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Title: Portraits littéraires, Tome I
Author: Sainte-Beuve, Charles Augustin, 1804-1869
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Portraits littéraires, Tome I" ***


made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
at http://gallica.bnf.fr



PORTRAITS LITTÉRAIRES

PAR C.-A. SAINTE-BEUVE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

Nouvelle Édition
revue et corrigée.

1862



I

BOILEAU, PIERRE CORNEILLE, LA FONTAINE, RACINE, JEAN-BAPT. ROUSSEAU, LE
BRUN, MATHURIN REGNIER, ANDRÉ CHÉNIER, GEORGE FARCY, DIDEROT, L'ABBÉ
PRÉVOST, M. ANDRIEUX, M. JOUFFROY, M. AMPÈRE, BAYLE, LA BRUYÈRE,
MILLEVOYE, CHARLES NODIER.

Chaque publication de ces volumes de critique est une manière pour moi
de liquider en quelque sorte le passé, de mettre ordre à mes affaires
littéraires.» C'est ce que je disais dans une dernière édition de ces
portraits, et j'ai tâché de m'en souvenir ici. Bien que ce ne soit
qu'une édition nouvelle à laquelle un choix sévère a présidé, j'ai fait
en sorte qu'elle parût à certains égards véritablement augmentée. En
parlant ainsi, j'entends bien n'en pas séparer le volume intitulé:
_Portraits de Femmes_, qu'on a jugé plus commode d'isoler et d'assortir
en une même suite, mais qui fait partie intégrante de ce que j'appelle
ma présente liquidation. Les portraits des morts seuls ont trouvé place
dans ces volumes; ç'a été un moyen de rendre la ressemblance de plus
en plus fidèle. J'ai ajouté çà et là bien des petites notes et corrigé
quelques erreurs. C'est à quoi les réimpressions surtout sont bonnes;
les auteurs en devraient mieux profiter qu'ils ne font. L'histoire
littéraire prête tant aux inadvertances par les particularités dont elle
abonde! Le docteur Boileau, frère du satirique, a écrit en latin un
petit traité sur les bévues des auteurs illustres; et, en les relevant,
on assure qu'il en a commis à son tour. J'ai fait de plus en plus mon
possible pour éviter de trop grossir cette liste fatale, où les
grands noms qui y figurent ne peuvent servir d'excuse qu'à eux-mêmes.
«L'histoire littéraire est une mer sans rivage,» avait coutume de dire
M. Daunou, qui en parlait en vieux nocher; elle a par conséquent ses
écueils, ses ennuis. Mais il faut vite ajouter qu'au milieu même des
soins infinis et minutieux qu'elle suppose, elle porte avec elle sa
douceur et sa récompense.

Septembre 1843.



BOILEAU[1]

[Note 1: Cet article fut le premier du premier numéro de la _Revue
de Paris_ qui naissait (avril 1829); il parut sous la rubrique assez
légère de _Littérature ancienne_, que le spirituel directeur (M. Véron)
avait pris sur lui d'ajouter. Grand scandale dans un certain camp! Quoi?
ces modèles toujours présents, venir les ranger parmi les _anciens_!
Quinze ans après, M. Cousin, à propos de Pascal, posait en principe, au
sein de l'Académie, qu'il était temps de traiter les auteurs du siècle
de Louis XIV comme des _anciens_; et l'Académie applaudissait.--Il est
vrai que dans ce second temps et depuis qu'on est entré méthodiquement
dans cette voie, on s'est mis à appliquer aux oeuvres du XVIIe siècle
tous les procédés de la critique comme l'entendaient les anciens
grammairiens. On s'est attaché à fixer le texte de chaque auteur; on en
a dressé des lexiques. Je ne blâme pas ces soins; bien loin de là, je
les honore, et j'en profite; le moment en était venu sans doute; mais
l'opiniâtreté du labeur, chez ceux qui s'y livrent, remplace trop
souvent la vivacité de l'impression littéraire, et tient lieu du goût.
On creuse, on pioche à fond chaque coin et recoin du XVIIe siècle.
Est-on arrivé, pour cela, à le sentir, à le goûter avec plus de justesse
ou de délicatesse qu'auparavant?]

Depuis plus d'un siècle que Boileau est mort, de longues et continuelles
querelles se sont élevées à son sujet. Tandis que la postérité
acceptait, avec des acclamations unanimes, la gloire des Corneille,
des Molière, des Racine, des La Fontaine, on discutait sans cesse, on
revisait avec une singulière rigueur les titres de Boileau au génie
poétique; et il n'a guère tenu à Fontenelle, à d'Alembert, à Helvétius,
à Condillac, à Marmontel, et par instants à Voltaire lui-même, que cette
grande renommée classique ne fût entamée. On sait le motif de presque
toutes les hostilités et les antipathies d'alors: c'est que Boileau
n'était pas _sensible_; on invoquait là-dessus certaine anecdote,
plus que suspecte, insérée à _l'Année littéraire_, et reproduite par
Helvétius; et comme au dix-huitième siècle le _sentiment_ se mêlait à
tout, à une description de Saint-Lambert, à un conte de Crébillon fils,
ou à l'histoire philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les
philosophes et les géomètres avaient pris Boileau en grande aversion[2].
Pourtant, malgré leurs épigrammes et leurs demi-sourires, sa renommée
littéraire résista et se consolida de jour en jour. Le _Poète du bon
sens_, le _législateur de notre Parnasse_ garda son rang suprême. Le mot
de Voltaire, _Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur_, fit
fortune et passa en proverbe; les idées positives du XVIIIe siècle et la
philosophie condillacienne, en triomphant, semblèrent marquer d'un sceau
plus durable la renommée du plus sensé, du plus logique et du plus
correct des poëtes. Mais ce fut surtout lorsqu'une école nouvelle
s'éleva en littérature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux
d'abord, commencèrent de mettre en avant des théories inusitées et les
appliquèrent dans des oeuvres, ce fut alors qu'en haine des innovations
on revint de toutes parts à Boileau comme à un ancêtre illustre et qu'on
se rallia à son nom dans chaque mêlée. Les académies proposèrent à
l'envi son éloge: les éditions de ses oeuvres se multiplièrent; des
commentateurs distingués, MM. Viollet-le-Duc, Amar, de Saint-Surin,
l'environnèrent des assortiments de leur goût et de leur érudition; M.
Daunou en particulier, ce vénérable représentant de la littérature et
de la philosophie du XVIIIe siècle, rangea autour de Boileau, avec une
sorte de piété, tous les faits, tous les jugements, toutes les apologies
qui se rattachent à cette grande cause littéraire et philosophique.
Mais, cette fois, le concert de si dignes efforts n'a pas suffisamment
protégé Boileau contre ces idées nouvelles, d'abord obscures et
décriées, mais croissant et grandissant sous les clameurs. Ce ne sont
plus en effet, comme au XVIIIe siècle, de piquantes épigrammes et des
personnalités moqueuses; c'est une forte et sérieuse attaque contre les
principes et le fond même de la poétique de Boileau; c'est un examen
tout littéraire de ses inventions et de son style, un interrogatoire
sévère sur les qualités de poëte qui étaient ou n'étaient pas en lui.
Les épigrammes même ne sont plus ici de saison; on en a tant fait contre
lui en ces derniers temps, qu'il devient presque de mauvais goût de les
répéter. Nous n'aurons pas de peine à nous les interdire dans le petit
nombre de pages que nous allons lui consacrer. Nous ne chercherons pas
non plus à instruire un procès régulier et à prononcer des conclusions
définitives. Ce sera assez pour nous de causer librement de Boileau avec
nos lecteurs, de l'étudier dans son intimité, de l'envisager en détail
selon notre point de vue et les idées de notre siècle, passant tour à
tour de l'homme à l'auteur, du bourgeois d'Auteuil au poëte de Louis le
Grand, n'éludant pas à la rencontre les graves questions d'art et de
style, les éclaircissant peut-être quelquefois sans prétendre jamais les
résoudre. Il est bon, à chaque époque littéraire nouvelle, de repasser
en son esprit et de revivifier les idées qui sont représentées par
certains noms devenus sacramentels, dût-on n'y rien changer, à peu
près comme à chaque nouveau règne on refrappe monnaie et on rajeunit
l'effigie sans altérer le poids.

[Note 2: Rien ne saurait mieux donner idée du degré de défaveur que
la réputation de Boileau encourait à un certain moment, que de voir dans
l'excellent recueil intitulé _l'Esprit des Journaux_ (mars 1785, page
243) le passage suivant d'un article sur l'_Épître en vers_, adressé de
Montpellier aux rédacteurs du journal; ce passage, à mon sens, par son
incidence même et son hasard tout naturel, exprime mieux l'état de
l'opinion courante que ne le ferait un jugement formel: «Boileau, est-il
dit, qui vint ensuite (après Regnier), mit dans ce qu'il écrivit en ce
genre _la raison en vers harmonieux et pleins d'images_: c'est du plus
célèbre poëte de ce siècle que nous avons emprunté ce jugement sur les
Épîtres de Boileau, parce qu'une infinité de personnes dont l'autorité
n'est point à mépriser, affectant aujourd'hui d'en juger plus
défavorablement, nous avons craint, en nous élevant contre leur opinion,
de mettre nos erreurs à la place des leurs.» Que de précautions pour
oser louer!]

De nos jours, une haute et philosophique méthode s'est introduite dans
toutes les branches de l'histoire. Quand il s'agit de juger la vie, les
actions, les écrits d'un homme célèbre, on commence par bien examiner et
décrire l'époque qui précéda sa venue, la société qui le reçut dans son
sein, le mouvement général imprimé aux esprits; on reconnaît et l'on
dispose, par avance, la grande scène où le personnage doit jouer son
rôle; du moment qu'il intervient, tous les développements de sa force,
tous les obstacles, tous les contrecoups sont prévus, expliqués,
justifiés; et de ce spectacle harmonieux il résulte par degrés,
dans l'âme du lecteur, une satisfaction pacifique où se repose
l'intelligence. Cette méthode ne triomphe jamais avec une évidence plus
entière et plus éclatante que lorsqu'elle ressuscite les hommes d'état,
les conquérants, les théologiens, les philosophes; mais quand elle
s'applique aux poètes et aux artistes, qui sont souvent des gens de
retraite et de solitude, les exceptions deviennent plus fréquentes et
il est besoin de prendre garde. Tandis que dans les ordres d'idées
différents, en politique, en religion, en philosophie, chaque homme,
chaque oeuvre tient son rang, et que tout fait bruit et nombre, le
médiocre à côté du passable, et le passable à côté de l'excellent, dans
l'art il n'y a que l'excellent qui compte; et notez que l'excellent ici
peut toujours être une exception, un jeu de la nature, un caprice
du ciel, un don de Dieu. Vous aurez fait de beaux et légitimes
raisonnements sur les races ou les époques prosaïques; mais il plaira
à Dieu que Pindare sorte un jour de Béotie, ou qu'un autre jour André
Chénier naisse et meure au XVIIIe siècle. Sans doute ces aptitudes
singulières, ces facultés merveilleuses reçues en naissant se
coordonnent toujours tôt ou tard avec le siècle dans lequel elles sont
jetées et en subissent dès inflexions durables. Mais pourtant ici
l'initiative humaine est en première ligne et moins sujette aux causes
générales; l'énergie individuelle modifie, et, pour ainsi dire,
s'assimile les choses; et d'ailleurs, ne suffit-il pas à l'artiste,
pour accomplir sa destinée, de se créer un asile obscur dans ce grand
mouvement d'alentour, de trouver quelque part un coin oublié, où il
puisse en paix tisser sa toile ou faire son miel? Il me semble donc que
lorsqu'on parle d'un artiste et d'un poëte, surtout d'un poëte qui ne
représente pas toute une époque, il est mieux de ne pas compliquer dès
l'abord son histoire d'un trop vaste appareil philosophique, de s'en
tenir, en commençant, au caractère privé, aux liaisons domestiques, et
de suivre l'individu de près dans sa destinée intérieure, sauf ensuite,
quand on le connaîtra bien, à le traduire au grand jour, et à le
confronter avec son siècle. C'est ce que nous ferons simplement pour
Boileau.

_Fils d'un père greffier, né d'aïeux avocats_ (1636), comme il le
dit lui-même dans sa dixième épître, Boileau passa son enfance et sa
première jeunesse rue de Harlay (ou peut-être rue de Jérusalem), dans
une maison du temps d'Henri IV, et eut à loisir sous les yeux le
spectacle de la vie bourgeoise et de la vie de palais. Il perdit sa mère
en bas âge; la famille était nombreuse et son père très-occupé; le jeune
enfant se trouva livré à lui-même, logé dans une guérite au grenier. Sa
santé en souffrit, son talent d'observation dut y gagner; il remarquait
tout, maladif et taciturne; et comme il n'avait pas la tournure d'esprit
rêveuse et que son jeune âge n'était pas environné de tendresse, il
s'accoutuma de bonne heure à voir les choses avec sens, sévérité et
brusquerie mordante. On le mit bientôt au collège, où il achevait sa
quatrième, lorsqu'il fut attaqué de la pierre; il fallut le tailler, et
l'opération faite en apparence avec succès lui laissa cependant pour le
reste de sa vie une très-grande incommodité. Au collège, Boileau lisait,
outre les auteurs classiques, beaucoup de poëmes modernes, de romans,
et, bien qu'il composât lui-même, selon l'usage des rhétoriciens,
d'assez mauvaises tragédies, son goût et son talent pour les vers
étaient déjà reconnus de ses maîtres. En sortant de philosophie, il fut
mis au droit; son père mort, il continua de demeurer chez son frère
Jérôme qui avait hérité de la charge de greffier, se fit recevoir
avocat, et bientôt, las de la chicane, il s'essaya à la théologie sans
plus de goût ni de succès. Il n'y obtint qu'un bénéfice de 800 livres
qu'il résigna après quelques années de jouissance, au profit, dit-on, de
la demoiselle Marie Poncher de Bretouville qu'il avait aimée et qui se
faisait religieuse. A part cet attachement, qu'on a même révoqué en
doute, il ne semble pas que la jeunesse de Despréaux ait été fort
passionnée, et lui-même convient qu'il est _très-peu voluptueux_. Ce
petit nombre de faits connus sur les vingt-quatre premières années de
sa vie nous mènent jusqu'en 1660, époque où il débute dans le monde
littéraire par la publication de ses premières satires.

Les circonstances extérieures étant données, l'état politique et social
étant connu, on conçoit quelle dut être sur une nature comme celle
de Boileau l'influence de cette première éducation, de ces habitudes
domestiques et de tout cet intérieur. Rien de tendre, rien de maternel
autour de cette enfance infirme et stérile; rien pour elle de bien
inspirant ni de bien sympathique dans toutes ces conversations de
chicane auprès du fauteuil du vieux greffier, rien qui touche, qui
enlève et fasse qu'on s'écrie avec Ducis: «Oh! que toutes ces pauvres
maisons bourgeoises rient à mon coeur!» Sans doute à une époque
d'analyse et de retour sur soi-même, une âme d'enfant rêveur eût tiré
parti de cette gêne et de ce refoulement; mais il n'y fallait pas songer
alors, et d'ailleurs l'âme de Boileau n'y eût jamais été propre. Il y
avait bien, il est vrai, la ressource de la moquerie et du grotesque;
déjà Villon et Regnier avaient fait jaillir une abondante poésie de ces
moeurs bourgeoises, de cette vie de cité et de basoche; mais Boileau
avait une retenue dans sa moquerie, une sobriété dans son sourire, qui
lui interdisait les débauches d'esprit de ses devanciers. Et puis les
moeurs avaient perdu en saillie depuis que la régularité d'Henri IV
avait passé dessus: Louis XIV allait imposer le décorum. Quant à l'effet
hautement poétique et religieux des monuments d'alentour sur une jeune
vie commencée entre Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, comment y penser
en ce temps-là? Le sens du moyen-âge était complètement perdu; l'âme
seule d'un Milton pouvait en retrouver quelque chose, et Boileau ne
voyait guère dans une cathédrale que de gras chanoines et un lutrin.
Aussi que sort-il tout à coup, et pour premier essai, de cette verve de
vingt-quatre ans, de cette existence de poëte si longtemps misérable et
comprimée? Ce n'est ni la pieuse et sublime mélancolie du _Penseroso_
s'égarant de nuit, tout en larmes, sous les cloîtres gothiques et les
arceaux solitaires; ni une charge vigoureuse dans le ton de Regnier sur
les orgies nocturnes, les allées obscures et les escaliers en limaçon de
la Cité; ni une douce et onctueuse poésie de famille et de coin du feu,
comme en ont su faire La Fontaine et Ducis; c'est _Damon, ce grand
auteur_, qui fait ses adieux à la ville, d'après Juvénal; c'est une
autre satire sur les embarras des rues de Paris; c'est encore une
raillerie fine et saine des mauvais rimeurs qui fourmillaient alors et
avaient usurpé une grande réputation à la ville et à la cour. Le frère
de Gilles Boileau débutait, comme son caustique aîné, par prendre à
partie les Cotin et les Ménage. Pour verve unique, il avait _la haine
des sots livres_.

Nous venons de dire que le sens du moyen-âge était déjà perdu depuis
longtemps; il n'avait pas survécu en France au XVIe siècle; l'invasion
grecque et romaine de la Renaissance l'avait étouffé. Toutefois, en
attendant que cette grande et longue décadence du moyen-âge fût menée à
terme, ce qui n'arriva qu'à la fin du XVIIIe siècle, en attendant que
l'ère véritablement moderne commençât pour la société et pour l'art en
particulier, la France, à peine reposée des agitations de la Ligue et de
la Fronde, se créait lentement une littérature, une poésie, tardive sans
doute et quelque peu artificielle, mais d'un mélange habilement fondu,
originale dans son imitation, et belle encore au déclin de la société
dont elle décorait la ruine. Le drame mis à part, on peut considérer
Malherbe et Boileau comme les auteurs officiels et en titre du mouvement
poétique qui se produisit durant les deux derniers siècles, aux sommités
et à la surface de la société française. Ils se distinguent tous les
deux par une forte dose d'esprit critique et par une opposition sans
pitié contre leurs devanciers immédiats. Malherbe est inexorable pour
Ronsard, Des Portes et leurs disciples, comme Boileau le fut pour
Colletet, Ménage, Chapelain, Benserade, Scudery. Cette rigueur, surtout
celle de Boileau, peut souvent s'appeler du nom d'équité; pourtant,
même quand ils ont raison, Malherbe et Boileau ne l'ont jamais qu'à la
manière un peu vulgaire du bon sens, c'est-à-dire sans portée, sans
principes, avec des vues incomplètes, insuffisantes. Ce sont des
médecins empiriques; ils s'attaquent à des vices réels, mais extérieurs,
à des symptômes d'une poésie déjà corrompue au fond; et, pour la
régénérer, ils ne remontent pas au coeur du mal. Parce que Ronsard et
Des Portes, Scudery et Chapelain leur paraissent détestables, ils en
concluent qu'il n'y a de vrai goût, de poésie véritable, que chez les
anciens; ils négligent, ils ignorent, ils suppriment tout net les
grands rénovateurs de l'art au moyen-âge; ils en jugent à l'aveugle par
quelques pointes de Pétrarque, par quelques concetti du Tasse auxquels
s'étaient attachés les beaux esprits du temps d'Henri III et de Louis
XIII. Et lorsque dans leurs idées de réforme, ils ont décidé de revenir
à l'antiquité grecque et romaine, toujours fidèles à cette logique
incomplète du bon sens qui n'ose pousser au bout des choses, ils se
tiennent aux Romains de préférence aux Grecs; et le siècle d'Auguste
leur présente au premier aspect le type absolu du beau. Au reste, ces
incertitudes et ces inconséquences étaient inévitables en un siècle
épisodique, sous un règne en quelque sorte accidentel, et qui ne
plongeait profondément ni dans le passé ni dans l'avenir. Alors les
arts, au lieu de vivre et de cohabiter au sein de la même sphère et
d'être ramenés sans cesse au centre commun de leurs rayons, se tenaient
isolés chacun à son extrémité et n'agissaient qu'à la surface. Perrault,
Mansart, Lulli, Le Brun, Boileau, Vauban, bien qu'ils eussent entre eux,
dans la manière et le procédé, des traits généraux de ressemblance, ne
s'entendaient nullement et ne sympathisaient pas, emprisonnés
qu'ils étaient dans le technique et le métier. Aux époques vraiment
_palingénésiques_, c'est tout le contraire; Phidias qu'Homère inspire
suppléerait Sophocle avec son ciseau; Orcagna commente Pétrarque ou
Dante avec son crayon; Chateaubriand comprend Bonaparte. Revenons à
Boileau. Il eût été trop dur d'appliquer à lui seul des observations qui
tombent sur tout son siècle, mais auxquelles il a nécessairement grande
part en qualité de poëte critique et de législateur littéraire.

C'est là en effet le rôle et la position que prend Boileau par ses
premiers essais. Dès 1664, c'est-à-dire à l'âge de vingt-huit ans, nous
le voyons intimement lié avec tout ce que la littérature du temps a de
plus illustre, avec La Fontaine et Molière déjà célèbres, avec Racine
dont il devient le guide et le conseiller. Les dîners de la rue du
Vieux-Colombier s'arrangent pour chaque semaine, et Boileau y tient le
dé de la critique. Il fréquente les meilleures compagnies, celles de M.
de La Rochefoucauld, de mesdames de La Fayette et de Sévigné, connaît
les Lamoignon, les Vivonne, les Pomponne, et partout ses décisions en
matière de goût font loi. Présenté à la cour en 1669, il est nommé
historiographe en 1677; à cette époque, par la publication de presque
toutes ses satires et ses épîtres, de son _Art poétique_ et des quatre
premiers chants du _Lutrin_, il avait atteint le plus haut degré de sa
réputation.

Boileau avait quarante-un ans, lorsqu'il fut nommé historiographe; on
peut dire que sa carrière littéraire se termine à cet âge. En effet,
durant les quinze années qui suivent, jusqu'en 1693, il ne publia que
les deux derniers chants du _Lutrin_; et jusqu'à la fin de sa vie
(1711), c'est-à-dire pendant dix-huit autres années, il ne fit plus que
la satire _sur les Femmes, l'Ode à Namur_, les épîtres _à ses Vers, à
Antoine, et sur l'Amour de Dieu_, les satires _sur l'Homme_ et _sur
l'Équivoque_. Cherchons dans la vie privée de Boileau l'explication de
ces irrégularités, et tirons-en quelques conséquences sur la qualité de
son talent.

Pendant le temps de sa renommée croissante, Boileau avait continué de
loger chez son frère le greffier Jérôme. Cet intérieur devait être assez
peu agréable au poëte, car la femme de Jérôme était, à ce qu'il paraît,
grondeuse et revêche. Mais les distractions du monde ne permettaient
guère alors à Boileau de se ressentir des chicanes domestiques qui
troublaient le ménage de son frère. En 1679, à la mort de Jérôme, il
logea quelques années chez son neveu Dongois, aussi greffier; mais
bientôt, après avoir fait en carrosse les campagnes de Flandre et
d'Alsace, il put acheter avec les libéralités du roi une petite maison
à Auteuil, et on l'y trouve installé dès 1687. Sa santé d'ailleurs,
toujours si délicate, s'était dérangée de nouveau; il éprouvait une
extinction de voix et une surdité qui lui interdisaient le monde et la
cour. C'est en suivant Boileau dans sa solitude d'Auteuil qu'on apprend
à le mieux connaître; c'est en remarquant ce qu'il fit ou ne fit pas
alors, durant près de trente ans, livré à lui-même, faible de corps,
mais sain d'esprit, au milieu d'une campagne riante, qu'on peut juger
avec plus de vérité et de certitude ses productions antérieures et
assigner les limites de ses facultés. Eh bien! le dirons-nous? chose
étrange, inouïe! pendant ce long séjour aux champs, en proie aux
infirmités du corps qui, laissant l'âme entière, la disposent à la
tristesse et à la rêverie, pas un mot de conversation, pas une ligne
de correspondance, pas un vers qui trahisse chez Boileau une émotion
tendre, un sentiment naïf et vrai de la nature et de la campagne[3].

[Note 3: Afin d'être juste, il ne faut pourtant pas oublier que
quelques années auparavant (1677), dans l'Épître à M. de Lamoignon, le
poëte avait fait une description charmante de la campagne d'Hautile près
La Roche-Guyon, où il était allé passer l'été chez son neveu Dongois. Il
y peignait, en homme qui en sait jouir, les fraîches délices des champs,
les divers détails du paysage; c'est là qu'il est question de gaules
_non plantés_,

  Et de noyers souvent du passant insultés.

Mais ces accidents champêtres, et toujours et avant tout ingénieux,
sont rares chez Boileau, et ils le devinrent de plus en plus avec
l'Age.--Puisque nous en sommes à ce détail, ne laissons pas de remarquer
encore que la fontaine _Polycrècne_, dont il est question dans la
même épître et qui arrose la vallée de Saint-Chéron, près de Bàville,
fontaine chantée en latin par tous les doctes et les beaux-esprits du
temps, Rapin, Huet, etc., est restée connue dans le pays sous le nom de
_fontaine de Boileau_. Le beau bouquet d'arbres qui en couronnait le
bassin a été abattu il y a peu d'années. Était-ce un présage? (Voir
ci-après l'épître en vers sur ce sujet.)]


Non, il n'est pas indispensable, pour provoquer en nous cette vive et
profonde intelligence des choses naturelles, de s'en aller bien loin, au
delà des mers, parcourant les contrées aimées du soleil et la patrie des
citronniers, se balançant tout le soir dans une gondole, à Venise ou à
Baïa, aux pieds d'une Elvire ou d'une Guiccioli. Non, bien moins suffit:
voyez Horace, comme il s'accommode, pour rêver, d'un petit champ, d'une
petite source d'eau vive, et d'un peu de bois au-dessus, _et paulùm
sylvae super his foret_; voyez La Fontaine, comme il aime s'asseoir et
s'oublier de longues heures sous un chêne; comme il entend à merveille
les bois, les eaux, les prés, les garennes et les lapins broutant le
thym et la rosée, les fermes avec leurs fumées, leurs colombiers et
leurs basses-cours. Et le bon Ducis, qui demeura lui-même à Auteuil,
comme il aime aussi et comme il peint les petits fonds riants et les
revers de coteaux! «J'ai fait une lieue ce matin, écrit-il à l'un de ses
amis, dans les plaines de bruyères, et quelquefois entre des buissons
qui sont couverts de fleurs et qui chantent.» Rien de tout cela chez
Boileau. Que fait-il donc à Auteuil? Il y soigne sa santé, il y traite
ses amis Rapin, Bourdaloue, Bouhonrs; il y joue aux quilles; il y cause,
après boire, nouvelles de cour, Académie, abbé Cotin, Charpentier ou
Perrault, comme Nicole causait théologie sous les admirables ombrages de
Port-Royal; il écrit à Racine de vouloir bien le rappeler au souvenir
du roi et de madame de Maintenon; il lui annonce qu'il compose une ode,
qu'il _y hasarde des choses fort neuves, jusqu'à parler de la plume
blanche que le roi a sur son chapeau_; les jours de verve, il rêve et
récite aux échos de ses bois cette terrible Ode sur la prise de Namùr.
Ce qu'il fait de mieux, c'est assurément une ingénieuse _épître à
Antoine_: encore ce bon jardinier y est-il transformé en _gouverneur_ du
jardin; il ne _plante_ pas, mais _dirige_ l'if et le _chèvre-feuil_, et
_exerce_ sur les espaliers _l'art de la Quintinie_; il y avait même
à Auteuil du Versailles. Cependant Boileau vieillit, ses infirmités
augmentent, ses amis meurent: La Fontaine et Racine lui sont enlevés.
Disons, à la louange de l'homme bon, dont en ce moment nous jugeons le
talent avec une attention sévère, disons qu'il fut sensible à l'amitié
plus qu'à toute autre affection. Dans une lettre, datée de 1695 et
adressée à M. de Maucroix au sujet de la mort de La Fontaine, on lit ce
passage, le seul touchant peut-être que présente la correspondance de
Boileau: «Il me semble, monsieur, que voilà une longue lettre. Mais
quoi? le loisir que je me suis trouvé aujourd'hui à Auteuil m'a comme
transporté à Reims, où je me suis imaginé que je vous entretenois dans
votre jardin, et que je vous revoyois encore comme autrefois, avec tous
ces chers amis que nous avons perdus, et qui ont disparu velut somnium
surgentis.» Aux infirmités de l'âge se joignirent encore un procès
désagréable à soutenir, et le sentiment des malheurs publics. Boileau,
depuis la mort de Racine, ne remit pas les pieds à Versailles; il
jugeait tristement les choses et les hommes; et même, en matière de
goût, la décadence lui paraissait si rapide, qu'il allait jusqu'à
regretter le temps des Bonnecorse et des Pradon. Ce qu'on a peine à
concevoir, c'est qu'il vendit sur ses derniers jours sa maison d'Auteuil
et qu'il vint mourir, en 1711, au cloître Notre-Dame, chez le chanoine
Lenoir, son confesseur. Le principal motif fut la piété sans doute,
comme le dit le Nécrologe de Port-Royal; mais l'économie y entra aussi
pour quelque chose, car il ne haïssait pas l'argent[4]. La vieillesse
du poëte historiographe ne fut pas moins triste et morose que celle du
Monarque.

[Note 4: Cizeron-Rival, d'après Brossette, _Récréations
littéraires_.]

On doit maintenant, ce nous semble, comprendre notre opinion sur
Boileau. Ce n'est pas du tout un poëte, si l'on réserve ce titre aux
êtres fortement doués d'imagination et d'âme: son _Lutrin_ toutefois
nous révèle un talent capable d'invention, et surtout des beautés
pittoresques de détail. Boileau, selon nous, est un esprit sensé et
fin, poli et mordant, peu fécond; d'une agréable brusquerie; religieux
observateur du vrai goût; bon écrivain en vers; d'une correction
savante, d'un enjouement ingénieux; l'oracle de la cour et des lettrés
d'alors; tel qu'il fallait pour plaire à la fois à Patru et à M. de
Bussy, à M. Daguesseau et à madame de Sévigné, à M. Arnauld et à madame
de Maintenon, pour imposer aux jeunes courtisans, pour agréer aux vieux,
pour être estimé de tous honnête homme et d'un mérite solide. C'est le
_poète-auteur_, sachant converser et vivre[5], mais véridique, irascible
à l'idée du faux, prenant feu pour le juste, et arrivant quelquefois par
sentiment d'équité littéraire à une sorte d'attendrissement moral et
de rayonnement lumineux, comme dans son Épître à Racine[6]. Celui-ci
représente très-bien le côté tendre et passionné de Louis XIV et de sa
cour; Boileau en représente non moins parfaitement la gravité soutenue,
le bon sens probe relevé de noblesse, l'ordre décent. La littérature et
la poétique de Boileau sont merveilleusement d'accord avec la religion,
la philosophie, l'économie politique, la stratégie et tous les arts du
temps: c'est le même mélange de sens droit et d'insuffisance, de vues
provisoirement justes, mais peu décisives.

[Note 5: Voir l'agréable conversation entre Despréaux, Racine, M.
Daguesseau, l'abbé Renaudot, etc., etc., écrite par Valincour et
publiée par Adry, à la fin de son édition de la _Princesse de Clèves_
(1807).--Le fait est que Boileau, de bonne heure en possession du
sceptre, passa la très-grande moitié de sa vie à converser et à tenir
tête à tout venant: «Il est heureux comme un roi (écrivait Racine,
1698), dans sa solitude ou plutôt son hôtellerie d'Auteuil. Je l'appelle
ainsi, parce qu'il n'y a point de jour où il n'y ait quelque nouvel
écot, et souvent deux ou trois qui ne se connoissent pas trop les uns
les autres. Il est heureux de s'accommoder ainsi de tout le monde; pour
moi, j'aurois cent fois vendu la maison.» Ce qui pourtant explique qu'à
la fin Boileau, devenu morose, l'ait vendue.]

[Note 6: «La raison, dit Vauvenargues, n'était pas en Boileau
distincte du sentiment.» Mademoiselle de Meulan (depuis madame Guizot)
ajoute: «C'était, en effet, jusqu'au fond du coeur que Boileau se
sentait saisi de la raison et de la vérité. La raison fut son génie;
c'était en lui un organe délicat, prompt, irritable, blessé d'un mauvais
sens comme une oreille sensible l'est d'un mauvais son, et se soulevant
comme une partie offensée sitôt que quelque chose venait à la choquer.»
Cette même raison si sensible, qui lui inspirait, nous dit-il, dès
quinze ans, _la haine_ d'un sot livre, lui faisait _bénir_ son siècle
après _Phèdre_.]

Il réforma les vers, mais comme Colbert les finances, comme Pussort le
code, avec des idées de détail. Brossette le comparait à M. Domat qui
restaura la raison dans la jurisprudence. Racine lui écrivait du camp
près de Namur: «La vérité est que notre tranchée est quelque chose
de prodigieux, embrassant à la fois plusieurs montagnes et plusieurs
vallées avec une infinité de tours et de retours, autant presque qu'il y
a de rues à Paris.» Boileau répondait d'Auteuil, en parlant de la Satire
des Femmes qui l'occupait alors: «C'est un ouvrage qui me tue par la
multitude des transitions, qui sont, à mon sens, le plus difficile
chef-d'oeuvre de la poésie.» Boileau faisait le vers à la Vauban; les
transitions valent les circonvallations; la grande guerre n'était pas
encore inventée. Son Épître sur le passage du Rhin est tout à fait un
tableau de Van der Meulen. On a appelé Boileau le janséniste de notre
poésie; _janséniste_ est un peu fort, _gallican_ serait plus vrai. En
effet, la théorie poétique de Boileau ressemble souvent à la théorie
religieuse des évêques de 1682; sage en application, peu conséquente aux
principes. C'est surtout dans la querelle des anciens et des modernes et
dans la polémique avec Perrault, que se trahit cette infirmité propre
à la logique du sens commun. Perrault avait reproché à Homère une
multitude de mots bas, et _les mots bas_, selon Longin et Boileau, _sont
autant de marques honteuses qui flétrissent l'expression_. Jaloux de
défendre Homère, Boileau, au lieu d'accueillir bravement la critique
de Perrault et d'en décorer son poëte à titre d'éloge, au lieu d'oser
admettre que la cour d'Agamemnon n'était pas tenue à la même étiquette
de langage que celle de Louis le Grand, Boileau se rejette sur ce que
Longin, qui reproche des termes bas à plusieurs auteurs et à Hérodote en
particulier, ne parle pas d'Homère: preuve évidente que les oeuvres
de ce poëte ne renferment point un seul terme bas, et que toutes ses
expressions sont nobles. Mais voilà que, dans un petit traité,
Denis d'Halicarnasse, pour montrer que la beauté du style consiste
principalement dans l'arrangement des mots, a cité l'endroit de
l'Odyssée où, à l'arrivée de Télémaque, les chiens d'Eumée n'aboient
pas et remuent la queue; sur quoi le rhéteur ajoute que c'est bien ici
l'arrangement et non le choix des mots qui fait l'agrément; car, dit-il,
la plupart des mots employés sont _très-vils_ et _très-bas_. Racine
lit, un jour, cette observation de Denis d'Halicarnasse, et vite il
la communique à Boileau qui niait les termes prétendus vils et bas,
reprochés par Perrault à Homère: «J'ai fait réflexion, lui écrit Racine,
qu'au lieu de dire que le mot d'âne est en grec un mot très-noble, vous
pourriez vous contenter de dire que c'est un mot qui n'a rien de bas, et
qui est comme celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce _très-noble_
me paraît un peu trop fort.» C'est là qu'en étaient ces grands hommes
en fait de théorie et de critique littéraire. Un autre jour, il y
eut devant Louis XIV une vive discussion à propos de l'expression
_rebrousser chemin_, que le roi désapprouvait comme basse, et que
condamnaient à l'envi tous les courtisans, et Racine le premier. Boileau
seul, conseillé de son bon sens, osa défendre l'expression; mais il la
défendit bien moins comme nette et franche en elle-même que comme
reçue dans le style noble et poli, depuis que Vaugelas et d'Ablancourt
l'avaient employée.

Si de la théorie poétique de Boileau nous passons à l'application qu'il
en fait en écrivant, il ne nous faudra, pour le juger, que pousser sur
ce point l'idée générale tant de fois énoncée dans cet article. Le style
de Boileau, en effet, est sensé, soutenu, élégant et grave; mais cette
gravité va quelquefois jusqu'à la pesanteur, cette élégance jusqu'à la
fatigue, ce bon sens jusqu'à la vulgarité. Boileau, l'un des premiers et
plus instamment que tout autre, introduisit dans les vers la manie des
périphrases, dont nous avons vu sous Delille le grotesque triomphe; car
quel misérable progrès de versification, comme dit M. Émile Deschamps,
qu'un logogriphe en huit alexandrins, dont le mot est _chiendent_ ou
_carotte_? «Je me souviens, écrit Boileau à M. de Maucroix, que M. de La
Fontaine m'a dit plus d'une fois que les deux vers de mes ouvrages qu'il
estimait davantage, c'étaient ceux où je loue le roi d'avoir établi la
manufacture des points de France à la place des points de Venise. Les
voici: c'est dans la première épître à Sa Majesté:

  Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
  Que payoit à leur art le luxe de nos villes.»

Assurément, La Fontaine était bien humble de préférer ces vers
laborieusement élégants de Boileau à tous les autres; à ce prix, les
siens propres, si francs et si naïfs d'expression, n'eussent guère rien
valu. «Croiriez-vous, dit encore Boileau dans la môme lettre en parlant
de sa dixième Épître, croiriez-vous qu'un des endroits où tous ceux à
qui je l'ai récitée se récrient le plus, c'est un endroit qui ne dit
autre chose sinon qu'aujourd'hui que j'ai cinquante-sept ans, je ne dois
plus prétendre à l'approbation publique? cela est dit en quatre vers,
que je veux bien vous écrire ici, afin que vous me mandiez si vous les
approuvez:

  Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue,
  Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chenue,
  A jeté sur ma tête avec ses doigts pesants
  Onze lustres complets surchargés de deux ans.

«Il me semble que la perruque est assez heureusement frondée dans ces
vers.» Cela rappelle cette autre hardiesse avec laquelle dans l'Ode
à Namur, Boileau parle _de la plume blanche que le roi a sur son
chapeau_[7]. En général, Boileau, en écrivant, attachait trop de prix
aux petites choses: sa théorie du style, celle de Racine lui-même,
n'était guère supérieure aux idées que professait le bon Rollin. «On ne
m'a pas fort accablé d'éloges sur le sonnet de ma parente, écrit Boileau
à Brossette; cependant, monsieur, oserai-je vous dire que c'est une des
choses de ma façon dont je m'applaudis le plus, et que je ne crois pas
avoir rien dit de plus gracieux que:

  A ses jeux innocents enfant associé,

et

  Rompit de ses beaux jours le fil trop délié,

et

  Fut le premier démon qui m'inspira des vers.

[Note 7: «Il ne s'est jamais vanté, comme il est dit dans le
_Boloeana_, d'avoir le premier parlé en vers de notre artillerie, et son
dernier commentateur prend une peine fort inutile en rappelant plusieurs
vers d'anciens poëtes pour prouver le contraire. La gloire d'avoir parlé
le premier du fusil et du canon n'est pas grande. Il se vantoit d'en
avoir le premier parlé poétiquement, et par de nobles périphrases.»
(RACINE fils, _Mémoires_ sur la vie de son père.)]

«C'est à vous à en juger.» Nous estimons ces vers fort bons sans doute,
mais non pas si merveilleux que Boileau semble le croire. Dans une
lettre à Brossette, on lit encore ce curieux passage: «L'autre objection
que vous me faites est sur ce vers de ma Poétique:

  De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents.

Vous croyez que

  Du Styx, de l'Achéron peindre les noirs torrents,

seroit mieux. Permettez-moi de vous dire que vous avez en cela l'oreille
un peu prosaïque, et qu'un homme vraiment poëte ne me fera jamais cette
difficulté, parce que _de Styx et d'Achéron_ est beaucoup plus soutenu
que _du Styx, de l'Achéron. Sur les bords fameux de Seine et de Loire_
seroit bien plus noble dans un vers, que _sur les bords fameux de la
Seine et de la Loire_. Mais ces agréments sont des mystères qu'Apollon
n'enseigne qu'à ceux qui sont véritablement initiés dans son art.»
La remarque est juste, mais l'expression est bien forte. Où en
serions-nous, bon Dieu! si en ces sortes de choses gisait la poésie avec
tous ses _mystères_? Chez Boileau, cette timidité du bon sens, déjà
signalée, fait que la métaphore est bien souvent douteuse, incohérente,
trop tôt arrêtée et tarie, non pas hardiment logique, tout d'une venue
et comme à pleins bords.

  Le François, né malin, forma le vaudeville,
  Agréable indiscret, qui, conduit par le chant,
  Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant.

Qu'est-ce, je le demande, qu'un _indiscret_ qui _passe de bouche en
bouche_ et _s'accroît en marchant_? Ailleurs Boileau dira:

  Inventez des ressorts qui puissent m'attacher,

comme si l'on _attachait_ avec des _ressorts_; des _ressorts poussent,
mettent en jeu_, mais _n'attachent_ pas. Il appellera Alexandre _ce
fougueux l'Angeli_, comme si l'Angeli, fou de roi, était réellement
un fou privé de raison; il fera _monter la trop courte beauté sur des
patins_, comme si une _beauté_ pouvait être _longue_ ou _courte_. Encore
un coup, chez Boileau la métaphore évidemment ne surgit presque jamais
une, entière, indivisible et tout armée: il la compose, il l'achève à
plusieurs reprises; il la fabrique avec labeur, et l'on aperçoit la
trace des soudures[8]. A cela près, et nos réserves une fois posées,
personne plus que nous ne rend hommage à cette multitude de traits
fins et solides, de descriptions artistement faites, à cette moquerie
tempérée, à ce mordant sans fiel, à cette causerie mêlée d'agrément et
de sérieux, qu'on trouve dans les bonnes pages de Boileau[9]. Il nous
est impossible pourtant de ne pas préférer le style de Regnier ou de
Molière.

[Note 8: Plus d'une fois, dans la suite de ces volumes, on trouvera
des modifications apportées à cette théorie trop absolue que je donnais
ici de la métaphore. La métaphore, je suis venu à le reconnaître, n'a
pas besoin, pour être légitime et belle, d'être si complètement armée de
pied en cap; elle n'a pas besoin d'une rigueur matérielle si soutenue
jusque dans le moindre détail. S'adressant à l'esprit et faite avant
tout pour lui figurer l'idée, elle peut sur quelques points laisser
l'idée elle-même apparaître dans les intervalles de l'image. Ce défaut
de cuirasse, en fait de métaphore, n'est pas d'un grand inconvénient; il
suffit qu'il n'y ait pas contradiction ni disparate. Quelle que soit
la beauté de l'image employée, l'esprit sait bien que ce n'est qu'une
image, et que c'est à l'idée surtout qu'il a affaire. Il en est de la
perfection métaphorique un peu comme de l'illusion scénique à laquelle
il ne faut pas trop sacrifier dans le sens matériel, puisque l'esprit
n'en est jamais dupe. Il y a même de l'élégance vraie et du gallicisme
dans l'incomplet de certaines métaphores.]

[Note 9: Dans son éloge de Despréaux (_Hist. de l'Acad. des
Inscript._), M. de Boze a dit très-judicieusement: «Nous croyons qu'il
est inutile de vouloir donner au public une idée plus particulière des
Satires de M. Despréaux. Qu'ajouterions-nous à l'idée qu'il en a déjà?
Devenues l'appui ou la ressource de la plupart des conversations,
combien de maximes, de proverbes ou de bons mots ont-elles fait naître
dans notre langue! et de la nôtre, combien en ont-elles fait passer dans
celle des étrangers! Il y a peu de livres qui aient plus agréablement
exercé la mémoire des hommes, et il n'y en a certainement point qu'il
fût aujourd'hui plus aisé de restituer, si toutes les copies et toutes
les éditions en étoient perdues.»]

Que si maintenant on nous oppose qu'il n'était pas besoin de tant de
détours pour énoncer sur Boileau une opinion si peu neuve et que bien
des gens partagent au fond, nous rappellerons qu'en tout ceci nous
n'avons prétendu rien inventer; que nous avons seulement voulu
rafraîchir en notre esprit les idées que le nom de Boileau réveille,
remettre ce célèbre personnage en place, dans son siècle, avec ses
mérites et ses imperfections, et revoir sans préjugés, de près à la fois
et à distance, le correct, l'élégant, l'ingénieux rédacteur d'un code
poétique abrogé.

Avril 1829.



Comme correctif à cet article critique, on demande la permission
d'insérer ici la pièce de vers suivante, qui est postérieure de près de
quinze ans. A ceux qui l'accuseraient encore d'avoir jeté la pierre aux
statues de Racine et de Boileau, l'auteur, pour toute réponse, a droit
maintenant de faire remarquer qu'en écrivant _les Larmes de Racine_ et
_la Fontaine de Boileau_, il a témoigné, très-incomplètement sans doute,
de son admiration sincère pour ces deux poëtes, mais qu'en cela même il
a donné bien autant de gages peut-être que ne l'ont fait certains de ses
accusateurs.



LA FONTAINE DE BOILEAU[10]

[Note 10: Il est indispensable, en lisant la pièce qui suit, d'avoir
présente à la mémoire l'Épître VI de Boileau à M. de Lamoignon, dans
laquelle il parle de Bâville et de la vie qu'on y mène.]

ÉPÎTRE

A MADAME LA COMTESSE MOLÉ.

  Dans les jours d'autrefois qui n'a chanté Bâville?
  Quand septembre apparu délivrait de la ville
  Le grave Parlement assis depuis dix mois,
  Bâville se peuplait des hôtes de son choix,
  Et, pour mieux animer son illustre retraite,
  Lamoignon conviait et savant et poëte.
  Guy Patin accourait, et d'un éclat soudain
  Faisait rire l'écho jusqu'au bout du jardin,
  Soit que, du vieux Sénat l'âme tout occupée,
  Il poignardât César en proclamant Pompée,
  Soit que de l'antimoine il contât quelque tour.
  Huet, d'un ton discret et plus fait à la cour,
  Sans zèle et passion causait de toute chose,
  Des enfants de Japhet, ou même d'une rose.
  Déjà plein du sujet qu'il allait méditant,
  Rapin[11] vantait le parc et célébrait l'étang.
  Mais voici Despréaux, amenant sur ses traces
  L'agrément sérieux, l'à-propos et les grâces.

  O toi dont, un seul jour, j'osai nier la loi,
  Veux-tu bien, Despréaux, que je parle de toi,
  Que j'en parle avec goût, avec respect suprême,
  Et comme t'ayant vu dans ce cadre qui t'aime!

  Fier de suivre à mon tour des hôtes dont le nom
  N'a rien qui cède en gloire au nom de Lamoignon,
  J'ai visité les lieux, et la tour, et l'allée
  Où des fâcheux ta muse épiait la volée;
  Le berceau plus couvert qui recueillait tes pas;
  La fontaine surtout, chère au vallon d'en bas,
  La fontaine en tes vers _Polycrène_ épanchée,
  Que le vieux villageois nomme aussi _la Rachée_[12],
  Mais que plus volontiers, pour ennoblir son eau,
  Chacun salue encor _Fontaine de Boileau_.
  Par un des beaux matins des premiers jours d'automne,
  Le long de ces coteaux qu'un bois léger couronne,
  Nous allions, repassant par ton même chemin
  Et le reconnaissant, ton Épître à la main.
  Moi, comme un converti, plus dévot à ta gloire.
  Épris du flot sacré, je me disais d'y boire:
  Mais, hélas! ce jour-là, les simples gens du lieu
  Avaient fait un lavoir de la source du dieu,
  Et de femmes, d'enfants, tout un cercle à la ronde
  Occupaient la naïade et m'en altéraient l'onde.
  Mes guides cependant, d'une commune voix,
  Regrettaient le bouquet des ormes d'autrefois,
  Hautes cimes longtemps à l'entour respectées,
  Qu'un dernier possesseur à terre avait jetées.
  Malheur à qui, docile au cupide intérêt,
  Déshonore le front d'une antique forêt,
  Ou dépouille à plaisir la colline prochaine!
  Trois fois malheur, si c'est au bord d'une fontaine!

  Était-ce donc présage, ô noble Despréaux,
  Que la hache tombant sur ces arbres si beaux
  Et ravageant l'ombrage où s'égaya ta muse?
  Est-ce que des talents aussi la gloire s'use,
  Et que, reverdissant en plus d'une saison,
  On finit, à son tour, par joncher le gazon,
  Par tomber de vieillesse, ou de chute plus rude,
  Sous les coups des neveux dans leur ingratitude?
  Ceux surtout dont le lot, moins fait pour l'avenir.
  Fut d'enseigner leur siècle et de le maintenir,
  De lui marquer du doigt la limite tracée,
  De lui dire où le goût modérait la pensée,
  Où s'arrêtait à point l'art dans le naturel,
  Et la dose de sens, d'agrément et de sel,
  Ces talents-là, si vrais, pourtant plus que les autres
  Sont sujets aux rebuts des temps comme les nôtres,
  Bruyants, émancipés, prompts aux neuves douceurs,
  Grands écoliers riant de leurs vieux professeurs.
  Si le même conseil préside aux beaux ouvrages,
  La forme du talent varie avec les âges,
  Et c'est un nouvel art que dans le goût présent
  D'offrir l'éternel fond antique et renaissant.
  Tu l'aurais su, Boileau! Toi dont la ferme idée
  Fut toujours de justesse et d'à-propos guidée,
  Qui d'abord épuras le beau règne où tu vins,
  Comment aurais-tu fait dans nos jours incertains?
  J'aime ces questions, cette vue inquiète,
  Audace du critique et presque du poëte.
  Prudent roi des rimeurs, il t'aurait bien fallu
  Sortir chez nous du cercle où ta raison s'est plu.
  Tout poëte aujourd'hui vise au parlementaire;
  Après qu'il a chanté, nul ne saura se taire:
  Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix;
  Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix.
  Il faudrait bien les suivre, ô Boileau, pour leur dire
  Qu'ils égarent le souffle où leur doux chant s'inspire,
  Et qui diffère tant, même en plein carrefour,
  Du son rauque et menteur des trompettes du jour.

  Dans l'époque, à la fois magnifique et décente,
  Qui comprit et qu'aida ta parole puissante,
  Le vrai goût dominant, sur quelques points borné,
  Chassait du moins le faux autre part confiné;
  Celui-ci hors du centre usait ses représailles;
  Il n'aurait affronté Chantilly ni Versailles,
  Et, s'il l'avait osé, son impudent essor
  Se fût brisé du coup sur le balustre d'or.
  Pour nous, c'est autrement: par un confus mélange
  Le bien s'allie au faux, et le tribun à l'ange.
  Les Pradons seuls d'alors visaient au Scudery:
  Lequel de nos meilleurs peut s'en croire à l'abri?
  Tous cadres sont rompus; plus d'obstacle qui compte;
  L'esprit descend, dit-on:--la sottise remonte;
  Tel même qu'on admire en a sa goutte au front,
  Tel autre en a sa douche, et l'autre nage au fond.
  Comment tout démêler, tout dénoncer, tout suivre,
  Aller droit à l'auteur sous le masque du livre,
  Dire la clef secrète, et, sans rien diffamer,
  Piquer pourtant le vice et bien haut le nommer?
  Voilà, cher Despréaux, voilà sur toute chose
  Ce qu'en songeant à toi souvent je me propose,
  Et j'en espère un peu mes doutes éclaircis
  En m'asseyant moi-même aux bords où tu t'assis.
  Sous ces noms de Cotins que ta malice fronde,
  J'aime à te voir d'ici parlant de notre monde
  A quelque Lamoignon qui garde encor ta loi:
  Qu'auriez-vous dit de nous, Royer-Collard et toi?

  Mais aujourd'hui laissons tout sujet de satire;
  A Bâville aussi bien on t'en eût vu sourire,
  Et tu tâchais plutôt d'en détourner le cours,
  Avide d'ennoblir tes tranquilles discours,
  De chercher, tu l'as dit, sous quelque frais ombrage,
  Comme en un Tusculum, les entretiens du sage,
  Un concert de vertu, d'éloquence et d'honneur,
  Et quel vrai but conduit l'honnête homme au bonheur.

  Ainsi donc, ce jour-là, venant de ta fontaine,
  Nous suivions au retour les coteaux et la plaine,
  Nous foulions lentement ces doux prés arrosés,
  Nous perdions le sentier dans les endroits boisés,
  Puis sa trace fuyait sous l'herbe épaisse et vive:
  Est-ce bien ce côté? n'est-ce pas l'autre rive?
  A trop presser son doute, on se trompe souvent;
  Le plus simple est d'aller. Ce moulin par devant
  Nous barre le chemin; un vieux pont nous invite,
  Et sa planche en ployant nous dit de passer vite:
  On s'effraie et l'on passe, on rit de ses terreurs;
  Ce ruisseau sinueux a d'aimables erreurs.
  Et riant, conversant de rien, de toute chose,
  Retenant la pensée au calme qui repose,
  On voyait le soleil vers le couchant rougir,
  Des saules _non plantés_ les ombres s'élargir,
  Et sous les longs rayons de cette heure plus sûre
  S'éclairer les vergers en salles de verdure,
  Jusqu'à ce que, tournant par un dernier coteau,
  Nous eûmes retrouvé la route du château,
  Où d'abord, en entrant, la pelouse apparue
  Nous offrit du plus loin une enfant accourue[13],
  Jeune fille demain en sa tendre saison,
  Orgueil et cher appui de l'antique maison,
  Fleur de tout un passé majestueux et grave,
  Rejeton précieux où plus d'un nom se grave,
  Qui refait l'espérance et les fraîches couleurs,
  Qui sait les souvenirs et non pas les douleurs,
  Et dont, chaque matin, l'heureuse et blonde tête,
  Après les jours chargés de gloire et de tempête,
  Porte légèrement tout ce poids des aïeux,
  Et court sur le gazon, le vent dans ses cheveux.

Au château du Marais, ce 22 août 1843.


[Note 11: Auteur du poème latin des _Jardins_: voir au livre III un
morceau sur Bâville, et deux odes latines du même. Voir aussi Huet,
_Poésies_ latines et _Mémoires_.]

[Note 12: Une _rachée_: on appelle ainsi les rejetons nés de la
racine après qu'on a coupé le tronc. Les ormes qui ombrageaient
autrefois la fontaine avaient probablement été coupés pour repousser en
_rachée_: de là le nom.]

[Note 13: Mademoiselle de Champlâtreux, depuis duchesse d'Ayen.]

Pour compléter enfin la série de mes _rétractations_ ou _retouches_ sur
Despréaux, je me permettrai d'indiquer ce que j'en ai dit au tome VI des
_Causeries du Lundi_ et qui a été reproduit en tête d'une édition même
de Boileau; et puis encore le chapitre à lui consacré au tome V de
_Port-Royal_. Êtes-vous content? et pour le coup en est-ce assez?



PIERRE CORNEILLE

En fait de critique et d'histoire littéraire, il n'est point, ce me
semble, de lecture plus récréante, plus délectable, et à la fois plus
féconde en enseignements de toute espèce, que les biographies bien
faites des grands hommes: non pas ces biographies minces et sèches, ces
notices exiguës et précieuses, où l'écrivain a la pensée de briller,
et dont chaque paragraphe est effilé en épigramme; mais de larges,
copieuses, et parfois même diffuses histoires de l'homme et de ses
oeuvres: entrer en son auteur, s'y installer, le produire sous ses
aspects divers; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû
faire; le suivre en son intérieur et dans ses moeurs domestiques aussi
avant que l'on peut; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à
cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les grands
hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véritable sur lequel
ils ont pied, d'où ils partent pour s'élever quelque temps, et où ils
retombent sans cesse. Les Allemands et les Anglais, avec leur caractère
complexe d'analyse et de poésie, s'entendent et se plaisent fort à ces
excellents livres. Walter Scott déclare, pour son compte, qu'il ne sait
point de plus intéressant ouvrage en toute la littérature anglaise que
l'histoire du docteur Johnson par Boswell. En France, nous commençons
aussi à estimer et à réclamer ces sortes d'études. De nos jours, les
grands hommes dans les lettres, quand bien même, par leurs mémoires
ou leurs confessions poétiques, ils seraient moins empressés d'aller
au-devant des révélations personnelles, pourraient encore mourir, fort
certains de ne point manquer après eux de démonstrateurs, d'analystes et
de biographes. Il n'en a pas été toujours ainsi; et lorsque nous venons
à nous enquérir de la vie, surtout de l'enfance et des débuts de nos
grands écrivains et poëtes du dix-septième siècle, c'est à grand'peine
que nous découvrons quelques traditions peu authentiques, quelques
anecdotes douteuses, dispersées dans les _Ana_. La littérature et la
poésie d'alors étaient peu personnelles; les auteurs n'entretenaient
guère le public de leurs propres sentiments ni de leurs propres
affaires; les biographes s'étaient imaginé, je ne sais pourquoi, que
l'histoire d'un écrivain était tout entière dans ses écrits, et leur
critique superficielle ne poussait pas jusqu'à l'homme au fond du poëte.
D'ailleurs, comme en ce temps les réputations étaient lentes à se faire,
et qu'on n'arrivait que tard à la célébrité, ce n'était que bien
plus tard encore, et dans la vieillesse du grand homme, que quelque
admirateur empressé de son génie, un Brossette, un Monchesnay, s'avisait
de penser à sa biographie; ou encore cet historien était quelque parent
pieux et dévoué, mais trop jeune pour avoir bien connu la jeunesse de
son auteur, comme Fontenelle pour Corneille, et Louis Racine pour son
père. De là, dans l'histoire de Corneille par son neveu, dans celle de
Racine par son fils, mille ignorances, mille inexactitudes qui sautent
aux yeux, et en particulier une légèreté courante sur les premières
années littéraires, qui sont pourtant les plus décisives.

Lorsqu'on ne commence à connaître un grand homme que dans le fort de sa
gloire, on ne s'imagine pas qu'il ait jamais pu s'en passer, et la chose
nous paraît si simple, que souvent on ne s'inquiète pas le moins du
monde de s'expliquer comment cela est advenu; de même que, lorsqu'on le
connaît dès l'abord et avant son éclat, on ne soupçonne pas d'ordinaire
ce qu'il devra être un jour: on vit auprès de lui sans songer à le
regarder, et l'on néglige sur son compte ce qu'il importerait le plus
d'en savoir. Les grands hommes eux-mêmes contribuent souvent à fortifier
cette double illusion par leur façon d'agir: jeunes, inconnus, obscurs,
ils s'effacent, se taisent, éludent l'attention et n'affectent aucun
rang, parce qu'ils n'en veulent qu'un, et que, pour y mettre la main, le
temps n'est pas mûr encore; plus tard, salués de tous et glorieux, ils
rejettent dans l'ombre leurs commencements, d'ordinaire rudes et amers;
ils ne racontent pas volontiers leur propre formation, pas plus que le
Nil n'étale ses sources. Or, cependant, le point essentiel dans une vie
de grand écrivain, de grand poëte, est celui-ci: saisir, embrasser et
analyser tout l'homme au moment où, par un concours plus ou moins
lent ou facile, son génie, son éducation et les circonstances se sont
accordés de telle sorte, qu'il ait enfanté son premier chef-d'oeuvre. Si
vous comprenez le poëte à ce moment critique, si vous dénouez ce noeud
auquel tout en lui se liera désormais, si vous trouvez, pour ainsi dire,
la clef de cet anneau mystérieux, moitié de fer, moitié de diamant, qui
rattache sa seconde existence, radieuse, éblouissante et solennelle, à
son existence première, obscure, refoulée, solitaire, et dont plus d'une
fois il voudrait dévorer la mémoire, alors on peut dire de vous que vous
possédez à fond et que vous savez votre poëte; vous avez franchi avec
lui les régions ténébreuses, comme Dante avec Virgile; vous êtes dignes
de l'accompagner sans fatigue et comme de plain-pied à travers ses
autres merveilles. De _René_ au dernier ouvrage de M. de Chateaubriand,
des premières _Méditations_ à tout ce que pourra créer jamais M.
de Lamartine, d'_Andromaque_ à _Athalie_, du _Cid_ à _Nicomède_,
l'initiation est facile: on tient à la main le fil conducteur, il ne
s'agit plus que de le dérouler. C'est un beau moment pour le critique
comme pour le poëte que celui où l'un et l'autre peuvent, chacun dans un
juste sens, s'écrier avec cet ancien: _Je l'ai trouvé!_ Le poëte trouve
la région où son génie peut vivre et se déployer désormais; le critique
trouve l'instinct et la loi de ce génie. Si le statuaire, qui est aussi
à sa façon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux yeux
l'idée du poëte, pouvait toujours choisir l'instant où le poëte se
ressemble le plus à lui-même, nul doute qu'il ne le saisît au jour et à
l'heure où le premier rayon de gloire vient illuminer ce front puissant
et sombre. A cette époque unique dans la vie, le génie, qui, depuis
quelque temps adulte et viril, habitait avec inquiétude, avec tristesse,
en sa conscience, et qui avait peine à s'empêcher d'éclater, est tout
d'un coup tiré de lui-même au bruit des acclamations, et s'épanouit à
l'aurore d'un triomphe. Avec les années, il deviendra peut-être
plus calme, plus reposé, plus mûr; mais aussi il perdra en naïveté
d'expression, et se fera un voile qu'on devra percer pour arriver à lui:
la fraîcheur du sentiment intime se sera effacée de son front; l'âme
prendra garde de s'y trahir: une contenance plus étudiée ou du moins
plus machinale aura remplacé la première attitude si libre et si vive.
Or, ce que le statuaire ferait s'il le pouvait, le critique biographe,
qui a sous la main toute la vie et tous les instants de son auteur, doit
à plus forte raison le faire; il doit réaliser par son analyse sagace et
pénétrante ce que l'artiste figurerait divinement sous forme de symbole.
La statue une fois debout, le type une fois découvert et exprimé, il
n'aura plus qu'à le reproduire avec de légères modifications dans les
développements successifs de la vie du poëte, comme en une série de
bas-reliefs. Je ne sais si toute cette théorie, mi-partie poétique et
mi-partie critique, est fort claire; mais je la crois fort vraie, et
tant que les biographes des grands poëtes ne l'auront pas présente à
l'esprit, ils feront des livres utiles, exacts, estimables sans doute,
mais non des oeuvres de haute critique et d'art; ils rassembleront
des anecdotes, détermineront des dates, exposeront des querelles
littéraires: ce sera l'affaire du lecteur d'en faire jaillir le sens et
d'y souffler la vie; ils seront des chroniqueurs, non des statuaires;
ils tiendront les registres du temple, et ne seront pas les prêtres du
dieu.

Cela posé, nous nous garderons d'en faire une sévère application à
l'ouvrage plein de recherches et de faits que vient de publier M.
Taschereau sur Pierre Corneille[14]. Dans cette histoire, aussi bien que
dans celle de Molière, M. Taschereau a eu pour but de recueillir et
de lier tout ce qui nous est resté de traditions sur la vie de ces
illustres auteurs, de fixer la chronologie de leurs pièces, et de
raconter les débats dont elles furent l'occasion et le sujet. Il renonce
assez volontiers à la prétention littéraire de juger les oeuvres,
de caractériser le talent, et s'en tient d'ordinaire là-dessus aux
conclusions que le temps et le goût ont consacrées. Quand les faits sont
clair-semés ou manquent, ce qui arrive quelquefois, il ne s'efforce
point d'y suppléer par les suppositions circonspectes et les inductions
légitimes d'une critique sagement conjecturale; mais il passe outre,
et s'empresse d'arriver à des faits nouveaux: de là chez lui des
intervalles et des lacunes que l'esprit du lecteur est involontairement
provoqué à combler. Les vies complètes, poétiques, pittoresques,
_vivantes_ en un mot, de Corneille et de Molière, restent à faire;
mais à M. Taschereau appartient l'honneur solide d'en avoir, avec une
scrupuleuse érudition, amassé, préparé, numéroté en quelque sorte, les
matériaux longtemps épars. Pour nous, dans le petit nombre d'idées que
nous essaierons d'avancer sur Corneille, nous confessons devoir beaucoup
au travail de son biographe; c'est bien souvent la lecture de son livre
qui nous les a suggérées.

[Note 14: Ce morceau a été écrit à l'occasion de l'_Histoire de la
Vie et des Ouvrages de Pierre Corneille_, par M. Jules Taschereau.]

L'état général de la littérature au moment où un nouvel auteur y débute,
l'éducation particulière qu'a reçue cet auteur, et le génie propre que
lui a départi la nature, voilà trois influences qu'il importe de
démêler dans son premier chef-d'oeuvre pour faire à chacune sa part, et
déterminer nettement ce qui revient de droit au pur génie. Or, quand
Corneille, né en 1606, parvint à l'âge où la poésie et le théâtre durent
commencer à l'occuper, vers 1624, à voir les choses en gros, d'un peu
loin, et comme il les vit d'abord du fond de sa province, trois grands
noms de poëtes, aujourd'hui fort inégalement célèbres, lui apparurent
avant tous les autres, savoir: Ronsard, Malherbe et Théophile. Ronsard,
mort depuis longtemps, mais encore en possession d'une renommée immense,
et représentant la poésie du siècle expiré; Malherbe vivant, mais déjà
vieux, ouvrant la poésie du nouveau siècle, et placé à côté de Ronsard
par ceux qui ne regardaient pas de si près aux détails des querelles
littéraires; Théophile enfin, jeune, aventureux, ardent, et par l'éclat
de ses débuts semblant promettre d'égaler ses devanciers dans un
prochain avenir. Quant au théâtre, il était occupé depuis vingt ans par
un seul homme, Alexandre Hardy, auteur de troupe, qui ne signait même
pas ses pièces sur l'affiche, tant il était notoirement le _poëte
dramatique_ par excellence. Sa dictature allait cesser, il est vrai;
Théophile, par sa tragédie de _Pyrame et Thisbé_, y avait déjà porté
coup; Mairet, Rotrou, Scudery, étaient près d'arriver à la scène. Mais
toutes ces réputations à peine naissantes, qui faisaient l'entretien
précieux des ruelles à la mode, cette foule de beaux esprits de second
et de troisième ordre, qui fourmillaient autour de Malherbe, au-dessous
de Maynard et de Racan, étaient perdus pour le jeune Corneille, qui
vivait à Rouen, et de là n'entendait que les grands éclats de la rumeur
publique. Ronsard, Malherbe, Théophile et Hardy, composaient donc à peu
près sa littérature moderne. Élevé d'ailleurs au collége des jésuites,
il y avait puisé une connaissance suffisante de l'antiquité; mais les
études du barreau, auquel on le destinait, et qui le menèrent jusqu'à sa
vingt et unième année, en 1627, durent retarder le développement de ses
goûts poétiques. Pourtant il devint amoureux; et, sans admettre ici
l'anecdote invraisemblable racontée par Fontenelle, et surtout sa
conclusion spirituellement ridicule, que c'est à cet amour qu'on doit
le grand Corneille, il est certain, de l'aveu même de notre auteur, que
cette première passion lui donna l'éveil et lui apprit à rimer. Il ne
nous semble même pas impossible que quelque circonstance particulière
de son aventure l'ait excité à composer _Mélite_, quoiqu'on ait peine à
voir quel rôle il y pourrait jouer. L'objet de sa passion était, à ce
qu'on rapporte, une demoiselle de Rouen, qui devint madame Du Pont en
épousant un maître des comptes de cette ville. Parfaitement belle et
spirituelle, connue de Corneille depuis l'enfance, il ne paraît pas
qu'elle ait jamais répondu à son amour respectueux autrement que par une
indulgente amitié. Elle recevait ses vers, lui en demandait quelquefois;
mais le génie croissant du poëte se contenait mal dans les madrigaux,
les sonnets et les pièces galantes par lesquels il avait commencé. Il
s'y trouvait _en prison_, et sentait que _pour produire il avait besoin
de la clef des champs. Cent vers lui coûtaient moins_, disait-il, _que
deux mots de chanson_. Le théâtre le tentait; les conseils de sa dame
contribuèrent sans doute à l'y encourager. Il fit _Mélite_, qu'il envoya
au vieux dramaturge Hardy. Celui-ci la trouva _une assez jolie farce_,
et le jeune avocat de vingt-trois ans partit de Rouen pour Paris, en
1629, pour assister au succès de sa pièce.

Le fait principal de ces premières années de la vie de Corneille est
sans contredit sa passion, et le caractère original de l'homme s'y
révèle déjà. Simple, candide, embarrassé et timide en paroles; assez
gauche, mais fort sincère et respectueux en amour, Corneille adore
une femme auprès de laquelle il échoue, et qui, après lui avoir donné
quelque espoir, en épouse un autre. Il nous parle lui-même d'un malheur
qui a rompu le cours de leurs affections; mais le mauvais succès ne
l'aigrit pas contre sa _belle inhumaine_, comme il l'appelle:

  Je me trouve toujours en état de l'aimer;
  Je me sens tout ému quand je l'entends nommer;
  . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . .
  Et, toute mon amour en elle consommée,
  Je ne vois rien d'aimable après l'avoir aimée.
  Aussi n'aimé-je rien; et nul objet vainqueur
  N'a possédé depuis ma veine ni mon coeur.

Ce n'est que quinze ans après, que ce triste et doux souvenir, gardien
de sa jeunesse, s'affaiblit assez chez lui pour lui permettre d'épouser
une autre femme; et alors il commence une vie bourgeoise et de ménage,
dont nul écart ne le distraira au milieu des licences du monde comique
auquel il se trouve forcément mêlé. Je ne sais si je m'abuse, mais je
crois déjà voir en cette nature sensible, résignée et sobre, une naïveté
attendrissante qui me rappelle le bon Ducis et ses amours, une vertueuse
gaucherie pleine de droiture et de candeur comme je l'aime dans le
vicaire de Wakefield; et je me plais d'autant plus à y voir ou, si l'on
veut, à y rêver tout cela, que j'aperçois le génie là-dessous, et qu'il
s'agit du grand Corneille[15].

[Note 15: On ne s'avise guère d'aller chercher dans les poésies
diverses de Corneille les stances suivantes que M. Lebrun, l'auteur de
_Marie Stuart_, sait réciter et faire valoir à merveille. On y surprend
le vieux Corneille, un peu amoureux, mais encore plus glorieux et
grondeur:

  STANCES.

  Marquise, si mon visage
  A quelques traits un peu vieux,
  Souvenez-vous qu'à mon âge
  Vous ne vaudrez guère mieux.

  Le temps aux plus belles choses
  Se plaît à faire un affront,
  Et saura faner vos roses
  Comme il a ridé mon front.

  Le même cours des planètes
  Règle nos jours et nos nuits:
  On m'a vu ce que vous êtes,
  Vous serez ce que je suis.

  Cependant j'ai quelques charmes
  Qui sont assez éclatants
  Pour n'avoir pas trop d'alarmes
  De ces ravages du temps.

  Vous en avez qu'on adore;
  Mais ceux que vous méprisez
  Pourroient bien durer encore
  Quand ceux-là seront usés.

  Ils pourroient sauver la gloire
  Des yeux qui me semblent doux,
  Et dans mille ans faire croire
  Ce qu'il me plaira de vous.

  Chez cette race nouvelle
  Où j'aurai quelque crédit
  Vous ne passerez pour belle
  Qu'autant que je l'aurai dit.

  Pensez-y, belle marquise,
  Quoiqu'un grison fasse effroi,
  Il vaut bien qu'on le courtise,
  Quand il est fait comme moi.

Que dites-vous de ce ton? comme il est héroïque encore! Malherbe seul
et Corneille peuvent s'en permettre un pareil. Don Diègue, s'il avait
affaire à une coquette, ne parlerait pas autrement.]

Depuis 1620, époque où Corneille vint pour la première fois à Paris,
jusqu'en 1636, où il fit représenter _le Cid_, il acheva réellement son
éducation littéraire, qui n'avait été qu'ébauchée en province. Il se mit
en relation avec les beaux esprits et les poëtes du temps, surtout avec
ceux de son âge, Mairet, Scudery, Rotrou: il apprit ce qu'il avait
ignoré jusque-là, que Ronsard était un peu passé de mode, et que
Malherbe, mort depuis un an, l'avait détrôné dans l'opinion; que
Théophile, mort aussi, ne laissait qu'une mémoire équivoque et avait
déçu les espérances, que le théâtre s'ennoblissait et s'épurait par
les soins du cardinal-duc; que Hardy n'en était plus à beaucoup près
l'unique soutien, et qu'à son grand déplaisir une troupe de jeunes
rivaux le jugeaient assez lestement et se disputaient son héritage.
Corneille apprit surtout qu'il y avait des règles dont il ne s'était
pas douté à Rouen, et qui agitaient vivement les cervelles à Paris: de
rester durant les cinq actes au même lieu ou d'en sortir, d'être ou
de n'être pas dans les vingt-quatre heures, etc. Les savants et les
réguliers faisaient à ce sujet la guerre aux déréglés et aux ignorants.
Mairet tenait pour; Claveret se déclarait contre: Rotrou s'en souciait
peu; Scudery en discourait emphatiquement. Dans les diverses pièces
qu'il composa en cet espace de cinq années, Corneille s'attacha à
connaître à fond les habitudes du théâtre et à consulter le goût du
public; nous n'essaierons pas de le suivre dans ces tâtonnements. Il
fut vite agréé de la ville et de la cour; le cardinal le remarqua et se
l'attacha comme un des cinq auteurs; ses camarades le chérissaient et
l'exaltaient à l'envi. Mais il contracta en particulier avec Rotrou une
de ces amitiés si rares dans les lettres, et que nul esprit de rivalité
ne put jamais refroidir. Moins âgé que Corneille, Rotrou l'avait
pourtant précédé au théâtre, et, au début, l'avait aidé de quelques
conseils. Corneille s'en montra reconnaissant au point de donner à
son jeune ami le nom touchant de _père_; et certes s'il nous fallait
indiquer, dans cette période de sa vie, le trait le plus caractéristique
de son génie et de son âme, nous dirions que ce fut cette amitié
tendrement filiale pour l'honnête Rotrou, comme, dans la période
précédente, ç'avait été son pur et respectueux amour pour la femme dont
nous avons parlé. Il y avait là-dedans, selon nous, plus de présage de
grandeur sublime que dans _Mélite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du
Palais, la Suivante, la Place Royale, l'Illusion,_ et pour le moins
autant que dans _Médée_.

Cependant Corneille faisait de fréquentes excursions à Rouen. Dans
l'un de ces voyages, il visita un M. de Châlons, ancien secrétaire des
commandements de la reine-mère, qui s'y était retiré dans sa vieillesse:
«Monsieur, lui dit le vieillard après les premières félicitations, le
genre de comique que vous embrassez ne peut vous procurer qu'une gloire
passagère. Vous trouverez dans les Espagnols des sujets qui, traités
dans notre goût par des mains comme les vôtres, produiraient de grands
effets. Apprenez leur langue, elle est aisée; je m'offre de vous montrer
ce que j'en sais, et, jusqu'à ce que vous soyez en état de lire par
vous-même, de vous traduire quelques endroits de Guillen de Castro.» Ce
fut une bonne fortune pour Corneille que cette rencontre; et dès qu'il
eut mis le pied sur cette noble poésie d'Espagne, il s'y sentit à l'aise
comme en une patrie. Génie loyal, plein d'honneur et de moralité,
marchant la tête haute, il devait se prendre d'une affection soudaine
et profonde pour les héros chevaleresques de cette brave nation. Son
impétueuse chaleur de coeur, sa sincérité d'enfant, son dévouement
inviolable en amitié, sa mélancolique résignation en amour, sa religion
du devoir, son caractère tout en dehors, naïvement grave et sentencieux,
beau de fierté et de prud'homie, tout le disposait fortement au genre
espagnol; il l'embrassa avec ferveur, l'accommoda, sans trop s'en
rendre compte, au goût de sa nation et de son siècle, et s'y créa une
originalité unique au milieu de toutes les imitations banales qu'on en
faisait autour de lui. Ici, plus de tâtonnements ni de marche lentement
progressive, comme dans ses précédentes comédies. Aveugle et rapide en
son instinct, il porte du premier coup la main au sublime, au glorieux,
au pathétique, comme à des choses familières, et les produit en
un langage superbe et simple que tout le monde comprend, et qui
n'appartient qu'à lui[16]. Au sortir de la première représentation du
_Cid_, notre théâtre est véritablement fondé; la France possède tout
entier le grand Corneille; et le poëte triomphant, qui, à l'exemple de
ses héros, parle hautement de lui-même comme il en pense, a droit de
s'écrier, sans peur de démenti, aux applaudissements de ses admirateurs
et au désespoir de ses envieux:

  Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.
  Pour me faire admirer je ne fais point de ligue;
  J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue;
  Et mon ambition, pour faire un peu de bruit,
  Ne les va point quêter de réduit en réduit.
  Mon travail, sans appui, monte sur le théâtre;
  Chacun en liberté l'y blâme ou l'idolâtre.
  Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments,
  J'arrache quelquefois des applaudissements;
  Là, content du succès que le mérite donne,
  Par d'illustres avis je n'éblouis personne.
  Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
  Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;
  Par leur seule beauté ma plume est estimée;
  Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée,
  Et pense toutefois n'avoir point de rival
  A qui je fasse tort en le traitant d'égal[17].

[Note 16: J'insiste sur le style; le fond du _Cid_ est tout pris
à l'espagnol. M. Fauriel, dans une leçon, comparant les deux _Cids,_
remarquait, comme différence, l'abrégé fréquent, rapide, que Corneille
avait fait des scènes plus développées de l'original: «Chez Corneille,
ajoutait-il, on dirait que tous les personnages _travaillent à l'heure_,
tant ils sont pressés de faire le plus de choses dans le moins de
temps!» Corneille sentait son public français.]

[Note 17: Il sent bien qu'il va un peu loin et s'en excuse:

  Nous nous aimons un peu, c'est notre faible à tous.
  Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous?

Ceci devient malin; on croirait que c'est du La Fontaine.]


L'éclatant succès du _Cid_ et l'orgueil bien légitime qu'en ressentit et
qu'en témoigna Corneille soulevèrent contre lui tous ses rivaux de
la veille et tous les auteurs de tragédies, depuis Claveret jusqu'à
Richelieu. Nous n'insisterons pas ici sur les détails de cette
querelle, qui est un des endroits les mieux éclaircis de notre histoire
littéraire. L'effet que produisit sur le poëte ce déchaînement de la
critique fut tel qu'on peut le conclure d'après le caractère de son
talent et de son esprit. Corneille, avons-nous dit, était un génie pur,
instinctif, aveugle, de propre et libre mouvement, et presque dénué des
qualités moyennes qui accompagnent et secondent si efficacement dans le
poëte le don supérieur et divin. Il n'était ni adroit, ni habile aux
détails, avait le jugement peu délicat, le goût peu sûr, le tact assez
obtus, et se rendait mal compte de ses procédés d'artiste; il se piquait
pourtant d'y entendre finesse, et de ne pas tout dire. Entre son génie
et son bon sens, il n'y avait rien ou à peu près, et ce bon sens, qui ne
manquait ni de subtilité ni de dialectique, devait faire mille efforts,
surtout s'il y était provoqué, pour se guinder jusqu'à ce génie, pour
l'embrasser, le comprendre et le régenter. Si Corneille était venu plus
tôt, avant l'Académie et Richelieu, à la place d'Alexandre Hardy par
exemple, sans doute il n'eût été exempt ni de chutes, ni d'écarts, ni de
méprises; peut-être même trouverait-on chez lui bien d'autres énormités
que celles dont notre goût se révolte en quelques-uns de ses plus
mauvais passages; mais du moins ses chutes alors eussent été uniquement
selon la nature et la pente de son génie; et quand il se serait relevé,
quand il aurait entrevu le beau, le grand, le sublime, et s'y serait
précipité comme en sa région propre, il n'y eût pas traîné après lui
le bagage des règles, mille scrupules lourds et puérils, mille petits
empêchements à un plus large et vaste essor. La querelle du _Cid_, en
l'arrêtant dès son premier pas, en le forçant de revenir sur lui-même
et de confronter son oeuvre avec les règles, lui dérangea pour l'avenir
cette croissance prolongée et pleine de hasards, cette sorte de
végétation sourde et puissante à laquelle la nature semblait l'avoir
destiné. Il s'effaroucha, il s'indigna d'abord des chicanes de la
critique; mais il réfléchit beaucoup intérieurement aux règles et
préceptes qu'on lui imposait, et il finit par s'y accommoder et par
y croire. Les dégoûts qui suivirent pour lui le triomphe du _Cid_ le
ramenèrent à Rouen dans sa famille, d'où il ne sortit de nouveau qu'en
1639, _Horace_ et _Cinna_ en main. Quitter l'Espagne dès l'instant qu'il
y avait mis pied, ne pas pousser plus loin cette glorieuse victoire du
_Cid_, et renoncer de gaieté de coeur à tant de héros magnanimes qui
lui tendaient les bras, mais tourner à côté et s'attaquer à une _Rome
castillane_, sur la foi de Lucain et de Sénèque, ces Espagnols,
bourgeois sous Néron, c'était pour Corneille ne pas profiter de tous
ses avantages et mal interpréter la voix de son génie au moment où elle
venait de parler si clairement. Mais alors la mode ne portait pas moins
les esprits vers Rome antique que vers l'Espagne. Outre les galanteries
amoureuses et les beaux sentiments de rigueur qu'on prêtait à ces vieux
républicains, on avait une occasion, en les produisant sur la scène,
d'appliquer les maximes d'état et tout ce jargon politique et
diplomatique qu'on retrouve dans Balzac; Gabriel Naudé, et auquel
Richelieu avait donné cours. Corneille se laissa probablement séduire
à ces raisons du moment; l'essentiel, c'est que de son erreur même il
sortit des chefs-d'oeuvre. Nous ne le suivrons pas dans les divers
succès qui marquèrent sa carrière durant ses quinze plus belles années.
_Polyeucte, Pompée, le Menteur, Rodogune, Héraclius, Don Sanche_ et
_Nicomède_ en sont les signes durables. Il rentra dans l'imitation
espagnole par _le Menteur_, comédie dont il faut admirer bien moins le
comique (Corneille n'y entendait rien) que l'_imbroglio_, le mouvement
et la fantaisie; il rentra encore dans le génie castillan par
_Héraclius_, surtout par _Nicomède_ et _Don Sanche_, ces deux admirables
créations, uniques sur notre théâtre, et qui, venues en pleine Fronde,
et par leur singulier mélange d'héroïsme romanesque et d'ironie
familière, soulevaient mille allusions malignes ou généreuses, et
arrachaient d'universels applaudissements. Ce fut pourtant peu après ces
triomphes, qu'en 1653, affligé du mauvais succès de _Pertharite_, et
touché peut-être de sentiments et de remords chrétiens, Corneille
résolut de renoncer au théâtre. Il avait quarante-sept ans; il venait
de traduire en vers les premiers chapitres de l'_Imitation de
Jésus-Christ_, et voulait consacrer désormais son reste de verve à des
sujets pieux.

Corneille s'était marié dès 1640; et, malgré ses fréquents voyages à
Paris, il vivait habituellement à Rouen en famille. Son frère Thomas
et lui avaient épousé les deux soeurs, et logeaient dans deux maisons
contiguës. Tous deux soignaient leur mère veuve. Pierre avait six
enfants; et comme alors les pièces de théâtre rapportaient plus aux
comédiens qu'aux auteurs, et que d'ailleurs il n'était pas sur les lieux
pour surveiller ses intérêts, il gagnait à peine de quoi soutenir sa
nombreuse famille. Sa nomination à l'Académie française n'est que de
1647. Il avait promis, avant d'être nommé, de s'arranger de manière à
passer à Paris la plus grande partie de l'année; mais il ne paraît pas
qu'il l'ait fait. Il ne vint s'établir dans la capitale qu'en 1662, et
jusque-là il ne retira guère les avantages que procure aux académiciens
l'assiduité aux séances. Les moeurs littéraires du temps ne
ressemblaient pas aux nôtres: les auteurs ne se faisaient aucun scrupule
d'implorer et de recevoir les libéralités des princes et seigneurs.
Corneille, en tête d'_Horace_, dit qu'_il a l'honneur d'être à Son
Éminence_; c'est ainsi que M. de Ballesdens de l'Académie avait
_l'honneur d'être à M. le Chancelier_; c'est ainsi qu'Attale dit à la
reine Laodice, en parlant de Nicomède qu'il ne connaît pas: _Cet
homme est-il à vous?_ Les gentilshommes alors se vantaient d'être les
_domestiques_ d'un prince ou d'un seigneur. Tout ceci nous mène à
expliquer et à excuser dans notre illustre poëte ces singulières
dédicaces à Richelieu, à Montauron, à Mazarin, à Fouquet, qui ont si
mal à propos scandalisé Voltaire, et que M. Taschereau a réduites
fort judicieusement à leur véritable valeur. Vers la même époque, en
Angleterre, les auteurs n'étaient pas en condition meilleure et on
trouve là-dessus de curieux détails dans les _Vies des poëtes_ par
Johnson et les Mémoires de Samuel Pepys. Dans la correspondance de
Malherbe avec Peiresc, il n'est presque pas une seule lettre où
le célèbre lyrique ne se plaigne de recevoir du roi Henri plus de
compliments que d'écus. Ces moeurs subsistaient encore du temps de
Corneille; et quand même elles auraient commencé à passer d'usage, sa
pauvreté et ses charges de famille l'eussent empêché de s'en affranchir.
Sans doute il en souffrait par moments, et il déplore lui-même quelque
part _ce je ne sais quoi d'abaissement secret_, auquel un noble coeur a
peine à descendre; mais, chez lui, la nécessité était plus forte que les
délicatesses. Disons-le encore: Corneille, hors de son sublime et de
son pathétique, avait peu d'adresse et de tact. Il portait dans les
relations de la vie quelque chose de gauche et de provincial; son
discours de réception à l'Académie, par exemple, est un chef-d'oeuvre de
mauvais goût, de plate louange et d'emphase commune. Eh bien! il faut
juger de la sorte sa dédicace à Montauron, la plus attaquée de toutes,
et ridicule même lorsqu'elle parut. Le bon Corneille y manqua de mesure
et de convenance; il insista lourdement là où il devait glisser; lui,
pareil au fond à ses héros, entier par l'âme, mais brisé par le sort, il
se baissa trop cette fois pour saluer, et frappa la terre de son noble
front. Qu'y faire? Il y avait en lui, mêlée à l'inflexible nature du
vieil _Horace_, quelque partie de la nature débonnaire de _Pertharite_
et de _Prusias_; lui aussi, il se fût écrié en certains moments, et sans
songer à la plaisanterie:

  Ah! ne me brouillez pas avec _le Cardinal_!

On peut en sourire, on doit l'en plaindre; ce serait injure que de l'en
blâmer.

Corneille s'était imaginé, en 1653, qu'il renonçait à la scène. Pure
illusion! Cette retraite, si elle avait été possible, aurait sans doute
mieux valu pour son repos, et peut-être aussi pour sa gloire; mais il
n'avait pas un de ces tempéraments poétiques qui s'imposent à volonté
une continence de quinze ans, comme fit plus tard Racine. Il suffit donc
d'un encouragement et d'une libéralité de Fouquet, pour le rentraîner
sur la scène où il demeura vingt années encore, jusqu'en 1674, déclinant
de jour en jour au milieu de mécomptes sans nombre et de cruelles
amertumes. Avant de dire un mot de sa vieillesse et de sa fin, nous nous
arrêterons pour résumer les principaux traits de son génie et de son
oeuvre.

