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Title: De l'éducation d'un homme sauvage - ou des premiers développemens physiques et moraux du jeune - sauvage de l'Aveyron
Author: Itard, Jean
Language: French
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                             DE L'ÉDUCATION
                           D'UN HOMME SAUVAGE



                             DE L'ÉDUCATION
                           D'UN HOMME SAUVAGE

                                  OU

                       DES PREMIERS DÉVELOPPEMENS
                          PHYSIQUES ET MORAUX
                                  DU
                      JEUNE SAUVAGE DE L'AVEYRON.

Par E. M. ITARD, Médecin de l'Institution Nationale des Sourds-Muets,
Membre de la Société Médicale de Paris, etc.


Quant on dit que cet enfant ne donnait aucun signe de raison, ce n'est
pas qu'il ne raisonnât suffisamment pour veiller à sa conservation; mais
c'est que sa réflexion, jusqu'alors appliquée à ce seul objet, n'avait
point eu occasion de se porter sur ceux dont nous nous occupons... Le
plus grand fonds des idées des hommes est dans leur commerce réciproque.

CONDILLAC.


À PARIS, Chez GOUJON fils, Imprimeur-Libraire, rue Taranne, Nº. 737.

VENDÉMIAIRE AN X. (1801).


Conformément à la loi du 19 juillet 1973, deux exemplaires ont été
déposés à la Bibliothèque nationale, munis de nos signatures, comme
ci-dessous.

[Signé: Goujon fils] [Signé: Itard]



AVANT-PROPOS


Jeté sur ce globe, sans forces physiques et sans idées innées, hors
d'état d'obéir par lui-même aux lois constitutionnelles de son
organisation, qui l'appellent au premier rang du systême des êtres,
l'homme ne peut trouver qu'au sein de la société la place éminente qui
lui fut marquée dans la nature, et serait sans la civilisation, un des
plus faibles et des moins intelligens des animaux: vérité, sans doute,
bien rebattue, mais qu'on n'a point encore rigoureusement démontrée. Les
philosophes qui l'ont émise les premiers, ceux qui l'ont ensuite
soutenue et propagée, en ont donné pour preuve, l'état physique et moral
de quelques peuplades errantes, qu'ils ont regardées comme non
civilisées, parce qu'elles ne l'étaient point à notre manière, et chez
lesquelles ils ont été puiser les traits de l'homme dans le pur état de
nature. Non, quoi qu'on en dise, ce n'est point là encore qu'il faut le
chercher et l'étudier. Dans la horde sauvage la plus vagabonde, comme
dans la nation d'Europe la plus civilisée, l'homme n'est que ce qu'on le
fait être; nécessairement élevé par ses semblables, il en a contracté
les habitudes et les besoins; ses idées ne sont plus à lui; il a joui de
la plus belle prérogative de son espèce, la susceptibilité de développer
son entendement par la force de l'imitation et l'influence de la
société.

On devait donc chercher ailleurs le type de l'homme véritablement
sauvage, de celui qui ne doit rien à ses pareils, et le déduire des
histoires particulières du petit nombre d'individus qui, dans le cours
du 17e. siècle, et au commencement du 18e., ont été trouvés, à différens
intervalles, vivant isolément dans les bois où ils avaient été
abandonnés dès l'âge le plus tendre[1]. Mais telle était, dans ces tems
reculés, la marche défectueuse de l'étude de la science livrée à la
manie des explications, à l'incertitude des hypothèses, et au travail
exclusif du cabinet, que l'observation n'était comptée pour rien, et que
ces faits précieux furent perdus pour l'histoire naturelle de l'homme.
Tout ce qu'en ont laissé les auteurs contemporains se réduit à quelques
détails insignifians, dont le résultat le plus frappant et le plus
général, est que ces individus ne furent susceptibles d'aucun
perfectionnement bien marqué; sans doute, parce qu'on voulut appliquer à
leur éducation, et sans égard pour la différence de leurs organes, le
systême ordinaire de l'enseignement social. Si cette application eût un
succès complet chez la fille sauvage trouvée en France vers le
commencement du siècle dernier, c'est qu'ayant vécu dans les bois avec
une compagne, elle devait déjà à cette simple association un certain
développement de ses facultés intellectuelles, une véritable éducation,
telle que l'admet Condillac[2], quand il suppose deux enfans abandonnés
dans une solitude profonde, et chez lesquels la seule influence de leur
co-habitation, dût donner essor à leur mémoire, à leur imagination, et
leur faire créer même un petit nombre de signes: supposition ingénieuse,
que justifie pleinement l'histoire de cette même fille, chez laquelle la
mémoire se trouvait développée au point de lui retracer quelques
circonstances de son séjour dans les bois, et très en détail sur-tout la
mort violente de sa compagne[3]. Dépourvus de ces avantages, les autres
enfans, trouvés dans un état d'isolement individuel, n'apportèrent dans
la société que des facultés profondément engourdies, contre lesquelles
durent échouer, en supposant qu'ils furent tentés et dirigés vers leur
éducation, tous les efforts réunis d'une métaphysique à peine naissante,
encore entravée du préjugé des idées innées, et d'une médecine, dont les
vues nécessairement bornées par une doctrine toute mécanique, ne
pouvaient s'élever aux considérations philosophiques des maladies de
l'entendement. Éclairées du flambeau de l'analyse, et se prêtant l'une à
l'autre un mutuel appui, ces deux sciences ont de nos jours dépouillé
leurs vieilles erreurs, et fait des progrès immenses. Aussi avait-on
lieu d'espérer que si jamais il se présentait un individu pareil à ceux
dont nous venons de parler, elles _déploieraient pour son développement
physique et moral toutes les ressources de leurs connaissances
actuelles_; ou que du moins si cette application devenait impossible ou
infructueuse, il se trouverait dans ce siècle d'observation quelqu'un
qui, _recueillant avec soin l'histoire d'un être aussi étonnant,
déterminerait ce qu'il est, et déduirait de ce qu'il lui manque, la
somme jusqu'à présent incalculée des connaissances et des idées que
l'homme doit à son éducation_.

  [1] Linné en fait monter le nombre jusqu'à dix, et les présente comme
    formant une variété de l'espèce humaine. (_Systême de la nature_).

  [2] Essai sur l'origine des connaissances humaines, IIe. partie, sect.
    Iere.

  [3] Cette fille fut prise en 1731, dans les environs de
    Châlons-sur-Marne, et élevée dans un couvent de religieuses, sous le
    nom de mademoiselle _Leblanc_. Elle raconta, quant elle sut parler,
    qu'elle avait vécu dans les bois avec une compagne, et qu'elle
    l'avait malheureusement tuée d'un violent coup sur la tête, un jour
    qu'ayant trouvé sur leurs pas un chapelet, elles s'en disputèrent la
    possession exclusive (RACINE, _poëme de la Religion_).

    Cette histoire quoiqu'elle soit une des plus circonstanciées, est
    néanmoins si mal faite, que si l'on en retranche d'abord ce qu'il y
    a d'insignifiant et puis ce qu'il y a d'incroyable, elle n'offre
    qu'un très-petit nombre de particularités dignes d'être notées, et
    dont la plus remarquable est la faculté qu'avait cette jeune
    sauvage, de se rappeler son état passé.

Oserai-je avouer que je me suis proposé l'une et l'autre de ces deux
grandes entreprises? et qu'on ne me demande point si j'ai rempli mon
but. Ce serait-là une question bien prématurée, à laquelle je ne pourrai
répondre qu'à une époque encore très-éloignée. Néanmoins je l'eusse
attendue en silence, sans vouloir occuper le public de mes travaux, si
ce n'avait été pour moi un besoin, autant qu'une obligation, de prouver,
par mes premiers succès, que l'enfant sur lequel je les ai obtenus n'est
point, comme on le croit généralement, un imbécille désespéré, mais un
être intéressant, qui mérite, sous tous les rapports, l'attention des
observateurs, et les soins particuliers qu'en fait prendre une
administration éclairée et philanthropique.



DES  PREMIERS DÉVELOPPEMENS DU JEUNE SAUVAGE DE L'AVEYRON.


Un enfant de onze ou douze ans, que l'on avait entrevu quelques années
auparavant dans les bois de la Caune, entièrement nud, cherchant des
glands et des racines dont il faisait sa nourriture, fut, dans les mêmes
lieux, et vers la fin de l'an 7, rencontré par trois chasseurs qui s'en
saisirent au moment où il grimpait sur un arbre pour se soustraire à
leurs poursuites. Conduit dans un hameau du voisinage, et confié à la
garde d'une veuve, il s'évada au bout d'une semaine, et gagna les
montagnes, où il erra pendant les froids les plus rigoureux de l'hiver,
revêtu plutôt que couvert d'une chemise en lambeaux, se retirant pendant
la nuit dans les lieux solitaires, se rapprochant, le jour, des villages
voisins, menant ainsi une vie vagabonde, jusqu'au jour où il entra de
son propre mouvement dans une maison habitée du canton de Saint-Sernin.
Il y fut repris, surveillé et soigné pendant deux ou trois jours;
transféré de là à l'hospice de Saint-Afrique, puis à Rhodez, où il fut
gardé plusieurs mois. Pendant le séjour qu'il a fait dans ces différens
endroits, on l'a vu toujours également farouche, impatient et mobile,
chercher continuellement à s'échapper, et fournir matière aux
observations les plus intéressantes, recueillies par des témoins dignes
de foi, et que je n'oublierai pas de rapporter dans les articles de cet
Essai, où elles pourront ressortir avec plus d'avantage[4]. Un ministre,
protecteur des sciences, crut que celle de l'homme moral pourrait tirer
quelques lumières de cet événement. Des ordres furent donnés pour que
cet enfant fût amené à Paris. Il y arriva vers la fin de l'an 8, sous la
conduite d'un pauvre et respectable vieillard, qui, obligé de s'en
séparer peu de tems après, promit de revenir le prendre, et de lui
servir de père, si jamais la Société venait à l'abandonner.

  [4] Tout ce que je viens de dire, et ce que je dirai par la suite, sur
    l'histoire de cet enfant, avant son séjour à Paris, se trouve
    garanti par les rapports officiels des citoyens Guiraud et Constant
    de Saint-Estève, commissaires du Gouvernement, le premier près le
    canton de St-Afrique, le second près celui de St-Sernin, et par les
    observations du citoyen Bonaterre, Professeur d'histoire naturelle à
    l'école centrale du département de l'Aveyron, consignées très en
    détail dans sa _Notice historique sur le Sauvage de l'Aveyron_,
    Paris an 8.

Les espérances les plus brillantes et les moins raisonnées avaient
devancé à Paris le _Sauvage de l'Aveyron_[5]. Beaucoup de curieux se
faisaient une joie de voir quel serait son étonnement à la vue de toutes
les belles choses de la capitale. D'un autre côté, beaucoup de
personnes, recommandables d'ailleurs par leurs lumières, oubliant que
nos organes sont d'autant moins flexibles, et l'imitation d'autant plus
difficile, que l'homme est éloigné de la société et de l'époque de son
premier âge, crurent que l'éducation de cet individu ne serait l'affaire
que de quelques mois, et qu'on l'entendrait bientôt donner sur sa vie
passée, les renseignemens les plus piquans. Au lieu de tout cela, que
vit-on? un enfant d'une malpropreté dégoûtante, affecté de mouvemens
spasmodiques et souvent convulsifs, se balançant sans relâche comme
certains animaux de la ménagerie, mordant et égratignant ceux qui [le
contrariaient, n'exprimant aucune sorte d'affection pour ceux qui] le
servaient; enfin, indifférent à tout et ne donnant de l'attention à
rien.

On conçoit facilement qu'un être de cette nature ne dût exciter qu'une
curiosité momentanée. On accourut en foule, on le vit sans l'observer,
on le jugea sans le connaître, et l'on n'en parla plus. Au milieu de
cette indifférence générale, les administrateurs de l'institution
nationale des Sourds-et-Muets et son célèbre directeur n'oublièrent
point que la société, en attirant à elle ce jeune infortuné, avait
contracté envers lui des obligations indispensables, qu'il leur
appartenait de remplir. Partageant alors les espérances que je fondais
sur un traitement médical, ils décidèrent que cet enfant serait confié à
mes soins.

Mais avant de présenter les détails et les résultats de cette mesure, il
faut exposer le point d'où nous sommes partis, rappeler et décrire cette
première époque, pour mieux apprécier celle à laquelle nous sommes
parvenus, et opposant ainsi le passé au présent, déterminer ce qu'on
doit attendre de l'avenir. Obligé donc de revenir sur des faits déjà
connus, je les exposerai rapidement; et pour qu'on ne me soupçonne pas
de les avoir exagérés dans le dessein de faire ressortir ceux que je
veux leur opposer, je me permettrai de rapporter ici d'une manière très
analytique la description qu'en fit à une société savante, et dans une
séance où j'eus l'honneur d'être admis, un médecin aussi avantageusement
connu par son génie observateur que par ses profondes connaissances dans
les maladies de l'intellectuel.

  [5] Si par l'expression de _sauvage_ on a entendu jusqu'à présent
    l'homme peu civilisé, on conviendra que celui qui ne l'est en aucune
    manière, mérite plus rigoureusement encore cette dénomination. Je
    conserverai donc à celui-ci le nom par lequel on l'a toujours
    désigné, jusqu'à ce que j'aie rendu compte des motifs qui m'ont
    déterminé à lui en donner un autre.

Procédant d'abord par l'exposition des fonctions sensoriales du jeune
sauvage, le citoyen PINEL nous présenta ses sens réduits à un tel état
d'inertie, que cet infortuné se trouvait, sous ce rapport, bien
inférieur à quelques-uns de nos animaux domestiques; ses yeux sans
fixité, sans expression, errant vaguement d'un objet à l'autre, sans
jamais s'arrêter à aucun; si peu instruits d'ailleurs, et si peu exercés
par le toucher, qu'ils ne distinguaient point un objet en relief d'avec
un corps en peinture; l'organe de l'ouie insensible aux bruits les plus
forts comme à la musique la plus touchante; celui de la voix réduit à un
état complet de mutité, et ne laissant échapper qu'un son guttural et
uniforme; l'odorat si peu cultivé qu'il recevait avec la même
indifférence l'odeur des parfums et l'exhalaison fétide des ordures dont
sa couche était pleine; enfin l'organe du toucher restreint aux
fonctions mécaniques de l'appréhension des corps.

