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Title: Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - I
Author: Lavallée, Théophile, 1804-1865
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours - I" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



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                              HISTOIRE

                              DE PARIS

             DEPUIS LE TEMPS DES GAULOIS JUSQU'A NOS JOURS

                                 PAR

                          THÉOPHILE LAVALLÉE

                           DEUXIÈME ÉDITION


  «Paris a mon coeur dez mon enfance, et m'en est advenu comme des
  choses excellentes. Plus j'ay veu depuis d'autres villes belles, plus
  la beauté de cette-cy peult et gaigne sur mon affection. Je l'ayme
  tendrement jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis François
  que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de
  son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et
  diversité de commodités, la gloire de la France et l'un des plus
  nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos divisions!»

                                                      MONTAIGNE.



                              PREMIÈRE PARTIE



                                   PARIS
                  MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
                             RUE VIVIENNE, 2 BIS.

                                    1857

                   Paris.--Impr. CARION, rue Bonaparte, 64.



                              HISTOIRE DE PARIS                    



                               PREMIÈRE PARTIE

                              HISTOIRE GÉNÉRALE



                                LIVRE PREMIER.

               PARIS DANS LES TEMPS ANCIENS ET SOUS LA MONARCHIE.

                             (53 av. J.-C.--1789.)



§ I.

Paris sous les Gaulois et les Romains.--Première bataille de
Paris.--Julien proclamé empereur à Lutèce.--Saint-Denis et sainte
Geneviève.


L'origine de Paris est inconnue. Un siècle avant la naissance de
Jésus-Christ ce n'était encore qu'un misérable amas de huttes de
paille, enfermé dans une petite île, «qui avait, dit Sauval, la forme
d'un navire enfoncé dans la vase et échoué au fil de l'eau.» La Seine
servait de défense à cette bourgade, qui était unie à deux rives par
quelques troncs d'arbres formant deux ponts grossiers. Les Gaulois la
nommaient _Loutouhezi_, c'est-à-dire habitation au milieu des eaux,
_Lucotecia_, suivant Ptolémée, _Leutekia_, suivant Julien. C'était le
chef-lieu du petit canton des _Parisiens_, peuple de bateliers et de
pêcheurs, qui, dans les grandes circonstances, pouvait mettre sur pied
8,000 hommes armés, et de qui la ville a pris le vaisseau qui figure
dans ses armoiries[1].

         [Note 1: «Les armoiries de la ville de Paris sont, dit
         Piganiol de la Force, de gueule à un navire frété et voilé
         d'argent, flottant sur les ondes de même, au chef semé de
         France.» (_Descript. histor. de la ville de Paris_, t. Ier,
         p. 48.)]

Il fallut que César vînt faire la conquête de la Gaule pour que    
l'existence de la pauvre _Lutèce_ et le nom des Parisiens fussent
révélés au monde: en l'an 53 avant Jésus-Christ, «il convoqua,
raconte-t-il lui-même, l'assemblée des Gaulois à Lutèce, ville des
Parisiens[2].» Et voilà les premiers mots que l'histoire prononce sur
la métropole de la civilisation! De sorte que, par une fortune
singulière, l'acte de naissance de la cité qui semble avoir
l'initiative des grands mouvements de l'humanité nous est fourni par
le génie qui ferme les temps anciens et ouvre les temps modernes.
Alors ces bords de la Seine, où s'entassent aujourd'hui tant de
palais, où gronde tant de bruit, où fourmille une population si
ardente, étaient couverts de longs marécages, de tristes bruyères,
d'épaisses forêts qui allaient couronner les hauteurs voisines,
immense solitude coupée à peine par quelques cultures, habitée à peine
par quelques centaines de sauvages.

         [Note 2: _Guerre des Gaules_, liv. VI, ch. III.]

Ces sauvages surent pourtant défendre héroïquement leur patrie contre
l'invasion romaine. Dans la grande insurrection dont Vercingétorix fut
le chef, les Parisiens prirent les armes, et ils essayèrent bravement
de barrer le chemin à un lieutenant de César, qui, avec quatre
légions, cherchait à rejoindre son général. A son approche, ils
brûlèrent leur ville et ses ponts, et, aidés de leurs voisins, ils se
retranchèrent dans les marais fangeux que formait la Bièvre. Mais les
Romains tournèrent le camp parisien en passant la Seine devant les
hauteurs de Nimio (Chaillot); et alors s'engagea dans la plaine, dite
aujourd'hui de Grenelle, un combat où les Gaulois furent vaincus, et
dans lequel les soldats de Lutèce périrent presque tous. C'est la
première bataille de Paris! On sait quelle a été la dernière!... Entre
ces deux défaites, que de fortunes diverses avaient courues la
puissante Rome et l'humble Lutèce! Dans la première, un Romain conquérait
la Gaule pour s'en faire un marchepied au suprême pouvoir,         
à l'empire du monde; dans la deuxième, le César de l'histoire moderne
perdait avec la Gaule, à qui il avait donné une grandeur digne de la
grandeur romaine, avec l'Italie, conquise à son tour par la Gaule, la
fortune de cet enfant de Paris proclamé dans son berceau roi de Rome!

Pendant 400 ans, on n'entend plus parler de la petite Lutèce jusqu'à
Julien l'Apostat, ce Voltaire couronné du IVe siècle, qui habita
durant deux hivers le palais des Thermes, bâti, dit-on, par Constance,
et dont quelques ruines existent encore. Il y avait rassemblé quelques
savants: l'un deux, Oribase, y rédigea un abrégé de Galien; et voilà
le premier ouvrage publié dans une ville dont les livres ont changé la
face du monde! Julien aimait la cité des Parisiens, qu'il appelle _sa
chère Lutèce_. Il vante son climat, ses eaux, même ses figuiers et ses
vignobles; il vante, par-dessus tout, ses habitants et leurs moeurs
austères. «Ils n'adorent Vénus, dit-il, que comme présidant au
mariage; ils n'usent des dons de Bacchus que parce que ce dieu est le
père de la joie et qu'il contribue avec Vénus à donner de nombreux
enfants; ils fuient les danses lascives, l'obscénité et l'impudence
des théâtres, etc.»

Sous Julien, Paris eut sa première grande scène militaire: c'est là
que les soldats romains, refusant d'obéir aux ordres de Constance qui
les appelait en Orient, proclamèrent le jeune philosophe empereur. «A
minuit, raconte Ammien Marcellin, les légions se soulèvent,
environnent le palais des Thermes et, tirant leurs épées à la lueur
des flambeaux, s'écrient: Julien Auguste! Julien fait barricader les
portes: elles sont forcées; les soldats le saisissent, le portent à
son tribunal avec des cris furieux; en vain il les prie, il les
conjure; tous déclarent qu'il s'agit de l'empire ou de la mort. Il
cède: une acclamation le salue empereur; on l'élève sur un bouclier,
et on lui met le collier d'un soldat en guise de diadème.» Pour    
trouver un second exemple d'un empereur couronné à Paris, il faut
traverser 1,444 ans et passer de Julien à Napoléon!

A cette époque (360), Lutèce s'était embellie. Ses deux ponts
(Pont-au-Change et Petit-Pont) avaient été rétablis, fortifiés de deux
grosses tours (les deux Châtelets) et unis par une voie tortueuse, la
plus ancienne de la ville, qui suivait l'emplacement des rues de la
Barillerie, de la Calandre et du Marché-Palu. Il y avait dans la Cité,
à la pointe occidentale, un _palais_ ou forteresse dont l'origine est
inconnue; à la pointe orientale, un temple ou un autel de Jupiter qui
avait été élevé du temps de Tibère par les _nautes_ ou bateliers
parisiens. Sur la rive droite se trouvait un faubourg composé de
_villas_; sur l'emplacement du Palais-Royal, un vaste réservoir
destiné à des bains; sur l'emplacement de la rue Vivienne et du marché
Saint-Jean, deux champs de sépultures. Sur la rive gauche beaucoup
plus peuplée et plus riche en monuments, outre le palais des Thermes
qui couvrait, avec ses jardins, une partie des quartiers Saint-Jacques
et Saint-Germain, il y avait deux grandes voies bordées de
constructions, de vignobles et de tombeaux, un Champ de Mars vers
l'emplacement de la Sorbonne, un temple de Mercure sur le mont
_Locutitius_ (mont Sainte-Geneviève), des arènes dans le faubourg
Saint-Victor, etc. De plus, Lutèce était devenue l'une des cités
principales de la Gaule et la station de la flottille romaine qui
gardait la Seine. D'ailleurs elle avait pris une nouvelle existence
par la conversion d'une partie de ses habitants au christianisme:
saint Denis et ses deux compagnons, Rustique et Éleuthère, y étaient
venus, vers le milieu du IIIe siècle, prêcher l'Évangile, et ils y
avaient reçu la couronne du martyre. Enfin, si l'on en croit Grégoire
de Tours, il y avait sur cette ville des traditions merveilleuses:
«elle était sacrée, le feu n'avait pas prise sur elle, les serpents ne
pouvaient l'habiter, etc.»

Valentinien et Gratien firent quelque séjour à Lutèce: trois de    
leurs lois, datées de 365, ont été publiées dans cette ville. Ce fut
près de ses murs que ce dernier, en 383, fut trahi par ses troupes et
perdit l'empire. Maxime, qui le vainquit, fit élever à ce sujet un
monument triomphal dont on a retrouvé les ruines dans l'île de la Cité.
Après eux, on n'entend plus parler de Lutèce que dans les pieuses
légendes de ses évêques ou de ses saints. L'une d'elles racontait que
l'un des successeurs de saint Denis, Marcel, enfant de Paris, avait
précipité dans la Seine un dragon qui répandait la terreur dans la ville;
ce dragon, c'était l'idolâtrie que le saint évêque avait détruite en
jetant les idoles dans le fleuve. Une autre, pleine de grâce et de
poésie, racontait qu'une bergère de Nanterre, sainte Geneviève, avait
deux fois sauvé la ville: la première en lui amenant, dans un temps de
famine, douze bateaux de blé tiré de la Champagne; la seconde en
détournant de ses murs par ses prières le dévastateur Attila.



§ II.

Paris sous les rois de la première race.


Les Francs envahissent la Gaule: avec eux la fortune de Lutèce, qui
prend le nom de _Paris_, commence à changer, et l'une des plus humbles
cités du monde romain tend à devenir la capitale d'un grand empire.
Childéric en fit la conquête; Clovis y fixa sa résidence; la plupart
de ses successeurs l'imitèrent et séjournèrent dans le Palais. Alors
la ville fut enceinte d'une muraille, dont on a retrouvé les restes en
plusieurs endroits de la Cité, et elle se peupla de nouvelles églises
qui n'existent plus: _Saint-Christophe_, _Saint-Jean-le-Rond_,
_Saint-Denis-du-Pas_, _Saint-Germain-le-Vieux_,
_Saint-Denis-de-la-Chartre_, etc. Elle continua aussi à s'étendre sur
les deux rives de la Seine, et jeta sur les hauteurs ou dans les
plaines voisines de grandes basiliques ou d'humbles chapelles qui  
devaient engendrer les rues, les quartiers, les faubourgs modernes:
c'étaient des jalons marqués à son ambition et qu'elle devait
dépasser. Ainsi furent bâties sur la rive gauche, les abbayes
_Sainte-Geneviève_ et _Saint-Germain-des-Prés_, les chapelles
_Saint-Julien_, _Saint-Severin_, _Saint-Étienne-des-Grès_,
_Saint-Marcel_; sur la rive droite, l'église _Saint-Germain-l'Auxerrois_,
l'abbaye _Saint-Martin-des-Champs_, les chapelles _Saint-Gervais_,
_Saint-Paul_, _Sainte-Opportune_[3], etc. Tous ces édifices, la
plupart fort petits, construits en bois, couverts de chaume ou de
branches d'arbres, donnaient alors au bassin de Paris bordé de
hauteurs toutes boisées, rempli de massifs de vieux chênes, traversé à
peine par quelques sentiers, l'aspect le plus pittoresque.

         [Note 3: Nous parlerons de chacune de ces églises dans
         _l'Histoire des quartiers de Paris_.]

Paris joua un grand rôle sous les rois de la première race: c'était la
capitale d'un des quatre royaumes de la Gaule franque; les Francs
Saliens ou Neustriens la regardaient comme le chef-lieu de leur
domination, et elle excitait la convoitise et la haine des Francs
Ripuaires ou Austrasiens. Aussi, en 574, Sigebert, roi de Metz, dans
la guerre qu'il fit à son frère Chilpéric, roi de Soissons, brûla
Paris.

Cette ville n'eut pas moins à souffrir de la tyrannie des rois
barbares qui y faisaient leur résidence. Ainsi, lorsque Chilpéric
maria l'une de ses filles à un roi des Visigoths, il voulut lui faire
un grand cortége pour l'envoyer en Espagne (584); alors «il ordonna de
prendre dans les maisons de Paris beaucoup de familles et de les
mettre dans des chariots, sous bonne garde. Plusieurs, craignant
d'être arrachés à leurs familles, s'étranglèrent; d'autres personnes
de grande naissance firent leur testament, demandant qu'il fût ouvert,
comme si elles étaient mortes, dès que la fille du roi entrerait en
Espagne. Enfin, la désolation fut si grande dans Paris qu'elle fut 
comparée à celle de l'Égypte[4].»

         [Note 4: Grégoire de Tours, liv. IV, ch. XLV.]

Le clergé imposait seul un frein aux passions brutales, aux volontés
tyranniques des rois francs; les évêques de Paris ne manquèrent pas à
cette tâche, et presque tous firent les plus grands efforts pour
soulager leur troupeau: ainsi, saint Germain arrêta les débordements
et les crimes du roi Caribert; saint Landry vendit tous ses biens, et
jusqu'aux vases sacrés de son église, pour nourrir les pauvres pendant
une famine.

Lorsque les rois francs tombèrent sous la domination des maires du
palais, ils habitèrent les grands manoirs des bords de l'Oise et
cessèrent de séjourner à Paris. Cependant, ils y venaient quelquefois
«pour s'asseoir sur le trône, dit Eginhard, et faire les monarques;»
mais dans ces temps rustiques, leurs entrées n'étaient pas celles de
Louis XIV ou de Napoléon: «Ils étaient montés, dit le même historien,
sur un chariot traîné par des boeufs, qu'un bouvier conduisait.»



§ III.

Paris sous les rois de la deuxième race.--Siége de Paris par les
Normands.


La ville ne s'agrandit pas sous Charlemagne et ses successeurs. Ces
rois, de race germanique, n'y résidèrent point et ne la traversèrent
que rarement; aussi, son histoire, à cette époque, est-elle
entièrement nulle. Cependant, elle garde sa renommée, et si un
écrivain la nomme «la plus petite des cités de la Gaule,» un autre
l'appelle «le trésor des rois et le grand marché des peuples.» Elle
est célèbre par ses fabriques d'armes et d'étoffes de laine, par ses
orfèvres qui se glorifient d'avoir eu dans leur corporation saint
Éloi, enfin, par son école de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui a laissé
son nom à une place de la ville. Quant à son gouvernement, c'était 
celui que Charlemagne avait donné à toutes les parties de son empire,
c'est-à-dire que Paris était administré par un _comte_ chargé de lever
des troupes, de rendre la justice, de percevoir les impôts, et qui
avait pour assesseurs des _scabini_ ou _échevins_. Le premier comte de
Paris se nommait Étienne. «Les Capitulaires lui furent signifiés, dit
un contemporain, pour qu'il les fît publier dans une assemblée
publique et en présence des échevins. L'assemblée déclara qu'elle
voulait toujours conserver ces Capitulaires; et tous les échevins, les
évêques, les abbés, les comtes les signèrent de leur propre main[5].»
Et voilà la première assemblée nationale qui ait voté dans Paris une
première constitution!

         [Note 5: _Capitul. de Baluze_, t. Ier, col. 391.]

La ville était encore réduite à son île et aux chétifs faubourgs de
ses deux rives; elle avait même laissé ruiner ses murailles et ses
tours, quand les hommes du Nord vinrent, pendant près d'un
demi-siècle, la mettre à de rudes épreuves. En 841 eut lieu leur
première incursion; les habitants s'enfuirent avec leurs richesses; la
ville fut pillée; Charles le Chauve accourut et acheta le départ des
barbares. En 856 eut lieu la deuxième incursion. «Les Danois, disent
les Annales de saint Bertin, envahissent la Lutèce des Parisiens et
brûlent la basilique du bienheureux Pierre et celle de Sainte-Geneviève;
d'autres basiliques, telles que celles de Saint-Étienne (Notre-Dame),
Saint-Vincent et Saint-Germain (Saint-Germain-des-Prés), Saint-Denis
(Saint-Denis-de-la-Chartre), se rachetèrent de l'incendie à prix d'or.
Les marchands transportèrent leurs richesses sur des bateaux pour
s'enfuir; mais les barbares prirent les bateaux et les marchands et
brûlèrent leurs maisons.» En 861, troisième incursion: l'église
Saint-Germain-des-Prés fut dévastée et incendiée. Alors Charles le
Chauve releva la muraille de la Cité, fit reconstruire le grand pont
qui avait été brûlé, rétablit les tours et les portes des deux     
ponts, tant du côté de la Cité qu'au delà des deux bras de la rivière;
enfin il fit bâtir la grosse tour du Palais. Aussi quand les Normands
vinrent une quatrième fois en 885, la ville était prête à résister:
elle avait de nombreux défenseurs, et, pour les commander, l'évêque
Gozlin, le comte Eudes et Hugues, «le premier des abbés.» Toutes les
églises voisines y avaient envoyé leurs richesses et leurs reliques.
Le siége dura un an: les Normands, au nombre de trente mille, se
ruèrent vainement contre les murailles et la grosse tour des
Parisiens. Enfin le roi Charles le Gros arriva avec une armée; mais,
au lieu de combattre pour délivrer la ville, il acheta la retraite des
pirates. Cette lâcheté le fit tomber du trône et remplacer par le
fondateur d'une dynastie nouvelle, le comte Eudes, sous lequel Paris
ne revit plus les hommes du Nord. Nous les avons revus, nous, après
dix siècles d'intervalle, et traînant derrière eux toute l'Europe en
armes! Que d'événements entre les deux invasions de 885 et de 1814;
entre le comte Eudes, défendant la grosse tour de bois du Palais, et
les maréchaux Marmont et Moncey, noirs de poudre, l'épée sanglante,
couvrant les barrières de Belleville et de Clichy; entre la déposition
de Charles le Gros et l'abdication de Napoléon!



§ IV.

Paris sous les Capétiens, jusqu'à Louis VII.--Écoles de
Paris.--Abélard.--Hanse parisienne.


Le Xe siècle est l'époque la plus triste de l'histoire de Paris comme
de l'histoire de toute la France: les famines et les pestes sont
continuelles; la guerre n'a point de relâche; on se croit près de la
fin du monde. Aussi la ville ne prend aucun accroissement, et l'on n'y
voit bâtir dans la Cité que les petites églises de                 
_Saint-Barthélémy_, de _Saint-Landry_, de _Saint-Pierre-des-Arcis_.
Mais avec les rois de la troisième race, Paris reprend un peu de vie:
de capitale du duché des Capétiens, elle devient capitale du royaume
et profite de sa position géographique pour centraliser autour d'elle
la plus grande partie de la France. Cependant son influence n'est pas
d'abord politique: heureuse d'être ville royale et affranchie de la
turbulente vie des communes, protégée par des franchises et des
coutumes qui dataient du temps des Gaulois, vivant paisible à l'ombre
du sceptre de ses maîtres, elle se contente d'avoir sur les provinces
l'influence des idées, du savoir, de l'intelligence. Ainsi, au XIe
siècle, commence la renommée de ses écoles, foyer de lumières où le
monde venait déjà s'éclairer, centre des mouvements populaires,
sources intarissables de grandes pensées et de joyeux propos,
d'actions généreuses et de tumultueux plaisirs. Paris s'appelle déjà
la _ville des lettres_. «Les savants les plus illustres, dit un
contemporain, y professent toutes les sciences; on y accourt de toutes
les parties de l'Europe; on y voit renaître le goût attique, le talent
des Grecs et les études de l'Inde[6].» L'_école épiscopale_, qui avait
déjà jeté quelque éclat sous Charlemagne, devient la lumière de
l'Église sous les maîtres Adam de Petit-Pont, Pierre Comestor, Michel
de Corbeil, Pierre-le-Chantre et surtout Guillaume de Champeaux. Mais
elle est bientôt éclipsée par l'école qu'ouvre dans la Cité, près de
la maison du chanoine Fulbert, Abélard, le grand homme du siècle, qui,
malgré les persécutions dont il fut l'objet, traîne à sa suite, dans
tous les lieux où il pose sa chaire, trois mille écoliers, et qui, ne
trouvant pas d'édifice suffisant à les contenir, prêche en plein air:
il finit par planter le _camp de ses écoles_, comme il l'appelle
lui-même, sur la montagne Sainte-Geneviève, et alors cette partie  
de la ville commença à se peupler. «Grâce à lui, dit un contemporain,
la multitude des étudiants surpassa dans Paris le nombre des habitants,
et l'on avait peine à y trouver des logements[7].» Paris est aussi
déjà la ville des plaisirs. «Ô cité séduisante et corruptrice! dit un
autre historien, que de piéges tu tends à la jeunesse, que de péchés
tu lui fais commettre!» Et pourtant c'était le Paris de Louis VI
comprenant, outre la Cité, vingt ou trente ruelles fétides, fangeuses,
obscures, auquel on venait de donner pour la première fois une
enceinte[8]! Mais que de passions et de rires dans ces maisons de bois
basses, sombres, humides! Que de joyeux rendez-vous et de douces
causeries à la place _Baudet_, sous l'_ourmeciau_ Saint-Gervais, au
_Puits d'amour_ de la rue de la Truanderie! Que de sagesse dans
l'humble manoir voisin de l'église Saint-Merry, d'où l'abbé Suger, «ce
Salomon chrétien, ce père de la patrie, armé du glaive temporel et du
glaive spirituel,» gouvernait le royaume! Que de poésie et d'ivresse
dans la chétive maison de la rue du Chantre, où Héloïse et Abélard,
«sous prétexte de l'étude, vaquaient sans cesse à l'amour! Les livres
étaient ouverts devant nous, raconte celui-ci, mais nous parlions plus
de tendresse que de philosophie; les baisers étaient plus nombreux que
les sentences, et nos yeux étaient plus exercés par l'amour que par la
lecture de l'Écriture sainte.» Que de douces aventures, de naïfs
ébats, d'amoureuses chansons (les chansons d'Abélard «qui
retentissaient dans toutes les rues, dit Héloïse, et rendirent mon 
nom célèbre par toute la France!») dans ces clos cultivés, ces
_courtilles_, où les vignobles ont succédé aux marécages, ou bien dans
ces bourgs qui poussent autour des abbayes, à l'ombre de leurs
clochers protecteurs, dans les _champeaux_ Saint-Honoré, le
_Beau-Bourg_, le _Bourg-l'Abbé_, le _Riche-Bourg_ ou bourg
Saint-Marcel, le bourg Saint-Germain-des-Prés, etc. Hélas! que sont
devenus ces champs de verdure et ces frais ombrages? Des forêts de
maisons les ont remplacés; les existences y sont moins grossières,
moins sauvages, y sont-elles plus heureuses?

         [Note 6: Citation de l'abbé Lebeuf, dans sa _Dissertation sur
         l'état des sciences_, t. II, p. 20.]

         [Note 7: _Hist. littér. de France_, t. IX, p. 78.]

         [Note 8: L'enceinte de Paris sous Louis VI est mal connue:
         elle allait probablement, au nord, de l'église
         Saint-Germain-l'Auxerrois à l'église Saint-Gervais, en
         passant par l'emplacement des rues aujourd'hui détruites ou
         transformées des Fossés-Saint-Germain, Béthizy, des
         Deux-Boules, des Écrivains, d'Avignon, Jean-Pain-Mollet, de
         la Tixeranderie; au sud, de la place Maubert au couvent des
         Augustins, en passant par l'emplacement des rues des Noyers,
         des Mathurins, du Paon, etc.]

Le nombre des églises ou fondations religieuses continue aussi à
s'accroître: sous Louis VI sont fondées l'abbaye _Saint-Victor_,
_Sainte-Geneviève-des-Ardents_, _Saint-Pierre-aux-Boeufs_, qui
n'existent plus; _Saint-Jacques-la-Boucherie_, dont la tour subsiste
encore; la léproserie de _Saint-Lazare_, devenue une prison, etc.;
sous Louis VII, _Saint-Jean-de-Latran_, _Saint-Hilaire_, qui
n'existent plus.

A cette époque, l'administration de Paris commence à prendre une forme
régulière. Un _prévôt_, officier du roi, remplace le _comte_ et se
trouve chargé de gouverner la ville, de faire la police, de commander
les gens de guerre et de rendre la justice civile et criminelle non à
tous les habitants, mais à ceux seulement qui appartenaient au domaine
royal, les autres ayant leurs justices particulières, seigneuriales ou
ecclésiastiques. La cour féodale du prévôt était au Châtelet, et ce
tribunal acquit bientôt une grande célébrité.

Dans ce même temps, quelques actes nous révèlent le commerce et la
richesse de Paris. Pour la première fois, nous entendons parler de ces
_nautes_ parisiens si célèbres au temps de la domination romaine, de
cette corporation des _marchands de l'eau_ qui avait traversé en
silence les âges et les révolutions et qui nous apparaît tout à coup
riche, puissante, craintive et favorisée des rois, aussi tyrannique
que les seigneuries féodales, exerçant sur la navigation de la     
Seine l'autorité la plus despotique, la plus jalouse, la plus avide,
soumettant à ses volontés les marchands de la Bourgogne et de la
Normandie. Nul bateau ne pouvait entrer dans la ville si le maître de
la _nautée_ n'était un bourgeois _hansé_ de Paris, ou s'il n'avait
pris dans cette hanse un compagnon avec lequel il devait partager les
bénéfices. La hanse parisienne, qu'on appelait aussi la _marchandise_,
devint à cette époque la municipalité de Paris.



§ V.

Paris sous Philippe-Auguste.--Deuxième enceinte de la ville.


A mesure que le royaume s'étend et s'arrondit, la capitale s'accroît
et s'embellit. Sous Philippe-Auguste, on construit les premiers
_aqueducs_ qui aient été faits depuis la domination romaine, ceux qui
amènent sur la rive droite les eaux de Belleville et du pré
Saint-Gervais; on bâtit les premières _halles_; on établit le premier
_pavé_. «Le roi, dit Rigord, historien de Philippe-Auguste, s'approcha
des fenêtres du Palais où il se plaçait quelquefois pour regarder la
Seine. Des voitures traînées par des chevaux traversaient alors la
Cité, et remuant la boue, en faisaient exhaler une odeur
insupportable. Philippe en fut suffoqué et conçut dès lors un grand
projet qu'aucun des rois précédents n'avait osé entreprendre. Il
convoqua les bourgeois et le prévôt et leur ordonna de paver avec de
forts et durs carreaux de pierre toutes les rues et voies de la
ville.» Mais cette entreprise ne s'effectua qu'avec beaucoup de
lenteur: on ne pava dans la Cité que la rue qui joignait les deux
ponts, et hors de la Cité le commencement des rues Saint-Denis et
Saint-Jacques[9]. Les autres rues, larges à peine de huit pieds,   
restèrent des cloaques pleins d'immondices, parcourus à toute heure
par des animaux domestiques, surtout par des cochons[10].

         [Note 9: Sous Louis XIII, il n'y avait encore de pavé que la
         moitié de la ville.]

         [Note 10: Le fils aîné de Louis VI, en passant rue du
         Martrois, près de la place de Grève, fut jeté à bas de son
         cheval par un de ces cochons, et mourut de sa chute.]

Paris commence aussi à devenir une ville monumentale: on y ouvre trois
colléges et les deux hôpitaux de la _Trinité_ et de _Sainte-Catherine_;
on y construit les églises des _Saints-Innocents_, de
_Saint-Thomas-du-Louvre_, de _Sainte-Madeleine_, de
_Saint-André-des-Arts_, de _Saint-Côme_, de _Saint-Jean-en-Grève_, de
_Saint-Honoré_, aujourd'hui détruites, de _Saint-Gervais_, de
_Saint-Nicolas-des-Champs_, de _Saint-Étienne-du-Mont_, qui
existent encore, le couvent des _Mathurins_, l'abbaye
_Saint-Antoine-des-Champs_, enfin la grande _Notre-Dame_, oeuvre de
l'évêque Maurice de Sully, et qui ne fut achevée qu'au bout de deux
siècles[11]. Le roi agrandit le château du _Louvre_, commencé par ses
prédécesseurs, au moyen d'un terrain acheté aux religieux de
Saint-Denis-de-la-Chartre: il l'achète pour une rente annuelle de
trente sous qui était encore payée en 1789, et il y fait bâtir la
grosse _Tour_, qui devint le symbole de la suzeraineté royale et la
prison des vassaux rebelles. Quant aux maisons du peuple, elles
restent ce qu'elles étaient depuis des siècles, des tanières de boue
et de chaume, où les familles s'entassent sans meubles, presque sans
vêtements, soumises à toutes les misères, à toutes les humiliations,
mais pleines de résignation et de foi. «Le peuple s'inquiétait peu des
bouges obscurs et infects où il couchait, pourvu qu'elle fût grande,
riche, magnifique, cette église où il passait la moitié de ses jours,
où tous les actes de sa vie étaient consacrés, où il trouvait
l'égalité bannie des autres lieux, où il repaissait son coeur et ses
yeux du plus grand des spectacles. La cathédrale avec sa flèche    
pyramidale, sa forêt de colonnes, ses balustres ciselées, sa foule de
statues, sa musique majestueuse, ses pompeuses cérémonies, ses
cierges, ses tentures, ses prêtres, c'était là sa gloire et sa
jouissance de tous les jours: c'était sa propriété, son oeuvre, sa
demeure aussi, car c'était la maison de Dieu[12].»

         [Note 11: Nous donnerons l'histoire et la description de
         chacune de ces églises dans l'_Histoire des quartiers de
         Paris_.]

         [Note 12: _Histoire des Français_, 11e édition, t. Ier, p.
         321.]

A cette époque, le _Parloir aux Bourgeois_, qui, dans les siècles
précédents, était situé près de la porte Saint-Jacques, fut transféré
près du grand Châtelet, sur le quai de la Mégisserie. Les écoles de
Paris furent réunies en _Université_, et celle-ci prit le titre de
fille aînée des rois. Les vingt mille écoliers qui la composaient
obtinrent de si grandes franchises qu'ils formèrent un monde à part
dans la ville, exempt de toute juridiction municipale, libre jusqu'à
la licence, insolent, tumultueux, réceptacle de toutes les subtilités
et de toutes les débauches. Des querelles incessantes, des rixes
interminables éclatèrent entre les clercs et les bourgeois; la
royauté, embarrassée devant l'autorité ecclésiastique, intéressée
d'ailleurs à garder cette jeunesse venue de toutes les provinces, se
prononça toujours en faveur des premiers et força souvent les prévôts
de Paris à des réparations humiliantes envers l'Université; enfin, une
ordonnance de Philippe-Auguste, confirmée par tous les rois jusqu'au
XVIe siècle, interdit aux officiers royaux de mettre la main sur un
clerc, hors le cas de flagrant délit, et dans ce cas, leur prescrivit
de livrer immédiatement le délinquant aux juges ecclésiastiques. Aussi
les bourgeois trouvèrent plus court et plus sûr de se faire justice
eux-mêmes, et, si l'on en croit un contemporain, dans la lutte qu'ils
eurent avec les écoliers, en l'année 1223, ils en tuèrent trois cent
vingt et les jetèrent à la rivière.

Paris prit tant d'accroissement sous Philippe-Auguste, qu'il fallut
lui construire une nouvelle enceinte, laquelle fut fortifiée.      
Cette enceinte formait sur la rive droite un demi-cercle qui commençait
par la _tour qui fait le coin_ (près du pont des Arts) et finissait par
la _tour Babel_ (près du port Saint-Paul), en ayant pour points
principaux: porte _Saint-Honoré_ (rue Saint-Honoré, près de
l'Oratoire); _porte Coquillière_ (au coin des rues Coquillière et
Grenelle); porte _Montmartre_ (rue Montmartre, au-dessus de la rue du
Jour); porte _Saint-Denis_ (rue Saint-Denis, près de l'impasse des
Peintres); porte _Saint-Martin_ (rue Saint-Martin, près de la rue
Grenier Saint-Lazare); porte de _Braque_ (rue de Braque, près de la
rue du Chaume); porte _Barbette_ (vieille rue du Temple, au coin de la
rue des Francs-Bourgeois); porte _Baudet_ (rue Saint-Antoine, près de
la rue Culture-Sainte-Catherine). L'enceinte formait aussi sur la rive
gauche un demi-cercle, dont la direction est facile à suivre, puisque
la clôture s'est conservée jusqu'au XVIIe siècle et que les rues qui
ont été construites sur ses _fossés_ en portent encore le nom: ce sont
les rues des _Fossés_-Saint-Bernard, _Fossés_-Saint-Victor,
_Fossés_-Saint-Jacques, _Fossés_-Monsieur-le-Prince,
_Fossés_-Saint-Germain-des-Prés, _Fossés_-de-Nesle ou Mazarine. Ce
demi-cercle commençait par la tour de _Nesle_ (près de l'Institut) et
finissait par la _Tournelle_ (quai de la Tournelle, près de la rue des
Fossés-Saint-Bernard), en ayant pour points principaux: porte _Bucy_
(rue Saint-André-des-Arts, près de la rue Contrescarpe); porte des
_Cordeliers_ (rue de l'École-de-Médecine, près de la rue du Paon);
porte _Gibart_ ou d'_Enfer_ (place Saint-Michel); porte
_Saint-Jacques_ (rue Saint-Jacques, au coin de la rue
Saint-Hyacinthe); porte _Bordet_ (rue Descartes, près de la rue de
Fourcy); porte _Saint-Victor_ (rues Saint-Victor et des
Fossés-Saint-Victor). L'enceinte entière avait donc quatorze portes,
outre plusieurs poternes. La muraille, qui avait huit pieds
d'épaisseur, était garnie de tours rondes et espacées de vingt toises
en vingt toises, outre celles qui défendaient les portes. Toute    
cette construction fut faite de 1190 à 1220.



§ VI.

Paris sous Louis IX.--Règlements des métiers--Guet.


Sous Louis IX, Paris se complaît dans ses nouvelles murailles et ne
cherche pas à les franchir; mais il continue à se couvrir de
fondations pieuses et charitables, oeuvres des modestes _maçons_ du
moyen âge, que nous avons presque toutes transformées en poussière.
Ainsi, le couvent des _Augustins_, qui servit pendant des siècles aux
assemblées du clergé et du parlement, est devenu le marché à la
volaille: le couvent de l'_Ave-Maria_, une caserne; le couvent des
_Cordeliers_, une partie de l'École de médecine; le collége
_Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers_, un marché; le couvent des
_Filles-Dieu_, un passage; le collége de _Cluny_, une rue; le couvent
des _Jacobins_, une caserne; le couvent des _Chartreux_, l'avenue du
Luxembourg; le couvent des _Prémontrés_, un café; le couvent de
_Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie_, un passage; l'hospice des
_Quinze-Vingts_, des rues aujourd'hui détruites, etc. Heureusement, de
toutes ces créations si regrettables, il en reste une que la main des
démolisseurs n'a pas atteinte et qu'on vient de splendidement
restaurer, c'est la _Sainte-Chapelle_[13].

         [Note 13: Voir, pour chacun de ces monuments, l'_Histoire des
         quartiers de Paris_.]

Sous ce règne, la royauté commence à appuyer son sceptre sur la
robuste main du peuple de Paris. Le roi et sa mère étaient en guerre
avec les barons qui leur fermaient le chemin de la capitale. Ils
appelèrent à leur défense les habitants «de la ville avec laquelle,
dit Pasquier, les rois de France ont perpétuellement uni leur
fortune.» Les Parisiens sortirent en armes «en si grande quantité, 
dit Joinville, que, depuis Montlhéry jusqu'à Paris, le chemin était
plein et serré de gens d'armes et autres gens.» Ils délivrèrent le
monarque et le ramenèrent en triomphe dans leurs murs.

Cet amour des Parisiens pour le pieux roi se manifesta dans plusieurs
autres circonstances: ainsi, lorsqu'il partit pour sa première
croisade, toute la ville l'accompagna jusqu'à Saint-Marcel en le
comblant de bénédictions; de même, lorsqu'on apprit sa captivité en
Égypte, les petits, les serfs, les pastoureaux songèrent à le
délivrer; et il se fit dans Paris, à la voix d'un aventurier, dit le
maître de Hongrie, des rassemblements menaçants pour les prêtres et
les seigneurs; enfin, lorsque saint Louis, accompagné de ses frères et
des gens de sa cour, nu-pieds, nu-tête, vêtu d'une simple tunique,
s'en alla à plusieurs lieues de la ville chercher la sainte couronne
d'épines et la porta par le faubourg Saint-Antoine à la
Sainte-Chapelle, jamais roi n'eut un triomphe plus populaire.

En récompense, Louis IX s'occupa du bien-être de sa maîtresse ville
avec la plus ardente sollicitude. Il fonda, outre les nombreux
couvents dont nous avons parlé, la _Sorbonne_, qui devint l'école de
théologie la plus fameuse de la chrétienté; il enrichit l'Université
de nouveaux priviléges; il ordonna que sa cour ou son _parlement_ se
réunît désormais en lieu fixe à Paris; il y fit entrer, à côté des
barons, des _conseillers_, tirés la plupart de la bourgeoisie, lui
donna la direction supérieure de la police de la ville, et dota ainsi
cette capitale de l'institution la plus importante, la plus féconde de
l'État, qui fut pour elle une source de richesses et de puissance. Il
accorda la liberté à tous les serfs de Paris qui étaient de son
domaine, et cet exemple fut suivi par l'abbé de Saint-Germain-des-Prés,
le plus riche des seigneurs ecclésiastiques, qui, en exemptant de la
servitude les serfs de son bourg, se réserva seulement les droits
_utiles_, c'est-à-dire ceux de justice et de seigneurie, les       
rentes et les redevances, les droits perçus au four banal, au
pressoir, aux vendanges.

La prévôté de Paris, pendant la régence de Blanche de Castille, était
devenue vénale et avait été acquise par des enchérisseurs cupides et
ignorants; aussi, «le menu peuple, dit un contemporain, désolé par les
tyrannies et les rapines, s'en alloit en d'autres seigneuries; la
terre du roi étoit si déserte que, lorsqu'il tenoit ses plaids, il n'y
venoit personne; en outre, la ville et ses environs étoient pleins de
malfaiteurs.» Louis fit des ordonnances contre les vagabonds, les
_truands_, les joueurs, les habitués des tavernes, «les folles femmes
qui font mestier de leur corps,» et auxquelles il assigna des
séjours[14] et des costumes particuliers; il assura les subsistances de
la ville en soumettant les boulangers à une surveillance rigoureuse et
en donnant la grande maîtrise de ce métier à son _panetier_; enfin, il
confia la prévôté de Paris à Étienne Boileau, bourgeois illustre par
son savoir et sa probité, qui fut le principal conseiller du saint roi
dans toutes ses oeuvres législatives; et, pour rehausser cet office,
il alla lui-même quelquefois au Châtelet siéger à côté de son prévôt.
Alors la prévôté devint la magistrature d'épée la plus utile et la
plus redoutable, surtout lorsqu'on lui eut adjoint plus tard huit
_conseillers_, chargés d'assister le prévôt, des _enquesteurs_ qui
devaient instruire les affaires et faire la police dans les quartiers;
enfin, deux compagnies de sergents, l'une à pied, l'autre à cheval
chargées de l'exécution des arrêts[15].

         [Note 14: Les rues assignées aux prostituées étaient les rues
         aujourd'hui détruites de Mâcon, Froidmantel, Tiron, Robert,
         Baillehoi, Glatigny, du Grand-Heurleux, du Petit-Heurleux,
         etc.]

         [Note 15: De Lamare, _Traité de la police_, t. Ier, p. 210 et
         suiv.]

Saint Louis avait en grande estime les bourgeois de Paris: il les
appela à son conseil, il leur fit signer ses ordonnances, il       
recueillit en un corps de lois les us et coutumes de métiers et leur
donna des règlements qui ont été pratiqués jusqu'à l'époque de
Colbert; il régularisa leurs corporations et confréries, dont
l'origine remontait au temps des Romains, et transforma définitivement
la _marchandise_ ou _hanse_ parisienne en une municipalité dont le
chef prit le titre de _prévôt des marchands_[16].

         [Note 16: Voyez l'_Histoire des quartiers de Paris_, liv. II,
         ch. I.]

A tous ces bienfaits il ajouta le droit pour les habitants de Paris de
se garder eux-mêmes. Jusque-là, la police de la ville avait été faite
par soixante sergents, dont vingt à cheval, que commandait un
_chevalier_: on appelait cette garde le _guet du roi_, et elle était
occupée uniquement à faire des rondes. On lui adjoignit le _guet des
mestiers_, ou guet _bourgeois_, origine de la garde nationale, qu'on
appelait encore _guet assis_, parce qu'il était sédentaire dans les
postes ou corps de garde, où il se tenait seulement pendant la nuit.
Il y avait ordinairement cinq de ces postes dans l'intérieur, outre
ceux des portes: ces postes étaient au Palais, au Châtelet, sur la
place de Grève, au cimetière des Innocents, près de l'église de
Sainte-Madeleine (dans la Cité). Chacun d'eux était de six hommes: ce
qui fait supposer que la force de la milice bourgeoise n'était, dans
l'origine, que de deux mille hommes, les exemptions étant
très-nombreuses. Cette milice était divisée en dizaines, quarantaines
et cinquantaines d'hommes qui avaient pour chef des officiers appelés
dizainiers, quaranteniers et cinquanteniers; elle était sous les
ordres du prévôt des marchands; mais le _chevalier du guet_, qui avait
le commandement de tous les postes bourgeois, relevait du prévôt de
Paris.



§ VII.                                                             

Paris sous les successeurs de Louis IX jusqu'à Philippe VI.--Richesse
et population de la ville à cette époque.


Sous les successeurs de Louis IX, le progrès continue et se manifeste
principalement par des fondations de colléges: on en compte quatre
sous Philippe III, six sous Philippe IV, cinq sous les fils de
Philippe IV, quatorze sous Philippe VI. En outre, l'on voit fonder
l'abbaye des _Cordelières-Saint-Marcel_, devenue l'hôpital de
Lourcine, l'hôpital _Saint-Jacques_, le couvent de _Saint-Avoye_, les
églises du _Saint-Sépulcre_ et de _Saint-Julien-des-Ménétriers_, etc.
Mais avec ses écoles qui couvrent la moitié de son enceinte, avec son
Parlement qui enfante la confrérie turbulente ou le _royaume des
clercs de la Basoche_[17], avec sa bourgeoisie qui assiste aux États
généraux, Paris commence «à prendre de la superbe» et à s'inquiéter du
gouvernement. Ainsi, en 1306, lassé des tyrannies financières de
Philippe le Bel, il fait sa première émeute. Le roi, chassé du Palais,
poussé de rue en rue avec ses archers, se réfugie dans le forteresse
du Temple, située hors de la ville. Il y est assiégé, en sort
victorieux et fait pendre vingt-huit bourgeois aux quatre principales
portes (Saint-Antoine, Saint-Denis, Saint-Honoré, Saint-Jacques). Cinq
siècles après, un autre Capétien, chassé aussi de son palais par la
fureur populaire, entrait dans la sombre tour du Temple, mais c'était
en prisonnier; et il n'en sortit que pour être mené à l'échafaud par
les petits-fils de ces bourgeois que Philippe IV avait attachés à la
potence!

         [Note 17: La juridiction de la Basoche fut établie en 1303;
         elle s'étendait sur tous les clercs du Parlement et du
         Châtelet, et connaissait de tous les différends des clercs
         entre eux. Le chef s'appelait roi, et avait ses grands
         officiers; chaque année il passait en revue ses sujets, et
         c'était l'occasion d'une magnifique _montre_ dans Paris.]

Philippe, averti de ménager l'orgueil et l'argent des Parisiens,   
remplit ses coffres par d'autres voies qui ne lui valurent que des
applaudissements populaires. Ainsi, quelques jours après l'émeute, les
Juifs furent saisis dans leurs maisons, chassés de la ville et
dépouillés de leurs biens. L'année suivante, le roi fit arrêter les
Templiers et alla lui-même s'emparer de leur manoir et de leurs
trésors; l'Université et les bourgeois ayant été assemblés dans le
Palais, approuvèrent sa conduite, et lorsque les chevaliers du Temple
furent envoyés au bûcher, il y eut à peine quelques murmures.

Cependant, la puissance de la ville et son influence politique
grandissaient sans cesse: ainsi, ce fut à sa haine que l'on sacrifia
le ministre Enguerrand de Marigny, qui fut conduit à Montfaucon au
milieu des cris de joie de tout le peuple; ce fut elle qui, deux fois,
fit décider, dans une grande assemblée aux halles, où assistaient les
barons et les clercs, «qu'à la couronne de France les femmes ne
succèdent pas;» ce fut encore elle qui fit résoudre, dans les États
généraux de 1335, «que le roy ne peut lever tailles en France sinon de
l'octroy des gens des Estats.» En même temps, le bien-être et le luxe
de Paris prenaient un égal accroissement. On en peut juger par les
fêtes que la ville donna à Philippe le Bel lorsque ses fils furent
armés chevaliers: outre les banquets qui se firent dans les hôtels des
princes, il y eut dans les rues des spectacles et des jeux de tout
genre. «Là vit-on, dit un contemporain, des hommes sauvages mener
grand rigolas, des ribauds en blanche chemise agacier par leur biauté,
liesse et gayeté, les animaux marcher en procession, des enfants
jouster en un tournoi, des dames carioler de biaux tours, des
fontaines de vin couler, le grand guet faire la garde en habits
uniformes, toute la ville baller, danser et se déguiser.» Dans les
carrefours, il y avait des tréteaux ornés de courtines où l'on vit
«Dieu manger des pommes, rire avec sa mère, dire des patenôtres avec
ses apôtres, susciter et juger les morts; les bienheureux chanter  
en paradis, les damnés pleurer dans un enfer noir et infect, etc.»
Enfin, il se fit, dans l'île Notre-Dame (Saint-Louis), laquelle avait
été jointe à la Cité par un pont de bateaux, une _montre du grand guet_,
où toute la population virile de Paris apparut en beaux habits et en
armes. Cette revue excita tant d'admiration qu'il fallut la répéter
quelques jours après pour le roi d'Angleterre dans le Pré-aux-Clercs.
Voici ce qu'en dit la chronique de Jean de Saint-Victor:

  .....Esbahi si grandement
  Furent Anglois plus qu'onques mès;
  Car ils ne cuidassent jamès
  Que tant de gent riche et nobile
  Povist saillir de une ville.
  A cheval bien furent _vingt mille_,
  Et à pié furent _trente mille_;
  Tant ou plus ainsi les trouvèrent
  Cils qui de là les extimèrent....

_Cinquante mille_ hommes de _grand guet_ sont évidemment une
exagération poétique du chroniqueur, mais il n'en est pas moins
certain que la population de Paris, à cette époque, avait pris un
grand accroissement; il est pourtant presque impossible de l'évaluer
avec quelque certitude, les documents étant tout à fait insuffisants
ou contradictoires. Ainsi, le rôle de la taille levée en 1292 donne
15,200 contribuables et une somme de 12,218 l. 14 sous[18]. L'aide
levée en 1313 donne 5,955 contribuables et une somme de 13,021 l. 19
sous. Enfin, dans le rôle du subside levé pour «l'_ost_ de Flandres,»
en 1328, les villes de Paris et de Saint-Marcel figurent pour 35
paroisses et 61,091 feux. Paris avait alors en superficie à peu près
le dixième de sa superficie actuelle: il est probable que sa
population était aussi le dixième de la population d'aujourd'hui   
et qu'elle s'élevait à près de 100,000 habitants.

         [Note 18: Le marc d'argent valait à cette époque 55 sous 6
         deniers tournois.]



§ VIII.

Paris sous Jean et Charles V.--Troisième enceinte de Paris.--Étienne
Marcel.


Après la sédition de 1306, Paris resta pendant quelque temps soumis et
paisible; mais quand il vit la dynastie des Valois exposer le salut du
royaume dans les honteuses journées de Crécy et de Poitiers, il se
sentit appelé à suppléer le gouvernement, à se charger des fonctions
de la royauté et de la noblesse, à prendre en main les destinées de la
France. Son génie révolutionnaire allait pour la première fois se
manifester.

La ville commença par se transformer en une vaste forteresse, aussi
apte à se défendre contre les mauvais desseins des ennemis de la
bourgeoisie que contre les attaques des étrangers. Pour cela, on
scella, à l'entrée de chaque rue, une grosse chaîne de fer qui, tous
les soirs et au moindre signal de danger, était tendue et _bouclait_
chacun des trois cents défilés étroits, profonds dont se composait la
ville, lesquels se croisaient, se tordaient, s'entortillaient les uns
dans les autres et étaient hérissés de tourelles, de portes et
d'autres défenses. A l'approche de l'ennemi, on renforçait cette
chaîne avec des poutres, des pierres, des tonneaux, et la _barricade_
devenait imprenable, surtout pour les barons, avec leurs grands
chevaux et leurs lourdes armures. De plus, on reconstruisit la
muraille extérieure en l'appuyant de fortes tours; on l'enveloppa de
larges fossés; on la garnit de sept cent cinquante guérites et même de
canons. Enfin, l'enceinte septentrionale fut agrandie (1356): elle
partit alors de la tour _de Billy_ (près de l'Arsenal), et alla
jusqu'à la tour _du Bois_ (près du Louvres, entre les ponts des
Tuileries et du Carrousel), en passant non loin de la ligne        
actuelle des boulevards, depuis la Bastille jusqu'à la porte Saint-Denis,
et de là en suivant l'emplacement des rues Bourbon-Villeneuve,
Neuve-Saint-Eustache, Fossés-Montmartre, de la place des Victoires, de
l'hôtel de la Banque, du jardin du Palais-Royal, des anciennes rues du
Rempart, Saint-Nicaise, etc. Tout cela fut fait en quatre ans, coûta
182,500 livres tournois ou 742,000 francs de notre monnaie, et fut
l'oeuvre du prévôt des marchands, Étienne Marcel, homme aussi
énergique qu'éclairé dont on a fait tantôt un défenseur des libertés
populaires, tantôt un traître ou un factieux. «Ce fut grand fait, dit
Froissard, que environner de toute défense une telle cité comme Paris,
et vous dis que ce fust le plus grand bien qu'oncques prévost des
marchands fist.»

Grâce à l'attitude énergique de Paris, les États généraux, que
dirigeaient Marcel et ses amis, firent la loi au gouvernement et
imposèrent au dauphin Charles, régent du royaume pendant la captivité
du roi Jean, des conditions qui avaient pour but immédiat le renvoi de
ministres impopulaires, mais qui, dans l'avenir, auraient changé la
face de l'État. Toutes leurs résolutions étaient appuyées de la
présence des bourgeois, qui, au signal du prévôt, suspendaient les
métiers, fermaient les boutiques et prenaient les armes. On vit alors
les princes s'abaisser devant le peuple et mendier sa faveur par des
discours à la multitude assemblée. Le régent allait haranguer à la
place de Grève, sur les degrés de la grande croix élevée au bord de
l'eau, ou bien sous les piliers des halles, ou bien au Pré-aux-Clercs;
le roi de Navarre, Charles le Mauvais, lui répondait, et le
_populaire_, qui s'amusait de ces joutes d'éloquence, huait ou
applaudissait les comédiens qui devaient lui faire payer le spectacle.
Paris était devenu une sorte de république, dont la municipalité
gouvernait les États et la France. Le parloir aux bourgeois avait été
transféré dans une maison de la place de Grève, dite _Maison aux   
Piliers_, dont la grande salle, ornée de belles peintures, fut,
pendant deux siècles, le théâtre d'événements de tous genres. Les amis
de la liberté s'étaient donné pour insigne un chaperon mi-parti bleu
et rouge, couleurs de la ville, qui restèrent dans l'obscurité
jusqu'en 1789, avec une agrafe d'argent et la devise: _A bonne fin!_

Le prévôt, lassé de l'opposition du dauphin et de ses courtisans, fit
armer les compagnies bourgeoises, les rassembla sur la place
Saint-Éloi, les conduisit au Palais, entra dans la chambre du prince
et le somma une dernière fois «de mettre fin aux troubles et de donner
défense au royaume.» Sur son refus, deux de ses ministres favoris, les
maréchaux de Champagne et de Normandie, furent massacrés et leurs
corps jetés dans la cour, aux applaudissements de la foule. Le dauphin
tomba aux genoux de Marcel, lui demandant la vie. Le terrible tribun
lui donna son chaperon pour sauvegarde, le traîna à la fenêtre et, lui
montrant les cadavres: «De par le peuple, dit-il, je vous requiers de
ratifier la mort de ces traîtres, car c'est par la volonté du peuple
que tout ceci s'est fait.» Alors Marcel fut le maître de Paris et
sembla l'être aussi de toute la France: il s'empara du Louvre et prit
à sa solde des compagnies de Navarrais, Brabançons et autres
étrangers.

Mais le mouvement de Paris ne s'était pas communiqué aux autres villes
jalouses de la domination de la capitale; les États commencèrent à
résister au prévôt; les bourgeois s'inquiétèrent de ses projets; le
dauphin s'enfuit, rassembla une armée, ravagea les environs de Paris
et offrit une amnistie, à la condition que Marcel lui serait livré
«pour en faire sa volonté.» Alors la discorde se mit dans la ville, et
une partie des habitants travailla ouvertement à la restauration du
pouvoir royal. Le prévôt, abandonné de tous, résolut de se jeter aux
bras du roi de Navarre; mais les bourgeois royalistes furent avertis
de ce projet, et au moment où il allait livrer aux soldats         
navarrais la porte Saint-Antoine, ils tombèrent sur lui et le tuèrent
avec soixante de ses compagnons. Trois jours après, le dauphin entra
dans la ville, et alors les exécutions commencèrent. La plupart des
magistrats, des amis de Marcel périrent sur l'échafaud; d'autres
furent proscrits ou s'exilèrent; tous, même les plus obscurs, eurent à
souffrir dans leurs personnes ou dans leurs biens.

Quelque temps après, le dauphin, devenu roi sous le nom de Charles V,
fit élever un édifice triomphal à la place même où Marcel avait été
tué: ce fut la _Bastille Saint-Antoine_, premier monument de défiance
de la couronne envers la capitale, prison d'État qui est restée
pendant des siècles le symbole du despotisme et qui fut détruite le
jour même où les couleurs de Paris, les couleurs d'Étienne Marcel,
redevinrent victorieuses de la royauté. Mais pour tenir en bride les
Parisiens, cette forteresse ne suffisait pas: on en trouva une
deuxième à l'autre extrémité de la ville, dans le Louvre, qui fut
agrandi, garni de nouvelles tours et compris dans Paris. Avec ces deux
solides _retraits_, ou ces deux forts détachés, qui dominaient
l'entrée et la sortie de la Seine, la couronne pouvait être
tranquille: aussi, elle mit dans le Louvre son trésor, ses archives,
sa _librairie_, grosse alors de neuf cents volumes; et, près de la
Bastille, elle se bâtit une habitation selon ses goûts.

Le séjour royal avait été profané et ensanglanté par l'invasion de la
multitude; Charles V ne voulut plus habiter le Palais, qui se trouvait
étouffé par la foule des maisons populaires, et où la royauté se
trouvait comme emprisonnée par tous ces pignons bourgeois qui
regardaient dans sa demeure. Il se fit, hors des quartiers populeux,
dans le nouveau Paris, près de la campagne, un séjour aussi vaste que
sûr et pittoresque: ce fut l'hôtel Saint-Paul; assemblage sans ordre,
mais non sans agrément, de maisons, de cours, de jardins, qui occupait
l'espace compris entre les rues Saint-Antoine, Saint-Paul, le quai 
des Célestins et le fossé de la Bastille[19].

         [Note 19: Voir _Histoire des quartiers de Paris_, liv. II,
         ch. I.]

De ce beau séjour, qu'on appelait «l'hostel solemnel des grands
esbattements,» Charles remit dans Paris l'ordre et une bonne police:
il fit construire des égouts, des quais, le petit Châtelet, employa à
ces travaux les vagabonds et les mendiants, fit des ordonnances
rigoureuses contre les lieux de débauche, d'où sortaient la plupart
des malfaiteurs, enfin réprima la licence des écoliers. Tout cela fut
principalement exécuté par la vigilance de Hugues Aubriot, prévôt de
Paris, homme intelligent et énergique, mais trop adonné aux plaisirs,
qui, après la mort de Charles V, paya chèrement sa sévérité à
l'endroit des clercs de l'Université et son indulgence pour les belles
juives: accusé d'hérésie, il fut condamné à être enfermé toute sa vie
dans la prison de l'évêché «avec pain de douleur et eau d'angoisse.»

Sous le règne de Charles V furent fondés quatre colléges et l'hôpital
du _Saint-Esprit_.



§ IX.

Paris sous Charles VI.--Abolition des priviléges parisiens.--Meurtre
de la rue Barbette.--Les bouchers de Paris.


Cependant Paris avait pris goût aux nouveautés et séditions; il avait
mis la main au gouvernement; il connaissait le chemin des demeures
royales: il n'oublia rien de tout cela, et pendant un demi-siècle on
le vit se ruer dans les troubles civils pour essayer de tirer le
royaume des calamités où le plongeaient ses maîtres. Tâche ingrate,
pleine d'erreurs et de crimes, où la ville ne trouva que de nouveaux
malheurs! Que ne restait-elle patiente, obscure, résignée comme jadis,
heureuse de sa vie paisible, de ses belles églises, de ses fêtes
naïves, bercée au son de ses mille cloches, mirant ses maisons     
pittoresques dans son fleuve nourricier! Mais le démon des révolutions
l'emporta, et dans quelle série de calamités ne l'entraîna-t-il pas,
depuis le jour où, saisissant les maillets de plomb déposés à l'Hôtel
de ville, elle s'en servit pour tuer les collecteurs des impôts,
jusqu'au jour où elle se livra elle-même aux troupes de Charles VII,
en secouant le joug des Anglais! Que de souffrances entre ces deux
journées! Au 1er mars 1382, Paris était plein d'orgueil et de
richesses, avec une population pressée, grouillante, tumultueuse: «Il
y avoit alors, dit Froissard, de riches et puissants hommes, armés de
pied en cap, la somme de trente mille, aussi bien appareillés de
toutes pièces comme nuls chevaliers pourroient être, et disoient quand
ils se nombroient, qu'ils étoient bien gens à combattre d'eux-mêmes et
sans aide les plus grands seigneurs du monde.» Au 13 avril 1436, Paris
était ravagé par la famine et la peste, ruiné par la guerre, abandonné
de ses notables habitants; sa population était réduite de moitié; les
loups couraient par ses rues désertes; il y avait tant de maisons
délaissées qu'on les détruisait pour en brûler le bois; on parlait de
transporter ses droits de capitale à une ville de la Loire. Les
événements se pressent entre ces deux dates: énonçons ceux qui
peignent le mieux le caractère des Parisiens du XIVe siècle, leur
ardeur de réformes, leur humeur facile au changement et impatiente de
tyrannie.

Après la révolte des Maillotins, la cour de Charles VI, qui se
trouvait hors de Paris, capitula pour y rentrer; mais à peine revenue,
elle se vengea par des exécutions secrètes, et, chaque nuit, la Seine
emportait de nombreuses victimes. Puis elle s'en alla attaquer les
Flamands, qui étaient les alliés des Parisiens dans la guerre
entreprise «pour déconfire toute noblesse et gentillesse:» elle les
vainquit à Rosebecq et revint sur Paris pleine d'arrogance et de
colère. Les métiers et les halles, conseillés par les derniers amis de
Marcel, voulaient que la ville fit résistance; la haute bourgeoisie
aima mieux se confier au jeune roi. Celui-ci (11 janvier 1383)     
entra la lance à la main, comme dans une ville conquise, fit abattre
les portes, enlever les chaînes, désarmer les habitants, arrêter les
plus notables, camper son armée de nobles dans leurs maisons. Plus de
deux cents bourgeois furent décapités, trois cents bannis et dépouillés,
tous les autres rançonnés à la moitié et plus de leurs biens; on
abolit la prévôté et l'échevinage, les maîtrises, confréries et
milices, les priviléges et juridiction de la _marchandise_.

Les deux plus illustres victimes furent Jean Desmarets, avocat
général, et Nicolas Flamand, marchand drapier, courageux citoyens pour
lesquels, non plus que pour Étienne Marcel, l'édilité parisienne n'a
pas eu un souvenir. Il fallut, pour arrêter les supplices, que la
ville se rachetât à force d'argent et vînt crier grâce au roi dans
cette cour du Palais, encore teinte du sang des favoris du régent. Le
connétable de Clisson, en mémoire de ce pardon, et avec les dépouilles
des Parisiens, se fit bâtir, dans le chantier des Templiers, rue du
Chaume, un hôtel qu'il appela de la _Miséricorde_, et qui devint
célèbre au XVIe siècle, comme séjour des ducs de Guise. C'est en
allant de l'hôtel Saint-Paul à son hôtel de la Miséricorde qu'il fut
assassiné dans la rue Culture-Sainte-Catherine, par le sire de Craon.

Charles VI devint fou; ses parents se disputèrent le pouvoir; alors
commencèrent les guerres civiles entre les Bourguignons et les
Armagnacs, c'est-à-dire entre le parti populaire et le parti de la
noblesse, entre Paris et les provinces. Les hôtels des princes y
prirent une grande célébrité.

Depuis que Charles V en avait donné l'exemple, le goût des bâtiments
s'était répandu parmi les seigneurs, et de beaux hôtels avaient été
achetés ou construits par eux dans divers quartiers de la ville. Le
duc d'Orléans habitait l'hôtel de _Bohême_, le duc de Bourgogne
l'hôtel d'_Artois_, le duc de Berry l'hôtel de _Nesle_, la reine
Isabelle l'hôtel _Barbette_, etc. L'hôtel de Bohême, qui tirait    
son nom de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, lequel l'avait reçu en
don de Philippe VI, occupait tout l'espace compris entre les rues de
Grenelle, Coquillière, d'Orléans et des Deux-Écus: c'était une
magnifique résidence que le duc d'Orléans, ami des arts, avait
embellie, agrandie, enrichie de meubles précieux, de sculptures sur
pierre et sur bois, de jardins et d'eaux jaillissantes. Cet hôtel
devint au XVIe siècle le séjour de Catherine de Médicis, et nous
aurons à en reparler.

L'hôtel d'Artois, qui tirait son nom de Robert d'Artois, frère de
saint Louis, occupait l'espace compris entre les rues Pavée, du
Petit-Lion, Saint-Denis, Mauconseil et Montorgueil. C'était une sorte
de forteresse, fermée par une muraille crénelée et garnie de tours,
dont une existe encore[20]; son voisinage des halles et le rôle que
jouait le duc de Bourgogne comme chef du parti populaire rendaient cet
édifice très-important. Nous verrons plus tard quelles étranges
transformations il a subies.

         [Note 20: Dans le jardin de la maison, n. 3 de la rue Pavée.]

L'hôtel de Nesle occupait, sur le bord de la Seine, l'espace compris
entre la rue de Nevers, le quai Conti et la rue Mazarine. Il touchait
à la muraille de la ville, aux portes de Bucy et de Nesle et à la tour
du même nom. Il contenait de grandes richesses, des tableaux d'Italie,
des reliques, des ouvrages précieux d'orfèvrerie, et surtout une
magnifique librairie.

L'hôtel Barbette occupait l'espace compris entre les rues
Vieille-du-Temple, de la Perle, des Trois-Pavillons et des
Francs-Bourgeois: il en reste encore une tourelle au coin de cette
dernière rue. C'est de cet hôtel que sortait le duc d'Orléans
lorsqu'il fut assassiné dans la rue Vieille-du-Temple (1407), par des
gens cachés dans la maison de l'Image-Notre-Dame, maison qui
subsistait encore en 1790, et dont l'emplacement est aujourd'hui
occupé par la rue qui longe le marché des Blancs-Manteaux. Les     
assassins allèrent se réfugier à l'hôtel d'Artois; le cadavre fut
porté à l'hôtel de Rieux, situé en face de la maison de
l'Image-Notre-Dame, et de là à l'église des Blancs-Manteaux. C'est là
que le duc de Bourgogne vint jeter l'eau bénite sur le cercueil en
disant: «Jamais plus méchant et plus traître meurtre ne fut commis en
ce royaume.» Mais à l'hôtel de Nesle, où se tint un conseil pour
rechercher les coupables, le prévôt de Paris étant venu dire qu'il
avait suivi la trace des assassins jusqu'à l'hôtel d'Artois, il jeta
le masque, avoua le crime et s'enfuit en Flandre.

Les Parisiens se prononcèrent pour le meurtrier, qui «étoit moult aimé
d'eux, comme étant courtois, traitable, humble et débonnaire;» ils le
reçurent en triomphe quand il revint avec une armée, devant laquelle
s'enfuirent le roi et sa famille; ils l'applaudirent quand il fit
prononcer, dans le cloître de l'hôtel Saint-Paul, par le cordelier
Jean Petit, l'apologie de son crime. La guerre civile commença. Il se
forma alors dans Paris, sous le patronage de Jean-Sans-Peur, une
faction qui avait pour chefs les Legoix, les Saint-Yon, les Thibert,
maîtres des boucheries, familles puissantes qui dataient déjà de
plusieurs siècles, dont les descendants se sont signalés dans les
troubles de la Ligue et de la Fronde, enfin qui ont encore aujourd'hui
plusieurs rejetons parmi les bouchers de Paris. Cette faction, qui
était inspirée par les docteurs de l'Université, avait pour orateur un
chirurgien nommé Jean de Troyes, pour exécuteur un écorcheur nommé
Caboche, et pour armée toute la population des métiers et des halles:
elle s'empara du gouvernement, des finances, de la Bastille, du
Louvre; elle rendit à Paris ses priviléges, ses chaînes, ses armes (20
janvier 1411); elle envahit plusieurs fois l'hôtel Saint-Paul, forçant
les princes à subir ses volontés, égorgeant ou emprisonnant leurs
favoris, se distribuant les dignités et commandements. Les bouchers
couraient sus aux Orléanais comme à des bêtes fauves, «et          
suffisoit pour tuer un notable bourgeois, le piller et dérober, de dire:
Voilà un Armignac.» Mais la haute bourgeoisie, qui se voyait exclue des
offices et du pouvoir, se lassa de cette tyrannie; et, croyant
seulement travailler à la restauration de l'autorité royale, elle
chercha à rappeler les Armagnacs. Après une lutte terrible, d'abord
dans les assemblées des quartiers, ensuite dans le Parloir aux
Bourgeois et sur la place de Grève, les modérés l'emportèrent,
chassèrent les bouchers avec Jean-Sans-Peur, et ouvrirent les portes à
leurs ennemis. Ils s'en repentirent, car la réaction de la noblesse
contre le parti populaire fut si terrible, que non-seulement Paris fut
de nouveau privé de ses priviléges, de ses richesses, de ses plus
notables citoyens, mais qu'il craignit pour son Parlement, son
Université, ses droits de capitale, son existence même. Jean-Sans-Peur
essaya vainement de délivrer la ville: elle était tenue dans la
terreur par le prévôt Tanneguy Duchâtel, qui avait désarmé les
habitants, muré les portes, interdit toute réunion et qui envoyait à
la mort tous ceux qui essayaient la moindre résistance. Après cinq ans
de souffrances, au moment où les Armagnacs avaient formé le projet de
décimer la population, le fils d'un quartenier, Perrinet-Leclerc,
déroba les clefs de la porte Bucy à son père, et introduisit dans la
ville un parti bourguignon. Tous les bourgeois coururent aux armes
avec des cris de joie; l'hôtel Saint-Paul fut envahi, le roi pris et
promené dans les rues pour approuver l'insurrection, tous les
Orléanais arrêtés, massacrés ou entassés dans les prisons. Tanneguy
Duchâtel se sauva avec le dauphin dans la Bastille. Une bataille
s'engagea dans la rue Saint-Antoine: les Armagnacs furent vaincus.
Leur chef, le connétable d'Armagnac, avait son hôtel rue Saint-Honoré,
sur l'emplacement du Palais-Royal: il se sauva chez un pauvre maçon, y
fut découvert, traîné à la Conciergerie avec le chancelier, des
prélats, des dames, des seigneurs. Les bouchers reparurent, et     
pour détruire le parti armagnac, ils entraînèrent la populace aux
prisons et lui firent égorger tous les détenus. Le massacre dura
plusieurs jours: il eut lieu surtout à la Conciergerie et au Châtelet,
édifices sinistres qui semblent avoir eu pendant des siècles le privilége
du sang, dont les voûtes ont retenti de tant de cris de douleur, qui ont
vu se renouveler deux fois les massacres de 1418. On croyait venger
les désastres de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt, causés par la folie
des seigneurs; on croyait noyer dans le sang la noblesse féodale; on
croyait établir sur des fondements éternels les libertés populaires.
Cruelles erreurs! trois fois Paris a donné le spectacle de cette
horrible tragédie contre la noblesse, et quel en a été le succès! Le
massacre des Armagnacs a-t-il empêché le retour de Charles VII? Le
massacre de la Saint-Barthélémy a-t-il empêché l'avénement de Henri
IV? Les massacres de septembre ont-ils empêché la restauration des
Bourbons?



§ X.

Paris sous Charles VII.--Jeanne d'Arc à la porte Saint-Honoré.--Prise
de Paris par les troupes royales.


Le sang versé retomba sur Paris: une épidémie terrible enleva le quart
de la population; Jean-Sans-Peur fut assassiné; son fils et la reine
Isabelle traitèrent avec l'Anglais et lui livrèrent la France. On vit
Henri V entrer dans Paris, ruiné, dévasté, désolé par la famine (18
novembre 1420); l'hôtel des Tournelles, sur l'emplacement duquel a été
bâtie la place Royale, devint le séjour du duc de Bedford; des soldats
anglais garnirent les portes, la Bastille et ce Louvre où nous les
avons revus! Jours d'humiliation et d'aveuglement! La capitale resta
seize ans au pouvoir des étrangers! Il lui fallut tout ce temps de
souffrances pour la guérir de ses passions bourguignonnes, de ses
ardeurs de libertés: les sophistes populaires, les pédants de      
l'Université, ne lui disaient-ils pas que le joug étranger n'était
qu'une apparence, que l'union des deux couronnes ferait de
l'Angleterre une province française, qu'un changement de dynastie
rendrait à la ville sa prospérité, son commerce, sa puissance? Les
Parisiens, qui sont «de muable conseil et de légère créance,» se
laissèrent prendre à ces déclamations: quand Jeanne d'Arc vint
assiéger leurs murailles, ils ne reconnurent pas en elle l'ange
sauveur de la France, et, croyant, comme le disaient les Bourguignons,
que les Armagnacs venaient pour détruire leur ville de fond en comble,
ils firent une vigoureuse défense. La butte Saint-Roch, formée
anciennement par des dépôts d'immondices, était alors couverte de
moulins et de cultures: la Pucelle y vint asseoir son camp et fit
décider l'attaque de la porte Saint-Honoré (vers la rencontre des
anciennes rues du Rempart et de Saint-Nicaise). Elle emporta le
boulevard et sondait le fossé de sa lance, lorsqu'elle eut la cuisse
percée d'un trait d'arbalète; «et si point n'en désempara, ni ne s'en
voult oncques tourner. Rendez-vous à nous tost, de par Jhesus!
crioit-elle. Bois, huis, fagots, faisoit geter et ce qu'estoit
possible au monde, pour cuider sur les murs monter; mais l'eau estoit
par trop parfonde.» A la fin, ses soldats l'enlevèrent malgré elle, et
l'assaut, qui avait duré quatre heures, fut abandonné.

Moins de quatre siècles après cet événement, un autre patron de la
France, un autre ennemi, une autre victime des Anglais combattit aussi
les Parisiens dans les mêmes lieux: c'est dans cette partie de la rue
Saint-Honoré, près de l'église Saint-Roch, que Napoléon mitrailla les
bourgeois armés contre la Convention. Hélas! l'histoire de Paris est
si féconde en discordes civiles, toutes les passions qui ont divisé la
France ont pris si souvent les rues de la capitale pour champ de
bataille, qu'on n'y peut faire un pas sans rencontrer quelque lieu où
nos pères ont donné leur vie. Quelle place n'a eu son combat,      
quelle rue sa barricade, quel pavé son cadavre! Boues de l'antique Lutèce,
de quel sang généreux n'avez-vous pas été perpétuellement abreuvées!

Six ans après l'apparition de Jeanne d'Arc devant leurs murs, les
Parisiens, réduits par la guerre, la famine et la peste aux dernières
extrémités de la misère, et voyant que le duc de Bourgogne s'était
réconcilié avec Charles VII pour chasser les étrangers, appelèrent
eux-mêmes les royalistes dans leurs murs. Ceux-ci, conduits par un
marchand, Michel Lallier, entrèrent par la porte Saint-Jacques, aux
acclamations des bourgeois, pendant que les quartiers Saint-Denis et
Saint-Martin s'armaient aux cris de: Vive le roi! «Bonnes gens, leur
disait le connétable de Richemont en leur serrant la main, le roi vous
remercie cent mille fois de ce que si doucement vous lui avez rendu la
maîtresse cité de son royaume: tout est pardonné.» Les Anglais se
formèrent en trois colonnes pour étouffer la sédition et se dirigèrent
sur les halles et les portes Saint-Martin et Saint-Denis: ils furent
repoussés par les bourgeois, qui faisaient pleuvoir des flèches et des
pierres sur eux, et obligés de se réfugier à la Bastille, où ils
capitulèrent. Les cloches sonnaient; tout le monde s'embrassait; il
n'y eut ni violence ni pillage. La seule vengeance que firent les
Armagnacs fut de renverser une statue qui avait été élevée par les
Bourguignons à Perrinet-Leclerc, auprès de sa maison: on fit de cette
statue mutilée une borne qui existait encore dans le siècle dernier
près de la rue de la Bouclerie.

La ville, délivrée des Anglais, mais encore plus misérable et désolée,
cacha ses ruines et ses haillons et s'efforça de paraître belle et
_gorgiase_, pour recevoir Charles VII. Ce roi, si égoïste, si
insouciant, fut frappé de l'aspect effroyable que présentait la
capitale, avec ses maisons demi-détruites, ses rues empestées, ses
habitants hâves et décharnés; les larmes lui en vinrent aux yeux; mais
il pensa en lui-même qu'elle n'était plus à craindre, «et il la    
quitta, dit un bourgeois du temps, comme s'il fût venu seulement pour
la voir.» Son exemple fut suivi par ses successeurs, qui ne
séjournèrent que rarement à Paris et préférèrent les paisibles villes
des bords de la Loire, les riants châteaux de Chinon, de
Plessis-lès-Tours, d'Amboise, de Chambord, à la tumultueuse cité dont
les souvenirs bourguignons et l'esprit démocratique les importunaient.
Aussi, il fallut que Paris se rétablît tout seul de ses misères; mais
l'industrieuse ville demande si peu de repos pour reprendre son lustre
et sa vigueur, que sous le règne de Louis XI elle avait déjà deux cent
mille habitants, et que ses alentours étaient aussi florissants
qu'elle: «C'est la cité, dit Comines, que jamais je visse entourée de
meilleurs pays et plantureux, et est chose presque incrédible que des
biens qui y arrivent.»



§ XI.

Paris sous Louis XI et sous ses successeurs, jusqu'à Henri
II.--Renaissance.--Administration municipale.--Rabelais, Amyot,
Villon.--Les confrères de la Passion.


Ce fut un bon temps pour la capitale que le règne du monarque qui fut
si terrible aux grands et si débonnaire aux petits; elle redevint
alors l'appui de la royauté, et Louis en fit son refuge, sa citadelle,
son arsenal pour toutes ses entreprises contre la féodalité. «Ma bonne
ville de Paris, disait-il, et si je la perdois, tout seroit fini pour
moi.» Aussi, quand, après la bataille de Montlhéry, il se retira dans
la capitale, il se montra aux bourgeois comme l'un d'eux, vêtu comme
eux, et devint plus populaire qu'aucun de ses prédécesseurs. Il se mit
de leur confrérie, il augmenta leurs priviléges, il les appela à son
conseil; il les haranguait aux halles, il écoutait leurs plaintes, il
riait, causait avec eux et leur faisait «de salés contes.» Il aimait
surtout à dîner tantôt à l'Hôtel-de-Ville avec le prévôt et les    
échevins, tantôt chez les magistrats du Parlement, tantôt chez quelque
gros marchand. Chacun lui touchait dans la main, lui parlait de ses
affaires, le voulait pour parrain de ses enfants. _Compère_, lui
disait-on en le tirant par son pourpoint. _Compère_, répondait-il au
plus chétif du populaire. Aussi, à chaque visite qu'il faisait à
Paris, on le fêtait par des réceptions magnifiques et de riches dons
de vaisselle d'or et d'argent. Toutes ces manières firent que les
tentatives des seigneurs pour réveiller le parti bourguignon
échouèrent, et que le roi put se tirer de leurs griffes, moyennant le
traité de Conflans, où chacun d'eux emporta sa pièce de la royauté.
Les négociations eurent lieu dans le faubourg Saint-Antoine, à la
_Grange-aux-Merciers_, et Louis en consacra le souvenir par une croix
qui était rue de Reuilly, près du mur de l'abbaye Saint-Antoine. Il
n'oublia pas que, dans cette déconvenue, Paris lui avait été seul
fidèle, et il devint plus que jamais le bon ami des Parisiens. Il
prenait parmi eux ses agents, ses ministres, voire ses exécuteurs; il
leur donnait le spectacle du supplice des grands seigneurs, comme du
connétable de Saint-Pol à la Grève, du duc de Nemours aux halles; il
supportait, «sans en être déferré,» leurs gausseries, quand il avait
fait quelque faute. Ainsi, après l'entrevue où il resta prisonnier de
Charles le Téméraire, il fut salué de toutes les boutiques par les
cris de: Péronne! Péronne! que lui cornaient aux oreilles les geais et
les pies de ses compères. Il se fit le chef de leurs métiers,
encouragea leur commerce par des marchés libres, leur donna une bonne
police, les organisa en soixante-douze compagnies de milices, formant
trente mille hommes «armés de harnois blancs, jacques ou brigandines.»
Il rétablit la bibliothèque de Charles V et la plaça dans le couvent
des Mathurins, rue Saint-Jacques. Il appela à Paris trois élèves de
Jean Fust, qui fondèrent, dans les bâtiments de la Sorbonne, la
première imprimerie qu'on ait établie en France, et qui, trois ans 
après, ouvrirent, rue Saint-Jacques, une boutique de librairie, avec
l'enseigne significative du _Soleil d'Or_. Il augmenta les priviléges
de l'Université et y fonda une école spéciale de médecine, rue de la
Bûcherie, entre les rues des Rats et du Fouarre, dans un bâtiment qui
coûta dix livres tournois et dont une partie existe encore. Cette
fondation avait été sollicitée par Jacques Cothier, médecin du roi,
qui est demeuré fameux, moins pour l'immense fortune qu'il tira des
frayeurs de son malade que pour le jeu de mots qu'il avait fait
sculpter sur sa belle maison de la rue Saint-André-des-Arts: _A
l'Abri-Cothier!_ Il avait compté sans les favoris de Charles VIII, qui
firent mentir l'ambitieux rébus.

Paris, quoique négligé par les successeurs de Louis XI, continua de
s'accroître et de prospérer, et il eut une belle part dans les
créations de la renaissance. Ainsi, c'est à cette époque que furent
bâtis l'hôtel de la _cour des Comptes_, détruit par un incendie en
1737; l'hôtel de la _Trémouille_ ou des _Carneaux_, rue des
Bourdonnais; l'hôtel de _Cluny_, aujourd'hui transformé en musée
d'antiquités françaises; la _fontaine des Innocents_, les églises
_Saint-Merry_ et _Saint-Eustache_, l'_Hôtel-de-Ville_, le _vieux
Louvre_, le _pont Notre-Dame_, etc. En ce même temps furent fondés le
_Collége de France_, cinq autres colléges, les hospices des
_Enfants-Rouges_, et des _Petites-Maisons_, etc. Sous François Ier, la
ville eut ses fortifications restaurées et son enceinte augmentée: on
y comprit les terrains appelés _Tuileries_ et l'on ferma ce côté par
un grand bastion. Sous ce même roi furent créées les premières rentes
sur l'Hôtel-de-Ville, noyau de cette dette de l'État, qui, de 16,000
livres dont elle se composait en 1522, s'éleva en 1789 à 5 milliards.
La ville fut aussi, à cette époque, divisée régulièrement en seize
quartiers, et son administration et sa garde composées ainsi:

1º Le prévôt de Paris, magistrat commandant pour le roi, ayant     
sous lui deux lieutenants, l'un civil, l'autre criminel, qui présidaient
le tribunal ou _présidial_ du Châtelet, formé de vingt-quatre
conseillers; ces lieutenants étant des hommes de robe, et le prévôt,
homme d'épée, ne jugeant plus, ses attributions se trouvèrent bornées
à la police; on lui enleva même le commandement militaire de la ville,
qui fut donné au gouverneur de l'Ile-de-France; 2º le prévôt des
marchands, magistrat populaire et élu, chargé du commerce, des
approvisionnements, de la voirie, avec l'assistance d'un bureau
composé de quatre échevins, d'un greffier, d'un receveur et de
vingt-six conseillers; 3º la garde bourgeoise, ayant pour chefs seize
commandants de quartiers ou quarteniers, quarante cinquanteniers et
deux cent cinquante-six dizainiers; 4º le guet royal, formé de cinq
cents hommes de pied et de trois compagnies soldées d'archers,
d'arbalétriers et d'arquebusiers; le tout commandé par le chevalier du
guet. Le Parlement avait d'ailleurs la surintendance de la police, des
approvisionnements et même de l'administration; souvent il déléguait
deux de ses membres par quartier pour y mettre l'ordre, et, dans les
circonstances graves, il tenait de grandes assemblées de police où
assistaient l'évêque, le chapitre, les deux prévôts, les échevins, les
quarteniers, etc.

Sous les règnes de Louis XII, de François Ier et de Henri II, furent
faits les règlements les plus importants pour l'administration de la
ville et dont quelques-uns sont encore en vigueur, principalement ceux
qui regardent les fontaines, les marchés, les boucheries, le pavage,
les égouts, etc. Les carrosses, qui commencent à paraître, mais qui ne
devinrent nombreux que sous Louis XIII, font comprendre la nécessité
de débarrasser, d'assainir, d'élargir les voies publiques. Il fut
défendu de bâtir en saillie sur les rues; on fit rentrer les auvents
et les toits des boutiques; les animaux des basses-cours cessèrent de
vaguer au milieu des dépôts d'ordures; l'enlèvement des boues et
immondices fut confié à un service de voitures payées au moyen     
d'une taxe spéciale; on essaya même un éclairage général. Des ordonnances
très-rigoureuses furent faites contre l'ivrognerie, les tavernes, les
maisons de débauche, les jeux, le luxe des vêtements, les blasphèmes;
on s'efforça de débarrasser la ville des vagabonds et des mendiants,
contre lesquels tous les règlements de police étaient insuffisants, en
condamnant les hommes aux galères et les femmes au fouet.

