histoire. Il n'a même jamais
rien fait pour moi, ce général-là; il ne valait pas mieux que les
autres! Je ne lui en ai pas moins sauvé la vie au danger de la mienne,
et j'en ai les certificats plein mes poches! Je suis un soldat de
Waterloo, mille noms de noms! Et maintenant que j'ai eu la bonté de vous
dire tout ça, finissons, il me faut de l'argent, il me faut beaucoup
d'argent, il me faut énormément d'argent, ou je vous extermine, tonnerre
du bon Dieu!

Marius avait repris quelque empire sur ses angoisses, et écoutait. La
dernière possibilité de doute venait de s'évanouir. C'était bien le
Thénardier du testament. Marius frissonna à ce reproche d'ingratitude
adressé à son père et qu'il était sur le point de justifier si
fatalement. Ses perplexités en redoublèrent. Du reste il y avait dans
toutes ces paroles de Thénardier, dans l'accent, dans le geste, dans le
regard qui faisait jaillir des flammes de chaque mot, il y avait dans
cette explosion d'une mauvaise nature montrant tout, dans ce mélange de
fanfaronnade et d'abjection, d'orgueil et de petitesse, de rage et de
sottise, dans ce chaos de griefs réels et de sentiments faux, dans cette
impudeur d'un méchant homme savourant la volupté de la violence, dans
cette nudité effrontée d'une âme laide, dans cette conflagration de
toutes les souffrances combinées avec toutes les haines, quelque chose
qui était hideux comme le mal et poignant comme le vrai.

Le tableau de maître, la peinture de David dont il avait proposé l'achat
à M. Leblanc, n'était, le lecteur l'a deviné, autre chose que l'enseigne
de sa gargote, peinte, on s'en souvient, par lui-même, seul débris qu'il
eût conservé de son naufrage de Montfermeil.

Comme il avait cessé d'intercepter le rayon visuel de Marius, Marius
maintenant pouvait considérer cette chose, et dans ce badigeonnage il
reconnaissait réellement une bataille, un fond de fumée, et un homme qui
en portait un autre. C'était le groupe de Thénardier et de Pontmercy, le
sergent sauveur, le colonel sauvé. Marius était comme ivre, ce tableau
faisait en quelque sorte son père vivant, ce n'était plus l'enseigne du
cabaret de Montfermeil, c'était une résurrection, une tombe s'y
entr'ouvrait, un fantôme s'y dressait. Marius entendait son coeur tinter
à ses tempes, il avait le canon de Waterloo dans les oreilles, son père
sanglant vaguement peint sur ce panneau sinistre l'effarait, et il lui
semblait que cette silhouette informe le regardait fixement.

Quand Thénardier eut repris haleine, il attacha sur M. Leblanc ses
prunelles sanglantes, et lui dit d'une voix basse et brève:

--Qu'as-tu à dire avant qu'on te mette en brindesingues?

M. Leblanc se taisait. Au milieu de ce silence une voix éraillée lança
du corridor ce sarcasme lugubre:

--S'il faut fendre du bois, je suis là, moi!

C'était l'homme au merlin qui s'égayait.

En même temps une énorme face hérissée et terreuse parut à la porte avec
un affreux rire qui montrait non des dents, mais des crocs.

C'était la face de l'homme au merlin.

--Pourquoi as-tu ôté ton masque? lui cria Thénardier avec fureur.

--Pour rire, répliqua l'homme.

Depuis quelques instants, M. Leblanc semblait suivre et guetter tous les
mouvements de Thénardier, qui, aveuglé et ébloui par sa propre rage,
allait et venait dans le repaire avec la confiance de sentir la porte
gardée, de tenir, armé, un homme désarmé, et d'être neuf contre un, en
supposant que la Thénardier ne comptât que pour un homme. Dans son
apostrophe à l'homme au merlin, il tournait le dos à M. Leblanc.

M. Leblanc saisit ce moment, repoussa du pied la chaise, du poing la
table, et d'un bond, avec une agilité prodigieuse, avant que Thénardier
eût eu le temps de se retourner, il était à la fenêtre. L'ouvrir,
escalader l'appui, l'enjamber, ce fut une seconde. Il était à moitié
dehors quand six poings robustes le saisirent et le ramenèrent
énergiquement dans le bouge. C'étaient les trois «fumistes» qui
s'étaient élancés sur lui. En même temps, la Thénardier l'avait empoigné
aux cheveux.

Au piétinement qui se fit, les autres bandits accoururent du corridor.
Le vieux qui était sur le lit et qui semblait pris de vin, descendit du
grabat et arriva en chancelant, un marteau de cantonnier à la main.

Un des «fumistes» dont la chandelle éclairait le visage barbouillé, et
dans lequel Marius, malgré ce barbouillage, reconnut Panchaud, dit
Printanier, dit Bigrenaille, levait au-dessus de la tête de M. Leblanc
une espèce d'assommoir fait de deux pommes de plomb aux deux bouts d'une
barre de fer.

Marius ne put résister à ce spectacle.--Mon père, pensa-t-il,
pardonne-moi!--Et son doigt chercha la détente du pistolet. Le coup
allait partir lorsque la voix de Thénardier cria:

--Ne lui faites pas de mal!

Cette tentative désespérée de la victime, loin d'exaspérer Thénardier,
l'avait calmé. Il y avait deux hommes en lui, l'homme féroce et l'homme
adroit. Jusqu'à cet instant, dans le débordement du triomphe, devant la
proie abattue et ne bougeant pas, l'homme féroce avait dominé; quand la
victime se débattit et parut vouloir lutter, l'homme adroit reparut et
prit le dessus.

--Ne lui faites pas de mal! répéta-t-il. Et, sans s'en douter, pour
premier succès, il arrêta le pistolet prêt à partir et paralysa Marius
pour lequel l'urgence disparut, et qui, devant cette phase nouvelle, ne
vit point d'inconvénient à attendre encore. Qui sait si quelque chance
ne surgirait pas qui le délivrerait de l'affreuse alternative de laisser
périr le père d'Ursule ou de perdre le sauveur du colonel?