Passant ensuite à l'état des fonctions intellectuelles de cet enfant,
l'auteur du rapport nous le présenta incapable d'attention, (si ce n'est
pour les objets de ses besoins), et conséquemment de toutes les
opérations de l'esprit qu'entraîne cette première, dépourvu de mémoire,
de jugement, et d'aptitude à l'imitation, et tellement borné dans les
idées même relatives à ses besoins, qu'il n'était point encore parvenu à
ouvrir une porte ni à monter sur une chaise pour atteindre les alimens
qu'on élevait hors de la portée de sa main; enfin dépourvu de tout moyen
de communication, n'attachant ni expression ni intention aux gestes et
aux mouvemens de son corps, passant avec rapidité et sans aucun motif
présumable d'une tristesse apathique aux éclats de rire les plus
immodérés; insensible à toute espèce d'affections morales; son
discernement n'était qu'un calcul de gloutonnerie, son plaisir une
sensation agréable des organes du goût, son intelligence la
susceptibilité de produire quelques idées incohérentes, relatives à ses
besoins; toute son existence en un mot une vie purement animale.

Rapportant ensuite plusieurs histoires, recueillies à Bicêtre, d'enfans
irrévocablement atteints d'idiotisme, le citoyen _Pinel_ établît entre
l'état de ces malheureux, et celui que présentait l'enfant qui nous
occupe, les rapprochemens les plus rigoureux, qui donnaient
nécessairement pour résultat une identité parfaite entre ces jeunes
idiots et le _sauvage de l'Aveyron_. Cette identité menait
nécessairement à conclure qu'atteint d'une maladie, jusqu'à présent
regardée comme incurable, il n'était susceptible d'aucune espèce de
sociabilité et d'instruction. Ce fut aussi la conclusion qu'en tira le
citoyen _Pinel_, et qu'il accompagna néanmoins de ce doute philosophique
répandu dans tous ses écrits, et que met dans ses présages celui qui
sait apprécier la science du prognostic et n'y voir qu'un calcul plus ou
moins incertain de probabilités et de conjectures.

Je ne partageai point cette opinion défavorable; et malgré la vérité du
tableau et la justesse des rapprochemens, j'osai concevoir quelques
espérances. Je les fondais sur la double considération de la _cause_, et
de la _curabilité_ de cet idiotisme apparent.

Je ne puis passer outre, sans m'appesantir un instant sur ces deux
considérations. Elles portent encore sur le moment présent; elles
reposent sur une série de faits que je dois raconter, et auxquels je me
verrai forcé de mêler plus d'une fois mes propres réflexions.

Si l'on donnait à résoudre ce problême de métaphysique: _déterminer
quels seraient le degré d'intelligence et la nature des idées d'un
adolescent, qui, privé, dès son enfance, de toute éducation, aurait vécu
entièrement séparé des individus de son espèce_; je me trompe
grossièrement, ou la solution du problême se réduirait à ne donner à cet
individu qu'une intelligence relative au petit nombre de ses besoins et
dépouillée, par abstraction, de toutes les idées simples et complexes
que nous recevons par l'éducation, et qui se combinent dans notre esprit
de tant de manières, par le seul moyen de la connaissance des signes. Eh
bien! le tableau moral de cet adolescent serait celui du _sauvage de
l'Aveyron_; et la solution du problême donnerait la mesure et la cause
de l'état intellectuel de celui-ci.

Mais pour admettre encore avec plus de raison l'existence de cette
cause, il faut prouver qu'elle a agi depuis nombre d'années, et répondre
à l'objection que l'on pourrait me faire et que l'on m'a déjà faite, que
le prétendu sauvage, n'était qu'un pauvre imbécille que des parens,
dégoûtés de lui, avaient tout récemment abandonné à l'entrée de quelque
bois. Ceux qui se sont livrés à une pareille supposition, n'ont point
observé cet enfant peu de tems après son arrivée à Paris. Ils auraient
vu que toutes ses habitudes portaient l'empreinte d'une vie errante et
solitaire: aversion insurmontable pour la société et pour ses usages,
nos habillemens, nos meubles, le séjour de nos appartemens, la
préparation de nos mets; indifférence profonde pour les objets de nos
plaisirs et de nos besoins factices; goût passionné pour la liberté des
champs, si vif encore dans son état actuel, malgré ses besoins nouveaux
et ses affections naissantes, que pendant un court séjour qu'il a fait à
Montmorenci, il se serait infailliblement évadé dans la forêt, sans les
précautions les plus sévères, et que deux fois il s'est échappé de la
maison des Sourds-Muets, malgré la surveillance de sa gouvernante;
locomotion extraordinaire, pesante à la vérité depuis qu'il porte des
chaussures, mais toujours remarquable par la difficulté de se régler sur
notre démarche posée et mesurée, et par la tendance continuelle à
prendre le trot ou le galop; habitude opiniâtre de flairer tout ce qu'on
lui présente, même les corps que nous regardons comme inodores;
mastication non moins étonnante encore, uniquement exécutée par l'action
précipitée des dents incisives, indiquant assez, par son analogie avec
celle de quelques rongeurs, qu'à l'instar de ces animaux, notre sauvage
ne vivait le plus communément que de productions végétales: je dis le
plus communément, car il paraît, par le trait suivant, que dans
certaines circonstances il aura fait sa proie de quelques petits
animaux, privés de vie. On lui présenta un jour un serin mort, et en un
instant l'oiseau fut dépouillé de ses plumes, grosses et petites, ouvert
avec l'ongle, flairé et rejeté.

D'autres indices d'une vie entièrement isolée, précaire et vagabonde, se
déduisent de la nature et du nombre de cicatrices dont le corps de cet
enfant est couvert. Sans parler de celle qu'on voit au-devant du col et
dont je ferai mention ailleurs, comme appartenant à une autre cause, et
méritant une attention particulière, on en compte quatre sur la figure,
six le long du bras gauche, trois à quelque distance de l'épaule droite,
quatre à la circonférence du pubis, une sur la fesse gauche, trois à une
jambe et deux à l'autre; ce qui fait en somme vingt-trois cicatrices,
dont les unes paraissent appartenir à des morsures d'animaux et les
autres à des déchirures, à des écorchures plus ou moins larges, plus ou
moins profondes; témoignages nombreux et ineffaçables du long et total
abandon de cet infortuné, et qui, considérés sous un point de vue plus
général et plus philosophique, déposent autant contre la faiblesse et
l'insuffisance de l'homme livré seul à ses propres moyens, qu'en faveur
des ressources de la nature, qui, selon des lois en apparence
contradictoires, travaille ouvertement à réparer et à conserver ce
qu'elle tend sourdement à détériorer et à détruire. Qu'on joigne à tous
ces faits déduits de l'observation, ceux non moins authentiques qu'ont
déposés les habitans des campagnes, voisines du bois où cet enfant a été
trouvé, et l'on saura que dans les premiers jours qui suivirent son
entrée dans la société, il ne se nourrissait que de glands, de pommes de
terre et de châtaignes crues; qu'il ne rendait aucune espèce de son; que
malgré la surveillance la plus active, il parvint plusieurs fois à
s'échapper; qu'il manifesta d'abord beaucoup de répugnance à coucher
dans un lit, etc.: l'on saura sur-tout qu'il avait été vu plus de cinq
ans auparavant entièrement nud et fuyant à l'approche des hommes[6]; ce
qui suppose qu'il était déjà, lors de sa première apparition, habitué à
ce genre de vie; habitude qui ne pouvait être le résultat que de deux
ans au moins de séjour dans des lieux inhabités. Ainsi cet enfant a
passé dans une solitude absolue sept ans à-peu-près sur douze, qui
composaient l'âge qu'il paraissait avoir quand il fut pris dans les bois
de la Caune. Il est donc probable et presque prouvé qu'il y a été
abandonné à l'âge de quatre ou cinq ans, et que si, à cette époque, il
devait déjà quelques idées et quelques mots à un commencement
d'éducation, tout cela se sera effacé de sa mémoire par suite de son
isolement.

  [6] Lettre du citoyen N... insérée dans le Journal des Débats, 5
    pluviose an 8.

Voilà quelle me parut être la cause de son état actuel. On voit pourquoi
j'en augurai favorablement pour le succès de mes soins. En effet, sous
le rapport du peu de tems qu'il était parmi les hommes, le _sauvage de
l'Aveyron_ était bien moins un adolescent imbecille, qu'un enfant de dix
ou douze mois, et un enfant qui aurait contre lui des habitudes
anti-sociales, une opiniâtre inattention, des organes peu flexibles, et
une sensibilité accidentellement émoussée. Sous ce dernier point de vue,
sa situation devenait un cas purement médical, et dont le traitement
appartenait à la médecine morale, à cet art sublime créé en Angleterre
par les Willis et les Crichton, et répandu nouvellement en France par
les succès et les écrits du professeur _Pinel_.

Guidé par l'esprit de leur doctrine, bien moins que par leurs préceptes,
qui ne pouvaient s'adapter à ce cas imprévu, je réduisis à cinq vues
principales le traitement moral ou l'éducation du _sauvage de
l'Aveyron_.

Iere. vue: L'attacher à la vie sociale, en la lui rendant plus douce que
celle qu'il menait alors, et sur-tout plus analogue à la vie qu'il
venait de quitter.

IIe. vue: Réveiller la sensibilité nerveuse par les stimulans les plus
énergiques, et quelquefois par les vives affections de l'ame.

IIIe. vue: Étendre la sphère de ses idées en lui donnant des besoins
nouveaux, et en multipliant ses rapports avec les êtres environnans.

IVe. vue: Le conduire à l'usage de la parole, en déterminant l'exercice
de l'imitation par la loi impérieuse de la nécessité.

Ve. vue: Exercer pendant quelque-tems sur les objets de ses besoins
physiques les plus simples opérations de l'esprit, et en déterminer
ensuite l'application sur des objets d'instruction.


§. I.

Iere. VUE. _L'attacher à la vie sociale, en la lui rendant plus douce
que celle qu'il menait alors, et sur-tout plus analogue à la vie qu'il
venait de quitter._

Un changement brusque dans sa manière de vivre, les fréquentes
importunités des curieux, quelques mauvais traitemens, effets
inévitables de sa co-habitation avec des enfans de son âge, semblaient
avoir éteint tout espoir de civilisation. Sa pétulante activité avait
dégénéré insensiblement en une apathie sourde qui avait produit des
habitudes encore plus solitaires. Aussi, à l'exception des momens où la
faim l'amenait à la cuisine, on le trouvait presque toujours accroupi
dans l'un des coins du jardin, ou caché au deuxième étage derrière
quelques débris de maçonnerie. C'est dans ce déplorable état que l'ont
vu certains curieux de Paris, et que, d'après un examen de quelques
minutes, ils l'ont jugé digne d'être envoyé aux Petites Maisons; comme
si la société avait le droit d'arracher un enfant à une vie libre et
innocente, pour l'envoyer mourir d'ennui dans un hospice, et y expier le
malheur d'avoir trompé la curiosité publique. Je crus qu'il existait un
parti plus simple et sur-tout plus humain; c'était d'user envers lui de
bons traitemens et de beaucoup de condescendance pour ses goûts et ses
inclinations. Madame Guérin, à qui l'administration a confié la garde
spéciale de cet enfant, s'est acquitté et s'acquitte encore de cette
tâche pénible avec toute la patience d'une mère et l'intelligence d'une
institutrice éclairée. Loin de contrarier ses habitudes, elle a su, en
quelque sorte, composer avec elles, et remplir par-là l'objet de cette
première indication.

Pour peu que l'on voulût juger de la vie passée de cet enfant par ses
dispositions actuelles, on voyait évidemment qu'à l'instar de certains
sauvages des pays chauds, celui-ci ne connaissait que ces quatre choses:
dormir, manger, ne rien faire, et courir les champs. Il fallut donc le
rendre heureux à sa manière, en le couchant à la chûte du jour, en lui
fournissant abondamment des alimens de son goût, en respectant son
indolence, et en l'accompagnant dans ses promenades, ou plutôt dans ses
courses en plein air, et cela quelque tems qu'il pût faire. Ces
incursions champêtres paraissaient même lui être plus agréables, quand
il survenait dans l'atmosphère un changement brusque et violent: tant il
est vrai que dans quelque condition qu'il soit, l'homme est avide de
sensations nouvelles. Ainsi, par exemple, quand on observait celui-ci
dans l'intérieur de sa chambre, on le voyait se balançant avec une
monotonie fatigante, diriger constamment ses yeux vers la croisée, et
les promener tristement dans le vague de l'air extérieur. Si alors un
vent orageux venait à souffler, si le soleil caché derrière les nuages
se montrait tout-à-coup éclairant plus vivement l'atmosphère, c'était de
bruyans éclats de rire, une joie presque convulsive, pendant laquelle
toutes ses inflexions, dirigées d'arrière en avant, ressemblaient
beaucoup à une sorte d'élan qu'il aurait voulu prendre pour franchir la
croisée et se précipiter dans le jardin. Quelquefois, au lieu de ces
mouvemens joyeux, c'était une espèce de rage frénétique; il se tordait
les bras, s'appliquait les poings fermés sur les yeux, faisait entendre
des grincemens de dents, et devenait dangereux pour ceux qui étaient
auprès de lui.

Un matin qu'il tombait abondamment de la neige et qu'il était encore
couché, il pousse un cri de joie en s'éveillant, quitte le lit, court à
la fenêtre, puis à la porte, va, vient avec impatience de l'une à
l'autre, s'échappe à moitié habillé, et gagne le jardin. Là, faisant
éclater sa joie par les cris les plus perçans, il court, se roule dans
la neige, et la ramassant par poignées, s'en repaît avec une incroyable
avidité.