Mais il y avait un obstacle presque insurmontable à une bonne
administration dans les seigneurs et le clergé, qui refusaient de se
soumettre aux ordonnances municipales, de contribuer aux charges de la
ville, et qui trouvaient dans leurs priviléges le moyen de résister
même aux arrêts du Parlement. D'ailleurs, le sol de Paris
n'appartenait pas entièrement au roi; il était partagé en plusieurs
fiefs et par conséquent en plusieurs juridictions qui étaient en lutte
presque perpétuelle avec l'autorité royale. L'évêque, le chapitre de
Notre-Dame, les abbés de Saint-Germain-des-Prés, de Sainte-Geneviève,
de Saint-Martin-des-Champs, l'Université, plusieurs seigneurs avaient
chacun sa justice particulière, sa prison, même ses soldats, et toutes
ces puissances mettaient leur orgueil non-seulement à être affranchies
de l'autorité municipale, mais à la dominer, à l'entraver, à
l'annuler. Ainsi les écoliers, les clercs du Palais, les pages et les
laquais des grands ne cessaient de jeter le trouble dans la ville,
d'empêcher son commerce, d'ensanglanter ses rues; souvent ils
s'unissaient aux aventuriers, aux truands, aux voleurs et répandaient
la terreur dans certain quartier, à ce point que les bourgeois
tendaient les chaînes, éclairaient les maisons et faisaient le guet
nuit et jour comme à l'approche de l'ennemi. Le prévôt et le Parlement
avaient rendu contre ces désordres les arrêts les plus sévères,
défendant, «sous peine de la hart, de porter bastons, espées,
pistoles, courtes dagues, poignards,» et ils faisaient pendre sans
jugement ni procès les contrevenants; mais tout cela fut inutile,  
les gens de désordre, trouvant un appui contre l'autorité, soit auprès de
l'évêque, soit dans l'Université, soit chez les grands seigneurs; et
jusqu'au règne de Louis XIV, Paris ne cessa d'être à la merci de cette
turbulente jeunesse.

A part les émeutes des écoliers et des laquais, Paris pendant cette
époque, n'est le théâtre d'aucun événement remarquable, et son
histoire se borne à citer quelques demeures célèbres. Philippe de
Comines habitait le château de Nigeon ou de Chaillot, qui lui fut
donné par Louis XI. La duchesse d'Étampes demeurait rue Gît-le-Coeur
dans un bel hôtel bâti par le roi chevalier. Le connétable de Bourbon
possédait l'hôtel du Petit-Bourbon, attenant au Louvre. Le connétable
de Montmorency avait son hôtel rue Sainte-Avoye, et c'est là qu'il
mourut. Rabelais, cet infernal moqueur du seizième siècle, est mort,
en 1553, rue des Jardins, et a été enterré dans le cimetière de
l'église Saint-Paul, au pied d'un grand arbre qui a été visité pendant
longtemps par tous les écoliers de l'_inclyte Lutèce_[21]. Arbre,
cimetière, église, tout a disparu, mais non pas la race de ces
_fagoteurs d'abus_, _caphards empantouflés_, _bazochiens mangeurs du
populaire_, _usuriers grippeminauds_, _pédants rassotés_,» que notre
Homère bouffon a fustigés dans ses «_beaux livres de haulte graisse,
légiers au pourchas et hardis à la rencontre_.» Amyot a demeuré dans
une maison voisine du collége d'Harcourt (collége Saint-Louis), près
de la porte Saint-Michel: son nom ramène la pensée sur ce beau temps
de restauration de l'antiquité, où l'on se passionnait si naïvement
pour les trésors intellectuels de la Grèce et de Rome, où quatre
lignes découvertes de Platon, une oraison de Cicéron traduite ou   
commentée, donnaient la fortune et la gloire, où Jacques Amyot, de
valet d'écoliers, devenait évêque d'Auxerre et grand aumônier de
France, pour avoir _translaté_, dans un français naïf et gracieux, les
vies de Plutarque et les romans de Théagène et de Daphnis. Ronsard a
habité rue des Fossés-Saint-Victor, près du collége Boncourt, dans une
maison qui touchait au mur d'enceinte; c'est là que se rassemblait la
fameuse pléiade des beaux esprits du seizième siècle; c'est là que
furent jetés les fondements de la révolution littéraire qui devait
changer notre langue, et que Malherbe et Boileau ont renversée.
Profondes études, labeurs consciencieux, discussions enthousiastes,
passion de la poésie, nous avons cru vous voir renaître il y a trente
ans à peine, qui vous retrouverait aujourd'hui?

         [Note 21: _Relligione patrum multos servata per annos_, dit
         Guy Patin. (Lettres, t. III, p. 223.)]

A tous ces lieux célèbres dans l'histoire des lettres, nous devons
ajouter «_ces tabernes méritoires de la Pomme-de-Pin, du Castel, de la
Magdeleine et de la Mulle,_» dont parle Rabelais. C'est là que
«_cauponisait_» Villon, l'enfant de Paris, spirituel, fripon et
libertin, quand, après avoir dérobé quelque «_repue franche_» aux
rôtisseurs de la rue aux Ours, il chantait la _blanche savatière_ ou
la _gente saucissière_ du coin, ou bien sa joyeuse épitaphe:

  Ne suis-je badaud de Paris,
  De Paris, dis-je, auprès Pontoise?

Le cabaret de la Pomme-de-Pin, le plus fameux de tous, était situé
dans la Cité, rue de la Juiverie, au coin de la rue de la Licorne, en
face de l'église Sainte-Madeleine: il fut célébré plus tard par
Regnier, et devint, dans le dix-septième siècle, le rendez vous des
gens de lettres et de leurs bons amis de la cour.

C'est à cette même époque qu'il faut chercher les premiers logis du
théâtre français. Vers l'an 1402, des bourgeois de Paris avaient formé
une confrérie dite de la Passion, pour représenter les principaux  
_mystères_ de la vie du Christ, et ils s'étaient installés, par
privilége du roi, dans l'hôpital de la Trinité, entre les rues
Saint-Denis et Grenétat. Dans le même temps, des jeunes gens formèrent
la confrérie des Enfants-sans-Souci, pour représenter, aux halles ou à
la Grève, des pièces satiriques qu'on appelait _sotties_. Enfin, à la
même époque, les clercs de la Basoche se mirent à jouer, à certains
jours solennels, dans la grande salle du Palais, des _moralités_ ou
farces à peu près semblables à celles des Enfants-sans-Souci. Ces
divers théâtres eurent un grand succès. Les confrères de la Passion,
pour varier leur spectacle, s'adjoignirent les Enfants-sans-Souci avec
leurs pièces joyeuses; puis ils quittèrent l'hôpital de la Trinité
pour l'hôtel de Flandre, situé rue Coquillière, et ils y eurent une
telle vogue, que les églises, les prédications, les offices étaient
abandonnés, même par les prêtres. Ils passèrent de là à l'hôtel
d'Artois ou de Bourgogne, dont ils achetèrent une partie, et où ils
firent construire un théâtre; mais il leur fut ordonné, par arrêt du
Parlement, de ne plus représenter que des pièces «profanes, honnêtes
et licites;» et aux Enfants-sans-Souci, qui s'étaient avisés de jouer
des satires politiques, de ne plus prendre de tels sujets «sous peine
de la hart.» Ces défenses firent décliner le théâtre de l'hôtel de
Bourgogne, qui, d'ailleurs, eut à lutter avec les pièces classiques de
l'école de Ronsard, lesquelles étaient représentées dans les colléges
ou à la cour. Nous le retrouverons sous Louis XIII.



§ XII.

Paris pendant les guerres de religion.--La Saint-Barthélémy.--Les
barricades de 1588.


Mystères, sotties, moralités, tous ces amusements, où se délectaient
la foi grossière et la malice naïve de nos aïeux, allaient être
oubliés: le moine de Wittemberg avait jeté dans le monde le démon  
de l'examen; l'Europe féodale était remuée jusque dans ses entrailles;
Paris allait sortir de son repos et se lancer de nouveau dans les
révolutions avec ses passions, ses vertus, ses fureurs. La ville de
sainte Geneviève et de saint Louis, la ville de la Sorbonne et de
l'Université, la ville aux mille cloches, aux quatre-vingts églises,
aux soixante couvents, était fondamentalement catholique: institutions
municipales, corporations de métiers, cérémonies populaires, existence
publique, foyer domestique, tout était imprégné de catholicisme; le
catholicisme était l'âme de la cité, la source de toutes les
jouissances, le bonheur, la gloire, la vie entière du peuple. Aussi,
quand les Parisiens virent les calvinistes attaquer tout ce qu'ils
aimaient, se railler de tout ce qu'ils vénéraient, insulter leurs
pompeuses fêtes, détruire églises, croix, tombeaux, statues, ils les
regardèrent comme des infidèles, des Sarrasins, des sauvages, ils ne
songèrent qu'à les exterminer. Ils applaudirent aux arrêts barbares du
Parlement, de la chambre ardente, de l'inquisition, aux bûchers
allumés par François Ier et Henri II aux halles, à la Grève, sur
toutes les places, aux supplices d'Étienne Dolet, le savant imprimeur,
de Louis de Berquin, l'intrépide gentilhomme, d'Anne Dubourg, le
vertueux magistrat; ils virent avec indignation, sous Catherine de
Médicis, le gouvernement faire des édits en faveur des rebelles, et
ils se préparèrent dès lors à sauver la foi malgré la royauté. La
tranquillité de la capitale, depuis plus d'un siècle, n'avait abusé
personne sur son naturel tumultueux; chacun savait le goût des
Parisiens pour les émeutes: «A ce ils sont tant faciles, disait
Rabelais, que les nations estranges s'ébahissent de la patience des
rois de France, lesquels autrement par bonne justice ne les refrènent,
vu les inconvénients qui en sortent de jour en jour.»

Paris avait alors une population de trois cent mille habitants, dans
laquelle on comptait à peine sept à huit mille huguenots, presque  
tous de la noblesse et de la haute bourgeoisie: «C'était, dit Lanoue,
une mouche contre un éléphant.» Mais ceux-ci n'en étaient pas moins
pleins d'orgueil et de confiance dans leur cause, pleins de mépris
pour cette masse de catholiques qu'ils appelaient «pauvres idiots
populaires;» ils croyaient dominer la grande ville par la supériorité
de leur bravoure et de leurs lumières, et ils comptaient pour cela sur
l'appui des provinces, où la nouvelle religion avait de nombreux
sectateurs. Les provinces n'étaient pas alors soumises à l'ascendant
de la capitale; elles ne recevaient pas d'elle leur histoire et leurs
révolutions toutes faites; elles n'étaient pas réduites à cette
existence glacée et subalterne que la centralisation leur a donnée:
aussi étaient-elles jalouses de la puissance toujours croissante et
envahissante de Paris; elles ne cédaient que malgré elles à son
impulsion; elles se montraient même pleines de préjugés sur ses
habitants, dont elles raillaient les défauts avec amertume, envie et
colère. «Le peuple parisien, dit Rabelais (né en Touraine, moine en
Poitou, médecin à Montpellier), est tant sot, tant badault, et tant
inepte de nature, qu'un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet
avec ses cymbales, un vieilleux au milieu d'un carrefour, assemblera
plus de gens que ne feroit un bon prescheur évangélique[22].» Et
néanmoins ce fut pendant les guerres de religion, guerres de la
noblesse contre la royauté, des provinces contre la capitale, que
Paris, en sauvant l'unité monarchique et nationale, commença à exercer
une influence prépondérante sur tout le royaume.

         [Note 22: Charron, qui était pourtant enfant de Paris, fils
         d'un libraire de la Cité, en dit autant: «Léger à croire, à
         recueillir et ramasser toutes nouvelles, surtout les
         fascheuses, tenant tous rapports pour véritables et asseurés;
         avec un sifflet ou sonnette de nouveauté, on l'assemble comme
         les mouches au son du bassin.» (_De la Sagesse_, liv. Ier,
         ch. XLVIII.)]

La guerre civile commença: dès l'entrée, les Parisiens prirent les 
armes, chassèrent les huguenots de leurs murs, mirent à leur tête le
duc de Guise, «comme défenseur de la foi.» Trois fois les protestants
furent vaincus, trois fois ils obtinrent de la couronne des
pacifications avantageuses: à la dernière, la cour sembla complétement
avoir répudié la cause catholique et s'être décidée à livrer l'État
aux protestants. L'irritation de la grande ville fut extrême quand
elle se vit traversée par ces gentilshommes du Midi, ces ministres au
visage sombre et austère, tous ces méchants huguenots qui avaient,
depuis dix ans, tant tué de moines et pillé d'églises: elle se crut
envahie par des étrangers; elle se crut trahie par le roi; elle
résolut de tout exterminer. Halles, métiers, confréries, se mirent en
mouvement: la cour, débordée par la fureur populaire, se hâta de
prendre l'initiative du massacre. Quel spectacle présenta Paris dans
cette nuit de la Saint-Barthélémy (24 août 1572)! Les chaînes tendues,
les portes fermées, les compagnies bourgeoises en armes, des canons
dans l'Hôtel-de-Ville, le tocsin sonnant à toutes les églises, des
bandes de meurtriers parcourant les rues, enfonçant les portes,
égorgeant les protestants! «Le bruit continuel des arquebuses et des
pistolets, dit un témoin, les cris lamentables de ceux qu'on
massacrait, les hurlements des meurtriers, les corps détranchés
tombant des fenêtres ou traînés, à la rivière, le pillage de plus de
six cents maisons, faisaient ressembler Paris à une ville prise
d'assaut. Les rues regorgeaient tellement de sang qu'il s'en formait
des torrents surtout dans la cour et le voisinage du Louvre. La
rivière était toute rouge et couverte de cadavres...» C'est de la tour
de Saint-Germain-l'Auxerrois que partit le signal du massacre.
L'amiral de Coligny fut tué dans la maison n. 14 de la rue des
Fossés-Saint-Germain, alors appelée rue Béthisy; Ramus, dans le
collége de Presles, où il demeurait; Jean Goujon, sur l'échafaud où il
sculptait les bas-reliefs du vieux Louvre. On dit que le roi tira  
des coups d'arquebuse, à travers la rivière, sur les huguenots qui se
sauvaient dans le faubourg Saint-Germain. Le lendemain, il alla voir
le cadavre de Coligny, qu'on avait pendu à Montfaucon, et à la Grève
le supplice de deux seigneurs protestants échappés au massacre.

Malgré la Saint-Barthélémy, le parti huguenot ne fut pas abattu. La
royauté recommença sous Henri III sa politique vacillante et tomba,
par ses vices, dans le plus profond mépris; Paris reprit ses défiances
et ses haines; la sainte Ligue naquit! Elle naquit, dit-on, dans une
assemblée de bourgeois, de docteurs, de moines, qui se tint au collége
Fortet, rue des Sept-Voies, n. 27; et, de cette maison obscure, elle
enlaça toute la France. Alors se forma à Paris le conseil secret des
Seize, qui devait propager la Ligue dans les seize quartiers de la
ville, et qui finit par dominer les métiers, les confréries, les
milices, même la municipalité. La capitale prit cet aspect animé,
inquiet, menaçant, tumultueux, qui est le présage des révolutions.
D'un côté étaient les fêtes luxurieuses de la cour, les meurtres et
les adultères du Louvre, les duels des mignons du roi contre les
mignons du duc de Guise, les mascarades, les pénitences, les orgies,
les processions, «les lascivetés et vilenies» de Henri III; d'un autre
côté étaient les conciliabules des Seize, des échevins, des
quarteniers, les serments, les projets, les amas d'armes au fond des
sacristies ou des boutiques, enfin et surtout les prédications
furibondes des curés et des moines. Henri veut arrêter cette licence
de la chaire par laquelle, chaque jour et sans relâche, il était
déchiré, calomnié, voué à l'exécration populaire; son Parlement menace
du bannissement, même de mort, les prédicateurs séditieux, et il
ordonne de saisir les deux plus hardis, les curés de Saint-Benoît et
de Saint-Séverin; mais c'était s'attaquer à la plus précieuse des
libertés populaires, à celle qui tenait lieu de la liberté d'écrire,
à une époque où les livres étaient si rares, où si peu de gens     
savaient lire. Les Parisiens, dans aucun temps, n'avaient souffert
l'oppression sans protester contre elle, et c'était ordinairement la
chaire qui exprimait l'opinion publique; c'était par les sermons que
le peuple conservait la notion de ses droits et pouvait dire la vérité
aux grands: aussi portait-il aux prédicateurs une affection
enthousiaste, et il gardait la mémoire de ceux qui avaient bravé la
tyrannie pour le défendre, de frère Legrand sous Charles VI, de frère
Richard sous la domination anglaise, de frère Fradin sous Louis XI.
L'entreprise de Henri III fit donc soulever tout le quartier de
l'Université: Aux armes! criait-on, on enlève nos prédicateurs! Et
l'émeute gagnant les autres parties de la ville, le roi fut contraint
de relâcher les deux curés.

Cependant une grande conspiration avait été faite pour mettre le
gouvernement entre les mains de la Ligue. Le roi en prend alarme et
fait venir des troupes dans les faubourgs. Les Seize appellent le duc
de Guise: il arrive. Quelle fête que son entrée dans Paris! on baisait
ses habits, on le couvrait de fleurs, on faisait toucher des chapelets
à ses vêtements. Il va visiter la reine Catherine en son hôtel
d'Orléans; puis il ose braver le roi dans son Louvre, ce Louvre fatal
à tant de seigneurs rebelles! enfin il se retire dans sa maison,
l'ancien hôtel de Clisson. Le lendemain, les troupes royales, gardes
suisses et gardes françaises, entrent dans la ville par la porte
Saint-Honoré, occupent les places et les ponts, menacent et raillent
les Parisiens, disant «qu'aujourd'hui le roi serait le maître et qu'il
n'était femme ou fille de bourgeois qui ne passât par la discrétion
d'un Suisse.» Le peuple se soulève; alors la grande ville prit cette
figure qu'on lui a vue tant de fois, qui tant de fois a fait trembler
le trône: l'oeil en feu, les bras nus, échevelée, déguenillée, pâle de
fureur, s'armant de tout, remuant les pavés, élevant des barricades,
sonnant le tocsin, s'enivrant de ses cris, de l'odeur de la        
poudre, du bruit du combat, et plus encore de la passion qui la
transporte, que cette passion soit la foi, la gloire ou la liberté! La
révolte éclata à la place Maubert, dirigée par les prédicateurs et les
écoliers; elle descendit par les ponts, s'empara de l'Arsenal, du
Châtelet et de l'Hôtel-de-Ville, et vint planter sa dernière barricade
devant le Louvre. De toutes ces rues fangeuses, de toutes ces
profondes maisons, de toutes ces boutiques obscures, de toutes ces
églises, chapelles et couvents, sortaient des hallebardes, des
arquebuses, des bourgeois, des artisans, des clameurs, des prières,
des moines, des enfants; de toutes les fenêtres pleuvaient balles,
pierres, exhortations, imprécations. Les Suisses, poussés, battus,
égorgés surtout au Marché-Neuf, demandèrent grâce, se laissèrent
prendre ou s'enfuirent. Le lendemain, les Parisiens, enivrés de leur
victoire, avaient résolu d'aller «quérir frère Henri de Valois dans
son Louvre;» mais celui-ci, épouvanté, en sortit comme pour aller aux
Tuileries, qu'on commençait à bâtir; arrivé à la porte Neuve (située
près de la tour du Bois, entre les ponts des Tuileries et du
Carrousel), il monta à cheval et se sauva. Les bourgeois, qui
gardaient la porte de Nesle, de l'autre côté de la rivière, tirèrent à
lui et à son escorte des coups d'arquebuse: «Il se retourna vers la
ville, dit le bonhomme l'Estoile, jeta contre son ingratitude,
perfidie et lâcheté, quelques propos d'indignation, et jura de n'y
rentrer que par la brèche.»

La capitale se trouva dès lors affranchie de l'autorité royale; et
sous un gouvernement municipal tout démocratique, avec un prévôt des
marchands qui descendait, dit-on, d'Étienne Marcel, avec des échevins,
des quarteniers, des colonels de métiers tout dévoués à la Ligue, elle
devint, pendant six ans, le centre de la république catholique. Aussi
montra-t-elle pour la défense de sa foi une exaltation qui touchait à
la fois à l'héroïsme et à la folie. La nouvelle de la mort des Guises,
assassinés à Blois, lui arriva pendant les fêtes de Noël, à        
l'heure où le peuple encombrait les églises: l'explosion de sa douleur
fut presque incroyable. Famille, affaires privées, intérêts mondains,
tout fut oublié; plus de commerce, plus de plaisirs; on faisait des
jeûnes, des deuils, des cérémonies funèbres en l'honneur des martyrs;
on vivait dans les rues, dans les églises, dans l'Hôtel-de-Ville; on ne
s'occupait que d'apprêts de guerre, de prédications et de processions.
«Le peuple étoit si enragé, dit un contemporain, qu'il se levoit
souvent de nuit et faisoit lever les curés et prêtres des paroisses
pour le mener en procession. Les bouchers, les tailleurs, les
bateliers, les cousteliers et autres menues gens avoient la première
voix aux conseils et assemblées d'État et donnoient la loy à tous ceux
qui, auparavant, estoient grands de race, de biens et de qualité, qui
n'osoient tousser ni grommeler devant eux.»

Les Seize entrèrent dans le conseil municipal; la Sorbonne déclara le
roi déchu du trône; le peuple abattit ses armoiries, fit disparaître
partout les insignes de la royauté, détruisit les mausolées
magnifiques que Henri avait fait élever par Germain Pilon dans
l'église Saint-Paul à trois de ses mignons. Le Parlement, les Cours
des comptes et des aides, furent purgés de leurs membres royalistes,
que l'on mena du Palais à la Bastille, au milieu des huées de la
populace en armes. Trois cents bourgeois royalistes furent emprisonnés
comme otages, et les autres durent chaque jour donner deux mille
hommes pour la défense des remparts. Enfin, un gouvernement
provisoire, sous le nom de conseil de l'Union, fut créé pour toute la
France: il siégea à Paris, fut principalement composé d'hommes du
peuple et eut pour chef le duc de Mayenne. Celui-ci vint habiter
l'hôtel du Petit-Musc, ancienne maison de l'hôtel Saint-Paul, qui prit
alors le nom de son nouveau maître.

Henri III s'unit aux protestants et vint assiéger Paris. «Ce serait
grand dommage, disait-il des hauteurs de Saint-Cloud, où il avait  
placé son quartier, ce serait grand dommage de ruiner une si belle
ville; toutefois, il faut que j'aie raison des rebelles qui sont
dedans. C'est le coeur de la Ligue; c'est au coeur qu'il faut la
frapper.--Paris, disait-il encore, chef du royaume, mais chef trop
gros et trop capricieux, tu as besoin d'une saignée pour te guérir,
ainsi que toute la France, de la frénésie que tu lui communiques.
Encore quelques jours, et l'on ne verra ni tes maisons ni tes
murailles, mais seulement la place où tu auras été!» Les Parisiens
répondirent à ces menaces par un coup de poignard: un dominicain,
Jacques Clément, assassina Henri III. Quelles acclamations furibondes
accueillirent la mort du tyran! que de feux de joie, de _Te Deum_, de
caricatures grossières, de danses sauvages, de chansons sanglantes!
Toute la ville se porta à l'hôtel de la duchesse de Montpensier, rue
du Petit-Bourbon, pour y bénir une malheureuse paysanne, mère du
meurtrier!



§ XIII.

Siége et prise de Paris par Henri IV.


Henri IV leva le siége de Paris; puis, après le combat d'Arques, il
fit une pointe sur la capitale, emporta les faubourgs du midi et les
livra au plus affreux pillage; quatre cents Parisiens furent surpris
et massacrés près de la foire Saint-Germain. Ce fut par le
Pré-aux-Clercs que les royalistes arrivèrent, et ils s'emparèrent même
de la porte de Nesle; mais, étant peu nombreux et voyant la ville tout
en armes, ils se retirèrent.

Paris continua encore pendant six ans de vivre de cette vie
frénétique, vie pleine de crimes et d'erreurs, mais aussi de grandeur
et de courage, sans que des souffrances inouïes pussent vaincre son
inébranlable résolution de n'accepter qu'un roi de sa religion. On
sait quel horrible siége elle eut à supporter, quel héroïsme elle  
y déploya, comment la famine y fit périr trente mille personnes, comment
ce peuple, agonisant depuis quatre mois, qui avait mangé les chiens et
les chevaux, brouté l'herbe des rues et fait du pain avec des os de
morts, se traînait encore sur les remparts pour arquebuser les
hérétiques, ou dans les églises pour entendre les exhortations de ses
moines. Les moines étaient les maîtres de la ville; mais aussi, mêlés
sans cesse au peuple, souffrant comme lui, se battant comme lui, on
les voyait non-seulement figurer dans des processions ridicules, «la
pertuisane sur l'épaule et la rondache pendue au col,» mais gardant
les murs, soutenant les assauts, faisant des sorties, fondant le plomb
des églises et leurs cloches[23]. Les royalistes ont cherché vainement
à rendre odieuse la constance des Parisiens: l'odieux était plutôt du
côté de ce prince qui, pour être roi d'un peuple qui le repoussait et
dont il fut en définitive obligé de subir la volonté, exposait ce
peuple à des souffrances, les plus grandes que rappelle son histoire.
Aussi, les Parisiens n'oublièrent jamais le siége de leur ville;
malgré ses grandes qualités et son bon gouvernement, ils conservèrent
une haine implacable au roi qui les avait torturés pour régner sur
eux; ils la lui témoignèrent horriblement par dix-sept tentatives
d'assassinat.

         [Note 23: «Le 14 février 1589, dit l'Estoile, jour de Carême,
         prenant et jour où l'on n'avoit accoutumé que de voir des
         mascarades et folies, furent faites par les églises de cette
         ville, grandes quantités de processions qui y alloient en
         grande dévotion, même de la paroisse de
         Saint-Nicolas-des-Champs, où il y avoit plus de 1,000
         personnes, tant fils que filles, hommes que femmes, tous
         pieds nuds, et même tous les religieux de
         Saint-Martin-des-Champs, qui étoient tous nuds pieds, et les
         prêtres de ladite église de Saint Nicolas, aussi pieds nuds,
         et quelques-uns tous nuds, comme étoit le curé nommé maître
         François Pigenat, qui n'avoit qu'une guilbe de toile blanche
         sur lui.»]

L'arrivée d'une armée espagnole délivra la capitale. Henri IV fut
défait à la bataille de Lagny et forcé de se retirer dans les      
provinces; mais auparavant il essaya encore un coup de désespoir sur
Paris et attaqua de nuit la porte Saint-Jacques. Le libraire Nivelle
et l'avocat Baldin, qui gardaient cette porte, renversèrent la
première échelle des assaillants et jetèrent l'alarme. Les Jésuites et
autres religieux, qui garnissaient les corps de garde voisins,
accoururent et les royalistes furent repoussés.

Cependant Paris, épuisé par sa résistance, commençait à pencher vers
la paix. Les Seize voulurent le ranimer par la terreur; ils mirent les
milices sous les armes, fermèrent les rues, enveloppèrent le
Parlement, saisirent trois magistrats royalistes et les pendirent dans
une salle du Châtelet; puis ils s'emparèrent de tous les pouvoirs.
Mayenne, qui se voyait menacé par eux, leur résista par la force, et,
aidé des modérés, il fit pendre quatre de ces redoutés tribuns dans la
salle basse du Louvre, et brisa ainsi leur puissance. Ce fut la perte
de la Ligue: avec les Seize tombèrent l'exaltation et la fureur du
peuple; la bourgeoisie reprit tout le pouvoir et parut disposée à une
transaction. Les États généraux furent assemblés à Paris; mais ils se
montrèrent aussi nuls qu'impuissants, et ils furent ridiculisés par la
_Satire Ménippée_, oeuvre piquante d'écrivains royalistes, qui se
réunissaient chez l'un d'eux, Gillot, sur le quai des Orfèvres. Enfin,
Henri IV s'étant converti, les trahisons commencèrent: le duc de
Brissac, gouverneur de Paris, vendit la ville au roi, qui, par une
nuit obscure, se présenta à la porte Neuve, celle par laquelle le
dernier Valois était sorti de la capitale! On la lui livra, ainsi que
les portes Saint-Honoré et Saint-Denis. Les troupes royales filèrent
sans bruit par les rues et s'emparèrent, en dispersant quelques
groupes de ligueurs, des principales places et des ponts. Les
habitants stupéfaits sortirent de leurs maisons; mais ils furent
repoussés à coups de pique et d'arquebuse. Henri, qui avait attendu
que ses troupes fussent au milieu de la ville avant d'oser y       
entrer, passa la porte Neuve; puis il revint sur ses pas jusqu'à quatre
fois, tant il trouvait l'entreprise chanceuse, et craignait que, le
peuple étant échauffé, son armée ne fût taillée en pièces «dans cette
speloncque de bestes farouches;» enfin, il entra, protégé, serré,
escorté par toute sa garde, aux cris de joie de ses soldats, au bruit
des derniers coups d'arquebuse des ligueurs, au milieu du silence
morne des habitants. Il s'empara du Louvre, des Châtelets, du Palais,
négocia pour faire évacuer aux Espagnols la Bastille, le Temple, le
quartier Saint-Martin, et enfin, maître de la ville, put se dire roi
de France.



§ XIV.

Tableau de Paris sous Henri IV.


Ce fut la fin de la république parisienne: on modifia ses institutions
municipales; on changea ses magistrats et ses curés; on chassa, on
persécuta prédicateurs, écrivains, chefs des milices; le roi se
déclara gouverneur de Paris. La ville se rétablit lentement de ses
souffrances. «Il y avoit alors, dit un contemporain, peu de maisons
entières et sans ruines; elles étoient la plupart inhabitées; le pavé
des rues était à demi couvert d'herbes; quant au dehors, les maisons
des faubourgs étaient toutes rasées; il n'y avait quasi un seul
village qui eût pierre sur pierre, et les campagnes étoient toutes
désertes et en friche.» Une maladie épidémique, suite de tant de
souffrances, vint mettre le comble aux misères de la ville, mais elle
n'empêcha pas la nouvelle cour de faire des fêtes. «Pendant qu'on
apportoit, dit l'Estoile, à tas de tous les côtés à l'Hôtel-Dieu les
pauvres membres de J.-C. si secs et si atténués, qu'ils n'étoient pas
plutost entrés qu'ils rendoient l'esprit, on dansoit au Louvre, on y
mommoit; les festins et les banquets s'y faisoient à 45 écus le plat,
avec les collations magnifiques à trois services.» De plus, les    
guerres civiles avaient engendré une multitude d'aventuriers, de
pillards, de gens sans aveu qui infestaient la ville; espions des
Espagnols, satellites des Seize, soudards royalistes, valets des
princes, jetaient continuellement le désordre dans les rues; on
n'entendait parler que de vols, de meurtres, de guet-apens. «Chose
étrange, dit l'Estoile, de dire que dans une ville de Paris se
commettent avec impunité des voleries et brigandages tout ainsi que
dans une forest.--Il y a, ajoute-t-il, adultères, puteries,
empoisonnemens, voleries, meurtres, assassinats et duels si fréquens à
Paris, à la cour et partout, qu'on n'ose parler d'autre chose, même au
Palais, où l'injustice qui y règne rend effacés la beauté et lustre de
cet ancien sénat.» A cette époque, aucune rue n'était encore éclairée
pendant la nuit; nul n'osait sortir de sa maison après le coucher du
soleil; les lieux de plaisir, théâtres, cabarets, devaient être fermés
dans l'hiver à quatre heures. De plus, Paris était à peine pavé, et
les voies les plus fréquentées semblaient des cloaques ou des
fondrières: il n'y avait pas de quais, peu de places, point de
promenoirs. Enfin, une autre cause de désordre était l'humeur
batailleuse des gentilshommes, dont les rixes ensanglantaient
journellement la ville et qui se battaient en duel derrière les murs
des Chartreux, près du moulin Saint-Marcel, au Pré-aux-Clercs; en
moins de quinze ans, quatre mille nobles périrent dans ces combats
privés, et sept mille lettres de grâce pour homicide furent accordées.
Cependant le gouvernement nouveau s'efforça de rétablir l'ordre en
réorganisant la police, la garde bourgeoise, le guet royal; le
Parlement, le Châtelet et les autres justices séculières et
ecclésiastiques se montrèrent aussi vigilants qu'impitoyables pour
tous les crimes; chaque jour on pendait, on rouait, on fustigeait, on
exposait à la croix du Trahoir, à la place de Grève, au pilori des
halles; les prisons du Châtelet, de la Conciergerie, du For-l'Évêque,
de l'Officialité, du Temple, de Saint-Martin-des-Champs, de        
Saint-Germain-des-Prés, étaient constamment remplies. Henri IV n'usait
de son droit de grâce pour personne; il défendit le duel sous peine de
mort.

Malgré les guerres civiles, quelques édifices avaient été entrepris
sous les derniers Valois, qui avaient pour les arts le goût éclairé de
leur aïeul: c'était d'abord le château des _Tuileries_, commencé par
Catherine de Médicis sur les dessins de Philibert Delorme; c'étaient
encore la _galerie du Louvre_, l'_Arsenal_, le _Pont-neuf_, etc.;
c'étaient enfin le couvent des _Jésuites_ de la rue Saint-Antoine, les
couvents des _Capucins_ et des _Feuillants_ de la rue Saint-Honoré,
etc. Henri IV, qui se garda bien de séjourner ailleurs que dans sa
capitale, s'efforça de lui rendre quelque lustre par des bâtiments;
aidé du prévôt des marchands, François Miron, il fit continuer
l'Hôtel-de-Ville, la galerie du Louvre, le palais des Tuileries,
construire la _place Dauphine_ et agrandir l'île de la Cité, commencer
la _place Royale_ sur l'emplacement du palais des Tournelles. On fit
des quais, des abreuvoirs, des égouts; on renouvela les règlements sur
le nettoyage des rues, sur les saillies des maisons, les étalages des
marchands; on confia même la grande voirie à la vigilance de Sully;
enfin, l'on élargit et l'on pava quelques rues. La rue Dauphine fut
entreprise pour ouvrir une première communication avec le bourg qui
s'était formé autour de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, et surtout
avec la foire Saint-Germain, qui devint alors très-populaire[24]. Le
quartier du _Marais_ fut commencé sur des terrains mis en culture
potagère, et Paris eut pour la première fois des rues droites,     
larges, appropriées aux nouveaux besoins de ses habitants, et surtout
à l'usage des coches. On construisit le quai des _Orfèvres_, la rue de
_Harlay_, ainsi que l'hôtel du premier président au Parlement de
Paris: c'est là qu'ont habité les Harlay, les Molé, les Lamoignon,
noms qui rappellent cette grande magistrature de la France, si pleine
de science et d'austérité, la gloire la plus pure de l'ancienne
monarchie. On établit à Chaillot la manufacture de tapis de la
_Savonnerie_, aujourd'hui réunie aux Gobelins, un hospice de soldats
invalides, rue de Lourcine, et, hors de la ville, l'hôpital
_Saint-Louis_, qui a traversé deux siècles et demi sans subir de
transformations. On fonda les couvents des _Franciscains_ de Picpus,
aujourd'hui détruit, des _Récollets_, aujourd'hui transformé en
hospice des Incurables, des _Petits-Augustins_, sur l'emplacement
duquel est l'école des Beaux-Arts. Enfin l'Arsenal fut agrandi: Sulli
y demeurait et y avait amassé «cent canons, de quoi armer quinze mille
hommes de pied et trois mille chevaux, deux millions de livres de
poudre, cent mille boulets et sept millions d'or comptant, tous
ingrédiens et drogues, disait-il, propres à médiciner les plus
fascheuses maladies de l'État. «On sait que ce fut en allant à
l'Arsenal que Henri IV fut assassiné dans la rue de la Féronnerie.

         [Note 24: «Pendant la foire de Saint-Germain de cette année
         (1605), dit l'Estoile, où le roi alloit ordinairement se
         promener, se commirent à Paris des meurtres et excès infinis,
         procédants des débauches de la foire, dans laquelle les
         pages, laquais, écoliers et soldats des gardes firent des
         insolences non accoutumées, se battant dedans et dehors comme
         en petites batailles rangées, sans qu'on y pût ou voulût y
         donner ordre.»]

Grâce à ces constructions, à ces embellissements, grâce aux plaisirs
dont la capitale n'a cessé dans tous les temps d'être le centre et le
théâtre, grâce à l'industrie et au commerce développés, par le luxe de
la cour, grâce au grand mouvement littéraire du XVIIe siècle qui
commençait, Paris devint, peu de temps après les guerres civiles, un
séjour de délices, et qui justifia ce que Montaigne disait de cette
ville vingt ans auparavant: «Paris a mon coeur dèz mon enfance, et
m'en est advenu comme des choses excellentes. Plus j'ay veu depuis
d'autres villes belles, plus la beauté de celle-cy peult et gaigne sur
mon affection. Je l'ayme tendrement jusques à ses verrues et à     
ses taches. Je ne suis François que par cette grande cité, grande en
peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et
incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la
France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse
loing nos divisions[25]!»

         [Note 25: Essais, liv. III, ch. IX.]



§ XV.

Paris sous Louis XIII.--Enceinte nouvelle.--Quartier du Palais-Royal
et du Marais.--Hôtel Rambouillet.--Fondations religieuses.
--Promenades et théâtres.


Pendant le règne de Louis XIII, Paris resta paisible et ne joua aucun
rôle politique: il n'avait rien à voir aux misérables révoltes de la
noblesse contre la royauté, mais il en souffrait et en parlait. «Il
n'y a, dit une farce de l'hôtel de Bourgogne (1619), il n'y a si petit
frère coupe-chou qui ne veuille entrer au Louvre; il n'y a harengère
qui ne se mêle de parler de la guerre ou de la paix; les crocheteurs
au coin des rues font des panégyriques et des invectives; l'un loue M.
d'Espernon, l'autre le blâme, etc.» Aussi la ville éprouva une grande
émotion à la mort du maréchal d'Ancre, quand les valets des princes
excitèrent la populace à brûler son cadavre et à piller son bel hôtel
de la rue de Tournon; mais elle regarda sans trop de pitié les
échafauds dressés pour les Bouteville et les Marillac, les bastilles
ouvertes pour les Châteauneuf et les Bassompierre; _les petits, qui ne
portent pas d'ombre_, n'avaient rien à craindre du terrible Richelieu;
et la bourgeoisie ne pouvait que gagner à l'agrandissement du pouvoir
royal. En effet, sous ce règne, elle jouit d'une grande prospérité,
et, grâce au luxe des seigneurs, à l'accroissement de la population,
aux embellissements de la ville, elle acquit des richesses, des    
lumières, un orgueil qui lui inspirèrent, quelques années plus tard,
la pensée de prendre part au gouvernement de l'État. Mais elle n'en
montra pas moins en plusieurs circonstances cette avarice, cet
égoïsme, ce manque de zèle pour la chose publique, qui, tant de fois,
lui ont été reprochés. Ainsi, en 1636, la France venait de s'engager
dans la guerre de Trente Ans, et, dès l'entrée, elle y avait éprouvé
des revers: les Espagnols avaient passé la frontière et pénétré
jusqu'à l'Oise. La terreur se répandit dans Paris, et en même temps
des cris de fureur éclatèrent contre Richelieu, l'auteur de la guerre.
«Lui qui étoit intrépide, disent les Mémoires de Montglat, pour faire
voir qu'il n'appréhendoit rien, monta dans son carrosse et se promena
sans gardes dans les rues, sans que personne lui osât dire mot.» Il
harangua les groupes et excita la population ou à prendre les armes,
ou à donner de l'argent pour lever les troupes. On trouva facilement
des hommes parmi le peuple[26], mais point d'argent chez les bourgeois;
et l'Hôtel-de-Ville et le Parlement durent taxer rigoureusement chaque
maison et chaque boutique. «Ce sont affaires de princes,» disaient les
bourgeois de toutes les guerres, quelque nationales, quelque justes
qu'elles fussent, et ils n'avaient que des malédictions pour elles,
parce qu'elles amenaient de nouvelles levées de subsides. Ainsi, la
guerre de Trente Ans, gloire éternelle de Richelieu et de Mazarin, qui
a établi la grandeur de la France sur les bases qu'elle a encore
aujourd'hui, n'a valu à ces deux ministres que des haines, des
exécrations, des sarcasmes, des chansons de la part des Parisiens, et
finalement elle a été la cause de la révolte de la Fronde[27]. La
bourgeoisie, dans l'ancien régime, n'avait guère que l'amour de    
sa corporation et de sa ville; l'amour de la patrie est un sentiment qui
ne s'est complétement développé chez elle qu'avec la révolution.

         [Note 26: «Quand on leva à Paris des gens si à la hâte, dit
         Tallemant des Réaux, le maréchal de la Force étoit sur les
         degrés de l'Hôtel-de-Ville, et les crocheteurs lui touchoient
         dans la main en disant: Oui, monsieur le maréchal, je veux
         aller à la guerre avec vous.»]

         [Note 27: Voyez à ce sujet le médecin Guy Patin (t. 1er, p.
         38, de ses Lettres, édit. de M. Réveillé-Parise), ce
         bourgeois si satirique et indépendant, si éclairé. En 1636,
         il avait donné 12 écus pour la levée des fantassins; on lui
         demandait une seconde taxe pour la levée des cavaliers: «J'ai
         répondu, dit-il, que tout ainsi que mes rentes ne me sont
         payées qu'une fois l'an, je ne peux donner qu'une fois.»]

Sous le ministère de Richelieu, Paris prit un grand accroissement et
commença à devenir une ville moderne. Une enceinte nouvelle fut
construite avec fossés, bastions et courtines plantés d'arbres pour
remplacer la vieille muraille d'Étienne Marcel; de la porte
Saint-Denis, elle suivit l'emplacement des rues Sainte-Apolline,
Beauregard, des Jeûneurs, Saint-Marc, etc., et enferma dans Paris les
Tuileries et leur jardin; à son extrémité, près de la Seine, fut
élevée une porte élégante, dite de la _Conférence_ (près du pont de la
Concorde). Des quartiers nouveaux furent bâtis: le _Marais_, l'_île
Saint-Louis_, la _butte Saint-Roch_, la _rue Richelieu_, le
_Pré-aux-Clercs_, ou _faubourg Saint-Germain_, etc.--Le _Menteur_, de
Corneille, en parle en ces termes:

  DORANTE.

  Paris semble à mes yeux un pays de romans;
  J'y croyois ce matin voir une île enchantée (_l'île Saint-Louis_):
  Je la laissai déserte et la trouve habitée.
  Quelque Amphion nouveau, sans l'aide des maçons,
  En superbes palais a changé ces buissons.

  GÉRONTE.

  Paris voit tous les jours de ces métamorphoses:
  Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses,
  Et l'univers entier ne peut rien voir d'égal
  Aux superbes dehors du Palais-Cardinal;
  Toute une ville entière avec pompe bâtie
  Semble d'un vieux fossé par miracle sortie.

Les seigneurs appelés à Paris par les fêtes de la cour, bâtirent   
dans ces nouveaux quartiers, non plus comme dans le moyen âge, de ces
fortes maisons qui ressemblaient à des citadelles, mais de riches
hôtels avec de grands jardins, habitations vastes, magnifiques,
dispendieuses, mais glaciales, incommodes, malpropres, garnies
seulement de quelques meubles de luxe, remplies d'un cortége de
domestiques inutiles, souvent inconnus à leur maître; enfin, où l'on
ne trouvait aucune des recherches modernes qui rendent la vie douce et
facile. Ainsi furent construits, en moins d'un siècle, les grands
hôtels des rues Saint-Antoine, Saint-Louis, du Temple et autres rues
du Marais, ceux des rues Neuve-des-Petits-Champs, Vivienne et autres
voisines du Palais-Cardinal, ceux des rues de Grenelle,
Saint-Dominique, de l'Université, etc. Que d'événements, de plaisirs,
de douleurs, ont vus ces belles maisons que l'industrie a presque
toutes détruites ou envahies! Que sont devenues leurs ruelles si
célèbres, témoins de tant de galanteries, d'entretiens délicats,
d'ouvrages d'esprit? Nobles dames, vaillants seigneurs, intrigues
amoureuses, projets ambitieux, flatteries courtisanes, conversations
élégantes, fêtes splendides, esprit, grâce, valeur, où êtes-vous?

  Où sont-ils? vierge souveraine!
  Mais où sont les neiges d'antan?

La plus illustre de ces maisons du XVIIe siècle était l'hôtel de
_Rambouillet_, situé dans la rue Saint-Thomas du-Louvre, aujourd'hui
détruite[28], et par laquelle commence l'histoire si curieuse des
salons de Paris. Les grâces et la vertu de la marquise de Rambouillet,
cette _déesse d'Athènes_, ainsi que l'appelle mademoiselle de
Montpensier, l'esprit et la beauté de sa fille, la _divine_ Julie
d'Angennes, attirèrent dans cet hôtel, «véritable palais d'honneur,»
suivant Bayle, tout ce qu'il y avait alors d'illustre par la beauté,
le rang, les dignités, l'enjouement, le savoir, «tout ce qu'il y   
avoit, dit Tallemant des Réaux, de plus galant à la cour et de plus
poli parmi les beaux esprits.»--«Cet hôtel étoit, ajoute Saint-Simon,
une espèce d'académie de galanterie, de vertu et de science, et le
rendez-vous de ce qui étoit le plus distingué en condition et en
mérite; un tribunal avec qui il falloit compter, et dont la décision
avoit un grand poids dans le monde sur la conduite et la réputation
des personnes de la cour et du grand monde, autant pour le moins que
sur les ouvrages qui s'y portoient à l'examen.» C'est là que naquit
cet art de la conversation qui a été, pendant près de deux siècles,
l'une des gloires de la France, qui donna à Paris le sceptre
incontesté du goût, de l'esprit, de la civilisation, et dont les
traditions ne se sont effacées que dans le matérialisme de nos moeurs
nouvelles. On y vit successivement ou à la fois les personnages les
plus éminents de l'époque, le cardinal de Richelieu, le prince de
Condé, la duchesse de Longueville, les ducs de la Rochefoucauld et de
Montausier, Arnaud d'Andilly, Malherbe, Chapelain, Vaugelas, Voiture,
Saint-Évremond, Ménage, Pelisson, mademoiselle de Scudéry, mesdames de
Sablé, de Sévigné, de Lafayette, etc. Corneille y lut son Polyeucte et
Bossuet son premier sermon. On sait comment «ce cercle choisi de
personnes des deux sexes liées par la conversation et par un commerce
d'esprit,» après avoir eu la plus grande, la plus délicate influence
sur les moeurs de la haute société, sur le goût, sur les lettres
françaises, devint ridicule par l'affectation de son langage, la
pruderie de ses sentiments et tomba sous les sarcasmes de Molière.

         [Note 28: Voir l'_Histoire des quartiers de Paris_, liv. II
         ch. X.]

Dans le même temps s'élevaient des monuments qui ont subi bien des
révolutions, mais dont Paris s'enorgueillit encore. D'abord, c'est le
palais du _Luxembourg_, construit par Marie de Médicis, et qui a vu
tant d'habitants différents! Palais du Directoire, où mourut la
République; palais du Sénat, où mourut l'empire; palais de la      
chambre des pairs, où moururent la Restauration, le gouvernement de
1830 et la pairie elle-même! Ensuite, c'est le _Palais-Cardinal_ ou
_Palais-Royal_, bâti de 1630 à 1636 par Richelieu, qui le légua à la
couronne, et d'où Louis XIV enfant vit les troubles de la Fronde.
Enfin, c'est l'abbaye du _Val-de-Grâce_, bâtie par Anne d'Autriche,
dont le dôme a été peint par Mignard, et qui est devenu aujourd'hui un
hôpital militaire.

D'autres constructions attestent la prospérité de la ville et la
sollicitude du gouvernement: c'est l'_acqueduc d'Arcueil_, qui amène
les eaux de Rungis et alimente, presque toutes les fontaines de la
rive gauche; c'est la fondation du _Jardin des Plantes_, la plantation
du _Cours-la-Reine_, la reconstruction de l'église _Saint-Roch_, de
l'église _Saint-Eustache_, du portail _Saint-Gervais_, etc. Les
fondations religieuses devinrent si nombreuses qu'elles menacèrent de
couvrir le quart de la ville: notre siècle, incrédule et positif, en a
fait justice avec son dédain ordinaire pour le passé. Ainsi, les
_Minimes_ de la place Royale sont aujourd'hui une caserne; les
_Jacobins_ du faubourg Saint-Germain, le Musée d'artillerie; les
_Capucins_ de la rue Saint-Jacques, un hôpital; les _Oratoriens_ du
Père de Bérulle et les _Filles de la Visitation_ de la mère de
Chantal, deux temples protestants; les _Filles de la Madeleine_, une
prison; les _Filles de Sainte-Élisabeth_, des écoles; les
_Chanoinesses du Saint-Sépulcre_, un magasin de fourrages;
_Port-Royal_ de la rue Saint-Jacques, ce temple de toutes les vertus
chrétiennes, c'est... l'hospice d'accouchement! A la place du couvent
des _Bénédictins_, d'où sont sortis l'_Art de vérifier les dates_, la
collection des _Scriptores rerum gallicarum_, et tant d'autres trésors
d'érudition, devant lesquels la science moderne se prosterne la face
en terre, il y a une rue! A la place du couvent des _Filles du
Calvaire_, dont le père Joseph fut le fondateur, encore une rue! A la
place du couvent des _Jacobins_ de la rue Saint-Honoré, où         
s'assemblèrent les terribles révolutionnaires qui en ont pris le nom,
est un marché! A la place du couvent des _Filles Saint-Thomas_ est la
Bourse, ce temple de l'agio, dont le dieu est un écu!

Paris présentait alors un aspect très-pittoresque: les monuments du
moyen âge s'y mêlaient aux édifices modernes, les palais italiens aux
églises gothiques, les tours féodales aux colonnes grecques. Le peuple
s'entassait dans la vieille ville, dans la Cité, les quartiers
Saint-Denis et Saint-Martin, le quartier Latin: là étaient le
commerce, l'industrie, les tribunaux, les colléges; dans les quartiers
neufs étaient les larges rues, les riches hôtels, la noblesse et le
grand monde. D'ailleurs, la police n'était ni plus habile ni plus
vigilante que sous les règnes précédents: point de lumières pendant la
nuit, peu de pavés, point d'égouts, partout des tas de boue et
d'ordures. «Heureusement, comme disent les _Précieuses ridicules_, on
avoit la chaise, ce retranchement merveilleux contre les insultes de
la boue et du mauvais temps[29].» Malgré les arrêts du Parlement,
malgré les pendaisons nombreuses, les laquais vagabonds, les       
mendiants valides, les soldats débandés continuaient à être maîtres
des rues. On les livra vainement à la justice sommaire et souvent
barbare du Châtelet; on ouvrit vainement aux pauvres trois hospices;
on fit vainement des ordonnances sur les hôtelleries, les maisons de
jeu et de débauche, qui servaient de retraite aux malfaiteurs; le vol,
la mendicité, la truanderie continuèrent à faire vivre le dixième de
la population parisienne, et les aventures, les déguisements, les
tours des filous, à être l'objet principal des conversations, de la
terreur et de la curiosité des bourgeois.

         [Note 29: Voici le _tableau_ que Scarron fait de Paris:

            Un amas confus de maisons,
            Des crottes dans toutes les rues;
            Ponts, églises, palais, prisons,
            Boutiques bien ou mal pourvues;

            Force gens noirs, roux et grisons,
            Des prudes, des filles perdues,
            Des meurtres et des trahisons,
            Des gens de plume aux mains crochues;

            Maint poudré qui n'a pas d'argent,
            Maint homme qui craint le sergent,
            Maint fanfaron qui toujours tremble;

            Pages, laquais, voleurs de nuit,
            Carosses, chevaux et grand bruit,
            C'est là Paris: que vous en semble?]

Aux désordres causés par tous ces vagabonds s'ajoutaient les _raffinés
d'honneur_, duellistes à outrance et par désoeuvrement, ayant sans
cesse l'épée à la main, battant le pavé, hantant les tavernes,
rodomonts et bravaches, dont les comédies se moquaient vainement et
que Richelieu seul parvint à contenir en faisant décapiter le plus
fameux d'entre eux, le comte de Bouteville.

Il n'y avait encore que peu de promenades, encore étaient-elles
réservées à la cour et au grand monde: c'étaient le Cours-la-Reine, le
jardin du Palais-Cardinal, le jardin du Temple, le jardin des
Tuileries, où un valet de chambre du roi, nommé Renard, avait établi
un cabaret élégant, un parterre de fleurs rares, un magasin de bijoux
et de meubles précieux, lieu secret de rendez-vous galants que toute
la noblesse fréquentait, et qui fut le théâtre de nombreuses aventures
joyeuses ou tragiques. La seule promenade populaire était le
Pont-Neuf, qui se trouvait encombré de marchands, de charlatans, de
chansonniers, et surtout de tire-laines ou coupe-bourses; c'était là
que Mondor vendait son miraculeux orviétan, Tabarin débitait ses
folies goguenardes, maître Gonin faisait ses tours de gobelets,
Brioché montrait ses marionnettes et ses singes. Voici en quels termes
en parle Bertaud dans sa _Ville de Paris_:

  Pont-Neuf, ordinaire théâtre                                     
  Des vendeurs d'onguent et d'emplâtre;
  Séjour des arracheurs de dents,
  Des fripiers, libraires, pédants,
  Des chanteurs de chansons nouvelles,
  D'entremetteurs de demoiselles,
  De coupe-bourses, d'argotiers, etc.

Cette époque est aussi celle des beaux jours de la foire
Saint-Germain, immense bazar composé de neuf rues couvertes et de
trois cent quarante loges, où se vendaient, pendant deux mois, les
produits des quatre parties du monde, bijoux, meubles, soieries, vins,
etc.; où se rassemblaient des spectacles et des plaisirs de tout
genre: animaux rares, charlatans, loteries, jeux de hasard. Le peuple
y allait le jour, la noblesse y allait la nuit, toujours masquée et
déguisée, sans suite ou avec des _grisons_, c'est-à-dire des valets
vêtus de gris. «Les amants les plus rusés, dit un contemporain, les
filles les plus jolies et les filous les plus adroits y font une foule
continuelle. Il y arrive les aventures les plus singulières en fait de
vol et de galanterie. Autrefois le roi y alloit: il n'y va plus.» La
foire Saint-Germain partage avec la foire Saint-Laurent, qui commence
à cette époque, l'honneur d'avoir été le berceau de l'opéra comique et
du vaudeville; c'est tout ce qui nous en reste.

En ce temps, les théâtres commencèrent à prendre une forme régulière
et à devenir l'amusement principal des Parisiens. Les Confrères de la
Passion et les Enfants-sans-Souci étaient encore, à la fin du seizième
siècle, des artisans et des jeunes gens qui montaient sur le théâtre
accidentellement et seulement les jours de fêtes; mais bientôt ils
cédèrent leur privilége à une troupe régulière de comédiens, qui
prirent le titre de _comédiens du roi_; alors le _Théâtre-François_
commença. Pendant trente ans, Hardy fit, avec ses huit cents pièces,
tragédies, comédies, pastorales, aussi absurdes que fastidieuses, les
frais de ce théâtre; il fut aidé par les _prologues drolatiques_   
de Turlupin, de Gautier Garguille, de Guillot-Gorju, dont les
railleries malignes et obscènes amusaient la populace. Un nouveau
théâtre fit bientôt concurrence à celui de l'hôtel de Bourgogne: ce
furent les comédiens _italiens_ ou _bouffons_ qui s'établirent d'abord
dans la rue de la Poterie, à l'hôtel d'Argent, puis dans la vieille
rue du Temple, où ils prirent le nom de troupe du _Marais_. Là
brillaient Arlequin, Pantalon, Scaramouche, Trivelin, qui, pendant
près d'un siècle, ont eu le talent d'amuser nos pères avec de grosses
farces qui nous trouveraient aujourd'hui bien dégoûtés. A ces théâtres
il faut ajouter celui du Palais-Cardinal, construit par Richelieu:
c'est là que le cardinal fit jouer _Mirame_; c'est là que, en 1636,
parut le _Cid_[30].

         [Note 30: Voici ce que l'acteur Mondory écrivait à Balzac, le
         18 janvier 1637, sur les premières représentations du _Cid_:
         «Je vous souhaiterois ici pour y goûter, entre autres
         plaisirs, celui des belles comédies qu'on y représente, et
         particulièrement d'un _Cid_ qui a charmé tout Paris. Il est
         si beau qu'il a donné de l'amour aux dames les plus
         continentes, dont la passion a même plusieurs fois éclaté au
         théâtre public. On a vu seoir en corps aux bancs de ses loges
         ceux qu'on ne voit d'ordinaire que dans la chambre dorée et
         sur le siége des fleurs de lys. La foule a été si grande à
         nos portes, et notre lieu s'est trouvé si petit, que les
         recoins du théâtre qui servoient les autres fois comme de
         niches aux pages, ont été des places de faveur pour les
         cordons bleus et la scène y a été d'ordinaire parée de croix
         de chevaliers de l'ordre.» (_Revue de Paris_, nº du 30
         décembre 1838.)]

Six ans auparavant était née assez bourgeoisement, dans la rue
Saint-Denis, chez l'_illustre_ Conrart, l'_Académie française_. Ce
n'était alors que l'obscure réunion de sept ou huit beaux esprits
«qui, dit Pélisson, s'entretenoient familièrement, comme ils eussent
fait en une visite ordinaire, et de toute sorte de choses, d'affaires,
de nouvelles, de belles-lettres... Ils parlent encore de ce temps-là
comme d'un âge d'or, durant lequel, avec toute l'innocence et toute la
liberté des premiers siècles, sans bruit et sans pompe, et sans
autres lois que celles de l'amitié, ils goûtoient ensemble tout    
ce que la société des esprits et la vie raisonnable ont de plus doux
et de plus charmant[31]....»--«Dans cette école d'honneur, de politesse
et de savoir, dit l'abbé de Lachambre, l'on ne s'en faisoit point
accroire; l'on ne s'entêtoit point de son prétendu mérite; l'on n'y
opinoit point tumultueusement et en discorde; personne n'y disputoit
avec altercation et aigreur; les défauts étoient repris avec douceur
et modestie, les avis reçus avec docilité et soumission[32]...» En
1635, Richelieu se fit le protecteur de cette réunion et l'érigea en
Académie française, en la chargeant «pour que rien ne manquât à la
félicité du royaume, de tirer du nombre des langues barbares la langue
française que tous nos voisins parleront bientôt, si nos conquêtes
continuent comme elles ont commencé.»

         [Note 31: _Hist. de l'Acad. française_, t. Ier, p. 6.]

         [Note 32: Discours prononcé en 1684, p. 21.]



§ XVI.

Troubles de la Fronde.--Siége de Paris.--Bataille du faubourg
Saint-Antoine.


Les troubles de la Fronde marquent une époque importante dans
l'histoire de Paris: c'est celle de la ruine de ses libertés
municipales, qui remontaient probablement au temps des Romains et qui
disparurent dans la grande unité monarchique de Louis XIV. Les causes
de cette guerre civile furent en apparence un droit d'entrée sur les
denrées, une taxe mise sur les maisons bâties au delà de l'enceinte de
la ville, impôts qui s'ajoutaient aux impôts innombrables qu'inventait
chaque jour le cardinal Mazarin, «ce pantalon sans foi, cet escroc
titré, ce comédien à rouge bonnet,» ainsi que l'appelle le frondeur
Guy Patin dans sa verve de haine et d'injures; mais la cause       
réelle et profonde fut, de la part des bourgeois de Paris, moteurs et
acteurs de ces troubles, le désir très-ardent, très-raisonné de secouer
l'arbitraire ministériel, de prendre part au gouvernement, de faire ce
que faisaient à la même époque les bourgeois de Londres, d'Amsterdam,
de Genève. «Le monde est bien débêté, Dieu merci!» dit Guy Patin. Et
ce mot exprime l'esprit de fierté et d'indépendance de la haute
bourgeoisie, sa confiance dans ses lumières, l'humeur républicaine
qu'elle devait à ses fortes études, à son commerce passionné avec
l'antiquité, à ses tendances protestantes, à ses vivres sympathies
pour les doctrines du jansénisme[33]. Enfin dans les grands changements
qu'on projetait, Paris devait prendre l'initiative des réformes,
guider et éclairer les provinces, se faire chef de l'État.

         [Note 33: «Si j'eusse été, dit Guy Patin, lorsque l'on tua
         Jules-César dans le sénat, je lui aurois donné le
         vingt-quatrième coup de poignard!» (Lettres, t. III, p.
         491.)]

Le Parlement, qui était l'âme de la bourgeoisie, commença l'attaque
«contre le mauvais ménage de l'administration» en refusant
l'enregistrement des nouveaux impôts et en demandant des réformes qui
déchiraient le voile qui couvre le mystère de l'État,» et changeaient
la forme du gouvernement. La cour, après de longs débats, résolut de
briser les résolutions séditieuses de la magistrature par un acte de
vigueur. Elle fit arrêter (23 août 1648), dans sa maison de la rue
Saint-Landry, le conseiller Broussel, homme médiocre que ses
déclamations contre le gouvernement avaient rendu populaire. A cette
nouvelle, la foule s'émeut; on veut arracher Broussel à ses gardes;
les troupes royales qui occupaient les ponts sont refoulées jusqu'au
Palais-Cardinal. Le maréchal de la Meilleraye, dans la rue
Saint-Honoré, tue un homme: on court aux armes, un combat s'engage
dans toute la rue; Gondi, coadjuteur de l'archevêque de Paris[34], 
essaie d'apaiser le tumulte: au coin de la rue des Prouvaires, il est
renversé d'un coup de pierre et menacé de mort. Il court au
Palais-Royal pour demander la liberté de Broussel: on l'accueille par
des railleries; il se met à la tête du mouvement. Le lendemain deux
compagnies de Suisses qui veulent prendre la porte de Nesle sont
dispersées et massacrées. Le chancelier, qui se rend au Parlement, est
forcé de se réfugier dans l'hôtel de Luynes, sur le quai des
Augustins: il n'est dégagé que par les troupes du maréchal de la
Meilleraye qui, en faisant retraite sur le Pont-Neuf, sont accueillies
par des décharges continuelles. «Le mouvement, raconte Gondi, fut un
incendie subit et violent qui se fit du Pont-Neuf à toute la ville.
Tout le monde, sans exception, prit les armes. L'on voyait les enfants
de cinq et de six ans avec des poignards à la main; on voyait les
mères qui les leur apportaient elles-mêmes. Il y eut dans Paris plus
de douze cents barricades en moins de deux heures, bordées de drapeaux
et de toutes les armes que la Ligue avait laissées entières[35].» A ces
nouvelles, le Parlement vient en corps demander la liberté de
Broussel. Il est reçu et accompagné dans les rues avec des
applaudissements inouïs: toutes les barricades tombent devant lui;
mais il ne peut rien obtenir de la reine. Il sort. Le peuple, debout
sur ses barricades, le force à rentrer au Palais-Royal: «s'il ne
ramène Broussel, cent mille hommes iront le chercher.» La reine cède;
Broussel revient «porté sur la tête des peuples avec des acclamations
incroyables.» Les barricades sont détruites.

         [Note 34: Paris avait été érigé en archevêché en 1623.]

         [Note 35: _Mém. de Retz_, t. 1er, p. 92.]

Les troubles continuèrent, et la reine, insultée par des pamphlets
sanglants, s'enfuit avec sa cour à Saint-Germain. «Le siége de Paris,
disait un ministre, n'était pas une affaire de plus de quinze      
jours, et le peuple viendrait demander pardon, la corde au cou, si le
pain de Gonesse manquait seulement deux ou trois jours.» Cependant Paris
se met en mouvement et, selon sa coutume, «en huit jours enfante, sans
douleur, une armée complète.» Le Parlement, le clergé, le corps de
ville, votent des impôts, des levées de troupes, des amas d'armes.
L'enthousiasme fut si grand qu'il gagna même le petit peuple, les
mendiants, les aventuriers; les désordres et les crimes ordinaires
cessèrent tout à coup; la police, impossible sous l'autorité royale,
se fit toute seule et comme par enchantement: «Cinq mois durant, dit
Guy Patin, il n'est mort personne de faim dans Paris, pas un homme n'y
a été tué; personne n'y a été pendu ni fouetté[36].» Mais les
seigneurs, pour qui une rébellion était un coup de fortune, vinrent
gâter la Fronde en se mettant à sa tête et en la dirigeant dans leurs
vues cupides et ambitieuses. Ils accoururent comme à une proie ou à
une partie de plaisir, avec leurs valets, leurs maîtresses, leurs
femmes: parmi celles-ci était la belle duchesse de Longueville, qui
abandonna son hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre pour aller, avec
la duchesse de Bouillon, prendre séjour à l'Hôtel-de-Ville[37]. La
guerre commença; mais les seigneurs conduisirent les troupes
bourgeoises de telle sorte, qu'elles furent presque toujours battues,
et ce mouvement populaire, si grave dans son origine, où les Parisiens
avaient montré d'abord tant d'ardeur et de dévouement, dégénéra en
une mutinerie dérisoire et où il n'y eut de sérieux que les        
placards «qui ne parlaient pas moins que de se défendre du roi et du
Parlement, et d'établir une république comme celle d'Angleterre[38].» Les
grandes dames ne virent dans ces troubles qu'une occasion de nouer des
intrigues et de faire l'amour; les seigneurs ne cherchèrent qu'à se
vendre à la cour ou à s'enrichir aux dépens des bourgeois: «Paris, dit
Guy Patin, a dépensé quatre millions en deux mois, et néanmoins ils
n'ont rien avancé pour nous; ils ont mis en leur pochette une partie
de notre argent, ont payé leurs dettes et ont acheté de la
vaisselle[39].»

         [Note 36: Lettres, t. Ier, p. 262.]

         [Note 37: «Imaginez-vous ces deux personnes sur le perron de
         l'Hôtel-de-Ville, plus belles en ce qu'elles paroissoient
         négligées, quoiqu'elles ne le fussent pas. Elles tenoient
         chacune un de leurs enfants entre leurs bras, qui étaient
         beaux comme leurs mères. La Grève étoit pleine de peuple
         jusqu'au-dessous des toits; tous les hommes jetoient des cris
         de joie; toutes les femmes pleuroient de tendresse.» (Retz,
         t. IVe, p. 470.)]

         [Note 38: _Mém. du P. Berthod_, p. 301 (t. XLVIII de la
         collection Petitot.)]

         [Note 39: Lettres, t. Ier, p. 434.]

Les frondeurs, ces hommes que le même écrivain appelle «les restes de
l'âge d'or et les éternels ennemis de toute tyrannie,» virent qu'ils
étaient dupes et ne songèrent plus qu'à s'accommoder avec l'autorité
royale. On fit la paix; et le roi revint à Paris (18 août 1649).
«Plusieurs compagnies de la ville lui furent au-devant: il entra par
la rue Saint-Denis, fut tout du long de la rue jusques par-delà les
Innocents, puis entra dans la rue de la Ferronnerie, et passant tout
du long de la rue Saint-Honoré, s'en alla entrer dans le
Palais-Cardinal; et tout le voyage se fit avec tant d'acclamation du
peuple et tant de réjouissance qu'il ne se peut davantage[40].»

         [Note 40: Lettres, t. Ier, p. 470.]

Les troubles recommencèrent, mais excités par les grands, qui
soulevaient le peuple même contre la bourgeoisie. «Il ne se passait
guère de jour qu'il ne donnât des marques de son zèle pour les princes
et de sa fureur contre le cardinal Mazarin. Le prévôt des marchands et
tout le corps de la ville en fut attaqué en plusieurs rencontres,
particulièrement une fois, en sortant du Luxembourg, avec tant de
violence qu'ils furent obligés de se réfugier dans quelques maisons de
la rue de Tournon, et d'abandonner leurs carrosses qui furent mis  
en pièces[41].»

         [Note 41: _Mém. de Joly_, t. II, p. 6.]

Cependant, la reine croit en finir avec l'esprit de révolte en faisant
arrêter le prince de Condé; le tumulte augmente, et le Parlement
demande formellement le renvoi de Mazarin. Après de nombreuses
émeutes, le ministre se retire, la reine veut le suivre; le peuple s'y
oppose et cerne le Palais-Royal. La régente, pour démentir le bruit de
l'enlèvement du roi, commanda, dit madame de Motteville, qu'on ouvrît
toutes les portes. Les Parisiens, ravis de cette franchise, se mirent
tout près du lit du roi, dont on avait ouvert les rideaux, et
reprenant alors un esprit d'amour, lui donnèrent mille bénédictions.
Ils le regardèrent longtemps dormir, et ne pouvoient assez l'admirer.»

La guerre civile recommence, mais elle devient la dernière campagne de
la noblesse contre la royauté; Paris, dont les désirs de liberté ont
été si étrangement dénaturés, n'y joue plus qu'un rôle médiocre, mais
en gardant son caractère: «On dit qu'il n'y a point d'assurance dans
le peuple, disait Gaston d'Orléans, l'on a menti; il y a mille fois
plus de solidité dans les halles que dans les cabinets du
Palais-Royal.» Les Parisiens, ennemis de Mazarin, ennemis de Condé,
que le Parlement a également déclarés criminels de lèse-majesté, ne
s'inquiètent des armées, de la cour et du prince, de leurs mouvements,
de leurs combats, que lorsque toutes deux se rapprochent de leurs
murs. Alors la ville devient le théâtre de continuelles émeutes; le
duc de Beaufort soulève la populace contre la bourgeoisie, et chaque
jour on tend les chaînes, on rassemble les _colonelles_ ou légions de
garde bourgeoise, on établit des postes pour empêcher le pillage.
Cependant Condé, qui était à Saint-Cloud, cherche à gagner Charenton
et veut traverser Paris: il se présente à la porte de la           
Conférence; les bourgeois le repoussent; il est forcé de tourner
faubourgs du nord, qui étaient fortifiés. Alors Turenne se porte contre
lui, bat son arrière-garde dans le faubourg Saint-Denis, et attaque son
corps d'armée dans le faubourg Saint-Antoine. La bataille (2 juillet 1652)
s'engage avec acharnement dans la grande rue hérissée de barricades,
dans les rues voisines, dans les jardins, dans les maisons mêmes, où
les soldats royaux se font un chemin en perçant successivement les
murs. Mazarin place le jeune Louis XIV sur la terrasse d'une maison de
Popincourt pour lui donner ce terrible spectacle, qu'il n'oublia
jamais. Les Parisiens étaient sur les murailles, les portes fermées,
inquiets d'une lutte qu'ils devaient payer cher, quel que fût le
vainqueur; une grande agitation régnait dans la ville, les bourgeois
étant opposés, le peuple favorable au prince rebelle. La fille du duc
d'Orléans, mademoiselle de Montpensier, voulait qu'on lui donnât un
refuge dans Paris: elle ameute la multitude, menace le conseil de
ville, et se jette dans la Bastille. Condé, avec sa petite armée de
nobles, se défendait avec héroïsme, mais il allait succomber: soudain
une décharge d'artillerie, presque à bout portant, jette le désordre
dans l'armée royale: c'est le canon de la Bastille, c'est Mademoiselle
qui vient d'y mettre le feu. En même temps la porte Saint-Antoine
s'ouvre; Condé s'y jette avec ses soldats; le canon de la Bastille
redouble et l'armée du roi est forcée de se mettre en retraite.

Le prince, réfugié dans Paris, voulut s'en rendre maître par la
terreur. Le surlendemain de la bataille, une grande assemblée de
magistrats, de curés et de députés des quartiers, se tint à l'Hôtel de
ville pour amener une pacification; bien que, composée de frondeurs,
elle se montra favorable au retour du roi. Alors Condé ameuta une
masse de bandits, de soldats, «de bateliers et gagne-deniers, dont le
quartier est plein,» dit le père Berthod, lesquels commencèrent à  
tirer des coups de mousquet sur l'Hôtel, en criant: Mort aux mazarins!
puis ils enfoncèrent les portes, malgré la résistance désespérée des
gardes, mirent le feu aux salles et tuèrent à coups de baïonnette et
de poignards tout ce qu'ils rencontrèrent. Ce fut une des plus tristes
journées de l'histoire de Paris, et qui couvre d'un opprobre
ineffaçable le vainqueur de Rocroi: cinquante-quatre magistrats et
bourgeois tombèrent sous les coups des assassins, et parmi eux on
remarqua le président Miron, le conseiller Ferrand, le marchand de fer
Saint-Yon, etc. D'autres furent rançonnés, blessés, maltraités. Alors
la ville fut livrée à la plus grande anarchie; mais le prince
s'efforça vainement de rendre son pouvoir durable; la bourgeoisie
reprit le dessus.

«Voyant que Paris étoit dépeuplé d'un tiers, qu'une infinité de
familles en étoient sorties, que les rentes de la ville ne se payoient
plus, que la moitié des maisons étoient vides, que les artisans et
manouvriers périssoient[42],» elle commença à faire des assemblées
pour le rétablissement de l'autorité royale, à entamer des
négociations secrètes avec la cour, à crier: La paix! la paix! autour
du Luxembourg et de l'hôtel de Condé[43]. Mazarin se hâta, pour
favoriser ces bonnes dispositions, de donner satisfaction à la haine
populaire; il se retira à Sedan, et le roi publia une ordonnance
d'amnistie. Alors les six corps de marchands se réunirent dans la
maison des Grands-Carneaux, rue des Bourdonnais, et publièrent un
manifeste violent «contre les princes et les autorités enfantées par
la rébellion,» où ils se déclaraient résolus, au péril de leur vie et
de leurs biens, à restaurer l'autorité du roi, invitant le peuple à
quitter le bouquet de paille, insigne des frondeurs, et à prendre le
ruban blanc, insigne des royalistes. Ce manifeste fut accueilli par
des acclamations, et répandit la terreur dans le parti des         
princes, qui essayèrent de soulever le petit peuple et firent approcher
des troupes étrangères de Paris. Mais les bourgeois, surtout les marchands
de soie du quartier Saint-Denis, prirent les armes; et le prince de
Condé, désespérant d'empêcher la paix, s'enfuit de la ville «en
protestant qu'il se vengeroit des habitants et les persécuteroit
jusqu'au tombeau.» (14 octobre 1652).

         [Note 42: _Mém. de Berthod_, p. 302.]

         [Note 43: L'Odéon a été bâti sur l'emplacement de cet hôtel.
         Voyez l'_Histoire des quartiers de Paris_, liv. III, ch.
         III.]

Le même jour, les échevins s'assemblèrent, firent leur soumission au
roi, et lui envoyèrent une députation solennelle pour le supplier de
rentrer dans la capitale. «Le peuple étoit dans des tressaillements de
joie inconcevables sur l'espérance de revoir le roi à Paris; et sur
cela, on peut dire qu'il n'y a que les François qui aillent si vite
d'une extrémité à l'autre, car on vit presque en même temps la passion
que le peuple avoit de servir les princes se convertir en une aversion
mortelle pour eux. Le lendemain, le roi fit son entrée par la porte
Saint-Honoré, aux flambeaux, à cheval, à la tête de son armée, et
Paris le reçut avec les plus éclatantes démonstrations de joie qu'on
pouvoit désirer pour un conquérant et pour un libérateur de sa
patrie[44].»

         [Note 44: _Mém. de Berthod_, p. 369.]

Il descendit au Louvre; le lendemain il y réunit le parlement et lui
fit défense de prendre à l'avenir connaissance des affaires de l'État.
Alors la ville fut traitée sans ménagement: on abolit ses priviléges,
on désarma ses milices, on brisa ses chaînes, on lui imposa une
garnison royale et des magistrats royaux; les registres du parlement
et de l'Hôtel de ville qui contenaient les actes de cette époque
furent lacérés par la main du bourreau. Milices, chaînes,
magistratures populaires, priviléges municipaux, ne furent plus
rétablis pendant toute la monarchie absolue. Paris fut tenu dans   
la soumission la plus complète, regardé continuellement avec défiance,
annulé comme puissance politique: il cessa même d'être le séjour de la
cour, qui se tint dorénavant, d'abord à Saint-Germain, ensuite à
Versailles. Cet état de choses dura cent trente-six-ans; alors le
canon de la Bastille se fit de nouveau entendre, et cette fois il
marquait non plus la lutte de la royauté et de la noblesse en face du
peuple, spectateur indifférent, mais le réveil de Paris, la conquête
de toutes ces libertés que la Fronde avait demandées ou perdues, la
défaite de la noblesse et de la royauté, et l'avènement du peuple!



§ XVII.

Paris sous Louis XIV.--Monuments.--Habitations d'hommes
célèbres.--État des moeurs.--Police nouvelle.--Situation du peuple et
de la bourgeoisie.


Paris, déserté par la cour et privé de vie politique, n'en garda pas
moins son importance, et prit, sous le grand règne, un immense
accroissement. Ce n'était plus le temps où il y avait continuellement
à craindre une incursion des Anglais ou des Espagnols: la frontière de
la France avait été éloignée et si vigoureusement garnie, que la
capitale pouvait laisser tomber ses murailles, s'agrandir des huit ou
dix villes qui s'étaient formées au delà de ses fossés, et ne plus
songer, à l'ombre de l'épée du grand roi, qu'à s'enrichir dans les
travaux de la paix. Un édit royal, inspiré sans doute par les
souvenirs de la Ligue, de la Fronde, et de tant de siéges où Paris
avait tenu ses maîtres en échec, concéda à la ville ses murailles et
portes qui tombaient en ruines et ses fossés à demi comblés, à la
charge de les détruire et d'y faire des plantations et des maisons.
Ainsi furent commencés, en 1670, ces boulevards du nord qui sont
devenus le plus bel ornement et la partie la plus animée de la
capitale. Ils n'allèrent d'abord que de la porte Saint-Antoine à   
la porte Saint-Denis; mais, en 1685, le rempart du temps de Louis XIII
fut porté des rues Sainte-Appolline, Beauregard, des Jeûneurs,
Saint-Marc, etc., jusqu'à l'emplacement des boulevards actuels, et en
1704, cette longue promenade était achevée de la porte Saint-Antoine à
la porte Saint-Honoré. Alors les faubourgs Saint-Antoine, du Temple,
Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre, furent compris dans Paris. Du
côté du midi, les autres portes et fossés furent aussi détruits; l'on
commença de même une ligne de boulevards, et les faubourgs
Saint-Victor, Saint-Marcel, Saint-Jacques, les quartiers du
Luxembourg, Saint-Germain-des-Prés, des Invalides, firent partie de la
ville; mais les boulevards ne furent plantés que sous Louis XV, et
achevés seulement en 1760. Enfin, à cette époque, Paris fut divisé
régulièrement en vingt quartiers, et cette division a subsisté
jusqu'en 1790.

Dans le même temps furent construits des monuments que nous décrirons
plus tard: le _collége des Quatre-Nations_, la _Salpétrière_, la
_colonnade du Louvre_, l'_hôtel des Invalides_, l'_Observatoire_, les
_places Vendôme et des Victoires_, les _portes Saint-Denis_ et
_Saint-Martin_, etc. On créa les manufactures des Gobelins et des
glaces, la bibliothèque royale, les Académies des sciences, des
beaux-arts, des belles-lettres, etc. Un grand nombre de maisons
religieuses furent aussi fondées; mais, au lieu d'être uniquement
consacrées à la prière et à la méditation, presque toutes eurent un
but d'utilité pratique, et furent destinées au soulagement des
malades, à l'instruction des pauvres, à l'éducation des orphelins.
Nous les décrirons aussi dans l'_Histoire des quartiers de Paris_,
ainsi que les habitations célèbres de cette époque: hôtel Mazarin,
hôtel Colbert, hôtel Turenne, hôtel Lamoignon, maisons de madame de
Maintenon, de Ninon de Lenclos, de madame de Sévigné: noms magiques
qui évoquent à nos yeux le XVIIe siècle avec ses grands hommes, ses
grandes choses, son goût exquis pour les jouissances de l'esprit,  
ses écrits immortels, ses conversations délicieuses, ses femmes si pleines
de séductions et de grâce! «Sociétés depuis longtemps évanouies, dit
Chateaubriand, combien vous ont succédé! Les danses s'établissent sur
la poussière des morts et les tombeaux poussent sur les pas de la
joie!» Néanmoins nous devons dès à présent mentionner, pour l'histoire
des moeurs de ce vieux Paris, que, vers la fin du siècle, la Bruyère
regrettait déjà les habitations modestes de trois hommes de génie.

Dans la rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Vieilles-Étaves, était
la maison sombre et chétive qui a vu naître Molière: il est mort,
dit-on, dans la maison nº 34 de la rue Richelieu, en face de laquelle
Paris vient de lui élever un tardif monument. Dans la maison nº 18 de
la rue d'Argenteuil, demeurait Corneille; c'est là qu'il est mort.
Racine a habité pendant quarante ans dans la maison nº 12 de la rue
des Maçons[45]. A voir les demeures obscures de ces grands hommes, on
se figure leur vie simple et silencieuse, leur intérieur si calme et
si bourgeois, leurs études si larges, si fortes, dans une chambre mal
éclairée, sans ornements, garnie de quelques vieux livres; on croit
assister à leurs discussions savantes, candides, polies, sur le beau,
sur le goût, sur la prééminence des anciens ou des modernes, sur la
grâce, et le libre arbitre, vieilleries aussi ridicules qu'inutiles,
dit notre superbe littérature, et qui occupaient toutes les        
imaginations de ce pauvre XVIIe siècle[46]. Qui ne voudrait revoir la
chambre où Molière lisait le _Bourgeois gentilhomme_ à sa servante,
ou bien conversait avec Vivonne et Despréaux, ou bien dévorait     
les larmes que faisaient couler les infidélités de la séduisante Béjart?
Qui ne voudrait revoir Corneille dans son quatrième étage, vivant avec
son frère, isolé et sans valets, si pauvre, lui dont le génie a donné
des millions aux acteurs et aux libraires, qu'un jour, en sortant de
chez lui, il s'arrêta pour faire rapiécer ses souliers par le savetier
du coin? Qui ne voudrait revoir Racine, demi-gentilhomme,
demi-bourgeois, après avoir suivi le roi à l'armée ou à Fontainebleau,
retrouvant dans son ménage ses filles _Babet_, _Nanette_, _Fanchon_ et
_Madelon_, ou bien envoyant à son fils, attaché à l'ambassade de
Hollande, «deux chapeaux avec onze louis d'or et demi, vieux, faisant
cent quarante livres dix-sept sous six deniers,» en l'avertissant d'en
être bon ménager et de suivre l'exemple de M. Despréaux, qui vient de
toucher sa pension et de porter chez son notaire dix mille francs pour
se faire cinq cent cinquante livres de rente sur la ville!» Enfin, qui
ne voudrait revoir ce cabaret de la _Pomme-de-Pin_, déjà illustré par
Villon et Regnier, où venaient Racine et Molière, Lulli et Mignard, le
marquis de Cavoye et le duc de Vivonne, ou Chapelle entraînait
Boileau,

  Et répandait sa lampe à l'huile
  Pour lui mettre un verre à la main.

