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Title: Les Contemporains, 3ème Série - Études et Portraits Littéraires
Author: Lemaître, Jules, 1853-1914
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les Contemporains, 3ème Série - Études et Portraits Littéraires" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



[Notes au lecteur de ce ficher digital:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.]


               NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE

                       JULES LEMAÎTRE



                     LES CONTEMPORAINS

              ÉTUDES ET PORTRAITS LITTÉRAIRES

                      TROISIÈME SÉRIE



        Octave FEUILLET--Edmond et Jules de GONCOURT
          Pierre LOTI--H. RABUSSON--J. de GLOUVET
                         J. SOULARY
               Le duc D'AUMALE--Gaston PARIS
                   Les FEMMES DE FRANCE
                  CHRONIQUEURS PARISIENS
              Henry FOUQUIER--Henri ROCHEFORT
                Jean RICHEPIN--Paul BOURGET



                     DEUXIÈME ÉDITION



                          PARIS
              LIBRAIRIE H. LECÈNE ET H. OUDIN
                   17, RUE BONAPARTE, 17

                          1887
   Tout droit de traduction et de reproduction réservé



LES CONTEMPORAINS

OCTAVE FEUILLET[1]

         [Note 1: Le _Roman d'un jeune homme pauvre_; _Histoire de
         Sibylle_; _Bellah_; la _Petite Comtesse_; _Monsieur de
         Camors_; _Julia de Trécoeur_; les _Amours de Philippe_; le
         _Journal d'une femme_; _Un mariage dans le monde_; _Histoire
         d'une Parisienne_; la _Veuve_; la _Morte_ (chez Calmann
         Lévy).]


Je ne pourrai jamais dire beaucoup de mal des romans de M. Octave
Feuillet. Ils m'ont fait tant de plaisir entre quinze et dix-huit ans
que je leur en garde une reconnaissance éternelle et qu'il m'est
encore difficile de les juger aujourd'hui en toute liberté. Il fallait
bien que Sibylle fût charmante puisqu'elle me charmait si fort, et que
Marguerite Larroque fût adorable puisque je l'adorais. Et quant à
Bathilde de Palme, elle me troublait jusqu'aux moelles. Rien ne me
semblait plus beau, plus noble, plus passionné et plus élégant que ces
histoires d'amour. Ces sveltes amazones rencontrées dans les bois, si
capricieuses et si énigmatiques; ces jeunes hommes si beaux, si
tristes et si prompts aux actes héroïques; ces vieilles châtelaines
et ces vieux gentilshommes si dignes, si polis et si fiers; tout ce
monde supérieurement distingué de ducs, de comtes et de marquis, cette
vie de château et cette haute vie parisienne, ces conversations
soignées où tout le monde a de l'esprit; et, sous la politesse
raffinée des manières, sous l'appareil convenu des habitudes
mondaines, ces drames de passion folle, ces amours qui brûlent et qui
tuent, ces morts romantiques de jeunes femmes inconsolées..., amour,
héroïsme, aristocratie, Amadis, Corysandre et quelquefois Didon en
plein faubourg Saint-Germain, tout cela me remplissait de l'admiration
la plus naïve et la plus fervente, et m'induisait en vagues rêveries,
et me donnait un grand désir de pleurer.

Définir ce charme des premiers romans de M. Octave Feuillet, chercher
ce qui s'y est ajouté dans ses oeuvres plus récentes et pourquoi je
préfère quand même les plus anciennes, tel est le dessein qui m'est
venu en lisant la _Morte_.


I

La plupart des romans de M. Octave Feuillet ont ceci de remarquable
que ce sont des romans éminemment romanesques.

On sait que le roman, oeuvre d'amusement et de pure imagination à
l'origine, s'est transformé peu à peu, qu'il a serré de plus en plus
la réalité, qu'il tend à devenir une peinture véridique et minutieuse
de toute la vie contemporaine. Or, on pourrait presque dire que cette
évolution du roman a été non avenue pour M. Feuillet. Il est trop
évident que, venu après Balzac, il ne se doute même pas que Balzac ait
écrit. Mais il y a plus, et, s'il est vrai qu'il procède quelque peu
de George Sand et d'Alfred de Musset, on soutiendrait tout aussi
justement que, sauf les modifications inévitables imposées par la
différence des temps, une partie de son oeuvre continue les romans
d'amour et d'aventures du XVIIe siècle et, par delà, les anciens
romans grecs, et que M. Octave Feuillet est en quelque façon le
descendant d'Héliodore et de Mlle de Scudéry. Sans doute les marquis
et les comtesses ont remplacé les princes d'Arménie et les reines de
Trébizonde; sans doute l'amour parle chez lui une langue moins
diffuse, et les aventures qu'il imagine sont moins invraisemblables et
plus intéressantes; sans doute aussi ses amoureux et ses amoureuses
ont plus de chair, plus de sang et surtout beaucoup plus de nerfs, que
ceux des romans d'autrefois. Mais enfin l'amour fait le principal
intérêt des histoires qu'il écrit; l'amour y inspire des actions
extraordinaires, et ses héros et ses héroïnes sont les plus distingués
que puisse concevoir l'imagination des femmes et des adolescents. Ses
romans sont, par excellence, des romans; ils répondent pleinement à
l'idée que ce mot éveillait jadis dans les esprits, et c'est peut-être
là leur meilleure originalité.

M. Octave Feuillet a gardé le don, le précieux don du romanesque. On
entend assez ce que je veux dire, et c'est fort heureux qu'on
l'entende sans autre explication, car le romanesque n'est pas chose
commode à définir. Si je dis qu'il consiste, chez l'écrivain, dans
l'invention et dans la peinture habituelles de personnages si beaux et
si accomplis, de passions si fortes, de sentiments si nobles et si
héroïques qu'on n'en trouve presque point de semblables dans la
réalité, on me fera remarquer que le romanesque se confond avec la
poésie et que, par exemple, tout le théâtre de Corneille est donc un
théâtre romanesque. Et cela est vrai peut-être; mais il faut faire
tout de suite une distinction: c'est que le romanesque n'est pourtant
pas toute la poésie.

Car la poésie est évidemment beaucoup plus large; elle a pour matière
tout le monde réel, y compris ses laideurs et ses discordances; elle
fait résider la beauté moins dans les objets (spectacles de l'univers
physique, êtres vivants, sentiments et passions) que dans une vision
particulière de ces objets et dans leur expression. Le romanesque,
beaucoup plus restreint, est presque tout entier dans l'invention
d'une humanité meilleure, et il peut se passer de l'expression
plastique. Homère ni Racine ne sont romanesques. La poésie proprement
romanesque est de sa nature un peu vague, fuyante, inconsistante. Les
personnages qu'elle construit se ressemblent presque tous, n'ont point
cette variété et cette abondance de traits individuels et précis que
recherche une autre poésie et que fournit seule l'observation de la
réalité. Bref, le romanesque est surtout un rêve moral.

Par suite, l'esprit romanesque, considéré non plus chez l'écrivain,
mais chez les lecteurs et chez le commun des hommes, est une tendance
à accepter comme vraies ces imaginations d'un monde meilleur et plus
beau. C'est alors le don de ne point voir les choses comme elles sont,
tristes, décevantes, brutales et immorales, et d'attendre toujours de
la vie plus qu'elle ne peut apporter. Faculté bienfaisante ou funeste,
selon les cas, mais plutôt bienfaisante si elle est portée à un tel
degré que nulle expérience ne la décourage--ou si elle est tempérée
par assez de bon sens et par assez de nécessités matérielles pour
qu'on ne lui lâche la bride qu'à bon escient et en manière de
divertissement passager.

Si mal que j'aie su distinguer la poésie et le romanesque, on a pu
voir que le romanesque doit être principalement la poésie des
créatures sentimentales, de celles qui connaissent peu la vie, qui
n'éprouvent pas un grand besoin de vérité et pour qui l'art ne
consiste pas avant tout dans l'expression: c'est-à-dire la poésie des
enfants, des vierges et des jeunes femmes. Et c'est pourquoi le
romanesque ne repoussera point, dans sa forme, un idéal de beauté un
peu fade et d'élégance un peu convenue; il aimera les cavaliers bruns,
les amazones blondes, les ruines, les clairs de lune.--Pour la même
raison l'amour lui paraîtra le plus intéressant des sentiments, et de
beaucoup, et même le seul digne d'intérêt. Et la vertu ne lui plaira
qu'à la condition d'être excessive et héroïque. Amours passionnées,
sacrifices sublimes, moeurs et décors aristocratiques, voilà les
éléments essentiels du roman romanesque, et vous les retrouverez dans
les délicieuses histoires de M. Octave Feuillet. Ce sont rêves de
jeune fille très pure: je suis heureux et un peu fier de m'y être plu.
Et je souscris pleinement à ce petit discours de la grand'mère de
Charlotte d'Erra:

     Ah! mon Dieu! ce n'est pas contre les idées romanesques qu'il
     faut mettre en garde la génération présente, mon bon monsieur, je
     vous assure... Le danger n'est pas là pour le moment... Nous ne
     périssons pas par l'enthousiasme, nous périssons par la
     platitude... Mais, pour en revenir à notre humble sexe, qui est
     seul en question, voyez donc les femmes dont on parle à Paris--je
     dis celles dont on parle trop;--est-ce leur imagination poétique
     qui les perd? est-ce la recherche de l'idéal qui les égare? Eh!
     Seigneur! ce sont, pour les trois quarts, les cervelles les plus
     vides et les imaginations les plus stériles de la création!...
     Mesdames et mesdemoiselles, croyez-moi, ne vous gênez pas!...
     soyez enthousiastes, soyez romanesques tout à votre aise...

Et, comme je serais flatté que les anges enviassent mes larmes,
j'approuve tout à fait ces lignes du _Journal d'une femme_:

     Mais tu me restes, ma fille... J'écris ces dernières lignes
     auprès de ton berceau... J'espère mettre un jour ces pages dans
     ta corbeille de jeune femme, mon enfant; elles te feront
     peut-être aimer ta pauvre mère romanesque... Tu apprendras
     peut-être d'elle que la passion et le roman sont bons quelquefois
     avec l'aide de Dieu, qu'ils élèvent les coeurs, qu'ils leur
     enseignent les devoirs supérieurs, les grands sacrifices, les
     hautes joies de la vie...--Je pleure, c'est vrai, en te le
     disant; mais il y a, crois-moi, des larmes qui font envie aux
     anges!


II

Vous vous les rappelez, ces premiers romans de M. Octave Feuillet: le
_Roman d'un jeune homme pauvre_, l'_Histoire de Sibylle_ et plus
récemment, par un heureux retour à la manière de ses débuts, le
_Journal d'une femme_? Quelles amours! quelles croyances! quels
enthousiasmes! quelles aventures! quelles élégances physiques et
morales! Et quels jolis voyages à travers le pays bleu!

Maxime est beau, spirituel, instruit, excellent cavalier, habile à
tous les sports, noble, fier, héroïque; et, s'il se fait appeler
Maxime Odiot, il s'appelle aussi Maxime de Champcey d'Hauterive. Dans
ces conditions-là ce n'est rien d'être pauvre. Il entre comme
intendant chez les Larroque, et tout de suite il trouble profondément
Mlle Marguerite. Mais cette jeune fille, horriblement malheureuse
d'être riche et craignant toujours qu'on n'en veuille à sa dot, le
traite avec la dernière impertinence. En vain il expose sa vie une
première fois pour sauver le chien favori de l'orgueilleuse et amère
enfant. Une autre fois il se trouve enfermé avec elle, par un accident
imprévu, dans une vieille tour en ruines et manque de se casser le cou
pour ne point la compromettre. Avant de se précipiter dans le vide, il
a juré de ne l'épouser que lorsqu'elle serait aussi pauvre que lui, ou
lui aussi riche qu'elle. Sur quoi Marguerite et sa mère sollicitent
l'autorisation d'abandonner tous leurs biens à une congrégation
religieuse; mais heureusement une vieille demoiselle fort riche meurt
en léguant sa fortune à son cousin Maxime. Et c'est exquis, car les
princes Charmants ne sont-ils pas créés et mis au monde pour épouser
les princesses des Hespérides?

Mlle Sibylle de Férias, élevée au milieu des bruyères de Bretagne par
un grand-père et une grand'mère qui ressemblent à deux pastels fanés
et très anciens, veut, à cinq ans, chevaucher un cygne pour aller sur
l'eau, apprivoise un fou, catéchise son vieux curé et l'amène à un
sentiment plus élevé de sa profession, vient à Paris et, amoureuse
d'un beau jeune homme qui s'appelle Raoul, tombe en syncope le jour où
il déclare «qu'il a le malheur de ne pas croire». Elle retourne
désespérée dans ses landes. Il se déguise en peintre pour se
rapprocher d'elle (mais beaucoup moins gaiement que dans le _Sicilien_
de Molière) et vient barbouiller les murs de l'église dont elle est
paroissienne. Rencontre, explication passionnée: elle ne comprend
point le mariage sans la communauté absolue des croyances et des
sentiments. Conclusion: ils ne s'épouseront pas, mais ils seront bons
amis. Cependant elle a, sans le dire, offert sa vie à Dieu pour qu'il
ramène Raoul au bercail. Tous deux font, à travers la lande, par le
brouillard, une promenade sentimentale d'où elle rapporte une
pleurésie, et Raoul, subitement touché de la grâce, met sur le front
de la mourante le baiser des fiançailles. Et cela est doux comme un
rêve blanc de première communiante; et ce roman pieux est un roman
troublant; Sibylle est une folle adorable qu'on voudrait rencontrer
sur son chemin; et comme on mentirait pour lui prendre son coeur!

Charlotte d'Erra est venue passer un mois chez la grand'mère de son
amie Cécile de Stèle. Il y a là deux jeunes hommes, le commandant
d'Eblis--un soldat superbe et doux,--et son ancien compagnon d'armes,
Roger de Louvercy, un pauvre infirme qui a le bras gauche mutilé et
une jambe rétractée. Charlotte et d'Eblis ne tardent pas à s'aimer;
mais Roger étant devenu de son côté amoureux de Charlotte, le
commandant se sacrifie en épousant Cécile, et Charlotte s'immole en
offrant sa main à l'estropié. Hélas! Cécile s'aperçoit bientôt que son
mari ne l'aime pas et, dans une heure de folie, se livre au premier
fat qui lui fait la cour. Puis, épouvantée de sa chute, elle s'en
vient la raconter à Charlotte et va mourir la nuit dans la neige, en
robe de bal. Charlotte, qui est devenue veuve, pourrait alors épouser
d'Eblis, mais elle veut sauver au moins la mémoire de sa petite amie,
et, bien que Cécile l'ait priée de remettre au commandant un billet
où elle confesse sa faute, elle lui laisse croire que sa jeune femme
est morte digne de lui, morte de n'être pas assez aimée. Si bien que
d'Eblis se croit obligé d'expier et s'en va... Sacrifices sur
sacrifices: en voilà quatre bien comptés, et qui tous supposent le
courage le plus héroïque dans la plus haute délicatesse morale. On
admire, on s'étonne, on est abasourdi par cette avalanche de
générosités. Et l'on se sent si incapable d'une telle sublimité de
conduite qu'on entre en confusion et qu'un peu d'irritation se mêle à
notre émerveillement.

Et là-dessus des doutes vous viennent sur la justesse des propos de la
vieille douairière prêchant le romanesque aux jeunes gens et aux
jeunes filles. Dans la réalité, Maxime se casserait le cou la seconde
fois s'il ne se noyait la première, et Mlle Marguerite serait bien
avancée! Si Mlle Sibylle n'était pas une jeune personne aussi
romanesque, elle ne mourrait point et elle épouserait son Raoul, qui
ferait un excellent mari et qui n'aurait d'ailleurs aucune répugnance
à l'accompagner à la messe. Et voyez comme le romanesque réussit à
Charlotte et au commandant d'Eblis: ce sont eux les vrais meurtriers
de la pauvre Cécile. Ainsi grogne en nous Sancho Pança. Mais
qu'importe que notre vertu nous soit peut-être une source aussi
abondante de souffrances que nos instincts mauvais et nos passions
intéressées! La douleur qui nous vient du sacrifice accompli porte
d'ailleurs avec soi sa consolation. Et, si ce sont là actions pures,
au moins nous avons vécu pendant une heure au milieu d'une humanité
plus belle et plus noble, ce qui est un grand plaisir pour ceux qui
n'aiment pas la réalité ou qui ne savent pas la voir. Ce plaisir, on
le trouve un peu puéril et on a quelque peine à le goûter tout d'abord
quand on s'est laissé corrompre par d'autres livres où le besoin de la
vérité, même triste, surtout triste, s'étale avec quelque chose de
maladif et d'outré; mais, avec un peu d'effort, on s'affranchit de
cette impression première; on sent se réveiller au fond de son âme,
sous les tristesses d'une expérience morose, sous le positivisme et le
pessimisme acquis, cet amour des fables et des fictions, ce goût de
l'irréel qu'apporte tout homme venant en ce monde. Les romans de M.
Octave Feuillet apparaissent alors comme de ravissants mensonges, et
peut-être comme les plus gracieux qu'on ait imaginés en ce siècle pour
bercer les âmes jeunes et enchanter les esprits innocents.


III

Heureusement, du reste, parmi ces histoires si souvent chimériques et
surtout dans les livres dont je n'ai pas encore parlé, circulent,
piaffent, caracolent, pleurent, souffrent et meurent des femmes bien
vivantes, d'un charme singulier et dangereux. On les voit, on les
aime, on voudrait les étreindre, et on éprouve, à les découvrir là, un
peu du plaisir qu'on sentirait à rencontrer des créatures de chair,
élastiques et désirables, dans les clairières bleues du pays des
ombres.

Car les autres personnages, s'ils ont plus de consistance que les
«mânes» fabuleux, n'ont pourtant pas un relief assez fort pour rester
longtemps dans l'esprit; et leurs physionomies sont si faiblement
individuelles que la mémoire les confond les uns avec les autres et ne
tarde pas à brouiller leurs noms. Il y a d'abord les beaux ténébreux
tels que Maxime Odiot et le commandant d'Eblis; puis M. de Camors et
les sous-Camors tels que Philippe et M. de Vaudricourt; les jeunes
gens élégants et insignifiants comme M. de Bévallans et d'autres dont
le nom m'échappe; les vieux gentilshommes un peu maniaques comme M.
des Rameures ou M. de Courteheuse; les vieilles femmes aimables et
charitables comme Mme de Férias ou Mme de Louvercy; les vieilles
femmes évaporées comme Mme de Combaleu ou venimeuses comme Mme de la
Roche-Jugan.

M. de Camors mis à part, presque toutes ces figures s'effacent et se
mêlent un peu après qu'on les a vues. Mais les yeux des amoureuses
nous suivent longuement, nous tiennent, nous hantent; et nous les
revoyons toujours. C'est Mme de Palme, c'est Marguerite, c'est
Sibylle, c'est la comtesse des _Amours de Philippe_, c'est Julia,
c'est Sabine, c'est Mme de Campvallon. À vrai dire, elles aussi se
ressemblent entre elles: ce sont variétés d'un même type. Mais ce type
est saisissant, séduisant, vraiment féminin, et l'on peut dire qu'il
appartient presque en propre à M. Octave Feuillet. Si l'on en voulait
chercher les origines, je crois bien qu'il faudrait remonter aux
femmes de Racine et, par delà, jusqu'à la Phèdre d'Euripide. Mais les
femmes de M. Octave Feuillet sont plus singulières; leur détraquement
nous est moins expliqué. C'est peut-être avec la mystérieuse Amélie de
_René_ qu'on leur trouverait, à la rigueur, le plus de ressemblance.

Ces amoureuses ne ressemblent point à celles de George Sand, qui sont,
en général, de tempérament sanguin, ni à celles de Balzac, qui sont
plutôt des «cérébrales». Les femmes de M. Octave Feuillet sont des
nerveuses. Étranges, capricieuses, se connaissant mal elles-mêmes,
elles vont, d'une marche inégale et folle, jusqu'au bout de leur
passion. Elles effrayent et elles attirent, et, comme elles cachent
une âme démente, mue par des forces aveugles et irrésistibles, dans
des corps délicieux de patriciennes, elles sont à la fois redoutables
et charmantes. Elles ont toutes ceci de commun, qu'elles procèdent par
à-coups, sous l'impulsion subite d'un sentiment ou d'un désir plus
fort qu'elles, si bien que leur conduite a presque toujours quelque
chose de décousu et d'incohérent, et que souvent le lien échappe entre
leurs démarches successives. Elles ont la parole brève, hardie,
directe et comme involontaire. Elles ne sont ni tendres ni même
sentimentales. Elles sont extrêmement sensuelles, quelquefois sans le
savoir. Elles subissent profondément les influences de la température:
elles s'abandonnent plus volontiers les jours d'orage. Quand elles
ont rencontré l'homme qu'elles doivent aimer, elles passent
généralement par trois phases principales. Elles éprouvent d'abord à
son endroit une sorte d'antipathie et de peur physique, comme si elle
pressentaient vaguement qu'elles lui appartiendront tout entières et
qu'elles souffriront par lui dans leur chair et dans leur coeur. Puis
le désir s'allume en elles, et elles dardent alors sur l'homme, comme
une arme mortelle, une coquetterie agressive, insolente, haletante,
diabolique. Vient enfin la période soit de l'abandon complet et
furieux, soit du désespoir et du suicide.--Quoi! ces jolis monstres
dans le «Musset des familles»?--Je vous assure qu'ils y sont. Je suis
moi-même étonné que les traits communs à ces aimables créatures,
ramassés avec scrupule, finissent par composer un petit animal aussi
inquiétant. Mais est-ce ma faute si le plus aristocratique des
romanciers est aussi un peintre de femmes des plus audacieux, je
dirais presque des plus brutaux, en dépit de la parfaite politesse et
des grâces de sa forme?

Notez, du reste, qu'aucune de ces femmes ne pourrait guère être
définie plus longuement que je n'ai fait; qu'aucune, par exemple, ne
fournirait matière à une analyse comme celle que peuvent supporter Mme
Bovary ou Mme de Raynal. Le charme des amoureuses de M. Octave
Feuillet est dans leur étrangeté, et leur étrangeté vient de ce
qu'elles nous sont très peu expliquées. Et ce n'est point certes un
reproche que je lui adresse. Il n'y a point de psychologie des
névrosées, et ce sont bien des névrosées que nous présente M. Octave
Feuillet--des hystériques, dirait quelque mal appris. Seulement il
n'étale pas leur cas pathologique, comme l'ont fait des romanciers
d'une autre école. Ce sont des névropathes décentes et d'une élégance
irréprochable. Et c'est pourquoi elles se ressemblent si fort. Comme
elles n'ont que des apparences d'âmes dans leurs corps de jeunes
possédées, comme elles ne sont presque jamais poussées que par la
détente de leurs nerfs, on ne saurait dire qu'elles soient bonnes ou
mauvaises. Elles diffèrent d'âge, de situation et d'éducation; il y en
a qui meurent, il y en a qui se tuent et d'autres qui tuent ou qui
tueraient; mais, malgré la diversité des dénouements, on a cette
impression que la petite comtesse qui meurt après la souillure est la
même femme que Julia de Trécoeur qui se tue avant; que Julia est à son
tour la même femme que Mme de Campvallon, qui demeure triomphante dans
son crime, et que Mme de Maurescamp ou Mme d'Hermany, c'est encore Mme
de Campvallon. Ce sont des êtres mystérieux tout pleins d'inconnu,
dont on peut tout attendre et dont on ne sait jamais au juste ce qui
va sortir. Si bien que ce qui se dégage des histoires du plus
spiritualiste et du mieux élevé de nos romanciers, et surtout de
quelques-unes de ses figures de femmes, c'est, qu'il le veuille ou
non, une conception purement déterministe de l'animal féminin.

La _Petite Comtesse_, _Julia de Trécoeur_, _Monsieur de Camors_ sont,
à mon avis, les trois romans de M. Feuillet où cet animal est le plus
bizarre et le plus «alliciant», dirait M. Paul Bourget.--La petite
comtesse de Palme s'éprend d'un jeune homme mélancolique et austère
qui l'a brutalisée. Elle le provoque, le harcèle, le supplie enfin de
la sauver en l'épousant. À peine a-t-il refusé qu'elle se donne
désespérément à un autre (pourquoi?) et s'en vient mourir chez celui
qu'elle aime.--Julia de Trécoeur aime le second mari de sa mère. Après
avoir traversé la période de la haine amoureuse et celle de la
coquetterie incohérente (voir plus haut), elle s'offre à lui,
hardiment, et, repoussée, se jette à cheval dans la mer du haut de la
falaise. (La vision de ce suicide équestre est, soit dit en passant,
une très belle chose.)--Mlle Charlotte de Luc d'Estrelles, orpheline
pauvre, s'est offerte un jour sans succès à son cousin Louis de
Camors; peu après, elle épouse pour sa fortune le général de
Campvallon, puis ressaisit son beau cousin, l'oblige à se marier pour
détourner les soupçons de son vieux mari, continue d'être à lui, est
surprise une nuit par le général qui tombe foudroyé du coup, reprend
et garde son amant épouvanté et qui ne l'aime plus, et tout cela sans
l'ombre d'un remords.--Certes ce sont là, Bathilde, Julia et
Charlotte, trois grandes amoureuses: elles aiment absolument, elles
aiment furieusement. Mais quand on a dit cela, on a tout dit. Il est
remarquable que Julia qui a quinze ans, aime exactement de la même
façon que Mme de Campvallon, qui en a trente. Qu'importe? C'est bien
l'amour, l'amour des sens, ne vous déplaise, la «Vénus à sa proie
attachée». Et, comme elles aiment, nous les aimons, même folles, même
criminelles, et cela est terrible.


IV

Le contraste que forment ces amours fatales et effrénées avec des
restes de romanesque innocent et avec un spiritualisme chrétien de
plus en plus décidé, ou, si vous voulez, le contraste de certaines
peintures de M. Octave Feuillet avec ses intentions, ou bien encore un
mélange de réalité quelquefois brutale et de convention souvent
insupportable: voilà ce qui rend, à partir de _Monsieur de Camors_,
l'oeuvre de M. Octave Feuillet très curieuse et un peu déconcertante.
Je persiste à préférer ses premiers romans, que je trouve plus
harmonieux et plus parfaits dans leur genre; mais quelles combinaisons
surprenantes dans les derniers!

Les données de ses romans, réduites à leurs termes essentiels,
continuent d'être à peu près les mêmes. Toujours l'histoire de la
séduction de l'homme par la femme. Toujours une femme très nerveuse et
très énigmatique, et très passionnée ou très perverse. Quelquefois, en
face du démon, un ange. Ainsi dans _Monsieur de Camors_, dans les
_Amours de Philippe_, dans la _Morte_. Mais, à mesure que M. Octave
Feuillet avance dans son oeuvre, on dirait que, subissant
indirectement, malgré lui et comme par contre-coup, l'influence de
l'école naturaliste, il a été pris d'un besoin croissant d'être vrai
(ce qui est bien), de frapper fort (ce qui est moins heureux), et
aussi, par un mouvement contraire et en manière de protestation, d'un
besoin d'être moral (ce qui lui a moins réussi).

Le premier besoin nous a valu les meilleures, on pourrait presque dire
les seules analyses de sentiments que M. Feuillet ait écrites: toute
la première moitié d'un _Mariage dans le monde_, où sont démêlées très
finement et avec un choix très sûr de détails les causes qui doivent
finir par éloigner l'un de l'autre une jeune femme pour qui le mariage
est un commencement et un homme fatigué pour qui le mariage est une
fin; la plus grande partie de la _Veuve_, où la série des sophismes et
des séductions par où un homme d'honneur peut être amené à violer un
serment, est très délicatement graduée; et encore la seconde partie du
roman de la _Morte_, qui nous fait assister aux lents progrès du
malaise et de la désunion entre un mari incroyant et une femme très
pieuse qui a entrepris de le ramener à Dieu.

L'envie d'être fort et hardi tout en restant le romancier mondain par
excellence, le caprice de combiner le vitriol et l'opoponax éclate un
peu partout et, s'il faut donner un exemple, dans l'_Histoire d'une
Parisienne_. Je rappelle le drame en deux mots. Jeanne Bérengère (quel
joli nom!) a été mariée étourdiment par sa mère à M. de Maurescamp,
une nature grossière qui ne comprend point les délicatesses de sa
jeune femme. Rebuté par cet ange, il finit par «se retirer sous sa
tente». Jeanne, esseulée, cherche des consolations dans l'amitié de
Jacques de Lerne, un viveur mélancolique et séduisant dont on peut se
demander s'il est converti à l'amour immatériel ou s'il en joue en
attendant mieux; mais, provisoirement, il n'est qu'un adorateur
platonique, un frère. Le mari de Jeanne Bérengère n'en croit rien et
le lui tue en duel. Alors, pour se venger, elle se compromet avec un
officier de chasseurs très fort à l'épée, l'affole en lui tendant, un
soir, après dîner, un cigare qu'elle a mouillé de ses lèvres, et fait
embrocher son mari par le chasseur.

L'histoire a du montant. Certains épisodes ne manquent pas non plus de
saveur. Il y a une Mme d'Hermany qui reçoit, la nuit, un bellâtre dans
le salon d'un hôtel de bains, et qui, surprise par Jeanne Bérengère,
lui fait la plus jolie profession de nihilisme moral. «Elle s'est
résignée à déchoir, à accepter les seuls plaisirs réels dont ce monde
dispose.»--Jacques de Lerne raconte à Jeanne son premier amour, si
pur, si poétique! Une nuit, il se trouvait dans la chambre de la bien
aimée, moins résigné que de coutume aux scrupules qu'on lui opposait;
mais la pauvre femme se jette à ses genoux, le suppliant d'être
honnête homme: il cède à ses pleurs et s'en va comme il était venu.
«Adieu, imbécile!» lui crie-t-elle par la fenêtre.--La vieille Mme de
Lerne voudrait que son fils, pour se ranger, devînt l'amant de Mme de
Maurescamp, et la bonne dame s'y emploie avec le plus grand zèle...

Je m'arrête: voilà qui est assez complet. Mais savez-vous ce qui
arrive? Pour peu qu'on soit de méchante humeur, quelques-unes des
élégances artificielles qui recouvrent ce fond grossier étonnent comme
un contresens, ou comme une naïveté, ou comme une hypocrisie. Ou
plutôt non, ce n'est point la vraie raison de notre énervement, car
j'admets très bien qu'il se joue entre des personnages excessivement
_select_ des drames d'une brutalité hardie. Mais c'est qu'on se lasse
de tout, et qu'ils sont un peu trop «distingués» à la fin! Jeanne, qui
est «une belle fleur», avec des «yeux magnifiques», est
«souverainement intelligente», encore qu'elle entende sans rire les
tirades de Jacques de Lerne. Celui-ci, avec «son beau visage fatigué
et hautain», a tous les talents et compose des valses et des
symphonies «d'un mérite tout à fait supérieur». M. de Maurescamp a
tout au moins un torse remarquable. Le décor n'est pas moins
«distingué»: bals, chasses à courre, plage aristocratique. Et l'on
adore, dans ce monde-là, les «grandes scènes dramatiques de la
nature». De «magnifiques éclairs» et «les jeux de la foudre sur
l'Océan» accompagnent les cascades de Mme d'Hermany. Et le style est
«distingué» à l'égal des personnages et du décor. Jacques trouve que
«le divorce, dont on parle beaucoup cette année, enlève au mariage le
sentiment de l'infini». Il enseigne à Jeanne, comme un simple Bellac,
«le sens divin des choses». Je lis ailleurs que «l'amour de M. de
Maurescamp ne contenait aucun élément impérissable: c'était, pour
employer une expression de ce temps, «un amour naturaliste».

Voyez-vous le sourire dédaigneux et pincé? Mais je voudrais bien
savoir si les trois quarts des amours que nous conte M. Feuillet ne
sont pas des amours «naturalistes»! Le monde où ils sa déroulent, il
est vrai, et le style qui les enveloppe sont essentiellement
aristocratiques; mais aussi ils s'en piquent trop! et, affectation
pour affectation, celle de M. Feuillet n'est guère moins irritante que
celle de M. Zola. C'est étonnant comme certains salons me font aimer
le coron de _Germinal_. Pour Dieu! montrez-nous une héroïne qui ne
soit pas splendidement belle et mirifiquement intelligente!
Montrez-nous un amoureux qui ne soit pas un homme supérieur!
Montrez-nous en un au moins qui ne sache pas monter à cheval!
Vraiment? tous les hommes et toutes les femmes sont comme cela au
faubourg Saint-Germain? Nous sommes forcés de vous croire sur parole,
ne pouvant y aller voir, et cela nous dépite. L'étalage continuel de
ce monde inaccessible a quelque chose d'impertinent et de
désobligeant: vous nous faites bien durement sentir que nous ne sommes
pas «nés». Notre revanche, c'est que vos personnages, ne frayant pas
avec nous, nous passionnent parfois médiocrement. Ce sont des «hommes
du monde»: nous voudrions des hommes dessous. L'étrange affectation de
ne regarder comme intéressante que la classe sociale la plus
restreinte, et celle justement où l'originalité des individus a le
plus de chances de s'effacer ou de s'atténuer! Ouvrez les yeux: le
monde est vaste, l'humanité infiniment variée, et il y a sur terre des
hommes et des femmes autrement vivants et dignes d'attention que ceux
qui vont à cheval au bois le matin ou celles qui ont leur loge à
l'Opéra.

En même temps que le besoin de nous étonner à la fois par ses
hardiesses et par sa distinction, des préoccupations de moraliste
chrétien se trahissent de plus en plus dans l'oeuvre de M. Octave
Feuillet. Son spiritualisme va s'affirmant et, si j'ose dire,
s'aggravant. Or c'est fort bien d'être spiritualiste, et nous le
sommes tous; mais par malheur le spiritualisme de M. Feuillet n'est
pas toujours d'une qualité très rare: il n'est ni d'un grand
philosophe ni d'un grand poète. Il s'étale avec une sécurité un peu
béate: c'est comme qui dirait un spiritualisme un peu gros. Il a
quelque chose de superficiel, de convenable et de convenu. Il se
présente à nous non comme une foi personnelle et profondément
élaborée, mais plutôt comme la doctrine officielle de la caste sur
laquelle et pour laquelle M. Feuillet a coutume d'écrire. Trois ou
quatre fois l'auteur de l'_Histoire de Sibylle_ a prétendu nous
démontrer qu'il n'y a point, en dehors des croyances chrétiennes, ou
tout au moins en dehors des croyances spiritualistes (et je ne sais si
je ne lui prête pas cette concession), de règle de vie qui puisse
résister à l'assaut des passions. Or cela est contestable, l'homme
n'étant pas un animal très logique. Celui qui ne se croit pas obligé
par un pouvoir extérieur et divin peut fort bien se sentir obligé par
lui même, par une irréductible noblesse de nature, par une générosité
instinctive. Et, d'un autre côté, il est très vrai que la foi
religieuse peut être un frein, que plus d'une femme qui allait à
confesse avant d'avoir un amant n'y va plus après; mais quelques-unes
aussi continuent d'y aller. En somme, on ne peut dire que ce soient
les croyances chrétiennes ou spiritualistes qui créent et conservent
seules la conscience morale: on dirait plus justement que c'est la
conscience qui se crée ces appuis extérieurs. Et il ne m'est même pas
prouvé que toutes les consciences aient besoin de ces appuis. Il y a
des croyants qui agissent mal en dépit de leurs croyances, et des
incroyants qui agissent bien malgré leur incrédulité; et cette
remarque assurément n'a rien de rare. Il est certain que la foi
religieuse apporte à certaines âmes un surcroît de force et de
sécurité; mais à quelles âmes et dans quelle mesure? Cela est variable
et impossible à déterminer. La petite comtesse, Julia de Trécoeur,
Cécile de Stèle sont de bonnes catholiques, et cela ne les empêche
pas de se conduire comme on sait: M. Feuillet n'y a-t-il point songé?
Si Gandrax se tue, si M. de Camors manque à l'honneur, il nous dit que
c'est qu'ils ne croient pas en Dieu: nous voyons clairement, d'après
le récit même de M. Feuillet, que c'est encore pour bien d'autres
raisons. Et c'est fort heureux pour lui qu'il ne prouve pas sa thèse:
ses personnages ne la démentent, en effet, que parce qu'ils sont
encore très suffisamment vrais et vivants. Mais ses illusions de
moraliste candide ne m'en gâtent pas moins quelques-uns de ses plus
beaux livres.

Je ne m'arrêterai guère sur l'histoire de Gandrax (_Sibylle_).
L'invention en est un peu enfantine. Gandrax est un chimiste athée,
d'ailleurs fort honnête homme; sa religion, c'est l'amour de la
science et de l'humanité. M. Octave Feuillet nous conte que, si ce
chimiste devient l'amant de Mme de Val-Chesnay et si, congédié
brusquement par cette coquette, il avale une fiole d'opium, c'est
parce qu'il n'est pas chrétien. Mais je ne pense pas qu'il ait jamais
été nécessaire de nier l'existence de Dieu pour pécher avec une femme
du monde; et, si Gandrax s'empoisonne pour une rupture, c'est
apparemment qu'il a la tête un peu faible.

Le cas de M. de Camors est moins puéril. On connaît le fier début du
livre: le suicide du père de Louis de Camors, son testament, le
programme de vie qu'il trace à son fils et que M. Octave Feuillet
résume comme il suit:

     Développer à toute leur puissance les dons physiques et
     intellectuels qu'il tenait du hasard, faire de lui-même le type
     accompli d'un civilisé de son temps, charmer les femmes et
     dominer les hommes, se donner toutes les joies de l'esprit, des
     sens et du pouvoir, dompter tous les sentiments naturels comme
     des instincts de servage, dédaigner toutes les croyances
     vulgaires comme des chimères ou des hypocrisies, ne rien aimer,
     ne rien craindre et ne rien respecter que l'honneur: tels furent,
     en résumé, les devoirs qu'il se reconnut et les droits qu'il
     s'arrogea.

M. Feuillet affirme que, si Louis de Camors manque à l'honneur
(c'est-à-dire au seul devoir qu'il reconnaisse), d'abord en trompant
un homme qui doit lui être sacré, puis en épousant Mlle de Tècle sans
quitter Mme de Campvallon, c'est que l'honneur n'est rien, est emporté
par la passion comme une paille, quand il ne repose pas sur la morale,
et sur la morale religieuse. Et cette affirmation implique que M. de
Camors résisterait à la tentation s'il était bon catholique ou
peut-être s'il croyait à la philosophie de M. Cousin. Or l'impression
que laisse le livre est toute différente. M. Feuillet, par une
singulière inconséquence, fait de M. de Camors la proie d'une de ces
passions furieuses auxquelles un homme ne résiste guère, à moins d'une
force morale que la foi ne donne pas, qu'elle peut seulement
augmenter. Longtemps il lutte; il ne cède qu'aux plus diaboliques
ensorcellements de la plus savante des sirènes. Je jure que, quand il
croirait à l'immortalité de l'âme et quand même il irait à la messe,
il agirait exactement comme nous le voyons agir. Il est bien
surprenant, cet homme si fort qui sans doute, dans la pensée de M.
Feuillet, devait résumer en lui César, Alcibiade et le duc de Morny.
Par deux fois il est amoureux, je dis follement amoureux, et ce n'est
guère le fait d'un homme qui vit les yeux fixés sur le féroce
testament de son père et que l'exercice de l'esprit critique, le
détachement supérieur et le scepticisme transcendantal auraient dû
empêcher d'aimer de cette façon et à ce degré. Avec toutes ses
affectations d'immoralité, il est constamment bon, tendre, généreux.

Vous vous rappelez, après la chute de la petite Mme Lescande, son
étrange discours, puis le baiser qu'il met au bas de la robe de la
jeune femme, et ses remords, et la scène bizarre du chiffonnier. Il a
laissé rouler un louis dans la boue. «Ah! monsieur, dit le
chiffonnier, ce qui tombe au fossé devrait être au soldat.--Ramasse-le
avec tes dents, et je te le donne.» Et, quand le louis est ramassé:
«Eh! l'ami, dit Camors, veux-tu gagner cinq louis maintenant?
Donne-moi un soufflet, ça te fera plaisir, et à moi aussi.» Cette
scène fameuse est de celles qui inquiètent et dont on peut se demander
si elles sont puériles ou sublimes; mais l'homme capable d'un pareil
mouvement a certainement en lui un sentiment moral assez fort pour ne
succomber qu'à des tentations exceptionnelles, et telles qu'un saint
pourrait seul en triompher. Remarquez que sa faute même ne suffit
point à le flétrir à nos yeux, tant nous sentons, malgré tout, de
générosité en lui, et tant le châtiment de la faute est effroyable:
souvenez vous qu'il en meurt, tout simplement. À coup sûr, si Mme de
Campvallon ne se trouvait pas sur son chemin, s'il ne survenait pas
dans sa vie un accident tout à fait extraordinaire, la moralité de
Louis de Camors resterait fort au-dessus de la moyenne, quoiqu'il ne
croie pas en Dieu: et alors que devient la thèse de M. Octave
Feuillet? Même, chose inattendue, bien loin que sa chute soit la
conséquence de son incrédulité et de l'exécution de son programme
athée, on peut dire qu'il ne s'est mis dans le cas de manquer à
l'honneur que parce qu'il a manqué d'abord au reste de son programme.
À parler franc, _Monsieur de Camors_ est un roman contradictoire si
l'on considère la thèse dont il est la prétendue démonstration; mais
je me hâte de dire que, si cette thèse était éliminée, si le héros de
ce dramatique récit nous était donné pour ce qu'il est, à savoir pour
une âme tendre et faible aux prises avec une doctrine de dilettantisme
absolu trop forte pour elle, et qui inflige à son programme de vie de
continuels et douloureux démentis, j'aimerais beaucoup _Monsieur de
Camors_.

Mais nulle part la louable intention de défendre les saines croyances
et de foudroyer le matérialisme ne s'est plus candidement étalée que
dans le dernier roman de M. Feuillet, la _Morte_. Mlle Sabine
Tallevaut séduit son voisin de campagne M. de Vaudricourt, et pour
l'épouser, empoisonne sa femme. Au bout de six mois, elle déclare
posément à son mari qu'elle ne l'aime plus et qu'elle entend vivre à
sa guise et avoir des amants si cela lui plaît. Peu après, M. de
Vaudricourt découvre le crime de Sabine et meurt de chagrin. Pourquoi
Sabine est-elle ce monstre? M. Feuillet ne nous le dissimule point;
c'est parce qu'elle n'a pas appris le catéchisme, parce qu'elle a reçu
d'un vieux médecin une éducation purement scientifique et laïque, et
qu'avec son intrépide logique de femme elle pousse à leurs dernières
conséquences les théories de la philosophie positiviste. M. Feuillet a
voulu marquer dès le début que cette Locuste n'est qu'une darwiniste
pratique, quelque chose comme un Lebiez en jupons: la première fois
qu'elle apparaît à Vaudricourt, c'est en chasseresse braconnant sur
les terres d'autrui et pénétrée des droits que lui confère la grande
loi de la «lutte pour la vie».

Cette pédante homicide a été imaginée pour nous faire peur; mais qui
veut trop prouver... Il serait ingénu de penser que l'incroyance, même
radicale, conduit nécessairement au crime une créature humaine, même
affamée de jouissances. Cette créature pourra fort bien n'être que
modérément malfaisante; car la bonne Nature a voulu qu'il y eût sur la
terre, en dehors de toute morale, d'autres plaisirs que ceux des
animaux de proie. Il y a, tout au moins, des affections naturelles,
des mouvements de tendresse, une pitié humaine indépendante des
religions. Opposez un peu à ce croquemitaine de Sabine l'assassin
nihiliste de _Crime et Châtiment_, et vous verrez ce que je veux
dire. La malfaisance ne semble un droit qu'aux âmes nées méchantes et
perverses. Une femme qui peut faire de sa philosophie négative
l'application qu'en fait Sabine est une «bête» que nul enseignement
religieux n'eût pu dompter et qui d'ailleurs n'en eût accepté aucun.
M. Feuillet lui-même nous montre, par l'exemple du vertueux docteur
Tallevaut, qu'une doctrine vaut exactement ce que vaut l'âme qui
l'embrasse: alors pourquoi rendre la philosophie du bonhomme
responsable des crimes de Sabine? Pourquoi tourner en thèse
spiritualiste un vulgaire drame à la Montépin?

Encore, l'outrance, l'injustice et la candeur de cette thèse, je les
comprendrais chez un prêtre ou chez quelque chrétien exalté; mais, je
vous prie, en faveur de quel christianisme plaide donc M. Octave
Feuillet? Est-ce la foi des premiers chrétiens ou des jansénistes qui
respire dans ce livre parfumé? J'ai peur que ce ne soit simplement
celle des classes dirigeantes, le catholicisme des gens «bien élevés»
et, peu s'en faut, celui de la _Vie Parisienne_, celui qui n'interdit
ni la paresse, ni les raffinements du luxe, ni les bals, ni les gorges
et les bras nus livrés aux regards des hommes. C'est une chose
singulière qu'une si belle orthodoxie dans les romans qui exhalent une
telle odeur de femme. M. Feuillet est chrétien, je n'en doute pas;
mais il est surtout «bien pensant», ce qui est souvent une manière de
ne pas penser. Pour lui comme pour beaucoup de personnes de la caste
qu'il aime, le naturalisme en littérature et la démocratie en
politique sont liés intimement à l'ensemble assez compliqué d'idées et
de tendances qu'il nomme du nom commode de matérialisme. On se
rappelle, dans _Un roman parisien_, l'homme foudroyé après le toast à
la Matière. C'était édifiant et terrible comme ces histoires que
racontent les capucins dans les missions. Il y a, certes, dans le
spiritualisme de M. Feuillet, un dégoût honorable et, délicat de tout
ce qui est bas et vil; mais j'y soupçonne aussi du mécontentement et
de la bouderie.

Malgré tout, j'ai ressenti, en lisant la _Morte_, quelque chose du
ravissement où me jetaient les premières oeuvres de M. Octave
Feuillet. Imaginez que Sibylle ne meure point et épouse Raoul: ce sera
un peu le mariage de Vaudricourt; et Vaudricourt est proche parent de
M. de Camors. Les deux premières parties du roman sont presque tout
entières du Feuillet des meilleurs jours. Le comte-évêque et le vieux
gentilhomme qui vit dans le XVIIe siècle, tant le nôtre l'écoeure, ne
m'ont point déplu; et rien n'est gracieux comme la scène où
Vaudricourt, franchissant le saut-de-loup du parc, trouve Mlle Aliette
en train de manger des groseilles. Je me suis même laissé prendre
d'abord aux yeux «énigmatiques» (naturellement) de Mlle Sabine. On est
touché, quoi qu'on fasse, de la mort d'Aliette, qui sait que Sabine
lui verse du poison et qui se laisse mourir (un peu trop docilement),
croyant son mari complice de l'empoisonneuse, et du désespoir de
Vaudricourt quand il sait que sa femme l'a cru capable d'un crime et
qu'il se dit qu'elle ne sera jamais désabusée, puisqu'il ne croit pas
à une autre vie.

Je retrouve, en maint endroit, le dramatique nerveux, rapide et
saccadé qui donne tant de prix à la _Petite Comtesse_, à _Julia de
Trécoeur_ et aux cinquante premières pages de _Monsieur de Camors_. Je
retrouve ce style poli, souple, bien tenu, presque toujours précis,
non pas coloré, mais fleuri, et cette allure qui me fait songer à un
cheval de race, long, aux jambes fines, avec de subits frémissements à
fleur de peau. Et enfin, repassant d'un coup d'oeil l'oeuvre, de M.
Octave Feuillet, je le bénis d'avoir sauvé le romanesque, d'en avoir
renouvelé le charme et de lui être resté fidèle dans les temps
d'épreuve. Et, bien qu'une autre littérature m'ait fait connaître des
plaisirs plus aigus, j'admire franchement de quelle grâce l'auteur du
_Roman d'un jeune homme pauvre_ a su manier le romanesque, quand je
vois ce qu'est devenu ce vieil oiseau bleu entre certaines pattes.



EDMOND ET JULES DE GONCOURT


C'est avec un peu de chagrin que nous avons vu M. Renan[2] comprendre
le roman dans ses dédains exquis, auxquels si peu de choses échappent.
Je sais bien qu'il faisait, comme de juste, une exception en faveur de
M. Victor Cherbuliez et des romanciers académiciens. Il admettrait
sans doute quelques autres exceptions si on le pressait un peu, et
cela nous suffirait, car ce ne sont pas les romans-feuilletons qui
nous tiennent à coeur. Il n'en reste pas moins que M. Renan considère
le roman comme un genre inférieur et peu digne, pour parler sa langue,
des «personnes sérieuses», lorsque la science, la critique et
l'histoire sont là qui offrent un meilleur emploi à nos facultés. En
quoi meilleur, je vous prie? C'est pure coquetterie de proclamer à
tout bout de champ la supériorité de la science sur l'art, lorsqu'on
est soi-même un si grand et si ondoyant et si troublant artiste.
Ajoutez que le roman est bien réellement une forme, et non la moindre,
de l'histoire des moeurs. Et quand il n'aurait aucune vérité, quand il
ne serait pas, à sa façon, oeuvre d'histoire et de critique, pourquoi
le dédaigner? Enfin, si ce n'est pas, à proprement parler, le roman
qui m'intéresse, ce sera peut-être le romancier.

         [Note 2: Réponse à M. Victor Cherbuliez.]

Nous prions l'auteur de la _Vie de Jésus_ de faire un peu grâce au
roman. «La vie est courte, dit-il, et l'histoire, la science, les
études sociales ont tant d'intérêt!» Eh! les moeurs contemporaines
n'en ont-elles pas aussi? Et quant à la brièveté de la vie, c'est une
vérité qui se plie à plus d'une conclusion.--«Une longue fiction en
prose» vous paraît «une faute littéraire»? De ces fautes-là j'en
connais de délicieuses. Et, du reste, le roman tel que l'ont compris
MM. de Goncourt n'est presque pas une fiction, ou du moins n'est pas
une «longue fiction». C'est la vie moderne, observée surtout dans ce
qu'elle a de fébrile et d'un peu fou, sentie et rendue par les plus
subtils et les plus nerveux des écrivains. Ces deux frères siamois de
l'«écriture artiste», nous les aimons parce qu'ils sont de leur temps
autant qu'on en puisse être, aussi modernes par le tour de leur
imagination que tel autre par le tour de sa pensée, et aussi
remarquables par la délicatesse de leurs perceptions et par leur
nervosité que tel autre par la distinction de ses rêves et par le
détachement diabolique de sa sagesse. C'est aux plus «modernes»,
sentants ou pensants, que nous allons de préférence. Or MM. de
Goncourt ont donné comme qui dirait la note la plus aiguë de la
littérature contemporaine; ils ont eu au plus haut point
l'intelligence et l'amour de ce qu'ils ont appelé eux-mêmes la
«modernité»; ils ont enfin inventé une façon d'écrire, presque une
langue, qu'on peut apprécier fort diversement, mais qui est curieuse,
qui a eu des imitateurs et qui a marqué sa trace dans la littérature
des vingt dernières années.--Mais peut-être est-il nécessaire, pour
les bien goûter, d'avoir un esprit peu simple et en même temps d'être
de ceux «pour qui le monde visible existe[3]».

         [Note 3: _Charles Demailly_, p. 85.]


I

«Ceux qui aiment tant la réalité n'ont qu'à la regarder,» dit-on.
Soit; mais il n'est pas non plus sans intérêt de voir comment d'autres
la regardent, sous quel angle, de quels yeux et dans quelle
disposition d'esprit, et comment ils l'expriment, quel caractère ils
aiment à en dégager, quel sorte de grossissement ils lui donnent, et
par quel parti pris et par quelle loi de leur tempérament. Car,
faut-il le répéter? un écrivain n'est jamais un photographe, quand il
le voudrait; tout ce qu'il peut faire, c'est d'être idéaliste à
rebours: le naturalisme tel qu'il a plu à M. Zola de le définir est
une naïveté ou un défi. MM. de Goncourt sont si peu «naturalistes» au
sens nouveau, que, dès 1859, croyant ne railler encore que M.
Champfleury, ils mettaient dans la bouche d'un grotesque les idées et
les professions de foi qu'a reprises et développées sérieusement la
plume pesante et convaincue de M. Zola:

     Je pense--dit Pommageot en s'animant--que toutes les vieilles
     blagues du romantisme sont finies; je pense que le public en a
     assez, des phrases en sucre filé; je pense que la poésie est un
     borborygme; je pense que les amoureux de mots et les aligneurs
     d'épithètes corrompent la moelle nationale; je pense que le vrai,
     le vrai tout cru et tout nu est l'art; je pense que les portraits
     au daguerréotype ressemblent...

     --C'est un paradoxe! cria Florissac.

     --Je pense qu'il ne faut pas écrire, là!... Je pense que Hugo et
     les autres ont fait reculer le roman, le véritable roman, le
     roman de Rétif de la Bretonne, oui! je pense qu'il faut se
     relever les manches et fouiller dans la loge des portiers et
     l'idiotisme des bourgeois: il y a un nouveau monde pour celui qui
     sera assez fort pour mettre la main dessus; je pense que le génie
     est une mémoire sténographique... Je pense... je pense..., voilà
     ce que je pense! Et ceux à qui ça donne des engelures..., j'en
     suis fâché[4].

         [Note 4: _Charles Demailly_, p. 162.]

«Amoureux de mots, aligneurs d'épithètes», MM. de Goncourt le sont au
plus haut point et souvent avec une grande puissance; et c'est
peut-être parce qu'ils étaient «amoureux de mots» qu'ils ont été
amoureux de choses concrètes. Car le meilleur support d'une forme
plastique, c'est encore l'observation passionnée du monde réel. Mais
«naturalistes» selon l'esprit de M. Zola, ils ne le sont pas plus que
Gustave Flaubert dans _Madame Bovary_. Il est certain qu'en écrivant
son chef-d'oeuvre, ce candide Flaubert n'a point su tout ce qu'il
faisait; il ne s'est pas dit: Écrivons un roman «expérimental» et
«documentaire» qui commencera une série. Si ce poète et ce polisseur
de syllabes a pu composer un livre qui fait date dans l'histoire du
roman par plus de vérité qu'on n'en trouvait chez Balzac, surtout par
une vérité plus constante, ce n'était sûrement pas en vertu d'une
théorie expresse (pessimisme foncier et religion du style, voilà
Flaubert; en critique, il avait fort peu d'idées claires)--mais
c'était un peu «pour brider sa fantaisie[5]» après la débauche de la
_Tentation de saint Antoine_; c'était aussi parce qu'il voyait dans la
description exacte et ciselée des platitudes une manière d'ironie
féroce où se délectait cet ennemi des philistins; c'est enfin
qu'amoureux avant tout d'une langue précise et concrète, il sentait
que les détails de la vie extérieure appelaient d'eux-mêmes et lui
suggéraient la forme arrêtée et tout en relief où triomphait sa
virtuosité laborieuse. L'observation de la réalité fut toujours pour
lui un moyen, non un but.

         [Note 5: _Ibid._, p. 66.]

On entrevoit ici comment, quoi qu'en puisse dire M. Zola, il n'y a
peut-être pas un abîme entre le romantisme et ce qu'il a appelé le
naturalisme. Si l'on peut dire que le romantisme a consisté, pour une
bonne part, dans le goût du pittoresque à outrance et des effets
violents, on conçoit qu'il ait tourné assez rapidement au réalisme;
car, dès qu'il s'agit de forcer l'attention et d'ébranler les nerfs
des dégoûtés, l'art qui peint la réalité contemporaine et qui en
respecte ou en exagère les brutalités y réussira mieux que celui qui
s'attarde aux âges passés ou qui donne aux choses d'aujourd'hui un air
de fiction, l'air de «n'être pas arrivées».--Notez que, d'un autre
côté, par son développement naturel, parallèle, semble-t-il, aux
progrès du sens critique et à l'accroissement de ses exigences, le
roman tendait au réalisme. Le primitif roman d'aventures est devenu
roman de sentiment, puis roman de caractères, enfin roman de moeurs et
de _milieux_. C'est-à-dire qu'il est allé serrant toujours de plus
près la réalité et le _détail_ de la réalité. Et comme cette marche
paraît être dans la nature des choses, il serait bien inutile de s'en
fâcher. Un retour en arrière, que quelques-uns espèrent et annoncent
déjà, ne serait, je pense, qu'un caprice et une coquetterie de blasés.
Et croit-on qu'à part d'honorables exceptions, les romans «idéalistes»
qu'on fait encore soient beaucoup plus sains, plus _simples_ et plus
consolants que les autres? Quel singulier mélange de vitriol et
d'opopanax nous offrent les derniers romans de M. Octave Feuillet!
Toute la littérature contemporaine est inquiète et malade.

C'est partout, sous des formes diverses, une recherche du rare, du
raffiné, du brutal ou du poignant. Nulle joie, nulle sérénité. Ceux
qui cultivent encore la fiction l'aiment perverse et troublante et ne
sont peut-être pas les mieux portants. Les autres ont donné dans le
réalisme, soit en haine du «bourgeois» et par amour du style plastique
(comme Flaubert), soit par une morosité naturelle qui se complaît dans
les laideurs et dans les brutalités (comme M. Zola), soit par la
passion du moderne (comme MM. de Goncourt).--On dit que ces écrivains
se sont trompés, qu'ils ont plié l'art à nous donner une impression
des choses fort différente de celle qu'on avait coutume de lui
demander, qu'ils ont ainsi dépensé un art infini à aller contre le but
même de l'art. Je n'en sais rien. S'ils sont malades, c'est avec une
bonne partie de leur génération. Malgré tout, nous ne haïssons point
ces livres qui nous offrent tant de sensations emmagasinées et tant
d'humanité toute vive et toute proche de nous.


II

Ce qui distingue MM. de Goncourt des autres romanciers de la même
famille, c'est qu'ils sont les plus impressionnables et les plus
tourmentés. Ils n'ont jamais cette impassibilité qu'avait Flaubert et
qu'affecte M. Zola. Cette vie contemporaine qu'ils racontent, on sent
qu'ils y tiennent par les entrailles; ils frissonnent eux-mêmes de
cette fièvre qu'ils décrivent. On voit qu'ils aiment leur temps pour
ce qu'il a d'intelligent, de charmant, de brillant, de fou, de malade.
Ils l'aiment en psychologues et en peintres. Écoutez Giroust dans
_Charles Demailly_:

     Est-ce beau! est-ce beau! Mais rendre ça!... et penser à tant de
     belles choses modernes qui mourront, mon cher, sans un homme,
     sans une main qui les sauve!... Ah! que de crânes décors et que
     de crânes bonhommes, les boulevards, les Champs-Élysées, les
     Halles, la Bourse, est-ce que je sais[6]?...

         [Note 6: _Charles Demailly_, p. 66.]

Et Chassagnol dans _Manette Salomon_:

     Bravo! Le moderne..., vois-tu, le moderne, il n'y a que cela...
     Une bonne idée que tu as là... Je me disais: Coriolis qui a ça,
     un tempérament, qui est doué, lui qui est quelqu'un, un nerveux,
     un sensitif..., une machine à sensations, lui qui a des yeux...
     Comment! il a son temps devant lui, et il ne le voit pas!... Le
     moderne, tout est là. La sensation, l'intuition du contemporain,
     du spectacle qui vous coudoie, du présent dans lequel vous sentez
     frémir vos passions et quelque chose de vous..., tout est là pour
     l'artiste... Un siècle qui a tant souffert, le grand siècle de
     l'inquiétude des sciences et de l'anxiété du vrai..., un siècle
     comme cela, ardent, tourmenté, saignant, avec sa beauté de
     malade, ses visages de fièvre, comment veux-tu qu'il ne trouve
     pas une forme pour s'exprimer?... Que de choses dans ce sacré
     XIXe siècle! etc., etc.[7]

         [Note 7: _Manette Salomon_, p. 324.]

Voilà ce qu'ont merveilleusement vu MM. de Goncourt. Et ils aiment et
comprennent d'autant mieux la vie moderne qu'ils n'en sont pas
distraits par d'autres prédilections plus solennelles. En fait
d'antiquité, ils ne connaissent que la plus proche, une antiquité de
cent cinquante ans; et encore de cette antiquité ils ne connaissent
bien que les moeurs et la vie mondaine. Ils semblent aussi peu
empêtrés que possible d'éducation classique. Il leur est arrivé, dans
_Madame Gervaisais_, de parler de l'histoire de la philosophie de
manière à faire sourire ceux qui la savent, ou simplement ceux qui
sont «au courant». Reid et Dugald-Stewart y sont appelés «les deux
maîtres de la sagesse moderne[8]», et le reste n'est pas moins
étonnant. Leur Grèce et leur Rome à eux, c'est la France du XVIIIe
siècle, et c'est surtout le XVIIIe siècle féminin et corrompu. Ils
l'ont étudié à fond dans son esprit, dans son coeur, dans ses modes,
dans son art, dans ses fanfreluches. C'est sans doute dans cette étude
que s'est affinée d'abord leur curiosité, développé leur «sens
artiste», et que leur goût s'est délicatement perverti. Ils sont
sortis de là tout préparés à sentir et à rendre le pittoresque propre
à notre époque. Mais, mieux encore que leurs études historiques, leur
tempérament les y prédisposait. Ce tempérament est celui de leur
premier héros. Ils ont mis beaucoup d'eux-mêmes dans _Charles
Demailly_:

     ... Charles possédait à un degré suprême le tact sensitif de
     l'impressionnabilité...

         [Note 8: _Madame Gervaisais_, p. 45.]

(Le style est bizarre; mais ne parlons pas encore du style de MM. de
Goncourt.)

     Il y avait en lui une perception aiguë, presque douloureuse, de
     toutes les choses de la vie... Cela, qui agit si peu sur la
     plupart, les choses, avait une grande action sur Charles. Elles
     étaient pour lui parlantes et frappantes comme les personnes...
     Cette âme qui se dégage des milieux de l'homme avait un écho au
     fond de Charles... Cette sensitivité nerveuse, cette secousse
     continue des impressions, désagréables pour la plupart, et
     choquant les délicatesses intimes de Charles plus souvent
     qu'elles ne le caressaient, avaient fait de Charles un
     mélancolique... Charles n'avait qu'un amour, qu'un dévouement,
     qu'une foi: les lettres. Les lettres étaient sa vie; elles
     étaient son coeur[9].

         [Note 9: _Charles Demailly_, pp. 72-73.]

Tout cela peut se dire exactement des deux frères, et le dernier trait
n'est pas moins vrai que le reste. Ils ont aimé passionnément les
lettres, avec une sincérité entière et un désintéressement rare;
poussant bravement leur manière jusqu'à l'extrême, sans consentir
jamais à des atténuations qui eussent peut-être suffi à leur amener le
grand public; poussant dans les derniers temps le courage de leur
opinion jusqu'au baragouin le plus distingué.

Et leur talent est bien aussi celui de Charles Demailly:

     ... Talent _nerveux_, rare et exquis dans l'observation, toujours
     _artistique_, mais inégal, plein de soubresauts, et _incapable
     d'atteindre au repos_, à la tranquillité des lignes, à la santé
     courante des oeuvres véritablement grandes et véritablement
     belles[10].

         [Note 10: _Ibid._, p. 74.]

On ne saurait dire plus juste: nous n'avons pas affaire à des
inconscients, à des ignorants d'eux-mêmes. Encore une fois, ce qu'il y
a d'éminent en eux, c'est la nervosité--et le sentiment de la vie
moderne. On voit bien ce que cela signifie. Tâchons pourtant d'être un
peu plus explicites que l'apocalyptique Chassagnol.

Je veux dire d'abord que MM. de Goncourt sentent avec une extrême
vivacité et perçoivent dans un extrême détail les objets, les
spectacles qui les entourent; et que, tout secoués et presque
souffrants de ces impressions multiples, délicates et quasi
lancinantes (soit qu'ils les éprouvent pour la première fois ou qu'ils
les retrouvent), il les traduisent sans les laisser s'amortir, dans
une langue inquiète, impatiente et comme irritée d'être inégale à ce
qu'elle veut rendre, et avec une fièvre où s'exagère encore l'acuité
de l'impression primitive: si bien qu'on sent maintes fois dans leur
style la vibration même de leurs nerfs trop tendus.

Un tel genre de talent ne peut s'appliquer tout entier, on le
comprend, qu'à la peinture des choses _vues_, de la vie moderne,
surtout parisienne. Cinq des romans de MM. de Goncourt, sur six, sont
des romans parisiens. Leur objet, c'est «la modernité», laquelle est
visible surtout à Paris. Ce néologisme s'entend aisément; mais ce
qu'il représente n'est pas très facile à déterminer, car le moderne
change insensiblement, et puis ce qui est moderne est toujours
superposé ou mêlé à ce qui ne l'est point ou à ce qui ne l'est déjà
plus. La modernité, c'est d'abord, si l'on veut, dans l'ensemble et
dans le détail de la vie extérieure, le genre de pittoresque qui est
particulier à notre temps. C'est ce qui porte la date d'aujourd'hui
dans nos maisons, dans nos rues, dans nos lieux de réunion. L'habit
noir ou la jaquette des hommes, les chiffons des femmes, l'asphalte du
boulevard, le petit journalisme, le bec de gaz et demain la lumière
électrique, et une infinité d'autres choses en font partie. C'est ce
qui fait qu'une rue, un café, un salon, une femme d'à présent ne
ressemblent pas, extérieurement, à une femme, à un salon, à un café, à
une rue du XVIIIe, ou même du temps de Louis-Philippe. La modernité,
c'est encore ce qui, dans les cervelles, a l'empreinte du moment où
nous sommes; c'est une certaine fleur de culture extrême ou de
perversion intellectuelle; un tour d'esprit et de langage fait
surtout d'outrance, de recherche et d'irrévérence, où dominent le
paradoxe, l'ironie et «la blague», où se trahit le fiévreux de
l'existence, une expérience amère, une prétention à être revenu de
tout, en même temps qu'une sensibilité excessive; et c'est aussi, chez
quelques personnes privilégiées, une bonté, une tendresse de coeur que
les désillusions du blasé font plus désintéressée, et que
l'intelligence du critique et de l'artiste fait plus indulgente et
plus délicate... La modernité, c'est une chose à la fois très vague et
très simple; et l'on dira peut-être que la découverte de MM. de
Goncourt n'est point si extraordinaire, qu'on avait inventé «le
moderne» bien avant eux, qu'il n'y faut que des yeux. Mais leur
marque, c'est de l'aimer par-dessus tout et d'en chercher la suprême
fleur. Cette prédilection paraîtra même une originalité suffisante, si
l'on considère que l'Art vit plus volontiers de choses éternelles ou
de choses déjà passées, qu'il a souvent ignoré ce qui, à travers les
âges, a successivement été «le moderne», ou que, s'il l'a connu
quelquefois, il ne l'a jamais aimé avec cette passion jalouse.

MM. de Goncourt sont donc des «modernistes», sans plus, qui adorent la
vie d'aujourd'hui et qui l'expriment sans nulle simplicité.

Je recueille dans _Charles Demailly_ un bout de conversation où l'on
dirait qu'il s'agit d'un de leurs romans:

     --Pas d'intrigue!

     --Des épithètes peintes en bleu, en rouge, en vert, comme les
     chiens de chasse de la Nouvelle-Calédonie!

     --Je vous dis qu'il y a un parti du haut embêtement...

     --Ça ne m'a pas paru si mal.

     --Et moi je trouve le bouquin très fort, dit une voix nette comme
     un tranchant[11].

         [Note 11: _Charles Demailly_, p. 120.]