Une lutte herculéenne s'était engagée. D'un coup de poing en plein torse
M. Leblanc avait envoyé le vieux rouler au milieu de la chambre, puis de
deux revers de main avait terrassé deux autres assaillants, et il en
tenait un sous chacun de ses genoux; les misérables râlaient sous cette
pression comme sous une meule de granit; mais les quatre autres avaient
saisi le redoutable vieillard aux deux bras et à la nuque et le tenaient
accroupi sur les deux «fumistes» terrassés. Ainsi, maître des uns et
maîtrisé par les autres, écrasant ceux d'en bas et étouffant sous ceux
d'en haut, secouant vainement tous les efforts qui s'entassaient sur
lui, M. Leblanc disparaissait sous le groupe horrible des bandits comme
un sanglier sous un monceau hurlant de dogues et de limiers.

Ils parvinrent à le renverser sur le lit le plus proche de la croisée et
l'y tinrent en respect. La Thénardier ne lui avait pas lâché les
cheveux.

--Toi, dit Thénardier, ne t'en mêle pas. Tu vas déchirer ton châle.

La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec un grondement.

--Vous autres, reprit Thénardier, fouillez-le.

M. Leblanc semblait avoir renoncé à la résistance. On le fouilla. Il
n'avait rien sur lui qu'une bourse de cuir qui contenait six francs, et
son mouchoir.

Thénardier mit le mouchoir dans sa poche.

--Quoi! pas de portefeuille? demanda-t-il.

--Ni de montre, répondit un des «fumistes».

--C'est égal, murmura avec une voix de ventriloque l'homme masqué qui
tenait la grosse clef, c'est un vieux rude!

Thénardier alla au coin de la porte et y prit un paquet de cordes, qu'il
leur jeta.

--Attachez-le au pied du lit, dit-il. Et, apercevant le vieux qui était
resté étendu à travers la chambre du coup de poing de M. Leblanc et qui
ne bougeait pas:

--Est-ce que Boulatruelle est mort? demanda-t-il.

--Non, répondit Bigrenaille, il est ivre.

--Balayez-le dans un coin, dit Thénardier.

--Deux des «fumistes» poussèrent l'ivrogne avec le pied près du tas de
ferrailles.

--Babet, pourquoi en as-tu amené tant? dit Thénardier bas à l'homme à la
trique, c'était inutile.

--Que veux-tu? répliqua l'homme à la trique, ils ont tous voulu en être.
La saison est mauvaise. Il ne se fait pas d'affaires.

Le grabat où M. Leblanc avait été renversé était une façon de lit
d'hôpital porté sur quatre montants grossiers en bois à peine équarri.
M. Leblanc se laissa faire. Les brigands le lièrent solidement, debout
et les pieds posant à terre, au montant du lit le plus éloigné de la
fenêtre et le plus proche de la cheminée.

Quand le dernier noeud fut serré, Thénardier prit une chaise et vint
s'asseoir presque en face de M. Leblanc. Thénardier ne se ressemblait
plus, en quelques instants sa physionomie avait passé de la violence
effrénée à la douceur tranquille et rusée. Marius avait peine à
reconnaître dans ce sourire poli d'homme de bureau la bouche presque
bestiale qui écumait le moment d'auparavant, il considérait avec stupeur
cette métamorphose fantastique et inquiétante, et il éprouvait ce
qu'éprouverait un homme qui verrait un tigre se changer en un avoué.

--Monsieur... fit Thénardier.

Et écartant du geste les brigands qui avaient encore la main sur M.
Leblanc:

--Éloignez-vous un peu, et laissez-moi causer avec monsieur.

Tous se retirèrent vers la porte. Il reprit:

--Monsieur, vous avez eu tort de vouloir sauter par la fenêtre. Vous
auriez pu vous casser une jambe. Maintenant, si vous le permettez, nous
allons causer tranquillement. Il faut d'abord que je vous communique une
remarque que j'ai faite, c'est que vous n'avez pas encore poussé le
moindre cri.

Thénardier avait raison, ce détail était réel, quoiqu'il eût échappé à
Marius dans son trouble. M. Leblanc avait à peine prononcé quelques
paroles sans hausser la voix, et, même dans sa lutte près de la fenêtre
avec les six bandits, il avait gardé le plus profond et le plus
singulier silence. Thénardier poursuivit:

--Mon Dieu! vous auriez un peu crié au voleur, que je ne l'aurais pas
trouvé inconvenant! À l'assassin! cela se dit dans l'occasion, et, quant
à moi, je ne l'aurais point pris en mauvaise part. Il est tout simple
qu'on fasse un peu de vacarme quand on se trouve avec des personnes qui
ne vous inspirent pas suffisamment de confiance. Vous l'auriez fait
qu'on ne vous aurait pas dérangé. On ne vous aurait même pas bâillonné.
Et je vais vous dire pourquoi. C'est que cette chambre-ci est très
sourde. Elle n'a que cela pour elle, mais elle a cela. C'est une cave.
On y tirerait une bombe que cela ferait pour le corps de garde le plus
prochain le bruit d'un ronflement d'ivrogne. Ici le canon ferait boum et
le tonnerre ferait pouf. C'est un logement commode. Mais enfin vous
n'avez pas crié, c'est mieux, je vous en fais mon compliment, et je vais
vous dire ce que j'en conclus. Mon cher monsieur, quand on crie,
qu'est-ce qui vient? la police. Et après la police? la justice. Eh bien,
vous n'avez pas crié; c'est que vous ne vous souciez pas plus que nous
de voir arriver la justice et la police. C'est que,--il y a longtemps
que je m'en doute,--vous avez un intérêt quelconque à cacher quelque
chose. De notre côté nous avons le même intérêt. Donc nous pouvons nous
entendre.

Tout en parlant ainsi, il semblait que Thénardier, la prunelle attachée
sur M. Leblanc, cherchât à enfoncer les pointes aiguës qui sortaient de
ses yeux jusque dans la conscience de son prisonnier. Du reste son
langage, empreint d'une sorte d'insolence modérée et sournoise, était
réservé et presque choisi, et dans ce misérable qui n'était tout à
l'heure qu'un brigand on sentait maintenant «l'homme qui a étudié pour
être prêtre».

Le silence qu'avait gardé le prisonnier, cette précaution qui allait
jusqu'à l'oubli même du soin de sa vie, cette résistance opposée au
premier mouvement de la nature, qui est de jeter un cri, tout cela, il
faut le dire, depuis que la remarque en avait été faite, était importun
à Marius, et l'étonnait péniblement.