Le lieu n'était pas brillant, mais la chère y était bonne; on n'y
voyait ni glaces ni dorures, mais de grosses tables dans des retraits
bien clos, où l'on fêtait à loisir la _dive bouteille_ et la _purée
septembrale_. Que d'esprit s'est dépensé dans cette obscure taverne!
que de joyeux propos, d'entretiens charmants, de vers faciles! quelle
gaieté naïve, décente et douce! Hélas! tout cela est déjà pour     
nous de l'histoire ancienne.

         [Note 45: Dans une lettre à Boileau, datée du camp de
         Gévries, 21 mai 1592, il lui raconte la revue que le roi
         vient de passer de son armée, forte de «six vingt mille
         hommes ensemble, sur quatre lignes,» et dit: «J'étois si las,
         si ébloui de voir briller des épées et des mousquets, si
         étourdi d'entendre des tambours, des trompettes et des
         timbales, qu'en vérité je me laissois conduire par mon
         cheval, sans avoir plus d'attention à rien; et j'eusse voulu
         de tout mon coeur que tous les gens que je voyois eussent été
         chacun dans leur chaumière ou dans leur maison avec leurs
         femmes et leurs enfants, et moi dans ma rue des Maçons, avec
         ma famille.»]

         [Note 46: C'était la vie de tous les hommes d'étude, de toute
         la bourgeoisie lettrée de cette époque, la preuve en est dans
         ces lignes de Guy Patin, ce type si curieux et si complet des
         Parisiens du XVIIe siècle; si heureux quand «il fait la
         débauche avec Sénèque et Cicéron;» si caustique quand il
         examine «le tric trac du monde qui est autant fou que
         jamais;» si profond quand «il perd pied dans les abîmes de la
         Providence.» (Il demeurait place du Chevalier-du-Guet, et
         nous l'y retrouverons.) «Je passe tranquillement, écrit-il,
         les après-soupers avec mes deux illustres voisins, M. Miron,
         président aux enquêtes, et M. Charpentier, conseiller aux
         requêtes. On nous appelle les trois docteurs du quartier.
         Notre conversation est toujours gaie: si nous parlons de la
         religion ou de l'État, ce n'est qu'historiquement, sans
         songer à réformation ou à sédition. Notre principal entretien
         regarde les lettres, ce qui s'y passe de nouveau, de
         considérable et d'utile. L'esprit ainsi délassé, je retourne
         à ma maison, où après quelque entretien avec mes livres, je
         vais chercher le sommeil dans mon lit, qui est, sans mentir,
         comme a dit notre grand Fernel, après Sénèque le tragique,
         _pars humanæ melior vitæ_. Je soupe peu de fois hors de la
         maison, encore n'est-ce guère qu'avec M. de Lamoignon,
         premier président. Il m'affectionne il y a longtemps; et,
         comme je l'estime pour le plus sage et le plus savant
         magistrat du royaume, j'ai pour lui une vénération
         particulière, sans envisager sa grandeur (1658).»

         Cependant ces conversations n'étaient pas toujours si
         littéraires; et voici d'autres lignes qui nous apprennent
         tout ce qu'il y avait de hardi dans la pensée secrète de ces
         bourgeois de la Fronde:

         «M. Naudé, bibliothécaire du Mazarin, et intime ami de M.
         Gassendi, comme il est le nôtre, nous a engagés pour dimanche
         prochain à aller souper et coucher tous trois en sa maison de
         Gentilly, à la charge que nous ne serons que nous trois et
         que nous y ferons la débauche, mais Dieu sait quelle
         débauche! M. Naudé ne boit naturellement que de l'eau et n'a
         jamais goûté vin; M. Gassendi est si délicat qu'il n'oseroit
         boire et s'imagine que son corps brûleroit s'il en avoit
         bu... Pour moi (je ne puis que jeter de la poudre sur
         l'écriture de ces grands hommes), j'en bois fort peu; et
         néanmoins ce sera une débauche, mais philosophique, et
         peut-être quelque chose davantage; _peut-être tous trois
         guéris du loup-garou et délivrés du mal des scrupules, qui
         est le tyran des consciences, nous irons jusques fort près du
         sanctuaire_. Je fis l'an passé ce voyage de Gentilly avec M.
         Naudé, moi seul avec lui tête à tête; il n'y avoit point de
         témoins, aussi n'y en falloit-il point; nous, y parlâmes fort
         librement de tout, sans que personne en ait été scandalisé.»
         (_Lettres_, t. 2. p. 508.)]

Après les troubles de la Fronde qui avaient augmenté dans la ville ses
éléments de désordre, on avait vu Paris infesté plus que jamais de
filous, de faux monnayeurs, de coupe-jarrets, de soldats vagabonds et
de valets tapageurs[47]; de plus les _cours des Miracles_[48]
vomissaient chaque matin une armée de trente mille mendiants valides
et affectant des infirmités, lesquels s'étaient organisés en _royaume_
«et vivaient, dit un écrit du temps, comme païens dans le
christianisme, en adultère, en concubinage, en mélange et communauté
de sexes, puisant l'abomination avec le lait, ayant le larcin par
habitude et l'impiété par nature, faisant commerce des pauvres
enfants, enfin étant tels que parmi eux il n'y a plus d'intégrité du
sexe après l'âge de cinq à six ans.»

         [Note 47: On connaît ces vers de Boileau:

               Sitôt que de la nuit les ombres pacifiques
               D'un double cadenas font fermer les boutiques...
               Les voleurs à l'instant s'emparent de la ville;
               Le bois le plus funeste et le moins fréquenté
               Est auprès de Paris un lieu de sûreté...]

         [Note 48: Voir _Histoire des quartiers de Paris_, liv. II,
         chap. V.]

On pendait, on rompait, on décapitait les voleurs et les assassins
avec une incroyable et barbare facilité; toutes les rues, toutes les
places étaient, chacune à son tour, ensanglantées par des supplices;
c'était le spectacle de tous les jours, spectacle fort couru, fort
goûté du peuple et même des grands[49]; «mais, dit Guy Patin, on a beau
pendre les voleurs, on ne sauroit en tarir la source[50].» Et en effet,
comment empêcher le vol dans une ville où la police était          
tellement faite, «que les compagnies du régiment des gardes voloient
impunément aux bouts des faubourgs ceux qui entroient ou sortoient de
la ville[51]?» Quant aux désordres d'un autre genre, quant aux crimes
produits par la débauche, une seule phrase de Guy Patin nous en
dévoilera toute l'horreur. Une demoiselle de la cour, ayant été
séduite par le duc de Vitry, se fit avorter et mourut. La sage-femme
qui l'avait aidée dans son crime fut condamnée à être pendue. A ce
sujet «les vicaires généraux se sont allés plaindre à M. le premier
président que depuis un an six cents femmes, de compte fait, se sont
confessées d'avoir tué et étouffé leur fruit[52].»

         [Note 49: Voir les _Lettres de Madame de Sévigné_ sur les
         supplices de la Brinvilliers et de la Voisin. La foule qui
         assistait aux exécutions était si grande qu'il y avait
         souvent des gens étouffés.]

         [Note 50: «M. de Saint-Cyran (Duvergier de Hauranne, l'ami de
         Jansénius) m'a dit autrefois en parlant de ces exécutions
         criminelles, qu'il mouroit, à Paris, plus de monde de la main
         du bourreau que presque en tout le reste de la France, ce qui
         n'est pas absolument vrai; mais il parloit avec horreur et
         extrême doléance de tant de meurtres et assassinats qui se
         faisoient à Paris, et il approuvoit fort les punitions
         exemplaires que les juges en font faire. Aussi Paris en
         a-t-il bien besoin, car il y a trop de larrons, de vauriens
         et trop de gens oiseux qui ne cherchent qu'à faire bonne
         chère et à être braves aux dépens d'autrui.» (_Lettres de G.
         Patin_, t. 3, p. 639).]

         [Note 51: _Lettres de Guy Patin_, t. 2, p. 180, ann. 1655.]

         [Note 52: Id. t. 3, p. 226.]

En 1666, un édit royal mit fin au désordre de la capitale en créant
dans la prévôté de Paris un troisième lieutenant: ce fut le
_lieutenant de police_ qui eut le privilége de travailler directement
avec le roi. Alors la ville changea de face: par la sévérité et la
vigilance de la Reynie, premier lieutenant de police, et surtout de
son successeur l'illustre d'Argenson, qui devint plus tard garde des
sceaux[53], Paris se trouva tout d'un coup délivré des gens sans aveu,
sans domicile, sans métier, qui étaient maîtres de son pavé. On    
ouvrit de nombreux asiles à la misère, à la maladie, à l'enfance, à la
vieillesse, entre autres _l'hôpital général_[54]; on établit une taxe
des pauvres; on interdit la mendicité[55] et l'on créa un corps
spécial pour arrêter les mendiants, les _archers de l'hôpital_; enfin
on imposa le joug rigoureux des lois aux seigneurs, et l'on donna de
la force à l'administration en supprimant les vingt-deux justices
seigneuriales et ecclésiastiques qui se partageaient la ville avec la
justice du roi, en les réunissant au tribunal du Châtelet, et en
fermant toutes les prisons particulières, à l'exception de celles du
For l'Évêque, de Saint-Éloi, de Saint Martin et de Saint-Germain. Tous
les règlements de police sur la voirie furent renouvelés, étendus et
sévèrement mis à exécution; les concessions d'eau faites abusivement à
des couvents et maisons particulières furent abolies et le nombre des
fontaines augmenté; le balayage et l'enlèvement des boues furent
confiés à un service régulier d'agents et de voitures; les tanneries
et autres industries insalubres furent éloignées de la rivière et
reléguées dans les quartiers les moins peuplés; l'éclairage, qui ne
s'était fait jusqu'alors que partiellement et accidentellement dans
quelques rues et devant quelques maisons, devint général au moyen de
six mille cinq cents lanternes à chandelle réparties dans tous les
quartiers. On doubla les compagnies du guet royal, le guet bourgeois
n'existant plus depuis l'abolition des milices parisiennes; on confia
la garde de la ville au régiment des gardes françaises qui se
recrutait presque entièrement d'enfants de Paris et on leur bâtit  
des casernes; on inventa les pompes à incendie, les voitures publiques
appelées _fiacres_[56], qui succédèrent à celles que nous appelons
aujourd'hui _omnibus_, dont la première idée est attribuée à Pascal
[57]; on fit les premières ordonnances sanitaires relatives aux
prostituées, et l'on ouvrit un premier hôpital pour ces malheureuses;
on créa la halle aux Vins, le marché de Sceaux, la caisse de Poissy,
et n'eût été la crainte de l'enchérissement de la viande, on eût fait
des abattoirs. «Le roi a dit, raconte Guy Patin, qu'il veut faire de
Paris ce qu'Auguste fit de Rome, _lateritiam reperi, marmoream
relinquo...._ Aussi on travaille diligemment à nettoyer les rues, qui
ne furent jamais si belles; on exécute la police sur les revendeuses,
ravaudeuses et savetiers qui occupent des lieux qui incommodent le
passage public; on visite les maisons et l'on en chasse les vagabonds
et gens inutiles; on établit un grand ordre contre les filous et les
voleurs de nuit[58].» Enfin «il y avoit plusieurs soldats et même  
des gardes du corps qui, dans Paris et sur les chemins voisins, prenoient
par force des gens qu'ils croyoient être en état de servir et les
menoient dans des maisons qu'ils avoient pour cela dans Paris, où ils
les enfermoient et ensuite les vendoient malgré eux aux officiers qui
faisoient les recrues. Ces maisons s'appeloient _des fours_. Le roi,
averti de ces violences, a commandé qu'on arrêtât tous ces gens-là et
qu'on leur fît leur procès. Il ne veut point qu'on enrôle personne par
force. On prétend qu'il y avoit vingt-huit de ces _fours_ dans
Paris[59],» lesquels ne servaient pas seulement à retenir les hommes à
vendre comme recrues, ils servaient encore à renfermer des femmes et
des enfants que l'on enlevait pour les vendre et les envoyer en
Amérique.

         [Note 53: «Ç'a été, dit un écrivain du temps de Louis XV, le
         plus grand génie et le plus grand politique de son siècle,
         comparable au cardinal de Richelieu. Il avoit la confiance de
         Louis XIV, et il est resté lieutenant de police durant son
         règne, parce qu'il étoit nécessaire au roi dans ce poste par
         la connoissance qu'il avoit de Paris; mais en même temps il
         avoit plus de crédit dans ce poste inférieur que les
         ministres et les premiers magistrats.» (_Journal historique
         de Barbier_, t. I, p. 84.)]

         [Note 54: Voir l'_Histoire des quartiers de Paris_, liv. III,
         chap. I, pour l'ordonnance de fondation.]

         [Note 55: «On va incessamment, dit le _Journal de Dangeau_,
         renfermer tous les pauvres qui sont à Paris; il y aura des
         ateliers différents pour faire travailler ceux qui en auront
         la force; on fera subsister ceux qui ne sont pas en état de
         travailler, et en même temps on punira sévèrement ceux qui
         demandent l'aumône dans les rues.»]

         [Note 56: On les appela ainsi, soit de la maison où elles
         s'établirent, rue Saint-Martin, et qui avait pour enseigne
         saint Fiacre, soit d'un moine des Petits-Pères, nommé Fiacre
         qui mourut, vers ce temps, en odeur de sainteté, et dont on
         mit l'image dans ces voitures _pour les préserver
         d'accidents_.]

         [Note 57: «En 1650, dit un almanach, on établit à Paris des
         carrosses à cinq sous par place; ils partoient à différentes
         heures marquées pour elle, d'un quartier à l'autre, et
         ressembloient aux coches et diligences dont on se sert
         aujourd'hui sur les routes.» Ces voitures eurent d'abord une
         grande vogue, mais étant mal administrées, elles ne
         réussirent pas. En 1662, il y avait trois lignes de
         _carrosses à cinq sous_: la première de la
         Porte-Saint-Antoine au Louvre; la deuxième de la place Royale
         à Saint-Roch; la troisième de la Porte-Montmartre au
         Luxembourg.]

         [Note 58: _Lettres_, t. 3, p. 619 et suiv.--La grande voirie
         fut alors confiée à deux magistrats financiers qu'on appelait
         _trésoriers de France_. «Elle se bornait, dit M. de
         Chabrol-Volvic, à la haute surveillance de la solidité des
         constructions, à la prohibition des étalages extérieurs et à
         l'exécution de quelques règlements de salubrité. Quant aux
         alignements à suivre pour les constructions nouvelles, ils
         étaient en quelques sorte indiqués sur place par l'examen
         isolé des lieux. On n'était pas alors frappé, comme
         aujourd'hui, de la nécessité de subordonner toutes ces
         décisions à un projet général et fixe qui eût pour but
         l'assainissement et l'embellissement de la capitale.»
         (_Recherches statistiques sur Paris._)]

         [Note 59: _Journal de Dangeau_, publié par MM. Soulié,
         Dussieux, etc. t. V. 168.]

Grâce à ces importantes innovations, grâce surtout au gouvernement
vigoureux, éclairé, national de Louis XIV, Paris jouit pendant tout
son règne, et malgré les désastres qui en marquèrent la fin, d'une
grande prospérité[60]. Alors cette ville, dont l'industrie ne      
s'était exercée jusqu'à cette époque que dans les choses nécessaires à
ses habitants, commença d'avoir de grands métiers, d'envoyer ses produits,
ses _articles_, bijoux, meubles, modes, dentelles, dans une grande
partie de la France et même de l'Europe. Les règlements de saint Louis
sur les métiers, les corporations industrielles, les maîtrises furent
renouvelés par Colbert et adaptés aux besoins du temps et aux progrès
de l'industrie. Les fêtes données par le grand roi, les établissements
fondés par lui, les monuments élevés en son honneur, les couvents, les
spectacles, les sociétés, attirèrent à Paris une multitude de
provinciaux et d'étrangers qui augmentèrent sa richesse. «Tout Paris
est une grande hôtellerie, dit un de ces voyageurs; les cuisines
fument à toute heure; on voit partout des cabarets et des hôtes, des
tavernes et des taverniers... Le luxe est ici dans un tel excès, que
qui voudroit enrichir trois cents villes désertes, il lui suffiroit de
détruire Paris. On y voit briller une infinité de boutiques où l'on ne
vend que des choses dont on n'a aucun besoin; jugez du nombre des
autres où l'on achète celles qui sont nécessaires...--Le peuple,
ajoute-t-il, fréquente les églises avec piété, pendant que les nobles
et les grands y viennent pour se divertir, pour parler et faire
l'amour. Il travaille tous les jours avec assiduité, mais il aime à
boire les jours de fête, encore bien qu'une petite mesure de vin à
Paris vaille plus qu'un baril à la campagne. Il n'y a pas au monde un
peuple plus industrieux et qui gagne moins[61], parce qu'il donne tout
à son ventre et à ses habits; malgré cela, il est toujours content. Et
pourtant je ne pense pas qu'il y ait au monde un enfer plus terrible
que d'être pauvre à Paris, et de se voir continuellement au        
milieu de tous les plaisirs, sans pouvoir en goûter aucun.»

         [Note 60: Il faut excepter les misères causées par la famine
         de 1709 et qui amenèrent quelques troubles. «Il y eut le
         matin, dit Dangeau, (20 août 1709) un assez grand désordre à
         Paris. Des pauvres, qu'on avait fait assembler pour
         travailler à ôter une butte (la butte Bonne-Nouvelle) qui est
         sur le rempart du côté de la porte Saint-Denis,
         s'impatientèrent de ce qu'on ne leur distribuait pas assez
         vite le pain qu'on leur avait promis et commencèrent par
         piller la maison où était le pain; ils se répandirent ensuite
         dans les rues de Paris en fort grand nombre, pillèrent les
         maisons des boulangers et marchèrent à la maison de M.
         d'Argenson. On fut obligé de faire marcher les gardes
         françaises et suisses qui sont dans Paris; les mousquetaires
         même montèrent à cheval. Il y eut quelques gens tués de cette
         canaille, parce qu'on fut obligé de tirer dessus et on en a
         mis quelques-uns en prison.»]

         [Note 61: D'après Vauban, la journée d'ouvrier à Paris
         variait de douze à trente sous.]

Quant à la bourgeoisie, le règne de Louis XIV est son beau temps. La
Fronde avait été pour elle un grand enseignement: elle sentit le
ridicule et l'absurde de ses prétentions à gouverner une société
encore toute féodale; elle revint à sa place, elle rentra dans la
subordination sans regrets et presque sans envie; elle vécut
modestement sous la main de son antique protectrice, la royauté qui,
retrouvant en elle son alliée soumise, lui donna sans éclat et sans
secousse une belle part de sa puissance. En effet, «sous ce long règne
de vile bourgeoisie,» ainsi que l'appelle Saint-Simon, on vit les
familles parlementaires et municipales de Paris occuper les hauts
postes de l'administration, les intendances, les ambassades, même les
ministères: témoin celles des Lepelletier, des Chamillard, des Voisin,
et surtout cette famille si grande, si fameuse des Arnauld; on les vit
même dans les hautes dignités de l'armée, témoin Catinat. La
bourgeoisie parisienne se fait une belle place dans la société si
régulièrement classée du XVIIe siècle, non-seulement par ses services,
mais par ses vertus, par la gravité de ses moeurs et la simplicité de
sa vie, par sa soumission sans servitude, et son opposition calme et
mesurée, par sa haine «contre les tyranneaux, les partisans, les
maîtres passefins et les opérateurs d'iniquités,» enfin par sa grande
instruction, sa passion pour les lettres, «son orthodoxie du bon
sens,» sa bonhomie pleine de gaieté maligne et de mordant gaulois.

La population de Paris s'éleva, sous le règne de Louis XIV, à plus de
500,000 habitants: on comptait dans cette ville 500 grandes rues, 9
faubourgs, 100 places, 9 ponts, 22,000 maisons, dont 4,000 à porte
cochère, et Vauban put dire d'elle: «Cette ville est à la France ce
que la tête est au corps humain. C'est le vrai coeur du royaume, la
mère commune de la France, par qui tous les peuples de ce grand État
subsistent, et dont le royaume ne saurait se passer sans déchoir   
considérablement.»



§ XVIII.

Paris sous Louis XV.--Événements historiques.--État des
moeurs.--Monuments et améliorations matérielles.--Théâtres, etc.


Sous le règne de Louis XV, Paris ne sort pas de l'état de soumission
politique auquel le gouvernement du grand roi l'a façonné; mais il est
matériellement moins tranquille, et la misère ainsi que les tyrannies
de la police y amènent de passagères séditions. D'ailleurs, il modifie
ses moeurs, son caractère, ses habitudes, son esprit. Ainsi il
commence à prendre un goût désordonné pour l'argent, à se livrer
avidement, follement au jeu des opérations financières, à se laisser
dominer par la caste égoïste de ces _traitants_, que madame de
Maintenon appelait la _balayure de la nation_, et que Lesage, à cette
époque, flagella dans _Turcaret_. Paris avait pourtant applaudi dans
les premiers jours de ce règne aux poursuites du régent contre «les
sangsues de l'État,» poursuites par lesquelles plus de quatre mille
familles furent taxées arbitrairement à une restitution de cent
cinquante-six millions. Mais le système de Law «fit des Parisiens, dit
un poëte du temps, autant de Danaés.» On sait quelle frénésie s'empara
alors de la capitale, quelle foule assiégeait chaque jour les rues
Richelieu et Vivienne, où était situé l'hôtel Mazarin, demeure du
grand financier, quelles scènes étranges se passèrent dans la rue
Quincampoix, sur la place Vendôme, dans l'hôtel de Soissons, où se
négociaient les actions; comment enfin la chute du système amena des
émeutes terribles où le Palais-Royal fut envahi, où seize victimes
périrent étouffées dans la foule. Paris fut bouleversé par cette
grande et désastreuse expérience qui fit hausser d'une manière     
exorbitante tous les objets fabriqués[62], mais il lui en advint plus
de bien que de mal: cent mille provinciaux ou étrangers accoururent
dans ses murs; les joueurs jetèrent l'or à pleines mains dans toutes
ses maisons de plaisirs; la recette de l'Opéra s'éleva dans un an de
120,000 à 740,000 livres. D'ailleurs la richesse qui était auparavant
dans le sol et dans un petit nombre de maisons nobles, se trouva
déplacée, mobilisée; elle s'en alla dans des mains roturières et plus
nombreuses, et commença à suivre les variations du commerce; on créa
de nouveaux établissements industriels; le salaire et l'aisance des
ouvriers furent augmentés[63], et la bourgeoisie se plaça sur un pied
d'égalité avec la noblesse par son goût du luxe et des jouissances
matérielles. «Aujourd'hui, dit un contemporain, que l'argent fait
tout, tout est confondu à Paris. Les artisans aisés et les marchands
riches sont sortis de leur état; ils ne comptent plus au nombre du
peuple[64].»

         [Note 62: «Une paire de bas de soie vaut 40 liv.; le beau
         drap gris vaut 70 à 80 liv. l'aune; un train de carrosse, qui
         valait 100 écus, vaut 1,000 liv.; l'ouvrier qui gagnoit 4
         liv. 10 s. par jour, veut gagner 6 liv., et il est quatre
         jours sans travailler, à manger son argent.» (_Journal
         historique de Barbier_, avocat au parlement de Paris, t. I,
         p. 42.) L'industrie de luxe à cette époque consistait
         principalement en étoffes d'or, d'argent et de soie,
         ferrandines moires, taffetas, rubans, galons d'or et
         d'argent, etc.]

         [Note 63: Cette augmentation de salaire amena quelques
         troubles pendant les années suivantes, les ouvriers n'ayant
         pas voulu subir de diminution. Ainsi Barbier raconte que les
         ouvriers en bas, qui étaient quatre mille à Paris, «ont
         menacé de coups de bâtons ceux d'entre eux qui consentiroient
         à la diminution, et ils ont promis un écu par jour à ceux qui
         ne pourroient pas vivre sans cela. Pour cet effet ils ont
         choisi un secrétaire qui avoit la liste des ouvriers sans
         travail, et un trésorier qui distribuoit la pension. Ces
         ouvriers demeurent dans le Temple. On s'est plaint au
         contrôleur général, et on en a fait mettre une douzaine en
         prison au pain et à l'eau. Cela montre qu'il ne faut pas
         laisser le peuple se déranger et la peine qu'on a à le
         réduire» (t. I, p. 207).]

         [Note 64: _Journal de Barbier_, t. II, p. 411.]

Aux folies financières succédèrent les folies religieuses. Un      
prêtre janséniste mourut: ses amis l'honorèrent comme un saint et vinrent
prier sur sa tombe; les zélés et les intrigants du parti voulurent
qu'il fit des miracles; et bientôt l'on vit dans le cimetière
Saint-Médard des fous éprouver des convulsions, de prétendus malades
célébrant leur guérison, d'autres insensés recherchant la persécution
et le martyre. Le gouvernement ferma le cimetière, emprisonna les
convulsionnaires, poursuivit les fanatiques jusque dans leurs
assemblées secrètes; mais les convulsions et les miracles ne cessèrent
que sous les sarcasmes des écrivains et des philosophes. Quant au
parti janséniste, qui «compose à présent, dit Barbier, les deux tiers
de Paris de tous états et surtout dans le peuple[65]» il devint de plus
en plus le parti de l'opposition politique et celui qui cachait en son
sein les principes mêmes de la révolution.

         [Note 65: _Journal_, t. II, p. 173.]

Les autres événements de l'histoire de Paris, pendant le règne de
Louis XV, peuvent se résumer en peu de mots: d'abord c'est la
consternation des Parisiens quand, le roi étant tombé malade à Metz,
toutes les églises étaient encombrées de fidèles demandant au ciel la
vie du monarque _bien-aimé_[66]; ensuite leurs malédictions suivies
d'une émeute où l'hôtel du lieutenant de police fut sur le point   
d'être saccagé, quand le bruit courut que le roi ravivait ses sens
blasés par des bains de sang humain et qu'on enlevait à cet effet des
enfants dans Paris; puis les troubles causés par le tirage à la milice
pendant les guerres de 1740 et de 1756, quand on affichait des
placards séditieux où l'on menaçait «de mettre le feu aux quatre coins
de la ville[67];» enfin les émotions de toute la population pendant la
lutte que se livrèrent les jésuites et les parlements, alors que les
curés refusaient les sacrements aux jansénistes et que les         
magistrats faisaient communier les malades au milieu des huissiers et
des baïonnettes. Ajoutons à ces événements le supplice sauvage, infernal
de Damiens, honte d'une époque qui avait sans cesse à la bouche le mot
d'humanité, la mort inique, infâme de Lally[68], enfin les fêtes du
mariage du dauphin et de Marie-Antoinette qui furent, par la faute
d'une police inepte, effroyablement attristées par la mort de cent
trente-deux personnes écrasées sur la place où, vingt-trois ans après,
les malheureux époux devaient périr sur l'échafaud. Ce sont là les
principaux faits dont Paris a été le théâtre sous le règne de Louis
XV; mais l'histoire de cette ville, «de ce pays des madrigaux et des
pompons,» ainsi que l'appelle Voltaire, n'est pas, à cette époque, 
dans les événements qui agitent ses rues, elle est dans son amour du
luxe et des plaisirs, dans le progrès de ses richesses, dans l'état
des esprits et de la société, elle est dans ses moeurs tellement
licencieuses que le romancier Restif de la Bretonne écrivait: «on peut
regarder Paris comme le centre de l'incontinence de la France et même
comme le mauvais lieu de l'Europe;» elle est dans les salons du baron
d'Holbach, de mesdames de Tencin, du Deffand, Geoffrin, Lespinasse, où
toutes les questions de réforme politique et sociale étaient abordées,
dans les théâtres où l'on applaudissait les sarcasmes et les
hardiesses de Voltaire, dans les livres des philosophes si avidement
lus, dans la vie de Jean-Jacques Rousseau, de Diderot, de d'Alembert
et de tant d'autres _espèces_, «logés au quatrième étage,» dont les
moindres actions intéressaient plus que les actes du pouvoir; elle est
surtout dans la profonde misère, la brutale ignorance, la sourde
colère du peuple, qui ne connaissait du gouvernement que sa police
tyrannique, ses impôts oppressifs, son _pacte de famine_. «On a traité
les pauvres, dit Mercier, en 1769 et dans les trois années suivantes,
avec une atrocité, une barbarie qui feront une tache ineffaçable à un
siècle qu'on appelle humain et éclairé. On eût dit qu'on en voulait
détruire la race entière, tant on mit en oubli les préceptes de la
charité. Ils moururent presque tous dans les _dépôts_, espèces de
prisons ou l'indigence est punie comme le crime. On vit des
enlèvements qui se faisaient de nuit par des ordres secrets. Des
vieillards, des enfants, des femmes perdirent tout à coup leur
liberté, et furent jetés dans des prisons infectes, sans qu'on sut
leur imposer un travail consolateur. Ils expirèrent en invoquant en
vain les lois protectrices et la miséricorde des hommes en place. Le
prétexte était que l'indigence est voisine du crime, que les séditions
commencent par cette foule d'hommes qui n'ont rien à perdre; et comme
on allait faire le commerce des blés, on craignit le désespoir de  
cette foule de nécessiteux, parce qu'on sentait bien que le pain
devait augmenter. On dit: étouffons-les d'avance, et ils furent
étouffés...»

         [Note 66: Ces témoignages d'affection enthousiaste se sont
         plusieurs fois reproduits pendant le règne de Louis XV: ainsi
         en 1721, le rétablissement du roi, après une petite maladie,
         fut célébré par des manifestations d'allégresse presque
         incroyables: «Il y avoit, dit Barbier, des jeux, des
         illuminations à toutes les fenêtres, des tables et des
         tonneaux de vin dans les rues, des danses et des cris à
         étourdir, des _Te Deum_ chantés par tous les corps et
         communautés; et cela dura quinze jours. Jamais on n'a vu dans
         Paris le monde qu'il y a eu, jusqu'à trois heures du matin, à
         faire des folies étonnantes: c'était des bandes avec des
         palmes et un tambour; d'autres avec des violons; enfin les
         gens âgés ne se souviennent pas d'avoir vu pareil dérangement
         et pareil tapage lors d'une réjouissance dans Paris: il est
         impossible de décrire cela.» (_Journal_, t. I, p. 99).]

         [Note 67: Ces placards sont de l'année 1743, et néanmoins le
         tirage se fit sans accident. «La milice est fixée à dix-huit
         cents hommes dans Paris, raconte Barbier, garçons de l'âge de
         seize ans jusqu'à quarante, et de cinq pieds au moins. Les
         enfants de tous les corps et communautés, des marchands et
         artisans, tireront au sort, ainsi que les gens de peine et de
         travail et autres habitants qui ne seront pas dans le cas
         d'être exemptés par l'état, leurs charges et leurs emplois:
         cela a été étendu à tous les domestiques. Il est dit en outre
         que tous les gens sans aveu, profession ou domicile fixe,
         comme domestiques hors de condition, ouvriers sans maître et
         vagabonds, sont miliciens de droit...»--Il y eut ensuite
         exemption pour les domestiques des princes, nobles,
         magistrats, avocats, gens de finance et même pour les fils de
         certains marchands et artisans, suivant la capitation qu'ils
         paiaient: «ce qui fait voir que le but est de tirer de
         l'argent, parce que les marchands et artisans aimeront mieux
         augmenter leur capitation que de voir leurs enfants sujets à
         la milice.» Au reste les bourgeois furent très-mécontents de
         voir la livrée exemptée, «ce qui ne remplit pas l'idée qu'on
         sembloit avoir de repeupler les campagnes par la diminution
         des domestiques dans Paris.» Le tirage se fit dans l'hôtel
         des Invalides, quartier par quartier; il y avoit cinq billets
         noirs sur trente billets; ceux qui tiroient les billets noirs
         étoient miliciens; ils se décoroient de rubans bleus et
         blancs et couroient Paris en s'arrêtant dans les cabarets. On
         obtint ainsi cinq mille hommes au lieu de dix-huit cents. Les
         faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, «qui sont remuants
         et composés de populace,» tirèrent les derniers et
         joyeusement comme à une fête, «avec violons et tambours.» Ce
         tirage fit ressortir l'esprit glorieux qui animait dès lors
         le peuple parisien: «car cette milice, dit Barbier, fait
         engager un grand nombre d'ouvriers qui préfèrent par honneur
         la qualité de soldat à celle de milicien,» (t. II, p. 353 et
         suiv.).]

         [Note 68: Les exécutions criminelles furent aussi fréquentes
         sous le règne de Louis XV que sous le règne de Louis XIV:
         c'était toujours le spectacle qui plaisait le mieux à la
         foule. Ainsi Barbier raconte qu'un criminel fut décapité à la
         Croix-du-Trahoir, rue Saint-Honoré. «L'endroit était assez
         serré; il y a eu plusieurs personnes estropiées et des
         chevaux étouffés... Le bourreau l'a décollé parfaitement d'un
         seul coup. Il a pris la tête et l'a montrée, et tout le
         peuple a claqué des mains pour lui faire compliment sur son
         adresse» (t. II, p. 154). Ces exécutions furent souvent
         l'occasion de malheurs et de séditions: ainsi en 1721, «un
         laquais de M. d'Erlach, capitaine des gardes suisses, avoit
         dit des sottises de sa maîtresse et avoit été mené au
         Châtelet, où son procès a fini par une condamnation au carcan
         et aux galères. Hier l'exposition devoit avoir lieu, et on
         conduisit le laquais, à la queue d'une charrette, avec deux
         cents archers du guet, dans la rue Sainte-Anne, butte
         Saint-Roch, vis-à-vis la maison du sieur d'Erlach. Presque
         personne n'avoit suivi la charrette; mais à la maison, il y
         avoit cinq à six mille âmes. Aussitôt que le poteau a été
         enfoncé, la populace s'est émue et l'a brisé: alors le
         laquais a été ramené au Châtelet par les archers qui ont tiré
         quelques coups. M. d'Erlach, qui craignoit le peuple, avoit
         eu la prudence de faire entrer, le matin, presque toute sa
         compagnie dans sa maison, pour l'empêcher d'être pillée.
         Toutes les vitres ont été cassées; la compagnie a tiré, et il
         y a eu quatre ou cinq personnes tuées, et plusieurs blessées
         et d'autres prises. On n'ose plus mettre à présent au carcan.
         Voilà la troisième fois que pareille sédition arrive»
         (Barbier, T. I, p. 113).]


Paris resta matériellement sous Louis XV à peu près ce qu'il avait été
sous Louis XIV; néanmoins on lui adjoignit le bourg du Roule, on
planta les boulevards du midi, on commença à bâtir dans la
Chaussée-d'Antin. Quelques améliorations furent faites principalement
par les soins de Turgot, prévôt des marchands, et de Sartines,
lieutenant de police. Ainsi en 1728 on commença à mettre les noms des
rues sur des écriteaux; avant cette époque la tradition seule
désignait chaque rue. On commença aussi à numéroter les maisons; mais
les portes cochères ne voulurent pas être soumises à cette inscription
qui leur semblait dégradante, et il ne fallut pas moins que 1789 et la
prise de la Bastille pour effectuer dans Paris cette utile
opération[69]. On fit encore une importante réforme dans les enseignes:
jusqu'à cette époque elles pendaient à de longues potences de fer,
criant au moindre vent, se heurtant entre elles, étant formées de
figures gigantesques; on força les marchands à enlever ces potences et
à appliquer leurs enseignes sur les murailles. On substitua à
l'éclairage par des chandelles l'éclairage par des réverbères à huile;
mais sur huit mille lanternes, il n'y en avait encore que douze cents
à réverbère en 1774. On réforma le guet en le mettant sur un pied
militaire et en lui donnant un uniforme (1750); et «l'on convertit
ainsi les amas d'artisans et d'ouvriers, habillés auparavant de toutes
couleurs, en un corps réglé, instruit, respectable et capable d'en
imposer[70];» il comprenait 170 cavaliers et 730 fantassins. Enfin 
et par les soins du comte d'Argenson, on construisit des casernes pour
les gardes françaises et suisses dans les faubourgs de Paris, «afin
que ces bâtiments, dit l'ordonnance, soient autant de citadelles qui
flanquent la ville et puissent en contenir les habitants.»

         [Note 69: Le mode de numération actuel date de 1807.]

         [Note 70: Il ne garda pas longtemps ce caractère, si l'on en
         croit Mercier: «Il est, dit-il, composé de savetiers habillés
         de bleu qui, le lendemain, quand ils auront déposé leurs
         fusils, seront arrêtés à leur tour, s'ils font tapage. On les
         appelle soldats de la Vierge, par analogie avec les soldats
         du pape.»]

Les monuments de cette époque sont peu nombreux, ce sont: l'_École
militaire_, transformée aujourd'hui en caserne; la _Halle aux Blés_,
construite sur l'emplacement de l'hôtel de Soissons; l'_Hôtel des
monnaies_, construit sur l'emplacement de l'hôtel de Nevers; l'_église
Sainte-Geneviève_, devenue plus tard le _Panthéon_; la _fontaine de la
rue de Grenelle_; enfin cette _place Louis XV_ qui a vu autant de
cadavres que les plus fameux champs de bataille, cadavres restés dans
le tumulte des fêtes, ou tombés sous la hache des révolutions. Mais
les maisons particulières, les maisons des grands seigneurs, des
financiers, des riches, deviennent d'une somptuosité, d'une recherche
qui n'ont pas été surpassées. «La magnificence de la nation, dit
Mercier, est toute dans l'intérieur des maisons. On a bâti six cents
hôtels dont le dedans semble l'ouvrage des fées. Aurait-on imaginé, il
y a deux cents ans, les cheminées tournantes qui échauffent deux
chambres séparées, les escaliers dérobés et invisibles, les petits
cabinets qu'on ne soupçonne pas, les fausses entrées qui masquent les
sorties vraies, les planchers qui montent et qui descendent, et ces
labyrinthes où l'on se cache pour se livrer à ses goûts?»

On ne trouve presque plus de fondations religieuses, la vie monastique
étant devenue un objet vulgaire de railleries, et un édit royal de
1748 ayant interdit au clergé l'acquisition de nouveaux biens: aussi
l'on n'a d'autre moyen de soutenir les couvents et de réparer les
églises qu'en faisant appel à la cupidité des citoyens par         
l'établissement des loteries. Les ordres religieux prêtent eux-mêmes
les mains à leur ruine en rougissant de leur état, en affectant des
airs du monde et un langage philosophique: ainsi les Génovefains, les
Prémontrés, les Mathurins, répudient le nom de moines et s'appellent
chanoines réguliers. Les premiers, qui comptent parmi eux l'astronome
Pingré et l'historien Barre, ne visent plus qu'à être un corps savant,
et d'accord avec les Bénédictins, ils demandent à quitter leur habit,
à n'être plus astreints «aux formules puériles et aux pratiques
minutieuses de leur règle,» à ne plus s'occuper que de travaux de
science et d'érudition.

En même temps que les maisons religieuses sont en décadence, le nombre
des théâtres ne cesse de s'accroître; la scène prend une importance
politique et devient une tribune; enfin le goût des représentations
dramatiques s'empare si bien de toutes les classes de la société, que
les théâtres publics deviennent insuffisants et qu'il n'y a pas
d'hôtel de grand seigneur ou de riche financier où l'on ne joue la
comédie. La Comédie-Française avait passé de l'hôtel du Petit-Bourbon
au Palais-Royal, puis dans un jeu de paume de la rue Mazarine, puis,
en 1688, dans la rue des Fossés-Saint-Germain, en face du café
Procope, qui était le rendez-vous des beaux-esprits; elle y resta
jusqu'en 1770, et c'est là qu'elle attira la foule avec les tragédies
de Voltaire. L'Opéra était au théâtre du Palais-Royal et y resta
jusqu'en 1782. Les Italiens continuaient à jouer à l'hôtel de
Bourgogne des scènes chantantes et des arlequinades: ils se réunirent
en 1762 à l'Opéra-Comique, qui était né en 1714 à la foire
Saint-Germain et qui finit par déposséder les bouffonneries
italiennes. A la foire Saint-Laurent était un théâtre de vaudevilles
et d'ariettes, où Dancourt, Lesage, Dufresny, Piron, répandaient les
flots de cette gaieté qu'on appelait alors française. Puis sur le
boulevard du Temple, qui commençait à attirer la foule, s'étaient  
ouverts le théâtre de l'_Ambigu-Comique_ pour des marionnettes et des
enfants, le théâtre de la _Gaieté_ pour des danseurs de corde et des
singes savants; sur le boulevard Saint-Martin était le _Wauxall_ de
Torré, dans la Chaussée-d'Antin les feux d'artifice des frères
Ruggieri, dans le faubourg du Roule le _Colysée_. Enfin, outre les
théâtres, il y avait alors des lieux de plaisirs à bon marché où le
peuple trouvait facilement à s'amuser, où le beau monde ne rougissait
pas de partager ses joies; c'étaient les pimpantes guinguettes que
notre civilisation a remplacées par les tristes salons de
restaurateurs. Les plus fréquentées étaient celles des _Porcherons_
qui ont vu tant de joies folles, tant de parties franches, qui ont
entendu tant de flonflons, tant de refrains graveleux, tant de
chansons à boire.



§ XIX.

Paris sous Louis XVI jusqu'en 1789.--Préliminaires de la
révolution.--Monuments.--Tableau moral et politique de la population
de Paris.


Pendant les quinze années qui précèdent la révolution, Paris est le
théâtre de nombreux tumultes, mais ils ne sont que les préliminaires
de cette grande rénovation qui fait de la capitale de la France, pour
ainsi dire, le coeur de l'Europe. En 1775, c'est le pillage des
marchés et des boulangers par des brigands que soudoyaient les ennemis
du ministère Turgot. En 1778, c'est la marche triomphale de Voltaire,
quelques jours avant sa mort, aux applaudissements d'une foule enivrée
qui le couronna en plein théâtre, en plein théâtre des Tuileries! En
1787, c'est la lutte du parlement contre la cour, l'arrestation de
deux conseillers au milieu d'une foule menaçante qui encombre le
Palais et les rues voisines, les applaudissements donnés au comte de
Provence, qu'on croit partisan des réformes, les injures           
prodiguées au comte d'Artois, protecteur déclaré des abus; au mois d'août
1788, c'est le départ du ministre Brienne, accueilli par des
démonstrations de joie si violentes qu'elles dégénèrent en une sanglante
émeute: Paris devient pendant trois jours le théâtre d'un combat entre
la force armée et la multitude; enfin, en avril 1789, c'est le
soulèvement des ouvriers du faubourg Saint-Antoine contre le fabricant
de papiers Réveillon, soulèvement où la maison de ce fabricant fut
saccagée et incendiée, et où six cents morts et blessés restèrent sur
la place.

Pendant ces quinze années, la nécessité des réformes et des
améliorations sociales devient tellement pressante que le
gouvernement, malgré ses embarras financiers, fait les plus louables
efforts pour satisfaire l'opinion publique, et que Paris s'enrichit,
non de monuments fastueux, mais d'institutions utiles et
bienfaisantes. Telles sont le _Mont-de-Piété_, les _marchés
d'Aguesseau_ et _Sainte-Catherine_, les _halles aux cuirs et aux
draps_, les _pompes à feu de Chaillot et du Gros-Caillou_, le _pont
Louis XVI_, l'_École des ponts et chaussées_, l'_École des mines_,
l'_École de chant et de déclamation_, l'_École des sourds-muets_,
fondée par l'abbé de l'Épée, l'_École des aveugles_, fondée par Haüy,
etc. La restauration du Collége de France, du Palais de Justice, de la
fontaine des Innocents, la construction des _École de droit et de
médecine_, des _galeries du Palais-Royal_, du _Palais-Bourbon_, de
l'_Élysée-Bourbon_, etc., sont aussi de cette époque. En même temps le
goût de la scène, qui se répand de plus en plus, fait bâtir les
théâtres _Français_ (aujourd'hui l'_Odéon_), des _Variétés_
(aujourd'hui le _Théâtre-Français_), de la _porte Saint-Martin_,
_Favart_, _Feydeau_, _Montansier_, des _Associés_, des _Jeunes-Artistes_,
etc.[71]. On perce plus de soixante-dix rues, on comble les        
fossés des anciens remparts, on débarrasse les ponts des maisons qui
les surchargent, on transporte les cimetières hors de la ville, on
assainit les prisons; enfin on donne à Paris une nouvelle enceinte par
la construction du mur d'octroi et de ses cinquante-six portes ou
barrières, opération toute financière et fort mal vue du peuple,
laquelle mit dans Paris les Porcherons, le Gros-Caillou, Chaillot, et
donna à la ville à peu près la même étendue qu'elle a aujourd'hui.

         [Note 71: L'histoire de toutes ces constructions sera faite
         dans l'_Histoire des quartiers de Paris_.]

La spéculation se jeta sur les maisons, et il y eut alors une fureur
de maçonnerie et de bâtiments, presque semblable à celle que nous
avons vue de nos jours. Le trésor de l'État était vide, mais les
capitaux particuliers étaient très-abondants: «on fit donc venir, dit
Mercier, des régiments de limousins; on perça de toutes parts la
plaine de Montrouge; enfin l'on bâtit ou rebâtit près d'un tiers de la
capitale.» La plupart des entrepreneurs firent de grandes fortunes.
Mais on ne construisit que des maisons riches, que des hôtels; nul ne
songea à déblayer ces effroyables quartiers de la Cité, de la Grève,
de la place Maubert, où s'entassait une population misérable et
sauvage, qui se disputait des mansardes et des tanières; on
construisit des boudoirs et des salles de bains; mais les malades de
l'Hôtel-Dieu restèrent entassés quatre dans un même lit.

Ce goût des constructions devint tel que l'on songea pour la première
fois à faire un plan général d'alignement de la ville. Une ordonnance
de 1783 décida qu'aucune rue ne pourrait avoir une largeur moindre de
trente pieds, ni être ouverte que d'après l'autorisation donnée par
des lettres patentes; que toutes celles qui avaient moins de trente
pieds seraient élargies successivement; qu'aucuns travaux ne
pourraient être faits sur la face des propriétés existantes sans le
consentement de l'administration, etc. Elle prescrivit de plus la
levée d'un plan général de toutes les voies publiques de Paris,    
afin qu'il fût statué sur l'alignement de chacune d'elles. Ce plan devait
être fait à l'échelle de six lignes par toise. Verniquet, commissaire
général de la voirie, fut chargé de cette grande opération, que la
révolution interrompit, mais qui, continuée de nos jours par
l'administration municipale, comprenait au 31 décembre 1848, neuf
mille neuf cent quatre-vingt-douze plans. L'ordonnance de 1783 est
restée la base du plan d'embellissement et d'assainissement de la
capitale.

Malgré cette remarquable innovation, Paris resta ce qu'il était
proverbialement depuis des siècles, c'est-à-dire sale, boueux, mal
pavé, embarrassé d'immondices, traversé par des ruisseaux infects,
impraticable pendant les pluies, ayant ses rues rétrécies par les
échoppes des petits métiers, des petits commerçants, si nombreux à
cette époque, savetiers, ravaudeuses, fripiers, écrivains publics,
gargotiers en plein vent, enfin ne respirant qu'un air putride, vicié,
empoisonné par les boucheries, les cimetières, les égouts, les
industries insalubres. Cette saleté faisait un étrange contraste avec
les modes brillantes et incommodes de ce temps, avec les habits de
soie, les manchettes, les galons, les paillettes, les coiffures
poudrées, les mules dorées et les escarpins à boucles: aussi le pavé
semblait-il le domaine naturel des sabots, des vestes de bure, des
bonnets de laine du peuple qui trouvait à y vivre à bas prix, et tout
ce qui était riche ou aisé se faisait porter en _brouette_ ou en
_chaise_.

La population de Paris, à cette époque, s'élevait, suivant Necker, à
six cent vingt mille âmes; mais cette population ne se trouvait pas
départie, comme elle l'est aujourd'hui, sous les rapports de la
richesse, de l'aisance ou de la pauvreté, c'est-à-dire qu'il y avait
alors de plus grandes fortunes, de plus grandes misères, avec beaucoup
moins de riches et beaucoup plus de pauvres; et c'est ce qui explique
comment, après 1789, l'opulence ayant émigré ou disparu, le pavé   
et la puissance restèrent si facilement à la misère, comment les piques
et les bonnets de laine des sans-culottes vainquirent si aisément les
baïonnettes et les bonnets à poil de la garde nationale. En effet, il
y avait alors des fortunes de 300 à 900,000 livres de rente; celles
même de 100 à 150,000 livres n'étaient pas rares; mais ces fortunes
appartenaient à moins de deux mille familles de la noblesse, de la
magistrature, de la haute finance, et en ajoutant celles des couvents
et des églises, elles étaient le domaine à peine de dix-huit ou vingt
mille individus. Au-dessous d'elles, il y avait les fortunes moins
considérables des procureurs, notaires, banquiers, des «intéressés
dans les affaires du roi,» des gros orfèvres de la place Dauphine, des
gros merciers et drapiers des rues Saint-Denis et Saint-Honoré, des
possesseurs de jurandes et de maîtrises, c'est-à-dire de la
bourgeoisie proprement dite, de la bourgeoisie municipale et
parlementaire; mais toutes ces classes de citoyens étaient peu
nombreuses, et, en leur ajoutant même les fonctionnaires et les
rentiers, elle comprenait à peine quatre-vingt mille personnes; de
sorte que la population riche à divers degrés, l'aristocratie
parisienne, ne s'élevait pas à cent mille âmes[72]; ce qui donnait, en
population virile et propre aux armes, à peine sept à huit mille
hommes. Quant à sa valeur morale, voici ce qu'en disait, en 1790, un
écrivain révolutionnaire: «Les grandes passions, les sentiments
élevés, tout ce qui suppose de l'énergie, de la force et une certaine
fierté d'âme, lui est complétement étranger. On la voit hausser les
épaules ou vous regarder stupidement au récit de quelque sacrifice
patriotique; on dirait qu'on ne parle pas sa langue... Une place de
quartinier à l'Hôtel de ville était pour elle le pinacle et
l'échevinage l'apogée de sa gloire. Un bourgeois qui était venu à
bout, à force d'argent et d'intrigues, de franchir le seuil de la
grande salle et de s'asseoir à une longue table fleurdelisée, tout 
à côté de M. le prévôt des marchands, était l'animal le plus vain de la
terre[73].»

         [Note 72: Il n'y avait que cinquante et un mille familles
         imposées.]

         [Note 73: _Révol. de Paris_, t. VII et VIII.]

Au dessous de ces _heureux_ de la ville, il n'y avait pas, comme
aujourd'hui, les fortunes si nombreuses, médiocres ou petites, qui
tiennent aux grandes manufactures, aux grands magasins, aux grandes
administrations: ces établissements aujourd'hui si importants, si
multipliés, qui ont fait naître ou développé tant de richesses,
n'existaient pas ou bien étaient très-rares, l'industrie et le
commerce de Paris, avant 1789, n'étant, sauf les articles des bijoux
et des modes, qu'une industrie et un commerce de consommation. Aussi
l'on descendait brusquement et sans transition aux petits métiers, aux
petites boutiques, aux chefs de petits ateliers, aux marchands
détaillants, qui vivaient au jour le jour, sans misère comme sans
aisance, en travaillant toute leur vie[74]; ils se disaient la
bourgeoisie, mais ils étaient réellement le peuple avec ses qualités
et ses vices, ses habitudes et ses passions; «leur attitude et leur
regard, dit Mercier, paraissaient exprimer un caractère souffrant,
indice d'une vie contentieuse et pénible.» Cette classe            
très-nombreuse avait à sa tête les avocats, les gens de lettres, les
médecins, qui, étant alors généralement pauvres, se trouvaient en
dehors des aristocraties nobiliaire et bourgeoise; elle se confondait
avec la classe des artisans libres et des ouvriers attachés à la glèbe
des maîtrises; enfin elle formait le fond de la population parisienne:
on peut l'estimer à 200,000 âmes, et en y comprenant les ouvriers, à
300 ou 320,000; ce qui pouvait donner une population armée de 30 à
40,000 hommes.

         [Note 74: Rien ne ressemble moins aux _boutiques_ de l'ancien
         régime, humbles, obscures, profondes, malpropres, que les
         _magasins_ de nos jours avec leurs salons éblouissants d'or
         et de glaces et leur luxe, qui, dans beaucoup de cas, est
         aussi absurde qu'insolent. Le _marchand_ et non le
         _négociant_ d'autrefois vivait à son _comptoir_, non à son
         _bureau_; il avait des _garçons_, non des _commis_; il
         servait ses _pratiques_, non ses _clients_; il avait pour
         tout appartement son arrière-boutique, et sa femme faisait
         elle-même sa cuisine et son ménage, toujours avec l'aide de
         sa fille, rarement avec l'aide d'une servante qu'on payait
         quinze écus. «Il est une classe de femmes très-respectables,
         dit Mercier; c'est celle du second ordre de la bourgeoisie:
         attachées à leurs maris et à leurs enfants, soigneuses,
         économes, attentives à leurs maisons, elles offrent le modèle
         de la sagesse et du travail. Mais ces femmes n'ont point de
         fortune, cherchent à en amasser, sont peu brillantes, encore
         moins instruites. On ne les aperçoit pas, et cependant elles
         sont à Paris l'honneur de leur sexe.» _Tabl. de Paris_, III,
         155.]

Au-dessous de cette basse bourgeoisie ou de ce vrai peuple, il y
avait: d'abord cent mille domestiques, la plupart inutiles, oisifs,
entretenus par la vanité des maîtres: «c'était, dit Mercier, la masse
de corruption la plus dangereuse qui pût exister dans une ville,» et
cette population, en se mêlant au peuple, eut sur lui la plus
déplorable influence; ensuite cent vingt mille pauvres, dont moitié
ouvriers indigents ou paresseux, moitié mendiants de profession,
prostituées, vagabonds, voleurs, armée de barbares facile à toutes les
tyrannies, à toutes les corruptions, à tous les excès. Si l'on ajoute
à ces chiffres le chiffre flottant de trente à quarante mille
étrangers ou provinciaux, on aura le montant de la population de Paris
en 1789.

Avec un telle population, avec les idées de réforme qui l'agitent,
avec les souffrances innombrables qu'elle endure, l'aspect de la
capitale pendant cette période est étrange. A la surface, c'est une
frivolité extrême, un amour immodéré de plaisirs, une raillerie
perpétuelle; les brochures, les journaux[75], les chansons, les
spectacles, les modes même ne laissent pas de relâche aux abus, aux
priviléges, aux puissances, au gouvernement. Mais sous ces rires   
il y a quelque chose de sérieux, d'amer, de menaçant; il y a le cri de
la souffrance et celui de la haine; il y a la mise à nu de toutes les
plaies sociales; il y a l'agonie d'un monde partagé» en gens avides et
insensibles, d'une part; d'autre part, en mécontents dont le désespoir
n'a plus de frein.» Rien de plus fier, de plus ardent, de plus
généreux, que la jeune bourgeoisie de cette époque, que ces avocats,
ces écrivains, ces Camille Desmoulins, ces Loustalot, «éclairés par
les écrits des philosophes, brûlés du feu sacré de la liberté,» qui
pérorent au café de Foy ou dans le cirque du Palais-Royal: ils voient
l'approche d'une révolution avec une joie grave et solennelle; ils y
travaillent avec un dévouement enthousiaste; ils se tiennent prêts à
la lutte, et sans douter du succès, se ceignent pour le martyre. Mais
personne ne semble s'inquiéter de leurs dispositions; et la cour
répète en riant un mot qu'elle prête à Marie-Antoinette: «Les
Parisiens sont des grenouilles qui ne font que coasser.»

         [Note 75: Les journaux étaient tous littéraires ou
         scientifiques; mais malgré la censure, la politique parvenait
         à s'y faire une petite place. Les principaux cabinets de
         lecture étaient sur le quai des Augustins, sous le charnier
         des Innocents, chez les concierges des Tuileries et du
         Palais-Royal, etc. En 1784, on comptait 35 journaux ou
         gazettes.]

«Il ne faut pas s'en étonner, dit Bailly. Paris presque entier
dépendait de la cour ou vivait des abus: il avait un véritable intérêt
que l'ordre des choses ne fût pas complétement changé. Je croyais que
son patriotisme serait faible et sa conduite molle et timide.»--«Paris,
ajoute Mercier, a toujours été de la plus grande indifférence sur sa
position politique. Cette ville a laissé faire à ses rois tout ce
qu'ils ont voulu faire. Les Parisiens n'ont guère eu que des
mutineries d'écoliers; jamais profondément asservis, jamais libres.
Ils repoussent le canon par des vaudevilles, enchaînent la puissance
royale par des saillies ou des épigrammes, punissent le monarque par
le silence ou l'absolvent par des battements de mains.» Quant au
peuple, abruti par la misère, l'ivresse, la barbarie et l'ignorance,
où le gouvernement, dans sa criminelle insouciance, le laissait
croupir[76], il ne comptait pour rien: «Le peuple, dit Mercier,    
est étranger à tout ce qui se fait; il a perdu le fil des événements
politiques; il ne sait plus qui mène les affaires... A Paris, la
population se disperse devant le bout d'un fusil; elle fond en larmes
devant les officiers de la police; elle se met à genoux devant son
chef: c'est un roi pour toute cette canaille.» Et cependant la
situation de ces malheureux si dédaignés devait inspirer de terribles
craintes, au moment où le commerce et l'industrie étaient frappés de
mort par la détresse des finances, où le pacte de famine continuait
ses abominables spéculations. «Le peuple, dit Mirabeau, ne demande
qu'à porter paisiblement sa misère; mais il veut des soulagements,
parce qu'il n'a plus de force pour souffrir.»--En effet, «le peuple de
Paris, ajoute Mercier, courbé sous le poids éternel des fatigues et
des travaux, abandonné à la merci de tous les hommes puissants, écrasé
comme un insecte dès qu'il veut élever la voix, est le peuple de la
terre qui travaille le plus, qui est le plus mal nourri et qui paraît
le plus triste.»

         [Note 76: En 1760, il n'y avait à Paris que 82 écoles
         paroissiales ou de charité donnant l'instruction primaire à
         cinq mille enfants; en 1849, il y en avait 148 donnant
         l'instruction primaire à trente-six mille enfants.]

Nous venons de parcourir l'histoire de Paris pendant dix-huit cents
ans, et nous l'avons fait en quelques pages, parce que, durant cette
longue période, cette ville n'a qu'une vie restreinte et ordinaire,
parce que, si elle devient le séjour des rois, le siége du
gouvernement, la capitale du royaume, elle n'a qu'une action indirecte
sur les autres villes qui gardent leur existence à part, leur histoire
spéciale, parce que, enfin, elle n'exerce qu'une médiocre influence
sur le reste de l'Europe. Mais en 1789 une ère nouvelle commence pour
Paris, qui n'est plus une cité ordinaire, un vulgaire rassemblement
d'hommes, un muet entassement de pierres, mais l'âme du pays, le foyer
des révolutions européennes, la métropole de la civilisation moderne,
l'être multiple, passionné, intelligent, mobile, qui prend         
l'initiative, le fardeau et la gloire de tous les progrès, qui résume,
concentre, exprime les sentiments, les idées, les intérêts, la
puissance, le génie de tous; Paris devient enfin en quelque sorte un
abrégé de la France et de l'humanité dans l'Occident. Les nations sont
là qui écoutent ses moindres paroles, qui épient ses moindres
mouvements, qui attendent d'elle l'avenir. Il suffit de quelques mots
tombés de cette tribune du genre humain pour éveiller chez les peuples
les plus éloignés des sentiments inconnus; les idées ont besoin de
passer par sa bouche pour avoir droit de cité; le froncement de ses
sourcils ébranle le monde. La ville d'Étienne Marcel, de la Ligue et
de la Fronde, dont les agitations avaient à peine remué quelques
parcelles de la France, devient la ville de 1789, de 1830, de 1848,
dont les mouvements font trembler la terre: son histoire exige plus de
développement.



LIVRE II.                                                          

PARIS PENDANT LA RÉVOLUTION.

(1789.--1848.)



§ I.

Élections aux États généraux.--Insurrection du 14
juillet.--Institution de la municipalité et de la garde nationale.


Le 28 mars 1789, le roi adressa au prévôt de Paris et au prévôt des
marchands une lettre par laquelle il les avertissait «que sa volonté
était de tenir les États libres et généraux de son royaume;» il leur
enjoignait donc de convoquer les habitants de Paris «pour conférer et
communiquer ensemble tant des remontrances, plaintes et doléances que
des moyens et avis qu'ils auront à proposer en l'assemblée générale
desdits États; et, ce fait, élire, choisir et nommer des députés de
chaque ordre, lesquels seront munis de pouvoirs généraux et suffisants
pour proposer, remontrer, aviser et consentir tout ce qui peut
concerner les besoins de l'État, etc.» En conséquence de cette lettre
et d'après un règlement qui fixa le nombre des députés à élire à
quarante, dont dix pour le clergé, dix pour la noblesse et vingt pour
le tiers état, le 21 avril, chaque curé assembla les ecclésiastiques
domiciliés sur sa paroisse, lesquels choisirent leurs représentants à
l'assemblée générale à raison de un sur vingt; de même, la noblesse se
réunit par quartier et choisit ses représentants à cette assemblée à
raison de un sur dix; enfin, pour les élections du tiers état, Paris
fut divisé en soixante districts, et chacun de ces districts forma une
assemblée primaire où furent admis seulement les citoyens âgés de
vingt-cinq ans et imposés à la capitation pour une somme de six    
livres en principal, lesquels élurent des représentants à raison de un
par cent électeurs présents. Il y eut dans ces assemblées primaires
environ dix-huit cents électeurs ecclésiastiques, neuf cents électeurs
nobles et vingt-cinq mille électeurs du tiers état. Les élections se
firent dans les principales églises de la capitale, et elles
excitèrent une vive émotion.

«Quand on voyait l'activité des Parisiens, dit un contemporain, on se
croyait dans un autre siècle et dans un autre monde. La population
entière était sur pied et remplissait les rues et les places: on se
communiquait des anecdotes, des brochures, des recommandations; de
nombreuses patrouilles parcouraient cette foule; les régiments des
gardes françaises et des gardes suisses étaient sous les armes; on
avait distribué des cartouches aux troupes, et l'artillerie des
régiments suisses était consignée et à ses pièces dans les casernes.
En contemplant cet appareil de guerre et ce concours d'habitants
quittant leurs foyers pour se précipiter dans les églises, on eût dit
qu'un danger imminent menaçait Paris.»

Malgré cet appareil, les élections se firent avec beaucoup de calme.
«Il est vrai, dit un journal (_l'Ami du Roi_), qu'à l'exception des
districts des faubourgs, la plus grande partie de ces assemblées se
trouva fort bien composée... Mais quand on reportait les regards sur
le reste du peuple qui remplissait les rues, les carrefours, les
marchés, les ateliers et se livrait avec patience aux pénibles travaux
de tous les jours, on ne pouvait se défendre d'un sentiment
douloureux. On se disait: Quel que soit le nouvel ordre de choses qui
se prépare, le pauvre qui n'ose approcher de ces assemblées sera
toujours pauvre, il sera toujours dans la servile dépendance des
riches: le sort de la plus nombreuse et de la plus intéressante
portion du royaume est oublié... Qui peut nous dire si le despotisme
de la bourgeoisie ne succédera pas à la prétendue aristocratie des
nobles?»

Les élections des représentants de chaque ordre étant faites,      
ceux-ci s'assemblèrent, le 26 avril, dans la grande salle de l'archevêché.
Après que les pouvoirs eurent été vérifiés, les trois ordres se
séparèrent, rédigèrent leurs cahiers et élurent leurs députés[77]. Les
opérations électorales des deux ordres privilégiés furent terminées en
deux jours, mais celles du tiers état durèrent jusqu'au 19 mai: c'est
que l'assemblée des représentants de cet ordre, composée de quatre
cents membres, l'élite de la bourgeoisie, voulut tracer à ses      
mandataires la marche qu'ils devaient suivre, et que suivit, en effet,
à son début, la révolution, poser les bases de la constitution
qu'attendait la France, et prendre l'initiative de toutes les réformes
politiques, financières et industrielles.

         [Note 77: Voici les noms des députés de Paris aux États
         généraux, avec leurs suppléants:

         _Clergé_: MM. Barmond (Perrotin de), abbé, conseiller-clerc
         au Parlement de Paris; Beauvais (de), ancien évêque de Senez;
         Bonneval, chanoine de l'église de Paris; Chevreuil,
         chancelier de l'église de Paris; Decoulmier, abbé régulier de
         Notre-Dame d'Abbecourt, ordre des Prémontrés; Dumonchel,
         recteur de l'Université de Paris; Juigné (Leclerc de),
         archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France; Le
         Gros, prévôt de Saint-Louis-du-Louvre; Leguin, curé
         d'Argenteuil; Montesquiou (l'abbé de), agent général du
         clergé de France, abbé de Beaulieu, diocèse du Mans; Papin,
         prieur-curé de Marly-la-Ville; Veytard, curé de
         Saint-Germain.

         _Noblesse_: MM. Castries (le duc de); Clermont-Tonnerre (le
         comte de), pair de France; Crussol (le bailli de), capitaine
         des gardes de M. le comte d'Artois; Dionis Duséjour,
         conseiller au Parlement; Duport, conseiller au Parlement;
         Duval d'Esprémenil, conseiller au Parlement; Lally-Tollendal
         (le comte de); La Rochefoucauld (le duc de), pair de France;
         Mirepoix (le comte de); Montesquiou Fezenzac (le marquis de),
         premier écuyer de Monsieur; Ormesson (le président d').

         _Tiers état_: MM. Afforty, cultivateur à Villepinte; Anson,
         receveur général des finances; Bailly, des Académies
         française, des belles-lettres et des sciences; Berthereau,
         procureur au Châtelet; Bévière, notaire; Boislandry,
         négociant à Versailles; Camus, avocat, de l'Académie des
         inscriptions et belles-lettres; Chevalier, cultivateur;
         Debourge, négociant; Dosfand, notaire; Ducellier, avocat;
         Garnier, conseiller au Châtelet; Germain, négociant;
         Guillaume, avocat au conseil; Hutteau, avocat; Leclerc,
         libraire, ancien juge-consul; Lemoine, orfèvre; Lenoir de la
         Roche, avocat; Martineau, avocat; Poignot, négociant; Sieyès,
         chanoine et grand-vicaire de Chartres; Target, avocat au
         Parlement, de l'Académie française; Treilhard, avocat;
         Tronchet, avocat.]

Les États généraux se réunirent à Versailles le 5 mai 1789. Paris
suivit les opérations de cette assemblée avec la plus grande anxiété,
avec la plus vive ardeur; il applaudit aux résolutions du 17 juin, où
le tiers état se proclama _Assemblée nationale_; du 20 juin, où il fit
le serment du Jeu de Paume; du 23 juin, où il résista de front à
l'autorité royale. Pendant cette dernière journée, toute la ville
était sur pied, résolue à marcher sur Versailles si la cour attentait
à la représentation nationale. «On ne saurait peindre, dit un
contemporain, le frissonnement qu'éprouva la capitale à ce seul mot:
Le roi a tout cassé! Je sentais du feu qui couvait sous mes pieds; il
ne fallait qu'un signe, et la guerre civile éclatait.»

La royauté, décidée à employer la force pour étouffer la révolution
naissante, fit venir autour de Paris jusqu'à trente mille hommes, dont
huit régiments de troupes étrangères: tous les villages et les routes
étaient encombrés de soldats; le Champ de Mars fut transformé en un
camp. «La cour étant habituée, dit le marquis de Ferrières, à voir
Paris trembler sous un lieutenant de police et sous une garde de huit
cents hommes, ne soupçonnait pas une résistance.» Mais la ville vit
ces apprêts avec indignation: au Palais-Royal, rendez-vous des
agitateurs et des nouvellistes, on s'attroupait pour s'enquérir des
délibérations de l'Assemblée et s'exciter à la résistance; des
orateurs, montés sur des tables ou des chaises, haranguaient la foule;
d'autres cherchaient à séduire les gardes-françaises, régiment formé
presque entièrement de Parisiens. Quant au peuple, il restait étranger
à la politique, mais il avait faim et passait les journées à se
disputer à la porte des boulangers un pain noirâtre, terreux,
malfaisant. Enfin, le ministre populaire, Necker, ayant été        
renvoyé (12 juillet), des rassemblements se formèrent; les troupes
essayèrent de les disperser; des dragons se précipitèrent dans le jardin
des Tuileries, blessant ou tuant plusieurs personnes. Alors on sonna le
tocsin, on pilla les boutiques d'armuriers, on brûla les barrières;
les gardes-françaises prirent parti pour le peuple; les gardes-suisses
refusèrent de se battre et se mirent en retraite.

C'était la jeunesse bourgeoise qui avait commencé l'insurrection; mais
aussitôt s'étaient joints à elle les ouvriers des petits métiers, les
habitants déguenillés des faubourgs et des halles, des hommes affamés
hurlant des cris de pillage et de mort. Alors la bourgeoisie se
disposa à comprimer ou à régulariser le désordre. Les quatre cents
députés des districts se rassemblèrent à l'Hôtel-de-Ville et se
formèrent en municipalité provisoire avec le prévôt des marchands
Flesselles; ils décrétèrent la formation d'une garde bourgeoise
portant la cocarde bleue et rouge, les couleurs de Paris, les couleurs
d'Étienne Marcel. Le lendemain, les districts s'assemblent, la garde
bourgeoise commence à se former, et l'on y fait entrer les soldats du
guet et les gardes-françaises; on établit des postes, on dépave les
rues, on cherche ou on fabrique des armes, on pille les magasins de
farine. Les troupes royales, irrésolues, chancelantes, restent
immobiles dans les Champs-Élysées. Le surlendemain (14 juillet), la
foule se porte aux Invalides, où elle enlève vingt-huit mille fusils
et vingt canons; elle avait à sa tête les compagnies des clercs de la
Basoche et le curé de Saint-Étienne-du-Mont; puis elle se dirige sur
la Bastille, dont elle fait le siége. Après cinq heures de combat, la
forteresse est prise et le gouverneur égorgé avec trois de ses
officiers. Les vainqueurs reviennent en triomphe à l'Hôtel-de-Ville,
portant le drapeau et les clefs de la Bastille: là, leur fureur se
tourne contre le prévôt Flesselles, accusé de trahison; il est
massacré.

Cependant, l'Assemblée nationale avait applaudi à l'insurrection   
parisienne et supplié le roi de mettre fin à la guerre civile. La cour
ne céda qu'après la prise de la Bastille; épouvantée, elle ordonna le
renvoi des troupes et le rappel de Necker. Aussitôt, cent membres de
l'Assemblée se rendirent à Paris et y furent reçus en triomphe.
«Jamais fête, dit Bailly, ne fut plus grande, plus belle, plus
touchante.» On couronna de fleurs Bailly et La Fayette et on les
proclama maire de Paris et commandant de la garde nationale. Alors on
ajouta aux couleurs de la ville la couleur royale, et on composa ainsi
cette cocarde tricolore qui, selon les paroles prophétiques de La
Fayette, devait faire le tour du monde.

Le roi, pour achever sa réconciliation avec le peuple, se décida à
venir aussi à Paris; il fut reçu par les nouvelles autorités et se
dirigea vers l'Hôtel-de-Ville à travers deux haies de la population
armée qui criait: Vive la nation! La ville portait encore toutes les
empreintes de l'insurrection: les canons étaient braqués sur les ponts
et dans les rues; les gardes-françaises, ayant La Fayette à leur tête,
déployaient le drapeau de la Bastille; dans les rangs des citoyens
armés on voyait jusqu'à des moines de divers ordres; enfin le peuple
paraissait inquiet, sévère, tumultueux: on sentait encore en lui le
mugissement de la tempête qui venait à peine de s'apaiser. Le roi,
stupéfait de ce spectacle, prit la cocarde tricolore, confirma les
nominations de Bailly et de La Fayette, et s'en retourna consterné
dans le palais de Louis XIV.



§ II.

État de Paris après le 14 juillet.--Meurtres de Foulon et
Berthier--Famine.--Journées d'octobre.


«L'état de Paris, dit La Fayette, dans les premiers jours qui
suivirent l'insurrection, était effrayant. Cette population immense de
la ville et des villages environnants, armée de tout ce qui        
s'était rencontré sous sa main, s'était accrue de six mille soldats qui
avaient quitté les drapeaux de l'armée royale pour se réunir à la
cause de la révolution. Ajoutez quatre à cinq cents gardes-suisses et
six bataillons de gardes-françaises sans officiers; la capitale dénuée
à dessein de provisions et de moyens de s'en procurer; toute
l'autorité, toutes les ressources de l'ancien gouvernement détruites,
odieuses, incompatibles avec la liberté; les tribunaux, les
magistrats, les agents de l'ancien régime soupçonnés et presque tous
malveillants; les instruments de l'ancienne police intéressés à tout
confondre pour rétablir le despotisme et leurs places; les
aristocrates poussant au désordre pour se venger.» Comme complément à
ce tableau, les vagabonds et les mendiants pullulaient dans les rues,
de telle sorte qu'ils inquiétaient toutes les maisons, qu'on les
arrêtait par centaines et que les prisons en étaient remplies; on en
forma un camp de dix-sept mille à Montmartre et on les occupa à des
terrassements inutiles, moyennant une paye d'un franc par jour; ce
camp était surveillé par des canons.

Dans cette situation, et la faim poussant le peuple à la cruauté, deux
anciens administrateurs, accusés de s'être enrichis par le pacte de
famine, furent arrêtés en province et amenés à Paris. Le premier,
Foulon, fut conduit à l'Hôtel-de-Ville, garrotté dans une charrette,
ayant des orties au cou et une botte de foin sur le dos, au milieu
d'une foule ivre de fureur, qui l'enleva de la salle où siégeaient les
électeurs, l'entraîna sur la place et le pendit à une lanterne; sa
tête coupée fut portée sur une pique, une poignée de foin dans la
bouche, parce qu'on l'accusait d'avoir dit: Les Parisiens peuvent bien
manger du foin, mes chevaux en mangent. Cette scène horrible était à
peine terminée qu'un autre foule amena le gendre de Foulon, Berthier,
aussi détesté que lui, dans une voiture couverte d'écriteaux
infamants, d'ordures et de pierres; des bandes de bourgeois, de
soldats, de femmes, d'enfants, vociféraient autour de cette        
voiture avec des drapeaux, des tambours, des chants. «On eût dit, raconte
le _Moniteur_, la pompe d'un triomphe, mais c'était celui de la vengeance
et de la fureur.» Enfin, enlevé à son escorte, il tomba percé de
coups; on lui coupa la tête; on traîna son cadavre dans les rues; on
lui arracha le coeur, au milieu de cris de joie, de danses furibondes,
de hurlements féroces. Ces scènes d'horreur étaient le résultat de
l'abrutissement sauvage du peuple, la conséquence de la faim, ce
perpétuel incitateur de tous les excès populaires. D'ailleurs,
l'ancien régime par le nombre et la facilité de ses exécutions
criminelles, n'avait que trop donné à la population l'habitude du
sang, des tortures et des supplices, et le spectacle du gibet, de la
roue, de l'échafaud, offert presque journellement aux Parisiens, sous
la monarchie, n'a pas été sans influence sur les scènes de carnage de
la révolution.

Cependant, l'assemblée des quatre cents électeurs avait été remplacée
le 25 juillet par cent vingt députés des districts, qu'on appelait
représentants de la commune, et ceux-ci, à la fin d'août, par une
municipalité provisoire composée de trois cents membres, dont soixante
administrateurs. Mais cette nouvelle municipalité avait tout à créer
pour ramener l'ordre et n'était pas obéie, «chacun se disputant et
tirant à soi la chaise curule. Dans les districts, dit Desmoulins,
tout le monde use ses poumons pour être président ou secrétaire; hors
des districts, on se tue pour des épaulettes: on ne rencontre dans les
rues que dragonnes et graines d'épinard.» En effet, à côté des scènes
terribles se passaient des scènes joyeuses ou ridicules: les femmes
faisant du patriotisme jusque dans leur toilette, tressant des
couronnes pour les vainqueurs de la Bastille, haranguant dans les
districts, offrant à l'Assemblée leurs bijoux en dons patriotiques;
les bourgeois, ne quittant plus leur uniforme, affectant des airs
belliqueux, courant toutes les cérémonies, faisant des patrouilles 
jusque dans les cafés et des exercices à feu jusque dans les églises.
On ne vivait plus que de la vie politique; on s'enivrait
d'enthousiasme et de bruit; on singeait l'_agora_ d'Athènes et le
_forum_ romain; on lisait avec une confiance puérile, une avidité
ignorante, les journaux de tous genres, sérieux ou plaisants, qui
étaient colportés dans les rues ou qui tapissaient les murs[78]; on ne
manquait pas une séance des districts, des clubs et des autres
assemblées politiques. Le Parisien, toujours badaud, même dans les
circonstances les plus graves, jouait sérieusement au citoyen et au
soldat, au législateur et au héros.» Tout était corps délibérant, dit
Ferrières: les soldats aux gardes délibéraient à l'Oratoire, les
tailleurs à la Colonnade, les perruquiers aux Champs-Élysées.» Au
Palais-Royal, «ce foyer du patriotisme, dit Desmoulins, ce rendez-vous
des amis de la liberté,» on discutait même les opérations de
l'Assemblée, et lorsqu'il fut question du _veto_, l'agitation y devint
telle que quinze mille hommes partirent pour Versailles afin de forcer
le vote des députés: la garde nationale les dispersa. Chaque district
formait une petite république à part, qui avait ses comités, rendait
des décrets, mettait sur pied des troupes, faisait des arrestations;
tous résistaient à l'assemblée des représentants. Enfin, la défiance
et la haine commençaient à séparer le peuple de la bourgeoisie: «Le
bourgeois n'est pas démocrate, il est monarchiste par instinct,
disaient les journalistes; ce sont les _prolétaires_ qui ont renversé
la Bastille et détruit le despotisme; ce sont eux qui combattaient
pour la patrie, tandis que les bourgeois, ces traînards de la
révolution, livrés à cette inertie qui leur est naturelle, attendaient
au fond de leurs demeures de quel côté se déterminerait la victoire...
Honorables indigents, ne vous lassez pas de porter le poids de la  
révolution; elle est votre ouvrage; son succès dépend de vous; votre
réhabilitation dépend d'elle[79].»--«Heureusement, dit Bailly, la voix
de la raison était facilement entendue de tous, et nous avons eu plus
de succès à calmer que nos ennemis n'en ont eu à exciter: le mot
patrie ralliait toujours les honnêtes gens, et le mot loi faisait
trembler les mutins.

         [Note 78: Le plus célèbre est le journal de Prudhomme,
         intitulé _Les Révolutions de Paris_, qui paraissait toutes
         les semaines; il a eu deux cent mille souscripteurs.]

         [Note 79: Prudhomme, t. VII et VIII.]

Pendant ce temps, la misère était affreuse et il y avait tous les
jours des troubles à la Halle pour les farines. «Je ne peux vous
peindre, écrivait Bailly, le nombre étonnant des malheureux qui nous
assiégent; la majeure partie des ouvriers est réduite à une inactivité
absolue.» La municipalité et les districts n'étaient occupés qu'à
assurer les subsistances; ils envoyaient jusqu'à trente lieues des
corps de troupes pour acheter, moudre et faire venir des grains.
Paris, étant ainsi malheureux et souffrant, accueillait tous les
bruits de contre-révolution avec une colère sombre et farouche; aussi,
un banquet ayant eu lieu à Versailles, où les courtisans avaient foulé
aux pieds la cocarde tricolore et insulté les Parisiens, «un cri de
vengeance, raconte le _Moniteur_, retentit dans toute la ville.
Marchons à Versailles, disait-on, arrachons l'Assemblée et le roi aux
bandits décorés qui les assiégent.» On s'attroupe; on prend les armes;
la garde nationale se rassemble; des femmes de la Halle parcourent les
rues en criant: Du pain! Elles arrivent à l'Hôtel-de-Ville, se
précipitent dans les salles, et, aidées de quelques hommes, s'emparent
de fusils et de canons, de là, elles s'en vont par la ville, recrutent
partout d'autres femmes et se mettent en route pour Versailles, armées
de bâtons, de fourches, de lances, de fusils, les unes montées sur des
chevaux, sur des charettes, les autres sur les canons qu'elles ont
pris: elles avaient pour chefs Maillard, l'un des vainqueurs de la
Bastille, une femme de la Halle qu'on appelait la _reine Audu_,    
enfin une héroïne de la révolution, aussi belle que dépravée, Théroigne
de Méricourt. Pendant ce temps, la garde nationale s'était rassemblée sur
la place de Grève et demandait à grands cris à marcher sur Versailles
pour y aller chercher le roi. La Fayette résiste pendant huit heures:
on l'injurie, on le couche en joue, on lui montre la fatale lanterne.
Enfin, la municipalité lui donne l'ordre, et, à cinq heures du soir,
la garde nationale défile sur trois colonnes, au nombre de vingt mille
hommes, avec vingt deux pièces de canon et quarante chariots de
guerre, au bruit des applaudissements universels.

Les femmes étaient déjà arrivées. L'Assemblée leur avait fait délivrer
des vivres, et douze d'entre elles avaient été reçues par le roi, qui
leur avait remis un ordre pour la libre circulation des grains. Une
rixe s'était engagée entre les gardes du corps et la troupe d'hommes
armés qui avait suivi les Parisiennes, mais elle avait été promptement
apaisée; puis la pluie étant survenue, les femmes se réfugièrent dans
l'Assemblée, où elles se mirent à manger, à dormir, à demander le pain
à six liards la livre. Enfin, à minuit, l'armée parisienne arriva:
«agitée par le ressentiment, exaltée par le fanatisme de la liberté,
elle semblait ne rouler que des projets de vengeance.» La Fayette
exposa au roi les demandes de la capitale, dont la principale était
«qu'il vînt habiter les Tuileries;» puis il fit occuper les postes
extérieurs du château par la garde nationale, et tout parut rentré
dans le calme. Mais le lendemain, avant le jour, quelques hommes du
peuple ayant trouvé une grille intérieure ouverte, pénètrent dans le
château; les gardes du corps tirent sur eux, la foule pousse des cris
de fureur et envahit les appartements de la reine; plusieurs gardes
sont tués: La Fayette accourt avec la garde nationale et chasse les
assaillants, pendant que les cours se remplissent d'une multitude
immense qui crie: Le roi à Paris! Le roi paraît au balcon, accompagné
de la reine et de La Fayette, et promet de se rendre au voeu du    
peuple. Alors des cris de joie éclatent de toutes parts, et
sur-le-champ l'on se met en marche.