Je le dis franchement, moi aussi, je trouve «leurs bouquins très
forts».


III

Non par la composition pourtant. Comme leur talent naturel allait
plutôt à la peinture curieuse et trépidante des «milieux» qu'à
l'invention et à la narration continue d'«histoires» intéressantes,
ils en ont, dès le premier jour, pris hautement leur parti, même avec
affectation. Par là comme par le style, bien ou mal, ils ont innové.
_Charles Demailly_ est, je crois, parmi les romans qui comptent, le
premier qui ne soit pas composé. _Madame Bovary_ offrait déjà quelques
tableaux qui semblaient peints un peu pour eux-mêmes et qui pouvaient
presque passer pour des digressions; mais leur lien avec l'action
restait toujours visible. MM. de Goncourt rompent décidément ce lien.
Sans doute leurs chapitres ne se suivent pas tout à fait au hasard:
outre qu'ils se tiennent par l'unité du but, qui est la description de
tel ou tel monde, on devine le plus souvent dans quelle intention
délicate, pour quel effet de symétrie, de redoublement ou d'opposition
ils ont été disposés comme on les voit: leur désordre, est lui aussi,
«un beau désordre». Mais enfin la moitié de ces tableaux n'ont aucun
rapport avec la «fable» et pourraient en être détachés sans qu'elle en
reçût le moindre préjudice et sans même qu'on s'en aperçût. Dans
_Charles Demailly_ et dans _Manette Salomon_ l'histoire commence juste
au milieu du livre: Manette paraît pour la première fois à la page
179; Marthe à la page 204. Ces deux romans, qui ont chacun 400 pages,
pourraient, si l'on gardait seulement le récit, n'en avoir qu'une
cinquantaine. _Soeur Philomène_, _Germinie Lacerteux_, _Renée
Mauperin_ et même _Madame Gervaisais_ ressemblent davantage à ce qu'on
entend d'ordinaire par un roman; mais l'action est encore morcelée,
découpée en tableaux entre lesquels il y a d'assez grands vides.
L'histoire va par bonds, _nerveusement_. Non que MM. de Goncourt
soient incapables de faire un récit continu: voyez celui de la vie de
Mlle de Varandeuil (_Germinie Lacerteux_) et celui de l'enfance de
soeur Philomène: deux merveilles. Remarquez seulement que, ces deux
récits étant rétrospectifs et explicatifs, il était interdit aux
narrateurs de s'égarer en chemin. Ils ont dû à cette contrainte
d'écrire leurs pages les plus sobres et les plus «classiques». Mais ce
n'est point leur allure ordinaire et naturelle. Au fond, ils
n'aiment pas raconter; ils ne peuvent souffrir le labeur d'un récit
suivi, avec des passages nécessairement plus éteints, des transitions
d'un épisode à l'autre. Leur sensibilité de névropathes n'admet que ce
qui l'émeut; il ne faut à leur besoin d'impressions fines ou violentes
que des tableaux de plus en plus brillants et vibrants.

Quelques critiques leur ont vivement reproché ce dédain de la
composition et d'avoir l'air (surtout dans _Charles_ et dans
_Manette_) de vider leur portefeuille au hasard, de secouer leurs
notes pêle-mêle autour d'une maigre histoire. Il nous suffit que ce ne
soient pas les notes de tout le monde. Je me fais fort, en retranchant
beaucoup, en ajoutant très peu, de transformer _Charles Demailly_,
sans beaucoup de peine, en un roman suivi et correctement composé;
mais je suis tenté d'estimer peu ce qui est si facile à faire. Et
puis, ce ne serait plus _Charles Demailly_. L'harmonie d'une
composition équilibrée est un charme; le pêle-mêle des tableaux en est
un autre. Leur désordre répond à celui de la réalité. Leur succession
capricieuse semble reproduire celle des impressions de l'artiste. Un
tel livre a la vie et la variété d'un album d'études.

Le Jardin des plantes; un atelier de trente élèves; une ville d'Asie
Mineure racontée par un coloriste; une partie de canotage la nuit;
quelques aperçus sur la cuisine russe; une vente après décès d'artiste
pauvre et malchanceux; un atelier au crépuscule; l'ouverture du Salon;
ce qu'on voit en omnibus le soir; le corps d'un modèle; une pluie de
printemps au Palais-Royal; une synagogue; un bal masqué chez un
peintre; les amours d'un bohème et d'un singe; un petit cochon dans un
atelier; l'auberge de Barbizon; la forêt de Fontainebleau; la Bièvre
et ses paysages; la plage de Trouville; je ne sais quelle rue derrière
Saint-Gervais; une pleine eau, la nuit, dans la Seine, sous les
ponts...--le tout mêlé de tirades amusantes et truculentes sur l'École
de Rome, sur Ingres et Delacroix, sur les primitifs, sur le
bourgeoisisme des artistes...--voilà ce que je trouve (et j'en passe),
rien que dans la première moitié de _Manette Salomon_. Il y a un grand
attrait dans ce bariolage et dans cet imprévu. Et n'est-ce pas là (si
singulier que le rapprochement puisse paraître) le procédé de La
Bruyère? Style et «nervosité» à part, l'auteur des _Caractères_ s'y
prend-il autrement pour nous faire connaître la _cour_ ou la _ville_,
que MM. de Goncourt pour nous mettre sous les yeux le monde des
artistes et celui des hommes de lettres?

Je sais bien qu'il y a dans presque toutes leurs oeuvres, des écarts,
des fantaisies qui s'éloignent de l'objet du livre; que, par exemple,
le canotage nocturne de _Manette_ pouvait se placer dans n'importe
quel autre roman, et que l'aventure d'un goret taquiné par un singe
dans un atelier n'était pas absolument indispensable à la peinture du
monde des artistes. Mais, encore une fois, si ces fantaisies sont
charmantes, qu'importe qu'elles soient inutiles? Le roman d'ailleurs,
est le plus libre des genres et souffre toutes les formes. Il y a les
beaux romans et les méchants: il n'y a pas les romans bien composés et
les romans mal composés. Une composition serrée peut contribuer à la
beauté d'une oeuvre; il s'en faut qu'elle la constitue toute seule. On
pourrait citer dans l'histoire des littératures des chefs-d'oeuvre à
peu près aussi mal composés que _Manette_. N'oublions pas enfin que
deux ou trois seulement des romans de MM. de Goncourt ont besoin
d'être ainsi défendus. _Germinie_, _Renée_ et _Soeur Philomène_, sans
nous offrir un récit aussi lié, aussi gradué que _Madame Bovary_,
n'ont point de digressions trop insolentes.


IV

Peu d'oeuvres, dans leur ensemble, sont aussi harmonieuses que celle
que nous étudions. Il y a une relation entre l'allure irrégulière et
coupée du récit et le caractère d'un grand nombre de personnages. MM.
de Goncourt, ces nerveux, sont, dans leurs romans inquiets, les grands
peintres des maladies nerveuses.--Charles Demailly, Coriolis,
Germinie, Mme Gervaisais, même la soeur Philomène et Renée «la
mélancolique tintamarresque» sont à des degrés divers des névropathes,
des personnes d'une sensibilité excessive et douloureuse et qui
dégénère aisément en maladie, et par là aussi sont excellemment
«modernes».

Charles Demailly, homme de lettres, épouse par amour une jolie
actrice, Marthe, petite personne jolie, sotte et sèche, qui le prend
en haine, le calomnie, le torture dans son coeur et dans son honneur
et le précipite enfin dans la folie incurable.

Coriolis de Naz, peintre et créole, prend pour maîtresse Manette
Salomon, un modèle d'atelier, se trouve enlacé et opprimé par la
juive, qui peu à peu s'est révélée en elle, la subit lâchement,
renonce à ses amis, renonce au grand art, épouse tout en la détestant
l'horrible maîtresse... C'est un homme avili, abruti, fini.

Une remarque en courant. Les deux sujets se ressemblent passablement.
MM. de Goncourt ont éprouvé par deux fois le besoin d'exprimer leur
peur de la femme, leur préjugé contre le mariage, et de montrer que
l'artiste doit vivre seul pour être tout entier à son démon intime. La
thèse est contestable, j'y trouve même quelque chose de légèrement
arriéré. Plus d'un écrivain d'aujourd'hui est, en outre, un époux
régulier et un père de famille prévoyant, et écrit quotidiennement le
même nombre de pages entre sa femme légitime et son pot-au-feu. Et
nous n'y voyons rien à reprendre. Mais il ne nous déplaît point que
MM. de Goncourt soient artistes avec jalousie, prévention et
intolérance. Cela cadre bien avec ce que nous savons déjà d'eux.

Continuons cette revue et suivons le roman de la tendresse et des
nerfs, du monde des artistes dans le monde des bourgeois.

Mme Gervaisais, jeune veuve riche, intelligente et d'esprit
indépendant, vient à Rome avec son petit enfant, s'éprend de la Rome
païenne, puis s'en détache, subit ensuite dans son imagination et dans
son coeur la Rome chrétienne, est décidément convertie par une maladie
de son petit garçon et sa guérison miraculeuse, est prise d'une
dévotion exigeante et insatiable, se livre à un directeur féroce,
s'enfonce dans un ascétisme sombre, renonce à tout, même à l'amour
maternel, s'éveille pourtant de cette folie à la voix de son frère, un
soldat, qui l'éclaire brusquement sur son mal et qui veut la sauver;
mais elle tombe morte avant de quitter Rome, sous la bénédiction du
pape.--Près d'elle, un autre malade, le petit Pierre-Charles, un bel
enfant idiot, d'une sensibilité violente et qui aime furieusement sa
mère. «La musique et son coeur, c'était tout cet enfant, un coeur où
semblait avoir reflué, l'élargissant, ce qui lui manquait de tous les
autres côtés[12].»

         [Note 12: _Madame Gervaisais_, p. 53]

Renée Mauperin, «la jeune fille moderne», spirituelle, tapageuse,
garçonnière, artiste, tendre, fière et charmante, adore son père,
pleure quand, voulant la marier, il lui dit qu'il ne sera pas toujours
là, ne peut jouer sans pleurer la _Marche funèbre_ de Chopin. Renée a
pour frère un jeune doctrinaire aux ambitions froides avec qui elle
fait un joli contraste. Elle ne peut souffrir que ce jeune homme très
fort change le nom de son père contre un titre acheté, afin de faire
un riche mariage; elle découvre en outre qu'il a eu pour maîtresse la
mère de la jeune fille qu'il doit épouser. En voulant empêcher ce
mariage, elle devient la cause involontaire de la mort de Henri et,
brisée par de si fortes émotions, meurt lentement d'une maladie de
coeur.

Germinie Lacerteux, une fille de paysans, venue à Paris après une
enfance misérable, a été violée à quinze ans par un garçon de café.
Elle est entrée comme servante chez une vieille demoiselle à qui elle
se dévoue corps et âme. Un grand coeur, des sens détraqués et
exigeants, une tête faible, voilà Germinie. Après plusieurs années de
vertu, elle est prise d'une rage d'amour; elle se dépouille et
s'endette pour un jeune polisson du faubourg qui l'exploite et la
maltraite de mille façons et l'abandonne enfin. Puis ce sont de
frénétiques amours avec un ouvrier ivrogne et loustic. Puis c'est la
prostitution aveugle et béante, en quête du premier venu, la rage
suprême et toute bestiale de l'hystérie. Et au milieu de tout cela, la
malheureuse garde son coeur d'or, continue de soigner sa vieille
maîtresse avec idolâtrie, parvient à lui tout cacher. Et elle va
ainsi, en proie à son corps, jusqu'à ce que la délivrance lui vienne
dans un lit d'hôpital.

S'il est peu de romans plus brutaux que _Germinie_, très peu sont
aussi délicats que _Soeur Philomène_. Encore une que son coeur
tourmente, sinon son corps: malade du besoin d'aimer et de se dévouer,
après une enfance pieuse, renfermée, mélancolique, elle se fait soeur
de charité. Un interne, Barnier, lui inspire peu à peu un sentiment
d'affection tout innocente. Cependant une ancienne maîtresse de
Barnier, qu'il a beaucoup aimée, vient mourir à l'hôpital. Encore sous
le coup de son chagrin, Barnier, qui est pourtant un brave et honnête
garçon, ayant trop bu d'eau-de-vie ce soir-là et poussé d'ailleurs par
les plaisanteries des camarades, tente d'embrasser la soeur, qui le
frappe au visage. Barnier, peu après, se plonge dans l'absinthe,
s'abrutit, finit par se faire exprès une piqûre anatomique. La soeur
Philomène, toute changée, vient prier, la nuit, auprès du cadavre.

     Le lendemain en se réveillant au bruit creux du cercueil cogné
     dans l'escalier trop étroit, Malivoire, se rappelant vaguement
     l'apparition de la nuit, se demanda s'il n'avait pas rêvé, et,
     allant machinalement à la table de nuit, il chercha sur le marbre
     la mèche de cheveux qu'il avait coupée pour la mère de Barnier:
     la mèche de cheveux n'y était plus.

On le voit, les personnages de MM. de Goncourt sont tous plus ou moins
des malades, menés par leur coeur ou par leurs sens. Et c'est pour
cela sans doute que, dans leur développement, dans la série de leurs
états moraux, on remarque des lacunes, on surprend des effets qui
paraissent sans causes, tout au moins des choses insuffisamment
préparées et qui étonnent. Nous sommes ici très loin de la manière de
Gustave Flaubert, très loin de Mme Bovary, qui est, elle aussi, une
nerveuse, mais dont le développement pervers est si logique, dont les
actes et les sentiments sont constamment déterminés par ce qui les
précède ou par les circonstances extérieures. MM. de Goncourt ont
laissé chez leurs malades une bien plus grande part d'inconnu et
d'inexpliqué.

Si Charles Demailly était un pur sensitif et s'il aimait Marthe
jusqu'au bout, sa folie finale n'aurait rien de surprenant. Mais
Charles est en même temps un analyste très pénétrant, très lucide,
très armé de sens critique; de bonne heure il perce Marthe à jour, la
voit telle qu'elle est, et de bonne heure il cesse de l'aimer. Dès
lors sa folie, sans être inadmissible, n'apparaît pas comme un
aboutissement inévitable et unique. Et puisque MM. de Goncourt
voulaient nous peindre une folie d'artiste, d'homme de lettres, ils
auraient pu observer que le plus souvent ce qui les conduit à
Charenton, ce n'est pas une aventure de coeur ou quelque trahison,
même atroce, mais plutôt la vanité exaspérée, une soif de gloire ou de
jouissances impossibles, et que la folie prend plus volontiers chez
eux (on en a vu des exemples dans ces dernières années) la forme de la
monomanie des grandeurs. Peut-être, ce genre d'aliénation mentale,
s'il leur avait plu de le choisir, eût-il été plus caractéristique du
monde qu'ils voulaient décrire; et ainsi l'histoire de Charles
Demailly n'aurait pas l'air de faire double emploi avec celle de
Coriolis.

Coriolis a beau être créole, sensuel, indolent, avoir besoin de
caresses et être épris du corps de Manette, quand on connaît sa fine
et fière nature et quand on le voit, presque dès le début, démêler la
sécheresse et la dureté foncière de la juive, puis avoir conscience de
la tyrannie que cette femme exerce sur lui, on s'étonne un peu qu'il
descende, sans résistance et sachant où il va, jusqu'à l'avilissement
complet; que ce gentilhomme subisse la ladrerie de sa maîtresse, que
ce sensuel lui sacrifie ses besoins de luxe délicat, que cet artiste
passionné lui sacrifie l'art, et que, la haïssant depuis longtemps, il
en vienne à l'épouser. Il y a là un mystère, une possession. En tout
cas, la chute est peu graduée. D'un chapitre à l'autre on est surpris
de retrouver Coriolis beaucoup plus bas qu'on ne l'avait laissé.

Mme Gervaisais a été élevée par un père imbu des idées du XVIIIe
siècle; c'est une femme instruite, presque une femme savante, «une
philosophe». Elle est, au commencement, fort tranquille et
parfaitement équilibrée. Rien vraiment ne peut faire prévoir son
étrange métamorphose. Il semble impossible que la Mme Gervaisais
hystérique et fanatique de la fin du livre soit contenue dans
celle-là, même en germe. Ajoutez que, dans le progrès de sa
transformation imprévue, on pourrait signaler encore plus d'une étape
brûlée. Et, ce qui n'est pas moins singulier, cette longue folie se
dissipe d'un coup comme elle était venue, sous la colère affectueuse
d'un officier retour d'Afrique. Jamais roman n'eut tant de trous.

Lorsque Henri Mauperin achète le nom de Villacourt, croyant la famille
éteinte, Renée, cette adorable Renée qui est un si franc et si honnête
garçon, ayant appris qu'il reste encore quelque part un Villacourt,
lui envoie sans rien dire un numéro du _Moniteur_ pour l'avertir qu'on
lui vole son nom. Elle le fait dans les meilleures intentions du
monde, par religion du nom paternel, surtout pour rendre impossible le
honteux mariage de son frère. Il n'en est pas moins vrai que ce coup
de tête est fort inattendu, qu'il y a là je ne sais quoi qui ressemble
à une lâcheté et qui s'accorde mal avec le caractère de Renée tel que
nous l'avions cru saisir.

L'histoire de Germinie Lacerteux, une des plus liées, a pourtant ses
sursauts, il y a trop de caprice dans le développement de sa maladie;
il ne semble pas qu'elle se révèle assez tôt; elle sommeille quinze
ans entre la première souillure involontaire et le premier amour:
c'est beaucoup. N'y a-t-il pas encore une solution de continuité entre
son premier amour et son premier caprice de débauche, entre Jupillon
et Gautruche? Enfin n'y a-t-il pas dans la nature de Germinie
certaines parties délicates qui semblaient devoir la préserver quand
même de l'ignominie complète?

La psychologie de soeur Philomène est plus simple et plus claire, et
son développement suivi et logique. Soeur Philomène est une des plus
charmantes figures que MM. de Goncourt aient créées, et la plus douce,
la plus discrète, la plus voilée de pudeur. Je n'ai pas besoin de dire
qu'ils n'ont mis dans cette histoire d'une religieuse d'hôpital
amoureuse d'un interne, amoureuse sans le savoir, aucune intention
grossière, aucun esprit de banale irréligion. La peinture est
délicieuse et d'une justesse exquise. Et pourtant, tout à la fin,
quand Barnier est mourant, n'y a-t-il pas, dans la démarche désespérée
et violente de la soeur auprès du curé de Notre-Dame des Victoires,
quelque chose qui détonne avec tout le reste de son attitude, qui
rompt brusquement la délicatesse de la peinture? J'aimerais qu'elle
continuât de souffrir silencieusement et de prier toute seule. Le
dirai-je? La mèche de cheveux dérobée me semble de trop et ne me plaît
pas.

Et Barnier, ce garçon si bon et si tranquille, quelle folie lui
traverse le cerveau? Une fois la sottise faite, la forme que prend son
repentir, son volontaire abrutissement par l'absinthe, son suicide,
tout cela est-il d'accord avec l'idée qu'on nous a donnée de son
caractère?--Dans Marthe et dans Manette, telles qu'elles nous sont
d'abord présentées et telles qu'elles se montrent un assez long temps,
qui pourrait soupçonner la petite créature haineuse et féroce et
l'épouvantable juive sous qui succombent la raison de Charles et la
dignité et le talent de Coriolis? Un monstre surgit en elles à
l'improviste; et la première moitié des deux histoires ne se
déroulerait guère autrement si Manette devait être l'ange gardien de
Coriolis et Marthe la muse de Demailly.

Ainsi presque tous les principaux personnages de MM. de Goncourt ne se
développent point dans des phases qui se lient et s'engendrent: ils se
révèlent, de loin en loin, par des accès. Cette impression tient
peut-être, en partie, à ce caprice de composition qui, comme nous
l'avons vu, découpe un livre en tableaux presque toujours indépendants
les uns des autres: les vides qui séparent les tableaux se répètent
dans le _processus_ des caractères. Ainsi un homme qui marche à
l'intérieur d'une maison, si nous regardons du dehors, apparaît
successivement à chaque fenêtre, et dans les intervalles nous échappe.
Ces fenêtres, ce sont les chapitres de MM. de Goncourt. Encore y
a-t-il plusieurs de ces fenêtres où l'homme que nous attendions ne
passe point.

J'exagère un peu l'impression, mais elle est réelle. Il y a du hasard
dans ce que font et dans ce que deviennent les personnages que j'ai
cités. Leur caractère étant donné, ce qui en sort n'en paraît pas
sortir nécessairement.--Mais quelques-uns sont des malades, et, en
signalant ce qu'ils ont d'inexpliqué, c'est peut-être leur maladie
même que nous leur reprochons. Pour les autres, si leur conduite a
quelque chose d'inattendu, elle n'a rien, après tout, d'impossible.
Ainsi, à peine ai-je formulé mes critiques que je ne suis plus si sûr
de leur justesse. Il ne faut pas, quand on juge un roman, même de
ceux qui reposent sur l'observation du monde réel, pousser trop loin
la superstition de la vraisemblance psychologique. Le vraisemblable en
ces matières est peut-être plus large qu'on ne se le figure
d'ordinaire. Qui de nous, en y regardant d'un peu près, n'a surpris en
soi, ou autour de soi, même chez les personnes qu'il pensait connaître
le mieux, des phénomènes qui déroutent, des volontés ou des faiblesses
qu'on ne s'explique pas entièrement, des effets dont les causes en
partie se dérobent et qui font parler de la fatalité ou des nerfs,
deux manières de nommer l'inconnu? Mais il est peut-être vrai aussi
qu'un roman doit être plus logique, plus lié, plus clair que la
réalité, et que MM. de Goncourt se sont dispensés plus qu'il n'aurait
fallu des règles les mieux fondées de la composition, de tout ce qui,
dans une oeuvre d'art, produit, pour employer leurs expressions «la
tranquillité des lignes» et l'air de «santé courante», donne une
impression de grandeur et de beauté, délivre de toute inquiétude
l'émotion esthétique et mêle à l'admiration un sentiment de sécurité.
On a parfois peur de se tromper en se laissant prendre à leurs
chefs-d'oeuvre décousus, et le plaisir qu'ils font manque de sérénité.

Non qu'ils ne soient en bien des passages de rares psychologues.
Lorsque Romaine, amenée à l'hôpital, reconnaît dans Barnier son ancien
amant, est opérée par lui d'un cancer au sein et meurt désespérée et
blasphémante, ce qui se passe chez la soeur Philomène, ce qui
s'éveille et se glisse d'inconsciente jalousie de femme sous ses
scrupules et ses effrois de sainte, tout cela est profondément observé
et nuancé à ravir.--Anatole (dans _Manette Salomon_) n'est pas
seulement supérieur aux bohèmes de Mürger par la variété et la vérité
souvent douloureuse de ses aventures: la nature complexe de cet
étourdissant et très sympathique _raté_ est merveilleusement démêlée.
Rappelons quelques passages caractéristiques:

     Anatole était le vivant exemple du singulier contraste qu'il
     n'est pas rare de rencontrer dans le monde des artistes. Il se
     trouvait que ce farceur, ce paradoxeur, ce moqueur enragé des
     bourgeois avait, pour les choses de l'art, les idées les plus
     bourgeoises, les religions d'un fils de Prudhomme... Il avait le
     tempérament non point classique, mais académique comme la
     France[13]...

         [Note 13: _Manette Salomon_, p. 55.]

     ... Ce tableau était, en un mot, la lanterne magique des opinions
     d'Anatole, la traduction figurative et colorée de ses tendances,
     de ses aspirations, de ses illusions... Cette sorte de veulerie
     tendre qui faisait sa bienveillance universelle, le vague
     embrassement dont il serrait toute l'humanité dans ses bras, sa
     mollesse de cervelle à ce qu'il lisait, le socialisme brouillé
     qu'il avait puisé çà et là dans un Fourier décomplété et dans des
     lambeaux de papiers déclamatoires, de confuses idées de
     fraternité mêlées à des effusions d'après boire, des apitoiements
     de seconde main sur les peuples, les opprimés, les déshérités, un
     certain catholicisme libéral et révolutionnaire, le _Rêve de
     bonheur_ de Papety entrevu à travers le phalanstère, voilà ce qui
     avait fait le tableau d'Anatole[14]...

         [Note 14: _Ibid._, p. 93.]

     Anatole présentait le curieux phénomène psychologique d'un homme
     qui n'a pas la possession de son individualité, d'un homme qui
     n'éprouve pas le besoin d'une vie à part, d'une vie à lui, d'un
     homme qui a pour goût et pour instinct d'attacher son existence à
     l'existence des autres par une sorte de parasitisme naturel, etc.

     Il avait au suprême point le sens de l'_invrai_. Une prodigieuse
     imagination du faux le sauvait de l'expérience, lui gardait
     l'aveuglement et l'enfance de l'espérance... et ne faisait tomber
     sur lui que le coup inattendu des malheurs, etc.

     Anatole trouvait dans la misère les coudées franches de sa
     nature, la libre expansion, l'occasion de développement de goûts
     inavoués qui portaient ses familiarités vers les
     inférieurs[15]..., etc.

         [Note 15: _Manette Salomon_, p. 368 et suiv.]

Anatole est une des plus divertissantes figures de MM. de Goncourt, et
des plus vraies. Mais combien d'autres, originales aussi et vivantes!
Dans _Charles Demailly_, la rédaction du _Scandale_, surtout le forban
de lettres Nachette; Giroust le dessinateur, toujours plein de bière
et obsédé par le _moderne_; et la table du _Moulin rouge_: Masson, qui
est sans doute Théophile Gautier; Boisroger, qui ressemble à Banville;
Franchemont, qui rappelle Barbey d'Aurevilly.--Dans _Manette Salomon_,
Chassagnol le noctambule, le toqué d'art, avec ses monologues
ahurissants; Garnotelle, le type inoubliable du peintre académicien,
de la médiocrité correcte armée de savoir-faire; la kyrielle variée
des amis d'Anatole, depuis M. Alexandre, l'artiste qui joue au Cirque
«le malheureux général Mélas» jusqu'au sergent de ville Champion,
ancien gendarme des colonies; et le paysagiste Crescent, et son
excellente femme la mère aux bêtes, et tant d'autres!--Dans _Soeur
Philomène_, la petite Céline; dans _Germinie Lacerteux_, la
monstrueuse mère Jupillon et son digne fils; dans _Madame Gervaisais_,
la mystique comtesse Lomanossow et le terrible père Sibilla; dans
_Renée Mauperin_, l'abbé Blampoix, confesseur des salons et directeur
des consciences bien nées; Henri Mauperin, le jeune homme _sérieux_ et
pratique, économiste et doctrinaire à vingt ans, «médiocre avec éclat
et ténacité» (une des plus remarquables études de MM. de Goncourt, et
de celles qui ont le plus de portée); et ce charmant Denoisel, à qui
MM. de Goncourt ont évidemment prêté beaucoup d'eux-mêmes, comme à
Charles et à Coriolis; et M. et Mme Mauperin, et les Bourjot, et tout
le monde enfin!...

Car si MM. de Goncourt ont la plume trop inquiète, trop prompte aux
soubresauts, trop dédaigneuse des transitions pour nous présenter avec
suite l'évolution d'un caractère, du moins ils excellent dans les
portraits. Ils y mettent non seulement toute l'acuité de leur
observation et tout le relief de leur style, mais encore (étant à cent
lieues de l'impassibilité de Flaubert) une rage de verve, beaucoup
d'esprit, et un esprit agité qui insiste, qui redouble, qui s'amuse,
qui jouit de lui-même. _Renée Mauperin_ est un livre ravissant, un
des plus spirituels qui soient. Sur Garnotelle, dans _Manette
Salomon_, ils sont inépuisables:

     ... Presque toute la critique, avec un ensemble qui étonnerait
     Coriolis, célébrait ce talent honnête de Garnotelle. On le louait
     avec des mots qui rendent justice à un caractère. On semblait
     vouloir reconnaître dans sa façon de peindre la beauté de son
     âme. Le blanc d'argent et le bitume dont il se servait étaient le
     blanc d'argent et le bitume d'un noble coeur. On inventait la
     flatterie des épithètes morales pour sa peinture; on disait
     qu'elle était «loyale et véridique», qu'elle avait la «sérénité
     des intentions et du faire». Son gris devenait de la sobriété. La
     misère de coloris du pénible peintre, du pauvre prix de Rome,
     faisait trouver et imprimer qu'il avait des «couleurs gravement
     chastes[16]», etc.

         [Note 16: _Manette Salomon_, p. 161.]

Tout le portrait de ce pauvre Garnotelle, vingt fois repris et
complété, est une merveille de finesse, d'ironie, de férocité. On y
sent l'entrain d'une vengeance personnelle contre l'artiste philistin.

De l'esprit, MM. de Concourt en ont tant qu'ils veulent, et parfois
aussi tant qu'ils peuvent, du plus subtil, du plus tourmenté; un
esprit qui est souvent, à l'origine, un esprit de pénétration aiguë et
rapide, un esprit d'analystes, mais qui est plus souvent encore un
esprit de stylistes, une coquetterie de l'imagination en quête
d'expressions rares, d'alliances de mots imprévues, d'enfilades de
synonymes d'un relief croissant; une coquetterie à qui la justesse ne
suffit point, qui ne s'en tient pas au brillant, qui va d'elle-même
au raffiné, au singulier, à l'extravagant, qui renchérit sans cesse
sur ses trouvailles et qui s'excite à ce jeu. Les exemples seraient
innombrables: voyez seulement dans _Manette Salomon_ la définition de
la _blague_[17] et la description de la danse d'Anatole[18]. Il y a là
(et ces débauches sont fréquentes chez MM. de Goncourt et constituent
presque leur ordinaire) l'ivresse d'une rhétorique particulière, un
soûlerie de mots, une orgie de virtuosité. Ils sont intempérants et
agités entre tous les stylistes.

         [Note 17: _Manette Salomon_, page 28.]

         [Note 18: _Ibid._, page 230.]

Ils prêtent à leurs personnages lettrés, comme il est naturel, ce
style et cet esprit. Je n'ai guère rencontré, pour ma part, des
bohèmes et des petits journalistes aussi spirituels que ceux de la
rédaction du _Scandale_. Mais, cet heureux mensonge signalé, il faut
reconnaître que les conversations qui abondent dans ces romans ont au
plus haut point l'allure et le ton de la conversation contemporaine,
parisienne, boulevardière, de la conversation de café ou d'atelier,
avec son laisser-aller, son débraillé, ses façons sans-gêne et
touche-à-tout, ses hardiesses, son hyperbolisme, son tour sceptique et
paradoxal, avec ses prétentions aussi et ses affectations, son ironie
tournée au tic, sa manie de feux d'artifice. _Manette Salomon_,
_Charles Demailly_ et _Renée Mauperin_ (avec Denoisel) sont, à ce
point de vue surtout, trois livres ultra-parisiens, qui pourront, dans
cent ans, donner à nos descendants une idée assez juste de la façon
dont conversaient les plus spirituels et les plus blasés de leurs
pères dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour le XVIIIe nous avons
les conversations rapportées par Diderot dans les lettres à Mlle
Volland. Le rapprochement pourrait être fertile en aperçus.

Tout l'esprit de MM. de Goncourt, étant moins une fleur de bon sens
qu'une fleur d'imagination, et ayant ses origines dans leur extrême
impressionnabilité, ne les empêche pas de nous émouvoir, et même assez
souvent. Leurs fins de livre sont navrantes. Plusieurs de leurs
tableaux sont d'une tristesse qui prend aux nerfs, qui fait mal, et
d'autant plus qu'elle sort des choses et non plus, comme dans l'ancien
roman dit idéaliste, d'une situation morale, généralement d'une lutte
intérieure entre des sentiments contraires, exposée sous forme
d'effusion solitaire ou de dialogues. Dans la nouvelle école, le
pathétique se dégage plutôt de descriptions en grande partie
matérielles. Ce n'est plus la «douce terreur» et la «pitié charmante»
dont parlait Boileau: c'est quelque chose de plus désolé et de plus
poignant; c'est ce que je voudrais appeler une émotion pessimiste, une
compassion qui, par delà les souffrances particulières, va à la grande
misère humaine, une sensation des fatalités cruelles. Voyez dans
_Soeur Philomène_, l'agonie de Romaine, à qui l'on vient de couper le
sein, le délire impie de la mourante, entrecoupé, dans la grande salle
d'hôpital où souffrent tant de malheureuses, par la voix de la soeur
récitant la prière du soir: «Hélas! Seigneur, que puis-je faire en
reconnaissance de tant de bonté?...»--Voyez encore la dernière moitié
de _Germinie Lacerteux_, la maladie jour par jour et la mort de Renée,
quelques-unes des dernières pages de _Manette Salomon_, la lutte
tragique de Charles contre la folie envahissante. Et j'ose ajouter:
voyez Anatole allant enterrer Vermillon...--Les romans d'à présent (je
parle toujours des romans littéraires) n'ont rien de bien consolant.
On en est venu à regarder l'optimisme, dans les oeuvres d'imagination,
comme tout proche de la banalité. On aime que l'art soit pessimiste;
le sentiment qui conduit le romancier à voir et à peindre de
préférence, dans la réalité, ce qu'elle a de tristesses et de cruautés
absurdes, paraît un sentiment distingué; on éprouve à le partager une
sorte d'orgueil intellectuel, on y voit une protestation bien humaine
contre le mal inexplicable. Ajoutez qu'il ne reste peut-être plus que
cet art violent pour nous donner les émotions dont nous avons besoin.
À plus forte raison peut-il seul contenter les écrivains qui le
pratiquent, et qui, à supposer que nous soyons malades, doivent l'être
encore plus que nous, étant parmi nous les premiers. On conçoit de
reste que le tempérament de MM. de Goncourt et leur dédain des
apparences mêmes de la banalité les ait détournés des romans «qui
finissent bien».


V

Le plus souvent, c'est encore sur une description, sur un tableau que
s'achèvent leurs petits drames lamentables: tant ils sont, avant tout,
peintres et descripteurs! Ils le sont avec passion, avec subtilité et
à la fois avec exubérance. Ils ont le détail aussi menu et aussi
abondant que Théophile Gautier, mais nullement sa sérénité, et, comme
s'ils recevaient des objets une sensation trop forte, ils ont presque
toujours, dans l'expression, une fièvre, une inquiétude. De leur
regard attentif, aigu, ils voient les plus petites choses, ils en
voient trop; mais il faut tout de suite ajouter qu'ils les voient en
artistes, non en commissaires-priseurs; qu'ils ne notent, en somme,
que celles qui ont une valeur picturale, qui sont susceptibles d'une
traduction pittoresque. Et parmi celles-là ils accentuent celles qui
se rapportent le mieux à l'impression générale qu'ils veulent
produire. En un mot, leurs descriptions, comme celles de tous les
grands peintres, rendent en même temps la figure exacte et l'âme des
choses à un moment donné. Ce qui leur est propre (et je songe surtout
aux descriptions de _Manette_ et de _Madame Gervaisais_), c'est le
tourment de tout sentir et de tout rendre sensible, c'est l'effort un
peu maladif.

Prenons pour exemple la description de l'atelier de Coriolis au
crépuscule. Le détail est infini, menu, extrêmement cherché; mais il
est _un_, j'entends subordonné à un effet d'ensemble. L'observateur
regarde les objets l'un après l'autre, y poursuit la fuite lente du
jour, note où en est sur chacun d'eux l'effacement de la lumière au
moment où son regard s'y porte. Qu'on juge de la précision de cette
chasse par quelques détails: «... La mélancolique métamorphose se
faisait, changeant sur les toiles l'azur matinal des paysages en
pâleurs émeraudées du soir... Au-dessus de la copie de Saint-Marc, du
noir était entré dans la gueule ouverte du lion... Le parquet perdait
le reflet des châssis de bois blanc qui se miraient dans son
luisant...» Et voici le trait final: «Une paillette, sur le côté des
cadres, monta, se rapetissa, disparut à l'angle d'en haut; et il ne
resta plus dans l'atelier qu'une lueur d'un blanc vague sur un oeuf
d'autruche pendu au plafond et dont on ne voyait déjà plus ni la corde
ni la houppe de soie rouge.» Qu'on lise tout le morceau, on y sentira,
parmi l'amusement des détails, la mélancolie légère de cette
décroissance et de cet insensible effacement du jour dans un fouillis
d'objets élégants et brillants qui se noient l'un après l'autre,
doucement et silencieusement, dans la nuit.

On dira: Voilà un exercice fort inutile! Nous répondrons simplement:
Ces fantaisies sont curieuses et font plaisir à ceux qui les aiment.
Pour ne parler que de l'atelier de Coriolis, il est certain que la
description n'en était pas absolument nécessaire à l'intelligence de
son histoire; mais, puisqu'il est encore permis de décrire le
crépuscule à la campagne, il vaut peut-être la peine, pour changer, de
le décrire dans un atelier.

On dira encore: Vos descriptions sont des inventaires. Le premier venu
en ferait autant: il n'y a qu'à regarder et à prendre des
notes.--Croyez-vous? Essayez un peu pour voir. Nous pouvons fort bien
accorder d'ailleurs que les descriptions sont des inventaires dressés
par des artistes et des poètes, comme les inventaires sont des
descriptions composées par des notaires. Les inventaires de MM. de
Goncourt, ai-je dit, ont une âme. Ils accumulent les détails, mais
toujours ils en résument la couleur générale et le sens. «De cette
pauvre rivière opprimée, disent-ils en parlant de la Bièvre, de ce
ruisseau infect, de cette nature maigre et malsaine, Crescent avait su
dégager l'expression, le sentiment, presque la souffrance[19].» Ce que
Crescent fait pour la Bièvre, ils le font pour tout ce qu'ils
décrivent. Conclusion et résumé d'un coin de la banlieue, l'été: «...
Paysages sales et rayonnants, misérables et gais, populaires et
vivants, où la nature passe ça et là entre la bâtisse, le travail et
l'industrie, comme un brin d'herbe entre les doigts d'un homme[20].»
Conclusion et résumé d'une description du bois de Vincennes: «... Une
promenade banale et violée, un de ces endroits d'ombre avare où le
peuple va se ballader à la porte des capitales, parodies de forêts
pleines de bouchons, où l'on trouve dans les taillis des côtes de
melon et des pendus[21].» Dans la forêt de Fontainebleau, ils voient
les plus petites choses: «... Son regard s'arrêta sur le rocher; il en
étudia les petites mousses vert-de-grisées, le tigré noir des gouttes
de pluie, les suintements luisants, les éclaboussures de blanc, les
petits creux mouillés où pourrit le roux tombé des pins.» Mais à côté
ils sentent profondément les grands spectacles: la vallée de Franchart
les fait rêver de cataclysmes préhistoriques, de nature
antédiluvienne[22]. Il serait intéressant de comparer leur forêt de
Fontainebleau à celle de Flaubert dans l'_Éducation sentimentale_, à
celle de Michelet dans l'_Insecte_, à celle de M. Taine dans _Thomas
Graindorge_, à celle de M. Alphonse Daudet dans les _Rois en exil_. On
verrait MM. de Goncourt aussi exacts que Flaubert, presque aussi ivres
que Michelet, et plus débordants et tourmentés que tous. Mais ils nous
ont prévenus: ici non plus qu'ailleurs ne leur demandez «la
tranquillité des lignes» ni «la santé courante».

         [Note 19: _Manette Salomon_, p. 288.]

         [Note 20: _Renée Maurepin_, p. 12.]

         [Note 21: _Germinie Lacerteux_, p. 197.]

         [Note 22: _Manette Salomon_, p. 244 et suiv.]

On ne saurait étudier leurs descriptions sans parler en même temps de
leur style; car c'est la volonté de _peindre_ plus qu'on n'avait fait
encore qui les a conduits souvent à se faire une langue, à inventer
pour leur usage une «écriture artiste», comme dit M. Edmond de
Goncourt. L'expression est juste, quoique bizarre. Ils considèrent les
choses, avons-nous dit, autant en ouvriers des arts plastiques qu'en
écrivains et en psychologues. Ils reçoivent de la réalité la même
impression que le peintre le plus fou de couleurs et le plus entêté de
pittoresque; et cette impression se double chez eux du sentiment
proprement littéraire. Les tons, les nuances, les lignes que le
pinceau peut seul _reproduire_, ils font cette gageure de les rendre
sensibles avec des phrases écrites; et c'est alors un labeur, un
effort désespéré des mots pour prendre forme et couleur, une lutte du
dictionnaire contre la palette, des phrases qui ont des airs de
glacis, des substantifs qui sont des frottis, des épithètes qui sont
des touches piquées, des adverbes qui sont des empâtements, une
transposition d'art enragée...

Les classiques, quand ils veulent peindre, emploient des mots
abstraits qui évoquent d'abord un sentiment, puis une image, mais
indéterminée «... Un horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux»,
ou des mots concrets qui évoquent une image précise, mais sommaire et
rapide:

     L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.

À mesure que s'éveillent chez les écrivains certaines curiosités et
que leur sensibilité se raffine, avec J.-J. Rousseau, avec
Chateaubriand, on voit les images devenir plus nombreuses, plus
nuancées et plus poussées dans le détail. Le goût de la nature a fait
faire à la description un premier progrès, et très considérable.
L'entrée dans la littérature d'écrivains initiés aux arts plastiques,
qui en ont la science et la passion, marque un nouveau progrès, déjà
inquiétant. Ils vont poursuivant le détail de plus en plus, et,
tourmentés du désir de donner avec des mots la sensation même des
choses, il leur arrive, comme à l'auteur de la _Momie_, de mêler à la
langue littéraire des réminiscences et quelque chose du vocabulaire de
l'atelier. Gautier porte l'abondance et la minutie, Flaubert la
précision aussi loin qu'il se peut. Par delà nous rencontrons MM. de
Goncourt.

Un exemple nous fera mesurer le chemin parcouru depuis les classiques.
_Imminente luna_, voilà un paysage d'Horace. Voici un paysage de MM.
de Goncourt:

     La lune pleine, rayonnante, victorieuse, s'était tout à fait
     levée dans le ciel irradié d'une lumière de nacre et de neige,
     inondé d'une sérénité argentée, irisé, plein de nuages d'écume
     qui faisaient comme une mer profonde et claire d'eau de perles;
     et sur cette splendeur laiteuse, suspendue partout, les mille
     aiguilles des arbres dépouillés mettaient comme des arborisations
     d'agate sur un fond d'opale... Anatole prit à gauche... Il était
     dans une petite clairière. L'éclaircie était mélancolique, douce,
     hospitalière. La lune y tombait en plein. Il y avait dans ce coin
     le jour caressant, enseveli, presque angélique de la nuit. Des
     écorces de bouleaux pâlissaient çà et là, des clartés molles
     coulaient par terre; des cimes, des couronnes de ramures fines et
     poussiéreuses, paraissaient des bouquets de marabouts. Une
     légèreté vaporeuse, le sommeil sacré de la paix nocturne des
     arbres, ce qui dort de blanc, ce qui semble passer de la robe
     d'une ombre sous la lune, entre les branches, un peu de cette âme
     antique qu'a un bois de Corot, faisaient songer devant cela à
     des Champs Élysées d'âmes d'enfants[23].

         [Note 23: _Manette Salomon_, p. 312.]

Mais on aura beau faire, une page écrite ne sera jamais l'équivalent
d'un tableau; les mots, de quelque façon qu'on les accumule et qu'on
les arrange, ne pourront qu'évoquer chez le lecteur, s'il s'y prête,
une image approchante des objets qu'on lui décrit. Il est donc un
point où il faut s'arrêter dans cette voie, sous peine de forcer sans
grand profit les ressorts de la langue. De dire où est exactement ce
point, ce n'est pas très facile; mais il est visible, à l'étrangeté
fréquente de leur style, que MM. de Goncourt l'ont maintes fois
outrepassé. Flaubert n'invente pas un mot nouveau, Gautier n'en
invente qu'un petit nombre ou se contente de ressusciter des mots
anciens. Tous deux écrivent purement; tous deux respectent ce qu'on
appelle le génie de la langue, c'est-à-dire, en somme, ses habitudes.
Tous deux, l'un dans sa phrase laborieuse et courte, l'autre dans sa
période copieuse, facile et un peu lente, sont extrêmement préoccupés
de l'harmonie. Tous les «stylistes» antérieurs à MM. de Goncourt
évitent les répétitions de mots, les cacophonies, les ruptures
d'équilibre dans la construction des phrases, écrivent beaucoup pour
l'oreille. MM. de Goncourt, au moins dans leurs peintures, écrivent
uniquement pour les yeux. Stylistes, ils ne le sont point du tout à la
façon des autres; ils dédaignent dans le style tout ce qui ne sert
pas à faire voir ou à faire sentir.--Mais, quand on parle de leur
style, il faut distinguer entre leurs livres. _Soeur Philomène_,
_Renée Mauperin_, _Germinie Lacerteux_ sont écrits purement. La forme
de _Charles Demailly_ (le premier de leurs romans qui ait paru) était
beaucoup plus exubérante et parfois singulière. Dans _Manette Salomon_
la manière triomphe. Dans _Madame Gervaisais_, le dernier roman qu'ils
aient composé ensemble, on n'hésite pas à dire: C'est trop!--Et la
bizarrerie du style s'est encore aggravée dans les livres que M.
Edmond de Goncourt a écrits tout seul. C'est donc dans _Madame
Gervaisais_ que je puiserai des exemples soit des incorrections
affectées, soit des manies de style qui sont devenues, vers la fin,
familières aux deux frères.

Voici d'abord des sortes d'expressions redondantes par le
rapprochement de deux mots de même racine: «Là, une haie de camélias
plaquant ses feuilles et ses fleurs de cire contre le _rocailleux_
d'une galerie de _rochers_[24].»--«... _débordant_ de la _bordure_
turgide et gonflée des fleurs[25].» (Je néglige ici la synonymie
absolue de _turgide_ et de _gonflée_.)--Parfois le pléonasme va
jusqu'à l'incorrection choquante: «_Ce qui lui manquait_ et lui
faisait défaut, _c'était une absence_ d'aliments à des appétits
nouveaux[26].» Ceci rappelle une phrase célèbre à l'École normale:
«Messieurs, il y a dans votre préparation des lacunes dont il faudrait
combler l'absence.»

         [Note 24: _Madame Gervaisais_, p. 37.]

         [Note 25: _Ibid._, p. 163.]

         [Note 26: _Ibid._, p. 216.]

Voici des mots inventés, peut-être inutilement: «... un paresseux
_lazzaronisme_ d'âme[27],»--«notes _trémolantes_[28],»--«_obscurant_
le public[29],»--«nuits _insomnieuses_[30],»--«arrivée à une entière
_déréliction_[31].» À quoi bon ces mots nouveaux? C'est que les
auteurs, en proie à cette inquiétude, à ce désir inassouvissable d'une
expression égale à leur impression, ont trouvé (là est l'affectation)
que les mots connus étaient usés, n'accrochaient pas assez
l'attention, et aussi (là est la part de sincérité) que ces mots ne
rendaient pas _tout_ ce qu'ils voulaient. _Trémolantes_ est une
expression musicale, ne peut s'appliquer qu'à des sons, _tremblantes_
peut s'appliquer à tout. Il y a dans _lazzaronisme d'âme_ une image,
et une image italienne, qui n'est pas dans _nonchalance_ ou _paresse_.
_Obscurant_ ne pourrait être remplacé que par plusieurs mots. _Sans
sommeil_ n'a pas l'harmonie un peu triste de _insomnieuses_.
_Déréliction_ est une espèce de superlatif, implique quelque chose de
désespéré qui n'est pas dans _solitude_ ou _abandon_. J'entre autant
que je puis dans la pensée de l'écrivain; mais, si je devine ses
raisons, elles ne me convainquent qu'à moitié.

         [Note 27: _Madame Gervaisais_, p. 37.]

         [Note 28: _Ibid._, p. 83.]

         [Note 29: _Ibid._, p. 87.]

         [Note 30: _Ibid._, p. 254.]

         [Note 31: _Ibid._, p. 272.]

Voici des expressions où la recherche de l'énergie et de la concision
aboutit à l'étrangeté: «Au milieu d'un tapis vert, en plein soleil, le
marbre d'une colonne _brûlait de blanc_ devant un dattier[32].»--«...
Ses tumulus dévastés, _volés de leur forme même_[33].»--«Souvent de
petits enfants s'arrêtaient brusquement (devant Pierre Charles),
frappés par la séduction naturelle, instantanée, _le coup de foudre de
leur beau à eux dans un autre_[34].»

         [Note 32: _Madame Gervaisais_, p. 37.]

         [Note 33: _Ibid._, p. 116.]

         [Note 34: _Ibid._, p. 188.]

Voici des redoublements de synonymes, des insistances qui retiennent
l'attention en nous présentant deux ou trois fois de suite la même
idée ou la même image: «... Une espèce de _dénouement_, de _déliement_
de sa nature _comprimée_, _refermée_, _resserrée_...[35]»--«...
Suppliciés par _tous les raccourcis_ de la chute, _toutes les
angoisses_ des muscles, _toutes les agonies_ du dessin; tableau muet
de la souffrance physique contre lequel venait _frapper_, _battre_,
_expirer_ le choeur des douleurs de l'âme[36].»--«... Rome et ses
dômes _détachés_, _dessinés_, _lignés_ dans une nuit violette, sur une
bande de ciel jaune, du jaune d'une rose-thé[37].»--Ce procédé est
habituel à MM. de Goncourt, même dans leurs pages les plus sobres:
c'est un continuel _essayage_ d'expressions. On dirait souvent qu'ils
nous livrent le travail préparatoire de leur style, non leur style
même, parce que l'impression de l'artiste se fait sentir plus
immédiate et plus vive dans l'ébauche intempérante que dans la page
définitive, et qu'ils craignent, en châtiant et terminant l'ébauche,
d'en amortir l'effet. Leurs tableaux font quelquefois songer à
l'envers d'une tapisserie, plus éclatant et moins net que l'endroit,
et où les bouts de laine sont trop longs et un peu emmêlés.

         [Note 35: _Ibid._, p. 98.]

         [Note 36: _Ibid._, p. 86.]

         [Note 37: _Ibid._, p. 117.]

L'épithète étant toujours, dans cette manière d'écrire, le mot le plus
important, voici des tournures qui mettent l'épithète au premier plan
en la transformant en substantif neutre (à la façon des Grecs): «...
Mais c'était le ciel surtout qui donnait à tout une apparence éteinte
avec une lumière grise et terne d'éclipse, empoussiérant le _mousseux_
des toits, le _fruste_ des murs...[38]»--«... Des voix fragiles et
poignantes attaquant les nerfs avec l'_imprévu_ et l'_antinaturel_ du
son[39].»--«Et il mit une note presque dure dans le _bénin_ de sa
parole inlassable et coulante[40].»

         [Note 38: _Madame Gervaisais_, p. 57.]

         [Note 39: _Ibid._, p. 87.]

         [Note 40: _Ibid._, p. 203.]

Les mots abstraits surabondent dans cette prose si vivante: ce qui semble
contradictoire, mais s'explique avec un très petit effort de réflexion.
Le point de vue de MM. de Goncourt étant le plus souvent pictural, s'ils
ont à décrire un groupe, ce qu'ils voient tout d'abord, ce sont des
couleurs, des poses, des attitudes. Pour nous rendre cette première vue
saisissante, mais sommaire, ce premier éblouissement d'un tableau réel,
ils commencent donc, instinctivement, par en _abstraire_ les teintes, les
lignes, les mouvements; et comme ils veulent leur donner dans la phrase
la place d'honneur et les faire saillir uniquement, ils ne les expriment
point par des adjectifs, qui seraient toujours subordonnés à un nom, mais
par des substantifs nécessairement abstraits. Et ayant ainsi traduit
l'impression générale, qui correspond au premier moment de la vision, ils
la précisent par les mots qui viennent ensuite et qui marquent ce qu'on
distingue au second coup d'oeil.--Si donc Mme Gervaisais entre dans une
église de Rome, MM. de Goncourt ne diront pas: «Elle se mit à regarder...
des femmes agenouillées..., des paysans vautrés...» Non, car ce qu'elle a
vu d'abord, ce sont des lignes et des mouvements, c'est quelque chose
d'agenouillé et de vautré; après quoi, elle a remarqué que c'étaient des
femmes et des paysans. MM. de Goncourt écriront donc: «Elle se mit à
regarder, dans l'obscurité pieuse, des _agenouillements de femmes_, leur
châle sur la tête..., des _vautrements de paysans_ enfonçant de leurs
coudes la paille des chaises..., un _prosternement_ général..., des
_prières de jupes de soie et de jupes d'indienne_ côte à côte couchant
presque _leurs génuflexions_ par terre...[41]»--Ils écriront, toujours
dans le même système: «Cette _sculpture_ des _poses_, des _lassitudes_,
des _absorptions_... Le tableau la frappa surtout des _confessions
élancées_ de femmes qui, debout...[42]»--«... Des _adorations d'hommes et
de femmes_ à quatre pattes...[43]»--«Et je ne voyais qu'une sauvage et
toute brute idolâtrie, un peu de la _ruée_ de l'Inde sous une idole de
Jaggernat[44].»--«Un mur de colère, gâché de couleurs redoutables,
plaquait au fond l'avalanche et le _précipitement_ des damnés...[45]»--«Sur
l'escalier se faisait l'ascension lente et balancée, la _montée
sculpturale_ des Romaines...[46].»--«Leurs femmes étaient là...
immobilisées... dans un _arrêt qui hanchait_[47].»

         [Note 41: _Madame Gervaisais_, p. 137.]

         [Note 42: _Madame Gervaisais_, p. 34.]

         [Note 43: _Ibid._, p. 91.]

         [Note 44: _Ibid._, p. 100.]

         [Note 45: _Ibid._, p. 50.]

         [Note 46: _Ibid._, p. 86.]

         [Note 47: _Ibid._, p. 30.]

Notons, pour finir, l'emploi presque continuel, dans le récit, de
l'imparfait au lieu du passé défini, l'imparfait ayant quelque chose
d'indéterminé et prolongeant l'action pour nous permettre de la mieux
voir et de la suivre.

Je crois avoir indiqué et expliqué les principales affectations de MM.
de Goncourt. Ils ont «des sens délicats et poètes[48]». Ils
s'évertuent à rendre leur style adéquat à leurs sentiments et à leurs
sensations: ils trouvent que la langue ordinaire, telle qu'elle est
établie par l'usage même de grands écrivains, y est impuissante: ils
l'enrichissent audacieusement de vocables nouveaux et de tournures
imprévues, troublent toutes ses habitudes, la tendent et la violentent
à la faire crier. Cela leur est commun, sauf le degré qui chez eux est
extravagant, avec les «décadents» de toutes les littératures. Ce
qu'ils ont par surcroît, c'est, en un sens, le mépris de la phrase, le
dédain de certaines petites règles d'euphonie, de cadence, de
construction. (Je rappelle que j'ai surtout en vue _Manette Salomon_
et _Madame Gervaisais_.) Ces stylistes outrés ne sont nullement des
rhéteurs. Il y a dans leur cas plus de naturel et de franchise qu'on
ne croit. Je dirais presque que l'incorrection travaillée de ces
artistes si savants fait songer à l'incorrection ingénue de cet
ignorant de Saint-Simon. Ils n'ont vraiment souci que de peindre: la
phrase va comme elle peut. Ils ignorent les scrupules de grammairiens.

         [Note 48: _Ibid._, p. 110.]

Je pense qu'il faut voir une simple négligence, non une recherche
harmonique qui dérogerait à leurs habitudes, dans cette première
phrase de _Soeur Philomène_: «La salle est haute et vaste. Elle est
_lon_gue et se pro_lon_ge dans une _om_bre où elle s'en_fon_ce sans
finir.» Ils écrivent tranquillement: «_En peinture_, il ne voyait
_qu'une peinture_...[49]»--Beaucoup de leurs périodes, si on les juge
d'après les règles les moins contestables de la rhétorique classique,
sont assez mal faites, n'ont ni harmonie ni dessin. J'en prends une
au hasard, qui n'est pas une des pires. «La _joie_ de midi glissait et
_jouait_ sur le luisant des feuilles, le brillant des _fleurs_,
bourdonnait dans le silence et la _chaleur_; et des _vols_ de mouches,
tour à tour blanches sur le vert et noires sur le blanc,
s'embrouillaient _dans l'air_ ou bien y planaient, _les ailes_
imperceptiblement frémissantes, _ainsi que_ des atomes de bonheur
suspendus _dans l'atmosphère_[50].» Les défauts sautent aux yeux d'un
professeur de rhétorique: l'assonance de _joie_ et de _jouait_, de
_fleurs_ et de _chaleur_; _ailes_ se rapportant grammaticalement à
_vols_, si bien que les vols ont des ailes; _dans l'atmosphère_
faisait double emploi avec _dans l'air_: l'ambiguïté de la
construction qui fait douter si ce sont les _vols_ ou les _ailes_ qui
ressemblent à des _atomes de bonheur_, _ainsi que_ pouvant se
rattacher également à l'un ou à l'autre de ces deux mots. Et il me
semble bien que, dans la pensée de l'écrivain _ainsi que_ ne se
rattache ni à l'un ni à l'autre, mais à _mouches_, au mépris de la
syntaxe. Les amis de MM. de Goncourt diront: Qu'importe si, en dépit
des négligences et des incorrections, peut-être même avec leur aide,
ils nous ont donné la sensation qu'ils voulaient?

         [Note 49: _Manette Salomon_, p. 51.]

         [Note 50: _Madame Gervaisais_, p. 16.]

Mais cela justement fait question. Les incorrections, je crois, ne
sont jamais nécessaires, et, quant aux autres nouveautés, il faudrait
voir. Les phrases ou fragments de phrases que j'ai cités ont sans
doute paru détestables à plus d'un lecteur, et c'est un sentiment qui
peut se défendre. Je dois pourtant avertir que l'excentricité de ces
locutions choquerait moins si on les rencontrait dans le texte, à leur
place, surtout si on lisait tout un livre écrit dans ce goût (à moins
qu'au contraire l'exaspération n'aille croissant). _Madame
Gervaisais_, avec son style forcené, ne nous en offre pas moins, de la
Rome catholique, une image extrêmement frappante et qu'on n'oublie
pas. Allons plus loin: dans presque tous les cas, si l'on essaye de
substituer à la locution extraordinaire inventée par MM. de Goncourt
une locution conforme aux habitudes de la langue, on reconnaîtra que
celle qu'ils ont préférée est réellement plus expressive, contient
_quelque chose de plus_. Seulement, on fait deux réflexions. On se
demande si l'effet de ces mots nouveaux ou de ces tournures inusitées
n'est pas tout entier dans leur nouveauté même, et si, la nouveauté
passant, l'effet ne disparaîtrait pas du même coup. En ce cas, les
stylistes seraient dans l'obligation de renchérir toujours sur leurs
hardiesses et d'innover au moins tous les vingt ans. Puis on se
rappelle ce que Joubert disait déjà de Bernardin de Saint-Pierre, dont
la couleur est pourtant fort tempérée auprès de celle de MM. de
Goncourt: «Il y a dans son style _un prisme qui lasse les yeux_. Quand
on l'a lu longtemps, on est charmé de voir la verdure et les arbres
moins colorés dans la campagne que dans ses écrits.» Que dirons-nous
des auteurs de _Manette Salomon_ et de _Madame Gervaisais_? Il
faudrait avoir exactement leurs yeux et leurs nerfs pour n'être jamais
démonté par les étrangetés de leur peinture écrite. De bons esprits,
même d'assez fins lettrés trouvent cela insensé, et le disent.
D'autres trouvent cela fort curieux. J'ai peine, parfois, à aller au
delà de ce sentiment, et j'ai peur que l'oeuvre de MM. de Goncourt,
dans ses parties excessives, ne soit une brillante erreur littéraire,
une méprise fort distinguée sur les limites nécessaires où doit
s'arrêter l'effort des mots, sur la nature et la portée de leur
puissance expressive.


VI

Avec tout cela, les romans de MM. de Goncourt sont considérables dans
la littérature contemporaine. Ceux qui les aiment, les aiment
chèrement et peut-être, comme il arrive, pour ce qu'ils ont de
contestable et d'inquiétant. Ce goût malsain s'explique si l'on
considère que ce qui nous attache à un grand artiste, c'est ce qu'il a
de particulier, ce sont ses qualités propres et vraiment originales,
c'est-à-dire précisément celles qui, développées à outrance et sans
contrepoids, deviendront des défauts aux yeux des critiques non
prévenus et des esprits amis de la mesure; mais les initiés ne s'en
apercevront point, ou bien, comme ces défauts ne font qu'accentuer la
marque personnelle par où ils ont été séduits, s'ils les sentent, ils
les aimeront comme des qualités de plus en plus singulières. Ces
délicats cyniques sont capables de préférer, dans l'oeuvre de MM. de
Goncourt, sinon _Madame Gervaisais_, du moins _Manette Salomon_, comme
ils préféreraient sans doute dans l'oeuvre de Corneille _Théodore_,
dans celle de Hugo les _Mages_ ou _Plein Ciel_, dans celle de M. Dumas
la _Femme de Claude_, et dans celle de M. Renan les _Dialogues
philosophiques_. On peut ne pas raffiner à ce point; mais ce qu'on
doit accorder, c'est que l'originalité des deux frères est éclatante,
que leur influence a été grande sur certains écrivains, que M. Émile
Zola, surtout dans ses premiers romans, et M. Alphonse Daudet, surtout
dans ses derniers, se sont souvenus, et pour le style et pour la
composition, beaucoup plus de _Germinie_ ou de _Renée_ que de _Madame
Bovary_.

Après cela, l'oeuvre de MM. de Goncourt durera-t-elle? _Renée
Mauperin_, tout au moins, en serait fort capable. C'est parmi leurs
six romans, celui qu'il faut faire lire d'abord aux profanes. Mais je
ne sais pourquoi je soulève cette question d'immortalité. Les livres
destinés à durer ne sont pas nécessairement les plus intéressants pour
la génération où ils ont été écrits. Sainte-Beuve dit quelque part[51]
que chaque grande époque produit «des esprits qui semblent faits pour
elle, qui s'en imprègnent et qui ne datent que d'elle en quelque
sorte.» MM. de Goncourt semblent être, parmi les artistes de lettres,
de ces esprits-là. Et, comme nous sommes des gens d'aujourd'hui, nous
demandons la permission de goûter vivement ces poètes de la modernité.

         [Note 51: Dans l'un des premiers volumes des _Causeries du
         lundi_.]



PIERRE LOTI[52]

         [Note 52: _Aziyadé_; le _Mariage de Loti_; le _Roman d'un
         spahi_; _Fleurs d'ennui_; _Mon frère Yves_; _Pêcheur
         d'Islande_. (Calmann Lévy.)]


Je viens de relire presque sans un arrêt, à la campagne, serré contre
la terre maternelle, sous un ciel amollissant et chargé d'orage, les
six volumes de Pierre Loti. Au moment où je tourne la dernière page,
je me sens parfaitement ivre. Je suis plein du ressouvenir délicieux
et triste d'une prodigieuse quantité de sensations très profondes, et
j'ai le coeur gros d'un attendrissement universel et vague. Pour
parler, si je puis, avec plus de précision, ces deux mille pages m'ont
suggéré, m'ont fait imaginer un trop grand nombre de perceptions
inattendues; et ces perceptions étaient accompagnées de trop de
plaisir et en même temps de trop de peine, de trop de pitié, de trop
de désirs indéfinis et irréalisables... Mon âme est comme un
instrument qui aurait trop vibré et à qui le prolongement muet des
vibrations passées serait douloureux. Je voudrais jouir et souffrir de
la terre entière, de la vie totale, et, comme saint Antoine à la fin
de sa tentation, embrasser le monde...

Vous pouvez, si cela vous plaît, juger excessive l'impression que
laissent en moi ces romans. J'avoue moi-même que ma conscience de
critique en est tout inquiétée. Les plus grands chefs-d'oeuvre de la
littérature ne m'ont jamais troublé ainsi. Qu'y a-t-il donc dans ces
histoires de Loti? Car elles sont d'ailleurs composées avec une
extrême nonchalance, écrites avec un vocabulaire restreint, en petites
phrases d'une construction tout unie. Vous n'y trouverez ni drames
singuliers ou puissants, ni subtiles analyses de caractères, puisque
tout s'y réduit à des amours suivies de séparations et que les
personnages y ont des âmes fort simples. Beaucoup de livres, anciens
ou récents, supposent un tout autre effort de pensée, d'invention et
d'exécution. Mais avec cela les romans de Loti m'envahissent et
m'oppriment plus qu'un drame de Shakespeare, plus qu'une tragédie de
Racine, plus qu'un roman de Balzac... Et c'est pour cela que je suis
inquiet. Ont-ils donc un sortilège en eux, un maléfice, un charme qui
ne s'explique point, ou qui s'explique par autre chose encore que par
des mérites littéraires?

Voici: ces romans ébranlent l'âme à la fois dans ce qu'elle a de plus
raffiné et dans ce qu'elle a de plus élémentaire. Ils frappent, si je
puis dire, les deux touches extrêmes du clavier sentimental. Car d'un
côté vous avez eu sous les yeux les objets les plus singuliers, vous
en avez reçu les impressions les plus neuves, les plus rares, les
plus aiguës; et d'autre part vous avez éprouvé les sentiments les plus
naturels, les plus largement humains, les plus accessibles à tous.
Vous avez vu, de vos yeux de dilettante occidental épris de
pittoresque, danser la _upa-upa_ à Tahiti; vous avez vu glisser les
danseuses birmanes pareilles à des chauves-souris...; et vous avez
pleuré sur des aïeules, sur des enfants qui meurent ou sur des amants
qui se séparent, avec le meilleur de votre âme, la partie la plus
naïve et la plus saine de vous, et du même coeur que vous aimez votre
mère ou votre pays natal. Vous avez connu les troubles de la
sensualité la plus curieuse et la plus savante--et les émotions de la
sympathie la plus pure et de la plus chaste pitié...

Ainsi vous goûtez dans ces livres le charme limpide des poèmes ingénus
et le charme pervers des extrêmes recherches de l'esthétique
contemporaine,--ce qui est au commencement des littératures et ce qui
est à la fin. Telle page vous communique deux impressions distinctes,
entre lesquelles il y a des milliers d'années,--et entre lesquelles il
y a parfois aussi «l'épaisseur effroyable du monde». Et le poète vous
insinue peu à peu l'âme qu'il a lui-même, une âme qui serait
contemporaine de l'humanité naissante et de l'humanité vieillie, et
qui aurait parcouru la surface entière du globe terrestre; âme
amoureuse et triste, toujours inquiète et toujours frémissante. Et
c'est de cette âme que vient aux petites phrases de Loti leur immense
frisson...

On peut voir, par l'exemple de Pierre Loti, comment, par quel détour,
les vieilles littératures reviennent quelquefois à la simplicité
absolue. Une extrême sensibilité artistique exercée par les objets les
plus extraordinaires et qui se repose enfin dans la traduction des
sentiments les plus ingénus; ce qu'on a appelé «l'impressionnisme»
aboutissant à une poésie purement naturelle: tel est à peu près le cas
de l'auteur d'_Aziyadé_ et de _Pécheur d'Islande_. Or, à y regarder
d'un peu près, on croit reconnaître que c'est l'«exotisme» des objets
auxquels elle s'est d'abord appliquée qui a aiguisé à ce point sa
sensibilité, et que ce sont certains sentiments engendrés par cet
exotisme qui l'ont ramené à la belle simplicité des idylles ou des
tragédies familières. Voyons comment a pu se faire cette singulière
évolution.