Mais ce n'était pas toujours d'une manière aussi vive et aussi bruyante
que se manifestaient ses sensations, à la vue de ces grands effets de la
Nature. Il est digne de remarque, que dans certains cas elles
paraissaient emprunter l'expression calme du regret et de la mélancolie:
conjecture bien hasardée, et bien opposée sans doute aux opinions des
métaphysiciens, mais dont on ne pouvait se défendre quand on observait
avec soin et dans quelques circonstances ce jeune infortuné. Ainsi,
lorsque la rigueur du tems chassait tout le monde du jardin, c'était le
moment qu'il choisissait pour y descendre. Il en faisait plusieurs fois
le tour, et finissait par s'asseoir sur le bord du bassin. Je me suis
souvent arrêté pendant des heures entières et avec un plaisir indicible,
à l'examiner dans cette situation; à voir comme tous ces mouvemens
spasmodiques et ce balancement continuel de tout son corps diminuaient,
s'appaisaient par degrés, pour faire place à une attitude plus
tranquille; et comme insensiblement sa figure, insignifiante ou
grimacière, prenait un caractère bien prononcé de tristesse ou de
rêverie mélancolique, à mesure que ses yeux s'attachaient fixément sur
la surface de l'eau, et qu'il y jetait lui-même, de tems en tems,
quelques débris de feuilles desséchées.--Lorsque, pendant la nuit et par
un beau clair de lune, les rayons de cet astre venaient à pénétrer dans
sa chambre, il manquait rarement de s'éveiller et de se placer devant la
fenêtre. Il restait là, selon le rapport de sa gouvernante, pendant une
partie de la nuit, debout, immobile, le col tendu, les yeux fixés vers
les campagnes éclairées par la lune, et livré à une sorte d'extase
contemplative, dont l'immobilité et le silence n'étaient interrompus que
par une inspiration très élevée, qui revenait à de longs intervalles, et
qu'accompagnait presque toujours un petit son plaintif.--Il eût été
aussi inutile qu'inhumain de vouloir contrarier ces dernières habitudes,
et il entrait même dans mes vues de les associer à sa nouvelle
existence, pour la lui rendre plus agréable. Il n'en était pas ainsi de
celles qui avaient le désavantage d'exercer continuellement son estomac
et ses muscles, et de laisser par-là sans action la sensibilité des
nerfs et les facultés du cerveau. Aussi dus-je m'attacher, et parvins-je
à la fin, et par degrés, à rendre ses courses plus rares, ses repas
moins copieux et moins fréquens, son séjour au lit beaucoup moins long,
et ses journées plus profitables à son instruction.


§. II.

IIe. VUE. _Réveiller la sensibilité nerveuse par les stimulans les plus
énergiques, et quelquefois par les vives affections de l'ame._

Quelques physiologistes modernes ont soupçonné que la sensibilité était
en raison directe de la civilisation. Je ne crois pas que l'on en puisse
donner une plus forte preuve que celle du peu de sensibilité des organes
sensoriaux chez le _sauvage de l'Aveyron_. On peut s'en convaincre en
reportant les yeux sur la description que j'en ai déjà présentée, et
dont j'ai puisé les faits à la source la moins suspecte. J'ajouterai
ici, relativement au même sujet, quelques-unes de mes observations les
plus marquantes.

Plusieurs fois, dans le cours de l'hiver, je l'ai vu, en traversant le
jardin des Sourds-Muets, accroupi à demi nud sur un sol humide, rester
ainsi exposé pendant des heures entières à un vent froid et pluvieux. Ce
n'est pas seulement pour le froid, mais encore pour une vive chaleur que
l'organe de la peau et du toucher ne témoignait aucune sensibilité; il
lui arrivait journellement, quand il était auprès du feu, et que des
charbons ardens venaient à rouler hors de l'âtre, de les saisir avec les
doigts, et de les replacer sans trop de précipitation sur des tisons
enflammés. On l'a surpris plus d'une fois à la cuisine, enlevant de la
même manière des pommes de terre qui cuisaient dans l'eau bouillante; et
je puis assurer qu'il avait, même en ce tems-là, un épiderme fin et
velouté[7]. Je suis parvenu souvent à lui remplir de tabac les cavités
extérieures du nez, sans provoquer l'éternûment. Cela suppose qu'il
n'existait entre l'organe de l'odorat, très-exercé d'ailleurs, et ceux
de la respiration et de la vue, aucun de ces rapports sympathiques qui
font partie constituante de la sensibilité de nos sens, et qui dans ce
cas-ci auraient déterminé l'éternûment ou la secrétion des larmes. Ce
dernier effet était encore moins subordonné aux affections tristes de
l'âme; et malgré les contrariétés sans nombre, malgré les mauvais
traitemens auxquels l'avait exposé, dans les premiers mois, son nouveau
genre de vie, jamais je ne l'avais surpris à verser des
pleurs.--L'oreille était, de tous les sens, celui qui paraissait le plus
insensible. On a su cependant que le bruit d'une noix ou de tout autre
corps comestible de son goût ne manquait jamais de le faire retourner.
Cette observation est des plus vraies; et cependant ce même organe se
montrait insensible aux bruits les plus forts et aux explosions des
armes à feu. Je tirai près de lui, un jour, deux coups de pistolet; le
premier parut un peu l'émouvoir, le second ne lui fit pas seulement
tourner la tête.

  [7] _Je lui présentai,_ dit un observateur qui l'a vu à Saint-Sernin,
    _une grande quantité de pommes de terre; il se réjouît en les
    voyant, en prît dans ses mains et les jetta au feu. Il les en retira
    un instant après, et les mangea toutes brûlantes._

Ainsi, en faisant abstraction de quelques cas tels que celui-ci, où le
défaut d'attention de la part de l'âme pouvait simuler un manque de
sensibilité dans l'organe, on trouvait néanmoins que cette propriété
nerveuse était singulièrement faible dans la plupart des sens. En
conséquence, il entrait dans mon plan de la développer par tous les
moyens possibles, et de préparer l'esprit à l'attention, en disposant
les sens à recevoir des impressions plus vives.

Des divers moyens que je mis en usage, l'effet de la chaleur me parut
remplir le mieux cette indication. C'est une chose admise par les
physiologistes[8] et les politiques[9] que les habitans du Midi ne
doivent qu'à l'action de la chaleur sur la peau cette sensibilité
exquise, si supérieure à celle des hommes du Nord. J'employai ce
stimulus de toutes les manières. Ce n'était pas assez qu'il fut vétu,
couché et logé bien chaudement; je lui fis donner tous les jours, et à
une très-haute température, un bain de deux ou trois heures, pendant
lequel on lui administrait avec la même eau des douches fréquentes sur
la tête. Je ne remarquai point que la chaleur et la fréquence des bains
fussent suivis de cet effet débilitant qu'on leur attribue. J'aurais
même desiré que cela arrivât, bien persuadé qu'en pareil cas, la perte
des forces musculaires tourne au profit de la sensibilité nerveuse. Au
moins si cet effet subséquent n'eut point lieu, le premier ne trompa pas
mon attente. Au bout de quelque tems notre jeune sauvage se montrait
sensible à l'action du froid, se servait de la main pour reconnaître la
température du bain, et refusait d'y entrer quand il n'était que
médiocrement chaud. La même cause lui fit bientôt apprécier l'utilité
des vêtemens, qu'il n'avait supportés jusque-là qu'avec beaucoup
d'impatience. Cette utilité une fois connue, il n'y avait qu'un pas à
faire pour le forcer à s'habiller lui-même. On y parvint au bout de
quelques jours, en le laissant chaque matin exposé au froid à côté de
ses habillemens, jusqu'à ce qu'il sût lui-même s'en revêtir. Un
expédient à-peu-près pareil suffît pour lui donner en même-tems des
habitudes de propreté; au point que la certitude de passer la nuit dans
un lit froid et humide l'accoutuma à se lever pour satisfaire à ses
besoins.

  [8] _Lacase_: Idée de l'homme physique et moral.--_Laroche_: Analyse
    des fonctions du systême nerveux.--_Fouquet_, article _Sensibilité_
    de l'Encyclopédie par ordre alphabétique.

  [9] _Montesquieu_: Esprit des Lois, livre XIV.

Je fis joindre à l'administration des bains, l'usage des frictions
sèches le long de l'épine vertébrale, et même des chatouillemens dans la
région lombaire. Ce dernier moyen n'était pas un des moins excitans; je
me vis même contraint de le proscrire, quand ses effets ne se bornèrent
plus à produire des mouvemens de joie, mais parurent s'étendre encore
aux organes de la génération, et menacer d'une direction fâcheuse les
premiers mouvemens d'une puberté déjà trop précoce.

À ces stimulans divers, je dûs joindre encore ceux, non moins excitans,
des affections de l'âme. Celles dont il était susceptible à cette époque
se réduisaient à deux: la joie et la colère. Je ne provoquais celle-ci
qu'à des distances éloignées, pour que l'accès en fut plus violent, et
toujours avec une apparence bien évidente de justice. Je remarquais
quelquefois alors que dans le fort de son emportement, son intelligence
semblait acquérir une sorte d'extension qui lui fournissait, pour le
tirer d'affaire, quelque expédient ingénieux. Une fois que nous voulions
lui faire prendre un bain qui n'était encore que médiocrement chaud, et
que nos instances réitérées avaient violemment allumé sa colère, voyant
que sa gouvernante était peu convaincue par les fréquentes épreuves
qu'il faisait lui-même, de la fraîcheur de l'eau avec le bout de ses
doigts, il se retourne vers elle avec vivacité, se saisit de sa main, et
la lui plonge dans la baignoire.

Que je dise encore un trait de cette nature. Un jour qu'il était dans
mon cabinet, assis sur une ottomane, je vins m'asseoir à ses côtés, et
placer entre nous une bouteille de Leyde légèrement chargée. Une petite
commotion qu'il en avait reçue la veille, lui en avait fait connaître
l'effet. À voir l'inquiétude que lui causait l'approche de cet
instrument, je crus qu'il allait l'éloigner en le saisissant par le
crochet. Il prit un parti plus sage: ce fut de mettre ses mains dans
l'ouverture de son gilet, et de se reculer de quelques pouces, de
manière que sa cuisse ne touchât plus au revêtement extérieur de la
bouteille. Je me rapprochai de nouveau, et la replaçai encore entre
nous. Autre mouvement de sa part; autres dispositions de la mienne. Ce
petit manège continua jusqu'à ce que, rencoigné à l'extrémité de
l'ottomane, se trouvant borné en arrière par la muraille, en avant par
une table, et de mon côté par la fâcheuse machine, il ne lui fut plus
possible d'exécuter un seul mouvement. C'est alors que saisissant le
moment où j'avançais mon bras pour amener le sien, il m'abaissa
très-adroitement le poignet sur le crochet de la bouteille. J'en reçus
la décharge.

Mais si quelquefois, malgré l'intérêt vif que m'inspirait ce jeune
orphelin, je prenais sur moi d'exciter sa colère, je ne laissais passer
aucune occasion de lui procurer de la joie; et certes il n'était besoin
pour y réussir d'aucun moyen difficile ni coûteux. Un rayon de soleil,
reçu sur un miroir, réfléchi dans sa chambre et promené sur le plafond;
un verre d'eau que l'on faisait tomber goutte à goutte et d'une certaine
hauteur, sur le bout de ses doigts, pendant qu'il était dans le bain;
alors aussi un peu de lait contenu dans une écuelle de bois que l'on
plaçait à l'extrémité de sa baignoire, et que les oscillations de l'eau
faisaient dériver peu à peu, au milieu des cris de joie, jusqu'à la
portée de ses mains: voilà à-peu-près tout ce qu'il fallait pour récréer
et réjouir, souvent jusqu'à l'ivresse, cet enfant de la nature.

Tels furent, entre une foule d'autres, les stimulans, tant physiques que
moraux, avec lesquels je tâchai de développer la sensibilité de ses
organes. J'en obtins, après trois mois, un excitement général de toutes
les forces sensitives. Alors le toucher se montra sensible à
l'impression des corps chauds ou froids, unis ou raboteux, mous ou
résistans. Je portais, en ce tems-là, un pantalon de velours, sur lequel
il semblait prendre plaisir à promener sa main. C'était avec cet organe
explorateur qu'il s'assurait presque toujours du degré de cuisson de ses
pommes de terre, quand, les retirant du pot avec _une cuiller_, il y
appliquait ses doigts à plusieurs reprises, et se décidait, d'après
l'état de mollesse ou de résistance qu'elles présentaient, à les manger
ou à les rejetter dans l'eau bouillante. Quand on lui donnait un
flambeau à allumer avec du papier, il n'attendait pas toujours que le
feu eût pris à la mêche, pour rejetter avec précipitation le papier dont
la flamme était encore bien éloignée de ses doigts. Si on l'excitait à
pousser ou à porter un corps, tant soit peu résistant ou pesant, il lui
arrivait quelquefois de le laisser là tout-à-coup, de regarder le bout
de ses doigts, qui n'étaient assurément ni meurtris ni blessés, et de
poser doucement la main dans l'ouverture de son gilet. L'odorat avait
aussi gagné à ce changement. La moindre irritation portée sur cet organe
provoquait l'éternuement; et je jugeai, par la frayeur dont il fut saisi
la première fois que cela arriva, que c'était pour lui une chose
nouvelle. Il fut, de suite, se jeter sur son lit.

Le raffinement du sens du goût était encore plus marqué. Les alimens
dont cet enfant se nourrissait peu de tems après son arrivée à Paris,
étaient horriblement dégoûtans. Il les traînait dans tous les coins et
les paîtrissait avec ses mains, pleines d'ordures. Mais à l'époque dont
je parle, il lui arrivait souvent de rejeter avec humeur tout le contenu
de son assiète, dès qu'il y tombait quelque substance étrangère; et
lorsqu'il avait cassé ses noix sous ses pieds, il les nétoyait avec tous
les détails d'une propreté minutieuse.

