Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Bruges-la-morte
Author: Rodenbach, Georges, 1855-1898
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Bruges-la-morte" ***


is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format,
Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format.



Georges Rodenbach


BRUGES-LA-MORTE


(1892)



Table des matières

_AVERTISSEMENT_
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV



_AVERTISSEMENT__

_Dans cette étude passionnelle, nous avons voulu aussi et
principalement évoquer une Ville, la Ville comme un personnage
essentiel, associé aux états d'âme, qui conseille, dissuade,
détermine à agir._

_Ainsi, dans la réalité, cette Bruges, qu'il nous a plu d'élire,
apparaît presque humaine... Un ascendant s'établit d'elle sur ceux
qui y séjournent._

_Elle les façonne selon ses sites et ses cloches._

_Voilà ce que nous avons souhaité de suggérer: la Ville
orientant une action; ses paysages urbains, non plus seulement
comme des toiles de fond, comme des thèmes descriptifs un peu
arbitrairement choisis, mais liés à l'événement même du livre._

_C'est pourquoi il importe, puisque ces décors de Bruges
collaborent aux péripéties, de les reproduire également ici,
intercalés entre les pages: quais, rues désertes, vieilles
demeures, canaux, béguinage, églises, orfèvrerie du culte,
beffroi, afin que ceux qui nous liront subissent aussi la présence
et l'influence de la Ville, éprouvent la contagion des eaux mieux
voisines, sentent à leur tour l'ombre des hautes tours allongée
sur le texte._



I

Le jour déclinait, assombrissant les corridors de la grande
demeure silencieuse, mettant des écrans de crêpe aux vitres.

Hugues Viane se disposa à sortir, comme il en avait l'habitude
quotidienne à la fin des après-midi. Inoccupé, solitaire, il
passait toute la journée dans sa chambre, une vaste pièce au
premier étage, dont les fenêtres donnaient sur le quai du Rosaire,
au long duquel s'alignait sa maison, mirée dans l'eau.

Il lisait un peu: des revues, de vieux livres; fumait beaucoup;
rêvassait à la croisée ouverte par les temps gris, perdu dans ses
souvenirs.

Voilà cinq ans qu'il vivait ainsi, depuis qu'il était venu se
fixer à Bruges, au lendemain de la mort de sa femme. Cinq ans
déjà! Et il se répétait à lui-même: «Veuf! Être veuf! Je suis le
veuf!» Mot irrémédiable et bref! d'une seule syllabe, sans écho.
Mot impair et qui désigne bien l'être dépareillé.

Pour lui, la séparation avait été terrible: il avait connu l'amour
dans le luxe, les loisirs, le voyage, les pays neufs renouvelant
l'idylle. Non seulement le délice paisible d'une vie conjugale
exemplaire, mais la passion intacte, la fièvre continuée, le
baiser à peine assagi, l'accord des âmes, distantes et jointes
pourtant, comme les quais parallèles d'un canal qui mêle leurs
deux reflets.

Dix années de ce bonheur, à peine senties, tant elles avaient
passé vite!

Puis, la jeune femme était morte, au seuil de la trentaine,
seulement alitée quelques semaines, vite étendue sur ce lit du
dernier jour, où il la revoyait à jamais: fanée et blanche comme
la cire l'éclairant, celle qu'il avait adorée si belle avec son
teint de fleur, ses yeux de prunelle dilatée et noire dans de la
nacre, dont l'obscurité contrastait avec ses cheveux, d'un jaune
d'ambre, des cheveux qui, déployés, lui couvraient tout le dos,
longs et ondulés. Les Vierges des Primitifs ont des toisons
pareilles, qui descendent en frissons calmes.

Sur le cadavre gisant, Hugues avait coupé cette gerbe, tressée en
longue natte dans les derniers jours de la maladie. N'est-ce pas
comme une pitié de la mort? Elle ruine tout, mais laisse intactes
les chevelures. Les yeux, les lèvres, tout se brouille et
s'effondre. Les cheveux ne se décolorent même pas. C'est en eux
seuls qu'on se survit! Et maintenant, depuis les cinq années déjà,
la tresse conservée de la morte n'avait guère pâli, malgré le sel
de tant de larmes.

Le veuf, ce jour-là, revécut plus douloureusement tout son passé,
à cause de ces temps gris de novembre où les cloches, dirait-on,
sèment dans l'air des poussières de sons, la cendre morte des
années.

Il se décida pourtant à sortir, non pour chercher au dehors
quelque distraction obligée ou quelque remède à son mal. Il n'en
voulait point essayer. Mais il aimait cheminer aux approches du
soir et chercher des analogies à son deuil dans de solitaires
canaux et d'ecclésiastiques quartiers.

En descendant au rez-de-chaussée de sa demeure, il aperçut, toutes
ouvertes sur le grand corridor blanc, les portes d'ordinaire
closes.

Il appela dans le silence sa vieille servante: «Barbe!...
Barbe!...»

Aussitôt la femme apparut dans l'embrasure de la première porte,
et devinant pourquoi son maître l'avait hélée:

--Monsieur, fît-elle, j'ai dû m'occuper des salons aujourd'hui,
parce que demain c'est fête.

--Quelle fête? demanda Hugues, l'air contrarié.

--Comment! monsieur ne sait pas? Mais la fête de la Présentation
de la Vierge. Il faut que j'aille à la messe et au salut du
Béguinage. C'est un jour comme un dimanche. Et puisque je ne peux
pas travailler demain, j'ai rangé les salons aujourd'hui.»

Hugues Viane ne cacha pas son mécontentement. Elle savait bien
qu'il voulait assister à ce travail-là. Il y avait, dans ces deux
pièces, trop de trésors, trop de souvenirs d'Elle et de
l'autrefois pour laisser la servante y circuler seule. Il désirait
pouvoir la surveiller, suivre ses gestes, contrôler sa prudence,
épier son respect. Il voulait manier lui-même, quand il les
fallait déranger pour l'enlèvement des poussières, tel bibelot
précieux, tels objets de la morte, un coussin, un écran qu'elle
avait fait elle-même. Il semblait que ses doigts fussent partout
dans ce mobilier intact et toujours pareil, sofas, divans,
fauteuils où elle s'était assise, et qui conservaient pour ainsi
dire la forme de son corps. Les rideaux gardaient les plis
éternisés qu'elle leur avait donnés. Et dans les miroirs, il
semblait qu'avec prudence il fallût en frôler d'éponges et de
linges la surface claire pour ne pas effacer son visage dormant au
fond. Mais ce que Hugues voulait aussi surveiller et garder de
tout heurt, ce sont les portraits de la pauvre morte, des
portraits à ses différents âges, éparpillés un peu partout, sur la
cheminée, les guéridons, les murs; et puis surtout--un accident à
cela lui aurait brisé toute l'âme--le trésor conservé de cette
chevelure intégrale qu'il n'avait point voulu enfermer dans
quelque tiroir de commode ou quelque coffret obscur--c'aurait été
comme mettre la chevelure dans un tombeau!--aimant mieux,
puisqu'elle était toujours vivante, elle, et d'un or sans âge, la
laisser étalée et visible comme la portion d'immortalité de son
amour!

Pour la voir sans cesse, dans le grand salon toujours le même,
cette chevelure qui était encore Elle, il l'avait posée là sur le
piano désormais muet, simplement gisante--tresse interrompue,
chaîne brisée, câble sauvé du naufrage! Et, pour l'abriter des
contaminations, de l'air humide qui l'aurait pu déteindre ou en
oxyder le métal, il avait eu cette idée, naïve si elle n'eût pas
été attendrissante, de la mettre sous verre, écrin transparent,
boîte de cristal où reposait la tresse nue qu'il allait chaque
jour honorer.

Pour lui, comme pour les choses silencieuses qui vivaient autour,
il apparaissait que cette chevelure était liée à leur existence et
qu'elle était l'âme de la maison.

Barbe, la vieille servante flamande, un peu renfrognée, mais
dévouée et soigneuse, savait de quelles précautions il fallait
entourer ces objets et n'en approchait qu'en tremblant. Peu
communicative, elle avait les allures, avec sa robe noire et son
bonnet de tulle blanc, d'une soeur tourière. D'ailleurs, elle
allait souvent au Béguinage voir son unique parente, la soeur
Rosalie, qui était béguine.

De ces fréquentations, de ces habitudes pieuses, elle avait gardé
le silence, le glissement qu'ont les pas habitués aux dalles
d'église. Et c'est pour cela, parce qu'elle ne mettait pas de
bruit ou de rires autour de sa douleur, que Hugues Viane s'en
était si bien accommodé depuis son arrivée à Bruges. Il n'avait
pas eu d'autre servante et celle-ci lui était devenue nécessaire,
malgré sa tyrannie innocente, ses manies de vieille fille et de
dévote, sa volonté d'agir à sa guise, comme aujourd'hui encore où,
à cause d'une fête anodine le lendemain, elle avait bouleversé les
salons à son insu et en dépit de ses ordres formels.

Hugues attendit pour sortir qu'elle eût rangé les meubles,
s'assura que tout ce qui lui était cher fût intact et remis en
place. Puis tranquillisé, les persiennes et les portes closes, il
se décida à son ordinaire promenade du crépuscule, bien qu'il ne
cessât pas de pluviner, bruine fréquente des fins d'automne,
petite pluie verticale qui larmoie, tisse de l'eau, faufile l'air,
hérisse d'aiguilles les canaux planes, capture et transit l'âme
comme un oiseau dans un filet mouillé, aux mailles interminables!


II

Hugues recommençait chaque soir le même itinéraire, suivant la
ligne des quais, d'une marche indécise, un peu voûté déjà,
quoiqu'il eût seulement quarante ans. Mais le veuvage avait été
pour lui un automne précoce. Les tempes étaient dégarnies, les
cheveux pleins de cendre grise. Ses yeux fanés regardaient loin,
très loin, au delà de la vie.

Et comme Bruges aussi était triste en ces fins d'après-midi! Il
l'aimait ainsi! C'est pour sa tristesse même qu'il l'avait choisie
et y était venu vivre après le grand désastre. Jadis, dans les
temps de bonheur, quand il voyageait avec sa femme, vivant à sa
fantaisie, d'une existence un peu cosmopolite, à Paris, en pays
étranger, au bord de la mer, il y était venu avec elle, en
passant, sans que la grande mélancolie d'ici pût influencer leur
joie. Mais plus tard, resté seul, il s'était ressouvenu de Bruges
et avait eu l'intuition instantanée qu'il fallait s'y fixer
désormais. Une équation mystérieuse s'établissait. À l'épouse
morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil
exigeait un tel décor. La vie ne lui serait supportable qu'ici. Il
y était venu d'instinct. Que le monde, ailleurs, s'agite, bruisse,
allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de
silence infini et d'une existence si monotone qu'elle ne lui
donnerait presque plus la sensation de vivre.

Autour des douleurs physiques, pourquoi faut-il se taire, étouffer
les pas dans une chambre de malade? Pourquoi les bruits, pourquoi
les voix semblent-ils déranger la charpie et rouvrir la plaie?

Aux souffrances morales, le bruit aussi fait mal.

Dans l'atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues
avait moins senti la souffrance de son coeur, il avait pensé plus
doucement à la morte. Il l'avait mieux revue, mieux entendue,
retrouvant au fil des canaux son visage d'Ophélie en allée,
écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine des carillons.

La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte
ses regrets. Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout
s'unifiait en une destinée pareille. C'était Bruges-la-Morte,
elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères
froidies de ses canaux, quand avait cessé d'y battre la grande
pulsation de la mer.

Ce soir-là, plus que jamais, tandis qu'il cheminait au hasard, le
noir souvenir le hanta, émergea de dessous les ponts où pleurent
les visages de sources invisibles. Une impression mortuaire
émanait des logis clos, des vitres comme des yeux brouillés
d'agonie, des pignons décalquant dans l'eau des escaliers de
crêpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s'éloigna vers
le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées de peupliers. Et
partout, sur sa tête, l'égouttement froid, les petites notes
salées des cloches de paroisse, projetées comme d'un goupillon
pour quelque absoute.

Dans cette solitude du soir et de l'automne, où le vent balayait
les dernières feuilles, il éprouva plus que jamais le désir
d'avoir fini sa vie et l'impatience du tombeau. Il semblait qu'une
ombre s'allongeât des tours sur son âme; qu'un conseil vînt des
vieux murs jusqu'à lui; qu'une voix chuchotante montât de l'eau--
l'eau s'en venant au-devant de lui, comme elle vint au-devant
d'Ophélie, ainsi que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare.

Plus d'une fois déjà il s'était senti circonvenu ainsi. Il avait
entendu la lente persuasion des pierres; il avait vraiment surpris
l'_ordre des choses_ de ne pas survivre à la mort d'alentour.

Et il avait songé à se tuer, sérieusement et longtemps. Ah! cette
femme, comme il l'avait adorée! Ses yeux encore sur lui! Et sa
voix qu'il poursuivait toujours, enfouie au bout de l'horizon, si
loin! Qu'avait-elle donc, cette femme, pour se l'être attaché
tout, et l'avoir dépris du monde entier, depuis qu'elle était
disparue. Il y a donc des amours pareils à ces fruits de la Mer
Morte qui ne vous laissent à la bouche qu'un goût de cendre
impérissable!

S'il avait résisté à ses idées fixes de suicide, c'est encore pour
elle. Son fond d'enfance religieuse lui était remonté avec la lie
de sa douleur. Mystique, il espérait que le néant n'était pas
l'aboutissement de la vie et qu'il la reverrait un jour. La
religion lui défendait la mort volontaire. C'eût été s'exiler du
sein de Dieu et s'ôter la vague possibilité de la revoir.

Il vécut donc; il pria même, trouvant un baume à se l'imaginer,
l'attendant, dans les jardins d'on ne sait quel ciel; à rêver
d'elle, dans les églises, au bruit de l'orgue.

Ce soir-là, il entra, en passant, dans l'église Notre-Dame où il
se plaisait à venir souvent, à cause de son caractère mortuaire:
partout, sur les parois, sur le sol, des dalles tumulaires avec
des têtes de mort, des noms ébréchés, des inscriptions rongées
aussi comme des lèvres de pierre... La mort elle-même ici effacée
par la mort.

Mais, tout à côté, le néant de la vie s'éclairait par la constante
vision de l'amour se perpétuant dans la mort, et c'est pour cela
que Hugues venait souvent en pèlerinage à cette église: c'étaient
les tombeaux célèbres de Charles le Téméraire et de Marie de
Bourgogne, au fond d'une chapelle latérale. Comme ils étaient
émouvants! Elle surtout, la douce princesse, les doigts
juxtaposés, la tête sur un coussin, en robe de cuivre, les pieds
appuyés à un chien symbolisant la fidélité, toute rigide sur
l'entablement du sarcophage. Ainsi sa morte reposait à jamais sur
son âme noire. Et le temps viendrait aussi où il s'allongerait à
son tour comme le duc Charles et reposerait auprès d'elle. Sommeil
côte à côte, bon refuge de la mort, si l'espoir chrétien ne devait
point se réaliser pour eux et les joindre.

Hugues sortit de Notre-Dame plus triste que jamais. Il s'orienta
du côté de sa demeure, l'heure approchant où il rentrait
d'habitude pour son repas du soir. Il cherchait en lui le souvenir
de la morte pour l'appliquer à la forme du tombeau qu'il venait de
voir et imaginer tout celui-ci, avec un autre visage. Mais la
figure des morts, que la mémoire nous conserve un temps, s'y
altère peu à peu, y dépérit, comme d'un pastel sans verre dont la
poussière s'évapore. Et, dans nous, nos morts meurent une seconde
fois!

Tout à coup, tandis qu'il recomposait par une fixe tension
d'esprit--et comme regardant au dedans de lui--ses traits à demi
effacés déjà, Hugues qui, d'ordinaire, remarquait à peine les
passants, si rares d'ailleurs, éprouva un émoi subit en voyant une
jeune femme arriver vers lui. Il ne l'avait point aperçue d'abord,
s'avançant du bout de la rue, mais seulement quand elle fut toute
proche.