L'observation si fondée de Thénardier obscurcissait encore pour Marius
les épaisseurs mystérieuses sous lesquelles se dérobait cette figure
grave et étrange à laquelle Courfeyrac avait jeté le sobriquet de
monsieur Leblanc. Mais, quel qu'il fût, lié de cordes, entouré de
bourreaux, à demi plongé, pour ainsi dire, dans une fosse qui
s'enfonçait sous lui d'un degré à chaque instant, devant la fureur comme
devant la douceur de Thénardier, cet homme demeurait impassible; et
Marius ne pouvait s'empêcher d'admirer en un pareil moment ce visage
superbement mélancolique.

C'était évidemment une âme inaccessible à l'épouvante et ne sachant pas
ce que c'est que d'être éperdue. C'était un de ces hommes qui dominent
l'étonnement des situations désespérées. Si extrême que fût la crise, si
inévitable que fût la catastrophe, il n'y avait rien là de l'agonie du
noyé ouvrant sous l'eau des yeux horribles.

Thénardier se leva sans affectation, alla à la cheminée, déplaça le
paravent qu'il appuya au grabat voisin, et démasqua ainsi le réchaud
plein de braise ardente dans laquelle le prisonnier pouvait parfaitement
voir le ciseau rougi à blanc et piqué çà et là de petites étoiles
écarlates.

Puis Thénardier vint se rasseoir près de M. Leblanc.

--Je continue, dit-il. Nous pouvons nous entendre. Arrangeons ceci à
l'amiable. J'ai eu tort de m'emporter tout à l'heure, je ne sais où
j'avais l'esprit, j'ai été beaucoup trop loin, j'ai dit des
extravagances. Par exemple, parce que vous êtes millionnaire, je vous ai
dit que j'exigeais de l'argent, beaucoup d'argent, immensément d'argent.
Cela ne serait pas raisonnable. Mon Dieu, vous avez beau être riche,
vous avez vos charges, qui n'a pas les siennes? Je ne veux pas vous
ruiner, je ne suis pas un happe-chair après tout. Je ne suis pas de ces
gens qui, parce qu'ils ont l'avantage de la position, profitent de cela
pour être ridicules. Tenez, j'y mets du mien et je fais un sacrifice de
mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs.

M. Leblanc ne souffla pas un mot. Thénardier poursuivit:

--Vous voyez que je ne mets pas mal d'eau dans mon vin. Je ne connais
pas l'état de votre fortune, mais je sais que vous ne regardez pas à
l'argent, et un homme bienfaisant comme vous peut bien donner deux cent
mille francs à un père de famille qui n'est pas heureux. Certainement
vous êtes raisonnable aussi, vous ne vous êtes pas figuré que je me
donnerais de la peine comme aujourd'hui, et que j'organiserais la chose
de ce soir, qui est un travail bien fait, de l'aveu de tous ces
messieurs, pour aboutir à vous demander de quoi aller boire du rouge à
quinze et manger du veau chez Desnoyers. Deux cent mille francs, ça vaut
ça. Une fois cette bagatelle sortie de votre poche, je vous réponds que
tout est dit et que vous n'avez pas à craindre une pichenette. Vous me
direz: Mais je n'ai pas deux cent mille francs sur moi. Oh! je ne suis
pas exagéré. Je n'exige pas cela. Je ne vous demande qu'une chose. Ayez
la bonté d'écrire ce que je vais vous dicter.

Ici Thénardier s'interrompit, puis il ajouta en appuyant sur les mots et
en jetant un sourire du côté du réchaud:

--Je vous préviens que je n'admettrais pas que vous ne sachiez pas
écrire.

Un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire.

Thénardier poussa la table tout près de M. Leblanc, et prit l'encrier,
une plume et une feuille de papier dans le tiroir qu'il laissa
entr'ouvert et où luisait la longue lame du couteau.

Il posa la feuille de papier devant M. Leblanc.

--Écrivez, dit-il.

Le prisonnier parla enfin.

--Comment voulez-vous que j'écrive? je suis attaché.

--C'est vrai, pardon! fit Thénardier, vous avez bien raison.

Et se tournant vers Bigrenaille:

--Déliez le bras droit de monsieur.

Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, exécuta l'ordre de
Thénardier. Quand la main droite du prisonnier fut libre, Thénardier
trempa la plume dans l'encre et la lui présenta.

--Remarquez bien, monsieur, que vous êtes en notre pouvoir, à notre
discrétion, absolument à notre discrétion, qu'aucune puissance humaine
ne peut vous tirer d'ici, et que nous serions vraiment désolés d'être
contraints d'en venir à des extrémités désagréables. Je ne sais ni votre
nom, ni votre adresse; mais je vous préviens que vous resterez attaché
jusqu'à ce que la personne chargée de porter la lettre que vous allez
écrire soit revenue. Maintenant veuillez écrire.

--Quoi? demanda le prisonnier.

--Je dicte.

M. Leblanc prit la plume. Thénardier commença à dicter:

--«Ma fille...»

Le prisonnier tressaillit et leva les yeux sur Thénardier.

--Mettez «ma chère fille», dit Thénardier. M. Leblanc obéit. Thénardier
continua:

--«Viens sur-le-champ...»

Il s'interrompit:

--Vous la tutoyez, n'est-ce pas?

--Qui? demanda M. Leblanc.

--Parbleu! dit Thénardier, la petite, l'Alouette.

M. Leblanc répondit sans la moindre émotion apparente:

--Je ne sais ce que vous voulez dire.

--Allez toujours, fit Thénardier; et il se remit à dicter:

--«Viens sur-le-champ. J'ai absolument besoin de toi. La personne qui te
remettra ce billet est chargée de t'amener près de moi. Je t'attends.
Viens avec confiance.»

M. Leblanc avait tout écrit. Thénardier reprit:

--Ah! effacez _viens avec confiance;_ cela pourrait faire supposer que
la chose n'est pas toute simple et que la défiance est possible.

M. Leblanc ratura les trois mots.

--À présent, poursuivit Thénardier, signez. Comment vous appelez-vous?

Le prisonnier posa la plume et demanda:

--Pour qui est cette lettre?

--Vous le savez bien, répondit Thénardier. Pour la petite. Je viens de
vous le dire.

