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Title: Les huguenots - Cent ans de persécution 1685-1789
Author: Janzé, Charles Alfred de
Language: French
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Charles Alfred de Janzé
Ancien député


LES HUGUENOTS

Cent ans de persécution
1685 -- 1789


(1886)



Table des matières

PROLÉGOMÈNES
CHAPITRE PREMIER L'ÉDIT DE NANTES
CHAPITRE II LIBERTÉ DU CULTE
CHAPITRE III LIBERTÉ DE CONSCIENCE
CHAPITRE IV LES GALÈRES
CHAPITRE V LES DRAGONNADES
CHAPITRE VI L'ÉMIGRATION
CONCLUSION



PROLÉGOMÈNES

Ainsi que le dit Mably, c'est parce que l'on dédaigne, par
indifférence, par paresse ou par présomption de profiter de
l'expérience des siècles passés; que chaque siècle ramène le
spectacle des mêmes erreurs et des mêmes calamités.

Or, n'est-ce pas mettre le pays en garde contre le retour des
calamités qu'amène nécessairement l'application de la doctrine
d'intolérance, chère à l'Église catholique, que de faire revivre
comme une utile leçon de l'expérience du passé, la persécution
religieuse qui, pendant plus d'un siècle, a fait des huguenots en
France les représentants et les martyrs de la grande cause de la
liberté de conscience?

Pour obéir à l'église catholique qui lui enjoignait de fermer la
bouche à l'erreur, Louis XIV a eu recours aux moyens les plus
odieux de la corruption et de la violence; malgré les
confiscations, les emprisonnements, les transportations, les
expulsions, les condamnations aux galères, au gibet, à la roue et
au bûcher, il n'est arrivé, au prix de la ruine et du dépeuplement
de son royaume, qu'à obtenir l'apparence menteuse d'une conversion
générale des huguenots.

Ses successeurs, en acceptant le funeste legs de ses édits contre
les huguenots, se virent amenés à soumettre les _prétendus_
convertis à un véritable régime de l'inquisition, à multiplier les
enlèvements d'enfants et à peupler les galères et les prisons,
d'hommes et de femmes qui n'avaient commis d'autre crime que de
s'assembler pour prier Dieu _en mauvais français_, ainsi que le
dit Voltaire, et plus d'une fois la recrudescence des persécutions
renouvela le désastre de l'émigration.

Sous Louis XVI, les idées de tolérance avaient fait de tels
progrès que le Gouvernement se trouvait impuissant à faire
observer les iniques dispositions des édits qu'il n'avait pas osé
abroger. Mais le mensonge _légal_ qu'il n'y avait plus de
protestants en France, constituait pour les huguenots, dit
Rulhières, une persécution tacite ne paraissant pas et que n'eût
pas inventée Tibère lui-même.

S'il existait depuis treize cents ans, (ajoute-t-il au lendemain
de l'édit de 1787 donnant un état civil aux huguenots) une nation,
devenue célèbre par tous les actes de la paix et de la guerre,
dont les leçons et les exemples eussent policé la plupart des
peuples qui l'environnent, et qui offrit encore au monde entier le
modèle des moeurs douces, des opinions modérées, des vertus
sociales de l'extrême civilisation, une nation qui, la première,
eût introduit dans la morale et posé en principe de gouvernement
l'horreur de l'esclavage, qui eût déclaré, libres les esclaves
aussitôt qu'ils entrent sur ses frontières, et cependant, si la
vingtième partie de ses citoyens retenus par la force et enfermés
dans ses frontières restaient sans culte religieux, sans
profession civiles, sans droits de citoyens, sans épouses quoique
mariés, sans héritiers quoique pères; s'ils ne pouvaient, sans
profaner publiquement la religion du pays, ou sans désobéir
ouvertement aux lois, ni naître, ni se marier, ni mourir, que
dirions-nous de cette nation? Telle était il y a peu de semaines
encore, notre véritable histoire.

Plus d'un million de Français étaient privés, en France, du droit
de donner le nom et les prérogatives d'épouses et d'enfants
légitimes, à ceux que la loi naturelle, supérieure à toutes les
institutions civiles, ne cessait point de reconnaître sous ces
deux titres. Plus d'un million de Français avaient perdu, dans
leur patrie, ce droit dont tous les hommes jouissent, dans les
contrées sauvages comme dans les pays policés, ce droit
inséparable de l'humanité et qu'en France on ne refuse pas à des
malfaiteurs flétris par des condamnations infamantes.

S'il en était ainsi, c'est parce que l'Église catholique, ayant le
privilège de la tenue des registres de l'état civil, avait voulu
faire de ce privilège un instrument de conversion vis-à-vis des
huguenots, obligés de s'adresser à elle pour donner une
constatation légale à leurs mariages, à leurs naissances et à
leurs décès. Les curés, imposant aux fiancés huguenots de longues
et dures épreuves de catholicité, avant de consentir à les marier,
et qualifiant de _bâtards_, dans leurs actes baptistaires, les
enfants issus de mariages contractés au désert et à l'étranger,
les huguenots fuyaient les églises, ils allaient se marier devant
des pasteurs, et faisaient baptiser leurs enfants par eux, mais,
en agissant ainsi, ils n'avaient plus d'état civil.

Pour mettre fin à un tel état de choses, Louis XVI, en 1787,
promulgua un édit qui -- sans faire mention des protestants --
permettait aux _non-catholiques _d'opter entre leur Curé et un
fonctionnaire laïque pour donner une constatation légale à leurs
naissances, à leurs mariages et à leurs décès.

Dans un mandement des plus violents, l'évêque de la Rochelle
protesta contre cet édit réparateur et, interdisant aux prêtres de
son diocèse de faire fonctions d'officiers de l'état civil pour
les _non catholiques_ il leur enjoignit de déclarer à ceux qui se
présenteraient devant eux que leur ministère était exclusivement
réservé aux fidèles. En parlant ainsi, cet évêque était dans la
logique de la doctrine catholique, en vertu de laquelle toutes les
libertés et tous les droits doivent être le _privilège_ des
catholiques; en sorte que donner la liberté à tous, c'est
_détruire_ la liberté des catholiques, de même que c'est porter
atteinte aux droits imprescriptibles de l'Église que de donner
tous ses effets civils à un mariage qu'elle qualifie de
_concubinat_, parce qu'il n'a pas été béni par elle. Que nous
importe aujourd'hui, dira-t-on, la doctrine d'intolérance de
l'Église catholique? Notre société n'a-t-elle point pour base,
l'égalité de tous les citoyens devant la loi, l'égalité des droits
des sectateurs de toutes les religions et de toutes les opinions
philosophiques?

Sans parler de l'explosion de cléricalisme qui s'est produite
après le 24 mai, est-il permis d'oublier combien les flots de la
mer politique sont changeants? Une surprise du scrutin, ainsi que
la Belgique en a fait naguère l'épreuve, ainsi qu'en témoigne le
vote du 4 octobre 1885 en France, ne pourrait-elle ramener au
pouvoir, les partisans _masqués_ d'une théocratie absolument
hostile aux principes du droit nouveau? Sans doute un changement
aussi radical dans l'orientation politique de notre pays, ne se
produirait point sur une plate-forme électorale semblable à celle
établie par M. Chesnelong et douze autres apôtres de l'ancien
régime. Que l'on demande au pays de proclamer par son vote que
l'indépendance de l'Église, c'est-à-dire son droit à la
domination, que les libertés nécessaires de l'Église, c'est-à-dire
la suppression de la liberté des autres, sont des droits
antérieurs et supérieurs à tous les gouvernements, le pays ne
comprendra même pas ce langage d'un autre âge. Qu'on le mette en
demeure d'opter entre l'ancien régime et la révolution, ainsi que
l'ont fait les ouvriers légitimistes des quatre-vingts quartiers
de Paris: «Nous réclamons la restauration de la monarchie légitime
et chrétienne; arrière donc la révolution!» il ne daignera même
pas honorer d'une réponse une telle mise en demeure; mais, ne
peut-il arriver que, sans avoir été posée devant les électeurs, la
question de la restauration d'un pouvoir théocratique se trouve
tranchée par les pouvoirs constitués?

N'a-t-on pas vu, en 1873, l'assemblée nationale qui, en un jour de
malheur, avait été élue avec la mission spéciale de conclure la
paix, sur le point de décider, _sans mandat_, le rétablissement de
la monarchie légitime, de cette monarchie qui représentait
l'alliance intime du trône et de l'autel, l'asservissement
politique et théologique du peuple?

Le comte de Chambord, en effet, plaçait ses chrétiennes
déclarations sous l'autorité du chef de la catholicité qui avait
condamné solennellement les erreurs du droit nouveau, c'est-à-dire
toutes les libertés; et le pape, de son côté, affirmait que la
restauration de la monarchie légitime en France, rendrait au
régime et aux doctrines catholiques toute la puissance des anciens
jours.

L'assemblée nationale, au lieu de voter la monarchie légitime, a
fait la république à une voix de majorité, et le comte de Chambord
est descendu dans la tombe sans avoir entendu sonner cette heure
de Dieu qu'il ne se lassait pas d'attendre; mais il ne faut pas
oublier que tout prince qui, par force ou par ruse, se mettrait en
possession du pouvoir souverain, deviendrait fatalement, comme
l'eût été Henri V, le docile serviteur de l'Église. En effet, pour
tenter quelque chose contre la démocratie, chaque parti
monarchique est impuissant par lui-même, il est donc dans
l'obligation de s'assurer _à tout prix_ l'appui de l'Église si
bien organisée pour la lutte, appui sans lequel il ne peut rien.
En d'autres termes la monarchie en France sera cléricale ou elle
ne sera pas, elle devra donc subordonner son pouvoir à celui de
cette Église dont le syllabus est une véritable déclaration de
guerre à tous les principes sur lesquels repose la société
moderne.

Que s'est-il passé au mois d'octobre 1885? Les candidats
monarchistes se sont bien gardés de montrer le plus petit coin de
leur drapeau, et, sans demander aux électeurs de manifester leurs
préférences pour telle ou telle dynastie, ils se sont bornés,
qu'ils fussent bonapartistes, légitimistes ou orléanistes, à
protester à l'envi de leur dévouement à la cause de l'Église. Il
est vrai que dans les petits papiers anonymes distribués par le
clergé à profusion, on disait aux électeurs des campagnes que
voter pour les républicains, qui veulent assujettir les
séminaristes au service militaire, c'était voter _pour le Démon_,
tandis que nommer les monarchistes, partisans _masqués_ de la
théocratie, c'était voter pour Jésus-Christ.

Mais _les politiques_, comprenant qu'une telle plate-forme
électorale n'avait aucune chance de succès devant le pays, ont
tenté d'obtenir une surprise du scrutin, en posant aux électeurs
cette question: voulez-vous qu'on renonce à une politique qui a
provoqué la crise agricole et industrielle dont vous souffrez, et
qui, par les dépenses exagérées et les expéditions lointaines, a
mis le désordre dans les finances publiques?

Le suffrage universel ainsi consulté, a nommé deux cents de ceux
qui lui signalaient le mal, non parce qu'ils étaient artisans de
la monarchie, mais parce qu'il a cru qu'ils seraient plus aptes
que d'autres à guérir les maux qu'ils signalaient.

Mais, dès le lendemain de leur élection, ces partisans de la
théocratie ont jeté le masque et annoncé tranquillement aux
électeurs, de quelle singulière façon ils comptaient remplir le
mandat qu'ils venaient de recevoir, le mandat de rendre aux pays
sa prospérité et de rétablir le bon ordre dans nos finances.

«Nous n'avons pas combattu, ont-ils dit, pour telle ou telle
politique, mais pour jeter bas la république: _nous ne l'avons pas
dit comme candidats_, mais maintenant nous n'avons plus à _nous
gêner_. Nous rendrons tout ministère impossible jusqu'à ce qu'on
dissolve la Chambre; si, après la dissolution, les monarchistes
reviennent en majorité à la Chambre, ils jetteront le sénat par la
fenêtre, si le sénat s'avise de s'opposer à leurs desseins
révolutionnaires. Peut-être même, ont-ils ajouté, alors que les
monarchistes sont encore en minorité, à la chambre des députés
comme au sénat, faudra-t-il, pour hâter la chute de la République,
la pousser avec la crosse d'un fusil ou le fer d'une fourche.»

Il est fort à présumer que si la minorité monarchiste haussait
demain son courage jusqu'à l'audace d'un coup de main, elle
n'aimait pas à se féliciter de l'avoir fait. À je ne sais quel
gascon de Bruxelles qui menaçait de faire envahir la France par
l'armée belge, on se bornait à répondre: _et les douaniers! _De
même aux monarchistes qui parlent de mettre le pied sur la gorge
de la République, on peut répondre: _et les gendarmes! _Mais il
faut admettre toutes les hypothèses. Si, par impossible, un des
prétendants à la couronne se trouvait violemment hissé sur les
débris du trône de France, qu'arriverait-il?

Le nouveau souverain, roi ou empereur, ne pouvant rien sans
l'Église, mis, par elle, en demeure de rendre au régime catholique
la puissance des anciens jours, ne tarderait pas à succomber dans
sa vaine tentative de ressusciter un passé mort et bien mort. La
preuve la plus péremptoire de la certitude de l'échec qui
l'attendrait, c'est l'accueil fait par les monarchistes eux-mêmes,
à la proposition imprudemment faite par Mr de Mun de constituer
une ligue politico-religieuse pour préparer la restauration du
gouvernement des curés. Considérer comme un droit de l'Église,
l'exemption du service militaire pour les séminaristes, imposer le
repos du dimanche, substituer le mariage religieux au mariage
civil, réclamer la liberté de tester, en bon Français, le
rétablissement du droit d'aînesse, etc., ce sont là de ces choses
qu'on peut tenter d'accomplir dans l'ombre, quand on a le pouvoir,
mais que l'on ne doit pas avoir la naïveté de demander
publiquement à l'avance!

Le souverain improvisé qui, plagiaire de Louis XIV, voudrait se
faire l'exécuteur des hautes oeuvres de l'Église catholique,
serait peut-être, dès le premier jour, tué par l'arme irrésistible
du ridicule; peut-être, au contraire, avant de franchir la
frontière en toute hâte, aurait-il multiplié les ruines et fait
couler les flots de sang.

Dans un cas comme dans l'autre, et quelque mal qu'il eut pu faire
à la France, il se trouverait des _sous-Massillon_ pour le louer
de ne pas s'être laissé arrêter dans, son entreprise par les vues
timides de la sagesse humaine, et des _sous-Veuillot_ pour
affirmer que les victimes de son intolérance ne sont pas à
plaindre, mais que c'est lui qui, comme, Louis XIV, a été le vrai
martyr, parce qu'il a sacrifié à sa foi la prospérité de son
royaume.

Je termine ce travail, au moment où le bicentenaire de l'édit de
révocation vient de rappeler à la mémoire de tous; cette année
1685, si cruelle pour les défenseurs de la liberté de conscience,
ainsi que le montrait le célèbre ministre Dubosc, _l'homme de mon
royaume qui parle le mieux_, disait Louis XIV, lorsqu'il écrivait
de la terre d'exil: «Quelle année, pour nous autres réfugiés! Une
année qui nous a fait perdre notre patrie, nos familles, nos
parents, nos amis, nos biens; une année qui, par un malheur encore
plus grand, nous a fait perdre nos églises, nos temples, nos
sanctuaires. Une année qui nous a jetés ici, sur les bords de
cette terre qui nous était inconnue, et où nous sommes comme de
pauvres corps que la tempête a poussés par ses violentes
secousses. Oh! année triste entre toutes les années du monde!»

Une restauration monarchique ne serait rien autre chose
aujourd'hui qu'une restauration religieuse; ainsi que le proclame
M. Cazenove de Pradine, elle imposerait à la France les frais de
la béatification d'un martyr aussi peu à plaindre que Louis XIV,
et l'on pourrait dire de 1885 comme de 1685, que, c'est une année
triste entre toutes les années du monde.

CHAPITRE PREMIER
L'ÉDIT DE NANTES

_Crois ce que je crois ou meurs_. _-- L'Église Ponce Pilate_. _-
- L'Église opportuniste_. _-- Plan de Louis XIV_. _-- Patience de
Huguenot_. _-- La parole du roi_. _-- Absence de sens moral_. _--
Marchandage des consciences_. _-- Les mendiants de la cour_. _--
La curée_. _-- L'édit de révocation jugé par Saint-Simon._


Le jour où le huguenot Henri IV, faisant le saut périlleux, était
passé du côté de la majorité catholique, estimant que Paris valait
bien une messe, il avait imposé à cette majorité une grande
nouveauté, _la tolérance_; par l'édit de Nantes, déclaré perpétuel
et _irrévocable_, un traité solennel de paix avait été passé entre
les catholiques et les protestants de France, sous la garantie de
la parole du roi. Cet édit, grande charte de la liberté de
conscience sous l'ancien régime, donnait une existence _légale_ à
la religion protestante, religion _tolérée_, en face du
catholicisme, la religion _dominante_ du royaume.

Par cet édit, le pouvoir civil s'élevait au-dessus des partis
religieux, posant des limites qu'il ne leur était plus permis de
franchir sans violer la loi de l'État. C'était là une grande
nouveauté, puisque depuis bien des siècles chacun des princes
catholiques de l'Europe disait à ses sujets: crois ce que je
crois, ou meurs, massacrait, envoyait au gibet ou au bûcher ceux
que l'Église lui dénonçait comme hérétiques. Ces princes n'étaient
que les dociles exécuteurs des hautes oeuvres de cette Église
intolérante, qui fait aux princes chrétiens un devoir de _fermer
la bouche à l'erreur_, et, parlant des hérétiques, dit, par
l'organe du doux Fénelon: _il faut écraser les loups! _Bossuet,
lui-même, affirme ainsi le droit des princes, _à forcer_ leurs
sujets au vrai culte, et à punir ceux qui résistent aux moyens
violents de conversion: «En quel endroit des écritures, dit-il,
les schismatiques et les hérétiques sont-ils exceptés du nombre de
ces _malfaiteurs_, contre lesquels saint Paul dit que Dieu même _a
armé_ les princes? Le prince doit employer son autorité à
_détruire_ les fausses religions; il est ministre de Dieu, _ce
n'est pas en vain qu'il porte l'épée_.»

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que l'Église, après
l'extermination des Albigeois, les massacres de la Saint-
Barthélemy, les _auto-da-fé_ de l'inquisition, etc., ose soutenir
qu'elle n'a jamais fait couler une goutte de sang, _abhorret
ecclesia a sanguine_.

Le pape, lors de la béatification de saint Vincent de Paul, après
avoir loué ce saint de ne s'être point lassé de réclamer du _roi_
la punition des hérétiques, ajoute: «C'était le seul moyen pour
que _la sévérité_ du pouvoir suppléât à _la douceur_ religieuse,
car l'Église qui, satisfaite par un jugement canonique, _se refuse
à une vengeance sanglante_, tire cependant _un grand secours_ de
la rigueur des lois portées par les princes chrétiens, lesquelles
_forcent_ souvent à recourir aux secours spirituels ceux
qu'effraie _le supplice corporel_.»

L'abbé Courval, un des habiles professeurs jésuites de nos écoles
libres, recourt à un semblable raisonnement pour dégager
_l'Église_ de la responsabilité des _auto-da-fé_, dans lesquels
des centaines de mille d'hérétiques ont péri sur le bûcher: «Le
tribunal de l'Inquisition, dit-il, se contentait d'accabler les
hérétiques obstinés ou relaps, sous le poids des censures de
l'Église: _Jamais l'Inquisition n'a condamné à mort_. Mais, comme
les princes d'alors voyaient dans l'hérésie, le blasphème et le
sacrilège autant de crimes contre la société, _ils saisissaient le
coupable_, _à sa sortie _de _l'Inquisition_, _et souvent le
punissaient de mort_.»

Ainsi, c'est l'Église qui a ordonné aux princes chrétiens de
frapper de _supplices corporels_ les crimes surnaturels de
l'hérésie, du sacrilège et du blasphème et de traiter comme _des
malfaiteurs_ les hérétiques contre lesquels, dit-elle, Dieu les a
armés; et quand, pour lui obéir, ces princes ont fait périr des
milliers de victimes, comme Ponce Pilate, elle se lave les mains
et décline la responsabilité du sang versé!

Entre le maître qui a ordonné à son serviteur de commettre un
meurtre et le serviteur qui a commis ce crime, la conscience
publique hésitera-t-elle jamais à faire retomber la plus large
part de responsabilité sur le maître?

L'Église aura donc beau se frotter les mains comme lady Macbeth,
pour faire disparaître la tache indélébile, ses mains resteront
teintes du sang qu'a fait couler son impitoyable doctrine de
l'intolérance.

Les jésuites de robes courtes ou de robes longues, ont toujours
pratiqué d'ailleurs ce système à la Ponce Pilate de décliner pour
l'Église, la responsabilité des mesures de rigueur qu'elle avait
provoquées. Ainsi, à l'instigation de son clergé, Louis XIV ayant
décrété qu'on enverrait aux galères tout huguenot qui tenterait de
sortir du royaume, assisterait à une assemblée de prières, ou,
dans une maladie, déclarerait vouloir mourir dans la religion
réformée, ainsi que le conte Marteilhe dans ses mémoires, le
supérieur des missionnaires de Marseille s'efforce de prouver aux
forçats pour la foi que l'Église n'est pour rien dans leur
malheur, qu'ils ne sont pas persécutés pour cause de religion:

À celui qui a été mis aux galères, pour avoir voulu sortir du
royaume, il répond: «Le roi a défendu à ses sujets de sortir du
royaume sans sa permission, on vous châtie pour avoir contrevenu
_aux ordres du roi_; _cela regarde la police de l'État et non
l'Église et la religion_.»

À celui qui a été arrêté dans une assemblée, il dit: «Autre
contravention _aux ordres du roi_, qui a défendu de s'assembler
pour prier Dieu, en aucun lieu que dans les paroisses et autres
églises du royaume.»

À celui qui a déclaré vouloir mourir protestant, il dit de même:
«Encore une contravention _aux ordres du roi_, qui veut que tous
ses sujets vivent et meurent dans la religion romaine.»

Et il conclut: «Ainsi tous, tant que vous êtes, vous avez
contrevenu aux ordres du roi, _l'Église n'a aucune part à votre
condamnation; elle n'a ni assisté_, _ni procédé à votre procès_,
_tout s'est passé_, _en un mot_, _hors d'elle et de sa
connaissance_.»

Pour montrer à ce bon apôtre, le sophisme de l'argumentation en
vertu de laquelle il voulait persuader aux galériens huguenots
qu'ils n'étaient point persécutés pour cause de religion,
Marteilhe déclare qu'il consent à se rendre sur ce point, mais
demande si on consentirait à le faire sortir des galères de suite,
en attendant que les doutes qui lui restaient étant éclaircis, il
se décidât d'abjurer. -- Non assurément, répond le missionnaire,
vous ne sortirez jamais des galères que vous n'ayez fait votre
abjuration dans toutes les formes. -- Et si je fais cette
abjuration, puis-je espérer d'en sortir bientôt? -- Quinze jours
après, foi de prêtre! -- Pour lors, reprend Marteilhe, vous vous
êtes efforcé par tous vos raisonnements sophistiques de nous
prouver que nous n'étions pas persécutés pour cause de religion,
et moi, sans aucune philosophie _ni_ rhétorique, par deux simples
et naïves demandes, _je_ vous fais avouer que _c'est la religion
qui me tient en galères_, car vous avez décidé que, si nous
faisons abjuration dans les formes, nous en sortirons d'abord; et
au contraire qu'il n'y aura jamais de liberté pour nous si nous
n'abjurons.» Les raisonnements sophistiques de ce missionnaire
valaient ceux des jésuites qui déclinent pour l'Église la
responsabilité des massacres _et_ des supplices qu'elle a
provoqués ou ordonnés.

Pour en revenir à l'édit de Nantes; faisant de la tolérance une
loi obligatoire pour les partis religieux, on comprend que cet
édit ne pouvait être accepté sans protestation par l'Église
catholique qui professe la doctrine de l'intolérance.

Dès 1635, l'assemblée, générale du clergé formulait ainsi son
blâme: «Entre toutes les calamités, il n'en est pas de plus
grande, ni qui ait dû tant avertir et faire connaître l'ire de
Dieu, que _cette liberté de conscience et permission à un chacun
de croire ce que bon lui semblerait sans être inquiété ni
recherché_.»

Et l'assemblée générale de 1651 exprimait en ces termes, son
regret de ne pouvoir plus fermer violemment la bouche à l'erreur:
«Où sont les lois qui bannissent les hérétiques du commerce des
hommes? Où sont les constitutions des empereurs Valentinien et
Théodose qui déclarent l'hérésie un crime contre la république?»

Mais si l'Église est invariable dans sa doctrine d'intolérance,
elle se résigne quand il le faut à accepter la tolérance, comme
une nécessité de circonstance, et modifiant son langage suivant
les exigences du milieu dans lequel elle est appelée à vivre, elle
dit, comme la chauve-souris de la fable:

_Tantôt: je suis oiseau_, _voyez mes ailes!_
_Tantôt: je suis souris_, _vivent les rats!_

Voici, en effet, la règle de conduite _opportuniste _que l'évêque
de Ségur trace à l'Église:

«L'Église, dit-il, peut se trouver face à face, soit avec des
pouvoirs ennemis, soit avec des pouvoirs indifférents, soit avec
des pouvoirs amis.

-- Elle dit aux premiers: Pourquoi me frappez-vous? J'ai le droit
de vivre, de parler, de remplir ma mission qui est _toute de
bienfaisance_.

-- Elle dit aux seconds; Celui qui n'est point avec moi, est
contre moi. Pourquoi traitez-vous le mensonge comme la vérité, le
mal comme le bien?

-- Elle dit aux troisièmes: Aidez-moi à_ faire disparaître _tout
ce qui est contraire à la très sainte volonté de Dieu.»

Or, ce qui est contraire à cette très sainte volonté, c'est, ainsi
que le proclamait l'orateur du clergé en 1635, _la liberté de
conscience_. C'est, ainsi que le disait le pape en 1877, la
tolérance, à côté de l'enseignement catholique, d'autres
enseignements, l'existence de temples protestants à côté des
temples catholiques.

«Vous voyez ici la capitale du monde catholique, disait-il aux
pèlerins bretons qu'il recevait au Vatican, où on a placé l'arche
du nouveau-testament, mais elle est entourée de beaucoup de
Dragons; d'un côté, l'on voit _l'enseignement protestant_,
_incrédule_, _impie_, _de l'autre des temples protestants de
toutes les sectes_. Que faire pour renverser tous ces Dragons?
Nous devons prier et espérer que l'arche sainte du nouveau
testament sera bientôt libre, _et débarrassée de toutes ces idoles
qui font honte_ à la capitale du monde catholique.»

Quand l'Église n'a pas à sa disposition, des princes assez
chrétiens pour fermer la bouche à l'erreur et détruire les fausses
religions, elle déclare attendre d'une intervention d'en haut la
réalisation de ses désirs, et sa patiente attente dure jusqu'à ce
qu'elle trouve dans la puissance temporelle _un secours efficace_.

Entre temps elle ne laisse pas échapper une occasion de se
rapprocher peu à peu de son but, en limitant habilement ses
exigences apparentes, et en les mettant au niveau des possibilités
du moment. C'est ainsi que le clergé de France se comporta vis-à-
vis de l'édit de Nantes et, le détruisant pièce par pièce, finit
par obtenir sa révocation; en sorte qu'Élie Benoît a pu résumer
ainsi l'histoire de ce mémorable édit. Elle embrasse le règne de
trois rois, dont le premier a donné aux réformés un édit et des
sûretés, le second leur ôta les sûretés, et le troisième a cassé
l'édit.

Le clergé se borne d'abord à mettre dans la bouche de Henri IV ce
voeu timide et discret en faveur du retour du royaume à l'unité
religieuse: «Maintenant qu'il plaît à Dieu de commencer à nous
faire jouir de quelque meilleur repos, nous avons estimé ne le
pouvoir mieux employer qu'à vaquer, à ce qui peut concerner la
gloire de son saint nom, et à pourvoir à ce qu'il puisse être
adoré et prié par tous nos sujets, et, s'il ne lui a plu _que ce
fut encore dans la même forme_, que ce soit au moins dans une même
intention.»

Quant à Louis XIII, pour se mettre à l'abri des reproches que lui
adressaient des catholiques fanatiques à l'occasion du serment
qu'il avait prêté lors de son sacre, _d'exterminer les
hérétiques_, il trouvait ce singulier subterfuge de défendre par
un édit de qualifier _d'hérétiques _ses sujets protestants; ceci
ne rappelle-t-il pas l'habileté gasconne de frère Gorenflot,
baptisant carpe, le poulet qu'il veut manger un vendredi, sans
commettre de péché.

Après avoir privé les protestants de leurs places de sûreté, Louis
XIII ne dissimule pas son désir de les voir revenir au culte
catholique, mais comme le pape en 1877, il déclare ne compter que
sur l'intervention d'en haut pour faire disparaître l'enseignement
et les temples protestants. «Nous ne pouvons [[1]], dit-il, que
nous ne désirions la conversion de ceux de nos sujets qui font
profession de la religion prétendue réformée... nous les
_exhortons_ à se dépouiller de toute passion pour être plus
capables de recevoir la lumière du ciel, et _revenir au giron de
l'Église_.»

S'il déclare qu'il se borne à attendre cette conversion _de la
bonté de Dieu_, c'est «parce qu'il est trop persuadé, dit-il, par
l'exemple du passé, que les remèdes _qui ont eu de la violence_,
n'ont servi que d'accroître le nombre de ceux qui sont sortis de
l'Église».

Louis XIII avait raison, car, ainsi que le rappelle en 1689 le
maréchal de Vauban «après les massacres de la Saint-Barthélemy (un
remède _qui avait eu de la violence_), un nouveau dénombrement des
huguenots prouva que leur nombre s'était accru de cent dix mille».

Louis XIV était loin, même dès le début de son règne, de croire à
l'inefficacité de la violence en pareille matière, ainsi qu'en
témoigne ce passage des mémoires du duc de Bourgogne:

«Il arriva un jour que les habitants d'un village de la Saintonge,
tous catholiques, _mirent le feu_ à la maison d'un huguenot qu'ils
n'avaient pu empêcher de s'établir parmi eux. Le roi (Louis XIV),
en condamnant les habitants du lieu à dédommager le propriétaire
de la maison, ne put s'empêcher de dire que ses prédécesseurs
auraient épargné bien du sang à la France, s'ils s'étaient
conduits par la politique _prévoyante_ de ces villageois, dont
l'action _ne lui paraissait vicieuse que par le défaut
d'autorité_.»

Quoiqu'il en fût des sentiments _secrets_ de Louis XIV, il affirma
tout d'abord qu'il ne voulait pas obtenir la conversion de ses
sujets huguenots par aucune rigueur nouvelle, et pendant la
première partie de son règne, il s'appliqua assez exactement à
suivre la règle de conduite que l'évêque de Comminges lui avait
tracée, en lui transmettant les voeux de l'assemblée, générale du
clergé: «Nous ne demandons pas à Votre Majesté, disait ce prélat
_opportuniste_, _qu'elle bannisse dès à présent _cette malheureuse
liberté de conscience, qui détruit la véritable liberté des
enfants de Dieu, _parce que nous ne croyons pas que l'exécution en
soit facile_; mais nous souhaiterions au moins que le mal ne fit
point de progrès; et que, si votre autorité _ne le peut étouffer
tout d'un coup_, ou le rendit languissant, et le fit périr peu à
peu, par le retranchement et la diminution de ses forces.»

En effet, dans les mémoires qu'il faisait rédiger pour
l'instruction de son fils, mémoires qui ne s'étendent qu'aux dix
premières années de son règne, Louis XIV expose ainsi son plan de
conduite envers les huguenots:

«J'ai cru que le meilleur moyen; pour réduire peu à peu les
huguenots de mon royaume, était _de ne les point presser du tout
par aucune rigueur nouvelle_; de faire observer ce qu'ils avaient
obtenu sous les règnes précédents, mais aussi de ne leur accorder
rien de plus et d'en renfermer l'exécution _dans les plus étroites
bornes_ que la justice et la bienséance le pourraient permettre.

«Quant aux grâces qui dépendaient de moi seul, je résolus, et j'ai
assez ponctuellement observé depuis, de n'en faire aucune à ceux
de cette religion, et cela _par bonté_, non par aigreur, pour les
obliger par là à considérer de temps en temps d'eux-mêmes, et sans
violence, si c'était par quelque bonne raison qu'ils se privaient
_volontairement_ des avantages qui pouvaient leur être communs
avec mes autres sujets; je résolus aussi d'attirer par des
récompenses ceux qui se rendraient _dociles_ mais il s'en faut
encore beaucoup que je n'aie employé tous les moyens que j'ai dans
l'esprit, pour ramener ceux que la naissance, l'éducation, et le
plus souvent un grand zèle sans connaissance, tiennent de bonne
foi, dans ces pernicieuses erreurs.»

Nous verrons dans les chapitres de la liberté du culte et de la
liberté de conscience ce que Louis XIV fit des droits religieux
des protestants, sous prétexte de renfermer l'exécution des édits
_dans les plus_, _étroites bornes_.

Il ne respecta pas davantage leurs droits _civils_, et finit par
leur fermer l'accès de toutes les fonctions publiques et d'un
grand nombre de professions, au mépris de la disposition de l'édit
de Nantes qui stipulait l'égalité des droits, pour les protestants
et pour les catholiques.

Voici, par exemple, comment il en arrive à exclure peu à peu les
huguenots de toute charge de judicature. Il commence par interdire
aux huguenots conseillers au parlement de connaître toute affaire
dans laquelle sont intéressés des ecclésiastiques ou des nouveaux
convertis; puis il prononce la même interdiction contre les
conseillers catholiques, _mariés à des huguenotes_, attendu que
les réformés trouvaient accès auprès de ces officiers de justice,
_par le moyen de leurs femmes_, aux prières et aux sollicitations
desquelles, ces officiers se laissaient souvent persuader; enfin
il décide que les conseillers huguenots doivent tous donner leur
démission, attendu qu'ils ne peuvent rester _constitués en
dignité_, et donner _un mauvais exemple_ à ses sujets par leur
opiniâtreté, au lieu de les exciter à quitter leurs erreurs pour
rentrer dans le giron de l'Église. Il défend aux huguenots de se
faire nommer _opinants ou assesseurs_ ce qui leur permettrait de
_se rendre maîtres des affaires_ ainsi qu'auparavant; il leur
interdit même d'accepter les fonctions _d'experts_, parce que «les
juges étant obligés de se conformer aux rapports des experts,
lorsque ces experts sont réformés, les catholiques sont exposés
aux jugements de ces réformés.»

Enfin, il assimile les fonctions d'avocat aux charges de la
judicature, et défend aux huguenots d'exercer ces fonctions,
considérant «que les avocats _ont beaucoup de part dans la
poursuite des procès_, en donnant aux parties leurs avis sur la
conduite qu'elles ont à y tenir.»

À la veille de la révocation, sous les prétextes les plus vains et
les plus fantaisistes, les huguenots se trouvaient _légalement_
exclus des fonctions et professions de: «Secrétaires du roi,
conseillers au parlement, procureurs du roi, juges, assesseurs,
greffiers, notaires, procureurs, recors, sergents, clercs,
experts, avocats, docteurs ès lois dans les universités,
monnayeurs, adjudicataires ou employés dans les fermes royales;
employés dans les finances, fermiers des biens ecclésiastiques,
revendeurs de consignations, commissaires aux saisies, lieutenants
de louveterie, officiers de la maréchaussée, officiers ou
domestiques de la maison du roi, de la reine ou des princes de la
maison royale, marchands privilégiés suivant la cour, messagers
publics, loueurs de chevaux, hôteliers, cabaretiers, cordonniers,
orfèvres, marchandes lingères, apothicaires, épiciers,
instituteurs, libraires, imprimeurs, maîtres d'équitation,
chirurgiens, médecins, accoucheurs ou sages-femmes...»

Un certain nombre de ces interdictions étaient basées,
contrairement à une disposition formelle de l'édit de Nantes, sur
la _clause de catholicité_; c'est ainsi, par exemple, que la
déclaration qui ferme aux filles ou femmes protestantes l'accès de
la communauté des lingères, invoque les statuts de cette antique
communauté, établie par saint Louis, lesquels portent: «qu'aucune
fille ou femme ne pourra être reçue lingère, qu'elle ne fasse
profession de la religion catholique.»

Le motif le plus fréquemment invoqué à l'appui des interdictions
prononcées, c'est le _crédit_ que l'exercice de la fonction ou de
la profession peut donner pour empêcher les conversions: ainsi un
édit ordonne aux médecins et _apothicaires_ huguenots de cesser
l'exercice de _leur art_ afin d'empêcher les mauvais effets que
produit la facilité que leur profession leur donne d'aller
fréquemment dans toutes les maisons, sous prétexte de visiter les
malades, «et d'empêcher par là les autres religionnaires de se
convertir à la religion catholique.»

Un Purgon[2] huguenot, obligé de cesser l'exercice de _son art_
parce que, allant dans toutes les maisons, armé de son
_chassepot_, il pourrait par là empêcher les Pourceaugnac ses
coreligionnaires de se convertir à la religion catholique, n'est-
ce-pas un comble? À l'appui de l'interdiction faite aux médecins
huguenots de continuer l'exercice de leur profession, le roi
invoquait cet autre motif, qu'il jugeait nécessaire que ses sujets
huguenots pussent, _pour leur salut_, déclarer dans quelle
religion ils voulaient mourir, et qu'ils ne pouvaient faire cette
déclaration quand ils étaient soignés par un docteur de leur
religion, lequel n'avertissait pas le curé _en temps utile_.

C'est par une préoccupation _de salut_ semblable, qu'en 1877 le
directeur de l'Assistance publique à Paris, avait prescrit
d'apposer sur chaque lit d'hôpital un écriteau indiquant dans
quelle religion voulait mourir le malade couché dans ce lit.

Louis XIV pour poursuivre l'application de son plan de restriction
aux édits, ou plutôt de destruction des édits, trouva la plus
grande facilité dans l'esprit d'intolérance qui animait tous les
corps constitués du royaume, les parlements, l'université, les
communautés de marchands et d'ouvriers, etc.

«Dès qu'on pouvait, dit Rulhières, enfreindre l'édit de Nantes
dans quelques cas particuliers, abattre un temple, restreindre un
exercice, ôter un emploi à un protestant, on croyait avoir
remporté une victoire sur l'hérésie.»

À défaut d'une loi à invoquer, on recourait à l'arbitraire
administratif pour molester les protestants et les priver de leurs
droits. Un exemple entre mille:

Un menuisier huguenot est admis à faire _chef-d'oeuvre_, Colbert
écrit à l'intendant Machault d'ordonner au prévôt de Clermont
d'apporter de _telles difficultés_ à la réception de ce menuisier,
qu'il ne soit point admis à la maîtrise.

Plus tard, on n'eut même plus recours à ces habiles subterfuges,
pour interdire la maîtrise aux huguenots.

On sait que, sous Louis XIV, le gouvernement battait monnaie en
vendant des anoblissements et des privilèges de noblesse à _beaux_
deniers comptants, anoblissements qu'on annulait, de temps en
temps, par un édit, de manière à faire payer aux anoblis une
deuxième et troisième fois les privilèges de noblesse qu'on leur
avait vendus. D'un autre côté, au cours des guerres de religion,
beaucoup de _vrais_ nobles avaient vu leurs titres perdus ou
brûlés, en sorte qu'ils étaient dans l'impossibilité de pouvoir
établir _légalement_ la réalité et l'antiquité de leur noblesse.
Dans de telles conditions une vérification des titres était une
menace pour tous, anoblis et vrais nobles. Pour faire fléchir les
gentilshommes huguenots obstinés, on imagina de faire de la
vérification des _titres_ un moyen de conversion. À ce propos,
Louvois écrit à l'intendant Foucault: «Le roi a fort approuvé
_l'expédiant_ que vous proposez pour porter quelques familles des
gentilshommes du Bas Poitou à se convertir. Je vous adresserai
incessamment l'arrêt nécessaire pour ordonner de vérifier les
abus qu'il y a eu dans la dernière recherche qui a été faite de la
noblesse, _lequel sera général et ne portera point de distinction
de religion_; duquel néanmoins l'intention de Sa Majesté est que
vous ne vous serviez _qu'a l'égard de ceux de la religion
prétendue réformée_, ne jugeant pas à propos que vous fassiez
aucune recherche contre les gentilshommes catholiques.»

Louvois, après avoir prescrit Foucault de laisser en paix les
_faux nobles catholiques_ du Poitou, ajoute, en ce qui concerne
les gentilshommes huguenots: «Que, pour ceux dont la noblesse est
_indiscutable_, il ne doit pas être difficile, en entrant dans le
détail de leur conduite, de leur _faire appréhender une recherche
de leur vie_, pour les porter _à prendre le parti de se convertir
pour l'éviter_.»

Des instructions sont données au duc de Noailles pour procéder
avec la même _impartialité_, à la vérification des titres des
gentilshommes du Béarn, et Louvois, a soin d'ajouter, en ce qui
concerne les _huguenots_, «à l'égard de ceux dont la noblesse est
_bien établie_, il faut s'appliquer à voir ceux qui ont des
démêlés avec eux dans les environs de leurs terres, ou à qui ils
ont fait quelque violence, et, qu'en appuyant les uns contre eux,
et, en faisant informer de tout ce qu'ils auront fait aux autres,
on les portera mieux que de toute autre manière, à penser à eux.
En un mot, Sa Majesté désire que l'on essaie, par tous les moyens,
de leur persuader qu'ils ne doivent attendre aucun repos, ni
douceur chez eux _tant qu'ils demeureront dans une religion qui
déplaît à Sa Majesté_.» -- Les protestants, en présence de
l'animosité des juges, de la malveillance active ou passive de
l'administration qui les laissait exposés à toutes les violences
et à tous les outrages, en étaient venus à tout supporter sans
protestation ni résistance, si bien que le peuple avait donné le
nom de _Patience de huguenot_ à une patience que rien ne pouvait
lasser.

Quelles garanties avaient d'ailleurs les protestants pour leurs
droits?

Était-ce tel ou tel texte de loi?

Mais que valait la loi, sous un régime qui avait pour base de
jurisprudence si _veut le roi_, _si veut la loi?_

Quand il plut à Louis XIV de décréter que tout protestant qui
tenterait de sortir du royaume sans permission serait condamné aux
galères et aurait ses biens _confisqués_, il se trouva en face de
cette difficulté _légale_ que la peine de la confiscation n'était
pas admise dans plusieurs provinces. Le roi ne fut pas embarrassé
pour si peu, il décréta qu'il _entendait_ que les biens des
fugitifs fussent acquis; _même dans les pays où_, _par les lois et
les coutumes_, _la confiscation n'avait pas lieu_.

Quand, par l'édit de révocation, il interdit, tout exercice
_public_ du culte protestant, il inséra dans cet édit une clause
portant que les réformés pourraient demeurer dans les villes et
lieux qu'ils habitaient, y continuer leur commerce et jouir de
leurs biens, _sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte
de religion_.

Néanmoins il ne craignit pas quelques années plus tard de rendre
un édit par lequel il déclara passible des terribles peines
portées contre les _relaps_ (c'est-à-dire contre les protestants
qui après avoir abjuré étaient revenus à leur foi première), tout
réformé qui, _ayant abjuré ou non_, aurait, étant malade, refusé
de se laisser administrer les sacrements.

Et voici comment il motiva cette monstruosité légale frappant
comme _relaps_ des gens qui n'avaient jamais changé de religion:
«Le séjour que ceux qui ont été de la religion prétendue réformée,
ou qui sont nés de parents religionnaires, ont fait dans notre
royaume; depuis que nous avons aboli tout exercice _(public!)_ de
ladite religion, _est une preuve plus que suffisante_ qu'ils ont
embrassé la religion catholique, sans quoi ils n'y auraient pas
été tolérés ni soufferts.»

Si les droits reconnus aux protestants par l'édit de Nantes ne
pouvaient, comme on le voit, être assurés par un texte de loi sous
ce régime du bon plaisir, on aurait pu penser du moins, qu'ils
étaient garantis par _la parole du roi_ solennellement engagée à
plusieurs reprises.

Mais cette parole valait moins encore qu'un texte de loi et
l'intendant de Metz pouvait cyniquement répondre aux protestations
des réformés, invoquant en faveur de leur liberté religieuse la
parole du roi engagée lors de la réunion de Metz à la France: _le
roi est maître de sa parole et de sa volonté_...

Louis XIV, en effet, donna bien des exemples de sa prétention_
malhonnête_ de rester maître de sa parole après l'avoir
solennellement engagée.

En 1665, la guerre ayant été déclarée entre l'Angleterre et la
Hollande, celle-ci invoquant les traités, réclame le secours des
Français ses alliés.

Le comte d'Estrades écrit au roi: «C'est à Votre Majesté de voir
si ses intérêts se rencontrent avec ceux de ces gens-ci, et s'il
lui convient de les trouver occupés d'une guerre comme celle
d'Angleterre, lorsqu'elle aura des prétentions à disputer dans
leur voisinage. En ce cas, elle peut trouver les moyens de laisser
aller le cours des affaires et _paraître pourtant faire ce à quoi
l'oblige la foi des derniers traités_.» Sur quoi, le roi, digne
élève des jésuites, répond qu'avant de remplir ses obligations, il
veut attendre que les Hollandais aient éprouvé quelque revers, car
ils ne sont pas encore assez pressés pour entendre aux conditions
qu'il entend mettre à l'octroi de secours qu'il leur doit.

Malgré les engagements formels qu'il avait pris envers l'Espagne
par le traité des Pyrénées, Louis XIV envoie au secours du
Portugal Schomberg avec un corps d'armée; et quand l'Espagne se
plaint de cette infraction aux traités, il oppose à ses
réclamations cette assertion _mensongère_, que Schomberg est un
libre condottiere dont les actes ne peuvent engager la
responsabilité du roi de France.

Ce qui est plus curieux en cette affaire, c'est la justification
de sa déloyale conduite qu'il présente ainsi dans ses mémoires:

«Les deux couronnes de France et d'Espagne sont dans un état de
rivalité et d'inimitié permanentes que les traités peuvent couvrir
mais ne sauraient jamais éteindre, quelques clauses _spécieuses_
qu'on y mette, d'union, d'amitié, de se procurer respectivement
toutes sortes d'avantages.

«Le véritable sens que chacun entend fort bien de son côté, par
l'expérience de tous les siècles, est qu'on s'abstiendra _au
dehors_, de toute sorte d'hostilités et de toutes démonstrations
_publiques_ de mauvaise volonté; car, pour les infractions
_secrètes qui n'éclatent point_, _l'un les attend toujours de
l'autre_, _et_, _ne promet le contraire_ qu'au même sens qu'on le
lui promet.»

Quand, en 1666, Louis XIV affirmait à l'électeur de Brandebourg
qu'il avait maintenu et maintiendrait ses sujets réformés dans
tous les droits que leur avaient accordé les édits, il disait,
pour donner plus de poids à son assertion et à sa promesse
également _inexactes_: «C'est la règle que je me suis prescrite à
moi-même, tant pour observer la justice, que pour leur témoigner
la satisfaction que j'ai de leur obéissance et de leur zèle pour
mon service depuis la dernière pacification de 1660.»

Il promettait _le contraire_ de ce qu'il avait l'intention de
faire, il en était déjà aux infractions _secrètes_ qui n'éclatent
point; il en vint plus tard aux démonstrations et aux hostilités
publiques, à la révocation de l'édit de Nantes, et enfin aux
mesures de violence les plus odieuses qu'on eût jamais vues.

Pour nous, habitués aux rigides principes de la morale du monde
moderne, pour laquelle un chat est toujours un chat et Rollot
toujours un fripon, nous sommes révoltés de ces cyniques et
malhonnêtes pratiques de Louis XIV. Mais il ne faut pas oublier
que la morale de l'ancien régime était basée sur ce commode axiome
que _la fin justifie les moyens_, et l'on constate une absence de
sens moral, tout aussi surprenante, chez les membres les plus
distingués du clergé, de la magistrature et de l'administration
aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Ainsi, par exemple, ceux qui voulaient, _sans violence_, ramener
le royaume à l'unité religieuse tentèrent à maintes reprises
d'amener la réunion des deux cultes, par une transaction consentie
par une sorte de congrès entre catholiques et protestants.

Eh bien, tous ces projets de réunion dont le premier échoua
presque au lendemain de la promulgation de l'édit de Nantes, et
dont le dernier fut imaginé par l'intendant d'Aguesseau, à la
veille de la révocation, tous ces projets reposaient sur la
_fraude_ et pas un de leurs auteurs n'avait conscience de leur
immoralité.

Il s'agissait toujours de faire figurer à l'assemblée projetée un
certain nombre de ministres _gagnés à l'avance_, lesquels,
moyennant certaines concessions de l'Église catholique, comme la
suppression du culte des images, des prières pour les morts, etc.,
se seraient déclarés réunis à l'Église catholique.

Le Gouvernement, une fois l'accord _intervenu_, aurait révoqué
l'édit de Nantes comme devenu inutile, et le tour eût été joué.
Cette honteuse comédie de conférence entre docteurs catholiques,
et ministres _gagnés à l'avance_ eût-elle eu tout le succès qu'on
en attendait, la réunion une fois prononcée, les concessions
faites aux protestants eussent été tenues pour lettres mortes, en
vertu de cette théorie commode que, dans les traités, on promet
_le contraire_ de ce qu'on veut tenir.

Au début de la campagne des conversions, extorquées par la
violence, on permit de même aux protestants de mettre à leur
abjuration toutes les restrictions imaginables; mais quand la
conversion générale fut accomplie, l'Église catholique si facile
d'abord, déclara fièrement qu'elle n'éteindrait même pas un cierge
pour donner satisfaction aux scrupules des convertis.

_Pessata la festa_, _gabbato il santo._

Ces ménagements de la première heure, ne tirant pas à conséquence
pour l'avenir, nous les retrouvons chez Fénelon qui, au début de
sa mission en Saintonge, diffère _l'ave maria_ dans ses sermons et
les invocations de saints dans les prières publiques, faites en
chaire, afin de ne pas effaroucher son auditoire de nouveaux
convertis.

Nous les retrouvons encore dans la lettre que Mme de Maintenon
écrit à l'abbé Gobelin qu'elle avait chargé de convertir son
parent, M. de Sainte-Hermine: «Mettez-vous bien dans l'esprit,
écrit-elle, son éducation huguenote, ne lui dites _d'abord_ que le
nécessaire sur l'invocation des saints, les indulgences et sur les
autres points _qui le choquent si fort_».

Fénelon appelé à la rescousse pour cette conversion, se fait
l'avocat du diable, et avec un autre prêtre, joue devant Sainte-
Hermine une parade de conférence religieuse: «M. Langeron et moi,
dit-il, avons fait devant lui des conférences assez fortes l'un
contre l'autre, _je faisais le protestant_ et je disais tout ce
que les ministres disent de plus spécieux.

Fénelon avait, du reste, la manie de ces parodies de conférences;
à la Tremblade il se vante de se servir _utilement_ d'un ministre
qui s'était secrètement converti: _Nous le menons à nos_
conférences publiques, où _nous lui faisons proposer_ ce qu'il
disait autrefois pour animer les peuples contre l'Église
catholique; cela paraît si faible et si grossier par les réponses
qu'on y fait que le peuple est indigné contre lui.»

À Marennes, le ministre prêt à se convertir, consent à une
conférence publique. «_Les matières furent réglées par écrit_, dit
Fénelon; on s'engagea à mettre le ministre dans l'impuissance
d'aller jusqu'à la troisième réponse, sans dire des absurdités.
_Tout était prêt_, mais le ministre, par une abjuration dont il
n'a averti personne, a prévenu le jour de la conférence.»

Fénelon, furieux de voir sa pieuse machination échouer, par ce
qu'il appelle _la finesse_ de ce ministre, ameute des convertis
contre lui. «Que doit-on penser, leur disait-il, d'une religion
dont les plus habiles pasteurs aiment mieux l'abjurer que la
défendre?» Ce ministre n'eût dû abjurer _qu'après la conférence_,
alors il eût été loué par Fénelon.

Une autre fois, c'est un protestant, qui, prenant les conférences
au sérieux, vient troubler l'ordonnance de la comédie. «Ces
conférences, lui dit Fénelon, sont pour ceux qui cherchent la
vérité et non pas pour ceux qui s'obstinent dans l'erreur», et il
fait mettre le gêneur dehors.

«Le ministre Bernon (à la Rochelle), écrit encore Fénelon, n'a pas
voulu recevoir la pension que Sa Majesté donne aux ministres
convertis, mais il a cru devoir donner à ses parents et à ses amis
cette marque de _désintéressement_ pour être plus à même de les
persuader; quand il les verra affermis, _il demandera_, dit-il,
_comme un autre_, _ce bienfait du roi_. En effet, cette conduite
éloigne tout soupçon et lui attire _la confiance_ de beaucoup de
gens qui vont tous les jours lui demander en secret s'il a
éclairci quelque chose dans les longues conférences qu'il a eues
avec nous; il leur montre les cahiers où il a mis toutes les
objections que les protestants ont coutume de faire, _avec les
réponses que nous lui avons données à la marge_; par là il leur
fait voir qu'il n'a rien omis pour la défense de la cause
_commune_ et qu'il ne s'est rendu qu'à l'extrémité.»

Fénelon vante à Seignelai ce _désintéressement_, nécessaire pour
éviter les soupçons qui pourraient empêcher Bernon d'être écouté
avec fruit et il lui écrit: «Il me parait fort à souhaiter: qu'une
conduite si _édifiante _ne le prive pas des libéralités du roi et
que la pension lui soit gardée, pour la recevoir quand ces raisons
_de charité_ cesseront.»

Fénelon n'était pas le seul à trouver _édifiante_ la conduite de
misérables, achetés pour jouer double jeu et trahir leurs co-
religionnaires.

Le chancelier d'Aguesseau, sollicitant une gratification pour un
ancien de l'église de Cognac _dont on tenait la conversion
secrète_, invoque cette raison à l'appui de sa demande, qu'on peut
se servir _utilement_ de cet homme _dans la suite_. Il déclare
qu'il est important que les ministres qui se convertiront,
_continuent quelque temps leurs fonctions_, _après avoir
secrètement abjuré_.

Le cardinal de Bonsy négocie la conversion d'un ministre, résolu à
se déclarer, mais il estime qu'il vaudrait mieux se servir de lui
_pour en gagner d'autres_ avant qu'il se déclarât. Je n'ai pu
encore le faire expliquer _sur les conditions_», ajoute le
cardinal qui prépare le marché à conclure.

Saint-Cosme, président du consistoire de Nîmes, abjure secrètement
devant l'archevêque de Paris; _sur les conseils de cet archevêque
et du duc de Noailles_, il conserve ses fonctions _deux ans_
encore après avoir abjuré, trahissant et dénonçant ses anciens co-
religionnaires. Une conduite si _édifiante_ est récompensée par
une pension de deux mille livres et le grade de colonel des
milices.

Dans leur animosité contre les huguenots, les juges en venaient à
commettre sans le moindre scrupule de monstrueuses iniquités. Le
président du parlement de Bordeaux, Vergnols, après la
condamnation d'un huguenot aux galères perpétuelles, ne craint pas
d'écrire au secrétaire d'État: «Je vous envoie une copie ci-jointe
d'un arrêt que nous avons rendu ce matin contre un ministre mal
converti. Je dois bien dire, monsieur, que la preuve était
délicate, _même défectueuse_ dans le chef principal, et que
néanmoins _le zèle des juges est allé au-delà de la règle_, pour
faire un exemple.»

Parfois c'est un juge lui-même qui invente un crime ou un délit
pour faire mettre en cause un huguenot. Ainsi l'intendant Besons
écrit à Colbert: «Nous avions cru devoir faire des procès à ceux
qui étaient accusés d'avoir menacé et maltraité des personnes pour
s'être converties. Comme l'on est venu à recoller les témoins,
l'accusation s'est trouvée _fausse_, le juge qui l'avait faite,
_ayant supposé trois témoins et contrefait leur seing_, sans
qu'ils en eussent jamais ouï parler.»

Cette absence générale de sens moral se manifeste encore dans la
manière dont le roi et ses collaborateurs appliquent la règle
posée par Richelieu et Mazarin de réserver tous les droits et
toutes les faveurs pour les catholiques; ou pour les huguenots
_dociles_; c'est-à-dire pour ceux qui, trafiquant de leur
conscience, abandonneraient la religion qu'ils croyaient la
meilleure, en _demandant du retour_ pour se faire catholiques.

Il avait fallu que l'éclat des services lui forçât la main, pour
que Louis XIV dérogeât en faveur de Turenne, de Duquesne et de
Schomberg à la règle de n'accorder qu'à des catholiques ou à des
convertis les hauts grades de l'armée ou de la marine.

Quant aux autres officiers de terre ou de mer huguenots, on leur
laissait inutilement attendre les grades et l'avancement auxquels
leurs services leur donnaient droit. Beaucoup d'entre eux, quand
on leur montrait que leur croyance était le seul obstacle à la
réalisation de leurs désirs, n'avaient pas la même fermeté que
Duquesne et Schomberg, déclinant les offres les plus tentantes, en
disant: «Il doit suffire au roi que _nos services soient bons
catholiques_».

Madame de Maintenon veut faire abjurer son parent de Villette, un
huguenot qui, de capitaine de vaisseau, veut passer chef
d'escadre. Elle lui fait donner par Seignelai un commandement en
mer qui doit le tenir éloigné de France pendant plusieurs années,
et lui permettre de se convertir sans y mettre une hâte
_suspecte_. Elle écrit à de Villette: «Le roi vous estime autant
que vous pouvez le désirer, et vous pourriez bien le servir si
vous vouliez... Vous manquez à Dieu, au roi, à moi et à vos
enfants, par votre malheureuse fermeté.» Ses lettres se succèdent,
de plus en plus pressantes; elle finit par lui écrire: «Songez à
une affaire si importante ... Convertissez-vous avec Dieu, et sur
la mer, où vous ne serez point soupçonné de vous être laissé
persuader par complaisance. Enfin, convertissez-vous _de quelque
manière que ce soit_.»

M. de Villette finit par se rendre et se convertit: _douze jours
après_, _il était nommé chef d'escadre_.

Cependant Mme de Caylus, sa fille, raconte ainsi dans ses
mémoires, cette conversion _désintéressée_: «Mon père s'embarqua
sur la mer et fit pendant cette campagne des réflexions qu'il
n'avait pas encore faites... Mais ne voulant tirer de sa
conversion aucun mérite pour sa fortune, à son retour, il fit
abjuration entre les mains du curé de... Le roi lui ayant fait
l'honneur de lui parler avec sa bonté ordinaire sur sa conversion,
mon père répondit avec trop de sécheresse que c'était la seule
occasion de sa vie _où il n'avait point eu pour objet de plaire à
Sa Majesté_.»

Il faut reconnaître que ce converti, s'il n'était pas
_désintéressé_, était du moins un habile courtisan.

La conversion de M. de Villette, avec qui l'on avait cru devoir
garder des ménagements exceptionnels, à raison de sa parenté avec
Mme de Maintenon, n'eut lieu qu'à la fin de 1684, mais, la
tactique des menaces mêlées aux promesses était déjà employée
depuis longtemps auprès des officiers de la marine royale. En
effet, dès le 30 avril 1680, la circulaire suivante avait été
envoyée aux intendants des ports de mer.

«Sa Majesté m'ordonne de vous dire qu'elle a résolu d'ôter petit à
petit du corps de la marine tous ceux de la religion prétendue
réformée... Vous pouvez faire entendre tout doucement à ceux
desdits officiers qui sont de la religion, que Sa Majesté veut
bien encore patienter quelque temps...; mais que, après cela, son
intention n'est pas de se servir d'eux s'ils continuent dans leur
erreur.»

Seignelai prévient l'officier de marine Gaffon qu'on lui enlèvera
son emploi s'il n'est pas converti dans trois mois, et il retire à
un lieutenant de vaisseau le commandement de quatre pinasses,
attendu que le roi, lorsqu'il lui avait donné ce commandement,
ignorait sa qualité de réformé. En envoyant à l'intendant de Brest
un brevet de lieutenant et une gratification de 50 livres accordée
au sieur Barban de Gonches, pour prix de sa conversion, Seignelai
ajoute: «Il est à propos que vous fassiez bien valoir cette grâce
aux autres officiers de la religion pour que cela serve à les
attirer». Le 16 décembre 1685, le secrétaire d'État finit par
s'impatienter du retard apporté aux conversions et écrit à ce même
intendant: «Il faut que vous me fassiez savoir ceux qui
refuseraient de se convertir, que vous leur déclariez qu'ils n'ont
plus pour y penser que le reste de l'année.» (15 jours!)

Avant même, que le délai accordé aux officiers de marine ne soit
expiré, Dobré de Bobigny, un enseigne de vaisseau, huguenot
obstiné est enfermé le 21 décembre au château de Brest, et
l'intendant écrit «Je lui ai fait entendre qu'il ne devait pas
s'attendre de sortir de prison qu'il n'eût fait son abjuration.»
Il n'en sortit, en effet, qu'en 1693, et ce fut pour se voir
expulsé du royaume comme opiniâtre.

Louvois, de son côté, avait fait pour l'armée de terre ce que
Seignelai faisait pour la marine. «Le roi, écrivait-il, disposera
des emplois des officiers qui n'auront pas fait abjuration dans un
mois. Les derniers ne jouiront pas de la pension que Sa Majesté
accorde aux nouveaux convertis.»

Le passage suivant d'une des lettres de l'intendant d'Argouges
montre bien l'esprit de la politique suivie en vertu du plan de
conversion imaginé par Louis XIV:

«J'ai fait; dit-il, plusieurs voyages à Aubusson, j'en ai fait
_emprisonner_ plusieurs et _récompenser _des charités du roi ceux
que j'ai cru les mieux convertis, espérant que des mesures si
_opposées_ feraient bon effet.» De même l'évêque de Mirepoix, pour
arriver à faire convertir M. de Loran, demande que le roi écrive à
ce gentilhomme une lettre _mêlée d'honnêtetés et de menaces_, et
il se charge de ménager, avec le concours de l'intendant, l'effet
de cette lettre, pour obtenir le résultat poursuivi.

Par application de cette politique à deux faces, rigueur pour les
opiniâtres, faveurs pour les dociles, tout prisonnier pour dettes
qui se convertit est mis en liberté; mais il reste sous les
verrous, s'il demeure huguenot. Celui qui a un procès en a le gain
entre les mains à sa volonté, les juges lui donnent raison s'il
abjure.

Si au contraire un huguenot, après avoir commis un crime, voulait
échapper à la rigueur des lois, il n'avait qu'à se convertir.
Ainsi M. de Chambaran avait été décrété de prise de corps par la
cour de Rennes pour avoir commis un assassinat. Une fois sous les
verrous, il abjure et le roi lui accorde des lettres de rémission
ainsi motivées «_à cette cause qu'il avait fait sincère réunion à
l'église catholique_». Un soldat ancien catholique ayant volé, se
dit huguenot et obtient sa grâce au prix d'une abjuration
_simulée_.

Les évêques et les intendants rivalisent d'ardeur dans cette
campagne de conversions _mercenaires_, et s'entremettent dans les
plus honteux brocantages, sur le grand marché aux consciences
ouvert par toute la France.

L'archevêque de Narbonne écrit: «J'ai découvert que Bordère fils a
ici des attachements et des liaisons qui faciliteraient sa
conversion, si l'on peut lui faire appréhender un exil éloigné ou
un ordre pour sortir du royaume. Si vous jugez à propos de
m'envoyer une lettre de cachet pour cela, on me fait espérer qu'en
la lui faisant voir, on le disposera à écouter, et qu'ensuite,
_moyennant une charge de conseiller à ce présidial_ dont le roi le
gratifierait, il ne serait pas impossible de le _gagner_. Je n'ai
pas perdu mon temps pour le fils de Monsieur d'Arennes, le cadet.
Son ambition serait d'entrer dans la maison du roi _avec un bâton
d'exempt_... si le roi veut lui faire _quelque gratification pour
cela_, elle sera bien employée. Voyez, si vous jugez à propos
qu'il aille à la cour où il pourrait faire son abjuration, _car
ceux de cette religion prétendent que quand ils ont fait ce pas on
les néglige un peu_. Pour ce qui est de l'aîné, la grande
difficulté sera _de le détacher d'une amourette _qu'il a à Nîmes,
en vue du mariage avec une huguenote. Nous espérons pourtant
l'ébranler _par l'assurance qu'il obtiendra l'agrément pour un
régiment de cavalerie_.

L'évêque de Lodève: «C'est un malheur que vous ne puissiez rien
faire pour ce pauvre Raymond, qui veut se convertir; je conçois
que vous ne vous mêliez pas de disposer des emplois de la
compagnie de M. le duc du Maine, mais peut-être ne serait-il pas
impossible que vous fournissiez à quelqu'un le moyen de se mêler
utilement de l'y placer. Il pourrait donner pour cela une bonne
partie de l'argent.»

L'évêque de Valence: «J'ai promis à M. du Moulac, gentilhomme du
Pousin en Vivarrais, qui a fait abjuration de l'hérésie de Calvin
entre mes mains, de vous supplier de lui vouloir bien accorder
votre protection; pour lui faire obtenir la châtellenie de Pousin.
Ce gentilhomme espère, par votre protection, obtenir pour lui la
préférence sur ceux qui voudraient l'acheter, m'ayant dit que vous
aviez eu la bonté de la lui faire espérer après sa conversion.»

L'évêque de Montpellier: «Vous eûtes la bonté, Monsieur, de vous
employer auprès du roi pour faire obtenir une pension de six cents
livres à Mlle de Nancrest. Maintenant son aînée est en état, à
l'exemple de sa soeur, de faire son abjuration; mais comme elle
souhaiterait une pareille pension de Sa Majesté, j'ai cru que vous
approuveriez que je m'adressasse à vous une seconde fois pour
obtenir cette grâce.»

On voit Fénelon solliciter de même, et avec succès, une pension de
deux mille livres pour une demoiselle anglaise, miss Ogelthorpe.
«J'espère, écrit-il à Le Tellier, que vous n'aurez pas de peine à
toucher le coeur du roi, je crois même que Dieu, qui a changé
celui d'une demoiselle si prévenue contre la vraie religion,
mettra d'abord dans celui de Sa Majesté le désir de faire ce
qu'elle a déjà fait tant de fois pour faciliter les conversions;
une pension lèvera toutes les difficultés et mettra cette personne
en sûreté pour toute sa vie.»

Quand il s'agissait de gens de qualité, le chiffre de la pension
était assez élevé; ainsi la pension donnée au fils aîné du comte
de Roye, à l'occasion de sa conversion, était de douze mille
livres. On accordait des pensions de conversion, même à des
étrangers, comme l'anglaise Ogelthorpe ou l'érudit allemand
Kuster, qui reçut une pension de deux mille livres.

On donna tant et tant que l'on ne put plus payer, et qu'en 1699
Louis XIV fut obligé de prescrire de ne plus pensionner que des
gens très dignes par leur qualité et leurs mérites et par un
besoin très effectif.

Cette prudente prescription ne fut pas suivie, l'ardeur aveugle
des convertisseurs ne le permettait pas; c'est pourquoi, ainsi que
le dit Rulhières, «la plupart des pensions ne furent plus payées,
l'on eut cet étrange spectacle de convertis abusés et de
convertisseurs infidèles.»

Louvois, accablé de réclamations de convertis abusés, répondait
cyniquement: «Les pensions sont pour les gens _à convertir_ et non
pour ceux qui sont convertis.

Cependant plusieurs de ces pensions de convertis furent payées
jusqu'à la Révolution, et le 6 avril 1791 l'Assemblée nationale
sanctionnait encore un état de ci-devant pensionnaires, auxquels
il était accordé des secours, état sur lequel figurait Christine-
Marguerite Plaustrum, née en 1715, avec cette mention: «Pension de
trois cents livres, accordée à titre de subsistance et en
considération de sa conversion à la foi catholique.»

Ce n'était pas seulement par les honneurs, des grades, des places
et des pensions que l'on avait procédé à l'achat des consciences.
Bien avant la révocation, on avait créé une caisse des conversions
pour acheter _au rabais_ les abjurations des petites gens, et cela
au prix d'une somme modique une _fois payée_. Cette caisse avait
pris un grand développement depuis que le roi lui avait affecté le
tiers du produit des économats, et on en avait confié
l'administration au converti Pélisson, ancien serviteur du
surintendant Fouquet, ce brocanteur expert des vertus de la cour.
Les évêques et les intendants rivalisaient d'ardeur pour obtenir à
l'aide des fonds envoyés par Pélisson le plus grand nombre
possible de conversions à bon marché.

Pélisson écrit cependant à ses collaborateurs de province que
c'est _beaucoup trop cher_, que d'avoir, comme dans les vallées de
Pragelas, acheté sept ou huit cents conversions au prix de deux
mille écus. Il invite les évêques et les intendants à imiter ce
qui s'est passé dans le diocèse de Grenoble, où les abjurations ne
sont jamais allées au[3] prix de _cent francs _et sont même
demeurées _extrêmement au-dessous_. Il leur rappelle que les
listes de convertis passent sous les yeux du roi, et les avertit
qu'ils ne peuvent, faire mieux _leur cour _à Sa Majesté, qu'en
faisant produire aux sommes qu'il leur envoie le plus grand
résultat possible, c'est-à-dire beaucoup de conversions pour très
peu d'argent. Ces adjurations pressantes produisirent leur effet,
puisque Rulhières a pu dire, après avoir compulsé toutes les
archives du gouvernement: «Le prix _courant_ des conversions
était, dans les pays éloignés, à six _livres _par tête de
converti, il y en avait _à plus bas prix_. La plus chère que j'aie
trouvée, _pour une famille nombreuse_, est à 42 livres.»

«En Poitou, dit Jurieu, de son côté, certains marchandèrent, et
tel, à qui l'on ne voulait donner _qu'une pistole_, tint ferme et
finit par obtenir _quatre écus_ pour se convertir; mais quelques-
uns n'eurent que _sept sols_, enveloppés dans un petit papier.»

Pour grossir, leurs listes, les convertisseurs usaient en outre de
_fraudes pieuses_.

La liste des convertis ayant été signifiée à plusieurs
consistoires, dit Élie Benoît, on put constater que les mêmes
personnes étaient portées deux fois, que plusieurs indiqués comme
ayant abjuré, avaient toujours été catholiques, etc.

M. Paulin Paris, qui a retrouvé aux archives nationales deux
listes de convertis _parisiens _pour les années de 1677 et 1679, a
constaté:

1° Que la liste de 1677, indiquée comme contenant 515 convertis
_français_, n'en comprend en réalité que 214, parmi lesquels on
trouve cinq _Anglais_, huit _Belges_ et treize _Suisses ou
Hollandais_.

2° Que la liste de 1679, indiquée comme portant plus de _douze
cents noms_, n'en contient que 526, que la moitié de ces 526 noms
avaient déjà figuré dans la liste de 1677, enfin que, parmi ces
convertis _français_, il y a des _Allemands_, _des Danois_, _des
Piémontais et des Russes_.

Des catholiques, pour empocher deux ou trois écus payés pour les
abjurations, se dirent huguenots et touchèrent la prime.

Quant aux huguenots peu honnêtes, qui, pour toucher la prime
d'abjuration, mettaient leur signature ou leur croix au bas d'une
quittance, ils retournaient ensuite tranquillement au prêche comme
auparavant.

Le scandale des _rechutes_ devient si grand que le roi est obligé
d'édicter de terribles peines contre les relaps, en motivant ainsi
sa décision: «Nous avons été informé que, dans plusieurs provinces
de notre royaume, il y en a beaucoup, qui, après avoir abjuré la
religion prétendue réformée, dans l'espérance de contribuer aux
sommes que nous faisons distribuer aux nouveaux convertis, y
retournent bientôt après.»

Nul ne se fait illusion d'ailleurs sur la valeur des conversions
obtenues à prix d'argent, et Fénelon reconnaît que dès qu'on
abandonne les nouveaux convertis à eux-mêmes, leurs bonnes
dispositions s'évanouissent en _deux jours_. «Si, par hasard, dit
un intendant, on en voit paraître quelques-uns à l'église, ce sont
ceux qui espèrent se conserver, par là, leur emploi ou office, et
les pensions qu'ils ont du roi, et d'autres pour tâcher d'attraper
quelque bon sur les biens de ceux qui ont quitté le royaume, et
encore n'y vont-ils que _par grimace_.»

Pour que Louis XIV crût à la sincérité des conversions obtenues
_au rabais_ par la caisse de Pélisson, il fallait qu'il y mît une
grande complaisance; cependant Rulhières dit: «De _cette_ caisse,
comparée par les huguenots _à la boite de Pandore_, sortirent en
effet, tous les maux dont ils ont à se plaindre. Il est aisé de
sentir que l'achat de ces _prétendues_ conversions dans la lie des
calvinistes, les surprises, les fraudes pieuses qui s'y mêlèrent,
et tous ces comptes exagérés rendus par des commis infidèles,
persuadèrent faussement au roi que les réformés n'étaient plus
attachés à leur religion, et que le _moindre intérêt_ suffisait
pour les engager à la sacrifier.»

Que le roi ait pu croire que tout ses sujets huguenots étaient
prêts à trafiquer de leur foi religieuse pour quelques écus, c'est
déjà difficile à admettre, mais ce qui passe l'imagination, c'est
de voir que pas un seul des convertisseurs ne semble soupçonner
combien est odieux et immoral, le trafic des consciences auquel il
se livre.

Quelques-uns vont plus loin encore, _ils spéculent sur la faim_,
pour faire des prosélytes à la religion catholique.

On lit dans la correspondance des contrôleurs généraux, à la date
du 20 octobre 1685: «Grâce aux exhortations de l'intendant (aidé
par les dragons) et aux aumônes du roi, la ville d'Aubusson a
abjuré presque tout entière, mais il faudra _y répandre encore de
l'argent_ pour compenser le départ de plusieurs manufacturiers.»

Quelques mois auparavant, à Paris, le commissaire Delamarre
apprenant que quelques ministres interdits s'y trouvent dans une
si grande nécessité qu'on les prendrait pour des insensés, demande
leur adresse pour voir s'il ne serait pas possible de les faire
aborder par quelque endroit, _pour les convertir en secourant leur
misère_.

Fénelon envoyé en Saintonge pour reconvertir les huguenots un peu
trop sommairement convertis par les dragons, conseille des moyens
de _persuasion _analogues. Il écrit à Seignelai: «_Pour les
pauvres_, _ils viendront facilement_ si on leur fait les mêmes
_aumônes _qu'ils recevaient chaque mois du Consistoire... _on ne
donnerait qu'à ceux qui feraient leur devoir_. Si on joint
toujours exactement à _ces secours_, ajoute-t-il, des gardes pour
empêcher des déserteurs et la rigueur de peines (les galères et la
confiscation), il ne restera plus que de faire trouver aux peuples
autant de _douceur_ à demeurer dans, le royaume que de péril à
entreprendre d'en sortir.»

On voit dans la correspondance des évêques, qu'on refuse des
secours à une veuve jusqu'à ce que ces enfants aient abjuré. Qu'on
agit de même avec les membres d'une famille qui sont si pauvres
_qu'ils vont tout nus_, la mère ayant mieux aimé demeurer _nue_,
que d'accepter un habit qu'on lui donnait, _à condition_ qu'elle
viendrait une fois à la messe, etc.

De son côté, le terrible proconsul du Languedoc, Bâville, écrit:
«Les douze mille livres que le roi a eu la bonté de m'envoyer,
_pour faire des aumônes dans les missions_, font un effet
merveilleux, et _gagnent_ tous les pauvres à la religion. Bien que
ce motif ne soit, pas d'abord _très pur_, les missionnaires savent
très bien le _rectifier_, et ils engagent, _par ce moyen_, une
infinité de personnes à s'instruire et à fréquenter les
sacrements. Elles (les aumônes) sont d'autant plus utiles qu'il y
a _une misère extrême_ cette année dans les Cévennes, parce que le
blé et les châtaignes ont manqué, et beaucoup de paysans _ne
vivent à présent que de glands et d'herbes_... -- _Cette grande
nécessité _m'a fait penser qu'il serait très utile d'établir, dans
le fond des Cévennes, quatre ou cinq missions après _Pâques dans
lesquelles je ferais distribuer le pain_, ainsi les pauvres
recevraient en même temps ce secours pour le temporel et
l'instruction.»

Ces missions ambulantes pour la conversion des hérétiques, payées
sur la cassette du roi, avaient commencé sous Louis XIII, elles
continuèrent sous les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis
XVI; des gratifications en argent, données aux convertis,
ajoutaient du poids aux discours des missionnaires. Voici une
ordonnance de comptant signée de Louis XVI, et portant la date du
1er janvier 1783: «Garde de mon trésor royal, M. Joseph Micault
d'Harvelay, payez comptant, au sieur évêque de Luçon, la somme de
quatre cents livres, pour aider à la subsistance des missionnaires
du Bas Poitou _qui travaillent à la conversion des protestants_,
et ce pour la présente année.»

Il est bon de se rappeler que, depuis les dernières années du
règne de Louis XIV, il n'y avait plus _légalement_ un seul
protestant en France, tout huguenot, ayant abjuré ou non, étant,
de par la volonté du roi, _réputé catholique! _On conservait
cependant les missions travaillant à la conversion des
protestants.

Ce n'était pas seulement à prix d'argent qu'on achetait les
conversions, c'était encore, on le sait, à l'aide de _faveurs_ de
toute nature accordées aux huguenots _dociles_: une de ces
_faveurs_ était la surséance du paiement des dettes; un édit
accordait, à tous les huguenots qui feraient abjuration, un terme
et délai de trois ans pour le paiement du capital de leurs dettes;
«il est défendu à leurs créanciers, était-il dit, de faire aucune
poursuite contre eux pendant ledit temps, à peine de nullité,
cassation de procédures et tous dépens».

Cet étrange édit apporta un trouble si profond dans le commerce
qu'on fut bientôt obligé de décider que cette surséance du
paiement des dettes ne pourrait être invoquée ni entre les
nouveaux convertis, ni par les marchands convertis, pour les
affaires qu'ils avaient avec l'étranger.

Les conversions _mercenaires_, obtenues, soit à prix d'argent,
soit par des faveurs, n'avaient cependant pas sensiblement diminué
le nombre des huguenots, en sorte que le plan conçu par Louis XIV
pour ramener, _sans violence_, son royaume à l'unité religieuse
menaçait d'échouer misérablement.

Par malheur, une des faveurs promises aux huguenots _dociles_,
l'exemption des logements militaires, fut l'occasion de la
jacquerie militaire qui a reçu le nom de _dragonnades_, et que
suivirent les emprisonnements, les confiscations et toutes les
odieuses mesures de violence que nous aurons à signaler au cours
de ce travail. Dans un des chapitres de ce livre je ferai le récit
détaillé des _dragonnades_, des violences exercées par les soldats
pour arracher une abjuration à deux millions de victimes qui
n'opposaient à leurs bourreaux d'autre résistance, que leur
constance résignée, leurs larmes et leurs gémissements.

Les suites de cette jacquerie militaire furent choquantes, dit
Michelet; le niveau de la moralité publique sembla baisser, Le
contrôle mutuel des deux partis n'existant plus, l'hypocrisie ne
fut plus nécessaire, le dessous des moeurs apparut. Cette
succession immense d'hommes _vivants_, qui s'ouvrit tout à coup,
fut une proie. Le roi jeta par les fenêtres; on se baissa pour
ramasser. Scène ignoble! ... La vie de cour ruinait la noblesse.
On n'osait sonder les fortunes; on n'eût vu dessous que l'abîme.
Le Roi, obligeamment interdit la publicité des hypothèques, qui
eût mis à jour cette _gueuserie_ des grands seigneurs. Ruinés par
le jeu, les loteries, la plupart attendaient un coup du sort pour
remonter. Plusieurs faisaient le sort au lieu d'attendre, _ou en
volant au jeu_, _ou par la poudre de succession_. Les plus hauts
mendiaient, du lever, au coucher, dévalisaient le roi de tout ce
qui venait, office ou bénéfice. Mais tout cela, des bribes, des
miettes! Ils périssaient, s'il ne tombait d'en haut une grande
manne imprévue, quelque vaste confiscation.

«Le miracle apparut au ciel en 1685. Six cents temples ayant été
détruits, leurs biens, celui des pauvres, des maisons de charité,
devaient passer aux hôpitaux catholiques... La cour visait ce
morceau. Les jésuites crurent prudent de demander et faire décider
que ces biens revinssent, non aux hôpitaux, mais au roi, autrement
dit à ceux qu'il favoriserait ou qui mériteraient en poussant à la
persécution... Après les biens des temples, ceux des particuliers
suivirent; chacun fut ardent à la proie. Ce fut un gouffre ouvert,
une mêlée où l'on se jeta pour profiter du torrent qui passait,
ramasser les lambeaux sanglants.»

Avant Louis XIV, Anne d'Autriche avait déjà endetté le trésor
public par ses magnificences, les privilèges, les monopoles
qu'elle accordait à son entourage de hauts mendiants; à une dame
de sa cour elle avait donné un droit d'impôt sur toutes les messes
dites à Paris; à sa première femme de chambre, la Beauvais; elle
avait un jour, inconsidérément, donné _les cinq grosses fermes_,
c'est-à-dire tous les impôts productifs faisant vivre la cour, et
cela en croyant ne lui faire cadeau que d'une ferme appelée _les
Cinq fermes_. Et, dit Madame, mère du régent, on a sur la régence
d'Anne d'Autriche bien d'autres historiettes de ce genre.

Tandis que le peuple, décimé par des famines périodiques, mourait
de faim sur les grands chemins, Louis XIV jetait l'argent par les
fenêtres, à l'exemple de sa mère; et les courtisans avaient soin
de se trouver sous ce qu'il jetait: à Mme d'Harcourt, le bien d'un
suicidé; au comte de Marsan, la succession d'un bourgeois de
Paris, bâtard mort sans enfants; à de Guiche, le produit de la
confiscation des biens possédés par les Hollandais, en Poitou,
pour prix de la dénonciation qu'il avait faite; à de Grammont,
deux cent mille livres pour l'avis qu'il a donné au contrôleur
général, des malversations commises par les fournisseurs des
troupes d'Alsace. Monsieur, frère du roi, reçoit plus d'un million
pour avoir demandé la poursuite des trésoriers de
l'extraordinaire, à qui l'on fait rendre gorge; c'étaient chaque
jour de grosses gratifications aux courtisans, à l'occasion du
mariage de leurs filles, ou sous tout autre prétexte; les dettes
de jeu de Monsieur, ou de la Montespan, à payer; celle-ci, en une
seule nuit, perdait _neuf millions de livres_... Les plus
impatients réalisaient leurs espérances de succession en donnant à
leurs parents, ainsi qu'on le disait alors, _un coup de pistolet
dans un bouillon_. C'était chose commune pour les grands seigneurs
de vivre aux dépens de leurs vieilles maîtresses, et Tallemant des
Réaux dit, comme une chose toute simple: le comte d'Harcourt fut
longtemps _aux gages_ de la femme du chancelier Séguier;
Richelieu, le modèle du genre, dit Michelet, ne prenait pas moins
de douze louis de chacune de ses maîtresses.

Les plus hauts seigneurs, des prélats même, avaient des _mignons_
comme Henri III, mais ne se flagellaient plus comme lui en public.
Un jour que le roi oublie son chapeau sur un siège, la boucle de
diamants qui ornait le couvre-chef royal disparaît. Un autre jour,
à Saint-Germain, les vases sacrés de la chapelle royale sont volés
par un seigneur de la cour. Grandes dames et grands seigneurs
trichaient au jeu; plus d'un gentilhomme fut envoyé aux galères
comme faux monnayeur, etc.

Tous ces grands seigneurs et ces abbés et évêques _Benoiton_, qui
composaient la cour, sous l'ancien régime, étaient avant tout des
mendiants besoigneux[4] et insatiables, et voici le portrait que
fait Paul-Louis Courrier de cette réunion de truands de haute
volée: «Quand le gouverneur d'un roi enfant dit à son élève jadis:
Maître, tout est à vous, ce peuple vous appartient, corps et
biens, bêtes et gens, faites-en ce que vous voudrez, cela fut
remarqué. La chambre, l'antichambre et la galerie répétaient:
Maître, tout est à vous, ce qui, dans la langue des courtisans;
voulait dire _tout est pour nous_, car la cour donne tout aux
princes, comme les prêtres tout à Dieu; et ces domaines, ces
apanages, ces listes civiles, ces budgets ne sont guère autrement
pour le roi, que le revenu des abbayes n'est pour Jésus-
Christ...».

À la cour, tout le monde sert ou veut servir. L'un présente la
serviette, l'autre le vase à boire, chacun reçoit ou demande
salaire, tend la main, se recommande, supplie... mendier n'est pas
honte à la cour, c'est toute la vie du courtisan... Aucun refus,
aucun mauvais succès ne lui fait perdre courage. Il n'est affront,
dédain, outrage, ni mépris qui le puissent rebuter. Éconduit il
insiste, repoussé il tient bon, qu'on le chasse, il revient, qu'on
le batte, il se couche à terre. -- _Frappe_, _mais écoute_, _et
donne_; on est encore à inventer un service assez vil, une action
assez lâche, pour que l'homme de cour, je ne dis pas s'y refuse,
chose inouïe, impossible, mais n'en fasse point gloire et preuve
de dévouement.

Mais le trésor royal de Louis XIV avait fini par s'épuiser par
suite de ses folles dépenses et des largesses faites aux
courtisans, et au moment où tomba la manne des confiscations
huguenotes, on ne pouvait plus répéter après Mme de Sévigné «il ne
faut pas désespérer, quoique on ne soit pas le valet de chambre du
roi, il peut arriver, qu'en faisant sa cour, _on se trouve sous ce
qu'il jette_.»

Il était temps pour tous ces mendiants titrés, tonsurés ou mitrés,
que le roi les appelât à la curée protestante, digne couronnement
des dragonnades. Ce fut un spectacle écoeurant, et, quelque bas
que fût déjà le niveau de la moralité publique, il baissa encore à
la suite de cette curée; des moines, des évêques, des
gentilshommes se disputent la succession des consistoires; les
capucins de Corbigny demandent, non seulement les matériaux du
temple, mais, les vases d'argent et les deniers appartenant au
consistoire. À Marennes, les capucins demandent la cloche du
temple. L'évêque de la Rochelle demande pour son chapitre, les
biens de M. de la Forest. L'évêque de Laon obtient sur les biens
des fugitifs trois mille livres pour les maîtresses d'école de son
diocèse. L'évêque de Gap qui veut achever son palais épiscopal,
écrit: «Je n'ose pas vous importuner de mes bâtiments, cependant,
_si_, _par le moyen des biens confisqués_, _vous trouviez le moyen
de loger un évêque sur le pavé_, je vous en aurais beaucoup
d'obligations.» L'évêque de Meaux demande le produit de la
démolition des temples de Nanteuil et de Morcerf, pour l'hôtel-
Dieu et l'hôpital général de Meaux.

L'abbé de Polignac reçoit en don du roi les biens du fils de
Ruvigny, devenu duc de Galloway. La fortune du marquis d'Harcourt
est donnée à l'abbé Feuquières, neveu de Madeleine Arnaud. Un
officier de marine, la Gacherie, demande les biens d'un protestant
qu'il prétend être mort relaps; la même demande avait été faite
antérieurement par les religieuses de la visitation et avait été
repoussée, en présence d'un certificat de médecin constatant que
le défunt, quelques jours avant sa mort, était tombé dans une
paralysie générale.

Il n'y a pas jusqu'au cocher de _Madame_ qui ne vienne demander le
bien d'un huguenot dont le fils est ministre en Angleterre.

Quant à l'intègre de Harlay, voici comment il sut se faire donner
par le roi, la somme que son ancien ami de Ruvigny, lui avait
confiée avant de partir pour l'Angleterre.

«Le vieux Ruvigny, dit Saint-Simon, était ami d'Harlay, lors
procureur général, et, depuis, premier président, et lui avait
laissé un dépôt entre les mains, dans la confiance de sa fidélité.
Il le lui garda _tant qu'il n'en put abuser_; mais quand il vit
l'éclat, il se trouva modestement embarrassé entre le fils de son
ami et son maître à _qui il révéla humblement sa peine_. Il
prétendit que le roi l'avait su d'ailleurs. Mais le fait est
_qu'il le dit lui-même_, et que, pour récompense, _le roi le lui
donna comme bien confisqué_, et que cet hypocrite de justice et de
vertu, de désintéressement et de rigorisme, _n'eut pas honte de se
l'approprier_ et de fermer les yeux et les oreilles au bruit
qu'excita cette perfidie.»

De Louville, gentilhomme de l'Anjou qui devait dix mille livres à
de Vrillac, trouve cet honnête prétexte pour ne pas rembourser son
créancier, que de Vrillac _pourrait employer cette somme à
préparer son évasion à l'étranger_.

De Marsac, enseigne de vaisseau, présente un placet au roi pour
demander la remise d'une rente due _par_ lui au sieur Boisrousset,
pour ce motif que les parents de son créancier _ne font pas leur
devoir de catholiques_.

Les parents des réfugiés ne sont pas moins âpres à la curée que
les étrangers; de la Corte, officier de marine, signale son oncle
comme fugitif et demande ses biens; Mme Jaucourt de la Vaysserie
gagne la prime promise aux délateurs, en dénonçant son mari et ses
filles qui cherchaient à sortir du royaume; Mlle Vaugelade se fait
allouer une pension sur les biens séquestrés d'une de ses
parentes.

Henri de Ramsay, pour prix de sa conversion s'était fait donner
les biens de son père, de sa mère et de ses oncles de Rivecourt
passés à l'étranger et était ainsi devenu un des seigneurs _les
plus riches_ du bas Poitou. Cependant il laissait son père et sa
mère _mourir dans le dénuement_, et refusait même de rembourser à
son oncle 35 louis, que celui-ci avait avancés pour faire sortir
son père, de la prison pour dettes de Maëstrich.

Le fils de Mme de Saintenac qui avait, grâce à la loi des
confiscations, hérité, par avance, de l'immense fortune de sa
mère, laissait celle-ci _sans secours_ à l'étranger, et à sa mort
il refusa de _payer les dettes_ qu'elle avait laissées.

Fontaine, réfugié en Angleterre, met sa signature au bas d'une
feuille de papier timbré et l'envoie à un de ses parents restés en
France, pour qu'il pût vendre ou louer son domaine. (Je lui
faisais observer, dit Fontaine, qu'il serait nécessaire de dater
cet acte d'une époque antérieure à mon départ de France, cette
condition étant indispensable pour empêcher de confisquer ma
propriété). Ce bon parent suivit ces instructions pour son propre
compte, il s'établit dans la maison de Fontaine devenue sa
propriété en vertu d'un acte de vente en bonne forme et le pauvre
réfugié n'entendit plus jamais parler de lui.

Le testament d'Alice de Cardot, léguant tous ses biens à son neveu
de Vignolles, ayant été cassé et sa fortune confisquée, ce fut
alors parmi les parents, nouveaux convertis de la défunte, à qui
se salirait de plus de turpitudes pour se faire adjuger cette
riche proie. -- Bien qu'un des concurrents eût obtenu de Fléchier
un certificat constatant qu'il était digne des bontés du roi,
Bâville mit fin à ce combat de vautours autour d'un cadavre, en
faisant décider que, provisoirement, l'héritage serait adjugé à
l'hôpital général de Nîmes.

Il serait facile de multiplier les exemples de cette nature, ceux
que j'ai cités suffisent pour édifier mes lecteurs.

La politique de l'ostracisme des faveurs, suivie contre les
huguenots par Louis XIV, après Mazarin et Richelieu, politique
dont l'habileté est moins contestable que l'honnêteté, avait eu,
du moins, un résultat heureux au point de vue de la tranquillité
du royaume; elle avait ramené au catholicisme toutes les grandes
familles, la noblesse de cour, tous les ambitieux de pouvoir et
d'honneurs, tous ceux, en un mot, pour qui la question religieuse
n'avait été considérée que comme un moyen de parvenir; quant à la
bourgeoisie protestante, voyant toutes les carrières publiques se
fermer peu à peu devant elle, elle s'était consacrée aux
professions libérales, au commerce, l'industrie et à
l'agriculture, et s'était désintéressée de la politique. Les
pasteurs qui avaient succédé aux seigneurs dans la direction du
parti protestant, non seulement n'avaient rien de l'esprit
turbulent de la noblesse, mais encore avaient fait accepter par
leurs co-religionnaires cette dangereuse doctrine que désobéir au
roi c'était désobéir à Dieu même.

La transformation du parti protestant, autrefois si remuant, en
une pacifique secte religieuse explique comment, depuis la prise
de la Rochelle, le roi de France avait toujours trouvé dans les
réformés ses sujets les plus fidèles et les plus sûrs. Les
huguenots avaient refusé de s'associer à la révolte du catholique
Montmorency, et vingt ans plus tard, lors des troubles de la
Fronde, ils étaient restés sourds aux appels de l'ancien chef du
parti protestant, le prince de Condé.

Louis XIV, en confirmant l'édit de Nantes, disait: «Nos sujets de
la religion réformée nous ont donné des preuves de leur affection
et fidélité, notamment dans les circonstances présentes»; et en
1666, écrivant à l'électeur de Brandebourg, il affirmait encore
ses bonnes dispositions en faveur des réformés «pour leur
témoigner, disait-il, la satisfaction que j'ai eue de leur
obéissance et de leur zèle pour mon service depuis la dernière
pacification de 1660».

Mais, moins les protestants devenaient dangereux pour la
tranquillité du royaume, plus chacun croyait pouvoir tenter contre
eux.

Le clergé n'étant plus contenu par la crainte d'une révolte
possible des réformés, pressait de plus en plus vivement chaque
jour le roi de prendre les mesures nécessaires pour faire périr le
plus promptement possible le protestantisme.

«Si vous cherchez, dit Rulhières, dans la collection du clergé
cette longue suite de lois, toujours plus sévères contre les
calvinistes, que, de cinq ans en cinq ans, à chaque renouvellement
périodique de ses assemblées, il _achetait_ du Gouvernement, vous
y observerez que ses demandes avaient quelque modération _tant que
les calvinistes pouvaient être redoutés_, mais qu'elles tendirent
vers une persécution ouverte _aussitôt qu'ils devinrent des
citoyens paisibles_.»

Les cléricaux sont donc mal fondés à prétendre que, par leur
esprit remuant et indiscipliné, les protestants ont mis Louis XIV
dans la nécessité de tenter la réalisation de cette utopie: le
retour du royaume à l'unité de foi religieuse.

C'est une erreur tout aussi injustifiable que commet le
fouriériste Toussenel quand il déclare que Louis XIV s'est montré
grand homme d'État, en voulant supprimer le protestantisme, ami de
la féodalité et constituant un insurmontable obstacle à l'unité de
la France.

Les protestants, depuis la prise de la Rochelle, ne constituaient
plus un État dans l'État, et Louis XIV les persécuta, non par
politique, puisqu'ils étaient devenus ses plus fidèles sujets,
mais pour raisons purement religieuses.

«Louis, le modèle des rois, dit Paul-Louis Courier, vivait, c'est
le mot, à la Cour, avec la femme Montespan, avec la fille La
Vallière, avec toutes les femmes et les filles que son bon plaisir
fut d'ôter à leurs maris, à leurs parents. C'était le temps alors
des moeurs, de la religion, et _il communiait tous les jours_. Par
cette porte entrait sa maîtresse le soir, et le matin son
confesseur.»

La besogne était rude pour le confesseur, dit Michelet, car le roi
possédait _publiquement_ à la fois trois femmes; la reine, La
Vallière et la Montespan, _elles communièrent ensemble_, _à
_Notre-Dame de Liesse, la reine récemment accouchée, La Vallière
grosse de six mois, la Montespan dans les premiers troubles d'une
grossesse. Il fallut remplacer le père Amat qui avait des
scrupules, par le père Ferrier, puis par le père Lachaise, deux
jésuites qui trouvèrent tout naturel que le roi prononçât la
séparation de corps et de biens entre M. de Montespan et sa femme,
qu'il fît légitimer ses bâtards _du vivant de la reine_, etc., et
surent, pendant vingt ans, concilier les exigences de l'Église
avec celles des passions du roi.