À sa vue, il s'arrêta net, comme figé; la personne, qui venait en
sens inverse, avait passé près de lui. Ce fut une secousse, une
apparition. Hugues eut l'air de chavirer une minute. Il mit la
main à ses yeux comme pour écarter un songe. Puis, après un moment
d'hésitation, tourné vers l'inconnue qui s'éloignait en son rythme
de marche lente, il rétrograda, abandonna le quai qu'il descendait
et se mit soudain à la suivre. Il marcha vite pour la rejoindre,
allant d'un trottoir à l'autre, s'approchant d'elle, la regardant
avec une insistance qui eût été inconvenante si elle n'avait
apparu toute hallucinée. La jeune femme allait, voyait sans
regarder, impassible. Hugues semblait de plus en plus étrange et
hagard. Il la suivait maintenant depuis plusieurs minutes déjà, de
rue en rue, tantôt rapproché d'elle, comme pour une enquête
décisive, puis s'en éloignant avec une apparence d'effroi quand il
en devenait trop voisin. Il semblait attiré et effrayé à la fois,
comme par un puits où l'on cherche à élucider un visage...

Eh bien! oui! cette fois, il l'avait bien reconnue, et à toute
évidence. Ce teint de pastel, ces yeux de prunelle dilatée et
sombre dans la nacre, c'étaient les mêmes. Et tandis qu'il
marchait derrière elle, ces cheveux qui apparaissaient dans la
nuque, sous la capote noire et la voilette, étaient bien d'un or
semblable, couleur d'ambre et de cocon, d'un jaune fluide et
textuel. Le même désaccord entre les yeux nocturnes et le midi
flambant de la chevelure.

Est-ce que sa raison périclitait à présent? Ou bien sa rétine, à
force de sauver la morte, identifiait les passants avec elle?
Tandis qu'il cherchait son visage, voici que cette femme,
brusquement surgie, le lui avait offert, trop conforme et trop
jumeau. Trouble d'une telle apparition! Miracle presque effrayant
d'une ressemblance qui allait jusqu'à l'identité.

Et tout: sa marche, sa taille, le rythme de son corps,
l'expression de ses traits, le songe intérieur du regard, ce qui
n'est plus seulement les lignes et la couleur, mais la
spiritualité de l'être et le mouvement de l'âme--tout cela lui
était rendu, réapparaissait, vivait!

L'air d'un somnambule, Hugues la suivait toujours, machinalement
maintenant, sans savoir pourquoi et sans plus réfléchir, à travers
le dédale embrumé des rues de Bruges, Arrivé à un carrefour, où
plusieurs directions s'enchevêtrent, tout à coup, comme il
marchait un peu derrière elle, il ne la vit plus--en allée,
disparue dans on ne sait laquelle de ces ruelles tournantes.

Il s'arrêta, regardant au loin, inventoriant le vide, des larmes
nées au bord des yeux...

Ah! comme elle ressemblait à la morte!


III

Hugues garda de cette rencontre un grand trouble. Maintenant,
quand il songeait à sa femme, c'était l'inconnue de l'autre soir
qu'il revoyait; elle était son souvenir vivant, précisé. Elle lui
apparaissait comme la morte plus ressemblante.

Lorsqu'il allait, en de muettes dévotions, baiser la relique de la
chevelure conservée ou s'attendrir devant quelque portrait, ce
n'est plus avec la morte qu'il confrontait l'image, mais avec la
vivante qui lui ressemblait. Mystérieuse identification de ces
deux visages. C'avait été comme une pitié du sort offrant des
points de repère à sa mémoire, se mettant de connivence avec lui
contre l'oubli, substituant une estampe fraîche à celle qui
pâlissait, déjà jaunie et piquée par le temps.

Hugues possédait maintenant de la disparue une vision toute nette
et toute neuve. Il n'avait qu'à contempler en sa mémoire le vieux
quai de l'autre jour, dans le soir qui tombe, et s'avançant vers
lui une femme qui a la figure de la morte. Il n'avait plus besoin
de regarder en arrière, loin, dans le recul des années; il lui
suffisait de songer au dernier ou au pénultième soir. C'était tout
proche et tout simple maintenant. Son oeil avait emmagasiné le
cher visage une nouvelle fois; la récente empreinte s'était
fusionnée avec l'ancienne, se fortifiant l'une par l'autre, en une
ressemblance qui maintenant donnait presque l'illusion d'une
présence réelle.

Hugues, les jours suivants, se trouva tout hanté. Donc une femme
existait, absolument pareille à celle qu'il avait perdue. Pour
l'avoir vue passer, il avait fait, une minute, le rêve cruel que
celle-ci allait revenir, était revenue et s'avançait vers lui,
comme naguère. Les mêmes yeux, le même teint, les mêmes cheveux--
toute semblable et adéquate. Caprice bizarre de la Nature et de la
Destinée!

Il aurait voulu la revoir. Peut-être qu'il ne la reverrait jamais
plus. Pourtant, rien que de la savoir proche et de pouvoir la
rencontrer, il lui semblait qu'il se sentait moins seul et moins
veuf. Est-il vraiment veuf, celui dont la femme n'est qu'absente
et réapparaît en de brefs retours?

Il s'imaginerait retrouver la morte quand passerait celle qui lui
ressemble. Dans cet espoir, il alla à la même heure du soir, vers
les parages où il l'avait vue; il arpenta le vieux quai aux
pignons noircis, aux fenêtres embéguinées de rideaux de mousseline
derrière lesquels des femmes inoccupées, vite curieuses de son
va-et-vient, l'épièrent; il s'enfonça dans les rues mortes, les
ruelles tortueuses, espérant la voir déboucher, brusque, à quelque
angle d'un carrefour.

Une semaine s'écoula ainsi, d'attente toujours déçue. Il y pensait
déjà moins quand, un lundi--le même jour précisément que la
première rencontre--il la revit, tout de suite reconnue, qui
s'avançait vers lui, de la même marche balancée. Plus encore que
la précédente fois, elle lui apparut d'une ressemblance totale,
absolue et vraiment effrayante.

D'émoi, son coeur s'était presque arrêté, comme s'il allait
mourir; son sang lui avait chanté aux oreilles; des mousselines
blanches, des voiles de noce, des cortèges de Communiantes avaient
brouillé ses yeux. Puis, toute proche et noire, la tache de la
silhouette qui allait passer contre lui.

La femme avait remarqué son trouble sans doute, car elle regarda
de son côté, l'air étonné. Ah! Ce regard récupéré, sorti du néant!
Ce regard qu'il n'avait jamais cru revoir, qu'il imaginait délayé
dans la terre, il le sentait maintenant sur lui, posé et doux,
refleuri, recaressant. Regard venu de si loin, ressuscité de la
tombe, et qui était comme celui que Lazare a dû avoir pour Jésus.

Hugues se trouva sans force, tout l'être attiré, entraîné dans le
sillage de cette apparition. La morte était là devant lui: elle
cheminait; elle s'en allait. Il fallait marcher derrière elle,
s'approcher, la regarder, boire ses yeux retrouvés, rallumer sa
vie à ses cheveux qui étaient de la lumière. Il fallait la suivre,
sans discuter, simplement, jusqu'au bout de la ville et jusqu'au
bout du monde.

Il n'avait pas raisonné; mais, machinalement, s'était remis à
marcher derrière elle, tout près cette fois, avec la peur
haletante de la perdre encore, à travers cette vieille ville aux
rues en circuits et en méandres.

Certes, il n'avait pas songé une minute à cette action anormale de
sa part: suivre une femme. Eh non! c'est sa femme qu'il suivait,
qu'il accompagnait, dans cette crépusculaire promenade et qu'il
allait reconduire jusqu'à son tombeau...

Hugues marchait toujours, aimanté, comme dans un rêve, aux côtés
de l'inconnue ou derrière elle, sans même s'apercevoir qu'après
les quais solitaires, ils avaient atteint maintenant les rues
marchandes, le centre de la ville, la Grand'Place où la Tour des
Halles, immense et noire, se défendait contre la nuit envahissante
avec le bouclier d'or de son cadran.

La jeune femme, svelte et rapide, l'air de se dérober à cette
poursuite, s'était engagée dans la rue Flamande--aux vieilles
façades ornementées et sculptées comme des poupes--apparaissant
plus nette et d'une silhouette mieux découpée chaque fois qu'elle
passait devant la vitrine éclairée d'un magasin ou le halo répandu
d'un réverbère.

Puis il la vit brusquement traverser la rue, s'acheminer vers le
théâtre dont les portes étaient ouvertes, et elle entra.

Hugues ne s'arrêta pas... Il était devenu une volonté inerte, un
satellite entraîné. Les mouvements de l'âme ont aussi leur vitesse
acquise. Obéissant à l'impulsion antérieure, il pénétra à son tour
dans le vestibule où la foule affluait. Mais la vision s'était
évanouie. Nulle part, ni parmi le public qui faisait queue, ni au
contrôle, ni dans les escaliers, il n'aperçut la jeune femme. Où
avait-elle disparue? Par quel couloir? Par quelle porte latérale?
Car il l'avait vue entrer, sans erreur possible. Elle allait au
spectacle sans doute. Elle serait dans la salle tout à l'heure.
Elle y était déjà peut-être, installée en quelque fauteuil ou dans
la rouge obscurité d'une loge. La retrouver! La revoir! La
contempler distinctement une soirée tout entière! Il sentait sa
tête vaciller à cette pensée qui lui faisait du bien et du mal à
la fois. Mais résister à la suggestion, il n'y songea même pas. Et
sans réfléchir à rien: ni aux allures désordonnées où il
s'abandonnait depuis une heure, ni à la déraison de son nouveau
projet, ni à l'anomalie d'assister à une représentation théâtrale
malgré le grand deuil dont il était vêtu éternellement, il se
dirigea sans hésiter vers le bureau, demanda un fauteuil et
pénétra dans la salle.

Son oeil fouilla vite toutes les places, les rangs de stalles, les
baignoires, les loges, les galeries supérieures qui se
remplissaient peu à peu, éclairées par la lumière contagieuse des
lustres. Il ne la retrouva pas, tout déconcerté, inquiet, triste.
Quel mauvais hasard se jouait de lui? Hallucinant visage tour à
tour montré et dérobé! Apparitions intermittentes, comme celle de
la lune dans les nuages! Il attendit, chercha encore. Des
spectateurs attardés se hâtaient, gagnant leurs places dans un
bruit grinçant de portes et de banquettes.

Elle seule n'arrivait point.

Il commença à regretter son action irréfléchie. D'autant plus
qu'on avait remarqué sa présence et qu'on s'en étonna en une
insistance de jumelles qu'il ne fut pas sans apercevoir. Certes,
il ne fréquentait personne, n'avait noué de relations avec aucune
famille, vivait seul. Mais chacun le connaissait de vue, au moins,
savait qui il était et son noble désespoir, en cette Bruges peu
populeuse, si inoccupée, où tout le monde se connaît, s'enquiert
des nouveaux venus, informe ses voisins et se renseigne auprès
d'eux.

Ce fut une surprise, presque la fin d'une légende, et le triomphe
des malins qui avaient toujours souri quand on parlait du veuf
inconsolable.

Hugues, par on ne sait quel fluide qui se dégage d'une foule quand
elle s'unifie en une pensée collective, eut l'impression à ce
moment d'une faute vis-à-vis de lui-même, d'une noblesse parjurée,
d'une première fêlure au vase de son culte conjugal par où sa
douleur, bien entretenue jusqu'ici, s'égoutterait toute.

Cependant l'orchestre venait d'entamer l'ouverture de l'oeuvre
qu'on allait représenter. Il avait lu sur le programme de son
voisin, le titre en gros caractère: _Robert le Diable_, un de ces
opéras de vieille mode dont se compose presque infailliblement le
spectacle en province. Les violons déroulaient maintenant les
premières mesures.

Hugues se sentit plus troublé encore. Depuis la mort de sa femme,
il n'avait entendu aucune musique. Il avait peur du chant des
instruments. Même un accordéon dans les rues, avec son petit
concert asthmatique et acidulé, lui tirait des larmes. Et aussi
les orgues, à Notre-Dame et à Sainte-Walburge, le dimanche, quand
ils semblaient draper par-dessus les fidèles des velours noirs et
des catafalques de sons.

La musique de l'opéra maintenant lui noyait les méninges; les
archets lui jouaient sur les nerfs. Un picotement lui vint aux
yeux. S'il allait pleurer encore? Il songeait à partir quand une
pensée étrange lui traversa l'esprit: la femme de tantôt qu'il
avait, comme dans un coup de folie et pour le baume de sa
ressemblance, suivie jusqu'en cette salle, ne s'y trouvait pas, il
en était sûr. Pourtant, elle était entrée au théâtre, presque sous
ses yeux. Mais si elle ne se trouvait pas dans la salle, peut-être
allait-elle apparaître sur la scène?

Profanation qui, d'avance, lui déchirait toute l'âme. Le visage
identique, le visage de l'épouse elle-même dans l'évidence de la
rampe et souligné de maquillages. Si cette femme, suivie ainsi et
disparue brusquement sans doute par quelque porte de service,
était une actrice et qu'il allait la voir surgir, gesticulant et
chantant? Ah! sa voix? serait-ce aussi la même voix, pour
continuer la diabolique ressemblance--cette voix de métal grave,
comme d'argent avec un peu de bronze, qu'il n'avait plus jamais
entendue, jamais?

Hugues se sentit tout bouleversé, rien que par la possibilité d'un
hasard qui pourrait bien aller jusqu'au bout; et, plein
d'angoisse, il attendit, avec une sorte de pressentiment qu'il
avait soupçonné juste.

Les actes s'écoulèrent, sans rien lui apprendre. Il ne la reconnut
pas parmi les chanteuses, ni non plus parmi les choristes, fardées
et peintes comme des poupées de bois. Inattentif, pour le reste,
au spectacle, il était décidément résolu à partir après la scène
des Nonnes dont le décor de cimetière le ramenait à toutes ses
pensées mortuaires. Mais tout à coup, au récitatif d'évocation,
quand les ballerines, figurant les Soeurs du cloître réveillées de
la mort, processionnent en longue file, quand Helena s'anime sur
son tombeau et, rejetant linceul et froc, ressuscite, Hugues
éprouva une commotion comme un homme sorti d'un rêve noir qui
entre dans une salle de fête dont la lumière vacille aux balances
trébuchantes de ses yeux.

Oui! c'était elle! Elle était danseuse! Mais il n'y songea même
pas une minute. C'était vraiment la morte descendue de la pierre
de son sépulcre, c'était _sa_ morte qui maintenant souriait
là-bas, s'avançait, tendait les bras.

Et plus ressemblante ainsi, ressemblante à en pleurer, avec ses
yeux dont le bistre accentuait le crépuscule, avec ses cheveux
apparents, d'un or unique comme l'autre...

Saisissante apparition, toute fugitive, sur laquelle bientôt le
rideau tomba.

Hugues, la tête en feu, bouleversé et rayonnant, s'en retourna au
long des quais, comme halluciné encore par la vision persistante
qui ouvrait toujours devant lui, même dans la nuit noire, son
cadre de lumière... Ainsi le docteur Faust, acharné après le
miroir magique où la céleste image de femme se dévoile!


IV

Hugues eut vite fait d'être renseigné sur elle. Il sut son nom:
Jane Scott, qui figurait en vedette sur l'affiche; elle résidait à
Lille, venant deux fois par semaine, avec la troupe dont elle
faisait partie, donner des représentations à Bruges.

Les danseuses ne passent guère pour être puritaines. Un soir donc,
induit à se rapprocher d'elle par le charme douloureux de cette
ressemblance, il l'aborda.

Elle répondit, sans avoir l'air surpris et comme s'attendant à la
rencontre, d'une voix qui bouleversa Hugues jusqu'à l'âme. La voix
aussi! La voix de l'autre, toute semblable et réentendue, une voix
de la même couleur, une voix orfévrée de même. Le démon de
l'Analogie se jouait de lui! Ou bien y a-t-il une secrète harmonie
dans les visages et faut-il qu'à tels yeux, à telle chevelure
corresponde une voix appariée?

Pourquoi n'aurait-elle pas également la parole de la morte
puisqu'elle avait ses prunelles dilatées et noires dans de la
nacre, ses cheveux d'or rare et d'un alliage qui semblait
introuvable? En la voyant maintenant de plus près, de tout près,
nulle différence ne s'avérait entre la femme ancienne et la
nouvelle. Hugues en demeurait confondu et que celle-ci, malgré les
poudres, le fard, la rampe qui brûle, eût le même teint naturel de
pulpe intacte. Et, dans l'allure aussi, rien du genre désinvolte
des danseuses: une toilette sobre, un esprit qui semblait réservé
et doux.

Plusieurs fois, Hugues la revit, conversa avec elle. Le sortilège
de la ressemblance opérait... Il n'avait eu garde cependant de
retourner au théâtre. Le premier soir, ç'avait été une manigance
adorable de la destinée. Puisqu'elle devait être pour lui
l'illusion de sa morte retrouvée, il était juste qu'elle lui
apparût d'abord comme une ressuscitée, descendant d'un tombeau
parmi un décor de féerie et de clair de lune.