Il était évident que Thénardier évitait de nommer la jeune fille dont il
était question. Il disait «l'Alouette», il disait «la petite», mais il
ne prononçait pas le nom. Précaution d'habile homme gardant son secret
devant ses complices. Dire le nom, c'eût été leur livrer toute
«l'affaire», et leur en apprendre plus qu'ils n'avaient besoin d'en
savoir.

Il reprit:

--Signez. Quel est votre nom?

--Urbain Fabre, dit le prisonnier.

Thénardier, avec le mouvement d'un chat, précipita sa main dans sa
poche et en tira le mouchoir saisi sur M. Leblanc. Il en chercha la
marque et l'approcha de la chandelle.

--U.F. C'est cela. Urbain Fabre. Eh bien, signez U.F.

Le prisonnier signa.

--Comme il faut les deux mains pour plier la lettre, donnez, je vais la
plier.

Cela fait, Thénardier reprit:

--Mettez l'adresse. _Mademoiselle Fabre_, chez vous. Je sais que vous
demeurez pas très loin d'ici, aux environs de Saint-Jacques-du-Haut-Pas,
puisque c'est là que vous allez à la messe tous les jours, mais je ne
sais pas dans quelle rue. Je vois que vous comprenez votre situation.
Comme vous n'avez pas menti pour votre nom, vous ne mentirez pas pour
votre adresse. Mettez-la vous-même.

Le prisonnier resta un moment pensif, puis il reprit la plume et
écrivit:

--Mademoiselle Fabre, chez monsieur Urbain Fabre, rue
Saint-Dominique-d'Enfer, nº 17.

Thénardier saisit la lettre avec une sorte de convulsion fébrile.

--Ma femme! cria-t-il.

La Thénardier accourut.

--Voici la lettre. Tu sais ce que tu as à faire. Un fiacre est en bas.
Pars tout de suite, et reviens idem.

Et s'adressant à l'homme au merlin:

--Toi, puisque tu as ôté ton cache-nez, accompagne la bourgeoise. Tu
monteras derrière le fiacre. Tu sais où tu as laissé la maringotte?

--Oui, dit l'homme.

Et, déposant son merlin dans un coin, il suivit la Thénardier.

Comme ils s'en allaient, Thénardier passa sa tête par la porte
entrebâillée et cria dans le corridor:

--Surtout ne perds pas la lettre! songe que tu as deux cent mille francs
sur toi.

La voix rauque de la Thénardier répondit:

--Sois tranquille. Je l'ai mise dans mon estomac.

Une minute ne s'était pas écoulée qu'on entendit le claquement d'un
fouet qui décrut et s'éteignit rapidement.

--Bon! grommela Thénardier. Ils vont bon train. De ce galop-là la
bourgeoise sera de retour dans trois quarts d'heure.

Il approcha une chaise de la cheminée et s'assit en croisant les bras et
en présentant ses bottes boueuses au réchaud.

--J'ai froid aux pieds, dit-il.

Il ne restait plus dans le bouge avec Thénardier et le prisonnier que
cinq bandits. Ces hommes, à travers les masques ou la glu noire qui leur
couvrait la face et en faisait, au choix de la peur, des charbonniers,
des nègres ou des démons, avaient des airs engourdis et mornes, et l'on
sentait qu'ils exécutaient un crime comme une besogne, tranquillement,
sans colère et sans pitié, avec une sorte d'ennui. Ils étaient dans un
coin entassés comme des brutes et se taisaient. Thénardier se chauffait
les pieds. Le prisonnier était retombé dans sa taciturnité. Un calme
sombre avait succédé au vacarme farouche qui remplissait le galetas
quelques instants auparavant.

La chandelle, où un large champignon s'était formé, éclairait à peine
l'immense taudis, le brasier s'était terni, et toutes ces têtes
monstrueuses faisaient des ombres difformes sur les murs et au plafond.

On n'entendait d'autre bruit que la respiration paisible du vieillard
ivre qui dormait.

Marius attendait, dans une anxiété que tout accroissait. L'énigme était
plus impénétrable que jamais. Qu'était-ce que cette «petite» que
Thénardier avait aussi nommée l'Alouette? était-ce son «Ursule»? Le
prisonnier n'avait pas paru ému à ce mot, l'Alouette, et avait répondu
le plus naturellement du monde: Je ne sais ce que vous voulez dire. D'un
autre côté, les deux lettres U.F. étaient expliquées, c'était Urbain
Fabre, et Ursule ne s'appelait plus Ursule. C'est là ce que Marius
voyait le plus clairement. Une sorte de fascination affreuse le retenait
cloué à la place d'où il observait et dominait toute cette scène. Il
était là, presque incapable de réflexion et de mouvement, comme anéanti
par de si abominables choses vues de près. Il attendait, espérant
quelque incident, n'importe quoi, ne pouvant rassembler ses idées et ne
sachant quel parti prendre.

--Dans tous les cas, disait-il, si l'Alouette, c'est elle, je le verrai
bien, car la Thénardier va l'amener ici. Alors tout sera dit, je
donnerai ma vie et mon sang s'il le faut, mais je la délivrerai! Rien ne
m'arrêtera.

Près d'une demi-heure passa ainsi. Thénardier paraissait absorbé par une
méditation ténébreuse. Le prisonnier ne bougeait pas. Cependant Marius
croyait par intervalles et depuis quelques instants entendre un petit
bruit sourd du côté du prisonnier.

Tout à coup Thénardier apostropha le prisonnier:

--Monsieur Fabre, tenez, autant que je vous dise tout de suite.

Ces quelques mots semblaient commencer un éclaircissement. Marius prêta
l'oreille. Thénardier continua:

--Mon épouse va revenir, ne vous impatientez pas. Je pense que
l'Alouette est véritablement votre fille, et je trouve tout simple que
vous la gardiez. Seulement, écoutez un peu. Avec votre lettre, ma femme
ira la trouver. J'ai dit à ma femme de s'habiller, comme vous avez vu,
de façon que votre demoiselle la suive sans difficulté. Elles monteront
toutes deux dans le fiacre avec mon camarade derrière. Il y a quelque
part en dehors d'une barrière une maringotte attelée de deux très bons
chevaux. On y conduira votre demoiselle. Elle descendra du fiacre. Mon
camarade montera avec elle dans la maringotte, et ma femme reviendra ici
nous dire: C'est fait. Quant à votre demoiselle, on ne lui fera pas de
mal, la maringotte la mènera dans un endroit où elle sera tranquille,
et, dès que vous m'aurez donné les petits deux cent mille francs, on
vous la rendra. Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup
de pouce à l'Alouette. Voilà.