I

Des circonstances uniques ont contribué à former le talent de Pierre
Loti. Après une enfance rêveuse et tendre, le voilà élève de l'École
navale puis en route à travers le monde. Cette vie de marin, si
différente de la nôtre, songez quels effets elle peut avoir sur l'âme.
Par les longues traversées, dans la solitude infinie des mers, l'idée
persistante et le sentiment de l'immensité de l'univers et de la
fatalité des forces naturelles doit vous remplir lentement d'une
indéfinissable tristesse. Et, si ce sentiment peut se tourner en piété
grave chez quelques-uns, il peut tout aussi bien se résoudre en un
fatalisme résigné. Puis la profonde diversité des êtres humains sur
les différents points du globe, la multiplicité des religions, des
morales et des coutumes, n'est sûrement pas un encouragement à croire.
Enfin les longs isolements et les abstinences de l'homme de mer sont
coupés par des heures de folie et de revanche où ses sens longtemps
sevrés se précipitent à leur assouvissement. Tout cela, courses à
travers le monde, rêveries interminables et orgies violentes, est
également propre à exaspérer la sensibilité et à vider l'âme de toute
foi positive. À vingt-sept ans, Pierre Loti, qui a rêvé sur tous les
océans et visité tous les lieux de joie de l'univers, écrit
tranquillement, entre autres jolies choses, à son ami William Brown:

     ... Croyez-moi, mon pauvre ami, le temps et la débauche sont deux
     grands remèdes... Il n'y a pas de Dieu; il n'y a pas de morale;
     rien n'existe de tout ce qu'on nous a enseigné à respecter; il y
     a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le
     plus de jouissances possible en attendant l'épouvante finale qui
     est la mort... Je vais vous ouvrir mon coeur, vous faire ma
     profession de foi: j'ai pour règle de conduite de faire toujours
     ce qui me plaît, en dépit de toute moralité, de toute convention
     sociale. Je ne crois à rien ni à personne; je n'aime personne ni
     rien; je n'ai ni foi ni espérance...

Vous direz: Ces propos manquent un peu de nouveauté; ceci est du plus
vénérable romantisme; Loti parle ici comme Lara, Manfred et le
Corsaire, plus brutalement, voilà tout.--Oui; mais Pierre Loti, élevé
par bonheur en dehors de la littérature, est ici byronien sans le
savoir et avec une entière sincérité. Il recommence, tout seul, pour
son compte, l'évolution morale de son siècle. Et bien a pris à Pierre
Loti de passer par la désespérance et la négation absolues; car, à
partir de ce moment, il parcourt le monde sans autre souci que d'y
recueillir les sensations les plus fortes ou les plus délicates. Il ne
considère plus l'univers visible que comme une proie offerte à son
imagination et à ses sens. Et ce futur grand écrivain s'assigne un
idéal de vie de plus en plus différent de la vie de l'écrivain et du
littérateur de profession. Chétive et misérable vie, en effet, que
celle du scribe occupé dans son coin à polir ses phrases et à noter
ses petites observations sur un tout petit groupe humain, quand le
monde est si vaste et l'humanité si variée! Et que sont ces pauvres
petits plaisirs intellectuels auprès des grandes joies animales de la
vie physique! Loti fortifie ses muscles, se fait un corps agile,
souple et robuste, un corps de gymnaste et de clown. Ce corps, il le
pare richement et le déguise en cent façons: il trouve à cela un
plaisir d'enfant ou de sauvage. Il noue des amitiés étroites avec des
êtres primitifs et beaux, Samuel, Achmet, Yves, créatures plus nobles
et plus élégantes que les civilisés médiocres, et avec qui son esprit
n'a point à s'efforcer ni à se contraindre et goûte d'ailleurs le
plaisir de la domination absolue. Il jouit de la variété inépuisable
des aspects de la terre, et plus encore peut-être de tout l'imprévu
de l'animal humain. Il jouit de sentir qu'il y a entre certaines races
de telles différences que jamais elles ne se comprendront, de sentir
que les hommes sont impénétrables et inintelligibles les uns aux
autres, comme l'univers est inintelligible à tous. Il aime des femmes
de tous les types et de tous les genres de beauté dans tous les pays
du monde: Aziyadé, Rarahu, Pasquala, Fatou-gaye: et chaque fois il
connaît l'orgueil et le délice d'être aimé absolument, jusqu'à la
mort. Il accomplit ainsi son rêve: jouir de tout son corps et jouir de
toute l'étendue de la planète où ce corps a été jeté. Car n'est-ce pas
une pitié que, pouvant connaître la terre entière et multiplier par là
notre vie et notre être, nous demeurions confinés dans notre clapier?
Très réellement on peut dire que le songe de la vie aura été pour Loti
fort supérieur à ce qu'il est pour nous et que la terre lui aura été
autre chose qu'à nous, les immobiles. Il sera un des rares hommes qui
auront habité toute une planète: moi, je mourrai n'ayant habité qu'une
ville, tout au plus une province. Cette vie de Pierre Loti me paraît
si belle que, pour me défendre en y songeant de l'amertume et de
l'envie, j'ai besoin de me rappeler ces paroles de l'_Imitation de
Jésus-Christ_: «Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où
vous êtes? Voilà le ciel, la terre et tous les éléments; or c'est
d'eux que tout est fait... Quand tout ce qui est au monde serait
présent à vos yeux, que serait-ce qu'une vision vaine?» (Livre II,
chap. xx.) Mais cela même ne suffit pas à me consoler.


II

Or, un jour, tandis qu'il menait cette vie extraordinaire, Pierre Loti
s'avisa de noter, pour son plaisir, ses impressions. Et cet officier
de marine qui ignorait presque, si on l'en croit, la littérature
contemporaine, qui n'avait pas lu une page ni de Flaubert, ni des
Goncourt, ni de Daudet, se révéla d'emblée comme un des premiers entre
les écrivains pittoresques et comme un des peintres les plus
surprenants qu'on eût vus des choses exotiques.

Il est vrai que tout semblait conspirer pour faire de l'exotisme de
Pierre Loti quelque chose de très pénétrant et de très puissant.

Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup plus de cent ans que l'exotisme a
fait son entrée dans notre littérature. Il suppose un don qui ne s'est
entièrement développé que très tard dans l'aveugle et routinière
humanité: le don de _voir_ et d'aimer l'univers physique dans tous ses
détails. Ce don se réduit à fort peu de chose chez les hommes des
temps primitifs et de l'âge moyen des civilisations. Ils voient les
choses exactement, mais sommairement. Les hommes du moyen âge
découvrent l'Orient, c'est-à-dire une nature, une humanité et un art
très différents des leurs, et ils paraissent à peine s'en douter;
presque rien de cette étrangeté ni de ce pittoresque n'a passé dans
les chansons de geste postérieures aux croisades ni dans les fabliaux.
Ce n'est point un paradoxe, je vous assure, de dire que c'est de nos
jours seulement que l'homme a eu des yeux, a su voir entièrement le
monde extérieur. Si quelques poètes n'étaient venus, doués de facultés
singulières, l'humanité aurait à jamais ignoré l'aspect de sa planète.
C'est, je crois, Bernardin de Saint-Pierre, ce grand vagabond, ce
génie hardi et tendre, qui a commencé à voir. Le premier, il a eu la
perception émue de la flore des tropiques. Et c'est la nouveauté d'une
région étrangère qui lui a dessillé les yeux, qui lui a permis de les
ouvrir ensuite sur la nature de chez nous; et ainsi c'est l'exotisme
qui a définitivement introduit le pittoresque dans notre littérature.
Puis Chateaubriand décrit l'Amérique, les forêts vierges, les pampas
et les grands fleuves. Et alors le romantisme apparaît, dont le
principal rôle est justement de décrire ce que nous n'avons pas
coutume de voir: l'Espagne, l'Italie, l'Orient--et le moyen âge,
l'éloignement dans le temps équivalant à l'éloignement dans l'espace.
Sans doute le romantisme manque souvent de sincérité; il tombe dans le
convenu, dans le bibelot, dans la verroterie. Il y a fort à redire à
l'Orient des _Orientales_ et au moyen âge de _Notre-Dame de Paris_.
N'importe: la faculté de voir, de jouir profondément des formes et des
aspects des choses s'est éveillée et ne s'endormira plus. Et, du jour
où cette faculté s'applique, non plus à des objets étrangers, mais à
ce que nous avons tous les jours sous les yeux, la littérature
nouvelle est née: le romantisme engendre le naturalisme. Mais, si
intéressantes que soient les descriptions de la réalité prochaine,
l'exotisme, quand il est sincère, garde un charme particulier, un
charme pénétrant et attristant. Je n'en veux pour preuve que certaines
pages de Gautier, _Salammbô_, les deux volumes de Fromentin sur le
_Sahel_ et le _Sahara_, et les romans de Pierre Loti, ce roi de
l'exotisme.

Tout, ai-je dit, semble avoir conspiré pour assurer cette royauté à
l'auteur d'_Aziyadé_. Il y fallait au moins trois conditions. Il était
bon, d'abord, que l'écrivain vît le monde entier, non seulement le
Pacifique, mais les mers du Pôle, non seulement l'Amérique, mais la
Chine, non seulement Tahiti, mais le Sénégal. Car, s'il n'avait connu
qu'une ou deux régions, il risquait de se confiner dans leur
description et de recommencer éternellement avec artifice ce qu'il
aurait fait d'abord avec sincérité. Sa sensibilité devait d'ailleurs,
pour s'aiguiser toujours plus et se rajeunir, s'exercer sur des objets
aussi divers que possible. Or la visite complète de cet immense
univers n'était guère permise et facile qu'à un homme de la fin de ce
siècle. Pierre Loti a eu l'esprit d'y naître--et d'être officier de
marine, c'est-à-dire condamné par sa profession aux pérégrinations
sans fin.--Il fallait en second lieu que l'écrivain sût voir. Cela
n'est pas si commun, du moins au degré où ce don était exigé ici. J'ai
dit que l'humanité supérieure n'avait commencé que depuis un siècle à
bien saisir la merveilleuse diversité de son habitacle. Aujourd'hui
encore les simples et les trois quarts des hommes cultivés ne voient
pas. J'ai souvent interrogé des paysans qui avaient été soldats dans
l'infanterie de marine, qui avaient vécu en Chine, au Tonkin, aux
Antilles, au Sénégal; je vous assure qu'ils n'avaient rien vu. Et les
bons missionnaires, préoccupés d'une seule idée, hantés de leur rêve
d'évangélisation, ne voient guère mieux les «pays étranges». Au reste,
s'ils les voyaient bien, ils y prendraient tant de plaisir qu'ils
n'auraient plus de courage pour l'action; puis ils comprendraient
l'abîme qui sépare les races et renonceraient à leur tâche impossible
et sublime. Or Pierre Loti a éminemment le don de voir et de sentir.
Il s'en explique dans _Aziyadé_ avec un peu d'effort et quelque
pédanterie; mais cet effort même de l'expression marque bien qu'il
connaît la rareté inestimable du don qui est en lui:

     ... Vous êtes impressionné par une suite de sons; vous entendez
     une phrase mélodique qui vous plaît. Pourquoi vous plaît-elle?
     Parce que les intervalles musicaux dont la suite la compose,
     autrement dit les rapports des nombres de vibrations des corps
     sonores, sont exprimés par certains chiffres plutôt que par
     d'autres. Changez ces chiffres, votre sympathie n'est plus
     excitée; vous dites, vous, que cela n'est plus musical, que c'est
     une suite de sons incohérents. Plusieurs sons simultanés se font
     entendre; vous recevez une impression qui sera heureuse ou
     douloureuse: affaire de rapports chiffrés, qui sont les rapports
     sympathiques d'un phénomène extérieur avec vous-même, être
     sensitif.

     Il y a de véritables affinités entre vous et certaines suites de
     sons, entre vous et certaines couleurs éclatantes, entre vous et
     certains miroitements lumineux, entre vous et certaines lignes,
     certaines formes. Bien que les rapports de convenance entre
     toutes ces différentes choses et vous-même soient trop compliqués
     pour être exprimés comme dans le cas de la musique, vous sentez
     cependant qu'ils existent...

     Tout cela posé, passons à votre définition à vous, Loti. Il y a
     affinité entre tous les ordres de choses et vous. Vous êtes une
     nature très avide des jouissances artistiques et intellectuelles
     et vous ne pouvez être heureux qu'au milieu de tout ce qui peut
     satisfaire vos besoins sympathiques, qui sont immenses...

Enfin, il fallait que l'écrivain sût exprimer ce qu'il avait vu et
senti. Combien d'hommes ont eu des impressions rares et des visions
originales, dont nous ne saurons jamais rien, parce qu'ils étaient
impuissants à les traduire par des mots! Pierre Loti s'est trouvé
posséder ce don suprême de l'expression. Et, comme il a grandi
librement, en dehors de toute école littéraire, il lui a été donné
d'avoir à la fois l'acuité de perception des plus subtils de ses
contemporains et quelque chose de la simplicité de forme des écrivains
primitifs. Ce cas est peut-être unique. Que diriez-vous d'un Homère
qui aurait les sens d'Edmond de Goncourt?


III

Ici mon embarras redouble. Ce sortilège de Pierre Loti, comment le
serrer d'un peu près et le définir avec quelque précision? Il est
d'abord dans les choses même que l'écrivain nous met sous les yeux.
Nous nous laissons très facilement prendre à l'exotisme. C'est par là
qu'il y a un siècle _Paul et Virginie_, puis _Atala_ s'emparèrent si
puissamment de l'imagination du public. Les gens du peuple, les
esprits simples adorent les romances qui leur parlent de choses qu'ils
n'ont point vues, de lagunes et de gondoles, ou qui leur présentent un
Orient de vignettes avec caravanes, minarets et yatagans. Un charme
moins banal, mais pourtant de la même espèce, est pour nous dans les
descriptions de Pierre Loti. Elles flattent d'abord le désir de
nouveauté que nous portons en nous. Et ces évocations d'objets
auxquels nos sens ne sont point accoutumés les émeuvent d'autant plus
vivement. Puis ces choses inconnues, ces combinaisons encore
inéprouvées de lignes, de couleurs, de sons, de parfums, nous donnent
l'impression de quelque chose de lointain, de fugitif, nous rappellent
que le monde est grand et que nous n'en atteignons jamais à la fois
que d'infimes parcelles. Et enfin, par une sorte de contradiction,
tandis que nous imaginons de nouveaux aspects de l'univers, il arrive
qu'une fois bien entrés dans ces visions, nous y sommes mal à l'aise
et vaguement angoissés, nous y sentons le regret nostalgique des
visions connues, familières, et que l'accoutumance nous a rendues
rassurantes...

Ainsi il y a dans l'exotisme quelque chose de délicieux et de
mélancolique. Il nous enchante comme un paradis et nous attriste comme
un exil. Mais cette mélancolie et ce délice sont chez Pierre Loti
d'une particulière intensité. Pourquoi? Tout simplement (il faut
toujours y revenir) parce qu'il sent plus profondément que nous et
parce que personne ne rend avec plus de sincérité ni plus directement
ses sensations, ni ne les arrange moins. Il ne craint ni le désordre
ni les répétitions; il n'a que des procédés primitifs et aucune
«manière» dans son style. Continuellement, quand il désespère de
rendre en entier une impression, il emploie avec ingénuité les mots
«étrange», «inexprimable», «indéfinissable». Mais ces mots ne sont
jamais vides chez lui: ses tableaux sont si précis que ces mots
vagues, loin de les affaiblir, les achèvent, les continuent en un
prolongement de rêve. Et je n'ai pas besoin de dire que ses
descriptions ne sont jamais purement extérieures, qu'il note
habituellement du même coup la sensation et le sentiment qu'elle
suscite en lui, et que ce sentiment est toujours très fort et très
triste. Mais ce qui lui est particulier, c'est que sensations et
sentiments se résolvent d'ordinaire en je ne sais quelle langueur de
volupté et de désir, comme si le trouble qu'éveille en lui la figure
de la Terre était un peu semblable à un autre trouble, à celui qui
nous vient de la femme, et y disposait l'âme et le corps...

Tout cela est bien difficile à dire clairement. Ce qui est sûr, c'est
qu'une langueur mortelle s'exhale de chaque page du _Mariage de Loti_.
Tahiti, si loin, a l'attrait douloureux d'un paradis sensuel,
inaccessible, où nous n'irons jamais. Terre édénique où la faune et la
flore sont uniquement bienfaisantes, où il n'y a ni poisons ni
serpents, où les hommes ne travaillent ni ne peinent, où les petites
filles rieuses passent leur vie à se couronner de fleurs et à jouer,
toutes nues, dans les clairs bassins où tombent les citrons et les
oranges. L'humanité y est éternellement enfantine. La notion même du
péché en est absente. Le vol, la cupidité, l'ambition et tous les
vices qui en dérivent y sont inconnus, puisque la terre y nourrit les
hommes sans travail et que la concurrence pour la vie ne s'y conçoit
même pas. La souillure de la chair y est ignorée et aussi, par suite,
la pudeur, que Milton appelle impudique. L'influence de la terre, la
douceur des choses, les parfums, la beauté de la nature et la beauté
des corps, les brises attiédies du soir y conseillent si clairement et
si invinciblement l'amour qu'elles l'absolvent par là même et qu'on ne
songe point à y attacher une idée de souillure. Ce monde-là est le
monde d'avant la Loi, laquelle a fait le péché, comme dit l'apôtre
saint Paul. Tous les devoirs n'y sont que de charité naturelle, de
bienveillance et de pitié. On y est engourdi par la béatitude de
vivre, et l'abondance et la continuité des sensations agréables vous y
berce dans un rêve sans fin... Mais en même temps le vieux monde fait
des apparitions brusques et bizarres dans cette île enfantine où ses
navires s'arrêtent en passant: et le vieux monde, c'est sans doute le
péché, mais c'est l'effort; c'est la douleur morale, mais c'est la
dignité; c'est le labeur, mais c'est l'intelligence. Et alors les
délices de l'île paradisiaque prennent pour l'homme du vieux monde une
saveur de fruit défendu. Il a vaguement peur de ce jardin du Pacifique
où l'humanité ne souffre pas. Et la question s'agite obscurément en
lui, de savoir ce qui vaut le mieux de cette vie délicieuse,
innocente, insignifiante et puérile, ou de l'autre vie, la vie
d'Occident, celle qui a le vice et le mal, l'effort et la vertu. Il
reste déconcerté par cette disparition subite de la douleur dans un
îlot perdu, à trois mille lieues de Paris et de Londres. A-t-il donc
changé de planète? Et ce qui augmente encore son trouble, c'est le
mystère de cette race maorie qui vient on ne sait d'où, qui passe sa
vie à rêver et à faire l'amour, qui n'a pour toute religion qu'une
vague croyance aux esprits des morts; de cette race voluptueuse et
songeuse qui vit dans une nature trop belle, mais muette, où il n'y a
pas d'oiseaux, où l'on n'entend que le bruit des flots et du vent; de
cette race sans histoire qui va décroissant et s'éteignant d'année en
année et qui mourra d'avoir été trop heureuse... Et cependant la reine
Pomaré donne un bal dans ses salons aux officiers de marine. L'un
d'eux tient le piano et joue du Chopin. La reine est en robe de
velours rouge. Les choses d'Europe et les choses polynésiennes font
des contrastes fous. Et dehors, dans les jardins, des jeunes filles
vêtues de mousseline chantent des choeurs, comme dans l'île d'Utopie
ou dans les Atlantides; puis les danses commencent, lascives,
furieuses, qui finissent vers l'aube par la fête universelle de la
chair... Mettez toutes ces impressions ensemble, et d'autres encore,
indéfinissables, que j'oublie, et vous comprendrez qu'il n'y a rien de
plus sensuel, de plus alanguissant, de plus mélancolique que le
_Mariage de Loti_.

       *       *       *       *       *

_Aziyadé_ vous trouble d'une autre façon. D'abord par l'impression de
volupté particulière qui s'en dégage, volupté profonde, absorbée, sans
pensée ni parole. Ce lit d'amour, la nuit, sur une barque, dans le
golfe de Salonique; puis cette vie de silence et de solitude, pendant
une année, dans une vieille maison du plus vieux quartier de
Constantinople, je ne sais pas de rêve plus doux, plus amollissant, ni
en qui s'endorment mieux la conscience et la volonté. Et ce n'est pas
tout. Cette turquerie si connue, si usée, Pierre Loti a su la
rajeunir. Comment? En se faisant Turc, en prenant pour une année l'âme
d'un effendi. Je ne pense pas qu'on ait jamais vu chez un artiste un
plus bel effort de l'imagination sympathique, un tel parti pris de
laisser façonner son âme aux influences du dehors comme une matière
infiniment impressionnable et malléable et, pour cela, de borner sa
vie aux sensations, ni, d'autre part, une si merveilleuse aptitude à
les goûter toutes. Cela est extraordinaire et un peu inquiétant. Nous
sommes en présence d'une âme qui s'est si bien livrée en proie au
monde extérieur qu'elle est capable de vivre toutes les vies et
qu'elle se prête à tous les avatars. Au fait, Pierre Loti a-t-il
encore une âme à lui? Peut-être en a-t-il plusieurs, peut-être son
fonds le plus intime change-t-il réellement en changeant de séjour. Il
nous fait sentir notre profonde dépendance du monde visible; il nous
ferait douter de notre personnalité et déraisonner à perte de vue sur
l'énigme du «moi».

Dans le _Roman d'un spahi_, l'impression générale est cruelle. Pierre
Loti nous montre cette fois les aspects méchants de la terre. C'est le
paysage le plus stérile, le plus hostile à l'homme, le plus désolé, le
plus lugubre sous la lumière aveuglante; les sables fauves, sans
limites, tachés d'affreux villages nègres comme de plaques de lèpre,
ou de marécages pleins de poisons qui saignent horriblement au coucher
du soleil. Et c'est l'humanité la plus misérable, la plus brutale, la
plus proche des bêtes. Et c'est aussi l'amour noir et, certains jours,
les danses hurlantes des corps d'ébène déchaînés par la Vénus animale.
C'est le visage grimaçant de Fatou-gaye qui ressemble à un singe et à
une petite fille... C'est tour à tour l'ennui morne et la volupté
furieuse sous le poids du ciel en feu. Et vous vous rappelez
l'abominable dénouement: la bataille des spahis et des nègres, la mort
de Jean, de Fatou-gaye et de leur enfant, cette hideuse éclaboussure
de sang dans l'enchevêtrement des grands végétaux éclairés à cru et
qui ont, eux aussi, l'air vénéneux et féroce...


IV

De cet exotisme voluptueux et triste dérivent certains sentiments très
grands, très simples, éternels, par lesquels se prolongent et
s'approfondissent les sensations notées. C'est d'abord le sentiment
toujours présent de l'immensité du monde. On peut dire que l'image
totale de la terre est obscurément évoquée par chaque paysage de Loti;
car chaque paysage ne nous retient que parce qu'il nous est nouveau et
que nous le sentons séparé de nous par des espaces démesurés. Or ce
sentiment apporte avec lui une tristesse: par lui nous connaissons
clairement notre infinité, et que nous ne pourrons jamais jouir à la
fois de tout l'univers. Et cette idée de la grandeur de la terre
s'agrandit encore de celle de sa durée. Souvent il se glisse dans les
descriptions de Pierre Loti des visions géologiques, des ressouvenirs
de l'histoire du globe. Une nuit de calme sur la mer équatoriale lui
donne cette impression qu'aux premiers âges, «avant que le jour fût
séparé des ténèbres, les choses devaient avoir de ces tranquillités
d'attente; les repos entre les créations devaient avoir de ces
immobilités inexprimables.» La mer d'Islande a pour lui «des aspects
de non-vie, de monde fini ou pas encore créé». Les paysages de
Bretagne lui font l'effet de paysages primitifs, tels qu'ils étaient
il y a trois mille ans.--Mais tout de suite, tandis qu'il songe à
l'énormité et à la durée de la terre, il la sent exiguë et éphémère;
car qu'est-ce que tout cela, qui n'est pas infini et éternel? Le
sentiment incurable de la vanité des choses s'insinue dans ses plus
vivantes peintures. À chaque instant l'idée de la mort les assombrit.
Elle surgit naturellement, toute spontanée et toute nue, et l'effet en
est toujours très puissant, car, nous avons beau faire, rien n'est
plus triste, ni plus effrayant, ni plus incompréhensible que la mort.
Enfin cette habitude des vastes spectacles naturels et des mélancolies
où ils nous jettent traîne forcément après soi un certain dédain de ce
qui tente et occupe les écrivains sédentaires, des civilisations
étroites et de la vie des cités d'Europe, si déprimée et si factice.
L'étude minutieuse des vices et des passions de quelque habitant des
villes attire peu, quand on a la terre à soi. À qui a parcouru les
cinq continents et la surface entière de la planète, les sujets qui
passionnent Balzac semblent mesquins et sans intérêt.

Mais, de plus, c'est l'exotisme même de ses romans qui conseillait et
imposait à Pierre Loti les sujets simples et les drames élémentaires.
Les sujets ne pouvaient guère être que des histoires d'amour avec les
femmes des différents pays que traverse le poète: amour sensuel et
rêveur, amour absolu chez la femme; amour curieux, orgueilleux,
parfois cruel chez l'homme. Le drame, c'est le plus uni et le plus
douloureux de tous: le drame unique, éternel, de la séparation des
êtres qui s'aiment... Ainsi l'exotisme explique également, dans les
romans de Pierre Loti, la nouveauté et l'intensité des sensations, et
le caractère universel et largement humain des sentiments.

Et c'est pourquoi, quand le quêteur d'exotisme et d'impressions rares
s'arrêtera au pays de France, il ne pourra que nous raconter des
idylles, plus poignantes sans doute, mais aussi peu compliquées que
_Paul et Virginie_, _Graziella_ ou même l'épisode de Nausicaa dans
l'exquise _Odyssée_. Car, outre que sa vie voyageuse lui a surtout
fait connaître des hommes du peuple, des matelots, la satiété des
impressions passionnelles, la misanthropie qui naît de l'excès
d'expérience et le sentiment très net, chez un homme qui a vécu en
dehors des cités, de ce qu'il y a d'artificiel, de misérable et
d'inutile dans nos civilisations, lui font aimer et embrasser avec une
ardente sympathie les êtres simples, plus intacts et plus beaux que
nous, plus proches de cette terre dont il a parcouru la face et qu'il
adore. Certes, j'aime les romans de Loti pour bien d'autres raisons;
mais je les aime aussi pour cette idée dont ils sont tout imprégnés,
que l'âme d'un pêcheur ou d'une paysanne bretonne a mille chances
d'être plus intéressante, plus digne d'être regardée de près que celle
d'un chef de division, d'un négociant ou d'un homme politique. Si je
ne puis être de ces privilégiés qu'on appelle des artistes et qui
reflètent en eux et décrivent ce qui s'agite à la superficie de la
terre, j'aime mieux être de ceux qui vivent tout près d'elle et qui en
sont à peine sortis.

       *       *       *       *       *

_Pêcheur d'Islande_, c'est encore, comme _Loti_, comme le _Spahi_,
comme _Aziyadé_, l'histoire d'un amour et d'une séparation: l'histoire
du pêcheur Yann et de la bonne et sérieuse Gaud, qui s'aiment et qui
se marient, de Yann qui s'en va et ne revient plus, et d'une vieille
femme dont le petit-fils s'en va mourir là-bas, «de l'autre côté de la
terre». _Mon frère Yves_, c'est l'histoire d'un matelot qui s'enivre à
chaque descente à terre, et qui se marie, et qui devient père, et qui
peut-être se corrigera; et c'est l'histoire de l'étrange et touchante
amitié de ce matelot et de Pierre Loti. Et je n'ai rien à dire de ces
deux récits sinon que le pittoresque en est merveilleux, l'émotion
pénétrante et la simplicité absolue. C'est, dans _Pêcheur d'Islande_,
la pêche et les mers polaires; dans _Mon frère Yves_, la vie de bord,
les mers d'Orient et des tropiques et «la grande monotonie» de
l'Océan; dans les deux livres, la Bretagne, sa figure et son âme.
C'est encore un effet de l'exotisme, qu'ayant visité le monde, vous
revoyiez votre pays et les objets connus avec des yeux vierges et tout
neufs et avec la même fraîcheur d'impression, le même étonnement que
vous avez vu le Congo ou Tahiti... Mais _Mon frère Yves_ et _Pêcheur
d'Islande_ sont deux romans dont la simplicité exigerait, pour être
analysée et définie, un trop difficile effort, et je n'ai voulu que
montrer comment les trois premiers romans de Loti, ces oeuvres rares,
préparaient ces deux chefs-d'oeuvre.


V

Je garde une inquiétude. Je crains de n'avoir pas su rendre
l'impression que ces livres font sur moi, et je crains aussi qu'on me
reproche de n'avoir cherché à rendre que cette impression. On me dira:
«Tous ces romans de Loti sont bien négligemment composés.» Est-ce ma
faute, si je n'en souffre point?--Ou bien: «Ne trouvez-vous point
quelque bric-à-brac et quelque verroterie dans cet exotisme, trop de
rêva-rêvas, de colliers de soumaré, de palétuviers, de cholas, de
diguhelas? Nous ne pouvons point contrôler ces peintures; cette
abondance de détails ne se rapporte à rien de ce que nous
connaissons...» Dirai-je que j'ai cet enfantillage, de trouver des
charmes au mystère de ces mots? Du reste, il n'y en a pas tant.--Ou
bien: «La nature, dans ces romans, n'accable-t-elle pas un peu
l'homme? C'eût été l'avis de M. Saint-Marc Girardin. N'y voudriez-vous
pas un peu plus de psychologie?» Pourquoi? J'en trouve tout autant
qu'il m'en faut, et j'y trouve celle qui y devait être.--«Mais que ne
dites-vous, par exemple, que Pierre Loti procède de Musset et de
Flaubert? et que ne cherchez-vous à lui assigner son rang dans la
littérature contemporaine?» Hélas! je suis si peu un critique que,
lorsqu'un écrivain me prend, je suis vraiment à lui tout entier; et,
comme un autre me prendra peut-être tout autant, et au point d'effacer
presque en moi les impressions antérieures, comme d'ailleurs ces
diverses impressions ne sont jamais de même sorte, je ne saurais les
comparer ni assurer que celle-ci est supérieure à celle-là.--«Mais
nous ne tenons point à connaître les émotions que vous donnent les
livres; c'est sur leur valeur que nous désirons être édifiés.»
Peut-être; mais la plus belle fille du monde... Et d'ailleurs, je suis
ici d'autant plus incapable de m'élever au-dessus du sentir, que
Pierre Loti est, je pense, la plus délicate machine à sensations que
j'aie jamais rencontrée. Il me fait trop de plaisir, et un plaisir
trop aigu et qui s'enfonce trop dans ma chair, pour que je sois en
état de le juger. À peine ai-je su dire que je l'aimais.



HENRY RABUSSON[53]

         [Note 53: _Dans le monde_; _Madame de Givré_; le _Roman d'un
         fataliste_; l'_Aventure de Mademoiselle de Saint-Alais_;
         l'_Amie_. (Calmann Lévy.)]


M. Henry Rabusson nous dit de celui de ses personnages qu'il aime
peut-être le plus et où je pense qu'il a mis le plus de lui-même:
«Maxime avait contre lui d'être un homme du monde et de peindre des
hommes du monde--ce qui est pourtant plus intéressant que de peindre
des ivrognes. Un critique, ou quelque chose d'approchant, ne lui
avait-il pas déclaré net qu'il était impossible de s'intéresser à des
personnages qui étaient tous comtes ou marquis?»

Ce quelque chose d'approchant d'un critique avait tort. Oui, les
comtes et les marquis sont plus intéressants que les ivrognes; et ils
le sont autant que les gens du peuple ou de la bourgeoisie--pas plus,
mais autant. Et nous aimons beaucoup les marquis et les comtes de M.
Rabusson. Très jeune encore, je crois, il est déjà, après M. Octave
Feuillet, celui de nos romanciers qui a peint les moeurs mondaines
avec le plus de grâce, de finesse et de compétence. Et, en même temps,
il ressemble aussi peu que possible à l'auteur de la _Morte_. Il a un
autre esprit, une autre philosophie, et l'on sent clairement qu'il est
d'une autre génération. Tout cela nous apparaîtra à mesure que nous
parcourrons ses ingénieuses études et nous permettra sans doute de
définir son talent.


I

Ce n'est pas sans raison que Maxime Rivols s'alarmait tout à l'heure.
La prévention est assez forte aujourd'hui contre les écrivains qui
peignent les «gens du monde». C'est d'abord qu'il y a tant de romans
aimés des simples (et je ne parle pas seulement des romans-feuilletons),
où «le monde» nous est décrit avec des élégances qui rappellent celles
des gravures de tailleurs ou de l'homme des «100,000 chemises»! Le
plus agaçant des romans naturalistes, le plus précieux dans le
grossier, est moins odieux que tel roman de moeurs mondaines. Et puis,
qu'est-ce que le monde? On le savait avec une quasi-certitude aux deux
derniers siècles et peut-être sous la Restauration, et on pouvait dire
où il commençait et où il finissait. Mais aujourd'hui? Il y a le monde
du faubourg Saint-Germain et du faubourg Saint-Honoré. Il y a la
colonie étrangère du quartier de l'Arc de Triomphe. Il y a le monde
des hommes de lettres et des artistes, et le monde des financiers, et
le monde de la haute bourgeoisie, et le monde académique, et le
demi-monde, non pas au sens où on l'entend à présent, mais tel que l'a
défini M. Alexandre Dumas fils. Surtout il y a de multiples
combinaisons de ces mondes divers.

Dès lors, qu'arrive-t-il? Les personnes du monde qui était autrefois
le vrai monde sont portées à croire que les peintures qu'on nous fait
des moeurs mondaines ne ressemblent pas. Je demandais à une d'elles:
«Moi, je ne sais rien; mais vous qui savez, voyons, l'_Aventure de
Mlle de Saint-Alais_, par exemple, est-ce que c'est cela, le
monde?--Mais pas du tout, me fut-il répondu. Où ce monsieur a-t-il
rencontré de pareilles jeunes filles?» Ce qui n'a pas empêché, d'autre
part, M. Octave Feuillet de nous avertir que les jeunes filles du plus
noble des faubourgs tiennent entre elles des propos «à faire rougir
des singes». À qui donc se fier?

Tous ont raison sans doute. C'est un certain ensemble d'habitudes et
une certaine manière de vivre qui constitue le monde. C'est aussi la
richesse. Il s'agirait de fixer ce qu'il faut de revenu à un homme
intelligent et bien élevé pour commencer à être du monde, et ce qu'il
en faut à un imbécile ou à un rustaud. L'écart serait grand entre les
deux chiffres. On peut à la rigueur être du monde, du moins en
passant, quand on a un habit noir. On peut toujours et sûrement en
être quand on a trois cent mille francs de rente. La ploutocratie
d'un côté, l'art et la littérature de l'autre, ont rompu et brouillé
ses frontières, et personne ne s'y reconnaît plus. Il est vrai que,
justement à cause de cette indécision et de cette variété, il reste
toujours au descripteur des moeurs mondaines quelque chance d'être
tombé juste. Mais aussi il y aura toujours quelqu'un qui lui
contestera ce mérite et ce bonheur.

D'autre part, un rêveur me tient ces propos excessifs:

--Non, décidément, vrais ou faux, tous ces romans de moeurs mondaines
m'exaspèrent. Ils sont d'une lecture presque douloureuse pour les
pauvres diables. Ils donnent l'idée de la vie la plus élégante, la
plus somptueuse, la plus digne en somme d'être vécue. Ils évoquent des
cavaliers beaux, spirituels, habiles à tous les exercices du corps,
aisés, victorieux, sûrs de plaire, qui jouissent de tout leur être et
dont l'occupation est de cueillir toutes les fleurs des plaisirs les
plus réels. Le sage se dit en vain qu'il y a quelque chose de
supérieur et de meilleur, qui est de chercher la vérité ou d'assister
au train des choses comme à un spectacle. Cette philosophie n'est que
résignation. En réalité, on serait heureux de contribuer de sa
personne à ce que ce spectacle a de brillant. Que n'eût point donné
Jean-Jacques Rousseau pour n'être pas gauche auprès des femmes, pour
les séduire par autre chose que son génie d'écrivain, par des dons
purement extérieurs et frivoles! M. Renan, qui a toutes les
franchises, ne nous cache point l'envie que lui inspire la destinée
des hommes du monde. Au fond, le rêve endormi dans quelque repli
secret du coeur, chez moi-même et chez beaucoup d'autres, notre rêve
inavoué, désavoué même souvent par nos habitudes et notre allure,
c'est le rêve de don Juan. Or ce rêve est réalisé, du moins en partie,
par les héros des romans mondains. Et nous disons qu'ils nous agacent,
et nous affectons de les dédaigner: la vérité est que leur sort nous
remplit d'envie et de tristesse. Il n'y a qu'une réflexion qui nous
apaise: c'est que tout est vanité. Généralement, quand on dit cela, on
le dit avec mélancolie; cela ne passe point pour une constatation des
plus gaies: c'est bien à tort. Il est fort heureux que tout soit
vanité; c'est la grande consolation. Car, si tout n'était pas vanité,
si toute vie n'était attendue par la mort, il serait horrible de
songer que nous ne connaissons qu'une vie médiocre, que nous n'avons
pas de génie, que nous ne faisons rien de grand, que nous ignorons
même à peu près la vie sensuelle et passionnelle et les «mille et
trois» de don Juan, et que nous ne sommes pas «comme des dieux», ainsi
que parlent les livres saints. Mais, encore que l'idée de la vanité
universelle soit un grand soulagement, nous préférons quand même aux
romans de la vie élégante les romans de la vie plate, misérable et
grossière--parce qu'ils nous emplissent d'une infinie pitié.

Le peuple, lui, adore les romans qui se passent «dans le plus grand
monde», parce que le peuple est naturellement bon et résigné et parce
qu'il est d'une divine inconscience. Lorsque son imagination est
amusée, il ne fait point de retour sur soi. Il lui suffit que d'autres
aient une vie exquise et brillante, et, tandis qu'il se la figure
grossièrement, il en jouit à sa façon, par l'émerveillement et par le
respect. Nous, point. Il arrive d'ailleurs presque toujours que celui
qui nous fait des peintures du monde s'y complaît trop visiblement, se
sait bon gré d'être si bien au courant des élégances, prodigue les
détails qui nous les révèlent. Et cette affectation devient vite
déplaisante.


II

Si je rapporte ces réflexions, c'est pour ajouter tout de suite
qu'elles n'atteignent point M. Rabusson. Le monde qu'il peint, il le
définit clairement et à plusieurs reprises. Et ce monde lui plaît
assurément, et il marque çà et là quelque satisfaction de le si bien
connaître; mais il n'en est point ébloui, il s'en faut.

Oh! non, il n'en est pas ébloui. Son plus grand mérite, c'est
peut-être d'avoir apporté dans l'étude de la vie élégante la franchise
un peu brutale, sous la politesse de la forme, et le goût de vérité un
peu misanthropique qui est si fort en faveur aujourd'hui. C'est là le
premier trait qui distingue M. Rabusson de M. Octave Feuillet. Mais,
au reste, on peut se demander si c'est bien le même monde qu'il a
décrit (dans une disposition d'esprit différente), ou si par hasard il
n'a pas eu un autre monde sous les yeux. Car il n'est plus, le monde
du XVIIe siècle, ni celui du XVIIIe, ni celui même de la Restauration
et du gouvernement de Juillet. Tous ces mondes, quoique très divers
entre eux, avaient cependant des rites communs, un ensemble de
préjugés et de conventions, une tenue extérieure, une hypocrisie
bienfaisante, une commode exagération de politesse... Tout cela a été
fort entamé depuis trente ans. Le monde n'a su défendre ni ses
frontières ni ses traditions. L'homme qui grondait tout à l'heure
avait tort; car le monde est très suffisamment ouvert et assez bon
enfant; il n'a plus rien de mystérieux ni d'inaccessible. Voyons-le
tel que nous le découvre M. Rabusson.

Ce monde est tout simplement le monde qui s'amuse, que l'on peut voir
aux premières représentations, aux courses, au cirque, au Bois, et
qu'il n'est pas très difficile de côtoyer ou même de traverser par-ci
par-là. Il se compose d'un peu de tout: de vieille noblesse, de
noblesse récente, de noblesse achetée, de haute bourgeoisie,
d'étrangers riches et d'hommes de Bourse. M. de Trièves, dans
l'_Aventure de Mlle de Saint-Alais_, le définit, ce semble,
merveilleusement:

     Voyez-vous, le monde n'a sa raison d'être qu'avec le luxe et par
     le luxe; c'est une association pour le plaisir, ou ce n'est rien.
     Et il en a toujours été ainsi, quoi qu'on dise. L'amour,
     l'intelligence, le talent, l'esprit même, tout cela non seulement
     peut se passer du monde, mais a toujours vécu hors de lui, loin
     de lui, sauf par accident. Ce qu'il lui faut, c'est un
     dévergondage élégant d'esprit et de moeurs, n'excédant pas les
     limites de la tenue; il n'aime pas le vice parce que le vice est
     salissant; mais sa morale, toute en surface, repose sur des
     principes pour rire, qui seraient de pures niaiseries, n'était la
     nécessité de maintenir un certain décorum dans toute assemblée
     nombreuse, où la licence dégénère forcément en grossièreté...

C'est ce que M. Rabusson en dit de plus favorable; mais ailleurs il
prend joliment sa revanche. Il nous parle de cette «aristocratie
submergée qui se maintient, vaille que vaille, à la surface de notre
société remuée--dont elle pourrait bien n'être que l'écume,
quoiqu'elle affiche assez volontiers la prétention d'en être la
crème.» Il ne dissimule point que la vie qu'on mène là est «nulle et
attirante comme le vide», ni que les membres de cette confrérie
flottante ne sont point tous des modèles de grâce et de distinction:

     Quand ils furent assis côte à côte sur deux de ces chaises de
     louage si bêtement alignées pour le plus interminable des
     divertissements chorégraphiques, ils furent frappés en même temps
     de la vulgarité d'ensemble de cette pépinière de mondains et de
     mondaines.

     --Mon Dieu! dit Geneviève, c'est donc vraiment la fin du monde?

     --Oui, la fin de notre monde. Mais qui est-ce qui y croit encore,
     au monde? Ceux qui n'en sont pas et voudraient bien en être et
     surtout faire croire qu'ils en sont...

Enfin M. Rabusson n'a pas grande confiance dans la durée des vestiges
médiocrement reluisants du monde d'autrefois. La fâcheuse franchise,
mortelle aux fictions, avec laquelle il juge la société mondaine, il
la retrouve dans cette société même, comme une cause de dissolution:

     ... Après le monologue, des trépignements de joie, auxquels se
     mêlèrent, il est vrai, bon nombre d'appréciations résumées d'un
     mot par des _gommeux_ pleins de bon sens: _Idiot! infect!
     crevant!_ Tout le monde s'ennuyait à fond et presque
     franchement.--La franchise et le besoin de vérité, qui sont
     l'honneur et font l'ennui de notre époque, condamnent à une mort
     prochaine les débris à peine vivants de la société. Le mensonge
     et le convenu la soutenaient; le triomphe du vrai la tue.

Si M. Rabusson voit sans illusion la populace mondaine, on ne saurait
dire non plus qu'il nous ait surfait ses héros. Prenez les plus
sympathiques et les plus brillants. Roger de Trémont est un gentil
garçon et un officier fringant, mais avec un assez grand fond
d'ingénuité, et, s'il est charmant, c'est par ce qui lui manque pour
être un mondain accompli. Même le duc de Trièves, le représentant par
excellence de la haute vie, n'en impose pas autrement à M. Rabusson.
Il a vite fait de le percer à jour. Il jauge le bagage et prend la
mesure de ce don Juan de façon à rassurer l'amour-propre de ceux qui
voient la fête du dehors. Il arrive parfois à tel brave homme
d'artiste, de savant ou d'écrivain, un peu gauche et taciturne, de
s'émerveiller de la rapidité de conception et d'esprit de tel homme
du monde et de se faire à lui-même l'effet d'un sot quand il voit cet
agrément, cette finesse, cette abondance de conversation. Il est tenté
de croire, du moins la première fois, à un pétillement naturel
d'idées, à un don surprenant, extraordinaire. M. Rabusson limite et
réduit ce don en le définissant:

     Le duc de Trièves avait le don de la conversation, si précieux
     pour se faire bien venir des femmes, que l'on prend avec des mots
     chatoyants,--comme on prend certains poissons avec des mouches
     artificielles et les grenouilles avec du drap rouge. Il était du
     petit nombre de ces oisifs parisiens qui retiennent des
     spectacles multiples auxquels les convie la mode, de ce long et
     ininterrompu défilé de tableaux, de statues, de morceaux de
     musique, de pièces de théâtre, de cérémonies et de fêtes, des
     couleurs, des sons, voire des idées, qu'ils cataloguent, au fur
     et à mesure, dans leur mémoire et dont l'ensemble constitue pour
     eux une mine féconde, inépuisable d'impressions et de souvenirs,
     lesquels, habilement mis en oeuvre et adaptés aux exigences du
     moment, leur fournissent toujours à propos le thème inutilement
     cherché par tant d'autres...


III

Il y a apparence, après tout cela, que vous ne rencontrerez ici ni les
grandes passions, ni les héroïsmes, ni les crimes, ni le romanesque
tour à tour délicieux et tragique des romans de M. Octave Feuillet. Le
monde étant, ainsi qu'on a vu, une association élégante et riche pour
le plaisir, M. Rabusson ne nous montre que ce qui y fleurit le plus
naturellement: la sensualité, la galanterie, la vanité, la curiosité
physique et morale.

Si l'on va tout au fond des choses, on trouvera que le véritable et le
principal objet des réunions mondaines, c'est l'exhibition de la
femme, accommodée, attifée, harnachée, habillée ou déshabillée de la
meilleure façon possible pour charmer les yeux des hommes et pour les
tenter. Étudiez l'espèce de plaisir que vous avez pu prendre
quelquefois à ces réunions; rappelez-vous les bras, les épaules nues,
les jeux de l'éventail, les corsages plaqués, la toilette qui exagère
toutes les parties expressives du corps féminin: vous reconnaîtrez que
ce n'est guère par les grâces de la conversation, volontiers
insignifiante, que vous avez été séduit, mais que l'attrait du sexe
était pour beaucoup dans votre plaisir. Est-ce par hasard pour vous
donner des joies intellectuelles que les femmes découvrent leur nuque
jusqu'aux reins et qu'elles s'imprègnent de parfums qui flottent
autour de leur corps et qui leur font une atmosphère, si bien qu'en
s'approchant on se croit tout enveloppé d'elles? Qu'elles se l'avouent
ou non, ce n'est point aux âmes qu'elles veulent parler. Leur but
suprême est qu'on les désire. Et, de même, le dernier but des mondains
dont c'est le métier d'être mondains est de plaire aux tentatrices, de
leur plaire jusqu'au bout, de plaire à toutes celles qui sont
désirables. Le plus bel effort de la civilisation la plus raffinée,
c'est de mettre les sexes aux prises dans les conditions les plus
propres à rendre la lutte charmante; c'est de multiplier, de nuancer
et de prolonger les bagatelles à demi innocentes et tout le jeu
préliminaire de l'amour, afin de sauver les oisifs de l'ennui. Ce
qu'ils cherchent tous, hommes et femmes, c'est le plaisir; et, si ce
n'est pas toujours expressément ce que M. Renan, parlant aux jeunes
gens, appelait «le paradis de l'idéal», c'est du moins ce qui y mène.
Même quand on sait qu'on n'ira pas jusque-là, et même quand on n'y
songe point, ces amusements, flirtage ou galanterie, n'ont une aussi
exquise saveur que parce qu'ils y pourraient conduire. Le «monde»
apparaîtrait, à quelque puritain qui aurait de l'imagination, comme un
libre harem, inavoué, inachevé et épars. Les hommes et les femmes
continuent de faire, dans les salons, ce qu'ils faisaient aux âges
lointains, dans les antiques forêts. Sous l'enveloppe de la politesse
et des conventions sociales, les mêmes instincts primordiaux
continuent d'agir. Ils ont beau jeu dans cette oisiveté de la
richesse. Seulement ils prennent le plus long.

M. Rabusson n'a rien dissimulé de tout cela. Son premier roman, _Dans
le monde_, est là-dessus d'une franchise hardie sous la grâce aisée de
la forme. En plus d'un endroit il parle aux sens, délicatement et
éloquemment. L'histoire du gentil officier, amant d'une duchesse qui
le déniaise et le forme, puis d'une demi-mondaine qui se moque de lui,
jusqu'à ce qu'il épouse une jolie fille de son monde, est une
histoire de galanterie plus que d'amour. Ce récit rappelle un peu, par
le sujet et par le tour, avec moins de libertinage, certains romans du
dernier siècle:

     La duchesse se borna à fermer avec sa main la bouche de Roger en
     l'appelant: «Fou!» Elle ne l'appela pas: «Enfant!», trouvant sans
     doute qu'il était décidément hors de page. Puis elle le mit à la
     porte, après qu'il lui eût embrassé les mains et ce qu'il pouvait
     attraper des bras avec une ferveur et un entrain auprès desquels
     la dévotion malpropre des pèlerins baiseurs de reliques n'est
     positivement qu'un...

Je m'arrête. Il y a là un mot brutal. Je vous disais bien que M.
Rabusson n'a aucune timidité. C'est le plus simplement et le plus
rapidement du monde que la duchesse aime l'officier:

     ... Elle se redressa avec un mouvement de joie orgueilleux et
     hardi, en murmurant:

     --Franchement, ce serait dommage!

     Qu'est-ce qui serait dommage? De se donner ou de se garder?--Plus
     probablement ceci que cela, car une charmante figure mâle, ornée
     de fines moustaches et de grands yeux noirs à cils ombreux,
     couronnée de cheveux bruns coupés ras et poussant dru, passait
     dans la glace à chaque instant, montrant, dans un sourire très
     doux, des dents juvéniles, toutes blanches et au grand complet...

Un dîner, une visite, cela suffit. La troisième fois qu'elle le voit,
elle se donne à lui. Il est vrai aussi qu'il est son ancien petit
camarade d'enfance: les souvenirs de cette sorte agissent puissamment
sur le bon coeur des femmes. Et elle se donne généreusement, avec un
entrain de tous les diables, dans ces rendez-vous de Versailles qui
nous sont si bien contés, avec des détails si savoureux et des nuances
si subtiles. Puis elle apprend que Roger lui est infidèle. Elle
revient pourtant, elle revient le coeur gros de chagrin et de
reproches. Rappelez-vous ce qu'il lui dit, et pourquoi elle lui
pardonne, et surtout rappelez-vous pourquoi il aime mieux, cette fois,
les ténèbres des rideaux fermés. Bien d'autres pages sont d'un homme
qui se connaît aux choses d'amour. Quand la duchesse voit Roger pour
la première fois, la jeunesse du bel officier lui remémore la
décrépitude du défunt duc; et M. Rabusson, employant par badinage le
mode lyrique qui permet tout, nous explique en quoi l'amour des vieux
peut préparer les femmes à l'amour des jeunes. On sent que le conteur
a longuement regardé les femmes, et de près. Que dites-vous de ces
réflexions sur la mimique de Mme de Guébriac:

     ... Qu'elle se penchât vers lui d'un insensible mouvement ou se
     retirât un peu en arrière, il lui semblait la sentir se
     rapprocher ou s'éloigner comme s'il l'eût tenue dans ses bras.
     C'était le triomphe de cette stratégie de l'impudeur savante, qui
     fait parler les lignes et les contours autant et plus clairement
     que la voix, que les yeux mêmes; qui met dans une courbe, dans un
     balancement du buste, dans une saillie du corsage, dans un
     développement du bras, dans une retraite de la jambe, toutes les
     forces concentrées de la chair, tout l'appât d'un corps lascif
     qui se promet...


IV

Mais cette sensualité que développe la vie du monde est plus fine
qu'impétueuse; les grandes passions ne se rencontrent guère dans ce
milieu artificiel. Pourquoi? C'est d'abord qu'on est là presque
toujours en scène. La vanité se mêle à l'amour et le contient ou le
limite. Le sentiment du ridicule est un excellent contrepoids à la
passion, l'empêche d'envahir le coeur tout entier. Puis, comme le
choix est grand dans tout cet étalage, une partie au moins de l'esprit
et du coeur reste disponible, prête aux aventures qui peuvent se
présenter. La dissipation de la vie ne permet guère le recueillement
où se nourrissent et croissent d'ordinaire les profondes amours. On
est trop distrait, et, d'autre part, on est trop averti; on a trop de
science et d'expérience, on a trop l'habitude de se tenir et de se
surveiller. La plupart des drames tempérés que nous conte M. Rabusson
impliquent nécessairement chez les personnages un certain sang-froid,
une certaine possession d'eux-mêmes, jusque dans les moments où ils
sont le plus émus. Jamais ils ne perdent complètement la tête.--Dans
le _Roman d'un fataliste_, Blanche de Servières a été léguée par son
père à Marc de Bréan, qu'elle n'aime pas. Un héros de roman ferait le
généreux, délierait la jeune fille. Marc lui dit fort posément: «Je
vous tiens; je ne vous lâcherai pas comme cela; attendons.»--Dans
l'_Amie_, Germaine April, aimée de Maxime Rivols, raconte tout à sa
femme, et celle-ci, de son côté, prévient le mari de Germaine,
s'entend avec lui pour surveiller les deux autres; et cette situation
infiniment délicate, cet équilibre des plus instables se maintient
pendant plus de cent pages. Ce n'est point Vénus tout entière à sa
proie attachée, oh! non.

Les hommes sont des artistes et des dilettantes de l'amour. Au fond,
les moyens les intéressent plus que la fin. Car la fin, on la trouve
où l'on veut--et c'est toujours la même chose. Oh! que Maxime Rivols
est bien le type accompli de l'homme de lettres amoureux! C'est sans
doute un lieu commun de dire que la littérature, en se mêlant à tous
les sentiments de l'écrivain, les atténue ou les déforme. Mais comme
ce lieu commun est vrai! L'écrivain--j'entends celui qui par vocation
observe les hommes et transcrit ses observations--peut se jouer à
lui-même la comédie de la passion. Souvent même il s'y laisse prendre,
mais rarement tout entier; et toujours il se reprend. Il voudrait
jouir, souffrir sans arrière-pensée, sans autre préoccupation que son
amour. Il sait très bien quels sentiments il _devrait_ avoir; il les
simule et il croit les éprouver. Mais presque toujours, au moment
décisif, au moment où d'autres ne s'appartiennent plus, tout à coup il
s'aperçoit qu'il se regarde faire, qu'il est moins acteur que
spectateur. Le don essentiel de l'écrivain, le don de voir toutes
choses «transposées», pour parler comme Flaubert, en sorte qu'elles
ne sont plus «qu'une illusion à décrire», est presque incompatible
avec la vie passionnelle. Puis les souvenirs des expériences morales
consignées dans les livres lui reviennent sans cesse; il y compare,
malgré lui, ou cherche à y conformer sa propre aventure. Il _prévoit_
à chaque instant ses propres mouvements et ceux de la femme qu'il aime
ou qu'il se figure aimer. La réalité, même celle où il est engagé le
plus profondément, lui est, quoi qu'il fasse, matière d'art. Toutes
les différentes phases des amours de Maxime et de Germaine, Maxime les
prépare, les pressent, les étudie. Il aime sans aimer, il aime exprès:
et c'est pourquoi il cesse d'aimer dès qu'arrive l'heure des
résolutions suprêmes, du jour où son amour, en se prolongeant,
risquerait de compliquer irrémédiablement sa vie, cesserait d'être un
exercice agréable et ingénieux, une occasion d'expériences et de
vérifications morales. Tout artiste digne de ce nom est par là même
capable du «crime d'amour».

Après le dilettante qui écrit, voici le dilettante qui n'écrit pas,
supérieur peut-être au premier par la façon dont il entend la vie, par
la sagesse plus rare qu'implique le rôle qu'il s'est donné. Si, au
bout du compte, il n'est pas plus dupe que l'autre de ses sensations
et de ses sentiments, du moins il en jouit avec un peu plus de
sécurité. Il n'est point tourmenté du vague et perpétuel souci de les
considérer du point de vue du livre pour les exprimer ensuite
littérairement. Ce n'est point l'expression de sa vie, c'est sa vie
même qui est pour lui l'oeuvre d'art. Il fait des expériences pour en
faire, non pour les écrire. Sa philosophie est plus parfaite que celle
de l'artiste qui écrit--et qui trahit par là quelque ingénuité, car il
se figure apparemment qu'il vaut la peine d'écrire et que la gloire
littéraire est quelque chose. Le dilettante qui n'écrit point, qui ne
rêve ni n'expérimente que pour lui-même, me semble avoir à la fois
plus de fierté et plus de vraie finesse d'esprit. La plus belle vie,
la plus intelligente et la plus spirituelle, ce n'est peut-être pas
celle des écrivains, même de ceux qui ont laissé de beaux livres:
c'est celle des grands curieux qui ont vécu leur vie sans l'exprimer,
et dont personne aujourd'hui ne sait les noms.

Le duc de Trièves, qui n'est pas auteur, a plus de plaisir et déploie
autant de ressources d'esprit avec Mlle de Saint-Alais que Maxime avec
Germaine. Il faut voir avec quel art il conduit la séduction d'Edmée.
Tout se fait en quatre ou cinq conversations, mais combien subtiles et
artificieuses! La première fois, il fait sa déclaration et ajoute
qu'il ne peut se marier parce qu'il est à peu près ruiné; la seconde
fois, il inquiète Edmée en lui montrant l'hypocrisie et le néant de la
morale mondaine; la troisième fois, il lui fait entendre qu'ils
pourraient se marier chacun de son côté, et lui fait presque accepter
l'adultère dans l'avenir; la quatrième fois, comme elle se révolte, il
la prend dans ses bras, connaissant la puissance de l'étreinte; puis
il se remet à la pervertir par des conversations hardies, «en lui
mettant sous les yeux, au moyen d'exemples impressionnants pris autour
de lui, la dépravation du monde, découlant, hélas! disait-il, d'une
sorte de fatalité dans les besoins, les conventions, les usages
auxquels se trouve subordonnée son existence même.»--Mais justement la
méthode de Trièves est trop parfaite, trop concertée. Rien
d'irréfléchi, d'involontaire. L'aime-t-il? Il la désire assurément;
mais son plus grand plaisir est de sentir qu'il la déprave: plaisir
tout intellectuel. Quand il se décide à faire un peu violence à Edmée,
on pressent que c'est par logique, parce qu'il faut toujours en venir
là, pour achever l'oeuvre commencée et aussi «pour voir». Il a la
science et l'adresse des célèbres séducteurs des romans du XVIIIe
siècle: il n'a pas leur entrain ni leur fougue; il n'a pas ce qui rend
le désir irrésistible; il ne tient pas assez au dénouement. C'est un
Valmont désenchanté et anémié.

Au reste, si vous tenez compte de la différence des sexes et des
rôles, vous constaterez chez plusieurs des femmes de M. Rabusson
quelque chose d'assez semblable et, dans l'amour même, une certaine
incapacité d'aimer absolument. D'abord il n'y a pas une seule ingénue,
et peut-être, en effet, ne peut-il pas y en avoir dans ce monde
particulier. Même Geneviève de Rhèges n'en est pas une. Quant aux
jeunes filles émancipées et aux jeunes femmes, elles aiment avec trop
d'esprit. Ce qu'elles voient, ce qu'elles entendent, ce qu'elles
devinent, la vie qu'elles mènent, toutes les impressions qu'elles
reçoivent les façonnent singulièrement, agissent sur elles de deux
manières presque contradictoires. D'un côté, leur sensualité s'éveille
et s'aiguise; point d'ignorance; peu de pudeur; le langage libre;
l'allure risquée. Elles se délectent à côtoyer les précipices et à se
pencher au-dessus. Mais en même temps elles manquent de l'espèce de
courage qu'exigent les chutes complètes. Elles songent trop aux
conséquences. Elles n'ont point de générosité. Elles sont sensuelles
avec circonspection. Elles répètent, avec plus de grâce et moins de
brutalité, l'horrible mot de Mme Campardon dans _Pot-Bouille_: «Tout
excepté ça!» Elles ne veulent pécher que par pensée et par intention;
le reste leur fait peur. C'est proprement le péché de malice, cher aux
races expérimentées et affaiblies. Cela est vrai, à des degrés divers,
d'Edmée et de Germaine: Edmée, une jeune fille trop savante et trop
curieuse--sauvée par sa science précoce et par sa fierté; Germaine,
une jeune femme qui a la coquetterie des sens, «une coquetterie
épidermique, animale, d'un caractère étrange, presque monstrueux,
féminin quand même», sauvée, celle-là, on ne sait par quoi, par sa
froideur foncière, par sa paresse, parce qu'il faut un effort pour
franchir le dernier pas...

Mais que nous importe que ces fausses honnêtes femmes soient sauvées?
Nous les aimerions peut-être mieux si elles se perdaient. Nous avons
envie de leur adresser, avec colère, l'adorable, le délicieux
discours d'Octave à Marianne:

     ... Combien de temps pensez-vous qu'il faille faire la cour à la
     bouteille que vous voyez, pour obtenir d'elle un accueil
     favorable? Elle est comme vous dites, toute pleine d'un esprit
     céleste, et le vin du peuple lui ressemble aussi peu qu'un paysan
     à son seigneur. Cependant regardez comme elle est bonne
     personne!... Ah! Marianne! c'est un don fatal que la beauté! La
     sagesse dont elle se vante est soeur de l'avarice, et il y a
     parfois plus de miséricorde pour ses faiblesses que pour sa
     cruauté.--Bonsoir, cousine; puisse Célio vous oublier!

Chose bizarre, celle qu'on aime le mieux, de toutes les femmes de M.
Rabusson, c'est, avec la bonne duchesse d'Altenay, cette pauvre
Florence Arnaud, la déclassée, qui a eu quatre amants et qui voudrait
tant un mari, et à qui le petit Gilbert échappe, justement parce
qu'elle l'aimait peut-être, celui-là, et qu'elle n'a pas été sa
maîtresse. N'y a-t-il pas une saveur exquise de sagesse indulgente et
très renseignée dans ces simples réflexions:

     Gilbert échappait à Florence, bien malgré lui. Et cette fois
     peut-être Florence, au rebours de ce qui s'était produit pour
     elle à quatre reprises différentes, eut été plus habile en se
     montrant plus faible. Elle se fût attaché cet enfant, qui
     l'aimait, cet enfant assez homme déjà pour ne pouvoir lui
     pardonner de l'humilier dans sa chair, mais qui lui eût pardonné
     tout le reste, sans doute, moyennant quelques serments et
     beaucoup de volupté.


V

Je crois bien que M. Rabusson n'a rien écrit de plus attendri que ces
lignes. Il n'y a aucune émotion dans ses romans. C'est d'une
sécheresse qui me ravit. L'attitude de l'écrivain est continuellement
celle d'un observateur un peu dédaigneux. Il a le tour d'esprit d'un
moraliste et surtout d'un «maximiste»: on tirerait de ses livres toute
une collection de maximes et réflexions, dont on ferait un joli manuel
du mondain et de l'homme à bonnes fortunes.

Quant à la philosophie qui s'en dégagerait, vous avez pu l'entrevoir.
Ce n'est en aucune façon le spiritualisme convenable et convenu des
romans romanesques; c'est exactement le contraire de la philosophie de
M. Octave Feuillet. M. Rabusson ne croit pas beaucoup à la liberté
humaine (pas la moindre trace de lutte morale dans ses histoires), ni
au bonheur de vivre (tous ses romans pourraient finir, comme l'_Amie_,
par ces mots: «Pourquoi la vie?»).

On ne saurait douter qu'il n'ait mis dans le _Roman d'un fataliste_ sa
propre philosophie. Le livre est piquant, s'il n'est pas clair. Marc
de Bréan, qui se dit fataliste, montre une surprenante activité et
prend des initiatives devant lesquelles l'homme le plus énergique
hésiterait. L'oeuvre est-elle donc ironique? Ou bien M. Rabusson
veut-il nous faire entendre qu'aux heures mêmes où son héros déploie
le plus de volonté, il subit encore des impulsions irrésistibles et
cachées et reste passif en pleine action? Mais, si ce point demeure
obscur, ce qui ne l'est pas, ce sont les sentiments de Marc sur le
monde et sur la vie. Voici de ses réflexions, au hasard:

     ... Je serai toujours un mauvais magistrat. Cette idée que des
     hommes peuvent juger des hommes, non pas seulement au point de
     vue utilitaire, mais au nom de la vérité, de la conscience
     universelle, de l'absolu, me paraît de plus en plus baroque et
     monstrueuse.

     ... La Providence est une divinité maladroite, qui ne fait rien
     pour raffermir son culte toujours chancelant, mal assis dans le
     coeur de l'homme; elle vous reprend d'une main (elle doit avoir
     des mains puisqu'on lui prête un doigt) ce qu'elle vous a donné
     de l'autre, de sorte que l'observateur attentif finit par
     s'apercevoir qu'il n'y a rien, dans ces alternatives de
     générosité et de rigueur, qui différencie clairement son action
     de celle du hasard au passe dix ou à la roulette.

     ... Je m'incline donc une fois encore devant la suprême
     inconscience, devant la toute-puissante déraison qui semble
     gouverner les choses humaines... Je me résigne; mais cette
     résignation me dégrade et m'abrutit: je la maudis.

Il y a donc dans ces romans mondains (ne vous y trompez point) la même
philosophie à peu près que dans les _Rougon-Macquart_. Au fait, le
fond des choses est le même dans les salons que dans les assommoirs.
Mais ce qui distingue M. Rabusson, ce qui le sépare autant de M. Paul
Bourget que de M. Émile Zola, ce qui le rattache aux conteurs d'il y
a cent ans, c'est qu'il a le pessimisme fringant et que son fatalisme
caracole. Il caracole presque trop: par exemple, dans ce passage de
_Madame de Givré_, dix pages avant le coup de pistolet dont elle tue
son amant en voulant tuer son mari--le seul coup de pistolet qui soit
tiré dans les romans de M. Rabusson:

     ... Et leur causerie était joyeuse, intime et douce comme un
     simple bavardage d'amoureux. À les entendre, nul n'eût supposé
     que cette femme allait se mettre hors la loi, que tous deux
     allaient se mettre hors l'honneur.--Que pèsent, à ces heures-là,
     les systèmes complets de morale à l'usage des esprits
     philosophiques? La morale des philosophes est une morale de
     cabinet qui ne les suit guère dehors; tant qu'on raisonne
     doctoralement, _inter libros_ ou _inter pocula_, c'est superbe,
     plein de simplicité, de grandeur et d'harmonie; mais deux beaux
     yeux que l'amour fait arder ont bien vite raison de toutes les
     rigueurs théoriques de ces belles doctrines, lesquelles, en de
     certains moments, sembleront toujours à quiconque ne les a pas
     inventées de simples jeux de savants. Et, fût-on soi-même
     l'inventeur du système réfrigérant dont on invoque le secours
     dans les grandes crises de la passion, on ne tarde pas à se dire,
     mettant de côté tout amour-propre d'auteur, qu'il n'y a pas de
     système qui vaille une caresse de femme aimée, ni de traité de
     morale que l'on puisse mettre en balance avec l'immorale, mais
     toute-puissante volupté d'un amour heureux.