La forme dramatique de Corneille n'a point la liberté de fantaisie que
se sont donnée Lope de Vega et Shakspeare, ni la sévérité exactement
régulière à laquelle Racine s'est assujetti. S'il avait osé, s'il était
venu avant d'Aubignac, Mairet, Chapelain, il se serait, je pense, fort
peu soucié de graduer et d'étager ses actes, de lier ses scènes, de
concentrer ses effets sur un même point de l'espace et de la durée; il
aurait procédé au hasard, brouillant et débrouillant les fils de son
intrigue, changeant de lieu selon sa commodité, s'attardant en chemin,
et poussant devant lui ses personnages pêle-mêle jusqu'au mariage ou à
la mort. Au milieu de cette confusion se seraient détachées çà et là de
belles scènes, d'admirables groupes; car Corneille entend fort bien
le groupe, et, aux moments essentiels, pose fort dramatiquement ses
personnages. Il les balance l'un par l'autre, les dessine vigoureusement
par une parole mâle et brève, les contraste par des reparties tranchées,
et présente à l'oeil du spectateur des masses d'une savante structure.
Mais il n'avait pas le génie assez artiste pour étendre au drame entier
cette configuration concentrique qu'il a réalisée par places; et,
d'autre part, sa fantaisie n'était pas assez libre et alerte pour se
créer une forme mouvante, diffuse, ondoyante et multiple, mais non moins
réelle, non moins belle que l'autre, et comme nous l'admirons dans
quelques pièces de Shakspeare, comme les Schlegel l'admirent dans
Calderon. Ajoutez à ces imperfections naturelles l'influence d'une
poétique superficielle et méticuleuse, dont Corneille s'inquiétait
outre mesure, et vous aurez le secret de tout ce qu'il y a de louche,
d'indécis et d'incomplètement calculé dans l'ordonnance de ses
tragédies. Ses _Discours_ et ses _Examens_ nous donnent sur ce sujet
mille détails, où se révèlent les coins les plus cachés de l'esprit
du grand Corneille. On y voit combien l'impitoyable unité de lieu le
tracasse, combien il lui dirait de grand coeur: _Oh! que vous me gênez!_
et avec quel soin il cherche à la réconcilier avec la _bienséance_. Il
n'y parvient pas toujours. _Pauline vient jusque dans une antichambre
pour trouver Sévère dont elle devrait attendre la visite dans son
cabinet._ Pompée semble s'écarter un peu de la prudence d'un général
d'armée, lorsque, sur la foi de Sertorius, il vient conférer avec lui
jusqu'au sein d'une ville où celui-ci est le maître; _mais il était
impossible de garder l'unité de lieu sans lui faire faire cette
échappée._ Quand il y avait pourtant nécessité absolue que l'action
se passât en deux lieux différents, voici l'expédient qu'imaginait
Corneille pour éluder la règle: «C'étoit que ces deux lieux n'eussent
point besoin de diverses décorations, et qu'aucun des deux ne fût jamais
nommé, mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris,
comme Paris, Rome; Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit à tromper
l'auditeur qui, ne voyant rien qui lui marquât la diversité des lieux,
ne s'en apercevroit pas, à moins d'une réflexion malicieuse et critique,
dont il y a peu qui soient capables, la plupart s'attachant avec chaleur
à l'action qu'ils voient représenter.» Il se félicite presque comme
un enfant de la complexité d'_Héraclius_, et que _ce poëme soit si
embarrassé qu'il demande une merveilleuse attention._ Ce qu'il nous fait
surtout remarquer dans _Othon_, _c'est qu'on n'a point encore vu de
pièce où il se propose tant de mariages pour n'en conclure aucun._

Les personnages de Corneille sont grands, généreux, vaillants, tout en
dehors, hauts de tête et nobles de coeur. Nourris la plupart dans
une discipline austère, ils ont sans cesse à la bouche des maximes
auxquelles ils rangent leur vie; et comme ils ne s'en écartent jamais,
on n'a pas de peine à les saisir; un coup d'oeil suffit: ce qui est
presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caractères
humains en cette vie. La moralité de ses héros est sans tache: comme
pères, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les
honore; aux endroits pathétiques, ils ont des accents sublimes qui
enlèvent et font pleurer; mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois
une teinte de ridicule: ainsi don Sanche dans _le Cid_, ainsi Prusias et
Pertharite. Ses tyrans et ses marâtres sont tout d'une pièce comme ses
héros, méchants d'un bout à l'autre; et encore, à l'aspect d'une belle
action, il leur arrive quelquefois de faire volte-face, de se retourner
subitement à la vertu: tels Grimoald et Arsinoé. Les hommes de
Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux: ils se querellent sur
l'étiquette; ils raisonnent longuement et ergotent à haute voix avec
eux-mêmes jusque dans leur passion. Il y a du Normand. Auguste, Pompée
et autres ont dû étudier la dialectique à Salamanque, et lire Aristote
d'après les Arabes. Ses héroïnes, ses _adorables furies_, se ressemblent
presque toutes: leur amour est subtil, combiné, alambiqué, et sort plus
de la tête que du coeur. On sent que Corneille connaissait peu les
femmes. Il a pourtant réussi à exprimer dans Chimène et dans Pauline
cette vertueuse puissance de sacrifice, que lui-même avait pratiquée en
sa jeunesse. Chose singulière! depuis sa rentrée au théâtre en 1659,
et dans les pièces nombreuses de sa décadence, _Attila, Bérénice,
Pulchérie, Suréna_, Corneille eut la manie de mêler l'amour à tout,
comme La Fontaine Platon. Il semblait que les succès de Quinault et de
Racine l'entraînassent sur ce terrain, et qu'il voulût en remontrer à
ces _doucereux_, comme il les appelait. Il avait fini par se figurer
qu'il avait été en son temps bien autrement galant et amoureux que ces
jeunes perruques blondes, et il ne parlait d'autrefois qu'en hochant la
tête comme un vieux berger.

Le style de Corneille est le mérite par où il excelle à mon gré.
Voltaire, dans son commentaire, a montré sur ce point comme sur d'autres
une souveraine injustice et une assez grande ignorance des vraies
origines de notre langue. Il reproche à tout moment à son auteur de
n'avoir ni grâce, ni élégance, ni clarté: il mesure, plume en main,
la hauteur des métaphores, et quand elles dépassent, il les trouve
gigantesques. Il retourne et déguise en prose ces phrases altières et
sonores qui vont si bien à l'allure des héros, et il se demande si c'est
là écrire et parler _français_. Il appelle grossièrement _solécisme_ ce
qu'il devrait qualifier d'_idiotisme_, et qui manque si complètement à
la langue étroite, symétrique, écourtée, et à _la française_, du XVIIIe
siècle. On se souvient des magnifiques vers de l'_Épître à Ariste_, dans
lesquels Corneille se glorifie lui-même après le triomphe du _Cid_:

  Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.

Voltaire a osé dire de cette belle épître: «Elle paraît écrite
entièrement dans le style de Régnier, sans grâce, sans finesse, sans
élégance, sans imagination; mais on y voit de la facilité et de la
naïveté.» Prusias, en parlant de son fils Nicomède que les victoires ont
exalté, s'écrie:

  Il ne veut plus dépendre, et croit que ses conquêtes
  Au-dessus de son bras ne laissent point de têtes.

Voltaire met en note: «_Des têtes au-dessus des bras_, il n'était
plus permis d'écrire ainsi en 1657.» Il serait certes piquant de lire
quelques pages de Saint-Simon qu'aurait commentées Voltaire. Pour nous,
le style de Corneille nous semble avec ses négligences une des plus
grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet. La touche du
poëte est rude, sévère et vigoureuse. Je le comparerais volontiers à
un statuaire qui, travaillant sur l'argile pour y exprimer d'héroïques
portraits, n'emploie d'autre instrument que le pouce, et qui, pétrissant
ainsi son oeuvre, lui donne un suprême caractère de vie avec mille
accidents heurtés qui l'accompagnent et l'achèvent; mais cela est
incorrect, cela n'est pas lisse ni _propre_, comme on dit. Il y a peu de
peinture et de couleur dans le style de Corneille; il est chaud plutôt
qu'éclatant; il tourne volontiers à l'abstrait, et l'imagination y
cède à la pensée et au raisonnement. Il doit plaire surtout aux hommes
d'état, aux géomètres, aux militaires, à ceux qui goûtent les styles de
Démosthène, de Pascal et de César.

En somme, Corneille, génie pur, incomplet, avec ses hautes parties et
ses défauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes
et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure
seulement à leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu
touffus; une sève abondante y monte: mais n'en attendez ni abri, ni
ombrage, ni fleurs. Ils feuillissent tard, se dépouillent tôt, et vivent
longtemps à demi dépouillés. Même après que leur front chauve a livré
ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par
endroits des rameaux perdus et de vertes poussées. Quand ils vont
mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gémissements à ce
tronc chargé d'armures, auquel Lucain a comparé le grand Pompée.

Telle fut la vieillesse du grand Corneille, une de ces vieillesses
ruineuses, sillonnées et chenues, qui tombent pièce à pièce et dont le
coeur est long à mourir. Il avait mis toute sa vie et toute son âme
au théâtre. Hors de là il valait peu: brusque, lourd, taciturne et
mélancolique, son grand front ridé ne s'illuminait, son oeil terne et
voilé n'étincelait, sa voix sèche et sans grâce ne prenait de l'accent,
que lorsqu'il parlait du théâtre, et surtout du sien. Il ne savait pas
causer, tenait mal son rang dans le monde, et ne voyait guère MM. de La
Rochefoucauld et de Retz, et madame de Sévigné que pour leur lire ses
pièces. Il devint de plus en plus chagrin et morose avec les ans. Les
succès de ses jeunes rivaux l'importunaient; il s'en montrait affligé
et noblement jaloux, comme un taureau vaincu ou un vieil athlète. Quand
Racine eut parodié par la bouche de l'_Intimé_ ce vers du _Cid_:

  Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,

Corneille, qui n'entendait pas raillerie, s'écria naïvement: «Ne
tient-il donc qu'à un jeune homme de venir ainsi tourner en ridicule les
vers des gens?» Une fois il s'adresse à Louis XIV qui a fait représenter
à Versailles _Sertorius, Oedipe_ et _Rodogune_; il implore la même
faveur pour _Othon, Pulchérie, Suréna_, et croit qu'un seul regard du
maître les tirerait du tombeau; il se compare au vieux Sophocle accusé
de démence et lisant _Oedipe_ pour réponse; puis il ajoute:

  Je n'irai pas si loin, et si mes quinze lustres
  Font encor quelque peine aux modernes illustres,

  S'il en est de fâcheux jusqu'à s'en chagriner,
  Je n'aurai pas longtemps à les importuner.
  Quoi que je m'en promette, ils n'en ont rien à craindre:
  C'est le dernier éclat d'un feu prêt à s'éteindre;
  Sur le point d'expirer, il tâche d'éblouir,
  Et ne frappe les yeux que pour s'évanouir.

Une autre fois, il disait à Chevreau: «J'ai pris congé du théâtre, et ma
poésie s'en est allée avec mes dents.» Corneille avait perdu deux de ses
enfants, deux fils, et sa pauvreté avait peine à produire les autres. Un
retard dans le payement de sa pension le laissa presque en détresse
à son lit de mort: on sait la noble conduite de Boileau. Le grand
vieillard expira dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684, rue
d'Argenteuil, où il logeait. Charlotte Corday était arrière-petite-fille
d'une des filles de Pierre Corneille[18].

[Note 18: D'autres font d'elle seulement une arrière-petite-nièce du
grand tragique; il y a des doutes et même il y a eu des procès sur
cette généalogie. J'ai suivi M. Taschereau.--Voir, comme développement
particulier sur Corneille et sur _Polyeucte_, mon _Port-Royal_, tome I,
liv. I, chap. VI.]



LA FONTAINE

Dans ces rapides essais, par lesquels nous tâchons de ramener
l'attention de nos lecteurs et la nôtre à des souvenirs pacifiques de
littérature et de poésie, nous ne nous sommes nullement imposé la loi,
comme certaines gens peu charitables ou mal instruits voudraient le
faire croire, de mettre en avant à toute force des idées soi-disant
nouvelles, de contrarier sans relâche les opinions reçues, de réformer,
de casser les jugements consacrés, d'exhumer coup sur coup des
réputations et d'en démolir. En supposant qu'un tel rôle convînt jamais
à quelqu'un, qui serions-nous, bon Dieu! pour l'entreprendre? Le nôtre
est plus simple: nous avons quelques principes d'art et de critique
littéraire, que nous essayons d'appliquer, sans violence toutefois et
à l'amiable, aux auteurs illustres des deux siècles précédents.
D'ailleurs, l'impression qu'une dernière et plus fraîche lecture a
laissée en nous, impression pure, franche, aussi prompte et naïve que
possible, voilà surtout ce qui décide du ton et de la couleur de notre
causerie; voilà ce qui nous a poussé à la sévérité contre Jean-Baptiste,
à l'estime pour Boileau, à l'admiration pour madame de Sévigné,
Mathurin Régnier et d'autres encore; aujourd'hui, c'est le tour de
La Fontaine[19]. En revenant sur lui après tant de panégyristes et de
biographes, après les travaux de M. Walckenaer en particulier, nous nous
condamnons à n'en rien dire de bien nouveau pour le fond, et à ne faire
au plus que retraduire à notre guise et motiver un peu différemment
parfois les mêmes conclusions de louanges, les mêmes hommages d'une
critique désarmée et pleine d'amour. Mais ces redites pourtant, dût la
forme seule les rajeunir, ne nous ont pas semblé inutiles, ne serait-ce
que pour montrer que nous aussi, le dernier venu et le plus obscur,
nous savons au besoin et par conviction nous ranger à la suite de nos
devanciers dans la carrière.

[Note 19: Dans l'ordre premier où parurent successivement plusieurs
de ces articles en 1829, ceux de _J.-B. Rousseau_ et de _Régnier_
avaient précédé en date celui de _La Fontaine_. Quant à l'article sur
_madame de Sévigné_, il appartient de droit à celui de nos volumes qui,
dans la présente collection, est particulièrement consacré aux femmes;
il en fait le début.]

Et puis, si La Harpe et Chamfort ont loué La Fontaine avec une
ingénieuse sagacité, ils l'ont beaucoup trop détaché de son siècle, qui
était bien moins connu d'eux que de nous. Le XVIIIe siècle, en effet,
n'a su naturellement de l'époque de Louis XIV que la partie qui s'est
continuée et qui a prévalu sous Louis XV. Il en a ignoré ou dédaigné
tout un autre côté, par lequel le dernier règne regardait les
précédents, côté qui certes n'est pas le moins original, et que
Saint-Simon nous dévoile aujourd'hui. Aussi ces admirables Mémoires, qui
jusqu'ici ont été envisagés surtout comme ruinant le prestige glorieux
et la grandeur factice de Louis XIV, nous semblent-ils bien plutôt
restituer à cette mémorable époque un caractère de grandeur et de
puissance qu'on ne soupçonnait pas, et devoir la réhabiliter hautement
dans l'opinion, par les endroits mêmes qui détruisent les préjugés d'une
admiration superficielle. Il en sera, selon nous, des variations de nos
jugements sur le siècle de Louis XIV, comme il en a été de nos diverses
façons de voir touchant les choses de la Grèce et du moyen âge. D'abord,
par exemple, on étudiait peu ou du moins on entendait mal le théâtre
grec; on l'admirait pour des qualités qu'il n'avait pas; puis, quand,
y jetant un coup d'oeil rapide, on s'est aperçu que ces qualités qu'on
estimait indispensables manquaient souvent, on l'a traité assez à la
légère: témoin Voltaire et La Harpe. Enfin, en l'étudiant mieux, comme
a fait M. Villemain, on est revenu à l'admirer précisément pour n'avoir
pas ces qualités de fausse noblesse et de continuelle dignité qu'on
avait cru y voir d'abord, et que plus tard on avait été désappointé de
n'y pas trouver. C'est aussi la marche qu'ont suivie les opinions sur le
moyen âge, la chevalerie et le gothique. A l'âge d'or de fantaisie et
d'_opéra_ rêvé par La Curne de Sainte-Palaye et Tressan[20], ont succédé
des études plus sévères, qui ont jeté quelque trouble dans le premier
arrangement romanesque; puis ces études, de plus en plus fortes et
intelligentes, ont rencontré au fond un âge non plus d'or, mais de fer,
et pourtant merveilleux encore: de simples prêtres et des moines plus
hauts et plus puissants que les rois, des barons gigantesques dont les
grands ossements et les armures énormes nous effraient; un art de granit
et de pierre, savant, délicat, aérien, majestueux et mystique. Ainsi la
monarchie de Louis XIV, d'abord admirée pour l'apparente et fastueuse
régularité qu'y afficha le monarque et que célébra Voltaire, puis trahie
dans son infirmité réelle par les Mémoires de Dangeau, de la princesse
Palatine, et rapetissée à dessein par Lemontey, nous reparaît chez
Saint-Simon vaste, encombrée et flottante, dans une confusion qui n'est
pas sans grandeur et sans beauté, avec tous les rouages de plus en plus
inutiles de l'antique constitution abolie, avec tout ce que l'habitude
conserve de formes et de mouvements, même après que l'esprit et le sens
des choses ont disparu; déjà sujette au bon plaisir despotique, mais mal
disciplinée encore à l'étiquette suprême qui finira par triompher. Or,
ceci bien posé, il est aisé de rétablir en leur vraie place et de voir
en leur vrai jour les hommes originaux du temps, qui, dans leur conduite
ou dans leurs oeuvres, ont fait autre chose que remplir le programme
du maître. Sans cette connaissance générale, on court risque de les
considérer trop à part, et comme des êtres étranges et accidentels.
C'est ce que les critiques du dernier siècle n'ont pas évité en parlant
de La Fontaine: ils l'ont trop isolé et chargé dans leurs portraits; ils
lui ont supposé une personnalité beaucoup plus entière qu'il n'était
besoin, eu égard à ses oeuvres, et l'ont imaginé _bonhomme_ et _fablier_
outre mesure. Il leur était bien plus facile de s'expliquer Racine
et Boileau, qui appartiennent à la partie régulière et apparente de
l'époque, et en sont la plus pure expression Littéraire.

[Note 20: Il ne faudrait pourtant pas mettre sur la même ligne,
pour l'ensemble des travaux, La Curne de Sainte-Palaye, qui en a fait
D'immenses, et Tressan qui n'en a fait que de fort légers.]

Il y a des hommes qui, tout en suivant le mouvement général de leur
siècle, n'en conservent pas moins une individualité profonde et
indélébile: Molière en est le plus éclatant exemple. Il en est d'autres
qui, sans aller dans le sens de ce mouvement général, et en montrant par
conséquent une certaine originalité propre, en ont moins pourtant qu'ils
ne paraissent, bien qu'il puisse leur en rester beaucoup. Il entre dans
la manière qui les distingue de leurs contemporains une grande part
d'imitation de l'âge précédent; et, dans ce frappant contraste qu'ils
nous offrent avec ce qui les entoure, il faut savoir reconnaître et
rabattre ce qui revient de droit à leurs devanciers. C'est parmi les
hommes de cet ordre que nous rangeons La Fontaine: nous l'avons déjà dit
ailleurs[21], il a été, sous Louis XIV, le dernier et le plus grand des
poëtes du XVIe siècle.

[Note 21: Voir à la fin de ce volume un article du _Globe_, 15
septembre 1827, on cette idée sur La Fontaine est développée. J'en ai
aussi parlé en ce sens dans le _Tableau de la Poésie française au XVIe
siècle_.]

Né, en 1621, à Château-Thierry en Champagne, il reçut une éducation fort
négligée, et donna de bonne heure des preuves de son extrême facilité à
se laisser aller dans la vie et à obéir aux impressions du moment. Un
chanoine de Soissons lui ayant prêté un jour quelques livres de piété,
le jeune La Fontaine se crut du penchant pour l'état ecclésiastique,
et entra au séminaire. Il ne tarda pas à en sortir; et son père, en le
mariant, lui transmit sa charge de maître des eaux et forêts. Mais
La Fontaine, avec son caractère naturel d'oubliance et de paresse,
s'accoutuma insensiblement à vivre comme s'il n'avait eu ni charge ni
femme. Il n'était pourtant pas encore poète, ou du moins il ignorait
qu'il le fût. Le hasard le mit sur la voie. Un officier qui se trouvait
en quartier d'hiver à Château-Thierry lut un jour devant lui l'ode de
Malherbe dont le sujet est un des attentats sur la personne de Henri IV:

  Que direz-vous, races futures, etc.,

et La Fontaine, dès ce moment, se crut appelé à composer des odes: il en
fit, dit-on, plusieurs, et de mauvaises; mais un de ses parents, nommé
Pintrel, et son camarade de collége, Maucroix, le détournèrent de ce
genre et l'engagèrent à étudier les anciens. C'est aussi vers ce temps
qu'il dut se mettre à la lecture de Rabelais, de Marot, et des poëtes
du XVIe siècle, véritable fonds d'une bibliothèque de province à cette
époque. Il publia, en 1654, une traduction en vers de _l'Eunuque_ de
Térence; et l'un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de
Fouquet, emmena le poëte à Paris pour le présenter au surintendant.

Ce voyage et cette présentation décidèrent du sort de La Fontaine.
Fouquet le prit en amitié, se l'attacha, et lui fit une pension de mille
francs, à condition qu'il en acquitterait chaque quartier par une pièce
de vers, ballade ou madrigal, dizain ou sixain. Ces petites pièces, avec
_le Songe de Vaux_, sont les premières productions originales que nous
ayons de La Fontaine: elles se rapportent tout à fait au goût d'alors, à
celui de Saint-Évremond et de Benserade, au marotisme de Sarasin et de
Voiture, et le _je ne sais quoi_ de mollesse et de rêverie voluptueuse
qui n'appartient qu'à notre délicieux auteur, y perce bien déjà, mais y
est encore trop chargé de fadeurs et de bel esprit. Le poëte de Fouquet
fut accueilli, dès son début, comme un des ornements les plus délicats
de cette société polie et galante de Saint-Mandé et de Vaux. Il était
fort aimable dans le monde, quoi qu'on en ait dit, et particulièrement
dans un monde privé; sa conversation, abandonnée et naïve,
s'assaisonnait au besoin de finesse malicieuse, et ses distractions
savaient fort bien s'arrêter à temps pour n'être qu'un charme de
plus: il était certainement moins _bonhomme_ en société que le grand
Corneille. Les femmes, le rien-faire et le sommeil se partageaient tour
à tour ses hommages et ses voeux. Il en convenait agréablement; il s'en
vantait même parfois, et causait volontiers de lui-même et de ses goûts
avec les autres sans jamais les lasser, et en les faisant seulement
sourire. L'intimité surtout avait mille grâces avec lui: il y portait
un tour affectueux et de bon ton familier; il s'y livrait en homme qui
oublie tout le reste, et en prenait au sérieux ou en déroulait avec
badinage les moindres caprices. Son goût déclaré pour le beau sexe ne
rendait son commerce dangereux aux femmes que lorsqu'elles le voulaient
bien. La Fontaine, en effet, comme Regnier son prédécesseur, aimait
avant tout _les amours faciles et de peu de défense_. Tandis qu'il
adressait à genoux, aux _Iris_, aux _Climènes_ et aux déesses, de
respectueux soupirs, et qu'il pratiquait de son mieux ce qu'il avait cru
lire dans Platon, il cherchait ailleurs et plus bas des plaisirs moins
mystiques qui l'aidaient à prendre son martyre en patience. Parmi ses
bonnes fortunes à son arrivée dans la capitale, on cite la célèbre
Claudine, troisième femme de Guillaume Colletet, et d'abord sa servante;
Colletet épousait toujours ses servantes. Notre poëte visitait souvent
le bon vieux rimeur en sa maison du faubourg Saint-Marceau, et
courtisait Claudine tout en devisant, à souper, des auteurs du XVIe
siècle avec le mari, qui put lui donner là-dessus d'utiles conseils et
lui révéler des richesses dont il profita. Pendant les six premières
années de son séjour à Paris, et jusqu'à la chute de Fouquet, La
Fontaine produisit peu; il s'abandonna tout entier au bonheur de cette
vie d'enchantement et de fête, aux délices d'une société choisie qui
goûtait son commerce ingénieux et appréciait ses galantes bagatelles;
mais ce songe s'évanouit par la captivité de l'enchanteur. Sur ces
entrefaites, la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin, ayant demandé au
poëte des contes en vers, il s'empressa de la satisfaire, et le premier
recueil des Contes parut en 1664: La Fontaine avait quarante-trois ans.
On a cherché à expliquer un début si tardif dans un génie si facile, et
certains critiques sont allés jusqu'à attribuer ce long silence à des
études _secrètes_, à une éducation laborieuse et prolongée. En vérité,
bien que La Fontaine n'ait pas cessé d'essayer et de cultiver à ses
moments de loisir son talent, depuis le jour où l'ode de Malherbe le lui
révéla, j'aime beaucoup mieux croire à sa paresse, à son sommeil, à
ses distractions, à tout ce qu'on voudra de naïf et d'oublieux en lui,
qu'admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamné. Génie
instinctif, insouciant, volage et toujours livré au courant des
circonstances, on n'a qu'à rapprocher quelques traits de sa vie pour
le connaître et le comprendre. Au sortir du collège, un chanoine de
Soissons lui prête des livres pieux, et le voilà au séminaire; un
officier lui lit une ode de Malherbe, et le voilà poëte; Pintrel et
Maucroix lui conseillent l'antiquité, et le voilà qui rêve Quintilien et
raffole de Platon en attendant Baruch. Fouquet lui commande dizains et
ballades, il en fait; madame de Bouillon, des contes, et il est conteur;
un autre jour ce seront des fables pour monseigneur le Dauphin, un poëme
du _Quinquina_ pour madame de Bouillon encore, un opéra de _Daphné_ pour
Lulli, _la Captivité de saint Malc_ à la requête de MM. de Port-Royal;
ou bien ce seront des lettres, de longues lettres négligées et
fleuries, mêlées de vers et de prose, à sa femme, à M. de Maucroix, à
Saint-Évremond, aux Conti, aux Vendôme, à tous ceux enfin qui lui en
demanderont. La Fontaine dépensait son génie, comme son temps, comme sa
fortune, sans savoir comment, et au service de tous. Si jusqu'à l'âge
de quarante ans il en parut moins prodigue que plus tard, c'est que les
occasions lui manquaient en province, et que sa paresse avait besoin
d'être surmontée par une douce violence. Une fois d'ailleurs qu'il eut
rencontré le genre qui lui convenait le mieux, celui du _conte_ et de
la _fable_, il était tout simple qu'il s'y adonnât avec une sorte
d'effusion, et qu'il y revînt de lui-même à plusieurs reprises, par
penchant comme par habitude. La Fontaine, il est vrai, se méprenait un
peu sur lui-même; il se piquait de beaucoup de correction et de labeur,
et sa poétique qu'il tenait en gros de Maucroix, et que Boileau et
Racine lui achevèrent, s'accordait assez mal avec la tournure de ses
oeuvres. Mais cette légère inconséquence, qui lui est commune avec
d'autres grands esprits naïfs de son temps, n'a pas lieu d'étonner chez
lui, et elle confirme bien plus qu'elle ne contrarie notre opinion sur
la nature facile et accommodante de son génie. Un célèbre poëte de nos
jours, qu'on a souvent comparé à La Fontaine pour sa bonhomie aiguisée
de malice, et qui a, comme lui, la gloire d'être créateur inimitable
dans un genre qu'on croyait usé, le même poëte populaire qui, dans ce
moment d'émotion politique, est rendu, après une trop longue captivité,
a ses amis et à la France, Béranger, n'a commencé aussi que vers
quarante ans à concevoir et à composer ses immortelles chansons. Mais,
pour lui, les causes du retard nous semblent différentes, et les jours
du silence ont été tout autrement employés. Jeté jeune et sans éducation
régulière au milieu d'une littérature compassée et d'une poésie sans
âme, il a dû hésiter longtemps, s'essayer en secret, se décourager
maintes fois et se reprendre, tenter du nouveau dans bien des voies, et,
en un mot, brûler bien des vers avant d'entrer en plein dans le genre
unique que les circonstances ouvrirent à son coeur de citoyen. Béranger,
comme tous les grands poëtes de ce temps, même les plus instinctifs,
a su parfaitement ce qu'il faisait et pourquoi il le faisait: un art
délicat et savant se cache sous ses rêveries les plus épicuriennes, sous
ses inspirations les plus ferventes; honneur en soit à lui! mais cela
n'était ni du temps ni du génie de La Fontaine.

Ce qu'est La Fontaine dans le _conte_, tout le monde le sait; ce qu'il
est dans la _fable_, on le sait aussi, on le sent; mais il est moins
aisé de s'en rendre compte. Des auteurs d'esprit s'y sont trompés; ils
ont mis en action, selon le précepte, des animaux, des arbres, des
hommes, ont caché un sens fin, une morale saine sous ces petits drames,
et se sont étonnés ensuite d'être jugés si inférieurs à leur illustre
devancier: c'est que La Fontaine entendait autrement la fable. J'excepte
les premiers livres, dans lesquels il montre plus de timidité, se tient
davantage à son petit récit, et n'est pas encore tout à fait à l'aise
dans cette forme qui s'adaptait moins immédiatement à son esprit que
l'élégie ou le conte. Lorsque le second recueil parut, contenant
cinq livres, depuis le sixième jusqu'au onzième inclusivement, les
contemporains se récrièrent comme ils font toujours, et le mirent fort
au-dessous du premier. C'est pourtant dans ce recueil que se trouve au
complet la fable, telle que l'a inventée La Fontaine. Il avait fini
évidemment par y voir surtout un cadre commode à pensées, à sentiments,
à causerie; le petit drame qui en fait le fond n'y est plus toujours
l'essentiel comme auparavant; la moralité de quatrain y vient au bout
par un reste d'habitude; mais la fable, plus libre en son cours, tourne
et dérive, tantôt à l'élégie et à l'idylle, tantôt à l'épître et au
conte: c'est une anecdote, une conversation, une lecture, élevées à la
poésie, un mélange d'aveux charmants, de douce philosophie et de plainte
rêveuse. La Fontaine est notre seul grand poëte personnel et rêveur
avant André Chénier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous
entretient de lui, de son âme, de ses caprices et de ses faiblesses. Son
accent respire d'ordinaire la malice, la gaieté, et le conteur grivois
nous rit du coin de l'oeil, en branlant la tête. Mais souvent aussi il
a des tons qui viennent du coeur et une tendresse mélancolique qui le
rapproche des poëtes de notre âge. Ceux du XVIe siècle avaient bien
eu déjà quelque avant-goût de rêverie; mais elle manquait chez eux
d'inspiration individuelle, et ressemblait trop à un lieu-commun
uniforme, d'après Pétrarque et Bembe. La Fontaine lui rendit un
caractère primitif d'expression vive et discrète; il la débarrassa de
tout ce qu'elle pouvait avoir contracté de banal ou de sensuel; Platon,
par ce côté, lui fut bon à quelque chose comme il l'avait été à
Pétrarque; et quand le poëte s'écrie dans une de ses fables délicieuses:

  Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?
  Ai-je passé le temps d'aimer?

ce mot _charme_, ainsi employé en un sens indéfini et tout métaphysique,
marque en poésie française un progrès nouveau qu'ont relevé et poursuivi
plus tard André Chénier et ses successeurs. Ami de la retraite, de la
solitude, et peintre des champs, La Fontaine a encore sur ses devanciers
du XVIe siècle l'avantage d'avoir donné à ses tableaux des couleurs
fidèles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces
plaines immenses de blés où se promène de grand matin le maître, et où
l'allouette cache son nid; ces bruyères et ces buissons où fourmille
tout un petit monde; ces jolies garennes, dont les hôtes étourdis font
la cour à l'aurore dans la rosée et parfument de thym leur banquet,
c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie; j'en reconnais
les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers;
La Fontaine avait bien observé ces pays, sinon en maître des
eaux-et-forêts, du moins en poëte; il y était né, il y avait vécu
longtemps, et, même après qu'il se fut fixé dans la capitale, il
retournait chaque année vers l'automne à Château-Thierry, pour y visiter
son bien et le vendre en détail; car _Jean_, comme on sait, _mangeait le
fonds avec le revenu._

Lorsque tout le bien de La Fontaine fut dissipé et que la mort soudaine
de Madame l'eut privé de la charge de gentilhomme qu'il remplissait
auprès d'elle, madame de La Sablière le recueillit dans sa maison et l'y
soigna pendant plus de vingt ans. Abandonné dans ses moeurs, perdu de
fortune, n'ayant plus ni feu, ni lieu, ce fut pour lui et pour son
talent une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les
auspices d'une femme aimable, au sein d'une société spirituelle et de
bon goût, avec toutes les douceurs de l'aisance. Il sentit vivement le
prix de ce bienfait; et cette inviolable amitié, familière à la fois
et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments
naturels qu'il réussit le mieux à exprimer. Aux pieds de madame de
La Sablière et des autres femmes distinguées qu'il célébrait en les
respectant, sa muse, parfois souillée, reprenait une sorte de pureté
et de fraîcheur, que ses goûts un peu vulgaires, et de moins en moins
scrupuleux avec l'âge, ne tendaient que trop à affaiblir. Sa vie, ainsi
ordonnée dans son désordre, devint double, et il en fit deux parts:
l'une, élégante, animée, spirituelle, au grand jour, bercée entre les
jeux de la poésie, et les illusions du coeur; l'autre, obscure et
honteuse, il faut le dire, et livrée à ces égarements prolongés des sens
que la jeunesse embellit du nom de volupté, mais qui sont comme un vice
au front du vieillard. Madame de La Sablière elle-même, qui reprenait La
Fontaine, n'avait pas été toujours exempte de passions humaines et de
faiblesses selon le monde; mais lorsque l'infidélité du marquis de La
Fare lui eut laissé le coeur libre et vide, elle sentit que nul autre
que Dieu ne pouvait désormais le remplir, et elle consacra ses dernières
années aux pratiques les plus actives de la charité chrétienne. Cette
conversion, aussi sincère qu'éclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine
en fut touché comme d'un exemple à suivre; sa fragilité et d'autres
liaisons qu'il contracta vers cette époque le détournèrent, et ce ne fut
que dix ans après, quand la mort de madame de La Sablière lui eut donné
un second et solennel avertissement, que cette bonne pensée germa en lui
pour n'en plus sortir. Mais, dès 1684, nous avons de lui un admirable
_Discours en vers_, qu'il lut le jour de sa réception à l'Académie
française, et dans lequel, s'adressant à sa bienfaitrice, il lui expose
avec candeur l'état de son âme:

  Des solides plaisirs je n'ai suivi que l'ombre,
  J'ai toujours abusé du plus cher de nos biens:
  Les pensers amusants, les vagues entretiens,
  Vains enfants du loisir, délices chimériques,
  Les romans et le jeu, peste des républiques,
  Par qui sont dévoyés les esprits les plus droits,
  Ridicule fureur qui se moque des lois,
  Cent autres passions des sages condamnées,
  Ont pris comme à l'envi la fleur de mes années.
  L'usage des vrais biens réparerait ces maux;
  Je le sais, et je cours encore à des biens faux.
  . . . . . . . . . . . .
  Si faut-il qu'à la fin de tels pensers nous quittent;
  Je ne vois plus d'instants qui ne m'en sollicitent:
  Je recule, et peut-être attendrai-je trop tard;
  Car qui sait les moments prescrits à son départ?
  Quels qu'ils soient, ils sont courts...

C'est, on le voit, une confession grave, ingénue, où l'onction
religieuse et une haute moralité n'empêchent pas un reste de coup d'oeil
amoureux vers ces _chimériques délices_ dont on est mal détaché. Et puis
une simplicité d'exagération s'y mêle: les romans et le jeu qui ont
égaré le pécheur sont la _peste des républiques, une fureur qui se moque
des lois._ Et plus loin:

  Que me servent ces vers avec soin composés?
  N'en attends-je autre fruit que de les voir prisés?
  C'est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre,
  Et qu'au moins vers ma fin je ne commence à vivre;
  Car je n'ai pas vécu, j'ai servi deux tyrans:
  Un vain bruit et l'amour ont partagé mes ans.
  Qu'est-ce que vivre, Iris? vous pouvez nous l'apprendre;
  Votre réponse est prête, il me semble l'entendre:
  C'est jouir des vrais biens avec tranquillité,
  Faire usage du temps et de l'oisiveté,
  S'acquitter des honneurs dus à l'Être suprême,
  Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-même,
  Bannir le fol amour et les voeux impuissants,
  Comme Hydres dans nos coeurs sans cesse renaissants.

Sincère, éloquente, sublime poésie, d'un tour singulier, où la vertu
trouve moyen de s'accommoder avec l'oisiveté, où _les Phyllis_ se
placent à côté de l'Être suprême, et qui fait naître un sourire dans une
larme? Que La Fontaine n'a-t-il connu _le Dieu des bonnes gens_? il lui
en aurait moins coûté pour se convertir.

Au premier abord, et à ne juger que par les oeuvres, l'art et le travail
paraissent tenir peu de place chez La Fontaine, et si l'attention de
la critique n'avait été éveillée sur ce point par quelques mots de ses
préfaces et par quelques témoignages contemporains, on n'eût jamais
songé probablement à en faire l'objet d'une question. Mais le poëte
_confesse_, en tête de _Psyché_, que _la prose lui coûte autant que
les vers_. Dans une de ses dernières fables au duc de Bourgogne, il se
plaint de _fabriquer à force de temps_ des vers moins sensés que la
prose du jeune prince. Ses manuscrits présentent beaucoup de ratures et
de changements; les mêmes morceaux y sont recopiés plusieurs fois, et
souvent avec des corrections heureuses. Par exemple, on a retrouvé,
tout entière de sa main, une première ébauche de la fable intitulée _le
Renard, les Mouches et le Hérisson_; et, en la comparant à celle qu'il
a fait imprimer, on voit que les deux versions n'ont de commun que deux
vers. Il est même plaisant de voir quel soin religieux il apporte aux
errata: «Il s'est glissé, dit-il en tête de son second recueil, quelques
fautes dans l'impression. J'en ai fait faire un errata; mais ce sont de
légers remèdes pour un défaut considérable. Si on veut avoir quelque
plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger
ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquées
par chaque errata, aussi bien pour les deux premières parties que pour
les dernières.» Que conclure de toutes ces preuves? Que La Fontaine
était de l'école de Boileau et de Racine en poésie; qu'il suivait les
mêmes procédés de composition studieuse, et qu'il faisait difficilement
ses vers faciles? pas le moins du monde: La Fontaine me l'affirmerait en
face, que je le renverrais à Baruch, et que je ne le croirais pas. Mais
il avait, comme tout poëte, ses secrets, ses finesses, sa correction
relative; il s'en souciait peu ou point dans ses lettres en vers; peu
encore, mais davantage, dans ses contes; il y visait tout à fait dans
ses fables. Sa paresse lui grossissait la peine, et il aimait à s'en
plaindre par manie. La Fontaine lisait beaucoup, non-seulement les
modernes Italiens et Gaulois, mais les anciens, dans les textes ou en
traduction: il s'en glorifie à tout propos:

  Térence est dans mes mains, je m'instruis dans Horace;
  Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse;
  Je le dis aux rochers, etc...
  Je chéris l'Arioste et j'estime le Tasse;
  Plein de Machiavel, entêté de Bocace,
  J'en parle si souvent qu'on en est étourdi;
  J'en lis qui sont du nord et qui sont du midi.

Fera-t-on de lui un savant? Son érudition a pour cela de trop
singulières méprises, et se permet des confusions trop charmantes. Il a
écrit dans sa Vie d'Ésope: «Comme Planudes vivoit dans un siècle où la
mémoire des choses arrivées à Ésope ne devoit pas être encore éteinte,
j'ai cru qu'il savoit par tradition ce qu'il a laissé.» En écrivant
ceci, il oubliait que dix-neuf siècles s'étaient écoulés entre le
Phrygien et celui qu'on lui donne pour biographe, et que le moine grec
ne vivait guère plus de deux siècles avant le règne de Louis-le-Grand.
Dans une épître à Huet en faveur des anciens contre les modernes, et
à l'honneur de Quintilien en particulier, il en revient à Platon, son
thème favori, et déclare qu'on ne pourrait trouver entre les sages
modernes un seul approchant de ce grand philosophe, tandis que

  La Grèce en fourmillait dans son moindre canton.

Il attribue la décadence de l'ode en France à une cause qu'on
n'imaginerait jamais:

  ... l'ode, qui baisse un peu,
  Veut de la patience, et nos gens ont du feu.

D'ailleurs, en cette remarquable épître, il proteste contre l'imitation
servile des anciens, et cherche à exposer de quelle nature est la
sienne. Nous conseillons aux curieux de comparer ce passage avec la fin
de la deuxième épître d'André Chénier; l'idée au fond est la même, mais
on verra, en comparant l'une et l'autre expression, toute la différence
profonde qui sépare un poëte artiste comme Chénier, d'avec un poëte
d'instinct comme La Fontaine.

Ce qui est vrai jusqu'ici de presque tous nos poëtes, excepté Molière et
peut-être Corneille, ce qui est vrai de Marot, de Ronsard, de Régnier,
de Malherbe, de Boileau, de Racine et d'André Chénier, l'est aussi de La
Fontaine: lorsqu'on a parcouru ses divers mérites, il faut ajouter
que c'est encore par le style qu'il vaut le mieux. Chez Molière au
contraire, chez Dante, Shakspeare et Milton, le style égale l'invention
sans doute, mais ne la dépasse pas; la manière de dire y réfléchit le
fond, sans l'éclipser. Quant à la façon de La Fontaine, elle est trop
connue et trop bien analysée ailleurs pour que j'essaye d'y revenir.
Qu'il me suffise de faire remarquer qu'il y entre une proportion assez
grande de fadeurs galantes et de faux goût pastoral, que nous blâmerions
dans Saint-Évremond et Voiture, mais que nous aimons ici. C'est qu'en
effet ces fadeurs et ce faux goût n'en sont plus, du moment qu'ils ont
passé sous cette plume enchanteresse, et qu'ils se sont rajeunis de tout
le charme d'alentour. La Fontaine manque un peu de souffle et de suite
dans ses compositions; il a, chemin faisant, des distractions fréquentes
qui font fuir son style et dévier sa pensée; ses vers délicieux, en
découlant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s'égarent et ne se
tiennent plus; mais cela même constitue une manière, et il en est de
cette manière comme de toutes celles des hommes de génie: ce qui autre
part serait indifférent ou mauvais, y devient un trait de caractère ou
une grâce piquante.

La conversion de madame de La Sablière, que La Fontaine n'eut pas le
courage d'imiter, avait laissé notre poëte assez désoeuvré et solitaire.
Il continuait de loger chez cette dame; mais elle ne réunissait plus
la même compagnie qu'autrefois, et elle s'absentait fréquemment pour
visiter des pauvres ou des malades. C'est alors surtout qu'il se livra,
pour se désennuyer, à la société du prince de Conti et de MM. de Vendôme
dont on sait les moeurs, et que, sans rien perdre au fond du côté de
l'esprit, il exposa aux regards de tous une vieillesse cynique et
dissolue, mal déguisée sous les roses d'Anacréon. Maucroix, Racine et
ses vrais amis s'affligeaient de ces déréglements sans excuse; l'austère
Boileau avait cessé de le voir. Saint-Évremond, qui cherchait à
l'attirer en Angleterre auprès de la duchesse de Mazarin, reçut de
la courtisane Ninon une lettre où elle lui disait: «J'ai su que vous
souhaitiez La Fontaine en Angleterre; on n'en jouit guère à Paris; sa
tête est bien affoiblie. C'est le destin des poëtes: le Tasse et
Lucrèce l'ont éprouvé. Je doute qu'il y ait du philtre amoureux pour
La Fontaine, il n'a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la
dépense.» La tête de La Fontaine ne baissait pas comme le croyait Ninon;
mais ce qu'elle dit du philtre amoureux et des sales amours n'est que
trop vrai: il touchait souvent de l'abbé de Chaulieu des gratifications
dont il faisait un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune
femme riche et belle, madame d'Hervart, s'attacha au poëte, lui offrit
l'attrait de sa maison, et devint pour lui, à force de soins et de
prévenances, une autre La Sablière. A la mort de cette dame, elle
recueillit le vieillard, et l'environna d'amitié jusqu'au dernier
moment. C'est chez elle que l'auteur de _Joconde_, touché enfin de
repentir, revêtit le cilice qui ne le quitta plus. Les détails de cette
pénitence sont touchants; La Fontaine la consacra publiquement par une
traduction du _Dies irae_, qu'il lut à l'Académie, et il avait formé
le dessein de paraphraser les Psaumes avant de mourir. Mais, à part le
refroidissement de la maladie et de l'âge, on peut douter que cette
tâche, tant de fois essayée par des poëtes repentants, eût été possible
à La Fontaine ou même à tout autre d'alors. A cette époque de croyances
régnantes et traditionnelles, c'étaient les sens d'ordinaire, et non la
raison, qui égaraient; on avait été libertin, on se faisait dévot; on
n'avait point passé par l'orgueil philosophique ni par l'impiété sèche;
on ne s'était pas attardé longuement dans les régions du doute; on ne
s'était pas senti maintes fois défaillir à la poursuite de la vérité.
Les sens charmaient l'âme pour eux-mêmes, et non comme une distraction
étourdissante et fougueuse, non par ennui et désespoir. Puis, quand on
avait épuisé les désordres, les erreurs, et qu'on revenait à la vérité
suprême, on trouvait un asile tout préparé, un confessionnal, un
oratoire, un cilice qui matait la chair; et l'on n'était pas, comme
de nos jours, poursuivi encore, jusqu'au sein d'une foi vaguement
renaissante, par des doutes effrayants, d'éternelles obscurités et un
abîme sans cesse ouvert:--je me trompe; il y eut un homme alors qui
éprouva tout cela, et il manqua en devenir fou: cet homme, c'était
Pascal.

Septembre 1829.



J'écrivais ceci la même année, la même saison où je composais le recueil
de Poésies, _les Consolations_, c'est-à-dire dans une veine prononcée
de sensibilité religieuse. Depuis j'ai encore écrit sur La Fontaine
quelques pages qui se trouvent au tome VII des _Causeries du Lundi_, et
j'ai essayé d'y répondre aux dédains que M. de Lamartine avait prodigués
à ce charmant poëte. Au reste, si La Fontaine, dans ces dernières
années, a été bien légèrement traité par un grand poëte qui s'est
lui-même jugé par là, il a été étudié, approfondi par de savants
critiques, et si approfondi même qu'il est sorti d'entre leurs mains
comme transformé. J'en reviens volontiers et je m'en tiens sur lui à ce
jugement de La Bruyère dans son Discours de réception à l'Académie: «Un
autre, plus égal que Marot et plus poëte que Voiture, a le jeu, le tour
et la naïveté de tous les deux; il instruit en badinant, persuade aux
hommes la vertu par l'organe des bêtes, élève les petits sujets jusqu'au
sublime: homme unique dans son genre d'écrire, toujours original, soit
qu'il invente, soit qu'il traduise; qui a été au delà de ses modèles,
modèle lui-même difficile à imiter.»--Voir aussi le joli thème latin de
Fénelon à l'usage du duc de Bourgogne sur la mort de La Fontaine, _in
Fontani mortem_. Tout y est indiqué, même le _molle atque facetum_, qui
n'est autre que notre chère rêverie.



RACINE

I

Les grands poëtes, les poëtes de génie, indépendamment des genres, et
sans faire acception de leur nature lyrique, épique ou dramatique,
peuvent se rapporter à deux familles glorieuses qui, depuis bien des
siècles, s'entremêlent et se détrônent tour à tour, se disputent
la prééminence en renommée, et entre lesquelles, selon les temps,
l'admiration des hommes s'est inégalement répartie. Les poëtes
primitifs, fondateurs, originaux sans mélange, nés d'eux-mêmes et fils
de leurs oeuvres, Homère, Pindare, Eschyle, Dante et Shakspeare, sont
quelquefois sacrifiés, préférés le plus souvent, toujours opposés
aux génies studieux, polis, dociles, essentiellement éducables et
perfectibles, des époques moyennes. Horace, Virgile, le Tasse, sont les
chefs les plus brillants de cette famille secondaire, réputée, et avec
raison, inférieure à son aînée, mais d'ordinaire mieux comprise de tous,
plus accessible et plus chérie. Parmi nous, Corneille et Molière s'en
détachent par plus d'un côté; Boileau et Racine y appartiennent tout
à fait et la décorent, surtout Racine, le plus merveilleux, le plus
accompli en ce genre, le plus vénéré de nos poëtes. C'est le propre
des écrivains de cet ordre d'avoir pour eux la presque unanimité des
suffrages, tandis que leurs illustres adversaires qui, plus hauts qu'eux
en mérite, les dominent même en gloire, sont à chaque siècle remis en
question par une certaine classe de critiques. Cette différence de
renommée est une conséquence nécessaire de celle des talents. Les
uns véritablement prédestinés et divins, naissent avec leur lot, ne
s'occupent guère à le grossir grain à grain en cette vie, mais le
dispensent avec profusion et comme à pleines mains en leurs oeuvres; car
leur trésor est inépuisable au dedans. Ils font, sans trop s'inquiéter
ni se rendre compte de leurs moyens de faire; ils ne se replient pas à
chaque heure de veille sur eux-mêmes; ils ne retournent pas la tête en
arrière à chaque instant pour mesurer la route qu'ils ont parcourue et
calculer celle qui leur reste; mais ils marchent à grandes journées sans
se lasser ni se contenter jamais. Des changement secrets s'accomplissent
en eux, au sein de leur génie, et quelquefois le transforment; ils
subissent ces changements comme des lois, sans s'y mêler, sans y aider
artificiellement, pas plus que l'homme ne hâte le temps où ses cheveux
blanchissent, l'oiseau la mue de son plumage, ou l'arbre les changements
de couleur de ses feuilles aux diverses saisons; et, procédant ainsi
d'après de grandes lois intérieures et une puissante donnée originelle,
ils arrivent à laisser trace de leur force en des oeuvres sublimes,
monumentales, d'un ordre réel et stable sous une irrégularité apparente
comme dans la nature, d'ailleurs entrecoupées d'accidents, hérissées
de cimes, creusées de profondeurs: voilà pour les uns. Les autres ont
besoin de naître en des circonstances propices, d'être cultivés par
l'éducation et de mûrir au soleil; ils se développent lentement,
sciemment, se fécondent par l'étude et s'accouchent eux-mêmes avec art.
Ils montent par degrés, parcourent les intervalles et ne s'élancent pas
au but du premier bond; leur génie grandit avec le temps et s'édifie
comme un palais auquel on ajouterait chaque année une assise; ils ont
de longues heures de réflexion et de silence durant lesquelles ils
s'arrêtent pour réviser leur plan et délibérer: aussi l'édifice, si
jamais il se termine, est-il d'une conception savante, noble, lucide,
admirable, d'une harmonie qui d'abord saisit l'oeil, et d'une exécution
achevée. Pour le comprendre, l'esprit du spectateur découvre sans
peine et monte avec une sorte d'orgueil paisible l'échelle d'idées
par laquelle a passé le génie de l'artiste. Or, suivant une remarque
très-fine et très-juste du Père Tournemire, on n'admire jamais dans un
auteur que les qualités dont on a le germe et la racine en soi. D'où
il suit que, dans les ouvrages des esprits supérieurs, il est un degré
relatif où chaque esprit inférieur s'élève, mais qu'il ne franchit pas,
et d'où il juge l'ensemble comme il peut. C'est presque comme pour les
familles de plantes étagées sur les Cordillères, et qui ne dépassent
jamais une certaine hauteur, ou plutôt c'est comme pour les familles
d'oiseaux dont l'essor dans l'air est fixé à une certaine limite. Que
si maintenant, à la hauteur relative où telle famille d'esprits peut
s'élever dans l'intelligence d'un poëme, il ne se rencontre pas une
qualité correspondante qui soit comme une pierre où mettre le pied,
comme une plate-forme d'où l'on contemple tout le paysage, s'il y a là
un roc à pic, un torrent, un abîme, qu'adviendra-t-il alors? Les esprits
qui n'auront trouvé où poser leur vol s'en reviendront comme la colombe
de l'arche, sans même rapporter le rameau d'olivier.--Je suis à
Versailles, du côté du jardin, et je monte le grand escalier; l'haleine
me manque au milieu et je m'arrête; mais du moins je vois de là en
face de moi la ligne du château, ses ailes, et j'en apprécie déjà la
régularité, tandis que si je gravis sur les bords du Rhin quelque
sentier tournant qui grimpe à un donjon gothique, et que je m'arrête
d'épuisement à mi-côte, il pourra se faire qu'un mouvement de terrain,
un arbre, un buisson, me dérobe la vue tout entière[22]. C'est là l'image
vraie des deux poésies. La poésie racinienne est construite de telle
sorte qu'à toute hauteur il se rencontre des degrés et des points
d'appui avec perspective pour les infirmes: l'oeuvre de Shakspeare a
l'accès plus rude, et l'oeil ne l'embrasse pas de tout point; nous
savons de fort honnêtes gens qui ont sué pour y aborder, et qui, après
s'être heurté la vue sur quelque butte ou sur quelque bruyère, sont
revenus en jurant de bonne foi qu'il n'y avait rien là-haut; mais, à
peine redescendus en plaine, la maudite tour enchantée leur apparaissait
de nouveau dans son lointain, mille fois plus importune aux pauvres gens
que ne l'était à Boileau celle de Montlhéry:

  Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
  Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue,
  Et, présentant de loin leur objet ennuyeux,
  Du passant qui les fuit semblent suivre les yeux.

[Note 22: Il faut tout dire. Si les esprits supérieurs, les génies _à
pic_, ne prêtent pas pied à divers degrés aux esprits inférieurs, ils en
portent un peu la peine, et ne distinguent pas eux-mêmes les différences
d'élévation entre ces esprits estimables, qu'ils voient d'en haut tous
confondus dans la plaine au même niveau de terre.]

Mais nous laisserons pour aujourd'hui la tour de Montlhéry et l'oeuvre
de Shakspeare, et nous essaierons de monter, après tant d'autres
adorateurs, quelques-uns des degrés, glissants désormais à force d'être
usés, qui mènent au temple en marbre de Racine.

Racine, né en 1639, à la Ferté-Milon, fut orphelin dès l'âge le plus
tendre. Sa mère, fille d'un procureur du roi des eaux-et-forêts à
Villers-Cotterets, et son père, contrôleur du grenier à sel de la
Ferté-Milon, moururent à peu d'intervalle de temps l'un de l'autre. Âgé
de quatre ans, il fut confié aux soins de son grand-père maternel, qui
le mit très-jeune au Collége à Beauvais; et après la mort du vieillard,
il passa à Port-Royal-des-Champs, où sa grand'mère et une de ses
tantes s'étaient retirées. C'est de là que datent les premiers détails
intéressants qui nous aient été transmis sur l'enfance du poëte.
L'illustre solitaire Antoine Le Maître l'avait pris en amitié
singulière, et l'on voit par une lettre qui s'est conservée, et qu'il
lui écrivait dans une des persécutions, combien il lui recommande d'être
docile et de bien soigner, durant son absence, ses onze volumes de saint
Chrysostome. Le _petit_ _Racine_ en vint rapidement à lire tous les
auteurs grecs dans le texte; il en faisait des extraits, les annotait
de sa main, les apprenait par coeur. C'était tour à tour Plutarque,
_le Banquet_ de Platon, saint Basile, Pindare, ou, aux heures perdues,
_Théagène et Chariclée_[23]. Il décelait déjà sa nature discrète,
innocente et rêveuse, par de longues promenades, un livre à la main
(et qu'il ne lisait pas toujours), dans ces belles solitudes dont il
ressentait les douceurs jusqu'aux larmes. Son talent naissant s'exerçait
dès lors à traduire en vers français les hymnes touchantes du Bréviaire,
qu'il a retravaillées depuis; mais il se complaisait surtout à célébrer
Port-Royal, le paysage, l'étang, les jardins et les prairies. Ces
productions de jeunesse que nous possédons attestent un sentiment vrai
sous l'inexpérience extrême et la faiblesse de l'expression et de la
couleur; avec un peu d'attention, on y démêle en quelques endroits
comme un écho lointain, comme un prélude confus des choeurs mélodieux
d'_Esther_:

  Je vois ce cloître vénérable,
  Ces beaux lieux du Ciel bien aimés,
  Qui de cent temples animés
  Cachent la richesse adorable.
  C'est dans ce chaste paradis
  Que règne, en un trône de lis,
  La Virginité sainte;
  C'est là que mille anges mortels
  D'une éternelle plainte
  Gémissent au pied des autels.

  Sacrés palais de l'innocence,
  Astres vivants, choeurs glorieux,
  Qui faites voir de nouveaux cieux
  Dans ces demeures du silence,
  Non, ma plume n'entreprend pas
  De tracer ici vos combats,
  Vos jeûnes et vos veilles;
  Il faut, pour en bien révérer
  Les augustes merveilles,
  Et les taire et les adorer.

[Note 23: Un Grec érudit de nos amis, M. Piccolos, dans les notes
d'une traduction de _Paul et Virginie_ en grec moderne (Firmin Didot,
1841), a cru pouvoir signaler avec précision quelques traces, encore
inaperçues, du roman de _Théagène et Chariclée_, dans l'oeuvre de
Racine. Ainsi, quand Racine a risqué le vers fameux,

  Brûlé de plus de feux que je n'en allumai,

il ne faisait sans doute que se souvenir de son cher roman et du passage
où Hydaspe, sur le point d'immoler sa fille et de la placer sur le
bûcher ou _foyer_, se sent lui-même au coeur un _foyer_ de chagrin plus
cuisant: je traduis à peu près; les curieux peuvent chercher le passage:
Racine, enfant, avait retenu ce jeu de mots comme une beauté, et il
n'a eu garde de l'omettre dans _Andromaque_. Héliodore est le premier
coupable; il aurait, au reste, racheté de beaucoup son crime, s'il était
vrai, comme M. Piccolos le croit (page 343), qu'il eût fourni à Racine
le germe d'une des plus belles scènes, dans _Andromaque_ également. M.
Ampère, dans un article sur Amyot, avait déjà cru saisir des analogies
de ce genre. Mais je m'en tiens au _brûlé de plus de feux_: c'est une
fort jolie trouvaille.]

Il quitta Port-Royal après trois ans de séjour, et vint faire sa logique
au collége d'Harcourt à Paris. Les impressions pieuses et sévères qu'il
avait reçues de ses premiers maîtres s'affaiblirent par degrés dans le
monde nouveau où il se trouva entraîné. Ses liaisons avec des jeunes
gens aimables et dissipés, avec l'abbé Le Vasseur, avec La Fontaine
qu'il connut dès ce temps-là, le mirent plus que jamais en goût de
poésie, de romans et de théâtre. Il faisait des sonnets galants en se
cachant de Port-Royal et des jansénistes, qui lui envoyaient lettres sur
lettres, avec menaces d'anathème. On le voit, dès 1660, en relation avec
les comédiens du Marais au sujet d'une pièce que nous ne connaissons
pas. Son ode aux _Nymphes de la Seine_ pour le mariage du roi était
remise à Chapelain, qui la recevait _avec la plus grande bonté du
monde_, et, _tout malade qu'il était, la retenait trois jours, y faisant
des remarques par écrit_: la plus considérable de ces remarques portait
sur les _Tritons_, qui n'ont jamais logé dans les fleuves, mais
seulement dans la mer. Cette pièce valut à Racine la protection de
Chapelain et une gratification de Colbert. Son cousin Vitart, intendant
du château de Chevreuse, l'y envoya une fois pour surveiller en sa place
les ouvriers maçons, vitriers, menuisiers. Le poëte est déjà tellement
habitué au tracas de Paris, qu'il se considère à Chevreuse comme en
exil; il y date ses lettres de _Babylone_; il raconte qu'il va au
cabaret deux ou trois fois le jour, payant à chacun son pourboire, et
qu'une dame l'a pris pour un sergent; puis il ajoute: «Je lis des vers,
je tâche d'en faire; je lis les aventures de l'Arioste, et je ne suis
pas moi-même sans aventures.» Tous ses amis de Port-Royal, sa tante, ses
maîtres, le voyant ainsi en pleine voie de perdition, s'entendirent pour
l'en tirer. On lui représenta vivement la nécessité d'un état, et on le
décida à partir pour Uzès en Languedoc, chez un de ses oncles maternels,
chanoine régulier de Sainte-Geneviève, avec espérance d'un bénéfice. Le
voilà donc pendant tout l'hiver de 1661, le printemps et l'été de 1662,
à Uzès; tout en noir de la tête aux pieds; lisant saint Thomas pour
complaire au bon chanoine, et l'Arioste ou Euripide pour se consoler;
fort caressé de tous les maîtres d'école et de tous les curés des
environs, à cause de son oncle, et consulté par tous les poëtes et les
amoureux de province sur leurs vers, à cause de sa petite renommée
parisienne et de son ode célèbre _sur la Paix_; d'ailleurs sortant
peu, s'ennuyant beaucoup dans une ville dont tous les habitants lui
semblaient durs et intéressés comme des _baillis_; se comparant à Ovide
au bord du Pont-Euxin, et ne craignant rien tant que d'altérer et de
corrompre dans le patois du Midi cet excellent et vrai français,
cette pure fleur de froment dont on se nourrit devers la Ferté-Milon,
Château-Thierry et Reims. La nature elle-même ne le séduit que
médiocrement: «Si le pays de soi avoit un peu de délicatesse, et que les
rochers y fussent un peu moins fréquents, on le prendroit pour un vrai
pays de Cythère;» mais ces rochers l'importunent; la chaleur l'étouffe,
et les cigales lui gâtent les rossignols. Il trouve les passions du Midi
violentes et portées à l'excès; pour lui, sensible et tempéré, il vit de
réflexion et de silence; il garde la chambre et lit beaucoup, sans même
éprouver le besoin de composer. Ses lettres à l'abbé Le Vasseur sont
froides, fines, correctes, fleuries, mythologiques et légèrement
railleuses; le bel-esprit sentimental et tendre qui s'épanouira dans
_Bérénice_ y perce de toutes parts; ce ne sont que citations italiennes
et qu'allusions galantes; pas une crudité comme il en échappe entre
jeunes gens, pas un détail ignoble, et l'élégance la plus exquise jusque
dans la plus étroite familiarité. Les femmes de ce pays l'avaient ébloui
d'abord, et, peu de jours après son arrivée, il écrivait à La Fontaine
ces phrases qui donnent à penser: «Toutes les femmes y sont éclatantes,
et s'y ajustent d'une façon qui est la plus naturelle du monde; et pour
ce qui est de leur personne,

  Color verus, corpus solidum et succi plenum;

mais comme c'est la première chose dont on m'a dit de me donner garde,
je ne veux pas en parler davantage; aussi bien ce seroit profaner la
maison d'un bénéficier comme celle où je suis, que d'y faire de longs
discours sur cette matière: _Domus mea, domus orationis_. C'est pourquoi
vous devez vous attendre que je ne vous en parlerai plus du tout. On m'a
dit: Soyez aveugle. Si je ne puis l'être tout-à-fait, il faut du moins
que je sois muet; car, voyez-vous, il faut être régulier avec les
réguliers, comme j'ai été loup avec vous et avec les autres loups
vos compères.» Mais ses habitudes naturellement chastes et réservées
prévalurent, quand il ne fut plus entraîné par des compagnons de
plaisir; et quelques mois après, il répondait fort sérieusement à une
insinuation railleuse de l'abbé Le Vasseur que, Dieu merci, sa liberté
était sauve encore, et que, s'il quittait le pays, il remporterait son
coeur aussi sain et aussi entier qu'il l'avait apporté; et là-dessus il
raconte un danger récent auquel sa faiblesse a heureusement échappé.
Ce passage est assez peu connu, et jette assez de jour dans l'âme de
Racine, pour devoir être cité tout au long: «Il y a ici une demoiselle
fort bien faite et d'une taille fort avantageuse. Je ne l'avois jamais
vue qu'à cinq ou six pas, et je l'avois toujours trouvée fort belle; son
teint me paroissoit vif et éclatant; les yeux, grands et d'un beau noir,
la gorge et le reste de ce qui se découvre assez librement dans ce pays,
fort blanc. J'en avois toujours quelque idée assez tendre et assez
approchante d'une inclination; mais je ne la voyois qu'à l'église: car,
comme je vous ai mandé, je suis assez solitaire, et plus que mon cousin
ne me l'avoit recommandé. Enfin je voulus voir si je n'étois point
trompé dans l'idée que j'avois d'elle, et j'en trouvai une occasion fort
honnête. Je m'approchai d'elle, et lui parlai. Ce que je vous dis là
m'est arrivé il n'y a pas un mois, et je n'avois d'autre dessein que de
voir quelle réponse elle me feroit. Je lui parlai donc indifféremment;
mais sitôt que j'ouvris la bouche et que je l'envisageai, je pensai
demeurer interdit. Je trouvai sur son visage de certaines bigarrures,
comme si elle eût relevé de maladie; et cela me fit bien changer mes
idées. Néanmoins je ne demeurai pas, et elle me répondit d'un air fort
doux et fort obligeant; et, pour vous dire la vérité, il faut que je
l'aie prise dans quelque mauvais jour, car elle passe pour fort belle
dans la ville, et je connois beaucoup de jeunes gens qui soupirent pour
elle du fond de leur coeur. Elle passe même pour une des plus sages et
des plus enjouées. Enfin je fus bien aise de cette rencontre, qui servit
du moins à me délivrer de quelque commencement d'inquiétude; car je
m'étudie maintenant à vivre un peu plus raisonnablement, et à ne me pas
laisser emporter à toutes sortes d'objets. Je commence mon noviciat...»
Racine avait alors vingt-trois ans. La naïveté d'impressions et
l'enfance de coeur qui éclatent dans son récit marquent le point de
départ d'où il s'avança graduellement, à force d'expérience et d'étude,
jusqu'aux dernières profondeurs de la même passion dans _Phèdre_.
Cependant son noviciat ne s'acheva pas: il s'ennuya d'attendre un
bénéfice qu'on lui promettait toujours; et, laissant là les chanoines et
la province, il revint à Paris, où son ode de _la Renommée aux Muses_
lui valut une nouvelle gratification, son entrée à la cour, et d'être
connu de Despréaux et de Molière. _La Thébaïde_ suivit de près.
Jusque-là, Racine n'avait trouvé sur sa route que des protecteurs et des
amis; son premier succès dramatique éveilla l'envie, et, dès ce moment,
sa carrière fut semée d'embarras et de dégoûts, dont sa sensibilité
irritable faillit plus d'une fois s'aigrir ou se décourager. La tragédie
d'_Alexandre_ le brouilla avec Molière et avec Corneille; avec Molière,
parce qu'il lui retira l'ouvrage pour le donner à l'Hôtel de Bourgogne;
avec Corneille, parce que l'illustre vieillard déclara au jeune homme,
après avoir entendu sa pièce, qu'elle annonçait un grand talent pour la
poésie en général, mais non pour le théâtre. Aux représentations les
partisans de Corneille tâchèrent d'entraver le succès. Les uns disaient
que Taxile n'était point assez honnête homme; les autres, qu'il ne
méritait point sa perte; les uns, qu'Alexandre n'était point assez
amoureux; les autres, qu'il ne venait sur la scène que pour parler
d'amour. Lorsque parut _Andromaque_, on reprocha à Pyrrhus un reste de
férocité; on l'aurait voulu plus poli, plus galant, plus achevé. C'était
une conséquence du système de Corneille, qui faisait ses héros tout
d'une pièce, bons ou mauvais de pied en cap; à quoi Racine répondait
fort judicieusement: «Aristote, bien éloigné de nous demander des héros
parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-à-dire
ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni
tout à fait bons ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu'ils soient
extrêmement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciteroit
plus l'indignation que la pitié du spectateur, ni qu'ils soient méchants
avec excès, parce qu'on n'a point pitié d'un scélérat. Il faut donc
qu'ils aient une bonté médiocre, c'est-à-dire une vertu capable de
faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les
fasse plaindre sans les faire détester.» J'insiste sur ce point, parce
que la grande innovation de Racine et sa plus incontestable originalité
dramatique consistent précisément dans cette réduction des personnages
héroïques à des proportions plus humaines, plus naturelles, et dans
cette analyse délicate des plus secrètes nuances du sentiment et de la
passion. Ce qui distingue Racine, avant tout, dans la composition du
style comme dans celle du drame, c'est la suite logique, la liaison
ininterrompue des idées et des sentiments; c'est que chez lui tout est
rempli sans vide et motivé sans réplique, et que jamais il n'y a
lieu d'être surpris de ces changements brusques, de ces retours sans
intermédiaire, de ces _volte-faces_ subites, dont Corneille a fait
souvent abus dans le jeu de ses caractères et dans la marche de ses
drames. Nous sommes pourtant loin de reconnaître que, même en ceci, tout
l'avantage au théâtre soit du côté de Racine; mais, lorsqu'il parut,
toute la nouveauté était pour lui, et la nouveauté la mieux accommodée
au goût d'une cour où se mêlaient tant de faiblesses, où rien ne
brillait qu'en nuances, et dont, pour tout dire, la chronique amoureuse,
ouverte par une La Vallière, devait se clore par une Maintenon. Il
resterait toujours à savoir si ce procédé attentif et curieux, employé à
l'exclusion de tout autre, est dramatique dans le sens absolu du mot; et
pour notre part nous ne le croyons pas: mais il suffisait, convenons-en,
à la société d'alors, qui, dans son oisiveté polie, ne réclamait pas un
drame plus agité, plus orageux, plus _transportant_, pour parler comme
madame de Sévigné, et qui s'en tenait volontiers à _Bérénice_, en
attendant _Phèdre_, le chef-d'oeuvre du genre. Cette pièce de _Bérénice_
fut commandée à Racine par Madame, duchesse d'Orléans, qui soutenait
à la cour les nouveaux poëtes, et qui joua cette fois à Corneille le
mauvais tour de le mettre aux prises, en champ-clos, avec son jeune
rival. D'un autre côté, Boileau, ami fidèle et sincère, défendait
Racine contre la cohue des auteurs, le relevait de ses découragements
passagers, et l'excitait, à force de sévérité, à des progrès sans
relâche. Ce contrôle journalier de Boileau eût été funeste assurément à
un auteur de libre génie, de verve impétueuse ou de grâce nonchalante,
à Molière, à La Fontaine, par exemple; il ne put être que profitable
à Racine, qui, avant de connaître Boileau, et sauf quelques pointes
à l'italienne, suivait déjà cette voie de correction et d'élégance
continue, où celui-ci le maintint et l'affermit. Je crois donc que
Boileau avait raison lorsqu'il se glorifiait d'avoir appris à Racine _à
faire difficilement des vers faciles_; mais il allait un peu loin, si,
comme on l'assure, il lui donnait pour précepte _de faire ordinairement
le second vers avant le premier_.

Depuis _Andromaque_, qui parut en 1667, jusqu'à _Phèdre_, dont le
triomphe est de 1677, dix années s'écoulèrent; on sait comment Racine
les remplit. Animé par la jeunesse et l'amour de la gloire, aiguillonné
à la fois par ses admirateurs et ses envieux, il se livra tout entier au
développement de son génie. Il rompit directement avec Port-Royal; et, à
propos d'une attaque de Nicole contre les auteurs de théâtre, il lança
une lettre piquante qui fit scandale et lui attira des représailles. A
force d'attendre et de solliciter, il avait enfin obtenu un bénéfice, et
le privilège de la première édition d'_Andromaque_ est accordé au sieur
Racine, prieur de l'Épinai. Un régulier lui disputa ce prieuré; un
procès s'ensuivit, auquel personne n'entendit rien; et Racine ennuyé se
désista, en se vengeant des juges par la comédie des _Plaideurs_ qu'on
dirait écrite par Molière, admirable farce dont la manière décèle un
coin inaperçu du poëte, et fait ressouvenir qu'il lisait Rabelais,
Marot, même Scarron, et tenait sa place au cabaret entre Chapelle et
La Fontaine. Cette vie si pleine, où, sur un grand fonds d'étude,
s'ajoutaient les tracas littéraires, les visites à la cour, l'Académie à
partir de 1673, et peut-être aussi, comme on l'en a soupçonné, quelques
tendres faiblesses au théâtre, cette confusion de dégoûts, de plaisirs
et de gloire, retint Racine jusqu'à l'âge de trente-huit ans,
c'est-à-dire jusqu'en 1677, époque où il s'en dégagea pour se marier
chrétiennement et se convertir.

Sans doute ses deux dernières pièces, _Iphigénie_ et _Phèdre_, avaient
excité contre l'auteur un redoublement d'orage: tous les auteurs
siffles, les jansénistes pamphlétaires, les grands seigneurs surannés
et les débris des _précieuses_, Boyer, Leclerc, Coras, Perrin, Pradon,
j'allais dire Fontenelle, Barbier-d'Aucourt, surtout dans le cas présent
le duc de Nevers, madame Des Houlières et l'Hôtel de Bouillon, s'étaient
ameutés sans pudeur, et les indignes manoeuvres de cette cabale avaient
pu inquiéter le poëte: mais enfin ses pièces avaient triomphé; le public
s'y portait et y applaudissait avec larmes; Boileau, qui ne flattait
jamais, même en amitié, décernait au vainqueur une magnifique épître, et
_bénissait_ et proclamait _fortuné_ le siècle qui voyait naître, _ces
pompeuses merveilles_. C'était donc moins que jamais pour Racine le
moment de quitter la scène où retentissait son nom; il y avait lieu pour
lui à l'enivrement, bien plus qu'au désappointement littéraire: aussi
sa résolution fut-elle tout-à-fait pure de ces bouderies mesquines
auxquelles on a essayé de la rapporter. Depuis quelque temps, et le
premier feu de l'âge, la première ferveur de l'esprit et des sens étant
dissipée, le souvenir de son enfance, de ses maîtres, de sa tante
religieuse à Port-Royal, avait ressaisi le coeur de Racine; et la
comparaison involontaire qui s'établissait en lui entre sa paisible
satisfaction d'autrefois et sa gloire présente, si amère et si troublée,
ne pouvait que le ramener au regret d'une vie régulière. Cette pensée
secrète qui le travaillait perce déjà dans la préface de _Phèdre_, et
dut le soutenir, plus qu'on ne croit, dans l'analyse profonde qu'il fit
de cette _douleur vertueuse_ d'une âme qui maudit le mal et s'y livre.
Son propre coeur lui expliquait celui de _Phèdre_; et si l'on suppose,
comme il est assez vraisemblable, que ce qui le retenait malgré lui
au théâtre était quelque attache amoureuse dont il avait peine à se
dépouiller, la ressemblance devient plus intime et peut aider à faire
comprendre tout ce qu'il a mis en cette circonstance de déchirant,
de réellement senti et de plus particulier qu'à l'ordinaire dans les
combats de cette passion. Quoi qu'il en soit, le but moral de _Phèdre_
est hors de doute; le grand Arnauld ne put s'empêcher lui-même de le
reconnaître, et ainsi fut presque vérifié le mot de l'auteur «qui
espéroit, au moyen de cette pièce, réconcilier la tragédie avec quantité
de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine.» Toutefois,
en s'enfonçant davantage dans ses réflexions de réforme, Racine jugea
qu'il était plus prudent et plus conséquent de renoncer au théâtre, et
il en sortit avec courage, mais sans trop d'efforts. Il se maria, se
réconcilia avec Port-Royal, se prépara, dans la vie domestique, à ses
devoirs de père; et, comme le roi le nomma à cette époque historiographe
ainsi que Boileau, il ne négligea pas non plus ses devoirs d'historien:
à cet effet, il commença par faire un espèce d'extrait du traité de
Lucien _sur la Manière d'écrire l'histoire_, et s'appliqua à la lecture
de Mézerai, de Vittorio Siri et autres.

D'après le peu qu'on vient de lire sur le caractère, les moeurs et
les habitudes d'esprit de Racine, il serait déjà aisé de présumer les
qualités et les défauts essentiels de son oeuvre, de prévoir ce qu'il a
pu atteindre, et en même temps ce qui a dû lui manquer. Un grand art de
combinaison, un calcul exact d'agencement, une construction lente et
successive, plutôt que cette force de conception, simple et féconde,
qui agit simultanément et comme par voie de cristallisation autour de
plusieurs centres dans les cerveaux naturellement dramatiques; de la
présence d'esprit dans les moindres détails; une singulière adresse à ne
dévider qu'un seul fil à la fois; de l'habileté pour élaguer plutôt que
la puissance pour étreindre; une science ingénieuse d'introduire et
d'éconduire ses personnages; parfois la situation capitale éludée, soit
par un récit pompeux, soit par l'absence motivée du témoin le plus
embarrassant; et de même dans les caractères, rien de divergent ni
d'excentrique; les parties accessoires, les antécédents peu commodes
supprimés; et pourtant rien de trop nu ni de trop monotone, mais deux
ou trois nuances assorties sur un fond simple;--puis, au milieu de tout
cela, une passion qu'on n'a pas vue naître, dont le flot arrive déjà
gonflé, mollement écumeux, et qui vous entraîne comme le courant blanchi
d'une belle eau: voilà le drame de Racine. Et si l'on descendait à son
style et à l'harmonie de sa versification, on y suivrait des beautés
du même ordre restreintes aux mêmes limites, et des variations de ton
mélodieuses sans doute, mais dans l'échelle d'une seule octave. Quelques
remarques, à propos de _Britannicus_, préciseront notre pensée et
la justifieront si, dans ces termes généraux, elle semblait un peu
téméraire. Il s'agit du premier crime de Néron, de celui par lequel il
échappe d'abord à l'autorité de sa mère et de ses gouverneurs. Dans
Tacite, Britannicus est un jeune homme de quatorze à quinze ans, doux,
spirituel et triste. Un jour, au milieu d'un festin, Néron ivre, pour le
rendre ridicule, le força de chanter; Britannicus se mit à chanter une
chanson, dans laquelle il était fait allusion à sa propre destinée si
précaire et à l'héritage paternel dont on l'avait dépouillé; et, au
lieu de rire et de se moquer, les convives émus, moins dissimulés qu'à
l'ordinaire, parce qu'ils étaient ivres, avaient marqué hautement leur
compassion. Pour Néron, tout pur de sang qu'il est encore, son naturel
féroce gronde depuis longtemps en son âme et n'épie que l'occasion de
se déchaîner; il a déjà essayé d'un poison lent contre Britannicus. La
débauche l'a saisi: il est soupçonné d'avoir souillé l'adolescence de sa
future victime; il néglige son épouse Octavie pour la courtisane Acté.
Sénèque a prêté son ministère à cette honteuse intrigue; Agrippine s'est
révoltée d'abord, puis a fini par embrasser son fils et par lui offrir
sa maison pour les rendez-vous. Agrippine, mère, petite-fille, soeur,
nièce et veuve d'empereurs, homicide, incestueuse, prostituée à des
affranchis, n'a d'autre crainte que de voir son fils lui échapper avec
le pouvoir. Telle est la situation d'esprit des trois personnages
principaux au moment où Racine commence sa pièce. Qu'a-t-il fait? Il est
allé d'abord au plus simple, il a trié ses acteurs; Burrhus l'a
dispensé de Sénèque, et Narcisse de Pallas. Othon et Sénécion, _jeunes
voluptueux_ qui perdent le prince, sont à peine nommés dans un endroit.
Il rapporte dans sa préface un mot sanglant de Tacite sur Agrippine:
_Quae, cunctis malae dominationis cupidinibus flagrans, habebat in
partibus Pallantem_, et il ajoute: «Je ne dis que ce mot d'Agrippine,
car il y auroit trop de choses à en dire. C'est elle que je me suis
surtout efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n'est pas moins la
disgrâce d'Agrippine que la mort de Britannicus.» Et malgré ce
dessein formel de l'auteur, le caractère d'Agrippine n'est exprimé
qu'imparfaitement: comme il fallait intéresser à sa disgrâce, ses plus
odieux vices sont rejetés dans l'ombre; elle devient un personnage peu
réel, vague, inexpliqué, une manière de mère tendre et jalouse; il n'est
plus guère question de ses adultères et de ses meurtres qu'en allusion,
à l'usage de ceux qui ont lu l'histoire dans Tacite. Enfin, à la place
d'Acté, intervient la romanesque Junie. Néron amoureux n'est plus que
le rival passionné de Britannicus, et les côtés hideux du tigre
disparaissent, ou sont touchés délicatement à la rencontre. Que dire du
dénouement? de Junie réfugiée aux Vestales, et placée sous la protection
du peuple, comme si le peuple protégeait quelqu'un sous Néron? Mais ce
qu'on a droit surtout de reprocher à Racine, c'est d'avoir soustrait aux
yeux la scène du festin. Britannicus est à table, on lui verse à boire;
quelqu'un de ses domestiques goûte le breuvage, comme c'est la coutume,
tant on est en garde contre un crime: mais Néron a tout prévu; le
breuvage s'est trouvé trop chaud, il faut y verser de l'eau froide
pour le rafraîchir, et c'est cette eau froide qu'on a eu le soin
d'empoisonner. L'effet est soudain; ce poison tue sur l'heure, et
Locuste a été chargée de le préparer tel, sous la menace du supplice.
Soit dédain pour ces circonstances, soit difficulté de les exprimer en
vers, Racine les a négligées dans le récit de Burrhus: il se borne à
rendre l'effet moral de l'empoisonnement sur les spectateurs, et il y
réussit; mais on doit avouer que même sur ce point il a rabattu de la
brièveté incisive, de la concision éclatante de Tacite. Trop souvent,
lorsqu'il traduit Tacite comme lorsqu'il traduit la Bible, Racine se
fraie une route entre les qualités extrêmes des originaux, et garde
prudemment le milieu de la chaussée, sans approcher des bords d'où l'on
voit le précipice. Nous préciserons tout-à-l'heure le fait pour ce qui
concerne la Bible; nous n'en citerons qu'un exemple relativement à
Tacite. Agrippine, dans sa belle invective contre Néron, s'écrie que
d'un côté l'on entendra _la fille de Germanicus_, et de l'autre _le fils
d'Aenobarbus_.

  Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus,
  Qui, tous deux de l'exil rappelés par moi-même,
  Partagent à mes yeux l'autorité suprême.

Or Tacite dit: _Audiretur hinc Germanici filia, inde debilis rursus
Burrhus et exsul Seneca, trunca scilicet manu et professoria lingua,
generis humani regimen expostulantes_. Racine a évidemment reculé devant
l'énergique insulte de _maître d'école_ adressée à Sénèque et celle de
_manchot_ et de _mutilé_ adressée à Burrhus, et son Agrippine n'accuse
pas ces pédagogues de vouloir _régenter_ le monde. En général, tous les
défauts du style de Racine proviennent de cette pudeur de goût qu'on a
trop exaltée en lui, et qui parfois le laisse en deçà du bien, en deçà
du mieux.

_Britannicus, Phèdre, Athalie_, tragédie romaine, grecque et biblique,
ce sont là les trois grands titres dramatiques de Racine et sous
lesquels viennent se ranger ses autres chefs-d'oeuvre. Nous nous sommes
déjà expliqué sur notre admiration pour _Phèdre_; pourtant, on ne peut
se le dissimuler aujourd'hui, cette pièce est encore moins dans les
moeurs grecques que _Britannicus_ dans les moeurs romaines. Hippolyte
amoureux ressemble encore moins à l'Hippolyte chasseur, favori de Diane,
que Néron amoureux au Néron de Tacite; Phèdre reine mère et régente pour
son fils, à la mort supposée de son époux, compense amplement Junie
protégée par le peuple et mise aux Vestales. Euripide lui-même laisse
beaucoup sans doute à désirer pour la vérité; il a déjà perdu le sens
supérieur des traditions mythologiques que possédaient si profondément
Eschyle et Sophocle; mais du moins chez lui on embrasse tout un ordre de
choses; le paysage, la religion, les rites, les souvenirs de famille,
constituent un fond de réalité qui fixe et repose l'esprit. Chez Racine
tout ce qui n'est pas Phèdre et sa passion échappe et fuit: la triste
Aricie, les Pallantides, les aventures diverses de Thésée, laissent à
peine trace dans notre mémoire. A y regarder de près, ce sont, entre les
traditions contradictoires, des efforts de conciliation ingénieux,
mais peu faits pour éclairer: Racine admet d'une part la version de
Plutarque, qui suppose que Thésée, au lieu de descendre aux enfers,
avait été simplement retenu prisonnier par un roi d'Épire dont il avait
voulu ravir la femme pour son ami Pirithoüs, et d'autre part il fait
dire à Phèdre, sur la foi de la rumeur fabuleuse:

  Je l'aime, non point tel que l'ont vu les Enfers...

Dans Euripide, Vénus apparaît en personne et se venge; dans Racine,
_Vénus tout entière à sa proie attachée_ n'est qu'une admirable
métaphore. Racine a quelquefois laissé à Euripide des détails de couleur
qui eussent été aussi des traits de passion:

  Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!
  Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière,
  Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carrière?

dit la Phèdre de Racine. Dans Euripide, ce mouvement est beaucoup
plus prolongé: Phèdre voudrait d'abord se désaltérer à l'eau pure des
fontaines et s'étendre à l'ombre des peupliers; puis elle s'écrie qu'on
la conduise sur la montagne, dans les forêts de pins, où les chiens
chassent le cerf, et qu'elle veut lancer le dard thessalien; enfin elle
désire l'arène sacrée de Limna, où s'exercent les coursiers rapides:
et la nourrice qui, à chaque souhait, l'a interrompue, lui dit enfin:
«Quelle est donc cette nouvelle fantaisie? Vous étiez tout-à-l'heure sur
la montagne, à la poursuite des cerfs, et maintenant vous voilà éprise
du gymnase et des exercices des chevaux! Il faut envoyer consulter
l'oracle...» Au troisième acte, au moment où Thésée, qu'on croyait mort,
arrive, et quand Phèdre, Oenone et Hippolyte sont en présence, Phèdre ne
trouve rien de mieux que de s'enfuir en s'écriant:

  Je ne dois désormais songer qu'à me cacher;

c'est imiter l'art ingénieux de Timanthe, qui, à l'instant solennel,
voila la tête d'Agamemnon.

Tout ceci nous conduirait, si nous l'osions, à conclure avec Corneille
que Racine avait un bien plus grand talent pour la poésie en général que
pour le théâtre en particulier, et à soupçonner que, s'il fut dramatique
en son temps, c'est que son temps n'était qu'à cette mesure de
dramatique; mais que probablement, s'il avait vécu de nos jours, son
génie se serait de préférence ouvert une autre voie. La vie de retraite,
de ménage et d'étude, qu'il mena pendant les douze années de sa maturité
la plus entière, semblerait confirmer notre conjecture. Corneille aussi
essaya pendant quelques années de renoncer au théâtre; mais, quoique
déjà sur le déclin, il n'y put tenir, et rentra bientôt dans l'arène.
Rien de cette impatience ni de cette difficulté à se contenir ne paraît
avoir troublé le long silence de Racine. Il écrivait l'histoire de
Port-Royal, celle des campagnes du roi, prononçait deux ou trois
discours d'académie, et s'exerçait à traduire quelques hymnes d'église.
Madame de Maintenon le tira de son inaction vers 1688, en lui demandant
une pièce pour Saint-Cyr: de là le réveil en sursaut de Racine, à l'âge
de quarante-huit ans; une nouvelle et immense carrière parcourue en deux
pas: _Esther_ pour son coup d'essai, _Athalie_ pour son coup de maître.
Ces deux ouvrages si soudains, si imprévus, si différents des autres,
ne démentent-ils pas notre opinion sur Racine? n'échappent-ils pas aux
critiques générales que nous avons hasardées sur son oeuvre?

Racine, dans les sujets hébreux, est bien autrement à son aise que dans
les sujets grecs et romains. Nourri des livres sacrés, partageant
les croyances du peuple de Dieu, il se tient strictement au récit de
l'Écriture, ne se croit pas obligé de mêler l'autorité d'Aristote à
l'action, ni surtout de placer au coeur de son drame une intrigue
amoureuse (et l'amour est de toutes les choses humaines celle qui,
s'appuyant sur une base éternelle, varie le plus dans ses formes selon
les temps, et par conséquent induit le plus en erreur le poëte).
Toutefois, malgré la parenté des religions et la communauté de certaines
croyances, il y a dans le judaïsme un élément à part, intime, primitif,
oriental, qu'il importe de saisir et de mettre en saillie, sous peine
d'être pâle et infidèle, même avec un air d'exactitude: et cet élément
radical, si bien compris de Bossuet dans sa _Politique sacrée_, de M. de
Maistre en tous ses écrits, et du peintre anglais Martin dans son art,
n'était guère accessible au poëte doux et tendre qui ne voyait l'ancien
Testament qu'à travers le nouveau, et n'avait pour guide vers Samuel que
saint Paul. Commençons par l'architecture du temple dans _Athalie_: chez
les Hébreux, tout était figure, symbole, et l'importance des formes se
rattachait à l'esprit de la loi. Mais d'abord je cherche vainement dans
Racine ce temple merveilleux bâti par Salomon, tout en marbre, en cèdre,
revêtu de lames d'or, reluisant de chérubins et de palmes; je suis dans
le vestibule, et je ne vois pas les deux fameuses colonnes de bronze
de dix-huit coudées de haut, qui se nomment, l'une _Jachin_, l'autre
_Booz_; je ne vois ni la mer d'airain, ni les douze boeufs d'airain, ni
les lions; je ne devine pas dans le tabernacle ces chérubins de bois
d'olivier, hauts de dix coudées, qui enveloppent l'arche de leurs ailes.
La scène se passe sous un péristyle grec un peu nu, et je me sens déjà
moins disposé à admettre le _sacrifice de sang_ et l'immolation par
le couteau sacré, que si le poëte m'avait transporté dans ce temple
colossal où Salomon, le premier jour, égorgea pour hosties pacifiques
vingt-deux mille boeufs et cent vingt mille brebis. Des reproches
analogues peuvent s'adresser aux caractères et aux discours des
personnages. L'idolâtrie monstrueuse de Tyr et de Sidon devait être
opposée au culte de Jéhovah dans la personne de Mathan, qui, sans cela,
n'est qu'un mauvais prêtre, débitant d'abstraites maximes; j'aurais
voulu entrevoir, grâce à lui, ces temples impurs de Baal,

  . . . . . Où siégeaient, sur de riches carreaux,
  Cent idoles de jaspe aux têtes de taureaux;
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Où, sans lever jamais leurs têtes colossales,
  Veillaient, assis en cercle et se regardant tous,
  Des dieux d'airain posant leurs mains sur leurs genoux.