Mais désormais il n'entendait plus se la figurer ainsi. Elle était
la morte redevenue femme, ayant recommencé sa vie à l'ombre,
s'habillant d'étoffes tranquilles. Pour que l'évocation fût sauve,
Hugues ne voulut plus voir la danseuse qu'en toilette de ville,
mieux ressemblante ainsi et toute pareille.

Maintenant il allait la visiter souvent, chaque fois qu'elle
jouait, l'attendant à l'hôtel où elle descendait. D'abord il se
contenta du mensonge consolant de son visage. Il cherchait dans ce
visage la figure de la morte. Pendant de longues minutes, il la
regardait, avec une joie douloureuse, emmagasinant ses lèvres, ses
cheveux, son teint, les décalquant au fil de ses yeux stagnants...
Élan, extase du puits qu'on croyait mort et où s'enchâsse une
présence. L'eau n'est plus nue; le miroir vit!

Pour s'illusionner aussi avec sa voix, il baissait parfois les
paupières, il l'écoutait parler, il buvait ce son, presque
identique à s'y méprendre, sauf par instant un peu de sourdine, un
peu d'ouate sur les mots. C'était comme si l'ancienne eût parlé
derrière une tenture.

Pourtant, de cette première apparition sur la scène, un souvenir
troublant persistait: il avait entrevu ses bras nus, sa gorge, la
ligne souple du dos et se les imaginait aujourd'hui dans la robe
close.

Une curiosité de chair s'infiltra.

Qui dira les passionnées étreintes d'un couple qui s'aime,
longuement séparé? Or la mort ici n'avait été qu'une absence,
puisque la même femme était retrouvée.

En regardant Jane, Hugues songeait à la morte, aux baisers, aux
enlacements de naguère. Il croirait reposséder l'autre, en
possédant celle-ci. Ce qui paraissait fini à jamais allait
recommencer. Et il ne tromperait même pas l'Épouse, puisque c'est
elle encore qu'il aimerait dans cette effigie et qu'il baiserait
sur cette bouche telle que la sienne.

Hugues connut ainsi de funèbres et violentes joies. Sa passion ne
lui apparut pas sacrilège mais bonne, tant il dédoubla ces deux
femmes en un seul être--perdu, retrouvé, toujours aimé, dans le
présent comme dans le passé, ayant des yeux communs, une chevelure
indivise, une seule chair, un seul corps auquel il demeurait
fidèle.

Chaque fois maintenant que Jane arrivait à Bruges, Hugues la
rejoignit, soit à la fin de l'après-midi, avant le spectacle; mais
surtout après, dans les silencieux minuits où, jusque tard, il
s'enchantait auprès d'elle: malgré l'évidence, son grand deuil
intact, les appartements d'hôtel toujours l'air étrangers et
transitoires, il parvenait peu à peu à se persuader que les
mauvaises années n'avaient point été que c'était toujours le
foyer, le ménage d'amour, la femme première, l'intimité calme
avant les baisers permis.

Les douces soirées: chambre close, paix intérieure, unité du
couple qui se suffit, silence et paix quiète! Les yeux, comme des
phalènes, ont tout oublié: les angles noirs, les vitres froides,
la pluie, au dehors, et l'hiver, les carillons sonnant la mort de
l'heure--pour ne plus papillonner que dans le cercle étroit de la
lampe!

Hugues revivait ces soirées-là... Oubli total! Recommencements! Le
temps coule en pente, sur un lit sans pierres... Et il semble que,
vivant, on vive déjà d'éternité.


V

Hugues installa Jane dans une maison riante qu'il avait louée pour
elle au long d'une promenade qui aboutit à des banlieues de
verdures et de moulins.

En même temps, il l'avait décidée à quitter le théâtre. Ainsi il
l'aurait toujours à Bruges et mieux à lui. Pas une minute,
cependant, il n'avait envisagé le petit ridicule pour un homme
grave et de son âge, après un si inconsolable deuil notoire, de
s'amouracher d'une danseuse. À vrai dire, il n'avait pas d'amour
pour elle. Tout ce qu'il désirait, c'était pouvoir éterniser le
leurre de ce mirage. Quand il prenait dans ses mains la tête de
Jane, l'approchait de lui, c'était pour regarder ses yeux, pour y
chercher quelque chose qu'il avait vu dans d'autres: une nuance,
un reflet, des perles, une flore dont la racine est dans l'âme--
et qui y flottaient aussi peut-être.

D'autres fois, il dénouait ses cheveux, en inondait ses épaules,
les assortissait mentalement à un écheveau absent, comme s'il
fallait les filer ensemble.

Jane ne comprenait rien à ces allures anormales de Hugues, à ses
muettes contemplations.

Elle se rappelait, au commencement de leurs relations, son
inexpliquée tristesse quand elle lui avait dit que sa chevelure
était teinte; et avec quel émoi, depuis, il l'épiait pour savoir
si elle la maintenait de la même nuance.

--«J'ai l'envie de ne plus me teindre», avait-elle dit un jour.

Il en avait paru tout troublé, insistant pour qu'elle gardât ses
cheveux de cet or clair qu'il aimait tant. Et, en disant cela, il
les avait pris, caressés de la main, y enfonçant les doigts comme
un avare dans son trésor qu'il retrouve.

Et il avait balbutié des choses confuses: «Ne change rien... c'est
parce que tu es ainsi que je t'aime! Ah! tu ne sais pas, tu ne
sauras jamais ce que je manie dans tes cheveux...»

Il semblait vouloir en dire davantage; puis s'arrêtait, comme au
bord d'un abîme de confidences.

Depuis qu'elle s'était installée à Bruges, il venait la voir
presque tous les jours, passait d'ordinaire ses soirées chez elle,
y soupait parfois, malgré la mauvaise humeur de Barbe, sa vieille
servante qui, le lendemain, maugréait d'avoir inutilement préparé
le repas et d'avoir attendu. Barbe feignait de croire qu'il avait
vraiment mangé au restaurant; mais, au fond, demeurait incrédule
et ne reconnaissait plus son maître, auparavant si ponctuel, si
casanier.

Hugues sortait beaucoup, partageant les heures entre sa maison et
celle de Jane.

Il y allait de préférence vers le soir, par habitude prise de ne
sortir qu'aux fins d'après-midi; et puis aussi pour n'être pas
trop remarqué en ses promenades vers cette demeure qu'il avait
expressément choisie dans un quartier solitaire. Lui n'avait
éprouvé vis-à-vis de lui-même aucune honte ni rougeur d'âme, parce
qu'il savait le motif, le stratagème de cette transposition qui
était non seulement une excuse, mais l'absolution, la
réhabilitation devant la morte et presque devant Dieu. Mais il
fallait compter avec la province qui est prude: comment ne pas s'y
inquiéter un peu du voisinage, de l'hostilité ou du respect
publics lorsqu'on en sent sur soi incessamment les yeux posés,
l'attouchement pour ainsi dire?

En cette Bruges catholique surtout, où les moeurs sont sévères!
Les hautes tours dans leurs frocs de pierre partout allongent leur
ombre. Et il semble que, des innombrables couvents, émane un
mépris des roses secrètes de la chair, une glorification
contagieuse de la chasteté. À tous les coins de rue, dans des
armoires de boiserie et de verre, s'érigent des Vierges en
manteaux de velours, parmi des fleurs de papier qui se fanent,
tenant en main une banderole avec un texte déroulé, qui de leur
côté proclament: «Je suis l'Immaculée.»

Les passions, les accointances des sexes hors mariage y sont
toujours l'oeuvre perverse, le chemin de l'enfer, le péché du
sixième et du neuvième commandement qui fait parler bas dans les
confessionnaux et farde de confusion les pénitentes.

Hugues connaissait cette austérité de Bruges et avait évité de
l'offusquer. Mais, en cette vie de province tout exiguë, rien
n'échappe. Bientôt il suscita à son insu une pieuse indignation.
Or, la foi scandalisée s'y exprime volontiers en ironies. Telle la
cathédrale rit et nargue le diable avec les masques de ses
gargouilles.

Quand la liaison du veuf avec la danseuse se fut ébruitée, il
devint, sans le savoir, la fable de la ville. Nul n'en ignora:
bavardages de porte en porte; propos d'oisiveté; cancans
colportés, accueillis avec une curiosité de béguines; herbe de la
médisance qui, dans les villes mortes, croît entre tous les pavés.

On s'amusa d'autant plus de l'aventure qu'on avait connu son long
désespoir, ses regrets sans éclaircie, toutes ses pensées
uniquement cueillies et nouées en bouquet pour une tombe.
Aujourd'hui, c'est là qu'aboutissait ce deuil qu'on avait pu
croire éternel.

Tous s'y étaient trompés, le pauvre veuf lui-même, qui avait été
sans doute ensorcelé par une coquine. On la connaissait bien.
C'était une ancienne danseuse du théâtre. On se la montrait au
passage, en riant, en s'indignant un peu de son air de personne
tranquille que démentaient, trouvait-on, son dandinement et sa
chevelure jaune. On savait même où elle habitait, et que le veuf
allait la voir tous les soirs. Encore un peu, on aurait dit les
heures et son itinéraire...

Les bourgeoises curieuses, dans le vide des après-midi inoccupées,
surveillaient son passage, assises à une croisée, l'épiant dans
ces sortes de petits miroirs qu'on appelle des espions et qu'on
aperçoit à toutes les demeures, fixes sur l'appui extérieur de la
fenêtre. Glaces obliques où s'encadrent des profils équivoques de
rues; pièges miroitants qui capturent, à leur insu, tout le manège
des passants, leurs gestes, leurs sourires, la pensée d'une seule
minute en leurs yeux--et répercute tout cela dans l'intérieur des
maisons où quelqu'un guette.

Ainsi, grâce à la trahison des miroirs, on connut vite toutes les
allées et venues de Hugues et chaque détail du quasi concubinage
dans lequel il vivait maintenant avec Jane. L'illusion où il
persistait, ses naïves précautions de ne l'aller voir qu'au soir
tombant greffèrent d'une sorte de ridicule cette liaison qui avait
offusqué d'abord, et l'indignation s'acheva dans des rires.

Hugues ne soupçonnait rien. Et il continua à sortir quand le jour
décline, pour s'acheminer, en de volontaires détours, vers la
toute proche banlieue.

Comme, à présent, elles lui furent moins douloureuses, ces
promenades au crépuscule! Il traversait la ville, les ponts
centenaires, les quais mortuaires au long desquels l'eau soupire.
Les cloches, dans le soir, sonnaient chaque fois pour quelque obit
du lendemain. Ah! ces cloches à toutes volées, mais si en allées--
semblait-il--et déjà si lointaines de lui, tintant comme en
d'autres ciels...

Et le trop-plein des gouttières avait beau dégouliner, le tunnel
des ponts suinter des larmes froides, les peupliers du bord de
l'eau frémir comme la plainte d'une frêle source inconsolable,
Hugues n'entendait plus cette douleur des choses; il ne voyait
plus la ville rigide et comme emmaillotée dans les mille
bandelettes de ses canaux.

La ville d'autrefois, cette Bruges-la-Morte, dont il semblait
aussi le veuf, ne l'effleurait plus qu'à peine d'un glacis de
mélancolie; et il marchait, consolé, à travers son silence, comme
si Bruges aussi avait surgi de son tombeau et s'offrait telle
qu'une ville neuve qui ressemblerait à l'ancienne.

Et tandis qu'il s'en allait chaque soir retrouver Jane, pas un
éclair de remords; ni, une seule minute, le sentiment du parjure,
du grand amour tombé dans la parodie, de la douleur quittée--pas
même ce petit frisson qui court dans les moelles de la veuve, la
première fois qu'en ses crêpes et ses cachemires elle agrafe une
rose rouge.


VI

Hugues songeait: quel pouvoir indéfinissable que celui de la
ressemblance!

Elle correspond aux deux besoins contradictoires de la nature
humaine: l'habitude et la nouveauté. L'habitude qui est la loi, le
rythme même de l'être. Hugues l'avait expérimenté avec une acuité
qui décida de sa destinée sans remède. Pour avoir vécu dix ans
auprès d'une femme toujours chère, il ne pouvait plus se
désaccoutumer d'elle, continuait à s'occuper de l'absente et à
chercher sa figure sur d'autres visages.

D'autre part, le goût de la nouveauté est non moins instinctif.
L'homme se lasse à posséder le même bien. On ne jouit du bonheur,
comme de la santé, que par contraste. Et l'amour aussi est dans
l'intermittence de lui-même.

Or la ressemblance est précisément ce qui les concilie en nous,
leur fait part égale, les joint en un point imprécis. La
ressemblance est la ligne d'horizon de l'habitude et de la
nouveauté.

En amour principalement, cette sorte de raffinement opère: charme
d'une femme nouvelle arrivant qui ressemblerait à l'ancienne!

Hugues en jouissait avec un grandissant délice, lui que la
solitude et la douleur avaient dès longtemps sensibilisé jusqu'à
ces nuances d'âme. N'est-ce pas d'ailleurs par un sentiment inné
des analogies désirables qu'il était venu vivre à Bruges dès son
veuvage?

Il avait ce qu'on pourrait appeler «le sens de la ressemblance»,
un sens supplémentaire, frêle et souffreteux, qui rattachait par
mille liens ténus les choses entre elles, apparentait les arbres
par des fils de la Vierge, créait une télégraphie immatérielle
entre son âme et les tours inconsolables.

C'est pour cela qu'il avait choisi Bruges, Bruges d'où la mer
s'était retirée, comme un grand bonheur aussi.

C'avait été déjà un phénomène de ressemblance, et parce que sa
pensée serait à l'unisson avec la plus grande des Villes Grises.

Mélancolie de ce gris des rues de Bruges où tous les jours ont
l'air de la Toussaint! Ce gris comme fait avec le blanc des
coiffes de religieuses et le noir des soutanes de prêtres, d'un
passage incessant ici et contagieux. Mystère de ce gris, d'un
demi-deuil éternel!

Car partout les façades, au long des rues, se nuancent à l'infini:
les unes sont d'un badigeon vert pâle ou de briques fanées
rejointoyées de blanc; mais, tout à côté, d'autres sont noires,
fusains sévères, eaux-fortes brûlées dont les encres y remédient,
compensent les tons voisins un peu clairs; et, de l'ensemble,
c'est quand même du gris qui émane, flotte, se propage au fil des
murs alignés comme des quais.

Le chant des cloches aussi s'imaginerait plutôt noir; or, ouaté,
fondu dans l'espace, il arrive en une rumeur également grise qui
traîne, ricoche, ondule sur l'eau des canaux.

Et cette eau elle-même, malgré tant de reflets: coins de ciel
bleu, tuiles des toits, neige des cygnes voguant, verdure des
peupliers du bord, s'unifie en chemins de silence incolores.

Il y a là, par un miracle du climat, une pénétration réciproque,
on ne sait quelle chimie de l'atmosphère qui neutralise les
couleurs trop vives, les ramène à une unité de songe, à un
amalgame de somnolence plutôt grise.

C'est comme si la brume fréquente, la lumière voilée des ciels du
Nord, le granit des quais, les pluies incessantes, le passage des
cloches eussent influencé, par leur alliage, la couleur de l'air--
et aussi, en cette ville âgée, la cendre morte du temps, la
poussière du sablier des années accumulant, sur tout, son oeuvre
silencieuse.

Voilà pourquoi Hugues avait voulu se retirer là, pour sentir ses
dernières énergies imperceptiblement et sûrement s'ensabler,
s'enliser sous cette petite poussière d'éternité qui lui ferait
aussi une âme grise, de la couleur de la ville!

Aujourd'hui ce sens de la ressemblance, par une diversion brusque
et quasi miraculeuse, avait agi encore, mais d'une façon inverse.
Comment, et par quelle manigance de la destinée, dans cette Bruges
si lointaine de ses premiers souvenirs, avait surgi brusquement ce
visage qui devait les ressusciter tous?

Quoi qu'il en fût du singulier hasard, Hugues s'abandonna
désormais à l'enivrement de cette ressemblance de Jane avec la
morte, comme jadis il s'exaltait à la ressemblance de lui-même
avec la ville.