Pour mettre sa conscience en tranquillité, Louis XIV qui avait
beaucoup de péchés à expier établissait une sorte de compensation
entre le bien qu'il obligeait ses sujets à faire et le mal qu'il
faisait lui-même. C'est ainsi que ce prince, doublement adultère,
rendait une ordonnance portant mutilation du nez et des oreilles
pour les filles de mauvaise vie et motivait ainsi une déclaration
contre les blasphémateurs: «Considérant qu'il n'y a rien qui
puisse davantage attirer la bénédiction du ciel sur notre personne
et sur notre État que de garder et faire garder par tous nos
sujets inviolablement _ses saints commandements_ et faire punir
avec sévérité ceux qui s'emportent à cet excès de mépris que de
blasphémer, jurer et détester son saint nom, ni proférer aucune
parole contre l'honneur de la très sacrée vierge, voulons et nous
plaît, etc.»

C'est l'application du commode système en vertu duquel le
compagnon d'un enfant royal est fouetté toutes les fois que son
auguste camarade a fait une faute, du système en vertu duquel,
font pénitence, par délégation, les deux vieilles galantes
repenties dont Dangeau conte ainsi l'histoire: «La duchesse
d'Olonne et la maréchale de la Ferté sa soeur, célèbres toutes
deux par leurs galanteries, devenues vieilles et touchées par un
sermon qu'elles venaient d'entendre un jour de mercredi des
cendres, songeaient sérieusement à l'oeuvre de leur salut... «Ma
soeur, dit la maréchale, que ferons-nous donc? Car il faut faire
pénitence.» Après beaucoup de raisonnements et de perplexités: «Ma
soeur, reprit, l'autre, tenez, voilà ce qu'il faut faire: _faisons
jeûner nos gens!»_

De même, Louis XIV croyait racheter ses péchés, en provoquant par
tous les moyens la conversion des huguenots de son royaume, en
faisant pénitence sur le dos de ses sujets hérétiques.

Rulhières constate que cette préoccupation d'intérêt personnel est
bien le motif déterminant de la croisade à l'intérieur, entreprise
par Louis XIV. «Il avait, dit-il, formé le dessin de convertir les
huguenots, comme trois siècles plus tôt et du temps de Philippe-
Auguste et de Saint-Louis, il eût, _en expiation de ses péchés_,
fait voeu d'aller conquérir la Terre Sainte.»

Quant à possibilité de trouver une justification de l'édit de
révocation, on ne saurait trouver de témoignage moins suspect que
celui de Saint-Simon, puisque c'est lui qui déconseilla le régent
du rappel des huguenots et qu'il dit, dans ses mémoires, que Louis
XIV avait fait la faute de révoquer l'édit de Nantes, beaucoup
plus dans la manière de l'exécution que dans la chose même.

Or, Saint-Simon reconnaît qu'il n'y avait nulle raison, nul
prétexte même, de déchirer le contrat passé entre les catholiques
et les protestants sous la garantie de la signature royale, et il
apprécie ainsi la faute commise par Louis XIV dans l'exécution de
la révocation de l'édit de Nantes: «Qui eût su un mot de ce qui ne
se délibérait que entre le confesseur, le ministre alors comme
unique et l'épouse nouvelle et chérie, et qui de plus, eût osé
contredire? C'est ainsi que sont menés à tout, par une voie ou par
une autre, les rois qui... ne se communiquent qu'à deux ou trois
personnes, et bien souvent à moins, et qui mettent, entre eux et
tout le reste de leurs sujets, une barrière insurmontable.»

La révocation de l'édit de Nantes, _sans le moindre prétexte et
sans aucun besoin_, et les diverses déclarations qui la suivirent
furent les fruits de ce complot affreux, qui dépeupla un quart du
royaume, qui ruina son commerce; qui l'affaiblit dans toutes ses
parties, qui le mit si longtemps au pillage public et avoué des
dragons, qui autorisa les tourments et les supplices dans lesquels
ils firent réellement mourir tant d'innocents de tout sexe, et par
milliers, qui ruina un peuple si nombreux, qui déchira un monde de
familles, qui arma les parents contre les parents pour avoir leurs
biens et les laisser mourir de faim, qui fit passer nos
manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États
aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes, qui
donna le spectacle d'un si prodigieux peuple, proscrit, nu,
fugitif, errant, sans crime, cherchant asile loin de sa patrie;
qui mit nobles, riches, vieillards, gens souvent très estimés pour
leur piété, leur savoir, leur vertu, des gens aisés, faibles,
délicats, à la rame et sous le nerf très effectif du comité pour
cause unique de religion: enfin qui, pour comble de toutes
horreurs, remplit toutes les provinces du royaume de parjures et
de sacrilèges, où tout retentissait des hurlements de ces
infortunées victimes de l'erreur pendant que tant d'autres
sacrifiaient leur conscience à leurs biens et à leur repos, et
achetaient l'un et l'autre par des abjurations simulées, d'où,
sans intervalle, on les traînait à adorer ce qu'ils ne croyaient
point et à recevoir réellement le divin corps du saint des saints,
tandis qu'ils demeuraient persuadés qu'ils ne mangeaient que du
pain qu'ils devaient encore abhorrer.

Presque tous les évêques se prêtèrent à cette pratique subite et
impie, beaucoup y forcèrent, la plupart animèrent les bourreaux,
forcèrent les conversions: Le roi s'applaudissait de sa puissance
et de sa piété. Il se croyait au temps de la prédication des
apôtres et il s'en attribuait tout l'honneur. Les évêques lui
écrivaient des panégyriques, les jésuites en faisaient retentir
les chaires et les missions. Toute la France était remplie
d'horreur et de confusion et jamais tant de triomphes et de joie,
jamais tant de profusions de louanges... nos voisins exultaient de
nous voir ainsi nous affaiblir et nous détruire nous-mêmes,
profitaient de notre folie, et bâtissaient des desseins sur la
haine que nous nous attirions de toutes les puissances
protestantes.

Quelles que pussent être les désastreuses conséquences de cette
cruelle persécution religieuse, elles n'étaient pas de nature à
arrêter Louis XIV dans la voie déplorable où il s'était engagé. On
lit, en effet, dans les mémoires du duc de Bourgogne, que dans le
conseil où fut décidée la révocation de l'édit de Nantes, le
Dauphin ayant observé que, en admettant que la paix ne fût pas
troublée, un grand nombre de protestants sortiraient du royaume,
ce qui nuirait au commerce et à l'industrie et, par là même,
affaiblirait l'État, le roi trouva la _question d'intérêt peu
digne de considération _comparée aux avantages d'une mesure qui
rendrait à la religion sa splendeur, à l'État sa tranquillité et à
l'autorité tous ses droits.

Il n'y a donc pas à s'étonner si Louis XIV refusa obstinément de
revenir sur ses pas, quand il vit que la conversion de ses sujets
huguenots n'était qu'une vaine apparence et que son ardeur
inconsidérée à ramener, coûte que coûte, la France à l'unité
religieuse, avait ruiné le royaume.

Il ne s'obstina que davantage à poursuivre un but impossible par
le viol journalier des consciences, et la collection des édits
qu'il fit contre ses sujets huguenots, faits par force
catholiques, ou légalement réputés catholiques sans avoir jamais
abjuré, est un monument monstrueux d'iniquité et de déraison.

CHAPITRE II
LIBERTÉ DU CULTE

_Caractère d'humiliation du culte protestant_. _-- Maxime du
prince de Condé_. _-- Temples supprimés_. _-- Ministres
interdits_. _-- La désolation des provinces du midi. --
L'insurrection des Cévennes_. _-- Les assemblées_. _-- Les
pasteurs du désert_. _-- Reprise générale du culte protestant_. _-
- Mariages et baptêmes_. _-- L'édit de 1787._


L'édit de Nantes n'avait pas, en ce qui concerne l'exercice du
culte, placé sur un pied d'égalité la religion catholique et la
religion protestante. Le culte catholique était librement célébré
sur tous les points du royaume et avait partout la première place,
tandis que l'exercice du culte protestant n'était autorisé que
dans les lieux où il avait existé avant 1597.

Jusqu'à 1573, les édits royaux avaient qualifié le protestantisme
de _religion nouvelle_, l'édit de Nantes l'appela religion
_prétendue _réformée, puis défense fut faite aux pasteurs de
prendre un autre titre que celui de ministres de la religion
_prétendue _réformée, et, dans tous les actes publics, les
huguenots durent être qualifiés de _prétendus _réformés. Rien ne
fut négligé, du reste, pour accuser ce _caractère d'humiliation_
qu'on voulait donner au protestantisme, afin de mieux marquer la
différence de _situation de la religion tolérée et de la religion
maîtresse et dominante_, de la réformée _qui est toute fausse _et
de la catholique _qui est toute sainte et toute sacrée_, ainsi que
le disait l'évêque d'Uzès.

Non seulement on défendit aux gentilshommes huguenots de se faire
enterrer dans les cimetières catholiques ou dans les caveaux des
églises, _sous prétexte que les tombeaux de leurs pères y étaient
ou qu'ils avaient quelque droit de patronage ou de seigneurie_,
mais encore les cimetières communs aux morts des deux religions,
durent être abandonnés aux catholiques. Les huguenots qui avaient
réclamé vainement contre l'appellation de _prétendus _réformés
qu'on leur imposait, protestèrent énergiquement, sans plus de
succès, contre cette prescription d'avoir à enterrer leurs morts
_à part_, ce qui les marquait, disaient-ils, _d'une tache odieuse
et flétrissante._

«Pourquoi, dit une requête des églises réformées, nous assigner
des cimetières _à part_? Nos pères avaient leur droit en ceux qui
étaient déjà, et étaient publics et _communs_. Ne nous ont-ils pas
laissés héritiers de leurs droits en cela, _aussi bien qu'en cet
air français que nous humons_, aussi bien qu'en ces villes que
nous hantons, aussi bien qu'en ces maisons que nous habitons?»

Aujourd'hui encore, nous voyons sans cesse de graves difficultés
se produire par suite de la prétention de l'Église catholique de
faire inhumer _à part_, tous ceux, catholiques ou non catholiques,
qu'elle n'a pas pu ou voulu enterrer religieusement. Cette
prétention se base sur ce qu'elle aurait fait _siens_, les
cimetières, propriétés communales, en leur donnant une bénédiction
générale qui aurait transformé leur _sol _en _terre sainte._

Dans un certain nombre de localités on a cru prévenir le retour de
difficultés de ce genre, en attribuant à chaque culte différent,
une portion du cimetière, mais cette solution n'est pas
satisfaisante, car le mort peut n'avoir, de son vivant, appartenu
à aucun culte. La ville de Paris a trouvé la vraie solution du
problème. Elle a astreint, le clergé catholique à bénir chaque
fosse _isolément_, à ne plus étendre sa bénédiction au cimetière
tout entier. De cette façon, catholiques, protestants, juifs,
libres penseurs, sont enterrés côte à côte et non plus _à part_,
et le cimetière est vraiment ce qu'il doit être, le lieu de repos
commun pour tous les morts.

L'Église n'admettant pas _la tolérance_, même pour les morts, les
cléricaux de la chambre des députés faisaient preuve d'illogisme
en 1885, lorsqu'ils demandaient, à l'occasion de la proposition
d'inhumer Victor Hugo au Panthéon, que cet édifice continuât à
être consacré à l'exercice du culte catholique.

M. Goblet leur répondait avec raison: «Ce grand esprit était
profondément religieux. Je rappellerai cet admirable testament
dans lequel, tout en répudiant tous les dogmes et en déclinant les
prières des prêtres, il proclamait sa foi en Dieu; mais parce
qu'il croyait en Dieu d'une manière différente de la vôtre, vous
lui auriez fermé les portes, de votre église. Je vous le demande,
si nous l'avions porté au Panthéon, _restant à l'état d'église_,
_l'y _auriez-vous reçu?» M. Baudry d'Asson et plusieurs de ses
collègues de la droite, ne pouvaient s'empêcher de répondre: non!

Les cléricaux d'aujourd'hui auraient, dans ce cas, agi comme le
fit en 1814 la royauté de droit divin, dont le premier soin fut de
tirer des caveaux du Panthéon les corps de Voltaire et de Rousseau
et de les faire jeter à la voirie.

Au sénat, MM. de Ravignan et Fresneau allaient jusqu'au bout de la
doctrine catholique de l'intolérance, lorsqu'ils disaient que si
le Panthéon perdait son caractère religieux, aucun grand homme
_chrétien_, ne consentirait à être enterré _la dedans_[5].

Ainsi une nation ne pourrait assigner un même lieu de sépulture,
dans un édifice _n'ayant aucun caractère religieux_, _à _tous ses
grands hommes catholiques ou non catholiques, parce que, ainsi que
le disait M. de Ravignan, ce serait infliger aux catholiques une
sépulture qui serait un attentat à leur croyance que de les faire
reposer à côté de protestants, de juifs, de théistes et d'athées.
C'est l'application aux morts de cette théorie de l'Église, que la
loi ne peut mettre sur le même pied l'erreur et la vérité, théorie
empêchant que la paix et la tolérance puissent régner dans un
pays, non seulement entre les vivants, mais encore au milieu des
tombeaux.

Pour bien marquer le caractère d'_humiliation _du culte
protestant, même dans l'intérieur des temples, Louis XIV ne
négligea rien, il fit enlever de ces édifices religieux, les bancs
et sièges élevés là pour les gentilshommes, juges, _consuls _et
échevins, les fleurs de lys, armes du roi, des villes et des
communautés placées sur les bancs, murailles et vitres desdits
temples. Il fit défense à tous juges royaux ou des seigneurs,
consuls et échevins réformés de porter _dans les temples_, et
lorsqu'ils y allaient ou en revenaient, leurs robes rouges,
chaperons et autres marques de magistrature.

Dans les villes, sièges d'un archevêché ou évêché, le temple ne
pouvait être placé à moins d'une lieue de la dernière maison d'un
des faubourgs. Louis XIV interdit, en outre, de prêcher et de
s'assembler dans les temples, de n'importe quelle ville, pendant
que les évêques ou archevêques s'y trouvaient en tournée
pastorale.

Dans les villes, où il y avait citadelle ou garnison de troupes
royales, il était défendu aux protestants de s'assembler, au son
des cloches. Du jeudi au samedi, pendant la semaine sainte, les
cloches de tous les temples devaient s'abstenir de sonner à
l'exemple de celles des églises catholiques.

Plusieurs temples, entre autres celui d'Uzès, furent démolis,
comme étant placés _trop près _des églises catholiques, dont les
offices étaient troublés par le son des cloches et le chant des
psaumes. Quand une procession, dans laquelle était porté le Saint-
Sacrement, passait devant un temple, les protestants assemblés
devaient cesser le chant des psaumes. Enfin on en vint à interdire
aux ministres de parler avec irrévérence, dans leur prêche, des
choses saintes et des cérémonies de l'église catholique. Un banc
dut être réservé dans le temple aux catholiques pour que ceux-ci
pussent, dit l'édit, réfuter au besoin les ministres, et les
empêcher, par leur présence, d'avancer aucune chose contraire au
respect dû à la religion catholique.

Que dirait le clergé catholique, si demain, le gouvernement
républicain mettait en application une loi, par laquelle un banc
devrait être réservé dans chaque église aux _non-catholiques_,
_afin _que ceux-ci pussent, au besoin, _réfuter _les arguments du
prédicateur, et, par leur présence, empêcher le prêtre de dire
chose contraire au respect dû, soit aux croyances autres que
celles du catholique, soit aux institutions du pays.

On avait eu soin de limiter, à l'intérieur des temples, la liberté
de l'exercice du culte protestant, et c'est avec un soin jaloux
qu'on avait interdit toute manifestation extérieure du culte
toléré.

Il était défendu aux ministres de paraître au dehors des temples,
_en habit long; _on ne souffrait même pas que, dans le temple, ils
portassent des soutanes et robes à manches (ce qui n'appartenait
qu'aux ecclésiastiques et aux officiers de justice, disait la
loi). Ils ne pouvaient faire aucun prêche, aucune exhortation,
dans les rues, sur les places publiques, même sous _les arbres des
campagnes_, sous quelque prétexte que ce fût, exécution de
criminels, inondation, peste, etc.; quand ils allaient consoler
les prisonniers, les ministres ne pouvaient le faire qu'à voix
basse et dans une chambre séparée; de même, dans les hôpitaux, ils
devaient faire leurs prières et exhortations aux malades réformés,
à voix assez basse pour qu'ils ne pussent être entendus des autres
malades.

Cette prescription était plus que difficile à observer dans les
hôpitaux de l'ancien régime, où l'on entassait dans chaque lit six
ou huit malades, les convalescents avec les moribonds, parfois
avec les morts qu'on n'avait pas toujours le temps d'enlever. Le
clergé attaché à l'Hôtel-Dieu de Paris ne laissait les ministres
parler aux malades _huguenots_ qu'en présence d'un ecclésiastique,
prétendant que sans cette surveillance, les ministres parlant
haut, détournaient, dans un quart d'heure, plus de malades
catholiques que l'on ne pouvait en édifier en trois jours. Les
protestants ne pouvaient envoyer de députations spéciales, et il
leur était interdit de faire corps à part dans toutes les
occasions où ils avaient à paraître en public. Ils _ne _pouvaient
s'assembler pour faire des prières publiques, des lectures ou
autres exercices de leur religion _que dans leurs temples et en
présence de leurs ministres_. Il leur était défendu de chanter des
psaumes à haute voix, dans les rues, carrefours, places publiques
et même aux fenêtres de leurs maisons. Ce _chant _des psaumes ne
leur était permis, dans leurs boutiques et chambres fermées, qu'à
cette condition qu'il fût fait à voix assez basse pour ne pouvoir
être entendu des voisins et des passants.

Les cérémonies de noces, de baptêmes et d'enterrements, étant
considérées comme de _nécessaires _manifestations extérieures du
culte, étaient réglementées de manière à bien marquer le caractère
d'_humiliation _qu'on voulait imprimer au culte _toléré._

Les réformés, dit un édit, allant en marche par les rues, à
l'occasion des noces et des baptêmes, _affectent _de se trouver en
nombre considérable pour se rendre à leurs temples. Pour faire
cesser _ce scandale_, il est décrété qu'à toutes cérémonies de
noces et de baptêmes, qui seront faites par des huguenots, il ne
pourra y avoir _plus de douze personnes_, y compris les parents
qui y assisteront; il est fait défense de marcher _en grand nombre
_par les rues, en allant à ces cérémonies.

Pour les enterrements, le nombre des personnes assistant aux
convois ne peut dépasser _trente personnes_, y compris les plus
proches parents du défunt, ces enterrements doivent se faire à
_six heures du matin ou à six heures du soir_, du mois d'avril au
mois d'octobre, _à huit heures du matin ou à quatre heures du
soir_, du mois d'octobre à la fin de mars.

Le bailli de Caen avait condamné à l'amende les réformés
Baillebache et Daniel, à raison de _la malversation _par eux
commise: «D'avoir couvert le cercueil du corps de la fille dudit
Baillebache d'un drap blanc, semé de couronnes et guirlandes de
romarin et fait porter les quatre coins d'icelui par quatre filles
tenantes en leurs mains chacune un rameau aussi de romarin, et
ledit Daniel d'avoir aussi pareillement fait porter les coins d'un
drap étant sur le corps de sa défunte femme.»

Le parlement de Rouen confirme ce jugement: Ouï, Ménard, avocat,
qui a dit: «Qu'il n'appartenait point à ceux de la religion
prétendue réformée de faire aucune pompe ni cérémonie dans leurs
enterrements, que c'était un honneur _réservé _à ceux qui
professent la religion du prince; qu'il n'y pouvait avoir _égalité
_entre les deux religions; que la catholique, qui était la
religion maîtresse et dominante, devait avoir _tous les honneurs
et tous les avantages; _que la prétendue réformée doit demeurer
_dans l'abaissement_, _dans le silence et dans l'obscurité_, qu'il
n'était pas juste que _la servante se parât des mêmes ornements
que sa maîtresse_.»

Ouï l'avocat général, lequel a dit: «Que nous voulons que ceux de
la religion prétendue réformée, paraissent en toutes choses, ce
qu'ils sont, c'est-à-dire _tolérés_, et, pour cette raison, il
leur est interdit toutes choses qui sont _d'apparence extérieure;
_point d'exercice public de leur religion, point de culte
extérieur, _rien qui paraisse; _même les édits leur ordonnent de
faire leurs enterrements sur le soir, _afin d'en retrancher les
pompes_, _les cérémonies et toutes les vaines ostentations_.»

Ce système _d'humiliation _appliqué par Louis XIV aux protestants,
à l'occasion des enterrements, nous avons vu sous la république,
un préfet de _l'ordre moral _tenter de le ressusciter contre les
libres penseurs de Lyon. En 1873, M. Ducros, préfet du Rhône, sous
prétexte de nécessités d'ordre public (prétexte invoqué au XVIIe
siècle, pour les protestants), prit, en effet, un arrêté décidant
que les enterrements _civils _se feraient au plus tard, _à six
heures du matin en été_, _à sept heures en hiver; _qu'ils ne
pourraient être suivis par un nombre de personnes excédant le
chiffre qu'il fixait, et qu'ils devraient se rendre au cimetière
par la voie la plus directe, _en évitant les grandes rues._

Les journaux cléricaux ne craignirent pas de prodiguer les éloges
à cet arrêté, injustifiable dans une société où, en vertu de la
loi, tous sont égaux, et ont droit au même traitement, quelles que
soient leurs croyances religieuses ou leurs opinions
philosophiques. Il était juste, disaient ces journaux bien
pensants, que les morts libres penseurs fussent enterrés à l'heure
où étaient enlevés _les immondices _de la ville, attendu que,
ayant voulu _mourir comme des chiens_, _ils _devaient être
_enfouis comme des chiens._

L'injure n'était pas nouvelle et elle a toujours été appliquée,
par les catholiques à ceux qui, protestants ou libres penseurs,
n'avaient point à leur lit de mort, reçu les sacrements de
l'Église catholique. Ainsi on lit dans le _Journal de l'Étoile:_
«En 1590, mourut aux cachots de la Bastille, maître Bernard
Palissy, prisonnier pour la religion, âgé de quatre-vingts ans. La
tante de ce bonhomme y étant retournée le lendemain, voir comment
il se portait, trouva qu'il était mort. Et, lui dit Bussy, que, si
elle voulait le voir, qu'elle le trouverait _avec ses chiens _sur
le rempart, où il l'avait, fait traîner _comme un chien _qu'il
était.»

On lit encore dans un mémoire qui se trouve aux archives
générales: «En 1699, le sieur Bertin de Montabar, gentilhomme de
la religion prétendue réformée, des plus obstinés, lequel était
âgé de quatre-vingts ans, mourut, sans avoir voulu souffrir que
son curé ni aucun prêtre le vissent... Son obstination ayant fait
refuser à ses enfants la permission de le faire enterrer en terre
sainte, on l'a enterré dans son jardin _auprès du lieu où avait
été enterré son chien_.»

C'est par suite de la même préoccupation d'imposer un caractère de
flétrissure à l'enterrement des non catholiques qu'à Paris,
jusqu'à la Révolution, les protestants et les artistes de la
Comédie-Française, _excommuniés ordinaires du roi_, durent être
enterrés sans pompe, la nuit, et inhumés dans un chantier.

S'inspirant de la doctrine qui avait dicté jadis l'arrêt rendu
dans l'affaire Baillebache: _la religion catholique a le privilège
de tous les honneurs et de tous les avantages_, les ministres de
la guerre, sous _l'ordre moral_, MM. Berthauld et du Barrai,
firent pour la question des honneurs militaires, ce que le préfet
Ducros avait fait pour les inhumations des libres penseurs à Lyon.

Arguant de je ne sais quelle équivoque de texte, ces ministres
décidèrent que le piquet d'honneur accordé par la loi aux
religionnaires morts, devait être refusé à ceux qui étaient
conduits directement de leur domicile au cimetière, sans passer
par l'église, le temple ou la synagogue. C'est en vertu de cette
décision que le député Brousse et le compositeur Félicien David
furent privés des honneurs militaires.

Ces tentatives faites hier pour noter d'infamie les obsèques des
libres penseurs, ou tout au moins pour leur imprimer un caractère
_d'humiliation_, suffisent pour montrer ce que serait devenu le
principe de l'égalité de tous les citoyens et de toutes les
opinions devant la loi, si l'on eût réussi à restaurer, avec le
roi très chrétien Henri V, le gouvernement des curés.

Un jour, le prince de Condé, ayant eu une vive discussion à propos
de religion avec la princesse de la Trémouille, lui avait
conseillé, pour se défaire de ses entêtements huguenots, de rester
six mois sans aller au prêche et sans voir le ministre.

L'affaire fit grand bruit et _la maxime du prince de Condé _eut
beaucoup de succès auprès des évêques et des intendants, qui,
convaincus que la religion n'est qu'une affaire d'habitude,
rivalisèrent d'ardeur pour mettre les huguenots dans
l'impossibilité d'aller aux prêches et de voir des ministres, par
la suppression d'un grand nombre de temples et l'interdiction de
nombreux ministres.

On supprima tous les temples, dans les lieux où l'on ne put
prouver _par titres _que le culte protestant avait été célébré
avant l'édit de Nantes, et cette preuve _écrite _était d'autant
plus difficile à faire que la plupart des titres avaient été
détruits ou perdus au cours des guerres de religion.

Les protestants se trouvant souvent disséminés par groupes peu
nombreux au milieu des populations catholiques, les annexes, ou
lieux d'exercices secondaires, n'avaient pas de ministres
attitrés, mais un pasteur venait, à des jours déterminés, prêcher
dans chacune de ces annexes. Un édit défendit aux ministres de
prêcher dans plus d'un lieu. Les églises s'étant cotisées, les
plus riches venant au secours des plus pauvres, chaque annexe put
avoir son pasteur.

Un nouvel édit vint interdire à chaque église de contribuer aux
dépenses des autres, attendu que, au moyen des cotisations, les
ministres _devenaient beaucoup plus fréquents qu'il ne convenait à
une religion qui n'était que tolérée_. Pour empêcher que ces
cotisations ne pussent continuer à se faire secrètement, il fut
interdit aux consistoires de se réunir, hors la présence d'un juge
royal, et de voter, même pour aumônes, aucune imposition nouvelle.

Pour qu'un temple fût fermé et ses ministres interdits, il
suffisait qu'un huguenot _ayant abjuré_ ou que l'on prétendait
avoir abjuré eût assisté au prêche. Il eût fallu que les ministres
se tinssent à la porte des temples pour demander à quiconque
voulait entrer, avez-vous _abjuré? _Tout nouveau converti qui,
pour _n'importe quel motif_, entrait dans un temple devait être
poursuivi comme _relaps ainsi _qu'en témoigne la lettre suivante,
écrite le 25 janvier 1682, par le chancelier Letellier, au
procureur général du parlement de Paris: «Je me suis souvenu que
je ne vous avais pas mandé les intentions du roi sur le mémoire
qu'a envoyé ici le sieur de Marillac, concernant les nouveaux
convertis qu'on a surpris retournant dans les temples: «Pour y
satisfaire, je dois vous faire savoir que Sa Majesté désire _qu'on
ne fasse pas de distinction _de ceux qui y sont retournés, disant
qu'ils veulent vivre dans la religion protestante d'avec ceux qui
prétendent n'y avoir été que _par curiosité ou pour parler à leurs
amis_, et sans dessein de changer, et qu'il faut que _les uns et
les autres _soient châtiés suivant ce qui est porté à la
déclaration qui pèse les peines _des relaps_.»

Arnould, intendant de la Rochelle, pour arriver à faire fermer
plusieurs temples, se servait d'une nouvelle convertie qu'il
envoyait assister aux prêches. Ce sont les services rendus à la
cause _de la religion _par cette femme que Bégon, intendant de
Rochefort, invoquait pour demander au roi d'accorder un secours à
cette personne si méritante: M. Arnould, écrivait-il, «s'est
utilement servi de Marie Bonnaud, pendant les années 1684 et 1685,
pour trouver des preuves de faits suffisants pour parvenir à la
démolition des temples, et c'est par son moyen, que celui de la
Rochelle et plusieurs autres ont été détruits au mois d'octobre
1685.»

Avec le désordre régnant dans l'oeuvre des conversions, on
comprend combien était grand le nombre des _relaps_, vrais ou
prétendus, dont la présence au prêche suffisait pour provoquer la
démolition des temples et l'interdiction des ministres.

Il n'est donc pas surprenant que, sous prétexte d'infractions aux
édits, on fût arrivé à réduire dans une proportion considérable
les lieux d'exercice et que le nombre des temples, qui avait été
de 760 en 1598, fût descendu en 1684 à 50 ou 60.

À ce moment l'évêque de Lodève disait: «La condamnation des
ministres, la démolition des temples est le plus sûr moyen
d'humilier la religion prétendue réformée et de la _finir _en
France. _Il n'y a qu'à laisser faire le roi _qui est conduit par
l'esprit de Dieu, et avant peu de temps, nous aurons la
consolation _de ne plus voir qu'un autel _dans l'État.»

Par suite de ces fermetures multipliées de temples, les huguenots
venaient de fort loin en troupes aux temples encore debout, menant
avec eux leurs enfants qu'ils voulaient faire baptiser et qui
parfois mouraient gelés en route sur le sein des mères.

Un édit défend aux temples survivants d'avoir un plus grand nombre
de ministres que par le passé et pour éviter l'affluence du peuple
dans les lieux d'exercice et le _scandale _causé par le passage
des huguenots se rendant à des temples éloignés, ordonne qu'à
l'avenir «les protestants ne pourront plus aller aux temples qui
se trouveraient dans les baillages ou sénéchaussées où ils n'ont
pas leur principal domicile, et n'ont pas fait leur demeure
ordinaire pendant un an entier sans discontinuer». Là, où ils
auront été soufferts, ajoute l'édit, _l'exercice sera interdit et
le temple sera démoli_.

Cette clause peut donner une idée de la multiplicité des moyens
employés pour amener la fermeture des temples; quant aux
ministres, on les interdisait sous les plus vains prétextes; ainsi
Brevet, ministre à Dampierre, fut interdit pour avoir fait la
prière à un malade qui, au dire du curé du lieu, _avait
l'intention _de se convertir. Cette lettre de Louvois à Baville
suffit pour montrer avec quelle _impartialité _le gouvernement
devait décider du bien ou mal fondé des contraventions aux édits,
invoquées pour obtenir la fermeture ou la démolition d'un temple:
«Sa Majesté trouve bon que vous travailliez incessamment à faire
le procès aux temples de... _et elle apprendra avec beaucoup de
plaisir qu'il se soit trouvé de quoi les condamner_.»

Les intendants s'ingéniaient à trouver les moyens de _faire
plaisir au roi_, et, dans ses mémoires, Foucault se fait gloire
d'avoir trouvé un expédient de la plus insigne mauvaise foi pour
arriver à supprimer, dans tout le Béarn, l'exercice du culte
protestant.

«Je fis voir au roi, dit-il, qu'il y avait un trop grand nombre de
temples et qu'ils étaient rapprochés les uns des autres, _qu'il
suffirait d'en laisser cinq_. J'affectais de ne laisser subsister
justement, au nombre des cinq, que des temples dans lesquels les
ministres étaient tombés dans des contraventions _qui emportaient
la peine de la démolition_, dont la connaissance était renvoyée au
Parlement, en sorte que, par ce moyen, _il ne devait plus rester
de temples en Béarn_.» En attendant la décision du Parlement,
Foucault proposait d'obliger les ministres des autres temples
_supprimés comme superflus_, à s'éloigner de _dix lieues _de leur
résidence, ce qui les chasserait de la province, attendu, disait-
il, que le Béarn _n'a que onze lieues de long sur sept à huit de
large_.

Les évêques poursuivaient le même but avec autant d'ardeur que les
intendants, et n'avaient pas plus de scrupules que ceux-ci sur la
moralité des moyens à employer pour arriver à ce but.

Voici, par exemple, comment l'évêque de Valence parvint à
supprimer dans son diocèse l'exercice du culte protestant:
«J'attaquai, dit-il, les temples qui avaient contrevenu, et
j'obtins le rasement de plusieurs. Je fus si _heureux _que, dans
moins de deux ans, de quatre-vingts temples que j'avais dans les
diocèses de Valence et de Dié, il n'en restait qu'environ _dix ou
douze_. Quand je fus à l'assemblée (en 1683) je n'en avais plus
que _deux_. Le Tellier _m'en donna un_, qu'il fit juger dans le
conseil, et je suppliai si puissamment Sa Majesté de _m'accorder
l'autre_, que je l'obtins de sa piété et de sa bonté; de sorte
que, avant la révocation de l'édit de Nantes, je me glorifiais
fort _d'avoir détruit l'exercice des temples dans mon diocèse_.»

C'est _dans l'intérêt de la justice _que cet évêque réclamait la
destruction du dernier temple existant dans son diocèse «parce
que, disait-il au roi, ce temple se trouve si _fatalement situé_,
qu'il fait, lui seul, rétablir et subsister tous les temples qui
ont été démolis par vos ordres et vous rendez ainsi l'exercice à
tous les lieux qui en ont été privés, d'une manière _qui leur est
aussi commode_.»

Ces gracieusetés de ministre et de roi à évêque avaient pour
résultat de réduire au désespoir des milliers de protestants
arbitrairement privés de tout exercice de leur culte.

Dès 1683, plus de cent mille protestants, par suite des fermetures
de temples et des interdictions de ministres, se trouvaient, sinon
légalement, du moins _en fait_, privés de l'exercice public de
leur culte.

À l'instigation de Brousson, avocat toulousain qui plaidait avec
passion la cause des temples menacés, seize pasteurs du Languedoc,
du Vivarais, du Dauphiné et des Cévennes se réunissent à Toulouse
le 3 mai 1683. La réunion décide que, à un jour donné, l'exercice
du culte sera repris partout où il a été aboli, soit sur les
ruines des temples démolis, soit à côté des temples qu'on a
fermés. C'était l'organisation de la résistance _passive _que les
seize directeurs justifiaient ainsi dans une adresse à Louis XIV:
«Les déclarations que les ennemis des suppliants ont obtenues avec
tant de surprise, leur défendent de s'assembler pour rendre à Dieu
le service qu'ils lui doivent. Dans l'impuissance où les
suppliants se trouvent, Sire, d'accorder la volonté de Dieu avec
ce que l'on exige d'eux, ils se voient contraints par leur
conscience de s'exposer à toutes sortes de maux pour continuer de
donner gloire à la souveraine majesté de Dieu qui veut être servie
selon sa parole.»

Brousson n'avait pas dissimulé à ses co-religionnaires que, par
suite de cette résolution, il y aurait des martyrs, «mais,
ajoutait-il, dix ou vingt personnes n'auront pas plutôt souffert
la mort et scellé de leur propre sang la vérité de la religion
qu'elles professent que le roi ne jugera pas à propos de pousser
la chose plus loin, _pour ne pas faire une grande brèche à son
royaume_.»

Malheureusement la grande majorité des protestants avait accepté
la doctrine de l'obéissance absolue aux ordres du roi _quels
qu'ils fussent_, et n'était pas en disposition de suivre ces mâles
conseils, en sorte que les assemblées furent peu nombreuses, et
que ceux qui avaient désobéi aux édits se virent hautement
désavoués par leurs co-religionnaires.

Ruvigny, député général des protestants, lui-même, qualifie de
_criminelle _la conduite de ceux qui avaient repris l'exercice de
leur culte et avaient ainsi commis une offense _envers Dieu lui-
même_, en violant le respect dû au roi et à ses édits. Il
traduisait du reste les sentiments des trop nombreux huguenots qui
abjurèrent plus tard et crurent justifier leur abjuration en la
motivant ainsi: _pour obéir à la volonté du roi_.

Les catholiques, s'étant inquiétés des rassemblements des
protestants, avaient dispersé plusieurs des assemblées tenues par
ceux-ci, dès lors on n'alla plus qu'armé aux assemblées de prières
et la lutte entre les catholiques et les protestants prit bientôt
en conséquence le caractère d'une guerre civile.

Louvois met des troupes en marche pour châtier _les rebelles _(les
protestants), accusés d'avoir pris l'offensive; mais l'intendant
d'Aguesseau parcourt le pays, obtient des protestants qu'ils se
dispersent, posent les armes, et il demande au gouvernement une
amnistie.

L'amnistie est accordée, mais elle n'était qu'un leurre, car elle
ne s'appliquait, ni aux ministres, ni aux notabilités protestantes
compromises, ni à ceux qui avaient été arrêtés et se trouvaient
dans les prisons. Dans le Vivarais et les Cévennes, les
protestants, voyant que malgré l'amnistie leurs co-religionnaires
étaient roués, pendus ou envoyés aux galères reprennent les armes.

Louvois ordonne aux troupes qu'il envoie, de causer _une telle
désolation _dans le pays que les autres religionnaires fussent
contenus par l'exemple qui s'y ferait. Il avait chargé de la
besogne de Noailles qui, de son aveu, mettait _trop de bois au
feu_, et Saint-Ruth qui, au dire de d'Aguesseau, fit une véritable
chasse à _la proie humaine_. Après les massacres en rase campagne,
les supplices se multipliaient; le pasteur Brumer fut massacré,
son collègue Homel, directeur pour le Vivarais, livré par un
traître, fut roué vif; Brousson et les autres directeurs avaient
dû fuir en Suisse; plusieurs furent exécutés par contumace, et
plus de cent trente pasteurs furent impliqués dans les poursuites
survenues à la suite de cette affaire.

Pour donner une idée de la barbarie de la répression, il suffira
de citer les faits suivants: «Un jour, dit Cosuac, Saint-Ruth,
après avoir dispersé une bande de religionnaires, en fit brûler
plus de deux cents qui s'étaient réfugiés dans une grange. Les
malheureux repoussant avec des perches les matières combustibles
que les soldats jetaient sur le toit, les dragons embusqués dans
les arbres tiraient sur eux.

«La grange brûla et tous furent étouffés, sauf les quinze plus
vigoureux qui, étant sortis, furent fusillés ou pendus.

«À l'approche des soldats, un autre jour, des vieillards, des
femmes et des enfants se sauvent et se réfugient dans des
précipices, derrière Mastenac, Saint-Ruth en trouve le chemin.

«Il y eut plusieurs filles et femmes violées, dit Élie Benoît; une
entre autres, ayant donné beaucoup de peine à six dragons par sa
résistance et se jetant sur eux comme une lionne pour se venger,
fut tuée par ces brutaux à coups de sabre... Catherine Raventel,
ayant été trouvée dans les douleurs de l'enfantement, les dragons
la tuèrent... On tua tout, hommes et femmes, tous périrent
jusqu'au dernier.»

L'évêque de Valence avait demandé qu'on lui accordât du moins la
grâce des prisonniers qu'il parviendrait à convertir.
«J'accompagnais l'intendant, dit-il, dans les endroits où il y
avait des prisonniers, et, dans le temps qu'il les condamnait à
mort et qu'on instruisait leur procès, je recevais leur
abjuration, _cela fit sauver plus de deux mille hommes_.»

Louvois dut être satisfait, et la _désolation _du pays en 1683-
1684, fut le digne prélude de la sauvage dévastation accomplie
quelques années plus tard, pour faire régner _la paix des tombeaux
_sur les ruines ensanglantées des Cévennes, dépeuplées et
converties en désert, sur une étendue de quarante lieues de long
sur vingt de large.

L'histoire de l'insurrection des Cévennes ne rentre pas dans le
cadre de ce travail, qui a pour but de faire l'histoire de la
résistance passive de l'immense majorité des huguenots, résistance
finissant par lasser les persécuteurs. Mais si la constance
héroïque des martyrs huguenots, au fond des cachots, sur les bancs
des galères, devant la potence, la roue et le bûcher a gagné,
devant l'opinion publique, la cause de la liberté de conscience,
on ne peut contester que le souvenir toujours vivant de la lutte
héroïque de quelques milliers de montagnards contre les armées de
Louis XIV n'ait, pour une large part, contribué à assurer le
succès définitif de cette grande cause. C'est pourquoi nous disons
ici quelques mots de cette guerre du désespoir, provoquée par la
longue et cruelle persécution qui suivit la désolation de 1683.

Deux fois dans les provinces du midi, en 1688 et en 1700, tout un
peuple tombe malade, perd l'esprit à force d'être persécuté et
torturé et c'est par milliers que hommes, femmes, filles et
enfants se mettent à prophétiser. Cette maladie extatique, éteinte
ailleurs, se perpétue dans les Cévennes, et depuis Esprit Séguier
qui, en 1702, donne le signal de l'insurrection, jusqu'à Rolland
et Cavalier même, les chefs camisards furent presque tous
_prophètes_. S'il fallait livrer un combat ou tenter une
expédition, on ne le faisait qu'après avoir consulté les inspirés,
interprètes de l'Esprit Saint Bombonnoux, un des derniers chefs
camisards, prévient en vain ses gens du danger qu'ils courent:
«_comme je n'étais pas prophète_, dit-il, on ne fit aucune
attention à mes pressentiments.»

La principale cause qui amena les Cévenols à se révolter, dit
Court, ce fut la conduite cruelle et barbare que les
ecclésiastiques, évêques, grands vicaires, curés, les moines eux-
mêmes tenaient à l'égard des protestants.

Le plus cruel des tyrans locaux qui s'ingéniaient à tourmenter les
huguenots, c'était l'archiprêtre du Chayla qui, bourreau, et
satyre tout à la fois, torturait les hommes, à la vue de leurs
femmes et de leurs filles, pour les obliger à se livrer à lui.
Contre ses prisonniers enfermés dans les caves de son château de
Pont-de-Montvert, il épuisait tous les raffinements de cette
science de torture dans laquelle, dit Court de Gebelin, les
prêtres n'ont point connu de rivaux et ne furent jamais dépassés.
Il leur arrachait un à un les poils de la barbe, des sourcils, des
cils; il leur liait les deux mains avec des cordes de coton
imbibées d'huile ou de graisse, qu'il faisait brûler lentement
jusqu'à ce que les chairs fussent rôties jusqu'aux os. Il leur
mettait des charbons ardents dans les mains qu'il fermait et
comprimait violemment avec les siennes. Il plaçait ces malheureux
dans les ceps (nom que l'on donnait à deux pièces de bois entre
lesquelles il engageait leurs pieds), de telle sorte qu'ils ne
pouvaient se tenir ni assis, ni debout sans souffrir les plus
cruels tourments.

Dans la nuit du 24 au 25 juillet 1702, trois prophètes, Esprit
Séguier, Conduc et Mazel se donnent rendez-vous dans la montagne,
une cinquantaine de huguenots armés de fusils, de sabres, de faux
ou de bâtons viennent se joindre à eux. «Dieu le veut! s'écrie le
prophète Séguier, il nous commande de délivrer nos frères et nos
soeurs, et d'exterminer cet archiprêtre de Satan.»

La bande des conjurés entre dans le bourg de Pont-de-Montvert en
chantant le psaume de combat, ils prennent d'assaut la demeure de
du Chayla, enfoncent la porte avec une poutre dont ils font un
bélier, tuent ou dispersent les gardes de du Chayla, et mettent le
feu au château.

Ils se précipitent vers les cachots et trouvent les malheureux
prisonniers à moitié morts, les pieds endoloris pris dans les
ceps, n'ayant même plus la force de prendre la liberté qu'ils
viennent leur apporter. Leur fureur redouble, ils découvrent du
Chayla, qui, en voulant s'enfuir par une fenêtre, est tombé et
s'est brisé la jambe. Chacun défile à son tour devant
l'archiprêtre et le frappe en disant: «Voici pour mon frère envoyé
aux galères, pour ma mère, pour ma soeur enfermées au couvent,
pour mon père que tu as fait périr sur la roue.» Quand on releva
le cadavre de du Chayla, il avait cinquante-deux blessures faites
par chacun de ceux qui avaient une victime à venger. C'est à la
suite de cette sanglante exécution que commença la terrible guerre
des Cévennes, guerre du désespoir, entre quelques milliers de
montagnards guidés par leurs prophètes, et les armées de Louis
XIV.

Pour se rendre compte de ce qu'étaient ces révoltés, se croyant
inspirés de l'Esprit-Saint ne craignant ni la mort sur le champ de
bataille, ni les souffrances du supplice sur la roue ou le bûcher,
il suffit de se rappeler la fin du prophète Esprit Séguier:

«Comment t'attends-tu à être traité? lui demande le capitaine Poul
qui l'a fait prisonnier.

-- Comme je t'aurais traité moi-même, si je t'avais pris, répond
le prisonnier enchaîné.

-- Pourquoi t'appelle-t-on Esprit Séguier? lui demandent les
juges.

-- Parce que l'esprit de Dieu est avec moi.

-- Ton domicile?

-- Au désert, et bientôt au ciel.

-- Demande pardon au roi de ta révolte!

-- Mes compagnons et moi n'avons d'autre roi que l'Éternel.

-- N'éprouves-tu pas de remords de tes crimes?

-- Mon âme est un jardin plein d'ombrage et de fontaines, et je
n'ai point commis de crimes.»

Condamné à avoir le poing coupé et à être brûlé vif, il meurt avec
le courage d'un martyr, et, monté sur le bûcher, il revendiquait
encore l'honneur d'avoir porté le premier coup à l'archiprêtre du
Chayla.

Pour venir à bout de tels hommes, il fallut quatre maréchaux de
France, de véritables armées; et de nouveaux croisés, les _cadets
de la croix_, auxquels une bulle du pape Clément XI promettait les
indulgences accordées autrefois aux massacreurs des Albigeois.
Voici quelques exploits de ces saints _croisés_: «Dans le seul
lieu de Brenoux, dit Court, ils massacrent cinquante-deux
personnes. Il y avait parmi elles plusieurs femmes enceintes; ils
les éventrent et portent en procession, à la pointe de leurs
baïonnettes, leurs enfants arrachés de leurs entrailles
fumantes... Entre Bargenc et Bagnols, les cadets de la croix
s'emparent de trois jeunes filles, leur font subir le dernier
outrage, leur emplissent le corps de poudre, les bourrent comme
une pièce d'artillerie, y mettent le feu et les font éclater.»

L'armée régulière, de son côté, traitait les Cévenols comme des
loups enragés; après un combat, le brigadier Poul envoyait à
M. de Broglie _deux corbeilles de têtes _pour être exposées sur
les murs d'une forteresse. Un autre jour, ses soldats victorieux
reviennent avec des chapelets d'oreilles de Cévenols. Le maréchal
de camp Julien faisait passer au fil de l'épée des villages
entiers, et c'est lui qui avait trouvé ce barbare moyen de ne
jamais être gêné par le trop grand nombre des prisonniers qu'il
avait faits: «Comme dans nos marches d'exil, à la moindre alarme,
nous aurions été embarrassés de nos prisonniers, _je pris la peine
de leur casser la tête _à mesure qu'on me les conduisait, _le roi
épargne ainsi les frais de justice et d'exécution_.»

Lalande, ayant surpris une trentaine de camisards blessés dans la
caverne où on les avait cachés, les fait tous tuer par ses
dragons. C'était l'habitude des soldats d'en agir ainsi.
Bonbonnoux conte, qu'ayant été surpris avec Cavalier, sa troupe
avait été mise en fuite prés d'une caverne, où nous avions, dit-
il, une partie de nos blessés. «Nous délogeâmes, poursuit-il; nos
blessés qui ne pouvaient point nous suivre, demeurèrent dans la
caverne et furent bientôt découvert par_ des médecins qui
pansèrent leurs plaies d'étrange manière_, ils les firent tous
périr.»

Faut-il s'étonner de ce que les camisards, appliquant la théorie
biblique: oeil pour oeil, dent pour dent, rendaient meurtre pour
meurtre, incendie pour incendie, si bien que l'évêque de Nîmes,
Fléchier, écrivait: «J'ai vu de mes fenêtres brûler nos maisons de
campagne impunément, il ne se passe pas de jour que je n'apprenne
à mon réveil quelque malheur arrivé la nuit. Plus de quatre mille
catholiques ont été égorgés à la campagne, quatre-vingts prêtres
massacrés, près de deux cents églises brûlées.»

Montrevel fait réduire en cendres quatre cent soixante-six
villages, les maisons isolées, les granges, les métairies, on
détruit les fours; _dans les huit jours, tous _les habitants de la
campagne; vingt mille personnes environ, doivent être rendus dans
les villes murées avec leurs bestiaux et tout ce qu'ils possèdent,
et il leur est interdit, sous peine de mort, de sortir des lieux
où ils sont internés. Pour que ces internés ne puissent venir en
aide aux camisards, on les rationnait si parcimonieusement que
parfois ils n'avaient plus de quoi vivre. Les internés de Saint-
André, mourant de faim, se décident un jour à sortir dans la
campagne et rapportent quelques aliments. Pendant la nuit un
détachement de troupes arrive pour les châtier. On arrache les
malheureux de leurs lits, on les entasse dans l'église d'où on les
fait sortir un par un pour les massacrer. L'exécution finie, on
jeta tout, morts et mourants, hommes, femmes et enfants, dans la
rivière, laissant aux chiens affamés et aux fauves le soin de
faire disparaître les cadavres.

Les camisards, refoulés dans leurs montagnes, avaient bien de la
peine à vivre avec le blé que la charité des paysans leur
fournissait et qu'ils cachaient dans des cavernes. «Notre état,
dit Bonbonnoux, devenait tous les jours plus triste et plus
désolant. L'ennemi avait renfermé toutes les denrées dans les
villes ou dans les bourgs murés, renversé les fours de campagne,
mis les moulins hors d'état de moudre, obligé le paysan qui
travaillait dehors de prendre le pain par poids et mesure, crainte
qu'il ne nous en fournît quelque peu. Ainsi, nous avions toutes
les peines imaginables pour trouver seulement ce qui était le plus
pressant et le plus nécessaire pour subsister. Nous faisions
fabriquer de ces fers qui sont entre les deux meules du moulin et
que l'ennemi avait enlevés, nous faisions rebâtir les fours qu'on
avait démolis, et nous les démolissions de nouveau pour n'être pas
découverts.»

Ne pouvant venir à bout, par la force des armes, de ces terribles
Cévenols aussi insoucieux de la mort sur les champs de bataille
que sur le bûcher ou sur la roue, il avait fallu se résoudre à
faire le désert autour d'eux, afin qu'ils fussent réduits à mourir
de faim au milieu des montagnes sauvages et désolées où ils
avaient été refoulés.

Quant aux chefs ou prophètes, c'était toujours par la trahison que
l'on finissait par avoir raison d'eux. Bâville écrit, en 1700, à
l'occasion de la prise du prophète Daniel Raoul et de trois
prédicants que lui avait livrés un faux frère, gagné à prix
d'argent: «On ne peut jamais prendre ces sortes de gens-là
autrement, et toutes les forces du monde ne servent de rien, parce
qu'ils ont des retraites assurées. Il faut, pour de l'argent,
trouver quelqu'un de ceux qui les suivent, qui les découvre et les
livre.» Ce n'est point par la force des armes que le maréchal de
Villars vint à bout de l'insurrection cévenole; par de vaines
promesses, n'ayant pour garantie que la parole du roi -- garantie
dont on a vu plus haut le peu de valeur, il parvint à priver les
révoltés de leur plus brillant capitaine, Cavalier. -- Roland, ce
grand organisateur de l'insurrection, ne s'étant pas laissé abuser
par de trompeuses négociations, parce qu'il exigeait, non de
vaines promesses, mais des actes, le maréchal de Villars, se fit
livrer par un traître le chef qui était l'âme de la révolte, mais
il ne l'eut pas vivant, Roland se fit tuer.

Voici le portrait que Peyrat, dans son Histoire des Pasteurs du
désert, fait de Cavalier et de Roland, les deux grandes figures
légendaires de l'insurrection des Cévennes:

Roland Laporte, général des enfants de Dieu, pâtre cévenol,
unissait à l'indomptable ténacité de Coligny l'habile et sombre
enthousiasme de Cromwell. S'emparant de cet orageux élément de
l'extase, il en fit le fondement et la règle d'une insurrection
qu'il organisa, nourrit, vêtit, abrita, entretint deux ans au
désert, malgré la fureur des hommes et des saisons; lutta avec
trois mille combattants contre des populations hostiles, soixante
mille ennemis armés, les maréchaux de Louis XIV, et ne fut enfin
abattu que par la défection, la trahison et la mort. Quel homme
plus obscur sut, avec de plus faibles moyens, tenter avec plus
d'énergie un effort gigantesque? Car, l'insurrection, créée par
lui, morte avec lui, c'était lui-même. Il en était l'intelligence,
l'âme. Mais, s'il en fut la tête, Cavalier, il faut le dire, en
fut le bras et la plus vaillante épée.

Roland n'avait point cet élan, cette fougue aventureuse, inspirée,
cette bravoure téméraire et chevaleresque qui, jointe aux charmes
de l'adolescence, font de Cavalier la plus gracieuse et la plus
héroïque figure du désert... Roland, fait observer Peyrat, périt
la veille de la bataille d'Hoschstet, et l'année qui précéda les
grands désastres de Louis XIV; s'il eut encore vécu qu'eût-il fait
alors?

Ce chef formidable, grandissant de la ruine du monarque, lui eût
sans doute imposé le rétablissement de l'édit de Nantes, il eût
rouvert les portes de la France à cinq cent mille exilés, et, les
réunissant sur la frontière, il leur eût dit: «maintenant
défendons la patrie, notre mère repentante et vénérée, et
repoussons ses ennemis!»

Le spectacle de cette lutte de quelques milliers de montagnards
contre les armées de Louis XIV, commandées par ses meilleurs
officiers, le fait inouï d'un maréchal de France traitant d'égal à
égal, au nom du roi-soleil, avec Cavalier, un ancien pâtre,
avaient stupéfié l'Europe et rehaussé le courage des huguenots qui
s'étaient laissé arracher une conversion.

Les internements de populations entières, les transportations en
Amérique, les tueries militaires, le supplice de douze mille
Cévenols envoyés par Bâville aux galères, au gibet, à la roue, aux
bûchers, l'incendie de cinq cents villages, la réduction en désert
de quarante à cinquante lieues de pays, désert dans lequel avaient
péri, cent mille personnes: tels avaient été les terribles moyens
employés pour arriver à faire régner dans les Cévennes la paix des
tombeaux. Le souvenir de cette insurrection des Cévennes laissa au
moins aux convertisseurs la crainte salutaire et persistante, de
voir les huguenots des autres provinces imiter l'exemple des
rebelles. Non seulement sous Louis XIV, mais pendant la régence,
et sous Louis XV, on voit souvent, en effet, les intendants
conseiller de modérer la persécution, en rappelant l'insurrection
des Cévennes, pour faire comprendre au Gouvernement qu'il pourrait
être dangereux de pousser les huguenots à bout.

Pour en revenir à l'histoire de la campagne poursuivie pour finir
le calvinisme, par la suppression des temples et l'interdiction
des ministres, nous dirons qu'elle continua plus ardente que
jamais par toute la France, après l'exécution militaire du
Vivarrais et du Dauphiné. Puis après la première dragonnade du
Poitou en 1681-1682, vinrent la grande dragonnade de 1685,
commencée par l'armée réunie sur les frontières de l'Espagne, et
enfin l'édit de révocation, interdisant l'exercice du culte
protestant, supprimant tous les temples et bannissant tous les
ministres hors du royaume.

Les opiniâtres que n'avait pu convaincre _l'Apostolat du sabre_
étaient renfermés dans les prisons, dans les châteaux forts, dans
les hôpitaux; dans les couvents où ils avaient à subir de
nouvelles persécutions, ou bien, ils erraient de lieu en lieu,
cherchant à sortir du royaume. S'ils réussissaient, c'étaient les
douleurs de l'exil et les dures épreuves de la misère à
l'étranger; s'ils échouaient, c'était, pour les femmes, la
détention perpétuelle dans les prisons ou les couvents; pour les
hommes, le cruel supplice des galères; pour tous, en outre, la
confiscation des biens.

Quand à la grande masse des protestants, des nouveaux convertis,
ainsi qu'on les appelait depuis qu'on leur avait arraché une
abjuration, ils semblaient, sinon résignés à leur sort, du moins
incapables de retrouver l'énergie nécessaire pour revenir sur le
fait accompli.

Le clergé et le roi crurent un instant avoir cause gagnée et
firent frapper de menteuses médailles en l'honneur de l'extinction
de l'hérésie. Mais les huguenots avaient l'horreur du culte
catholique qu'on voulait les contraindre à pratiquer, ils
restaient attachés à la foi qu'on les avait obligés de renier des
lèvres, et ils reprenaient peu à peu en secret l'exercice du culte
proscrit.

Dans les provinces, comme la Bretagne ou la Normandie, où les
huguenots étaient dispersés par petits groupes, au milieu de
nombreuses populations catholiques, c'étaient des gentilshommes,
des négociants, des artisans, des femmes, qui s'attachaient par
des lectures, par des conférences ou entretiens, à maintenir leurs
co-religionnaires dans leurs anciennes croyances.

Dans le Poitou; dans la Saintonge et dans les provinces du Midi,
où les huguenots étaient très nombreux et plus ardents, ils ne se
résignèrent pas à se borner au culte domestique et se mirent à
faire des assemblées qui devinrent peu à peu de plus en plus
nombreuses. Ces assemblées se tenaient, parfois dans une maison
isolée, mais le plus souvent dans les bois ou les cavernes, on y
faisait des prières, on y chantait des psaumes et, à défaut de
ministre, un homme, un adolescent, une femme, faisait une lecture
ou haranguait les fidèles. Quand le roi et le clergé apprirent la
reprise du culte qu'ils croyaient avoir anéanti, ils furent pris
d'une colère frénétique; ils firent publier un édit qui, ainsi que
le dit de Félice, aurait fait honte à des cannibales. Peine de
mort contre les ministres rentrés en France, contre les
prédicants, contre tous ceux qui seraient surpris dans une
assemblée; les galères perpétuelles pour quiconque prêterait
secours ou donnerait asile à un de ces ministres dont la tête
était mise à prix.

Le marquis de la Trousse donnait ces sauvages instructions aux
officiers chargés de surprendre et de dissiper les assemblées de
huguenots: «Lorsque l'on aura tant fait que de parvenir au lieu de
l'assemblée, il ne sera pas mal à propos _d'en écharper une
partie_.»

Les ordres de Louvois ne sont pas moins barbares:

«S'il arrive encore que l'on puisse tomber sur de pareilles
assemblées, l'on ordonne aux dragons _de tuer _la plus grande
partie des religionnaires qu'ils pourront joindre sans épargner
les femmes.

«Sa Majesté désire que vous donniez ordre aux troupes... de ne
faire que peu de prisonniers, mais d'en mettre beaucoup sur le
carreau, n'épargnant pas plus les femmes que les hommes.

«Il convient que... l'on fasse main basse sur eux, sans
distinction d'âge ni de sexe, et que si, après en avoir tué un
grand nombre on prend quelques prisonniers, on fasse faire
diligemment leur procès.»

Le duc de Broglie, après avoir donné à l'armée du Languedoc, les
mêmes instructions de charger les assemblées qui se tiendraient à
la campagne, et de faire main basse dessus sans aucune distinction
de sexe, ajoute, en ce qui concerne les assemblées particulières
qui se tiennent dans les maisons: «Si l'assemblée passe le nombre,
de quinze personnes, l'officier qui commande pourra la charger et
en user avec la même sévérité que si elle se faisait en campagne.»

«Jamais instructions ne furent mieux observées, dit Élie Benoît;
on ne manquait pas de se rendre aux lieux où on était averti qu'il
se faisait des assemblées et, quand on pouvait les surprendre, on
ne manquait pas de tirer dessus, quoique le plus souvent on les
trouvât à genoux, attendant le coup sans fuir, et n'ayant ni le
moyen, ni l'intention de se défendre. Il y en avait toujours
quelque nombre de tués et encore, un plus grand nombre de blessés,
dont plusieurs allaient mourir dans quelque haie ou quelque
caverne. Les soldats battaient, volaient, violaient impunément
dans ces occasions... On a vu des femmes assommées de coups sur la
tête, d'autres à qui on avait coupé le visage à coups de sabre,
d'autres à qui l'on avait coupé les doigts pour leur arracher les
bagues qu'elles y portaient, d'autres à qui on avait fait sortir
les entrailles...»

Dans le Velai, en 1689, les soldats surprennent une assemblée
qu'ils massacrent. Un vieux prophète, Marliaux, avait à ce prêche
nocturne deux fils et trois filles dont l'aînée, enceinte de huit
mois, tenait par la main un petit enfant qui avait aussi voulu
aller prier Dieu au désert... vers minuit on lui rapporta six
cadavres, dont deux palpitaient encore, une fille qui expira
bientôt après et un petit garçon qui guérit miraculeusement. Le
prophète passa la nuit en prières, au milieu de sa famille, au
cercueil qu'il déposa furtivement le lendemain dans une même
tombe.

«Les petits enfants, dit Court, ne trouvaient pas grâce devant les
soldats; ces monstres les perçaient de leur baïonnette et, les
agitant en l'air, s'écriaient dans un transport de jovialité
féroce: Eh! Vois-tu se tordre ces grenouillettes.»

En 1703, à la porte de Nîmes, cent cinquante protestants se
réunissent dans un moulin pour célébrer leur culte le jour des
Rameaux. L'assemblée se composait en majeure partie de vieillards,
de femmes et d'enfants; le chant des psaumes trahit sa présence
dans le moulin. -- Le maréchal de Montrevel, averti à deux heures
de l'après-midi, se lève de table et accourt avec des troupes qui
investissent le moulin. Les soldats s'acquittant trop mollement au
gré de Montrevel de leur oeuvre de sang, il fait fermer les portes
du bâtiment et y fait mettre le feu.

«Quels cris confus, dit Court, quel spectacle! quels affreux
spectres s'offrent à la vue! Des gens couverts de blessures,
noircis de fumée et à demi brûlés par les flammes, qui tâchent
d'échapper à la fournaise qui les consume; mais ils n'ont pas
plutôt paru qu'un dragon impitoyable, qui fait dans cette
occasion, par ordre et sous les yeux d'un maréchal de France,
l'office de bourreau, les repousse avec le fer dont il est armé.»
Tous périrent. Une jeune fille de seize ans qui avait été sauvée
par un laquais de Montrevel, fut pendue par ordre du maréchal,
qui, sans l'intercession des soeurs de la Miséricorde, eût aussi
fait pendre ce laquais trop pitoyable. L'évêque de Nîmes,
Fléchier, ne trouve pas un mot de blâme pour cette terrible
hécatombe humaine, laquelle était, dit-il, la _réparation du
scandale_ occasionné par le chant des psaumes tandis qu'on était à
vêpres.

Près d'Aix, en 1686, les soldats cernent une assemblée, font une
décharge concentrique, puis frappent sans pitié d'estoc et de
taille; six cents cadavres restent sur place, on fait trois cents
prisonnières et les soldats s'amusent à leur larder le sein et les
cuisses à coups de baïonnettes. Dans une autre assemblée, en 1689,
trois cents personnes furent massacrées, et l'on compte plus de
trois cents assemblées surprises et dispersées par les troupes ou
par les communautés catholiques. On sait à peu près le nombre des
victimes _légalement_ frappées, en vertu d'une condamnation; on a
les noms, d'environ quinze cents protestants envoyés aux galères,
d'une centaine de ministres ou prédicants pendus, roués ou brûlés
vifs. Mais qui pourrait dire le chiffre des malheureux tombés sur
le lieu où ils s'étaient réunis pour prier, pendus sur place sans
forme ni figure de procès, tués en route comme _embarrassant_ la
marche des soldats qui les emmenaient, ou succombant au fond d'un
obscur cachot après des années de cruelle captivité?

Pendant plus de soixante années les sauvages instructions données
pour la dispersion des assemblées furent strictement exécutées.

Le baron de Breteuil, ministre de Louis XVI, rappelle dans son
mémoire au roi, qu'au milieu du XVIIIe siècle, des troupes étaient
encore envoyées dans les bois pour disperser _par le fer et le
feu_ ces multitudes de vieillards, de femmes et d'enfants, de gens
sans armes qui s'assemblaient pour prier Dieu. «J'ai vu, dit-il,
ces propres mots dans les instructions que donnait aux troupes le
commandant d'une grande province, _connu pour son extrême
indulgence_: Il sera bon que vous ordonniez, dans vos instructions
particulières aux officiers qui doivent marcher, de tirer le plus
tard qu'ils pourront sur ceux qui ne se défendront pas.»

En 1754, le duc de Richelieu publie encore un ban pour la
dispersion des assemblées dans lequel il est ordonné «de tirer sur
les assemblées, lorsque l'officier commandant chaque corps ou
détachement _jugera à propos d'en donner l'ordre_».

Il arrivait souvent que les officiers auxquels était laissé ce
terrible pouvoir discrétionnaire; faisaient tirer sur les
assemblées qu'ils surprenaient en prières. D'autres, au contraire,
faisaient tirer en l'air, mais laissaient leurs soldats dépouiller
les protestants, les maltraiter, insulter les femmes, et même les
violer, leur faire l'amour_ à la dragonne_, suivant une expression
du temps.

Lettre de Court, 1745: «Les dragons entreprirent de faire l'amour
à la dragonne à une jeune fille; des paysans qui travaillaient à
leurs vignes accourent aux cris désespérés de la jeune fille et la
délivrent.»

Voici, en effet, ce que raconte Court à l'occasion d'une assemblée
surprise par les soldats dans le Dauphiné en 1749 et saluée d'une
décharge inoffensive de coups de fusils: «Si les coups de fusils
portèrent à faux, l'avidité des dragons ne le fit pas; ils
enlevèrent aux femmes et aux filles leurs bagues, les coeurs d'or
qu'elles portent en pendants à leur cou, et leurs habits, et leurs
coiffures, et tout l'argent qu'ils trouvèrent sur elles, de même
que celui des hommes.»

À cette occasion, Court rappelle ce qui s'était passé quelques
mois plus tôt dans le diocèse d'Uzès à une assemblée surprise par
les dragons: «Plusieurs femmes ou filles furent insultées, presque
au point d'être violées. On leur arracha les bagues des doigts,
les crochets d'argent de leur ceinture, les colliers de perles
qu'elles portaient à leur cou, et tout ce qu'elles avaient
d'argent monnayé.»

Dans les années qui suivirent la publication de l'édit de
révocation, on envoyait impitoyablement à la potence, tous les
prisonniers qu'on avait faits aux assemblées; il en fut ainsi pour
un aveugle qui avait assisté près de Bordeaux à une assemblée. En
1689, deux femmes, nouvelles converties, sont amenées devant le
juge; on leur demande pourquoi elles sont retournées aux
assemblées -- par curiosité, répondent-elles. -- Eh bien, leur dit
le juge avec une cruelle ironie, avant de prononcer sa sentence,
_vous irez aussi à la potence par curiosité_.

Mais le grand nombre des _coupables_ rendait souvent impossible
l'application de la peine de mort à tous les prisonniers faits aux
assemblées. Dès le 40 janvier 1687, Louvois écrit à Bâville: «Sa
Majesté n'a pas cru qu'il convînt à son service de se dispenser
_entièrement_ de la déclaration qui condamne à mort ceux qui
assisteront aux assemblées. Elle désire que, de ceux qui ont été à
l'assemblée d'auprès de Nîmes, _deux des plus coupables_ soient
condamnés à mort, et que tous les autres hommes soient condamnés
aux galères. Si les preuves ne vous donnent point lieu de
connaître qui sont les plus coupables, le roi désire que vous les
fassiez _tirer au sort_ pour que deux d'iceux soient exécutés à
mort.»

Plus tard, l'intendant Foucault fait observer au ministre à propos
d'un homme et de quatre femmes ayant assisté à une petite
assemblée à Caen, que la peine de mort semblera un peu rude; et le
ministre consent à substituer à cette peine, celle des galères
pour l'homme et de l'emprisonnement pour les femmes.

Cette substitution de peine devint bientôt la règle générale; on
se dispensa _entièrement_ de la déclaration condamnant à mort ceux
qui avaient assisté à une assemblée, on envoya les hommes aux
galères et les femmes en prison. Les hommes assurèrent le
recrutement de la chiourme des galères, les assemblées se
multipliant de plus en plus; on envoyait même des enfants aux
galères, car l'amiral Baudin a relevé sur une feuille d'écrou du
bagne de Marseille, cette annotation mise en face du nom d'un
galérien condamné pour avoir, _étant âgé de plus de douze ans_,
accompagne son père et sa mère au prêche.

Quant aux femmes, à partir de 1717, on leur consacra comme prison
la tour de Constance à Aigues-Mortes, où l'on n'avait pas à
redouter leur évasion.

Alors que les hôtes des autres prisons recevaient le pain du roi,
les prisonnières de la tour de Constance devaient payer de leurs
deniers le pain, seul aliment qu'on leur donnât. «Elles étaient
là, dit Court, abandonnées de tout le monde, livrées en proie à la
vermine, presque destituées d'habits et semblables à des
squelettes.» La prison était composée de deux grandes salles
rondes superposées, au milieu desquelles était une ouverture
permettant à la fumée de sortir, le feu se faisant au centre de
ces salles; ces mêmes ouvertures servaient aussi à éclairer et à
aérer les deux salles et permettaient en même temps au vent et à
la pluie d'y entrer. Les lits des prisonnières placés à la
circonférence et adossés au mur, étaient sans matelas, garnis
seulement de draps grossiers et de minces couvertures. Séparées du
monde entier, souffrant de la faim et du froid, ces prisonnières
restaient oubliées dans cet enfer, pendant de longues années,
jusqu'à ce qu'elles devinssent folles ou que la mort mit fin à
leurs souffrances. Marie Durand, soeur d'un ministre, délivrée
quelques mois avant les autres prisonnières de la tour de
Constance, avait subi trente-huit années de captivité, elle ne
pouvait plus marcher ni travailler assise à des ouvrages à la
main, tant sa constitution avait été affaiblie par les souffrances
et les privations qu'elle avait endurées.

Au mois de janvier 1767, le chevalier de Boufflus, faisant une
tournée d'inspection avec le prince de Beauvau, gouverneur du
Languedoc, s'arrête avec lui à la tour de Constance et tous deux
pénètrent dans la prison: «Nous voyons, dit-il, une grande, salle
privée d'air et de jour, quatorze femmes y languissaient dans la
misère et les larmes..., je les vois encore à cette apparition,
tomber toutes à la fois aux pieds du commandant, les inonder de
leurs larmes, essayer des paroles, ne trouver quelques, sanglots,
puis, enhardies par nos consolations, nous raconter toutes
ensemble, leurs communes douleurs; hélas! _tout leur crime était
d'avoir été élevées dans la même religion que Henri IV_.»
M. de Beauvau fait connaître à la cour le spectacle lamentable
auquel il a assisté, mais au lieu de l'ordre de mise en liberté
des quatorze prisonnières qu'il avait sollicité, il ne reçoit de
Versailles que la permission de délivrer trois ou quatre de ces
malheureuses. De son propre mouvement il les fait cependant mettre
toutes en liberté, et explique ainsi au ministre ce coup
d'autorité. «La justice et l'humanité parlaient _également_ pour
ces infortunées, je ne me suis pas permis de _choisir_ entre
elles, et, après leur sortie de la tour, je l'ai fait fermer, dans
l'espoir qu'elle ne s'ouvrirait plus pour une semblable cause.»

Le secrétaire d'État, la Vrillière, lui fit de vifs reproches et
lui enjoignit même de revenir sur la mesure qu'il avait prise,
faute de quoi il ne répondait pas de la conservation de sa place.
M. de Beauvau répondit fièrement: «Le roi est maître de m'ôter la
place qu'il m'a confiée, mais non de m'empêcher d'en remplir les
devoirs selon ma conscience et mon honneur.»

Les quatorze prisonnières qu'il avait délivrées restèrent en
liberté et il conserva son gouvernement du Languedoc, mais ce
n'est qu'en 1769 que la prison de la tour de Constance fut
définitivement fermée.

Pour assurer l'exécution de l'édit de révocation, interdisant
l'exercice public du culte protestant, on ne s'était pas borné à
édicter contre ceux qui se rendaient aux assemblées, ces terribles
peines des galères pour les hommes, de l'emprisonnement perpétuel
pour les femmes.

On avait eu recours à tous les moyens pour empêcher que les
assemblées pussent avoir lieu, de manière à ce qu'il fût
impossible aux protestants de se réunir, pour prier Dieu à leur
manière, soit dans les maisons, soit _sous la couverture du ciel_.

On avait obligé les nouveaux convertis de chaque communauté à
prendre des délibérations par lesquelles ils s'érigeaient en
inspecteurs les uns des autres, et s'engageaient à empêcher que
les édits ne fussent violés. Ainsi, dans une délibération des
habitants de Saint-Jean-de-Gardonnenque, en date du 17 novembre
1686, on lit: «Tous lesdits habitants, ci-dessus dénommés,
s'obligent à mettre des _espions_ à toutes les avenues de la
paroisse pour éviter et empêcher les assemblées de quelques
fugitifs.»

Si les nouveaux convertis ne tenaient pas leur promesse et
n'avertissaient point les autorités, les soldats prévenus par
quelques-uns des faux frères que l'on entretenait partout à grands
frais, ou par un catholique, arrivaient dans les localités près
desquelles devait se tenir une assemblée, et, se faisant
accompagner par le curé, procédaient à des visites domiciliaires.
Tout absent était réputé coupable d'avoir assisté à l'assemblée
s'il ne pouvait justifier d'un motif légitime d'absence.

On avait pensé, sur l'avis conforme de Bâville, que _le moyen le
plus efficace_ pour empêcher les assemblées, était de rendre
responsables les communautés sur le territoire desquelles elles se
seraient tenues, et de condamner à des amendes solidaires tous les
habitants.

En 1712, deux arrondissements dans lesquels s'étaient tenues deux
assemblées, surprises par les soldats, étaient condamnés, l'un à
1500 l'autre à 3 000 livres d'amende.

En 1754, l'intendant Saint-Priest condamne encore à mille livres
d'amende les habitants nouveaux convertis de l'arrondissement de
Revel, dans le taillable duquel était situé le bois où une
assemblée s'était tenue. À la même époque, les habitants de
Clairac, Tonneins et Nérac, déclarent dans une supplique, que les
amendes arbitraires qu'on leur inflige, à raison d'assemblées
tenues sur leurs territoires, les épuisent, et _les mettent hors
d'état de payer leurs impositions ordinaires._

Peu à peu les communautés en vinrent, cependant, à considérer les
amendes qu'on leur infligeait pour avoir souffert des assemblées
sur leurs territoires, comme une sorte d'abonnement à payer, pour
avoir la faculté de célébrer leur culte au désert, en violation
des édits.

Pour prévenir la réunion des assemblées, la constante
préoccupation du Gouvernement était d'empêcher, par tous les
moyens, que les huguenots pussent trouver des ministres, ou des
prédicants faisant fonctions de ministres pour exercer leur culte
au désert.

Une ordonnance du 1er juillet 1686, édicte la peine de mort,
contre tout ministre rentré ou non sorti; la même peine est
appliquée à ceux qui, sans mandat, viennent spontanément remplir
le rôle de ministres dans les assemblées.

En 1701, Bâville écrit à l'évêque de Nîmes: «Le prophète,
monsieur, que vous avez interrogé ce matin sera bientôt _expédié;_
j'ai condamné ce matin à mort quatre prédicants du Vivarais, et
une femme qui faisait accroire qu'elle pleurait du sang; j'ai
condamné aussi une célèbre prédicante _au fouet et à la fleur de
lys_. Je ne ferai aucune grâce aux prédicants...»

«J'ai fait prendre et punir, écrit-il ailleurs, seize de ces
prédicateurs, je n'en connais plus que deux qui sont fort cassés,
que j'espère arrêter s'ils paraissent.»

De 1685 à 1762, une centaine de pasteurs, prophètes ou prédicants
furent cruellement suppliciés, roués ou pendus, pour avoir prêché
au désert; quant aux prédicantes, on finit par se borner à les
enfermer à l'hôpital comme _insensées_. Le dernier martyr de cet
apostolat errant, fut le pasteur Rochette condamné à être _pendu
et étranglé_, le 18 février 1762 «comme atteint et convaincu
_d'avoir fait les fonctions de ministre_ de la religion prétendue
réformée, prêché, baptisé, fait la cène et des mariages dans des
assemblées désignées du nom de désert.»

Au début, voulant terrifier les populations par l'horreur des
supplices, on avait laissé des patients pendant de longues heures
sur la roue, les os et les membres brisés, avant de leur donner le
coup mortel, le coup de grâce; mais cette barbarie, loin d'avoir
le succès qu'on en attendait, avait, grâce à l'héroïque constance
des victimes, surexcité le fanatisme des religionnaires. On fut
donc obligé, _par politique_, d'agir plus humainement.

«La mort _la plus prompte_ à ces gens-là, disait le maréchal de
Villars, à l'occasion du supplice de Fulcran Bey, est toujours la
plus convenable; il est surtout convenable de ne pas donner à un
peuple gâté le spectacle d'un prêtre qui crie et d'un patient, qui
le méprise.» L'impitoyable Bâville avait fini par se ranger lui-
même à cet avis et le pasteur Brousson ayant été condamné à être
roué vif, Bâville demanda que le condamné fût étranglé avant
d'être mis sur la roue, afin, dit-il, _de finir promptement le
spectacle_.

Pour empêcher les patients de haranguer la foule à leurs derniers
moments, on avait commencé par les mener au supplice avec un
bâillon dans la bouche; l'usage du bâillon ayant paru trop odieux,
dit Élie Benoît, on laissa aux condamnés _l'apparence_ d'avoir la
liberté de parler, mais on mit au pied de l'échelle des tambours
qui battaient jusqu'à ce que le patient eût expiré.

«Étonnantes vicissitudes des choses humaines, s'écrie de Félice,
qui eût dit à Louis XIV que son arrière-petit-fils, un roi de
France, aurait aussi la voix étouffée par des tambours sur
l'échafaud!»

Pour se saisir des ministres, on ne négligeait rien, on mettait
leur tête à prix; la prime de trois à cinq mille livres promise au
délateur qui ferait prendre un ministre, fut portée à dix mille
livres, pour Brousson et pour Court, à vingt mille livres pour
Paul Rabaut, un des derniers et des plus illustres de ces pasteurs
du désert.

Ce n'était pas seulement par des primes en argent que l'on
cherchait à provoquer les trahisons; ainsi l'on avait promis un
régiment de dragons à un gentilhomme s'il faisait prendre Court,
et ce traître avait provoqué une assemblée près d'Alais afin de
gagner son régiment. Court se rend à cette assemblée, mais, à
l'arrivée des troupes, il trouve moyen de s'enfuir, et pour se
mettre à l'abri des poursuites, est obligé de rester caché pendant
vingt-quatre heures sous un tas d'immondices.

Quant aux soldats, on excitait leur zèle en leur permettant de
dépouiller ceux qui faisaient partie d'une assemblée surprise, et
les officiers qui capturaient un pasteur, pouvaient espérer un
grade, ou une récompense honorifique. Le lieutenant qui avait pris
le pasteur Bénézet lui ayant dit avec satisfaction: «-- Votre
prise me procurera la Croix de Saint-Louis.»

«Oui, réplique fièrement le futur martyr, _ce sera une croix de
sang qui vous reprochera toujours_.»

On entretenait, à beaux deniers comptants, un service d'espions
chargés de surveiller et de faire prendre ces pasteurs ambulants,
si bien que les intendants avaient la liste de toutes les maisons
où ces pasteurs pouvaient songer à demander asile.

On écrit du Poitou à Court: «_les mouches_ volent sous toutes
sortes de formes, malgré que nous soyons en hiver, pour tacher de
pincer les ministres.»

«Je sais, dit Paul Rabaut, qu'il y a un nombre considérable
d'espions à mes trousses. Ils se tiennent tous les soirs aux
endroits où ils s'imaginent, que je dois passer et y restent
jusque bien avant dans la nuit.» Un soir, il se rend au logis qui
lui a été préparé au moment d'entrer dans la maison il aperçoit un
homme assis qui lui parait suspect. Il fait semblant d'entrer dans
la maison voisine, et revient à son asile sans être aperçu.

Le lendemain matin, la maison où l'on avait cru le voir entrer,
était investie par un détachement de soldats. Rabaud s'empresse de
sortir pour gagner une porte de la ville. «J'observai, dit-il, de
marcher au petit pas, sans que la sentinelle ne soupçonnât rien,
et, pour mieux la tromper, je chantai tout doucement, mais de
manière qu'elle pût m'entendre; dès que je fus, hors de la vue de
la sentinelle, je doublai le pas.» Rabaut rencontre des amis qui
le conduisent à une maison écartée et le pressent instamment d'y
coucher; il refuse et part à neuf heures du soir; il n'était pas à
cinquante pas de là que la maison est entourée par des soldats et
fouillée du haut en bas.

«Je viens d'apprendre, écrit-il encore le 19 mai 1752, de deux ou
trois endroits différents qu'on met en usage les moyens les plus
diaboliques pour se défaire de moi. On emploie des soldats
travestis et d'autres gens de sac et de corde qui, armés de
pistolets, doivent tâcher de me trouver, ou en ville, ou aux
assemblées, et s'ils ne peuvent pas me saisir vivant, ils sont
chargés de me mander à l'autre monde par la voie de l'assassinat.
Jugez par là, si j'ai besoin de redoubler de précautions.»

Les faux frères auxquels les pasteurs venaient demander asile, et
que pouvait tenter l'appât de la prime promise pour leur capture,
constituaient un danger incessant et des plus sérieux pour ces
prédicateurs ambulants. Grâce au peu d'épaisseur d'une cloison,
Brousson, caché dans une maison, entend ses hôtes délibérer entre
eux s'ils doivent ou non le livrer; il s'empresse d'aller chercher
ailleurs un asile plus sûr.

Le pasteur Béranger arrive à une ferme isolée dans le Dauphiné où
il comptait passer la nuit. Il aperçoit un enfant sur la porte et
lui dit:

«Mon ami, est-ce qu'il y a des étrangers dans la maison?

-- Non!

-- Est-ce que ton père y est?

-- Non, il est allé chercher les gendarmes parce que le ministre
doit loger chez nous ce soir.»

Bien entendu, Béranger s'empresse de poursuivre sa route.

Bien souvent, les pasteurs étaient obligés de s'adresser à des
hôtes dont ils n'étaient pas sûrs, par suite de la terreur
résultant de la rigoureuse application de la loi portant que ceux
qui leur donneraient asile, aide ou assistance, seraient passibles
des galères ou même de la peine de mort.

Voyant se fermer toutes les portes devant eux, traqués comme des
fauves, errant de village en village, obligés de passer des jours
et des nuits dans des bois, des avenues, des granges isolées, les
pasteurs du désert menaient une rude et terrible existence,
souffrant du froid, de la faim, et toujours sous la menace
imminente de la mort.

«Nous sommes, dit Paul Rabaut, errants par les déserts et par les
montagnes, exposés à toutes les injures de l'air, n'ayant que la
terre pour lit et le ciel pour couverture.

«Mon occupation, dit-il, est de circuler sans cesse de lieu en
lieu, et de prêcher souvent jusqu'à cinq fois dans une semaine,
quelquefois le jour, mais le plus souvent la nuit. Notre fatigue
est grande: marcher, veiller, demeurer debout sur une pierre,
presque les trois heures entières, prêcher en rase campagne.»

L'activité de Brousson était prodigieuse; pendant deux ans, il
présida trois ou quatre assemblées chaque semaine; il lui arriva
pendant quinze journées consécutives de prêcher chaque deux nuits,
en se reposant le jour et en employant la nuit d'intervalle à
voyager.

Court n'était pas moins actif; pendant deux mois il fit plus de
cent lieues, allant d'assemblée en assemblée, à pied, quand ses
forces le lui permettaient, porté par deux hommes quand la fièvre
qui le minait l'empêchait de marcher.

Il n'y avait aucune sorte de déguisement que les pasteurs, obligés
de changer souvent de nom pour dépister les espions,
n'employassent; ils se travestissaient en mendiants, en pèlerins,
en officiers, en soldats, en vendeurs de chapelets et d'images;
mais, en route, ils étaient sans cesse exposés à de fâcheuses
rencontres, et devaient n'attendre leur salut que de leur sang-
froid et de leur esprit d'à-propos.

Un pasteur, déguisé en mendiant, contrefait, le sourd; un autre ne
doit son salut qu'au sang-froid avec lequel il joue le rôle de
l'ermite dont il avait revêtu la robe.

Un jour, Court entre dans un cabaret; survient le commandant d'une
garnison voisine qui l'interroge durement. La netteté des réponses
de Court satisfait l'officier qui prie le prédicant d'attendre
qu'il ait fait son courrier, et lui donne à porter deux lettres,
l'une pour le duc de Roquelaure, l'autre pour Bâville, le terrible
intendant du Languedoc.

Des soldats viennent frapper à la porte d'une maison d'un faubourg
de Sedan où Brousson tenait une assemblée. Brousson payant
d'audace, va ouvrir à l'officier; on le prend pour le maître de la
maison, et l'on arrête un des assistants qui, ayant un bâton à la
main, est pris pour le ministre. Brousson se cache derrière la
porte d'une chambre basse et échappe aux recherches. Avant de
sortir de la maison, l'officier demande à un enfant de cinq ou six
ans de lui dire où couche le ministre; l'enfant répond qu'il ne le
sait pas. Mais, quelques instants plus tard, ayant aperçu
Brousson, cet enfant court à l'officier et lui dit: Monsieur,
_ici_, _ici_, en lui montrant la porte derrière laquelle se tenait
caché le proscrit. L'officier ne comprend pas ce que veut dire
l'enfant et s'éloigne. Brousson prend les vêtements d'un
palefrenier, se charge d'un fardeau et peut ainsi traverser, sans
être reconnu, les postes que l'on avait mis à l'entrée du
faubourg.

Le prédicant Fouché, caché à Nîmes, entend publier au son de la
trompette, défense à qui que ce soit de sortir des maisons, et
voit que des sentinelles sont postées au coin des rues pour que
personne ne puisse échapper à la visite domiciliaire qu'on va
opérer. Au moment où la sentinelle qui garde sa rue tourne le dos,
il traverse la rue et demande à une femme qu'il avait aperçue dans
la maison en face de lui, de le cacher dans son lit, moyennant
bonne récompense. La femme se laisse tenter et le place à côté
d'un enfant qu'elle avait malade au lit. L'officier qui procédait
à la visite des maisons arrive et demande à la femme si elle n'a
personne chez elle.

-- Un enfant, dit-elle, au lit, malade. L'officier fait le tour du
lit, voit l'enfant et n'aperçoit pas Fouché caché sous la
couverture. Touché de compassion pour l'enfant en voyant la misère
qui règne au logis, cet officier tire une pièce d'argent de sa
poche, la donne à la mère et sort de la maison.

Semblable aventure arrive à Court; les soldats frappent à la porte
de la maison où il était réfugié; Il se couche dans la ruelle du
lit de son hôte, à qui il recommande de faire le malade et
d'envoyer sa femme ouvrir aux soldats: Les soldats entrent,
fouillent les armoires, sondent les murs et ne trouvent rien.
Pendant ce temps, le faux malade, pâle de peur, entrouvrait ses
rideaux et protestait de la peine qu'il éprouvait de ne pouvoir se
lever pour aider les soldats dans leurs recherches.

Un autre prédicant n'a que le temps de se cacher dans le pétrin de
son hôte, au moment où les soldats arrivent. Après l'avoir cherché
vainement, ceux-ci s'attablent autour du pétrin, et ce n'est
qu'après leur départ, longtemps retardé, que le prédicant peut
sortir de son incommode cachette.

C'était souvent un hasard qui sauvait les proscrits: un jour,
Bâville écrit à l'évêque de Nîmes lui indiquant où est réfugié
Brousson qu'il veut faire arrêter; pendant que le prélat reconduit
un visiteur, un gentilhomme nouveau converti lit la lettre restée
ouverte sur une table, il se hâte de sortir et de prévenir
Brousson qui a à peine le temps de déloger.

Une autre fois, Court, assis au pied d'un arbre, préparait un
sermon. Il voit les soldats investir la maison dans laquelle il
avait trouvé asile; il grimpe à l'arbre, et, caché par le
feuillage, il assiste invisible aux recherches faites pour
s'assurer de sa personne.

Un jour, la métairie où Brousson était réfugié près de Nîmes est
investie; son hôte n'a que le temps de le faire descendre dans un
puits où une petite excavation à fleur d'eau existait. Brousson
s'y blottit. Après avoir fouillé la maison, les soldats attachent
l'un deux qui connaissait la cachette à une corde, et le
descendent dans le puits. Le soldat, échauffé, une fois dans le
puits, se sent saisi par le froid; craignant un accident, se fait
retirer avant d'arriver au fonds du puits, en criant qu'il n'y a
personne dans la cachette. Brousson est sauvé, alors qu'il se
croyait irrémédiablement perdu.

Le prédicant Henri Pourtal se trouvant dans une maison où il avait
fait une petite assemblée, ne trouve d'autre moyen d'échapper aux
soldats que de monter au haut de la maison et de passer sur les
toits des maisons voisines. Poursuivi de près, il se jette dans un
puits où, par bonheur, il n'a de l'eau que jusqu'au cou, mais il
est obligé de demeurer trois heures dans l'eau glacée. Quand on
l'en retire, demi-mort, il s'aperçoit qu'en descendant d'une
maison à l'autre il s'est blessé si gravement à la jambe, qu'il
doit rester six semaines sans pouvoir marcher.

Pendant trois nuits consécutives, par une pluie battante, les
troupes font une battue dans un bois, entre Uzès et Alais, où
Brousson s'était réfugié. La troisième nuit, Brousson dut
s'abriter sous un rocher dans une position si gênée qu'il ne
pouvait ni se lever ni s'allonger; au matin, percé jusqu'aux os
par la pluie et transi de froid, il sort de sa cachette pour se
rendre à un village voisin. Il entend des voix, c'était une troupe
de soldats; il n'a que le temps de se cacher dans les
broussailles. Il voit successivement passer plusieurs détachements
qui vont investir le village où il comptait se rendre.

Fouché, échappé par miracle à ceux qui venaient l'arrêter dans son
asile, sur la dénonciation d'un traître, passe une rivière à la
nage par un froid glacial. Transi, à demi-mort, il marche dans la
neige sans savoir où il va, traverse à minuit un village inconnu,
où il n'ose demander asile et se perd dans les bois. Il arrive à
Audabias, chez un paysan qui l'a logé autrefois, mais celui-ci
n'ose le garder; aussitôt le jour paru il faut déloger.

Pressé par la faim, harassé de fatigue, Fouché marche toujours
sans savoir où il va. Il rencontre enfin un homme de sa
connaissance qui le campe sous un rocher dans un bois et va aux
provisions. Pendant deux heures Fouché souffrant du froid et de la
faim l'attend; quand l'autre revient, Fouché a peine à mâcher une
bouchée de pain tant il est affaibli, mais une gorgée de vin qu'il
avale le remet, son compagnon le mène à une métairie; mais il y a
des domestiques papistes et il faut les laisser coucher avant
d'entrer. Fouché reste encore deux heures exposé à la rigueur du
froid; il entre enfin, on lui prépare un lit; mais, au moment où
il va porter à sa bouche le bouillon qu'on lui a fait chauffer,
les soldats arrivent. Il s'échappe en franchissant une haute
muraille; arrivé dans un petit bois il s'évanouit de faiblesse et
d'épuisement. Ce n'est qu'au bout de deux heures que les forces
lui reviennent et qu'il peut suivre son compagnon, qui le mène
chez une veuve à Saint-Laurent. Le lendemain matin, nouvelle
alerte, les soldats qui poursuivaient Fouché, s'arrêtent pour se
rafraîchir chez cette veuve qui vendait du vin, mais heureusement
ils ne songent point à faire de recherches; sans quoi Fouché était
perdu.

Le pasteur Coffin peut s'échapper des mains de l'officier qui
l'avait arrêté et fuit en Hollande; le proposant Mézarel, pris par
les soldats et enfermé dans une grange, se met pieds nus et peut
fuir sans bruit; Pradel surpris avec l'assemblée qu'il présidait,
saute à cheval et est longtemps poursuivi par les soldats,
entendant les cris répétés de: «à celui du cheval!» et des coups
de fusil; de même le pasteur Gibert, fuyant d'une assemblée à
cheval avec deux autres huguenots, voit l'un de ses compagnons tué
à ses côtés, et l'autre fait prisonnier avec la valise dans
laquelle étaient renfermés ses papiers, il n'échappe lui-même aux
soldats qu'en se cachant dans un bois.

Les périls renaissaient sans cesse et plus d'un, comme Romans pris
deux fois et deux fois miraculeusement délivré de la prison, ou
comme le futur martyr Brousson, dut momentanément repasser à
l'étranger quand la persécution devenait trop ardente; ce n'était
pas une fuite, mais un délai du martyre. Un jour venait, en effet,
pour presque tous les pasteurs du désert, la malchance, la
trahison, les livraient aux mains de l'autorité; or, être pris,
c'était la mort sur le gibet ou sur la roue, après les tortures de
la question ordinaire et extraordinaire.

Quand les pasteurs manquaient, c'étaient des artisans, des femmes,
des enfants qui les remplaçaient et faisaient aux fidèles des
exhortations, où leur lisaient des prières.

C'est surtout à partir de 1715, après la fondation à Lausanne, du
séminaire des pasteurs du désert, que l'on aurait pu appeler
l'école des martyrs -- que la célébration du culte proscrit reprit
partout avec suite et régularité, bien que l'on ne sût jamais si
la prière commencée dans la réunion tenue sous la couverture du
ciel, serait ou non interrompue par la sanglante intervention des
soldats.

Les anciens avaient la charge de convoquer les assemblées. Le
matin ou dans la journée un homme passait. Il trouvait un frère,
lui annonçait qu'un prêche devait avoir lieu à telle heure et dans
tel endroit, puis disparaissait. Cependant, portes closes, on se
communiquait la bonne nouvelle. Enfin la nuit venait, alors mille
craintes, quelque espion ou quelque faux frère n'avait-il pas
appris la convocation de l'assemblée? Vers dix heures, on partait
de la ville ou du village, non par bande, cela eût pu donner des
soupçons, mais séparément, sauf à se réunir plus tard en quelque
endroit isolé. La course était longue, une lieue, deux lieues. Les
femmes étaient harassées et les enfants avaient peine à suivre;
chose grave! les abandonner en route, ou les renvoyer à la maison,
c'était les exposer à être surpris par les troupes, les livrer aux
interrogatoires qui pouvaient avoir ce résultat de faire
surprendre l'assemblée. Il fallait alors que les hommes robustes
de la troupe portassent les enfants sur leurs épaules. L'assemblée
était lente à se réunir, cependant on disposait les sentinelles
pour donner l'alarme et éviter la surprise.

Pour revenir au logis, on prenait les mêmes précautions qu'au
départ. Les femmes rentrées à la maison, lavaient avant le jour
leurs vêtements et ceux de leurs maris souillés par la boue du
chemin, afin que rien ne pût faire soupçonner la sortie nocturne.

Peu à peu les assemblées devinrent de plus en plus nombreuses, et
presque publiques, lorsque le gouvernement, par suite de quelque
guerre avec l'étranger, n'avait pas la libre disposition de ses
troupes.

Comment en eût-il été autrement alors que les exigences
inadmissibles du clergé catholique chargé de la tenue des
registres de l'état civil, mettait les huguenots dans la nécessité
de recourir aux pasteurs pour faire constater la naissance de
leurs enfants et pour faire bénir leurs mariages?

En 1745, Rabaut écrit: «On me mande de Montauban que les
protestants y donnent des marques extraordinaires de zèle; ils
font des assemblées de trente mille personnes. Un dimanche du mois
dernier on y bénit cent quatre-vingt-un mariages, le dimanche
suivant soixante, et celui d'après quatorze.»

Deux ans plus tôt, il écrivait à Court «Je voudrais de tout mon
coeur que vous passiez le dimanche matin au chemin de Montpellier,
près de la ville de Nîmes, lorsque nous faisons quelque assemblée
pour cette dernière église, à la place nommée vulgairement la fon
de Langlade où vous avez prêché si souvent; vous verriez autant
que votre vue pourrait s'étendre le long du chemin, une multitude
étonnante de nos pauvres frères, la joie peinte sur le visage,
marchant avec allégresse pour se rendre à la maison du Seigneur.

Vous verriez des vieillards, courbés sous le faix des années, et
qui peuvent à peine se soutenir, à qui le zèle donne du courage et
des forces et qui marchent d'un pas presque aussi assuré que s'ils
étaient à la fleur de leur âge. Vous verriez des calèches et des
charrettes, pleines d'impotents, d'estropiés ou d'infirmes qui, ne
pouvant se délivrer des maux de leurs corps, vont chercher les
remèdes nécessaires à ceux de leurs âmes.»