Le prisonnier n'articula pas une parole. Après une pause, Thénardier
poursuivit:

--C'est simple, comme vous voyez, Il n'y aura pas de mal si vous ne
voulez pas qu'il y ait du mal. Je vous conte la chose. Je vous préviens
pour que vous sachiez.

Il s'arrêta, le prisonnier ne rompit pas le silence, et Thénardier
reprit:

--Dès que mon épouse sera revenue et qu'elle m'aura dit: L'Alouette est
en route, nous vous lâcherons, et vous serez libre d'aller coucher chez
vous. Vous voyez que nous n'avions pas de mauvaises intentions.

Des images épouvantables passèrent devant la pensée de Marius. Quoi!
cette jeune fille qu'on enlevait, on n'allait pas la ramener? Un de ces
monstres allait l'emporter dans l'ombre? où?... Et si c'était elle! Et
il était clair que c'était elle! Marius sentait les battements de son
coeur s'arrêter. Que faire? Tirer le coup de pistolet? mettre aux mains
de la justice tous ces misérables? Mais l'affreux homme au merlin n'en
serait pas moins hors de toute atteinte avec la jeune fille, et Marius
songeait à ces mots de Thénardier dont il entrevoyait la signification
sanglante: _Si vous me faites arrêter, mon camarade donnera le coup de
pouce à l'Alouette_.

Maintenant ce n'était pas seulement par le testament du colonel, c'était
par son amour même, par le péril de celle qu'il aimait, qu'il se sentait
retenu.

Cette effroyable situation, qui durait déjà depuis plus d'une heure,
changeait d'aspect à chaque instant. Marius eut la force de passer
successivement en revue toutes les plus poignantes conjectures,
cherchant une espérance et ne la trouvant pas. Le tumulte de ses pensées
contrastait avec le silence funèbre du repaire.

Au milieu de ce silence on entendit le bruit de la porte de l'escalier
qui s'ouvrait, puis se fermait.

Le prisonnier fit un mouvement dans ses liens.

--Voici la bourgeoise, dit Thénardier.

Il achevait à peine qu'en effet la Thénardier se précipita dans la
chambre, rouge, essoufflée, haletante, les yeux flambants, et cria en
frappant de ses grosses mains sur ses deux cuisses à la fois:

--Fausse adresse!

Le bandit qu'elle avait emmené avec elle, parut derrière elle et vint
reprendre son merlin.

--Fausse adresse? répéta Thénardier.

Elle reprit:

--Personne! Rue Saint-Dominique, numéro dix-sept, pas de monsieur Urbain
Fabre! On ne sait pas ce que c'est!

Elle s'arrêta suffoquée, puis continua:

--Monsieur Thénardier! ce vieux t'a fait poser! Tu es trop bon, vois-tu!
Moi, je te vous lui aurais coupé la margoulette en quatre pour
commencer! et s'il avait fait le méchant, je l'aurais fait cuire tout
vivant! Il aurait bien fallu qu'il parle, et qu'il dise où est la fille,
et qu'il dise où est le magot! Voilà comment j'aurais mené cela, moi! On
a bien raison de dire que les hommes sont plus bêtes que les femmes!
Personne! numéro dix-sept! C'est une grande porte cochère! Pas de
monsieur Fabre, rue Saint-Dominique! et ventre à terre, et pourboire au
cocher, et tout! J'ai parlé au portier et à la portière, qui est une
belle forte femme, ils ne connaissent pas ça!

Marius respira. Elle, Ursule, ou l'Alouette, celle qu'il ne savait plus
comment nommer, était sauvée.

Pendant que sa femme exaspérée vociférait, Thénardier s'était assis sur
la table; il resta quelques instants sans prononcer une parole,
balançant sa jambe droite qui pendait, et considérant le réchaud d'un
air de rêverie sauvage.

Enfin il dit au prisonnier avec une inflexion lente et singulièrement
féroce:

--Une fausse adresse? qu'est-ce que tu as donc espéré?

--Gagner du temps! cria le prisonnier d'une voix éclatante.

Et au même instant il secoua ses liens; ils étaient coupés. Le
prisonnier n'était plus attaché au lit que par une jambe.

Avant que les sept hommes eussent eu le temps de se reconnaître et de
s'élancer, lui s'était penché sous la cheminée, avait étendu la main
vers le réchaud, puis s'était redressé, et maintenant Thénardier, la
Thénardier et les bandits, refoulés par le saisissement au fond du
bouge, le regardaient avec stupeur élevant au-dessus de sa tête le
ciseau rouge d'où tombait une lueur sinistre, presque libre et dans une
attitude formidable.

L'enquête judiciaire, à laquelle le guet-apens de la masure Gorbeau
donna lieu par la suite, a constaté qu'un gros sou, coupé et travaillé
d'une façon particulière, fut trouvé dans le galetas, quand la police y
fît une descente; ce gros sou était une de ces merveilles d'industrie
que la patience du bagne engendre dans les ténèbres et pour les
ténèbres, merveilles qui ne sont autre chose que des instruments
d'évasion. Ces produits hideux et délicats d'un art prodigieux sont dans
la bijouterie ce que les métaphores de l'argot sont dans la poésie. Il y
a des Benvenuto Cellini au bagne, de même que dans la langue il y a des
Villon. Le malheureux qui aspire à la délivrance trouve moyen,
quelquefois sans outils, avec un eustache, avec un vieux couteau, de
scier un sou en deux lames minces, de creuser ces deux lames sans
toucher aux empreintes monétaires, et de pratiquer un pas de vis sur la
tranche du sou de manière à faire adhérer les lames de nouveau. Cela se
visse et se dévisse à volonté; c'est une boîte. Dans cette boîte, on
cache un ressort de montre, et ce ressort de montre bien manié coupe des
manilles de calibre et des barreaux de fer. On croit que ce malheureux
forçat ne possède qu'un sou; point, il possède la liberté. C'est un gros
sou de ce genre qui, dans des perquisitions de police ultérieures, fut
trouvé ouvert et en deux morceaux dans le bouge sous le grabat près de
la fenêtre. On découvrit également une petite scie en acier bleu qui
pouvait se cacher dans le gros sou. Il est probable qu'au moment où les
bandits fouillèrent le prisonnier, il avait sur lui ce gros sou qu'il
réussit à cacher dans sa main, et qu'ensuite, ayant la main droite
libre, il le dévissa, et se servit de la scie pour couper les cordes qui
l'attachaient, ce qui expliquerait le bruit léger et les mouvements
imperceptibles que Marius avait remarqués.