Enfin les maladies, les maladies même, ces témoins irrécusables et
fâcheux de la sensibilité prédominante de l'homme civilisé, vinrent
attester ici le développement de ce principe de vie. Vers les premiers
jours du printems, notre jeune sauvage eut un violent corysa, et
quelques semaines après, deux affections catarrhales presque
succédanées.

Néanmoins ces résultats ne s'étendirent pas à tous les organes. Ceux de
la vue et de l'ouie n'y participèrent point; sans doute parce que ces
deux sens, beaucoup moins simples que les autres, avaient besoin d'une
éducation particulière et plus longue, ainsi qu'on le verra par la
suite. L'amélioration simultanée des trois sens, par suite des stimulans
portés sur la peau, tandis que ces deux derniers étaient restés
stationnaires, est un fait précieux, digne d'être présenté à l'attention
des physiologistes. Il semble prouver, ce qui paraît d'ailleurs assez
vraisemblable, que les sens du toucher, de l'odorat et du goût ne sont
qu'une modification de l'organe de la peau; tandis que ceux de l'ouie et
de la vue, moins extérieurs, revêtus d'un appareil physique des plus
compliqués, se trouvent assujettis à d'autres règles de
perfectionnement, et doivent, en quelque sorte, faire une classe
séparée.


§. III.

IIIe VUE. _Étendre la sphère de ses idées en lui donnant des besoins
nouveaux, et en multipliant ses rapports avec les êtres environnans._

Si les progrès de cet enfant vers la civilisation, si mes succès pour
les développemens de son intelligence ont été jusqu'à présent si lents
et si difficiles, je dois m'en prendre sur-tout aux obstacles sans
nombre que j'ai rencontrés, pour remplir cette troisième vue. Je lui ai
présenté successivement des jouets de toute espèce; plus d'une fois,
pendant des heures entières, je me suis efforcé de lui en faire
connaître l'usage; et j'ai vu avec peine, que, loin de captiver son
attention, ces divers objets finissaient toujours par lui donner de
l'impatience, tellement qu'il en vint au point de les cacher, ou de les
détruire, quand l'occasion s'en présentait. C'est ainsi qu'après avoir
long-tems renfermé dans une chaise percée un jeu de quilles, qui lui
avait attiré de notre part quelques importunités, il prit, un jour qu'il
était seul dans sa chambre, le parti de les entasser dans le foyer,
devant lequel on le trouva se chauffant avec gaîté à la flamme de ce feu
de joie.

Cependant, je parvins quelquefois à l'attacher à certains amusemens qui
avaient du rapport avec les besoins digestifs. En voici un, par exemple,
que je lui procurais souvent à la fin du repas, quand je le menais dîner
en ville. Je disposais devant lui, sans aucun ordre symétrique et dans
une position renversée, plusieurs petits gobelets d'argent, sous l'un
desquels je plaçais un marron. Bien sûr d'avoir attiré son attention, je
les soulevais l'un après l'autre, excepté celui qui renfermait le
marron. Après lui avoir ainsi démontré qu'ils ne contenaient rien, et
les avoir replacés dans le même ordre, je l'invitais par signes à
chercher à son tour. Le premier gobelet sur lequel tombaient ses
perquisitions, était précisément celui sous lequel j'avais caché la
petite récompense due à son attention. Jusques-là ce n'étoit qu'un
faible effort de mémoire. Mais, insensiblement je rendais le jeu plus
compliqué. Ainsi, après avoir, par le même procédé, caché un autre
marron, je changeais l'ordre de tous les gobelets, d'une manière lente
pourtant, afin que dans cette inversion générale il lui fut moins
difficile de suivre des yeux, et par l'attention, celui qui recélait le
précieux dépôt. Je faisais plus, je chargeais le dessous de deux ou
trois de ces gobelets, et son attention, quoique partagée entre ces
trois objets, ne les suivait pas moins dans leurs changemens respectifs,
en dirigeant vers eux ses premières perquisitions. Ce n'est pas tout
encore; car ce n'était pas là le seul but que je me proposais. Ce
jugement n'était tout au plus qu'un calcul de gourmandise. Pour rendre
son attention moins intéressée et moins animale en quelque sorte, je
supprimais de cet amusement tout ce qui avait du rapport avec ses goûts,
et l'on ne mettait plus sous les gobelets que des objets non
comestibles. Le résultat en était à-peu-près aussi satisfaisant; et cet
exercice ne présentait plus alors qu'un simple jeu de gobelets, non sans
avantage pour provoquer de l'attention, du jugement, et de la fixité
dans ses regards.

À l'exception de ces sortes d'amusemens, qui, comme celui-là, se liaient
à ses besoins, il ne m'a pas été possible de lui inspirer du goût pour
ceux de son âge. Je suis plus que certain que si je l'avais pu, j'en
aurais retiré de grands succès; et c'est une idée, pour l'intelligence
de laquelle il faut qu'on se souvienne de l'influence puissante qu'ont
sur les premiers développemens de la pensée, les jeux de l'enfance,
autant que les petites voluptés de l'organe du goût.

J'ai tout fait aussi pour réveiller ces dernières dispositions, au moyen
des friandises les plus convoitées par les enfans, et dont j'espérais me
servir, comme de nouveaux moyens de récompense, de punition,
d'encouragement et d'instruction. Mais l'aversion qu'il témoigna pour
toutes les substances sucrées et pour nos mets les plus délicats, fut
insurmontable. Je crus devoir alors tenter l'usage de mets relevés,
comme plus propres à exciter un sens nécessairement émoussé par des
alimens grossiers. Je n'y réussis pas mieux; et je lui présentai en
vain, dans les momens où il se trouvait pressé par la faim et la soif,
des liqueurs fortes et des alimens épicés. Désespérant enfin de pouvoir
lui inspirer de nouveaux goûts, je fis valoir le petit nombre de ceux
auxquels il se trouvait borné, en les accompagnant de toutes les
circonstances accessoires, qui pouvaient accroître le plaisir qu'il
trouvait à s'y livrer. C'est dans cette intention que je l'ai souvent
mené dîner en ville avec moi. Ces jours-là il y avait à table collection
complette de tous ses mets les plus favoris. La première fois qu'il se
trouva à pareille fête, ce furent des transports de joie qui allaient
presque jusqu'à la frénésie. Sans doute il pensa qu'il ne souperait pas
si bien qu'il venait de dîner; car il ne tint pas à lui qu'il n'emportat
le soir, en quittant la maison, un plat de lentilles qu'il avait dérobé
à la cuisine. Je m'applaudis de cette première sortie. Je venais de lui
procurer un plaisir, je n'avais qu'à le répéter plusieurs fois pour lui
donner un besoin; c'est ce que j'effectuai. Je fis plus, j'eus soin de
faire précéder ces sorties de certains préparatifs qu'il pût remarquer:
c'était d'entrer chez lui vers les quatre heures, mon chapeau sur la
tête, sa chemise ployée à la main. Bientôt ces dispositions devinrent
pour lui le signal du départ. À peine paraissais-je, que j'étais
compris; on s'habillait à la hâte, et l'on me suivait avec de grands
témoignages de contentement. Je ne donne point ce fait comme preuve
d'une intelligence supérieure; et il n'est personne qui ne m'objecte que
le chien le plus ordinaire en fait au moins autant. Mais en admettant
cette égalité morale, on est obligé d'avouer un grand changement; et
ceux qui ont vu le _sauvage de l'Aveyron_, lors de son arrivée à Paris,
savent qu'il était fort inférieur, sous le rapport du discernement, au
plus intelligent de nos animaux domestiques.

Il m'était impossible, quand je l'emmenais avec moi, de le conduire dans
les rues. Il m'aurait fallu aller au trôt avec lui, ou user des
violences les plus fatigantes pour le faire marcher au pas avec moi.
Nous fûmes donc obligés de ne sortir qu'en voiture. Autre plaisir
nouveau qui l'attachait de plus en plus à ses fréquentes sorties. En peu
de tems ces jours-là ne furent plus seulement des jours de fête auxquels
il se livrait avec la joie la plus vive; ce furent de vrais besoins,
dont la privation, quand on mettait entr'eux un intervalle un peu plus
long, le rendait triste, inquiet et capricieux.

Quel surcroît de plaisir encore, quand ces parties avaient lieu à la
campagne! Je l'ai conduit, il n'y a pas long-tems, dans la vallée de
Montmorenci, à la maison de campagne du citoyen Lachabeaussière. C'était
un spectacle des plus curieux, et j'oserai dire des plus touchans, de
voir la joie qui se peignait dans ses yeux, dans tous les mouvemens et
l'habitude de son corps, à la vue des côteaux et des bois de cette
riante vallée: il semblait que les portières de la voiture ne pussent
suffire à l'avidité de ses regards. Il se penchait tantôt vers l'une,
tantôt vers l'autre, et témoignait la plus vive inquiétude quand les
chevaux allaient plus lentement ou venaient à s'arrêter. Il passa deux
jours à cette maison de campagne; telle y fut l'influence des agens
extérieurs de ces bois, de ces collines, dont il ne pouvait rassasier sa
vue, qu'il parut plus que jamais impatient et sauvage, et qu'au milieu
des prévenances les plus assidues et des soins les plus attachans, il ne
paraissait occupé que du desir de prendre la fuite. Entièrement captivé
par cette idée dominante, qui absorbait toutes les facultés de son
esprit et le sentiment même de ses besoins, il trouvait à peine le tems
de manger, et se levant de table à chaque minute il courait à la
fenêtre, pour s'évader dans le parc, si elle était ouverte; ou, dans le
cas contraire, pour contempler, du moins à travers les carreaux, tous
ces objets vers lesquels l'entraînaient irrésistiblement des habitudes
encore récentes, et peut-être même, le souvenir d'une vie indépendante,
heureuse et regrettée. Aussi pris-je la résolution de ne plus le
soumettre à de pareilles épreuves. Mais pour ne pas le sevrer
entièrement de ses goûts champêtres, on continua de le mener promener
dans quelques jardins du voisinage, dont les dispositions étroites et
régulières n'ont rien de commun avec ces grands paysages dont se compose
une nature agreste, et qui attachent si fortement l'homme sauvage aux
lieux de son enfance. Ainsi, madame Guérin le conduit quelquefois au
Luxembourg, et presque journellement au jardin de l'Observatoire, où les
bontés du citoyen _Lemeri_ l'ont habitué à aller tous les jours goûter
avec du lait.

Au moyen de ces nouvelles habitudes, de quelques récréations de son
choix, et de tous les bons traitemens enfin dont on a environné sa
nouvelle existence, il a fini par y prendre goût. De-là est né cet
attachement assez vif qu'il a pris pour sa gouvernante, et qu'il lui
témoigne quelquefois de la manière la plus touchante. Ce n'est jamais
sans peine qu'il s'en sépare, ni sans des preuves de contentement qu'il
la rejoint. Une fois, qu'il lui avait échappé dans les rues, il versa,
en la revoyant, une grande abondance de larmes. Quelques heures après il
avait encore la respiration haute, entrecoupée, et le pouls dans une
sorte d'état fébrile. Madame Guérin lui ayant alors adressé quelques
reproches, il en traduisit si bien le ton, qu'il se remit à pleurer.
L'amitié qu'il a pour moi est beaucoup plus faible, et cela doit être
ainsi. Les soins que prend de lui madame Guérin sont tous de nature à
être appréciés sur-le-champ; et ceux que je lui donne ne sont pour lui
d'aucune utilité sensible. Cette différence est si véritablement due à
la cause que j'indique, que j'ai mes heures pour être bien reçu: ce sont
celles que jamais je n'ai employées à son instruction. Que je me rende
chez lui, par exemple, à l'entrée de la nuit, lorsqu'il vient de se
coucher, son premier mouvement est de se mettre sur son séant pour que
je l'embrasse, puis de m'attirer à lui en me saisissant le bras et me
faisant asseoir sur son lit. Ordinairement alors il me prend la main, la
porte sur ses yeux, sur son front, sur l'occiput, et me la tient avec la
sienne assez long-tems appliquée sur ces parties. D'autres fois il se
lève en riant aux éclats, et se place vis-à-vis de moi pour me caresser
les genoux à sa manière, qui consiste à me les palper, à me les masser
fortement dans tous les sens et pendant plusieurs minutes, et puis dans
quelques cas d'y appliquer ses lèvres à deux ou trois reprises. On en
dira ce qu'on voudra, mais j'avouerai que je me prête sans façon à tous
ces enfantillages. Peut-être serai-je entendu, si l'on se souvient de
l'influence majeure qu'ont sur l'esprit de l'enfant ces complaisances
inépuisables, ces petits riens officieux que la Nature a mis dans le
coeur d'une mère, qui font éclore les premiers sourires, et naître les
premières joies de la vie.


§. IV.