VII

Depuis les quelques mois déjà que Hugues avait rencontré Jane,
rien encore n'avait altéré le mensonge où il revivait. Comme sa
vie avait changé! Il n'était plus triste. Il n'avait plus cette
impression de solitude dans un vide immense. Son amour d'autrefois
qui semblait à jamais si loin et hors de l'atteinte, Jane le lui
avait rendu; il le retrouvait et le voyait en elle, comme on voit,
dans l'eau, la lune décalquée, toute pareille. Or, jusqu'ici,
nulle ride, nul frisson sous un vent mauvais qui atténuât
l'intégrité de ce reflet.

Et c'est si bien la morte qu'il continuait à honorer dans le
simulacre de cette ressemblance, qu'il n'avait jamais cru un
instant manquer de fidélité à son culte ou à sa mémoire. Chaque
matin, ainsi qu'au lendemain de son décès, il faisait ses
dévotions--comme les stations du chemin de la croix de l'amour--
devant les souvenirs conservés d'elle. Dans l'ombre silencieuse
des salons, aux persiennes entr'ouvertes, parmi les meubles jamais
dérangés, il allait longuement, dès son lever, s'attendrir encore
devant les portraits de sa femme: là, une photographie, à l'âge où
elle était jeune fille, peu de temps avant leurs fiançailles; au
centre d'un panneau, un grand pastel dont la vitre miroitante tour
à tour la cachait et la montrait, en une silhouette intermittente;
ici, sur un guéridon, une autre photographie dans un cadre niellé,
un portrait des dernières années où elle a déjà un air souffrant
et de lis qui s'incline... Hugues y mettait les lèvres et les
baisait comme une patène ou comme des reliquaires.

Chaque matin aussi, il contemplait le coffret de cristal où la
chevelure de la morte, toujours apparente, reposait. Mais à peine
s'il en levait le couvercle. Il n'aurait pas osé la prendre ni
tresser ses doigts avec elle. C'était sacré, cette chevelure!
c'était la chose même de la morte, qui avait échappé à la tombe
pour dormir d'un meilleur sommeil dans ce cercueil de verre. Mais
cela était mort quand même, puisque c'était d'un mort, et il
fallait n'y jamais toucher. Il devait suffire de la regarder, de
la savoir intacte, de s'assurer qu'elle était toujours présente,
cette chevelure, d'où dépendait peut-être la vie de la maison.

Hugues restait ainsi de longues heures à ranimer ses souvenirs,
tandis que le lustre, au-dessus de sa tête, dans le silence clos
des salons, émiettait de son goupillon de cristal grelottant la
bruine d'une petite plainte.

Et puis, il s'en allait chez Jane, ainsi qu'à la dernière station
de son culte. Jane qui possédait, elle, la chevelure tout entière
et vivante, Jane qui était comme le portrait le plus ressemblant
de la morte. Un jour, même, pour se leurrer dans une
identification plus spéciale, Hugues avait eu une idée bizarre qui
le séduisit aussitôt: ce n'est pas seulement de menus objets, des
brimborions, des portraits qu'il conservait de sa femme; il avait
voulu tout garder d'elle, comme si elle n'était qu'absente. Rien
n'avait été distrait, donné ou vendu. Sa chambre était toujours
prête, comme pour son retour possible, rangée et pareille, avec un
nouveau buis bénit chaque année. Son linge d'autrefois était
complet et empilé dans les tiroirs, pleins de sachets, qui le
conservaient intact dans son immobilité un peu jaunie. Les robes
aussi, toutes les anciennes toilettes pendaient dans les armoires,
soies et popelines vidées de gestes.

Hugues voulait parfois les revoir, jaloux de ne rien oublier,
d'éterniser son regret...

L'amour, comme la foi, s'entretient par de petites pratiques. Or,
un jour, une envie étrange lui traversa l'esprit, qui aussitôt le
hanta jusqu'à l'accomplissement: voir Jane avec une de ces robes,
habillée comme la morte l'avait été. Elle déjà si ressemblante,
ajoutant à l'identité de son visage l'identité d'un de ces
costumes qu'il avait vus naguère adaptés à une taille toute
pareille. Ce serait plus encore sa femme revenue.

Minute divine, celle où Jane s'avancerait vers lui ainsi parée,
minute qui abolirait le temps et les réalités, qui lui donnerait
l'oubli total!

Une fois entrée en lui, cette idée devint fixe, obsédante, roulant
son grelot.

Il se décida: un matin, il appela sa vieille servante pour lui
faire descendre du grenier une malle qui servirait à transporter
quelques-unes des précieuses robes.

--«Monsieur va en voyage?» demanda la vieille Barbe qui, ne
s'expliquant pas le nouveau genre de vie de son maître, autrefois
si cloîtré, ses sorties, ses absences, ses repas au dehors,
commençait à lui supposer des lubies.

Il se fit aider par elle pour dépendre et trier les toilettes et
les garantir de la poussière vite envolée en nuages dans ces
armoires longtemps immobiles.

Il choisit deux robes, les deux dernières que la morte avait
achetées et les étala soigneusement dans la malle, égalisant la
jupe, tapotant les plis.

Barbe n'y comprenait rien, mais cela la choquait de voir morceler
cette garde-robe à laquelle on n'avait jamais touché. Allait-on la
vendre? Et elle hasarda:

--«Que dirait la pauvre madame?»

Hugues la regarda. Il avait pâli. Est-ce qu'elle aurait deviné?
Est-ce qu'elle saurait?

--«Que voulez-vous dire?» interrogea-t-il.

--Je pense, répondit la vieille Barbe, que dans mon village, en
Flandre, quand on n'a pas vendu tout de suite, la semaine de son
enterrement, les hardes d'un mort, on doit les conserver, sa
propre vie durant, sous peine de maintenir ce mort en purgatoire
jusqu'à ce qu'on trépasse soi-même.

--Soyez tranquille, fit Hugues rassuré. Je n'ai l'intention de
rien vendre. Elle a raison votre légende.»

Barbe demeura donc stupéfaite quand elle le vit peu après, malgré
ce qu'il venait de dire, faire charger la malle sur un fiacre et
partir.

Hugues ne sut comment communiquer à Jane sa folle idée; car jamais
il ne lui avait parlé de son passé--par une sorte de délicatesse,
de pudeur vis-à-vis de la morte--ni même fait une allusion à la
douce et cruelle ressemblance qu'il poursuivait en elle.

La malle déposée, Jane poussa de petits cris, elle sautilla:--
Quelle surprise! Il l'avait comblée sans doute. Quoi? des cadeaux?
une robe?...

--Oui, des robes, fit Hugues machinalement.

--Ah! tu es gentil! Il y en a donc plus d'une?

--Deux.

--De quelle couleur? Vite! laisse voir! Et elle s'approchait, la
main tendue, demandant la clé.

Hugues ne savait quoi dire. Il n'osait pas parler, ne voulant pas
se trahir, expliquer le maladif désir auquel il avait cédé comme
un impulsif.

La malle ouverte, Jane exhuma les robes et les enveloppa d'un
rapide coup d'oeil, l'air aussitôt désappointée:

--Quelle laide façon! Et ce dessin dans la soie, comme c'est
vieux, vieux! Mais où as-tu acheté de pareilles robes? Et dans la
jupe, ces draperies! Il y a dix ans qu'on portait cela. Je crois
que tu te moques de moi!...

Hugues demeurait perplexe et très penaud; il cherchait des mots,
une explication, pas la vraie, mais une autre, vraisemblable. Il
commençait à voir le ridicule de son idée, et pourtant elle le
tenaillait toujours.

Oh! qu'elle y consente! qu'elle revête une de ces robes, fût-ce
une minute! et cette minute, quand il la verra habillée comme
l'ancienne, contiendra vraiment pour lui tout le paroxysme de la
ressemblance et l'infini de l'oubli.

Il lui expliqua, à voix câline: «Oui! c'étaient de vieilles
robes... dont il avait hérité... les robes d'une parente... il
avait voulu plaisanter... il avait l'envie de la voir avec une de
ces vieilles robes. C'était fou; mais il en avait l'envie... une
seule minute!...»

Jane n'y comprenait rien; riait, tournait et retournait chaque
toilette en tous sens, appréciait l'étoffe, d'une soie riche à
peine fanée, mais demeurait stupéfaite devant cette façon bizarre
et un peu ridicule qui pourtant avait été la mode et l'élégance...

Hugues insistait.

--Mais tu me trouveras laide!

Ahurie d'abord de ce caprice, Jane finit par juger drôle, elle-même,
de se parer de ces défroques. Rieuse et gamine, elle ôta son
peignoir et, les bras nus, ajustant la guimpe qui couvrait son
corset, la refoulant ainsi que les dentelles de sa chemise, elle
revêtit l'une des deux robes qui était décolletée... Debout devant
la glace, Jane riait de se voir ainsi: «J'ai l'air d'un vieux
portrait!»

Et elle minaudait, se contorsionnait; monta sur la table, en
relevant ses jupes, pour se voir tout entière, riant toujours, la
gorge secouée, un bout de la chemise mal fixée dépassant du
corsage sur la chair nue, moins chaste qu'elle, et y apportant
l'évidence des intimités du linge.

Hugues contemplait. Cette minute, qu'il avait rêvée culminante et
suprême, apparaissait polluée, triviale. Jane prenait plaisir à ce
jeu. Elle voulut maintenant essayer l'autre robe et, dans un accès
de gaîté folle, se mit à danser, multipliant les entrechats,
reprise de chorégraphie.

Hugues se sentait un malaise d'âme grandissant; il eut
l'impression d'assister à une douloureuse mascarade. Pour la
première fois, le prestige de la conformité physique n'avait pas
suffi. Il avait opéré encore, mais à rebours. Sans la
ressemblance, Jane ne lui eût apparu que vulgaire. À cause de la
ressemblance, elle lui donna, durant un instant, cette atroce
impression de revoir la morte, mais avilie, malgré le même visage
et la même robe--l'impression qu'on éprouve, les jours de
procession, quand le soir on rencontre celles ayant figuré la
Vierge ou les Saintes Femmes, encore affublées du manteau, des
pieuses tuniques, mais un peu ivres, tombées à un carnaval
mystique, sous les réverbères dont les plaies saignent dans
l'ombre.


VIII

Un dimanche de mars qui était celui de Pâques, la vieille Barbe
apprit de son maître, le matin, qu'il ne dînerait ni ne souperait
chez lui et qu'elle était libre jusqu'au soir. Elle en fut toute
réjouie, car puisque son jour de congé coïncidait avec un jour de
grande fête, elle irait au Béguinage, assisterait aux offices: la
grand'messe, les vêpres, le salut, et passerait le reste de la
journée chez sa parente, soeur Rosalie, qui habitait un des
couvents principaux du religieux enclos.

C'était une des meilleures, une des seules joies de Barbe d'aller
au Béguinage. Tout le monde l'y connaissait. Elle y avait
plusieurs amies parmi les béguines, et rêvait, pour ses très vieux
jours, quand elle aurait amassé quelques économies, d'y venir
elle-même prendre le voile et finir sa vie comme tant d'autres--
si heureuses!--qu'elle voyait avec une cornette emmaillotant leur
tête d'ivoire âgé.

Surtout par ce matin de mars adolescent, elle exultait de
s'acheminer vers son cher Béguinage, d'un pas encore alerte, dans
sa grande mante noire à capuchon, oscillant comme une cloche. Au
loin, des tintements semblaient s'accorder avec sa marche,
sonneries de paroisse unanimes, et, parmi elles, tous les quarts
d'heure, la musique grêle, chevrotante du carillon, un air comme
tapoté sur un clavier de verre...

Un commencement de verdure printanière donnait à la banlieue un
air de campagne. Or bien que, depuis plus de trente ans, Barbe fût
en condition à la ville, elle avait gardé, comme toutes ses
pareilles, le souvenir persistant de son village, une âme paysanne
qu'un peu d'herbe ou de feuillage attendrit.

La bonne matinée! Et comme elle allait d'un pas allègre, dans le
soleil clair, émue d'un cri d'oiseau, de l'odeur des jeunes
pousses en ce faubourg déjà rustique où verdoient les sites
choisis du _Minnewater_--le lac d'amour, a-t-on traduit, mais
mieux encore: l'eau où l'on aime! et là, devant cet étang qui
somnole, les nénuphars comme des coeurs de premières communiantes,
les rives gazonnées pleines de fleurettes, les grands arbres, les
moulins, à l'horizon, qui gesticulent, Barbe encore une fois eut
l'illusion du voyage, du retour, à travers champs, vers son
enfance...

C'était aussi une âme pieuse, de cette foi des Flandres où
subsiste un peu du catholicisme espagnol, cette foi où les
scrupules et la terreur remportent sur la confiance et qui a plus
la peur de l'Enfer que la nostalgie du Ciel. Avec pourtant un
amour du décor, la sensualité des fleurs, de l'encens, des riches
étoffes, qui appartient en propre à la race. C'est pourquoi
l'esprit obscur de la vieille servante s'extasiait par avance aux
pompes des saints offices, tandis qu'elle franchissait le pont
arqué du Béguinage et pénétrait dans l'enceinte mystique.

Déjà, ici, le silence d'une église; même le bruit des minces
sources du dehors, dégoulinées dans le lac, arrivant comme une
rumeur de bouches qui prient; et les murs, tout autour, des murs
bas qui bornent les couvents, blancs comme des nappes de Sainte
Table. Au centre, une herbe étoffée et compacte, une prairie de
Jean Van Eyck, où paît un mouton qui a l'air de l'Agneau pascal.

Des rues, portant des noms de saintes ou de bienheureux, tournent,
obliquent, s'enchevêtrent, s'allongent, formant un hameau du moyen
âge, une petite ville à part dans l'autre ville, plus morte
encore. Si vide, si muette, d'un silence si contagieux qu'on y
marche doucement, qu'on y parle bas, comme dans un domaine où il y
a un malade.

Si par hasard quelque passant approche, et fait du bruit, on a
l'impression d'une chose anormale et sacrilège. Seules quelques
béguines peuvent logiquement circuler là, à pas frôlants, dans
cette atmosphère éteinte; car elles ont moins l'air de marcher que
de glisser, et ce sont plutôt des cygnes, les soeurs des cygnes
blancs des longs canaux. Quelques-unes, qui s'étaient attardées,
se hâtaient sous les ormes du terre-plein, quand Barbe se dirigea
vers l'église d'où venait déjà l'écho de l'orgue et de la messe
chantée. Elle entra en même temps que les béguines qui allaient
prendre place dans les stalles, en double rang de boiseries
sculptées, s'alignant près du choeur. Toutes les coiffes se
juxtaposaient, leurs ailes de linge immobilisées, blanches avec
des reflets décalqués, rouge et bleu, quand le soleil traversait
les vitraux. Barbe regarda de loin, d'un oeil d'envie, le groupe
agenouillé des Soeurs de la communauté, épouses de Jésus et
servantes de Dieu, avec l'espoir, un jour aussi, d'en faire
partie...

Elle avait pris place dans un des bas côtés de l'église, parmi
quelques fidèles, laïcs également: vieillards, enfants, familles
pauvres logées dans les maisons du Béguinage qui se dépeuple;
Barbe, qui ne savait pas lire, égrenait un gros rosaire, priant à
pleines lèvres, regardant parfois du côté de soeur Rosalie, sa
parente, qui occupait la deuxième place dans les stalles, après la
Mère Révérende.

Comme l'église était belle, toute braséante de cires allumées.
Barbe, au moment de l'Offertoire, alla acheter un petit cierge à
la soeur sacristine qui se tenait près d'un if de fer forgé, où
bientôt l'offrande de la vieille servante brûla à son tour.

De temps en temps, elle suivait la consomption de son cierge,
qu'elle reconnaissait parmi les autres.

Ah! qu'elle était heureuse! et comme les prêtres ont raison de
dire que l'église est la maison de Dieu! surtout qu'au Béguinage,
c'étaient des Soeurs qui chantaient au jubé, avec des voix douces
comme doivent en avoir les anges seuls.

Barbe ne se lassait pas d'écouter l'harmonium, les cantiques qui
se dépliaient tout blancs, comme de beaux linges.

Cependant la messe était dite; les lumières s'éteignaient.

Toutes ensemble, dans un frissonnement de leurs cornettes, les
béguines sortirent--essaim qui prit son vol, sema un moment le
jardin vert de blanches envergures, d'un départ de mouettes. Barbe
avait suivi, mais à distance, par une sorte de discrétion
respectueuse, soeur Rosalie, sa parente; puis, quand elle la vit
rentrer dans son couvent, elle hâta le pas, et, un moment après, y
pénétrait à son tour.