N'ayant pu se baisser de peur de se trahir, il n'avait point coupé les
liens de sa jambe gauche.

Les bandits étaient revenus de leur première surprise.

--Sois tranquille, dit Bigrenaille à Thénardier. Il tient encore par une
jambe, et il ne s'en ira pas. J'en réponds. C'est moi qui lui ai ficelé
cette patte-là.

Cependant le prisonnier éleva la voix:

--Vous êtes des malheureux, mais ma vie ne vaut pas la peine d'être tant
défendue. Quant à vous imaginer que vous me feriez parler, que vous me
feriez écrire ce que je ne veux pas écrire, que vous me feriez dire ce
que je ne veux pas dire....

Il releva la manche de son bras gauche et ajouta:

--Tenez.

En même temps il tendit son bras et posa sur la chair nue le ciseau
ardent qu'il tenait dans sa main droite par le manche de bois.

On entendit le frémissement de la chair brûlée, l'odeur propre aux
chambres de torture se répandit dans le taudis. Marius chancela éperdu
d'horreur, les brigands eux-mêmes eurent un frisson, le visage de
l'étrange vieillard se contracta à peine, et, tandis que le fer rouge
s'enfonçait dans la plaie fumante, impassible et presque auguste, il
attachait sur Thénardier son beau regard sans haine où la souffrance
s'évanouissait dans une majesté sereine.

Chez les grandes et hautes natures les révoltes de la chair et des sens
en proie à la douleur physique font sortir l'âme et la font apparaître
sur le front, de même que les rébellions de la soldatesque forcent le
capitaine à se montrer.

--Misérables, dit-il, n'ayez pas plus peur de moi que je n'ai peur de
vous.

Et arrachant le ciseau de la plaie, il le lança par la fenêtre qui était
restée ouverte, l'horrible outil embrasé disparut dans la nuit en
tournoyant et alla tomber au loin et s'éteindre dans la neige.

Le prisonnier reprit:

--Faites de moi ce que vous voudrez.

Il était désarmé.

--Empoignez-le! dit Thénardier.

Deux des brigands lui posèrent la main sur l'épaule, et l'homme masqué à
voix de ventriloque se tint en face de lui, prêt à lui faire sauter le
crâne d'un coup de clef au moindre mouvement.

En même temps Marius entendit au-dessous de lui, au bas de la cloison,
mais tellement près qu'il ne pouvait voir ceux qui parlaient, ce
colloque échangé à voix basse:

--Il n'y a plus qu'une chose à faire.

--L'escarper!

--C'est cela.

C'étaient le mari et la femme qui tenaient conseil.

Thénardier marcha à pas lents vers la table, ouvrit le tiroir et y prit
le couteau.

Marius tourmentait le pommeau du pistolet. Perplexité inouïe. Depuis une
heure il y avait deux voix dans sa conscience, l'une lui disait de
respecter le testament de son père, l'autre lui criait de secourir le
prisonnier. Ces deux voix continuaient sans interruption leur lutte qui
le mettait à l'agonie. Il avait vaguement espéré jusqu'à ce moment
trouver un moyen de concilier ces deux devoirs, mais rien de possible
n'avait surgi. Cependant le péril pressait, la dernière limite de
l'attente était dépassée, à quelques pas du prisonnier Thénardier
songeait, le couteau à la main.

Marius égaré promenait ses yeux autour de lui, dernière ressource
machinale du désespoir.

Tout à coup il tressaillit.

À ses pieds, sur sa table, un vif rayon de pleine lune éclairait et
semblait lui montrer une feuille de papier. Sur cette feuille il lut
cette ligne écrite en grosses lettres le matin même par l'aînée des
filles Thénardier:

--Les cognes sont là.

Une idée, une clarté traversa l'esprit de Marius; c'était le moyen qu'il
cherchait, la solution de cet affreux problème qui le torturait,
épargner l'assassin et sauver la victime. Il s'agenouilla sur la
commode, étendit le bras, saisit la feuille de papier, détacha doucement
un morceau de plâtre de la cloison, l'enveloppa dans le papier, et jeta
le tout par la crevasse au milieu du bouge.

Il était temps. Thénardier avait vaincu ses dernières craintes ou ses
derniers scrupules et se dirigeait vers le prisonnier.

--Quelque chose qui tombe! cria la Thénardier.

--Qu'est-ce? dit le mari.

La femme s'était élancée et avait ramassé le plâtras enveloppé du
papier. Elle le remit à son mari.

--Par où cela est-il venu? demanda Thénardier.

--Pardié! fit la femme, par où veux-tu que cela soit entré? C'est venu
par la fenêtre.

--Je l'ai vu passer, dit Bigrenaille.

Thénardier déplia rapidement le papier et l'approcha de la chandelle.

--C'est de l'écriture d'Éponine. Diable!

Il fit signe à sa femme, qui s'approcha vivement et il lui montra la
ligne écrite sur la feuille de papier, puis il ajouta d'une voix sourde:

--Vite! l'échelle! laissons le lard dans la souricière et fichons le
camp!

--Sans couper le cou à l'homme? demanda la Thénardier.

--Nous n'avons pas le temps.

--Par où? reprit Bigrenaille.

--Par la fenêtre, répondit Thénardier. Puisque Ponine a jeté la pierre
par la fenêtre, c'est que la maison n'est pas cernée de ce côté-là.

Le masque à voix de ventriloque posa à terre sa grosse clef, éleva ses
deux bras en l'air et ferma trois fois rapidement ses mains sans dire un
mot. Ce fut comme le signal du branle-bas dans un équipage. Les brigands
qui tenaient le prisonnier le lâchèrent; en un clin d'oeil l'échelle de
corde fut déroulée hors de la fenêtre et attachée solidement au rebord
par les deux crampons de fer.