Cela n'est-il pas d'un tour galant? Il est charmant, le style de M.
Rabusson--pas toujours très pur ni exempt de toute phraséologie, mais
fin, souple, aisé, élégant (c'est le mot auquel je reviens toujours).
Tel de ses tableaux parisiens (le Concours hippique, si vous voulez,
dans son premier roman) a la justesse et la vivacité d'une aquarelle
d'Heilbuth ou de Brown-Lévis. Avec cela, surtout dans les analyses de
sentiments, des lenteurs, des nonchalances, et quelquefois la longue
phrase un peu traînante, la période fluide qui s'étale dans la
_Princesse de Clèves_ et qu'on retrouve encore dans les romans du
XVIIIe siècle.

       *       *       *       *       *

Tout cela ne laisse pas de faire à M. Rabusson une physionomie assez
spéciale. On peut croire, à première vue, qu'il procède de l'auteur de
_Monsieur de Camors_: il s'en faut du tout au tout. Oubliez _Madame de
Givré_, écartez Jane Spring, qui me paraît fort embellie (_Dans le
monde_), et quelques autres personnages un peu convenus, et vous
reconnaîtrez que M. Rabusson a failli écrire plus d'une fois le roman
naturaliste des moeurs mondaines (le naturalisme n'étant point une
chose de forme, mais de fond). M. Rabusson serait donc quelque chose
comme un Feuillet sans illusions et sans foi, avec un peu de l'esprit
et du style d'un Crébillon fils ou d'un Laclos. Il serait fort capable
d'écrire les _Liaisons dangereuses_ de cette fin de siècle.



JULES DE GLOUVET[54]

         [Note 54: Le _Forestier_, le _Marinier_, le _Berger_, la
         _Famille Bourgeois_, _Histoire du vieux temps_, chez Calmann
         Lévy.--L'_Idéal_, l'_Étude Chandoux_, _Croquis de femmes_,
         chez Plon.]


Les romans rustiques de George Sand ont merveilleusement fructifié. On
trouverait aujourd'hui une bonne demi-douzaine de romanciers, jeunes
ou mûrs, les uns éminents, les autres au moins distingués, qui
n'écrivent guère que sur la campagne et sur ses habitants.

Ce goût n'est pas chose absolument nouvelle en littérature; il s'est
déjà rencontré dans des sociétés d'une culture raffinée, au temps de
Théocrite, au temps de Virgile, chez nous au siècle dernier; mais il
est certainement plus fort et plus profond aujourd'hui qu'il ne l'a
jamais été.

Des professeurs vous diront que les anciens, qui ont tout connu, ont
connu aussi bien que nous l'amour de la nature. Et là-dessus on cite,
à la vérité, de fort beaux paysages, encore que très sobres, de
Théocrite, de Lucrèce, d'Horace, de Virgile, surtout l'admirable cri
des _Géorgiques_: «Oh! les champs, le Sperchius, le Taygète foulé par
les danses des filles de Sparte! Oh! menez-moi aux fraîches vallées de
l'Hémus, et que je m'y enveloppe de l'ombre éployée des feuillages!»
Mais que sont ces impressions fugitives, ces brèves effusions éparses,
auprès de l'enthousiasme continu et de l'immense amour qui possède
l'âme entière de quelques-uns de nos contemporains?--C'est, dit-on, le
même sentiment; ce n'est qu'une différence de degré. Mais cette
différence même ne vous paraît-elle pas prodigieuse?

Notez que cette belle passion, qui éclate à certains moments chez
quelques poètes anciens, s'est tue pendant des siècles et des siècles.
Elle semble se réveiller chez les poètes de la Pléiade française, mais
imitée, apprise, affaiblie; ce n'est vraiment qu'un reflet. Au XVIIe
siècle, elle sommeille encore. Toujours on nous cite les trois phrases
de Mme de Sévigné sur le rossignol, la fenaison et les feuillages
d'automne, quelques vers de La Fontaine et l'allée de tilleuls de Mme
de La Fayette: c'est peu. En réalité, l'étincelle jaillit de
Jean-Jacques Rousseau; puis la flamme grandit, attisée par Bernardin
de Saint-Pierre, par Chateaubriand, par Lamartine, par George Sand,
par Michelet, et aujourd'hui elle consume délicieusement les tendres
coeurs de faunes et de sylvains d'ailleurs très civilisés.

Je crois que les plus récentes conceptions de l'histoire du monde,
surtout la théorie de l'évolution, ont contribué à développer ce
sentiment. Au lieu que le XVIIe siècle, tout imprégné de philosophie
cartésienne, mettait l'homme à part de la nature, nous nous sommes
replacés au milieu des choses; nous nous sommes mieux saisis comme une
partie intégrante et inséparable de l'univers visible; nous nous
sommes sentis mêlés à tout le reste par nos obscures et profondes
origines, plus proches du monde des plantes et des animaux, plus
proches de la terre dont nous sortons, et nous l'avons mieux aimée.
Cette idée est mieux entrée en nous, que l'homme n'est que l'effort
dernier, l'épanouissement de la Vie totale. Et nous avons enfin
entièrement connu à quel point la terre est belle, douce, mystérieuse,
maternelle et divine.

Une curiosité assez nouvelle est encore venue fortifier cet amour, l'a
nourri, entretenu, l'a préservé de l'ennui et des défaillances.
Beaucoup d'écrivains de notre temps se sont épris des arts plastiques;
plusieurs se sont fait des yeux de peintres et par là ils ont mieux
joui de l'immense Cybèle. Il s'est trouvé des gens (et j'en connais
plus d'un) qui l'ont adorée comme une maîtresse et comme une divinité,
passionnément et dévotement; des fanatiques pour qui le meilleur
plaisir ou même le plaisir unique a été le spectacle de la vie de la
terre, de ses formes, de ses couleurs, de ses métamorphoses; des
initiés capables de passer une journée au bord de l'eau pour voir
l'eau couler, ou sous les bois pour respirer la fraîcheur féconde,
pour entendre le bruissement des feuilles et la palpitation des
germes et pour boire des yeux toutes les nuances du vert; capables d'y
passer même la nuit pour y surprendre des effets de lune, pour
assister à des mystères, pour s'enchanter de la féerie qui se lève
dans les taillis aux heures crépusculaires.

Et je suis tenté de croire que, parmi les causes qui nous ont rendus
si différents des hommes d'autrefois, même des hommes d'il y a cent
ans, il faut tenir grand compte de celle-là, et que cet amour de la
nature a profondément modifié l'âme humaine (je ne parle, bien
entendu, que d'une élite). Car cet amour suscite une sorte de rêverie
qui nous apaise et nous rend plus doux, étant faite d'une vague et
flottante sympathie pour toutes les formes innocentes de la vie
universelle. Il nous emplit d'une sensualité tranquille et qui nous
préserve des emportements de l'autre. Il nous fait éprouver que nous
sommes entourés d'inconnu et réveille en nous le sentiment du mystère,
qui risquerait de se perdre par l'abus de la science et par la sotte
confiance qu'elle inspire. Il nous procure cette douceur de rentrer,
volontaires et conscients, dans le royaume de la vie sans pensée, dans
notre pays d'origine. Il nous insinue une sérénité fataliste, qui est
un grand bien; il assoupit en nous toute la partie douloureuse de
nous-mêmes; et ce qui est charmant, c'est que nous la sentons qui
s'endort et que nous nous en souvenons sans en souffrir.--Il serait
beau de voir un jour (et pourquoi pas?) l'humanité vieillie, dégoûtée
des agitations stériles, excédée de sa propre civilisation, déserter
les villes, revenir à la vie naturelle et employer à en bien jouir
toutes les ressources d'esprit, toute la délicatesse et la sensibilité
acquises par d'innombrables siècles de culture. L'humanité finirait
ainsi à peu près comme elle a commencé: les derniers hommes seraient,
comme les premiers, des hommes des bois, mais plus instruits et plus
subtils que les membres de l'Institut d'aujourd'hui, et aussi beaucoup
plus philosophes. C'est un peu le vieux rêve naïf de Rousseau et de
beaucoup d'autres songeurs. Au fait, le bonheur final où la race
humaine aspire et vers lequel elle croit marcher se conçoit bien mieux
sous cette forme que sous celle d'une civilisation industrielle et
scientifique. Seulement nous en sommes encore très loin. Nos faunes
les plus convaincus ont des rechutes, reviennent à Paris, se laissent
reprendre à l'attrait malfaisant des plaisirs artificiels, des
curiosités inutiles, de la vie inquiète.

En même temps que nous aimons mieux la campagne, nous comprenons mieux
les paysans. Les lettrés élégants du siècle dernier aimaient les
paysans à la façon de citadins: ils en faisaient des peintures
enjolivées et convenues, goûtaient surtout la «naïveté» des
«villageois» à cause du contraste qu'elle fait avec la «corruption des
villes». Aujourd'hui nos artistes trouvent les paysans assez
intéressants en eux-mêmes. Ils les voient comme ils sont. Ils les
aiment pour leur inconscience plus grande, pour ce qu'ils ont gardé
de rude et de primitif, pour la poussée, plus forte chez eux, des
antiques instincts, et parce qu'ils font partie de la campagne et sont
en parfaite harmonie avec elle. Même on ne trouve jamais les paysans
assez paysans. On peint de préférence les plus bruts, les plus
intacts; on a des tendresses pour les «innocents» et les idiots, parce
qu'ils représentent l'humanité presque toute neuve et toute fruste, et
telle à peu près qu'elle dut sortir de l'âge du bronze. Là encore,
dans ces préférences singulières, l'influence des découvertes ou des
spéculations scientifiques est aisée à saisir et aussi ce goût de la
réalité qui domine depuis trente ans dans la littérature. Comme nous
regardons de plus près, nous voyons mieux l'inépuisable et
divertissante variété des choses. Nos artistes ne décrivent plus,
comme on l'a fait, la campagne ni le paysan en général, mais des
paysans et des pays particuliers, souvent très différents les uns des
autres, et avec leur caractère, leur esprit, leurs moeurs, leurs
usages. Les romanciers se sont partagé la France, chacun nous peignant
sa province natale ou celle qu'il connaissait le mieux; et l'on
pourrait former, en réunissant leurs tableaux, une sorte de géographie
pittoresque et morale de la patrie française. Rappelez-vous le Berry
de George Sand, la Touraine de Balzac, l'Alsace d'Erckmann-Chatrian,
la Normandie de Flaubert et de Maupassant, la Provence de Paul Arène
et d'Alphonse Daudet, la Lorraine d'André Theuriet, les Cévennes de
Ferdinand Fabre, le Quercy de Léon Cladel et de Pouvillon... Et
voici le Maine de M. Jules de Glouvet, dont je voudrais parler
aujourd'hui.


I

J'ai besoin de rappeler ici que la perfection littéraire d'une oeuvre
n'est pas, même pour un lecteur très lettré, l'unique mesure du
plaisir qu'il y prend. On est tenté de croire que le critique, lui du
moins, n'a pas d'autre mesure; mais cela ne lui est point possible,
quand il le voudrait. Et, par exemple, il y a des livres qui sont d'un
artiste incomplet, où il serait facile de signaler des fautes et des
lacunes, et qui plaisent néanmoins par la sincérité avec laquelle ils
laissent transparaître l'homme qui les a composés, son caractère, son
tour d'esprit, ses habitudes, sa condition sociale. (Il faut, bien
entendu, que cet homme soit intéressant et supérieur à la moyenne des
esprits.)--C'est par là d'abord que les romans de M. Jules de Glouvet
sont aimables. Il est fort probable qu'il y a plus de charme et de
poésie dans les romans rustiques de M. Theuriet, une imagination plus
robuste et plus touffue dans ceux de M. Ferdinand Fabre, un art plus
délicat dans ceux de M. Pouvillon; mais le _Marinier_, le _Forestier_,
l'_Étude Chandoux_ (sans compter, qu'il s'y rencontre des parties
vraiment belles) m'amusent et me retiennent parce qu'à chaque instant
je sens, je vois _par qui_ ces romans ont été écrits. Je sens que
l'auteur _doit_ être un magistrat, un propriétaire rural, un agronome,
un chasseur, un érudit-amateur et un bon humaniste. Tout cela fait à
ses livres une figure à part, ce qui est l'essentiel et ce qui
suffirait à me les faire goûter, quand même cet homme de loi lettré et
ami des champs ne serait point, par-dessus le marché, un poète bien
authentique.

       *       *       *       *       *

Le magistrat a l'oeil lucide et le goût de l'exactitude minutieuse.
Souvent il a dû, pour rétablir la scène de quelque crime, examiner des
plans d'appartement, regarder de près des mobiliers, passer en revue,
et méthodiquement, de menus objets. S'il compose des romans, ses
descriptions devront se ressentir de cette habitude professionnelle.
Et en effet, toutes les fois que M. de Glouvet décrit, on dirait qu'il
s'est «transporté sur les lieux» pour en «dresser l'état». Voyez ce
fragment d'une description dans le _Berger_:

     ... Le logis occupe une moitié de la chaumine, sans communication
     avec l'autre, qui sert à tous usages et tient lieu de bûcher. La
     bergerie s'appuie perpendiculairement à cette chambre noire et se
     prolonge dans la direction du carrefour, terminée par un fournil
     aux crevasses lierrues. La barrière à claires-voies, qui donne
     accès du chemin dans la cour, est chargée d'un pavé massif à son
     extrémité fixe, _de telle sorte que le battant, facilement poussé
     de dehors, revient tout seul à son point de départ par l'effet
     du contrepoids_. Dans cette cour, les auges pour abreuver le
     troupeau, une brouette chargée de paille; près du mur, une meule
     à aiguiser, et, au-dessus, un sabot cassé, servant de gaine aux
     lames usées. Des balais de bruyère sont debout contre la porte de
     l'écurie. On entend par la lucarne le bêlement d'un mouton
     malade. La grande fourche est piquée dans le fumier, à côté du
     râteau _qui sert à mettre les crottes en morceau_...

Remarquez, outre la minutie excessive des détails juxtaposés, le luxe
des explications techniques. Vous trouverez dans chacun des romans de
M. de Glouvet une bonne douzaine d'inventaires de ce genre. Et ses
paysages aussi sont, pour la plupart, des inventaires et n'arrivent
que rarement à faire tableau: c'est la nature vue par un juge
d'instruction qui a appelé le paysage «à comparoir». Dans le
_Marinier_, les détails abondent sur la vie du fleuve, sur la
manoeuvre des bateaux, sur leur disposition intérieure, etc.: a-t-on
la sensation de la Loire? Dans le _Forestier_, toute la forêt nous est
expliquée, et les moeurs et les métiers de ses habitants: a-t-on la
sensation de la forêt? En général, l'oeil de M. de Glouvet décompose,
mais ne résume pas: il nous laisse faire ce travail et se contente de
nous le rendre facile. Il apporte, d'ailleurs, dans ses notations
successives d'objets particuliers, une merveilleuse netteté, et qui
n'est pas un petit mérite, même en littérature.--Et il va sans dire
que j'exagère ici mon impression; mais je continuerai à l'exagérer
pour être clair.

       *       *       *       *       *

Un magistrat sait son code, a appris à se reconnaître dans les
affaires embrouillées, dans les questions d'héritage et d'intérêt. Or,
il est naturel de se servir de ce qu'on sait, et la science de M. de
Glouvet vient d'autant mieux à propos, que la chicane tient une assez
grande place dans la vie des paysans. Vous trouverez dans le
_Marinier_ et dans la _Famille Bourgeois_ des questions d'héritage et
d'argent expliquées avec tant de clarté qu'elles en deviennent
intéressantes, même si vous les séparez du drame où elles jouent leur
rôle. Et l'_Étude Chandoux_ vous fera voir, dans un détail et avec une
netteté qui vous rempliront d'aise, comment s'enfonce un pauvre diable
de notaire, comment il lutte, à quelles manoeuvres il peut recourir et
comment il arrive à la banqueroute. Visiblement le romancier prend
plaisir à nous exposer ces choses, et ainsi l'intérêt de la fable se
double pour nous de l'intérêt qu'on prend toujours à voir élucider une
affaire compliquée.

       *       *       *       *       *

Un magistrat, un homme dont la profession est de faire respecter la
loi et de punir les méchants, doit être très préoccupé de morale et,
s'il écrit, en mettre dans ses livres. Et, en effet, les romans de M.
de Glouvet sont très moraux. Assurément il n'a pas la naïveté de
nous montrer la vertu toujours heureuse; mais il châtie le vice et le
crime avec une infaillible régularité. Je ne prétends point que ce
souci de corriger les moeurs en racontant des histoires s'étale
grossièrement; mais très souvent il se devine. Il y a dans l'histoire
de Jean Renaud, qui fait tant de bonnes actions, qui nourrit son
grand-père, puis une vieille pauvresse, qui sauve son ennemi d'un
incendie et qui adopte un orphelin, quelque chose qui fait songer à
ces livres de lecture des écoles primaires écrits pour la
«moralisation» des enfants. Et je ne m'en plains pas, car ce souci
d'un bon coeur n'est point incompatible avec l'art ni avec
l'observation; il implique de la cordialité, de la simplicité, de la
gravité; puis, la littérature d'aujourd'hui nous a tant déshabitués
des «récits moraux et instructifs» que, lorsqu'il s'en présente un par
hasard, on est tout prêt à trouver cela original, on est charmé, on
est ému et on s'en sait bon gré; on se dit comme le Blandinet de
Labiche: «Mon Dieu! que les hommes sont bons!» et en même temps on
jouit de sa propre bonté.

C'est ainsi que l'_Idéal_, qui est un livre tout plein de bons
sentiments et où même les sermons abondent, lu à la campagne, dans un
milieu paisible et patriarcal, m'a fait passer d'agréables heures.--M.
d'Artannes, un gentilhomme qui a toutes les vertus et beaucoup
d'expérience et d'esprit, se fait le mentor d'une fillette et
s'applique à former son esprit et son coeur. Puis il part pour le pôle
Nord et revient au bout de quelques années; mais, dans l'intervalle,
Hélène, qui a grandi, est devenue une mondaine enragée, une amazone
excentrique. D'Artannes la morigène, la reconquiert, la ramène au
sérieux, lui fait épouser (ô candeur!) un brave homme de ses amis.
Bientôt l'élève s'ennuie, recommence sa vie folle; d'Artannes continue
de veiller sur elle: elle l'envoie promener... jusqu'au jour où ils
reconnaissent qu'ils s'aiment d'amour. Ils se le disent, car ils sont
sûrs d'eux: ce sont leurs âmes qui s'aiment, et c'est là sans doute
«l'Idéal». Mais (et ici reparaît la perspicacité du magistrat, qui
doit être en même temps un homme très moral et très clairvoyant) un
jour la chair reprend ses droits: de quoi les deux amants se punissent
en se séparant pour jamais. Cela veut-il dire que «l'Idéal» est une
région où il est difficile d'habiter longtemps? ou bien que «l'Idéal»,
ce n'est pas seulement l'union des âmes? Le sens du livre reste un peu
obscur. Mais, au reste, tout ce que mon dessein m'oblige à signaler
ici, c'est un je ne sais quoi dans le ton, une nuance, un rien, ce qui
fait que c'est bien une «magistrature» que d'Artannes exerce sur sa
jeune amie, et que la gravité du charmant directeur sent quelquefois
la barrette du juge.

       *       *       *       *       *

Un magistrat, c'est souvent un monsieur qui possède des maisons de
campagne, des fermes et des terres. Il s'occupe d'agronomie, passe
ses vacances dans ses domaines, les parcourt en guêtres et en habit de
chasse, cause avec les paysans, s'intéresse à leur sort, va voir
l'instituteur, offre aux élèves de l'école primaire des livrets de
caisse d'épargne, préside dans son canton les comices agricoles, gémit
sur la désertion des campagnes et se plaint que l'agriculture manque
de bras. C'est ce propriétaire rural et cet économiste éclairé qui a
écrit une partie des romans de M. de Glouvet. C'est lui qui nous
démontre, dans l'_Étude Chandoux_ et dans la _Famille Bourgeois_, non
point sèchement, mais avec quelque chose du sentiment et de la poésie
de Virgile au troisième livre des _Géorgiques_, combien il est funeste
aux familles rurales de quitter les champs pour la ville, la richesse
solide et la paix de leur vie campagnarde pour les emplois de la
bourgeoisie ou pour l'oisiveté vaniteuse.

La fermière Rose Chandoux vend sa ferme, s'installe en ville, veut que
son fils soit notaire. Elle le met au collège, où le lourdaud
n'apprend rien. On lui achète tout de même une étude; on compte sur un
beau mariage pour la payer. Tous les mariages manquent. Chandoux
s'enfonce, Chandoux tripote, s'associe avec un homme d'affaires qui
n'est qu'un coquin, mange la grenouille, est arrêté... Ses parents se
sont ruinés pour lui, et sa soeur, à cause de lui, n'a pu épouser un
brave garçon qui l'aime. Morale: si Rose Chandoux avait gardé sa
ferme, son fils serait riche et n'irait pas en prison.

La vieille demoiselle Geneviève Bourgeois, propriétaire d'un beau
domaine acquis par plusieurs générations de fermiers, reste seule avec
les deux enfants de son frère défunt, Gustave et Adèle. Elle a le tort
de les gâter et de les mettre au lycée et au Sacré-Coeur. Adèle,
ambitieuse et sèche, épouse un vieux pour sa fortune, la dévore en
quelques années et, après toutes sortes d'intrigues malpropres pour
pousser son mari, se retrouve veuve et sans un sou, et se réfugie à
Paris, où nous savons bien ce qu'elle deviendra. Gustave, moins
pervers, mais paresseux et médiocre, après avoir tenté de tout, tombe
dans la misère et la crapule. Tous deux ont ruiné leur tante, qui
meurt de chagrin. Morale: s'ils étaient restés à la Cassoire, tout
cela ne serait pas arrivé.

La thèse que soutient ici M. de Glouvet est si juste qu'il ne faut pas
lui en vouloir si ces deux romans sont un peu trop conçus comme des
démonstrations. En réalité, à moins d'une vocation spéciale et de
circonstances exceptionnelles, un fils de paysan qui se fait bourgeois
et qui embrasse, comme on dit, les professions libérales, y perd
presque toujours, et de plusieurs façons. Il y perd certainement en
bien-être. Puis, la vie d'un notaire, d'un avoué, d'un professeur,
n'est-elle pas une vie mesquine, pleine de contraintes et de
servitudes, à côté de celle d'un propriétaire rural? De même, un
ouvrier des villes est souvent moins heureux qu'un salarié de la
campagne. Enfin, le travail des champs garde toujours une noblesse:
il est si naturel, si nécessaire pour que l'humanité vive, qu'il en
devient auguste; c'est le travail antique, connu des patriarches et
des rois. Aujourd'hui, celui qui vit sur un sol qui lui appartient est
le plus libre des hommes, est vraiment roi dans son domaine. Joignez
que la terre, paisible et patiente, régie par des lois éternelles,
communique à ses travailleurs quelque chose de sa paix et de sa
sérénité. Mais l'homme des villes, s'il exerce une «profession
libérale», est bientôt marqué d'un pli professionnel et, si c'est un
métier manuel, d'un pli d'esclavage. Et quoi de plus déplaisant
d'ailleurs que tel ouvrier qui a lu ou que tel bourgeois à moitié
lettré et à moitié intelligent? Par contre, c'est parmi ceux qui ne
savent pas lire que l'artiste a le plus de chance de trouver des
paysans originaux et de grande allure, et c'est moins dans la Touraine
ou l'Île-de-France que dans les provinces reculées, mieux défendues
contre les «bienfaits de la civilisation».--Et pourtant il faut bien
qu'une sélection se fasse, que les classes dites supérieures soient
entretenues et rajeunies par celles d'en bas. Mais peut-être n'est-il
point nécessaire ou même est-il mauvais de tant aider à cette
ascension: elle se fera d'elle-même, dans la mesure où il le faut.

       *       *       *       *       *

Un magistrat qui est quelque part propriétaire rural, presque seigneur
de village, s'intéresse à ce coin de terre, à ses us, à ses
traditions, à son langage. Il recherche l'origine des superstitions
locales, comme fait M. de Glouvet dans le _Berger_. Volontiers il sera
membre de quelque société d'archéologie, et linguiste ou philologue à
l'occasion. M. de Glouvet a étudié le vieux français et a sans doute
collectionné les archaïsmes usités dans sa province. Souvent il
interrompt le dialogue pour nous donner l'étymologie d'un mot ou d'une
locution:

     --Et Léontine, qu'en dit-elle?

     --Pas grand'chose. On la chapitre en répétant que je suis trop ci
     et trop ça, pour la dégoûter. D'aucunes fois elle s'en guémente,
     souventes fois non.

     _Se guémenter_, verbe très usité sur les bords de la Loire,
     signifie proprement: _s'inquiéter_. Le Tourangeau Rabelais l'a
     employé à plus d'une reprise. Mais on devrait écrire:
     _quémenter_, car le mot vient sans nul doute de «quément», forme
     primitive de l'adverbe _comment_; d'où le sens littéral: «se
     quémenter, se demander comment[55].»

         [Note 55: Sauf erreur, se _guémenter_ est plutôt une
         corruption du vieux verbe se _guermenter_ (qu'on trouve, par
         exemple, dans Villon), et qui vient apparemment du latin
         populaire _querimentari_.]

On comprend, après cela, que M. de Glouvet n'ait point résisté à la
tentation d'écrire en vieux style des contes moyenâgeux. Je sais que
cet exercice est assez facile, pour l'avoir pratiqué une fois par
hasard, et j'ai connu des élèves de rhétorique qui y réussissaient
mieux que dans le français d'aujourd'hui. On écrit «moult, adoncques,
las! guerdon, oubliance, gente damoiselle, madame la Vierge, cuider,
ardre, se ramentevoir», etc.; on fait aller les substantifs et les
adjectifs deux par deux et l'on supprime le plus de pronoms personnels
et d'articles possible; puis on y fourre la chevalerie de la _Chanson
de Roland_, l'amour mystique du cycle d'Artus, la dévotion des
Mystères et la gaillardise des Fabliaux. C'est bien simple.
L'inconvénient, c'est qu'à moins d'être de la force de M. Paul Meyer
ou de M. Gaston Paris, on arrive à se composer, sous prétexte de
«vieil françoys», un jargon aimable, mais hétéroclite, où se mêlent la
syntaxe et le vocabulaire de trois ou quatre époques différentes.
Qu'importe, après tout? Même quand on n'est pas capable d'apporter
dans cet exercice l'imagination drue, robuste, copieuse, qui sauve et
soutient les _Contes drolatiques_ de Balzac, ces contes sont encore
agréables à ceux qui les écrivent, et d'aventure à ceux qui les
lisent, et c'est le cas des _Histoires du vieux temps_ de M. Jules de
Glouvet. On a l'illusion, lorsqu'on n'est pas un grand philologue, de
lire un texte du moyen âge sans être arrêté par les perpétuelles
difficultés des textes authentiques; on goûte le charme combiné de la
mièvrerie de la forme et de la simplicité des sentiments; et, comme il
est convenu que le moyen âge est naïf, comme son langage nous paraît
tel (peut-être parce qu'il est en général plus lent et plus empêtré
que le nôtre,) on savoure de bonne foi cette naïveté. C'est le moyen
âge mis à la portée de tout le monde, un bric à brac littéraire assez
semblable à celui que nous aimons dans nos mobiliers, où nous
préférons parfois du faux vieux aux si jolis meubles soyeux et
capitonnés qu'on nous fabrique aujourd'hui.

       *       *       *       *       *

Un bon magistrat est aussi un bon humaniste. Il lit les classiques
latins ou même il les traduit. Il se souvient que Montaigne,
Montesquieu, de Brosses ont été des magistrats. Il tourne des
chansons; il soigne sa correspondance, et ses amis disent: «Le
président un tel, ah! quel esprit charmant! et quel lettré!» Assez
souvent il s'est formé un idéal de l'élégance du style, d'où le poncif
n'est pas tout à fait absent.

M. Jules de Glouvet cite volontiers Théocrite et Virgile et il a des
descriptions qui, je ne sais comment, semblent «élégamment» traduites
d'une pièce de vers latins:

     Le soleil dardait ses rayons _brûlants_ sur la plaine
     _desséchée_. Les champs, limités par de maigres rangées
     d'ormeaux, _avaient un aspect morne et grillé_. De la terre
     poussiéreuse des effluves _chauds_ s'élevaient; les cigales
     grinçaient sous les herbes _jaunies_; l'alouette planait
     lourdement, cherchant l'ombre. Des moissonneurs, coiffés de
     larges chapeaux de paille, _allaient et venaient_ dans la _vaste_
     pièce de blé. Les faucheurs, haletants et l'échiné _pliée_,
     avaient entr'ouvert leur chemise; la sueur coulait sur leur
     poitrine _velue_. Les faux sifflaient en cadence et les épis
     _dorés_ se couchaient sous l'oblique morsure (_obliquo morsu_).

Les traits sont exacts, les épithètes sont justes: l'impression
d'ensemble fait défaut. C'est tout l'opposé de l' «impressionnisme»
dans le style, que j'essayais dernièrement de définir[56]. M. de
Glouvet n'hésite pas à écrire que le filet retient dans ses mailles
«la perche vagabonde» et qu'il cueille à fleur d'eau «les habitants de
la vague». Il nous montre les peupliers «élancés» et les appelle
«hôtes murmurants de la falaise». Dans le même paragraphe, il nous
parle de «fleurs mignonnes» et de «mystérieux ombrages». C'est dire
qu'il se contente d'écrire comme vous, comme moi, comme tout honnête
homme de lettré peut le faire en s'appliquant.

         [Note 56: Voir l'article sur Mme Alphonse Daudet. (Les
         _Contemporains_, 1re série.)]

Ailleurs il lui arrive de mêler, dans la même phrase, des archaïsmes
et des locutions toutes modernes. Cela fait quelque chose d'assez
hybride:

     Le désert de Tessé faisait partie de son être; mais le sentiment
     chez lui était passif, et ses _accoutumances complétaient son
     cadre_ sans émouvoir sa pensée.

(Nous voyons dans la même page que «sa nature _s'adaptait aux côtés
dominants de cette vie physique_.»)

Un chapitre commence ainsi: «Le berger demeura plusieurs mois dans
cette _griève malaisance_.» Et quelques lignes plus bas nous le voyons
qui «s'appesantit _sous le fardeau de ses chimères inavouées_».--Tant
de styles n'arrivent pas à faire un style. M. de Glouvet écrit
quelquefois comme un poète ému et qui trouve sa langue sans trop y
songer; plus souvent comme un magistrat qui a des lettres.

       *       *       *       *       *

... Et dire que je n'aurais peut-être pas vu tout cela si je n'avais
pas su que M. de Glouvet est avocat général!


II

Mais c'est assez chicaner sur son plaisir. Si M. de Glouvet n'est
peut-être pas partout un écrivain accompli, il s'est montré, comme
j'ai dit, poète en plus d'un endroit, et, une fois, poète puissant
dans le _Berger_.

Je ne veux point parler de ses romans bourgeois, qui pourtant ne sont
point ennuyeux, mais où je n'ai pas fait de découvertes et dont les
dialogues ont quelquefois le tort de rappeler ceux de Paul de Kock. Je
laisse même de côté des figures vivantes, mais d'une invention facile,
telles que la fermière Rose Chandoux, la terrible mère qui veut faire
un notaire de son fils, et Geneviève Bourgeois, la vieille fille
héroïque, gardienne jalouse de la terre familiale, dont la vie n'est
qu'un amer et silencieux sacrifice aux derniers du nom, et qui meurt
sur ce cri: «Il n'y a plus de Cassoire!»

Je ne retiens que trois figures: Jean Renaud, Marie-Anne et André
Fleuse. Idéalisées? cela m'est égal: elles pourraient être vraies, et
elles sont grandes.

Les cent premières pages du _Forestier_ sont vraiment savoureuses:
l'enfance de Jean Renaud, pauvre abandonné qui n'a d'autre mère ni
d'autre institutrice que la forêt; sa communion avec les arbres et les
plantes; la poursuite du sanglier; le désir qui le secoue, qui
l'étrangle, d'avoir un fusil... C'est bien à l'enfance d'un jeune
faune que nous assistons, et la pénétration de la petite créature par
le milieu où elle se développe est aussi intime et profonde qu'il se
peut. Plus tard on pourrait trouver, comme je l'ai déjà indiqué, que
ce braconnier fait tout de même trop de bonnes actions; mais il semble
que sa bonté soit un produit naturel de sa vie en pleine nature,
qu'elle soit aussi spontanée que son amour de la forêt. Son héroïsme
de la fin garde ce même caractère: c'est _sa_ forêt qu'il défend
contre l'étranger.

Marie-Anne, n'étant qu'une pauvre ouvrière, a épousé un riche batelier
qui l'aimait, Louis Mabileau. Le lendemain de la noce, Louis est tué
sur son bateau, dans une manoeuvre. «Alors elle fit le serment de ne
jamais coucher dans un lit de terre ferme et de passer toute sa vie en
marinier, sur cette Loire qui avait été le berceau, l'amour et le
tombeau de son Louis. Elle jura aussi de garder en tout temps ses
vêtements de deuil. Aucune femme n'a mieux tenu parole.» Marie-Anne
est bonne, brave, fière et triste. On la calomnie, on l'insulte, car
les femmes qui vivent sur l'eau sont suspectes dans le pays: elle n'en
a point souci... Une fois, dans une inondation de la Loire, elle sauve
au péril de sa vie des parents pauvres de son mari, des maraudeurs
qui habitent une île du fleuve. Ce sont d'affreux bandits qui à la
fin, tentent de l'assassiner pour avoir son bien. Un petit marinier
qui l'aime sans le dire veille sur elle...; mais elle meurt, peu
après, sur son bateau.

Cette femme en deuil, immobile et vivant d'un souvenir, M. de Glouvet
a su nous la faire voir. Il a su, dès sa première apparition, la fixer
dans une attitude qu'on ne peut plus oublier:

     Une femme tenait la barre du gouvernail.

     Cette femme était vêtue de noir.

     Aux signaux qu'on lui adressait de la jetée elle répondit en
     agitant son mouchoir à plusieurs reprises, puis retomba dans son
     immobilité sculpturale.

M. de Glouvet a eu cette fois la chance rare de dresser en pied une
figure humaine qui représente un sentiment très général et très beau
sous une forme concrète et dans des conditions très particulières et
très pittoresques. Marie-Anne, c'est la statue du veuvage éternel sur
un bateau de Loire. Ainsi apparu, le spectre du «marinier noir» ne
nous quitte plus.

Et il reste aussi dans la mémoire, André Fleuse, le grand berger. «Le
grand berger s'arrête au sommet de la colline...» C'est la silhouette
entrevue par Sully Prudhomme:

  Dans sa grossière houppelande,
  Le pâtre, sur son grand bâton
  Penché, les mains sous le menton,
  Est l'amant rêveur de la lande.

C'est le fantôme évoqué par Victor Hugo dans ce vague et magnifique
poème, _Magnitudo parvi_:

  Dieu cache un homme sous les chênes
  Et le sacre en d'austères lieux
  Avec le silence des plaines,
  L'ombre des monts, l'azur des cieux...

  Le pâtre songe, solitaire,
  Pauvre et nu, mangeant son pain bis;
  Il ne connaît rien de la terre
  Que ce que broute la brebis.

  Pourtant il sait que l'homme souffre;
  Mais il sonde l'éther profond...

  La Judée avait le prophète,
  La Chaldée avait le berger...

  La foule raillait leur démence,
  Et l'homme dut, aux jours passés,
  À ces ignorants la science,
  La sagesse à ces insensés...

Ce roman du _Berger_ est, à mon avis, le chef-d'oeuvre de M. de
Glouvet. Un souffle le traverse; il a la grandeur, une poésie
abondante et naturelle; c'est une idylle tragique qui a quelque chose
de fruste, de primitif et de mystérieux. Les personnages sont tout
près de la terre, et de là leur beauté. On dirait qu'ils sont à peine
sortis de la matrice universelle, à peine dégagés de la boue féconde
des antiques déluges, et que leurs yeux viennent à peine de s'ouvrir
sur le monde, tant ils y sentent d'inconnu et tant leurs idées sont
simples et leurs sentiments abrupts.

Surtout la haute stature du berger domine le livre. Cet innocent qui
est sorcier est grand par tout ce qu'il rappelle:

     Savant dans la découverte et l'emploi des herbes, pénétré d'une
     confiance aveugle en leur puissance, ne descendait-il pas en
     ligne droite du berger antique dont Virgile a chanté les
     croyances? «Méris m'a fait présent de ces plantes cueillies dans
     le Pont, où elles croissent nombreuses. J'ai vu Méris, par la
     vertu de telles herbes, se changer en loup et traverser d'un bond
     les longues forêts, ou faire sortir les morts de leurs tombeaux;
     je l'ai vu de même transporter les moissons d'un champ dans un
     autre.»

André Fleuse fait songer aussi aux ascètes de la Thébaïde, dont la
solitude faisait des voyants, et, par delà, aux plus anciens hommes,
aux pâtres chaldéens. André Fleuse connaît les herbes; il prédit
l'avenir, il jette des sorts, il «sait les mots». Ce n'est qu'à regret
qu'il écrase la mouche qui menace ses ouailles; et quand il a pris le
loup il n'ose le tuer, il le laisse partir; car Fleuse sait que
partout, dans les animaux, dans les insectes, dans les plantes, dans
les choses, dans le vent, dans la nuit, il y a des âmes, des esprits
inconnus auxquels il ne faut pas toucher:

     Son idée, que l'analyse n'avait pas affaiblie, qui, en l'absence
     de toute formule, s'était changée en sentiment, vivait robuste
     dans ce crépuscule intellectuel: l'idée de l'homme chétif soumis
     à son grand gardien, l'Invisible.

J'aime particulièrement les pages où M. de Glouvet nous conte
l'enfance de l'Innocent et «comment on devient sorcier»:

     ... Lui, cependant, qu'on évitait dans l'ordinaire de la vie,
     qu'on entourait d'un superstitieux respect à certaines heures,
     n'écoutait pas impunément tout ce monde qui lui chuchotait d'un
     ton craintif:

     --Fleuse, Fleuse, tu sais ce que les autres ne savent point,
     _té!_

     ... Il ne raisonna rien, mais à la longue se sentit plus
     rapproché de l'inconnu, qui l'attirait, que de ses semblables,
     qu'il n'aimait pas; il finit par découvrir des formes et des
     mouvements dans l'ombre, où les gens de la plaine passaient sans
     rien voir. Il devint halluciné, eut des visions. Crédule comme
     les autres, il crut les autres sur parole, même quand ils
     causaient de lui; écouta dans l'espace où le surnaturel parle aux
     âmes simples, et entendit. On le faisait voir en lui répétant ce
     qu'il avait vu; on l'amenait à comprendre à force de lui
     expliquer ce qu'il avait entendu...

Qu'est-ce qu'il entend donc, le grand berger, et qu'est-ce qu'il voit?
L'ombre, les souffles, l'indéterminé, je ne sais quoi, rien du tout;
c'est aussi simple que cela. Mais ne voir dans l'univers physique que
l'enveloppe, le symbole de quelque chose d'inconnu, pressentir un
abîme sous chaque forme visible, se croire entouré de forces
insaisissables et inintelligibles, dégager le rêve de chacune de ses
impressions, jouir des apparences et néanmoins s'apercevoir à chaque
instant que nous ne comprenons rien au monde..., c'est être éminemment
poète. Voilà par où cet innocent nous plaît. C'est si vrai, que nous
sommes enveloppés de mystère! La science recule un peu la limite où il
commence, et par là elle nous le fait oublier. Parce que nous voyons
clair à deux ou trois pas autour de nous, nous ne nous souvenons plus
qu'au delà de ce cercle de lanterne c'est le gouffre, c'est
l'inexpliqué... Et pourtant, quoi qu'on en ait dit, le monde que la
science nous permet de concevoir n'est peut-être pas si beau que celui
d'André Fleuse. Sully Prudhomme s'écrie dans son enthousiasme candide:

  Il est tombé pour nous, le rideau merveilleux
  Où du vrai monde erraient les fausses apparences...

  Le ciel a fait l'aveu de son mensonge ancien.
  Et, depuis qu'on a mis ses piliers à l'épreuve,
  Il apparaît plus stable affranchi de soutien,
  Et l'univers entier vêt une beauté neuve.

Je l'ai cru autrefois, et je n'en suis plus si sûr. Nous avons sur le
monde des _notions_ que les anciens n'avaient pas; mais notre
puissance d'_imaginer_ n'est pas plus grande que la leur. Nous
connaissons maintenant que le soleil est à tant de mille lieues, qu'il
y a des étoiles à des millions de lieues de la terre, etc.; mais le
voyons-nous? nous le figurons-nous? Non. Eh bien! alors, en quoi ce
ciel est-il plus beau que celui des anciens hommes? Nous le savons
plus grand qu'ils ne le savaient: nous ne l'imaginons pas plus grand
qu'ils ne l'imaginaient. Or, la poésie n'est qu'imagination et
sentiment. Trop de science la tue. Un dieu personnel qui saurait tout
et pour qui l'univers serait parfaitement clair n'en jouirait que
comme d'une machine bien agencée; il savourerait des rapports de
nombre; il n'aurait qu'un plaisir de mathématicien: il ne rêverait
jamais. Un dieu omniscient ignorerait par là même la poésie. Vraiment
il est fort heureux pour nous que le monde soit inintelligible: nous
en faisons ce que nous voulons.

Ce mystère répandu dans tout le livre enveloppe un drame simple et
violent, un drame de rapacité villageoise; et ainsi M. de Glouvet a su
donner pour ressorts à son âpre poème le sentiment le plus profond et
la passion la plus forte des hommes qui vivent de la terre: la
superstition et l'avarice; l'une effarée jusqu'à l'hallucination;
l'autre exaspérée jusqu'au meurtre.

Le fermier Buré a chassé le vieux Robine, son beau-père, à qui il doit
le gîte et la nourriture pendant quatre mois. Robine vient trouver
Fleuse; il est conduit par sa petite fille, Louise de la Ronce-Fleurie,
une enfant sage, naïve et droite, et qui vénère son grand-oncle le
berger. Fleuse, silencieux, ramène le vieux Robine chez Buré: «Vous
devez quatre mois; faites-le souper.» Buré et sa femme geignent et
réclament. Fleuse ajoute: «T'as son bien; soigne-le.»--Mais quelques
jours après le vieux Robine est trouvé pendu chez son gendre. Fleuse
vient et devine que c'est Buré qui a étranglé le bonhomme, puis l'a
pendu à l'une des solives du plafond (car sous un des ongles du vieux
il découvre un cheveu rouge, rouge comme les cheveux de Buré). Et
avec de grands gestes et des «mots» il maudit la maison en partant.
Dès lors le malheur s'abat sur la ferme; les récoltes manquent, les
bestiaux meurent, et Buré chaque nuit voit revenir le pendu... Il
vient enfin supplier Fleuse de le délivrer; il se traîne au bord de la
fosse où le berger vient justement de prendre un loup... Le loup saute
par-dessus Buré fou de terreur et qui se croit changé en «garou»... Le
malheureux s'adresse à Marin Longevin, un marchand de miel, un gars
qui en sait long, et lui promet la main de sa fille s'il «conjure le
sort». Marin échoue... Marin et Buré essayent alors, pour vaincre le
grand berger, de tuer son bouc favori, Noiraud. Le bouc se défend,
saute sur les épaules de Marin, le chevauche dans une course
éperdue... Marin se repent. Il a été le promis de Louise; il obtient
d'elle son pardon, Louise l'amène au grand berger et au bouc Noiraud,
qui, toujours sans rien dire, pardonnent aussi... Buré vient encore
supplier Fleuse. Le grand berger est inflexible... Buré saisit une
fourche et va tuer le grand berger, quand le bouc Noiraud survient,
reconnaît son ennemi, se jette sur lui furieusement, et après une
lutte fantastique le bouc, vainqueur de l'homme, le précipite dans le
«Puits-à-l'Anglais».

Je ne veux pas savoir si le crime de Buré n'est pas un bien gros crime
pour un petit profit, ni si l'innocent ne fait pas preuve de beaucoup
de sagacité pour un innocent dans la scène où il convainc de meurtre
Buré le roux. Encore une fois, le livre a de la grandeur. Ce bouc qui
dénoue le drame redouble encore l'impression d'épouvante et de
mystère: il convenait qu'un animal eût un rôle, et un rôle humain,
dans une histoire d'hommes si voisins de l'animalité primitive. Et
c'est aussi une idée grande et belle d'avoir fait de l'innocent un
juge et un justicier, d'avoir fait briller dans ce cerveau trouble une
seule lumière, la conscience, qui apparaît alors comme quelque chose
de primordial, d'inexpliqué, de divin. Cet idiot a de brèves paroles
qui viennent, on le dirait, de plus loin que lui. Par là le drame
s'agrandit encore, revêt par endroit une majesté de poème symbolique.
Vraiment le _Berger_ est un beau livre. Je ne me demande plus du tout
s'il a été écrit par un magistrat; cela m'est devenu fort égal; et si,
avec une mauvaise foi insigne, je me suis livré à cette recherche
irrévérencieuse à propos des autres livres de M. de Glouvet, c'est que
peut-être ils ne sont pas à la hauteur du _Berger_.



JOSÉPHIN SOULARY[57]

         [Note 57: _Sonnets._--_Poèmes et poésies._--Les _Jeux
         divers_.--La _Chasse aux mouches d'or_.--Les _Rimes
         ironiques_, 3 volumes, chez Lemerre.]


Demandez à qui vous voudrez ce que c'est que M. Joséphin Soulary, on
vous répondra: «C'est l'auteur du sonnet des deux mères..., vous
savez?» Les mieux renseignés ajouteront: «C'est un poète de Lyon, un
ciseleur de vers et le plus grand sonnettiste du siècle.»

Voilà, je crois, sur M. Soulary, l'opinion courante, où il y a,
naturellement, à prendre et à laisser. M. Soulary est le poète du
siècle qui a fait le plus de sonnets; ce n'est pas la même chose que
d'en être le premier sonnettiste. Il est vrai qu'il est en effet
l'auteur des _Deux Cortèges_; mais, heureusement pour lui, il a fait
beaucoup mieux. Il est vrai aussi que M. Soulary est un poète de Lyon;
mais Lyon, à ce qu'il me semble, n'a pas autrement marqué sur lui: il
est provincial beaucoup plus que Lyonnais. L'éloignement de Paris a
eu pour lui des avantages et des inconvénients qu'il est intéressant
de démêler et a certainement été une des causes de son originalité.

Relisons-le, ce qu'on ne fait guère, car l'entreprise est laborieuse
si on la veut mener d'un trait. Mais, en somme, on n'y perd pas son
temps. Outre qu'on a le plaisir, çà et là, de faire d'agréables
découvertes et qui reposent, on voit se dégager peu à peu la
physionomie d'un poète intéressant qui n'est pas du tout de Paris et
qui n'est presque pas d'aujourd'hui, mais qui semble être venu
d'Italie et dater de la Renaissance; qui n'a subi que très peu
l'influence des poètes contemporains et qui, par bien des points et
par ses qualités aussi bien que par ses défauts, est comme en dehors
et à part du mouvement poétique de notre temps.


I

À première vue, il est heureux pour un poète d'avoir fait un jour un
sonnet, une pièce d'anthologie, que tout le monde connaît et récite.
C'est une chance d'immortalité. Pas si sûre qu'on le croirait,
cependant. Pour nos pères, Millevoye était le poète du _Jeune Malade_;
Soumet, de la _Pauvre Fille_; Guiraud, du _Petit Savoyard_.
Aujourd'hui ces «chefs-d'oeuvre» nous font un peu sourire. La
_Feuille_, d'Arnaud, plus légère, a mieux résisté, et surtout le
sonnet d'Arvers. Mais il peut arriver aussi que le choix du
«chef-d'oeuvre» unique auquel reste attaché le nom d'un poète ait été
arbitraire et maladroit et que la pièce trop connue fasse tort à
d'autres qu'elle dispense de lire et qui valent quelquefois mieux. Car
justement ce qui fait qu'une poésie devient populaire, est insérée
dans les recueils de morceaux choisis, dans les _Abeilles_ ou les
_Corbeilles de l'enfance_, ce sont bien sans doute des mérites réels,
mais c'est aussi une certaine banalité dans le sentiment, la
composition ou le style.

J'ai peur que ce ne soit le cas pour les _Deux Cortèges_. L'examen de
ce sonnet nous montrera ce qu'est M. Soulary quand il est le plus de
sa province. Comme les choses les plus connues le sont toujours moins
qu'on ne croit, et que, dans tous les cas, il peut se trouver
d'honnêtes gens qui ne sachent point par coeur ce morceau fameux, on
me laissera le remettre sous les yeux du lecteur.

  Deux cortèges se sont rencontrés à l'église.
  L'un est morne: il conduit le cercueil d'un enfant;
  Une mère le suit, presque folle, étouffant
  Dans sa poitrine _en feu_ le sanglot _qui la brise_.

  L'autre, c'est un baptême. Au bras _qui le défend_
  Un nourrisson gazouille une note indécise;
  Sa mère, lui tendant le _doux_ sein _qu'il épuise_,
  L'embrasse _tout entier_ d'un regard triomphant.

  On baptise, _on absout_, et le temple se vide.
  Les deux femmes alors, se croisant sous l'abside,
  Échangent un coup d'oeil aussitôt détourné;

  Et, merveilleux retour _qu'inspire la prière_,
  La jeune mère pleure en regardant la bière,
  La femme qui pleurait sourit au nouveau-né.

Soyons un peu pédant et rogue et, comme dit quelque part M. Joséphin
Soulary, ouvrons sous les pas de l'innocent auteur «la fosse où vit la
Critique glacée, le formica-leo». D'abord ce n'est point là le style
ni la manière d'un «ciseleur». La ciselure implique une forme
essentiellement plastique, aux contours très nets et très arrêtés,
comme celle de Gautier dans _Émaux et Camées_ ou de M. Leconte de
Lisle presque partout. Le style de M. Soulary est plutôt celui d'un
écrivain très laborieux et très inégalement heureux dans ses
rencontres; il ne cisèle pas, il complique et entortille, ce qui est
bien différent. Cette fois-ci il n'était pas en veine. Voyez que de
mots inutiles: _En feu..., qui la brise..., qui le défend..., qu'il
épuise!_--Notez qu'il n'est pas ordinaire ni convenable qu'une mère
donne à teter à son enfant dans une église: tout ce septième vers est
donc parasite. Et notez aussi qu'on ne donne pas «l'absoute» aux
enterrements des petits enfants.--La mère embrasse du regard son
enfant _tout entier_: il est donc bien grand, ce petit? Encore deux
mots peu nécessaires.--Et moins nécessaire encore l'apposition:
_Merveilleux retour qu'inspire la prière;_ car ce «retour» (le mot est
un peu bien vague), est-ce la prière qui l'inspire? et n'est-ce pas
simplement la bonne nature? Oncques ne vit-on sonnet aussi chevillé.

Je sais bien que, comme l'a théologalement démontré Théodore de
Banville, on ne saurait faire de vers français sans chevilles. Et même
ce rutilant paradoxe n'est, au fond, qu'un truisme. Cela veut dire
que, pour rimer, il faut chercher la rime, que, pour faire des vers,
il faut observer la mesure, et que, ni la rime ni le rythme ne se
présentant d'eux-mêmes, il faut quelquefois, pour exprimer une idée en
vers, y employer d'autres mots que pour l'exprimer en prose.
L'essentiel est que ces mots cherchés, et qui ne s'imposaient pas
plutôt que d'autres, paraissent venus spontanément, ou que, s'ils
semblent tirés d'un peu loin, ce défaut de naturel soit compensé par
le plaisir que donne le sentiment de la difficulté vaincue, ou par
quelque effet de rythme, d'harmonie, de sonorité.

Par exemple, dans ces vers de Victor Hugo:

  À chaque porte un camp, et--_pardieu! j'oubliais,_--
  Là-bas, six grosses tours en pierre de liais,

la cheville est patente, insolente, énorme; mais on la lui passe parce
qu'elle est amusante et donne une rime rare.

Voici une cheville d'une autre espèce:

  C'est là que nous vivions.--_Pénètre,
  Mon coeur, dans ce passé charmant._--
  Je l'entendais sous ma fenêtre
  Jouer le matin doucement.

Il est certain que la fin du premier vers et tout le second forment
une cheville ou que, tout au moins, si le poète avait écrit en prose,
il n'aurait guère senti le besoin d'apostropher ici son coeur. Mais,
d'autre part, cette parenthèse n'a rien de choquant et la diction
peut même la rendre touchante: elle est dans le sentiment de la
strophe et de tout le morceau. Elle n'en est point une partie
nécessaire; mais elle en est une partie harmonieuse et concordante. Il
y a toujours, dans une strophe ou dans une phrase poétique, un ou
plusieurs vers qui expriment ce qui _devait_ être dit, et, tout
autour, des vers qui traduisent des idées, des sentiments, des images
accessoires et qu'on pourrait à la rigueur remplacer par d'autres. Ce
sont donc, si l'on veut, des chevilles; mais elles peuvent être
agréables et sembler naturelles; car, étant donnée la rime du vers qui
exprime l'idée nécessaire, le vocabulaire est assez riche et les
désinences des mots sont assez variées pour qu'il soit toujours
possible de rendre, dans un vers de rime pareille, quelque idée
dépendante et voisine. Je ne me plains donc pas de trouver des
chevilles dans le sonnet de M. Soulary: je me plains seulement de leur
nombre et de leur médiocre qualité. Elles ne valent pas ce qu'elles
coûtent, voilà tout.

Quant à l'idée du sonnet, elle est ingénieuse et d'un effet sûr, et je
ne me demande pas si le sourire de la mère qui enterre son enfant est
aussi vraisemblable que les pleurs de l'autre. Sans cette opposition,
plus de sonnet; et ce qui a fait la fortune de celui-ci, ce ne peut
être, nous l'avons vu, la perfection de la forme: c'est qu'il présente
deux figures et deux tableaux qui _se font pendant_, comme ces
chromolithographies accouplées dont l'une représente le _Départ pour
la chasse_ et l'autre le _Retour de la chasse_, ou bien le neveu
surpris par l'oncle et l'oncle pincé par le neveu. Je suis peut-être
de méchante humeur; mais il me semble qu'il y a dans les _Deux
Cortèges_ quelque chose de cet art un peu banal, quelque chose qui
sent le goût de la province et les Jeux floraux.

Les «chefs-d'oeuvre» de ce genre ne sont malheureusement pas rares
chez M. Joséphin Soulary. Voici l'_Escarpolette_, petit drame en cinq
tableaux. 1er tableau: une petite fille se balance sur une
escarpolette. 2e tableau: le poète rêve; il voit maintenant deux
amoureux sur l'escarpolette. 3e tableau: «Bon! les voilà trois sur
l'escarpolette»: le père, la mère et l'enfant. 4e tableau: «Ils sont
deux sur l'escarpolette»: l'enfant est mort. 5e tableau: «Il n'en
reste qu'un sur l'escarpolette»: le père est mort à son tour.
Dénouement: la fillette tombe de l'escarpolette et se casse la tête;
le «gars» qui la regardait s'écrie: «Quel malheur!» et le poète, sans
y penser, répond: «Qu'importe?» Et le lecteur se pose cette question:
Quelle différence y a-t-il entre une escarpolette et une balançoire?

Autre guitare, comme dit Victor Hugo. Le cordonnier Sutor fait des
brodequins pour sa maîtresse Pholoé, au moment où Alexandre entre dans
Persépolis. Il est tellement à sa besogne qu'il ne voit point passer
le conquérant. Mais Pholoé le voit et le trouve beaucoup mieux que
Sutor. «Grands Dieux! dit-elle, qu'Alexandre est donc beau!»... Et,
pour abréger, Alexandre, vexé de l'indifférence de Sutor, met le feu
à Persépolis:

  Le grand roi se vengeait d'un cordonnier coupable
           De ne l'avoir pas regardé!

Un jour le poète, étant mort, va, suivi de son chien, frapper à la
porte du Paradis; et, comme saint Pierre ne veut pas laisser entrer le
fidèle animal et que saint Roch lui-même, invoqué, fait le cafard et
se récuse, le poète et son chien errent à l'aventure dans la région où
sont les ombres des bêtes... Et cela est un rêve, et cela s'appelle
_Dans les limbes_, et il est difficile d'imaginer un badinage plus
soigné et plus long.


II

Je ne cacherai pas que je cherche en ce moment les côtés faibles de M.
Joséphin Soulary, non pour le diminuer, mais pour le définir plus
sûrement.

Une autre preuve qu'il est bien de sa province, c'est sa malveillance
à l'endroit de Paris:

  Que Paris nous fasse la loi
  Par un côté brillant qui frappe,
  Par un certain... je ne sais quoi,
  Par une certaine... (aidez-moi,
      Le mot m'échappe),

  Je tiens ce point pour éclairci...

Eh bien! ce «certain je ne sais quoi», qui en effet n'est pas aisé à
définir, M. Soulary a beau s'en moquer: il lui manque absolument. Je
n'ignore pas qu'il manque aussi à beaucoup de Parisiens; mais enfin,
s'il y a des provinciaux à Paris, il y en a peut-être encore plus en
province. Ce «je ne sais quoi», ne serait-ce pas le goût, la crainte
de paraître trop content de son esprit, le discernement rapide du
point qu'il ne faut pas dépasser sous peine de devenir affecté et
ridicule? Tout au moins, si on est ridicule à Paris, on l'est à la
mode d'aujourd'hui, non à la mode d'il y a deux ou trois cents ans.
Or, dans les trois quarts de ses poésies, M. Soulary n'est ni un
romantique, ni un parnassien, ni un névropathe, mais un «précieux» des
temps passés. C'est que la province garde mieux que Paris les vertus,
les défauts, les travers, les modes d'autrefois. Il y a des coins où
l'on découvre encore des jansénistes, des camisards, des comtesses
d'Escarbagnas, des poètes de ruelle, etc., parfaitement conservés.
Toute la vieille France se retrouve en province, çà et là, par
fragments. Et c'est ainsi que M. Soulary, Lyonnais de Lyon, est un
confrère de Voiture et un ami de Cathos et de Madelon.

Il n'est pas de style plus laborieux et plus cherché, de gentillesse
plus emberlificotée. Voulez-vous savoir ce que devient, torturé par ce
poète de trop d'esprit, une idée toute simple comme celle-ci: «Si
j'avais appris à compter quand j'étais enfant, je serais plus riche
que je ne suis?»

  ... Ha! si depuis ce jour où je tombai novice
  À l'école, en quittant le sein de ma nourrice,
  J'avais su _déchiffrer l'hiéroglyphe saint
  Qui, de la corne d'or multipliant l'hélice,
  Fait sourdre un million sous le nombre succinct_,
  Je n'aurais pas connu, Misère, ton supplice.

Ailleurs nous rencontrons des amants qui «égrènent le rosaire d'or que
l'amour mit pour l'homme au cou de la femme». Nous apprenons que les
plaintes du cuivre «font courir un frisson qui tient l'âme
debout»,--et «qu'en vain nous déplaçons l'amer levain du souci notre
hôte». Et voici ce que dit aux femmes honnêtes Marie la révoltée:

  Paissez, brebis; le bouc expie!
  _Par nous le mal essentiel
  Croît au sentier de l'oeuvre pie
  Qui vous conduit tout droit au ciel._

Cathos eût eu plaisir à entendre appeler un grain dépoussière:
«l'atome ailé qu'aucun pouvoir ne tue.» Elle eût approuvé cette
périphrase qui signifie que l'homme, à l'automne, devient sérieux:

  Comme elle (la terre), son fils l'homme a pris un maintien grave;
  _De ses jours de folie il fait payer le tort
  Au devoir qui l'étreint dans son rude ressort;_

et, dans la description d'une gypsie:

  Un amulette où l'art imite
  Quelque Diane au front cornu,
  Des deux seins fixant la limite,
  _Veillait aux mystères du nu_.

Je ne parle pas des «regards qui se tendent en grande fixité», ni des
pleurs qui «_se font brèche_ dans de grands yeux doux» (ce ne sont
peut-être que des incertitudes de langue ou des sacrifices à la
rime). Et je ne parle pas non plus des simples mignardises, qui sont
innombrables. Toute fille est fillette. Tout est petit, mignon, coquet
et coquin; et le cordonnier de Persépolis, faisant des brodequins pour
sa maîtresse, qualifie ses pieds d'«espiègles» et de «gentils
bourreaux».


III

Il est donc fort singulier que ce soit M. Soulary qui ait écrit ce
vers:

  Le sentiment du beau, c'est l'horreur du joli.

Eh! qu'entend-il par le joli? Est-ce que vraiment il croit avoir
jamais aimé et cultivé autre chose? Au reste, il a bien tort de
creuser un tel abîme entre le joli et le beau; car le joli n'est déjà
pas si laid, et c'est peut-être le beau dans le tout petit, à moins
que ce ne soit la coquetterie du tout petit dans le beau.

Toute chose, en passant par les mains de M. Joséphin Soulary, se
rapetisse, s'amignote, s'amenuise, s'amignardise. Parfois, des idées
qui avaient de la grandeur ou des peintures commencées d'un trait net,
ferme, saisissant, se tournent en gentillesse, en pointe, en badinage
grêle et vieillot. Lisez la pièce intitulée _Émotions nocturnes_: la
première partie en est fort belle. Un homme, longeant un bois, la
nuit, éprouve le vague effroi de tout ce qui grouille, bruit, glisse
ou chuchote dans les demi-ténèbres:

  La nuit tend sur le ciel brouillé
  Ses ailes d'argent ponctuées;
  La lune, comme un soc rouillé,
  Laboure le champ des nuées.
  . . . . . . . . . . . . . . . .

  L'oeil, aussi loin qu'il peut plonger
  Dans la perspective indécise,
  De chaque objet voit émerger
  La Peur debout, couchée, assise.
  . . . . . . . . . . . . . . . .

  L'élytre, invisible grelot,
  Sonne l'essor du scarabée;
  Sous les mousses le surmulot
  Grignote une noix dérobée.

  De tous côtés partent des sons,
  Notes grêles, sourdine éteinte;
  On chuchote dans les buissons,
  La flaque gémit, l'herbe tinte.
  . . . . . . . . . . . . . . . .

  Des formes vagues d'oiseaux lourds
  Dans l'air entre-croisent leur voie...

L'homme se croit poursuivi par un être mystérieux qui le talonne. Il
fuit, il arrive chez sa maîtresse. Ô chute! l'eau-forte aboutit à la
vignette, les beaux vers pittoresques aux petits vers. «Nigaud, lui
dit son amoureuse, c'est ton ombre dont tu avais peur. L'ombre qui te
suit, c'est un veuf en peine. Dieu fit les ombres pour aller par
paires. Marions-nous, et nos deux ombres se consoleront, et, dans neuf
mois, de nos deux ombres il en sortira une troisième, et ainsi de
suite; et, à ce compte, quand nous serons douze, nous serons
vingt-quatre, toute une armée pour mettre la peur en déroute.»

  J'y songeais, dis-je, ô ma Lucy!
  Mais vingt-quatre est un bien gros nombre:
  Moitié, c'est déjà grand souci,
  Même en lui retranchant son ombre.

Et patati et patata. C'est joli assurément. Encore peut-être n'est-ce
que gentil.

_La Gypsie_ est encore une pièce qui commence par de beaux vers
sonores et colorés et qui se termine par une toute petite chute, plus
ridicule que risible. La gypsie est la personnification de la nature,
de la poésie, de la liberté, de l'amour aventureux, de la sainte
bohème. Le fou qui la suivrait, dit le poète, serait pauvre, honni des
bourgeois, et se damnerait. «Il perdrait la sainte chimère de
l'hyménée éternel,--mais _il n'aurait pas de belle-mère!_»

La nature, adonisée, a des frisettes, essaye des mines et fait la
petite folle. Voyez ce que devient le large et magnifique printemps de
Lucrèce ou de Virgile, le divin embrassement de Jupiter et de Cybèle.
Le Soleil et la Terre échangent des petits vers. Phébus, faisant des
jeux de mots, dit à sa petite femme: _Ave, Maïa_. Et elle l'appelle
«bel ange» et «époux enjoué». Ailleurs,

  La terre est la fiancée
      Du gentil soleil;
  La nouvelle en est criée
      Par Avril vermeil;

et nous avons tout le détail de la noce. Le mari prépare la chambre.
Le lit d'opale a pour rideaux des nuages agrafés aux étoiles. Puis la
mariée s'habille. La Terre met son corset, et ses roses le font
craquer, etc.

Vous connaissez cet autre thème éternel et grandiose: l'impassibilité
de la nature opposée à la douleur et à la fugacité de l'homme. Or,
voici un tout petit sonnet, quatorze petits vers, qui vous offrent,
réduits à des proportions minuscules, le _Lac_, la _Tristesse
d'Olympio_ et le _Souvenir_ de Musset. Un petit amant désespéré
reproche à la Nature son sourire; et la Nature, plaisantine, mignarde
et lilliputienne, lui répond:

  Nigaud! que ton coeur éperdu
  Se cherche une autre associée!

  Deux pinsons qui vont s'adorer
  À leurs noces m'ont conviée:
  Je n'ai pas le temps de pleurer.

Ou bien le Soleil fait le pitre. C'est l'hiver; la toile est baissée,
le théâtre est fermé. Le Soleil cependant «prépare sa rentrée».

  Et, tandis qu'on grelotte, il vient par intervalle
  Regarder plaisamment, l'oeil au trou du rideau,
  La grimace que fait son public dans la salle.

Le poète voit si petit qu'il nous décrit en détail la navigation de
deux papillons sur une feuille de frêne, «l'un _trônant_ à la poupe,
l'autre _siégeant_ au gouvernail»:

  On voit passer sous leur corsage
  Des frémissements convulsifs,
      Et leur regard dégage
      Mille rayons lascifs.

Des papillons qui ont des regards lascifs! Et il les voit! C'est de la
poésie d'oiseau-mouche ou de libellule.

Je pourrais multiplier les exemples à l'infini, et cela m'afflige. Car
ce ne sont point ici amusettes d'un moment, comme on en peut trouver
dans _Émaux et Camées_ ou dans les _Chansons des rues et des bois_.
Ces amusettes sont presque toute la poésie de M. Joséphin Soulary.
Quels sont, croyez-vous, les interlocuteurs d'une _Querelle de
ménage_? L'âme, le corps et la mort, tout simplement. L'âme et le
corps se chamaillent en style familier et bourgeois, comme pourraient
faire M. et Mme Denis sur l'oreiller conjugal. Vous sentez le piquant?
La Mort, qui passe, fait de l'esprit et les met d'accord.--Mais voici
le «comble». C'est un sonnet intitulé: la _Belle-mère_ (encore?), et
où le poète développe cette pensée que, puisque nous sommes les époux
de la Vie et que la Vie est fille de la Mort, nous avons la Mort pour
belle-mère!

Vous avez vu, aux vitrines des boulevards, ces images ingénieuses,
compliquées, ineptes, qui représentent de loin une tête de mort, et,
de près, une nichée d'enfants ou le profil de Mme Sarah Bernhardt.
Justement, non loin de ce chef-d'oeuvre, s'étalent d'ordinaire _Ma
femme_ et _Ma belle-mère_, deux sujets qui se font pendant comme dans
les _Deux Cortèges_. Et je songe avec tristesse que, si un photographe
appliqué pouvait, par un jeu savant de lignes, insérer dans la tête de
mort la silhouette de la belle-mère au lieu du profil de Sarah
Bernhardt, il aurait «transposé» fort exactement le sonnet de M.
Soulary: il aurait fait en art ce que M. Soulary a fait en poésie. Ce
serait aussi spirituel; ce serait de même qualité et de même hauteur.