«A deux heures, raconte le _Moniteur_, l'avant-garde arriva, composée
d'un gros détachement de troupes et d'artillerie, suivi d'un grand
nombre de femmes et d'hommes du peuple montés dans des fiacres, sur
des chariots, sur des trains de canons. Ils portaient les trophées de
leur conquête: des bandoulières, des chapeaux, des pommes d'épée des
gardes du corps; les femmes étaient couvertes de rubans tricolores des
pieds à la tête; ensuite venaient cinquante ou soixante voitures de
grains et de farines. Enfin, le gros du cortége entra vers six heures:
d'abord, c'étaient des femmes portant de hautes branches de peupliers,
puis de la garde nationale à cheval, des grenadiers, des fusiliers,
avec des canons. Dans leurs rangs marchaient pêle-mêle des gardes du
corps et des soldats du régiment de Flandre; les cent-suisses
suivaient en bon ordre; puis une garde d'honneur à cheval, les
députations de la municipalité et de l'Assemblée nationale, enfin la
voiture de la famille royale, auprès de laquelle était La Fayette; la
marche était fermée par des voitures de grains et une foule portant
encore des branches de peuplier et des piques. Tout le cortége tirait
continuellement des coups de fusil en signe de joie et faisait
retentir l'air de chants allégoriques dont les femmes appliquaient du
geste les allusions piquantes à la reine. L'ensemble de ce cortége
offrait à la fois le tableau touchant d'une fête civique et l'effet
grotesque d'une saturnale. Le monarque pouvait être pris pour un père
au milieu de ses enfants ou pour un prince détrôné promené en triomphe
par ses sujets rebelles.»

Louis XVI alla prendre séjour aux Tuileries. Il y avait cent quarante
ans que la royauté avait fui ce palais devant les clameurs de la
Fronde et s'en était allée se bâtir une sorte de temple à Versailles;
aujourd'hui, elle y rentrait, majesté dépouillée, humiliée,        
vaincue, traînée par les Parisiens vengeurs de la Fronde et qui
inauguraient sur les ruines de la monarchie absolue le règne d'une majesté
terrible et nouvelle, la démocratie.

L'Assemblée nationale se rendit aussi à Paris et prit séjour d'abord à
l'archevêché, ensuite dans la salle du Manége, qui attenait au couvent
des Feuillants et au Jardin des Tuileries[80]. A la suite de
l'Assemblée nationale vint s'installer à Paris la société des Amis de
la Constitution, qui avait pris naissance à Versailles: elle s'établit
rue Saint-Honoré, dans le couvent des _Jacobins_ et en reçut le nom.

         [Note 80: Voir l'_Histoire des quartiers de Paris_, liv. II,
         ch. XI.]



§ III.

Nouvelle organisation municipale, judiciaire, ecclésiastique de la
capitale.--Abolition des couvents et suppression de nombreuses
églises.--Clergé constitutionnel de Paris.


«Tout est consommé, écrivait Desmoulins le 7 octobre; la Halle regorge
de blés, les moulins tournent, la caisse nationale se remplit.» Mais
cette abondance dura peu, et la disette amena encore un tragique
événement. Un boulanger de la Cité, accusé d'accaparement, fut saisi
par le peuple, et, malgré son innocence, malgré les efforts des
autorités, pendu à la lanterne de la place de Grève. La commune,
consternée, demanda sur-le-champ à l'Assemblée une loi martiale contre
les attroupements, et, en quelques heures, cette loi fut discutée,
votée et proclamée dans tout Paris avec l'appareil le plus solennel.

Grâce à la loi martiale, grâce à l'énergie et à l'activité que déploya
la municipalité pour rétablir l'ordre, désarmer les vagabonds, assurer
les subsistances, Paris retrouva un peu de calme, mais il continua à
s'enivrer de politique et de liberté, à se passionner pour les motions
des districts et des clubs, à vivre dans les rues. Cette agitation 
se trouvait d'ailleurs entretenue par les décrets de l'Assemblée, qui
changeaient toute l'existence de la France et principalement celle de
la capitale. Ainsi, un décret abolit la gabelle, cet impôt si odieux
qui faisait payer aux Parisiens 62 livres le quintal de sel qui se
payait ailleurs 2 l. 10 sous. Un autre abolit les _entrées_ (1er mai
1790), qui produisaient près de 36 millions et ne permettaient au
peuple que de se nourrir de denrées ou de boissons falsifiées[81]. Un
troisième (16 février 1791) abolit les jurandes et maîtrises qui
faisaient de l'exercice des métiers le privilége d'un petit nombre de
familles et forçaient l'ouvrier pauvre et habile à rester toute sa vie
l'homme d'un maître riche et ignorant. D'autres décrets, dont nous
allons parler, donnèrent une nouvelle organisation à la municipalité,
à la justice, au clergé, etc.

         [Note 81: Cette somme énorme, qui était perçue par la ferme
         générale (c'était pour en assurer la perception que celle-ci
         avait obtenu récemment la construction du mur d'enceinte),
         était loin d'être employée aux besoins de la ville de Paris.
         Le produit en était ainsi réparti: au profit du trésor
         public, 29,837,700 livres; au profit de la ville de Paris,
         3,965,800 l.; au profit des hôpitaux, 2,023,800 l. Les
         articles imposés étaient à peu près les mêmes qu'à présent,
         sauf des droits sur le sucre, le café, le plomb et les
         glaces. L'article le plus productif était celui des boissons,
         qui produisait 19,536,000 l., le muids de vin de 268 litres
         payant 32 l. 8 s. 7 den.

         L'octroi de Paris a produit en 1854, 40,021,838 fr.]

Le décret qui organisa la municipalité de Paris composa cette commune
d'un maire, de 16 administrateurs, de 32 conseillers, de 96 notables:
le maire et les administrateurs formaient le _bureau_; les 32
conseillers, le _conseil municipal_; les administrateurs, les
conseillers, les notables, le _conseil général_. La ville fut alors
divisée en 6 arrondissements et 48 sections, et la garde nationale en
6 divisions comprenant 24,000 hommes, dont 6,000 gardes-françaises,
formant 48 compagnies soldées. Enfin, la division administrative   
du royaume ayant été changée, Paris et sa banlieue devinrent un
_département_ administré par un _conseil_ de 36 membres, un
_directoire exécutif_ de 5 membres et un procureur-syndic, tous
élus.--Le décret qui supprima les anciens corps judiciaires mit fin à
ce Parlement de Paris, à ce Châtelet, à ces Cours des Aides et des
Comptes, qui avaient joué un si grand rôle dans notre histoire. Leur
existence était liée à celle de la bourgeoisie; car huit cents
magistrats, quatre mille procureurs, avocats, greffiers, huissiers,
douze mille commis ou agents de tout genre y étaient intéressés; et
néanmoins leur disparition ne fit pas la moindre sensation, et il
suffit d'une compagnie de garde nationale pour clore les portes de ce
Parlement si redoutable aux rois, et qui avait eu si longtemps Paris
sous sa tutelle. A sa place furent créés un tribunal criminel et un
tribunal d'appel pour le département, un tribunal civil dans chacun
des quarante-huit districts: tous les membres de ces tribunaux étaient
élus et amovibles.--Quant aux décrets relatifs au clergé et aux
édifices religieux, ils amenèrent des changements matériels, tels que
Paris n'en avait pas éprouvé depuis plusieurs siècles.

Le clergé de Paris s'était montré, dès l'origine, partisan de la
révolution, et les Parisiens avait paru mettre leurs institutions
nouvelles sous la protection des vieux patrons de la cité. Ainsi, on
avait vu des prêtres et des moines dans les rangs du peuple au 14
juillet; la plupart des curés avaient ouvert leurs églises aux
assemblées électorales; la garde nationale avait fait bénir ses
drapeaux dans l'église Notre-Dame, avec de grandes solennités; dans
chaque district, les demoiselles étaient allées successivement en
procession porter à Sainte-Geneviève des bouquets et des ex-voto ornés
de rubans tricolores, le bataillon du district et la musique formant
le cortége. Mais Paris n'était plus la ville catholique si fervente,
si jalouse de sa foi, si fière de ses clochers et de ses moines;
depuis un demi-siècle, les sarcasmes contre le luxe et les         
désordres du haut clergé, contre les abus et l'oisiveté des couvents,
étaient descendus des salons de la noblesse dans les cabarets de la
multitude; aussi, les décrets de l'Assemblée relatifs au clergé excitèrent
une vive émotion dans le peuple et la bourgeoisie, mais une émotion
d'approbation, même de raillerie, et non de regrets. Paris avait alors
60 églises paroissiales, 20 chapitres ou églises collégiales, 80
autres églises ou chapelles, 3 abbayes d'hommes, 8 de filles, 53
couvents d'hommes, 146 de filles. D'après un premier décret, qui
plaçait les biens du clergé, devenus biens de la nation, sous la
sauvegarde des municipalités et des gardes nationales, Bailly et La
Fayette firent mettre les scellé sur les titres des biens
ecclésiastiques et inventorier les mobiliers, bibliothèques, objets
d'art, qui s'y trouvaient. Un deuxième décret ayant supprimé les
ordres et congrégations de l'un et de l'autre sexe, excepté ceux qui
étaient chargés de l'éducation publique et du soulagement des malades,
la municipalité fit ouvrir les portes de tous les couvents, inscrivit
sur un contrôle les religieux ou religieuses qui en sortirent et
auxquels des pensions étaient allouées, et indiqua pour chaque ordre
une maison conservée où se retirèrent ceux qui ne voulaient pas
rentrer dans le monde. Enfin, un troisième décret ayant ordonné la
vente d'une partie des biens du clergé pour une valeur de 400
millions, et cette vente ne s'effectuant pas, la municipalité de Paris
vint déclarer à l'Assemblée que, de toutes les maisons religieuses qui
existaient dans la capitale, il y en avait vingt-sept précieuses par
leur situation, leur étendue et leurs dépendances, dont la valeur
était estimée à 200 millions et qu'on pouvait aliéner; elle proposa de
les acquérir et d'en payer le prix en obligations qu'elle remplirait
avec le produit des ventes partielles et successives. L'Assemblée
accepta, et elle compléta cette mesure par la création d'un
papier-monnaie ou d'_assignats_ qui avaient pour hypothèque les biens
du clergé. Alors la commune devint propriétaire des vingt-sept     
maisons désignées, parmi lesquelles étaient le prieuré
Saint-Martin-des-Champs, les couvents des Jacobins de la rue
Saint-Jacques et de la rue Saint-Honoré, les Grands-Augustins, les
Carmes des Billettes et de la place Maubert, les Capucins de la rue
Saint-Honoré et du Marais, les Minimes de la place Royale, l'abbaye
Saint-Germain-des-Prés, les Feuillants de la rue Saint-Honoré, les
Chartreux, les Théatins, etc. Quelques parties de ces édifices furent
réservées pour servir de colléges ou d'hôpitaux; d'autres, surtout les
chapelles dépouillées de leurs cloches et objets d'art, servirent de
lieux d'assemblées aux districts; le reste, principalement les jardins
et maisons, furent mis en vente.

Cette révolution si importante pour la capitale, cette profanation,
cette aliénation de propriétés autrefois si chères aux Parisiens,
n'amena aucun tumulte et ne fit naître que des caricatures, des
chansons, des plaisanteries sur les _nonnettes_ et les _frocards_.
D'ailleurs, la réforme des couvents de Paris était regardée depuis
longtemps, même par les catholiques sincères, comme indispensable, la
plupart étant ou trop riches, ou inutiles, ou dégénérés de leur
institution. Il en était de même des églises, devenues trop nombreuses
et si mal distribuées que le faubourg Saint-Germain n'avait que deux
paroisses pendant qu'il y en avait vingt et une dans la Cité. Aussi,
les décrets qui supprimèrent ou réformèrent la plupart de ces églises
furent reçus sans regret, bien qu'ils dussent entraîner la destruction
de monuments antiques et populaires. Voici comment s'effectua cet
autre changement: La constitution civile du clergé ayant réduit le
nombre des diocèses et des paroisses, ordonné que les évêques et curés
seraient nommés par les électeurs, enfin aboli les chapitres et
chapelles, l'archevêché de Paris redevint un évêché, le nombre des
églises paroissiales se trouva réduit à quarante-huit, qui furent
déclarées propriétés municipales, les églises collégiales et       
chapelles furent supprimées. Plus de cent églises de tout genre
tombèrent ainsi dans le domaine national; et celles qui ne pouvaient
être utilisées pour un service public furent sur-le-champ mises en
vente avec leur mobilier, argenterie, cloches, ornements[82].

         [Note 82: Nous dirons dans l'_Histoire des quartiers de
         Paris_ les couvents et églises qui furent alors supprimés,
         l'usage auquel ces bâtiments furent destinés, la date de leur
         destruction, etc.]

Ce grand changement fut complété par un décret qui déclara biens
nationaux les biens des fondations soit de religion, soit d'éducation,
soit de bienfaisance, c'est-à-dire ceux des _fabriques_, des colléges,
des hôpitaux, lesquels étaient entre les mains du clergé;
l'administration en fut confiée aux communes. Enfin, l'Assemblée ayant
imposé aux prêtres le serment à la Constitution, l'archevêque de Paris
(M. de Juigné, qui avait émigré) et la plupart des curés le
refusèrent, et le pape excommunia ceux qui prêteraient ce serment.
Alors les prêtres _insermentés_ ou _réfractaires_ furent destitués et
exclus de leurs églises, quelques-uns essayant inutilement de faire
résistance, et l'on procéda (27 janvier 1791) à des élections qui se
firent dans l'église Notre-Dame avec plus d'appareil militaire que de
sentiment religieux. Un mauvais prêtre, Gobel, membre de l'Assemblée
constituante, fut élu évêque de Paris, et la plupart des curés furent
choisis par les électeurs, non comme les plus dignes et les plus
vertueux, mais comme les plus patriotes et les moins _cafards_.
L'installation de l'évêque (27 mars 1791), ainsi que celle des
nouveaux curés, se fit presque sans cérémonie religieuse, au milieu de
l'indifférence voltairienne de la garde nationale, au milieu de
l'indignation des royalistes, qui essayèrent de faire du scandale. Les
églises paroissiales, que les prêtres constitutionnels transformèrent
en succursales des clubs, et où l'on parla moins de l'Évangile que de
la Constitution, furent interdites aux prêtres réfractaires; mais par
respect pour la liberté des cultes, huit anciennes chapelles de    
couvents leur furent attribuées pour y officier: la principale était
celle des Théatins. Ces prêtres, qui avaient trouvé des asiles dans
les hôtels des nobles, firent de ces chapelles des tribunes contre la
révolution: ils déclarèrent les prêtres constitutionnels hérétiques et
les excommunièrent avec tous ceux qui recevraient les sacrements de
leurs mains. Alors le peuple poursuivit les insermentés de huées et
d'insultes; il dévasta l'église des Théatins, en ferma les portes et
maltraita les femmes qui voulaient y entrer; il brûla dans le
Palais-Royal un mannequin du pape avec les journaux royalistes. Enfin,
le roi, ayant voulu aller à Saint-Cloud pour faire ses Pâques de la
main d'un prêtre réfractaire, on crut que ce voyage cachait un projet
de fuite: alors le peuple sonna le tocsin, battit la générale,
s'empara du Carrousel et de la place Louis XV. La Fayette accourut
avec la garde nationale; mais celle-ci partageait les sentiments de la
multitude: elle fit fermer les grilles, arrêta les voitures, et,
malgré les ordres et les supplications de son général, elle força
Louis XVI à rentrer dans son palais.



§ IV.

Fêtes et solennités parisiennes.--Fuite du roi.--Affaire du Champ de
Mars.


Cependant, malgré le dégoût qu'ils avaient pris pour leurs églises et
les cérémonies religieuses, les Parisiens n'avaient pas perdu leur
amour de fêtes et de solennités, et ils saisissaient toutes les
occasions de le satisfaire: mais il leur fallait maintenant,
disaient-ils, «des fêtes raisonnables et des solennités patriotiques;»
aussi, à l'époque du carnaval, d'un consentement unanime, ils
supprimèrent les mascarades. «Le peuple, dit le journal de Prudhomme,
a senti toute l'absurdité de cette monstrueuse coutume, et il faut
espérer qu'elle ne se reproduira plus: ce sera encore un des
bienfaits de la révolution[83].» Par contre, le roi étant venu     
subitement dans l'Assemblée (4 février 1790) pour s'unir à elle et lui
témoigner son attachement au nouvel ordre de choses, celle-ci répondit
à cette marque de confiance par un serment civique, c'est-à-dire de
fidélité à la nation, à la Constitution et au roi. Dès le soir même,
le maire et les représentants de la commune descendirent sur la place
de Grève, qui était couverte d'une foule immense; Bailly prononça le
serment, et la multitude le répéta avec enthousiasme. Pendant
plusieurs jours, la ville fut en fête: chaque district, chaque
corporation, chaque bataillon de garde nationale, même chaque collége,
vint à son tour sur les places publiques prononcer le serment.
«Nouveauté patriotique, dit un journal, digne des républiques
anciennes!»

         [Note 83: _Révolutions de Paris_, nº 32, p. 60.--Ajoutons que
         le carnaval était, sous l'ancien régime, l'occasion de scènes
         hideuses où le peuple se vautrait dans l'ordure et la
         crapule. «Dans ces jours-là, dit Mercier, ses divertissements
         ont une empreinte de sottise et de villenie qui rapproche ses
         goûts de ceux des pourceaux.»]

Quelques mois après, Paris résolut de célébrer l'anniversaire du 14
juillet par une fédération nationale: l'Assemblée approuva le projet
de cette fête, et tous les départements y furent convoqués. Le
Champ-de-Mars avait été choisi pour cette solennité, et, comme il
n'était alors qu'une plaine fangeuse, des travaux furent entrepris
pour le niveler et l'assainir; mais les ouvriers étant insuffisants
pour cette opération, toute la population se porta à leur aide comme à
une fête civique: districts, milices, corporations, prêtres, nobles et
grandes dames s'empressèrent à manier la pelle, à traîner la brouette,
et en quelques jours le champ fut prêt.

Le 14 juillet, les fédérés des 83 départements, les députés de
l'armée, la garde nationale, l'Assemblée et la municipalité partirent
de la Bastille, traversèrent Paris et trouvèrent le Champ-de-Mars
occupé par deux cent mille spectateurs qui bravaient la pluie en
chantant et en dansant. Une messe fut célébrée par l'évêque        
d'Autun, assisté de trois cents prêtres, sur un autel dressé en plein
air et qui prit le nom d'autel de la patrie; les bannières des 83
départements furent bénies et un _Te Deum_ chanté. Alors La Fayette
monta à l'autel, et, au nom de la garde nationale, prononça le serment
civique; le roi et le président de l'Assemblée le répétèrent, et
quarante pièces de canon, cent musiques militaires, les acclamations
de trois cent mille hommes, «qui faisaient trembler le ciel et la
terre,» y répondirent. Ce fut la plus belle fête de la révolution: le
soir, on dansa sur les ruines de la Bastille, et, pendant un mois, les
Parisiens fêtèrent dans des banquets, des bals, des spectacles, leurs
frères des départements.

Huit mois après cette grande journée, Paris eut une solennité d'un
autre genre et y montra le même enthousiasme: Mirabeau mourut (3 avril
1791). Le peuple qui, pendant les trois jours de sa maladie, s'était
porté en foule autour de sa demeure, fit fermer les magasins, les
ateliers, les théâtres, et demanda que des honneurs extraordinaires
fussent rendus au grand orateur de la révolution. L'Assemblée décréta
que ses restes seraient portés à l'église Sainte-Geneviève,
transformée en _Panthéon_ pour la sépulture des grands hommes. Toutes
les autorités, la garde nationale, les clubs, les corporations, le
peuple entier assistèrent à ces funérailles, qui furent célébrées avec
la pompe la plus majestueuse. Le cortége partit de la rue de la
Chaussé-d'Antin, où demeurait Mirabeau, et s'arrêta à l'église
Saint-Eustache: là, Cérutti prononça un discours funèbre qui fut
suivi, selon l'usage de la garde nationale, d'une salve de dix mille
coups de fusil tirée dans l'église même. De là, on se dirigea à
travers les Halles et la rue Saint-Jacques vers la vieille église
Sainte-Geneviève, où l'on déposa le corps entre ceux de Descartes et
de Soufflot, en attendant que le Panthéon fût achevé. Paris porta le
deuil de Mirabeau pendant huit jours.

Trois mois après (11 juillet 1791), les mêmes honneurs furent      
rendus aux cendres de Voltaire, mais avec une pompe encore plus théâtrale.
Ce fut la première de ces cérémonies imitées de l'antiquité, d'où le
culte catholique se trouvait banni, et qui furent si communes pendant
la révolution: char, musique, costumes, emblèmes, tout semblait
emprunté aux Grecs et aux Romains. Le cortége partit des ruines de la
Bastille, suivit les boulevards, stationna devant l'Opéra (théâtre de
la porte Saint-Martin), passa par la place Louis XV, devant les
Tuileries, sur le Pont-Royal, s'arrêta sur le quai des Théatins,
devant la maison où Voltaire était mort et où se trouvait la nièce du
grand homme avec les filles de Calas. De là, il stationna encore
devant le Théâtre-Français (Odéon), où les comédiens lui firent de
nouveaux honneurs, et enfin il arriva au Panthéon. Les Parisiens
assistèrent à cette fête symbolique, ou, comme disaient les
royalistes, «à cette parodie païenne d'une béatification,» avec autant
d'enthousiasme que de gravité. Dans les circonstances où l'on se
trouvait, l'apothéose de Voltaire était un événement politique: en
effet, à cette époque, Louis XVI avait essayé de s'enfuir, et, captif
dans les Tuileries, il attendait de l'Assemblée nationale ou son
rétablissement ou sa déchéance.

Dans la nuit du 20 au 21 juin, le roi et sa famille, étant sortis
secrètement des Tuileries, avaient gagné à pied le quai des Théatins,
où les attendaient deux voitures bourgeoises, et de là la porte
Saint-Martin, où ils montèrent dans leur voiture de voyage. Ils se
dirigèrent sur Montmédy pour chercher un asile dans l'armée de
Bouillé. A la première nouvelle de cette fuite, la municipalité fit
tirer le canon d'alarme; la garde nationale se rassembla; les clubs et
les sections se mirent en permanence; les bonnets de laine et les
piques descendirent dans les rues; les noms de roi, de reine, de
Louis, de Bourbon furent effacés sur toutes les enseignes et les   
tableaux des boutiques, avec les couronnes et les armoiries royales.
Mais, l'Assemblée ayant pris rapidement les mesures les plus
énergiques pour concentrer entre ses mains tous les pouvoirs, la ville
retrouva bientôt son calme: «les ouvriers s'occupèrent de leurs
travaux, les affaires s'expédièrent avec la célérité ordinaire, les
spectacles jouèrent comme de coutume, et Paris et la France apprirent
par cette expérience, devenue si funeste à la royauté, que presque
toujours le monarque est étranger au gouvernement qui existe sous son
nom[84].»

         [Note 84: Mémoires du marquis de Ferrières, II, 339.]

Cependant, la famille royale avait été arrêtée à Varennes et revenait
à Paris escortée par plus de cent mille hommes. Elle arriva vers le
soir à la barrière Saint-Martin, suivit les boulevards extérieurs
jusqu'à la barrière de Neuilly et entra par les Champs-Élysées pour
gagner les Tuileries sans traverser les rues populeuses de la ville.
La multitude s'était portée à sa rencontre, gardant un silence
menaçant, et elle couvrait toute la route; les Champs-Élysées
paraissaient hérissés de baïonnettes; la voiture allait au pas,
enveloppée et protégée par un bataillon carré de trente hommes de
profondeur. «Ce n'était pas une marche triomphale, dit un journal,
c'était le convoi de la monarchie.» A la porte des Tuileries, la
fureur du peuple éclata, et la garde nationale parvint avec peine à
garantir de ses outrages la famille royale.

L'Assemblée suspendit le roi de son pouvoir jusqu'à l'achèvement de la
Constitution. Mais le parti républicain voulait la déchéance du
monarque, et, pendant la discussion élevée à ce sujet, il tint tout
Paris en rumeurs et en alarmes: la multitude enveloppait la salle du
Manége, insultait les députés, menaçait d'attaquer les Tuileries; et
quand le décret fut prononcé, les attroupements devinrent si alarmants
que, le 16 juillet, l'Assemblée ordonna à la municipalité «de réprimer
le désordre par tous les moyens que la loi mettait en son          
pouvoir.» Le lendemain, la municipalité convoqua toute la garde nationale
et lui fit occuper les principales places; mais les clubs ayant excité le
peuple à signer une pétition pour la déchéance du roi, une grande
foule se rendit au Champ-de-Mars: elle n'avait pas d'armes et se
trouvait composée principalement d'oisifs, de curieux, de femmes,
d'enfants. Cette foule signait la pétition sur l'autel de la patrie
quand des patrouilles de garde nationale arrivèrent pour dissiper le
rassemblement: elles furent accueillies par des injures, des pierres,
et même un coup de pistolet tiré sur La Fayette. Alors la municipalité
résolut de proclamer la loi martiale; elle se mit en marche avec le
drapeau rouge déployé, huit canons, douze cents hommes, de la
cavalerie, un appareil formidable. L'entrée dans le Champ-de-Mars se
fit par trois détachements et trois côtés pour envelopper la
multitude; mais, à la vue du drapeau rouge, des cris de fureur
éclatèrent; des pierres furent lancées; la garde nationale, sans faire
de sommations, tira en l'air; la foule se précipita vers l'autel de la
patrie, et de là redoubla ses cris et ses pierres. Alors deux des
trois détachements firent feu, et une centaine de malheureux tombèrent
tués ou blessés; tout le reste s'enfuit et s'en alla porter la
consternation dans la plupart des quartiers en essayant de les
soulever: mais nul ne bougea. Le drapeau rouge resta déployé à
l'Hôtel-de-Ville jusqu'au 7 août.

Cette répression si précipitée d'une émeute peu redoutable, d'un
rassemblement qui se serait dissipé de lui-même, eut les plus funestes
suites. Le peuple en garda un profond ressentiment: il ne la pardonna
jamais à la bourgeoisie; pour lui, La Fayette, Bailly et les
_exécuteurs_ du 17 juillet ne furent que des assassins; l'uniforme de
la garde nationale lui devint odieux; il appela le terrain de la
fédération «le champ du massacre.»

Cependant la Constitution était terminée: elle fut proclamée en    
grande pompe sur les principales places de Paris, promenée au
Champ-de-Mars, déposée au bruit du canon sur l'autel de la patrie;
mais l'enthousiasme populaire avait été éteint dans le sang du 17
juillet, et le roi, ainsi que l'Assemblée nationale, ne furent
accueillis à cette fête qu'avec froideur et même des injures.

Des élections nouvelles avaient été faites. D'après la Constitution,
le droit électoral n'appartenait qu'aux citoyens _actifs_,
c'est-à-dire payant une contribution de trois journées de travail, et
ces citoyens actifs choisissaient des électeurs parmi ceux qui
payaient une contribution de cent cinquante à deux cents journées: la
multitude pauvre n'eut donc aucune part à ces élections, et ce fut
pour elle un grand motif de réprobation contre la Constitution; aussi,
les élections de Paris n'envoyèrent à la nouvelle Assemblée que des
hommes de la bourgeoisie[85]. Bailly et La Fayette donnèrent leur
démission: le premier fut remplacé par Pétion, l'un des chefs du   
parti girondin, qui devint l'idole du peuple; le second ne fut pas
remplacé; chacun des six chefs de division commanda la garde nationale
à tour de rôle pendant un mois.

         [Note 85: _Députés de Paris à l'Assemblée législative_:
         Garran de Coulon, président du tribunal de Cassation;
         Lacépède, administrateur du département; Pastoret,
         procureur-syndic du département; Cérutti, administrateur du
         département; Beauvais, docteur en médecine, juge de paix;
         Bigot de Préameneu, juge du tribunal du quatrième
         arrondissement; Gouvion, major général de la garde nationale;
         Broussonnet, de l'Académie des sciences, secrétaire de la
         Société d'agriculture; Cretté, propriétaire et cultivateur à
         Dugny, administrateur du directoire du département;
         Gorguereau, juge du tribunal du cinquième arrondissement;
         Thorillon, ancien procureur du Châtelet, administrateur de
         police, juge de paix de la section des Gobelins; Brissot de
         Warville; Filassier, procureur-syndic du district de
         Bourg-la-Reine; Hérault de Séchelles, commissaire du roi;
         Mulot; Godart, homme de loi; Boscary jeune, négociant;
         Quatremère-Quincy; Ramond; Robin (Léonard), juge du tribunal
         du sixième arrondissement; Debry, administrateur du
         département; Condorcet; Treihl-Pardailhan, administrateur du
         département; Monneron, négociant.

         Godart et Cérutti, décédés, Monneron, Gouvion et Boscary,
         démissionnaires, furent remplacés successivement par
         Lacretelle (5 novembre 1791), Alleaume (4 février 1792),
         Kersaint (1er avril), Demoy (1er mai), et Dussault (6 juin).]



§ V.

Paris sous l'Assemblée législative.--Fête des soldats de
Châteauvieux.--Journée du 20 juin.


L'_Assemblée législative_ commence sa session (1er octobre 1791). Les
émigrés ayant sollicité les rois absolus d'étouffer la révolution par
la force des armes, la guerre est déclarée (20 avril 1792), aux
applaudissements de tous les patriotes, à la grande joie des
Parisiens, dont l'ardeur révolutionnaire ne s'est pas ralentie.

La multitude avait été écartée de la garde nationale, dont les rangs
n'étaient ouverts qu'aux citoyens actifs: au premier bruit de guerre,
elle s'arme de piques, et, malgré les ordres de la municipalité, elle
s'organise en compagnies désordonnées, qui font la loi dans les rues;
son bonnet de laine rouge, cette coiffure du pauvre si méprisée des
chapeaux à cornes et des perruques poudrées, devient tout à coup un
emblème patriotique, et dans les clubs, les théâtres, les promenades,
les Jacobins le portent comme le bonnet de la liberté; enfin, ce nom
hideux de _sans-culottes_ que les habits de satin et les talons rouges
avaient donné à la foule déguenillée des faubourgs, devient un titre
révolutionnaire: les parias de l'ancien régime s'en font gloire et le
jettent comme un cri de guerre et de vengeance à leurs ennemis. «De
quels succès, dit le journal de Prudhomme, les contre-révolutionnaires
peuvent-ils se flatter contre un peuple à qui tout sert, qui fait
armes de tout pour défendre sa liberté? Avec l'air _Ça ira!_ on le
mènerait au bout du monde, à travers les armées combinées de l'Europe;
paré d'un noeud de rubans aux trois couleurs, il oublie ses plus   
chers intérêts pour ne s'occuper que de la chose publique, et quitte
gaiement ses foyers pour aller aux frontières. La vue d'un bonnet
rouge de laine le transporte, parce qu'on lui a dit que ce bonnet
était en Grèce, à Rome le signe de ralliement de tous les ennemis du
despotisme. Enfin, le peuple commence à se compter et à se dire:
Vingt-quatre mille hommes bien vêtus auront dorénavant mauvaise grâce
à parler de la loi martiale devant trois cent mille hommes sans
uniformes, mais armés.»

Ces dispositions du peuple apparurent dans la _fête de la liberté_,
donnée à l'occasion des soldats de Châteauvieux. Deux ans auparavant,
ce régiment suisse, s'étant mis en rébellion à Nancy, avait engagé une
bataille terrible contre la garde nationale des départements voisins:
quarante des chefs de la révolte furent condamnés aux galères, et ils
venaient d'être amnistiés par l'Assemblée constituante. Ils arrivèrent
à Paris, et les Jacobins, en haine de la garde nationale et de
l'aristocratie bourgeoise, les promenèrent processionnellement de la
Bastille au Champ-de-Mars par les boulevards, avec les symboles
antiques et modernes que la révolution avait mis en usage, étendards
aux inscriptions démagogiques, bustes de Voltaire et de Rousseau,
tables de la déclaration des droits, images sculptées de la Bastille,
fers des condamnés tressés de fleurs, enfin un char, portant une
statue de la Liberté, traîné par vingt chevaux _démocrates_. Les
autorités ne prirent aucune part à cette fête; la garde nationale se
tint en réserve dans ses postes; l'ordre, néanmoins, ne fut pas
troublé. «Le peuple se rangea, s'aligna, à la vue d'un épi de blé qui
lui fut présenté en guise de baïonnette, depuis la Bastille jusqu'au
Champ-de-Mars.» Aussi les journaux révolutionnaires s'écrièrent: «Ils
ont appris à connaître le peuple de Paris, à le respecter, à
l'admirer, les administrateurs ineptes du directoire, les officiers de
l'état-major de la garde parisienne, cette cour envieuse et        
scélérate avec tous les agents qu'elle tient à sa solde! Bon peuple de
Paris, cette journée te vaudra l'honneur de servir de modèle au reste de
la France et aux autres nations. Persévérance et courage!»

Les constitutionnels répondirent à la fête donnée aux soldats de
Châteauvieux par une pompe funéraire célébrée en l'honneur de
Simonneau, maire d'Étampes, assassiné dans une émeute. Le peuple à son
tour s'en tint éloigné. Cette lutte à coups de fêtes et de costumes
présageait de sanglants événements.

La guerre était commencée; mais dès les premières hostilités, nos
armées avaient éprouvé un échec. Aussitôt les Parisiens crièrent à la
trahison et demandèrent des mesures de rigueur contre les prêtres
réfractaires et les émigrés. L'assemblée décréta ces mesures et
ordonna la formation d'un camp de vingt mille hommes sous Paris. Le
roi refusa de sanctionner ces décrets: alors les Jacobins résolurent
de l'y contraindre par la force et soulevèrent le peuple.

Le 20 juin, les bataillons des faubourgs Saint-Antoine et
Saint-Marceau se réunissent près de la Bastille et sont grossis des
compagnies de piques et d'une foule immense, avec ou sans armes, mêlée
de femmes et d'enfants. Certains de l'approbation secrète de Pétion et
dédaignant les ordres de la municipalité, ils se mettent en marche par
les boulevards et la rue Saint-Honoré, ayant à leur tête les tables de
la déclaration des droits, escortées par des canons, et pénètrent dans
la salle de l'Assemblée pour lui présenter une pétition contre le
pouvoir exécutif «au nom de la nation, qui a les yeux fixés sur
Paris.»

Le cortége, composé de vingt-cinq à trente mille personnes, offrait le
plus étrange comme le plus alarmant des spectacles: c'était à la fois
une fête populaire et un commencement d'insurrection. On voyait
pêle-mêle des femmes et des enfants ayant ou des armes, ou des     
rameaux verts, ou des bouquets de fleurs; des hommes demi-nus, en
sabots, avec des piques, des haches, des bâtons, des broches, des
couteaux, portant des culottes déchirées pour bannières; des gardes
nationaux avec ou sans uniformes, ayant au bout de leurs fusils des
inscriptions menaçantes. Tous, en défilant devant l'Assemblée
silencieuse et confuse, chantaient et criaient: Vive la nation! A bas
le veto! Vivent les sans-culottes! A bas les prêtres! Les aristocrates
à la lanterne!

De la salle du Manége les insurgés suivirent la terrasse des
Feuillants[86] et continuèrent à défiler le long de la façade du
château, devant lequel étaient rangés dix bataillons de garde
nationale. Quatorze autres bataillons étaient dans le château, les
cours et la place du Carrousel. La foule sortit du jardin par la porte
du Pont-Royal. La garde nationale résista encore; mais les officiers
municipaux firent ouvrir les portes, et le peuple envahissant le
Carrousel, s'entassa à la porte de la cour royale. La garde nationale
résista encore; mais les officiers municipaux ayant fait ouvrir cette
porte, la foule se précipita dans la cour, entra dans le château et
monta une pièce de canon dans les appartements.

         [Note 86: Voir l'_Histoire des quartiers de Paris_, liv. II,
         ch. XI.]

Le roi, voyant que les portes intérieures allaient être enfoncées,
ordonna de les ouvrir et faillit être écrasé par la cohue. Protégé par
quelques gardes nationaux, il monta sur une table, et, pendant deux
heures, il résista aux demandes, aux insultes, aux cris de la foule
qui augmentait sans cesse, mais dont une grande partie n'était
qu'égarée, entraînée ou même amenée par la curiosité; enfin, Pétion
arriva, harangua le peuple et l'engagea à se retirer. Les appartements
furent ouverts, et la multitude y défila avec tumulte, mais sans
excès, saluant même la reine qui s'était établie dans une salle avec
ses enfants pour diviser la masse populaire et favoriser l'évacuation
du château.

Cette journée excita l'indignation du parti constitutionnel:       
Pétion fut suspendu de ses fonctions; la bourgeoisie parisienne, dans
une pétition qui portait huit mille signatures, demanda à l'Assemblée la
punition des chefs de l'insurrection; La Fayette, qui commandait
l'armée de la Meuse, accourut à Paris pour en finir avec les Jacobins
par la force; mais il sollicita vainement la garde nationale de
marcher sur le club: il ne put réunir cent hommes, et s'en alla
désespéré. Plusieurs sections proposèrent de le mettre en accusation;
toutes redemandèrent leur _vertueux maire_.

La majorité de la population était pourtant satisfaite de la
Constitution, favorable au roi, pleine de haine contre les démagogues;
mais, comme elle se défiait en même temps de la cour, de ses projets
de contre-révolution, de ses intelligences avec l'étranger, elle
restait immobile, incertaine, divisée, et laissait agir le parti
jacobin, qui voulait conjurer le danger extérieur par le renversement
de Louis XVI.



§ VI.

Déclaration de la patrie en danger.--Révolution du 10 août.


Cependant les Prussiens approchaient de nos frontières. Un camp de
réserve avait été formé à Soissons pour recevoir les volontaires des
départements; trois bataillons furent organisés à Paris, forts
ensemble de seize cents hommes, et sortirent de la ville les 11, 20 et
22 juillet. Le 11 juillet, l'Assemblée déclara la patrie en danger,
et, le 22, elle ordonna la levée de cent mille volontaires des gardes
nationales. Le même jour, la municipalité proclama le décret du danger
de la patrie sur toutes les places publiques, avec une pompe imposante
et sévère. Toute la garde nationale était sur pied; le canon d'alarme
tirait de moment en moment; les officiers municipaux allaient dans les
principales rues, au bruit de l'artillerie et de la musique, lire le
décret et déployer la bannière où était inscrit: _Citoyens, la     
patrie est en danger!_ Huit amphithéâtres avaient été dressés à la place
Royale, au parvis Notre-Dame, à la place Dauphine, à l'Estrapade, à la
place Maubert, devant le Théâtre Français (Odéon), devant le
Théâtre-Italien (salle Favart) et au carré Saint-Martin. Sur chacun de
ces amphithéâtres était une tente couverte de guirlandes, chargée de
couronnes civiques et flanquée de deux piques avec le bonnet de la
liberté; le drapeau de la section était planté sur le devant et
flottait au-dessus d'une table posée sur deux caisses de tambour;
trois officiers municipaux et six notaires recevaient à cette table
les enrôlements; sur les côtés étaient des faisceaux de drapeaux, et
sur le devant les volontaires formaient un cercle renfermant deux
pièces de canon et la musique. Cette cérémonie excita un grand
enthousiasme: des rangs de la garde nationale et de la multitude
sortaient à chaque instant des jeunes gens pleins d'ardeur qui
allaient se faire inscrire au registre patriotique; puis ils
descendaient de l'estrade en criant: Vive la nation! au bruit de la
musique, au milieu des acclamations des assistants et des
embrassements des femmes, qui les couronnaient de fleurs.

Le contingent de Paris, ou plutôt du département, était de dix-sept
bataillons de cinq à six cents hommes, en y comprenant les trois qui
étaient au camp de Soissons. Pendant la première semaine, il y eut
mille à douze cents inscriptions par jour, et, en moins de trois
semaines, trente-quatre bataillons, au lieu de dix-sept, étaient au
complet; mais ils ne purent être organisés que quinze jours après et
ne partirent qu'au commencement de septembre.

La déclaration du danger de la patrie exalta les sentiments
révolutionnaires des Parisiens et les remplit d'indignation contre le
monarque qui avait appelé les étrangers à sa délivrance. Pendant
quinze jours, la ville fut dans des alarmes et des agitations
continuelles, et les journaux jacobins ne cessèrent de la pousser  
à se débarrasser de la royauté par une insurrection. «Puisque Paris,
disait Prudhomme, a donné le premier exemple aux villes de l'empire,
puisque, par l'immensité de sa population et de ses ressources, cette
grande cité a continué d'être le principal foyer de la révolution,
peuple de Paris, lève-toi tout entier, point de demi-mesures!...» Les
décrets de l'Assemblée tendirent à enlever à la cour tous ses moyens
de défense, et, au contraire, à créer une armée à l'insurrection qui
se préparait: ainsi, on ne laissa à Paris d'autres troupes de ligne
qu'un régiment suisse; on forma pour la garde des prisons, des
tribunaux et la police générale une gendarmerie spéciale composée
presque entièrement d'anciens gardes-françaises; on décréta que les
citoyens non inscrits dans la garde nationale ne devaient pas moins le
service tant que la patrie serait en danger, et l'on ordonna de les
armer de piques, à défaut de fusils. Cette garde fut alors composée de
cent vingt mille hommes, mais il n'y en avait pas vingt-cinq mille
habillés et équipés[87].

         [Note 87: «Il faut remarquer que beaucoup se font remplacer,
         que les remplaçants sont de pauvres gens négligents et
         malpropres, ce qui répugne les autres volontaires de faire le
         service; que les corps de garde sont peu gardés par cette
         raison; que les grenadiers sont des gens fermes et instruits
         au service; que les canonniers sont des jeunes gens
         bouillants et pleins de feu; mais qu'en général il n'y a pas
         d'ensemble dans le corps de la garde nationale.» (Note
         trouvée au château des Tuileries le 10 août.)]

Une nouvelle révolution était imminente, et les Jacobins la
préparèrent presque ouvertement. Danton, président du club des
Cordeliers, en traça le plan; Pétion et le conseil général de la
commune promirent leur coopération; le noyau de l'armée
révolutionnaire devait être un corps de fédérés marseillais et bretons
récemment arrivés à Paris; mais on était certain du concours de la
multitude. L'insurrection fut précipitée par le manifeste du duc de
Brunswick qui dévoilait si maladroitement les intelligences de la cour
avec l'étranger, et le renversement du trône fut la réponse des    
Parisiens à cette insolente agression.

Le 5 août, la section des Quinze-Vingts, qui ordinairement donnait le
mouvement aux autres, arrête que «si l'Assemblée législative n'a pas
prononcé, le 9, la déchéance du roi, à minuit le tocsin sonnera, la
générale battra et tout se lèvera à la fois.» Quarante-six sections
adhèrent à cet arrêté, et l'une d'elles, la section Mauconseil,
proclame d'elle-même la déchéance. Le 10, à minuit, les fédérés, au
nombre de mille, sont en armes; les sections ont nommé des
commissaires «pour se réunir à la commune, y remplacer de gré ou de
force le conseil général et sauver la patrie;» trois corps d'insurgés,
composés de gardes nationaux, d'hommes à piques, même de gens sans
armes, commencent à se former au faubourg Saint-Antoine, au faubourg
Saint-Marceau, aux Cordeliers; le tocsin et le tambour retentissent
dans tous les quartiers, et l'insurrection se met en marche.

Cependant, la cour avait fait ses dispositions pour la repousser: la
garde nationale, convoquée à la défense des Tuileries, remplissait le
jardin de ses bataillons; le commandant général, Mandat, avait mis un
bataillon à la Grève, de l'artillerie au Pont-Neuf, de la gendarmerie
au Louvre, pour prendre en queue et en flanc la colonne du faubourg
Saint-Antoine et l'empêcher de se joindre aux deux autres. Mais les
commissaires des sections s'emparent sans résistance de
l'Hôtel-de-Ville, se constituent en commune insurrectionnelle et
éloignent sur le champ le bataillon de la Grève et l'artillerie du
Pont-Neuf; ils mandent à leur barre Mandat, qui est décrété
d'accusation et assassiné sur les marches de l'hôtel; ils nomment
commandant général Santerre, qui est à la tête de la colonne du
faubourg Saint-Antoine. Alors les trois corps d'insurgés se réunissent
sur les quais et se dirigent vers les Tuileries par les deux rives de
la Seine et les rues voisines du Louvre, pendant que le désordre se
met dans les rangs des défenseurs du château: les canonniers       
placés dans les cours tournent leurs pièces ou les mettent hors de
service; les bataillons postés dans le jardin, après une revue du roi,
se dispersent ou vont se réunir aux insurgés; deux seulement, les
bataillons des Petits-Pères et des Filles-Saint-Thomas, déjà signalés
par leur ardeur royaliste, restent à la défense des Tuileries avec
douze cents Suisses et cinq cents gentilshommes.

A huit heures du matin, l'avant garde de l'insurrection, composée
d'hommes à piques et de fédérés, arrive en tumulte dans le Carrousel,
enfonce les portes de la cour royale et pénètre sans résistance
jusqu'au vestibule et au grand escalier; là étaient massés les
Suisses, avec lesquels ils parlementent. Cependant le roi, à
l'approche de la foule, avait quitté le château et s'était retiré dans
l'Assemblée avec sa famille, escorté par la garde nationale, au milieu
des cris du peuple qui avait déjà envahi la terrasse des Feuillants.
Il y était à peine arrivé que le combat s'engage entre les Suisses et
la multitude, qui, frappée à bout portant de l'escalier, des fenêtres,
des corps de logis de la cour royale, s'enfuit en couvrant le sol de
ses morts et en criant à la trahison. Les Suisses sortent en deux
colonnes et balayent en un clin d'oeil le Carrousel et les rues
voisines; le château se croit victorieux; ses défenseurs se disposent
à marcher sur l'Assemblée, et celle-ci était résolue à mourir à son
poste, lorsque le corps d'armée des insurgés, recueillant les fuyards,
débouche par le Louvre, les guichets, le Pont-Royal, avec des cris de
vengeance et de fureur. Aussitôt il décharge ses canons sur les
Suisses, les repousse de la place, se précipite dans les cours, malgré
le feu qui part de toutes les croisées, et incendie les corps de logis
de la cour royale; mais ce n'est qu'après trois heures de combat, et
lorsqu'une colonne, s'emparant de la terrasse du bord de l'eau, eut
attaqué le château par le jardin, qu'il envahit les Tuileries. Les
Suisses se retirent en bon ordre par le jardin, la place Louis XV, 
les Champs-Élysées, tombant un à un, défendant le terrain pied à pied
contre des masses d'assaillants, et ils ne sont complétement dispersés
que par les canons du faubourg Saint-Marceau qui les prennent en flanc
du côté du pont Louis XVI. A midi, la multitude avait dévasté le
château, et elle se précipita dans l'Assemblée, apportant des armes,
des bijoux, des meubles, amenant des prisonniers, demandant la
déchéance du roi et la punition «des traîtres qui avaient assassiné le
peuple.» L'Assemblée décréta la suspension du pouvoir exécutif, la
translation de la famille royale au Luxembourg et la convocation d'une
Convention nationale.

«Quel spectacle offrait Paris et surtout le lieu de la scène vers le
soir de la journée du 10 août! Tous les travaux interrompus, le
commerce suspendu, les ateliers déserts, toutes les rues hérissées
d'armes, tous les regards, tous les pas dirigés sur le château des
Tuileries, qu'indiquaient assez de longs torrents de fumée. Le
Carrousel était comme une fournaise ardente; pour entrer au château,
il fallait traverser deux corps de logis incendiés, et on ne pouvait
le faire sans passer sur une poutre enflammée ou sans marcher sur un
cadavre. La façade du palais était criblée de haut en bas par les
canons nationaux; dans le vestibule, l'escalier, la chapelle, les
appartements, rien de plus hideux, de plus horrible; les murailles
teintes de sang, couvertes de lambeaux, de membres d'hommes, de
tronçons d'armes, un pan du manteau royal distribué à qui voulait s'en
souiller les mains, des débris de meubles et de bouteilles, et partout
des cadavres. La porte du château donnant sur la terrasse était
obstruée par des monceaux d'autres cadavres; toutes les allées du
jardin en étaient jonchées de même: on trouvait des cadavres au pied
des arbres, au bas des statues de marbre et recouverts par l'herbe et
les fleurs du parterre. Au pont Tournant, comme pour donner la
dernière touche à cette image effroyable, la caserne de bois des   
Suisses brûlait, et sa flamme sinistre éclairait cinq ou six voitures
qu'on chargeait de morts sur la place Louis XV[88].»

         [Note 88: _Révol. de Paris_, t. XIV.]

Il y eut deux mille hommes tués dans cette bataille, dont douze à
treize cents Parisiens: aussi la population se regarda-t-elle comme
ayant été décimée par la trahison de la cour, et, dès ce moment, il y
eut dans la multitude la pensée de venger ce qu'elle appelait le
massacre du 10 août par l'extermination des royalistes.



§ VII.

Domination de la Commune de Paris.--Massacres de septembre.--Départ
des bataillons de volontaires.


Pendant les quarante jours qui suivirent le 10 août, Paris fut dans
l'anarchie la plus complète: c'était la multitude ignorante, brutale,
sanguinaire qui venait de remporter la victoire; ce fut elle qui
domina dans la commune insurrectionnelle, composée presque entièrement
de gens sans instruction et sans probité. Alors commença le règne de
cette fameuse Commune, qui, usurpant tous les pouvoirs, domina pendant
deux ans la représentation nationale, Paris et la France, qui
déshonora la révolution par ses crimes, qui précipita violemment sa
marche, qui ne tomba que lorsque s'arrêta la révolution elle-même!
Pendant les premiers temps de sa puissance, elle siégeait nuit et jour
et rendait en vingt-quatre heures deux cents arrêtés. Elle envoya
Louis XVI et sa famille dans la tour du Temple et les fit garder avec
la plus grande rigueur. Elle fit enterrer les victimes du 10 août
«sans les momeries sacerdotales, inutiles à la mémoires d'hommes
libres, qui ne reconnaissent d'autre dieu que la liberté et d'autre
culte que celui de l'égalité.» Elle ordonna la destruction des statues
des rois, des monuments et des emblèmes «qui rappelaient au        
peuple les temps de l'esclavage sous lequel il avait gémi;» et alors
furent renversées la statue de Louis XIII à la place Royale, celles de
Louis XIV à la place Vendôme, de Louis XV à la place qui prit le nom de
la Révolution, et même celle de Henri IV, jadis si populaire. Elle fit
casser le directoire du département, accusé de royalisme, suspendre
les six tribunaux de Paris, dissoudre les bataillons des
Filles-Saint-Thomas et des Petits-Pères, bouleverser la garde
nationale par le décret du 18 août, décret qui donna à cette garde le
nom de _sections armées_, abolit les compagnies de grenadiers et de
chasseurs, composées de gens riches, et fit entrer pêle-mêle dans les
compagnies tous les citoyens avec ou sans uniformes, avec ou sans
armes, ce qui mit Paris sous la domination des piques et des
sans-culottes. Elle institua un comité de surveillance, qui eut la
police de Paris, exerça réellement la dictature la plus tyrannique et
domina la Convention elle-même. Elle força l'Assemblée à créer un
tribunal révolutionnaire, dont les membres furent élus par les
sections, qui jugeait sans appel et envoya à l'échafaud, dressé en
face des Tuileries encore fumantes et ensanglantées, vingt-deux
royalistes ou _conspirateurs_ du 10 août. Enfin, quand le danger
extérieur s'aggrava, quand les Prussiens eurent passé la frontière et
pris Longwi, elle décréta qu'il serait formé un camp à Montmartre, que
les cloches seraient converties en canons, les fers des grilles en
piques, l'argenterie des églises en monnaie; que des visites
domiciliaires seraient faites pour découvrir les armes, arrêter les
suspects et enchaîner les conspirateurs. En effet, du 29 au 30 août,
les barrières furent fermées, la Seine barrée, les voitures arrêtées,
les rues désertes, et, à une heure du matin, les commissaires de la
commune, assistés des sections armées, firent leurs visites. Tout
citoyen trouvé hors de son domicile fut réputé suspect, et l'on jeta
ainsi dans les prisons cinq à six mille individus; nobles, prêtres 
réfractaires, gens de l'ancienne cour, officiers de la garde
nationale, etc.

Le comité de surveillance, où régnait Marat, voyant le nombre des
prisonniers et croyant ou feignant de croire qu'un nouveau succès des
Prussiens exciterait une insurrection royaliste, résolut de faire une
Saint-Barthélémy dans les prisons. C'était la pensée féroce de la
multitude, qui, voyant partout des traîtres, était dans une exaltation
poussée jusqu'à la rage et ne demandait que la mort de ses ennemis. On
ne parlait que des projets de vengeance des royalistes; on répandait
le bruit qu'une armée entière de nobles et d'anciens gardes du roi
était prête à égorger les patriotes; on ajoutait que le plan des rois
du Nord était d'exterminer toute la population parisienne. «Qu'ils
viennent, disait un des orateurs populaires à l'Assemblée, qu'ils
viennent relever les murs de la Bastille, ces brigands du Nord, ces
anthropophages couronnés. Si la victoire trahit notre cause, les
torches sont prêtes... Ils ne trouveront que des cendres à recueillir
et des ossements à dévorer!» Enfin, dans le comité de défense de
l'Assemblée, on agita la question d'abandonner Paris; mais Danton: «La
France est dans Paris, dit-il; si vous abandonnez la capitale à
l'étranger, vous lui livrez la France... Il faut nous maintenir ici
par tous les moyens et nous sauver par l'audace... Il faut... (et avec
un geste effrayant) il faut faire peur aux royalistes!...»

Paris, menacé de ruine par l'étranger, en proie à l'anarchie, dominé,
égaré par quelques hommes sanguinaires, était alors fou de terreur et
de haine et présentait dans toutes ses parties le spectacle le plus
terrible: des troupes de volontaires partant pour l'armée, des bandes
d'ouvriers allant travailler au camp de Montmartre; les femmes
fabriquant dans les églises des habits et des tentes; des orateurs
populaires semant l'alarme dans les rues; les places publiques
occupées par des théâtres d'enrôlement; les barrières fermées; des 
hommes armés, des canons, des patrouilles, des postes partout. Tout à
coup, le 2 septembre (c'était un dimanche), le bruit se répand que
Verdun est pris, que les Prussiens marchent sur Paris, que les
royalistes s'agitent dans leurs hôtels et les prisons pour leur livrer
la ville. La Commune fait placarder des affiches menaçantes; deux
sections (Poissonnière et Luxembourg) décrètent de massacrer les
prisonniers; on tire le canon d'alarme; on sonne le tocsin; on arbore
le drapeau noir sur les tours Notre-Dame; toute la population semble
frappée de terreur ou de vertige: «Courons aux prisons! ce cri
terrible, raconte un témoin, retentit à l'instant d'une manière
spontanée, unanime, universelle, dans les rues, dans les places
publiques, dans tous les rassemblements, enfin dans l'Assemblée
nationale même: qu'il ne reste pas un seul de nos ennemis vivants pour
se réjouir de nos revers et frapper nos femmes et nos enfants[89].»
Alors des rassemblements se forment autour des prisons, principalement
autour de celle de l'Abbaye, où l'on amenait vingt-quatre prêtres;
deux ou trois cents hommes, la plupart, dit-on, ouvriers ou gens de
boutique des rues voisines, excités par les satellites du comité de
surveillance, se jettent sur ces vingt-quatre prêtres et les
massacrent; puis, enivrés de leur crime, ils courent aux Carmes et à
Saint-Firmin, et égorgent dans ces deux prisons deux cent
quarante-quatre prêtres. Ils reviennent à l'Abbaye et tuent encore
soixante-quatre Suisses ou gardes du roi; puis ils forment un tribunal
présidé par un huissier du faubourg Saint-Antoine, Maillard, l'un des
assaillants de la Bastille, le général des femmes du 5 octobre, et ils
y font comparaître cent six prisonniers: quarante-cinq sont «mis en
liberté par jugement du peuple;» les autres «condamnés à mort et
exécutés sur-le-champ[90].» Un des membres de la commune,          
Billaud-Varennes, encourage les meurtriers, leur fait distribuer des
vivres, promet à chacun 24 liv. «pour son travail.»

         [Note 89: _La vérité entière_, par Méhée.]

         [Note 90: Ce sont les termes du registre des écrous, qui
         existe encore.]

Les assassins, les jours suivants, au nombre de quatre cents au plus,
se partagent par petites bandes et se portent à toutes les prisons, où
ils tuent non-seulement les prisonniers politiques, mais les détenus
ordinaires qui s'y trouvaient: à la Force, on forma un tribunal comme
à l'Abbaye, et, sur 375 prisonniers, 167 périrent; au Châtelet, on tua
189 voleurs ou faussaires; aux Bernardins, 60 forçats; à la
Salpêtrière, 30 filles publiques; à Bicêtre, des fous, des employés,
des enfants. «C'était un épurement, disaient les meurtriers, c'était
le peuple-Hercule nettoyant les écuries d'Augias.» Le massacre était
devenu un spectacle, une jouissance; une foule sanguinaire faisait
cercle autour des victimes, applaudissait aux assassins, et, à la
Force, les profanations les plus sauvages furent commises sur le
cadavre de la princesse de Lamballe. Il y eut, dit-on, près de mille
victimes qu'on jeta dans des charrettes et qu'on porta tout à
découvert au cimetière de Clamart. Paris resta immobile pendant ce
long crime, et trois à quatre cents assassins, la plupart ivres,
parcoururent ses rues pendant quatre jours sans qu'une main se levât
contre eux! Santerre, complice du comité de surveillance, refusa de
convoquer la garde nationale; le maire Pétion courut à la Force et vit
son pouvoir méconnu; le ministre Roland fut menacé du sort des
royalistes; enfin, l'Assemblée, terrifiée après une vaine tentative,
se tint dans un lâche silence!

Le comité de surveillance avoua hautement qu'il avait ordonné le
massacre; sa puissance ou la terreur qu'il inspirait s'en trouva
augmentée, et alors il se livra à tous les excès. Ses membres
dévastèrent les propriétés nationales, dilapidèrent les fonds publics,
contribuèrent au pillage du garde-meuble; ils s'emparèrent des
richesses des églises, du mobilier des émigrés, des dépouilles des 
victimes de septembre; ils désorganisèrent la police ordinaire,
laissèrent la force publique sans action: alors les voleurs eurent
libre carrière, et l'on en vit dans les promenades arrachant les
bijoux des femmes, pour en faire, disaient-ils, un don à la patrie.
Paris parut retombé dans l'état sauvage, et, comme au moyen-âge, les
habitants de quelques sections se confédérèrent pour se garantir
mutuellement leurs biens et leur vie. «Commune active, mais despote,
disait Roland à l'Assemblée, peuple excellent, mais dont une partie
saine est intimidée ou contrainte, tandis que l'autre est travaillée
par les flatteurs et enflammée par la calomnie; confusion de pouvoirs,
mépris des autorités, force publique faible ou nulle par un mauvais
commandement, voilà Paris!» «Et les Parisiens osent se dire libres!
s'écriait l'intrépide, l'éloquent Vergniaud; ils ne sont plus
esclaves, il est vrai, des tyrans couronnés, mais ils le sont des
hommes les plus vils, des plus détestables scélérats!»

C'est au milieu de cette anarchie que se fit le départ des bataillons
de volontaires parisiens, au nombre de trente et un, forts chacun de
cinq à six cents hommes, et formant, avec les trois bataillons partis
en juillet, un effectif de dix-huit mille combattants. Leur
organisation avait été retardée, avant le 10 août, par la tiédeur ou
l'incurie du pouvoir exécutif, après le 10 août, par le désordre
général de l'administration; mais, à la nouvelle de la prise de
Longwi, leur départ fut précipité; il commença le 1er septembre et
continua les jours suivants, au milieu du massacre des prisons et sans
qu'aucun d'eux détournât ses regards sur les victimes royalistes[91].
L'exaltation révolutionnaire étouffait-elle donc tout sentiment    
de pitié dans ces bataillons qui n'étaient pas uniquement composés de
tailleurs et de savetiers, ainsi que le disaient les émigrés, mais de
la jeunesse bourgeoise la plus éclairée[92]? Ils partirent pour la
croisade révolutionnaire pleins d'un sombre enthousiasme, d'une
allégresse fiévreuse, aux chants de la _Marseillaise_ et du _Ça ira_,
accompagnés par la musique des sections, au milieu de la foule qui
criait: Vive la nation! à travers les embrassements, les larmes, les
transports des femmes, qui leur donnaient de l'argent, des armes, des
vêtements. La plupart conservèrent les noms des sections où ils
avaient été levés, et l'on vit figurer glorieusement dans les
bulletins de nos victoires les noms parisiens de Mauconseil, des
Lombards, des Gravilliers, etc. Ces bataillons si jeunes, qui savaient
à peine se servir de leurs armes, à Jemmapes, tinrent ferme sous le
triple feu des redoutes autrichiennes, reçurent le choc des dragons
impériaux et enlevèrent d'un bond les hauteurs gardées par les
grenadiers hongrois. Ce furent eux qui quittèrent les derniers le
champ de bataille de Neerwinden, qui décidèrent le gain de la bataille
de Hondschoote, qui formèrent la terrible garnison de Mayence; ils
figurèrent dans toutes les batailles de la Vendée. C'étaient dans  
ces bataillons que se trouvaient ces _enragés_ dont parle Dumouriez, qui
dansaient la _Carmagnole_ sous le feu des canons ennemis. Leurs
commandants, jeunes, braves, intelligents, arrivèrent rapidement aux
plus hauts grades; quelques-uns même ont pris place parmi les
illustrations militaires de la France. Enfin, de leur rangs sont
sortis le maréchal Maison, grenadier au 3e bataillon; le général
Dutaillis, capitaine au bataillon des Filles-Saint-Thomas; le général
Friant, l'une des célébrités de l'Empire; les généraux Leval,
Thiébault, Gratien, etc.

         [Note 91: On ne cite qu'un seul volontaire qui ait pris part
         aux massacres de septembre: c'est le nommé Charlot,
         perruquier, l'un des assassins de la princesse de Lamballe;
         mais, en arrivant à l'armée, il fut tué par ses
         camarades.--Deux bataillons, celui de Mauconseil et le 1er
         Républicain, se souillèrent, à Réthel, du sang de quatre
         déserteurs de l'armée des princes, domestiques d'émigrés qui
         venaient se jeter dans l'armée française et qu'ils prirent
         pour des émigrés nobles. Les deux bataillons furent cernés,
         désarmés par le général Beurnonville; on leur ôta leurs
         drapeaux, on les fit bivouaquer dans les fossés de Mézières,
         enfin on ne leur rendit leur rang dans l'armée qu'après la
         punition des plus coupables et les plus touchantes marques de
         repentir.]

         [Note 92: Il y avait quelques femmes dans ces bataillons;
         parmi elles on peut citer la citoyenne _Garnejoux_, du 12e
         bataillon, dit de la République, qui se trouva aux batailles
         de Vibiers, Doué, Saumur, Châtillon, «où elle combattit avec
         le courage d'un vrai républicain,» et reçut une récompense
         nationale; la citoyenne _Minard_, qui partit avec son mari,
         le citoyen Fortier: pendant trois campagnes, elle fit le
         service de canonnier dans le 10e bataillon, et reçut une
         récompense nationale; la citoyenne _Rocquet_, etc.]

Voici les noms de ces bataillons, la gloire de Paris, avec ceux de
leurs commandants, la date de leur départ, les lieux où ils se
distinguèrent:


DÉPART DES BATAILLONS DE VOLONTAIRES.                              

+---------------------+--------+---------------------+-------------------+
|Noms.                |Date de |Commandants.         |Batailles ou       |
|                     |Départ. |                     |Sièges             |
+---------------------+--------+---------------------+-------------------+
|1er bataillon de     |22      |J. B.  Perrin        |Bataille de        |
|  Paris.             |juillet |                     | Jemmapes.         |
|                     |92      |                     |                   |
|                     |        |                     |                   |
|                     |        /                     \                   |
|                     |        |Haquin, gén. de      |Combat de          |
|                     |        | division en l'an III| Linselles.        |
|                     |        |Malbrancq, général de|                   |
|                     |        | brigade en          |Prise de Menin.    |
|2e    id.            |20 juil.< l'an II, mort en    >                   |
|                     |        | 1823.               |Bat. de l'Ourthe.  |
|                     |        |Gratien, commandant  |                   |
|                     |        | en 2e, général      |                   |
|                     |        | de division en 1804,|                   |
|                     |        | mort en 1814        |                   |
|                     |        \                     /                   |
|                     |        |                     |                   |
|3e    id.            |14 juil.|Prudhon, général de  |Bat. de Jemmapes.  |
|                     |        | brigade en          |                   |
|                     |        | l'an II.            |                   |
|                     |        |                     |                   |
|4e ou 1er des Sent.  |3 sept. |Altemez.             |Bat. de            |
|  armées             |        |                     | Hondschoote.      |
|                     |        |                     |                   |
|5e.                  |5 sept. |Grandjean.           |Bat. de Neerwinden.|
|                     |        |                     |                   |
|                     |        /Duclos.              \                   |
|                     |        |                     |                   |
|6e.                  |7 sept. Bat. de Neerwinden.|
|                     |        | en 2e, général de   |                   |
|                     |        | division en l'an IV,|                   |
|                     |        \ mort en 1817.       /                   |
|                     |        |                     |                   |
|6e bis ou de         |12 sept.|Sabot, mort dans les |Garn. de Condé.    |
|  Bonconseil.        |        | prisons de          |                   |
|                     |        | l'Autriche.         |                   |
|                     |        |                     |                   |
|7e ou du             |8 sept. |Joannis.             |Garn. du Quesnoy.  |
|  Théâtre-Français.  |        |                     |                   |
|                     |        |                     |                   |
|                     |        /Dejardin.            \                   |
|                     |        |                     |                   |
|7e bis.              |2 sept. Garn. de Condé.    |
|                     |        | gén. de division en |                   |
|                     |        | l'an III, mort à    |                   |
|                     |        \ Saint-Domingue.     /                   |
|                     |        |                     |                   |
|8e ou de             |31 sept.|Dockers, tué à       |Bat. de            |
|  Sainte-Marguerite. |        |  Rousselaër, an II. | Hondschoote.      |
|                     |        |                     |                   |
|9e ou de             |16 sept.|Vieilleville         |Bat. de Jemmapes.  |
|  Saint-Laurent.     |        |                     |                   |
|                     |        |                     |                   |
|9e bis ou de         |11 sept.|Friant, général de   |                   |
|  l'Arsenal.         |        | division en l'an    |                   |
|                     |        | VII, mort en 1829.  |                   |
|                     |        |                     |                   |
|                     |        /Maillet, tué en l'an \                   |
|                     |        | II.                 |                   |
|10e ou des Amis de   |4 sept. <                     >Bat. de Neerwinden.|
|  la patrie.         |        |Clément, mort à Bonn |                   |
|                     |        \ en l'an III.        /                   |
|                     |        |                     |                   |
|11e ou 11e de la     |1er sept|Boussard, général de |Garn. de Mayence.  |
|  République.        |        | brigade en l'an II. |                   |
|                     |        |                     |                   |
|12e ou 12e de la     |1er sept|Gosson.              |Vendée. Embarqué   |
|  République.        |        |                     | pour l'Ile-de-Fr. |
|                     |        |                     | l'an IV           |
|                     |        |                     |                   |
|1er bat. de la       |5 sept. |Lebrun.              |Bat. de Jemmapes.  |
|  Montagne ou de la  |        |                     |                   |
|  Butte-des-Moulins. |        |                     |                   |
|                     |        |                     |                   |
|14e de la République |        |Joly.                |Garn. de Mayence.  |
|ou des Piques.       |        |                     |                   |
|                     |        |                     |                   |
|Bataillon de Molière.|24 sept.|Lefebvre, général de |Bat. de Neerwinden.|
|                     |        | brigade en l'an IV. |                   |
|                     |        |                     |                   |
|1er bataillon        |24 sept.|Pichot.              |Bat. de Menin.     |
|Républicain.         |        |                     |                   |
|                     |        |                     |                   |
|1er bataillon des    |4 sept. |Bernier.             |Garn. de           |
|Gravillier.          |        |                     | Valenciennes.     |
|                     |        |                     |                   |
|                     |        /Lavalette, général   \                   |
|                     |        | de brigade en l'an  |                   |
|                     |        | II.                 |                   |
|                     |        |                     |                   |
|                     |        |Vallelaus, comm. en  |                   |
|                     |        | 2e, gén. de brigade |                   |
|1er b. des Lombards. |5 sept. < en l'an III, mort en> Prise de Courtray.|
|                     |        | Espagne en 1811.    |                   |
|                     |        |                     |                   |
|                     |        |Lorge, capitaine     |                   |
|                     |        | général de division |                   |
|                     |        | en l'an VII, mort en|                   |
|                     |        \ 1826.               /                   |
|                     |        |                     |                   |
|B. du Pont-Neuf.     |2 sept. |Fleury.              |                   |
|                     |        |                     |                   |
|B. de la Commune et  |        |                     |                   |
|des Arcis.           |13 sept.|Dumoulin, général de |Bat. de Fleurus.   |
|                     |        | brigade.            |                   |
|                     |        |                     |                   |
|D. de Popincourt.    |5 sept. |Touronde.            |Attaque de         |
|                     |        |                     | Pellingen.        |
|                     |        |                     |                   |
|B. de Franciade ou   |7 sept. |Marais.              |Att. du moulin de  |
|Saint-Denis.         |        |                     | Bossut.           |
|                     |        |                     |                   |
|1er des Amis de la   |27 sept.|Roche.               |Garn. de Mayence.  |
|République.          |        |                     |                   |
|                     |        |                     |                   |
|1er de la            |15 sept.|Le Pareur.           |Guerre de la       |
|République.          |        |                     | Vendée.           |
|                     |        |                     |                   |
|2e de la             |15 oct. |Bossou, tué à        |Garn. de Mayence.  |
|République.          |        | Quiberon.           |                   |
|                     |        |                     |                   |
|3e de la             |17 oct. |Richard, général de  |Guerre de la       |
|République.          |        | brigade en 1793.    | Vendée.           |
|                     |        |                     |                   |
|1er de la Réunion.   |        |Richard François.    |Aux Antilles.      |
|                     |        |                     |                   |
|1er de Grenadiers.   |8 sept. |Leval, général de    |Bat. de Jemmapes.  |
|                     |        | division en l'an    |                   |
|                     |        | VII, mort en 1834.  |                   |
|                     |        |                     |                   |
|Chasseurs répub. des |4 sept. |Aldebert.            |Garn. de Mayence.  |
|Quatre-Nations.      |        |                     |                   |
|                     |        |                     |                   |
|Chasseurs du Louvre. |        |Bache.               |Passage de la      |
|                     |        |                     | Sambre.           |
|                     |        |                     |                   |
|Chasseurs francs de  |        |Lauvray.             |                   |
|l'Égalité.           |        |                     |                   |
|                     |        |                     |                   |
+---------------------+--------+---------------------+-------------------+



§ VIII.                                                            

Paris sous la Convention.--Procès et mort de Louis XVI.--Paris le 21
janvier.


Pendant que les volontaires parisiens couraient à l'ennemi, les
élections à la Convention se faisaient sous l'influence des journées
de septembre, et cette assemblée ouvrait sa longue et terrible
session. La Constitution de 91 n'existait plus; il n'y avait plus de
différence entre les citoyens actifs et les autres citoyens; tout le
monde fut donc appelé à voter, et, bien que l'élection se fît à deux
degrés, Paris envoya à la Convention les démocrates les plus ardents,
les chefs du parti de la _Montagne_, les hommes du 10 août et du 2
septembre[93]. La plupart des élections dans les provinces furent
faites, au contraire, dans le sens _girondin_, c'est-à-dire favorable
à la domination des classes moyennes, dans un sentiment d'hostilité
contre la capitale, dans la volonté d'arrêter le despotisme sanglant
de la Commune. «Il faut, disaient les Girondins, que Paris soit réduit
à son quatre-vingt-troisième d'influence, comme chacun des autres
départements.» Et ils reprochèrent aux Parisiens les massacres de
septembre, dont ils exagéraient les horreurs; ils demandèrent que la
Convention se fît garder par les citoyens des provinces, et, sous le
prétexte de secouer le joug de la _ci-devant capitale_ de la _ville de
Pandore_ (c'étaient les noms qu'ils donnaient à Paris), ils
témoignèrent des projets de décentralisation qui auraient perdu la
France.

         [Note 93: _Députés de Paris à la Convention_: Robespierre,
         Danton, Collot-d'Herbois, Manuel, Billaud-Varennes, Camille
         Desmoulins, Marat, Lavicomterie, Legendre, Raffron, Panis,
         Sergent, Robert, Dussaulx, Fréron, Beauvais, Fabre
         d'Églantine, Osselin, Robespierre jeune, David, Boucher,
         Laignelot, Thomas, Égalité (duc d'Orléans).]

Ces attaques n'eurent qu'un faible retentissement dans la          
population parisienne. La ville avait repris un peu de calme, au moins à
l'extérieur. La Commune du 10 août fut remplacée par une commune
régulièrement élue (23 novembre 1792), et, bien que composée des mêmes
éléments et presque des mêmes hommes, elle s'occupa avec activité de
la police, de la sécurité publique, surtout des subsistances, car il y
avait encore à cette époque une grande disette. Pétion fut remplacé à
la mairie par Chambon, homme faible et nul, qui eut pour substituts
deux hommes infâmes, Hébert et Chaumette, le premier, rédacteur du
journal le _Père Duchêne_, qui dépravait le peuple par ses calomnies
et ses prédications sanguinaires.

Soit lassitude des agitations politiques, soit affaissement provenant
de ses souffrances, Paris ne sortit pas complétement de son repos,
même pendant le procès de Louis XVI. A part les Jacobins, qui
envahissaient les tribunes de la Convention et effrayaient les députés
de leurs cris et de leurs menaces, à part quelques bandes tumultueuses
qui entourèrent la salle du Manége quand le captif du Temple comparut
devant ses juges, la population sembla indifférente à ce terrible
débat. Cependant, le sentiment monarchique n'était pas complétement
éteint dans Paris: la foule s'amassait tristement autour de la prison
du Temple, et elle devint telle, qu'en attendant la construction d'une
muraille, on entoura la tour d'un ruban tricolore, qui fut respecté.
Dans les places publiques, aux Halles, dans les guinguettes, on
s'entretenait de la famille royale, on plaignait son malheur, on
lisait les nombreuses brochures écrites en sa faveur, et une
complainte royaliste fut tellement répandue, devint si populaire,
«qu'elle fit oublier, dit Prudhomme, la _Marseillaise_... J'ai vu,
ajoute-t-il, le buveur qui l'écoutait laisser tomber des larmes dans
son verre.» Mais la pitié du peuple n'alla pas plus loin; et, dans le
terrible jour où la Convention prononça la sentence de mort contre 
Louis XVI[94], sur la place du Carrousel, «sur le lieu, dit le même
journaliste, où Capet commit son dernier crime, des fédérés des
départements unis à leurs frères de Paris, sous l'oeil des magistrats,
chantaient l'hymne de la liberté et l'air _Ça ira_, dansaient de gaies
farandoles et ne formaient qu'une seule chaîne de plusieurs milliers
de citoyens des deux sexes, se tenant par la main. Les officiers
municipaux présidaient la fête, et l'on prononça le serment
d'exterminer tous les tyrans et toutes les tyrannies[95].» Enfin, quand
la Commune convoqua toute la population armée pour mener Louis XVI au
supplice, quand elle fit placer des canons sur les places et les
quais, quand elle ordonna la fermeture des boutiques et des fenêtres
dans les lieux que devait traverser le funèbre cortége, nul des cent
mille hommes des sections armées ne manqua à l'appel, et, sur le
passage de la voiture par la rue du Temple, les boulevards et la place
Louis XV, de cette foret de baïonnettes et de piques, il ne sortit pas
un cri de grâce, un mot d'indignation, un murmure! Ce n'est pas tout;
et le tableau que présentait la capitale en ce triste jour serait
incomplet, si, malgré l'horreur qu'elles nous inspirent, nous
n'ajoutions pas ces lignes, tirées des _Révolutions de Paris_:

«Après l'exécution, quantité de volontaires s'empressèrent de tremper
dans le sang du despote le fer de leurs piques, la baïonnette de leurs
fusils ou la lame de leurs sabres. Beaucoup d'officiers du bataillon
de Marseille et autres imbibèrent de ce sang impur des enveloppes de
lettres qu'ils portèrent à la pointe de leurs épées, en tête de leur
compagnie, en disant: Voici du sang d'un tyran! Un citoyen monta sur
la guillotine même, et, plongeant tout entier son bras nu dans le  
sang de Capet, qui s'était amassé en abondance, il en prit des
caillots plein la main et en aspergea par trois fois la foule des
assistants qui se pressaient au pied de l'échafaud pour en recevoir
chacun une goutte sur le front. Frères, disait le citoyen en faisant
son aspersion, frères, on nous a menacés que le sang de Louis Capet
retomberait sur nos têtes: eh bien! qu'il y retombe. Républicains, le
sang d'un roi porte bonheur!»

         [Note 94: Tous les députés de Paris votèrent la mort du roi,
         à l'exception de Dussaulx, Thomas et Manuel.]

         [Note 95: _Révol. de Paris_, t. XVI, p. 283.]

Après ces scènes d'horreur, «dignes, selon lui, des pinceaux de
Tacite,» Prudhomme ajoute: «On ne manquera pas de calomnier le peuple
à ce sujet, mais la réponse la plus péremptoire aux imputations
odieuses dont on va s'efforcer de noircir Paris à cette occasion,
c'est le calme qui régna la veille, le jour et le lendemain du
supplice de Louis Capet, c'est la docilité des habitants à la voix du
magistrat. Les travaux ont été un moment suspendus, mais repris
presque aussitôt. Comme de coutume, la laitière est venue vendre son
lait, les maraîcheux ont apporté leurs légumes et s'en sont retournés
avec leur gaieté ordinaire, chantant les couplets d'un roi guillotiné.
Les riches magasins, les boutiques, les ateliers n'ont été
qu'entr'ouverts toute la journée, comme jadis les jours de petite
fête. Il n'y eut point de relâche aux spectacles: ils jouèrent tous.
On dansa sur l'extrémité du pont ci-devant Louis XVI. Le soir, dans
les rues, aux cafés, les citoyens se donnaient la main et se
promettaient, en la serrant, de vivre plus unis que jamais[96].»

         [Note 96: _Révol. de Paris_, t. XVI, p. 206.]

Trois jours après, un représentant, Lepelletier de Saint-Fargeau,
ayant été assassiné dans un café du Palais-Égalité pour avoir voté la
mort du roi, des funérailles lui furent faites avec une pompe
extraordinaire, un appareil saisissant, qui témoignent, après les
scènes que nous venons de retracer, les étranges émotions de cette
terrible époque.

Le corps de Lepelletier fut déposé sur le piédestal de la statue   
renversée de Louis XIV, à la place Vendôme. «Les habits percés et tout
sanglants de la victime, le sabre teint encore de son sang, ce corps
étendu et laissant voir la blessure mortelle qu'il avait reçue, la
tête penchée de l'infortuné martyr, pâle, mais non défiguré, les
dernières paroles de l'illustre mort transcrites sur le piédestal, son
frère, morne et chancelant, derrière; autour une foule de canonniers
se disputant l'honneur de partager le glorieux fardeau; devant, un
choeur de musique faisant entendre de loin en loin des accents
plaintifs; la statue de la Loi étendant son bras comme pour atteindre
l'assassin de Lepelletier; joignez à cela un ciel nébuleux, des
torches funéraires, des cyprès, un silence religieux et surtout les
souvenirs de la journée du 21, tout concourait à laisser dans l'âme
une impression profonde[97].» Le cortége, composé de la Convention, des
ministres, de la Commune, des tribunaux, de la garde nationale, de
tout Paris, après avoir stationné devant les clubs des Jacobins et des
Cordeliers, porta Lepelletier au Panthéon.

         [Note 97: _Révol. de Paris_, t. XVI, p. 225.]



§ IX.

Deuxième et troisième levées de volontaires.--État de Paris.


«La tête de Louis XVI était, au dire des Jacobins, le gant jeté à la
vieille Europe;» la vieille Europe presque entière déclara la guerre à
la France; la Convention ordonna une levée de 300,000 hommes de la
garde nationale. Vingt-quatre heures après que le décret eut été rendu
(25 février 1793), les sections de Paris firent défiler dans
l'Assemblée leurs contingents partiels, composant un effectif de 7,650
hommes. Le contingent général du département était de 16,150 hommes;
mais il fut réduit au chiffre que nous venons de dire, à cause des 
trente-quatre bataillons que Paris avait déjà donnés à l'armée, et
aussi pour ne pas dégarnir de tous ses défenseurs le foyer de la
révolution. Cette deuxième levée de la population parisienne ne fut
pas formée en nouveaux bataillons, mais elle s'en alla renforcer les
bataillons de l'armée du Nord, qui avaient fait de grandes pertes dans
la campagne précédente.

Cependant, la lutte continuait entre la Gironde et la Montagne,
celle-ci, étant appuyée par la commune de Paris, qui prenait
l'initiative de toutes les mesures révolutionnaires. Ainsi, nos armées
ayant éprouvé des revers en Belgique, la Commune appela aux armes les
hommes du 10 août, fit fermer les théâtres, arborer le drapeau noir;
elle vint demander à la Convention l'établissement d'un impôt sur les
riches et d'un tribunal révolutionnaire (9 mars). La Gironde s'y
opposa; alors les clubs résolurent de se débarrasser d'elle par la
violence, et une bande de Jacobins marcha sur l'Assemblée pour la
décimer; Santerre et Pache (celui-ci avait succédé à Chambon dans la
mairie) la dispersèrent, mais les décrets demandés furent votés.

Quelques jours après, la Commune demanda, et, malgré l'opposition des
Girondins, la Montagne fit décréter: l'inscription sur les portes de
chaque maison des noms de ses habitants, la création de comités
révolutionnaires dans les sections, la formation d'une garde populaire
salariée aux dépens des riches, la création du comité de salut public,
etc.