Ces assemblées publiques se tenaient à la veille de la violente
persécution que le duc de Richelieu allait exercer dans le
Languedoc contre les huguenots, et dont la rigueur fut telle que
Rabaut lui-même songea un instant à émigrer en Irlande avec la
majeure partie des fidèles de son église. Mais cette recrudescence
de persécution ne pouvait durer, elle constituait un véritable
anachronisme en présence du progrès que faisaient chaque jour les
idées de tolérance, malgré les efforts du clergé et ses
incessantes réclamations pour que l'on maintînt la rigoureuse
application des lois barbares édictées contre les huguenots.

Les soldats en vinrent, ainsi que le constate avec surprise le
secrétaire d'État Saint-Florentin, à avoir le préjugé, qu'ils
n'étaient pas faits pour inquiéter les religionnaires.

Les officiers, dit Rulhières, ralentissaient la marche de leurs
détachements pour donner aux religionnaires assemblés le temps de
fuir. Ils avaient soin de se faire voir longtemps avant de pouvoir
les atteindre. Ils prenaient des routes, perdues et par lesquelles
ils cherchaient à égarer leurs soldats.

En 1768, quatre-vingts huguenots d'Orange sont surpris dans une
grotte par des soldats qui les couchent en joue, ils continuent à
chanter leurs psaumes; quatre chefs de famille sortant de la
grotte, se livrent aux soldats, à condition que le reste de
l'assemblée pourra se retirer librement. L'officier accepte la
proposition et conseille à ses prisonniers de s'évader en route,
promettant de favoriser leur fuite. Ceux-ci refusent et sont mis
en prison; mais, deux mois après, ils étaient mis en liberté, le
temps des exécutions était passé.

Les gouverneurs de province et les commandants de troupes veulent
cependant parfois intimider par de vaines menaces, les huguenots
qui se rassemblent pour prier contrairement aux édits non abrogés.

Un commandant de dragons écrit à l'intendant le 27 décembre 1765:
«Il est bon que vous fassiez assembler chez vous les plus notables
d'entre les religionnaires de Nions, Vinsobre et Venteral et que,
vous leur notifiiez, de la part de M. le maréchal, que s'ils
continuent de s'assembler au mépris des ordres du roi, sur le
compte qui lui en sera rendu, il les fera arrêter et les rendra
responsables des assemblées qui se feront, attendu qu'étant, les
plus considérables, ils ne peuvent que beaucoup influer sur les
démarches de leurs confrères; et qu'ils seront emprisonnés au
moment qu'ils s'y attendront le moins, s'ils persistent d'assister
aux assemblées après la défense qui leur en aura été faite. C'est
avec regret que le maréchal se décide à cette extrémité, mais il
voit qu'il faut absolument quelque exemple de cette espèce, pour
mieux imposer et contenir tous les autres.»

Les vaines menaces que l'opinion publique ne permettait plus de
mettre à exécution ne produisaient aucun effet.

Le gouvernement en vint à négocier avec les huguenots pour obtenir
d'eux qu'ils s'abstinssent de violer la loi_ trop ouvertement_.
Ainsi, en 1765, le maréchal de Tonnerre donnait à ses subordonnés
les instructions suivantes: «Il faut employer adroitement tour à
tour la douceur et la menace en leur faisant envisager (aux
huguenots) le danger où ils s'exposent, s'ils continuent de se
rendre _aussi ouvertement _rebelles aux ordres du roi. MM. les
curés, conduits par un zèle trop ardent et souvent mal entendu, ne
connaissent que _la violence et le châtiment _pour réprimer le
scandale protestant; vous vous tiendrez en garde contre de
pareilles insinuations; cependant, si quelqu'un des protestants se
rendait _trop publiquement _réfractaire aux ordres du roi, vous le
ferez arrêter.»

«Il n'est plus question dès lors, de proscrire l'exercice du culte
domestique qui, en dépit des lois, a repris droit de cité. En
1761, à l'occasion de l'arrestation du pasteur Rochelle, Voltaire
écrit à un protestant: «Vous ne devez pas douter qu'on ne soit
très indigné à la cour contre les assemblées _publiques_. On vous
permet de faire _dans vos maisons_ tout ce qui vous plaît, cela
est bien honnête.»

M. de Vergennes adresse plus tard à l'intendant de Rouen les
instructions suivantes: «Le roi ne veut pas souffrir que les
protestants s'assemblent ainsi, ni qu'ils _donnent la moindre
publicité _à leur culte. Ils doivent _rester dans l'intérieur de
leurs maisons et de leurs familles_. Ce n'est que par ce moyen
qu'ils pourront se rendre dignes de l'indulgence et de la bonté de
Sa Majesté.»

En 1778, on voit encore le gouvernement flotter indécis entre
l'exécution des mesures de rigueur, et la crainte de l'effet que
pourra produire cette exécution. Là, où les huguenots, sont peu
nombreux, il fait arrêter un pasteur ou fermer une école; là au
contraire, où ils sont en force, comme dans le Languedoc, il n'ose
prescrire à l'intendant d'employer ces moyens de rigueur,
autorisés par les lois, ou seulement quelques-uns d'entre eux,
«_qu'en évitant ceux dont l'exécution_ pourrait exciter une
fermentation qu'il serait peut être ensuite bien difficile
d'éteindre.» Dans la Saintonge, le ministre prescrit la démolition
du temple de Saint-Fort de Cosnac, mais il ajoute: «Si vous
prévoyez qu'elle puisse exciter quelque émeute qu'il soit ensuite
trop difficile d'apaiser, vous voudrez bien _la différer_ jusqu'à
ce que, sur l'avis que vous m'en donnerez, j'aie pu prendre de
nouveau les ordres de Sa Majesté.»

Les huguenots décorent une grange à Castelbarbe, près Orthez, la
pourvoient d'une chaire, y célèbrent les mariages et les baptêmes
_publiquement_. Le ministre fait mettre la grange sous scellés et
ordonner l'arrestation de trois prédicants. Puis il écrit au comte
de Périgord: «J'ai peine à croire que cet exemple _puisse
augmenter le nombre des émigrations_..., L'on est obligé de fermer
les yeux sur les assemblées au désert des protestants, même sur
les assemblées peu nombreuses et peu éclatantes _dans quelques
maisons particulières; _mais qu'ils aient des temples publiquement
connus, tels qu'ils en construisent, qu'ils y placent des chaires,
c'est ce que le roi ne paraît nullement disposé à tolérer.» Quant
aux conseils que donne l'intendant d'envoyer des dragons loger
chez les huguenots, aux lieux où ils ont eu des assemblées, le
ministre les repousse par cette fin de non-recevoir: «Ne trouvez-
vous pas qu'il serait à craindre que cette expédition ne réveillât
l'idée des anciennes dragonnades qui n'ont, dans le temps, que
trop fait _de bruit_ dans la France et dans toute l'Europe?»

Toute la politique du gouvernement de Louis XVI était d'empêcher
par des mesures isolées qui ne fissent pas trop de bruit, les
huguenots de braver trop ouvertement, les lois interdisant dans le
royaume tout culte autre que le catholique; mais on n'osait plus
sévir contre ceux qui refusaient de porter leurs enfants à
l'église, pour être baptisés, ni contre ceux qui se mariaient
publiquement devant des pasteurs.

Sans doute les terribles lois qui avaient été édictées contre les
huguenots, par Louis XIV étaient toujours subsistantes, mais elles
étaient _lettres mortes_, quoi que pussent faire le clergé et
l'administration. Le gouvernement avait publiquement donné du
reste, une preuve manifeste qu'il croyait lui-même à l'abrogation
de fait de ces lois subsistantes, lorsque, en 1775, il avait fait
une démarche officielle auprès d'un de ces pasteurs du désert que
la loi ne connaissait que pour les envoyer à la potence. À cette
époque, en effet, le contrôleur général, _par ordre du roi_, avait
envoyé à Paul Rabaut, le plus influent de ces proscrits, un
exemplaire de la circulaire adressée aux évêques catholiques afin
de réclamer leur concours pour arrêter le brigandage qui
s'exerçait sur les blés.

Eût-il voulu le faire, Louis XVI n'aurait pu impunément braver
l'opinion publique, en obéissant aux injonctions que l'orateur du
clergé n'avait pas craint de lui adresser en ces termes: «Achevez
l'oeuvre que Louis le Grand avait entreprise et que Louis le Bien-
Aimé a continué. Il vous est réservé de porter le dernier coup au
calvinisme dans vos États. Ordonnez qu'on dissipe les assemblées
des schismatiques.»

Non seulement Louis XVI ne pouvait recommencer l'oeuvre sanglante
et vaine de son arrière grand-père, mais encore il ne pouvait se
refuser à reconnaître qu'il était impossible de laisser subsister
intégralement une législation qui frappait de mort civile plus
d'un million de ses sujets.

Dans le mémoire que lui adressait en 1786, son ministre
M. de Breteuil, sur la situation faite aux protestants en France,
on peignait ainsi cette situation: «ces infortunés également
rejetés de nos tribunaux sous un nom et repoussés de nos Églises
sous un autre nom, méconnus dans le même temps comme calvinistes
et comme convertis, dans une entière impuissance d'obéir à des
lois qui se détruisent l'une l'autre, et, par là destitués du
moyen de faire admettre, ou devant un prêtre, ou devant un juge
les témoignages de leurs naissances, de leurs mariages et de leurs
sépultures, se sont vus, en quelque sorte, _retranchés de la race
humaine_.»

Cette situation intolérable avait pour causes, non seulement les
dispositions des édits, basés sur cette fiction légale et
mensongère qu'il n'y avait plus de protestants en France, mais
encore l'obstination du clergé à vouloir faire de son privilège de
dresser les actes de l'état civil, un moyen de conversion ou de
reconversion, pour les protestants et pour les nouveaux convertis.

En ce qui concerne les décès, la loi avait bien prescrit les
formalités à remplir pour leur constatation devant le juge le plus
voisin, mais par suite du terrible édit de 1713 déclarant relaps,
tout huguenot, qui, _ayant abjuré ou non_, refuserait les
sacrements à son lit de mort, les protestants écartaient
soigneusement tous les témoins du chevet de leurs parents
gravement malades. Et, une fois que ceux-ci étaient morts, ils
négligeaient de remplir les formalités prescrites pour ne pas
éveiller l'attention sur les circonstances d'une mort de nature à
entraîner un procès à la mémoire du défunt et la confiscation de
ses biens.

«Les parents des morts, dit Rulhières, les enterraient _en
secret_, la nuit, dans leurs propres maisons, sans faire inscrire
les décès sur aucun registre public, quels que fussent les dangers
auxquels ils s'exposaient par ces sépultures clandestines. Ils ne
tardaient pas, en effet, à être poursuivis par cette bizarre
espèce d'inquisiteurs, par ces régisseurs et ces fermiers des
biens des fugitifs, non moins avides de la dépouille des morts que
de celle des _fugitifs_, et qui firent saisir les biens de ceux
qui avaient ainsi disparu, prétendant qu'ils avaient fui, et, sous
ce prétexte, s'emparant des successions que n'osait leur disputer
une famille embarrassée de sa propre défense.»

Si, au contraire, le décès d'un protestant avait été constaté dans
les formes prescrites par la loi, la femme que le défunt avait
épousée hors l'Église, et les enfants nés de son mariage, se
voyaient contester son héritage par d'avides collatéraux; et
certains parlements donnaient raison à ces spoliateurs, en
déclarant concubine l'épouse, et bâtards les enfants légitimes.

Quant aux naissances, elles devaient être constatées par les curés
dans les actes baptistaires, l'édit de révocation ayant décrété
que tout enfant qui naîtrait de parents réformés devrait être
porté à l'église pour y être baptisé.

Mais les huguenots furent détournés de faire porter leurs enfants
à l'église, par l'entêtement que mirent les curés à vouloir
qualifier de _bâtards_, les enfants nés de mariages contractés
soit au désert, soit à l'étranger. Les huguenots se décidèrent
donc à faire baptiser leurs enfants par les pasteurs allant
d'assemblée en assemblée; et ceux-ci avaient _l'insolence_, dit un
intendant, de purifier les pères et mères des, enfants qui avaient
été baptisés par un prêtre catholique. Pour obliger les parents à
faire rebaptiser par le curé les enfants baptisés au désert, on
eut recours à l'argument persuasif des logements militaires; mais
on y renonça pour y substituer le régime des amendes, après
l'incident, que conte ainsi Rabaut: «Les protestants de la
Gardonneuque, voyant les cavaliers de la maréchaussée à Lédignan
pour contraindre à la rebaptisation, crurent qu'il fallait se
mettre en bonne posture et faire trembler, tant les cavaliers que
les prêtres.»

«En conséquence, ils donnèrent l'alarme aux cavaliers, et tirèrent
quelques coups de fusil aux prêtres de Ners, de Guillion et de
Languon. Le premier et le second furent dangereusement blessés, et
en sont morts depuis; le dernier n'eut qu'une légère égratignure.
Les cavaliers appréhendèrent le même sort, décampèrent par l'ordre
de M. l'intendant, et, en vertu du même ordre, restituèrent
l'argent qu'ils avaient déjà retiré des protestants.»

La résistance obstinée des huguenots finit, sur ce point, comme
sur tant d'autres, par avoir raison des prescriptions des édits
les obligeant à faire baptiser leurs enfants par les curés, mais
il en résultait que, chez eux, les naissances de même que les
décès, n'étaient plus constatés par un document officiel pouvant
être produit en justice.

Pour ce qui est des mariages, les curés catholiques, ne voulant
pas admettre que le mariage est un contrat civil bien antérieur au
christianisme, et absolument indépendant du sacrement, faisaient
de leur privilège d'officiers d'état civil, un instrument de
conversion. Voyant que les huguenots ne regardaient le mariage que
comme une cérémonie civile, et se confessaient, sans scrupule,
pour obtenir la bénédiction nuptiale, ils les firent communier,
puis, exigèrent une abjuration par écrit. Quelques-uns, dit
l'intendant Fontanieu, obligèrent les fiancés de jurer qu'ils
croyaient leurs pères et mères damnés.

Puis on en vint à imposer aux fiancés, avant de les marier, de
longues périodes d'épreuves, à les obliger à faire des actes de
catholicité pendant des mois et même pendant plusieurs années.

Dans le Béarn, les curés faisaient attendre la bénédiction
nuptiale aux futurs époux pendant deux, trois et quatre ans. Un
placet adressé par des habitants de Bordeaux, en 1757, signale
l'opposition faite par un ecclésiastique depuis huit ans, au
mariage de Paul Decasses, ancien religionnaire.

L'année précédente, le secrétaire d'État Saint-Florentin avait été
obligé de prier l'évêque de Dax d'ordonner à un de ses prêtres de
marier enfin, _après douze années d'épreuves_, deux nouveaux
convertis d'Orthez.

Les fiancés huguenots, pour se soustraire à de telles exigences,
avaient voulu d'abord se contenter d'un contrat passé par devant
notaire; mais une loi vint interdire aux notaires de passer aucun
contrat à moins qu'il ne fût produit un certificat de catholicité,
constatant que le contrat serait ultérieurement validé par un
mariage béni à l'église.

Quelques curés, moyennant finances, consentent alors à marier les
huguenots sans exiger d'eux aucune preuve de catholicité.

Un curé du Poitou est condamné à dix livres d'amende pour
exactions à ce sujet, et menacé de la saisie de son temporel s'il
perçoit à l'avenir pour le mariage des religionnaires rien autre
chose que les droits légitimement dus. Plusieurs autres curés sont
incarcérés pour avoir marié des protestants moyennant de grosses
rétributions. En 1746, un curé de la Saintonge est condamné aux
galères, comme convaincu: «d'avoir conjoint par mariage des
religionnaires, sans avoir observé les formalités prescrites par
les lois de l'Église et de l'État, et d'avoir délivré des
certificats de célébration de mariage à d'autres religionnaires,
sans que lesdits se soient présentés devant lui.»

Le plus souvent les huguenots s'adressaient à des aumôniers, à des
prêtres, n'appartenant pas à leurs paroisses. En 1710, l'évêque de
Cap dénonce au chancelier Voisin un grand nombre de mariages
célébrés dans son diocèse (trente dans une seule paroisse) par des
aumôniers de régiment et autres prêtres; quinze ans plus tard le
même évêque dénonce encore des mariages faits par un prêtre
inconnu. «Parfois les certificats de mariage étaient délivrés par
de faux prêtres, empruntant le nom de tel ou tel ecclésiastique,
et l'on voit en 1727, le prédicant Arnoux condamné aux galères,
comme convaincu d'avoir pris le nom de Jean Cartier, prêtre
aumônier sur les vaisseaux du roi, et d'avoir fait plusieurs
mariages de religionnaires.» À partir de 1715, dans le Midi comme
dans le Poitou et la Saintonge, presque tous les mariages se
célébrèrent au désert devant les pasteurs. À Paris, les
protestants se mariaient dans les chapelles des ambassadeurs de
Suède et de Hollande. Quant aux huguenots qui se trouvaient à
proximité des frontières, ils allaient se marier soit à Genève,
soit dans les îles anglaises, parfois même à Londres.

Le clergé et la magistrature tenaient ces mariages pour nuls et
non avenus. Les évêques faisaient assigner les époux comme
_concubinaires publics_, donnant le scandale de vivre et demeurer
ensemble sans avoir été mariés par _leurs propres curés_.

Les trois parlements de Grenoble, de Bordeaux et de Toulouse,
attaquent les mariages au désert par la voie criminelle, ils
condamnent les mariés, les hommes _aux galères_, les femmes à la
prison et font _brûler par la main du bourreau_ les certificats
de mariage délivrés par les pasteurs et produits par ces mariés.
Mais cette inique jurisprudence ne put se maintenir, en présence
du nombre toujours croissant de ceux qui contrevenaient aux édits
en recourant au ministère des pasteurs; bientôt, ce fut en vain
que les évêques réclamèrent des mesures de rigueur contre _le
brigandage des mariages au désert_, l'administration fut obligée
de rester sourde à leurs appels. En 1775, on estimait que les
mariages au désert depuis quinze ans s'élevaient au nombre de plus
de cent mille, et le gouverneur du Languedoc déclarait que, s'il
fallait emprisonner tous les mariés au désert, les prisons de la
province ne suffiraient pas pour les contenir.

S'il en était ainsi, c'est que les huguenots repoussés de l'Église
par les exigences du clergé, avaient une facilité de plus en plus
grande de faire bénir leurs unions par les pasteurs, depuis que
les assemblées s'étaient multipliées et pouvaient se faire presque
publiquement. C'est encore, parce que les synodes et les pasteurs
déclaraient que les huguenots ne pouvaient se marier qu'au désert
ou à l'étranger, que toute autre voie était déshonnête et
coupable, quelles que fussent les conventions faites avec les
prêtres catholiques. Censurés durement, par leurs pasteurs et
menacés par eux d'excommunication, ceux qui avaient fléchi _devant
l'idole_, en recevant la bénédiction nuptiale d'un prêtre
catholique, durent faire réhabiliter leurs mariages suivant le
rite calviniste.

Mais les unions, contractées hors de l'Église catholique, n'étant
pas reconnues par la loi, les huguenots ne pouvaient se présenter
devant les tribunaux dans aucune cause où ils eussent à procéder
en qualité de pères, de maris, d'enfants, de parents, car jamais
ils ne pouvaient prouver leur état par la production de titres
légalement valables.

Dans les différents qu'ils avaient entre eux, ils recouraient
souvent à des arbitres; mais quand ils avaient affaire à des
coreligionnaires de mauvaise foi, ou à des catholiques les
appelant devant les tribunaux, ils ne pouvaient défendre leurs
droits les plus incontestables contre les actions judiciaires les
moins fondées.

Quelques parlements, pour écarter les malhonnêtes prétentions
d'avides collatéraux voulant dépouiller la femme ou les enfants
d'un de leurs parents mariés au désert, étaient obligés de se
baser sur la _possession d'état_ de la veuve ou des orphelins;
mais cet expédient légal mettait sur le même pied la concubine et
l'épouse, le bâtard et l'enfant légitime.

Les ministres de Louis XVI comprirent qu'il n'était pas possible
de laisser plus longtemps sans état civil, plus d'un million de
Français, la vingtième partie des citoyens de la France, de les
laisser _«privés_, _ainsi que le disait Rulhières_, _du droit de
donner le nom et les prérogatives d'épouses et d'enfants légitimes
à ceux que la loi naturelle_, _supérieure à toutes les
institutions civiles_, _ne cessaient de reconnaître sous ces deux
titres_.»

En 1787, un édit vint porter remède au mal; cet édit se bornait,
ainsi que le déclarait son exposé des motifs, à donner un état
civil aux Français ne professant pas la religion catholique. Pour
arriver à ce résultat, l'édit accordait aux non-catholiques le
droit d'option entre le curé et le juge du lieu pour faire
constater sur des registres ad hoc, leurs décès, leurs naissances
et leurs mariages. Quand une déclaration de mariage avait été
faite dans les formes prescrites, soit devant le curé, soit devant
le juge, celui-ci devait déclarer les comparants unis. Pour tous
les mariages contractés hors de l'Église _antérieurement à
l'édit_, une déclaration semblable suffisait pour qu'ils
produisissent tous leurs effets civils.

Cet édit réparateur fut cependant vivement attaqué: au Parlement
de Paris; le conseiller d'Epréminil, conjurant ses collègues de ne
point l'enregistrer, s'écriait, en leur montrant d'image du
Christ: «_Voulez-vous le crucifier une seconde fois?»_

Dans un mandement, l'évêque de la Rochelle le qualifiait ainsi:
«Cette loi qui semble _confondre et associer toutes les religions
et toutes les sectes_... cette loi, sur laquelle nous ne saurions
vous peindre notre douleur et notre peine, en voyant _l'erreur
prête à s'asseoir à côté de la vérité._»

On trouve encore en 1789, dans les cahiers du clergé, une
protestation du clergé de Saintes, contre cet édit, permettant aux
parents de constater sous une forme purement civile la naissance
de leurs enfants, «ce qui expose, dit-on, _les enfants même nés
catholiques à ne pas être baptisés»_.

Pour l'Église, en effet, c'est porter atteinte à ses droits, que
d'accorder, sans son entremise, un état civil aux non-catholiques.
Le Girondin Barbaroux, au contraire, estime qu'il est essentiel de
donner; même avec l'intervention de l'Église, un état civil à son
fils, il le fait baptiser et dit: «Le baptême _n'est rien_ aux
yeux du philosophe, mais la cérémonie, _quelle qu'elle soit_, par
laquelle on transmet son nom à son fils, est bien intéressante
pour un père.»

L'évêque de la Rochelle, s'insurgeant contre la loi, défend même
aux prêtres de son diocèse, de faire une distinction entre leur
qualité d'officiers d'état civil et leurs fonctions de ministres
de la religion catholique et leur dit: «Comment pourriez-vous
déclarer, _même au nom de la loi_, légitime et indissoluble, une
union contractée contre les règles et les ordonnances de l'Église?
Ne craignez point de déclarer à ceux qui se présenteront devant
vous, que votre ministère est spécialement et même uniquement
réservé aux fidèles.»

Cette injonction faite par un évêque aux curés de son diocèse,
était la démonstration péremptoire que l'on ne pouvait laisser au
clergé catholique la moindre part dans la tenue des registres de
l'état civil. Ce n'est cependant qu'en 1792 que la loi décida que
les officiers de l'état civil n'auraient plus aucun caractère
religieux, conformément aux principes ainsi posés par la
constitution de 1791: «La loi ne considère le mariage que comme
_un contrat Civil._ Le pouvoir législatif établira pour tous les
habitants, _sans distinction_, le mode par lequel les naissances,
les mariages et les décès seront constatés, et il désignera les
officiers publics qui recevront et conserveront ces actes.»

Le mandement lancé par l'évêque de la Rochelle contre l'édit qui
se bornait, ainsi que le déclarait Louis XVI, _à donner dans Son
royaume un état civil à ceux qui ne professent point la vraie
religion_, fut déféré au conseil du roi et condamné à être
supprimé sur ces sévères conclusions du procureur du roi:_ «C'est
en abusant des droits du sanctuaire_, c'est en profanant la
mission apostolique, qu'un évêque, en discutant une loi qu'il ne
doit que respecter, ose exciter dans son diocèse la résistance à
un édit à jamais mémorable... La discipline de l'Église et
l'instruction des fidèles imposent aux évêques le devoir de
publier des mandements, mais ce devoir doit se circonscrire dans
les limites de la police ecclésiastique. Quand le zèle des
prélats, dans des cas très rares, s'étend jusqu'aux lois civiles,
_ce ne doit être_, _suivant l'esprit du christianisme_, _que pour
en recommander l'exécution_.»

Les évêques de nos jours, quand ils parlent des lois civiles dans
leurs mandements, n'oublient-ils pas aussi trop souvent qu'ils ne
devraient le faire que pour recommander l'exécution de la loi?

Je ne parle pas bien entendu de l'évêque député qui, à la tribune,
a déclaré que si la loi, retirant aux fabriques pour le donner aux
communes, le monopole, et par conséquent le bénéfice des
inhumations, était votée par les chambres, _il jurait de ne pas
lui obéir._ M. Freppel peut impunément oublier à la tribune de la
chambre ce que l'esprit du christianisme lui commande de faire,
comme évêque; mais si, dans un mandement, il reproduisait
l'emprunt oratoire qu'il a fait à Mirabeau, le gouvernement de la
république, bien que plus patient que celui de Louis XVI serait
bien obligé de lui rappeler que le rôle d'un évêque n'est pas de
prêcher la _désobéissance à la loi_.

Dans le projet d'édit qui avait été soumis à Louis XVI, il y avait
une clause permettant aux pasteurs de jouir de tous leurs droits
civils comme les autres protestants; lors de la publication de
l'édit, cette clause avait disparu, comme entraînant, en fait,
l'abolition de peines qu'on ne pouvait plus cependant appliquer,
mais dont on ne pouvait pas se retirer la faculté d'user en des
circonstances plus favorables.

Après 1787, comme avant, les pasteurs restèrent donc légalement
passibles du gibet, à raison de l'exercice de leur ministère, et
ceux qui allaient les entendre pouvaient toujours être condamnés
aux galères.

Louis XVI, en sa qualité de roi très chrétien, n'avait pas pu
aller jusqu'à mettre sur le même pied toutes les religions, la
vérité et l'erreur. Il n'avait même pas, comme Henri IV, décidé
que le culte _public_ des protestants serait toléré à côté de
celui de la religion maîtresse et dominante.

Il disait, en effet, dans le préambule de l'édit donnant un état
civil aux protestants: «Que s'il n'était pas en son pouvoir
d'empêcher qu'il n'y eût différentes sectes dans ses États, il
avait pris les mesures les plus efficaces pour prévenir de
_funestes associations_, et pour que la religion catholique qu'il
avait le bonheur de professer, jouit seule dans son royaume des
droits et des honneurs du culte _public_.»

La révolution seule pouvait proclamer et appliquer les vrais
principes, déclarer que toutes opinions philosophiques et
religieuses étaient égales devant la loi, et décréter que toutes
les religions jouissaient des droits et des honneurs du culte
public.

CHAPITRE III
LIBERTÉ DE CONSCIENCE

_Persécution du Saint-Sacrement_. _-- Sacrilèges et blasphèmes_.
_-- Prosélytisme_. -- _Relaps_. _-- Visite obligatoire du
curé_. _-- Mortarisme_. _-- Le droit des pères de famille_. _--
Enfants de sept ans_. _-- Suspects_. _-- Régime de l'inquisition_.
_-- Opiniâtres_. _-- Expulsions_. _-- Transportations_. _--
Couvents_. _Hôpitaux_. _-- Prisons._


L'édit de Nantes autorisait les huguenots à vivre et demeurer dans
toutes les villes et lieux du royaume, sans être enquis, vexés,
molestés, ni astreints _à faire chose_, _pour le fait de
religion_, _contraire à leur conscience_, ni, _pour raison
_d'icelle, être recherchés en maisons et lieux où ils voudraient
habiter.

Pour les huguenots, cette liberté de conscience fut, au début,
aussi complète qu'elle pouvait l'être dans un pays où l'Église et
l'État étant unis par les liens les plus étroits, la loi avait une
croyance religieuse.

Ainsi, par respect pour les prescriptions de l'Église catholique,
les huguenots devaient s'abstenir de vendre publiquement et
d'étaler de la viande pendant la durée du carême et pendant les
autres jours d'abstinence. S'ils se trouvaient en voyage pendant
les jours où l'Église catholique interdit l'usage de la viande,
ils devaient _faire maigre_, bon gré, mal gré, car il était
défendu aux taverniers et hôteliers de fournir, ces jours-là,
viande, volaille, ou gibier à ceux qui venaient manger ou loger
chez eux.

Pour la même raison du respect dû à la religion d'État, les
huguenots ne pouvaient aller au cabaret pendant la durée des
offices catholiques.

Une loi de 1814, qui n'a été abrogée qu'en 1877, reproduisit cette
interdiction d'aller au cabaret pendant les offices catholiques.
Tous ceux qui ont fait une campagne électorale, sous le règne des
hommes du 16 mai, ont pu constater avec quelle hâte comique, les
réunions d'électeurs tenues dans les auberges, cafés ou cabarets,
étaient obligées de se disperser, dès que les cloches sonnaient la
grand'messe ou les vêpres, pour se mettre en règle avec cette loi
de 1814.

Pendant les jours fériés de l'Église catholique (si fréquents au
XVIIe siècle, que Louis XIV dut en diminuer le nombre avec
l'assentiment plus ou moins volontaire du clergé), les huguenots
ne pouvaient ni vendre, ni étaler, ni tenir boutique ouverte, ni
travailler, même dans les chambres ou maisons fermées, en aucun
métier dont le bruit pût être entendu au dehors.

Cette interdiction de travailler pendant les jours fériés avait
été reproduite par la Restauration et c'est la République qui a dû
abroger, la loi qui édictait cette interdiction. Il y a encore
aujourd'hui bien des partisans du repos _obligatoire_ du dimanche,
qui, en faveur de l'interdiction hebdomadaire du travail,
invoquent, non un motif religieux, mais l'intérêt de l'ouvrier
lui-même. Sans doute il serait désirable que tout travailleur pût
se reposer vingt-quatre heures par semaine, que ce fût le dimanche
comme le veulent les catholiques et les protestants, le samedi
comme le veulent les juifs, le vendredi comme le font les
musulmans, peu importerait.

Mais l'organisation des grands services publics, comme les chemins
de fer, les postes, les télégraphes, ne permettent point l'arrêt
complet de la vie nationale à un jour déterminé.

En outre, certains ouvriers; -- soit que leur travail, comme celui
des hauts-fourneaux par exemple, ne puisse subir d'interruption,
soit qu'il leur faille travailler sans relâche, pour subvenir aux
besoins de leurs familles avec des salaires _insuffisants_, _--
_sont obligés de travailler sept jours sur sept; d'autres, après
avoir travaillé six jours pour leurs patrons, travaillent le
septième jour pour eux-mêmes; de quel droit les empêcher de le
faire? Si le législateur imposait aux salariés un jour de repos
_obligatoire_, il serait moralement tenu de leur allouer, en même
temps, une indemnité équivalente à la rémunération de la journée
de travail qu'il leur ferait perdre par cette prescription
arbitraire.

Ce qui était vraiment obliger les huguenots à faire _chose contre
leur conscience_, c'était de les astreindre à laisser _tendre_
leurs maisons les jours de fêtes catholiques sur le chemin que
devaient suivre les processions; on tendait leurs maisons, malgré
eux, ils étaient même contraints de payer les frais de cette
décoration forcée, bien que l'édit de Nantes portât, qu'ils ne
contribueraient aucune chose pour ce regard.

Mais ce qui devint pour les huguenots une véritable persécution ce
fut la persistance que l'on mit à vouloir les contraindre à se
mettre _en posture de respect _(chapeau bas ou à genoux) quand ils
se trouvaient sur le passage d'un prêtre allant donner le viatique
à un malade, ou d'une procession dans laquelle était porté le
Saint-Sacrement.

De nos jours encore on a vu plus d'une fois se produire des scènes
de violence regrettables, quand des prêtres trop zélés ou des
fidèles échauffés ont voulu obliger les passants à se découvrir
devant le Saint-Sacrement porté dans une procession. C'est, pour
éviter ces scènes fâcheuses que, dans les villes où il y a
exercice de plusieurs cultes, on interdit aux processions
catholiques de sortir dans les rues, et que, dans certaines
grandes villes, le viatique est porté aux malades sans cérémonie,
_inostensiblement_. Sous Louis XIV et sous Louis XV, l'ardeur
des passions religieuses renouvelait presque chaque jour de
violentes querelles entre les catholiques et les protestants,
ceux-ci refusant d'accorder une marque de respect à ce qu'ils
appelaient _un Dieu de pâte._

Le Synode de Charenton en 1645 avait sévèrement censuré les
huguenots qui, à la rencontre du Saint-Sacrement, ôtaient le
chapeau, et, pour éviter le reproche d'avoir salué un objet qu'ils
tenaient pour _une idole_, disaient qu'ils rendaient cet honneur,
_non à l'hostie_, _mais au prêtre qui la portait et à la compagnie
qui le suivait._

«Le Synode, dit Élie Benoît, faisant de cet acte de révérence, et
de cette équivoque honteuse, une affaire capitale, représenta
cette complaisance qu'on avait pour les catholiques avec des
couleurs qui devaient _en donner l'horreur_.»

C'était donc une obligation de _conscience_ pour les protestants,
ou de fuir la rencontre du Saint-Sacrement, ou, s'ils ne pouvaient
l'éviter, de se laisser condamner à l'amende édictée contre ceux
qui refusaient de se mettre en _posture de respect._

Les condamnations étaient fréquentes, car la populace se faisait
un jeu d'empêcher les huguenots de s'enfuir à l'approche du Saint-
Sacrement. À Fécamp, même, un protestant ayant été poursuivi
jusqu'au fond de l'allée d'une maison où il était réfugié par le
curé et par le vicaire qui portaient le Saint-Sacrement, se vit
condamné pour avoir refusé de s'agenouiller devant l'idole. À_
_Metz, raconte Olry, pour surprendre plus facilement les
protestants, _on épargnait _le son de la petite clochette, agitée
d'habitude par la personne précédant le prêtre qui portait le
Saint-Sacrement. La terreur de subir cette fâcheuse rencontre
était devenue telle que les domestiques huguenots, quand ils
entendaient le son des clochettes attachées aux tombereaux
destinés à enlever les immondices, rentraient à la hâte au logis
au lieu de venir apporter les ordures à ces tombereaux.

Louvois qui connaissait l'invincible répugnance qu'éprouvaient les
calvinistes et les luthériens à se mettre à genoux, lors du
passage du Saint-Sacrement, avait su éviter aux soldats étrangers
au service de Louis XIV, la fâcheuse alternative de désobéir à
leurs chefs ou de faire _chose contre leur conscience._

Par une lettre circulaire adressée aux commandants de troupes, il
leur enjoignait de faire retirer les troupes suisses ou étrangères
_dans lesquelles il y aurait des hérétiques_, des postes qui se
trouvaient sur le passage des processions; si dans ces troupes
catholiques, ajoutait-il, «_il y avait quelques hérétiques
officiers ou soldats mêlés_, Sa Majesté trouvera bon que vous
dissimuliez que les officiers ou soldats hérétiques _se retirent
auparavant que la procession passe_. Il reste à vous informer de
l'intention du roi, à l'égard des postes devant lesquels le Saint-
Sacrement passera lorsqu'on le portera aux malades, Sa Majesté
trouvera bon qu'en ce cas, il n'y ait _que les catholiques qui
sortent pour prendre les armes et se mettre à genoux; _que si,
tout ce qui se trouvait dans un corps de garde se trouvait
hérétique, l'intention de Sa Majesté est que ledit corps de garde
_ne prenne pas les armes...»_

De nos jours, les sentiments des protestants n'ont pas changé sur
cette sorte de cas de conscience, et l'on a vu en 1881, le caporal
Taquet, un protestant, commandé pour assister à une cérémonie
religieuse, refuser de s'agenouiller au moment de la bénédiction
du Saint-Sacrement. Taquet, pour avoir désobéi à l'ordre donné par
son chef, fut condamné à quatre jours de salle de police. Il eût
mieux valu ne pas commander un protestant pour escorter la
procession de la Fête-Dieu, afin de ne pas mettre un sous-officier
dans cette pénible alternative ou de désobéir à l'ordre que lui
donnait son chef de s'agenouiller devant le Saint-Sacrement, ou
d'exécuter cet ordre et de faire ainsi _chose contraire à _sa
conscience. Depuis l'incident Taquet, on s'abstient, avec raison,
de commander les troupes pour servir d'escorte dans les cérémonies
religieuses.

Pour éviter même, que les soldats appelés à rendre les honneurs
militaires aux morts ne se trouvent, dans l'enceinte des édifices
religieux, obligés de faire _chose contraire à la conscience _de
quelques-uns d'entre eux, le général Campenon a publié la
circulaire suivante:


«Paris, 7 décembre 1883.

«Mon cher général,

«J'ai été consulté sur l'interprétation à donner aux articles 329
et 330 du décret du 23 octobre 1883, relatif aux honneurs funèbres
à rendre aux militaires et marins morts en activité de service.
Ces articles stipulent que les troupes commandées pour rendre les
honneurs sont conduites à la maison mortuaire et accompagnent le
corps jusqu'au cimetière; mais ils sont muets sur ce que ces
troupes doivent faire durant le temps pendant lequel le corps
stationne dans l'édifice où s'accomplissent, le cas échéant, les
cérémonies du culte auquel appartenait le défunt.

«J'ai l'honneur de vous faire connaître, après examen de cette
question, qu'il ressort des explications qui m'ont été fournies à
la suite de la publication du décret du 28 octobre. 1883, que le
conseil d'État, en supprimant l'article 326 de l'ancien décret du
13 octobre 1863, concernant les honneurs à rendre par les troupes
pendant les services religieux, a admis que les troupes désignées
pour rendre les honneurs funèbres aux militaires et marins décédés
en activité de service resteraient en dehors des édifices du culte
pendant la durée du service religieux.

«Le service terminé, ces troupes accompagnent le corps _jusqu'au
_cimetière, à _la porte _duquel elles rendent, avant d'être
reconduites à leurs quartiers, les mêmes honneurs qu'à la maison
mortuaire, honneurs spécifiés à l'article 329 précité du décret du
23 octobre 1883.»


Sous Louis XIV, les aumôniers des galères firent de l'obligation
de se mettre en posture de respect devant l'hostie consacrée, un
cruel moyen de persécution contre les huguenots condamnés aux
galères pour cause de religion. Les galériens enchaînés à leurs
bancs, assistaient, bon gré mal gré, à la messe que l'aumônier
disait chaque matin et lorsque les huguenots refusaient de _lever
le bonnet_, au moment de l'élévation, on les bâtonnait cruellement
parfois jusqu'à la mort.

Voici la navrante description de ce supplice de la bastonnade
faite par le galérien huguenot Marteilhe: «On fait dépouiller tout
nu, de la ceinture en haut, le malheureux qui doit recevoir la
bastonnade. On lui fait mettre le ventre sur le coursier (galerie
étroite et élevée placée au milieu de la galère), les jambes
pendantes dans son banc et ses deux bras dans le banc à
l'opposite. On lui fait tenir les jambes par deux forçats, et les
deux bras par deux autres et le dos en haut et tout à découvert et
sans chemise. Le comité (chef de la chiourme) est derrière lui qui
frappe sur un robuste Turc _pour animer _celui-ci à frapper de
toutes ses forces avec une grosse corde sur le dos du pauvre
patient. Ce Turc est aussi tout nu et sans chemise, et comme il
sait qu'il n'y aurait pas de ménagement pour lui s'il épargnait le
moins du monde le pauvre misérable qu'on châtie avec tant de
cruauté, il applique ses coups de toutes ses forces, de sorte que
chaque coup qu'il donne fait une contusion qui est élevée _d'un
pouce_. Rarement un de ceux qui sont condamnés à un pareil
supplice en peut-il supporter dix à douze coups _sans perdre la
parole et le mouvement; _cela n'empêche pas que l'on continue à
frapper sur ce pauvre corps, sans qu'il crie ni remue, vingt ou
trente coups n'est que pour les peccadilles, mais j'ai vu qu'on en
donnait cinquante et même cent, mais ceux-là n'en reviennent
guère.»

«Dès les premiers coups, dit Bion, aumônier des galères, la vue du
corps du supplicié était telle que des galériens endurcis, des
malfaiteurs, des meurtriers, en détournaient les yeux. Les coups
semblent _terriblement pesants_, dit un des patients, le sang
découle et le dos s'enfle de trois ou quatre doigts.»

Après avoir reçu deux bastonnades successives, le forçat huguenot
David de Serres écrit: «Je vous dirai, sur la douleur dont on ne
peut parler que par expérience, que c'est quelque chose _de bien
aigu et de bien pénétrant_. Elle vous pénètre jusqu'aux os,
jusqu'au plus profond du coeur et de l'âme. Mon coeur défaillit à
la fin de chaque bastonnade et _mon âme fut sur le bord de mes
lèvres_, ce me semblait, pour abandonner sa misérable cabane
qu'elle voyait détruire... à me voir on eût dit à la lettre,
_qu'une forte charrue m'eût labouré le dos_, _en traînant son soc
sur ma peau toute nue_.»

L'Hostalet, porté à l'hôpital après avoir été bâtonné ainsi, dit:
«Je ne suis pas encore guéri de mes plaies car, entre la chair et
les os, _il y a des amas de chair meurtrie comme des noisettes_,
_tellement que cela se réduit en flocons fort mauvais_.»

Après deux bastonnades Élie Maurin resta, suivant ses propres
expressions, _dans une grande débilité de cerveau._

Quant à Sabatier, resté longtemps à l'hôpital entre la vie et la
mort à la suite d'une terrible bastonnade, voici ce que dit de lui
Marteilhe qui l'avait retrouvé en Hollande: «Il en revint, mais
toujours si valétudinaire, _si faible de cerveau _qu'on l'a vu
diverses années en ce pays, hors d'état de soutenir la moindre
conversation et ayant _la parole si basse qu'on ne pouvait
l'entendre_.»

L'aumônier des galères, Bion raconte comment la vue de ce terrible
supplice si courageusement supporté par les forçats huguenots,
l'amena à se convertir au protestantisme: «Je fus après cette
exécution à la chambre de proue[6], sous prétexte de voir les
malades. J'y trouvai le chirurgien occupé à visiter les plaies de
ces martyrs. Il est vrai qu'à la vue du triste état où étaient
leurs corps, je versai des larmes. Ils s'en aperçurent, et,
quoique à peine ils pussent prononcer une parole, étant plus près
de la mort que de la vie, ils me dirent qu'ils m'étaient obligés
de la douceur que j'avais toujours eue pour eux. J'allais à
dessein de les consoler, mais j'avais plus besoin de consolation
qu'eux-mêmes... J'avais occasion de les visiter tous les jours,
et, tous les jours, à la vue de leur patience dans la dernière des
misères, mon coeur me reprochait mon endurcissement et mon
opiniâtreté à demeurer dans une religion où depuis longtemps
j'apercevais beaucoup d'erreurs et surtout _une cruauté _qui a le
caractère opposé à l'Église de Jésus-Christ. Enfin, _leurs plaies
furent autant de bouches qui m'annonçaient la religion réformée_,
_et leur sang fut pour moi une semence de régénération_.»

Cette cruelle persécution, exercée pour obliger les forçats
huguenots _à lever le bonnet_, en signe de respect pour _l'idole_,
tantôt abandonnée, tantôt reprise, ne cessa qu'en 1709, la
constance des victimes ayant lassé l'obstination des persécuteurs.
On a peine à s'expliquer cette persistante prétention des
catholiques à vouloir obliger, sous peine de cruelles punitions,
les huguenots à se mettre en _posture de respect_, devant l'hostie
que ceux-ci ne considèrent que comme _un morceau de pâte_. Mais,
lorsque la loi a une croyance religieuse, elle crée des délits et
des crimes _surnaturels_, elle punit aussi bien _l'irrévérence
_envers l'hostie que sa profanation qu'elle qualifie de
_sacrilège_, elle punit même la raillerie contre un des dogmes de
la religion d'État, raillerie qu'elle qualifie de _blasphème._

Les huguenots à qui leur religion interdit de croire à l'immaculée
conception, ne pensaient pas commettre un crime ou un délit,
lorsqu'ils disaient qu'il fallait être visionnaire pour croire à
une naissance sans douleurs, sans infirmités naturelles. Cependant
pour avoir ainsi parlé, ils étaient poursuivis comme ayant proféré
des _blasphèmes _contre la pureté de la Vierge, et, pour ce délit
_surnaturel_, étaient passibles des peines terribles édictées
contre les blasphémateurs: langue coupée, percée d'un fer rouge ou
arrachée. De même que le blasphème, le _sacrilège_, crime
_surnaturel_, est puni de peines basées sur l'opinion, non de ceux
qui, commettent ce crime, mais de ceux qui le punissent. -- C'est
pourquoi la loi, quand elle a une croyance religieuse, frappe des
mêmes peines le _sacrilège _conscient ou inconscient; peu
importent aux juges et la croyance de celui qui a profané une
hostie, et les circonstances qui ont accompagné cette profanation
qui est regardée comme constituant une voie de fait contre Jésus-
Christ lui-même. C'est le dogme catholique de _la présence
réelle_, passé dans la loi, qui fait le crime et le qualifie.

Un prêtre de Paris, dit une relation attribuée à Jurieu, avait mis
de côté pendant trois ans toutes les hosties consacrées en disant
la messe; puis, un beau jour, avec sa collection d'hosties il
était passé en Hollande. -- Là, il fit une conférence contre la
présence réelle devant une nombreuse assistance, et, à l'appui de
son discours contre _l'idole de pâte_, «il prit une des hosties
qu'il avait apportées, la brisa, et, en laissant tomber les
fragments par terre, dit à ses auditeurs qu'ils prissent garde,
s'il sortait du sang, des os brisés de cette _idole_.»

_Ce sacrilège _n'aurait pas été autrement puni que celui des
malheureux huguenots qui, traînés à l'église et ayant recraché
l'hostie qu'on leur avait mise de force dans la bouche, furent
impitoyablement envoyés au bûcher.

Lièvre, dans son histoire du Poitou, cite entre autres, l'exemple
suivant de cette inique cruauté: «Guizot, un vieillard de
soixante-dix ans, qui avait abjuré par contrainte, tombe malade;
le curé accourt. Guizot rétracte son abjuration et refuse de
recevoir la communion, le curé lui met de _force _l'hostie dans la
bouche et Guizot la crache; malheureusement pour lui la maladie ne
fut pas mortelle. Poursuivi comme sacrilège, Guizot fut condamné
au feu et mourut avec le courage d'un martyr.»

La folie religieuse n'est même pas une circonstance atténuante, en
pareil cas, et d'Argenson n'eût pas hésité à faire brûler la femme
Dubuisson, s'il n'eût été retenu par des considérations
politiques.

Cette femme, dit le lieutenant de police, après s'être mis dans
l'esprit _qu'elle était sainte_, communiait tous les jours depuis
plus de six mois, _sans aucune préparation _et même après avoir
mangé; le procédé pourrait mériter _les derniers supplices_,
suivant la disposition des lois. Mais on ne pourrait rendre
_publique _la punition de ces crimes, sans faire injure à la
religion, et donner lieu _aux mauvais discours _des libertins et
des protestants mal convertis.

En conséquence d'Argenson conclut à ce que cette femme soit
envoyée au gouffre de l'hôpital général où elle trouvera la
punition _non publique _de ses _sacrilèges._

La profanation des vases sacrés et des saintes huiles constituait
aussi un sacrilège que la loi punissait au XVIIe siècle de la
peine du bûcher. Nous trouvons, dans les mémoires du forçat
protestant Martheilhe, l'histoire d'un _crime _de ce genre commis
par un esclave turc des galères, et commis _inconsciemment_. Ce
Turc nommé _Galafas_, avait acheté, de voleurs qui l'avaient
dérobée dans l'église de Dunkerque, une boite d'argent contenant
les saintes huiles destinées à l'administration des sacrements.
Galafas, sachant que c'était chose volée, aplatit la boîte à coups
de marteau pour en dissimuler la forme, et, pour ne rien perdre,
_graissa ses souliers avec _le coton _imbibé d'huile qu'elle
contenait._

_«Si j'avais eu de la salade_, dit-il aux prêtres qui
l'interrogeaient, _je l'aurais garnie de cette huile_, _car je
l'ai goûtée et elle était très bonne_.» Galafas traduit en
justice fut condamné _à être brûlé vif_. Mais les Turcs des
galères de Dunkerque, ayant trouvé moyen de faire tenir une lettre
à Constantinople au grand Seigneur, celui-ci aussitôt fit appeler
l'ambassadeur de France et lui déclara que, si on faisait mourir
Galafas, pour un fait de cette nature _que les Turcs ignorent être
un crime_, lui, grand Seigneur, ferait mourir du même supplice
cinq cents chrétiens esclaves français. Cet _argument péremptoire_
du grand Seigneur sauva Galafas qui fut racheté des galères et
retourna à Constantinople.

Malgré cette leçon de jurisprudence qu'il avait reçue, Louis XIV
n'en continua pas moins à punir _de même _tous les sacrilèges,
qu'ils fussent conscients ou inconscients.

La Restauration elle-même, qui avait ressuscité le crime du
_sacrilège_, n'admettait pas davantage cette distinction équitable
à faire pour les auteurs de ces crimes _surnaturels_, entre celui
qui avait fait un outrage _calculé_ à la religion, et celui qui
avait commis un sacrilège, ignorant que c'était un crime aux yeux
du législateur.

L'édit de Nantes stipulait que tous ceux qui avaient
antérieurement abjuré, pour passer soit du catholicisme au
protestantisme, soit du protestantisme à la foi catholique,
auraient toute liberté de revenir à leur foi première, sans
pouvoir être recherchés ni molestés à raison de leur nouveau
changement de religion. La même faculté était donnée aux prêtres
et personnes religieuses, et l'on reconnaissait la validité des
mariages contractés par eux devant un ministre protestant, c'était
là une disposition qui pouvait paraître d'un libéralisme excessif,
sous le régime d'une religion d'État, puisqu'en l'an de grâce
1883, alors que les lois ne reconnaissent plus de voeux
perpétuels, on a vu un procureur de la République soutenir cette
thèse que la qualité de prêtre, même défroqué, est une cause de
nullité de mariage.

Ces diverses dispositions de l'édit de Nantes avaient été
considérées comme s'appliquant aussi bien à l'avenir qu'au passé.
Le cardinal de Richelieu avait même déterminé les formes dans
lesquelles devait se faire l'abjuration des catholiques et un édit
de 1663 constate que, depuis l'édit de Nantes, beaucoup de
catholiques s'étaient faits protestants et que des prêtres et des
personnes religieuses avaient abjuré et s'étaient mariées devant
un ministre.

Louis XIV n'osa en venir tout d'abord à rapporter ces dispositions
formelles de l'édit, bien que le clergé catholique protestât sans
cesse contre l'égalité du droit d'abjuration pour les catholiques
et pour les protestants. Mais il apporta successivement toutes les
entraves imaginables au droit de prosélytisme des protestants, en
même temps qu'il employait les moyens les moins honnêtes pour
amener l'abjuration, des religionnaires.

Alors que la caisse des conversions administrée par Pélisson,
protestant converti, tenait boutique ouverte pour l'achat des
abjurations, il était interdit aux ministres et consistoires de
corrompre _les pauvres _catholiques en les faisant participer à
leurs aumônes; on défendait aux ministres et anciens d'aller dans
les maisons, soit de jour, soit de nuit, si ce n'est pour visiter
les malades huguenots et faire fonctions de leur ministère. Quant
aux malades pauvres, de la religion réformée, ils ne pouvaient
être recueillis et soignés par leurs co-religionnaires, ils
devaient être envoyés dans les hôpitaux _catholiques_.

Alors qu'on provoquait l'abjuration des huguenots par l'appât des
grades, des places et des pensions, on défendait aux huguenots
d'employer pour amener la conversion d'un catholique; même l'appât
du mariage avec une huguenote. Puis on en vint à interdire les
mariages mixtes ou _bigarrés_, à déclarer nul tout mariage entre
catholique et huguenot célébré contrairement à cette défense.

Nous avons rappelé de combien de fonctions et de professions les
huguenots furent exclus par suite de cette préoccupation de mettre
les protestants dans l'impossibilité d'user du _crédit _que
pouvait leur donner telle situation officielle ou telle
profession, pour empêcher les conversions de leurs co-
religionnaires. Par suite de la même préoccupation il fut interdit
aux pasteurs d'exercer leur ministère dans le même lieu pendant
plus de trois ans, une trop longue résidence _leur donnant une
puissance absolue sur l'esprit de leurs co-religionnaires._

Pour empêcher les maîtres d'user de leur _crédit _près de leurs
domestiques et de faire du prosélytisme auprès d'eux, on eut
recours aux injonctions les plus contradictoires. Un domestique
catholique ne put abjurer que six mois après avoir quitté le
service d'un maître huguenot, et il devait s'écouler un nouveau
délai de six mois avant que ce domestique pût entrer au service
d'un autre huguenot. Puis on interdit aux catholiques d'entrer au
service des huguenots «attendu, disait l'édit, que plusieurs de la
religion prétendue réformée, après avoir _perverti _leurs
domestiques catholiques, les obligent de passer dans les pays
étrangers pour quitter leur religion.» Quelques mois plus tard,
nouvel édit ordonnant au contraire, aux huguenots et aux nouveaux
convertis, de congédier leurs domestiques protestants pour en
prendre des catholiques, «attendu que ce qui était très utile
alors (six mois plus tôt) pour empêcher la perversion de nos
sujets catholiques, dit la déclaration royale, pourrait retarder à
présent la conversion de ceux de la religion prétendue réformée
engagés au service du petit nombre de prétendus réformés qui sont
malheureusement restés jusqu'ici dans leur erreur. Pareillement
serait dangereux de laisser aux nouveaux convertis la liberté de
se servir de domestiques de ladite religion.» Les peines édictées
pour contraventions à cette injonction étaient, pour le maître,
mille livres d'amende; pour une domestique _le fouet et la
marque_, pour le serviteur mâle _les galères_.

Dans sa haine pour le protestantisme, le roi alla jusqu'à défendre
aux huguenots d'instruire les mahométans et les idolâtres dans
leur fausse doctrine. «Afin d'empêcher qu'on n'abuse de leur
ignorance pour les engager dans une religion _contraire à leur
salut_, _voulons_, dit le roi, que tous mahométans et idolâtres
qui voudront se faire chrétiens ne puissent être instruits, ni
faire profession d'autre religion que de la catholique.»

Enfin, Louis XIV établit des catégories de catholiques de _droit_:

1° Les enfants _exposés_: «parce que ayant été malheureusement
abandonnés de leurs pères, et par ce moyen devenant sous notre
puissance _comme père commun de nos sujets_, nous ne pouvons les
faire élever que dans la religion que nous professons».

2° _Les bâtards_, même nés d'une mère protestante. «Attendu qu'il
n'y a personne qui puisse exercer sur ces enfants _une puissance
légitime_.»

3° Les enfants, nés de père et de mère appartenant à la religion
protestante; lorsque leur père avait abjuré avant qu'ils eussent
atteint l'âge de quatorze ans.

4° Les enfants dont les pères étaient morts protestants mais dont
les mères étaient catholiques «pour donner aux dites veuves, dans
la perte de leurs maris, cette consolation de pouvoir procurer à
leurs enfants, l'avantage d'être élevés dans la véritable
religion.»

Quant aux orphelins huguenots, dont le père et la mère étaient
morts protestants, ne trouvant pas de prétexte pour les déclarer
catholiques _de droit_, on s'était borné à leur imposer des
tuteurs et curateurs catholiques, «certains tuteurs et curateurs
réformés ayant abusé de la puissance que cette qualité leur
donnait sur leurs pupilles, _pour les détourner des bons desseins
qu'ils témoignaient de se convertir à la religion catholique_.»

Cette persistante préoccupation de vouloir assurer le salut de
ceux de ses sujets qu'il estimait être dans l'erreur, amena Louis
XIV à porter la plus grave atteinte à la liberté de conscience des
huguenots, ainsi garantie par le quatrième article particulier de
l'édit de Nantes: «Ne seront tenus ceux de ladite religion de
recevoir _exhortations_, lorsqu'ils seront malades, d'autres que
_de la même religion_.» Sous prétexte de violences exercées, en
plusieurs occasions, par ceux de la religion prétendue réformée
pour empêcher la conversion de leurs malades qui voulaient rentrer
avant leur mort dans le sein de l'Église, le roi, par une
déclaration du 2 avril 1666, autorisa les curés, «assistés des
juges, échevins ou consuls à _se présenter aux malades pour
recevoir leur déclaration_.»

Il arrivait souvent que les curés, emportés par leur zèle
convertisseur, se rendaient auprès des malades huguenots, sans
avoir même réclamé l'assistance des magistrats.

C'est ce qui advint à Rouen; un curé ayant pénétré près d'un
malade, sans être accompagné d'un magistrat, et suivi _du menu
peuple du quartier_, ce malade avait refusé de le recevoir.

Ce qui ayant fait mutiner cette populace, deux magistrats assistés
de deux sergents y étaient allés, et étaient montés à la chambre
du malade qui leur avait déclaré n'avoir eu aucune pensée de faire
appeler le curé ni de changer de religion; sur quoi les
magistrats, qui avaient d'abord fait sortir les parents jusqu'à la
femme du malade, les avaient fait rentrer et ayant trouvé un
ministre au bas de l'escalier, lui avaient dit qu'il pouvait
monter puisque le malade le demandait.

À Paris même, sous les yeux d'une police ombrageuse, le clergé
négligeait parfois de requérir l'assistance d'un magistrat, pour
aller tourmenter les malades protestants. Un passementier étant à
l'agonie, deux religieuses et le vicaire de Saint-Hippolyte
veulent pénétrer auprès du malade, malgré l'opposition de la femme
de celui-ci. Ils insultent cette femme, et la canaille qui les
avait accompagnés se met en mesure de piller la maison, si bien
qu'il faut recourir à l'intervention de la police pour que le
malheureux puisse mourir en paix.

Le ministre Claude fut lui-même obligé de se retirer d'auprès
d'une malade que persécutaient des prêtres appuyés par la
populace. Le commissaire appelé après avoir demandé quatre fois à
la malade quelle était sa volonté, fit enfin retirer ces prêtres,
et Claude revint consoler la mourante qui expira une demi-heure
plus tard.

À Caen, un curé et un vicaire s'étant établis _d'autorité_, malgré
le mari, auprès de la femme Brisset, tombée en une sorte de
léthargie et ne pouvant ni leur répondre, ni même les entendre,
firent chasser d'auprès d'elle par le lieutenant particulier, son
mari et ses filles, puis déclarèrent la malade convertie et la
firent enterrer comme catholique. Élie Benoît raconte l'histoire
d'une pauvre femme que l'on avait interrogée pendant qu'elle avait
le délire de la fièvre, et déclarée catholique. Elle revient à
elle et voit au pied de son lit un crucifix: elle comprend qu'on a
abusé de son état pour prétexter qu'elle a changé de religion.
Elle veut se sauver par la fenêtre, la porte étant fermée à clé,
elle tombe d'un troisième étage et se tue.

En Poitou, dit Jurieu, un marguillier et un curé ayant chassé les
enfants d'un vieillard mourant, après les avoir menacés de
pendaison s'ils revenaient, tentèrent en vain pendant plusieurs
jours de convertir le malade. Le pauvre homme, abandonné par eux
et privé de ses enfants qui s'étaient réfugiés dans le bois,
mourut de froid, de misère et de faim et l'on trouva _qu'il
s'était mangé les mains._

Sur les plaintes faites par les protestants contre les curés qui
commettaient cette double infraction à la loi, de se présenter aux
malades sans être accompagnés d'un magistrat, et, au lieu de se
borner à recevoir la déclaration de ceux-ci, de leur faire _des
exhortations_, _ce _qui était contraire à l'édit de Nantes, la loi
fut ainsi modifiée: «Voulons et nous plaît que nos baillis,
sénéchaux et autres premiers juges des lieux, ensemble les
baillis, sénéchaux, prévôts, châtelains et autres chefs de justice
seigneuriale de notre royaume qui auront avis qu'aucuns de nos
sujets de ladite religion prétendue réformée demeurant aux dits
lieux, seront malades ou en danger de mourir, soient tenus de se
transporter vers lesdits malades, assistés de nos procureurs ou
des procureurs fiscaux et de deux témoins, pour recevoir leur
déclaration, et savoir d'eux s'ils veulent mourir dans ladite
religion; et, en cas que lesdits de la r. p. r. désirent se faire
instruire en la religion catholique, voulons que lesdits juges
fassent venir sans délai et au désir des malades, les
ecclésiastiques, ou autres qu'ils auront demandés, sans que leurs
parents y puissent donner aucun empêchement.» Cette prescription
mettait fin aux scènes de scandale et de violence provoquées par
les curés venant auprès des malades sans avoir été appelés, mais
il mettait le moribond à la discrétion d'un magistrat, souvent peu
scrupuleux et tout disposé à favoriser le prosélytisme in extremis
du curé.

Le moribond dont la famille entourait le lit de douleur, tout à
coup, sans avoir été prévenu, voyait entrer le magistrat dont la
présence lui annonçait que sa dernière heure était proche. On
faisait retirer tous les siens, et ce malheureux, qui n'avait plus
de force que pour mourir, se trouvait seul en face du magistrat,
souvent aussi ardent convertisseur que le prêtre, il lui fallait
subir un long et délicat interrogatoire. En dépit de la fièvre qui
le minait et le privait de l'usage de ses facultés, il devait
calculer chaque mot des réponses à faire aux questions captieuses
qui lui étaient posées. Qu'une de ses réponses pût être
interprétée dans un sens favorable aux désirs de son
interrogateur, c'en était assez, on s'écriait: le malade veut se
convertir! il appartenait dès lors au clergé, les siens étaient
éloignés de sa couche d'agonie, et, alors même qu'il mourait, sans
avoir repris connaissance, il était enterré comme catholique, et
ses enfants étaient enlevés à leur mère huguenote, pour être
élevés dans la religion dans laquelle leur père était censé être
mort.

Cette barbare pratique de la visite des malades devint
l'instrument de la plus odieuse et cruelle persécution, lorsque le
clergé eut obtenu ce qu'il réclamait instamment, l'interdiction
d'abjurer la foi catholique aussi bien pour les anciens
catholiques que pour les nouveaux convertis.

En 1670, l'orateur de l'assemblée générale du clergé, en même
temps qu'il déclarait que les évêques ne pouvaient, _sans être
criminels_, refuser de se rendre aux désirs d'enfants _de moins_
_de douze ans_, voulant se convertir à la religion catholique,
malgré leurs parents, disait, sans se rendre compte de son
inconséquence: «Tout est perdu à jamais par la funeste liberté qui
donne lieu aux catholiques de votre royaume de faire banqueroute à
leur religion.»

Louis XIV, pour donner satisfaction aux vives remontrances du
clergé, décide que les dispositions de l'édit de Nantes relatives
aux immunités accordées à ceux qui, après avoir abjuré, seraient
retournés à leur religion première, ne s'appliquent qu'au passé.

Que tout réformé qui aura une fois fait abjuration pour professer
la religion catholique, ne pourra jamais plus y renoncer et
retourner à la religion réformée.

«Voulons et nous plaît, décrète-t-il, que nos sujets, de quelque
qualité, condition, âge et sexe qu'ils soient, faisant profession
de la religion catholique, ne puissent jamais la quitter pour
passer en la religion prétendue réformée.»

Nul catholique ne pouvant plus se faire protestant, et nul
protestant, ayant abjuré ne pouvant revenir à sa foi première, les
huguenots de naissance avaient seuls désormais le droit de se dire
protestants.

C'était trop encore. Après la suppression de l'exercice public du
culte protestant, un incroyable édit vint déclarer catholiques
tous les huguenots restés en France à la suite de cette
suppression, leur séjour dans le royaume étant une preuve plus que
suffisante qu'ils avaient embrassé la religion catholique.

Pour se rendre compte de l'odieuse et imprudente iniquité d'un tel
édit, il faut se rappeler que les huguenots ne pouvaient quitter
le royaume sans être passibles des galères et de la confiscation
des biens, et que l'article XI de l'édit révocatoire, portant
suppression de leur culte public, les autorisait à «rester dans
les villes et lieux du royaume, à y continuer leur commerce et
jouir de leurs biens, sans pouvoir être troublés ni empêchés sous
prétexte de leur religion.»

Quoi qu'il en soit, à la suite de cet inqualifiable édit; nul
n'ayant plus le droit de dire qu'il voulait mourir protestant, la
visite obligatoire du curé aux malades provoqua chaque jour des
drames émouvants au chevet des mourants.

Le clergé usa de son droit avec la dernière rigueur, et mit autant
d'ardeur à vouloir imposer l'administration des sacrements aux
huguenots qui n'en voulaient pas qu'il en apporta plus tard à la
refuser aux jansénistes qui la demandaient sans pouvoir l'obtenir.
Rulhières, à ce propos, conte cette plaisante anecdote: «Il se
trouva dans le même hôtel deux malades dont l'un, janséniste,
demandait au curé les sacrements, ne pouvait les obtenir et
menaçait de s'adresser aux magistrats; et l'autre, Calviniste,
refusait la communion et repoussait le curé qui le menaçait des
galères s'il en relevait, ou de le faire traîner sur la claie,
s'il mourait. Le maître d'hôtel, alarmé de ces scènes fâcheuses,
qui pouvaient avoir des suites plus fâcheuses encore, imagina de
changer _secrètement_ les deux malades de lit, _et tout le trouble
fut apaisé_.»

Aujourd'hui (en 1886), comme au XVIIIe siècle, nous voyons
l'Église mettre autant d'ardeur à refuser les sacrements aux gens
qui les réclament, qu'à les administrer, _in articulo mortis_, à
des hommes qui, comme Littré, par exemple, ont, pendant tout le
cours d'une longue existence, fait profession de _libre-pensée._

Le docteur Robin; collaborateur et ami de Littré, ne put
s'empêcher d'écrire à l'occasion de l'enterrement religieux de
Littré, libre-penseur comme il l'était lui-même: «Littré a toute
sa vie demandé des obsèques civiles, nous accompagnerons son corps
jusqu'à l'Église seulement.» -- Le docteur Robin, pour éviter une
mésaventure semblable, avait inséré dans son testament cette
prescription formelle: «J'exige absolument de mes héritiers que
mon enterrement soit un enterrement civil, quel que soit le lieu
où je meure.»

Cependant sa famille l'a fait enterrer _religieusement_, bien
qu'elle ne pût alléguer sa conversion quasi-posthume, puisque il
était mort à la suite d'une attaque d'apoplexie, sans avoir un
seul instant recouvré l'usage de la parole, mais, elle n'avait
pas, dit-elle, pris connaissance de ses papiers. Tout au
contraire, l'israélite Léon Gozlan, près duquel un rabbin faisait
la veillée des morts; fut enterré catholiquement parce que sa
famille trouva dans ses papiers la preuve qu'il avait été baptisé
dans son enfance.

Quelques semaines avant la mort du docteur Robin, on avait vu un
Lepère libre-penseur, frappé d'un mal subit qui, dès le début de
sa courte maladie, lui avait enlevé toute connaissance, recevoir,
sans s'en douter, l'assistance d'un prêtre et être enterré comme
catholique.

Aussitôt le _Figaro_, moniteur du monde religieux et du monde
galant, s'est empressé de dire: «M. Lepère que l'on a enterré hier
avec tous les sacrements de la religion chrétienne, est, en somme,
_revenu aux anciennes croyances de sa prime jeunesse_.»

M. Rathier, ami de M. Lepère et comme lui député de l'Yonne, a cru
devoir rétablir la vérité des faits, en rappelant que, pendant les
dernières années de sa vie, M. Lepère avait été fidèle à ses
convictions, _qui associaient la libre pensée à sa foi
républicaine_, que, s'il avait été enterré comme catholique,
c'était parce qu'un prêtre lui avait été _imposé_, alors qu'il
n'avait plus connaissance de ce qui se passait autour de lui.

Le plus souvent les familles des libres-penseurs, soit par
conviction religieuse, soit par respect humain, se sont ainsi les
complices de l'Église venant exercer son prosélytisme de la
dernière heure près d'un moribond inconscient de sa conversion
quasi-posthume. Si au contraire, comme c'est son devoir de le
faire, la famille veille à ce que le moribond soit mis à l'abri de
ces tentatives de _pseudo-conversions_, les cléricaux protestent
contre l'atteinte ainsi portée à la liberté de prosélytisme de
l'Église.

C'est ainsi que, à l'occasion de la mort de Victor Hugo,
M. Fresneau ne craignait pas de dire à la tribune du Sénat: «Il
s'est établi un usage, contre lequel je proteste de toute
l'énergie de ma conscience et de ma raison; je veux parler du
droit que l'incrédulité s'est arrogé, de se donner des gardes du
corps pour surveiller les derniers moments des malades, petits ou
grands, humbles ou illustres. Grâce à cette coutume _qui
représente assez exactement les violences reprochées à nos pères_,
_et comme l'introduction des dragonnades dans la vie privée_, nous
ne pouvons savoir ce qui s'est passé à la dernière heure de celui
(VICTOR HUGO) que vous prétendez honorer à votre manière.»

De cette insinuation que Victor Hugo eût pu se convertir, s'il
n'eût pas été entouré de sa famille, à l'affirmation qu'à sa
dernière heure il a voulu se convertir, il n'y a qu'un pas, et ce
pas ayant été fait par Le Monde, organe officiel de la royauté de
droit divin, le pieux journal s'est attiré ce rude démenti de
M. Lockroy: «Les drôles qui dirigent un journal religieux intitulé
Le Monde, ont osé imprimer que Victor Hugo à son lit de mort a
demandé un prêtre. Je n'ai pas besoin de dire qu'ils en ont menti.
Voici du reste la lettre que je reçois à ce sujet du docteur
Germain Sée: «Si vous avez lu Le Monde d'hier, vous y trouverez
une monstruosité, sur le désir qu'aurait manifesté le Maître, de
se confier à un prêtre, et une prétendue déclaration de mon ami
Vulpian; je vous autorise, au nom de Vulpian, à donner le plus
formel démenti aux paroles qu'on lui avait prêtées à titre de
révélation.»

Il est évident que si, malgré les précautions prises par la
famille pour mettre le mourant à l'abri de toute tentative
suspecte, on a pu tenter d'accréditer la légende du désir de
conversion de Victor Hugo, cette conversion eût passé pour un fait
accompli, si, comme au bon vieux temps, un magistrat complaisant
assisté d'un prêtre catholique, eut pu, lorsque le maître
agonisait, écarter sa famille et interpréter habilement, soit ses
réponses les plus insignifiantes à des questions captieuses, soit
son silence même. Alors Victor Hugo eût été, bon gré mal gré, tenu
pour bien et dûment converti, et l'Église aurait enterré comme
catholique, celui qui avait solennellement déclaré qu'il déclinait
les prières des prêtres.

N'en déplaise à M. Fresneau, ce sont les odieuses pratiques de
l'ancien régime à l'égard des mourants qui peuvent, à bon droit,
être qualifiées d'introduction des dragonnades dans la vie privée,
et c'est manifester le désir du retour à de telles pratiques, que
de s'indigner de ce que les familles se fassent les gardes du
corps de leurs malades, pour leur permettre de mourir en paix.

Sous la monarchie de droit divin, les Parlements, s'ils n'avaient
point songé à interdire à l'Église d'administrer les sacrements à
ceux qui ne les réclamaient pas, ou même les refusaient, avaient
commis l'erreur de vouloir enjoindre aux curés, par arrêts,
d'administrer les sacrements aux jansénistes qui les réclamaient.
Les pamphlétaires du temps raillaient ainsi cette erreur
juridique: «les Parlements veulent décider du corps de Jésus-
Christ comme d'une question de boues et de lanternes.»

En 1883, M. Bernard Lavergne, alors qu'il demandait au garde des
sceaux de sévir contre un curé, refusant d'administrer un mourant
parce que celui-ci ne voulait pas promettre de retirer ses enfants
des écoles de l'État pour les envoyer aux écoles congréganistes,
ne tombait pas dans la même erreur que les anciens Parlements. Il
ne demandait pas qu'on obligeât le curé à administrer ce mourant,
mais que l'on infligeât une peine disciplinaire à ce prêtre,
_fonctionnaire salarié par l'État_, qui abusait de sa situation
pour faire tort aux écoles de l'État.

De même, lorsque dans l'élection sénatoriale du Finistère, les
prêtres ont cherché à influencer le vote des électeurs en menaçant
ceux qui voteraient pour les candidats républicains, de leur
refuser l'absolution et la communion, ils se sont exposés à être
poursuivis, pour violation des prescriptions de la loi électorale.
Mais, presque toujours, le gouvernement s'abstient de punir
disciplinairement ou de faire poursuivre les prêtres, qui ont
abusé de leur situation d'agents d'un service public, se faisant
une arme politique du refus des sacrements. Il sait que, si
l'Église doit être seule maîtresse de déterminer les conditions
qu'elle veut mettre à l'administration des sacrements, elle use à
ses risques et périls de son droit, et que, lorsque ses refus de
sacrements ont manifestement un motif politique, ces refus
imprudents ne tardent point à augmenter le nombre des déserteurs
du catholicisme. N'a-t-on pas vu tout récemment, en 1885, un des
catholiques électeurs du catholique département du Finistère,
répondre à son curé qui le menaçait de lui refuser ses Pâques s'il
votait mal: _Eh bien! je m'en passerai!_

Pour en revenir à la visite _obligatoire_ du curé, pour tous les
malades, on ne peut mieux faire ressortir la cruelle iniquité de
cette prescription légale qu'en rappelant l'énormité des peines
édictées contre le malade huguenot, qui refusait de se laisser
administrer les derniers sacrements: «Voulons et nous plaît, dit
une déclaration du roi de 1713, que tous nos sujets, nés de
parents qui ont été de la r. p. r. avant ou depuis la révocation
de l'édit de Nantes, qui, dans leurs maladies auront refusé aux
curés, vicaires ou autres prêtres de recevoir les sacrements de
l'Église, et auront déclaré qu'ils veulent persister et mourir
dans la religion prétendue réformée, _soit qu'ils aient fait
abjuration ou non_, ou que les actes n'en puissent être rapportés,
soient réputés _relaps_ et sujets aux peines portées par notre
déclaration du 29 avril 1686.»

Or voici les peines édictées par cette déclaration, contre les
malades relaps: «Au cas que lesdits malades viennent à recouvrer
la santé, voulons que le procès leur soit fait et parfait par les
juges, et qu'ils les condamnent, à l'égard des hommes, _aux
galères perpétuelles avec confiscation des biens_, et à l'égard
des femmes et filles, à faire amende honorable et à être
_enfermées avec confiscation de leurs biens_; quant aux malades
ayant fait les mêmes refus et déclarations qui seront morts dans
cette malheureuse disposition, nous ordonnons que le procès sera
fait aux cadavres ou à leur mémoire..., et qu'ils seront _traînés
sur la claie_, _jetés à la voirie_, _et leurs biens confisqués_.»

Rien n'avait été négligé pour que les malades ne pussent se
soustraire à la terrible visite du curé qui devait si souvent
avoir pour eux les plus funestes conséquences. Non seulement les
baillis, sénéchaux et prévôts devaient prévenir le curé du lieu
dès qu'ils apprenaient qu'un huguenot était malade, mais encore la
même obligation incombait au médecin appelé pour soigner le
malade.

Les prescriptions suivantes dont l'infraction rendait le médecin
passible de trois cents livres d'amende pour la première fois,
d'une suspension de trois mois pour la seconde et de la déchéance
pour la troisième, assuraient l'exécution des obligations imposées
aux médecins par la loi: «Voulons et nous plaît que tous les
médecins de notre royaume soient tenus dès le second jour qu'ils
visiteront les malades attaqués de fièvre ou autre maladie, qui,
par sa nature peut avoir trait à la mort, de les avertir de se
confesser, ou de leur en faire donner avis par leur famille; et,
en cas que les malades ou leur famille, ne paraissent pas disposés
à suivre cet avis, les médecins seront tenus _d'en avertir le curé
ou le vicaire_ de la paroisse dans laquelle les malades
demeurent... _Défendons aux médecins de les visiter un troisième
jour_, s'il ne leur paraît pas un certificat signé du confesseur
desdits malades, qu'ils ont été confessés, ou du moins qu'il a été
appelé pour les voir et qu'il les a vus, en effet, pour les
préparer à recevoir les sacrements.» Ainsi, le médecin, s'il
n'avait pas la preuve que son malade avait pris soin d'assurer le
salut de son âme en réclamant les sacrements, devait dès le
troisième jour l'abandonner, _le laisser périr sans secours_, sous
peine d'encourir lui-même, soit une grosse amende, soit même, à la
seconde récidive, sous peine de se voir interdire l'exercice de la
médecine!

Les familles, pour se mettre à l'abri de la visite du curé qui
constituait pour le malade une cruelle épreuve, et, pour elles-
mêmes, le danger de la confiscation des biens, se résignaient
souvent à ne pas avoir recours au médecin, précurseur inévitable
du curé. Puis quand le malade, à l'agonie, était sans
connaissance, elles faisaient appeler le curé qui ne pouvait plus
constater un refus de sacrement.

Le gouvernement, pour l'exemple, voulut faire le procès à la
mémoire de quelques huguenots comme _suspects_ d'avoir voulu
mourir sans sacrements, parce qu'ils n'avaient pas appelé de
médecins. Mais il dut s'arrêter dans cette voie où ne l'auraient
pas suivi les magistrats les plus complaisants. Pour trancher la
difficulté, Geudre, intendant de Montauban, proposait à la
Vrillère de faire rendre un édit, en vertu duquel serait censé
mort dans la religion réformée, et par conséquent passible de la
confiscation des biens, tout nouveau converti qui, dans sa
dernière maladie, n'aurait pas fait une déclaration expresse de sa
foi catholique, devant les notaires ou les juges des lieux.

Le procureur du roi à Nantes, voulait même faire le procès à la
mémoire d'un nouveau converti, lequel après avoir fort bien soupé
était mort, ... sans doute d'indigestion.

«Il n'a pas, disait ce procureur du roi, déclaré vouloir mourir
dans la religion réformée, _mais l'on n'a pas de marques qu'il
soit mort dans les véritables sentiments catholiques..._ Si l'on
peut découvrir des marques plus convaincantes, on fera le procès à
sa mémoire et, _même sur les preuves que je vous marque_, _si vous
le jugez à propos_.»

Un homme qui meurt subitement, après avoir fort bien soupé,
considéré comme relaps parce qu'il n'a pas, en mourant, donné des
marques suffisantes de ses sentiments catholiques, cela ne passe-
t-il pas les dernières limites de l'odieux et de l'absurde?

Les malades qui n'avaient pu se soustraire à la visite du curé,
recouraient à tous les subterfuges et à toutes les équivoques pour
éviter, à eux-mêmes, un traitement infamant, et à leurs héritiers
la confiscation des biens.

Il y en a, dit l'intendant Gendre, qui font les muets, plusieurs
qui affectent les fièvres chaudes.

«Quand les prêtres visitent les réformés, écrit un curé, ils font
les derniers efforts pour les recevoir hors de lit pour faire voir
qu'ils ne sont pas si malades, jusque là qu'il y en a plusieurs
qui meurent debout.

«L'un, dissimulant ses souffrances, dit au curé qui le presse de
se confesser, _il n'est pas encore temps_, il était mort le
lendemain quand le curé revint pour renouveler ses instances. Un
autre, après avoir renvoyé plusieurs fois le curé en disant _qu'il
n'était pas si mal_, à la question qui lui est posée à l'agonie,
s'il veut mourir dans la religion catholique, répondit
_maigrement_, dit un procès verbal, il n'y en a qu'une, sans
vouloir s'expliquer autrement.»

Souvent l'odieuse persécution qu'ils avaient à subir à leur lit de
mort, de la part du magistrat et du curé, était pour les
huguenots, l'occasion de manifester enfin leurs véritables
sentiments qu'ils avaient dû dissimuler pendant des années.

Le curé de Paimboeuf, tourmentant une convertie pour l'amener à
recevoir les sacrements, eut la cruauté de lui dire «qu'elle ne se
flattât point sur une longue vie, d'autant que sa maladie était
mortelle et_ quelle ne pouvait point passer la nuit_.»

Sur les dix heures du soir, la malade tombe en agonie et elle dit
des paroles injurieuses au prêtre et aux curieux qui étaient venus
avec celui-ci et la tourmentaient encore, à minuit elle était
morte.

À Metz, un maître cordonnier menacé du lieutenant criminel par le
curé; congédie ainsi son tourmenteur: «Je vous donne le bonsoir,
que Dieu vous conduise; vous me rompez la tête depuis une heure et
demie.» Il voulut souffler la chandelle, bientôt après il expira.

«Madame de la Rochelandière, dit Lambert de Beauregard, étant
tombée malade à Lyon, son hôte avertit le curé de la paroisse qui
ne manqua pas de venir vers elle avec beaucoup de monde pour la
solliciter à se confesser et ensuite à recevoir le viatique. Mais
elle s'en défendit vigoureusement, _quoiqu'elle commençât bientôt
d'agoniser _et qu'elle fût en l'âge de soixante-quinze ans. On
s'avisa même de la tirer du lit et de la mettre sur une chaise, en
lui criant à haute voix qu'il fallait obéir, et qu'autrement, _on
traînerait son corps sur une claie_, _et qu'on la jetterait aux
bêtes_, à quoi elle répondit que l'on fit ce que l'on voudrait,
que même, si on _ne voulait pas attendre de la traîner qu'elle fut
morte_, _que l'on la traînât toute vivante et que l'on la jetât à
la voirie toute vive_, que, pour cela, elle ne renierait jamais
son sauveur. Tellement, qu'étant morte bientôt après, on ne manqua
pas de la traîner et ensuite de la jeter dans le Rhône.»

Un octogénaire, le comte de Nouvion, ancien lieutenant colonel,
ayant rétracté par écrit son abjuration, était gravement malade.
On lui envoie le _bourreau_ qui lui déclare avoir ordre de le
traîner sur la claie _dès qu'il aura rendu le dernier soupir_.
Nouvion répond qu'il _n'est pas besoin d'attendre qu'il soit
mort_, qu'il est tout prêt. Quelques heures après on enlevait
Nouvion pour le jeter dans un couvent où l'on fit en vain mille
efforts pour vaincre sa constance. Dès qu'il fut mort, les moines
jetèrent son corps dans un chenil où, par ordre de la justice, une
charrette vint le prendre pour le mener à la ville de Laon où l'on
allait faire le procès à sa mémoire. «On vit alors, dit Jurieu, un
spectacle affreux. La tête de ce pauvre corps pendait entre deux
roulons de la charrette, toute sanglante. Toutes les plaies qu'il
avait autrefois reçues se rouvrirent toutes à la fois et devinrent
_autant de bouches qui vomissaient le sang et demandaient
vengeance de ce que de si longs services étaient ainsi
récompensés_.»

À Dijon, une femme fut mise sur la claie avant d'avoir rendu _le
dernier soupir et traînée encore demi vive_.

Le cadavre de Mlle de Montalembert, d'une des plus nobles familles
d'Angoulême, fut traîné nu sur la claie.

«À Montpellier, dit Jurieu, on a vu le corps d'une vénérable
femme, épouse de M. Samuel Carquet, médecin, exposé tout nu le
long des rues, soufflant le pavé _de son sang et de ses entrailles
répandues_. Et quand elle eût été laissée à la voirie, deux
dragons arrivèrent qui firent passer et repasser cent fois leurs
chevaux sur ce pauvre corps.»

À Rouen, les corps de Pierre Hébert et de la femme Vivien, furent
mis en pièces par la populace et leurs misérables restes, pendant
plusieurs jours, servirent de jouets aux écoliers des jésuites. Le
cadavre de Pierre le Vasseur fut _écorché_, celui d'Anne Magnan
_donné à manger aux chiens_; d'autres abandonnés, dans la campagne
aux bêtes fauves après avoir été traînés pendant plusieurs lieues.

À Dieppe, le gardien de la prison chargé de la garde du corps
d'une relapse, agit, dit Élie Benoît, comme un montreur
d'éléphants, de lions ou d'autres choses peu ordinaires. Il invita
le monde à venir, moyennant finance, _voir le corps d'une damnée;_
sept ou huit cents curieux se rendirent à son appel et cette
indigne exhibition valut quelque profit à cet ingénieux geôlier.

Il fallait souvent conserver assez longtemps les corps de ceux à
la mémoire desquels on faisait le procès, et parfois, pour éviter
la putréfaction, les juges ordonnaient que le corps fût
provisoirement inhumé. À Caen, un arrêt ordonna de _saler_, comme
un porc, le corps d'un huguenot jusqu'à ce que les juges eussent
statué sur le procès fait à sa mémoire.

Mais on ne prenait pas toujours les précautions conservatrices
nécessaires; ainsi, six ou sept mois après la mort de l'orfèvre
l'Alouel, ce ne fut pas le corps de ce malheureux, mais les débris
de son cadavre qui furent traînés sur la claie à Saint-Lô.
Parfois, dit Élie Benoît, on traînait par les rues des corps qui
tombaient en pièces et dont la cervelle ou les entrailles
demeuraient sur le pavé.

Quand on traîna sur la claie, à Metz, les restes de
M. de Chenevières, conseiller au parlement, mort à quatre-vingts
ans, entouré de l'estime de tous, le peuple, dit Olry, fit
entendre des cris lamentables en voyant ce pauvre corps exposé
tout nu sur la claie, avec les entrailles séparées du corps et
mises dans un petit cercueil placé auprès de lui.

Ces révoltantes exécutions indignaient les catholiques eux-mêmes
et inspiraient aux nouveaux convertis l'horreur d'une religion,
qui provoquait de tels outrages aux morts.

Dès 1687, le secrétaire d'État écrivait aux intendants: «La loi
sur les relaps n'a pas eu tout le succès qu'on en espérait. Sa
Majesté trouve à propos que vous fassiez entendre aux
ecclésiastiques qu'il ne faut pas que, dans ces occasions, ils
appellent si facilement les juges pour être témoins, afin de _ne
pas être obligé de faire exécuter la déclaration dans toute son
étendue_.»

Le gouvernement voulait se réserver la faculté de faire le procès
à la mémoire des relaps, pour pouvoir confisquer les biens de
ceux-ci, sans être obligé de faire traîner leur corps sûr la
claie, ce qui révoltait l'opinion publique. C'est ainsi qu'en 1699
encore, le secrétaire d'État donne ces instructions à un
intendant. Sa Majesté m'a ordonné de vous écrire de dire aux juges
ordinaires de faire le procès à sa mémoire (une femme relapse);
que si son cadavre avait été conservé et qu'il fût condamné à être
traîné sur la claie, vous direz aux juges de ne point exécuter, _à
cet égard seulement_, le jugement.

Mais trop souvent, le zèle immodéré du clergé donnait à la rechute
de nouveaux convertis trop d'éclat pour que le gouvernement crût
pouvoir se dispenser d'appliquer dans toute sa rigueur, la loi sur
les relaps. On vit donc longtemps encore, du moins en province, le
déplorable spectacle de cadavres traînés sur la claie et jetés à
la voirie.

On tenta même de les traîner à Paris et Rapin Thoiras écrit en
1693: «M. de la Bastide me marque qu'un nouveau converti étant
mort à Paris, sans avoir voulu confesser ni communier, _on l'avait
mis sur une claie pour le traîner_, mais qu'à ce spectacle
inhumain, le peuple se mutina et l'enlevèrent et furent l'enterrer
dans un cimetière, disant qu'il était indigne d'un grand roi de
souffrir qu'on usât de telles barbaries contre ses sujets et que,
sans doute, c'était ce qui attirait la colère de Dieu sur eux.»

Au mois d'août 1700, le préfet de police d'Argenson, pour se
dispenser d'exécuter l'ordre que lui donnait le secrétaire d'État
de faire _dans toute sa rigueur_ le procès à la mémoire d'une
prétendue relapse, était encore obligé de faire valoir les
considérations suivantes: «Je craindrais que cet exemple de
sévérité mal placée, ne fit un éclat fâcheux sur le public, vous
savez combien les procès de cette gravité _révoltent_ les nouveaux
convertis encore chancelants, et s'ils font ce _mauvais effet
_dans les provinces, ils porteront un bien plus _grand coup_ dans
la capitale du royaume, où l'on a sujet de croire que rien ne se
fait, en matière de cette importance, si le roi ne l'a ordonné à
ses magistrats, par un ordre exprès et précis.»

Ce ne furent ni le clergé, ni le gouvernement qui eurent le mérite
du renoncement à cette barbare pratique de traîner les corps sur
la claie; il fallut que l'opinion publique leur forçât la main en
cette occasion, comme elle l'avait fait pour l'odieux usage de
mener les patients au supplice avec un bâillon sur la bouche.

Peu à peu l'application de la loi prescrivant la visite
obligatoire des malades par le curé, cessa même d'être faite
exactement. Enfin en 1736, une déclaration, donnant une sanction
tacite à la suppression de l'obligation de la visite du curé,
décida que ceux auxquels la sépulture ecclésiastique serait
refusée, juifs, mahométans, protestants ou comédiens, seraient
inhumés en vertu d'une ordonnance du juge, indiquant l'endroit où
devait avoir lieu l'inhumation.

Pour les huguenots qui mouraient à Paris, le refus de sépulture
ecclésiastique était _présumé_, et, quand les parents ou les amis
du défunt requéraient le commissaire du quartier de leur donner un
permis d'inhumation, celui-ci ordonnait invariablement que le
cadavre fût enterré, _secrètement_, _sans éclat ni scandale_, dans
le grand chantier du port au plâtre, aujourd'hui port de la Râpée.

En province, on était tenu à plus de précautions et l'on se
gardait de déclarer que le défunt appartenait à la religion
protestante, et avait _volontairement_ négligé d'appeler un prêtre
à son lit de mort, dans la crainte de voir faire le procès à sa
mémoire.

Ainsi, par exemple, les enfants Marchegay en 1745, ayant perdu
leur mère, morte en Vendée, ont soin de faire constater par un
notaire que, peu de jours avant sa mort, la défunte était_ sur
pied et en bonne santé_. Puis, pour obtenir l'autorisation de
l'inhumer dans leurs terres, ils déclarent que le curé a refusé de
laisser inhumer la défunte dans le cimetière, _sans qu'ils sachent
pour quelles raisons_, ce qui les met dans l'obligation d'avoir
recours à la justice.

L'opinion publique avait obligé le gouvernement et le clergé à
renoncer à la barbare mesure de traîner sur la claie le cadavre
des relaps, c'est encore elle qui les contraignit de laisser
tomber en désuétude les édits qui imposaient aux malades la visite
obligatoire du curé.

La persécution la plus cruelle que les huguenots eurent à subir,
aussi bien avant qu'après la révocation, fut celle des enlèvements
d'enfants, soit que ceux-ci fussent censés avoir le désir de se
convertir, soit même que, par un baptême subrepticement donné
l'Église se les fût appropriés.

Fléchier expose ainsi cette étrange théorie de _l'appropriation
par le baptême:_ «Un Israélite converti, se trouvant seul dans une
maison avec un petit juif, il le baptisa, avec l'intention de
croire et faire croire ce que l'Église croit et fait en pareille
rencontre. _L'enfant ne sait pas ce qu'il est_, ses parents n'ont
pas consenti ni été consultés en cette occasion; cependant, quoi
qu'il soit dans la synagogue, il ne laisse pas _d'appartenir à
l'Église_... Votre Excellence sait mieux que moi, le parti qu'il y
a à prendre.»

Ce parti, c'était de l'enlever à ses parents, et, en le faisant
élever dans la religion catholique, de le rendre à l'Église, à
laquelle il appartenait _sans le savoir._

En vertu de ce prétendu droit d'appropriation, quiconque a reçu le
baptême, peut être, _vivant ou mort_, réclamé par l'Église comme
catholique; c'est ainsi que, récemment elle réclama le corps de
Léon Gozlan qu'elle enterra chrétiennement au cimetière
Montmartre, bien que ce fils d'Israélite fût mort, sans que
personne se doutât qu'il eût jamais été baptisé.

«Tout le monde le croyait juif, dit Philibert Audebrand; le jour
même du décès _la veillée des morts fut faite par un rabbin;
_mais, durant la nuit qui suivit, on découvrit dans ses papiers
que sa mère; catholique elle-même, _l'avait fait baptiser_; à la
Suite de cette révélation tout à fait inattendue, _l'Église le
réclame à la synagogue_.»

De nos jours l'affaire du petit Mortara enlevé à ses parents et
élevé, _malgré eux_, dans la religion catholique, et cela dans la
capitale du monde catholique, a montré que l'Église était toujours
fidèle à la doctrine d'appropriation par le baptême, soutenue au
XVIIe siècle par Fléchier.

La victime de cet enlèvement, le petit juif, devenu le révérend
père jésuite Mortara, défendait ainsi lui-même, en 1879, le droit
de l'Église, droit antérieur et supérieur à celui du père de
famille:

«_Baptisé_, _à l'âge de deux ans, _disait-il, _inarticulo mortis;
j'appartenais à l'Église_, qui avait le droit et le devoir de me
donner une instruction conforme au baptême que j'avais reçu.»

Que diraient un père ou une mère catholique, si un juif ou un
mahométan venait leur dire: «J'ai enlevé votre enfant de force,
comme l'a été le petit Mortara, ou je me suis trouvé seul avec lui
-- comme le converti avec le petit juif de Fléchier et _je l'ai
circoncis; _de ce moment, il a appartenu à la synagogue ou à la
mosquée, qui a le droit de le garder pour lui donner une
instruction conforme à la circoncision qu'il a subie.» Avec cette
doctrine que l'Église, par un baptême, même forcé ou clandestin,
peut s'approprier un enfant, que devient le droit des pères de
famille?

On comprend qu'en voyant les monarchistes cléricaux, humbles
serviteurs de l'Église, se poser aujourd'hui en champions _des
droits des pères de famille_, un républicain de la vieille roche,
défenseur de toutes les libertés sous tous les régimes, M. Madier
de Montjau, puisse s'indigner et s'écrier: «Si quelque Danton
survivait, en entendant tomber de la bouche de ceux qui sont les
héritiers des persécuteurs violents du culte païen et de tous les
cultes, autres que le leur; en entendant tomber de la bouche de
ces hommes des protestations au nom de la tolérance, de la
liberté, des droits du père de famille, de ceux qui applaudissent
à la conversion des jeunes Lovedas, du jeune Mortara, à la
conversion d'un enfant japonais, baptisé à Lyon à l'insu de ses
parents, oui, Danton s'écrierait: _Tant d'impudence à la fin
commence à nous lasser_.»

Antérieurement à l'édit de Nantes, les catholiques enlevaient
souvent déjà les enfants huguenots pour les baptiser. Élie Benoît
cite l'exemple d'un père qui menait son enfant au temple pour le
faire baptiser, et auquel cet enfant fut dérobé pendant qu'il
menait son cheval à l'écurie, puis porté à baptiser dans une
église catholique, par une servante de l'hôtellerie.

L'article 17 de l'édit de Nantes dut défendre «_d'enlever par
force ou induction contre le gré de leurs parents_, les enfants
des protestants pour les faire baptiser ou confirmer en l'Église
catholique... à peine d'être puni exemplairement.» Malgré cette
défense formelle les enlèvements des enfants huguenots
continuèrent, et, en 1623, les députés du synode national
d'Alençon formulaient ainsi les plaintes de leurs co-
religionnaires à ce sujet: «on leur enlevait leurs enfants pour
les baptiser et les élever dans la religion romaine... témoin la
fille du pharmacien Rédon et celle de Gilles Connant âgée de deux
ans, qui, attirée dans un couvent, y avait été retenue malgré les
réclamations de sa mère.»

Le plus souvent le clergé enlevait les enfants huguenots sous
prétexte que _ces enfants désiraient se convertir_, mais il les
enlevait si jeunes que ce prétexte ne pouvait être sérieusement
invoqué, et que Louis XIV lui-même se vit obligé, en 1669, de
publier la déclaration suivante: «Faisons défense à toutes
personnes d'enlever les enfants de ladite religion prétendue
réformée, ni les induire ou leur faire faire aucune déclaration de
changement de religion, _avant l'âge de quatorze ans accomplis
pour les mâles et de douze ans accomplis pour les femelles_.»