Le prisonnier ne faisait pas attention à ce qui se passait autour de
lui. Il semblait rêver ou prier.

Sitôt l'échelle fixée, Thénardier cria.

--Viens! la bourgeoise!

Et il se précipita vers la croisée.

Mais comme il allait enjamber, Bigrenaille le saisit rudement au collet.

--Non pas, dis donc, vieux farceur! après nous!

--Après nous! hurlèrent les bandits.

--Vous êtes des enfants, dit Thénardier, nous perdons le temps. Les
railles sont sur nos talons.

--Eh bien, dit un des bandits, tirons au sort à qui passera le premier.

Thénardier s'exclama:

--Êtes-vous fous! êtes-vous toqués! en voilà-t-il un tas de jobards!
perdre le temps, n'est-ce pas? tirer au sort, n'est-ce pas? au doigt
mouillé! à la courte paille! écrire nos noms! les mettre dans un
bonnet!...

--Voulez-vous mon chapeau? cria une voix du seuil de la porte.

Tous se retournèrent. C'était Javert.

Il tenait son chapeau à la main, et le tendait en souriant.



Chapitre XXI

On devrait toujours commencer par arrêter les victimes


Javert, à la nuit tombante, avait aposté des hommes et s'était embusqué
lui-même derrière les arbres de la rue de la Barrière des Gobelins qui
fait face à la masure Gorbeau de l'autre côté du boulevard. Il avait
commencé par ouvrir «sa poche», pour y fourrer les deux jeunes filles
chargées de surveiller les abords du bouge. Mais il n'avait «coffré»
qu'Azelma. Quant à Éponine, elle n'était pas à son poste, elle avait
disparu et il n'avait pu la saisir. Puis Javert s'était mis en arrêt,
prêtant l'oreille au signal convenu. Les allées et venues du fiacre
l'avaient fort agité. Enfin il s'était impatienté, et, _sûr qu'il y
avait un nid là_, sûr d'être _en bonne fortune_, ayant reconnu plusieurs
des bandits qui étaient entrés, il avait fini par se décider à monter
sans attendre le coup de pistolet.

On se souvient qu'il avait le passe-partout de Marius.

Il était arrivé à point.

Les bandits effarés se jetèrent sur les armes qu'ils avaient abandonnées
dans tous les coins au moment de s'évader. En moins d'une seconde, ces
sept hommes, épouvantables à voir, se groupèrent dans une posture de
défense, l'un avec son merlin, l'autre avec sa clef, l'autre avec son
assommoir, les autres avec les cisailles, les pinces et les marteaux,
Thénardier son couteau au poing. La Thénardier saisit un énorme pavé qui
était dans l'angle de la fenêtre et qui servait à ses filles de
tabouret.

Javert remit son chapeau sur sa tête, et fit deux pas dans la chambre,
les bras croisés, la canne sous le bras, l'épée dans le fourreau.

--Halte-là! dit-il. Vous ne passerez pas par la fenêtre, vous passerez
par la porte. C'est moins malsain. Vous êtes sept, nous sommes quinze.
Ne nous colletons pas comme des auvergnats. Soyons gentils.

Bigrenaille prit un pistolet qu'il tenait caché sous sa blouse et le mit
dans la main de Thénardier en lui disant à l'oreille:

--C'est Javert. Je n'ose pas tirer sur cet homme-là. Oses-tu, toi?

--Parbleu! répondit Thénardier.

--Eh bien, tire.

Thénardier prit le pistolet, et ajusta Javert.

Javert, qui était à trois pas, le regarda fixement et se contenta de
dire:

--Ne tire pas, va! ton coup va rater.

Thénardier pressa la détente. Le coup rata.

--Quand je te le disais! fit Javert.

Bigrenaille jeta son casse-tête aux pieds de Javert.

--Tu es l'empereur des diables! je me rends.

--Et vous? demanda Javert aux autres bandits.

Ils répondirent:

--Nous aussi.

Javert repartit avec calme:

--C'est ça, c'est bon, je le disais, on est gentil.

--Je ne demande qu'une chose, reprit le Bigrenaille, c'est qu'on ne me
refuse pas du tabac pendant que je serai au secret.

--Accordé, dit Javert.

Et se retournant et appelant derrière lui:

--Entrez maintenant!

Une escouade de sergents de ville l'épée au poing et d'agents armés de
casse-tête et de gourdins se rua à l'appel de Javert. On garrotta les
bandits. Cette foule d'hommes à peine éclairés d'une chandelle
emplissait d'ombre le repaire.

--Les poucettes à tous! cria Javert.

--Approchez donc un peu! cria une voix qui n'était pas une voix d'homme,
mais dont personne n'eût pu dire: c'est une voix de femme.

La Thénardier s'était retranchée dans un des angles de la fenêtre, et
c'était elle qui venait de pousser ce rugissement.

Les sergents de ville et les agents reculèrent.

Elle avait jeté son châle et gardé son chapeau; son mari, accroupi
derrière elle, disparaissait presque sous le châle tombé, et elle le
couvrait de son corps, élevant le pavé des deux mains au-dessus de sa
tête avec le balancement d'une géante qui va lancer un rocher.

--Gare! cria-t-elle.

Tous se refoulèrent vers le corridor. Un large vide se fit au milieu du
galetas.

La Thénardier jeta un regard aux bandits qui s'étaient laissé garrotter
et murmura d'un accent guttural et rauque:

--Les lâches!

Javert sourit et s'avança dans l'espace vide que la Thénardier couvait
de ses deux prunelles.

--N'approche pas, va-t'en, cria-t-elle, ou je t'écroule!

--Quel grenadier! fit Javert; la mère! tu as de la barbe comme un homme,
mais j'ai des griffes comme une femme.

Et il continua de s'avancer.

La Thénardier, échevelée et terrible, écarta les jambes, se cambra en
arrière et jeta éperdument le pavé à la tête de Javert. Javert se
courba. Le pavé passa au-dessus de lui, heurta la muraille du fond dont
il fit tomber un vaste plâtras et revint, en ricochant d'angle en angle
à travers le bouge, heureusement presque vide, mourir sur les talons de
Javert.

Au même instant Javert arrivait au couple Thénardier. Une de ses larges
mains s'abattit sur l'épaule de la femme et l'autre sur la tête du mari.

--Les poucettes! cria-t-il.