En même temps, la Commune tenait le peuple en haleine, soit par la
fête de l'_Hospitalité_, donnée aux Liégeois réfugiés, et par les
funérailles de Lajowski, l'un des chefs du 10 août, soit en lui
faisant signer des pétitions pour demander l'expulsion de vingt-deux
girondins, soit en l'excitant à porter en triomphe Marat, qui, accusé
par les Girondins, venait d'être acquitté par le tribunal
révolutionnaire, soit, enfin, en lui laissant satisfaire sa haine
contre les riches, les marchands, les accapareurs. Ainsi, la       
guerre ayant été déclarée à l'Angleterre et à la Hollande, il se fit
une hausse subite sur le sucre, le café, le savon et d'autres
marchandises; la multitude, qui souffrait déjà de la disette, cria à
l'accaparement, et, Marat s'étant avisé d'écrire: «Le pillage de
quelques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs,
mettrait bientôt fin à ces malversations,» une foule de femmes, avec
ou sans armes, envahit les boutiques et magasins d'épicerie surtout
dans la rue des Lombards, les pilla ou contraignit les marchands à
vendre à bas prix, sans éprouver aucun empêchement de la part des
autorités ou de la force armée.

A cette époque, l'insurrection de la Vendée éclata, et la plupart des
grandes villes du centre de la France décrétèrent l'envoi de
volontaires pour la réprimer; la commune de Paris suivit cet exemple:
elle ordonna la levée de douze mille hommes pris parmi _les oisifs et
les égoïstes_, les clercs de procureurs et les commis de banquiers, un
emprunt forcé de 12 millions sur les riches et la mise en réquisition
de tous les chevaux de luxe. Paris, ainsi que nous l'avons vu, avait
fourni aux armées presque toute sa population jeune et dévouée; la
levée des douze mille hommes éprouva donc les plus grands obstacles.
D'abord, les oisifs et les égoïstes excitèrent de tels troubles dans
les sections que la levée fut réduite, par un nouveau décret, à six
mille hommes; ensuite, les riches refusant de s'enrôler, les sections
furent obligées d'engager des volontaires à raison de quatre à cinq
cents livres par homme; enfin, on ne parvint à faire partir que la lie
de la population, des mendiants, des vagabonds, des hommes de sang et
de pillage, qui ne se distinguèrent dans la Vendée que par leurs
cruautés et leurs déprédations. Cette troisième levée de la population
parisienne forma douze bataillons de cinq cents hommes chacun,
commandés par Santerre, et qui furent incorporés dans l'armée des
côtes de la Rochelle.

                                                                   
+----------------------+-------------+-----------------------------------+
|     NOMS             |     DATE    |        NOMS                       |
|     des              |             |        des                        |
|  BATAILLONS.         |   DU DÉPART |     COMMANDANTS                   |
+----------------------+-------------+-----------------------------------+
|                      |             |                                   |
|1er.                  |13 mai  1793.|Royer.                             |
|                      |             |                                   |
|2e ou du Panthéon.    |14 mai.      |Pradier.                           |
|                      |             |                                   |
|                      |             /Bonnetête, prisonnier au           |
|3e.                   |10 mai.      < combat de Saumur.                 |
|                      |             \Richard, tué aux Sables-d'Olonne.  |
|                      |             |                                   |
|                      |             |Commain, général de division       |
|4e ou 2e des          |14 mai.      | en septembre 1794, mort           |
|Gravilliers.          |             | l'année suivante de ses blessures.|
|                      |             |                                   |
|5e ou de l'Unité.     |16 mai.      |Moreau se signale aux combats      |
|                      |             | de Doué et de Vihiers.            |
|                      |             |                                   |
|6e ou du Luxembourg.  |16 mai.      |Tanche.                            |
|                      |             |                                   |
|7e.                   |28 mai.      |Loutil.                            |
|                      |             |                                   |
|7e _bis_ ou des       |14 juin.     |Cartry.                            |
|Cinq-Sections réunies.|             |                                   |
|                      |             |                                   |
|8e ou 2e des Lombards.|1er juin.    |Deslondes se signale à la bataille |
|                      |             | de Chollet.                       |
|                      |             |                                   |
|8e _bis_ ou du        |14 mai.      |Foin. A ce bataillon appartenait   |
|Faubourg-Antoine.     |             | l'orfèvre Rossignol,              |
|                      |             | qui devint général en chef        |
|                      |             | de l'armée de la Vendée.          |
|                      |             |                                   |
|9e ou de la Réunion.  |21 mai.      |Richard.                           |
|                      |             |                                   |
|10e ou du Muséum.     |   mai.      |Menand, général de brigade         |
|                      |             |  en l'an IV.                      |
+----------------------+-------------+-----------------------------------+


Au reste, malgré la gravité de la situation, malgré les événements
dont il était chaque jour le théâtre, malgré la domination de la
multitude brutale et farouche, Paris était moins triste, moins agité,
moins malheureux que nous ne le supposons: «Malgré quatre années de
révolutions, dit Prud'homme, et deux ans de guerre, Paris est un peu
moins peuplé peut-être, mais il jouit du calme et va rire à la     
représentation de Marat (sur le théâtre de l'Estrapade). Dans d'autres
temps et en pareilles circonstances, Paris nagerait dans le sang et ne
serait bientôt plus. On bâtit dans toutes les rues. L'officier
municipal suffit à peine à la quantité des mariages. Les femmes n'ont
jamais mis plus de goût et plus de fraîcheur dans leur parure. Toutes
les salles de théâtres sont pleines...»



§ X.

Journées des 31 mai et 2 juin.


Cependant l'ennemi avait envahi nos frontières, et l'insurrection
vendéenne prenait des proportions menaçantes. La Commune, accusant les
Girondins de complicité avec les étrangers et les royalistes, reprit
ses complots et ses projets d'extermination. Le 16 mai, dans une
réunion des sections, celle du Temple proposa «d'enlever trente-deux
représentants, de les conduire aux Carmes et de les faire disparaître
du globe.» La Gironde avait conçu pour la population parisienne, si
docile à tous les meneurs, si crédule, si passionnée, si changeante,
un profond mépris; elle ne le cachait pas: «Jamais la Constitution,
disait-elle, ne pourra être faite dans une ville souillée de crimes»
Elle dénonça les complots de la Commune à la Convention et obtint
d'elle la création d'une commission de douze membres, qui devait
examiner les actes de la municipalité et rechercher les auteurs des
conspirations tramées contre la représentation nationale. La
Convention se mit sous la sauvegarde des bons citoyens, ordonna à tous
les Parisiens de se rendre dans les sections armées et prescrivit aux
Douze de lui présenter les grandes mesures qui devaient assurer la
liberté publique.

Alors la Commune résolut d'en finir avec la Gironde par une        
insurrection, et des commissaires, nommés par les sections, se
formèrent en comité central révolutionnaire. Les Douze lancent des
mandats d'arrêt contre ces commissaires et contre Hébert. Aussitôt,
les sections et les clubs se mettent en permanence; la Commune vient
demander justice de la commission des Douze. Le président était
Isnard, l'un des plus fougueux Girondins: «Écoutez ce que je vais vous
dire, dit-il à la députation; si jamais par une de ces insurrections
qui se renouvellent depuis le 10 mars, il arrivait qu'on portât
atteinte à la représentation nationale, je vous le déclare, au nom de
la France entière, Paris serait anéanti; oui, la France entière
tirerait vengeance de cet attentat, et bientôt on chercherait sur
quelle rive de la Seine Paris a existé.»

Cette menace barbare, ce cri de guerre des départements contre la
capitale, furent répétés dans les clubs, les faubourgs, les cabarets,
et mirent en fureur le peuple parisien, qui croyait sincèrement qu'il
avait sauvé la France, qui voulait que les provinces lui en fussent
reconnaissantes. Alors la destruction du parti girondin fut résolue.
Le 30 mai, une assemblée, formée de commissaires de la Commune, des
sections, des clubs, se tient à l'Évêché et arrête le plan de
l'insurrection. Le lendemain, le tocsin sonne, la générale est battue,
les barrières sont fermées; les commissaires des sections se rendent à
l'Hôtel-de-Ville et déclarent la Commune _révolutionnaire_,
c'est-à-dire chargée de la dictature. Celle-ci nomme pour commandant
général des sections Henriot, chef du bataillon des Sans-Culottes;
elle donne une solde de 40 sous à tout citoyen pauvre qui prendra les
armes; elle prescrit le désarmement de tous les citoyens suspects;
elle entraîne autour des Tuileries les sections armées, même les
sections de la Butte-des-Moulins, du Mail, des Champs-Élysées, qui
étaient dévouées aux Girondins; puis elle se présente à la Convention
et lui demande la suppression des Douze et l'arrestation des       
députés qui «ont voulu perdre Paris dans l'opinion publique et détruire
ce dépôt sacré des arts et des connaissances humaines.» L'Assemblée
décrète seulement la suppression des Douze; comme réparation à la
ville de Paris, «si indignement calomniée», elle déclare qu'elle a
bien mérité de la patrie, et, pour la réconcilier avec les provinces,
elle décrète une fédération générale pour l'anniversaire du 10 août.

La Commune, heureuse de cette victoire, ordonne une illumination
générale, et les sections, mêlées et confondues, font une promenade
civique aux flambeaux. Mais pour la Montagne la victoire n'était pas
complète: aussi, dès le soir du 1er juin, le tocsin sonne de nouveau,
et le comité insurrectionnel décide que la Convention sera assiégée
jusqu'à ce qu'elle ait livré les Vingt-Deux et les Douze. La nuit se
passe à convoquer les sections armées, et, le lendemain, les Tuileries
sont enveloppées par cent mille hommes avec cent soixante canons et
tout l'appareil de la guerre. Jamais Paris n'avait donné un pareil
exemple de docilité aveugle et ignorante à ses autorités, ou, pour
mieux dire, à une poignée d'individus qui venaient de s'emparer du
pouvoir municipal: de toute cette armée qu'on tint sur pied pendant
trois jours, il n'y avait pas six mille hommes qui connussent, qui
comprissent le but de l'insurrection; tout le reste croyait défendre
l'Assemblée et assurer son indépendance.

La Commune entre dans la Convention et lui signifie de nouveau les
volontés du peuple. L'Assemblée, se voyant captive, essaie de sortir
de la salle et de se montrer au peuple pour recouvrer sa liberté; elle
arrive dans la cour royale, mais Henriot tourne contre elle ses
canons; elle rétrograde dans le jardin, mais elle trouve ses issues
fermées et gardées; alors elle rentre humiliée et décrète
l'arrestation des trente-quatre proscrits. La représentation
nationale, violée et décimée, tombait sous la domination de la     
Commune de Paris.



§ XI.

Lutte de Paris et des provinces.--Levée en masse.--Fêtes
révolutionnaires.


La ville de saint Louis et de Louis XIV avait été, sous la monarchie,
le centre du gouvernement et la première cité du royaume; mais elle
était à demi étrangère pour les autres villes, qui, ayant une
existence distincte et une sorte d'indépendance, ne subissaient ni son
action ni son influence et voyaient en elle non une maîtresse, non une
soeur, mais une rivale trop favorisée, trop puissante, dont elles
étaient jalouses; Paris, en un mot, était la tête de la France, il
n'en était pas le coeur. Depuis quatre ans, depuis que l'unité
française, réellement et définitivement établie, avait fait de la
capitale l'expression de cette unité, Paris, fier de la révolution que
son courage avait enfantée, défendue, propagée, semblait avoir changé
de rôle envers les provinces et pris un air de gouvernant et de
dominateur: à lui seul la pensée, l'inspiration, l'initiative; aux
départements l'imitation et l'obéissance; il leur envoyait, pour ainsi
dire toutes faites, leurs lois et leur histoire. Enfin, Paris semblait
devenu ce qu'était Rome dans l'empire romain. Le fait le plus
éclatant, le plus odieux de cette domination de la capitale sur les
provinces est la révolution du 31 mai, coup de main hardi de quelques
hommes, surprise arrogante d'une faction, mais qui avait eu tout Paris
pour complice. Aussi les provinces indignées y répondirent par la
guerre, et cinquante départements se soulevèrent contre la capitale et
la Convention. Mais, malgré ses erreurs et ses crimes, la cause de
Paris était celle de la révolution, c'était la cause de
l'indépendance du pays; au contraire, derrière les provinces       
soulevées combattaient l'ancien régime et l'étranger. Paris opposa donc
au fédéralisme des provinces sa formidable unité, sa centralisation
salutaire, et la Convention fut victorieuse; mais par quels moyens! Le
gouvernement révolutionnaire, la dictature du comité de salut public,
la levée en masse, le maximum, la loi des suspects, les échafauds, la
terreur! L'instrument principal de cette victoire fut le peuple de
Paris, «ce peuple, dit Robert Lindet, qui faisait à la patrie le
continuel sacrifice de ses travaux, de ses vêtements, de ses
subsistances, s'oubliant pour elle et recommençant chaque jour son
dévouement!»--«Ce qui me passe, disait un autre révolutionnaire, c'est
que les ouvriers, les manoeuvres, les indigents, en un mot, les
classes de la société qui perdaient tout à la révolution et que des
législatures vénales avaient exclus du rang des citoyens, soient les
seules qui l'aient constamment soutenue; si ces classes avaient été
moins nombreuses au sein de la capitale, il était impossible qu'elle
se soutînt contre ses ennemis.»

En effet, les trois levées faites dans Paris en juillet 92, février et
mai 93, avaient tiré de la ville plus de 31,000 hommes; mais cette
pépinière de soldats de la révolution semblait inépuisable: 2
bataillons nouveaux, formant 1,300 hommes, en sortirent pour marcher,
en juillet, contre les fédéralistes de l'Eure; et la loi du 23 août
1793, portant réquisition permanente de tous les Français pour le
service des armées, encore bien qu'elle n'eût demandé à Paris, qu'on
croyait épuisé, que trois bataillons, en fit sortir en moins de deux
mois 25 bataillons nouveaux formant un effectif de 20,773 hommes.

Voici leurs noms, ceux de leurs commandants et la force de chacun
d'eux:

                                                                   
+---------+----------------------------+------------+----------+
| NUMÉROS.| NOMS DES BATAILLONS        | CHEFS.     | EFFECTIF.|
+---------|----------------------------|------------|----------+
| 1er     | Maison-Commune.            | Compagnon. |   1,020  |
| 2e      | Réunion.                   | Peret.     |     978  |
| 3e      | Gravilliers.               | Morant.    |   1,015  |
| 4e      | Sans-Culottes.             | Bertrand.  |     829  |
| 5e      | Panthéon-Français.         | Pâris.     |     920  |
| 6e      | La Montagne.               | Roidot.    |   1,020  |
| 7e      | Guillaume-Tell.            | Dupré.     |     852  |
| 8e      | Du Temple.                 | Liénard.   |     729  |
| 9e      | Amis de la Patrie.         | Lefebvre.  |     733  |
| 10e     | Halle-aux-Blés.            | Salatz.    |     795  |
| 11e     | Tuileries.                 | Grant.     |     750  |
| 12e     | Fraternité.                | Chrétien.  |     656  |
| 13e     | Faubourg-Antoine.          | Auvache.   |   1,094  |
| 14e     | Contrat-Social.            | Vallot.    |     840  |
| 15e     | Indivisibilité.            | Bessat.    |   1,042  |
| 16e     | Bonne-Nouvelle.            | Antoine.   |     743  |
| 17e     | Bonnet-Rouge.              | Fournier.  |     564  |
| 18e     | Unité.                     | Roy.       |     864  |
| 19e     | Théâtre-Français.          | Sautray.   |     600  |
| 20e     | Piques.                    | Gontalier. |     779  |
| 21e     | L. M. Le Pelletier.        | Bellet.    |     782  |
| 22e     | Gardes-Françaises.         | Hébert.    |     694  |
| 23e     | Lombards.                  | Le Bourbon.|     889  |
| 24e     | Bataillon de Franciade.    |            |     653  |
| 25e     |   --     de Bourg-Égalité  |            |     935  |
+---------+----------------------------+------------+----------+


Ainsi, en moins de quinze mois, la ville du 14 juillet, que la
révolution avait pourtant privée d'une partie de sa population, qui ne
comptait guère à cette époque que 520,000 habitants, avait envoyé sur
les frontières CINQUANTE-TROIS MILLE HOMMES[98]! Tel est le glorieux
contingent de Paris et de sa banlieue dans la première guerre de   
la révolution[99]!

         [Note 98: Il faut ajouter à ce chiffre celui de l'armée dite
         _révolutionnaire_, dont la formation fut décrétée le 5
         septembre 1793, et qui se composa de 6,000 hommes, dont 1,200
         canonniers. Cette année fut recrutée par enrôlement
         volontaire parmi les plus fougueux républicains de Paris, les
         hommes du 10 août et du 31 mai, qui passèrent tous au scrutin
         épuratoire de la société des Jacobins. Elle était destinée à
         comprimer les mouvements contre-révolutionnaires et «à
         appuyer partout où besoin serait les mesures de salut public
         décrétées par la Convention.» Elle devint l'instrument du
         parti hébertiste, et, après la chute de ce parti, elle fut
         licenciée le 27 mars 1794.]

         [Note 99: Paris fournissait annuellement à l'armée, avant
         1789, 6,339 recrues.]

Aussi, dans la Convention, à la Commune, dans les sections, on ne
parlait du peuple de Paris qu'avec des transports d'enthousiasme, de
respect et presque d'adoration. «Il était tout, disait Prudhomme, il
pouvait tout, il avait droit sur tout, il commandait à ses chefs, il
gouvernait ses gouvernants, il cassait ses propres arrêts, il
désobéissait à sa volonté et n'était jamais inconséquent. «On le
nourrit avec la loi du maximum; on le tint sur pied en assignant une
solde de 40 sous aux citoyens qui assisteraient aux assemblées de
sections; on lui donna à surveiller, à arrêter les suspects aux moyens
des comités révolutionnaires; on satisfit ses ardeurs de vengeances en
entassant les royalistes dans les prisons, en lui donnant à détruire
les tombeaux de Saint-Denis, en envoyant à l'échafaud Marie-Antoinette,
les Girondins, Bailly, etc.; on fit pour lui la constitution de 93; on
le laissa tous les jours, à chaque instant, interrompre les travaux de
l'Assemblée pour apporter des pétitions, des fleurs, des chants, des
dons civiques[100]; on lui donna de ces fêtes païennes qu'il aimait
tant et dont nous allons raconter les plus étranges et les plus    
solennelles: les funérailles de Marat, la fédération du 10 août, la
fête des Victoires.

         [Note 100: Citons pour exemple le bulletin de la séance du 6
         juillet: «La section de 92 est admise dans l'intérieur de la
         salle; elle annonce son acceptation de l'acte
         constitutionnel.--Les artistes Chenard, Narbonne et Vallière
         entonnent des hymnes patriotiques, dont la Convention décrète
         l'impression et l'envoi aux départements.--La section du
         Mont-Blanc porte en triomphe le buste de Lepelletier. Une
         citoyenne couvre le président d'un bonnet rouge et en reçoit
         la cocarde.--Les citoyennes de la section du Mail jettent des
         fleurs sur les bancs des législateurs.--Trois cents élèves de
         la patrie, précédés d'une musique militaire, viennent
         remercier la Convention d'avoir préparé la prospérité du
         siècle qui s'ouvre devant eux.--Une société patriotique de
         citoyennes est suivie de la section des Gardes françaises,
         qui offre des fleurs, de celle de la Croix-Rouge, qui dépose
         sur le bureau une couronne de chêne, et dont les citoyennes
         jurent de ne s'unir qu'à de vrais républicains.--La section
         de Molière et La Fontaine présente une médaille de Franklin.
         Un décret ordonne la suspension de cette médaille à la
         couronne de chêne qui surmonte la statue de la Liberté.--Les
         Enfants-Trouvés, aujourd'hui enfants de la République,
         défilent, mêlés parmi les citoyens de la section des Amis de
         la patrie. La Convention décrète que ces enfants porteront
         désormais l'uniforme national.--Les sections de la
         Butte-des-Moulins, du Temple, de la Cité, des Marchés, des
         Champs-Élysées défilent successivement. Toutes annoncent
         avoir librement et unanimement accepté la constitution.»
         (_Révolut. de Paris_, t. XVII, p. 709.)]

Le 13 juillet, Marat avait été assassiné par Charlotte Corday: la
Convention lui décerna les honneurs du Panthéon, et il y fut porté
avec une grande pompe. Le club des Cordeliers réclama son coeur,
l'enferma dans une urne magnifique, provenant du garde-meuble, et lui
dressa un tombeau de gazon avec un autel dans le jardin de l'ancien
couvent; là, pendant plusieurs jours, on fit des processions, on
chanta des hymnes, on répandit même des libations autour des
_reliques_ du martyr de la liberté. «Un orateur, disent les
_Révolutions de Paris_, a lu un discours qui a pour épigraphe: _Ô cor
Jésus, ô cor Marat!_ Coeur, sacré de Jésus, coeur sacré de Marat, vous
avez les mêmes droits à nos hommages. L'orateur compare dans son
discours les travaux du fils de Marie avec ceux de l'ami du peuple;
les apôtres sont les Jacobins et les Cordeliers; les publicains sont
les boutiquiers; les pharisiens sont les aristocrates: Jésus est un
prophète; Marat est un Dieu. «Paris fut alors inondé de bustes, de
portraits, de biographies de Marat. On lui éleva une pyramide sur  
la place du Carrousel; on donna son nom à plusieurs rues, et la butte
Montmartre devint le _Mont-Marat_.

A la fête du 10 août, on avait élevé sur l'emplacement de la Bastille
une fontaine, dite de la Régénération et composée d'une statue
colossale de la Nature, laquelle pressait de ses mains ses mamelles,
d'où sortaient deux jets d'eau tombant dans un bassin. Les
commissaires envoyés par tous les départements y puisèrent tour à tour
avec la même coupe et burent «l'eau de la régénération en invoquant la
fraternité,» au bruit du canon et de la musique. Ensuite, le cortége
parcourut les boulevards et se dirigea vers le Champ-de-Mars en
faisant des stations au faubourg Poissonnière, où était un arc de
triomphe élevé en l'honneur des femmes des 5 et 6 octobre; à la place
de la Révolution, où l'on brûla les attributs de la royauté; sur la
place des Invalides, où la statue du peuple abattait le Fédéralisme
dans un marais. Enfin au Champ-de-Mars, le président de la Convention,
sur l'autel de la patrie, proclama l'acceptation de la Constitution.

La _fête des Victoires_ eut lieu le 30 décembre et célébra
l'immortelle campagne de 93, où nos soldats avaient repris Toulon,
étouffé la grande insurrection de la Vendée et chassé l'ennemi de nos
frontières. Quatorze chars représentaient nos quatorze armées: ils
étaient chargés chacun de douze défenseurs de la République et de
quatorze jeunes filles vêtues de blanc et portant des branches de
laurier. Ensuite venait la Convention en masse, entourée d'un ruban
tricolore qui était tenu par les vétérans et les enfants de la patrie
entremêlés. Puis venait un char portant le faisceau national surmonté
de la statue de la Victoire; il était environné de «cinquante
invalides et de cent braves sans-culottes en bonnet rouge.» Le cortége
partit des Tuileries, stationna au _temple de l'humanité_ (Hôtel des
Invalides) et arriva au Champ-de-Mars; les quatorze chars se
rangèrent autour de l'_autel de l'immortalité_, et un hymne fut    
chanté, dont les paroles étaient de Chénier et la musique de Gossec.

         [Note: (référence absente dans le texte): _Révol. de Paris_,
         t. XVIII.]



§ XII.

Abolition du culte catholique.--Cérémonies du culte de la Raison.


La Commune était toute-puissante, mais elle voulait assurer et
perpétuer sa domination; elle crut y parvenir en dépassant la
Convention en mesures révolutionnaires. Dirigée par des athées et des
fous, elle définit les classes des suspects avec un acharnement si
stupide que les neuf-dixièmes de la population s'y trouvaient compris,
que le nombre des détenus s'élevait, vers la fin de 93, à cinq mille,
et qu'il fallut transformer en prisons le Luxembourg, Port-Royal, le
collége du Plessis, etc. Après avoir affecté les haillons, la saleté,
les sabots, le langage des sans-culottes, elle voulut se populariser,
aux dépens du comité de salut public, en détruisant le culte
catholique. Déjà elle avait fait disparaître les croix des cimetières
et à l'extérieur des églises; déjà elle avait débaptisé les rues qui
avaient des noms de saints et leur avait imposé des noms grecs ou
romains; mais lorsqu'elle voulut interdire la messe de minuit, le jour
de Noël, il y eut des émeutes: le peuple fit ouvrir de force les
églises; celle de Sainte-Geneviève fut trop petite pour la foule qui
s'y entassa et qui fit descendre la châsse de la patronne de Paris
comme dans les grandes calamités. La Commune s'arrêta dans ses
violences, sachant d'ailleurs qu'elles étaient vues de mauvais oeil
par Robespierre, Danton et les membres les plus influents de la
Convention; mais alors elle complota, avec l'évêque Gobel et plusieurs
autres prêtres disposés à l'apostasie, d'en finir avec les _momeries_
catholiques par un coup d'éclat. Gobel et onze de ses vicaires se
présentèrent à la Convention, coiffés du bonnet rouge, et lui      
déclarèrent «qu'ils renonçaient aux fonctions du culte catholique,
parce qu'il ne devait plus y avoir d'autre culte public et national
que celui de la liberté et de l'égalité.» La Convention applaudit à
cette déclaration, et la Commune obtint d'elle (10 novembre) la
transformation de l'église métropolitaine en _temple de la Raison_.
Trois jours après, la vieille cathédrale, dépouillée de ses autels,
tableaux, ornements chrétiens, fut le théâtre d'une fête sacrilége,
qui est ainsi décrite dans les _Révolutions de Paris_.

«On avait élevé dans l'église un temple d'une architecture simple,
majestueuse, sur la façade duquel on lisait: _A la philosophie!_ On
avait orné l'entrée de ce temple des bustes des philosophes qui ont le
plus contribué à l'avénement de la révolution actuelle par leurs
lumières. Le temple sacré était élevé sur la cime d'une montagne. Vers
le milieu, sur un rocher, on voyait briller le flambeau de la vérité.
Toutes les autorités constituées s'étaient rendues dans ce sanctuaire;
une musique républicaine, placée au pied de la montagne, exécutait en
langue vulgaire un hymne qui exprimait des vérités naturelles. Pendant
cette musique majestueuse, on voyait deux rangées déjeunes filles,
vêtues de blanc et couronnées de chêne, descendre et traverser la
montagne, un flambeau à la main, puis remonter dans la même direction
sur la montagne. La Liberté, représentée par une belle femme, sortait
alors du temple de la philosophie et venait sur un siége de verdure
recevoir les hommages des républicains qui chantaient un hymne en son
honneur en lui tendant les bras. La Liberté descendait ensuite pour
rentrer dans le temple, s'arrêtant avant d'y rentrer et se tournant
pour jeter encore un regard de bienfaisance sur ses amis. Aussitôt
qu'elle fut rentrée, l'enthousiasme éclata par des chants d'allégresse
et par des serments de ne jamais cesser de lui être fidèles.»

Après cette ridicule comédie, le cortége des acteurs et des        
spectateurs se dirigea vers la Convention. «Assise sur un siége de
simple structure, qu'une guirlande de feuilles de chêne entrelaçait et
qui était posé sur une estrade que portaient quatre citoyens, la
statue de la Raison est entrée dans le sanctuaire des lois, précédée
d'une troupe de très-jeunes citoyennes vêtues de blanc et couronnées
d'une guirlande de roses... La statue de la Raison était représentée
par une femme jeune et belle comme la Raison. Toutes deux étaient à
leur printemps. Une draperie blanche recouverte à moitié par un
manteau bleu céleste, ses cheveux épars et un bonnet de la liberté sur
la tête composaient tous ses atours: elle tenait une pique dont le jet
était d'ébène.

A la suite de cette mascarade, la Commune décréta la fermeture de
toutes les églises et la mise en surveillance de tous les prêtres;
elle fit abattre les statues des rois de France qui décoraient
Notre-Dame; elle transporta nuitamment les reliques de sainte
Geneviève sur la place de Grève, les brûla et envoya la châsse à la
Monnaie (8 novembre); elle décréta la démolition des clochers (13
novembre), «qui, disait Hébert, par leur domination sur les autres
édifices, semblaient contrarier les principes de l'égalité;» elle fit
défiler successivement dans la Convention la plupart des sections qui
vinrent, en déclarant qu'elles renonçaient au culte chrétien, apporter
les vases sacrés et les ornements sacerdotaux de leurs églises. Ces
processions furent l'occasion de hideuses saturnales, qui sont ainsi
racontées dans le _Moniteur_ du 22 novembre 1793:

«La section de l'Unité défile dans la salle; à sa tête marche un
peloton de la force armée; ensuite viennent des tambours, suivis de
sapeurs et de canonniers revêtus d'habits sacerdotaux et d'un groupe
de femmes habillées en blanc, avec une ceinture aux trois couleurs;
après elles vient une file immense d'hommes rangés sur deux lignes et
couverts de dalmatiques, chasubles, chapes. Ces habits sont tous   
de la ci-devant église de Saint-Germain-des-Prés; remarquables par leur
richesses, ils sont de velours et d'autres étoffes précieuses,
rehaussées de magnifiques broderies d'or et d'argent. On apporte
ensuite sur des brancards des calices, des ciboires, des soleils, des
chandeliers, des plats d'or et d'argent, une châsse superbe, une croix
de pierreries et mille autres ustensiles de pratiques superstitieuses.
Ce cortége entre dans la salle aux cris de Vive la Liberté! Vive la
Montagne! Un drap noir, porté au bruit de l'air: _Marlborough est
mort_, figure la destruction du fanatisme. La musique exécute ensuite
l'hymne révolutionnaire. On voit tous les citoyens revêtus d'habits
sacerdotaux danser au bruit des airs: _Ça ira_, _la Carmagnole_,
_Veillons au salut de l'empire_. L'enthousiasme universel se manifeste
par des acclamations prolongées.»

Hâtons-nous de dire que ces folies et ces profanations ne durèrent
qu'un mois. L'abjuration de Gobel est du 7 novembre, la fête de la
Raison du 10 et l'arrêté de la Commune pour la fermeture des églises
du 23. Mais les hommes d'État de la Convention étaient très-irrités de
la _déprêtrisation_ qui allait, disaient-ils, «justifier toutes les
calomnies des émigrés et donner cent mille recrues à la Vendée.» Le 24
novembre, Robespierre attaqua au club des Jacobins «les athées qui
troublent la liberté des cultes et font dégénérer les hommages rendus
à la vérité pure en farces ridicules. La Convention, dit-il, n'a point
proscrit le culte catholique, elle n'a point fait cette démarche
téméraire, elle ne la fera jamais.» Le 24, Danton fit décréter par la
Convention qu'elle ne recevrait plus les offrandes provenant des
églises. Le 28, la Commune rapporta son arrêté du 23 et décida «que
l'exercice des cultes était libre, mais qu'elle ferait respecter la
volonté des sections qui ont renoncé au culte catholique.» Enfin, la
Convention, qui avait déjà repoussé les pétitions de citoyens      
demandant «que l'État ne salarie plus d'intermédiaires entre eux et la
divinité,» la Convention, le 6 décembre, interdit toute violence ou
mesure contraire à la liberté des cultes et rappela les autorités à
l'exécution des lois relatives à cette liberté. Alors les folies du
temple de la Raison cessèrent; mais le culte catholique ne fut rétabli
que dans quatre ou cinq églises, ou dans quelques maisons
particulières[101], et, pour ainsi dire, en secret; toutes les autres
églises restèrent fermées ou transformées en magasins; on continua à
être athée dans la Convention, à la Commune, dans les clubs, dans les
théâtres; les prêtres, même constitutionnels, ne cessèrent pas d'être
un objet de moquerie et de défiance.

         [Note 101: Le culte catholique n'a pas cessé d'être exercé à
         Paris, même pendant les jours les plus sanglants de la
         terreur, dans la salle de la bibliothèque de l'ancien
         séminaire des Missions étrangères. Cet édifice avait été
         vendu comme bien national au commencement de 1793 et acheté
         par mademoiselle de Saron; il devint le lieu de réunion de
         quelques prêtres et de quelques nobles, qui s'y livrèrent aux
         pratiques du culte, sous la direction d'un ancien jésuite,
         l'abbé Delpuits. Cette réunion, qui continua, même après le
         rétablissement public du culte catholique, a été le noyau et
         l'origine de la fameuse _congrégation_ qui a joué un si grand
         rôle sous le règne de Charles X.]



§ XIII.

Supplices des hébertistes et des dantonistes--Tableau de Paris pendant
la terreur.


La Montagne s'étant divisée en trois partis: celui des athées, des
enragés ou des _hébertistes_, qui voulaient pousser la terreur jusqu'à
l'extermination de tous les ennemis de la révolution; celui des
immoraux, des indulgents ou des _dantonistes_, qui, croyant «que la
République était maîtresse du champ de bataille,» voulaient qu'on
renversât les échafauds; enfin celui des gens de milieu ou du      
comité de salut public, que dirigeait Robespierre et qui, croyant les
deux autres partis également dangereux pour la révolution, résolurent de
les détruire.

Les hébertistes, se voyant menacés, essayèrent un 31 mai contre le
comité; mais la Commune les abandonna; les faubourgs restèrent
immobiles, ils furent arrêtés, condamnés, conduits à l'échafaud. «Un
concours prodigieux de citoyens, dit le _Moniteur_, garnissait toutes
les rues et les places par lesquelles ils ont passé. Des cris répétés
de Vive la République! et des applaudissements se sont fait partout
entendre (25 mars 1794).» Le supplice des hébertistes remplit de joie
et d'espérance les indulgents, les suspects, les nombreux habitants
des prisons; mais, six jours après, les dantonistes furent à leur tour
arrêtés et traduits au tribunal révolutionnaire. A cette nouvelle,
Paris fut dans la consternation; la foule se porta à la Conciergerie;
elle couvrait les rues voisines, les quais, les ponts, la place du
Châtelet, pleine d'anxiété, écoutant avidement la voix tonnante de
Danton, dont les éclats (les fenêtres du tribunal étant ouvertes)
allaient jusqu'au quai de la Ferraille. L'émotion fut surtout
très-vive dans les prisons, où l'on se crut dévoué à un égorgement
certain. Enfin, dans le quartier des Cordeliers, dans le faubourg
Saint-Martin, où la personne et le nom de Danton étaient
très-populaires, il y eut des pensées d'insurrection; mais, en
définitive, personne ne bougea: la bourgeoisie, depuis la mort des
Girondins, était moite de terreur et se cachait au fond de ses
maisons; le peuple ne comprenait rien à cette destruction des
révolutionnaires les uns par les autres; la Commune, depuis la mort
des hébertistes, était entièrement dévouée à Robespierre. Danton et
ses amis périrent, et en voyant passer la fatale charrette on disait
que c'était «le tombereau de l'esprit et du patriotisme.» Quelques
jours après, on mena encore à l'échafaud Gobel, Chaumette et les   
restes du parti hébertiste: ils avaient été condamnés «pour avoir
voulu persuader aux peuples voisins que la nation française en est
venue au dernier degré de dissolution en détruisant jusqu'à l'idée de
l'Être suprême.» Alors le comité de salut public régna sans conteste,
sans compétition, sans qu'il y eût contre sa tyrannie une ombre de
résistance.

Paris, à cette époque, avait un aspect profondément triste: «il
ressemblait, dit Prudhomme, à une ville en état de siége.» Les places
publiques étaient occupées par des fabriques d'armes et de canons; on
voyait affichées sur toutes les murailles des lois de terreur; la
plupart des églises étaient fermées ou mises en démolition, ou
transformées en hôpitaux et en magasins; les monuments et objets d'art
en avaient été enlevés et formaient un musée dans l'église, les cours
et le jardin des Petits-Augustins. Les palais et les hôtels de la
noblesse avaient été abandonnés, un décret de la Convention
interdisant le séjour de la capitale aux nobles et aux étrangers,
décret qui mit en fuite plus de vingt mille personnes[102]; la plupart
se trouvaient marqués en lettres rouges de ces mots: _Propriété
nationale_, avec la devise de la République. Tous les insignes de
l'ancien régime avaient été effacés; on ne voyait que des bonnets
rouges pour enseignes; à la porte de chaque maison était un écriteau
portant les noms, âge, profession des habitants; dans l'intérieur des
habitations, tous les signes royalistes avaient disparu, et les murs
étaient tapissés des images de Lepelletier et de Marat. La plupart des
boutiques de luxe étaient fermées; celles d'objets de consommation
renfermaient des marchands soucieux, tremblants, faisant un double
commerce, l'un ouvert, l'autre secret, l'un de denrées avariées au
prix du maximum et pour les pauvres, l'autre de denrées en bon     
état à un prix plus élevé et pour les riches. A la porte des magasins
était une inscription portant la quantité et la qualité des denrées de
première nécessité qui s'y trouvaient déposées. Le commerce de Paris
avec les villes maritimes, même pour les approvisionnements, ne se
faisait plus qu'au comptant et en envoyant l'argent à l'avance.
Néanmoins, et par suite de la terreur, les vivres étaient abondants, à
des prix modérés, et le comité de salut public faisait des efforts et
des dépenses énormes pour nourrir le peuple et empêcher le retour de
la disette[103]. L'industrie était très-active, mais elle était
entièrement consacrée aux choses de guerre, fusils, équipements,
habits, souliers, et se trouvait continuellement sous le coup de
réquisitions forcées; ainsi, tous les ouvriers serruriers,
mécaniciens, horlogers, orfévres, avaient été requis pour la
fabrication des armes; ainsi, un décret de la Convention ordonna à la
commission des approvisionnements «d'exercer son _droit de préhension_
sur tous les souliers existant dans les magasins, boutiques, ateliers,
et de les faire passer immédiatement aux armées.» Les fournitures des
troupes étaient l'objet de spéculations très actives et souvent
criminelles, d'un agiotage effréné, de vols scandaleux, malgré la
sévérité du gouvernement et la présence de l'échafaud.

         [Note 102: La liste des émigrés du département de la Seine
         comprend 3,530 noms.]

         [Note 103: D'après Robert Lindet, au 9 thermidor, le comité
         de salut public avait en magasin 2 millions 500 mille
         quintaux de blé achetés à l'étranger.]

La police était faite par les comités et les commissaires des
sections; elle avait pour agents les gendarmes nationaux, qui
formaient un corps de dix mille hommes et qui étaient appuyés, pour
les arrestations politiques, par les compagnies de sans-culottes armés
de piques et en bonnets rouges. Les malfaiteurs étaient rigoureusement
poursuivis, les vols et les meurtres très-rares, la prostitution   
sévèrement réprimée[104]; mais chaque citoyen était continuellement
exposé, sur la dénonciation de quelque orateur des sections ou de
quelque voisin haineux, à se voir arraché de ses foyers et traîné en
prison; chaque maison pouvait être subitement investie, la nuit comme
le jour, sur l'ordre d'un comité révolutionnaire, envahie par la
foule, fouillée de fond en comble pour y découvrir ou des armes ou
quelque suspect, et, sans que rien y fût dérobé, on y mettait sous le
scellé argent, assignats, papiers[105]. Les rues étaient souvent
attristées ou par le passage d'une troupe de sans-culottes conduisant
dans les prisons quelques suspects, ou par le cri sanguinaire des
aboyeuses de la police vociférant _la liste des soixante ou
quatre-vingts gagnants à la loterie de la sainte guillotine_, ou par
la rencontre d'un chariot à quatre chevaux, _grande bière roulante_,
allant de prison en prison quérir les victimes désignées pour le   
tribunal révolutionnaire, ou enfin par le passage des charrettes
sortant de la Conciergerie, chargées de condamnés et suivies, avec des
cris insultants, des chansons atroces, par des femmes hideuses, qu'on
appelait _furies de guillotine_.

         [Note 104: Voyez à ce sujet, dans l'ouvrage de
         Parent-Duchâtelet (_De la prostitution dans la ville de
         Paris_), un arrêté de la Commune, rendu sur le réquisitoire
         de Chaumette, et dont les austères considérants ont été
         rédigés par l'ex chevalier Dorat de Cubières, alors
         secrétaire du conseil-général.]

         [Note 105: Voici ce que raconte à ce sujet Beaumarchais, dont
         la belle maison, située près de la Bastille, fut ainsi
         visitée et fouillée: «Pendant que j'étais enfermé dans un
         asile impénétrable, trente mille âmes au moins étaient dans
         ma maison, où, des greniers aux caves, des serruriers
         ouvraient toutes les armoires, où des maçons fouillaient les
         souterrains, sondaient partout, levaient les pierres et
         faisaient des trous dans les murs, pendant que d'autres
         piochaient le jardin, repassant tous vingt fois dans les
         appartements, mais quelques uns disant, au grand regret des
         brigands qui se trouvaient là par centaines: Si l'on ne
         trouve rien ici qui se rapporte à nos recherches, le premier
         qui détournera le moindre meuble, une paille, sera pendu sans
         rémission... Enfin, après sept heures de la plus sévère
         recherche, la foule s'est écoulée. Mes gens ont balayé près
         d'un pouce et demi de poussière; mais pas un binet de perdu.
         Une femme au jardin a cueilli une giroflée: elle l'a payée de
         vingt soufflets; on voulait la baigner dans le bassin des
         peupliers.» (_Mém. sur les prisons_, I, 182.)]

L'édilité parisienne, dirigée par deux amis de Robespierre, le maire
Fleuriot et l'agent national Payan, s'occupait faiblement des
embellissements et même de la propreté de la ville; mais elle avait
supprimé la loterie, amélioré et agrandi les hôpitaux, réuni le palais
de l'Évêché à l'Hôtel-Dieu, afin que chaque malade fût placé dans un
lit séparé, organisé les bureaux de bienfaisance, préparé le musée du
Louvre, etc. Les priviléges de tout genre étant abolis, les théâtres
étaient devenus très-nombreux et ils se trouvaient continuellement
remplis, surtout les nouveaux théâtres de Molière, du Vaudeville,
Louvois, encore bien qu'on y jouât des pièces révolutionnaires. «Mais,
dit Prud'homme, on consentait à s'ennuyer aux pièces patriotiques pour
avoir le droit de s'amuser à un charmant ballet.» Le Palais-Royal,
rendez-vous des agioteurs, était plein de maisons de jeu et de
débauche, de cafés, de restaurants, de lieux de plaisir, où la foule
ne tarissait pas. Les promenades étaient très-fréquentées: on y
rencontrait des jeunes gens qui alliaient le costume des sans-culottes
au luxe des muscadins, c'est-à-dire la carmagnole, les sabots et le
gros bâton aux bijoux à la guillotine et aux bagues à la Marat. «Sur
le Pont-Neuf, raconte Prud'homme, les aristocrates se promènent la
tête haute et toisent insolemment les braves et laborieux
sans-culottes. Il se tient encore, dans certaines maisons, des cercles
d'oisifs qui calomnient tout à leur aise les choses et les personnes.
Dans d'autres, on affiche un épicuréisme révoltant; des maîtres de
maison reçoivent comme jadis bonne compagnie, des gens comme il faut
et défendent aux convives de parler affaires et d'attrister leur
banquet.» L'amour des plaisirs était aussi ardent que dans         
l'ancien régime; il animait même les prisons; car, si l'on en peut croire
un prisonnier, le Luxembourg, Port-Royal, les Carmes, les Bénédictines,
Saint-Lazare, ces pourvoieries d'échafaud, étaient des maisons d'arrêt
_muscadines_, «où les heureux détenus n'ont connu longtemps de chaînes
que celles de l'amour.» Il est peu d'époques où l'on ait tant chanté,
où l'on ait fait plus de petits vers, de poésies érotiques, de
chansons obscènes ou impies, et ces oeuvres étranges appartiennent
presque toutes aux royalistes, aux persécutés, aux martyrs de la
révolution, tant était grande l'insouciance pour la vie, tant était
universelle l'incrédulité! Les prisons seules ont enfanté des volumes
de ces incroyables frivolités, écrites la plupart entre deux guichets,
à la porte du tribunal révolutionnaire, au pied même de l'échafaud;
les victimes de Fouquier-Thinville essayaient encore leur lyre quand

  Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
  Remplissait de leur nom ces longs corridors sombres;

enfin, les iambes vengeurs d'André Chénier ont eu moins de lecteurs
que les bouts-rimés et les madrigaux de Vigée.[106]

         [Note 106: Voyez les _Mém. sur les prisons_. (Coll. Berville
         et Barrière.)]



§ XIV.

Fête de l'Être suprême.--Loi du 22 prairial.--Révolution du 9
thermidor.--Fin de la Commune de Paris.


Cependant Robespierre, délivré de ses rivaux ou de ses ennemis,
songeait à «assigner un but à la révolution» et à commencer la
reconstruction de la société. Ce fut dans cette pensée qu'il fit
rendre un décret par lequel le peuple français reconnaissait
l'existence de l'Être suprême et l'immortalité de l'âme. Une       
grande fête fut célébrée à ce sujet le 20 prairial; David, qu'on appelait
le Raphaël des sans-culotte, en avait encore donné le plan, et, en le
lisant, on croirait qu'il s'agit, non du fangeux et prosaïque Paris,
mais de quelque bergerie mythologique de l'Arcadie. La fête fut
d'ailleurs très-pompeuse, et, comme de coutume, pleine d'allégories.
On y voyait des groupes de jeunes filles tenant des corbeilles de
fleurs, de mères de famille tenant des bouquets de roses, de
vieillards tenant des branches de chêne, d'adolescents armés de
piques, un char portant les productions du territoire et traîné par
huit taureaux, «la Convention entourée d'un ruban tricolore porté par
l'Enfance ornée de violettes, l'Adolescence ornée de myrte, la
Virilité ornée de chêne et la Vieillesse ornée de pampre et
d'olivier.» Aux Tuileries était une statue de l'Athéisme, à laquelle
on mit le feu, et de ses cendres sortit la statue de la Sagesse. Au
Champ-de-Mars était un autel élevé sur une montagne, au pied de
laquelle on chanta un hymne à l'Être suprême et l'on jura d'exterminer
les tyrans. La plupart des maisons étaient tapissées de verdure et de
fleurs, et, dans les principales places, il y eut des danses et des
repas civiques. «On eût dit, raconte le _Journal de la Montagne_, que
Paris était changé en un vaste et beau jardin, en un riant verger.»
Enfin, si l'on en croit Vilatte, «une foule immense couvrait le jardin
des Tuileries; l'espérance et la gaieté rayonnaient sur tous les
visages; les femmes ajoutaient à l'embellissement par les parures les
plus élégantes. On sentait qu'on célébrait l'auteur de la nature.[107]»
Robespierre, comme président de la Convention, fut le roi de cette
fête, qui le jeta dans un ravissement fanatique, et il affecta d'y
jouer un rôle de grand-prêtre.

         [Note 107: _Causes de la révol. du 9 thermidor_, p. 196.]

Deux jours après, il présenta et fit décréter la loi du 22         
prairial, la plus atroce de toutes les lois révolutionnaires, qui
accélérait l'action du tribunal par des moyens tellement iniques qu'elle
en faisait à peu près le tribunal des égorgeurs de septembre. Les maisons
d'arrêt, au nombre de trente-six, renfermaient alors plus de huit
mille détenus: on se servit de cette loi pour les vider; et le
tribunal qui depuis sa création, c'est-à-dire du 10 mars 1793 au 18
juin 1794, avait condamné à mort 1,269 personnes, en condamna, du 10
juin au 27 juillet 1,400. Les proscripteurs eurent horreur, non des
flots de sang qu'ils versaient, mais du passage des charrettes de
condamnés à travers les quartiers les plus populeux de Paris, et ils
transportèrent l'échafaud de la place Louis XV, où il était en
permanence, d'abord à la place de la Bastille, ensuite près de la
barrière du Trône. Et dans ce massacre, il n'y eut pas que des nobles,
des prêtres, des ennemis réels ou supposés de la révolution, qui
périrent, mais des bourgeois, des ouvriers, des femmes du peuple, des
républicains sincères. On assassinait au hasard, parce qu'il suffisait
de la haine d'un délateur (et la délation était devenue le métier de
tous les scélérats) pour envoyer dans une maison d'arrêt le patriote
paisible et obscur, et, pour l'envoyer au tribunal révolutionnaire, de
la haine d'un de ces émissaires infâmes, appelés _moutons_, qui
dressaient des listes de proscription dans les prisons. «La
Conciergerie, dit Riouffe, à très peu d'exceptions près, pendant plus
de dix mois, n'a renfermé que des patriotes; un langage aristocratique
y aurait autant surpris qu'indigné; ses voûtes étaient fatiguées de
chants patriotiques; et, pour un homme de castes opposantes, on
massacrait mille sans-culottes, qu'on traînait à la boucherie en
criant: Vivent les sans-culotte[108]!»

         [Note 108: _Mémoires sur les prisons_, t. I, préface, p 11.]

Cependant, les partis de Hébert et de Danton n'avaient pas été     
entièrement détruits; menacés par la loi du 22 prairial, ils se
réunissent pour renverser Robespierre et donnent la main même aux
débris des Girondins, même aux _crapauds du Marais_. Robespierre
dévoile la conspiration à la Convention; mais l'Assemblée presque
entière se soulève contre lui; il est décrété d'accusation avec quatre
de ses collègues et conduit au Luxembourg. Robespierre jeune est
envoyé à Saint-Lazare, Couthon à la Bourbe, Lebas à la maison de
justice du département, Saint-Just aux Écossais.

Dans la lutte qui s'engageait, Robespierre croyant naïvement que sa
cause était aussi légitime que populaire, n'avait préparé aucun moyen
de succès, même de défense; il comptait sur cette population de Paris,
qui n'avait jamais failli à la révolution; mais, depuis deux ans, il
s'était fait de grands changements dans la composition et le chiffre
de cette population. Paris avait été pour la révolution la pépinière
la plus féconde de ses défenseurs; mais ce n'était pas impunément
qu'il avait envoyé soixante mille de ses enfants sur les champs de
bataille, outre ceux qui avaient péri dans ses rues ou par la misère;
sa population révolutionnaire se trouvait donc considérablement
réduite. Aussi, ce n'était, matériellement parlant, qu'une minorité
très-petite qui avait soutenu le régime de la terreur; on ne voyait
plus guère que des femmes dans les troubles des rues, dans les
sections, dans les tribunes de la Convention; les bataillons des
faubourgs n'avaient plus qu'un petit nombre d'hommes et ne faisaient
montre de leur force que par leurs compagnies de canonniers; enfin, au
contraire, les bataillons des quartiers riches, quoique annihilés et
tremblants, se trouvaient encore complétement garnis. Dans cet état de
la population, l'issue de la lutte engagée le 9 thermidor, à part
l'opinion publique évidemment soulevée contre le régime de la terreur,
ne pouvait être douteuse.

Cependant, à la nouvelle de l'arrestation de Robespierre, la       
Commune s'était déclarée en insurrection et avait mis tout en mouvement,
sections, jacobins, comités révolutionnaires; elle avait fait sonner
le tocsin, fermé les barrières, garni de canons la place de Grève. Des
officiers municipaux avaient fait ouvrir le Luxembourg et les autres
prisons, délivré les cinq représentants détenus, et ils les avaient
conduits à l'Hôtel-de-Ville, «ce Louvre du tyran Robespierre,» suivant
l'expression du thermidorien Fréron. Mais le commandant des sections,
Henriot, ne donna aucun ordre aux bataillons des faubourgs, qui
restèrent immobiles dans leurs quartiers; et, pendant ce temps, la
Convention prit l'offensive: elle mit hors la loi les cinq
représentants, la Commune, Henriot; elle appela à elle les sections
des quartiers riches. Celles-ci accourent, nombreuses, pleines
d'ardeur, heureuses d'avoir à combattre la terreur, la Montagne, la
Commune, la révolution elle-même; elles jurent à la Convention de
mourir pour sa défense et marchent sur l'Hôtel-de-Ville. Il était
minuit: la Commune et les représentants proscrits n'avaient pris
aucune mesure de défense; il n'y avait sur la place que quelques
compagnies de canonniers, avec des groupes de femmes et de gens non
armés. Au bruit que la Commune et ses défenseurs sont mis hors la loi,
tout se disperse. Les sections Lepelletier, des Piques, de la
Butte-des-Moulins, arrivent, cernent l'Hôtel-de-Ville et arrêtent sans
résistance les représentants avec Henriot et tout ce qui était autour
d'eux. Le lendemain, Robespierre, ses collègues et dix-huit membres de
la Commune furent conduits au tribunal révolutionnaire, qui constata
leur identité, et de là au supplice, au milieu d'une foule immense qui
poussait des cris de joie et des imprécations contre les condamnés.
Les deux jours suivants, quatre-vingt-deux membres de la Commune,
hommes obscurs et presque tous ouvriers ou de la petite bourgeoisie,
furent de même envoyés en masse et sans jugement à l'échafaud.     

Ainsi finit cette Commune fameuse, qui, pendant près de deux ans (du
10 août 1792 au 27 juillet 1794), avait dominé Paris, la Convention et
la France; elle s'est souillée de tant d'excès, elle a répandu tant de
sang et laissé tant de ruines, que la mémoire des hommes qui la
composèrent est encore et sera à jamais exécrée.



§ XV.

Réaction thermidorienne.--Nouvelle administration de Paris.--Jeunesse
dorée.--Fin du club des Jacobins.--Apothéoses de Marat et de Rousseau.


La mort de Robespierre fut le signal d'une réaction violente,
non-seulement contre la terreur, mais contre les hommes et les choses
de la révolution, réaction qui ne devait s'arrêter qu'avec le
rétablissement de la monarchie. D'abord on ouvrit toutes les prisons,
qui, huit mois après, se trouvèrent remplies de dix mille
républicains; on modifia, puis on supprima le tribunal révolutionnaire,
dont la plupart des membres furent envoyés à l'échafaud; on cessa de
donner les 40 sous de présence aux citoyens pauvres qui assistaient
aux assemblées de sections, et celles-ci se trouvèrent ou abandonnées
ou occupées entièrement par les royalistes; on modifia, puis on abolit
le maximum, «et l'unique effet de cette abolition, dit le royaliste
Toulongeon, fut d'accroître le discrédit et de hâter la chute des
assignats, qui tombèrent bientôt dans un avilissement tel qu'il fallut
24,000 livres tournois pour payer une mesure commune de bois à
brûler.» On désarma Paris de sa terrible Commune, et l'administration
de cette ville, dont la concentration avait été si redoutable, fut
éparpillée de la plus étrange manière et donnée: 1º à deux commissions
spéciales de police et de finances, nommées par la Convention; la
première, qui était chargée réellement du gouvernement de Paris, avait
sous ses ordres les comités d'arrondissement, les comités civils   
et les commissaires de police des sections; elle était elle-même sous
la surveillance du comité de sûreté générale; 2º aux diverses
commissions nationales du gouvernement, qui remplaçaient alors les
ministères, c'est-à-dire que cette administration dépendit: pour les
subsistances, de la commission de commerce et des approvisionnements;
pour les hôpitaux, de la commission des secours publics; pour les
écoles et les spectacles, de la commission d'instruction publique;
pour l'illumination et entretien des rues, de la commission des
travaux publics; pour les ateliers et les arts, de la commission
d'agriculture; pour les munitions et armes, de la commission des
armes; pour les prisons, de la commission de police et tribunaux; pour
les revenus et domaines de la Commune, de la commission des revenus
nationaux. De plus, les fonctions relatives à l'état civil étaient
remplies dans chaque section par un officier public nommé par la
Convention, les comités civils des sections restant chargés de
quelques détails et de la liste des émigrés. Avec une organisation
aussi défectueuse, aussi anarchique, Paris n'eut plus réellement
d'administration, plus de police, et le désordre y devint extrême.
Toutes les mauvaises passions, les vices, les crimes que la main
sanglante des triumvirs avait comprimés par la terreur, se donnèrent
pleine carrière: des maisons de jeu et de débauche s'ouvrirent dans
toutes les rues; la prostitution se montra toute nue, tête haute, en
plein jour et partout; les vols et les meurtres devinrent aussi
nombreux qu'au temps des tire-laine et des coupe-jarrets du XVIe
siècle; les rues, à peine éclairées et nettoyées, ne furent plus
praticables pendant la nuit que les armes à la main; enfin, la guerre
civile recommença, mais ignoble et lâche, à coups de poing, à coups de
bâton.

Les jeunes gens dont les familles avaient été victimes de la       
terreur, ceux qui avaient échappé à la levée en masse ou déserté les
armées, les habitués de cafés et de spectacles, les hommes de finance, les
beaux, les égoïstes, les débauchés de l'ancien régime, enfin tous ceux
qui détestaient la République par amour des plaisirs et de l'argent,
dès qu'ils n'eurent plus peur, se mirent en campagne contre la
révolution. On les appelait _incroyables_, _muscadins_, _jeunesse
dorée_, _jeunesse de Fréron_, et ils se recrutaient principalement
dans les sections thermidoriennes. Ils se donnèrent un costume
ridicule, dit _à la victime_, et qui fut reproduit spirituellement
dans les caricatures de Carle Vernet[109]; ils affectèrent un zézaiement
puéril jusqu'à l'idiotisme; ils s'armèrent de bâtons plombés et s'en
allèrent attaquer dans les rues, au Palais-Royal, dans les théâtres,
les Jacobins, les agents de la terreur, les ouvriers des faubourgs,
tout ce que le journal de Fréron appelait _la queue de Robespierre_.
Ils obtenaient ainsi des victoires faciles, car la queue de
Robespierre se composait principalement de femmes, de vieillards et à
peine de quelques milliers d'hommes jeunes et valides; ils venaient
ensuite parader dans les salons qui commençaient à se rouvrir et y
étaient applaudis par la femme de Tallien, qu'on appelait la
_Notre-Dame de Thermidor_, par la veuve du général Beauharnais, qui,
plus tard, fut appelée la _Notre-Dame des Victoires_, et par d'autres
dames qui donnaient le ton à la société nouvelle. «Tout jeune homme,
dit Lacretelle, qui refusait d'entrer dans la troupe vengeresse, était
disgracié auprès des femmes les plus aimables[110]» Ce furent eux qui
inventèrent les _bals des victimes_, où l'on dansait en deuil, où  
n'étaient admis que les individus dont les parents avaient péri sur
l'échafaud; ils mirent à la mode chez les femmes les costumes et les
nudités des courtisanes grecques, avec les saluts _à la victime_, les
bonnets _à l'humanité_, les corsets _à la justice_; ils ramenèrent le
goût du luxe, des moeurs élégantes et des plaisirs. «Paris reprit
l'empire de la mode et du goût, dit Thibaudeau; l'antique, introduit
déjà dans les arts par l'école de David, remplaça, dans les habits des
femmes, dans la coiffure des deux sexes et jusque dans l'ameublement,
le gothique, le féodal et ces formes mixtes et bizarres inventées par
l'esclavage des cours[111].»

         [Note 109: Cheveux courts par derrière, longs et rabattus sur
         les yeux par devant, pour imiter la _toilette_ des condamnés
         à la guillotine, bas chinés, habit court et carré, gilet de
         panne chamoise à dix-huit boutons de nacre, cravate verte
         montant jusqu'à la bouche, des lunettes, deux montres, etc.]

         [Note 110: Lacretelle. _Hist. du XVIIIe siècle_, XII, 148.]

         [Note 111: _Mém. sur la Convention_, t. I, p. 130.]

Les principaux efforts de la jeunesse dorée furent dirigés contre le
club des Jacobins, dont ils envahirent les tribunes et les couloirs à
coups de pierres et de bâton, fouettant les femmes, se colletant avec
les hommes. Après plusieurs jours de ce tumulte, qui tint tout Paris
en alarmes, la Convention ordonna la fermeture du club (21 brumaire).
Si l'on en croit Fréron, ce conventionnel qui se disait le disciple de
Marat et qui, pourtant, était regardé comme le chef de la jeunesse
dorée, cette mesure excita la plus vive allégresse: «on dansait, on
s'embrassait, on chantait; une partie de la ville fut illuminée.»

Au milieu de cette réaction, les thermidoriens, sans doute dans
l'espoir d'aveugler le peuple sur leur alliance avec les royalistes,
s'avisèrent de célébrer l'anniversaire de l'établissement de la
République par l'_apothéose_ de Marat. Ce fut la cérémonie la plus
étrange de la révolution, à cause du contraste qu'offraient et la vie
du hideux personnage qu'on transportait au Panthéon et l'état nouveau
de l'opinion publique. Elle fut d'ailleurs aussi pompeuse que les
apothéoses de Mirabeau et de Voltaire. «Les sociétés populaires, dit
le _Moniteur_ (4 vendémiaire), les autorités constituées et une    
grande partie des élèves de l'École de Mars[112] précédaient le char qui
portait les restes précieux de Marat... Au moment où l'on descendait
du char le cercueil qui contenait les cendres de l'ami du peuple, on
rejetait du temple des grands hommes, par une porte latérale, les
restes impurs du royaliste Mirabeau.»

         [Note 112: L'École de Mars avait été créée par la Convention
         le 13 prairial an II. Elle était recrutée «avec des enfants
         de sans-culotte» âgés de quatorze à dix-sept ans et envoyés,
         au nombre de dix par district, de toutes les parties de la
         France, ce qui porta le nombre des élèves à trois mille. Ces
         élèves campaient sous des tentes dans la plaine des Sablons
         et une partie du bois de Boulogne. Des baraques en planches
         renfermaient l'hôpital, l'arsenal, les écuries et la salle
         d'étude, vaste hangar orné seulement d'une statue de la
         Liberté, au pied de laquelle Robespierre, Lebas, Saint-Just
         venaient haranguer la jeunesse et la former aux vertus
         républicaines. Le camp était fermé par une enceinte de
         palissades et de chevaux de frise, et gardé militairement par
         les élèves. Cette école, qui figura dans toutes les fêtes
         révolutionnaires, fut supprimée le 2 brumaire an III.]

Quelques jours après, la même pompe fut renouvelée pour l'apothéose de
Jean-Jacques Rousseau, et ce fut la dernière des fêtes symboliques de
la Convention. Jusqu'à la fin de cette assemblée, les anniversaires de
la révolution, les fêtes funèbres, les fêtes triomphales furent
célébrées, non plus dans la rue, mais dans la salle de la Convention,
et se bornèrent à des décorations, des discours et de la musique.

Le retour des thermidoriens aux idées révolutionnaires n'eut pas de
durée, et, trois mois après l'apothéose de Marat, on brisait partout
ses bustes, qui furent jetés dans les égouts; on démolit le monument
du Carrousel; on proscrivit son nom, ainsi que celui des Montagnards
et des Jacobins, dans les établissements publics, les cafés, les
théâtres.



§ XVI.                                                             

Famine.--Journées du 12 germinal et du 1er prairial.


L'année qui suivit le 9 thermidor est, de toutes les années de la
révolution, celle où le peuple de Paris fut le plus malheureux. Le
comité de salut public l'avait nourri avec le maximum, avec la solde
attribuée aux sectionnaires, avec de nombreux travaux; il lui avait
donné sa part de tyrannie et de proscriptions; il s'était occupé avec
une ardente sollicitude de ses besoins, de ses caprices même, de ses
plaisirs, à l'exemple de ces tyrans de Rome qui donnaient au
peuple-roi du pain et les jeux du cirque. Avec le 9 thermidor, le
peuple tomba du trône dans la plus profonde misère: les riches, les
marchands, les agioteurs, tout ce qui avait souffert ou tout ce qui
avait eu peur, se vengea de lui en le faisant mourir de faim. La
hausse des denrées devint exorbitante; une famine causée par les
accapareurs et les ennemis de la révolution mit la désolation dans les
faubourgs et les quartiers pauvres, où les travaux manquaient, où les
ouvriers n'étaient payés qu'en assignats. La Convention fut obligée de
fixer une ration journalière pour la subsistance de chaque personne:
mesure déplorable qui fut éludée par les riches et ne fit qu'augmenter
la misère des pauvres. «Paris, dit un historien royaliste, fut réduit,
à cette époque, à une telle détresse, que le pain et la viande étaient
mesurés et distribués nominativement chez les fournisseurs. Là, aux
portes, on voyait les citoyens gardant leurs places dès le point du
jour, attendre leur tour pour reporter chez eux la subsistance de la
journée, fixée à trois onces de pain et un quarteron de viande. Dans
la classe indigente et même dans la classe aisée, des familles
vécurent plusieurs mois de légumes et surtout de pommes de terre, dont
on avait ensemencé tous les terrains occupés par des jardins de    
luxe et d'agrément. Quelques mesures de grains ou de farine, envoyées des
départements, étaient un présent reçu avec reconnaissance[113].»--«Il
faut l'avoir vue, dit un autre historien, il faut l'avoir sentie,
cette affreuse disette, pour s'en faire une idée!» Enfin, pour combler
la détresse, l'hiver fut très-rigoureux: le bois et le charbon
manquèrent comme le pain; il fallut les distribuer aussi par rations;
on fit queue dans les chantiers et aux bateaux sur la Seine, et
plusieurs femmes y furent étouffées.

         [Note 113: Toulongeon, t. III, p. 67.]

En présence de si grandes calamités, le peuple était plein de fureur
contre les riches, contre les royalistes, contre la Convention qui
laissait faire ce nouveau pacte de famine; plusieurs fois, des troupes
de femmes envahirent les Tuileries avec des plaintes et des menaces;
mais elles furent poursuivies et maltraitées par les muscadins; enfin,
le 12 germinal, les distributions de pain ayant manqué dans la Cité,
les femmes de ce quartier battirent le tambour, rassemblèrent la foule
et furent bientôt grossies de bandes d'hommes venus des faubourgs,
quelques-uns armés de piques et de fusils, portant sur leur chapeau:
Du pain et la Constitution de 93! Cette multitude envahit les
Tuileries et se rua dans la salle de la Convention avec un tumulte
effroyable; mais les sections thermidoriennes, «la garde nationale de
1789,» dit un contemporain, arrivèrent au pas de charge et forcèrent
la foule à évacuer le palais.

La Convention crut que le parti de Robespierre avait fait cet essai
d'insurrection: elle ordonna le désarmement de tous les individus «qui
avaient contribué à la vaste tyrannie abolie le 9 thermidor;» elle mit
Paris en état de siége; elle ordonna (28 germinal) la restauration de
la garde nationale telle qu'elle existait en 1789, c'est-à-dire
qu'elle devait être composée de quarante-huit bataillons           
d'infanterie, de sept cent soixante hommes chacun, avec compagnie
d'élite, et de deux mille quatre cents hommes de cavalerie; mais ce
décret si important ne fut que mollement, que lentement exécuté, tant
était grande la lassitude de la bourgeoisie. «L'apathie des citoyens
de cette grande commune, disait un représentant, est vraiment
inconcevable: chaque jour, ils sont exposés à voir leurs propriétés la
proie du pillage, et ils ne s'empressent point d'exécuter un décret
qui seul peut leur en assurer la jouissance.»

Ces mesures n'apaisèrent pas l'agitation populaire qui avait une cause
permanente et terrible, la faim. «Les subsistances étaient le prétexte
du moment, dit Toulongeon, et ce prétexte, sans être juste, était
vrai. Les distributions venaient d'être réduites à deux onces de pain
par jour; et cependant, la consommation qui, dans les temps communs,
ne s'élevait qu'à quinze cents sacs de farine, était alors de deux
mille sacs et plus. Il faut le redire encore, sans pouvoir
l'expliquer, la disette était tellement factice que l'abondance
reparut avant la récolte de l'année[114],» «Il serait difficile,
écrivait Mercier dans les _Annales patriotiques_, de trouver
aujourd'hui sur le globe un peuple aussi malheureux que l'est celui de
la ville de Paris. Nous avons reçu hier deux onces de pain par
personne; cette ration a été encore diminuée aujourd'hui. Toutes les
rues retentissent des plaintes de ceux qui sont tiraillés par la
faim.» «Enfin, raconte le _Moniteur_, de violentes rumeurs, des propos
séditieux, des menaces atroces marquèrent la soirée du 30 germinal.
Partout on ne voyait que des groupes, presque tous composés de femmes,
qui promettaient pour le lendemain une insurrection. On disait
hautement qu'il fallait tomber sur la Convention nationale; que,
depuis trop longtemps, elle faisait mourir le peuple de faim;      
qu'elle n'avait fait périr Robespierre et ses complices que pour s'emparer
du gouvernement, tyranniser le peuple, le réduire à la famine en faisant
hausser le prix des denrées et en accordant protection aux marchands
qui pompaient les sueurs de l'indigent[115].»

         [Note 114: T. III, p. 118.]

         [Note 115: _Moniteur_ du 4 prairial.]

Dans cette situation, quelques meneurs obscurs résolurent de faire
contre la Convention un 31 mai, et ils l'annoncèrent naïvement dans un
manifeste, disant que le peuple de Paris, «sur lequel les républicains
des départements et des armées avaient les yeux fixés,» avait arrêté
de se rendre à la Convention pour lui demander du pain, la
Constitution de 93, la destitution du gouvernement actuel, la mise en
liberté des patriotes détenus,[116], la convocation d'une assemblée
législative. La Convention, avertie, décréta «que la commune de Paris
était responsable envers la République entière de toute atteinte qui
pourrait être portée à la représentation nationale;» elle requit les
citoyens de se porter en armes dans les chefs-lieux de sections,
envoya douze représentants pour les diriger et fit battre le rappel
dans les sections thermidoriennes. Mais déjà le tocsin sonnait dans
les faubourgs, le Marais et la Cité, et une grande foule,
principalement composée de vieillards, de femmes, d'enfants, se rua
par toutes les rues de la ville, en se dirigeant vers les Tuileries.
L'immense colonne, dans laquelle il n'y avait pas cinq cents hommes
armés, se déroula principalement par la rue Saint-Honoré, hâve,
déguenillée, affamée, hurlant des cris de mort et des regrets de
guillotine, faisant d'imbéciles recrues, d'ailleurs toujours crédule
et docile à ses meneurs, et, comme dans toutes ses journées, comme au
temps de sa puissance, passant devant les maisons somptueuses et   
les riches magasins sans un regard de menace. Les postes de gendarmerie
qu'elle rencontra sur son passage ou se dispersèrent ou se joignirent
à elle. L'épouvante se répandit partout: on fermait les boutiques, on
se cachait dans les maisons; jamais plus grande masse de misère et de
haillons n'était sortie des profondeurs de Paris; jamais pareil cri de
vengeance et de fureur ne s'était élevé contre les iniquités ou les
inepties du gouvernement. Au 14 juillet, au 10 août, au 31 mai, le
peuple, mêlé à la bourgeoisie, était animé par une idée, exalté par la
liberté, enthousiasmé par le sentiment révolutionnaire; mais, en ce
jour, le dernier de cette tragédie qu'il jouait depuis six ans,
c'était l'insurrection de la faim, le soulèvement de la misère, le
commencement de la guerre sociale!

         [Note 116: L'état officiel inséré au _Moniteur_ donne pour le
         24 avril le chiffre de 2,338 détenus.]

Cette marée immonde et terrible, qui grossissait à tout moment,
envahit les Tuileries à travers les bataillons indécis des sections
thermidoriennes qui ne voyaient pas devant eux une armée d'insurgés,
mais une cohue de misérables. Elle pénétra dans le palais et enfonça
la porte de la salle des séances, dont les tribunes étaient déjà
remplies de femmes furieuses; un bataillon de garde nationale se
précipita à sa rencontre et la rejeta dans les escaliers, mais sans
qu'il y eût de sang répandu: il semblait qu'il n'y eût que des femmes
dans cette multitude. Elle revint à la charge, entra de nouveau, fut
de nouveau repoussée; enfin une troisième fois, renversant tous les
obstacles, elle inonda la salle, les couloirs, les bancs, la tribune.
Les représentants se réfugient dans les gradins supérieurs, où
quelques gendarmes les protégent; le président Boissy d'Anglas reste
ferme sur son siége et ordonne à un officier d'appeler la force armée;
celui-ci est menacé par trente sabres; un député, Féraud, veut le
secourir; il est frappé d'un coup de pistolet, entraîné, massacré, et
sa tête est apportée au bout d'une pique. Mais la rage populaire
semble assouvie par ce crime: pendant toute cette journée si       
confuse, au milieu de toute cette foule ardente de fureur, il n'y eut pas
d'autre sang versé, et cette scène si terrible dégénéra en un tumulte
sans fin, sans but, sans résultat. Il n'y avait pas eu dans toute la
révolution de semblables saturnales: la multitude aveugle et délirante
s'entassait, criait, hurlait, faisait tapage, insultait les
représentants, battait le tambour, tirait des coups de fusil contre
les murs ou donnait des coups de sabre sur les bancs. Ce tumulte
stupide dura huit heures. A la fin, les insurgés forcèrent les députés
à descendre dans le parquet et à voter toutes leurs demandes, parmi
lesquelles étaient le rétablissement de la Commune de Paris et la
permanence des sections. Au moment ou ils venaient de nommer un
gouvernement provisoire, les sections de la garde nationale arrivent,
Lepelletier en tête, «puis Fontaine-de-Grenelle, Gardes-Françaises,
Contrat-Social, Mont-Blanc, Guillaume-Tell, Brutus et cette autre,
dont on ne peut jamais prononcer le nom sans un vif sentiment de
reconnaissance, la Butte-des-Moulins. Elles débouchent de toutes
parts, par toutes les issues, au pas de charge, tambours-battant,
drapeaux déployés, baïonnettes en avant[117].» En un instant la
multitude est renversée, poussée, dispersée. Il n'y eut pas de
résistance, pas de combat, pas de morts, à peine quelques blessés,
quelques prisonniers. La masse des envahisseurs pouvait s'élever à
vingt mille; mais sur ce nombre, même avec les gendarmes qui s'étaient
joints à eux, il n'y avait pas le dixième d'hommes armés. «Nous
n'avons eu, disait Louvet, que quinze cents brigands à vaincre.»

         [Note 117: Éloge de Féraud, dans le _Moniteur_ du 18 prairial
         an III.]

Le lendemain, la plus grande partie du peuple, honteuse, humiliée de
cette triste journée, rentra dans son calme et sa misère. Il n'y eut
que le faubourg Saint-Antoine où le tumulte continua: ses trois
bataillons prirent les armes. Sur le bruit qu'ils avaient établi   
à l'Hôtel-de-Ville une commune insurrectionnelle, les sections
thermidoriennes marchèrent sur la place de Grève; mais, à l'approche
des insurgés, elles reculèrent jusqu'au Carrousel et furent suivies
par les trois bataillons qui braquèrent leurs canons contre les
Tuileries. Au moment où le combat allait s'engager, des représentants
accoururent, parlementèrent, et, à force de promesses, décidèrent les
hommes des faubourgs à se retirer. Le surlendemain, ceux-ci prirent
encore les armes et délivrèrent l'un des assassins de Féraud qu'on
menait au supplice. Mais la Convention avait fait venir six mille
dragons, qu'elle joignit à quinze mille hommes des sections: le
faubourg fut investi par cette armée, sommé de livrer ses canons,
menacé d'un bombardement. Les trois bataillons comptaient à peine, en
ce moment, douze cents hommes valides; toute résistance était donc
impossible; d'ailleurs les propriétaires et les chefs d'ateliers
décidèrent les ouvriers à se soumettre. Les canons furent livrés et
amenés en triomphe aux Tuileries, au milieu des acclamations de la
bourgeoisie enivrée de sa victoire. Ce fut pour le peuple de Paris une
véritable destitution du pouvoir qu'il avait conquis le 14 juillet
1789: à dater du 4 prairial et jusqu'au 27 juillet 1830, il ne prit
aucune part directe et efficace aux révolutions. L'opinion publique se
prononça alors définitivement contre ces mouvements populaires, qui,
depuis trois ans, mettaient sans cesse la représentation nationale à
la merci de quelques bandes d'émeutiers. «Les vingt-cinq millions
d'hommes, disait Chénier à la Convention, qui nous ont envoyés ici ne
nous ont pas placés sous la tutelle des marchés de Paris et sous la
hache des assassins; ce n'est pas au faubourg Saint-Antoine qu'ils ont
délégué le pouvoir législatif... Citoyens de Paris, sans cesse appelés
le _peuple_ par tous les factieux qui ont voulu s'élever sur les
débris de la puissance nationale, vous, longtemps flattés comme un
roi, mais à qui il faut enfin dire la vérité, songez que la        
représentation nationale appartient à la République et méritez de la
conserver[118].»

         [Note 118: _Moniteur_ du 10 prairial.]

La Convention compléta sa victoire par des mesures énergiques et
sanguinaires: elle envoya à l'échafaud neuf représentants et
vingt-neuf insurgés, aux galères vingt-sept autres personnes, dont
huit femmes; elle mit en arrestation trente et un autres députés et
fit incarcérer en moins de huit jours plus de dix mille individus
«comme assassins, buveurs de sang, voleurs et agents de la tyrannie
qui précéda le 9 thermidor.» «Plusieurs sections, connues par la
turbulence de leurs principes et la scélératesse de leurs meneurs,
telles que les sections de la Cité, du Panthéon, des Gravilliers,
furent forcées de rendre leurs canons[119].» Toutes les autres en firent
autant de leur propre mouvement, et Paris se trouva ainsi désarmé de
la principale force qui avait fait toutes les journées révolutionnaires.
On dépouilla de leurs piques les quarante huit sections, et il fut
défendu de paraître en public avec cette arme, «qui n'est d'aucune
défense réelle et ne peut servir qu'à assassiner.» On décréta que les
attroupements de femmes seraient dissipés par la force. On donna à la
capitale une garnison de troupes de ligne; on établit un vaste camp de
cavalerie et d'artillerie d'abord dans les Tuileries, ensuite dans la
plaine des Sablons; on licencia les gendarmes des tribunaux, «cette
troupe, disait l'arrêté, qui a vu naître la liberté[120], qui n'a
jamais obéi qu'avec dégoût, qui insultait les victimes qu'elle
conduisait à l'échafaud, qui a partagé les efforts des factieux.»
Dix-huit furent envoyés au supplice, cinq aux galères, le reste fut
déclaré incapable de service. On effaça sur tous les murs les inscriptions
révolutionnaires, les bonnets rouges, même la devise de la         
République; enfin, on réorganisa la garde nationale, qui fut
entièrement composée de bourgeois, «d'après ce principe fondamental de
tout ordre politique, disait le décret, que la force destinée à
maintenir la sûreté des propriétés et des personnes doit être
exclusivement entre les mains de ceux qui ont à la maintenir un
intérêt inséparable de leur intérêt individuel.»

         [Note 119: _Moniteur_ du 9 prairial.]

         [Note 120: Nous avons dit qu'elle était en grande partie
         composée d'anciens gardes-françaises.]



§ XVII.

Journée du 13 vendémiaire.--Fin de la Convention.


A la suite des journées de prairial, la réaction thermidorienne devint
en plein et à découvert la contre-révolution. Des agences royalistes
se formèrent à Paris et travaillèrent au retour des Bourbons. La
bourgeoisie et la garde nationale, encore tremblantes au souvenir de
la terreur, ne désiraient plus que le rétablissement de la monarchie.
Les assemblées de sections, d'où les Jacobins furent chassés,
devinrent des foyers de royalisme, des tribunes toujours ouvertes aux
ennemis de la Convention et de la République: c'était sur elles que
l'émigration avait les yeux; c'était en elles que le prétendant
mettait toutes ses espérances. La jeunesse dorée, «ces
réquisitionnaires, disait un orateur, qui avaient fait leurs campagnes
au Palais-Égalité et dans les spectacles, «excitait des émeutes,
insultait les soldats, empêchait le chant de la Marseillaise. «Les
jours de 1789, dit Lacretelle, semblaient revenus, mais dans une
direction complétement inverse. Les orateurs se présentaient en foule;
les journaux, les brochures, les pamphlets, les affiches ne laissaient
pas un moment de relâche à la Convention.»--«Déjà, raconte un autre
contemporain, l'on exposait publiquement dans Paris l'effigie du
dernier roi et celle de sa famille; déjà les rubans étaient        
préparés, les signes de ralliement, les emblèmes prêts, et les femmes
allaient les arborer sur leurs coiffures.»--«Personne n'ignore à Paris,
disait-on dans la Convention, quels dangers nouveaux courent en ce
moment les patriotes et la République. Toutes les factions sont
coalisées dans l'intérieur; les émigrés rentrent; des chouans se
montrent dans cette commune. Tous ont des pratiques calculées sur les
honorables misères que le peuple endure depuis si longtemps pour la
liberté[121]. De toutes parts, l'aristocratie lève la tête et souffle
ses antiques poisons jusque dans les bataillons de la force armée.
Ajoutons à ces symptômes l'arrogante dictature qu'affectent et
qu'exercent en effet des sociétés opulentes, où la République,
confondue avec le sans-culottisme, est maudite et abjurée[122].»

         [Note 121: «Il faut que le peuple souffre, écrivait le prince
         de Condé: c'est le seul moyen de le forcer à désirer l'ancien
         ordre de choses. Il n'a d'ailleurs que ce qu'il mérite. Les
         raisonnements les plus simples sont perdus pour lui; il n'y a
         que la misère qu'il comprenne bien, et c'est par elle qu'il
         faut espérer le retour de la monarchie.» Lettre du 22 fév.
         1796 dans les mémoires relatifs à la trahison de Pichegru,
         publiés par Montgaillard.]

         [Note 122: _Moniteur_ du 1er fructidor an III.]

Cependant la Convention avait fait la Constitution de l'an III et
rendu deux décrets additionnels par lesquels les deux tiers du nouveau
corps législatif devaient être composés de conventionnels. La majorité
des départements accepta la Constitution et les décrets; la majorité
des sections de Paris n'accepta que la Constitution. Alors les
royalistes, à l'imitation des Jacobins, «voulurent persuader à la
capitale que seule elle composait le souverain, et lui faire
renouveler le 31 mai;» ils vinrent jusque dans la Convention proférer
des menaces; ils préparèrent ouvertement une insurrection. «Les
meneurs des sections de Paris, disait Laréveillère, qu'ils soient  
parés d'habits élégants et de jolies coiffures, ou couverts de
haillons et de sales bonnets, ne perdent jamais de vue leur éternel
projet de concentrer la souveraineté dans Paris[123]. «Ces prétentions,
ces projets excitèrent l'indignation des départements, qui offrirent
un asile à la représentation nationale. «Il est temps, disaient leurs
pétitions, que Paris, cet enfant gâté de la révolution, aujourd'hui
infecté de royalisme, dise s'il prétend être la République entière, le
rival de la Convention, le maître de la France, une nouvelle Rome[124].»
Et la Convention rendit les habitants de Paris responsables de sa
conservation, déclara qu'elle se retirerait à Châlons si un attentat
était commis contre elle, et appela les armées à sa défense.

         [Note 123: _Moniteur_ du 30 fructidor.]

         [Note 124: _Moniteur_ du 6 vendémiaire.]