Le grand prêtre est beau, noble et terrible; mais on le conçoit plus
terrible encore et plus inexorable, pour être le ministre d'un Dieu de
colère. Quand il arme les lévites, et qu'il leur rappelle que leurs
ancêtres, à la voix de Moïse, ont autrefois massacré leurs frères
(«Voici ce que dit le Seigneur, Dieu d'Israël: «Que chaque homme place
son glaive sur sa cuisse, et que chacun tue son frère, son ami, et celui
qui lui est le plus proche.» Les enfants de Lévi firent ce que Moïse
avait ordonné.» ), il délaie ce verset en périphrases évasives:

  Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites
  Qui, lorsqu'au dieu du Nil le volage Israël
  Rendit dans le désert un culte criminel,
  De leurs plus chers parents saintement homicides,
  Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides,
  Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur
  D'être seuls employés aux autels du Seigneur?

En somme, _Athalie_ est une oeuvre imposante d'ensemble, et par beaucoup
d'endroits magnifique, mais non pas si complète ni si désespérante qu'on
a bien voulu croire. Racine n'y a pas pénétré l'essence même de la
poésie hébraïque orientale[24]; il y marche sans cesse avec précaution
entre le naïf du sublime et le naïf du gracieux, et s'interdit
soigneusement l'un et l'autre. Il ne dit pas comme Lamartine:

  Osias n'était plus; Dieu m'apparut: je vis
  Adonaï vêtu de gloire et d'épouvante;
  Les bords éblouissants de sa robe flottante
  Remplissaient le sacré parvis.

  Des séraphins debout sur des marches d'ivoire
  Se voilaient devant lui de six ailes de feux;
  Volant de l'un à l'autre, ils se disaient entre eux:
  Saint, Saint, Saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux!
  Toute la terre est pleine de sa gloire!

[Note 24: De la _poésie_, c'est possible; mais de la _religion_,
certes, il en avait pénétré l'essence. J'aurais plus d'un point à
modifier aujourd'hui dans mon premier jugement; il a commencé à me
paraître moins juste, quand des continuateurs exagérés me l'ont rendu
comme dans un miroir grossissant. Je reprendrai le Racine chrétien au
complet dans mon ouvrage sur Port-Royal; en attendant, je me borne à
en tirer les remarques que voici: «Quelle erreur nous avons soutenue
autrefois! Il nous paraissait qu'_Athalie_ aurait été plus belle, s'il y
avait eu les grandes statues dans le vestibule, le bassin d'airain, etc.
Cela, au contraire, présenté disproportionnément, nous eût caché le vrai
sujet, le Dieu un et spirituel, invisible et qui remplit tout.--Peu de
décors dans Racine; et il a raison au fond: l'unité du Dieu invisible en
ressort mieux. Lorsque Pompée, usant du droit de conquête, entra dans
le Saint des Saints, il observa avec étonnement, dit Tacite, qu'il n'y
avait aucune image et que le sanctuaire était vide. C'était un dicton
populaire, en parlant des Juifs, que «_Nil praeter nubes et coeli numen
adorant_.»]

Il ne dirait pas dans ses choeurs, quand il fait parler l'impie
voluptueux:

  Ainsi qu'on choisit une rose
  Dans les guirlandes de Sarons,
  Choisissez une vierge éclose
  Parmi les lis de vos vallons:
  Enivrez-vous de son haleine,
  Écartez ses tresses d'ébène,
  Goûtez les fruits de sa beauté.
  Vivez, aimez, c'est la sagesse:
  Hors le plaisir et la tendresse,
  Tout est mensonge et vanité.

Il ne dirait pas davantage:

  O tombeau! vous êtes mon père;
  Et je dis aux vers de la terre:
  Vous êtes ma mère et mes soeurs.

L'avouerai-je? _Esther_, avec ses douceurs charmantes et ses aimables
peintures, _Esther_, moins dramatique qu'_Athalie_, et qui vise moins
haut, me semble plus complète en soi, et ne laisser rien à désirer.
Il est vrai que ce gracieux épisode de la Bible s'encadre entre deux
événements étranges, dont Racine se garde de dire un seul mot, à savoir
le somptueux festin d'Assuérus, qui dura cent quatre-vingts jours, et le
massacre que firent les Juifs de leurs ennemis, et qui dura deux jours
entiers, sur la prière formelle de la Juive Esther. A cela près, ou
plutôt même à cause de l'omission, ce délicieux poëme, si parfait
d'ensemble, si rempli de pudeur, de soupirs et d'onction pieuse, me
semble le fruit le plus naturel qu'ait porté le génie de Racine. C'est
l'épanchement le plus pur, la plainte la plus enchanteresse de cette âme
tendre qui ne savait assister à la prise d'habit d'une novice sans se
noyer dans les larmes, et dont madame de Maintenon écrivait: «Racine,
qui veut pleurer, viendra à la profession de la soeur Lalie.» Vers ce
même temps, il composa pour Saint-Cyr quatre cantiques spirituels qui
sont au nombre de ses plus beaux ouvrages. Il y en a deux d'après
saint Paul que Racine traite comme il a déjà fait Tacite et la Bible,
c'est-à-dire en l'enveloppant de suavité et de nombre, mais en
l'affaiblissant quelquefois. Il est à regretter qu'il n'ait pas poussé
plus loin cette espèce de composition religieuse, et que, dans les huit
dernières années qui suivirent _Athalie_, il n'ait pas fini par jeter
avec originalité quelques-uns des sentiments personnels, tendres,
passionnés, fervents, que recelait son coeur. Certains passages des
lettres à son fils aîné, alors attaché à l'ambassade de Hollande, font
rêver une poésie intérieure et pénétrante qu'il n'a épanchée nulle part,
dont il a contenu en lui, durant des années, les délices incessamment
prêtes à déborder, ou qu'il a seulement répandue dans la prière, aux
pieds de Dieu, avec les larmes dont il était plein. La poésie alors, qui
faisait partie de la _littérature_, se distinguait tellement de la _vie_
que rien ne ramenait de l'une à l'autre, que l'idée même ne venait pas
de les joindre, et qu'une fois consacré aux soins domestiques, aux
sentiments de père, aux devoirs de paroissien, on avait élevé une
muraille infranchissable entre les _Muses_ et soi. Au reste, comme nul
sentiment profond n'est stérile en nous, il arrivait que cette poésie
_rentrée_ et sans issue était dans la vie comme un parfum secret qui se
mêlait aux moindres actions, aux moindres paroles, y transpirait par une
voie insensible, et leur communiquait une bonne odeur de mérite et de
vertu: c'est le cas de Racine, c'est l'effet que nous cause aujourd'hui
la lecture de ses lettres à son fils, déjà homme et lancé dans le monde,
lettres simples et paternelles, écrites au coin du feu, à côté de la
mère, au milieu des six autres enfants, empreintes à chaque ligne d'une
tendresse grave et d'une douceur austère, et où les réprimandes sur le
style, les conseils d'éviter les _répétitions de mots_ et les _locutions
de la Gazette de Hollande_, se mêlent naïvement aux préceptes de
conduite et aux avertissements chrétiens: «Vous avez eu quelque raison
d'attribuer l'heureux succès de votre voyage, par un si mauvais temps,
aux prières qu'on a faites pour vous. Je compte les miennes pour rien;
mais votre mère et vos petites soeurs prioient tous les jours Dieu
qu'il vous préservât de tout accident, et on faisoit la même chose à
Port-Royal.» Et plus bas: «M. de Torcy m'a appris que vous étiez dans la
_Gazette de Hollande_: si je l'avois su, je l'aurois fait acheter pour
la lire à vos petites soeurs, qui vous croiroient devenu un homme de
conséquence.» On voit que madame Racine songeait toujours à son fils
absent, et que, chaque fois qu'on servait quelque chose d'_un peu bon_
sur la table, elle ne pouvait s'empêcher de dire: «Racine en auroit
volontiers mangé.» Un ami qui revenait de Hollande, M. de Bonnac,
apporta à la famille des nouvelles du fils chéri; on l'accabla de
questions, et ses réponses furent toutes satisfaisantes: «Mais je n'ai
osé, écrit l'excellent père, lui demander si vous pensiez un peu au bon
Dieu, et j'ai eu peur que la réponse ne fût pas telle que je l'aurois
souhaitée.» L'événement domestique le plus important des dernières
années de Racine est la profession que fit à Melun sa fille cadette,
âgée de dix-huit ans; il parle à son fils de la cérémonie, et en raconte
les détails à sa vieille tante, qui vivait toujours à Port-Royal dont
elle était abbesse[25]; il n'avait cessé de _sangloter_ pendant tout
l'office: ainsi, de ce coeur brisé, des trésors d'amour, des effusions
inexprimables s'échappaient par ces sanglots; c'était comme l'huile
versée du vase de Marie. Fénelon lui écrivit exprès pour le consoler.
Avec cette facilité excessive aux émotions, et cette sensibilité plus
vive, plus inquiète de jour en jour, on explique l'effet mortel que
causa à Racine le mot de Louis XIV, et ce dernier coup qui le tua; mais
il était auparavant, et depuis longtemps, malade du mal de poésie:
seulement, vers la fin, cette prédisposition inconnue avait dégénéré en
une sorte d'hydropisie lente qui dissolvait ses humeurs et le livrait
sans ressort au moindre choc. Il mourut en 1699 dans sa soixantième
année, vénéré et pleuré de tous, comblé de gloire, mais laissant, il
faut le dire, une postérité littéraire peu virile, et bien intentionnée
plutôt que capable: ce furent les Rollin, les d'Olivet en critique, les
Duché et les Campistron au théâtre, les Jean-Baptiste et les Racine
fils dans l'ode et dans le poëme. Depuis ce temps jusqu'au nôtre, et à
travers toutes les variations de goût, la renommée de Racine a subsisté
sans atteinte et a constamment reçu des hommages unanimes, justes
au fond et mérités en tant qu'hommages, bien que parfois très-peu
intelligents dans les motifs. Des critiques sans portée ont abusé
du droit de le citer pour modèle, et l'ont trop souvent proposé à
l'imitation par ses qualités les plus inférieures; mais, pour qui sait
le comprendre, il a suffisamment, dans son oeuvre et dans sa vie, de
quoi se faire à jamais admirer comme grand poëte et chérir comme ami de
coeur.

Décembre 1829.

[Note 25: Si ce ne fut pas à Port-Royal même que la fille de Racine
fit profession, c'est que ce monastère persécuté ne pouvait plus depuis
longtemps recevoir pensionnaires, novices, ni religieuses. Fontaine,
vieil ami de Port-Royal, sur lequel il a laissé de bien touchants
Mémoires, et réfugié alors à Melun, assista à toutes les cérémonies de
vêture.]



II

Racine fut dramatique sans doute, mais il le fut dans un genre qui
l'était peu. En d'autres temps, en des temps comme les nôtres, où les
proportions du drame doivent être si différentes de ce qu'elles étaient
alors, qu'aurait-il fait? Eût-il également tenté le théâtre? Son génie,
naturellement recueilli et paisible, eût-il suffi à cette intensité
d'action que réclame notre curiosité blasée, à cette vérité réelle dans
les moeurs et dans les caractères qui devient indispensable après une
époque de grande révolution, à cette philosophie supérieure qui donne à
tout cela un sens, et fait de l'action autre chose qu'un _imbroglio_, de
la couleur historique autre chose qu'un _badigeonnage_? Eût-il été de
force et d'humeur à mener toutes ces parties de front, à les maintenir
en présence et en harmonie, à les unir, à les enchaîner sous une forme
indissoluble et vivante; à les fondre l'une dans l'autre au feu des
passions? N'eût-il pas trouvé plus simple et plus conforme à sa nature
de retirer tout d'abord la passion du milieu de ces embarras étrangers
dans lesquels elle aurait pu se perdre comme dans le sable, en s'y
versant; de la faire rentrer en son lit pour n'en plus sortir, et de
suivre solitaire le cours harmonieux de cette grande et belle
élégie, dont _Esther_ et _Bérénice_ sont les plus limpides, les plus
transparents réservoirs? C'est là une délicate question, sur laquelle on
ne peut exprimer que des conjectures: j'ai hasardé la mienne; elle n'a
rien d'irrévérent pour le génie de Racine. M. Étienne, dans son discours
de réception à l'Académie, déclare qu'il admire Molière bien plus comme
philosophe que comme poëte. Je ne suis pas sur ce point de l'avis de M.
Étienne, et dans Molière la qualité de poëte ne me paraît inférieure à
aucune autre; mais je me garderai bien d'accuser le spirituel auteur
des _Deux Gendres_ de vouloir renverser l'autel du plus grand maître
de notre scène. Or, est-ce davantage vouloir renverser Racine que de
déclarer qu'on préfère chez lui la poésie pure au drame, et qu'on est
tenté de le rapporter à la famille des génies lyriques, des chantres
élégiaques et pieux, dont la mission ici-bas est de célébrer l'_amour_
(en prenant _amour_ dans le même sens que Dante et Platon)?

Indépendamment de l'examen direct des oeuvres, ce qui nous a surtout
confirmé dans notre opinion, c'est le silence de Racine et la
disposition d'esprit qu'il marqua durant les longues années de sa
retraite. Les facultés innées qu'on a exercées beaucoup et qu'on arrête
brusquement au milieu de la carrière, après les premiers instants donnés
au délassement et au repos, se réveillent et recommencent à désirer le
genre de mouvement qui leur est propre. D'abord il n'en vient à l'âme
qu'une plainte sourde, lointaine, étouffée, qui n'indique pas son objet
et nous livre à tout le vague de l'_ennui_. Bientôt l'inquiétude se
décide; la faculté sans aliment s'_affame_, pour ainsi dire; elle crie
au dedans de nous: c'est comme un coursier généreux qui hennit dans
l'étable et demande l'arène; on n'y peut tenir, et tous les projets
de retraite sont oubliés. Qu'on se figure, par exemple, à la place
de Racine, au sein du même loisir, quelqu'un de ces génies
incontestablement dramatiques, Shakspeare, Molière, Beaumarchais, Scott.
Oh! les premiers mois d'inaction passés, comme le cerveau du poète va
fermenter et se remplir! comme chaque idée, chaque sentiment va revêtir
à ses yeux un masque, un personnage, et marcher à ses côtés! que de
générations spontanées vont éclore de toutes parts et lever la tête sur
cette eau dormante! que d'êtres inachevés, flottants, passeront dans ses
rêves et lui feront signe de venir! que de voix plaintives lui parleront
comme à Tancrède dans la forêt enchantée! La reine Mab descendra en char
et se posera sur ce front endormi. Soudain Ariel ou Puck, Scapin ou
Dorine, Chérubin ou Fenella, merveilleux lutins, messagers malicieux et
empressés, s'agiteront autour du maître, le tirailleront de mille côtés
pour qu'il prenne garde à leurs êtres chéris, à leurs amants séparés, à
leurs princesses malheureuses; ils les évoqueront devant lui, comme dans
l'Élysée antique le devin Tirésias, ou plutôt le vieil Anchise, évoquait
les âmes des héros qui n'avaient pas vécu; ils les feront passer par
groupes, ombres fugitives, rieuses ou éplorées, demandant la vie, et,
dans les limbes inexplicables de la pensée, attendant la lumière du
jour. Diana Vernon à cheval, franchissant les barrières et se perdant
dans le taillis; Juliette au balcon tendant les bras à Roméo; l'ingénue
Agnès à son balcon aussi, et rendant à son amant salut pour salut du
matin au soir; la moqueuse Suzanne et la belle comtesse habillant
le page; que sais-je? toutes ces ravissantes figures, toutes ces
apparitions enchantées souriront au poëte et l'appelleront à elles du
sein de leur nuage. Il n'y résistera pas longtemps, et se relancera,
tête baissée, dans ce monde qui tourbillonne autour de lui. Chacun
reviendra à ses goûts et à sa nature. Beaumarchais, comme un joueur
excité par l'abstinence, tentera de nouveau avec fureur les chances et
la folie des intrigues. Scott, plus insouciant peut-être, et comme un
voyageur simplement curieux qui a déjà vu beaucoup de siècles et de
pays, mais qui n'est pas las encore, se remettra en marche au risque
de repasser, chemin faisant, par les mêmes aventures. Molière, penseur
profond, triste au dedans, ayant hâte de sortir de lui-même et
d'échapper à ses peines secrètes, sera cette fois d'un comique plus
grave ou plus fou qu'à l'ordinaire. Shakspeare redoublera de grâce, de
fantaisie ou d'effroi. Le grand Corneille enfin (car il est de cette
famille), Corneille couvert de cicatrices, épuisé, mais infatigable et
sans relâche comme ses héros, pareil à ce valeureux comte de Fuentès
dont parle Bossuet, et qui combattit à Rocroi jusqu'au dernier soupir,
Corneille ramènera obstinément au combat ses vieilles bandes espagnoles
et ses drapeaux déchirés.

Voilà les poëtes dramatiques. Dirai-je que Racine ne leur ressembla
jamais dans sa retraite; qu'il ne vit plus rien de ce qu'il avait
quitté; qu'il n'eut point, à ses heures de rêverie, des apparitions
charmantes qui remuaient, comme autrefois, son coeur? Ce serait faire
injure à son génie. Mais ces créations mêmes vers lesquelles un doux
penchant dut le rentraîner d'abord, ces Monime, ces Phèdre, ces Bérénice
au long voile, ces nobles amantes solitaires qu'il revoyait, à la nuit
tombante, sous les traits de la Champmeslé, et qui s'enfuyaient,
comme Didon, dans les bocages, qu'étaient-elles, je le demande? Où
voulaient-elles le ramener? Différaient-elles beaucoup de l'_Élégie à la
voix gémissante_;

  Au ris mêlé de pleurs, aux longs cheveux épars,
  Belle, levant au ciel ses humides regards?

Et quand il se fut tout à fait réfugié dans l'amour divin, ces formes
attrayantes d'un amour profane continuèrent-elles longtemps à repasser
dans ses songes? Pour moi, je ne le crois point. Il fut prompt à les
dissiper et à les oublier: ses affections bientôt allèrent toutes
ailleurs; il ne pensait qu'à Port-Royal, alors persécuté, et se
complaisait délicieusement dans ses souvenirs d'enfance: «En effet,
dit-il, il n'y avoit point de maison religieuse qui fût en meilleure
odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyoit au dehors inspiroit de la
piété; on admiroit la manière grave et touchante dont les louanges de
Dieu y étoient chantées, la simplicité et en même temps la propreté de
leur église, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le
peu d'empressement des religieuses à y soutenir la conversation, leur
peu de curiosité pour savoir les choses du monde et même les affaires de
leurs proches; en un mot, une entière indifférence pour tout ce qui
ne regardoit point Dieu. Mais combien les personnes qui connoissoient
l'intérieur de ce monastère y trouvoient-elles de nouveaux sujets
d'édification! Quelle paix! quel silence! quelle charité! quel amour
pour la pauvreté et pour la mortification! Un travail sans relâche, une
prière continuelle, point d'ambition que pour les emplois les plus
vils et les plus humiliants, aucune impatience dans les soeurs,
nulle bizarrerie dans les mères, l'obéissance toujours prompte et le
commandement toujours raisonnable.» Et vers le même temps il écrivait à
son fils: «M. de Rost m'a appris que la Champmeslé étoit à l'extrémité,
de quoi il me paroît très-affligé; mais ce qui est le plus affligeant,
c'est de quoi il ne se soucie guère apparemment, je veux dire
l'obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer
à la comédie, ayant déclaré, à ce qu'on m'a dit, qu'elle trouvoit
très-glorieux pour elle de mourir comédienne. Il faut espérer que, quand
elle verra la mort de plus près, elle changera de langage comme font
d'ordinaire la plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils
se portent bien. Ce fut madame de Caylus qui m'apprit hier cette
particularité dont elle étoit effrayée, et qu'elle a sue, comme je
crois, de M. le curé de Saint-Sulpice.» Et dans une autre lettre: «Le
pauvre M. Boyer est mort fort chrétiennement; sur quoi je vous dirai,
en passant, que je dois réparation à la mémoire de la Champmeslé, qui
mourut avec d'assez bons sentiments, après avoir renoncé à la comédie,
très-repentante de sa vie passée, mais surtout fort affligée de
mourir: du moins M. Despréaux me l'a dit ainsi, l'ayant appris du curé
d'Auteuil, qui l'assista à la mort; car elle est morte à Auteuil, dans
la maison d'un maître à danser, où elle étoit venue prendre l'air.» On a
besoin de croire, pour excuser ce ton de sécheresse, que Racine voulait
faire indirectement la leçon à son fils, et condamner ses propres
erreurs dans la personne de celle qui en avait été l'objet. Mais, même
en tenant compte de l'intention, on peut conclure hardiment, après avoir
lu et comparé ces passages, que les sentiments du poëte ne prenaient
plus la forme dramatique, et que la figure de la Champmeslé lui était
depuis longtemps sortie de la mémoire. Port-Royal avait toute son âme;
il y puisait le calme, il y rapportait ses prières; il était plein des
gémissements de cette maison affligée, quand il fit entendre, pour
l'heureuse maison de Saint-Cyr, la mélodie touchante des choeurs
d'_Esther_[26]. En un mot, c'était la disposition lyrique qui
prévalait évidemment dans le poëte, et qui le plus souvent, au défaut
d'épanchement convenable, débordait dans ces larmes dont nous avons
parlé. Un de nos amis les plus chers, qui, pour être romantique, à
ce qu'on dit, n'en garde pas moins à Racine un respect profond et un
sincère amour, a essayé de retracer l'état intérieur de cette belle âme
dans une pièce de vers qu'il ne nous est pas permis de louer, mais que
nous insérons ici comme achevant de mettre en lumière notre point de vue
critique.

[Note 26: Racine se trouvait précisément dans l'église du monastère
des Champs, quand l'archevêque Harlay de Champvallon y vint, le 17 mai
1679, à neuf heures du matin, pour renouveler la persécution qui avait
été interrompue durant dix années, mais qui, à partir de ce jour-là,
ne cessa plus jusqu'à l'entière ruine. Il causa quelque temps avec le
prélat qui, l'ayant aperçu, l'avait fait appeler par politesse. Plus
tard, surtout quand sa tante fut abbesse, il devint à Versailles le
chargé d'affaires en titre des pauvres persécutées. Toutes les demandes
d'adoucissement près de l'archevêque, les suppliques pour obtenir tel ou
tel confesseur, roulaient sur lui. Il usait son temps et son crédit à
ces démarches, avec un zèle où il entrait quelque pensée d'expiation.]


LES LARMES DE RACINE.

Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de la soeur Lalie.

(MADAME DE MAINTENON.)

  Jean Racine, le grand poëte,
  Le poëte aimant et pieux,
  Après que sa lyre muette
  Se fut voilée à tous les yeux,
  Renonçant à la gloire humaine,
  S'il sentait en son âme pleine
  Le flot contenu murmurer,
  Ne savait que fondre en prière,
  Pencher l'urne dans la poussière
  Aux pieds du Seigneur, et pleurer.

  Comme un coeur pur de jeune fille
  Qui coule et déborde en secret,
  A chaque peine de famille,
  Au moindre bonheur, il pleurait;
  A voir pleurer sa fille aînée;
  A voir sa table couronnée
  D'enfants, et lui-même au déclin;
  A sentir les inquiétudes
  De père, tout causant d'études,
  Les soirs d'hiver, avec Rollin;

  Ou si dans la sainte patrie,
  Berceau de ses rêves touchants,
  Il s'égarait par la prairie
  Au fond de Port-Royal-des-Champs;
  S'il revoyait du cloître austère
  Les longs murs, l'étang solitaire,
  Il pleurait comme un exilé;
  Pour lui, pleurer avait des charmes.
  Le jour que mourait dans les larmes
  Ou La Fontaine ou Champmeslé[27].

  Surtout ces pleurs avec délices
  En ruisseaux d'amour s'écoulaient,
  Chaque fois que sous des cilices
  Des fronts de seize ans se voilaient;
  Chaque fois que des jeunes filles,
  Le jour de leurs voeux, sous les grilles
  S'en allaient aux yeux des parents,
  Et foulant leurs bouquets de fête,
  Livrant les cheveux de leur tête,
  Épanchaient leur âme à torrents.

  Lui-même il dut payer sa dette;
  Au temple il porta son agneau;
  Dieu marquant sa fille cadette,
  La dota du mystique anneau.
  Au pied de l'autel avancée,
  La douce et blanche fiancée
  Attendait le divin Époux;
  Mais, sans voir la cérémonie,
  Parmi l'encens et l'harmonie
  Sanglotait le père à genoux[28].

[Note 27: Il est permis de supposer, malgré ce qu'on a vu plus haut,
que le poëte donna secrètement à la Champmeslé quelques larmes et
quelques prières.]

[Note 28: Lope de Vega eut aussi une fille, et la plus chérie, qui se
fit religieuse; il composa sur cette prise de voile une pièce de vers
fort touchante, où il décrit avec beaucoup d'exaltation les alternatives
de ses émotions de père et de ses joies comme chrétien (Fauriel; _Vie de
Lope de Vega_). Mais Racine ne put que pleurer.]

  Sanglots, soupirs, pleurs de tendresse,
  Pareils à ceux qu'en sa ferveur
  Madeleine la pécheresse
  Répandit aux pieds du Sauveur;
  Pareils aux flots de parfum rare
  Qu'en pleurant la soeur de Lazare
  De ses longs cheveux essuya;
  Pleurs abondants comme les vôtres,
  O le plus tendre des apôtres,
  Avant le jour d'Alleluia!

  Prière confuse et muette,
  Effusion de saints désirs,
  Quel luth se fera l'interprète
  De ces sanglots, de ces soupirs?
  Qui démêlera le mystère
  De ce coeur qui ne peut se taire,
  Et qui pourtant n'a point de voix?
  Qui dira le sens des murmures
  Qu'éveille à travers les ramures
  Le vent d'automne dans les bois?

  C'était une offrande avec plainte,
  Comme Abraham en sut offrir;
  C'était une dernière étreinte
  Pour l'enfant qu'on a vu nourrir;
  C'était un retour sur lui-même,
  Pécheur relevé d'anathème,
  Et sur les erreurs du passé;
  Un cri vers le Juge sublime,
  Pour qu'en faveur de la victime
  Tout le reste fût effacé.

  C'était un rêve d'innocence,
  Et qui le faisait sangloter,
  De penser que, dès son enfance,
  Il aurait pu ne pas quitter
  Port-Royal et son doux rivage,
  Son vallon calme dans l'orage,
  Refuge propice aux devoirs;
  Ses châtaigniers aux larges ombres,
  Au dedans les corridors sombres,
  La solitude des parloirs.

  Oh! si, les yeux mouillés encore,
  Ressaisissant son luth dormant,
  Il n'a pas dit, à voix sonore,
  Ce qu'il sentait en ce moment;
  S'il n'a pas raconté, poëte,
  Son âme pudique et discrète,
  Son holocauste et ses combats,
  Le Maître qui tient la balance
  N'a compris que mieux son silence:
  O mortels, ne le blâmez pas!

  Celui qu'invoquent nos prières
  Ne fait pas descendre les pleurs
  Pour étinceler aux paupières,
  Ainsi que la rosée aux fleurs;
  Il ne fait pas sous son haleine
  Palpiter la poitrine humaine,
  Pour en tirer d'aimables sons;
  Mais sa rosée est fécondante;
  Mais son haleine, immense, ardente,
  Travaille à fondre nos glaçons.

  Qu'importent ces chants qu'on exhale,
  Ces harpes autour du saint lieu;
  Que notre voix soit la cymbale
  Marchant devant l'arche de Dieu;
  Si l'âme, trop tôt consolée,
  Comme une veuve non voilée
  Dissipe ce qu'il faut sentir;
  Si le coupable prend le change,
  Et tout ce qu'il paye en louange,
  S'il le retranche au repentir?

Les derniers sentiments exprimés dans cette pièce ne furent point
étrangers à l'âme de Racine. Dans un très-beau cantique _sur la
Charité_, imité de saint Paul, il dit lui-même, en des termes assez
semblables, et dont notre ami paraît s'être souvenu:

  En vain je parlerais le langage des Anges,
  En vain, mon Dieu, de tes louanges
  Je remplirois tout l'univers:
  Sans amour ma gloire n'égale
  Que la gloire de la cymbale,
  Qui d'un vain bruit frappe les airs.

Si maintenant l'on m'objecte que cette théorie conjecturale serait
admissible peut-être si Racine n'avait pas fait _Athalie_, mais
qu'_Athalie_ seule répond victorieusement à tout et révèle dans le poëte
un génie essentiellement dramatique, je répliquerai à mon tour qu'en
admirant beaucoup _Athalie_, je ne lui reconnais point tant de portée;
que la quantité d'élévation, d'énergie et de sublime qui s'y trouve ne
me paraît pas du tout dépasser ce qu'il en faut pour réussir dans le
haut lyrique, dans la grande poésie religieuse, dans l'hymne, et qu'à
mon gré cette magnifique tragédie atteste seulement chez Racine des
qualités fortes et puissantes qui couronnaient dignement sa tendresse
habituelle.

L'examen un peu approfondi du style de Racine nous ramènera
involontairement aux mêmes conclusions sur la nature et la vocation de
son talent. Qu'est-ce, en effet, qu'un style dramatique? C'est quelque
chose de simple, de familier, de vif, d'entrecoupé, qui se déploie et se
brise, qui monte et redescend, qui change sans effort en passant d'un
personnage à l'autre, et varie dans le même personnage selon les moments
de la passion. On se rencontre, on cause, on plaisante; puis l'ironie
s'aiguise, puis la colère se gonfle, et voilà que le dialogue ressemble
à la lutte étincelante de deux serpents entrelacés. Les gestes, les
inflexions de voix et les sinuosités du discours sont en parfaite
harmonie; les hasards naturels, les particularités journalières d'une
conversation qui s'anime, se reproduisent en leur lieu. Auguste est
assis avec Cinna dans son cabinet et lui parle longuement; chaque fois
que Cinna veut l'interrompre, l'empereur l'apaise d'autorité, étend la
main, ralentit sa parole, le fait rasseoir et continue. Le jeu de Talma,
c'était tout le style dramatique mis en dehors et traduit aux yeux.--Les
personnages du drame, vivant de la vie réelle comme tout le monde,
doivent en rappeler à chaque instant les détails et les habitudes.
_Hier, aujourd'hui, demain_, sont des mots très-significatifs pour eux.
Les plus chers souvenirs dont se nourrit leur passion favorite leur
apparaissent au complet avec une singulière vivacité dans les moindres
circonstances. Il leur échappe souvent de dire: _Tel jour, à telle
heure, en tel endroit_. L'amour dont une âme est pleine, et qui cherche
un langage, s'empare de tout ce qui l'entoure, en tire des images, des
comparaisons sans nombre, en fait jaillir des sources imprévues de
tendresse. Juliette, au balcon, croit entendre le chant de l'alouette,
et presse son jeune époux de partir; mais Roméo veut que ce soit le
rossignol qu'on entend, afin de rester encore.

La douleur est superstitieuse; l'âme, en ses moments extrêmes, a de
singuliers retours; elle semble, avant de quitter cette vie, s'y
rattacher à plaisir par les fils les plus déliés et les plus fragiles.
Desdemona, émue du vague pressentiment de sa fin, revient toujours, sans
savoir pourquoi, à _une chanson de Saule_ que lui chantait dans son
enfance une vieille esclave qu'avait sa mère. C'est ainsi que le lyrique
même, grâce aux détails naïfs qui le retiennent et le fixent dans la
réalité, ne fait pas hors-d'oeuvre, et concourt directement à l'effet
dramatique.

Le pittoresque épique, le descriptif pompeux sied mal au style du drame;
mais sans se mettre exprès à décrire, sans étaler sa toile pour peindre,
il est tel mot de pure causerie qui, jeté comme au hasard, va nous
donner la couleur des lieux et préciser d'avance le théâtre où se
déploiera la passion. Duncan arrive avec sa suite au château de Macbeth;
il en trouve le site agréable, et Banco lui fait remarquer qu'il y a des
nids de martinets à chaque frise et à chaque créneau: preuve, dit-il,
que l'air est salubre en cet endroit. Shakspeare abonde en traits
pareils; les tragiques grecs en offriraient également. Racine n'en a
jamais.

Le style de Racine se présente, dès l'abord, sous une teinte assez
uniforme d'élégance et de poésie; rien ne s'y détache particulièrement.
Le procédé en est d'ordinaire analytique et abstrait; chaque personnage
principal, au lieu de répandre sa passion au dehors en ne faisant qu'un
avec elle, regarde le plus souvent cette passion au dedans de lui-même,
et la raconte par ses paroles telle qu'il la voit au sein de ce monde
intérieur, au sein de ce _moi_, comme disent les philosophes: de là une
manière générale d'exposition et de récit qui suppose toujours dans
chaque héros ou chaque héroïne un certain loisir pour s'examiner
préalablement; de là encore tout un ordre d'images délicates, et un
tendre coloris de demi-jour, emprunté à une savante métaphysique du
coeur; mais peu ou point de réalité, et aucun de ces détails qui nous
ramènent à l'aspect humain de cette vie. La poésie de Racine élude les
détails, les dédaigne, et quand elle voudrait y atteindre, elle semble
impuissante à les saisir. Il y a dans _Bajazet_ un passage, entre
autres, fort admiré de Voltaire: Acomat explique à Osmin comment, malgré
les défenses rigoureuses du sérail, Roxane et Bajazet ont pu se voir et
s'aimer:

  Peut-être il te souvient qu'un récit peu fidèle
  De la more d'Amurat fit courir la nouvelle.
  La sultane, à ce bruit feignant de s'effrayer,
  Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.
  Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent;
  De l'heureux Bajazet les gardes se troublèrent:
  Et les dons achevant d'ébranler leur devoir,
  Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir.

Au lieu d'une explication nette et circonstanciée de la rencontre, comme
tout cela est touché avec précaution! comme le mot propre est habilement
évincé! _les esclaves tremblèrent! les gardes se troublèrent!_ Que
d'efforts en pure perte! que d'élégances déplacées dans la bouche sévère
du grand-vizir!--Monime a voulu s'étrangler avec son bandeau, ou, comme
dit Racine, _faire un affreux lien d'un sacré diadème_; elle apostrophe
ce diadème en vers enchanteurs que je me garderai bien de blâmer. Je
noterai seulement que, dans la colère et le mépris dont elle accable
ce _fatal tissu_, elle ne l'ose nommer qu'en termes généraux et avec
d'exquises injures. Il résulte de cette perpétuelle nécessité de
noblesse et d'élégance que s'impose le poëte, que lorsqu'il en vient
à quelques-unes de ces parties de transition qu'il est impossible de
relever et d'ennoblir, son vers inévitablement déroge, et peut alors
sembler prosaïque par comparaison avec le ton de l'ensemble. Chamfort
s'est amusé à noter dans _Esther_ le petit nombre de vers qu'il croit
entachés de prosaïsme. Au reste, Racine a tellement pris garde à ce
genre de reproche, qu'au risque de violer les convenances dramatiques,
il a su prêter des paroles pompeuses ou fleuries à ses personnages les
plus subalternes comme à ses héros les plus achevés. Il traite ses
confidentes sur le même pied que ses reines; Arcas s'exprime tout aussi
majestueusement qu'Agamemnon. M. Villemain a déjà remarqué que, dans
Euripide, le vieillard qui tient la place d'Arcas n'a qu'un langage
simple, non figuré, conforme à sa condition d'esclave: «Pourquoi donc
sortir de votre tente, ô roi Agamemnon, lorsque autour de nous tout est
assoupi dans un calme profond, lorsqu'on n'a point encore relevé la
sentinelle qui veille sur les retranchements?» Et c'est Agamemnon qui
dit: «Hélas! on n'entend ni le chant des oiseaux, ni le bruit de la mer;
le silence règne sur l'Euripe.» Dans Racine au contraire, Arcas prend
les devants en poésie, et il est le premier à s'écrier:

  Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.

Chez Euripide, le vieillard a vu Agamemnon dans tout le désordre d'une
nuit de douleur; il l'a vu allumer un flambeau, écrire une lettre
et l'effacer, y imprimer le cachet et le rompre, jeter à terre ses
tablettes et verser un torrent de larmes. Racine fils avoue avec candeur
qu'on peut regretter dans l'Iphigénie française cette vive peinture
de l'Agamemnon grec; mais Euripide n'avait pas craint d'entrer dans
l'intérieur de la tente du héros, et de nommer certaines choses de la
vie par leur nom[29].

[Note 29: Euripide d'ailleurs ne s'était pas fait faute, on le voit,
de quelques anachronismes de moeurs et de moyens. On n'écrivait pas de
lettres au siège de Troie; il n'est jamais question d'écriture dans
Homère; mais les Grecs songeaient plus aux convenances dramatiques qu'à
l'exactitude historique.]

Le procédé continu d'analyse dont Racine fait usage, l'élégance
merveilleuse dont il revêt ses pensées, l'allure un peu solennelle et
arrondie de sa phrase, la mélodie cadencée de ses vers, tout contribue
à rendre son style tout à fait distinct de la plupart des styles
franchement et purement dramatiques. Talma, qui, dans ses dernières
années, en était venu à donner à ses rôles, surtout à ceux que lui
fournissait Corneille, une simplicité d'action, une familiarité
saisissante et sublime, l'aurait vainement essayé pour les héros de
Racine; il eût même été coupable de briser la déclamation soutenue de
leur discours, et de ramener à la causerie ce beau vers un peu chanté.
Est-ce à dire pourtant que le caractère dramatique manque entièrement à
cette manière de faire parler des personnages? Loin de notre pensée un
tel blasphème! Le style de Racine convient à ravir au genre de drame
qu'il exprime, et nous offre un composé parfait des mêmes qualités
heureuses. Tout s'y tient avec art, rien n'y jure et ne sort du ton;
dans cet idéal complet de délicatesse et de grâce, Monime, en vérité,
aurait bien tort de parler autrement. C'est une conversation douce et
choisie, d'un charme croissant, une confidence pénétrante et pleine
d'émotion, comme on se figure qu'en pouvait suggérer au poëte le
commerce paisible de cette société où une femme écrivait _la Princesse
de Clèves_; c'est un sentiment intime, unique, expansif, qui se mêle à
tout, s'insinue partout, qu'on retrouve dans chaque soupir, dans chaque
larme, et qu'on respire avec l'air. Si l'on passe brusquement des
tableaux de Rubens à ceux de M. Ingres, comme on a l'oeil rempli de
l'éclatante variété pittoresque du grand maître flamand, on ne voit
d'abord dans l'artiste français qu'un ton assez uniforme, une teinte
diffuse de pâle et douce lumière. Mais qu'on approche de plus près et
qu'on observe avec soin: mille nuances fines vont éclore sous le regard;
mille intentions savantes vont sortir de ce tissu profond et serré; on
ne peut plus en détacher ses yeux. C'est le cas de Racine lorsqu'on
vient à lui en quittant Molière ou Shakspeare: il demande alors plus
que jamais à être regardé de très-près et longtemps; ainsi seulement
on surprendra les secrets de sa manière: ainsi, dans l'atmosphère du
sentiment principal qui fait le fond de chaque tragédie, on verra
se dessiner et se mouvoir les divers caractères avec leurs traits
personnels; ainsi, les différences d'accentuation, fugitives et ténues,
deviendront saisissables, et prêteront une sorte de vérité relative au
langage de chacun; on saura avec précision jusqu'à quel point Racine est
dramatique, et dans quel sens il ne l'est pas.

Racine a fait _les Plaideurs_; et, dans cette admirable farce, il a
tellement atteint du premier coup le vrai style de la comédie, qu'on
peut s'étonner qu'il s'en soit tenu à cet essai. Comment n'a-t-il pas
deviné, se dit involontairement la critique questionneuse de nos jours,
que l'emploi de ce style sincèrement dramatique, qu'il venait de dérober
à Molière, n'était pas limité à la comédie; que la passion la plus
sérieuse pouvait s'en servir et l'élever jusqu'à elle? Comment ne
s'est-il pas rappelé que le style de Corneille, en bien des endroits
pathétiques, ne diffère pas essentiellement de celui de Molière? il ne
s'agissait que d'achever la fusion; l'oeuvre de réforme dramatique qui
se poursuit maintenant sous nos yeux eût été dès lors accomplie.--C'est
que, sans doute, dans la tragédie telle qu'il la concevait, Racine
n'avait nullement besoin de ce franc et libre langage; c'est que _les
Plaideurs_ ne furent jamais qu'une débauche de table, un accident
de cabaret dans sa vie littéraire; c'est que d'invincibles préjugés
s'opposent toujours à ces fusions si simples que combine à son aise la
critique après deux siècles. Du temps de Racine, Fénelon, son ami, son
admirateur, et qui semble un de ses parents les plus proches par le
génie, écrivait de Molière: «En pensant bien, il parle souvent mal. Il
se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence
dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne
dit qu'avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias.
J'aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple, l'_Avare_ est
moins mal écrit que les pièces qui sont en vers: il est vrai que la
versification françoise l'a gêné; il est vrai même qu'il a mieux réussi
pour les vers dans l'_Amphitryon_, où il a pris la liberté de faire des
vers irréguliers. Mais en général il me paroît, jusque dans sa prose,
ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions.» Il
faut se souvenir que l'auteur de cet étrange jugement avait la manière
d'écrire la plus antipathique à Molière qui se puisse imaginer. Il était
doux, fleuri, agréablement subtil, épris des antiques chimères, doué des
signes gracieux de l'avenir; et sa prose, _encor qu'un peu traînante_,
ne ressemblait pas mal à ces beaux vieillards divins dont il nous parle
souvent, à longue barbe plus blanche que la neige, et qui, soutenus d'un
bâton d'ivoire, s'acheminaient lentement au milieu des bocages vers un
temple du plus pur marbre de Paros. Quoi qu'il en soit, il énonçait à
coup sûr, dans cette lettre à l'Académie, l'opinion de plus d'un esprit
délicat, de plus d'un académicien de son temps, et Racine lui-même se
serait probablement entendu avec lui pour critiquer sur beaucoup de
points la diction de Molière.

La sienne est scrupuleuse, irréprochable, et tout l'éloge qu'on a
coutume de faire du style de Racine en général doit s'appliquer sans
réserve à sa diction. Nul n'a su mieux que lui la valeur des mots, le
pouvoir de leur position et de leurs alliances, l'art des transitions,
_ce chef-d'oeuvre le plus difficile de la poésie_, comme lui disait
Boileau; on peut voir là-dessus leur correspondance. En se tenant à un
vocabulaire un peu restreint, Racine a multiplié les combinaisons et les
ressources. On remarquera que dans ses tours il conserve par moments des
traces légères d'une langue antérieure à la sienne, et je trouve pour
mon compte un charme infini à ces idiotismes trop peu nombreux qui
lui ont valu d'être souligné quelquefois par les critiques du dernier
siècle.

En somme, et ceci soit dit pour dernier mot, il y aurait injustice,
ce me semble, à traiter Racine autrement que tous les vrais poëtes de
génie, à lui demander ce qu'il n'a pas, à ne pas le prendre pour ce
qu'il est, à ne pas accepter, en le jugeant, les conditions de sa
nature. Son style est complet en soi, aussi complet que son drame
lui-même; ce style est le produit d'une organisation rare et flexible,
modifiée par une éducation continuelle et par une multitude de
circonstances sociales qui ont pour jamais disparu; il est, autant
qu'aucun autre, et à force de finesse, sinon avec beaucoup de saillie,
marqué au coin d'une individualité distincte, et nous retrace presque
partout le profil noble, tendre et mélancolique de l'homme avec la
date du temps. D'où il résulte aussi que vouloir ériger ce style en
_style-modèle_, le professer à tout propos et en toute occurrence, y
rapporter toutes les autres manières comme à un type invariable, c'est
bien peu le comprendre et l'admirer bien superficiellement, c'est le
renfermer tout entier dans ses qualités de grammaire et de diction. Nous
croyons faire preuve d'un respect mieux entendu en déclarant le style de
Racine, comme celui de La Fontaine et de Bossuet, digne sans doute d'une
éternelle étude, mais impossible, mais inutile à imiter, et surtout
d'une forme peu applicable au drame nouveau, précisément parce qu'il
nous paraît si bien approprié à un genre de tragédie qui n'est plus.

Janvier 1830.



SUR LA REPRISE DE BÉRÉNICE AU THÉÂTRE-FRANÇAIS.

(Janvier 1844.)

Il y avait quelque hardiesse à revenir de nos jours à _Bérénice_, et
cette hardiesse pourtant, à la bien prendre, était de celles qui doivent
réussir. On peut considérer même que le moment présent et propice était
tout trouvé. Le goût a des flux et des reflux bizarres; ce sont des
courants qu'il faut suivre et qu'il ne faut pas craindre d'épuiser.
Après Moscow et la retraite de Russie, disait le spirituel M. de
Stendhal, _Iphigénie en Aulide_ devait sembler une bien moins bonne
tragédie et un peu tiède; il voulait dire qu'après les grandes scènes et
les émotions terribles de nos révolutions et de nos guerres, il y
avait urgence d'introduire sur le théâtre un peu plus de mouvement et
d'intérêt présent. Mais aujourd'hui, après tant de bouleversements qui
ont eu lieu sur la scène, et de telles tentatives aventureuses dont on
paraît un peu lassé, _Iphigénie_ redevient de mise, elle reprend à son
tour toute sa vivacité et son coloris charmant. On en a tant vu, qu'un
peu de langueur même repose, rafraîchit et fait l'effet plutôt de
ranimer. Après les drames compliqués qui ont mis en oeuvre tant de
machines, l'extrême simplicité retrouve des chances de plaire; après _la
Tour de Nesle_ et _les Mystères de Paris_ (je les range parmi les
drames à machines), c'est bien le moins qu'on essaie d'_Ariane_ et de
_Bérénice_.

Au milieu de l'ensemble si magnifique et si harmonieux de l'oeuvre
de Racine, _Bérénice_ a droit de compter pour beaucoup. Certes, nous
n'irons pas l'élever au nombre de ses chefs-d'oeuvre: on sait l'ordre
et la suite où ceux-ci viennent se ranger. Un homme de talent qui a
particulièrement étudié Racine, et qui s'y connaît à fond en matière
dramatique, classait ainsi, l'autre jour, devant moi, les tragédies
du grand poëte: _Athalie_, _Iphigénie_, _Andromaque_, _Phèdre_ et
_Britannicus_. Je crois même qu'à titre de pièce achevée et accomplie,
de tragédie parfaite offrant le groupe dans toute sa beauté, il mettait
_Iphigénie_ au-dessus des autres, et la qualifiait le chef-d'oeuvre
de l'art sur notre théâtre. Mais, quoi qu'il en soit, la hauteur
d'_Athalie_ compense et emporte tout. _Bérénice_ ne saurait se citer
auprès de ces cinq productions hors de pair; elle ne soutiendrait même
pas le parallèle avec les autres pièces relativement secondaires,
telles que _Mithridate_ et _Bajazet_, et pourtant elle a sa grâce bien
particulière, son cachet racinien. Je distinguerai dans les ouvrages
de tout grand auteur ceux qu'il a faits selon son goût propre et son
faible, et ceux dans lesquels le travail et l'effort l'ont porté à un
idéal supérieur. _Bérénice_, bien que commandée par Madame, me semble
tout à fait dans le goût secret et selon la pente naturelle de Racine;
c'est du Racine pur, un peu faible si l'on veut, du Racine qui
s'abandonne, qui oublie Boileau, qui pense surtout à la Champmeslé,
et compose une musique pour cette douce voix. On raconte que Boileau,
apprenant que Racine s'était engagé à traiter ce sujet sur la demande
de la duchesse d'Orléans, s'écria: «Si je m'y étais trouvé, je l'aurais
bien empêché de donner sa parole.» Mais on assure aussi que Racine
aimait mieux cette pièce que ses autres tragédies, qu'il avait pour elle
cette prédilection que Corneille portait à son _Attila_. Je n'admets
qu'à demi la similitude, mais je crois volontiers à la prédilection.
Cela devait être. _Bérénice_, chez lui, c'est la veine secrète, là veine
du milieu.

On a quelquefois regretté que Racine n'eût pas fait d'élégies; mais
qu'est-ce donc dans ses pièces que ces rôles délicats, parfois un peu
pâles comme Aricie, bien souvent passionnés et enchanteurs, Atalide,
Monime, et surtout Bérénice?

_Bérénice_ peut être dite une charmante et mélodieuse faiblesse dans
l'oeuvre de Racine, comme la Champmeslé le fut dans sa vie.

Il ne faudrait pas que de telles faiblesses, si gracieuses qu'elles
semblent par exception, revinssent trop souvent; elles affecteraient
l'oeuvre entière d'une teinte trop particulière et qui aurait sa
monotonie, sa fadeur. Le talent a ses inclinations qu'il doit consulter,
qu'il doit suivre, qu'il doit diriger et aussi réprimer mainte fois.
Dans l'ordre poétique comme dans l'ordre moral, la grandeur est au prix
de l'effort, de la lutte et de la constance; l'idéal habite les hauts
sommets. On oublie trop de nos jours ce devoir imposé au talent; sous
prétexte de _lyrisme_, chacun s'abandonne à sa pente, et l'on n'atteint
pas à l'oeuvre dernière dont on eût été capable. Aux époques tout à fait
saines et excellentes, les choses ne se pratiquent pas ainsi. Ce n'est
pas contrarier son talent et aller contre Minerve que de se resserrer,
de se restreindre sur quelques points, de viser à s'élever et à
s'agrandir sur certains autres. Dans le beau siècle dont nous parlons,
ce devoir rigoureux, cet avertissement attentif et salutaire se
personnifiait dans une figure vivante, et s'appelait Boileau. Il est bon
que la conscience intérieure que chaque talent porte naturellement
en soi prenne ainsi forme au dehors et se représente à temps dans la
personne d'un ami, d'un juge assidu qu'on respecte; il n'y a plus moyen
de l'oublier ni de l'éluder. Molière, le grand comique, était sujet à
se répandre et à se distraire dans les délicieuses mais surabondantes
bouffonneries des Dandin, des Scapin, des Sganarelle; il aurait pu s'y
attarder trop longtemps et ne pas tenter son plus admirable effort.
Despréaux, c'est-à-dire la conscience littéraire, éleva la voix, et l'on
eut à son moment _le Misanthrope_. Ainsi de La Fontaine, qu'il fallut
tirer de ses dizains et de ses contes où il se complaisait si aisément,
pour l'appliquer à ses fables et lui faire porter ses plus beaux
fruits. Ainsi de Racine lui-même qui, au sortir des douceurs premières,
s'élevait à Burrhus et aspirait à _Phèdre_. Il retomba cette fois, il
fit _Bérénice_ sans Boileau, comme il s'était caché, enfant, de ses
maîtres pour lire le roman d'Héliodore.

Mais ce n'est là qu'une raison de plus pour nous de surprendre la fibre
à nu et de pénétrer en ce point le plus reculé du coeur. Une personne,
un talent, ne sont pas bien connus à fond, tant qu'on n'a pas touché ce
point-là. De même qu'on dit qu'il faut passer tout un été à Naples et
un hiver à Saint-Pétersbourg, de même, quand on aborde Racine, il faut
aller franchement jusqu'à _Bérénice_.

La pièce se donna pour la première fois sur le théâtre de l'hôtel
de Bourgogne, le 21 novembre 1670; elle eut d'abord plus de trente
représentations, un succès de larmes, des brochures critiques pour et
contre, des parodies bouffonnes au Théâtre-Italien, enfin tout ce qui
constitue les honneurs de la vogue. On lit partout l'anecdote de son
origine, l'ordre de Madame, ce duel poétique et galant de Racine et
de Corneille, la défaite de ce dernier. Mais indépendamment des
circonstances particulières qui favorisèrent le premier succès, et sur
lesquelles nous reviendrons, il faut reconnaître que Racine a su tirer
d'un sujet si simple une pièce d'un intérêt durable, puisque toutes
les fois, dit Voltaire, qu'il s'est rencontré un acteur et une actrice
dignes de ces rôles de Titus et de Bérénice, le public a retrouvé les
applaudissements et les larmes. Du moins cela se passa ainsi jusqu'aux
années de Voltaire. En août 1724, la reprise de _Bérénice_ à la
Comédie-Française fut extrêmement goûtée. Mademoiselle Le Couvreur,
Quinault l'aîné et Quinault Du Fresne, jouaient les trois rôles
qu'avaient autrefois remplis mademoiselle de Champmeslé, Floridor, et le
mari de la Champmeslé. Les mêmes acteurs redonnèrent moins heureusement
la pièce en 1728. Mais surtout la tradition a conservé un vif souvenir
du triomphe de mademoiselle Gaussin en novembre 1752: telle fut sa magie
d'expression dans le personnage de cette reine attendrissante, que le
factionnaire même, placé sur la scène, laissa, dit-on, tomber son arme
et pleura[30]. _Bérénice_ reparut encore trois fois en décembre 1782 et
janvier 1783; ce fut son dernier soupir au XVIIIe siècle[31]. Avant la
reprise actuelle, elle avait été représentée en dernier lieu le 7 et
le 13 février 1807, c'est-à-dire il y a trente-sept ans. Mademoiselle
George jouait Bérénice, Damas jouait Titus, et Talma Antiochus. La pièce
ne fut donnée alors que deux fois. Le prestige dont parle Voltaire avait
cessé, et Geoffroy, qui a le langage un peu cru, nous dit: «Il est
constant que _Bérénice_ n'a point fait pleurer à cette représentation,
mais qu'elle a fait bâiller; toutes les dissertations littéraires ne
sauraient détruire un fait aussi notoire.» Talma pourtant goûtait ce
rôle d'Antiochus ou celui de Titus, tel qu'il le concevait, et il en
disait, ainsi que de Nicomède, que c'étaient de ces rôles à jouer deux
fois par an, donnant à entendre par là que ce ton modéré, et assez
loin du haut tragique, détend et repose[32]. La reprise d'aujourd'hui a
réussi; on n'est pas tout à fait revenu aux larmes, mais on accorde de
vrais applaudissements. Jean-Jacques a raconté qu'il assista un jour à
une représentation de _Bérénice_ avec d'Alembert, et que la pièce leur
fit à tous deux un plaisir _auquel ils s'attendaient peu_. Il y a eu de
cette agréable surprise pour plus d'un spectateur d'aujourd'hui; à
la lecture, on n'y voit guère qu'une ravissante élégie; à la
représentation, quelques-unes des qualités dramatiques se retrouvent, et
l'intérêt, sans aller jamais au comble, ne languit pas.

[Note 30: Il y eut cinq représentations coup sur coup dans la seconde
quinzaine de novembre, en tout sept. Les chiffres conservés des recettes
ne répondent pas tout à fait à cette haute renommée de succès. Il faut
croire à ce succès pourtant, d'après l'impression qui en est restée;
La Harpe, dans le chapitre de son _Cours de Littérature_ où il juge
l'oeuvre, se plaît à rappeler le nom de Gaussin comme inséparable de
celui de Bérénice.]

[Note 31: _L'Année littéraire_ (1783, tome I, page 137) constate
un certain succès et en parle comme nous le ferions nous-même, en
l'opposant aux succès plus bruyants du jour. Il put encore y avoir,
quelques années après, un retour de _Bérénice_ par mademoiselle
Desgarcins. J'en entends parler, mais sans pouvoir saisir l'instant.]

[Note 32: Il fut question encore d'une reprise en 1812; les rôles
étaient même déjà distribués entre mademoiselle Duchesnois, Talma et
Lafon. Talma aurait joué Titus; mais les choses en restèrent là. On
ne conçoit pas, en effet, que la représentation eût été possible sous
l'Empire après le _divorce_; on y aurait vu trop d'allusions.]


Érudits comme nous le sommes devenus et occupés de la couleur
historique, il y a pour nous, dans la représentation actuelle de
_Bérénice_, un intérêt d'étude et de souvenir. Voilà donc une de ces
pièces qui charmaient et enlevaient la jeune cour de Louis XIV à son
heure la plus brillante, et l'on s'en demande les raisons, et, tout
en jouissant du charme quelque peu amolli des vers, on se reporte aux
allusions d'autrefois. Elles étaient nombreuses dans _Bérénice_, elles
s'y croisaient en mille reflets, et il y a plaisir à croire les deviner
encore. Voltaire, avec son tact rapide, a très-bien indiqué la plus
essentielle et la plus voisine de l'inspiration première. «Henriette
d'Angleterre, belle-soeur de Louis XIV, dit-il, voulut que Racine
et Corneille fissent chacun une tragédie des adieux de Titus et de
Bérénice. Elle crut qu'une victoire obtenue sur l'amour le plus vrai et
le plus tendre ennoblissait le sujet, et en cela elle ne se trompait
pas; mais elle avait encore un intérêt secret à voir cette victoire
représentée sur le théâtre: elle se ressouvenait des sentiments qu'elle
avait eus longtemps pour Louis XIV et du goût vif de ce prince pour
elle. Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans
la famille royale, les noms de beau-frère et de belle-soeur mirent un
frein à leurs désirs; mais il resta toujours dans leurs coeurs une
inclination secrète, toujours chère à l'un et à l'autre. Ce sont ces
sentiments qu'elle voulut voir développés sur la scène autant pour
sa consolation que pour son amusement.» On sait en effet, par
l'intéressante histoire qu'a tracée d'elle madame de La Fayette, combien
Madame et son royal beau-frère s'étaient aimés dans cette nuance aimable
qui laisse la limite confuse et qui prête surtout au rêve, à la poésie.
L'adorable princesse qui put dire à son lit de mort à Monsieur: _Je ne
vous ai jamais manqué_, aimait pourtant à se jouer dans les mille trames
gracieuses qui se compliquaient autour d'elle, et à s'enchanter du récit
de ce qu'elle inspirait. Racine, un peu plus que Corneille sans doute,
dut pénétrer dans ses arrière-pensées; il est permis pourtant de croire
que ce que nous savons aujourd'hui assez au net par les révélations
posthumes était beaucoup plus recouvert dans le moment même, et qu'en
acceptant le sujet d'une si belle main, le poëte ne sut pas au juste
combien l'intention tenait au coeur. Ses allusions, à lui, paraissent
s'être plutôt reportées au souvenir déjà éloigné de Marie de Mancini,
laquelle, dix années auparavant, avait pu dire au jeune roi à la veille
de la rupture: _Ah! Sire, vous êtes roi; vous pleurez! et je pars!_

  Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez!
  .............................................
  ...........Vous m'aimez, vous me le soutenez:
  Et cependant je pars! et vous me l'ordonnez!

Il y avait dans le rapport général des situations, dans une rupture
également motivée sur les devoirs souverains et sur l'inviolable majesté
du rang, assez de points de ressemblance pour captiver à l'antique
histoire une cour si spirituelle, si empressée, et avant tout idolâtre
de son roi. Mais d'autres lueurs, d'autres reflets rapides et non pas
les moins touchants, venaient en quelque sorte se jouer à la traverse.
Lorsqu'en effet on représenta, en novembre 1670, la pièce désirée et
inspirée par Madame, cette princesse si chère à tous n'existait plus
depuis quelques mois; _Madame était morte!_ Or qu'on veuille songer à
tout ce qu'ajoutait son souvenir à l'oeuvre où sa pensée était entrée
pour une si grande part. Les sentiments discrets qu'elle avait nourris
circulaient déjà plus librement, trahis par la mort; ils s'échappaient
comme en vagues éclairs sur cette trame si fine; son âme aimable y
respirait; les allusions devenaient, pour ainsi dire, à double fond.
Tendresse, délicatesse et sacrifice, on n'en perdait rien, on saisissait
tout, on pressentait vite, en ce monde et sous ce règne de La Vallière.

C'est ainsi qu'il convient de revoir les oeuvres en leur lieu pour les
apprécier. Je relisais l'autre jour la brochure de M. Guillaume de
Schlegel, dans laquelle il compare la _Phèdre_ de Racine et celle
d'Euripide; il y exprime admirablement le genre de beauté de celle-ci,
ce caractère chaste et sacré de l'Hippolyte, qu'il assimile avec
grandeur au Méléagre et à l'Apollon antiques. Mais cette intelligence
attentive, cette élévation pénétrante qui s'applique si bien à
démontrer, à reconstituer à nos yeux les chefs-d'oeuvre de la Grèce,
l'éloquent critique ne daigne pas en faire usage à notre égard, et il
nous en laisse le soin sous prétexte d'incompétence, mais en réalité
comme l'estimant un peu au-dessous de sa sphère. D'autres que lui,
d'éminents et ingénieux critiques que chacun sait, ont à leur tour
repris la tâche et réparé la brèche avec honneur. Sans doute la
tragédie française, si l'on excepte _Polyeucte_ et _Athalie_, n'est pas
exactement du même ordre que l'antique; celle-ci égale la beauté et
l'austérité de la statuaire; elle nous apparaît debout après des
siècles, et à travers toutes les mutilations, dans une attitude unique,
immortelle. Notre tragédie, à nous, est, si j'ose ainsi dire, d'un
_cran_ plus bas; elle s'attaque particulièrement au coeur et à ses
sentiments délicats et déliés jusqu'au sein de la passion; elle
s'encadre avec la société, non plus avec le temple; elle vit à l'infini
sur des luttes, sur des scrupules intérieurs nés du christianisme ou de
la chevalerie, et dès longtemps élaborés par une élite polie et galante.
Mais là aussi se retrouvent la vérité, l'élévation, un genre de beauté;
seulement il s'agit presque d'un art différent. Ce n'est plus au groupe
de la statuaire antique et à cette première grandeur qu'on a affaire; ce
sont plutôt des tableaux finis qu'il s'agit, même à distance, de voir
dans leur cadre et dans leur jour. Un homme qui sent l'antiquité non
moins que M. de Schlegel, et par les parties également augustes, M.
Quatremère de Quincy, a fait comprendre à merveille que les statues, les
objets d'art de la Grèce, rangés et classés dans nos musées, n'avaient
ni tout leur prix ni leur vrai sens; que, voués avant tout à une
destination publique et le plus souvent sacrée, c'était dans cet
encadrement primitif qu'il fallait les replacer en idée et les
concevoir. Pourquoi l'intelligence critique ne consentirait-elle pas au
même effort équitable pour apprécier convenablement des oeuvres moins
hautes sans doute, plus délicates souvent, sociales au plus haut degré,
et qu'il suffit de reculer légèrement dans un passé encore peu lointain,
pour y ressaisir toutes les justesses et toutes les grâces? Si jamais
pièce réclama à bon droit chez le spectateur ce jeu quelque peu
complaisant de l'imagination et du souvenir, c'est à coup sûr
_Bérénice_; mais cette complaisance n'exige pas un effort bien pénible,
et l'on n'a pas trop à se plaindre, après tout, d'être simplement
obligé, pour subir le charme, de se ressouvenir de Madame, de ces belles
années d'un grand règne, des _nuits enflammées_ et des _festons_ où
les chiffres mystérieux s'entrelaçaient. Quel moment en effet dans une
société que celui où des sentiments si nobles, si délicats, disons
même si subtils, et qui courraient presque risque de nous échapper
aujourd'hui, étaient saisis unanimement par un cercle avide qu'ils
occupaient aussitôt et passionnaient! _Bérénice_ est de ces oeuvres qui
honorent bien moins un poëte qu'une époque.

Mme de La Fayette, qui était de ce cercle, et au premier rang, a écrit
d'_Esther_, cette autre tragédie commandée bien plus tard, cette autre
Juive aimable et qui correspond dans l'ordre religieux à sa première
soeur, que c'était une _comédie de couvent_. J'accepte le mot sans
défaveur, et je dirai à mon tour de _Bérénice_ que c'est moins une
tragédie qu'une comédie de coeur, une comédie-roman, contemporaine de
_Zayde_, et qui allait donner le ton à _la Princesse de Clèves_:

Dans l'exquise préface qu'il a mise à sa pièce, Racine rapproche son
héroïne de Didon et voit de la ressemblance entre elles, sauf le
poignard et le bûcher. Mais Bérénice ne me fait pas tout à fait
l'impression de Didon; la nuance est plus douce, on sent dès l'abord, et
malgré toutes les menaces, qu'elle ne se tuera pas; elle languira, elle
pâlira dans l'absence, elle s'en ira lentement mourir de son ennui.
L'Ariane de Thomas Corneille me rend bien plus le désespoir de Didon.
Bérénice, qui est si peu Juive, est déjà chrétienne, c'est-à-dire
résignée: elle retournera en sa Palestine, et y rencontrera peut-être
quelque disciple des apôtres qui lui indiquera le chemin de la Croix.

Bérénice entre en scène comme aurait fait La Vallière, si elle eût osé;
elle entre le coeur tout plein de son amour, empressée de se dérober à
la foule des courtisans, ne pensant qu'à l'objet aimé, n'aimant en lui
que lui-même. Elle a besoin d'en parler à quelqu'un, d'épancher sa
reconnaissance, de répéter en cent façons dans ses discours ce nom adoré
de Titus en y mariant le sien. Pourtant, dès qu'Antiochus s'est enhardi
à parler pour son propre compte, elle sait l'arrêter d'une parole
vibrante et fière: on sort du ton de l'élégie; la note tragique se fait
sentir.

Je ne sais à quel ton au juste appartiennent, dans l'ordre des genres,
tant de vers faciles, tendres, naturels et amoureux, mais qui sont le
soupir et la plainte de tous les coeurs bien touchés:

  Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien!

Antiochus est parfait, il l'est trop avec sa faculté de soumission et de
silence; on serait tenté de sourire à l'entendre tout d'abord s'exhaler:

  ...Je me suis tu cinq ans,
  Madame, et vais encor me taire plus longtemps.

Pourtant il échappe aux inconvénients de sa position par sa noblesse et
sa délicatesse constante; tout _roi de Comagène_ qu'il est, il ne tombe
jamais dans le ridicule de ce _roi de Naxe_, le pis-aller d'Ariane.
J'entends remarquer qu'il remplit exactement le même rôle que Ralph dans
_Indiana_. Après tout, en cette pièce qu'on a appelée une élégie à trois
personnages, Antiochus tient son rang. Un seul vers, infini de rêverie
et de tristesse, suffirait à sa gloire:

  Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!

Mais les allusions perpétuelles, au temps de la représentation première,
et tous les genres d'intérêt venaient aboutir à ce personnage impérial
de Titus et converger à son front comme les rayons du diadème. C'est par
lui et par sa lutte sérieuse que le poëte remettait son oeuvre sur
le pied tragique, et prétendait corriger ce que le reste de la pièce
pouvait avoir de trop amollissant: «Ce n'est point une nécessité,
disait-il en répondant aux chicanes des critiques d'alors, qu'il y ait
du sang et des morts dans une tragédie: il suffit que l'action en soit
grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient
excitées, et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui
fait tout le plaisir de la tragédie.» Geoffroy, qui cite ce passage dans
son feuilleton sur _Bérénice_, s'en fait une arme contre ceux qu'il
appelle les _voltairiens_ en tragédie, et qu'il représente comme altérés
de sang et et de carnage dramatique. Hélas! ce sont les voltairiens
aujourd'hui (s'il en était encore dans ce sens-là) qui se rangeraient du
côté de Geoffroy et que nous aurions peine à en distinguer. Titus donc
exprime en lui le caractère tragique, en ce sens qu'il soutient une
lutte généreuse, qu'il sort du penchant tout naturel et vulgaire; qu'il
a le haut sentiment de la dignité souveraine et de ce qu'on doit à ce
rang de maître des humains. Au fond il n'a jamais hésité, pas plus qu'un
héros n'hésite en toute question de délicatesse suprême et d'honneur. On
est déchiré, on se détourne, on pleure, mais on marche toujours. Il
est vrai qu'on peut, au premier abord, opposer que ce Titus, non plus
qu'Énée de qui il tient, n'est assez passionnément amoureux; que, s'il
l'était davantage, il céderait peut-être. Mais non: Racine, revenant
ici, dans le dernier acte, à l'inspiration supérieure et majestueuse de
la tragédie, a rendu énergiquement cette stabilité héroïque de l'âme à
travers tous les orages, et n'a voulu laisser aucun doute sur ce qui
demeure impossible:

  En quelque extrémité que vous m'ayez réduit,
  Ma gloire inexorable à toute heure me suit;
  Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
  L'empire incompatible avec notre hyménée,
  Me dit qu'après l'éclat et les pas que j'ai faits,
  Je dois vous épouser encor moins que jamais.
  Oui, madame, et je dois moins encore vous dire
  Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire,
  De vous suivre et d'aller, trop content de mes fers,
  Soupirer avec vous au bout de l'univers.
  Vous-même rougiriez de ma lâche conduite...

Voilà le langage d'une grande âme à celle qui peut l'entendre. Ainsi
c'est l'amour même, dans sa religieuse délicatesse, qui s'oppose au
bonheur de l'amour. Jean-Jacques n'a pas craint de soutenir que Titus
serait plus intéressant s'il sacrifiait l'empire à l'amour, et s'il
allait vivre avec Bérénice dans quelque coin du monde, après avoir pris
congé des Romains: _une chaumière et son coeur!_ Geoffroy remarque avec
raison que Titus serait sifflé, s'il agissait ainsi au théâtre, «et
Rousseau, ajoute-t-il, mérite de l'être pour avoir consigné cette
opinion dans un livre de philosophie.» Tout se tient en morale: c'est
pour n'avoir pas senti cette délicatesse particulière, cette religion
de dignité et d'honneur qui enchaîne Titus, que Jean-Jacques a gâté
certaines de ses plus belles pages par je ne sais quoi de choquant et
de vulgaire qui se retrouve dans sa vie, et que l'amant de madame
de Warens, le mari de Thérèse, n'a pas résisté à nous retracer
complaisamment des situations dignes d'oubli.

Il faut qu'il y ait beaucoup de science dans la contexture de _Bérénice_
pour qu'une action aussi simple puisse suffire à cinq actes, et qu'on ne
s'aperçoive du peu d'incidents qu'à la réflexion. Chaque acte est, à peu
de chose près, le même qui recommence; un des amoureux, dès qu'il est
trop en peine, fait chercher l'autre:

  A-t-on vu de ma part le roi de Comagène?

Quand un plus long discours hâterait trop l'action, on s'arrête, on sort
sans s'expliquer, dans un trouble involontaire:

  Quoi? me quitter sitôt! et ne me dire rien!
  . . . . . . . . . . . .
  Qu'ai-je fait? que veut-il? et que dit ce silence?

Ce qui est d'un art infini, c'est que ces petits ressorts qui font aller
la pièce et en établissent l'économie concordent parfaitement et se
confondent avec les plus secrets ressorts de l'âme dans de pareilles
situations. L'utilité ne se distingue pas de la vérité même. De loin il
est difficile d'apercevoir dans _Bérénice_ cette sorte d'architecture
tragique qui fait que telle scène se dessine hautement et se détache au
regard. La grande scène voulue au troisième acte ne produit point ici de
péripétie proprement dite, car nous savons tout dès le second acte, et
il n'eût tenu qu'à Bérénice de le comprendre comme nous. J'ai vu deux
fois la pièce, et, à ne consulter que mon souvenir, sans recourir au
volume, il m'est presque impossible de distinguer nettement un acte de
l'autre par quelque scène bien tranchée. S'il fallait exprimer l'ordre
de structure employé ici, je dirais que c'est simplement une longue
galerie en cinq appartements ou compartiments, et le tout revêtu de
peintures et de tapisseries si attrayantes au regard, qu'on passe
insensiblement de l'une à l'autre sans trop se rendre compte du chemin.
Cette nature d'intérêt, ce me semble, doit suffire; on ne sent jamais
d'intervalle ni de pause. Racine a eu droit de rappeler en sa préface
que la véritable invention consiste à faire quelque chose de rien; ici
ce _rien_, c'est tout simplement le coeur humain, dont il a traduit les
moindres mouvements et développé les alternatives inépuisables. La lutte
du coeur plutôt que celle des faits, tel est en général le champ de
la tragédie française en son beau moment, et voilà pourquoi elle fait
surtout l'éloge, à mon sens, du goût de la société qui savait s'y
plaire.

L'idée de reprendre _Bérénice_ devait venir du moment que mademoiselle
Rachel était là; et qu'à défaut de rôles modernes, elle continuait
à nous rendre tant de ces douces émotions d'une scène qui élève et
ennoblit. Si redonner de la nouveauté à Racine était une conquête, il
ne fallait pas craindre d'aller jusqu'au bout, et, après avoir fait son
entrée dans ces grands rôles qui sont comme les capitales de l'empire,
il y avait à se loger encore plus au coeur: _Bérénice_, quand il s'agit
de Racine, c'est comme la maison de plaisance favorite du maître.
Mademoiselle Rachel a complètement réussi. Les difficultés du rôle
étaient réelles: Bérénice est un personnage tendre; le plus racinien
possible, le plus opposé aux héroïnes et aux _adorables furies_ de
Corneille; c'est une élégie; Mademoiselle Gaussin y avait surtout
triomphé à l'aide d'une mélodie perpétuelle et de cette musique; de ces
_larmes dans la voix_, dont l'expression a d'abord été trouvée pour elle
par La Harpe lui-même. Après _Ariane_, après _Phèdre_, mademoiselle
Rachel nous avait accoutumés à tout attendre, et à ne pas élever
d'avance les objections. Ce qui me frappe en elle, si j'osais me
permettre de la juger d'un mot, ce n'est pas seulement qu'elle soit une
grande actrice, c'est combien elle est une personne distinguée. Le monde
tout d'abord ne s'y est pas mépris, et il l'a surtout adoptée à ce
titre de distinction d'esprit et d'intelligence. Elle est née telle. Ce
caractère se retrouve à chaque instant dans ses rôles; elle les choisit,
elle les compose, elle les proportionne à son usage, à ses moyens
physiques. Avec tous les dons qu'elle a reçus, si sur quelque point il
pouvait y avoir défaut, l'intelligence supérieure intervient à temps et
achève. Ainsi a-t-elle fait pour Bérénice. Un organe pur, encore vibrant
et à la fois attendri, un naturel, une beauté continue de diction, une
décence tout antique de pose, de gestes, de draperies, ce goût suprême
et discret qui ne cesse d'accompagner certains fronts vraiment nés pour
le diadème, ce sont là les traits charmants sous lesquels Bérénice nous
est apparue; et lorsqu'au dernier acte, pendant le grand discours de
Titus, elle reste appuyée sur le bras du fauteuil, la tête comme abîmée
de douleur, puis lorsqu'à la fin elle se relève lentement, au débat des
deux princes, et prend, elle aussi, sa résolution magnanime, la majesté
tragique se retrouve alors, se déclare autant qu'il sied et comme l'a
entendu le poëte; l'idéal de la situation est devant nous.--Beauvallet,
on lui doit cette justice, a fort bien rendu le rôle de Titus; de son
organe accentué, trop accentué, on le sait, il a du moins marqué le coin
essentiel du rôle, et maintenu le côté toujours présent de la dignité
impériale. Quant à l'Antiochus, il est suffisant.--Ainsi, pour conclure,
nous devons à mademoiselle Rachel non-seulement le plaisir, mais aussi
l'honneur d'avoir goûté _Bérénice_, et il ne tient qu'à nous, grâce à
elle, de nous donner pour plus amateurs de la belle et classique poésie
en 1844 qu'on ne l'était en 1807. Nous en demandons bien pardon aux
voltairiens de ce temps-là.

15 janvier 1844.

Pour compléter ces jugements sur Racine, on peut chercher ce que j'en ai
dit plus tard dans une étude reprise à fond et développée, au tome V de
_Port-Royal_ (liv. VI, chap. X et XI). Il y a moins de désaccord qu'on
ne le supposerait, entre les vues de la jeunesse et celles de la
maturité.



JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU

Louis XIV vieillissait au milieu de toutes sortes de disgrâces et
survivait à ce qu'on a bien voulu appeler _son siècle_. Les grands
écrivains comme les grands généraux avaient presque tous disparu. On
perdait des batailles en Flandre; on donnait droit de préséance aux
bâtards légitimés sur les ducs; on applaudissait Campistron. C'est
précisément alors, si l'on en croit un bruit assez généralement répandu
depuis une centaine d'années, que commença de briller un poëte illustre,
_notre grand lyrique_, comme disent encore quelques-uns. Né en 1669 ou
70 à Paris, d'un père cordonnier, qu'il renia plus tard, ou qu'au
moins il aurait certainement troqué très-volontiers contre un autre,
Jean-Baptiste Rousseau se sentit de bonne heure l'envie de sortir d'une
si basse condition. On ne sait trop comment se passèrent ses premières
années; il s'est bien gardé d'en parler jamais, et il paraît s'être
expressément interdit, comme une honte, tout souvenir d'enfance; c'était
mal imiter Horace pour le début. Rousseau se destinait pourtant à la
poésie lyrique. Il connut Boileau, alors vieux et chagrin, et reçut
de lui des conseils et des traditions. Il s'insinua auprès de grands
seigneurs qui le protégèrent, le baron de Breteuil, Bonrepeaux,
Chamillart, Tallard, et fut même attaché à ce dernier dans l'ambassade
d'Angleterre. Il avait vu à Londres Saint-Évremond; à Paris, il était
des familiers du _Temple_, des habitués du café _Laurens_; il s'essayait
au théâtre par de froides comédies; il paraphrasait les psaumes que le
maréchal de Noailles lui commandait pour la cour, et composait pour la
ville d'obscènes épigrammes, qu'il appelait les _Gloria Patri_ de ses
psaumes. Son existence littéraire, comme on voit, ne laissait pas de
devenir considérable: il était membre de l'Académie des Inscriptions;
l'opinion le désignait pour l'Académie française, comme héritier
présomptif de Boileau. En un mot, tout annonçait à J.-B. Rousseau qu'il
allait, durant quelques années, tenir un des premiers rangs, le premier
rang peut-être!... dans les cercles littéraires, entre La Motte,
Crébillon, La Fosse, Duché, La Grange-Chancel, Saurin, de l'Académie des
Sciences, et autres. Tout cela se passait vers 1710.

Mais, comme nous l'avons déjà indiqué, et comme il le dit lui-même avec
une élégance parfaite, il s'était _accoquiné à la hantise_ du café
Laurens; c'était rue Dauphine, non loin du Théâtre-Français, qui de la
rue Guénégaud avait passé dans celle des Fossés-Saint-Germain-des-Prés.
Les établissements de l'espèce des _cafés_ ne dataient guère que de ces
années-là, et remplaçaient avantageusement pour les auteurs et gens de
lettres le cabaret, où s'étaient encore enivrés sans vergogne Chapelle
et Boileau. Le café n'avait pas passé de mode, malgré la prédiction de
madame de Sévigné; bien au contraire, il devait exercer une assez grande
influence sur le XVIIIe siècle, sur cette époque si vive et si hardie,
nerveuse, irritable, toute de saillies, de conversations, de verve
artificielle, d'enthousiasme après quatre heures du soir; j'en prends
à témoin Voltaire et son amour du Moka. Ce café de la veuve _Laurens_
était donc une espèce de café _Procope_ du temps; on y politiquait; on
y jugeait la pièce nouvelle; on s'y récitait à l'oreille l'épigramme de
Gacon sur _l'Athénaïs_ de La Grange-Chancel, le huitain de La Grange en
réponse aux critiques de M. Le Noble; on y comparait la musique de Lulli
et celle de Campra. Or, Rousseau, après quelques essais lyriques
peu goûtés, avait donné en 1696, au Théâtre-Français, la comédie
du _Flatteur_, qui n'avait eu qu'un demi-succès, et en 1700, _le
Capricieux_, qui réussit encore moins. Il s'en prit de sa disgrâce aux
habitués du café et les chansonna dans de grossiers couplets à rimes
riches, ce qui le fit aussitôt reconnaître. On peut juger du scandale.
Rousseau se _désaccoquina_ du café et désavoua les couplets dans le
monde; mais on en parlait toujours; de temps à autre de nouveaux
couplets clandestins se retrouvaient sur les tables, sous les portes;
cette petite guerre dura dix ans et ouvrit le siècle. Enfin, en 1710,
quelques derniers couplets, si infâmes qu'on doit les croire fabriqués à
dessein par les ennemis de Rousseau, mirent le comble à l'indignation.
Rousseau, non content de s'en laver, les imputa à Saurin; de là
procès en diffamation et en calomnie, arrêt du Parlement en 1712, et
bannissement de Rousseau à perpétuité hors du royaume.

Jean-Baptiste avait quarante-deux ans; quelque long que fût alors le
noviciat des poëtes, son éducation lyrique devait être achevée. Il
avait déjà composé quelques odes, et sa haine contre La Motte, qui en
composait aussi, n'avait pas peu contribué, sans doute, à déterminer sa
vocation laborieuse et tardive. Qu'est-ce donc qu'un poëte lyrique? Avec
sa nature d'esprit et ses habitudes, Rousseau pouvait-il prétendre à
l'être? pouvait-il s'en rencontrer un, vers 1710?

Un poëte lyrique, c'est une âme à nu qui passe et chante au milieu du
monde; et selon les temps, et les souffles divers, et les divers tons où
elle est montée, cette âme peut rendre bien des espèces de sons. Tantôt,
flottant entre un passé gigantesque et un éblouissant avenir, égarée
comme une harpe sous la main de Dieu, l'âme du prophète exhalera les
gémissements d'une époque qui finit, d'une loi qui s'éteint, et saluera
avec amour la venue triomphale d'une loi meilleure et le char vivant
d'Emmanuel; tantôt, à des époques moins hautes, mais belles encore et
plus purement humaines, quand les rois sont héros ou fils de héros,
quand les demi-dieux ne sont morts que d'hier, quand la force et la
vertu ne sont toujours qu'une même chose, et que le plus adroit à la
lutte, le plus rapide à la course, est aussi le plus pieux, le plus
sage et le plus vaillant, le chantre lyrique, véritable prêtre comme le
statuaire, décernera au milieu d'une solennelle harmonie les louanges
des vainqueurs; il dira les noms des coursiers et s'ils sont de race
généreuse; il parlera des aïeux et des fondateurs de villes, et
réclamera les couronnes, les coupes ciselées et les trépieds d'or. Il
sera lyrique aussi, bien qu'avec moins de grandeur et de gloire, celui
qui, vivant dans les loisirs de l'abondance et à la cour des tyrans,
chantera les délices gracieuses de la vie et les pensées tristes qui
viendront parfois l'effleurer dans les plaisirs. Et à toutes les
époques de trouble et de renouvellement, quiconque, témoin des orages
politiques, en saisira par quelque côté le sens profond, la loi sublime,
et répondra à chaque accident aveugle par un écho intelligent et
sonore; ou quiconque, en ces jours de révolution et d'ébranlement, se
recueillera en lui-même et s'y fera un monde à part, un monde poétique
de sentiments et d'idées, d'ailleurs anarchique ou harmonieux, funeste
ou serein, de consolation ou de désespoir, ciel, chaos ou enfer; ceux-là
encore seront lyriques, et prendront place entre le petit nombre dont se
souvient l'humanité et dont elle adore les noms. Nous voilà bien loin de
Jean-Baptiste; il n'a rien été de tout cela. Fils honteux de son père,
sans enfance, vain, malicieux, clandestin, obscène en propos, de vie
équivoque, ballotté des cafés aux antichambres, il eût été bon peut-être
à donner quelques jolies chansons au _Temple_, s'il avait eu plus de
sensibilité, de naturel et de mollesse. On lui a fait honneur, et
Chaulieu l'a félicité agréablement, d'avoir refusé une place dans les
Fermes, que lui offrait le ministre Chamillart; mais ce refus nous
semble moins tenir à des principes d'honorable indépendance, qu'au goût
qu'avait Rousseau pour la vie de Paris et les tripots littéraires. Sans
dire positivement qu'il fût un malhonnête homme, sans trancher ici la
question restée indécise des derniers couplets, on peut affirmer que
ce fut un coeur bas, un caractère louche, tracassier, né pour la
domesticité des grands seigneurs; avec cela, nul génie, peu d'esprit,
tout en métier. Quand il eut quitté la France en 1712, et durant les
trente années _dignes de pitié_ qui succédèrent aux trente années
_dignes d'envie_, Rousseau, successivement protégé du comte du Luc,
du prince Eugène, du duc d'Aremberg, dut travailler sur lui-même pour
mériter ces faveurs dont il vivait et rétablir sa réputation compromise.
Dans l'insignifiante correspondance qu'il entretenait avec d'Olivet,
Brossette, Des Fontaines et M. Boutet, on remarque un grand étalage
de principes religieux, moraux, et un caractère anti-philosophique
très-prononcé. En supposant cette conversion sincère, on s'étonne que
Rousseau n'ait pas plus tiré parti pour sa poésie de cette nature de
sentiments; c'était peut-être en effet la seule corde lyrique qui fût
capable de vibrer en ces temps-là. Les événements extérieurs dégoûtaient
par leur petitesse et leur pauvreté; la guerre se faisait misérablement
et même sans l'éclat des désastres; les querelles religieuses étaient
sottes, criardes, sans éloquence, quoique persécutrices; les moeurs,
infâmes et platement hideuses: c'était une société et un trône
sourdement en proie aux vers et à la pourriture. Ce qu'il y avait de
plus clair, c'est que l'ordre ancien dépérissait, que la religion était
en péril, et qu'on se précipitait dans un avenir mauvais et fatal. Voilà
ce que sentaient et disaient du moins les partisans et les débris du
dernier règne, M. Daguesseau et Racine fils par exemple. Or, sans faire
d'hypothèse gratuite, sans demander aux hommes plus que leur siècle ne
comporte, on conçoit, ce me semble, dans cette atmosphère de souvenirs
et d'affections, une âme tendre, chaste, austère, effrayée de la
contagion croissante et du débordement philosophique, fidèle au culte de
la monarchie de Louis XIV, assez éclairée pour dégager la religion du
jansénisme, et cette âme, alarmée, avant l'orage, de pressentiments
douloureux, et gémissant avec une douceur triste; quelque chose en un
mot comme Louis Racine, d'aussi honnête, et de plus fort en talent et en
lumières. Rousseau manqua à cette mission, dont il n'était pas digne. Il
avait reçu comme une lettre morte les traditions du règne qui finissait;
il s'y attacha obstinément; ses antipathies littéraires et sa jalousie
contre les talents rivaux l'y repoussèrent chaque jour de plus en plus;
il tint pour le dernier siècle, parce que le _petit Arouet_ était du
nouveau. Dans les poésies à la mode, il était bien plus choqué des
mauvaises rimes que du mauvais goût et des mauvais principes. De la
sorte, chez lui, nul sentiment vrai du passé non plus que du présent;
son esprit était le plus terne des miroirs; rien ne s'y peignait, il
ne réfléchit rien; sans originalité, sans vue intime ou même finement
superficielle, sans vivacité de souvenirs, aussi loin des choeurs
d'_Esther_ que des vers datés de Philisbourg, tenant tout juste au
siècle de Louis XIV par l'_Ode sur Namur_, ce fut le moins lyrique de
tous les hommes à la moins lyrique de toutes les époques.