Cette loi mettait une bien légère entrave à la violation
journalière des droits sacrés du père de famille; cependant elle
provoqua les plus vives protestations des évêques. Ainsi, en 1670,
au nom de l'assemblée générale du clergé, l'évêque d'Uzès
adressait au roi ces pressantes remontrances: «Pouvons-nous, sans
trahir notre conscience, sans être criminels devant Dieu, ne pas
acquiescer à leurs justes désirs (d'enfants de moins de douze ou
quatorze ans!) lorsque, par leur propre mouvement, secourus de la
grâce, ils se jettent dans nos bras et qu'ils nous découvrent
l'extrême envie qu'ils ont _d'être admis parmi nous!»_ Quant aux
pères de famille qui mettaient obstacle au désir de conversion de
leurs jeunes enfants, ils étaient, disait l'orateur du clergé,
«_meurtriers plutôt que pères_».

Les évêques, avec la connivence du chancelier qui leur disait: «Le
roi a fait son devoir, faites le vôtre!» continuèrent leurs
razzias d'enfants huguenots, en ayant soin, pour avoir l'air de
respecter la loi, de ne faire abjurer ces enfants enlevés que le
jour où ils atteignaient l'âge de douze ou quatorze ans.

Mais l'édit de 1669 devint _lettre morte_, du jour où furent
fondées les nombreuses maisons de propagation de la foi, ces
écoles-prisons «destinées à procurer aux jeunes protestantes des
retraites salutaires _contre les persécutions de leurs parents _et
les artifices des hérétiques». C'est ainsi que les trois filles de
Jean Mallet, avocat au parlement de Paris, furent mises aux
nouvelles catholiques, avant la révocation, alors que l'aînée
n'avait pas encore _douze ans._

Cette note, mise en marge d'une liste des pensionnaires de la
maison des nouvelles catholiques de Paris, montre ce que pouvait
être _le désir de conversion _des enfants enfermées dans ces
écoles-prisons: «_L'aînée _des Hammonet, très déraisonnable, elle
n'a que _quatre ans_, et il est cependant _très dangereux _de lui
laisser la liberté de voir ceux qui né sont pas convertis, ou qui
sont mauvais catholiques.»

Les huguenots de Reims, las de réclamer vainement auprès des juges
et auprès de l'intendant, adressent un placet au roi, protestant
contre le refus qui leur est fait par la directrice de la maison
de la propagation de la foi, de leur laisser voir leurs filles. Ce
refus, disent-ils, est contraire à _l'équité et à la nature _qui
donnent droit aux pères et mères _de s'inquiéter de ce que
deviennent leurs enfants._

À cette légitime réclamation, Louis XIV répond en décidant qu'une
fille, une fois reçue dans la maison de propagation, _ne pourra
être forcée de voir ses parents jusqu' à ce qu'elle ait fait son
abjuration_, attendu qu'il s'est assuré que les filles
protestantes qui entrent dans cette maison _y entrent toujours
volontairement_ après avoir fait connaître leur désir de se faire
instruire dans la religion catholique.

«Qu'ainsi leur volonté devenant publique et notoire, telle
précaution _affectée _de leurs père et mère à vouloir _en tirer
des éclaircissements plus particuliers_, ne peut passer que pour
_artifice _dont ils désireraient se servir pour tâcher d'ébranler
leurs enfants, et _de les émouvoir par leurs larmes_, peut-être
même par leurs reproches et par leurs menaces.»

Non seulement les parents ne peuvent, avant qu'elle ait abjuré,
voir la fille qu'on leur a arrachée pour la convertir, mais encore
ils doivent bien se garder de la recevoir chez eux, si,
spontanément ou sur leurs conseils, elle s'échappe de la prison
après avoir abjuré. Charlotte Leblanc, convertie aux nouvelles
catholiques, est confiée à la maréchale d'Humières. En janvier
1678 elle s'échappe et voici l'ordre qui est donné à ce sujet: «Le
roi m'a ordonné de vous dire que vous ayez à vous informer si elle
s'est retirée chez ses parents, et, au cas qu'ils l'aient fait
enlever, que vous leur fassiez faire leur procès _comme suborneurs
et ravisseurs_, et si, au contraire, elle y est retournée de bon
gré, que vous fassiez _informer contre elle comme relapse_.»

En 1676, Madeleine Blanc, enlevée de vive force, avait été
conduite chez le curé de Saint-Véran _un bâillon sur la bouche_.
La convertie s'échappe un jour et se réfugie chez son père, on
condamne le père à l'amende comme coupable _d'enlèvement; _la
fille reprise est jetée dans un couvent, et l'on n'entend plus
jamais parler d'elle.

Quels sombres drames se sont passés derrière les murs des couvents
et de ces maisons de propagation qu'Élie Benoît appelle avec
raison _ces nouvelles prisons! -- _On enfermait de jeunes enfants
dans des cachots sales, humides et obscurs, et on ne leur parlait
que des démons qui y revenaient, des crapauds et des serpents qui
y grouillaient. Fausses visions, menaces, promesses, mauvais
traitements, jeûnes, rien n'était négligé pour abuser de la
faiblesse de ces jeunes enfants et de leur simplicité d'esprit.
Une jeune fille, ajoute Élie Benoît, enfermée au couvent d'Alençon
est tourmentée par ces fausses béates de la plus cruelle manière;
on lui met le corps tout en sang à coups de verges, on la jette
dans un grenier où elle reste pendant tout le jour et toute la
nuit suivante, une des plus froides de l'hiver, sans feu, sans
couverture, sans pain. Le lendemain on la trouve demi-morte, le
corps enflé démesurément, ses blessures livides et enflammées;
quand elle fut guérie de ses plaies, elle demeura sujette à des
convulsions épileptiques.

Les religieuses d'Uzès avaient huit jeunes filles _rebelles_.
Elles avertirent l'intendant, firent venir le juge d'Uzès et le
major du régiment de Vivonne et, devant eux, elles dépouillèrent
les huit demoiselles (qui avaient de seize à vingt ans) et les
fouettèrent de lanières armées de plombs. Ces mortifications de la
chair semblaient chose toute naturelle aux convertisseurs, comme
moyen de persuasion. L'évêque de Lodève, lui-même, catéchisait
chaque jour une jeune demoiselle, et, chaque jour, passant des
injures aux voies de fait, la rouait de coups.

L'histoire des petites Mirat, enlevées par l'ordre de Bossuet,
histoire que conte un témoin oculaire des faits, est un
remarquable exemple de l'énergique résistance que de jeunes
enfants opposaient parfois au zèle violent des convertisseurs. Les
filles Mirat, orphelines de père et de mère, furent enlevées de
chez leur grand-père de Monceau, médecin à la Ferté-sous-Jouarre;
au commencement de l'année 1683, sur un _faux bruit _qu'elles
voulaient se faire catholiques -- l'aînée avait alors _dix ans _et
la plus jeune _huit_. Dans le carrosse où elles furent mises,
elles se défendirent comme des lionnes, cassèrent les carreaux et
voulurent se jeter par les portières. Le procureur du roi, pour
venir à bout de la plus jeune, avait mis la tête de l'enfant entre
ses deux jambes, mais elle se dégagea, lui sauta à la figure, et
le griffa de telle façon qu'il en conserva longtemps les marques.
Il fallut faire monter les archers dans le carrosse pour contenir
les deux enfants, qui s'étaient blessées en brisant les carreaux
des portières.

On les amena à un couvent, mais l'abbesse refusa de les recevoir
_dans l'état où elles se trouvaient; _alors on les prit et _on les
lia _sur une charrette, pour les conduire à Rebais chez un
chirurgien catholique de leurs parents. «Pendant cinq mois
qu'elles demeurèrent là, dit l'auteur de la relation, elles n'ont
vécu que de vieux pain noir que l'on accompagnait quelquefois d'un
peu de lard jaune. La plus jeune y a souffert du fouet, l'une et
l'autre on été exposées aux outrages et aux soufflets. Elles
avaient toujours sur les bras des prêtres et des dévotes qui les
punissaient quelquefois si sévèrement, que, pour éviter _les
violences_, elles ne trouvaient plus d'autre remède que _de se
jeter par la fenêtre _quoiqu'elles fussent d'un étage de haut. On
les a deux fois réduites à cette extrémité et l'on s'est vu deux
fois obligé de les retirer de ce pas. On leur avait ôté toutes les
choses dont elles pouvaient se faire du mal, comme des couteaux,
des épingles, des cordes, etc. Un matin que la servante était
allée à la messe, les petites filles se lèvent à la hâte, sortent
de la maison et vont se réfugier, à un quart de lieue de Rebais,
chez un réformé. Pendant qu'elles sont là, le chirurgien qui les a
en garde vient deux fois faire perquisition dans la maison; elles
vont se cacher dans les blés; à la nuit elles se mettent en route,
_marchant sans bas et sans souliers_, au milieu des cailloux, des
ronces et des épines.

C'est ainsi qu'elles firent trois grandes lieues et arrivèrent à
La Ferté à trois heures du matin, où, venant à la porte de leur
grand-père, elles l'éveillèrent par leurs cris. Je les vis, _elles
étaient dans un état qui faisait pitié_, _leurs corps étaient
pleins de gale et leurs pieds déchirés_.

Le procureur fiscal voulait pourtant les reprendre, et le grand-
père n'eut d'autre ressource pour éviter qu'il en fût ainsi que de
les emmener quatre ou cinq heures après leur arrivée pour les
présenter au premier président. Malgré les promesses de celui-ci
et l'intervention de Ruvigny, député général des protestants,
elles furent mises au couvent de Charonne, et un placet au roi
donne les détails navrants qui suivent, sur le traitement qu'elles
eurent à subir dans ce couvent:

Quand l'abbesse vit que les caresses, les promesses et les
menaces, de l'autre, ne pouvaient rien gagner sur elles, elle se
servit des coups, des soufflets, de la rigueur du froid, de la
violence du feu et d'autres tourments pour les obliger à démordre.
Chacun sait combien a été rude l'hiver qui finissait l'année 1683
et qui commençait l'année 1684. Pendant tout ce temps-là on les a
laissées _sans feu_, exposées à toutes les rigueurs que peut
causer un froid excessif; on les _a garrottées _quelquefois fort
étroitement; on leur a _serré les doigts avec des cordes _et, à
tous ces tourments on ajoutait des paroles pleines de fureur et de
malédiction. Le jour des Cendres 1684, alors que tout le monde
était à l'Église, elles se sauvèrent par-dessus les murs du jardin
et se rendirent chez un marchand nommé Sire, dont elles avaient
entendu dire qu'on voulait enlever la fille. Celui-ci les cacha
tantôt dans une maison tantôt dans une autre, pendant près d'un an
et réussit enfin à les faire partir pour la Hollande où elles
arrivèrent au mois d'avril 1685.

L'histoire des petites Mirat montre quelle valeur pouvait avoir, à
la veille de la révocation, _le prétendu bruit _que tel ou tel
enfant qu'on enlevait à ses parents avait manifesté le désir de se
convertir; ce qui rendait ce _prétexte _d'enlèvement encore moins
admissible, c'est que Louis XIV avait abrogé l'édit de 1669
interdisant d'induire à se convertir les filles avant douze ans et
les garçons avant quatorze ans, et conformément à la loi
catholique qui porte que, _à sept ans_, l'homme est en âge de
connaissance.

Il avait publié en 1681 la déclaration suivante: «Voulons et nous
plaît que nos sujets de la religion prétendue réformée, tant mâles
que femelles ayant atteint l'âge de _sept ans _puissent et qu'il
leur soit loisible _d'embrasser la religion catholique _et que à
cet effet ils soient reçus à faire leur abjuration de la religion
prétendue réformée, _sans que leurs pères et mères ou autres
parents y puissent donner aucun empêchement_. Voulons qu'il soit
_aux choix _des dits enfants de retourner dans la maison de leurs
pères et mères pour y être nourris et entretenus ou de se _retirer
ailleurs _et de leur demander une pension proportionnée à leurs
conditions et facultés.»

En vain les protestants adressèrent-ils une requête au roi,
faisant observer que cette déclaration permettant à des enfants
qui avaient encore aux lèvres le lait de leurs nourrices, de faire
choix d'une religion et de déserter le foyer paternel, allait
jeter la discorde dans les familles -- qu'une telle disposition
allait multiplier les émigrations, les parents aimant mieux
souffrir toute espèce de maux que de se voir séparer de leurs
enfants d'un âge si tendre.

L'édit fut maintenu et désormais les enfants furent également
présumés _capables _de faire choix d'une religion «à l'âge, dit
Jurieu, où ils ne savent pas distinguer le rouge du bleu, à l'âge
où une pomme ou une pirouette les peuvent gagner.»

Les parents vécurent dès lors dans des angoisses continuelles, se
défiant de tout et de tous, de leurs amis catholiques, de leurs
domestiques, de tout étranger. Une servante gagnée, mène l'enfant
au curé ou au couvent; il dit ce qu'on veut et le voilà
catholique, _perdu pour les parents_.

La justice, dit Élie Benoît, accueillait les dénonciations de tout
le monde.

Un voisin, une servante, un débiteur, un ennemi venait déclarer
que votre enfant savait faire le signe de la Croix, qu'en voyant
passer le Saint-Sacrement ou la Croix, il avait dit «_C'est le bon
Dieu!»_ Sans autre information, sans autre examen, on le remettait
aux mains d'un catholique. Là, soit par la promesse d'une poupée,
soit en lui donnant un fruit ou des confitures en lui faisait
répéter l'_ave maria_ ou dire seulement _la messe est belle_, et
cela suffisait pour établir son désir de se convertir à la
religion catholique. Ainsi, un marchand étant venu pour réclamer
au gouverneur la Vieville son enfant de _huit ans_, à qui l'on
avait promis quatre deniers pour se faire catholique, le
gouverneur répondit que l'enfant ayant dit: «que ce qu'il y avait
à l'église était _bien plus beau _que ce qu'il y avait au temple»,
avait _suffisamment _témoigné son désir de se faire catholique et
rendu raison de son choix.

Mme de Maintenon savait, par son expérience personnelle, combien
il est facile de convertir un jeune enfant, car, confiée elle-même
dans son enfance aux Ursulines de Niort, elle disait: «Oh! je
serai bientôt catholique, car on me promet une image!»
Malheureusement elle ne devint que trop catholique plus tard, sans
doute dans l'espérance d'effacer aux yeux du roi sa tache
originelle de huguenote.

Elle-même enleva la fille de son parent de Villette âgée de _sept
ans_, et Bette, fille qui devint plus tard Mme de Caylas, écrit
dans ses mémoires: «Je pleurai d'abord beaucoup mais je trouvai
le lendemain la messe du roi si belle que je consentis à me faire
catholique à condition que je l'entendrais tous les jours et que
l'on me garantirait du fouet. C'est toute la contreverse que je
fis.»

«Je l'emmenai avec moi, dit de son côté madame de Maintenon, elle
pleura un moment quand elle se vit seule dans mon carrosse,
ensuite elle se mit à chanter. Elle a dit à son frère qu'elle
avait pleuré en songeant que _son père lui avait dit en partant
que si elle changeait de religion et venait à la cour_, _il ne la
reverrait jamais_.»

C'est de concert avec une tante de Mlle de Villette que madame de
Maintenon avait fait ce beau coup, à l'insu de la mère, et,
quelques jours après, elle mandait à la cour les deux fils de
Villette et les faisait abjurer à leur tour. Son projet avait été
longuement prémédité, car c'est sur sa demande que Seignelai avait
donné à M. de Villette un commandement à la mer qui devait le
tenir éloigné de France pendant plusieurs années. Ce qui est plus
odieux peut-être que l'acte lui même, c'est l'apologie jésuitique
qu'en fait madame de Maintenon, dans la lettre qu'elle écrit à
M. de Villette au lendemain de l'enlèvement et de la conversion de
ses enfants...

«Vous êtes trop juste, écrit-elle, pour douter du motif qui m'a
fait agir. Celui qui regarde Dieu est le premier, mais s'il eût
été seul, d'autres âmes étaient aussi précieuses pour lui que
celles de vos enfants et j'en aurais pu convertir qui m'auraient
moins coûté. C'est donc _l'amitié que j'ai eue toute ma vie pour
vous qui m'a fait désirer avec ardeur de pouvoir faire quelque
chose pour ce qui vous est le plus cher_. Je me suis servie de
votre absence comme du seul temps où j'en pouvais venir à bout,
_j'ai fait enlever votre fille par l'impatience de l'avoir et de
l'élever à mon gré_; j'ai trompé et affligé madame votre femme
pour qu'elle ne fût jamais soupçonnée par vous, comme elle
l'aurait été si je m'étais servie de tout autre moyen pour lui
demander ma nièce.

«Voilà, mon cher cousin, mes intentions qui sont bonnes, et
droites, qui ne peuvent être soupçonnées d'aucun intérêt, et que
vous ne sauriez désapprouver dans le même temps qu'elles vous
affligent, comme je vous fais justice, et que vos déplaisirs me
touchent, faites-la moi aussi, recevez avec tendresse la plus
grande marque que je puisse vous donner de la mienne, puisque je
fâche ce que j'aime et que j'estime, pour servir des enfants que
je ne puis jamais tant aimer que lui, et qui me perdront avant que
je puisse connaître s'il sont ingrats ou non.»

Ainsi les catholiques pouvaient dire, et croyaient peut-être, que
la plus grande marque de _tendresse_ qu'ils pussent donner à un
parent ou à un ami huguenot, était de lui enlever ses enfants et
de les convertir malgré lui! N'y a t-il pas là un exemple frappant
de cette aberration morale que produit cette passion religieuse
qui vous enlève toute notion du juste et de l'injuste.

Du reste les convertisseurs ne se donnent bientôt plus la peine de
prétexter un désir prétendu de conversion chez les enfants qu'ils
enlèvent, et le gouvernement lui-même les autorise, par son
exemple, à en agir ainsi. Témoin cet ordre du cabinet du roi,
antérieur à la révocation: «Le roi veut que M. le curé de la
Junquières fasse remettre au porteur de ce billet, l'enfant de
M. de la Pénissière qui est _en nourrice_ dans sa paroisse.»

C'était une incroyable émulation de zèle entre les convertisseurs,
fort peu soucieux des droits des pères de famille, désireux de se
faire bien voir en cour. Cette émulation multipliait chaque jour
davantage ces enlèvements d'enfants. Il ne faut donc pas s'étonner
si à la veille de l'édit de révocation, les maisons de propagation
de la foi regorgeaient d'enfants huguenots mis à l'abri des
prétendues persécutions de leurs parents hérétiques, derrière les
grilles des couvents.

Vient l'édit de révocation, décrétant que tout enfant qui naîtrait
désormais de parents huguenots serait obligatoirement baptisé par
le curé et _élevé dans la religion catholique_. Il restait encore
aux huguenots leurs enfants nés avant l'édit, mais Louis XIV
complète bientôt son oeuvre, il décide qu'on enlèvera les enfants
huguenots _de cinq à seize ans_, pour les élever dans la religion
catholique; une déclaration antérieure avait mis déjà sous la main
du gouvernement tous les enfants de moins de seize ans par cette
disposition prévoyante: «Enjoignons très expressément à nos sujets
de la religion prétendue réformée qui ont envoyé élever leurs
enfants dans les pays étrangers, _les faire revenir sans délai_,
leur défendons d'envoyer leurs enfants dans les pays étrangers
pour leur éducation _avant l'âge de seize ans_.»

Louis XIV motive ainsi son terrible édit, _exécutoire dans les
huit jours_: «Nous estimons à présent nécessaire de procurer avec
la même application le salut de ceux qui étaient avant cette loi,
et de suppléer de cette sorte au défaut de leurs parents, qui se
trouvent encore malheureusement engagés dans l'hérésie, _qui ne
pourraient faire qu'un mauvais usage de l'autorité que la nature
leur donne pour l'éducation de leurs enfants... _voulons et nous
plaît que _dans huit jours_, après la publication faite de notre
présent édit, _tous les enfants _de nos sujets qui font encore
profession de la dite religion prétendue réformée, _depuis l'âge
de cinq ans jusqu'à celui de seize accomplis_, soient mis dans les
mains de leurs parents catholiques, à défaut dans les mains de
telles personnes catholiques qui seront nommées par les juges, ou
_dans les hôpitaux généraux_, _si _les pères et mères ne sont pas
en état de payer les pensions nécessaires pour faire élever et
instruire leurs enfants hors de leurs maisons... tous ces enfants
_seront élevés dans la religion catholique_.»

L'enlèvement général des enfants, ce grand _massacre des
innocents_, comme l'ont qualifié les huguenots, était heureusement
chose impossible. Seuls, les nobles, les notables, les bourgeois
aisés eurent à subir l'application de cet odieux édit, la masse
fut sauvée du désastre par l'obscurité de sa situation; du reste
si l'on eût voulu tout prendre, les couvents, les collèges et les
hôpitaux n'eussent pu contenir les enfants de deux cent mille
familles.

Mais que de scènes déchirantes dans les familles _privilégiées_,
condamnées à se voir _dans les huit jours_, arracher tous leurs
enfants, même ceux qui n'avaient que cinq ans!

«Un enfant de cinq ans! à cet âge si tendre, dit Michelet,
l'enfant fait partie de la mère. Arrachez-lui plutôt un membre à
celle-ci! Tuez l'enfant! il ne vivra pas, il ne vit que par elle
et pour elle, d'amour qui est la vie des faibles!»

Pour éviter ce coup terrible, beaucoup de huguenots faiblirent et
se résignèrent à faire ce que Henri IV appelait le _saut
périlleux_, dans l'espoir de conserver leurs enfants après leur
conversion, ou semblant de conversion à la religion catholique.

Ils furent cruellement trompés dans leur espoir, car, chaque
année, jusqu'à la chute de la monarchie, on fit de véritables
razzias d'enfants de convertis, que l'on entassait dans les
couvents après les avoir enlevés à leurs parents accusés d'être
_mauvais _catholiques. Les huguenots avaient cru que leur
abjuration obligerait le roi à ne _plus les distinguer des anciens
catholiques; _ainsi que le demandaient les convertis de Nîmes dans
leur supplique au duc de Noailles. Il n'en fut point ainsi; sous
le nom de _nouveaux convertis _ils constituèrent une classe de
_suspects_, auxquels on déclara applicables toutes les mesures de
précaution ou de rigueur, prises contre les huguenots. Une
ordonnance, renouvelée tous les cinq ans, jusqu'en 1775, interdit
même aux nouveaux convertis, de vendre leurs biens sans une
autorisation spéciale du gouvernement, parce qu'on les tenait pour
de _faux _convertis n'attendant que l'occasion de passer à
l'étranger pour y pouvoir professer librement leur religion
véritable. Une ordonnance royale du 30 septembre 1739 portait même
défense, aux nouveaux convertis du Languedoc, de sortir de la
province _sans permission_, on voulait les garder sous la main
pour les mieux surveiller.

Ces suspects, au débat, étaient menés à l'église de gré ou de
force et contraints de participer à des sacrements qui leur
faisaient horreur; presque tous les évêques, dit Saint-Simon, se
prêtèrent à cette pratique impie et y forcèrent. Mais bientôt une
réaction se fit contre cette obligation de _la communion forcée_,
discrètement blâmée ainsi par Fénelon: «Dans les lieux où les
missionnaires et les troupes vont ensemble, dit-il, les nouveaux
convertis vont en foule à la communion. Je ne doute point qu'on ne
voie à Pâques un grand nombre de communions, _peut-être trop_.»

«J'ai obtenu, écrit en 1686 l'évêque de Grenoble, le délogement
des troupes envoyées à Grenoble. J'ai représenté qu'il fallait
laisser aux évêques le soin de faire prendre les sacrements, sans
y forcer par des logements de gens de guerre. L'exemple de Valence
_m'a fait peur -- _à Chateaudouble on a _craché l'hostie _dans un
chapeau, après l'avoir prise par contrainte.»

Cependant, en 1687, l'évêque de Saint-Pons est encore obligé
d'écrire au commandant des troupes dans son diocèse: «Vous
employez les troupes du roi pour faire aller indifféremment tout
le monde à _la table _sans aucun discernement. L'on fait mourir
quelques-uns de ces impies qui crachent et foulent aux pieds
l'eucharistie. Est-ce que Jésus-Christ n'est pas encore plus
outragé qu'on le mette violemment dans le corps d'un infidèle
public et _d'un scélérat_, tels que vous convenez que sont
plusieurs de ceux que vos troupes _font communier_?»

Ce n'est qu'en 1699 que cette circulaire, adressée au nom du roi
aux intendants et commissaires, vient prescrire de renoncer
définitivement à de telles pratiques. Le roi a été informé qu'en
certains endroits, quelques officiers peu éclairés avaient voulu,
par un faux zèle, obliger les nouveaux convertis à s'approcher des
sacrements, avant qu'on leur eût donné le temps de laisser croître
et fortifier leur foi; Sa Majesté qui sait qu'il n'y a point de
crime plus grand, ni plus capable d'attirer la colère de Dieu,
_que le sacrilège_, a cru devoir déclarer aux intendants et
commissaires départis, qu'elle ne veut point «_qu'on use d'aucune
contrainte contre eux pour les porter à recevoir les sacrements_.»

Quant à l'usage de la contrainte matérielle pour obliger les
convertis à assister à la messe, aux offices et aux instructions
religieuses, il fut non seulement approuvé mais réclamé de tout
temps par les évêques.

Les troupes furent employées à cette besogne, et des inspecteurs,
nommés dans les paroisses, veillèrent à ce que les convertis
fissent leur devoir.

Les convertis de Saint-Jean-de-Gaudonnenque sont forcés de
s'engager à découvrir ceux qui manqueront à leur devoir, soit
messe, prédication, catéchisme, instruction ou autre exercice
catholique, et ils nomment les _inspecteurs _qui dénonceront tous
ceux qui manqueront à quelqu'un des exercices de la religion
catholique.

Quant aux habitants de Sauve, ils donnent, à chacun des
inspecteurs nommés, la conduite d'un certain nombre de familles
dont ils prendront soigneusement garde, si tous ceux qui les
composent vont à la messe, fêtes et dimanches, s'ils assistent aux
instructions et y envoient leurs enfants et domestiques, s'ils
observent les fêtes et jours d'abstinence de viandes ordonnés par
l'Église.

L'intendant de Creil demandait que les convertis fussent obligés
de s'inscrire, sur une feuille du curé ou d'un supérieur de maison
religieuse, pour marquer qu'ils avaient assisté à la messe les
jours de fêtes et les dimanches, «ce qui aurait un merveilleux
effet, disait-il, quand on pourrait ajouter, sous _peine _de loger
pendant trois ou quatre jours un dragon.»

En 1700 l'intendant de Montauban écrit encore au contrôleur
général: «La première démarche de les engager (les nouveaux
convertis) par la douceur à venir à la messe, était _le coup de
partie_, pourvu qu'on n'en demeure pas là; il faut y joindre
l'instruction -- c'est ce que j'ai fait, en composant environ
vingt classes des nouveaux convertis de Montauban, que j'ai
confiées, pour l'instruction, à vingt des plus habiles gens de la
ville qui _m'en rendront compte _exactement chaque semaine.
Moyennant ces instructions, je sais d'abord que quelqu'un a
manqué, ou d'aller à la messe, ou de se faire instruire, et
aussitôt je l'envoie quérir pour lui représenter que ceux qui ont
commencé à faire leur devoir sont plus coupables que les autres
quand ils ne continuent pas. Si je puis obtenir _quelques lettres
de cachet_, pour intimider les plus opiniâtres, et _quelques
secours d'argent _à beaucoup de nouveaux convertis qui sont dans
le besoin, vous pouvez vous fier à moi, l'affaire réussira ou j'y
périrai.» Mais, ainsi que le dit Rulhières, pour obliger deux cent
mille familles à répéter journellement les actes d'une religion
qu'on leur faisait abhorrer, les cent yeux d'inquisition et ses
bûchers n'auraient pu suffire.

Le gouvernement se vit obligé de prescrire à ses agents de ne pas
appliquer des règlements vexatoires absolument inexécutables, mais
cette recommandation fut faite _en secret_, avec injonction de ne
point laisser soupçonner la défense de faire _ce qui sentait
l'inquisition_.

Et il se passa bien des années avant que l'on renonçât à soumettre
les nouveaux convertis à un véritable régime de l'inquisition.

Tel est traduit devant le lieutenant criminel pour avoir refusé de
se mettre à genoux pendant la messe, au moment de l'élévation, tel
autre pour avoir jeté son pain bénit, un troisième pour avoir
repoussé avec son chapeau, au lieu de la baiser, la patène, qui
lui était portée par un petit garçon.

En Normandie, Lequesne est condamné à cinq cents livres d'amende
pour avoir refusé la charge de trésorier marguillier de sa
paroisse.

Jacques de Superville, en quittant Nantes pour s'enfuir à
l'étranger, laisse un état de ses dettes avec cette mention: «Je
crois que le boulanger demandera quinze livres; mais, sur ces
quinze livres, il y en a six livres cinq sols pour le _pain
bénit_, qu'il faut que ceux qui l'ont ordonné paient; quant à moi,
je n'ai jamais donné ordre qu'on le fit pour moi.»

Il fallait, en effet, payer bon gré mal gré le pain bénit, ainsi
que la tenture de sa maison les jours d'usage sur le passage des
processions.

On veillait à ce que les nouveaux convertis ne travaillassent pas
les jours de fêtes et les dimanches, et à ce qu'ils fissent maigre
les jours d'abstinence. En 1714, un marchand de Nantes, Roger, et
sa femme sont signalés comme mangeant de la viande les jours
défendus. En 1723, un gentilhomme est dénoncé pour avoir, dans une
partie de campagne, contrevenu aux prescriptions de l'Église sur
le même point, et le secrétaire d'État, La Vrillière, lui écrit, à
propos de cette _grave _affaire: «J'ai reçu, Monsieur, le mémoire
qui contient vos raisons sur des plaintes que l'on m'avait portées
contre vous, vous ne pouvez disconvenir qu'elles avaient quelque
fondement, puisqu'il est certain _que vous avez fait_, _un jour
maigre_, _un repas en maigre et en gras publiquement dans un pré_,
ce qui a causé du scandale. Soyez donc plus circonspect à
l'avenir, sans quoi l'on ne pourrait s'empêcher de _sévir contre
vous_.»

Le 14 juillet 1785, le curé de Mézières en Drouais dénonce encore
un nouveau converti, lequel, dit-il, n'a abjuré que pour se
marier, et ne fait pas son devoir, ayant passé vingt-quatre jours
de dimanches et fêtes obligatoires sans assister à la messe ni à
aucun des offices de l'Église.

Pour ceux des nouveaux convertis auxquels on a accordé une
pension, ou que l'on a mis en possession des biens de leurs
parents, réfugiés à l'étranger, ils sont menacés, si eux et les
leurs ne font pas leur devoir, de se voir retirer ces pensions et
ces biens.

En 1699, Pontchartrain écrit qu'il a appris que des officiers de
marine, auxquels on a accordé des pensions en considération de
leur conversion, souffrent que leurs femmes et leurs enfants ne
fassent aucun exercice de la religion catholique, et il ajoute:
«Sa Majesté veut que ces officiers envoient des certificats des
intendants et des évêques des lieux où leurs femmes et leurs
enfants demeurent, _comme ils y vivent en catholiques_, et elle ne
fera expédier les ordonnances de leurs pensions _que sur ces
certificats_.»

De même; une circulaire aux intendants prescrit de surveiller la
conduite de ceux qui ont été mis en possession des biens de leurs
parents fugitifs. «S'ils trouvent, dit cette circulaire, que ceux
qui jouissent de ces biens ne s'acquittent pas des devoirs de la
religion, après en avoir été avertis, ils donneront les ordres,
nécessaires _pour en faire saisir et séquestrer les fruits_.»

Saint-Florentin donne même l'ordre aux fermiers de la régie de
saisir les biens des nouveaux convertis qui se sont montrés
_indignes_ de la grâce que leur a faite le roi, en discontinuant
tout exercice de la religion catholique.

Quant aux évêques, les moyens _pratiques_ qu'ils trouvent,
d'obliger les nouveaux convertis à pratiquer, c'est de leur
imposer des épreuves de catholicité, quand ils veulent se marier,
et de leur faire enlever leurs enfants s'ils ne pratiquent pas.

Dès 1692, l'évêque de Grenoble disait: «les religionnaires sont
dans un état pitoyable, puisqu'ils sont presque sans religion; ils
ne tiennent à la nôtre que _par grimace _et ne tiennent plus à la
leur que par cabale et par hypocrisie.»

Et, quatre ans plus tard, constatant «que les nouveaux convertis
ne vont ni à la messe ni au sermon, ne fréquentent point les
sacrements, et, _à la mort_, les refusent, disant qu'ils sont
calvinistes» il ordonne à ses curés de les regarder comme
hérétiques et de ne leur point administrer le sacrement du mariage
_qui est le seul endroit qui les oblige à revenir à l'Église_.»

En 1754, de Blossac écrit à M. de Clervault, qui veut épouser une
aussi mauvaise convertie que lui: «Vous sentez qu'étant _suspects
_l'un et l'autre, il ne faut que le rapport de quelque
malintentionné pour vous attirer de fâcheuses affaires, et
qu'ainsi vous devez être plus exacts, même qu'un ancien
catholique, soit à assister à l'église et aux instructions et à y
envoyer vos domestiques; je ne vous donne ces avis que parce que
la moindre fausse démarche de votre part tirerait à conséquence.»

Pour ce qui est des enfants, il ne suffisait pas que les nouveaux
convertis eussent fait baptiser leurs enfants à l'église, on
exerçait sur eux une surveillance jalouse et incessante pour
arriver à ce que ces enfants fussent élevés et instruits dans la
religion catholique.

Une circulaire aux intendants portait cette disposition: «Les
parents doivent envoyer leurs enfants, savoir: les garçons chez
les maîtres, les filles chez les maîtresses d'école, aux heures
réglées; les tuteurs doivent faire la même chose pour les enfants
dont ils sont chargés, et les maîtresses pour leurs domestiques.»

Outre cette instruction _obligatoire_, presque exclusivement
religieuse, que devaient recevoir les enfants des nouveaux
convertis, ces enfants devaient encore aller à l'église, y suivre
les instructions de catéchisme et accomplir leurs devoirs
religieux, le tout sous peine d'amendes infligées aux parents qui
négligeraient de faire remplir ces obligations à leurs enfants.

Mais on n'avait pas grande confiance dans ces suspects mal
convertis, et l'instruction donnée aux intendants porte cette
terrible prescription:

«S'ils ont avis que quelques parents _détournent leurs enfants de
la religion catholique_, ils feront mettre dans des collèges ou
dans des monastères, les enfants de qualité pour y être élevés, et
feront payer des pensions pour leur nourriture et entretien sur
les biens de leurs pères et mères, et, à défaut de biens, les
feront mettre dans les hôpitaux pendant le temps qui sera
nécessaire pour leur instruction seulement; de même pour les
enfants dont les pères et mères _n'assisteront pas aux
instructions_, _et ne feront pas le devoir des catholiques_, après
qu'ils les auront avertis, aussi les enfants qui marqueront par
leurs actions et par leurs paroles beaucoup d'éloignement de la
religion catholique, _le tout aux dépens des pères et mères_.»

Les instructions données aux intendants, donnaient libre carrière
aux dénonciations du clergé, toujours désireux de faire enlever
aux nouveaux convertis leurs enfants, pour les faire élever dans
les collèges ou dans les couvents. Chaque année, par ordre de
l'évêque, les curés de chaque diocèse dressaient _la liste des
suspects _auxquels on devait enlever leurs enfants, et cette liste
était transmise à l'intendant qui enjoignait aux parents d'avoir à
lui amener leurs enfants, sous peine d'être traités comme rebelles
aux ordres du roi. Les enfants livrés, il fallait que les parents
payassent leur pension au collège ou au couvent, sous peine
d'amende ou d'emprisonnement. Un sieur Bocquet, par exemple, se
refuse à payer la dot de sa fille qu'on a enlevée, et à laquelle
on veut faire prendre le voile.

Pontchartrain écrit à l'intendant: «Il n'y a pas de meilleure voie
pour obliger le nommé Bocquet à donner mille livres à sa fille
pour sa dot dans son couvent, que _de l'arrêter _comme mauvais
catholique qui fait mal son devoir.»

Chaque année les curés dressaient des listes d'enfants à enlever
dans les familles huguenotes de leurs paroisses.

Pour les notables et pour les nobles, les évêques envoyaient soit
au ministre, soit aux intendants des mandements pour faire
recevoir les jeunes filles dans les couvents, c'étaient des ordres
en blanc seing que l'on remplissait pour les couvents, tout comme
il y avait des lettres de cachet, signées d'avance du roi, pour la
Bastille et autres prisons du roi. Les évêques en faisaient si
grand usage, que le secrétaire d'État en 1686, _est obligé_ de
réclamer à l'archevêque de Paris une douzaine de ces mandements,
n'en ayant plus en main que deux ou trois.

En 1750, l'archevêque d'Aix demande à Saint-Florentin des lettres
de cachet _en blanc_, et des troupes pour procéder à l'enlèvement
de jeunes protestantes, mais Saint-Florentin répond que les
lettres en blanc sont sujettes à trop d'inconvénients et que
l'emploi des soldats, dangereux pour l'honneur des jeunes filles,
a eu un succès très équivoque.

Le plus souvent, grâce aux listes dressées par leurs curés, les
évêques pouvaient désigner _nominativement _à l'autorité civile
les enfants qu'ils voulaient enlever à leurs familles, et c'est ce
que faisait Bossuet dans son diocèse de Meaux.

«Ayant reçu de M. l'évêque de Meaux, écrit le secrétaire d'État, à
Phelipeaux, -- en 1699, un mémoire par lequel il serait nécessaire
de mettre dans la maison des nouvelles catholiques de Paris les
demoiselles de Chalandes et de Neuville, j'en ai rendu compte au
roi qui m'a ordonné de vous écrire d'envoyer une des demoiselles
de Chalandos... et les deux cadettes des demoiselles de Neuville
qui demeurent à Caussy, dans la paroisse d'Ussy. Il y a dans même
paroisse d'Ussy deux demoiselles, nommées de Nolliers, que
M. de Meaux croit nécessaire de renfermer. Mais comme elles ne
sont pas présentement sur les lieux, il ne faudra les envoyer aux
nouvelles catholiques que de concert avec M. de Meaux, et dans le
temps qu'il vous dira.»

Les évêques recherchaient surtout les enfants dont les familles
étaient assez riches pour payer de grosses pensions.

L'évêque de Montauban, pour faire enlever une jeune fille de cette
ville et la faire mettre au couvent, invoque cette raison
déterminante, qu'elle aura un jour _cent mille écus_. Fléchier,
pour faire enlever le jeune d'Aubaine âgé de huit ans _qui aura de
grands biens_, se contente de dire que les parents qui l'élèvent
ne sont _peut-être _pas sincèrement catholiques, que l'enlèvement
qu'il sollicite est nécessaire pour faire perdre à cet enfant les
mauvaises impressions qu'on _a peut-être _commencé à lui donner.

Dans l'entraînement de leur zèle convertisseur, les évêques ne
songeaient pas toujours à s'assurer si les enfants qu'ils
voulaient enlever appartenaient à des familles riches ou pauvres;
c'est ainsi qu'à l'évêque de Sisteron, voulant faire enlever les
quatre enfants d'un sieur Ganaud, pour placer les trois fils au
séminaire, et la fille au couvent, le ministre répond: «Êtes-vous
disposé à payer les pensions? Si vous ne le pouvez pas, ils
resteront en liberté.» À l'intendant de la Rochelle, Saint-
Florentin ordonne de mettre en liberté la jeune Claude, enlevée
par ordre de l'évêque «dont vous me prouvez, dit-il, que la mère
_n'est pas en état de payer la pension_.»

À l'intendant Saint-Priest, il est obligé d'écrire: «Ne vous en
rapportez pas, dans l'avenir, avec tant de facilité aux
témoignages des missionnaires et des curés, ou faites d'abord
_vérifier les facultés de leurs parents_.» Le gouvernement ne se
souciait pas, en effet, de voir tomber à sa charge la pension des
enfants enlevés à leurs parents pour être instruits; la pauvreté
mettait les parents à l'abri des enlèvements; ainsi aux nouvelles
catholiques de Paris, il n'y avait que la dixième partie des
pensionnaires qui fussent _non payantes; _pour les jeunes filles
appartenant à des familles riches, le plus futile prétexte était
accepté, comme un motif suffisant d'enlèvement; telle est prise
comme _soupçonnée _de vouloir épouser un Danois et d'être ainsi en
danger de se pervertir en pays étranger, telle autre parce que,
ayant de la fortune, elle est sur le point d'épouser un nouveau
converti, mauvais catholique. À l'appui de ces demandes
d'enlèvement on ne craint pas d'invoquer les intérêts de l'État et
de la religion.

Quand les parents rentraient en possession de leurs enfants,
suffisamment instruits, à chaque instant ils étaient exposés à se
les voir de nouveau enlever pour suspicion religieuse. On rend à
du Mesnil ses quatre filles élevées au couvent; il produit, pour
éviter qu'on ne les lui enlève de nouveau, un certificat du curé
de la paroisse constatant qu'elles ont fait leur devoir (sauf le
temps de Pâques où elles s'étaient rendues à Caen). Saint-
Florentin déclare ce certificat insuffisant et écrit au père que
si, à l'avenir, il ne produit pas de certificat plus explicite, on
s'assurera _d'autre manière _de la religion de ses filles.

Mlle de Bernières est plusieurs fois reprise à sa mère, celle-ci
ne peut se la faire rendre qu'à la condition de l'envoyer
exactement au service divin et de la remettre aux nouvelles
catholiques pendant quinze jours, à chacune des quatre grandes
fêtes de l'année.

Fraissinet, marchand à Anduze, retire de pension l'aîné de ses
huit enfants, âgé de quinze ans, pour lui faire apprendre son
commerce. Il est obligé de le réintégrer à sa pension sur la
dénonciation de l'évêque de Montpellier prétendant qu'il veut
faire passer son fils à l'étranger. Ce n'est que, après avoir
obtenu des évêques d'Alais et de Montpellier un certificat qu'on
peut désormais sans danger lui _accorder cette grâce _de reprendre
son fils chez lui, qu'on lui rend son enfant (à la charge de se
conduire par rapport à la religion, de manière à ce qu'il
n'intervienne aucune plainte à Sa Majesté).

Le sieur Bienfait expose vainement qu'il a sept enfants, que les
pensions qu'on le force à payer pour ses trois filles le ruinent,
et que, en laissant passer le moment de leur apprendre un métier,
on leur prépare une misère certaine. Il n'obtient pas
satisfaction. L'évêque de la Rochelle va plus loin, il demande un
ordre d'emprisonnement contre un marin qui a fait partir comme
mousse son fils, alors que Monseigneur voulait continuer à faire
instruire cet enfant. Le ministre s'y refuse, déclarant que c'est
vouloir ruiner le commerce que de demander l'arrestation des chefs
de famille pour de tels motifs. Sans cesse le gouvernement était
occupé à modérer l'ardeur d'enlèvements du clergé. Saint-
Florentin, obligé de consentir à l'enlèvement de douze jeunes
filles, demandé par l'évêque de Dax, se borne à conseiller
prudemment à cet évêque de ne pas les enlever _toutes à la fois_.
Mais à l'évêque d'Orléans qui veut enlever vingt enfants, dont il
_se _charge de payer la pension, le ministre répond que le
cardinal Fleury est fort édifié d'un si beau zèle, mais que, comme
l'évêque d'Orléans en a déjà, depuis très peu de temps, fait
mettre vingt-deux autres dans les couvents et communautés, il
paraîtrait extraordinaire qu'on eût, _en moins d'un mois_, fait
enlever plus _de quarante_ enfants dans _un seul _diocèse.

Cette prudence administrative était inspirée, non par des
sentiments de modération humanitaire, mais par la crainte de
mettre en éveil les huguenots, par des actes de violence trop
nombreux pour ne point avoir quelque éclat. Cette préoccupation
d'éviter le bruit se retrouve dans l'instruction donnée à un
intendant au sujet du fabricant Renouard, père de famille accusé
d'être en secret attaché à la foi protestante. Il lui est prescrit
de prendre à ce sujet les éclaircissements nécessaires, mais on
ajoute: «Il faut agir avec circonspection, pour que ce particulier
n'entre pas en défiance, et ne fasse pas disparaître ses enfants.»
En vain, prenait-on toutes les précautions pour ne pas mettre les
huguenots en défiance; en vain envoyait-on la nuit, à
l'improviste, les troupes faire des visites domiciliaires dans les
villages, beaucoup d'enfants, portés sur les listes de
proscription remises par l'évêque à l'intendant, étaient
soustraits au sort qui les menaçait. «Quoique j'aie fait prendre
toutes les précautions possibles, écrit l'évêque de Bayeux, et que
le secret ait été très bien gardé, on n'a pu arrêter que ces dix
enfants, quatre nous ont échappé par des issues souterraines que
leurs pères avaient fait faire dans leurs maisons depuis la
signification des premiers ordres du roi, qui avait donné
l'alarme.»

Dans le Dauphiné, le jeune Roux, âgé de douze ans, qu'on voulait
enlever, se cache dans un marais où il y passe trois jours et
trois nuits, ayant de l'eau jusqu'au cou; ses parents ne peuvent
que lui porter un peu de nourriture pendant ce temps. Quand la
maréchaussée a renoncé à ses battues, ils le tirent de là, cousent
à son habit des pièces de monnaie, en guise de boutons, et le
mettent sur la route de Genève, où il arrive heureusement.

À Luneray, en Normandie, à l'approche des soldats, deux fillettes
âgées, l'une de cinq ans, l'autre de sept, sont confiées à leurs
grands-pères, deux vieillards de quatre-vingts ans, qui montent à
cheval, et, les prenant sous leurs manteaux, les emmènent fort
loin chez des amis. Pendant huit ans, elles restent là; au bout de
ce temps, l'aînée se marie; et la cadette, revenue à Luneray,
reste trois ans cachée dans une chambre chez sa mère sans voir
personne.

À Bolbec, une jeune fille poursuivie par les soldats échappe, en
se précipitant par la fenêtre d'un grenier. Une autre jeune fille
est violemment arrachée par les archers des bras de sa mère et de
sa belle-soeur récemment accouchée; celle-ci s'évanouit et tombe à
terre. La mère fait un quart de lieue de chemin se cramponnant à
son enfant. À bout de forces, elle finit par céder. La pauvre
enfant, ainsi disputée, eut un tel effroi de cette scène que son
visage en conserva toujours une pâleur mortelle.

À Die, un chirurgien, désespéré de se voir enlever son enfant se
donne un coup de lancette dont il meurt sur l'heure.

C'étaient, dans toutes les maisons soumises à une visite
domiciliaire, des scènes déchirantes: les parents ne pouvant se
résigner à se voir prendre leurs enfants, et ceux-ci pleurant et
se débattant pour échapper aux étreintes des ravisseurs. Quant aux
soldats, ils exécutaient impitoyablement leurs ordres, parfois
même au hasard et les outrepassaient, voulant avoir leur compte de
prises.

En 1740, l'évêque d'Apt envoie des cavaliers de la maréchaussée
pour enlever les deux filles aînées des époux Béridal.

Ces filles avaient été mises à l'abri; les cavaliers, après avoir
vainement fouillé partout sans succès, disent: puisque nous ne
trouvons pas les autres, nous allons toujours prendre la
troisième, une enfant de trois ans. La mère court au lit et prend
l'enfant; dans ses bras, un cavalier saisit cette enfant par les
pieds et la tire comme s'il eût voulu l'écarteler; ne réussissant
pas à l'arracher des bras de la mère, il donne à celle-ci un coup
de poing si violent sur la tête qu'elle tombe sur le carreau, ce
qui lui permet de prendre l'enfant. Quelques mois après, l'évêque
ayant réussi à mettre la main sur les deux filles aînées, Béridal
se rend à l'évêché pour réclamer ses trois filles. «Prends la plus
jeune si tu veux, lui dit l'évêque. -- Il n'est plus temps de me
la rendre répond le père, à présent qu'elle est morte et qu'on me
l'a tuée, -- Fais comme tu voudras, je vais me coucher. --
Pardonnez-moi monseigneur, car, quoique morte, je la porterai avec
les dents plutôt que de vous la laisser.»

Le père remporte chez lui l'enfant qui a été prise _sans ordre_,
et quelques jours après elle meurt des suites des violences
qu'elle avait eu à subir.

«Les cavaliers de la maréchaussée, écrit en 1749 la supérieure des
nouvelles catholiques de Caen, nous ont amené trois filles. Nous
nous sommes aperçues qu'ils se sont _un peu mépris... _Au lieu de
Marie-Anne Boudon, pour laquelle nous avions un ordre du 8 octobre
1748, ils nous ont amené sa soeur...; nous ne sommes point fâchées
de cette _méprise_ si elle ne déplaît pas à la cour.»

Que dirait-on d'un bourreau à qui on livrerait, pour l'exécuter,
le frère d'un coupable, s'il déclarait ne pas être fâché de la
_méprise_, et se résignait, pourvu que cela ne déplût pas en haut
lieu, à supplicier l'innocent à la place du coupable?

Les convertisseurs n'y regardaient pas de si près, ils
instruisaient, bon gré mal gré, aussi bien l'enfant qui leur était
remis en vertu d'une lettre de cachet, que celui qu'on leur
livrait _par erreur et sans ordre_. Il est aisé d'imaginer quel
trouble profond jetait chez les huguenots cette cruelle
persécution, les frappant dans ce qu'ils avaient de plus cher, et
dans quelles continuelles angoisses vivaient les familles.

«Hélas! que de familles désolées en basse Normandie, écrit en 1751
le pasteur Garnier, que de mères éplorées, que d'angoisses et
d'amertume dans tout le voisinage! Pour un seul enfant arrêté, il
est incroyable toute la rumeur qui se fait; on ne songe de toutes
parts qu'à faire fuir les innocentes créatures qu'on chérit avec
tendresse; on les sauve toutes nues; nonobstant la rigueur des
saisons, on erre à l'aventure, on les cache dans les genêts. On
revient ensuite reconnaître le dégât de l'ennemi, on court de côté
et d'autre, le coeur déchiré de douleur et, au moindre bruit
nocturne, c'est à recommencer.» En 1754, on écrit que, depuis
quatre ans, un tiers des familles protestantes du Bocage ont
émigré à l'île de Jersey, _à cause d'enlèvements d'enfants_.

En 1763, les habitants de Bolbec adressent au roi une requête dans
laquelle nous lisons: «la maréchaussée est venue en vertu de deux
lettres de cachet enlever les deux filles de la veuve de Jean de
Bray... Cet incident, sire, nous inquiète et nous afflige en nous
rappelant les désordres et la confusion que de pareils événements
occasionnèrent dans notre canton, il y a trente ans, et _dont les
suites furent l'émigration d'un nombre considérable de familles
protestantes_. Votre Majesté a désiré que nous rebâtissions nos
maisons incendiées (Bolbec venait d'être à moitié détruit par un
terrible incendie), nous y employons le peu que nous avons échappé
de nos désastres, mais sire, que nous servira de les faire
construire _si nous ne sommes point sûrs de les habiter avec nos
familles?»_

En 1775, le gouvernement modère un peu le zèle du clergé, mais ne
répudie point la doctrine qui permet de porter aux droits du père
de famille la plus cruelle atteinte. «Sa Majesté, écrit
Malesherbes à l'évêque de Nîmes, est dans la disposition de n'user
que _rarement_, et dans des cas où elle ne pourra s'en dispenser,
de son autorité pour retirer les jeunes néophytes des mains de
leurs parents et les faire mettre dans des lieux d'instruction.»

Le 10 janvier 1790, à une supérieure des nouvelles catholiques qui
déclare avoir encore douze jeunes filles à instruire et demande de
nouvelles pensionnaires, le ministre répond: «Je ne crois pas
qu'il y ait lieu, _dans le moment actuel_, de donner des ordres
pour soustraire à l'autorité de leurs parents, les jeunes
personnes que le _désir _d'être instruites des vérités de la
religion, conduirait dans votre maison. Si cependant, les
circonstances étaient _urgentes_, on pourrait s'adresser aux
juges, pour recourir ensuite, suivant le jugement, à l'autorité.»

C'est après 1789, il n'est plus question déjà que de jeunes filles
ayant un _prétendu _désir de se faire instruire malgré leurs
parents; mais pour que l'inviolabilité du droit du père de famille
sur la conscience de ses enfants mineurs fût proclamée, il fallait
que la monarchie très chrétienne eût été balayée par la
révolution.

Ce n'étaient pas, du reste, depuis l'édit de révocation, les
enfants _seuls _qui étaient jetés dans les couvents pour y être
instruits; _les opiniâtres_, hommes, femmes et enfants que
n'avaient pu convaincre les exhortations des soldats,
remplissaient les couvents, les prisons et les hôpitaux,
véritables maisons de tortures.

L'intendant Foucault, un convertisseur émérite, déclarait que les
dragons avaient attiré moins de gens à l'église, que ne l'avaient
fait, pour les gentilshommes, la crainte des prisons éloignées,
pour les femmes et les filles, l'aversion qu'elles avaient pour
les couvents.

Cette aversion des huguenotes pour la vie monotone et vide du
couvent; avec les longues stations sur la dalle froide des
chapelles, les prières interminables en langue inconnue, se
comprend d'autant mieux, que ces chrétiennes étaient prises par
les nonnes ignorantes pour des juives, des païennes ou des
idolâtres, et catéchisées en conséquence à leur grand étonnement -
- quelques-unes des néophytes, non seulement se montraient peu
dociles à de telles instructions, mais encore _pervertissaient_,
pour employer le langage du temps, celles qui étaient chargées de
les amener à la foi catholique. Madame de Bardonnanche en agit
ainsi dans un couvent de Valence; l'évêque de cette ville,
apprenant qu'elle avait gagné l'affection des religieuses, et
craignant qu'elle _n'infectât tout le troupeau_, la fit enfermer
dans un couvent de Vif, _avec défense aux nonnes de lui parler_.

Madame de Rochegude, enfermée dans un couvent de Nîmes, avait si
bien gagné l'esprit et le coeur des religieuses que l'abbesse dut
écrire: «Ôtez-nous cette dame, ou elle rendra tout le couvent
_huguenot_. Madame de Rochegude fut expulsée du royaume comme
_opiniâtre_. Au moment des dragonnades, de Noailles et Foucault
constatent déjà que les huguenotes sont plus difficiles à
convertir que leurs maris et souvent on mettait la femme au
couvent dans l'espoir de convertir, non seulement elle-même, mais
encore le mari par surcroît. «Le roi sait, écrit le secrétaire
d'État, que la femme du nommé Trouillon, apothicaire à Paris, est
une des plus opiniâtres huguenotes qu'il y ait. Et, comme sa
conversion pourrait attirer celle de son mari, Sa Majesté veut que
vous la fassiez arrêter et conduire aux nouvelles catholiques.»

Des femmes, des jeunes filles, des enfants même, montrèrent une
constance admirable pendant des années entières. Par exemple, les
deux demoiselles de Rochegude, ayant pu conserver des relations
avec leurs parents, par l'entremise d'une personne dévouée qui
n'était pas suspecte à l'abbesse du couvent dans lequel elles
étaient retenues, parviennent à s'échapper _après quatorze ans _de
captivité. Elles rejoignent à Genève leurs parents dont la joie de
les revoir fut encore plus grande, dit une relation «quand ils
s'aperçurent que leurs filles n'avaient ni l'esprit, ni le coeur
gâtés. Le plus souvent les supérieures habituées à voir tout plier
devant elles, s'exaspéraient en présence de la résistance des
huguenotes, elles les injuriaient, les maltraitaient et parfois
les ensevelissaient dans leurs sombres _inpace_, ces sépulcres
faits pour _les morts vivants_. Sur une liste des pensionnaires
des nouvelles catholiques de Paris, on voit, en regard de
plusieurs noms, cette note: «elles ont été _extrêmement
maltraitées _en province, ce sont des esprits effarouchés qui ont
besoin d'être adoucis.»

Les cas de folie, à la suite des mauvais traitements qu'avaient à
subir les pensionnaires des couvents, étaient si fréquents, qu'on
lit dans le règlement de visite fait par la supérieure de _l'Union
chrétienne_: «S'il arrive qu'il y ait des personnes _insensées
_parmi les pensionnaires, nous défendons très expressément, tant
aux soeurs qu'aux pensionnaires, de s'y arrêter et de s'en
divertir, ni de se mêler de ce qui les regarde si elles n'en sont
chargées, _ou _si la supérieure ou celle qui en aura soin ne les
en prient.»

Dans un couvent de Paris, une dame Falaiseau, enfermée avec ses
trois filles, devient folle et meurt. Aux nouvelles catholiques de
Paris, mises sous la direction de Fénelon, la dame de La Fresnaie
devient folle, il faut la faire enfermer, et Mlle des Forges,
prise aussi de folie, se précipite par une fenêtre et se tue.
Théodore de Beringhen écrit à ce propos: «Je ne suis pas surpris
d'apprendre la frayeur et l'étonnement général qu'a causés dans
Paris la fin tragique de Mlle des Forges, qui s'est précipitée du
troisième étage par une des fenêtres de la maison. C'était une
suite affreuse de l'égarement d'esprit où elle était tombée depuis
quelques mois dans la communauté qu'on appelle les nouvelles
catholiques. Tout le monde sait que c'était une fille de mérite et
de raison, mais l'abstinence forcée et les insomnies qu'elle a
souffertes entre les mains de ces impitoyables créatures, lui ont
fait perdre en bien peu de temps le jugement et la vie.»

Les femmes et les filles huguenotes livrées à la dure main des
religieuses, ne pouvaient recevoir ni une visite ni une lettre,
et, dans leur isolement, leur raison se perdait ou leur constance
devait céder. «Sa Majesté, écrit le secrétaire d'État à la
supérieure des nouvelles catholiques, a été informée que quelques
unes de ces femmes refusent d'entendre les instructions qu'on veut
leur donner, sur quoi elle m'ordonne de vous dire d'avertir celles
qui les refuseront que cette conduite déplaît à Sa Majesté, et
qu'elle ne pourra s'empêcher de prendre à leur égard des
résolutions _qui ne leur seront pas agréables_.»

L'ordonnance du 8 avril 1686 prescrit, de par le roi, à la
supérieure d'avertir ses pensionnaires qu'il faut «qu'elles
écoutent avec soumission et patience les instructions qui leur
seront données, en sorte que _dans le temps de quinzaine_, _du
jour qu'elles seront reçues dans la maison_, _elles puissent faire
leur réunion; _et, au cas qu'elles ne le fassent pas dans ledit
temps, enjoint à ladite supérieure d'en donner avis pour y être
pourvu par Sa Majesté ainsi qu'elle verra bon être.»

Les mesures peu agréables qu'on trouvait bon de prendre contre les
opiniâtres, c'était l'envoi dans des couvents plus durement menés,
dans les prisons, ou enfin à l'hôpital général.

Les demoiselles Besse et Pellet restent longtemps aux nouvelles
catholiques de Paris sans céder, on les envoie dans un couvent
d'Ancenis, et l'évêque de cette ville reçoit de Pontchartrain
cette instruction: «_On leur donne trois mois _pour se rendre
raisonnables, à la suite desquels on les mettra à _l'hôpital
général _pour le reste de leurs jours.»

Avec le désordre des temps, dit Michelet, que devenait une femme à
l'hôpital, dans cette profonde mer des maladies, des vices, des
libertés, du crime, la Gomorrhe des mourants?

On faisait tout pour ne pas être jeté dans ces maisons de mort
qu'on appelait alors des hôpitaux; ainsi, en temps de famine il
fallait que les troupes fissent des battues pour ramasser les
vagabonds et les mendiants, préférant la mort à l'hôpital.

Là, couchaient côte à côte, dans le même lit, cinq ou six
malheureux, parfois plus, les sains avec les malades, les vivants
avec les morts qu'on n'avait pas toujours le temps d'enlever; dans
ces foyers d'infection toute maladie contagieuse, se propageant
librement, s'éternisait; -- à Rouen, en 1651, plus de 17 000
personnes furent enlevées par la peste dans les hôpitaux.
L'hôpital de la Santé, dit Feillet, n'était plus qu'un sépulcre,
les pauvres qui étaient frappés du mal dans leur logis, aimaient
mieux y périr sûrement que d'être portés dans un lieu où ils se
trouvaient huit ou dix dans un même lit, _quelquefois un seul
vivant au milieu de sept ou huit morts_.

Nulle précaution pour empêcher les maladies contagieuses de se
propager dans l'hôpital et au dehors. En 1652, les administrateurs
des hôpitaux de Paris, vu l'affluence des malades (il en était
arrivé 200 en un seul jour à l'Hôtel-Dieu où il y en avait déjà 2
400), décident que l'hôpital Saint-Louis, spécialement destiné aux
_pestiférés_, sera ouvert aux blessés; tant pis pour les blessés,
on se bornera à interdire autant que possible la communication
avec le dehors. Voici comment on se préoccupait peu de préserver
la population du dehors des maladies régnant dans les hôpitaux.
«On vendait aux pauvres, dit Feillet, les habits de ceux qui
étaient morts à l'hôpital, _sans les assainir_, après les avoir
tirés du dépôt infect où ils avaient été entassés pêle-mêle, et
dont le seul nom _la pouillerie _inspire l'horreur... on en
vendait annuellement pour cinq cents livres; qu'on se figure
combien de misérables haillons, couverts de vermine, et recelant
dans leurs plis les germes funestes des maladies, représente cette
somme.»

Les hôpitaux n'étaient pas seulement des foyers d'infection, ils
ne différaient en rien des maisons de correction. Le malade, le
pauvre, le prisonnier qu'on y jetait, était considéré comme un
pécheur frappé de Dieu, qui, d'abord, devait expier. Il subissait
de cruels traitements.

On y entassa les huguenots après les dragonnades, et ils eurent à
y souffrir cruellement. La veuve de Rieux, envoyée à l'hôpital
général, en février 1698, résista à tout, et en septembre 1699,
d'Argenson écrit: «On n'a pu lui inspirer des sentiments plus
modérés, ni même lui faire _désirer _la maison des nouvelles
catholiques, tant elle appréhende d'être instruite et de ne pas
mourir dans son erreur... Elle est d'un âge _très avancé _et cette
circonstance doit d'autant plus, exciter le _zèle _des
ecclésiastiques qui la soignent.»

L'hôpital qui devint pour les huguenots la maison de torture la
plus tristement célèbre et redoutée, fut celui de Valence,
hôpital-prison, dirigé par le sieur Guichard, seigneur
_d'Herapine_, la Rapine comme l'appelaient les huguenots, un des
bourreaux les plus cruellement inventifs qui se soient jamais
rencontrés.

D'Hérapine fit si cruellement jeûner Joachin d'Annonay que ce
malheureux, dans les transports de la faim, se mangea la main et
mourut deux jours après de douleur et de misère; une autre de ses
victimes, un jeune homme de vingt-et-un ans mourut aussi de faim
dans son cachot. Il enferma Ménuret, avocat à Montélimar, dans une
basse-fosse humide où le jour ne pénétrait que par une étroite
lucarne et le maltraita cruellement; un jour enfin il lui fit
donner tant et de si forts coups de nerf de boeuf par ses
estafiers que, quelques heures après, on le trouva mort dans son
cachot. La demoiselle du Cros, et quelques-unes de ses compagnes
qui avaient voulu, comme elle, fuir à l'étranger, sont livrées à
d'Hérapine et aux six furies exécutrices de ses ordres
impitoyables.

«Dès leur arrivée on les dépouilla de leurs chemises qu'on
remplaça par de rudes cilices de crin qui leur déchirèrent la peau
et engendrèrent des ulcères par tout leur corps; puis il les
obligea de mettre des chemises qu'il envoya quérir à l'hôpital,
lesquelles avaient été plusieurs semaines sur des corps couverts
de gale, d'ulcères et de charbon; pleines de pus et de poux.

«N'ayant pour nourriture que du pain et de l'eau, surchargées de
travail, ces prisonnières étaient encore accablées des plus
mauvais traitements. Un des supplices favoris de d'Hérapine, après
les coups de nerf de boeuf qu'il leur faisait appliquer, sur la
chair, en sa présence, consistait à les plonger _dans un bourbier
_d'où on ne les tirait que quand elles avaient perdu connaissance.
La mort délivra la jeune du Cros de son martyr. Quant à ses amies,
couvertes de plaies de la tête aux pieds, et n'ayant plus figure
humaine, elles finirent par abjurer, et furent transportées dans
un couvent.»

Nous avons les relations laissées par deux des victimes de
d'Hérapine, Jeanne Raymond, née Terrasson, et Blanche de Gamond;
voici quelques extraits de ces relations navrantes:

«La Rapine ne cessait de nous visiter, dit Jeanne Raymond,
toujours accompagné de trois ou quatre estafiers et de cinq ou six
mal vivantes dont il se servait pour l'aider _à nous battre et à
nous torturer; _les satellites avaient toujours leurs mains
pleines de _paquets de verges _dont ils donnaient les étrivières
sur le corps _nu _à tous ceux que leur barbare maître livrait à
leur fureur. Ils ne cessaient de frapper que lorsque le sang
ruisselait de tous côtés.

«L'on commença par une de mes chères compagnes (pour avoir chanté
un psaume) qu'on fit mettre à genoux dans une petite allée qui
régnait le long de nos cachots, et là, elle fut frappée jusqu'à ce
qu'elle tombât presque morte sur les carreaux. En la remettant
dans le cachot, on m'en fit sortir pour exercer sur mon dos le
même traitement, ce qui étant fait, on en fit de même aux autres
deux qui restaient encore. Je fus accusée ensuite d'avoir dit
quelque parole d'encouragement à l'une de celles qui étaient dans
les autres cachots, ce qui fit que la Rapine, ranimant sa fureur,
me fit sortir de nouveau du cachot et recommença à me frapper
derechef avec un bâton, jusqu'à ce que, n'en pouvant plus, il
ordonna à deux de ses satellites de continuer à me battre, chacune
avec un bâton, ce qu'elles continuèrent à faire jusques aussi
qu'elles en furent lasses et qu'elles eurent mis mon corps _aussi
noir qu'un charbon_.

«Quelque temps après, étant accusée d'avoir parlé à quelqu'une de
mes compagnes, la soeur Marie qui faisait l'office de bourreau,
vint contre moi, me prit par derrière, me frappa de tant de coups
de bâton, surtout à la tête, me donna tant de soufflets et de
coups de poing au visage, qu'il enfla prodigieusement et dans ce
pitoyable état, il n'est point de menaces qu'elle ne me fit...
Comme tous ses mauvais traitements n'opéraient pas, la Rapine me
dit que j'irais de nouveau dans le cachot et que j'y crèverais
dans moins de six semaines... On m'obligea d'en nettoyer deux
autres qui étaient attenant à celui-ci. Je m'aperçus, en les
nettoyant, que les clous de l'une des portes étaient fort gros,
posés les uns tout près des autres et que leurs pointes n'étaient
pas redoublées. J'en demandai la raison et l'on me dit que la
Rapine s'en servait pour tourmenter qui bon lui semblait en les
mettant entre les murailles et la porte, _et les serrant contre
ces clous_. Je faillis être dévorée par la _vermine _dans ce
cachot. Non seulement on plaçait à côté des cachots des chiens
qui, par leurs aboiements importuns, achevaient d'y ôter tout
repos, mais on logeait parfois ces chiens dans les cachots mêmes
avec les prisonniers, ce qui causait à ces malheureux des terreurs
mortelles, car ces chiens, surtout deux d'entre eux, du poil et de
la grosseur d'un vieux loup, étaient si furieux que peu
d'étrangers échappaient à leurs dents.»

Blanche de Gamond arrive à l'hôpital de Valence, elle refuse
d'aller à la chapelle où se disait la messe; la soeur Marie lui
donne des soufflets et des coups de pied et lui rompt un bâton sur
le dos, puis elle la décoiffe pour la prendre aux cheveux. Mais
Blanche venait d'être rasée, par ordre du parlement; on la prend
par les bras et malgré ses cris on la traîne à la chapelle.

«Ce soir-là, ajoute-t-elle, on me donna un lit qui était assez
bon, mais je ne pouvais pas me déshabiller, ni tourner les bras,
ni lever la tête, tant on m'avait meurtrie de coups. C'était le
premier jour que j'entrai à l'hôpital. Le lendemain on nous fit
lever à quatre heures et demie du matin. Quoique je ne pouvais pas
lever la tête, parce que mon cou était tout meurtri, il me fallut
cependant travailler; à six heures deux filles me prirent et me
menèrent dans la chapelle malgré moi...

«On me mit dans une chambre où il y avait _des poux_, _des puces_,
_et des punaises_, en quantité prodigieuse, tellement qu'il me
semblait tous les matins qu'on m'avait donné les étrivières, tant
que ma chair me cuisait. Il ne nous était pas permis de blanchir
ni de faire blanchir nos chemises, les poux nous couraient dessus,
_il nous était défendu de nous les ôter... _je n'avais point de
draps, tant seulement une couverte et de la paille... le pain
qu'on nous donnait était fort noir et du plus amer, car, pendant
trois ou quatre jours, il me fut impossible d'en mettre un morceau
à ma bouche, quelque effort que je fisse en moi-même.

«On me faisait charrier de l'eau avec Mlle de Luze. Une fille
nommée Muguette, nous suivait après, avec une verge à la main, qui
nous en frappait les doigts. Et la cornue que nous portions était
si pleine et pesante, que deux hommes auraient eu peine de la
porter et, comme nous étions faibles, ce fut cause que celle qui
était avec moi, le bâton lui glissa de la main, et nous versâmes
deux ou trois verres d'eau sur le pavé. On s'en alla quérir la
Rapine. Il s'en alla à la cuisine et dit aux cuisinières: «Donnez
les étrivières à cette huguenote, mais ne l'épargnez pas; que si
vous l'épargnez vous serez mises à sa place.

«À l'instant on me fit lever et on me fit entrer à la cuisine.
Sitôt que j'y fus dedans, on ferma bien toutes les portes et je
vis six filles, que chacune d'elles avait un paquet de verges
d'osier de la grosseur que la main pouvait empoigner et de la
longueur d'une aune, on me dit: «Déshabillez-vous»; ce que je fis,
on me dit: «Vous laissez votre chemise, il la faut ôter». Elles
n'eurent pas la patience qu'elles-mêmes l'ôtèrent et j'étais nue
depuis la ceinture en haut. On apporta une corde de laquelle on
m'attacha à une poutre qui tenait le pain dans la cuisine, en
m'attachant on tirait la corde de toutes leurs forces, puis on me
disait: «Vous fais-je mal?» Et alors elles déchargèrent leur furie
dessus moi et, en me frappant l'on me disait: «Prie ton Dieu!»

«On avait beau s'écrier: «Redoublons nos coups, elle ne les sent
pas puisqu'elle ne dit mot ni ne pleure point.» Et comment aurais-
je pleuré, puisque j'étais _peinée _au dedans de moi? Mais sur la
fin, mes pieds ne purent pas me soutenir parce que mes forces
étaient faillies, aussi j'étais pendue par les bras et voyant que
j'étais comme couchée par terre, alors on me détacha pour me
frapper mieux à leur aise. On me fit mettre à genoux au milieu de
la cuisine, là elles achevèrent de gâter les verges sur mon dos,
tant que le sang me coulait des épaules... et comme elles me
mettaient mon corps (mon corsage) je les priai de ne me le mettre
pas, mais tout seulement mon manteau; elles ne firent que pis, me
serrèrent tant plus et, comme j'étais enflée et noire comme du
charbon, ce me fut un double supplice et double martyre... C'était
à deux heures après midi et, quoique je ne pouvais pas me remuer,
il me fallait pourtant travailler. Et tantôt on venait en disant:
«Quatre huguenotes pour travailler et charrier de l'eau.» Dans un
moment après on revenait en criant: «Encore deux ou trois
huguenotes pour charrier de la farine»; et tous les jours on
augmentait nos peines et nos supplices.

«Aussi, je regardais ce lieu là comme l'image de l'enfer; je
désirais ardemment d'en sortir par la mort... On nous faisait
balayer la cour des filles, mais on ne nous donnait point de
balais à toutes, _il fallait que nos doigts fissent les balais et
nous ramassions la boue avec nos mains... _Depuis les étrivières,
j'étais devenue comme ladre, j'avais par tout mon corps des
_ampoules _qui étaient de la grosseur d'un pois. Ce n'était pas la
gale, mais du sang meurtri... Je balayai la salle; le redoublement
de fièvre me prit, ma chemise était toute mouillée de sueur de
travail, et comme j'étais extrêmement mal, je m'en allai me jeter
sur le lit...

«Je ne fus pas plutôt sur le lit que la Roulotte et la Grimaude,
transportées de furie, vinrent contre moi en me disant: «Allons, à
la messe! ...» Elles me jetèrent du lit à terre, et, comme je ne
voulais pas marcher, j'étais couchée sur le pavé, elles me
frappèrent à coups de pied, ensuite du bâton qu'elles avaient à la
main... Quand elles eurent rompu le bâton sur moi... on me traîna
jusqu'aux degrés...»

À la suite des mauvais traitements répétés qu'elle avait subis,
Blanche de Gamond tombe malade et est envoyée à l'infirmerie.

«Je demeurai là, dit-elle, l'espace de deux mois, je fus détenue
d'une fièvre continue et redoublement d'accès. Quand je demandais
de l'eau pour me rafraîchir la bouche, pour la plupart du temps,
on me la refusait, en me disant: «Faites-vous catholique et on
vous en donnera...» On ne me donnait point de bouillon, sinon
d'eau bouillie avec des choux verts, qu'il y avait des poux et des
chenilles parce qu'on ne les lavait, ni triait, comme j'en ai très
souvent trouvé dans ma soupe. Mais, pour du sel et du beurre on y
en mettait fort peu, tellement que, quand on me présentait ce
bouillon, le dédain et le vomissement me prenaient.»

C'était, paraît-il, l'habitude des hôpitaux de laisser à peu près
mourir de faim les malades, car Lambert de Beauregard, porté à
l'hôpital général après avoir été torturé par les soldats, dit:
«J'y fus bien couché et mal nourri: car il est constant qu'en huit
jours que j'y demeurai, je n'y mangeai _pas une livre pesant_,
pour tous les aliments que je pris là dedans, parce que l'on ne
m'y présentait que de gros pain que l'on mettait bouillir avec de
l'eau, sans sel ni autre chose pour le mortifier... Je buvais
surtout de l'eau froide que je trouvais fort bonne, et c'est de
cela que je me nourris presque tout le temps que je demeurai à
l'hôpital... Il arriva qu'après que j'eus séjourné cinq à six
jours à cet hôpital, sans prendre d'autre nourriture que de l'eau
froide, je me trouvai _si vide d'estomac et de cerveau _que,
durant la nuit, j'avais des visions et étais dans les rêveries qui
me faisaient dire beaucoup d'extravagances.»

À Marseille, l'hôpital des galères était ainsi un lieu de
tourments où les malheureux allaient _achever de mourir _ayant à
souffrir de la faim et du froid.

Pour en revenir à Blanche de Gamond, on vient lui dire, à sa
sortie de l'infirmerie, que sous trois jours elle devra partir
pour l'Amérique. «Et, quand vous serez sur la mer, ajoutait-on, on
vous fera passer sur une planche fort étroite, et ensuite on _vous
jettera dans la mer_, afin de faire perdre la race des huguenots
et de se défaire de vous.»

Élie Benoît constate que cette menace de transportation dans le
nouveau monde parvint à vaincre la constance «de plusieurs de ceux
qui avaient résisté aux prisons, aux galères, aux cachots, à la
faim, à la soif, à la vermine et à la pourriture.»

Jurieu dit, qu'après le naufrage d'un des navires transportant des
huguenots aux colonies, on ne mit plus en doute qu'on ne vous
embarquât pour opérer des noyades en grand. À ceux qu'on allait
embarquer, raconte Élie Benoît, on parlait de l'Amérique comme
d'un pays où ils seraient «réduits _en esclavage _et traités comme
les habitants des colonies traitent leurs nègres et leurs bêtes».

Une lettre écrite de Cadix par un Cévenol au mois d'avril 1687,
montre combien était répandue cette idée que les huguenots
transportés devaient être réduits en esclavage aux colonies: «On
les envoie aux îles d'Amérique _pour y être vendus au plus
offrant_. Ces choses font horreur à la nature que ceux qui se
disent chrétiens, vendent des chrétiens à deniers comptants...

«Nous apprîmes que ce vaisseau venait de Marseille et qu'il allait
en Amérique porter _des esclaves... _Nous avons vu paraître
quelques demoiselles, à qui la mort était peinte sur le visage,
lesquelles venaient en haut pour prendre l'air. Nous leur avons
demandé par quelle aventure elles s'en allaient en Amérique. Elles
ont répondu avec une constance héroïque. «Parce que nous ne
voulons point adorer la bête, ni nous prosterner devant des
images; voilà, disent-elles, notre crime». Je ne fus pas plutôt au
bas de l'échelle que je vis quatre-vingts jeunes filles ou femmes,
couchées sur des matelas, accablées de maux, et d'un autre côté
l'on voyait cent pauvres malheureux accablés de vieillesse et que
les tourments des tyrans ont réduits aux abois (des forçats
invalides). Elles m'ont dit que, lorsqu'elles partirent de
Marseille, elles étaient 250 personnes, hommes, femmes, filles et
garçons et que, en quinze jours, il en est mort 18.»

Ce Cévenol trouve parmi les transportées, deux de ses cousines,
deux jeunes filles, l'une de quinze, l'autre de seize ans, l'une
déjà bien malade, vouées toutes deux à une mort prochaine car le
vaisseau qui les portait _fit naufrage _et l'on ne sauva point la
moitié des passagers. Est-ce à ce naufrage, ou un des cinq ou six
autres sinistres du même genre, que se rapporte cette relation du
huguenot Étienne Serres, un des rares survivants d'un navire qui,
chargé, de prisonniers et de forçats invalides, fit naufrage près
de la Martinique?

«Les femmes, dit-il, étaient fermées à clef dans leur chambre et,
dans le désordre où tout le monde était, on ne se souvint de leur
ouvrir que lorsqu'il ne fut presque plus temps. Quelqu'un ayant
enfin pensé à elles, et s'étant avisé d'ouvrir la porte de leur
chambre, ne pouvant trouver la clef, la rompit à coups de hache.
Quelques-unes en sortirent au milieu des eaux où elles nageaient
déjà; et on trouva toutes les autres noyées. Les forçats étaient
enchaînés les uns avec les autres, et sept à sept, de sorte que,
ne pouvant rompre les chaînes dont ils étaient liés, ils jetaient
des cris épouvantables pour émouvoir les entrailles et pour faire
venir à leur secours. Ces cris ayant attiré près d'eux leur
comité, il eut pitié d'eux et fit tous ses efforts pour rompre
leurs chaînes. Mais le temps était court, et, tous voulant être
déliés à la fois, après avoir ôté les fers à quelques-uns, il fut
contraint d'abandonner les autres.»

Les matelots mettent les chaloupes à la mer, quelques-uns
seulement des transportés peuvent les suivre dans les
embarcations, si bien que quinze des prisonniers périrent et _que
presque toutes _les prisonnières furent noyées.

Ce n'était pas seulement le naufrage qu'avaient à craindre les
transportés, c'étaient encore les maladies résultant de
l'entassement sur les navires et du manque de soins. Ainsi sur un
navire parti de Nantes en 1687 avec cent soixante transportés,
quarante périrent dans la traversée, et sur deux autres partis de
Marseille l'année suivante avec cent quatre-vingt passagers,
quarante périrent en route.

Cette croyance qu'on embarquait les huguenots pour les noyer était
si bien établie, que Convenant, pasteur d'Orange, à l'occasion de
l'émigration protestante de cette principauté, dit encore en 1703:
«On répétait qu'on ne leur faisait prendre cette route que pour
les embarquer à Nice sur des vaisseaux qu'on y avait préparés, et
pour leur faire le même traitement qu'on avait fait, il n'y avait
que quelques jours, à tous les habitants d'un village des
Cévennes, qu'on avait mis sur un vaisseau, sous ombre de les
transporter dans les îles d'Amérique, et _qu'on avait fait couler
à fond au milieu de la mer_.»

On avait eu l'idée, tout d'abord, de faire de la transportation
sur une grande échelle; le marquis de la Trousse avait cru trouver
dans la transportation un moyen de _changer quelques peuples des
Cévennes_, et en 1687, il annonçait être prêt à faire trois
_voitures_, d'une centaine de personnes chacune, pour Marseille,
mais il dut se contenter de faire partir pour les îles d'Amérique
ou le Canada, _ceux qui paraissaient avoir le plus de crédit dans
chaque village_. On renonça bientôt absolument à la transportation
des huguenots, «Sa Majesté, écrivait Louvois en 1689, ayant connu
par expérience que ces gens-là embarrassaient extrêmement les
gouverneurs des îles et que, quelque précaution que l'on prit, ils
s'évadaient et revenaient en France.»

Cette décision se comprend d'autant mieux que Louvois avait obtenu
du roi que la liberté de sortir du royaume fût _momentanément
_rendue aux huguenots et aux nouveaux convertis. Il avait invoqué
cet argument «que le naturel des Français les poussait à vouloir
principalement les choses difficiles et _défendues_, mais qu'ils
se refroidissaient aussitôt qu'on leur donnait la permission de se
satisfaire». Conformément à son avis, les passages furent un
instant ouverts aux émigrants, mais quand on vit qu'une foule de
gens profitaient de l'occasion pour sortir du royaume, on
s'empressa de les refermer et de remettre en vigueur les édits
interdisant l'émigration sous peine des galères.

En même temps, pour désemplir les prisons trop peuplées, on avait
expulsé du royaume quelques centaines de huguenots opiniâtres,
qu'on avait fait conduire aux frontières de terre _ou _de _mer_,
_en confisquant leurs biens_, comme s'ils fussent sortis
volontairement du royaume. On expulsa de même quelques _notables
qui _n'avaient pas été emprisonnés, mais donnaient le mauvais
exemple de leur attachement à la foi protestante.

Ainsi, de Thoraval, gentilhomme du Poitou qui, enfermé à la
Bastille, avait abjuré entre les mains de Bossuet, était dénoncé,
six ans plus tard, comme étant le conseil des nouveaux convertis,
si bien _qu'il ne paraissait pas qu'il eût fait abjuration_.
Quelques jours plus tard, après que le secrétaire d'État eut
consulté Bossuet sur la question, le maréchal d'Estrées recevait
l'ordre suivant, qu'il s'empressait d'exécuter contre cet
_opiniâtre _dont la présence était réputée dangereuse: «Sa Majesté
veut que vous fassiez sortir du royaume le sieur de Thoraval, en
l'envoyant au plus prochain endroit pour s'embarquer, et sa femme
aussi, supposé qu'elle n'ait point fait l'abjuration. Je crois
inutile de vous dire qu'il ne doit emmener avec lui aucun de ses
enfants, _ni disposer de ses effets_.»

Fénelon, non seulement conseillait d'envoyer les nouveaux
convertis dangereux de la Saintonge dans les provinces où il n'y
avait point de huguenots, de les y envoyer en qualité _d'otages_,
pour empêcher la désertion de leurs familles, mais encore il
ajoutait: «Peut-être ne serait-il point mauvais d'en envoyer
quelques-uns dans le Canada, _c'est un pays avec lequel ils font
eux-mêmes le commerce_.» La plaisante raison pour les transporter
en Amérique!

Le secrétaire d'État Seignelai envoie à un intendant cette lettre
du roi: «J'ai vu la liste que vous m'avez envoyée de ceux de la
religion prétendue réformée qui sont dans l'étendue de votre
département, et qui ont, jusqu'à présent, refusé de faire leur
réunion à l'Église catholique, et ne pouvant souffrir que des gens
si opiniâtres dans leur mauvaise religion demeurent dans mon
royaume, je vous écris cette lettre pour vous dire que mon
intention est que vous les fassiez conduire au plus prochain lieu
de la frontière sans qu'ils puissent, sous quelque prétexte que ce
soit, _emporter aucuns meubles ou effets de quelque nature qu'ils
soient_.»

Ces mesures d'expulsion ne portaient que sur quelques têtes
choisies; il eût fallu, chose impossible, conduire à la frontière
des populations entières pour débarrasser le royaume de tous _les
opiniâtres._

En 1729 encore, le président du parlement de Grenoble rend cette
ordonnance: «Nous avons ordonné que, dans trois mois, le sieur
Jacques Gardy fera abjuration de la religion prétendue réformée, à
compter du jour de la signification qui lui sera faite du présent,
à faute de quoi, ledit délai passé, il est ordonné au sieur prévôt
de la maréchaussée de cette province de le faire prendre par des
archers et conduire hors du royaume sur la frontière la plus
proche, lesquels archers lui feront défense d'y rentrer sous la
peine des galères.»

Quant à ceux qu'on tenait sous les verrous, on ne se résignait à
leur ouvrir les portes des prisons pour les conduire à la
frontière que lorsque l'on avait épuisé tous les moyens pour
provoquer leur abjuration.

La veuve Camin était prisonnière au château de Saumur depuis de
longues années sans qu'on eût pu la faire abjurer. Pontchartrain
écrit au gouverneur: «Le roi est résolu de la faire sortir du
royaume, après qu'on aura essayé de la convertir. Pour cet effet
il faut tenir cette décision _secrète _et mettre tous les moyens
possibles en usage pour l'obliger à s'instruire, en lui faisant
entendre que c'est le seul expédient à mettre fin à ses peines; et
si, dans trois mois, elle persiste dans son opiniâtreté, on
l'enverra hors du royaume.»

Comme on savait que les prisonniers préféraient tout, même les
galères, à la transportation en Amérique, on faisait peur jusqu'au
bout de l'Amérique, dit Élie Benoît, aux expulsés, que l'on
conduisait aux frontières du royaume, et cet artifice réussit
contre quelques-uns qui perdirent courage à la veille de leur
délivrance... Le marquis de la Musse était déjà sur un vaisseau
étranger, avant qu'il eût appris qu'on voulait le relâcher; il
n'en sut rien qu'après que celui qui était chargé de le conduire
se fut retiré et que les voiles furent levées. -- «On nous mena
dans notre charrette, dit Anne Chauffepié, à un village nommé
Etran, où nos gardes et nous, nous montâmes sur le vaisseau qui
nous attendait pour mettre à la voile, et _ce fut là seulement
_que nos gardes nous dirent qu'on nous emmenait en Angleterre ou
en Hollande, car, jusqu'à ce moment, ils nous avaient toujours
fort assuré _qu'on nous mènerait en Amérique_.»

Pour en revenir à Blanche de Gamond, la victime de d'Hérapine, ou
la Rapine, comme l'appelaient les huguenots, quand on lui eut fait
cette menace de la transporter en Amérique, elle résolut de
s'évader de l'hôpital de Valence avec trois de ses compagnes;
mais, en franchissant une haute muraille, elle tomba et se rompit
la cuisse, si bien qu'elle fut reprise par ses bourreaux et
ramenée à l'infirmerie où se trouvait son amie Jeanne Raymond,
blessée comme elle.

«L'un me prit par la tête, dit-elle, et les autres par le milieu
de mon corps, ainsi on commença à monter les degrés. Je souffrais
comme si j'eusse été sur une roue; tous les degrés qu'on montait
ébranlaient si fort mon corps et mes os qu'ils craquetaient tous.
-- Un moment après on vint pour me déshabiller, ce fut des maux
les plus cuisants du monde. Ils étaient trois ou quatre filles,
les unes me tenaient entre leurs bras, les autres me délaçaient,
les autres m'ôtaient mes bas; c'est alors que je fis des cris, car
les os de mon pied gauche étaient démis. Puis on me mit dans une
peau de mouton, là où je demeurai jusqu'au troisième jour sans
qu'on me changeât de place, ni nous faire accommoder nos
desloqûres, nous priâmes tant qu'enfin on nous fit venir un homme,
nommé maître Louis Blu qui nous remit nos os. Il accommoda
premièrement Mlle Terasson, et puis moi, ce furent des cris et des
larmes que ma cuisse me causait, car elle était démise et
_moulue_, cela dura assez longtemps, devant qu'il eût accommodé,
en six ou sept parts de ma personne, les os qui étaient démis de
leur place. On demeura huit jours sans venir voir nos
meurtrissures.

«On ne me donna point de bouillon ni autre chose... M. de Brezane
ne manquait pas de nous faire de rudes menaces de temps en temps;
en venant nous voir il nous disait: «Quoique vous soyez
estropiées, cela n'empêchera pas _qu'on ne vous mène en Amérique
_pour vous faire prendre fin, mais en attendant je vous ferai
mettre dans un cachot et vous pourrirez là-dedans.

«Il fallait qu'on fût quatre personnes pour me lever, chacune
d'elles prenait le coin du matelas et avec le matelas on me
mettait par terre puis deux filles me tenaient entre leurs bras et
les autres faisaient mon lit, puis on tâchait de m'y mettre
dessus; mais c'était là la plus grande peine parce qu'on ne
pouvait pas m'y mettre sans me toucher. Et comme je pourrissais
vive et que ma peau s'ôtait dès qu'on me touchait, c'étaient des
cris, des larmes et des soupirs, les plus grands qu'on ait jamais
ouïs, la nuit et le jour sans relâche...

«Comme M. le comte de Tessé avec l'évêque de Valence approchaient
de mon lit, la plus grande hâte qu'ils eurent, ce fut de se
boucher le nez et ensuite de prendre la fuite à cause de la
puanteur, et de ce _qu'on n'avait pas soin de changer le linge de
ma plaie_, car elle coulait nuit et jour et perçait le matelas; et
toutes les fois qu'on me levait, il ressemblait à un ruisseau, et
quoiqu'on eut parfumé la chambre, cela n'empêchait pas qu'il n'y
eut une grande puanteur.»

Grâce aux démarches d'amis puissants, et à un sacrifice pécuniaire
que sa mère consentit à s'imposer pour faire disparaître les
dernières oppositions, Blanche de Gamond, autorisée à se rendre à
Genève, put sortir de l'hôpital de Valence. La malade partit,
couchée à plat ventre sur un sac rempli de foin, posé en travers
sur la selle d'un cheval, les pieds appuyés sur l'un des étriers.
Ce fut un nouveau et cruel martyre; à chaque pas du cheval,
c'étaient de terribles douleurs; il fallut s'arrêter toutes les
deux ou trois lieues, et, à chaque étape, séjourner plusieurs
jours pour se reposer, si bien que l'on mit un mois pour faire les
quatorze lieues qui séparent Valence de Grenoble.

Celui qui visite les prisons d'aujourd'hui, ne peut avoir aucune
idée de ce qu'étaient les prisons du temps de Louis XIV, ces
sépulcres des vivants où furent entassés les huguenots après la
révocation, et où tant de victimes furent jetées pendant près d'un
siècle pour cause de religion.

La plupart des cachots des châteaux forts et des prisons d'État
étaient de sombres réduits, dans lesquels l'air et le jour ne
pénétraient que par une étroite lucarne, donnant parfois sur un
égout infect; ils étaient si humides que les prisonniers y
perdaient bientôt leurs dents et leurs cheveux, les insectes y
pullulaient ainsi que les souris et les rats, et les tortures de
la faim venaient souvent s'ajouter aux autres souffrances qu'on
avait à y supporter. Je laisse la parole aux témoins oculaires et
aux victimes pour ne pas être accusé d'exagération dans la
description de ces lieux de torture.

Voici d'abord le témoignage Élie Benoît: «Il y a des lieux où les
cachots sont si noirs, si puants, si pleins de boue et d'animaux
qui s'engendrent dans l'ordure, que la seule idée en fait frémir
les plus assurés. Presque partout ces cachots sont des lieux où il
passe des égouts et où les immondices de tout le voisinage
viennent se rendre. Dans plusieurs on voit passer les ordures des
latrines, et, quand les eaux sont un peu hautes, elles y montent
jusqu'au cou de ceux qui y sont confinés... À Bourgoin les cachots
n'y sont rien autre chose que des puits, pleins d'eau puante et
bourbeuse... On y descend les prisonniers par des cordes, et on
les y laisse suspendus de peur qu'ils ne fussent étouffés s'ils
tombaient jusqu'au fond.

Le cachot de la Flosselière est une véritable voirie, où passent
toutes les ordures d'un couvent voisin. On avait la méchanceté d'y
porter exprès des charognes pour incommoder les prisonniers de
leur puanteur. Tels sont encore ceux d'Aumale en Normandie, tels
ceux de Grenoble où le froid et l'humidité sont si terribles que
plusieurs, au bout de quelques semaines, ont perdu les cheveux et
les dents... Certains cachots sont si étroits qu'on n'y peut être
debout. Les malheureux qu'on y jette ne peuvent trouver de repos
qu'en s'appuyant contre la muraille en se mettant comme en un
peloton pour se délasser en pliant un peu les jambes.

Il y en a qui sont faits à peu près comme la coiffure d'un
capucin, un peu larges d'entrée, mais rétrécissant jusqu'au fond,
en sorte _qu'on n'y peut tenir qu'en mettant les pieds l'un sur
l'autre_, _et que la seule posture où un homme s'y puisse mettre_,
_est de demeurer demi couché_, _sans être jamais ni debout_, _ni
assis; sans pouvoir se remuer_, _qu'en se roulant contre la
muraille; sans pouvoir changer la situation de ses pieds_, _comme
s'ils étaient attachés avec des clous et qu'ils ne pussent tourner
que sur un pivot... _Avec tout cela ces lieux ne sont ouverts que
pour donner aux prisonniers autant d'air qu'il en faut pour
n'étouffer pas, et _cet air ne leur vient que par des crevasses
qui_, _outre qu'elles apportent un air impur et infect_, _exposent
aussi ces lieux pleins d'horreur à toutes les injures des
saisons._

La plupart des cachots n'ont de jour, qu'autant qu'il en faut pour
faire apercevoir aux prisonniers _les crapauds et les vers qui s'y
engendrent et s'y nourrissent... _On avait parfois la cruauté de
mettre aux prisonniers les fers aux pieds et aux mains... On
refusait aux malades tout ce qui pouvait leur faire supporter leur
mal avec plus de patience... _Le geôlier appliquait impunément à
son profit ce qu'il recevait pour le soulagement des
prisonniers... On laissait ceux-ci dans les plus horribles cachots
autant de temps qu'ils y pouvaient demeurer sans mourir_. _Après
qu'on les en avait retirés_, _pénétrés d'eau et de boue_, _on ne
leur donnait ni linge ni habits à changer_, _ni feu pour sécher ce
qu'ils avaient sur le corps... On en a retiré parfois dans des
états qui auraient fait pitié aux peuples qui s'entremangent; on
les voyait enflés partout_, _leur peau se déchirait en y
touchant_, _comme du papier mouillé; ils étaient couverts de
crevasses et d'ulcères_, _maigres_, _pâles_, _ressemblant plutôt à
des cadavres qu'à des personnes vivantes_.»

«Les prisons de Grenoble étaient si remplies, en 1686, écrit
Antoine Court, que les malheureux qui y étaient renfermés, étaient
entassés les uns sur les autres; dans une seule basse-fosse, il y
avait quatre-vingts femmes ou filles, et dans une autre, soixante-
dix hommes. Ces prisons étaient si humides, à cause de l'Isère qui
en baignait les murailles, que les habits _se pourrissaient sur
les corps des prisonniers_. Presque tous y contractaient des
maladies dangereuses, et il leur sortait sur la peau des espèces
de clous qui les faisaient extrêmement souffrir, et ressemblaient
si fort aux boutons de la peste que le parlement en fut alarmé et
résolut une fois de faire sortir de Grenoble tous les
prisonniers.»

Blanche de Gamond qui fut enfermée dans ces prisons avant d'être
conduite à l'hôpital de Valence, écrit: «Comme la basse-fosse
était un mauvais séjour extrêmement humide, je tirai du venin
tellement que je tombai dans une grande maladie, car j'étais
détenue d'une fièvre chaude... Il me sortit derechef un venin à la
jambe droite, elle était si défigurée à cause du venin que j'avais
tiré de ces lieux humides qu'on croyait qu'il faudrait la couper.»

Mesuard dépeint ainsi sa prison de la Rochelle: «Étant dans ce
triste lieu au plus fort de l'hiver, qu'il ne cesse de pleuvoir,
du côté du soleil levant la mer y montait, et comme ce cachot
n'est qu'une voûte, l'eau y entrait en chaque fente de pierre,
dégouttant sans cesse. Enfin nous étions entre deux eaux; il
pleuvait partout, jusque sur notre lit qui était exposé sur le peu
de paille par terre; ayant aussi les latrines au même lieu qui
empoisonnaient.»

À Aigues-Mortes, le froid, l'humidité et le mauvais air firent
mourir seize prisonniers en six mois. À Saint-Maixent, plusieurs
malheureux périrent ayant de la boue jusqu'aux genoux. À Nîmes,
raconte le huguenot Jean Nissolle, pour augmenter l'horreur du
cachot sale et puant où l'on enfermait les prisonniers, on y fit
couler l'ordure des lieux.