Dans ce genre de poésie, l'Amour, le terrible Amour d'Hésiode, le bel
adolescent d'Anacréon, s'appelle «Bébé» (les _Jeux divins_; _Enfant
terrible_). Une série de sonnets d'amour porte ce titre coquet et
badin: «La battue au sentiment», tandis qu'une série de sonnets
presque philosophiques est intitulée: «L'affût au raisonnement». Et
quand le poète médite sur la destinée humaine, il appelle cela
«_agacer_ ce vieux sphinx du néant».

Les allégories abondent, on a pu le voir déjà, chez M. Joséphin
Soulary. Il y en a de gracieuses, de singulières et de belles. Mais
souvent aussi une allégorie qui pouvait être simplement belle tourne
au jeu d'esprit, à la bluette difficile à force d'être soutenue et
poursuivie avec exactitude et dans les moindres détails (et c'est là,
on le sait, une des caractéristiques du «précieux»). Ou bien
l'allégorie offre une image bizarre, déplaisante, malaisée à concevoir
et à accepter, comme dans _Misericors_:

  Fi! les courts ailerons! C'est une moquerie!
  À peine ils cacheraient nos deux coeurs à la fois.

Qu'est-ce que cela veut dire, et de quels ailerons s'agit-il?--Oh!
tout simplement des ailerons d'une jeune fille. Vous entendez bien,
c'est une jeune fille qui a des ailerons, et non point par métaphore,
comme quand on dit à une femme du meilleur monde en lui offrant son
bras: «Madame, vous offrirai-je mon _aileron_?» Or, en tirant ces
ailerons «vers le ciel», on peut les allonger. «Essayons!» dit la
vierge. Et on lui tire ses ailerons, et bientôt «ils _mesurent_ trois
coeurs à l'aise»; puis ils en tiennent douze, puis cent, et enfin
toute l'humanité pourrait s'y blottir. Et voici le mot de l'allégorie:

  ... Sans retard volons à Dieu, ma belle!
  L'aiglon qui marche à terre est un oiseau, moins l'aile,
  Et l'amour, dès qu'il prend de l'aile, est charité.

Remarquez en passant qu'il n'y a que M. Soulary pour appeler une femme
«ma belle» au moment où il lui dit solennellement: «Volons à Dieu!»


IV

Assurément on découvrirait chez M. Soulary, si on voulait autre chose
que ce que nous y avons vu. On discernerait même chez lui le Lyonnais:
il a le mysticisme, parfois un anticléricalisme de canut; et le
sentiment révolutionnaire lui inspire des pièces violentes et
mélodramatiques sur la misère du peuple. On reconnaîtrait aussi le
poète du XIXe siècle à son affectation de néo-hellénisme, à son amour
de la nature, à son amertume, à son pessimisme. Mais tout cela prend
chez lui la même forme mignarde, entortillée, tarabiscotée, et cette
forme est bien réellement son tout.

M. Soulary est un Italien. Ses ancêtres, les Solar, de Gênes, ont,
paraît-il, apporté à Lyon l'industrie des velours brochés d'or et
d'argent. Lui, c'est avec des mots qu'il fait ses broderies
compliquées à plaisir. Ses aïeux littéraires sont les poètes de la
Pléiade, les précieux du XVIIe siècle et les concettistes italiens,
Guarini ou le Tasse de l'_Aminta_. Son sonnet des _Rêves ambitieux_
rappelle par la facture tel sonnet de Joachim du Bellay; ses _Métaux_
font songer aux _Pierres précieuses_ de Remy Belleau. Il a, comme
Ronsard, un fonds gaulois qui perce çà et là sous la mignardise
transalpine. Et par delà ces poètes raffinés il se rattache aux
troubadours. Il est dans notre siècle le représentant inattendu du gai
savoir et de la poésie menue des cours d'amour. Bref, et pour ne
retenir que ses traits essentiels, M. Soulary est un concettiste et un
provincial.

Et c'est parce qu'il est resté provincial qu'il a pu être un
concettiste aussi outré. C'est le séjour de la province qui lui a
permis de conserver intact et de développer son aimable manie et
d'abonder ainsi dans le sens de la gentillesse. Et n'est-ce pas être
original, après tout, que de procéder de Guarini? À Paris, il eût
apparemment subi des influences contemporaines. Et puis, à Paris, la
lutte pour la vie et pour la gloire est d'une extrême âpreté: il y a
des petits jeunes gens qui égorgeraient leur meilleur ami--surtout
leur meilleur ami--pour arriver plus vite à la «notoriété» ou à la
fortune. La paix de la province entretient l'aménité des moeurs,
encourage à la rêverie et aux ouvrages de patience. La sécurité que
donne un traitement fixe est aussi très bonne pour cela. Et rien de
tel que les loisirs du bureau pour se faire une belle main et pour
apprendre l'écriture ornée avec des oiseaux dans les majuscules.

Il y a de là douceur dans la gentillesse, quelque chose de plaisant
dans la mignardise et d'intéressant dans l'affectation. Pourquoi
détester chez un poète ce qu'il est permis d'aimer chez une femme: la
coquetterie, le désir de plaire se traduisant soit par les petits airs
de tête, soit par les inflexions de voix câlines et à demi fausses,
soit par l'arrangement symétrique et compliqué de petits objets,
chiffons, rubans, oripeaux? Il est d'ailleurs arrivé plus d'une fois à
M. Soulary de s'arrêter en deçà de la mignardise et de l'extrême
subtilité et de se contenter d'être gracieux, tendre, spirituel,
ingénieux, délicat. Voyez les _Deux Roses_, _Des pas sur le sable_, _À
Éva_, _Dans les foins_, _Oaristys_, _Devise amoureuse_, _Aux morts_,
_À une jeune fille poète_, _Si l'on me disait..._, _Ce beau
printemps_. Il se pourrait bien que M. Soulary fût le roi des _poetæ
minores_. Et n'allez pas croire que ce soit peu de chose!...



LA JEUNESSE DU GRAND CONDÉ

D'APRÈS M. LE DUC D'AUMALE[58]

         [Note 58: _Histoire des princes de Condé pendant les XVIe et
         XVIIe siècles_ par M. le duc d'Aumale, t. III et IV. (Calmann
         Lévy.)]


Ce doit être une chose agréable que d'être prince, non pas roi ou
empereur (ceux-là ont de trop lourdes servitudes, s'ils ont peut-être
des joies d'orgueil plus intenses), mais grand seigneur porteur d'un
grand nom historique, prince en retraite dans une démocratie et, si
vous voulez, vaguement prétendant. D'abord, il y a des chances pour
que l'on soit heureusement doué et, par les qualités physiques et
intellectuelles, au-dessus de l'ordinaire. Je n'irai pas jusqu'à dire
avec La Bruyère que «les enfants des dieux se tirent des règles de la
nature, que le mérite chez eux devance l'âge et qu'ils sont plus tôt
des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l'enfance». Il
s'est rencontré des princes d'une nullité incontestable, même aux yeux
de l'observateur le plus respectueux. Mais enfin une vieille race
est, dans son ensemble, une sélection qui s'est poursuivie pendant des
siècles. Les hommes tout à fait médiocres de coeur et d'esprit y sont,
je crois, l'exception; et les moins doués ont encore un orgueil du
sang, un sentiment de la tradition, qui leur permettent de garder
quelque tenue. Et quant à ceux, en plus grand nombre, qui naissent
intelligents et distingués, on dirait qu'on leur en sait plus de gré
qu'aux autres hommes, sans doute parce qu'ils pourraient mieux se
passer de ces dons; et il semble aussi qu'il leur soit plus facile
qu'à nous d'user de cette intelligence pour se composer une vie
élégante et délicieuse à souhait. En outre, ce ne doit pas être un
mince plaisir, et c'est tout au moins une raison de vivre, que de
savoir que l'on continue une race célèbre, de retrouver son nom mêlé
partout à l'histoire, de reconnaître des aïeux dans les conducteurs de
peuples et parmi les premiers acteurs qui ont joué publiquement leur
rôle sur la scène du monde. Nous autres, nous continuons une foule
anonyme, et c'est une foule anonyme qui nous continuera. Nous sommes,
pour ainsi dire, coupés du passé, et ce n'est guère que dans le
présent que nous avons des intérêts. L'inutilité de la vie nous
apparaît plus aisément, à nous qui, si nous représentons quelque
chose, le représentons avec des millions d'autres êtres. Eux, ils
n'ont qu'à se laisser vivre pour faire partie de l'histoire. Ce que
les autres hommes n'obtiennent que par un génie, une fortune ou un
effort exceptionnels: le souvenir de la postérité, la mention de
leurs noms dans les annales futures, les princes en sont sûrs par cela
seul qu'ils sont venus au monde, et si tout est vanité, comme je n'en
doute point, cela est pourtant une des vanités les plus recherchées
des mortels. Enfin un respect les entoure, presque involontaire chez
ceux qui le leur témoignent; ils lisent presque à chaque instant, dans
les yeux, dans les gestes, dans toute l'attitude de ceux qui les
approchent et même des personnes les plus considérables, qu'ils sont
d'une espèce supérieure et privilégiée.

Mais ce doit être aussi une chose bien désagréable d'être prince. Leur
nom les opprime autant qu'il les soutient. Ces respects qu'on leur
rend, ils ne savent point s'ils s'adressent à leur sang ou à leur
personne. S'ils ont leurs orgueils que nous ne connaissons pas, il est
aussi des fiertés dont ils ne pourront jamais goûter la joie d'une âme
parfaitement tranquille. Quel que soit l'éclat de leurs mérites
personnels, on ne le distingue jamais nettement de celui qu'ils tirent
de leur naissance. S'ils sont d'une Société savante, ils ne sauront
jamais au juste si c'est pour leurs livres ou pour leur nom. Ils sont
les moins libres des hommes. Il y a tels sentiments qu'ils doivent
avoir, telles opinions qu'ils doivent professer, et cela quand même
dans leur for intérieur ils en auraient de toutes différentes. Mais
cela même ne leur est guère possible, et le plus souvent les
convenances impérieuses de leur position façonnent jusqu'à leurs
pensées intimes. Les limites dans lesquelles leur sens propre peut
s'exercer et se mouvoir publiquement sont fort étroites, et, comme
cette contrainte est inséparable de leur grandeur et même la préserve,
ils s'y résignent facilement ou plutôt n'ont point à s'y résigner, car
ils ne la considèrent pas comme une contrainte. Mais en réalité, et
quoiqu'ils ne s'en aperçoivent pas toujours, ils sont véritablement,
corps et âme, les esclaves de leur nom. Cette servitude énorme
s'ajoute pour eux aux servitudes qui pèsent toujours sur les jugements
humains.

Ce n'est guère que sur les moeurs qu'ils pourraient s'accorder quelque
liberté, et jadis ils laissaient volontiers leur corps prendre la
revanche des esclavages de leur esprit; mais beaucoup d'entre eux se
refusent aujourd'hui cette consolation.--Ils vivent enfin dans un
monde très restreint; ils ne se trouvent de plain-pied qu'avec un très
petit nombre d'hommes: ils ne peuvent donc connaître les hommes
qu'imparfaitement. Ils ne les voient pour la plupart que sous un angle
très particulier et très étroit, et dans une attitude de respect ou de
défiance. Un prince ne peut pas vivre en pleine mêlée humaine, vivre
dans la rue, aller où il lui plaît, frayer tranquillement avec des
gens de toute classe. Presque partout il gêne ou est gêné.--Un prince
ne peut, à vingt ans, publier des vers. Il n'a ni la liberté ni les
moyens d'écrire des romans naturalistes, impressionnistes,
pessimistes, analytiques ou autres. Il ne peut faire de la critique.
Le malheureux ne peut écrire que sur l'économie politique ou sur
l'histoire diplomatique ou militaire, et là encore il n'a jamais ses
coudées franches.

Oui, cela est triste d'être prince. On vit et on meurt isolé de
l'immense humanité. On ne voit guère, de la grande comédie, que des
fragments arrangés. On n'a de visions un peu curieuses, on ne découvre
à plein les hommes qu'en temps d'émeute et de révolution. En somme,
s'il est vrai, comme je le pense, que la vie la plus digne d'être
vécue est celle qui nous permet de connaître l'humanité à tous ses
étages, sous tous ses aspects, par tous ses côtés pittoresques et dans
tous ses recoins moraux, le mieux est d'être né du peuple, et du plus
petit. Car d'abord c'est le seul moyen de voir de près les moeurs, les
sentiments, les âmes des humbles et la lutte pour l'existence sous ses
formes les plus simples et les plus tragiques. On voit ainsi la vie à
nu et l'on se fait un coeur compatissant. On apprend en même temps ce
qu'il peut y avoir quelquefois d'originalité intellectuelle et morale
sous la misère et l'humilité des apparences. Et de là, si l'on a un
peu de bonheur, on peut monter, traverser tous les mondes ou même y
séjourner successivement, connaître les bourgeois, les marchands, les
bohèmes, les artistes, les politiques et ceux qu'on appelle les gens
du monde. Et il n'est pas mauvais non plus d'avoir été élevé par les
prêtres, puis par l'Université, d'avoir reçu une éducation tour à tour
religieuse et purement laïque: cela vous aide dans la suite à
comprendre un plus grand nombre de choses. On peut, à ce compte,
recueillir des impressions précises et variées surtout ce que la
réalité offre d'intéressant, et on le peut encore plus aisément si
l'on a eu soin de se conserver libre et d'éviter le mariage, qui,
comme dit La Bruyère, «remet chacun dans son ordre». Mais ce voyage
philosophique à travers les compartiments de la société humaine n'est
possible, comme j'ai dit, que si l'on part du plus bas. Le voyage en
sens contraire ne se fait point. L'écrivain ou le dilettante né du
peuple peut quelquefois hausser son observation jusqu'aux grands en
parcourant toute la région intermédiaire: un grand ne sort point de sa
classe, sauf en des occasions extraordinaires et trop rapides, et est
condamné à une assez grande ignorance, à une pauvreté relative
d'impressions. Heureux ceux qui ne sont d'abord qu'une tête dans la
foule, quand il est donné à cette tête de circuler librement dans
cette foule, d'en visiter les replis et de la refléter tout entière!
Prince ne puis, bourgeois ne daigne, curieux suis.


I

Pourquoi ces réflexions, dont les unes sont peut-être justes et les
autres assurément excessives, m'ont-elles été suggérées par les deux
nouveaux volumes qui viennent de paraître de l'_Histoire des princes
de Condé_? Car elles n'y ont, je l'avoue, que peu de rapport.

Tout ce qu'il est permis de dire, c'est d'abord que certaines parties
de l'_Histoire des princes de Condé_ ont forcément plus d'intérêt pour
l'auteur que pour nous. Il n'était point possible de séparer leur
histoire de celle de notre pays, car ils y ont tous été mêlés en vertu
même de leur naissance; mais ils y ont été mêlés à des degrés et avec
des mérites fort inégaux. Dès lors qu'arrive-t-il? S'il s'agit du
Condé de la Ligue ou du grand Condé, à la bonne heure; ils sont assez
considérables pour servir de centre à une histoire politique et
militaire de leur temps. Mais si c'est le père du duc d'Anguien qu'on
nous présente, nous sommes un peu fâchés de voir le récit d'une partie
de la guerre de Trente ans tourner autour de ce médiocre personnage.
Que sera-ce quand M. le duc d'Aumale en viendra au fils et au
petit-fils du vainqueur de Rocroy?

Encore leurs figures pourraient-elles être intéressantes malgré
l'insignifiance du rôle qu'ils ont joué, si l'auteur pouvait marquer
leurs traits avec une liberté entière. Mais (et c'est là mon second
regret) on sent trop, à certaines timidités, à certaines habiletés
aussi, que l'histoire de ces princes a été écrite par leur cousin et
leur héritier, qu'il leur est attaché par les liens du sang et de la
reconnaissance. Je sais bien que cela même double l'effet de plusieurs
passages du livre. Lorsque M. le duc d'Aumale lut à l'Académie le
récit de la bataille de Rocroy, l'auditoire fut traversé d'un frisson
qu'il n'aurait probablement point senti si le lecteur n'avait pas été
un descendant de Henri IV. Je sais aussi que M. le duc d'Aumale ne dit
jamais que la vérité, et que son histoire n'a point le ton ni l'allure
d'un panégyrique. Mais dit-il toujours toute la vérité? ou, si vous
voulez, la voit-il toute? Vous me direz qu'il est arrivé à des
bourgeois, écrivant sur les rois et sur les princes, d'apporter dans
leur étude un respect beaucoup plus superstitieux et d'être beaucoup
plus éblouis par le nom de leurs héros que M. le duc d'Aumale. Mais il
ne s'ensuit pas que le noble historien se soit trouvé lui-même dans
les meilleures conditions pour nous faire une peinture absolument
fidèle du grand Condé.--Je ne nomme que celui-là, car c'est lui qui
remplit la moitié du troisième volume et tout le quatrième. Il est,
d'ailleurs, de beaucoup, le plus grand homme de sa race. Je m'en
tiendrai donc à lui. Aussi bien je n'ai pu parvenir à m'intéresser à
la personne de Henri II de Bourbon.

Or, le portrait gravé qui est dans le quatrième volume me met déjà en
défiance. La tête de Condé est bien connue; mais, par un surcroît de
conscience, je suis allé consulter les estampes de la bibliothèque
Victor Cousin. Il y a là une trentaine de portraits de Condé, depuis
l'enfance jusqu'à l'âge mûr. Deux de ces portraits, l'un de Poilly,
l'autre de Nanteuil, sont des merveilles d'exécution et sont aussi, on
le sent bien, d'une entière fidélité. Car, outre qu'ils se ressemblent
entre eux, ils ressemblent au buste anonyme, d'une vérité si brutale,
qui se trouve au musée de la Renaissance. Il n'y a pas à dire, le
grand Condé était laid, si la laideur consiste dans un éloignement par
trop audacieux des proportions moyennes du visage humain. Un nez
démesuré; de grands yeux qui devaient être beaux, mais à fleur de
tête; pas de joues: deux profils collés; une bouche vilaine, soulevée
par les dents obliques; en somme, un nez et deux yeux, et presque rien
avec; une laideur puissante, fascinatrice si l'on veut, qui devait
s'illuminer et devenir superbe dans les moments de passion ou dans
l'ivresse des batailles. Si l'on avait à imaginer quelque chef de
bande idéal, le type même de l'aventurier et de l'homme de proie,
c'est bien cette tête-là qu'on lui mettrait sur les épaules. C'est là
proprement une tête d'aigle, comme celle de Mirabeau est une tête de
lion, celle de Robespierre une tête de renard, celle de Louis XVI une
tête de mouton. Eh bien! cette tête magnifique, extraordinairement
expressive, M. le duc d'Aumale en a eu peur, et cela n'est pas bien
pour un amateur et un collectionneur de tableaux. Il est allé chercher
je ne sais quel portrait officiel peint par Stella, et il en a fait
faire, sous la direction et avec la complicité de M. Henriquel Dupont,
une gravure adoucie et affadie qui lui arrondit les joues, qui lui
donne un menton, qui lui façonne une bouche aimable, qui l'enjolive et
l'éteint, qui le passe tout entier à la pierre ponce et qui,
finalement, le fait ressembler à Mlle Bartet: bref, un portrait
flatté, souriant, convenable, à l'usage de la famille.


II

Ces adoucissements et ces atténuations, je crains que M. le duc
d'Aumale ne les ait fait subir aussi au portrait moral de son héros.
Ce n'est là qu'une impression; mais, me souvenant quel terrible homme
a été le grand Condé, je comptais voir son caractère se dégager, dès
son enfance, avec un tout autre relief. Or, j'assiste à une enfance
comprimée, studieuse, sérieuse et docile de jeune prince qu'on chauffe
et qu'on pétrit de bonne heure et durement pour son rôle futur. Mais
peu ou point de traits originaux et significatifs. Ce Condé enfant, ce
Condé adolescent, je les vois mal et je suis un peu déçu. Sans doute
j'avais tort d'attendre autre chose que ce qu'on me donne: c'est
apparemment qu'il n'y a rien de plus. Et, après tout, cette histoire
du dur dressage d'un enfant à son métier de prince et de général est
fort intéressante en elle-même, et M. le duc d'Aumale nous la raconte
avec beaucoup de vivacité et de charme et dans un style qui a en même
temps de la tenue et de la grâce.

J'ai lu, pour ma part, avec une sorte d'admiration mêlée de pitié ce
récit de l'éducation d'un prince. À peine né, son père l'enlève à sa
mère, craignant pour lui l'air de Paris et plus tard «l'influence de
ces femmes élégantes dont Madame la Princesse était toujours
entourée», et l'envoie au château de Montrond, en Berry, sous la garde
de mercenaires. À quatre ans et demi, le petit duc fait son entrée à
Bourges pour y être baptisé. Il trouve aux portes de la ville la
noblesse, le clergé, les officiers de justice, quatre mille bourgeois
sous les armes, et conçoit nettement, une fois pour toutes, qu'il
n'est point de la même pâte que les autres hommes. Et il entend cinq
discours, héroïquement, sans broncher, sans dormir, déjà redressé et
roidi dans son rôle de prince--à quatre ans et demi! Peu après
commence pour le pauvre petit, sous la direction d'un Père jésuite et
d'un vieux gentilhomme, une éducation impitoyable, à haute pression,
que je remercie le ciel de m'avoir épargnée. Il semble avoir été d'une
surprenante précocité. À sept ans, il jouait au soldat en latin; à
onze ans, il avait terminé sa rhétorique (au collège Sainte-Marie, de
Bourges) et «maniait le latin comme sa propre langue». M. le duc
d'Aumale nous donne quelques-unes des lettres latines qu'il écrivait à
son père à cette époque. Elles sont d'une terrible «élégance». J'y
prends une phrase au hasard: _Interim hæc rudimenta devoveo primi mei
in rhetorica tirocinii, quæ, tametsi impolita sint atque inculta,
habebunt tamen veniam, quia tironis sunt, et fortasse parient
delectationem, quia sunt filii._ (En attendant, je vous dédie ces
premiers essais de ma rhétorique. Vous n'y trouverez ni art ni
politesse; mais vous les lirez avec indulgence, parce qu'ils sont d'un
apprenti, et peut-être avec plaisir, parce qu'ils sont de votre
fils.) Voilà qui n'est point mal pour un enfant de onze ans; mais mon
insupportable méfiance me suit partout. Je songe à ce que nous dit M.
le duc d'Aumale du recueil de poésies latines que le duc d'Anguien
offrait à son père en termes si élégants, et j'ai peur que recueil et
dédicace ne soient partis des mêmes mains. «Le Père Pelletier, nous
confesse avec esprit M. le duc d'Aumale, eut peut-être plus de part
que son élève à la composition du recueil. Cependant il n'y travailla
pas seul; l'écriture change souvent, et dans tout le volume il y a
tant d'emprunts à l'antiquité et à la fable, une si grande abondance
de figures de rhétorique, une telle variété de rythmes depuis
l'hexamètre jusqu'à l'ode tricolos tétrastrophos, le tout mêlé à une
si profonde horreur de l'hérésie, qu'on peut attribuer l'oeuvre au
corps enseignant de Bourges.»

Puis le duc d'Anguien apprend la philosophie et les sciences. «Toutes
ces études furent poussées à fond.» Pousser à fond l'étude des
sciences et de la philosophie entre onze et treize ans, cela est tout
à fait remarquable. À la fin de chaque division du cours, il soutient
des thèses qu'il fait imprimer et distribuer aux ministres, aux
principaux magistrats, aux chefs du clergé, à Paris, en province et
jusqu'à Rome. Puis c'est le droit et l'histoire où il s'applique avec
beaucoup d'ardeur, considérant expressément les grands personnages
historiques comme des maîtres et des sortes de prédécesseurs dans un
rôle qu'il jouera à son tour. «C'est un esprit auquel il faut de
l'emploi», disait fort justement son précepteur le P. Pelletier.
Joignez à cela les exercices physiques, la danse, la paume,
l'équitation, la chasse, à laquelle il paraît dès lors s'adonner
furieusement. Ici se placent deux de ces anecdotes que recherchaient
Bouvard et Pécuchet méditant une _Vie du duc d'Angoulême_. Un jour, il
donne tout son argent à deux paysans ruinés par les recors. En
revanche et avec plus d'entrain, j'en suis sûr, il défend contre une
émeute un procureur fiscal.

À quinze ans il vient à Paris faire sa révérence au roi, se rend à
Saint-Maur auprès de sa mère, «qu'il n'avait pas encore eu l'occasion
de voir souvent», et va rejoindre son père dans son gouvernement de
Dijon, où il complète ses études. Il revient à Paris, entre à
l'Académie royale, qui était une sorte d'École militaire, et commence
à aller dans le monde, à l'hôtel de Condé et à l'hôtel de Rambouillet,
où il rencontre une foule de jolies personnes et notamment cette
touchante Marthe du Vigean dont il devient quelque peu amoureux.
Pourquoi, sur ces amours, M. le duc d'Aumale nous renvoie-t-il à
Victor Cousin? N'a-t-il point d'autres documents?

M. le Prince avait d'ailleurs fixé le nombre et la durée des visites
que le duc d'Anguien pouvait faire à sa mère. Mais la princesse,
blessée par ces prescriptions, peut-être aussi trouvant que son fils
«ne faisait pas d'assez bonne grâce son compliment aux dames», lui
dit «qu'il n'était pas nécessaire de venir souvent». Il est vrai
qu'elle se ravise un peu après. C'est égal, la tendresse manque
singulièrement dans cette éducation. À quinze ans, le duc d'Anguien
n'avait pour ainsi dire pas vu son père ni sa mère. «En apprenant, en
imposant le respect à son fils, dit M. le duc d'Aumale, Henri de
Bourbon négligea de faire naître, de développer dans cette jeune âme
certains sentiments délicats, de toucher certaines cordes qui n'ont
jamais vibré dans le grand coeur de Condé.» À la bonne heure! Mais
quelles «cordes»? Au moins l'apprendrons-nous dans les volumes
suivants? Trop de litotes et de prétéritions. Un jour, M. de Benjamin,
directeur de l'Académie royale, se met d'accord avec le P. Pelletier
pour empêcher le jeune duc d'aller à un divertissement chez sa mère:
M. le duc d'Aumale a le courage d'avouer que «cette conspiration
contre d'innocents plaisirs ne fut pas du goût de M. le duc» et que
«pendant quelques jours M. de Benjamin n'eut pas à se louer de lui».
Mais tout de suite il ajoute, craignant d'en avoir trop dit: «Ce fut
de courte durée.»

À dix-sept ans, le duc d'Anguien va prendre possession du gouvernement
de Bourgogne en l'absence de son père. Il est vrai «qu'il fut réglé
que le jeune gouverneur ne prendrait résolution sur aucun objet
important sans l'avis d'un conseil dont son père avait nommé tous les
membres». Ce qui n'empêche point M. le duc d'Aumale d'attribuer
pieusement à ce gouverneur de dix-sept ans tout le mérite des mesures
qu'il prend et des rapports qu'il signe. Ici, bien que son père
l'entretienne maigrement et refuse même un habit neuf au gouverneur de
Bourgogne, le pauvre enfant respire un peu. Il va dans les bals, dans
les mascarades, il joue, il «passe joyeusement son temps». Son père
avait eu soin de le flanquer d'un nouveau jésuite, le P. Mugnier; mais
ce jésuite était un brave homme qui calmait M. le Prince quand le
petit duc avait trop perdu au jeu et qui avait pour son élève d'assez
grandes tolérances, comme on le voit par ce passage impayable d'une de
ses lettres: «Quelques scrupuleux de Dijon, même de nos Pères, m'ont
reproché tels divertissements (les mascarades) à cause du masque. Je
me suis défendu par bonnes raisons dont l'une est _la modestie que M.
le duc m'a promis de garder en telles actions_.» Et M. le duc d'Aumale
ajoute, non moins plaisamment: «Il y a lieu de croire que M. le duc
tenait sa promesse.» Vous pensez bien que, pour moi, je me garderais
bien d'en douter.

Mais ce bon temps ne dura guère. Son père, en homme avisé, lui fait
épouser Mlle de Brézé, une petite fille chétive et insignifiante, mais
nièce du tout-puissant cardinal. Heureusement le duc d'Anguien s'en va
peu après comme volontaire au siège d'Arras. Dès la première
rencontre, il se bat éperdument. «Après avoir tiré à bout portant ses
deux pistolets, il désarme de sa main et fait prisonnier un capitaine
de cuirassiers de l'empereur.» Nous savons par les témoignages des
contemporains qu'il donnait toujours de sa personne dans la mêlée, que
le combat l'enivrait et le transfigurait, et qu'il apparaissait alors,
les yeux flamboyants, tout rouge de sang, «pareil au dieu Mars». Mais
tout de suite après ce furieux noviciat, il tombe dangereusement
malade. «Un instant on le crut fou.» Il en réchappe; il vient à Paris.
Son père, qui continuait à le surveiller de fort près, l'arrache à la
société des petits-maîtres: «Ils feront de mon fils un joueur et un
libertin.» Il n'aimait pas la femme à qui on l'avait marié. Mme la
Princesse note dans une lettre, comme un fait digne de remarque, qu'il
s'est laissé embrasser par sa femme et lui a fait quelques caresses.
Richelieu, qui avait un oeil dans l'alcôve du duc d'Anguien, prenait
fort mal sa discrétion calculée à l'égard de la duchesse. C'est sur
tout cela que nous voudrions avoir quelques détails. Après la tyrannie
paternelle, la tyrannie du cardinal s'appesantissait sur le fougueux
adolescent. Une fois, à Lyon, il se dispense d'aller rendre ses
devoirs au vieil archevêque, frère du grand ministre: Richelieu
l'oblige à aller faire, tout frémissant de rage, amende honorable au
bonhomme. Pourtant le cardinal l'appréciait et l'aimait. Il le
recommande avant de mourir, au roi qui, mourant lui-même, lui donne un
commandement en chef.

Enfin! il allait donc pouvoir dépenser librement l'extraordinaire
somme de vie et d'énergie qui était en lui et que tout avait comprimé
jusque-là. Nous avons été étonnés de le trouver, après tout, si
docile; mais quelle revanche il prendra! Son éducation prépare de deux
manières le Condé que nous connaissons. D'abord elle est dirigée tout
entière en vue du premier rôle qu'il doit jouer, et cette idée lui a
toujours été présente, en sorte que sa fierté même a pu être
intéressée à se plier aux rudes programmes qu'on lui imposait. De
plus, cette éducation a été absolument sans tendresse; elle n'a pu
développer en lui que l'orgueil et la force de la volonté. Durement
élevé, il manquera de douceur. Longtemps contraint, dès qu'il sera
libre il éclatera; il fera des choses héroïques et superbes, et
bientôt il en fera de monstrueuses; son éducation, par ce qu'elle a de
spécial, nourrit son orgueil, et, par ce qu'elle a de tyrannique, en
prépare le débordement.


III

À vingt et un ans, il se révéla grand homme de guerre, par la science
déjà, mais surtout par un instinct merveilleux, par un don de nature.
La guerre était évidemment, de tous les travaux humains, celui où ses
facultés essentielles et le fond de fougue animale qu'il portait en
lui trouvaient le mieux leur emploi. Il fit la guerre avec allégresse
et, l'on n'en saurait douter, avec génie.

Jadis, quand j'étais beaucoup plus jeune, je concevais mal ce
génie-là; je n'en saisissais point la beauté propre. Un grand poète
me semblait un être infiniment supérieur à un grand général. Je me
disais: «Je vois bien qu'un chef d'armée doit avoir une certaine
lucidité et une certaine force d'intelligence. Il s'agit, en effet, de
combiner, pour un but précis, des éléments multiples et qui
soutiennent entre eux des rapports compliqués. Rien que pour mettre en
branle un régiment, que de choses dont il faut tenir compte: le nombre
des hommes, leur état physique et moral, la vitesse de leur marche, la
forme des terrains, la nature du sol, les chemins, la température, les
mouvements possibles de l'ennemi! Et, ce qu'on ne sait pas, il faut le
deviner. Et il faut, en outre, leur assurer la subsistance et combiner
avec leur marche celle des convois de vivres. Quand on doit faire ce
travail pour un certain nombre de régiments ou de groupes plus
considérables et lier entre elles et subordonner les unes aux autres
des évolutions déjà si complexes en elles-mêmes, le calcul devient
étrangement difficile, mais enfin l'effort intellectuel qu'exige cette
opération ne diffère pas essentiellement de celui que fait un bon
joueur d'échecs. Il s'agit, ici et là, d'avoir à la fois sous les
yeux, de retenir en même temps dans le champ de son attention une
grande quantité de mouvements accomplis et de mouvements projetés et
leurs relations actuelles et futures. Or, cela ne suppose qu'une
aptitude particulière qui peut d'ailleurs s'allier à une foncière
médiocrité d'esprit. Les hommes de guerre ne m'éblouissent point.
Plusieurs, du reste, n'ont même pas eu cette sorte d'intelligence que
je viens de dire: le hasard a presque tout fait pour eux, et il y a eu
plus d'une bataille gagnée à l'insu de celui qui commandait. Dans tous
les cas, les facultés dont est composé le génie d'un soldat sont
presque toujours d'une espèce assez humble; le degré seul en est
quelquefois éminent.»

Ainsi raisonne-t-on à l'âge heureux où l'on a toutes les
impertinences. Mais, à mesure qu'on vit, on acquiert un sens plus
exact des réalités. Ce qui met tout de suite une énorme distance entre
le joueur d'échecs et le général d'armée, c'est que ce dernier opère
sur des éléments concrets, changeants, fuyants, variables, et sur une
matière vivante. Les pièces de son échiquier sont des groupes d'hommes
faits de chair, d'os et de nerfs, et d'une âme agissante et sentante.
Il y a toujours dans ces masses une terrible somme d'inconnu, une
continuelle menace de surprise. On ne sait jamais ce qu'il en sortira,
ni ce qui dort dans cette âme collective, si capricieuse, sujette à
des mouvements inexpliqués et contagieux. Il faut certainement un don
spécial, une volonté, une confiance peu communes pour agir directement
sur ces masses obscures. Il faut un ascendant, un je ne sais quoi
d'assuré et de dominateur, qui s'impose de lui-même à ceux qui servent
d'intermédiaires entre ces multitudes vivantes et vous. Après avoir
osé décider, il faut oser commander. Si vous croyez que cela n'est
rien! Je m'en sens si profondément incapable que je commence à
admirer ceux qui ont cette puissance en eux.

À la terreur qu'on doit éprouver au moment de mouvoir ces masses
mystérieuses, joignez le sentiment d'une responsabilité formidable. Ce
qu'on ordonne ainsi, c'est la mort de milliers de créatures humaines,
et c'est une prodigieuse quantité de tortures physiques et de
souffrances morales. Et, par delà le champ de bataille, ce qui est en
jeu, ce dont on décide d'un mot, d'un geste, c'est l'intérêt,
l'honneur, le bonheur de plusieurs millions d'autres hommes
aujourd'hui et dans l'avenir. Aucun acte humain n'a des conséquences
ni si immédiates, ni si lointaines, ni si sérieuses, que celui d'un
général en chef. Jugez quelle force d'âme il exige et de quel
tremblement intérieur il doit être accompagné!

Et c'est par là que le rôle de l'homme de guerre devient d'une
incomparable grandeur. Il fait l'histoire non pas, comme le politique
ou l'écrivain, par des préparations et influences éloignées; il fait
l'histoire directement, sur place; il y met la main, sans métaphore.
Ce qu'il taille dans de la chair, ce qu'il pétrit dans du sang, c'est
la destinée d'un peuple. La guerre est l'action par excellence.
Qu'est, auprès de celle-là, l'action du poète ou de l'artiste? Leur
oeuvre même dépend au fond de celle du soldat. Et voyez: la part que
le hasard a toujours dans le succès des batailles et qui me semblait
tout à l'heure diminuer le mérite des chefs d'armée, rend, au
contraire, leur fonction plus tragique et plus solennelle. Ils
sentent que ni les calculs de la prudence, ni le courage, ni la
rapidité et la vigueur de la décision ne suffisent ici et que, faisant
l'histoire, ils la font avec quelqu'un qui ne se montre pas, qui est
peut-être contre eux, et qu'ils collaborent avec un grand inconnu. Il
me semble qu'ils doivent frissonner par moments, être saisis d'un
effroi mystique. Aussi tous les grands hommes de guerre ont-ils eu
besoin de croire à leur étoile, c'est-à-dire à une volonté divine,
plus forte que tout, et qui leur donnait la victoire.

Un de mes amis qui a fait la campagne de 1870 en qualité de
lieutenant, qui depuis est entré dans l'Université, et que je
n'hésitais point à juger beaucoup plus intelligent que les trois
quarts de nos commandants de corps, me disait l'autre jour: «Je n'ai
jamais commandé plus de deux cents hommes. Or, je sais bien que la
première fois que j'ai dû m'en servir devant l'ennemi, j'étais
diablement ennuyé. Je m'en suis tiré parce que je n'avais guère à
faire preuve d'initiative; mais un bataillon de mille hommes m'aurait
fort gêné, si j'avais dû le faire manoeuvrer. Et cependant j'avais
plus d'une fois commandé un bataillon... sur le champ de manoeuvre.»

C'est bien cela. Ce qui fait la grandeur d'un général en chef, outre
l'intelligence calculatrice et organisatrice qu'il doit posséder à un
degré remarquable, c'est qu'il doit _agir_, et dans les conditions les
plus terribles, les plus propres à paralyser la volonté. Il y faut un
génie particulier qu'il serait puéril de juger inférieur, par la
qualité, à celui du grand peintre ou du grand écrivain. Et de fait,
cette espèce de génie-là ne se rencontre pas plus fréquemment que les
autres. C'est, du reste, un don moral autant qu'intellectuel. Cela
n'est point, je pense, pour le diminuer. Ce don, le duc d'Anguien
l'avait évidemment, et peut-être même n'y a-t-il point d'autre grand
général chez qui ce don ait éclaté plus purement, ait moins été mêlé à
d'autres.


IV

À vingt et un ans il gagne la bataille de Rocroy. Cela est unique, car
Alexandre et Napoléon avaient du moins quelque vingt-cinq ans quand
ils gagnaient leurs premières batailles.

Oui, c'est bien lui qui eut le principal honneur de la journée: il est
impossible d'en douter après le récit de M. le duc d'Aumale. Dans ce
récit fort bien fait, très clair, malgré la multiplicité des détails,
emporté d'un beau mouvement et comme traversé d'un souffle de joie
héroïque, le duc d'Anguien est toujours en scène, toujours au premier
plan; c'est lui qui fait tout, et tout tourne autour de lui. Et c'est
bien lui qui, au milieu de la bataille, a l'idée du fameux mouvement
qui nous valut la victoire. Vous vous rappelez les commencements de
l'action? Pour dire les choses tout en gros, chaque armée a son
infanterie au milieu et sa cavalerie sur les ailes. Tandis que notre
aile droite, avec le duc d'Anguien, culbute l'aile gauche des ennemis
et s'avance même par delà la première ligne de leur infanterie, leur
droite met notre gauche en déroute. Ici, écoutez le narrateur:

     ... Du point où le duc d'Anguien avait fait halte pour rallier
     derrière la ligne espagnole ses escadrons victorieux, il ne
     pouvait saisir les détails de ce tableau; mais la direction de la
     fumée, la plaine couverte de fuyards, la marche de la cavalerie
     d'Alsace, l'attitude de l'infanterie ennemie, tout lui montrait,
     en traits terribles, la défaite d'une grande partie de son armée.
     Il n'eut pas un instant d'accablement, il n'eut qu'une pensée:
     arracher à l'ennemi une victoire éphémère, dégager son aile
     battue, non en volant à son secours, mais en frappant ailleurs.
     Quelques minutes de repos données aux chevaux essoufflés lui ont
     suffi pour arrêter le plan d'un nouveau combat, conception
     originale dont aucune bataille n'offre l'exemple. Laissant
     Gassion sur sa droite avec quelques escadrons pour dissiper tout
     nouveau rassemblement de la cavalerie wallonne, il fait exécuter
     à sa ligne de colonnes un changement de front presque complet à
     gauche, et aussitôt, avec un élan incomparable, il la lance ou
     plutôt il la mène en ordre oblique sur les bataillons qui lui
     tournent le dos.

Voilà qui est explicite. Mais mon embarras est grand, car j'ai sous
les yeux une autre étude sur la bataille de Rocroy, écrite aussi par
un homme du métier et d'après des documents authentiques, et j'y lis
cette description d'un autre mouvement non moins décisif:

     ... Mais, au moment où la situation était le plus critique, où le
     duc d'Anguien se démenait sur place contre l'infanterie wallonne
     (cela, c'est le mouvement de tout à l'heure), où la droite
     ennemie, dirigée par Melo, s'apprêtait pour un dernier effort, il
     se produisit, dans les derniers rangs une oscillation étrange,
     suivie d'une vaste clameur, d'un cri général de _Sauve qui peut!_
     C'était Gassion qui, en poursuivant l'ennemi, était arrivé au
     delà de la deuxième ligne espagnole (les _tercios_ wallons),
     c'est-à-dire sur un terrain plus élevé que celui où se trouvait
     la masse des combattants. De là il avait pu voir ce qui se
     passait à la gauche française. Alors, par une inspiration digne
     d'un grand capitaine, il avait arrêté ses escadrons, les avait
     reformés, puis, tournant brusquement en arrière de l'armée
     espagnole, était venu prendre en queue leur aile droite
     triomphante.

Pas un mot de cela dans M. le duc d'Aumale. Ce mouvement de Gassion,
la seule trace que j'en découvre, c'est peut-être dans ce bout de
phrase qu'on a lu: «_Laissant Gassion à droite_ avec quelques
escadrons pour dissiper tout nouveau rassemblement de la cavalerie
wallonne, Anguien», etc. Rien de plus. Je recueille, à travers le long
récit de M. le duc d'Aumale, les quelques phrases qui concernent
Gassion: elles ne lui attribuent qu'un rôle effacé et tout subalterne.
Au commencement de la bataille, «tous les escadrons sont sur une seule
ligne; Gassion en conduit sept et prend à droite, Anguien à gauche, un
peu en arrière avec huit». Puis, après le mouvement tournant, «les
fuyards qui se jettent en dehors, dans la direction du bois, sont
ramassés par Gassion ou par les Croates». Six pages plus loin,
Gassion empêche les fuyards de se rassembler et veille du côté du
nord, guettant l'armée de Luxembourg, car Beck peut encore survenir.
Enfin «Gassion s'est rapproché avec ses escadrons». Et c'est tout.
Sirot joue un bien autre rôle que Gassion. On pourrait retrancher
toutes les phrases où celui-ci est nommé sans enlever au récit rien
d'essentiel. Ainsi, pour M. le duc d'Aumale, Gassion n'a rien fait;
pour d'autres, c'est lui le véritable vainqueur. Qui croire?

Je n'ai ni la prétention ni les moyens de trancher la question. Je ne
puis avoir que des impressions dont je vous permets de ne pas tenir
compte, car elles ne sont pas d'un grand homme de guerre ni même d'un
curieux suffisamment renseigné. Mais je lis encore dans le mémoire
favorable à Gassion: «... Quant au duc d'Anguien, il n'est pas en
arrière de son infanterie, à l'endroit d'où l'on domine l'action, mais
en avant de l'un des escadrons, comme un simple capitaine
d'avant-garde. Il part bravement à la tête de ses hommes, sans
s'occuper ni de sa gauche ni de son centre, et s'acharne à combattre
sur place, laissant à ses lieutenants, Gassion et Sirot, le soin de le
tirer d'affaire.» La dernière phrase est sévère et sans doute injuste;
mais j'avoue que j'avais été moi-même un peu surpris de voir un
général en chef s'engager à fond de train, dès le début, à la tête
d'un escadron, et se mettre ainsi dans l'impossibilité d'embrasser
l'ensemble de l'action, de la diriger et de parer aux surprises. Au
reste, en dépit des panégyristes officiels, et si nous en croyons Gui
Patin, le bruit courut, à Paris, dans les salons, que le duc d'Anguien
avait montré trop de jeunesse et que, si le combat s'était terminé à
notre avantage, l'honneur en revenait uniquement à M. de Gassion.
L'ingénieur du roi, M. de Beaulieu, qui nous a laissé sur les
batailles de cette époque une série de gravures presque toujours fort
exactes, représenta le combat au moment même où Gassion exécute son
mouvement tournant. Et le nouveau secrétaire d'État, Michel Le
Tellier, écrivit à Gassion cette lettre que M. le duc d'Aumale ne cite
pas et n'avait pas à citer, et dont les termes me paraissent très
significatifs:

     Monsieur, la bonne part que vous avez eue en la gloire de la
     bataille de Rocroy a été publiée si hautement et est si connue de
     tout le monde, qu'il n'a pas été besoin que vos amis se soient
     mis en peine de faire savoir à la reine de combien de valeur et
     de prudence a été accompagnée la conduite que vous avez tenue en
     cette occasion si importante, etc.

Mais il y a plus. Nous avons vu quelle place insignifiante tient
Gassion dans la narration de M. le duc d'Aumale: or, avant de
commencer son récit, M. le duc d'Aumale nous fait un portrait de
Gassion beaucoup plus développé que celui des autres généraux, très
coloré et très vivant:

     Gassion était connu de M. le Duc, qui avait déjà servi avec
     lui. Et d'ailleurs, qui alors ne connaissait «le colonel
     Gassion», favori de Gustave-Adolphe, distingué et protégé par
     Richelieu? Homme de guerre autant qu'on peut l'être, n'ayant rien
     du courtisan ni de passion que pour son métier, également prompt
     à la repartie et à l'action, on ne rencontre guère de figure plus
     originale... Depuis le 10 décembre 1641, il était mestre de camp
     général de la cavalerie avec autorité sur les autres maréchaux de
     camp. Exigeant beaucoup des troupes, toujours au premier rang,
     souvent blessé, indulgent aux pillards et terrible «dégâtier»,
     comme on disait alors, il était adoré de ses soldats. Robuste,
     infatigable, usant force chevaux, très habile à manier ses armes,
     mais payant peu de mine, petit, replet, le visage osseux et
     presque carré, ses traits, son regard, annonçaient l'audace et la
     résolution plutôt que la supériorité de la pensée. Nous allons
     voir Gassion au pinacle, le plus actif, le plus clairvoyant des
     éclaireurs, le plus prompt, le plus vigoureux des officiers de
     bataille, réunissant ces parties si rares qui font le général de
     cavalerie complet.

Il est vrai que M. le duc d'Aumale ajoute: «Il n'avait pas l'étoffe
d'un général en chef.» Il n'y en a pas moins une disproportion
évidente entre ce portrait et le rôle presque nul que le narrateur
prête à Gassion _pendant_ la bataille. Et d'autre part, après avoir
ainsi escamoté Gassion, M. le duc d'Aumale nous dit, dans les
réflexions qui terminent son chapitre: «Ainsi que Sirot, Gassion sut
presque deviner la pensée de son chef et lui donner le concours le
plus intelligent et le plus énergique.» Qu'est-ce à dire: «sut presque
deviner»? S'il sut deviner la pensée de Condé, c'est donc que Condé
ne la lui avait point, dite, et cela signifie qu'elle est bien de lui,
Gassion. Mais «deviner _presque_», voilà une nuance que j'ai du mal à
saisir.

Enfin ce Gassion, qui ne fait rien que «prendre à droite» et «ramasser
les fuyards», le duc d'Anguien demande pour lui, avec insistance et
dans plus de dix lettres, le bâton de maréchal. On lit dans ces
lettres, qui font le plus grand honneur à Condé: «Je m'adresse à vous
pour vous supplier de vouloir faire reconnaître les services que M. de
Gassion a rendus en cette occasion d'une charge de maréchal de France.
Je puis vous assurer que _le principal honneur de ce combat lui est
dû_.»--«Je vous supplie de considérer qu'on en a fait d'autres
(maréchaux) qui n'avaient pas _gagné des batailles_ si avantageuses
que celle-ci: il est vrai qu'il ne commandait pas l'armée, mais il a
si bien servi que je vous avoue lui devoir une grande partie de
l'honneur que j'ai eu.» Et Espenan et le duc de Longueville parlent
exactement de la même façon.

«Gassion aussi, dit M. le duc d'Aumale, avait écrit à Mazarin; dans sa
lettre, courte d'ailleurs, il avait trouvé moyen de ne parler que de
lui-même.» Voyez-vous percer la malveillance? Si Gassion ne parle que
de lui, c'est peut-être qu'il eût été fort empêché de faire de son
général en chef un éloge sans réserves.

Au surplus, je me contente d'émettre des doutes. Il me suffit que la
bataille de Rocroy ait été gagnée. Qu'elle l'ait été par Condé ou par
Gassion, cela m'est assez égal, car j'aime autant l'un que l'autre.
Mais cela, visiblement, n'est pas égal à M. le duc d'Aumale: c'est
bien naturel, et c'est tout ce que je voulais dire. Il serait ridicule
et j'espère qu'il serait inutile de vouloir diminuer la gloire
militaire de Condé. Qu'à vingt ans et à sa première action il ait
commis quelques fautes, quoi de surprenant? Il n'en a pas moins «gagné
la bataille», lui aussi, par la confiance qu'il sut dès l'abord
inspirer aux soldats, par son ascendant sur tous ceux qui
l'approchaient, par la flamme qui était en lui, par le bonheur de son
étoile. Cela vaut souvent une tactique impeccable. Du reste, au siège
de Thionville, à Fribourg, à Nordlingen, nous ne trouvons plus de ces
méchantes querelles à lui faire. On se représente ordinairement le
grand Condé comme un capitaine d'un génie tout spontané et qui devait
plus à l'inspiration qu'à la science: M. le duc d'Aumale s'applique à
nous montrer qu'il fut aussi un excellent tacticien, un ingénieur
habile et savant, et nous le croyons sans peine.

L'_Histoire des princes de Condé_ s'arrête à la bataille de
Nordlingen: la partie la plus intéressante de la vie du duc d'Anguien
reste donc à raconter. C'est là que nous attendons M. le duc d'Aumale
avec impatience. J'avoue que je lui ai fait çà et là un procès de
tendance; mais j'ai si grand'peur qu'il ne cède à la tentation
d'embellir ou d'adoucir les traits du caractère de son héros!
L'intérêt de son oeuvre y perdrait, et je ne vois pas ce qu'y
gagnerait le grand Condé. Car on n'en fera jamais un très bon homme;
mais, de plus, arrangé, il serait moins original; et, d'autre part,
notre défiance, mise en éveil, irait plus loin que la vérité. Si donc
M. le duc d'Aumale conclut un jour, comme Bossuet, que la qualité
essentielle de son héros fut la bonté, nous ne demandons pas mieux;
mais que ce soit à bonnes enseignes!



GASTON PARIS

ET LA POÉSIE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE[59]

         [Note 59: La _Poésie au moyen âge_, leçons et lectures, par
         M. Gaston Paris, de l'Institut.--1 vol. Hachette.]


I

Depuis qu'on nous a fait entendre que c'étaient les _privat-docents_
qui avaient gagné la bataille de Sedan, beaucoup de bons esprits se
sont figuré chez nous qu'un moyen indirect, mais sûr, de préparer la
revanche était d'établir des textes grecs, latins ou romans; et
l'érudition a envahi la France. Elle règne à l'École normale et dans
les Facultés. Elle règne même dans les lycées, où l'on fait de la
philologie en huitième et où l'on initie aux «nouvelles méthodes» les
petits garçons à grands cols et à culottes courtes.

Je respecte beaucoup cette manie. Fût-elle toujours stérile (ce qui
n'est pas), je n'oserais m'en plaindre: car elle comble de joie ceux
qui s'y livrent et elle fait du même coup le bonheur des autres par
les railleries faciles auxquelles elle prête. Je reconnais d'ailleurs
qu'il est peut-être aussi puéril de se moquer de l'érudition en bloc,
que de faire de l'érudition comme quelques-uns en font.

Vous imaginez tout ce qu'on peut dire là-dessus:

--Oui, sans doute, l'érudition, comme nous la voyons pratiquée par les
trois quarts des érudits, est, sous ses airs graves, une des plus
futiles entre les occupations humaines. La race n'est pas éteinte des
gens qui, du temps de la Bruyère, recherchaient avec passion si
c'était la main gauche ou la main droite qu'Artaxercès avait plus
longue que l'autre. Les neuf dixièmes des variantes que tel
philologue, après avoir pâli sur les manuscrits, introduit dans le
texte d'un auteur grec ou latin, sont parfaitement insignifiantes. Je
ne suis nullement curieux de savoir combien il y a au juste de
génitifs locatifs dans Virgile. Je ne puis dire combien j'ai peu de
souci de connaître la date exacte de chacune des comédies de Plaute.
Sur cent inscriptions que l'on découvre et que l'on déchiffre, il n'y
en a pas deux qui nous révèlent quelque chose d'un peu intéressant.
L'homme qui passe une année à déterrer dans quelque village d'Italie
et à cataloguer de vieux pots en se demandant s'ils sont étrusques,
fait une besogne pour laquelle je n'arriverai jamais à me passionner.
Si l'on me disait qu'on vient de découvrir un almanach de tous les
fonctionnaires romains en telle année, j'accueillerais la nouvelle
avec sang-froid et je prierais qu'on me dispense de le lire. Or, tous
les efforts des épigraphistes ne vont pas à reconstituer la dixième
partie de cet almanach, pour lequel, s'il existait, je ne me
dérangerais pas. Les trois quarts des textes du moyen âge,
laborieusement établis et publiés par des hommes persévérants,
distillent un insupportable ennui et nous apprennent moins de choses
essentielles que le portail de Notre-Dame de Paris. Le travail enragé
de presque tous les érudits sur le passé n'aboutit la plupart du temps
qu'à découvrir ou à démontrer de petits faits purement contingents,
absolument vides de signification, et dont il n'y a rien à tirer pour
la connaissance de l'humanité et de son histoire.

Quoi de plus inutile et de plus frivole que ces recherches? Elles ne
supposent d'ailleurs, chez ceux qui s'y sont voués, que de la
patience, une sagacité moyenne et le goût d'une certaine activité sans
invention, qui peut fort bien s'allier à une réelle paresse d'esprit.
Elles sont le refuge des honnêtes gens à qui la grande curiosité, le
sentiment du beau et le don de l'expression ont été refusés. Et
pourtant ces médiocres occupations, «amusant leur intelligence par des
difficultés faciles» (pour parler comme fait Flaubert à propos de
Binet et de ses ronds de serviette), les gonflent d'aise et d'orgueil.
L'érudit jouit de savoir des choses que les autres hommes ignorent.
L'érudit méprise au fond les poètes, les romanciers, les critiques,
les journalistes. L'érudit est plein de morgue, parce qu'il fait
partie d'une espèce de confrérie occupée de choses mystérieuses, qui a
ses traditions, ses rites, son langage. L'érudit est entêté: il tient
d'autant plus au résultat de ses recherches que ce résultat est plus
mince: il ne veut pas avoir perdu son temps. L'érudit a l'esprit
court: l'épigraphie l'empêche de comprendre l'histoire; la philologie
l'empêche de comprendre la littérature; l'archéologie l'empêche de
comprendre l'art. L'érudit, confiné dans sa tâche méticuleuse et
inféconde, vit en dehors de la réalité, de la grande comédie humaine,
et ne se doute pas à quel point elle est amusante et variée. L'érudit
a un faible pour l'Allemagne. Il en a plein la bouche, de la «science
allemande». Bref, l'érudit est un être affreux, misérable et superflu.

Mais que de choses aussi à dire en faveur de l'érudit! Il est vrai
qu'il y en a de plusieurs sortes, et ce n'est peut-être pas de la même
que je vais parler maintenant.

D'abord, lequel des deux fait la besogne la plus vaine, de l'érudit
qui découvre les choses inutiles du passé, ou du «chroniqueur» qui
raille l'érudit et qui conte et commente les choses inutiles du
présent? Est-il plus intéressant de savoir que Vultéius était, vers
l'an 125, maire d'un village d'Italie, ou que Mme de Sainte-Veloutine
portait l'autre jour un corsage vert à brindilles de jais? Puis,
l'érudit a ce mérite de n'écrire que pour quelques centaines
d'érudits, comme le poète écrit pour une cinquantaine de poètes. Or,
de travailler pour un si petit nombre de personnes et de tenir leur
estime pour une suffisante récompense de son labeur, cela ne
suppose-t-il pas une fierté qui a sa noblesse? Ajoutez que ce labeur
est le plus désintéressé de tous. L'érudit cherche la vérité pour
elle-même: il l'accepte et l'aime toute seule et toute nue. Il l'aime,
non seulement en dehors de toute application pratique, mais il l'aime
quelle qu'elle soit, et même négligeable et stérile. Il admet d'avance
l'insignifiance possible du résultat de ses efforts. Cette abnégation,
quand on y pense, n'a-t-elle pas quelque chose d'héroïque et de
touchant?

Mais, au reste, l'érudit est soutenu par cette idée qu'il travaille à
une grande oeuvre collective, où l'effort de chaque ouvrier peut
sembler de peu de fruit, mais où l'effort de tous est nécessairement
fécond. Si quatre-vingt-dix-neuf inscriptions ne nous apprennent rien,
la centième pourra fixer un point d'histoire important. Si
quatre-vingt-dix-neuf variantes n'ajoutent ni sens ni beauté à un
texte ancien, la centième pourra nous donner un beau vers. La date
exacte d'un ouvrage peut être indifférente: elle peut aussi marquer
clairement l'influence d'une littérature sur une autre, ou des
événements politiques sur la littérature. Mille petits pots, en terre
rouge ou brune, ne seront que des petits pots, quelques-uns avec des
bonshommes dessus: le mille et unième sera précieux pour l'histoire de
l'art ou des religions, complétera pour nous le sens d'un mythe,
nous fera mieux connaître l'âme des anciens hommes.

L'érudit patient est comme le bon artisan du moyen âge qui
s'appliquait à bien tailler sa pierre pour la cathédrale future sans
savoir où cette pierre serait posée ni si elle serait vue des fidèles,
heureux pourtant de collaborer pour son humble part au monument élevé
à la gloire de Dieu. Il faut aimer les érudits, leur pardonner leurs
petits travers, leurs étroitesses de spécialistes et leur vue de
myopes. Ce sont les manoeuvres dévoués et pieux des belles
architectures édifiées par les grands esprits. Ils préparent les
matériaux qui servent à écrire les beaux livres. C'est par leurs
découvertes que s'élargit, en somme, la philosophie des sages, et que
se renouvellent l'inspiration des poètes et la curiosité des
dilettantes. Leurs travaux de fourmis et de termites modifient à la
longue, chez les êtres les plus intelligents de notre espèce, la
vision du monde et de l'histoire. Ils contribuent à la conscience de
plus en plus claire que l'humanité supérieure prend de soi. Ils sont
comme l'humus où poussent ces fleurs spirituelles: le génie d'un Taine
ou d'un Renan.

Et je suis encore plein de respect pour les érudits parce que leur
manie implique l'amour du passé, et que cet amour est une piété et une
vertu. C'est le passé qui nous a faits: malheur à qui ne s'y intéresse
point et honte à qui le méprise! Rien ne me touche plus que de savoir
ce qu'ont été mes pères lointains, ce qu'ils ont dit, ce qu'ils ont
écrit, ce qu'ils ont pensé, ce qu'ils ont souffert, comment ils ont
songé le songe de la vie--et de retrouver leur âme en moi. C'est le
passé qui fait le prix du présent et qui donne au présent sa forme.
C'est dans le passé qu'il faut vivre, fût-ce pour en avoir pitié: en
nous attendrissant sur nos ancêtres, c'est sur nous-mêmes que nous
nous attendrissons. Je jouis de sentir à tout mon être des racines si
profondes dans les temps écoulés et d'avoir tant vécu déjà avant de
voir la lumière. L'avenir n'est que ténèbres et épouvante: toutes les
fois que j'essaye de me figurer ce que sera le monde dans cent ans,
dans mille ans, je sors de ce rêve avec un malaise horrible, une rage
de ne pas savoir, un désespoir d'être né si tôt, une terreur devant
l'inconnu. Au contraire, le rêve du passé est plein de charmes
secrets: il prolonge ma vie par delà le berceau, il éveille en moi
l'imagination pittoresque et il me fait éprouver que j'ai un bon
coeur. Joignez que l'étude du passé est souvent une excellente leçon
de sagesse et qu'elle nous enseigne doucement la vanité des choses
tout en nous intéressant à cette vanité même.

Il me plaît donc de croire que la plupart des érudits ont, au fond,
l'âme bonne. Beaucoup s'écartent avec soin des luttes âpres du
présent, se trouvent bien dans leurs _templa serena_, qui sont tout
voisins de ceux du philosophe. L'érudition est très propre à
développer en nous l'esprit de détachement, la pitié, la bonté. Si
l'érudit s'appelle quelquefois Hermagoras[60], il peut s'appeler aussi
Silvestre Bonnard, et c'est alors une créature délicieuse, car nulle
ne joint plus d'intelligence à plus de candeur.

         [Note 60: La Bruyère: _De la société et de la conversation._]


II

Il peut également s'appeler Gaston Paris. Il est alors plus jeune,
plus mêlé aux choses du siècle, moins rêveur, moins hanté par saint
Doctrové, et assurément les élèves de l'École des chartes ne le
traiteront jamais comme ils traitent l'exquis Silvestre en se
promenant sous les ombrages du Luxembourg. M. Gaston Paris est un des
exemplaires accomplis de l'érudit lettré de notre temps. Il est un des
ouvriers qui, tout en taillant leur bloc, pourraient le mieux dessiner
le plan de la cathédrale. On sent sous ce philologue un savant, un
philosophe, un artiste. Cependant qu'il s'applique à sa tâche
minutieuse, il se tient au-dessus. Il a réuni, voilà quelques mois,
une petite partie de ses leçons sous ce titre: _la Poésie au moyen
âge;_ et l'on ne sait ce qui est le plus intéressant dans ce volume,
de M. Paris étudiant le moyen âge, ou du moyen âge étudié par M.
Paris. Je dirai donc un mot sur l'écrivain, puis un mot sur l'objet de
ses études.

M. Gaston Paris a d'abord, au plus haut degré, l'esprit scientifique.
Je ne connais pas de plus belle définition de cet esprit que celle
qu'il en donne dans une leçon sur la _Chanson de Roland_, faite au
Collège de France le 8 décembre 1870:

     «... Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que
     la science n'a d'autre objet que la vérité, et la vérité pour
     elle-même, sans aucun souci des conséquences bonnes ou mauvaises,
     regrettables ou heureuses, que cette vérité pourrait avoir dans
     la pratique. Celui qui, par un motif patriotique, religieux et
     même moral, se permet dans les faits qu'il étudie, dans les
     conclusions qu'il tire, la plus petite dissimulation,
     l'altération la plus légère, n'est pas digne d'avoir sa place
     dans le grand laboratoire où la probité est un titre d'admission
     plus indispensable que l'habileté. Ainsi comprises, les études
     communes, poursuivies avec le même esprit dans tous les pays
     civilisés, forment au-dessus des nationalités restreintes,
     diverses et trop souvent hostiles, une grande patrie qu'aucune
     guerre ne souille, qu'aucun conquérant ne menace, et où les âmes
     trouvent le refuge et l'unité que la cité de Dieu leur a donnés
     en d'autres temps.»

Et voici une autre page où cet amour de la vérité s'exprime comme
ferait la foi jalouse d'un croyant, en laisse voir les scrupules, les
délicatesses, les pieuses intransigeances:

     ... Il y a au coeur de tout homme qui aime véritablement l'étude
     une secrète répugnance à donner à ses travaux une application
     immédiate: l'utilité de la science lui paraît surtout résider
     dans l'élévation et dans le détachement qu'elle impose à l'esprit
     qui s'y livre; il a toujours comme une terreur secrète, en
     indiquant au public les résultats pratiques qu'on peut tirer de
     ses recherches, de leur enlever quelque chose de ce que
     j'appellerai leur pureté.

Qu'est-ce que cet amour de la vérité, poursuivie en dehors de tout
intérêt matériel ou moral, à plus forte raison en dehors de toutes les
théologies et dans l'oubli de toutes les explications qu'on a pu
tenter de l'univers et de sa destinée,--qu'est-ce que cet amour, sinon
une religion encore? Sans doute le seul plaisir de l'enquête
expliquerait en grande partie le courage de l'érudit; mais il y a, je
crois, autre chose. Cette recherche désintéressée, pour être soutenue
avec l'espèce d'héroïsme qu'y apportent certains esprits, suppose, ou
la foi en cette idée que la vérité est bonne, quelle qu'elle puisse
être, ou la résignation à la vérité même triste, même décevante, même
inintelligible. Or ces deux sentiments, confiance ou soumission à
l'ordre éternel des choses, ont assurément un caractère religieux.
Tout érudit a nécessairement au fond du coeur, qu'il le sache ou non,
la profession de foi de Sully-Prudhomme:

  La Nature nous dit: Je suis la Raison même,
  Et je ferme l'oreille aux souhaits insensés[61], etc.

         [Note 61: _Les Destins._]

L'univers n'a peut-être aucun but; mais, s'il en a un, on peut croire
que c'est d'être connu de l'homme, de se réfléchir enfin entièrement
et exactement dans l'homme. Le savant, l'érudit, qui contribue à cette
connaissance totale en se gardant des interprétations hâtives et
incomplètes qui en retarderaient le progrès est donc l'homme du monde
qui se conforme le mieux à la pensée divine. Et c'est pour cela que la
passion scientifique a chez quelques savants la sérénité et l'énergie
d'une foi religieuse et qu'ils apparaissent à la foule avec quelque
chose de l'antique prestige des prêtres.

Un des charmes de M. Gaston Paris, c'est que ce culte absolu du vrai
s'allie chez lui avec les plus beaux et les plus délicats des
sentiments humains. Et d'abord il aime sa patrie presque autant que la
vérité. La définition de l'esprit scientifique que je citais tout à
l'heure a été donnée en plein siège de Paris; et, ce qu'il y a de
touchant, c'est l'embarras de l'érudit scrupuleux à qui la patrie
monte aux lèvres et qui dit qu'il l'oubliera, et qui ne peut cependant
songer à autre chose. Est-ce sa faute, à lui, si ce qui fait un
peuple, l'amour du sol et le sentiment de l'honneur national, est déjà
dans la _Chanson de Roland_? Toute cette leçon, faite au bruit des
obus allemands, tourmentée, embarrassée de déclarations peu s'en faut
contradictoires, me paraît par là même d'une éloquence singulière. Je
ne puis me tenir de détacher de la conclusion ces lignes où l'émotion
de l'érudit, tout en se contenant, teint son style d'une couleur
charmante:

     ... Certes nous avons eu, depuis la Renaissance, une littérature
     plus belle, plus variée, plus riche pour le coeur et pour
     l'esprit que la poésie rude et simple de _Roland_; et, quand nous
     revenons écouter ce langage naïf en sortant des harmonies
     savantes de nos grandes oeuvres littéraires, il nous semble
     entendre le bégayement de l'enfance. Mais surmontons cette
     première impression, prêtons une oreille attentive et
     sympathique, et nous reconnaîtrons que _cet enfant robuste et
     sain, plein de vigueur, de bonté et de courage, que cet enfant
     qui est déjà le grand peuple français_ parle aussi la grande
     langue française. Elle aura plus tard des accents plus souples,
     plus nuancés, plus délicats; elle n'en aura jamais de plus pleins
     et de plus justes, ni qui se fassent entendre de plus loin...