Avec un auteur aussi peu naïf que Jean-Baptiste, chez qui tout vient de
labeur et rien d'inspiration, il n'est pas inutile de rechercher, avant
l'examen des oeuvres, quelles furent les idées d'après lesquelles il
se dirigea, et de constater sa critique et sa poétique. Deux mots
suffiront. Le bon Brossette, ce personnage excellent mais banal, un des
dévots empressés de feu Despréaux, espèce de courtier littéraire, qui
caressait les illustres pour recevoir des exemplaires de leur part et
faire collection de leurs lettres, s'était lourdement avisé, en écrivant
à Rousseau, de lui signaler, comme une découverte, dans l'_Ode à la
Fortune_, un passage qui semblait imité de Lucrèce. Là-dessus Rousseau
lui répondit: «Il est vrai, monsieur, et vous l'avez bien remarqué, que
j'ai eu en vue le passage de Lucrèce, _quò magis in dubiis_, etc., dans
la strophe que vous me citez de mon _Ode à la Fortune_; et je vous
avoue, puisque vous approuvez la manière dont je me suis approprié la
pensée de cet ancien, que je m'en sais meilleur gré que si j'en étois
l'auteur, par la raison que c'est l'expression seule qui fait le poëte,
et non la pensée, qui appartient au philosophe et à l'orateur, comme à
lui.» L'aveu est formel; on conçoit maintenant que Saurin ait dit qu'il
ne regardait Rousseau que comme _le premier entre les plagiaires_. Les
jugements et les lectures de Rousseau répondaient à une aussi forte
poétique; c'est de finesse surtout qu'il manque. Il aime et admire
Regnier, mais il le range après Malherbe, et trouve qu'_il ne lui a
manqué que le bonheur de naître sous le règne de Louis le Grand_. Il
appelle Gresset un _génie supérieur_, et ne le chicane que sur ses
rimes: Des Fontaines se croit obligé de l'avertir que c'est aller un peu
trop loin. Il ne voit rien _de plus élevé ni de plus rempli de fureur et
de sublime_ que les vers de Duché, ce qui ne l'empêche pas d'écrire à
propos de M. de Monchesnay: «Je ne connois que lui (_M. de Monchesnay!_)
présentement (1716), qui sache faire des vers marqués au bon coin.» Au
même moment, il traite l'auteur du _Diable boiteux_ comme un faquin
du plus bas étage: «L'auteur, écrit-il, ne pouvoit mieux faire que
s'associer avec des danseurs de corde: son génie est dans sa véritable
sphère.» Réfugié à Bruxelles en 1724, il prie son ami l'abbé d'Olivet de
lui envoyer un paquet de tragédies; en voici la liste: elle serait plus
complète et plus piquante, si Rotrou ne s'y trouvait pas:

  _Venceslas_, de Rotrou;
  _Cléopâtre_, de La Chapelle;
  _Géta_, de Péchantré;
  _Andronic_, _Tiridate_, de Campistron;
  _Polyxène_, _Manlius_, _Thésée_, de La Fosse;
  _Absalon_, de Duché.

Je me suis trompé en disant que Rousseau ne s'inquiétait jamais de
l'idée; il a fait une ode _sur les Divinités poétiques_, dans laquelle
est exposé en style barbare un système d'allégorisation qui ne va à rien
moins qu'à mettre Bellone pour la guerre, Tisiphone pour la peur. Le
plus plaisant, c'est que pour cette démonstration _esthétique_, comme on
dirait aujourd'hui, il s'est imaginé de recourir à l'ombre d'Alcée:

  Je la vois; c'est l'Ombre d'Alcée
  Qui me la découvre à l'instant,
  Et qui déjà, d'un oeil content,
  Dévoile à ma vue empressée
  Ces déités d'adoption,
  Synonymes de la pensée,
  Symboles de l'abstraction.

Alcée se met donc à chanter en ces termes:

  Des sociétés temporelles
  Le premier lien est la voix,
  Qu'en divers sons l'homme, à son choix,
  Modifie et fléchit pour elles;
  Signes communs et naturels,
  Où les âmes incorporelles
  Se tracent aux sens corporels.

Rousseau avait probablement attrapé ces lambeaux de métaphysique, sinon
dans le commerce d'Alcée, du moins dans les livres ou les conversations
de son ami M. de Crousaz. Il y tenait au reste beaucoup plus qu'on
ne croirait. Ses odes en sont chamarrées; et ses _allégories_, qu'il
estimait autant et plus que ses odes, nous offrent comme la mise en
oeuvre et le résultat direct du système.

Attaquons-nous maintenant, sans plus tarder, aux oeuvres de
Jean-Baptiste: nous laisserons de côté son théâtre, et puisque nous
avons nommé ses _allégories_, nous les frapperons tout d'abord. Le
fantastique au XVIIIe siècle, en France, avait dégénéré dans tous les
arts. De brillant, de gracieux, de grotesque ou de terrible qu'il était
au Moyen-Age et à la Renaissance, il était devenu froid, lourd et
superficiel; on le tourmentait comme une énigme, parce qu'on ne
l'entendait plus à demi-mot. Le fantastique en effet n'est autre
chose qu'une folle réminiscence, une charmante étourderie, un caprice
étincelant, quelquefois un effroyable éclair sur un front serein; c'est
un jeu à la surface dont l'invisible ressort gît au plus profond de
l'âme de la Muse. Que les faciles et soudains mouvements de cette âme se
ralentissent et se perdent; que ce jeu de physionomie devienne calculé
et de pure convenance; qu'on sourie, qu'on éclate, qu'on grimace, qu'on
fasse la folle à tout propos, et voilà la Muse devenue une femme à la
mode, sotte, minaudière, insupportable; c'est à peu près ce qui arriva
de l'art au XVIIIe siècle. Le fantastique surtout, cette portion la plus
délicate et la plus insaisissable, y fut méconnu et défiguré. On eut
les Amours de Boucher; on eut des _oves_ et des _volutes_, au lieu
d'acanthes et d'arabesques de toutes formes: on eut _les Bijoux
indiscrets_, les métamorphoses de _la Pucelle_, _l'Écumoir_, _le Sopha_,
et ces contes de Voisenon où des hommes et des femmes sont changés en
anneaux ou en baignoires. Cazotte seul, par son esprit, rappela un peu
la grâce frivole d'Hamilton; mais on n'était pas moins éloigné alors de
l'Arioste, de Rabelais et de Jean Goujon, que de Michel-Ange. On peut
rendre encore cette justice à J.-B. Rousseau, qu'à la moins fantastique
de toutes les époques, il a été le moins fantastique de tous les hommes.
Ses allégories sont jugées tout d'une voix: baroques, métaphysiques,
sophistiquées, sèches, inextricables, nul défaut n'y manque. Nous
renvoyons à _Torticolis_, à _la Grotte de Merlin_, au _Masque de
Laverne_, à _Morosophie_; lise et comprenne qui pourra! Le style est
d'un langage marotique hérissé de grec, et qu'on croirait forgé à
l'enclume de Chapelain; on ne sait pas où les prendre, et j'en dirais
volontiers, comme Saint-Simon de M. Pussort, que c'est un _fagot
d'épines_.

Mais les odes, mais les cantates, voilà les vrais titres, les titres
immortels de Rousseau à la gloire! Patience, nous y arrivons.--Les odes
sont, ou sacrées, ou politiques, ou personnelles. Quand on a lu la
Bible, quand on a comparé au texte des prophètes les paraphrases de
Jean-Baptiste, on s'étonne peu qu'en taillant dans ce sublime éternel,
il en ait quelquefois détaché en lambeaux du grave et du noble; et l'on
admire bien plutôt qu'il ait si souvent affaibli, méconnu, remplacé les
beautés suprêmes qu'il avait sous la main. A prendre en effet la plus
renommée de ses imitations, celle du Cantique d'Ézéchias, qu'y voit-on?
Ici, la critique de détail est indispensable, et j'en demande pardon au
lecteur. Rousseau dit:

  J'ai vu mes tristes journées
  Décliner vers leur penchant;
  Au midi de mes années
  Je touchois à mon couchant.
  La Mort déployant ses ailes
  Couvroit d'ombres éternelles
  La clarté dont je jouis,
  Et dans cette nuit funeste
  Je cherchois en vain le reste
  De mes jours évanouis.

  Grand Dieu, votre main réclame
  Les dons que j'en ai reçus;
  Elle vient couper la trame
  Des jours qu'elle m'a tissus:
  Mon dernier soleil se lève,
  Et votre souffle m'enlève
  De la terre des vivants,
  Comme la feuille séchée,
  Qui, de sa tige arrachée,
  Devient le jouet des vents.

Les quatre premiers vers de la première strophe sont bien, et les six
derniers passables grâce à l'harmonie, quoiqu'un peu vides et chargés
de mots; mais il fallait tenir compte du verset si touchant d'Isaïe:
«Hélas! ai-je dit, je ne verrai donc plus le Seigneur, le Seigneur dans
le séjour des vivants! Je ne verrai plus les mortels qui habitent avec
moi la terre!» Ne plus voir les autres hommes, ses frères en douleurs,
voilà ce qui afflige surtout le mourant. La seconde strophe est faible
et commune, excepté les trois vers du milieu; à la place de cette
_trame_ usée qu'on voit partout, il y a dans le texte: «Le tissu de
ma vie a été tranché comme la trame du tisserand.» Qu'est devenu ce
tisserand auquel est comparé le Seigneur? Au lieu de la _feuille
séchée_, le texte donne: «Mon pèlerinage est fini; il a été emporté
comme la tente du pasteur.» Qu'est devenue cette tente du désert,
disparue du soir au matin, et si pareille à la vie? Et plus loin:

  Comme un lion plein de rage
  Le mal a brisé mes os;
  Le tombeau m'ouvre un passage
  Dans ses lugubres cachots.
  Victime foible et tremblante,
  A cette image sanglante
  Je soupire nuit et jour,
  Et, dans ma crainte mortelle,
  Je suis comme l'hirondelle
  Sous la griffe du vautour.

Les deux derniers vers ne seraient pas mauvais, si on ne lisait dans
le texte: «Je criais vers vous comme les petits de l'hirondelle, et je
gémissais comme la colombe.» On voit que Rousseau a précisément laissé
de côté ce qu'il y a de plus neuf et de plus marqué dans l'original. Et
pourtant il aurait dû, ce semble, comprendre la force de ce cantique
si rempli d'une pieuse tristesse, l'homme malheureux, et peut-être
coupable, que Dieu avait frappé à son midi, et qui avait besoin de
retrouver le reste de ses jours pour se repentir et pleurer. De notre
temps, auprès de nous, un grand poëte s'est inspiré aussi du Cantique
d'Ézéchias; lui aussi il a demandé grâce sous la verge de Dieu, et s'est
écrié en gémissant:

  Tous les jours sont à toi: que t'importe leur nombre?
  Tu dis: le temps se hâte, ou revient sur ses pas.
  Eh! n'es-tu pas Celui qui fis reculer l'ombre
  Sur le cadran rempli d'un roi que tu sauvas?

Voilà comment on égale les prophètes sans les paraphraser; qu'on relise
la quatorzième des _secondes Méditations_; qu'on relise en même temps
dans les _premières_ le dithyrambe intitulé _Poésie sacrée_, et qu'on le
compare avec l'_Épode_ du premier livre de Jean-Baptiste.

L'ode politique n'a aucun caractère dans Rousseau: il en partage la
faute avec les événements et les hommes qu'il célèbre. La naissance
du duc de Bretagne, la mort du prince de Conti, la guerre civile des
Suisses en 1712, l'armement des Turcs contre Venise en 1715[33], la
bataille même de Péterwaradin, tout cela eut dans le temps plus ou moins
d'importance, mais n'en a presque aucune aux yeux de la postérité. Le
poëte a beau se démener, se commander l'enthousiasme, se provoquer au
délire, il en est pour ses frais, et l'on rit de l'entendre, à la mort
du prince de Conti, s'écrier dans le pindarisme de ses regrets:

  Peuples, dont la douleur aux larmes obstinée,
  De ce prince chéri déplore le trépas,
  Approchez, et voyez quelle est la destinée
  Des grandeurs d'ici-bas.

[Note 33: Il est juste pourtant de noter, dans l'ode aux princes
chrétiens au sujet de cet armement, un écho retentissant et harmonieux
des Croisades:

  .....................................
  Et des vents du midi la dévorante haleine
  N'a consumé qu'à peine
  Leurs ossements blanchis dans les champs d'Ascalon.

]


De nos jours, si féconds en grands événements et en grands hommes, il en
est advenu tout autrement. De simples naissances, de simples morts
de princes et de rois ont été d'éclatantes leçons, de merveilleux
compléments de fortune, des chutes ou des résurrections d'antiques
dynasties, de magnifiques symboles des destinées sociales. De telles
choses ont suscité le poëte qui les devait célébrer; l'ode politique a
été véritablement fondée en France; _les Funérailles de Louis XVIII_ en
sont le chef-d'oeuvre.

Rousseau ne s'est pas contenté de mettre du pindarisme extérieur et
de l'enthousiasme à froid dans ses odes politiques, pour tâcher d'en
réchauffer les sujets: il a porté ces habitudes d'écolier jusque
dans les pièces les plus personnelles et, pour ainsi dire, les plus
domestiques. Le comte du Luc, son patron, tombe malade; Rousseau en est
touché; il veut le lui dire et lui souhaiter une prompte convalescence,
rien de mieux; c'était matière à des vers sentis et touchants; mais
Rousseau aime bien mieux déterrer dans Pindare une ode à Hiéron, roi de
Syracuse, qui, vainqueur aux jeux Pythiques par son coursier Phérénicus,
n'a pu recevoir le prix en personne pour cause de maladie. Là les
digressions mythologiques sur Chiron, Esculape, sont longues, naturelles
et à leur place. Rousseau calque le dessein de la pièce et tâche d'en
reproduire le mouvement. Dès le début, il voudrait nous faire croire
qu'il est en lutte avec le génie comme avec Protée; mais tout cet
attirail convenu de _regard furieux_, de _ministre terrible_, de
_souffle invincible_, de _tête échevelée_, de _sainte manie_, d'_assaut
victorieux_, de _joug impérieux_, ne trompe pas le lecteur, et le
soi-disant inspiré ressemble trop à ces faux braves qui, après s'être
frotté le visage et ébouriffé la perruque, se prétendent échappés avec
honneur d'une rencontre périlleuse. Puis vient la comparaison avec
Orphée et la prière aux trois soeurs filandières pour le comte du
Luc; on y trouve quelques strophes assez touchantes, que La Harpe,
d'ordinaire peu favorable à Jean-Baptiste, mais attendri cette fois
comme Pluton, a jugées tout à fait _dignes d'Orphée_. Par malheur, ce
qui glace aussitôt, c'est que le moderne Orphée nous raconte que

  ... jamais sous les yeux de l'auguste Cybèle
  La terre ne fit naître un plus parfait modèle
  Entre les dieux mortels

que le comte du Luc. Une jolie comparaison du poëte avec l'abeille,
vers la fin de la pièce, est empruntée et affaiblie d'Horace. Quant à
l'harmonie tant vantée de ce simulacre d'ode, elle n'est que celle du
mètre que Rousseau emploie, qu'il n'a pas inventé, et dont il ne tire
jamais tout le parti possible. Rousseau n'invente rien: il s'en tient
aux strophes de Malherbe; il n'a pas le génie de construction rythmique.
S'il rime avec soin, c'est presque toujours aux dépens du sens et de
la précision; la rime ne lui donne jamais l'image, comme il arrive
aux vrais poëtes; mais elle l'induit en dépense d'épithètes et de
périphrases. Félicitons-le pourtant d'avoir, avec Piron, La Faye, et
quelques autres, protesté contre les déplorables violations de forme
prêchées par La Motte et autorisées par Voltaire[34].

[Note 34: La plus belle ode que l'on doive à J.-B. Rousseau est
peut-être encore celle de Le Franc sur sa mort; la meilleure pièce
lyrique du genre en est l'épitaphe. Nul mieux que lui ne semble propre à
vérifier ce propos du malin: _Faute d'idée, il allait faire une ode!_]

Les cantates de Rousseau jouissent encore d'une certaine réputation;
celle de _Circé_, en particulier, passe pour un beau morceau de
poésie musicale. Elle nous paraît, à nous, exactement comparable pour
l'harmonie à un choeur médiocre de _libretto_. Nul rhythme, nulle
science même dans ces petits vers si célèbres, et où fourmillent les
banalités de _redoutable_, _formidable_, _effroyable_, de _terreur_,
_fureur_ et _horreur_. Le caractère de la magicienne est aussi celui
d'une _Circé_ ou d'une _Médée_ d'opéra; elle ne ressemble pas même à
Calypso, et ne sort pas des fadaises et des frénésies dont Quinault a
donné recette. Jean-Baptiste avait probablement oublié de relire le
dixième livre de l'_Odyssée_, ou même, s'il l'avait relu, il y aurait
saisi peu de chose; car il manquait du sentiment des époques et des
poésies, et s'il mêlait sans scrupule Orphée et Protée avec le comte de
Luc, Flore et Cérès avec le comte de Zinzindorf, il n'hésitait pas non
plus à madrigaliser l'antiquité, et à marier Danchet et Homère. Depuis
qu'on a _le Mendiant_ et _l'Aveugle_ d'André Chénier, on comprend ce que
pourrait être une _Circé_, et il n'est plus permis de citer celle de
Jean-Baptiste que comme un essai sans valeur.

Pour écrire avec génie, il faut penser avec génie; pour bien écrire, il
suffit d'une certaine dose de sens, d'imagination et de goût. Boileau
en est la preuve: il imite, il traduit, il arrange à chaque instant les
idées et les expressions des anciens; mais tous ces larcins divers sont
artistement reçus et disposés sur un fond commun qui lui est propre: son
style a une couleur, une texture; Boileau est bon écrivain en vers. Le
style de Rousseau, au contraire, ne se tient nullement et ne forme pas
une seule et même trame. Cette strophe commence avec éclat, puis finit
en détonnant; cette métaphore qui promettait avorte; cette image est
brillante, mais jure au milieu de son entourage terne, comme de l'argent
plaqué sur de l'étain. C'est que ce brillant et ce beau appartiennent
tantôt à Platon, tantôt à Pindare, tantôt même à Boileau et à Racine:
Rousseau s'en est emparé comme un rhétoricien fait d'une bonne
expression qu'il place à toute force dans le prochain discours. Ce qui
est bien de lui, c'est le prosaïque, le commun, la déclamation à vide,
ou encore le mauvais goût, comme les _livrées de Vertumne_ et les
_haleines qui fondent l'écorce des eaux_. A vrai dire, le style de
Rousseau n'existe pas.

Notre opinion sur Jean-Baptiste est dure, mais sincère; nous la
préciserons davantage encore. Si, en juin 1829, un jeune homme de vingt
ans, inconnu, nous arrivait un matin d'Auxerre ou de Rouen avec un
manuscrit contenant le _Cantique d'Ézéchias_, l'_Ode au comte du Luc_ et
la _Cantate de Circé_, ou l'équivalent, après avoir jeté un coup d'oeil
sur les trois chefs-d'oeuvre, on lui dirait, ce me semble, ou du moins
on penserait à part soi: «Ce jeune homme n'est pas dénué d'habitude pour
les vers; il a déjà dû en brûler beaucoup; il sent assez bien l'harmonie
de détail, mais sa strophe est pesante et son vers symétrique. Son
style a de la gravité, quelque noblesse, mais peu d'images, peu de
consistance, nulle originalité; il y a de beaux traits, mais ils sont
pris. Le pire, c'est que l'auteur manque d'idées et qu'il se traîne pour
en ramasser de toutes parts. Il a besoin de travailler beaucoup, car,
le génie n'y étant pas, il ne fera passablement qu'à force d'étude.»
Et là-dessus, tout haut on l'encouragerait fort, et tout bas on n'en
espérerait rien.

Que restera-t-il donc de J.-B. Rousseau? Il a aiguisé une trentaine
d'épigrammes en style marotique, assez obscènes et laborieusement
naïves; c'est à peu près ce qui reste aussi de Mellin de
Saint-Gelais[35].

[Note 35: «... Mellin de Saint-Gelais dont les poésies sont
fastidieuses à la mort, à dix ou douze épigrammes près, qui sont
véritablement excellentes.» (Lettre de Rousseau à Brossette, du 25
janvier 1718). Mais Rousseau fait le bon apôtre quand il dit (29 janvier
1716): «Il y a des choses dont les libertins même un peu raisonnables
ne sauroient rire, et la liberté de l'épigramme doit avoir des bornes.
Marot et Saint-Gelais ne les ont point passées... S'ils ont badiné aux
dépens des religieux, ils n'ont point ri aux dépens de la religion.»
(Voir, si l'on veut s'édifier là-dessus, mon _Tableau de la Poésie
française au XVIe siècle_, 1843, page 37.)]

Mêlé toute sa vie aux querelles littéraires, salué, comme Crébillon,
du nom de _grand_ par Des Fontaines, Le Franc et la faction
anti-voltairienne, Rousseau avait perdu sa réputation à mesure que la
gloire de son rival s'était affermie et que les principes philosophiques
avaient triomphé; il avait été même assez sévèrement apprécié par la
Harpe et Le Brun. Mais, depuis qu'au commencement de ce siècle d'ardents
et généreux athlètes ont rouvert l'arène lyrique et l'ont remplie de
luttes encore inouïes, cet instinct bas et envieux, qui est de toutes
les époques, a ramené Rousseau en avant sur la scène littéraire, comme
adversaire de nos jeunes contemporains: on a redoré sa vieille gloire et
recousu son drapeau. Gacon, de nos jours, se fût réconcilié avec lui,
et l'eût appelé _notre grand lyrique_. C'est cette tactique peu digne,
quoique éternelle, qui a provoqué dans cet article notre sévérité
franche et sans réserve. Si nous avions trouvé le nom de Jean-Baptiste
sommeillant dans un demi-jour paisible, nous nous serions gardé d'y
porter si rudement la main; ses malheurs seuls nous eussent désarmé tout
d'abord, et nous l'eussions laissé sans trouble à son rang, non loin de
Piron, de Gresset et de tant d'autres, qui certes le valaient bien.

Juin 1829.



Cet article, dont le ton n'est pas celui des précédents ni des suivants,
et dont l'auteur aujourd'hui désavoue entièrement l'amertume blessante,
a été reproduit ici comme pamphlet propre à donner idée du paroxysme
littéraire de 1829. Ajoutons seulement que, sans trop modifier le fond
de notre jugement sur les odes, qui n'est guère après tout que celui
qu'a porté Vauvenargues (_Je ne sais si Rousseau a surpassé Horace et
Pindare dans ses odes: s'il les a surpassés, j'en conclus que l'ode est
un mauvais genre, etc., etc._), il nous semble injuste et dur, en y
réfléchissant, de ne pas prendre en considération ces trente dernières
années de sa vie, où Rousseau montra jusqu'au bout de la constance et
une honorable fermeté à ne pas vouloir rentrer dans sa patrie par grâce,
sans jugement et réhabilitation. Quels qu'aient été sa conduite secrète,
ses nouveaux tracas à l'étranger, sa brouille avec le prince Eugène,
etc., etc., il demeura digne à l'article du bannissement. Sa
correspondance durant ce temps d'exil avec Rollin, Racine fils,
Brossette, M. de Chauvelin et le baron de Breteuil, a des parties
qui recommandent son goût et qui tendent à relever son caractère.
Quelques-uns de ses vers religieux (en les supposant écrits depuis cette
date fatale) semblent même s'inspirer du sentiment énergique qu'il a de
sa propre innocence: «_Mais de ces langues diffamantes Dieu saura venger
l'innocent_, etc.,» et plusieurs semblables endroits. Il est fâcheux
que, non content de protester pour lui, il ait persisté à incriminer les
autres, comme Rollin le lui fit sentir un jour (voir l'_Éloge de Rollin_
par de Boze). A le juger impartialement, on conçoit que l'abbé d'Olivet
et d'autres contemporains de mérite, sous l'influence et l'illusion de
l'amitié, aient pu dire, en parlant de lui, _l'illustre malheureux_. On
doit désirer (sans toutefois en être bien certain) qu'ils aient
plus raison que Lenglet-Dufresnoy dans ses _Pièces curieuses sur
Rousseau_.--Contradiction des jugements humains, même chez les plus
compétents! la première fois que j'eus l'honneur d'être présenté à M. de
Chateaubriand, il me reprit tout d'abord sur cet article; la première
fois que j'eus l'honneur de voir M. Royer-Collard, tout d'abord il m'en
félicita.



LE BRUN

Vers l'époque où J.-B. Rousseau banni adressait à ses protecteurs
des odes composées au jour le jour, sans unité d'inspiration, et que
n'animait ni l'esprit du siècle nouveau ni celui du siècle passé, en
1729, à l'hôtel de Conti, naissait d'un des serviteurs du prince un
poëte qui devait bientôt consacrer aux idées d'avenir, à la philosophie,
à la liberté, à la nature, une lyre incomplète, mais neuve et sonore, et
que le temps ne brisera pas. C'est une remarque à faire qu'aux approches
des grandes crises politiques et au milieu des sociétés en dissolution,
sont souvent jetées d'avance, et comme par une ébauche anticipée,
quelques âmes douées vivement des trois ou quatre idées qui ne tarderont
pas à se dégager et qui prévaudront dans l'ordre nouveau. Mais en même
temps, chez ces individus de nature fortement originale, ces idées
précoces restent fixes, abstraites, isolées, déclamatoires. Si c'est
dans l'art qu'elles se produisent et s'expriment, la forme en sera nue,
sèche et aride, comme tout ce qui vient avant la saison. Ces hommes
auront grand mépris de leur siècle, de sa mesquinerie, de sa corruption,
de son mauvais goût. Ils aspireront à quelque chose de mieux, au simple,
au grand, au vrai, et se dessécheront et s'aigriront à l'attendre; ils
voudront le tirer d'eux-mêmes; ils le demanderont à l'avenir, au passé,
et se feront antiques pour se rajeunir; puis les choses iront toujours,
les temps s'accompliront, la société mûrira, et lorsque éclatera la
crise, elle les trouvera déjà vieux, usés, presque en cendres; elle
en tirera des étincelles, et achèvera de les dévorer. Ils auront été
malheureux, âcres, moroses, peut-être violents et coupables. Il faudra
les plaindre, et tenir compte, en les jugeant, de la nature des temps et
de la leur. Ce sont des espèces de victimes publiques, des Prométhées
dont le foie est rongé par une fatalité intestine; tout l'enfantement de
la société retentit en eux, et les déchire; ils souffrent et meurent
du mal dont l'humanité, qui ne meurt pas, guérit, et dont elle sort
régénérée. Tels furent, ce me semble, au dernier siècle, Alfieri en
Italie, et Le Brun en France.

Né dans un rang inférieur, sans fortune et à la charge d'un grand
seigneur, Le Brun dut se plier jeune aux nécessités de sa condition. Il
mérita vite la faveur du prince de Conti par des éloges entremêlés
de conseils et de maximes philosophiques. A la fois secrétaire des
commandements et poëte lyrique, il releva le mieux qu'il put la
dépendance de sa vie par l'audace de sa pensée, et il s'habitua de bonne
heure à garder pour l'ode, ou même pour l'épigramme, cette verdeur
franche et souvent acerbe qui ne pouvait se faire jour ailleurs. Aussi,
plus tard, bien qu'il conservât au fond l'indépendance intérieure qu'il
avait annoncée dès ses premières années, on le voit toujours au service
de quelqu'un. Ses habitudes de domesticité trouvent moyen de se
concilier avec sa nature énergique. Au prince de Conti succèdent le
comte de Vaudreuil et M. de Calonne, puis Robespierre, puis Bonaparte;
et pourtant, au milieu de ces servitudes diverses, Le Brun demeure ce
qu'il a été tout d'abord, méprisant les bassesses du temps, vivant
d'avenir, _effréné de gloire_, plein de sa mission de poëte, croyant en
son génie, rachetant une action plate par une belle ode, ou se vengeant
d'une ode contre son coeur par une épigramme sanglante. Sa vie
littéraire présente aussi la même continuité de principes, avec beaucoup
de taches et de mauvais endroits. Élève de Louis Racine, qui lui avait
légué le culte du grand siècle et celui de l'antiquité, nourri dans
l'admiration de Pindare et, pour ainsi dire, dans la religion lyrique,
il était simple que Le Brun s'accommodât peu des moeurs et des goûts
frivoles qui l'environnaient; qu'il se séparât de la cohue moqueuse et
raisonneuse des beaux-esprits à la mode; qu'il enveloppât dans une égale
aversion Saint-Lambert et d'Alembert, Linguet et La Harpe, Rulhière et
Dorat, Lemierre et Colardeau, et que, forcé de vivre des bienfaits d'un
prince, il se passât du moins d'un patron littéraire. Certes il y avait,
pour un poëte comme Le Brun, un beau rôle à remplir au XVIIIe siècle.
Lui-même en a compris toute la noblesse; il y a constamment visé, et en
a plus d'une fois dessiné les principaux traits. C'eût été d'abord de
vivre à part, loin des coteries et des salons patentés, dans le silence
du cabinet ou des champs; de travailler là, peu soucieux des succès
du jour, pour soi, pour quelques amis de coeur et pour une postérité
indéfinie; c'eût été d'ignorer les tracasseries et les petites guerres
jalouses qui fourmillaient aux pieds de trois ou quatre grands hommes,
d'admirer sincèrement, et à leur prix, Montesquieu, Buffon, Jean-Jacques
et Voltaire, sans épouser leurs arrière-pensées ni les antipathies de
leurs sectateurs; et puis, d'accepter le bien, de quelque part qu'il
vînt, de garder ses amis, dans quelques rangs qu'ils fussent, et
s'appelassent-ils Clément, Marmontel ou Palissot. Voilà ce que concevait
Le Brun, et ce qu'il se proposait en certains moments; mais il fut loin
d'y atteindre. Caustique et irascible, il se montra souvent injuste par
vengeance ou mauvaise humeur. Au lieu de négliger simplement les salons
littéraires et philosophiques, pour vaquer avec plus de liberté à son
génie et à sa gloire, il les attaqua en toute occasion, sans mesure et
en masse. Il se délectait à la satire, et décochait ses traits à Gilbert
ou à Beaumarchais aussi volontiers qu'à La Harpe lui-même. Une fois,
par sa _Wasprie_, il compromit étrangement sa chasteté lyrique, en se
prenant au collet avec Fréron. Reconnaissons pourtant que sa conduite
ne fut souvent ni sans dignité ni sans courage. La noble façon dont il
adressa mademoiselle Corneille à Voltaire, la respectueuse indépendance
qu'il maintint en face de ce monarque du siècle, le soin qu'il mit
toujours à se distinguer de ses plats courtisans, l'amitié pour Buffon,
qu'il professait devant lui, ce sont là des traits qui honorent une vie
d'homme de lettres. Le Brun aimait les grandes existences à part:
celle de Buffon dut le séduire, et c'était encore un idéal qu'il eût
probablement aimé à réaliser pour lui-même. Peut-être, si la fortune lui
eût permis d'y arriver, s'il eût pu se fonder ainsi, loin d'un monde où
il se sentait déplacé, une vie grande, simple, auguste; s'il avait eu sa
tour solitaire au milieu de son parc, ses vastes et majestueuses allées,
pour y déclamer en paix et y raturer à loisir son poëme de _la Nature_;
si rien autour de lui n'avait froissé son âme hautaine et irritable,
peut-être toutes ces boutades de conduite, toutes ces sorties colériques
d'amour-propre eussent-elles complètement disparu: l'on n'eût pu lui
reprocher, comme à Buffon, que beaucoup de morgue et une excessive
plénitude de lui-même. Mais Le Brun fut longtemps aux prises avec la
gêne et les chagrins domestiques. Son procès avec sa femme que le prince
de Conti lui avait séduite[36], la banqueroute du prince de Guémené, puis
la Révolution, tout s'opposa à ce qu'il consolidât jamais son existence.
Je me trompe: vieux, presque aveugle, au-dessus du besoin grâce aux
bienfaits du Gouvernement[37], il s'était logé dans les combles du
Palais-Royal, pour y trouver le calme nécessaire à la correction de ses
odes; c'était là sa tour de Montbar. Une servante mégère, qu'il avait
épousée, lui en faisait souvent une prison. A une telle âme, dans une
pareille vie, on doit pardonner un peu d'injustice et d'aigreur.

[Note 36: On alla jusqu'à dire qu'il l'avait vendue au prince,
et, chose fâcheuse pour le caractère de Le Brun, plusieurs ont pu le
croire.--Voir son élégie infamante à _Némésis_, où il trouve moyen de
flétrir d'un seul coup sa _mère_, sa _soeur_ et sa _femme_! Une telle
élégie est unique dans son genre.]

[Foonote 37: Le Brun dut ses bienfaits à son talent sans doute, à sa
renommée lyrique, mais par malheur aussi à sa méchanceté satirique
que le pouvoir achetait de sa servilité. On cite une épigramme contre
Carnot, lors du vote de Carnot contre l'Empire; elle fut commandée à Le
Brun et payée d'une pension.]

Le talent lyrique de Le Brun est grand, quelquefois immense, presque
partout incomplet. Quelques hautes pensées, qui n'ont jamais quitté le
poëte depuis son enfance jusqu'à sa mort, dominent toutes ses belles
odes, s'y reproduisent sans cesse, et, à travers la diversité des
circonstances où il les composa, leur impriment un caractère marquant
d'unité. Patriotisme, adoration de la nature, liberté républicaine,
royauté du génie, telles sont les sources fécondes et retentissantes
auxquelles Le Brun d'ordinaire s'abreuve. De bonne heure, et comme par
un instinct de sa mission future, il s'est pénétré du rôle de Tyrtée, et
il gourmande déjà nos défaites sous Contades, Soubise et Clermont, comme
plus tard il célébrera le _naufrage victorieux_ du _Vengeur_ et Marengo.
Au sortir des boudoirs, des toilettes et de tous ces bosquets de Cythère
et d'Amathonte, dont il s'est tant moqué, mais dont il aurait dû se
garder davantage, il se réfugie au sein de la nature, comme en un temple
majestueux où il respire et se déploie plus à l'aise; il la voit peu et
sait peu la retracer sous les couleurs aimables et fraîches dont elle
se peint autour de lui; il préfère la contempler face à face dans ses
soleils, ses volcans, ses tremblements de terre, ses comètes échevelées,
et plonge avec Buffon à travers les déserts des temps. Quant à la
liberté, elle eut toujours ses voeux, soit que dans les salons de
l'hôtel de Conti, sous Louis XV, il s'écrie avec une douleur de citoyen:

  Les Anténors vendent l'empire,
  Thaïs l'achète d'un sourire;
  L'or paie, absout les attentats.
  Partout, à la cour, à l'armée,
  Règne un dédain de renommée
  Qui fait la chute des États;

soit qu'il prélude à ses hymnes républicains dans les soirées du
ministère Calonne; soit même qu'en des temps horribles, auxquels ses
chants furent trop mêlés[38], et dont il n'eut pas le courage de se
séparer hautement, il exhale dans le silence cette ode touchante, dont
le début, imité d'un psaume, ressemble à quelque chanson de Béranger:

  Prends les ailes de la colombe,
  Prends, disais-je à mon âme, et fuis dans les déserts[39].

[Foonote 38: Il y a de vilains vers de lui sur Marie-Antoinette; on ne
les a pas compris dans ses oeuvres. Ils parurent en brochure vers l'an
III; on y lit:

  Oh! que Vienne aux Français fit un présent funeste!
  Toi qui de la Discorde allumas le flambeau,
  Reine que nous donna la colère céleste,
  Que la foudre n'a-t-elle embrasé ton berceau!

Les suivants, pires encore, sont trop atroces pour que je les
transcrive. Le jour où le roi lui avait accordé une pension, il avait
pourtant fait un quatrain de remercîment qui finissait ainsi:

  Larmes, que n'avait pu m'arracher le malheur,
  Coulez pour la reconnaissance!

Une strophe de lui préluda à la violation des tombes de Saint-Denis et
sembla directement la provoquer.

  Purgeons le sol des patriotes,
  Par les rois encore infecté:
  La terre de la liberté
  Rejette les os des despotes.
  De ces monstres divinisés
  _Que tous les cercueils soient brisés!_
  Que leur mémoire soit flétrie!
  Et qu'avec leurs mânes errants
  Sortent du sein de la patrie
  _Les cadavres de ces tyrans!_

Tandis que Le Brun écrivait ces horreurs en 93, David ne craignait pas
de peindre Marat. Ces _Rois de la lyre et du savant pinceau_, qu'avait
chantés André Chénier, étaient tous deux apostats de cette amitié
sainte.]

[Note 39: De religion à proprement parler, et de rien qui y
ressemble, Le Brun en avait même moins qu'il ne convenait à son temps.
Il était là-dessus aussi sec et net que Volney. On lit en marge d'une
édition de La Fontaine annotée par lui, à propos du poëme de la
_Captivité de saint Malc_: «Ce petit poëme, _quoique le sujet en soit
pieux_, est rempli d'intérêt, de vers heureux et de beautés neuves.»]

Enfin, toutes les fois qu'il veut décrire l'enthousiasme lyrique et
marquer les traits du vrai génie, Le Brun abonde en images éblouissantes
et sublimes. Si Corneille en personne se fût adressé à Voltaire, il
n'eût pas, certes, plus dignement parlé que Le Brun ne l'a fait en son
nom. Il faut voir encore comme en toute occasion le poëte a conscience
de lui-même, comme il a foi en sa gloire, et avec quelle sécurité
sincère, du milieu de la tourbe qui l'importune, il se fonde sur la
justice des âges:

  Ceux dont le présent est l'idole
  Ne laissent point de souvenir;
  Dans un succès vain et frivole
  Ils ont usé leur avenir.
  Amants des roses passagères,
  Ils ont les grâces mensongères
  Et le sort des rapides fleurs.
  Leur plus long règne est d'une aurore;
  Mais le temps rajeunit encore
  L'antique laurier des neuf Soeurs.

Après cet hommage rendu au talent de Le Brun, il nous sera permis
d'insister sur ses défauts. Le principal, le plus grave selon nous,
celui qui gâte jusqu'à ses plus belles pages, est un défaut tout
systématique et calculé. Il avait beaucoup médité sur la langue
poétique, et pensait qu'elle devait être radicalement distincte de
la prose. En cela, il avait fort raison, et le procédé si vanté de
Voltaire, d'écrire les vers sous forme de prose pour juger s'ils sont
bons, ne mène qu'à faire des vers prosaïques, comme le sont, au reste,
trop souvent ceux de Voltaire. Mais, à force de méditer sur les
prérogatives de la poésie, Le Brun en était venu à envisager les
_hardiesses_ comme une qualité à part, indépendante du mouvement des
idées et de la marche du style, une sorte de beauté mystique touchant
à l'essence même de l'ode; de là, chez lui, un souci perpétuel des
_hardiesses_, un accouplement forcé des termes les plus disparates, un
placage extérieur de métaphores; de là, surtout vers la fin, un abus
intolérable de la Majuscule, une minutieuse personnification de tous
les substantifs, qui reporte involontairement le lecteur au culte de la
déesse Raison et à ces temps d'apothéose pour toutes les vertus et
pour tous les vices. C'est ce qui a fait dire à un poëte de nos jours
singulièrement spirituel, que Le Brun était

  Fougueux comme Pindare... et plus mythologique[40].

[Note 40: En fait de mythologie, rien n'égale chez Le Brun la strophe
suivante, tirée de l'ode sur _le triomphe de nos Paysages_, et que
Charles Nodier aime à citer avec sourire:

  La colline qui vers le pôle
  Borne nos fertiles marais,
  Occupe les enfants d'Éole
  A broyer les dons de Cérès.
  Vanvres que chérit Galatée
  Sait du lait d'Io, d'Amalthée
  Épaissir les flots écumeux;
  Et Sèvres, d'une pure argile,
  Compose l'albâtre fragile
  Où Moka nous verse ses feux.

Tout cela pour dire: Au nord de Paris, Montmartre et ses _moulins à
vent_; de l'autre côté, Vanvres, son _beurre_ et _ses fromages_; et la
_porcelaine_ de Sèvres! «Je ne crois pas, écrivait Ginguené au rédacteur
du journal _le Modérateur_ (22 janvier 1790), que nous ayons beaucoup de
vers à mettre au-dessus de cette strophe.» Et Andrieux, l'Aristarque,
n'en disconvenait pas; il avouait que si tout avait été aussi beau, il
aurait fallu rendre les armes. Aujourd'hui il n'est pas un écolier qui
n'en rie. On rencontre dans le goût, aux diverses époques, de ces veines
bizarres.]

A part ce défaut, qui chez Le Brun avait dégénéré en une espèce de tic,
son style, son procédé et sa manière le rapprochent beaucoup d'Alfieri
et du peintre David, auxquels il ne nous paraît nullement inférieur.
C'est également quelque chose de fort, de noble, de nu, de roide, de sec
et de décharné, de grec et d'académique, un retour laborieux vers le
simple et le vrai. D'un côté comme de l'autre, c'est avant tout une
protestation contre le mauvais goût régnant, une gageure d'échapper aux
fades pastorales et aux opéras langoureux, aux Amours de Boucher et aux
abbés de Watteau, aux descriptions de Saint-Lambert et aux vers musqués
de Bernis. L'accent déclamatoire perce à tout moment dans le talent de
Le Brun, lors même que ce talent s'abandonne le plus à sa pente. Ses
odes républicaines, excepté celle du _Vengeur_, semblent à bon droit
communes, sèches et glapissantes; elles ne lui furent peut-être pas pour
cela moins énergiquement inspirées par les circonstances. C'est qu'avec
beaucoup d'imagination il est naturellement peu coloriste, et qu'il a
besoin, pour arriver à une expression vivante, d'évoquer, comme par un
soubresaut galvanique, les êtres de l'ancienne mythologie. Son pinceau
maigre, quoique étincelant, joue d'ordinaire sur un fond abstrait; il ne
prend guère de splendeur large que lorsque le poëte songe à Buffon et
retrace d'après lui la nature. Mais un mauvais exemple que Buffon donna
à Le Brun, ce fut cette habitude de retoucher et de corriger à satiété,
que l'illustre auteur des _Époques_ possédait à un haut degré, en vertu
de cette patience qu'il appelait génie. On rapporte qu'il recopia ses
_Époques_ jusqu'à dix-huit fois. Le Brun faisait ainsi de ses odes. Il
passa une moitié de sa vie à les remanier la plume en main, à en trier
les brouillons, à les remettre au net et à en préparer une édition qui
ne vint pas. Une note, placée en tête de la première publication du
_Vengeur_, nous avertit, comme motif d'excuse ou cas singulier, que le
poëte a composé cette ode, de soixante-dix vers environ, en très-peu de
jours et _presque d'un seul jet_. Si Le Brun avait eu plus de temps, il
aurait peut-être trouvé moyen de la gâter.

En se déclarant contre le mauvais goût du temps par ses épigrammes et
par ses oeuvres, Le Brun ne sut pas assez en rester pur lui-même. Sans
aucune sensibilité, sans aucune disposition rêveuse et tendre, il aimait
ardemment les femmes, probablement à la manière de Buffon, quoiqu'en
seigneur moins suzerain et avec plus de galanterie. De là mille billets
en vers à propos de rien, et, pêle-mêle avec ses odes, une prodigieuse
quantité d'_Eglés_, de _Zirphés_, de _Delphires_, de _Céphises_, de
_Zélis_, et de _Zelmis_. Tantôt c'est un _persiflage doux et honnête à
une jeune coquette très-aimable et très-vaine qui m'appelait son berger
dans ses lettres, et qui prétendait à tous les talents et à tous les
coeurs_; tantôt ce sont des vers fugitifs _sur ce que M. de Voltaire,
bienfaiteur de mesdemoiselles Corneille et de Varicour, les a mariées
toutes deux, après les avoir célébrées dans ses vers_. Enfin, vers le
temps d'Arcole et de Rivoli, il soutint, comme personne ne l'ignore, sa
fameuse querelle avec Legouvé, sur la question de savoir _si l'encre
sied ou ne sied pas aux doigts de rose_.

Nous dirons un mot des élégies de Le Brun, parce que c'est pour nous
une occasion de parler d'André Chénier, dont le nom est sur nos lèvres
depuis le commencement de cet article, et auquel nous aspirons, comme à
une source vive et fraîche dans la brûlante aridité du désert. En 1763,
Le Brun, âgé de trente-quatre ans, adressait à l'Académie de La Rochelle
un discours sur Tibulle, où on lit ce passage: «Peut-être qu'au moment
où j'écris, tel auteur, vraiment animé du désir de la gloire et
dédaignant de se prêter à des succès frivoles, compose dans le silence
de son cabinet un de ces ouvrages qui deviennent immortels, parce qu'ils
ne sont pas assez ridiculement jolis pour faire le charme des toilettes
et des alcôves, et dont tout l'avenir parlera, parce que les grands du
jour n'en diront rien à leurs petits soupers.» André Chénier fut cet
homme; il était né en 1762, un an précisément avant la prédiction de Le
Brun. Vingt ans plus tard, on trouve les deux poëtes unis entre eux
par l'amitié et même par les goûts, malgré la différence des âges. Les
détails de cette société charmante, où vivaient ensemble, vers 1782,
Lebrun, Chénier, le marquis de Brazais, le chevalier de Pange, MM.
de Trudaine, cette vie de campagne, aux environs de Paris, avec des
excursions fréquentes d'où l'on rapportait matière aux élégies du matin
et aux confidences du soir, tout cela est resté couvert d'un voile
mystérieux, grâce à l'insouciance et à la discrétion des éditeurs. On
devine pourtant et l'on rêve à plaisir ce petit monde heureux, d'après
quelques épîtres réciproques et quelques vers épars:

  Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frère,
  Ces vieilles amitiés de l'enfance première,
  Quand tous quatre muets, sous un maître inhumain,
  Jadis au châtiment nous présentions la main;
  Et mon frère, et Le Brun, les Muses elles-mêmes;
  De Pange fugitif de ces neuf Soeurs qu'il aime:
  Voilà le cercle entier qui, le soir quelquefois,
  A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
  Prête une oreille amie et cependant sévère.

Le Brun dut aimer dès l'abord, chez le jeune André, un sentiment exquis
et profond de l'antique, une âme modeste, candide, indépendante, faite
pour l'étude et la retraite; il n'avait vu en Gilbert que le _corbeau du
Pinde_, il en vit dans Chénier le cygne. Un goût vif des plaisirs les
unissait encore. Les amours de Le Brun avec la femme qu'il a célébrée
sous le nom d'Adélaïde se rapportent précisément au temps dont nous
parlons. Chénier, dans une délicieuse épître, dit à sa Muse qu'il envoie
au logis de son ami:

  ... Là, ta course fidèle
  Le trouvera peut-être aux genoux d'une belle;
  S'il est ainsi, respecte un moment précieux;
  Sinon, tu peux entrer...

Et il ajoute sur lui-même:

  Les ruisseaux et les bois, et Vénus, et l'étude,
  Adoucissent un peu ma triste solitude.

Tous deux ont chanté leurs plaisirs et leurs peines d'amour en des
élégies qui sont, à coup sûr, les plus remarquables du temps[41]. Mais la
victoire reste tout entière du côté d'André Chénier. L'élégie de Le Brun
est sèche, nerveuse, vengeresse, déjà sur le retour, savante dans le
goût de Properce et de Callimaque; l'imitation de l'antique n'en exclut
pas toujours le fade et le commun moderne. L'élégie d'André Chénier est
molle, fraîche, blonde, gracieusement éplorée, voluptueuse avec une
teinte de tristesse, et chaste même dans sa sensualité. La nature de
France, les bords de la Seine, les îles de la Marne, tout ce paysage
riant et varié d'alentour se mire en sa poésie comme en un beau fleuve;
on sent qu'il vient de Grèce, qu'il y est né, qu'il en est plein: mais
ses souvenirs d'un autre ciel se lient harmonieusement avec son émotion
présente, et ne font que l'éclairer, pour ainsi dire, d'un plus doux
rayon. Cette charmante mythologie que le XVIIe siècle avait défigurée en
l'adoptant, et dont le jargon courait les ruelles, il la recompose, il
la rajeunit avec un art admirable; il la fond merveilleusement dans la
couleur de ses tableaux, dans ses analyses de coeur, et autant qu'il le
faut seulement pour élever les moeurs d'alors à la poésie et à l'idéal.
Mais, par malheur, cette vie de loisir et de jeunesse dura peu. La
Révolution, qui brisa tant de liens, dispersa tout d'abord la petite
société choisie que nous aurions voulu peindre, et Le Brun, qui
partageait les opinions ardentes de Marie-Joseph, se trouva emporté bien
loin du sage André. On souffre à penser quel refroidissement, sans doute
même quelle aigreur, dut succéder à l'amitié fraternelle des premiers
temps. Ici tout renseignement nous manque. Mais Le Brun, qui survécut
treize années à son jeune ami, n'en a parlé depuis en aucun endroit; il
n'a pas daigné consacrer un seul vers à sa mémoire, tandis que chaque
jour, à chaque heure, il aurait dû s'écrier avec larmes: «J'ai connu un
poëte, et il est mort, et vous l'avez laissé tuer, et vous l'oubliez!»
Il est à craindre pour Le Brun que les dissentiments politiques n'aient
aigri son coeur, et que l'échafaud d'André ne soit venu ayant la
réconciliation. Pour moi, j'ai peine à croire qu'il ne fût pas au nombre
de ceux dont l'infortuné poëte a dit avec un reproche mêlé de tendresse:

  Que pouvaient mes amis? Oui, de leur voix chérie
  Un mot à travers ces barreaux
  Eût versé quelque baume en mon âme flétrie;
  De l'or peut-être à mes bourreaux...
  Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
  Vivez, amis; vivez contents.
  En dépit de Bavus soyez lents à me suivre.
  Peut-être en de plus heureux temps
  J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,
  Détourné mes regards distraits;
  A mon tour aujourd'hui mon malheur importune:
  Vivez, amis, vivez en paix[42].

[Note 41: Au livre second des odes de Le Brun, la quinzième _A un
jeune Ami_ s'adresse évidemment à André:

  Souviens-toi des moeurs de Byzance;
  Digne de ton berceau, maîtrise la beauté!...

Et les derniers vers de l'ode indiquent qu'elle fut composée au moment
d'une rupture ou menace de rupture entre les Turcs et les Russes (1787
probablement).]

[Note 42: Il serait dur, mais pas trop invraisemblable, de
conjecturer qu'en écrivant les vers suivants (voir l'édition d'Eugène
Renduel), Chénier a pu songer au jour où il se sentit déçu et blessé
dans son admiration première pour Le Brun:

  Ah! j'atteste les Cieux que j'ai voulu le croire,
  J'ai voulu démentir et mes yeux et l'histoire;
  Mais non: il n'est pas vrai que les coeurs excellents
  Soient les seuls en effet où germent les talents.
  Un mortel peut toucher une lyre sublime,
  Et n'avoir qu'un coeur faible, étroit, pusillanime,
  Inhabile aux vertus qu'il sait si bien chanter,
  Ne les imiter point et les faire imiter, etc., etc.

Quoi qu'il en soit, la gloire de Le Brun, dans l'avenir, ne sera
pas séparée de celle d'André Chénier. On se souviendra qu'il l'aima
longtemps, qu'il le prédit, qu'il le goûta en un siècle de peu de
poésie, et qu'il sentit du premier coup que ce jeune homme faisait ce
que lui-même aurait voulu faire. On lui tiendra compte de ses efforts,
de ses veilles, de sa poursuite infatigable de la gloire, de la
tradition lyrique qu'il soutint avec éclat, de cette flamme intérieure
enfin, qui ne lui échappait que par accès, et qui minait sa vie. On
verra en lui un de ces hommes d'essai que la nature lance un peu au
hasard, un des précurseurs aventureux du siècle dont a déjà resplendi
l'aurore.

Juillet 1829.

(Voir encore sur Le Brun un article essentiel dans le tome V des
_Causeries du Lundi_)



MATHURIN REGNIER ET ANDRÉ CHÉNIER

Hâtons-nous de le dire, ce n'est pas ici un rapprochement à antithèses,
un parallèle académique que nous prétendons faire. En accouplant deux
hommes si éloignés par le temps où ils ont vécu, si différents par le
genre et la nature de leurs oeuvres, nous ne nous soucions pas de
tirer quelques étincelles plus ou moins vives, de faire jouer à l'oeil
quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C'est une vue
essentiellement logique qui nous mène à joindre ces noms, et parce que,
des deux idées poétiques dont ils sont les types admirables, l'une,
sitôt qu'on l'approfondit, appelle l'autre et en est le complément. Une
voix pure, mélodieuse et savante, un front noble et triste, le génie
rayonnant de jeunesse, et, parfois, l'oeil voilé de pleurs; la volupté
dans toute sa fraîcheur et sa décence; la nature dans ses fontaines et
ses ombrages; une flûte de buis, un archet d'or, une lyre d'ivoire; le
beau pur, en un mot, voilà André Chénier. Une conversation brusque,
franche et à saillies; nulle préoccupation d'art, nul _quant-à-soi_; une
bouche de satyre aimant encore mieux rire que mordre; de la rondeur,
du bon sens; une malice exquise, par instants une amère éloquence; des
récits enfumés de cuisine, de taverne et de mauvais lieux; aux mains, en
guise de lyre, quelque instrument bouffon, mais non criard; en un mot,
du laid et du grotesque à foison, c'est ainsi qu'on peut se figurer en
gros Mathurin Regnier. Placé à l'entrée de nos deux principaux siècles
littéraires, il leur tourne le dos et regarde le seizième; il y tend
la main aux aïeux gaulois, à Montaigne, à Ronsard, à Rabelais, de même
qu'André Chénier, jeté à l'issue de ces deux mêmes siècles classiques,
tend déjà les bras au nôtre, et semble le frère aîné des poètes
nouveaux. Depuis 1613, année où Regnier mourut, jusqu'en 1782, année
ou commencèrent les premiers chants d'André Chénier, je ne vois, en
exceptant les dramatiques, de poëte parent de ces deux grands hommes que
La Fontaine, qui en est comme un mélange agréablement tempéré. Rien donc
de plus piquant et de plus instructif que d'étudier dans leurs rapports
ces deux figures originales, à physionomie presque contraire, qui
se tiennent debout en sens inverse, chacune à un isthme de notre
littérature centrale, et, comblant l'espace et la durée qui les
séparent, de les adosser l'une à l'autre, de les joindre ensemble par
la pensée, comme le Janus de notre poésie. Ce n'est pas d'ailleurs en
différences et en contrastes que se passera toute cette comparaison:
Regnier et Chénier ont cela de commun qu'ils sont un peu en dehors de
leurs époques chronologiques, le premier plus en arrière, le second plus
en avant, et qu'ils échappent par indépendance aux règles artificielles
qu'on subit autour d'eux. Le caractère de leur style et l'allure de
leurs vers sont les mêmes, et abondent en qualités pareilles; Chénier a
retrouvé par instinct et étude ce que Regnier faisait de tradition
et sans dessein; ils sont uniques en ce mérite, et notre jeune école
chercherait vainement deux maîtres plus consommés dans l'art d'écrire en
vers.

Mathurin était né à Chartres, en Beauce, André, à Byzance, en Grèce;
tous deux se montrèrent poètes dès l'enfance. Tonsuré de bonne heure,
élevé dans le jeu de paume et le tripot de son père qui aimait la table
et le plaisir, Regnier dut au célèbre abbé de Tiron, son oncle, les
premiers préceptes de versification, et, dès qu'il fut en âge, quelques
bénéfices qui ne l'enrichirent pas. Puis il fut attaché en qualité de
chapelain à l'ambassade de Rome, ne s'y amusa que médiocrement; mais,
comme Rabelais avait fait, il y attaqua de préférence les choses par
le côté de la raillerie. A son retour, il reprit, plus que jamais, son
train de vie qu'il n'avait guère interrompu en terre papale, et mourut
de débauche avant quarante ans. Né d'un savant ingénieux et d'une
Grecque brillante, André quitta très-jeune Byzance, sa patrie; mais il y
rêva souvent dans les délicieuses vallées du Languedoc, où il fut élevé;
et lorsque plus tard, entré au collège de Navarre, il apprit la plus
belle des langues, il semblait, comme a dit M. Villemain, se souvenir
des jeux de son enfance et des chants de sa mère. Sous-lieutenant dans
Angoumois, puis attaché à l'ambassade de Londres, il regretta amèrement
sa chère indépendance, et n'eut pas de repos qu'il ne l'eût reconquise.
Après plusieurs voyages, retiré aux environs de Paris, il commençait une
vie heureuse dans laquelle l'étude et l'amitié empiétaient de plus en
plus sur les plaisirs, quand la Révolution éclata. Il s'y lança avec
candeur, s'y arrêta à propos, y fit la part équitable au peuple et au
prince, et mourut sur l'échafaud en citoyen, se frappant le front en
poëte. L'excellent Regnier, né et grandi pendant les guerres civiles,
s'était endormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon au sein de
l'ordre rétabli par Henri IV.

Prenant successivement les quatre ou cinq grandes idées auxquelles
d'ordinaire puisent les poëtes, Dieu, la nature, le génie, l'art,
l'amour, la vie proprement dite, nous verrons comme elles se sont
révélées aux deux hommes que nous étudions en ce moment, et sous quelle
face ils ont tenté de les reproduire. Et d'abord, à commencer par
Dieu, _ab Jove principium_, nous trouvons, et avec regret, que cette
magnifique et féconde idée est trop absente de leur poésie, et qu'elle
la laisse déserte du côté du ciel. Chez eux, elle n'apparaît même pas
pour être contestée; ils n'y pensent jamais, et s'en passent, voilà
tout. Ils n'ont assez longtemps vécu, ni l'un ni l'autre, pour arriver,
au sortir des plaisirs, à cette philosophie supérieure qui relève et
console. La corde de Lamartine ne vibrait pas en eux. Épicuriens et
sensuels, ils me font l'effet, Regnier, d'un abbé romain, Chénier, d'un
Grec d'autrefois. Chénier était un païen aimable, croyant à Palès, à
Vénus, aux Muses[43]; un Alcibiade candide et modeste, nourri de poésie,
d'amitié et d'amour. Sa sensibilité est vive et tendre; mais, tout en
s'attristant à l'aspect de la mort, il ne s'élève pas au-dessus des
croyances de Tibulle et d'Horace:

  Aujourd'hui qu'au tombeau je suis prêt à descendre,
  Mes amis, dans vos mains je dépose ma cendre.
  Je ne veux point, couvert d'un funèbre _linceuil_,
  Que les pontifes saints autour de mon cercueil,
  Appelés aux accents de l'airain lent et sombre,
  De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,
  Et sous des murs sacrés aillent ensevelir
  Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.

[Note 43: Je lis dans les notes d'un voyage d'Italie: «Vers le même
temps où se retrouvaient à Pompéi toute une ville antique et tout l'art
grec et romain qui en sortait graduellement, piquante coïncidence! André
Chénier, un poëte grec vivant, se retrouvait aussi. En parcourant cet
admirable musée de statuaire antique à Naples, je songeais à lui; la
place de sa poésie est entre toutes ces Vénus, ces Ganymèdes et
ces Bacchus; c'est là son monde. Sa jeune _Tarentine_ y appartient
exactement, et je ne cessais de l'y voir en figure.--La poésie d'André
Chénier est l'accompagnement sur la flûte et sur la lyre de tout cet art
de marbre retrouvé.»]

Il aime la nature, il l'adore, et non-seulement dans ses variétés
riantes, dans ses sentiers et ses buissons, mais dans sa majesté
éternelle et sublime, aux Alpes, au Rhône, aux grèves de l'Océan.
Pourtant l'émotion religieuse que ces grands spectacles excitent en son
âme ne la fait jamais se fondre en prière _sous le poids de l'infini_.
C'est une émotion religieuse et philosophique à la fois, comme Lucrèce
et Buffon pouvaient en avoir, comme son ami Le Brun était capable
d'en ressentir. Ce qu'il admire le plus au ciel, c'est tout ce qu'une
physique savante lui en a dévoilé; ce sont _les mondes roulant dans
les fleuves d'éther, les astres et leurs poids, leurs formes, leurs
distances_:

  Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses;
  Comme eux, astre, soudain je m'entoure de feux.
  Dans l'éternel concert je me place avec eux;
  En moi leurs doubles lois agissent et respirent;
  Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent:
  Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.

On dirait, chose singulière! que l'esprit du poète se condense et se
matérialise à mesure qu'il s'agrandit et s'élève. Il ne lui arrive
jamais, aux heures de rêverie, de voir, dans les étoiles, des _fleurs
divines qui jonchent les parvis du saint lieu_, des âmes heureuses
qui respirent un air plus pur, et qui parlent, durant les nuits, un
mystérieux langage aux âmes humaines. Je lis, à ce propos, dans un
ouvrage inédit, le passage suivant, qui revient à ma pensée et la
complète:

«Lamartine, assure-t-on, aime peu et n'estime guère André Chénier: cela
se conçoit. André Chénier, s'il vivait, devrait comprendre bien mieux
Lamartine qu'il n'est compris de lui. La poésie d'André Chénier n'a
point de religion ni de mysticisme; c'est, en quelque sorte, le paysage
dont Lamartine a fait le ciel, paysage d'une infinie variété et d'une
immortelle jeunesse, avec ses forêts verdoyantes, ses blés, ses vignes,
ses monts, ses prairies et ses fleuves; mais le ciel est au-dessus, avec
son azur qui change à chaque heure du jour, avec ses horizons indécis,
ses _ondoyantes lueurs du matin et du soir_, et la nuit, avec ses fleurs
d'or, _dont le lis est jaloux_. Il est vrai que du milieu du paysage,
tout en s'y promenant ou couché à la renverse sur le gazon, on jouit du
ciel et de ses merveilleuses beautés, tandis que l'oeil humain, du haut
des nuages, l'oeil d'Élie sur son char, ne verrait en bas la terre
que comme une masse un peu confuse. Il est vrai encore que le paysage
réfléchit le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosée, aussi bien que
dans le lac immense, tandis que le dôme du ciel ne réfléchit pas les
images projetées de la terre. Mais, après tout, le ciel est toujours le
ciel, et rien n'en peut abaisser la hauteur.» Ajoutez, pour être juste,
que le ciel qu'on voit du milieu du paysage d'André Chénier, ou qui s'y
réfléchit, est un ciel pur, serein, étoilé, mais physique, et que la
terre aperçue par le poète sacré, de dessus son char de feu, toute
confuse qu'elle paraît, est déjà une terre plus que terrestre pour ainsi
dire, harmonieuse, ondoyante, baignée de vapeurs, et idéalisée par la
distance.

Au premier abord, Regnier semble encore moins religieux que Chénier. Sa
profession ecclésiastique donne aux écarts de sa conduite un caractère
plus sérieux, et en apparence plus significatif. On peut se demander si
son libertinage ne s'appuyait pas d'une impiété systématique, et s'il
n'avait pas appris de quelque abbé romain l'athéisme, assez en vogue en
Italie vers ce temps-là. De plus, Regnier, qui avait vu dans ses voyages
de grands spectacles naturels, ne paraît guère s'en être ému. La
campagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramène plus aisément
l'âme à elle-même et à Dieu, font place, en ses vers, au fracas des rues
de Paris, à l'odeur des tavernes et des cuisines, aux allées infectes
des plus misérables taudis. Pourtant Regnier, tout épicurien et débauché
qu'on le connaît, est revenu, vers la fin et par accès, à des sentiments
pieux et à des repentirs pleins de larmes. Quelques sonnets, un fragment
de poème sacré et des stances en font témoignage. Il est vrai que c'est
par ses douleurs physiques et par les aiguillons de ses maux qu'il
semble surtout amené à la contrition morale. Regnier, dans le cours de
sa vie, n'eut qu'une grande et seule affaire: ce fut d'aimer les femmes,
toutes et sans choix. Ses aveux là-dessus ne laissent rien à désirer:

  Or moy qui suis tout flame et de nuict et de jour,
  Qui n'haleine que feu, ne respire qu'amour,
  Je me laisse emporter à mes flames communes,
  Et cours souz divers vents de diverses fortunes.
  Ravy de tous objects, j'ayme si vivement
  Que je n'ay pour l'amour ny choix ny jugement.
  De toute eslection mon ame est despourveue,
  Et nul object certain ne limite ma veue.
  Toute femme m'agrée...

Ennemi déclaré de ce qu'il appelle _l'honneur_, c'est-à-dire de la
délicatesse, préférant comme d'Aubigné l'_estre_ au _parestre_, il se
contente _d'un amour facile et de peu de défense_:

  Aymer en trop haut lieu une dame hautaine,
  C'est aymer en souci le travail et la peine,
  C'est nourrir son amour de respect et de soin.

La Fontaine était du même avis quand il préférait ingénument les
_Jeannetons_ aux _Climènes_. Regnier pense que le même feu qui anime le
grand poëte échauffe aussi l'ardeur amoureuse, et il ne serait nullement
fâché que, chez lui, la poésie laissât tout à l'amour. On dirait qu'il
ne fait des vers qu'à son corps défendant; sa verve l'importune, et il
ne cède au génie qu'à la dernière extrémité. Si c'était en hiver du
moins, en décembre, au coin du feu, que ce maudit génie vînt le lutiner!
on n'a rien de mieux à faire alors que de lui donner audience:

  Mais aux jours les plus beaux de la saison nouvelle,
  Que Zéphire en ses rets surprend Flore la belle,
  Que dans l'air les oiseaux, les poissons en la mer,
  Se plaignent doucement du mal qui vient d'aymer,
  Ou bien lorsque Cérès de fourment se couronne,
  Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone,
  Ou lorsque le safran, la dernière des fleurs,
  Dore le Scorpion de ses belles couleurs;
  C'est alors que la verve insolemment m'outrage,
  Que la raison forcée obéit à la rage.
  Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu,
  Il faut que j'obéisse aux fureurs de ce dieu.

Oh! qu'il aimerait bien mieux, en honnête compagnon qu'il est,

  S'égayer au repos que la campagne donne,
  Et, sans parler curé, doyen, chantre ou Sorbonne,
  D'un bon mot fait rire, en si belle saison,
  Vous, vos chiens et vos chats, et toute la maison!

On le voit, l'art, à le prendre isolément, tenait peu de place dans les
idées de Regnier; il le pratiquait pourtant, et si quelque grammairien
chicaneur le poussait sur ce terrain, il savait s'y défendre en maître,
témoin sa belle satire neuvième contre Malherbe et les puristes. Il y
flétrit avec une colère étincelante de poésie ces réformateurs mesquins,
ces _regratteurs de mots_, qui prisent un style plutôt pour ce qui lui
manque que pour ce qu'il a, et, leur opposant le portrait d'un génie
véritable qui ne doit ses grâces qu'à la nature, il se peint tout entier
dans ce vers d'inspiration:

  Les nonchalances sont ses plus grands artifices.

Déjà il avait dit:

  La verve quelquefois s'égaye en la licence.

Mais là où Regnier surtout excelle, c'est dans la connaissance de la
vie, dans l'expression des moeurs et des personnages, dans la peinture
des intérieurs; ses satires sont une galerie d'admirables portraits
flamands. Son poëte, son pédant, son fat, son docteur, ont trop de
saillie pour s'oublier jamais, une fois connus. Sa fameuse _Macette_,
qui est la petite-fille de _Patelin_ et l'aïeule de _Tartufe_, montre
jusqu'où le génie de Regnier eût pu atteindre sans sa fin prématurée.
Dans ce chef-d'oeuvre, une ironie amère, une vertueuse indignation,
les plus hautes qualités de poésie, ressortent du cadre étroit et des
circonstances les plus minutieusement décrites de la vie réelle. Et
comme si l'aspect de l'hypocrisie libertine avait rendu Regnier à de
plus chastes délicatesses d'amour, il nous y parle, en vers dignes de
Chénier, de

  ... la belle en qui j'ai la pensée
  D'un doux imaginer si doucement blessée,
  Qu'aymants et bien aymés, en nos doux passe-temps,
  Nous rendons en amour jaloux les plus contents.

Regnier avait le coeur honnête et bien placé; à part ce que Chénier
appelle _les douces faiblesses_, il ne composait pas avec les vices.
Indépendant de caractère et de parler franc, il vécut à la cour et avec
les grands seigneurs, sans ramper ni flatter.

André de Chénier aima les femmes non moins vivement que Regnier, et d'un
amour non moins sensuel, mais avec des différences qui tiennent à son
siècle et à sa nature. Ce sont des Phrynés sans doute, du moins pour la
plupart, mais galantes et de haut ton; non plus des _Alizons_ ou des
_Jeannes_ vulgaires en de fétides réduits. Il nous introduit au boudoir
de Glycère; et la belle Amélie, et Rose à la danse nonchalante, et Julie
au rire étincelant, arrivent à la fête; l'orgie est complète et durera
jusqu'au matin. O Dieu! si Camille le savait! Qu'est-ce donc que cette
Camille si sévère? Mais, dans l'une des nuits précédentes, son amant ne
l'a-t-il pas surprise elle-même aux bras d'un rival? Telles sont les
femmes d'André Chénier, des Ioniennes de Milet, de belles courtisanes
grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait à elles
que par instants, pour revenir ensuite avec plus d'ardeur à l'étude,
à la poésie, à l'amitié. «Choqué, dit-il quelque part dans une prose
énergique trop peu connue[44], choqué de voir les lettres si prosternées
et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent
aux distractions et aux égarements d'une jeunesse forte et fougueuse:
mais, toujours dominé par l'amour de la poésie, des lettres et de
l'étude, souvent chagrin et découragé par la fortune ou par moi-même,
toujours soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et ma prose,
goûtés ou non, seraient mis au rang du petit nombre d'ouvrages qu'aucune
bassesse n'a flétris. Ainsi, même dans les chaleurs de l'âge et des
passions, et même dans les instants où la dure nécessité a interrompu
mon indépendance, toujours occupé de ces idées favorites, et chez moi,
en voyage, le long des rues dans les promenades, méditant toujours sur
l'espoir, peut-être insensé, de voir renaître les bonnes disciplines, et
cherchant à la fois dans les histoires et dans la nature des choses _les
causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres_,
j'ai cru qu'il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif
ce que nombre d'années m'ont fait mûrir de réflexions sur ces matières.»
André Chénier nous a dit le secret de son âme: sa vie ne fut pas une vie
de plaisir, mais d'art, et tendait à se purifier de plus en plus. Il
avait bien pu, dans un moment d'amoureuse ivresse et de découragement
moral, écrire à de Pange:

  Sans les dons de Vénus quelle serait la vie?
  Dès l'instant où Vénus me doit être ravie,
  Que je meure! Sans elle ici-bas rien n'est doux[45].

[Note 44: Premier chapitre d'un ouvrage sur les causes et les
effets de la perfection et de la décadence des lettres. (_Édit._ de M.
Robert.)]

[Note 45: Ces vers et toute la fin de l'élégie XXXIII sont une
imitation et une traduction des fragments divers qui nous restent de
l'élégiaque Mimnerme: Chénier les a enchâssés dans une sorte de trame.]

Mais bientôt il pensait sérieusement au temps prochain où fuiraient loin
de lui _les jours couronnés de rose_; il rêvait, aux bords de la Marne,
quelque retraite indépendante et pure, quelque _saint loisir_, où les
beaux-arts, la poésie, la peinture (car il peignait volontiers), le
consoleraient des voluptés perdues, et où l'entoureraient un petit
nombre d'amis de son choix. André Chénier avait beaucoup réfléchi sur
l'amitié et y portait des idées sages, des principes sûrs, applicables
en tous les temps de dissidences littéraires: «J'ai évité, dit-il, de me
lier avec quantité de gens de bien et de mérite, dont il est honorable
d'être l'ami et utile d'être l'auditeur, mais que d'autres circonstances
ou d'autres idées ont fait agir et penser autrement que moi. L'amitié et
la conversation familière exigent au moins une conformité de principes:
sans cela, les disputes interminables dégénèrent en querelles, et
produisent l'aigreur et l'antipathie. De plus, prévoir que mes amis
auraient lu avec déplaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'écrire
m'eût été amer...»

Suivant André Chénier, _l'art ne fait que des vers, le coeur seul est
poète_; mais cette pensée si vraie ne le détournait pas, aux heures de
calme et de paresse, d'amasser par des études exquises _l'or et la soie_
qui devaient _passer en ses vers_. Lui-même nous a dévoilé tous les
ingénieux secrets de sa manière dans son poème de _l'Invention_, et dans
la seconde de ses épîtres, qui est, à la bien prendre, une admirable
satire. L'analyse la plus fine, les préceptes de composition les plus
intimes, s'y transforment sous ses doigts, s'y couronnent de grâce,
y reluisent d'images, et s'y modulent comme un chant. Sur ce terrain
critique et didactique, il laisse bien loin derrière lui Boileau et le
prosaïsme ordinaire de ses axiomes. Nous n'insisterons ici que sur un
point. Chénier se rattache de préférence aux Grecs, de même que Regnier
aux Latins et aux satiriques italiens modernes. Or chez les Grecs, on
le sait, la division des genres existait, bien qu'avec moins de rigueur
qu'on ne l'a voulu établir depuis:

  La nature dicta vingt genres opposés,
  D'un fil léger entre eux, chez les Grecs, divisés.
  Nul genre, s'échappant de ses bornes prescrites,
  N'aurait osé d'un autre envahir les limites;
  Et Pindare à sa lyre, en un couplet bouffon,
  N'aurait point de Marot associé le ton.

Chénier tenait donc pour la division des genres et pour l'intégrité de
leurs limites; il trouvait dans Shakspeare de belles scènes, non pas une
belle pièce. Il ne croyait point, par exemple, qu'on pût, dans une même
élégie, débuter dans le ton de Regnier, monter par degrés, passer par
nuances à l'accent de la douleur plaintive ou de la méditation amère,
pour se reprendre ensuite à la vie réelle et aux choses d'alentour. Son
talent, il est vrai, ne réclamait pas d'ordinaire, dans la durée d'une
même rêverie, plus d'une corde et plus d'un ton. Ses émotions rapides,
qui toutes sont diverses, et toutes furent vraies un moment, rident tour
à tour la surface de son âme, mais sans la bouleverser, sans lancer les
vagues au ciel et montrer à nu le sable du fond. Il compare sa muse
jeune et légère à l'harmonieuse cigale, _amante des buissons, qui,_

  De rameaux en rameaux tour à tour reposée,
  D'un peu de fleur nourrie et d'un peu de rosée,
  S'égaie...

et s'il est triste, _si sa main imprudente a tari son trésor_, si sa
maîtresse lui a fermé, ce soir-là, le _seuil inexorable_, une visite
d'ami, un sourire de _blanche voisine_, un livre entr'ouvert, un rien le
distrait, l'arrache à sa peine, et, comme il l'a dit avec une légèreté
négligente:

  On pleure; mais bientôt la tristesse s'envole.

Oh! quand viendront les jours de massacre, d'ingratitude et de
délaissement, qu'il n'en sera plus ainsi! Comme la douleur alors percera
avant dans son âme et en armera toutes les puissances! Comme son ïambe
vengeur nous montrera d'un vers à l'autre _les enfants, les vierges
aux belles couleurs_ qui venaient de parer et de baiser l'agneau, _le
mangeant s'il est tendre_, et passera des fleurs et des rubans de la
fête aux _crocs sanglants du charnier populaire!_ Comme alors surtout
il aurait besoin de lie et de fange pour y _pétrir_ tous ces _bourreaux
barbouilleurs de lois!_ Mais, avant cette formidable époque[46], Chénier
ne sentit guère tout le parti qu'on peut tirer du laid dans l'art, ou du
moins il répugnait à s'en salir. Nous citerons un remarquable exemple où
évidemment ce scrupule nuisit à son génie, et où la touche de Regnier
lui fit faute. Notre poète, cédant à des considérations de fortune et de
famille, s'était laissé attacher à l'ambassade de Londres, et il passa
dans cette ville l'hiver de 1782. Mille ennuis, mille dégoûts l'y
assaillirent; seul, à vingt ans, sans amis, perdu au milieu d'une
société aristocratique, il regrettait la France et les coeurs qu'il y
avait laissés, et sa pauvreté honnête et indépendante[47]. C'est alors
qu'un soir, après avoir assez mal dîné à _Covent-Garden_, dans _Hood's
tavern_, comme il était de trop bonne heure pour se présenter en aucune
société, il se mit, au milieu du fracas, à écrire, dans une prose forte
et simple, tout ce qui se passait en son âme: qu'il s'ennuyait, qu'il
souffrait, et d'une souffrance pleine d'amertume et d'humiliation; que
la solitude, si chère aux malheureux, est pour eux un grand mal encore
plus qu'un grand plaisir; car ils s'y exaspèrent, _ils y ruminent leur
fiel_, ou, s'ils finissent par se résigner, c'est découragement et
faiblesse, c'est impuissance d'en appeler _des injustes institutions
humaines à la sainte nature primitive_; c'est, en un mot, à la façon
_des morts qui s'accoutument à porter la pierre de leur tombe, parce
qu'ils ne peuvent la soulever_;--que cette fatale résignation rend dur,
farouche, sourd aux consolations des amis, et qu'il prie le Ciel de l'en
préserver. Puis il en vient aux ridicules et aux _politesses hautaines_
de la noble société qui daigne l'admettre, à la dureté de ces grands
pour leurs inférieurs, à leur excessif attendrissement pour leurs
pareils; il raille en eux cette _sensibilité distinctive_ que Gilbert
avait déjà flétrie, et il termine en ces mots cette confidence de
lui-même à lui-même: «Allons, voilà une heure et demie de tuée; je m'en
vais. Je ne sais plus ce que j'ai écrit, mais je ne l'ai écrit que pour
moi. Il n'y a ni apprêt ni élégance. Cela ne sera vu que de moi, et je
suis sûr que j'aurai un jour quelque plaisir à relire ce morceau de ma
triste et pensive jeunesse.» Oui, certes, Chénier relut plus d'une fois
ces pages touchantes, et lui _qui refeuilletait sans cesse et son âme et
sa vie_, il dut, à des heures plus heureuses, se reporter avec larmes
aux ennuis passés de son exil. Or j'ai soigneusement recherché dans ses
oeuvres les traces de ces premières et profondes souffrances; je n'y ai
trouvé d'abord que dix vers datés également de Londres, et du même temps
que le morceau de prose; puis, en regardant de plus près, l'idylle
intitulée _Liberté_ m'est revenue à la pensée, et j'ai compris que ce
berger aux noirs cheveux épars, à l'oeil farouche sous d'épais sourcils,
qui traîne après lui, dans les âpres sentiers et aux bords des torrents
pierreux, ses brebis maigres et affamées; qui brise sa flûte, abhorre
les chants, les danses et les sacrifices; qui repousse la plainte du
blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu'il est esclave;
j'ai compris que ce berger-là n'était autre que la poétique et idéale
personnification du souvenir de Londres, et de l'espèce de servitude
qu'y avait subie André; et je me suis demandé alors, tout en admirant du
profond de mon coeur cette idylle énergique et sublime, s'il n'eût pas
encore mieux valu que le poète se fût mis franchement en scène; qu'il
eût osé en vers ce qui ne l'avait pas effrayé dans sa prose naïve; qu'il
se fût montré à nous dans cette taverne enfumée, entouré de mangeurs et
d'indifférents, accoudé sur sa table, et rêvant,--rêvant à la patrie
absente, aux parents, aux amis, aux amantes, à ce qu'il y a de plus
jeune et de plus frais dans les sentiments humains; rêvant aux maux de
la solitude, à l'aigreur qu'elle engendre, à l'abattement où elle nous
prosterne, à toute cette haute métaphysique de la souffrance;--pourquoi
non?--puis, revenu à terre et rentré dans la vie réelle, qu'il eût
buriné en traits d'une empreinte ineffaçable ces grands qui l'écrasaient
et croyaient l'honorer de leurs insolentes faveurs; et, cela fait,
l'heure de sortir arrivée, qu'il eût fini par son coup d'oeil d'espoir
vers l'avenir, et son _forsan et hoec olim_? Ou, s'il lui déplaisait de
remanier en vers ce qui était jeté en prose, il avait en son souvenir
dix autres journées plus ou moins pareilles à celle-là, dix autres
scènes du même genre qu'il pouvait choisir et retracer[48].

[Note 46: Pour juger André Chénier comme homme politique, il faut
parcourir le _Journal de Paris_ de 90 et 91; sa signature s'y retrouve
fréquemment, et d'ailleurs sa marque est assez sensible.--Relire aussi
comme témoignage de ses pensées intimes et combattues, vers le même
temps, l'admirable ode: _O Versailles, ô bois, ô portiques!_ etc., etc.]

[Note 47: La fierté délicate d'André Chénier était telle que, durant
ce séjour à Londres, comme les fonctions d'_attaché_ n'avaient rien
de bien actif et que le premier secrétaire faisait tout, il s'abstint
d'abord de toucher ses appointements, et qu'il fallut qu'un jour M. de
La Luzerne trouvât cela mauvais et le dît un peu haut pour l'y décider.]

[Note 48: Dans tout ce qui précède, j'avais supposé, d'après la
Notice et l'Édition de M. de Latouche, qu'André Chénier devait être
à Londres en décembre 1782, et que les vers et la prose où il en
maudissait le séjour étaient du même temps et de sa première jeunesse.
J'avais supposé aussi (page 161) qu'il n'était plus attaché à
l'ambassade d'Angleterre aux approches de la Révolution et dès 1788.
Mais les indications données par M. de Latouche, à cet égard, paraissent
peu exactes: une Biographie d'André Chénier reste à faire (1852).]

Les styles d'André Chénier et de Regnier, avons-nous déjà dit, sont un
parfait modèle de ce que notre langue permet au génie s'exprimant en
vers, et ici nous n'avons plus besoin de séparer nos éloges. Chez l'un
comme chez l'autre, même procédé chaud, vigoureux et libre; même luxe
et même aisance de pensée, qui pousse en tous sens et se développe
en pleine végétation, avec tous ses embranchements de relatifs et
d'incidences entre-croisées ou pendantes; même profusion d'irrégularités
heureuses et familières, d'idiotismes qui sentent leur fruit, grâces et
ornements inexplicables qu'ont sottement émondés les grammairiens, les
rhéteurs et les analystes; même promptitude et sagacité de coup d'oeil à
suivre l'idée courante sous la transparence des images, et à ne pas la
laisser fuir, dans son court trajet de telle figure à telle autre; même
art prodigieux enfin à mener à extrémité une métaphore, à la pousser de
tranchée en tranchée, et à la forcer de rendre, sans capitulation, tout
ce qu'elle contient; à la prendre à l'état de filet d'eau, à l'épandre,
à la chasser devant soi, à la grossir de toutes les affluences
d'alentour, jusqu'à ce qu'elle s'enfle et roule comme un grand fleuve.
Quant à la forme, à l'allure du vers dans Regnier et dans Chénier, elle
nous semble, à peu de chose près, la meilleure possible, à savoir,
curieuse sans recherche et facile sans relâchement, tour à tour
oublieuse et attentive, et tempérant les agréments sévères par les
grâces négligeantes. Sur ce point, ils sont l'un et l'autre bien
supérieurs à La Fontaine, chez qui la forme rythmique manque presque
entièrement et qui n'a pour charme, de ce côté-là, que sa négligence.

Que si l'on nous demande maintenant ce que nous prétendons conclure de
ce long parallèle que nous aurions pu prolonger encore; lequel d'André
Chénier ou de Regnier nous préférons, lequel mérite la palme, à notre
gré; nous laisserons au lecteur le soin de décider ces questions et
autres pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une réflexion
pratique qui découle naturellement de ce qui précède, et que nous lui
soumettons: Regnier clôt une époque; Chénier en ouvre une autre. Regnier
résume en lui bon nombre de nos trouvères, Villon, Marot, Rabelais; il
y a dans son génie toute une partie d'épaisse gaieté et de bouffonnerie
joviale, qui tient aux moeurs de ces temps, et qui ne saurait être
reproduite de nos jours. Chénier est le révélateur d'une poésie
d'avenir, et il apporte au monde une lyre nouvelle; mais il y a chez lui
des cordes qui manquent encore, et que ses successeurs ont ajoutées
ou ajouteront. Tous deux, complets en eux-mêmes et en leur lieu, nous
laissent aujourd'hui quelque chose à désirer. Or il arrive que chacun
d'eux possède précisément une des principales qualités qu'on regrette
chez l'autre: celui-ci, la tournure d'esprit rêveuse et les _extases
choisies_; celui-là, le sentiment profond et l'expression vivante de la
réalité: comparés avec intelligence, rapprochés avec art, ils tendent
ainsi à se compléter réciproquement. Sans doute, s'il fallait se décider
entre leurs deux points de vue pris à part, et opter pour l'un à
l'exclusion de l'autre, le type d'André Chénier pur se concevrait encore
mieux maintenant que le type pur de Regnier; il est même tel esprit
noble et délicat auquel tout accommodement, fût-il le mieux ménagé,
entre les deux genres, répugnerait comme une mésalliance, et qui aurait
difficilement bonne grâce à le tenter. Pourtant, et sans vouloir ériger
notre opinion en précepte, il nous semble que comme en ce bas monde,
même pour les rêveries les plus idéales, les plus fraîches et les plus
dorées, toujours le point de départ est sur terre, comme, quoi qu'on
fasse et où qu'on aille, la vie réelle est toujours là, avec ses
entraves et ses misères, qui nous enveloppe, nous importune, nous excite
à mieux, nous ramène à elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon de ne
pas l'omettre tout à fait, et de lui donner quelque trace en nos oeuvres
comme elle a trace en nos âmes. Il nous semble, en un mot, et pour
revenir à l'objet de cet article, que la touche de Regnier, par exemple,
ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour accompagner, encadrer
et faire saillir certaines analyses de coeurs ou certains poèmes de
sentiment, à la manière d'André Chénier.

Août 1829.

Dans le morceau suivant et en mainte autre occasion j'ai été ramené à
m'occuper de Chénier: j'avais déjà parlé de Regnier dans le _Tableau
de la Poésie française au XVIe siècle_; j'en ai reparlé, non sans
complaisance et après une nouvelle lecture, dans l'_Introduction_ au
recueil des _Poètes français_ (Gide, 1861), tome 1, page XXXI.



QUELQUES DOCUMENTS INÉDITS SUR ANDRÉ CHÉNIER[49]

[Note 49: Cet article, postérieur de dix années au précédent, achève
et complète notre vue sur le poète; l'étude approfondie n'a fait que
vérifier notre premier idéal.]

Voilà tout à l'heure vingt ans que la première édition d'André Chénier
a paru; depuis ce temps, il semble que tout a été dit sur lui; sa
réputation est faite; ses oeuvres, lues et relues, n'ont pas seulement
charmé, elles ont servi de base à des théories plus ou moins ingénieuses
ou subtiles, qui elles-mêmes ont déjà subi leur épreuve, qui
ont triomphé par un côté vrai et ont été rabattues aux endroits
contestables. En fait de raisonnement et d'_esthétique_, nous ne
recommencerions donc pas à parler de lui, à ajouter à ce que nous avons
dit ailleurs, à ce que d'autres ont dit mieux que nous. Mais il se
trouve qu'une circonstance favorable nous met à même d'introduire sur
son compte la seule nouveauté possible, c'est-à-dire quelque chose de
positif.

L'obligeante complaisance et la confiance de son neveu, M. Gabriel de
Chénier, nous ont permis de rechercher et de transcrire ce qui nous a
paru convenable dans le précieux résidu de manuscrits qu'il possède;
c'est à lui donc que nous devons d'avoir pénétré à fond dans le cabinet
de travail d'André, d'être entré dans cet _atelier du fondeur_ dont il
nous parle, d'avoir exploré les ébauches du peintre, et d'en pouvoir
sauver quelques pages de plus, moins inachevées qu'il n'avait semblé
jusqu'ici; heureux d'apporter à notre tour aujourd'hui un nouveau petit
affluent à cette pure gloire!

Et d'abord rendons, réservons au premier éditeur l'honneur et la
reconnaissance qui lui sont dus. M. de Latouche, dans son édition de
1819, a fait des manuscrits tout l'usage qui était possible et désirable
alors; en choisissant, en élaguant avec goût, en étant sobre surtout de
fragments et d'ébauches, il a agi dans l'intérêt du poète et comme dans
son intention, il a servi sa gloire. Depuis lors, dans l'édition de
1833, il a été jugé possible d'introduire de nouvelles petites pièces,
de simples restes qui avaient été négligés d'abord: c'est ce genre de
travail que nous venons poursuivre, sans croire encore l'épuiser. Il en
est un peu avec les manuscrits d'André Chénier comme avec le panier de
cerises de madame de Sévigné: on prend d'abord les plus belles, puis les
meilleures restantes, puis les meilleures encore, puis toutes.

La partie la plus riche et la plus originale des manuscrits porte sur
les poèmes inachevés: _Suzanne_, _Hermès_, _l'Amérique_. On a publié
dans l'édition de 1833 les morceaux en vers et les canevas en prose
du poème de _Suzanne_. Je m'attacherai ici particulièrement au poème
d'_Hermès_, le plus philosophique de ceux que méditait André, et celui
par lequel il se rattache le plus directement à l'idée de son siècle.