Les béguines sont ainsi à plusieurs dans chacune des demeures qui
composent la communauté. Ici, trois ou quatre; là, jusqu'à quinze
ou vingt. Le couvent de soeur Rosalie était nombreux; et toutes
les Soeurs, au moment où Barbe y entra, à peine revenues de
l'église, causaient, riaient, s'interpellaient dans la vaste salle
de l'ouvroir. À cause du jour férié, les corbeilles de couture,
les carreaux de dentelle étaient rangés dans les coins. Les unes,
dans le jardinet qui précède le logis, examinaient les plantes, la
croissance des parterres bordés de buis. D'autres, jeunes parfois,
montraient des cadeaux reçus, des oeufs de Pâques avec du sucre en
givre. Barbe, un peu intimidée, suivait partout sa parente dans
les chambres, les parloirs, où d'autres visites affluaient, ayant
peur de rester seule, de paraître intruse, attendant avec une
petite anxiété qu'on la priât à dîner, comme c'était la coutume.
Mais encore! S'il y avait aujourd'hui trop de parents arrivés et
qu'il n'y eût pas de place?

Barbe fut rassurée quand soeur Rosalie vint l'inviter de la part
de la Supérieure, en s'excusant de la laisser seule, très
affairée, car les béguines ont chacune leur tour de diriger le
ménage une semaine, et c'était le sien.

--Nous causerons après le dîner, ajouta-t-elle. D'autant plus que
j'ai quelque chose de grave à vous dire.

--De grave? interrogea Barbe effrayée. Alors, dites-le moi tout de
suite.

--Je n'ai pas le temps... tout à l'heure...

Et elle s'esquiva par les corridors, laissant la vieille servante
consternée. Quelque chose de grave? Qu'est-ce qu'il pouvait bien y
avoir? Un malheur? Mais elle n'avait plus rien de cher au monde,
personne d'autre que cette unique parente.

Alors, il s'agissait d'elle. Qu'est-ce qu'on pouvait bien lui
reprocher? de quoi l'accusait-on? Elle n'avait jamais trompé d'un
liard. Quand elle allait à confesse, elle ne savait vraiment quoi
dire et quel péché s'imputer.

Barbe demeura tout anxieuse. Soeur Rosalie avait eu un air si
sombre, presque que sévère en lui parlant! C'était fini, la bonne
joie de cette journée. Elle n'avait plus le coeur à rire, à se
mêler aux groupes qui, là-bas, s'égayaient, jacassaient,
examinaient des dentelles commencées, d'un dessin nouveau où
aboutissent les fils inextricables des bobines.

Seule, à l'écart, sur une chaise, elle songeait maintenant à la
chose inconnue que soeur Rosalie allait lui dire.

Quand on se fut mis à table, dans le long réfectoire, après la
prière à voix haute, Barbe mangea à peine et sans plaisir
vraiment, tandis qu'elle voyait les saines et roses béguines et
quelques autres invitées, des parentes comme elle, faire honneur à
ce repas de fête et de dimanche. On servait du vin ce jour-là, du
vin de Tours, onctueux et d'or, du vin de burettes. Barbe vida le
verre qu'on lui avait, versé, croyant noyer ses préoccupations.
Une migraine lui vint.

Le repas lui avait paru interminable. Quand il s'acheva, elle
courut droit à la soeur Rosalie, l'interrogeant du regard.
Celle-ci remarqua son trouble et vite tâcha de la calmer.

--Ce n'est rien, Barbe! Voyons, mon amie, ne vous alarmez pas
ainsi.

--Qu'y a-t-il?

--Rien! rien de très grave. Un petit conseil que je devais vous
donner.

--Ah! vous m'avez fait peur...

--Quand je dis rien de grave, il s'agit du présent. Mais la chose
pourrait devenir grave. Voici: il sera peut-être nécessaire que
vous changiez de service.

--Changer de service! Et pourquoi donc? Voilà cinq ans que je suis
chez M. Viane. Je lui suis attachée parce que je l'ai vu bien
malheureux; et il tient à moi. C'est le plus honnête homme du
monde.

--Ah! ma pauvre fille, comme vous êtes naïve! Eh bien, non! ce
n'est pas le plus honnête homme du monde.

Barbe était devenue toute pâle et demanda:

--Qu'est-ce que vous voulez dire! qu'est-ce que mon maître a fait
de mal?

Soeur Rosalie lui raconta alors l'histoire qui avait couru la
ville et s'était divulguée jusque dans cette placide enceinte du
Béguinage: l'inconduite de celui dont tout le monde admirait
autrefois la douleur de veuf si poignante et si inconsolable. Eh
bien! il s'était consolé d'une abominable façon! Il allait
maintenant chez une mauvaise femme, une ancienne danseuse du
théâtre...

Barbe tremblait; à chaque mot, étouffait une révolte intérieure;
car elle vénérait sa parente, et ces révélations si offensantes,
si incroyables pour elle, prenaient une autorité dans sa bouche.
C'était donc là la cause de tout ce changement d'existence auquel
elle ne comprenait rien, les sorties fréquentes, les allées et
venues, les repas pris dehors, les rentrées tardives, les absences
nocturnes...?

La béguine continuait:

--Avez-vous réfléchi, Barbe, qu'une servante honnête et chrétienne
ne peut pas rester davantage au service d'un homme qui est devenu
un libertin?

À ce mot, Barbe éclata: ce n'était pas possible! des calomnies,
tout cela, dont soeur Rosalie était dupe. Un si bon maître, qui
adorait sa femme! et, chaque matin encore, sous ses propres yeux,
allait pleurer devant les portraits de la défunte; gardait ses
cheveux mieux qu'une relique.

--C'est comme je vous le dis, répondit avec calme soeur Rosalie.
Je sais tout. Je connais même la maison où habite cette femme.
Elle est située sur mon chemin pour aller en ville et j'y ai vu
entrer ou sortir plus d'une fois M. Viane.

Ceci était formel. Barbe parut matée. Elle ne répliqua rien,
s'absorba dans une songerie, avec un gros pli et des fronces dans
le milieu du front.

Puis elle dit ces simples mots: «Je réfléchirai», tandis que sa
parente, rappelée à l'office par les occupations de sa charge,
prenait pour un moment congé d'elle.

La vieille servante demeura stupide, sans force, ses idées
brouillées, devant cette nouvelle qui contrariait tous ses espoirs
et dérangeait tout le chemin de son avenir.

D'abord elle était attachée à son maître et ne le quitterait pas
sans des regrets.

Et puis quel autre service trouver, aussi bon, aisé, lucratif? En
ce ménage de vieux garçon, elle aurait pu parfaire ses économies,
la petite dot indispensable pour venir finir ses jours au
Béguinage. Pourtant soeur Rosalie avait raison. Elle ne pouvait
pas rester davantage chez un homme qui scandalise le prochain.

Elle savait déjà qu'on ne peut pas servir chez des impies, qui ne
prient pas, qui n'observent pas les lois de l'Église, les
Quatre-Temps, le Carême. La même raison existe pour les débauchés.
Ils commettent même le pire péché, celui que les prédicateurs, dans
les sermons et les retraites, menacent le plus des feux de
l'enfer. Et Barbe écartait vite d'elle jusqu'à cette lointaine
correspondance avec la Luxure, au seul nom de laquelle elle se
signait.

Quoi décider? Barbe demeura bien perplexe, durant tout le temps
des vêpres et du salut solennel pour la célébration desquels elle
était retournée à l'église, avec la Communauté. Elle pria le
Saint-Esprit de l'éclairer; et ses oraisons furent exaucées, car,
en sortant, elle avait pris une décision.

Puisque le cas était épineux et au-dessus de son jugement, elle
irait du même pas chez son confesseur habituel, en l'église de
Notre-Dame, et suivrait docilement sa sentence.

Le prêtre à qui elle raconta tout ce qu'elle venait d'apprendre et
qui connaissait depuis des années cette nature simple, droite,
vite bourrelée de scrupules grâce auxquels sa pauvre âme obscure
apparaissait vraiment comme couronnée d'épines, chercha à la
tranquilliser, lui fit promettre de ne rien brusquer: si ce qu'on
disait de son maître était vrai et qu'il eût ainsi des relations
coupables, il y avait lieu encore de distinguer, quant à elle:
tant que les entrevues avaient lieu en dehors de la maison, elle
devait les ignorer, en tous cas ne pas s'en émouvoir; si, par
malheur, cette femme de mauvaise vie dont il était question venait
chez son maître, le visiter, dîner ou autrement, elle ne pouvait
plus, dans ce cas, être complice de la débauche, devrait refuser
ses services et partir.

Barbe se fit répéter deux fois la distinction; puis, l'ayant
comprise, enfin, elle sortit du confessionnal, quitta l'église
après une courte prière et s'en retourna vers le quai du Rosaire,
vers la demeure d'où elle était partie si heureuse, le matin, et
qu'il lui faudrait abandonner (elle le sentait bien!) tôt ou
tard...

Ah! comme il est difficile d'être joyeux longtemps! Et elle
rentrait par les rues mortes, regrettant la verte banlieue de
l'aube, la messe, les cantiques blancs, toutes les choses sur
lesquelles la nuit tombait; songeant à des départs proches, à de
nouveaux visages, à son maître en état de péché mortel; et se
voyant elle-même, sans espoir désormais de finir sa vie au
Béguinage, mourir un soir pareil, toute seule, à l'hospice dont
les fenêtres donnent sur le canal...


IX

Hugues avait éprouvé une grande désillusion depuis le jour où il
eut ce bizarre caprice de vêtir Jane d'une des robes surannées de
la morte. Il avait dépassé le but. À force de vouloir fusionner
les deux femmes, leur ressemblance s'était amoindrie. Tant
qu'elles demeuraient à distance l'une de l'autre, avec le
brouillard de la mort entre elles, le leurre était possible. Trop
rapprochées, les différences apparurent.

À l'origine, tout ébloui du même visage retrouvé, son émoi était
complice; puis peu à peu, à force de vouloir émietter le
parallèle, il en vint à se tourmenter pour des nuances.

Les ressemblances ne sont jamais que dans les lignes et dans
l'ensemble. Si on s'ingénie aux détails, tout diffère. Mais
Hugues, sans s'apercevoir qu'il avait changé lui-même sa façon de
regarder, confrontant avec un soin plus minutieux, en imputait la
faute à Jane et la croyait elle-même toute transformée.

Certes, elle avait toujours les mêmes yeux. Mais, si les yeux sont
les fenêtres de l'âme, il est certain qu'une autre âme y émergeait
aujourd'hui que dans ceux, toujours présents, de la morte. Jane,
douce et réservée d'abord, se lâchait peu à peu. Un relent de
coulisses et de théâtre réapparaissait. L'intimité lui avait rendu
une liberté d'allures, une gaîté bruyante et dégingandée, des
propos libres, son ancienne habitude de toilette négligée,
peignoir sans ordre et cheveux en brouillamini, toute la journée,
dans la maison. La distinction de Hugues s'en offensait. Pourtant
il allait toujours chez elle, cherchant à ressaisir le mirage qui
échappait. Lentes heures! Soirées maussades! Il avait besoin de
cette voix. Il en buvait encore le flot foncé. Et en même temps il
souffrait des paroles dites.

Jane, de son côté, se lassait de ses humeurs noires, de ses longs
silences. Maintenant, quand il arrivait, vers le soir, elle
n'était pas revenue, attardée à des flâneries en ville, des achats
dans les magasins, des essayages de robes. Il venait aussi la voir
à d'autres heures, en plein jour, le matin ou dans l'après-midi.
Souvent elle était sortie, n'aimant plus à rester chez elle,
s'ennuyant du logis, toujours en courses par les rues. Où
allait-elle? Hugues ne lui connaissait aucune amie. Il l'attendait;
il n'aimait pas à rester seul, il préférait se promener aux environs
jusqu'à son retour. Inquiet, triste, craignant les regards, il
marchait sans but, à la dérive, d'un trottoir à l'autre, gagnait
des quais proches, longeait le bord de l'eau, arrivait à des
places symétriques, attristées d'une plainte d'arbres, s'enfonçait
dans l'écheveau infini des rues grises.

Ah! toujours ce gris des rues de Bruges!

Hugues sentait son âme de plus en plus sous cette influence grise.
Il subissait la contagion de ce silence épars, de ce vide sans
passants--à peine quelques vieilles, en mante noire, la tête sous
le capuchon, qui, pareilles à des ombres, s'en revenaient d'avoir
été allumer un cierge à la chapelle du Saint-Sang. Chose curieuse:
on ne voit jamais tant de vieilles femmes que dans les vieilles
villes. Elles cheminent--déjà de la couleur de la terre--âgées
et se taisant, comme si elles avaient dépensé toutes leurs
paroles... Hugues les remarquait à peine, marchant au hasard, trop
absorbé par son ancienne douleur et ses soucis présents.
Machinalement, il revenait à la maison de Jane. Personne encore!

Il recommençait à marcher, hésitait, tournoyait dans les rues
atrophiées et, sans s'en douter, arrivait au quai du Rosaire.
Alors il se décidait à rentrer chez lui; il n'irait chez Jane que
plus tard, dans la soirée; s'asseyait en un fauteuil, essayait de
lire; puis, au bout d'un instant, noyé de solitude, envahi par le
silence froid de ces grands corridors, il sortait de nouveau.

C'est le soir... il bruine, d'une petite pluie qui s'étire,
s'accélère, lui épingle l'âme... Hugues se sentait reconquis,
hanté par le visage, poussé vers la demeure de Jane; il
s'acheminait, en approchait, revenait sur ses pas, pris tout à
coup d'un besoin d'isolement, ayant peur maintenant qu'elle fût
chez elle à l'attendre et ne voulant pas la voir.

À pas rapides, il marchait dans la direction opposée, enfilant des
quartiers vieux, déambulant sans savoir où, vague, lamentable,
dans la boue. La pluie se hâtait, dévidant ses fils, embrouillant
sa toile, mailles de plus en plus étroites, filet impalpable et
mouillé où peu à peu Hugues se sentait amollir. Il recommençait à
se souvenir... il pensait à Jane. Que faisait-elle à pareille
heure, dehors, par ce temps désolé? Il pensait à la morte... Que
devenait-elle aussi? Ah! sa pauvre tombe... les couronnes et les
fleurs en ruines dans ces averses...

Et des cloches tintaient, si pâles, si lointaines! Comme la ville
est loin! On dirait qu'à son tour elle n'est plus, fondue, en
allée, noyée dans la pluie qui l'a submergée toute... Tristesse
appariée! C'est pour Bruges-la-Morte que, des plus hauts clochers
survivants, une sonnerie de paroisse tombe encore, et s'afflige!


X

À mesure que Hugues sentait son touchant mensonge lui échapper, à
mesure aussi il se retourna vers la Ville, raccordant son âme avec
elle, s'ingéniant à cet autre parallèle dont déjà auparavant--
dans les premiers temps de son veuvage et de son arrivée à Bruges
--il avait occupé sa douleur. Maintenant que Jane cessait de lui
apparaître toute pareille à la morte, lui-même recommença d'être
semblable à la ville. Il le sentit bien dans ses monotones et
continuelles promenades à travers les rues vides.

Car il en arrivait à être incapable de rester chez lui, effrayé de
la solitude de sa demeure, du vent pleurant dans les cheminées,
des souvenirs qui y multipliaient autour de lui comme une fixité
d'yeux. Il sortait presque toute la journée, au hasard, désemparé,
incertain de Jane et de son propre sentiment pour elle.

L'aimait-il vraiment? Et elle-même, quelle indifférence ou quelle
trahison dissimulait-elle? Incertitudes lancinantes! Tristes fins
des après-midi d'hiver abrégées! Brume flottante qui s'agglomère!
Il sentait le brouillard contagieux lui entrer dans l'âme aussi,
et toutes ses pensées estompées, noyées, dans une léthargie grise.

Ah! cette Bruges en hiver, le soir!

L'influence de la ville sur lui recommençait: leçon de silence
venue des canaux immobiles, à qui leur calme vaut la présence de
nobles cygnes; exemple de résignation offert par les quais
taciturnes; conseil surtout de piété et d'austérité tombant des
hauts clochers de Notre-Dame et de Saint-Sauveur, toujours au bout
de la perspective. Il y levait les yeux instinctivement comme pour
y chercher un refuge; mais les tours prenaient en dérision son
misérable amour. Elles semblaient dire: «Regardez-nous! Nous ne
sommes que de la Foi! Inégayées, sans sourires de sculpture, avec
des allures de citadelles de l'air, nous montons vers Dieu. Nous
sommes les clochers militaires. Et le Malin a épuisé ses flèches
contre nous!»