Ainsi ce prêtre austère de l'érudition a le coeur le plus sensible du
monde. Et ce collationneur de vieux textes a l'esprit éminemment
philosophique. Travailleur de bibliothèques, déchiffreur de
parchemins, habile à fixer une date par des rapprochements et des
déductions et à dresser la généalogie d'une famille de manuscrits, il
l'est autant qu'aucun professeur de l'École des chartes. Lisez l'étude
sur le _Pèlerinage de Charlemagne_, où il établit la date, l'origine
et le sens de la vieille chanson: vous y verrez ce qu'il peut y avoir
d'intérêt dans ces menues besognes. Le chapitre sur la légende
religieuse de l'_Ange et l'Hermite_ est encore un modèle de clarté, de
précision et de sagacité. Mais déjà l'érudit s'y double d'un historien
et d'un philosophe. Regardez-y de près: cette étude des
transformations d'un vieux récit populaire contient comme un
raccourci de l'histoire des religions. Ce travail est un de ceux qui
nous montrent le mieux comment l'examen d'une question très
particulière peut servir à l'éclaircissement de questions essentielles
et très générales, et quel rapport il peut y avoir entre l'effort
obscur d'un vieil archiviste acharné sur quelque manuscrit poudreux et
l'oeuvre glorieuse d'un Mommsen ou d'un Renan. Et que dirons-nous des
études où M. Gaston Paris n'expose que des idées générales, de celle
qu'il consacre, par exemple, aux _Origines de la littérature
française_? Il est impossible de mieux démêler les éléments
constitutifs de cette littérature ni de mieux raconter la formation
première de notre génie national. Mais, après avoir admiré cette
exposition si large et si précise, si majestueuse et si pleine,
songeons qu'elle résume tout un amoncellement d'études spéciales,
minutieuses, insignifiantes, sans lesquelles cette exposition n'est
pourtant pas possible; qu'un érudit de l'espèce de M. Paris absout des
milliers d'érudits et justifie leur existence, et qu'il faut que
d'innombrables chartistes préparent l'histoire pour qu'un seul puisse
l'écrire.

Enfin ce savant de tant de patriotisme et cet érudit de tant de
philosophie est, par surcroît, un artiste, un poète. Je vous
recommande son admirable leçon sur la _Poésie du moyen âge_, sur la
poésie de sa religion, de sa science, de sa vie entière. Vous y verrez
que non seulement M. Paris comprend le moyen âge, mais qu'il le sent,
qu'il a pénétré l'âme de nos aïeux et qu'il a su la faire revivre,
sans quitter l'attitude du savant, par la vivacité de son impression,
et, sans quitter le ton de l'exposition scientifique, par la magie des
mots. Cela est d'autant plus remarquable que M. Gaston Paris,
uniquement préoccupé d'être clair, n'a point, en écrivant, de marque
très personnelle et ne cherche pas à en avoir, et qu'il n'arrive à la
couleur, quelquefois à l'émotion, que par l'extrême précision et la
sincérité de son style.

Mais le chef-d'oeuvre de son art, c'est peut-être le morceau où il en
a mis le moins, je veux dire la leçon sur Paulin Paris. Cela est
délicieux de franchise et de «candeur» (je prends le mot au sens du
mot latin, qui ne signifie point naïveté). Il avait à raconter et à
apprécier les travaux de son père. Il le fait tranquillement,
n'esquivant rien, n'exagérant rien, avec un désintéressement, une
impartialité, une indépendance de jugement telle, que cette sorte de
sacrifice ou plutôt (car il n'avait point à la sacrifier) d'oubli
provisoire de la piété filiale en face de la science qui prime tout,
m'a rappelé, je ne sais comment, la hauteur d'âme des vieux Romains
mettant tout naturellement l'intérêt de la patrie au-dessus des
affections de famille... Puis, tout à coup, après ce long, tranquille
et consciencieux exposé qui n'eût point été différent s'il se fût agi
d'un étranger, la voix du professeur s'altère et laisse tomber ces
mots:

     ... Moi qui vous parle, moi qui seul sais le respect et la
     reconnaissance que je lui dois, j'ai dû m'abstenir de les
     exprimer comme je les sens, autant pour être fidèle à cette
     modération qu'il aimait à garder en toutes choses, autant pour ne
     rien dire ici qui ne dût être dit par tout autre à ma place, que
     pour ne pas m'exposer à être envahi par une émotion trop
     poignante qui ne m'aurait pas laissé la liberté et la force de
     rendre à cette mémoire si chère et encore si présente l'hommage
     public auquel elle a droit.

Je vous assure que ces simples lignes, à leur place, sont d'un très
grand effet.


III

Ce livre nous fait aimer M. Gaston Paris: il nous fait aimer aussi le
moyen âge. M. Paris insiste sur ce point, qu'en dépit de la violente
rupture de la Renaissance avec nos traditions, le moyen âge, c'est
bien nous-mêmes, que c'est bien notre esprit et notre coeur que nous y
retrouvons, que les hommes de ces temps anciens sont bien réellement
nos pères. C'est surtout de cette démonstration que je lui sais gré.
Il nous rend une noblesse, à nous qui n'en avons pas d'autre. Je
serais charmé de m'appeler Montmorency: ce serait une joie pour moi
d'avoir été déjà glorieux bien loin dans le passé; mais, si nous ne
sommes pas de haute lignée par le sang et le nom, nous sommes du
moins, nous les lettrés, d'une grande et vieille race intellectuelle:
nous remontons à Téroulde et par delà, plus haut que les Montmorency;
et cela nous console amplement, et nous remercions M. Gaston Paris de
s'être fait le généalogiste de nos intelligences.

Il nous fait d'autant plus aimer la littérature du moyen âge qu'il en
parle avec modestie. Il n'a point les ardeurs naïves, les admirations
intolérantes de tel romanisant qui, parce qu'il a consacré sa vie à
cette littérature, ne voit rien au monde de plus beau et, pour peu
qu'on le pousse, vous met la _Chanson de Roland_ au-dessus de
l'_Iliade_ et le _Mystère de la Passion_ au-dessus des tragédies de
Racine. M. Paris est un érudit si peu emporté qu'il se refuse à
trancher la question qu'on se pose toujours dès qu'on a pris quelque
intérêt à ces études:--Sans la Renaissance, provoquée par la
connaissance et l'imitation des lettres antiques, notre littérature
nationale fût-elle parvenue d'elle-même au degré de perfection où sont
montées la grecque et la latine? Autrement dit, la Renaissance
a-t-elle été un bien ou un mal?--Grosse question, attirante comme
toutes les questions insolubles, et frivole peut-être sous un air de
sérieux. Il est certain que l'âme du moyen âge avait en elle des
trésors de sentiment, d'imagination et de passion tels que l'âme
antique semblerait presque indigente auprès. Il est sûr, d'autre part,
que le moyen âge n'a jamais su exprimer complètement, dans des
ouvrages parfaits, cette poésie qui était en lui. Il n'a pas su
trouver une forme égale à ses rêves et à ses aspirations. Il n'a
guère connu la beauté plastique. Pourquoi? Est-ce parce que le
sentiment chrétien, dont le moyen âge était pénétré, répugne au fond à
la beauté proprement artistique et littéraire, comme à quelque chose
qui tient trop à la matière et à la chair et dont la séduction a je ne
sais quoi de païen et de diabolique? Ou bien le peuple tout jeune et
tout neuf sorti de la fusion des Celtes, des Latins et des Francs, se
trouvait-il incapable, par quelque faiblesse de complexion,
d'atteindre jamais de lui-même à la perfection de l'art? Ou bien enfin
est-ce qu'il n'a pas eu le temps d'y atteindre en cinq cents ans? Il
ne faut pas oublier que ces cinq siècles ont été fort troublés, que la
guerre de Cent ans a été une terrible interruption dans le progrès
intellectuel de notre race; et, malgré cela, nous étions déjà en bon
chemin quand la beauté antique nous a été révélée. Je ne sache pas
qu'il y ait dans notre XVIe siècle rien de comparable en poésie, même
pour la beauté de la forme, à telle ballade de Rutebeuf, de Charles
d'Orléans et de Villon. Il s'en faut de peu que telle page de Commynes
n'égale les plus belles de Montaigne et de Rabelais. Qui sait où nous
serions parvenus, laissés à notre propre mouvement? Et d'ailleurs, si
l'antiquité grecque et latine, aussitôt dévoilée, nous a séduits et
subjugués, c'est sans doute que nous avions en nous l'instinct et le
sentiment de cette forme accomplie et que nous y aspirions
confusément. On pourrait donc dire que nous avons reconnu cette beauté
plutôt que nous ne l'avons découverte, et que l'imitation de
l'antiquité n'a pas été pour nous une «Renaissance», mais un
achèvement. Et l'on se demanderait alors si l'antiquité ne nous a pas
fait payer un peu cher le service qu'elle nous rendait. Elle a sans
doute hâté notre croissance, mais aussi peut-être l'a-t-elle fait
dévier pendant un siècle et plus. Car, avec ses formes, elle nous a
imposé ses idées et ses sentiments, et, en les mêlant aux nôtres en
trop grande abondance, elle a bien pu altérer pour un temps (dans
quelle proportion? on ne le saura jamais) notre développement
original. Il est vrai que, après tout, cette infusion nous a enrichis,
que, tout ayant fini par se fondre, tout est bien, et que nous n'avons
donc pas à nous plaindre.

Mais, de ce que cette irruption de l'antiquité a été, voilà trois
siècles et demi, soudaine (autant que peuvent l'être ces choses),
irrésistible et telle qu'elle a fait perdre à nos aïeux l'amour et
presque le souvenir de leur passé, il s'ensuit qu'aujourd'hui, bien
que plus éloignés de la foi religieuse du moyen âge que les hommes
d'il y a trois cents ans, nous sommes cependant beaucoup plus capables
de goûter et de comprendre son art et sa littérature et nous nous en
sentons même beaucoup plus près. Ces cathédrales gothiques qui
semblaient barbares aux lettrés du XVIIe siècle et qui, pour Fénelon,
manquaient de mesure et de noblesse, elles nous éblouissent, elles
nous charment, elles nous touchent. Les raides et expressives statues
des bons imagiers, les broderies végétales et les infinies
ornementations qu'ils ciselaient patiemment dans la pierre nous
intéressent pour le moins autant et nous paraissent peut-être aussi
belles, quoique d'une autre façon, que les figures des Panathénées ou
les acanthes des colonnes corinthiennes. Les chansons, les fabliaux,
les farces, les mystères, dont l'excellent et sec Boileau méprisait la
grossièreté et que d'ailleurs il ne lisait pas, nous les lisons, un
peu vite parfois et en dissimulant quelque ennui; mais aussi nous y
découvrons souvent, dans une phrase, dans un vers (et tout le reste en
bénéficie), des merveilles de grâce, de finesse, d'émotion, de poésie,
une malice exquise, ou bien une tendresse, une piété qui nous vont à
l'âme. Nous avons des attendrissements demi-involontaires,
demi-prémédités, sur la littérature de nos lointains aïeux. Ce qui
échappait complètement à Ronsard, à Racine, à Fénelon, à Voltaire,
nous avons la joie et l'orgueil de le voir et de le sentir. Nous
sommes plus proches, par le coeur et l'esprit, de Villon, de
Joinville, de Villehardouin, de Téroulde, que ne l'ont été, du premier
jusqu'au dernier, nos écrivains classiques, et nous renouons
par-dessus leur tête la tradition nationale.

On dira:--Ce n'est là qu'un effort de l'esprit critique, une sympathie
artificielle et acquise. Nous connaissons plus de choses que les
hommes des trois derniers siècles; nous savons mieux qu'eux nous
représenter des états d'esprit et de conscience différents du nôtre;
l'étude de l'histoire, la multiplicité des expériences faites avant
nous, le cours du temps, même la vieillesse de la race, un certain
affaiblissement des caractères et de la faculté de croire et d'agir,
tout cela a développé chez nous la curiosité et l'imagination
sympathique. Il n'y a rien de plus. Nous concevons peut-être mieux
l'âme du moyen âge, mais nous en sommes encore plus loin que les
écrivains des siècles classiques.

En êtes-vous sûrs? Pour comprendre et pour aimer certains sentiments,
il faut du moins en porter les germes en soi, il faut être capable de
les ressusciter, fût-ce par jeu, de les éprouver, fût-ce un moment et
en sachant bien que c'est une comédie intérieure qu'on se donne et
dont on reste détaché. Toujours est-il qu'une âme antérieure à la
nôtre dort en nous et qu'il n'est pas impossible de la réveiller et de
jouir de ces réveils avec une demi-sincérité. Nous sommes devenus
habiles dans ces exercices, nous nous y plaisons, et à cause de cela
notre littérature diffère peut-être moins profondément de celle du
moyen âge que la littérature du XVIIe et du XVIIIe siècle. Ou plutôt
c'est comme si, sous le flot envahisseur des lettres antiques, un
courant secret, une Aréthuse avait persisté, qui, longtemps refoulée
et opprimée, a percé peu à peu les couches d'eau supérieures et s'y
est mêlée...

Remarquez, je vous prie, que jamais depuis le moyen âge la
littérature n'a été aussi dégagée qu'aujourd'hui de toute règle ni
dans un plus superbe état d'anarchie. Nous sommes revenus à l'absolue
liberté, comme avant la Renaissance.--Le réalisme, si en faveur à
présent, est chose du moyen âge.--Le roman est aujourd'hui une bonne
moitié de la littérature, comme au moyen âge.--Les épopées du moyen
âge défrayent notre poésie et notre musique.--La poésie personnelle et
lyrique, ressuscitée de nos jours, est chose du moyen âge plus que de
la Renaissance et a été presque inconnue des deux derniers siècles;
Musset est plus proche de Villon que Boileau.--Le mysticisme, la
préoccupation du surnaturel, l'espèce de sensualité triste dont sont
pénétrés si curieusement, en plein âge scientifique, les livres de
beaucoup de jeunes gens, ce sont encore choses du moyen âge;
Baudelaire est moins loin que Boileau de l'auteur du _Mystère de
Théophile_.--Les hommes de la première moitié de ce siècle croyaient à
une mission providentielle de la France dans le monde, comme les
hommes du temps des croisades.

Or rien de tout cela, ou presque rien, entre la prise de
Constantinople et la Révolution française...

Mais ces réflexions sont d'une généralité tellement démesurée qu'elles
s'évanouissent à mesure que je les exprime. L'auteur de la _Poésie au
moyen âge_ les désavouerait certainement, car ce n'est ni de
l'érudition, ni de l'histoire, ni même de la critique. Tout au plus
est-ce de la critique impressionniste. Cela prouve, du moins, qu'il y
a non seulement de quoi s'instruire, mais de quoi songer, dans le
livre de M. Gaston Paris. J'y ai même trouvé de quoi divaguer
agréablement--j'entends agréablement pour moi.



LES FEMMES DE FRANCE

POÈTES ET PROSATEURS[62]

         [Note 62: _Les femmes de France poètes et prosateurs_,
         morceaux choisis avec introduction, des notices biographiques
         et littéraires et des notes philologiques, littéraires,
         historiques, par P. Jacquinet, inspecteur général honoraire
         de l'instruction publique, recteur honoraire.--Veuve Eugène
         Belin et fils. Paris.]


M. Jacquinet serait-il las de Bossuet? Je ne sais, mais voici qui est
bien étrange. L'auteur des _Prédicateurs avant Bossuet_, le savant et
fin commentateur des _Oraisons funèbres_ et du _Discours sur
l'histoire universelle_, vient de publier, avec introduction, notices
et notes, un recueil de textes choisis, de 660 pages, et ces textes ne
sont pas de Bossuet!

Mais au moins, direz-vous, sont-ils de quelque évêque ou de quelque
sévère écrivain.--Point; M. Jacquinet, après de longues années de
vertu, a voulu de délasser des austères compagnies, et il est allé
trouver...--Une femme, peut-être?--Une femme? non; toutes les femmes!
toutes les femmes de France qui ont écrit, depuis Christine de Pisan
jusqu'à Eugénie de Guérin. Voilà ce qui s'appelle se décarêmer!

Quand je dis toutes..., rassurez-vous: M. Jacquinet a fait un choix.
Grâce à ses bonnes habitudes littéraires, il a su apporter de la
délicatesse et du goût dans cette débauche, et même de la modestie. Il
n'a réuni, pour nos divertissements et pour les siens, que les dames
les plus illustres et, sauf quelques exceptions, les plus honnêtes. Et
il nous les présente dans d'élégantes notices d'une irréprochable
courtoisie. Si quelqu'une a fait parler d'elle, il feint de croire que
c'est seulement pour ses talents d'écrivain. Il est, sur les erreurs
de ses amies, d'une discrétion parfaite; et, comme elles ont belle
tenue, Bossuet lui-même, introduit dans ce salon, n'y verrait que du
feu, lui à qui Mme de Montespan en faisait si facilement accroire,
comme le conte Mme de Caylus. Sérieusement, M. Jacquinet a composé là,
avec un tact très sûr, pour les jeunes filles de nos lycées, un
recueil délicieux que les hommes même liront avec plaisir et profit,
qui prête à beaucoup de remarques et au sujet duquel se pose
naturellement plus d'une question intéressante.

M. F. Brunetière a récemment étudié[63] la plus importante de ces
questions: celle de l'influence des femmes sur notre littérature.
Cette influence, il nous l'a montrée bienfaisante--et restrictive:
comment les femmes, par les salons, ont imposé et appris aux écrivains
la décence et l'agrément, comment aussi elles ont émoussé
l'originalité de quelques-uns et les ont, par trop de souci de
l'agrément, détourné des certains problèmes et d'une vue complète de
la vie. Je ne vois rien d'essentiel à ajouter là-dessus, car j'ai même
appris beaucoup en lisant l'étude de M. Brunetière. Il ne me reste
qu'à noter quelques impressions, un peu à l'aventure, en feuilletant
cette séduisante anthologie féminine.

         [Note 63: _Revue des Deux-Mondes_ du 1er novembre 1886.]


I.

La première impression, c'est que presque toutes ces femmes sont
charmantes ou drôles, et de figures extrêmement variées. Comme leur
sexe les rend très malléables aux influences extérieures, elles
représentent, avec moins de mélange peut-être que les hommes, l'esprit
des temps où elles ont vécu; et, en outre, comme la vocation
littéraire chez les femmes suppose, plus que chez nous, par son
caractère d'exception, un don spontané et original ou une vie un peu
en dehors de la règle commune, presque toutes nous offrent, en effet,
dans leur caractère ou dans leur existence, des traits imprévus et
piquants.

Mais peut-être qu'en parcourant leur prose ou leurs vers nous nous
souvenons un peu trop, malgré nous, que ce sont des femmes; et nous
inclinons par là à les trouver exquises. Il est vrai que le souvenir
de leur sexe peut également se retourner contre elles... En somme,
soit que l'idée d'un autre charme que celui de leur style agisse sur
nous, soit qu'au contraire l'effort de leur art et de leur pensée nous
semble attenter aux privilèges virils, il est à craindre que nous ne
les jugions avec un peu de faveur ou de prévention, qu'elles ne nous
plaisent à trop peu de frais dans les genres pour lesquels elles nous
semblent nées (lettres, mémoires, ouvrages d'éducation), et qu'elles
n'aient, en revanche, trop de peine à nous agréer dans les genres que
nous considérons comme notre domaine propre (poésie, histoire,
critique, philosophie). Il faut prendre garde aussi que certains
traits de leur vie, qui nous laisseraient indifférents si nous les
rencontrions dans une vie d'homme, ne nous disposent à la rigueur ou à
trop d'indulgence et que nous ne soyons induits à trop bien traiter
celles qui ont été vertueuses et trop mal celles qui ne l'ont pas
été--à moins que ce ne soit tout juste le contraire. Car, lorsqu'il
s'agit des femmes, même mortes, même inconnues et très lointaines, il
peut arriver que l'obscur attrait du sexe altère l'équité de nos
appréciations. On peut gauchir ici par galanterie, ressouvenir
voluptueux ou morgue masculine. Dès que l'Ève éternelle ou l'éternelle
Phryné est citée devant nous, nous sommes en cause, sciemment ou non;
et qui répondra de notre entière liberté de jugement? Mais comme,
après tout, on n'en peut pas répondre davantage dans les autres cas,
qu'importe? Ce n'est ici qu'un fort léger surcroît aux causes d'erreur
habituelles. Entrons donc, sans plus de façons, dans le gynécée
littéraire choisi et composé par l'ami de Bossuet.


II

Voici la contemporaine de Jeanne d'Arc, l'excellente Christine de
Pisan, si digne, si naïve, si pleine de vertu et de prud'homie, qui,
raide comme un personnage de vitrail, s'applique, avec le grand
sérieux des bonnes âmes du moyen âge, gauchement et gravement, à
enserrer la langue balbutiante de son siècle dans la forme du style
cicéronien comme dans un heaume lourd et trop large. Les _Dits moraux
et enseignements utiles et profitables_, le _Livre des faits et bonnes
moeurs du roi Charles V_, le _Trésor de la Cité des Dames_..., les
adorables titres et qui fleurent l'antique sapience! Et quelle joie de
lui voir défendre l'honneur des dames contre ce méchant railleur de
Jean de Meung! Si je ne me trompe, nous retrouverons quelque chose de
cette honnête candeur chez Madeleine de Scudéry, la vierge sage, d'âme
héroïque et d'esprit prolixe.--Voici Marguerite d'Angoulême, très
savante, très entortillée, toute fumeuse de la Renaissance, souriante,
gaie et bonne à travers tout cela, avec son grand nez sympathique, le
nez de son frère François Ier.--Puis, c'est l'autre Marguerite,
Marguerite de Valois, point pédante celle-là, dégagée, galante avec
une entière sécurité morale, que rien n'étonne, qui raconte si
tranquillement la Saint-Barthélemy; la première femme de son siècle
qui écrive avec simplicité; une inconsciente, un aimable monstre,
comme nous dirions, aujourd'hui que nous aimons les mots plus gros que
les choses.--Je mets ensemble les énamourées, les femmes brûlantes,
les Saphos, chacune exhalant sa peine dans la langue de son temps:
Louise Labbé mettant de l'érudition dans ses sanglots; Mlle de
Lespinasse mêlant aux siens de la sensibilité et de la vertu,
Desbordes-Valmore des clairs de lune et des saules-pleureurs...

Mlle de Gournay est une antique demoiselle pleine de science, de
verdeur et de virilité, une vieille amazone impétueuse que Montaigne,
son père adoptif, dut aimer pour sa candeur, une respectable fille qui
a l'air d'un bon gendarme quand, dans son style suranné, elle défend
contre Malherbe ses «illustres vieux». Je crois la voir donner la main
à Mme Dacier, cette autre Clorinde de la naïve érudition
d'antan.--Mlle de Montpensier est une héroïne de Corneille, très
fière, très bizarre et très pure, sans nul sentiment du ridicule,
préservée des souillures par le romanesque et par un immense orgueil
de race; qui nous raconte, tête haute, l'interminable histoire de ses
mariages manqués; touchante enfin dans son inaltérable et superbe
ingénuité quand nous la voyons, à quarante-deux ans, aimer le jeune
et beau Lauzun (telle Mandane aimant un officier du grand Cyrus) et
lui faire la cour, et le vouloir, et le prendre, et le perdre.--Le
sourire discret de la prudente et loyale Mme de Motteville nous
accueille au passage.--Mais voici Mme de Sévigné, cette grosse blonde
à la grande bouche et au nez tout rond, cette éternelle réjouie,
d'esprit si net et si robuste, de tant de bon sens sous sa préciosité
ou parmi les vigoureuses pétarades de son imagination, femme trop bien
portante seulement, d'un équilibre trop imperturbable et mère un peu
trop bavarde et trop extasiée devant sa désagréable fille (à moins que
l'étrange emportement de cette affection n'ait été la rançon de sa
belle santé morale et de son calme sur tout le reste).--À côté d'elle,
son amie Mme de La Fayette, moins épanouie, moins débordante, plus
fine, plus réfléchie, d'esprit plus libre, d'orthodoxie déjà plus
douteuse, qui, tout en se jouant, crée le roman vrai, et dont le
fauteuil de malade, flanqué assidûment de La Rochefoucauld vieilli,
fait déjà un peu songer au fauteuil d'aveugle de Mme du Deffand.--Et
voyez-vous, tout près, la mine circonspecte de Mme de Maintenon, cette
femme si sage, si sensée et l'on peut dire, je crois, de tant de
vertu, et dont on ne saura jamais pourquoi elle est à ce point
antipathique, à moins que ce ne soit simplement parce que le triomphe
de la vertu adroite et ambitieuse et qui se glisse par des voies non
pas injustes ni déloyales, mais cependant obliques et cachées, nous
paraît une sorte d'offense à la vertu naïve et malchanceuse: type
suprême, infiniment distingué et déplaisant, de la gouvernante avisée
qui s'impose au veuf opulent, ou de l'institutrice bien élevée qui se
fait épouser par le fils de la maison!...--Puis c'est, à
l'arrière-plan, Mme des Houlières, besoigneuse, «ayant eu des
malheurs», intrigante, cherchant à placer ses deux filles, suspecte
d'un peu de libertinage d'esprit, avec je ne sais quoi déjà du
bas-bleu et de la déclassée...

Voici, en revanche, deux perles fines, deux fleurs de malice et de
grâce: Mme de Caylus, si vive, si espiègle et si bonne, et la
charmante Mme de Staal-Delaunay, qui fait penser, par son changement
de fortune et par la souplesse spirituelle dont elle s'y prête, à la
Marianne de Marivaux.--Une révérence, en passant, à la sérieuse et
raisonneuse marquise de Lambert, et nous sommes en plein XVIIIe
siècle, parmi les aimables savantes et les jolies philosophes. Voici
Mme du Châtelet, l'amie de Voltaire, l'illustre Émilie, avec ses
globes, ses compas, sa physique et sa métaphysique, esprit viril,
n'ayant que des vertus d'homme, dépourvue de pudeur à un degré
singulier si l'on en croit son valet de chambre Beauchamp.--Puis,
c'est Mme d'Épinay, l'amie de Jean-Jacques et de Grimm, bien femme
celle-là, et bien de son temps; très encline aux tendres faiblesses et
parlant toujours de morale; une brunette maigre et ardente gardant,
avec sa philosophie et son esprit émancipé, on ne sait quelle candeur
étonnée de petite fille; bref, une de celles qui ont le plus
drôlement et le plus gentiment confondu les «délicieux épanchements»
de l'amour avec «l'exercice de la philosophie et de la vertu». M.
Jacquinet oublie de nous dire ce que cette aimable femme tenait de son
mari et transmit à son amant, et, quel clou chassait l'autre dans le
coeur de Mme du Châtelet. Il commet beaucoup d'autres omissions, dont
nous devons le remercier pour nos filles.--Près de Mme d'Épinay, Mme
d'Houdetot, si plaisante par son ignorance du mal, par son obéissance
prolongée aux bonnes lois de nature, par son indulgence que la
Révolution ne put même inquiéter, et par le divin enfantillage d'un
optimisme sans limites.--Et, après cette colombe octogénaire, voici
surgir Mme Roland, une fille de Plutarque, une enthousiaste, une
envoûtée de la vertu antique, qui, lorsqu'elle écumait le pot chez sa
mère, songeait à Philopoemen fendant du bois.--Voici trois maîtresses
d'école, trois enragées de pédagogie: Mme de Genlis, le type de la
directrice de pensionnat pour demoiselles, sentimentale et puérile;
Mme Necker de Saussure, esprit solide et supérieur, d'un sérieux un
peu funèbre, le modèle des gouvernantes protestantes; Mme Guizot, très
bonne âme, avec quelque chose d'ineffablement gris, écrivant ce que
peut écrire une demoiselle qui, à quarante ans, épouse M. Guizot,
séduite apparemment par sa jeunesse.--Reposons-nous avec les romans de
Mme de Souza, histoires simples, morales, non point fades, abondantes
en détails insignifiants et agréables, et qui sont ce que nous avons,
je crois, de plus approchant des romans des _authoress_ anglaises.

Tout à coup nous nous rappelons, avec surprise, que Mme Dufrénoy a
fait des élégies et qu'il y a eu, voilà soixante ans (comme c'est
bizarre!), des gens qui disaient d'un air attendri:

  Veille, ma lampe, veille encore:
  Je lis les vers de Dufrénoy.

La muse du règne de Louis-Philippe, Mme de Girardin, défile à son
tour. Nous croyons voir une gravure de Tony Johannot. Invinciblement
nous la plaçons sur une pendule, avec une lyre. Et cependant nous
songeons qu'elle fut dans son temps une grâce, un charme, un esprit,
que cela est vrai, que cela est attesté par de nombreux témoignages;
et nous faisons un mélancolique retour sur nous-mêmes et sur la vanité
de toutes choses.

À ce moment Mme de Rémusat nous accueille, si fine, si intelligente,
égale pour le moins à Mme de Caylus et à Mme de Staal-Delaunay, et
dont les mémoires ont le mérite incomparable de nous dérouler, avec le
portrait du premier consul et de l'empereur, les transformations
successives des sentiments de l'écrivain à l'égard de cet homme et
comme la lente découverte du modèle par le peintre.--Et voulez-vous
quelque chose d'extraordinaire? Une femme, Mme Ackermann, très
studieuse et très savante, d'existence unie et qui n'a pas eu de très
grands malheurs, s'avise, dans son âge mûr, d'écrire des vers. Et ces
vers, âpres et nus, sont parmi les plus beaux vers pessimistes qu'on
ait écrits, et les plus éloquents peut-être et les plus virils qu'ait
jamais inspirés le désespoir métaphysique.--Mais voilà qu'à ces éclats
impies (admirable variété des âmes!) répond, du fond d'une église de
village, un murmure de prière virginale. C'est une chose unique et
précieuse, dans sa monotonie et quelquefois dans sa puérilité dévote,
que ce _Journal_ d'Eugénie de Guérin, ces impressions innocentes d'une
jeune fille pauvre et noble, pieuse, résignée, vivant presque d'une
vie de paysanne dans un hameau perdu. Et c'est le premier monument de
vie intérieure que nous rencontrions sur notre chemin.

Enfin, voici les «penseuses», Mme de Staël et Daniel Stern. Elles ont
l'enthousiasme, l'éloquence, l'abondance intarissable. Ont-elles la
grâce? C'est une autre affaire. Avez-vous remarqué? ces femmes, qui
ont une pensée virile, ont aussi un genre de sérieux plus fatigant que
les hommes les plus hauts sur cravate. Je les trouve plus difficiles à
lire que M. de Bonald ou M Guizot. Elles ont une facilité effroyable à
penser avec élévation, avec sublimité. Il faut respecter ces femmes à
«considérations»; mais l'avouerai-je? je fais pour les aimer un
inutile effort. Pourquoi? Leurs plus éminentes qualités me semblent
presque incompatibles avec l'idée que je me fais, peut-être naïvement
et faussement, du charme féminin. Si j'ignorais leurs noms, et je
croyais leurs livres composés par des hommes, je les admirerais
davantage. Cela est parfaitement déraisonnable; mais cela est ainsi.
Ce qu'il y a de masculin dans leur génie me blesse comme une atteinte
aux droits de mon sexe, et surtout me chagrine comme une faute de goût
du Créateur. Je les croyais faites, étant femmes, pour plaire et pour
être aimées, et, cette destination étant la plus belle de toutes, je
voulais qu'elles s'en souvinssent, même en écrivant. Mais si je suis
obligé d'admirer la force et la gravité de leur pensée, quel désordre!
et comme elles y perdent! Je préfère les billets d'Aspasie aux
dissertations de Diotime; car ce que dit Diotime, Platon l'aurait dit
tout aussi bien; mais il eût été incapable d'écrire les billets
d'Aspasie.

Mais vous, je vous salue et vous aime par-dessus toutes vos compagnes,
sans réserve ni mauvaise humeur, ô George Sand, jardin d'imagination
fleurie, fleuve de charité, miroir d'amour, lyre tendue aux souffles
de la nature et de l'esprit! Car vous avez été candide et bonne et,
quoi qu'on ait dit, vraiment femme. Si vous avez peu pensé par
vous-même, c'est bien par vous-même que vous ayez senti. Vous êtes
restée jusqu'au bout la petite fille qui, dans les traînes du Berry,
inventait de belles histoires pour amuser les petits pâtres... On
assure que vous avez vécu fort librement: c'est que vous ne pouviez ni
vous garder de la passion ni vous y tenir, votre pente étant surtout à
la pitié et à la charité maternelle, qui est la vraie mission de la
femme. Vous n'étiez amante que pour être mieux amie, et votre destinée
était d'être l'amie d'un grand nombre. Vous étiez franchement
romanesque, par une immarcescible jeunesse d'esprit, et parce que
l'extraordinaire des événements vous permettait d'imaginer des cas de
bonté plus rares. Vous aimiez la nature parce qu'elle apporte à ses
fidèles l'apaisement et la bonté, et vous aimiez les beaux paysans et
les beaux ouvriers parce qu'ils vous semblaient plus près de la
nature, ô grande faunesse, fille de Jean-Jacques! Les rêves les plus
généreux de ce siècle, les chimères sociales des bons utopistes et
leurs philosophies mystiques se réfléchissent toutes dans vos livres,
un peu pêle-mêle quelquefois, car vous aviez souci de les refléter
plus que de les éclaircir, chère âme grande ouverte! Tous les hommes
qui ont traversé votre vie, Musset, Lamennais, Chopin, Pierre Leroux,
Jean Reynaud, ont laissé dans votre oeuvre des traces vivantes de leur
passage, car vous étiez toute sympathie. Votre parole, soit dans le
récit, soit dans le dialogue, coule et s'épanche comme une fontaine
publique. Et ce n'est ni par une finesse ni par un éclat
extraordinaire, ni par la perfection plastique que votre style se
recommande, mais par des qualités qui semblent encore tenir de la
bonté et lui être parentes; car il est ample, aisé, généreux, et nul
mot ne semble mieux fait pour le caractériser que ce mot des anciens:
_lactea ubertas_, «une abondance de lait», un ruissellement copieux et
bienfaisant de mamelle nourricière, ô douce Io du roman contemporain!
Des pharisiens ont prétendu que vos premiers romans avaient perdu
beaucoup de jeunes femmes; mais nous savons bien que ce n'est pas
vrai, que celles qui ont pu tomber après avoir lu _Indiana_ étaient
mûres pour la chute et que, sans vous, elles seraient tombées plus
brutalement et plus bas. Vos amoureuses adultères sortent broyées de
leur aventure; et, si vous avez paru reconnaître le droit absolu de la
passion, ce n'est que de celle qui est «plus forte que la mort» et qui
la fait souhaiter ou mépriser. Je ne sais si, mal comprise, vous êtes
pour quelque chose dans les erreurs d'Emma Bovary; mais alors c'est
donc par vous qu'il lui reste assez de noblesse d'âme pour chercher un
refuge dans la mort. Plût au ciel que nos névrosées se plussent à lire
_Jacques!_ et plût au ciel que nos révolutionnaires fussent nourris du
socialisme arcadique du _Meunier d'Angibault_! Et, enfin, que vos
fautes vous soient pardonnées, car qui pourrait dire à combien de
femmes, à combien d'hommes, ô fée bienveillante, la plupart de vos
récits ont inspiré le courage, la résignation vaillante, la sérénité,
l'espoir en Dieu et sur toutes choses la bonté, ô vous que vos amis
appelaient la bonne femme, ô mère d'Edmée[64], de Marcelle[65], de
Caroline[66], de Madeleine[67], de la petite Marie[68], de la petite
Fadette et de la divine Consuelo!

         [Note 64: _Mauprat._]

         [Note 65: Le _Meunier d'Angibault_.]

         [Note 66: Le _Marquis de Villemer_.]

         [Note 67: _François le Champi._]

         [Note 68: La _Mare au Diable_.]


III

Je vous prie de croire que je ne fais point _Ouf!_ en arrivant au bout
de la liste. Je ne la trouve point trop longue. J'ai pourtant ajouté,
chemin faisant, deux ou trois têtes, je crois, au «blanc troupeau des
femmes» de M. Jacquinet, et j'aurais pu en ajouter d'autres. Mais
alors le troupeau eût été une armée.

On a vu quelle vie et quelle variété. Autres remarques, à l'aventure,
et dont il ne vaudra toujours pas la peine de tirer les conséquences.
Toutes, sauf une ou deux, ont été d'aimables et bonnes créatures: vous
n'en pourriez dire tout à fait autant des écrivains de l'autre sexe.
Il est vrai aussi que plus de la moitié de ces femmes excellentes
n'ont pas été des femmes vertueuses et que les... indépendantes sont
plus nombreuses, en proportion, parmi les femmes auteurs que parmi
celles qui n'écrivent point. Je n'en conclus rien contre la
littérature. On n'en pourrait tirer une conclusion que si les femmes
dont il s'agit faisaient toutes métier d'écrivain; mais (sauf, si vous
voulez, Mmes de Graffigny, du Bocage et Riccoboni, qui sont
négligeables), la femme de lettres proprement dite n'apparaît guère
que de notre temps. Il ne me semble pas, du reste, que ni leur sexe ni
la littérature ait gagné grand'chose à cet avènement.

La plupart (et c'est heureux) n'ont point fait profession d'écrire,
n'ont laissé que des lettres, des mémoires et des ouvrages
d'éducation. C'est-à-dire que, même en écrivant, elles ne sont point
sorties de leur rôle naturel. Et celles-là sont encore pour nous les
plus charmantes. Quelques-unes ont été supérieures dans le roman;
aucune ne l'a été dans la poésie, ni au théâtre, ni dans l'histoire,
la critique ou la philosophie. Vous pouvez enlever, par hypothèse, de
notre littérature, tout ce que les femmes ont écrit: cela n'en rompra
point la suite, n'y fera pas de trous appréciables. On peut l'avouer
sans manquer à la courtoisie. Les femmes elles-mêmes en conviendront:
en général, elles n'aiment pas à lire les livres féminins. L'influence
des femmes sur la marche et le développement de la littérature
française s'est beaucoup moins exercée par les ouvrages qu'elles ont
composés que par la conversation, par les salons, par les relations de
société qu'elles ont eues avec les écrivains.

Mais pourquoi, si quelques-unes ont été, par l'imagination et surtout
par le coeur, de grands poètes, n'en voyons-nous point qui l'aient été
par la forme? Pourquoi n'ont-elles presque jamais atteint, dans leurs
vers, à la beauté absolue de l'expression? Et voici, je crois, une
question qui se rattache à celle-là et qui, si elle peut être résolue,
doit l'être de la même façon: pourquoi, à considérer l'ensemble de
notre littérature, les femmes sont-elles restées sensiblement en deçà
des hommes dans l'art de colorer le style ou de le ciseler et
d'évoquer par des mots des sensations vives et des images précises?
Pourquoi sont-elles, en général, médiocrement «artistes»? Car Mme de
Sévigné elle-même ne l'est pas autant que la Fontaine ou la Bruyère,
et George Sand l'est infiniment moins que Michelet ou Victor Hugo.
Pourquoi tous les enrichissements successifs de la langue littéraire
ne doivent-ils rien aux femmes? Et pourquoi tous les progrès du style
pittoresque et plastique se sont-ils accomplis en dehors d'elles, par
J.-J. Rousseau, Chateaubriand, Hugo, Gautier, Flaubert, les Goncourt?

M. Jacquinet répond à la première de ces questions dans sa
substantielle préface:

     Peut-être peut-on se demander si la beauté solide et constante du
     langage des vers, par tout ce qu'il faut au poète, dans l'espace
     étroit qui l'enserre, de feu, d'imagination, d'énergie de pensée
     et de _vertu d'expression_ pour y atteindre, ne dépasse pas la
     mesure des puissances du génie féminin, et si véritablement la
     prose, par sa liberté d'expression et ses complaisances d'allure,
     n'est pas l'instrument le plus approprié, le mieux assorti à la
     trempe des organes intellectuels et au naturel mouvement de
     l'esprit chez la femme, qui pourtant, si l'on songe à tout ce
     qu'elle sent et à tout ce qu'elle inspire, est l'être poétique
     par excellence et la poésie même.

À la bonne heure; mais c'est là formuler le problème et non pas le
résoudre. J'avoue, du reste, que, si j'essaye d'aller un peu plus au
fond des choses, je n'y vois pas bien clair. Dirons-nous que, si les
femmes n'égalent point les hommes dans l'expression harmonieuse,
pittoresque et plastique, c'est parce qu'elles sont plus
sentimentales et plus passionnées? Elles jouissent moins purement que
nous des beaux arrangements de mots et de sons, et aussi des contours,
des formes et des couleurs. Elles jouissent surtout des sentiments
dans lesquels se transforment tout de suite leurs sensations et ne
goûtent bien que le charme des mots qui traduisent ces sentiments.
Elles sont trop émues au moment où elles écrivent. Or, pour arriver à
la perfection du style poétique et plastique, il est peut-être
nécessaire de n'être point ému en écrivant, de considérer uniquement
la valeur musicale et picturale du langage et, en face des objets
matériels, de s'arrêter à l'impression qu'on a tout d'abord reçue
d'eux, à la sensation première et directe, ou d'y revenir
artificiellement afin de n'exprimer qu'elle. Le sentiment moral et la
passion pourront avoir leur tour; mais il faut commencer par
«objectiver», comme on dit, la sensation. Or les femmes n'ont presque
jamais la maîtrise de soi, le sang-froid indispensable pour cette
opération. Elles ne sont pas assez frappées de la «figure» des mots et
de la figure des choses. Elles ne réagissent pas assez, après l'avoir
subie, contre la pression de l'univers sensible. L'explication du
mystère qui nous occupe serait peut-être dans ce passage de Milton où
il est dit que l'homme «contemple» et que la femme «aime»... Et puis,
au bout du compte, tout cela est trop général et n'explique rien. Ce
n'est, comme la phrase de M. Jacquinet, que la constatation d'un fait,
en termes plus obscurs.

Et je ne puis non plus que répéter ce qu'on a dit souvent, que les
femmes, en littérature, n'ont rien «inventé» au grand sens du mot, et
que, si elles ont pu quelquefois faire illusion sur ce point, c'est
qu'elles ont à un haut degré le don de «réceptivité». Mais, comme dit
l'autre, je connais, à ce compte, bon nombre d'hommes qui sont femmes.
Sur cent écrivains de notre sexe à nous, il en est bien
quatre-vingt-dix-neuf et demi qui n'ont rien inventé non plus. On
pourrait dire aussi que, le nombre des femmes auteurs étant
relativement très petit, il y avait beaucoup moins de chances pour
qu'il se rencontrât parmi elles un génie qui fût de premier ordre par
le don de l'invention. Et s'il est vrai enfin que, même en tenant
compte de cela et du reste, nous gardons sur les femmes la supériorité
littéraire, il n'en faut pas triompher: il n'y a pas de quoi. D'abord
l'invention des idées et de la forme (chose difficile à définir, car
où commence l'invention?) n'est pas tout. La grâce d'une Caylus ou
d'une La Fayette est quelque chose d'aussi rare, d'aussi uniques
d'aussi beau, d'aussi ineffable et incommunicable que la profondeur de
pensée d'un Pascal ou la puissance d'expression d'un Victor Hugo.
Puis, que serait la littérature, je vous prie, sans les femmes? Elles
ont joué un rôle considérable dans la vie de tous les grands
écrivains, presque sans exception. Il n'est point de beau livre où
elles n'aient collaboré. Et ceci n'est point un abus de mots. Car si
elles ont joué ce rôle, si elles ont eu cette influence, c'est
qu'elles ont su se faire infiniment charmantes et séduisantes. Et
cette oeuvre-là vaut un beau manuscrit de prose ou de vers. Elles sont
à elles-mêmes leur propre poème. Leur charme contribue autant à la
beauté de la vie que la littérature et est, chez certaines femmes, un
produit aussi voulu et aussi préparé. Et si l'on m'objecte que la
beauté est involontaire et par conséquent n'a point de mérite, on peut
bien le dire également du génie. Je proteste contre le distique
brutal, et lourd de toutes façons, de l'odieux Arnolphe:

  Bien qu'on soit deux moitiés de la société,
  Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité.

Rien de plus faux ni de plus superficiel que cette vue. Pour qui
embrasse la vie totale de l'humanité, «ces deux moitiés» ne se
conçoivent absolument pas l'une sans l'autre; elles sont diverses, non
inégales; et, s'il nous était prouvé qu'il en est autrement, M.
Jacquinet ni moi ne nous en consolerions.



CHRONIQUEURS PARISIENS



I

MM. ALBERT WOLFF ET ÉMILE BLAVET


On vient de rendre un tardif hommage au plus grand poète de ce siècle:
c'est Lamartine que je veux dire. N'allez pas, à cette occasion,
relire les _Méditations_ ou les _Harmonies_; car, ou vous n'y
trouveriez aucun plaisir et vous me paraîtriez par là fort à plaindre,
ou vous seriez à ce point repris par cette poésie toute divine, que
presque rien ne vous intéresserait plus au monde, pas même les choses
de Paris ni les chroniqueurs parisiens.

Je prends un étrange chemin pour vous parler d'eux; mais croyez que
j'y arriverai d'autant plus vite que j'en suis plus loin... Lamartine
est la poésie même. Certaines strophes de lui vous emplissent pour des
heures de musique et de rêve. Pourquoi celles-ci me reviennent-elles?

  Mon coeur, lassé de tout, même de l'espérance,
  N'ira plus de ses voeux importuner le sort.
  Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
  Un asile d'un jour pour attendre la mort...

  Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile...

  Oui, la nature est là, qui t'invite et qui t'aime!
  Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours.
  Quand tout change pour toi, la nature est la même,
  Et le même soleil se lève sur tes jours.

Vous êtes à la campagne. Vous retrouvez dans un coin de bibliothèque
un vieil exemplaire des _Méditations_. Il y a, à la première page, une
vignette qui représente un long poète en redingote sur un promontoire,
les cheveux dans la tempête, ou un ange en robe blanche qui porte une
harpe. Couché dans l'herbe, au pied d'un arbre, vous lisez les
strophes que je citais tout à l'heure, ou d'autres aussi belles; et le
soleil, à travers les branches, jette sur la page des taches
lumineuses et mobiles. Là-dessus, le «piéton» vous apporte le _Figaro_
du jour, et vous parcourez, je suppose, le «Courrier de Paris» de M.
Albert Wolff. Eh bien! je vous promets une impression singulière. Je
gagerais que la chronique de M. Wolff vous sera profondément
indifférente et que, ainsi prévenu, la vanité de beaucoup d'autres
choses vous apparaîtra très clairement.

J'ai eu, sans la chercher, une impression de cette espèce, m'étant
donné la tâche de parcourir d'affilée cinq ou six volumes de
chroniques parisiennes, cependant que des feuillages frissonnaient
sur ma tête et que la Terre vivait autour de moi son éternelle vie. Il
y a, comme cela, des moments d'illumination intellectuelle, de sagesse
absolue, où nous concevons tout à coup la grandeur du monde et
l'inutilité ridicule de certaines manifestations de l'activité
humaine. Tout l'artificiel de la vie contemporaine m'a été
soudainement révélé. Et j'ai senti amèrement que d'écrire des
chroniques dans un journal est une des besognes les plus vaines
auxquelles un homme puisse consacrer ses jours périssables.

Qu'est-ce, en effet, qu'une chronique? Un certain nombre de lignes
imprimées où, neuf fois sur dix, sont relatés et commentés des
événements d'une parfaite insignifiance: fêtes, mariages, scandales
mondains, histoires de comédiens, et ce qu'ont dit ou fait les hommes
du jour, qui sont souvent les hommes d'un jour. Ces événements
négligeables se passent dans un monde excessivement restreint, dans un
très petit groupe humain, et ne deviennent intéressants (quelquefois,
et pas pour tout le monde) que parce que ce petit groupe s'agite sur
un point imperceptible du globe qui s'appelle Paris. Quant aux
commentaires, vous y trouverez, neuf fois sur dix, la philosophie la
plus banale, ou la plus vulgaire ironie, ou le scepticisme le plus
grossier et le plus accessible, ou même le plus niais pédantisme, et,
aux meilleurs endroits, de l'esprit fabriqué, des plaisanteries que
l'on sent déduites selon d'immuables formules. La sensation totale
est celle d'un vide profond. Quand ces morceaux de style ont quelques
mois de date, ou quelques jours, l'insignifiance en est telle qu'ils
sont absolument illisibles--à moins qu'on ne prenne un méchant et
triste plaisir à constater cette insignifiance même.

Et l'on se demande: À quoi bon? Voilà un genre d'écrits dont on s'est
passé pendant six mille ans. De rares gazettes, pendant les deux
derniers siècles, contentaient amplement le besoin qu'ont les hommes
de savoir (pourquoi? pour rien) les petites choses qui se passent
autour d'eux. Il y a cinquante ans, Paris n'avait guère qu'une dizaine
de journaux, que se partageaient la politique et la littérature. La
chronique, comme on l'entend aujourd'hui, en était à peu près absente.
Personne n'en souffrait. On peut donc vivre sans elle. Depuis, elle a
envahi toute la presse. Est-ce la curiosité de la foule qui a provoqué
ce développement de la chronique? ou bien est-ce la chronique qui a
développé cette badauderie? Mystère.

Mais qui donc, Seigneur! lit toutes ces chroniques parisiennes qui
s'étalent tous les jours à la première ou à la seconde page des
journaux? Les gens du métier ne les lisent guère. Les délicats les
effleurent tout au plus du bout des cils. Les hommes occupés aux
travaux de l'esprit n'ont même pas le temps et n'auraient point le
goût de les parcourir. Toutes ces chroniques ont les lecteurs qu'elles
méritent et auxquels d'ailleurs elles s'adressent. Et ce sont
exactement les mêmes qui se délectent aux romans de M. Georges Ohnet.

Et comment sont-elles faites, ces chroniques? Ô grande misère du
métier de journaliste! Ces considérations sur l'événement parisien de
la veille, que des milliers d'âmes simples lisent avec tant de candeur
et de foi, un malheureux homme de lettres les a écrites tantôt avec un
inexprimable dégoût, tantôt avec l'indifférence résignée qu'on apporte
à une corvée journalière. Il s'est dit: «Il faut qu'aujourd'hui, comme
hier, comme demain, je raconte des histoires et fournisse des
idées--des idées?--à cinquante mille abrutis qui me sont parfaitement
indifférents. De quoi vais-je leur parler, mon Dieu? Un sujet!
donnez-moi un sujet!» Et sur n'importe quoi il écrit n'importe quoi.
Il est enjoué, il est sérieux, il est sceptique, il est ému, il fait
de l'esprit, il fait de la philosophie, parce que c'est son métier, à
tant la ligne. Comme cela est bizarre, quand on y songe! Entretenir le
public de choses qui ne vous intéressent pas du tout et, là-dessus,
faire semblant d'avoir des impressions pour les gens qui n'en ont pas,
mais qui pourraient si bien se passer d'en avoir! Est-il rien de plus
artificiel et de plus vain?

Tout cela est vrai. Et cependant, à mesure que j'exprime ces vérités,
banales elles-mêmes comme une chronique, je n'en suis plus si sûr. Ce
que je dis de la chronique peut se dire de tout le journal, et aussi
de la littérature tout entière; et la littérature est vaine si vous
voulez; mais dire que tout est vain, ce n'est rien dire. Des fragments
de la réalité reflétés dans un esprit, les plus beaux livres ne sont
pas autre chose. Mais cette définition convient aussi au moindre
article de journal, avec cette différence qu'il s'agit, dans ce
dernier cas, de fort petits fragments d'une réalité journalière et
superficielle. La chronique sera donc, si vous voulez, de la poussière
de littérature; mais c'est de la littérature encore.

Et c'est aussi ou ce peut être de la poussière d'histoire. Si vous
relisez les chroniques du mois dernier, il est probable qu'elles vous
sembleront insipides, superflues, et que vous n'y apprendrez rien.
Mais lisez, pour voir, des recueils de chroniques d'il y a vingt ans.
Là encore vous trouverez sans doute beaucoup de fatras et un vide
lamentable; mais parfois, noyé dans cette insignifiance, un détail
vous frappera, un détail caractéristique d'une époque et dont
l'écrivain n'avait peut-être pas soupçonné la valeur future. Les
chroniques des journaux, en vieillissant, deviennent mémoires. Celles
d'aujourd'hui paraîtront prodigieusement intéressantes dans cent ans.
Seulement, il y en aura trop.

Enfin j'ai raisonné jusqu'à présent comme si le chroniqueur était
toujours et nécessairement un esprit médiocre. Mais il n'en est pas
toujours ainsi. Quelques-uns sont des esprits originaux et charmants.
Et alors ils ont beau écrire trop vite et trop souvent; ils ont beau
écrire par métier, sans goût, sans plaisir, sans conviction: la
qualité, le tour de leur esprit se révèle toujours par quelque
endroit. Ces réflexions improvisées et que rien ne les poussait à
faire sur un sujet qui leur est fort égal, ces considérations ou ces
plaisanteries qu'ils griffonnent d'une plume rapide et dédaigneuse
portent quand même leur marque, trahissent leur philosophie
habituelle, leur conception de la vie, leur tempérament. Et, plus
souvent qu'on ne croirait, une fois mis en train, il leur arrive de se
laisser prendre à ce travail forcé, de penser ce qu'ils écrivent et
d'achever avec intérêt ce qu'ils avaient commencé avec ennui. En
somme, tant vaut le chroniqueur, tant vaut la chronique. Nous
rencontrerons tel journaliste dont la personne même, devinée à travers
le tas énorme des improvisations quotidiennes, nous séduira
étrangement. Et d'autres, moins originaux, nous frapperont du moins
par l'adroite accommodation de leur esprit à la besogne qu'ils font et
au public qu'ils entretiennent.


I

C'est au _Figaro_ que vous trouverez ces derniers. Le _Figaro_, ayant
quelque cent mille lecteurs, est condamné, s'il les veut garder, à une
certaine médiocrité littéraire. L'homme intelligent et fin qui le
dirige s'y est résigné. Les esprits vraiment originaux traversent ce
journal, mais n'y séjournent pas. Ainsi M. Émile Zola; ainsi M. Émile
Bergerat. Sa clientèle ne les supporte qu'à titre de curiosités, de
phénomènes qu'on lui exhibe. Je suis même étonné qu'Ignotus, qui
n'est souvent qu'un Jocrisse à Patmos, mais qui a quelquefois, parmi
tout son galimatias, des visions saisissantes et comme des lueurs de
génie, soit resté si longtemps dans la maison. MM. Wolff, Blavet et
Millaud, voilà le vrai fond du _Figaro_. Tous trois sont hommes
d'esprit; M. Wolff a notamment celui de n'en pas avoir trop: juste ce
qu'il faut pour la clientèle du journal, qui est foncièrement
bourgeoise et, je crois, plus provinciale que parisienne.

Admirable journal d'ailleurs, à l'affût de tout ce qui surgit un
moment sur l'horizon de Paris; le journal-barnum, le mieux informé des
journaux, c'est-à-dire rempli jusqu'aux bords de choses superflues;
souple et accommodant comme l'aimable valet de comédie dont il porte
le nom; étalant en première page les opinions politiques du comte
Almaviva et entr'ouvrant la quatrième aux menues industries du mari de
Rosine.

M. Albert Wolff est une des lumières de ce surprenant journal. Il
mérite de nous arrêter un moment, car il offre un cas fort singulier
et qui suffirait à le tirer de pair.

M. Wolff est, pour un très grand nombre de Français, le chroniqueur
parisien par excellence. Il se pique lui-même de représenter, par une
grâce spéciale d'en haut, l'esprit du boulevard. Il a fait de Paris sa
chose; il célèbre, il démontre, il encourage Paris; il est le gardien
de ce lieu de plaisir. Les titres de ses volumes marquent bien cette
préoccupation: l'_Écume de Paris_, _Paris capitale de l'art_, la
_Gloire à Paris_. M. Wolff patronne les grands hommes et les tutoie;
il est lui-même un homme illustre. Un jeune romancier a récemment
consacré à sa gloire un livre tout entier, qui est bien un des livres
les plus extraordinairement bouffons qu'on ait jamais écrits sans le
savoir. L'auteur l'appelle «le grand Wolff» et voit en lui «la plus
puissante incarnation de l'esprit parisien dans le journalisme». Enfin
la _Revue illustrée_ vient de donner son portrait, après ceux de MM.
Alphonse Daudet, Massenet et de Lesseps. Et le public a évidemment
trouvé cela tout naturel.

Or ce montreur et cet émule des gloires parisiennes, ce Parisien qui a
le dépôt de l'esprit de Paris, est né à Cologne; et je n'ai pu
parvenir à comprendre, dans le récit de M. Toudouze, s'il s'était fait
naturaliser Français. Il va sans dire que je ne lui fais pas un
reproche de son origine, et je sais du reste qu'il est brave homme et
galant homme et que sa conduite pendant la guerre a été exactement ce
qu'elle devait être. Si je rappelle que le plus Parisien de nos
chroniqueurs nous vient d'Allemagne, c'est tout simplement parce qu'il
y paraît. Cet homme d'esprit n'a jamais été spirituel, du moins à ma
connaissance. Et ce prince des chroniqueurs, dès qu'il cesse de nous
raconter des anecdotes et s'élève à des «idées générales», écrit la
plupart du temps dans une langue qui n'a pas de nom: un pur charabia
de cheval d'outre-Rhin. J'avais recueilli quelques-unes de ses phrases
les plus étranges; mais faites vous-même l'épreuve. Prenez sa
dernière chronique. Lisez au milieu: «L'heure est venue de réagir
contre les idées prudhommesques qui nous _étranglent_.» Lisez à la
fin: «Le génie de Molière a _moins d'influence sur l'éclat_ d'une fête
nationale que les bombes et les fusées de Ruggieri.» Et, croyez-moi,
ces deux phrases, prises au hasard, son encore parmi les plus
passables du moraliste du _Figaro_.

Je ne cède point ici au médiocre plaisir de faire le régent et le
professeur de grammaire. Mais il est des choses qu'il faut dire.
J'obéis à un sentiment de religieux amour pour la très belle, très
claire et très noble langue de mon pays. Je vous assure que je ne mets
dans ces critiques aucune espèce de pédanterie, rien de dédaigneux ni
de suffisant. M. Wolff écrit fort mal? Mais le don du style est un don
gratuit, qui ne s'acquiert point, qui peut seulement se développer--et
sans lequel on peut être d'ailleurs un honnête homme, un habile homme
et même un grand homme. Et je conçois aisément quelque chose au-dessus
du génie littéraire, à plus forte raison au-dessus du talent d'écrire
congrûment. Si le choix m'en avait été laissé, j'aurais choisi d'abord
d'être un grand saint, puis une femme très belle, puis un grand
conquérant ou un grand politique, enfin un écrivain ou un artiste de
génie. Je ne crois donc pas faire tant de tort à M. Wolff en
constatant la mauvaise qualité de son style, si j'ajoute aussitôt
qu'il sait merveilleusement son métier de chroniqueur, ce qui est un
don aussi rare peut-être que celui de bien écrire.

Malgré tout, il reste un peu de mystère dans la fortune de M. Albert
Wolff. Comment a-t-il pu, avec rien, se faire une telle renommée?
Dirons-nous qu'à force de se croire le plus Parisien des chroniqueurs,
il a fini par le faire croire au public? Louis Veuillot nous fournira
peut-être une meilleure explication. Vous vous souvenez que, dans les
_Odeurs de Paris_, il appelle M. Wolff «_Lupus_ le respectueux». Il se
pourrait, en effet, que M. Wolff fût arrivé par le respect. Il a
commencé par être un reporter plein de déférence; puis il s'est poussé
et s'est maintenu par le respect du public, entendez par le respect
des opinions et des goûts présumés de la haute et moyenne bourgeoisie.
Il a toujours su ce qu'il faut à ses lecteurs, la dose exacte et
l'espèce de philosophie, de fantaisie et de liberté d'esprit qu'ils
peuvent admettre. Il sait aussi à quoi ils ne veulent point qu'on
touche. Jamais il ne les heurte, jamais il ne les dépasse. Et son
procédé est tel qu'il ne les fatigue jamais.

Ce procédé est fort simple. Une seule idée dans un article; que
dis-je? une seule phrase. L'article est généralement divisé en quatre
paragraphes. Vous mettez, je suppose, au commencement du premier:
«Paris est la capitale de l'art.» Puis, vers le milieu du second:
«Paris est véritablement la ville des artistes.» Puis, quelque part
dans le troisième: «Le centre de l'art est à Paris.» Et à la fin du
quatrième: «Je ne crois pas trop m'avancer en affirmant que Paris est
le foyer des arts.» Et dans l'intervalle de ces phrases, rien, des
mots. L'article est fait.

Tel est le procédé pour les chroniques à idées générales. Pour les
chroniques à anecdotes..., c'est encore la même chose. L'écrivain
raconte n'importe quoi et ramène de temps en temps un thème, un
refrain. Voici le refrain d'un article sur M. Rochefort (_La Gloire à
Paris_): 1º «L'action très grande de Rochefort est dans cette belle
gaieté qui est le fond de son tempérament vraiment français»;--2º
«Rochefort est un des rares Parisiens de l'ancien temps qui ait
conservé dans l'âge mûr cette belle insouciance et cette bonne humeur
qui furent autrefois les qualités maîtresses de la race française.»
(Je pense qu'il faut entendre: «Rochefort est un Parisien de l'ancien
temps, un des rares Parisiens qui aient conservé», etc.);--3º «Chacun
dans sa sphère plisse le front... Je ne vois plus guère que Rochefort
qui ait conservé la gaieté de la vieille race française»;--4º «Après
avoir exaspéré beaucoup de ses contemporains par la violence excessive
de ses écrits, il les ramène aussitôt à lui par les éclats de sa
gaieté si française.»

Pour Offenbach, le refrain est: «Quel artiste!» Rien de plus; cela dit
tout. Ainsi M. Homais parlant du ténor Lagardère. Ainsi, dans _Bouvard
et Pécuchet_, le médecin dit à Pécuchet en lui donnant une petite tape
sur la joue: «Trop de nerfs..., trop artiste!» Artiste! vous entendez
dans quel sens vague, mystérieux et saugrenu le mot est pris ici. Ah!
que M. Wolff connaît bien son public!

Et comme il sait ce qui lui convient, à ce public, et ce qu'il peut
supporter! Comme il sait faire avec lui, pour sa joie et pour son
édification, l'homme à la fois dégagé et sérieux, le boulevardier et
le moraliste, le monsieur qui comprend tout, mais qui pourtant
respecte ce qui doit être respecté, le monsieur qui n'a pas de
préjugés, mais qui a cependant des principes! Savourez, je vous prie,
ces phrases exquises où respire tout le libéralisme indulgent d'un
esprit supérieur. Il s'agit du Père Hyacinthe:

     ... Mes convictions personnelles n'ont pas à intervenir dans
     cette affaire; j'étais allé là comme un Parisien désireux
     d'entendre une grande parole qui jadis fit courir tout Paris à
     Notre-Dame, et je n'ai trouvé qu'un comédien de talent. Il m'est
     arrivé de subir une grande impression dans une belle cathédrale
     aussi bien que dans un temple protestant ou dans une synagogue.
     Si ce n'est pas la propre croyance (?) qui se réveille, c'est la
     foi des autres qui vous surprend.

Voilà le philosophe. Voulez-vous le critique? M. Wolff compare aux
trois mousquetaires, qui étaient quatre, les quatre romanciers
naturalistes: Edmond de Goncourt, «à qui la carrure des épaules et
l'embonpoint donnent _un certain vernis majestueux_», Émile Zola,
Alphonse Daudet et Guy de Maupassant. Pour lui, Maupassant est le
«jeune abbé» de la petite Église naturaliste. «Guy de Maupassant,
c'est Aramis.» Comme c'est bien cela! On ne saurait mieux
caractériser, n'est-ce pas? l'auteur de _Boule de suif_ et de
_Mademoiselle Fifi_. Je lis dans un autre article: «Quand un homme a
tenu une telle place dans l'art, quand il a exercé une si grande
influence sur son temps...» De qui croyez-vous qu'il s'agisse? Sans
doute de Lamartine, de Victor Hugo ou de Balzac? Point: il s'agit du
chanteur Darcier. On ne saurait pousser plus loin que M. Wolff le
sentiment des nuances.

       *       *       *       *       *

Après le critique, voulez-vous l'homme?

     ... Il y a bien longtemps qu'une polémique tapageuse (pour
     «bruyante») avec Zola a été terminée (pour «s'est terminée») par
     une bonne et sincère poignée de main. Les médiocres seuls
     cultivent le ressentiment éternel; _entre hommes intelligents_ on
     ne se brouille pas à jamais pour un coup d'épingle.

Mais si je me mets à citer, je ne m'arrêterai plus. Car ce chroniqueur
sème les perles, sans s'en douter. Concluons. Ne pensez-vous pas qu'on
appellerait assez justement M. Albert Wolff le Georges Ohnet de la
chronique? J'imagine, du reste, qu'il y a dans son fait plus de malice
qu'il ne semble et qu'il sera le premier à sourire de mes innocentes
remarques. Il faut qu'il en sourie; car, s'il n'était pas un homme
très fort, je songe avec tristesse à ce qu'il serait.


II

M. Émile Blavet ne s'élève que rarement jusqu'aux «idées générales»;
M. Blavet se contente de rapporter des faits, et il les choisit bien,
et il les rend divertissants, même quand ils ne le sont guère, et cela
tous les jours; M. Blavet écrit une langue aisée, alerte, spirituelle.
Il apporte dans cet horrible métier qui consiste à tenir le public au
courant de ce qui se passe dans les salons, dans les théâtres, dans la
rue, dans tous les mondes, une bonne grâce toujours égale et un
sourire toujours prêt. Ce sont les réflexions d'un spectateur plein
d'expérience, un peu désenchanté, non pas ennuyé pourtant, et jamais
ennuyeux. Il est partout «le monsieur de l'orchestre», l'homme qui
regarde pour son plaisir et ne veut pas en penser plus long.

Il sait, lui aussi, ce que demandent et ce qu'attendent ses lecteurs,
l'immense multitude des badauds. Il a des égards pour leur naïveté,
leur curiosité banale, leur hypocrisie inconsciente. S'il rend compte
d'une entrevue avec le prince Victor, il n'ignore pas qu'un prince de
vingt ans doit être de toute nécessité un homme remarquable, et il le
dit. S'il vient à parler des petites filles qui, l'été, vendent des
fleurs aux terrasses des cafés et vendraient volontiers autre chose,
il sait qu'il faut s'indigner, et il s'indigne. S'il raconte quelque
fête où ce qui nous reste d'aristocratie s'est encanaillé plus que de
raison, il sait qu'il faut s'attrister, et il s'attriste. S'il va
pendant les vacances visiter son pays natal et la maison où il a passé
son enfance, il sait qu'il faut s'attendrir, et il s'attendrit. S'il
parle de Mgr l'archevêque de Paris, il sait qu'il convient que le
digne prélat soit «un fin prélat», et il lui prête des mots, et il
nous entretient avec émotion des bons rapports du cardinal avec
l'acteur Berthelier. S'il parcourt les églises pendant le carême, il
sait qu'il est convenable d'y porter une âme religieuse, et il l'y
porte... Mais comme on sent que tout cela lui est égal! Il a le don de
saisir avec prestesse les traits fugitifs de la comédie contemporaine,
de s'en amuser et d'en amuser les autres: pas l'ombre de prétention,
une bienveillance très philosophique, au fond une indifférence
absolue. Celui-là est un Parisien.