Partout les prisonniers, dévorés par la vermine, souffrant du
froid et du mauvais air, étaient encore exposés à mourir de faim,
par suite de la rapacité de leurs geôliers. Les prisons étaient
affermées et faisaient partie des domaines de l'État _productifs
de revenus_, en sorte que c'était sur le prix alloué aux geôliers
à chaque entrée nouvelle, que devait se prélever le montant de
leur bail. Une pareille obligation annulait en fait tous les
règlements destinés à protéger un détenu contre des spéculations
_meurtrières; _aussi, en 1665, un geôlier avait-il été condamné à
mort pour avoir laissé mourir de faim un prisonnier.

Les commandants des châteaux forts, de même que les geôliers,
économisaient le plus qu'ils pouvaient sur les pensions qui leur
étaient attribuées pour leurs prisonniers. M. de Coursy,
gouverneur du château de Ham, par exemple, fut sévèrement
admonesté par le ministre, pour ne donner à un détenu que six sous
par jour pour sa nourriture, alors que le roi avait fixé à trente
sous la pension journalière de ce détenu, et le laisser _tout nu
et manquant de toutes choses._

Farie de Garlin, huguenot détenu à la Bastille, passe onze ans
dans une des chambres basses des tours du château appelées
_calottes _et, après avoir usé et pourri le peu de vêtements et la
seule chemise qu'il avait sur le corps, en est réduit à se couvrir
uniquement de la mauvaise courtepointe qui était sur son lit.

Le gouverneur de la Bastille économisait terriblement, on le voit,
sur les dépenses d'habillements de ses prisonniers.

En 1765, des prisonnières huguenotes détenues depuis dix-huit ans
dans les prisons de Bordeaux adressent une requête à M. de la
Vrillière pour obtenir leur mise en liberté, elles font valoir que
deux d'entre elles, âgées de quatre-vingts à quatre-vingt-deux
sont _imbéciles _depuis plus de dix années. La Vrillière, ordonne
d'attendre pour les plus jeunes, mais de relâcher les plus âgées.
Le geôlier refuse de libérer ses prisonnières, sous prétexte _des
droits de gîte et de geôle_ qui lui sont dus par elles; il faut
que constatation soit faite que ces prisonnières _n'ont pas de
bien _pour que ce geôlier rapace consente enfin à leur ouvrir les
portes de la prison, en se contentant d'une très légère somme. Il
semblait si naturel de grappiller sur les sommes allouées pour
l'entretien et la subsistance des prisonniers, que, à l'occasion
d'une accusation de malversation dans la distribution du pain des
prisonniers, dirigée contre les officiers de la maréchaussée de
Toulon, l'intendant de la marine objecte _naïvement _qu'il a
toujours été d'usage, d'employer les économies faites sur les
fonds alloués pour le pain des prisonniers, aux réparations du
Palais et à diverses menues dépenses.

On lit dans une relation sur la prison d'Aigues-Mortes: «On
demeura _quelques jours _sans rien donner à quatre d'entre nous.
Les autres prisonniers nous firent part de leur pain pendant ce
temps. Il y avait quatre portes à passer, d'eux à nous; au milieu
il y avait un appartement où était un de nos frères prisonniers.
Il fallait donc que ceux qui nous faisaient ainsi part de leur
nécessaire, l'attachassent avec du fil au bout d'un roseau, et le
fissent passer sous ces quatre portes. Cependant le roseau était
court, et, sans le prisonnier qui, par une providence
particulière, se trouva heureusement au milieu, pour prendre le
pain et pour nous le donner, nous serions peut-être _morts de faim
_dans cette prison... Quand nous voulions faire acheter quelques
provisions, il fallait donner l'argent par avance et payer les
choses doublement, encore étions-nous fort mal servis. Une fois on
nous apportait de la viande, et on oubliait le bois qu'il fallait
pour la faire cuire; une autre fois on apportait le bois et on
laissait la viande. Il manquait toujours quelque chose; _ce qui
nous faisait le plus souffrir c'était la soif_, _on fut une fois
deux jours sans nous donner une goutte d'eau_.»

Six prisonniers enfermés depuis vingt-deux ans comme _opiniâtres
_au château de Saumur, écrivent en 1713 à l'évêque de Bristol,
ministre plénipotentiaire de la reine d'Angleterre: «M. Desy, le
lieutenant du roi, mettra tout en oeuvre pour nous retenir toute
notre vie, à _cause du profit qu'il tire sur notre nourriture_,
qui lui est payée vingt sous par jour, desquels il retient une
partie et donne l'autre au cantinier qui nous nourrit fort mal.»

Un de ceux qui eurent à souffrir le plus cruellement de la
cupidité de ses geôliers fut Louis de Marolles, ancien conseiller
du roi, un des hommes les plus instruits et les plus capables du
XVIIe siècle, que l'on avait enterré tout vivant dans un des plus
affreux cachots de Marseille. Il n'eut pas seulement à souffrir de
l'isolement, des ténèbres et du froid; son geôlier, l'exploitant
de la manière la plus indigne, le laissa sans vêtements et souvent
sans nourriture. Son corps s'exténua, sa tête s'exalta; souffrant
du froid et de la faim, en proie à de cruelles hallucinations, si
bien qu'un jour il se brisa la tête en tombant contre un des murs
de son cachot. Après deux mois de cruelles souffrances pendant
lesquels, dit un de ses correspondants, il ne songeait plus _qu'à
déloger_, Louis de Marolles mourut le 17 juin 1692.

Voici quelques extraits des rares lettres que ce _mort vivant _put
écrire, dans son sépulcre, à la clarté d'une petite chandelle d'un
liard, soit à un forçat pour la foi, soit à sa femme que, par
anticipation, il appelait ma chère et bien-aimée veuve.

«Mon petit sanctuaire a douze de mes pieds de longueur et dix de
largeur; le plus grand jour qu'il ait, vient par la cheminée, la
clarté n'y entre qu'autant qu'il faut pour ne pas heurter le jour
contre les murailles. Quand j'y eus été trois semaines, je me
trouvai attaqué de tant d'incommodités que je ne croyais pas y
vivre quatre mois, et le douzième de février prochain, il y aura
cinq ans que Dieu m'y conserve.

«Environ le 15 octobre de la première année, Dieu m'affligea d'une
fluxion douloureuse qui me tomba sur l'emboîture du bras droit
avec l'épaule. Je ne pus plus me déshabiller, je passais les
nuits, tantôt sur le lit, tantôt me promenant dans mes ténèbres
ordinaires. La solitude et les ténèbres perpétuelles dans
lesquelles je passais mes jours se présentèrent à mon esprit sous
une si affreuse idée, qu'elles y firent de très funestes
impressions. Il se remplit de mille imaginations creuses et vaines
qui l'emportèrent très souvent dans les rêveries qui duraient
quelquefois des heures entières... Dieu voulut que ce mal durât
quelques mois... J'étais plongé dans une profonde affliction,
quand je joignais à ce triste état, le peu de repos que mon corps
prenait, _j'en concluais que c'était là le grand chemin au délire_
et il y a quatre ou cinq mois j'étais encore très incommodé d'une
oppression de poumon qui me faisait presque perdre la respiration,
j'avais aussi des vertiges et je suis tombé à me casser la tête.
Ces tournoiements de tête n'étaient causés, à mon avis, que _par
le défaut de nourriture_...»

Demandant à son correspondant de lui faire acheter pour quelques
sous de fil afin de pouvoir recoudre son linge, sa culotte et
autres hardes, de Marolles dit:

«Il y a plus de six semaines que les sergents en demandent tous
les jours pour moi chez le _major _sans pouvoir en obtenir. Voilà
où j'en suis pour toutes choses avec lui... Il y a bien trois mois
qu'il ne me fait plus blanchir mon linge... J'ai été plus d'un an
sans chemise, mes habits plus déchirés que ne sont ceux des plus
pauvres gueux qu'on voit aux portes des églises; j'ai été pieds
nus jusqu'au 15 décembre; je dis pieds nus, car j'avais des bas
qui n'avaient point de pieds et, pour souliers, des savates
décousues des deux côtés et percées en dessous...

«Voici le quatrième hiver que j'ai passé presque sans feu. Le
premier des quatre, je n'en eus point du tout. Le second, on
commença à m'en donner le 28 janvier et on me le retrancha avant
février fini. Le troisième, on ne m'en donna qu'environ quatorze
ou quinze jours.

«Je n'en ai point encore vu de cet hiver et n'en demanderai point
du tout. Le major pourrait bien m'en donner s'il voulait, car il a
de l'argent à moi; mais il ne veut pas m'en donner un double; j'ai
senti vivement le froid, la nudité et la faim... J'ai vécu de cinq
sous par jour, ce qui est la subsistance que le roi m'a ordonnée.
J'ai été nourri d'abord par un aubergiste qui me traitait fort
bien pour mes cinq sous. Mais un autre qui lui a succédé m'a
nourri durant cinq mois et retenait tous les jours deux sous six
blancs ou trois sous sur ma nourriture. Enfin le major entreprit
de me nourrir à son tour. Il faisait d'abord assez bien, mais
enfin il s'est lassé de le faire. Il n'ouvre mon cachot qu'une
fois par jour, et m'a fait apporter plusieurs fois à dîner, _à
neuf heures_, _à dix heures et à onze heures du soir_. J'ai passé
une fois _trois jours _sans recevoir de pain de lui, et, d'autres
fois, _deux fois vingt-quatre heures_.»

Le huguenot Ragatz mourut fou dans un de ces profonds cachots de
Marseille dont le fond _était tout pourriture et fourmillait de
vers_. En 1703, Daniel Serre écrit: «La citerne répond précisément
au fond de la caverne où je suis, ce qui la rend fort humide.» Ses
vêtements pourrissaient sur lui, et l'on avait placé sur l'étroit
soupirail destiné à aérer son cachot, des plaques de fer percées
de petits trous, en sorte, «dit-il, que l'air que l'on respire
dans l'endroit triste et étroit où je suis enfermé, est si
grossier et si corrompu qu'il est impossible qu'on y jouisse
longtemps d'une parfaite santé.»

Daniel Serre était en effet fort malade et le médecin refusait de
lui donner des remèdes sous ce prétexte, que ceux qu'il prendrait
_dans un lieu si humide _lui feraient plus de mal que de bien.
Serre ayant objecté que depuis qu'il est dans son cachot, il a
toujours mal aux dents et a dû déjà se faire arracher cinq ou six
dents, le docteur lui répond tranquillement, que, s'il reste
davantage dans ce cachot, il faudra qu'il y perde _non seulement
ce qui lui reste de dents_, mais aussi la cervelle.

«Quelle plus grande misère peut-on s'imaginer, écrit le pauvre
prisonnier, que celle d'être privé de la lumière du jour pendant
des années, d'être livré en proie à l'avarice et à la sévérité
d'un concierge impitoyable, et _de se sentir_, pour ainsi dire,
_mourir à tout moment_.»

Besson, un des prisonniers de Marseille, dit en 1709: «Il a fait
plus froid en ce pays qu'il n'avait fait depuis quarante ans.
Quelques instances que nous ayons faites pour obtenir les robes
que le roi nous donne, nous n'avons rien avancé... On nous tient
dans des appartements où il n'y a ni jour ni air, et où l'on ne
peut respirer, tellement que plusieurs d'entre nous sont souvent
malades; nous en avons trois à l'hôpital... À part ces trois
malades, il en est mort un il n'y a que quelques jours qui avait
resté treize à quatorze ans dans les cachots.» De son côté
Carrière écrit qu'il a été enfermé dans un profond cachot, où l'on
ne pouvait entrer _qu'à quatre pieds_, l'entrée étant comme celle
d'un four. Il est dans un fond de tour, où l'on descend par seize
degrés, en passant par cinq portes, puis plus bas encore, par le
moyen de quelque machine. «Cela, dit-il, serait _plus propre à
mettre les morts que les vivants_, il n'y a aucun jour et il faut
vivre à la lumière de la lampe; notre nombre _n'a pu se soutenir_,
car le lieu est si méchant qu'il parait impossible d'y durer. Mon
frère y est devenu _perclus de tous _les membres... un autre qui
fut traduit à l'hôpital avec lui, y mourut peu de temps après,
deux autres y sont morts depuis.»

On comprend que, dans de telles conditions, le nombre des
prisonniers ne pût _se soutenir_, les uns mouraient, les autres se
tuaient désespérés, beaucoup perdaient la raison.

Des quatre ministres, enfermés aux îles Sainte-Marguerite et
recommandés à Saint-Mars par cette instruction spéciale «qu'ils
soient soigneusement gardés, sans avoir communication avec qui que
ce soit, de vive voix ou par écrit, sous quelque prétexte que ce
soit», trois étaient fous au mois de novembre 1693.

Avec l'inaction absolue à laquelle étaient condamnés le corps et
la pensée dans ces sépulcres voués au silence et à l'obscurité, la
folie finissait par s'emparer du malheureux mort-vivant enfermé
dans un tombeau anticipé. On conte qu'un prisonnier, ayant trouvé
une épingle, ne cessa plus de la perdre en la jetant dans l'ombre
de son cachot, puis de la rechercher pour la reperdre encore et
que cette occupation machinale le sauva de la folie, dont il avait
ressenti les premières atteintes.

Quand il s'agissait de _huguenots_, on n'était jamais disposé à
faire pour les prisonniers quelque chose qui pût les empêcher de
perdre la raison. Ainsi deux ministres emprisonnés, l'un sain
d'esprit, l'autre fou, demandent des plumes et de l'encre pour
faire des remarques sur l'histoire sainte. -- Le secrétaire d'État
oppose un refus à la demande du ministre _sain d'esprit_, et
permet de donner une seule fois des plumes et de l'encre à celui
qui est _fou_, à condition d'envoyer ce qu'il aura écrit. On fait
observer à un secrétaire d'État, que la prison affaiblit l'esprit
d'une huguenote, détenue comme opiniâtre, il répond: _l'y
laisser!_

Une fois entré dans les cachots des Bastilles du grand roi, l'on
n'en sortait pas souvent, et pendant vingt ou trente ans, les
prisonniers rayés du monde des vivants, souffraient mille morts
sans que personne sût s'ils vivaient encore ou s'ils avaient passé
de vie à trépas. Deux de ces morts-vivants, les pasteurs Cardel et
Maizac, enfermés avec cette recommandation: «Sa Majesté ne veut
pas que l'homme qui vous sera remis soit connu de qui que ce
soit», sont réclamés en 1713 par les puissances protestantes,
Louis XIV répond qu'ils sont morts, et il est établi que Cardel
vécut jusqu'en 1715, et que Malzac ne mourut qu'en 1725.

Que fallait-il faire pour venir dans cet enfer des prisons, d'où
l'on n'était jamais assuré de sortir une fois qu'on y était entré?
Il suffisait, pour n'importe qui, catholique ou protestant,
d'avoir provoqué la haine ou l'envie chez quelqu'un de ceux qui,
disposant de lettres de cachet en blanc, pouvaient faire
disparaître sans esclandre ceux qui leur déplaisaient ou leur
portaient ombrage. Il suffisait même qu'un agent de police trop
zélé vous eût fait emprisonner _sans motif_ pour que, si personne
ne vous réclamait, vous restiez à tout jamais enseveli dans ces
oubliettes du grand roi.

Ainsi, Saint-Simon raconte que lorsque, à la mort de Louis XIV, le
régent fit ouvrir les prisons, on trouva dans les cachots de la
Bastille un prisonnier enfermé depuis _trente-cinq ans _dans cette
prison d'État. Ce malheureux ne put dire pourquoi il avait été
arrêté, on consulta les registres et l'on remarqua _qu'il n'avait
jamais été interrogé_. C'était un Italien, arrêté le jour même de
son arrivée à Paris, sans qu'il sût pour quelle raison, et ne
connaissant personne en France. On voulut le mettre en liberté. Il
refusa, en disant qu'il ignorait depuis trente-cinq ans ce
qu'avaient pu devenir en Italie, tous les siens, pour lesquels sa
réapparition serait une gêne et peut-être un malheur. Il obtint
_la faveur _de rester à la Bastille, où il avait passé au cachot
toute une existence d'homme, avec permission d'y prendre toute la
liberté possible en un tel séjour.

C'est la Bastille qui, pour le peuple, personnifiait ce régime du
bon plaisir permettant au roi, aux ministres, aux seigneurs de la
cour et parfois à un agent subalterne, de supprimer un citoyen, de
l'arracher à sa famille, de faire de lui un être innommé qui,
jusqu'au jour de sa mort, n'était plus désigné que sous le numéro
du cachot dans lequel il était enfermé. C'est parce que la
Bastille était pour le peuple le symbole de ce terrible régime de
l'arbitraire, que la chute de cette arche sainte du despotisme,
fut saluée par de si vives et de si unanimes acclamations; c'est
pour la même raison, que la troisième République a choisi pour la
célébration de la fête nationale, le jour de la prise de la
Bastille.

CHAPITRE IV
LES GALÈRES

_Monstruosité légale_. _-- Recrutement de la chiourme_. _-- La
chaîne_. _-- La vogue_. _-- Le combat_. _-- Persécution des
forçats huguenots_. _-- Galériens_, _société d'honnêtes gens_. _--
Les derniers forçats pour la foi._


Si parfois les portes des prisons s'ouvraient, quand les cachots
regorgeaient de prisonniers dont l'entretien devenait une trop
lourde charge pour le trésor royal, il n'en était pas de même pour
les _Galères_, ce dernier cycle de l'enfer qui ne lâchait jamais
sa proie, du moins quand il s'agissait de forçats pour la Foi, de
huguenots mis à la rame pour cause de religion.

Pour maintenir au complet l'effectif de ses galères si
laborieusement recruté, Louis XIV n'éprouvait aucun scrupule à
retenir les forçats qui avaient fait leur temps «ceux, dit Bion,
en parlant des faux-sauniers, qui ne sont condamnés aux galères
que pour un temps. Mais quel bonheur serait encore le leur si,
après avoir fait leur temps, on leur tenait parole, et si on les
renvoyait; mais il n'en est pas des galères comme du purgatoire,
les indulgences n'y trouvent point de places et, quelque terme
qu'on ait fixé dans les sentences, le terme est toujours à
_perpétuité_, surtout si un homme a le malheur d'avoir _un bon
corps_».

En 1675, l'évêque de Marseille intervient en faveur de forçats
dont on avait arbitrairement doublé ou triplé le temps de galères.
Huit ayant été condamnés, de 1652 à 1660, à deux, quatre et cinq
ans étaient encore aux galères en 1674, et vingt autres avaient
fait de quinze à vingt ans au-delà du temps auquel ils avaient été
condamnés.

Il y a aux archives du Vatican, beaucoup de suppliques de forçats
catholiques qui se plaignent au pape de ce qu'on les retient pour
ramer sur les galères jusqu'à la mort, alors qu'ils ont fini leur
peine depuis dix, vingt et trente ans.

L'intendant des galères, Arnoul, conseillait de relâcher de loin
en loin quelques-uns de ceux qui avaient fait leur temps, quand
bien même il leur resterait quelque petite vigueur, _pour guérir
la fantaisie blessée de ceux qui ont passé le temps de leur
condamnation_, _que le désespoir saisit et qui commettent sur eux-
mêmes des excès pour recouvrer leur liberté._

Ces conseils étaient parfois suivis, et c'est sans doute à la
suite de l'application momentanée de cette mesure calculée
d'équité, que Dangeau écrit: «Le roi a résolu d'ôter de ses
galères _beaucoup de ceux qui ont fait leur temps_, quoique la
coutume fût établie depuis longtemps, d'y laisser également ceux
qui y étaient condamnés pour toute la vie et ceux qui étaient
condamnés pour un certain nombre d'années.»

Il semble impossible d'aller plus loin dans la voie de
l'arbitraire et de l'iniquité. Cependant l'intendant Arnoul avait
trouvé mieux, il accordait au forçat ayant fait son temps, la
_faveur_ de se faire remplacer à ses frais par un Turc fort et
valide; si c'était un forçat de bonne maison, il lui fallait
fournir deux esclaves turcs pour être mis en liberté. Blessis,
l'amant de la Voisin, qui avait fait cinq ans de galères au-delà
du temps que portait sa condamnation, faute de 500 livres pour
acheter un Turc qui le remplaçât, ne put obtenir d'être mis en
liberté.

Quant aux forçats _invalides_, on les déportait comme esclaves en
Amérique, à moins qu'ils n'obtinssent l'autorisation de se faire
remplacer par un Turc payé de leur bourse.

Cette _faveur_, pour le forçat valide qui avait fait son temps, ou
pour l'invalide, d'acheter un Turc pour ramer à sa place, était
impitoyablement refusée à tout huguenot qui, pour être envoyé aux
galères n'avait commis d'autre crime que d'avoir tenté sortir du
royaume ou d'avoir assisté à une assemblée de prière.

En effet, par un règlement particulier des galères, Louis XIV
avait décidé qu'aucun homme condamné _pour cause de religion_ ne
pourrait _jamais_ sortir des galères.

Ce règlement resta en vigueur après la mort du grand roi, et en
1763 encore, Saint-Florentin, après avoir rappelé cette décision
royale au duc de Choiseul, ajoutait: «si Sa Majesté s'est écartée
des dispositions tant de ce règlement que des déclarations, ce n'a
été que fort rarement, par des considérations très importantes, et
en faveur de quelques particuliers seulement, de sorte que la
rareté et les circonstances mêmes des grâces accordées, n'ont
fait, pour ainsi dire, que confirmer les édits et déclarations, et
prouver la résolution où était Sa Majesté d'en maintenir la
rigueur».

Voici un exemple des bien rares exceptions faites à la règle,
exemple qui mérite d'être relevé. En 1724, le comte de Maurepas
écrit: «Sur la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire
au sujet du nommé Jacques Pastel, forçat dont le roi de Prusse
fait demander la liberté, _pour le faire servir dans ses grands
grenadiers_, j'ai pris les ordres de Monseigneur le duc pour
expédier ceux nécessaires pour cette liberté, et je les envoie à
Marseille. Mais comme ce forçat a été condamné _pour le fait de
religion_, qu'il peut être un prédicant, et que, en le libérant,
il serait à craindre qu'il ne restât dans le royaume, S. A. R.
estime qu'on ne doit point le faire sortir des galères, que
quelqu'un ne soit chargé de le conduire sûrement à la frontière.»

Nul doute que le roi de Prusse, eût-il pour cela dû se priver
momentanément des services de son valet de chambre, n'ait trouvé
le moyen de faire conduire sûrement à la frontière son forçat
grenadier. En effet, il attachait un tel prix au recrutement de
ses grenadiers, qu'au roi de Danemark, lui réclamant l'assassin du
comte de Rantzau, il répondait: qu'il ne rendrait le meurtrier que
si on lui donnait en échange, six recrues de cinq pieds dix pouces
pour ses grands grenadiers.

En vertu du règlement royal décidant que tout forçat condamné pour
cause de religion ne devait jamais être mis en liberté, c'était
lettre morte pour les huguenots que la loi prescrivant de mettre
en liberté, _quelque crime qu'il eût commis_, tout forçat qui
avait été blessé dans un combat.

Ainsi, le huguenot Michel Chabris, blessé par un boulet devant
Tanger, est remis à la rame une fois guéri, et, pour n'avoir pas
voulu se découvrir pendant la célébration de la messe sur sa
galère, il reçoit une si terrible bastonnade que, dit un témoin
oculaire, «sa jambe était si enflée qu'elle faisait peur; il y a
de quoi s'étonner qu'il n'en soit pas mort.»

«M. de Langeron dit Marteilhe demanda au comité par quel sort
j'avais été _estropié_. -- Par les blessures, repartit le comité,
qu'il a reçues à la prise du Rossignol devant la Tamise. -- Et
d'où vient, dit le commandant, qu'il n'a pas été délivré comme les
autres? -- C'est, dit le comité, qu'il est huguenot.» Si les
huguenots étaient exclus du bénéfice de la loi accordant la
liberté à tout forçat blessé dans un combat, on tenait de même à
leur égard, pour lettre morte, la jurisprudence établissant que la
peine des galères devait être commuée pour les condamnés trop
jeunes ou trop vieux, ne pouvant faire le dur service de la rame.

On mettait donc à la rame des huguenots de quinze, seize ou dix-
sept ans et même de plus jeunes encore car l'amiral Baudin, sur
une feuille d'écrou du bagne de Marseille, a relevé cette
annotation en face du nom d'un galérien: «Condamné pour avoir,
_étant âgé de plus de douze ans_, accompagné son père et sa mère
au prêche.» On agissait de même quand il s'agissait de vieillards
huguenots; on envoya aux galères le baron de Monbeton à soixante-
dix ans, le sieur de Lasterne à soixante-seize ans, Pierre Lamy à
quatre-vingts ans. Quant à Jacques Puget, condamné à l'âge de
soixante-dix-sept ans, il était encore au bagne à quatre-vingt-dix
ans. Le baron de Monbeton qui disait: «ce qui me fâche, c'est
qu'ayant toujours servi notre grand monarque, en avançant, je sois
obligé de le servir dans les galères _de reculons_» ne fut pas
longtemps à la rame, on dut le mettre bientôt à l'hôpital avec les
invalides. Un jour les évêques de Montpellier et de Lodève se
rendent à bord de la galère sur laquelle était enchaîné le vieux
baron de Salgas; à qui son âge et sa santé rendaient bien
difficile le maniement de la rame. La galère était à l'ancre et le
cap à terre; mais les évêques ayant manifesté le désir de voir le
baron de Salgas à l'ouvrage, pour satisfaire leur barbare
curiosité, le capitaine fit armer le banc de Salgas; au troisième
coup de rame, voyant le baron déjà tout haletant, le comité, plus
humain que ces deux prélats, fit cesser la manoeuvre.

Louis XIV, qui avait d'abord édicté la peine de mort contre les
huguenots qui assisteraient aux assemblées ou tenteraient de
sortir du royaume pour éviter d'être violentés à se convertir,
avait bientôt substitué à cette peine, celle des galères, «parce
que, disait-il, nous sommes informé que cette dernière peine,
quoique moins sévère, tient davantage nos sujets dans la crainte
de contrevenir à nos volontés.»

En réalité, à raison du nombre de ceux qui contrevenaient aux
volontés royales, il était impossible d'appliquer la peine de mort
aux coupables, et, en outre, il était de l'intérêt du roi
d'épargner la vie de ses sujets, pour les envoyer ramer sur ses
galères; c'est ce que montre bien ce passage des mémoires du
marquis de Souches: «Le 27 février 1689, dit-il, on eut la
nouvelle qu'on avait tué en Vivarais trois cents huguenots
révoltés et quelques ministres à leur tête, et le roi témoigna en
être fâché, disant _qu'il aurait mieux valu les prendre et les
envoyer aux galères._ Il était plus de son intérêt d'augmenter sa
chiourme que de tuer ces insensés, car il voulait armer cette
année trente galères, et ce nombre était à peine suffisant pour
résister aux galères d'Espagne et de Gênes, si elles venaient à se
joindre contre la France, comme on le craignait avec raison.

Les galériens mouraient vite, sous la triple influence des mauvais
traitements, de la mauvaise nourriture et d'un travail excessif.

Les galériens mourant vite, le gouvernement ne reculait devant
aucun moyen pour maintenir au complet le personnel de sa chiourme,
d'autant plus qu'il lui fallait toujours un nombre de forçats bien
supérieur à celui des rameurs nécessaires au service de ses
galères, car il y avait toujours un grand nombre d'infirmes et de
malades dans le personnel de la chiourme. -- Ainsi, en 1696, pour
le service de 42 galères exigeant chacune 310 rameurs, soit un
personnel _valide_ de 12 600 forçats, il fallait qu'il y eût au
moins 15000 condamnés aux galères à la disposition du
gouvernement. Beaucoup de peines étant laissées à l'arbitraire des
juges, on invitait les magistrats à condamner le plus possible aux
galères, en sorte que cette peine était appliquée aussi bien au
meurtrier qui avait mérité la roue ou la potence, qu'au mendiant,
au vagabond ou au contrebandier, au déserteur, au faux-saulnier ou
au braconnier qui avait osé toucher au gibier de son seigneur. --
«Les déserteurs, dit Jean Bion, aumônier des galères, sont
quelquefois des gens de famille qui, ne pouvant supporter les
fatigues de la guerre, ou bien par légèreté ou libertinage,
désertent. S'ils sont pris, ils sont condamnés aux galères à
perpétuité. Autrefois on leur coupait le nez et les oreilles, mais
parce qu'ils devenaient punais et qu'ils infectaient toute la
chiourme, on se contente à présent de leur fendre tant soit peu le
nez et les oreilles. -- Les faux-saulniers qu'on envoie aux
galères sont la plupart du temps de pauvres paysans qui vont
acheter du sel dans les provinces où il est à bon prix. Comme dans
le comté de Bourgogne ou celle de Dombes, on sait assez qu'en
France, la pinte de sel qui pèse quatre livres, vaut quarante-deux
sous et qu'il y a de pauvres paysans et des familles entières qui
demeurent quelquefois huit jours sans manger de la soupe, qui est
néanmoins la nourriture ordinaire des personnes de la campagne en
France, et cela faute de sel. Un père, touché de compassion de
voir ses enfants et sa femme languir et mourir d'inanition,
s'aventure d'aller acheter du sel blanc dans ces provinces, où il
est les trois quarts à meilleur marché. S'il est surpris, il est
condamné aux galères.»

Pour les braconniers, c'étaient des paysans ayant commis le crime
de tuer le gibier qui venait dévorer leurs récoltes sur pied. Les
seigneurs ecclésiastiques n'étaient pas plus indulgents pour cette
insolence que les autres; ainsi un jour l'évêque de Noyon fit,
sous ses yeux, attacher à la chaîne des forçats, deux paysans qui
avaient méconnu ses droits sur le gibier de ses propriétés...

Colbert, dans son ardeur de maintenir au complet le personnel des
galères, avait été jusqu'à écrire aux présidents de tous les
parlements de France: «Sa Majesté, désirant rétablir le corps de
ses galères et en fortifier la chiourme, _par toutes sortes de
moyens_, son intention est que vous teniez la main à ce que votre
compagnie _y condamne le plus grand nombre de coupables qu'il se
pourra et que l'on convertisse_, _même la peine de mort_, _en
celle de galère_.»

Quand il y avait eu beaucoup de condamnations aux galères, le
ministre témoignait sa satisfaction. «C'est une bonne nouvelle
pour Sa Majesté, écrit-il, _qu'il y ait trente bons forçats dans
la conciergerie de Rennes_.»

C'était une émulation de zèle chez tous les fonctionnaires pour
arriver à pouvoir donner le plus de bonnes nouvelles de cette
nature.

L'intendant du Poitou dit à Colbert: «J'écrirai aux officiers des
présidiaux afin qu'ils condamnent le plus qu'ils pourront aux
galères. Si l'on donne la peine des galères aux faux-saulniers de
la Touraine, l'on en aura beaucoup _par ce moyen-là..._ J'ai jugé
à Bellac avec les officiers du siège royal, les gens attroupés du
marquis de la Ponse. Il y en a cinq condamnés aux galères. _Il n'a
pas tenu à moi qu'il y en eût davantage_, _mais l'on n'est pas
maître des juges_.»

Un avocat au Parlement de Toulouse, faisant connaître l'envoi au
bagne de quarante-trois condamnés, dit: _«Nous devons avoir
confusion de si mal servir le roi en cette partie_, _vu la
nécessité qu'il témoigne d'avoir des forçats_.»

Arnoul, l'intendant général des galères de Marseille, à qui sa
grande passion pour le corps avait fait donner une extrême
extension à l'arrêt contre les bohèmes et les vagabonds, se vante
en écrivant à Colbert, d'avoir fait arrêter et mettre à la rame
cinq individus; «les habitants lui avaient dit que ces gens-là ne
faisaient que rôder à l'entour du village, cherchant _peut-être_,
_je n'en sais rien_, à dérober.»

Le chevalier de Gout écrit d'Orange au ministre: «J'ai _un bon
forçat _que j'ai fait condamner aux galères; si je puis attraper
encore deux huguenots qui ont fait les insolents à la procession
de la Fête-Dieu, je les enverrai de compagnie.»

L'archiprêtre Duglan adresse cette supplique à Châteauneuf: «La
douceur que le huguenot Madier a trouvée à la Réole, l'a rendu si
insolent qu'il n'y a pas moyen d'en tirer rien de bon pour la
religion, quoiqu'il ait abjuré. Le marquis de Laury lui a donné
déjà trois logements pour l'obliger à vivre en catholique, il se
moque de tout... Je supplie Votre Grandeur, d'envoyer quelque
ordre au Parlement pour qu'il soit conduit aux galères... c'est
une brebis galeuse et un petit démon incarné, _qui a bon corps et
servirait bien le roi sur la mer_.»

La correspondance administrative, dit Michelet, montre avec quelle
facilité on envoyait aux galères des gens non condamnés, et il
rappelle qu'un malheureux, entre autres, y fut envoyé, malgré
l'opposition du Parlement de Toulouse. En tout temps, du reste,
sous l'ancien régime, les rois se souciaient fort peu de
l'autorité de la chose jugée. Ainsi en 1754, le pasteur Teissier
est condamné aux galères, mais ses trois enfants, impliqués dans
la poursuite, sont acquittés. Le roi défend de les mettre en
liberté, son intention étant, dit une pièce qui est aux archives
nationales, _qu'on les fit garder en prison_.

Quant au Parlement de Metz, il avait absous du crime d'émigration,
deux huguenots, Marteilhe et son compagnon, arrêtés sur les
frontières; «mais, dit Marteilhe, comme nous étions des criminels
d'État, le Parlement ne pouvait nous élargir qu'en conséquence des
ordres de la Cour.» Après échange de correspondances entre le
ministre et le Parlement _qui ne voulait pas se déjuger_, la
Vrillière clôt le débat par cet ordre: «Jean Marteilhe et Daniel
le Gras s'étant trouvés sur les frontières sans passeport, _Sa
Majesté prétend qu'ils seront condamnés aux galères._» Et sur le
vu de cet ordre, le Parlement se déjugeant, rend un arrêt qui
condamne Marteilhe et Gras aux galères perpétuelles, comme
atteints et convaincus, de s'être mis en état de sortir du
royaume.

Quelle que fût la pression du gouvernement sur les juges et le
zèle de ceux-ci pour donner satisfaction aux désirs du roi en
multipliant les condamnations aux galères, les condamnations ne
faisaient pas encore un assez grand nombre de forçats.

Pour compléter le personnel de la chiourme des galères, on
recourait à _toutes sortes de moyens_.

On mettait à la rame, non seulement tous ceux qu'on trouvait sur
les navires turcs ou algériens qu'on capturait sur l'Océan et dans
la Méditerranée, mais encore les prisonniers de guerre anglais ou
hollandais qu'on faisait sur terre ou sur mer.

On enlevait des nègres sur la côte d'Afrique pour en faire des
forçats, et, un jour même, le roi fit écrire au gouverneur du
Canada de lui envoyer des Iroquois pour ses galères. Celui-ci,
ayant attiré dans un guet-apens un certain nombre de chefs
iroquois, s'en empara et les envoya en France où ils furent mis à
la rame. Mais il avait, en agissant ainsi, provoqué une guerre
d'extermination telle contre les Français au Canada, que, pour y
mettre fin, il fut obligé de demander qu'on renvoyât dans leurs
tribus les chefs iroquois, et ces forçats trop coûteux pour la
France, furent ramenés dans leur pays.

Mais le principal élément du recrutement des galériens était, en
dehors des condamnations, l'achat d'esclaves turcs fait aux
impériaux, à Venise et à Malte, même à Tanger, ainsi que le
constate cette lettre de Colbert: «Sa Majesté veut être informée
du succès qu'avait eu l'affaire de Tanger, pour l'achat de
cinquante Turcs qui étaient à _vendre_.» On n'y regardait pas de
si près quand on procédait à ces achats d'esclaves, et parfois on
prenait un Polonais pour un Turc. Seignelai écrit, en effet, en
1688: «Le roi a accordé la liberté aux douze Turcs _invalides_ qui
se sont faits chrétiens, aux huit forçats étrangers et au nommé
Grégorio, _Polonais acheté comme Turc._»

Il semblait, du reste, tout naturel de traiter les schismatiques
comme des Turcs, et Colbert écrivait: «Sa Majesté, estimant qu'un
des meilleurs moyens d'augmenter le nombre de ses galères serait
de faire acheter à Constantinople des esclaves russiens (russes ou
polonais) qui s'y vendent ordinairement, veut que l'ambassadeur
s'informe des meilleurs moyens d'en faire venir _un bon nombre_.»

L'intendant des galères tente ainsi de justifier cet achat de
chrétiens que l'on met à la rame comme esclaves: «Les Russes qui
demeurent dans la captivité des Turcs, deviennent, pour la
plupart, des _renégats_, il vaut donc mieux les acheter pour les
chiourmes de la France, _au moins ils y pourront faire leur salut
comme chrétiens_.»

Le Turc était une marchandise courante valant de 450 à 500 livres,
on comptait environ soixante Turcs sur les trois cents forçats qui
composaient le personnel de chaque galère. Pour faire sa cour au
roi, on lui offrait un ou deux Turcs comme on lui eût fait cadeau
d'une paire de chevaux de prix. Le duc de Beaufort écrit à
Colbert: «J'ai donné pour les galères du roi, deux grands Turcs
dont le vice-roi m'avait fait présent et, s'il m'était permis, j'y
mettrais jusqu'à mes valets.» Moins généreux, le consul de France
à Candie propose à son gouvernement _qui l'accepte_, de lui
assurer à perpétuité la commission de son consulat, en échange de
l'engagement qu'il prend de livrer chaque année, cinquante Turcs à
prix réduit (340 livres par tête au lieu de 500) et d'en donner
gratuitement dix.

Quant au duc de Savoie, n'ayant pas de galères, il vendait ses
forçats au roi de France, il lui fit même cadeau, après
l'expédition du pays de Vaud, de _cinq cents _de ses sujets pour
les chiourmes de France.

En édictant la peine des galères, contre les huguenots qui
tenteraient de sortir du royaume, Louis XIV avait assuré le
recrutement de sa chiourme, car cette peine, quelque crainte
qu'elle inspirât, ne pouvait empêcher les huguenots de contrevenir
à ses volontés, en tentant de gagner au-delà des frontières, une
terre de liberté de conscience.

Huit mois après l'édit de révocation les bagnes de Toulon et de
Marseille renfermaient déjà _douze cents religionnaires_, prisons
et couvents regorgeaient de huguenots, hommes, femmes, enfants et
vieillards.

La seule geôlière de Tournay, quinze mois après la révocation,
avait déjà eu à loger _plus de sept cents fugitifs_, hommes ou
femmes, pris dans les environs. De tous les côtés du royaume, dit
Élie Benoît, on voyait ces malheureux marcher à grosses troupes,
des protestants accouplés avec des malfaiteurs, des protestantes
enchaînées à des femmes de mauvaise vie. «Jamais, dit une
demoiselle d'honneur de la duchesse de Bourgogne, je n'oublierai
le spectacle que j'eus sous les yeux près de Marseille. Là, je vis
cinq malheureux traînés à la chaîne sur la grande route, suivis
par les dragons _qui les piquaient de leurs sabres _quand ils ne
voulaient pas avancer. Et cela parce qu'ils n'avaient pas voulu
renier le Dieu de leurs pères.» _Il en était ainsi par toute la
France_. Nissolles, marchand de Ganges, mené ainsi par des archers
avec d'autres fugitifs, demandait à l'un de ces archers la faveur
de les faire aller plus lentement pour que les malades pussent
suivre. L'autre lui répond que s'ils ne marchent pas, on les
attachera à la queue des chevaux de l'escorte.

Ceux des fugitifs qui étaient condamnés aux galères étaient
dirigés soit sur la prison d'une des villes que devait traverser
la grande chaîne de Paris à Marseille, soit sur la prison des
Tournelles, à Paris où se formait cette chaîne.

Et, pour arriver à destination, on avait soin de leur faire
prendre le chemin le plus long, _pour les mener en montre_,
enchaînés aux pires malfaiteurs, dans le plus grand nombre de
villes possibles. Pour aller de Dunkerque à Paris la troupe de
galériens dont Martheilhe faisait partie, dut passer par le Havre.

Voici ce que dit de la prison des Tournelles, Louis de Marolles,
conseiller du roi qui y était enfermé en 1686, attendant le départ
de la chaîne devant l'amener aux galères de Marseille: «Nous
couchons cinquante-trois hommes dans un lieu qui n'a pas cinq
toises de longueur et pas plus d'une et demie de largeur. Il
couche, à mon côté droit, un paysan malade, qui a sa tête à mes
pieds et ses pieds à ma tête, il en est de même des autres. Il n'y
a peut-être pas un de nous _qui n'envie la condition de plusieurs
chiens et chevaux_. Nous étions bien quatre-vingt-quinze
condamnés, mais il en mourut deux ce jour-là; nous avons encore
quinze ou seize malades, il y en a peu qui ne passent par là.»

Louis de Marolles était encore parmi les privilégiés de la
Tournelle, ainsi que l'on peut le voir par la description que fait
Marteilhe de cette prison, digne vestibule de l'enfer des Galères:
«C'est une spacieuse cave, dit-il, garnie de grosses poutres de
bois, posées à la distance les unes des autres, d'environ trois
pieds; sur ces poutres épaisses de deux pieds et, demi, sont
attachées de grosses chaînes de fer, de la longueur d'un pied et
demi et au bout de ces chaînes est un collier de même métal.
Lorsque les galériens arrivent dans ce cachot, on les fait coucher
à demi pour que la tête appui sur la poutre. Alors on leur met ce
collier au col, on le ferme et on le rive sur une enclume à grands
coups de marteau. Un homme ainsi attaché, ne peut se coucher de
son long, la poutre sur laquelle il a la tête étant trop élevée,
ni s'asseoir et se tenir droit, cette poutre étant trop basse; il
est à demi couché, à demi assis, partie de son corps sur les
carreaux et l'autre partie sur cette poutre; ce fut aussi de cette
manière qu'on nous enchaîna, et tout endurcis que nous étions aux
peines, fatigues et douleurs (Marteilhe et ses compagnons réformés
avaient déjà ramé sur les galères à Dunkerque) trois jours et
trois nuits que nous fûmes obligés de passer dans cette cruelle
situation, nous avaient tellement roué le corps et tous les
membres que nous n'en pouvions plus...»

L'on me dira peut-être ici: comment ces autres misérables que l'on
amène à Paris des quatre coins de la France, et qui sont
quelquefois obligés d'attendre trois ou quatre, souvent cinq ou
six mois que la grande chaîne parte pour Marseille, peuvent-ils
supporter si longtemps un pareil tourment? À cela je réponds,
qu'une infinité de ces infortunés succombent sous le poids de leur
misère: et que ceux qui échappent à la mort par la force de leur
constitution, souffrent des douleurs dont on ne peut donner une
juste idée.

«On n'entend dans cet antre horrible que gémissements, que
plaintes lugubres, capables d'attendrir tout autre que les
bourreaux de guichetiers qui font la garde toutes les nuits en ce
cachot et se ruent sans miséricorde sur ceux qui parlent, crient,
gémissent et se plaignent, les assommant avec barbarie à coups de
nerf de boeuf.»

Grâce à l'intervention d'un nouveau converti, riche négociant de
Paris, Marteilhe et ses compagnons huguenots obtinrent d'être
délivrés du cruel supplice de dormir assis, le corps à moitié sur
les carreaux, à moitié sur une poutre. Moyennant un prix débattu
avec le gouverneur et pour le paiement duquel ce négociant se
porta caution, nos huguenots obtinrent la faveur d'être enchaînés
par un pied auprès du grillage des croisées. Marteilhe resta ainsi
deux mois; comme sa chaîne longue d'une aune, lui permettait de se
mettre debout, de s'asseoir ou de se coucher tout de son long, il
dit à ce propos: _J'étais dans une très heureuse situation_, tant
il est vrai que le bonheur est une chose essentiellement relative!

Cependant tous, favorisés ou non, avaient hâte, ainsi que le dit
Louis de Marolles, de voir arriver l'heure où le départ de la
chaîne leur permettrait de quitter la prison de la Tournelle. Le
moment du départ venu, ces condamnés étaient enchaînés deux par
deux par une lourde chaîne de deux pieds de long, allant du
collier de fer de l'un à celui de l'autre; il y avait au milieu de
cette chaîne un anneau dans lequel passait la longue chaîne
reliant tous les couples ensemble, et faisant de trois ou quatre
cents galériens un véritable chapelet humain.

Pour chacun, le poids à porter était d'environ 150 livres, en
sorte que, de ses mains restées libres, chaque galérien devait
soutenir la chaîne dont la pesanteur eût, sans cela, entraîné sa
chute. On attachait sans pitié à la chaîne des huguenots vieux,
malades ou infirmes. «À une chaîne, dit Chavannes, où se
trouvaient un sourd-muet et un aveugle, on attacha deux
septuagénaires, Chauguyon et Chesnet, lesquels, arrivés à
Marseille, durent être envoyés à l'hôpital où ils moururent
bientôt; à Bordeaux, on mit à la chaîne un huguenot impotent
depuis trente ans, lequel ne pouvait marcher qu'avec des
béquilles, et qu'il fallut bientôt jeter plus mort que vif dans
une charrette. À Metz un arquebusier, travaillé de la goutte, fut
contraint, à coups de bâton, de marcher à travers la ville et demi
lieue au delà, sa fille, son gendre et un de ses parents, le
soutenaient par-dessous les bras; une faiblesse le prit et après
l'avoir rançonné le conducteur de la chaîne consentit à le mettre
sur une charrette. Il y passa un quart d'heure puis rendit l'âme,
une demi-heure après; il en mourut encore trois ou quatre de la
même chaîne.»

Ce n'était qu'après leur avoir fait subir l'épreuve du nerf de
boeuf que le maître de la chaîne consentait à mettre sur une
voiture les galériens se trouvant à l'article de la mort; quand un
de ces malheureux, roué de coups, se trouvait dans l'impossibilité
absolue de marcher, on les détachait de la grosse chaîne, et, le
traînant comme une bête morte par la chaîne qu'il avait au cou, on
le jetait sur la charrette, laissant ses jambes nues pendre au
dehors; s'il se plaignait trop fort on l'accablait encore de
coups, parfois jusqu'à ce qu'il passât de vie à trépas.

Cette inhumanité des conducteurs de la chaîne s'explique par ce
fait qu'il leur était plus profitable de tuer en route un galérien
qui, livré vivant à Marseille ne leur eût rapporté que vingt écus,
que de le voiturer de Paris à Marseille, ce qui leur eût coûté
plus de quarante écus. Ils étaient animés d'un tel esprit de
rapacité que pour mettre dans leur bourse, dit Élie Benoît, la
moitié de ce qu'on leur donnait pour la conduite de la chaîne, ils
ne nourrissaient leur bétail humain qu'avec du pain grossier et
malsain qu'ils ne leur donnaient encore qu'en quantité
insuffisante.

Nous avons déjà vu que dans les prisons et dans les hôpitaux on
trouvait partout cette spéculation _meurtrière_, sur la nourriture
des prisonniers et des malades; nous retrouverons la même
spéculation sur les galères. Là, les forçats recevaient pour
nourriture du pain, de l'eau et des fèves dures comme des
cailloux, sans autre accommodement qu'un peu d'huile et quelque
peu de sel. «Chacun, dit Marteilhe, reçoit quatre onces de ces
fèves indigestes, lorsqu'elles sont bien partagées et que le
distributeur n'en vole pas.» L'aumônier Bion dit, en outre, que
pour le commis d'équipage chargé de fournir des vivres aux forçats
malades, la plus grosse partie entre dans sa bourse, en sorte
qu'il s'enrichit en cinq ou six campagnes. Bion ajoute que les
malades préféraient de l'eau chaude, à la ressemblance de bouillon
qu'on leur donnait et que les chirurgiens revendaient dans les
villes, où ils abordaient, les drogues qu'on leur avait fournies
pour leurs malades, et dont ils avaient économisé l'emploi au
détriment de ceux qu'ils avaient à soigner.

Le peu de souci que les conducteurs de la chaîne avaient pour la
vie des condamnés qu'on leur confiait, se manifestait cruellement
quand il s'agissait de procéder à la visite des effets, visite qui
se répétait plusieurs fois au cours du voyage.

Voici, par exemple, comment à Charenton on procéda _à cette
visite_, _au mois de décembre_, _à neuf heures du soir_, _par une
gelée et un vent de bise que tout glaçait_, _pour la chaîne de
quatre cents condamnés dont Marteilhe faisait partie_.

«On nous ordonna, dit Marteilhe, de nous dépouiller entièrement de
nos habits et de les mettre à nos pieds. Après que nous fûmes
dépouillés _nus comme la main_, on ordonna à la chaîne de marcher
de front jusqu'à l'autre bout de la cour, où nous fûmes exposés au
vent de bise _pendant deux grosses heures_, pendant lequel temps
les archers fouillèrent et visitèrent tous nos habits... La visite
de nos hardes étant faite, on ordonna à la chaîne de marcher de
front jusqu'à la place où nous avions laissé nos habits. Mais,
nous étions raides du grand froid que nous avions souffert, qu'il
nous était impossible de marcher. Ce fut alors que les coups de
bâton et de nerfs de boeuf plurent, et ce traitement horrible, ne
pouvant animer ces pauvres corps, pour ainsi dire tout gelés, et
couchés, les uns raide morts, les autres mourants, ces barbares
archers les traînaient par la chaîne de leur cou, comme des
charognes, leur corps ruisselant du sang des coups qu'ils avaient
reçus. _Il en mourut ce soir-là ou le lendemain_, _dix-huit_.
Pendant la route, on fit encore trois fois cette barbare visite,
en pleine campagne, avec un froid aussi grand et même plus rude
qu'il n'était à Charenton.»

Il mourait bien d'autres condamnés tout le long de la route.

Les galériens mal nourris, sans cesse cruellement maltraités,
écrasés sous le poids des fers qu'ils avaient à porter, devaient
chaque jour faire de longues étapes sous la pluie ou la neige.
Arrivant à leurs lieux d'étapes harassés de fatigue, transis et
mouillés jusqu'aux os, il leur fallait s'étendre sur le fumier
d'une écurie ou d'une étable au râtelier de laquelle on attachait
la chaîne. On leur refusait même de la paille, qu'il eût fallu
payer pour couvrir les excréments des animaux, et c'est sur ce lit
répugnant que rongés de poux, qu'ils enlevaient à pleines mains;
ils devaient tenter de prendre un peu de repos. Mais c'était chose
presque impossible, car le moindre mouvement que l'un faisait
réveillait douloureusement celui qui était attaché à la même
chaîne, et le supplice de l'insomnie, s'ajoutant à tant d'autres
souffrances, venait à bout des plus rigoureux.

Marteilhe était accouplé avec un déserteur avec lequel il couchait
dans les écuries ou les étables; à chaque étape de la chaîne, ce
déserteur, dit-il «était si infesté de la gale, que, tous les
matins, c'était un mystère de me dépêtrer d'avec lui, car, le
pauvre misérable n'avait qu'une chemise à demi pourrie sur le
corps, que le pus de la gale traversait sa chemise, et que je ne
pouvais m'éloigner de lui tant soit peu; il se collait tellement à
ma casaque qu'il criait comme un perdu lorsqu'il fallait nous
lever pour partir, et qu'il me priait, par grâce, de lui aider à
se décoller.» Quand après avoir passé une nuit sans repos à
l'étape on se remettait en route, on n'avait à attendre nulle
pitié, ni du conducteur de la chaîne qui vous rouait de coups, ni
des passants que l'on rencontrait et qui vous injuriaient quand
ils ne faisaient pas pis encore. Un gentilhomme de soixante-dix-
ans, Jean de Montbeton, est impitoyablement insulté par la
population fanatique que rencontre la chaîne à laquelle il est
attaché. Martheilhe et ses compagnons de chaîne, mourant de soif
en traversant la Provence, tendent en vain leurs écuelles de bois
en suppliant qu'on y verse quelques gouttes d'eau. «Marchez! leur
répondent les femmes, là où vous allez, vous ne manquerez pas
d'eau».

Louis de Marolles, bien que le conducteur de la chaîne se fût
montré pitoyable envers lui et l'eût voituré, soit en bateau, soit
en charrette, arriva demi-mort à Marseille. Tourmenté par la
fièvre pendant les deux mois qu'avait duré le voyage, il lui avait
fallu, sur le bateau «coucher sur les planches, sans paille sous
lui et son chapeau pour chevet», ou en charrette «être brouetté
jusqu'à quatorze heures par jour et accablé de cahots, car tous
ces chemins-là ne sont que cailloux.» «C'est une chose pitoyable,
dit-il en arrivant à Marseille, que de voir ma maigreur!»
Cependant on le mène à la galère où on l'enchaîne; mais un
officier, touché de compassion, le fait visiter par un chirurgien
et il est envoyé à l'hôpital où il reste six semaines. Bien des
malheureux forçats, une fois entrés à l'hôpital, n'en sortaient
plus que pour être enfouis tout nus dans le cimetière des esclaves
turcs, comme les bêtes mortes qu'on jette à la voirie. Ainsi, le
forçat huguenot Mauru étant mort à l'hôpital, ses compagnons lui
avaient fait une bière et l'y avaient enfermé; mais, l'aumônier
des galères trouvant que c'était faire trop d'honneur à un
hérétique, fit déclouer la bière et le corps fut jeté à la voirie.

Quand la chaîne arrivait à Marseille, elle était bien allégée, les
privations, la fatigue et les mauvais traitements après quelques
semaines de route, ayant fait succomber les moins robustes des
condamnés. Le conducteur de la chaîne, chaque fois qu'il perdait
un de ceux qu'il était chargé d'amener au bagne, en était quitte
pour demander au curé du lieu le plus prochain, une attestation du
décès qu'il devait fournir, à la place de celui qu'il ne pouvait
plus représenter vivant. Ainsi, sur une chaîne de cinquante
condamnés partis de Metz, cinq étaient morts le premier jour et
bien d'autres moururent en route.

Le galérien huguenot Espinay écrit: «Nous arrivâmes mardi à
Marseille au nombre de quatre cent un, y en ayant de morts en
route par les maladies ou mauvais traitements une cinquantaine».
«Il arriva ici, écrit Louis de Marolles, une chaîne de cent
cinquante hommes, au commencement du mois dernier, sans compter_
trente-trois qui moururent en chemin_.» Quant à Marteilhe, après
avoir constaté que beaucoup de ses compagnons de chaîne étaient
morts en route, il ajoute: «il y en avait peu qui ne fussent
malades, dont divers moururent à l'hôpital de Marseille».

Un jour on écrit de Marseille à Colbert: «Les deux dernières
chaînes que nous venons de recevoir sont arrivées plus faibles,
par suite des mauvais traitements de ceux qui les conduisent, la
dernière, de Guyenne, outre la perte qui s'est faite dans la
route... est venue si ruinée, qu'une partie a péri ici entièrement
et l'autre ne vaut guère mieux.»

Un autre jour; l'intendant chargé de recevoir à Lyon, les chaînes
en destination de Toulon, lui dit: que sur quatre-vingt-seize
hommes d'une chaîne, trente-trois sont morts en route et depuis
leur arrivée à Lyon. Que sur les trente-six restant, il y en a une
vingtaine de malades, qu'il garde cette chaîne quelques jours à
Lyon, à cause du grand nombre de malades et de la lassitude des
autres. Quand la chaîne se remit en route pour Toulon, elle ne
comptait plus que trente-deux hommes, huit forçats étaient morts
pendant ce _rafraîchissement_...

C'étaient encore les plus heureux que ceux qui mouraient au seuil
de l'enfer des galères, car ceux qui le franchissaient, mal
nourris, accablés de fatigue et cruellement maltraités, avaient à
souffrir mille morts avant que leurs corps épuisés et déchirés,
fussent jetés à la voirie, voici, en effet, ce qu'était, suivant
une lettre de l'amiral Baudin, le régime des galères au temps de
Louis XIV:

«Le régime des galères était alors excessivement dur, c'est ce qui
explique l'énorme proportion de la mortalité par rapport aux
chiffres des condamnations. Les galériens étaient enchaînés deux à
deux sur les bancs des galères, et ils y étaient employés à faire
mouvoir de longues et lourdes rames, service excessivement
pénible. Dans l'axe de chaque galère, et au milieu de l'espace
occupé par les bancs des rameurs, régnait une espèce de galerie
appelée la coursive (ou le coursier), sur laquelle se promenaient
continuellement des surveillants appelés comités, armés chacun
d'un nerf de boeuf dont ils frappaient les épaules des malheureux
qui, à leur gré, ne ramaient pas avec assez de force. Les
galériens passaient leur vie sur leurs bancs. Ils y mangeaient et
ils y dormaient sans pouvoir changer de place, plus que ne leur
permettait la longueur de leur chaîne, et n'ayant d'autre abri
contre la pluie ou les ardeurs du soleil ou le froid de la nuit
qu'une toile appelée taud qu'on étendait au-dessus de leurs bancs,
quand la galère n'était pas en marche et que le vent n'était pas
trop violent...»

Aussi longtemps qu'une galère était en campagne, c'est-à-dire
pendant plusieurs mois, les forçats restaient enchaînés à leurs
bancs par une chaîne longue de trois pieds seulement.

«Ceux, dit Michelet, qui pendant des nuits, de longues nuits
fiévreuses sont restés immobiles, serrés, gênés, par exemple,
comme on l'était jadis dans les voitures publiques, ceux-là
peuvent deviner quelque chose de cette vie terrible des galères.
Ce n'était pas de recevoir des coups, ce n'était pas d'être par
tous les temps, nu jusqu'à la ceinture, ce n'était pas d'être
toujours mouillé (la mer mouillant toujours le pont très bas),
non, ce n'était pas tout cela qui désespérait le forçat, non pas
encore la chétive nourriture qui le laissait sans force. Le
désespoir; c'était d'être scellé pour toujours à la même place, de
coucher, manger, dormir là, sous la pluie ou les étoiles, de ne
pouvoir se retourner, varier d'attitude, d'y trembler la fièvre
souvent, d'y languir, d'y mourir, toujours enchaîné et scellé.»

«Je te dis ingénument, écrit le martyr Louis de Marolles à sa
femme, que le fer que je porte au pied, quoiqu'il ne pèse pas
trois livres, m'a beaucoup plus embarrassé dans les commencements
que celui que tu m'as vu au cou à la Tournelle. Cela ne procédait
que de la grande maigreur où j'étais; mais, maintenant que j'ai
presque repris tout mon embonpoint, il n'en est plus de même;
joint qu'on m'apprend tous les jours à le mettre dans les
dispositions _qui incommodent le moins_.»

À un bout de la galerie, sur une sorte de table dressée sur quatre
piques, siégeait le comité, bourreau en chef de la chiourme,
lequel donnait le signal des manoeuvres avec son sifflet: d'un
bout à l'autre de la galère régnait un passage élevé appelé
coursier, sur lequel circulaient les sous-comités, armés d'une
corde ou d'un nerf de boeuf, dont ils se tenaient prêts à frapper
le dos nu des rameurs assis, six par six, sur chacun des bancs
placés à droite et à gauche du coursier.

Dès qu'il fallait faire marcher la galère à la rame, en effet,
pour permettre aux comités de maltraiter plus aisément les
forçats, on obligeait ceux-ci a quitter la chemisette de laine
qu'ils portaient quand la galère était à l'ancre ou marchait à la
voile, ainsi que Louis de Marelles l'écrit à sa femme:

«Si tu voyais mes beaux habits de forçat, tu serais ravie. J'ai
une belle chemisette rouge, faite tout de même que les sarreaux
des charretiers des Ardennes. Elle se met comme une chemise, car
elle n'est ouverte qu'à demi par devant; j'ai, de plus, un beau
bonnet rouge, deux hauts de chausse et deux chemises de toile
grosse comme le doigt, et des bas de drap: mes habits de liberté
ne sont point perdus et s'il plaisait au roi de me faire grâce, je
les reprendrais.»

À un premier signal, les forçats enchaînés et nus jusqu'à la
ceinture, saisissaient les manilles ou anses de bois qui servaient
à manoeuvrer les lourdes rames de la galère, trop grosses pour
être empoignées et longues _de cinquante pieds_.

À un nouveau coup de sifflet du comité, toutes les rames devaient
tomber ensemble dans la mer, se relever, puis retomber de même, et
les rameurs devaient continuer sans nulle interruption pendant de
longues heures, ce rude exercice qu'on appelait _la vogue_.

«On est souvent presque démembré, dit une relation, par ses
compagnons dans le travail de manoeuvre, lorsque les chaînes se
brouillent, se mêlent et s'accourcissent et que chacun tire avec
effort pour faire sa tâche.»

«Il faut bien, dit Marteilhe, que tous rament ensemble, car si
l'une eu l'autre des rames monte ou descend trop tôt ou trop tard,
en manquant sa cadence, pour lors, les rameurs de devant cette
rame qui a manqué, en tombant assis sur les bancs, se cassent la
tête sur cette rame qui a pris trop tard son entrée; et, par là
encore, ces mêmes rameurs qui ont manqué, se heurtent la tête
contre la rame qui vogue derrière eux. Ils n'en sont pas quittes
pour s'être fait des contusions à la tête, le comité les rosse
encore à grands coups de corde.»

Marteilhe décrit ainsi ce rude exercice de la vogue: «Qu'on se
figure, dit-il, six malheureux enchaînés et _nus comme la main_,
assis sur leur banc, tenant la rame à la main, un pied sur la
_pédague_, qui est une grosse barre de bois attachée à la
banquette, et, de l'autre pied, montant sur le banc devant eux en
s'allongeant le corps, les bras raides, pour pousser et avancer
leur rame jusque sous le corps de ceux de devant qui sont occupés
à faire le même mouvement; et, ayant avancé ainsi leur rame, ils
l'élèvent pour la frapper dans la mer, et, du même temps se
jettent, ou plutôt se précipitent en arrière, pour tomber assis
sur leur banc. Il faut l'avoir vu pour croire que ces misérables
rameurs puissent résister à un travail si rude; et quiconque n'a
jamais vu voguer une galère, en le voyant pour la première fois ne
pourrait jamais imaginer que ces malheureux pussent y tenir une
demi-heure. -- On les fait voguer, non seulement une heure ou
deux, mais même dix à douze heures de suite.»

«Je me suis trouvé avoir ramé à toute force pendant vingt-quatre
heures sans nous reposer un moment. Dans ces moments, les comités
et autres mariniers nous mettaient à la bouche un morceau de
biscuit trempé dans du vin sans que nous levassions les mains de
la rame, pour nous empêcher de tomber en défaillance.»

«Pour lors, on n'entend que hurlements de ces malheureux,
ruisselants de sang par les coups de corde meurtriers qu'on leur
donne; on n'entend que claquer les cordes, que les injures et les
blasphèmes de ces affreux comités; on n'entend que les officiers
criant aux comités, déjà las et harassés d'avoir violemment
frappé, de redoubler leurs coups. Et lorsque quelqu'un de ces
malheureux forçats _crève sur la rame_, _ainsi qu'il arrive
souvent_, on frappe sur lui tant qu'on lui voit la moindre
apparence de vie et, lorsqu'il ne respire plus, _on le jette à la
mer comme une charogne_.»

Un jour la galère sur laquelle se trouvait Marteilhe, faisant
force de rames pour atteindre un navire anglais, et le comité ne
pouvant, malgré les coups dont il accablait les rameurs, hâter
suffisamment la marche de la galère au gré du lieutenant, celui-ci
lui criait: «Redouble tes coups, bourreau, pour intimider et
animer ces, chiens-là! _Fais comme j'ai vu souvent faire aux
galères de Malte_, coupe le bras d'un de ces chiens-là pour te
servir de bâton et en battre les autres.»

Un autre jour le capitaine de cette galère ayant mené jusqu'à
Douvres le duc d'Aumont qu'il avait régalé, celui-ci voyant le
misérable état de la chiourme, dit qu'il ne comprenait pas comment
ces malheureux pouvaient dormir, étant si serrés et n'ayant aucune
commodité pour se coucher dans leurs bancs.

«J'ai le secret de les faire dormir, dit le capitaine, je vais
leur préparer une bonne prise d'opium», et il donne l'ordre de
retourner à Boulogne.

Le vent et la marée étaient contraires et la galère se trouvait à
dix lieues de ce port. Le capitaine ordonne qu'on fasse force
rames et passe vogue, c'est-à-dire qu'on double le temps de la
cadence de la vogue (ce qui lasse plus dans une heure que quatre
heures de vogue ordinaire). La galère arrivée à Boulogne, le
capitaine dit au duc d'Aumont qui se levait de table, qu'il lui
voulait faire voir l'effet de son opium; la plupart dormaient,
ceux qui ne pouvaient reposer feignaient aussi de dormir, le
capitaine l'avait ordonné ainsi. Mais quel horrible spectacle!
«Six malheureux dans chaque banc accroupis et amoncelés les uns
sur les autres, tout nus, personne n'avait eu la force de vêtir sa
chemise; la plupart ensanglantés des coups qu'ils avaient reçus et
tout leur corps écumant de sueur.» Ce cruel capitaine voulut
encore montrer qu'il savait aussi bien éveiller sa chiourme que
l'endormir et il fit siffler le réveil. «C'était la plus grande
pitié du monde... Presque personne ne pouvait se lever, tant leurs
jambes et tout leur corps étaient raides, et ce ne fut qu'à grands
corps de corde qu'on les fit tous lever, leur faisant faire mille
postures ridicules et très douloureuses.»

Ce n'était, du reste, qu'en faisant de la manoeuvre de la rame un
cruel supplice, qu'on pouvait obtenir de ceux qui y étaient
employés le travail surhumain qu'on appelait la vogue des galères.
On tenta de faire manoeuvrer quatre demi-galères (dont les rames
n'avaient que vingt-cinq pieds de long au lieu de cinquante) par
des mariniers exercés. Avec ces rameurs libres, qu'on ne pouvait
impunément martyriser, à peine put-on mener ces demi-galères du
port à la rade de Dunkerque, après quoi il fallut regagner le
port. On essaya alors de mettre à chaque rame, au poste le plus
pénible, un forçat, pour seconder les mariniers libres. Ce ne fut
que bien difficilement qu'on put aller de Dunkerque à Ostende, le
comité n'osant pas, en présence des mariniers, exercer ses
cruautés habituelles sur les galériens. On dut reconnaître que
seuls, les forçats pouvaient être employés à faire marcher les
galères à la rame, parce que seuls ils pouvaient être torturés
sans merci, jusqu'à la mort au besoin.

Quand il fallait faire campagne, presque chaque jour les galériens
étaient appelés à faire la terrible manoeuvre de la vogue, et
beaucoup d'entre eux ne pouvaient y résister. «Pendant le voyage,
écrit l'intendant de la marine à Colbert, il n'est mort que
trente-six forçats, _ce qui est un bonheur incroyable_, car
l'année dernière nous en perdîmes _plus de quatre-vingts_, et
autrefois les galères de Malte en ont perdu des trois cents, en
faisant la même navigation que nos galères ont fait cette année».
Il n'est pas nécessaire de faire ressortir la barbarie de cette
instruction donnée par Seignelai au directeur général des galères:
«Comme rien ne peut tant contribuer à rendre maniables les forçats
qui sont huguenots et n'ont pas voulu se faire instruire que _la
fatigue_ qu'ils auraient pendant une campagne, ne manquez pas de
les faire mettre sur les galères qui vont à Alger.»

Les aumôniers qui s'entendaient à trouver les meilleurs moyens de
tourmenter les forçats pour la foi, laissaient mettre de toutes
les campagnes les plus opiniâtres, -- Mauru, par exemple, bien que
la santé de ce malheureux fût mince et que son corps fût épuisé.

Quand une galère avait à soutenir un combat en mer, la situation
des rameurs, réduits à l'état de rouages moteurs de la galère,
était horrible; enchaînés à leurs bancs, ayant dans la bouche un
bâillon en liège, appelé tap, qu'on leur mettait pour les
empêcher, s'ils étaient blessés, de troubler leurs voisins par
leurs plaintes et leurs gémissements, ils devaient, bon gré mal
gré, attendre impassiblement la mort au milieu d'un combat auquel
ils ne prenaient point part. La mitraille et la fusillade de
l'ennemi frappaient sur les rameurs, car tuer ou blesser les
galériens, c'était immobiliser la galère en la privant de l'usage
des jambes redoutables qui lui permettaient de marcher sans le
secours du vent. Pendant ce temps, deux canons de la galère
étaient braqués sur la chiourme, que tenaient en respect cinquante
soldats, prêts à faire feu à la moindre apparence de révolte; les
malheureux forçats étaient donc placés entre deux feux. Ils
attendaient ainsi la mort, sans savoir pour lequel des deux
combattants (leur galère ou le navire ennemi) ils devaient faire
des voeux.

Un jour la galère où se trouvait Marteilhe, ayant échoué dans la
tentative qu'elle avait faite, de _clystériser_ avec son éperon
d'avant, une frégate anglaise, se trouva bord à bord avec ce
navire qui la retint dans cette situation périlleuse avec des
grappins de fer.

«Ce fut alors, dit Marteilhe, qu'il nous régala de son
artillerie... tous ses canons étaient chargés à mitraille... pas
un coup de son artillerie, qui nous tirait à brûle-pourpoint, ne
se perdait. De plus, le capitaine avait sur les hunes de ses mâts
plusieurs de son monde avec des barils pleins de grenades qui nous
les faisaient pleuvoir dru comme grêle sur le corps...; l'ennemi
fit, pour surcroît, une sortie de quarante à cinquante hommes de
son bord qui descendirent sur la galère, le sabre à la main, et
hachaient en pièces tout ce qui se trouvait devant eux de
l'équipage, épargnant cependant les forçats qui ne faisaient aucun
mouvement de défense.»

Les rames de la galère s'étant trouvées brisées par suite de
l'abordage entre les deux navires, les Anglais n'avaient plus, du
reste, aucun intérêt à frapper les forçats qui ne pouvaient plus
mettre les rames en mouvement.

Quant à ceux-ci, enchaînés à leurs bancs, les menottes aux mains
et le bâillon à la bouche, ils eussent eu bien de la peine à faire
quelque tentative de défense. L'eussent-ils pu, ils auraient été
bien sots de le faire, ainsi que le montre l'exemple suivant.

Un jour, dans une rencontre entre les galères de l'Espagne et
celles de la France, les galères françaises ayant le dessous, on
remit aux forçats français des corbeilles de cailloux, leur
promettant la liberté si l'ennemi était repoussé. Les forçats
firent pleuvoir sur les Espagnols une telle grêle de pierres
qu'ils les repoussèrent et que les galères françaises furent
dégagées; mais on ne tint pas parole aux forçats qui, le danger
passé; restèrent à la rame et furent traités comme devant.

Marteilhe poursuit ainsi l'émouvant récit du combat entre sa
galère et la frégate anglaise, dans la terrible situation faite
aux forçats-rameurs, par l'abordage des deux navires: «Il se
rencontra, dit-il, que notre banc, dans lequel nous étions cinq
forçats et un esclave turc, se trouva vis-à-vis d'un canon de la
frégate que je voyais bien qui était chargé; en m'élevant un peu,
je l'eusse pu toucher avec la main... Ce vilain voisin nous fit
tous frémir; mes camarades de banc se couchèrent tout plats,
croyant échapper à son coup... Je me déterminai à me tenir tout
droit dans le banc, je n'en pouvais sortir. J'y étais enchaîné!
Que faire? ... Je vis le canonnier, avec sa mèche allumée à la
main qui commençait à mettre le feu au canon sur le devant de la
frégate, et, de canon en canon, venait vers celui qui donnait sur
notre banc, je ne pouvais distraire mes yeux de ce canonnier.

«Il vint donc à ce canon fatal; j'eus la constance de lui voir
mettre le feu, me tenant toujours tout droit, en recommandant mon
âme au Seigneur. Le canon tira et je fus étourdi... le coup de
canon m'avait jeté aussi loin que ma chaîne pouvait s'étendre...
Il était nuit; je crus d'abord que mes camarades de banc se
tenaient couchés par crainte du canon... Le Turc du banc, qui
avait été janissaire, restant couché comme les autres: Quoi! lui
dis-je, Isouf, voilà donc la première fois que tu as peur; lève-
toi! et en même temps je voulus le prendre parle bras pour
l'aider. Mais, ô horreur! qui me fait frémir quand j'y pense, _son
bras détaché du corps me resta à la main_. Je rejette avec horreur
ce bras... lui, comme les quatre autres, étaient hachés comme
chair à pâté... Je perdais beaucoup de sang, sans pouvoir être
aidé de personne, tous étaient morts, tant à mon banc qu'à celui
d'au-dessous, et à celui d'au-dessus, si bien que de dix-huit
personnes que nous étions dans ces trois bancs il n'en échappa que
moi, avec trois blessures.»

Le combat fini, on porta les blessés dans la cale sombre et basse
du navire, et l'on jeta à la mer ceux qui paraissaient morts. Dans
la confusion et l'obscurité Marteilhe, à qui le sang coulé de ses
blessures avait fait perdre connaissance, faillit être ainsi jeté
par-dessus le bord: heureusement pour lui, un des argousins qui le
déferraient, appuya si fort sur une de ses plaies que la douleur
le tira de son évanouissement et lui fit pousser un grand cri.

On l'emporta à fond de cale avec les autres blessés, et on le jeta
_sur un câble roulé_, dur lit de repos pour un malheureux blessé
souffrant cruellement. Il resta trois jours dans cet affreux fond
de cale, sans être pansé qu'avec un peu d'eau-de-vie et de
camphre. «Les blessés, dit-il, mouraient comme des mouches dans ce
fond de cale, où il faisait une chaleur à étouffer et une puanteur
horrible, ce qui causait une si grande corruption dans nos plaies
que la gangrène s'y mit partout. Dans cet état nous arrivâmes,
trois jours après le combat, à la rade de Dunkerque.»

C'est dans cette cale que les malades étaient placés au cours
d'une campagne et qu'ils avaient à passer, non trois jours, mais
des semaines et des mois entiers.

Voici la lugubre description que fait de cette infirmerie des
galères l'aumônier Jean Bion: «Il y a sous le pont à fond de cale
un endroit qu'on appelle la chambre de proue, où on ne respire
l'air que par un trou large de deux pieds en carré et qui est
l'entrée par où on descend en ce lieu. Il y fait aussi obscur de
jour que la nuit. Il y a au bout de cette chambre deux espèces
d'échafauds, qu'on appelle le _taular_, sur lequel on met, sur le
bois seul, les malades qui y sont souvent couchés les uns sur les
autres, et quand ils sont remplis, on met les nouveaux venus sur
les cordages... Pour leurs nécessités naturelles, ils sont obligés
de les faire sous eux. Il y a bien, à la vérité, sur chacun de ces
_taulars_ une cuvette de bois, qu'on appelle _boyaux_, mais les
malades n'ont pas la force d'y aller, et d'ailleurs elles sont si
malpropres que le choix en est assez inutile.»

«On peut conjecturer de quelle puanteur ce cachot est infecté...
dans ce lieu affreux, toutes sortes de vermines exercent un
pouvoir despotique. Les poux, les punaises y rongent ces pauvres
esclaves sans être inquiétés et quand, par l'obligation de mon
emploi, j'y allais confesser ou consoler les malades, j'en étais
rempli... Je puis assurer que toutes les fois que j'y descendais,
je marchais dans les ombres de la mort, j'étais néanmoins obligé
d'y rester longtemps pour confesser les mourants et, comme il n'y
a entre le plancher et le _taular_ que trois pieds de hauteur,
j'étais contraint de me coucher tout de mon long auprès des
malades pour entendre en secret la déclaration de leurs péchés;
et, souvent, en confessant celui qui était à ma droite je trouvais
celui de ma gauche qui expirait sur ma poitrine.»

C'est dans ce triste réduit que les aumôniers des galères, de durs
lazaristes que les huguenots appelaient avec raison _les grands
ressorts de cette machine à bâtons et à gourdins_, faisaient jeter
après leur avoir fait administrer une terrible bastonnade les
forçats huguenots qui avaient refusé de _lever le bonnet _pendant
qu'ils célébraient la messe.

Quand la galère désarmée hivernait dans le port, les aumôniers,
par un raffinement de cruauté, obtenaient que l'on donnât pour
cachot aux invalides huguenots, l'infecte cale de la galère. «Sur
la vieille Saint-Louis, dit le Journal des Galères, où il y a bon
nombre de nos frères, vieux, estropiés ou invalides, on les a
confinés dans la _rougeole_, endroit où l'on ne peut se tenir
debout et _où passent des ordures et les immondices de chaque
banc_, sans avoir égard à leur vieillesse et à leurs incommodités.
M. André Valette est un de ces fidèles souffrants. Pendant l'été,
on l'avait placé auprès du _Fougon_, lieu où l'on fait du feu,
afin que la chaleur et la fumée l'incommodassent, et présentement,
dans l'hiver, on le fait venir dans la rougeole, où l'eau des
bancs coule et où le froid entre plus qu'ailleurs, afin de le
mieux affliger.»

Les aumôniers ne se résignaient qu'à regret à laisser porter à
l'hôpital les huguenots qu'ils avaient fait maltraiter. Ainsi,
Jean L'hostalet ayant reçu une cruelle bastonnade pour n'avoir pas
levé le bonnet, l'aumônier le retint cinq ou six jours sur la
galère, bien que le chirurgien eût ordonné de le transporter à
l'hôpital. Quand on l'en retira enfin, il était mourant. C'est à
cet hôpital que les forçats malades, chargé de lourdes chaîne,
n'ayant ni capote, ni feu par les plus grands froids, allaient
achever de mourir. Un Cévenol, dit Élie Benoît, y mourut de faim,
l'aumônier de l'hôpital ayant défendu de lui donner à manger pour
le punir d'avoir refusé de se laisser instruire. C'est là que vint
mourir le huguenot Mauru, après avoir craché tous ses poumons: il
expira sur un grabat où il grelottait sans feu et sans capote.
Pendant dix années, Mauru avait été tourmenté cruellement par
l'aumônier de sa galère, et la haine de cet aumônier le poursuivit
jusqu'après sa mort, car il fit retirer son corps de la bière dans
laquelle on l'avait mis, et le fit jeter tout nu à la voirie.

Les invalides, incapables de manier la rame, restaient enchaînés à
leurs bancs comme les autres forçats pendant que la galère était
en campagne; à la rentrée dans le port, moyennant un sou payé aux
argousins ils obtenaient comme leurs compagnons valides, la faveur
d'être déferrés pendant le jour. Cette faveur accordée aux
malfaiteurs et aux meurtriers, était refusée aux huguenots. Louis
de Marolles écrit en 1687, que, depuis plus de trois mois, il est
à la chaîne nuit et jour sur la galère _la Fière._

Un des commis de l'intendant, lit-on dans le journal des galères,
son rôle à la main, constate si tous les religionnaires sont à la
chaîne. Quant à l'argousin trop pitoyable qui avait déferré un
huguenot, il était condamné à trente sous d'amende, pour avoir
épargné à ce malheureux le supplice de l'éternelle immobilité.
Quand on avait un trop grand nombre d'invalides au bagne, on les
envoyait en Amérique, et Louis de Marolles, désigné deux fois pour
la transportation, eut la malchance de voir rapporter son ordre
d'embarquement; on l'envoya mourir dans un des plus affreux
cachots de Marseille.

Les aumôniers ne se bornaient pas à faire donner de _rudes
salades_ à ceux qui refusaient de _lever le bonnet_, mais encore
ils faisaient si cruellement bâtonner les huguenots qui
entretenaient ces correspondances avec le dehors et distribuaient
des secours à leurs coreligionnaires, que plusieurs furent
emportés demi-morts à l'hôpital. Pour arriver à découvrir les
_coupables_, les aumôniers, dit le Journal des Galères, avaient
aposté certains scélérats de forçats _pour leur tenir toujours les
yeux dessus;_ parfois même ils mettaient les suspects en
quarantaine, interdisant à toute personne étrangère de leur parler
et de les approcher.

Grâce au dévouement des esclaves turcs et de quelques forçats
catholiques qui leur servaient d'intermédiaires, les huguenots,
_commis pour régir la Société souffrante des galères_, purent
continuer à distribuer les sommes qui étaient recueillies en
Suisse, en Hollande et en Angleterre, puis envoyées à des
négociants de Marseille pour être données en secours aux forçats
_pour la foi_. En vain Pontchartrain, ayant découvert que c'était
un pasteur de Genève qui faisait l'envoi des fonds, voulut-il
couper le mal dans sa racine, en enjoignant aux magistrats de
Genève d'avoir à faire cesser ce désordre. Le seul résultat qu'il
obtint, fut de faire substituer une nouvelle organisation à
l'ancienne, si bien que jusqu'au jour où le dernier forçat _pour
cause de religion_, sortit du bagne, la caisse de bienfaisance
établie à Marseille continua à recevoir les sommes recueillies à
l'étranger, _pour la Société souffrante des galères._

Parmi les membres de cette Société des galères, on voyait Louis de
Marolles, le conseiller du roi, le baron de Monthetou, parent du
duc de la Force, le baron de Salgas, le sieur de Lasterne, de la
Cantinière, de l'Aubonnière, Élie Néau, les trois frères Serre,
Sabatier, etc. Sur une liste de cent cinq forçats _pour la foi_,
que donne Court, on trouve deux chevaliers de Saint-Louis et
quarante-six gentilshommes.

Le forçat Fabre qui avait obtenu d'être envoyé aux galères à la
place de son père, surpris à une assemblée, expose ainsi la
souffrance morale infligée aux honnêtes gens en se voyant jetés au
milieu des pires malfaiteurs: «Lorsqu'il me fallut entrer dans ce
fatal vaisseau, que je me vis dépouillé pour revêtir l'ignominieux
uniforme des scélérats qui l'habitent, confondu avec ce qu'il y a
de plus vil sur la terre, enchaîné avec l'un d'eux sur le même
banc, le coeur me manqua... Je laisse à penser de quelle douleur
mon âme fut accablée, à cette première nuit, lorsque, à la lueur
d'une lampe suspendue au milieu de la galère, je promenai mes
regards sur tous ces êtres qui m'environnaient, couverts de
haillons et de vermine qui les tourmentait. Je m'imaginai être
dans un enfer que les remords du crime tourmentaient sans cesse.»

La spirituelle et peu sensible marquise de Sévigné contant à sa
fille les horribles détails de la répression de la révolte de la
Bretagne, dit: «J'ai une tout autre idée de la justice, depuis que
je suis en ce pays. Vos galériens me semblent une société
d'honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie
douce; nous vous en avons bien envoyé par centaines.»

C'était bien, grâce à la persécution religieuse, une société
d'honnêtes gens que celle des galères; mais l'on a vu quelle vie
douce, menaient les forçats retranchés du monde. «Oh! noble
société que celle des galères, dit Michelet. Il semblait que toute
vertu s'y fût réfugiée... On put souvent voir à la chaîne avec le
protestant, le catholique charitable qui avait voulu le sauver,
avec le forçat de la foi ramait le forçat de la charité. On y
voyait le Turc qui, de tout temps, au péril de sa vie et bravant
un supplice horrible, servait ses frères, chrétiens, se dévouait à
leur chercher à terre les aumônes de leurs amis.»

Quelques forçats catholiques, touchés de l'héroïque constance de
huguenots leurs compagnons de chaîne, se convertirent à la foi
protestante sur les galères mêmes, et les aumôniers n'épargnaient
point les plus indignes traitements à ces _apostats_ qu'ils
menaçaient de la potence.

«Les prosélytes de la chaîne, dit _le Journal des Galères_, qui
n'ont à espérer que des tourments et des misères dans ce monde, ne
nous font-ils pas plus d'honneur que cette foule de gens convertis
que l'Église romaine s'est faite, et dont elle se glorifie par le
motif de l'intérêt, des charges, par dragons, par le sang et le
carnage?»

Quant à l'aumônier Bion, en voyant avec quelle cruauté on
maltraitait parfois, jusqu'à leur faire _venir l'âme jusqu'au bord
des lèvres_, les forçats huguenots (et cela parce qu'ils n'avaient
pas levé le bonnet ou avaient refusé de nommer la personne dont
ils avaient reçu des secours pour leurs frères des galères), il
abjura sa foi catholique. _«Leur sang prêchait_, _dit-il_, _je me
fis Protestant.»_

Les aumôniers secondaient les vues de Louis XIV lorsqu'ils
employaient tous les moyens pour arriver à ce que le silence se
fit sur ce qui se passait dans l'enfer des galères En effet, le
roi voulait que tout huguenot qui y entrait, perdit toute
espérance d'en sortir autrement que par la mort et que nul ne sût
ce qui se passait sur les galères. Quoi que fissent pour les
tourmenter, intendants, aumôniers, comités; argousins ou geôliers,
les huguenots n'avaient aucun recours contre les violences les
plus indignes, contre les plus révoltantes iniquités qu'on voulait
laisser ignorées de tous au dehors.

Cependant, en dépit des efforts faits par les aumôniers et les
intendants pour les isoler du monde entier, les forçats huguenots,
soit du pont des galères, soit du bagne, soit du fond des cachots
obscurs où on les renfermait parfois, trouvaient toujours moyen,
grâce à des merveilles d'intelligence, de patiente ruse, de faire
parvenir de leurs nouvelles à leurs coreligionnaires réfugiés à
l'étranger. On a recueilli les curieuses et touchantes
correspondances de ces martyrs de la liberté de conscience et on
les a publiées sous le titre du_ Journal des Galères;_ on y voit
que, à l'étranger, on était tenu au courant, jour par jour,
presque heure par heure, de ce qui se passait dans la société
souffrante des galères. À l'instigation des réfugiés français, les
puissances protestantes ne cessaient de renouveler leurs démarches
en faveur des forçats _pour la foi_ si cruellement persécutés,
mais il semblait que rien ne pût triompher de l'implacable
obstination du roi à ne se relâcher en rien de ses odieuses
rigueurs.

En 1709, Louis XIV, pour obtenir la paix, consent à céder nos
places frontières et offre même de payer une subvention aux
puissances alliées pour détrôner son petit fils, mais il se refuse
absolument à mettre en liberté les huguenots ramant sur ses
galères. Son négociateur, de Torcy lui écrit à ce sujet: «On a
traité dans la conférence de ce matin des religionnaires détenus
dans les galères de Votre Majesté. Buys a demandé _leur liberté;_
sans allonger ma lettre pour vous informer, sire, de mes réponses,
j'ose vous assurer _qu'il ne sera plus question de cet article_.»

En effet, il n'en fut pas question dans le traité; mais la paix
signée, Louis XIV avait trop d'intérêt à se ménager les bonnes
grâces de la reine Anne pour lui refuser la grâce des forçats pour
la loi; seulement, ayant promis de les relâcher tous, sur trois
cents il n'en mit en liberté que cent trente-six.

L'intendant des galères à qui l'on faisait observer que les
libérés, astreints à partir de suite par mer, n'étaient pas en
mesure de fréter un navire à leurs frais, répondait que le roi ne
voulait pas dépenser un sou pour eux. Les aumôniers, furieux de
voir leurs victimes leur échapper, mettaient mille obstacles à
leur départ. Les malheureux, autorisés à courir la ville sous la
garde de leurs argousins, finirent par traiter avec un capitaine
de navire qui les débarqua à Villefranche, d'où ils se rendirent à
Nice puis à Genève. Leur entrée dans cette ville huguenote, si
hospitalière pour nos réfugiés, fut un véritable triomphe. La
population tout entière vint au-devant d'eux, précédée de ses
magistrats, et chacun se disputa l'honneur de loger les martyrs de
la foi protestante.

Peu de temps après, une députation des libérés partait pour
l'Angleterre et fut présentée à la reine Anne par de Rochegude et
par le comte de Miramont, un des plus remuants de nos réfugiés.
Bancillon, un des forçats mis en liberté qui faisaient partie de
la députation, conte que _la bonne reine_ dit à M. de Rochegude:
«Voila donc tous les galériens élargis»; et qu'elle fut fort
surprise quand celui-ci lui répondit qu'il y en avait encore un
grand nombre sur les galères du roi. Il lui remit la liste des
_oubliés;_ et elle promit d'agir de nouveau pour obtenir la
liberté de tous les forçats pour la foi. Cette fois le grand roi
dut s'exécuter complètement, et en 1714, on relâcha tous les
galériens condamnés pour cause de religion, parmi lesquels se
trouvait, entre autres, Vincent qui, depuis douze ans, avait fini
le temps de galères auquel les juges l'avaient condamné.

De nouvelles condamnations furent prononcées bientôt contre les
protestants ayant assisté à des assemblées de prières, si bien
que, sous la régence, on eut encore à faire de nouvelles mises en
liberté de forçats pour la foi. Puis, à partir de 1724, on
recommença à appliquer les édits du grand roi avec tant de rigueur
que les bagnes se peuplèrent de nouveau de huguenots.

Mais le sort des galériens était devenu moins dur par suite de la
transformation du matériel maritime de la France; en effet, sous
la régence on avait mis à la réforme les deux tiers des galères.
Il y en avait encore quelques-unes sous Louis XVI, mais elles ne
servaient plus que pour la parade, pour les voyages des princes et
des hauts personnages, en sorte que les galériens étaient rarement
soumis au dur supplice de la vogue.

Jusqu'au dernier moment, l'administration et la justice françaises
s'obstinèrent à envoyer les gens aux galères pour cause de
religion, si bien que, de 1685 à 1762, plus de sept mille
huguenots furent mis au bagne. En 1763, au lendemain du jour où
venait d'être prononcée la dernière condamnation aux galères pour
cause de religion, le secrétaire d'État, Saint-Florentin (pour
repousser la demande de mise en liberté de trente-sept forçats
pour la foi, faite par le duc de Belford) disait: «Je n'ai pas
entendu dire que nous ayons demandé grâce pour des catholiques
condamnés en Angleterre, pour avoir contrevenu aux lois du pays.
Les Anglais ne devraient donc pas solliciter en faveur des
religionnaires français condamnés pour avoir contrevenu aux
nôtres.»

Le progrès de l'esprit de tolérance en France finit par avoir
raison de l'obstination des administrateurs à vouloir appliquer
les édits de Louis XIV, impudente violation de la liberté de
conscience.

En 1769, le duc de Brunswick crut avoir obtenu la liberté du
dernier galérien, condamné pour cause de religion; c'était un
vieillard de quatre-vingts ans. «Ce pauvre infortuné, écrivait le
pasteur Tessier, sent à peine son bonheur à cause de son âge.»

Il restait encore cependant deux forçats pour la foi, oubliés au
bagne depuis trente ans. M. Eymar, que Court avait chargé
d'obtenir leur grâce, dit qu'ils jouissaient de la plus grande
faveur, pouvant aller librement et sans gardes, exercer en ville
une profession lucrative; «en un mot, dit-il, ils ne portaient
plus du galérien que le titre et la livrée; d'un autre côté, ils
avaient perdu de vue, pendant leur long esclavage, leur famille et
leur pays; leurs biens avaient été confisqués, dilapidés ou
vendus... Que retrouveraient-ils en échange de l'aisance assurée
qu'ils allaient perdre, si ce n'est l'abandon et peut-être la
mendicité?» Aussi, quand M. Eymar annonça à ces deux vieillards
qu'ils étaient graciés, il les vit accueillir cette bonne nouvelle
avec la plus froide indifférence. _«Je les vis même_, _dit-il_,
_pleurer leurs fers et regretter leur liberté_.» Heureusement
que la Société de secours, établie à Marseille pour les galériens,
existait encore; elle put fournir à ces malheureux, devenus si peu
soucieux de leur liberté, un équipement complet et une somme de
mille francs pour les mettre à l'abri de la misère qu'ils
redoutaient.

On le voit, c'est presque à la veille de la révolution que
sortirent du bagne les deux dernières victimes de l'odieuse
législation de Louis XIV, impitoyablement appliquée pendant un
siècle.

Louis XIV avait mis en prison, à l'hôpital ou au couvent, expulsé
ou transporté en Amérique les _opiniâtres_ qui persistaient dans
les erreurs d'une religion que, écrivait-il au duc de la Force,
_je ne veux plus tolérer dans mon royaume._

Il avait envoyé aux galères tout huguenot qui avait tenté de
passer à l'étranger, assisté à une assemblée de prières, ou
rétracté l'abjuration que la violence lui avait arrachée. Pour
compléter le tableau de cette odieuse croisade faite par le roi
très chrétien contre la liberté de conscience de ses sujets, il ne
me reste plus qu'à raconter ce que furent les exhortations données
aux huguenots par ses soldats, qu'à faire la lamentable histoire
des dragonnades.

CHAPITRE V
LES DRAGONNADES

_Ce qu'était l'armée_. _-- Les logements militaires_. _-- Les
dragonnades_. _-- L'édit de révocation_. _-- Expulsion des
ministres_. _-- Un article de l'édit de révocation_. _-- Pillage_.
_-- Violences_. _-- Tortures_. _-- Les coupables et les Loriquet
du XIXe siècle_. _-- L'exode des huguenots._


Sous Louis XVI, l'armée royale n'était qu'un ramassis de bandits,
provenant soit de la milice, soit du recrutement. Pour la milice,
les communes donnaient tous les mauvais sujets, tous les vagabonds
dont elles voulaient purger leur territoire, et les officiers
recruteurs acceptaient sans difficulté le pire des vauriens,
pourvu qu'il fût robuste et vigoureux. Pour le recrutement, opéré
par violence ou par ruse, c'était une véritable chasse à l'homme
que faisaient les recruteurs, par les rues et les grands chemins,
dans les cabarets, les tripots et les prisons même. Le résultat de
cette chasse à l'homme était de convertir en recrues pour l'armée
royale, des gens de sac et de corde, des voleurs, des évadés du
bagne. Un jour, une chaîne de quatre-vingt-dix-neuf forçats a la
chance de se trouver sur le passage du roi; par suite de cette
heureuse rencontre, cette centaine _d'honnêtes gens_, au lieu
d'être conduits aux galères, sont incorporés pour six ans dans
l'armée du roi. Un autre jour c'est le contrôleur général qui, à
un intendant lui demandant les ordres nécessaires pour faire
conduire au bagne des bohémiens condamnés aux galères, répond de
tenir dans les prisons d'Angoulême, tous ceux d'entre les
condamnés qui peuvent porter les armes, jusqu'à ce qu'il passe une
recrue à laquelle ils seront joints. Sur les extraits
d'interrogatoire de Bicêtre, on trouve un avis favorable à la
demande de prendre parti dans les troupes faite par _Adam_,
_scélérat de premier ordre_, _fameux fripon_, _chef de filous_. --
Cette promiscuité étrange entre les prisons, le bagne et l'armée,
semblait chose si naturelle qu'il était de règle, de donner aux
déserteurs et aux réfugiés la faculté d'opter entre les galères et
le service militaire.

Ainsi, par exemple, les réfugiés Lebadoux et Jean Bretton, faits
prisonniers, s'engagent dans l'armée pour éviter les galères.
Perrault est condamné aux galères pour émigration, l'intendant de
Franche-Comté écrit au ministre: «Comme il est d'ailleurs jeune et
bien fait, si Sa Majesté jugeait à propos de commuer sa peine, en
celle de le servir pendant un temps dans ses troupes, il lui
serait plus utile comme soldat que comme galérien.»

On comprend ce que pouvait valoir une armée composée de tels
éléments; qu'elle fût campée en France ou en pays ennemi, suivant
l'énergique expression du temps, _elle mangeait le pays_; quant à
l'habitant, il était à la discrétion du soldat qui pouvait
impunément piller, battre, voler, violer et maltraiter ses hôtes.
-- Que se passe-t-il, en Bretagne, lorsqu'en 1675, on a amené, par
de bonnes paroles à se disperser ceux qui s'étaient soulevés à la
suite de l'établissement de taxes excessives et illégales? Les
troupes entrent dans la province et, disent les relations du
temps, «les soldats jettent leurs hôtes par la fenêtre après les
avoir battus, violent les femmes, lient des enfants tout-nus sur
les broches pour les faire rôtir, brûlent les meubles, etc.»

Nous n'avons pas besoin de rappeler les scènes de la désolation
des provinces du midi ordonnée en 1683 par Louvois, ni les
horreurs commises pendant la guerre des Cévennes par les soldats
du roi.

Mais, pour juger de ce que pouvaient faire de tels bandits, il
n'est pas inutile de rappeler leurs exploits à l'étranger, en
Hollande et dans le Palatinat, avant les dragonnades; en Savoie,
après cette croisade à l'intérieur. Quel spectacle l'armée du
grand roi donne-t-elle en Hollande?