André, par l'ensemble de ses poésies connues, nous apparaît, avant 89,
comme le poète surtout de l'art pur et des plaisirs, comme l'homme de
la Grèce antique et de l'élégie. Il semblerait qu'avant ce moment
d'explosion publique et de danger où il se jeta si généreusement à la
lutte, il vécût un peu en dehors des idées, des prédications favorites
de son temps, et que, tout en les partageant peut-être pour les
résultats et les habitudes, il ne s'en occupât point avec ardeur et
préméditation. Ce serait pourtant se tromper beaucoup que de le juger un
artiste si désintéressé; et l'_Hermès_ nous le montre aussi pleinement
et aussi chaudement de son siècle, à sa manière, que pouvaient l'être
Haynal ou Diderot.

La doctrine du XVIIIe siècle était, au fond, le matérialisme, ou le
panthéisme, ou encore le naturalisme, comme on voudra l'appeler; elle a
eu ses philosophes, et même ses poëtes en prose, Boulanger, Buffon; elle
devait provoquer son Lucrèce. Cela est si vrai, et c'était tellement le
mouvement et la pente d'alors de solliciter un tel poète, que, vers 1780
et dans les années qui suivent, nous trouvons trois talents occupés du
même sujet et visant chacun à la gloire difficile d'un poëme sur la
nature des choses. Le Brun tentait l'oeuvre d'après Buffon; Fontanes,
dans sa première jeunesse, s'y essayait sérieusement, comme l'attestent
deux fragments, dont l'un surtout (tome I de ses Oeuvres, p. 381) est
d'une réelle beauté. André Chénier s'y poussa plus avant qu'aucun, et,
par la vigueur des idées comme par celle du pinceau, il était bien digne
de produire un vrai poëme didactique dans le grand sens.

Mais la Révolution vint; dix années, fin de l'époque, s'écoulèrent
brusquement avec ce qu'elles promettaient, et abîmèrent les projets ou
les hommes; les trois _Hermès_ manquèrent: la poésie du XVIIIe siècle
n'eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment les _trois
Règnes_.

Toutes les notes et tous les papiers d'André Chénier, relatifs à son
_Hermès_, sont marqués en marge d'un delta; un chiffre, ou l'une des
trois premières lettres de l'alphabet grec, indique celui des trois
chants auquel se rapporte la note ou le fragment. Le poëme devait avoir
trois chants, à ce qu'il semble: le premier sur l'origine de la
terre, la formation des animaux, de l'homme; le second sur l'homme
en particulier, le mécanisme de ses sens et de son intelligence, ses
erreurs depuis l'état sauvage jusqu'à la naissance des sociétés,
l'origine des religions; le troisième sur la société politique, la
constitution de la morale et l'invention des sciences. Le tout devait
se clore par un exposé du système du monde selon la science la plus
avancée.

Voici quelques notes qui se rapportent au projet du premier chant et le
caractérisent:

«Il faut magnifiquement représenter la terre sous l'emblème métaphorique
d'un grand animal qui vit, se meut et est sujet à des changements, des
révolutions, des fièvres, des dérangements dans la circulation de son
sang.»

«Il faut finir le chant Ier par une magnifique description de toutes
les espèces animales et végétales naissant; et, au printemps, la terre
_proegnans_; et, dans les chaleurs de l'été, toutes les espèces animales
et végétales se livrant aux feux de l'amour et transmettant à leur
postérité les semences de vie confiées à leurs entrailles.»

Ce magnifique et fécond printemps, alors, dit-il,

  Que la terre est nubile et brûle d'être mère,

devait être imité de celui de Virgile au livre II des _Géorgiques_: _Tum
Pater omnipotens_, etc., etc., quand Jupiter

  De sa puissante épouse emplit les vastes flancs.

Ces notes d'André sont toutes semées ainsi de beaux vers tout faits, qui
attendent leur place.

C'est là, sans doute, qu'il se proposait de peindre «toutes les espèces
à qui la nature ou les plaisirs (_per Veneris res_) ont ouvert les
portes de la vie.»

«Traduire quelque part, se dit-il, le _magnum crescendi immissis
certamen habenis_.»

Il revient, en plus d'un endroit, sur ce système naturel des atomes, ou,
comme il les appelle, des _organes secrets vivants_, dont l'infinité
constitue

  L'Océan éternel où bouillonne la vie.

«Ces atomes de vie, ces semences premières, sont toujours en égale
quantité sur la terre et toujours en mouvement. Ils passent de corps
en corps, s'alambiquent, s'élaborent, se travaillent, fermentent, se
subtilisent dans leur rapport avec le vase où ils sont actuellement
contenus. Ils entrent dans un végétal: ils en sont la sève, la force,
les sucs nourriciers. Ce végétal est mangé par quelque animal; alors
ils se transforment en sang et en cette substance qui produira un autre
animal et qui fait vivre les espèces... Ou, dans un chêne, ce qu'il y a
de plus subtil se rassemble dans le gland.

«Quand la terre forma les espèces animales, plusieurs périrent par
plusieurs causes à développer. Alors d'autres corps organisés (car les
_organes vivants secrets_ meuvent les végétaux, _minéraux_[50] et tout)
héritèrent de la quantité d'atomes de vie qui étaient entrés dans la
composition de celles qui s'étaient détruites, et se formèrent de leurs
débris.»

Qu'une élégie à Camille ou l'ode _à la Jeune Captive_ soient plus
flatteuses que ces plans de poésie physique, je le crois bien; mais
il ne faut pas moins en reconnaître et en constater la profondeur, la
portée poétique aussi. En retournant à Empédocle, André est de plus ici
le contemporain et comme le disciple de Lamarck et de Cabanis[51].

[Note 50: C'est peut-être _animaux_ qu'il a voulu dire; mais je
copie.]

[Note 51: Qu'on ne s'étonne pas trop de voir le nom d'André ainsi
mêlé à des idées physiologiques. Parmi les physiologistes, il en est
un qui, par le brillant de son génie et la rapidité de son destin,
fut comme l'André Chénier de la science; et, dans la liste des
jeunes illustres diversement ravis avant l'âge, je dis volontiers:
Vauvenargues, Barnave, André, Hoche et Bichat.]

Il ne l'est pas moins de Boulanger et de tout son siècle par
l'explication qu'il tente de l'origine des religions, au second chant.
Il n'en distingue pas même le nom de celui de la superstition pure,
et ce qui se rapporte à cette partie du poème, dans ses papiers, est
volontiers marqué en marge du mot flétrissant ([Greek: deisidaimonia]).
Ici l'on a peu à regretter qu'André n'ait pas mené plus loin ses
projets; il n'aurait en rien échappé, malgré toute sa nouveauté de
style, au lieu commun d'alentour, et il aurait reproduit, sans trop de
variante, le fond de d'Holbach ou de l'_Essai sur les Préjugés_:

«Tout accident naturel dont la cause était inconnue, un ouragan, une
inondation, une éruption de volcan, étaient regardés comme une vengeance
céleste...

«L'homme égaré de la voie, effrayé de quelques phénomènes terribles,
se jeta dans toutes les superstitions, le feu, les démons... Ainsi le
voyageur, dans les terreurs de la nuit, regarde et voit dans les
nuages des centaures, des lions, des dragons, et mille autres formes
fantastiques. Les superstitions prirent la teinture de l'esprit des
peuples, c'est-à-dire des climats. Rapide multitude d'exemples. Mais
l'imitation et l'autorité changent le caractère. De là souvent un peuple
qui aime à rire ne voit que diable et qu'enfer.»

Il se réservait pourtant de grands et sombres tableaux à retracer:
«Lorsqu'il sera question des sacrifices humains, ne pas oublier ce
que partout on a appelé les jugements de Dieu, les fers rouges, l'eau
bouillante, les combats particuliers. Que d'hommes dans tous les pays
ont été immolés pour un éclat de tonnerre ou telle autre cause!...

  Partout sur des autels j'entends mugir Apis,
  Bêler le dieu d'Ammon, aboyer Anubis.»

Mais voici le génie d'expression qui se retrouve: «Des opinions
puissantes, un vaste échafaudage politique ou religieux, ont souvent été
produits par une idée sans fondement, une rêverie, un vain fantôme,

  Comme on feint qu'au printemps, d'amoureux aiguillons
  La cavale agitée erre dans les vallons,
  Et, n'ayant d'autre époux que l'air qu'elle respire,
  Devient épouse et mère au souffle du Zéphire.»

J'abrège les indications sur cette portion de son sujet qu'il aurait
aimé à étendre plus qu'il ne convient à nos directions d'idées et à nos
désirs d'aujourd'hui; on a peine pourtant, du moment qu'on le peut, à ne
pas vouloir pénétrer familièrement dans sa secrète pensée:

«La plupart des fables furent sans doute des emblèmes et des apologues
des sages (expliquer cela comme Lucrèce au livre III). C'est ainsi
que l'on fit tels et tels dogmes, tels et tels dieux... mystères...
initiations. Le peuple prit au propre ce qui était dit au figuré. C'est
ici qu'il faut traduire une belle comparaison du poëte Lucile, conservée
par Lactance (Inst. div., liv. I, ch. xxii):

  Ut pueri infantes credunt signa omnia ahena
  Vivere et esse homines, sic istic (_pour_ isti) omnia ficta
  Vera putant[52]...

Sur quoi le bon Lactance, qui ne pensait pas se faire son procès à
lui-même, ajoute avec beaucoup de sens, que les enfants sont plus
excusables que les hommes faits: _Illi enim simulacra homines putant
esse, hi Deos_[53].»

[Note 52: Comme les enfants prennent les statues d'airain au sérieux
et croient que ce sont des hommes vivants, ainsi les superstitieux
prennent pour vérités toutes les chimères.]

[Note 53: «Car ils ne prennent ces images que pour des hommes, et les
autres les prennent pour des Dieux.»--L'opposition entre ces pensées
d'André et celles que nous ont laissées Vauvenargues ou Pascal, s'offre
naturellement à l'esprit; lui-même il n'est pas sans y avoir songé, et
sans s'être posé l'objection. Je trouve cette note encore: «Mais quoi?
tant de grands hommes ont cru tout cela... Avez-vous plus d'esprit, de
sens, de savoir?... Non; mais voici une source d'erreur bien ordinaire:
beaucoup d'hommes, invinciblement attachés aux préjugés de leur enfance,
mettent leur gloire, leur piété, à prouver aux autres un système avant
de se le prouver à eux-mêmes. Ils disent: Ce système, je ne veux point
l'examiner pour moi. Il est vrai, il est incontestable, et, de manière
ou d'autre, il faut que je le démontre.--Alors, plus ils ont d'esprit,
de pénétration, de savoir, plus ils sont habiles à se faire illusion, à
inventer, à unir, à colorer les sophismes, à tordre et défigurer tous
les faits pour en étayer leur échafaudage... Et pour ne citer qu'un
exemple et un grand exemple, il est bien clair que, dans tout ce qui
regarde la métaphysique et la religion, Pascal n'a jamais suivi une
autre méthode.» Cela est beaucoup moins clair pour nous aujourd'hui que
pour André, qui ne voyait Pascal que dans l'atmosphère d'alors, et,
pour ainsi dire, à travers Condorcet.--Dans les fragments de mémoires
manuscrits de Chênedollé, qui avait beaucoup vécu avec des amis de notre
poète, je trouve cette note isolée et sans autre explication: «André
Chénier était athée avec délices.»]

Ce second chant devait renfermer, du ton lugubre d'un Pline l'Ancien,
le tableau des premières misères, des égarements et des anarchies de
l'humanité commençante. Les déluges, qu'il s'était d'abord proposé de
mettre dans le premier chant, auraient sans doute mieux trouvé leur
cadre dans celui-ci:

«Peindre les différents déluges qui détruisirent tout... La
mer Caspienne, lac Aral et mer Noire réunis... l'éruption par
l'Hellespont... Les hommes se sauvèrent au sommet des montagnes:

  Et velus inventa est in montibus anchora summis.
  (_Ovide_, Mét., liv. XV.)

La ville d'_Ancyre_ fut fondée sur une montagne où l'on trouva une
ancre.» Il voulait peindre les autels de pierre, alors posés au bord
de la mer, et qui se trouvent aujourd'hui au-dessus de son niveau, les
membres des grands animaux primitifs errant au gré des ondes, et leurs
os, déposés en amas immenses sur les côtes des continents. Il ne voyait
dans les pagodes souterraines, d'après le voyageur Sonnerat, que les
habitacles des Septentrionaux qui arrivaient dans le midi et fuyaient,
sous terre, les fureurs du soleil. Il eût expliqué, par quelque chose
d'analogue peut-être, la base impie de la religion des Éthiopiens et le
voeu présumé de son fondateur:

  Il croit (aveugle erreur!) que de l'ingratitude
  Un peuple tout entier peut se faire une étude,
  L'établir pour son culte, et de Dieux bienfaisants
  Blasphémer de concert les augustes présents.

A ces époques de tâtonnements et de délires, avant la vraie civilisation
trouvée, que de vies humaines en pure perte dépensées! «Que de
générations, l'une sur l'autre entassées, dont l'amas

  Sur les temps écoulés invisible et flottant
  A tracé dans celle onde un sillon d'un instant!»

Mais le poëte veut sortir de ces ténèbres, il en veut tirer l'humanité.
Et ici se serait placée probablement son étude de l'homme, l'analyse des
sens et des passions, la connaissance approfondie de notre être, tout le
parti enfin qu'en pourront tirer bientôt les habiles et les sages. Dans
l'explication du mécanisme de l'esprit humain, gît l'esprit des lois.

André, pour l'analyse des sens, rivalisant avec le livre IV de Lucrèce,
eût été le disciple exact de Locke, de Condillac et de Bonnet: ses
notes, à cet égard, ne laissent aucun doute. Il eût insisté sur les
langues, sur les mots: «rapides Protées, dit-il, ils revêtent la
teinture de tous nos sentiments. Ils dissèquent et étalent toutes les
moindres de nos pensées, comme un prisme fait les couleurs.»

Mais les beautés d'idées ici se multiplient; le moraliste profond se
déclare et se termine souvent en poëte:

«Les mêmes passions générales forment la constitution générale des
hommes. Mais les passions, modifiées par la constitution particulière
des individus, et prenant le cours que leur indique une éducation
vicieuse ou autre, produisent le crime ou la vertu, la lumière ou la
nuit. Ce sont mêmes plantes qui nourrissent l'abeille ou la vipère;
dans l'une elles font du miel, dans l'autre du poison. Un vase corrompu
aigrit la plus douce liqueur.»

«L'étude du coeur de l'homme est notre plus digne étude:

  Assis au centre obscur de cette forêt sombre
  Qui fuit et se partage en des routes sans nombre,
  Chacune autour de nous s'ouvre: et de toute part
  Nous y pouvons au loin plonger un long regard.»

Belle image que celle du philosophe ainsi dans l'ombre, au carrefour du
labyrinthe, comprenant tout, immobile! Mais le poète n'est pas immobile
longtemps:

«En poursuivant dans toutes les actions humaines les causes que j'y ai
assignées, souvent je perds le fil, mais je le retrouve:

  Ainsi dans les sentiers d'une forêt naissante,
  A grands cris élancée, une meute pressante,
  Aux vestiges connus dans les zéphyrs errants,
  D'un agile chevreuil suit les pas odorants.
  L'animal, pour tromper leur course suspendue,
  Bondit, s'écarte, fuit, et la trace est perdue.
  Furieux, de ses pas cachés dans ces déserts
  Leur narine inquiète interroge les airs,
  Par qui bientôt frappés de sa trace nouvelle,
  Ils volent à grands cris sur sa route fidèle.»

La pensée suivante, pour le ton, fait songer à Pascal; la brusquerie du
début nous représente assez bien André en personne, causant:

«L'homme juge toujours les choses par les rapports qu'elles ont avec
lui. C'est bête. Le jeune homme se perd dans un tas de projets comme
s'il devait vivre mille ans. Le vieillard qui a usé la vie est inquiet
et triste. Son importune envie ne voudrait pas que la jeunesse l'usât à
son tour. Il crie: Tout est vanité!--Oui, tout est vain sans doute, et
cette manie, cette inquiétude, cette fausse philosophie, venue malgré
toi lorsque tu ne peux plus remuer, est plus vaine encore que tout le
reste.»

«La terre est éternellement en mouvement. Chaque chose naît, meurt et
se dissout. Cette particule de terre a été du fumier, elle devient un
trône, et, qui plus est, un roi. Le monde est une branloire perpétuelle,
dit Montaigne (à cette occasion, les conquérants, les bouleversements
successifs des invasions, des conquêtes, d'ici, de là...). Les hommes ne
font attention à ce roulis perpétuel que quand ils en sont les victimes:
il est pourtant toujours. L'homme ne juge les choses que dans le rapport
qu'elles ont avec lui. Affecté d'une telle manière, il appelle un
accident un bien; affecté de telle autre manière, il l'appellera un mal.
La chose est pourtant la même, et rien n'a changé que lui.

  Et si le bien existe, il doit seul exister!»

Je livre ces pensées hardies à la méditation et à la sentence de chacun,
sans commentaire. André Chénier rentrerait ici dans le système de
l'optimisme de Pope, s'il faisait intervenir Dieu; mais comme il s'en
abstient absolument, il faut convenir que cette morale va plutôt à
l'éthique de Spinosa, de même que sa physiologie corpusculaire allait à
la philosophie zoologique de Lamarck.

Le poëte se proposait de clore le morceau des sens par le développement
de cette idée: «Si quelques individus, quelques générations, quelques
peuples, donnent dans un vice ou dans une erreur, cela n'empêche que
l'âme et le jugement du genre humain tout entier ne soient portés à la
vertu et à la vérité, comme le bois d'un arc, quoique courbé et plié un
moment, n'en a pas moins un désir invincible d'être droit et ne s'en
redresse pas moins dès qu'il le peut. Pourtant, quand une longue
habitude l'a tenu courbé, il ne se redresse plus; cela fournit un autre
emblème:

  . . . . Trahitur pars longa catenae (_Perse_)[54].
  . . . . . . . .Et traîne
  Encore après ses pas la moitié de sa chaîne.»

[Note 54: Satire V: l'image, dans Perse, est celle du chien qui,
après de violents efforts, arrache sa chaîne, mais en tire un long bout
après lui.]

Le troisième chant devait embrasser la politique et la religion utile
qui en dépend, la constitution des sociétés, la civilisation enfin, sous
l'influence des illustres sages, des Orphée, des Numa, auxquels le
poëte assimilait Moïse. Les fragments, déjà imprimés, de l'_Hermès_, se
rapportent plus particulièrement à ce chant final: aussi je n'ai que peu
à en dire.

«Chaque individu dans l'état sauvage, écrit Chénier, est un tout
indépendant; dans l'état de société, il est partie du tout; il vit de
la vie commune. Ainsi, dans le chaos des poëtes chaque germe, chaque
élément est seul et n'obéit qu'à son poids; mais quand tout cela est
arrangé, chacun est un tout à part, et en même temps une partie du grand
tout. Chaque monde roule sur lui-même et roule aussi autour du centre.
Tous ont leurs lois à part, et toutes ces lois diverses tendent à une
loi commune et forment l'univers...

  Mais ces soleils assis dans leur centre brûlant,
  Et chacun roi d'un monde autour de lui roulant,
  Ne gardent point eux-même une immobile place:
  Chacun avec son monde emporté dans l'espace,
  Ils cheminent eux-même: un invincible poids
  Les courbe sous le joug d'infatigables lois,
  Dont le pouvoir sacré, nécessaire, inflexible,
  Leur fait poursuivre à tous un centre irrésistible.»

C'était une bien grande idée à André que de consacrer ainsi ce troisième
chant à la description de l'ordre dans la société d'abord, puis à
l'exposé de l'ordre dans le système du monde, qui devenait l'idéal
réfléchissant et suprême.

Il établit volontiers ses comparaisons d'un ordre à l'autre: «On peut
comparer, se dit-il, les âges instruits et savants, qui éclairent ceux
qui viennent après, à la queue étincelante des comètes.»

Il se promettait encore de «comparer les premiers hommes civilisés, qui
vont civiliser leurs frères sauvages, aux éléphants privés qu'on envoie
apprivoiser les farouches; et par quels moyens ces derniers.»--Hasard
charmant! l'auteur du _Génie du Christianisme_, celui même à qui l'on
a dû de connaître d'abord l'étoile poétique d'André et _la Jeune
Captive_[55], a rempli comme à plaisir la comparaison désirée, lorsqu'il
nous a montré les missionnaires du Paraguay remontant les fleuves en
pirogues, avec les nouveaux catéchumènes qui chantaient de saints
cantiques: «Les néophytes répétaient les airs, dit-il, comme des oiseaux
privés chantent pour attirer dans les rets de l'oiseleur les oiseaux
sauvages.»

[Note 55: M. de Chateaubriand tenait cette pièce de madame de
Beaumont, soeur de M. de La Luzerne, sous qui André avait été attaché
à l'ambassade d'Angleterre: elle-même avait directement connu le
poëte.--La pièce de _la Jeune Captive_ avait été déjà publiée dans _la
Décade_ le 20 nivôse an III, moins de six mois après la mort du poëte;
mais elle y était restée comme enfouie.]

Le poëte, pour compléter ses tableaux, aurait parlé prophétiquement de
la découverte du Nouveau-Monde: «O Destins, hâtez-vous d'amener ce grand
jour qui... qui...; mais non, Destins, éloignez ce jour funeste, et,
s'il se peut, qu'il n'arrive jamais!» Et il aurait flétri les horreurs
qui suivirent la conquête. Il n'aurait pas moins présagé Gama et
triomphé avec lui des périls amoncelés que lui opposa en vain

  Des derniers Africains le Cap noir des Tempêtes!

On a l'épilogue de l'_Hermès_ presque achevé: toute la pensée
philosophique d'André s'y résume et s'y exhale avec ferveur:

  O mon fils, mon _Hermès_, ma plus belle espérance;
  O fruit des longs travaux de ma persévérance,
  Toi, l'objet le plus cher des veilles de dix ans,
  Qui m'as coûté des soins et si doux et si lents;
  Confident de ma joie et remède à mes peines;
  Sur les lointaines mers, sur les terres lointaines,
  Compagnon bien-aimé de mes pas incertains,
  O mon fils, aujourd'hui quels seront tes destins?
  Une mère longtemps se cache ses alarmes;
  Elle-même à son fils veut attacher ses armes:
  Mais quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras
  Ne peuvent sans terreur l'envoyer aux combats.
  Dans la France, pour toi, que faut-il que j'espère?
  Jadis, enfant chéri, dans la maison d'un père
  Qui te regardait naître et grandir sous ses yeux,
  Tu pouvais sans péril, disciple curieux,
  Sur tout ce qui frappait ton enfance attentive
  Donner un libre essor à ta langue naïve.
  Plus de père aujourd'hui! Le mensonge est puissant,
  Il règne: dans ses mains luit un fer menaçant.
  De la vérité sainte il déteste l'approche;
  Il craint que son regard ne lui fasse un reproche,
  Que ses traits, sa candeur, sa voix, son souvenir,
  Tout mensonge qu'il est, ne le fasse pâlir.
  Mais la vérité seule est une, est éternelle;
  Le mensonge varie, et l'homme trop fidèle
  Change avec lui: pour lui les humains sont constants,
  Et roulent de mensonge en mensonge flottants...

Ici, il y a lacune; le canevas en prose y supplée: «Mais quand le temps
aura précipité dans l'abîme ce qui est aujourd'hui sur le faîte, et que
plusieurs siècles se seront écoulés l'un sur l'autre dans l'oubli, avec
tout l'attirail des préjugés qui appartiennent à chacun d'eux, pour
faire place à des siècles nouveaux et à des erreurs nouvelles...

  Le français ne sera dans ce monde nouveau
  Qu'une écriture antique et non plus un langage;
  Oh! si tu vis encore, alors peut-être un sage,
  Près d'une lampe assis, dans l'étude plongé,
  Te retrouvant poudreux, obscur, demi rongé,
  Voudra creuser le sens de tes lignes pensantes:
  Il verra si du moins tes feuilles innocentes
  Méritaient ces rumeurs, ces tempêtes, ces cris
  Qui vont sur toi, sans doute, éclater dans Paris;...

alors, peut-être... on verra si... et si, en écrivant, j'ai connu
d'autre passion

  Que l'amour des humains et de la vérité!»

Ce vers final, qui est toute la devise, un peu fastueuse, de la
philosophie du XVIIIe siècle, exprime aussi l'entière inspiration de
l'_Hermès_. En somme, on y découvre André sous un jour assez nouveau,
ce me semble, et à un degré de passion philosophique et de prosélytisme
sérieux auquel rien n'avait dû faire croire, de sa part, jusqu'ici. Mais
j'ai hâte d'en revenir à de plus riantes ébauches, et de m'ébattre avec
lui, avec le lecteur, comme par le passé, dans sa renommée gracieuse.

Les petits dossiers restants, qui comprennent des plans et des esquisses
d'idylles ou d'élégies, pourraient fournir matière à un triage complet;
j'y ai glané rapidement, mais non sans fruit. Ce qu'on y gagne surtout,
c'est de ne conserver aucun doute sur la manière de travailler d'André;
c'est d'assister à la suite de ses projets, de ses lectures, et de
saisir les moindres fils de la riche trame qu'en tous sens il préparait.
Il voulait introduire le génie antique, le génie grec, dans la poésie
française, sur des idées ou des sentiments modernes: tel fut son voeu
constant, son but réfléchi; tout l'atteste. _Je veux qu'on imite les
anciens_, a-t-il écrit en tête d'un petit fragment du poème d'Oppien sur
_la Chasse_[56]; il ne fait pas autre chose; il se reprend aux anciens de
plus haut qu'on n'avait fait sous Racine et Boileau; il y revient comme
un jet d'eau à sa source, et par delà le Louis XIV: sans trop s'en
douter, et avec plus de goût, il tente de nouveau l'oeuvre de
Ronsard[57]. Les _Analecta_ de Brunck, qui avaient paru en 1776, et qui
contiennent toute la fleur grecque en ce qu'elle a d'exquis, de simple,
même de mignard ou de sauvage, devinrent la lecture la plus habituelle
d'André; c'était son livre de chevet et son bréviaire. C'est de là qu'il
a tiré sa jolie épigramme traduite d'Évenus de Paros:

  Fille de Pandion, ô jeune Athénienne, etc.[58];

et cette autre épigramme d'Anyté:

  O Sauterelle, à toi, rossignol des fougères, etc.[59],

qu'il imite en même temps d'Argentarius. La petite épitaphe qui commence
par ce vers:

  Bergers, vous dont ici la chèvre vagabonde, etc.[60],

est traduite (ce qu'on n'a pas dit) de Léonidas de Tarente. En comparant
et en suivant de près ce qu'il rend avec fidélité, ce qu'il élude, ce
qu'il rachète, on voit combien il était pénétré de ces grâces. Ses
papiers sont couverts de projets d'imitations semblables. En lisant une
épigramme de Platon sur Pan qui joue de la flûte, il en remarque
le dernier vers où il est question des _Nymphes hydriades_; je ne
connaissais pas encore ces nymphes, se dit-il; et on sent qu'il se
propose de ne pas s'en tenir là avec elles. Il copie de sa main une
épigramme de Myro la Byzantine qu'il trouve charmante, adressée aux
_Nymphes hamadryades_ par un certain Cléonyme qui leur dédie des statues
dans un lieu planté de pins. Ainsi il va quêtant partout son butin
choisi. Tantôt, ce sont deux vers d'une petite idylle de Méléagre sur le
printemps:

  L'alcyon sur les mers, près des toits l'hirondelle,
  Le cygne au bord du lac, sous le bois Philomèle;

tantôt, c'est un seul vers de Bion (Épithalame d'Achille et de
Déidamie):

  Et les baisers secrets et les lits clandestins;

il les traduit exactement et se promet bien de les enchâsser quelque
part un jour[61]. Il guettait de l'oeil, comme une tendre proie, les
excellents vers de Denys le géographe, où celui-ci peint les femmes de
Lydie dans leurs danses en l'honneur de Bacchus, et les jeunes filles
qui sautent et bondissent _comme des faons nouvellement allaités_,

  ... Lacte mero mentes perculsa novellas;

_et les vents, frémissant autour d'elles, agitent sur leurs poitrines
leurs tuniques élégantes_. Il voulait imiter l'idylle de Théocrite dans
laquelle la courtisane Eunica se raille des hommages d'un pâtre; chez
André, c'eût été une contre-partie probablement; on aurait vu une fille
des champs raillant un _beau_ de la ville, et lui disant: Allez, vous
préférez

  Aux belles de nos champs vos belles citadines.

La troisième élégie du livre IV de Tibulle, dans laquelle le poète
suppose Sulpice éplorée, s'adressant à son amant Cérinthe et le
rappelant de la chasse, tentait aussi André et il en devait mettre une
imitation dans la bouche d'une femme. Mais voici quelques projets plus
esquissés sur lesquels nous l'entendrons lui-même:

«Il ne sera pas impossible de parler quelque part de ces mendiants
charlatans qui demandaient pour la Mère des Dieux, et aussi de ceux qui,
à Rhodes, mendiaient pour la corneille et pour l'hirondelle; et traduire
les deux jolies chansons qu'ils disaient en demandant cette aumône et
qu'Athénée a conservées.»

[Note 56: Édition de 1833, tome II, page 319.]

[Note 57: M. Patin, dans sa leçon d'ouverture publiée le 16 décembre
1838 (_Revue de Paris_), a rapproché exactement la tentative de Chénier
de l'oeuvre d'Horace chez les Latins.]

[Note 58: Édition de 1833, tome II, page 344.]

[Note 59: _Ibid._, page 344.]

[Note 60: _Ibid._, page 327.]

[Note 61: A mesure qu'il en augmente son trésor, il n'est pas
toujours sûr de ne pas les avoir employés déjà: «Je crois, dit-il en
un endroit, avoir déjà mis ce vers quelque part, mais je ne puis me
souvenir où.»]

Il était si en quête de ces gracieuses chansons, de ces _noëls_ de
l'antiquité, qu'il en allait chercher d'analogues jusque dans la poésie
chinoise, à peine connue de son temps; il regrette qu'un missionnaire
habile n'ait pas traduit en entier le _Chi-King_, le livre des vers, ou
du moins ce qui en reste. Deux pièces, citées dans le treizième volume
de la grande Histoire de la Chine qui venait de paraître, l'avaient
surtout charmé. Dans une ode sur l'amitié fraternelle, il relève
les paroles suivantes: «Un frère pleure son frère avec des larmes
véritables. Son cadavre fût-il suspendu sur un abîme à la pointe d'un
rocher ou enfoncé dans l'eau infecte d'un gouffre, il lui procurera un
tombeau.»

«Voici, ajoute-t-il, une chanson écrite sous le règne d'Yao, 2,350 ans
avant Jésus-Christ. C'est une de ces petites chansons que les Grecs
appellent _scholies_: Quand le soleil commence sa course, je me mets au
travail; et quand il descend sous l'horizon, je me laisse tomber dans
les bras du sommeil. Je bois l'eau de mon puits, je me nourris des
fruits de mon champ. Qu'ai-je à gagner ou à perdre à la puissance de
l'Empereur?»

Et il se promet bien de la traduire dans ses _Bucoliques_. Ainsi tout
lui servait à ses fins ingénieuses; il extrayait de partout la Grèce.

Est-ce un emprunt, est-ce une idée originale que ces lignes riantes que
je trouve parmi les autres et sans plus d'indication? «O ver luisant
lumineux,... petite étoile terrestre,... ne te retire point encore....
prête-moi la clarté de ta lampe pour aller trouver ma mie qui m'attend
dans le bois!»

Pindare, cité par Plutarque au _Traité de l'Adresse et de l'Instinct des
Animaux_, s'est comparé aux dauphins qui sont sensibles à la musique;
André voulait encadrer l'image ainsi: «On peut faire un petit _quadro_
d'un jeune enfant assis sur le bord de la mer, sous un joli paysage. Il
jouera sur deux flûtes:

  Deux flûtes sur sa bouche, aux antres, aux Naïades,
  Aux Faunes, aux Sylvains, aux belles Oréades,
  Répètent des amours. . . . . . . . . . . . .

Et les dauphins accourent vers lui.» En attendant, il avait traduit, ou
plutôt développé, les vers de Pindare:

  Comme, aux jours de l'été, quand d'un ciel calme et pur
  Sur la vague aplanie étincelle l'azur,
  Le dauphin sur les flots sort et bondit et nage,
  S'empressant d'accourir vers l'aimable rivage
  Où, sous des doigts légers, une flûte aux doux sons
  Vient égayer les mers de ses vives chansons;
  Ainsi. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

André, dans ses notes, emploie, à diverses reprises, cette expression:
_j'en pourrai faire un_ QUADRO; cela paraît vouloir dire un petit
tableau peint; car il était peintre aussi, comme il nous l'a appris dans
une élégie:

  Tantôt de mon pinceau les timides essais
  Avec d'autres couleurs cherchent d'autres succès.

Et quel plus charmant motif de tableau que cet enfant nu, sous
l'ombrage, au bord d'une mer étincelante, et les dauphins arrivant aux
sons de sa double flûte divine! En l'indiquant, j'y vois comme un défi
que quelqu'un de nos jeunes peintres relèvera[62].

[Note 62: Peut-être aussi le poëte n'emploie-t-il, en certains cas,
cette expression de _Quadro_ que métaphoriquement et par allusion à son
petit cadre poétique.]

Ailleurs, ce n'est plus le gracieux enfant, c'est Andromède exposée au
bord des flots, qui appelle la muse d'André: il cite et transcrit les
admirables vers de Manilius à ce sujet, au Ve livre des _Astronomiques_;
ce supplice d'où la grâce et la pudeur n'ont pas disparu, ce charmant
visage confus, allant chercher une blanche épaule qui le dérobe:

  Supplicia ipsa decent; nivea cervice reclinis
  Molliter ipsa suae custos est sola figurae.
  Defluxere sinus humeris, fugitque lacertos
  Vestis, et effusi scopulis lusere capilli.
  Te circum alcyones pennis planxere volantes, etc.

André remarque que c'est en racontant l'histoire d'Andromède à la
troisième personne que le poëte lui adresse brusquement ces vers:
_Te circum_, etc., sans la nommer en aucune façon. «C'est tout cela,
ajoute-t-il, qu'il faut imiter. Le traducteur met les alcyons volants
autour de _vous, infortunée Princesse_. Cela ôte de la grâce.» Je ne
crois pas abuser du lecteur en l'initiant ainsi à la rhétorique secrète
d'André[63].

[Note 63: Il disait encore dans ce même exquis sentiment de la
diction poétique: «La huitième épigramme de Théocrite est belle
(Épitaphe de Cléonice); elle finit ainsi: Malheureux Cléonice, sous le
propre coucher des Pléiades, _cum Pleiadibus, occidisti_. Il faut la
traduire et rendre l'opposition de paroles... la mer t'a reçu avec elles
(les Pléiades).»]

_Nina, ou la Folle par amour_, ce touchant drame de Marsollier, fut
représentée, pour la première fois, en 1786; André Chénier put y
assister; il dut être ému aux tendres sons de la romance de Dalayrac:

  Quand le bien-aimé reviendra
  Près de sa languissante amie, etc.

Ceci n'est qu'une conjecture, mais que semble confirmer et justifier
le canevas suivant qui n'est autre que le sujet de Nina, transporté en
Grèce, et où se retrouve jusqu'à l'écho des rimes de la romance:

«La jeune fille qu'on appelait _la Belle de Scio_... Son amant mourut...
elle devint folle... Elle courait les montagnes (la peindre d'une
manière antique).--(J'en pourrai, un jour, faire un tableau, un
_quadro_)... et, longtemps après elle, on chantait cette chanson faite
par elle dans sa folie:

  Ne reviendra-t-il pas? Il reviendra sans doute.
  Non, il est sous la tombe: il attend, il écoute.
  Va, Belle de Scio, meurs! il te tend les bras;
  Va trouver ton amant: il ne reviendra pas!»

Et, comme _post-scriptum_, il indique en anglais la chanson du quatrième
acte d'_Hamlet_ que chante Ophélia dans sa folie: avide et pure abeille,
il se réserve de pétrir tout cela ensemble[64]!

[Note 64: André était comme La Fontaine, qui disait:

  J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

Il lisait tout. M. Piscatori père, qui l'a connu avant la Révolution,
m'a raconté qu'un jour, particulièrement, il l'avait entendu causer avec
feu et se développer sur Rabelais. Ce qu'il en disait a laissé dans
l'esprit de M. Piscatori une impression singulière de nouveauté et
d'éloquence. Cette étude qu'il avait faite de Rabelais me justifierait,
s'il en était besoin, de l'avoir autrefois rapproché longuement de
Regnier.]

Fidèle à l'antique, il ne l'était pas moins à la nature; si, en imitant
les anciens, il a l'air souvent d'avoir senti avant eux, souvent,
lorsqu'il n'a l'air que de les imiter, il a réellement observé lui-même.
On sait le joli fragment:

  Fille du vieux pasteur, qui, d'une main agile,
  Le soir remplis de lait trente vases d'argile.
  Crains la génisse pourpre, au farouche regard...

Eh bien! au bas de ces huit vers bucoliques, on lit sur le manuscrit:
vu _et fait à Catillon près Forges le 4 août 1792 et écrit à Gournay le
lendemain_. Ainsi le poète se rafraîchissait aux images de la nature, à
la veille du 10 août[65].

[Note 65: On se plaît à ces moindres détails sur les grands poëtes
aimés. A la fin de l'idylle intitulée _la Liberté_, entre le chevrier et
le berger, on lit sur le manuscrit: _Commencée le vendredi au soir 10,
et finie le dimanche au soir 12 mars 1787_. La pièce a un peu plus de
cent cinquante vers. On a là une juste mesure de la verve d'exécution
d'André: elle tient le milieu, pour la rapidité, entre la lenteur un peu
avare des poëtes sous Louis XIV et le train de Mazeppa d'aujourd'hui.]

Deux fragments d'idylles, publiés dans l'édition de 1833, se peuvent
compléter heureusement, à l'aide de quelques lignes de prose qu'on avait
négligées; je les rétablis ici dans leur ensemble.



LES COLOMBES.

Deux belles s'étaient baisées.... Le poëte berger, témoin jaloux de
leurs caresses, chante ainsi:

  «Que les deux beaux oiseaux, les colombes fidèles,
  Se baisent. Pour s'aimer les Dieux les firent belles.
  Sous leur tête mobile, un cou blanc, délicat,
  Se plie, et de la neige effacerait l'éclat.
  Leur voix est pure et tendre, et leur âme innocente,
  Leurs yeux doux et sereins, leur bouche caressante.
  L'une a dit à sa soeur:--Ma soeur...

(Ma soeur, en un tel lieu croissent l'orge et le millet...)

  L'autour et l'oiseleur, ennemis de nos jours,
  De ce réduit peut-être ignorent les détours;
  Viens...

(Je te choisirai moi-même les graines que tu aimes, et mon bec
s'entrelacera dans le tien.)

  ...
  L'autre a dit à sa soeur: Ma soeur, une fontaine
  Coule dans ce bosquet...

(L'oie ni le canard n'en ont jamais souillé les eaux, ni leurs cris...
Viens, nous y trouverons une boisson pure, et nous y baignerons notre
tête et nos ailes, et mon bec ira polir ton plumage.--Elles vont, elles
se promènent en roucoulant au bord de l'eau; elles boivent, se baignent,
mangent; puis, sur un rameau, leurs becs s'entrelacent: elles se
polissent leur plumage l'une à l'autre).

  Le voyageur, passant en ces fraîches campagnes,
  Dit[66]: O les beaux oiseaux! ô les belles compagnes!
  Il s'arrêta longtemps à contempler leurs jeux;
  Puis, reprenant sa route et les suivant des yeux,
  Dit: Baisez, baisez-vous, colombes innocentes,
  Vos coeurs sont doux et purs, et vos voix caressantes;
  Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat,
  Se plie, et de la neige effacerait l'éclat.»

[Note 66: Ce voyageur est-il le même que le berger du commencement?
ou entre-t-il comme personnage dans la chanson du berger? Je le croirais
plutôt, mais ce n'est pas bien clair.]

L'édition de 1833 (tome II, page 339) donne également cette épitaphe
d'un amant ou d'un époux, que je reproduis, en y ajoutant les lignes de
prose qui éclairent le dessein du poëte:

  Mes mânes à Clytie.--Adieu, Clytie, adieu.
  Est-ce toi dont les pas ont visité ce lieu?
  Parle, est-ce toi, Clytie, ou dois-je attendre encore?
  Ah! si tu ne viens pas seule ici, chaque aurore,
  Rêver au peu de jours où j'ai vécu pour toi,
  Voir cette ombre qui t'aime et parler avec moi,
  D'Élysée à mon coeur la paix devient amère,
  Et la terre à mes os ne sera plus légère.
  Chaque fois qu'en ces lieux un air frais du matin
  Vient caresser ta bouche et voler sur ton sein,
  Pleure, pleure, c'est moi; pleure, fille adorée;
  C'est mon âme qui fuit sa demeure sacrée,
  Et sur ta bouche encore aime à se reposer.
  Pleure, ouvre-lui tes bras et rends-lui son baiser.

Entre autres manières dont cela peut être placé, écrit Chénier, en voici
une: Un voyageur, en passant sur un chemin, entend des pleurs et des
gémissements. Il s'avance, il voit au bord d'un ruisseau une jeune femme
échevelée, tout en pleurs, assise sur un tombeau, une main appuyée sur
la pierre, l'autre sur ses yeux. Elle s'enfuit à l'approche du voyageur
qui lit sur la tombe cette épitaphe. Alors il prend des fleurs et
de jeunes rameaux, et les répand sur cette tombe en disant: O jeune
infortunée... (quelque chose de tendre et d'antique); puis il remonte à
cheval, et s'en va la tête penchée et mélancoliquement, il s'en va

  Pensant à son épouse et craignant de mourir.

Ce pourrait être le voyageur qui conte lui-même à sa famille ce qu'il a
vu le matin.)

Mais c'est assez de fragments: donnons une pièce inédite entière,
une perle retrouvée, _la jeune Locrienne_, vrai pendant de _la jeune
Tarentine_. A son brusque début, on l'a pu prendre pour un fragment,
et c'est ce qui l'aura fait négliger; mais André aime ces entrées en
matière imprévues, dramatiques; c'est la jeune Locrienne qui achève de
chanter:

  «Fuis, ne me livre point. Pars avant son retour;
  Lève-toi; pars, adieu; qu'il n'entre, et que ta vue
  Ne cause un grand malheur, et je serais perdue!
  Tiens, regarde, adieu, pars: ne vois-tu pas le jour?»

  Nous aimions sa naïve et riante folie.
  Quand soudain, se levant, un sage d'Italie,
  Maigre, pâle, pensif, qui n'avait point parlé,
  Pieds nus, la barbe noire, un sectateur zélé
  Du muet de Samos qu'admire Métaponte,
  Dit: «Locriens perdus, n'avez-vous pas de honte?
  Des moeurs saintes jadis furent votre trésor.
  Vos vierges, aujourd'hui riches de pourpre et d'or,
  Ouvrent leur jeune bouche à des chants adultères.
  Hélas! qu'avez-vous fait des maximes austères
  De ce berger sacré que Minerve autrefois
  Daignait former en songe à vous donner des lois?»
  Disant ces mots, il sort... Elle était interdite;
  Son oeil noir s'est mouillé d'une larme subite;
  Nous l'avons consolée, et ses ris ingénus,
  Ses chansons, sa gaieté, sont bientôt revenus.
  Un jeune Thurien[67], aussi beau qu'elle est belle
  (Son nom m'est inconnu), sortit presque avec elle:
  Je crois qu'il la suivit et lui fit oublier
  Le grave Pythagore et son grave écolier.

[Note 67: _Thurii_, colonie grecque fondée aux environs de Sybaris,
dans le golfe de Tarente, par les Athéniens.]

Parmi les ïambes inédits, j'en trouve un dont le début rappelle, pour la
forme, celui de la gracieuse élégie; c'est un brusque reproche que le
poëte se suppose adressé par la bouche de ses adversaires, et auquel il
répond soudain en l'interrompant:

  Sa langue est un fer chaud; dans ses veines brûlées
  Serpentent des fleuves de fiel.»
  J'ai douze ans, en secret, dans les doctes vallées,
  Cueilli le poétique miel:

  Je veux un jour ouvrir ma ruche tout entière;
  Dans tous mes vers on pourra voir
  Si ma muse naquit haineuse et meurtrière.
  Frustré d'un amoureux espoir,

  Archiloque aux fureurs du belliqueux ïambe
  Immole un beau-père menteur;
  Moi, ce n'est point au col d'un perfide Lycambe
  Que j'apprête un lacet vengeur.

  Ma foudre n'a jamais tonné pour mes injures.
  La patrie allume ma voix;
  La paix seule aguerrit mes pieuses morsures,
  Et mes fureurs servent les lois.

  Contre les noirs Pythons et les Hydres fangeuses,
  Le feu, le fer, arment mes mains;
  Extirper sans pitié ces bêtes vénéneuses,
  C'est donner la vie aux humains.

Sur un petit feuillet, à travers une quantité d'abréviations et de mots
grecs substitués aux mots français correspondants, mais que la rime rend
possibles à retrouver, on arrive à lire cet autre ïambe écrit pendant
les fêtes théâtrales de la Révolution après le 10 août; l'excès des
précautions indique déjà l'approche de la Terreur:

  Un vulgaire assassin va chercher les ténèbres,
  Il nie, il jure sur l'autel;
  Mais, nous, grands, libres, fiers, à nos exploits funèbres,
  A nos turpitudes célèbres,
  Nous voulons attacher un éclat immortel.

  De l'oubli taciturne et de son onde noire
  Nous savons détourner le cours.
  Nous appelons sur nous l'éternelle mémoire;
  Nos forfaits, notre unique histoire,
  Parent de nos cités les brillants carrefours.

  O gardes de Louis, sous les voûtes royales
  Par nos ménades déchirés,
  Vos têtes sur un fer ont, pour nos bacchanales,
  Orné nos portes triomphales,
  Et ces bronzes hideux, nos monuments sacrés.

  Tout ce peuple hébété que nul remords ne touche,
  Cruel même dans son repos,
  Vient sourire aux succès de sa rage farouche,
  Et, la soif encore à la bouche,
  Ruminer tout le sang dont il a bu les flots.

  Arts dignes de nos yeux! pompe et magnificence
  Dignes de notre liberté,
  Dignes des vils tyrans qui dévorent la France,
  Dignes de l'atroce démence
  Du stupide David qu'autrefois j'ai chanté!

Depuis l'aimable enfant au bord des mers, qui joue de la double flûte
aux dauphins accourus, nous avons touché tous les tons. C'est peut-être
au lendemain même de ce dernier ïambe rutilant, que le poëte, en quelque
secret voyage à Versailles, adressait cette ode heureuse à Fanny:

  Mai de moins de roses, l'automne
  De moins de pampres se couronne,
  Moins d'épis flottent en moissons,
  Que sur mes lèvres, sur ma lyre,
  Fanny, tes regards, ton sourire,
  Ne font éclore de chansons.

  Les secrets pensers de mon âme
  Sortent en paroles de flamme,
  A ton nom doucement émus:
  Ainsi la nacre industrieuse
  Jette sa perle précieuse,
  Honneur des sultanes d'Ormuz.

  Ainsi, sur son mûrier fertile,
  Le ver du Cathay mêle et file
  Sa trame étincelante d'or.
  Viens, mes Muses pour ta parure
  De leur soie immortelle et pure
  Versent un plus riche trésor.

  Les perles de la poésie
  Forment, sous leurs doigts d'ambroisie,
  D'un collier le brillant contour.
  Viens, Fanny: que ma main suspende
  Sur ton sein cette noble offrande...

La pièce reste ici interrompue; pourtant je m'imagine qu'il n'y manque
qu'un seul vers, et possible à deviner; je me figure qu'à cet appel
flatteur et tendre, au son de cette voix qui lui dit _Viens_, Fanny
s'est approchée en effet, que la main du poëte va poser sur son sein nu
le collier de poésie, mais que tout d'un coup les regards se troublent,
se confondent, que la poésie s'oublie, et que le poëte comblé s'écrie,
ou plutôt murmure en finissant:

  Tes bras sont le collier d'amour[68]!

[Note 68: Ou peut-être plus simplement:

  Ton sein est le trône d'amour!

]

Il résulte, pour moi, de cette quantité d'indications et de glanures que
je suis bien loin d'épuiser, il doit résulter pour tous, ce me semble,
que, maintenant que la gloire de Chénier est établie et permet, sur son
compte, d'oser tout désirer, il y a lieu véritablement à une édition
plus complète et définitive de ses oeuvres, où l'on profiterait des
travaux antérieurs en y ajoutant beaucoup. J'ai souvent pensé à cet
_idéal_ d'édition pour ce charmant poëte, qu'on appellera, si l'on veut,
le classique de la décadence, mais qui est, certes, notre plus grand
classique en vers depuis Racine et Boileau. Puisque je suis aujourd'hui
dans les esquisses et les projets d'idylle et d'élégie, je veux
esquisser aussi ce projet d'édition qui est parfois mon idylle. En tête
donc se verrait, pour la première fois, le portrait d'André d'après le
précieux tableau que possède M. de Cailleux, et qu'il vient, dit-on, de
faire graver, pour en assurer l'image unique aux amis du poëte. Puis on
recueillerait les divers morceaux et les témoignages intéressants sur
André, à commencer par les courtes, mais consacrantes paroles, dans
lesquelles l'auteur du _Génie du Christianisme_ l'a tout d'abord révélé
à la France, comme dans l'auréole de l'échafaud. Viendrait alors la
notice que M. de Latouche a mise dans l'édition de 1819, et d'autres
morceaux écrits depuis, dans lesquels ce serait une gloire pour nous que
d'entrer pour une part, mais où surtout il ne faudrait pas omettre
quelques pages de M. Brizeux, insérées autrefois au _Globe_ sur le
portrait, une lettre de M. de Latour sur une édition de Malherbe annotée
en marge par André (_Revue de Paris_ 1834), le jugement porté ici même
(_Revue des Deux Mondes_) par M. Planche, et enfin quelques pages, s'il
se peut, détachées du poétique épisode de _Stello_ par M. de Vigny. On
traiterait, en un mot, André comme un _ancien_, sur lequel on ne sait
que peu, et aux oeuvres de qui on rattache pieusement et curieusement
tous les jugements, les indices et témoignages. Il y aurait à compléter
peut-être, sur plusieurs points, les renseignements biographiques;
quelques personnes qui ont connu André vivent encore; son neveu, M.
Gabriel de Chénier, à qui déjà nous devons tant pour ce travail, a
conservé des traditions de famille bien précises. Une note qu'il me
communique m'apprend quelques particularités de plus sur la mère des
Chénier, cette spirituelle et belle Grecque, qui marqua à jamais aux
mers de Byzance l'étoile d'André. Elle s'appelait Santi-L'homaka; elle
était propre soeur (chose piquante!) de la grand'mère de M. Thiers. Il
se trouve ainsi qu'André Chénier est oncle, à la mode de Bretagne, de M.
Thiers par les femmes, et on y verra, si l'on veut, après coup, un
pronostic. André a pris de la Grèce le côté poétique, idéal, rêveur, le
culte chaste de la muse au sein des doctes vallées: mais n'y aurait-il
rien, dans celui que nous connaissons, de la vivacité, des hardiesses
et des ressources quelque peu versatiles d'un de ces hommes d'État qui
parurent vers la fin de la guerre du Péloponèse, et, pour tout dire en
bon langage, n'est-ce donc pas quelqu'un des plus spirituels princes de
la parole athénienne?

Mais je reviens à mon idylle, à mon édition oisive. Il serait bon
d'y joindre un petit précis contenant, en deux pages, l'histoire des
manuscrits. C'est un point à fixer (prenez-y garde), et qui devient
presque douteux à l'égard d'André, comme s'il était véritablement un
ancien. Il s'est accrédité, parmi quelques admirateurs du poëte, un
bruit, que l'édition de 1833 semble avoir consacré; on a parlé de trois
portefeuilles, dans lesquels il aurait classé ses diverses oeuvres par
ordre de progrès et d'achèvement: les deux premiers de ces portefeuilles
se seraient perdus, et nous ne posséderions que le dernier, le plus
misérable, duquel pourtant on aurait tiré toutes ces belles choses. J'ai
toujours eu peine à me figurer cela. L'examen des manuscrits restants
m'a rendu cette supposition de plus en plus difficile à concevoir. Je
trouve, en effet, sans sortir du résidu que nous possédons, les diverses
manières des trois prétendus portefeuilles: par exemple, l'idylle
intitulée _la Liberté_ s'y trouve d'abord dans un simple canevas de
prose, puis en vers, avec la date précise du jour et de l'heure où elle
fut commencée et achevée. La préface que le poëte aurait esquissée pour
le portefeuille perdu, et qui a été introduite pour la première fois
dans l'édition de 1833 (tome I, page 23), prouverait au plus un projet
de choix et de copie au net, comme en méditent tous les auteurs. Bref,
je me borne à dire, sur _les trois portefeuilles_, que je ne les ai
jamais bien conçus; qu'aujourd'hui que j'ai vu l'unique, c'est moins que
jamais mon impression de croire aux autres, et que j'ai en cela
pour garant l'opinion formelle de M. G. de Chénier, dépositaire des
traditions de famille, et témoin des premiers dépouillements. Je tiens
de lui une note détaillée sur ce point; mais je ne pose que l'essentiel,
très-peu jaloux de contredire. André Chénier voulait ressusciter la
Grèce; pourtant il ne faudrait pas autour de lui, comme autour d'un
manuscrit grec retrouvé au XVIe siècle, venir allumer, entre amis, des
guerres de commentateurs: ce serait pousser trop loin la Renaissance[69].

[Note 69: Pour certaines variantes du premier texte, on m'a parlé
d'un curieux exemplaire de M. Jules Lefebvre qui serait à consulter,
ainsi que le docte possesseur. Je crois néanmoins qu'il ne faudrait pas,
en fait de variantes, remettre en question ce qui a été un parti pris
avec goût. Toute édition d'écrits posthumes et inachevés est une espèce
de toilette qui a demandé quelques épingles: prenez garde de venir
épiloguer après coup là-dessus.]

Voilà pour les préliminaires; mais le principal, ce qui devrait
former le corps même de l'édition désirée, ce qui, par la difficulté
d'exécution, la fera, je le crains, longtemps attendre, je veux dire le
commentaire courant qui y serait nécessaire, l'indication complète des
diverses et multiples imitations, qui donc l'exécutera? L'érudition, le
goût d'un Boissonade, n'y seraient pas de trop, et de plus il y aurait
besoin, pour animer et dorer la scholie, de tout ce jeune amour moderne
que nous avons porté à André. On ne se figure pas jusqu'où André a
poussé l'imitation, l'a compliquée, l'a condensée; il a dit dans une
belle épître:

  Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages,
  Tout à coup, à grands cris, dénonce vingt passages
  Traduits de tel auteur qu'il nomme; et, les trouvant,
  Il s'admire et se plaît de se voir si savant.
  Que ne vient-il vers moi? Je lui ferai connaître
  Mille de mes larcins qu'il ignore peut-être.
  Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l'instant
  La couture invisible et qui va serpentant,
  Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère...

Eh bien! en consultant les manuscrits, nous avons été _vers lui_, et
lui-même nous a étonné par la quantité de ces industrieuses coutures
qu'il nous a révélées çà et là: _junctura callidus acri_. Quand il n'a
l'air que de traduire un morceau d'Euripide sur Médée:

  Au sang de ses enfants, de vengeance égarée,
  Une mère plongea sa main dénaturée, etc.,

il se souvient d'Ennius, de Phèdre, qui ont imité ce morceau; il se
souvient des vers de Virgile (églogue VIII), qu'il a, dit-il, autrefois
traduits étant au collége. A tout moment, chez lui, on rencontre ainsi
de ces réminiscences à triple fond, de ces imitations à triple _suture_.
Son Bacchus, _Viens, ô divin Bacchus, ô jeune Thyonée!_ est un composé
du Bacchus des _Métamorphoses_, de celui des _Noces de Thétis et de
Pélée_; le Silène de Virgile s'y ajoute à la fin[70]. Quand on relit
un auteur ancien, quel qu'il soit, et qu'on sait André par coeur, les
imitations sortent à chaque pas. Dans ce fragment d'élégie:

  Mais si Plutus revient, de sa source dorée,
  Conduire dans mes mains quelque veine égarée,
  A mes signes, du fond de son appartement,
  Si ma blanche voisine a souri mollement...,

je croyais n'avoir affaire qu'à Horace:

  Nunc et latentis proditor intimo
  Gratus puellae risus ab angulo;

et c'est à Perse qu'on est plus directement redevable:

  ... Visa est si forte pecunia, sive

[Note 70: Je trouve ces quatre beaux vers inédits sur Bacchus:

  C'est le Dieu de Nisa, c'est le vainqueur du Gange,
  Au visage de vierge, au front ceint de vendange,
  Qui dompte et fait courber sous son char gémissant
  Du Lynx aux cent couleurs le front obéissant...

J'en joindrai quelques autres sans suite, et dans le gracieux hasard de
l'atelier qu'ils encombrent et qu'ils décorent:

  Bacchus, Hymen, ces dieux toujours adolescents...
  Vous, du blond Anio Naïade au pied fluide;
  Vous, filles du Zéphire et de la Nuit humide,
  Fleurs...
  Syrinx parle et respire aux lèvres du berger...
  Et le dormir suave au bord d'une fontaine...
  Et la blanche brebis de laine appesantie...,

et celui-ci, tout d'un coup satirique, aiguisé d'Horace, à l'adresse
prochaine de quelque sot,

  Grand rimeur aux dépens de ses ongles rongés.

]

  Candida vicini subrisit molle puella,
  Cor tibi rite salit. . . . . . . . . . .

On a quelquefois trouvé bien hardi ce vers du _Mendiant_:

  Le toit s'égaie et rit de mille odeurs divines;

il est traduit des _Noces de Thétis et de Pélée_:

  Queis permulsa domus jucundo risit odore.

On est tenté de croire qu'André avait devant lui, sur sa table, ce poëme
entr'ouvert de Catulle, quand il renouvelait dans la même forme le poëme
mythologique. Puis, deux vers plus loin à peine, ce n'est plus Catulle;
on est en plein Lucrèce:

  Sur leurs bases d'argent, des formes animées
  Élèvent dans leurs mains des torches enflammées...
  Si non aurea sunt juvenum simulacra per aedes
  Lampedas igniferas manibus retinentia dextris.

Mais ce Lucrèce n'est lui-même ici qu'un écho, un reflet magnifique
d'Homère (_Odyssée_, liv. VII, vers 100). André les avait tous présents
à la fois.--Jusque dans les endroits où l'imitation semble le mieux
couverte, on arrive à soupçonner le larcin de Prométhée. L'humble Phèdre
a dit:

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Decipit
  Fons prima multos: rara mens intelligit
  Quod _interiore_ condidit cura _angulo_;

et Chénier:

  . . . . . . L'inventeur est celui...
  Qui, _fouillant_ des objets les plus _sombres retraites_,
  Étale et fait briller leurs richesses secrètes.

N'est-ce là qu'une rencontre? N'est-ce pas une heureuse traduction du
prosaïque _interior angulus_, et _fouillant_ pour _intelligit_?--On a un
échantillon de ce qu'il faudrait faire sur tous les points.

Au sein de cette future édition difficile, mais possible, d'André
Chénier, on trouverait moyen de retoucher avec nouveauté les profils un
peu évanouis de tant de poëtes antiques; on ferait passer devant soi
toutes les fines questions de la poétique française; on les agiterait à
loisir. Il y aurait là, peut-être, une gloire de commentateur à saisir
encore; on ferait son oeuvre et son nom, à bord d'un autre, à bord
d'un charmant navire d'ivoire. J'indique, je sens cela, et je passe.
Apercevoir, deviner une fleur ou un fruit derrière la haie qu'on ne
franchira pas, c'est là le train de la vie.

Ai-je trop présumé pourtant, en un moment de grandes querelles
politiques et de formidables assauts, à ce qu'on assure[71], de croire
intéresser le monde avec ces débris de mélodie, de pensée et d'étude,
uniquement propres à faire mieux connaître un poëte, un homme, lequel,
après tout, vaillant et généreux entre les généreux, a su, au jour
voulu, à l'heure du danger, sortir de ses doctes vallées, combattre sur
la brèche sociale, et mourir?

1er Février 1839.

[Note 71: C'était le moment de ce qu'on a appelé la _Coalition_, dans
laquelle les gagnants de Juillet, sous prétexte qu'on n'avait pas le
vrai gouvernement parlementaire, s'étaient mis à assiéger le ministère
et à le vouloir renverser coûte que coûte, comme si la dynastie était
assez fondée et de force à résister au contre-coup.]



GEORGE FARCY[72]

[Note 72: Ce morceau a fait partie du recueil de vers et opuscules de
Farcy, publié chez M. Hachette (1831).]

La Révolution de Juillet a mis en lumière peu d'hommes nouveaux, elle
a dévoré peu d'hommes anciens; elle a été si prompte, si spontanée, si
confuse, si populaire, elle a été si exclusivement l'oeuvre des masses,
l'exploit de la jeunesse, qu'elle n'a guère donné aux personnages déjà
connus le temps d'y assister et d'y coopérer, sinon vers les dernières
heures, et qu'elle ne s'est pas donné à elle-même le temps de produire
ses propres personnages. Tout ce qui avait déjà un nom s'y est rallié un
peu tard; tout ce qui n'avait pas encore de nom a dû s'en retirer trop
tôt. Consultez les listes des héroïques victimes; pas une illustration,
ni dans la science, ni dans les lettres, ni dans les armes, pas une
gloire antérieure; c'était bien du pur et vrai peuple, c'étaient bien de
vrais jeunes hommes; tous ces nobles martyrs sont et resteront obscurs.
Le nom de Farcy est peut-être le seul qui frappe et arrête, et encore
combien ce nom sonnait peu haut dans la renommée! comme il disparaissait
timidement dans le bruit et l'éclat de tant de noms contemporains! comme
il avait besoin de travaux et d'années pour signifier aux yeux du public
ce que l'amitié y lisait déjà avec confiance! Mais la mort, et une
telle mort, a plus fait pour l'honneur de Farcy qu'une vie plus longue
n'aurait pu faire, et elle n'a interrompu la destinée de notre ami que
pour la couronner.

Nous publions les vers de Farcy, et pourtant, nous le croyons, sa
vocation était ailleurs: son goût, ses études, son talent original,
les conseils de ses amis les plus influents, le portaient vers la
philosophie; il semblait né pour soutenir et continuer avec indépendance
le mouvement spiritualiste émané de l'École normale. Il n'avait traversé
la poésie qu'en courant, dans ses voyages, par aventure de jeunesse, et
comme on traverse certains pays et certaines passions. Au moment où
les forces de son esprit plus rassis et plus mûr se rassemblaient sur
l'objet auquel il était éminemment propre et qui allait devenir l'étude
de sa vie, la Providence nous l'enleva. Ces vers donc, ces rêves
inachevés, ces soupirs exhalés çà et là dans la solitude, le long des
grandes routes, au sein des îles d'Italie, au milieu des nuits de
l'Atlantique; ces vagues plaintes de première jeunesse, qui, s'il avait
vécu, auraient à jamais sommeillé dans son portefeuille avec quelque
fleur séchée, quelque billet dont l'encre a jauni, quelques-uns de ces
mystères qu'on n'oublie pas et qu'on ne dit pas; ces essais un peu pâles
et indécis où sont pourtant épars tous les traits de son âme, nous les
publions comme ce qui reste d'un homme jeune, mort au début, frappé à la
poitrine eu un moment immortel, et qui, cher de tout temps à tous ceux
qui l'ont connu, ne saurait désormais demeurer indifférent à la patrie.

Jean-George Farcy naquit à Paris le 20 novembre 1800, d'une extraction
honnête, mais fort obscure. Enfant unique, il avait quinze mois
lorsqu'il perdit son père et sa mère; sa grand'mère le recueillit et le
fit élever. On le mit de bonne heure en pension chez M. Gandon, dans le
faubourg Saint-Jacques; il y commença ses études, et lorsqu'il fut
assez avancé, il les poursuivit au collège de Louis-le-Grand, dont
l'institution de M. Gandon fréquentait les cours. En 1819, ses études
terminées, il entra à l'École normale, et il en sortait lorsque
l'ordonnance du ministre Corbière brisa l'institution en 1822.

Durant ces vingt-deux années, comment s'était passée la vie de
l'orphelin Farcy? La portion extérieure en est fort claire et fort
simple; il étudia beaucoup, se distingua dans ses classes, se concilia
l'amitié de ses condisciples et de ses maîtres; il allait deux fois le
jour au collège; il sortait probablement tous les dimanches ou toutes
les quinzaines pour passer la journée chez sa grand'mère. Voilà ce qu'il
fit régulièrement durant toutes ces belles et fécondes années; mais
ce qu'il sentait là-dessous, ce qu'il souffrait, ce qu'il désirait
secrètement; mais l'aspect sous lequel il entrevoyait le monde, la
nature, la société; mais ces tourbillons de sentiments que la puberté
excitée et comprimée éveille avec elle; mais son jeune espoir, ses
vastes pensées de voyages, d'ambition, d'amour; mais son voeu le plus
intime, son point sensible et caché, son côté pudique; mais son roman,
mais son coeur, qui nous le dira?

Une grande timidité, beaucoup de réserve, une sorte de sauvagerie; une
douceur habituelle qu'interrompait parfois quelque chose de nerveux,
de pétulant, de fugitif; le commerce très-agréable et assez prompt,
l'intimité très-difficile et jamais absolue; une répugnance marquée
à vous entretenir de lui-même, de sa propre vie, de ses propres
sensations, à remonter en causant et à se complaire familièrement dans
ses souvenirs, comme si, lui, il n'avait pas de souvenirs, comme s'il
n'avait jamais été apprivoisé au sein de la famille, comme s'il n'y
avait rien eu d'aimé et de choyé, de doré et de fleuri dans son enfance;
une ardeur inquiète, déjà fatiguée, se manifestant par du mouvement
plutôt que par des rayons; l'instinct voyageur à un haut degré; l'humeur
libre, franche, indépendante, élancée, un peu fauve, comme qui dirait
d'un chamois ou d'un oiseau [73]; mais avec cela un coeur d'homme ouvert
à l'attendrissement et capable au besoin de stoïcisme: un front
pudique comme celui d'une jeune fille, et d'abord rougissant aisément;
l'adoration du beau, de l'honnête; l'indignation généreuse contre le
mal; sa narine s'enflant alors et sa lèvre se relevant, pleine de
dédain; puis un coup d'oeil rapide et sûr, une parole droite et concise,
un nerf philosophique très-perfectionné: tel nous apparaît Farcy au
sortir de l'École normale; il avait donc, du sein de sa vie monotone,
beaucoup senti déjà et beaucoup vu; il s'était donné à lui-même, à côté
de l'éducation classique qu'il avait reçue, une éducation morale plus
intérieure et toute solitaire.

[Note 73: «A sa taille mince, à des favoris d'un blond vif, on
l'eût pris pour un Écossais,» a dit de lui M. de Latouche
(_Vallée-aux-Loups_). Ce trait est saisi d'après nature, il peint tout
Farcy au physique et résume les plus minutieuses descriptions qu'on
pourrait faire de lui: Écossais de physionomie et aussi de philosophie,
c'est juste cela.]

L'École normale dissoute, Farcy se logea dans la rue d'Enfer, près de
son maître et de son ami M. Victor Cousin, et se disposa à poursuivre
les études philosophiques vers lesquelles il se sentait appelé. Mais le
régime déplorable qui asservissait l'instruction publique ne laissait
aux jeunes hommes libéraux et indépendants aucun espoir prochain
de trouver place, même aux rangs les plus modestes. Une éducation
particulière chez une noble dame russe se présenta, avec tous les
avantages apparents qui peuvent dorer ces sortes de chaînes; Farcy
accepta. Il avait beaucoup désiré connaître le monde, le voir de près
dans son éclat, dans les séductions de son opulence, respirer les
parfums des robes de femmes, ouïr les musiques des concerts, s'ébattre
sous l'ombrage des parcs; il vit, il eut tout cela, mais non en
spectateur libre et oisif, non sur ce pied complet d'égalité
qu'il aurait voulu, et il en souffrait amèrement. C'était là une
arrière-pensée poignante que toute l'amabilité délicate et ingénieuse de
la mère[74] ne put assoupir dans l'âme du jeune précepteur. Il se contint
durant près de trois ans. Puis enfin, trouvant son pécule assez grossi
et sa chaîne par trop pesante, il la secoua. Je trouve, dans des
notes qu'il écrivait alors, l'expression exagérée, mais bien vive, du
sentiment de fierté qui l'ulcérait: «Que me parlez-vous de joie? Oh!
voyez, voyez mon âme encore marquée des flétrissantes empreintes de
l'esclavage, voyez ces blessures honteuses que le temps et mes larmes
n'ont pu fermer encore... Laissez-moi, je veux être libre... Ah! j'ai
dédaigné de plus douces chaînes; je veux être libre. J'aime mieux
vivre avec dignité et tristesse que de trouver des joies factices dans
l'esclavage et le mépris de moi-même.»

[Note 74: La belle madame de Narischkin.]

Ce fut un an environ avant de quitter ses fonctions de précepteur (1825)
qu'il publia une traduction du troisième volume des _Éléments de la
Philosophie de l'Esprit humain_, par Dugald Stewart. Ce travail,
entrepris d'après les conseils de M. Cousin, était précédé d'une
introduction dans laquelle Farcy éclaircissait avec sagacité et exposait
avec précision divers points délicats de psychologie. Il donna aussi
quelques articles littéraires au _Globe_ dans les premiers temps de sa
fondation.

Enfin, vers septembre 1826, voilà Farcy libre, maître de lui-même; il a
de quoi se suffire durant quelques années, il part; tout froissé encore
du contact de la société, c'est la nature qu'il cherche, c'est la terre
que tout poëte, que tout savant, que tout chrétien, que tout amant
désire: c'est l'Italie. Il part seul; lui, il n'a d'autre but que de
voir et de sentir, de s'inonder de lumière, de se repaître de la couleur
des lieux, de l'aspect général des villes et des campagnes, de se
pénétrer de ce ciel si calme et si profond, de contempler avec une âme
harmonieuse tout ce qui vit, nature et hommes. Hors de là, peu de choses
l'intéressent; l'antiquité ne l'occupe guère, la société moderne ne
l'attire pas. Il se laisse et il se sent vivre. A Rome, son impression
fut particulière. Ce qu'il en aima seulement, ce fut ce sublime silence
de mort quand on en approche; ce furent ces vastes plaines désolées où
plus rien ne se laboure ni ne se moissonne jamais, ces vieux murs de
brique, ces ruines au dedans et au dehors; ce soleil d'aplomb sur des
routes poudreuses, ces villas sévères et mélancoliques dans la noirceur
de leurs pins et de leurs cyprès. La Rome moderne ne remplit pas son
attente; son goût simple et pur repoussait les colifichets: «Décidément,
écrivait-il, je ne suis pas fort émerveillé de Saint-Pierre, ni du pape,
ni des cardinaux, ni des cérémonies de la Semaine sainte, celle de la
bénédiction de Pâques exceptée.» De plus, il ne trouvait pas là assez
d'agréable mêlé à l'imposant antique pour qu'on en pût faire un séjour
de prédilection. Mais Naples, Naples, à la bonne heure! Non pas la ville
même, trop souvent les chaleurs y accablent, et les gens y révoltent:
«Quel peuple abandonné dans ses allures, dans ses paroles, dans ses
moeurs! Il y a là une atmosphère de volupté grossière qui relâcherait
les coeurs les plus forts. Ceux qui viennent en Italie pour refaire leur
santé doivent porter leurs projets de sagesse ailleurs[75].» Mais le
golfe, la mer, les îles, c'était bien là pour lui le pays enchanté
où l'on demeure et où l'on oublie. Combien de fois, sur ce rivage
admirable, appuyé contre une colonne, et la vague se brisant
amoureusement à ses pieds, il dut ressentir, durant des heures entières,
ce charme indicible, cet attiédissement voluptueux, cette transformation
éthérée de tout son être, si divinement décrite par Chateaubriand au
cinquième livre des _Martyrs_! Ischia, qu'a chantée Lamartine, fut
encore le lieu qu'il préféra entre tous ces lieux. Il s'y établit, et y
passa la saison des chaleurs. La solitude, la poésie, l'amitié, un peu
d'amour sans doute, y remplirent ses loisirs. M. Colin, jeune peintre
français, d'un caractère aimable et facile, d'un talent bien vif et
bien franc, se trouvait à Ischia en même temps que Farcy; tous deux
se convinrent et s'aimèrent. Chaque matin, l'un allait à ses croquis,
l'autre à ses rêves, et ils se retrouvaient le soir. Farcy restait une
bonne partie du jour dans un bois d'orangers, relisant Pétrarque, André
Chénier, Byron; songeant à la beauté de quelque jeune fille qu'il avait
vue chez son hôtesse; se redisant, dans une position assez semblable,
quelqu'une de ces strophes chéries, qui réalisent à la fois l'idéal
comme poésie mélodieuse et comme souvenir de bonheur:

  Combien de fois, près du rivage
  Où Nisida dort sur les mers,
  La beauté crédule ou volage
  Accourut à nos doux concerts!
  Combien de fois la barque errante
  Berça sur l'onde transparente
  Deux couples par l'amour conduits,
  Tandis qu'une déesse amie
  Jetait sur la vague endormie
  Le voile parfumé des nuits!

[Note 75:

  Quam Romanus honos el Graeca licentia miscet,

a dit Stace de Naples: la dernière partie du vers se vérifie à Naples,
mais il n'y a plus trace de ce qu'indique la première. Le _miscet_
règne; c'est l'_honos_ qui n'est pas resté.]

En passant à Florence, Farcy avait vu Lamartine; n'ayant pas de lettre
d'introduction auprès de son illustre compatriote, il composa des vers
et les lui adressa; il eut soin d'y joindre un petit billet _qu'il fit
le plus cavalier possible_, comme il l'écrivit depuis à M. Viguier, de
peur que le grand poëte ne crût voir arriver un rimeur bien pédant, bien
humble et bien vain. L'accueil de Lamartine et son jugement favorable
encouragèrent Farcy à continuer ses essais poétiques. Il composa donc
plusieurs pièces de vers durant son séjour à Ischia; il les envoyait
en France à son excellent ami M. Viguier, qu'il avait eu pour maître à
l'École normale, réclamant de lui un avis sincère, de bonnes et franches
critiques, et, comme il disait, _des critiques antiques avec le mot
propre sans périphrase_. Pour exprimer toute notre pensée, ces vers de
Farcy nous semblent une haute preuve de talent, comme étant le produit
d'une puissante et riche faculté très-fatiguée, et en quelque sorte
épuisée avant la production: on y trouve peu d'éclat et de fraîcheur;
son harmonie ne s'exhale pas, son style ne rayonne pas; mais le
sentiment qui l'inspire est profond, continu, élevé; la faculté
philosophique s'y manifeste avec largeur et mouvement. L'impression qui
résulte de ces vers, quand on les a lus ou entendus, est celle d'un
stoïcisme triste et résigné qui traverse noblement la vie en contenant
une larme. Nous signalons surtout au lecteur la pièce adressée à un ami
victime de l'amour; elle est sublime de gravité tendre et d'accent à la
fois viril et ému. Dans la pièce à madame O'R...., alors enceinte, on
remarquera une strophe qui ferait honneur à Lamartine lui-même: c'est
celle où le poëte, s'adressant à l'enfant qui ne vit encore que pour sa
mère, s'écrie:

  Tu seras beau; les Dieux, dans leur magnificence,
  N'ont pas en vain sur toi, dès avant ta naissance,
  Épuisé les faveurs d'un climat enchanté;
  Comme au sein de l'artiste une sublime image,
  N'es-tu pas né parmi les oeuvres du vieil âge?
  N'es-tu pas fils de la beauté?

Ce que nous disons avec impartialité des vers de Farcy, il le sentit
lui-même de bonne heure et mieux que personne; il aimait vivement
la poésie, mais il savait surtout qu'on doit ou y exceller ou s'en
abstenir: «Je ne voudrais pas, écrivait-il à M. Viguier, que mes vers
fussent de ceux dont on dit: _Mais cela n'est pas mal en vérité!_ et
qu'on laisse là pour passer à autre chose.» Sans donc renoncer, dès le
début, à cette chère et consolante poésie, il ne s'empressa aucunement
de s'y livrer tout entier. D'autres idées le prirent à cette époque: il
avait dû aller en Grèce avec son ami Colin; mais ce dernier ayant été
obligé par des raisons privées de retourner en France, Farcy ajourna
son projet. Ses économies d'ailleurs tiraient à leur fin. L'ambition de
faire fortune, pour contenter ensuite ses goûts de voyage, le préoccupa
au point de l'engager dans une entreprise fort incertaine et fort
coûteuse avec un homme qui le leurra de promesses et finalement
l'abusa[76]. Plein de son idée, Farcy quitta Naples à la fin de l'année
1827, revint à Paris, où il ne passa que huit jours, et ne vit qu'à
peine ses amis, pour éviter leurs conseils et remontrances, puis partit
en Angleterre, d'où il s'embarqua pour le Brésil. Nous le retrouvons à
Paris en avril 1829. Tout ce que ses amis surent alors, c'est que cette
année d'absence s'était passée pour lui dans les ennuis, les mécomptes,
et que sa candeur avait été jouée. Il ne s'expliquait jamais là-dessus
qu'avec une extrême réserve; il avait ceci pour constante maxime: «Si tu
veux que ton secret reste caché, ne le dis à personne; car pourquoi
un autre serait-il plus discret que toi-même dans tes affaires? Ta
confidence est déjà pour lui un mauvais exemple et une excuse.» Et
encore: «Ne nous plaignons jamais de notre destinée: qui se fait
plaindre se fait mépriser.» Mais nous avons trouvé, dans un journal
qu'il écrivait à son usage, quelques détails précieux sur cette année de
solitude et d'épreuves:

«J'ai quitté Londres le lundi 2 juin 1828; le navire _George et Mary_,
sur lequel j'avais arrêté mon passage, était parti le dimanche matin;
il m'a fallu le joindre à Gravesend: c'est de là que j'ai adressé mes
derniers adieux à mes amis de France. J'ai encore éprouvé une fois
combien les émotions, dans ce qu'on appelle les occasions solennelles,
sont rares pour moi; à moins que ce ne soient pas là mes occasions
solennelles. J'ai quitté l'Angleterre pour l'Amérique, avec autant
d'indifférence que si je faisais mon premier pas pour une promenade d'un
mille: il en a été de même de la France, mais il n'en a pas été de
même de l'Italie: c'est là que j'ai joui pour la première fois de
mon indépendance, c'est là que j'ai été le plus puissant de corps et
d'esprit. Et cependant que j'y ai mal employé de temps et de forces!
Ai-je mérité ma liberté?--Quand je pense que je n'avais déjà plus alors
que des réminiscences d'enthousiasme, que je regrettais la vivacité et
la fraîcheur de mes sensations et de mes pensées d'autrefois! Était-ce
seulement que les enfants s'amusent de tout, et que j'étais devenu plus
sévère avec moi-même?--Mais la pureté d'âme, mais les croyances encore
naïves, mais les rêves qui embrassent tout, parce qu'ils ne reposent sur
rien, c'en était déjà fait pour moi. Je ne voyais qu'un présent dont
il fallait jouir, et jouir seul, parce que je n'avais ni richesses, ni
bonheur à faire partager à personne, parce que l'avenir ne m'offrait que
des jouissances déjà usées avec des moyens plus restreints; et ne pas
croître dans la vie, c'est déchoir.--Et cependant, du moins, tout ce que
je voyais alors agissait sur moi pour me ranimer; tout me faisait fête
dans la nature; c'était vraiment un concert de la terre, des cieux, de
la mer, des forêts et des hommes; c'était une harmonie ineffable, qui
me pénétrait, que je méditais et que je respirais à loisir; et quand je
croyais y avoir dignement mêlé ma voix à mon tour, par un travail et
par un succès égal à mes forces et au ton du choeur qui m'environnait,
j'étais heureux;--oui, j'étais heureux, quoique seul; heureux par la
nature et avec Dieu. Et j'ai pu être assez faible pour livrer plus de la
moitié de ce temps aux autres, pour ne pas m'établir définitivement dans
cette félicité. La peur de quelque dépense m'a retenu, et la vanité, et
pis encore, m'ont emporté plus d'argent qu'il n'en eût fallu pour jouir
en roi de ce que j'avais sous les yeux.--La société?...--moi qui ne vaux
rien que seul et inconnu, moi qui n'aime et n'aimerai peut-être
plus jamais rien que la solitude et _le sombre plaisir d'un coeur
mélancolique_.--Mais il faudrait des événements et des sentiments pour
appuyer cela; il faudrait au moins des études sérieuses pour me rendre
témoignage à moi-même. Un goût vague ne se suffit pas à lui seul, et
c'est pourquoi il est si aisé au premier venu de me faire abandonner ce
qui tout a l'heure me semblait ma vie. J'en demeure bien marqué assez
profondément au fond de mon âme, et il me reste toujours une part qu'on
ne peut ni corrompre ni m'enlever. Est-ce par là que j'échapperai, ou ce
secret parfum lui-même s'évaporera-t-il?»

[Note 76: M. Jacques Coste, qui vendit au ministère les _Tablettes
universelles_ en 1823 et qui fonda ensuite le journal _le Temps_.]

Cette longue traversée, le manque absolu de livres et de conversation,
son ignorance de l'astronomie qui lui fermait l'étude du ciel, tout
contribuait à développer démesurément chez lui son habitude de rêverie
sans objet et sans résultat.

«29 _juillet_.--Encore dix jours au plus, j'espère, et nous serons à
Rio. Je me promets beaucoup de plaisir et de vraies jouissances au
milieu de cette nature grande et nouvelle. De jour en jour je me
fortifie dans l'habitude de la contemplation solitaire. Je puis
maintenant passer la moitié d'une belle nuit, seul, à rêver en me
promenant, sans songer que la nuit est le temps du retour à la chambre
et du repos, sans me sentir appesanti par l'exemple de tout ce qui
m'entoure. C'est là un progrès dont je me félicite. Je crois que l'âge,
en m'ôtant de plus en plus le besoin de sommeil, augmentera cette
disposition. Il me semble que c'est une des plus favorables à qui veut
occuper son esprit. La pensée arrive alors, non plus seulement comme
vérité, mais comme sentiment. Il y a un calme, une douceur, une
tristesse dans tout ce qui vous environne, qui pénètre par tous les
sens; et cette douceur, cette tristesse tombent vraiment goutte à goutte
sur le coeur, comme la fraîcheur du soir. Je ne connais rien qui doive
être plus doux que de se promener à cette heure-là avec une femme
aimée.» Pauvre Farcy! voilà que tout à la fin, sans y songer, il donne
un démenti à son projet contemplatif, et qu'avec un seul être de plus,
avec une compagne telle qu'il s'en glisse inévitablement dans les plus
doux voeux du coeur, il peuple tout d'un coup sa solitude. C'est qu'en
effet il ne lui a manqué d'abord qu'une femme aimée, pour entrer en
pleine possession de la vie et pour s'apprivoiser parmi les hommes.

«29 _novembre, Rio-Janeiro_.--Que n'ai-je écouté ma répugnance à
m'engager avec une personne dont je connaissais les fautes antérieures,
et qui, du côté du caractère, me semblait plus habile qu'estimable! Mais
l'amour de m'enrichir m'a séduit. En voyant ses relations rétablies
sur le pied de l'amitié et de la confiance avec les gens les plus
distingués, j'ai cru qu'il y aurait de ma part du pédantisme et de la
pruderie à être plus difficile que tout le monde. J'ai craint que ce ne
fût que l'ennui de me déranger qui me déconseillât cette démarche. Je me
suis dit qu'il fallait s'habituer à vivre avec tous les caractères et
tous les principes; qu'il serait fort utile pour moi de voir agir un
homme d'affaires raisonnant sa conduite et marchant adroitement au
succès. J'ai résisté à mes penchants, qui me portaient à la vie
solitaire et contemplative. J'ai ployé mon caractère impatient jusqu'à
condescendre aux désirs souvent capricieux d'un homme que j'estimais
au-dessous de moi en tout, excepté dans un talent équivoque de faire
fortune. Si je m'étais décidé à quelque dépense, j'avais la Grèce
sous les yeux, où je vivais avec Molière (_le philhellène_), avec qui
j'aimerais mieux une mauvaise tente qu'un palais avec l'autre. Eh bien!
cet argent que je me suis refusé d'une part, je l'ai dépensé de l'autre
inutilement, ennuyeusement, à voyager et à attendre. J'ai sacrifié tous
mes goûts, l'espoir assez voisin de quelque réputation par mes vers, et,
par là encore, d'un bon accueil à mon retour en France. En ce faisant,
j'ai cru accomplir un grand acte de sagesse, me préparer de grands
éloges de la part de la prudence humaine, et, l'événement arrivé, il se
trouve que je n'ai fait qu'une grosse sottise... Enfin me voilà à deux
mille lieues de mon pays, sans ressources, sans occupation, forcé de
recourir à la pitié des autres, en leur présentant pour titre à
leur confiance une histoire qui ressemble à un roman
très-invraisemblable;--et, pour terminer peut-être ma peine et cette
plate comédie, un duel qui m'arrive pour demain avec un mauvais sujet,
reconnu tel de tout le monde, qui m'a insulté grossièrement en public,
sans que je lui en eusse donné le moindre motif;--convaincu que le
duel, et surtout avec un tel être, est une absurdité, et ne pouvant m'y
soustraire;--ne sachant, si je suis blessé, où trouver mille reis pour
me faire traiter, ayant ainsi en perspective la misère extrême, et
peut-être la mort ou l'hôpital;--et cependant, _content et aimé des
Dieux_.--Je dois avouer pourtant que je ne sais comment ils (_les
Dieux_) prendront cette dernière folie. _Je ne sais_, oui, c'est le seul
mot que je puisse dire; et, en vérité, je l'ai souvent cherché de bonne
foi et de sang-froid; d'où je conclus qu'il n'y a pas au fond tant de
mal dans cette démarche que beaucoup le disent, puisqu'il n'est pas
clair comme le jour qu'elle est criminelle, comme de tuer par trahison,
de voler, de calomnier, et même d'être adultère (quoique la chose soit
aussi quelque peu difficile à débrouiller en certains cas). Je conclus
donc que, pour un coeur droit qui se présentera devant eux avec cette
ignorance pour excuse, ils se serviront de l'axiome de nos juges de la
justice humaine: _Dans le doute, il faut incliner vers le parti le plus
doux_; transportant ici le doute, comme il convient à des Dieux, de
l'esprit des juges à celui de l'accusé.»

L'affaire du duel terminée (et elle le fut à l'honneur de Farcy),
l'embarras d'argent restait toujours; il parvint à en sortir, grâce à
l'obligeance cordiale de MM. Polydore de La Rochefoucauld et Pontois,
qui allèrent au-devant de sa pudeur. Farcy leur en garda à tous deux une
profonde reconnaissance que nous sommes heureux de consigner ici.

De retour en France, Farcy était désormais un homme achevé: il avait
l'expérience du monde, il avait connu la misère, il avait visité et
senti la nature; les illusions ne le tentaient plus; son caractère était
mûr par tous les points; et la conscience qu'il eut d'abord de cette
dernière métamorphose de son être lui donnait une sorte d'aisance au
dehors dont il était fier en secret: «Voici l'âge, se disait-il, où tout
devient sérieux, où ma personne ne s'efface plus devant les autres, où
mes paroles sont écoutées, où l'on compte avec moi en toutes manières,
où mes pensées et mes sentiments ne sont plus seulement des rêves de
jeune homme auxquels on s'intéresse si on en a le temps, et qu'on
néglige sans façon dès que la vie sérieuse recommence. Et pour moi même,
tout prend dans mes rapports avec les autres un caractère plus positif;
sans entrer dans les affaires, je ne me défie plus de mes idées ou de
mes sentiments, je ne les renferme plus en moi; je dis aux uns que
je les désapprouve, aux autres que je les aime; toutes mes questions
demandent une réponse; mes actions, au lieu de se perdre dans le vague,
ont un but; je veux influer sur les autres, etc.»