IVe. VUE. _Le conduire à l'usage de la parole, en déterminant l'exercice
de l'imitation par la loi impérieuse de la nécessité._

Si j'avais voulu ne produire que des résultats heureux, j'aurais
supprimé de cet ouvrage cette quatrième vue, les moyens que j'ai mis en
usage pour la remplir, et le peu de succès que j'en ai obtenu. Mais mon
but est bien moins de donner l'histoire de mes soins que celle des
premiers développemens moraux du _sauvage de l'Aveyron_; et je ne dois
rien omettre de ce qui peut y avoir le moindre rapport. Je serai même
obligé de présenter ici quelques idées théoriques, et j'espère qu'on me
les pardonnera en voyant l'attention que j'ai eue de ne les appuyer que
sur des faits, et reconnaissant la nécessité où je me trouve de répondre
à ces éternelles objections: _le sauvage parle-t-il? S'il n'est pas
sourd, pourquoi ne parle-t-il pas?_

On conçoit aisément qu'au milieu des forêts et loin de la société de
tout être pensant, le sens de l'ouie de notre sauvage n'éprouvait
d'autres impressions que celles que faisaient sur lui un petit nombre de
bruits, et particulièrement ceux qui se liaient à ses besoins physiques.
Ce n'était point là cet organe qui apprécie les sons, leur articulation
et leurs combinaisons; ce n'était qu'un simple moyen de conversation
individuelle, qui avertissait de l'approche d'un animal dangereux, ou de
la chûte de quelque fruit sauvage. Voilà sans doute à quelles fonctions
se bornait l'ouie, si l'on en juge par le peu ou la nullité d'action
qu'avaient sur cet organe, il y a un an, tous les sons et les bruits qui
n'intéressaient pas les besoins de l'individu, et par la sensibilité
exquise que ce sens témoignait pour ceux au contraire qui y avaient
quelque rapport. Quand on épluchait, à son insu et le plus doucement
possible, un marron, une noix; quand on touchait seulement à la clef de
la porte qui le tenait captif, il ne manquait jamais de se retourner
brusquement et d'accourir vers l'endroit d'où partait le bruit. Si
l'organe de l'ouïe ne témoignait pas la même susceptibilité pour les
sons de la voix, pour l'explosion même des armes à feu, c'est qu'il
était nécessairement peu sensible et peu attentif à toute autre
impression qu'à celle dont il s'était fait une longue et exclusive
habitude[10].

  [10] J'observerai, pour donner plus de force à cette assertion, qu'à
    mesure que l'homme s'éloigne de son enfance, l'exercice de ses sens
    devient de jour en jour moins universel. Dans le premier âge de sa
    vie, il veut tout voir, tout toucher; il porte à la bouche tous les
    corps qu'on lui présente; le moindre bruit le fait tressaillir; ses
    sens s'arrêtent sur tous les objets, même sur ceux qui n'ont aucun
    rapport connu avec ses besoins. À mesure qu'il s'éloigne de cette
    époque, qui est en quelque sorte celle de l'apprentissage des sens,
    les objets ne le frappent qu'autant qu'ils se rapportent à ses
    appétits, à ses habitudes, ou à ses inclinations. Alors même il
    arrive souvent qu'il n'y a qu'un ou deux de ses sens qui réveillent
    son attention. C'est un musicien prononcé, qui, attentif à tout ce
    qu'il entend, est indifférent à tout ce qu'il voit. Ce sera, si l'on
    veut, un minéralogiste et un botaniste exclusifs, qui, dans un champ
    fertile en objets de leurs recherches, ne _voient_, le premier que
    des minéraux, et le second que des productions végétales. Ce sera un
    mathématicien sans oreilles, qui dira au sortir d'une pièce de
    Racine: _qu'est-ce que tout cela prouve?_--Si donc, après les
    premiers tems de l'enfance, l'attention ne se porte naturellement
    que sur les objets qui ont avec nos goûts des rapports connus ou
    pressentis, on conçoit pourquoi notre jeune sauvage, n'ayant qu'un
    petit nombre de besoins, ne devait exercer ses sens que sur un petit
    nombre d'objets. Voilà, si je ne me trompe, la cause de cette
    inattention absolue qui frappait tout le monde lors de son arrivée à
    Paris, et qui dans le moment actuel a disparu presque complettement,
    parce qu'on lui a fait sentir la liaison qu'ont avec lui tous les
    nouveaux objets qui l'environnent.

On conçoit donc pourquoi l'oreille, très-apte à percevoir certains
bruits, même les plus légers, le doit être très-peu à apprécier
l'articulation des sons. D'ailleurs il ne suffit pas, pour parler, de
percevoir le son de la voix; il faut encore apprécier l'articulation de
ce son; deux opérations bien distinctes, et qui exigent, de la part de
l'organe, des conditions différentes. Il suffit, pour la première, d'un
certain degré de sensibilité du nerf acoustique; il faut, pour la
seconde, une modification spéciale de cette même sensibilité. On peut
donc, avec des oreilles bien organisées et bien vivantes, ne pas saisir
l'articulation des mots. On trouve parmi les Crétins beaucoup de muets
et qui pourtant ne sont pas sourds. Il y a parmi les élèves du citoyen
Sicard, deux ou trois enfans qui entendent parfaitement le son de
l'horloge, un claquement de mains, les tons les plus bas de la flûte et
du violon, et qui cependant n'ont jamais pu imiter la prononciation d'un
mot, quoiqu'articulé très-haut et très-lentement. Ainsi l'on pourrait
dire que la parole est une espèce de musique, à laquelle certaines
oreilles, quoique bien constituées d'ailleurs, peuvent être insensibles.
En sera-t-il de même de l'enfant dont il est question? Je ne le pense
pas, quoique mes espérances reposent sur un petit nombre de faits. Il
est vrai que mes tentatives à cet égard n'ont pas été plus nombreuses,
et que long-tems embarrassé sur le parti que j'avais à prendre, je m'en
suis tenu au rôle d'observateur. Voici donc ce que j'ai remarqué.

Dans les quatre ou cinq premiers mois de son séjour à Paris, le _sauvage
de l'Aveyron_ ne s'est montré sensible qu'aux différens bruits qui
avaient avec lui les rapports que j'ai indiqués. Dans le courant de
frimaire il a paru entendre la voix humaine; et lorsque, dans le
corridor qui avoisine sa chambre, deux personnes s'entretenaient à haute
voix, il lui arrivait souvent de s'approcher de la porte pour s'assurer
si elle était bien fermée, et de rejeter sur elle une porte battante
intérieure, avec l'attention de mettre le doigt sur le loquet pour en
assurer encore mieux la fermeture. Je remarquai, quelque tems après,
qu'il distinguait la voix des sourds-muets, ou plutôt ce cri guttural
qui leur échappe continuellement dans leurs jeux. Il semblait même
reconnaître l'endroit d'où partait le son. Car, s'il l'entendait en
descendant l'escalier, il ne manquait jamais de remonter ou de descendre
plus précipitamment, selon que ce cri partait d'en-bas ou d'en-haut.--Je
fis, au commencement de nivose, une observation plus intéressante. Un
jour qu'il était dans la cuisine occupé à faire cuire des pommes de
terre, deux personnes se disputaient vivement derrière lui, sans qu'il
parût y faire la moindre attention. Une troisième survint, qui, se
mêlant à la discussion, commençait toutes ses repliques par ces mots:
_oh! c'est différent_. Je remarquai que toutes les fois que cette
personne laissait échapper son exclamation favorite: _oh!_, le _sauvage
de l'Aveyron_ retournait vivement la tête. Je fis, le soir, à l'heure de
son coucher, quelques expériences sur cette intonation, et j'en obtins
à-peu-près les mêmes résultats. Je passai en revue toutes les autres
intonations simples, connues sous le nom de voyelles, et sans aucun
succès. Cette préférence pour l'_o_ m'engagea à lui donner un nom qui se
terminât par cette voyelle. Je fis choix de celui de _Victor_. Ce nom
lui est resté, et quand on le prononce à haute voix, il manque rarement
de tourner la tête ou d'accourir. C'est peut-être encore par la même
raison, que par la suite il a compris la signification de la négation
_non_, dont je me sers souvent pour le faire revenir de ses erreurs,
quand il se trompe dans nos petits exercices.

Au milieu de ces développemens lents, mais sensibles, de l'organe de
l'ouie, la voix restait toujours muette, et refusait de rendre les sons
articulés que l'oreille paraissait apprécier; cependant les organes
vocaux ne présentaient dans leur conformation extérieure aucune trace
d'imperfection, et il n'y avait pas lieu d'en soupçonner dans leur
organisation intérieure. Il est vrai que l'on voit à la partie
supérieure et antérieure du col une cicatrice assez étendue, qui
pourrait jeter quelque doute sur l'intégrité des parties subjacentes, si
l'on n'était rassuré par l'aspect de la cicatrice. Elle annonce à la
vérité une plaie faite par un instrument tranchant; mais à voir son
apparence linéaire, on est porté à croire que la plaie n'était que
tégumenteuse, et qu'elle se sera réunie d'emblée, ou comme l'on dit, par
première indication. Il est à présumer qu'une main, plus disposée que
façonnée au crime, aura voulu attenter aux jours de cet enfant, et que,
laissé pour mort dans les bois, il aura dû aux seuls secours de la
nature la prompte guérison de sa plaie; ce qui n'aurait pu s'effectuer
aussi heureusement, si les parties musculeuses et cartilagineuses de
l'organe de la voix avaient été divisées.

Ces considérations me conduisirent à penser, lorsque l'oreille commença
à percevoir quelques sons, que si la voix ne les répétait pas, il ne
fallait point en accuser une lésion organique, mais la défaveur des
circonstances. Le défaut total d'exercice rend nos organes inaptes à
leurs fonctions; et si ceux déjà faits à leurs usages sont si
puissamment affectés par cette inaction, que sera-ce de ceux qui
croissent et se développent sans qu'aucun agent tende à les mettre en
jeu? Il faut dix-huit mois au moins d'une éducation soignée, pour que
l'enfant bégaye quelques mots; et l'on voudrait qu'un dur habitant des
forêts, qui n'est dans la société que depuis quatorze ou quinze mois,
dont il a passé cinq ou six parmi des sourds-muets, fût déjà en état de
parler! Non-seulement cela ne doit pas être; mais il faudra, pour
parvenir à ce point important de son éducation, beaucoup plus de tems,
beaucoup plus de peines qu'il n'en faut au moins précoce des enfans.
Celui-ci ne sait rien; mais il possède à un degré éminent la
susceptibilité de tout apprendre: penchant inné à l'imitation;
flexibilité et sensibilité excessives de tous les organes; mobilité
perpétuelle de la langue; consistance presque gélatineuse du larynx:
tout en un mot, tout concourt à produire chez lui ce gazouillement
continuel, apprentissage involontaire de la voix, que favorisent encore
la toux, l'éternuement, les cris de cet âge, et même les pleurs, les
pleurs qu'il faut considérer non-seulement comme les indices d'une vive
excitabilité, mais encore comme un mobile puissant, appliqué sans
relâche et dans les tems les plus opportuns aux développemens simultanés
des organes de la respiration, de la voix et de la parole. Que l'on
m'accorde ces grands avantages, et je réponds de leur résultat. Si l'on
reconnaît, avec moi, que l'on ne doit plus y compter dans l'adolescence
du jeune _Victor_, que l'on convienne aussi des ressources fécondes de
la Nature, qui sait se créer de nouveaux moyens d'éducation quand des
causes accidentelles viennent à la priver de ceux qu'elle avait
primitivement disposés. Voici du moins quelques faits qui peuvent le
faire espérer.

J'ai dit dans l'énoncé de cette 4e. vue, que je me proposais de le
conduire à l'usage de la parole, _en déterminant l'exercice de
l'imitation par la loi impérieuse de la nécessité._ Convaincu, en effet,
par les considérations émises dans ces deux derniers paragraphes, et par
une autre non moins concluante que j'exposerai bientôt, qu'il ne fallait
s'attendre qu'à un travail tardif de la part du larynx, je devais faire
en sorte de l'activer par l'appât des objets nécessaires à ses besoins.
J'avais lieu de croire que la voyelle _o_ ayant été la première
entendue, serait la première prononcée; et je trouvai fort heureux pour
mon plan que cette simple prononciation fût, au moins quant au son, le
signe d'un des besoins les plus ordinaires de cet enfant. Cependant, je
ne pus tirer aucun parti de cette favorable coïncidence. En vain, dans
les momens où sa soif était ardente, je tenais devant lui un vase rempli
d'eau, en criant fréquemment _eau, eau_; en donnant le vase à une
personne qui prononçait le même mot à côté de lui, et le réclamant
moi-même par ce moyen, le malheureux se tourmentait dans tous les sens,
agitait ses bras autour du vase d'une manière presque convulsive,
rendait une espèce de sifflement et n'articulait aucun son. Il y aurait
eu de l'inhumanité d'insister davantage. Je changeai de sujet, sans
cependant changer de méthode. Ce fut sur le mot _lait_ que portèrent mes
tentatives. Le quatrième jour de ce second essai je réussis au gré de
mes desirs, et j'entendis _Victor_ prononcer distinctement, d'une
manière un peu rude à la vérité, le mot _lait_, qu'il répéta presque
aussitôt. C'était la première fois qu'il sortait de sa bouche un son
articulé, et je ne l'entendis pas sans la plus vive satisfaction. Je fis
néanmoins une réflexion qui diminua de beaucoup, à mes yeux, l'avantage
de ce premier succès. Ce ne fut qu'au moment où, désespérant de réussir,
je venais de verser le lait dans la tasse qu'il me présentait, que le
mot _lait_ lui échappa avec de grandes démonstrations de plaisir; et ce
ne fut encore qu'après que je lui en eus versé de nouveau en manière de
récompense, qu'il le prononça pour la seconde fois. On voit pourquoi ce
mode de résultat était loin de remplir mes intentions; le mot prononcé,
au lieu d'être le signe du besoin, n'était, relativement au tems où il
avait été articulé, qu'une vaine exclamation de joie. Si ce mot fût
sorti de sa bouche avant la concession de la chose desirée, c'en était
fait; le véritable usage de la parole était saisi par _Victor_; un point
de communication s'établissait entre lui et moi, et les progrès les plus
rapides découlaient de ce premier succès. Au lieu de tout cela, je ne
venais d'obtenir qu'une expression, insignifiante pour lui et inutile
pour nous, du plaisir qu'il ressentait. À la rigueur, c'était bien un
signe vocal, le signe de la possession de la chose. Mais celui-là, je le
répète, n'établissait aucun rapport entre nous; il devait être bientôt
négligé, par cela même qu'il était inutile aux besoins de l'individu, et
soumis à une foule d'anomalies comme le sentiment éphémère et variable
dont il était devenu l'indice. Les résultats subséquens de cette fausse
direction ont été tels que je les redoutais. Ce n'était le plus souvent
que dans la jouissance de la chose que le mot _lait_ se faisait
entendre. Quelquefois il lui arrivait de le prononcer avant, et d'autres
fois peu de tems après, mais toujours sans intention. Je n'attache pas
plus d'importance à la répétition spontanée qu'il en faisait, et qu'il
en fait encore, dans le courant de la nuit quand il vient à s'éveiller.