«Trois cent mille gueux, dit Michelet, sans pain, ni solde,
jeûnant il est vrai, mais s'amusant, pillant, brûlant, violant.
Les soldats, sans frein ni loi, par-devant les officiers faisaient
de la guerre royale une jacquerie populaire en toute liberté de
Gomorrhe.»

Que se passe-t-il encore quelques années plus tard, quand l'armée
de Louis XIV se présente devant Heidelberg, ville ouverte et après
que la population valide s'est enfuie, en s'écrasant aux portes,
dans le château dont le gouverneur a fait enclouer les canons?

Les faibles, les dames et les enfants refoulés dans la ville,
s'entassent dans les églises. Le soldat entre sans combat, et, à
froid, il tue parfois un peu, puis bat, joue et s'amuse, met les
gens en chemise. Quand ils entrent dans les églises et voient
cette immense proie de femmes tremblantes, l'orgie alors se rue,
l'outrage, le caprice effréné. Les dames, leurs enfants dans les
bras, sont insultées, souillées par les affreux rieurs et
exécutées sur l'autel. Près de ces demi-mortes, laissées là, la
joyeuse canaille fait sortir les vrais morts, les squelettes, les
cadavres demi-pourris des anciens Électeurs. Effroyable spectacle!
«Ils arrivent dans leurs bandelettes, traînés la tête en bas...»

En 1685, alors que les dragonnades touchent à leur fin en France,
Louis XIV envoie quelques milliers des étranges missionnaires qui
viennent de convertir les huguenots, pour débarrasser son allié le
duc de Savoie des hérétiques des vallées à Pignerol.

Déjà les hommes en état de combattre, désarmés à la suite de
perfides négociations, avaient été entassés dans les prisons de
Turin, où la peste les avait presque tous emportés.

L'armée française, en arrivant sur le territoire de la Savoie, ne
trouve donc devant elle aucun combattant, elle n'a d'autre chose à
faire que de massacrer.

«Restent, dit Michelet, les femmes, les enfants, les vieillards
que l'on donne aux soldats. Des vieux et des petits, que faire,
sinon les faire souffrir? On joua aux mutilations, on brûla
méthodiquement, membre par membre, un à un, à chaque refus
d'abjuration. On prit nombre d'enfants, et jusqu'à vingt
personnes, pour jouer à la boule, jeter aux précipices...On se
tenait les côtes de rire à voir les ricochets; à voir les uns
légers, gambader, rebondir, les autres assommés comme plomb au
fond des précipices tels accrochés en route aux rocs et éventrés,
mais ne pouvant mourir, restant là aux vautours. Pour varier, on
travailla à écorcher un vieux, Daniel Pellenc; mais la peau ne
pouvant s'arracher des épaules, remonta par-dessus la tête. On mit
une bonne pierre sur ce corps vivant et hurlant, pour qu'il fît le
souper des loups. Deux soeurs, les deux Victoria, martyrisées,
ayant épuisé leurs assauts, furent, de la même paille qui servit
de lit, brûlées vives. D'autres, qui résistèrent, furent mises
dans une fosse, ensevelies. Une fut clouée par une épée en terre,
pour qu'on en vînt à bout. Une, détaillée à coups de sabre,
tronquée des bras des jambes, et ce tronc informe fut violé dans
la mare de sang.»

Élie Benoît dit de son côté: «Ils pendaient et massacraient les
femmes comme les hommes; mais ils violaient ordinairement les
femmes et les filles avant de les tuer, et après cela, non
contents de les assommer, ils _leur arrachaient les entrailles_,
ils les jetaient dans un grand feu; _ils les coupaient en morceaux
et s'entrejetaient ces reliques de leur fureur_.»

Après les massacres, la dévastation impitoyable du pays.

Catinat écrit à Louvois: «Ce pays est _parfaitement désolé_, il
n'y a plus du tout ni peuple, ni bestiaux, j'espère que nous ne
quitterons pas ce pays-ci, que cette race des Barbets n'en soit
_entièrement extirpée._» Louvois ne trouve pas la désolation assez
parfaite, il écrit au marquis de Feuquières: «Le roi a appris avec
plaisir ce qui s'est passé dans la vallée de Luzerne, dans
laquelle _il eût été seulement à désirer que vous eussiez fait_,
_brûler tous les villages où vous avez été_.»

Louvois avait déjà donné de semblables ordres dans le Palatinat.
Un jour, apprenant que les troupes se sont contentées de brûler
seulement à moitié, une ville, il ordonne _de brûler tout jusqu'à
la dernière maison_ et enjoint de lui faire connaître les
officiers qui ont ainsi failli à la ponctuelle exécution des
volontés du roi, _afin qu'ils soient punis d'une façon
exemplaire_.

Un autre jour, il apprend que les habitants d'une autre ville, qui
a été complètement détruite conformément à ses instructions,
s'obstinent à venir chercher un gîte au milieu des ruines, il
écrit: «Le moyen d'empêcher que ces habitants ne s'y rétablissent,
c'est après les avoir avertis de ne point le faire, _de faire
tuer_ tous ceux que l'on trouvera vouloir y faire quelque
habitation.»

Ce n'était pas en donnant de semblables instructions, que Louvois
pouvait faire disparaître les habitudes invétérées de banditisme
de l'armée royale, tout au contraire; il n'est donc pas surprenant
que le jour où il se décida à ordonner aux soldats logés chez les
huguenots, de faire _tout le désordre possible_, pour amener la
conversion de leurs hôtes, il ne fût d'avance déterminé à fermer
les yeux sur les actes les plus odieux et les plus violents de ses
_missionnaires bottés_, ainsi qu'on les appelait.

Mais il était trop politique pour ne pas masquer le but qu'il
poursuivait et pour vouloir que la persécution prît au début le
caractère qu'elle avait eue en Hongrie, en 1672: «Les jésuites,
menant avec eux des soldats, surprenant chaque village, et
convertissant le hongrois qui voyait sa femme sous le fusil... des
ministres brûlés vifs, des femmes empalées au fer rouge, des
troupeaux d'hommes vendus aux galères turques et vénitiennes.»
(Michelet).

C'est au commencement de l'année 1681, que Marillac, intendant du
Poitou, soumit à Louvois son plan de convertir les huguenots en
logeant exclusivement chez eux les troupes et lui demanda
d'envoyer dans le Poitou des soldats pour mettre à exécution ce
plan que le hasard ou sa malice, dit Élie Benoît, lui avait fait
découvrir.

Louvois comprit que, pour reprendre dans l'État le rôle
prépondérant qu'il avait perdu depuis que les affaires de religion
avaient fini par prévaloir sur toutes les autres dans l'esprit du
roi, c'était un excellent moyen, ainsi que le disent les lettres
du temps, _de mêler du militaire_ à l'affaire des conversions.
Mais, il jugea nécessaire de dissimuler qu'il voulait obtenir par
la violence, la conversion des huguenots, tout au moins jusqu'au
moment où l'importance des résultats déjà acquis, empêcherait de
pouvoir revenir en arrière. -- C'est pourquoi, après avoir fait
signer au roi une ordonnance, exemptant pendant deux ans du
logement des gens de guerre les huguenots qui se convertiraient,
il se borne à obtenir la permission de faire passer dans les
villes huguenotes des régiments dont la seule présence amènerait
des conversions. En effet, disait-il, si les huguenots se
convertissent pour toucher une pension; ou une faible somme
d'argent, ils seront encore plus disposés à abjurer pour éviter
quelque incommodité dans leurs maisons et quelque trouble dans
leurs fortunes.

En envoyant à Marillac, l'ordonnance et les troupes qui vont lui
permettre de mettre son plan à exécution, Louvois multiplie les
précautions pour dissimuler l'existence même de ce plan.

«Sa Majesté, écrit-il, à Marillac, a trouvé bon de faire expédier
l'ordonnance que je vous adresse, par laquelle elle ordonne que
ceux qui se seront convertis, seront, pendant deux années, exempts
du logement des gens de guerre. Cette ordonnance _pourrait causer
beaucoup de conversions dans les lieux d'étape..._

«Elle m'a commandé de faire marcher, au commencement du mois de
novembre prochain, un régiment de cavalerie en Poitou, lequel sera
logé, _dans les lieux que vous aurez pris soin de proposer entre
ci et ce temps-là_, dont elle trouvera bon que le grand nombre
soit logé chez les protestants; mais elle n'estime pas _qu'il
faille les y loger tous;_ c'est-à-dire que de vingt-six maîtres
dont une compagnie est composée, si, suivant une répartition
juste, les religionnaires en devaient porter dix, vous pouvez leur
en faire donner vingt et les mettre tous _chez les plus riches_
des dits religionnaires, prenant _pour prétexte_ que, quand il n'y
a pas un assez grand nombre de troupes dans un lieu pour que tous
habitants en aient, il est juste que les pauvres en soient exempts
et que les riches en demeurent chargés... Sa Majesté désire que
vos ordres sur ce sujet soient, par vous ou vos subdélégués,
donnés de bouche aux maires et échevins des lieux, sans leur faire
connaître que Sa Majesté désire, par là, violenter les huguenots à
se convertir, et leur expliquant seulement que vous donnez ces
ordres sur les avis, que vous avez eus que, par le crédit qu'ont
les gens riches de la religion dans ces lieux là, ils se sont
exemptés au préjudice des pauvres.»

En dépit de ces instructions, Marillac logea les troupes
_exclusivement chez les huguenots_, qu'ils fussent riches ou
pauvres. Lièvre, dans son histoire du Poitou, relève ce fait que,
à Aulnay, une recrue ayant été logée indistinctement chez tous les
habitants, le subdélégué de l'intendant, accompagné de deux
carmes, alla de maison en maison, déloger les soldats mis chez des
catholiques, et les conduisit chez des huguenots.

Fidèle à sa politique de prudence, au début de la campagne des
conversions par logements militaires, Louvois mettait sa
responsabilité à couvert, en blâmant officiellement, les violences
trop grandes, surtout lorsqu'elles avaient provoqué des plaintes
trop retentissantes.

C'est ainsi qu'il blâmait l'intendant de Limoges, d'avoir logé les
soldats _uniquement_ chez les huguenots, et d'avoir souffert le
désordre des troupes. Il réprimandait de même Marillac, à raison
de l'affectation qu'il mettait, à accabler les huguenots de
logements militaires, à souffrir que les soldats fissent chez
leurs hôtes des désordres _considérables_, et enfin à emprisonner
ceux qui avaient l'audace de se plaindre. Une telle conduite étant
de nature à sembler, disait-il, justifier les plaintes que les
religionnaires font dans les pays étrangers, d'être abandonnés à
la discrétion des troupes.

En blâmant _officiellement_ ce qu'il approuvait en secret, Louvois
avait soin de formuler son blâme, assez discrètement pour ne pas
décourager le zèle de ses collaborateurs. Reprochant à Boufflers
d'avoir mis les soldats à loger à _discrétion_ chez les huguenots,
il dit: «c'est de quoi j'ai cru ne devoir écrire qu'à vous afin
que, sans qu'il paraisse qu'on désapprouve rien de ce qui a été
fait, vous puissiez pourvoir à ce que ceux qui sont sous vos
ordres restent dans les bornes prescrites par Sa Majesté.»
Écrivant à un intendant, pour blâmer un commandant de troupes qui
a permis au maire de Saintes d'employer ses soldats, hors de son
territoire, pour violenter les huguenots à se convertir, il arrive
à cette conclusion, à l'égard de ces deux coupables. «Sa Majesté
n'a pas jugé à propos de faire une plus grande démonstration
contre eux, _puisque ce qu'ils ont fait a si bien réussi_, et
qu'elle ne croit pas qu'il convienne qu'on puisse dire aux
religionnaires que Sa Majesté _désapprouve quoi que ce soit de ce
qui a été fait pour les convertir.»_

C'est à Louvois qu'étaient adressées les lettres des gouverneurs
et des intendants, et quand il y avait quelque communication
délicate à faire, ceux-ci imitaient l'exemple de Noailles
écrivant:

«Qu'il ne tardera pas à lui envoyer (à Louvois) quelque homme
d'esprit pour lui rendre compte de tout le détail et répondre à
tout ce qu'il désire savoir, mais ne saurait _s'écrire_.»

On ne saurait donc s'étonner de ce que «aussi bien lors de la
première dragonnade du Poitou, qu'au moment de la grande
dragonnade du Béarn en 1685, mettant sur les bras des huguenots
toute l'armée rassemblée sur les frontières de l'Espagne» -- les
relations officielles mises sous les yeux du roi se taisent sur
les hauts faits des missionnaires bottés.

À propos de la violente conversion du Béarn, Rulhières affirme
avoir fait cette curieuse constatation: «La relation mise sous les
yeux du roi ne parle ni de violences ni de dragonnades. On
n'entrevoit pas qu'il y ait un seul soldat en Béarn. La conversion
générale paraît produite par la grâce divine, il ne s'agit que
d'annoncer la volonté du roi... Tous courent aux églises
catholiques.» À la fin de la même année 1685, Tessé qui vient de
traiter Orange, en ville prise d'assaut, et a converti tous les
huguenots de la cité en vingt-quatre heures, déclare dans son
rapport _officiel_, _que tout s'est fait doucement sans violence
et sans désordre_.

En 1685, comme en 1681 et en 1682, de plus, pour ôter toute
créance aux réclamations qui parvenaient directement à la cour, on
dragonnait à nouveau ceux qui se plaignaient d'avoir cédé aux
violences des soldats, afin de les obliger à signer qu'ils
s'étaient convertis librement et sans contrainte. Enfin Louvois ne
reculait devant aucun moyen, même les arrestations les plus
arbitraires, pour empêcher les plaintes des huguenots d'arriver
_directement_ au roi.

Il est difficile d'admettre cependant que Louis XIV ignorât ce qui
se passait dans les provinces dragonnées, mais il était fort aise
de pouvoir, grâce aux habiletés de son ministre, sembler ignorer
les violences qu'avaient à supporter les huguenots.

«Aucun monarque, dit Sismondi, si vigilant, _si jaloux de tout
savoir_, si irrité contre tout ministre qui aurait prétendu lui_
cacher quelque chose_, n'était encore monté sur le trône de
France»; et, ce n'était pas une entreprise violente, poursuivie à
l'aide de ses troupes, dans toutes les provinces de son royaume,
pendant plusieurs années de suite, contre plus de deux millions de
ses sujets, qui pouvait être dérobée à sa connaissance.

Déjà en 1666, l'électeur de Brandebourg s'était fait l'organe
officiel des réclamations des huguenots français, et ayant écrit à
Louis XIV: «J'ai osé affirmer que Votre Majesté _ignore ces
violences_ et que tout le mal vient de ce que ses grandes affaires
ne lui permettent pas de prendre connaissance elle-même, des
intérêts de ces pauvres opprimés.»

Louis XIV s'était empressé de répondre: «Je vous dirai qu'il ne se
fait aucune affaire _petite ou grande_ dans mon royaume, de la
qualité de celle dont il est question, non seulement qui ne soit
pas _de mon entière connaissance_, mais qui ne se fasse _par mon
ordre_.»

Dès le commencement de la première dragonnade, Louis XIV avait été
saisi _officiellement_ par Ruvigny, député général des
protestants, des justes plaintes des huguenots du Poitou, et il
avait été contraint d'ordonner une enquête contre les _violences_
commises contre ses sujets réformés; mais cette enquête, qui avait
été considérée comme une interdiction de commettre de nouvelles
violences, avait amené un sensible ralentissement dans l'oeuvre de
la conversion générale. Pour remédier au mal, le roi s'empresse de
rendre une ordonnance portant qu'il sera informé contre les
ministres «ayant été assez osés que de prêcher publiquement dans
leurs chaires que Sa Majesté désavouait _les exhortations_ qui
avaient été faites au peuple de sa part, d'embrasser la religion
catholique, Sa Majesté ne voulant pas souffrir ces _insolences_ de
si dangereuse conséquence.»

Tout naturellement, après cette ordonnance, les violences
reprirent de plus belle contre les huguenots du Poitou, et elles
aboutirent à faire un tel éclat que Louis XIV dut, l'année
suivante, révoquer Marillac et faire suspendre momentanément les
conversions par logements militaires.

Cependant, comme s'il eût voulu établir qu'il ne réprouvait pas,
en réalité, les _violences_ qu'il se voyait contraint d'interdire
_officiellement_, Louis XIV fit tout pour que les conversions
obtenues violemment fussent tenues pour bonnes et valables.

Un arrêt _d'exemple_ (c'est-à-dire faisant jurisprudence pour tout
le royaume), rendu par le Parlement de Paris, établit qu'un
huguenot, bien qu'il prouvât qu'il avait abjuré _par force_,
pouvait être condamné comme _relaps_ quand il retournait au
prêche. Une déclaration royale, allant plus loin, décida que tout
huguenot contre lequel ne pourraient être produites ni une
abjuration écrite, ni même une simple signature, devait être
condamné comme _relaps_ si deux témoins, _les deux premiers
coquins venus_, déclaraient qu'ils lui avaient vu faire un acte
quelconque de catholicité.

Enfin, en 1682, comme s'il eût voulu avertir les huguenots que les
violences ne tarderaient pas à être de nouveau autorisées contre
eux, Louis XIV permettait qu'on signifiât à tous les consistoires
l'avertissement pastoral du clergé invitant les protestants à se
convertir au plus tôt et en cas de refus de le faire les menaçant
ainsi: «Vous devez vous attendre à des malheurs incomparablement
plus épouvantables et plus funestes que ceux que vous ont attirés
jusqu'à présent votre révolte et votre schisme.»

En 1683 et en 1684, Louvois fut occupé à porter _la désolation_
dans les provinces du Midi, où, à la suite de la fermeture
arbitraire de la plupart des temples, les huguenots avaient commis
_le crime_ de reprendre l'exercice de leur culte _sous la
couverture du ciel;_ mais il n'avait pas renoncé au projet de
convertir tous les huguenots de France au moyen des logements
militaires. «On voit, dit Rulhières, par les lettres de Louvois
conservées au dépôt de la guerre, qu'il prenait de secrets
engagements pour renouveler à quelque temps de là, en Poitou et
dans le pays d'Aunis, l'essai de convertir les huguenots par le
logement arbitraire des troupes, lorsqu'un _événement inattendu_
précipita toutes ses mesures.»

Cet événement _inattendu_, c'est l'emploi fait dans le Béarn, par
l'intendant Foucault, pour la conversion des huguenots, d'une
armée toute entière, amenée sur les frontières de l'Espagne en
prévision d'une guerre, et devenue disponible, par suite d'un
changement de politique.

Tout ce que peut imaginer la licence du soldat, dit Rulhières, fut
exercé contre les calvinistes et, en quelques semaines, la
province toute entière fut convertie.

En contant ce _miracle_ opéré, disait-il, par la grâce divine; le
_Mercure_ ne craignait pas d'ajouter: «ce qui a achevé de
convaincre les protestants du Béarn, ce sont les moyens _paternels
et vraiment remplis de charité_, dont Sa Majesté se sert pour les
rappeler à l'Église.»

Louvois en apprenant la rapide conversion du Béarn où, dit-il, les
troupes viennent de _faire merveilles_, ne s'inquiéta plus de
savoir si l'on pourra qualifier de _persécution_, les
_exhortations_ que les soldats font aux huguenots pour les
convertir.

Il écrit à Boufflers de se servir des troupes qui viennent de
catholiciser le Béarn, pour essayer, _en logeant entièrement les
troupes chez les huguenots_, de procurer dans les deux généralités
de Montauban et de Bordeaux un aussi grand nombre de conversions
qu'il s'en est fait en Béarn. Craignant que, _sans miracle_, il ne
puisse le faire, il lui recommande de s'attacher seulement à
diminuer le nombre des huguenots, de manière à ce que, dans chaque
communauté, il soit deux ou trois fois moindre que celui des
catholiques.

Contrairement aux prévisions de Louvois, _le miracle_ du Béarn se
reproduit partout, c'est par corps et par communautés que se font
les abjurations, et de grandes villes huguenotes se convertissent
en quelques heures. Boufflers, après avoir catholicisé les
généralités de Montauban et de Bordeaux, a le même succès en
Saintonge. De Noailles qui avait d'abord demandé jusqu'à la fin de
novembre pour convertir le Languedoc, où l'on comptait deux cent
cinquante mille huguenots, écrit bientôt qu'à la fin d'octobre,
_cela sera expédié._

Dans une lettre qu'il écrit d'Alais, il se plaint que les choses
aillent trop vite, «je ne sais plus, dit-il, _que faire des
troupes_, parce que les lieux où je les destine, se convertissent
tous généralement; et cela _si vite_ que, tout ce que peuvent
faire les troupes, c'est de coucher _une nuit_ dans les lieux où
je les envoie.» Comment le _miracle_ ne se fût-il pas reproduit?
Non seulement les soldats envoyés dans une localité étaient logés
exclusivement chez les huguenots, mais à mesure que les
conversions se multipliaient, ils refluaient tous chez les
opiniâtres, qui se trouvaient parfois avoir jusqu'à cent
garnisaires sur les bras. Si le chef de famille cédait, il fallait
qu'il fît aussi céder ses enfants; si au contraire, il voulait
s'opiniâtrer alors que sa femme et ses enfants avaient fait leur
soumission, ceux-ci le suppliaient de céder son tour, car il
fallait que le père et les enfants fussent convertis pour que la
maison fût abandonnée par les missionnaires bottés.

C'est ce dont témoigne cette lettre de Louvois à M. de Vrevins:
«Lorsque le chef de la famille s'est converti, _il faut que les
enfants soient de sa religion_... à l'égard des familles dont, le
chef demeure obstiné dans la religion, et dont la femme et les
enfants sont convertis, il faut loger chez lui, tout comme si
personne ne s'était converti dans sa maison.»

Louvois s'était d'abord réjoui sans réserve de ce succès _des
missions bottées_, succès qu'il qualifiait de surprenant, et il
était heureux de pouvoir annoncer à son frère Le Tellier: que les
grandes cités du Languedoc, et, pour le moins, trente autres
petites villes, des noms desquelles il ne se souvenait pas,
s'étaient converties en _quatre jours;_ que les trois quarts des
religionnaires du Dauphiné étaient convertis, que tout était
catholique dans la Saintonge et dans l'Angoumois, etc.

Cette soumission rapide et complète des huguenots finit par lui
paraître _suspecte_. «Il faut prendre garde, écrit-il à Bâville,
dès le 9 octobre 1685, que cette soumission unanime maintienne
entre eux une espèce de cabale qui ne pourrait, par la suite, être
que fort préjudiciable.» Dans l'intention de prévenir _cette
cabale_, sans attendre que toutes les provinces du royaume eussent
été dragonnées, Louvois pressa la publication de l'édit de
révocation qui devait priver les réformés de leurs directeurs
habituels, en bannissant les ministres.

Louvois avait toujours du reste soutenu cette thèse, qu'il fallait
séparer les ministres de leurs fidèles et dès le 24 août 1685, il
écrivait à Boufflers:

«Sa Majesté a toujours regardé comme un grand avantage pour la
conversion de ses sujets _que les ministres passassent en pays
étranger_. Aussi, loin de leur en ôter l'espérance, comme vous le
proposez, elle vous recommande, par les logements que vous ferez
établir chez eux, de les porter à sortir de la province, et à
profiter de la facilité avec laquelle le roi leur accorde la
_permission_ de sortir du royaume.»

Le 8 octobre, le conseil du roi, appelé à décider du moyen qu'il
fallait employer pour séparer les huguenots de leurs pasteurs,
l'emprisonnement ou le bannissement des ministres, s'était
prononcé pour cette dernière mesure. Châteauneuf avait obtenu
cette décision en faisant valoir cette considération économique
que la nourriture de tant de prisonniers _serait une lourde
charge pour le roi_, tandis que bannir les ministres et
confisquer leurs biens en même temps, ce serait assurer au roi un
_double profit._ On ne voulut même pas que les ministres, ayant
reçu _permission de sortir_ avant l'édit de révocation, et non
encore sortis, pussent vendre leurs biens...

Ainsi le 30 octobre 1685, Colbert de Croissy écrit à l'intendant
du Dauphiné: «Sa Majesté, ayant ci-devant donné des permissions à
des ministres de la religion prétendue réformée de passer dans les
pays étrangers avec leurs femmes et enfants _et de vendre le bien_
qu'ils avaient en France, elle m'ordonne de vous faire savoir,
qu'en cas que ces permissions ne soient point exécutées et que les
dits ministres n'aient pas encore vendu leurs biens, l'intention
de Sa Majesté et qu'elles demeurent révoquées, et que l'on suive à
l'égard des dits ministres l'édit de Sa Majesté de ce mois.»

Louvois, en envoyant au chancelier le Tellier le projet de l'édit
révocatoire auquel avaient été ajoutés quelques articles
additionnels, _entre autres celui relatif aux ministres_, le
priait de donner au plus tôt son avis sur ces articles en lui
disant: «Sa Majesté a donné ordre que cette déclaration fût
expédiée _incessamment_ et envoyée partout, Sa Majesté ayant jugé
qu'en l'état présent des choses, _c'était un bien de bannir au
plus tôt les ministres._»

L'édit révocatoire fut expédié promptement suivant les désirs de
Louvois; il fut publié le 18 octobre 1685, et l'on tint la main à
la stricte exécution de la clause obligeant les ministres à
quitter la France dans un délai de quinze jours, les obligeant à
choisir, dans ce court délai, entre l'exil, les galères ou
l'abjuration; s'ils se prononçaient pour l'exil, il leur fallait
partir, seuls et dénués de tout, laissant dans la patrie dont on
les chassait, leurs biens, leurs parents et ceux de leurs enfants
qui avaient atteint ou dépassé l'âge de sept ans; quelques
intendants, allant plus loin encore que cette loi barbare,
retinrent la famille entière de quelques pasteurs, jusqu'à des
enfants à la mamelle, le ministre Bely, par exemple, dut partir
seul pour la Hollande, laissant en France sa femme et ses enfants.
Mais partout on appliqua strictement la loi, on ne permit pas au
ministre Guitou, fort âgé, d'emmener avec lui une vieille servante
_pour le gouverner et subvenir à ses besoins_, et Sacqueville au
risque de le faire périr, dut emmener son enfant, sans la nourrice
qui l'allaitait, _celle-ci n'étant pas mentionnée dans le brevet_.

Des vieillards chargés d'infirmités, moururent en route sur ce
vaisseau qui les emportait, par exemple: Faget de Sauveterre,
Taunai, Isaïe d'Aubus; d'autres, comme Lucas Jausse, Abraham
Gilbert, succombèrent aux fatigues du voyage et moururent en
arrivant à l'étranger.

Dans quelque état de santé que l'on fût, ne fallait-il point
partir pour la terre d'exil dans les quinze jours, aucune excuse
n'étant admise pour celui qui avait dépassé le délai fatal.
Quelques ministres du Poitou, de la Guyenne et du Languedoc, que
les dragonnades avaient contraints de se réfugier à Paris,
reçoivent des passeports de la Reynie, sauf trois pasteurs du haut
Languedoc que l'on renvoie dans leur province pour y prendre leurs
passeports, après les avoir amusés quelques jours. Ils n'arrivent
à Montpellier qu'après l'expiration des quinze jours fixés par
l'édit de révocation. Bâville les emprisonne et menace de les
envoyer aux galères, mais, après quelques jours, ils sont conduits
à la frontière. Latané fut moins heureux, il avait fourni le
certificat exigé des ministres, constatant qu'ils n'emportaient
rien de ce qui appartenait aux consistoires, mais ce certificat
fut refusé comme irrégulier parce que les signataires avaient pris
le titre d'anciens membres du consistoire. Quand Latané eut fourni
tardivement un autre certificat, on le retint en prison au château
Trompette où on le laissait souffrir du froid en le privant de
feu. En vain, réclama-t-il; le marquis de Boufflers, intendant de
la province, consulté, répondit: «Il serait plus du bien du
service de le laisser en prison, que de le faire passer en pays
étranger, vu qu'il est fort considéré_ et qu'il a beaucoup
d'esprit._»

En regard de cette singulière raison de garder un ministre en
prison, en violation de la loi, _parce qu'il a beaucoup d'esprit_,
il est curieux de mettre la réponse faite par Louvois, à la
demande de ne pas user de la permission de sortir faite pour deux
vieux ministres, presque tombés en enfance. «Si les deux anciens
ministres de Metz sont imbéciles et hors d'état de pouvoir parler
de religion, le roi pourrait peut-être permettre qu'on les laissât
mourir dans la ville de Metz, mais, _pour peu qu'ils aient l'usage
de la raison_, Sa Majesté désire _qu'on les oblige de sortir._»

Les ministres qui, au moment de la publication de l'édit de
révocation, se trouvaient emprisonnés pour quelque contravention
aux édits, devaient être mis en liberté comme le furent Antoine
Basnage et beaucoup de ses collègues, afin de pouvoir sortir du
royaume dans le délai fixé. Cependant les ministres Quinquiry et
Lonsquier ne furent relâchés qu'en janvier 1686, et trois pasteurs
d'Orange enfermés à Pierre Encise, n'en sortirent qu'en 1697.

Quelques ministres ne peuvent se résigner à quitter la France et
tentent de continuer l'exercice de leur ministère, entre autres
Jean Lefèvre, David Martin, Givey et Bélicourt, mais la terreur
générale était telle à ce moment qu'on refusait de les écouter et
de leur donner asile, en sorte que, traqués de tous côtés, ils
durent se résigner à passer à l'étranger.

Bélicourt, pour franchir la frontière, dut se cacher dans un
tonneau; quant au proposant Fulcran Rey, il tomba dans les mains
de Bâville qui l'envoya au supplice.

Quelques années plus tard un certain nombre de ministres
reviennent en France, bravant tous les périls, entre autres Givry
et de Malzac qu'on arrête et qu'on enterre vivants dans les
sombres cachots de l'île Sainte-Marguerite; Malzac y meurt après
trente-trois ans de captivité, plusieurs autres pasteurs y
deviennent fous.

Qui ne serait révolté de voir Bossuet, dans l'oraison funèbre de
le Tellier, déclarer mensongèrement que les huguenots ont vu,
_«leurs faux pasteurs les abandonner sans même en attendre
l'ordre_, _trop heureux d'avoir à alléguer leur bannissement comme
excuse_.»

L'édit de révocation, en chassant les pasteurs du royaume, alors
qu'il était, sous peine des galères, interdit à tous les autres
huguenots de franchir la frontière, prévenait, suivant les désirs
de Louvois, toute cabale entre les ministres et leurs fidèles. En
même temps, en interdisant tout culte public de la religion
réformée, cet édit ôtait aux huguenots tout espoir de voir le roi
revenir plus tard, sur ce qu'il avait fait jusqu'alors contre eux.

Cependant, chose surprenante, la publication de cet édit sembla un
instant compromettre le succès de la campagne de la conversion
générale, que les dragons n'avaient pas encore partout terminée.
Voici pourquoi: les intendants et les soldats avaient obligé les
huguenots à se convertir en leur déclarant que le roi ne voulait
plus souffrir dans son royaume que des catholiques, et leurs
déclarations recevaient un éclatant démenti, par le dernier
article de l'édit de révocation ainsi conçu: «Pourront au surplus,
lesdits de la religion prétendue réformée, en attendant qu'il
plaise à Dieu les éclairer comme les autres, demeurer dans les
villes et lieux de notre royaume, pays et terres de notre
obéissance, et y continuer leur commerce et jouir de leurs biens,
_sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de ladite
religion prétendue réformée_, à condition, comme dit, de ne point
faire d'exercice, ni de s'assembler, sous prétexte de prière ou du
culte de la dite religion, de quelque nature qu'il soit sous les
peines ci-dessus de corps et de biens.»

Bâville écrit à Louvois: «Cet édit, auquel les nouveaux convertis
ne s'attendaient pas, et surtout la clause qui défend d'inquiéter
les religionnaires, les a mis dans un mouvement qui ne peut être
apaisé de quelques temps. _Ils s'étaient convertis pour la
plupart_, _dans l'opinion que le roi ne voulait plus qu'une
religion dans son royaume_.»

Foucault, l'intendant du Poitou, écrit à son père, que cette
clause de l'édit _fait un grand désordre et arrête les
conversions_, et il propose à Louvois de traiter comme des
perturbateurs publics, les religionnaires qui opposeront aux
dragons convertisseurs cette maudite clause. Boufflers demande au
ministre qu'on use de telles rigueurs envers ceux qui auront _une
pareille insolence_, que Louvois se voit obligé de lui faire
observer qu'il faut éviter de donner aux religionnaires lieu de
croire qu'on veut rétablir en France_ une inquisition_.

De Noailles rédige un mémoire pour établir que la _tolérance_ va
tout perdre, et il montre à Louvois en face de quel dilemme se
trouvent placés, ceux qui veulent comme lui, achever l'oeuvre des
conversions par logements militaires. «Il est certain, dit-il, que
la dernière clause de l'édit, qui défend d'inquiéter les gens de
la religion prétendue réformée, va faire un grand désordre, _en
arrêtant les conversions_, _ou en obligeant le roi à manquer à la
parole qu'il vient de donner par l'édit le plus solennel qu'il put
faire_.»

Louvois qui ne veut pas que les conversions s'arrêtent, n'éprouve
aucun scrupule à ne tenir aucun compte de la parole du roi, il
écrit à Noailles, de _punir sévèrement_ les religionnaires qui ont
eu l'insolence de signifier aux consuls d'avoir à loger les
soldats ailleurs que chez eux, attendu la clause de l'édit _qui
permet de rester calviniste_.

Non seulement il continue à faire dragonner les provinces du Midi,
mais encore il envoie les troupes faire la même besogne de
conversion violente dont les provinces du Nord et de l'Ouest, que
les soldats n'avaient pas encore parcourues. Il écrit à Noailles:
«Je ne doute point que quelques logements _un peu forts_ (Noailles
en fit de cent hommes), chez le peu qui reste de la noblesse et du
tiers-état des religionnaires _ne les détrompe de l'erreur où ils
sont _sur l'édit que M. de Châteauneuf nous a dressé, et Sa
Majesté désire que vous vous expliquiez _fort durement_, contre
ceux qui voudraient être les derniers à professer une religion
_qui lui déplaît_.»

Au duc de Chaulnes et à l'intendant Bossuet, il enjoint de faire
vivre les soldats _grassement_ chez leurs hôtes.

À M. de Beaupré, il écrit, au sujet des religionnaires de Dieppe:
«Comme ces gens-là sont les seuls dans tout le royaume qui se sont
distingués à ne se vouloir pas soumettre à ce que le roi désire
d'eux, vous ne devez garder à leur égard aucune des mesures qui
vous ont été prescrites, et _vous ne sauriez rendre trop rude et
trop onéreuse la subsistance des troupes chez eux»_, et il lui
enjoint de faire venir beaucoup de cavalerie, de la faire vivre
fort licencieusement chez les religionnaires _opiniâtres_ et de
permettre aux cavaliers le désordre nécessaire _pour tirer ces
gens-là de l'état où ils sont_. À Foucault, il dit: «Sa Majesté
désire que l'on essaie _par tous les moyens_ de leur persuader
(aux huguenots) qu'ils ne doivent attendre _aucun repos ni douceur
chez eux_, tant qu'ils demeureront dans une religion _qui déplaît
_à sa Majesté, et on doit leur faire entendre que ceux qui
voudront avoir la sotte gloire d'y demeurer les derniers, pourront
encore recevoir _des traitements plus fâcheux_, s'ils s'obstinent
à y rester.» Il lui enjoint enfin de laisser les dragons faire _le
plus de désordre possible chez les gentilshommes _du Poitou et de
les y faire demeurer _jusqu'à ce que leurs hôtes soient
convertis_.

Il écrit à de Ris qu'il n'y a pas de meilleur moyen de persuader
les huguenots, que le roi ne veut plus souffrir que des
catholiques dans son royaume, que _de bien maltraiter _les
religionnaires de Barbezieux.

Au marquis de Vérac, enfin, il dit: «Sa Majesté veut qu'on fasse
sentir les _dernières rigueurs _à ceux qui ne voudront pas, se
faire de sa religion et ceux qui auront la sotte gloire de vouloir
demeurer les derniers, doivent être poussés jusqu'à la dernière
extrémité.»

On mettait le pays en coupe réglée pour convertir les huguenots
jusqu'au dernier, sans oublier le plus petit hameau du royaume.
Louvois enjoint à Boufflers de réserver de petits détachements à
Tessé; pour aller achever _d'éplucher_ les religionnaires des
villes et villages des généralités de Bordeaux et de Montauban.
L'intendant de Normandie écrit aux échevins de Rouen d'aller de
maison en maison, pour faire une recherche exacte et nouvelle des
huguenots, et il les engage à promettre trente sous à qui
découvrira un huguenot caché, il y a, ajoute-t-il, bien des
petites gens qui en découvriront.

De Noailles écrit aux consuls de son gouvernement: «Je vous envoie
un état de la viguerie du Vigan, pour que vous en visitiez
jusqu'au plus petit hameau, et que vous obligiez, autant qu'il
vous sera possible, ce qui reste de religionnaires à faire
abjuration dans ce moment, faute de quoi, vous leur ferez entendre
qu'ils auront le lendemain garnison, ce que vous exécuterez.
Faites en sorte que tout soit visité _jusqu'à la dernière maison_,
dans la dernière huitaine du mois, et que je puisse avoir un état
juste et précis de ce qui reste de religionnaires dans chaque
endroit, même de valets, et, supposez qu'il manquât quelques lieux
à l'état que je vous envoie, vous les adjoindrez.»

Cet ordre, adressé au consul de Bréau, est identique à ceux donnés
aux autres consuls et il est accompagné des instructions
suivantes:

«Suivant l'ordre ci-dessus, vous ne manquerez pas de visiter
incessamment toutes les maisons de Bréau, et, en cas que vous y
trouviez quelques-uns, _soit femmes_, _filles ou enfants au-dessus
de quatorze ans_, _même des valets_, _qui n'aient pas fait leur
abjuration_, vous m'en donnerez avis aujourd'hui, ce soir, afin
que j'y mette garnison, et si, dans la visite que je ferai demain
de votre quartier, par chaque maison, il s'en trouve quelqu'un, je
m'en prendrai à vous, comme d'une chose contraire au service du
roi. C'est la part de du Chesnel.»

C'est ainsi que Louvois et ses soldats tenaient compte de la
parole donnée solennellement par le roi, que les huguenots
pouvaient demeurer chez eux sans être empêchés ni troublés pour
cause de religion.

«Dans toutes les paroisses que les troupes avaient à traverser,
pour se rendre aux lieux d'étapes qui avaient été fixés à l'avance
par les intendants, les curés, dit Élie Benoît, encourageaient les
soldats à faire _tout le mal possible_, et leur criaient: courage,
messieurs, c'est l'intention du roi que ces chiens de huguenots
soient _pillés et saccagés_. L'intendant avertissait les officiers
de donner de la canne aux soldats qui ne feraient pas leur devoir,
et quand ceux-ci trouvaient un soldat qui, par sa débonnaireté,
empêchait le zèle de ses compagnons, ils le chargeaient à coups de
canne.»

À la tête de ces légions infernales, dit Claude, marchaient, outre
les officiers, les intendants et les évêques avec une troupe
d'ecclésiastiques. Les ecclésiastiques y étaient pour _animer_ de
plus en plus les gens de guerre à _une exécution _si agréable à
l'Église, si glorieuse, disaient-ils, pour Sa Majesté. Pour nos
seigneurs les évêques ils y étaient pour tenir table ouverte, pour
recevoir les abjurations et pour avoir une inspection générale et
sévère.

Les gouverneurs, dit Bayle, les intendants et les évêques avaient
table ouverte pour les officiers des troupes, où l'on rapportait
_les bons tours_ dont les soldats s'étaient servis. Tout soldat,
dit Fontaine, qui avait assez le génie du mal pour inventer
quelque nouveau genre de torture, était sûr d'être applaudi, sinon
récompensé.

Quand les soldats, ainsi animés tout le long de la route,
arrivaient au lieu qui leur avait été désigné pour étape, ils y
entraient comme en ville conquise, l'épée nue et le mousqueton
haut et se logeaient chez les huguenots.

«On nous dispersa dans les Cévennes, dit le comte de Vordac, avec
ordre d'aider les missionnaires et de loger chez les huguenots
jusqu'à ce qu'ils eussent fait abjuration de leurs erreurs.
_Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de plaisir_. Nous envoyions
dix, douze ou quinze dragons dans une maison, qui y faisaient
grosse chère jusqu'à ce que tous ceux de la maison fussent
convertis. Cette maison s'étant faite catholique, on allait loger
dans une autre, et partout c'était pareille aubaine. Le peuple
était riche dans les Cévennes et nos dragons n'_y firent pas mal
leurs affaires _pendant deux ans.»

Le major d'Artagnan, tout en faisant dans la maison de campagne du
banquier Samuel Bernard, un _dommage s'élevant à plus de dix mille
livres_, s'évertuait au contraire à faire étalage du chagrin qu'il
éprouvait à en agir ainsi. «Je suis fâché, écrivait-il à Samuel
Bernard, d'établir garnison dans votre maison de Chenevière. Je
vous supplie d'en arrêter de suite le cours, en vous faisant
catholique, sans quoi j'ai ordre de vivre à discrétion, et, quand
il n'y aura plus rien, la maison court grand risque. Je suis au
désespoir, monsieur, d'être commis pour pareille chose, et surtout
quand cela tombe sur une personne comme vous. Encore une fois
ôtez-moi le chagrin d'être obligé de vous en faire.»

Quand il n'y avait plus rien, non seulement les malheureux
dragonnés couraient risque de voir les soldats brûler leurs
maisons, mais encore d'aller en prison pour avoir commis le crime
d'être ruinés. -- Louvois n'avait pas craint, en effet, d'aller
jusqu'à ordonner de _mettre en prison ceux chez lesquels il n'y
avait plus de quoi nourrir les dragons_.

Même avant la révocation, les huguenots se voyaient
impitoyablement réduits à la misère par les logements militaires,
et voici un exemple de la mise en coupe réglée d'une commune
protestante jusqu'à ruine complète, exemple que nous empruntons à
l'histoire des réfugiés de la Suisse, de Marikofer: «Le 2 janvier
1684, des délégués de Saillans, commune réformée du Dauphiné,
arrivèrent à Zurich. L'année précédente, ils avaient eu à loger,
du 27 août au 1er septembre, douze compagnies d'un régiment
d'infanterie. Ces troupes, le jour même de leur départ, avaient
été remplacées par quatre compagnies d'un régiment de dragons, qui
étaient restées vingt-et-un jours, et à qui il avait fallu payer
150 francs par jour, _en sus de leur entretien._ Ces compagnies,
étant parties le 22 septembre, avaient immédiatement été
remplacées par quatre compagnies du précédent régiment
d'infanterie. Il avait fallu les loger pendant quarante-quatre
jours et payer une contribution de 105 fr. 10 sols par jour, _en
sus de leur entretien_. Le 7 novembre, il était arrivé un ordre de
l'intendant de la province condamnant les habitants à payer 50
francs par jour, ce qu'ils avaient fait jusqu'au 7 décembre.
Tombés ainsi dans la misère la plus extrême, ils avaient vu venir
des jésuites chargés d'offrir de l'argent à ceux qui soufraient le
plus de la faim et de la détresse. La commune étant restée
inébranlable, on avait pris encore de l'argent, le peu qui en
restait, et saisi chez les particuliers de la soie, de la laine,
des bagues, des pierreries, des ustensiles de ménage, etc. Enfin,
ces malheureux s'étaient décidés à aller à Zurich implorer du
secours, notamment du secours en blé pour les pauvres.»

Partout, lorsqu'ils arrivaient dans une localité à convertir, les
soldats commençaient par faire bombance, gaspiller les provisions,
briser, brûler ou vendre le mobilier de leurs hôtes.

Dans le Dauphiné, ils vendaient tout à vil prix (un sou la balle
de laine, quatre sous un mouton). À Villiers-le-Bel, ils
emportèrent plus de cinq cents charretées de bons meubles. En
Normandie, les deux cents dragons logés chez la baronne de Neuf-
ville mettent en vente, trois fois par semaine, le mobilier du
château. Au bout de cinq semaines, ils préviennent la châtelaine
que, si elle n'abjure pas, on vendra la futaie et les terres. --
En Bretagne, au château de Ramsay, l'huissier chargé d'opérer la
vente du mobilier, après que les soldats avaient quitté le
château, ne trouva plus que deux petits cabinets tout usés, un
vieux bahut, un méchant coffre et quelques fagots. La vente
produisit 24 livres. -- Peschels de Montauban conte que les
soldats, après avoir enlevé de chez lui des chenets, une pelle,
une pincette et quelques tisonniers en fer, _derniers débris du
naufrage_, allèrent piller ses métairies, dont ils prirent les
bestiaux pour les vendre au marché. «Ils menaçaient souvent, dit-
il, de démolir ma maison pour en vendre les matériaux. Enfin, ma
maison regorgeant de soldats, on afficha à ma porte un papier
signé de l'intendant et notifiant que les soldats seraient logés à
mes frais à l'auberge.»

«Dès que les dragons furent dans cette ville, dit Bureau, libraire
à Niort, on en envoya quatre chez nous qui commencèrent par la
boutique, jetèrent tous les livres par terre, ensuite avec des
haches et des marteaux, brisèrent et mirent en pièces toute la
charpente, les rayons, les vitres et la menuiserie, entrèrent
leurs chevaux dans la boutique, et les livres leur servirent de
litière; ils furent ensuite dans les chambres dont ils jetèrent
tout ce qui était dedans en la rue.»

Ce n'était, d'ordinaire, qu'après avoir fait ripaille que les
soldats songeaient à martyriser leurs hôtes. Les chambres de
parade étaient converties en écuries, les chevaux ayant pour
litière de la laine, du coton, de la soie ou des draps de fine
toile de Hollande. La vaisselle était brisée, les tonneaux,
défoncés à coups de hache, laissaient couler à flots sur le
plancher le vin ou l'eau-de-vie, les portes et fenêtres étaient
fracassées, les meubles et les armoires brisées servaient à
alimenter le foyer. Alors les soldats songeaient à convertir, en
les martyrisant, leurs hôtes qu'ils s'étaient bornés tout d'abord
à insulter et à brutaliser en les empestant de leur fumée de
tabac.

«Le logement ne fut pas plutôt fait, dit Chambrun, pasteur
d'Orange, qu'on ouit mille gémissements dans la ville; le peuple
courait par les rues, le visage tout en larmes. La femme criait au
secours pour délivrer son mari qu'on rouait de coups, que l'on
pendait à la cheminée, qu'on attachait au pied du lit, ou qu'on
menaçait de tuer, le poignard sur la gorge. Le mari implorait la
même assistance pour sa femme, qu'on avait fait avorter par les
menaces, par les coups et par mille mauvais traitements. Les
enfants criaient: «Miséricorde! on assassine mon père, on viole ma
mère, on met à la broche un de mes frères!»

Tout était permis aux soldats, sauf de violer et de tuer, mais
cette consigne était lettre morte. Les soldats violaient femmes et
filles, ainsi que l'attestent Élie Benoît et Jurieu, et, par un
raffinement inouï de méchanceté, souvent ils outrageaient les
filles et les femmes en présence des mères ou des maris, liés aux
quenouilles du lit. Quand leurs victimes trépassaient au milieu
des tourments qu'ils leur faisaient endurer, ils en étaient
quittes pour une réprimande verbale. C'est ce qui arriva, entre
autres, aux soldats qui, s'étant amusés à faire dégoutter le suif
brûlant d'une chandelle allumée dans les yeux d'un pauvre homme,
l'avaient laissé mourir sans secours, au milieu des plus cruelles
souffrances.

Quand les soldats avaient doublement manqué à la consigne donnée,
qu'ils avaient violé et tué leurs hôtesses, ils en étaient quittes
pour quelques jours de prison. Deux dragons, dit Élie Benoît,
ayant forcé une fille de quinze ou seize ans dont ils n'avaient pu
venir à bout qu'en l'assommant, et la tante de cette fille se
jetant sur eux comme une furie, ils tuèrent celle-ci et jetèrent
les deux corps encore palpitants dans la rivière. On les condamna,
mais pour la forme, car après quelques mois de prison ils furent
élargis.

En réalité, le seul résultat de cette double interdiction de
violer et de tuer était d'obliger les soldats à s'ingénier pour
trouver les moyens les plus variés d'outrager la pudeur des
femmes, sans en venir jusqu'au viol, et de découvrir des tourments
qui, sans être mortels, fussent assez douloureux pour triompher
des résistances les plus obstinées.

Voici quelques exemples de ce qu'ils imaginaient pour blesser la
pudeur des femmes: «Les soldats mettaient les femmes en chemise,
leur coupaient la chemise par derrière jusqu'à la ceinture, et, en
cet état, les obligeaient à danser avec eux. -- À Lescure, ils
mirent nus un maître et sa servante et les laissèrent ainsi
pendant trois jours et trois nuits, liés à la quenouille du lit. À
Calais, ils jetèrent dans la rue deux jeunes filles qu'ils avaient
mises dans un état de nudité complète. Un dragon vint se coucher
dans le lit où reposait la vénérable douairière de Cerisy. Les
soldats, logés dans le château où se trouvait la fille du marquis
de Venours, firent venir une femme de mauvaise vie, _et
convertirent le château en maison de débauche_. Pendant des nuits
entières, les sept filles de Ducros et d'Audenard, bourgeois de
Nîmes, eurent à souffrir toutes les indignités, sauf le viol, dit
une relation. «Les soldats, dit Élie Benoît, faisaient aux femmes
des indignités _que la pudeur ne permet pas de décrire;_ ils
exerçaient sur leurs personnes des violences aussi insolentes
qu'inhumaines, _jusqu'à ne respecter aucune partie de leur corps_
et à mettre le feu à celles que la pudeur défend de nommer...
quand ils n'osaient faire pis.»

Nous nous arrêtons, n'ayant pas la même hardiesse de description
que le grave historien de l'édit de Nantes.

Pour ce qui est des tortures qu'ils infligeaient à leurs hôtes,
les soldats ne savaient qu'imaginer pour découvrir un moyen de
venir à bout de l'opiniâtreté de ceux qu'on les avait chargés de
convertir, en les torturant sans pourtant les faire périr.

Quand, au milieu des tortures, un malheureux tombait en
défaillance, les bourreaux le faisaient revenir à lui, afin qu'il
recouvrât les forces nécessaires pour résister à de nouveaux
tourments, et ils en arrivaient ainsi à faire supporter à leurs
victimes tout ce que le corps humain peut endurer sans mourir.

«Dans les persécutions qu'eurent à supporter les premiers
chrétiens, dit le réfugié Pierre Faisses, on en était quitte pour
mourir, mais en celle-ci la mort a été refusée à ceux qui la
demandaient pour une grâce.»

Le pasteur Chambrun, cloué sur son lit de douleurs disait à ses
tourmenteurs: «On ferait bien mieux _de me dépêcher_, plutôt que
de me faire languir par tant d'inhumanités.»

Jacques de Bie, consul de Hollande à Nantes, à qui les soldats
avaient arraché le poil des jambes, fait brûler les pieds en
laissant d'égoutter le suif de la chandelle, etc., ajoute, après
avoir raconté tous les cruels tourments qu'il avait eu à
supporter: «Je les priai cent fois de me tuer, mais ils me
répondirent: Nous n'avons point d'ordre de te tuer, mais de te
tourmenter tant que tu n'auras pas changé. Tu auras beau faire, tu
le feras, après qu'on t'aura mangé jusqu'aux os. Vous voyez qu'_il
n'y avait point de mort à espérer_, _si ce n'est une mort
continuelle sans mourir_.»

L'affaire fit grand bruit en Hollande; d'Anaux, ambassadeur de
France, demanda qu'on démentit les faussetés de la lettre de
Jacques de Bie (les États avaient résolu de faire de grandes
plaintes, dit-il, prétendant que c'était contre le droit des gens
d'avoir mis les dragons chez le consul hollandais): mais d'Avaux
parvint à étouffer l'affaire en soutenant à MM. d'Amsterdam que de
Bie n'avait pas été reçu consul, que sa qualité n'était pas
reconnue en France, que, au contraire, il était naturalisé
Français.

Les États durent, bon gré mal gré, se contenter des explications
données par l'ambassadeur de France.

À l'un, ils liaient ensemble les pieds et les mains, lui prenant
la tête entre les jambes et faisant rouler sur le plancher l'homme
ainsi transformé en boule. À un autre ils emplissaient la bouche
de gros cailloux avec lesquels ils lui aiguisaient les dents.
Tenant leurs hôtes par les mains, ils leur soufflaient dans la
bouche leur fumée de tabac, ou leur faisaient brûler du soufre
sous le nez. Ils les bernaient dans des couvertures ou les
faisaient danser jusqu'à ce qu'ils perdissent connaissance.
Lambert de Beauregard raconte ainsi ce supplice de la danse qui
lui fut deux fois infligé et chaque fois pendant six heures. «Je
fus tourmenté de la plus étrange façon que l'on puisse imaginer,
soit pour me terrasser et me faire tomber rudement à terre: me
tirant les bras tantôt en avant, tantôt en arrière, de telle sorte
qu'il me semblait à tout moment qu'ils me les arrachaient du
corps, et quelquefois, après m'avoir, fait tourner jusqu'à ce que
j'étais étourdi, ils me lâchaient, et j'allais tomber lourdement à
terre ou contre la muraille. Quoique ce fût en hiver, ces gens
quittèrent leurs casaques par la chaleur et la lassitude, et moi,
qu'eux tous ensemble voulaient tourmenter, je devais être bien
las.»

Le maire de Calais dut se livrer à ce terrible exercice de la
danse, ayant attachées sur le dos les bottes des dragons, dont les
éperons venaient le frapper chaque fois qu'on le faisait sauter et
tourner violemment.

Suspendant leurs hôtes par les aisselles, les soldats les
descendaient dans un puits, les plongeant dans l'eau glacée, puis
ils les en retiraient de temps en temps, avec menace de les y
noyer s'ils n'abjuraient pas. Ils les pendaient à quelque poutre,
par les pieds ou par la tête, parfois faisant passer sur le nez du
patient la corde qui le tenait suspendu, ils la rattachaient
derrière sa tête de façon à ce que tout le poids du corps portât
sur la partie, la plus tendre du visage. À d'autres, on liait les
gros doigts des pieds avec de fines et solides cordelettes jusqu'à
ce qu'elles fussent entrées dans les chairs et y demeurassent
cachées. Alors, passant une grosse corde attachée à une poutre
entre les pieds et les mains du patient, on faisait tourner, aller
et venir ce malheureux, ou on l'élevait, on le descendait
brusquement, lui faisant endurer ainsi les plus cruelles
souffrances.

À Saint-Maixent, tandis que dans une chambre voisine leurs filles
étaient battues de verges jusqu'au sang par les soldats, les époux
Liège, deux vieillards, étaient suspendus par les aisselles,
balancés et rudement choqués l'un contre l'autre. Puis lorsque les
soldats furent lassés de ce jeu, ils nouèrent au cou du père une
serviette, à chaque bout de laquelle était suspendu un seau plein
d'eau, et, la strangulation obligeant leur victime à tirer la
langue, ils s'amusaient à la lui piquer à coups d'épingle.

Les soldats prenaient leurs hôtes par le nez avec des pincettes
rougies au feu, et les promenaient ainsi par la chambre. Ils leur
donnaient la bastonnade sous la plante des pieds, à la mode
turque.

Ils les couchaient liés sur un banc, et leur entonnaient, jusqu'à
ce qu'ils perdissent connaissance, du vin, de l'eau-de-vie ou de
l'eau, qui parfois se trouvait être bouillante. Devant les
brasiers allumés pour faire cuire les viandes destinées à leurs
interminables repas, ils liaient des enfants à la broche qu'ils
faisaient tourner, ou mettant les gens nus, ils les obligeaient à
rester exposés à l'ardeur du foyer jusqu'à ce que la chaleur eût
fait durcir les oeufs qu'ils leur faisaient tenir dans la main ou
dans, une serviette. Les sabots d'un paysan, soumis à ce supplice,
prennent feu, le malheureux a peur d'être brûlé, et promet
d'abjurer, on le retire, il se dédit, on le remet aussitôt devant
le feu, ce jeu cruel recommença plusieurs fois, dit Élie Benoît.

Un soldat, jovialement cruel, fait observer que la femme de
l'instituteur Migault, à peine relevée de couches, doit être, dans
son état, tenue le plus chaudement possible et elle est traînée
devant le foyer. «L'ardeur du feu était si insupportable, dit
Migault dans la relation qu'il fait pour ses enfants, que les
hommes eux-mêmes n'avaient pas la force de rester auprès de la
cheminée et qu'il fallait relever toutes les deux ou trois
minutes, celui qui était auprès de votre mère.»

Et la pauvre accouchée dut endurer ce supplice jusqu'à ce que la
douleur la fît tomber sans connaissance.

Certains, attachés aux crémaillères des cheminées dans lesquelles
on avait allumé du foin mouillé, furent fumés comme des jambons, -
- d'autres flambés à la paille ou à la chandelle comme des
poulets, d'autres enfin enflés avec des soufflets, comme des
boeufs morts dont on veut détacher la peau.

Les soldats mettaient une bassinoire ardente sur la tête de leurs
hôtes, leur brûlaient avec un fer rouge le jarret ou les lèvres,
les asseyaient, culottes bas ou jupes relevées, au-dessus d'un
réchaud brûlant, leur mettaient dans la main un charbon ardent en
leur tenant la main fermée de force, jusqu'à ce que le charbon fût
éteint.

Ils les lardaient d'épingles, depuis le haut jusques en bas; ils
leur arrachaient, avec une cruelle lenteur, les cheveux, les poils
de la barbe, des bras et des jambes, jusqu'à une entière
épilation. -- Avec des tenailles, ils leur arrachaient les dents,
les ongles des pieds et des mains, torture horriblement
douloureuse. Un des supplices les plus familiers à ces bourreaux,
le seul que le gouverneur du Poitou, la Vieuville, consentit à
qualifier de violence, était de chauffer leurs victimes, de leur
brûler la plante des pieds.

L'archevêque de Bordeaux, dit Élie Benoît, qui, d'une chambre
haute, se _divertissait_ à entendre les cris de Palmentier, un
pauvre goutteux que les soldats tourmentaient, suggéra à ces
soldats l'idée de brûler les pieds de ce malheureux avec une pelle
rougie au feu. C'est aussi avec une pelle rouge que le curé de
Romans brûla le cou et les mains de Lescalé, qu'il s'était chargé
de convertir.

«Les soldats me déchaussèrent mes souliers et mes bas, dit Lambert
de Beauregard, et, cependant que deux me firent choir à la
renverse en me tenant les bras, les autres m'approchaient les
pieds à quatre doigts de la braise qui était bien vive, et qui me
fit alors souffrir une grande douleur; et quand je remuais pour
retirer mes pieds, et qu'ils s'échappaient de leurs mains, mes
talons tombaient dans la braise. Cependant, il y en eut un qui
s'avisa de mettre chauffer la pelle du feu jusqu'à ce qu'elle fut
toute rouge, et ensuite me la frottèrent contre la semelle des
pieds, jusqu'à ce qu'ils jugèrent que j'en avais assez; et, après
cela, ils eurent la cruauté de me chausser par force mes bas et
mes souliers... Voilà plus de deux fois vingt-quatre heures que je
demeurai sans que personne s'approchât pour visiter mes plaies, où
la gangrène commença à s'attacher... Les chirurgiens ayant vu mes
plaies, qui faisaient horreur à ceux qui les voulaient regarder,
me donnèrent le premier appareil; après quoi, on me fit porter à
l'hôpital général.»

Un dragon frotta de graisse les jambes d'une fille, en imbiba ses
bas, qu'il recouvrit d'étoupe, à laquelle il mit le feu.

Lejeune, retenu devant un brasier et obligé de tourner la broche
où rôtissait un mouton tout entier, ne pouvait s'empêcher de faire
de douloureuses contorsions, ce que voyant, le loustic de la bande
lui dit: je vais te donner un onguent pour la brûlure, et il versa
de la graisse bouillante sur ses jambes qui furent rongées
jusqu'aux os. Jurieu, qui se rencontre plus tard sur la terre
d'exil, avec Lejeune, dit: «Il n'est pas si bien guéri qu'il ne
ressente souvent de grandes douleurs, qu'il ne boite des deux
jambes, et qu'il n'ait une jambe décharnée jusqu'aux os et moins
grosse que l'autre de moitié.»

À Charpentier de Ruffec, les soldats font avaler vingt-cinq ou
trente verres d'eau; cette torture n'ayant pas réussi, on lui fait
découler dans les yeux le suif brûlant d'une chandelle allumée, et
il en meurt. D'autres au contraire, comme les sieurs de Perne et
la Madeleine, gentilshommes de l'Angoumois, étaient plongés
jusqu'au cou dans l'eau glacée d'un puits, où on les laissait
pendant de longues heures. Plus la résistance passive de la
victime prolongeait, plus l'irritation des soldats s'augmentait en
voyant l'impuissance de la force brutale contre la force morale,
et, une torture restée sans résultat, ils ajoutaient mille autres
tourments. Ainsi l'opiniâtre Françoise Aubin, après avoir été
étouffée à moitié par la fumée du tabac et la vapeur du soufre,
fut suspendue par les aisselles, puis eut les doigts broyés avec
des tenailles, et enfin fut attachée à la queue d'un cheval, qui
la traîna à travers un feu de fagots. À un autre Opiniâtre, Ryan,
qui souffrait fort de la goutte, on serra les doigts avec des
cordes, on brûla de la poudre dans les oreilles, on planta des
épingles sous ses ongles, on perça les cuisses à coups de sabre et
de baïonnette, et enfin l'on mit du sel et du vinaigre dans ses
mille blessures saignantes.

La plus cruelle torture morale que les soldats eussent imaginée
était celle-ci: Quand l'opiniâtre était une mère, allaitant son
enfant, ils la liaient à la quenouille du lit et mettaient son
enfant sur un siège, placé vis-à-vis d'elle, mais hors de sa
portée. Pendant des journées entières, on les laissait tous deux
ainsi, le supplice de l'enfant, criant et pleurant pour demander
sa nourriture, faisait la torture de la mère. La mort de l'enfant
ou l'abjuration de la mère pouvaient seules mettre fin à ce cruel
supplice, et c'est toujours la mère qui cédait. «Comment en eût-il
été autrement? dit Michelet. Toute la nature se soulevait de
douleur, la pléthore du sein qui brûlait d'allaiter, le violent
transport qui se faisait, la tête échappait. La mère ne se
connaissait plus, et disait tout ce qu'on voulait pour être
déliée, aller à son enfant et le nourrir, mais dans ce bonheur,
que de regrets! L'enfant, avec le lait, recevait des torrents de
larmes.»

Au début des dragonnades, pour ajouter la torture morale aux
tortures physiques, on tourmentait les divers membres d'une
famille, les uns devant les autres, mais on ne tarda pas à
s'apercevoir que le calcul était mauvais, les victimes
s'encourageant mutuellement l'une l'autre à souffrir
courageusement pour la foi commune.

On se décida donc, _pour forcer plus aisément les conversions_,
dit une lettre du temps, à séparer les membres de la famille, à
les disperser dans les chambres, cabinets, caves et greniers de la
maison pour les torturer isolément.

«Le roi approuve que vous fassiez séparer les gens de la religion
réformée _pour les empêcher de se fortifier les uns les autres»_
écrit Louvois à l'intendant, occupé à faire dragonner la ville de
Sedan. Cette tactique de l'isolement parut tellement efficace au
gouvernement que, plus d'une fois, il enferma dans des couvents ou
dans des prisons éloignées certains membres; d'une famille, tandis
que les autres restaient livrés aux mains des dragons.

Pontchartrain, pour venir à bout de Mme Fonpatour et de ses trois
filles, toutes quatre fort opiniâtres, les fit séparer et enfermer
dans quatre couvents différents. Fénelon demandait qu'on refusât
aux nouveaux convertis la permission de voir leurs parents
prisonniers et disait qu'il ne faudrait même pas que les
prisonniers eussent entre eux la liberté de se voir. Les dragons à
Bergerac avaient perfectionné cette pratique de l'isolement des
gens à convertir, en y ajoutant la privation de nourriture et de
sommeil.

Une lettre écrite, de France et publiée en Hollande fait le récit
suivant: «On lie, on garotte père, mère, femme, enfants; quatre
soldats gardent la porte pour empêcher que personne n'y puisse
entrer pour les secourir ou les consoler, on les tient en cet état
deux, trois, quatre, cinq et six jours sans manger, sans boire, et
sans, dormir; l'enfant crie d'un côté, d'une voix mourante: ah!
mon père, ah! ma mère, je n'en puis plus! La femme crie de l'autre
part: hélas! le coeur me va faillir, et leurs bourreaux, bien loin
d'en être touchés, en prennent l'occasion de les presser et de les
tourmenter encore davantage, les effrayant par leurs menaces,
accompagnées de jurements exécrables... Ainsi ces misérables, ne
pouvant ni vivre ni mourir, _parce que lorsqu'on les a vus
défaillir on leur a donné à manger seulement ce qu'il fallait pour
les soutenir_, et ne voyant point d'autre voie pour sortir de cet
enfer où ils étaient incessamment tourmentés, ont plié enfin sous
le poids de tant de peines.»

Partout, du reste, les soldats avaient fini par reconnaître que la
torture la plus efficace pour faire céder les plus obstinés,
c'était la privation de sommeil, l'insomnie prolongée, à l'aide de
laquelle les dompteurs viennent à bout des fauves. Les soldats, se
relayant d'heure en heure, nuit et jour, auprès d'un patient,
l'empêchaient de prendre le moindre repos, le tiraillant, le
pinçant, le piquant, lui jetant de l'eau au visage, le suspendant
par les aisselles, lui mettant sur la tête un chaudron sur lequel
ils faisaient, à coups de marteaux, le charivari le plus
assourdissant. Après trois ou quatre jours de veille obligée dans
de telles conditions, le patient cédait; s'il résistait plus
longtemps, c'est que l'humanité ou la fatigue d'un de ses
bourreaux avait interrompu son supplice, et lui avait permis de
prendre quelque repos.

Le gouverneur d'Orange, Tessé, vient trouver le pasteur Chambrun
et le menace de ce supplice; Chambrun, cloué sur son lit par une
grave fracture de la jambe, découvre en vain son corps, en disant
à Tessé: vous n'aurez pas le courage de _tourmenter ce cadavre_.
«Sans être touché d'aucune compassion de l'état où il m'avait vu,
dit Chambrun, il envoya chez moi dans moins de deux heures,
quarante-deux dragons et _quatre tambours qui battaient nuit et
jour tout autour de ma chambre pour me jeter dans l'insomnie_ et
me faire perdre l'esprit s'il leur eût été possible... L'exercice
ordinaire de ces malhonnêtes gens était de manger, de boire et de
fumer toute la nuit; cela eût été supportable s'ils ne fussent
venus fumer dans ma chambre, pour m'étourdir ou m'étouffer par la
fumée de tabac, et si les tambours avaient fait cesser leur bruit
importun; pour me laisser prendre quelque repos. -- Il ne
suffisait pas à ces barbares de m'inquiéter de cette façon; ils
joignaient à tout cela des hurlements effroyables, et si, pour mon
bonheur, la fumée du vin en endormait quelques-uns, l'officier qui
commandait, et qu'on disait être proche parent de M. le marquis de
Louvois, les éveillait à coups de canne, afin qu'ils
recommençassent à me tourmenter... Après avoir essuyé cette
mauvaise nuit, le comte de Tessé m'envoya un officier pour me dire
si je ne voulais pas obéir au roi. Je lui répondis que je voulais
obéir à mon Dieu. Cet officier sortit brusquement de ma chambre et
l'_ordre fut donné de loger tout le régiment chez moi_, et de me
tourmenter avec plus de violence. _Le désordre fut furieux_
pendant tout ce jour et la nuit suivante. Les tambours vinrent
dans ma chambre, les dragons venaient fumer à mon nez, mon esprit
se troublait, par cette fumée infernale, par la substraction des
aliments, par mes douleurs et par mes insomnies. Je fus encore
sommé par le même officier d'obéir au roi, je répondis que mon
Dieu était mon roi... _Qu'on ferait bien mieux de me dépêcher
plutôt que de me faire languir par tant d'inhumanités._ Tout cela
n'adoucit pas ces coeurs barbares, ils en firent encore pis, de
sorte qu'accablé par tant de persécutions, je tombai le mardi 13
de Novembre, dans une pâmoison où je demeurai quatre heures
entières avec un peu d'apparence de vie.»

Chambrun, qui avait passé un instant pour mort, est encore
cruellement tourmenté. «Je souffris de telles douleurs, dit-il,
que j'allai lâcher cette maudite parole: Eh bien! _je me
réunirai._» Cette maudite parole, arrachée par la souffrance,
suffisait aux convertisseurs pour déclarer que Chambrun était
revenu à l'Église romaine. Pour être réputé catholique, dit Élie
Benoît, il suffisait de prononcer _Jésus Maria_, ou de faire le
signe de la croix. Le plus souvent, pour mettre leur conscience en
repos, les victimes qui mettaient leur signature au bas d'un acte
d'abjuration ajoutaient: _pour obéir à la volonté du roi._ La mère
de Marteilhe, convertie par les soldats du duc de la Force, signe
l'acte d'abjuration avec cette mention amphibologique: La Force me
l'a fait faire; quant aux habitants d'Orange qu'il avait convertis
tous en vingt-quatre heures, Tessé écrit à Louvois: «Ils croyaient
être dans la nécessité de mettre le nom et l'autorité du roi dans
toutes les lignes de leur créance, pour se disculper envers leur
prince (le prince d'Orange), de ce changement_ par une contrainte
qu'ils voulaient qui parut_, vous verrez comme quoi _j'ai
retranché tout ce qui pouvait la ressentir..._ en tous cas il faut
que Sa Majesté regarde ce qu'on fait avec ces gens-ci, _comme
d'une mauvaise paie dont on tire ce qu'on peut_.»

Le clergé était de cet avis, et se montrait très accommodant sur
toutes les restrictions dont les huguenots voulaient entourer leur
abjuration.

Une fois l'abjuration obtenue, le huguenot enfermé dans le royaume
par la loi contre l'émigration, devait être contraint, par la loi
sur les relaps, à faire des actes de catholicité dont il avait
horreur.

«C'était là la doctrine, dit Rulhières, qui devint presque
générale dans le clergé et fut avouée, discutée, approfondie par
de célèbres évêques dont nous avons recouvré les mémoires.» Quant
aux malheureux à qui, dans un moment de souffrance, on avait fait
renier des lèvres la religion à laquelle ils restaient attachés au
fond du coeur, plusieurs moururent de désespoir, d'autres
devinrent fous. Quelques-uns se dénoncèrent eux-mêmes comme relaps
et se firent attacher à la chaîne des galériens. «On en voyait,
dit Élie Benoît, qui se jetaient par terre dans les chemins,
criant miséricorde, se battaient la poitrine, s'arrachaient les
cheveux, fondaient en larmes. Quand deux personnes de ces
misérables convertis se rencontraient, quand l'un, voyait l'autre
aux pieds d'une image, ou dans un autre acte de catholicité, les
cris redoublaient.»

On ne peut rien imaginer de plus touchant que les reproches des
femmes à leurs maris et des, maris à leurs femmes accusait l'autre
de sa faiblesse et le rendait responsable de son malheur. La vue
des enfants était un supplice continuel pour les pères et les
mères qui se reprochaient la perte de ces âmes innocentes. Le
laboureur, abandonné à ses réflexions au milieu de son travail, se
sentait pressé de remords, et, quittant sa charrue au milieu de
son champ, se jetait à genoux, demandait pardon, prenait à témoin
qu'il n'avait obéi qu'à la violence. «Un jour que j'étais à la
campagne (dit Pierre de Bury, au juge qui lui objecte qu'ayant
abjuré il n'a pas le droit de se dire huguenot), duquel jour je ne
me souviens pas, _je pleurai tant que mon abjuration se trouva
rompue_.» Vingt-et-un nouveaux convertis parviennent à s'embarquer
sur le navire qui emportait Beringhen, expulsé du royaume comme
opiniâtre. «Après la bénédiction du pasteur, dit Beringhen, ils
s'embrassèrent les uns les autres s'entredemandant pardon du
scandale qu'ils s'étaient donné réciproquement par leur
apostasie.»

Tous ceux qui, après avoir abjuré, pouvaient passer la frontière,
se faisaient, après pénitence publique, réintégrer dans la
communion des fidèles.

À Londres le consistoire de l'Église française se réunissait tous
les huit jours pour réintégrer dans la confession protestante les
fugitifs qui avaient abjuré en France. Le premier dimanche de mai
1686, il réhabilita ainsi cent quatorze fugitifs et dans le mois
de mai 1687 on ne compte pas moins de quatre cent quatre-vingt-
dix-sept de ces réintégrations dans la communion protestante.

Chambrun se fit ainsi réhabiliter, mais il ne se consola jamais du
moment de défaillance qui lui avait fait, au milieu des
souffrances, renier sa foi. Un autre pasteur, Molines, avait
abjuré au pied de l'échafaud. Pendant trente années on le vit en
Hollande errer comme une ombre; l'air défait, le visage portant
l'empreinte du désespoir. «On ne pouvait, dit une relation, le
rencontrer sans se sentir ému de pitié, son attitude exprimait
l'affaissement, sa tête pendait de tout son poids sur sa poitrine
et ses mains restaient pendantes.»

Pour faire revivre devant les yeux des lecteurs de ce travail,
l'abominable jacquerie militaire qui a reçu le nom de dragonnades,
il a fallu entrer dans des détails navrants, de nature à blesser
peut-être quelques délicatesses, mais ces détails étaient
nécessaires pour fixer dans les esprits l'exécrable souvenir qui
doit rester attaché à la mémoire de Louis XIV et de ses
coopérateurs clercs ou laïques.

Les habiles pères jésuites qui composent les livres dans lesquels
ils accommodent à leur façon, l'histoire que doivent apprendre les
élèves de leurs écoles libres, comprennent bien qu'il est
dangereux pour leur cause, de soulever le voile qui couvre ce
sujet délicat.

Ils ne craignent pas de donner leur approbation à la révocation,
de l'édit de Nantes, lequel établissait une sorte d'égalité entre
le protestantisme et le catholicisme, entre le mensonge et
l'erreur; mais à peine prononcent-ils le mot de _dragonnades_, et
ils se bornent à émettre le regret que Louvois ait exécuté avec
trop de rigueur le plan conçu par Louis XIV pour ramener son
royaume à l'unité religieuse.

Mais les Loriquet cléricaux qui écrivent pour le grand public sont
plus audacieux, ils nient hardiment la réalité des faits, sachant
bien que l'impudence des affirmations peut parfois en imposer aux
masses ignorantes.

Ainsi, dans son histoire de la révocation, M. Aubineau, un
collaborateur de M. Veuillot, dit: «     Le mot _dragonnades_,
éveille mille fantasmagories dans les esprits bourgeois et
universitaires.

«Il est _ridicule_ de croire à toutes les atrocités que les
huguenots ont _prêtés_ aux dragons et aux intendants de Louis XIV.

«Il s'agissait uniquement d'un logement de garnisaires, c'était
une vexation, une tyrannie, si l'on veut, il n'y avait dans cette
mesure en soi _ni cruautés ni sévices_. On exempta du logement
militaire les nouveaux convertis. Cette seule promesse suffit à
faire abjurer des villes entières -- _n'est-ce pas cette exemption
qu'on appelle dragonnades?_

«... On dit que les conversions n'étaient pas sincères et qu'elles
étaient arrachées par la violence. En accueillant ces griefs, il
faut reconnaître que _la violence n'était pas grande..._ Foucault,
l'intendant du Béarn, revient en 1684, au moyen d'action imaginé
par Marillac en 1681, mais, en maintenant fermement la discipline,
_ne laissant prendre aucune licence aux troupes._ Les succès qu'il
obtint firent étendre ce procédé aux autres provinces...

«La bonne grâce avec laquelle les choses se passaient exalta le
roi.»

M. de Marne, dans son histoire du gouvernement de Louis XIV, va
encore plus loin: «_Il n'y eut pas de persécution_, dit-il. _Il
n'y eut jamais de plus impudent mensonge que celui des
dragonnades_. Quand on organisa les missions de l'intérieur, on
eut lieu de craindre de la résistance, des soulèvements; alors les
gouverneurs prirent le parti d'envoyer des troupes pour protéger
les missionnaires. La plupart du temps, les soldats demeuraient en
observation, à distance du lieu de la mission: là, au contraire où
les calvinistes fanatiques se montraient disposés à répondre par
la violence, les officiers plaçaient dans leurs maisons quelques
soldats pour répondre, non de leur soumission religieuse, mais de
leur tranquillité civile... Les désordres furent la faute de
quelques particuliers et punis sévèrement -- tout excès fut
réprimé promptement et avec là plus grande sévérité... Voilà ces
épouvantables dragonnades!»

L'argument d'une prétendue résistance violente des huguenots que
l'on torturait est bien le plus impudent mensonge qu'on puisse
faire.

Le très fidèle historien Élie Benoît n'a trouvé à citer que
l'exemple d'un seul huguenot, ayant résisté aux dragons qui
tourmentaient sa femme.

Les huguenots, au contraire, poussaient si loin la doctrine de
l'obéissance absolue au roi, qu'ils se laissaient impunément
dépouiller et maltraiter par les soldats, conformément à cette
décision de Calvin: «Pour ce que j'ai entendu que plusieurs de
nous se délibèrent, si on vient les outrager, de résister plutôt à
telle violence que de se laisser brigander, je vous prie, mes très
chers frères, de vous déporter de tels conseils, lesquels ne
seront jamais bénis de Dieu pour venir à bonne issue, puisqu'il ne
les approuve pas.»

Quant à nier la réalité de la terrible persécution qui a reçu le
nom de dragonnades, alors que chaque jour les archives de la
France et des autres pays de l'Europe, livrent des preuves
nouvelles et multipliées des odieuses violences subies par les
huguenots, on ne peut s'expliquer la hardiesse d'un si effronté
démenti donné à l'histoire, que par un aveugle parti pris de
sectaires.

On comprend mieux que les _coupables_, Louis XIV et le clergé son
collaborateur, aient tenté, même au prix des mensonges les plus
impudents, de donner le change à l'opinion publique sur les moyens
employés par eux pour convertir les huguenots; tout mauvais cas
est niable.

Au moment où, par suite des dragonnades, les réfugiés fuyant la
persécution affluaient en Angleterre aussi bien qu'en Suisse et en
Allemagne; on voit Louis XIV adresser à son ambassadeur à Londres,
ces instructions hardies: «Le sieur de Bonrepans doit faire
entendre à tous en général, que le bruit qu'on a fait courir de
prétendues persécutions que l'on fait en France aux religionnaires
n'est pas véritable, Sa Majesté ne se servant que de la voie des
exhortations qu'elle leur fait donner pour les ramener à
l'Église.»

En même temps l'assemblée générale du clergé osait affirmer: «Que
c'était _sans violences et sans armes_, que le roi avait réduit la
religion réformée à être abandonnée de toutes les personnes
raisonnables, que les hérétiques étaient rentrés dans le sein de
l'Église par le chemin semé de fleurs que le roi leur avait
ouvert.»

Bossuet, de son côté, s'adressant aux nouveaux convertis de son
diocèse, leur disait: «Loin d'avoir souffert des tourments, vous
n'en avez pas seulement entendu parler, j'entends dire la même
chose aux autres évêques.»

Ces affirmations audacieusement mensongères soulevèrent partout
des protestations indignées; en voici une publiée à La Haye en
1687: «Toute l'Europe sait les tourments que l'on a employés en
France, et voici des évêques, qui demeurent dans le royaume, qui
ne l'ont pas seulement entendu dire... Croyez ces messieurs, qui
soutiennent qu'ils n'ont pas entendu parler d'aucun tourment, eux
dont les maisons ruinées, les villes détruite, les provinces
saccagées, les prisons et les couvents, les galères, les hommes
estropiés, les femmes violées, les gibets et les corps morts
traînés à la voirie, publient la cruauté et une cruauté de durée.»

Le ministre Claude proteste ainsi: «Si ce n'est pas un reste de
pudeur et de conscience, c'en est un, au moins, de respect et de
considération pour le public de ne pas oser produire devant lui
ces violences dans leur véritable et naturelle forme, et de tâcher
de les déguiser pour en diminuer l'horreur. Cependant quelque
favorable tour qu'on puisse donner à cette conduite, il faut
demeurer d'accord que c'est une hardiesse inconcevable, que de
vouloir en imposer à toute la terre; sur des faits aussi constants
et d'un aussi grand éclat que le sont ceux-ci, et d'entreprendre
de faire illusion à toute l'Europe, sur des événements qu'elle
apprend, non par des gazettes ou des lettres, mais, ce qui est
bien plus authentique, par un nombre presque infini de fugitifs et
de réchappés, qui vont porter leurs larmes et leurs misères aux
yeux des nations les plus éloignées.»

Frotté, un des collaborateurs de Bossuet, de l'Angleterre où il
est réfugié, écrit à l'évêque de Maux, pour lui rappeler qu'on
amenait des huguenots de force dans son palais épiscopal, qu'il
les menaçait s'ils n'abjuraient pas, d'envoyer chez eux des gens
de guerre qui leur tourneraient la cervelle. -- Il lui cite tel
marchand chez lequel il a fait loger dix dragons, tel gentilhomme
à qui il en a mis trente sur les bras; les femmes, les enfants,
les vieillards jetés par lui dans les couvents; un moribond qu'il
est venu menacer, s'il n'abjurait pas, de le faire jeter à la
voirie après sa mort, etc.

Un nouveau converti du Vivarais s'écrie: «On nous a traités
partout comme des esclaves, cependant on a l'impudence de dire que
les moyens dont on s'est servi ont été les voies de grâce, qu'on
n'a employé que la charité. Voilà de quelle manière on parle d'une
persécution inouïe, dont toute l'Europe a été témoin.»

Dans la relation qu'elle écrit après avoir fui à l'étranger,
Jeanne Faisses, une _réchappée des dragons_, donne cet échantillon
des moyens employés par Louis XIV, pour ajouter au bonheur de ses
sujets, celui d'une parfaite et entière réunion, en les ramenant
au giron de l'Église (Lettre de Louis XIV à son ambassadeur
d'Espagne), dans lequel ils rentraient par un _chemin semé de
fleurs_ (déclaration de l'assemblée générale du clergé)...
sanglantes: «Toute l'Europe, dit-elle, a été témoin des
désolations que le malheureux effet de la fureur du clergé a
causée en général au royaume, et en particulier aux pauvres
fidèles de la Religion, contre lesquels l'enfer a vomi tout ce
qu'il peut avoir d'affreux et d'épouvantable, et, sans outrer les
choses, ce petit échantillon peut faire voir jusqu'où est allée sa
cruauté, car, que peut-on imaginer de pis que de semblables
horreurs?

«Employer plus de cent mille soldats pour missionnaires, profès à
tourmenter tout le monde, entrer dans les villes et dans les
bourgs les armes à la main et crier: «Tue! tue! ou à la messe!»
manger, dévorer et détruire toute la substance d'un peuple
innocent, boire le vin à se gorger, et répandre le reste, donner
la viande aux chiens et aux chats, la fouler aux pieds et la jeter
à la rue, donner le pain et le blé aux pourceaux et aux chevaux,
vendre les meubles des maisons, tuer et vendre les bestiaux,
brûler les choses combustibles, rompre les meubles, portes et
fenêtres, descendre et abîmer les toits, rompre, démolir et brûler
les maisons, battre et assommer les gens, les enfler avec des
soufflets jusqu'à les faire crever, leur faire avaler de l'eau
sans mesure avec un entonnoir, les faire étouffer à la fumée, les
faire geler dans l'eau de puits, leur arracher les cheveux de la
tête et les poils de la barbe avec des pincettes, leur arracher
les ongles avec des tenailles, larder leurs corps avec des
épingles, les pendre par les cheveux, par les aisselles, par les
pieds et par le col, les attacher au pied d'un arbre et puis les y
tuer, les faire rôtir au feu comme la viande à la broche, leur
jeter de la graisse flamboyante sur le corps tout nu, faire
dégoutter des chandelles ardentes sur leurs yeux, les jeter dans
le feu, les empêcher nuit et jour de dormir, battre des chaudrons
sur leur tête jusqu'à leur faire perdre le sens, les déchasser de
leurs maisons à coups de bâton; les rattraper, les traîner dans
les prisons, dans les cachots, dans la boue, dans la fiente, les y
faire mourir de faim, après s'être dévoré les doigts de la main;
les traîner à l'Amérique, aux galères, aux gibets, aux échafauds,
aux roues et aux flammes, violer filles et femmes aux yeux des
frères et des maris attachés et garrottés, déterrer les corps
morts, les traîner par les rues, leur fendre le ventre, leur
arracher les entrailles, les jeter dans les eaux, aux voiries, les
exposer aux chemins publics, les faire dévorer aux bêtes
sauvages..., tout cela et mille autres choses de même nature sont
des témoignages du zèle inconsidéré de ceux qui persécutent les
enfants de Dieu, sous prétexte de leur rendre service.»

Avec les terribles moyens qu'employaient les missionnaires bottés
pour venir à bout de la constance de leurs hôtes, nul ne se
sentait assez sûr de lui-même pour affronter les terribles
dragons, chacun se disait qu'il en viendrait peut-être à faire
comme le président du Parlement d'Orange, lequel, disait
cyniquement Tessé, «aspirait à l'honneur du martyre et fût devenu
mahométan, ainsi que le reste du Parlement, si je l'eusse
souhaité».

La terreur des dragonnades, grandissant de jour en jour, on voyait
des villes entières se convertir à l'arrivée des troupes.

À Metz, le jour de l'arrivée des dragons, l'intendant convoque à
l'hôtel de ville, tous les huguenots de la localité, et presque
tous signent, _séance tenante_, l'acte d'abjuration qu'il leur
présente, en leur disant que la volonté du roi est qu'ils se
fassent catholiques.

Un bourgeois de Marseille conte ainsi comment se fit la conversion
de la ville: «Le second novembre 1685, jour du saint dimanche, est
arrivé en cette ville cent cavaliers, dits dragons, avec les noms
des huguenots habitants en cette ville, allant à cheval à chaque
maison desdits huguenots lui dire, de par le roi, si veulent obéir
à l'arrêt du roi _ou aller dès à présent en galères et leurs
femmes à l'Amérique_. Pour lors, voyant la résolution du roi,
crient tous à haute voix: Vive le roi! et sa sainte loi
catholique, apostolique et romaine, que nous croyons tous et
obéirons à ses commandements! dont MM. les vicaires, chacun à sa
paroisse, les ont reçus comme enfants de l'Église, et renoncé à
Calvin et Luther. M. le grand vicaire les oblige d'assister tous
les dimanches au prône, chacun à sa paroisse, et les vicaires,
avant de commencer la prière, les appelle chacun par Son nom, et
eux de répondre tout haute voix: _Monsieur_, _suis ici_.»

Un jour, sur l'annonce de l'arrivée des dragons, toute la
population huguenote du pays de Gex s'enfuit affolée, passe la
frontière et se réfugie à Genève. Le laboureur avait laissé sa
charrue et ses boeufs sur le sillon commencé, la ménagère
apportait avec elle la pâte, non encore levée, du pain qu'elle
avait préparé pour mettre au four, les plus pressés avaient passé
le Rhône à la nage avec leurs bestiaux; c'était là un des premiers
flots de l'émigration qui allait bientôt inonder tous les pays de
l'Europe.

Dans la Saintonge, des populations entières avaient quitté leurs
villages et s'étaient réfugiées dans les bois où elles vivaient
comme des bêtes de l'herbe des champs. Louvois écrit à Foucault:
«Il y a dans quatre paroisses de la Rochelle, six cents personnes
qui ne se sont pas converties, parce qu'elles avaient toutes
déserté et s'étaient mises dans les bois; comme elles n'y
pourraient tenir dans la rigueur de l'hiver qui va commencer, Sa
Majesté trouvera bien agréable que vous sollicitiez M. de Vérac
_d'y faire loger des troupes dans la fin de ce mois._»

Pour fuir ces terribles dragons convertisseurs, les huguenots
quittaient leurs maisons, fuyant au hasard à travers champs, à
travers bois. Migault trouve sur sa route une dame fuyant, portant
un enfant à la mamelle et suivie de deux autres en bas âge,
courant affolée, ne sachant où aller. Croyant toujours avoir les
dragons à sa poursuite, elle marchait toujours devant elle et
passa plusieurs jours en rase campagne, sans abri et manquant de
nourriture.

C'était un crime de fuir les dragons. De Noailles ayant donné huit
jours aux habitants de Nîmes pour se convertir, il fit publier que
ceux qui s'en étaient allés, par crainte des dragons, eussent à
revenir dans trois jours _sous peine d'être pendus ou mis aux
galères:_ Une ordonnance décida que les maisons de ceux qui
s'étaient absentés de chez eux seraient rasées, quant aux
imprudents qui donnaient asile à ces huguenots errants, on les
déclara passibles de grosses amendes.

«Informé, dit l'intendant Foucault, que plusieurs personnes
donnent journellement retraite dans leurs maisons aux
religionnaires _qui abandonnent les leurs pour se mettre à couvert
des gens de guerre_, _ce qui retarde et empêche même souvent leur
conversion_, fait très extrêmes défenses à toutes personnes de
donner retraite dans leurs châteaux ou maisons aux religionnaires,
sous quelque prétexte que ce puisse être, à peine de mille livres
d'amende.»

Anne de Chauffepied, dont le château avait été dragonné, avait
trouvé asile chez Mme d'Olbreuse, parente de Mme de Maintenon.
«Dès le mois suivant, dit-elle, M. et Mme d'Olbreuse furent
avertis que Mme de Maintenon ne trouvait pas bon qu'ils nous
gardassent chez eux. Mme d'Olbreuse écrivit là-dessus, une lettre
pleine de bontés pour nous à cette dame, pour la supplier de nous
laisser auprès d'elle, sachant qu'elle le pouvait facilement si
elle le voulait. Mais sa dureté ne put être amollie là-dessus, et,
sans rien écrire elle-même, elle fit mander à Mme d'Olbreuse
qu'elle nous renvoyât, si elle ne voulait avoir bientôt sa maison
pleine de dragons.»

Quant à ceux qui donnèrent assistance aux fugitifs allant chercher
asile hors des frontières, ou qui leur servaient de guides, ils
étaient passibles de la peine des galères, parfois même de la
peine de mort. Ainsi le Parlement de Rouen condamne à être pendus
et étranglés les deux fils du laboureur Lamy, atteints et
convaincus _«d'avoir donné retraite et couché dans leurs maisons
des religionnaires avec leurs hardes et chevaux pour faciliter et
favoriser leur sortie du royaume_.»

De même la cour de Metz avait condamné à être pendus et étranglés
Jontzeller et sa femme Anne Keller convaincus «savoir ledit
Jontzeller, d'être venu aux environs de cette ville pour y joindre
lesdits religionnaires et les conduire hors du royaume, de les
avoir guidés secrètement la nuit et les avoir cachés chez lui
pendant un jour; ladite Keller d'avoir empêché leur capture...
d'avoir, par deux fois éteint les lampes, et, par ce moyen, donné
lieu à l'évasion desdits».

Mais les peines terribles édictées, soit contre les fugitifs eux-
mêmes, soit contre ceux qui aidaient à leur évasion hors du
royaume, ne purent empêcher l'exode des protestants, cet épilogue
fatal des dragonnades.

CHAPITRE VI
L'ÉMIGRATION

_Caractère de l'émigration_. _-- Les puissances protestantes_.
_-- Émigration des capitaux_. _-- Espions_. _-- Guides et
capitaines de navires traîtres.-- Corsaires et Barbaresques.--
Réfugiés réclamés_, _chassés ou enlevés.-- Désir de retour_. _--
Rentrée_. _Par la force_. _-- Dispersion de réfugiés_. _-- Projet
de Henri Duquesne_. _-- Rôle militaire des réfugiés_. _-- Les
conséquences de l'émigration._


On ne peut s'empêcher de reconnaître avec Michelet, que
l'émigration des huguenots a un caractère tout particulier de
grandeur; si le huguenot franchissait la frontière, ce n'était
pas, comme l'émigré de 1793, pour sauver sa tête, et il n'était
pas chassé de son pays, comme le Maure l'avait été de l'Espagne.
Tout au contraire, s'il voulait rester et prendre le masque
catholique, il lui était offert, pour prix d'une facile
hypocrisie, honneurs, faveurs et privilèges de toutes sortes.
Qu'il eût été ou non contraint par la violence à renier des lèvres
sa foi religieuse, le péril ne commençait pour lui que du moment
où il se mettait en route pour aller chercher au-delà des
frontières, une terre de liberté de conscience où il pût avoir la
liberté de prier Dieu à sa manière. Pour se soustraire au viol
journalier de sa conscience, il lui fallait tout quitter, renoncer
à ses biens, abandonner ses parents, sa femme, ses enfants, tous
les êtres qui lui étaient chers, et s'exposer, s'il échouait dans
sa tentative d'évasion, à des peines terribles. S'il réussissait à
franchir la frontière, c'était l'exil au milieu d'une population
étrangère dont il ne connaissait ni les moeurs ni la langue, et la
dure nécessité de mendier son pain ou de gagner sa vie péniblement
à la sueur de son front.

On sait à quel point le Français est attaché à son pays, et
combien, alors même qu'il s'agit d'aller se fixer à l'étranger
avec tous les siens et en emportant son avoir, il a de la peine à
s'arracher aux liens multiples et invisibles qui le retiennent à
son pays natal; combien devait être grand le déchirement de coeur
du huguenot, obligé de s'expatrier dans les conditions que je
viens d'indiquer, et combien, une fois arrivé à l'étranger, devait
être amer pour lui le regret de la patrie, regret qu'un réfugié
traduit éloquemment en ces quelques mots: _la patrie me revient
toujours à coeur_. Il fallut donc que la révolte de la conscience
fût bien puissante pour que l'émigration des huguenots en vint à
prendre les proportions d'un véritable exode et constituât pour la
France un désastre.

Au début de l'émigration, alors qu'il n'y avait point de peines
édictées contre ceux qui seraient surpris sur les frontières, _en
état de sortir du royaume_, il était difficile d'empêcher les
huguenots de passer la frontière.

En effet, l'édit de 1669 maintenait le droit de sortir du royaume
pour tous les Français, sortant de temps en temps de leur pays
pour aller travailler et négocier dans les pays étrangers, et il
ne leur défendait que d'aller s'établir dans les pays étrangers,
par mariages, acquisitions d'immeubles et transport de leurs
familles et biens, _pour y prendre leurs établissements stables et
sans retour_.

C'est pourquoi Châteauneuf recourait à cet expédient pour empêcher
l'émigration des huguenots, il écrivait aux intendants: «Sa
Majesté trouve bon qu'on se serve de sa déclaration qui défend à
tous ceux, de la religion prétendue réformée, d'envoyer et de
faire élever leurs enfants dans les pays étrangers avant l'âge de
seize ans, pour faire entendre à ceux de la dite religion qui
voudront se retirer hors du royaume, que, _quand on leur
laisserait cette liberté_, on ne permettra point qu'ils emmènent
leurs enfants au-dessous de cet âge, ce qui, sans doute, sera un
bon moyen pour empêcher les pères et mères de quitter leurs
habitation...»

Plus d'une fois, du reste, le gouvernement devait avoir recours à
ce cruel expédient de mettre les huguenots dans cette douloureuse
alternative, ou d'être séparés de leurs enfants, ou de renoncer à
aller chercher sur la terre étrangère la liberté religieuse qu'on
leur refusait en France.

Ainsi, pour les rares notabilités protestantes à qui l'on ne crut
pas pouvoir refuser la permission de sortir de France, on eut soin
de retenir leurs enfants pour les mettre aux mains des
convertisseurs; il en fut de même pour les _opiniâtres_, qu'après
un long temps de relégation ou d'emprisonnement, on se décida à
expulser. Quant aux ministres que l'édit de révocation mettait
dans l'alternative, ou de sortir de France, dans un délai de
quinze jours, ou d'abjurer, dès le 21 octobre 1685, une circulaire
aux intendants prescrivait de ne comprendre dans les brevets qu'on
leur accordait, que leurs enfants _de l'âge de sept ans ou au-
dessous_, les autres devant être retenus en France.

Que de scènes déchirantes provoquées par cette cruelle
disposition! C'est ainsi que lorsque les quatre pasteurs de Metz,
Ancillon, Bancelin, Joly et de Combles, furent accompagnés par les
fidèles de leurs églises, jusqu'aux bords de la Moselle où ils
devaient s'embarquer pour prendre le chemin de l'exil, on vit
_leurs seize enfants_, ayant dépassé tous l'âge de sept ans, les
étreignant dans la douleur et dans les sanglots, ne voulant pas se
séparer d'eux.