«Cependant les royalistes, dit Tallien, choisirent pour point central
celle des sections de Paris, qui, de tout temps, renferma le plus
grand nombre de ces oisifs opulents, amis de la royauté, cette section
dont le bataillon était dans le camp de Tarquin, lorsque, le 10 août,
on combattait contre la tyrannie.» La section Lepelletier, encore
toute glorieuse de ses victoires de thermidor et de prairial, donna le
signal de l'insurrection en invitant les électeurs à s'assembler dans
la salle du Théâtre-Français (Odéon). La Convention dissipa ce
rassemblement, appela à sa défense les restes du parti jacobin, dont
elle forma un bataillon de quinze cents hommes, dit des Patriotes de
89, et ordonna de désarmer la section rebelle. Les sections
Lepelletier, de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du
Théâtre-Français, du Luxembourg, Poissonnière, Brutus et du Temple
répondirent par des arrêtés «qu'on aurait jugé à leur teneur, dit le
rapport fait à la Convention sur cette journée, avoir été pris au
quartier général de Charette.» «Bientôt, continue ce rapport, la
révolte prend un caractère décidé et ne ménage plus rien: une      
commission centrale s'organise dans la section Lepelletier; les dépôts
des chevaux de la République sont au pouvoir des rebelles; les envois
d'armes à la fidèle section des Quinze-Vingts sont interceptés; la
trésorerie nationale est occupée; les subsistances destinées à nos
troupes sont enlevées; les représentants du peuple, que leurs
fonctions conduisent hors de l'enceinte du Palais-National, sont
arrêtés, insultés, gardés en otage; les comités du gouvernement sont
mis hors la loi... «Cependant le général Menou s'avança en trois
colonnes, par la rue Vivienne et les rues voisines, sur le couvent des
Filles-Saint-Thomas, où siégeait la section Lepelletier; mais il
parlementa avec elle et se retira. Il fut destitué et remplacé par
Barras, auquel on adjoignit trois autres représentants, et le faubourg
Saint-Antoine ayant offert son concours, on y envoya Cavaignac et
Fréron pour réorganiser ses bataillons mutilés et désarmés. Barras
ayant pris pour second le jeune général Bonaparte, celui-ci forma des
Tuileries et des environs une sorte de camp retranché, dont il garda
toute les issues par des corps de troupes postés dans la cour des
Feuillants, et à l'entrée des rues de la Convention, de l'Échelle,
Saint-Nicaise, au Pont-Neuf, au Louvre, au Pont-National, à la place
de la Révolution. Il avait trente canons et neuf mille hommes, dont
moitié venant du camp des Sablons et moitié composée des grenadiers de
la garde de la Convention, de la légion de police[125], du bataillon des
Patriotes de 89, enfin du bataillon des Quinze-Vingts, de compagnies
ou d'hommes isolés des sections de Montreuil, Popincourt, des Thermes
et des Gardes-Françaises. Les généraux qui commandaient ces divers
corps de troupes étaient assistés de représentants qui avaient le
sabre à la main. Quant à la Convention, elle resta pendant tout    
le combat immobile, calme, silencieuse.

         [Note 125: Cette légion venait d'être établie par un décret
         du 9 messidor pour le service des tribunaux, des prisons, des
         ports, etc. Elle était casernée sur le quai d'Orsay.]

Le lendemain, trente-deux sections se mirent en rébellion ouverte;
onze restèrent neutres; cinq prirent parti pour la Convention, mais
les Quinze-Vingts seuls purent envoyer leur bataillon aux Tuileries.
Les sections insurgées, formant une armée de vingt-cinq mille hommes,
se mirent en marche sur deux colonnes, la plus forte par le quartier
Saint-Honoré, la plus faible par le faubourg Saint-Germain; elles
avaient à leur tête les muscadins, les jeunes gens à cadenettes et en
collet vert, des chouans, des émigrés rentrés, d'anciens officiers de
la garde du roi. «La multitude, dit Lacretelle, n'entrait pas dans
leurs rangs et paraissait spectatrice indifférente du combat.»

La grande colonne arriva par le haut et le bas de la rue Saint-Honoré,
par les rues Saint-Roch et Richelieu, s'empara de l'église Saint-Roch,
garnit le perron et le clocher, et commença de là un feu meurtrier
jusque dans les Tuileries. Barras et Bonaparte démasquèrent leurs
canons aux rues de la Convention, de l'Échelle et Saint-Nicaise, et
balayèrent à l'instant l'entrée de ces rues et l'église Saint-Roch;
les insurgés se retirèrent dans le bas de la rue Saint-Honoré, où ils
firent des barricades, et dans le Palais-Égalité; mais les troupes
conventionnelles s'élancèrent dans la rue Richelieu, enlevèrent à la
baïonnette le théâtre de la République et le Palais-Égalité, se
rabattirent dans la rue Saint-Honoré et emportèrent à coups de canons
les barricades de la barrière des Sergents. Pendant ce temps, quatre
canons placés à la tête du Pont-Royal balayaient la colonne du
faubourg Saint-Germain. Enfin, un corps de cavalerie dégagea le haut
de la rue Saint-Honoré, la place Vendôme et les boulevards.

Le lendemain, les insurgés essayèrent de tenir dans le couvent des
Filles-Saint-Thomas; mais, à l'approche de Barras, ils se          
dispersèrent. Celui-ci, avec des forces considérables, parcourut les
boulevards, la place des Victoires, les Halles, la place de Grève,
l'île Saint-Louis, le faubourg Saint-Antoine. «Là, dit-il, il retrouva
un attachement pur et solide pour la République et la joie qu'inspire
la victoire.» Enfin, il visita la rive gauche de la Seine et fit
disparaître les barricades qui avaient été faites près du Panthéon et
du Théâtre-Français. On licencia les compagnies d'élite de la garde
nationale; on désarma les sections Lepelletier et du Théâtre-Français;
on installa trois commissions militaires dans ces deux sections ainsi
que dans celle de la Butte-des-Moulins, et ces commissions
prononcèrent de nombreuses condamnations à mort, dont deux seulement
furent exécutées. Comme après les journées de prairial, il y eut une
réaction violente contre l'omnipotence de la capitale. «Tout Paris,
disait un orateur, a été témoin inactif ou complice du combat terrible
que vous venez de soutenir contre l'immonde royauté; que tout Paris
soit désarmé!... Tant que Paris sera ce qu'il est, l'impossibilité
morale de faire de bonnes lois au centre d'un immense population en
rendra le séjour calamiteux pour la représentation nationale[126].
«Quant au parti vaincu, il ne perdit rien de ses prétentions; mais la
bourgeoisie, humiliée de sa défaite, honteuse du rôle qu'elle avait
joué à la suite des royalistes, rentra dans le repos et la soumission,
en gardant ses répugnances, ses haines, ses terreurs. C'était la
première fois qu'elle avait voulu faire sa _journée_, ce fut aussi la
dernière; et, jusqu'en 1830, elle ne joua plus, comme le peuple, qu'un
rôle passif dans les événements.

         [Note 126: _Moniteur_ du 20 vendémiaire an III.]

La Convention approchait du terme de sa mission. Les derniers temps de
son long règne n'avaient pas été employés uniquement à combattre les
ennemis de la République, mais à poser quelques fondations sur le sol
couvert de tant de ruines, à faire dans Paris des créations utiles 
qui consolèrent cette ville de tant de monuments des arts détruits
dans la tourmente révolutionnaire. Ainsi, après avoir supprimé les
loteries et les maisons de jeu, elle créa le _Bureau des longitudes_,
qui fut placé à l'Observatoire, _l'École centrale des travaux publics_
ou _École polytechnique_, qui fut placée au palais Bourbon,
l'_Institut des aveugles-travailleurs_, le _Muséum d'histoire
naturelle_, le _Conservatoire des arts et métiers_, l'_Institut
national de musique_, le _Musée du Louvre_, le _Musée des
Petits-Augustins_, le _Musée d'artillerie_, etc. Elle enrichit toutes
les bibliothèques; elle améliora tous les hôpitaux et créa ceux de
Saint-Antoine et de Beaujon; elle ordonna la formation de plusieurs
marchés et avait conçu de grands plans pour l'assainissement et
l'embellissement de Paris.

L'avant-dernier jour de sa session, elle décréta l'établissement
d'écoles primaires, d'écoles centrales, d'écoles spéciales, de
l'Institut national des sciences et des arts, divisé en trois classes.
Le dernier jour, encadrant le souvenir de Paris, de la ville de la
révolution, du lieu qui rappelait ses scènes les plus terribles, entre
deux grands actes d'avenir et d'humanité, elle termina sa session par
ce décret:

1º A dater du jour de la publication de la paix générale, la peine de
mort sera abolie.

2º La place de la _Révolution_ portera désormais le nom de place de la
_Concorde_. La rue qui conduit du boulevard à cette place portera le
nom de rue de la _Révolution_.

3º Amnistie est accordée pour les faits relatifs à la révolution.



§ XVIII.

Paris sous le Directoire.--Fêtes directoriales.


Sous le gouvernement directorial, Paris continue à perdre sa       
puissance révolutionnaire et à prendre une organisation municipale
empruntée au régime monarchique. Une loi le divise en douze
municipalités ou arrondissements, et son administration est confiée au
_département_ de la Seine, composé de sept administrateurs, dont trois
sont spécialement chargés des contributions, des travaux, secours et
enseignement public, de la police et des subsistances. Une autre loi,
dont la portée a été lourdement aggravée par les gouvernements
suivants, rétablit les droits d'entrée à Paris pour subvenir aux
dépenses locales de la ville et aux besoins des hôpitaux, et leur
donne le nom mensonger d'_octroi municipal et de bienfaisance_[127] (18
octobre 1798). Enfin, un arrêté directorial reprend l'ordonnance de
1783 pour les alignements de Paris, partage les rues, suivant leur
largeur, en cinq classes de 6 à 15 mètres, et ordonne la continuation
des travaux de Verniquet.

         [Note 127: Cet octroi ne produisit dans chacune des trois
         premières années que 2 millions. De 1798 au 4 décembre 1849,
         il a produit 1,241,269,150 francs.]

Le chef-lieu de la révolution semble avoir abdiqué toute passion
politique. La bourgeoisie, lasse d'agitations, ne demande que du
repos, de l'ordre, de la stabilité, ne cherche qu'à se guérir de ses
longues souffrances, et, au lieu des passions sérieuses et dévouées de
89, paraît uniquement possédée de l'amour des plaisirs et de l'argent.
Quant au peuple, la partie la plus turbulente avait péri sur les
champs de bataille ou dans les journées révolutionnaires; l'autre
partie, «trompée dans ses espérances, égarée par la calomnie ou par
les menées du royalisme et du pouvoir, affamée, sans travail, occupée
chaque jour du soin de vivre le lendemain, languissait dans une
profonde indifférence, accusant même la révolution des maux sans
nombre qui pesaient sur elle[128].» Vainement les deux partis      
extrêmes essaient de ranimer les passions politiques, les Jacobins en
ouvrant le club du _Panthéon_, les royalistes en ouvrant le club de
_Clichy_, la population ne prend que de l'impatience et de l'inquiétude
de ces excitations à des révolutions nouvelles. Vainement Babeuf essaie
une conspiration «pour livrer les riches aux pauvres et amener le règne
du bonheur commun;» les conjurés sont sabrés dans la plaine de Grenelle,
arrêtés, déportés ou fusillés, sans que les Parisiens fassent le
moindre mouvement. Ils ne s'émeuvent pas davantage au 18 fructidor,
quand, les royalistes étant arrivés en majorité dans les conseils et
travaillant ouvertement à une contre-révolution, le Directoire sauve
la République par la violence: ce jour là, Paris fut tout à coup
occupé par douze mille hommes que commandait Augereau, et, sans qu'il
y eût un coup de fusil tiré, la grande conspiration royaliste avorta
et ses principaux membres furent arrêtés et déportés. «Tout cela fut
exécuté, dit Thibaudeau, aussi tranquillement qu'un ballet d'opéra. Il
n'y eut aucune résistance; le peuple de Paris resta immobile.»

         [Note 128: Buonarotti, _Hist. de la conspiration de Babeuf_.]

Le Directoire, voyant les idées populaires se tourner avec regret vers
le passé, essaya de ranimer les sentiments républicains par des fêtes.
La Convention avait ordonné la célébration, tous les ans, de sept
fêtes nationales, outre les anniversaires de la révolution. Ces fêtes
étaient celles de la _Fondation de la République_ (1er vendémiaire),
de la _Jeunesse_ (10 Germinal), des _Époux_ (10 floréal), de la
_Reconnaissance_ (10 prairial), de l'_Agriculture_ (10 messidor), de
la _Liberté_ (9 et 10 thermidor), des _Vieillards_ (10 fructidor). On
y ajouta celle de la _Souveraineté du peuple_, pour l'époque des
élections, et l'on célébra d'ailleurs accidentellement tous les grands
événements, les victoires de Bonaparte en Italie, la mort de Hoche, le
traité de Campo-Formio, etc. Il y eut donc, sous le gouvernement
directorial, des fêtes très-nombreuses; la plupart furent          
élégantes et ingénieuses, et se passèrent avec beaucoup d'ordre; mais,
malgré la pompe théâtrale des costumes antiques dont s'étaient affublés
le Directoire, les conseils, toutes les autorités, malgré les hymnes de
Lebrun-_Pindare_ et la musique de Méhul, elles ne furent vues qu'avec
ennui, et le peuple, qui n'y était plus acteur, assista avec une
grande indifférence à ces cérémonies païennes, que souvent il ne
comprenait pas, malgré les commentaires pédants qu'en faisaient les
journaux officiels[129]. «La liberté, dit un contemporain, n'était plus
la déité séductrice qui avait son amour, c'était la gloire qui lui
apparaissait avec une beauté toute nouvelle aux champs de l'Italie et
de l'Égypte.» Cependant quelques-unes de ces fêtes, par leur nouveauté
et leur pompe étrange, excitèrent, sinon l'enthousiasme, au moins la
curiosité publique.

         [Note 129: Ainsi, le _Moniteur_ (12 messidor an VI) dit de la
         fête de l'Agriculture: «Elle représentait à l'imagination ces
         anciennes fêtes que la fertile Phrygie célébrait en l'honneur
         de la déesse des moissons au pied du mont Ida.» Il dit de la
         fête funèbre de Hoche (15 vendémiaire an VI): «Elle retraçait
         parfaitement les magnifiques obsèques que Télémaque fit faire
         au fils de Nestor sur les bords du Galèse; on pourrait même
         croire qu'on les avait prises pour modèle.»]

La première de ces fêtes originales fut celle du 9 thermidor an IV,
dédiée à la Liberté, et où l'on promena en triomphe les dépouilles
opimes de nos conquêtes. Le cortége partit du Jardin-des-Plantes,
suivit les boulevards du midi et s'arrêta au Champ-de-Mars; il était
formé de trois divisions. La première, consacrée à l'histoire
naturelle, était composée de dix chars portant des animaux, des
minéraux, des végétaux de l'Italie, de l'Égypte, de l'Helvétie; ces
chars étaient escortés et suivis par les professeurs et les élèves du
Muséum d'histoire naturelle, des écoles Normale et Centrale, etc. La
deuxième division, consacrée aux sciences et lettres, était formée de
six chars portant le buste d'Homère, des manuscrits, des           
médailles, des antiquités, des livres orientaux, des instruments de
physique, des machines; ils étaient suivis par les professeurs et élèves
du Collége de France, de l'École Polytechnique, des savants, des hommes
de lettres, etc. La troisième division, consacrée aux arts, était formée
de vingt-neuf chars portant les copies des chefs-d'oeuvre de la
sculpture antique et des tableaux acquis par ces traités où Raphaël et
Michel-Ange payaient la rançon de leur patrie. Parmi ces trophées de
nos victoires étaient les chevaux de Venise, «transportés, disait
l'inscription, de Corinthe à Rome, de Rome à Constantinople, de
Constantinople à Venise, de Venise à Paris.» Ils étaient suivis par
les professeurs et élèves du Musée du Louvre, des peintres, des
sculpteurs, des graveurs, etc. Le Champ-de-Mars était décoré lui-même
avec des copies de tableaux célèbres et de statues antiques. Cette
fête offrit l'un des spectacles les plus saisissants de la révolution:

  Rome n'est plus dans Rome, elle est toute à Paris,

disaient les républicains avec orgueil; mais elle fut à peine
intelligible pour le peuple et n'attira qu'un petit nombre de
spectateurs.

Une autre fête, remarquable par son caractère, fut celle du 22
septembre 1798, où se fit la première exposition des produits de
l'industrie française, heureuse idée due à François de Neufchâteau et
qui n'a plus été abandonnée. Cette exposition, qui ressembla plutôt à
une grande foire qu'à nos magnifiques expositions modernes, se fit
dans le Champ-de-Mars.

Ajoutons à ces fêtes celle du 10 décembre 1797, où Bonaparte présenta
au Directoire le traité de Campo-Formio; elle eut lieu dans la cour du
palais du Luxembourg et fut très-imposante; mais ce ne fut pas la
pompe des costumes et des décorations, celle des discours et de la 
musique qui enivrait les spectateurs, ce fut l'objet même de la fête,
la joie et l'orgueil de nos prodigieuses victoires, la vue du drapeau
triomphal où elles étaient inscrites en lettres d'or, enfin et surtout
la présence du triomphateur, de «ce jeune homme, petit, pâle, chétif,
au regard ardent et profond, au costume et aux manières simples, qui
saisissait toutes les imaginations et laissait dans tous les esprits
une impression indéfinissable de grandeur et de génie[130].»

         [Note 130: _Hist. des Français_, t. IV, p. 269.]



§ XIX.

Culte naturel ou des Théophilanthropes.


Dans ces fêtes du Directoire, tout était païen, costumes, langages,
ornements; Cérès et Bacchus avaient des autels sur nos places
publiques; la pensée, le rêve du gouvernement était de ressusciter
Athènes et Rome; mais le peuple parisien commençait à se moquer de
tous ces oripeaux mythologiques, de toutes ces allégories, de tous ces
personnages de théâtre, et lorsque ces pompes vides et muettes
passaient devant les vieilles basiliques, devant les monuments
délabrés de la foi de nos pères, il regardait en soupirant leurs
portes fermées, leurs saints mutilés, leurs croix abattues; il se
retournait vers ses croyances anciennes et regrettait les cérémonies
si touchantes du catholicisme.

La Convention avait décrété la liberté des cultes; mais cette liberté
se trouvait empêchée presque complétement par les passions et les
préjugés révolutionnaires, par la crainte que le souvenir du passé
entretenait dans les esprits: «la plupart des autorités, disait
Lanjuinais, continuant le système persécuteur des Hébert et des
Chaumette, érigeaient en délit l'exercice des cultes dans les      
édifices nationaux qui avaient toujours eu cette destination.» Le 11
prairial an III (31 mai 1795), elle décréta que les citoyens des
communes auraient le libre usage des édifices non aliénés destinés,
ordinairement aux exercices des cultes; qu'ils pourraient s'en servir
sous la surveillance des autorités, tant pour ces exercices que pour
les assemblées ordonnées par la loi; que ces édifices seraient réparés
et entretenus par les communes sans contribution forcée; qu'il en
serait accordé quinze à la Commune de Paris; que ces édifices
pourraient être communs à plusieurs cultes; que nul ne pourrait y
remplir le ministère d'aucun culte, à moins qu'il n'eût fait acte de
soumission aux lois de la République, etc. Le 6 vendémiaire an IV,
elle compléta ce décret en prononçant des peines contre ceux qui
empêcheraient l'exercice d'un culte ou insulteraient ses ministres,
contre ceux qui voudraient contraindre les citoyens à observer
certains jours de repos, qui exposeraient extérieurement les signes
d'un culte ou en porteraient le costume, qui provoqueraient dans des
prédications religieuses à la rébellion, à la guerre civile, au
rétablissement de la royauté, etc. Les réunions pour l'exercice d'un
culte dans les maisons particulières étaient d'ailleurs autorisées,
pourvu qu'elles ne comprissent, outre les habitants de la maison, que
dix personnes.

D'après ces deux décrets, quinze églises, dont nous allons donner les
noms, furent rouvertes dans Paris, mais sans bruit, sans pompe, avec
crainte, sous l'oeil peu bienveillant des autorités civiles;
d'ailleurs elles ne se rouvrirent que pour les prêtres constitutionnels
qui consentirent seuls à faire soumission aux lois de la République,
et elles furent peu fréquentées, les prêtres réfractaires continuant à
officier dans les maisons particulières. Néanmoins, cette résurrection
légale des cérémonies catholiques fit sensation; le clergé
révolutionnaire essaya même de reformer une église nationale, et il se
tint, à cet effet, dans l'église Notre-Dame, un concile sous la    
présidence de Grégoire, évêque de Blois, qui attira un grand nombre de
spectateurs.

Le Directoire s'inquiéta de ce réveil de l'esprit religieux, et il
essaya ou de le détourner ou de le combattre en fondant, à l'imitation
de Robespierre, une religion nouvelle; ce fut le culte de la Nature ou
des _Théophilantropes_, dont Laréveillère-Lépeaux fut le promoteur,
et, pour ainsi dire, le grand-prêtre. Cette secte, qui avait pour
toute croyance l'existence de l'être suprême et l'immortalité de
l'âme, s'établit d'abord dans l'église Sainte-Catherine, au coin des
rues Saint-Denis et des Lombards, et se mit à copier ou à parodier les
cérémonies catholiques. On tapissa le temple d'inscriptions morales,
de vers et de sentences; on y plaça un autel carré, sur lequel on
déposait des corbeilles de fleurs ou de fruits, une tribune, d'où un
lecteur en tunique bleue et robe blanche faisait des instructions
morales; puis, les jours de décade, on y fit une sorte de service
religieux, ou l'on chantait des hymnes pieux, une paraphrase du
_Pater_, des odes de J.-B. Rousseau. On y célébra des fêtes à la
Jeunesse, à la Vertu, à la Vieillesse, au Courage; on y faisait des
cérémonies de mariage, de naissance, de décès, etc. Tout cela était
prétentieux, froid, puéril; mais les idées philosophiques de Rousseau
avaient encore tant d'influence, le catholicisme et le clergé étaient
encore si impopulaires, que le _culte naturel_ attira des curieux et
eut des sectateurs. Alors Laréveillère voulut lui donner de plus
grands théâtres, et il fit rendre un arrêté départemental par lequel
il était ordonné au clergé constitutionnel, en vertu de la loi du 6
vendémiaire an III, de partager les édifices religieux avec les
théophilanthropes; de sorte que les jours de décadis, tout exercice du
culte catholique devait cesser à huit heures du matin et ne pouvait
être repris qu'à six heures du soir; les signes du culte devaient être
enlevés ou voilés, et les costumes affectés à des cérémonies       
catholiques proscrits. Les frais d'entretien de ces édifices étaient
partagés par les deux cultes, et les clefs devaient être déposées chez
le commissaire de police. Les prêtres constitutionnels consentirent
seuls à ce sacrilége arrangement, qui augmenta leur discrédit, et les
fidèles catholiques n'en furent que plus empressés à chercher la messe
d'un prêtre proscrit dans quelque pièce obscure d'une maison isolée,
comme les premiers chrétiens dans les catacombes. Les quinze églises
accordées par la loi du 11 prairial pour l'exercice des cultes furent
ainsi converties en temples païens et se trouvèrent placées sous
l'invocation de ces idéalités allégoriques qui étaient si chères à la
philosophie révolutionnaire[131].

         [Note 131: Voici en quels termes et par quels rapprochements
         puérils Laréveillère expliqua gravement les noms dont il
         affublait les vieux monuments de la piété de nos pères:

         «L'église _Saint-Philippe-du-Roule_ est consacrée à la
         _Concorde_. Ce premier arrondissement renferme les promenades
         des Tuileries et des Champs-Élysées et tous les jardins où,
         depuis deux ans, les citoyens se réunissent pour y jouir des
         fêtes qu'on y donne.--L'église _Saint-Roch_, au _Génie_. Dans
         ce temple reposent le grand Corneille, le créateur du théâtre
         français, et Deshoulières, la plus célèbre des femmes qui
         aient cultivé la poésie française.--L'église
         _Saint-Eustache_, à l'_Agriculture_. Cet édifice est situé
         près la halle aux grains et de toutes les autres où l'on vend
         des subsistances.--L'église _Saint-Germain-l'Auxerrois_, à la
         _Reconnaissance_. On doit la plus vive reconnaissance aux
         sciences et aux arts, qui ont retiré les peuples de la
         barbarie. Les poëtes et les anciens historiens ne cessent de
         louer tous ceux qui, comme Orphée, ont adouci les moeurs des
         hommes et leur ont appris à vivre en société. Si un édifice
         doit être dédié à la Reconnaissance, c'est sans doute celui
         qui se trouve placé devant le palais national des sciences et
         des arts, celui où repose Malherbe, auquel nous devons la
         pureté du langage.--L'église _Saint-Laurent_, à la
         _Vieillesse_. En face de cet édifice est l'hospice des
         Vieillards.--L'église _Saint-Nicolas-des-Champs_, à
         l'_Hymen_. Le sixième arrondissement est un des plus peuplés;
         il renferme la division des Gravilliers, qui est une de
         celles qui ont le plus fourni de défenseurs à la
         patrie.--L'église _Saint-Merry_, au _Commerce_. On sait que
         le commerce est le lien des nations et la source de leurs
         richesses: si on honore l'agriculture, on doit également
         honorer le commerce. L'église Saint-Merry est placée devant
         le tribunal de commerce et dans un des quartiers les plus
         marchands de Paris.--L'église _Sainte-Marguerite_, à la
         _Liberté_ et à l'_Égalité_. Ce nom doit particulièrement
         appartenir au lieu de la réunion des habitants du faubourg
         Saint-Antoine; on sait le courage qu'ils ont déployé dans
         tous les temps et à toutes les époques pour renverser le
         despotisme et établir la République.--L'église
         _Saint-Gervais_, à la _Jeunesse_. La loi du 3 brumaire a
         institué une fête pour la Jeunesse; l'édifice dont il s'agit
         est spacieux et est décoré d'un portail fait par Debrosses;
         ce portail date de l'époque de la renaissance de la bonne
         architecture, et où l'on a enfin abandonné le
         gothique.--L'église _Notre-Dame_, à l'_Être suprême_. On a
         pensé que, pour imposer silence aux ennemis de la chose
         publique, qui affectent d'accuser d'athéisme et d'irréligion
         les autorités constituées, on devait consacrer l'édifice le
         plus vaste, le plus majestueux et le plus central du canton
         de Paris, à l'Être suprême.--L'église _Saint-Thomas d'Aquin_,
         à la _Paix_. Les Romains avaient un temple ainsi dédié: le
         temple de la Paix ne peut être mieux placé qu'auprès de celui
         dont on va parler.--L'église _Saint Sulpice_, à la
         _Victoire_. Cet édifice est dans la division du Luxembourg,
         où est situé le palais directorial.--L'église
         _Saint-Jacques-du-Haut-Pas_, à la _Bienfaisance_. Dans le
         quartier où est situé ce temple, il y a plusieurs
         hospices.--L'église _Saint-Médard_, au _Travail_. La division
         du Finistère renferme beaucoup de journaliers, de gens de
         main-d'oeuvre qui sont occupés à des travaux pénibles et
         utiles à la société.--Et _Saint-Étienne-du-mont_, à la
         _Piété-filiale_. Cet édifice est situé près le Panthéon, que
         la République a dédié aux grands hommes. Il apprendra à
         chacun que la République honore à la fois les vertus
         éclatantes et les vertus domestiques, et qu'en couronnant les
         guerriers courageux et les législateurs éclairés, elle
         n'oublie pas le bon père.» (_Moniteur_ du 27 octobre 1798.)]



§ XX.                                                              

Tableau de Paris sous le Directoire.


L'aspect de Paris pendant la période directoriale marque la transition
qui se fait de la République à la monarchie: à l'extérieur, dans   
les actes du gouvernement, dans les lois, sur les murs, tout est encore
républicain; à l'intérieur, moeurs, langage, passions, tout redevient
monarchique. Le peuple a quitté son bonnet rouge et sa pique; il est
rentré dans ses échoppes, dans ses taudis, dans sa misère; pour tous
plaisirs, il a les fêtes officielles, le récit de nos victoires et la
loterie que le Directoire vient de rétablir. La bourgeoisie est sortie
de sa peur et fait revoir ses richesses; les équipages reparaissent;
les magasins de luxe sont rouverts; tous les lieux de plaisirs,
surtout les maisons de jeux, sont encombrés de riches oisifs et de
parvenus. La vente des biens nationaux, le trafic des assignats, les
accaparements de blé et surtout les fournitures des armées avaient
engendré des fortunes nouvelles, fortunes infâmes, cimentées du sang
de nos soldats; les possesseurs de ces fortunes, «enfants de
l'agiotage et de l'immoralité,» jettent l'argent à pleines mains,
affichent le luxe le plus effréné et une ardeur de débauche, une
fureur d'orgie renouvelées des temps de la Régence. Imitateurs des
marquis de l'ancien régime, qu'ils surpassent en insolence et en
ridicule, ils remettent à la mode les bals de l'Opéra, la sotte
promenade de Longchamp, les petites maisons, les soupers de
prostituées, vantant toutes les habitudes monarchiques, calomniant les
institutions républicaines, se moquant de toutes les croyances et de
tous les sentiments. Les chefs des thermidoriens, Barras surtout, qui
était le protecteur de tous les voleurs publics, donnèrent le signal
de toutes ces folies et justifièrent ainsi le nom de _pourris_ que
Robespierre leur avait donné. On vit alors dans les salons, dans les
théâtres, dans les promenades, au jardin des Tuileries, au boulevard
des Italiens, à Tivoli, à Frascati, des femmes impudiques, madame
Tallien entre autres, se montrer costumées à l'antique, vêtues
seulement d'une robe de gaze retenue par des camées, les seins, les
bras et les jambes nues, en sandales ou en cothurnes, avec des     
bagues aux pieds, les cheveux bouclés et épars. Tuniques, bijoux,
coiffures, meubles, tout était à la grecque; les courtisanes d'Athènes
étaient les modèles recherchés. «On dirait, dit un contemporain, que le
musée des Antiques n'a été formé que pour l'instruction des couturières
et des coiffeurs.» «Jamais, ajoute un journal, les femmes n'ont été mieux
mises ni plus blanchement parées. Elles sont toutes couvertes de ces
châles transparents qui voltigent sur leurs épaules et sur leur sein
découvert, de ces nuages de gaze qui voilent une moitié du visage pour
augmenter la curiosité, de ces robes qui ne les empêchent pas d'être
nues. Dans cet attirail de sylphes, elles courent le matin, à midi, le
soir; on ne voit qu'ombres blanches qui circulent dans toutes les
rues; c'est l'habillement des anciennes vestales, et les filles
publiques sont costumées comme Iphigénie en Aulide sur le point d'être
immolée.» Quant aux incroyables, s'ils n'étaient pas fonctionnaires et
comme tels obligés de porter la chlamide, la prétexte, la toque et
tout l'attirail de toilette antique prescrit par les décrets, ils
outraient leurs ridicules avec la coiffure en cadenettes, l'habit à
haut collet noir, les culottes à mille rubans, des bijoux aux
oreilles, aux mains, dans les poches et la canne noueuse et tortue.
Jamais il n'y eut un tel amour de plaisirs, de danses, d'histrions et
de baladins; jamais les mauvais livres, les spectacles licencieux et
les courtisanes n'avaient eu une si grande vogue; une chanson de
Garat, un roman de Pigault-Lebrun, surtout une pirouette de Vestris,
ce «dieu de la danse,» ce héros de tous les boudoirs, passionnaient
les salons de l'aristocratie nouvelle. «Après l'argent, dit une
brochure du temps, la danse est devenue l'idole des Parisiens. Du
petit au grand, du riche au pauvre, c'est une fureur, c'est un goût
universel. On danse aux Carmes, où l'on égorgeait; on danse aux
Jésuites, au séminaire Saint-Sulpice, aux Filles-Sainte-Marie, dans
trois ou quatre églises, chez Ruggieri, chez Lucquet, chez         
Mauduyt, chez Wentzel, à l'hôtel Thélusson, au salon des ci-devant
Princes, on danse partout.» En outre, on comptait à Paris dix-sept grands
théâtres[132] et plus de deux cents théâtres bourgeois. «Il y en avait,
dit Brazier, dans tous les quartiers, dans toutes les rues, dans
toutes les maisons. Il y avait le théâtre de l'Estrapade, celui de la
Montagne-Sainte-Geneviève, ceux de la Boule-Rouge, de la rue
Montmartre, de la rue Saint-Sauveur, du cul-de-sac des Peintres, de la
rue Saint-Denis, du faubourg Saint-Martin, de la rue des Amandiers. On
jouait la comédie dans les boutiques des marchands de vin, dans les
cafés, dans les caves, dans les greniers, dans les écuries. La fièvre
du théâtre s'était emparée de toutes les classes.»

         [Note 132: Voici leurs noms: Des Arts (Opéra), Français,
         Favart (Italiens), Feydeau (Opéra-Comique), de la République,
         du Vaudeville, Molière, Montansier, de la Cité, du Marais, de
         l'Ambigu-Comique, de la Gaité, des Jeunes-Artistes, des
         Variétés amusantes, des Délassements, des Jeunes-Élèves,
         Sans-Prétention. On joua, en 1797, sur ces dix sept théâtres,
         cent vingt-six pièces nouvelles. Nous parlerons de chacun
         d'eux dans l'_Histoire des quartiers de Paris_.]



§ XXI.

Révolution du 18 brumaire.--Paris sous le Consulat.--Rétablissement du
culte catholique.--Embellissements de Paris.


Avec de telles moeurs, avec un tel amour du luxe et des plaisirs, avec
le dégoût ou l'indifférence de la population pour la patrie, la
liberté et toutes ces idées qui avaient passionné Paris six ans
auparavant, la République était impossible à maintenir, et il semblait
qu'il n'y eût qu'un pas à faire pour revenir à la domination d'un
homme: aussi, quand, au milieu des dangers où se trouvait le pays, au
milieu de l'anarchie où végétait le gouvernement directorial, on
annonça que Bonaparte, ayant quitté l'Égypte, venait de débarquer  
en France, il y eut à Paris la joie la plus folle: on s'embrassait, on se
félicitait, on croyait tout sauvé. Le vainqueur des Pyramides arriva à
Paris et vint se loger dans son petit hôtel de la rue Chantereine ou
de la Victoire[133]. Tous les partis s'offrirent à lui; il fit son
choix; mais lorsque la conspiration qui devait renverser la
Constitution et le gouvernement de l'an III eut été complétement
ourdie, il n'osa l'exécuter dans la ville du 14 juillet: craignant le
réveil de son esprit révolutionnaire, appréhendant l'un des
soulèvements soudains de sa population, il mit le complot hors de son
atteinte et de sa vue. Le corps législatif fut transféré à
Saint-Cloud, c'est-à-dire placé à la merci des conspirateurs; puis, à
l'aide du ministre de la police Fouché et de l'administration
départementale de la Seine, les barrières furent fermées, les rues
couvertes de troupes, les faubourgs contenus par des menaces et des
émissaires, le commandement des quartiers et des palais confié aux
plus dévoués généraux, les murs placardés de proclamations
mensongères; et, pendant la nuit, l'attentat qui livrait la République
à un dictateur fut consommé.

         [Note 133: Voir l'_Histoire des quartiers de Paris_, liv. II,
         chap. VII.]

Paris, en se réveillant, apprit par des affiches, où les faits les
plus clairs étaient dénaturés, la nouvelle de cette déloyale
révolution; il en conçut plus d'étonnement que d'horreur; le
Directoire, la Constitution et la République se trouvaient tellement
discrédités, haïs, méprisés, qu'un changement était presque
universellement désiré. La bourgeoisie voulait de l'ordre, même au
prix de la liberté, et un gouvernement fort, fût-il tyrannique; le
peuple était séduit par le prestige de la gloire de Bonaparte et se
sentait prêt à tout pardonner au vainqueur des ennemis de la France.
Quant aux partis extrêmes, les royalistes croyaient que le 18 brumaire
était un acheminement à la restauration de l'ancien régime, et les 
Jacobins étaient devenus une minorité sans crédit. Comme on craignait
de la part des députés chassés quelque réunion dans les faubourgs,
quelque serment du jeu de paume, le nouveau pouvoir les frappa de
terreur en déportant, sans jugement et par une simple ordonnance,
cinquante-sept des patriotes les plus redoutables; et, grâce à cette
exécution odieuse, l'usurpation consulaire s'établit sans opposition.

L'un des premiers soins du Consulat fut d'assurer la soumission de la
capitale, d'enchaîner son esprit de révolte, d'empêcher à jamais ses
insurrections, en lui donnant une administration plus régulière et
plus dépendante, en divisant ou en amoindrissant de telle sorte
l'autorité municipale, que les dernières traces de l'unité et de la
puissance de la terrible Commune de 93 disparurent. Pour cela, on
rétablit sous d'autres noms les magistratures de l'ancien régime,
c'est-à-dire le prévôt des marchands sous le nom de _préfet de la
Seine_, et le lieutenant de police sous le nom de _préfet de police_.
Le premier, homme de la cité et véritable maire, mais nommé par le
gouvernement et sans initiative, était chargé des recettes, des
dépenses, des monuments, de la voirie, etc., et il avait sous lui
douze maires distribués dans chaque arrondissement et ayant
principalement dans leurs attributions les registres de l'état civil.
Le second était chargé de la sécurité et de la salubrité publiques,
des approvisionnements des halles, de l'éclairage, etc. Le premier
préfet de la Seine fut Frochot, ancien membre de l'Assemblée
constituante, et le premier préfet de police, Dubois, ancien avocat au
Parlement de Paris.

Bonaparte n'avait jamais aimé Paris: il avait vu avec mépris
l'insurrection du 10 août[134]; il avait réprimé sans pitié
l'insurrection du 13 vendémiaire, et il avait conçu dans ces deux  
journées une opinion mauvaise de ce coeur de la France dont il
comprenait mal les mouvements, de ce peuple et de cette bourgeoisie
tour à tour si apathiques, si turbulents, si faciles à s'échauffer, si
prompts à se refroidir. Néanmoins, dans les premiers temps et malgré
l'opposition sourde qu'il sentait en eux, il affectait pour les
Parisiens une grande estime: «Ma confiance particulière, disait-il,
dans toutes les classes du peuple de la capitale, n'a point de bornes.
Si j'étais absent, si j'éprouvais le besoin d'un asile, c'est au
milieu de Paris que je viendrais le chercher. Je me suis fait mettre
sous les yeux tout ce qu'on a pu trouver sur les événements les plus
désastreux qui ont eu lieu à Paris dans les dix dernières années; je
dois déclarer, pour la décharge du peuple de cette ville, aux yeux des
nations et des siècles à venir, que le nombre des méchants citoyens a
toujours été extrêmement petit. Sur quatre cents, je me suis assuré
que plus des deux tiers étaient étrangers à la capitale; soixante ou
quatre-vingts seuls ont survécu à la révolution.»

         [Note 134: «Je me trouvais, a-t-il raconté, à cette hideuse
         époque, logé à Paris, rue du Mail, place des Victoires. Au
         bruit du tocsin et de la nouvelle qu'on donnait l'assaut aux
         Tuileries, je courus au Carrousel... Je me hasardai à
         pénétrer dans le jardin. Jamais, depuis, aucun de mes champs
         de bataille ne me donna l'idée d'autant de cadavres que m'en
         présentèrent les masses de Suisses... Je parcourus tous les
         cafés du voisinage de l'Assemblée: partout l'irritation était
         extrême, la rage dans tous les coeurs; elle se montrait sur
         toutes les figures, bien que ce ne fussent pas du tout des
         gens de la lie du peuple.» (_Mémorial de Sainte-Hélène_, t.
         IV, p. 211; édit. de 1824.)]

Malgré ces paroles, il ne partit pour Marengo qu'en jetant derrière
lui un regard de défiance sur cette ville où l'imprévu éclate comme la
foudre, où l'opposition républicaine, comprimée, non vaincue, semblait
n'attendre qu'un revers du dictateur pour se venger du 18 brumaire, où
les royalistes tramaient les plus sanglants complots. Aussi, quinze
jours seulement après sa victoire, il était de retour à Paris (1er
juillet 1800): mais il trouva la ville illuminée et pleine
d'enthousiasme; l'admiration avait fait taire toutes les oppositions.
«On ne criait pas vive Bonaparte! dit un journal du temps, mais    
tout le monde parlait du premier consul et le bénissait; on ne criait pas
Vive la République! mais on la sentait et on en jouissait.» Et quand,
à la fête du 14 juillet, on vit figurer au Champ-de-Mars la garde
consulaire qui arrivait de Marengo, chargée des drapeaux autrichiens,
et qui portait, sur ses figures basanées, sur ses habits poudreux et
délabrés, le témoignage de sa victoire, des applaudissements unanimes
éclatèrent.

Six mois après, l'attentat du 3 nivôse (24 décembre 1800), par lequel
trente-deux personnes furent tuées ou blessées et quarante-six maisons
de la rue Saint-Nicaise détruites ou ébranlées, augmenta la popularité
de Bonaparte en excitant contre les fureurs des partis une indignation
universelle: on s'empressa d'aider la police dans ses recherches; on
fêta le cocher du premier consul; on approuva même la mesure
abominable qui envoya périr dans une île déserte cent trente-trois
Jacobins complétement étrangers au crime.

Enfin, la paix d'Amiens mit le comble à la gloire de Bonaparte et à la
reconnaissance des Parisiens. La ville reprit alors une grande
prospérité: industrie, commerce, beaux-arts, tout sembla renaître; les
salons se rouvrirent; les étrangers accoururent dans cette Babylone
révolutionnaire qu'ils croyaient pleine de ruines et à demi-déserte,
et qu'ils retrouvèrent magnifique, paisible, peuplée, amoureuse de
plaisirs, avec ses musées remplis de nouvelles richesses, ses
innombrables théâtres, ses bals, ses concerts, même son carnaval, qui
lui fut restitué par les pouvoirs nouveaux, heureux de revoir les
ignobles mascarades où le peuple s'abrutissait et que la République
avait sagement supprimées pendant dix ans. Bonaparte s'occupa alors de
l'amélioration de _sa capitale_ avec une sollicitude qui ne se
ralentit pas pendant tout son règne. «Il entrait dans mes rêves,
disait-il plus tard, de faire de Paris la véritable capitale de
l'Europe. Parfois je voulais qu'il devînt une ville de deux,       
trois, quatre millions d'habitants, quelque chose de fabuleux, de
colossal, d'inconnu jusqu'à nos jours et dont les établissements eussent
répondu à la population[135].» Mais en même temps il s'attacha à lui
enlever toute influence politique, et à n'en faire que la splendide
résidence du chef de l'État.

         [Note 135: _Mémorial_, t. IV, p. 222.]

L'un de ses premiers actes, le plus important de tous pour la
restauration morale et matérielle de Paris, fut le rétablissement
officiel et public du culte catholique. Dès qu'il s'était emparé du
pouvoir, il avait fait cesser les cérémonies puériles des
théophilantropes et ordonné de rendre aux prêtres catholiques l'usage
de toutes les églises non aliénées. En juin 1801, il avait autorisé le
clergé constitutionnel à tenir un concile dans l'église Notre-Dame;
quarante-cinq évêques et quatre-vingts prêtres députés par les
diocèses y avaient assisté; leurs conférences publiques avaient attiré
la foule et excité le plus vif intérêt. Le 14 juillet, «jour désigné
par le gouvernement pour célébrer la paix de Lunéville,» ils avaient
chanté une messe solennelle dans l'église métropolitaine, «avec un _Te
Deum_ en actions de grâces de tous les bienfaits que le Seigneur avait
répandus sur le peuple français; «néanmoins, tous leurs efforts pour
attirer à eux le clergé réfractaire et mettre fin au schisme avaient
échoué. Enfin, le premier consul ayant signé avec le pape un concordat
par lequel la religion catholique était reconnue comme la religion du
gouvernement et de la majorité des Français, le culte catholique fut
partout publiquement rétabli; Paris redevint le siége d'un archevêché
et fut divisé en douze paroisses, lesquelles eurent une ou plusieurs
succursales, et, le jour de Pâques (8 avril 1802), les consuls et
toutes les autorités se rendirent à Notre-Dame et assistèrent à la
messe et au _Te Deum_.

Quelques jours après, l'Université fut fondée, et Paris se trouva  
doté de quatre grands centres d'instruction, sous le nom de _lycées_,
outre les écoles spéciales de droit et de médecine, qui furent
régulièrement rétablies, l'École polytechnique, qui fut placée à l'ancien
collége de Navarre, etc.

En même temps que la capitale avait sa part de ces grands actes de
restauration générale, elle était spécialement l'objet des
préoccupations du gouvernement consulaire. Ainsi, on imposa à la
boulangerie des règlements sévères et on la força de balancer ses
achats avec la consommation[136]; on établit des greniers de réserve qui
empêchaient les hausses exorbitantes dans la valeur des grains, et
l'on mit ainsi Paris, si souvent éprouvé par la faim depuis dix ans, à
l'abri de la disette et de l'agiotage. L'éclairage des rues, si
négligé pendant la révolution, fut porté à dix mille becs de lumière.
On renouvela une partie du pavé, on construisit des égouts, on ouvrit
des voies nouvelles; mais, malgré ces améliorations et celles qui les
suivirent, Paris garda en grande partie l'aspect qu'il avait sous
l'ancien régime, c'est-à-dire que ses rues restèrent sales et
encombrées par les échoppes et les étalages des petits métiers et des
petits commerces. On restaura les Tuileries, on commença la
construction des rues de Rivoli et Castiglione, le déblaiement du
Carrousel, etc.; mais ce fut moins pour embellir cette partie de la
ville «que pour isoler la demeure du chef de l'État et la mettre à
l'abri des attaques d'une immense population[137].» On continua ou 
l'on entama la construction de l'avenue du Luxembourg, et de la place de
la Bastille, de la Halle aux vins, des quais d'Orsay et des Invalides,
des ponts d'Austerlitz, des Arts, de la Cité, etc. On soumit à une
surveillance rigoureuse et à de nouveaux règlements les maisons de
débauche qui avaient pris sous le Directoire les proportions les plus
hideuses et étaient devenues les réceptacles de tous les crimes; mais
on laissa subsister les maisons de jeu, dont le gouvernement tirait
des sommes considérables, où les officiers allaient engloutir le butin
de nos conquêtes; on ouvrit même des tripots pour le peuple et l'on
accrut les proportions de la loterie.

         [Note 136: De là date le monopole de la boulangerie, qui
         appartient aujourd'hui à six cents boutiques privilégiées;
         mais ce ne fut l'oeuvre ni du pouvoir législatif ni du
         pouvoir exécutif; les boulangers demandèrent eux-mêmes à la
         préfecture de police que leur nombre fût limité à six cents;
         la préfecture accéda à cette demande, et, depuis cinquante
         ans, tous les gouvernements et même les tribunaux se sont
         crus liés par cette autorisation. (Voyez le discours de M.
         Lanjuinais, ministre du commerce, à l'Assemblée législative,
         le 27 octobre 1849.)]

         [Note 137: Rapport de M. de Clermont-Tonnerre au roi Charles
         X en 1826. On lit dans ce curieux rapport: «Quand Bonaparte
         s'établit dans le palais de nos rois, il sentit plus qu'un
         autre la nécessité d'isoler la demeure du souverain. Ce fut
         dans ce dessein qu'il entreprit de construire la nouvelle
         galerie qui doit enceindre dans le palais même une immense
         place d'armes ayant des débouchés sur toutes ses faces, qu'il
         isola le jardin des Tuileries et fit percer la rue de Rivoli,
         dont le prolongement doit aller jusqu'à la colonnade du
         Louvre, afin de dégager entièrement l'enceinte du palais.
         Mais il ne se contenta pas d'isoler le palais et de le placer
         entre de longs espaces que le canon ou des charges de
         cavalerie peuvent balayer avec la plus grande facilité; il
         ajouta à ces premières dispositions une précaution de détail
         qui mérite d'être remarquée, en réservant en face du pavillon
         Marsan une petite place en retraite, dont le but est
         évidemment de pouvoir, au besoin, réunir et mettre à couvert
         une réserve de troupes d'artillerie, et, par l'acquisition du
         terrain qu'il fit jusqu'à la rue Saint-Honoré, il s'assura
         des moyens d'agir sur cette importante communication. On sait
         enfin qu'il se refusa constamment à dégager la façade de
         Saint-Roch, où il avait acquis, le 13 vendémiaire, la preuve
         que le peuple soulevé pouvait trouver un appui redoutable,
         afin que du haut de cette citadelle on ne puisse pas prendre
         de vues sur les Tuileries ou déboucher facilement de la butte
         Saint-Roch, près du château, sur la rue de Rivoli.»]



§ XXII.

Conspiration de Georges, Pichegru et Moreau.--Opinion et agitation de
Paris à cette époque.--Établissement de l'empire.


Malgré l'admiration que lui inspirait un gouvernement si glorieux, si
éclairé, Paris n'avait pas encore pardonné le 18 brumaire, et,    
quand Bonaparte se fit donner le consulat à vie, un sourd mécontentement
commença à courir dans une grande partie de la population, surtout
dans les faubourgs, qui étaient restés jacobins. Aussi, quand il se
rendit au sénat avec un cortége aussi pompeux que celui des anciens
rois, il fut accueilli par un profond silence. La rupture de la paix
d'Amiens mit dans l'opposition la bourgeoisie, qui vit son commerce
livré à toutes les aventures d'une guerre interminable. D'ailleurs, on
commençait à croire que l'ordre avait été acheté à un trop grand prix.
La tribune et la presse n'étaient plus libres, et une police brutale
et tyrannique disposait sans contrôle de la personne des citoyens. On
parlait avec une mystérieuse horreur de la tour du Temple, devenue la
Bastille du nouveau gouvernement, où l'on jetait arbitrairement des
chouans et des républicains, d'où l'on extrayait des victimes pour la
plaine de Grenelle. Les bruits les plus sinistres, les calomnies les
plus odieuses couraient dans le peuple et dans les salons sur les
exécutions secrètes, les fusillades nocturnes qui se faisaient dans
cette prison par les mains des gendarmes d'élite, troupe privilégiée,
dévouée au premier consul, et que commandait le plus zélé de ses
officiers, le général Savary.

Toute cette opposition, qui ne consistait d'abord qu'en paroles et en
murmures, se manifesta plus ouvertement quand le gouvernement annonça
qu'il venait de découvrir une grande conspiration, celle de Georges et
de Pichegru, quand il fit arrêter Moreau, longtemps avant les deux 
chefs royalistes, comme étant leur complice. Bonaparte fit rendre
alors une loi, digne des temps de la terreur, par laquelle quiconque
donnerait asile à Georges, Pichegru et leurs compagnons serait puni de
mort. On ordonna la clôture de tout Paris; les barrières furent
fermées, l'entrée et la sortie de la Seine gardées par des chaloupes
armées, des patrouilles et des corps de garde établis dans toutes les
rues et hors du mur d'enceinte, avec ordre de faire feu sur quiconque
tenterait de s'enfuir. La police fit placarder des proclamations à la
bourgeoisie, des promesses de récompense aux délateurs; et les
proscrits, traqués en tous lieux, ne trouvant d'asile que pour une
nuit, furent successivement arrêtés. Malgré cela, on ne crut pas à la
réalité de la conspiration, et l'on pensa que le premier consul
poursuivait dans Moreau un rival et le défenseur de la République.
D'ailleurs, les Parisiens, se voyant soumis à une police
inquisitoriale, à des visites domiciliaires, aux recherches d'une
armée entière qui tenait toutes les communications fermées, ne
cachèrent pas leur mécontentement; il y eut même quelque agitation
dans les rues, surtout aux abords du Temple; les bruits
d'emprisonnements mystérieux, de meurtres secrets redoublèrent; enfin,
l'assassinat du duc d'Enghien vint justifier ces sinistres rumeurs (21
mars). A cette nouvelle, «la consternation fut générale, dit Pelet de
la Lozère; on ignorait les circonstances du fait; la génération
nouvelle connaissait à peine l'existence du prince; mais on était
profondément affligé de voir le premier consul ternir sa gloire par
cette sanglante exécution[138].» Les courtisans cherchèrent à rendre
ridicule l'émotion des Parisiens, et ils l'attribuèrent au
mécontentement que leur causait la fermeture des barrières à l'époque
de l'année où se faisait la promenade de Longchamp. «Les habitants de
la capitale, raconte Réal, avaient cessé de songer à la            
conspiration, et, pendant que la police redoublait d'efforts pour
s'emparer des personnes compromises, fouillait les maisons, démolissait
des cachettes, la grande question à Paris était de savoir comment aurait
lieu la promenade de Longchamp si la barrière de l'Étoile restait
fermée. Heureusement, les deux derniers complices de Georges furent
arrêtés dans la matinée du dimanche des Rameaux; l'ordre d'ouvrir les
barrières fut aussitôt donné, et la promenade de Longchamp put avoir
lieu comme à l'ordinaire.»

         [Note 138: _Opinions de Napoléon au conseil d'État_, p. 41.]

Ce n'étaient pas de telles puérilités qui causaient l'agitation de
Paris et lui donnaient «un aspect sinistre comme aux jours de crise de
la révolution.» Le premier consul ne s'y trompa pas: «informé par ses
ministres, raconte Pelet de la Lozère, de l'effet produit par
l'exécution du duc d'Enghien, il devint plus sombre encore et plus
menaçant. Ses inquiétudes se portèrent sur le Corps Législatif alors
assemblé: quelque signe de mécontentement pouvait s'y produire; il
donna ordre de clore la session. Le même jour, il arriva à
l'improviste au conseil d'État et exhala les sentiments dont il était
agité en termes de colère contre Paris[139]» Puis il appela de nouvelles
troupes, pressa le procès de Moreau, dédaigna les calomnies que la
mort de Pichegru fit répandre contre lui; enfin, mettant à profit le
danger que la conspiration de Georges venait de lui faire courir, les
craintes excitées par la rupture de la paix d'Amiens, l'inquiétude
générale, il se fit présenter des adresses par l'armée, les tribunaux,
les autorités, pour l'établissement du gouvernement héréditaire, et,
le 18 mai, un sénatus-consulte le proclama empereur.

         [Note 139: _Opinions de Napoléon_, p. 42.]

Quand le décret qui mettait fin à la République fut voté, «les
habitants de Paris apprirent par des salves d'artillerie que la forme
du gouvernement était changée; quelques fonctionnaires             
illuminèrent le soir leurs maisons: ce fut tout le témoignage de la joie
publique[140].» Le lendemain, le sénatus-consulte fut proclamé dans les
principales rues avec un cortége digne de l'ancienne monarchie: on y
voyait les douze maires, les deux préfets et le gouverneur de Paris,
les trois présidents des assemblées législatives, une foule de
généraux et de fonctionnaires, avec des escadrons de cavalerie et des
corps de musique. Cette proclamation ne reçut partout que de rares
applaudissements, excepté dans les casernes et aux Invalides, où les
soldats saluèrent avec enthousiasme l'avènement du nouveau César.

         [Note 140: _Opinions de Napoléon_, p. 67.]

Quelques jours après, le procès de Moreau commença, et il causa une si
grande agitation qu'on se crut à la veille d'une nouvelle révolution
et du renversement de l'empire. «La bourgeoisie, toujours indépendante
dans son jugement, s'était passionnée pour Moreau[141]:» le gouvernement
employa des mesures énergiques pour l'empêcher de manifester son
opinion. «Tout prit dans Paris, dit Pelet, un aspect menaçant; les
troupes furent consignées dans les casernes et se tinrent prêtes à
marcher: mais pouvait-on compter sur elles? L'empereur voulut que ses
aides de camp visitassent toute la nuit les postes et lui rendissent
compte d'heure en heure de l'état de Paris[142]...» «Aujourd'hui que les
temps sont changés, raconte Chateaubriand, et que le nom de Bonaparte
semble seul les remplir, on n'imagine pas à combien peu encore
paraissait tenir sa puissance. La nuit qui précéda la sentence, et
pendant laquelle le tribunal siégea, tout Paris fut sur pied; des
flots de peuple se portèrent au Palais-de-Justice[143].» «Jamais, ajoute
madame de Staël, l'opinion de Paris contre Bonaparte ne s'est montrée
avec tant de force qu'à cette époque[144]. «Mais la population     
parisienne avait abdiqué; l'armée était toute-puissante; Moreau fut
donc condamné avec les vingt royalistes qu'on lui avait donnés pour
complices, et cette condamnation consolida l'établissement du nouvel
empire. Néanmoins, Paris couvrit d'éloges les juges qui avaient osé ne
condamner Moreau qu'à deux ans de prison, et il vit avec horreur
l'échafaud se relever, comme aux jours de la terreur, pour douze
obscurs royalistes.

         [Note 141: Thiers, _Hist. du Consulat et de l'Empire_, t. IV,
         p. 139.]

         [Note 142: _Opinions de Napoléon_, p. 73.]

         [Note 143: _Mém. d'Outre-Tombe_.]

         [Note 144: _Dix années d'exil_.]



§ XXIII.

Opposition de Paris à l'Empire.--Ressentiment de Napoléon.--Fêtes du
sacre.--Condition du peuple de Paris.--Paris après Austerlitz et Iéna.


Napoléon, empereur, renouvela les dignités, l'étiquette, les costumes
de l'ancienne cour; il eut des aumôniers, des chambellans, des
écuyers; il donna à ses frères les titres et les attributions des
anciens princes. Tout cela fut vu par la population parisienne,
surtout par les classes riches, avec répugnance et moqueries:» on fit
beaucoup de plaisanteries dans les salons sur les nouveaux titres
d'Excellence et d'Altesse dont certains personnages allaient être
revêtus; les épigrammes et les calembours ne manquèrent pas; quelques
caricatures circulèrent secrètement[145]; on hasarda même quelques
allusions au théâtre; mais aucune résistance sérieuse ne se        
manifesta[146].» «Bonaparte savait très-bien, dit madame de Staël, que
les Parisiens feraient des plaisanteries sur ses nouveaux nobles; mais
il savait aussi qu'ils n'exprimeraient leur opinion que par des
quolibets et non par des actions[147].» «Néanmoins, il ne voulut pas
qu'on lui envoyât des députations des départements pour le
complimenter, de peur qu'elles ne s'inoculassent cet esprit
d'opposition qui était dans Paris et ne le remportassent dans leurs
provinces[148].»

         [Note 145: L'une des meilleures a pour titre: _Première
         représentation du Consulat en attendant une pièce nouvelle_.
         Napoléon, en escamoteur, est monté sur des trétaux, entouré
         de la foule, à laquelle il jette de la poudre aux yeux; dans
         sa poche est une couronne; sur sa table on voit les Pyramides
         et les Alpes. A côté de lui, Lucien bat le tambour du 18
         brumaire; et plus loin, derrière le rideau, les soldats
         préparent un trône à Napoléon empereur.]

         [Note 146: Pelet de la Lozère, p. 69.]

         [Note 147: _Dix années d'exil_.]

         [Note 148: Pelet, p. 69 et suiv.]

L'improbation devint plus sérieuse lorsqu'il fut question du sacre,
lorsqu'on apprit les pompes et les magnificences dont cette cérémonie
de l'ancien régime devait être accompagnée; elle se manifesta si
hautement et par tant de voies, qu'un jour Napoléon entra au conseil
d'État, plein de fureur, en jetant son chapeau, et il exhala en ces
termes le ressentiment qu'il couvait depuis longtemps contre la
capitale: «Ne serait-il pas possible de choisir une autre ville pour
le couronnement? Cette ville a toujours fait le malheur de la France.
Ses habitants sont ingrats et légers; ils ont tenu des propos atroces
contre moi. Ils se seraient réjouis du triomphe de Georges et de ma
perte... Je ne me croirais pas en sûreté à Paris sans une nombreuse
garnison; mais j'ai deux cent mille hommes à mes ordres, et quinze
cents suffiraient pour mettre les Parisiens à la raison... Les
banquiers et les agents de change regrettent sans doute que l'intérêt
de l'argent ne soit plus à cinq pour cent par mois; plusieurs
mériteraient d'être exilés à cent lieues de Paris. Je sais qu'ils ont
répandu de l'argent parmi le peuple pour le porter à l'insurrection.
J'ai fait semblant de sommeiller pendant un mois; j'ai voulu voir
jusqu'où irait la malveillance; mais qu'on y prenne garde, mon     
réveil sera celui du lion... Je sais qu'on déclame contre moi,
non-seulement dans les lieux publics, mais dans les réunions
particulières, et que des fonctionnaires, dont le devoir serait de
soutenir mon gouvernement, gardent lâchement le silence ou même se
joignent à mes détracteurs... Le préfet de Paris devrait mander les
maires des douze arrondissements, le conseil municipal, les agents de
change, tous ceux qui ont action sur l'opinion, pour leur enseigner à
la mieux diriger. Il n'est rien qu'on ne fasse pour indisposer la capitale
contre moi[149].»

         [Note 149: Pelet, p. 85.]

Et à l'appui de ces paroles, il fit insérer dans la _Gazette de
France_, sur les motifs qui avaient décidé les empereurs romains à
transférer leur résidence à Constantinople, un article plein
d'allusions transparentes (28 sept. 1804), où l'on disait: «Ces
princes, qui avaient ramené l'ordre, la paix et la tranquillité dans
Rome et dans l'empire, illustrés par des victoires éclatantes sur les
barbares de l'Asie et du Nord, vinrent, après tant d'exploits,
triompher dans la capitale: ils s'attendaient naturellement à y
recevoir l'accueil que méritaient leurs travaux guerriers; mais ils
n'y trouvèrent qu'un peuple ingrat, inconstant, léger, qui, loin
d'apprécier leurs services et de bénir la main qui avait cicatrisé ses
blessures, cherchait à les tourner en ridicule. Toutes les fois qu'ils
paraissaient dans le Cirque, au théâtre ou dans d'autres lieux
publics, ils étaient témoins des applications indécentes, des
sarcasmes, des calembours qu'on se permettait en leur présence, tandis
que les habitants des provinces se trouvaient honorés de la présence
de leurs monarques, se pressaient sur leurs pas et leur témoignaient
la reconnaissance dont ils étaient pénétrés. La comparaison que firent
ces empereurs ne se trouva pas à l'avantage de la capitale et
les détermina sans doute à établir leur résidence habituelle dans  
des villes, moins splendides à la vérité, mais où ils recevaient un
accueil plus flatteur... Puisse cet exemple servir de leçon à la
postérité[150]!»

         [Note 150: Pelet de la Lozère, p. 306.]

Cependant, les fêtes annoncées avaient attiré à Paris une multitude de
provinciaux et d'étrangers. L'arrivée du pape excita une grande
émotion, émotion d'abord de mécontentement, puis de curiosité, enfin
de vénération. Nul des successeurs de saint Pierre n'avait visité
cette ville jadis si chère au saint-siége, aujourd'hui centre de la
révolution et chef-lieu de l'incrédulité. Pie VII n'y venait qu'avec
une répugnance mêlée de terreur, qu'avec une résignation de martyr; il
fut étonné de voir la foule, cette foule si renommée, si calomniée
dans l'Europe pour ses impiétés et ses fureurs, qui se pressait sur
ses pas et se découvrait humblement devant lui; il la trouva
remplissant les églises; enfin, quand il parut au balcon des
Tuileries, il fut couvert d'acclamations et tout s'agenouilla pour
recevoir sa bénédiction.

Le sacre fut la cérémonie la plus pompeuse dont Paris eût jamais été
le théâtre. La vieille basilique avait été maladroitement restaurée,
reblanchie et embarrassée sur sa façade d'un vaste portique; on y
réunit les députés des villes, les représentants de la magistrature et
de l'armée, tous les évêques, le sénat, le corps législatif, le
tribunat, le conseil d'État, etc. L'intérieur était décoré de tentures
de velours, et, adossé à la grande porte, se trouvait un trône élevé
de vingt-quatre marches, placé entre des colonnes qui supportaient un
fronton. L'empereur partit des Tuileries dans une voiture dont la
magnificence est restée longtemps proverbiale, escorté des maréchaux à
cheval et accompagné d'une multitude de chambellans, hérauts, pages,
officiers, fonctionnaires. Il suivit les rues Saint-Honoré et      
Saint-Denis, le Pont-au-Change, la rue de la Barillerie, le quai et le
parvis Notre-Dame; et, au retour, le pont Notre-Dame, la rue
Saint-Martin, les boulevards, la place de la Concorde et le jardin des
Tuileries. Les fêtes durèrent trois jours; le quatrième, le
Champ-de-Mars fut le théâtre d'une solennité toute militaire qui vint
compléter la cérémonie du sacre: l'empereur donna des aigles aux
divers corps de l'armée. Ce fut une grande et sérieuse fête, qui fit
éclater les acclamations les plus ardentes, et dont le souvenir,
perpétué par le pinceau de David, est encore aujourd'hui populaire.

Le peuple ne prit part à toutes ces pompes que par d'ignobles
distributions de comestibles qu'on lui fit dans les Champs-Élysées,
largesse dégoûtante, empruntée à l'ancien régime, et qui fut en usage
jusqu'à la fin de la Restauration. Cependant il fut ébloui, non de ces
solennités si brillantes, mais de l'événement même qu'elles
consacraient. Il accompagna, il est vrai, de quelques murmures, de
quelques sarcasmes ces Jacobins et ces soldats transformés en
courtisans et embarrassés dans leurs soieries, leurs galons, leurs
dentelles, leurs costumes de théâtre; mais il salua de sincères
acclamations l'homme qui représentait la gloire militaire de la France
et la grandeur de la révolution; il salua surtout cette fortune inouïe
dont il aimait les prodiges, dont il se sentait fier et heureux, dans
laquelle il semblait se couronner lui-même. Dès lors, l'admiration que
lui avaient inspirée les premières victoires de Bonaparte devint de
l'adoration; il voua à son empereur une sorte de culte superstitieux
qu'aucune faute, aucun revers ne put altérer, et qui s'est perpétué au
delà de la mort.

Cet enthousiasme était, à cette époque, du désintéressement ou plutôt
de l'espérance; car le peuple de Paris gagnait aussi peu à
l'établissement de l'empire qu'à toutes les révolutions qui se
faisaient depuis quinze ans. Lorsqu'il avait été appelé à jouer un 
rôle politique en 1789, il était dans un état de misère, d'ignorance,
d'abrutissement, qui approchait de la sauvagerie; aussi, à part
l'instinct de dévouement et l'inspiration patriotique qui le firent
courir sur la frontière, ne montra-t-il pendant son règne que des
passions désordonnées et sanguinaires. Ce règne passé, il rentra dans
sa pauvreté, dans sa vie grossière, dans son état de dépendance, sans
que la révolution eût servi en rien à son bien-être et à son
instruction. En effet, comme les habitants des campagnes, il ne
s'était pas enrichi des biens nationaux, de l'abolition de la dîme et
des droits féodaux; comme la bourgeoisie, il ne s'était pas emparé de
tous les emplois, n'avait pas mis la main dans les opérations
financières et pris dans le gouvernement la plus grande part
d'influence et de pouvoir. La liberté de l'industrie avait amené les
excès de la concurrence et avec elle l'avilissement des salaires, par
conséquent, pour le peuple, la continuation de sa misère; les impôts
indirects sur les objets de consommation venaient d'être rétablis sous
le nom de _droits réunis_; il était aussi mal logé, aussi mal vêtu,
aussi mal nourri que sous l'ancien régime; enfin, à cette époque,
qu'une tradition mensongère représente comme une sorte d'âge d'or, la
population de Paris était tombée plus bas qu'en 1793, c'est-à-dire à
500,000 âmes, et, sur ce chiffre, on comptait 86,000 indigents!

Les fêtes du sacre étaient à peine passées que l'opposition parisienne
recommença à se manifester durant les préparatifs de la descente en
Angleterre. Dans les salons du faubourg Saint-Germain, on fit des
railleries interminables sur les _coquilles de noix_ avec lesquelles
l'empereur voulait conquérir «la perfide Albion,» et l'on alla voir
pour s'en moquer, les chaloupes canonnières que l'on construisait sur
le quai des Invalides. Mais les sarcasmes et les rires cessèrent tout
à coup après Austerlitz; il n'y eut qu'un cri d'admiration pour    
l'homme de génie qui justifiait si glorieusement sa fortune, et, le
1er janvier 1806, tout Paris salua avec orgueil cent vingt drapeaux
autrichiens et russes que l'empereur lui envoyait pour _ses étrennes_
et qui furent portés triomphalement à Notre-Dame, au sénat, au
tribunat, à l'Hôtel-de-Ville.

Quelques mois après, une partie de l'armée victorieuse rentra dans
Paris: toute la population courut au-devant d'elle, et la ville lui
donna une grande fête. «C'était une heureuse et belle idée, dit un
historien, que de faire fêter cette armée héroïque par cette noble
capitale, qui ressent si fortement toutes les émotions de la France,
et qui, si elle ne les éprouve pas d'une manière plus vive, les rend
au moins plus vite et plus énergiquement, grâce à la puissance du
nombre, à l'habitude de prendre l'initiative en toutes choses et de
parler pour le pays en toute occasion[151].»

         [Note 151: Thiers, _Hist. du Consulat et de l'Empire_, t. II,
         p. 509.]

Alors furent décrétées, pour perpétuer le souvenir de nos victoires,
l'érection de la colonne de la place Vendôme, celle des arcs de
triomphe du Carrousel et de l'Étoile, celle d'une rue, dite
_Impériale_, qui devait aller de la barrière de l'Étoile à la barrière
du Trône, en ayant dans son parcours les Tuileries et le Louvre
réunis[152]. Napoléon ordonna aussi que l'église Sainte-Geneviève fût
rendue au culte, en conservant la destination qui lui avait été donnée
par l'Assemblée constituante; que quinze fontaines nouvelles fussent
établies, parmi lesquelles on remarque celles du Château-d'Eau, du
Palmier, de l'Institut, du Gros-Caillou; que le pont du
Jardin-des-Plantes fût décoré du nom d'Austerlitz; que quatre grands
cimetières fussent ouverts au delà du mur d'enceinte de Paris, etc.

         [Note 152: Le plan de cette rue avait été conçu dès le temps
         de Louis XIV: «C'était le projet du grand Colbert de
         continuer la rue Saint-Antoine, depuis la Bastille jusqu'au
         Louvre, non en ligne droite, ce qui était impossible, mais
         depuis l'Hotel-de-Ville» (Piganiol, t. V, p. 52.)]

Après chaque campagne, après chaque traité, la capitale            
recueillait les dépouilles opimes de la victoire; c'était elle qui se
trouvait chargée de consacrer le souvenir de tant d'événements prodigieux
par quelque monument ou bien par quelque fête. Ainsi, après la campagne de
1806, il fut décrété que l'église de la Madeleine serait achevée et
transformée en temple de la Gloire, qu'un pont serait élevé en face du
Champ-de-Mars et porterait le nom d'Iéna, que les greniers de réserve,
le quai d'Orsay, le Marché aux Fleurs seraient construits ou achevés,
etc. Enfin, quand le traité de Tilsitt eut été signé, la garde
impériale revint à Paris et on lui fit une réception triomphale (25
novembre 1807). Elle entra par la barrière de la Villette: le préfet
de la Seine et les autorités municipales allèrent au devant d'elle et
posèrent des couronnes d'or sur ses aigles avec cette inscription: _La
ville de Paris à la grande armée!_ Douze mille vieux soldats,
commandés par le maréchal Bessières, défilèrent au milieu de la foule
enthousiaste, qui leur jetait des branches de laurier, aux cris
unanimes de Vive l'empereur! Vive la grande armée! Jamais plus
glorieuse troupe n'avait traversé les rues et les boulevards de la
capitale! Jamais plus sincères acclamations n'avaient accueilli de
plus belles victoires! Paris était fier de représenter la France pour
saluer en son nom les vainqueurs d'Iéna et de Friedland! La fête fut
terminée par un immense banquet où s'assirent douze mille _grognards_,
et qui avait été dressé dans la double allée des Champs-Élysées,
depuis la barrière de l'Étoile jusqu'à la place de la Concorde.



§ XXIV.

Paris sous l'Empire jusqu'en 1811.--Mariage de l'empereur.--Naissance
du roi de Rome.


L'opposition parisienne, muette pendant trois ans, recommença avec 
la funeste guerre d'Espagne et la prise d'armes de l'Autriche en 1809. On
était maintenant rassasié de gloire et de batailles; le blocus
continental faisait le désespoir du commerce; on avait vu avec regret
la création d'une noblesse héréditaire, l'élévation des frères de
l'empereur sur des trônes étrangers, le renouvellement des livrées et
des blasons de l'ancien régime; on était mécontent surtout de la
police de l'empire, de ce despotisme tracassier et insultant, qui ne
respectait pas même la propriété, qui ne laissait aucune liberté, même
celle des lettres, qui envoyait madame de Staël en exil «parce que
l'air de Paris ne lui convenait pas,» qui rouvrait les prisons d'État
et instituait des bastilles, qui abolissait la liberté théâtrale,
fermait brutalement vingt-deux petits théâtres, où le peuple s'amusait
à bon marché, pour ne laisser vivre que huit théâtres aristocratiques
ou bourgeois[153]. On se fatiguait de ce régime du sabre, de cette
dictature glorieuse, mais tyrannique, qui mettait en dehors des
honneurs tout ce qui ne portait pas l'épée; du mépris que les
prétoriens faisaient du commerce et du bourgeois, de la boutique et du
_pékin_; enfin, et par-dessus tout, on avait horreur de la
conscription. Cependant, cette opposition était presque exclusivement
dans les salons, dans les comptoirs, non dans les rues et dans les
cabarets; elle avait pour principaux instigateurs ceux qui devaient
livrer Napoléon à l'étranger; elle se manifesta, pendant l'expédition
des Anglais à Walcheren, quand Fouché, ministre de la police, fit
lever la garde nationale et en donna le commandement à Bernadotte. Il
y eut alors à Paris un mouvement patriotique qui rappelait
l'enthousiasme de 1792; on remit au jour les vieux habits, les     
vieilles armes du temps de La Fayette; et Fouché, ainsi que
Bernadotte, exploitèrent l'ardeur de la bourgeoisie parisienne, pour
faire voir que la patrie n'était pas l'empereur et que la France
pouvait se passer du grand homme.

         [Note 153: Décret du 8 août 1807. Les théâtres conservés
         furent: l'Opéra, le Théâtre Français, l'Odéon,
         l'Opéra-Comique, le Vaudeville, les Variétés,
         l'Ambigu-Comique et la Gaité. Il faut leur ajouter le
         Théâtre-Italien et le Cirque-Olympique, qui obtinrent des
         autorisations spéciales.]

Napoléon ne prêta qu'une faible attention à cette opposition; ses
courtisans ne voyaient Paris qu'avec les yeux des courtisans de Louis
XIV. «En général, dit Savary, la société de Paris tourne peu ses
regards vers les affaires: une comédie nouvelle y fait bien plus
parler que dix batailles perdues ou gagnées.» Néanmoins, la garde
nationale fut récompensée de son zèle par une décomposition équivalant
à un licenciement; quant à l'accès patriotique de Fouché, il fut puni
d'une destitution, et on remplaça ce ministre par Savary; mais la
nomination de ce trop dévoué serviteur du grand homme répandit une
sorte de terreur: «Chacun faisait ses paquets, raconte-t-il lui-même;
on n'entendait parler que d'exils, d'emprisonnements et pis encore;
enfin, la nouvelle d'une peste sur quelque point de la côte n'aurait
pas plus effrayé que ma nomination au ministère de la police[154].»

         [Note 154: _Mém. du duc de Rovigo_, t. IV, p. 311.]

La paix de Vienne fut suivie du divorce de l'empereur avec Joséphine
et de son mariage avec une archiduchesse d'Autriche. Marie-Louise fit
son entrée à Paris, par les Champs-Élysées et les Tuileries, et elle
eut ainsi à traverser, dans la pompe de sa marche, la place où sa
tante avait péri sur l'échafaud. La foule était immense, les
acclamations unanimes. «La France, dit Savary, avait l'air d'être dans
l'ivresse.» «Paris, ajoute Menneval, présentait le soir un spectacle
qui tenait de la féerie; jamais illuminations ne furent aussi
nombreuses, aussi brillantes; les monuments publics, les églises, les
tours, les dômes, les palais, les hôtels et les maisons particulières
resplendissaient de feux... La ville voulut répondre par la        
magnificence de ses présents à la grandeur de ce splendide hyménée:
elle offrit à l'impératrice une toilette complète en vermeil, avec le
fauteuil et la psyché également en vermeil[155],» chefs-d'oeuvre
d'orfévrerie dont les meilleurs artistes avaient dirigé les dessins,
mais plus riches que gracieux, et qui ont été fondus en 1832 pour en
appliquer le produit aux victimes du choléra. Les fêtes du mariage
durèrent près d'un mois; la noblesse ancienne y courut avec
empressement; la bourgeoisie et le commerce furent appelés aux bals de
l'Hôtel-de-Ville et courtisés par l'empereur, qui voulait les
convertir à son blocus continental; quant au peuple, qui ne
participait à ces pompes que par sa joie sincère, sa présence sur le
passage du cortége et les distributions dont on le gratifiait, tout en
saluant dans la nouvelle impératrice le butin de nos dernières
victoires, il vit avec une crainte prophétique la disgrâce de
Joséphine et le mariage de Napoléon avec une princesse autrichienne.
Cette crainte devint plus vive et parut justifiée quelques mois après,
lorsque l'ambassadeur d'Autriche, le prince de Schwartzemberg, ayant
donné dans son hôtel une grande fête en l'honneur du mariage, cette
fête fut attristée par un horrible incendie, ou périrent plus de
trente personnes avec la princesse de Schwartzemberg. Cette
catastrophe rappela les fêtes calamiteuses du mariage de Louis XVI et
de Marie-Antoinette.

         [Note 155: _Napoléon et Marie-Louise_, t. I, p. 376.]

La naissance du roi de Rome effaça ces pénibles impressions. Aucune
nativité princière n'excita une pareille anxiété, un pareil
enthousiasme: tout Paris était sur les places, dans les rues, muet,
silencieux, écoutant avidement le canon des Invalides; au
vingt-deuxième coup qui annonçait que la dynastie napoléonienne avait
un héritier, il se fit une explosion d'applaudissements et         
d'acclamations qui retentit dans tous les quartiers. L'ivresse était
générale: on croyait que la naissance du roi de Rome était la
stabilité, la conservation et surtout la paix! Les fêtes du baptême
furent aussi pompeuses que celles du mariage; mais on ne saurait en
lire les détails dans les écrits du temps sans songer amèrement à
l'inanité de ces adulations, décorations, protestations,
illuminations, si trompeuses pour celui qu'on fête, si coûteuses pour
la foule qui paie; joies et pompes de commande, que les courtisans
allaient successivement déposer en moins de vingt-sept ans autour de
trois berceaux également emportés dans la tempête des révolutions.

L'époque du mariage de l'empereur et de la naissance du roi de Rome
est l'époque où l'Empire fut réellement populaire à Paris: tant de
gloire, tant de génie, une si grande fortune, une si grande puissance
avaient vaincu tout sarcasme, tout murmure, toute opposition, malgré
le despotisme croissant du système impérial; il n'y avait plus que de
l'admiration ou du moins une crainte respectueuse autour de ce trône
assis sur des bases si larges qu'il semblait indestructible.
L'industrie faisait des efforts surhumains pour seconder le blocus
continental; et, si le commerce parisien avait perdu ses débouchés
extérieurs, il en trouvait d'autres dans le vaste empire napoléonien,
et il était alimenté par les fêtes impériales, les pompes de la cour,
la présence continuelle de ces rois, de ces princes de l'Europe qui
venaient se prosterner devant le donneur de couronnes. D'ailleurs,
cette époque est celle des plus grandes constructions qui furent
faites à Paris sous l'Empire: on commença la façade du palais du Corps
Législatif, la Bourse, le palais du quai d'Orsay; on démolit de vieux
monuments, Sainte-Geneviève, les Augustins, le Châtelet; on entreprit
les marchés du Temple, Saint-Martin, des Blancs-Manteaux, des Carmes,
à la Volaille, Saint-Germain, les quais Desaix, Catinat, Montebello,
Debilly; on construisit les abattoirs et plusieurs fontaines; on   
projeta le palais du roi de Rome, qui devait être en même temps une
forteresse et un camp retranché pour maintenir Paris[156]. Au reste,
l'architecture de tous les monuments impériaux ne fut pas également
heureuse: celle des édifices d'utilité fut appropriée convenablement à
leur destination; mais pour les autres, le règne du nouveau César
ayant remis à la mode ces imitations de l'antiquité, déjà si ridicules
sous le Directoire, on rêva de transformer Paris en Rome impériale; on
ne voulut plus voir que des cirques, des temples, des colonnes, des
arcs de triomphe; et les monuments élevés à la gloire de Napoléon
reproduisirent pompeusement, mais avec une froide servilité, les
monuments élevés aux empereurs romains.

         [Note 156: «Ce palais, placé sur la hauteur en face de
         l'École militaire, dominant le pont d'Iéna, enfilant le cours
         de la rivière d'une part, et tout le développement de la rue
         de Rivoli de l'autre, devait être construit de manière à
         remplir toutes les conditions d'une véritable forteresse;
         mais, pour lui donner toute la valeur dont elle était
         susceptible, il embrassait dans ses dépendances tout le grand
         plateau qui s'étend de la barrière de l'Étoile et de la
         hauteur des Bons-Hommes jusqu'au bois de Boulogne et la route
         de Neuilly. Sur ce plateau, il devait établir un immense
         jardin entouré de fortes murailles ou de fossés profonds, qui
         en faisaient au besoin un vaste camp retranché, auquel
         arrivaient par toutes les routes, et sans être obligées
         d'entrer dans Paris, les troupes de Versailles, de
         Courbevoie, de Saint-Denis, en un mot la garde entière.»
         (Rapport de M. de Clermont-Tonnerre au roi Charles X en
         1826.)]



§ XXV.

Paris depuis 1811 jusqu'en 1813.--Conspiration de Mallet.--Les
Parisiens à Lutzen et à Leipzig.


A la fin de 1811, la décadence de l'Empire commença à se manifester
par une disette. Le peuple souffrait depuis longtemps de la        
perpétuité de la guerre; un grand nombre de métiers chômait; les
denrées coloniales étaient montées, à cause du blocus continental, à
un prix exorbitant; une mauvaise récolte vint aggraver les maux de la
population parisienne. L'empereur, avec sa vigilance ordinaire, essaya
d'y porter remède en faisant acheter des grains qu'on revendit à bas
prix, en ouvrant des ateliers de charité, en donnant des sommes
considérables aux bureaux de bienfaisance; mais il ne put arrêter le
mécontentement, qui était d'ailleurs excité par les apprêts de la
guerre de Russie; et lorsqu'il eut inventé un nouveau mode de
conscription par la formation des cohortes actives de garde nationale,
la désaffection, le désenchantement s'accrurent, et ils ne devaient
cesser qu'avec la chute de l'Empire.