Après ce premier résultat, j'ai totalement renoncé à la méthode par
laquelle je l'avais obtenu; attendant le moment où les localités me
permettront de lui en substituer une autre que je crois beaucoup plus
efficace, j'abandonnai l'organe de la voix à l'influence de l'imitation
qui, bien que faible, n'est pourtant pas éteinte, s'il faut en juger par
quelques petits progrès ultérieurs et spontanés.

Le mot _lait_ a été pour _Victor_ la racine de deux autres monosyllabes
_la_ et _li_, auxquels certainement il attache encore moins de sens. Il
a depuis peu modifié le dernier en y ajoutant une seconde _l_, et les
prononçant toutes les deux comme le _gli_ de la langue italienne. On
l'entend fréquemment répéter _lli, lli,_ avec une inflexion de voix qui
n'est pas sans douceur. Il est étonnant que _l_ mouillée, qui est pour
les enfans une des syllabes des plus difficiles à prononcer, soit une
des premières qu'il ait articulées. Je ne serais pas éloigné de croire
qu'il y a dans ce pénible travail de la langue une sorte d'intention en
faveur du nom de _Julie_; jeune demoiselle de onze à douze ans, qui
vient passer les dimanches chez madame Guérin, sa mère. Il est certain
que ce jour-là les exclamations _lli, lli,_ deviennent plus fréquentes,
et se font même, au rapport de sa gouvernante, entendre pendant la nuit,
dans les momens où l'on a lieu de croire qu'il dort profondément. On ne
peut déterminer au juste la cause et la valeur de ce dernier fait. Il
faut attendre que la puberté plus avancée nous ait fourni, pour le
classer et pour en rendre compte, un plus grand nombre d'observations.
La dernière acquisition de l'organe de la voix est un peu plus
considérable, et composée de deux syllabes qui en valent bien trois, par
la manière dont il prononce la dernière. C'est l'exclamation _oh Dieu!_
qu'il a apprise de madame Guérin, et qu'il laisse fréquemment échapper
dans ses grandes joies. Il la prononce en supprimant l'_u_ de Dieu, et
en appuyant sur l'_i_ comme s'il était double; de manière qu'on l'entend
crier distinctement: _oh Diie! oh Diie!_ L'_o_ que l'on trouve dans
cette dernière combinaison de son n'était pas nouveau pour lui, et
j'étais parvenu quelque tems auparavant à le lui faire prononcer.

Voilà, quant à l'organe de la voix, le point où nous en sommes. On voit
que toutes les voyelles, à l'exception de l'_u_, entrent déjà dans le
petit nombre de sons qu'il articule, et que l'on trouve que les trois
consonnes _l_, _d_ et _l_ mouillée. Ces progrès sont assurément bien
faibles, si on les compare à ceux qu'exige le développement complet de
la voix humaine; mais ils m'ont paru suffisans pour garantir la
possibilité de ce développement. J'ai dit plus haut les causes qui
doivent nécessairement le rendre long et difficile. Il en est encore une
qui n'y contribuera pas moins, et que je ne dois point passer sous
silence. C'est la facilité qu'a notre jeune sauvage d'exprimer autrement
que par la parole le petit nombre de ses besoins[11]. Chacune de ses
volontés se manifeste par les signes les plus expressifs, qui ont en
quelque sorte, comme les nôtres, leurs gradations et leur synonimie.
L'heure de la promenade est-elle arrivée, il se présente à diverses
reprises devant la croisée et devant la porte de sa chambre. S'il
s'aperçoit alors que sa gouvernante n'est point prête, il dispose devant
elle tous les objets nécessaires à sa toilette, et dans son impatience
il va même jusqu'à l'aider à s'habiller. Cela fait, il descend le
premier, et tire lui-même le cordon de la porte. Arrivé à
l'Observatoire, son premier soin est de demander du lait; ce qu'il fait
en présentant une écuelle de bois, qu'il n'oublie jamais, en sortant, de
mettre dans sa poche, et dont il se munit pour la première fois, le
lendemain d'un jour qu'il avait cassé, dans la même maison et pour le
même usage, une tasse de porcelaine.

  [11] Mes observations confirment encore sur ce point important
    l'opinion de Condillac, qui dit, en parlant de l'origine du langage
    des sons: «Le langage d'action, alors si naturel, était un grand
    obstacle à surmonter; pouvait-on l'abandonner pour un autre dont on
    ne prévoyait pas les avantages, et dont la difficulté se faisait si
    bien sentir?»

Là encore, pour rendre complets les plaisirs de ses soirées, on a,
depuis quelque-tems, la bonté de le voiturer dans une brouette. Depuis
lors, dès que l'envie lui en prend, si personne ne se présente pour la
satisfaire, il rentre dans la maison, prend quelqu'un par le bras, le
conduit dans le jardin, et lui met entre les mains les branches de la
brouette, dans laquelle il se place aussitôt: si on résiste à cette
première invitation, il quitte le siége, revient aux branches de la
brouette, la fait rouler quelques tours et vient s'y placer de nouveau;
imaginant sans doute que si ses desirs ne sont pas remplis, ce n'est pas
faute de les avoir clairement manifestés.

S'agit-il de diner? ses intentions sont encore moins douteuses. Il met
lui-même le couvert et présente à madame Guérin les plats, qu'elle doit
descendre à la cuisine pour y prendre leurs alimens. Si c'est en ville
qu'il dîne avec moi, toutes ses demandes s'adressent à la personne qui
fait les honneurs de la table; c'est toujours à elle qu'il se présente
pour être servi. Si l'on fait semblant de ne pas l'entendre, il place
son assiette à côté du mets, qu'il dévore des yeux. Si cela ne produit
rien, il prend une fourchette et en frappe deux ou trois coups sur le
rebord du plat. Insiste-t-on encore? alors il ne garde plus de mesure;
il plonge une cuiller, ou même sa main dans le plat, et en un
clin-d'oeil il le vide en entier sur son assiète. Il n'est guères moins
expressif dans la manière de témoigner les affections de son ame, et
sur-tout l'impatience et l'ennui. Nombre de curieux savent comment, avec
plus de franchise naturelle que de politesse, il les congédie, lorsque,
fatigué de la longueur de leurs visites, il présente à chacun d'eux, et
sans méprise, leur canne, leurs gants et leur chapeau, les pousse
doucement vers la porte, qu'il referme de suite impétueusement sur
eux[12].

  [12] Il est digne de remarque que ce langage d'action lui est
    entièrement naturel, et que dès les premiers jours de son entrée
    dans la société, il l'employait de la manière la plus expressive.
    «Quand il eut soif, dit le citoyen Constans-St.-Estève, qui l'a vu
    dans les commencemens de cette époque intéressante, «il porta ses
    regards à droite et à gauche; ayant apperçu une cruche, il mit ma
    main dans la sienne et me conduisit vers la cruche, qu'il frappa de
    la main gauche, pour me demander à boire. On apporta du vin, qu'il
    dédaigna en témoignant de l'impatience sur le retard que je mettais
    à lui donner de l'eau».

Pour compléter l'histoire de ce langage à pantomimes, il faut que je
dise encore que _Victor_ l'entend avec autant de facilité qu'il le
parle. Il suffit à madame Guérin, pour l'envoyer quérir de l'eau, de lui
montrer la cruche et de lui faire voir qu'elle est vide, en donnant au
vase une position renversée. Un procédé analogue me suffit pour
l'engager à me servir à boire quand nous dînons ensemble, etc. Mais ce
qu'il y a de plus étonnant dans la manière avec laquelle il se prête à
ces moyens de communication, c'est qu'il n'est besoin d'aucune leçon
préliminaire, ni d'aucune convention réciproque pour se faire entendre.
Je m'en convainquis un jour par une expérience des plus concluantes. Je
choisis, entre une foule d'autres, un objet pour lequel je m'assurai
d'avance qu'il n'existait entre lui et sa gouvernante aucun signe
indicateur. Tel était, par exemple, le peigne dont on se servait pour
lui, et que je voulus me faire apporter. J'aurais été bien trompé si en
me hérissant les cheveux dans tous les sens, et lui présentant ainsi ma
tête en désordre, je n'avais été compris. Je le fus en effet, et j'eus
aussitôt entre les mains ce que je demandais.

Beaucoup de personnes ne voient dans tous ses procédés que la façon de
faire d'un animal; pour moi, je l'avouerai, je crois y reconnaître dans
toute sa simplicité le langage d'action, ce langage primitif de l'espèce
humaine, originellement employé dans l'enfance des premières sociétés,
avant que le travail de plusieurs siècles eût coordonné le systême de la
parole et fourni à l'homme civilisé un fécond et sublime moyen de
perfectionnement, qui fait éclore sa pensée même dans son berceau, et
dont il se sert toute la vie sans apprécier ce qu'il est par lui et ce
qu'il serait sans lui, s'il s'en trouvait accidentellement privé, comme
dans le cas qui nous occupe. Sans doute un jour viendra où des besoins
plus multipliés feront sentir au jeune _Victor_ la nécessité d'user de
nouveaux signes. L'emploi défectueux qu'il a fait de ses premiers sons
pourra bien retarder cette époque, mais non pas l'empêcher. Il n'en sera
peut-être ni plus ni moins que ce qui arrive à l'enfant qui d'abord
balbutie le mot _papa_, sans y attacher aucune idée, s'en va le disant
dans tous les lieux et en toute autre occasion, le donne ensuite à tous
les hommes qu'il voit, et ne parvient qu'après une foule de raisonnemens
et même d'abstractions, à en faire une seule et juste application.


§. V.

Ve. VUE.--_Exercer pendant quelque tems, sur les objets de ses besoins
physiques, les plus simples opérations de l'esprit, et en déterminer
ensuite l'application sur des objets d'instruction._

Considéré dans sa plus tendre enfance et sous le rapport de son
entendement, l'homme ne paraît pas s'élever encore au-dessus des autres
animaux. Toutes ses facultés intellectuelles sont rigoureusement
circonscrites dans le cercle étroit de ses besoins physiques. C'est pour
eux seuls que s'exercent les opérations de son esprit. Il faut alors que
l'éducation s'en empare et les applique à son instruction, c'est-à-dire,
à un nouvel ordre de choses qui n'ont aucun rapport avec ses premiers
besoins. De cette application découlent toutes ses connaissances, tous
les progrès de son esprit, et les conceptions du génie le plus sublime.
Quel que soit le degré de probabilité de cette idée, je ne la reproduis
ici que comme le point de départ de la marche que j'ai suivie pour
remplir cette dernière vue.

Je n'entrerai pas dans les détails des moyens mis en usage pour exercer
les facultés intellectuelles du _sauvage de l'Aveyron_ sur les objets de
ses appétits. Ces moyens n'étaient autre chose que des obstacles
toujours croissans, toujours nouveaux, mis entre lui et ses besoins, et
qu'il ne pouvait surmonter sans exercer continuellement son attention,
sa mémoire, son jugement et toutes les fonctions de ses sens[13]. Ainsi
se développèrent toutes les facultés qui devaient servir à son
instruction, et il ne fallait plus que trouver les moyens les plus
faciles de les faire valoir.

  [13] Il n'est pas inutile de faire remarquer que je n'ai éprouvé
    aucune difficulté pour remplir ce premier but. Toutes les fois qu'il
    s'agit de ses besoins, son attention, sa mémoire et son intelligence
    semblent l'élever au-dessus de lui-même; c'est une remarque qu'on a
    pu faire de tous les tems, et qui, si on l'eût sérieusement
    approfondie, eût conduit à prévoir un avenir heureux. Je ne crains
    pas de dire que je regarde comme une grande preuve d'intelligence,
    d'avoir pu apprendre, au bout de six semaines de séjour dans la
    société, à préparer ses alimens avec tous les soins et les détails
    que nous a transmis le citoyen Bonnaterre. «Son occupation pendant
    son séjour à Rhodès, dit ce naturaliste, consistait à écosser des
    haricots, et il remplissait cette tâche avec le degré de
    discernement dont serait susceptible l'homme le plus exercé. Comme
    il savait par expérience que ces sortes de légumes étaient destinés
    pour sa subsistance, aussitôt qu'on lui apportait une botte de tiges
    desséchées, il allait chercher une marmite et établissait la scène
    de cette opération au milieu de l'appartement. Là, il distribuait
    ses matériaux le plus commodément possible. Le pot était placé à
    droite et les haricots à gauche; il ouvrait successivement les
    gousses l'une après l'autre, avec une souplesse de doigts
    inimitable; il mettait dans le pot les bonnes graines, et rejetait
    celles qui étaient moisies ou tachées; si par hasard quelque graine
    lui échappait, il la suivait de l'oeil, la ramassait et la mettait
    avec les autres. À mesure qu'il vidait les gousses, il les empilait
    à côté de lui avec symétrie, et lorsque son travail était fini, il
    enlevait le pot, y versait de l'eau et le portait auprès du feu,
    dont il entretenait l'activité avec les gousses qu'il avait
    entassées séparément. Si le feu était éteint, il prenait la pelle,
    qu'il déposait entre les mains de son surveillant, lui faisait signe
    d'en aller chercher dans le voisinage, etc.»