Peut-être, cette obligation de se séparer des êtres qui leur
étaient les plus chers fut-elle la cause déterminante de
l'abjuration de plus d'un ministre, car les huguenots avaient au
plus haut degré les sentiments de la famille, et l'on vit même des
fugitifs qui avaient réussi à franchir la frontière, revenir,
bravant tous les périls, se résignant même à la douloureuse
épreuve d'une feinte abjuration, pour reprendre ceux de leurs
enfants qu'ils n'avaient pu emmener avec eux en partant.

Le baron Collot d'Escury allant rejoindre sa femme et ses enfants,
qu'il avait fait partir en avant pour sortir avec eux du royaume,
est pris et contraint d'abjurer: «C'est un malheur, dit son fils,
qui lui a tenu fort à coeur. Mais, sans cela, sa femme et ses
enfants n'auraient guère pu éviter d'être repris. Ainsi, c'est un
sacrilège qu'il a commis pour l'amour d'eux, dont nous et les
nôtres doivent à tout jamais lui tenir compte.»

Le baron d'Escury avait laissé chez un de ses amis le dernier de
ses enfants, _le trouvant trop jeune pour supporter les fatigues
d'un si pénible voyage._ Après avoir abjuré, il alla le reprendre
et rejoignit avec lui le reste de sa famille _«aimant mieux que
Dieu le retirât à lui que de le laisser dans un pays où il aurait
été élevé dans une religion si opposée aux commandements de
Dieu»._

Mlle de Robillard sollicite en pleurant le capitaine de navire qui
l'emmenait en Angleterre avec quatre de ses frères et soeurs, pour
qu'il consentie à emmener, _par-dessus le marché_, sa plus jeune
soeur âgée seulement de deux ans. Elle fait tant qu'elle réussit.
«Cette petite fille de deux ans, étant ma soeur et ma filleule,
dit-elle, je me croyais d'autant plus obligée _à la tirer de
l'idolâtrie_ que les autres.»

La femme d'un gentilhomme, Jean d'Arbaud, lequel s'était converti,
avait mis à couvert, chez ses parents, quatre de ses dix enfants;
on lui avait laissé les trois plus jeunes; elle se décide à fuir
avec eux: «Je me vis contrainte, dit-elle, de prendre la
résolution de me retirer, et de faire mon possible _pour sauver
mes pauvres enfants..._ fortifiée par la grâce de Dieu et par la
nouvelle que je venais de recevoir que mon mari, avec le procureur
du roi, venait _de m'enlever mes deux filles_, _l'aînée et la
troisième_, _pour les mettre dans le couvent..._ Me servant de
l'occasion de la foire de Beaucaire, m'y ayant fait traîner avec
mes enfants dans un pitoyable équipage, et déguisée pour ne pas
être reconnue; mais ce qu'il y a de surprenant, ce fut d'avoir
reconnu mon mari en chemin, dans son carrosse, qui, accompagné de
M. le procureur du roi, menait mes deux pauvres filles captives
que je reconnus d'abord, et auxquelles, après un triste regard et
plusieurs larmes répandues d'une mère fort affligée, je ne pus
donner autre secours que celui de mes prières et ma bénédiction,
n'ayant osé me donner à connaître, de peur de perdre encore les
autres. Dieu sait avec quelle amertume de coeur je poursuivis mon
chemin, me voyant dans l'obligation d'abandonner un mari, peut-
être pour jamais, que j'aimais extrêmement _avant sa chute_, et
deux de mes filles exposées à toutes les plus violentes
contraintes, et à être mises le jour même dans un couvent. Mais
enfin, voyant que je n'avais pas de temps à perdre, étant assurée
que l'on me poursuivrait dans ma fuite, je pris au plus vite le
chemin le moins dangereux, qui était celui de Marseille, où j'ai
rencontré mes deux filles que j'avais auparavant envoyées du
Dauphiné pour les mettre à couvert et qui avaient ordre de s'y
rendre. Et de là, j'allai jusqu'à Nice, jusqu'a Turin, et de Turin
à Genève, où j'arrivai avec mes six enfants, par la grâce de Dieu,
après avoir été un mois en chemin, souffert une grande fatigue, et
consumé ce que je pouvais avoir sur moi. Là, j'eus la joie de voir
mon fils aîné, l'autre étant parti depuis deux ou trois mois avec
M. le baron de Faisse, pour avoir de l'emploi.

On trouve sur une liste de réfugiés bretons conservée à Oxford,
les mentions suivantes:

Mme de la Ville du Bois et ses quatre enfants, elle a laissé en
France son mari _dont elle s'est dérobée_, et un enfant de trois
mois qu'elle n'a pu sauver.

Mme de Mûre et trois enfants, elle s'est aussi dérobée de son
mari, et a laissé une petite fille de six mois qu'elle n'a pu
sauver.

Combien de familles se mettaient en route pour l'exil et ne se
retrouvaient pas au complet au-delà de la frontière, ayant laissé
sur la route quelques-uns de leurs membres, succombant aux
fatigues du voyage ou retombés aux mains des convertisseurs.

Mme Bonneau, de Rennes gagne l'Angleterre avec sa mère et cinq
petits enfants, son mari arrêté trois fois en voulant se sauver,
était en prison ou aux galères.

Voici, d'après une relation conservée à Friedrichsdorf, la
relation des épreuves subies par la famille Privat, de Saint-
Hippolyte de Sardège dans le Languedoc: «La mère fut massacrée par
les dragons, le père Antoine Privat fut jeté dans une
forteresse... ses onze enfants, dont le plus âgé avait dix-sept
ans, erraient dans l'abandon et la misère. Un jour que fatigués,
ils se tenaient appuyés contre les murs d'une vieille tour, ils
entendirent une voix qui gémissait au fond de la tour... Le soir
quelque chose tomba du haut de la tour à leurs pieds, c'était un
écu de six livres enveloppé dans un papier. Ils lurent sur le
papier: _«Mes enfants_, _voici tout ce que j'ai_. _Allez vers
l'Est et marchez longtemps_, _vous trouverez un prince agréable à
Dieu qui vous recueillera_. _-- Antoine Privat»._

Les enfants prirent confiance et marchèrent vers l'Est, ils
marchaient depuis quatre mois, lorsqu'ils arrivèrent dans une
grande et belle ville, où ils tombèrent épuisés sur une promenade,
cette grande et belle ville était Francfort... Les bourgeois de
Francfort donnèrent asile aux neuf filles, et plus tard les
marièrent. Les deux garçons s'en allèrent vers l'électeur de Hesse
qui leur permit de s'établir à Friedrichsdorf.

Adrien le Nantonnier, émigré en Angleterre, veut passer en
Hollande, il est pris par un corsaire algérien et meurt en
esclavage, après avoir passé plusieurs années dans les fers. De
ses dix enfants, un seul, son fils aîné, est converti et reste en
France, ses quatre grandes filles et deux de ses fils déportés en
Amérique comme opiniâtres, parviennent à s'échapper et à regagner
l'Europe. Ses trois plus jeunes filles, cruellement tourmentées à
l'hôpital de Valence par le féroce d'Hérapine, finirent par être
expulsées et se retirèrent à Genève.

Michel Néel et sa femme, fille du célèbre ministre Dubosc, avaient
trois enfants; ils gagnent la Hollande, ayant perdu deux de leurs
enfants qui périssent de misère en route; le troisième tombe aux
mains des soldats à la frontière: quelques mois après, il meurt
dans la maison de la Propagation de la foi, où il avait été
enfermé. M. de Marmande et sa femme partent avec un enfant au
berceau, on leur avait enlevé cinq filles et un garçon de cinq ans
pour les élever au couvent. Le baron de Neufville émigre avec ses
deux jeunes fils; sa femme, contrainte d'abjurer, ne peut emmener
avec elle que les deux plus jeunes de ses quatre filles.

Ils étaient bien nombreux les réfugiés qui, ayant laissé quelques-
uns de leurs enfants aux dures mains des convertisseurs,
redisaient chaque jour cette touchante prière, imprimée en 1687 à
Amsterdam: «Mon Seigneur et mon Dieu, tu vois la juste douleur qui
me presse. Pour te suivre j'ai abandonné ce que j'avais de plus
cher, je me suis séparé de moi-même, j'ai rompu les plus forts
liens de la nature, j'ai quitté mes enfants a qui j'avais donné la
vie. Mais quand je réfléchis sur les dangers où ils se trouvent et
sur les ennemis qui les environnent, mon regard se trouble, mes
pensées se confondent, ma constance m'abandonne et, comme la
désolée Rachel, je ne peux souffrir qu'on me console.»

Et Louis XIV qui, par la persécution religieuse, divisait les
familles de cette terrible façon, ne craignait pas, pour retirer
aux femmes et veuves protestantes l'administration de leurs biens,
d'invoquer ce prétexte: que leur opiniâtreté divisait les
familles!

Beaucoup de réfugiés, surtout à la première heure, arrivaient
dénués de tout.

Au mois de septembre 1685, les pasteurs de Vevey mandent à Berne
que soixante et un fugitifs, évitant les cruautés des gens de
guerre du roi, viennent d'arriver: «ils sont venus, disent-ils,
_avec leurs corps seulement_, n'ayant apporté la plupart que leur
seul habit et la chemise qui s'est trouvée sur leur corps.»

Sur la terre d'exil, le conseiller Beringhen, beau-frère du duc de
la Force, pouvait dire: «Je suis mari sans femme, père sans
enfants, conseiller sans charge, riche sans fortune». Madame
Cagnard, parvenue à gagner la Hollande avec ses deux filles, n'eut
d'autre ressource pour vivre que le produit de la vente d'un
collier de perles, seul reste de son opulence passée. -- Henri de
Mirmaud arrive à Genève avec ses deux petites filles et un vieux
serviteur, ne possédant plus que quatre louis d'or; c'était la
même somme qui restait à Mlle de Robillard, quand elle fut
débarquée le soir, sur une plage déserte en Angleterre, avec ses
quatre jeunes frères et soeurs. M. de la Boullonnière, dit une
relation, qui était fort voluptueux et aimait ses aises, dut se
faire, en Hollande, correcteur de lettres et travailler _à coeur
crevé_, pour gagner vingt sous par jour. Le baron d'Aubaye, ayant
abandonné 25.000 livres de rentes, n'avait en poche que trente
pistoles. Madame d'Arbaud, qui avait 18 000 livres de rente,
arrive dénuée à l'étranger avec neuf enfants dont le plus jeune
avait sept ans.

Dans sa relation d'un voyage fait par lui à Ulm, un ministre dit:
«Le bourgmestre m'avoua qu'il était vrai qu'on refusait l'entrée
de la ville à ceux de nos réfugiés qu'on croyait être sur le pied
de mendiants, que c'était parce que quelques semaines auparavant
une troupe d'environ deux cents personnes s'étant trouvée coucher
à Ulm, la nuit du samedi au dimanche, le dimanche matin cette
grande troupe se trouva à la porte de l'église, lorsque
l'assemblée se formait, et que lui-même, touché de l'état de tant
de pauvres gens, avait exhorté l'assemblée à la charité; que cela
avait produit des aumônes considérables à l'issue de la
prédication; mais, que ces gens, non contents de cela, répandus
ensuite par toute la ville, allant clochant et mendiant, que cela
avait duré trois ou quatre jours, que la bourgeoisie, non
accoutumée à cela, avait été obligée de faire prendre des mesures
pour l'éviter. -- Il ajouta que deux choses l'avaient fort touché,
la première de voir tant de peuple sans conducteur, et sans que
quelqu'un entendit l'allemand ou le latin, la seconde que ces
pauvres gens _paraissaient tous muets_, _ne faisaient que tendre
la main avec quelque son de bouche non articulé_, qu'il n'avait
jamais si bien compris qu'alors que la diversité de la langue fût
une si grande incommodité.»

Les Puissances protestantes, comprenant quelle chance inespérée
c'était pour elles, d'hériter des meilleurs officiers de terre et
de mer, des plus habiles manufacturiers, ouvriers et agriculteurs
de la France, rivalisèrent de zèle charitable, en présence du flot
sans cesse grossissant des émigrants arrivant la bourse vide, et
parfois la santé perdue par suite des fatigues et des privations
de la route.

La Suisse multiplia ses sacrifices sans se lasser, et Genève,
après avoir pendant dix ans hébergé les innombrables fugitifs qui
la traversaient pour se rendre dans les divers États protestants
de l'Europe, finit par garder trois mille réfugiés qui
s'établirent définitivement chez elle. La Hollande donna aux
fugitifs des maisons, des terres, des exemptions d'impôt, et créa
de nombreux établissements de refuge pour les femmes. -- Le
Brandebourg fit des villes pour nos réfugiés. L'Angleterre
s'imposa pour eux des sacrifices considérables. Un comité
français, établi, à Londres, répartissait entre les réfugiés les
sommes allouées à l'émigration; les rapports de ce comité
constatent que des secours hebdomadaires étaient donnés à 15500
réfugiés en 1687, à 27 000 en 1688.

Ce n'était pas seulement par zèle charitable, c'était aussi par
intérêt que certaines puissances attiraient les réfugiés chez
elles en leur offrant des terres et des exemptions d'impôt, des
avantages de toute sorte, c'est ainsi que pour le grand électeur
de Brandebourg, Lavisse, fait observer avec raison que: «ce prince
eut l'heureuse fortune, _qu'en repeuplant ses États dévastés_,
_c'est-à-dire en servant ses plus pressants intérêts_, il s'acquit
la renommée, d'un prince hospitalier, protecteur des persécutés et
défenseur de la liberté de conscience.»

Mais tous les émigrants n'arrivaient pas sans argent, tant s'en
faut, l'argent affluait en Hollande et en Angleterre à la suite de
la révocation, et bien que les plus riches eussent cherché asile
en Hollande, l'ambassadeur de Louis XIV en Angleterre, écrivait en
1687 que la Monnaie de Londres avait déjà fondu neuf cent soixante
mille louis d'or. -- Suivant un auteur allemand, deux mille
huguenots de Metz s'étaient enfuis dans le Brandebourg en
emportant plus de sept millions. Suivant le maréchal de Vauban,
dès 1689, l'émigration des capitaux s'élevait au chiffre de
soixante millions et Jurieu estimait que, en moyenne, chaque
réfugié avait emporté deux cents écus.

Le gouvernement de Louis XIV avait pourtant fait l'impossible,
pour arrêter cette émigration des capitaux.

Les huguenots parents ou amis des fugitifs, dissimulant leur
sortie du royaume, leur faisaient parvenir à l'étranger les
revenus de leurs biens, mis à l'abri de la confiscation par cette
dissimulation, et pour lesquels ils s'étaient fait consentir des
baux fictifs. On fit appel aux délateurs, et la moitié de la
fortune laissée par les fugitifs, fut attribuée à celui qui
signalait leur évasion. Des fugitifs ayant, avant leur départ,
confié leur fortune à des amis catholiques qui l'avaient prise
sous leur nom; une ordonnance accorda aux délateurs de ces biens
recélés, la moitié des meubles et dix ans des revenus des
immeubles.

Puis on intéressa les parents à la ruine des fugitifs, en les
envoyant en possession des biens de ceux-ci, comme s'ils fussent
morts intestats. Beaucoup d'entre eux cependant continuèrent à ne
se regarder que comme de simples mandataires, et à faire parvenir
aux réfugiés le montant de leurs revenus; on les surveillait, et,
du moindre soupçon, on les menaçait de leur retirer la jouissance
des biens dont ils avaient été envoyés en possession. -- Cependant
Marikofer et Weiss constatent qu'en Suisse et dans le Brandebourg,
un grand nombre de réfugiés recevaient, sous forme d'envois de
vins, soit leurs revenus, soit les valeurs qu'ils avaient déposées
en mains sûres avant de partir.

Les fugitifs, avant de quitter la France, vendaient à vil prix
leurs immeubles ou consentaient des baux onéreux, afin de se faire
de l'argent. Pour les empêcher de pouvoir en agir ainsi le roi
décrète: «Déclarons nuls tous contrats de vente et autres
dispositions que nos sujets de la religion prétendue réformée,
pourraient faire de leurs immeubles, _un an avant leur retraite du
royaume._»

Pour éluder cette loi il fallait trouver un acheteur consentant à
antidater l'acte de vente à lui consenti par un fugitif, moins
d'un an avant sa sortie du royaume. Cela se trouvait encore, à des
conditions onéreuses naturellement, puisque l'acheteur courait
risque, si la fraude était découverte, de voir confisquer les
biens qui lui avaient été vendus.

Pour porter remède au mal, une loi interdit à quiconque a été
protestant ou est né de parents protestants de vendre ses biens
immeubles, et même _l'universalité de ses meubles et effets
nobiliaires sans permission_, et cette interdiction de vente fut
renouvelée tous les trois ans jusqu'en 1778.

Voici, d'après une pièce authentique, la requête que devait
adresser au Gouvernement celui qui, ayant du sang huguenot dans
les veines, voulait vendre ses immeubles: «Aujourd'hui, 3 février
1772, le roi étant à Versailles, la dame X... a représenté à Sa
Majesté qu'elle possède à... un domaine de la valeur de neuf mille
livres qu'elle désirerait vendre, mais, qu'étant issue de parents
qui ont professé la religion prétendue réformée, _elle ne peut
faire cette vente sans la permission de Sa Majesté_.»

Le huguenot qui voulait préparer sa fuite, ne pouvant désormais ni
aliéner ni affermer ses immeubles, même à vil prix, n'avait plus
d'autre moyen de se procurer de l'argent nécessaire au voyage que
de vendre, comme il le pouvait, une partie de ses effets et objets
mobiliers. -- Là encore, nouvel obstacle créé par le gouvernement;
à Metz, dit Olry, il y avait des défenses si fortes _de rien
acheter de ceux de la religion_, que ce fut après de gros
dommages, que nous eûmes l'argent des effets que l'on achetait de
nous _pour le quart de ce qu'ils valaient; _au château de
Neufville, près d'Abbeville, les dragons, dit une relation,
«avaient trouvé la maison fort garnie, _on n'avait pu rien
vendre_, il y avait plus de trois mois qu'il y avait _des défenses
secrètes de rien acheter et aux fermiers de rien payer_.»

Ce n'était pas seulement la difficulté de vendre, qui empêchait
les huguenots de réaliser leur pécule de fuite, c'était la
nécessité de le faire secrètement, de ne se procurer de l'argent
que peu à peu, et de différentes mains, de manière à de pas
éveiller les soupçons du clergé et de l'administration. Pour se
rendre compte du soin jaloux avec lequel l'administration
surveillait les ventes d'objets mobiliers, il faut consulter dans
le registre des délibérations de la ville de Tours (séance du 27
octobre 1685), l'état des objets achetés aux réformés par les
marchands et particuliers catholiques.

Quatre-vingt-quinze réformés sont signalés comme ayant vendu des
bijoux, des meubles, des tapisseries, des tableaux, du linge, de
la batterie de cuisine. La dame Renou a vendu deux armoires pour
quatre livres dix sous, la veuve Dubourg, un moulin à passer la
farine pour sept livres vingt sols, de Sicqueville, deux guéridons
pour trois livres, Brethon, deux miroirs, deux lustres et une
tapisserie pour six cent cinquante livres, Mlle Briot, un fil de
perles pour cinq cent livres, Jallot, de la vaisselle d'argent
pour neuf cent soixante-douze livres.

Comme l'avait conseillé Fénelon dans son mémoire à Seignelai, on
veillait «à empêcher non seulement les ventes de biens et de
meubles, mais encore les aliénations, les gros emprunts». De cette
manière, on empêchait les huguenots non commerçants de réaliser
facilement leur fortune à l'avance pour la faire passer à
l'étranger. Pour les commerçants, Seignelai fit en vain
strictement visiter les navires partant pour l'étranger, qu'il
croyait remplis de tonneaux d'or et d'argent; cette visite ne
pouvait amener de résultats; car, c'est au moyen de lettres de
change tirées sur les diverses places de l'Europe, que les
commerçants faisaient passer à l'étranger leur fortune, consistant
en valeurs mobilières. Weiss dit que quelques familles
commerçantes de Lyon firent passer de cette manière jusqu'à six
cent mille écus en Hollande et en Angleterre.

Le Gouvernement demeura impuissant, aussi bien pour arrêter
l'émigration des capitaux que pour empêcher celle des personnes,
bien qu'il eût dicté les plus terribles peines contre les fugitifs
et contre ceux qui favoriseraient directement ou indirectement
leur évasion.

Un édit de 1679 avait édicté la peine de la confiscation de corps
et de biens contre les religionnaires qui seraient arrêtés sur les
frontières_ en état de sortir _du royaume, ou qui, après être
sortis de France seraient appréhendés sur les vaisseaux étrangers
ou autres; une déclaration du 31 mai 1685 substitua à la peine de
mort celle des galères pour les hommes, de l'emprisonnement
perpétuel pour les femmes, avec confiscation des biens pour tous,
«peine moins sévère, dit le roi, _dont la crainte _les puisse
empêcher de passer dans les pays étrangers pour s'y habituer». Ce
n'était point par humanité qu'était faite cette substitution de
peine, mais par suite de l'impossibilité où l'on se trouvait de
punir de la peine capitale un si grand nombre de coupables; ce qui
le montre bien, c'est qu'un édit du 12 octobre 1687 substitue au
contraire la peine de mort à celle des galères pour ceux qui
auront favorisé directement ou indirectement l'évasion des
huguenots. La crainte de la peine des galères n'arrêta pas plus
que celle de la peine de mort, le flot toujours grossissant de
l'émigration, mais les galères se remplirent de malheureux arrêtés
_en état de sortir_ du royaume. Marteilhe, acquitté du fait
d'évasion, bien qu'arrêté sur les frontières, vit son procès
repris sur ordre exprès de la Cour et fut envoyé aux galères.
Mascarenc, arrêté à trente ou quarante lieues de la frontière, fut
plus heureux; condamné aux galères par le parlement de Toulouse,
il interjeta appel de l'arrêt, et, après deux années
d'emprisonnement, on le tira de son cachot, et, placé dans une
chaise à porteurs, les yeux bandés, il fut conduit, non aux
galères, mais à la frontière avec ordre de ne jamais rentrer en
France.

Comme il se faisait un grand commerce de _faux_ passeports, le
gouvernement se montra impitoyable pour les vendeurs de ces _faux_
passeports et fit pendre tous ceux qu'il découvrit; des
fonctionnaires complaisants en vendirent de vrais à beaux deniers
comptants, mais le plus souvent c'était avec des passeports
délivrés régulièrement à des catholiques que les huguenots
franchissaient impunément la frontière. Mme de la Chesnaye, ayant
le passeport d'une servante catholique fort couperosée, était
obligée, pour répondre au signalement de ce passeport, de se
frotter tous les matins le visage avec des orties. Chauguyon et
ses compagnons voyageaient avec un passeport délivré par le
gouverneur de Sedan à des marchands catholiques se rendant à
Liège; avec ce passeport ils franchirent un premier poste de
garde-frontières, mais ils furent arrêtés par un second plus
soupçonneux. Les surveillants étaient, du reste, toujours en
crainte d'avoir laissé passer des fugitifs avec un passeport faux
ou emprunté et c'est cette crainte qui assura le succès de la ruse
employée par M. de Fromont, officier aux gardes. Accompagné de
quelques religionnaires, déguisés en soldats, il se présente à la
porte d'une ville frontière et demande si quelques personnes n'ont
point déjà passé. Oui, répond le garde, et avec de bons
passeports. Ils étaient _faux_! s'écrie Fromont et j'ai ordre de
poursuivre les fugitifs! Sur ce il se précipite avec ses
compagnons, et on les laisse tranquillement passer. Pour passer à
l'étranger, sous un prétexte ou sous un autre, des religionnaires
obtenaient qu'on leur délivrât un passeport; ainsi le seigneur de
Bourges, maître de camp, grâce au certificat que lui délivre un
médecin de ses amis, obtient un passeport pour aller aux eaux
d'Aix-la-Chapelle, soigner sa prétendue maladie; la frontière
passée, il va se fixer en Hollande. Pour éviter de semblables
surprises, on ne délivre plus de passeports que sur l'avis
conforme de l'évêque et de l'intendant, et l'on exige de celui qui
l'obtient, le dépôt d'une somme importante, _comme caution de
retour_. On en vint à mettre, pour ainsi dire, le commerce en
interdit, en obligeant les négociants à acheter la permission de
monter sur leurs navires pour aller trafiquer à l'étranger, au
prix de dix, vingt ou trente mille livres. La caution n'était pas
toujours, quel que fût son chiffre, une garantie absolue de
retour; ainsi le célèbre voyageur Tavernier ayant dû acheter 50
000 livres la permission d'aller passer un mois en Suisse, fit le
sacrifice de la caution qu'il avait déposée et ne repassa jamais
la frontière.

On veut obliger les huguenots à se faire les inspecteurs de leurs
familles et les garants de leur résidence en France. Un raffineur
de Nantes, dont la femme _ne paraissait pas _depuis quelque temps,
est obligé de donner caution de mille livres que sa femme
reviendra dans le délai d'un mois. Le préfet de police d'Argenson,
ne consent à faire sortir de la Bastille Foisin, emprisonné comme
_opiniâtre_, que s'il se résigne à déposer deux cent mille livres
de valeurs, comme garantie que, ni sa femme, ni ses enfants ne
passeront à l'étranger. D'Argenson conseille d'attribuer
l'emprisonnement de Foisin à cette cause qu'il aurait été _présumé
complice _de l'évasion de sa fille. Il ne serait pas inutile,
ajoute-t-il, que les protestants, appréhendant de se voir ainsi
impliqués et punis pour les fautes de leurs proches, ne se
crussent obligés de les en détourner et ne devinssent ainsi les
inspecteurs les uns des autres.

À Metz, dit Olry, on rendait les pères responsables de leurs
enfants, on mit dans les prisons de la ville plusieurs pères, gens
honorables, voulant qu'ils fissent revenir leurs enfants. À Rouen,
de Colleville, conseiller au parlement, fut emprisonné _comme
soupçonné_ de savoir le lieu de retraite de ses filles.

Non seulement on tentait d'obliger les parents à faire revenir
leurs enfants lorsqu'ils les avaient mis à couvert, mais encore,
on retenait les familles à domicile, sous la surveillance
ombrageuse de l'administration et du clergé, pour pouvoir prévenir
tout projet d'émigration. Dès le lendemain de l'édit de
révocation, Fénelon, _policier émérite_, conseillait à Seignelai
de veiller sur les changements de domicile des huguenots,
lorsqu'ils ne seraient pas fondés sur quelque nécessité manifeste.
En 1699, pour faciliter cette surveillance, une déclaration
interdit aux huguenots de changer de résidence sans en avoir
obtenu _la permission par écrit_; cette permission fixait
l'itinéraire à suivre, et si l'on s'en écartait, on était bien
vite arrêté.

Le plus simple déplacement temporaire était suspect, et le clergé
le signalait. Ainsi, en 1686, Fénelon recommande à Seignelai de
renforcer la garde de la rivière de Bordeaux; tous ceux qui
veulent s'enfuir allant passer par là _sous prétexte de procès_,
et ayant lieu de craindre qu'il parte un grand nombre de huguenots
par les vaisseaux hollandais qui commencent à venir pour la foire
de mars à Bordeaux.

Ce qui était encore plus dangereux, pour les huguenots voulant
s'enfuir, que l'inquisitoriale surveillance du clergé, c'étaient
les faux frères, qui, à l'étranger et en France, servaient
d'espions à l'administration.

L'ambassadeur d'Avaux entretenait en Hollande de nombreux espions
parmi les réfugiés, et, grâce à eux, il pouvait prévenir le
gouvernement des projets d'émigration que tel ou tel huguenot
méditait et dont il avait fait part à ses parents ou à ses amis
émigrés. Tillières, un des meilleurs espions de d'Avaux, le
prévient un jour qu'un riche libraire de Lyon a fait passer cent
mille francs à son frère et se prépare à le rejoindre en Hollande;
un autre jour, il lui annonce que Mme Millière vient de vendre une
terre 24 000 livres et qu'elle doit incessamment partir, emportant
la moitié de cette somme qu'elle a reçue comptant; une autre fois,
enfin, il lui donne avis qu'une troupe de 500 huguenots environ
doit partir de Jarnac pour Royan et s'embarquera sur un vaisseau
qui devra se trouver à quelques lieues de là, au bourg de Saint-
Georges.

Les espions n'étaient pas moins nombreux en France; moyennant une
pension de cent livres qu'il servait à l'ancien ministre Dumas,
Bâville connaissait la plupart des projets des huguenots du
Languedoc; à Paris de nombreux espions tenaient le préfet de
police au courant de ce qui se passait dans les familles
huguenotes; en Saintonge, Fénelon se servait, pour espionner les
nouveaux convertis, du ministre Bernon, dont il tenait _la
conversion secrète_, et il conseillait à Seignelai de donner des
pensions secrètes aux chefs huguenots par lesquels _on saurait
bien des choses_, disait-il.

En dehors des espions attitrés, les huguenots avaient à craindre
encore la trahison de leurs prétendus amis ou de leurs parents,
lesquels, par intérêt, ou pour mériter les bonnes grâces d'un
protecteur catholique, n'hésitaient pas parfois à les dénoncer.
Deux jeunes gens de Bergerac confient leurs projets de fuite à un
officier de leurs amis qui avait épousé une protestante de leur
pays, ils lui content qu'ils doivent se déguiser en officiers,
prendre telle route et sortir par tel point de la frontière. Cet
officier, pour se faire bien voir de la Vrillière, à qui il
réclamait la levée du séquestre mis sur les biens des frères
huguenots de sa femme, donne à ce ministre toutes les indications
nécessaires pour faire prendre ses amis trop confiants, et ceux-ci
sont arrêtés au moment de franchir la frontière. Un faux frère
demande à sa parente, madame du Chail, de lui fournir les moyens
de passer à l'étranger; celle-ci lui fait donner, par un de ses
amis, des lettres de recommandation pour la Hollande, et, par une
demoiselle huguenote, l'argent nécessaire pour faire le voyage. Le
misérable les dénonce tous trois et les fait arrêter.

Dès le mois d'octobre 1685, une ordonnance avait enjoint aux
religionnaires, qui n'étaient pas habitués à Paris depuis plus
d'un an, de retourner au lieu ordinaire de leur demeure, mais les
huguenots n'en continuent pas moins à affluer à Paris, où, perdus
dans la foule, il était moins facile de les surveiller, si bien
qu'en 1702 le préfet de police d'Argenson, à l'occasion d'une
vieille protestante que l'évêque de Blois lui dénonce comme étant
partie depuis plusieurs jours pour y rejoindre son fils qui y est
venu, sans y avoir aucune affaire, écrit: «Il est fâcheux que
Paris devienne l'asile et l'entrepôt des protestants inquiets _qui
n'aiment pas à se faire instruire_, et qui veulent se mettre à
couvert d'une inquisition qui leur parait trop exacte.»

C'est que ces protestants _inquiets_, en dépit des espions,
trouvaient là plus de facilité à préparer leur fuite.

Il y avait à Paris d'habiles spéculateurs qui savaient déjouer la
surveillance des agents du gouvernement, et qui avaient organisé
un service régulier d'émigration. Ils confiaient les fugitifs à
des guides expérimentés, connaissant les dangers du voyage et
sachant les éviter habilement; les fugitifs, passant de main en
main, et d'étape en étape, arrivaient presque toujours à franchir
heureusement la frontière.

Une note de police, trouvée dans les papiers de la Reynie, donne
les détails suivants sur le service parisien de l'émigration:

«Pour sortir de Paris, les réformés, c'est les jours de marché à
minuit à cause de la commodité des barrières que l'on ouvre plus
facilement que les autres jours, et ils arrivent devant le jour,
proche Senlis qu'ils laissent à main gauche. Il en est d'autres
qui vont jusqu'à Saint-Quentin, et qui n'y entrent que les jours
de marché, dans la confusion du moment. Et, y étant, ils ont une
maison de rendez-vous où ils se retirent, et où les guides les
viennent prendre. Pour les faire sortir, ils les habillent en
paysans ou paysannes, menant devant eux des bêtes asines. Ils se
détournent du chemin et des guides, qui sont ordinairement deux ou
trois. L'un va devant pour passer, et, s'il ne rencontre personne,
l'autre suit; s'il rencontre du monde, l'autre qui suit voit et
entend parler, et, suivant ce qu'il voit et entend de mauvais, il
retourne sur ses pas trouver les huguenots, et ils les mènent par
un autre passage.»

C'étaient en général des huguenots appartenant à la riche
bourgeoisie qui venaient résider à Paris pour attendre l'occasion
de prendre le chemin de l'étranger.

Mais ce n'était point par Paris que passait le gros de
l'émigration, le plus grand nombre de ceux qui voulaient gagner
les pays étrangers, partaient de chez eux, pour se rendre
directement au point du littoral ou de la frontière de terre
(souvent fort éloignée du Lieu de leur résidence), qu'ils avaient
choisi pour y opérer leur sortie du royaume.

Quand ils étaient parvenus à sortir de chez eux, sans avoir attiré
l'attention de leurs voisins, il leur fallait user d'habiletés
infinies pour éviter les dangers renaissants à chaque pas du
voyage. Il n'y avait ni bourg, ni hameau, ni pont, ni gué de
rivière, où il n'y eût des gens apostés pour observer les
passants. Il fallait donc, pour gagner la frontière, éloignée
parfois de quatre lieues du point de départ, ne marcher que la
nuit, non par les grandes routes, si bien surveillées, mais par
des sentiers écartés et par des chemins presque impraticables,
puis se cacher le jour, dans des bois, dans des cavernes ou dans
des granges isolées.

Nulle part, on n'aurait consenti à donner un abri aux fugitifs;
les châteaux et les maisons des religionnaires et des nouveaux
convertis étaient surveillés étroitement. Les aubergistes
refusaient de loger ceux qui ne pouvaient leur présenter, soit un
passeport, soit tout au moins, un billet des autorités locales. Il
y avait contre celui qui logeait un huguenot des pénalités
pécuniaires s'élevant jusqu'à 3 000 et même 6000 livres, et celui
qui, en donnant asile à un huguenot, était convaincu d'avoir voulu
favoriser son évasion du royaume, était passible des galères, ou
même de peine de mort. Parfois, l'église venant en aide à la
police, menaçait d'excommunication quiconque avait donné asile ou
prêté la moindre assistance à un huguenot cherchant à sortir du
royaume.

Voici une pièce constatant cette intervention singulière de
l'Église:

Monitoire fait, par Cherouvrier des Grassires, grand vicaire et
official de Monseigneur l'évêque de Nantes, de la part du
procureur du roi et adressé à tous recteurs, vicaires, prêtres ou
notaires apostoliques du diocèse: «Se complaignant à ceux et à
celles qui savent et ont connaissance que certains particuliers,
faisant profession de la religion prétendue réformée, quoiqu'ils
en eussent ci-devant fait l'abjuration, se seraient absentés et
sortis hors le royaume depuis quelque temps; ayant emmené leurs
femmes et la meilleure partie de leurs effets, tant en
marchandises qu'en argent.

«Item à ceux et à celles qui savent et ont connaissance de ceux
qui ont favorisé leur sortie, soit en aidant à voiturer leurs
meubles, et effets, tant de jour que de nuit, ou avoir donné
retraite, prêté chevaux et charrettes pour les emmener et
généralement tous ceux et celles qui, des faits ci-dessus
circonstances et dépendances, en ont vu, su, connu, entendu, ouï
dire ou aperçu quelque chose, ou y ont été présents, consenti,
donné conseil ou aidé en quelque manière que ce soit.

«À ces causes nous mandons à tous, expressément, enjoignons de
lire et publier par trois jours de demandes consécutives, aux
prônes de nos grands messes paroissiales et dominicales, et de
bien avertir ceux et celles qui ont connaissance des dits faits
ci-dessus, _qu'ils aient à en donner déclaration à la justice_,
huitaine après la dernière publication, _sous peine d'encourir les
censures de l'Église et d'être excommuniés_.»

On comprend combien il était difficile aux huguenots qui fuyaient
de trouver quelqu'un qui osât leur donner asile ou même une
assistance quelconque; la terreur était si grande que le fugitif
Pierre Fraisses, par exemple, vit sa mère elle-même refuser de le
recevoir et fut obligé de revenir sur ses pas. Jean Nissoles
échoue une première fois dans son projet d'émigration, il est
enfermé à la tour de Constance, d'où il s'échappe avec un de ses
compagnons nommé Capitaine. Mais en franchissant la muraille de
clôture, il tombe, et se déboîte les deux chevilles. Capitaine se
rend chez quelques huguenots du voisinage _qu'il connaissait_,
pour leur emprunter un cheval et une voiture, afin d'emmener le
blessé; ceux-ci lui demandent _s'il veut leur mettre la corde au
cou;_ et le menacent de le _dénoncer_ s'il ne se retire au plus
vite. Par aventure il finit par trouver dans un pâturage une
monture pour Nissoles. Dans des métairies où passent les fugitifs,
les habitants _que connaît _Capitaine et qu'il dit être de la
religion, non seulement ne veulent pas leur donner asile, mais
_refusent même de leur montrer leur chemin_.

Dans un village où les malheureux arrivent exténués, _on les
refuse partout_; seule une demoiselle les accueille et fait
conduire Nissoles chez un homme sachant _rhabiller les membres
rompus_. Comme on ne croyait pas le blessé _tout à fait en sûreté_
chez ce rhabilleur ou rebouteux, il est mis chez une veuve en
pension, et il doit encore, pour sa sûreté, changer trois ou
quatre fois de maison. À peu près remis, il s'arrête deux jours
chez un ami, puis se rend à Nîmes chez des parents qui le mettent
dans une maison isolée, n'osant le loger chez eux, _de peur de se
faire des affaires._ Voyant ses parents _dans des frayeurs
mortelles_, il se décide à rentrer chez lui à Ganges.

Un parent, à Saint-Hippolyte, lui donne un cheval pour le porter,
et un garçon pour le conduire, avec une lettre pour son frère.
Celui-ci refuse le couvert au pauvre Nissolles, disant que son
frère devrait avoir honte de lui envoyer un fugitif, _pour le
faire périr lui et sa famille_. Le guide de Nissolles ne veut pas
le mener jusqu'à Ganges, et le laisse dans une métairie, à deux
mousquetades de la ville. Obligé de faire la route à pied, malgré
la difficulté qu'il éprouve à marcher, Nissolles arrive dans une
étable à porcs, dépendant de sa propriété, s'étend dans l'auge où
mangeaient les pourceaux, et, épuisé de fatigue, s'endort
profondément, _comme s'il eût été couché dans un bon lit_, dit-il.
Les dragons étaient dans sa maison; dès qu'ils sont couchés, sa
femme vient le chercher et le cache dans un magasin, si humide
qu'il ne peut y rester que quelques jours. On le met alors dans un
autre endroit, si bas qu'il ne pouvait y être à l'aise que couché,
de là il entendait les dragons pester et jurer et, pour peu qu'il
eût toussé ou craché un peu fort, il eut été découvert.

Quand un huguenot, pour gagner la frontière, se décidait à
entreprendre un long et périlleux voyage de cinquante, parfois de
cent lieues, voyage fait de nuit, sans suivre jamais les grandes
routes, il lui fallait nécessairement trouver un guide, lequel
était toujours suspect, puisque l'appât du gain lui faisait seul
braver la chance des galères ou de la potence, c'était même
souvent un traître, et parfois pis encore. Cependant, on voyait de
jeunes femmes, de jeunes personnes de quinze à seize ans, se
hasarder seules à de telles aventures, se confiant à des inconnus,
maîtres de leur honneur et de leur vie, dans les bois, les déserts
et les montagnes, qu'il fallait traverser la nuit, sans nul
secours à attendre, le cas échéant. Pierre Faisses et ses
compagnons, ayant payé leur guide d'avance, celui-ci les abandonne
en route, et ils sont obligés de revenir sur leurs pas. Il en est
de même du guide qui conduisait Mme de Chambrun et trois
demoiselles de Lyon; ces pauvres femmes, abandonnées par lui dans
la montagne, errèrent neuf jours au milieu des neiges avant de
pouvoir, gagner la Suisse. Des fugitifs, conduits par leur guide
chez un paysan aux bords de l'Escaut, sont livrés par lui. --
Mme Duguenin part de Paris avec son fils, sa belle-fille grosse de
sept mois, une nièce, deux neveux et la fille de Sébastien
Bourdon, peintre du roi; près de Mons, toute la troupe est trahie
et livrée par son guide. Mlle Petit, avant d'arriver à Genève, est
maltraitée et dépouillée par son guide. Campana et un autre
huguenot, découvrirent à temps que leur guide veut les dépouiller
et les assassiner, ils le quittent, mais, en revenant à Lyon, ils
sont volés et maltraités par les paysans. Un guide s'était chargé
de conduire de Lyon à Genève une dame et ses deux filles, il
abandonne celles-ci et, emmenant la dame à travers bois,
l'assassine et la dépouille.

C'est quand on approchait de la frontière que les périls se
multipliaient, car de nombreux postes de soldats ou de paysans,
échelonnés de distance en distance, exerçaient sur tous les
passages une active surveillance de jour et de nuit. Pour stimuler
le zèle des soldats, une ordonnance avait décidé que les hardes
qui se trouveraient sur les fugitifs ou à leur suite, seraient
distribuées à ceux qui composeraient le corps de garde qui les
aurait arrêtés.

Parfois cependant les soldats trouvaient avantage à laisser passer
les fugitifs: la sentinelle avancée d'un corps de garde se trouve
en face d'une troupe de huguenots, le guide qui les conduisait,
présente aux soldats un pistolet d'une main, une bourse de
l'autre, et l'invite à choisir entre la mort et l'argent, le choix
est bientôt fait. Un fugitif, porteur de huit cents écus, est
arrêté par un poste de soldats: si vous me gardez, leur dit-il,
j'abjurerai, et il vous faudra rendre les huit cents écus, si vous
me lâchez vous garderez la somme. On le lâche, il rejoint sa femme
qui avait passé par un autre chemin avec une bonne somme et tous
deux franchissent la frontière. Les soldats, ainsi que le constate
une note de la Reynie, laissaient souvent passer les fugitifs pour
l'argent qu'ils leur donnaient. Lors même que les émigrants
pouvaient disposer d'une somme de mille ou de deux mille livres,
ils achetaient le libre passage des officiers; ceux-ci donnaient
aux femmes des soldats pour guides, et, mêlant les hommes aux
archers de leur escorte, les conduisaient eux-mêmes hors des
frontières.

Pour remédier au mal, dans beaucoup de passages on remplace les
soldats par des paysans, plus difficiles à corrompre, parce que,
dit une note de police, _l'un veut et l'autre est contraire_. On
accorde à ces paysans une prime, pour chaque huguenot arrêté,
qu'on leur permet en outre de voler, ainsi qu'en témoigne cette
lettre de Louvois aux intendants: «Il n'y a pas d'inconvénients de
dissimuler les vols que font les paysans aux gens de la religion
prétendue réformée, qu'ils trouvent désertant, afin de rendre le
passage plus difficile, et même, Sa Majesté désire qu'on leur
promette, outre la dépouille des gens qu'ils arrêteront, trois
pistoles pour chacun de ceux qu'ils amèneront à la plus prochaine
place.»

Mais l'espion de la Reynie est bientôt obligé de reconnaître que
les paysans, s'il leur est plus difficile qu'aux soldats de se
mettre d'accord sur le prix à demander pour laisser passer les
fugitifs, sont cependant plus faciles à corrompre que ceux-ci, à
raison de leur âpreté au gain.

Le littoral n'était pas moins rigoureusement gardé que les
frontières de terre; les allées et venues des barques de pêche
étaient continuellement surveillées; nul navire ne pouvait mettre
à la voile, sans avoir été visité, une première fois au départ,
une seconde fois en mer, par les croiseurs qui stationnaient
devant tous les ports.

Tous ces obstacles n'arrêtaient pas plus l'émigration, que le soin
pris par le gouvernement de mener _en montre_ dans les villes,
attachés à la chaîne, les fugitifs dont il avait pu se saisir. Le
clergé et l'administration répandaient en vain les nouvelles les
plus alarmantes sur le mauvais accueil reçu à l'étranger par les
réfugiés, dont huit mille seraient morts de misère en Angleterre,
et qui, manquant de tout, sollicitaient, disait-on, la faveur de
rentrer en France au prix d'une adjuration. Mais les lettres
venues de l'étranger et les libelles imprimés en Hollande,
empêchaient les huguenots d'ajouter foi à tous ces faux bruits.

Chaque jour, sur bien des points du royaume, se renouvelait
quelqu'une de ces scènes de l'exode protestant, semblable à celle
que conte ainsi le fils du martyr Teissier: «Il ne fallait plus
songer à aller à la Salle; ma mère et ma soeur s'étaient enfuies,
notre vieux rentier (fermier) et sa femme avaient abandonné la
place, ayant été fort maltraités tout d'abord par les soldats...
Enfin, mon frère m'avait quitté, nous nous dîmes un adieu, soit!
le coeur serré _et chacun s'en alla à la belle étoile._»

Chaque nuit, quelque maison se fermait silencieusement, et ses
habitants partaient mystérieusement pour l'inconnu, ainsi que le
fit Jean Giraud. «Nous mîmes, dit-il, des morceaux de nappes que
j'avais coupés, aux pieds de mes chevaux, à cette fin qu'ils ne
menassent point de bruit en sortant de chez moi sur le pavé, de
peur que les voisins n'entendissent. Ma femme, en sortant de la
chambre, mit sa fille sur le dos. C'était environ onze heures du
soir, au plus fort de la pluie, et quand je jugeai; qu'elle
pouvait être à deux cents pas hors de ma maison et du village, je
fermai bien mes portes et me remis à la garde du bon Dieu. Et,
ayant joint ma femme, nous déchaussâmes les deux chevaux et mis ma
femme à cheval avec ma fille.»

«Nous quittâmes de nuit notre demeure, dit Judith Manigault,
laissant les soldats dans leur lit, et leur abandonnant notre
maison et tout ce qu'elle contenait. Pensant bien qu'on nous
chercherait partout, nous nous tînmes cachés pendant dix jours, à
Romans, en Dauphiné, chez une bonne femme qui n'avait garde de
nous trahir. Nous étant embarqués à Londres (où ils étaient
arrivés en passant par l'Allemagne et la Hollande), nous eûmes
toutes sortes de malheurs. La fièvre rouge se déclara sur le
navire, plusieurs des nôtres en moururent et parmi eux _nôtre
vieille mère._ Nous touchâmes les Bermudes, où le vaisseau qui
nous portait fut saisi. Nous y dépensâmes tout notre argent, et ce
fût à grand peine que nous nous procurâmes le passage sur un autre
navire.

«De nouvelles infortunes nous attendaient à la Caroline. Au bout
de dix-huit mois, nous perdîmes _notre frère aîné_ qui finit par
succomber à des fatigues si inaccoutumées. En sorte que, depuis
notre départ de France, nous avions souffert tout ce qu'on peut
souffrir, je fus _six mois sans goûter du pain_, travaillant
d'ailleurs comme une esclave; et, durant trois ou quatre ans, je
n'eus jamais de quoi satisfaire complètement la faim qui me
dévorait. Et toutefois, Dieu a fait de grandes choses à notre
égard, en nous donnant la force de supporter ces épreuves.»

Un premier, un second échec ne faisaient pas renoncer à leurs
projets ceux qui s'étaient déterminés à quitter leur patrie pour
gagner un pays de liberté de conscience. Un orfèvre de Rouen,
arrêté une première fois à Lyon, une seconde fois en Bourgogne;
après s'être échappé de prison, trouva moyen de gagner la Hollande
où il retrouva sa famille.

Le marchand Jean Nissolles, évadé de la tour de Constance où il
avait été enfermé pour avoir voulu émigrer, se remet en route
seul, et monté sur un méchant âne, acheté une pistole; _tout
incommodé des pieds et tourmenté d'une fièvre d'accès assez
fâcheux_. Il arrive à Lyon après avoir été retiré _à demi-mort_ et
à grand peine avec sa monture, d'une fondrière de boue épaisse,
gluante et glacée. Ayant trouvé là un guide qui consentait à
conduire un pauvre estropié comme il l'était, il repart avec lui,
monté sur un âne. Le guide le fait passer par un chemin
effroyable, au milieu duquel reste sa pauvre monture, fourbue et
ne pouvant plus faire un pas. Un paysan, qu'il rencontre par
bonheur, le laisse monter sur un de ses chevaux pour franchir la
montagne. Une tempête s'élève; à chaque instant, cheval et
cavaliers manquent d'être précipités du chemin dans l'abîme. Le
cheval ne pouvant se tenir sur la neige, se couchait à tout coup,
si bien qu'il fallût le traîner pendant sept à huit cents pas.
Démonté une seconde fois, Nissolles, malgré la difficulté extrême
qu'il éprouve à marcher, est obligé de faire la route à pied. Il
traverse clopin-clopant le pays de Gex, endurant beaucoup de soif,
parce que son guide lui fait soigneusement éviter tous les
villages, et il arrive enfin, après tant de hasards et de
fatigues, sur la terre de Genève.

Mlle du Bois, avec deux autres demoiselles, est arrêtée, à quatre
lieues de son point de départ par une troupe de cavaliers qui se
contente de maltraiter et de dépouiller les fugitives.

Quelque temps après, les passages étant soigneusement gardés;
elles gagnent un roulier qui consent à les mettre dans un tonneau
emballé de toile. Elles y restent trois jours, et trois nuits,
mais alors qu'elles étaient rendues près de Hambourg, et n'avaient
plus que quinze lieues à faire pour passer la frontière, le
roulier entendant les tambours de la garnison, croit que les
dragons sont à ses trousses; il dételle un de ses chevaux et
s'enfuit laissant là charrette et chargement. Les demoiselles se
sauvent dans un bois où elles sont prises par les paysans qui les
livrent au gouverneur de Hambourg. Après dix mois de réclusion
dans un couvent, Mlle du Bois traverse le dortoir des
pensionnaires, descend dans la cour par une fenêtre dont elle lime
ou descelle les barreaux. Elle saute dans la cour, de là dans le
jardin, en arrachant le cadenas qui tenait la porte fermée.
S'aidant d'une pièce de toile qu'elle trouve étendue là pour
blanchir, elle descend du haut de la muraille et traverse la
Moselle qui passe au pied, en ayant de l'eau jusqu'au cou. Elle
trouve asile chez des religionnaires, mais comme sa fuite avait
été découverte et qu'on avait promis dix louis à qui la
découvrirait, elle est obligée de changer deux fois de retraite.
Elle se déguise en paysan pour passer les portes de la ville;
ayant une hotte avec un tonneau dessus, et un panier au bras.
Après avoir fait une lieue à pied, en cet équipage, elle trouve un
guide qui la fait passer pour son valet; arrêtée à une place
frontière, elle est interrogée par un dragon qui parlait allemand,
mais comme elle parlait assez bien la langue elle se tire
d'affaire. Au moment d'arriver à bon port, elle trouve des
archers, qui demandent à son guide s'il n'a pas entendu parler de
la religieuse qui s'est enfuie, et ordonnent au prétendu valet
d'aller faire boire leurs chevaux, ce qu'il fait, aussitôt de
retour, elle monte à cheval et tous deux, galopant toujours,
gagnent Liège. Arrivée là, Mlle Dubois avoue à son guide, qu'elle
est la religieuse que l'on cherche partout, et celui-ci, tout
tremblant, s'écrie que s'il l'eût su, il ne se serait pas chargé
pour mille pistoles de la conduire.

Jamais on n'avait vu tant de marchands, tant de veuves de
négociants, appelées par leurs affaires à l'étranger, tant de
femmes mariées à des soldats, allant rejoindre leurs garnisons
dans les places frontières. Les gardes s'en étonnaient, et plus
d'une ne put passer qu'après qu'on l'eût vue, tout au moins
quelques instants, couchée dans le même lit que son soi-disant
mari.

Mlle Petit arriva à Genève déguisée en marmiton, beaucoup d'autre
femmes ou filles se travestissaient en jeunes garçons, en valet,
valets, sans craindre, sans soupçonner même, le terrible danger
qu'elles couraient en prenant ces déguisements. En effet, les
femmes qu'on arrêtait habillées en hommes, étaient traitées comme
des coureuses, et, rien que pour avoir pris ce déguisement, on les
envoyait au milieu de prostituées dans quelque couvent de filles
repenties! C'est ce qui arriva aux deux jeunes demoiselles de
Bergerac, travesties en hommes, auxquelles Marteilhe eut quelque
peine à faire comprendre, tant elles étaient innocentes, qu'il
était de la bienséance de ne pas se laisser prendre plus longtemps
pour de jeunes garçons, afin de ne pas rester enfermées dans le
même cachot que leurs compagnons de captivité. Quelques jours plus
tard, les juges trouvèrent qu'il était _de la bienséance
_d'envoyer ces innocentes aux _repenties_ de Paris.

D'autres se cachaient de leur mieux pour passer la frontière sans
qu'on les aperçût. Mlle de Suzanne fut prise dans un des tonneaux
composant le chargement d'une charrette. Trois demoiselles,
cachées sous une charretée de foin, furent plus heureuses, mais
elles eurent à subir des transes mortelles, pendant que les
cavaliers qui avaient failli les arrêter quelques heures plus tôt,
discutaient avec le conducteur de la charrette à qui ils voulaient
persuader de revenir vendre son foin en France, au lieu d'aller le
porter à l'étranger. Une femme passa heureusement, _empaquetée
_dans une charge de verges de fer, avec laquelle elle fut mise
dans la balance et pesée à la douane; et elle dut rester dans
cette incommode cachette jusqu'à ce que le charretier osât la
désempaqueter, à plus de six lieues de la frontière.

Quant aux hommes, ils se déguisaient en marchands, en paysans, en
valets, en courriers, en soldats ou en officiers allant rejoindre
leur régiment tenant garnison dans quelque place frontière.

Le vénérable pasteur d'Orange, Chambrun, qui venait de se faire
opérer de la pierre, à Lyon, se fait attacher dans une chaise, et,
suivi de quatre valets, il se donne si bien, dit-il, l'apparence
d'un haut officier de guerre déterminé, que les postes militaires
de la France et de la Savoie lui rendent les honneurs militaires
quand il passe, et le laissent gagner Genève sans encombre. Bien
qu'ayant avec lui deux jeunes enfants, le baron de Neuville
parvient à se faire passer pour un officier allant rejoindre sa
garnison; quand il y avait quelque danger, il jetait une couverte
de voyage sur les paniers attachés sur le dos d'un cheval et
renfermant, non son bagage, mais ses enfants qu'il y avait cachés.
Les quatre jeunes enfants du baron d'Éscury étaient cachés de même
dans des paniers placés sur un cheval mené en bride par un valet.

La servante catholique qui emmenait les deux jeunes filles de
Mme Cognard avait caché ces deux enfants dans des paniers, sous
des légumes, qu'elle était censée aller vendre à un marché voisin
de la frontière.

Le fils du ministre Maurice que des officiers, amis de son père,
emmenaient déguisé en soldat avec leur bataillon qu'ils
conduisaient en Alsace, est reconnu dans une halte. Il s'enfuit à
la hâte, et, après avoir erré quelque temps, au coeur de l'hiver,
dans les montagnes du Jura, il arrive en Suisse exténué de fatigue
et _dans un état à faire pitié._

Chabanon, fils d'un autre ministre, à l'âge de treize ans,
entreprit de rejoindre son père passé en Suisse. Parti seul, à
pied, il fut pris de la petite vérole; quand son mal le pressait
trop, il se couchait au pied d'un arbre, puis, l'accès passé, il
se remettait courageusement en route, et il ne se découragea pas
jusqu'à ce qu'il eût franchi la frontière. De riches bourgeois,
des gentilshommes, déguisés en mendiants, portaient dans leurs
bras ceux de leurs enfants qui ne pouvaient marcher, et se
faisaient suivre par cinq ou six autres, demi-nus et couverts de
sales haillons, qui allaient de porte en porte demander leur pain.
Ces enfants, dit Élie Benoît, comprenaient si bien l'importance de
leur déguisement et jouaient si bien leur rôle, _qu'on aurait dit
qu'ils étaient nés et nourris dans la gueuserie..._

Mon frère et Jacques Laurent, dit Chauguyon, firent marché avec un
guide fort résolu, mangeur de feu comme un charlatan. Il faisait
porter à mon frère une grande boite sur les épaules, pour faire
voir les curiosités de Versailles, et Jacques Laurent en portait
une autre, comme les Savoyards qui crient la curiosité.

Tel, parvenu à une ville frontière mettait du beau linge, des
souliers bons à marcher sur le marbre ou dans une salle de
parquetage, et, une badine à la main, passait devant les corps de
garde, comme s'il allait dans le voisinage faire une simple
promenade ou quelque visite. Tel autre, son fusil sous le bras et
sifflant son chien, passait la frontière semblant ne songer qu'à
aller chasser dans les champs voisins. D'autres enfin, vêtus en
paysans, paraissaient se rendre au marché le plus prochain au-delà
de la frontière; celui-ci conduisait une charrette chargée de foin
ou de paille; celui-là portait sur le dos une hotte de légumes ou
une balle de marchandises, ou poussait devant lui une brouette; un
dernier, portant quelque paquet sous le bras, amenait des bestiaux
à la foire.

Quelques-uns s'ouvraient le passage de vive force. Un jour, trois
cents huguenots de Sedan se réunissent en secret, accompagnés de
leurs femmes et de leurs enfants et menant avec eux quelques
chariots de bagages; ils forcent un passage gardé par quelques
paysans et se dirigent vers Maëstrich. Sur la frontière du
Piémont, quatre mille émigrants, bien armés, gagnent Pragèlas,
après un combat contre les troupes, dans lequel M. de Larcy est
blessé et perd cent cinquante hommes. Le gouverneur de Brouage
poursuit onze barques parties des rivières de Sèvres et de
Moissac, portant trois mille huguenots, lesquels, après un combat
assez vif, parviennent à s'échapper sauf cinquante d'entre eux
dont la barque sombra. Des huguenots, embarqués à Royan; ayant été
découverts par les soldats chargés de faire la visite, lesquels ne
voulurent pas se laisser gagner, se jetèrent sur eux et les
désarmèrent. Puis, coupant les câbles des ancres, ils forcèrent
l'équipage à mettre à la voile et emmenèrent en Hollande avec eux
les soldats qui avaient voulu les arrêter. Louvois était sans
pitié pour ceux qui tentaient de sortir de vive force; il
prescrivait aux soldats de les traiter «comme des bandits de
grands chemins, _d'en pendre une partie sans forme ni figure de
procès_, et de prendre le reste pour être mis à la chaîne». Il
faisait en même temps enjoindre aux paysans de faire main basse
sur les fugitifs qui auraient l'insolence de se défendre, et ceux-
ci n'y manquaient pas; c'est ainsi qu'ils blessèrent, de la
Fontenelle et tuèrent d'un coup de fusil Quista, qui voulaient
leur échapper en fuyant avec leurs femmes et leurs enfants.

Le maire de Grossieux et son fils, âgé de quinze ou seize ans,
ayant résisté aux paysans, furent pris et pendus. Un gentilhomme,
d'Hélis, pris après résistance, eut la tête tranchée. Quant à
M. de la Baume, autre gentilhomme du Dauphiné, pour le punir de la
vigoureuse défense qu'il avait opposée aux soldats, on le pendit,
sans vouloir tenir compte de sa qualité de noble; de Bostaquet,
gentilhomme de Normandie, fut moins malheureux, surpris par les
soldats, sur la plage, au moment où il allait s'embarquer avec
toute sa famille et blessé dans le combat, il put s'enfuir. Caché
par des catholiques, il put gagner plus tard l'Angleterre, et bien
des années après faire venir près de lui ce qui restait de sa
famille.

Sur les frontières de mer comme sur celles de terre, les émigrants
riches pouvaient souvent acheter leur libre passage de ceux-là
même qui avaient mission de les empêcher de sortir du royaume. Des
familles de fugitifs payèrent jusqu'à huit et dix mille livres à
des capitaines de croiseurs qui, moyennant ces grosses primes, les
menèrent eux-mêmes à l'étranger; les préposés à la garde des côtes
vendaient aussi à haut prix leur connivence, et le sénéchal de
Paimboeuf fut poursuivi et condamné comme convaincu d'avoir pris
de l'argent de quantité de huguenots, pour les laisser sortir.
Quant aux préposés à la visite des navires, ils se laissaient
_boucher l'oeil._

Mais il ne fallait pas se fier outre mesure à ces malhonnêtes
gens, toujours prêts à tirer deux moutures du même sac, en
arrêtant les fugitifs auxquels ils avaient d'abord vendu à beaux
deniers comptants la faculté de libre sortie. Anne de Chauffepié
et ses compagnons furent victimes de cette mauvaise foi des
préposés à la visite: «Au moment où la barque dans laquelle nous
étions montés se dirigeait vers le navire anglais qui devait nous
emmener, nous fûmes, raconte Anne de Chauffepié, abordés vers deux
heures de l'après-midi, par un garde de la patache de Rhé qui,
après plusieurs menaces de nous prendre tous, composa avec nous,
promettant de nous laisser sauver, pourvu que nous lui donnassions
cent pistoles, qui lui furent délivrées dans le même moment que le
marché fut conclu. Sur les cinq heures du soir, la barque joignit
le bateau anglais; à peine y étions-nous, que la patache, à la vue
de qui cela s'était fait, nous aborda, et les officiers, s'étant
promptement rendus maîtres du vaisseau anglais, qui avait voulu
faire une résistance inutile, firent passer le capitaine et tous
les Français sur leur bord... Toutes les hardes qu'avaient les
prisonniers, excepté celles qui étaient sur eux, _furent pillées
par les soldats_.»

Cette vénalité des agents chargés de la surveillance des
frontières de terre et du littoral, si elle constituait une
facilité pour les riches, était un obstacle de plus pour le plus
grand nombre, hors d'état de payer de grosses primes. En effet,
ces infidèles surveillants, pour masquer les complaisances
intéressées qu'ils avaient pour quelques-uns, se croyaient obligés
de déployer une plus grande rigueur vis-à-vis de tous ceux qui
n'avaient pas le moyen de leur _boucher l'oeil._ La plupart des
fugitifs, qui se dirigeaient vers un port, avaient à parcourir une
distance considérable avant d'arriver à destination, et quand ils
étaient parvenus à proximité de la mer; ils trouvaient mille
difficultés imprévues à dissimuler leur présence sur le littoral
étroitement surveillé. À Nantes, le procureur du roi, pour
découvrir les huguenots arrivant de l'intérieur du pays, dans
l'intention de s'embarquer, faisait faire de fréquentes visites
domiciliaires dans la ville et dans les maisons de campagne des
bourgeois. Il écrivait à son collègue de Renne: «je n'aurai pas
grande occasion de vous donner avis des religionnaires qui nous
échapperont pour s'aller réfugier chez vous, car, comme on ne veut
plus les loger ici dans les hôtelleries, _sans avoir billet du
magistrat ou de moi_, et qu'on arrête ceux qui viennent du Poitou,
en vertu d'un nouvel ordre du roi, _ils ne savent où donner de la
tête_, _ni où se réfugier_. S'il vous en va, il faudra _qu'ils
passent à travers champs_. J'oblige tous les hôtes et ceux qui
logent à faire déclaration au greffe, _trois fois la semaine_, de
ceux qu'ils logent, de quelque qualité, condition ou religion
qu'ils soient.»

En vertu d'une ordonnance du présidial, cette déclaration devait
être faite sous peine d'une amende, dont une partie reviendrait au
dénonciateur.

Quant à ceux qui demeuraient à peu de distance de la mer, il leur
était possible, en dépit de l'étroite surveillance exercée, de se
jeter à la hâte, sans s'être précautionnés de rien à l'avance,
dans quelque barque de pêche, peu propre à faire un aussi long
voyage que celui qu'ils entreprenaient.

C'est ainsi que partit le comte de Marancé, gentilhomme de Basse
Normandie. «Il passa la mer, dit Élie Benoît, lui quarantième,
dans une barque de sept tonneaux, sans provisions, dans la plus
rude saison de l'année. Il y avait dans la compagnie, des femmes
grosses et des nourrices. Le passage fut difficile, ils
demeurèrent longtemps en mer sans autre secours que d'un peu de
neige fondue dont ils rafraîchissaient de temps en temps leur
bouche altérée. Les nourrices, n'ayant plus de lait, apaisèrent
leurs enfants en leur mouillant un peu les lèvres de la même eau.
Enfin ils abordèrent demi-morts en Angleterre.»

Même quand on s'embarquait sur un navire, à peu près pourvu de
tout, les calmes ou les vents contraires allongeant la durée du
voyage, on avait souvent à souffrir de la faim et de la soif, dans
l'impossibilité où l'on se trouvait de se ravitailler dans un port
français.

Henri de Mirmaud s'étant embarqué sur un navire, qu'un calme plat
retint plusieurs jours dans la Méditerranée, équipage et passagers
se trouvèrent dépourvus de tout, il n'y avait plus que du vieux
biscuit et de l'eau puante, dont les jeunes enfants de
M. de Mirmaud, deux petites filles (l'aînée avait à peine sept
ans), ne pouvaient s'accommoder, en sorte, dit-il, que je me vis
dans la dure extrémité de craindre que mes enfants ne mourussent
d'inanition sur mer. Fontaine et ses compagnons; par suite de
vents contraires, mirent onze jours à se rendre de l'île de Rhé en
Angleterre et eurent à souffrir du défaut de provisions et plus
particulièrement du manque d'eau.

Ceux qui avaient l'heureuse chance d'habiter quelque port de mer
étaient constamment espionnés, et le récit de Mlle de Robillard,
de la Rochelle, montre bien à quelles excessives précautions
devaient recourir ceux qui voulaient s'embarquer, de manière à
n'éveiller l'attention de qui que ce fût sur leurs projets
d'émigration.

Quelques jours à l'avance, Mlle de Robillard avait fait marché
avec un capitaine anglais pour partir avec ses jeunes frères et
soeurs; _elle avait dû faire ce marché_, _par l'entremise d'un
ami_, _en maison tierce_, _à quatre heures du matin_.

«La veille du jour fixé pour le départ, à huit heures du soir,
dit-elle, je pris avec moi deux de mes frères et deux de mes
soeurs, nous nous mîmes propres et prîmes sur nous ce que nous
avions de meilleures nippes, ne nous étant pas permis d'en
emporter d'autres. Nous feignîmes de nous aller promener à la
place du Château, endroit où tout le beau monde allait tous les
soirs; sur les dix ou onze heures que la compagnie se sépara, je
me dérobai à ceux de ma connaissance, et, au lieu de prendre le
chemin de notre maison, en primes un tout opposé pour nous rendre
dans celle qu'on m'avait indiquée à la digue près de la mer, et
nous entrâmes par une porte de nuit où on nous attendait. On nous
fit monter sans chandelle ni bruit, dans un galetas où nous fûmes
jusqu'à une heure de nuit, là nous vint prendre notre capitaine.»

Bien que les capitaines avec lesquels les fugitifs étaient obligés
de traiter, connussent le risque, s'ils étaient découverts, de
voir leurs navires confisqués et d'être eux-mêmes envoyés aux
galères; cependant, les profits de cette contrebande humaine
étaient tels, qu'il n'y eût bientôt plus si petit port où se
trouvât quelque capitaine faisant métier de transporter des
fugitifs à l'étranger.

Le capitaine une fois trouvé, les fugitifs étaient obligés de se
soumettre à toutes les conditions que celui-ci voulait leur
imposer; tant pour le départ que pour le payement. Le marché
conclu, on avait à surmonter encore bien des difficultés avant de
pouvoir mettre le pied sur le navire qui devait vous emmener à
l'étranger.

La relation du départ de Fontaine et de ses compagnons peut donner
quelque idée de ces difficultés de la dernière heure.

Fontaine avait trouvé à Marennes, un capitaine anglais qui avait
consenti à le porter en Angleterre, ainsi que quatre ou cinq
autres personnes, moyennant dix pistoles par tête.

Pendant plusieurs jours d'une attente cruelle, les émigrants se
tiennent à la Tromblade prêts à partir; enfin le capitaine leur
fait savoir qu'il est prêt à mettre à la voile, et que si, le
lendemain, ils se trouvaient dans les sables près de la forêt
d'Arvert, il enverrait une chaloupe pour les prendre et les mener
à bord.

Le lendemain, plus de cinquante huguenots attendaient à l'endroit
fixé, espérant pouvoir s'échapper en même temps que Fontaine et
ses compagnons, mais les catholiques avaient eu l'éveil, et les
autorités avaient empêché le navire de partir.

Toute la journée se passe sans que les personnes assemblées dans
les sables, voient paraître le navire attendu, et, sans un faux
avis donné exprès au curé et à ses acolytes par des pécheurs,
elles étaient surprises; on se disperse; Fontaine et une quinzaine
d'autres vont demander asile à un nouveau converti; celui-ci les
renvoie après quelques heures craignant d'être compromis, et ce
fut fort heureux pour les fugitifs, car il n'y avait pas une demi-
heure qu'ils étaient partis, qu'un juge de paix accompagné de
soldats vint faire une descente chez ce nouveau converti.

Chacun tire de son côté, Fontaine et quelques-uns de ses
compagnons restent cachés quatre ou cinq jours dans des cabanes de
pêcheurs, Dieu sait dans quelles transes continuelles.

Le capitaine anglais leur fait savoir un jour, que le lendemain il
prendra la mer et qu'il passera entre les îles de Rhé et d'Oléron,
il leur dit que s'ils peuvent se procurer une petite barque, et
courir les risques d'une navigation hasardeuse dans ces parages,
ils n'auront qu'à laisser tomber trois fois leur voile, et, qu'il
accostera leur barque pour les emmener sur son navire après qu'il
aura été visité.

«Le même soir, 30 novembre 1685, dit Fontaine, nous montâmes dans
une petite chaloupe à la tombée de la nuit... nous n'étions plus
que douze dont neuf femmes. À la faveur de la nuit, nous pûmes
nous éloigner de la côte sans être aperçu ni du fort d'Oléron, ni
des navires en surveillance, et, _à dix heures du matin_, _le
lendemain_, nous laissâmes tomber l'ancre pour attendre le
vaisseau libérateur. Ce ne fut que vers trois heures de l'après-
midi, que le vaisseau parut en vue de notre barque. Mais il avait
encore à bord les visiteurs officiels et le pilote, nous le vîmes
jeter l'ancre à la pointe septentrionale de l'île d'Oléron, après
quoi, il descendit les visiteurs et le pilote, et reprit son
chemin en faisant voile de notre côté. Quelle joie nous éprouvâmes
à cette vue!

«Hélas! cette joie fut de bien courte durée! Nous commencions à
peine de nous y abandonner, qu'une des frégates du roi,
constamment occupées à surveiller les côtes pour empêcher les
protestants de quitter le royaume, se rapprocha du lieu où nous
nous trouvions. La frégate jeta l'ancre, ordonna au vaisseau
anglais d'en faire autant, l'aborda et envoya des gens en fouiller
les coins et recoins... quelle bénédiction qu'à ce moment nous ne
fussions pas encore sur le vaisseau! Supposez que la frégate fût
arrivée une heure plus tard, nous étions tous perdus... La visite
terminée, le capitaine anglais reçut l'ordre de mettre
immédiatement à la voile; nous éprouvâmes l'amère douleur de le
voir partir en nous laissant derrière lui.

«Il ne put même pas nous voir, car la frégate se trouvait entre
lui et notre bateau. Quelle déplorable situation que la nôtre à ce
moment-là. Nous étions dans le désespoir et nous ne savions que
faire. À prendre le parti de ne pas bouger de l'endroit où nous
étions, nous devions à coup sûr exciter les soupçons de la frégate
et nous exposer à nous faire visiter par elle. Si nous tentions de
retourner à la Tremblade, pour une chance de succès, nous en
courions cent de contraires. Remarquant que le vent était propice
pour La Rochelle et contraire pour la Tremblade, je dis au
batelier: couvrez-nous tous dans le fond du bateau avec une
vieille toile, et allez droit à la frégate, en feignant de vous
rendre à la Tremblade. Vous pouvez, votre fils et vous, en
contrefaisant les ivrognes et en roulant dans le bateau, vous
arranger de manière à laisser tomber la voile trois fois et (à
l'aide de ce signe convenu), nous faire reconnaître du capitaine
anglais».

Tout s'exécute suivant les instructions de Fontaine, et les
officiers de la frégate voyant deux hommes ivres semblant courir à
leur perte, crient aux deux pécheurs, de ne pas s'obstiner à
vouloir gagner la Tremblade et de faire voile au contraire pour La
Rochelle.

Nous changeâmes immédiatement de direction, continue Fontaine, le
bateau vira vent arrière et nous dîmes adieu à la frégate du fond
de nos coeurs et aussi du fond de notre bateau car nous y restâmes
soigneusement couverts sans oser encore montrer le bout du nez.
Cependant le navire anglais avait répondu à notre signal, tout en
commençant à gagner la haute mer, et nous n'osions pas nous mettre
à sa suite, par crainte de la frégate qui était encore à l'ancre
non loin de nous; nous attendîmes que le jour tombât. Alors le
batelier fut d'avis qu'il fallait tenter l'aventure avant qu'il
fit entièrement obscur, pour ne pas nous exposer à être engloutis
par les vagues; nous changeâmes donc encore une fois de direction,
et la manoeuvre était à peine terminée, que nous vîmes la frégate
lever l'ancre et mettre à la voile. Notre première pensée fut
naturellement qu'elle avait remarqué notre mouvement et qu'elle se
préparait à nous poursuivre. Sur quoi, la mort dans l'âme, nous
mîmes de nouveau le cap sur la Rochelle, mais notre anxiété fut de
courte durée; au bout de quelques minutes nous pûmes voir
distinctement la frégate voguer dans la direction de Rochefort, et
nous, de notre côté, nous virâmes encore de bord et nous nous
dirigeâmes vers le vaisseau anglais qui ralentit sa marche pour
nous permettre de l'atteindre, nous le rejoignîmes en effet, et
nous montâmes à son bord, sans avoir encore perdu de vue la
frégate.»

Le plus souvent, pour éviter des difficultés semblables à celles
que Fontaine avait rencontrées pour parvenir à s'embarquer, les
émigrants montaient sur les navires qui devaient les emmener, dans
le port même; ils s'y rendaient la nuit et s'y tenaient cachés. --
Les uns se cachaient sous des balles de marchandises, ou sous des
monceaux de charbon, d'autres se mettaient dans des tonneaux
vides, placés au milieu de fûts remplis de vin, d'eau-de-vie ou de
blé. Pierre de Bury, qui fut condamné pour avoir embarqué des
huguenots à Saint-Nazaire et à Saint-Malo, mettait ses passagers,
dit le jugement, _dans de doubles fûts en guise de vin ou de blé_.
De Portal embarqua ses enfants sur un navire, enfermés dans des
tonneaux et _n'ayant que le trou de la bonde pour respirer._

Les deux cousines de Jean Raboteau partirent cachées dans de
grandes caisses remplies de pommes, et l'histoire de leur évasion
est un véritable roman.

La famille Raboteau, originaire des environs de la Rochelle, était
allée s'établir à Dublin pour y faire le commerce des vins de
France, bien des années avant la révocation. Jean Raboteau, qui
avait succédé à son père, ne tombait donc point sous le coup de
disposition légale, interdisant l'accès des ports français aux
huguenots naturalisés anglais ou hollandais qui avaient quitté
leurs pays depuis l'édit de révocation. Reconnu comme sujet
anglais, il venait fréquemment à la Rochelle avec un navire qu'il
avait frété pour son commerce, et visitait ses parents et amis
nouveaux convertis, lorsqu'il débarquait en France. Deux de ses
cousines lui confient leur embarras, leur tuteur les met dans
l'alternative, ou d'épouser deux anciens catholiques dont elles ne
veulent pas, ou d'entrer au couvent. Raboteau conseille à ses
cousines de feindre de consentir au mariage, pendant qu'il
préparera leur fuite, et tout se prépare pour la noce. La veille
du jour fixé pour le mariage, à minuit, les deux jeunes filles
s'échappent sans bruit, rejoignent leur cousin qui les attendait
près de là avec deux chevaux, il prend l'une d'elles en croupe, la
seconde monte sur l'autre cheval et tous trois sont promptement
rendus à la Rochelle.

Là, une vieille dame reçoit les deux soeurs qu'elle cache dans une
partie écartée de la maison qu'elle habitait. Raboteau ramène
promptement les chevaux à l'endroit où il les avait pris et
regagne sa chambre sans encombre.

Le lendemain il était le premier descendu, et bientôt les
équipages amènent tous les gens de la noce; le tuteur monte dans
la chambre des fiancées, voit tout en désordre, les lits non
défaits. On cherche les jeunes filles partout, dans les caves,
dans toutes les parties du château, dans le parc, et Raboteau
semble prendre part aux recherches avec autant d'activité que les
fiancés déconfits. Le tuteur prévient les autorités; tous les
navires qui étaient dans le port, notamment celui de Raboteau,
sont soigneusement visités, sans succès. Raboteau, pour dérouter
les soupçons, prolonge son séjour au château, puis il retourne à
la Rochelle pour mettre à la voile. Les deux jeunes filles sortent
de la maison où elles avaient trouvé asile, elles sont placées
dans de grandes caisses ouvertes et recouvertes d'une certaine
quantité de pommes; une charrette vient prendre les caisses et les
porte jusqu'à une barque où se trouvait Raboteau; de là elles sont
transbordées sur le pont du navire, et quand on a perdu de vue les
côtes de France, les deux fugitives peuvent enfin sortir de leur
incommode cachette.

Mais les navires qui se livraient habituellement à cette
contrebande humaine avaient des caches, où l'on mettait les
fugitifs; ces caches fort petites étaient dissimulées, soit sous
la chambre du navire, soit sous le pont, _entre le mât et la chute
de la chambre_, ainsi que le constatent divers jugements rendus
contre des capitaines. Baudoin de la Boulonnière partit sur un
navire de vingt-cinq à trente tonneaux, dans la cache duquel on
entrait par-dessous le lit d'un matelot, et l'on entassa douze
personnes dans cet étroit espace.

Les fugitifs entraient, quelquefois longtemps à l'avance, dans ces
caches, et Élie Benoît montre à quelles dures épreuve ils y
étaient soumis: «On s'enfermait, dit-il, dans des trous où l'on
était entassé les uns sur les autres, hommes, femmes et enfants où
on ne prenait l'air qu'a certaines heures de la nuit... ce qui
renfermait le pot destiné à subvenir aux nécessités naturelles
servait aussi de table pour boire et manger. On demeurait dans
cette contrainte pour attendre le vent ou la commodité des
visiteurs, huit et quinze jours... Le silence, l'obscurité, l'air
étouffé, la puanteur, tout ce qui pouvait faire le plus de peine,
devenait aisé pour les personnes les plus délicates, pour les
femmes grosses, pour les vieillards, pour les enfants. On a vu des
enfants d'un naturel éveillé, remuant, inquiet, sujets à crier
pour la moindre chose, demeurer dans ces obscures cachettes aussi
longtemps que des personnes d'un âge mûr, sans jeter un cri, ni
donner une marque d'impatience.»

Mlle de Robillard fut mise avec ses cinq jeunes frères et soeurs
dans la cache qu'on avait faite sur le navire qui devait
l'emmener. «Cette cache, dit-elle, était si petite, qu'un homme
était dedans pour nous y tirer. Après que nous y fûmes placés et
assis sur le sol, _ne pouvant y être en autre posture_, on referma
la trappe, et on la goudronna comme le reste du vaisseau pour
qu'on n'y pût rien voir. Le lieu était si bas, que nos têtes
touchaient aux planches d'en haut. Nous primes soin de tenir nos
têtes, droit sous les poutres, afin que, quand les visiteurs,
selon leur belle coutume, _larderaient leurs épées_, _ils ne nous
perçassent pas le crâne_.»

Le danger n'était pas chimérique; on conte à ce sujet, qu'un
pasteur, enfermé dans une de ces caches, fut blessé par l'épée
d'un des soldats qui lardaient le navire où il se trouvait; non
seulement il ne poussa pas un cri, mais il eut la présence
d'esprit d'essuyer la lame de l'épée qui l'avait blessé, à mesure
que le soldat la retirait à lui, pour que sa présence ne fût pas
décelée par son sang. Mlle de Robillard et ses cinq jeunes frères
et soeurs étaient depuis _dix heures_ dans l'étroite cache où on
les avait entassés, quand on put enfin ouvrir la cache pour leur
permettre de respirer. «Il était temps; dit-elle, car nous
étouffions dans ce trou et croyions y aller rendre l'âme aussi
bien que tout ce que nous avions dans le corps, qui en sortait de
tous les côtés. On nous donna de l'air, et en sortîmes quelques
heures après, plus morts que vifs; notez pourtant que, malgré ce
mauvais état, _toute ma jeunesse ne jeta ni cris ni plaintes._»

Un cri échappé à un fugitif eût perdu tous les réformés que
pouvait contenir la cache d'un navire. Baudoin de la Bouchardière
enfermé, _lui douzième_, dans une de ces caches, raconte que
pendant la visite du navire qui dura trois quarts d'heure, son
jeune enfant, qui n'avait que trois ans, vint à vomir. «Sa mère,
dit-il, lui mit la main sur la bouche, et _Dieu voulut qu'il ne
poussât pas un cri_». Sans cette heureuse fortune, toute la
chambrée eût été découverte par les visiteurs.

Quand on avait échappé à la visite ou aux visites (le navire sur
lequel monta Fontaine, avait été visité deux fois; celui sur
lequel était cachée Mlle de Robillard, eut à subir trois visites),
on n'était pas encore hors de danger.

Parfois l'inexpérience des capitaines menait le navire à sa perte;
ainsi Baudoin de la Bouchardière et ses compagnons vinrent faire
naufrage sur les côtes de la Hollande, après, dit-ils avoir fait
voile toute une nuit _sans savoir où nous étions._

Le pilote du navire qui emmenait Olry en Angleterre faillit
aborder, sans le vouloir, dans un port de la côte de France, et
plusieurs navires, chargés de réfugiés, allèrent, grâce à
l'ignorance des capitaines, échouer sur les côtes d'Espagne.

Dans ce pays de l'inquisition, les huguenots trouvèrent plus
d'humanité qu'ils n'en auraient rencontré dans leur propre patrie.
Suivant le conseil des juges, qui se firent, il est vrai, payer
leur complaisance, ils se firent réclamer par les consuls des
puissances protestantes auxquels ils furent remis.

Les fugitifs avaient à redouter, non seulement l'inexpérience,
mais encore l'improbité des capitaines qui se livraient au
dangereux métier du transport des émigrants. Le capitaine avec
lequel Mlle de Robillard avait traité, devait la débarquer à
Tapson, près Exeter; il la dépose, à la nuit, sur une plage
déserte, à vingt lieues de cette petite ville, avec ses jeunes
frères et soeurs.

«Le septième jour, dit Mlle de Robillard, _à neuf heures du soir_,
nous vîmes aborder le vaisseau. On nous fit descendre tous avec le
peu de nippes que nous avions sur ce rivage ou petit port, _il ne
nous parut ni ville ni maison._

«La peur nous prit de nous voir dans ce lieu qui nous parut un
désert, et mon capitaine de venir à moi d'un air fort résolu me
dire: de l'argent! les cinq cents livres que vous me devez encore!
(il en avait reçu cinq cents au départ). Je lui répondis que sa
demande était injuste, puisqu'il ne nous menait pas où il avait
promis de nous laisser, à Tapson. Il fallut néanmoins payer, après
quoi il mit à la voile et nous restâmes dans ce lieu qui se
nommait Falcombe, à vingt lieues de Tapson...»

Les lamentations de ces six enfants abandonnés (Mlle de Robillard,
l'aînée, n'avait que dix-sept ans) attirèrent quelques enfants qui
amenèrent un ministre. Grâce à quelques mots de latin que
Mlle de Robillard avait appris avec ses frères, elle put se faire
comprendre, et en montrant quatre louis d'or composant toute sa
fortune, elle réussit à se faire donner une chaloupe qui la
conduisit à Tapson avec toute sa jeunesse. C'est ainsi, qu'elle
fut tirée du mauvais pas où l'avait mise son capitaine.

Cet_ honnête homme_ s'était pourtant laissé apitoyer au départ,
et, bien que payé seulement pour le transport de cinq personnes,
il avait consenti à prendre, par-dessus le marché, la plus jeune
soeur de Mlle de Robillard, âgée seulement de deux ans. Un autre
capitaine, plus pitoyable, avait consenti à prendre gratis sur son
navire, pour les emmener en Angleterre, une pauvre veuve et ses
quatre enfants. Cette pauvre veuve ne possédait que quinze francs
pour tout avoir, et son bagage, ainsi que le constate le procès-
verbal de saisie, ne consistait qu'en une couette et une méchante
caisse contenant de menues hardes pour ses enfants.

Ceux qui s'adressaient à des capitaines catholiques, anglais ou
irlandais, dit Élie Benoît, étaient trahis, et perdaient à la fois
leur argent et leur liberté. Beaucoup dépouillaient leurs
passagers. Baudoin de la Bouchardière fait naufrage sur les côtes
de la Hollande, le maître du navire et les matelots sautent dans
la chaloupe avec toutes les hardes des passagers qu'ils avaient
volées. Les fugitifs restent abandonnés pendant quatre mortelles
heures sur le navire échoué, et à chaque instant sur le point de
sombrer sous l'effort des vagues; ils sont enfin tirés d'affaire
par des matelots hollandais qui viennent à leur secours.

On n'a jamais eu de nouvelles, dit Legendre, de Simon le Platrier,
orfèvre, qui s'était embarqué avec sa femme et sa fille aînée, «ou
ils seront péri sur la mer, ou le maître du vaisseau dans lequel
ils s'étaient embarqués, leur aura coupé la gorge et se sera
retiré dans quelque île du nouveau monde. _Ce ne serait pas le
seul qui aurait fait de semblables coups_».

En 1689, le présidial de Caen condamnait à la roue le nommé
Reigle, convaincu d'avoir passé des religionnaires à Jersey et
d'en avoir volé un, _après l'avoir étranglé_. En 1697, le même
présidial condamnait au même supplice Goupil, maître de bateau et
Tuboe, son matelot, convaincus d'avoir fait périr plusieurs de
leurs passagers, entre autres cinq religionnaires et un bourgeois
catholique de Caen. Ces misérables conduisaient leur bateau entre
les deux îles de Saint-Marcouf, dans un endroit où la mer, en se
retirant, laissait le sable à sec. Ils faisaient descendre, sous
un motif spécieux, les passagers à fond de cale, fermaient
l'écoutille, pratiquaient une ouverture au bateau, et
s'éloignaient, laissant la haute mer, dont le niveau dépassait le
dessus du pont, remplir leur office d'assassins.

Fontaine, réfugié en Angleterre, avait donné mission à un
capitaine anglais de prendre pour lui un chargement de sel en
France. Au moment où ce capitaine allait repartir pour
l'Angleterre, après avoir pris ce chargement, quelques huguenots
qui avaient pu, grâce à une conversion simulée, trouver le temps
et le moyen de transformer tous leurs biens en argent comptant,
s'adressèrent à lui pour les transporter en Angleterre.

Porteurs de sommes considérables, ces malheureux crurent que leurs
valeurs seraient plus en sûreté entre les mains du capitaine
qu'entre les leurs. «La vue d'un tel trésor, dit Fontaine, fut
pour ce capitaine une tentation à laquelle il ne sut pas résister
et il forma la résolution de se l'approprier. -- Sous prétexte que
le vent était contraire, il persuada les passagers qu'il fallait
mettre le vaisseau à l'abri dans quelque port. Comme ils auraient
couru de grands dangers dans un port français, il leur dit qu'il
fallait gagner la côte d'Espagne. Il naviguait donc entre Bilbao
et Saint-Sébastien, marchant à pleines voiles, lorsque, voyant que
le vent et la marée favorisaient son criminel dessein, il lança le
vaisseau à la côte et le brisa entièrement...

Le capitaine et ses hommes sautèrent dans la chaloupe avec le
trésor et laissèrent les passagers à la mer, car chaque vague
venait recouvrir complètement le navire naufragé. Parmi eux se
trouvait une dame de qualité, à laquelle appartenait la plus
grande partie des sommes confiées au capitaine. Elle aurait pu se
sauver parfaitement, grâce à un jupon d'un tissu épais et serré
qui la faisait flotter sur l'eau et l'aurait soutenue jusqu'à ce
qu'elle fût arrivée à la côte. Mais le capitaine prévoyant ce qui
allait arriver, poussa sur elle sa chaloupe, comme s'il allait à
son secours, et, lorsqu'elle fut à sa portée, _d'un coup de gaffe
il la fit plonger sous l'eau_, _et il la tint enfoncée assez
longtemps pour que le jupon s'imbibât d'eau et ne put pas ramener
le corps à la surface_.»

Ce capitaine, dit Fontaine, se rendit à Cadix, et avec sa fortune
mal acquise acheta un corsaire dont il prit le commandement.

Les fugitifs, alors même qu'ils avaient eu la chance de tomber sur
un capitaine expérimenté et honnête, et qu'ils avaient pu
s'embarquer sans encombre et gagner la haute mer en déjouant la
vigilance des croiseurs, n'étaient pas encore à l'abri de tout
danger, -- souvent ils rencontraient un corsaire de Saint-Malo ou
de Dieppe, ou un hardi forban d'Alger ou de Tunis, venant faire
des razzias près des rivages de la France et même jusque en vue
des côtes de la Hollande. Naturalisé ou non, le réfugié pris par
un navire français était envoyé aux galères. -- David Doyer, de
Dieppe, est pris avec le navire marchand qu'il commandait; il est
envoyé aux galères, et, après quelques années de rame, il meurt à
l'hôpital de Marseille.

Au XVIIe siècle, ce n'était point chose rare de tomber aux mains
des corsaires barbaresques qui réduisaient leurs prisonniers en
esclavage. Saint-Vincent-de-Paul avait été au bagne de Tunis,
comme Regnard avait été à celui d'Alger. En 1645, le synode
protestant ordonnait une quête générale pour le rachat de la
multitude de captifs qui étaient dans les fers (à Alger, à Tunis,
à Salle, et autres lieux de la Barbarie).

La France et l'Espagne avaient des moines rédempteurs, dont la
seule mission était le rachat des captifs catholiques;
l'Angleterre et la Hollande, rachetaient aussi leurs nationaux. En
1648, il n'y avait pas à Alger moins de 20000 esclaves chrétiens,
catholiques, grecs ou protestants. En 1666, lors du traité avec
Tunis, M. de Beaufort convient qu'on rendra les captifs de part et
d'autre, homme, pour homme; le surplus pour un prix modéré.

La même année, dans le traité passé avec Alger, la France stipule,
moyennant une somme déterminée le rachat de trois mille esclaves
français.

En 1687, un paquebot hollandais portant cent-soixante-quatre
passagers, parmi lesquels se trouvaient soixante-trois huguenots,
est pris par un corsaire algérien; tous sont faits esclaves. C'est
sur ce navire que se trouvait le pasteur Brossard, qui conte ainsi
l'aventure: «Le 6 juin 1687, je me mis, avec un grand nombre de
réfugiés, dans le vaisseau du sieur Williamson de Rotterdam, pour
passer d'Angleterre en Hollande. Comme nous fumes près de la
Brille et que nous voyions la terre de Zélande, les corsaires
d'Alger, commandés par le Bouffon, renégat d'Amsterdam, arrivèrent
là subitement avec trois vaisseaux et nous prirent.»

Valait-il mieux pour les réfugiés tomber aux mains des Français
qu'à celles des Barbaresques?

Le procureur du roi, de Nantes le pensait, lorsque, parlant de la
femme d'un raffineur de Nantes et de trois ménages religionnaires
capturés par un corsaire algérien, il disait: Voilà des gens punis
plus sévèrement que s'ils avaient été arrêtés en France.

Mais ce n'était pas l'opinion de Noblet, un protestant de Rouen,
qui, racheté par les pères rédempteurs, après avoir passé de
longues années dans les fers à Alger, et menacé des galères à son
retour en France, comme prétendu relaps, déclarait qu'il avait
trouvé _plus d'humanité en Afrique qu'en France_, ayant toujours
eu à Alger la liberté de prier Dieu comme il l'entendait. C'était
encore moins l'avis du célèbre ministre Claude, déclarant que,
même les nouveaux convertis, restés à leurs foyers, mais obligés
chaque jour de commettre des sacrilèges qui leur faisaient
horreur, «changeraient de bon coeur leur dur esclavage, avec des
fers dans Alger ou dans Tunis, car ils n'y seraient pas au moins,
disait-il, opprimés dans leurs consciences, et auraient encore
quelque espérance de liberté par la voie de la rançon.»

Il est incontestable que les huguenots, si cruellement tourmentés
sur les galères du roi de France, n'avaient pas au bagne d'Alger
des aumôniers acharnés à les persécuter sans cesse, moralement
aussi bien que physiquement. Cependant, même dans les bagnes des
États barbaresques, les missionnaires français venaient encore
parfois vexer et tourmenter les esclaves huguenots. C'est ce qui
arriva au pasteur Brossard, pris en vue des côtes de la Hollande,
et qui resta dix-huit mois au bagne avant d'être racheté par les
soins de ses coreligionnaires de l'Angleterre et de la Hollande.

Le jour même de son arrivée, le père vicaire de la congrégation de
la mission française résidant à Alger, le presse fort de changer
de religion et de faire changer de même toutes les personnes
prises avec lui, lui promettant qu'il serait bien récompensé de ce
grand service rendu au roi.

Brossard, à l'instigation de ce saint homme, est fort durement
traité par les Turcs: «Le père vicaire, dit-il, ayant toujours en
tête de me faire passer à sa religion, était bien aise que je
fusse ainsi tourmenté, me faisant dire que je ne le serais plus,
pourvu que je me fisse catholique, à cause de l'argent qu'il
bâillerait pour cela aux Turcs... Je suis assuré qu'il parla aux
autres religieux et prêtres d'employer tous leurs soins pour
cela..., comme ils firent tout leur possible pour me mettre mal
dans l'esprit du Pacha, afin qu'il continuât de m'envoyer au
travail, mais il n'eut pas toujours égard à leurs sollicitations
contre moi, il me dispensa du travail et me permit d'aller par la
ville... Après cela le père vicaire et ses gens agirent contre moi
d'une autre manière, c'est qu'ils me donnaient le nom de Duquesne,
et me faisaient appeler ainsi en tous lieux par leurs émissaires,
pour m'exposer à la fureur du peuple, qui, à l'ouïe de ce nom, se
ressouvenant que M. Duquesne les avait fait ci-devant bombarder,
s'échauffait extrêmement contre tous les Français et
particulièrement contre moi, qui, pour cette raison, ne sortais
guère ou, si je sortais, je recevais de grosses injures et souvent
de rudes coups.»

L'amiral d'Estrées ayant commencé à bombarder Alger, tous les
jours les Turcs faisaient périr quelques Français, en les mettant
à la bouche des canons. Brossard, enfermé dans un cachot et au
moment d'être envoyé au supplice avec d'autres réfugiés, se
prépare à la mort. À ce moment, il doit encore subir des
exhortations du père vicaire qui vient insister de nouveau pour
que lui et ses compagnons se convertissent: «nous assurant, dit
Brossard, que, par ce moyen, nous avions notre salut en l'autre
monde, et nous insinuant en même temps, que même nous pourrions
encore le faire en celui-ci.»

Un danger plus sérieux menaçait les huguenots, esclaves aux bagnes
d'Alger et de Tunis, c'est qu'il fût fait droit aux réclamations
de Louis XIV, dont la haine poursuivait les émigrés, non seulement
dans tous les États qui leur avaient donné asile, mais encore
jusqu'au fond des bagnes. Le grand roi, en effet, avait, ainsi que
le dit Élie Benoît, demandé, heureusement sans succès, que les
huguenots pris et faits esclaves par les Barbaresques, lui fussent
rendus comme des fugitifs _ayant déserté malgré ses ordres._

Au roi de Portugal, il demande de faire convertir une demi-
douzaine de ses sujets huguenots établis au-delà des Pyrénées,
ainsi qu'en témoigne cette lettre de Schomberg: «L'ambassadeur
travaille ici avec de grands empressements pour obliger cinq ou
six marchands protestants à se faire romains. Il a trouvé de la
disposition au roi de Portugal à leur ôter sa protection.»