En même temps que cette défiance excessive de lui-même faisait place
à une noble aisance, l'âpreté tranchante dans les jugements et les
opinions, qui s'accorde si bien avec l'isolement et la timidité,
cédait chez lui à une vue des choses plus calme, plus étendue et plus
bienveillante. Les élans généreux ne lui manquaient jamais; il était
toujours capable de vertueuses colères; mais sa sagesse désespérait
moins promptement des hommes; elle entendait davantage les tempéraments
et entrait plus avant dans les raisons. Souvent, quand M. Viguier,
ce sage optimiste par excellence, cherchait, dans ses causeries
abandonnées, à lui épancher quelque chose de son impartialité
intelligente, il lui arrivait de rencontrer à l'improviste dans l'âme de
Farcy je ne sais quel endroit sensible, pétulant, récalcitrant, par où
cette nature, douce et sauvage tout ensemble, lui échappait; c'était
comme un coup de jarret qui emportait le cerf dans les bois. Cette
facilité à s'emporter et à s'effaroucher disparaissait de jour en jour
chez Farcy. Il en était venu à tout considérer et à tout comprendre. Je
le comparerais, pour la sagesse prématurée, à Vauvenargues, et plusieurs
de ses pensées morales semblent écrites en prose par André Chénier:

«Le jeune homme est enthousiaste dans ses idées, âpre dans ses
jugements, passionné dans ses sentiments, audacieux et timide dans ses
actions.

«Il n'a pas encore de position ni d'engagements dans le monde; ses
actions et ses paroles sont sans conséquence.

«Il n'a pas encore d'idées arrêtées; il cherche à connaître et vit avec
les livres plus qu'avec les hommes; il ramène tout, par désir d'unité,
par élan de pensée, par ignorance, au point de vue le plus simple et
le plus abstrait; il raisonne au lieu d'observer, il est logicien
intraitable; le droit non-seulement domine, mais opprime le fait.

«Plus tard on apprend que toute doctrine a sa raison, tout intérêt son
droit, toute action son explication et presque son excuse.

«On s'établit dans la vie; on est las de ce qu'il y a de roide et de
contemplatif dans les premières années de la jeunesse; on est un peu
plus avant dans le secret des Dieux; on sent qu'on a à vivre pour soi,
pour son bien-être, son plaisir, pour le développement de toutes ses
facultés, et non-seulement pour réaliser un type abstrait et simple; on
vit de tout son corps et de toute son âme, avec des hommes, et non
seul avec des idées. Le sentiment de la vie, de l'effort contraire, de
l'action et de la réaction, remplace la conception de l'idée abstraite
et subtile, et morte pour ainsi dire, puisqu'elle n'est pas incarnée
dans le monde... On va, on sent avec la foule; on a failli parce qu'on a
vécu, et l'on se prend d'indulgence pour les fautes des autres. Toutes
nos erreurs nous sont connues; l'âpreté de nos jugements d'autrefois
nous revient à l'esprit avec honte; on laisse désormais pour le monde
le temps faire ce qu'il a fait pour nous, c'est-à-dire éclairer les
esprits, modérer les passions.»

Il n'était pas temps encore pour Farcy de rentrer dans l'Université; le
ministère de M. de Vatimesnil ne lui avait donné qu'un court espoir. Il
accepta donc un enseignement de philosophie dans l'institution de M.
Morin, à Fontenay-aux-Roses; il s'y rendait deux fois par semaine, et le
reste du temps il vivait à Paris, jouissant de ses anciens amis et des
nouveaux qu'il s'était faits. Le monde politique et littéraire était
alors divisé en partis, en écoles, en salons, en coteries. Farcy regarda
tout et n'épousa rien inconsidérément. Dans les arts et la poésie, il
recherchait le beau, le passionné, le sincère, et faisait la plus grande
part à ce qui venait de l'âme et à ce qui allait à l'âme. En politique,
il adoptait les idées généreuses, propices à la cause des peuples, et
embrassait avec foi les conséquences du dogme de la perfectibilité
humaine. Quant aux individus célèbres, représentants des opinions qu'il
partageait, auteurs des écrits dont il se nourrissait dans la solitude,
il les aimait, il les révérait sans doute, mais il ne relevait d'aucun,
et, homme comme eux, il savait se conserver en leur présence une liberté
digne et ingénue, aussi éloignée de la révolte que de la flatterie.
Parmi le petit nombre d'articles qu'il inséra vers cette époque au
_Globe_, le morceau sur Benjamin Constant est bien propre à faire
apprécier l'étendue de ses idées politiques et la mesure de son
indépendance personnelle.

Il n'y avait plus qu'un point secret sur lequel Farcy se sentait
inexpérimenté encore, et faible, et presque enfant, c'était l'amour;
cet amour que, durant les tièdes nuits étoilées du tropique, il avait
soupçonné devoir être si doux; cet amour dont il n'avait guère eu en
Italie que les délices sensuelles, et dont son âme, qui avait tout
anticipé, regrettait amèrement la puissance tarie et les jeunes trésors.
Il écrivait dans une note:

«Je rends grâces â Dieu;

«De ce qu'il m'a fait homme et non point femme;

«De ce qu'il m'a fait Français;

«De ce qu'il m'a fait plutôt spirituel et spiritualiste que le
contraire, plutôt bon que méchant, plutôt fort que faible de caractère.

«Je me plains du sort,

«Qui ne m'a donné ni génie, ni richesse, ni naissance.

«Je me plains de moi-même,

«Qui ai dissipé mon temps, affaibli mes forces, rejeté ma pudeur
naturelle, tué en moi la foi et l'amour.»

Non, Farcy, ton regret même l'atteste, non, tu n'avais pas rejeté ta
pudeur naturelle; non, tu n'avais pas tué l'amour dans ton âme! Mais
chez toi la pudeur de l'adolescence, qui avait trop aisément cédé par le
côté sensuel, s'était comme infiltrée et développée outre mesure dans
l'esprit, et, au lieu de la mâle assurance virile qui charme et qui
subjugue, au lieu de ces rapides étincelles du regard,

  Qui d'un désir craintif font rougir la beauté[77],

elle s'était changée avec l'âge en défiance de toi-même, en répugnance à
oser, en promptitude à se décourager et à se troubler devant la beauté
superbe. Non, tu n'avais pas tué l'amour dans ton coeur; tu en étais
plutôt resté au premier, au timide et novice amour; mais sans la
fraîcheur naïve, sans l'ignorance adorable, sans les torrents, sans le
mystère; avec la disproportion de tes autres facultés qui avaient mûri
ou vieilli; de ta raison qui te disait que rien ne dure; de ta sagacité
judicieuse qui te représentait les inconvénients, les difficultés et les
suites; de tes sens fatigués qui n'environnaient plus, comme à dix-neuf
ans, l'être unique de la vapeur d'une émanation lumineuse et odorante;
ce n'était pas l'amour, c'était l'harmonie de tes facultés et de leur
développement que tu avais brisée dans ton être! Ton malheur est celui
de bien des hommes de notre âge.

[Note 77: Lamartine.]

Farcy se disait pourtant que cette disproportion entre ce qu'il savait
en idées et ce qu'il avait éprouvé en sentiments devait cesser dans son
âme, et qu'il était temps enfin d'avoir une passion, un amour. La tête,
chez lui, sollicitait le coeur; et il se portait en secret un défi, il
se faisait une gageure d'aimer. Il vit beaucoup, à cette époque, une
femme connue par ses ouvrages, par l'agrément de son commerce et sa
beauté[78], s'imaginant qu'il en était épris, et tâchant, à force de
soins, de le lui faire comprendre. Mais, soit qu'il s'exprimât trop
obscurément, soit que la préoccupation de cette femme distinguée fût
ailleurs, elle ne crut jamais recevoir dans Farcy un amant malheureux.
Pourtant il l'était, quoique moins profondément qu'il n'eût fallu
pour que cela fût une passion. Voici quelques vers commencés que nous
trouvons dans ses papiers:

  Thérèse, que les Dieux firent en vain si belle,
  Vous que vos seuls dédains ont su trouver fidèle,
  Dont l'esprit s'éblouit à ses seules lueurs,
  Qui des combats du coeur n'aimez que la victoire,
  Et qui rêvez d'amour comme on rêve de gloire,
  L'oeil fier et non voilé de pleurs;

  Vous qu'en secret jamais un nom ne vient distraire,
  Qui n'aimez qu'à compter, comme une reine altière,
  La foule des vassaux s'empressant sur vos pas;
  Vous à qui leurs cent voix sont douces à comprendre,
  Mais qui n'eûtes jamais une âme pour entendre
  Des voeux qu'on murmure plus bas;

  Thérèse, pour longtemps adieu!.....

[Note 78: Le respect nous empêche de la nommer; mais Béranger l'a
chantée, et tous ses amis la reconnaîtront ici sous le nom d'Hortense.]

La suite manque, mais l'idée de la pièce avait d'abord été crayonnée
en prose. Les vers y auraient peu ajouté, je pense, pour l'éclat et
le mouvement; ils auraient retranché peut-être à la fermeté et à la
concision.

«Thérèse, que la nature fit belle en vain, plus ravie de dominer que
d'aimer; pour qui la beauté n'est qu'une puissance, comme le courage et
le génie;

«Thérèse, qui vous amusez aux lueurs de votre esprit; qui rêvez d'amour
comme un autre de combats et de gloire, l'oeil fier et jamais humide;

«Thérèse, dont le regard, dans le cercle qui vous entoure de ses
hommages, ne cherche personne; que nul penser secret ne vient distraire,
que nul espoir n'excite, que nul regret n'abat;

«Thérèse, pour longtemps adieu! car j'espérerais en vain auprès de vous
de ce que votre coeur ne saurait me donner, et je ne veux pas de ce
qu'il m'offre;

«Car, où mon amour est dédaigné, mon orgueil n'accepte pas d'autre
place; je ne veux pas flatter votre orgueil par mes ardeurs comme par
mes respects.

«Mon âge n'est point fait à ces empressements paisibles, à ce partage si
nombreux; je sais mal, auprès de la beauté, séparer l'amitié de l'amour;
j'irai chercher ailleurs ce que je chercherais vainement auprès de vous.

«Une âme plus faible ou plus tendre accueillera peut-être celui que
d'autres ont dédaigné; d'autres discours rempliront mes souvenirs; une
autre image charmera mes tristesses rêveuses, et je ne verrai plus vos
lèvres dédaigneuses et vos yeux qui ne regardent pas.

«Adieu jusqu'en des temps et des pays lointains; jusqu'aux lieux où la
nature accueillera l'automne de ma vie, jusqu'aux temps où mon coeur
sera paisible, où mes yeux seront distraits auprès de vous! Adieu
jusques à nos vieux jours!»

Il sourirait à notre fantaisie de croire que la scène suivante se
rapporte à quelque circonstance fugitive de la liaison dont elle aurait
marqué le plus vif et le plus aimable moment. Quoi qu'il en soit,
le tableau que Farcy a tracé de souvenir est un chef-d'oeuvre de
délicatesse, d'attendrissement gracieux, de naturel choisi, d'art simple
et vraiment attique: Platon ou Bernardin de Saint-Pierre n'auraient pas
conté autrement.

«19 _juin_.--Hélène se tut, mais ses joues se couvrirent de rougeur;
elle lança sur Ghérard un regard plein de dédain, tandis que ses lèvres
se contractaient, agitées par la colère. Elle retomba sur le divan, à
demi assise, à demi couchée, appuyant sa tête sur une main, tandis que
l'autre était fort occupée à ramener les plis de sa robe.--Ghérard jeta
les yeux sur elle; à l'instant toute sa colère se changea en confusion.
Il vint à quelques pas d'elle, s'appuyant sur la cheminée, ému et
inquiet. Après un moment de silence: «Hélène, lui dit-il d'une voix
troublée, je vous ai affligée, et pourtant je vous jure...»--«Moi,
monsieur? non, vous ne m'avez point affligée; vos offenses n'ont pas ce
pouvoir sur moi.»--«Hélène, eh bien! oui, j'ai eu tort de parler ainsi,
je l'avoue; mais pardonnez-moi...»--«Vous pardonner!... Je n'ai pour
vous ni ressentiment ni pardon, et j'ai déjà oublié vos paroles.»

«Ghérard s'approcha vivement d'elle:--«Hélène, lui dit-il en cherchant à
s'emparer de sa main: pour un mot dont je me repens...»--«Laissez-moi,
lui dit-elle en retirant sa main: faudra-t-il que je m'enfuie, et ne
vous suffit-il pas d'une injure?»

«Ghérard s'en revint tristement à la cheminée, cachant son front dans
ses mains, puis tout à coup se retourna, les yeux humides de larmes; il
se jeta à ses pieds, et ses mains s'avançaient vers elle, de sorte qu'il
la serrait presque dans ses bras.

«Oui, s'écria-t-il, je vous ai offensée, je le sais bien; oui, je suis
rude, grossier; mais je vous aime, Hélène; oh! cela, je vous défie d'en
douter. Et si vous n'avez pas pitié de moi, vous qui êtes si bonne,
Hélène, qui réconciliez ceux qui se haïssent...» Et voyant qu'elle se
défendait faiblement: «Dites que vous me pardonnez! Faites-moi des
reproches, punissez-moi, châtiez-moi, j'ai tout mérité. Oui, vous devez
me châtier comme un enfant grossier. Hélène, dit-il en osant poser son
visage sur ses genoux, si vous me frappez, alors je croirai qu'après
m'avoir puni, vous me pardonnez.»

«Ghérard était beau; une de ses joues s'appuyait sur les genoux
d'Hélène, tandis que l'autre s'offrait ainsi à la peine. Il était là,
tombé à ses pieds avec grâce, et elle ne se sentit pas la force de
l'obliger à s'éloigner. Elle leva la main et l'abaissa vers son visage;
puis sa tête s'abaissa elle-même avec sa main: elle sourit doucement en
le voyant ainsi penché sans être vue de lui. Et sans le vouloir, et en
se laissant aller à son coeur et à sa pensée, qui achevaient le tableau
commencé devant ses yeux, sur le visage de Ghérard, au lieu de sa main,
elle posa ses lèvres.

«Elle se leva au même instant, effrayée de ce qu'elle avait fait, et
cherchant à se dégager des bras de Ghérard qui l'avaient enlacée. Le
coeur de Ghérard nageait dans la joie, et ses yeux rayonnants allaient
chercher les yeux d'Hélène sous leurs paupières abaissées. «Oh! ma belle
amie, lui dit-il en la retenant, comme un bon chrétien, j'aurais
baisé la main qui m'eût frappé; voudriez-vous m'empêcher d'achever ma
pénitence?» Et plus hardi à mesure qu'elle était plus confuse, il la
serra dans ses bras, et il rendit à ses lèvres qui fuyaient les siennes,
le baiser qu'il en avait reçu.

«Elle alla s'asseoir à quelques pas de lui, et l'heureux Ghérard, pour
dissiper le trouble qu'il avait causé, commença à l'entretenir de ses
projets pour le lendemain, auxquels il voulait l'associer.--«Ghérard,
lui dit-elle après un long silence, ces folies d'aujourd'hui,
oubliez-les, je vous en prie, et n'abusez pas d'un moment...»--«Ah! dit
Ghérard, que le Ciel me punisse si jamais je l'oublie! Mais vous, oh!
promettez-moi que cet instant passé, vous ne vous en souviendrez pas
pour me faire expier à force de froideur et de réserve un bonheur si
grand. Et moi, ma belle amie, vous m'avez mis à une école trop sévère
pour que je ne tremble pas de paraître fier d'une faveur.»

«Eh bien! je vous le promets, dit-elle en souriant; soyez donc sage.» Et
Ghérard le lui jura, en baisant sa main qu'il pressa sur son coeur.»

Durant les deux derniers mois de sa vie, Farcy avait loué une petite
maison dans le charmant vallon d'Aulnay, près de Fontenay-aux-Roses où
l'appelaient ses occupations. Cette convenance, la douceur du lieu, le
voisinage des bois, l'amitié de quelques habitants du vallon, peut-être
aussi le souvenir des noms célèbres qui ont passé là, les parfums
poétiques que les camélias de Chateaubriand ont laissés alentour, tout
lui faisait d'Aulnay un séjour de bonne, de simple et délicieuse vie. Il
réalisait pour son compte le voeu qu'un poëte de ses amis avait laissé
échapper autrefois en parcourant ce joli paysage:

  Que ce vallon est frais, et que j'y voudrais vivre!
  Le matin, loin du bruit, quel bonheur d'y poursuivre
  Mon doux penser d'hier qui, de mes doigts tressé,
  Tiendrait mon lendemain à la veille enlacé!
  Là, mille fleurs sans nom, délices de l'abeille;
  Là, des prés tout remplis de fraise et de groseille;
  Des bouquets de cerise aux bras des cerisiers;
  Des gazons pour tapis, pour buissons des rosiers;
  Des châtaigniers en rond sous le coteau des aulnes;
  Les sentiers du coteau mêlant leurs sables jaunes
  Au vert doux et touffu des endroits non frayés,
  Et grimpant au sommet le long des flancs rayés;
  Aux plaines d'alentour, dans des foins, de vieux saules
  Plus qu'à demi noyés, et cachant leurs épaules
  Dans leurs cheveux pendants, comme on voit des nageurs;
  De petits horizons nuancés de rougeurs;
  De petits fonds riants, deux ou trois blancs villages
  Entrevus d'assez loin à travers des feuillages;
  Oh! que j'y voudrais vivre, au moins vivre un printemps,
  Loin de Paris, du bruit des propos inconstants,
  Vivre sans souvenir!.........

Dans cette retraite heureuse et variée, l'âme de Farcy s'ennoblissait de
jour en jour; son esprit s'élevait, loin des fumées des sens, aux plus
hautes et aux plus sereines pensées. La politique active et quotidienne
ne l'occupait que médiocrement, et sans doute, la veille des
Ordonnances, il en était encore à ses méditations métaphysiques et
morales, ou à quelque lecture, comme celle des _Harmonies_, dans
laquelle il se plongeait avec enivrement. Nous extrayons religieusement
ici les dernières pensées écrites sur son journal; elles sont empreintes
d'un instinct inexplicable et d'un pressentiment sublime:

«Chacun de nous est un artiste qui a été chargé de sculpter lui-même sa
statue pour son tombeau, et chacun de nos actes est un des traits dont
se forme notre image. C'est à la nature à décider si ce sera la statue
d'un adolescent, d'un homme mûr ou d'un vieillard. Pour nous, tâchons
seulement qu'elle soit belle et digne d'arrêter les regards. Du reste,
pourvu que les formes en soient nobles et pures, il importe peu que ce
soit Apollon ou Hercule, la Diane chasseresse ou la Vénus de Praxitèle.»

«Voyageur, annonce à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses
saints commandements.»

«Ils moururent irréprochables dans la guerre comme dans l'amitié[79].»

[Note 79: Cette épitaphe et la précédente se trouvent citées par
Jean-Jacques au livre IV de l'_Émile_.]

«Ici reposent les cendres de don Juan Diaz Porlier, général des armées
espagnoles, qui a été heureux dans ce qu'il a entrepris contre les
ennemis de son pays, mais qui est mort victime des dissensions civiles.»

Peut-être, après tout, ces nobles épitaphes de héros ne lui
revinrent-elles à l'esprit que le mardi, dans l'intervalle des
Ordonnances à l'insurrection, et comme un écho naturel des héroïques
battements de son coeur. Le mercredi, vers les deux heures après midi,
à la nouvelle du combat, il arrivait à Paris, rue d'Enfer, chez son ami
Colin, qui se trouvait alors en Angleterre. Il alla droit à une panoplie
d'armes rares suspendue dans le cabinet de son ami, et il se munit d'un
sabre, d'un fusil et de pistolets. Madame Colin essayait de le retenir
et lui recommandait la prudence: «Eh! qui se dévouera, madame, lui
répondit-il, si nous, qui n'avons ni femme ni enfants, nous ne bougeons
pas?» Et il sortit pour parcourir la ville. L'aspect du mouvement lui
parut d'abord plus incertain qu'il n'aurait souhaité; il vit quelques
amis: les conjectures étaient contradictoires. Il courut au bureau du
_Globe_, et de là à la maison de santé de M. Pinel, à Chaillot, où M.
Dubois, rédacteur en chef du journal, était détenu. Les troupes royales
occupaient les Champs-Élysées, et il lui fallut passer la nuit dans
l'appartement de M. Dubois. Son idée fixe, sa crainte était le manque de
direction; il cherchait les chefs du mouvement, des noms signalés, et il
n'en trouvait pas. Il revint le jeudi de grand matin à la ville, par le
faubourg et la rue Saint-Honoré, de compagnie avec M. Magnin; chemin
faisant, la vue de quelques cadavres lui remit la colère au coeur et
aussi l'espoir. Arrivé à la rue Dauphine, il se sépara de M. Magnin en
disant: «Pour moi, je vais reprendre mon fusil que j'ai laissé ici près,
et me battre.» Il revit pourtant dans la matinée M. Cousin, qui voulut
le retenir à la mairie du onzième arrondissement, et M. Géruzez, auquel
il dit cette parole d'une magnanime équité: «Voici des événements dont,
plus que personne, nous profiterons; c'est donc à nous d'y prendre part
et d'y aider[80].» Il se porta avec les attaquants vers le Louvre, du
côté du Carrousel; les soldats royaux faisaient un feu nourri dans la
rue de Rohan, du haut d'un balcon qui est à l'angle de cette rue et de
la rue Saint-Honoré; Farcy, qui débouchait au coin de la rue de Rohan et
de celle de Montpensier, tomba l'un des premiers, atteint de haut en bas
d'une balle dans la poitrine. C'est là, et non, comme on l'a fait, à la
porte de l'hôtel de Nantes, que devrait être placée la pierre funéraire
consacrée à sa mémoire. Farcy survécut près de deux heures à sa
blessure. M. Littré, son ami, qui combattait au même rang et aux pieds
duquel il tomba, le fit transporter à la distance de quelques pas, dans
la maison du marchand de vin, et le hasard lui amena précisément M.
Loyson, jeune chirurgien de sa connaissance. Mais l'art n'y pouvait
rien: Farcy parla peu, bien qu'il eût toute sa présence d'esprit. M.
Loyson lui demanda s'il désirait faire appeler quelque parent, quelque
ami; Farcy dit qu'il ne désirait personne; et comme M. Loyson insistait,
le mourant nomma un ami qu'on ne trouva pas chez lui, et qui ne fut pas
informé à temps pour venir. Une fois seulement, à un bruit plus violent
qui se faisait dans la rue, il parut craindre que le peuple n'eût le
dessous et ne fût refoulé; on le rassura; ce furent ses dernières
paroles; il mourut calme et grave, recueilli en lui-même, sans ivresse
comme sans regret. (29 juillet 1830.)

[Note 80: C'est tout à fait le même raisonnement généreux qui anime,
dans Homère, Sarpédon s'adressant à Glaucus au moment de l'assaut du
camp (_Iliade_, XII): «O Glaucus, pourquoi sommes-nous entre tous
honorés en Lycie et par le siége, et par les mets et les coupes
d'honneur? pourquoi tous nous considèrent-ils comme des dieux, et à quel
titre, aux rives du Xanthe, possédons-nous notre grand domaine, riche en
vergers et en terres fécondes? C'est pour cela qu'aujourd'hui il nous
faut faire tête au premier rang des Lyciens, et nous lancer au feu de la
mêlée, afin qu'au moins chacun des nôtres dise, etc., etc...» Pour Farcy
les avantages à conquérir avaient certes moins de splendeur, et le grand
_domaine_, c'eût été une chaire. Mais plus le prix reste bourgeois, et
plus est noble l'héroïsme, ou, pour l'appeler par son vrai nom, plus est
pur le sentiment du devoir.]

Le corps fut transporté et inhumé au Père-Lachaise, dans la partie du
cimetière où reposent les morts de Juillet. Plusieurs personnes, et
entre autres M. Guigniaut, prononcèrent de touchants adieux.

Les amis de Farcy n'ont pas été infidèles au culte de la noble victime;
ils lui ont élevé un monument funéraire qui devra être replacé au
véritable endroit de sa chute. M. Colin a vivement reproduit ses traits
sur la toile. M. Cousin lui a dédié sa traduction des _Lois_ de Platon,
se souvenant que Farcy était mort en combattant pour les _lois_. Et
nous, nous publions ses vers, comme on expose de pieuses reliques[81].

[Note 81: Deux poëtes généreux et délicats, dont l'un avait connu
Farcy et dont l'autre l'avait vu seulement, MM. Antony Deschamps et
Brizeux, ont consacré à sa mémoire des vers que nous n'avons garde
d'omettre dans cette liste d'hommages funèbres. Voici ceux de M.
Deschamps:

  Que ne suis-je couché dans un tombeau profond,
  Percé comme Farcy d'une balle de plomb,
  Lui dont l'âme était pure, et si pure la vie,
  Sans troubles ni remords également suivie!
  Lui qui, lorsque j'étais dans l'_île Procida_,
  Sur le bord de la mer un matin m'aborda,
  Me parla de Paris, de nos amis de France,
  De Rome qu'il quittait, puis de quelque souffrance...
  Et s'asseyant au seuil d'une blanche maison,
  Lut dans André Chénier: _O Sminthée Apollon!_
  Et quand il eut fini cette belle lecture,
  Ému par le climat et la douce nature,
  Se leva brusquement, et me tendant la main,
  Grimpa, comme un chevreau, sur le coteau voisin.

M. Brizeux a dit:

A LA MÉMOIRE DE GEORGE FARCY.

  Il adorait
  La France, la Poésie et la Philosophie.
  Que la patrie conserve son nom!
  (Victor Cousin.)

  Oui! toujours j'enviai, Farcy, de te connaître,
  Toi que si jeune encore on citait comme un maître.
  Pauvre coeur qui d'un souffle, hélas! t'intimidais,
  Attentif à cacher l'or pur que tu gardais!
  Un soir, en nous parlant de Naple et de ses grèves,
  Beaux pays enchantés où se plaisaient tes rêves,
  Ta bouche eut un instant la douceur de Platon;
  Tes amis souriaient,... lorsque, changeant de ton,
  Tu devins brusque et sombre, et te mordis la lèvre,
  Fantasque, impatient, rétif comme la chèvre!
  Ainsi tu te plaisais à secouer la main
  Qui venait sur ton front essuyer ton chagrin.
  Que dire? le linceul aujourd'hui te recouvre,
  Et, j'en ai peur, c'est lui que tu cherchais au Louvre.
  Paix à toi, noble coeur! ici tu fus pleuré
  Par un ami bien vrai, de toi-même ignoré;
  Là-haut, réjouis-toi! Platon parmi les Ombres
  Te dit le Verbe pur, Pythagore les Nombres.
]

Mais s'il nous est permis de parler un moment en notre propre nom,
disons-le avec sincérité, le sentiment que nous inspire la mémoire de
Farcy n'est pas celui d'un regret vulgaire; en songeant à la mort
de notre ami, nous serions tenté plutôt de l'envier. Que ferait-il
aujourd'hui, s'il vivait? que penserait-il? que sentirait-il? Ah!
certes, il serait encore le même, loyal, solitaire, indépendant, ne
jurant par aucun parti, s'engouant peu pour tel ou tel personnage; au
lieu de professer la philosophie chez M. Morin, il la professerait dans
un Collége royal; rien d'ailleurs ne serait changé à sa vie modeste,
ni à ses pensées; il n'aurait que quelques illusions de moins, et ce
désappointement pénible que le régime héritier de la Révolution
de Juillet fait éprouver à toutes les âmes amoureuses d'idées et
d'honneur[82]. Il aurait foi moins que jamais aux hommes; et, sans
désespérer des progrès d'avenir, il serait triste et dégoûté dans le
présent. Son stoïcisme se serait réfugié encore plus avant dans la
contemplation silencieuse des choses; la réalité pratique, indigne de le
passionner, ne lui apparaîtrait de jour en jour davantage que sous le
côté médiocre des intérêts et du bien-être; il s'y accommoderait en
sage, avec modération; mais cela seul est déjà trop: la tiédeur s'ensuit
à la longue; fatigué d'enthousiasme, une sorte d'ironie involontaire,
comme chez beaucoup d'esprits supérieurs, l'aurait peut-être gagné avec
l'âge: il a mieux fait de bien mourir!--Disons seulement, en usant d'un
mot du choeur antique: «Ah! si les belles et bonnes âmes comme la sienne
pouvaient avoir deux jeunesses[83]!»

[Note 82: Ce mot est dur pour la monarchie de Juillet; je ne l'aurais
pas écrit plus tard; et pourtant il exprime un sentiment que bien des
hommes de ma génération partagèrent. Et cette monarchie, malgré ses
mérites raisonnés, ne put jamais s'absoudre de cette tâche originelle
qui la fit sembler peureuse et circonspecte à l'excès en naissant. On
est coupable en France, quelque intérêt qu'on allègue, si l'on manque,
faute d'élan, certains moments de grandeur et de gloire qui ne se
retrouvent plus. Il n'est qu'un temps pour la jeunesse: nous avions
lieu, en 1830, d'espérer pour la nôtre un régime plus actif et plus
généreux que celui de la parole. Nous fûmes refoulés et nous souffrîmes.
La littérature me consola.]

[Note 83: Euripide, _Hercules furens_ (édit. de Boissonade, v. 648).]

Juin 1831.

NOTE.--Bien des années après avoir écrit cette Notice, j'ai reçu de M.
Géruzez, héritier des papiers de Farcy, la communication d'une note qui
me concernait moi-même, et qui m'a montré que Farcy avait bien voulu
s'occuper de mes essais poétiques d'alors: il y juge _Joseph Delorme_ et
_les Consolation_, d'une manière psychologique et morale qui est à lui.
Ce jugement est assez favorable pour que je m'en honore, et il est à la
fois assez sévère pour que j'ose le reproduire ici:

«Dans le premier ouvrage (dans _Joseph Delorme_), dit-il, c'était une
âme flétrie par des études trop positives et par les habitudes des sens
qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en même temps délicat et
instruit; car ces hommes ne pouvant se plaire à une liaison continuée où
on ne leur rapporte en échange qu'un esprit vulgaire et une âme façonnée
à l'image de cet esprit, ennuyés et ennuyeux auprès de telles femmes,
et d'ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des
talents encore cachés, cherchent le plaisir d'une heure qui amène le
dégoût de soi-même. Ils ressemblent à ces femmes bien élevées et sans
richesses, qui ne peuvent souffrir un époux vulgaire, et à qui une union
mieux assortie est interdite par la fortune.

«Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d'un
pareil coeur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poëte.

«Aujourd'hui (dans _les Consolations_) il sort de sa débauche et de son
ennui; son talent mieux connu, une vie littéraire qui ressemble à un
combat, lui ont donné de l'importance et l'ont sauvé de l'affaissement.
Son âme honnête et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse,
avec reconnaissance. Il s'est tourné vers Dieu d'où vient la paix et la
joie.

«Il n'est pas sorti de son abattement par une violente secousse: c'est
un esprit trop analytique, trop réfléchi, trop habitué à user ses
impressions en les commentant, à se dédaigner lui-même en s'examinant
beaucoup; il n'a rien en lui pour être épris éperdument et pousser sa
passion avec emportement et audace; plus tard peut-être: aujourd'hui il
cherche, il attend et se défie.

«Mais son coeur lui échappe et s'attache à une fausse image de l'amour.
L'étude, la méditation religieuse, l'amitié l'occupent si elles ne
le remplissent pas, et détournent ses affections. La pensée de l'art
noblement conçu le soutient et donne à ses travaux une dignité que
n'avaient pas ses premiers essais, simples épanchements de son âme et de
sa vie habituelle.--Il comprend tout, aspire à tout, et n'est maître
de rien ni de lui-même. Sa poésie a une ingénuité de sentiments et
d'émotions qui s'attachent à des objets pour lesquels le grand nombre
n'a guère de sympathie, et où il y a plutôt travers d'esprit ou
habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu'attachement
naturel et poétique. La misère domestique vient gémir dans ses vers à
côté des élans d'une noble âme et causer ce contraste pénible qu'on
retrouve dans certaines scènes de Shakspeare (_Lear_, etc), qui excite
notre pitié, mais non pas une émotion plus sublime.

«Ces goûts changeront; cette sincérité s'altérera; le poëte se révélera
avec plus de pudeur, il nous montrera les blessures de son âme, les
pleurs de ses yeux, mais non plus les flétrissures livides de ses
membres, les égarements obscurs de ses sens, les haillons de son
indigence morale. Le libertinage est poétique quand c'est un emportement
du principe passionné en nous, quand c'est philosophie audacieuse, mais
non quand il n'est qu'un égarement furtif, une confession honteuse. Cet
état convient mieux au pécheur qui va se régénérer; il va plus mal au
poëte qui doit toujours marcher simple et le front levé; à qui il faut
l'enthousiasme ou les amertumes profondes de la passion.

«L'auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais
il y est ramené par l'ennui de ce qui l'entoure, et aussi effrayé par
l'immensité où il se plonge en sortant de lui-même. En rentrant dans
sa maison, il se sent plus à l'aise, il sent plus vivement par le
contraste; il chérit son étroit horizon où il est à l'abri de ce qui
le gêne, où son esprit n'est pas vaguement égaré par une trop vaste
perspective. Mais si la foule lui est insupportable, le vaste espace
l'accable encore, ce qui est moins poétique. Il n'a pas pris assez de
fierté et d'étendue pour dominer toute cette nature, pour l'écouter, la
comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poésie par là est
étroite, chétive, étouffée: on n'y voit pas un miroir large et pur de
la nature dans sa grandeur, la force et la plénitude de sa vie: ses
tableaux manquent d'air et de lointains fuyants.

«Il s'efforce d'aimer et de croire, parce que c'est là-dedans qu'est le
poëte: mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si
je puis ainsi dire. Il va de l'amitié à l'amour comme il a été de
l'incrédulité à l'élan vers Dieu.

«Cette amitié n'est ni morale ni poétique...»

Ici s'arrête la note inachevée. Si jamais le troisième Recueil qui fait
suite immédiatement aux _Consolations_ et à _Joseph Delorme_, et qui
n'est que le développement critique et poétique des mêmes sentiments
dans une application plus précise, vient à paraître (ce qui ne saurait
avoir lieu de longtemps), il me semble, autant qu'on peut prononcer
sur soi-même, que le jugement de Farcy se trouvera en bien des points
confirmé.



DIDEROT

J'ai toujours aimé les correspondances, les conversations, les pensées,
tous les détails du caractère, des moeurs, de la biographie, en un mot,
des grands écrivains; surtout quand cette biographie comparée n'existe
pas déjà rédigée par un autre, et qu'on a pour son propre compte à la
construire, à la composer. On s'enferme pendant une quinzaine de jours
avec les écrits d'un mort célèbre, poëte ou philosophe; on l'étudie, on
le retourne, on l'interroge à loisir; on le fait poser devant soi; c'est
presque comme si l'on passait quinze jours à la campagne à faire le
portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe; seulement on est
plus à l'aise avec son modèle, et le tête-à-tête, en même temps qu'il
exige un peu plus d'attention, comporte beaucoup plus de familiarité.
Chaque trait s'ajoute à son tour, et prend place de lui-même dans cette
physionomie qu'on essaye de reproduire; c'est comme chaque étoile qui
apparaît successivement sous le regard et vient luire à son point dans
la trame d'une belle nuit. Au type vague, abstrait, général, qu'une
première vue avait embrassé, se mêle et s'incorpore par degrés une
réalité individuelle, précise, de plus en plus accentuée et vivement
scintillante; on sent naître, on voit venir la ressemblance; et le jour,
le moment où l'on a saisi le tic familier, le sourire révélateur, la
gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en
vain sous les cheveux déjà clair-semés,--à ce moment l'analyse disparaît
dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé l'homme. Il y
a plaisir en tout temps à ces sortes d'études secrètes, et il y aura
toujours place pour les productions qu'un sentiment vif et pur en
saura tirer. Toujours, nous le croyons, le goût et l'art donneront de
l'à-propos et quelque durée aux oeuvres les plus courtes, et les plus
individuelles, si, en exprimant une portion même restreinte de la nature
et de la vie, elles sont marquées de ce sceau unique de diamant, dont
l'empreinte se reconnaît tout d'abord, qui se transmet inaltérable et
imperfectible à travers les siècles, et qu'on essayerait vainement
d'expliquer ou de contrefaire. Les révolutions passent sur les peuples,
et font tomber les rois comme des têtes de pavots; les sciences
s'agrandissent et accumulent; les philosophies s'épuisent; et cependant
la moindre perle, autrefois éclose du cerveau de l'homme, si le temps
et les barbares ne l'ont pas perdue en chemin, brille encore aussi pure
aujourd'hui qu'à l'heure de sa naissance. On peut découvrir demain toute
l'Égypte et toute l'Inde, lire au coeur des religions antiques, en
tenter de nouvelles, l'ode d'Horace à Lycoris n'en sera, ni plus
ni moins, une de ces perles dont nous parlons. La science, les
philosophies, les religions sont là, à côté, avec leurs profondeurs et
leurs gouffres souvent insondables; qu'importe? elle, la perle limpide
et une fois née, se voit fixe au haut de son rocher, sur le rivage,
dominant cet océan qui remue et varie sans cesse; plus humide, plus
cristalline, plus radieuse au soleil après chaque tempête. Ceci ne veut
pas dire au moins que la perle et l'océan d'où elle est sortie un jour
ne soient pas liés par beaucoup de rapports profonds et mystérieux,
ou, en d'autres termes, que l'art soit du tout indépendant de la
philosophie, de la science et des révolutions d'alentour. Oh! pour cela,
non; chaque océan donne ses perles, chaque climat les mûrit diversement
et les colore; les coquillages du golfe Persique ne sont pas ceux de
l'Islande. Seulement l'art, dans la force de génération qui lui est
propre, a quelque chose de fixe, d'accompli, de définitif, qui crée à un
moment donné et dont le produit ne meurt plus; qui ne varie pas avec les
niveaux; qui n'expire ni ne grossit avec les vagues; qui ne se mesure ni
au poids ni à la brasse, et qui, au sein des courants les plus mobiles,
organise une certaine quantité de touts, grands et petits, dont les plus
choisis et les mieux venus, une fois extraits de la masse flottante,
n'y peuvent jamais rentrer. C'est ce qui doit consoler et soutenir les
artistes jetés en des jours d'orages. Partout il y a moyen pour eux de
produire quelque chose; peu ou beaucoup, l'essentiel est que ce _quelque
chose_ soit le mieux, et porte en soi, précieusement gravée à l'un des
coins, la marque éternelle. Voilà ce que nous avions besoin de nous dire
avant de nous remettre, nous, critique littéraire, à l'étude curieuse de
l'art, et à l'examen attentif des grands individus du passé; il nous a
semblé que, malgré ce qui a éclaté dans le monde et ce qui s'y remue
encore, un portrait de Regnier, de Boileau, de La Fontaine, d'André
Chénier, de l'un de ces hommes dont les pareils restent de tout temps
fort rares, ne serait pas plus une puérilité aujourd'hui qu'il y a un
an; et en nous prenant cette fois à Diderot philosophe et artiste, en
le suivant de près dans son intimité attrayante, en le voyant dire, en
l'écoutant penser aux heures les plus familières, nous y avons gagné du
moins, outre la connaissance d'un grand homme de plus, d'oublier pendant
quelques jours l'affligeant spectacle de la société environnante, tant
de misère et de turbulence dans les masses, un si vague effroi, un si
dévorant égoïsme dans les classes élevées, les gouvernements sans idées
ni grandeur, des nations héroïques qu'on immole, le sentiment de patrie
qui se perd et que rien de plus large ne remplace, la religion retombée
dans l'arène d'où elle a le monde à reconquérir, et l'avenir de plus en
plus nébuleux, recélant un rivage qui n'apparaît pas encore.

Il n'en était pas tout à fait ainsi du temps de Diderot. L'oeuvre
de destruction commençait alors à s'entamer au vif dans la théorie
philosophique et politique; la tâche, malgré les difficultés du moment,
semblait fort simple; les obstacles étaient bien tranchés, et l'on se
portait à l'assaut avec un concert admirable et des espérances à la fois
prochaines et infinies. Diderot, si diversement jugé, est de tous
les hommes du XVIIIe siècle celui dont la personne résume le plus
complétement l'insurrection philosophique avec ses caractères les plus
larges et les plus contrastés. Il s'occupa peu de politique, et la
laissa à Montesquieu, à Jean-Jacques et à Raynal; mais en philosophie
il fut en quelque sorte l'âme et l'organe du siècle, le théoricien
dirigeant par excellence. Jean-Jacques était spiritualiste, et par
moments une espèce de calviniste socinien: il niait les arts, les
sciences, l'industrie, la perfectibilité, et par toutes ces faces
heurtait son siècle plutôt qu'il ne le réfléchissait. Il faisait, à
plusieurs égards, exception dans cette société libertine, matérialiste
et éblouie de ses propres lumières. D'Alembert était prudent,
circonspect, sobre et frugal de doctrine, faible et timide de caractère,
sceptique en tout ce qui sortait de la géométrie; ayant deux paroles,
une pour le public, l'autre dans le privé, philosophe de l'école de
Fontenelle; et le XVIIIe siècle avait l'audace au front, l'indiscrétion
sur les lèvres, la foi dans l'incrédulité, le débordement des discours,
et lâchait la vérité et l'erreur à pleines mains. Buffon ne manquait pas
de foi en lui-même et en ses idées, mais il ne les prodiguait pas; il
les élaborait à part, et ne les émettait que par intervalles, sous
une forme pompeuse dont la magnificence était à ses yeux le mérite
triomphant. Or, le XVIIIe siècle passe avec raison pour avoir été
prodigue d'idées, familier et prompt, tout à tous, ne haïssant pas le
déshabillé; et quand il s'était trop échauffé en causant de verve, en
dissertant dans le salon pour ou contre Dieu, ma foi! il ne se faisait
pas faute alors, le bon siècle, d'ôter sa perruque, comme l'abbé
Galiani, et de la suspendre au dos d'un fauteuil. Condillac, si vanté
depuis sa mort pour ses subtiles et ingénieuses analyses, ne vécut pas
au coeur de son époque, et n'en représente aucunement la plénitude, le
mouvement et l'ardeur. Il était cité avec considération par quelques
hommes célèbres; d'autres l'estimaient d'assez mince étoffe. En somme,
on s'occupait peu de lui; il n'avait guère d'influence. Il mourut dans
l'isolement, atteint d'une sorte de marasme causé par l'oubli. Juger
la philosophie du XVIIIe siècle d'après Condillac, c'est se décider
d'avance à la voir tout entière dans une psychologie pauvre et étriquée.
Quelque état qu'on en fasse, elle était plus forte que cela. Cabanis et
M. de Tracy, qui ont beaucoup insisté, comme par précaution oratoire,
sur leur filiation avec Condillac, se rattachent bien plus directement,
pour les solutions métaphysiques d'origine et de fin, de substance et
de cause, pour les solutions physiologiques d'organisation et de
sensibilité, à Condorcet, à d'Holbach, à Diderot; et Condillac est
précisément muet sur ces énigmes, autour desquelles la curiosité de son
siècle se consuma. Quant à Voltaire, meneur infatigable, d'une aptitude
d'action si merveilleuse, et philosophe pratique en ce sens, il
s'inquiéta peu de construire ou même d'embrasser toute la théorie
métaphysique d'alors; il se tenait au plus clair, il courait au plus
pressé, il visait au plus droit, ne perdant aucun de ses coups,
harcelant de loin les hommes et les dieux, comme un Parthe, sous ses
flèches sifflantes. Dans son impitoyable verve de bon sens, il alla même
jusqu'à railler à la légère les travaux de son époque à l'aide desquels
la chimie et la physiologie cherchaient à éclairer les mystères de
l'organisation. Après la Théodicée de Leibnitz, les anguilles de Needham
lui paraissaient une des plus drôles imaginations qu'on pût avoir. La
faculté philosophique du siècle avait donc besoin, pour s'individualiser
en un génie, d'une tête à conception plus patiente et plus sérieuse que
Voltaire, d'un cerveau moins étroit et moins effilé que Condillac; il
lui fallait plus d'abondance, de source vive et d'élévation solide que
dans Buffon, plus d'ampleur et de décision fervente que chez d'Alembert,
une sympathie enthousiaste pour les sciences, l'industrie et les arts,
que Rousseau n'avait pas. Diderot fut cet homme; Diderot, riche et
fertile nature, ouverte à tous les germes, et les fécondant en son sein,
les transformant presque au hasard par une force spontanée et confuse;
moule vaste et bouillonnant où tout se fond, où tout se broie, où tout
fermente; capacité la plus encyclopédique qui fût alors, mais capacité
active, dévorante à la fois et vivifiante, animant, embrasant tout ce
qui y tombe, et le renvoyant au dehors dans des torrents de flamme et
aussi de fumée; Diderot, passant d'une machine à bas qu'il démonte et
décrit, aux creusets de d'Holbach et de Rouelle, aux considérations de
Bordeu; disséquant, s'il le veut, l'homme et ses sens aussi dextrement
que Condillac, dédoublant le fil de cheveu le plus ténu sans qu'il se
brise, puis tout d'un coup rentrant au sein de l'être, de l'espace, de
la nature, et taillant en plein dans la grande géométrie métaphysique
quelques larges lambeaux, quelques pages sublimes et lumineuses que
Malebranche ou Leibnitz auraient pu signer avec orgueil s'ils n'eussent
été chrétiens[84]; esprit d'intelligence, de hardiesse et de conjecture,
alternant du fait à la rêverie, flottant de la majesté au cynisme, bon
jusque dans son désordre, un peu mystique dans son incrédulité, et
auquel il n'a manqué, comme à son siècle, pour avoir l'harmonie, qu'un
rayon divin, un _fiat lux_, une idée régulatrice, un Dieu[85].

[Note 84: _Chrétiens?_ cela est plus vrai de Malebranche que de
Leibnitz.]

[Note 85: Grimm avait déjà comparé la tête de Diderot à la nature
telle que celui-ci la concevait, riche, fertile, douce et sauvage,
simple et majestueuse, bonne et sublime, _mais sans aucun principe
dominant, sans maître et sans Dieu_.]

Tel devait être, au XVIIIe siècle, l'homme fait pour présider à
l'atelier philosophique, le chef du camp indiscipliné des penseurs,
celui qui avait puissance pour les organiser en volontaires, les rallier
librement, les exalter, par son entrain chaleureux, dans la conspiration
contre l'ordre encore subsistant. Entre Voltaire, Buffon, Rousseau
et d'Holbach, entre les chimistes et les beaux-esprits, entre les
géomètres, les mécaniciens et les littérateurs, entre ces derniers et
les artistes, sculpteurs ou peintres, entre les défenseurs du goût
ancien et les novateurs comme Sedaine, Diderot fut un lien. C'était lui
qui les comprenait le mieux tous ensemble et chacun isolément, qui les
appréciait de meilleure grâce, et les portait le plus complaisamment
dans son coeur; qui, avec le moins de personnalité et de _quant-à-soi_,
se transportait le plus volontiers de l'un à l'autre. Il était donc bien
propre à être le centre mobile, le pivot du tourbillon; à mener la ligue
à l'attaque avec concert, inspiration et quelque chose de tumultueux et
de grandiose dans l'allure. La tête haute et un peu chauve, le front
vaste, les tempes découvertes, l'oeil en feu ou humide d'une grosse
larme, le cou nu et, comme il l'a dit, _débraillé, le dos bon et rond_,
les bras tendus vers l'avenir; mélange de grandeur et de trivialité,
d'emphase et de naturel, d'emportement fougueux et d'humaine sympathie;
tel qu'il était, et non tel que l'avaient gâté Falconet et Vanloo, je me
le figure dans le mouvement théorique du siècle, précédant dignement
ces hommes d'action qui ont avec lui un air de famille, ces chefs d'un
ascendant sans morgue, d'un héroïsme souillé d'impur, glorieux malgré
leurs vices, gigantesques dans la mêlée, au fond meilleurs que leur vie:
Mirabeau, Danton, Kléber.

Denis Diderot était né à Langres, en octobre 1713, d'un père coutelier.
Depuis deux cents ans cette profession se transmettait par héritage dans
la famille avec les humbles vertus, la piété, le sens et l'honneur des
vieux temps. Le jeune Denis, l'aîné des enfants, fut d'abord destiné à
l'état ecclésiastique, pour succéder à un oncle chanoine. On le mit de
bonne heure aux Jésuites de la ville, et il y fit de rapides progrès.
Ces premières années, cette vie de famille et d'enfance, qu'il aimait à
se rappeler et qu'il a consacrée en plusieurs endroits de ses écrits,
laissèrent dans sa sensibilité de profondes empreintes. En 1760, au
Grandval, chez le baron d'Holbach, partagé entre la société la plus
séduisante et les travaux de philosophie ancienne qu'il rédigeait pour
l'Encyclopédie, ces circonstances d'autrefois lui revenaient à l'esprit
avec larmes; il remontait par la rêverie le cours de sa _triste et
tortueuse compatriote_, la Marne, qu'il retrouvait là, sous ses yeux, au
pied des coteaux de Chenevières et de Champigny; son coeur nageait dans
les souvenirs, et il écrivait à son amie, mademoiselle Voland: «Un des
moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans,
et je m'en souviens comme d'hier, lorsque mon père me vit arriver du
collège, les bras chargés des prix que j'avais remportés, et les épaules
chargées des couronnes qu'on m'avait décernées, et qui, trop larges pour
mon front, avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu'il m'aperçut,
il laissa son ouvrage, il s'avança sur sa porte et se mit à pleurer.
C'est une belle chose qu'un homme de bien et sévère, qui pleure!» Madame
de Vandeul, fille unique et si chérie de Diderot, nous a laissé quelques
anecdotes sur l'enfance de son père, que nous ne répéterons pas, et
qui toutes attestent la vivacité d'impressions, la pétulance, la bonté
facile de cette jeune et précoce nature. Diderot a cela de particulier
entre les grands hommes du XVIIIe siècle, d'avoir eu une _famille_, une
famille tout à fait bourgeoise, de l'avoir aimée tendrement, de s'y être
rattaché toujours avec effusion, cordialité et bonheur. Philosophe à la
mode et personnage célèbre, il eut toujours son bon père _le forgeron_,
comme il disait, son frère l'abbé, sa soeur la ménagère, sa chère
petite fille Angélique; il parlait d'eux tous délicieusement; il ne fut
satisfait que lorsqu'il eut envoyé à Langres son ami Grimm embrasser son
vieux père. Je n'ai guère vu trace de rien de pareil chez Jean-Jacques,
d'Alembert (et pour cause), le comte de Buffon, ou ce même M. de Grimm,
ou M. Arouet de Voltaire.

Les jésuites cherchèrent à s'attacher Diderot; il eut une veine
d'ardente dévotion; on le tonsura vers douze ans, et on essaya même un
jour de l'enlever de Langres pour disposer de lui plus à l'aise. Ce
petit événement décida son père à l'amener à Paris, où il le plaça au
collège d'Harcourt. Le jeune Diderot s'y montra bon écolier et surtout
excellent camarade. On rapporte que l'abbé de Bernis et lui dînèrent
plus d'une fois alors au cabaret à six sous par tête[86]. Ses études
finies, il entra chez un procureur, M. Clément de Ris, son compatriote,
pour y étudier le droit et les lois, ce qui l'ennuya bien vite. Ce
dégoût de la chicane le brouilla avec son père, qui sentait le besoin
de brider, de mater par l'étude un naturel aussi passionné, et qui le
pressait de faire choix d'un état quelconque ou de rentrer sous le toit
paternel. Mais le jeune Diderot sentait déjà ses forces, et une vocation
irrésistible l'entraînait hors des voies communes. Il osa désobéir à ce
bon père qu'il vénérait, et seul, sans appui, brouillé avec sa famille
(quoique sa mère le secourût sous main et par intervalles), logé dans un
taudis, dînant toujours à six sous, le voilà qui tente de se fonder
une existence d'indépendance et d'étude; la géométrie et le grec le
passionnent, et il rêve la gloire du théâtre. En attendant, tous les
genres de travaux qui s'offraient lui étaient bien venus; le métier de
journaliste, comme nous l'entendons, n'existait pas alors, sans quoi
c'eût été le sien. Un jour, un missionnaire lui commanda six sermons
pour les colonies portugaises, et il les fabriqua. Il essaya de se faire
le précepteur particulier des fils d'un riche financier, mais cette vie
d'assujettissement lui devint insupportable au bout de trois mois. Sa
plus sûre ressource était de donner des leçons de mathématiques: il
apprenait lui-même tout en montrant aux autres. C'est plaisir de
retrouver, dans _le Neveu de Hameau, la redingote de peluche grise_
avec laquelle il se promenait _au Luxembourg en été, dans l'allée des
Soupirs_, et de le voir trottant, au sortir de là, sur le pavé de Paris,
_en manchettes déchirées et en bas de laine noire recousus par derrière
avec du fil blanc_. Lui qui regretta plus tard si éloquemment _sa
vieille robe de chambre_, combien davantage ne dut-il pas regretter
cette redingote de peluche qui lui eût retracé toute sa vie de jeunesse,
de misère et d'épreuves! Comme il l'aurait fièrement suspendue dans son
cabinet décoré d'un luxe récent! Comme il se serait écrié à plus juste
titre, en voyant cette relique, telle qu'il les aimait: «Elle me
rappelle mon premier état, et l'orgueil s'arrête à l'entrée de mon
coeur. Non, mon ami, non, je ne suis point corrompu. Ma porte s'ouvre
toujours au besoin qui s'adresse à moi, il me trouve la même affabilité;
je l'écoute, je le conseille, je le plains. Mon âme ne s'est point
endurcie, ma tête ne s'est point relevée; mon dos est bon et rond comme
ci-devant. C'est le même ton de franchise, c'est la même sensibilité;
mon luxe est de fraîche date, et le poison n'a point encore Agi.» Et que
n'eût-il pas ajouté, si l'éternelle redingote de peluche s'était trouvée
précisément la même qu'il portait ce jour de mardi gras où, tombé au
plus bas de la détresse, épuisé de marche, défaillant d'inanition,
secouru par la pitié d'une femme d'auberge, il jura, tant qu'il aurait
un sou vaillant, de ne jamais refuser un pauvre, et de tout donner
plutôt que d'exposer son semblable à une journée de pareilles tortures?

[Note 86: Diderot, dans l'avertissement qui précède l'_Addition à la
Lettre sur les Sourds et Muets_, déclare qu'_il n'a jamais eu l'honneur
de voir M. l'abbé de Bernis_; mais ceci n'est qu'une feinte. Diderot
n'était pas censé auteur de la lettre; et nous devons dire, en biographe
scrupuleux, que l'anecdote des joyeux dîners à six sous par tête entre
le philosophe adolescent et le futur cardinal ne nous semble pas pour
cela moins authentique.]

Ses moeurs, au milieu de cette vie incertaine, n'étaient pas ce qu'on
pourrait imaginer; on voit, par un aveu qu'il fait à mademoiselle Voland
(t. II, p. 108), l'aversion qu'il conçut de bonne heure pour les faciles
et dangereux plaisirs. Ce jeune homme, abandonné, nécessiteux, ardent,
dont la plume acquit par la suite un renom d'impureté; qui, selon son
propre témoignage, possédait assez bien son Pétrone, et des petits
madrigaux infâmes de Catulle pouvait réciter les trois quarts sans
honte; ce jeune homme échappa à la corruption du vice, et, dans l'âge le
plus furieux, parvint à sauver les trésors de ses sens et les illusions
de son coeur. Il dut ce bienfait à l'amour. La jeune fille qu'il aima
était une demoiselle déchue, une ouvrière pauvre, vivant honnêtement
avec sa mère du travail de ses mains. Diderot la connut comme voisine,
la désira éperdument, se fit agréer d'elle, et l'épousa malgré les
remontrances économiques de la mère; seulement il contracta ce mariage
en secret, pour éviter l'opposition de sa propre famille, que trompaient
sur son compte de faux rapports. Jean-Jacques, dans ses _Confessions_, a
jugé fort dédaigneusement l'Annette de Diderot, à laquelle il préfère
de beaucoup sa Thérèse. Sans nous prononcer entre ces deux compagnes
de grands hommes, il paraît en effet que, bonne femme au fond, madame
Diderot était d'un caractère tracassier, d'un esprit commun, d'une
éducation vulgaire, incapable de comprendre son mari et de suffire à
ses affections. Tous ces fâcheux inconvénients, que le temps développa,
disparurent alors dans l'éclat de sa beauté. Diderot eut d'elle jusqu'à
quatre enfants, dont un seul, une fille, survécut. Après une de ses
premières couches, il expédia la mère et sans doute aussi le nourrisson
à Langres, près de sa famille, pour forcer la réconciliation. Ce moyen
pathétique réussit, et toutes les préventions qui avaient duré des
années s'évanouirent en vingt-quatre heures. Cependant, accablé de
nouvelles charges, livré à des travaux pénibles, traduisant, aux gages
des libraires, quelques ouvrages anglais, une _Histoire de la Grèce_, un
_Dictionnaire de Médecine_, et méditant déjà l'Encyclopédie, Diderot se
désenchanta bien promptement de cette femme, pour laquelle il avait si
pesamment grevé son avenir. Madame de Puisieux (autre erreur) durant dix
années, mademoiselle Voland, la seule digne de son choix, durant toute
la seconde moitié de sa vie, quelques femmes telles que madame de
Prunevaux plus passagèrement, l'engagèrent dans des liaisons étroites
qui devinrent comme le tissu même de son existence intérieure. Madame de
Puisieux fut la première: coquette et aux expédients, elle ajouta aux
embarras de Diderot, et c'est pour elle qu'il traduisit l'_Essai sur
le Mérite et la Vertu_, qu'il fit les _Pensées philosophiques_,
l'_Interprétation de la Nature_, la _Lettre sur les Aveugles_, et les
_Bijoux indiscrets_, offrande mieux assortie et moins sévère. Madame
Diderot, négligée par son mari, se resserra dans ses goûts peu élevés;
elle eut son petit monde, ses petits entours, et Diderot ne se rattacha
plus tard à son domestique que par l'éducation de sa fille. On
comprendra, d'après de telles circonstances, comment celui des
philosophes du siècle qui sentit et pratiqua le mieux la moralité de la
famille, qui cultiva le plus pieusement les relations de père, de fils,
de frère, eut en même temps une si fragile idée de la sainteté du
mariage, qui est pourtant le noeud de tout le reste; on saisira aisément
sous quelle inspiration personnelle il fit dire à l'O-taïtien dans le
_Supplément au Voyage de Bougainville_: «Rien te paraît-il plus insensé
qu'un précepte qui proscrit le changement qui est en nous, qui commande
une constance qui n'y peut être, et qui viole la liberté du mâle et de
la femelle en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre; qu'une fidélité
qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu; qu'un
serment d'immutabilité de deux êtres de chair à la face d'un ciel qui
n'est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine, au bas
d'une roche qui tombe en poudre, au pied d'un arbre qui se gerce, sur
une pierre qui s'ébranle?» Ce fut une singulière destinée de Diderot,
et bien explicable d'ailleurs par son exaltation naïve et
contagieuse, d'avoir éprouvé ou inspiré dans sa vie des sentiments si
disproportionnés avec le mérite véritable des personnes. Son premier,
son plus violent amour, l'enchaîna pour jamais à une femme qui n'avait
aucune convenance réelle avec lui. Sa plus violente amitié, qui fut
aussi passionnée qu'un amour, eut pour objet Grimm, bel esprit fin,
piquant, agréable, mais coeur égoïste et sec[87]. Enfin la plus violente
admiration qu'il fit naître lui vint de Naigeon, Naigeon adorateur
fétichiste de son philosophe, comme Brossette l'était de son poëte,
espèce de disciple badaud, de bedeau fanatique de l'athéisme. Femme,
ami, disciple, Diderot se méprit donc dans ses choix; La Fontaine n'eût
pas été plus malencontreux que lui; au reste, à part le chapitre de sa
femme, il ne semble guère que lui-même il se soit jamais avisé de ses
méprises.

[Note 87: Ceci est trop sévère pour Grimm; je suis revenu, depuis, à
de meilleures idées sur son compte, en l'étudiant de près.]

Tout homme doué de grandes facultés, et venu en des temps où elles
peuvent se faire jour, est comptable, par-devant son siècle et
l'humanité, d'une oeuvre en rapport avec les besoins généraux de
l'époque et qui aide à la marche du progrès. Quels que soient ses goûts
particuliers, ses caprices, son humeur de paresse ou ses fantaisies de
hors-d'oeuvre, il doit à la société un monument public, sous peine
de rejeter sa mission et de gaspiller sa destinée. Montesquieu par
l'_Esprit des Lois_, Rousseau par l'_Émile_ et la _Contrat social_,
Buffon par l'_Histoire naturelle_, Voltaire par tout l'ensemble de ses
travaux, ont rendu témoignage à cette loi sainte du génie, en vertu de
laquelle il se consacre à l'avancement des hommes; Diderot, quoi qu'on
en ait dit légèrement, n'y a pas non plus manqué[88]. On lui accorde
de reste les fantaisies humoristes, les boutades d'une saillie
incomparable, les chaudes esquisses, les riches prêts à fonds perdu dans
les ouvrages et sous le nom de ses amis, le don des romans, des lettres,
des causeries, des contes, les _petits-papiers_, comme il les appelait,
c'est-à-dire les petits chefs-d'oeuvre, le morceau sur les femmes, _la
Religieuse_, madame de La Pommeraie, mademoiselle La Chaux, madame de La
Carlière, les héritiers du curé de Thivet;--ce que nous tenons ici à lui
maintenir, c'est son titre social, sa pièce monumentale, l'Encyclopédie!
Ce ne devait être à l'origine qu'une traduction revue et augmentée du
Dictionnaire anglais de Chalmers, une spéculation de librairie. Diderot
féconda l'idée première et conçut hardiment un répertoire universel
de la connaissance humaine à son époque. Il mit vingt-cinq ans à
l'exécuter. Il fut à l'intérieur la pierre angulaire et vivante de
cette construction collective, et aussi le point de mire de toutes les
persécutions, de toutes les menaces du dehors. D'Alembert, qui s'y était
attaché surtout par convenance d'intérêt, et dont la Préface ingénieuse
a beaucoup trop assumé, pour ceux qui ne lisent que les préfaces, la
gloire éminente de l'ensemble, déserta au beau milieu de l'entreprise,
laissant Diderot se débattre contre l'acharnement des dévots, la
pusillanimité des libraires, et sous un énorme surcroît de rédaction.
Grâce à sa prodigieuse verve de travail, à l'universalité de ses
connaissances, à cette facilité multiple acquise de bonne heure dans
la détresse, grâce surtout à ce talent moral de rallier autour de
lui, d'inspirer et d'exciter ses travailleurs, il termina cet édifice
audacieux, d'une masse à la fois menaçante et régulière: si l'on cherche
le nom de l'architecte, c'est le sien qu'il faut y lire. Diderot savait
mieux que personne les défauts de son oeuvre; il se les exagérait même,
eut égard au temps, et se croyant né pour les arts, pour la géométrie,
pour le théâtre, il déplorait mainte fois sa vie engagée et perdue dans
une affaire d'un profit si mince et d'une gloire si mêlée. Qu'il fût
admirablement organisé pour la géométrie et les arts, je ne le nie pas;
mais certes, les choses étant ce qu'elles étaient alors, une grande
révolution, comme il l'a lui-même remarqué[89], s'accomplissant dans les
sciences, qui descendaient de la haute géométrie et de la contemplation
métaphysique pour s'étendre à la morale; aux belles-lettres, à
l'histoire de la nature, à la physique expérimentale et à l'industrie;
de plus, les arts au XVIIIe siècle étant faussement détournés de leur
but supérieur et rabaissés à servir de porte-voix philosophique ou
d'arme pour le combat; au milieu de telles conditions générales, il
était difficile à Diderot de faire un plus utile, un plus digne
et mémorable emploi de sa faculté puissante qu'en la vouant à
l'Encyclopédie. Il servit et précipita, par cette oeuvre civilisatrice,
la révolution qu'il avait signalée dans les sciences. Je sais d'ailleurs
quels reproches sévères et réversibles sur tout le siècle doivent
tempérer ces éloges, et j'y souscris entièrement; mais l'esprit
antireligieux qui présida à l'Encyclopédie et à toute la philosophie
d'alors ne saurait être exclusivement jugé de notre point de vue
d'aujourd'hui, sans presque autant d'injustice qu'on a droit de lui en
reprocher. Le mot d'ordre, le cri de guerre, _Écrasons l'infâme!_ tout
décisif et inexorable qu'il semble, demande lui-même à être analysé et
interprété. Avant de reprocher à la philosophie de n'avoir pas
compris le vrai et durable christianisme, l'intime et réelle doctrine
catholique, il convient de se souvenir que le dépôt en était alors
confié, d'une part aux jésuites intrigants et mondains, de l'autre aux
jansénistes farouches et sombres; que ceux-ci, retranchés dans les
parlements, pratiquaient dès ici-bas leur fatale et lugubre doctrine sur
la grâce, moyennant leurs bourreaux, leur question, leurs tortures, et
qu'ils réalisaient pour les hérétiques, dans les culs de basse-fosse des
cachots, l'abîme effrayant de Pascal. C'était là l'_infâme_ qui, tous
les jours, calomniait auprès des philosophes le christianisme dont elle
usurpait le nom; l'_infâme_ en vérité, que la philosophie est parvenue à
_écraser_ dans la lutte, en s'abîmant sous une ruine commune. Diderot,
dès ses premières _Pensées philosophiques_, paraît surtout choqué de
cet aspect tyrannique et capricieusement farouche, que la doctrine de
Nicole, d'Arnauld et de Pascal prête au Dieu chrétien; et c'est au nom
de l'humanité méconnue et d'une sainte commisération pour ses semblables
qu'il aborde la critique audacieuse où sa fougue ne lui permit plus de
s'arrêter. Ainsi de la plupart des novateurs incrédules: au point de
départ, une même protestation généreuse les unit. L'Encyclopédie ne fut
donc pas un monument pacifique, une tour silencieuse de cloître avec des
savants et des penseurs de toute espèce distribués à chaque étage. Elle
ne fut pas une pyramide de granit à base immobile; elle n'eut rien de
ces harmonieuses et pures constructions de l'art, qui montent avec
lenteur à travers des siècles fervents vers un Dieu adoré et béni. On
l'a comparée à l'impie Babel; j'y verrais plutôt une de ces tours
de guerre, de ces machines de siége, mais énormes, gigantesques,
merveilleuses, comme en décrit Polybe, comme en imagine le Tasse.
L'arbre pacifique de Bacon y est façonné en catapulte menaçante. Il y
a des parties ruineuses, inégales, beaucoup de plâtras, des fragments
cimentés et indestructibles. Les fondations ne plongent pas en terre:
l'édifice roule, il est mouvant, il tombera; mais qu'importe? pour
appliquer ici un mot éloquent de Diderot lui-même, «la statue de
l'architecte restera debout au milieu des ruines, et la pierre qui se
détachera de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n'en
sont pas d'argile.»

[Note 88: C'est une rétractation partielle, une rectification de
ce que j'avais écrit précédemment dans un article du _Globe_, dont je
reproduis ici le début:

«Il y a dans _Werther_ un passage qui m'a toujours frappé par son
admirable justesse: Werther compare l'homme de génie qui passe au milieu
de son siècle, à un fleuve abondant, rapide, aux crues inégales,
aux ondes parfois débordées; sur chaque rive se trouvent d'honnêtes
propriétaires, gens de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs
jardins potagers ou de leurs plates-bandes de tulipes, craignent
toujours que le fleuve ne déborde au temps des grandes eaux et ne
détruise leur petit bien-être; ils s'entendent donc pour lui pratiquer
des saignées à droite et à gauche, pour lui creuser des fossés, des
rigoles; et les plus habiles profitent même de ces eaux détournées pour
arroser leur héritage, et s'en font des viviers et des étangs à leur
fantaisie. Cette sorte de conjuration instinctive et intéressée de tous
les hommes de bon sens et d'esprit contre l'homme d'un génie supérieur
n'apparaît peut-être dans aucun cas particulier avec plus d'évidence que
dans les relations de Diderot avec ses contemporains. On était dans un
siècle d'analyse et de destruction, on s'inquiétait bien moins d'opposer
aux idées en décadence des systèmes complets, réfléchis, désintéressés,
dans lesquels les idées nouvelles de philosophie, de religion, de morale
et de politique s'édifiassent selon l'ordre le plus général et le plus
vrai, que de combattre et de renverser ce dont on ne voulait plus, ce à
quoi on ne croyait plus, et ce qui pourtant subsistait toujours. En vain
les grands esprits de l'époque, Montesquieu, Buffon, Rousseau, tentèrent
de s'élever à de hautes théories morales ou scientifiques; ou bien
ils s'égaraient dans de pleines chimères, dans des utopies de rêveurs
sublimes; ou bien, infidèles à leur dessein, ils retombaient malgré eux,
à tout moment, sous l'empire du fait, et le discutaient, le battaient en
brèche, au lieu de rien construire. Voltaire seul comprit ce qui était
et ce qui convenait, voulut tout ce qu'il fit et fit tout ce qu'il
voulut. Il n'en fut pas ainsi de Diderot, qui, n'ayant pas cette
tournure d'esprit critique, et ne pouvant prendre sur lui de s'isoler
comme Buffon et Rousseau, demeura presque toute sa vie dans une position
fausse, dans une distraction permanente, et dispersa ses immenses
facultés sous toutes les formes et par tous les pores. Assez semblable
au fleuve dont parle Werther, le courant principal, si profond, si
abondant en lui-même, disparut presque au milieu de toutes les saignées
et de tous les canaux par lesquels on le détourna. La gêne et le besoin,
une singulière facilité de caractère, une excessive prodigalité de vie
et de conversation, la camaraderie encyclopédique et philosophique, tout
cela soutira continuellement le plus métaphysicien et le plus artiste
des génies de cette époque. Grimm, dans sa _Correspondance littéraire_,
d'Holbach dans ses prédications d'athéisme, Raynal dans son _Histoire
des deux Indes_, détournèrent à leur profit plus d'une féconde artère de
ce grand fleuve dont ils étaient riverains. Diderot, bon qu'il était
par nature, prodigue parce qu'il se sentait opulent, tout à tous, se
laissait aller à cette façon de vivre; content de produire des idées, et
se souciant peu de leur usage, il se livrait à son penchant intellectuel
et ne tarissait pas. Sa vie se passa de la sorte, à penser d'abord, à
penser surtout et toujours, puis à parler de ses pensées, à les écrire
à ses amis, à ses maîtresses; à les jeter dans des articles de journal,
dans des articles d'encyclopédie, dans des romans imparfaits, dans des
notes, dans des mémoires sur des points spéciaux; lui, le génie le plus
synthétique de son siècle, il ne laissa pas de monument.

«Ou plutôt ce monument existe, mais par fragments; et, comme un esprit
unique et substantiel est empreint en tous ces fragments épars, le
lecteur attentif, qui lit Diderot comme il convient, avec sympathie,
amour et admiration, recompose aisément ce qui est jeté dans un désordre
apparent, reconstruit ce qui est inachevé, et finit par embrasser d'un
coup d'oeil l'oeuvre du grand homme, par saisir tous les traits de cette
figure forte, bienveillante et hardie, colorée par le sourire, abstraite
par le front, aux vastes tempes, au coeur chaud, la plus allemande de
toutes nos têtes, et dans laquelle il entre du Goethe, du Kant et du
Schiller tout ensemble.»]

[Note 89: _Interprétation de la Nature_.]

L'athéisme de Diderot, bien qu'il l'affichât par moments avec une
déplorable jactance, et que ses adversaires l'aient trop cruellement
pris au mot, se réduit le plus souvent à la négation d'un Dieu méchant
et vengeur, d'un Dieu fait à l'image des bourreaux de Calas et de La
Barre. Diderot est revenu fréquemment sur cette idée, et l'a présentée
sous les formes bienveillantes du scepticisme le moins arrogant. Tantôt,
comme dans l'entretien avec la maréchale de Broglie, c'est un jeune
Mexicain qui, las de son travail, se promène un jour au bord du grand
Océan; il voit une planche qui d'un bout trempe dans l'eau et de l'autre
pose sur le rivage; il s'y couche, et, bercé par la vague, rasant du
regard l'espace infini, les contes de sa vieille grand'mère sur je ne
sais quelle contrée située au delà et peuplée d'habitants merveilleux
lui repassent en idée comme de folles chimères; il n'y peut croire, et
cependant le sommeil vient avec le balancement et la rêverie, la planche
se détache du rivage, le vent s'accroît, et voilà le jeune raisonneur
embarqué. Il ne se réveille qu'en pleine eau. Un doute s'élève alors
dans son esprit: s'il s'était trompé en ne croyant pas! si sa grand'mère
avait eu raison! Eh bien! ajoute Diderot, elle a eu raison; il vogue, il
touche à la plage inconnue. Le vieillard, maître du pays, est là qui le
reçoit à l'arrivée. Un petit soufflet sur la joue, une oreille un peu
pincée avec sourire, sera-ce toute la peine de l'incrédule? ou bien
ce vieillard ira-t-il prendre le jeune insensé par les cheveux et se
complaire à le traîner durant une éternité sur le rivage[90]?--Tantôt,
comme dans une lettre à mademoiselle Voland, c'est un moine, galant
homme et point du tout enfroqué, avec qui son ami Damilaville l'a fait
dîner. On parla de l'amour paternel. Diderot dit que c'était une des
plus puissantes affections de l'homme: «Un coeur paternel, repris-je;
non, il n'y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c'est; c'est
un secret heureusement ignoré, même des enfants.» Puis continuant,
j'ajoutai: «Les premières années que je passai à Paris avaient été fort
peu réglées; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans
qu'il fût besoin de la lui exagérer. Cependant la calomnie n'y avait
pas manqué. On lui avait dit... Que ne lui avait-on pas dit? L'occasion
d'aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein
de confiance dans sa bonté. Je pensais qu'il me verrait, que je me
jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que
tout serait oublié. Je pensai juste.» Là, je m'arrêtai et je demandai à
mon religieux s'il savait combien il y avait d'ici chez moi: «Soixante
lieues, mon père; et s'il y en avait cent, croyez-vous que j'aurais
trouvé mon père moins indulgent et moins tendre?--Au contraire.--Et s'il
y en avait eu mille?--Ah! Comment maltraiter un enfant qui revient de si
loin?--Et s'il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne?...»
En disant ces derniers mots, j'avais les yeux tournés au ciel; et mon
religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue.»

[Note 90: On lit au tome second des _Essais_ de Nicole: «... En
considérant avec effroi ces démarches téméraires et vagabondes de la
plupart des hommes, qui les mènent à la mort éternelle, je m'imagine de
voir une île épouvantable, entourée de précipices escarpés qu'un nuage
épais empêche de voir, et environnée d'un torrent de feu qui reçoit tous
ceux qui tombent du haut de ces précipices. Tous les chemins et tous les
sentiers se terminent à ces précipices, à l'exception d'un seul, mais
très-étroit et très-difficile à reconnoître, qui aboutit à un pont par
lequel on évite le torrent de feu et l'on arrive à un lieu de sûreté et
de lumière... Il y a dans cette île un nombre infini d'hommes à qui l'on
commande de marcher incessamment. Un vent impétueux les presse et ne
leur permet pas de retarder. On les avertit seulement que tous les
chemins n'ont pour fin que le précipice; qu'il n'y en a qu'un seul où
ils se puissent sauver, et que cet unique chemin est très-difficile à
remarquer. Mais, nonobstant ces avertissements, ces misérables, sans
songer à chercher le sentier heureux, sans s'en informer, et comme s'ils
le connoissoient parfaitement, se mettent hardiment en chemin. Ils ne
s'occupent que du soin de leur équipage, du désir de commander aux
compagnons de ce malheureux voyage, et de la recherche de quelque
divertissement qu'ils peuvent prendre en passant. Ainsi ils arrivent
insensiblement vers le bord du précipice, d'où ils sont emportés dans
ce torrent de feu qui les engloutit pour jamais. Il y en a seulement un
très-petit nombre de sages qui cherchent avec soin ce sentier, et qui,
l'ayant découvert, y marchent avec grande circonspection, et, trouvant
ainsi le moyen de passer le torrent, arrivent enfin à un lieu de sûreté
et de repos.» L'image de Nicole n'est pas consolante; au chapitre V du
traité _de la Crainte de Dieu_, on peut chercher une autre scène de
_carnage spirituel_, dans laquelle n'éclate pas moins ce qu'on a droit
d'appeler le _terrorisme de la Grâce_: on conçoit que Diderot ait trouvé
ces doctrines funestes à l'humanité, et qu'il ait voulu faire à son
tour, sous image d'île et d'océan, une contre-partie au tableau de
Nicole.--Il y a aussi dans Pascal une comparaison du monde avec une île
déserte, et les hommes y sont également de _misérables égarés_.]

Diderot a exposé ses idées sur la substance, la cause et l'origine des
choses dans l'_Interprétation de la Nature_, sous le couvert de
Baumann, qui n'est autre que Maupertuis, et plus nettement encore dans
l'_Entretien avec d'Alembert_ et le _Rêve_ singulier qu'il prête à ce
philosophe. Il nous suffira de dire que son matérialisme n'est pas un
mécanisme géométrique et aride, mais un vitalisme confus, fécond et
puissant, une fermentation spontanée, incessante, évolutive, où, jusque
dans le moindre atome, la sensibilité latente ou dégagée subsiste
toujours présente. C'était l'opinion de Bordeu et des physiologistes,
la même que Cabanis a depuis si éloquemment exprimée. A la manière
dont Diderot sentait la nature extérieure, la nature pour ainsi dire
_naturelle_, celle que les expériences des savants n'ont pas encore
torturée et falsifiée, les bois, les eaux, la douceur des champs,
l'harmonie du ciel et les impressions qui en arrivent au coeur, il
devait être profondément religieux par organisation, car nul n'était
plus sympathique et plus ouvert à la vie universelle. Seulement, cette
vie de la nature et des êtres, il la laissait volontiers obscure,
flottante et en quelque sorte diffuse hors de lui, recelée au sein des
germes, circulant dans les courants de l'air, ondoyant sur les cimes des
forêts, s'exhalant avec les bouffées des brises; il ne la rassemblait
pas vers un centre, il ne l'idéalisait pas dans l'exemplaire radieux
d'une Providence ordonnatrice et vigilante. Pourtant, dans un ouvrage
qu'il composa durant sa vieillesse et peu d'années avant de mourir,
l'_Essai sur la Vie de Sénèque_, il s'est plu à traduire le passage
suivant d'une lettre à Lucilius, qui le transporte d'admiration: «S'il
s'offre à vos regards une vaste forêt, peuplée d'arbres antiques, dont
les cimes montent aux nues et dont les rameaux entrelacés vous dérobent
l'aspect du ciel, cette hauteur démesurée, ce silence profond, ces
masses d'ombre que la distance épaissit et rend continues, tant de
signes ne vous _intiment_-ils pas la présence d'un Dieu?» C'est Diderot
qui souligne le mot _intimer_. Je suis heureux de trouver dans le même
ouvrage un jugement sur La Mettrie, qui marque chez Diderot un peu
d'oubli peut-être de ses propres excès cyniques et philosophiques, mais
aussi un dégoût amer, un désaveu formel du matérialisme immoral et
corrupteur. J'aime qu'il reproche à La Mettrie de n'avoir pas _les
premières idées des vrais fondements de la morale_, «de cet arbre
immense dont la tête touche aux cieux, et dont les racines pénètrent
jusqu'aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la
politesse, les vertus les plus légères, s'il en est de telles,
sont attachées comme la feuille au rameau, qu'on déshonore en l'en
dépouillant.» Ceci me rappelle une querelle qu'il eut un jour sur la
vertu avec Helvétius et Saurin; il en fait à mademoiselle Voland un
récit charmant, qui est un miroir en raccourci de l'inconséquence du
siècle. Ces messieurs niaient le sens moral inné, le motif essentiel et
désintéressé de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. «Le plaisant,
ajoute-t-il, c'est que, la dispute à peine terminée, ces honnêtes gens
se mirent, sans s'en apercevoir, à dire les choses les plus fortes en
faveur du sentiment qu'ils venaient de combattre, et à faire eux-mêmes
la réfutation de leur opinion. Mais Socrate, à ma place, la leur aurait
arrachée.» Il dit en un endroit au sujet de Grimm: «La sévérité des
principes de notre ami se perd; il distingue deux morales, une à l'usage
des souverains.» Toutes ces idées excellentes sur la vertu, la morale
et la nature, lui revinrent sans doute plus fortes que jamais dans le
recueillement et l'espèce de solitude qu'il tâcha de se procurer durant
les années souffrantes de sa vieillesse. Plusieurs de ses amis étaient
morts, les autres dispersés; mademoiselle Voland et Grimm lui manquaient
souvent. Aux conversations désormais fatigantes, il préférait la robe de
chambre et sa bibliothèque du cinquième sous les tuiles, au coin de la
rue Taranne et de celle de Saint-Benoît; il lisait toujours, méditait
beaucoup et soignait avec délices l'éducation de sa fille. Sa vie
bienfaisante, pleine de bons conseils et de bonnes oeuvres, dut lui être
d'un grand apaisement intérieur; et toutefois peut-être, à de certains
moments, il lui arrivait de se redire cette parole de son vieux père:
«Mon fils, mon fils, c'est un bon oreiller que celui de la raison; mais
je trouve que ma tête repose plus doucement encore sur celui de la
religion et des lois.»--Il mourut en juillet 1784[91].

[Note 91: Trois ou quatre ans avant la mort de Diderot, Garat, alors
à ses débuts, publia dans quelque almanach littéraire le récit d'une
_visite_ qu'il avait faite au philosophe, récit piquant, un peu
burlesque, où les qualités naïves de l'original sont prises en
caricature. Diderot s'en montra très-mécontent. Garat présageait par ce
trait son talent de plume, mais aussi sa légèreté morale. Cette _visite
chez Diderot_, qu'on peut lire recueillie par M. Auguis dans ses
_Révélations indiscrètes du XVIIIe siècle_, est peut-être le premier
exemple en notre littérature du style _à la Janin_; dans ce genre de
charge fine, l'échantillon de Garat reste charmant.]

Comme artiste et critique, Diderot fut éminent. Sans doute sa théorie du
drame n'a guère de valeur que comme démenti donné au convenu, au faux
goût, à l'éternelle mythologie de l'époque, comme rappel à la vérité des
moeurs, à la réalité des sentiments, à l'observation de la nature;
il échoua dès qu'il voulut pratiquer. Sans doute l'idée de morale le
préoccupa outre mesure; il y subordonna le reste, et en général, dans
toute son esthétique, il méconnut les limites, les ressources propres
et la circonscription des beaux-arts; il concevait trop le drame
en moraliste, la statuaire et la peinture en littérateur; le style
essentiel, l'exécution mystérieuse, la touche sacrée, ce je ne sais quoi
d'accompli, d'achevé, qui est à la fois l'indispensable, ce _sine qua
non_ de confection dans chaque oeuvre d'art pour qu'elle parvienne à
l'adresse de la postérité,--sans doute ce coin précieux lui a échappé
souvent; il a tâtonné alentour, et n'y a pas toujours posé le doigt
avec justesse; Falconnet et Sedaine lui ont causé de ces éblouissements
d'enthousiasme que nous ne pouvons lui passer que pour Térence, pour
Richardson et pour Greuze: voilà les défauts. Mais aussi que de verve,
que de raison dans les détails! quelle chaude poursuite du vrai, du bon,
de ce qui sort du coeur! quel exemplaire sentiment de l'antique dans
ce siècle irrévérent! quelle critique pénétrante, honnête, amoureuse,
jusqu'alors inconnue! comme elle épouse son auteur dès qu'elle y prend
goût! comme elle le suit, l'enveloppe, le développe, le choie
et l'adore! Et, tout optimiste qu'elle est et un peu sujette à
l'engouement, ne la croyez pas dupe toujours. Demandez plutôt à l'auteur
des _Saisons_, à M. de Saint-Lambert, _qui, entre les gens de lettres,
est une des peaux les plus sensibles_ (nous dirions aujourd'hui _un des
épidermes_); à M. de La Harpe, qui a _du nombre, de l'éloquence, du
style, de la raison, de la sagesse, mais rien qui lui batte au-dessous
de la mamelle gauche_,

  _... Quod laeva in parte mamillae
  Nil salit Arcadico juveni..._

JUV.

Demandez à l'abbé Raynal, _qui serait sur la ligne de M. de La Harpe,
s'il avait un peu moins d'abondance et un peu plus de goût_; au digne,
au sage et honnête Thomas enfin, qui, à l'opposé du même M. de La Harpe,
_met tout en montagnes, comme l'autre met tout en plaines_, et qui, en
écrivant _sur les femmes_, a trouvé moyen de composer _un si bon, un si
estimable livre, mais un livre qui n'a pas de sexe_.

En prononçant le nom de femmes, nous avons touché la source la plus
abondante et la plus vive du talent de Diderot comme artiste. Ses
meilleurs morceaux, les plus délicieux d'entre ses _petits papiers_,
sont certainement ceux où il les met en scène, où il raconte les
abandons, les perfidies, les ruses dont elles sont complices ou
victimes, leur puissance d'amour, de vengeance, de sacrifice; où il
peint quelque coin du monde, quelque intérieur auquel elles ont été
mêlées. Les moindres récits courent alors sous sa plume, rapides,
entraînants, simples, loin d'aucun système, empreints, sans affectation,
des circonstances les plus familières, et comme venant d'un homme qui a
de bonne heure vécu de la vie de tous les jours, et qui a senti l'âme et
la poésie dessous. De telles scènes, de tels portraits ne s'analysent
pas. Omettant les choses plus connues, je recommande à ceux qui ne l'ont
pas lue encore la Correspondance de Diderot avec mademoiselle Jodin,
jeune actrice dont il connaissait la famille, et dont il essaya de
diriger la conduite et le talent par des conseils aussi attentifs que
désintéressés. C'est un admirable petit cours de morale pratique, sensée
et indulgente; c'est de la raison, de la décence, de l'honnêteté, je
dirais presque de la vertu, à la portée d'une jolie actrice, bonne et
franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse. A la place de
Diderot, Horace (je le suppose assez goutteux déjà pour être sage),
Horace lui-même n'aurait pas donné d'autres préceptes, des conseils
mieux pris dans le réel, dans le possible, dans l'humanité; et certes il
ne les eût pas assaisonnés de maximes plus saines, d'indications plus
fines sur l'art du comédien. Ces Lettres à mademoiselle Jodin, publiées
pour la première fois en 1821, présageaient dignement celles à
mademoiselle Voland, que nous possédons enfin aujourd'hui. Ici Diderot
se révèle et s'épanche tout entier. Ses goûts, ses moeurs, la tournure
secrète de ses idées et de ses désirs; ce qu'il était dans la maturité
de l'âge et de la pensée; sa sensibilité intarissable au sein des plus
arides occupations et sous les paquets d'épreuves de l'_Encyclopédie_;
ses affectueux retours vers les temps d'autrefois, son amour de la ville
natale, de la maison paternelle et des _vordes_ sauvages où s'ébattait
son enfance; son voeu de retraite solitaire, de campagne avec peu
d'amis, d'oisiveté entremêlée d'émotions et de lectures; et puis, au
milieu de cette société charmante, à laquelle il se laisse aller tout
en la jugeant, les figures sans nombre, gracieuses ou grimaçantes, les
épisodes tendres ou bouffons qui ressortent et se croisent dans ses
récits; madame d'Épinay, les boucles de cheveux pendantes, un cordon
bleu au front, langoureuse en face de Grimm; madame d'Aine en camisole,
aux prises avec M. Le Roy; le baron d'Holbach, au ton moqueur et
discordant, près de sa moitié au fin sourire; l'abbé Galiani, _trésor
dans les jours pluvieux_, meuble si indispensable que _tout le
monde voudrait en avoir un à la campagne, si on en faisait chez les
tabletiers_; l'incomparable portrait d'_Uranie_, de cette belle et
auguste madame Legendre, la plus vertueuse des coquettes, la plus
désespérante des femmes qui disent: Je vous aime;--un franc parler sur
les personnages célèbres; Voltaire, _ce méchant et extraordinaire enfant
des Délices_, qui a beau critiquer, railler, se démener, et qui _verra
toujours au-dessus de lui une douzaine d'hommes de la nation, qui, sans
s'élever sur la pointe du pied, le passeront de la tête, car il n'est
que le second dans tous les genres_; Rousseau, cet être incohérent,
_excessif, tournant perpétuellement autour d'une capucinière où il se
fourrera un beau matin, et sans cesse ballotté de l'athéisme au baptême
des cloches_;--c'en est assez, je crois, pour indiquer que Diderot,
homme, moraliste, peintre et critique, se montre à nu dans cette
Correspondance, si heureusement conservée, si à propos offerte à
l'admiration empressée de nos contemporains. Plus efficacement que nos
paroles, elle ravivera, elle achèvera dans leur mémoire une image
déjà vieillie, mais toujours présente. Nous y renvoyons bien vite les
lecteurs qui trouveraient que nous n'en avons pas dit assez ou que
nous en avons trop dit[92]. Nous leur rappellerons en même temps,
comme dédommagement et comme excuse, un article sur la prose du grand
écrivain, inséré autrefois dans ce recueil par un des hommes[93] qui ont
le mieux soutenu et perpétué de nos jours la tradition de Diderot, pour
la verve chaude et féconde, le génie facile, abondant, passionné, le
charme sans fin des causeries et la bonté prodigue du caractère.