Oh! oui! Hugues aurait voulu être ainsi. Rien qu'une tour,
au-dessus de la vie! Mais lui ne pouvait pas s'enorgueillir, comme
ces clochers de Bruges, d'avoir déjoué les efforts du Malin. On
eût dit, au contraire, un maléfice du Diable, cette passion
envahissante dont à présent il souffre comme d'une possession.

Des histoires de satanisme, des lectures lui revenaient. Est-ce
qu'il n'y avait pas quelque fondement à ces appréhensions de
pouvoirs occultes et d'envoûtement?

Et n'était-ce pas comme la suite d'un pacte qui avait besoin de
sang et l'acheminerait à quelque drame? Par moments, Hugues
sentait ainsi comme l'ombre de la Mort qui se serait rapprochée de
lui.

Il avait voulu éluder la Mort, en triompher et la narguer par le
spécieux artifice d'une ressemblance. La Mort, peut-être, se
vengerait.

Mais il pouvait encore échapper, s'exorciser à temps! Et à travers
les quartiers de la grande ville mystique où il s'acheminait, il
relevait les yeux vers les tours miséricordieuses, la consolation
des cloches, l'accueil apitoyé des Saintes Vierges qui, au coin de
chaque rue, ouvrant les bras du fond d'une niche, parmi des cires
et des roses sous un globe, qu'on dirait des fleurs mortes dans un
cercueil de verre.

Oui, il secouerait le joug mauvais! Il se repentait. Il avait été
le _défroqué de la douleur_. Mais il ferait pénitence. Il
redeviendrait ce qu'il fut. Déjà il recommençait à être pareil à
la ville. Il se retrouvait le frère en silence et en mélancolie de
cette Bruges douloureuse, _soror dolorosa_. Ah! comme il avait
bien fait d'y venir au temps de son grand deuil! Muettes
analogies! Pénétration réciproque de l'âme et des choses! Nous
entrons en elles, tandis qu'elles pénètrent en nous.

Les villes surtout ont ainsi une personnalité, un esprit autonome,
un caractère presque extériorisé qui correspond à la joie, à
l'amour nouveau, au renoncement, au veuvage. Toute cité est un
état d'âme, et d'y séjourner à peine, cet état d'âme se
communique, se propage à nous en un fluide qui s'inocule et qu'on
incorpore avec la nuance de l'air.

Hugues avait senti, à l'origine, cette influence pâle et
lénifiante de Bruges, et par elle il s'était résigné aux seuls
souvenirs, à la désuétude de l'espoir, à l'attente de la bonne
mort...

Et maintenant encore, malgré les angoisses du présent, sa peine
quand même se délayait un peu, le soir, dans les longs canaux
d'eau quiète, et il tâchait de redevenir à l'image et à la
ressemblance de la ville.


XI

Or la Ville a surtout un visage de Croyante. Ce sont des conseils
de foi et de renoncement qui émanent d'elle, de ses murs
d'hospices et de couvents, de ses fréquentes églises à genoux dans
des rochets de pierre. Elle commença à gouverner Hugues et à
imposer son obédience. Elle redevint un Personnage, le principal
interlocuteur de sa vie, qui impressionne, dissuade, commande,
d'après lequel on s'oriente et d'où l'on tire toutes ses raisons
d'agir.

Hugues se retrouva bientôt conquis par cette face mystique de la
Ville, maintenant qu'il échappait un peu à la figure du sexe et du
mensonge de la Femme. Il écoutait moins celle-ci; et, à mesure, il
entendit davantage les cloches.

Cloches nombreuses et jamais lassées tandis que, dans ses rechutes
de tristesse, il s'était remis à sortir au crépuscule, à errer au
hasard le long des quais.

Cela lui faisait mal, ces cloches permanentes--glas d'obit, de
requiem, de trentaines; sonneries de matines et de vêpres--tout
le jour balançant leurs encensoirs noirs qu'on ne voyait pas et
d'où se déroulait comme une fumée de sons.

Ah! ces cloches de Bruges ininterrompues, ce grand office des
morts sans répit psalmodié dans l'air! Comme il en venait un
dégoût de la vie, le sens clair de la vanité de tout et
l'avertissement de la mort en chemin...

Dans les rues vides où de loin en loin un réverbère vivote,
quelques silhouettes rares s'espaçaient, des femmes du peuple en
longue mante, ces mantes de drap, noires comme les cloches de
bronze, oscillant comme elles. Et, parallèlement, les cloches et
les mantes semblaient cheminer vers les églises, en un même
itinéraire.

Hugues se sentait conseillé insensiblement. Il suivait le sillage.
Il était regagné par la ferveur ambiante. La propagande de
l'exemple, la volonté latente des choses l'entraînaient à son tour
dans le recueillement des vieux temples.

Comme à l'origine, il se remit à aimer y faire halte le soir, dans
ces nefs de Saint-Sauveur surtout, aux longs marbres noirs, au
jubé emphatique d'où parfois tombe une musique qui se moire et
déferle...

Cette musique était vaste, ruisselait des tuyaux sur les dalles;
et c'est elle, eût-on dit, qui noyait, effaçait les inscriptions
poussiéreuses sur les pierres tumulaires et les plaques de cuivre
dont partout la basilique est semée. On pouvait dire vraiment
qu'on y marchait dans la mort!

Aussi rien, ni les jardins des vitraux, ni les tableaux
merveilleux et sans âge: des Fourbus, des Van Orley, des Érasme
Quellyn, des Crayer, des Seghers aux guirlandes de tulipes jamais
fanées--ne pouvait édulcorer la tristesse tombale du lieu. Et
même, des triptyques et des retables, Hugues n'envisageait qu'à
peine la féerie de couleurs et ce songe éternisé de lointains
peintres, pour ne songer qu'avec plus de mélancolie à la mort en
voyant, sur les volets, le donateur, mains jointes, et la
donatrice aux yeux de cornalines--dont rien ne reste que ces
portraits! Alors il évoquait de nouveau la morte--il ne voulait
plus penser à la vivante, à cette Jane impure dont il laissait
l'image à la porte de l'église--c'est avec la morte qu'il se
rêvait aussi agenouillé autour de Dieu, comme les pieux donateurs
de naguère.

Hugues aimait encore, en ses crises de mysticisme, à aller
s'ensevelir dans le silence de la petite chapelle de Jérusalem.
C'est là surtout que se dirigeaient, au couchant, les femmes en
mante... Il entrait après elles; les nefs étaient basses; une
sorte de crypte. Tout au fond, dans cette chapelle édifiée pour
l'adoration des plaies du Sauveur, un Christ grandeur nature, un
Christ au tombeau, livide sous un linceul de fine dentelle. Les
femmes en mante allumaient de petits cierges, puis s'éloignaient à
pas glissants. Et les cires saignaient un peu. On aurait dit, dans
cette ombre, que c'étaient les stigmates de Jésus, se rouvrant, se
reprenant à couler, pour laver les fautes de ceux qui venaient là.

Mais, parmi ses pèlerinages à travers la ville, Hugues adorait
surtout l'hôpital Saint-Jean, où le divin Memling vécut et a
laissé de candides chefs-d'oeuvre pour y dire, au long des
siècles, la fraîcheur de ses rêves quand il entra en
convalescence. Hugues y allait aussi avec l'espoir de se guérir,
de lotionner sa rétine en fièvre à ces murs blancs. Le grand
Catéchisme du Calme!

Des jardins intérieurs, ourlés de buis; des chambres de malades,
toutes lointaines, où l'on parle bas. Quelques religieuses
passent, déplaçant à peine un peu de silence, comme les cygnes des
canaux déplacent à peine un peu d'eau. Il flotte une odeur de
linge humide, de coiffes défraîchies à la pluie, de nappes d'autel
qu'on vient d'extraire d'antiques armoires...

Enfin Hugues arrivait au sanctuaire d'art où sont les uniques
tableaux, où rayonne la célèbre châsse de sainte Ursule, telle
qu'une petite chapelle gothique en or, déroulant, de chaque côté,
sur trois panneaux, l'histoire des onze mille Vierges; tandis que
dans le métal émaillé de la toiture, en médaillons fins comme des
miniatures, il y a des Anges musiciens, avec des violons couleur
de leurs cheveux et des harpes en forme de leurs ailes.

Ainsi le martyre s'accompagne de musiques peintes. C'est qu'elle
est douce infiniment, cette mort des Vierges, groupées comme un
motif d'azalées dans la galère s'amarrant qui sera leur tombeau.
Les soldats sont sur le rivage. Ils ont déjà commencé le massacre;
Ursule et ses compagnes ont débarqué. Le sang coule, mais si rosé!
Les blessures sont des pétales... Le sang ne s'égoutte pas; il
s'effeuille des poitrines.

Les Vierges sont heureuses et toutes tranquilles, mirant leur
courage dans les armures des soldats, qui luisent en miroirs. Et
l'arc, d'où la mort vient, lui-même leur paraît doux comme le
croissant de la lune!

Par ces fines subtilités, l'artiste avait exprimé que l'agonie,
pour les Vierges pleines de foi, n'était qu'une
transsubstantiation, une épreuve acceptée en faveur de la joie
très prochaine. Voilà pourquoi la paix, qui régnait déjà en elles,
se propageait jusqu'au paysage, l'emplissait de leur âme comme
projetée.

Minute transitoire: c'est moins la tuerie que déjà l'apothéose;
les gouttes de sang commencent à se durcifier en rubis pour des
diadèmes éternels; et, sur la terre arrosée, le ciel s'ouvre, sa
lumière est visible, elle empiète...

Angélique compréhension du martyre! Paradisiaque vision d'un
peintre aussi pieux que génial.

Hugues s'émouvait. Il songeait à la foi de ces grands artistes de
Flandre, qui nous laissèrent ces tableaux vraiment votifs--eux
qui peignaient comme on prie!

Ainsi de tous ces spectacles: les oeuvres d'art, les orfèvreries,
les architectures, les maisons aux airs de cloîtres, les pignons
en forme de mitres, les rues ornées de madones, le vent rempli de
cloches, affluait vers Hugues un exemple de piété et d'austérité,
la contagion d'un catholicisme induré dans l'air et dans les
pierres.

En même temps sa petite enfance, toute dévote, lui revenait, et,
avec elle, une nostalgie d'innocence. Il se sentait un peu
coupable vis-à-vis de Dieu, autant que vis-à-vis de la morte. La
notion du péché réapparaissait, émergeait.

Depuis un soir de dimanche surtout qu'entré au hasard dans la
cathédrale, pour le salut et pour les orgues, il avait assisté à
la fin d'un sermon.

Le prêtre prêchait sur la mort. Et quel autre sujet choisir, que
celui-là, dans la ville morne, où de lui-même il s'offre, s'impose
et seul fait monter autour de la chaire sa vigne aux raisins
noirs, jusqu'à la main du prédicateur qui n'a qu'à les cueillir.
De quoi parler, sinon de ce qui est là partout dans l'atmosphère:
la mort inévitable! Et quelle autre pensée approfondir que celle
de son âme à sauver, qui est ici le souci essentiel et l'affre
permanente des consciences.

Or le prêtre discourant sur la mort, la Bonne Mort qui n'était
qu'un passage, et sur la réunion des âmes sauvées en Dieu, parla
aussi du péché qui était le péril, le péché mortel, c'est-à-dire
celui qui fait de la mort la vraie mort, sans délivrance ni
recouvrance d'êtres chers.

Hugues écoutait, non sans un petit émoi, près d'un pilier. La
grande église était ténébreuse, à peine éclairée de quelques
lampes, de quelques cierges. Les fidèles se fusionnaient en une
masse noire, presque incorporée par l'ombre. Il lui semblait qu'il
était seul, que le prêtre se tournait vers lui, s'adressait à lui.
Par un jeu du hasard ou de son imagination impressionnée, c'était
comme son cas que la parole anonyme débattait. Oui! il était en
état de péché! Il avait eu beau se leurrer sur son coupable amour
et invoquer vis-à-vis de lui-même cette justification de la
ressemblance. Il accomplissait l'oeuvre de chair. Il faisait ce
que l'Église a toujours réprouvé le plus sévèrement: il vivait en
une sorte de concubinage.

Or si la Religion dit vrai, si les chrétiens sauvés se retrouvent,
il ne reverrait jamais, lui, la Regrettée et la Sainte, pour ne
point l'avoir exclusivement désirée. La mort ne ferait
qu'éterniser l'absence, consacrer une séparation qu'il avait crue
temporaire.

Après, comme maintenant, il vivra loin d'elle; et ce sera vraiment
son supplice éternel de toujours s'en souvenir en vain.

Hugues sortit de l'église dans un trouble infini. Et, depuis ce
jour-là, l'idée du péché tourna en lui, tournoya, enfonça son
clou. Il aurait bien voulu s'en délivrer, être absous. La pensée
de se confesser lui vint pour atténuer le désemparement, le
chavirement d'âme où il glissait. Mais il fallait se repentir,
changer de vie; et malgré les griefs, les peines quotidiennes, il
ne se sentait plus la force de quitter Jane et de recommencer à
être seul.

Pourtant la Ville, avec son visage de Croyante, reprochait,
insistait. Elle opposait le modèle de sa propre chasteté, de sa
foi sévère...

Et les cloches étaient de connivence, tandis que maintenant il
errait tous les soirs dans une angoisse accrue, avec la souffrance
de l'amour de Jane, le regret de la morte, la peur de son péché et
de la damnation possible... Les cloches persuadaient, d'abord
amicales, de bon conseil; mais bientôt inapitoyées, le gourmandant
--visibles et sensibles pour ainsi dire autour de lui, comme les
corneilles autour des tours--le bousculant, lui entrant dans la
tête, le violant et le violentant pour lui ôter son misérable
amour, pour lui arracher son péché!



XII

Hugues souffrait; de jour en jour les dissemblances
s'accentuaient. Même au physique, il ne lui était plus possible de
s'illusionner encore. Le visage de Jane avait pris une certaine
dureté, en même temps qu'une fatigue, un pli sous les yeux qui
jetait comme une ombre sur la nacre toujours pareille et la
pupille de jais. La fantaisie aussi lui était revenue, comme au
temps de sa vie de théâtre, de se velouter de poudre les joues, de
se carminer la bouche, de se noircir les sourcils.

Hugues avait essayé en vain de la dissuader de ce maquillage, si
en désaccord avec le naturel et chaste visage dont il se
souvenait. Jane raillait, ironique, dure, emportée. Mentalement,
il se remémorait alors la douceur de la morte, son humeur égale,
ses paroles d'une noblesse si tendre, comme effeuillées de sa
bouche. Dix années de vie commune sans une querelle, sans un de
ces mots noirs qui montent comme la vase du fond remué d'une âme.

Les différences entre les deux femmes se précisaient maintenant
chaque jour davantage. Oh! non, la morte n'était pas ainsi! Cette
évidence le navra, supprimant ce qui avait été l'excuse d'une
aventure dont il commençait à voir la misère. Une gêne, presque
une honte l'envahit: il n'osait plus songer à celle qu'il avait
tant pleurée et vis-à-vis de laquelle il commençait à se sentir
coupable.

Dans les salons où s'éternisent des souvenirs d'elle, il n'allait
plus qu'à peine, troublé, confus devant le regard de ses
portraits, un regard--eût-on dit--qui reproche. Et la chevelure
continuait à reposer dans la boîte de verre, presque délaissée, où
la poussière accumulait sa petite cendre grise.

Plus que jamais, il se sentait l'âme toute molle et désemparée:
sortant, rentrant, sortant encore, chassé pour ainsi dire de sa
demeure à celle de Jane, attiré à son visage quand il en était
loin, et pris de regrets, de remords, de mépris de lui-même, quand
il se retrouvait auprès d'elle.

Son ménage aussi allait à la débandade; plus rien de ponctuel,
d'organisé. Il donnait des ordres, puis les changeait;
contremandait ses repas. La vieille Barbe ne savait plus comment
régler sa besogne, s'approvisionner. Triste, inquiète, elle priait
Dieu pour son maître, sachant la cause...

Car souvent on apportait des notes, des factures acquittées,
réclamant des sommes importantes pour les achats faits par cette
femme. Barbe, qui les recevait en l'absence de son maître,
demeurait stupéfaite: d'incessantes toilettes, des colifichets,
des bijoux ruineux, toutes sortes d'objets qu'elle obtenait à
crédit, usant et abusant du nom de son amant, dans les magasins de
la ville où elle achetait sans cesse, avec une prodigalité qui rit
de la dépense.