Les hommes de police rentrèrent en foule, et en quelques secondes
l'ordre de Javert fut exécuté.

La Thénardier, brisée, regarda ses mains garrottées et celles de son
mari, se laissa tomber à terre et s'écria en pleurant:

--Mes filles!

--Elles sont à l'ombre, dit Javert.

Cependant les agents avaient avisé l'ivrogne endormi derrière la porte
et le secouaient. Il s'éveilla en balbutiant:

--Est-ce fini, Jondrette?

--Oui, répondit Javert.

Les six bandits garrottés étaient debout; du reste, ils avaient encore
leurs mines de spectres; trois barbouillés de noir, trois masqués.

--Gardez vos masques, dit Javert.

Et, les passant en revue avec le regard d'un Frédéric II à la parade de
Potsdam, il dit aux trois «fumistes»:

--Bonjour, Bigrenaille. Bonjour, Brujon. Bonjour, Deux-Milliards.

Puis, se tournant vers les trois masques, il dit à l'homme au merlin:

--Bonjour, Gueulemer.

Et à l'homme à la trique:

--Bonjour, Babet.

Et au ventriloque:

--Salut, Claquesous.

En ce moment, il aperçut le prisonnier des bandits qui, depuis l'entrée
des agents de police, n'avait pas prononcé une parole et se tenait tête
baissée.

--Déliez monsieur! dit Javert, et que personne ne sorte!

Cela dit, il s'assit souverainement devant la table, où étaient restées
la chandelle et l'écritoire, tira un papier timbré de sa poche et
commença son procès-verbal.

Quand il eut écrit les premières lignes qui ne sont que des formules
toujours les mêmes, il leva les yeux:

--Faites approcher ce monsieur que ces messieurs avaient attaché.

Les agents regardèrent autour d'eux.

--Eh bien, demanda Javert, où est-il donc?

Le prisonnier des bandits, M. Leblanc, M. Urbain Fabre, le père d'Ursule
ou de l'Alouette, avait disparu.

La porte était gardée, mais la croisée ne l'était pas. Sitôt qu'il
s'était vu délié, et pendant que Javert verbalisait, il avait profité du
trouble, du tumulte, de l'encombrement, de l'obscurité, et d'un moment
où l'attention n'était pas fixée sur lui, pour s'élancer par la fenêtre.

Un agent courut à la lucarne, et regarda. On ne voyait personne dehors.

L'échelle de corde tremblait encore.

--Diable! fit Javert entre ses dents, ce devait être le meilleur!



Chapitre XXII

Le petit qui criait au tome deux


Le lendemain du jour où ces événements s'étaient accomplis dans la
maison du boulevard de l'Hôpital, un enfant, qui semblait venir du côté
du pont d'Austerlitz, montait par la contre-allée de droite dans la
direction de la barrière de Fontainebleau. Il était nuit close. Cet
enfant était pâle, maigre, vêtu de loques, avec un pantalon de toile au
mois de février, et chantait à tue-tête.

Au coin de la rue du Petit-Banquier, une vieille courbée fouillait dans
un tas d'ordures à la lueur du réverbère; l'enfant la heurta en passant,
puis recula en s'écriant:

--Tiens! moi qui avait pris ça pour un énorme, un énorme chien!

Il prononça le mot énorme pour la seconde fois avec un renflement de
voix goguenarde que des majuscules exprimeraient assez bien: un énorme,
un ÉNORME chien!

La vieille se redressa furieuse.

--Carcan de moutard! grommela-t-elle. Si je n'avais pas été penchée, je
sais bien où je t'aurais flanqué mon pied!

L'enfant était déjà à distance.

--Kisss! kisss! fit-il. Après ça, je ne me suis peut-être pas trompé.

La vieille, suffoquée d'indignation, se dressa tout à fait, et le
rougeoiement de la lanterne éclaira en plein sa face livide, toute
creusée d'angles et de rides, avec des pattes d'oie rejoignant les coins
de la bouche. Le corps se perdait dans l'ombre et l'on ne voyait que la
tête. On eût dit le masque de la Décrépitude découpé par une lueur dans
la nuit. L'enfant la considéra.

--Madame, dit-il, n'a pas le genre de beauté qui me conviendrait.

Il poursuivit son chemin et se remit à chanter:

              _Le roi Coupdesabot_
           _S'en allait à la chasse,_
          _À la chasse aux corbeaux..._

Au bout de ces trois vers, il s'interrompit. Il était arrivé devant le
numéro 50-52, et, trouvant la porte fermée, il avait commencé à la
battre à coups de pied, coups de pied retentissants et héroïques,
lesquels décelaient plutôt les souliers d'homme qu'il portait que les
pieds d'enfant qu'il avait.

Cependant cette même vieille qu'il avait rencontrée au coin de la rue du
Petit-Banquier accourait derrière lui poussant des clameurs et
prodiguant des gestes démesurés.

--Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est? Dieu Seigneur! on enfonce la
porte! on défonce la maison!

Les coups de pied continuaient.

La vieille s'époumonait.

--Est-ce qu'on arrange les bâtiments comme ça à présent!

Tout à coup elle s'arrêta. Elle avait reconnu le gamin.

--Quoi! c'est ce satan!

--Tiens, c'est la vieille, dit l'enfant. Bonjour, la Burgonmuche. Je
viens voir mes ancêtres.

La vieille répondit, avec une grimace composite, admirable
improvisation de la haine tirant parti de la caducité et de la laideur,
qui fut malheureusement perdue dans l'obscurité:

--Il n'y a personne, mufle.

--Bah! reprit l'enfant, où donc est mon père?

--À la Force.

--Tiens! et ma mère?

--À Saint-Lazare.

--Eh bien! et mes soeurs?

--Aux Madelonnettes.

L'enfant se gratta le derrière de l'oreille, regarda mame Burgon, et
dit:

--Ah!

Puis il pirouetta sur ses talons, et, un moment après, la vieille restée
sur le pas de la porte l'entendit qui chantait de sa voix claire et
jeune en s'enfonçant sous les ormes noirs frissonnant au vent d'hiver:

             _Le roi Coupdesabot_
           _S'en allait à la chasse,_
          _À la chasse aux corbeaux,_
           _Monté sur des échasses._
           _Quand on passait dessous_
           _On lui payait deux sous._





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les misérables Tome III - Marius" ***

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