Juin 1831.

[Note 92: On peut voir aussi deux articles détaillés sur cette
Correspondance dans _le Globe_, 20 septembre et 5 octobre 1830.]

[Note 93: M. Ch. Nodier (_Revue de Paris_).]


J'ai refait plus tard une esquisse de Diderot qui se trouve au tome VII
des _Causeries du Lundi_.



L'ABBÉ PRÉVOST

On a comparé souvent l'impression mélancolique que produisent sur nous
les bibliothèques, où sont entassés les travaux de tant de générations
défuntes, à l'effet d'un cimetière peuplé de tombes. Cela ne nous a
jamais semblé plus vrai que lorsqu'on y entre, non avec une curiosité
vague ou un labeur trop empressé, mais guidé par une intention
particulière d'honorer quelque nom choisi, et par un acte de piété
studieuse à accomplir envers une mémoire. Si pourtant l'objet de notre
étude ce jour-là, et en quelque sorte de notre dévotion, est un de ces
morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l'effet
ne saurait être ce que nous disons; l'autel alors nous apparaît trop
lumineux; il s'en échappe incessamment un puissant éclat qui chasse bien
loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idées de durée et de
vie. La médiocrité, non plus, n'est guère propre à faire naître en nous
un sentiment d'espèce si délicate; l'impression qu'elle cause n'a rien
que de stérile, et ressemble à de la fatigue ou à de la pitié. Mais ce
qui nous donne à songer plus particulièrement et ce qui suggère à notre
esprit mille pensées d'une morale pénétrante, c'est quand il s'agit d'un
de ces hommes en partie célèbres et en partie oubliés, dans la mémoire
desquels, pour ainsi dire, la lumière et l'ombre se joignent; dont
quelque production toujours debout reçoit encore un vif rayon qui semble
mieux éclairer la poussière et l'obscurité de tout le reste; c'est
quand nous touchons à l'une de ces renommées recommandables et jadis
brillantes, comme il s'en est vu beaucoup sur la terre, belles
aujourd'hui, dans leur silence, de la beauté d'un cloître qui tombe, et
à demi couchées, désertes et en ruine. Or, à part un très-petit nombre
de noms grandioses et fortunés qui, par l'à-propos de leur venue,
l'étoile constante de leurs destins, et aussi l'immensité des choses
humaines et divines qu'ils ont les premiers reproduites glorieusement,
conservent ce privilège éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu
sombre, mais fatal, est commun à tout ce qui porte dans l'ordre des
lettres le titre de talent et même celui de génie. Les admirations
contemporaines les plus unanimes et les mieux méritées ne peuvent
rien contre; la résignation la plus humble, comme la plus opiniâtre
résistance, ne hâte ni ne retarde ce moment inévitable, où le grand
poëte, le grand écrivain, entre dans la postérité, c'est-à-dire où les
générations dont il fut le charme et l'âme, cédant la scène à d'autres,
lui-même il passe de la bouche ardente et confuse des hommes à
l'indifférence, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus
souvent, est la dernière consécration des monuments accomplis. Sans
doute quelques pèlerins du génie, comme Byron les appelle, viennent
encore et jusqu'à la fin se succéderont alentour; mais la société en
masse s'est portée ailleurs et fréquente d'autres lieux. Une bien forte
part de la gloire de Walter Scott et de Chateaubriand plonge déjà dans
l'ombre. Ce sentiment qui, ainsi que nous le disons, n'est pas sans
tristesse, soit qu'on l'éprouve pour soi-même, soit qu'on l'applique à
d'autres, nous devons tâcher du moins qu'il nous laisse sans amertume.
Il n'a rien, à le bien prendre, qui soit capable d'irriter ou de
décourager; c'est un des mille côtés de la loi universelle. Ne nous
y appesantissons jamais que pour combattre en nous l'amour du bruit,
l'exagération de notre importance, l'enivrement de nos oeuvres. Prémunis
par là contre bien des agitations insensées, sachons nous tenir à un
calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout
goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée
des préoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sincères des
changeantes saillies du jour et des jargons bigarrés qui passent, nous
établisse dans la situation intime la meilleure pour y épancher le
plus de ces vérités réelles, de ces beautés simples, de ces sentiments
humains bien ménagés, dont, sous des formes plus ou moins neuves
et durables, les âges futurs verront se confirmer à chaque épreuve
l'éternelle jeunesse.

Cette réflexion nous a été inspirée au sujet de l'abbé Prévost, et nous
croyons que c'est une de celles qui, de nos jours, lui viendraient le
plus naturellement à lui-même, s'il pouvait se contempler dans le passé.
Non pas que, durant le cours de sa longue et laborieuse carrière, il ait
jamais positivement obtenu ce quelque chose qui, à un moment déterminé,
éclate de la plénitude d'un disque éblouissant, et qu'on appelle la
gloire; plutôt que la gloire, il eut de la célébrité diffuse, et posséda
les honneurs du talent, sans monter jusqu'au génie. Ce fut pourtant, si
l'on parle un instant avec lui la langue vaguement complaisante de Louis
XIV, ce fut, à tout prendre, un heureux et facile génie, d'un savoir
étendu et lucide, d'une vaste mémoire, inépuisable en oeuvres, également
propre aux histoires sérieuses et aux amusantes, renommé pour les grâces
du style et la vivacité des peintures, et dont les productions, à peine
écloses, faisaient, disait-on alors, _les délices des coeurs sensibles
et des belles imaginations_. Ses romans, en effet, avaient un cours
prodigieux; on les contrefaisait de toutes parts; quelquefois on les
continuait sous son nom, ce qui est arrivé pour le _Cléveland_; les
libraires demandaient _du l'abbé Prévost_, comme précédemment du
Saint-Évremond; lui-même, il ne les laissait guère en souffrance, et
ses oeuvres, y compris _le Pour et Contre_ et l'_Histoire générale des
Voyages_, vont beaucoup au delà de cent volumes. De tous ces estimables
travaux, parmi lesquels on compte une bonne part de créations, que
reste-t-il dont on se souvienne et qu'on relise? Si dans notre jeunesse
nous nous sommes trouvés à portée de quelque ancienne bibliothèque de
famille, nous avons pu lire _Cléveland_, _le Doyen de Killerine_, les
_Mémoires d'un Homme de qualité_, que nous recommandaient nos oncles
ou nos pères; mais, à part une occasion de ce genre, on les estime sur
parole, on ne les lit pas. Que si par hasard on les ouvre, on ne va
presque jamais jusqu'à la fin, pas plus que pour l'_Astrée_ ou pour
_Clélie_; la manière en est déjà trop loin de notre goût, et rebute par
son développement, au lieu de prendre; il n'y a que _Manon Lescaut_ qui
réussisse toujours dans son accorte négligence, et dont la fraîcheur
sans fard soit immortelle. Ce petit chef-d'oeuvre échappé en un jour
de bonheur à l'abbé Prévost, et sans plus de peine assurément que les
innombrables épisodes, à demi réels, à demi inventés, dont il a semé ses
écrits, soutient à jamais son nom au-dessus du flux des années, et le
classe de pair, en lieu sûr, à côté de l'élite des écrivains et des
inventeurs. Heureux ceux qui, comme lui, ont eu un jour, une semaine, un
mois dans leur vie, où à la fois leur coeur s'est trouvé plus abondant,
leur timbre plus pur, leur regard doué de plus de transparence et de
clarté, leur génie plus familier et plus présent; où un fruit rapide
leur est né et a mûri sous cette harmonieuse conjonction de tous
les astres intérieurs; où, en un mot, par une oeuvre de dimension
quelconque, mais complète, ils se sont élevés d'un jet à l'idéal
d'eux-mêmes! Bernardin de Saint-Pierre dans _Paul et Virginie_, Benjamin
Constant par son _Adolphe_, ont eu cette bonne fortune, qu'on mérite
toujours si on l'obtient, de s'offrir, sous une enveloppe de résumé
admirable, au regard sommaire de l'avenir. On commence à croire que,
sans cette tour solitaire de René, qui s'en détache et monte dans la
nue, l'édifice entier de Chateaubriand se discernerait confusément à
distance[94]. L'abbé Prévost, sous cet aspect, n'a rien à envier à tous
ces hommes. Avec infiniment moins d'ambition qu'aucun, il a son point
sur lequel il est autant hors de ligne: Manon Lescaut subsiste à jamais,
et, en dépit des révolutions du goût et des modes sans nombre qui en
éclipsent le vrai règne, elle peut garder au fond sur son propre
sort cette indifférence folâtre et languissante qu'on lui connaît.
Quelques-uns, tout bas, la trouvent un peu faible peut-être et par
trop simple de métaphysique et de nuances; mais quand l'assaisonnement
moderne se sera évaporé, quand l'enluminure fatigante aura pâli, cette
fille incompréhensible se retrouvera la même, plus fraîche seulement par
le contraste. L'écrivain qui nous l'a peinte restera apprécié dans le
calme, comme étant arrivé à la profondeur la plus inouïe de la passion
par le simple naturel d'un récit, et pour avoir fait de sa plume, en
cette circonstance, un emploi cher à certains coeurs dans tous les
temps. Il est donc de ceux que l'oubli ne submergera pas, ou qu'il
n'atteindra du moins que quand, le goût des choses saines étant épuisé,
il n'y aura plus de regret à mourir.

[Note 94: J'écrivais cela en 1831. Ceux qui m'accusent, comme ce
léger M. de Loménie (qui n'est qu'un écho de son monde), d'avoir attendu
la mort de M. de Chateaubriand pour laisser voir ma pensée à son sujet,
ne m'ont pas bien lu. Béranger, au contraire, avait fort remarqué ce
passage, et il s'amusait quelquefois à taquiner M. de Chateaubriand sur
ce que ses petits neveux les romantiques pensaient de lui.]

Mais si la postérité s'en tient, dans l'essor de son coup d'oeil, à
cette brève compréhension d'un homme, à ce relevé rapide d'une oeuvre,
il y a, jusque dans son sein, des curiosités plus scrupuleuses et plus
patientes qui éprouvent le besoin d'insister davantage, de revenir à
la connaissance des portions disparues, et de retrouver épars dans
l'ensemble, plus mélangés sans doute mais aussi plus étalés, la plupart
des mérites dont la pièce principale se compose. On veut suivre dans la
continuité de son tissu, on veut toucher de la main, en quelque sorte,
l'étoffe et la qualité de ce génie dont on a déjà vu le plus brillant
échantillon, mais un échantillon, après tout, qui tient étroitement au
reste, et n'en est d'ordinaire qu'un accident mieux venu. C'est ce que
nous tâchons de faire aujourd'hui pour l'abbé Prévost. Un attrait tout
particulier, dès qu'on l'a entrevu, invite à s'informer de lui et à
désirer de l'approfondir. Sa physionomie ouverte et bonne, la politesse
décente de son langage, laissent transpirer à son insu une sensibilité
intérieure profondément tendre, et, sous la généralité de sa morale
et la multiplicité de ses récits, il est aisé de saisir les traces
personnelles d'une expérience bien douloureuse. Sa vie, en effet, fut
pour lui le premier de ses romans et comme la matière de tous les
autres. Il naquit, sur la fin du XVIIe siècle, en avril 1697, à Hesdin
dans l'Artois, d'une honnête famille et même noble; son père était
procureur du roi au bailliage. Le jeune Prévost fit ses premières études
chez les jésuites de sa ville natale, et plus tard alla doubler sa
rhétorique au collége d'Harcourt, à Paris. On le soigna fort à cause des
rares talents qu'il produisit de bonne heure, et les jésuites l'avaient
déjà entraîné au noviciat lorsqu'un jour (il avait seize ans), les idées
de monde l'ayant assailli, il quitta tout pour s'engager en qualité de
simple volontaire. La dernière guerre de Louis XIV tirait à sa fin; les
emplois à l'armée étaient devenus très-rares; mais il avait l'espérance,
commune à une infinité de jeunes gens, d'être avancé aux premières
occasions; et, comme lui-même il l'a dit par la suite en réponse à ceux
qui calomniaient cette partie de sa vie, «il n'étoit pas si disgracié
du côté de la naissance et de la fortune qu'il ne pût espérer de
faire heureusement son chemin.» Las pourtant d'attendre, et la guerre
d'ailleurs finissant, il retourna à La Flèche chez les pères jésuites,
qui le reçurent avec toutes sortes de caresses; il en fut séduit au
point de s'engager presque définitivement dans l'Ordre; il composa, en
l'honneur de saint François Xavier, une ode qui ne s'est pas conservée.
Mais une nouvelle inconstance le saisit, et, sortant encore une fois de
la retraite, il reprit le métier des armes _avec plus du distinction_,
dit-il, _et d'agrément_, avec quelque grade par conséquent, lieutenance
ou autre. Les détails manquent sur cette époque critique de sa vie[95].
On n'a qu'une phrase de lui qui donne suffisamment à penser et qui
révèle la teinte à la direction de ses sentiments durant les orages de
sa première jeunesse: «Quelques années se passèrent, dit-il (à ce métier
des armes); vif et sensible au plaisir, j'avouerai, dans les termes
de M. de Cambrai, que la sagesse demandoit bien des précautions qui
m'échappèrent. Je laisse à juger quels devoient être, depuis l'âge de
vingt à vingt-cinq ans, le coeur et les sentiments d'un homme qui a
composé le _Cléveland_ trente-cinq ou trente-six. La malheureuse fin
d'un engagement trop tendre me conduisit enfin au _tombeau_: c'est le
nom que je donne à l'Ordre respectable où j'allai m'ensevelir, et où
je demeurai quelque temps si bien mort, que mes parents et mes amis
ignorèrent ce que j'étois devenu.» Cet Ordre respectable dont il parle,
et dans lequel il entra à l'âge de vingt-quatre ans environ, est celui
des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur; il y resta cinq ou six
ans dans les pratiques religieuses et dans l'assiduité de l'étude; nous
le verrons plus tard en sortir. Ainsi cette âme passionnée, et par trop
maniable aux impressions successives, ne pouvait se fixer à rien; elle
était du nombre de ces natures déliées qu'on traverse et qu'on ébranle
aisément sans les tenir; elle avait puisé dans l'ingénuité de son propre
fonds et avait développé en elle, par l'excellente éducation qu'elle
avait reçue, mille sentiments honnêtes, délicats et pieux, capables, ce
semble, à volonté, de l'honorer parmi les hommes ou de la sanctifier
dans la retraite, et elle ne savait se résoudre ni à l'un ni à l'autre
de ces partis; elle en essayait continuellement tour à tour; la
fragilité se perpétuait sous les remords; le monde, ses plaisirs,
la variété de ses événements, de ses peintures, la tendresse de ses
liaisons, devenaient, au bout de quelques mois d'absence, des tentations
irrésistibles pour ce coeur trop tôt sevré, et, d'une autre part, aucun
de ces biens ne parvenait à le remplir au moment de la jouissance. Le
repentir alors et une sorte d'irritation croissante contre un ennemi
toujours victorieux le rejetaient au premier choc dans des partis
extrêmes dont l'austérité ne tardait pas à mollir; et, après une lutte
nouvelle, en un sens contraire au précédent, il retombait encore de
la cellule dans les aventures. On a conservé de lui le fragment d'une
lettre écrite à l'un de ses frères au commencement de son entrée chez
les bénédictins; elle se rapporte au temps de son séjour à Saint-Ouen,
vers 1721. Il y touche cet état moral de son âme en traits ingénus
et suaves qui marquent assez qu'il n'est pas guéri: «Je connois la
foiblesse de mon coeur, et je sens de quelle importance il est pour
son repos de ne point m'appliquer à des sciences stériles qui le
laisseraient dans la sécheresse et dans la langueur; il faut, si je
veux être heureux dans la religion, que je conserve dans toute sa force
l'impression de grâce qui m'y a amené; il faut que je veille sans cesse
à éloigner tout ce qui pourroit l'affoiblir. Je n'aperçois que trop tous
les jours de quoi je redeviendrois capable, si je perdois un moment
de vue la grande règle, ou même si je regardois avec la moindre
complaisance certaines images qui ne se présentent que trop souvent à
mon esprit, et qui n'auroient encore que trop de force pour me séduire,
quoiqu'elles soient à demi effacées. Qu'on a de peine, mon cher frère,
à reprendre un peu de vigueur quand on s'est fait une habitude de sa
foiblesse; et qu'il en coûte à combattre pour la victoire, quand on a
trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre!»

[Note 95: Le biographe de l'édition de 1810, qui est le même que
celui de l'édition de 1783, a copié sur ce point le biographe qui a
publié les _Pensées de l'abbé Prévost_ en 1764, et qui lui-même s'en
était tenu aux explications insérées dans le nombre 47 du _Pour et
Contre_.--On a imprimé dans je ne sais quel livre _d'Ana_, que Prévost
étant tombé amoureux d'une dame, à Hesdin probablement, son père, qui
voyait cette intrigue de mauvais oeil, alla un soir à la porte de la
dame pour morigéner son fils au passage, et que celui-ci, dans la
rapidité du mouvement qu'il fit pour s'échapper, heurta si violemment
son père que le vieillard mourut des suites du coup. Si ce n'est pas
là une calomnie atroce, c'est un conte, et Prévost a bien assez
de catastrophes dans sa vie sans celle-là. (Voir dans la _Décade
philosophique_ du 20 thermidor an XI une lettre de M. L. Prévost
d'Exiles, qui dément et réfute péremptoirement cette anecdote sur son
grand-oncle).]

L'idéal de l'abbé Prévost, son rêve dès sa jeunesse, le modèle de
félicité vertueuse qu'il se proposait et qu'ajournèrent longtemps pour
lui des erreurs trop vives, c'était un mélange d'étude et de monde, de
religion et d'honnête plaisir, dont il s'est plu en beaucoup d'occasions
à flatter le tableau. Une fois engagé dans des liens indissolubles, il
tâcha que toute image trop émouvante et trop propice aux désirs fût
soigneusement bannie de ce plan un peu chimérique, où le devoir était la
mesure de la volupté. On aime à s'étendre avec lui, en plus d'un
endroit des _Mémoires d'un Homme de qualité_ et de _Cléveland_, sur ces
promenades méditatives, ces saintes lectures dans la solitude, au milieu
des bois et des fontaines, une abbaye toujours dans le fond; sur ces
conversations morales entre amis, _qu'Horace et Boileau ont marquées_,
nous dit-il, _comme un des plus beaux traits dont ils composent la
vie heureuse_. Son christianisme est doux et tempéré, on le voit;
accommodant, mais pur; c'est un christianisme formel qui _ordonne à la
fois la pratique de la morale et la croyance des mystères_, d'ailleurs
nullement farouche, fondé sur la Grâce et sur l'amour, fleuri
d'atticisme, ayant passé par le noviciat des jésuites et s'en étant
dégagé avec candeur, bien qu'avec un souvenir toujours reconnaissant.
Gresset, dans plusieurs morceaux de ses épîtres, nous en donnerait
quelque idée que Prévost certainement ne désavouerait pas:

  _Blandus honos, hilarisque tamen cum pondère virtus._

Boileau, plus sévère et aussi humain, Boileau, que je me reproche de
n'avoir pas assez loué autrefois sur ce point non plus que sur quelques
autres, a été inspiré de cet esprit de piété solide dans son Épître à
l'abbé Renaudot. L'admirable caractère de Tiberge, dans _Manon Lescaut_,
en offre en action toutes les lumières et toutes les vertus réunies. Du
milieu des bouleversements de sa jeunesse et des nécessités matérielles
qui en furent la suite, Prévost tendit d'un effort constant à cette
sagesse pleine d'humilité, et il mérita d'en cueillir les fruits dès
l'âge mûr. Il conserva toute sa vie un tendre penchant pour ses premiers
maîtres, et les impressions qu'il avait reçues d'eux ne le quitteront
jamais. Il est possible, à la rigueur, que la philosophie, alors
commençante, l'ait séduit un moment dans l'intervalle de sa sortie de
La Flèche à son entrée chez les bénédictins, et que le personnage de
Cléveland représente quelques souvenirs personnels de cette époque. Mais
au fond c'était une nature soumise, non raisonneuse, altérée des sources
supérieures, encline à la spiritualité, largement crédule à l'invisible;
une intelligence de la famille de Malebranche en métaphysique; une de
ces âmes qui, ainsi qu'il l'a dit de sa Cécile, _se portent d'une ardeur
étonnante de sentiments vers un objet qui leur est incertain pour
elles-mêmes; qui aspirent au bonheur d'aimer sans bornes et sans
mesure_, et s'en croient empêchées par les _ténèbres des sens_ et le
poids de la chair. Il obéit à un élan de cette voix mystique en entrant
chez les bénédictins: seulement il compta trop sur ses forces, ou
peut-être, parce qu'il s'en défiait beaucoup, il se hâta de s'interdire
solennellement toute récidive de défaillance. Le sacrifice une fois
consommé, la conscience lucide lui revint: «Je reconnus, dit-il, que ce
coeur si vif étoit encore brûlant sous la cendre. La perte de ma
liberté m'affligea jusqu'aux larmes. Il étoit trop tard. Je cherchai ma
consolation durant cinq ou six ans, dans les charmes de l'étude; mes
livres étoient mes amis fidèles, _mais ils étoient morts comme moi!_»

L'étude en effet, qui, suivant sa propre expression, a des douceurs,
mais mélancoliques et toujours uniformes; ce genre d'étude surtout,
héritage démembré des Mabillon, austère, interminable, monotone comme
une pénitence, sans mélange d'invention et de grâces, pouvait suffire
uniquement à la vie d'un dom Martenne, non à celle de dom Prévost. Il y
était propre toutefois, mais il l'était aussi à trop d'autres matières
plus attrayantes. On l'occupa successivement dans les diverses maisons
de l'Ordre à Saint-Ouen de Rouen, où il eut une polémique à son
avantage avec un jésuite appelé Le Brun; à l'abbaye du Bec, où, tout en
approfondissant la théologie, il fit connaissance d'un grand seigneur
retiré de la cour qui lui donna peut-être la pensée de son premier
roman; à Saint-Germer, où il professa les humanités; à Évreux et aux
Blancs-Manteaux de Paris, où il prêcha avec une vogue merveilleuse;
enfin à Saint-Germain-des-Prés, espèce de capitale de l'Ordre, où on
l'appliqua en dernier lieu au _Gallia Christiana_, dont un volume
presque entier, dit-on, est de lui. Il commença dès lors, selon toute
apparence, à rédiger les _Mémoires d'un Homme de qualité_, et en même
temps, par la multitude d'histoires intéressantes qu'il contait à ravir,
il faisait le charme des veillées du cloître. Un léger mécontentement,
qui n'était qu'un prétexte, mais en réalité ses idées, dont le cours le
détournait plus que jamais ailleurs, l'engagèrent à solliciter de Rome
sa translation dans une branche moins rigide de l'Ordre; ce fut pour
Cluny qu'il s'arrêta. Il obtint sa demande; le bref devait être fulminé
par l'évêque d'Amiens à un jour marqué; Prévost y comptait, et de grand
matin il s'échappa du couvent, en laissant pour les supérieurs des
lettres où il exposait ses motifs. Par l'effet d'une intrigue qu'il
avait ignorée jusqu'au dernier moment, le bref ne fut pas fulminé, et
sa position de déserteur devint tellement fausse qu'il n'y vit d'autre
issue qu'une fuite en Hollande. Le général de la congrégation tenta bien
une démarche amicale pour lui rouvrir les portes; mais Prévost, déjà
parti, n'en fut pas informé. Ce grand pas une fois fait, il dut en
accepter toutes les conséquences. Riche de savoir, rompu à l'étude,
propre aux langues, regorgeant, en quelque sorte, de souvenirs et
d'aventures éprouvées ou recueillies qui s'étaient amassées en lui
dans le silence, il saisit sa plume facile et courante pour ne la plus
abandonner; et par ses romans, ses compilations, ses traductions, ses
journaux, ses histoires, il s'ouvrit rapidement une large place dans le
monde littéraire. Sa fuite est de 1727 ou 1728 environ; il avait trente
et un ans, et demeura ainsi hors de France au moins six années, tant
en Hollande qu'en Angleterre. Dès les premiers temps de son exil, nous
voyons paraître de lui les _Mémoires d'un Homme de qualité_, un volume
traduit de l'_Histoire universelle_ du président de Thou, une _Histoire
métallique du royaume des Pays-Bas_, également traduite. _Cléveland_
vint ensuite, puis _Manon_, et _le Pour et Contre_, dont la publication
commencée en 1733 ne finit qu'en 1740. Prévost était déjà rentré en
France lorsqu'il publia _le Doyen de Killerine_, en 1735. Comme ceci
n'est pas un inventaire exact, ni même un jugement général des nombreux
écrits de notre auteur, nous ne nous arrêterons qu'à ceux qui nous
aideront à le peindre.

Les _Mémoires d'un Homme de qualité_ nous semblent sans contredit, et
_Manon_ à part, _Manon_ qui n'en est du reste qu'un charmant épisode par
post-scriptum,--nous semblent le plus naturel, le plus franc, le mieux
conservé des romans de l'abbé Prévost, celui où, ne s'étant pas encore
blasé sur le romanesque et l'imaginaire, il se tient davantage à ce
qu'il a senti en lui ou observé alentour. Tandis que, dans ses romans
postérieurs, il se perd en des espaces de lieu considérables et se prend
à des personnages d'outre-mer, qu'il affuble de caractères hybrides et
dont la vraisemblance, contestable dès lors, ne supporte pas un coup
d'oeil aujourd'hui, dans ces Mémoires au contraire il nous retrace en
perfection, et sans y songer, les manières et les sentiments de la bonne
société vers la fin du règne de Louis XIV. Le côté satirique que préfère
Le Sage manque ici tout à fait; la grossièreté et la licence, qui se
faisaient jour à tout instant sous ces beaux dehors, n'y ont aucune
place. J'omets toujours _Manon_ et son Paris du temps du _Système_, son
Paris de vice et de boue, où toutes les ordures sont entassées, quoique
d'occasion seulement, remarquez-le bien, quoique jetées là sans dessein
de les faire ressortir, et d'un bout à l'autre éclairées d'un même
reflet sentimental. Mais le monde habituel de Prévost, c'est le monde
honnête et poli, vu d'un peu loin par un homme qui, après l'avoir
certainement pratiqué, l'a regretté beaucoup du fond de la province et
des cloîtres; c'est le monde délicat, galant et plein d'honneur, tel que
Louis XIV aurait voulu le fixer, comme Boileau et Racine nous en ont
décoré l'idéal, qui est à portée de la cour, mais qui s'en abstient
souvent; où Montausier a passé, où la Régence n'est point parvenue.
Prévost tourne en plein ses récits au noble, au sérieux, au pathétique,
et s'enchante aisément. Son roman,--oui, son roman, nonobstant la fille
de joie et l'escroc que vous en connaissez, procède en ligne assez
directe de l'_Astrée_, de la _Clélie_ et de ceux de madame de La
Fayette. De composition et d'art dans le cours de son premier ouvrage,
non plus que dans les suivants, il n'y en a pas l'ombre; le marquis
raconte ce qui lui est arrivé, à lui, et ce que d'autres lui ont raconté
d'eux-mêmes; tout cela se mêle et se continue à l'aventure; nulle
proportion de plans; une lumière volontiers égale; un style délicieux,
rapide, distribué au hasard, quoique avec un instinct de goût inaperçu;
enjambant les routes, les intervalles, les préambules, tout ce que nous
décririons aujourd'hui; voyageant par les paysages en carrosse bien
roulant et les glaces levées; sautant, si l'on est à bord d'un vaisseau,
sur _une infinité de cordages et d'instruments de mer_, sans désirer
ni savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance extraordinaire,
s'épanouissant mille fois sur quelques scènes de coeur, renouvelées
à profusion, et dont les plus touchantes ne sont pas même encadrées.
L'ouvrage se partage nettement en deux parts: l'auteur, voyant que la
première avait réussi, y rattacha l'autre. Dans cette première, qui est
la plus courte, après avoir moralisé au début sur les grandes passions,
les avoir distinguées de la pure concupiscence, et s'être efforcé d'y
saisir un dessein particulier de la Providence pour des fins inconnues,
le marquis raconte les malheurs de son père, les siens propres, ses
voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivité en Turquie[96], la mort
de sa chère Sélima, qu'il y avait épousée et avec laquelle il était venu
à Rome. C'est l'inconsolable douleur de cette perte qui lui fait
dire avec un accent de conviction naïve bien aussi pénétrant que nos
obscurités fastueuses: «Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter
le nom de plaisir, il est vrai néanmoins qu'ils ont une douceur infinie
pour une personne mortellement affligée[97].» Jeté par ce désespoir au
sein de la religion, dans l'abbaye de...., où il séjourne trois ans, le
marquis en est tiré, à force de violences obligeantes, par M. le duc
de..., qui le conjure de servir de guide à son fils dans divers voyages.
Ils partent donc pour l'Espagne d'abord, puis visitent le Portugal et
l'Angleterre, le vieux marquis sous le nom de M. de Renoncour, le jeune
sous le titre de marquis de Rosemont. Les conseils du Mentor à son
élève, son souci continuel et respectueux pour _la gloire de cet
aimable marquis_; ce qu'il lui recommande et lui permet de lecture, le
_Télémaque_, _la Princesse de Clèves_; pourquoi il lui défend la langue
espagnole; son soin que chez un homme de cette qualité, destiné aux
grandes affaires du monde, l'étude ne devienne pas une _passion comme
chez un suppôt d'université_; les éclaircissements qu'il lui donne sur
les inclinations des sexes et les bizarreries du coeur, tous ces détails
ont dans le roman une saveur inexprimable qui, pour le sentiment des
moeurs et du ton d'alors, fait plus, et à moins de frais, que ne
pourraient nos flots de couleur locale. L'amour du marquis pour dona
Diana, l'assassinat de cette beauté et surtout le mariage au lit de
mort, sont d'un intérêt qui, dans l'ordre romanesque, répond assez
à celui de _Bérénice_ en tragédie. Après le voyage d'Espagne et de
Portugal, et durant la traversée pour la Hollande, M. de Renoncour
rencontre inopinément dans le vaisseau ses deux neveux, les fils
d'Amulem, frère de Sélima; et cette gracieuse _turquerie_, jetée au
travers de nos gentilshommes français, ne cause qu'autant de surprise
qu'il convient. Arrivé à terre, le digne gouverneur rejoint son
beau-frère lui-même, et les voilà se racontant leurs destinées mutuelles
depuis la séparation. Il y est parlé, entre autres particularités,
d'une certaine Oscine, à qui Amulem a offert, sans qu'elle ait accepté,
d'être, en l'épousant, _une des plus heureuses personnes de l'Asie_[98].
Quant à ces fils d'Amulem, à ces neveux de M. de Renoncour, il se trouve
que le plus charmant des deux est une nièce qu'on avait déguisée de la
sorte pour la sûreté du voyage; mais le marquis, si triste de la mort de
sa Diana, n'a pas pris garde à ce piége innocent, et, à force d'aimer
son jeune ami Mémiscès, il devient, sans le savoir, infidèle à la
mémoire de ce qu'il a tant pleuré. En général, ces personnages sont
oublieux, mobiles, adonnés à leurs impressions et d'un laisser-aller qui
par instants fait sourire; l'amour leur naît subitement d'un clin
d'oeil comme chez des oisifs et des âmes inoccupées; ils ont des
songes merveilleux; ils donnent ou reçoivent des coups d'épée avec une
incroyable promptitude; ils guérissent par des poudres et des huiles
secrètes; ils s'évanouissent et renaissent rapidement à chaque accès de
douleur ou de joie. C'est l'espèce du gentilhomme poli de ce temps-là
que le romancier nous a quelque peu arrangée à sa manière. Le jeune
Rosemont dans le plus haut rang, le chevalier des Grieux jusque dans la
dernière abjection, conservent les caractères essentiels de ce type et
le réalisent également sous ses revers les plus opposés. Le premier,
malgré ses emportements de passion et deux ou trois meurtres bien
involontaires, prélude déjà à tous les honneurs de la vertu d'un
Grandisson; le chevalier, après quelques escroqueries et un assassinat
de peu de conséquence, demeure sans contredit le plus prévenant par sa
bonne mine et le plus honnête des infortunés. La démarcation entre les
deux marquis, entre le marquis simple homme de qualité et le marquis
fils de duc, est tranchée fidèlement; la prérogative ducale reluit dans
toute la splendeur du préjugé. L'embarras du bon M. de Renoncour quand
son élève veut épouser sa nièce, les représentations qu'il adresse à la
pauvre enfant, en lui disant du jeune homme: _Avez-vous oublié ce qu'il
est né?_ son recours en désespoir de cause au père du marquis, au
noble duc, qui reçoit l'affaire comme si elle lui semblait par trop
impossible, et l'effleure avec une légèreté de grand ton qui serait à
nos yeux le suprême de l'impertinence; ces traits-là, que l'âge a rendus
piquants, ne coûtaient rien à l'abbé Prévost, et n'empruntaient aucune
intention de malice sous sa plume indulgente. Il en faut dire autant de
l'inclination du vieux marquis pour la belle milady R... Prévost n'a
voulu que rendre son héros perplexe et intéressant: le comique s'y est
glissé à son insu, mais un comique délicat à saisir, tempéré d'aménité,
que le respect domine, que l'attendrissement fait taire, et comme il
s'en mêle dans Goldsmith au personnage excellent de Primerose.

[Note 96: Pendant qu'il est captif en Turquie, son maître Salem veut
le convertir au Coran; et comme le marquis, en bon chrétien, s'élève
contre l'impureté sensuelle sanctionnée par Mahomet, Salem lui fait
le raisonnement que voici: «Dieu, n'ayant pas voulu tout d'un coup se
communiquer aux hommes, ne s'est d'abord fait connoître à eux que par
des figures. La première loi, qui fut celle des Juifs, en est remplie.
Il ne leur proposoit, pour motif et pour récompense de la vertu, que des
plaisirs charnels et des félicités grossières. La loi des chrétiens, qui
a suivi celle des Juifs, étoit beaucoup plus parfaite, parce qu'elle
donnoit tout à l'esprit, qui est sans contredit au-dessus du corps...
C'est un second état par lequel ce Dieu bon a voulu faire passer les
hommes... Et maintenant enfin ce ne sont plus les seuls biens du corps,
comme dans la loi des Juifs, ni les seuls biens spirituels, comme dans
l'Évangile des chrétiens, c'est la félicité du corps et de l'esprit que
l'Alcoran promet tout à la fois aux véritables croyants.» Il est curieux
que Salem, c'est-à-dire notre abbé Prévost, ait conçu une manière
d'union des lois juive et chrétienne au sein de la loi musulmane, par un
raisonnement tout pareil à celui qui vient d'être si hardiment développé
de nos jours dans le saint-simonisme.]

[Note 97: Je trouve dans les lettres de mademoiselle Aïssé (1728):
«Il y a ici un nouveau livre intitulé _Mémoires d'un Homme de qualité
retiré du monde_. Il ne vaut pas grand'chose; cependant on en lit 190
pages en fondant en larmes.» Ce n'est que de la première partie des
_Mémoires d'un Homme de qualité_ que peut parler mademoiselle Aïssé; 190
pages qu'on lit en fondant en larmes, n'est-ce donc rien?]

[Note 98: Il est question dans la _Cléopâtre_ de La Calprenède d'une
grande dame que Tiridate sauve à la nage, au moment où elle se noyait
près du rivage d'Alexandrie, et qui se trouve être _une des plus
importantes personnes de la terre_.]

J'aime beaucoup moins le _Cléveland_ que les _Mémoires d'un Homme de
qualité_: dans le temps on avait peut-être un autre avis; aujourd'hui
les invraisemblances et les chimères en rendent la lecture presque aussi
fade que celle d'_Amadis_. Nous ne pouvons revenir à cette géographie
fabuleuse, à cette nature de _Pyrame et Thisbé_, vaguement remplie de
rochers, de grottes et de sauvages. Ce qui reste beau, ce sont les
raisonnements philosophiques d'une haute mélancolie que se font en
plusieurs endroits Cléveland et le comte de Clarendon. L'examen à
peu près psychologique, auquel s'applique le héros au début du livre
sixième, nous montre la droiture lumineuse, l'élévation sereine des
idées, compatibles avec les conséquences pratiques les plus arides et
les plus amères. L'impuissance de la philosophie solitaire en face des
maux réels y est vivement mise à nu, et la tentative de suicide par où
finit Cléveland exprime pour nous et conclut visiblement cette moralité
plus profonde, j'ose l'assurer, qu'elle n'a dû alors le sembler à son
auteur. Quant au _Doyen de Killerine_, le dernier en date des trois
grands romans de Prévost, c'est une lecture qui, bien qu'elle languisse
parfois et se prolonge sans discrétion, reste en somme infiniment
agréable, si l'on y met un peu de complaisance. Ce bon doyen de
Killerine, passablement ridicule à la manière d'Abraham Adams, avec ses
deux bosses, ses jambes crochues et sa verrue au front, tuteur cordial
et embarrassé de ses frères et de sa jolie soeur, me fait l'effet d'une
poule qui, par mégarde, a couvé de petits canards; il est sans cesse
occupé d'aller de Dublin à Paris pour ramener l'un ou l'autre qui
s'écarte et se lance sur le grand étang du monde. Ce genre de vie,
auquel il est si peu propre, l'engage au milieu des situations les plus
amusantes pour nous, sinon pour lui, comme dans cette scène de boudoir
où la coquette essaye de le séduire, ou bien lorsque, remplissant un
rôle de femme dans un rendez-vous de nuit, il reçoit, à son corps
défendant, les baisers passionnés de l'amant qui n'y voit goutte. L'abbé
Desfontaines, dans ses _Observations sur les Écrits modernes_, parmi de
justes critiques du plan et des invraisemblances de cet ouvrage, s'est
montré de trop sévère humeur contre l'excellent doyen, en le traitant
de personnage plat et d'homme aussi insupportable au lecteur qu'à
sa famille. Pour sa famille, je ne répondrais pas qu'il l'amusât
constamment; mais nous qui ne sommes pas amoureux, le moyen de lui en
vouloir quand il nous dit: «Je lui prouvai par un raisonnement sans
réplique que ce qu'il nommoit amour invincible, constance inviolable,
fidélité nécessaire, étoient autant de chimères que la religion et
l'ordre même de la nature ne connoissoient pas dans un sens si badin?»
Malgré les démonstrations du doyen, les passions de tous ces jolis
couples allaient toujours et se compliquaient follement; l'aimable Rose,
dans sa logique de coeur, ne soutenait pas moins à son frère Patrice
qu'en dépit du sort qui le séparait de son amante, ils étaient, lui et
elle, dignes d'envie, _et que des peines causées par la fidélité et la
tendresse méritaient le nom du plus charmant bonheur_. Au reste, _le
Doyen de Killerine_ est peut-être de tous les romans de Prévost celui où
se décèle le mieux sa manière de faire un livre. Il ne compose pas avec
une idée ni suivant un but; il se laisse porter à des événements
qui s'entremêlent selon l'occurrence, et aux divers sentiments qui,
là-dessus, serpentent comme les rivières aux contours des vallées.
Chez lui, le plan des surfaces décide tout; un flot pousse l'autre;
le phénomène domine; rien n'est conçu par masse, rien n'est assis ni
organisé.

_Le Pour et Contre_, «ouvrage périodique d'un goût nouveau, dans lequel
on s'explique librement sur ce qui peut intéresser la curiosité du
public en matière de sciences, d'arts, de livres, etc., etc.,
sans prendre aucun parti et sans offenser personne,» demeura
consciencieusement fidèle à son titre. Il ressemble pour la forme aux
journaux anglais d'Addison, de Steele, de Johnson, avec moins de fini et
de soigné, mais bien du sens, de l'instruction solide et de la candeur.
Quelques numéros du plagiaire Desfontaines et de Lefebvre-de-Saint-Marc,
continuateur de Prévost, ne doivent pas être mis sur son compte. La
littérature anglaise y est jugée fort au long dans la personne des plus
célèbres écrivains; on y lit des notices détaillées sur Roscommon,
Rochester, Dennys, Wicherley, Savage; des analyses intelligentes et
copieuses de Shakspeare; une traduction du _Marc-Antoine_ de Dryden, et
d'une comédie de Steele. Prévost avait étudié sur les lieux, et admirait
sans réserve l'Angleterre, ses moeurs, sa politique, ses femmes et son
théâtre. Les ouvrages, alors récents, de Le Sage, de madame de Tencin,
de Crébillon fils, de Marivaux, sont critiqués par leur rival, à mesure
qu'ils paraissent, avec une sûreté de goût qui repose toujours sur un
fonds de bienveillance; on sent quelle préférence secrète il accordait
aux anciens, à D'Urfé, même à mademoiselle de Scudéry, et quel regret il
nourrissait de _ces romans étendus, de ces composés enchanteurs_; mais
il n'y a trace nulle part de susceptibilité littéraire ni de jalousie
de métier. Il ne craint pas même à l'occasion (générosité que l'on aura
peine à croire) de citer avantageusement, par leur nom, les journaux
ses confrères, _le Mercure de France_ et _le Verdun_. En retour, quand
Prévost a eu à parler de lui-même et de ses propres livres, il l'a fait
de bonne grâce, et ne s'est pas chicané sur les éloges. Je trouve,
dans le nombre 36, tome III, un compte rendu de _Manon Lescaut_ qui se
termine ainsi: «.... Quel art n'a-t-il pas fallu pour intéresser le
lecteur et lui inspirer de la compassion par rapport aux funestes
disgrâces qui arrivent à cette fille corrompue!... Au reste, le
caractère de Tiberge, ami du chevalier, est admirable... Je ne dis
rien du style de cet ouvrage; il n'y a ni jargon, ni affectation, ni
réflexions sophistiques; c'est la nature même qui écrit. Qu'un auteur
empesé et fardé paroît fade en comparaison! Celui-ci ne court point
après l'esprit ou plutôt après ce qu'on appelle ainsi. Ce n'est point un
style laconiquement constipé, mais un style coulant, plein et expressif.
Ce n'est partout que peintures et sentiments, mais des peintures vraies
et des sentiments naturels[99].» Une ou deux fois Prévost fut appelé sur
le terrain de la défense personnelle, et il s'en tira toujours avec
dignité et mesure. Attaqué par un jésuite du _Journal de Trévoux_ au
sujet d'un article sur Ramsay, il répliqua si décemment que les jésuites
sentirent leur tort et désavouèrent cette première sortie. Il releva
avec plus de verdeur les calomnies de l'abbé Lenglet-Dufresnoy; mais sa
justification morale l'exigeait, et on doit à cette nécessité heureuse
quelques-unes des explications dont nous avons fait usage sur les
événements de sa vie. Ce que nous n'avons pas mentionné encore et ce qui
résulte, quoique plus vaguement, du même passage, c'est que, depuis son
séjour en Hollande, Prévost n'avait pas été guéri de cette inclination
à la tendresse d'où tant de souffrances lui étaient venues. Sa figure,
dit-on, et ses agréments avaient touché une demoiselle protestante d'une
haute naissance, qui voulait l'épouser. _Pour se soustraire à cette
passion indiscrète_, ajoute son biographe de 1764, Prévost passa en
Angleterre; mais comme il emmena avec lui la demoiselle amoureuse, on
a droit de conjecturer qu'il ne se défendait qu'à demi contre une si
furieuse passion. Lenglet l'avait brutalement accusé de s'être laissé
enlever par une belle: Prévost répondit que de tels enlèvements
n'allaient qu'aux _Médor_ et aux _Renaud_, et il exposa en manière de
réfutation le portrait suivant, tracé de lui par lui-même: «Ce _Médor_,
si chéri des belles, est un homme de trente-sept à trente-huit ans,
qui porte sur son visage et dans son humeur les traces de ses anciens
chagrins; qui passe quelquefois des semaines entières dans son cabinet,
et qui emploie tous les jours sept ou huit heures à l'étude; qui cherche
rarement les occasions de se réjouir; qui résiste même à celles qui lui
sont offertes, et qui préfère une heure d'entretien avec un ami de
bon sens à tout ce qu'on appelle _plaisirs du monde_ et passe-temps
agréables: civil d'ailleurs, par l'effet d'une excellente éducation,
mais peu galant; d'une humeur douce, mais mélancolique; sobre enfin et
réglé dans sa conduite. Je me suis peint fidèlement, sans examiner si ce
portrait flatte mon amour-propre ou s'il le blesse.»

[Note 99: On remarque, il est vrai, dans ce _nombre_ une circonstance
qui semblerait indiquer une autre plume que la sienne. C'est qu'on y
parle, deux pages plus loin, de la _Bibliothèque des Romans_ de Gordon
de Percel (Lenglet-Dufresnoy), en des termes qui ne s'accordent pas tout
à fait avec ceux du nombre 47. Or le nombre 47, consacré à une défense
personnelle, est bien expressément de Prévost. Mais on doit croire
que Prévost, alors en Angleterre, ne parla la première fois de la
_Bibliothèque des Romans_ que d'après quelques renseignements et sans
l'avoir lue. D'ailleurs, outre la physionomie de l'éloge, qui ne dément
pas la paternité présumée, ce numéro où il est question de _Manon
Lescaut_ fait partie d'une série dont Prévost s'est avoué le rédacteur.
Walter Scott, de nos jours, n'a-t-il pas écrit ainsi, sans plus de
façon, des articles d'éloges sur ses propres romans?]

_Le Pour et Contre_ nous offre aussi une foule d'anecdotes du jour, de
faits singuliers, véritables ébauches et matériaux de romans; l'histoire
de dona Maria et la vie du duc de Riperda sont les plus remarquables. Un
savant Anglais, M. Hooker, s'était plu, dans un journal de son pays,
à développer une comparaison ingénieuse de l'antique retraite de
Cassiodore avec l'_Arcadie_ de Philippe Sydney et le pays de Forez au
temps de Céladon. Cassiodore déjà vieux, comme on sait, et dégoûté de la
cour par la disgrâce de Boëce, se retira au monastère de Viviers, qu'il
avait bâti dans une de ses terres, et s'y livra avec ses religieux à
l'étude des anciens manuscrits, surtout à celle des saintes Lettres, à
la culture de la terre et à l'exercice de la piété. Prévost s'étend avec
complaisance sur les douceurs de cette vie commune et diverse; c'est
évidemment son idéal qu'il retrouve dans ce monastère de Cassiodore;
c'est son Saint-Germain-des-Prés, son La Flèche, mais avec bien
autrement de soleil, d'aisance et d'agréments. Et quant à la
ressemblance avec l'_Arcadie_ et le pays de Céladon, que l'écrivain
anglais signale avec quelque malice, lui, il ne s'en effarouche
aucunement, car il est persuadé, dit-il, «que dans l'_Arcadie_ et dans
le pays de Forez, avec des principes de justice et de charité, tels que
la fiction les y représente, et des moeurs aussi pures qu'on les suppose
aux habitants, il ne leur manquoit que les idées de religion plus justes
pour en faire des gens très-agréables au Ciel[100].»

[Note 100: On peut lire à ce sujet une gracieuse lettre de
Mademoiselle, cousine de Louis XIV, à madame de Motteville, où elle
trace à son tour un plan de solitude divertissante qui se ressent
également de l'_Astrée_, et qui d'ailleurs fait un parfait pendant à
l'idéal de Prévost d'après Cassiodore, par un couvent de carmélites
qu'elle exige dans le voisinage.]

Après six années d'exil environ, Prévost eut la permission de rentrer en
France sous l'habit ecclésiastique séculier. Le cardinal de Bissy qui
l'avait connu à Saint-Germain, et le prince de Conti, le protégèrent
efficacement; ce dernier le nomma son aumônier. Ainsi rétabli dans la
vie paisible, et désormais au-dessus du besoin, Prévost, jeune encore,
partagea son temps entre la composition de nombreux ouvrages et les
soins de la société brillante où il se délassait. Le travail d'écrire
lui était devenu si familier que ce n'en était plus un pour lui: il
pouvait à la fois laisser courir sa plume et suivre une conversation.
Nous devons dire que les écrits volumineux dont est remplie la dernière
moitié de sa carrière se ressentent de cette facilité extrême dégénérée
en habitude. Que ce soit une compilation, un roman, une traduction de
Richardson, de Hume ou de Cicéron qu'il entreprenne; que ce soit une
_Histoire de Guillaume-le-Conquérant_ ou une _Histoire des Voyages_,
c'est le même style agréable, mais fluidement monotone, qui court
toujours et trop vite pour se teindre de la variété des sujets. Toute
différence s'efface, toute inégalité se nivelle, tout relief se polit
et se fond dans cette veine rapide d'une invariable élégance. Nous
ne signalerons, entre les productions dernières de sa prolixité, que
l'_Histoire d'une Grecque moderne_, joli roman dont l'idée est aussi
délicate qu'indéterminée. Une jeune Grecque d'abord vouée au sérail,
puis rachetée par un seigneur français qui en voulait faire sa
maîtresse, résistant à l'amour de son libérateur, et n'étant peut-être
pas aussi insensible pour d'autres que pour lui; ce _peut-être_ surtout,
adroitement ménagé, que rien ne tranche, que la démonstration environne,
effleure à tout moment et ne parvient jamais à saisir; il y avait là
matière à une oeuvre charmante et subtile dans le goût de Crébillon
fils: celle de Prévost, quoique gracieuse, est un peu trop exécutée au
hasard[101]. Prévost vivait ainsi, heureux d'une étude facile, d'un monde
choisi et du calme des sens, quand un léger service de correction de
feuilles rendu à un chroniqueur satirique le compromit sans qu'il y eût
songé, et l'envoya encore faire un tour à Bruxelles. Cette disgrâce
inattendue fut de courte durée et ne lui valut que de nouveaux
protecteurs. A son retour, il reprit sa place chez le prince de Conti,
qui l'occupa aux matériaux de l'histoire de sa maison; et le chancelier
Daguesseau, de son côté, le chargea de rédiger l'_Histoire générale des
Voyages_[102]. Son désintéressement au milieu de ces sources de faveur et
même de richesse ne se démentit pas; il se refusait aux combinaisons qui
lui eussent été le plus fructueuses; il abandonnait les profits à son
libraire, avec qui on a remarqué (je le crois bien) qu'il vécut toujours
en très-bonne intelligence. Je crains même que, comme quelques gens de
lettres trop faciles et abandonnés, il ne se soit mis à la merci du
spéculateur. Pour lui, disait-il, un jardin, une vache et deux
poules lui suffisaient[103]. Une petite maison qu'il avait achetée à
Saint-Firmin, près de Chantilly, était sa perspective d'avenir ici-bas,
l'horizon borné et riant auquel il méditait de confiner sa vieillesse.
Il s'y rendait un jour seul par la forêt (23 novembre 1763), quand une
soudaine attaque d'apoplexie l'étendit à terre sans connaissance. Des
paysans survinrent; on le porta au prochain village, et, le croyant
mort, un chirurgien ignorant procéda sur l'heure à l'ouverture. Prévost,
réveillé par le scalpel, ne recouvra le sentiment que pour expirer dans
d'affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit papier, écrit de sa
main, qui contenait ces mots:

Trois ouvrages qui m'occuperont le reste de mes jours dans ma retraite:

1° L'un de raisonnement:--la Religion prouvée par ce qu'il y a de
plus certain dans les connaissances humaines; méthode historique et
philosophique qui entraîne la ruine des objections;

2° L'autre historique:--histoire de la conduite de Dieu pour le soutien
de la foi depuis l'origine du Christianisme;

3° Le troisième de morale:--l'esprit de la Religion dans l'ordre de la
société.

Ainsi se termina, par une catastrophe digne du _Cléveland_, cette vie
romanesque et agitée. Prévost appartient en littérature à la génération
pâlissante, mais noble encore, qui suivit immédiatement et acheva
l'époque de Louis XIV. C'est un écrivain du XVIIe siècle dans le XVIIIe,
un _l'abbé Fleury_ dans le roman; c'est le contemporain de Le Sage, de
Racine fils, de madame de Lambert, du chancelier Daguesseau; celui de
Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de
sculpteurs, cette génération n'en compte guère et ne s'en inquiète pas;
pour tout musicien, elle a le mélodieux Rameau. Du fond de ce déclin
paisible, Prévost se détache plus vivement qu'aucun autre. Antérieur
par sa manière au règne de l'analyse et de la philosophie, il ne
copie pourtant pas, en l'affaiblissant, quelque genre illustré par un
formidable prédécesseur; son genre est une invention aussi originale que
naturelle, et dans cet entre-deux des groupes imposants de l'un et de
l'autre siècle, la gloire qu'il se développe ne rappelle que lui.
Il ressuscite avec ampleur, après Louis XIV, après cette précieuse
élaboration de goût et de sentiments, ce que d'Urfé et mademoiselle de
Scudery avaient prématurément déployé; et bien que chez lui il se mêle
encore trop de convention, de fadeur et de chimère, il atteint souvent
et fait pénétrer aux routes secrètes de la vraie nature humaine; il
tient dans la série des peintres du coeur et des moralistes aimables une
place d'où il ne pourrait disparaître sans qu'on aperçût un grand vide.

Septembre 1831.

[Note 101: On lit dans les lettres de l'aimable madame de Staal (De
Launay) à M. d'Héricourt: «J'ai commencé la Grecque à cause de ce que
vous m'en dites: on croit en effet que mademoiselle Aïssé en a donné
l'idée; mais cela est bien brodé, car elle n'avait que trois ou quatre
ans quand on l'amena en France.» Mademoiselle Aïssé, mademoiselle De
Launay, l'abbé Prévost, trois modèles contemporains des sentiments les
plus naturels dans la plus agréable diction!]

[Note 102: Chamfort rapporte que le chancelier Daguesseau n'avait
précédemment donné à l'abbé Prévost la permission d'imprimer les
premiers volumes de _Cléveland_ que sous la condition expresse que
Cléveland se ferait catholique au dernier volume.]

[Note 103: Jean-Jacques, dont c'était aussi le voeu, mais qui ne s'y
tenait pas, eut occasion, à ses débuts, de rencontrer souvent l'abbé
Prévost chez leur ami commun Mussard, à Passy; il en parle dans ses
_Confessions_ (partie II, livre VIII), et avec un sentiment de regret
pour les moments heureux passés dans une société choisie. Énumérant les
amis distingués que s'était faits l'excellent Mussard: «A leur tête,
dit-il, je mets l'abbé Prévost, homme très-aimable et très-simple, dont
le coeur vivifiait ses écrits dignes de l'immortalité, et qui n'avait
rien dans la société du coloris qu'il donnait à ses ouvrages.» Il est
permis de croire que l'abbé Prévost avait eu autrefois ce _coloris_ de
conversation, mais qu'il l'avait un peu perdu en vieillissant.]


Pour compléter cet article, il faut y joindre celui qui a pour titre:
_L'Abbé Prévost et les Bénédictins_, dans les _Derniers Portraits_; et,
dans le tome IX des _Causeries du Lundi_, celle qui a pour titre: _Le
Buste de l'abbé Prévost_.



M. ANDRIEUX

M. Andrieux vient de mourir, l'un des derniers et des plus dignes
d'une génération littéraire qui eut bien son prix et sa gloire. Né à
Strasbourg en 1759, il fut toujours aussi pur et aussi attique de
langue que s'il était né à Reims, à Château-Thierry ou à deux pas de la
Sainte-Chapelle. Ayant achevé ses études et son droit à Paris avant la
Révolution, il s'essaya, durant ses instants de loisir, à composer pour
le théâtre. Ami de Collin-d'Harleville et de Picard, avec moins de
sensibilité coulante et facile que le premier, avec bien moins de
saillie et de jet naturel que le second, mais plus sagace, _emunctae
naris_, plus nourri de l'antiquité, avec plus de critique enfin et de
goût que tous deux, il préluda par _Anaximandre_, bluette grecque, de ce
grec un peu _dix-huitième siècle_, qu'_Anacharsis_ avait mis à la mode;
en 1787, il prit tout à fait rang par les _Étourdis_, le plus aimable et
le plus vif de ses ouvrages dramatiques[104]. Mais le véritable rôle de
M. Andrieux, sa véritable spécialité, au milieu de cette gaie et douce
amitié qui l'unissait à Ducis, Collin et Picard, c'était d'être leur
juge, leur conseiller intime, leur Despréaux familier et charmant,
l'arbitre des grâces et des élégances dans cette petite réunion,
héritière des traditions du grand siècle et des souvenirs du souper
d'Auteuil. Lorsque Andrieux avait rayé de l'ongle un mot, une pensée,
une faute de grammaire ou de vraisemblance, il n'y avait rien à redire;
Collin obéissait; le vieux Ducis regrettait que Thomas eût manqué d'un
si indispensable censeur, et il l'invoquait pour lui-même en vers
grondants et mâles qui rappellent assez la veine de Corneille:

  J'ai besoin du censeur implacable, endurci,
  Qui tourmentait Collin et me tourmente aussi;
  C'est à toi de régler ma fougue impétueuse,
  De contenir mes bonds sous une bride heureuse,
  Et de voir sans péril, asservi sous ta loi,
  Mon génie, encor vert, galoper devant toi.
  Non, non, tu n'iras point, craintif et trop rigide,
  Imposer à ma muse une marche timide.
  Tu veux que ton ami, grand, mais sans se hausser,
  Sachant marcher son pas, sache aussi s'élancer.
  Loin de nous le mesquin, l'étroit et le servile!
  Ainsi, comme à Collin, tu pourras m'être utile.

[Note 104: Un jour il disait à propos de Suard: «Sa préface de La
Bruyère, c'est son Cid.» On peut retourner cet agréable mot. Le Cid
d'Andrieux, ce sont ses _Étourdis_; il y laissa presque tout son
aiguillon.]

C'était en général à la diction que se bornait cette surveillance
de l'aimable et fin aristarque; on n'abordait pas dans ce temps les
questions plus élevées et plus fondamentales de l'_art_, comme on dit;
quelques maximes générales, quelques préceptes de tradition suffisaient;
mais on savait alors en diction, en fait de vrai et légitime langage,
mille particularités et nuances qui vont se perdant et s'oubliant
chaque jour dans une confusion, inévitable peut-être, mais certainement
fâcheuse. M. Andrieux était maître consommé pour l'appréciation de
ces nuances, pour le discernement et la pratique de cette synonymie
française la plus exquise. C'est ce qui fait que, bien que très-court et
très-mince de fond, son joli conte du _Meunier de Sans-Souci_ demeure un
chef-d'oeuvre, un pendant au _Roi d'Yvetot_ de Béranger, un brin de thym
à côté du brin de serpolet. On voit dans une pièce fugitive à son ami
Deschamps, auteur de _la Revanche forcée_, quelle différence essentielle
l'habile connaisseur établit entre Grécourt et Chaulieu, et même entre
Bernis et Grécourt. Si ces distinctions, que nous sentons à peine
aujourd'hui, nous faisaient sourire, comme microscopiques et
insignifiantes, ne nous en vantons pas trop! Les _à-peu-près_, dont on
ne se rend plus compte, sont un symptôme invariable de décadence en
littérature. Je crois bien qu'on s'occupe d'idées plus larges, de
théories plus radicales et plus absolues; mais il en est peut-être à ce
sujet des littératures qui se décomposent, comme des corps organiques en
dissolution, lesquels donnent alors accès en eux par tous les pores aux
éléments généraux, l'air, la lumière, la chaleur: ces corps humains et
vivants étaient mieux portants, à coup sûr, quand ils avaient assez
de loisir et de discernement pour songer surtout à la décence de la
démarche, aux parfums des cheveux, aux nuances du teint et à la beauté
des ongles.

Dans les changements proposés pour _Polyeucte_ et _Nicomêde_, et où il
ne s'agit que de quelques retouches de vers et de mots, M. Andrieux se
montre comme aux pieds du grand Corneille et lui demandant la permission
d'ôter, en soufflant, quelques grains de poussière à son beau cothurne.
Cette image piquante nous offre le critique respectueux et minutieux
dans ses proportions vraies, et le doux air d'espièglerie qui s'y mêle
n'y messied pas.

M. Andrieux avait donc reçu en naissant un grain de notre sel attique,
une goutte de miel de notre Hymette, et il les a mis sobrement à profit,
il les a sagement ménagés jusqu'au bout. Il était érudit, studieux avec
friandise, intimement versé dans Horace, dont il donnait d'agréables et
familières traductions, sachant tant soit peu le grec, et par conséquent
beaucoup mieux que les gens de lettres ne le savaient de son temps:
car de son temps les gens de lettres ne le savaient pas du tout, et,
quelques années plus tard, la génération littéraire suivante, dite
_littérature de l'Empire_, et dont était M. de Jouy, sut à peine le
latin. M. Andrieux, qui n'eut jamais rien de commun avec l'Allemagne que
d'être né dans la capitale alsacienne, et qui faisait fi de tout ce
qui était germanique, avait moins de répugnance pour la littérature
anglaise, et il la posséda, comme avait fait Suard, par le côté
d'Addison, de Pope, de Goldsmith, et des moralistes ou poëtes du siècle
de la reine Anne.

À partir de 1814, M. Andrieux professa au Collége de France, comme,
depuis plusieurs années déjà, il professait à l'intérieur de l'École
Polytechnique, et ses cours publics, fort suivis et fort aimés de la
jeunesse, devinrent son occupation favorite, son bonheur et toute
sa vie. Nous serions peu à même d'en parler au long, les ayant trop
inégalement entendus, et rien d'ailleurs n'en ayant été imprimé
jusqu'ici. Mais ce qu'on peut dire sans crainte d'erreur, c'est que M.
Andrieux y déploya dans un cadre plus général les qualités précieuses
de critique, de finesse délicate, de malice inoffensive et ingénieuse,
qu'attestaient ses oeuvres trop rares, et dont ses amis particuliers
avaient joui. Sincèrement bonhomme, quoiqu'il affectât un peu cette
ressemblance avec La Fontaine, fertile en anecdotes choisies et bien
dites, causeur toujours écouté [105], moralisant beaucoup, et rajeunissant
par le ton ou l'à-propos les vérités et les conseils qui, sur ses
lèvres, n'étaient jamais vulgaires, M. Andrieux a fait, avec un talent
qui pouvait sembler de médiocre haleine, ce que bien des talents plus
forts ont trouvé trop long et trop lourd; il a fourni une carrière non
interrompue de dix-huit années de professorat; et, comme il le disait
lui-même à sa dernière leçon, il est mort presque sur la brèche.

[Note 105: On sait le joli mot de M. Villemain à propos de cette voix
faible de M. Andrieux, qui n'était qu'un filet et qu'un souffle: «Il se
fait entendre à force de se faire écouter.»]

Dans le professeur on retrouvait encore le conteur, l'auteur comique; il
avait du bon comédien; il lisait en perfection, avec un art infini, il
jouait et dialoguait ses lectures. Avec son filet de voix, avec une
mimique qui n'était qu'à lui, il tenait son auditoire en suspens, il
excellait à mettre en scène et comme en action de petits préceptes, de
jolis riens qui ne s'imprimeraient pas.

Dans les querelles littéraires qui s'étaient élevées durant les
dernières années, l'opinion de M. Andrieux ne pouvait être douteuse;
cette opinion lui était dictée par ses antécédents, ses souvenirs, la
nature de son goût, les qualités qu'il avait, et aussi par l'absence de
celles qu'il n'avait pas; mais sa bienveillance naturelle ne s'altérait
jamais, même en s'aiguisant de malice; il embrassait peu les
innovations, il raillait de sa vois fine les novateurs, mais comme il
aurait raillé M. Poinsinet, en homme de grâce et d'urbanité; point de
gros mot ni de tonnerre.

M. Andrieux est resté fidèle, toute sa vie, aux doctrines philosophiques
et politiques de sa jeunesse. Il mêlait volontiers à son enseignement
des préceptes évangéliques qui rappelaient la manière morale de
Bernardin de Saint-Pierre: il prêchait l'amour des hommes et
l'indulgence, comme il convenait à l'ami de Collin l'optimiste, du bon
Ducis, et au peintre d'Helvétius. Politiquement, M. Andrieux a fait
preuve d'une constante fermeté qui ne s'est jamais démentie, soit au
fort de la Révolution où il se maintint par d'excès, soit au sein du
Tribunal où il lutta contre l'usurpation despotique et mérita d'être
éliminé, soit enfin durant le cours entier de la Restauration; sa
délicatesse un peu frêle et son aménité extrême furent toujours exemptes
de transactions et de faiblesse sur ce chapitre du patriotisme et des
principes de 89 [106]. En somme, ce fut un honorable caractère, et plus
fort peut-être que son talent; mais ce talent lui-même était rare. M.
Andrieux avait reçu un don peu abondant, mais distingué et précieux;
il en a fait un sobre, un juste et long usage. Son nom restera dans la
littérature française, tant qu'un sens net s'attachera au mot de _goût_.

17 mai 1833.

[Note 106: Il écrivait à M. Parent-Réal, son ancien collègue
au Tribunal, le 20 novembre 1831: «Nous avons vu quarante ans de
révolutions: pensez-vous que nous soyons à la fin? Nous avons vu aussi
tous les gouvernements qui se sont succédé l'un après l'autre, être
aveugles, égoïstes, dilapidateurs et insolents; aussi tous sont-ils
tombés.... _interea patitar justus_: la pauvre nation, victime
innocente, est livrée, comme Prométhée, au bec éternel des vautours.»
Ces phrases contrarient en un point ce qu'a dit M. Thiers dans le
discours, si judicieux d'ailleurs, qu'il prononça à l'Académie
française, en venant y succéder à l'aimable auteur des _Étourdis_: «M.
Andrieux est mort, content de laisser ses deux filles unies à deux
hommes d'esprit et de bien, content de sa médiocre fortune, de sa grande
considération, content de son siècle, content de voir la Révolution
française triomphante sans désordres et sans excès.» M. Andrieux, à tort
ou à raison, était moins optimiste que son spirituel panégyriste ne l'a
cru.]



M. JOUFFROY

Il y a une génération qui, née tout à la fin du dernier siècle, encore
enfant ou trop jeune sous l'Empire, s'est émancipée et a pris la robe
virile au milieu des orages de 1814 et 1815. Cette génération dont l'âge
actuel est environ quarante ans, et dont la presque totalité lutta, sous
la Restauration, contre l'ancien régime politique et religieux, occupe
aujourd'hui les affaires, les Chambres, les Académies, les sommités
du pouvoir ou de la science. La Révolution de 1830, à laquelle cette
génération avait tant poussé par sa lutte des quinze années, s'est faite
en grande partie pour elle, et a été le signal de son avénement. Le gros
de la génération dont il s'agit constituait, par un mélange d'idées
voltairiennes, bonapartistes et semi-républicaines, ce qu'on appelait le
libéralisme. Mais il y avait une élite qui, sortant de ce niveau de bon
sens, de préjugés et de passions, s'inquiétait du fond des choses et du
terme, aspirait à fonder, à achever avec quelque élément nouveau ce
que nos pères n'avaient pu qu'entreprendre avec l'inexpérience des
commencements. Dans l'appréciation philosophique de l'homme, dans la vue
des temps et de l'histoire, cette jeune élite éclairée se croyait, non
sans apparence de raison, supérieure à ses adversaires d'abord, et aussi
à ses pères qui avaient défailli ou s'étaient rétrécis et aigris à la
tâche. Le plus philosophe et le plus réfléchi de tous, dans une de ces
pages merveilleuses qui s'échappent brillamment du sein prophétique
de la jeunesse et qui sont comme un programme idéal qu'on ne remplit
jamais,--le plus calme, le plus lumineux esprit de cette élite écrivait
en 1823[107]: «Une génération nouvelle s'élève qui a pris naissance au
sein du scepticisme dans le temps où les deux partis avaient la parole.
Elle a écouté et elle a compris... Et déjà ces enfants ont dépassé leurs
pères et senti le vide de leurs doctrines. Une foi nouvelle s'est fait
pressentir à eux: ils s'attachent à cette perspective ravissante avec
enthousiasme, avec conviction, avec résolution... Supérieurs à tout
ce qui les entoure, ils ne sauraient être dominés ni par le fanatisme
renaissant, ni par l'égoïsme sans croyance qui couvre la société... Ils
ont le sentiment de leur mission et l'intelligence de leur époque; ils
comprennent ce que leurs pères n'ont point compris, ce que leurs tyrans
corrompus n'entendent pas; ils savent ce que c'est qu'une révolution, et
ils le savent parce qu'ils sont venus à propos.»

[Note 107: L'article, écrit en 1823, n'a été publié qu'en 1825, dans
_le Globe_.]

Dans le morceau (_Comment les Dogmes finissent_) dont nous pourrions
citer bien d'autres passages, dans ce manifeste le plus explicite et le
plus général assurément qui ait formulé les espérances de la jeune élite
persécutée, M. Jouffroy envisageait le dogme religieux, ce semble,
encore plus que le dogme politique; il annonçait en termes expressifs la
religion philosophique prochaine, et avec une ferveur d'accent qui
ne s'est plus retrouvée que dans la tentative néo-chrétienne du
saint-simonisme. Vers ce même temps de 1823, de mémorables travaux
historiques, appliqués soit au Moyen-Age par M. Thierry, soit à l'époque
moderne par M. Thiers, marquaient et justifiaient en plusieurs points
ces prétentions de la génération nouvelle, qui visait à expliquer et à
dominer le passé, et qui comptait faire l'avenir. _Le Globe_, fondé en
1824, vint opérer une sorte de révolution dans la critique, et, par
son vif et chaleureux éclectisme, réalisa une certaine unité entre des
travaux et des hommes qui ne se seraient pas rapprochés sans cela. Sur
la masse constitutionnelle et libérale, fonds estimable mais assez peu
éclairé de l'Opposition, il s'organisa donc une élite nombreuse et
variée, une brillante école à plusieurs nuances; philosophie, histoire,
critique, essai d'art nouveau, chaque partie de l'étude et de la pensée
avait ses hommes. Je n'indique qu'à peine l'art, parce que, bien que
sorti d'un mouvement parallèle, il appartient à une génération un peu
plus récente, et, à d'autres égards, trop différente de celle que
nous voulons ici caractériser. Quoi qu'il en soit, vers la fin de la
Restauration, et grâce aux travaux et aux luttes enhardies de cette
jeunesse déjà en pleine virilité, le spectacle de la société française
était mouvant et beau: les espérances accrues s'étaient à la fois
précisées davantage; elles avaient perdu peut-être quelque chose de ce
premier mysticisme plus grandiose et plus sombre qu'elles devaient,
en 1823, à l'exaltation solitaire et aux persécutions; mais l'avenir
restait bien assez menaçant et chargé d'augures pour qu'il y eût place
encore à de vastes projets, à d'héroïques pressentiments. On allait à
une révolution, on se le disait; on gravissait une colline inégale, sans
voir au juste où était le sommet, mais il ne pouvait être loin. Du haut
de ce sommet, et tout obstacle franchi, que découvrirait-on? C'était là
l'inquiétude et aussi l'encouragement de la plupart; car, à coup sûr, ce
qu'on verrait alors, même au prix des périls, serait grand et consolant.
On accomplirait la dernière moitié de la tâche, on appliquerait la
vérité et la justice, on rajeunirait le monde. Les pères avaient dû
mourir dans le désert, on serait la génération qui touche au but et
qui arrive. Tandis qu'on se flattait de la sorte tout en cheminant, le
dernier sommet, qu'on n'attendait pourtant pas de sitôt, a surgi
au détour d'un sentier; l'ennemi l'occupait en armes, il fallut
l'escalader, ce qu'on fit au pas de course et avant toute réflexion.
Or, ce rideau de terrain n'étant plus là pour borner la vue, lorsque
l'étonnement et le tumulte de la victoire furent calmés, quand la
poussière tomba peu à peu et que le soleil qu'on avait d'abord devant
soi eut cessé de remplir les regards, qu'aperçut-on enfin? Une espèce de
plaine, une plaine qui recommençait, plus longue qu'avant la dernière
colline, et déjà fangeuse. La masse libérale s'y rua pesamment comme
dans une Lombardie féconde; l'élite fut débordée, déconcertée, éparse.
Plusieurs qu'on réputait des meilleurs firent comme la masse, et
prétendirent qu'elle faisait bien. Il devint clair, à ceux qui avaient
espéré mieux, que ce ne serait pas cette génération si pleine de
promesses et tant flattée par elle-même, qui arriverait.

Et non-seulement elle n'arrivera pas à ce grand but social qu'elle
présageait et qu'elle parut longtemps mériter d'atteindre; mais on
reconnaît même que la plupart, détournés ou découragés depuis lors, ne
donneront pas tout ce qu'ils pourraient du moins d'oeuvres individuelles
et de monuments de leur esprit. On les voit ingénieux, distingués,
remarquables; mais aucun jusqu'ici qui semble devoir sortir de ligne
et grandir à distance, comme certains de nos pères, auteurs du premier
mouvement: aucun dont le nom menace d'absorber les autres et puisse
devenir le signe représentatif, par excellence, de sa génération: soit
que, dans ces partages des grandes renommées aux dépens des moyennes, il
se glisse toujours trop de mensonge et d'oubli de la réalité pour que
les contemporains très-rapprochés s'y prêtent; soit qu'en effet parmi
ces natures si diversement douées il n'y ait pas, à proprement parler,
un génie supérieur; soit qu'il y ait dans les circonstances et dans
l'atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui intercepte et
atténue ce qui, en d'autres temps, eût été du vrai génie.

Cependant, si de plus près, et sans se borner aux résultats extérieurs
qui ne reproduisent souvent l'individu qu'infidèlement, on examine et
l'on étudie en eux-mêmes les esprits distingués[108] dont nous parlons,
que de talents heureux, originaux! quelle promptitude, quelle ouverture
de pensée! quelles ressources de bien dire! Comme ils paraissent alors
supérieurs à leur oeuvre, à leur action! On se demande ce qui les
arrête, pourquoi ils ne sont ni plus féconds, eux si faciles, ni plus
certains, eux autrefois si ardents; on se pose, comme une énigme, ces
belles intelligences en partie infructueuses. Mais parmi celles qui
méritent le plus l'étude et qui appellent longtemps le regard par
l'étendue, la sérénité et une sorte de froideur, au premier aspect,
immobile, apparaît surtout M. Jouffroy, celui-là même dont nous avons
signalé le premier manifeste éloquent. Dans une génération où chacun
presque possède à un haut degré la facilité de saisir et de comprendre
ce qui s'offre, son caractère distinctif, à lui par-dessus tous, est
encore la compréhension, l'intelligence. S'il est exact, comme il le dit
quelque part, que l'air que nous respirons sache douer au berceau les
esprits distingués de notre siècle, de celle de toutes les qualités
qui est la plus difficile et la moins commune, de _l'étendue_, il faut
croire que, sur la montagne du Jura où il est né, un air plus vif, un
ciel plus vaste et plus clair, ont de bonne heure reculé l'horizon et
fait un spectacle spacieux dans son âme comme dans sa Prunelle.

[Note 108: Le mot _distingué_, qui revient fréquemment dans cet
article et qui s'applique si bien à la génération qu'on y représente, a
commencé d'être pris dans le sens où on l'emploie aujourd'hui, à partir
de la fin du XVIIe siècle. On lit dans une lettre de Ninon vieillie au
vieux Saint-Évremond: «S'il (_votre recommandé_) est amoureux du mérite
qu'on appelle ici _distingué_, peut-être que votre souhait sera rempli;
car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce beau mot.»
Il paraît toutefois que ce mot _distingué_ pris absolument, et sans être
déterminé par rien, ne fit alors qu'une courte fortune, et il n'était
pas encore pleinement autorisé à la fin du XVIIIe siècle. Je trouve
dans l'_Esprit des Journaux_, mars 1788, page 232 et suiv., une lettre
là-dessus, tirée du _Journal de Paris: Lettre d'un Gentilhomme flamand
à mademoiselle Émilie d'Ursel, âgée de cinq ans_. Dans des observations
qui suivent, on répond fort bien à ce _gentilhomme flamand_, un peu
puriste, que, s'il est bon de bannir de la conversation et des écrits
ces mots _aventuriers_ dont parle La Bruyère, qui font fortune quelque
temps, il ne faut pas exclure les expressions que le besoin introduit;
et à propos de _distingué_ tout court qui choquait alors beaucoup de
gens et que beaucoup d'autres se permettaient, on le justifie par
d'assez bonnes raisons: «On parle d'un peintre et on dit que c'est un
homme _distingué_: on sait bien que ce doit être par ses tableaux;
pourquoi sera-t-on obligé de l'ajouter? Si je dis que M. l'abbé Delille
est un homme de lettres _distingué_, est-il quelque Français qui s'avise
de me demander par quoi?

«Pourquoi ne dirait-on pas un homme _distingué_, absolument, comme on
dit un homme _supérieur_? car ce dernier indique une relation même plus
immédiate. Dans toutes les langues, et surtout dans les plus belles, les
mots qui n'ont été employés d'abord qu'avec des régimes s'en séparent
ensuite et conservent un sens très-précis, très-clair, même en restant
tout seuls.»--Nous recommandons humblement cette note au Dictionnaire de
l'Académie française.]

L'intelligence à un degré excellent, l'intelligence en ce qu'elle a de
large, de profond et de recueilli, de parfaitement net et clarifié,
voilà donc l'attribut le plus apparent de M. Jouffroy, et qui se déclare
à la première observation, soit qu'on juge le philosophe sur ses pages
lentes et pleines, soit qu'on assiste au développement continu et
régulier de sa parole. Je comparerais cette intelligence à un miroir
presque plan, très-légèrement concave, qui a la faculté de s'égaler aux
objets devant lesquels il est placé, et même de les dépasser en tous
sens, mais sans en fausser les rapports. Ce n'est pas de ces miroirs à
facettes qui tournent et brillent volontiers, ne représentant en saillie
qu'une étroite portion de l'objet à la fois; ce n'est pas de ces miroirs
ardents, trop concentriques, d'où naît bientôt la flamme. Car il y a
aussi des intelligences trop vives, trop impatientes en présence de
l'objet. Elles ne se tiennent pas aisément à le réfléchir, elles
l'absorbent ou vont au-devant, elles font irruption au travers et y
laissent d'éclatants sillons. M. Cousin, quand il n'y prend pas garde,
est sujet à cette manière. Chez lui, l'_acies_, le _celeritas ingenii_
l'emporte; il pressent, il devine, il recompose. Il y a plus de
longanimité dans le seul emploi de l'intelligence; il ne faut nul ennui
des préliminaires et d'un appareil qui, quelquefois aussi, semble bien
lent.

A l'égard des objets de l'intelligence, on peut se comporter de deux
manières. Tout esprit est plus ou moins armé, en présence des idées,
du bouclier ou miroir de la réflexion, et du glaive de l'invention, de
l'action pénétrante et remuante: réfléchir et oser. Le génie consiste
dans l'alliance proportionnée des deux moyens, avec la prédominance
d'oser. M. Jouffroy, disons-nous, a surtout le miroir; dans sa première
période, il se servait aussi du glaive qui simplifie, débarrasse et
ouvre des combinaisons nouvelles; il s'en servait avec mille éclairs,
quand il tranchait cette périlleuse question, _Comment les Dogmes
finissent_. Mais depuis lors, et par une loi naturelle aux esprits,
laquelle a reçu chez lui une application plus prompte, c'est dans le
miroir, dans l'intelligence et l'exposition des choses, qu'il s'est par
degrés replié et qu'il se déploie aujourd'hui de préférence. Le miroir
en son sein est devenu plus large, plus net et plus reposé que jamais,
d'une sérénité admirable, bien qu'un peu glacée, un beau lac de Nantua
dans ses montagnes.

Mais tout lac, en reflétant les objets, les décolore et leur imprime
une sorte d'humide frisson conforme à son onde, au lieu de la chaleur
naturelle et de la vie. Il y a ainsi à dire que l'intelligence
exclusivement étalée décolore le monde, en refroidit le tableau et est
trop sujette à le réfléchir par les aspects analogues à elle-même, par
les pures abstractions et idées qui s'en détachent comme des ombres.

Il y a à dire que l'intelligence, si fidèle qu'elle soit, ne donne pas
tout, que son miroir le plus étendu ne représente pas suffisamment
certains points de la réalité, même dans la sphère de l'esprit. Le
tranchant, par exemple, et la pointe de ce glaive de volonté et de
pensée pénétrante dont nous avons parlé, se réfléchissent assez peu et
tiennent dans l'intelligence contemplative moins de place qu'ils n'ont
réellement de valeur et d'effet dans le progrès commun. Il faut avoir
agi beaucoup par les idées et continuer d'agir et de pousser le glaive
devant soi, pour sentir combien ce qui tient si peu de place à distance
a pourtant de poids et d'effet dans la mêlée, Or, M. Jouffroy, dans ses
lucides et placides représentations d'intelligence, en est venu souvent
à ne pas tenir compte de l'action, de l'impulsion communiquée aux hommes
par les hommes, à ne croire que médiocrement à l'efficacité d'un génie
individuel vivement employé. L'énergie des forces initiales l'atteint
peu. Il est trop question avec lui, au point de vue où il se place, de
se croiser les bras et de regarder,--avec lui qui, à l'heure la plus
ardente de sa jeunesse, peignant la noble élite dont il faisait partie,
écrivait: «L'espérance des nouveaux jours est en eux; ils en sont les
apôtres prédestinés, et c'est dans leurs mains qu'est le salut du
monde... Ils ont foi à la vérité et à la vertu, ou plutôt, par une
providence conservatrice qu'on appelle aussi la force des choses, ces
deux images impérissables de la Divinité, sans lesquelles le monde ne
saurait aller longtemps, se sont emparées de leurs coeurs pour revivre
par eux et pour rajeunir l'humanité.»

Et c'est ici, peut-être, que s'explique un coin de l'énigme que nous
nous posions plus haut, au sujet de ces intelligences si supérieures
à leur action et à leur oeuvre. Quand nous avons dit qu'il y a dans
l'atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui coupe et
atténue des talents, capables en d'autres époques de monter au génie, et
quand M. Jouffroy a dit qu'il y a dans l'air qu'on respire quelque chose
qui procure aux esprits l'étendue, ce n'est, je le crains, qu'un
même fait diversement exprimé; car cette étendue si précoce, cette
intelligence ouverte et traversée, qui se laisse, faire et accueille
tour à tour ou à la fois toutes choses, est l'inverse de la
concentration nécessaire au génie, qui, si élargi qu'il soit, tient
toujours de l'allure du glaive.

Mais voilà que nous sommes déjà en plein à peindre l'homme, et nous
n'avons pas encore donné l'idée de sa philosophie, de son rôle dans la
science, de la méthode qu'il y apporte, et des résultats dont il peut
l'avoir enrichie. C'est que nous ne toucherons qu'à peine ces endroits
réguliers sur lesquels notre incompétence est grande; d'autres les
traiteront ou les ont assez traités. M. Leroux, dans un bien remarquable
article[109], a entamé, avec le philosophe et le psychologiste, une
discussion capitale qu'il continuera. M. Jules Le Chevalier[110] a fait
également. Et puis, nous l'avouerons, comme science, la philosophie nous
affecte de moins en moins: qu'il nous suffise d'y voir toujours un noble
et nécessaire exercice, une gymnastique de la pensée que doit pratiquer
pendant un temps toute vigoureuse jeunesse. La philosophie est
perpétuellement à recommencer pour chaque génération depuis trois mille
ans, et elle est bonne en cela; c'est une exploration vers les hauts
lieux, loin des objets voisins qui offusquent; elle replace sur nos
têtes à leur vrai point les questions éternelles, mais elle ne les
résout et ne les rapproche jamais. Il est, avec elle, nombre de vérités
de détail, de racines salutaires que le pied rencontre en chemin; mais
dans la prétention principale qui la constitue, et qui s'adresse à
l'abîme infini du ciel, la philosophie n'aboutit pas. Aussi je lui dirai
à peu près comme Paul-Louis Courier disait de l'histoire: «Pourvu que ce
soit exprimé à merveille, et qu'il y ait bien des vérités, de saines et
précieuses observations de détail, il m'est égal à bord de quel système
et à la suite de quelle méthode tout cela est embarqué.» Ce n'est donc
pas le philosophe éclectique, le régulateur de la méthode des faits de
conscience, le continuateur de Stewart et de Reid, celui qui, avec son
modeste ami M. Damiron, s'est installé à demeure dans la psychologie
d'abord conquise, sillonnée, et bientôt laissée derrière par M. Cousin,
et qui y règne aujourd'hui à peu près seul comme un vice-roi émancipé,
ce n'est pas ce représentant de la science que nous discuterons en
M. Jouffroy[111]; c'est l'homme seulement que nous voulons de lui,
l'écrivain, le penseur, une des figures intéressantes et assez
mystérieuses qui nous reviennent inévitablement dans le cercle de notre
époque, un personnage qui a beaucoup occupé notre jeune inquiétude
contemplative, une parole qui pénètre, et un front qui fait rêver.

[Note 109: _Revue encyclopédique_.]

[Note 110: _Revue du Progrès social_.]

[Note 111: Ce que j'ai avancé de la philosophie me semble surtout vrai
de la psychologie. La psychologie en elle-même (si je l'ose dire), à
part un certain nombre de vérités de détail et de remarques fines qu'on
en peut tirer, ne sert guère qu'au sentiment solitaire du contemplateur
et ne se transmet pas. Comme science, elle est perpétuellement à
recommencer pour chacun. Le psychologiste pur me fait l'effet du pêcheur
à la ligne, immobile durant des heures dans un endroit calme, au bord
d'une rivière doucement courante. Il se regarde, il se distingue dans
l'eau, et aperçoit mille nuances particulières à son visage. Son
illusion est de croire pouvoir aller au delà de ce sentiment
d'observation contemplative; car, s'il veut tirer le poisson hors de
l'eau, s'il agite sa ligne, comme, en cette sorte de pêche, le poisson,
c'est sa propre image, c'est soi-même, au moindre effort et au moindre
ébranlement, tout se trouble, la proie s'évanouit, le phénomène à saisir
n'est déjà plus.]

M. Théodore Jouffroy est né en 1796, au hameau des Pontets près de
Mouthe, sur les hauteurs du Jura, d'une famille ancienne et patriarcale
de cultivateurs. Son grand-père, qui vécut tard, et dont la jeunesse
s'était passée en quelque charge de l'ancien régime, avait conservé
beaucoup de solennité, une grandeur polie et presque seigneuriale dans
les manières. La famille était si unie, que les biens de l'oncle et du
père de M. Jouffroy restèrent _indivis_, malgré l'absence de l'oncle qui
était commerçant, jusqu'à la mort du père. Il fit ses premières études à
Lons-le-Saulnier, sous un autre vieil oncle prêtre; de là il partit pour
Dijon, où il suivit le collége sans y être renfermé, lisant beaucoup à
part des cours, et se formant avec indépendance. Il avait un goût marqué
pour les comédies, et essaya même d'en composer. Reçu élève de l'École
Normale par l'inspecteur-général, M. Roger, qui fut frappé de son
savoir; il vint à Paris en 1813. Sa haute taille, ses manières simples
et franches, une sorte de rudesse âpre qu'il n'avait pas dépouillée,
tout en lui accusait ce type vierge d'un enfant des montagnes, et qui
était fier d'en être; ses camarades lui donnèrent le sobriquet de
_Sicambre_. Ses premiers essais à l'École attestaient une lecture
immense, et particulièrement des études historiques très-nourries. Un
grand mouvement d'émulation animait alors l'intérieur de l'École; les
élèves provinciaux, entrés l'année précédente, MM. Dubois, Albrand aîné,
Cayx, etc., s'étaient mis en devoir de lutter avec les élèves parisiens,
jusque-là en possession des premiers rangs. MM. Jouffroy, Damiron,
Bautain, Albrand jeune, qui survinrent en 1813, achevèrent de constituer
en bon pied les provinciaux. Cette première année se passa pour eux à
des exercices historiques et littéraires; il fallait la révolution de
1814 pour qu'une spécialité philosophique pût être créée au sein de
l'École par M. Cousin. MM. La Romiguière et Boyer-Collard n'avaient
professé qu'à la Faculté des Lettres, mais aucun enseignement
philosophique approprié ne s'adressait aux élèves; M. Cousin eut, en
1814, l'honneur de le fonder, et MM. Jouffroy, Damiron et Bautain furent
ses premiers disciples.