Je devais peu compter encore sur les ressources du sens de l'ouïe, et
sous ce rapport, le _sauvage de l'Aveyron_ n'était qu'un sourd-muet.
Cette considération m'engagea à tenter la méthode d'enseignement du
citoyen Sicard. Je commençai donc par les premiers procédés usités dans
cette célèbre école, et dessinai sur une planche noire la figure
linéaire de quelques objets dont un simple dessin pouvait le mieux
représenter la forme; tels qu'une clef, des ciseaux et un marteau.
J'appliquai à diverses reprises, et dans les momens où je voyais que
j'étais observé, chacun de ces objets sur sa figure respective; et quand
je fus assuré par-là de lui en avoir fait sentir les rapports, je voulus
me les faire apporter successivement, en désignant du doigt la figure de
celui que je demandais. Je n'en obtins rien, j'y revins plusieurs fois
et toujours avec aussi peu de succès: ou il refusait avec entêtement
d'apporter celle des trois choses que j'indiquais, ou bien il apportait
avec celle-là les deux autres, et me les présentait toutes à la fois. Je
me persuadai que cela tenait à un calcul de paresse, qui ne lui
permettait pas de faire en détail ce qu'il trouvait tout simple
d'exécuter en une seule fois. Je m'avisai alors d'un moyen qui le força
à détailler son attention sur chacun de ces objets. J'avais observé,
même depuis quelques mois, qu'il avait un goût des plus prononcés pour
l'arrangement; c'était au point qu'il se levait quelquefois de son lit
pour remettre dans sa place accoutumée un meuble ou un ustensile
quelconque qui se trouvait accidentellement dérangé. Il poussait ce goût
plus loin encore pour les choses suspendues à la muraille: chacune avait
son clou et son crochet particulier; et quand il s'était fait quelque
transposition entre ces objets, il n'était pas tranquille qu'il ne l'eût
réparée lui-même. Il n'y avait donc qu'à soumettre aux mêmes arrangemens
les choses sur lesquelles je voulais exercer son attention. Je
suspendis, au moyen d'un clou, chacun des objets au bas de leur dessin
et les y laissai quelque tems. Quand ensuite je vins à les enlever et à
les donner à _Victor_, ils furent aussitôt replacés dans leur ordre
convenable. Je recommençai plusieurs fois et toujours avec les mêmes
résultats. J'étais loin cependant de les attribuer à son discernement;
et cette classification pouvait bien n'être qu'un acte de mémoire. Je
changeai, pour m'assurer, la position respective des dessins, et je le
vis alors, sans aucun égard pour cette transposition, suivre, pour
l'arrangement des objets, le même ordre qu'auparavant. À la vérité, rien
n'était si facile que de lui apprendre la nouvelle classification
nécessitée par ce nouveau changement; mais rien de plus difficile que de
la lui faire raisonner. Sa mémoire seule faisait les frais de chaque
arrangement. Je m'attachai alors à neutraliser en quelque sorte les
secours qu'il en retirait. J'y parvins en la fatiguant sans relâche par
l'augmentation du nombre de dessins, et par la fréquence de leurs
inversions. Alors cette mémoire devint un guide insuffisant pour
l'arrangement méthodique de tous ces corps nombreux; alors l'esprit dut
avoir recours à la comparaison du dessin avec la chose. Quel pas
difficile je venais de franchir! Je n'en doutai point, quand je vis
notre jeune _Victor_ attacher ses regards, et successivement, sur chacun
des objets, en choisir un, et chercher ensuite la figure à laquelle il
voulait le rapporter; et j'en eus bientôt la preuve matérielle, par
l'expérience de l'inversion des figures, qui fut suivie, de sa part, de
l'inversion méthodique des objets.

Ce résultat m'inspira les plus brillantes espérances; je croyais n'avoir
plus de difficultés à vaincre, quand il s'en présenta une des plus
insurmontables, qui m'arrêta opiniâtrément et me força de renoncer à ma
méthode. On sait que dans l'instruction du sourd-muet, on fait
ordinairement succéder à ce premier procédé comparatif un second
beaucoup plus difficile. Après avoir fait sentir, par des comparaisons
répétées, le rapport de la chose avec son dessin, on place autour de
celui-ci toutes les lettres qui forment le mot de l'objet représenté par
la figure. Cela fait, on efface celle-ci, il ne reste plus que les
signes alphabétiques. Le sourd-muet ne voit, dans ce second procédé,
qu'un changement de dessin, qui continue d'être pour lui le signe de
l'objet. Il n'en fut pas de même de _Victor_, qui, malgré les
répétitions les plus fréquentes, malgré l'exposition prolongée de la
chose au-dessous de son mot, ne put jamais s'y reconnaître. Je n'eus pas
de peine à me rendre compte de cette difficulté, et il me fut aisé de
comprendre pourquoi elle était insurmontable. De la figure d'un objet à
sa représentation alphabétique, la distance est immense, et d'autant
plus grande pour l'élève, qu'elle se présente là aux premiers pas de
l'instruction. Si les sourds-muets n'y sont pas arrêtés, c'est qu'ils
sont, de tous les enfans, les plus attentifs et les plus observateurs.
Accoutumés, dès leur plus tendre enfance, à entendre et à parler par les
yeux, ils sont, plus que personne, exercés à apprécier tous les rapports
des objets visibles.

Il fallait donc chercher une méthode plus analogue aux facultés encore
engourdies de notre sauvage, une méthode dans laquelle chaque difficulté
vaincue l'élevât au niveau de la difficulté à vaincre. Ce fut dans cet
esprit que je traçai mon nouveau plan. Je ne m'arrêterai pas à en faire
l'analyse; on en jugera par l'exécution.

Je collai sur une planche de deux pieds quarrés trois morceaux de
papier, de forme bien distincte et de couleur bien tranchée. C'était un
plan circulaire et rouge, un autre triangulaire et bleu, le troisième de
figure quarrée et de couleur noire. Trois morceaux de carton, également
colorés et figurés, furent, au moyen d'un trou dont ils étaient percés
dans leur milieu, et des clous disposés à cet effet sur la planche,
furent, dis-je, appliqués et laissés pendant quelques jours sur leurs
modèles respectifs. Les ayant ensuite enlevés et présentés à _Victor_,
ils furent replacés sans difficulté. Je m'assurai, en renversant le
tableau et changeant par-là l'ordre des figures, que ces premiers
résultats n'étaient point routiniers, mais dûs à la comparaison. Au bout
de quelques jours, je substituai un autre tableau à ce premier. J'y
avais représenté les mêmes figures, mais toutes d'une couleur uniforme.
Dans le premier, l'élève avait, pour se reconnaître, le double indice
des formes et des couleurs; dans le second il n'avait plus qu'un guide,
la comparaison des formes. Presque en même tems je lui en présentai un
troisième, où toutes les figures étaient égales, mais de couleurs
différentes. Toujours mêmes épreuves, et toujours mêmes résultats; car
je compte pour rien quelques fautes d'attention. La facilité avec
laquelle s'exécutaient ces petites comparaisons, m'engagea à lui en
présenter de nouvelles. Je fis des additions et des modifications aux
deux derniers tableaux. J'ajoutai à celui des figures d'autres formes
beaucoup moins distinctes, et à celui des couleurs, de nouvelles
couleurs qui ne différaient entr'elles que par des nuances. Il y avait,
par exemple, dans le premier, un parallélogramme un peu allongé à côté
d'un quarré, et dans le second, un échantillon bleu-céleste à côté d'un
bleu-grisâtre. Il se présenta ici quelques erreurs et quelques
incertitudes, mais qui disparurent au bout de quelques jours d'exercice.

Ces résultats m'enhardirent à de nouveaux changemens, toujours plus
difficiles. Chaque jour j'ajoutais, je retranchais, je modifiais et
provoquais de nouvelles comparaisons et de nouveaux jugemens. À la
longue, la multiplicité et les complications de ces petits exercices
finirent par fatiguer son attention et sa docilité. Alors reparurent,
dans toute leur intensité, ces mouvemens d'impatience et de fureur qui
éclataient si violemment au commencement de son séjour à Paris, lorsque,
sur-tout, il se trouvait enfermé dans sa chambre. N'importe, il me
sembla que le moment était venu où il fallait ne plus apaiser ces
mouvemens par condescendance, mais les vaincre par énergie. Je crus donc
devoir insister. Ainsi, quand, dégoûté d'un travail (dont à la vérité il
ne concevait pas le but, et dont il était bien naturel qu'il se lassât)
il lui arrivait de prendre les morceaux de carton, de les jeter à terre
avec dépit et de gagner son lit avec fureur, je laissais passer une ou
deux minutes; je revenais à la charge avec le plus de sang-froid
possible; je lui faisais ramasser tous ses cartons, éparpillés dans sa
chambre, et ne lui donnais de répit, qu'ils ne fussent replacés
convenablement. Mon obstination ne réussit que quelques jours, et fut, à
la fin, vaincue par ce caractère indépendant. Ses mouvemens de colère
devinrent plus fréquens, plus violens, et simulèrent des accès de rage
semblables à ceux dont j'ai déjà parlé, mais avec cette différence
frappante, que les effets en étaient moins dirigés vers les personnes
que vers les choses. Il s'en allait alors, dans cet esprit destructeur,
mordant ses draps, les couvertures de son lit, la tablette même de la
cheminée, dispersant dans sa chambre les chenets, les cendres et les
tisons enflammés, et finissant par tomber dans des convulsions qui
avaient de commun avec celles de l'épilepsie, une suspension complette
des fonctions sensoriales. Force me fut de céder, quand les choses en
furent à ce point effrayant; et néanmoins ma condescendance ne fit
qu'accroître le mal: les accès en devinrent plus fréquens, et
susceptibles de se renouveler à la moindre contrariété, souvent même
sans cause déterminante.

Mon embarras devint extrême. Je voyais le moment où tous mes soins
n'auraient réussi qu'à faire, de ce pauvre enfant, un malheureux
épileptique. Encore quelques accès, et la force de l'habitude
établissait une maladie des plus affreuses et des moins curables. Il
fallait donc y remédier au plutôt, non par les médicamens, si souvent
infructueux; non par la douceur, dont on n'avait plus rien à espérer;
mais par un procédé perturbateur, à-peu-près pareil à celui qu'avait
employé Boerhaave dans l'hôpital de Harlem. Je me persuadai bien que si
le premier moyen dont j'allais faire usage manquait son effet, le mal ne
ferait que s'exaspérer, et que tout traitement de la même nature
deviendrait inutile. Dans cette ferme conviction, je fis choix de celui
que je crus être le plus effrayant pour un être qui ne connaissait
encore, dans sa nouvelle existence, aucune espèce de danger.

Quelque-tems auparavant, madame Guérin étant avec lui à l'Observatoire,
l'avait conduit sur la plate-forme qui est, comme l'on sait, très
élevée. À peine est-il parvenu à quelque distance du parapet, que saisi
d'effroi et d'un tremblement universel, il revient à sa gouvernante, le
visage couvert de sueur, l'entraîne par le bras vers la porte, et ne
trouve un peu de calme que lorsqu'il est au pied de l'escalier. Quelle
pouvait être la cause d'un pareil effroi? c'est ce que je ne recherchai
point; il me suffisait d'en connaître l'effet, pour le faire servir à
mes desseins. L'occasion se présenta bientôt, dans un accès des plus
violens, que j'avais cru devoir provoquer par la reprise de nos
exercices. Saisissant alors le moment où les fonctions des sens
n'étaient point encore suspendues, j'ouvre avec violence la croisée de
sa chambre, située au quatrième étage, et donnant perpendiculairement
sur de gros quartiers de pierre; je m'approche de lui avec toutes les
apparences de la fureur, et le saisissant fortement par les hanches, je
l'expose sur la fenêtre, la tête directement tournée vers le fond de ce
précipice. Je l'en retirai quelques secondes après, pâle, couvert d'une
sueur froide, les yeux un peu larmoyans, et agité encore de quelques
légers tressaillemens, que je crus appartenir aux effets de la peur. Je
le conduisis vers ses tableaux. Je lui fis ramasser ses cartons, et
j'exigeai qu'ils fussent tous replacés. Tout cela fut exécuté, à la
vérité très-lentement, et plutôt mal que bien; mais au moins sans
impatience. Ensuite il alla se jeter sur son lit, où il pleura
abondamment.

C'était la première fois, à ma connaissance du moins, qu'il versait des
larmes. La circonstance dont j'ai déjà rendu compte, et dans laquelle le
chagrin d'avoir quitté sa gouvernante, ou le plaisir de la retrouver,
lui en fit répandre, est postérieure à celle-ci; si je l'ai fait
précéder dans ma narration, c'est que dans mon plan, j'ai moins suivi
l'ordre des tems, que l'exposition méthodique des faits.

Cet étrange moyen fut suivi d'un succès, sinon complet, au moins
suffisant. Si son dégoût pour le travail ne fut pas entièrement
surmonté, au moins fut-il beaucoup diminué, sans être jamais suivi
d'effets pareils à ceux dont nous venons de rendre compte. Seulement,
dans les occasions où on le fatiguait un peu trop, de même que lorsqu'on
le forçait à travailler à des heures consacrées à ses sorties ou à ses
repas, il se contentait de témoigner de l'ennui, de l'impatience, et de
faire entendre un murmure plaintif qui finissait ordinairement par des
pleurs.

Ce changement favorable nous permit de reprendre avec exactitude le
cours de nos exercices, que je soumis à de nouvelles modifications,
propres à fixer encore plus son jugement. Je substituai aux figures
collées sur les tableaux, et qui étaient, comme je l'ai déjà dit, des
plans entiers, représentant des figures géométriques, des dessins
linéaires de ces mêmes plans. Je me contentai aussi d'indiquer les
couleurs par de petits échantillons de forme irrégulière, et nullement
analogues par leur conformation à celle des cartons colorés. Je puis
dire que ces nouvelles difficultés ne furent qu'un jeu pour l'enfant;
résultat qui suffisait au but que je m'étais proposé en adoptant ce
systême de comparaisons grossières. Le moment était venu de le remplacer
par un autre beaucoup plus instructif, et qui eût présenté des
difficultés insurmontables, si elles n'avaient été applanies d'avance
par le succès des moyens que nous venions d'employer pour surmonter les
premières.