Hugues cédait à tous ses caprices. Pourtant elle ne lui en sut
aucun gré. De plus en plus, elle multipliait ses sorties,
s'absentant parfois une journée entière, et le soir aussi;
ajournant les rendez-vous pris avec Hugues, lui écrivant des
billets hâtifs.

Maintenant elle prétendait avoir noué quelques relations. Elle
avait des amies. Est-ce qu'elle pouvait toujours vivre seule
ainsi? À un autre moment, elle lui annonça que sa soeur était
malade, une soeur qui habitait Lille et dont elle ne lui avait
jamais parlé. Il lui faudrait aller la voir. Elle resta absente
quelques jours. Quand elle revint, les mêmes manèges
recommencèrent: vie éparse, absences, sorties, va-et-vient
d'éventail, flux et reflux où l'existence de Hugues se trouvait
suspendue.

À la longue, il conçut quelques soupçons; il l'épia; alla, le
soir, rôder autour de sa demeure, fantôme nocturne dans cette
Bruges endormie. Il connut le guet dissimulé, les haltes
haletantes, les coups de sonnette brefs dont la titillation meurt
dans les corridors qui se taisent, la veille en plein vent jusque
tard dans la nuit devant une fenêtre éclairée, écran du store où
passe en ombres chinoises une silhouette qu'on croit à chaque
seconde voir apparaître double.

Il ne s'agissait plus de la morte; c'est Jane dont le charme peu à
peu l'avait ensorcelé et qu'il tremblait de perdre. Ce n'est plus
seulement son visage, c'est sa chair, c'est tout son corps dont la
vision s'évoquait pour lui, brûlante, de l'autre côté de la nuit,
tandis qu'il n'en apercevait que l'ombre flottant dans les plis
des rideaux... Oui! il l'aimait elle-même, puisqu'il en était
jaloux, jusqu'à en souffrir, jusqu'à en pleurer, quand il la
surveillait, le soir, cinglé par le minuit des carillons, par les
petites pluies, incessantes en ce Nord, où sans trêve les nuages
s'effilochent en bruines.

Et il restait, guettant toujours, allant de long en large dans un
court espace comme dans un préau, parlant tout haut en vagues
paroles de somnambule, malgré la pluie qui s'activait--neige
fondue, boues, ciels brouillés, fin d'hiver, toute la désolante
tristesse des choses...

Il aurait voulu savoir, élucider, voir... Ah! quelle angoisse! et
quelle âme avait-elle donc, cette femme, pour lui faire mal ainsi,
tandis que l'autre--la si bonne, la morte--semblait à ces
minutes suprêmes de sa détresse se lever dans la nuit, le regarder
avec les yeux apitoyés de la lune.

Hugues n'était plus dupe; il avait surpris des mensonges chez
Jane, rejointoyé des indices; il fut bientôt éclairé tout à fait
quand plurent chez lui, selon une habitude en ces villes de
province, les lettres, les cartes anonymes pleines d'injures,
d'ironies, de détails sur les tromperies, les désordres qu'il
avait déjà soupçonnés... On lui donnait des noms, des preuves.
Voilà l'aboutissement de cette liaison avec une femme de rencontre
où une cause, si avouable au début, l'avait entraîné. Quant à
elle, il romprait; voilà tout! Mais comment remédier à la
déchéance vis-à-vis de lui-même, à son deuil tombé dans le
ridicule, à cette chose sacrée, qu'étaient son culte et son
sincère désespoir, devenue la risée publique?

Hugues s'affligea. Jane aussi était finie pour lui; c'est comme si
la morte mourait une seconde fois. Ah! tout ce qu'il avait déjà
enduré de cette femme fantasque, trompeuse!

Il alla chez elle un dernier soir pour se délivrer, dans l'adieu,
du poids de douleur accumulé en son âme à cause d'elle.

Sans colère, avec un infini navrement, il lui raconta qu'il avait
tout appris; et comme elle le prenait de haut, mauvaise, avec un
air de bravade: «Quoi? Qu'est-ce que tu dis?», il lui montra les
délations, les honteux papiers...

--«Tu es sot assez pour croire à des lettres anonymes?» Et elle se
mit à rire d'un rire cruel, découvrant ses dents blanches, des
dents faites pour des proies.

Hugues observa: «Vos propres manèges m'avaient déjà édifié.»

Jane, devenue tout à coup furieuse, allait, venait, faisait
claquer les portes battant l'air de sa jupe.

--Eh bien! si c'était vrai? s'exclama-t-elle.

Puis, après un instant:

--D'ailleurs, j'en ai assez de vivre ici! Je vais partir.

Hugues, tandis qu'elle parlait, l'avait regardée. Dans la clarté
de la lampe, il revit son clair visage, ses prunelles noires, ses
cheveux d'un or faux et teint, faux comme son coeur et son amour!
Non! ce n'était plus à la figure de la morte; mais, frémissante en
ce peignoir où sa gorge haletait, c'était bien la femme qu'il
avait étreinte; et, quand il l'entendit s'écrier: «Je vais
partir!» toute son âme chavira, se retourna vers un infini
d'ombre...

À cette solennelle minute, il sentit qu'après les illusions du
mirage et de la ressemblance, il l'avait aimée aussi avec ses sens
--passion tardive, triste octobre qu'enfièvre un hasard de roses
remontantes!

Toutes ses idées lui tourbillonnaient dans la tête; il ne sut plus
qu'une chose: il souffrait, il avait mal, et il ne souffrirait
plus si Jane ne menaçait pas de partir. Telle qu'elle était, il la
voulait encore. Il avait honte, intérieurement, de sa lâcheté;
mais il ne pourrait plus vivre sans elle... D'ailleurs, qui sait?
le monde est si méchant! Elle n'avait même pas voulu se justifier.

Alors il fut pris tout à coup d'une immense détresse devant cette
fin d'un rêve qu'il sentait à l'agonie (les ruptures d'amour sont
comme une petite mort, ayant aussi leurs départs sans adieux).
Mais ce n'est pas seulement la séparation d'avec Jane ni le bris
du miroir aux reflets qui le navraient le plus à ce moment: il
éprouvait surtout une épouvante de songer qu'il était menacé de se
retrouver seul--face à face avec la ville--sans plus personne
entre la ville et lui. Certes, il l'avait choisie, cette Bruges
irrémédiable, et sa grise mélancolie. Mais le poids de l'ombre des
tours était trop lourd! Et Jane l'avait habitué à en sentir
l'ombre arrêtée par elle sur son âme. Maintenant il la subirait
toute. Il allait se retrouver seul, en proie aux cloches! Plus
seul, comme dans un second veuvage! La ville aussi lui paraîtrait
plus morte.

Hugues, affolé, s'élança vers Jane, saisit sa main et supplia:
«Reste! reste! j'étais fou...» la voix molle, mouillée à des
larmes--eût-on dit--comme s'il avait pleuré en dedans.

Ce soir-là, en s'en retournant au long des quais, il se sentit
inquiet, dans l'appréhension d'on ne sait quel péril. Des idées
funèbres l'assaillirent. La morte le hanta. Elle semblait revenue,
flottait au loin, emmaillotée en linceul dans le brouillard.
Hugues se jugea plus que jamais en faute vis-à-vis d'elle.
Soudain, un vent s'éleva. Les peupliers du bord se plaignirent.
Une agitation tourmenta les cygnes dans le canal qu'il longeait,
ces beaux cygnes centenaires et séculaires, descendus d'un blason
--dit la légende--et que la Ville fut condamnée à entretenir à
perpétuité, cygnes expiatoires, pour avoir mis à mort injustement
un seigneur qui en avait dans ses armes.

Or les cygnes, si calmes et blancs d'ordinaire, s'effarèrent,
éraillant la moire du canal, impressionnables, fiévreux, autour
d'un des leurs qui battait des ailes et s'y appuyant, se levait
sur l'eau comme un malade s'agite, veut sortir de son lit.

L'oiseau semblait souffrir: il criait par intervalles; puis,
s'enlevant d'un essor, son cri, par la distance, s'adoucit; ce fut
une voix blessée, presque humaine, un vrai chant qui se module...

Hugues regardait, écoutait, troublé devant cette scène
mystérieuse. Il se rappela la croyance populaire. Oui, le cygne
chantait! Il allait donc mourir, ou du moins sentait la mort dans
l'air!

Hugues frissonna. Était-ce pour lui ce mauvais présage? La cruelle
scène avec Jane, sa menace de partir, ne l'avaient que trop
préparé à ces noirs pressentiments. Qu'est-ce qui doit de nouveau
finir en lui? Pour quel deuil ces crêpes de la nuit
superstitieuse? De quoi va-t-il encore une fois être veuf!


XIII

Jane profita de l'alerte. Elle avait compris, ce jour-là, avec son
flair d'aventurière, quel pouvoir elle avait pris sur cet homme,
tout inoculé d'elle, malléable à son gré.

Avec quelques paroles elle l'avait rassuré tout à fait, reconquis,
s'était retrouvée indemne à ses yeux, intronisée de nouveau. Alors
elle avait supputé qu'à son âge, grevé de longs chagrins, malade
comme il l'était, si changé déjà depuis ces derniers mois, Hugues
ne vivrait pas longtemps. Or, il passait pour riche; il était
étranger et seul dans cette ville, n'y connaissant personne.
Quelle folie elle allait faire de laisser échapper cet héritage
qu'il lui serait si facile de capter!

Jane se rangea un peu, espaça ses sorties qu'elle rendit
plausibles, ne s'aventura plus qu'avec prudence.

Une envie lui était venue d'aller un jour dans la maison de
Hugues, cette vaste et antique maison du quai du Rosaire,
d'apparence cossue, aux rideaux de dentelles impénétrables,
tatouage de givre adhérant aux vitres qui ne laissaient rien
soupçonner de l'intérieur.

Jane aurait bien voulu pénétrer chez lui, diagnostiquer, par son
luxe, sa fortune probable, soupeser son mobilier, ses argenteries,
ses bijoux, tout ce qu'elle convoitait, faire un inventaire mental
sur lequel elle se déciderait.

Mais Hugues n'avait jamais consenti à la recevoir.

Jane se fit câline. C'était comme un renouveau entre eux, une
embellie rose et tiède. Justement une occasion favorable
s'offrait: on était en mai; le lundi suivant avait lieu la
procession du Saint-Sang, annuelle sortie, depuis des siècles, de
la Châsse où est conservée une goutte de la Plaie ouverte par la
lance.

La procession défilerait au quai du Rosaire, sous les fenêtres de
Hugues. Jane n'avait jamais assisté au célèbre cortège et s'en
montra curieuse. Or il ne passerait pas devant sa demeure, trop
éloignée; et comment le voir dans les rues qu'encombre ce jour-là,
disait-on, une foule accourue de toute la Flandre.

--Dis! tu veux? Je viendrai chez toi... nous dînerons ensemble...

Hugues objecta les voisins, les servantes qui jasent.

--J'arriverai de bonne heure, quand tout le monde dort.

Il s'inquiéta aussi en songeant à Barbe, toute prude et dévote,
qui la prendrait pour une envoyée du diable.

Mais Jane insista:--Dis! c'est convenu?

Et sa voix était cajoleuse; c'était la voix des commencements,
cette voix de tentation que toutes les femmes possèdent à
certaines minutes, voix de cristal qui chante, s'élargit en halos,
en remous où l'homme cède, tournoie et s'abandonne.


XIV

Ce lundi-là, Barbe s'était levée de grand matin, plus tôt encore
que d'habitude, car elle ne disposerait que d'une partie de la
matinée pour parer la demeure avant le passage de la procession.

Elle se rendit à la première messe, à cinq heures et demie,
communia avec ferveur, puis, dès son retour, commença les
préparatifs. Les chandeliers d'argent furent extraits des
armoires, de petits vases en vermeil, des réchauds où fumerait de
l'encens. Barbe frotta, fourbit chaque objet jusqu'à en rendre le
métal poli comme des miroirs. Elle tira aussi des nappes fines
pour en juponner de petites tables qu'elle plaça devant chaque
fenêtre, sortes de reposoirs, gentils autels de mois de Marie,
avec des bougies autour d'un crucifix, d'une statuette de la
Vierge...

Il fallait aussi songer à l'ornementation extérieure, car chacun,
ce jour-là, rivalise de zèle pieux. Or on avait déjà fixé sur la
façade, selon la coutume, les sapins aux branches de bronze vert
que les paysans offrent de porte en porte et qui forment, au long
des rues, un double rang d'arbres faisant la haie.

Barbe agença, au balcon, des draperies aux couleurs papales, des
étoffes blanches, une parure de plis chastes. Elle allait et
venait, preste, affairée, pleine d'onction, maniait avec respect
ce décor servant chaque année, qui participait pour elle de la
sainteté du culte, comme si des doigts de prêtres, des saints
chrêmes indurés, une eau bénite inaliénable les eussent consacrés.
Elle se semblait à elle-même dans une sacristie.

Il lui restait à remplir les corbeilles d'herbes et de fleurs
coupées--mosaïque volante, tapis émietté dont chaque servante,
devant sa maison, va colorier la rue au moment du cortège. Barbe
se hâtait, un peu grisée à l'odeur des rosés trémières, des grands
lis, des marguerites, des sauges, des romarins aromatiques, des
roseaux qu'elle détaillait en rubans courts. Et sa main plongeait
dans les corbeilles s'emplissant, rafraîchie à ce massacre de
corolles, ouates fraîches, duvets d'ailes mortes.

Par les fenêtres ouvertes, arrivait le grandissant concert des
cloches de paroisse, qui l'une après l'autre s'ébranlaient.

Le temps était gris, un de ces jours indécis de mai où, malgré les
nuages, il y a comme une arrière-joie dans le ciel. Et à cause de
cette finesse de l'air où on devinait les cloches en chemin, une
gaîté s'en propageait jusqu'à elle; et les cloches âgées, les
exténuées, les aïeules béquillant, celles des couvents, des
vieilles tours, celles qui sont casanières, valétudinaires, qui
restent coîtes toute l'année, mais cheminent et font cortège le
jour de la procession du Saint-Sang--toutes semblaient, par
dessus leurs robes de bronze usées, avoir de joyeux surplis
blancs, des linges tuyautés en plis d'éventail. Barbe écoutait les
sonneries, le gros bourdon de la cathédrale qu'on n'entendait
qu'aux grandes fêtes, lent et noir, frappant comme d'une crosse le
silence... Et aussi toutes les clochettes des plus proches
tourelles--émoi, liesse de robes argentines, qui semblaient dans
le ciel s'organiser aussi en cortège...

La piété de Barbe s'exaltait; il semblait, ce matin-là, qu'une
ferveur fût dans l'air, qu'une extase s'effeuillât du ciel avec le
bruit des cloches à toutes volées, qu'on entendît des ailes
invisibles, un passage d'anges.

Et tout cela avait l'air d'aboutir à son âme, son âme où elle
sentait la présence de Jésus, où l'hostie qu'elle avait incorporée
à la messe de l'aube, rayonnait, encore entière, dans son plein
orbe au centre duquel elle voyait un visage.

La vieille servante, resongeant à la bonté de Jésus qui était
vraiment en elle, se signa, recommença à prier, ayant le
ressouvenir et comme le goût à la bouche des Saintes Espèces.

Cependant son maître l'avait sonnée; c'était l'heure de son
déjeuner. Il en profita pour lui annoncer qu'il attendait
quelqu'un à dîner et qu'elle s'arrangeât en conséquence.

Barbe fut stupéfaite; jamais il n'avait reçu personne! Cela lui
parut étrange; tout à coup une pensée affreuse lui traverse
l'esprit: si ce qu'elle avait craint autrefois, ce à quoi elle ne
songe plus, un peu tranquillisée, allait arriver? Elle devine...
oui! c'est cette femme, celle dont soeur Rosalie lui a parlé, qui
va venir peut-être?...

Barbe sentit tout son sang se figer... Dans ce cas, son parti
était pris, son devoir net: ouvrir à cette créature, la servir à
table, être à ses ordres, s'associer au péché--son confesseur le
lui avait clairement défendu. Et à pareil jour! Un jour où le Sang
même de Jésus allait passer devant la maison! Et elle, qui avait
communié ce matin!... Oh! non! c'était impossible! Il lui faudrait
quitter son service sur l'heure.

Elle voulut savoir et, avec la petite tyrannie qu'en ces calmes
provinces les servantes exercent vite dans les ménages de vieux
garçons ou de veufs, elle insinua:

--Qui monsieur a-t-il invité à dîner?

Hugues lui répondit qu'elle était un peu osée de l'interroger
ainsi, qu'elle le saurait quand la personne viendrait.