La guerre de Russie excita les pressentiments les plus douloureux dans
toute la population; mais Napoléon n'en sut rien: la cour, les
autorités, la presse, tout était muet ou n'ouvrait la bouche que pour
entonner ses louanges; à mesure qu'il s'élevait dans les nuages de son
orgueil et de ses projets gigantesques, il s'éloignait de son origine,
de sa nature, de sa force, et n'entendait plus les enseignements de
l'opinion populaire. Les bulletins de la campagne furent lus, même
dans les faubourgs, avec une grande anxiété: on s'émerveillait de
cette marche audacieuse à travers les pays inconnus du Nord; on
applaudissait aux exploits accoutumés de nos troupes; on
s'enorgueillissait de ces deux cents voltigeurs, enfants de Paris, qui
résistèrent, à Witepsk, à deux régiments de la garde russe; mais, au
milieu de ces joies, on éprouvait un serrement de coeur. La bataille
de la Moskowa n'excita qu'une allégresse officielle, et le canon des
Invalides dérida à peine les physionomies; l'entrée à Moscou rassura
peu les esprits, et quand on apprit l'incendie de cette ville, il n'y
eut dans toutes les classes de la population qu'un sentiment de
terreur. Paris présentait alors un singulier spectacle: il vivait  
de sa vie ordinaire, occupé en apparence d'affaires et de plaisirs,
calme, docile, surveillé à peine par trois ou quatre mille hommes de
garnison; mais, au fond, il était triste, morne, découragé, disposé,
non à faire, mais à accepter quelque révolution nouvelle, personne ne
croyant plus à la perpétuité de l'établissement impérial, tout le
monde étant persuadé que l'épopée napoléonienne finirait par quelque
grande catastrophe.

Un homme audacieux mit à profit cette disposition des esprits,
l'appréhension universelle, le manque de nouvelles, pour tenter seul
le renversement du gouvernement impérial. Tout son plan reposait sur
ce mot magique: L'empereur est mort! Mallet, général du parti de
Moreau, déjà compromis dans une conspiration et détenu dans une maison
de santé du faubourg Saint-Antoine, s'échappe pendant la nuit de cette
maison (16 octobre 1812), fait sortir de la prison de la Force, au
moyen d'un faux ordre, les généraux Lahorie et Guidal, anciens aides
de camp de Moreau, qui étaient ses complices; puis avec un faux
sénatus-consulte, de fausses lettres de service, il se fait suivre par
deux bataillons de la garde de Paris, s'empare de l'Hôtel-de-Ville,
arrête et met en prison le ministre de la police Savary, le préfet de
police Pasquier, et les remplace par Lahorie et Guidal. Le jour
commençait à paraître, et, avec lui, la fatale nouvelle se répandait
dans Paris consterné et néanmoins tranquille; mais, à l'état-major de
la place, Mallet rencontra un incrédule qui l'arrêta, et la
conspiration se trouva ainsi avortée. Les généraux Mallet, Lahorie et
Guidai furent fusillés à la plaine de Grenelle, avec dix autres
individus dont tout le crime était d'avoir trop facilement obéi à ces
hardis conspirateurs. Le préfet de la Seine fut destitué et remplacé
par M. de Chabrol, qui exerça ces fonctions de 1812 à 1830.

Paris était à peine remis de l'étonnement où l'avait jeté ce coup de
main étrange, lorsqu'il apprit avec stupeur la retraite et les     
désastres de l'armée française. Le vingt-neuvième bulletin mit le
comble à la désolation, et Napoléon, étant arrivé aux Tuileries
vingt-quatre heures après ce bulletin, fut accueilli avec une surprise
pleine de douleur; des salons aux cabarets il n'y eut que des
murmures, des paroles de blâme, des malédictions sourdes contre lui:
nul ne songeait à la nécessité de sa présence dans la capitale; tous
ne voyaient que l'abandon de notre malheureuse armée. Des pamphlets
sanglants furent colportés secrètement de maison en maison; on en
afficha sur les monuments, et, dès ce moment, il y eut un parti qui
travailla activement à la chute du gouvernement impérial.

Napoléon s'inquiéta de ce changement dans l'opinion publique: il
parcourut les faubourgs, visita les ateliers, s'entretint avec les
ouvriers, répandit même, à la façon des anciens rois, des largesses
dans la foule; il activa tous les travaux publics, alla voir la halle
aux vins, les greniers de réserve, les quais nouveaux, et démontra,
dans un exposé de la situation de l'Empire, qu'en dix ans il avait été
dépensé 102 millions pour travaux et embellissements de Paris[157]. Le
peuple, quoique souffrant et malheureux, l'accueillit avec ses
acclamations ordinaires; le peuple parisien est essentiellement,   
profondément gaulois, c'est-à-dire belliqueux et glorieux: il aime
par-dessus tout la lutte et les coups, la guerre et les conquêtes; il
aime follement le bruit, la renommée, la domination; il jouit avec un
orgueil enfantin, ne fût-ce que pour un moment, d'être le plus fort,
le premier, le maître; il redirait sans trop de honte le _voe victis_
de ses ancêtres! Aussi, malgré les maux que les guerres impériales lui
avaient faits, malgré les flots de sang dont il avait payé nos
conquêtes éphémères, malgré le dédain et la défiance que le grand
homme avait souvent témoignés de sa turbulence et de ses haillons, il
l'aimait, il l'adorait, non à cause de ses oeuvres civiles, de son
administration, de ses monuments; mais parce que c'était un glorieux
soldat, un grand capitaine, l'ennemi et la terreur des rois de
l'Europe, celui qui avait battu, vaincu, rançonné, conquêté _les
autres_! L'empereur était pour lui l'expression de sa propre force,
et, pour ainsi dire, son chargé de domination sur les peuples
étrangers.

         [Note 157: Canal de l'Ourcq, 19,500,000 fr.; abattoirs.
         6,700,000; halle, aux vins, 4,000,000; halle aux blés,
         750,000; grandes halles, 2,600,000; marchés, 4,000,000;
         greniers de réserve, 2,300,000; pont d'Iéna, 4,800,000;
         quais, 11,000,000; lycées, 500,000; église Sainte-Geneviève,
         2,000,000; Notre-Dame et l'Archevêché, 2,500,000; hôtels des
         ministères, 2,800,000; Archives, 1,000,000; temple de la
         Gloire, 2,000,000, palais du Corps Législatif, 3,000,000;
         colonne de la place Vendôme, 1,500,000; Pont-Neuf, 1,200,000;
         Arc de l'Étoile, 4,300,000; statues, 600,000; place de la
         Bastille, 600,000; ouverture de rues et places, 4,000,000;
         Jardin des-Plantes, 800,000; palais de la Bourse, 2,500,000;
         Louvre et Musée, 11,000,000; Tuileries, 9,700,000; Arc du
         Carrousel, 1,400,000, etc.]

Cependant la misère était grande; les ateliers se fermaient; sur
66,000 ouvriers occupés aux travaux de luxe, 35,000 étaient sans
ouvrage; un tiers des maisons n'était pas loué; la population, qui
s'était élevée en 1810 à plus de 600,000 habitants, était redescendue
à 530,000. «Au faubourg Saint-Antoine et autres quartiers, écrivait le
préfet de police, les ouvriers entrent dans les boutiques, demandent
du travail ou du pain; les esprits s'échauffent, et, en plein jour, on
affiche des placards injurieux contre l'empereur.» Le mécontentement
devint tel, que Napoléon y chercha un remède, ainsi qu'à la misère, en
excitant les ouvriers à s'enrôler dans les régiments des tirailleurs
et voltigeurs de la jeune garde, régiments qu'il venait de porter de
douze à vingt-six. Son appel fut encore entendu dans cette population,
où l'instinct belliqueux ne finit qu'avec le souffle, et l'on vit se
reproduire en partie le prodigieux spectacle de 1792, quand les
volontaires parisiens partaient pour l'armée; mais ce n'était plus la
jeunesse vigoureuse, ardente des premiers temps de la République,  
élite d'une population surabondante; c'étaient les restes chétifs et
misérables d'une génération que les batailles impériales avaient
moissonnée, et leur départ n'excita dans la capitale qu'un sentiment
de tristesse et de découragement. Cependant, six régiments de
tirailleurs et de voltigeurs furent ainsi recrutés à Paris et dans les
environs; ce furent ces jeunes gens qui combattirent à Lutzen et dont
Napoléon disait «que l'honneur leur sortait par tous les pores;»
Gouvion Saint-Cyr défendit avec eux les approches de Dresde; enfin, à
Leipsig, dans cette lutte de géants, Paris fournit glorieusement son
contingent de héros et de victimes, car le faubourg Saint-Antoine seul
y perdit plus de treize cents de ses enfants!... Dignes et malheureux
fils de ceux qui avaient vaincu à Jemmapes et à Fleurus!



§ XXVI.

Paris en 1814.--Dispositions de la population.--Rétablissement de la
garde nationale.--Derniers contingents de la population parisienne.


Après ce grand désastre, Napoléon revint à Paris et convoqua le Corps
Législatif; mais; pour la première fois, il trouva cette chambre de
muets hostile à sa politique, réclamant des institutions libres,
déclarant que les maux de la France étaient arrivés à leur comble.
Indigné de cette opposition intempestive au moment où cinq cent mille
étrangers franchissaient nos frontières, il ordonna l'ajournement
indéfini du Corps Législatif. Cette mesure brutale, ce nouveau et trop
facile 18 brumaire fit dans Paris la plus pénible sensation; on le
regarda comme un acte de mauvais augure et comme l'annonce d'une
révolution nouvelle; tout ce qui croyait avoir quelque droit à
s'occuper des affaires publiques couvrit de louanges la résistance si
malheureuse des législateurs et se sépara avec colère du soldat    
parvenu qui ne pouvait plus gouverner qu'avec du despotisme.

Cependant, l'empereur avait retrouvé Paris paisible, obéissant,
quoique profondément chagrin et plein des plus cruelles appréhensions;
mais il n'avait pas cessé de nourrir contre sa population, surtout
contre sa population moyenne, les défiances qu'il avait, soit à
l'époque du 18 brumaire, soit à l'époque du couronnement; il s'était
donc appliqué à lui enlever toute initiative, à étouffer toutes ses
ardeurs révolutionnaires, à comprimer chez elle la vie, le mouvement,
la passion; à lui donner uniquement une existence pompeuse, réglée,
dépendante. C'était une erreur qu'il devait cruellement expier, et il
allait, aux jours du danger, avoir non plus le Paris anarchique,
tumultueux, dévoué de 92; mais un Paris officiel, indifférent, glacé,
sans nerf, sans vigueur, sans âme. Le peuple des faubourgs avait, il
est vrai, gardé sa chaleur patriotique, et il s'indignait de nos
frontières envahies; mais, déshabitué de la vie politique et ayant mis
toute sa foi dans l'empereur, il croyait, sans chercher davantage, que
son génie enfanterait quelque prodige qui sauverait la France. La
noblesse conspirait presque ouvertement pour le retour des Bourbons;
quant aux fonctionnaires, aux corps constitués, ils s'arrangeaient
pour subir sans secousse la chute de l'Empire. Enfin, la bourgeoisie
était résolue à tout souffrir, même la conquête étrangère, pourvu
qu'elle eût la paix; son horreur pour la guerre semblait avoir éteint
chez elle tout patriotisme; elle parlait sans colère, même sans
inquiétude, de la venue des Russes: «N'avions-nous pas été, disait-on
tout haut, à Vienne, à Berlin, à Madrid, sans que ces capitales
eussent à souffrir autre chose qu'une occupation éphémère? Il en
serait de même pour Paris.» Napoléon connaissait ces dispositions de
la bourgeoisie; il en était étonné, indigné: «Ne pourrait-on pas,
disait-il, jeter un peu de phlogistique dans le sang de ce peuple  
devenu si endormi, si apathique?» Et un jour même il lui échappa ce
regret: «Ah! si j'avais brûlé Vienne!»

Alors on lui proposa de se jeter dans les bras d'un parti capable de
soulever les masses, on lui proposa de se rapprocher des Jacobins. Il
eut un moment l'idée d'adopter ce conseil: il fit une promenade à
cheval dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, caressa la
populace, répondit à ses acclamations avec un empressement affectueux,
et crut voir dans les dispositions qu'on lui montrait la possibilité
d'en tirer parti: «Dans la situation où je suis, disait-il à ceux qui
lui faisaient des représentations, il n'y a pour moi de noblesse que
dans la canaille des faubourgs[158].» Mais il resta à peine quelques
heures dans ces dispositions; devenu depuis dix années le dompteur de
la révolution et se croyant le représentant de l'ordre en Europe, il
ne pouvait plus, sans renier son passé et mentir à sa nature, rouvrir
l'outre des tempêtes populaires; monarque couronné, chef de dynastie,
entré dans la famille des rois européens, il ne pouvait souiller son
manteau impérial au contact des guenilles plébéiennes; d'ailleurs, le
peuple, pour lui, c'était le simple et crédule paysan qu'on
transformait facilement en soldat soumis et discipliné, non l'ouvrier
spirituel, frondeur, sceptique, volontaire, qui raisonnait son
enthousiasme et son obéissance; le peuple enrégimenté, c'était
l'ordre; le peuple dans les rues, c'était l'anarchie. Il renonça donc
formellement et sans regret à l'emploi des moyens révolutionnaires,
et, dans la crainte que Paris ne rentrât, malgré lui, dans sa
dictature de 92, il ne prit pas même, pour le sauver de l'étranger,
des mesures ordinaires de défense.

         [Note 158: _Mém. de Bourrienne_, t. IX, p. 310.]

La révolution ayant fait de Paris le coeur de la France, Napoléon, par
son despotisme centralisateur et son système administratif, avait  
exagéré cette importance injustement absorbante de la capitale: toute
la vie, tout le gouvernement était là: prendre Paris, c'était prendre
l'Empire. Aussi les alliés étaient-ils résolus à y arriver à tout
prix, quand bien même ils n'en seraient maîtres que pour quelques
heures, tant ils étaient sûrs, en y arrêtant tous les ressorts
administratifs, d'y produire une révolution. Paris! Paris! était le
cri de vengeance des étudiants prussiens et des grenadiers de
l'Autriche, en mémoire de Berlin et de Vienne conquises. Paris! Paris!
était le cri de fureur des hordes asiatiques qui, en mémoire de Moscou
brûlée, jetaient des poignées de cendre menaçante en entrant sur notre
territoire. Il fallait donc par-dessus tout pourvoir à la défense de
Paris; mais Napoléon voyait moins dans cette ville le foyer de la
révolution que la capitale de son Empire[159]; il ne la regardait que
comme une position militaire presque impossible à tenir; il croyait
que, comme Louis XIV avait pensé un moment à le faire en 1712, il
pourrait, devant l'invasion étrangère, la quitter avec sa famille, ses
ministres, sans danger pour lui ni pour l'État, et transporter la
défense du pays sur la Loire. Il ne prit donc de mesures que pour
protéger Paris contre un coup de main: on n'éleva pas une redoute, on
ne creusa pas un fossé, on ferma à peine les barrières avec quelques
palissades. Point d'autres garnison que des dépôts et des réserves;
point d'autres chefs que des généraux invalides ou incapables; et
quand il s'agit de mettre en activité la garde nationale, cette
mesure, qui semblait si naturelle, fut discutée pendant six jours au
conseil d'État: «Tout le monde faisait observer, raconte Rovigo,   
que la garde nationale de Paris avait été le moyen le plus puissant dont
les agitateurs politiques n'avaient cessé de disposer pendant la
révolution, et qu'il était dangereux de la leur remettre de nouveau
entre les mains... L'espèce d'hommes qui convenait à la défense de la
ville était celle qui est toujours généreuse, qui prodigue ses efforts
et son sang; c'est la moins opulente, celle qui n'a rien à perdre et
chez laquelle l'honneur national parle toujours haut; mais on la
considérait comme dangereuse pour la classe opulente et les
propriétaires, et l'on était d'avis de l'éloigner de la formation des
cadres... Tous les membres du conseil qui avaient acquis de la
célébrité dans la révolution furent d'avis de ne point lever la garde
nationale de Paris[160]. «L'empereur n'osa suivre cet avis, et il
réorganisa la garde nationale, mais sur des bases telles que les
propriétaires seuls y furent compris et qu'elle se composa à peine de
onze mille hommes. Il choisit lui-même les colonels et les alla
chercher dans la noblesse ou la banque; de sorte que ce furent des
Montesquiou, des Biron, des Choiseul qui furent chargés de ranimer
l'enthousiasme populaire. Ajoutons que la bourgeoisie n'entra qu'avec
une profonde répugnance dans les rangs de la garde nationale: le
gouvernement impérial avait tellement abusé des moyens de recrutement,
il avait tant de fois mobilisé pour la guerre les troupes civiques,
qui devaient être sédentaires, qu'on vit dans la formation de la garde
nationale un dernier mode de conscription[161]. D'ailleurs, on ne donna
pas d'armes à cette garde, quoiqu'elle ne cessât pas d'en demander;
les fusils furent laissés dans les arsenaux; encore n'y en avait-il
que pour cinq à six mille hommes; le reste dut être armé de        
piques, et «ce ne fut, dit Rovigo, qu'au moment où l'on attaquait les
troupes postées sous les murs de Paris, que le duc de Feltre consentit à
livrer à la garde nationale quatre mille fusils.» Quant à
l'artillerie, elle dut être formée de douze compagnies ou batteries,
chacune de six bouches à feu, dont six composées de canonniers
invalides, trois d'élèves de l'École Polytechnique, trois d'élèves de
droit et de médecine; les neuf premières furent seules et
très-incomplètement organisées.

         [Note 159: Napoléon dit, dans les _Mémoires de Sainte-Hélène_
         (t. IX, p. 38), qu'à son retour d'Austerlitz, voyant avec
         quelle facilité le sort de l'Autriche avait été décidé par la
         prise de Vienne, il songea à fortifier Paris; «mais que la
         crainte d'inquiéter les habitants et l'incroyable rapidité
         des événements l'empêchèrent de donner suite à cette grande
         pensée.»]

         [Note 160: _Mém._, t. VI, p. 295.]

         [Note 161: Un décret du 12 janvier 1813 avait transformé les
         quatre-vingt-huit cohortes du premier ban de la garde
         nationale en vingt-trois régiments de ligne; un autre, du 6
         janvier 1814, ordonna la formation de cinquante-neuf
         régiments composés de gardes nationales, etc.]

Pour compenser ces mesures de défense presque illusoires, un décret du
15 janvier ordonna la formation de nouveaux régiments de tirailleurs
et fusiliers à la suite de la jeune garde: ils devaient être composés
de volontaires levés à Paris et dans les autres villes manufacturières,
«parmi les ouvriers qui se trouvent sans ouvrage;» ces volontaires
s'engageaient à servir jusqu'à ce que l'ennemi eût évacué le
territoire; leurs femmes et leurs enfants devaient, pendant leur
absence, être nourris par l'État. On forma ainsi quatre régiments, qui
eurent à peine le temps d'entrer en campagne. Enfin, et ce fut là le
dernier contingent fourni par la capitale aux armées de la République
et de l'Empire, deux corps de réserve, dits de Paris furent établis
avec la dernière conscription: le premier corps, commandé par le
général Gérard, était fort de 4,500 hommes; le deuxième corps,
commandé par le général Arrighi, était fort de 8,400 hommes.

Arrêtons-nous un instant sur ce dernier contingent pour faire
observer, que s'il était possible d'avoir les chiffres malheureusement
confus et très-inexacts des levées de la République et des
conscriptions de l'Empire, on serait épouvanté du nombre d'hommes que
Paris a envoyés sur les champs de batailles de 1792 à 1814! D'après un
document publié en 1815, ce nombre serait, depuis 1792 jusqu'en 1798,
de 101,200 hommes, et depuis 1798 jusqu'en 1814, de 204,900 hommes:
c'est le dixième de toute la France!



§ XXVII.                                                           

État de Paris au commencement de 1814.--Départ de
l'impératrice.--Bataille de Paris.


Pendant la campagne de 1814, Paris fut livré aux anxiétés les plus
cruelles, aux spectacles les plus affligeants: tantôt c'étaient des
bataillons de conscrits, enfants de seize à dix-sept ans, pâles,
chétifs, malingres, en veste, en sabots, pliant sous le poids de leur
fusil, qui traversaient la ville pour aller joindre l'armée; tantôt
c'étaient des bandes de prisonniers qu'on faisait défiler dans les
rues comme trophée d'une douteuse victoire et auxquels les habitants,
par une protestation muette contre cette interminable guerre,
donnaient en pleurant des vivres et des habits; tantôt c'étaient des
paysans de la Champagne et de la Brie qui, fuyant l'ennemi, arrivaient
éplorés avec leurs familles et leurs bestiaux. Un certain jour, on
voyait un grand cortége de troupes et de musique parcourir les quais
et les rues pour aller présenter à l'impératrice les drapeaux enlevés
aux Russes; un autre jour, des députations des provinces envahies
venaient exposer au corps municipal les ravages faits par l'ennemi
pour exciter les Parisiens à une défense désespérée. La guerre se
faisait presque aux portes de la capitale, et on laissait ses
habitants dans l'ignorance de la véritable situation des armées. La
police trompait l'opinion publique avec des bulletins mensongers, des
pamphlets absurdes et des caricatures grossières contre les Cosaques;
ou bien elle faisait chanter sur tous les théâtres des chants
guerriers pour ranimer le patriotisme. Aussi, la plus grande partie de
la population ne montrait-elle, en face d'un danger qu'elle ne pouvait
apprécier, qu'une insouciance déplorable, une sorte de résignation
lâche et égoïste, même de la malveillance ouverte. «On était las de ce
qu'on avait, dit l'abbé de Pradt, au point qu'il semblait qu'un    
Cosaque devait être un Washington[162]!»--«Il y avait des réunions
partout, dit Rovigo; depuis les salons jusqu'aux boutiques et aux
lieux publics, ce n'était qu'un colportage continuel de tout ce qui
pouvait le plus détériorer le peu d'espoir qui nous restait peut-être
encore... La surveillance était inutile, parce que les mesures
coercitives auraient fait éclater une insurrection, et c'était bien le
moindre soulagement qu'on pouvait donner à tant de monde qui souffrait
que de lui laisser le droit de se plaindre[163].»

         [Note 162: _De la restauration de la royauté_, p. 56.]

         [Note 163: _Mémoires_, t. VI, p. 319 et 321.]

Cependant les alliés étaient en marche sur Paris. L'empereur, en
quittant la capitale, avait laissé la régence à Marie-Louise, assistée
d'un conseil. Les membres de ce conseil étaient d'avis que
l'impératrice parcourût les rues avec le roi de Rome, allât prendre
séjour à l'Hôtel-de-Ville et appelât le peuple entier aux armes. En
effet, Paris, réveillé à l'approche du danger, paraissait disposé à se
soulever. «Le faubourg Saint-Antoine, dit Rovigo, était prêt à tout,
si ce n'est à se rendre; il y avait de quoi faire une armée des hommes
qui étaient dans ces généreuses dispositions[164].» Mais alors on
rentrait dans le champ des révolutions, et l'Empire, en même temps que
l'étranger, pouvait trouver sa ruine dans un grand mouvement
populaire; aussi, Napoléon, faisant ce que Louis XIV et la Convention
refusèrent de faire, avait-il prescrit à son frère, si l'ennemi
menaçait Paris, de diriger vers la Loire l'impératrice, le roi de Rome
et tout le gouvernement. Il fut obéi, et ce fut sa perte.

         [Note 164: _Ibid._, t. VII, p. 18.]

Le 29 mars, Marie-Louise quitta les Tuileries, malgré les officiers de
la garde nationale qui la conjuraient de ne pas abandonner Paris, et
elle fut suivie par une foule d'équipages qui encombraient les quais.
«Depuis la barrière jusqu'à Chartres, dit Rovigo, ce n'était qu'un 
immense convoi de voitures de toute espèce. Paris, vers le midi, était
en état de désertion; on ne peut se faire une idée de ce spectacle
lorsqu'on ne l'a pas vu[165].» Quelques personnes accoururent sur la
place du Carrousel, mais nul n'essaya d'empêcher le départ de la
régente. «Soixante ou quatre-vingts curieux, dit Menneval,
contemplaient dans un morne silence ce triste cortége, comme on
regarde passer un convoi funèbre; ils assistaient en effet aux
funérailles de l'Empire. Leurs sentiments ne se trahirent par aucune
manifestation; pas une voix ne s'éleva pour saluer par une expression
de regret l'amertume de cette cruelle séparation[166].» «On assistait,
dit un autre, aux dernières scènes de l'Empire comme dans un spectacle
au dénoûment d'un drame[167].» Excepté du côté des faubourgs du nord,
qui étaient envahis par la multitude des paysans que chassait
l'ennemi, la ville était calme; les boutiques, les cafés, les théâtres
étaient ouverts; des groupes se formaient sur les places et sur les
boulevards, mais il n'y avait pas l'ombre d'une émeute. On s'indignait
du départ de l'impératrice, de l'éloignement de l'empereur, de cette
désertion du gouvernement, qui abandonnait Paris à toutes les chances
de la guerre, de la défense de la ville laissée aux mains d'un homme
incapable, le roi Joseph, dont on lisait les proclamations[168] en
haussant les épaules; mais on n'allait pas plus loin; nul ne songeait
à prendre l'initiative d'un mouvement populaire qui pût sauver la
chose commune: si quelqu'un l'eût fait, il fût resté seul ou       
aurait été immédiatement arrêté, toute la vigilance des autorités étant
concentrée sur un seul point, empêcher le trouble dans les rues. De
nos jours, l'imminence d'un danger cent fois moindre armerait
jusqu'aux femmes et aux enfants; tous et chacun pourvoiraient
spontanément à la défense commune; il sortirait des chefs de toutes
les maisons, des soldats de tous les pavés. Mais, à cette époque, et
c'est là la condamnation éclatante du régime impérial, Napoléon avait
tellement personnifié en lui la chose publique, que la défense de
Paris semblait exclusivement l'affaire du gouvernement, non celle des
citoyens, et que tout le monde, habitants et autorités, comptant
uniquement sur lui, sur son génie, sur les combinaisons de cette
providence terrestre, restait dans une sécurité ou une apathie que la
postérité aura peine à comprendre.

         [Note 165: _Mém._, t. VII, p. 2 et 5.]

         [Note 166: _Souvenirs histor. de M. de Menneval_, t. II, p.
         133.]

         [Note 167: _Mém. de Bourrienne_, t. X, p. 12.]

         [Note 168: «Armons-nous pour défendre cette ville, ses
         monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce
         qui nous est cher! Que cette vaste cité devienne un camp pour
         quelques instants, et que l'ennemi trouve sa honte sous ces
         murs qu'il espère franchir en triomphe!...»]

Il y avait pourtant à Paris ou dans les environs d'immenses moyens de
défense: quatre cents canons à Vincennes et au Champ-de-Mars,
cinquante mille fusils dans les arsenaux, trois cents milliers de
poudre dans les magasins de Grenelle, quatre mille hommes de la garde
impériale, huit mille fantassins des dépôts, sept mille cavaliers à
Versailles, dix-huit mille conscrits dans les villes voisines, l'école
de Saint-Cyr avec mille jeunes gens et douze canons; enfin, l'appui
que trente mille ouvriers parisiens pouvaient donner aux onze mille
hommes de la garde nationale. Rien ou presque rien de tout cela ne fut
employé: les ouvriers entouraient les mairies en demandant des armes;
on les repoussa et l'on employa à les disperser les baïonnettes de la
garnison. Les dépôts de la garde et les jeunes gens de Saint-Cyr
furent employés à escorter l'impératrice jusqu'à Blois. Deux mille
hommes de garde nationale formèrent des détachements et se répandirent
en tirailleurs sur les hauteurs voisines; le reste, armé de piques et
de fusils de chasse, garda les barrières et les mairies. On envoya
seulement sept à huit mille hommes grossir les corps de Marmont et 
de Mortier, que le hasard seul d'une retraite amenait devant Paris. Ces
corps ne comptaient que treize mille hommes, et, après une marche
meurtrière et vingt combats, ils ne trouvèrent, en arrivant sous les
murs de la capitale qu'ils allaient défendre, ni vivres, ni munitions,
ni fourrages, ni souliers!

Ces vingt-deux à vingt-quatre mille hommes résistèrent sur les
hauteurs de Belleville et dans la plaine Saint-Denis à cent cinquante
mille alliés pendant douze heures, leur tuèrent dix-huit mille hommes,
et ne consentirent à cesser les hostilités que pour sauver Paris des
horreurs d'une prise d'assaut.



§ XXVIII.

Tableau de Paris pendant la bataille.--Capitulation.--Entrée des
armées alliées.


Pendant cette terrible lutte, Paris avait l'aspect le plus morne et
présentait les contrastes les plus affligeants. Sur la rive gauche et
dans le centre, les rues étaient paisibles et remplies d'un monde plus
curieux que tremblant; les nobles et les riches continuaient à
s'enfuir par les barrières du midi; sur la rive droite, la plupart des
rues étaient désertes et profondément tristes; mais les boulevards et
les faubourgs étaient encombrés par la foule. Au boulevard des
Italiens, on voyait quelques gens du beau monde, quelques hommes
d'argent et de plaisir qui stationnaient indifférents ou s'enquéraient
nonchalamment des nouvelles; sur le boulevard Saint-Martin, une
multitude ardente s'entassait près du Château-d'Eau devant une
éclaircie de maisons qui laissait voir la butte Chaumont et une partie
de la bataille; dans les faubourgs, on voyait descendre des fiacres et
des brancards portant des blessés, et monter de petits groupes de
gardes nationaux, de gendarmes, de soldats de tous corps qui allaient
à l'ennemi; aux barrières de la Villette, de Belleville, de        
Ménilmontant, de Charonne; des ambulances avaient été ouvertes dans
les plus humbles maisons, où des femmes et des enfants du peuple,
tremblants et navrés, faisaient de la charpie et soignaient les
victimes de la bataille. Il n'y avait plus de gouvernement: le roi
Joseph s'était enfui; les deux préfets de la Seine et de police
étaient aussi nuls qu'impuissants; les mairies, les ministères, les
principales administrations étaient fermés et gardés par la garde
nationale; les chefs de cette garde, et à leur tête le vieux maréchal
Moncey, étaient aux barrières.

A cinq heures, le canon, qui tonnait depuis six heures du matin, cessa
de se faire entendre; un armistice venait d'être signé; les hauteurs
se garnirent de masses noirâtres et s'illuminèrent de feux; nos
héroïques soldats commencèrent leur retraite à travers les rues
désertes, sombres, désespérés, exténués de faim et de fatigue, en
murmurant des mots de trahison, en regardant avec colère ces palais,
ces hôtels qui se fermaient devant eux, et ils ne trouvèrent des
paroles de consolation, des mains amies, des yeux pleins de larmes que
dans le faubourg Saint-Marceau, qu'ils traversèrent pour sortir par la
barrière d'Italie.

Pendant la nuit, une capitulation fut signée par le maréchal Marmont,
sur les sollicitations des banquiers et du haut commerce de Paris; le
dernier article portait: «La ville de Paris est recommandée à la
générosité des puissances alliées.» C'était là le dernier mot de
l'épopée impériale! Paris, qui n'avait jamais été pris par la force
des armes, allait payer nos entrées triomphales dans toutes les
capitales de l'Europe! Et cependant cette capitulation fut accueillie
presque partout avec satisfaction par la population, pleine d'anxiété
et de terreur. Les deux préfets, le conseil municipal et les colonels
des légions se rendirent au quartier des souverains alliés et
obtinrent de l'empereur Alexandre que la garde et la police de la
ville seraient laissées à la garde nationale. Enfin, dès le matin, 
l'orgueil des Parisiens fut habilement caressé par une proclamation
des vainqueurs, qui les exhortait ouvertement à se séparer de Napoléon
en leur disant que «l'Europe en armes attendait d'eux la paix du
monde, qu'elle ne cherchait en France qu'une autorité salutaire pour
traiter avec elle de l'union de toutes les nations et de tous les
gouvernements: hâtez vous donc, ajoutait-elle, de répondre à la
confiance qu'elle met dans votre amour pour la patrie et dans votre
sagesse.»

Le 31 mars, vers midi, l'armée alliée, ayant à sa tête l'empereur de
Russie et le roi de Prusse, entra dans Paris par la barrière et le
faubourg Saint-Martin; elle suivit les boulevards et s'en alla camper
dans les Champs-Élysées, l'esplanade des Invalides et le
Champ-de-Mars. Elle était précédée dans sa marche par une trentaine de
royalistes portant la cocarde blanche, agitant des drapeaux blancs,
criant: Vivent les Bourbons! Vivent nos libérateurs! C'étaient les
émigrés, qui, depuis le manifeste du duc de Brunswick, attendaient ce
jour de victoire! Leurs cris ne trouvèrent pas d'échos dans le peuple,
qui ne comprit rien à cette démonstration, tant les Bourbons
semblaient, depuis vingt-cinq ans, étrangers à la nation; mais les
femmes de la noblesse et de la haute bourgeoisie y répondirent en
agitant des mouchoirs blancs, en criant: Vivent les alliés!
Quelques-unes même vinrent se précipiter sous les pieds des monarques
en leur jetant des bouquets; d'autres, qui avaient appartenu à la cour
impériale, couraient les rues dans leurs voitures en essayant
d'ameuter le peuple contre l'homme dont elles avaient reçu les
bienfaits. Il y avait une foule si compacte pour voir entrer l'armée
russe, que les vainqueurs craignirent un moment d'en être écrasés. On
voyait sur les visages plus d'étonnement que d'indignation, plus de
curiosité que de honte; chez quelques-uns même, chez les femmes
surtout, il y avait le sentiment d'une délivrance. L'empereur de
Russie alla demeurer dans l'hôtel de Talleyrand, rue               
Saint-Florentin, ensuite à l'Élysée Bourbon. Le roi de Prusse alla
demeurer dans l'hôtel d'Eugène Beauharnais, rue de Lille. Leurs troupes
gardèrent une discipline parfaite: elles semblaient plus étonnées que les
Parisiens eux-mêmes de se voir dans la capitale de la civilisation, et
elles montrèrent une modération et une politesse qui allaient jusqu'au
respect et à la crainte. Le soir même de l'entrée des alliés, la
plupart des boutiques furent ouvertes; et, à l'honneur ou à la honte
de cette grande ville, si prompte à espérer, si sûre d'elle-même, si
confiante en ses ennemis, elle reprit sur-le-champ sa vie ordinaire,
et l'ordre ne cessa pas d'y régner.

Le lendemain, les représentants officiels de la ville, ce corps
municipal nommé par l'empereur et qui avait eu pour lui tant
d'adulations, donna le signal de la défection en déclarant qu'il
renonçait à toute obéissance envers Napoléon, et il exprima le voeu
que la monarchie fût rétablie en la personne de Louis XVIII.

Cette déclaration, la démonstration des royalistes à l'entrée des
alliés, les acclamations et les mouchoirs blancs des femmes, enfin
l'attitude passive, silencieuse, insouciante de la population firent
le succès des négociations ouvertes à l'hôtel de Talleyrand pour le
rétablissement des Bourbons. Ainsi, la prise de la capitale amenait,
comme on l'avait prévu, la chute du trône impérial; sa capitulation
terminait la guerre de la révolution, et Paris donnait encore un
gouvernement de son choix à la France. Il paraissait donc se venger de
Napoléon, prendre une triste revanche du 18 brumaire et rentrer dans
son privilége de faire les révolutions; mais ce n'était qu'une
apparence: à cette époque et pendant les dix-huit mois qui vont la
suivre, Paris a perdu son initiative et abdiqué sa puissance; il se
résigne aux révolutions et ne les fait plus; il regarde passer tous
les vainqueurs, tous les partis, tous les drapeaux; il laisse les
dynasties venir et s'en aller; enfin, le Paris, qui avait renversé 
le trône au 10 août par haine de l'étranger, se laisse deux fois, et en
rougissant à peine, violer par la conquête européenne. Cette atonie de
la capitale a pour cause la fatigue excessive produite par vingt-cinq
années de guerres et de sacrifices, la décadence morale et le
scepticisme engendrés par de trop fréquents bouleversements
politiques, enfin par dessus tout l'affaissement de l'esprit public
sous le despotisme impérial.



§ XXIX.

Paris pendant la première restauration.


_2 avril 1814_.--Le sénat, complice et souvent promoteur des tyrannies
impériales, ayant proclamé la déchéance de l'empereur et la
restauration des Bourbons, il se fait, à la suite de cet acte de
lâcheté, un débordement de défections, de scandales, de perfidies de
tout genre: on brise et l'on jette au coin des rues les bustes et les
portraits de Napoléon; les royalistes s'attellent à la statue qui
surmontait la colonne de 1805 et parviennent à la renverser; tous les
journaux se répandent en imprécations contre le tyran; on chante à
l'Opéra des couplets en l'honneur des souverains alliés[169]. Le peuple
ne prit aucune part à ces démonstrations: il avait adoré Napoléon pour
ses victoires, il continua de l'adorer pour ses malheurs; c'était le
symbole de la patrie humiliée et vaincue. Il essaya même de résister à
la contre-révolution en arrachant les cocardes blanches, en se faisant
emprisonner pour ses cris de Vive l'empereur! en engageant des rixes
isolées dans les cabarets avec les soldats étrangers.

         [Note 169: Il faut pourtant dire que les théâtres, à cette
         époque, n'étaient remplis que d'officiers étrangers. Dans un
         des premiers jours d'avril, on joua au Théâtre-Français
         _Iphigénie en Aulide_ devant un auditoire où il n'y avait que
         dix Français.]

_10 avril_.--Un autel a été dressé sur la place de la Révolution:  
des prêtres russes y célèbrent une messe d'actions de grâces! L'empereur
Alexandre y assiste avec un nombreux cortége, où ne craignent pas de
se montrer des généraux français, même «des maréchaux en grand
uniforme, qui se disputaient les approches du czar avec les Cosaques
dont il était entouré[170].» La cavalerie des armées alliées occupe
toute la place; l'infanterie est rangée sur les boulevards, depuis la
Madeleine jusqu'à la Bastille; la garde nationale de Paris est appelée
à cette humiliante cérémonie: elle occupe le côté méridional des
boulevards.

         [Note 170: _Mém. de Rovigo_, t. VII, p. 207.]

_12 avril_.--Le comte d'Artois, frère de Louis XVIII, entre à Paris
par le faubourg Saint-Martin et la rue Saint-Denis: il se dirige vers
Notre-Dame, où il entend un _Te Deum_ d'actions de grâces, et de là
arrive aux Tuileries: il est accueilli avec une grande faveur par la
bourgeoisie. Son cortége se compose de généraux de l'Empire,
d'officiers de garde nationale et d'une escouade de Cosaques. Le
drapeau blanc est arboré sur les Tuileries.

_15 avril_. L'empereur d'Autriche arrive à Paris par le faubourg
Saint-Antoine et les boulevards. L'empereur de Russie et le roi de
Prusse vont au devant de lui, et tous trois entrent à cheval avec un
nombreux cortége, un appareil et un déploiement de forces qui sentent
la conquête et qui semblent étranges en face du gouvernement des
Bourbons déjà établi. Les Parisiens voient avec froideur et défiance
ce triomphe, qui leur semble une insulte: la joie de la délivrance
était déjà passée, et l'on sentait dans toute son amertume
l'humiliation de la conquête.

_3 juin_.--Louis XVIII entre à Paris par le faubourg et la rue
Saint-Denis. La tournure disgracieuse de ce prince infirme, son
costume suranné, son entourage de vieux serviteurs étonnent la     
population, qui est habituée aux costumes brillants et aux élégants
officiers de l'Empire. Une partie de l'ancienne garde impériale sert
de cortége. L'accueil est brillant: les Bourbons, c'est la paix, et
Paris ne veut que la paix. Paris, qui n'avait jamais aimé l'Empire,
accepte les Bourbons, non pas avec enthousiasme, non pas avec
résignation, mais avec espérance.

_30 mai_.--Paris a le malheur de donner son nom au traité par lequel
la France rentre dans ses limites de 1792.

_4 juin_.--Louis XVIII octroie la Charte constitutionnelle dans une
séance royale qui se tient dans la Chambre des Députés.

De ces deux actes, le premier fut reçu avec tristesse, le deuxième
avec plaisir, mais l'un et l'autre sans manifestation de douleur et
d'allégresse; ils apportaient, si chèrement qu'ils eussent été
achetés, la paix et la liberté, c'est-à-dire les deux biens après
lesquels on soupirait depuis quinze ans, et dont les conséquences se
faisaient déjà sentir par le retour du commerce, de la prospérité, de
la confiance; d'ailleurs on s'attendait à la perte de nos conquêtes et
l'on pouvait craindre que les vainqueurs ne fussent plus exigeants;
quant aux institutions, aux garanties qu'apportait la Charte, elles
paraissaient, après quinze ans de despotisme, tout à fait suffisantes.

Mais les autres actes du gouvernement nouveau ne tardèrent pas à
exciter le mécontentement, les murmures, les railleries des Parisiens:
les maladroites prétentions des émigrés, la désorganisation de
l'armée, la restauration des anciens corps de la maison du roi, avec
leurs uniformes vieillis, les projets de monuments expiatoires en
l'honneur des martyrs de la révolution, les réclamations du clergé,
les processions de la Fête-Dieu, la loi qui ordonna d'observer le
repos des dimanches et dont une police tracassière aggrava les
prescriptions, tout cela blessa profondément une population qui    
était toute voltairienne, imbue de préjugés antireligieux et qui n'avait
gardé de son ardeur révolutionnaire qu'une vive répugnance pour ce
qu'elle appelait encore les _aristocrates_ et les _calottins_.

Cependant, malgré les fautes du gouvernement royal, malgré les
craintes que ses projets donnaient pour l'avenir, Paris ne désirait
pas le renversement des Bourbons: il n'était pourtant pas royaliste,
mais il était encore moins napoléonien; il n'y avait que dans les
hautes classes et dans le peuple des faubourgs où l'on trouvât ces
deux opinions ennemies poussées jusqu'au fanatisme. La nouvelle du
retour de l'empereur et de sa marche à travers le Dauphiné et la
Bourgogne excita donc dans la capitale une profonde stupéfaction, de
grandes craintes et de faibles sympathies; mais en même temps elle ne
souleva aucun enthousiasme pour les Bourbons: nul ne songea à les
défendre contre l'usurpateur, et la masse de la population parut
décidée à laisser faire encore une révolution sans y prendre part. Le
gouvernement essaya vainement de réveiller le zèle de ses partisans:
il ne put tirer les Parisiens de leur apathie et de leur insouciante
neutralité. Ainsi, le 16 mars, le comte d'Artois passa en revue la
garde nationale sur la place Vendôme, le boulevard Saint-Martin, la
place Royale, dans le jardin du Luxembourg, et fit appel à sa
fidélité; il fut accueilli par des cris nombreux de: Vive le roi! mais
il y eut à peine quelques volontaires qui sortirent des rangs; et, aux
manifestations tumultueuses de ces volontaires, le peuple ne répondit
qu'en haussant les épaules et la bourgeoisie en rentrant dans ses
maisons.

_20 mars_.--A minuit, Louis XVIII quitte les Tuileries, au milieu des
larmes de ses serviteurs et de la garde nationale, mais sans qu'une
tentative soit faite pour le retenir ou le défendre. «Nous pourrions,
disait-il dans une proclamation, profiter des dispositions fidèles et
patriotiques de l'immense majorité des habitants de Paris pour en
disputer l'entrée aux rebelles... » Cela n'était point vrai. Paris 
fut affligé et surtout inquiet du départ du roi; il vit revenir
l'empereur sans plaisir et même avec crainte; mais il n'était
nullement disposé à faire la guerre civile pour arrêter l'un, pour
défendre l'autre: comme l'année précédente, il laissa faire.



§ XXX.

Paris pendant les Cent-Jours.--Apprêts de guerre.--Levée des fédérés.


A peine Louis XVIII était-il parti, qu'une foule d'officiers
bonapartistes envahit le Carrousel, força les portes des Tuileries et
arbora le drapeau tricolore. A part cette démonstration, la ville
resta calme, triste, pleine d'anxiété: elle attendait. Des patrouilles
de garde nationale sillonnaient les rues, et, malgré l'absence de tout
gouvernement, il ne s'y commit aucun désordre.

A sept heures du soir, et par un brouillard épais, Napoléon entra par
la barrière d'Italie, et ne voulant pas traverser dans toute sa
largeur Paris, dont les dispositions lui étaient mal connues, il
suivit les boulevards du midi, le pont de la Concorde et le quai des
Tuileries. Il était escorté par sept à huit cents officiers
appartenant à tous les corps, qui présentaient un désordre imposant en
galopant autour de sa voiture; tous poussaient des cris de Vive
l'empereur! jusqu'aux nues. Mais ces cris trouvaient peu d'écho: Paris
était morne et sombre; ses rues semblaient désertes, ses boutiques et
ses maisons étaient fermées. Quelques acclamations saluèrent Napoléon
au passage; «mais elles n'offraient pas, dit un de ses compagnons, le
caractère d'unanimité et de frénésie qui nous avaient accompagnés du
golfe Juan aux portes de la capitale; l'accueil des Parisiens ne
répondit pas à notre attente.» A son arrivée sur la place du
Carrousel, l'empereur fut enlevé de sa voiture par la foule de ses 
officiers et porté de bras en bras dans les Tuileries et jusque dans
son cabinet, avec des transports d'enthousiasme qui tenaient du
délire. Mais tout le reste de la ville resta muet et triste: des
groupes de bonapartistes couraient les rues en criant: Vive
l'empereur! en chantant des chansons napoléoniennes; mais à peine
quelques portes s'ouvraient, quelques voix répondaient; une espèce de
terreur planait sur la capitale, qui ne voyait dans cette révolution
nouvelle que la reprise de la guerre; le retour de Napoléon était pour
elle non pas un triomphe, mais une sorte de conquête qu'elle subissait
de la part de l'armée et des provinces. Cet accueil des Parisiens fit
une impression si profonde sur l'empereur, qu'il en éprouva un
découragement réel, et que son génie s'en trouva paralysé. «Il
semblait, dit Menneval, que la foi en sa fortune qui l'avait porté à
former l'entreprise hardie de son retour de l'île d'Elbe l'eût
abandonné à son entrée dans Paris[171].»

         [Note 171: _Souvenirs_, t. II, p. 444.]

Napoléon à Paris, c'était la guerre avec toute l'Europe: il fallut s'y
préparer. La capitale sortit de son apathie; mais si elle ne montra
pas sa mollesse de 1814, elle montra encore moins son ardeur de 1792.
On fit des appels de volontaires: avec ceux des écoles, dix-huit
compagnies de canonniers furent formées; ceux des faubourgs
composèrent un corps de vingt-cinq mille fédérés. On mobilisa une
grande partie de la garde nationale comme armée de réserve; on
fortifia les hauteurs de Paris et les barrières, et on les arma de six
cents bouches à feu; on créa dix grands ateliers d'armes, avec sept ou
huit mille ouvriers de tout état qui donnaient trois mille fusils par
jour, etc. Napoléon déploya plus de génie et d'activité qu'il n'avait
fait à aucune époque; mais il ne parvint pas à jeter du _phlogistique_
dans cette population usée, harassée, qui _n'en voulait plus_.
D'ailleurs, une nouvelle crainte agitait la bourgeoisie, le petit  
commerce, la propriété: l'appel des fédérés avait fait croire au
retour des moyens révolutionnaires, à un jacobinisme impérial. Quand
on vit sortir de ses bouges, de ses ordures, de sa misère cette
population étrange, qui semblait inconnue à la ville depuis les
journées de prairial, quand on la vit avec ses guenilles, ses piques
et ses bonnets rouges, ses cris, ses chants, ses menaces, vociférant
la _Marseillaise_, A bas les prêtres! Vive la nation! on se crut
revenu à 93, on revit la guillotine et la terreur, on craignit le
pillage, et la bourgeoisie, consternée, épouvantée, n'eut plus qu'une
pensée: se débarrasser de l'empereur pour éviter ce qu'elle appelait
«le règne de la canaille.»

Napoléon, en appelant les fédérés des faubourgs, avait fait contrainte
à sa nature et donné un gage au parti républicain, qui l'obsédait;
mais ce n'était réellement pour lui qu'une vaine démonstration: il
savait, à part sa répugnance pour les émotions populaires, qu'en
faisant reprendre au peuple son rôle de 1792, il mettait contre lui
tout ce qui formait alors l'opinion publique. L'informe tentative
qu'il fit eut même pour effet de paralyser une partie de ses forces,
déjà compromises par les attaques de la presse et les dispositions de
la Chambre des représentants. Aussi, quand, à une grande revue des
Tuileries, les fédérés lui demandèrent des armes en lui disant que,
s'ils en avaient eu en 1814, «ils auraient imité cette brave garde
nationale, réduite à prendre conseil d'elle-même et à courir sans
direction au-devant du péril,» il en promit, mais avec un visage
profondément triste, des paroles pleines d'une visible répugnance, et
il n'en donna pas. «Il voulait, dit un de ses compagnons, conserver à
la garde nationale une supériorité qu'elle aurait perdue si les
fédérés eussent été armés; il craignait ensuite que les républicains,
qu'il regardait toujours comme ses ennemis implacables, ne
s'emparassent de l'esprit des fédérés... Prévention funeste, qui   
lui fit placer sa force autre part que dans le peuple et lui ravit par
conséquent son plus ferme soutien[172]!»

         [Note 172: _Mém. de Fleury de Chaboulon_, t. II.]



§ XXXI.

Fête du Champ-de-Mai.--Paris après la bataille de
Waterloo.--Capitulation du 3 juillet.


Le 3 juin se fit la fête dite du Champ-de-Mai, pour l'acceptation de
l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire. «Une foule
prodigieuse remplissait l'espace compris depuis le château des
Tuileries jusqu'à l'École militaire, en suivant le jardin des
Tuileries, l'avenue des Champs-Élysées et le pont d'Iéna. Cette
multitude était incalculable, et les terrasses qui entouraient le
Champ-de-Mars étaient aussi chargées de monde qu'à aucune des grandes
fêtes de la révolution[173].» Là se trouvaient, outre la cour impériale,
trente mille hommes de garde nationale, vingt mille députés des
départements. La République et l'Empire n'avaient pas eu de cérémonie
plus pompeuse, plus solennelle, surtout plus grave et plus émouvante.
Les spectateurs étaient pleins d'un enivrement fiévreux et en même
temps des pressentiments les plus sombres. Les soldats ne défilaient
pas comme à une vaine parade; ils saluaient César avant de mourir!
Leurs cris, leur enthousiasme, leur ardeur avaient quelque chose de
terrible et de navrant: c'était non de l'allégresse, mais de la
fureur; non de l'assurance, mais de la menace! Quant à Napoléon,
jamais il ne fut plus majestueux, plus grand, plus inspiré, et l'on
chercherait vainement dans l'histoire des paroles plus enflammées,
plus enivrantes que celles qu'il jetait du haut de son trône aux
députations, aux bataillons, à la multitude qui passait devant lui 
en jurant de vaincre ou de mourir! Hélas! ce qui manquait à tous, peuple,
soldats, empereur, dans cette autre fête de la fédération, si
différente de celle du 14 juillet, c'était la foi en eux-mêmes, la
confiance dans l'avenir, l'espérance qui engendre le succès! Il y
avait comme un voile de deuil sur tous ces uniformes, ces armes, ces
drapeaux, cette musique guerrière, ces serments, ces cris
d'enthousiasme; il y avait dans toutes les âmes une secrète
inquiétude, l'appréhension de grands malheurs, la presque certitude
d'une défaite: Waterloo semblait planer déjà sur le Champ-de-Mai!

         [Note 173: _Mém. de Rovigo_, t. VIII, p. 47.]

Paris, pendant les premières opérations de la campagne, fut plein de
cette tristesse débilitante qui présage et amène les catastrophes. Le
commerce ordinaire avait cessé; toutes les industries étaient
employées pour la guerre; la plupart des ouvriers ne trouvaient à
travailler que dans les ateliers d'armes ou bien aux fortifications,
qui s'achevaient malgré les pleurs des paysans dont on ruinait les
propriétés. Les royalistes annonçaient d'avance des défaites; des
complots en faveur des Bourbons se tramaient presque ouvertement; on
ne parlait partout que de trahisons; enfin, la représentation
nationale, où l'esprit public aurait dû se retremper, n'inspirait
aucune confiance.

Le 21 juin, au matin, la nouvelle d'un grand désastre commença à
circuler: l'empereur l'avait apportée lui-même; il était descendu à
l'Élysée pendant la nuit; l'ennemi avait déjà franchi la frontière et
marchait sur Paris. La consternation fut extrême; on ne s'abordait
qu'en tremblant; il n'y avait que des murmures, même des imprécations
contre Napoléon, qui venait encore, disait-on, d'abandonner son armée.
Sur-le-champ il fut question de son abdication: c'était l'avis presque
unanime de la bourgeoisie. Il fallait, criait-elle, sacrifier cet
homme, cause unique des malheurs de la patrie, et se réconcilier ainsi
avec l'Europe; c'était aussi l'avis de la Chambre des              
représentants. Mais le peuple, qui s'inquiétait peu de liberté et de
constitution, qui ne voyait que la honte d'une nouvelle invasion
étrangère, accourut à l'Élysée avec des cris de fureur; demandant des
armes, voulant marcher à l'ennemi. L'empereur refusa de se confier à cet
enthousiasme populaire, qui pouvait amener la guerre civile, et, cédant à
la réprobation des Chambres, subissant avec calme, mais avec une
tristesse qui n'était peut-être pas exempte de remords, cette
contre-partie du 18 brumaire, il abdiqua, puis «il se déroba aux
acclamations d'une foule immense qui se succédait durant tout le jour
dans l'avenue de Marigny et qui le conjurait de ne pas l'abandonner,
et, saluant de la main les fédérés qui lui offraient à grands cris
leurs bras pour sa défense,» il se retira à la Malmaison. On sait
qu'il en sortit quatre jours après pour aller mourir à Sainte-Hélène.

Le 28 juin, l'armée, vaincue à Waterloo et forte encore de cent mille
hommes, arriva sous les murs de Paris; elle était suivie par les
armées prussienne et anglaise. On s'attendit à une bataille, et l'on
se hâta de terminer les fortifications, surtout celles du nord. Les
hauteurs de Belleville étaient couronnées d'ouvrages continus, qui
s'appuyaient à la forteresse de Vincennes et à Bercy d'une part,
d'autre part à Saint-Denis, Montmartre et Chaillot. Deux bataillons de
canonniers de marine, quatorze compagnies d'artillerie de ligne, vingt
compagnies d'artillerie de la garde nationale, en tout cinq à six
mille canonniers, qui servaient près de mille pièces, défendaient les
hauteurs.

Tout se disposait à une bataille décisive, et des escarmouches étaient
déjà commencées; mais la plus grande partie des Parisiens voyait ces
apprêts avec une terreur pleine de désespoir: croyant, comme l'ennemi
ne cessait de le dire, que l'Europe ne faisait la guerre qu'à
Napoléon, et celui-ci ayant disparu de la scène politique, elle
s'épouvantait d'une bataille qui, si elle amenait une défaite,     
l'exposait aux plus terribles vengeances, et, si elle donnait une
victoire, attirait sur elle un million de nouveaux ennemis. C'était là
l'opinion de la garde nationale, de la bourgeoisie tombée dans le plus
profond découragement, des boutiques qui redoutaient le pillage, de
toutes les autorités, généraux, ministres, qui ne voyaient d'autre
issue à cette situation anarchique que dans le retour des Bourbons.
Mais ce n'était pas l'opinion de l'armée, qui demandait la bataille
avec des cris de rage, des fédérés animés des mêmes passions qu'elle,
du peuple des faubourgs, qui courait aux barrières en criant: Vive
Napoléon! Point de Bourbons! Vive la liberté! A bas les traîtres!
Paris offrait alors le spectacle le plus désolant: il semblait que
cette reine de la civilisation fût prête à s'abîmer dans l'anarchie,
l'impuissance, le désespoir, sous les fureurs des partis qui la
divisaient, sous les coups des étrangers qui l'entouraient pleins de
menaces. On ne voyait dans les rues que des visages irrités, défiants
ou désolés; tous les magasins, tous les ateliers étaient fermés; les
citoyens semblaient ennemis les uns des autres et prêts à
s'entr'égorger: Lâches, traîtres, disaient les ouvriers aux bourgeois;
jacobins, pillards, disaient les bourgeois aux ouvriers. Certains
quartiers avaient été abandonnés par les riches; tout refluait au
centre ou sur les boulevards, qu'occupaient trente mille villageois
venus des environs et campant là avec leurs familles et leurs
bestiaux; enfin, on n'entendait dans les rassemblements des rues,
comme dans l'intérieur des maisons, que le mot terrible, fatal de
_trahison_, qui courait partout, paralysait tout et jetait l'ébêtement
dans toutes les âmes. Dans cette situation, Fouché, président du
gouvernement provisoire, et Davout, chef de l'armée, qui tous deux
étaient en correspondance secrète avec Louis XVIII, s'entendirent pour
en finir par une capitulation qui fut, de leur part, à la fois un coup
de désespoir et un acte de trahison.

Une première demande d'armistice fut faite; Blucher y répondit     
ainsi: «Nous voulons entrer dans Paris pour protéger les honnêtes gens
contre le pillage dont ils sont menacés par la canaille. Un armistice
satisfaisant ne peut être conclu que dans Paris!» Wellington se montra
moins arrogant; et alors fut signée la triste convention du 3 juillet
1815, dont les principaux articles étaient:

2.--L'armée française se mettra en marche demain pour prendre position
derrière la Loire. Paris sera entièrement évacué en trois jours.

9.--Le service de Paris continuera d'être fait par la garde nationale
et la gendarmerie municipale.

11.--Les propriétés publiques, à l'exception de celles qui ont rapport
à la guerre, seront également respectées. Les habitants, et en général
tous les individus qui seront dans la ville, continueront de jouir de
leurs droits et libertés sans être recherchés, soit en raison des
emplois qu'ils occupent ou ont occupés, ou de leur conduite ou
opinions politiques.

Cette capitulation qui, en livrant sans condition Paris et l'armée aux
étrangers, leur livrait la France, qu'ils allaient rançonner,
dépouiller, mutiler, fut reçue par la masse de la population sans
murmures et même avec une sorte de satisfaction: au milieu de la
dissolvante anarchie où l'on vivait, c'était une fin. Les royalistes,
les classes élevées, les deux Chambres en témoignèrent leur joie: pour
eux c'était une délivrance. Quant au peuple, quant à l'armée, ils
l'apprirent en frémissant de colère: Aux armes! A bas les traîtres! La
bataille! entendait-on dans le camp français, aux barrières gardées
par les fédérés, dans les faubourgs pleins d'une foule indignée.
L'alarme se répandit dans Paris: on crut que l'armée et les fédérés
allaient se réunir pour s'emparer de la ville; fusiller les traîtres
et mettre au pillage les quartiers riches. Toute la garde nationale
fut sur pied pour dissiper les rassemblements: elle s'empara des
faubourgs et des barrières et coupa les communications du peuple   
avec l'armée. Alors celle-ci, après une violente émeute, se décida à se
mettre en retraite en brandissant ses armes, avec des imprécations
contre les traîtres qui livraient la France à ses ennemis.



§ XXXII.

Deuxième occupation de Paris.--Retour de Louis XVIII.--Prospérité
honteuse de la ville.


Le lendemain (6 juillet), les portes de la ville furent remises aux
étrangers. Les Prussiens entrèrent par les barrières de Grenelle et de
l'École militaire, traversèrent le Champ-de-Mars et le pont d'Iéna en
ordre de bataille et comme dans une ville conquise, s'emparèrent des
quais, de l'Hôtel-de-Ville, de la Bastille, des boulevards, pendant
que les Anglais entraient par la barrière de l'Étoile et s'emparaient
des Champs-Élysées. Toutes les places, les ponts, les jardins publics
furent occupés militairement avec de l'artillerie: il y avait des
postes à tous les édifices, des sentinelles à tous les coins de rue,
des bivouacs partout, dans les promenades, sur les boulevards, dans
les cours des palais. Les vainqueurs affectèrent dans leur marche la
colère et la menace; ils paraissaient n'attendre qu'une provocation
pour livrer la ville à une soldatesque furieuse. Des cris de vivent
les Bourbons! vivent nos alliés! se firent entendre sur leur passage:
ils n'y répondirent pas. Le lendemain, une division s'empara des
Tuileries et en chassa le gouvernement provisoire; une autre s'empara
du palais législatif et en ferma les portes à la représentation
nationale. Quel jour de honte et de terreur pour la ville de la
révolution! L'étranger, la figure irritée et l'insulte à la bouche,
gardait nos places et nos monuments, la mèche sur ses canons; des
groupes de royalistes parcouraient les boulevards avec des         
drapeaux blancs et des cris de Vive le roi! le peuple, confiné dans ses
faubourgs, demandait encore à se battre et criait à la trahison; la
garde nationale sillonnait les rues de ses patrouilles pacifiques avec
une patience, un dévouement, une modération respectés même des
vainqueurs; enfin, les murs étaient placardés de proclamations
royalistes, des derniers décrets des représentants, des ordres des
généraux alliés.

Ce fut au milieu de cette anarchie que Louis XVIII entra dans Paris (8
juillet), escorté de gardes du corps et volontaires royaux. La garde
nationale alla au-devant de lui, et, sur son passage, il y eut de
nombreuses acclamations: on se jetait au-devant des Bourbons pour
échapper à l'humiliation de la conquête, et la bourgeoisie
s'empressait de crier: Vive le roi! pour que le retour de Louis XVIII
parût un événement national. Le soir, il y eut foule dans le jardin
des Tuileries, et les femmes de toutes les classes, grandes dames,
bourgeoises, ouvrières (les femmes eurent une grande influence sur
l'opinion publique à cette époque), ivres de joie de la chute du
tyran, de la fin de la conscription, du retour de la paix, ouvrirent
des rondes dans les parterres avec les gardes du corps et les soldats
étrangers, en chantant _Vive Henri IV_, en insultant le parti vaincu,
en se faisant accompagner par les musiques de la garde nationale. Les
cris, les chants, les transports de cette foule devinrent tels, que le
roi descendit au milieu d'elle et parcourut une partie du jardin. Tout
cela se passait en face des Prussiens, dont les canons se dressaient
devant le château; devant les Anglais, dont les feux de bivouac
éclairaient les Champs-Élysées. Ces démonstrations de joie si
étranges, triste témoignage de l'animation des partis devant
l'invasion étrangère, durèrent plusieurs jours.

Pendant ce temps, nos alliés minèrent le pont d'Iéna pour le faire
sauter; ils pillèrent le musée du Louvre, les bibliothèques, les   
palais royaux, «pour donner, disait Wellington, une leçon de morale au
peuple français;» ils saccagèrent les magasins publics et les
arsenaux; ils rançonnèrent la ville à dix millions, payables en
quarante-huit heures; ils tyrannisèrent les habitants chez lesquels
ils étaient logés; ils mirent la garde nationale sous le commandement
d'un de leurs généraux. Le gouvernement royal ressentait vivement ces
outrages, mais il était impuissant à les empêcher; quant à la
population elle était indignée de ces violences faites au mépris même
de la convention de Paris; et des rixes sanglantes ayant eu lieu dans
plusieurs maisons, les Prussiens allèrent se loger, non dans les
casernes où ils pouvaient craindre d'être enveloppés, mais dans des
camps de baraques qu'on dressa dans les jardins et les places
publiques. Alors les vexations, les humiliations cessèrent peu à peu;
les vainqueurs s'humanisèrent au contact des vaincus; ils se
déridèrent devant les séductions de cette Capoue, qui commençait à
reprendre ses habits de fête; et lorsqu'ils évacuèrent Paris, après le
traité du 20 novembre, ils étaient conquis eux-mêmes par les
agréments, l'insouciance, la politesse, la gaieté de ses habitants,
qui en vinrent même à se moquer d'eux ouvertement, en plein théâtre,
dans les journaux et surtout dans d'innombrables caricatures.

Durant cette période de l'occupation, Paris présenta un spectacle
nouveau, étrange, honteux. Pendant que les vainqueurs se partageaient
les milliards de notre rançon, pendant que nos provinces étaient
dévastées, dépouillées, écrasées par douze cent mille étrangers,
pendant qu'on ouvrait de trois brèches la frontière de Louis XIV,
pendant qu'on licenciait notre armée de la Loire, que nos soldats
étaient proscrits, nos drapeaux humiliés, nos vingt-cinq années de
gloire et de liberté insultées, Paris était tranquille, respecté,
brillant, plein de plaisirs et de fêtes: la Babylone moderne, se
réjouissant de la présence des vainqueurs, s'étourdissait, comme   
les prostituées de ses rues, sur sa propre honte, fermait les yeux sur les
malheurs de la France et étalait toutes ses séductions pour faire
d'ignobles gains. Les théâtres, les cafés, les maisons de jeu et de
débauche étaient continuellement remplis et décuplaient leurs
recettes; les promenades, les jardins publics, les lieux de réunion
regorgeaient d'officiers étrangers, qui y jetaient l'or à pleines
mains; les magasins de bijoux, de modes, de bronzes, d'étoffes ne
suffisaient pas aux acheteurs. Il y avait, vers la fin de 1815, plus
de six cents princes ou grands seigneurs étrangers demeurant à Paris;
deux mille familles anglaises y étaient accourues; tous les généraux
alliés, après avoir pillé les départements, venaient y dépenser le
produit de leur butin en quelques jours. Le grand duc Constantin
dépensa quatre millions en un mois, Wellington trois millions en six
semaines, Blucher plus de six millions pendant tout son séjour, et
s'en retourna ruiné, avec ses terres engagées ou vendues. Il se fit
alors d'immenses fortunes dans le commerce parisien, surtout au
Palais-Royal, dans le quartier Montmartre, dans la rue Saint-Denis, où
la bourgeoisie marchande se distinguait par son ardent royalisme.

Cependant l'opposition au gouvernement des Bourbons commençait à se
manifester par des actes; les officiers bonapartistes, mis à la
demi-solde et traqués par la police, conspiraient dans les cafés
obscurs du Palais-Royal pour renverser un roi imposé, disaient-ils,
par l'étranger; hors des barrières, dans les cabarets, les ouvriers,
par des signes, des demi-mots, quelques couplets, rappelaient le culte
de l'_autre_, devenu pour eux le culte de la patrie. D'ailleurs, les
déclamations des journaux royalistes, les actes de la Chambre
introuvable, et de nombreuses condamnations politiques vinrent
réveiller les Parisiens, les faire rougir de leur royalisme
mercantile, leur faire peur de l'ancien régime. L'exécution du jeune
Labédoyère excita donc dans Paris une profonde pitié, l'évasion de 
Lavalette une grande joie; toute la ville fut en rumeur pour le procès
et la mort du maréchal Ney; enfin, la conspiration de 1816, où de
malheureux ouvriers furent seuls impliqués, inspira au peuple de
sourdes colères contre les Bourbons qui relevaient l'échafaud
politique. A part ces victimes, à part quelques condamnations
correctionnelles, quelques tyrannies de bas étage, Paris se ressentit
peu de la réaction royaliste, de la _terreur blanche_ de 1815, et la
cour prévôtale de la Seine fit à peine parler d'elle. D'ailleurs on
ménageait la capitale à cause de sa bourgeoisie toute dévouée aux
Bourbons, à cause de ses ouvriers, dont on redoutait l'inimitié,
surtout à cette époque, où une disette, causée par la désastreuse
récolte de 1816, vint s'ajouter à tous les malheurs de la France. Le
pain valut alors à Paris vingt-cinq sous les quatre livres, et il
aurait valu trois fois davantage sans le conseil municipal, qui
dépensa vingt-cinq millions pour maintenir ce prix. Comme dans les
plus tristes jours de la révolution, on faisait queue aux portes des
boulangers, et l'on fut obligé de rationner la population; les mairies
et les bureaux de bienfaisance étaient assiégés par une foule de
malheureux livrés aux angoisses de la faim; enfin, les rues étaient
pleines de paysans que la misère avait chassés de la Champagne et de
la Bourgogne et qui venaient mendier dans Paris.



§ XXXIII.

Paris depuis 1816 jusqu'en 1824.--Troubles de
1820.--Carbonarisme.--Missions.--Sentiments de la bourgeoisie, etc.


La prospérité reprit les années suivantes, surtout quand notre
territoire eut été délivré de l'occupation européenne: les étrangers
continuaient à venir à Paris, les fortunes bourgeoises ne cessaient de
s'accroître; de grandes manufactures, de nouvelles industries      
s'établissaient de toutes parts; la population augmentait. Cette
prospérité reçut une première atteinte à la mort du duc de Berry (13
février 1820), qui excita dans Paris une profonde tristesse et de
vives alarmes: on prévoyait que la réaction royaliste allait profiter
du crime d'un individu pour mettre en cause la révolution. Or, cinq
années de liberté de la presse avaient ranimé l'amour des institutions
libérales et le désir de conserver les conquêtes politiques de 1789.
Déjà, la bourgeoisie avait, en 1817, manifesté son opinion en envoyant
à la Chambre cinq députés libéraux; elle s'alarma donc des tentatives
faites par le parti royaliste pour ramener la France vers l'ancien
régime, et elle suivit avec anxiété les débats relatifs à la loi qui
devait restreindre le droit électoral à douze ou quinze mille
propriétaires. A cette époque, la tribune, longtemps négligée et
méprisée, était redevenue populaire. La foule encombrait les abords du
Palais-Bourbon, saluant de ses acclamations et des cris de Vive la
Charte! les députés qui défendaient les libertés publiques, et cette
foule n'était pas composée du peuple qui restait en dehors des
questions débattues, mais de la jeunesse des écoles et du commerce, de
la jeune bourgeoisie, fille de la révolution, qui témoignait une
grande ardeur pour conserver ses principes à la France. Il s'en suivit
des rixes avec les gens de la police et dans ce tumulte, un étudiant,
nommé Lallemand, fut tué d'un coup de fusil. Le sang de ce jeune homme
était le premier qu'on eût versé dans les rues depuis les journées
révolutionnaires: il excita une grande fermentation. Toute la jeunesse
de Paris conduisit la victime au cimetière du Père Lachaise avec un
aspect menaçant, et la souscription ouverte pour lui élever un
monument fut remplie en moins d'une semaine.

Les jours suivants, les troubles continuèrent, et, la force armée
ayant chassé la foule des abords de la Chambre, une colonne de     
quatre à cinq mille jeunes gens sans armes, guidée par quelques officiers
bonapartistes, parcourut les boulevards au cri de Vive la Charte!
produisant sur son passage une vive agitation: en quelques heures,
Paris sembla avoir repris son aspect de 89. La colonne des jeunes gens
parcourut le faubourg Saint-Antoine et en ramena dix à douze mille
ouvriers ignorants, irrésolus, qui, ne comprenant rien à cette vaine
promenade, demandèrent à marcher sur les Tuileries. Les jeunes gens
s'arrêtèrent alarmés; un orage survint, et la nuit dissipa ce
rassemblement, qui semblait sur le seuil de la guerre civile.

L'agitation continua encore pendant plusieurs jours et prit pour
théâtre les boulevards et les rues Saint-Martin et Saint-Denis.
«Prenez garde, dit le député Lafitte aux ministres, l'émotion gagne
les classes populaires.» Mais après une semaine de désordres sans
portée comme sans résultat, après que le gouvernement eut déployé des
forces considérables, le tumulte s'apaisa de lui-même, comme si la
population n'eût voulu que tâter ses forces et goûter de nouveau à la
vie des révolutions.

A la suite de ces troubles, des sociétés secrètes se formèrent, qui
cherchèrent à renverser les Bourbons par des conspirations. Le
_carbonarisme_ trouva des adeptes dans les officiers à demi-solde, les
sous-officiers de l'armée, les avocats, les jeunes gens des écoles et
du haut commerce; mais ses complots, si péniblement ourdis, si
facilement déjoués, n'aboutirent qu'à des condamnations, qu'à des
proscriptions, qu'à des supplices. La mort tragique des quatre
sergents de la Rochelle fit dans Paris la plus pénible sensation. Ce
furent d'ailleurs les dernières victimes de l'échafaud politique: du
jour de leur supplice, Paris n'a plus vu l'instrument de mort se
dresser sur ses places publiques pour des opinions ou pour des
complots.

La défaite du carbonarisme consolida le gouvernement des Bourbons, 
qui prit une nouvelle force de la naissance du duc de Bordeaux et de
la mort de Napoléon; le premier de ces événements fut célébré par les
fêtes et les adulations qui ne manquent jamais aux princes; le second
fut accueilli par le peuple avec une douleur profonde. Alors le
gouvernement sembla marcher ouvertement au rétablissement de l'ancien
régime, et, croyant restaurer la royauté par la religion, il donna
plus de pouvoir au clergé. Des missions furent faites dans toute la
France, missions dirigées principalement contre les idées de la
révolution, et l'on ne craignit pas d'ouvrir ces prédications dans la
ville même de 1789. Elles excitèrent, dans la bourgeoisie comme dans
le peuple, une aveugle colère: la foule envahit les églises et
interrompit les exercices religieux par des cris scandaleux et des
moqueries odieuses; le gouvernement dissipa les attroupements par la
force, et, pendant plusieurs jours, les abords de certaines églises,
surtout celle des Petits-Pères, furent le théâtre de troubles qui ne
cessèrent qu'avec les missions.

La bourgeoisie parisienne avait conservé ses idées voltairiennes, ses
préjugés philosophiques, son incrédulité révolutionnaire. Elle faisait
sa lecture ordinaire des écrits irréligieux du XVIIIe siècle, des
romans obscènes de Pigault-Lebrun, des chansons napoléoniennes de
Béranger, enfin et surtout d'un journal très-influent, le
_Constitutionnel_, écrit par les derniers disciples de Voltaire, et
qui poussait la haine du prêtre jusqu'au ridicule. L'immixtion du
clergé dans les affaires de l'État jeta donc à Paris un grand
discrédit sur le gouvernement. L'opposition, qui avait été jusqu'alors
inspirée ou dirigée par la banque et le haut commerce, gagna les
boutiques royalistes, les quartiers qui se pavoisaient de blanc à
chaque fête monarchique, et elle éclata surtout avec les apprêts de la
guerre d'Espagne, guerre qui semblait une croisade contre la
révolution. La bourgeoisie avait récemment envoyé à la Chambre dix
députés libéraux sur douze élus; elle suivit avec ardeur les       
débats législatifs, et un marchand du quartier Saint-Denis se chargea
d'exprimer hautement son opinion. La majorité de la Chambre des
députés ayant prononcé l'expulsion de Manuel, l'orateur le plus hardi
de l'opposition, le poste de garde nationale qui se trouvait au
Palais-Bourbon fut appelé pour _empoigner_ le proscrit, qui refusait
de sortir: le sergent qui commandait ce poste, nommé Mercier, entra
dans la salle, reçut l'ordre du président et répondit par un refus.
Cette action excita un enthousiasme étrange: des brochures, des
portraits, des chansons la célébrèrent; une souscription nationale
décerna au sergent un fusil d'honneur.

L'opposition de Paris continua pendant la guerre d'Espagne: dans cette
ville, où la gloire des armes est si populaire, on se moqua des
difficultés de cette campagne, de la prise même du Trocadéro; et,
quand la garde royale revint à Paris, quand on la fit passer, par une
imitation des triomphes de l'Empire, sous l'Arc de l'Étoile, qu'on
avait ébauché en toiles et en planches, la foule injuste n'assista à
cette entrée qu'avec indifférence.

L'année suivante, Louis XVIII mourut.



§ XXXIV.

Embellissements de Paris sous la Restauration.


Pendant les malheurs de l'occupation étrangère, Paris, quoique
jouissant d'une prospérité commerciale qu'elle n'avait pas connue
depuis quinze ans, avait vu interrompre ses grands travaux
d'embellissement et d'assainissement; à dater de 1819, et sous
l'administration éclairée et vigilante du préfet Chabrol, ces travaux
recommencent, et, à part les lacunes causées par les révolutions de
1830 et de 1848, ils n'ont plus cessé et ont fait subir à la ville de
saint Louis et de Louis XIII une complète transformation. Napoléon 
n'avait songé à embellir Paris qu'à la façon des anciens rois,
c'est-à-dire en élevant des monuments plus fastueux qu'utiles, et, à
part la construction des quais et des marchés, il n'avait presque rien
fait pour donner de l'air, du soleil, de la vie à ce vieux Paris si
noir, si fétide, si misérable; il n'avait rien fait pour sa viabilité,
pour sa propreté, pour sa salubrité. A partir de l'administration de
M. de Chabrol, les améliorations de Paris sont appropriées aux moeurs
nouvelles, au commerce et à l'industrie parisienne, qui deviennent
immenses, enfin à la population qui augmente tous les jours. Le grand
plan d'alignement et d'éclaircissement, conçu sous Louis XVI, est
repris avec ardeur[174], et, de 1820 à 1830, on ouvre soixante-cinq rues
et quatre places nouvelles, on élargit vingt-quatre rues, places ou
boulevards, on bâtit les ponts des _Invalides_, de l'_Archevêché_,
d'_Arcole_, on termine le _canal Saint-Martin_, on achève les marchés
commencés sous l'Empire, l'entrepôt des vins, les greniers de réserve;
on améliore les halles et l'on y bâtit les marchés au beurre et au
poisson, on renouvelle une partie du pavé, on introduit l'éclairage au
gaz, on établit le service des voitures-omnibus, on commence
l'amélioration si importante, si nécessaire, si longtemps demandée des
_trottoirs_. Ces travaux d'utilité n'empêchent pas les travaux de
luxe, mais ceux-ci ont un caractère tout monarchique ou tout
religieux: ainsi, on relève les statues de Henri IV sur le Pont-Neuf,
de Louis XIII à la place Royale, de Louis XIV à la place des
Victoires; on remplace d'anciennes chapelles de couvents, devenues
succursales sous le Consulat, par des édifices plus convenables; et
ainsi sont bâties les églises _Saint-Denis-du-Saint-Sacrement_,
_Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle_, _Notre-Dame-de-Lorette_,           
_Saint-Vincent-de-Paul_, etc. On restaure et on embellit presque
toutes les autres églises, qui s'enrichissent d'objets d'art
principalement enlevés au Musée des monuments français, lequel se
trouve dispersé. On construit aussi la _chapelle expiatoire de la rue
d'Anjou_, le _séminaire Saint-Sulpice_, l'_hospice d'Enghien_,
l'_infirmerie Marie-Thérèse_, etc. On ajoute quelques pierres à la
Madeleine et à Sainte-Geneviève, rendues au culte catholique, à l'Arc
de l'Étoile, au palais d'Orsay. Enfin, on doit à l'industrie
particulière deux mille maisons nouvelles, dont quelques-unes sont des
palais, les théâtres des _Nouveautés_, du _Gymnase-Dramatique_,
_Ventadour_, la reconstruction de l'_Ambigu-Comique_ et du
_Cirque-Olympique_, les passages couverts de _Choiseul_, _Véro-Dodat_,
_Vivienne_, _Colbert_, etc.

         [Note 174: M. de Chabrol, dans un mémoire publié en 1823,
         estime le nombre des rues de Paris à cette époque à 1,070,
         outre 120 culs-de-sac et 70 places.]



§ XXXV.

Paris pendant le règne de Charles X.


L'opposition de la bourgeoisie parisienne n'était pas dirigée contre
la dynastie des Bourbons, mais contre la marche de leur gouvernement,
et avec son aveuglement ordinaire elle se proposait, non de renverser,
mais d'avertir. C'est ainsi que le grand orateur de l'opposition, le
général Foy, étant mort (28 nov. 1825), des funérailles pompeuses lui
furent faites, où assistèrent deux cent mille citoyens de toute
profession, dans l'ordre le plus parfait, avec une discipline qui
était un grave enseignement. Toute la ville était en deuil, les
boutiques fermées, les ouvriers hors de leurs ateliers, la tête
découverte devant le passage du cortége. Jamais Paris n'avait rendu
spontanément de tels honneurs à un citoyen: sur toute la cérémonie
planait le souvenir des funérailles de Mirabeau.

Le parti royaliste répondit à cette pompe si menaçante par la
célébration du jubilé, où l'on vit dans quatre processions immenses
le clergé parcourir les rues avec ses croix voilées, en chantant   
les psaumes de la pénitence, et suivi de toutes les autorités, des
personnages de la cour, des femmes de haut rang, du roi lui-même avec
toute sa famille. Une messe expiatoire, célébrée sur la place où était
mort Louis XVI, exprima la pensée de ces cérémonies et en fit ainsi
maladroitement un outrage et un défi.

«Tout prit alors un aspect ecclésiastique, dit un écrivain royaliste,
jusqu'à la musique, la déclamation, les arts, et les églises devinrent
elles-mêmes des spectacles.» Aussi la bourgeoisie parisienne se
mit-elle à lutter contre les _ultras_, contre les jésuites, avec
l'ardeur la plus passionnée: tribune, journaux, brochures,
souscriptions, associations ne laissaient pas de relâche au
gouvernement, ne lui passaient pas la moindre faute, attaquaient ou
calomniaient toutes ses intentions, toutes ses actions. Ainsi, le
ministère ayant été forcé de retirer (1827) devant l'opposition de la
Chambre des pairs une loi qui comprimait la presse, Paris fut
illuminé, on alluma des feux de joie, on cria: Vive la Chambre des
pairs! enfin, il y eut pendant trois jours une manifestation
d'allégresse qui semblait déjà présager une révolution.

A la suite de cet incident, Charles X, qui ne recevait plus qu'un
accueil silencieux des Parisiens, voulut ranimer leur affection en
passant une grande revue de la garde nationale au Champ-de-Mars (12
avril): il fut reçu par les cris de: A bas les ministres! les
princesses furent même accueillies par des paroles outrageantes;
enfin, quand les légions, en s'en retournant, passèrent devant le
ministère des finances, les cris redoublèrent et furent accompagnés
d'insultes et de menaces. Charles X licencia la garde nationale de
Paris.

Au mois de novembre suivant, les Chambres ayant été dissoutes, de
nouvelles élections se firent, et elles amenèrent à Paris la
nomination, de douze députés libéraux, qui réunirent presque       
l'unanimité des suffrages[175]. Quand ce résultat fut connu (19
novembre), quelques maisons illuminèrent; des groupes nombreux
parcoururent les rues populeuses avec le cri de Vive la Charte!
invitant les citoyens à illuminer; ils se grossirent de gamins et de
vagabonds, qui, dans la rue Saint-Denis, cassèrent les vitres des
maisons restées obscures. Un détachement de gendarmerie fut envoyé
pour mettre fin au désordre; il fut accueilli par des pierres: il y
avait dans une partie de la population un désir de bruit et de
tumulte, un sentiment brutal d'hostilité contre le pouvoir, qui la
poussait à l'émeute. A la fin, les émeutiers firent des barricades
dans la rue Saint-Denis: des troupes furent envoyées pour les
détruire, et, après quelque hésitation, elles dispersèrent la foule
par des charges multipliées et quelques feux de peloton. Il y avait
trente-deux ans que la fusillade ne s'était fait entendre dans les
rues de Paris: cette répression de l'émeute produisit donc une vive
sensation de colère, mais qui passa rapidement. Il semblait que le
peuple n'eût voulu que s'essayer au tumulte des rues; néanmoins, la
partie la plus belliqueuse de la population, celle qui était
principalement composée de bonapartistes et de républicains, commença
à songer à renverser le gouvernement par une insurrection.