II

HENRY FOUQUIER


Un bouddhiste me dit:

--Cette série de chroniqueurs est sans intérêt. S'il est vrai que le
dernier effort de la critique soit de définir les esprits, elle ne
serait pas malavisée de laisser de côté les journalistes. Car on ne
les peut définir qu'en bloc, étant tous semblables les uns aux autres
et à peu près indiscernables (sauf quelques-uns que l'on
caractériserait suffisamment en quelques lignes). Il y a à cela
plusieurs raisons. D'abord la besogne du journalisme souffre
merveilleusement une certaine médiocrité d'esprit. Elle la réclame
presque et quelquefois elle la donne. Puis on sait où et comment se
recrute, en grande partie, la rédaction des journaux. De bons jeunes
gens, de plus de prétention que de littérature, qui auraient pu faire
d'excellents notaires ou des commerçants habiles, s'imaginent (ô
candeur!) que rien n'est plus beau, plus noble ni plus agréable que
d'être imprimé et lu tous les jours. Ils veulent «entrer dans un
journal»; ils finissent par y entrer et ils y montent en grade à peu
près comme dans un ministère. Là ils écrivent toute leur vie les
choses quelconques qu'ils sont capables d'écrire. Qui en a lu un, a
lu les autres. Le journalisme politique surtout est, dans son
ensemble, admirable d'inutilité et parfois de niaiserie. Mais la
chronique même--sauf les exceptions que tout le monde connaît--n'est
guère plus reluisante. Vous avez une bonne douzaine de chroniqueurs,
jeunes ou vieux, chez qui vous retrouverez le même échauffement
artificiel, le même désir vulgaire d'étonner, la même outrance facile,
le même claquement de cravache, au reste le même vide et souvent la
même insuffisance de style et, par endroits, de syntaxe. Ceux mêmes
qui sont nés avec quelque originalité d'esprit ont beaucoup de peine à
la garder intacte. La nécessité de la besogne quotidienne, le peu de
temps laissé à la réflexion, l'obligation de «faire sa copie» même
quand on n'a rien à dire, absolument rien, tout cela fait glisser les
meilleurs à une certaine banalité, soit à des lieux communs
insupportables, soit à des paradoxes aussi insipides que des lieux
communs. Il ne faut ni s'en étonner ni surtout en triompher. C'est là
une des conséquences fatales de ce très étrange métier de journaliste.
Ceux surtout qui écrivent tous les jours, si excellemment doués qu'ils
soient, n'y échappent pas. L'originalité de la forme ou de la pensée a
presque toujours besoin, pour s'achever, du recueillement d'un travail
volontaire. Elle s'atténue et s'efface en se dispersant. Dans les
cinquante ou soixante mille lignes qu'un journaliste écrit tous les
ans, ce qui lui appartient en propre, ce qui le signale et le
distingue se trouve perdu dans ce qui le confond et le mêle, dans
tout ce qu'il a laissé s'écouler de lui sans y apporter d'attention et
sans y attacher de prix. Sa personnalité se dilue dans cet écoulement
perpétuel. Le meilleur journaliste est comme noyé dans la surabondance
de sa prose: c'est dans ce flot qu'il faut repêcher ses membres épars.


I

Tout cela peut être vrai souvent. Il me suffit que ce ne le soit pas
toujours. Je ne m'occupe partout que des exceptions. M. Fouquier en
est une. Il a trouvé moyen d'être à la fois le plus abondant et le
plus distingué des chroniqueurs. Celui-là est facile à «discerner»,
s'il reste malaisé à définir. Sa production, considérable et continue,
si elle n'est pas toujours égale à elle-même, n'est du moins jamais
banale. S'il se dérobe, c'est par l'excès même de sa souplesse, par la
variété et la richesse de ses dons. Essayons de le saisir et de le
ramasser, fût-ce en tâtonnant un peu et en m'y reprenant.

C'est l'esprit le plus facile, le plus alerte, le plus adroit, le plus
prêt sur toutes choses. Il est extrêmement intelligent (donnez, je
vous prie, au mot toute sa force). Il sait tout ou du moins devine
tout et semble s'être tout assimilé. Il n'ignore rien de ce que tous
les esprits originaux de ce siècle ont pensé et senti; il le repense
avec une hardiesse légère, il le ressent avec une vivacité
d'impression jamais émoussée. S'il n'est pas et s'il ne peut être, à
cause des nécessités mêmes de sa profession, une de ces intelligences
créatrices par lesquelles s'accroît, pour parler comme M. Renan, la
conscience que l'univers prend de lui-même, il est du moins de ces
grands curieux auxquels nul de ces progrès n'échappe. C'est un miroir
sensible largement ouvert au monde et à la vie. Sur toute question
historique, sociale, morale ou littéraire, il sait tout ce qu'un
«honnête homme» peut savoir au moment précis où il écrit. Il ne
retarde jamais. Il reproduit en courant, avec une rapidité aisée et
comme s'il la connaissait de toute éternité, la plus récente façon de
comprendre et de voir que les hommes aient inventée. Il porte au plus
haut point ce don merveilleux de «réceptivité» que Proudhon attribue
aux mieux douées d'entre les femmes. Et il a d'ailleurs, dans les
moindres mouvements de sa sensibilité et de sa pensée, une grâce d'un
charme si pénétrant que, si je ne puis l'appeler féminine, je ne
saurai vraiment de quel autre nom la nommer.

Cet esprit, si délicatement impressionnable et si apte à tout
comprendre et à tout retenir, est en outre singulièrement actif. Quand
je songe que M. Fouquier fait au moins une chronique par jour,
qu'aucune de ces chroniques n'est tout à fait insignifiante et vide et
que beaucoup sont exquises, je demeure stupide. Il n'est guère ni
d'esprit mieux meublé ni de plus grand travailleur. Et voici où ma
surprise redouble. Je ne me sers ici que de ce que M. Fouquier nous
livre de sa personne, volontairement ou non, dans ses écritures
publiques. Sa prose a une odeur qu'il est agréable et qu'il n'est
point indiscret de respirer. Je puis bien dire que les articles de M.
Fouquier, par les préoccupations dont ils portent souvent la trace,
par la profondeur et la subtilité de l'expérience dont ils témoignent,
laissent entrevoir derrière cette vie de grand laborieux une autre vie
non moins remplie, une vie de grand épicurien. Prenez le mot, de
grâce, au sens le plus favorable. Épicure, tout le premier, fut un
fort honnête homme. Pétrone est mort comme vous savez, et
Saint-Évremond, Chapelle, la Fontaine et beaucoup d'autres chez nous
ont été des esprits charmants. Mais en même temps (pardonnez-moi ces
retours et ces retouches) on sent que ce voluptueux serait volontiers
un homme d'action et qu'il suffirait (qui sait?) aux emplois les plus
considérables et les plus difficiles. L'action proprement dite,
l'action directe sur les hommes, par la parole ou par le gouvernement,
il l'aime et il l'a recherchée. Il a été directeur de la presse, il a
été candidat (pourquoi pas?) à diverses situations, et, s'il a échoué
(ce qui arrive aux plus dignes), c'est ou parce qu'il a trop d'esprit,
ou parce que ses autres occupations ne lui permettaient pas d'apporter
assez de ténacité dans les brigues et les candidatures et peut-être
aussi l'exposaient aux distractions et l'inclinaient aux nonchalances.

Vous commencez à apercevoir la richesse de cette nature. M. Fouquier
est un méridional. Il a, de son pays, la gaieté, l'alacrité d'humeur,
la facilité heureuse, l'optimisme--sans en avoir la suffisance ni la
naïveté toujours prompte aux enthousiasmes. Et M. Fouquier est aussi
un méridional de Marseille, un Phocéen, un Grec. La Grèce, il l'adore
et il en parle souvent. Et vraiment les dieux lointains de son antique
patrie lui ont donné la finesse, la grâce, le bien dire, la joie de
vivre, l'équilibre des facultés intellectuelles. Il est bien fils de
cette race qui a vécu si noblement, de la vie la plus naturelle et la
plus cultivée à la fois, de cette race qui n'a point maudit la chair
et qui n'a répudié aucun des présents du ciel. Pourtant je le vois
comme un Grec un peu amolli, plus près d'Alcibiade que de Socrate,
pour qui il a été maintes fois injuste (après d'autres), et plutôt
encore comme un Grec d'arrière-saison, contemporain de Théocrite,
jouissant de ses dieux sans y croire, mais sans les nier publiquement;
et moins comme un Athénien que comme un Grec des îles, plein de
science et de douceur, traînant sa tunique dénouée dans les bosquets
de lauriers-roses... Mais ce méridional est un méridional blond. Son
front «s'est élargi» par le temps, comme celui de la Pallas de M.
Renan, jusqu'à «comprendre plusieurs espèces de beauté»; et ce Phocéen
conçoit quand il le veut la mélancolie des Sarmates et des Saxons et
les tristesses et raffinements d'art et de pensée des hommes du Nord.

Son esprit étant comme une abeille qui butine la fleur des choses et
tout ce que cet univers offre de meilleur, vous imaginez aisément sur
quoi il s'arrête de préférence. Je n'offenserai point M. Fouquier et à
coup sûr je ne surprendrai personne (car cela ressort assez de ce
qu'il écrit) en disant qu'il est grand «ami des femmes», pour parler
comme M. Dumas--avec plus d'abandon que de Ryons, quelque chose de
moins pincé, de moindres rigueurs théoriques; grand connaisseur
toutefois aux choses de l'amour, grand docteur et casuiste subtil dans
les questions féminines. Comme M. Rabusson, et à meilleur titre
peut-être (car l'auteur de l'_Amie_ a un fond d'amertume), M. Fouquier
donne l'idée de quelque dilettante du XVIIIe siècle, d'un Crébillon
fils ou d'un Laclos. Et cela ne l'empêche pas, je ne sais comment--par
quelque chose de caressant et de félin, par la subtilité et la cruauté
de quelques-unes de ses ironies, par la longueur toute féminine et la
férocité de certaines de ses rancunes (même contre des femmes)
--d'évoquer aussi des idées de stylet caché sous un manteau de pourpre
traînante, de vie batailleuse autant que voluptueuse, et de faire
songer (avec toutes les atténuations qu'il vous plaira: il en faut
dans ces transpositions d'images) à quelque Italien de ce magnifique
et terrible XVIe siècle.

Grec de la décadence, Florentin d'il y a trois siècles, roué du siècle
dernier, Parisien d'aujourd'hui et Français de toujours, homme de
plaisir et homme d'action..., voilà bien des affaires! Jamais je ne
pourrai ramener tout cela à quelque semblant d'unité.

Cependant, si l'on considère l'homme, que l'écrivain fait deviner, on
voit que sa marque est la recherche constante de tous les plaisirs
délicats. Je vous prie de ne vous point scandaliser. La recherche bien
entendue du plaisir, ç'a été, pour beaucoup de philosophes anciens, la
définition même de la vertu.--Si, d'autre part, vous considérez
l'écrivain, vous trouverez que sa qualité la plus persistante est le
bon sens. Par là il est bien de race latine ou de vieille race
française. Il sait, à l'occasion, entrer dans toutes les folies et s'y
intéresser; mais il n'a pas le moindre grain de folie pour son compte.
Cet homme qui n'a guère de foi ni de principes a d'excellentes
habitudes d'esprit. Son bon sens peut quelquefois paraître hardi: le
bon sens, quand on l'applique résolument à certaines questions, est le
père des paradoxes; mais, en réalité, il y a chez ce disciple
d'Aristippe une rare fermeté de raison, même une défiance presque trop
grande de ce qui n'est pas raisonnable. Cherchez bien, et vous finirez
par découvrir chez M. Fouquier un mélange tout à fait imprévu. C'est,
dans le monde de la littérature, un don Juan qui recouvre un
bourgeois. Il y a chez lui du Renan et du Voltaire, du Borgia et, du
Béranger, du roué et du garde national. Ils y sont à la fois, et c'est
cette simultanéité qui est piquante.

S'ils y sont à la fois, c'est apparemment qu'ils s'accordent. Voyons
comment. C'est que la raison est encore ce qui nous fait le mieux
jouir des choses, le plus sûrement et le plus longtemps. Un parfait
épicurien est nécessairement un homme de sens très rassis. Dans le
domaine de la pensée, la modération même de la solution où l'on a
voulu s'arrêter suppose qu'on a passé en revue toutes les autres et
qu'on s'est imaginé les divers états d'esprit auxquels elles
correspondent, ce qui est un grand plaisir. De même, l'état
sentimental le plus agréable et le mieux garanti contre la souffrance
est celui auquel on se prête sans se donner tout à fait. La passion
éperdue devient aisément douloureuse; les sens exaspérés ont aussi
leurs maladies. Ce qui vaut mieux, c'est un rien de libertinage à la
française et un peu de rêve. La raison, en présidant aux ébats du
coeur et des sens, les garde de tout mal et leur permet de varier
leurs aimables expériences. M. Fouquier est un homme qui aime la vie,
et c'est justement à la mieux aimer, à tirer d'elle tout ce qu'elle
contient, que lui sert sa tranquille raison. Et c'est pour cela qu'il
n'est pas artiste au sens étroit du mot, mais moraliste et curieux. Un
artiste ne jouit que des formes et ne considère les hommes et les
choses que sous un angle particulier; le curieux les saisit tour à
tour sous tous leurs aspects. Seul celui-là jouit de tout, qui est
curieux de tout; et celui qui est curieux de tout est par là même un
esprit tempéré et maître de soi.


II

M. Fouquier est surtout curieux de la femme. La femme est, en effet,
ce qui tient, pour l'homme, la plus grande place en ce monde. Les
chroniques de M. Fouquier sur les femmes, sur le mariage, sur l'amour,
sont peut-être la partie la plus originale de son oeuvre. Il est
impossible d'apporter à l'étude de ces questions plus de raison, de
délicatesse et d'esprit, ni une expérience plus consommée et un plus
grand amour de son sujet. M. Fouquier aime l'amour. Cela n'est plus si
commun à l'heure qu'il est! Car, songez-y, l'amour s'en va. Ce qui en
reste s'est étrangement gâté: s'il n'est brutal et plat, il est
maladif et pervers. _Nestor_ et _Colombine_ (M. Henry Fouquier écrit
au _Gil Blas_ sous ces deux noms) ont à la fois, sur l'amour, les
idées des premiers hommes et celles des délicieux Français du XVIIIe
siècle. Et voyez comme ces pseudonymes sont bien choisis: l'un,
représentant le naturalisme grec; l'autre, la tendresse coquette des
marquises que Watteau embarque pour Cythère.

     Plus je deviens vieux, dit le Nestor du _Gil Blas_, plus je
     pardonne à l'amour. Amour coup de foudre, amour-passion,
     amour-caprice, amour-galanterie, tous les amours que ce grand
     fendeur de cheveux en quatre qui est Stendhal a décrits et
     classés, je comprends tout, j'excuse tout; parfois même
     j'envie...

Mais ce qu'il préfère, je crois, c'est une espèce d'amour en même
temps idyllique et mondain, franchement sensuel, mais relevé d'un peu
d'illusion, de rêve, d' «idéal» (ce mot revient souvent sous sa
plume), l'Oaristys de Théocrite dans un salon de nos jours. Une
pervenche intacte fleurit au coeur éternellement jeune de ce Parisien
cuirassé d'expérience, durci au feu de la vie de Paris. Il a écrit de
très belles pages sur don Juan, et très significatives. Il me semble
que nous mettons ordinairement un peu de nous dans l'idée que nous
nous faisons de don Juan: celui de M. Fouquier est avant tout naïf, et
il est toujours sincère. Il n'a ni cruauté ni vanité; il n'a même pas
de curiosités malsaines. Il est à cent lieues du sadisme, qui serait,
dans cette théorie, tout le contraire du don-juanisme, C'est
proprement le don Juan de _Namouna_, tiré au clair.

     ... Vous parlez de vanité! Pour vous, don Juan touche au fat, et,
     dans son amour des femmes, entre la préoccupation des hommes.
     Mais c'est là le contraire de l'entraînement d'un «tempérament»,
     et la vanité, chose toute cérébrale, n'a rien à voir avec
     l'émotion primesautière de don Juan, quand son regard se croise
     avec celui d'une femme, qu'il voit désormais seule là où il s'est
     rencontré avec elle... Ne faisons pas à l'amoureux l'injure de
     mettre de la vanité dans ce besoin de plaire, de connaître et de
     posséder, que nous flairons en lui à première vue, _odor
     d'amore_. Ne lui refusons pas non plus les douces sensations qui
     viennent du coeur et qui excusent et consolent les abandons des
     femmes. Le trait caractéristique de don Juan, c'est l'émotion
     auprès de celles-ci, émotion profonde, naïve, sincère, égale et
     peut-être supérieure en intensité à l'émotion réglée des hommes
     qui mêlent l'idée du devoir aux choses de l'amour, encourant par
     là le juste anathème du poète! N'est-ce pas le coeur qui parle
     chez lui, quand il trouve Elvire _touchante_ dans les larmes?
     Mais que serait-il sans les palpitations délicieuses de son
     coeur, sinon un fou érotique, à livrer aux médecins? Le don Juan
     honni est peut-être le seul homme qui n'aime jamais sans amour,
     et, s'il ne se fait pas à lui-même le mensonge de la durée, c'est
     qu'il ne veut pas être hypocrite, ayant cette religion suprême
     de ne pas mentir au pied de l'autel qu'il embrasse. Comment
     l'aimerait-on sans cela? Le matérialiste brutal ferait horreur
     aux femmes; et c'est à l'idéaliste qu'elles pardonnent leurs
     douleurs... Nous sentons que, quand il n'aime plus, c'est qu'il
     aime trop l'amour, dont la femme délaissée n'a pas su lui dire le
     dernier secret. Il court après l'idéal, et il le répand autour de
     lui et le laisse derrière ses pas. Il est le poursuivant de
     l'absolu, qui en fait naître au moins l'idée et le désir à toutes
     celles qu'il aime...

J'avoue que, pour ma part, je conçois don Juan un peu autrement. Il me
paraît que don Juan... (mais oubliez ce que je disais tout à l'heure
et croyez que je ne mets rien là de mon propre rêve), il me paraît que
don Juan, à le considérer dans Tirso de Molina et dans Molière, sinon
dans Byron et dans Mozart, est surtout un grand artiste et un grand
orgueilleux. La déclaration superbe que lui prête Molière, et où il se
compare à Alexandre et à César, est assez explicite. En somme, il y a
trois vies dignes d'être vécues (en dehors de celle du parfait
bouddhiste, qui ne demande rien): la vie de l'homme qui domine les
autres hommes par la sainteté ou par le génie politique et militaire
(François d'Assise ou Napoléon); la vie du grand poète qui donne, de
la réalité, des représentations plus belles que la réalité même et
aussi intéressantes (Shakespeare ou Balzac), et la vie de l'homme qui
dompte et asservit toutes les femmes qui se trouvent sur son chemin
(Richelieu ou don Juan). Cette dernière destinée n'est pas la moins
glorieuse ni la moins enviable. Un amour de femme est au fond de
presque toutes les vies humaines: à certains moments le conquérant
même ou le grand poète donnerait tout son génie pour l'amour d'une
femme. À ces moments-là celui qui les a toutes ferait envie même à
Molière, même à César. Croyez que don Juan le sait, et qu'il en jouit
profondément, et que sa royauté lui paraît pour le moins égale à celle
des poètes et des capitaines. Ce qu'il veut, lui, c'est jeter des
femmes, le plus de femmes possible, toutes les femmes à ses pieds. Et
il les compte, et Leporello en tient la liste. Et en même temps qu'il
compte ses victimes, il les regarde, il les étudie, il les compare. Il
se délecte au spectacle des sentiments les plus violents auxquels une
créature humaine puisse être en proie, se traduisant par les lignes,
les formes, les mouvements, les signes extérieurs les plus gracieux et
les plus séduisants. Il jouit du tumulte et de l'incohérence des
pensées, des désespoirs qui se livrent des indignations qui consentent
et abdiquent, et des corps vibrants, des cheveux dénoués, des larmes
qui voilent et attendrissent la splendeur des beaux yeux. Il se sent
le complice élu de la Nature éternelle. Les aime-t-il, ces femmes? Il
le croit, il le voudrait. Il sent en lui quelque chose de supérieur à
lui-même, de tout-puissant et de mystérieux; et son coeur se gonfle
d'orgueil à songer qu'il est, quoi qu'il fasse et sans qu'il sache
lui-même pourquoi, le rêve réalisé de tant de pauvres et folles et
charmantes créatures. Ce qu'il doit porter en lui, c'est une immense
fierté, une curiosité infinie, une infinie pitié, peut-être aussi une
terreur de son propre pouvoir, et une obscure désespérance, de ne
pouvoir aimer une femme, une seule, à jamais...

Je reviens à M. Fouquier. Ce qu'il a de l'éternel don Juan, c'est tout
au moins le mépris des conventions sociales et de la morale mondaine:

     ... Car voilà où j'en veux venir, à cette simple constatation: il
     n'y a pas de morale sociale, il y a seulement une
     franc-maçonnerie mondaine, franc-maçonnerie absurde, aux rites
     cruels et sanglants, contre qui protestent notre coeur et notre
     raison. Chercher la loi du monde est même une folie: il n'y a
     qu'à la subir. Cette franc-maçonnerie établit qu'une jeune fille
     qui donne son coeur pour un bouquet de roses est perdue, tandis
     qu'une femme mariée qui le donne par caprice--ou pour un
     bracelet, comme les lionnes pauvres dont le monde honnête est
     plein,--n'est pas compromise, pourvu qu'elle y mette un peu
     d'hypocrisie, etc.

Partout où il voit l'amour, même un petit semblant d'amour, M.
Fouquier s'attendrit, il a des tolérances infinies. Je n'ai pas à vous
dire son indulgence pour les fautes des femmes, à condition qu'il y
ait de l'amour dans leur fait, et un peu de «rêve». Les Ninons même et
les Marions sont assez de ses amies, pourvu qu'elles aient quelque
bonté et quelque grâce et que leur vénalité ne leur interdise pas tout
choix. Il a très finement analysé, et avec grande pitié, l'espèce de
sentiment qui pousse les Manons du plus bas étage à avoir des
Desgrieux. Il a montré, presque avec émotion et en condamnant sur ce
point les railleries vulgaires, ce qu'il y a de touchant dans
l'amour, des femmes qui ont un peu dépassé l'âge de l'amour, des
amantes mûries et meurtries, qui s'attachent à leur dernière passion
avec fureur et avec mélancolie, parce qu'après il n'y aura plus rien,
et qui, pour se faire pardonner, pour s'absoudre elles-mêmes et sans
se douter du sacrilège, mêlent à leur suprême amour de femme un
sentiment d'équivoque maternité.

Cela, c'est la part de l'analyste voluptueux. Mais ce philosophe si
indulgent et si raffiné est, comme j'ai dit, un esprit très sain.
Personne ne s'est élevé avec plus de force contre certaines
aberrations de l'amour. Je ne répondrais pas qu'en flétrissant ces
perversions il défende à son imagination de s'y attarder quelque peu,
ni qu'il n'éprouve point une sorte de plaisir obscur à prolonger, sur
ces objets, sa colère ou sa raillerie (nous sommes faibles); mais il a
trop souvent commenté le _Naturam sequere_, et cette antique devise
est trop évidemment la sienne, pour qu'on puisse douter de la
sincérité de ses vertueuses indignations. Sa santé d'esprit se
reconnaît encore dans tout ce qu'il a écrit sur l'éducation et le rôle
des femmes et les questions qui s'y rattachent. Il pense que l'intérêt
même et les nécessités de leur profession imposent aux actrices une
vie à part, sur la marge de la société régulière. Il aime que tout
soit à sa place. Il raille ces maris qui délaissent leurs femmes pour
devenir de vrais maris auprès des courtisanes. Il ne croit pas à la
conversion de Marion Delorme ni ne la souhaite, et il traite Didier
comme un nigaud qu'il est. Sur le divorce et sur les questions qui s'y
rattachent, il a des vues d'excellent moraliste et d'homme d'État. Et
son bon sens, nourri d'une sérieuse connaissance des hommes, a souvent
des hardiesses comme celle-ci, que je recueille sans l'avoir cherchée:
«L'idéal trop élevé du mariage est une source de désordres sociaux...»

Volontiers il résoudrait tous les problèmes par l'amour de la femme.
C'est une obsession charmante. Si ce néo-Grec, que son culte de la
nature n'empêche point de montrer dans les choses religieuses les
tolérances tendres et amusées d'un Renan, nous parle d'aventure de
l'Assomption ou de la Semaine sainte, il y reconnaîtra les fêtes
symboliques de l'éternel amour; il célébrera l'assomption de la femme,
Ève ou Vénus anadyomène, et pleurera avec les belles Syriennes sur le
cadavre d'Adonis. Il est vraiment chez nous le dernier prêtre de
l'amour. La cité qu'il rêve serait la république des grâces et des
jeux; le courage même y serait un fruit de l'amour; les femmes y
inspireraient l'héroïsme dans la guerre, et elles y conseilleraient
les arts de la paix. Sous leur bienfaisante influence, les hommes
mettraient un peu de sentiment, d'imagination, de douceur et de pitié
dans l'organisation de la société et dans le gouvernement des affaires
publiques. Si les hommes savaient encore aimer les femmes, si les
femmes connaissaient leur rôle et s'y tenaient pour le remplir tout
entier, on aurait une cité idéale, fondée sur la plus délicate
interprétation des bonnes lois de nature. Je sais que j'idyllise un
peu la conception de M. Fouquier: qu'il me pardonne cette fantaisie.
Sérieusement on retrouverait chez lui, tout au fond, un peu des idées
de Saint-Simon et d'Enfantin sur le rôle de la femme, moins le
mysticisme et le galimatias. Et justement ces idées étaient en germe
dans ce XVIIIe siècle que M. Fouquier aime tant, et dont il est.

Je n'ai voulu vous remettre sous les yeux que le côté le plus
intéressant de cette mobile et vivante figure de journaliste. Je
laisse le critique littéraire (très classique, ainsi qu'il sied à un
Marseillais), l'observateur des moeurs contemporaines, le politique
militant, le peintre de portraits (voyez ceux de Gambetta, de Rouher,
de Lepère, de M. Renan, du duc de Broglie, d'autres encore; ils sont
d'une vivacité et d'une justesse de touche incomparables). Et je ne
vous parlerai pas non plus de son style, souple, ondoyant, nuancé,
dont la facilité abondante est pourtant pleine de mots et de traits
qui sifflent, tout chaud de la hâte de l'improvisation quotidienne,
avec un fond de langue excellente, mais avec des négligences çà et là,
des plis de manteau qui traîne, comme celui de quelque jeune Grec,
auditeur de Platon. Et c'est bien, en dernière analyse, dans ce
mélange de nonchalance voluptueuse et de bon sens raffiné, de raison
armée et de sensuel abandon, que réside le charme original de cet
Alcibiade de la chronique parisienne.



III

HENRI ROCHEFORT


Il est rare qu'en étudiant une oeuvre, même celle d'un auteur
dramatique ou d'un romancier, on puisse séparer nettement l'homme de
l'écrivain et toucher à celui-ci sans effleurer au moins celui-là. À
plus forte raison s'il s'agit d'un journaliste. Mais si ce journaliste
s'appelle Henri Rochefort, la chose devient tout à fait impossible.
Essayez de ne considérer que l'écrivain: la définition de son tour
d'esprit tiendra en quelques lignes, et qui ne vaudront presque pas la
peine d'être écrites. Mais prenez-le tout entier, et vous vous
trouverez en face d'un cas moral des plus intéressants et des plus
irritants à la fois, par l'impossibilité où l'on est d'y voir clair
jusqu'au fond.

Trop de scrupule et de timidité ne serait point ici de mise. M.
Rochefort appartient au public. Il appartient même à l'histoire, et
beaucoup plus qu'un grand nombre de ministres, dont vous avez, je
pense, oublié les noms. Voilà vingt ans que la place publique entend
son sifflet ou son ricanement. L'empire est tombé au son de cette
crécelle et, depuis, elle n'a pas cessé de grincer un seul jour. Sur
le drame ou la comédie des vingt dernières années, cette face pâle de
mime n'a cessé de pencher sa grimace immuable, et qui paraît
automatique, comme ces masques que l'on peint au-dessus des rideaux
de théâtre, et qui semblent railler tout ce qui s'agite sur les
planches.

Elle est singulière, cette tête si connue: longue, maigre jadis, au
front proéminent, aux pommettes saillantes, aux yeux enfoncés, aux
lèvres serrées, au nez un peu court et comme arrêté d'un coup de
ciseau qui a trop mordu: tête tourmentée et bizarre, pleine de
protubérances et de méplats, surmontée d'un toupet comme on en voit
flamboyer sous le lustre des cirques, et où il y a, en effet, du
Méphisto et du clown, et peut-être aussi du chevalier de la triste
figure. Qu'y a-t-il sous ce front? Quelle est la vraie pensée qui vit
dans ces yeux? Je ne crois pas qu'il soit très facile de le savoir;
mais je le chercherai librement, n'apportant ici ni prévention ni
haine, mais une curiosité qui, parce qu'elle est très éveillée, ne
demanderait qu'à se tourner, s'il se pouvait, en sympathie.

Considérez, je vous prie, d'un côté le genre d'esprit de M. Rochefort
et ce que nous savons forcément de ses habitudes et de ses goûts, ce
qui dans sa vie privée est au grand jour,--et d'autre part ses
opinions et son rôle politique: vous reconnaîtrez que, lorsque je
parle d'un problème à résoudre, je ne l'invente point par amour du
mystérieux.


I

La forme d'esprit de M. Rochefort se rencontre peut-être aussi chez
d'autres; mais il n'est pas d'écrivain, je pense, ni qui ait poussé
plus loin cet esprit-là, ni qui s'y soit tenu plus étroitement.

Remarquez comme, dans la littérature de notre temps, tous nos
sentiments, toutes nos façons d'être, toutes nos attitudes
intellectuelles et morales se sont tendues et exaspérées. Le sentiment
de la nature s'est tourné en une adoration sensuelle et mystique; le
goût du pittoresque en une poursuite inquiète d'impressions ténues et
insaisissables; le goût de la réalité en une recherche morose de ce
qu'elle a de brutal et de triste; la tendresse est devenue hystérie et
la mélancolie pessimisme. Tout a pris des airs de maladie nerveuse.
L'art de la raillerie s'est développé avec le même excès. Il me semble
que la plaisanterie de M. Rochefort est à celle de Voltaire ou de
Beaumarchais ce que le pittoresque de Michelet est à celui de Buffon,
ou l'impressionnisme d'Edmond de Goncourt à celui de Bernardin de
Saint-Pierre.

L'esprit de l'auteur de la _Lanterne_, c'est l'ironie ininterrompue,
méthodique et universelle. Cette ironie sans trêve, sans passion et
sans choix, c'est proprement la «blague». M. Rochefort est pour moi un
des maîtres incontestés du genre.

S'il fallait définir ses procédés, on en trouverait, je crois, deux
principaux. C'est, dans le détail, le coq-à-l'âne, sous quelque forme
que ce soit, le rapprochement imprévu de deux idées étonnées de se
trouver ensemble. Par exemple, la phrase célèbre: «La France contient,
dit l'_Almanach impérial_, trente-six millions de sujets, sans
compter les sujets de mécontentement.» Pour les grands morceaux, c'est
le développement à toute outrance, patiemment poursuivi et poussé
jusque dans ses conséquences les plus lointaines et les plus
grotesques, de quelque détail ridicule que lui fournit le train des
choses. Et presque toujours ce développement se fait sous la forme
dramatique (dialogue ou discours), qui ajoute au comique en faisant
vivre et parler l'absurde, en le supposant réalisé. Voici, pour me
faire entendre et pour me divertir, un exemple que je prends parmi des
milliers d'autres à cause de sa brièveté:

     Les catholiques exaltés sont en train de s'annexer M. Viennet.
     Après avoir vécu excommunié comme franc-maçon, il paraîtrait qu'à
     sa dernière heure il a abjuré la franchise et la maçonnerie pour
     mourir dans les bras de la religion à laquelle nous devons le
     cardinal Dubois et la seconde expédition romaine...

     Cette habitude qu'a le clergé de venir se fourrer jusque dans la
     table de nuit des mourants pourrait être utilisée par les
     gouvernements qui, comme le nôtre, ont le plus puissant besoin
     d'adhésions. Je m'étonne qu'on n'ait pas encore songé à envoyer
     au chevet des moribonds hostiles à l'ordre de choses actuel des
     conseillers d'État chargés de les convertir à la vraie politique,
     c'est-à-dire aux joies pures du pouvoir absolu.

     Quand le malade, en proie au râle suprême et déjà noyé dans les
     brouillards de la dernière heure, aurait écouté sans trop de
     résistance ces questions insidieuses:

     --L'affaire du Mexique n'est-elle pas la plus grande pensée du
     règne?

     N'est-il pas prouvé que l'idée de rester neuf années sous les
     drapeaux remplit d'allégresse tous les Français âgés de vingt et
     un ans?

     Avouez en outre qu'en dehors de la famille Bonaparte il n'y a
     plus pour la France que honte et misère;

     Le _Moniteur_ publierait, pour le jour de l'enterrement, en tête
     de sa partie non officielle, cette note triomphante:

     «Le fameux X..., qui après avoir donné, au coup d'État, sa
     démission de professeur de rhétorique au collège de Senlis, a été
     transporté à Lambessa aux frais de notre généreux gouvernement;
     le fameux X..., pressé par l'évidence, a avoué, à son lit de
     mort, qu'il n'avait jamais été plus libre que sous ce règne, et
     qu'il expirait dans les bras de la Constitution, à laquelle il
     jurait obéissance dans ce monde et dans l'autre.»

     Appliqué aux derniers moments de l'honorable M. Viennet, ce
     système eût peut-être réussi, et nous ne serions pas obligés de
     déplorer aujourd'hui qu'il n'ait pas craint de paraître devant
     Dieu, sans s'être préalablement muni des sacrements de
     l'impérialisme.

Une page isolée dit peu de chose. Mais songez que c'est tout le temps
comme cela,--tout le temps. M. Rochefort déploie, à développer
l'absurde, de remarquables qualités d'ordre et de méthode et une très
réelle puissance d'imagination. Il y a, dans son oeuvre de
pamphlétaire et de chroniqueur, des inventions bouffonnes d'une
immense drôlerie.

Mais, quand on prolonge un peu sa lecture, cette vision toujours et
invinciblement grotesque des choses, sans une détente, sans un répit,
devient enfin presque pénible, vous secoue d'un petit rire intérieur
qui fait mal aux nerfs. Il y a, dans cette gaieté mécanique, une
tension féroce, la rage froide d'une éternelle déformation à la
Daumier. Et l'on sent très clairement que l'âme secrète de cette
raillerie n'est point, comme celle d'autres grands railleurs, l'amour
du vrai, du juste ou du bien. Cette raillerie n'a qu'une mesure:
c'est, à propos de tout, qu'il s'agisse d'un ridicule ou qu'il
s'agisse d'une infamie, le même ricanement méthodique, prolongé par
les mêmes procédés de développement. Cette raillerie jouit d'elle-même
et de sa propre virtuosité. Comme elle est toujours également outrée,
on la soupçonne volontiers d'indifférence au vrai et au faux, au juste
et à l'injuste. Et son universalité fait tort à sa violence: partout
forcenée, elle ne paraît sérieuse nulle part. Cette blague se résout
en une sorte de rhétorique spéciale qui est la forme, moitié
naturelle, moitié acquise, de l'esprit de M. Rochefort. En somme, il
s'amuse et nous amuse, ne lui demandez rien au delà. Cet esprit est,
comme on l'a dit souvent, celui d'un vaudevilliste de premier ordre,
rien de moins. Mais peut-être rien de plus.


II

Prenez maintenant sa vie publique, ses opinions, son rôle. Vous pouvez
voir que ce n'est pas précisément un rôle de vaudevilliste. Vers la
fin de l'empire, ce fut merveille. Il combattit les petits hommes avec
de petits écrits qui firent grand tapage. La convenance était
parfaite de l'instrument avec la tâche. Il eut alors ce rare bonheur,
et qu'il n'a guère retrouvé depuis, de faire une oeuvre bonne et juste
tout en obéissant à son démon intérieur, d'avoir raison en ayant de
l'esprit, et le genre d'esprit dont il est capable. Il n'était alors
que républicain parce qu'il suffisait d'être républicain, sans
préciser, pour être de l'extrême opposition. Le 4 Septembre porte au
pouvoir ce marquis démocrate, cet homme de trop de nerfs qui, parmi
les acclamations de la rue, soulevé sur les flots de la foule, pâlit
et se trouve mal comme sur les flots d'une mer. Dès lors, partout où
sera l'émeute et l'insurrection, même la plus évidemment injuste et
folle, même la plus sanglante, vous retrouverez cet insurgé délicat,
qui n'aime pas l'odeur du peuple et à qui le peuple fait peur. Il est
des absurdes émeutes d'octobre; il est de la Commune, jusqu'au bout.
On le déporte. Échappé de Nouméa, il reprend son oeuvre de destruction
avec plus d'acharnement encore, je ne dis pas avec plus de sérieux.
Toute puissance établie, quelle qu'elle soit, l'a pour ennemi
implacable. Personne n'a jamais traité les hommes qui ont été au
pouvoir avec une plus radicale, ni plus violente, ni plus aveugle
injustice. Et tout mouvement de la rue, toute grève en province, même
tachée de sang, est sûre de l'avoir pour elle, sans examen. Les pires
instincts de la foule, je veux dire ceux qui lui font le plus de mal à
elle-même, l'envie, la défiance, la haine, l'appétit de jouir à son
tour, il n'a jamais manqué une occasion de les exciter, de les
exaspérer, de les pousser à la curée. Toute âme un peu douce, un peu
tendre, un peu soucieuse de l'équité, un peu pitoyable à ce peuple
dont on n'a guère le droit d'exciter les appétits quand on n'a rien à
lui donner, sera effrayée et scandalisée de l'oeuvre de M. Rochefort.
De toutes les pages qu'il a écrites depuis seize ans, il en est bien
peu que je voudrais avoir sur la conscience.


III

C'est peut-être que je n'ai pas l'âme croyante. Mais un
révolutionnaire doit l'avoir. Pour professer les opinions de M.
Rochefort, il faut être bien sûr de son fait; et cette furie négatrice
ne saurait guère aller, semble-t-il, sans un très grand sérieux. Quand
on est à ce point convaincu de l'injustice, de l'absurdité, de la
monstruosité de l'état social, on ne doit guère trouver que cela prête
à rire; du moins on ne doit pas rire toujours. Car il ne s'agit pas
ici de bagatelles. Les opinions que paraît avoir M. Rochefort sont de
celles qui s'accordent le moins avec la gaieté des coq-à-l'âne et la
plaisanterie de Duvert et Lauzanne. Je comprendrais plutôt ici
l'éloquence tendue, travaillée, mais bien sincèrement haineuse, et
sérieuse après tout, d'un Jules Vallès. Mais le badinage de M.
Rochefort offense ma simplicité d'esprit. Chose surprenante, Nouméa
même, la solitude, la souffrance, les épreuves de toutes sortes n'ont
pu donner à ses haines ni à ses convictions une forme sérieuse. Il
est revenu des antipodes aussi badin qu'il y était allé.

Je me dis malgré moi:--Un homme qui souffre de la grande misère du
peuple et de toutes les horribles iniquités sociales et qui fait
profession de ne point s'y résigner, j'ai beau faire, je ne puis me le
représenter sous les espèces d'un boulevardier qui fait des mots. Les
apôtres de la primitive Église pratiquaient peu le calembour, et je
conçois mal Spartacus vaudevilliste. Quand un homme passe son temps à
attiser les haines des souffrants, à provoquer la révolution sociale,
à faire tout, sous prétexte que le monde va mal, pour qu'il aille plus
mal encore, il faut qu'il soit bien persuadé de la justice de son
oeuvre, et cette foi ne suppose pas un très grand fond de gaieté ni
surtout une humeur de plaisantin. Si cet homme écrit, j'imagine que ce
sera comme M. Élisée Reclus ou le prince Kropotkine,--avec fougue,
avec éloquence, avec gravité,--peut-être pas sans déclamation, mais à
coup sûr sans «fumisterie». Non, décidément, il y a pour moi je ne
sais quelle incompatibilité entre l'esprit de M. Rochefort et l'esprit
de la cause qu'il défend. La phrase de Giboyer sur Déodat «tirant la
canne et le bâton devant l'arche» et «appliquant la facétie à la
défense des choses saintes», si vous supposez un moment qu'il s'agit
de l'arche de la Révolution, croyez-vous que cette phrase conviendrait
si mal à M. Rochefort?

Ajoutez que la vie de ce grand railleur (comme son style) paraît se
moquer fortement de ses opinions. Certes je comprends que les actions
des hommes ne soient pas toujours gouvernées par une logique
rigoureuse, et même je ne désire pas qu'elles le soient: la variété du
monde y perdrait. Je ne me fâche point que Sénèque écrive, à la cour
de Néron, sur le mépris des richesses. Ce n'est là qu'un exercice
littéraire qui ne tire point à conséquence. Mais ce serait, je pense,
faire à M. Rochefort la plus cruelle injure que de prendre son oeuvre
de journaliste pour une série d'exercices littéraires, car ces
exercices ont fait et feront peut-être encore couler du sang. Il faut
donc bien qu'il ait la foi: s'il ne l'avait pas, il serait trop à
plaindre. Mais alors il me semble qu'un certain degré d'outrance dans
certaines doctrines impose absolument à celui qui les professe une vie
qui ne les contredise point. Une âme simple et qui connaîtrait
seulement le rôle politique de M. Rochefort se le figurerait
volontiers vivant à peu près de la même façon que M. Élisée Reclus ou
que le comte Tolstoï. Or je n'entre point ici dans la vie privée du
joyeux pamphlétaire, et je ne me sers que de ce qui traîne dans tous
les journaux: mais tout le monde sait que ce Parisien accompli est
grand parieur aux courses, grand collectionneur de tableaux, et qu'il
mène enfin la vie que nous voudrions tous mener. Je ne m'en indigne
point et, rassurez-vous, je vous fais grâce ici d'un développement
facile. Ce que j'admire, par exemple, c'est la bonté, la crédulité, la
stupidité de ce peuple qui a si longtemps pris et qui prend peut-être
encore M. Rochefort pour un de ses prophètes. C'est bien fait, après
tout, et cette stupidité excuse presque les artistes en démagogie. Et
puis, qui sait si le prolétariat n'est pas fier d'avoir un chef qui
est marquis, qui possède des objets d'art et qui s'amuse? Ainsi les
serfs, comme dit quelque part M. Renan, jouissaient de la puissance et
de la richesse de leur seigneur et étaient heureux en lui. Rien ne
change, même quand tout paraît le plus changé. Pourtant on m'assure
que les électeurs même de Paris commencent à s'aviser de la
contradiction qui m'occupe. Naturellement ils en sont plus choqués que
moi, qui ne la considère que comme un problème moral fort intéressant.
M. Rochefort disait un jour: «Je ferai descendre des faubourgs, quand
je voudrai, deux cent mille hommes.» Ce n'est peut-être pas lui qui
les ferait descendre aujourd'hui.


IV

Voilà donc une vie et un rôle, des opinions et un esprit passablement
contradictoires. Cette contradiction, comment la résoudre? La question
de la sincérité de M. Rochefort se pose forcément, on ne saurait
l'éviter. La réponse qui s'offre tout d'abord, c'est que peut-être il
joue la comédie, par intérêt et par plaisir. Mais je ne m'y arrêterai
pas, pour deux raisons. Premièrement, je n'ose pas pousser
l'indiscrétion jusque-là. M. Rochefort n'est pas de mine à se laisser
demander trop directement des comptes. Il a gardé, dans la société
contemporaine, quelque chose de la fière allure de ces aventuriers
d'autrefois qui, vivant dans des sociétés moins munies de police et de
gendarmes, payaient de beaucoup de courage le droit de faire à leur
guise et de n'être point jugés tout haut. Si M. Rochefort joue la
comédie, il veut bien qu'on s'en aperçoive, mais il ne souffre point
qu'on le dise. Ce révolutionnaire tintamarresque a des balafres sur la
peau et, je pense, quelques balles dans le corps. Ce secret irritant
de sa sincérité ou de sa feintise, il le garde derrière son épée de
gentilhomme.

Puis, résoudre la difficulté en affirmant sa duplicité volontaire, ce
serait un peu trop simple et grossier. Il est tant de sincérités
mitigées et de mensonges à demi sincères! Savons-nous nous-mêmes
exactement ce que nous sommes? Les circonstances et l'habitude nous
pétrissent et nous façonnent plus qu'on ne peut l'imaginer. Nous
croyons toujours un peu ce que nous aurions intérêt ou plaisir à
croire. Nous sommes dupes de notre rôle, dupes de ce que nous faisons
pour duper les autres. Le masque que nous avons choisi finit par
coller à notre peau, devient notre vrai visage. Le mensonge comme la
sincérité comporte une foule de nuances. Qui n'a senti cela? Souvent,
les impressions littéraires et autres qu'il m'est arrivé de traduire
ici, je ne sais pas trop si je les ai écrites parce que je les
éprouvais, ou si je les ai éprouvées parce que je les avais écrites...

Il se pourrait que le cas de M. Rochefort fût moins un cas moral
qu'un cas littéraire; que l'intransigeance croissante de son rôle
public correspondît moins au développement d'une conviction qu'à celui
d'un certain tour d'esprit, et que ce développement n'eût été
déterminé que par des événements extérieurs. Notez que le genre de
plaisanterie qui lui est naturel implique, même quand il est
inoffensif, une attitude d'insurrection, et qu'il contient en
puissance, si j'ose dire, tout un infini de révolte. Cet esprit a
besoin d'être dans l'opposition extrême pour trouver tout son emploi,
pour jeter tout son éclat, pour valoir tout son prix, pour sortir et
se déployer tout entier. Or, ce point de l'extrême opposition s'étant
toujours déplacé et reculé depuis vingt ans, M. Rochefort a suivi,
simplement. Il est constamment allé là où il pouvait avoir tout son
esprit. Ce n'est pas lui qui a changé, mais le terrain où il lui était
permis d'être tout lui-même. Il n'est pas l'homme d'une foi, mais
l'homme d'un tempérament et d'une situation toujours relative et
mobile. Que dis-je? il est l'homme de la _Lanterne_. Il est condamné à
faire la _Lanterne_ toute sa vie. Or la lanterne d'aujourd'hui ne peut
plus être celle d'il y a dix-huit ans. C'est à présent le falot qui
conduit dans la nuit les bandes de _Germinal_ et où les émeutiers
allument leurs torches. Qu'importe? Le lanternier n'en peut mais: il
faut qu'il fasse jusqu'au bout sa tâche de lanternier. Songez donc: si
on allait lui prendre sa place? S'il trouvait plus insurgé que lui? Il
serait perdu d'honneur, j'entends d'honneur littéraire. Sa lanterne le
mène plus qu'il ne la porte, et tout ça, c'est de la littérature.

Mais ce n'est pas nécessairement de la comédie. Il y a de grandes
chances pour que M. Rochefort soit à peu près persuadé de ce qu'il
écrit. Il a souffert pour sa cause; et si peut-être il n'avait pas la
foi avant son exil, il a bien pu l'avoir après: on ne veut point avoir
souffert pour un simple jeu d'esprit. Puis, les idées dont il s'est
fait le champion violent et facétieux supposent en même temps
certaines croyances et certaines haines. Peut-être n'a-t-il point les
croyances dans leur plénitude; mais les haines, je pense qu'il les
ressent avec une complète sincérité. Si je ne garantis point qu'il
aime le peuple à la façon des apôtres mystiques de la révolution
sociale, je suis sûr qu'il déteste du meilleur de son âme les
représentants officiels de l'égoïsme bourgeois et de l'hypocrisie
parlementaire. M. Rochefort croit pour le moins à ses négations. Et
vraiment, quand je disais tout à l'heure qu'il n'y avait rien autre
chose dans son fait que le développement d'un tempérament littéraire,
je me trouvais affirmer, par un détour, sa sincérité. On doit être
fort tenté de croire aux idées qui vous donnent le plus d'esprit. Et
lorsqu'on a soutenu ces idées tous les jours pendant vingt ans, on a
encore plus tôt fait d'y croire, ne fût-ce qu'aux heures où l'on
écrit. Le contraire serait trop malaisé, exigerait une trop difficile
surveillance de soi, un dédoublement trop laborieux. Dans le cas de M.
Rochefort il est beaucoup plus simple d'avoir la foi,--sauf à
l'exagérer quand on la proclame, et à l'oublier le reste du temps.


V

Quelqu'un me dit: «Quand ce serait une comédie (et ce n'en est pas
une), ce pourrait être une comédie fort excusable, pour des raisons
qui nous échappent. Qui donc connaît le fond des choses? Le personnage
que nous jouons, par nécessité ou par goût, ce que nous livrons de
nous-mêmes au public, c'est rarement nous tout entiers, et, comme dit
Balzac, «nous mourons tous inconnus.» Tel qui, dans son journal, sème
l'outrage et la révolte; tel qui, moitié par tempérament, moitié sous
la pression des circonstances, a fait de la démagogie sa carrière, est
l'homme le plus doux, le meilleur ami, le père de famille le plus
tendre et le plus dévoué. Il aime, pour lui-même et pour les siens, la
vie large et facile, et son humeur généreuse lui a mis sur les bras
des charges de toutes sortes. Et c'est pour y suffire qu'il encourage
les grèves et les émeutes et que, sur son journal lu dans les
faubourgs, sa plume de fin lettré fait parfois, comme sur un tablier
de boucher, des éclaboussures de sang. Le jour où il serait moins
injuste et moins enragé, tout ce qui vit de lui en pâtirait. Les pires
violences de son rôle public s'expliquent par ses vertus privées.
C'est parce qu'il a bon coeur chez lui qu'il souffle la haine dans
l'âme obscure des foules. Peut-être a-t-il des moments où il est las
de ce rôle d'insulteur et d'énergumène, où il voudrait bien se
reposer, où lui-même ne croit plus guère à ses haines, où l'envie le
prend d'être équitable, ou simplement indifférent--comme tout le
monde, d'être tout bonnement de l'opinion des honnêtes gens et des
femmes aimables chez qui il fréquente. Mais l'indifférence ou
l'équité, c'est le tirage de son journal qui baisse, c'est sa
popularité qui décroît, c'est sa signature qui se déprécie. Or il a
besoin d'argent, de beaucoup d'argent,--et non pas seulement pour lui.
Il a des devoirs onéreux à remplir. Donc à la tâche! La démagogie est
une galère dont il est le forçat. Il reprend sa plume, il insulte par
habitude, il calomnie sans y trouver le moindre plaisir,--parce qu'il
faut vivre. Horrible métier, bien digne de compassion! Mais aussi
comment voulez-vous que ceux qui l'exercent ne finissent pas par s'y
laisser prendre? Si peut-être ils ont quelquefois des doutes et
soupçonnent le mal qu'ils font, cette impression doit passer vite; les
extrêmes conséquences des paroles mauvaises qu'ils écrivent sont si
lointaines et si aléatoires! Et ce qui les rassure encore plus, c'est
que justement ils font cela comme un métier, et qui n'est pas toujours
divertissant: comment ce qui est parfois si ennuyeux pourrait-il être
coupable? Ils font du journalisme démagogique avec la sécurité de
conscience d'un employé qui va tous les jours à son ministère.

Mais je ne prétends pas que toutes ces réflexions se puissent
appliquer à M. Rochefort.


VI

Quel que soit d'ailleurs le degré de sa sincérité, j'imagine que (sauf
les heures inévitables de lassitude et de dégoût) il doit plutôt
éprouver de singuliers plaisirs à soutenir son personnage. Et ces
plaisirs doivent être d'une espèce assez rare et délicate pour qu'il
soit fort éloigné d'y renoncer jamais.

Je ne sais si ce qu'on m'a dit est vrai, que M. Rochefort est au fond
très fier de sa noblesse, et de remonter à Louis le Gros, et qu'un
jour, comme on lui rappelait que sa famille avait été alliée aux
Talleyrand, il laissa entendre que tout l'honneur était pour eux. S'il
en est ainsi, il ne pouvait mieux faire que de quitter son titre:
c'était le meilleur moyen pour qu'on l'en fît continuellement
souvenir. On le lui rappelle tous les jours, et l'on croit être très
malin; mais il en est ravi, et jamais marquis n'a tant joui de son
marquisat.

Il jouit aussi de son esprit, et plus que personne. Nous lui
reprochions tout à l'heure, assez ingénument, de n'être jamais grave
en exprimant des opinions qui supposent pourtant beaucoup de sérieux.
Mais voudriez-vous que ce gentilhomme fût révolutionnaire à la façon
d'un pilier de club, d'un ouvrier mécanicien grisé de mauvaises
brochures socialistes? Vous pensez bien qu'il n'y a dans son cas ni
naïveté ni mysticisme. Il n'est point révolté comme ce pauvre diable
d'Étienne Lantier dans _Germinal_, mais plutôt à la manière des
seigneurs-bandits qui se soulevaient jadis contre le pouvoir royal,
par orgueil, par humeur mutine et batailleuse. Au reste il n'a point
de doctrine. A-t-il jamais dit expressément qu'il fût socialiste,
communiste, collectiviste ou autre chose? Dès lors tombent
quelques-unes des accusations dont on pourrait le charger. Il
s'adresse moins aux appétits des malheureux qu'à leurs instincts de
révolte, et cela par goût naturel. Mais il ne les trompe pas, il ne
leur promet rien. Il agite pour agiter. Il sait qu'il n'a rien à
mettre à la place de ce qu'il veut renverser, et il s'en moque bien!
Il voit très clairement la niaiserie ou la méchanceté de quelques-uns
de ses collaborateurs en révolution; mais il jouit de son
encanaillement, de son déclassement intellectuel et moral, qui du
reste a fait presque toute sa renommée. Il a la joie de sentir qu'il
domine, qu'il dirige, qu'il a dans sa main des milliers de misérables
qui croient en lui et qui pourtant lui sont aussi étrangers que
possible et qu'il n'aime pas. La profondeur de leur crédulité doit lui
paraître d'un comique inépuisable et quelque peu effrayant. Il jouit
de ce qui nous scandalise, du paradoxe de sa double vie. Il jouit de
cette volontaire perversion de sentiments qui lui fait, comme on a
dit, outrager ce qu'au fond il estime et exalter ce qu'il méprise. Ou
bien peut-être jouit-il de mépriser ceux avec qui il combat tout en
haïssant ceux qu'il attaque. Tout cela fait quelque chose d'un tant
soit peu méphistophélique.--Mais, pour ne rien omettre, je me figure
qu'il y a encore autre chose chez M. Rochefort, un sentiment ou un
instinct plus sérieux. Il se dit apparemment qu'étant toujours, sans
examen, sans nul souci de l'équité, l'ennemi des puissances établies,
il a des chances d'avoir raison une fois sur deux. C'est une belle
proportion: qui donc est sûr d'avoir raison plus souvent que cela?
Puis il songe que, si dans un ou plusieurs siècles, la forme actuelle
de la société se trouve radicalement changée, à cette distance tous
les révoltés d'aujourd'hui, pêle-mêle, passeront pour des précurseurs
et sembleront avoir travaillé pour l'avènement de la justice...
Décidément le rôle de révolutionnaire artiste comporte des plaisirs si
distingués qu'on est presque excusable d'y sacrifier un peu de sa
conscience.

Je crains, en finissant, d'avoir encore embrouillé par trop
d'explications ce que j'espérais éclaircir. Mais, si ces explications
vous semblent contradictoires, vous êtes libre de choisir entre elles.
Ou bien, si vous êtes philosophe, vous les prendrez toutes à la fois,
précisément parce qu'elles sont contradictoires. Enfin, si cela vous
va mieux, vous pourrez dire qu'il n'y avait rien à expliquer. M.
Rochefort est peut-être beaucoup plus simple que je ne l'ai vu, soit
en bien, soit en mal. Ce qui trompe, ce qui fait qu'on lui prête des
complications de pensée et de caractère, c'est la bizarrerie de sa
silhouette et le pittoresque de sa destinée. Mais au fond, rien de
plus uni, de plus cohérent que l'âme d'un sectaire ou d'un forban. M.
Rochefort a, je crois, l'une de ces deux âmes avec l'esprit d'un
boulevardier. Voilà tout.



JEAN RICHEPIN[69]

         [Note 69: La _Chanson des Gueux_, les _Caresses_, les
         _Blasphèmes_, la _Mer_, _Madame André_, la _Glu_, _Miarka la
         fille à l'ourse_, _Quatre petits romans_, les _Morts
         bizarres_, le _Pavé_, _Nana-Sahib_.--Maurice Dreyfous.]


Tel littérateur est un orfèvre, tel autre est un peintre, tel autre un
musicien, tel autre un ébéniste ou un parfumeur. Il y a des écrivains
qui sont des prêtres; il y en a qui sont des filles. J'en sais qui
sont des princes, et j'en sais beaucoup plus qui sont des épiciers. M.
Jean Richepin est un écuyer de cirque, ou plutôt un beau
saltimbanque--non pas un de ces pauvres merlifiches, hâves, décharnés,
lamentables sous leurs paillons dédorés, les épaules étroites, les
omoplates perçant le maillot de coton rosâtre étoilé de
reprises,--mais un vrai roi de Bohême, le torse large, les lèvres
rouges, la peau ambrée, les yeux de vieil or, les lourds cheveux noirs
cerclés d'or, costumé d'or et de velours, fier, cambré, les biceps
roulants, jonglant d'un air inspiré avec des poignards et des boules
de métal; poignards en fer-blanc et boules creuses, mais qui luisent
et qui sonnent.


I

La carrière littéraire de M. Jean Richepin a été jusqu'ici des plus
bruyantes et des plus singulières. Élève de l'École normale, fort en
grec, fort en vers latins, fort en thème, fort en tout, à peu près
aussi muni de diplômes qu'il se puisse, ce nourrisson de l'Université
débute par un livre de vers où il célèbre les mendiants, les escarpes
et les souteneurs, et où «les bornes de l'austère pudeur» sont passées
à fond de train. Sur quoi, le chantre des gueux fut condamné par la
justice de son pays à trente jours de prison, ce qui était
parfaitement stupide, car les vers étaient de main d'ouvrier, hardis
et drus, mais non pas obscènes. Et, depuis, on en a laissé passer bien
d'autres.--Puis, comme le genre macabre paraît toujours aux esprits
jeunes le comble de l'originalité, M. Jean Richepin donne les _Morts
bizarres_--bizarres, en effet, et dont plusieurs semblent les
inventions d'un Edgard Poe fumiste. Mais sa plus grande joie, c'est
d'être un mâle et de le montrer. Ses _Caresses_ sont assurément, de
tous les poèmes qu'on ait écrits, ceux où les reins jouent le rôle le
plus considérable.--Puis il tente le théâtre, et ce mâle nous montre
une femelle, la Glu, une goule qui mange un pêcheur breton. La pièce
ne réussit qu'à demi; il n'en restera qu'une admirable chanson: _Y
avait un' fois un pauv' gas..._ Le poète, furieux et de plus en plus
fier de sa virilité, traite les critiques de chapons dans un apologue
oriental.--Puis le roi de Bohême épanche sa fantaisie naïve et
fougueuse dans un drame qui est un conte des Mille et une Nuits:
_Nana-Sahib_. Il a la joie suprême de monter en personne sur les
planches et d'y rugir lui-même le rôle du tigre du Bengale. Cependant
ses muscles inoccupés le gênent. Un besoin d'assommer et de faire du
bruit le tourmente. Et le voilà qui «tombe» Dieu et les dieux dans des
vers d'un athéisme carnavalesque et forain. Jamais on n'avait
blasphémé si longtemps d'une haleine. Il découvre, chemin faisant, que
les Aryas sont des pleutres, qu'il n'y a que les Touraniens, et qu'il
est, lui, Touranien.--Soudain, après une aventure qu'on n'a pas
oubliée, il disparaît. Les uns prétendent qu'il s'est retiré chez les
trappistes de Staouéli; d'autres, qu'il s'est éperdument enfoncé dans
le Sahara. Point: il s'était embarqué comme matelot sur un bateau de
pêche. Il en rapporte quelques milliers de rimes sur la mer, qui est,
elle aussi, une indépendante, une révoltée, une gueuse, une manière de
Touranienne. Entre temps, il nous avait conté l'histoire de _Miarka_,
la fille à l'ourse, où il se peignait lui-même sous le nom de Hohaul,
roi des Romanis. Au reste, il nous dit dans les _Blasphèmes_ à quoi il
se reconnaît Touranien:

  Ils allaient, éternels coureurs toujours en fuite,
  Insoucieux des morts, ne sachant pas les dieux,
  Et massacraient gaîment, pour les manger ensuite,
  Leurs enfants mal venus et leurs parents trop vieux...

  Oui, ce sont mes aïeux, à moi. Car j'ai beau vivre
  En France; je ne suis ni Latin ni Gaulois.
  J'ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,
  Un torse d'écuyer et le mépris des lois.

  Oui, je suis leur bâtard! Leur sang bout dans mes veines,
  Leur sang qui m'a donné cet esprit mécréant,
  Cet amour du grand air et des courses lointaines,
  L'horreur de l'Idéal et la soif du Néant.

J'aime, pour ma part, ces exubérances, cet orgueil, ces effets de
muscles, cette outrance, cette manie de révolte. Je voudrais pouvoir
dire que M. Richepin est, en poésie, un superbe animal, un étalon de
prix, de croupe un peu massive. C'est plaisir d'assister à ses ébats
et à ses pétarades.

       *       *       *       *       *

Mais (et c'est ce qui, suivant les goûts, nous gâte M. Richepin ou
nous le rend plus curieux à considérer) cet étalon a fait
d'excellentes humanités. C'est un rhétoricien révolté contre les lois
et la morale et contre la modestie du goût classique, mais classique
lui-même, et jusqu'aux moelles, dans son insurrection. Ce Touranien
possède tous les bons auteurs aryas. C'est le sein de l'_Alma mater_
qu'il a tété, ce prince des «merligodgiers», et il est tout gonflé de
son lait. Il n'y a guère d'écrivain dans ce siècle chez qui abondent à
ce point les réminiscences ou même les imitations de la littérature
classique, grecque, latine et française. Vous trouverez dans la
_Chanson des Gueux_, parmi les tableaux crapuleux, au milieu des
couplets d'infâme argot où les rimes sonnent comme des hoquets
d'ivrognes, de petites pièces qui fleurent l'anthologie grecque. Un
mot du divin Platon, cité en grec, revient dans le refrain d'une
chanson philosophique qui explique que «nous sommes des animaux» et
que la suprême sagesse est de vivre comme un porc. Sept épigraphes
grecques précèdent les alexandrins où le poète célèbre la vieillesse
honorée d'un Nestor casqué de soie. Dans les _Blasphèmes_, vous
rencontrerez des souvenirs directs de Lucrèce, de Pline l'Ancien et de
Juvénal (je ne parle pas des réminiscences de Musset et de Hugo), et
dans la _Mer_, des morceaux de poésie didactique et descriptive qui
vous feront songer, selon votre humeur, soit au Virgile des
_Géorgiques_, soit à l'abbé Delille. Décidément il reste sensible que
Hohaul, fils de Braguli et petit-fils de Rivno, a passé par l'École
normale. Surtout M. Jean Richepin reste tout imprégné de Villon, de
Marot, de Rabelais, de Régnier. Il reprend beaucoup de leurs vocables
oubliés. Il y ajoute des mots populaires ou des mots spéciaux
empruntés à la langue des divers métiers. Il se compose ainsi un
immense vocabulaire, fortement bariolé et médiocrement homogène. S'il
vous faut un exemple, relisez, je vous prie, la première page de
_Miarka_:

     ... C'est qu'il faut profiter vite des belles journées au pays de
     Thiérache... Un coup de vent soufflant du Nord, une _tournasse_
     de pluie arrivant des Ardennes, et les _buriots_ de blé ont
     bientôt fait de verser, la paille en l'air fit le grain pourri
     dans la glèbe. Aussi, quand le ciel bleu permet de rentrer la
     moisson bien sèche, tout le monde quitte la ferme et _s'égaille_
     à la besogne. Les vieux, les jeunes, jusqu'aux infirmes et aux
     _bancroches_, tout le monde s'y met et personne n'est de trop. Il
     y a de la peine à prendre et des services à rendre pour quiconque
     est à peu près valide. Tandis que les hommes et les commères
     _ahannent_ au rude labeur, les petits et les _marmiteux_ sont
     utiles pour les oeuvres d'aide, étirer les liens des gerbes,
     _râteler_ les javelles éparses, _ramoyer_ les _pannes_ cassées
     par la corne des fourches ou simplement émoucher les chevaux,
     dont le ventre frissonne et saigne à la piqûre des taons et dont
     l'oeil est cerclé de _bestioles vrombissantes_.

Assurément ce style est savoureux, mais trop chargé, trop savant et,
peu s'en faut, pédant. M. Richepin croit mieux peindre en n'employant
que des mots aussi familiers et particuliers que possible. Mais ces
mots, il semble qu'il les cherche et les accumule avec trop de peine à
la fois et de satisfaction; et l'impression directe des choses
s'évanouit dans ce labeur de grammairien. Puis, ces mots qui nous
tirent l'oeil nous empêchent de voir le tableau. Ce ne sont ni les
vocables curieux ni les expressions outrées qui donnent la sensation
des objets: c'est, le plus souvent, un certain arrangement de mots
fort simples et très connus. M. Richepin est un peu la dupe des mots:
il les aime trop en eux-mêmes, pour leur figure de gueux ou de
«hurlubiers». En général, son style, remarquez-le, est amusant plutôt
que proprement pittoresque. Ce bohémien fougueux a de petits
divertissements grammaticaux de mandarin très lettré. C'en est un que
d'avoir écrit tant de pièces en argot dans la _Chanson des Gueux_.
Notez que la plupart des poètes parnassiens (à plus forte raison les
bons «symbolistes») considèrent M. Richepin comme un retardataire, et
tantôt comme le dernier des romantiques, tantôt comme un lointain
disciple de Boileau. «Ce n'est, disent-ils, qu'un normalien exaspéré.»
Ils ne sauraient peut-être pas dire pourquoi; mais ils le sentent.

Et alors voici ce qui arrive. M. Richepin a beau être un insurgé,
avoir la passion des gros mots et des plus abominables crudités de
pensée et de style, la perfection de sa rhétorique nous met en
défiance. Nous sommes tentés de croire qu'un si savant homme, si
profondément imbu des meilleures traditions littéraires, n'est pas un
Touranien bien authentique; que la glorification, dans toute son
oeuvre, des gueux et des irréguliers en tout genre n'est peut-être
bien qu'un jeu d'esprit. Et, en effet, ses ouvrages ont souvent, je ne
sais comment, un air d'insincérité. Si l'on n'était forcément
renseigné, par les journaux ou autrement, sur la personne et sur la
vie de M. Richepin, il y a fort à parier qu'on dirait tout d'abord, en
lisant ses livres:--Hum! tant de goût pour la gueuserie, tant de
férocité dans l'irrévérence, cela n'est pas naturel. C'est amusant,
très amusant; mais je ne frémis point du tout et ne suis point ému un
seul instant, pas même d'horreur. Je suis sûr que l'auteur de ces
livres truculents et magnifiquement cyniques ou blasphématoires est
quelque bourgeois bien régulier, bien placide, bon père et bon époux,
et Arya comme vous et moi.--Eh bien! on se tromperait sans doute un
peu; car, si vous lisez M. Richepin sans parti pris, vous sentirez
certainement, à l'origine de toutes ses inspirations, un très sincère
et violent instinct de libre vie animale et de révolte contre tout,
qui a sa grandeur; mais le malheur est que la rhétorique s'en mêle
ensuite, et, très visiblement, le goût de la virtuosité pour
elle-même, et aussi le désir puéril d'épouvanter les philistins. Il
serait peut-être intéressant de démêler, dans les principales oeuvres
de M. Richepin, la part d'inspiration franche et la part d'artifice
littéraire, ce qui appartient au Touranien contempteur des dieux et
des lois et ce qui appartient à l'Arya enfileur de mots.