Mais Barbe, dominée par son idée qui de plus en plus lui
paraissait vraisemblable, saisie de crainte et d'une vraie panique
maintenant, se décida à tout risquer pour n'être pas prise au
dépourvu, et elle reprit:

--N'est-ce pas une dame peut-être que monsieur attend?

--Barbe! fit, d'un air étonné et un peu sévère, Hugues, en la
regardant.

Mais elle, sans broncher:

--C'est que j'ai besoin de le savoir d'avance. Car si c'est une
dame que monsieur attend, je dois prévenir monsieur que je ne
pourrai pas servir son dîner.

Hugues fut abasourdi: est-ce qu'il rêvait? est-ce qu'elle devenait
folle?

Mais Barbe, énergique, répéta qu'elle allait partir; elle ne
pouvait pas; on l'avait déjà prévenue; son confesseur le lui avait
commandé. Elle n'allait pas désobéir, apparemment, se mettre en
état de péché mortel--pour mourir de mort subite et tomber dans
l'enfer.

Hugues d'abord ne comprenait rien; peu à peu il démêla la trame
obscure, les racontars probables, l'aventure ébruitée. Donc, Barbe
aussi savait? Et elle menaçait de s'en aller parce que Jane allait
venir? Elle était donc bien méprisée, cette femme, pour que
l'humble servante, liée à lui depuis des années par l'habitude,
son intérêt, les mille fils que chaque jour dévide et tisse entre
deux existences côte à côte, préférât tout rompre et le quitter
que de la servir un jour?

Hugues demeura sans force, ahuri, le ressort cassé devant ce
brusque ennui qui ruinait d'une façon si imprévue le projet riant
de cette journée et, d'un air résigné, il dit simplement:

--Eh bien! Barbe, vous pouvez partir tout de suite.

La vieille servante le considéra et soudain, bonne âme populaire,
tout apitoyée, comprenant qu'il souffrait--avec, dans la voix, ce
chantonnement que la Nature y a mis pour bercer, pour endormir--
elle murmura, en branlant la tète:

--Oh! Jésus! mon pauvre monsieur!... Et pour une pareille femme,
une mauvaise femme... qui vous trompe...

Ainsi durant une minute, oubliant les distances, elle avait été
maternelle, anoblie par la pitié divine, en un cri jailli comme
une source qui lotionne et peut guérir...

Mais Hugues la fit taire, énervé, humilié de cette ingérence, de
cette audace à lui parler de Jane, et en quels termes! C'est lui
qui lui donnait son congé, et sans sursis. Elle viendrait le
lendemain prendre ses effets. Mais aujourd'hui, qu'elle parte,
qu'elle parte tout de suite!

L'irritation de son maître enleva à Barbe les derniers scrupules
qu'elle aurait pu avoir de le quitter brusquement. Elle revêtit sa
belle mante noire à capuchon, contente d'elle-même et de s'être
sacrifiée au devoir, à Jésus qui était en elle...

Puis calme, sans émotion, elle sortit de cette demeure où elle
avait vécu cinq ans; mais avant de s'acheminer, elle sema, devant,
le contenu des corbeilles qu'elle avait vidées dans son tablier
pour ne pas que la rue, à cette place seule, fût sans corolles
sous les pas de la procession.


XV

Comme la journée avait mal commencé! On dirait que les projets de
joie sont un défi. Trop longuement préparés, ils laissent le temps
à la destinée de changer les oeufs dans le nid, et ce sont des
chagrins qu'il nous faudra couver.

Hugues, en entendant la porte de la maison battre à la sortie de
Barbe, éprouva une impression pénible. Encore un ennui, une
solitude plus grande, puisque la vieille servante avait peu à peu
fait partie de sa vie. Tout cela à cause de Jane, cette femme
inconsistante, cruelle. Ah! ce qu'il avait déjà souffert par elle!

Il aurait bien voulu maintenant qu'elle ne vînt pas. Il se trouva
triste, inquiet, énervé. Il songea à la morte... Comment avait-il,
pu croire au mensonge de cette ressemblance, vite ébréché? Et
qu'est-ce qu'elle devait penser, dans l'au-delà de la tombe, de
l'arrivée d'une autre au foyer encore plein d'elle, s'asseyant
dans les fauteuils où elle s'était assise, superposant, au fil des
miroirs en qui le visage des morts subsiste, sa face à la sienne?

On sonna. Hugues fut forcé d'aller ouvrir lui-même. C'était Jane,
en retard, rouge d'avoir marché vite. Elle pénétra; brusque,
impérieuse, engloba d'un coup d'oeil le grand corridor, les salons
aux portes ouvertes. Déjà on entendait des échos de musiques
lointaines, se rapprochant. La procession ne tarderait pas.

Hugues avait allumé lui-même les cires sur l'appui des fenêtres,
sur les petites tables disposées par Barbe.

Il monta avec Jane au premier étage, dans sa chambre. Les croisées
étaient closes. Jane s'avança, en ouvrit une.

--Ah! non! fit Hugues.

--Pourquoi?

Il lui observa qu'elle ne pouvait pas ainsi se montrer, s'afficher
chez lui. Et pour le passage d'une procession surtout. La province
est prude. On crierait au scandale.

Jane avait ôté son chapeau, devant la glace; poncé d'un peu de
poudre son visage avec la houppe d'une petite boîte d'ivoire qui
ne la quittait pas.

Puis elle revint à la croisée, ses cheveux à nu, clairs attirant
l'oeil avec leurs lueurs de cuivre.

La foule qui encombrait la rue regarda, curieuse de cette femme
qui n'était pas comme les autres, la toilette et la chevelure
voyantes.

Hugues s'impatienta. On voyait assez de derrière les rideaux. Il
eut un mouvement d'énergie, violemment referma la fenêtre.

Alors Jane se froissa, ne voulut plus regarder, se coucha sur un
sofa, impénétrable, dure.

La procession chanta. Aux moires élargies des cantiques, on
entendit qu'elle était proche. Hugues, tout endolori, s'était
détourné de Jane; il appuya son front brûlant aux vitres,
fraîcheur d'eau où délayer toute sa peine.

Les premiers enfants de choeur passaient, chanteurs aux cheveux
ras, psalmodiant, tenant des cierges.

Hugues distinguait clairement le cortège à travers les vitrages,
où les personnages de la procession se détachaient comme les robes
peintes sur le fond des images religieuses en dentelle.

Les congréganistes défilèrent, portant des piédestaux avec des
statues, des Sacré-Coeur; tenant des bannières d'or endurci, comme
des vitraux; puis les groupes candides, le verger des robes
blanches, l'archipel des mousselines où l'encens déferlait à
petites vagues bleues--concile de vierges-enfants autour d'un
Agneau pascal, blanc comme elles et fait de neige frisée.

Hugues se tourna un instant du côté de Jane qui, toujours boudant,
restait enfoncée dans le sofa, ayant l'air de contempler des idées
mauvaises.

La musique des serpents et des ophicléides monta plus grave,
charria la guirlande frêle, intermittente, du chant des soprani.

Et, dans le cadre de la fenêtre, apparurent devant Hugues les
chevaliers de Terre-Sainte, les Croisés en drap d'or et en armure,
les princesses de l'histoire brugeline, tous ceux et celles dont
le nom s'associe à celui de Thierry d'Alsace qui rapporta de
Jérusalem le Saint-Sang. Or c'étaient, dans ces rôles, les jeunes
gens, les jeunes filles de la plus nobiliaire aristocratie de
Flandre, avec des étoffes anciennes, des dentelles rares, des
bijoux de famille séculaires. On aurait dit que s'étaient faits
chair et animés par un miracle, les saints, les guerriers, les
donateurs des tableaux de Van Eyck et de Memling qui s'éternisent,
là-bas, dans les musées.

Hugues regardait à peine, tout bouleversé par le dépit de Jane, se
sentant triste à l'infini, plus triste dans ces cantiques qui lui
faisaient mal. Il essaya de la pacifier. Au premier mot, son
humeur se cabra.

Et elle tournait les yeux vers lui, hérissée, comme les mains
pleines de choses qui allaient le blesser davantage.

Hugues se replia sur lui-même, silencieux, navré, jetant son âme
pour ainsi dire à la houle de cette musique en remous par les
rues, pour qu'elle l'emportât loin de lui-même.

Ce fut ensuite le clergé, les moines de tous les ordres qui
s'avancèrent: dominicains, rédemptoristes, franciscains, carmes;
puis les séminaristes, en rochets plissés, déchiffrant des
antiphonaires; puis encore les prêtres de chaque paroisse dans
leur rouge appareil d'enfants de choeur: vicaires, curés,
chanoines, en chasubles, en dalmatiques brodées, rayonnantes comme
des jardins de pierreries.

Alors s'entendit le cliquetis des encensoirs. La fumée bleue roula
des volutes plus proches; toutes les clochettes s'unirent en un
grésil plus sonore, qui cuivra l'air.

L'évêque parut, mitre en tête, sous un dais, portant la châsse--
une petite cathédrale en or, surmontée d'une coupole où, parmi
mille camées, diamants, émeraudes, améthystes, émaux, topazes,
perles fines, songe l'unique rubis possédé du Saint-Sang.

Hugues, gagné par l'impression mystique, par la ferveur de tous
ces visages, par la foi de cette immense foule massée dans les
rues, sous ses fenêtres, plus loin, partout, jusqu'au bout de la
ville en prière, s'inclina aussi quand il vit, aux approches du
Reliquaire, tout le peuple tomber à genoux, se plier sous la
rafale des cantiques.

Hugues en avait presque oublié la réalité, la présence de Jane, la
scène nouvelle qui venait de jeter encore des banquises entre eux.
Elle, de le voir attendri, ricanait.

Il feignit de ne pas s'en apercevoir, étouffant des mouvements de
haine qu'il commençait, en courts éclairs, à se sentir pour cette
femme.

Hautaine, glaciale, elle remit son chapeau, ayant l'air de se
rajuster pour partir. Hugues n'osait pas rompre ce dur silence où
maintenant la chambre était retombée, après le passage de la
procession. La rue s'était vidée rapidement, déjà muette, avec la
tristesse surérogatoire d'une joie en allée.

Elle descendit, sans parler; puis, arrivée au rez-de-chaussée,
comme si elle se fût ravisée ou qu'une curiosité l'eût prise, elle
regarda, du seuil, les salons dont les portes avaient été laissées
ouvertes. Elle fit quelques pas, entra plus avant dans ces deux
vastes pièces communiquant l'une à l'autre, comme réprouvée par
leur allure sévère. Les chambres ont aussi une physionomie, un
visage. Entre elles et nous, il y a des amitiés, des antipathies
instantanées. Jane se sentait mal accueillie, anormale, étrangère,
en désaccord avec les miroirs, hostile aux vieux meubles que sa
présence menaçait de déranger dans leurs immuables attitudes.

Elle examinait, indiscrète... Elle aperçut des portraits çà et là,
sur la muraille, sur les guéridons; c'étaient le pastel, les
photographies de la morte.

--Ah! tu as des portraits de femmes ici?» Et elle rit, d'un petit
rire mauvais.

Elle s'était avancée vers la cheminée:

--Tiens! en voilà une qui me ressemble...

Et elle prit un des portraits.

Hugues qui l'épiait, avec un malaise de la voir circuler là,
éprouva soudain une vive souffrance de la plaisanterie
inconsciemment cruelle, de l'atroce badinage qui effleurait la
sainteté de la morte.

--Laissez cela! fit-il d'une voix devenue impérieuse.

Jane éclata de rire, ne comprenant pas.

Hugues s'avança, lui prit des mains le portrait, choqué de ces
doigts profanes sur ses souvenirs. Lui ne les maniait qu'en
tremblant, comme les objets d'un culte, comme un prêtre
l'ostensoir et les calices. Sa douleur lui était devenue une
religion. Et, en ce moment, les bougies, non encore éteintes, qui
avaient brûlé sur l'appui des fenêtres pour la procession,
éclairaient les salons comme des chapelles.

Jane, ironique, s'égayant avec perversité de l'irritation de
Hugues, et la secrète envie de le narguer davantage, avait passé
dans l'autre pièce, touchant à tout, bouleversant les bibelots,
chiffonnant les étoffes. Tout à coup elle s'arrêta avec un rire
sonore.

Elle avait aperçu sur le piano le précieux coffret de verre et,
pour continuer la bravade, soulevant le couvercle, en retira,
toute stupéfaite et amusée, la longue chevelure, la déroula, la
secoua dans l'air.

Hugues était devenu livide. C'était la profanation. Il eut
l'impression d'un sacrilège... Depuis des années, il n'osait
toucher à cette chose qui était morte, puisqu'elle était d'un
mort. Et tout ce culte à la relique, avec tant de larmes granulant
le cristal chaque jour, pour qu'elle servit enfin de jouet à une
femme qui le bafoue... Ah! depuis longtemps elle le faisait assez
et trop souffrir. Toute sa rancoeur, le flot des souffrances bues,
tamisées durant des mois par chaque seconde de l'heure, les
soupçons, les trahisons, le guet sous ses fenêtres, dans la pluie
--tout cela lui remonta d'un coup... Il allait la chasser!

Mais Jane, tandis qu'il s'élançait, se retrancha derrière la
table, comme par jeu, le défiant, de loin suspendant la tresse,
l'amenant vers son visage et sa bouche comme un serpent charmé,
l'enroulant à son cou, boa d'un oiseau d'or...

Hugues criait: «Rends-moi! rends-moi!...»

Jane courait, à droite, à gauche, tourbillonnant autour de la
table.

Hugues, dans le vent de cette course, sous ces rires, ces
sarcasmes, perdit la tête. Il l'atteignit. Elle avait encore la
chevelure autour du cou, se débattant, ne voulant pas la rendre,
fâchée et l'injuriant maintenant parce que ses doigts crispés lui
faisaient mal.

--Veux-tu?

--Non! dit-elle, riant toujours d'un rire nerveux sous son
étreinte.

Alors Hugues s'affola; une flamme lui chanta aux oreilles; du sang
brûla ses yeux; un vertige lui courut dans la tête, une soudaine
frénésie, une crispation du bout des doigts, une envie de saisir,
d'étreindre quelque chose, de casser des fleurs, une sensation et
une force d'étau aux mains--il avait saisi la chevelure que Jane
tenait toujours enroulée à son cou, il voulut la reprendre! Et
farouche, hagard, il tira, serra autour du cou la tresse qui,
tendue, était roide comme un câble.

Jane ne riait plus; elle avait poussé un petit cri, un soupir,
comme le souffle d'une bulle expirée à fleur d'eau. Étranglée,
elle tomba.

Elle était morte--pour n'avoir pas deviné le Mystère et qu'il y
eût une chose là à laquelle il ne fallait point toucher sous peine
de sacrilège. Elle avait porté la main, elle, sur la chevelure
vindicative, cette chevelure qui, d'emblée--pour ceux dont l'âme
est pure et communie avec le Mystère--laissait entendre que, à la
minute où elle serait profanée, elle-même deviendrait l'instrument
de mort.

Ainsi réellement toute la maison avait péri: Barbe s'en était
allée; Jane gisait; la morte était plus morte...

Quant à Hugues, il regardait sans comprendre, sans plus savoir...

Les deux femmes s'étaient identifiées en une seule. Si
ressemblantes dans la vie, plus ressemblantes dans la mort qui les
avait faites de la même pâleur, il ne les distingua plus l'une de
l'autre--unique visage de son amour! Le cadavre de Jane, c'était
le fantôme de la morte ancienne, visible là pour lui seul.

Hugues, l'âme rétrogradée, ne se rappela plus que des choses très
lointaines, les commencements de son veuvage, où il se croyait
reporté... Très tranquille, il avait été s'asseoir dans un
fauteuil.

Les fenêtres étaient restées ouvertes...

Et, dans le silence, arriva un bruit de cloches, toutes les
cloches à la fois, qui se remirent à tinter pour la rentrée de la
procession à la chapelle du Saint-Sang. C'était fini, le beau
cortège... tout ce qui avait été, avait chanté.--semblant de vie,
résurrection d'une matinée. Les rues étaient de nouveau vides. La
ville allait recommencer à être seule.

Et Hugues continûment répétait: «Morte... morte... Bruges-la-Morte...»
d'un air machinal, d'une voix détendue, essayant de s'accorder:
«Morte... morte... Bruges-la-Morte...» avec la cadence des
dernières cloches, lasses, lentes, petites vieilles exténuées
qui avaient l'air--est-ce sur la ville, est-ce sur une tombe?--
d'effeuiller languissamment des fleurs de fer!





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Bruges-la-morte" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home