Je fis imprimer en gros caractères, sur des morceaux de carton de deux
pouces, les vingt-quatre lettres de l'alphabet. Je fis tailler, dans une
planche d'un pied et demi carré, un nombre égal de cases, dans
lesquelles je fis insérer les morceaux de carton, sans les y coller
cependant, afin que l'on pût les changer de place au besoin. On
construisit en métal, et dans les mêmes dimensions, un nombre égal de
caractères. Ceux-ci étaient destinés à être comparés par l'élève aux
lettres imprimées, et classés dans leurs cases correspondantes. Le
premier essai de cette méthode fut fait, en mon absence, par Mme Guérin;
je fus fort surpris d'apprendre par elle, à mon retour, que _Victor_
distinguait tous les caractères et les classait convenablement.
L'épreuve en fut faite aussitôt et sans la moindre faute. Ravi d'un
succès aussi rapide, j'étais loin encore de pouvoir en expliquer la
cause; et ce ne fut que quelques jours après qu'elle se présenta à moi
dans la manière dont notre élève procédait à cette classification. Pour
se la rendre plus facile, il s'était avisé lui-même d'un petit expédient
qui le dispensait, dans ce travail, de mémoire, de comparaison et de
jugement. Dès qu'on lui mettait le tableau entre les mains, il
n'attendait pas qu'on enlevât de leurs cases les lettres métalliques; il
les retirait et les empilait sur sa main, en suivant l'ordre de leur
classification; de sorte que la dernière lettre de l'alphabet se
trouvait, après le dépouillement complet du tableau, être la première de
la pile. C'était aussi par celle-là qu'il commençait, et par la dernière
de la pile qu'il finissait, prenant conséquemment le tableau par la fin,
et procédant toujours de droite à gauche. Ce n'est pas tout: ce procédé
était susceptible, selon lui, de perfectionnement; car assez souvent la
pile crevait, les caractères s'échappaient; il fallait alors débrouiller
tout cela, et le mettre en ordre par les seuls efforts de l'attention.
Les vingt-quatre lettres se trouvaient disposées sur quatre rangs, de
six chacun; il était donc plus simple de ne les enlever que par rangées
et de les replacer de même, de manière à ne passer au dépouillement de
la seconde file, que lorsque la première serait rétablie.

J'ignore s'il faisait le raisonnement que je lui prête; au moins est-il
sûr qu'il exécutait la chose comme je le dis. C'était donc une véritable
routine, mais une routine de son invention et qui faisait peut-être
autant d'honneur à son intelligence, qu'une classification méthodique en
fit bientôt à son discernement. Il ne fut pas difficile de le mettre sur
cette voie, en lui donnant les caractères pêle-mêle, toutes les fois
qu'on lui présentait le tableau. Enfin, malgré les inversions fréquentes
que je faisais subir aux caractères imprimés en les changeant de case;
malgré quelques dispositions insidieuses données à ces caractères, comme
de placer le _G_ à côté du _C_, l'_E_ à côté de l'_F_, etc.; son
discernement était imperturbable. En l'exerçant sur tous ces caractères,
j'avais eu pour but de préparer _Victor_ à les faire servir à leur
usage, sans doute primitif, c'est-à-dire à l'expression des besoins que
l'on ne peut manifester par la parole. Loin de croire que je fûsse déjà
si près de cette grande époque de son éducation, ce fut un esprit de
curiosité, plutôt que l'espoir du succès, qui me suggéra l'expérience
que voici.

Un matin qu'il attendait impatiemment le lait dont il fait journellement
son déjeûner, je pris dans son tableau et disposai sur une planche, que
j'avais la veille préparée exprès, ces quatre lettres: _L. A. I. T._ Mme
Guérin, que j'avais prévenue, s'approche, regarde les caractères et me
donne de suite une tasse pleine de lait, dont je fais semblant de
vouloir disposer pour moi-même. Un moment après je m'approche de
_Victor_; je lui donne les quatre lettres que je venais d'enlever de
dessus la planche; je la lui indique d'une main, tandis que de l'autre
je lui présente le vase plein de lait. Les lettres furent aussitôt
replacées, mais dans un ordre tout-à-fait inverse, de sorte qu'elles
donnèrent _TIAL_ au lieu de _LAIT_. J'indiquai alors les corrections à
faire, en désignant du doigt les lettres à transposer et la place qu'il
fallait donner à chacune: lorsque ces changemens eurent reproduit le
signe de la chose, je ne la fis plus attendre.

On aura de la peine à croire que cinq ou six épreuves pareilles aient
suffi, je ne dis pas pour lui faire arranger méthodiquement les quatre
lettres du mot _lait_, mais aussi, le dirai-je, pour lui donner l'idée
du rapport qu'il y a entre cette disposition alphabétique et l'un de ses
besoins, c'est-à-dire entre le mot et la chose. C'est du moins ce que
l'on est fortement autorisé à soupçonner, d'après ce qui lui arriva huit
jours après cette première expérience. On le vit, prêt à partir le soir
pour l'observatoire, se munir, de son propre mouvement, des quatre
lettres en question; les mettre dans sa poche, et à peine arrivé chez le
citoyen Lemeri, où, comme je l'ai dit plus haut, il va tous les jours
goûter avec du lait, produire ces caractères sur une table, de manière à
former le mot _lait_...


J'étais dans l'intention de récapituler ici tous les faits disséminés
dans cet ouvrage; mais j'ai pensé que quelque force qu'ils pussent
acquérir par leur réunion, elle n'équivaudrait jamais à celle de ce
dernier résultat. Je le consigne, pour ainsi dire nu et dépouillé de
toutes réflexions, pour qu'il puisse marquer d'une manière plus
frappante l'époque où nous sommes parvenus, et devenir garant de celle
où il nous faut arriver. En attendant, on peut toujours conclure de la
plupart de mes observations, de celles surtout qu'on a puisées dans ces
deux dernières Vues, que l'enfant, connu sous le nom de _sauvage de
l'Aveyron_, est doué du libre exercice de tous ses sens; qu'il donne des
preuves continuelles d'attention, de réminiscence, de mémoire; qu'il
peut comparer, discerner et juger, appliquer enfin toutes les facultés
de son entendement à des objets relatifs à son instruction. On
remarquera, comme un point essentiel, que ces changemens heureux sont
survenus dans le court espace de neuf mois, chez un sujet que l'on
croyait incapable d'attention; et l'on en conclura que son éducation est
possible, si elle n'est pas même déjà garantie par ces premiers succès,
indépendamment de ceux qu'on doit nécessairement espérer du tems qui,
dans sa marche invariable, semble donner à l'enfance, en force et en
développemens, tout ce qu'il ôte à l'homme au déclin de la vie[14].

  [14] C'est aux observateurs éclairés à venir s'assurer par eux-mêmes
    de la vérité de ces résultats. Eux seuls peuvent juger de la valeur
    des faits, en apportant à leur examen un esprit judicieux et versé
    dans la science de l'entendement. L'appréciation de l'état moral de
    notre sauvage est plus difficile qu'on ne pense. L'expérience
    journalière et toutes les idées reçues sont là pour égarer le
    jugement. _Si l'habitude où nous sommes,_ dit Condillac dans un cas
    assez analogue, _de nous aider des signes, nous permettait de
    remarquer tout ce que nous leur devons, nous n'aurions qu'à nous
    mettre à la place de ce jeune homme pour comprendre combien il
    pouvait acquérir peu de connaissances; mais nous jugeons toujours
    d'après notre situation._ Il faut encore, pour juger sainement en
    cette circonstance, ne pas tenir l'enfant pour vu après un seul
    examen, mais l'observer et l'étudier à diverses reprises dans tous
    les momens de la journée, dans chacun de ses plaisirs, au milieu de
    ses petits exercices, etc.; toutes ces conditions sont de rigueur.
    Elles ne suffisent même pas si, pour établir une exacte comparaison
    entre le présent et le passé, l'on n'a vu de ses yeux le _sauvage de
    l'Aveyron_ dans les premiers mois de son séjour à Paris. Ceux qui ne
    l'ont point observé à cette époque et qui le verraient actuellement
    ne trouveraient en lui qu'un enfant _presque ordinaire_, qui ne
    parle point; ils ne pourraient moralement apprécier la distance qui
    sépare ce sujet _presque ordinaire_ du _sauvage de l'Aveyron_
    nouvellement entré dans la société; distance en apparence bien
    légère, mais véritablement immense, lorsqu'on l'approfondit, et
    qu'on calcule à travers quelle série de raisonnemens nouveaux et
    d'idées acquises, il a dû [passer pour] parvenir à ces derniers
    résultats.

Et cependant, quelles conséquences majeures, relatives à l'histoire
philosophique et naturelle de l'homme, découlent déjà de cette première
série d'observations! Qu'on les rassemble; qu'on les classe avec
méthode; qu'on les réduise à leur juste valeur, et l'on y verra la
preuve matérielle des plus importantes vérités, de ces vérités dont
Locke et Condillac ne durent la découverte qu'à la force de leur génie
et à la profondeur de leurs méditations. Il m'a paru du moins qu'on
pourrait en déduire:

1º. Que l'homme est inférieur à un grand nombre d'animaux dans le pur
_état de nature_[15]; état de nullité et de barbarie, qu'on a sans
fondement revêtu des couleurs les plus séduisantes; état dans lequel
l'individu, privé des facultés caractéristiques de son espèce, traîne
misérablement, sans intelligence, comme sans affections, une vie
précaire et réduite aux seules fonctions de l'animalité.

  [15] Je ne doute point que si l'on isolait, dès le premier âge, deux
    enfans, l'un mâle, l'autre femelle, et que l'on en fît autant de
    deux quadrupèdes choisis dans l'espèce la moins intelligente, ces
    derniers ne se montrassent de beaucoup supérieurs aux premiers dans
    les moyens de pourvoir à leurs besoins, et de veiller soit à leur
    propre conservation, soit à celle de leurs petits.

2º. Que cette supériorité morale, que l'on dit être _naturelle_ à
l'homme, n'est que le résultat de la civilisation qui l'élève au-dessus
des autres animaux par un grand et puissant mobile. Ce mobile est la
sensibilité prédominante de son espèce; propriété essentielle d'où
découlent les facultés imitatives, et cette tendance continuelle qui le
force à chercher dans de nouveaux besoins de nouvelles sensations.

3º. Que cette force imitative destinée à l'éducation de ses organes, et
surtout à l'apprentissage de la parole, très énergique et très active
dans les premières années de la vie, s'affaiblit rapidement par les
progrès de l'âge, l'isolement et toutes les causes qui tendent à
émousser la sensibilité nerveuse; d'où il résulte que l'articulation des
sons, qui est sans contredit de tous les effets de l'imitation le
résultat le plus inconcevable et le plus utile, doit éprouver des
obstacles sans nombre, dans un âge qui n'est plus celui de la première
enfance.

4º. Qu'il existe chez le sauvage le plus isolé, comme chez le citadin
élevé au plus haut point de civilisation, un rapport constant entre
leurs idées et leurs besoins; que la multiplicité toujours croissante de
ceux-ci chez les peuples policés, doit être considérée comme un grand
moyen de développement de l'esprit humain: de sorte qu'on peut établir
comme proposition générale, que toutes les causes accidentelles, locales
ou politiques, qui tendent à augmenter ou à diminuer le nombre de nos
besoins, contribuent nécessairement à étendre ou à rétrécir la sphère de
nos connaissances et le domaine de la science, des beaux-arts et de
l'industrie sociale.

5º. Que dans l'état actuel de nos connaissances physiologiques, la
marche de l'enseignement peut et doit s'éclairer des lumières de la
médecine moderne, qui, de toutes les sciences naturelles, peut coopérer
le plus puissamment au perfectionnement de l'espèce humaine, en
appréciant les anomalies organiques et intellectuelles de chaque
individu, et déterminant par-là ce que l'éducation doit faire pour lui,
ce que la société peut en attendre.

Il est encore quelques considérations non moins importantes, que je me
proposais d'associer à ces premières données; mais les développemens
qu'elles eussent exigés auraient outre-passé les bornes et le dessein de
cet opuscule. Je me suis d'ailleurs apperçu, en comparant mes
observations avec la doctrine de quelques-uns de nos métaphysiciens, que
je me trouvais, sur certains points intéressans, en désaccord avec eux.
Je dois attendre en conséquence des faits plus nombreux, et par-là même
plus concluans. Un motif à-peu-près analogue ne m'a pas permis, en
parlant de tous les développemens du jeune _Victor_, de m'appésantir sur
l'époque de sa puberté, qui s'est prononcée depuis quelques semaines
d'une maniere presque explosive, et dont les premiers phénomènes jettent
beaucoup de doute sur l'origine de certaines affections du coeur, que
nous regardons comme très _naturelles_. J'ai dû, de même ici, ne pas me
presser de juger et de conclure; persuadé qu'on ne peut trop laisser
mûrir par le tems, et confirmer par des observations ultérieures, toutes
considérations qui tendent à détruire des préjugés, peut-être
respectables, et les plus douces comme les plus consolantes illusions de
la vie sociale.



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NOTES DU TRANSCRIPTEUR

On a conservé l'orthographe de l'original, y compris l'usage erratique
des accents à l'indicatif et au subjonctif (fut/fût) et les incohérences
(vétu/revêtu, ame/âme, ouie/ouïe, ...). On a cependant corrigé une faute
d'accord: «aux développemens simultanés» (simultanées dans l'original).

Faute d'avoir accès aux pages 10-11 et 94-97 de l'édition de 1801
(de «que nos organes» à «à mes soins» et de «et devenir garant» à
«première enfance»), on a repris pour ces pages le texte d'une autre
édition, comportant de légères variantes. La comparaison avec la
traduction anglaise de 1802 suggère les variantes plausibles suivantes
(le texte entre crochets est retraduit depuis cette édition anglaise):

  ... égratignant ceux qui [le contrariaient, n'exprimant aucune sorte
  d'affection pour ceux qui] le servaient;

  ... et devenir garant de celle où il nous faut arriver
  [où il est raisonnable de penser que nous arriverons].

  ... à travers quelle série de raisonnemens nouveaux et d'idées
  acquises, il a dû [passer pour] parvenir à ces derniers résultats.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "De l'éducation d'un homme sauvage - ou des premiers développemens physiques et moraux du jeune - sauvage de l'Aveyron" ***

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