         [Note 175: _Députés de la Seine_ en 1827: Dupont de l'Eure,
         Jacques Laffitte, Casimir Périer, Benjamin Constant, Schonen,
         Ternaux, Royer-Collard, Louis, Alex. de Laborde, Odier,
         Vassal, J. Lefebvre.]

La cour parut comprendre la portée des élections qui venaient de se
faire et des troubles qui les avaient suivies: un ministère dévoué à
la constitution fut nommé. La bourgeoisie parisienne accueillit ce
ministère avec une joie pleine de confiance. Aussi, les dix-huit mois
du ministère Martignac sont-ils l'époque la plus brillante de la
Restauration et l'une des plus heureuses de l'histoire de Paris.
L'industrie et le commerce étaient florissants; chaque jour voyait se
bâtir quelque nouvel édifice, s'établir quelque nouvelle           
manufacture, s'ouvrir quelque magasin de luxe; les théâtres et les lieux
de plaisir étaient continuellement pleins; les lettres et les arts étaient
cultivés avec une ardeur poussée jusqu'au fanatisme; la jeunesse
courait tantôt aux leçons éloquentes de MM. Guizot, Villemain et
Cousin, tantôt aux drames grotesques et aux vers rocailleux de l'école
romantique; dans toutes les classes éclairées de la population, il y
avait émulation, désir de mieux, amour de progrès, confiance dans
l'avenir. Quant au peuple, son bien-être avait augmenté, par le fait
seul de la paix, de la prospérité générale, du bon marché des denrées,
de l'augmentation des salaires. Sur 816,000 habitants (1829), le
nombre des indigents n'était que de 62,000, c'est-à-dire du douzième
de la population, tandis que, sous l'Empire, il était du huitième. La
fièvre de la concurrence n'avait pas encore amené dans l'industrie des
désastres fréquents; les machines, peu nombreuses, n'avaient pas
encore avili la main-d'oeuvre; de plus, il y avait encore dans les
classes ouvrières un reste de ces moeurs humbles, modestes, résignées,
auxquelles l'ancien régime les avait habituées, et qui s'étaient
conservées même sous la République et l'Empire; il y avait encore chez
elles le contentement du peu, l'ignorance des plaisirs coûteux, ou
bien, l'habitude des privations et de la misère. Enfin, si des
théories nouvelles sur l'organisation de l'industrie, les salaires, le
crédit, commençaient à paraître dans les écrits de l'école
saint-simonienne, elles n'avaient pas encore pénétré dans le peuple.
Son ignorance était toujours la même; il était resté en politique à
l'adoration pour le grand homme, à l'aversion stupide pour les
Bourbons, les nobles et les prêtres, à l'envie de se venger de 1815.
Dans les ateliers, on ne cessait de rappeler la gloire et la grandeur
de l'Empire; toutes les traditions en étaient vivantes; c'était, pour
les classes populaires, l'âge d'or. Mais, si l'on y murmurait la
_Marseillaise_, si l'on y chantait à pleine voix Béranger, si l'on 
s'y moquait des jésuites, il n'y avait, excepté chez quelques membres
des sociétés secrètes, chez quelques anciens soldats impériaux, aucun
projet marqué de bouleversement.

Cependant la royauté eut bientôt regret de sa marche
constitutionnelle, et elle prit (8 août 1829) un ministère composé
d'hommes qui semblaient désignés pour faire la contre-révolution. La
majorité de la Chambre des députés déclara au roi que ce ministère
était menaçant pour les libertés publiques. La Chambre fut dissoute,
et l'on se prépara à de nouvelles élections. Paris, que la chute du
ministère Martignac avait consterné, montra, dans la lutte engagée
entre le monarque et la nation, la plus vive ardeur: ses journaux, ses
correspondances, ses comités électoraux mirent le feu aux
départements; ses citoyens les plus influents se placèrent à la tête
de la résistance; enfin, il envoya à la Chambre douze députés
libéraux[176]. Tout cela n'éclaira pas la royauté: l'agitation,
pensait-elle, n'était que dans les classes électorales; elle croyait
n'avoir affaire qu'à des ambitieux ou à des journalistes; elle
s'imaginait même avoir le peuple de Paris pour elle. «Charbonnier doit
être maître chez lui,» avaient dit un jour les forts de la Halle à
Charles X, et sur ce mot, dont elle fit grand bruit, la cour crut que
les classes ouvrières n'avaient nul souci des institutions libérales
et verraient avec plaisir _mâter_ la bourgeoisie. Quant à celle-ci, sa
défaite au 13 vendémiaire, sa soumission au despotisme impérial, sa
facilité à subir les deux invasions étrangères, l'avaient fait
descendre depuis longtemps de sa renommée de 1789, et le parti de
l'ancien régime croyait que, poltronne autant que bavarde, elle était
incapable non-seulement de tenter une révolution, mais de faire    
une sérieuse résistance. Ce fut donc dans la pensée qu'elles seraient
acceptées ou subies sans contestation que Charles X rendit les
fameuses ordonnances qui supprimaient la Charte de 1814 en annulant
les élections, abolissant la liberté de la presse, etc.

         [Note 176: _Députés de la Seine_ en 1830: Vassal, Laborde,
         Odier, Lefebvre, Mathieu Dumas, Demarçay, Eusèbe Salverte, de
         Corcelles, Schonen, Chardel, Bavoux, Charles Dupin.]



§ XXXVI.

Journées de Juillet.


Ces ordonnances parurent le 27 juillet. Les hommes de l'opposition
furent consternés et cherchèrent par quelles voies légales ils
pourraient y résister; mais le peuple, jusqu'alors indifférent à la
lutte, descendit dans les rues et commença à chercher, à prévoir une
révolution. Des rassemblements se formèrent, inquiets, menaçants,
tumultueux, qui s'interrogeaient, se tâtaient, s'excitaient à la
résistance; les boutiques se fermèrent; des réverbères furent brisés;
on pilla quelques magasins d'armuriers. Des patrouilles furent
envoyées pour dissiper ces premiers désordres; leur présence fit
surgir quelques barricades; des rixes et des combats partiels
commencèrent: quelques hommes du peuple furent tués. Le soir, à la
lueur des flambeaux, les cadavres de ces premières victimes sont
promenés avec des cris de vengeance. Toute la nuit se passe en apprêts
de guerre, et, dès la pointe du jour, le tocsin sonne, le tambour bat,
des barricades s'élèvent dans toutes les rues, des combattants sortent
de toutes les maisons, surtout des quartiers populeux; de vieux
officiers bonapartistes, proscrits ou délaissés depuis 1814, leur
servent de guides avec les jeunes gens des écoles; une partie de la
garde nationale reprend son uniforme et ses armes; les carbonaris de
1820 se jettent dans la lutte avec une soif de vengeance longtemps
contenue, et déploient le drapeau tricolore. A la vue de ce symbole de
la révolution, toute incertitude cesse dans le peuple, que le cri  
de Vive la Charte! laissait froid et irrésolu: il allait prendre sa
revanche des trahisons de 1815; il allait se venger des bourreaux du
maréchal Ney et des sergents de la Rochelle; il allait en finir avec
les émigrés, les jésuites, les alliés de l'étranger! Alors, au cri de
Vive la Charte! on mêle celui de: A bas les Bourbons! on abat, on
détruit les insignes de la royauté; on court au combat, avec ou sans
armes, par un élan contagieux, les ardeurs d'un soleil de plomb et
l'odeur de la poudre donnant à toutes les têtes une ivresse mêlée de
joie et de fureur.

Cependant le gouvernement, qui n'avait fait aucun préparatif de
défense, à l'aspect de cette révolte inattendue, se décide à déployer
contre elle des mesures vigoureuses. Paris est mis en état de siége en
vertu d'un décret impérial de 1811; le maréchal Marmont a le
commandement de toutes les troupes; et trois colonnes, fortes ensemble
de dix-huit à vingt mille hommes, partent des Tuileries pour soumettre
la ville. La première remontera les quais jusqu'à la Bastille; la
deuxième suivra les boulevards jusqu'au même point; la troisième doit
occuper la rue Saint-Denis et servir de lien aux deux autres, en
lançant de fortes patrouilles dans toutes les voies transversales
entre les quais et les boulevards. La première balaye les quais et
reprend l'Hôtel-de-Ville; mais elle y est harcelée par les insurgés,
maîtres de la Cité, et ne peut aller plus loin; la deuxième parcourt
les boulevards, en livrant des combats vers les portes Saint-Denis et
Saint-Martin; elle arrive sur la place de la Bastille, essaie
vainement de pénétrer dans le faubourg, se rabat sur la rue
Saint-Antoine, y est assaillie de toutes les maisons par des balles,
des pavés, des meubles, et n'arrive à la place de Grève qu'en couvrant
sa route de blessés et de morts. La troisième colonne n'atteint la rue
Saint-Denis qu'en faisant de grandes pertes, et, au marché des
Innocents, elle est complétement enveloppée; quelques bataillons   
suisses sont envoyés pour la délivrer et n'y réussissent qu'en livrant
de nombreux combats. Enfin, les insurgés occupant tous les quartiers
du centre, les deux colonnes, réunies à l'Hôtel-de-Ville, évacuent cet
édifice et reviennent par les quais aux Tuileries.

Le combat fut suspendu pendant la nuit. Paris présentait alors le plus
sinistre spectacle: plus de gouvernement, plus d'autorités, plus de
préfets, plus de ministres; le peuple, sans frein et sans guide, était
le maître de la ville, et, derrière lui, cette troupe immonde de
vagabonds et de malfaiteurs qui pullule dans les grandes cités. Toutes
les maisons étaient fermées, tous les réverbères brisés, toutes les
rues hérissées de barricades, toutes les barricades défendues par des
hommes demi-nus, noirs de poudre, trempés de sueur, qui fondaient des
balles, pansaient leurs blessures et faisaient une garde vigilante. On
s'attendait à être le lendemain attaqué, bombardé, mitraillé; mais on
était résolu à vaincre ou à faire une résistance désespérée.

La royauté ne songeait pas à prendre l'offensive: ses malheureuses
troupes, affamées, harassées, étaient cantonnées au Louvre, au
Carrousel, rue Saint-Honoré, place Louis XV, attendant des ordres, des
vivres, des renforts. Elles y furent bientôt cernées par des bandes
d'insurgés, et le combat recommença. Les Parisiens, dont le nombre
grossissait d'heure en heure, se glissèrent par toutes les issues et
finirent par s'emparer successivement du Louvre, de la place du
Carrousel et enfin des Tuileries. Pendant que les vainqueurs brûlaient
le trône, brisaient des portraits, dévastaient quelques appartements,
les derniers pelotons de la garde royale faisaient encore une
résistance héroïque dans la rue de Rohan. Mais, à la fin, toute lutte
devint impossible, et, des troupes démoralisées, les unes firent
défection et livrèrent leurs armes au peuple, les autres se retirèrent
sur Saint-Cloud, où était la cour.

Alors l'insurrection ou plutôt la révolution fut entièrement       
maîtresse de Paris, et un gouvernement provisoire, à la tête duquel était
La Fayette, s'établit à l'Hôtel-de-Ville. Paris, avec ses rues dépavées
et sans voitures, ses maisons trouées de balles, ses boulevards coupés
d'arbres abattus, sa population haletante, enivrée, le fusil à la
main, présentait l'aspect le plus désordonné, le plus alarmant; et
l'on pouvait craindre qu'il ne tombât dans une anarchie semblable à
celle qui suivit le 10 août. Mais il n'y eut pas de désordre, pas une
tentative de pillage, pas un acte de cruauté et de vengeance, et l'on
vit alors combien les moeurs et le caractère de la population
parisienne s'étaient adoucis et transformés depuis un demi-siècle.
C'était le peuple, aidé de quelques étudiants et d'un petit nombre de
bourgeois, qui venait de remporter la victoire; c'était ce peuple des
journées de prairial, qui n'avait laissé que des souvenirs sinistres,
ce peuple de 1815, dont on avait calomnié les haillons et le
patriotisme: après une victoire qui lui coûtait sept cent
quatre-vingt-huit morts et quatre mille cinq cents blessés, il se
montra plein de générosité et de désintéressement, sauvant, consolant
les vaincus, secourant les blessés, partageant son pain avec eux;
pendant des semaines entières, on le vit, pieds nus, en chemise, en
guenilles, garder la Banque, le Trésor, les Tuileries, le
Palais-Royal[177]; les hôtels des royalistes n'éprouvèrent pas la
moindre insulte, et les églises furent respectées. Mais le peuple
garda de sa victoire une confiance présomptueuse en lui-même, un grand
mépris pour le pouvoir, quel qu'il fût, un vif penchant pour l'émeute,
l'amour de la poudre, une sorte d'enthousiasme pour la vie         
aventureuse de la barricade, pour ce désordre des rues dont le côté
pittoresque et théâtral séduisait son imagination. Aussi, quand on
annonça que Charles X s'était arrêté à Rambouillet et se préparait à
recommencer la lutte, il sortit de Paris avec des cris de joie et de
colère, et força le vieux roi à continuer sa retraite: pour lui, toute
la révolution était dans le bruit, le combat, le danger; quant à
l'issue à lui donner, il n'eût pas hésité dix ans auparavant, mais,
l'homme qui personnifiait sa foi politique n'étant plus, il laissa
faire la bourgeoisie, dont, depuis trente ans, il suivait l'impulsion,
et s'inquiéta peu du résultat de la sanglante victoire qu'il venait de
gagner.

         [Note 177: «Il faut avoir vu des ouvriers demi-nus, placés en
         faction à la porte des jardins publics, empêcher, selon leur
         consigne, d'autres ouvriers déguenillés de passer, pour se
         faire une idée de cette puissance du devoir qui s'était
         emparée des hommes demeurés les maîtres.» (Mém.
         d'Outre-Tombe, t. IX.)]

La bourgeoisie n'avait pris qu'une médiocre part à l'insurrection, et
si, au milieu de la lutte, la garde nationale s'était reformée
d'elle-même, c'était moins pour combattre que pour empêcher le
désordre. Mais, si elle n'avait pas fait la révolution, elle l'avait
préparée depuis dix ans: elle partageait donc les passions du peuple,
et, sans avoir désiré le renversement de la dynastie, elle l'acceptait
avec plaisir et saluait de ses acclamations le drapeau tricolore. Dès
que la victoire fut décidée, elle s'empressa de prendre la direction
de la révolution pour la modérer et la contenir, et elle songea
immédiatement à continuer la monarchie constitutionnelle avec la
famille d'Orléans: c'était une pensée qui n'était pas nouvelle dans la
bourgeoisie parisienne, car, dès 1792, dès 1815, elle penchait déjà
vers le combattant de Valmy par de secrètes sympathies et de
lointaines espérances. Une réunion de députés appela donc le duc
d'Orléans à prendre la lieutenance générale du royaume.

A cet appel, le parti républicain répondit par des protestations:
«Plus de Bourbons! disait un de ces placards; voilà quarante ans que
nous combattons pour nous débarrasser de cette race méprisable et
odieuse!» Et il demanda que la présidence provisoire fût confiée à La
Fayette jusqu'à ce que la nation se fût prononcée, sur le          
gouvernement qu'elle voulait se donner. Mais ce parti, dont les
journées de juillet venaient de révéler l'existence, n'était guère
composé que des conspirateurs de 1820 et des jeunes gens des écoles;
il avait peu d'action sur le peuple et ne trouvait que des répulsions
dans la bourgeoisie. Son appel ne fut pas entendu, et le duc d'Orléans
se rendit à l'Hôtel-de-Ville, à travers les rues dépavées, au milieu
d'une foule mêlée de gardes nationaux et de combattants de juillet,
cachant à peine son émotion de cette ovation étrange, recevant sur sa
route des applaudissements mêlés de quelques injures. La place de
Grève était couverte d'un monde armé; elle resplendissait de fusils et
de drapeaux; elle retentissait des cris les plus confus: Vive la
Charte! A bas les Bourbons! Plus de rois! Vive d'Orléans! Le prince
fut reçu par La Fayette, se présenta au balcon, un drapeau tricolore à
la main, et fut accueilli par des acclamations: la plus grande partie
de la population était en effet heureuse de voir sa lutte et sa
victoire légitimées en quelque sorte par l'adhésion d'un Bourbon.

Alors la Chambre des députés ouvrit sa session, et, certaine de
l'appui de la bourgeoisie parisienne, elle se disposa à donner le
trône à la famille d'Orléans. Les républicains renouvelèrent leurs
protestations; ils sommèrent les députés de respecter les droits de la
nation, ils ouvrirent des clubs, ils cherchèrent à ameuter le peuple;
enfin, une colonne d'étudiants et de combattants de juillet marcha sur
la Chambre et sembla la menacer d'un 18 brumaire; mais à la prière de
La Fayette, elle se retira sans violence. Alors les députés, au nombre
de deux cent dix-neuf, déclarèrent le trône vacant et appelèrent à
l'occuper le duc d'Orléans; puis ils se rendirent à pied au
Palais-Royal, escortés de la garde nationale, et allèrent présenter
leur vote au prince. Celui-ci accepta, et, le lendemain (9 août), au
milieu des acclamations de la bourgeoisie, il vint prêter serment à la
Charte modifiée. Vingt jours après, il reçut une sorte de          
consécration populaire dans une grande revue de la garde nationale,
où, accompagné de La Fayette, il distribua des drapeaux aux légions
parisiennes. Quatre-vingt mille hommes armés, équipés, habillés,
remplissaient le Champ-de-Mars, dont les entours étaient occupés par
deux cent mille personnes: Paris n'avait jamais vu une telle masse de
ses citoyens en armes. Cette revue fut une autre fédération du 14
juillet pour l'enthousiasme, les espérances, l'allégresse qu'elle
excita dans la plus grande partie de la population: la révolution de
juillet semblait une victoire nationale, la consolation et la revanche
de 1815, un défi à l'étranger; enfin la bourgeoisie et même le peuple
avaient confiance dans le nouveau roi, dans son passé et ses
promesses.

La révolution de 1830 était, comme celles de 1789 et 1792, une
révolution toute parisienne: pour la faire, soit par ses armes, soit
par ses votes, la capitale n'avait ni consulté l'opinion, ni demandé
l'assentiment des provinces; comme elle l'avait pratiqué tant de fois,
elle leur envoyait son histoire toute faite avec le drapeau et le
gouvernement de son choix. Les provinces acceptèrent la révolution
nouvelle: elles accablèrent les Parisiens de louanges; elles
répétèrent le chant nouveau de la _Parisienne_; elles ne parlèrent
qu'avec enthousiasme de l'héroïque population des trois journées;
pendant plusieurs mois, elles envoyèrent des députations pour
féliciter Paris et fraterniser avec ses habitants; enfin, à
l'imitation des provinces de l'empire romain, qui avaient élevé, en
l'honneur de Rome, des temples et des statues, elles proposèrent
d'élever, aux frais de toutes les communes, un monument en l'honneur
de la capitale, avec ces mots: _A Paris la patrie reconnaissante_.



§ XXXVII.                                                          

Paris de 1830 à 1832.


_Août 1830_.--La révolution de juillet a pour effet immédiat, comme
toutes les révolutions populaires, d'arrêter les opérations de
l'industrie et du commerce, de faire enfouir les capitaux, d'engendrer
la gêne et la misère. Le gouvernement fait voter par les chambres un
crédit de 1,400,000 fr., applicables aux monuments de Paris, pour
donner de l'occupation aux ouvriers «qui ont déposé leurs armes, dit
M. Guizot, mais qui n'ont pas retrouvé leurs travaux.» En même temps,
l'on ouvre des ateliers communaux de terrassement; on refait une
partie du pavé de la ville, les talus du Champ-de-Mars, les fossés des
Champs-Élysées, etc. Mais ces travaux sont insuffisants, et, sur la
place de Grève et les quais, des rassemblements se forment, où les
ouvriers demandent de l'ouvrage, l'augmentation des salaires, la
diminution des heures de travail, l'abolition des machines,
l'expulsion des ouvriers étrangers. Ces troubles, par lesquels se
révèle pour la première fois la portée _sociale_ que le peuple
attribue à la révolution de juillet, s'apaisent d'eux-mêmes; mais
l'industrie reste en souffrance et la misère continue à faire des
progrès.

_Septembre_.--Ce mois se passe en fêtes données aux députations des
départements, en banquets patriotiques présidés par La Fayette, en
processions où les jeunes gens portent au Panthéon les bustes de Ney,
de Manuel et de Foy. L'une d'elles, composée en partie de membres des
sociétés secrètes, se dirige sur la place de Grève et prononce l'éloge
funèbre des quatre sergents de la Rochelle.

Des clubs ou sociétés populaires se forment: le plus important, dit
des _Amis du peuple_, siége au manége Pellier, rue Montmartre. La  
bourgeoisie s'inquiète de ces réunions qui rappellent 93, et où l'on
tend à la République; la garde nationale fait fermer le club Pellier.

_18 octobre_.--Le peuple a conservé un vif ressentiment de la bataille
de juillet et des victimes qu'elle a faites; il veut en être vengé et
compte sur la punition des ministres de Charles X. Une proposition
ayant été faite à la Chambre des députés pour abolir la peine de mort,
il croit voir dans cette proposition le dessein de sauver les
ministres, dont le procès s'instruit, et il se porte au Palais-Royal
avec des cris furieux. Repoussé par la garde nationale, il marche sur
Vincennes, où étaient enfermés les accusés, avec les mêmes cris de
mort, et ne se retire que devant la résistance du gouverneur. «Peuple
de Paris, dit le Préfet de la Seine, M. Odilon-Barrot[178], tu n'avoues
pas ces violences! Des accusés sont chose sacrée pour toi! Il n'y a
pas un citoyen dans cette noble et glorieuse population qui ne sente
qu'il est de son honneur et de son devoir d'empêcher un attentat qui
souillerait notre révolution!»

         [Note 178: Il avait été nommé le 24 août et avait eu pour
         prédécesseur, du 28 juillet au 24 août, M. de Laborde.]

Cette proclamation où le préfet semblait avoir copié les allocutions
de Pétion, n'apaise point l'agitation populaire: presque chaque jour,
des groupes se forment autour du Palais-Royal, près de Vincennes, près
du Luxembourg, desquels sortent des cris menaçants; une partie de la
bourgeoisie partage l'émotion du peuple, et la garde nationale ne
réprime les rassemblements qu'avec une sorte de répugnance. De plus,
le parti républicain s'était accru et commençait à devenir redoutable:
il comprenait la société des _Amis du Peuple_, presque tous les
combattants de juillet, une partie de l'artillerie de la garde
nationale, les mécontents, les ambitieux, les hommes de désordre et de
complots, qui désiraient une nouvelle révolution pour en tirer     
profit; il attirait derrière lui le peuple, en accusant le
gouvernement de trahison et en l'excitant à recommencer son oeuvre des
trois jours. Aussi, à mesure que l'heure du procès des ministres
approche, une sorte de terreur s'empare de Paris; on s'attend à une
nouvelle bataille, et le gouvernement n'ose compter ni sur l'armée ni
sur la garde nationale; les riches et les nobles abandonnent la ville;
le faubourg Saint-Germain est désert; le commerce se trouve presque
entièrement anéanti, et la misère croissante augmente l'irritation des
classes populaires.

_15 décembre_.--Le procès des ministres commence devant la cour des
pairs. Toute la garde nationale et vingt mille hommes de troupes de
ligne sont sur pied; le Luxembourg est enveloppé par une armée entière
qui occupe toutes les rues voisines et dont les patrouilles se
prolongent jusque sur les quais. Des masses de peuple entourent et
pressent ces bataillons en criant: La mort des ministres! Cet état de
choses dure six jours. Pendant six jours la garde nationale campe et
bivouaque dans les rues; pendant six jours, La Fayette, Barrot, toutes
les autorités, les écoles de droit et de médecine, qui, depuis
juillet, jouent un rôle politique, sollicitent la foule ameutée et le
parti républicain de respecter la justice et l'ordre public. Enfin,
quand l'arrêt qui condamne les ministres à la détention est prononcé,
quand le peuple apprend que les condamnés sont déjà partis secrètement
pour Vincennes, il se fait une explosion de cris de rage: Aux armes! à
la trahison! entend-on sur toute la rive gauche de la Seine, et la
bataille semble prête à s'engager. Mais toute cette fureur tombe
devant la résistance froide et patiente de la garde nationale, devant
les prières et l'énergie de La Fayette; et, le lendemain, Paris, si
agité depuis un mois, retombe dans un repos plein de tristesse et
d'appréhensions.

_25 décembre_.--Un vote de la Chambre des députés force La Fayette 
à donner sa démission de commandant de la garde nationale, et le roi le
remplace par le général Mouton de Lobau. La démission du patriarche de
la liberté est vue avec froideur par la garde nationale de Paris, qui,
avide de paix à l'intérieur et à l'extérieur, adopte et défend la
politique de résistance du gouvernement et se prononce avec ardeur
contre les hommes de la République, contre ce qu'on appelle le parti
du mouvement.

_13 février 1831._--Les partisans de la légitimité, qui avaient été
d'abord épouvantés de leur défaite, font maladroitement et
obscurément acte d'existence: ils célèbrent, dans l'église
Saint-Germain-l'Auxerrois, un service anniversaire de la mort du duc
de Berry. A cette nouvelle, une foule menaçante s'amasse devant
l'église, foule composée d'abord de bourgeois curieux, de jeunes gens
moqueurs, puis d'hommes de désordre et d'agitateurs, enfin de la lie
ordinaire de la population; sur le bruit qu'on a couronné un buste du
duc de Bordeaux, elle envahit l'église au moment où les légitimistes
se hâtent d'en sortir, et, avec une fureur sauvage, elle y détruit
autels, meubles, tableaux, ornements, la sacristie, la chaire, le
choeur. Le gouvernement n'ose s'opposer à ces stupides profanations,
ou, pour mieux dire, il les laisse faire, afin d'effrayer le parti
carliste. Le lendemain, le désordre continue. Les vandales de la
veille, sans raison comme sans colère, les uns par un instinct de
brutale vengeance contre les prêtres et les émigrés, les autres par
l'amour du désordre et de la destruction, se portent d'abord au
Palais-Royal, où ils sont contenus par des troupes, puis sur
l'Archevêché, demeure d'un prélat impopulaire: ils y entrent avec des
cris de fureur et de moquerie, et, en quelques heures, au milieu de
rires cyniques, de blasphèmes, de hurlements, ils détruisent cet
édifice de fond en comble, jetant à la Seine les meubles, les
ornements, les livres d'une précieuse bibliothèque. Ce jour était  
le mardi gras. On vit alors se renouveler les impiétés qui ont déshonoré
la révolution en 1793; on vit, au milieu des pompes ignobles du boeuf
gras, au milieu des mascarades et des apprêts de bal, des misérables
courir les rues avec des ornements sacrés, et une foule immonde ou
égarée applaudir à l'abattement des croix qui décoraient le sommet des
églises. Ce fut un des jours les plus honteux de l'histoire de Paris.
La garde nationale, accourue à l'Archevêché, ne reçut aucun ordre et
ne voulut pas engager une lutte contre les démolisseurs: pendant douze
heures, elle resta spectatrice de leurs odieuses saturnales. Quant au
gouvernement, dans un accès de peur qui le rendit en quelque sorte le
complice de l'émeute, il ordonna lui-même d'enlever les croix des
églises et les fleurs de lis de tous les monuments; le préfet de la
Seine se contenta de faire des proclamations emphatiques contre les
carlistes[179]; enfin, le roi de juillet paya son indigne faiblesse en
se voyant forcé de faire disparaître de son palais et de ses voitures
les glorieuses armoiries de sa famille.

         [Note 179: M. Odilon Barrot fut forcé de donner sa démission
         le 22 février, fut remplacé par M. de Bondy.]

Les journées de février furent comme la contre-partie des journées de
juillet: dévastation sans raison, sans excuse et sans résultat, elles
discréditèrent le peuple de Paris et sa révolution; elles livrèrent
pendant près d'une année les rues de la capitale aux hommes de
désordre et d'anarchie. En effet, à cette époque, l'émeute devint pour
ainsi dire permanente, et elle se produisait par les causes les plus
légères, troublant toutes les relations sociales, ruinant le commerce,
faisant fuir les étrangers, ce qui n'empêchait pas le Parisien, pour
qui tout est spectacle, de faire de l'émeute un passe-temps et d'aller
la voir comme par partie de plaisir. Tantôt les ouvriers demandaient
de l'ouvrage ou l'augmentation des salaires, tantôt les étudiants,
devenus pouvoir de l'État, faisaient des promenades tumultueuses,  
pour censurer le gouvernement, ou des manifestations en faveur de la
Pologne; les sociétés populaires se multipliaient et poussaient
ouvertement à la République; il y avait une sorte de fièvre dans toute
la partie malheureuse de la population, qui se soulevait au moindre
bruit, à la moindre déclamation du plus mince agitateur, du plus
obscur des journaux, et harassait par ses rassemblements et ses
tumultes la garde nationale.

L'établissement de Juillet, ballotté par toutes ces agitations,
semblait destiné à s'engloutir dans l'anarchie, lorsque le roi se
décida à se jeter ouvertement dans la politique de résistance. Casimir
Périer fut appelé au ministère: c'était un banquier de Paris, le vrai
représentant de ces classes électorales qui avaient préparé, sans la
faire, la révolution; il travailla au rétablissement de l'ordre par
des mesures énergiques, rigoureuses, brutales, poursuivit le parti
républicain, les sociétés secrètes, les excès de la presse, et, au
moyen d'une loi contre les attroupements, mit fin aux troubles des
rues. Il parvint ainsi à apaiser sans combat deux émeutes qui
menaçaient d'emporter la monarchie. La première eut lieu le 14 juillet
1831: le parti républicain voulait, en mémoire de la prise de la
Bastille, planter des arbres de liberté sur les principales places; le
ministère résolut de s'opposer à cette manifestation, qui pouvait
amener une attaque contre le gouvernement: il déploya de grandes
forces sur tous les points, et les républicains furent forcés de se
disperser. La seconde eut lieu le 16 septembre suivant et fut causée
par la nouvelle de la prise de Varsovie, qui produisit dans toute la
ville une douleur inexprimable. Le Palais-Royal fut envahi par une
foule de jeunes gens, le crêpe au bras, criant: Vive la Pologne! A bas
le ministère! Les uns lisaient les journaux à la multitude irritée,
les autres appelaient les citoyens aux armes «pour venger l'héroïque
Pologne lâchement abandonnée.» On fit fermer les théâtres; on pilla
quelques boutiques d'armuriers; on commença des barricades. Le     
lendemain, le gouvernement déploya les mesures les plus vigoureuses,
et, en enveloppant de troupes la Chambre des députés et le
Palais-Royal, il parvint à apaiser ce redoutable tumulte.

Grâce à l'énergie impétueuse de Casimir Périer, l'hiver de 1831 à 1832
se passa sans troubles inquiétants. Paris reprit ses habitudes de
plaisirs; et encore bien que la noblesse continuât à bouder le nouveau
régime, et les étrangers à se tenir éloignés de la capitale, les
théâtres, les salles de bal, tous les lieux d'amusement public furent
presque continuellement remplis; le commerce reprit quelque
prospérité.



§ XXXVIII.

Paris en 1832.--Le choléra.--Insurrection des 5 et 6 juin.


Mais un autre fléau vint frapper la ville. Le 27 mars, le terrible
choléra se manifesta à Paris, et dès le 30, il frappait de mort cent
cinquante personnes par jour. On prit à la hâte de nombreuses et
illusoires précautions; on organisa des hôpitaux, des ambulances, des
bureaux de secours; on fit un grand nettoyage de la ville; on mit en
réquisition tous les médecins et élèves en médecine. Malheureusement,
le bruit vint à se répandre que le choléra n'était que l'empoisonnement
de la population par une bande de malfaiteurs: le préfet de police,
Gisquet, se fit l'écho de ce bruit absurde dans une proclamation et ne
craignit pas d'accuser les républicains. «Je suis informé, dit-il, que
ces misérables ont conçu le projet de parcourir les cabarets et les étaux
de boucherie avec des fioles et des paquets de poison, pour en jeter dans
les fontaines, dans les brocs ou sur la viande...» A cette proclamation,
le peuple hébété de fureur, se jette sur les malheureux qui lui    
paraissent suspects, les maltraite, les mutile, les jette à la Seine.
Heureusement, cette frénésie sauvage dura à peine quelques heures; mais
le choléra n'en continua pas moins ses ravages, et Paris présenta pendant
le mois d'avril le plus affligeant des spectacles: un vent sec et froid
soulevait des nuages de poussière; le soleil était sans chaleur; on ne
voyait presque personne dans les rues; les boutiques s'entr'ouvraient à
peine; à chaque pas, on rencontrait des convois funèbres, sans pompe, par
masses de dix à douze cercueils entassés dans des voitures de toute
espèce. Du mois de mars au mois de septembre, le choléra enleva 18,400
personnes; il décima surtout les quartiers pauvres, les rues
malsaines, les taudis des indigents. «Des quarante-huit quartiers de
la capitale, dit le rapport des médecins, vingt-huit, placés au
centre, ne comprennent pas le cinquième de son territoire et
renferment à eux seuls la moitié de la population. Dans ces quartiers,
il en est un, celui des Arcis, où chaque individu ne dispose que de
sept mètres carrés d'espace, et il est soixante-treize rues qui
renferment, terme moyen, quarante et soixante personnes par maison. Ce
sont ces rues qui, toutes, sans exception, ont eu quarante-cinq décès
sur mille[180], ce qui est le double de la moyenne; ce sont ces maisons,
la plupart hautes de cinq étages, larges de six à sept mètres de
façade, n'ayant point de cours, qui ont donné quatre, six et jusqu'à
dix et onze décès. Ce sont enfin leurs habitants qui entrent à eux
seuls pour le tiers dans la mortalité cholérique, et cette déplorable
destruction des hommes a lieu dans ces seuls quartiers, parce que,
nulle autre part aussi, l'espace n'est plus étroit, la population plus
pressée, l'air plus malsain, l'habitation plus dangereuse et
l'habitant plus misérable.»

         [Note 180: Depuis 1853, ces rues n'existent plus.]

_19 mai_.--L'une des dernières victimes du choléra fut Casimir     
Périer. Ses funérailles furent célébrées avec une grande pompe: tous
les corps politiques, les autorités, la haute bourgeoisie, la plus
grande partie de la garde nationale, des masses de troupes y
assistèrent. Le parti conservateur, en rendant des honneurs
extraordinaires à son plus intrépide défenseur, semblait vouloir se
dénombrer, et écraser de sa masse imposante le parti républicain et sa
turbulente minorité.

_5 juin_.--Le général Lamarque, l'un des chefs de l'opposition, meurt.
Le parti démocratique lui fait des funérailles éclatantes pour
répondre au deuil du 19 mai par un deuil populaire. «La place de la
Madeleine, raconte un journal, la rue Saint-Honoré, la rue Royale et
la place de la Révolution étaient, dès dix heures, couvertes de
citoyens de toutes les classes, se disposant à suivre le convoi. Au
moment où le char funèbre est arrivé devant la porte du général, les
chevaux ont été dételés et renvoyés; des jeunes gens de toutes les
classes ont transporté le corps sur le corbillard, d'autres s'y sont
attelés, et le cortége s'est mis en marche dans l'ordre suivant: un
bataillon du Ier régiment de ligne, armes baissées, tambours et
musique en tête; une colonne profonde d'ouvriers marchant en rang; de
nombreux pelotons des six premières légions de la garde nationale,
armés seulement du sabre; des lignes nombreuses mêlées de citoyens,
d'invalides, de gardes nationaux, au nombre de sept à huit mille; le
char funèbre traîné au moyen de longues cordes, auxquelles étaient
attachés au moins trois cents jeunes gens de toute condition. Le char
était pavoisé de drapeaux tricolores et couvert de couronnes
d'immortelles. Une foule immense autour du corbillard faisait entendre
le cri de: Vive la liberté! Derrière le char, le fils du général, des
invalides portant les insignes du défunt, le général La Fayette
donnant le bras au maréchal Clauzel, une nombreuse députation de la
Chambre des députés et beaucoup d'officiers de tout rang et de toute
arme. Puis venaient après, un bataillon d'infanterie de ligne,     
les réfugiés de toutes les nations, précédés de leurs drapeaux et mêlés à
un grand nombre de gardes nationaux, une longue colonne de pelotons
des six dernières légions de la garde nationale et de la banlieue;
l'artillerie de la garde nationale en très-grand nombre, un peloton de
la garde nationale à cheval, la société de l'_Union de Juillet_, avec
sa bannière garnie de crêpes et couronnée d'immortelles, les écoles de
droit, de médecine, de pharmacie, du commerce, d'Alfort, avec des
drapeaux, la société des _Amis du peuple_, des corporations d'ouvriers
précédées de bannières, etc. Des voitures de deuil fermaient ce long
cortége.»

De son côté, le gouvernement, craignant que cette démonstration
funèbre ne dégénérât en agression, avait mis sur pied vingt-cinq mille
hommes de troupes, qui étaient ou cantonnées sur les places, ou
consignées dans les casernes. Le cortége suivit les boulevards
jusqu'au pont d'Austerlitz, d'où le cercueil devait être transporté
dans le département des Landes; mais, pendant toute la marche, il y
eut non le recueillement d'une pompe funèbre, mais l'agitation qui
précède une insurrection, des cris de Vive la République! A bas
Louis-Philippe! Vive la Pologne! des rixes avec les sergents de ville,
des apprêts de guerre. Au moment des adieux, l'apparition d'un drapeau
rouge ayant excité le plus violent tumulte, l'approche de quelques
escadrons de cavalerie fit engager la lutte. Alors les cris: Aux
armes! retentirent de toutes parts; on fit des barricades, on enleva
des postes, on pilla des magasins d'armuriers, et, à la fin de la
journée, l'insurrection était maîtresse du Marais, du faubourg
Saint-Antoine, du quartier Saint-Martin, des Halles, enfin de toute
une moitié de la ville. Mais le parti républicain n'avait ni centre,
ni plan, ni chefs, et, malgré les cent mille hommes qui avaient suivi
le convoi funèbre de Lamarque, il était peu nombreux, même dans le
peuple; en effet, la plupart des ouvriers qui venaient de prendre  
les armes, l'avaient fait par entraînement, par haine aveugle contre le
gouvernement, par amour de la lutte et de la poudre. Les barricades du
5 juin ne trouvèrent donc pas de défenseurs; faciles à élever au
milieu d'une population étonnée et tremblante, elles furent
promptement abandonnées, et Paris presque entier resta muet, terrifié
ou indigné au cri de Vive la République!

_6 juin_.--Le gouvernement concentre ses forces, appelle de nouvelles
troupes, joint à la garde nationale de la ville celle de la banlieue,
dont le dévouement lui est connu, et, dès le matin, il reprend la
plupart des positions dont les insurgés s'étaient emparés d'emblée, et
occupe par deux grands corps d'armée les boulevards et les quais
jusqu'à la Bastille, enfermant ainsi la révolte dans les quartiers du
Temple et Saint-Martin. Louis-Philippe, accompagné de ses fils, de ses
ministres, d'un nombreux état-major, avait passé en revue la plupart
des bataillons: il parcourt toute la ligne des boulevards et des
quais, aux cris de Vive le roi! A bas les républicains! pendant que la
fusillade continue dans les quartiers du centre. Les insurgés, chassés
successivement de leurs postes, s'étaient concentrés dans la rue
Saint-Martin, près de la vieille église Saint-Merry, protégés par de
formidables barricades et ayant fait de quelques maisons de vraies
citadelles; ils étaient à peine trois ou quatre cents; pendant douze
heures, cette poignée d'insensés tient en échec une armée entière,
commandée par le maréchal Soult; et le canon seul peut emporter les
réduits de ces héritiers des Jacobins de 93, qui sont presque tous
tués ou pris. Dans ces funestes journées, la garde nationale eut 18
morts et 154 blessés, la troupe de ligne 75 morts et 292 blessés. La
perte des insurgés fut au moins de 250 hommes tués.

A la suite de cette insurrection, qui raffermit le gouvernement de
juillet, Paris est mis en état de siége, l'école Polytechnique et  
l'école d'Alfort licenciées, l'artillerie de la garde nationale
dissoute, etc. Le préfet Gisquet fait arrêter dix huit cents personnes
sur les plus minces soupçons, et il ordonne aux médecins de faire la
déclaration des blessés qu'ils auront secourus. Trois journaux sont
suspendus; deux conseils de guerre permanents jugent les prisonniers;
une sorte de terreur règne dans toute la ville. Mais la bourgeoisie
qui avait demandé d'abord des mesures sévères de répression,
s'inquiète bientôt de ces rigueurs irritantes, et elle applaudit à un
arrêt de la cour de cassation, qui déclare l'état de siége illégal et
annule les arrêts des conseils de guerre. L'état de siége est levé (29
juin).



§ XXXIX.

Paris de 1832 à 1840.


_19 novembre_.--Le roi, en allant ouvrir la session des Chambres,
traverse le Pont-Royal au milieu d'une nombreuse escorte et d'une
double haie de gardes nationales; un coup de pistolet, qui ne
l'atteint pas, est tiré sur lui. L'assassin s'échappe dans la foule et
ne peut être découvert.

_25 juin_ 1833.--M. de Rambuteau est nommé préfet de la Seine en
remplacement de M. de Bondy.

_28 juillet_.--La statue de Napoléon est rétablie sur la colonne de
1805.

_20 avril_ 1834.--Depuis la loi du 28 pluviôse an VIII, qui, en
renouvelant tout le système administratif de la France, avait donné à
Paris pour magistrats deux préfets assistés de douze maires, et d'un
conseil de département remplissant les fonctions de conseil municipal,
aucune loi n'avait été faite pour l'administration de la capitale, qui
était restée complétement, sous la Restauration comme sous l'Empire,
dans la main du pouvoir exécutif. Les attributions des maires avaient
été réduites, par ordonnance, à la tenue des registres de l'état   
civil, et le conseil municipal, nommé par le gouvernement, n'était
appelé qu'a voter sur les questions qui lui étaient soumises; après la
révolution de juillet, l'opinion publique demande une réforme, et une
loi organise ainsi le conseil général de la Seine et le conseil
municipal:

1º Le conseil général de la Seine se compose de quarante-quatre
membres, dont trente-six pour la ville de Paris et huit pour les
arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis.

2º Les élections de ces conseillers sont faites par les électeurs
politiques, auxquels sont adjointes certaines catégories de citoyens,
magistrats, professeurs, notaires, etc.

3º Trente-six membres de ce conseil général forment le conseil
municipal de Paris.

4º Il y a un maire et deux adjoints pour chacun des arrondissements;
ils sont choisis par le roi sur une liste de douze candidats nommés
par les électeurs de chaque arrondissement.

Les sociétés démocratiques se multiplient, répandent partout des
brochures calomnieuses contre la dynastie et ne cachent pas leurs
projets de guerre civile. La plus importante est la société des
_Droits de l'homme_, refuge de tous les mécontents et amalgame de
toutes les doctrines, mais qu'un sentiment unique semble animer, la
haine contre le gouvernement _apostat_ de 1830: elle a dans Paris cent
soixante-trois sections, elle s'est affilié de nombreuses sociétés
dans tout le royaume; elle fait des souscriptions, entretient des
journaux, envoie des missionnaires, amasse des armes; c'est à la fois
un gouvernement et une armée. Néanmoins, le parti républicain est plus
bruyant que nombreux; il a des sectateurs à Paris, mais dans une
minorité de la population; il est détesté de la majorité, qui voit en
lui non les représentants des idées progressives, mais les fauteurs du
désordre et de l'anarchie.

Le ministère, sollicité par la bourgeoisie parisienne, qui demande 
avec instance des mesures de rigueur et des lois de salut, fait voter
deux lois, l'une contre les crieurs publics (6 février), «qui
faisaient de tous les coins de rues des tribunes démagogiques,»
l'autre contre les associations démocratiques (29 mars), «qui étaient,
disait M. Thiers, la discipline de l'anarchie.» La première est
l'occasion de tumultes que la police apaise en tombant à coups de
bâton sur les émeutiers, les curieux et les passants; la seconde est
une loi de mort pour le parti républicain, qui, étant une minorité,
n'a de puissance et de valeur que par l'association. Les démocrates en
sont consternés et se décident à lutter contre elle par la force des
armes: une insurrection terrible éclate à Lyon et n'est réprimée
qu'après une bataille de quatre jours.

_13 avril_.--A la nouvelle des événements de Lyon, les républicains de
Paris s'agitent; mais ils avaient annoncé leur prise d'armes avec une
si folle confiance, qu'au premier mouvement leurs chefs sont arrêtés
et que l'insurrection dégénère en une émeute de quelques rues et de
quelques heures. Elle a principalement pour théâtre les quartiers du
Temple et Saint-Martin, avec le faubourg Saint-Jacques; des barricades
y sont élevées et hardiment défendues; mais, le lendemain, le
gouvernement déploie quarante mille hommes de troupes, outre la garde
nationale; les rues Beaubourg et Transnonain, où s'était concentrée
l'insurrection, sont enveloppées et enlevées. La victoire de l'ordre
est ensanglantée par un horrible événement: quand le combat est
terminé et que les troupes sont maîtresses de tous les points, un coup
de fusil part d'une maison de la rue Transnonain, les soldats se
précipitent dans cette maison, qu'on leur ouvre comme à des
libérateurs, et ils massacrent tout ce qu'ils rencontrent, hommes,
femmes, enfants!

Une ordonnance royale transforme la Chambre des pairs en cour de   
justice pour juger les insurgés d'avril. Le procès commence le 5 mai
1835 et ne finit que le 18 janvier 1836; il est l'occasion de nombreux
scandales et d'une grande agitation dans Paris; des rassemblements ne
cessent, surtout dans les premiers jours, d'entourer le Luxembourg.
Sur les cent vingt-trois accusés, trente-sept sont condamnés à la
déportation, les autres à la détention.

_28 juillet_.--L'anniversaire de la révolution est célébré par une
grande revue de la garde nationale. Au moment où le roi passe sur le
boulevard du Temple avec ses fils et un nombreux état-major, une
détonation terrible se fait entendre, et autour de lui tombent morts
le maréchal Mortier, le général Lachasse, deux colonels, un capitaine,
six gardes nationaux, un vieillard, une femme, une jeune fille;
vingt-neuf autres personnes sont blessées. Une machine infernale,
composée de vingt-cinq canons de fusil, avait été dressée dans la
maison nº 50 du boulevard pour tuer le roi; l'homme qui y a mis le feu
est sur-le-champ arrêté: c'est un misérable aventurier, nommé Fieschi,
qui a pour complices deux membres de la société des Droits de l'homme,
Pepin, épicier et capitaine de la garde nationale, Morey, vieux
jacobin de 93. L'indignation qu'inspire ce lâche forfait est
universelle; le roi et ses fils, à leur retour aux Tuileries, sont
accueillis par des transports d'enthousiasme; toute la population
demande à grands cris la répression des mauvaises passions qui peuvent
enfanter de si grands crimes.

_5 août_.--Funérailles des victimes de l'attentat Fieschi: la pompe
funèbre part de l'église Saint-Paul, rue Saint-Antoine, et se dirige
par les boulevards vers l'église des Invalides, où ces victimes sont
inhumées. Paris voit avec une profonde douleur, une véritable
consternation, ces quatorze cercueils échelonnés, depuis l'humble
ouvrière jusqu'au maréchal de France.

_14 juin 1837_.--Une fête pyrotechnique est donnée au Champ-de-Mars,
pour le mariage du duc d'Orléans; elle est attristée par la mort   
de huit personnes, qui sont écrasées dans la foule près de la grille de
l'École militaire.

_24 août 1838_.--Naissance du comte de Paris. C'est le troisième
enfant royal que, depuis trente ans, Paris voit naître: le premier
avait été nommé roi de Rome, comme témoignage de la grandeur de
l'empire, où Rome n'était plus qu'une ville de province; le deuxième
avait été nommé duc de Bordeaux, pour célébrer le royalisme de la cité
qui avait la première proclamé les Bourbons; le troisième est nommé
comte de Paris, par reconnaissance pour la ville qui a fait la
révolution de juillet et intronisé la nouvelle dynastie.

_27 novembre_.--Le maréchal Mouton de Lobau, commandant de la garde
nationale de Paris, meurt: il est remplacé par le maréchal Gérard.

_12 mai 1839_.--A cette époque, Paris jouit d'un grand calme et d'une
prospérité toujours croissante; ce calme et cette prospérité sont tout
à coup troublés par le coup de main le plus insensé: c'est un
dimanche, et la moitié de la population est hors de la ville, quand,
dans la rue Bourg-l'Abbé, une centaine d'hommes, que dirigent des
conspirateurs émérites, Barbes, Blanqui, Martin-Bernard, enfonce une
boutique d'armurier, crie: Aux armes! et commence des barricades.
D'autres groupes se précipitent sur les postes du marché Saint-Jean,
de l'Hôtel-de-Ville, du Palais-de-Justice, où ils tuent ou désarment
les soldats surpris. Cette poignée d'émeutiers croyait trouver la
population animée de leurs passions impatientes, agitée par les
troubles des hautes régions politiques, lassée de la monarchie de
juillet; mais tout Paris s'étonne, s'indigne de cette prise d'armes,
qui ressemble à un guet-apens; les barricades à peine formées sont
enlevées sans obstacle, et l'émeute, après avoir essayé de se
concentrer dans le quartier Saint-Martin, finit, en laissant quelques
morts et de nombreux prisonniers.

Les insurgés sont traduits devant la cour des pairs, qui condamne  
à mort Barbès et Blanqui, et à la détention vingt-huit de leurs
complices. Le roi commue la peine des deux condamnés à mort.

_29 juillet 1840_.--La plupart des combattants de juillet 1830 avaient
été enterrés sur divers points de la capitale, près des lieux même où
ils avaient succombé, dans le jardin du Louvre, au marché des
Innocents, au Champ-de-Mars, etc. Leurs restes mortels sont réunis et
transférés, d'après la loi du 30 août 1830, dans les caveaux de la
colonne de la Bastille. Cette translation se fait avec une grande
pompe: un char colossal, chargé de cinquante bières, traîné par
vingt-quatre chevaux, s'avance lentement, au milieu d'un cortége
immense, sur la longue ligne des boulevards.



§ XL.

Travaux et embellissements de Paris.--État moral de la population.


Depuis cinq à six années que le désordre des rues a presque
entièrement cessé, que le peuple s'est retiré des émeutes pour ne plus
s'occuper que de son bien-être matériel, l'industrie et le commerce
ont fait d'immenses progrès. Des entreprises de tout genre se forment
de toutes parts; les capitaux sont abondants, l'activité universelle,
et l'exposition de l'industrie en 1839, où Paris a deux mille
quarante-sept exposants, démontre quelles merveilles se sont faites
aussi bien dans les choses usuelles que dans les produits de luxe. On
ouvre dans les faubourgs de grandes usines, de grandes manufactures;
on ouvre, dans les quartiers à la mode et même dans les anciens
quartiers, des magasins éblouissants de richesses; il se fait une
transformation complète dans l'aspect extérieur et l'aménagement
intérieur des boutiques, qui appellent l'acheteur par mille        
séductions. Plus de quatre mille maisons sont construites de 1833 à
1848; des quartiers nouveaux sortent de terre; tous les terrains
restés vides ou cultivés dans les marais du Temple, du faubourg
Saint-Martin, du clos Saint-Lazare, du faubourg Montmartre, de la
Chaussée d'Antin, se couvrent de rues magnifiques et de maisons qui
semblent des palais. L'administration municipale, éclairée, pleine de
zèle, seconde ces améliorations en rendant nos vieilles rues de plus
en plus praticables, en leur donnant des chaussées bombées et des
trottoirs, en remaniant cent vingt kilomètres d'égouts, en faisant
bituminer et niveler les boulevards, en plantant d'arbres les quais et
les places, en augmentant le nombre des bornes-fontaines, en rendant
presque universel l'éclairage au gaz, en proscrivant tous les étalages
extérieurs qui gênent la voie publique. Elle met largement à exécution
le grand plan d'alignement et d'assainissement de la ville, en
continuant et complétant la ligne des quais, en déblayant cette ruche
immonde de la Cité, les abords de l'Hôtel-de-Ville, une partie des
halles; en ouvrant la grande rue Rambuteau, qui change la face des
quartiers Saint-Martin et Saint-Denis, en nivelant et embellissant les
places de la Concorde et de la Bastille, en couvrant de constructions
pittoresques les Champs-Élysées, en réédifiant sur un plan magnifique
l'Hôtel-de-Ville, en restaurant Notre-Dame, la Sainte-Chapelle et
vingt autres églises, en construisant le grand hôpital du Nord, les
prisons modèles de la Roquette et Mazas, les ponts Louis-Philippe et
du Carrousel, les fontaines Richelieu, Cuvier et Saint-Sulpice, le
monument de Molière, les annexes du Muséum d'histoire naturelle, etc.
L'État prend lui-même part aux embellissements de Paris en faisant
achever, avec magnificence, les monuments qui ont un caractère
national, tels que l'Arc de triomphe de l'Étoile, la colonne de
Juillet, le palais d'Orsay, le palais des Beaux-Arts, l'église de la
Madeleine, le Collége de France, le Panthéon, etc.

Pendant cette période de paix et de prospérité, Paris devient de   
plus en plus le centre de la France: sa population s'élève en 1831[181] à
774,000; en 1836, à 909,000; en 1846, à 1,053,000, sur lesquels on
compte 67,000 indigents. Le nombre des voitures publiques et
particulières, qui n'était en 1818 que de 17,000, s'élève en 1837 à
35,000, et en 1847 à 76,000.

         [Note 181: C'est l'année où commencent les recensements
         quinquennaux. Jusque-là, les chiffres donnés comme officiels
         sur la population de Paris sont tout à fait problématiques et
         certainement erronés. Voici ceux qu'on donne ordinairement
         pour les époques antérieures: au XIIIe siècle, 120,000; au
         XVe siècle, 150,000; sous Henri II, 200,000; à la fin du XVIe
         siècle, 200,000; en 1680, 490,000; en 1720, 500,000; en 1752,
         576,000; en 1776, 658,000; en 1784, 660,000; en 1792,
         610,000; en 1798, après recensement, 640,000; en 1802,
         672,000; en 1806, 547,000; en 1808, 580,000; en 1810,
         594,000; en 1817, 713,000; en 1827, 890,000.]

Mais l'activité industrielle et commerciale de cette époque, la
surexcitation qu'elle donne à tous les appétits matériels amènent une
concurrence effrénée, le plus hideux agiotage, un amour des écus plus
impudent, plus effronté qu'aux temps de la Régence et du Directoire.
Acquérir sans travail, sans instruction, par les voies les plus
courtes; inventer des moyens d'exploiter la crédulité; chercher des
dupes, enfin _faire des affaires_, devient la pensée et l'occupation
unique de la partie la plus influente de la population, d'une société
brillante et corrompue, sans croyances comme sans entrailles, qui ne
connaît que les plaisirs matériels et les jouissances du luxe. Dans
les trois premiers mois de 1838, il se forme plus de cent sociétés
industrielles au capital de 392 millions, et qui n'ont pour but que de
soutirer l'épargne des petites bourses et le produit des sueurs
populaires. On n'a plus que dédain et moquerie pour tout ce qui est
sentiment, idée, poésie, pour tout ce qui n'est pas lucre, argent,
matière. La Bourse est le théâtre principal de toutes ces          
spéculations frauduleuses: là on joue sur des bitumes fabuleux, des
mines qui n'existent pas, des chemins de fer qui ne se feront jamais.
Enfin, on retrouve partout ces tripotages d'argent, dans les
embellissements de Paris, dans les inventions industrielles, dans les
entreprises et travaux faits pour le gouvernement; et ce fut
l'occasion de tristes procès.

Le peuple participe au progrès de cette époque par son travail, mais
faiblement par le profit qu'il en tire. D'abord, presque toutes les
améliorations matérielles de la ville sont faites dans les quartiers
riches; mais les quartiers St-Martin et du Temple, les faubourgs
St-Antoine et St-Marceau n'ont qu'une petite part dans les travaux des
égouts, des bornes-fontaines, des trottoirs, des chaussées bombées,
etc. Quant aux déblaiements faits dans la Cité, les halles, le
quartier St-Antoine, ils sont utiles à la beauté et à la salubrité de
la ville, mais ils chassent de leur logement à bon marché les ouvriers
qui ne peuvent les retrouver dans les palais construits dans les
quartiers neufs. Il ne se bâtit presque aucune maison nouvelle pour le
peuple, qui s'entasse de plus en plus dans les vieux quartiers, dans
ceux que le marteau des démolisseurs n'a pas encore atteints: aussi le
prix des loyers augmente-t-il sans cesse, et la difficulté de se loger
est-elle pour l'ouvrier le tourment de tous ses jours et la cause
perpétuelle de sa misère. Quant aux progrès industriels, ils ne se
manifestent pour lui que par la concurrence, qui amène l'avilissement
des salaires, des désastres fréquents, des chômages ruineux: Paris
devenu, depuis la paix, une ville manufacturière, a maintenant à subir
une nouvelle cause de calamités, les grandes crises commerciales. La
misère ne cesse donc pas de régner dans les faubourgs et les quartiers
populeux; en somme, elle est moins grande qu'elle n'était en 1789,
c'est-à-dire qu'elle atteint comparativement moins de personnes; mais,
pour celles qu'elle atteint, elle est aussi complète, aussi        
hideuse[182]. D'ailleurs, ce n'est pas impunément que les classes riches
donnent au peuple le spectacle de leurs passions cupides, de leur
amour effréné de luxe et de jouissances; ce n'est pas en vain que la
richesse s'étale à tous les coins de rue et sous toutes les formes; le
peuple veut aussi du bien-être et des plaisirs; il prend dans toutes
les habitudes de sa vie matérielle des goûts qui semblent lui être
étrangers; les temps de résignation et d'humilité sont passés; il veut
sa part d'aisance; il réclame ses droits; enfin, pendant que les
romans en feuilletons et les vaudevilles graveleux forment toute la
littérature des classes élevées, les livres sérieux vont dans les
ateliers, et l'immense débit des publications par livraisons atteste,
par les chiffres les plus éloquents, le menaçant progrès qui s'est
obscurément opéré dans l'instruction des masses populaires.

         [Note 182: En voici une triste preuve. Dans la séance de la
         Chambre des députés du 24 février 1846, M. Berryer disait:
         «Sur 27,000 personnes qui meurent à Paris par année, il y en
         a près de 11,000 qui meurent dans les hôpitaux et 7,000
         autres qui sont enterrées gratuitement, dont la ville paie le
         cercueil et le suaire. Il meurt donc 18,000 personnes sur
         27,000 qui ne laissent pas même de linceul pour les
         envelopper!»--A cette époque, 80,000 personnes entraient
         annuellement dans les hôpitaux et 100,000 étaient secourues à
         domicile.]



§ XLI.

Paris de 1840 à 1848.


_Août et septembre 1840_.--Les affaires d'Orient amènent la rupture de
notre alliance avec l'Angleterre et l'ébauche d'une coalition des
quatre puissances du Nord contre la France. Le ministère, présidé par
M. Thiers, fait des préparatifs de guerre qui produisent une vive
agitation dans Paris. On entend partout des cris belliqueux; on chante
la _Marseillaise_ dans les rues et dans les théâtres; toutes les
passions des barricades semblent se réveiller, pleines d'espoir.   
A ces causes de troubles viennent se joindre des _grèves_ et coalitions
d'ouvriers, engendrées par la question des salaires, et que les partis
cherchent à exploiter à leur profit. Pendant huit à dix jours, on voit
successivement les ouvriers maçons, charpentiers, menuisiers,
serruriers, mécaniciens, tisseurs, enfin de tous les corps d'état,
descendre, par troupes de deux à trois mille, des communes de
Belleville, Pantin, la Villette, Saint-Mandé; pénétrer dans les
ateliers et fabriques, entraîner par la menace ou la séduction ceux de
leurs camarades qui travaillent, et arrêter ainsi l'industrie et les
transactions commerciales. Les travaux du chemin de fer d'Orléans, des
filatures du faubourg Saint-Antoine, des ateliers de voitures
publiques, se trouvent ainsi suspendus. Pendant huit à dix jours, les
rues et places sont encombrées d'ouvriers en grève qui se rassemblent,
pérorent, crient, chantent, complotent et montrent une agitation
menaçante. Dans le faubourg Saint-Antoine, deux sergents de ville sont
assassinés par une foule furieuse, et l'on commence des barricades.
Alors le gouvernement déploie une armée de troupes de ligne, de garde
municipale, de garde nationale, qui occupe les rues, les places, les
principaux postes, et empêche l'émeute d'éclater. «La journée a été
sombre, dit un journal; trois francs de baisse sur les fonds publics;
quelques tentatives de barricades, qui ont heureusement échoué; la
ville occupée militairement par une chaîne de postes; les physionomies
sinistres: voilà le spectacle affligeant que Paris a présenté.» Enfin,
les attroupements d'ouvriers, refoulés sur tous les points, se
dispersent sans collision violente. On fait de nombreuses
arrestations; l'effervescence se calme peu à peu; le peuple retourne à
ses travaux: mais le gouvernement ne songe pas à résoudre les
questions menaçantes qui ont produit ces rassemblements; il croit en
être quitte en faisant prononcer contre quelques ouvriers des      
condamnations judiciaires et la prison; et pourtant on sent, dans les
demandes faites par ces ouvriers, relatives à la diminution des heures
de travail, à la suppression des _tâcherons_ et des _marchandeurs_, à
l'égalité des salaires, non-seulement des souffrances réelles à
soulager, mais les doctrines du socialisme, qui commencent à égarer le
peuple en lui donnant sur l'organisation du travail les espérances les
plus chimériques.

Ce sont les derniers troubles qui agitent les rues jusqu'à la
révolution de 1848. Le gouvernement se croit désormais sûr de la
soumission de Paris: il a commencé à fortifier cette ville.

Les humiliations de 1814 et de 1815 avaient laissé des traces
profondes dans tous les esprits, avec de vives appréhensions pour
l'avenir; la frontière formidable dont le génie de Vauban avait doté
la France avait été si facilement et par deux fois violée; Paris avait
été si facilement pris; deux révolutions avaient été si facilement
faites, grâce à l'occupation de la capitale, qu'il devait rester chez
les étrangers (et les événements de 1840 venaient de le démontrer)
l'espoir et la tentation de renouveler ces outrages et de venir mâter
la révolution dans son centre. Aussi, depuis 1815, avait-on songé
plusieurs fois à rendre à notre frontière son importance et son
efficacité, en fortifiant Paris, c'est-à-dire en ôtant à l'ennemi la
pensée d'y arriver par une course rapide et de l'enlever par un coup
de main. Ainsi, en 1826, un plan de fortification de Paris avait été
proposé à Charles X par le ministre de la guerre, M. de
Clermont-Tonnerre; en 1831, et au moment où l'on pouvait craindre une
coalition nouvelle, on commença quelques ouvrages de défense sur les
hauteurs qui avoisinent Paris; enfin, en 1836, un projet de loi fut
présenté à la Chambre des députés, mais il y éprouva un accueil si peu
favorable que le ministère le retira: c'est que malheureusement on
croyait que le gouvernement de Louis-Philippe, comme celui de      
Charles X, en voulant fortifier Paris, avait l'arrière-pensée de se
servir, contre la population, des bastilles qu'il devait élever; et les
Parisiens étaient formellement opposés à ce projet.

Les événements de 1840 permirent au gouvernement de brusquer la
solution de la question; les fortifications de Paris furent
commencées, par ordonnance royale (13 septembre), et encore bien que
les dangers de guerre vinssent à se dissiper, elles furent continuées;
enfin la question arriva devant les Chambres (10 janvier 1841). M.
Thiers fut le rapporteur du projet de loi et s'appuya de l'opinion de
Vauban: «La prise de Paris, disait celui-ci, serait un des malheurs
les plus grands qui pût arriver à ce royaume, et duquel il ne se
relèverait de longtemps et peut-être jamais.» Puis il justifia, en ces
termes, cette puissante centralisation de Paris, qui a été si souvent
calomniée:

«Notre beau pays a un immense avantage, il est _un_. Trente-quatre
millions d'hommes, sur un sol d'une moyenne étendue, y vivent d'une
même vie, y sentent, y pensent, y disent la même chose, presque au
même instant. Grâce surtout à des institutions qui portent la parole
en quelques heures d'un bout de la France à l'autre; grâce à des
moyens administratifs qui portent en quelques minutes un ordre aux
extrémités du sol, ce grand tout pense et se meut comme un seul homme.
Il doit à cet ensemble une force que n'ont pas des empires beaucoup
plus considérables, mais qui sont privés de cette prodigieuse
simultanéité d'action; mais il n'a ces avantages qu'à la condition
d'un centre unique, d'où part l'impulsion commune, et qui meut tout
l'ensemble. C'est Paris qui parle par la presse, qui commande par le
télégraphe. Frappez ce centre, et la France est comme un homme frappé
à la tête. Eh bien! que devons-nous faire dans une situation
semblable? Ce Paris, qu'on veut frapper, il faut le couvrir; ce but,
que se proposent les grandes guerres d'invasion, il faut le leur   
enlever en le mettant à l'abri de leurs coups. En supprimant ce but,
vous ferez tomber toutes les combinaisons qui tendent vers lui. En un
mot, fortifiez la capitale, et vous apportez une modification immense
à la guerre, à la politique; vous rendez impraticables les guerres
d'invasion, c'est-à-dire les guerres de principe.»

La loi relative aux fortifications de Paris fut adoptée par les deux
Chambres et publiée le 3 avril; en voici les principaux articles:

1.--Une somme de 140 millions est spécialement affectée aux travaux
des fortifications de Paris.

2.--Ces travaux comprendront: 1º une enceinte continue embrassant les
deux rives de la Seine, bastionnée et terrassée avec dix mètres
d'escarpe revêtue; 2º des ouvrages extérieurs casematés.

7.--La ville de Paris ne pourra être classée parmi les places de
guerre du royaume qu'en vertu d'une loi spéciale.

9.--Les limites actuelles de l'octroi de la ville de Paris ne pourront
être changées qu'en vertu d'une loi spéciale.

_14 décembre 1840_.--Les restes mortels de Napoléon, qu'une frégate
est allée chercher à Sainte-Hélène, arrivent à Paris, par l'Arc de
triomphe de l'Étoile, pour être transportés aux Invalides, en suivant
l'avenue des Champs-Élysées, la place et le pont de la Concorde, le
quai et l'esplanade des Invalides. Tout cet espace a été décoré de
statues, de colonnes, de candelabres; la garde nationale, trente mille
hommes de troupes de ligne, toutes les autorités, les cours de
justice, l'Institut, l'Université, une multitude de généraux et
d'officiers, assistent à cette translation, qui se fait avec une
grande magnificence, au milieu d'une multitude immense accourue de
toutes les villes voisines. L'église des Invalides, flamboyante de
feux et tapissée entièrement de noir et d'argent, avait été
transformée en une grande chapelle ardente, où se célèbre          
pompeusement une messe funèbre; le roi y assiste avec toute sa
famille.

Le cercueil est placé dans une chapelle, en attendant le monument qui
doit être élevé à l'empereur sous le dôme, et, pendant plusieurs mois,
la foule ne cesse de se porter aux Invalides.

Cette cérémonie, outre qu'elle ôte à la mort de Napoléon ce caractère
de vague poésie qui faisait, d'un rocher perdu dans l'immensité des
mers, le plus digne, le plus solennel des tombeaux, réveille à Paris
le bonapartisme, qui semblait éteint.

_13 septembre 1841_.--Depuis sa tentative de 1834, la République a
cessé d'exister comme parti actif et belligérant; mais des hommes de
sang et d'anarchie continuent à s'agiter dans les bas-fonds de la
société et trament des complots dans les cabarets des faubourgs, dans
des clubs secrets composés d'ouvriers débauchés ou paresseux, de
scélérats impatients d'un coup de main; et, de temps en temps, il sort
de ces bouges quelque assassin qui tente d'en finir avec la monarchie
bourgeoise par la mort de Louis-Philippe. Paris est ainsi
successivement troublé et indigné par les attentats d'Alibaud (25 juin
1836), de Meunier (28 décembre 1836), de Darmès (15 octobre 1840), dont
le palais des Tuileries ou ses abords sont le théâtre. Un nouveau
crime, plus stupide que les premiers, jette encore l'alarme dans la
population.

Le 17e léger revient d'Afrique avec son colonel, le duc d'Aumale, pour
tenir garnison à Paris: il entre par le faubourg Saint-Antoine, au
milieu d'une foule nombreuse, qui salue d'acclamations nos modestes et
laborieux soldats d'Algérie. A la hauteur de la rue Traversière, un
coup de pistolet est tiré sur le jeune prince et ne l'atteint pas.
L'assassin, Quenisset, est arrêté avec quelques-uns de ses complices
et traduit devant la cour des pairs. Trois sont condamnés à mort,
trois à la déportation, six à la détention: dans le nombre se trouve
odieusement compris un rédacteur de journal, Dupoty, comme         
coupable de _complicité morale_.

_8 mai 1842_.--Un convoi de cinq à six cents personnes, qui revient de
Versailles par le chemin de fer de la rive gauche, déraille par la
rupture de l'essieu d'une machine: cinq voitures sont brisées et
incendiées; cinquante-deux personnes périssent, et une multitude
d'autres sont blessées. Cet horrible événement jette la consternation
dans Paris, et la foule se presse éplorée à la Morgue et au cimetière
du Sud, où l'on a exposé les cadavres méconnaissables des victimes.

_1er juin_.--Loi relative à l'établissement du réseau des grandes
lignes des chemins de fer, et combinant l'action du gouvernement avec
celle des compagnies financières. Cette loi double l'importance de la
capitale de la France en la faisant le centre de nouvelles
communications qui doivent porter la vie à toutes les extrémités. Les
chemins de fer votés sont ceux de Paris à la frontière de Belgique, à
la Manche, à la frontière d'Allemagne, à la Méditerranée, à la
frontière d'Espagne, à l'Océan, au centre de la France.

_13 juillet_.--Le duc d'Orléans, sur la route de Paris à Neuilly, fait
une chute de voiture et meurt dans les bras du roi. Ses funérailles
sont célébrées avec une grande pompe. La famille royale fait élever
une chapelle sur l'emplacement de la maison où est mort le jeune
prince, dont la perte est accueillie par une douleur universelle.

_Juillet_.--Les chambres votent des crédits pour la reconstruction de
la bibliothèque Sainte-Geneviève, l'Institut des jeunes aveugles et le
monument de Napoléon, ainsi que pour l'acquisition de la collection
d'antiquités de Dusommerard et de l'hôtel de Cluny, dont on fait un
musée d'antiquités françaises.

_1er août_.--Dernières élections faites sous le gouvernement de
juillet. Le ministère obtient par toute la France une plus grande  
majorité, excepté à Paris, qui continue à envoyer dix députés de
l'opposition, parmi lesquels MM. Carnot, Marie, etc.

_1847_.--Une mauvaise récolte amène la disette dans une grande partie
de l'Europe. Pendant sept mois, l'administration municipale de Paris
fait distribuer des bons de pain, à prix réduit, aux familles
indigentes ou malaisées, ce qui cause à la ville une dépense de 9
millions. Cette distribution révèle le peu de progrès qui s'est fait
dans le bien-être des classes populaires pendant les années
précédentes, malgré l'accroissement prodigieux de la richesse
publique: la population de Paris est, à cette époque, de 1,053,000
habitants; «on trouve sur ce nombre, dit M. de Cambray, chef du bureau
des hospices, 635,000 habitants susceptibles de participer, comme
malaisés, à la distribution des secours publics extraordinaires.
L'assistance de l'administration n'a cependant pas été réclamée par un
aussi grand nombre de personnes, parce que beaucoup de célibataires,
beaucoup même de familles laborieuses se sont, par un louable
sentiment de pudeur, abstenus de solliciter des secours. C'est ce qui
explique qu'au lieu de 635,000 personnes qui auraient pu figurer sur
les listes de distribution de bons de pain, il n'y en a jamais eu plus
de 475,000, et que le chiffre moyen est resté inférieur à 400,000.»

_10 juillet_.--L'opposition, n'ayant plus d'espoir de vaincre la
majorité dévouée au ministère, se décide à agiter le pays par des
réunions, des pétitions en faveur de la réforme électorale, des
protestations «contre les lâchetés, les hontes, les souillures qui
menacent de gangrener la France.» Le premier banquet _réformiste_ a
lieu dans un jardin voisin de la barrière Poissonnière, appelé le
_Château-Rouge_; douze cents électeurs et un grand nombre de députés y
assistent, et les convives sont accueillis par des acclamations de la
foule.

_Janvier 1848_.--La session des Chambres commence, et la           
discussion de l'adresse au roi enfante une révolution. Le ministère se
déclare résolu à empêcher les banquets réformistes, et fait insérer dans
l'adresse: que «l'agitation de la France n'est produite que par des
passions aveugles ou ennemies.»

Après la discussion de l'adresse, cent députés déclarent qu'ils sont
résolus à poursuivre par tous les moyens légaux le maintien du droit
de réunion, et un banquet solennel est annoncé pour le 22 février dans
les Champs-Élysées.

_21 février_. La commission du banquet invite la garde nationale, les
écoles, la population entière à faire cortége aux députés, pairs de
France, électeurs qui doivent assister à cette réunion.

_22, 23 et 24 février_.--Le gouvernement appelle des troupes et
déclare qu'il s'opposera au banquet par la force. Les commissaires, en
présence des mesures qu'a prises le ministère, annoncent que la
réunion est ajournée. Mais des troubles commencent et deviennent le
lendemain plus menaçants.

La garde nationale se rassemble au cri de Vive la réforme! les troupes
indécises n'osent faire usage de leurs armes. Le ministère donne sa
démission. La joie est universelle; les troupes et le peuple
fraternisent. Paris est illuminé; mais le soir, devant le ministère
des affaires étrangères, qui est gardé par un bataillon d'infanterie,
une colonne de peuple qui se pressait sur le boulevard au cri de Vive
la réforme! est accueillie par une décharge à bout portant, résultat
du plus déplorable malentendu: cinquante-deux personnes tombent mortes
ou blessées. On crie: A la trahison! Aux armes! tout Paris se couvre
de barricades, et le parti républicain, cette minorité vaincue en
1832, 1834, 1839, profite de la défaillance du gouvernement, de la
stupeur de la population parisienne pour faire une nouvelle
révolution.

Alors Louis-Philippe abdique et nomme régente la duchesse          
d'Orléans. Mais les Tuileries et le palais Bourbon sont envahis par les
insurgés; la famille royale s'enfuit, et les républicains nomment un
gouvernement provisoire composé de sept députés; ce gouvernement
s'installe à l'Hôtel-de-Ville, y prend la dictature et proclame la
république[183].

         [Note 183: Nous avons abrégé les derniers événements de
         l'histoire générale de Paris jusqu'en 1848, et nous n'avons
         rien dit de la révolution de février et des événements si
         graves dont la capitale a été le théâtre depuis cette époque,
         parce que nous croyons que le temps n'est pas encore venu
         d'écrire l'histoire impartiale de cette période. Néanmoins,
         nous énoncerons, chacun à sa place, les principaux faits de
         l'histoire de Paris de 1848 à 1856, dans l'Histoire des
         quartiers de Paris.]

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.



TABLE DES MATIÈRES.

PREMIÈRE PARTIE.

HISTOIRE GÉNÉRALE.



LIVRE PREMIER.

PARIS DANS LES TEMPS ANCIENS ET SOUS LA MONARCHIE.

(53 AV. J.-C.--1789.)


§  1. Paris sous les Gaulois et les Romains.--Première bataille
     de Paris.--Julien proclamé empereur à Lutèce.--Saint-Denis
     et sainte Geneviève............................................. 1

§  2. Paris sous les rois de la première race........................ 5

§  3. Paris sous les rois de la deuxième race.--Siége de Paris par
     les Normands.................................................... 7

§  4. Paris sous les Capétiens, jusqu'à Louis VII.--Écoles de
     Paris.--Abélard.--Hanse parisienne.............................. 9

§  5. Paris sous Philippe-Auguste.--Deuxième enceinte de
     la ville....................................................... 13

§  6. Paris sous Louis IX.--Règlements des métiers--Guet
     bourgeois, etc................................................. 17

§  7. Paris sous les successeurs de Louis IX jusqu'à Philippe VI.
     --Richesse et population de la ville à cette époque............ 21

§  8. Paris sous Jean et Charles V.-Troisième enceinte de
     Paris.--Étienne Marcel......................................... 24

§  9. Paris sous Charles VI.--Abolition des priviléges parisiens.
     --Meurtre de la rue Barbette.--Les bouchers de Paris........... 28

§ 10. Paris sous Charles VII.--Jeanne d'Arc à la porte Saint-Honoré.
     --Prise de Paris par les troupes royales....................... 34

§ 11. Paris sous Louis XI et ses successeurs, jusqu'à Henri II.
     --Renaissance.--Administration municipale.--Rabelais,
     Amyot, Villon.--Les confrères de la Passion.................... 37

§ 12. Paris pendant les guerres de religion.--La Saint-Barthélémy.
     --Les barricades de 1588....................................... 44

§ 13. Siége et prise de Paris par Henri IV.......................... 52

§ 14. Tableau de Paris sous Henri IV................................ 55

§ 15. Paris sous Louis XIII.--Enceinte nouvelle.--Quartier
     du Palais-Royal et du Marais.--Hôtel Rambouillet.--Fondations
     religieuses.--Promenades et théâtres........................... 59

§ 16. Troubles de la Fronde.--Siége de Paris.--Bataille du
     faubourg Saint-Antoine......................................... 69

§ 17. Paris sous Louis XIV.--Monuments.--Habitations
     d'hommes célèbres.--État des moeurs.--Police nouvelle.--Situation
     du peuple et de la bourgeoisie................................. 78

§ 18. Paris sous Louis XV.--Événements historiques.--État
     des moeurs.--Monuments et améliorations matérielles.--Théâtres,
     etc............................................................ 90

§ 19. Paris sous Louis XVI jusqu'en 1789.--Préliminaires de
     la révolution.--Monuments.--Tableau moral et politique
     de la population de Paris...................................... 99



LIVRE II.

PARIS PENDANT LA RÉVOLUTION.

(1789.--1848.)


§  1. Élections aux États-Généraux.--Révolution du 14 juillet.--Institution
    de la municipalité et de la garde nationale.................... 109

§  2. État de Paris après le 14 juillet.--Meurtres de Foulon et
    Berthier--Famine.--Journées d'octobre.......................... 114

§  3. Nouvelle organisation municipale, judiciaire, ecclésiastique
    de la capitale.--Abolition des couvents et suppression
    de nombreuses églises.--Clergé constitutionnel de Paris........ 122

§  4. Fêtes et solennités parisiennes.--Fuite du roi.--Affaire
    du Champ de Mars............................................... 127

§  5. Paris sous l'Assemblée législative.--Fête des soldats
    de Châteauvieux.--Journée du 20 juin........................... 134

§  6. Déclaration de la patrie en danger.--Révolution du
    10 août........................................................ 138

§  7. Domination de la Commune de Paris.--Massacres de
    septembre.--Départ des bataillons de volontaires.
    Tableau des bataillons de volontaires de la première levée..... 144

§  8. Paris sous la Convention.--Procès et mort de Louis XVI.--Paris
    le 21 janvier.................................................. 151

§  9. Deuxième et troisième levées de volontaires.--État de
    Paris.......................................................... 158

§ 10. Journées des 31 mai et 2 juin................................ 162

§ 11. Lutte de Paris et des provinces.--Levée en masse.--Fêtes
    révolutionnaires............................................... 165

      Tableau des bataillons parisiens de la levée en masse........ 167

§ 12. Abolition du culte catholique.--Cérémonies du culte de
     la Raison..................................................... 171

§ 13. Supplices des hébertistes et des dantonistes.--Tableau
     de Paris pendant la terreur................................... 175

§ 14. Fête de l'Être suprême.--Loi du 22 prairial.--Révolution
     du 9 thermidor.--Fin de la Commune de Paris................... 181

§ 15. Réaction thermidorienne.--Nouvelle administration de
     Paris.--Jeunesse dorée.--Fin du club des Jacobins.--Apothéoses
     de Marat et de Rousseau....................................... 186

§ 16. Famine.--Journée du 12 germinal et du 1er prairial........... 190

§ 17. Journée du 13 Vendémiaire.--Fin de la Convention............. 199

§ 18. Paris sous le Directoire.--Fêtes directoriales............... 205

§ 19. Culte naturel ou des Théophilanthropes....................... 210

§ 20. Tableau de Paris sous le Directoire.......................... 214

§ 21. Révolution du 18 brumaire.--Paris sous le Consulat.--Rétablissement
     du culte catholique.--Embellissements de Paris................ 217

§ 22. Conspiration de Georges, Pichegru et Moreau.--Opinion
     et agitation de Paris à cette époque.--Établissement
     de l'Empire................................................... 224

§ 23. Opposition de Paris à l'Empire.--Ressentiment de Napoléon.
     Fêtes du sacre.--Condition du peuple de Paris.--Paris
     après Austerlitz et Iéna...................................... 229

§ 24. Paris sous l'Empire jusqu'en 1811.--Mariage de l'Empereur.--Naissance
     du roi de Rome................................................ 236

§ 25. Paris depuis 1811 jusqu'en 1813.--Conspiration de
     Mallet.--Les Parisiens à Lutzen et à Leipsig.................. 241

§ 26. Paris en 1814.--Dispositions de la population. Rétablissement
     de la garde nationale.--Derniers contingents de la
     population parisienne......................................... 246

§ 27. État de Paris au commencement de 1814.--Départ de
     l'impératrice.--Bataille de Paris............................. 252

§ 28. Tableau de Paris pendant la bataille.--Capitulation.--Entrée
     des armées alliées............................................ 256

§ 29. Paris pendant la première restauration....................... 260

§ 30. Paris pendant les Cent-Jours.--Apprêts de guerre.--Levée
     des fédérés................................................... 264

§ 31. Fête du Champ-de-Mai.--Paris après la bataille de
     Waterloo.--Capitulation du 8 juillet.......................... 267

§ 32. Deuxième occupation de Paris.--Retour de Louis XVIII.
     Prospérité honteuse de la ville............................... 272

§ 33. Paris depuis 1816 jusqu'en 1824.--Troubles de 1820.--Le
     carbonarisme.--Missions.--Sentiments de la bourgeoisie........ 278

§ 34. Embellissements de Paris sous la restauration................ 280

§ 35. Paris pendant le règne de Charles X.......................... 282

§ 36. Journées de Juillet.......................................... 287

§ 37. Paris de 1830 à 1832......................................... 294

§ 38. Paris en 1832.--Le choléra.--Insurrection des 5 et 6
     juin.......................................................... 300

§ 39. Paris de 1832 à 1840......................................... 305

§ 40. Travaux des embellissements de Paris.--État moral
     de la population.............................................. 310

§ 41. Paris de 1840 à 1848......................................... 314


FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.





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