À son allié le roi d'Angleterre, dit de Sourches, Louis XIV
faisait redemander par son ambassadeur, M. de Bonrepos, les
matelots huguenots qui s'étaient réfugiés en Angleterre, et les
faisait redemander pour ses galères. Il tente d'obtenir une
restitution analogue de la République de Gênes, et voyant qu'il
n'a aucune chance de réussite, il fait féliciter son consul,
d'avoir du moins fait courir le bruit que la demande était faite.
Sa Majesté, écrit Seignelai, «a approuvé que vous ayez fait courir
le bruit _sous main_, que vous avez ordre de demander à la
République tous les Français de la religion prétendue réformée qui
sont à Gênes, puisque vous avez reconnu qu'il serait trop
difficile d'obtenir de la dite République, de vous les remettre
entre les mains.» Le comte de Tessé, commandant des dragons à
Orange, signifie au légat du pape qu'il sera forcé d'entrer à
Avignon et dans les autres villes du comtat, si on y donne asile
aux huguenots. -- Vis-à-vis de la Suisse, pour réclamer
l'expulsion des réfugiés, Louis XIV ne craint pas d'invoquer une
disposition d'un traité relatif aux _malfaiteurs_ des deux pays.

Tambonneau, ambassadeur de France, demande, au nom du roi, qu'il
ne soit point fait accueil aux réfugiés, attendu l'article 4 du
pacte d'alliance, portant que l'un des pays contractants ne devait
donner asile ou protection, à aucun ennemi ou bandit dont l'autre
pays fût justiciable, et s'engageait à le chasser de son
territoire.

Berne, appuyée par Zurich, répond: «nous estimons unanimement et
selon la saine raison que ceux qui, _pour cause seulement de
religion et pour sûreté de leur conscience_, ont quitté la France,
_sans être coupables d'aucun méfait_, ne sauraient être assimilés
à ceux dont parle l'article 4.»

C'est surtout vis-à-vis de sa faible voisine, Genève, que Louis
XIV multiplia les insolentes injonctions et même les menaces, pour
obtenir que les réfugiés fussent expulsés de cette trop
hospitalière République.

Louis XIV écrit à Dupré, résident français à Genève, d'insister
auprès des magistrats de cette ville pour qu'ils obligent les
réfugiés _à partir pour retourner dans leurs maisons_ -- «vous
déclarerez aux dits magistrats, poursuit-il, que _je ne pourrais
pas souffrir _qu'ils continuassent à donner retraite à aucun de
mes sujets qui voudraient encore sortir de mon royaume», il lui
écrit encore plus tard, pour lui enjoindre de déclarer une seconde
fois aux magistrats, que «s'ils n'obligent pas les réfugiés _de
s'en retourner incessamment dans les lieux où ils demeuraient
auparavant_, _il pourrait bien prendre des résolutions qui les
feraient repentir de lui avoir déplu_.»

Genève, sans armes, avec ses remparts en mauvais état, ne pouvait
songer à résister ouvertement aux injonctions de son trop puissant
voisin. Elle envoya les réfugiés du pays de Gex, dans les
propriétés rurales que possédaient ses bourgeois, et soutint que,
de tout temps on avait employé chez elle des valets et des
servantes de ce pays, et qu'on ne saurait comment s'en procurer
ailleurs.

Elle fit publier à son de trompe, dans la ville l'expulsion des
réfugiés, mais, après les avoir fait sortir en plein jour par la
porte de France, elle les faisait rentrer à minuit par la porte de
Suisse.

Enfin, quand elle vit l'orage approcher d'elle, les troupes
françaises étant descendues dans les vallées vaudoises, pour les
désoler de concert avec l'armée du duc de Savoie, elle travailla
avec ardeur à relever ses fortifications, avec l'aide des
ingénieurs du prince d'Orange, puis elle conclut une alliance
défensive avec les autres villes réformées de la Suisse, qui
s'engagèrent à mettre 30 000 hommes à sa disposition, dans le cas
où Louis XIV voudrait mettre à exécution les menaces qu'il lui
avait faites. L'intendant de Gex avait, en effet, insolemment
écrit: «Sachez que le roi a 9 000 hommes sur la Saône, qui seront
ici dans un moment, avis à vous, messieurs de Genève.» Quand la
petite république se fut mise en état de se défendre, le roi dut
se borner à écrire à son résident, ces vaines paroles de menace:
«Dites à ces messieurs de Genève qu'ils se repentiront bientôt de
m'avoir déplu.»

Partout les tentatives de Louis XIV, pour se faire livrer les
réfugiés, échouèrent misérablement, excepté auprès du duc de
Savoie qui consentit à se faire le pourvoyeur des galères de
France, en établissant des postes de garde tout le long de ses
frontières, et en organisant une véritable chasse aux huguenots
sur son territoire.

Voici comment furent traités Jean Nissolles et ses compagnons,
arrêtés hors des frontières de France, auprès de Pignerol, et
arrêtés, _de la part du duc de Savoie._

«On nous sépara, dit Jean Nissolles. On mit Hourtet, Figuels et
mon fils dans une certaine casemate, où l'on n'avait accoutumé que
d'enfermer les plus grands scélérats. _On n'y pouvait voir le jour
que par un trou_, _l'eau y coulait de tous côtés et il n'y avait
qu'un peu de paille pourrie_, _toute remplie de poux..._ On nous
enferma, Claude et moi, dans un cachot _si plein d'ordure et de la
plus sale ordure_, qu'elle remplissait presque jusqu'à la porte,
et qu'à peine pûmes-nous y mettre une paillasse pour coucher. Le
lieu était _fort humide et d'une puanteur si insupportable_, qu'un
prisonnier des vallées de la Luzerne y était devenu tout enflé...
Après vingt-trois jours de séjour dans de pareils endroits, et
pendant la rigueur de l'hiver, on eut ordre de la cour de nous
faire conduire dans notre pays et devant nos juges.»

En avril 1686, deux cent quarante émigrants passent la frontière
savoyarde pour se rendre en Suisse, avec vingt-huit mulets portant
les hardes et les petits enfants. Mais les curés des paroisses
auxquelles les fugitifs appartenaient, avaient prévenu le curé de
Saint-Jean de Maurienne, et ces fugitifs ne furent pas plus tôt
sur le territoire de la Savoie, que les paysans appelés au son du
tocsin, accoururent de toutes parts et les enveloppèrent. Faits
prisonniers par ces sujets zélés de l'allié de Louis XIV, ils
furent remis aux autorités françaises, et les juges envoyèrent les
femmes en prison, les hommes aux galères.

Au mépris du droit des gens, Louis XIV faisait enlever les
réfugiés, hors des frontières de la France, à l'étranger; il tenta
même de faire enlever en pleine Hollande, le pasteur Jurieu, dont
les pamphlets l'exaspéraient au plus haut degré.

Élie Benoît constate que les gardes des frontières allaient
enlever les fugitifs descendus dans quelque auberge à deux ou
trois lieues de la frontière, en sorte que, à proximité de la
France, il n'y avait sûreté pour les émigrés que dans les villes
fermées.

Vernicourt, conseiller au Parlement de Metz, fut pris par la
garnison de Hombourg sur le territoire du Palatinat.

Le banquier Huguetin, établi en Hollande, avait fait une immense
fortune. On attira ce réfugié en France, sous prétexte de négocier
la restitution des biens qu'il avait laissés dans sa patrie.
Pontchartrain l'obligea à souscrire des lettres de change pour
plusieurs millions, mais Huguetin ayant pu révoquer à temps les
ordres qu'on lui avait extorqués, s'empressa de repasser en
Hollande. Poursuivi par les agents du gouvernement français, il
fut enlevé par eux sur le territoire hollandais et, sans un
heureux hasard qui lui permit de se faire reconnaître à la
frontière, il eût fini ses jours dans quelque prison d'État.

Jean Cardel, originaire de Tours, avait fondé à Manheim une
importante manufacture de drap. Accusé faussement (ainsi que le
reconnaît La Reynie, dans une pièce qui se trouve aux archives de
la Préfecture de police) d'une prétendue conspiration contre la
personne du roi, il est enlevé par un détachement de troupes
françaises entre Manheim et Francfort. Enfermé à la Bastille le 4
août 1690, le malheureux Cardel y reste trente ans; son esprit,
disent les mémoires sur la Bastille, était dans une espèce
d'égarement qui ne lui laissait que de fort légers intervalles de
raison. Le 3 juin 1715, on le trouva mort dans le cachot fangeux
où il languissait depuis si longtemps; son corps était chargé de
soixante-trois livres de chaînes de fer. L'Électeur, le roi
Guillaume, les États généraux et l'Empereur lui-même, avaient
réclamé vainement la mise en liberté de Cardel, que Louis XIV
avait fini par faire passer pour mort. -- C'est ce qu'il avait
fait pour les trois ministres, réclamés en 1713 en vertu du traité
d'Utrecht. -- C'est encore par un mensonge semblable, qu'il mit
fin aux insistantes réclamations faites par la Porte, au sujet
d'Avedick, patriarche de Constantinople, qu'il avait fait enlever
et gardait au fond d'un cachot depuis plusieurs années. -- Ce
n'est que plus tard qu'Avedick mourut, et sa fin arriva si à
propos pour tirer Louis XIV d'embarras, qu'on eut quelque peine à
croire qu'elle fût naturelle.

Ces enlèvements de réfugiés à l'étranger n'étaient pas les seules
marques qu'eût données Louis XIV de son mépris du droit des gens.
Quand la France avait été dragonnée, on avait logé les soldats
chez un grand nombre d'étrangers, allemands, anglais, hollandais,
sous prétexte qu'ils étaient alliés à des familles françaises, et
il fallut l'intervention des États généraux de Hollande et de
l'ambassadeur d'Angleterre pour faire cesser ces incroyables abus
de pouvoir. Le procureur du roi à Nantes, s'oppose au départ du
négociant _hollandais_ Wyterloft et fait saisir ses meubles, bien
qu'il eût un passeport dans les règles, sous prétexte que, pour
éviter d'être converti par les dragons, ce négociant veut émigrer
avec toute sa famille, en ne laissant que son fils aîné comme
_plastron_. Ce zélé convertisseur, ayant sans doute reçu quelques
observations de son procureur général, à l'occasion de cette
assimilation des étrangers aux Français, lui écrit: «Je prévois un
inconvénient fâcheux qui va arriver, et sur lequel je vous prierai
de spécifier votre ordre, qui est qu'y ayant ici un grand nombre
d'étrangers non naturalisés que je prévois convertis à la venue
des premiers dragons, et, après cela, ces gens feront leurs
affaires et enverront tous leurs effets _au pays dont ils sont_,
et ensuite voudront se retirer, et régulièrement on ne saurait
point les en empêcher.» Pourquoi? _s'il n'y a point de différence
à faire? _(entre étrangers et Français). -- On trouve aux
archives, des ordres pour faire entrer aux nouvelles catholiques
de Paris, Mlle Betsy, _Anglaise_, pour en faire sortir Mlle du
Cerceau et Mme de Bonroger, toutes deux Hollandaises.

Un envoyé du duc de Zell, ayant refusé de se laisser convertir,
est jeté à la Bastille; on donne l'ordre d'enfermer dans cette
prison de Villaines, écuyer de l'ambassadeur de Hollande, accusé
de pervertir les nouveaux convertis, mais au dernier moment on
recule devant cette violation flagrante du droit des ambassadeurs;
on se borne à demander le rappel de l'écuyer de Villaines, mais,
en même temps, on donne l'ordre de tenter de l'enlever, quant il
se mettra en route avec sa famille pour rentrer en Hollande.

Quant aux réfugiés qui s'étaient fait naturaliser et avaient pris
du service dans les armées étrangères, s'ils étaient faits
prisonniers, ils étaient impitoyablement envoyés aux galères;
c'est ce qui arriva aux réfugiés pris à Fleurus, c'est ce qui
serait arrivé à lord Galloway, fils de Ruvigny, s'il fût resté aux
mains des Français où il était tombé un instant au cours de la
bataille de Nerwinde; et, cependant, dès 1680, Ruvigny son père,
avant de quitter la France, avait pris soin de prendre en
Angleterre des lettres de naturalisation pour lui-même et pour ses
enfants.

Le roi croyait avoir assez fait pour ces dangereux _naturalisés
_en publiant le 12 mars 1689, une ordonnance ainsi conçue:

«Sa Majesté ayant été informée que plusieurs officiers de ses
troupes et autres ses sujets, qui depuis la publication de l'édit
portant révocation de celui de Nantes, sont sortis du royaume et
se sont retirés en Angleterre et Hollande, comme dans les pays
neutres, se trouvent présentement embarrassés, dans l'appréhension
qu'ils ont d'être obligés, à l'occasion de la présente guerre; ou
de porter les armes contre leur véritable souverain, ou de perdre
la subsistance qu'ils tirent dans lesdits pays; et Sa Majesté,
voulant bien leur donner moyen de ne point tomber dans un pareil
crime, qui a toujours été en horreur à la nation française, et
d'éviter d'autre inconvénient, Sa Majesté a ordonné et ordonne,
veut et entend, que tous ceux de ses sujets, de quelque qualité
qu'ils soient, qui sont sortis du royaume à l'occasion de la
révocation dudit édit de Nantes, et lesquels passeront au
Danemark, pour y servir dans les troupes de Sa Majesté Danoise,
qui est dans l'alliance de Sa Majesté, ou se retireront à
Hambourg, _pourront jouir de la moitié des biens qu'ils ont en
France_.»

Ce qui est plus excessif encore, c'est que les réfugiés
_naturalisés ou non_ qui étaient pris, non les armes à la main
mais voyageant d'un pays à l'autre pour leurs affaires ou leur
négoce, étaient aussi envoyés aux galères, en vertu de cette
disposition de la déclaration du 31 mai 1685: «Les Français qui
seront pris sur les vaisseaux étrangers, ou autres, et convaincus
de s'être établis sans nôtre permission dans les pays étrangers,
seront constitués prisonniers dans les prisons ordinaires des
lieux... et condamnés aux galères perpétuelles».

C'est ainsi qu'Élie Neau, _naturalisé_ Anglais, ayant été pris en
mer par un corsaire de Saint-Malo, fut mis aux galères; il fut
cruellement tourmenté par l'aumônier des galères, qui, ne pouvant
venir à bout de sa constance, finit par demander qu'on le
débarrassât d'un tel pestiféré. Élie Neau fut alors jeté dans un
cachot sans jour ni air, où on le laissa souvent sans vêtements
pour se garantir du froid et sans nourriture, et ce ne fut qu'au
bout de cinq ans, sur les pressantes instances de lord Portland
qu'il fut enfin mis en liberté.

Pour les huguenotes qui étaient prises en mer, elles étaient mises
au couvent où on les convertissait. Trois jeunes filles partent de
la Caroline où leur père était fixé, pour se rendre en Angleterre
où une femme de qualité s'était chargée de les faire élever; le
vaisseau qui les portait est pris et on les met au couvent.
L'aînée se fait religieuse, et les deux autres soeurs se
convertissent; dix ans après leur capture, l'intendant de Bretagne
demande pour elles une dot afin de les marier à deux anciens
catholiques. La demoiselle Falquerolles, _fameuse protestante_ dit
Pontchartrain, qui avait été prise sur un vaisseau anglais,
capturé par un armateur de Dunkerque, résista à tous les efforts
faits pour la convertir, on dut se résigner à l'expulser du
royaume comme opiniâtre.

C'était, sans croire qu'ils renonçaient pour toujours à leur
patrie, que les huguenots avaient pris la route de l'exil. «Nous
partons, avaient-ils dit, comme Olry, mais seulement _jusqu'à ce
que Dieu nous ramène_ dans les lieux d'où l'on nous a déchassés
par la violence que l'on a exercée contre nos consciences». Avec
cet espoir persistant du retour, ces réfugiés ne se considéraient
que comme les hôtes passagers des pays qui les avaient accueillis.
En 1697, dans le Brandebourg, les Églises françaises célébraient
encore un jeûne solennel _pour le retour en France_, et jusqu'en
1703, les pasteurs de ces Églises se refusèrent à dresser la
liste, des membres qui composaient leurs troupeaux, dans la
crainte de donner une constitution définitive à un état de choses
qu'ils ne considéraient que comme provisoire. Si un grand nombre
de huguenots, cinq ou six mille, se fixèrent à Cassel, c'est, dit
Weiss, «parce qu'ils étaient heureux de ne pas s'éloigner beaucoup
de leur pays natal, dans lequel ils espéraient être rappelés un
jour.»

«Si, dit Maritofer, troupe par troupe, on voyait les réfugiés se
succéder en Suisse avec la même persistance, c'est qu'aussi la
Suisse leur offrait le plus court chemin, pour retourner chez eux.
Le regret de la patrie perdue leur rendait plus difficile de
prendre racine dans les asiles qui s'ouvraient à eux et de se
fondre avec leurs frères en la foi, si charitables et si dévoués
qu'ils se montrassent à leur égard; aussi voyons-nous partout les
émigrés, chercher à se grouper en nombre, à former une paroisse à
part, avec ses préposés et son administration propre, _afin de
pouvoir à la première occasion retourner tous ensemble au pays._»

Cette préoccupation de se grouper ensemble, pour se faire sur le
sol étranger une petite France, à l'image de la patrie perdue, on
la retrouve partout chez les réfugiés, en Hollande, en Angleterre,
en Amérique, en Allemagne et en Suisse.

C'est en Hollande, en Angleterre, dans le Brandebourg et dans les
différents États de l'Allemagne, que se fixa la plus grande partie
des réfugiés.

Si un si grand nombre d'entre eux allèrent se fixer dans le
Brandebourg, vingt-cinq mille militaires, gentilshommes, gens de
lettres, artistes, marchands manufacturiers, cultivateurs, c'est
que pour les attacher au pays, Frédéric Guillaume laissait les
colonies d'émigrants subsister dans une certaine mesure en corps
de nation. Les réfugiés avaient leurs cours de justice, leurs
consistoires, leurs synodes, et toutes les affaires qui les
concernaient se traitaient en français. Il leur semblait qu'ils
vivaient encore parmi leurs parents et leurs amis, tant le
Brandebourg leur retraçait l'image de la patrie absente.

Si les pasteurs retardèrent jusqu'en 1703 la formation des
registres des églises du Brandebourg, c'est parce qu'ils
craignaient, nous le répétons, tant l'esprit du retour était resté
fermement enraciné dans les coeurs, de donner, par la formation
des listes, une apparence définitive à la constitution de leurs
troupeaux. Ainsi que le dit Jurieu, «les réfugiés s'obstinaient à
conserver ce coeur Français qu'on s'efforçait de leur arracher.»

Il ne faut pas croire que dès le début; les réfugiés prenant les
armes sous le drapeau des puissances protestantes qui leur avaient
donné asile, eussent perdu l'amour de leur patrie; un grand nombre
d'officiers, en s'engageant dans l'armée hollandaise, avaient
stipulé qu'ils ne combattraient point contre la France. Si tant de
réfugiés vinrent s'enrôler dans l'armée de Guillaume d'Orange, et
verser leur sang pour lui assurer la possession du trône
d'Angleterre, ils furent, surtout poussés à le faire par le désir
de se constituer, en la personne de Guillaume, un protecteur assez
puissant; pour qu'il put imposer un jour à Louis XIV le rappel des
huguenots. La lettre suivante écrite par le baron d'Avejon pour
provoquer des engagements dans son régiment, destiné à prendre
part à l'expédition d'Angleterre, montre bien que, pour les
réfugiés, il s'agissait là d'une sorte de croisade en vue du
retour ultérieur dans la patrie. «Je m'assure, dit-il, que vous ne
manquerez pas de faire publier dans toutes les Églises françaises
de Suisse, _l'obligation_ où sont les réfugiés de nous venir en
aide dans cette expédition, où il s'agit de la gloire de Dieu, et,
dans la suite, _du rétablissement de son Église dans notre
patrie_.»

Le succès de la bataille de la Boyne eût peut-être été pour les
réfugiés le gage assuré d'un retour prochain en France, si leur
chef, le maréchal de Schomberg, n'eût pas trouvé la mort sur le
champ de bataille. Deux ans plus tard, après le combat naval de la
Hogue, Guillaume décidait qu'une descente serait faite en France
et qu'on ferait appel au concours des nouveaux convertis. Les
régiments de réfugiés avaient été désignés pour former l'avant-
garde du corps expéditionnaire que devait commander Ménard de
Schomberg, fait comte de Leinster.

Mais les vents contraires ayant empêché le débarquement, et la
saison avancée ne permettant pas de donner suite à ce projet de
descente en France, il fut abandonné, et, depuis ce moment, jamais
il ne fut fait, une tentative sérieuse pour rétablir, de haute
lutte, le culte protestant en France.

Un des premiers chefs des révoltés des Cévennes, Vivens, un ancien
cardeur de laine, avait appelé à lui, mais vainement, tous les
réfugiés; l'entente eût-elle été possible entre les gentilshommes
émigrés, et les obscurs artisans, chefs improvisés de la
démocratique insurrection des Cévennes? Cela semble d'autant plus
douteux que l'on voit d'Aigullières et les nobles nouveaux
convertis de Nîmes supplier le gouvernement de Louis XIV de leur
donner des armes pour aller exterminer les Cévenols, _ces
malheureux fanatiques; _si l'on eût pu amener les réfugiés qui
versaient leur sang sur tous les champs de bataille pour leurs
patries d'occasion, à s'unir au dernier chef des Cévenols, Roland,
il est incontestable qu'ils eussent eu grande chance de réussite
et que Louis XIV aurait pu se voir contraint à rétablir l'édit de
Nantes.

Mais rien de sérieux ne fut tenté par les réfugiés pour venir au
secours de l'insurrection cévenole, la flotte que Ricayrol amenait
en 1704 au secours des insurgés est dispersée par la tempête.
L'année suivante, alors que Roland, le grand organisateur des
révoltés, périt victime d'une trahison, La Bourlie, Miramont et
Belcastel de l'étranger où ils sont réfugiés, tentent d'organiser
dans le Languedoc une vaste conspiration; Bonbonnoux, un des
derniers chefs camisards, parle ainsi de cette aventure:
«Quelques-uns de ceux qui avaient suivi Cavalier dans les pays
étrangers, étant de retour dans nos provinces, leurrés par
quelques puissances étrangères, roulaient de vastes projets dans
leurs esprits. Il ne s'agissait pas de moins que de se rendre
maître de la province et de mettre quarante mille hommes sur pied
au premier signal... Mais lorsque la lourde machine est prête à
jouer, le secret s'évente et tout le projet tombe; heureux, si par
sa chute il n'avait pas entraîné la perte des principaux qui
l'avaient formé. Mais quelle cruelle boucherie n'en fit-on pas!
Vélas fut étendu sur une roue, Catinat et Ravanel périssent sur un
même bûcher, Flessière est tué sur place.»

Infatigable conspirateur, La Boulie, fils d'un lieutenant général,
ancien sous-gouverneur de Louis XIV, ne cessa, jusqu'au jour de sa
mort, de faire de nouveaux complots qui n'aboutirent pas.

Déjà, en 1703, retiré dans son manoir de Vareilles, d'où il
lançait de nombreuses proclamations, il avait tenté d'organiser un
soulèvement général des catholiques et des protestants contre le
gouvernement de Louis XIV. Montrant que, par suite de la
suppression de toutes les libertés, le pouvoir sans limites du roi
surchargeait impunément le peuple d'impôts insupportables, il
invitait tous les Français à briser les fers de leur honteux
esclavage et à réclamer les armes à la main la convocation des
États généraux. Pendant qu'il préparait le soulèvement du
Rouergue, il chargeait le capitaine Boëton de s'entendre avec les
chefs camisards pour agir avec eux. Mais Catinat, lieutenant de
Cavalier, ayant pris les devants et ayant fait brûler quelques
églises dans le canton où l'on devait se rencontrer, fut attaqué
par les milices catholiques qui dispersèrent sa troupe. Boëton
arrivant avec six cents hommes, ne trouve plus ses alliés, il est
obligé de gagner la montagne et de s'enfermer dans le château de
Ferrières, où il est attaqué par des forces supérieures et obligé,
de se rendre avec sa troupe.

Si La Boulie avait pu réunir tous les éléments de résistance épars
sur les divers points du territoire, faire marcher ensemble les
catholiques et les protestants pour la revendication des libertés
perdues et la suppression des impôts, réduisant à la plus horrible
misère la gent taillable et corvéable à merci, il eût transformé
la guerre religieuse en une guerre sociale qui eût pu constituer
un grave péril pour le gouvernement.

Quelques années auparavant déjà, les souffrances du peuple avaient
amené des troubles sérieux en Bretagne et en Guyenne, et la misère
était telle partout, qu'elle eût servi puissamment la Cause de La
Bourlie, s'il avait pu réaliser le soulèvement général qu'il avait
rêvé. Pour qu'on puisse se rendre compte du puissant appui qu'eût
rencontré dans la misère générale le soulèvement général rêvé par
La Bourlie, il n'est pas inutile de montrer par quelques
citations, ce qu'était cette misère _au bon vieux temps._

«Par toutes les recherches que j'ai pu faire depuis plusieurs
années que je m'y applique, dit le maréchal de Vauban, j'ai fort
bien remarqué que dans ces derniers temps, la dixième partie du
peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement; que,
des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de
faire l'aumône à celle-là, parce qu'eux-mêmes sont réduits, à très
peu de chose près, à cette malheureuse condition; que des quatre
autres parties qui restent, les trois sont fort mal aisées et
embarrassées de dettes et de procès, et que, dans la dixième; où
je mets tous les gens d'épée, de robe, ecclésiastiques et laïques;
toute la noblesse haute la noblesse distinguée et les gens en
charges; militaires et civils, les bons marchands; les bourgeois
rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent
mille familles, et je ne croirais pas mentir quand je dirais qu'il
n'y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu'on puisse dire être
fort à leur aise... De tout temps en France on n'a pas eu assez
d'égards pour le menu peuple... aussi c'est la partie la plus
ruinée et la plus misérable du royaume. Les biens de la campagne
rendent le tiers moins de ce qu'ils rendaient il y a trente ou
quarante ans, surtout dans les pays ou les tailles sont
personnelles. Les puissants font dégrever leurs fermiers, leurs
parents, leurs amis... Les paysans ont renoncé à élever du bétail
et à améliorer la terre dans la crainte d'être accablés par la
taille, l'année suivante. Ils vivent misérables, vont presque nus,
ne consomment rien et laissent dépérir les terres. Les paysans
arrachent les vignes et les pommiers à cause des aides et des
douanes provinciales... Le sel est tellement hors de prix qu'ils
ont renoncé à élever des porcs, ne pouvant conserver leur chair.
Des agents employés à lever les revenus, de cent il n'y en a pas
un qui soit honnête, et, par le fer et le feu, il n'y a rien qu'on
ne mette en usage pour réduire ce peuple au pillage universel. Et
tous les pays qui composent le royaume sont universellement
ruinés.»

Une relation de 1669, qui se trouve aux manuscrits de l'arsenal
dit: «Plusieurs femmes et enfants ont été trouvés morts sur les
chemins et dans les blés, _la bouche pleine d'herbes_, dans le
Blaisuis, ils sont réduits à pâturer _l'herbe et les racines_ tout
ainsi que des bêtes, ils dévorent les charognes, et, si Dieu n'a
pitié d'eux, ils se mangeront les uns les autres.»

Au mois de mai 1673, Les diguières écrit à Colbert: «La plus
grande partie de la province (le Dauphiné) _n'ont vécu pendant
l'hiver_, _que de pain_, _de glands et de racines_, _et
présentement on les voit manger l'herbe des prés et l'écorce des
arbres_».

Une relation adressée à l'évêque d'Angers, 1680 à 1686, porte:
«Nous entrons dans des maisons qui ressemblent plutôt à des
étables qu'à des demeures d'hommes. On trouve des mères sèches qui
ont des enfants à la mamelle et n'ont pas un double pour leur
acheter du lait. Quelques habitants ne mangent _que du pain de
fougères_, d'autres sont trois ou quatre jours sans en manger un
morceau.»

En 1693 et 1694, la guerre, la disette et la peste font de la
France un désert. Les villes se dépeuplent, les villages
deviennent des hameaux, les hameaux disparaissent jusqu'au dernier
homme. En 1709, on fait avec de l'orge un pain grossier qui prend
le nom de _pain de disette_. D'autres réduisent en farine et
pétrissent en pain la racine d'arum, le chiendent, l'asphodèle. Le
plus grand nombre dans les campagnes, après qu'on eut vendu pour
payer l'impôt le peu qu'on avait récolté, durent _brouter l'herbe_
que les animaux, dévorés depuis longtemps, ne pouvaient plus leur
disputer.

Ces quelques citations montrent qu'on ne peut accuser La Bruyère
d'exagération quand il fait cette peinture des paysans de l'ancien
régime: «On voit certains animaux farouches, des mâles et des
femelles, répandus par la campagne, noirs; livides et tout brûlés
par le soleil, attachés à la terre, qu'ils fouillent avec une
opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et,
quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face
humaine, et en effet ce sont des hommes, ils se retirent la nuit
dans des tanières, où ils vivent de pain, d'eau et de racines.»

L'erreur des réfugiés, c'était de pas comprendre qu'il n'y avait
pas d'autre moyen de rétablir de haute lutte le culte protestant
en France, que de venir eux-mêmes, _sous leur propre drapeau_, et
non sous le drapeau des ennemis de la France, opérer ce
rétablissement, comme le firent les Vaudois rentrant dans leur
pays.

Tout au contraire; ils supposaient que les huguenots ou nouveaux
convertis restés en France, étaient prêts à seconder toutes les
attaques dirigées contre leurs persécuteurs par des armées
étrangères dans lesquelles se trouvaient quelques régiments
d'émigrés français _dénationalisés_.

En 1696, une flotte anglaise s'approchant des côtes du Poitou
était venue bombarder les Sables, le gouvernement craignait qu'une
descente des Anglais fût combinée avec un soulèvement des
huguenots, ceux-ci ne bougèrent pas. En 1703, l'armée du duc de
Savoie entre dans le Dauphiné, et cette armée comptait plusieurs
régiments de réfugiés, les huguenots de la province ne se joignent
pas aux envahisseurs de leur patrie.

Dix-huit ans plus tard, un intendant, pour montrer que les
huguenots du Dauphiné ne sont pas disposés à faire de mouvements,
ainsi qu'on le prétend, rappelle qu'ils sont restés tranquilles
dans deux circonstances critiques: la guerre des Cévennes et
l'invasion de la province par le duc de Savoie. En 1719, on fait
craindre au régent que les huguenots du Midi ne veuillent
s'associer aux projets formés contre lui par Albéroni.
L'ambassadeur de France en Hollande prie le pasteur Basnage
d'intervenir, et celui-ci écrit aux prédicants de France que leur
devoir est de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui
est à César. Court, le restaurateur des églises en France, affirme
que le bruit d'un soulèvement des huguenots est une invention des
catholiques.

Le régent envoie dans le Languedoc M. de la Bouchetière, un émigré
du Poitou, et celui-ci, après avoir sondé ses coreligionnaires,
peut rassurer complètement le duc d'Orléans. En 1720 encore, une
lettre du prédicant Cortés fait renoncer le gouvernement aux
inutiles mesures de précaution qu'il avait cru devoir prendre en
vue d'une révolte dans les Cévennes.

En 1746, des vaisseaux anglais se montrent sur la côte du
Languedoc, et l'on annonce au gouvernement que des émissaires
étrangers vont s'entendre avec les huguenots du Midi. L'intendant
fait sonder les intentions des protestants du Midi, et treize
pasteurs protestent énergiquement de leur fidélité à la France.
Viala écrit: «Dieu nous est témoin qu'il ne se passe rien dans nos
assemblées qui tende le moins du monde à troubler la tranquillité
de l'État, et je ne connais aucun protestant dans ce pays, capable
de favoriser les Anglais.»

Paul Rabaut écrit de son côté au ministre: «En conscience, et
comme devant Dieu qui sonde les coeurs et les reins, je puis vous
assurer, monseigneur, que je n'ai jamais eu de liaison
personnelle, de commerce de lettres, de correspondance directe ou
indirecte avec les Anglais, que je n'ai jamais vu ni connu, encore
moins introduit et favorisé des émissaires des cours de Londres,
de Vienne et de Turin, et que, si l'une ou l'autre de ces cours
m'en adressait quelqu'un qui fût destiné et employé à renverser le
système de la France, à exciter de nouveaux troubles dans notre
royaume, _à armer les protestants français contre les catholiques
français_, _la France contre la France_, je me conduirais à son
égard de la manière qu'un bon patriote, un véritable chrétien, un
pasteur religieux, devrait alors se conduire.»

Rabaut avait d'autant plus de mérite à faire cette patriotique
protestation que dans le même moment de nouvelles persécutions
étaient exercées contre les protestants «rendus infiniment plus
malheureux disait-il, au milieu du peuple de France que ne le sont
les Juifs au milieu des peuples les plus barbares.» Ce qui passe
l'imagination, c'est de voir les huguenots, pour lesquels les
persécutions ne ralentissaient pas, sous Louis XIV comme après
lui, que lorsque une guerre avec l'étranger ôtait au gouvernement
la libre disposition de ses troupes, aller jusqu'à prier pour leur
persécuteur et pour ses succès militaires.

En 1744 même, les synodes des Cévennes et du Languedoc
prescrivaient un jeûne solennel pour demander à Dieu la
conservation du roi et la prospérité de ses armes.

Le système de _moutonnerie_ chrétienne prêché par les pasteurs à
leurs fidèles, était de se laisser dépouiller, brigander et
égorger sans résistance; un tel système non seulement interdisait
absolument aux nouveaux convertis de songer à seconder une
tentative armée des réfugiés, mais encore devait les amener
jusqu'à blâmer la conduite de ceux qui s'étaient soustraits par la
fuite à l'étranger, aux violences des convertisseurs.

Voici, en effet, la lettre pastorale qui était adressée en 1782
aux huguenots de Cuère: «Faites en sorte qu'aucun de vos
concitoyens ne vous surpasse en patriotisme, disputez-leur à tous
la gloire d'aimer et de servir votre prince... plus vous serez
utiles à la France, plus elle sentira qu'elle doit vous accorder
une tolérance fondée sur les lois. Il est d'autres pays où vous
pourriez suivre les mouvements de votre coeur, célébrer la bonté
de Dieu comme il vous a paru digne de lui. Malgré cela, n'ayez
jamais de projet pour vous éloigner de votre pays, _gardez-vous de
porter vos talents et vos arts chez vos voisins_, _ce serait
tendre à faire naître la misère dans notre province_, _ce serait
vous exposer à devenir un jour les ennemis de votre patrie_, _à
porter les armes contre elle_, _à verser le sang de vos frères_.»

Il fut heureux pour la cause de la liberté de conscience, que les
gouvernants ne se rendissent pas compte, de ce que la théorie de
l'obéissance absolue au prince, prêchée par les pasteurs, leur eût
tout permis, sans lasser _la patience de huguenot_ des persécutés.

Mais le souvenir de l'insurrection des Cévennes hantait la
cervelle des gouverneurs et des intendants; chaque fois que la
France était attaquée par ses ennemis, on interrompait les
persécutions, dans la crainte de voir les huguenots suivre
l'exemple des terribles montagnards qui avaient tenu en échec les
armées du grand roi.

Sauf le parti militaire de l'émigration, les réfugiés, ainsi que
les nouveaux convertis, n'attendaient la restauration du culte
protestant en France que d'un changement de politique qui serait
spontanément adoptée par le gouvernement ou qui lui serait imposé
par un traité conclu avec les puissances protestantes.

Pendant plus de vingt ans, ils persistèrent à espérer que ces
puissances profiteraient de leurs succès militaires pour obtenir
de Louis XIV, par des négociations, le rétablissement du culte
protestant en France. Invoquant les précédents des traités de
Westphalie, de Munster et d'Osnabruck, à l'occasion desquels on
avait vu le roi de France défendre, contre la maison d'Autriche,
les intérêts des princes protestants de l'Allemagne, ils
demandaient que le roi Guillaume et ses alliés fissent une
condition de la paix du rappel des réfugiés et du rétablissement
de l'édit de Nantes en France.

Les plénipotentiaires protestants à Ryswick se bornèrent à
remettre à l'ambassadeur de France un mémoire lui recommandant ces
pauvres gens, afin qu'il leur fût procuré le soulagement après
lequel ils soupiraient depuis si longtemps. Louis XIV, irrité de
la faiblesse qu'avait montrée son ambassadeur en prenant ce
mémoire avec promesse de l'envoyer à la cour, fit déclarer
officiellement que ce mémoire n'avait pu lui être remis, bien
qu'il l'eût reçu.

Quoique Guillaume, en 1697 eût refusé de risquer d'accrocher les
négociations de paix pour un objet aussi _secondaire_ que les
réclamations des huguenots de France, cependant, en 1713, les
délégués des réfugiés insistent encore vivement auprès des
plénipotentiaires protestants pour qu'il soit inséré dans le
traité d'Utrecht une clause relative au rappel des émigrés en
France.

Mais depuis 1709, une partie des réfugiés s'étaient fait
naturaliser dans leurs pays d'adoption, dont ils s'étaient
considérés aussi longtemps comme des hôtes passagers, et; parmi
les émigrés, il s'était formé un parti puissant hostile au retour
en France.

Quant aux puissances protestantes, nulle d'entre elles ne désirait
voir rentrer en France les émigrés qui avaient versé leur sang sur
tous les champs de bataille pour elles, les avaient dotées
d'industries florissantes et avaient su faire un jardin de leurs
terres incultes, même des sables de la Prusse et du Holstein. Par
bienséance, les ministres de la reine Anne formulèrent une demande
de rappel des réfugiés, mais ils ne tentèrent pas de triompher des
résistances obstinées de Louis XIV, ils eussent comme les
plénipotentiaires des autres puissances protestantes, bien
regretté de voir cette demande obtenir satisfaction.

Les puissances protestantes savaient bien, en effet, que c'était
la persécution qui leur avait valu, outre tant de bons marins et
de valeureux soldats, le concours de nos fabricants et de nos
ouvriers, leur apportant nos secrets agricoles et industriels
ainsi que les capitaux nécessaires pour les utiliser, ce qui leur
avait permis de cesser d'être, comme par le passé, les tributaires
de la production française.

La signature du traité d'Utrecht avait fait perdre définitivement
aux réfugiés l'espoir d'obtenir leur rappel en France par
l'intervention des puissances protestantes; ils eurent cependant
encore cette illusion à la mort de Louis XIV, de croire que le
régent allait spontanément renoncer à la politique d'intolérance
qui leur avait fermé si longtemps les portes de leur patrie, mais
ils furent; bientôt cruellement détrompés: Enfin, en 1724, l'édit
remettant en vigueur toutes les ordonnances édictées par Louis
XIV, vint signifier un ordre éternel d'exil à tous les émigrés qui
s'obstinaient à espérer contre toute espérance, tant le regret du
pays natal leur tenait à coeur.

Quatre cents familles huguenotes établies dans la Caroline, voyant
qu'elles doivent perdre l'espoir de rentrer en France, demandent
qu'on leur accorde au moins la permission de s'établir en
Louisianne, _sur une terre française_, à la seule condition que
sur cette terre lointaine on leur accordera la liberté de
conscience. À cette patriotique requête, Pontchartrain répond:
«Que le roi n'avait pas chassé ses sujets protestants de ses États
d'Europe pour leur permettre de former une république dans ses
possessions d'Amérique.»

N'est-ce pas chose touchante que la persistance de l'amour de la
France, chez ces réfugiés que la persécution avait chassés de leur
patrie et qui rêvaient toujours de venir mourir sur une terre
française?

Le Gouvernement, aussi bien sous la régence et sous Louis XV que
sous Louis XIV interdisait aux réfugiés de revenir
_individuellement_ en France, soit pour s'y fixer, soit même pour
n'y faire qu'un séjour passager, à moins qu'ils ne consentissent à
abjurer.

Ainsi Bancillon conte qu'un sieur de la Roche vint à la France en
1713 avec un passeport de l'ambassadeur de France, d'Aumont, et un
autre de la reine d'Angleterre, qui avait beaucoup de
considération pour lui.

M. de la Roche était de Montpellier et il espérait qu'en allant
respirer l'air natal, sa santé se rétablirait, mais à Paris, on
lui montre un ordre qui défend à tout réfugié de rentrer dans le
royaume à moins de faire abjuration; il ne pousse pas plus loin
que Paris et revient au plus vite en Angleterre. En 1753 encore,
le réfugié Arnaud, malgré l'appui de la duchesse d'Aiguillon, ne
peut obtenir la permission d'entrer en France pour conduire sa
femme malade dans le Dauphiné. À la mort de Louis XIV, plusieurs
réfugiés croient pouvoir rentrer dans leur patrie, pensant que, _à
l'occasion des changements qui viennent d'arriver_, on ne les
contraindra point à abjurer.

Les commandants de troupes écrivent aux évêques pour leur dire de
réclamer aux curés l'état des fugitifs qui sont rentrés dans leurs
paroisses, afin que les troupes obligent ceux-ci soit à abjurer,
soit à repasser la frontière. Le régent, apprenant que Henri
Duquesne, le fils de l'amiral, est venu à Paris, le fait prévenir
par le lieutenant de police de La Reynie, d'avoir à sortir
immédiatement du royaume, sous peine d'être jeté à la Bastille. Et
pendant tout le règne de Louis XV, on tient la main à la stricte
observation de cette règle: ne permettre aux réfugiés la rentrée
en France qu'au prix d'une abjuration. En 1756, le réfugié Télégny
prie l'intendant Lenain d'intervenir pour qu'il lui soit permis de
revenir, sans subir cette dure condition. Le secrétaire d'État,
Saint-Florentin répond à Lenain: «Je conviens avec vous qu'il
serait plus avantageux à l'État de ne pas tant perdre de sujets,
ou d'en recouvrer davantage, _mais la loi est faite et subsiste_
depuis longtemps dans toute sa rigueur, et ce serait renverser
l'ouvrage de soixante ans que d'y porter la moindre atteinte.»

En 1763, l'archevêque de Canterbury demande qu'on laisse entrer en
France le réfugié Bel et qu'on lui rende ses biens qui on été
confisqués. Saint-Florentin répond au duc de Choiseul, qui lui
avait transmis cette demande, quelle n'est pas susceptible de
faveur et il motive ainsi son refus: «_Si M_. _Bel se présentait
en qualité de catholique pour obtenir son retour en France et le
rétablissement dans tous ses droits civils_, il pourrait mériter
d'être écouté, mais les déclarations du roi de 1698 et de 1725,
_excluent pour toujours du royaume tout Français réfugié pour
cause de religion_, _à moins qu'il n'ait abjuré_. Il paraît qu'on
ne doit pas non plus y laisser revenir, ni encore moins rétablir
dans ses biens, un homme _qui a été condamné pour fait de
religion_, et qui n'a pas, autant qu'il est en lui, et _par une
abjuration indiquée par la loi_, réparé le _crime_ qui a fait le
texte de sa condamnation. Ce serait réintégrer dans le royaume un
coupable, autorisé, pour ainsi dire, _dans son erreur_, et aussi
dangereux pour la religion que pour l'État.»

Ainsi que nous l'avons dit, au début de l'émigration, les réfugiés
avaient afflué en Suisse, en Hollande, en Angleterre et dans les
états de l'Allemagne, et bien qu'ils se groupassent pour se
constituer une sorte de petite France sur le sol étranger, ils ne
s'éloignaient pas, afin de pouvoir saisir la première occasion de
revenir dans leur patrie.

Ce ne fut qu'après avoir perdu l'espoir de rentrer en France que
les réfugiés se dispersèrent sur tous les points du globe,
devenant une sorte de rosée féconde et civilisatrice pour le monde
entier. On trouve un assez grand nombre de réfugiés en Danemarck,
à Copenhague, à Altona, à Frédéricia et à Gluckstadt, il y en a en
Russie, à Saint-Pétersbourg et à Moscou; quelques uns même
allèrent s'établir sur les bords du Volga. En Suède, l'intolérance
luthérienne réduisit l'émigration à fort peu de chose. Beaucoup de
réfugiés s'établirent dans les provinces de l'Amérique anglaise;
la Caroline du Sud, entre autres, donna asile à un assez grand
nombre d'émigrants, pour recevoir des Américains, la qualification
de la maison des huguenots dans le nouveau monde.

Quelques centaines de huguenots s'établirent à Surinam, dans la
Guyane Hollandaise. Quelques milliers se fixèrent au cap de Bonne-
Espérance et c'est une famille de réfugiés, les Desmarets, qui
dota cette colonie hollandaise du fameux vin de Constance. En
1795, un du Plessis, descendant d'une famille noble de réfugiés,
défendit avec une poignée de burghers un défilé, si
courageusement, que le général anglais devenu gouverneur de la
colonie, lui offrit un fusil d'honneur.

«On força, dit Rabaut Saint-Étienne, trois ou quatre cent mille
Français à s'exiler de leur patrie. Ils allèrent enrichir de leurs
travaux la Suisse, dix provinces de l'Allemagne, les campagnes de
Hollande, d'Angleterre, de Danemarck, de Suède et les sables
arides du Brandebourg. Ce furent eux qui firent le fond des
premiers établissements de ces colonies anglaises de l'Amérique
qui étonnent aujourd'hui l'ancien continent. Ils passèrent les
premiers au cap de Bonne-Espérance, où ils plantèrent la vigne
pour y conserver le souvenir de leur ancienne patrie. On en trouve
dans tous les établissements des Européens, en Asie et en Afrique,
et dans quel pays n'en trouverait-on pas? Sur le rocher de Sainte-
Hélène, près du pôle austral, dans cette île délicieuse située
entre l'Asie et l'Amérique, à quatre mille lieues de leur patrie,
on a trouvé des réfugiés français.»

L'obstination mise par Louis XIV à refuser de rappeler les
huguenots en France, n'aurait pas amené cette dispersion des
réfugiés, si le grand roi n'avait pas commis cette nouvelle faute
de faire échouer le projet conçu en 1689, par Henri Duquesne, le
fils de l'amiral, de réunir tous les réfugiés et de fonder avec
eux, à l'île Bourbon, une nouvelle France protestante, placée sous
le protectorat de la Hollande. Des circulaires avaient annoncé à
tous les réfugiés de l'Angleterre, du Brandebourg, de la Suisse,
de l'Allemagne et de la Hollande, le prochain départ pour la terre
promise. Les États généraux de Hollande avaient autorisé Duquesne
à équiper dix vaisseaux, les préparatifs avaient été poussés avec
tant d'ardeur que, dans les premiers mois de 1690, les vaisseaux à
l'ancre au Texel, n'attendaient plus que le signal du départ. La
Trigodière, capitaine du génie qui devait fortifier était déjà
embarqué avec une partie des colons, le comte de Monros, qui
devait prendre les devants, allait mettre à la voile, lorsque tout
à coup Duquesne annonce qu'il renonce à son projet.

Il fait débarquer les colons et désarmer les vaisseaux.

Qu'était-il arrivé? L'espion de l'ambassadeur de France en
Hollande, Tillières, avait appris que les huguenots allaient
s'embarquer, emportant douze cent mille livres d'espèces, pour
fonder une république protestante sous la présidence de Duquesne.
Un des capitaines des émigrants lui avait dit qu'il y aurait là
quatre cent personnes bien décidées à se battre et à se faire
sauter à la dernière extrémité. Faisant observer que, pourvu qu'on
prît l'argent, ce ne serait pas une grande perte que celle de la
personne des émigrants, l'honnête Tillières avait demandé que le
gouvernement français envoyât des vaisseaux pour s'opposer au
débarquement des colons, et il avait été fait droit à sa demande.
Duquesne, en apprenant que des vaisseaux de guerre partaient de
France pour livrer bataille à la flottille qu'il allait conduire à
l'île Bourbon, avait cru devoir renoncer à son expédition, afin de
ne pas violer le serment qu'il avait fait à son père, _de ne
jamais combattre contre les Français._

Ce projet de création d'une France protestante au delà des mers,
rêvé par Coligny au XVIe siècle; eût certainement réussi au moment
où Duquesne voulait le réaliser, car alors, les huguenots émigrés
n'avaient pas encore pris racine dans les pays qui leur avaient
donné asile. Dans la seconde, moitié du XVIIIe siècle, le pasteur
Gilbert, à la suite d'une recrudescence de persécution contre les
huguenots de France, voulut reprendre le projet de Duquesne, mais
il n'était plus temps; les réfugiés s'étaient fondus avec les
peuples qui les avaient accueillis, et les huguenots ou nouveaux
convertis restés dans leur pays, n'avaient plus la même ardeur
d'émigration. Gilbert n'aboutit qu'à faire sortir de France en
1764, une poignée de nouveaux émigrants qui allèrent rejoindre les
réfugiés établis depuis longtemps dans la Caroline.

On regrette d'autant plus vivement l'avortement du projet de
Duquesne; quand on réfléchit au rôle prépondérant que les réfugiés
et leurs descendants ont joué dans toutes les guerres que la
France a eu à soutenir depuis la révocation de l'édit de Nantes.

La petite armée de onze mille hommes avec laquelle Guillaume
d'Orange alla conquérir le trône d'Angleterre et détrôner Jacques,
l'allié de Louis XIV; comptait trois régiments d'infanterie et un
escadron de cavalerie, composés entièrement de réfugiés. En outre,
sept cent trente six officiers, formés à l'école de Turenne et de
Luxembourg, étaient répartis dans les divers régiments de l'armée
de Guillaume, armée dont le commandant en chef était le maréchal
de Schomberg, et ou l'artillerie était commandée par Goulon, un
des meilleurs élèves de Vauban. À la bataille de la Boyne, en
1688, le Maréchal de Schomberg décida de la victoire en entraînant
ses soldats par ces paroles: «Allons, mes amis, rappelez votre
courage et vos ressentiments, _voilà vos persécuteurs!»_ Au combat
de Neuss, les grands mousquetaires, corps composé de réfugiés;
attaquèrent les troupes françaises avec fureur.

Au siège de Bonn, les corps de réfugiés, commandés pour l'assaut,
sur leur demande expresse, se précipitèrent avec un tel
acharnement que tous les ouvrages extérieurs furent emportés; ce
qui entraîna le lendemain la reddition de la place. À la
Marsaille, les réfugiés sont décimés, Charles de Schomberg est
tué; comme son père l'avait été à la Boyne, après avoir chèrement
fait acheter la victoire à Catinat. À Fleurus de Schomberg avait
empêché Luxembourg de tirer parti de la victoire.

Ruvigny, fait comte de Galloway, triomphe à Agrim; à Nerwinde il
soutient presque seul, à la tête de son régiment, l'effort de
toute la Cavalerie française, et couvre, par une résistance
désespérée la retraite de l'armée anglaise. En 1706, il entre à
Madrid à la tête de l'armée anglaise victorieuse, et fait
proclamer Charles III, le prétendant autrichien opposé à Philippe
V. Il avait eu un bras emporté par un boulet au siège de Badajoz,
et il fut blessé d'un coup de sabre à la figure à la bataille
d'Almanza. C'est à cette bataille que le régiment de réfugiés,
commandé par le Cévenol Cavalier, se trouva en face d'un régiment
français qui avait pris part à la terrible guerre des Cévennes.

Les deux régiments s'abordèrent à la baïonnette et
s'entr'égorgèrent avec une telle furie qu'il n'en resta pas trois
cents hommes.

Enfin partout, en Irlande, sur le Rhin, en Italie et en Espagne;
les corps de réfugiés furent le plus solide noyau des troupes
opposées à l'armée de Louis XIV; partout ils versèrent leur sang
pour leurs patries d'adoption.

De tous les États de l'Europe, c'est la Prusse qui a le plus
largement profité, pour le développement de sa puissance
militaire, de la double faute, qu'avait commise Louis XIV, en
obligeant ses sujets huguenots à quitter leur pays, et en
empêchant Duquesne de réunir tous les réfugiés à l'île Bourbon.

L'armée de Frédéric Guillaume, comptait les grands mousquetaires,
les grenadiers à cheval, les régiments de Briquemault et de
Varennes, et les cadets de Courmaud, _corps exclusivement composé
de réfugiés_. En 1715, c'est le réfugié Jean de Bodt, major
général, qui, ayant sous ses ordres de Trossel et de Montargues,
deux autres réfugiés, dirige les opérations militaires sur les
bords du Rhin, jusqu'aux traités de Radstadt et de Bade; sous
Frédéric II, les fils des réfugiés prennent une part glorieuse à
la guerre de Sept Ans et les noms de neuf généraux _d'origine
française_ sont inscrits sur le socle de la statue élevée dans la
ville de Berlin à Frédéric le Grand.

Il est difficile de savoir quel est le nombre des descendants de
réfugiés qui ont fait partie de l'armée d'invasion en 1870, car,
après Iéna, un grand nombre d'entre ces descendants avaient
germanisé leurs noms de manière à les rendre méconnaissables.

Bien avant cette époque, dit Weiss, beaucoup de réfugiés; ayant
perdu tout espoir de retour dans leur patrie, avaient traduit
leurs noms français en allemand. Lacroix était devenu _Kreutz_,
Laforge _Schmidt_, Dupré _Wiese_, Sauvage _Wied_, etc.

Ce fait de la germanisation des noms rend donc bien incomplète
l'indication que peut donner le relevé des noms français pour
déterminer le nombre des descendants des réfugiés dans l'armée
d'invasion. Quoi qu'il en soit, sur l'état de l'armée prussienne
au 1er août 1870, figurent, rien que pour l'état-major, les
généraux et les colonels, quatre-vingt-dix noms dont l'origine
française ne saurait faire aucun doute.

Voici ces noms:

Généraux (de toutes armes): De Colomier, de Berger, de Pape, de
Gros, de Bories, de Montbary, de Malaise, Mulzer, de la Roche, de
Jarrys, de Gayl, de Memerty, de Busse, du Trossel, de Colomb,
Girod de Gaudy; de Ruville.

Colonels et lieutenants-colonels d'état-major: De Loucadou, Verdy
du Vernois, de Verri, Faber du Faur.

Chefs d'escadron d'état-major: Seyssel d'Aix, d'Aweyde, de
Parseval, Manche.

Capitaines d'état-major: Cardinal, de Chappuis, Mantey, de
Noville, Menges, D'Aussin, Baron de la Roche.

Lieutenants d'état-major: De Collas, de Palezieux, Menin Marc; de
Bosse, de Rabenau, baron Godin, Surmont, de Nase, comte de
Villers, de Baligand, Chelpin, de Roman, Jarry de la Roche, de
Lières.

Officier de marine: Le Tanneux de Saint-Paul.

Colonels et lieutenants-colonels de cavalerie: De Loë, Arent, de
Busse, Rode.

Colonels et lieutenants-colonels d'infanterie: De Barby, Laurin,
Duplessis, Colomb, de Reg, Conrady, de Bessel, Valeritini, de
Montbé, de Berger, de Conta, de Legat, de Busse.

Artillerie: De Mussinan, de Borries, baron de Lepel, de Pillement,
Blanc, de Malaisé, de Selle, Gaspard, Gayl.

Génie, pontonniers: Bredan, Ney, Bredan (lieutenant), Hutter, de
Berge, Lille, Mache.

Si ces officiers et ces soldats huguenots que la persécution avait
chassés de France et qui mettaient leur furie française au service
des puissances étrangères; ne s'étaient pas sans cesse trouvés
face à face avec ceux-là même qui les avaient dépouillés et
tourmentés, s'ils avaient eu une nouvelle patrie toute française
au-delà des mers, la violence de leurs ressentiments se fût vite
apaisée. Ils auraient promptement repris ce coeur français, que
Dieu et la naissance leur avaient donné, dit Jurieu, et qu'on
avait eu tant de peine à leur arracher.

L'émigration protestante eût d'ailleurs apporté à la nouvelle
France, non seulement les soldats aguerris qui versaient leur sang
sur tous les champs de bataille de l'Europe, mais encore tous les
éléments constitutifs d'un peuple pouvant aspirer à de hautes et
prospères destinées; elle lui eût donné, en effet, des savants,
des diplomates, des ingénieurs, des matelots, des commerçants, des
manufacturiers, des ouvriers de toutes les industries, des
agriculteurs, des vignerons, des horticulteurs, etc., enfin des
capitaux considérables pour créer son outillage industriel et
agricole.

À quel avenir n'eût pu prétendre cette république protestante
française; groupant tous ces éléments de force et de richesse, qui
se sont dispersés sur tant de points du globe?

Grâce à la double faute commise par Louis XIV, de s'être refusé à
rappeler les huguenots en France, et d'avoir empêché la création
d'une nouvelle France protestante à l'île Bourbon, ce sont les
puissances ennemies, ou rivales de notre pays qui ont profité de
l'émigration qui était un désastre pour la France.

L'ambassadeur de France ayant demandé au roi de Prusse, raconte
Tissot, ce qui pourrait lui faire plaisir, le roi lui répondit:
«ce que votre maître peut me faire de plus agréable, _c'est une
seconde révocation de l'édit de Nantes._»

Les puissances protestantes eussent toutes pu en dire autant, car
voici ce que les réfugiés avaient, au dire de Michelet, fait pour
les pays qui leur avaient donné asile: «Ils avaient fait un jardin
des sables de la Prusse et du Holstein, porté la culture en
Islande, donné à la rude Suisse les légumes, la vigne,
l'horlogerie, enseigné à l'Europe les assolements, le mystère de
la fécondité. Aux bords de la Baltique on les croyait sorciers,
leur voyant pratiquer l'art innocent de doubler, panacher les
fleurs. Par Lyonnet et Bonnet, ils continuaient Swammerdam,
ouvraient le sein de la nature. Par Jurieu Saurin, ils préparaient
Rousseau. Denis Papin porte à l'Angleterre, le secret qui, plus
tard, donnera à quinze millions d'hommes les bras de cinq cents
millions, donc la richesse et Waterloo:»

L'Angleterre, la Hollande, la Suisse, la Prusse et les autres
États de l'Allemagne, avaient hérité de nos manufacturiers les
plus riches et les plus intelligents et de leurs ouvriers les plus
habiles, qui avaient apporté à leurs nouvelles patries leur savoir
faire, leur secrets industriels et les moyens de les mettre en
oeuvre. Grâce aux réfugiés, les divers États de l'Europe cessèrent
d'être tributaires de la France pour une foule d'industries, la
soierie, la draperie, la chapellerie, la ganterie, les toiles, le
papier, l'horlogerie, etc.; aujourd'hui (en 1886) toutes ces
industries ont fait de tels progrès dans les pays où les ont
importées les émigrants français, qu'elles font une redoutable
concurrence aux produits similaires de notre pays.

On n'estime pas moins de trois ou quatre cent mille le nombre des
émigrants qui s'établirent à l'étranger, et, l'on calcule que la
persécution religieuse a fait, en outre, cent mille victimes qui
trouvèrent la mort, dans les massacres des assemblées, dans les
luttes des Cévennes, sur la route de l'exil, au fond des cachots,
sur les bancs des galères, sur la potence, sur la route et sur le
bûcher.

La perte qu'a subie la France ne peut s'évaluer d'après le nombre
des émigrés et des victimes, car on ne peut évaluer par têtes une
perte d'hommes, comme on ferait pour du bétail, l'instruction et
l'intelligence établissant entre les hommes une grande différence
au point de vue de la valeur sociale. Or, les protestants
formaient la meilleure partie de cette classe moyenne,
industrieuse et éclairée qui a fait la grandeur et la prospérité
des nations modernes.

«Les protestants, dit Henri Martin, étaient fort supérieurs, en
moyenne, sinon à la bourgeoisie catholique de Paris et des
principaux centres de la civilisation française, du moins à la
masse du peuple, et les émigrants étaient _l'élite des
protestants_. Une multitude d'hommes utiles, parmi lesquels
beaucoup d'esprits supérieurs, laissèrent en France des vides
effrayants, et allèrent grossir les forces des nations
protestantes; _la France baissa de ce qu'elle perdit et de ce que
gagnèrent ses rivales._

«Elle s'appauvrit, non pas seulement des Français qui s'exilent,
mais de ceux bien plus nombreux, qui restent malgré eux,
découragés, minés, sans ardeur au travail ni sécurité de la vie;
c'est réellement l'activité de plus d'un million d'hommes que perd
la France, et du million qui produisait le plus.»

Quant à Quinet, il montre ainsi le grand vide que fit dans
l'esprit de la nation française, la proscription des protestants:

«Ce fut, dit-il, un immense dommage, pour la révolution française
d'avoir été privée du peuple proscrit à la Saint-Barthélemy et à
la révocation de l'édit de Nantes...

«Quand vous voyez dans l'esprit français les si grands vides,
qu'il serait désormais puéril de nier, n'oubliez pas que la France
s'est arrachée à elle-même le coeur et les entrailles par
l'expulsion ou l'étouffement de près de deux millions de ses
meilleurs citoyens. Qu'y a-t-il de plus sérieux et de plus
persévérant que le calvinisme, le jansénisme de Port royal? La
violence nous a diminués, mais c'est notre honneur qu'il a fallu
la proscription de cinq cent mille des nôtres, l'extirpation d'une
partie de la nation, pour nous réduire a la frivolité dont on nous
accuse aujourd'hui... Il y avait chez nous, un juste équilibre de
gravité et de légèreté, de fond et de formes, de réalité et
d'apparences. Est-ce notre faute, si la violence Barbare nous a
ôté le lest? ... Que n'eût pas été la France si, avec l'éclat de
son génie, elle se fût maintenue, entière, je veux dire, si, à
cette splendeur, elle eût joint la force de caractère, la vigueur
d'âme, l'indomptable ténacité de cette partie de la nation qui
avait été retrempée par la réforme.»

Le mal que l'émigration avait fait à la France, Louis XIV eût pu
le réparer en partie, s'il se fût résigné à rappeler les huguenots
et à tolérer en France l'exercice du culte protestant; mais il se
refusa obstinément à revenir sur ses pas, alors même que, sans
argent et sans armée il se trouvait dans l'impossibilité de
continuer la lutte contre les puissances catholiques, liguées avec
ces puissances protestantes dont il s'était fait
d'irréconciliables ennemies, en se faisant le Pierre l'Hermite du
catholicisme, aussi bien au-dehors qu'au-dedans des frontières de
son royaume.

Après lui, le régent songea un instant à ce rappel des huguenots,
considérant, dit Saint-Simon, «_le gain du peuple_, _d'arts_,
_d'argent et de commerce que la France ferait en un moment par ce
rappel si désiré_», mais il se laissa bien facilement déconseiller
de réaliser ce projet.

Pourquoi l'idée de rouvrir les portes de la France aux réfugiés, à
leurs enfants et à leurs petits enfants fut-elle toujours
repoussée par le gouvernement, aussi bien sous la Pompadour et
sous la Dubarry que du temps de la dévote Maintenon?

Parce que la tradition administrative était, que l'intérêt de
l'État exigeait qu'aucun réfugié ne pût rentrer en France sans
avoir abjuré, à raison de cette fiction légale qu'il n'y avait
plus de protestants dans le royaume. Or, ainsi que le fait
observer Rulhières, sous les gouvernements arbitraires, si les
principes peuvent changer, d'un règne à l'autre, même d'un
ministre à l'autre, il y a quelque chose qui reste immuable, c'est
la tradition administrative.

La Constituante essaya de réparer la faute commise par la
monarchie de droit divin; elle décréta que les descendants des
religionnaires fugitifs pourraient revenir en France, y
reprendraient l'exercice de leurs droits civils et politiques, et
rentreraient en possession des biens invendus et non adjugés de
leurs familles, restés sous la régie des domaines.

C'est grâce à cette mesure réparatrice, que plusieurs familles de
réfugiés, les Odier, les la bouchère, les Pradier, les Constant,
les Bitaubé, les Pourtalès, purent rendre quelques-uns de leurs
membres à la mère patrie. Mais il était trop tard pour que le
rappel des huguenots pût avoir un effet efficace; après un si long
temps écoulé depuis que les réfugiés avaient quitté la France,
leurs descendants s'étaient fondus dans les nations qui avaient
donné asile à leurs familles, le désastre de l'émigration était
devenu irréparable.

CONCLUSION

Me voici parvenu au terme de la tache que je m'étais imposée,
tâche consistant à faire revivre pour mes lecteurs à l'aide de
nombreux documents empruntés, soit aux historiens, soit aux
acteurs, bourreaux ou victimes, d'une odieuse persécution
religieuse l'histoire de la croisade à l'intérieur commencée
contre les huguenots de France par Louis XIV et poursuivie par ses
successeurs presque jusqu'à la dernière heure de la monarchie de
droit divin.

La conclusion à tirer de cette triste histoire se dégage d'elle-
même c'est que, la force étant impuissante contre l'idée, les plus
abominables violences ne peuvent avoir raison d'une foi
philosophique ou religieuse.

Dès 1688, du reste, il était devenu manifeste que l'on s'était
trop hâté de frapper de menteuses médailles en l'honneur de
l'extinction de l'hérésie et que le prétendu retour de la France à
l'unité religieuse n'était qu'une vaine apparence.

Un courageux patriote, le maréchal de Vauban ne craignit pas, à ce
moment, de remettre à Louvois un mémoire, concluant à ce qu'on
revint sur tout ce qu'on avait fait. Après avoir rappelé la
désertion de cent mille Français; la ruine de notre commerce, les
flottes et les armées ennemies grossies de neuf mille de nos
matelots, de six cents de nos officiers et de douze mille de nos
soldats. Il montrait qu'il était impossible de poursuivre l'oeuvre
imprudemment entreprise, sans recourir à l'un de ces partis
extrêmes; ou exterminer les prétendus nouveaux convertis, ou les
bannir comme des relaps, ou les renfermer comme des furieux. Et il
demandait hardiment le rétablissement des temples, le rappel des
ministres, la liberté, pour tous ceux qui n'avaient abjuré que par
contrainte, de suivre celle des deux religions qu'ils voudraient,
une amnistie générale pour tous les fugitifs, pour ceux-mêmes qui
portaient les armes contre la France, la délivrance des galères et
la réhabilitation de tous ceux que la cause de religion y avait
fait condamner.

Il faisait en outre observer, que les sectes se sont toujours
propagées par les persécutions, et qu'après la Saint-Barthélemy,
un nouveau dénombrement des huguenots prouva que leur nombre
_s'était accru de cent dix mille_.

Après un siècle de persécutions, le ministre de Breteuil, dans son
rapport à, Louis XIV, constate que le nombre des huguenots est
aussi grand en 1787, qu'il l'était en 1685 au moment de la
révocation, qu'ils ont remplacé «tout ce qui a péri pendant les
temps de persécution, tout ce qui s'est réellement converti à
notre foi et tout ce que les émigrations en ont enlevé au
royaume».

Bien plus, ainsi que l'établit Chavannes, dans son _Essai sur les
abjurations_, la persécution qui avait pour but d'augmenter le
nombre des croyants au catholicisme, a au contraire augmenté le
nombre des indifférents en matière religieuse; ce ne sont pas
seulement les protestants qu'on avait forcés d'abjurer, ce sont
aussi les anciens catholiques, qui ne sont plus aujourd'hui
_catholiques que de nom_.

«Quelle est, en effet, aujourd'hui, dit-il, l'attitude qu'ont
prise, et que maintiennent de génération en génération à l'égard
de la religion, un si grand nombre de chefs de famille, sinon
précisément celle que le fait d'une abjuration forcée imposait aux
malheureux qui cédaient à l'oppression? Qu'on prenne à ce point de
vue les classes lettrées ou les classes ouvrières, qu'on pénètre
même au sein des populations des campagnes, on trouvera trop
généralement les pères ne croyant guère au catholicisme, le
pratiquant le moins possible pour ce qui les concerne, y laissant
participer leurs femmes, y faisant participer leurs enfants, dans
la mesure voulue.

«Au fond, une profonde indifférence, un vrai néant religieux, au
dehors une honteuse dissimulation, une lâche hypocrisie calculée
en vue d'intérêts tout matériels ou convenances toutes humaines,
voilà ce qu'on ne peut méconnaître chez le grand nombre de ceux
qui portent en France le nom de catholiques.

«Les anciennes familles de réformés de France, ou bien sont
devenues purement et simplement catholiques, _à la manière de la
majorité de leurs concitoyens_, ou bien sont revenues à la foi
protestante, après un temps d'adhésion extérieure au romanisme,
sans que rien ait marqué, dans leur retour à la profession de
leurs pères, un acte sérieux rappelant la voix sainte de la
conscience.»

Bayle avait prévu ce résultat lorsqu'il disait: «Nous avons
présentement à craindre le contraire de nos faux convertis, savoir
un germe d'incrédulité qui sapera peu à peu nos fondements et qui,
à la longue, inspirera du mépris à nos peuples pour les dévotions
qui ont le plus de vogue parmi nous.»

Cette démonstration, par les faits, de l'impuissance de la force
contre une foi religieuse, était suffisamment établie déjà quand
le maréchal de Vauban demandait à Louis XIV de s'arrêter et de
revenir sur ses pas, mais on ne revient pas _de si loin _ainsi que
le faisait observer madame de Maintenon.

Au contraire, en présence des obstacles insurmontables qu'il
rencontrait sur sa route, Louis XIV ne fit que redoubler de
violence et d'ardeur passionnée pour poursuivre son impossible
entreprise. Quelques années plus tard, ainsi que le rappelle
Saint-Simon, quand ses nombreux ennemis voulurent exiger le retour
des huguenots en France, comme l'une des conditions sans
lesquelles ils ne voulaient point mettre de bornes à leurs
enquêtes et à leurs prétentions pour finir une guerre qu'il
n'avait plus aucun moyen de soutenir, il repoussa cette condition
avec indignation, _quoi qu'il pût arriver_, alors qu'il se
trouvait épuisé de blés, d'argent, de ressources et presque de
troupes, que ses frontières étaient conquises et ouvertes et qu'il
était à la veille des plus calamiteuses extrémités.

On voit qu'il est impossible de pousser plus loin l'aveugle
obstination que peut donner à un fanatique l'exercice du pouvoir
absolu, mais Louis XIV était de la race de ces Xercès qui
finissent par se croire dieux, et en arrivent à faire battre la
mer des verges quand elle ne se prête pas à l'exécution de leurs
volontés.

«Les rois, dit-il dans les mémoires qu'il avait fait rédiger pour
son fils, sont seigneurs absolus et ont naturellement la
disposition des biens tant des laïques que des séculiers... Celui
qui a donné des rois aux hommes, a voulu qu'on les respectât comme
ses lieutenants, _se réservant à lui seul le droit d'examiner leur
conduite_, sa volonté est que quiconque est né sujet, obéisse sans
discernement.»

Maître de la personne et des biens de ses sujets, il se croyait au
même titre, maître de leurs consciences, et, habitué à voir tout
plier devant lui, à s'entendre dire: _il est l'heure qu'il plaira
à Votre Majesté_, il traitait comme des rebelles ceux qui
s'obstinaient à rester fidèles à une religion qu'il ne voulait
plus tolérer dans son royaume.

Aux galères les _opiniâtres_, qui, pour se soustraire aux
violentes exhortations des missionnaires bottés, ont tenté de
franchir la frontière, et leurs biens confisqués, même dans les
provinces où la loi n'admet pas la confiscation. En prison, au
couvent, à l'hôpital les opiniâtres qui n'ont commis d'autre crime
que de refuser d'abjurer leur foi religieuse! _et_, _vu le mauvais
usage qu'ils font de leurs biens_, on les leur confisque afin
qu'ils ne soient pas traités plus favorablement que ceux qui ont
émigré!

Une complainte de 1698, résume ainsi la situation faite aux
huguenots par la persécution religieuse:

_Nos filles dans les monastères, _
_Nos prisonniers dans les cachots, _
_Nos martyrs dont le sang se répand à grands flots, _
_Nos confesseurs sur les galères, _

_Nos malades persécutés, _
_Nos mourants exposés à plus d'une furie, _
_Nos morts traînés à la voirie, _
_Te disent nos calamités._

Les prisons et les couvents regorgeant, on expulse un certain
nombre de ces opiniâtres, dont ne peut triompher le zèle
convertisseur des geôliers, on les mène à la frontière en leur
interdisant de rien emporter, ni effets ni argent, et on déclare
leurs biens confisqués. Cette confiscation des biens prononcée
aussi bien contre ceux qu'on expulsait du royaume que contre ceux
qui avaient voulu franchir la frontière, sembla si peu justifiable
que le Président de Roclary crut devoir présenter au secrétaire
d'État les observations suivantes: «Comme des officiers qui
passent toute leur vie dans l'obligation d'étudier et de suivre
les lois, sont obligés de chercher dans leurs dispositions les
fondements des avis qu'ils prennent, je ne crois pas qu'ils
puissent regarder comme un crime la sortie hors du royaume, d'un
homme qu'on oblige d'en sortir, et prononcer la confiscation de
ses biens ni aucune peine, pour une action qui n'a rien de
volontaire de la part de celui qui paraît plutôt la souffrir que
la commettre. Que si le roi avait trouvé bon de révoquer par une
déclaration la liberté que l'article 12 de l'édit du mois
d'octobre 1685 a laissée à ses sujets de vivre dans la profession
de la religion prétendue réformée et d'ordonner à tous ceux qui,
voudraient continuer dans cette erreur de sortir du royaume dans
un certain temps, cette peine, quoique grande, ne pourrait être
regardée que comme un effet de la clémence aussi bien que de la
justice du roi, et le bannissement perpétuel auquel ils se
condamneraient volontairement leur ferait perdre leurs biens dans
les règles de la justice; mais dans l'état où sont les choses, je
ne puis que _soumettre mes sentiments à toutes les volontés du
roi_, persuadé que les motifs de sa résolution n'en seront pas
moins justes pour surpasser une intelligence aussi bornée que la
mienne.»

Ces considérations d'équité et de justice n'étaient pas de nature
à arrêter Louis XIV; si veut le roi si veut la loi, disait-il
alors, de même qu'en son enfance il écrivait:_ Les rois font ce
qui leur plaît_.[7]

_Le bon plaisir _était la seule règle de sa conduite, et j'ai eu
plus d'une fois au cours de ce travail, l'occasion de donner des
preuves de cette affirmation; en voici encore une: bien que Louis
XIV eût mis tous les sujets huguenots dans l'alternative, ou de
rester dans le royaume exposés à toutes les violences des
convertisseurs, ou d'encourir la terrible peine des galères s'ils
tentaient de franchir la frontière, il permit cependant à quelques
notabilités protestantes, les Ruvigny, le comte de Roye, le
maréchal de Schomberg, etc., de sortir librement de France. Il
refusa cette faveur au plus notable des protestants; à l'amiral
Duquesne, ce grand homme de mer que les Barbaresques, dans leur
terreur, prétendaient avoir été oublié par l'ange de la mort.
Duquesne, par faveur exceptionnelle, put mourir tranquillement en
France, sans avoir été violenté à se convertir, mais Louis XIV ne
voulut pas qu'on élevât un tombeau à l'amiral et refusa même son
corps à ses enfants qui lui avaient préparé une sépulture sur la
terre étrangère. On voyait encore en 1787, sur les frontières de
la Suisse, dit Rulhières, cette sépulture vide portant
l'inscription suivante: «Ce tombeau attend les restes de Duquesne,
son nom est connu sur toutes les mers. Passant! si tu demandes
pourquoi les Hollandais ont élevé un superbe monument à _Ruyter
vaincu_ et pourquoi les Français ont refusé une sépulture
honorable _au vainqueur de Ruyter_, ce qui est dû de crainte et de
respect à un monarque dont la puissance s'étend au loin, me défend
toute réponse.»

Les autres opiniâtres, moins favorisés que Duquesne, furent
violentés à se convertir, et pour la plupart, emprisonnés,
jusqu'au jour où les prisons et les couvents regorgeant, on
expulsa du royaume les opiniâtres qu'on n'avait pu convertir. Le
plus grand arbitraire présida encore à l'exécution de cette
mesure; c'est ainsi qu'on voit Mme de Coutaudiere, marquée dès
1692 pour être expulsée, encore retenue en prison en 1700.
Cependant un rapport fait en 1697 au secrétaire d'État portait:
les parents disent que la prison _lui affaiblit l'esprit_, mais
Pontchartrain avait écrit en marge de ce rapport: l'y laisser! et,
grâce à cette inhumaine annotation, Mme de la Coutaudiere était
restée en prison.

Les ministres et les intendants avaient la même bonté de coeur vis
à vis des huguenots, que Louis XIV, qui ne voyait; dans le
désastre de l'émigration, minant et dépeuplant la France au profit
de l'étranger qu'un moyen de purger le royaume de ses mauvais et
indociles sujets, et qui, en apprenant que des milliers de Vaudois
venaient périr de la Peste dans les prisons du duc de Savoie,
écrivait: _je ne doute pas qu'il ne se console facilement de la
perte de semblables sujets_...

Tel maître, tels valets. Seignelai recommandait de mettre les
forçats huguenots de toutes les campagnes, c'est-à-dire de les
soumettre journellement au meurtrier supplice de la vogue.
Louvois, apprenant que les femmes de Clairac, en se jetant à
genoux en larmes dans le temple, avaient retardé de quelques
heures sa démolition écrivait: qu'il eût été à désirer que les
troupes eussent tiré sur elles, pour les punir de cette touchante
rébellion, etc.

Quelques opiniâtres, notables protestants, au lieu d'être
emprisonnés avaient été relégués dans telle ou telle résidence
déterminée, et ceux d'entre eux qui tentaient de passer à
l'étranger, étaient encore plus impitoyablement frappés que les
autres fugitifs, car, on considérait comme une aggravation de leur
crime de désertion, l'oubli qu'ils avaient fait de la faveur dont
ils avaient été l'objet; c'est ce dont témoigne le passage suivant
d'un édit royal: «Nous avons été informés que quelques-uns de nos
sujets, même de ceux que nous jugeons quelquefois à propos
d'éloigner pour un temps du lieu de leur établissement ordinaire
par des ordres particuliers, et pour bonnes et justes causes à
nous connues, et pour le bien de notre État, oubliant, non
seulement les engagements indispensables de leur naissance, _mais
encore l'obéissance qu'ils doivent en particulier à l'ordre
spécial qu'ils ont reçu de nous_, quittent le lieu du séjour qui
leur est marqué par notre dit ordre, pour se retirer hors le
royaume.»

C'est une curieuse histoire que celle d'une de ces _reléguées_, la
Duchesse de la Force dont le roi lui-même avait entrepris la
conversion, elle montre ce que Louis XIV appelait laisser une
huguenote _en pleine liberté_: «Par un zèle digne d'un roi très
chrétien; dit l'abbé de Choisy, le roi avait résolu de procéder
lui-même à la conversion du duc et de la duchesse de la Force, et
ce fut pendant de longues années une lutte journalière du roi
contre la duchesse opiniâtre, pour maintenir le duc dans
l'apparente conversion qu'il lui avait arraché.»

«Le duc de la Force, dit Saint-Simon, était un très bon et honnête
homme, et rien de plus, qui, à force d'exils, de prison,
d'enlèvement de ses enfants et de tous les tourments dont on
s'était pu avisé, s'était fait catholique.» En 1686, il s'était
converti après avoir été enfermé à la bastille, il y avait été
remis en 1691 après qu'on eut découvert son testament ainsi conçu:
«La religion que nous croyons la seule véritable est celle dans
laquelle nous sommes né et dans laquelle nous espérons mourir...
Si la force de quelques maux, un délire ou quelque autre chose de
cette nature; nous faisait dire des choses qui ne rapportent point
à ceci, qu'on ne le croie point. Seigneur Jésus, pardonnez-nous,
si, dans un acte de fragilité, nous avons signé par obéissance,
contre les sentiments de notre coeur, que nous changions de
religion, bien que nous n'en ayons jamais eu la pensée...»

Le roi fait sortir de la Bastille ce mauvais converti et le
relègue dans sa terre de la Boullaye avec la duchesse, mais
jusqu'au jour de sa mort, il le surveille avec un soin jaloux. Il
désigne les personnes qui peuvent le voir, il lui ôte ses
domestiques et les remplace par des gens sûrs, il lui interdit de
se faire soigner par tel médecin, parce qu'il le juge suspect. Il
attache à sa personne un espion, hors la présence duquel il est
interdit à la duchesse de le voir, et qui reçoit cette
instruction: «Si elle (la duchesse) se mettait en devoir de lui
parler de religion, il lui imposera silence et l'obligera de se
retirer d'auprès de lui.» Le duc devenant de plus en plus
valétudinaire, on lui joint à l'espion ordinaire un Père de
l'Oratoire, afin que l'un des deux soit toujours auprès de lui et
qu'il ne se puisse jamais se trouver seul avec sa femme, soit de
nuit, soit de jour. L'état du duc s'aggravant encore, la duchesse
reçoit l'ordre de se retirer dans une des chambres du château de
la Boullaye, sans pouvoir avoir aucune communication, par écrit ou
de vive voix, avec son mari, à peine de désobéissance.

Elle ne peut même obtenir la grâce de le voir expirer, elle est
remise aux mains de son fils, un nouveau converti devenu, un des
plus ardents persécuteurs des huguenots. On lui déclare que si
elle ne se convertit pas, elle sera expulsée; elle persiste et est
conduite au port dans lequel elle doit s'embarquer pour
l'Angleterre; par un garde de la prévôté chargé «d'observer sa
conduite pendant la route et d'en venir rendre compte à sa
majesté». C'est en parlant de la situation faite à cette
malheureuse femme, séparée de ses enfants mis au couvent, ou au
collège pour être convertis, espionnée jour et nuit dans le
château où elle avait été reléguée, ne pouvant même assister aux
derniers moments du mari avec lequel on l'empêchait de jamais se
trouver seule, que le roi fait écrire à la Bourdonnaie: «Sa
Majesté a poussé la complaisance jusqu'à laisser Mme la duchesse
de la Force en pleine liberté à la Boullave, ce qu'elle n'a encore
fait pour personne de ceux qui sont dans l'état d'opiniâtreté et
d'endurcissement en la religion prétendue réformée, où elle se
trouve.»

Quand la déraison en vient à ce point, de regarder comme une
complaisance méritoire, l'incessante persécution exercée à
domicile, contre une malheureuse femme à laquelle il n'est plus
permis d'être ni mère, ni épouse, rien ne peut vous arrêter dans
la voie malheureuse où l'on s'est engagé.

C'est donc en vain, qu'on faisait observer au nouveau Philippe II,
que ses tentatives pour catholiciser son royaume et l'Europe
entière, faisaient perdre à la France ses alliances les plus
anciennes et les plus sûres; que l'émigration de tant de citoyens
utiles et industrieux, c'était la vie du pays s'exhalant par tous
les pores; que la France baissait en population et en richesse de
tout ce qu'elle perdait et de tout ce que gagnaient les puissances
ses rivales. Louis XIV répondait imperturbablement que, en
présence de l'importance de l'oeuvre qu'il avait résolu
d'accomplir, ces considérations étaient pour lui _de peu
d'intérêt._

Si le mobile de sa conduite eût été, non son incommensurable
orgueil, mais la conviction inflexible du sectaire, le grand roi
eût eu, du moins, jusqu'à sa dernière heure, l'imperturbable
assurance que donne au fanatique, la conscience d'un devoir
accompli. Mais qu'elle est l'attitude de Louis XIV quand il se
trouve au moment de comparaître devant Dieu, devant le seul être
auquel il reconnaisse le droit de juger sa conduite?

Il ne fait pas comme le Tellier; qui, après avoir apposé sa
signature sur L'édit de révocation, estime qu'il a assez vécu et
sa tache accomplie, s'écrie: _nune me dimittis_, _Dominé_!

Il ne montre pas l'héroïque courage du prophète Esprit Seguier, se
vantant encore au moment de monter sur le bûcher d'avoir porté le
premier coup à l'archiprêtre du Chayla, le bourreau de ses frères,
et s'écriant «Je n'ai pas commis de crimes, mon âme est un jardin
plein d'ombrages et de fontaines».

S'il n'a ni la tranquille résignation de le Tellier, ni
l'inébranlable fermeté du prophète cévenol, meurt-il du moins,
avec la paisible assurance de l'homme à qui sa conscience atteste
qu'il n'a jamais violé les lois de l'éternelle justice?

Meurt-il en brave, comme le père de P-J. Proudhon, un pauvre
artisan, dont le fils conte ainsi la belle mort?

«Mon père à 66 ans, épuisé par le travail, en qui la lame, comme
on dit, avait usé le fourreau, sentit tout à coup que sa fin était
venue. Le jour de sa mort il eut, chose qui n'est pas rare, le
sentiment arrêté de sa fin. Alors, il voulut se préparer pour le
grand voyage, et donna lui-même ses instructions. Les parents et
amis sont convoqués, un souper modeste est servi, égayé par une
douce causerie. Au dessert, il commence ses adieux, donne des
regrets à l'un de ses fils mort dix ans auparavant, mort avant
l'heure. J'étais absent pour le service de la famille. Son plus
jeune fils, prenant mal la cause de son émotion, lui dit: Allons,
père, chasse ces tristes idées. Pourquoi te désespérer? N'es-tu
pas un homme? Ton heure n'a pas encore sonné. -- Tu te trompes,
réplique le vieillard, si tu t'imagines que j'aie peur de la mort.
Je te dis que c'est fini, je le sens, et j'ai voulu mourir au
milieu de vous. Allons! qu'on serve le café! Il en goûta quelques
cuillerées. J'ai eu bien du mal dans ma vie, dit-il, je n'ai pas
réussi dans mes entreprises, mais je vous ai aimés tous et je
meurs sans reproche. Dis à ton frère que je regrette de vous
laisser si pauvres, mais qu'il persévère!

«Un parent de la famille, quelque peu dévot, croit devoir
réconforter le malade en disant, comme le catéchisme, que tout ne
finit pas à la mort, que c'est alors qu'il faut rendre compte,
mais que la miséricorde de Dieu est grande. -- Cousin Gaspard,
répond mon père, je n'y pense aucunement. Je n'éprouve ni crainte,
ni désir, je meurs entouré de ce que j'aime, j'ai mon paradis dans
le coeur. Vers dix heures, il s'endormit, murmurant un dernier
bonsoir; l'amitié, la bonne conscience, l'espérance d'une destinée
meilleure pour ceux qu'il laissait, tout se réunissait en lui,
pour donner un calme parfait à ses derniers moments. Le lendemain
mon frère m'écrivait avec transport: _Notre père est mort en
brave_.»

Ce n'est pas en brave, c'est en lâche que meurt Louis XIV! À ses
derniers moments, il ne se souvient plus que le pape Innocent XI
lui a écrit, qu'en révoquant l'édit de Nantes et en pourvoyant par
ses édits contre les huguenots à la propagation de la foi
catholique, il a mérité d'être félicité sur «le comble de louanges
immortelles, qu'il a ajouté par cette dernière action, à toutes
celles qui rendaient jusqu'à présent sa vie si glorieuse... et
qu'il doit attendre de la bonté divine, la récompense d'une si
belle résolution».

Il a même oublié au moment de mourir cet incroyable panégyrique de
Bossuet, que naguères son incommensurable orgueil acceptait comme
un hommage justement mérité: «Touchés de tant de merveilles,
épanchons nos coeurs sur la piété de Louis. Poussons jusqu'au ciel
nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau
Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que
les six cent trente pères dirent autrefois dans le concile de
Chalcédoine: Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les
hérétiques, c'est le digne ouvrage de votre règne, c'en est le
propre caractère. Par vous l'hérésie n'est plus, Dieu seul a pu
faire cette merveille. Roi du ciel! conservez le roi de la terre,
c'est le voeu des églises, c'est le voeu des évêques!»

Ces éloges outrés, il ne les entend plus, et quoi que puissent lui
dire les évêques et les cardinaux qui l'entourent, sa conscience
étouffe leur voix et lui crie: Roi! qu'as-tu fait de ton peuple?
Caïn qu'as-tu fait de tes frères?

Devant ses yeux flamboie comme un menaçant _Mané_, _Thécel_,
_Phares_, cet avertissement que lui ont donné ses sujets
persécutés dans la supplique qu'ils lui ont vainement adressée
lors de la signature du traité de Ryswick: «Peut-être qu'au lit de
mort, Votre Majesté aura quelque crainte et quelque regret d'avoir
voulu contraindre la conscience de ses sujets. Peut-être, aux
dernières heures de sa vie, les misères affreuses d'un si grand
nombre de ses sujets viendront se présenter à ses yeux pour
troubler le repos de son âme.»

Et, juste châtiment de son impitoyable orgueil, le spectacle de
ces misères affreuses venait se dérouler devant lui. Il voyait les
hommes torturés, les femmes outragées par ses missionnaires
bottés; les fugitifs errants par troupes, mourant de fatigue et de
privations sur la dure route de l'exil: les prisonniers grelottant
de froid et criant la faim au fond de sombres et humides cachots;
les forçats pour la foi, attachés à la rame et souffrant mille
morts sur les galères; les cadavres nus et sanglants traînés sur
la claie et jetés à la voirie; des milliers de victimes, enfin,
expirant, par ses ordres, sur la potence, sur la roue ou sur le
bûcher.

Dans la terreur qui s'empare de lui à ce spectacle, il ne lui
suffit plus d'être absous et pardonné par les ministres de son
culte, et c'est sur quelques-uns de ceux qui, nés ses sujets,
n'avaient rien autre chose à faire que d'obéir sans discernement à
sa puissance absolue, qu'il cherche à rejeter la responsabilité
des actes monstrueusement odieux qu'il a commis.

Appelant près de son lit de mort les cardinaux de Bissy et de
Rohan, qui se trouvaient dans sa chambre, il les prend à témoin
que, dans les affaires de l'Église, il n'a jamais rien fait que ce
qu'ils ont voulu.

«_C'est à vous_, s'écrie-t-il, de répondre pour moi devant Dieu,
de ce qui a été fait de trop ou de trop peu. Je proteste de
nouveau que _je vous en charge devant Dieu_! J'en ai la conscience
nette, et, comme un ignorant, je me suis absolument abandonné à
vous dans toutes ces affaires.»

Non, il n'avait pas la conscience nette, ce grand coupable du
crime de lèse patrie, qui avait sacrifié les intérêts du peuple
sur lequel il régnait aux exigences de son rôle de convertisseur,
et qui, en mourant, laissait la France épuisée d'hommes et
d'argent, amenée par lui à deux pas de sa ruine. Quant à son
ignorance en matière religieuse qu'il invoquait à sa dernière
heure, pour décliner dans l'autre monde, la responsabilité des
actes injustifiables auxquels il s'était laissé entraîner, c'est
en 1688 qu'il lui aurait fallu la confesser, cette ignorance,
alors que le maréchal de Vauban lui montrait quelles avaient déjà
été pour la France les déplorables conséquences de son intolérance
religieuse. Il y aurait eu alors quelque mérite pour cet ignorant
à s'arrêter dans la voie funeste où il s'était engagé, et quelque
grandeur à reconnaître son erreur en revenant sur ce qu'il avait
fait. Mais son orgueil insensé l'avait empêché de prendre le seul
parti qui eût pu réparer en partie le mal fait par lui à la
France.

Tout au contraire, sans vouloir rien entendre, il avait continué
son oeuvre néfaste pour son royaume jusqu'à sa dernière heure, et
même, par delà; car, par son testament il recommandait à ses
successeurs de ne jamais revenir sur la révocation de l'édit de
Nantes; le funeste legs de ses odieux édits contre les
protestants, accepté par eux, fit recommencer plus d'une fois
l'exode des huguenots, si bien qu'en 1787 encore, Rulhières peut
dire: l'émigration est toujours prête à se renouveler. La faute
qu'a commise Louis XIV, nous en subissons encore aujourd'hui les
conséquences, car sur tous les marchés du monde comme sur les
champs de bataille, nous trouvons en face de nous, dans nos luttes
avec l'étranger, les descendants de ces réfugiés français que la
persécution a obligés à se dénationaliser.

Si l'impartiale histoire ne peut admettre l'excuse de l'ignorance
pour décharger entièrement le roi très chrétien de la
responsabilité qu'il trouvait trop lourde à porter à ses derniers
moments, elle a le devoir, du moins, de rejeter, pour une large
part, la responsabilité du mal fait à la France, sur le clergé qui
se servait de cet ignorant, pour appliquer ses théories
d'intolérance impitoyable.

Jamais, en effet, quelles que fussent les déplorables conséquences
de la persécution religieuse, le clergé n'avait cessé de réclamer
les plus odieuses contraintes contre les huguenots, et Rulhières
en a vu plus d'une preuve dans des lettres trouvées par lui aux
archives et dont quelques-unes, dit-il, font frémir. «Spécieuses
raisons d'État, s'écriait Massillon à la mort du grand roi, en
vain vous opposâtes à Louis les vues timides de la sagesse
humaine, le corps de la monarchie affaibli par l'évasion de tant
de citoyens, ou par la privation de leur industrie, ou par le
transport furtif de leurs richesses: les périls fortifient son
zèle, l'oeuvre de Dieu ne craint pas les hommes; il croit même
affermir son trône en renversant celui de l'erreur.»

En 1775 encore, l'orateur de l'assemblée générale du clergé,
disait à Louis XVI: «Jamais, sire, vous ne serez plus grand, vous
ne vous montrerez jamais mieux le père de vos sujets que quand,
pour protéger la religion, vous emploierez votre puissance _à
fermer la bouche à l'erreur._ L'Église compte au nombre de ses
plus beaux jours, celui où; prosterné dans le sanctuaire de
Clovis, vous avez voué votre sceptre à sa défense contre toutes
les hérésies. On essaiera donc en vain d'en imposer à Votre
Majesté sous de spécieux prétextes de liberté de conscience, de
désertion de citoyens utiles et nécessaires à la nation: en vain,
par de fausses peintures des avantages d'un règne de douceur et de
modération, voudrait-on intéresser la bonté de votre coeur, vous
persuader d'autoriser, ou au moins de tolérer l'exercice de la
prétendue religion réformée: vous réprouverez ces conseils d'une
fausse paix, ces systèmes d'un tolérantisme capable d'ébranler le
trône et de plonger la France dans les plus grands malheurs. Nous
vous en conjurons... achevez l'oeuvre que Louis le Grand avait
entreprise, que Louis le Bien Aimé a continuée; il aurait eu la
gloire de la finir, si les ordres qu'il ne cessait de donner
avaient été exécutés... Il vous est réservé, sire, de porter le
dernier coup au calvinisme dans vos États!»

L'Église est invariable dans sa doctrine de l'intolérance, ce
qu'elle condamnait au XVIIe et au XVIIIe siècle, la liberté de
conscience et toutes les autres libertés, elle le condamne encore
aujourd'hui; et si demain, un monarque chrétien était placé sur le
trône de France, l'Église l'obligerait à combattre les erreurs du
droit nouveau, quoi qu'il pût arriver. Périssent les colonies et
le pays tout entier plutôt que les principes d'intolérance, disent
les jacobins cléricaux. Pourvu que l'on ferme la bouche à l'erreur
et que l'on tente de rendre au régime catholique son ancienne
puissance, il ne faut pas s'inquiéter de savoir si, en agissant
ainsi, on mènera le pays à sa ruine et si l'on fera couler le sang
à flots; ces préoccupations sont _les vues timides de la sagesse
humaine_, dont l'Église ne veut tenir aucun compte.

Si, par impossible, ceux qui réclament chaque matin un sauveur,
comme les grenouilles demandaient un roi, voyaient donner
satisfaction à leurs désirs ils seraient bientôt, au nom du
principe de l'intolérance religieuse, violentés, empoisonnés et
égorgés comme le furent les huguenots _au bon vieux temps_, et
s'ils se plaignaient, on serait autorisé à leur répondre: _Tu l'as
voulu_, _Georges Dandin!_


FIN



     [1] Il manque un mot qui nuit à la bonne
compréhension de cette phrase. [Note du correcteur]
     [2] Médecin du _Malade imaginaire_ de Molière.
[Note du correcteur]
     [3] Il manque ici les mots « _delà du_ ». [Note du
correcteur]
     [4] Orthographe du XIXe siècle [Note du correcteur].
     [5] Sic.
     [6] Il y a sous le pont, à fond de cale, un endroit qu'on
appelle la chambre de proue où on ne respire l'air que par
un trou large de deux pieds... dans ce lieu affreux toutes
sortes de vermines exercent un pouvoir despotique.

     « Toutes les fois que j'y descendais _je marchais dans
les ombres de la mort... _j'étais obligé de me coucher tout
de mon long auprès des malades pour entendre en secret la
déclaration de leurs péchés, et souvent, en confessant celui
qui était à ma droite, je trouvais celui de ma gauche _qui
expirait sur ma poitrine_.

    Bion. »
     [7] Marnier conte en effet, qu'il a vu à la bibliothèque
de Saint-Pétersbourg un papier sur lequel Louis XIV
enfant, avait écrit six fois: _« L'hommage est dû aux rois_,
_ils font ce qui leur plaît_. »





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Les huguenots - Cent ans de persécution 1685-1789" ***

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