III

Ce qu'il y a d'inspiration sincère dans la _Chanson des Gueux_, le
poète nous le dit lui-même dans sa préface:

     «J'aime mes héros, mes pauvres gueux lamentables, et lamentables
     à tous les points de vue; car ce n'est pas seulement leur
     costume, c'est aussi leur conscience qui est en loques. Je les
     aime, non à cause de cela, mais parce que j'ai arrêté mes regards
     sur leur misère, fourré mes doigts dans leurs plaies, _essuyé
     leurs pleurs sur leurs barbes sales_, mangé de leur pain amer, bu
     de leur vin qui soûle, et que j'ai, sinon excusé, du moins
     expliqué leur manière étrange de résoudre le problème du combat
     de la vie, leur existence de raccroc sur les marges de la société
     et aussi leur besoin d'oubli, d'ivresse, de joie, et ces oublis
     de tout, ces ivresses épouvantables, cette joie que nous trouvons
     grossière, crapuleuse, et qui est la joie pourtant, la belle joie
     au rire épanoui, aux yeux trempés, au coeur ouvert, la joie jeune
     et humaine, _comme le soleil est toujours le soleil, même sur les
     flaques de boue, même sur les caillots de sang_.

     «Et j'aime encore _ce je ne sais quoi qui les rend beaux,
     nobles_, cet instinct de bête sauvage qui les jette dans
     l'aventure, mauvaise ou sinistre, soit! mais avec une
     indépendance farouche. Oh! la merveilleuse fable de la Fontaine
     sur le loup et le chien! Souvenez-vous en, etc.»

Le ton même de cette déclaration nous montre que la _Chanson des
Gueux_ (et j'en suis bien aise) n'est point une oeuvre de pitié
humanitaire et révolutionnaire, à la façon des _Misérables_, si vous
voulez. Comme il peint la plupart de ses gueux parfaitement ignobles,
nous avons peu envie de nous attendrir sur eux. Et l'auteur lui-même
ne perd pas son temps à s'attendrir; ou, quand il le fait, cela sonne
un peu faux. Voyez _Larmes d'Arsouille_, cette élégie puante et qui
déshonore la mélancolie. Et quand M. Richepin, nous ayant raconté la
naissance d'un gueux dans un fossé, par la neige, nous jure, «le front
découvert, que l'autre (entendez Jésus) n'a pas tant souffert», nous
trouvons drôle son grand geste après qu'il s'est si visiblement amusé
à nous décrire en rimes triples, avec des mots furibonds, un
accouchement pittoresque.

Mais, s'il ne faut lui demander ni émotion ni pitié, il peint
merveilleusement ses loqueteux et les fait très bien parler.

Il y a ainsi toute une partie de la _Chanson des Gueux_ où nous
entrons sans effort et même avec un singulier plaisir, tout simplement
à cause de l'instinct de rébellion qui est en nous, tout au
fond--depuis le péché originel, dirait un théologien. Nous sommes tout
garrottés de lois, de convenances, de préjugés: la vision d'hommes qui
persistent à vivre dans la société comme des fauves dans une forêt
nous cause un étonnement où se glisse une vague envie. La basse
crapule même a une saveur de révolte; c'est le retour à la vie
animale, chez des êtres qui l'avaient dépassée: cette vie n'est donc
plus innocente et sans signification comme chez les bêtes; il s'y mêle
la joie d'une perversité et d'une protestation contre l'ordre prétendu
de l'univers. Ajoutez que, considérée par l'extérieur et avec l'oeil
d'un peintre, la vie des gueux a beaucoup de relief et de couleur,
soit parce qu'elle est l'exception et qu'elle fait contraste avec la
vie de la société régulière, soit parce que, tout y étant libre et
dégagé de conventions, tout y est par là même plus expressif.
Remarquez d'ailleurs que ce qui est surtout pittoresque, c'est la vie
d'en haut, et celle d'en bas, la vie conçue comme une vision de
Véronèse ou comme une vision de Callot.

La forte culture classique de M. Richepin a pu contribuer elle-même à
développer sa passion de la vie irrégulière et insurgée. Il se trouve
que quelques-uns des pères de notre littérature ont été, au XVe
siècle, au XVIe et au XVIIe encore, des bohèmes accomplis. «Escroc,
truand, m..., génie!» dit M. Richepin à Villon; et Villon, j'en ai
peur, pourrait répondre: «Monsieur sait tous mes noms.» Bohème,
Rabelais, si l'on en croit sa légende; bohème, Régnier: on sait
comment il vécut et où fréquentait sa muse. Sous Louis XIII et même
sous Louis XIV, les antres sacrés du Parnasse français sont des
cabarets pareils à celui où Gautier conduit Jacquemin Lampourde, où se
drapent des «gueux» superbes qui s'appellent Théophile de Viaud,
Cyrano de Bergerac et Saint-Amand. M. Jean Richepin continue dans
notre siècle la tradition de ces réfractaires. Et, très évidemment, il
n'a pas eu à s'efforcer pour cela, son génie naturel tenant beaucoup
d'eux, notamment de François Villon et de Mathurin Régnier.

C'est pourquoi vous trouverez une sincérité, une spontanéité très
suffisantes dans la plus grande partie de la _Chanson des Gueux_. Les
«gueux des champs» disent d'admirables chansons. L' «odyssée d'un
vagabond» a de la grandeur et de la grâce parmi sa brutalité. Le
poète mêle la bonne nature à la vie de ses gueux, qui prennent ainsi
des airs de faunes autant que de «mendigots».

Pour les «gueux de Paris», il faut distinguer. Après nous avoir très
brillamment décrit une cour de ferme, M. Richepin nous montre une
bande d'oiseaux voyageurs passant très haut sur la tête des poules,
des canards et des dindons. Ces volailles sont les bourgeois; ces
oiseaux de passage sont les gueux. Les volailles s'émeuvent, et le
poète les interpelle:

  Qu'est-ce que vous avez, bourgeois? Soyez donc calmes!...

  Regardez-les passer! Eux, ce sont les sauvages.
  Ils vont, où le désir le veut, par-dessus monts
  Et bois et mers et vents, et loin des esclavages.
  L'air qu'ils boivent ferait éclater vos poumons...

  Car ils sont avant tout les fils de la Chimère,
  Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous!...

  Ils sont maigres, meurtris, las, harassés: qu'importe!
  Là-haut chante pour eux un mystère profond.

Quand M. Richepin nous présente des gueux qui répondent à peu près à
cette définition, de bons gueux, de bons bohèmes de lettres, cela va
bien; nous pouvons nous intéresser à leurs «joies», à leurs «tristesses»
et à leurs «gloires». Mais les «arsouilles» et les «benoîts» sont-ils
aussi des assoiffés d'azur et des fils de la Chimère? «Un mystère
profond chante-t-il» pour eux, là-haut? Nous avons sur ce point les
doutes les plus sérieux. Que M. Richepin les croque çà et là, passe!
puisqu'ils sont pittoresques, après tout. Mais voici où commence
l'artifice pur, l'exercice de rhétorique--insurgée si vous voulez,
mais de rhétorique. Le poète affecte d'entrer dans leur peau, qui est
une sale peau, et parle leur argot, qui est une langue infâme, dont
les mots puent et grimacent, dont les syllabes ont des traînements
gras et font des bruits de gargouille. La _Marseillaise des Benoîts,
Dab, Dos, Doche_, et combien d'autres! sont comme des pièces de vers
latins faites avec le _Gradus_ de la Boule-Noire ou du Père Lunette,
le _Gradus ad guillotinam_. C'est amusant encore; mais tout de même il
y en a trop; et à chaque édition le poète en ajoute. Cette
complaisance et cet attardement dans de telles amusettes littéraires
sont d'un virtuose un peu puéril.

Ce virtuose va s'étaler de plus en plus dans l'oeuvre de M. Richepin.
Ce sera le virtuose du rut, de l'athéisme nu, du matérialisme cru, et
ce prestigieux versificateur sera de plus en plus comme ce personnage
de _Rabagas_ qui, s'il connaissait un mot plus cochon que «cochon»,
l'emploierait avec allégresse. M. Richepin cherchera souvent ce
mot-là.

       *       *       *       *       *

Dans les _Caresses_, on ne saurait douter de la sincérité de
l'inspiration initiale. Il paraît hors de doute que M. Richepin a le
tempérament fougueux et les reins exigeants, et qu'il est peu enclin à
l'idéalisme ou aux rêveries sous la lune. Plusieurs des pièces de ce
recueil sont d'une belle, ardente et magnifique sensualité. Mais
tout de suite on s'aperçoit qu'il y a dans cette sensualité une
affectation, un air de défi aux bourgeois.

  L'amour que je sens, l'amour qui me cuit,
  Ce n'est pas l'amour chaste et platonique,
  Sorbet à la neige avec un biscuit;
  C'est l'amour de chair, c'est un plat tonique.

Et ailleurs:

  Notre bonheur n'est point le fade cataplasme;
  C'est le vésicatoire aigu qui donne un spasme...

  Vos amours, ô bourgeois, sont des fromages mous;
  Le nôtre, un océan d'alcool plein de remous.

Voilà le ton; et il n'est que trop soutenu. Sauf quelques fantaisies à
la Henri Heine, mais de plus de bizarrerie ou de vigueur que de grâce,
ce ne sont que hennissements. Il nous fatigue à la longue, cet étalon!
Sans compter qu'il nous humilie... Ou plutôt non: c'est nous, les
bourgeois, qui le plaignons. La pièce qui résume le livre est
intitulée _le Goinfre_. Horreur! Et voici comment le poète nous peint
son amour:

  C'est un goinfre attablé qui, plus que de raison,
  Enivré de vin pur, gavé de venaison,
  Ôte le ceinturon qui lui serre la taille,
  Et, sans peur d'avoir mal au ventre, fait ripaille.
  Il ne sait si demain sera jour de gala
  Et veut manger de tout pendant que tout est là...

Et l'allégorie se développe avec une brutalité croissante. Eh quoi!
c'est cela pour lui, l'amour! Pauvre garçon! Cette poésie est tout ce
qu'il y a de plus propre à nous faire adorer les sonnets de Pétrarque
ou les _Vaines tendresses_. Mais voulez-vous connaître le châtiment?
Quand le festin est fini, M. Richepin se croit obligé d'être triste.
Or, nous ne saurions dire à quel point cela nous est égal. D'ailleurs
il ne sait pas être triste. Il l'est avec des mots trop brutaux ou
trop voyants. Les «sombres plaisirs d'un coeur mélancolique» lui sont
interdits. Au moment où nous allions peut-être le croire et nous
attendrir, la grossièreté inévitable (qu'il prend pour franchise) des
mots et des images fait évanouir l'élégie commencée et nous renfonce
notre émotion dans la gorge. Oh! l'affreux poète qui, pour nous parler
de la divine illusion d'amour, nous dit qu'il «a pris son fromage pour
la lune» et dont le dernier mot est qu'il sera comme ces buveurs qui
«restent soûls de la veille». Et pourtant il y a des choses exquises
dans ces _Caresses_, et qui sont d'un grand poète: la _Voix des
choses_; _Dans les fleurs_; _Berceuse_; le _Bon souvenir_... Quel
dommage qu'il ne s'affranchisse pas plus souvent de sa rhétorique
truculente et pseudo-villonesque!

       *       *       *       *       *

Elle triomphe horrifiquement dans les _Blasphèmes_. Là, il me semble
bien qu'on ne retrouve même pas l'ombre d'un sentiment sincère, si ce
n'est le besoin même d'étonner et de scandaliser, et un puéril
instinct de révolte--pour rien, pour le plaisir. Je ne sais pas
d'oeuvre plus bizarre, plus fausse ni plus froide. Quelle singulière
idée, de venir nous faire, à l'heure qu'il est, un poème athée en six
ou sept mille vers! Je comprends le _De natura rerum_, ce cri de
délivrance, cette protestation enflammée contre d'universelles
superstitions, cette première épiphanie de la science naissante. Mais
ces _Blasphèmes_, à qui s'adressent-ils? À quoi riment-ils?
Sommes-nous si infectés d'esprit religieux? Il est bon, là, ce rhéteur
mal embouché qui prétend affranchir nos intelligences!

Comment n'a-t-il pas senti ce qu'il y a dans ses négations de
grossier, de rudimentaire, d'enfantin, d'attardé, de dépassé par
l'esprit moderne? Pas de Dieu, pas de loi morale, pas même de lois
physiques: ce qu'on appelle ainsi, ce sont les habitudes des choses
(ce qui revient d'ailleurs au même): tout est gouverné par le hasard;
la Raison même, la Nature et le Progrès sont des idoles qu'il faut
renverser comme les autres. Conclusion: Mangeons, buvons et ne pensons
à rien. Il nous développe cela avec une allégresse et une fierté sans
pareilles. Il n'y a pas de quoi! Voilà-t-il pas de belles découvertes!
Se figure-t-il avoir expliqué tout en supprimant tout? Les abominables
suppressions! De quels sentiments exquis ce poète nous dépouille! Plus
de foi, plus d'espérance, plus de charité, plus de vertu, plus de
rêve, plus d'illusions, plus de chimères. Et si, comme Banville, «je
n'ai souci que des chimères»? Quel triste monde M. Richepin nous fait!
Je ne parle ici au nom d'aucune morale ni d'aucune religion; je ne
m'occupe pas de la vérité: je ne m'occupe que de la beauté de la vie.
Les négations de M. Richepin sont plus ineptes que toutes les
affirmations. Je suis honteux de voir un poète lyrique penser comme un
antidéiste des Batignolles. Eh! qui donc ne croit pas en Dieu? Il y a
tant de façons d'y croire! Si on n'y croit pas comme le charbonnier,
on y croit comme Kant; si on n'y croit pas comme Kant, on y croit
comme M. Renan, ou même comme Darwin ou comme Herbert Spencer. Ne pas
croire en Dieu, c'est nier le mystère de la vie et de l'univers et le
mystère des instincts impérieux qui nous font placer le but de la vie
en dehors de nous-mêmes et plus haut; c'est nier le plaisir que nous
fait cette chose insensée qui est la vertu; c'est nier le frisson qui
nous prend devant «le silence éternel des espaces infinis» ou le
gonflement du coeur par les soirs d'automne, et la langueur des désirs
indéterminés; c'est déclarer que tout dans notre destinée et dans les
choses est clair comme eau de roche et qu'il n'y a rien, mais rien du
tout, à expliquer. Or, c'est cela qui est stupide.

Mais, Dieu me pardonne! j'allais m'indigner. J'oubliais que les
_Blasphèmes_ ne sont qu'un jeu de rimeur. Il était impossible de
traiter avec moins de sérieux un sujet plus grave. Presque à chaque
page, quand on est tout près de croire le poète emporté par un
sentiment vrai, un mot malpropre vous éclabousse, ou une facétie
lubrique, qui vous avertit que le poète s'amuse. Il nous dit en
parlant des dieux:

  Et je vais leur souffler au c... pour me distraire.

Les étoiles disent à l'homme:

  Parce que de mots creux et d'orgueil tu t'empiffres,
  Tu penses blasphémer en rotant contre nous.

Et c'est tout le temps comme cela. Il traite à chaque instant la
Nature de catin, et de pis encore, et il développe en images ignobles
le contenu de ces mots. Et il ne s'aperçoit pas, lui, le pourfendeur
des dieux, que, tandis qu'il symbolise aussi malproprement la Nature
et lui adresse des discours, il obéit à l'éternel instinct qui a créé
les dieux. Ces dieux auxquels il ne croit pas, il les injurie
continuellement, par une convention de rhétorique vraiment un peu trop
prolongée. C'est beaucoup converser avec un pur néant. Cinquante ou
soixante fois il leur crie: «Attendez un peu, misérables! coquins! Je
m'en vais vous manger le nez et vous crever le ventre!» Et il tend ses
muscles, et il offre aux dieux le caleçon. C'est l'Arpin de
l'athéisme.

On ne peut s'empêcher de sourire, après cela, des grands airs qu'il
prend dans sa préface. «Je doute que beaucoup de gens aient le courage
de suivre, anneau par anneau, la chaîne logique de ces poèmes, pour
arriver aux implacables conclusions qui en sont la fin nécessaire.» Et
dans l'impayable _post-scriptum_ à Bouchor, où il pardonne noblement à
son ami d'avoir repris subrepticement goût au mauvais vin de l'idéal,
des illusions spiritualistes, de la foi en l'éternelle justice: «Je ne
chercherai désormais qu'en moi-même mes _templa serena_. Je
m'envelopperai de plus en plus dans l'orgueilleuse solitude de ma
pensée.» Oh là là! si j'ose m'exprimer ainsi. M. Richepin énumère,
dans cette supercoquentieuse préface, toutes les catégories
d'imbéciles que choquera son poème. Je voudrais, après l'avoir lu,
être rangé dans toutes ces catégories à la fois.

Cela ne m'empêche pas d'admirer fort les _Blasphèmes_. Ce livre
absurde est supérieurement amusant, sauf vers la fin. Et la _Chanson
du sang_, cette «légende des siècles» en raccourci, où chaque globule
de son sang, légué au poète par ses ancêtres, chante sa chanson dans
ses veines, est bien près d'être un chef-d'oeuvre.

Il y a beaucoup plus de sincérité dans la _Mer_. Il me semble que
c'est, avec la _Chanson des Gueux_, le meilleur livre de M. Richepin.
Les marins, ces gueux de la mer, y sont glorifiés par quelqu'un qui
les a vus de près et qui les aime; et nous avons moins de peine à les
aimer que les «gueux de Paris» ou même les «gueux des champs». Les
_Trois matelots de Groix_ et le _Serment_ sont de beaux poèmes, égaux
pour le moins aux _Pauvres gens_, et où il entre plus d'humanité que
M. Richepin n'en met d'ordinaire dans ses rimes. Les _Matelotes_ sont
aussi franches et aussi belles que si elles n'étaient pas l'oeuvre
d'un lettré. On ne saurait reprocher aux _Marines_ que des contours
trop arrêtés quelquefois, avec l'outrance superflue et l'inutile
truculence habituelle au poète. Je goûte l'effort des poèmes
cosmogoniques de la fin: le _Sel_, la _Gloire de l'eau_, la _Mort de
la mer_. Qu'y manque-t-il? Je ne sais quoi, un rien. On y voudrait
plus de simplicité. On sent trop que, dans la pensée même de l'auteur,
ce sont surtout des «morceaux» difficiles, des tours de force de
poésie lyrico-scientifique. Ces poèmes ont aussi le tort de faire
songer à M. Camille Flammarion autant qu'à Lucrèce. Avec cela je ne
sais aucun poète capable, à l'heure où nous sommes, de pareilles
poussées de vers alexandrins et autres.

Mais que de rhétorique encore, et qui n'est qu'amusante! (Notez que
cela est quelque chose et qu'en tout ceci, tandis que je parais
condamner et juger, je ne fais que constater et définir.) Les
_Litanies de la mer_, où le poète parvient à appliquer à la mer toutes
les invocations des litanies de la sainte Vierge, n'est qu'un jeu
byzantin, une surprenante «réussite» lyrique, une «patience» qui finit
par mettre la nôtre à une rude épreuve. L'ode sur les _Algues_, qui
s'ouvre de façon grandiose et somptueuse, finit, si je puis dire, en
queue oratoire, par la figure que les professeurs nomment prétérition.
«Comment dire tout cela, ô poète? s'écrie M. Richepin, et d'ailleurs à
quoi bon?»

  Rentre sous les communs niveaux,
  Lamentable Orphée en délire
  Qui veut toucher la grande lyre
  Et pour auditeurs dois élire,
  En place de tigres, des veaux.

Patatras! C'est la chute d'Icare. Et quelle idée biscornue de nous
raconter, dans le rythme sautillant de Remy-Belleau chantant Avril,
l'origine de la vie aux profondeurs de la mer:

  C'est en elle, dans ses flots,
        Qu'est éclos
  L'amour commençant son ère
  Par l'obscur protoplasma
        Qui forma
  La cellule et la monère.

Cela pourrait se danser; c'est bien étrange.

Et le cynisme, la passion de l'ordure dans les mots et dans les images
ne paraît point diminuer, il s'en faut. Ce n'est point ma pudeur qui
est ici blessée. Lucrèce, quand il nous peint Vénus renversée dans les
bras de Vulcain, ne me blesse aucunement. Un grand nombre des
phénomènes de la nature semblent appeler la comparaison avec l'acte
par lequel se perpétue la race humaine; je ne sais guère de plus beaux
vers que ceux où Virgile symbolise le Printemps par l'accouplement de
Jupiter et de la Terre, et certes les traits du tableau ne sont point
timides. Mais il y a autre chose chez M. Jean Richepin. La
préoccupation des gestes et des attitudes de l'amour physique est chez
lui une véritable obsession. Tout, dans l'univers, prend à ses yeux
des aspects priapiques. La mer tout entière et chacune de ses vagues,
la nuit et chacune des nuées du ciel, autant de prostituées qu'il nous
montre à l'oeuvre. Sa religion est le panchoerisme et le panphallisme.
Cela rappelle la manie de Bouvard et Pécuchet qui, étudiant certains
cultes hardis de l'antiquité, voient, partout des symboles obscènes,
et jusque dans les brancards des charrettes normandes. Passe si ces
images, encore que trop multipliées, n'étaient, chez M. Richepin, que
voluptueuses; mais, tandis qu'il les détaille, elles deviennent
toujours et invinciblement grossières, viles, choquantes même aux yeux
les plus païens du monde. La Nature, la Mer et la Nuit ne sont plus
des déesses, mais des Macettes, des «gueuses» encore, dont il nous
décrit l'anatomie de vieilles et l'abominable pantomime. L'univers
tout entier lui apparaît, non pas même comme un musée secret, mais
comme une maison Tellier. C'est un cas de jaunisse lyrique--et
touranienne, l'indécence étant pour lui une des formes nécessaires du
touranisme. Ce poète voit obscène. Je ne dirai pas où et dans quoi le
coeur lui est descendu.


IV

Ce sont là de mauvaises conditions pour être ému et pour émouvoir. Qui
donc a dit de Panurge qu'il semblait né de l'hymen d'une bouteille et
d'un jambon? Point de tendresse, point de larmes dans l'oeuvre de M.
Richepin[70]. De psychologie, tout juste ce qu'il en faut à un poète
lyrique: même dans _Monsieur Destrémaux_, encore qu'il intitule
bravement cette Nouvelle «roman psychologique»; même dans _Madame
André_, le meilleur de ses romans pourtant, où il a le mérite de nous
faire accepter une situation hardie et où la femme (sauf le sacrifice
monstrueux et inutile de son enfant) a de la grâce, de la dignité,
presque de la grandeur, et aime bien comme une aînée, comme une
maîtresse qui est un peu une mère; mais Lucien Ferdolle se détache
trop vite, avec une soudaineté trop odieuse, et le drame douloureux du
déliement progressif est esquivé.

         [Note 70: Je ne parle pas de _Braves gens_, et je ne prétends
         pas, du reste, que M. Richepin ait dit son dernier mot.]

En revanche, M. Jean Richepin a (surtout dans ses vers, fort
supérieurs à sa prose) la sonorité, la plénitude, la couleur franche,
le dessin précis, une langue excellente, vraiment classique par la
qualité; et il est le dernier de nos poètes qui ait, quand il le veut,
le souffle, l'ampleur, le grand flot lyrique. Il est le seul qui,
depuis Lamartine et Hugo, ait composé des odes dignes de ce nom et qui
n'ait pas perdu haleine avant la fin; et en même temps ce rhétoricien
a su écrire de merveilleuses chansons assonancées et qui ressemblent,
à force d'art, à des chansons populaires. Grand poète, en somme: dans
ses meilleurs moments, un Villon de moins d'entrailles et de plus de
puissance, qui aurait passé par le romantisme; ailleurs, un superbe
insurgé en vers latins. Mais là est son malheur. Il est à la fois trop
cynique et trop lettré. Pour beaucoup, son cas n'est que curieux. On
dit: «C'est un Touranien civilisé, qui fait des tours comme s'il
était de Montmartre.» On s'arrête comme devant un bateleur: «C'est un
beau gars, et joliment adroit;» et l'on passe.

Mais quelquefois on revient. Ce faiseur de tours en vaut la peine.
Dans les portraits littéraires que j'esquisse, je ne cherche qu'à
reproduire l'image que je me forme involontairement de chaque
écrivain, en négligeant ce qui, dans son oeuvre, ne se rapporte pas à
cette vision. Or il arrive souvent que l'écrivain y gagne; mais il y
perd aussi quelquefois. Je crois que M. Richepin y perd. Il est
supérieur à l'image que je vous ai, malgré moi, présentée. Ce masque
s'applique assez exactement sur lui; mais par endroits il craque. M.
Richepin n'est pas un bateleur qui se hausse par moment jusqu'à être
poète; c'est un poète qui fait trop volontiers les gestes d'un
bateleur. Il n'était que loyal de vous en avertir.



PAUL BOURGET[71]

         [Note 71: La _Vie inquiète_; _Édel_; les _Aveux_; _Essais de
         psychologie contemporaine_; _Nouveaux essais_;
         l'_Irréparable_; _Cruelle énigme_; _Crime d'amour_; _André
         Cornélis_ (chez A. Lemerre).]


I

Je ne me souviens pas d'avoir jamais senti d'embarras comparable à
celui que j'éprouve au moment de parler de l'oeuvre et de la personne
littéraire de M. Paul Bourget. Sa richesse, sa complexité apparente me
déroutent. Je le vois d'une façon; mais, tout de suite après, je le
vois d'une autre. L'idée qu'on se fait de lui le plus communément est
celle d'un mièvre, d'un subtil, d'un féminin, d'une sorte de dandy des
lettres, très élégant, très fin, très caressant. Mais il s'en faut que
ce soit lui tout entier. Car, au contraire, plusieurs des pages qu'il
a écrites (les plus nombreuses peut-être) sont surtout remarquables
par la vigueur virile et la belle lucidité d'une intelligence
proprement philosophique. Et, de même, il peut apparaître en bien des
endroits comme un pur dilettante, et comme un dilettante de décadence,
plein d'affectation et d'artifice, d'une sensualité maladive et d'un
mysticisme équivoque; mais tout à coup on découvre chez lui un esprit
très grave, d'une gravité de prêtre, très préoccupé de vie morale,
sérieux au point de tout prendre au tragique.

Son style offre les mêmes contrastes: il est mièvre et il est fort; il
est pédantesque et il est simple; tout glacé d'abstractions, roide et
guindé, et soudain gracieux et languissant, ou plein, coloré, robuste.
Il est excellent et il est, peu s'en faut, détestable. Et l'on
s'étonne que le cruel début de _Cruelle énigme_, et l'adorable récit
de la rencontre des amants à Folkestone, ou le puissant tableau du
duel des deux sexes dans l'amour, d'après le théâtre de Dumas fils,
soient partis de la même main. Et ces dernières pages, si belles,
tandis que je les parcours, je suis sans doute arrêté par des phrases
éclatantes comme celle-ci, qui termine un morceau sur le rôle de
l'amour dans le développement de notre être moral: «... Tout au long
de nos années, il s'est donc enrichi ou appauvri, au hasard de cette
passion souverainement bienfaisante ou destructive, le trésor de
moralité acquise dont nous sommes les dépositaires: infidèles
dépositaires si souvent, et qui préparons la banqueroute de nos
successeurs parmi les caresses et les sourires.» Ou bien ce passage
m'éblouit comme un magnifique éclair: «... L'amour seul est demeuré
irréductible, comme la mort, aux conventions humaines. Il est sauvage
et libre, malgré les codes et les modes. La femme qui se déshabille
pour se donner à un homme dépouille avec ses vêtements toute sa
personne sociale; elle redevient pour celui qu'elle aime ce qu'il
redevient, lui aussi, pour elle: la créature naturelle et solitaire
dont aucune protection ne garantit le bonheur, dont aucun édit ne
saurait écarter le malheur.» Je suis ravi de cette beauté de pensée et
de forme; mais je tourne la page et j'y trouve une «floraison» ou un
«avortement» qui «dérive» d'une certaine qualité d'amour. J'y trouve
que «la Dame» est un être supérieur et charmant, «_fait de sécurité_
inébranlable», comme si la sécurité était dans la dame et non pas dans
l'adorateur. Ou bien ce sont des afféteries de langage pâmé: «Que
faire là contre? S'agenouiller devant la soeur douloureuse et l'adorer
d'être douloureuse...»

Ces choses-là me désolent, et mon embarras redouble... L'intelligence
la plus pénétrante et la plus vigoureuse, et avec cela des langueurs
morbides, du pédantisme aussi, et certaines prédilections
intellectuelles qui ressemblent à de la superstition, et un goût de
certaines élégances qu'on prendrait presque pour du snobisme...:
comment voir clair dans tout cela?


II

Joignez que M. Paul Bourget est sans doute poète et romancier, mais
est peut-être avant tout un critique--et non pas un critique qui juge
et qui raconte, mais un critique qui comprend et qui sent, qui s'est
particulièrement appliqué à se représenter des états d'âme, à les
faire siens. Parmi tant d'âmes qu'il pénètre et qu'il s'assimile, où
est la sienne?

Il semble à première vue que, plus un critique a d'étendue d'esprit et
de puissance de sympathie, moins il doit présenter, à qui veut le
définir et le peindre, de traits individuels. Les plus marqués, les
plus originaux, non seulement parmi les hommes, mais parmi les
écrivains, sont ceux qui ne comprennent pas tout, qui ne sentent pas
tout, qui n'aiment pas tout, dont la science, l'intelligence et les
goûts sont nettement délimités. L'homme idéal, celui qui viendra à la
fin des temps, comme il saura et concevra également toutes choses,
n'aura sans doute presque plus de personnalité intellectuelle; et il
n'aura que des passions, des vices et des travers fort atténués. Les
membres de la petite oligarchie philosophique qui, d'après M. Renan,
gouvernera peut-être un jour le monde, délivrés, par l'omniscience,
des passions inférieures, devront se ressembler entre eux à un tel
point qu'ils seront à peu près indiscernables. Ils se rapprocheront de
Dieu, le grand savant, le grand critique; et Dieu n'a point
d'individualité. Dès aujourd'hui l'écrivain qui concevrait entièrement
et profondément toutes les façons dont le monde s'est reflété dans des
intelligences ne pourrait guère être défini que par cette aptitude
même à tout pénétrer et à tout embrasser.

Nous n'en sommes pas encore là. En réalité, il y a autant de manières
d'entendre la critique que le roman, le théâtre ou la poésie: la
personnalité de l'écrivain peut donc s'y marquer aussi fortement,
quand il en a une. À peine faut-il, quelquefois, un peu plus de soin
pour l'y démêler.

Il est trop évident (mais j'ai besoin de ces truismes pour reprendre
confiance) que, comme tout autre écrivain, un critique met
nécessairement dans ses écrits son tempérament et sa conception de la
vie, puisque c'est avec son esprit qu'il décrit les autres esprits;
que les différences sont aussi profondes entre M. Taine, M. Nisard et
Sainte-Beuve, qu'entre..., mettons entre Corneille, Racine et Molière,
et qu'enfin la critique est une représentation du monde aussi
personnelle, aussi relative, aussi vaine et, par suite, aussi
intéressante que celles qui constituent les autres genres littéraires.

La critique varie à l'infini selon l'objet étudié, selon l'esprit qui
l'étudie, selon le point de vue où cet esprit se place. Elle peut
considérer les oeuvres, les hommes ou les idées. Et elle peut juger
ou seulement définir. D'abord dogmatique, elle est devenue historique
et scientifique; mais il ne semble pas que son évolution soit
terminée. Vaine comme doctrine, forcément incomplète comme science,
elle tend peut-être à devenir simplement l'art de jouir des livres et
d'enrichir et d'affiner par eux ses impressions.

M. Nisard commence par se former une idée générale, et comme purifiée,
du génie français. Cette idée, il l'a tirée d'une première vue
d'ensemble de notre littérature. Il y fait entrer, comme partie
intégrante, les croyances de la philosophie spiritualiste. À l'idéal
ainsi conçu il compare les oeuvres des écrivains et les exalte ou les
malmène selon qu'elles s'en rapprochent plus ou moins. Au reste, il
isole ces oeuvres, néglige le plus souvent la personne même des
écrivains; ou, s'il en parle, c'est pour leur attribuer, au nom du
libre arbitre, le mérite ou le déshonneur d'avoir servi ou trahi
l'idéal littéraire dont il a posé au commencement la définition. Il ne
saisit expressément aucun lien de nécessité entre les oeuvres et les
producteurs, entre ceux-ci et les milieux sociaux, ni entre les
époques successives. Et pourtant son _Histoire_ se déroule suivant un
plan inexorable, et l'esprit français ressemble chez lui à une
personne morale qui se développerait, puis déclinerait à travers les
âges. De là une _Histoire_ d'une rigoureuse unité. Elle est fort
systématique et singulièrement partiale et incomplète; mais comme
l'esprit de M. Nisard est intéressant! comme il est fin, délicat et
dédaigneux!

M. Taine, dans son _Histoire de la littérature anglaise_ fait
absolument le contraire et fait cependant la même chose. Tandis que M.
Nisard ne considérait que les oeuvres, M. Taine affecte de considérer
surtout les causes proches ou lointaines dont elles sont
l'aboutissement; et, tandis que M. Nisard coupait les oeuvres de leurs
racines, il étudie, lui, ces racines jusque dans leurs dernières
ramifications et le sol même où elles s'enfoncent. Mais cette
explication des livres par les hommes, et des hommes par la race et le
milieu, n'est souvent qu'un leurre. Car le critique s'est d'abord
formé, sans le dire, par une première revue rapide de la littérature
anglaise, une idée du génie anglais (comme M. Nisard du génie de la
France), et c'est de là qu'il a déduit les conditions et le milieu où
les oeuvres proprement anglaises pouvaient se produire. Et alors,
toutes celles que ce milieu n'explique pas, il affecte de les laisser
de côté. Il arrive ainsi, par une autre voie, à un exclusivisme aussi
étroit que celui de M. Nisard. Le spiritualisme de l'un, le
positivisme de l'autre aboutissent donc à un résultat analogue. Et
nous pouvons dire comme tout à l'heure: L'_Histoire_ de M. Taine est
singulièrement systématique, partiale et incomplète; mais comme le
génie de M. Taine est intéressant! quelle puissance de généralisation
et à la fois quelle magie de couleur dans l'oeuvre de ce
poète-logicien!

Ainsi, dogmatique ou scientifique, la critique littéraire n'est
jamais, en fin de compte, que l'oeuvre personnelle et caduque d'un
misérable homme. Sainte-Beuve mêle avec beaucoup de grâce les deux
méthodes, apprécie quelquefois, mais plus souvent décrit, juge encore
les oeuvres d'après la tradition, du goût classique, mais élargit
cette tradition, s'applique plus volontiers, se promenant à travers
toute la littérature, à faire des portraits et des biographies
morales, et fournit je ne sais combien de pièces, éparses, mais
exquises, à ce qu'il appelait si bien l'histoire naturelle des
esprits.

Je passe les diverses combinaisons de doctrine, d'histoire et de
psychologie, propres à MM. Scherer, Montégut et Brunetière. Mais, ou
je me trompe fort, ou M. Paul Bourget a imaginé un genre de critique
presque nouveau. La critique devient, pour M. Bourget, l'histoire de
sa propre formation intellectuelle et morale. C'est comme qui dirait
de la critique _égotiste_. Son esprit étant éminemment et presque
uniquement un produit de cette fin de siècle (l'influence de la
tradition gréco-latine est peu marquée chez lui), il s'en tient aux
écrivains des trente dernières années et choisit parmi eux ceux avec
qui il se trouve en conformité d'intelligence et de coeur. Et il ne
fait ni leur portrait ni leur biographie; il n'analyse point leurs
livres et n'étudie point leurs procédés; il ne définit point
l'impression que leurs livres lui ont donnée en tant qu'oeuvres d'art:
il cherche seulement à bien expliquer et décrire ceux de leurs états
de conscience et celles de leur idées qu'il s'est le mieux appropriés
par l'imitation et par la sympathie. Et ainsi, tout en ne faisant au
fond que l'histoire de son âme à lui, il fait du même coup l'histoire
des sentiments les plus originaux de sa génération et compose par là
même un fragment considérable--et définitif--de l'histoire morale de
notre époque.


III

Un des moyens de connaître M. Paul Bourget serait de faire pour lui ce
qu'il a fait pour les dix écrivains qui figurent dans ses _Essais de
psychologie contemporaine_. Il s'agirait de chercher, pour employer
ses propres expressions, «quelles façons de sentir et de goûter la vie
il propose à de plus jeunes que lui»--ou à ceux de sa génération. Car
il semble bien que M. Paul Bourget ait une assez grande influence sur
la jeunesse d'à présent, non pas peut-être sur celle dont les études
classiques ont été poussées très avant et que la tradition latine et
gauloise munit et défend, mais sur la partie la plus inquiète, la plus
nerveuse et la plus ignorante de la jeunesse qui écrit. L'Académie a
beau l'honorer publiquement: cela n'empêche point les plus aventureux
parmi les plus jeunes écrivains, et ceux du cerveau le plus trouble,
symbolistes, esthètes, wagnériens et mallarmistes d'être pour lui
pleins d'égards, de le considérer comme un maître. Et, en outre, il a
pour lui toutes les jeunes femmes. Nul peut-être, à l'heure qu'il est,
n'inspire à certaines âmes un culte plus tendre. Il est, pour
beaucoup, le poète par excellence, l'ami, le consolateur, presque le
directeur de conscience. En revanche, beaucoup d'hommes mûrs, surtout
parmi les gaulois et parmi ceux qui sont fortement imprégnés de
lettres classiques, ne peuvent pas le souffrir. Mais, qu'on l'aime ou
non, il faut avouer que son esprit est une des résultantes les plus
riches et les plus distinguées de la culture littéraire et morale de
la seconde moitié du siècle.

Ce qu'il y a d'abord d'éminent en lui, c'est précisément cette
curiosité intellectuelle et sentimentale, cette aptitude et aussi
cette application à connaître, éprouver et comprendre les états d'âme
les plus récents, tels qu'ils se manifestent dans les livres de nos
écrivains les plus originaux. Lui-même résume ainsi le précieux
contenu de ses _Essais_:

     À l'occasion de M. Renan et des frères de Goncourt, j'ai indiqué
     le germe de mélancolie enveloppé dans le dilettantisme. J'ai
     essayé de montrer, à l'occasion de Stendhal, de Tourguéniev et
     d'Amiel, quelques-unes des fatales conséquences de la vie
     cosmopolite. Les poèmes de Baudelaire et les comédies de M. Dumas
     m'ont été un prétexte pour analyser plusieurs nuances de l'amour
     moderne et pour indiquer les perversions ou les impuissances de
     cet amour sous la pression de l'esprit d'analyse. Gustave
     Flaubert, MM. Leconte de Lisle et Taine m'ont permis de montrer
     quelques exemplaires des effets produits par la science sur des
     imaginations et des sensibilités diverses. J'ai pu, à l'occasion
     de M. Renan encore, des Goncourt, de M. Taine, de Flaubert,
     étudier plusieurs cas de conflit entre la démocratie et la haute
     culture.

Et c'est bien là, en effet, le bilan complet des sentiments, des
inquiétudes et des tourments imaginés et subis par l'âme moderne.

Cette âme, M. Bourget se pique de l'embrasser, de l'aimer tout
entière, jusque dans ses manifestations les plus maladives et les plus
éphémères. Il a d'étranges faiblesses pour la poésie ténébreuse et
mystique des derniers petits cénacles (et c'est ce qui lui a valu leur
vénération). Il ne veut pas qu'il soit dit qu'aucune affection mentale
de son temps lui ait été étrangère ou lui soit restée incomprise.
C'est un beau scrupule de critique. De même, le cosmopolitisme lui
paraissant un des signes de notre âge, il a été cosmopolite, il s'est
appliqué à l'être. Il a vécu à Londres et à Florence autant qu'à
Paris. Il a même habité l'Espagne et le Maroc, et je vous demande un
peu ce que le Maroc pouvait lui dire, à lui le méditatif, l'homme du
songe intérieur! De même encore, il affecte de connaître et d'aimer
les derniers raffinements du luxe contemporain; il s'en voudrait
d'avoir ignoré un seul détail de la plus élégante façon de vivre
inventée par les derniers civilisés. Cela lui appartient, cela est de
son domaine au même titre que le dilettantisme ou le cosmopolitisme.
Et c'est pourquoi ce psychologue, qui n'est que rarement et faiblement
paysagiste, sera assez fréquemment tapissier.

Pourtant, parmi les sentiments que M. Paul Bourget définit et explique
avec une égale précision, on peut distinguer ceux qu'il éprouve
naturellement et qu'il préfère, et ceux qu'il a fait quelque effort
pour s'approprier, et connaître enfin quels sont, entre les écrivains
dont il s'occupe, ceux dont il tient le plus.

De Baudelaire, pour qui sa prédilection est très marquée, il semble
tenir un mélange singulier de sensualité et de mysticisme, une sorte
de catholicisme un peu dépravé. Ce sentiment est très particulier à
notre âge. Il est à cent lieues de l'érotisme classique. Il suppose
une race un peu affaiblie, une diminution de la force musculaire et un
raffinement du système nerveux, la persistance de l'esprit d'analyse
au fort même des sensations les plus propres à vous faire perdre la
tête, par suite une certaine incapacité de jouir pleinement et
tranquillement de son Corps, le sentiment de cette impuissance, un
retour paradoxal, en pleine débauche, au mépris de la chair, et, dans
la souillure même, une aspiration à la pureté, moitié feinte et moitié
sincère, qui ravive la saveur du péché et le transforme en péché
intellectuel, en péché de malice...

De M. Renan, il tient le dédain aristocratique et surtout le
dilettantisme, «cette disposition d'esprit, très intelligente à la
fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes
diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes
sans nous donner à aucune»; de M. Taine, il tient l'esprit
scientifique, certaines habitudes de composition et de langage et le
goût des grandes généralisations; de M. Dumas fils, (chose un peu
inattendue), la préoccupation tragique des questions de morale dans
les drames de l'amour.

De Flaubert, des Goncourt, de M. Leconte de Lisle et, en général, de
tous les écrivains purement «artistes» (si moderne que soit d'ailleurs
chez eux le fond de philosophie latente), il ne semble pas que M. Paul
Bourget tienne grand'chose, encore qu'il les comprenne merveilleusement.

Mais Stendhal a toutes ses tendresses. Stendhal est sa passion, son
vice, et quelquefois son préjugé. Stendhal est le seul écrivain
antérieur à la génération de 1850 qu'il ait admis dans sa galerie. Il
prononce toujours son nom avec un peu de mystère, comme celui du dieu
d'une religion secrète. «Henri Beyle», ce nom prend pour lui la
douceur d'un petit nom,--ou l'importance d'un nom sacré et caché, qui
n'est révélé qu'aux adeptes. Il dit: «Henri Beyle», comme un
moliériste dit: «Poquelin». Ce culte est ici fort légitime, Stendhal
ayant manié avec plus de sûreté, de finesse, de hardiesse et de suite
qu'aucun autre écrivain, l'instrument dont s'est servi M. Bourget
lui-même pour approfondir les sentiments les plus distingués de sa
génération ou pour les faire naître en lui: l'analyse.

Ainsi sommes-nous conduits à noter deux autres caractères de l'esprit
de M. Paul Bourget. Ce curieux est un analyste et un pessimiste (un
«triste», si vous préférez). Ne séparons point les deux choses; car,
chez lui, elles se tiennent étroitement. M. Bourget est très nettement
de ceux qui sont moins préoccupés du monde extérieur que du monde de
l'âme, moins sensibles au plaisir de voir et de rendre la forme des
choses ou les divers aspects de la mêlée humaine qu'à celui de
décomposer des sentiments et des idées en leurs éléments primitifs et
de remonter d'un phénomène moral à un autre, jusqu'à tant qu'il s'en
trouve un qui soit irréductible. Or l'esprit d'analyse aboutit
naturellement à une grande tristesse. Pourquoi? C'est que ce dernier
élément irréductible, c'est toujours un instinct fatal ou un désir
inassouvi. Ce que M. Bourget finit par atteindre tout au fond des âmes
qu'il étudie, c'est toujours (quelque forme qu'il revête et de
quelques nuances qu'il s'enrichisse en affleurant à la surface) le
sentiment de la nécessité des choses--ou de la disproportion entre
l'idéal et la réalité, entre notre rêve et notre destinée. Et cela est
triste.

Cette tristesse est, si je puis dire, de deux degrés. M. Paul Bourget
nous dit que tous les états sentimentaux qu'il a analysés mènent au
pessimisme. C'est le spectre du pessimisme qu'il voit se dresser au
bout de tous les chemins qu'il s'est taillés dans ce que Shakespeare
appelle la forêt des âmes. Car le baudelairisme implique, même dans
ses complaisances à la chair, la conscience de son indignité et une
vision du péché universel. Le dilettantisme, ce don d'imaginer avec
précision et sympathie les vies morales les plus diverses, implique
l'impossibilité de se reposer dans aucune. L'aristocratie
intellectuelle a pour rançon une sensibilité douloureuse à toutes les
vulgarités de la vie réelle. Le cosmopolitisme, qui vous montre
l'immensité et la variété du monde, vous en fait sentir, presque dans
le même moment, la monotonie et l'inutilité; la planète paraît moindre
à qui la connaît mieux: voyez où l'exotisme, qui est le cosmopolitisme
pittoresque, a conduit Pierre Loti. L'esprit scientifique vous
condamne à la vision d'un monde gouverné par des forces aveugles et où
manque la bonté. Et ainsi de suite.--Et, si ces diverses façons de
voir et de sentir sont fort mélancoliques par elles-mêmes, l'analyse
qu'on fait de chacune d'elles en redouble la tristesse en nous la
montrant incurable.--Bref, connaître, c'est être triste, parce que
toute connaissance aboutit à la constatation de l'inconnaissable et à
celle de la vanité de l'être humain. Jugez si M. Bourget peut être
gai, n'ayant point pour se consoler, lui, les distractions violentes,
la vie toute d'action et le tempérament robuste de son maître
Stendhal.

M. Paul Bourget s'est pourtant défendu d'être un pessimiste. Il a bien
tort! Un pessimiste n'est pas nécessairement un homme qui affirme la
prédominance du mal sur le bien dans l'univers, ni un misanthrope, un
hypocondre ou un désespéré. Tout homme qui réfléchit sur la destinée
humaine et la trouve inintelligible et n'a, pour se réconforter, ni la
foi chrétienne ni la naïve croyance au progrès, peut être dit
pessimiste. Le seul fait de ne rien comprendre au monde et de n'y voir
aucune explication est, quand on y songe, suffisamment douloureux.
Cela n'empêche pas de vivre comme les autres, de jouir, à l'occasion,
du ciel, de l'air pur ou même de la société des hommes et des femmes;
mais, dans les minutes où l'on pense, il n'est guère possible, en
dehors d'une foi positive, d'être optimiste: il y a trop de
souffrances inutiles et absurdes et, de tous les côtés, une trop
épaisse muraille de nuit... M. Bourget s'en défend en vain. Son style
même a comme un timbre auquel on ne se trompe pas: il rend un son
plaintif, gémissant, éploré...

Sans doute l'absence de croyance positive et l'esprit d'analyse
peuvent, chez quelques-uns, se tourner en nonchalance (voyez
Montaigne), mais non pas chez ceux dont la sensibilité au bien et au
mal moral est exceptionnellement développée. Or M. Paul Bourget a bien
une de ces consciences-là. Et c'est là, je crois, sa dernière marque,
et la plus intime. Il définit quelque part avec beaucoup de force et
distingue le moraliste et le psychologue.

     Le moraliste, dit-il, est très voisin du psychologue par l'objet
     de son étude, car l'un et l'autre est curieux d'atteindre les
     arrière-fonds de l'âme et veut connaître les mobiles des actions
     des hommes. Mais au psychologue cette curiosité suffit. Cette
     connaissance a sa fin en elle-même... Il voit la naissance des
     idées, leur développement, leur combinaison, les impressions des
     sens aboutir à des émotions et à des raisonnements, les états de
     conscience toujours en voie de se faire et de se défaire, une
     compliquée et changeante végétation de l'esprit et du coeur.
     Vainement le moraliste déclare certains de ces états de
     conscience criminels, certaines de ces complications méprisables,
     certains de ces changements haïssables. À peine si le psychologue
     entend ce que signifie ou crime, ou mépris, ou indignation...
     Même il se complaît à la description des états dangereux de l'âme
     qui révoltent le moraliste; il se délecte à comprendre les
     actions scélérates, si ces actions révèlent une nature énergique
     et si le travail profond qu'elles manifestent lui paraît
     singulier. En un mot, le psychologue analyse seulement pour
     analyser, et le moraliste analyse afin de juger.

Eh bien, quelque abîme que M. Paul Bourget se plaise ici à creuser
entre ces deux espèces d'esprits, si l'on ne peut dire qu'il soit
vraiment un moraliste, il n'est pas non plus un pur psychologue. Du
moins, c'est un psychologue très tourmenté par les questions de
morale, très ému, très anxieux, parfois effrayé. Il s'inquiète assez
habituellement des conséquences que peuvent avoir les idées qu'il
expose pour le bonheur et pour le bien moral de l'humanité. Il s'écrie
volontiers (en termes plus distingués et sans lever les bras, mais
plutôt en mettant ses mains sur ses yeux): «Où allons-nous?» Toutes
ses enquêtes sur les sentiments originaux de ses contemporains lui
servent à rechercher en même temps le sens et le but de la vie. Il la
prend très profondément au sérieux. Il n'est jamais plaisant, ni même
ironique ou dégagé. Il ignore le sourire. Il est antipaïen et
antigaulois. Il a, ce qui est presque toujours la marque d'une
éducation chrétienne, le goût de la chasteté. Vous trouverez chez lui,
assez souvent, un vif ressouvenir de la foi catholique de son enfance.
Il est, comme j'ai dit, en face de l'amour et de ses drames, aussi
grave que M. Dumas fils. Et c'est pourquoi ce disciple de Stendhal,
c'est-à-dire du plus détaché des analystes, a exprimé un jour, dans la
plus éloquente de ses études, une si ardente sympathie pour l'auteur
de la _Visite de Noces_. En somme, le baudelairisme, le renanisme et
le beylisme sont des habitudes et des goûts de son esprit, peut-être
aussi des acquisitions préméditées d'un artiste qui s'est donné pour
tâche de refléter et de porter en lui l'âme d'une certaine époque
littéraire. Mais le fond de son coeur et de son être, c'est, je pense,
un très douloureux souci de la vie morale, l'impossibilité de s'en
tenir aux plaisirs de la curiosité et de la spéculation. Armand de
Querne après son «crime d'amour», c'est exactement M. Paul Bourget; et
de Querne, c'est bien le Ryons de M. Dumas fils--moins l'esprit.


IV

Tous ces caractères de sa critique, vous les retrouverez dans les
romans de M. Paul Bourget, avec quelque chose de plus peut-être.

D'abord, cette curiosité d'une espèce particulière, ce désir d'avoir
vécu la vie la plus élégante (moralement et physiquement) qui soit
connue de son temps, parfois un certain dandysme, quelque chose aussi
de la délicatesse un peu étroite d'un goût féminin. Il aime la
«modernité», mais seulement aristocratique. Au fait, ce n'est ni dans
le peuple ni dans la petite bourgeoisie, mais seulement dans les
classes oisives et dont la sensibilité est encore affinée par toutes
les délicatesses de la vie, que pouvait se rencontrer une espèce
d'amour assez compliquée, assez riche de nuances pour lui offrir une
matière égale à ses facultés d'analyste. Du reste, un goût inné le
portait vers ce monde, vers la vie qu'on mène aux alentours de l'Arc
de Triomphe et vers les âmes et les corps de femmes qui y habitent.
Peut-être seulement a-t-il avoué ce goût avec un rien de complaisance.
Certaines de ses pages semblent d'un romancier qui se ferait blanchir
à Londres. Il y a un peu d'anglomanie mondaine dans son cas. Il a un
faible très marqué pour les belles étrangères qui passent l'hiver à
Paris. Un de ses premiers livres, _Édel_, est un poème mélancolique et
un peu naïf, et c'est surtout un poème très «chic». Mais il serait
injuste et puéril d'insister trop sur ce point.

       *       *       *       *       *

La puissance d'analyse, si remarquable dans les _Essais_, ne l'est pas
moins dans les romans. Nul, je crois, depuis Mme de La Fayette, depuis
Racine, depuis Marivaux, depuis Laclos, depuis Benjamin Constant,
depuis Stendhal, n'a induit avec plus de bonheur, décrit avec plus
de justesse, enchaîné avec plus de vraisemblance ni exposé dans un
plus grand détail les sentiments que doit éprouver telle personne dans
telle situation morale. Cela prend à certains moments, et en dehors de
l'émotion que le drame lui-même peut inspirer, quelque chose de
l'intérêt spécial et de la beauté propre d'une leçon d'anatomie. Les
pages où M. Paul Bourget nous explique pourquoi l'héroïne du _Deuxième
Amour_ se refuse à une nouvelle expérience, ou de quel amour de pur
adolescent Hubert Liauran aime Mme de Sauves, et comment, par un
renversement délicieux des rôles, Thérèse le traite comme si c'était
lui qui se donnait (_Cruelle énigme_), ou comment, dans _Crime
d'amour_, la franchise et l'innocence d'Hélène Chazel tournent contre
elle et ne font qu'irriter la défiance d'Armand de Querne, ou par
quelle logique sentimentale Hélène en vient à se souiller pour se
venger de l'homme qui ne l'a pas crue et pour qu'il la croie enfin...;
toutes ces pages--et combien d'autres!--sont des exemplaires accomplis
de psychologie vivante. En vérité, je ne crois pas qu'aucun écrivain,
non pas même Stendhal, ait montré une pénétration supérieure dans
l'étude des «passions de l'amour».

Citons un peu, au hasard, pour le plaisir:

     Pareille à toutes les femmes romanesques, Hélène s'occupait de la
     délicatesse des voluptés communes à elle et à son ami comme d'un
     souci de sentiment. Ce qui rend une femme de cet ordre
     parfaitement inintelligible à un libertin, c'est qu'il s'est
     habitué, lui, à séparer les choses du plaisir des choses du coeur
     et à goûter le plaisir dans des conditions avilissantes; au lieu
     que la femme romanesque, et qui aime, n'ayant connu le plaisir
     qu'associé à la plus noble exaltation, reporte sur ses
     jouissances le culte qu'elle a pour ses émotions morales. Hélène
     abordait avec une piété amoureuse, presque avec une idolâtrie
     mystique, le monde des caresses folles et des embrassements...

Il y a cent pages de cette valeur dans les trois romans assez courts
et dans les Nouvelles de M. Paul Bourget. C'est de quoi fonder
solidement une gloire.

Le danger, c'est que l'écrivain doué d'un pareil instrument d'analyse
ne soit tenté d'en user avec un peu d'indiscrétion et ne décompose
parfois, avec un soin et un luxe d'anatomie un peu excessifs, des
états d'âme assez simples et assez connus. L'appareil extérieur de la
recherche psychologique n'est peut-être pas toujours, chez l'auteur de
_Cruelle énigme_, en proportion avec son objet. Il n'a pas l'analyse
modeste. Il ressemble çà et là à un chirurgien virtuose qui étalerait
et mettrait en oeuvre toute une trousse, tout un jeu de bistouris, de
scies, de ciseaux et de pinces, pour ouvrir un abcès à la joue. Par
exemple, le remords de la jeune fille dans l'_Irréparable_, la
jalousie d'Hubert dans _Cruelle énigme_, me semblent un peu bien
longuement analysés, et sans que l'étalage de ces investigations soit
justifié par aucune trouvaille d'importance. Cela tourne, par moments,
à l'exercice et au «morceau». M. Paul Bourget appelle lui-même son
dernier roman, _André Cornélis_, une «planche d'anatomie morale», et
il n'a que trop raison. La situation de cet Hamlet moderne, d'un
caractère si décidé, et qui n'hésite d'ailleurs pas un instant sur son
droit, cette situation est telle que d'abord, étant donné le caractère
de ce personnage, elle n'implique chez lui qu'un assez petit nombre de
sentiments et fort simples, dont la description sans cesse recommencée
devient un peu monotone, et qu'en outre nous ne nous intéressons pas
très fortement à ce qu'il éprouve. Car cette situation est trop
extraordinaire, trop en dehors de toutes les probabilités de notre
vie. Sais-je ce que je ferais si d'aventure je découvrais qu'au temps
où j'étais enfant un fort galant homme a fait tuer mon père?--étant
donné que le meurtrier, aimé de ma mère et follement épris d'elle, l'a
épousée et rendue parfaitement heureuse, et qu'il va du reste mourir
sous peu d'une maladie de foie? De pareilles hypothèses me prennent
absolument au dépourvu. En réalité, je crois que je ne ferais rien du
tout. Il fallait laisser ce sujet à Gaboriau, qui se serait peu étendu
sur la psychologie du nouvel Hamlet et se fût rattrapé sur la partie
mélodramatique et judiciaire. Ou bien il me semble qu'au lieu de faire
d'André Cornélis un gaillard si prodigieusement énergique (ce qui, au
surplus, n'est peut-être pas très compatible avec les habitudes
d'analyse à outrance qu'on lui prête en même temps), je l'eusse conçu
comme une créature encore plus incertaine que l'Hamlet anglais et
l'eusse empêtré, par surcroît, de scrupules et d'hésitations sur son
droit au meurtre. Sauf erreur, l'Hamlet moderne n'essayerait même pas
de tuer son beau-père--surtout quand ce beau-père est le plus charmant
des assassins, au point qu'on voudrait trouver, pour le lui appliquer,
un mot plus doux. Car on dirait que, tout au contraire de Shakespeare,
M. Bourget s'est étudié à rendre Claudius le moins odieux qu'il se
pouvait et, d'autre part, à accumuler autour d'Hamlet toutes les
circonstances propres à le paralyser et à ne lui rendre l'action
possible que par un miracle d'énergie... Pour toutes ces raisons,
_André Cornélis_ ne m'intéresse guère que comme une belle composition
de «psychologie appliquée» sur un sujet donné. Et, s'il faut dire
toute ma pensée (et non plus seulement sur _André Cornélis_), la
psychologie de M. Paul Bourget, qui égale souvent, si même elle ne la
dépasse, celle de Benjamin Constant et de Stendhal, me rappelle aussi
parfois celle de Mme de Souza ou de Mme de Duras--avec beaucoup plus
d'embarras. Notez qu'il s'en faut déjà de beaucoup que cela soit
méprisable.

       *       *       *       *       *

Mais ce qui, heureusement, met M. Paul Bourget tout à fait part, ce
qui vivifie ses analyses, ce qui, là où elles sont profondes, les rend
tragiques par surcroît, c'est le sentiment que nous avons déjà trouvé
au fond de ses _Essais_: le souci de la vie morale. Ses romans (_André
Cornélis_ excepté) sont des drames de la conscience, des histoires de
scrupules, de remords, de repentirs, d'expiations et de purifications.
L'_Irréparable_, c'est l'histoire d'une jeune fille qui meurt du
souvenir d'une souillure. Le _Deuxième Amour_, c'est l'histoire d'une
femme qui, s'étant trompée, ne se croit pas le droit de recommencer
l'expérience amoureuse. _Cruelle Énigme_, ce titre seul fait du livre
qui le porte un roman chrétien; car, que Thérèse trompe Hubert en
l'aimant, et qu'Hubert revienne à Thérèse en la méprisant, bref, que
la chair soit plus forte que l'esprit, cela n'est certes pas une
«énigme» pour les disciples de Béranger ni même pour ceux du grave
Lucrèce. M. Paul Bourget ne trouve les servitudes de la chair
«énigmatiques» que parce qu'il les juge infâmes et avilissantes, et il
ne les juge telles que parce qu'il est chrétien tout au fond du coeur.

De même, dans _Crime d'amour_, ce que fait de Querne n'est un «crime»
qu'aux yeux d'un homme qui croit à la responsabilité morale et au prix
des âmes. Armand de Querne, le coeur desséché par une enfance sans
mère, par l'immoralité des événements au milieu desquels il a grandi
et enfin par l'abus de l'analyse, a pris Hélène sans pouvoir l'aimer
et sans croire à la pureté de la jeune femme. Hélène, délaissée, se
venge de lui par une souillure volontaire. C'est donc lui qui l'a
perdue. Cette idée lui inspire un grand trouble, d'affreux remords et
enfin une immense pitié de l'universelle souffrance humaine. Il
retrouve Hélène; il lui demande son pardon, et elle lui pardonne.
Elle aussi, le spectacle de la souffrance d'un autre (de son mari) l'a
ramenée à une conception chrétienne de la vie. Ce roman est donc, en
somme, une histoire d'expiation, l'histoire de deux âmes purifiées par
la douleur.

_Crime d'amour_ me paraît jusqu'ici le chef-d'oeuvre de M. Bourget et
l'un des plus beaux romans qu'on ait écrits dans ces vingt dernières
années; car je n'en vois point où l'on rencontre à la fois tant de
force d'analyse et tant d'émotion, ni qui présente aux plus distingués
d'entre nous un plus fidèle miroir de leur âme. Combien sommes-nous
qui nous reconnaissons (les uns plus, les autres moins) dans Armand de
Querne! Qui n'a connu cette impuissance d'aimer, d'aimer absolument et
avec tout son être, d'aimer autrement que par désir et curiosité? Qui
n'a connu cette impuissance, soit pour en jouir (car du moins elle
nous laisse tranquilles et de sang-froid et elle a des airs de
distinction intellectuelle), soit, à certains moments, pour en
souffrir, quand on sent le vide de la vie incroyante, détachée et
uniquement curieuse, et comme il serait bon d'aimer, et comme on peut
faire du mal en n'aimant pas? Mais cette anxiété, c'est déjà le
commencement de la rédemption morale, c'est le signe que toute vertu
n'est pas morte en nous. Que dis-je? c'est le signe d'une puissance
d'aimer plus religieuse, plus largement humaine peut-être que celle
des grands amoureux. En tout cas, c'est là ce qui distingue Armand de
Querne de ceux qui n'aimeront jamais, des débauchés sans coeur et des
virtuoses féroces de l'amour, de Valmont ou de Lovelace; et c'est ce
qui fait de lui notre frère. Puisqu'il souffre de ne pas aimer, c'est
donc qu'il peut aimer encore!

La première fois que j'ai lu _Crime d'amour_, je m'étais mépris. Je me
disais: Quel faible roué que cet homme qui s'imagine être si fort! Il
ne peut aimer Hélène parce qu'il ne la croit pas quand elle lui dit
qu'il est son premier amant; mais, puisqu'il connaît tant les femmes,
il devrait bien sentir que celle-là dit vrai! Il devrait la croire et,
même en la croyant, ne pouvoir pas l'aimer--et n'en pas souffrir
autrement.--Mais je comprenais mal. De Querne n'est point Valmont. Il
l'est encore moins que ne l'a voulu M. Paul Bourget. Parmi ses
faiblesses et parmi ses sécheresses apparentes, il conserve un fond de
bonté et de tendresse par où le «salut» lui viendra. Mais, pour cela,
il faut qu'il ait méconnu Hélène, il faut qu'elle se perde par lui, il
faut qu'il ait été cruel et injuste sans le vouloir. Il le faut, afin
qu'un jour, devant le mal qu'il a fait, il soit pris d'épouvanté et
touché jusqu'au fond du coeur, et qu'il sente s'éveiller en lui le
chrétien, et que la question de la responsabilité morale et toutes les
autres du même ordre se posent de nouveau pour lui, et qu'il voie,
dans un éclair, toute la misère de la vie--et tout son mystère. Armand
de Querne, c'est l'homme d'aujourd'hui, un homme qui a conçu et
éprouvé tous les états d'âme analysés dans les _Essais_ et qui résume
en lui toute la distinction morale et intellectuelle où s'est élevé
l'effort des deux dernières générations. Cet homme d'aujourd'hui offre
une combinaison singulière d'esprit scientifique, de sensualité fine
et triste, d'inquiétude morale, de compassion tendre, de religiosité
renaissante, de penchant au mysticisme, à une explication du monde par
quelque chose d'inaccessible et d'extra-naturel. La fin de _Crime
d'amour_ est mystique comme un roman russe. Mais ce à quoi les
écrivains russes sont amenés par le mouvement spontané de leurs âmes
religieuses et rêveuses, par l'étude des coeurs simples et par le
spectacle d'infinies souffrances et d'infinies résignations, nous y
arrivons, je crois, par la banqueroute de l'analyse et de la critique,
par le sentiment du vide qu'elles font en nous et de la somme énorme
d'inexpliqué qu'elles laissent dans le monde. Pour ces raisons ou pour
d'autres, il semble qu'un attendrissement de l'âme humaine soit en
train de se produire dans cette fin de siècle et que nous devions
bientôt assister, qui sait? à un réveil d'Évangile.

Cet attendrissement, fait de méditation sérieuse, de tristesse et de
pitié, c'est lui qui donne tant de prix aux romans de M. Paul Bourget.
C'était lui, déjà, qui communiquait tant de douceur à ses poésies de
jeunesse (la _Vie inquiète_, les _Aveux_).

Je ne conclus point. M. Paul Bourget est assez jeune pour se
développer encore et pour nous apporter peut-être de l'imprévu. Qu'il
continue de nous charmer, de nous toucher et de nous faire réfléchir;
qu'il continue d'être élégant, grave et languissant, de nous dessiner
d'exquises figures de femmes (comme Thérèse de Sauves, Hélène Chazel
et les deux Marie-Alice, ou comme Hubert Liauran, cette douce petite
fille) et d'étudier les drames de la conscience dans l'amour. Et, s'il
n'était indiscret et inutile de former des voeux, j'ajouterais: Qu'il
nous propose encore, si tel est son plaisir, des cas de psychologie
passionnelle; mais qu'il ne s'y tienne pas: il serait bientôt condamné
à se répéter un peu. Puis, les tragédies de l'amour occupent-elles
donc toute la place dans la vie? Regardez, de grâce, en vous et autour
de vous: vous verrez qu'il y a autre chose au monde. M. Paul Bourget
l'a bien senti dans _André Cornélis_; mais ce ne sont pas des
«planches d'anatomie» pure, surtout d'une anatomie si exceptionnelle,
que nous lui demandons. Qu'il se défie de son éternel Stendhal et même
un peu de M. Taine. Qu'il applique à l'analyse d'autres passions que
celles de l'amour, à l'étude d'autres situations que celles où nous
pouvons nous trouver vis-à-vis de la femme, ses dons merveilleux de
psychologue et à la fois de moraliste. Et qu'il fasse enfin l'univers
de ses romans aussi large que celui de ses _Essais_. Je ne demande
rien de plus à ce jeune sage, prince de la jeunesse--de la jeunesse
d'un siècle très vieux.



FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                     Pages
  Octave Feuillet                        3

  Edmond et Jules de Goncourt           37

  Pierre Loti                           91

  Henry Rabusson                       115

  Jules de Glouvet                     141

  Joséphin Soulary                     171

  Le duc d'Aumale                      191

  Gaston Paris                         221

  Les femmes de France                 243

  CHRONIQUEURS PARISIENS:

    I. Albert Wolff et Émile Blavet    263

   II. Henry Fouquier                  279

  III. Henri Rochefort                 296

  Jean Richepin                        315

  Paul Bourget                         339


SCEAUX.--IMP. CHARAIRE ET FILS.





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