Je me suis demandé souvent si M. Jouffroy avait bien rencontré sa
vocation la plus satisfaisante en s'adonnant à la philosophie; je me
le suis demandé toutes les fois que j'ai lu des pages historiques ou
descriptives où sa plume excelle, toutes les fois que je l'ai entendu
traiter de l'Art et du Beau avec une délicatesse si sentie et une
expansion qui semble augmentée par l'absence, _ripae ulterioris amore_,
ou enfin lorsqu'en certains jours tristes, au milieu des matières qu'il
déduit avec une lucidité constante, j'ai cru saisir l'ennui de l'âme
sous cette logique, et un regret profond dans son regard d'exilé. Mais
non; si M. Jouffroy ne trouve pas dans la seule philosophie l'emploi
de toutes ses facultés cachées, si quelques portions pittoresques ou
passionnées restent chez lui en souffrance, il n'est pas moins fait
évidemment pour cette réflexion vaste et éclaircie. Son tort, si nous
osons percer au dedans, est, selon nous, d'avoir trop combattu le
génie actif qui s'y mêlait à l'origine, d'avoir effacé l'imagination
platonique qui prêtait sa couleur aux objets et baignait à son gré les
horizons. Un rude sacrifice s'est accompli en lui; il a fait pour le
bien, il a pris sa science au sérieux et a voulu que rien de téméraire
et de hasardé n'y restât. La réserve a empiété de jour en jour sur
l'audace. En proie durant quinze années à cet inquiétant problème de
la destinée humaine, il a voulu mettre ordre à ses doutes, à ses
conjectures, et au petit nombre des certitudes; il s'y est calmé, mais
il s'y est refroidi. Sa raison est demeurée victorieuse, mais quelque
chose en lui a regretté la flamme, et son regard paraît souffrant. Nous
disons qu'il a eu tort pour sa gloire, mais c'est un rare mérite
moral que de faire ainsi; toute sagesse ici-bas est plus ou moins une
contrition.

Le retour de l'île d'Elbe jeta M. Jouffroy et ses amis dans les rangs
des volontaires royaux à la suite de M. Cousin, ce qui signifie tout
simplement que ces jeunes philosophes n'étaient pas bonapartistes, et
qu'ils acceptaient la Restauration comme plus favorable à la pensée
que l'Empire. Dans un article de M. Jouffroy sur les Lettres de Jacopo
Ortis, inséré au _Courrier Français_ en 1819, je trouve exprimé à nu, et
avec une fermeté de style à la Salluste, ce sentiment d'opposition aux
conquêtes et à la force militaire: «Un peuple ne doit tirer l'épée que
pour défendre ou conquérir son indépendance. S'il attaque ses voisins
pour les soumettre à son pouvoir, il se déshonore; s'il envahit leur
territoire sous le prétexte d'y fonder la liberté, on le trompe ou il se
trompe lui-même. Violer tous les droits d'une nation pour les rétablir,
est à la fois l'inconséquence la plus étrange et l'action la plus
injuste.

«L'amour de la liberté commença la Révolution française; l'Europe,
désavouant la politique de ses rois, nous accordait son estime et son
admiration. Mais bientôt les applaudissements cessèrent. La justice
avait été foulée aux pieds par les factions; la liberté devait périr
avec elle: aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques
années, pour accréditer auprès du peuple des chefs ambitieux et servir
d'instrument à l'établissement du despotisme.

«Le mal passa dans les camps. La fin de la guerre fut corrompue, et
l'héroïsme de nos soldats prostitué. L'épée française devait être
plantée sur la frontière délivrée, pour avertir l'Europe de notre
justice. On la promena en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Italie.
Elle fit partout de funestes miracles: on vit bien qu'elle pouvait tout,
mais on ne vit pas ce qu'elle saurait respecter.»

Ce que M. Jouffroy exprimait si énergiquement en 1819, il ne le sentait
pas moins vivement en 1815, sous le coup d'une première invasion et à la
menace d'une seconde. Ses craintes réalisées, et dans toute l'amertume
du rôle de vaincu, il reprit avec ses amis les études philosophiques; un
sentiment exalté de justice et de devoir dominait ce jeune groupe; ils
étaient dans leur période stoïque, dans cette période de Fichte, par
où passent d'abord toutes les âmes vertueuses. M. Jouffroy gagna le
doctorat avec deux thèses remarquables, l'une sur _le Beau et le
Sublime_, et l'autre sur _la Causalité_. A partir de 1816, il devint
maître de conférences à l'École, et fut en même temps attaché au collège
Bourbon jusqu'en 1822, époque où M. Corbière, qui avait brisé l'École,
le destitua aussi de ses fonctions au collége. M. Jouffroy, au sortir de
l'École, entretenait une correspondance active d'idées et d'épanchements
avec ses amis dispersés en province, avec MM. Damiron et Dubois
particulièrement, qu'on avait envoyés à Falaise, et ensuite avec ce
dernier, à Limoges. C'étaient souvent des saillies d'imagination
philosophique, non pas sur un tel point spécial et borné, mais sur
l'ensemble des choses et leur harmonie, sur la destinée future, le rôle
des planètes dans l'ascension des âmes, et l'espérance de rejoindre
en ces Élysées supérieurs les devanciers illustres qu'on aura le plus
aimés, Platon ou Montaigne. On surprend là tout à nu l'homme qui plus
tard, et déjà tempéré par la méthode, n'a pu s'empêcher de lancer
ses ingénieux et hardis paradoxes sur _le Sommeil_, et qui consacre
plusieurs leçons de son cours à la question de _la vie antérieure_.
C'étaient encore, dans cette correspondance, des retours de désir vers
le pays natal, vers la montagne d'où il tirait sa source, et le besoin
de peindre à ses amis qui les ignoraient, ces grands tableaux naturels
dont il était sevré: «Qui vous dira la fraîcheur de nos fontaines,
la modeste rougeur de nos fraises? qui vous dira les murmures et les
balancements de nos sapins, le vêtement de brouillard que chaque matin
ils prennent, et la funèbre obscurité de leurs ombres? et l'hiver, dans
la tempête, les tourbillons de neige soulevés, les chemins disparus sous
de nouvelles montagnes, l'aigle et le corbeau qui planent au plus haut
de l'air, les loups sans asile, hurlant de faim et de froid, tandis que
les familles s'assemblent au bruit des toits ébranlés, et prient Dieu
pour le voyageur? O mon pays que je regrette, quand vous reverrai-je?»

En 1820, ayant perdu son père, il revit ce Jura tant désiré, et toute
sa chère Helvétie. Il fit ce voyage avec M. Dubois, qui, placé alors
à Besançon, et lui-même atteint de cruelles douleurs et pertes
domestiques, y cherchait un allégement dans l'entretien de l'amitié et
dans les impressions pacifiantes d'une majestueuse nature. M. Dubois a
écrit et a bien voulu nous lire un récit de cette époque de sa vie où
son âme et celle de M. Jouffroy se confondirent si étroitement. Un tel
morceau, puissant de chaleur et minutieux de souvenirs, où revivent
à côté des circonstances individuelles les émotions religieuses et
politiques d'alors, serait la révélation biographique la plus directe,
tant sur les deux amis que sur toute la génération d'élite à laquelle
ils appartiennent. Mais il faut se borner à une pâle idée. Après avoir
reconnu et salué le toit patriarcal, le bois de sapins en face, à
gauche, qui projette en montant ses _funèbres ombres_, avoir foulé la
mousse épaisse, les humides lisières où sont les fraises, et s'être
assis derrière le rucher d'abeilles, dont le miel avait enduit dès le
berceau une lèvre éloquente, il s'agissait pour les deux amis de se
donner le spectacle des Alpes; pour M. Jouffroy, de les revoir et de les
montrer; pour M. Dubois, de les découvrir;--car c'était tout au plus si
ce dernier les avait, en venant, aperçues de loin à l'horizon dans la
brume, et comme un ruban d'argent. M. Jouffroy conduisit donc son ami
un matin, dès avant le lever du soleil, à travers les vallées et les
prairies, jusqu'à la pente de la Dôle qu'ils gravirent. La Dôle est le
point culminant du Jura, et où le Doubs prend sa source. En montant par
un certain versant et par des sentiers bien choisis, on arrive au plus
haut sans rien découvrir, et, au dernier pas exactement qui vous porte
au plateau du sommet, tout se déclare. C'est ce qui eut lieu pour M.
Dubois, à qui son guide habile ménageait la surprise: «Toutes les Alpes,
comme il le dit, jaillirent devant lui d'un seul jet!» L'amphithéâtre
glorieux encadrant le pays de Vaud, le miroir du Léman, dans un coin la
Savoie rabaissée au pied du Mont-Blanc sublime; cet ensemble solennel
que la plume, quand l'oeil n'a pas vu, n'a pas le droit de décrire; la
vapeur et les rayons du matin s'y jouant et luttant en mille manières,
voilà ce qui l'assaillit d'abord et le stupéfia. M. Jouffroy, plus
familier à l'admiration de ces lieux, en jouissait tout en jouissant de
l'immobile extase de l'ami qu'il avait guidé; il reportait son regard
avec sourire tantôt sur le spectacle éclatant, et tantôt sur le
visage ébloui; il était comme satisfait de sa lente démonstration si
magnifiquement couronnée, il était satisfait de sa montagne. A quelques
pas en avant, un pâtre debout, les bras croisés et appuyé sur son bâton,
semblait aussi absorbé dans la grandeur des choses; le philosophe en fut
vivement frappé, et dit: «Il y a en cette âme que voilà toutes les mêmes
impressions que dans les nôtres.»--Les images nombreuses et si belles
dans la bouche de M. Jouffroy, où le pâtre intervient souvent, datent de
cette rencontre; c'est ce qui lui a fait dire dans son émouvant discours
sur _la Destinée humaine_: «Le pâtre rêve comme nous à cette infinie
création dont il n'est qu'un fragment; il se sent comme nous perdu dans
cette chaîne d'êtres dont les extrémités lui échappent; entre lui et les
animaux qu'il garde, il lui arrive aussi de chercher le rapport; il lui
arrive de se demander si, de même qu'il est supérieur à eux, il n'y
aurait pas d'autres êtres supérieurs à lui..., et de son propre droit,
de l'autorité de son intelligence qu'on qualifie d'infirme et de bornée,
il a l'audace de poser au Créateur cette haute et mélancolique question:
Pourquoi m'as-tu fait? et que signifie le rôle que je joue ici-bas?»
Dans ses leçons sur _le Beau_, qui par malheur n'ont été nulle part
recueillies, M. Jouffroy disait fréquemment d'une voix pénétrée: «Tout
parle, tout vit dans la nature; la pierre elle-même, le minéral le plus
informe vit d'une vie sourde, et nous parle un langage mystérieux; et ce
langage, le pâtre, dans sa solitude, l'entend, l'écoute, le sait autant
et plus que le savant et le philosophe, autant que le poëte!»

Lorsque les amis voulurent redescendre du sommet, M. Jouffroy s'étant
adressé au pâtre pour le choix d'un certain sentier, le pâtre, sans
sortir de son silence, fit signe du bâton et rentra dans son immobilité.
Avant de savoir que M. Jouffroy avait eu cette matinée culminante sur
la Dôle, qu'il avait remarqué ce pâtre sur ce plateau, et que sa
contemplation avait trouvé à une heure déterminée de sa jeunesse une
forme de tableau si en rapport et si harmonieuse, je me l'étais souvent
figuré, en effet, sur un plateau élevé des montagnes, avec moins de
soleil, il est vrai, avec un horizon moins meublé de réalités et
d'images, bien qu'avec autant d'air dans les cieux. A propos de son
cours sur _la Destinée humaine_, où il semblait n'indiquer qu'à peine
aux jeunes âmes inquiètes un sentier religieux qu'on aurait voulu alors
lui entendre nommer, on disait dans un article du _Globe_ de décembre
1830: «Comme un pasteur solitaire, mélancoliquement amoureux du désert
et de la nuit, il demeure immobile et debout sur son tertre sans
verdure; mais du geste et de la voix il pousse le troupeau qui se presse
à ses pieds et qui a besoin d'abri, il le pousse à tout hasard au
bercail, du seul côté où il peut y en avoir un.»

Le propre de M. Jouffroy, c'est bien de tout voir de la montagne; s'il
envisage l'histoire, s'il décrit géographiquement les lieux, c'est par
masses et formes générales, sans scrupule des détails, et avec une sorte
de vérité ou d'illusion toujours majestueuse. «Les événements, a-t-il
dit quelque part, sont si absolument déterminés par les idées, et les
idées se succèdent et s'enchaînent d'une manière si fatale, que la seule
chose dont le philosophe puisse être tenté, c'est de se croiser les bras
et de regarder s'accomplir des révolutions auxquelles les hommes peuvent
si peu.» Voilà tout entier dans cet aveu notre philosophe-pasteur: voir,
regarder, assister, comprendre, expliquer. Aussi cette promenade sur la
Dôle est-elle une merveilleuse figure de la destinée de M. Jouffroy.
Chacun, en se souvenant bien, chacun a eu de la sorte son Sinaï dans sa
jeunesse, sa mystérieuse montagne où la destinée s'est comme offerte aux
yeux, mieux éclairée seulement qu'elle ne le sera jamais depuis. Nul
ne le sait que nous; et ce que le monde admire ensuite de nos oeuvres,
n'est guère que le reflet affaibli et l'ombre d'un sublime moment
envolé.

Dans cette ascension de la Dôle, j'ai oublié, pour compléter la scène,
de dire qu'outre les deux amis et le pâtre, il y avait là un vieux
capitaine de leur connaissance, redevenu campagnard, révolutionnaire de
vieille souche et grand lecteur de Voltaire. Comme il redescendait le
premier dans le sentier indiqué, et qu'il voyait les deux amis avoir
peine à se détacher du sommet et se retourner encore, il les gourmandait
de leur lenteur, en criant: «Quand on a vu, on a vu!» Ce capitaine
voltairien, près du pâtre, dut paraître au philosophe le bon sens
goguenard et prosaïque, à côté du bon sens naïf et profond.

Quelquefois, à travers leurs courses de la journée, il arrivait aux deux
amis de passer à diverses reprises la frontière; ils se sentaient plus
libres alors, soulagés du poids que le régime de ce temps imposait aux
nobles âmes, et ils entonnaient de concert _la Marseillaise_, comme un
défi et une espérance. Le soir, quand ils trouvaient des feux presque
éteints, qu'avaient allumés les bergers, ils s'asseyaient auprès, et M.
Jouffroy, en y apportant des branches pour les ranimer, se rappelait les
irruptions des Barbares, lesquels, comme des brassées de bois vert,
la Providence avait jetés de temps à autre dans le foyer expirant des
civilisations. Nul, s'il l'avait voulu, n'aurait eu plus que lui, au
service de sa pensée, de ces grandes images agrestes et naturelles.

En 1821, de retour à Paris, MM. Jouffroy et Dubois exercèrent l'un
sur l'autre une influence continue fort vive: M. Jouffroy initiait
philosophiquement son ami qui n'avait pas, jusque-là, secoué tout à fait
l'autorité en matière religieuse; M. Dubois entrecoupait par ses élans
politiques ce qu'aurait eu de trop métaphysique et spéculatif le cours
d'idées du philosophe. Leur santé à tous deux s'était fort altérée.
M. Jouffroy acquit dès lors cette constitution plus nerveuse et cette
délicatesse fine de complexion, si d'accord avec son âme, mais que
quelque chose de plus robuste avait dissimulée. M. Cousin s'était engagé
dans le carbonarisme et y poussait avec prosélytisme; après quelque
hésitation, les deux amis y entrèrent, mais par M. Augustin Thierry,
dans une vente dont faisaient partie MM. Scheffer, Bertrand, Roulin,
Leroux, Guinard, etc.; ils ne manquèrent à aucune des démonstrations
civiques qui eurent lieu au convoi de Lallemand et à celui de Camille
Jordan. En 1822, M. Jouffroy fut destitué; M. Dubois l'était déjà. En
1823, notre philosophe écrivait dans la solitude cet article, _Comment
les Dogmes finissent_, où éclatent la vertu et la foi frémissantes sous
la persécution, où retentit dans le langage de la philosophie comme un
écho sacré des catacombes. M. Jouffroy ne s'est jamais élevé à une plus
grande hauteur d'audace que dans cette inspiration refoulée; depuis il
s'est épanché, étendu, élargi, en descendant à la manière des fleuves,
dont le flot peut s'accroître, mais ne regagne plus le niveau de la
source.--En septembre 1824, _le Globe_ fut fondé.

Il semble aujourd'hui, à ouïr certaines gens, que _le Globe_ n'eût pour
but que de faire arriver plus commodément au pouvoir messieurs les
doctrinaires grands et petits, après avoir passé six longues années à
s'encenser les uns les autres. Peu de mots remettront à leur place ces
ignorances et ces injures. M. Dubois, destitué, traduisait la Chronique
de Flodoard pour la collection de M. Guizot, écrivait quelques articles
aux _Tablettes universelles_, qui trop tôt manquèrent, se dévorait enfin
dans l'intimité d'hommes fervents, étouffés comme lui, et dans
les conversations brûlantes de chaque jour. M. Leroux, qui, après
d'excellentes études faites à Rennes au même collège que M. Dubois,
et avant de prendre rang comme une des natures de penseur les plus
puissantes et les plus ubéreuses d'aujourd'hui, était simplement ouvrier
typographe, M. Leroux avait imaginé, avec M. Lachevardière, imprimeur,
d'entreprendre un journal utile, composé d'extraits de littérature
étrangère, d'analyses des principaux voyages et de faits curieux et
instructifs rassemblés avec choix. Il communiqua son cadre d'essai à M.
Dubois, qui jugea que, dans cette simple idée de magasin à l'anglaise,
il n'y avait pas assez de chance d'action; qu'il fallait y implanter une
portion de doctrine, y introduire les questions de liberté littéraire,
se poser contre la littérature impériale, et, sans songer à la politique
puisqu'on était en pleine Censure, fonder du moins une critique nouvelle
et philosophique. Des deux idées combinées de MM. Leroux et Dubois,
naquit _le Globe_; mais celle de M. Dubois, bien que venue à l'occasion
de l'autre, était évidemment l'idée active, saillante et nécessaire;
aussi imprima-t-il au _Globe_ le caractère de sa propre physionomie.
M. Leroux y maintint toutefois sur le second plan l'exécution de son
projet; et toute cette matière de voyages, de faits étrangers, de
particularités scientifiques, qui occupa longtemps les premières pages
du _Globe_ avant l'invasion de la politique quotidienne, était ménagée
par lui. Sous le rapport des doctrines et de l'influence morale, M.
Leroux ne se fit d'ailleurs au _Globe_, jusqu'en 1830, qu'une position
bien inférieure à ses rares mérites et à sa portée d'esprit; par
modestie, par fierté, cachant des convictions entières sous une bonhomie
qu'on aurait dû forcer, il s'effaça trop; quatre ou cinq morceaux de
fonds qu'il se décida à y écrire frappèrent beaucoup, mais ne l'y
assirent pas au rang qu'il aurait fallu. Il dirigeait le matériel du
journal, mais en fait d'idées il y passa toujours plus ou moins pour un
rêveur. Ses opinions, afin de prévaloir, avaient besoin d'arriver par M.
Dubois[112].

[Note 112: Nous laissons subsister cette page qui fut exacte, nous la
maintenons, bien que nos sentiments et nos jugements à l'égard de M.
Leroux aient changé à mesure qu'il changeait lui-même. Ce n'est plus de
sa modestie qu'il semblerait à propos de venir parler aujourd'hui. Lui
aussi il est entré à pleines voiles, comme tant d'autres, dans cet Océan
Pacifique de l'orgueil, et il a franchi son détroit de Magellan. Nous
l'avions connu et aimé homme _distingué_, nous l'abandonnons révélateur
et prophète. Mais nous irions jusqu'à regretter de l'avoir connu et
loué, quand nous le voyons provoquer l'outrage, à propos de Jouffroy
mort, contre les amis les plus chers et les plus consciencieux de
cet homme excellent, quand nous le voyons déverser l'amertume sur
l'irréprochable et intègre M. Damiron; et tout cela parce que M. Leroux
veut faire de Jouffroy son _précurseur_ comme il a fait de M. Cousin son
_Antechrist_.--Qu'il nous suffise de répéter ici que, nonobstant toutes
les variations subséquentes, cet historique du _Globe_ reste d'une
parfaite exactitude.]

M. Dubois s'était donc mis à l'oeuvre en septembre 1824, secondé de M.
Leroux, et moyennant les avances financières de M. Lachevardière. MM.
Jouffroy et Damiron, ses amis intimes, ne pouvaient lui manquer. M.
Trognon travailla aussi dès les premiers numéros. Comme il y avait
exposition de peinture au début, M. Thiers se chargea d'en rendre
compte; sauf ce coup de main du commencement, il ne donna rien depuis au
journal. M. Mérimée donna quelque chose d'abord, mais ne continua pas sa
collaboration. Quelques jeunes gens, élèves distingués de MM. Jouffroy
et Damiron, entrèrent de bonne heure, parmi lesquels MM. Vitet et
Duchâtel, qui n'étaient pas plus des doctrinaires alors que M. Thiers.
Ils connaissaient les doctrinaires sans doute, ils étaient liés, ainsi
que leurs maîtres, avec M. Guizot, avec M. de Broglie, peut-être de loin
avec M. Royer-Collard; personne dans cette réunion commençante
n'en était aux préjugés brutaux et aux déclamations ineptes du
_Constitutionnel_; mais par M. Dubois, âme du journal, un vif sentiment
révolutionnaire et girondin se tenait en garde; et, dès que la Censure
fut levée, cette pointe généreuse perça en toute occasion. M. de
Rémusat, le plus doctrinaire assurément des rédacteurs du _Globe_ par la
subtilité de son esprit, par ses habitudes et ses liens de société, ne
toucha longtemps que des sujets de pure littérature et de poésie; ce
qu'il faisait avec une souplesse bien élégante. M. Duvergier de Hauranne
n'avait pas à un moindre degré la préoccupation littéraire, et son zèle
spirituel s'attaquait, dans l'intervalle de ses voyages d'Italie et
d'Irlande, à des points délicats de la controverse romantique. Ce n'est
guère à M. Magnin toujours net et progressif, ou à M. Ampère survenu
plus tard et adonné aux excursions studieuses, qu'on imputera un rôle
dans la prétendue ligue. _Le Globe_ n'a pas été fondé et n'a pas grandi
sous le patronage des doctrinaires, c'est-à-dire des trois ou quatre
hommes éminents à qui s'adressait alors ce nom. La bourse de M.
Lachevardière, l'idée de M. Leroux, l'impulsion de M. Dubois, voilà les
données primitives; des jeunes gens pauvres, des talents encore obscurs,
des proscrits de l'Université, ce furent les vrais fondateurs; la
génération des salons qui s'y joignit ensuite n'étouffa jamais l'autre.

Le public, qui aime à faire le moins de frais possible en renommée, et
qui est dur à accepter des noms nouveaux, voyant _le Globe_ surgir,
tenta d'en expliquer le succès, et presque le talent, par l'influence
invisible et suprême de quelques personnages souvent cités. Ces
personnages étaient sans doute bienveillants au _Globe_, mais cette
bienveillance, tempérée de blâme fréquent ou même d'épigrammes légères,
ne justifiait pas l'honneur qu'on leur en faisait. Financièrement,
lorsqu'en 1828, _le Globe_ devenant tout à fait politique, M.
Lachevardière retira ses capitaux, M. Guizot, seul parmi les
doctrinaires d'alors, prit une action. M. de Broglie aida au
cautionnement; mais c'était un simple placement de fonds sans enjeu.
Du reste, occupés de leurs propres travaux, ces messieurs n'ont jamais
contribué de leur plume à l'illustration du journal; une seule fois,
s'il m'en souvient, M. Guizot écrivit une colonne officieuse sur un
tableau de M. Gérard; peut-être a-t-il récidivé pour quelque autre cas
analogue, mais c'est tout. M. de Barante n'a fait qu'un seul article; M.
de Broglie n'y a jamais écrit. Les prétendus patrons hantaient si peu ce
lieu-là, qu'il a été possible à l'un des rédacteurs assidus de n'avoir
pas, une seule fois durant les six ans, l'honneur d'y rencontrer leur
visage. La verdeur de certains articles allait, de temps à autre,
éveiller leur sévérité et raviver les nuances. M. Royer-Collard réprouva
hautement l'article pour lequel M. Dubois fut mis en cause et condamné,
quelques mois avant juillet 1830. M. Cousin lui-même, bien que plus
rapproché du journal par son âge et par ses amis, s'en séparait crûment
dans la conversation; il ne répondait pas de ses disciples, il censurait
leur marche, et savait marquer plus d'un défaut avec quelque trait de
cette verve incomparable qu'on lui pardonne toujours, et que _le Globe_
ne lui paya jamais qu'en respects.

Si l'on examine enfin l'allure et le langage du _Globe_ depuis qu'il
devint expressément politique, c'est-à-dire sous les ministères
Martignac et Polignac, on y trouve une hardiesse, une fermeté de ton
qu'aucun organe de l'opposition d'alors n'a surpassées. Le ministère
Martignac y fut attaqué de bonne heure avec une exigence dont MM. de
Rémusat, Duchâtel et Duvergier de Hauranne ont quelque droit aujourd'hui
de s'étonner. La question des Jésuites et de la liberté absolue
d'enseignement prêta jusqu'au bout, sous la plume de M. Dubois, à une
controverse, excentrique si l'on veut, et par trop chevaleresque pour le
moment, mais du moins aussi peu doctrinaire que possible. M. de Rémusat,
qui traita presque seul la politique des derniers mois avant Juillet,
durant la prison de M. Dubois, ne détourna pas un seul instant le
journal de la ligne extrême où il était lancé; vers cette fin de la
lutte, toutes les pensées n'en faisaient qu'une pour la délivrance, il
semblait même qu'il y eût dans cette rédaction du _Globe_ des vues et
des ressources d'avenir plus vastes qu'ailleurs. Quand M. Thiers, au
début du _National_, développait sa théorie constitutionnelle, et venait
professer Delorme comme résumé de son Histoire de la Révolution, ces
articles ingénieux étaient regardés comme de purs jeux de forme et
des fictions un peu vaines au prix de la grande question populaire
et sociale; et ce n'était pas M. Dubois seulement qui jugeait ainsi,
c'était M. Duchâtel ou tout autre. S'il y avait alors dissidence
marquée, division au _Globe_ en quelque matière, cette dissidence
portait, le dirai-je? sur la question dite romantique. L'école
romantique des poëtes ne put jamais faire irruption au _Globe_, et
le gagner comme organe à elle; mais elle y avait des alliés et des
intelligences. M. Leroux, M. Magnin, et celui qui écrit ces lignes,
penchaient plus ou moins du côté novateur en poésie; MM. Dubois,
Duvergier, de Rémusat, et l'ensemble de la rédaction, étaient en
méfiance, quoique généralement bienveillants. Tous ces petits mouvements
intérieurs se dessinèrent avec feu à l'occasion du drame de _Hernani_,
qui eut pour résultat d'augmenter la bienveillance. Mais, hélas!
rapprochement littéraire, union politique, tout cela manqua bientôt.

Au _Globe_, M. Jouffroy tint une grande place; il était le philosophe
généralisateur, le dogmatique par excellence, de même que M. Damiron
était le psychologue analyste et sagace, de même que M. Dubois était
le politique ému et acéré, le critique chaleureux. Indépendamment des
articles recueillis dans le volume des _Mélanges_, M. Jouffroy en a
écrit plusieurs sur des sujets d'histoire ou de géographie, et y a porté
sa large manière. Il cherchait à tirer des antécédents historiques, des
conditions géographiques et de l'esprit religieux des peuples, la loi de
leur mouvement et de leur destinée. Les résultats les plus généraux de
ses méditations à ce sujet sont consignés dans deux leçons d'un cours
particulier professé par lui en 1826 (_de l'État actuel de l'Humanité_).
Il ne s'y interdisait pas, comme il l'a trop fait depuis, l'impulsion
active et stimulante, l'appel à l'énergie morale d'un chacun; il n'y
imposait pas, comme dans ses articles sur mistress Trolloppe, le calme
et le quiétisme brahmanique aux assistants éclairés, sous peine
de déchéance aveugle et de fatuité. Au contraire, il y marquait
l'initiative à la civilisation chrétienne, et le devoir d'agir à chacun
de ses membres; il y disait avec plainte: «Comment aurions-nous des
hommes politiques, des hommes d'État, quand les questions dont la
solution réfléchie peut seule les former ne sont pas même poses, pas
même soupçonnées de ceux qui sont assis au gouvernail; quand, au lieu
de regarder à l'horizon, ils regardent à leurs pieds; quand, au lieu
d'étudier l'avenir du monde, et dans cet avenir celui de l'Europe, et
dans celui de l'Europe la mission de leur pays, ils ne s'inquiètent, ils
ne s'occupent que des détails du ménage national?... Nous ne concevons
pas que tant de gens de conscience se jettent dans les affaires
politiques, et poussent le char de notre fortune dans un sens ou clans
un autre, avant d'avoir songé à se poser ces grandes questions.... Je
sais que la marche de l'humanité est tracée, et que Dieu n'a pas laissé
son avenir aux chances des faiblesses et des caprices de quelques
hommes: mais ce que nous ne pouvons empêcher ni faire, nous pouvons du
moins le retarder ou le précipiter par notre mauvaise ou bonne conduite.
Dans les larges cadres de la destinée que la Providence a faite au
monde, il y a place pour la vertu et la folie des hommes, pour le
dévouement des héros et l'égoïsme des lâches.»

C'était dans sa chambre de la rue du Four-Saint-Honoré, à l'ouverture
d'un des cours particuliers auxquels le confinait l'interdiction
universitaire, que M. Jouffroy s'exprimait ainsi. Ces cours privés
étaient fort recherchés; quelques esprits déjà mûrs, des camarades du
maître, des médecins depuis célèbres, une élite studieuse des salons,
plusieurs représentants de la jeune et future pairie, composaient
l'auditoire ordinaire, peu nombreux d'ailleurs, car l'appartement était
petit, et une réunion plus apparente serait aisément devenue suspecte
avant 1828. On se rendait, une fois par semaine seulement, à ces
prédications de la philosophie; on y arrivait comme avec ferveur et
discrétion; il semblait qu'on y vînt puiser à une science nouvelle et
défendue, qu'on y anticipât quelque chose de la foi épurée de l'avenir.
Quand les quinze ou vingt auditeurs s'étaient rassemblés lentement, que
la clef avait été retirée de la porte extérieure, et que les derniers
coups de sonnette avaient cessé, le professeur, debout, appuyé à la
cheminée, commençait presque à voix basse, et après un long silence. La
figure, la personne même de M. Jouffroy est une de celles qui frappent
le plus au premier aspect, par je ne sais quoi de mélancolique, de
réservé, qui fait naître l'idée involontaire d'un mystérieux et noble
inconnu. Il commençait donc à parler; il parlait du Beau, ou du Bien
moral, ou de l'immortalité de l'âme; ces jours-là, son teint plus
affaibli, sa joue légèrement creusée, le bleu plus profond de son
regard, ajoutaient dans les esprits aux réminiscences idéales du
_Phédon_. Son accent, après la première moitié assez monotone, s'élevait
et s'animait; l'espace entre ses paroles diminuait ou se remplissait
de rayons. Son éloquence déployée prolongeait l'heure et ne pouvait se
résoudre à finir. Le jour qui baissait agrandissait la scène; on ne
sortait que croyant et pénétré, et en se félicitant des germes reçus.
Depuis qu'il professe en public, M. Jouffroy a justifié ce qu'on
attendait de lui; mais pour ceux qui l'ont entendu dans l'enseignement
privé, rien n'a rendu ni ne rendra le charme et l'ascendant d'alors[113].

[Note 113: Voir, si l'on veut, dans les poésies de Joseph Delorme deux
pièces adressées à M. Jouffroy, qui n'y est pas nommé, l'une à M***: _O
vous qui lorsque seul_, etc., etc.; et l'autre qui a pour titre: _Le
Soir de la Jeunesse_. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que
cette dernière pièce a été également inspirée par lui.--Dans une
dernière édition de _Joseph Delorme_ (1861), on peut lire (page 299) une
lettre de Jouffroy adressée à l'auteur; il s'était en partie reconnu.]

M. Jouffroy en était, en ces années-là, à cette période heureuse où luit
l'étoile de la jeunesse, à la période de nouveauté et d'invention; il se
sentait, à l'égard de chaque vérité successive, dans la fraîcheur d'un
premier amour; depuis, il se répète, il se souvient, il développe. Le
malheur a voulu qu'avec sa facilité de parler et son indolence d'écrire,
il ait improvisé ses leçons les plus neuves, et qu'elles n'aient nulle
part été fixées dans leur verve délicate et leur vivacité naissante. M.
Jouffroy se détermine malaisément à écrire, bien qu'une fois à l'oeuvre
sa plume jouisse de tant d'abondance. Il n'a publié d'original que la
préface en tête des _Esquisses morales_ de Stewart, et ses articles,
la plupart recueillis dans les _Mélanges_: l'introduction promise des
Oeuvres de Reid n'a pas paru. Philosophe et démonstrateur éloquent
encore plus qu'écrivain, la forme, qui a tant d'attrait pour l'artiste,
convie peu M. Jouffroy; il souffre évidemment et retarde le plus
possible de s'y emprisonner; il la déborde toujours. La lutte étroite,
la joute de la pensée et du style ne lui va pas. Il ne s'applique point
à la fermeté de Pascal; sa forme, à lui, quand il lui en faut une, est
belle et ample, mais lâchée, comme on dit.

Saint Jérôme appelle quelque part saint Hilaire, évêque de Poitiers, _le
Rhône de l'éloquence gauloise_. M. Jouffroy serait bien plutôt une Loire
épanouie qu'un Rhône impétueux, comme elle lent, large, inégalement
profond, noyant démesurément ses rives.

M. Jouffroy, entré à la Chambre depuis deux ans, a montré peu
d'inclination pour la politique, et s'est à peine efforcé d'y réussir.
On le conçoit; dans ses habitudes de pensée et de parole, il a besoin
d'espace et de temps pour se dérouler, et de silence en face de lui.
Il avait contre son début, dans cette assemblée assez vulgaire, d'être
suspect de métaphysique dès le moindre préambule. Et pourtant la parole,
hardiment prise en deux ou trois occasions, eût vaincu ce préjugé; M.
Jouffroy aurait eu beau jeu à entamer la question européenne selon ses
idées de tout temps, à tracer le rôle obligé de la France, et à flétrir
pour le coup la politique _de ménage_ à laquelle on l'assujettit: il
n'en a rien fait, soit que l'humeur contemplative ait prédominé et
l'ait découragé de l'effort individuel, soit que, voyant une Chambre si
ouverte à entendre, il ait souri sur son banc avec dédain[114].

[Note 114: M. Jouffroy, depuis, s'est décidé à parler, et il l'a
fait avec le succès que nous présagions, bien que dans un sens un peu
différent de celui qui nous semblait probable à cette date de décembre
1833, et que nous eussions préféré.]

Car, malgré tout le progrès de la disposition contemplative, il y a en
M. Jouffroy le côté dédaigneux, ironique, l'ancien côté actif refoulé,
qui se fait sentir amèrement par retours, et qui tranche, comme un
éclair, sur un grand fonds de calme et d'ennui. Il y a le vieil homme,
qui fut sévère au passé, hostile aux révélations, l'adversaire railleur
du baron d'Eckstein, le philosophe qui ignore et supprime ce qui le
gêne, comme Malebranche supprimait l'histoire. Il y a l'aristocratie
du penseur et du montagnard, froideur et hauteur, le premier mouvement
susceptible et chatouilleux, la lèvre qui s'amincit et se pince, une
rougeur rapide à une joue qui soudain pâlit.

Mais il y a tout aussitôt et très-habituellement le côté bon,
plébéien, condescendant, explicatif et affectueux, qui s'accommode aux
intelligences, qui, au sortir d'un paradoxe presque outrageux, vous
démontre au long des clartés et sait y démêler de nouvelles finesses;
une disposition humaine et morale, une bienveillance qui prend intérêt,
qui ne se dégoûte ni ne s'émousse plus. L'idée de devoir préside à
cette noble partie de l'âme que nous peignons; si le premier mouvement
s'échappe quelquefois, la seconde pensée répare toujours.

Outre les travaux et écrits ultérieurs qu'on a droit d'espérer de M.
Jouffroy, il est une oeuvre qu'avant de finir nous ne pouvons nous
empêcher de lui demander, parce qu'il nous y semble admirablement
propre, bien que ce soit hors de sa ligne apparente. On a reproché à
quelques endroits de sa psychologie de tenir du roman; nous sommes
persuadé qu'un roman de lui, un vrai roman, serait un trésor de
psychologie profonde. Qu'il s'y dispose de longue main, qu'il termine
par là un jour! il s'y fondera à côté de la science une gloire plus
durable; Pétrarque doit la sienne à ses vers vulgaires, qui seuls ont
vécu. Un roman de M. Jouffroy (et nous savons qu'il en a déjà projeté),
ce serait un lieu sûr pour toute sa psychologie réelle, qui consiste,
selon nous, en observations détachées plutôt qu'en système; ce serait
un refuge brillant pour toutes les facultés poétiques de sa nature qui
n'ont pas donné. Je la vois d'ici d'avance, cette histoire du coeur, ce
_Woldemar_ non subtil, bien supérieur à l'autre de Jacobi. L'exposition
serait lente, spacieuse, aérée, comme celles de l'Américain dont
l'auteur a tant aimé la prairie et les mers[115]. Il y aurait dès l'abord
des pâturages inclinés et de ces tableaux de moeurs antiques que savent
les hommes des hautes terres. Les personnages surviendraient dans cette
région avec harmonie et beauté. Le héros, l'amant, flotterait de
la passion à la philosophie, et on le suivrait pas à pas dans ses
défaillances touchantes et dans ses reprises généreuses. Comme l'amitié,
comme l'amour naissant qui s'y cache, se revêtiraient d'un coloris sans
fard, et nous livreraient quelques-uns de leurs mystères par des aspects
aplanis! Comme les pâles et arides intervalles s'étendraient avec
tristesse jusqu'au sein des vertes années! Que la lutte serait longue,
marquée de sacrifice, et que le triomphe du devoir coûterait de pleurs
silencieux! Allez, osez, ô Vous dont le drame est déjà consommé au
dedans; remontez un jour en idée cette Dôle avec votre ami vieilli; et
là, non plus par le soleil du matin, mais à l'heure plus solennelle du
couchant, reposez devant nous le mélancolique problème des destinées;
au terme de vos récits abondants et sous une forme qui se grave,
montrez-nous le sommet de la vie, la dernière vue de l'expérience, la
masse au loin qui gagne et se déploie, l'individu qui souffre comme
toujours, et le divin, l'inconsolé désir ici-bas du poëte, de l'amant et
du sage!

Décembre 1833.

[Note 115: Fenimore Cooper.]


M. Jouffroy, que nous tâchions ainsi de peindre avec un soin et des
couleurs où se mêlait l'affection, est mort le 1er mars 1842, laissant
à tous d'amers regrets. Son ami M. Damiron publia de lui, peu après,
un volume posthume de _Nouveaux Mélanges philosophiques_; la haine et
l'esprit de parti s'en emparèrent. Les funérailles de l'honnête homme
et du sage furent célébrées par des querelles furieuses; l'infamie des
insultes particulières aux gazettes ecclésiastiques n'y manqua pas. Un
penseur mélancolique a dit: «Tenons-nous bien, ne mourons pas; car,
sitôt morts, notre cercueil, pour peu qu'il en vaille la peine, servira
de marchepied à quelqu'un pour se faire voir et pérorer. Trop heureux
si, derrière notre pierre, le lâche et le méchant ne s'abritent pas pour
lancer leurs flèches, comme Pâris caché derrière le tombeau d'Ilus!»



M. AMPÈRE

Le vrai savant, l'_inventeur_, dans les lois de l'univers et dans les
choses naturelles, en venant au monde est doué d'une organisation
particulière comme le poëte, le musicien. Sa qualité dominante, en
apparence moins spéciale, parce qu'elle appartient plus ou moins à
tous les hommes et surtout à un certain âge de la vie où le besoin
d'apprendre et de découvrir nous possède, lui est propre par le degré
d'intensité, de sagacité, d'étendue. Chercher la cause et la raison des
choses, trouver leurs lois, le tente, et là où d'autres passent avec
indifférence ou se laissent bercer dans la contemplation par le
sentiment, il est poussé à voir au delà et il pénètre. Noble faculté
qui, à ce degré de développement, appelle et subordonne à elle toutes
les passions de l'être et ses autres puissances! On en a eu, à la fin
du XVIIIe siècle et au commencement du nôtre, de grands et sublimes
exemples; Lagrange, Laplace, Cuvier et tant d'autres à des rangs
voisins, ont excellé dans cette faculté de trouver les rapports élevés
et difficiles des choses cachées, de les poursuivre profondément, de les
coordonner, de les rendre. Ils ont à l'envi reculé les bornes du connu
et repoussé la limite humaine. Je m'imagine pourtant que nulle part
peut-être cette faculté de l'intelligence avide, cet appétit du savoir
et de la découverte, et tout ce qu'il entraîne, n'a été plus en saillie,
plus à nu et dans un exemple mieux démontrable que chez M. Ampère qu'il
est permis de nommer tout à côté d'eux, tant pour la portée de toutes
les idées que pour la grandeur particulière d'un résultat. Chez ces
autres hommes éminents que j'ai cités, une volonté froide et supérieure
dirigeait la recherche, l'arrêtait à temps, l'appesantissait sur des
points médités, et, comme il arrivait trop souvent, la suspendait pour
se détourner à des emplois moindres. Chez M. Ampère, l'idée même était
maîtresse. Sa brusque invasion, son accroissement irrésistible, le
besoin de la saisir, de la presser dans tous ses enchaînements, de
l'approfondir en tous ses points, entraînaient ce cerveau puissant
auquel la volonté ne mettait plus aucun frein. Son exemple, c'est
le triomphe, le surcroît, si l'on veut, et l'indiscrétion de l'idée
savante; et tout se confisque alors en elle et s'y coordonne ou s'y
confond. L'imagination, l'art ingénieux et compliqué, la ruse des
moyens, l'ardeur même de coeur, y passent et l'augmentent. Quand une
idée possède cet esprit inventeur, il n'entend plus à rien autre chose,
et il va au bout dans tous les sens de cette idée comme après une proie,
ou plutôt elle va au bout en lui, se conduisant elle-même, et c'est lui
qui est la proie. Si M. Ampère avait eu plus de cette volonté suivie,
de ce caractère régulier, et, on peut le dire, plus ou moins ironique,
positif et sec, dont étaient munis les hommes que nous avons nommés, il
ne nous donnerait pas un tel spectacle, et, en lui reconnaissant plus de
conduite d'esprit et d'ordonnance, nous ne verrions pas en lui le savant
en quête, le chercheur de causes aussi à nu.

Il est résulté aussi de cela qu'à côté de sa pensée si grande et de sa
science irrassasiable, il y a, grâce à cette vocation imposée, à cette
direction impérieuse qu'il subit et ne se donne pas, il y a tous les
instincts primitifs et les passions de coeur conservées, la sensibilité
que s'était de bonne heure trop retranchée la froideur des autres,
restée chez lui entière, les croyances morales toujours émues, la
naïveté, et de plus en plus jusqu'au bout, à travers les fortes
spéculations, une inexpérience craintive, une enfance, qui ne semblent
point de notre temps, et toutes sortes de contrastes.

Les contrastes qui frappent chez Laplace, Lagrange, Monge et Cuvier, ce
sont, par exemple, leurs prétentions ou leurs qualités d'hommes d'État,
d'hommes politiques influents, ce sont les titres et les dignités dont
ils recouvrent et quelquefois affublent leur vrai génie. Voilà, si je ne
me trompe, des _distractions_ aussi et des _absences_ de ce génie, et,
qui pis est, volontaires. Chez M. Ampère, les contrastes sont sans doute
d'un autre ordre; mais ce qu'il suffit d'abord de dire, c'est qu'ici la
vanité du moins n'a aucune part, et que si des faiblesses également y
paraissent, elles restent plus naïves et comme touchantes, laissant
subsister l'entière vénération dans le sourire.

Deux parts sont à faire dans l'histoire des savants: le côté sévère,
proprement historique, qui comprend leurs découvertes positives et ce
qu'ils ont ajouté d'essentiel au monument de la connaissance humaine, et
puis leur esprit en lui-même et l'anecdote de leur vie. La solide part
de la vie scientifique de M. Ampère étant retracée ci-après par un juge
bien compétent, M. Littré[116], nous avons donc à faire connaître, s'il
se peut, l'homme même, à tâcher de le suivre dans son origine, dans
sa formation active, son étendue, ses digressions et ses mélanges, à
dérouler ses phases diverses, ses vicissitudes d'esprit, ses richesses
d'âme, et à fixer les principaux traits de sa physionomie dans cette
élite de la famille humaine dont il est un des fils glorieux.

[Note 116: L'article de M. Littré suivait immédiatement le nôtre dans
la _Revue des Deux Mondes_.]

André-Marie Ampère naquit à Lyon le 20 janvier 1775. Son père,
négociant retiré, homme assez instruit, l'éleva lui-même au village
de Polémieux[117], où se passèrent de nombreuses années. Dans ce pays
sauvage, montueux, séparé des routes, l'enfant grandissait, libre sous
son père, et apprenait tout presque de lui-même. Les combinaisons
mathématiques l'occupèrent de bonne heure; et, dans la convalescence
d'une maladie, on le surprit faisant des calculs avec les morceaux d'un
biscuit qu'on lui avait donné. Son père avait commencé de lui enseigner
le latin; mais lorsqu'il vit cette disposition singulière pour les
mathématiques, il la favorisa, procurant à l'enfant les livres
nécessaires, et ajournant l'étude approfondie du latin à un âge plus
avancé. Le jeune Ampère connaissait déjà toute la partie élémentaire des
mathématiques et l'application de l'algèbre à la géométrie, lorsque le
besoin de pousser au delà le fit aller un jour à Lyon avec son père. M.
l'abbé Daburon (depuis inspecteur général des études) vit entrer alors
dans la bibliothèque du collège M. Ampère, menant son fils de onze à
douze ans, très-petit pour son âge. M. Ampère demanda pour son fils
les ouvrages d'Euler et de Bernouilli. M. Daburon fit observer qu'ils
étaient en latin: sur quoi l'enfant parut consterné de ne pas savoir le
latin; et le père dit: «Je les expliquerai à mon fils»; et M. Daburon
ajouta: «Mais c'est le calcul différentiel qu'on y emploie, le
savez-vous?» Autre consternation de l'enfant; et M. Daburon lui offrit
de lui donner quelques leçons, et cela se fit.

[Note 117: Un document précis, qui nous est fourni depuis, le fait
naître à ce village de Polémieux; M. Ampère s'était dit toujours né à
Lyon.]

Vers ce temps, à défaut de l'emploi des infiniment petits, l'enfant
avait de lui-même cherché, m'a-t-on dit, une solution du problème des
tangentes par une méthode qui se rapprochait de celle qu'on appelle
méthode des limites. Je renvoie le propos, dans ses termes mêmes, aux
géomètres.

Les soins de M. Daburon tirèrent le jeune émule de Pascal de son
embarras, et l'introduisirent dans la haute analyse. En même temps un
ami de M. Daburon, qui s'occupait avec succès de botanique, lui en
inspirait le goût, et le guidait pour les premières connaissances. Le
monde naturel, visible, si vivant et si riche en ces belles contrées,
s'ouvrait à lui dans ses secrets, comme le monde de l'espace et
des nombres. Il lisait aussi beaucoup toutes sortes de livres,
particulièrement l'Encyclopédie, d'un bout à l'autre. Rien n'échappait
à sa curiosité d'intelligence; et une fois qu'il avait conçu, rien ne
sortait plus de sa mémoire. Il savait donc et il sut toujours, entre
autres choses, tout ce que l'Encyclopédie contenait, y compris le
blason. Ainsi son jeune esprit préludait à cette universalité de
connaissances qu'il embrassa jusqu'à la fin. S'il débuta par savoir au
complet l'Encyclopédie du XVIIIe siècle, il resta encyclopédique toute
sa vie. Nous le verrons, en 1804, combiner une refonte générale
des connaissances humaines; et ses derniers travaux sont un plan
d'encyclopédie nouvelle.

Il apprit tout de lui-même, avons-nous dit, et sa pensée y gagna en
vigueur et en originalité; il apprit tout à son heure et à sa fantaisie,
et il n'y prit aucune habitude de discipline.

Fit-il des vers dès ce temps-là, ou n'est-ce qu'un peu plus tard? Quoi
qu'il en soit, les mathématiques, jusqu'en 93, l'occupèrent surtout. A
dix-huit ans, il étudiait la _Mécanique analytique_ de Lagrange, dont
il avait refait presque tous les calculs; et il a répété souvent qu'il
savait alors autant de mathématiques qu'il en a jamais su.

La Révolution de 89, en éclatant, avait retenti jusqu'à l'âme du
studieux mais impétueux jeune homme, et il en avait accepté l'augure
avec transport. Il y avait, se plaisait-il à dire quelquefois, trois
événements qui avaient eu un grand empire, un empire décisif sur sa vie:
l'un était la lecture de l'Éloge de Descartes par Thomas, lecture
à laquelle il devait son premier sentiment d'enthousiasme pour les
sciences physiques et philosophiques. Le second événement était sa
première communion qui détermina en lui le sentiment religieux et
catholique, parfois obscurci depuis, mais ineffaçable. Enfin il comptait
pour le troisième de ces événements décisifs la prise de la Bastille,
qui avait développé et exalté d'abord son sentiment libéral. Ce
sentiment, bien modifié ensuite, et par son premier mariage dans une
famille royaliste et dévote, et plus tard par ses retours sincères à la
soumission religieuse et ses ménagements forcés sous la Restauration,
s'est pourtant maintenu chez lui, on peut l'affirmer, dans son principe
et dans son essence. M. Ampère, par sa foi et son espoir constant en la
pensée humaine, en la science et en ses conquêtes, est resté vraiment
de 89. Si son caractère intimidé se déconcertait et faisait faute, son
intelligence gardait son audace. Il eut foi, toujours et de plus en
plus, et avec coeur, à la civilisation, à ses bienfaits, à la science
infatigable en marche vers _les dernières limites, s'il en est, des
progrès de l'esprit humain_[118]. Il disait donc vrai en comptant pour
beaucoup chez lui le sentiment _libéral_ que le premier éclat de
tonnerre de 89 avait Enflammé.

[Note 118: Préface de l'_Essai sur la Philosophie des Sciences_.]

D'illustres savants, que j'ai nommés déjà, et dont on a relevé
fréquemment les sécheresses morales, conservèrent aussi jusqu'au bout,
et malgré beaucoup d'autres côtés moins libéraux, le goût, l'amour
des sciences et de leurs progrès; mais, notons-le, c'était celui des
sciences purement mathématiques, physiques et naturelles. M. Ampère,
différent d'eux et plus libéral en ceci, n'omettait jamais, dans son
zèle de savant, la pensée morale et civilisatrice, et, en ayant espoir
aux résultats, il croyait surtout et toujours à l'âme de la science.

En même temps que, déjà jeune homme, les livres, les idées et les
événements l'occupaient ainsi, les affections morales ne cessaient pas
d'être toutes-puissantes sur son coeur. Toute sa vie il sentit le
besoin de l'amitié, d'une communication expansive, active, et de chaque
instant: il lui fallait verser sa pensée et en trouver l'écho autour
de lui. De ses deux soeurs, il perdit l'aînée, qui avait eu beaucoup
d'action sur son enfance; il parle d'elle avec sensibilité dans des vers
composés longtemps après. Ce fut une grande douleur. Mais la calamité de
novembre 93 surpassa tout. Son père était juge de paix à Lyon avant le
siége, et pendant le siége il avait continué de l'être, tandis que la
femme et les enfants étaient restés à la campagne. Après la prise de
la ville, on lui fit un crime d'avoir conservé ses fonctions; on le
traduisit au tribunal révolutionnaire et on le guillotina. J'ai sous
les yeux la lettre touchante, et vraiment sublime de simplicité, dans
laquelle il fait ses derniers adieux à sa femme. Ce serait une pièce de
plus à ajouter à toutes celles qui attestent la sensibilité courageuse
et l'élévation pure de l'âme humaine en ces extrémités. Je cite quelques
passages religieusement, et sans y altérer un mot:

    «J'ai reçu, mon cher ange, ton billet consolateur; il a versé un
    baume vivifiant sur les plaies morales que fait à mon âme le regret
    d'être méconnu par mes concitoyens, qui m'interdisent, par la plus
    cruelle séparation, une patrie que j'ai tant chérie et dont j'ai
    tant à coeur la prospérité. Je désire que ma mort soit le sceau
    d'une réconciliation générale entre tous nos frères. Je la pardonne
    à ceux qui s'en réjouissent, à ceux qui l'ont provoquée, et à ceux
    qui l'ont ordonnée. J'ai lieu de croire que la vengeance nationale,
    dont je suis une des plus innocentes victimes, ne s'étendra pas sur
    le peu de biens qui nous suffisait, grâce à la sage économie et à
    notre frugalité, qui fut ta vertu favorite.... Après ma confiance en
    l'Éternel, dans le sein duquel j'espère que ce qui restera de moi
    sera porté, ma plus douce consolation est que tu chériras ma mémoire
    autant que tu m'as été chère. Ce retour m'est dû. Si du séjour de
    l'Éternité, où notre chère fille m'a précédé, il m'était donné
    de m'occuper des choses d'ici-bas, tu seras, ainsi que mes chers
    enfants, l'objet de mes soins et de ma complaisance. Puissent-ils
    jouir d'un meilleur sort que leur père et avoir toujours devant les
    yeux la crainte de Dieu, cette crainte salutaire qui opère en nos
    coeurs l'innocence et la justice, malgré la fragilité de notre
    nature!... Ne parle pas à ma Joséphine du malheur de son père, fais
    en sorte qu'elle l'ignore; _quant à mon fils, il n'y a rien que
    je n'attende de lui_. Tant que tu les posséderas et qu'ils te
    posséderont, embrassez-vous en mémoire de moi: je vous laisse à tous
    mon coeur.»

Suivent quelques soins d'économie domestique, quelques avis de
restitutions de dettes, minutieux scrupules d'antique probité; le tout
signé en ces mots: _J.-J. Ampère, époux, père, ami, et citoyen toujours
fidèle_. Ainsi mourut, avec résignation, avec grandeur, et s'exprimant
presque comme Jean-Jacques eût pu faire, cet homme simple, ce négociant
retiré, ce juge de paix de Lyon. Il mourut comme tant de Constituants
illustres, comme tant de Girondins, fils de 89 et de 91, enfants de
la Révolution, dévorés par elle, mais pieux jusqu'au bout, et ne la
maudissant pas!

Parmi ses notes dernières et ses instructions d'économie à sa femme, je
trouve encore ces lignes expressives, qui se rapportent à ce fils de
qui il attendait tout: «Il s'en faut beaucoup, ma chère amie, que je te
laisse riche, et même une aisance ordinaire; tu ne peux l'imputer à ma
mauvaise conduite ni à aucune dissipation. Ma plus grande dépense a été
l'achat des livres et des instruments de géométrie dont notre fils ne
pouvait se passer pour son instruction; mais cette dépense même était
une sage économie, puisqu'il n'a jamais eu d'autre maître que lui-même.»

Cette mort fut un coup affreux pour le jeune homme, et sa douleur ou
plutôt sa stupeur suspendit et opprima pendant quelque temps toutes ses
facultés. Il était tombé dans une espèce d'idiotisme, et passait sa
journée à faire de petits tas de sable, sans que plus rien de savant
s'y traçât. Il ne sortit de son état morne que par la botanique, cette
science innocente dont le charme le reprit. Les Lettres de Jean-Jacques
sur ce sujet lui tombèrent un jour sous la main, et le remirent sur
la trace d'un goût déjà ancien. Ce fut bientôt un enthousiasme, un
entraînement sans bornes; car rien ne s'ébranlait à demi dans cet esprit
aux pentes rapides. Vers ce même temps, par une coïncidence heureuse, un
_Corpus poetarum latinorum_, ouvert au hasard, lui offrit quelques vers
d'Horace dont l'harmonie, dans sa douleur, le transporta, et lui révéla
la muse latine. C'était l'ode à Licinius et cette strophe:

  Saepius ventis agitatur ingens
  Pinus, et celsae graviore casu
  Decidunt turres, feriuntque summos
  Fulmina montes.

Il se remit dès lors au latin, qu'il savait peu; il se prit aux poëtes
les plus difficiles, qu'il embrassa vivement. Ce goût, cette science des
poëtes se mêla passionnément à sa botanique, et devint comme un chant
perpétuel avec lequel il accompagnait ses courses vagabondes. Il errait
tout le jour par les bois et les campagnes, herborisant, récitant
aux vents des vers latins dont il s'enchantait, véritable magie qui
endormait ses douleurs. Au retour, le savant reparaissait, et il
rangeait les plantes cueillies avec leurs racines, il les replantait
dans un petit jardin, observant l'ordre des familles naturelles. Ces
années de 94 à 97 furent toutes poétiques, comme celles qui avaient
précédé avaient été principalement adonnées à la géométrie et aux
mathématiques. Nous le verrons bientôt revenir à ces dernières sciences,
y joignant physique et chimie; puis passer presque exclusivement, pour
de longues années, à l'idéologie, à la métaphysique, jusqu'à ce que la
physique, en 1820, le ressaisisse tout d'un coup et pour sa gloire:
singulière alternance de facultés et de produits dans cette intelligence
féconde, qui s'enrichit et se bouleverse, se retrouve et s'accroît
incessamment.

Celui qui, à dix-huit ans, avait lu la _Mécanique analytique_ de
Lagrange, récitait donc à vingt ans les poëtes, se berçait du rhythme
latin, y mêlait l'idiome toscan, et s'essayait même à composer des
vers dans cette dernière langue. Il entamait aussi le grec. Il y a une
description célèbre du cheval chez Homère, Virgile et le Tasse[119]: il
aimait à la réciter successivement dans les trois langues.

[Note 119: Homère, Iliade, VI; Virgile, Énéide, XI; et le Tasse,
probablement Jérusalem délivrée, chant IX, lorsque Argilan, libre enfin
de sa prison, est comparé au coursier belliqueux qui rompt ses liens.]

Le sentiment de la nature vivante et champêtre lui créait en ces moments
toute une nouvelle existence dont il s'enivrait. Circonstance piquante
et qui est bien de lui! cette nature qu'il aimait et qu'il parcourait en
tous sens alors avec ravissement, comme un jardin de sa jeunesse, il
ne la voyait pourtant et ne l'admirait que sous un voile qui fut levé
seulement plus tard. Il était myope, et il vint jusqu'à un certain âge
sans porter de lunettes ni se douter de la différence. C'est un jour,
dans l'île Barbe, que, M. Ballanche lui ayant mis des lunettes sans trop
de dessein, un cri d'admiration lui échappa comme à une seconde vue tout
d'un coup révélée: il contemplait pour la première fois la nature
dans ses couleurs distinctes et ses horizons, comme il est donné à la
prunelle humaine.

Cette époque de sentiment et de poésie fut complète pour le jeune
Ampère. Nous en avons sous les yeux des preuves sans nombre dans les
papiers de tous genres amassés devant nous et qui nous sont confiés,
trésor d'un fils. Il écrivit beaucoup de vers français et ébaucha une
multitude de poëmes, tragédies, comédies, sans compter les chansons,
madrigaux, charades, etc. Je trouve des scènes écrites d'une tragédie
d'_Agis_, des fragments, des projets d'une tragédie de _Conradin_, d'une
_Iphigénie en Tauride_..., d'une autre pièce où paraissaient Carbon et
Sylla, d'une autre où figuraient Vespasien et Titus; un morceau d'un
poëme moral sur la vie; des vers qui célèbrent l'Assemblée constituante;
une ébauche de poëme sur les sciences naturelles; un commencement assez
long d'une grande épopée intitulée _l'Américide_, dont le héros était
Christophe Colomb. Chacun de ces commencements, d'ordinaire, forme deux
ou trois feuillets de sa grosse écriture d'écolier, de cette écriture
qui avait comme peur sans cesse de ne pas être assez lisible; et la
tirade s'arrête brusquement, coupée le plus souvent par des _x_ et _y_,
par la _formule générale pour former immédiatement toutes les puissances
d'un polynôme quelconque_: je ne fais que copier. Vers ce temps, il
construisait aussi une espèce de langue philosophique dans laquelle il
fit des vers; mais on a là-dessus trop peu de données pour en parler. Ce
qu'il faut seulement conclure de cet amas de vers et de prose où manque,
non pas la facilité, mais l'art, ce que prouve cette littérature
poétique, blasonnée d'algèbre, c'est l'étonnante variété, l'exubérance
et inquiétude en tous sens de ce cerveau de vingt et un ans, dont la
direction définitive n'était pas trouvée. Le soulèvement s'essayait
sur tous les points et ne se faisait jour sur aucun. Mais un sentiment
supérieur, le sentiment le plus cher et le plus universel de la
jeunesse, manquait encore, et le coeur allait éclater.

Je trouve sur une feuille, dès longtemps jaunie, ces lignes tracées. En
les transcrivant, je ne me permets point d'en altérer un seul mot, non
plus que pour toutes les citations qui suivront. Le jeune homme disait:

    «Parvenu à l'âge où les lois me rendaient maître de moi-même, mon
    coeur soupirait tout bas de l'être encore. Libre et insensible
    jusqu'à cet âge, il s'ennuyait de son oisiveté. Élevé dans une
    solitude presque entière, l'étude et la lecture, qui avaient fait
    si longtemps mes plus chères délices, me laissaient tomber dans une
    apathie que je n'avais jamais ressentie, et le cri de la nature
    répandait dans mon âme une inquiétude vague et insupportable. Un
    jour que je me promenais après le coucher du soleil, le long d'un
    ruisseau solitaire...»

Le fragment s'arrête brusquement ici. Que vit-il le long de ce ruisseau?
Un autre cahier complet de souvenirs ne nous laisse point en doute, et
sous le titre: _Amorum_, contient, jour par jour, toute une histoire
naïve de ses sentiments, de son amour, de son mariage, et va jusqu'à la
mort de l'objet aimé. Qui le croirait? ou plutôt, en y réfléchissant,
pourquoi n'en serait-il pas ainsi? ce savant que nous avons vu chargé de
pensées et de rides, et qui semblait n'avoir dû vivre que dans le monde
des nombres, il a été un énergique adolescent: la jeunesse aussi l'a
touché, en passant, de son auréole; il a aimé, il a pu plaire; et tout
cela, avec les ans, s'était recouvert, s'était oublié; il se serait
peut-être étonné comme nous, s'il avait retrouvé, en cherchant quelque
mémoire de géométrie, ce journal de son coeur, ce cahier d'_Amorum_
enseveli.

Jeunesse des hommes simples et purs, jeunesse du vicaire Primerose et
du pasteur Walter, revenez à notre mémoire pour faire accompagnement
naturel et pour sourire avec nous à cette autre jeunesse! Si Euler ou
Haller ont aimé, s'ils avaient écrit dans un registre leurs journées
d'alors, n'auraient-ils pas souvent dit ainsi?

    Dimanche, 10 avril (96).--Je l'ai vue pour la première fois.

    Samedi, 20 août.--Je suis allé chez elle, et on m'y a prêté les
    _Novelle morali_ de Soave.

    ... Samedi, 3 septembre.--M. Couppier étant parti la veille, je suis
    allé rendre les _Novelle morali_; on m'a donné à choisir dans la
    bibliothèque; j'ai pris madame Des Houlières, je suis resté un
    moment seul avec elle.

    Dimanche, 4.--J'ai accompagné les deux soeurs après la messe, et
    j'ai rapporté le premier tome de Bernardin; elle me dit qu'elle
    serait seule, sa mère et sa soeur partant le mercredi.

    ... Vendredi, 16.--Je fus rendre le second volume de Bernardin. Je
    fis la conversation avec elle et Génie. Je promis des comédies pour
    le lendemain.

    Samedi, 17.--Je les portai, et je commençai à ouvrir mon coeur.

    Dimanche, 18.--Je la vis jouer aux dames après la messe.

    Lundi, 19.--J'achevai de m'expliquer, j'en rapportai de faibles
    espérances et la défense d'y retourner avant le retour de sa mère.

    Samedi, 24.--Je fus rendre le troisième volume de Bernardin avec
    madame Des Houlières; je rapportai le quatrième et _la Dunciade_, et
    le parapluie.

    Lundi, 26.--Je fus rendre _la Dunciade_ et le parapluie; je la
    trouvai dans le jardin sans oser lui parler.

    Vendredi, 30.--Je portai la quatrième volume de Bernardin et Racine;
    je m'ouvris à la mère, que je trouvai dans la salle à mesurer de la
    toile.

Remarquez, voilà le mot dit à la mère, treize jours après le premier
aveu à la fille: marche régulière des amours antiques et vertueuses!

Je continue en choisissant:

    Samedi, 12 novembre.--Madame Carron (_la mère_) étant sortie, je
    parlai un peu à Julie qui me rembourra bien et sortit. Élise (_la
    soeur_) me dit de passer l'hiver sans plus parler.

    Mercredi, 16.--La mère me dit qu'il y avait longtemps qu'on ne
    m'avait vu. Elle sortit un moment avec Julie, et je remerciai Élise
    qui me parla froidement. Avant de sortir, Julie m'apporta avec grâce
    les _Lettres provinciales_.

    ... Vendredi, 9 décembre à dix heures du matin.--Elle m'ouvrit la
    porte en bonnet de nuit et me parla un moment tête à tête dans la
    cuisine; j'entrai ensuite chez madame Carron, on parla de Richelieu.
    Je revins à Polémieux l'après-dîner.»

Je ne multiplierai pas ces citations: tout le journal est ainsi. Madame
Des Houlières et madame de Sévigné, et _Richelieu_, on vient de le voir,
s'y mêlent agréablement; les chansons galantes vont leur train: la
trigonométrie n'est pas oubliée. On s'amuse à mesurer la hauteur du
clocher de Saint-Germain (du Mont-d'Or), lieu de résidence de l'amie.
Une éclipse a lieu en ce temps-là, on l'observe. Au retour, l'astronome
amoureux lira une élégie _très-passionnée_ de Saint-Lambert (_Je ne
sentais auprès des belles_, etc., etc.), ou bien il traduira en vers un
choeur de l'_Aminte_. Une autre fois, il prête son étui de mathématiques
au cousin de sa fiancée, et il rapporte _la Princesse de Clèves_. Ses
plus grandes joies, c'est de s'asseoir près de Julie sous prétexte d'une
partie de domino ou de solitaire, c'est de manger une cerise qu'elle a
laissée tomber, de baiser une rose qu'elle a touchée, de lui donner la
main à la promenade pour franchir un hausse-pied, de la voir au jardin
composer un bouquet de jasmin, de troëne, d'aurone et de campanule
double dont elle lui accorde une fleur qu'il place dans un petit
tableau: ce que plus tard, pendant les ennuis de l'absence, il appellera
_le talisman_. Ce souvenir du bouquet, que nous trouvons consigné
dans son journal, lui inspirait de plus des vers, les seuls dont nous
citerons quelques-uns, à cause du mouvement qui les anime et de la grâce
du dernier:

  Que j'aime à m'égarer dans ces routes fleuries
  Où je t'ai vue errer sous un dais de lilas!
  Que j'aime à répéter aux Nymphes attendries,
  Sur l'herbe où tu t'assis, les vers que tu chantas!
  Au bord de ce ruisseau dont les ondes chéries
  Ont à mes yeux séduits réfléchi tes appas.
  Sur les débris des fleurs que les mains ont cueillies,
  Que j'aime à respirer l'air que tu respiras!
  Les voilà ces jasmins dont je t'avais parée;
  Ce bouquet de troëne a touché les cheveux...

Ainsi, celui que nous avons vu distrait bien souvent comme La Fontaine
s'essayait alors, jeune et non sans poésie, à des rimes galantes et
tendres: _mistis carminibus non sine fistula_.--Mais le plus beau jour
de ces saisons amoureuses nous est assez désigné par une inscription
plus grosse sur le cahier: LUNDI, 3 juillet (1797). Voici l'idylle
complète, telle qu'on la pourrait croire traduite d'_Hermann et
Dorothée_, ou extraite d'une page oubliée des _Confessions_:

«Elles vinrent enfin nous voir (_à Polémieux_) à trois heures trois
quarts. Nous fûmes dans l'allée, où je montai sur le grand cerisier,
d'où je jetai des cerises à Julie, Élise et ma soeur; tout le monde
vint. Ensuite je cédai ma place à François, qui nous baissa des branches
où nous cueillions nous-mêmes, ce qui amusa beaucoup Julie. On apporta
le goûter; elle s'assit sur une planche à terre avec ma soeur et Élise,
et je me mis sur l'herbe à côté d'elle. Je mangeai des cerises qui
avaient été sur ses genoux. Nous fûmes tous les quatre au grand jardin
où elle accepta un lis de ma main. Nous allâmes ensuite voir le
ruisseau; je lui donnai la main pour sauter le petit mur, et les deux
mains pour le remonter. Je m'étais assis à côté d'elle au bord du
ruisseau, loin d'Élise et de ma soeur; nous les accompagnâmes le
soir jusqu'au moulin à vent, où je m'assis encore à côté d'elle pour
observer, nous quatre, le coucher du soleil qui dorait ses habits d'une
lumière charmante. Elle emporta un second lis que je lui donnai, en
passant pour s'en aller, dans le grand jardin.»

Pourtant il fallait penser à l'avenir. Le jeune Ampère était sans
fortune, et le mariage allait lui imposer des charges. On décida, qu'il
irait à Lyon; on agita même un moment s'il n'entrerait pas dans le
commerce; mais la science l'emporta. Il donna des leçons particulières
de mathématiques. Logé grande rue Mercière, chez MM. Périsse, libraires,
cousins de sa fiancée, son temps se partageait entre ses études et ses
courses à Saint-Germain, où il s'échappait fréquemment. Cependant,
par le fait de ses nouvelles occupations, le cours naturel des idées
mathématiques reprenait le dessus dans son esprit; il y joignait les
études physiques. La _Chimie_ de Lavoisier, publiée depuis quelques
années, mais de doctrine si récente, saisissait vivement tous les jeunes
esprits savants; et pendant que Davy, comme son frère nous le raconte,
la lisait en Angleterre avec grande émulation et ardent désir d'y
ajouter, M. Ampère la lisait à Lyon dans un esprit semblable. De
grand matin, de quatre à six heures, même avant les mois d'été, il se
réunissait en conférence avec quelques amis, à un cinquième étage, place
des Cordeliers, chez son ami Lenoir. Des noms bien connus des Lyonnais,
Journel, Bonjour et Barret (depuis prêtre et jésuite), tous caractères
originaux et de bon aloi, en faisaient partie. J'allais y joindre, pour
avoir occasion de les nommer à côté de leur ami, MM. Bredin et Beuchot;
mais on m'assure qu'ils n'étaient pas de la petite réunion même. On y
lisait à haute voix le traité de Lavoisier, et M. Ampère, qui ne le
connaissait pas jusqu'alors, ne cessait de se récrier à cette exposition
si lucide de découvertes si imprévues. Au sortir de la séance matinale,
et comme édifié par la science, on s'en allait diligemment chacun à ses
travaux du jour.

Admirable jeunesse, âge audacieux, saison féconde, où tout s'exalte et
coexiste à la fois, qui aime et qui médite, qui scrute et découvre, et
qui chante, qui suffit à tout; qui ne laisse rien d'inexploré de ce qui
la tente, et qui est tentée de tout ce qui est vrai ou beau! Jeunesse à
jamais regrettée, qui, à l'entrée de la carrière, sous le ciel qui lui
verse les rayons, à demi penchée hors du char, livre des deux mains
toutes ses râpes et pousse de front tous ses coursiers!

Le mariage de M. Ampère et de Mademoiselle Julie Carron eut lieu,
religieusement et secrètement encore, le 15 thermidor an VII (août
1799), et civilement quelques semaines après. M. Ballanche, par un
épithalame en prose, célébra, dans le mode antique, la félicité de son
ami et les chastes rayons de l'étoile nuptiale du soir se levant _sur
les montagnes de Polémieux_. Pour le nouvel époux, les deux premières
années se passèrent dans le même bonheur, dans les mêmes études. Il
continuait ses leçons de mathématiques à Lyon, et y demeurait avec sa
femme, qui d'ailleurs était souvent à Saint-Germain. Elle lui donna un
fils, celui qui honore aujourd'hui et confirme son nom. Mais bientôt
la santé de la mère déclina, et quand M. Ampère fut nommé, en décembre
1801, professeur de physique et de chimie à l'École centrale de l'Ain,
il dut aller s'établir seul à Bourg, laissant à Lyon sa femme souffrante
avec son enfant. Les correspondances surabondantes que nous avons sous
les yeux, et qui comprennent les deux années qui suivirent, jusqu'à la
mort de sa femme, représentent pour nous, avec un intérêt aussi intime
et dans une révélation aussi naïve, le journal qui précéda le mariage
et qui ne reprend qu'aux approches de la mort. Toute la série de ses
travaux, de ses projets, de ses sentiments, s'y fait suivre sans
interruption. A peine arrivé à Bourg, il mit en état le cabinet de
physique, le laboratoire de chimie, et commença du mieux qu'il put, avec
des instruments incomplets, ses expériences. La chimie lui plaisait
surtout: elle était, de toutes les parties de la physique, celle qui
l'invitait le plus naturellement, comme plus voisine des causes. Il s'en
exprime avec charme: «Ma chimie, écrit-il, a commencé aujourd'hui: de
superbes expériences ont inspiré une espèce d'enthousiasme. De douze
auditeurs, il en est resté quatre après la leçon, je leur ai assigné
des emplois, etc.» Parmi les professeurs de Bourg, un seul fut bientôt
particulièrement lié avec lui; M. Clerc, professeur de mathématiques,
qui s'était mis tard à cette science, et qui n'avait qu'entamé les
parties transcendantes, mais homme de candeur et de mérite, devint le
collaborateur de M. Ampère dans un ouvrage qui devait avoir pour titre:
_Leçons élémentaires sur les séries et autres formules indéfinies_. Cet
ouvrage, qui avait été mené presque à fin, n'a jamais paru. C'est vers
ce temps que M. Ampère lut dans le _Moniteur_ le programme du prix de
60,000 francs proposé par Bonaparte, en ces termes: «Je désire donner
en encouragement une somme de 60,000 francs à celui qui, par ses
expériences et ses découvertes, fera faire à l'électricité et au
galvanisme un pas comparable à celui qu'ont fait faire à ces sciences
Franklin et Volta,... mon but spécial étant d'encourager et de fixer
l'attention des physiciens sur cette partie de la physique, qui est, à
mon sens, le chemin des grandes découvertes.» M. Ampère, aussitôt cet
exemplaire du _Moniteur_ reçu de Lyon, écrivait à sa femme: «Mille
remercîments à ton cousin de ce qu'il m'a envoyé, c'est un prix de
60,000 francs que je tâcherai de gagner quand j'en aurai le temps. C'est
précisément le sujet que je traitais dans l'ouvrage sur la physique que
j'ai commencé d'imprimer; mais il faut le perfectionner, et confirmer ma
théorie par de nouvelles expériences.» Cet ouvrage, interrompu comme le
précédent, n'a jamais été achevé. Il s'écrie encore avec cette bonhomie
si belle quand elle a le génie derrière pour appuyer sa confiance: «Oh!
mon amie, ma bonne amie! si M. de Lalande me fait nommer au Lycée de
Lyon et que je gagne le prix de 60,000 francs, je serai bien content,
car tu ne manqueras plus de rien...» Ce fut Davy qui gagna le prix par
sa découverte des rapports de l'attraction chimique et de l'attraction
électrique, et par sa décomposition des terres. Si M. Ampère avait fait
quinze ans plus tôt ses découvertes électro-magnétiques, nul doute qu'il
n'eût au moins balancé le prix. Certes, il a répondu aussi directement
que l'illustre Anglais à l'appel du premier Consul, dans _ce chemin des
grandes découvertes_: il a rempli en 1820 sa belle part du programme de
Napoléon.

Mais une autre idée, une idée purement mathématique, vint alors à la
traverse dans son esprit. Laissons-le raconter lui-même:

    «Il y a sept ans, ma bonne amie, que je m'étais proposé un problème
    de mon invention, que je n'avais point pu résoudre directement, mais
    dont j'avais trouvé par hasard une solution dont je connaissais la
    justesse sans pouvoir la démontrer. Cela me revenait souvent dans
    l'esprit, et j'ai cherché vingt fois à trouver directement cette
    solution. Depuis quelques jours cette idée me suivait partout.
    Enfin, je ne sais comment, je viens de la trouver avec une foule
    de considérations curieuses et nouvelles sur la théorie des
    probabilités. Comme je crois qu'il y a peu de mathématiciens en
    France qui puissent résoudre ce problème en moins de temps, je ne
    doute pas que sa publication dans une brochure d'une vingtaine
    de pages ne me fût un bon moyen de parvenir à une chaire de
    mathématiques dans un lycée. Ce petit ouvrage d'algèbre pure, et où
    l'on n'a besoin d'aucune figure, sera rédigé après-demain; je le
    relirai et le corrigerai jusqu'à la semaine prochaine, que je te
    l'enverrai...»

Et plus loin:

    «J'ai travaillé fortement hier à mon petit ouvrage. Ce problème est
    peu de chose en lui-même, mais la manière dont je l'ai résolu et les
    difficultés qu'il présentait lui donnent du prix. Rien n'est plus
    propre d'ailleurs à faire juger de ce que je puis faire en ce
    genre...»

Et encore:

    «J'ai fait hier une importante découverte sur la théorie du jeu en
    parvenant à résoudre un nouveau problème plus difficile encore que
    le précédent, et que je travaille à insérer dans le même ouvrage,
    ce qui ne le grossira pas beaucoup, parce que j'ai fait un nouveau
    commencement plus court que l'ancien.... Je suis sûr qu'il me
    vaudra, pourvu qu'il soit imprimé à temps, une place de lycée; car,
    dans l'état où il est à présent, il n'y a guère de mathématiciens
    en France capables d'en faire un pareil: je te dis cela comme je le
    pense, pour que tu ne le dises à personne.»

Le mémoire, qui fut intitulé _Essai sur la théorie mathématique du jeu_,
et qui devait être terminé en une huitaine, subit, selon l'habitude
de cette pensée ardente et inquiète, un grand nombre de refontes, de
remaniements, et la correspondance est remplie de l'annonce de l'envoi
toujours retardé. Rien ne nous a mis plus à même de juger combien ce qui
dominait chez M. Ampère, dès le temps de sa jeunesse, était l'abondance
d'idées, l'opulence de moyens, plutôt que le parti pris et le choix. Il
voyait tour à tour et sans relâche toutes les faces d'une idée, d'une
invention; il en parcourait irrésistiblement tous les points de vue; il
ne s'arrêtait pas.

Je m'imagine (que les mathématiciens me pardonnent si je m'égare), je
m'imagine qu'il y a dans cet ordre de vérités, comme dans celles de
la pensée plus usuelle et plus accessible, une expression unique, la
meilleure entre plusieurs, la plus droite, la plus simple, la plus
nécessaire. Le grand Arnauld, par exemple, est tout aussi grand logicien
que La Bruyère; il trouve des vérités aussi difficiles, aussi rares,
je le crois; mais La Bruyère exprime d'un mot ce que l'autre étend. En
analyse mathématique, il en doit être ainsi: le style y est quelque
chose. Or, tout style (la vérité de l'idée étant donnée) est un choix
entre plusieurs expressions; c'est une décision prompte et nette, un
coup d'État dans l'exécution. Je m'imagine encore qu'Euler, Lagrange,
avaient cette expression prompte, nette, élégante, cette économie
continue du développement, qui s'alliait à leur fécondité intérieure et
la servait à merveille. Autant que je puis me le figurer par l'extérieur
du procédé dont le fond m'échappe, M. Ampère était plutôt en analyse un
inventeur fécond, égal à tous en combinaisons difficiles, mais retardé
par l'embarras de choisir; il était moins décidément _écrivain_.

Une grande inquiétude de M. Ampère allait à savoir si toutes les
formules de son mémoire étaient bien nouvelles, si d'autres, à son insu,
ne l'avaient pas devancé. Mais à qui s'adresser pour cette question
délicate? Il y avait à l'École centrale de Lyon un professeur de
mathématiques, M. Roux, également secrétaire de l'Athénée. C'est de lui
que M. Ampère attendit quelque temps cette réponse avec anxiété, comme
un véritable oracle. Mais il finit par découvrir que les connaissances
du bon M. Roux en mathématiques n'allaient pas là. Enfin, M. de Lalande
étant venu à Bourg vers ce temps, M. Ampère lui présenta son travail, ou
plutôt le travail, lu à une séance de la Société d'émulation de l'Ain, à
laquelle M. de Lalande assistait, fut remis à l'examen d'une commission
dont ce dernier faisait partie. M. de Lalande, après de grands éloges
fort sincères, finit par demander à l'auteur des exemples en nombre de
ses formules algébriques, ajoutant que c'était pour mettre dans son
rapport les résultats à la portée de tout le monde: «J'ai conclu de tout
cela, écrit M. Ampère, qu'il n'avait pas voulu se donner la peine de
suivre mes calculs, qui exigent, en effet, de profondes connaissances
en mathématiques. Je lui ferai des exemples; mais je persiste à faire
imprimer mon ouvrage tel qu'il est. Ces exemples lui donneraient l'air
d'un ouvrage d'écolier.» A la fin de 1802, MM. Delambre et Villar,
chargés d'organiser les lycées dans cette partie de la France, vinrent à
Bourg, et M. Ampère trouva dans M. Delambre le juge qu'il désirait et un
appui efficace. Le mémoire sur la _Théorie mathématique du jeu_, alors
imprimé, donna au savant examinateur une première idée assez haute du
jeune mathématicien. Un autre mémoire sur l'_Application à la mécanique
des formules du calcul des variations_, composé en très-peu de jours
à son intention, et qu'il entendit dans une séance de la Société
d'émulation, ajouta à cette idée. Le nouveau mémoire que nous venons de
mentionner, et qui eut aussi toutes ses vicissitudes (particulièrement
une certaine aventure de charrette sur le grand chemin de Bourg à Lyon,
et dans laquelle il faillit être perdu), copié enfin au net, fut porté à
Paris par M. de Jussieu, et remis aux mains de M. Delambre, revenu de
sa tournée. Celui-ci le présenta à l'Institut, et le fit lire à M. de
Laplace. Cependant M. Ampère, nommé professeur de mathématiques et
d'astronomie, avait passé, selon son désir, au Lycée de Lyon.

Mais d'autres événements non moins importants, et bien contraires,
s'étaient accomplis dans cet intervalle. Au milieu de ses travaux
continus à Bourg, de ses leçons à l'École centrale, et des leçons
particulières qu'il y ajoutait, on se figurerait difficilement à quel
point allait la préoccupation morale, la sollicitude passionnée qui
remplissait ses lettres de chaque jour. Il écrit régulièrement par
chaque voyage du messager, la poste étant trop coûteuse. Ces détails
d'économie, de tendresse, l'avarice où il est de son temps, l'effusion
de ses souvenirs et de ses inquiétudes, l'espoir, dans lequel il vit,
d'aller à Lyon à quelque courte vacance de Pâques, tout cela se mêle,
d'une bien piquante et touchante façon, à son mémoire de mathématiques,
au récit de ses expériences chimiques, aux petites maladresses qui
parfois y éclatent, aux petites supercheries, dit-il, à l'aide
desquelles il les répare. Mais il faut citer la promenade entière d'un
de ses grands jours de congé: dans le commencement de la lettre, il
vient de s'écrier comme un écolier: _Quand viendront les vacances!_

    «... J'en étais à cette exclamation quand j'ai pris tout à coup
    une résolution qui te paraîtra peut-être singulière. J'ai voulu
    retourner avec le paquet de tes lettres dans le pré, derrière
    l'hôpital, où j'avais été les lire avant mes voyages de Lyon, avec
    tant de plaisir. J'y voulais retrouver de doux souvenirs dont
    j'avais, ce jour-là, fait provision, et j'en ai recueilli au
    contraire de bien plus doux pour une autre fois. Que tes lettres
    sont douces à lire! il faut avoir ton âme pour écrire des choses qui
    vont si bien au coeur, sans le vouloir, à ce qu'il semble. Je suis
    resté jusqu'à deux heures assis sous un arbre, un joli pré a droite,
    la rivière, où flottaient d'aimables canards, à gauche et devant
    moi. Derrière était le bâtiment de l'hôpital. Tu conçois que j'avais
    pris la précaution de dire chez madame Beauregard, en quittant ma
    lettre pour aller à midi faire cette partie, que je n'irais pas
    dîner aujourd'hui chez elle. Elle croit que je dîne en ville; mais,
    comme j'avais bien déjeuné, je m'en suis mieux trouvé de ne dîner
    que d'amour. A deux heures, je me sentais si calme et l'esprit si
    à mon aise, au lieu de l'ennui qui m'oppressait ce matin, que j'ai
    voulu me promener et herboriser. J'ai remonté la Ressouse dans les
    prés, et, en continuant toujours d'en côtoyer le bord, je suis
    arrivé à vingt pas d'un bois charmant, que je voyais dans le
    lointain à une demi-lieue de la ville et que j'avais bien envie de
    parcourir. Arrivé là, la rivière, par un détour subit, m'a ôté toute
    espérance d'y parvenir, en se montrant entre lui et moi. Il a donc
    fallu y renoncer, et je suis venu par la route du Bourg au village
    de Ceyzériat, plantée de peupliers d'Italie qui en font une superbe
    avenue;... j'avais à la main un paquet de plantes.»

La jolie église de Brou n'est pas oubliée ailleurs dans ses récits.
Voilà bien des promenades tout au long, comme les aimaient La Fontaine
et Ducis.--Je voudrais que les jeunes professeurs exilés en province, et
souffrant de ces belles années contenues, si bien employées du reste et
si décisives, pussent lire, comme je l'ai fait, toutes ces lettres d'un
homme de génie pauvre, obscur alors, et s'efforçant comme eux; ils
apprendraient à redoubler de foi dans l'étude, dans les affections
sévères: ils s'enhardiraient pour l'avenir.

Les idées religieuses avaient été vives chez le jeune Ampère à l'époque
de sa première communion; nous ne voyons pas qu'elles aient cessé
complètement dans les années qui suivirent; mais elles s'étaient
certainement affaiblies. L'absence, la douleur et l'exaltation chaste
les réveillèrent avec puissance. On sait, et l'on a dit souvent, que
M. Ampère était religieux, qu'il était croyant au christianisme, comme
d'autres illustres savants du premier ordre, les Newton, les Leibniz,
les Haller, les Euler, les Jussieu. On croit, en général, que ces
savants restèrent constamment fermes et calmes dans la naïveté et la
profondeur de leur foi, et je le crois pour plusieurs, pour les Jussieu,
pour Euler, par exemple. Quant au grand Haller, il est nécessaire de
lire le journal de sa vie pour découvrir sa lutte perpétuelle et ses
combats sous cette apparence calme qu'on lui connaissait: il s'est
presque autant tourmenté que Pascal. M. Ampère était de ceux-ci, de
ceux que l'épreuve tourmente, et, quoique sa foi fût réelle et qu'en
définitive elle triomphât, elle ne resta ni sans éclipses ni sans
vicissitudes. Je lis dans une lettre de ce temps:

    «... J'ai été chercher dans la petite chambre au-dessus du
    laboratoire, où est toujours mon bureau, le portefeuille en soie,
    J'en veux faire la revue ce soir, après avoir répondu à tous les
    articles de ta dernière lettre, et t'avoir priée, d'après une suite
    d'idées qui se sont depuis une heure succédé dans ma tête, de
    m'envoyer les deux livres que je te demanderai tout à l'heure.
    L'état de mon esprit est singulier: il est comme un homme qui
    se noierait dans son crachat... Les idées de Dieu, d'Éternité,
    dominaient parmi celles qui flottaient dans mon imagination, et,
    après bien des pensées et des réflexions singulières dont le détail
    serait trop long, je me suis déterminé à te demander le _Psautier
    français_ de La Harpe, qui doit être à la maison, broché, je crois,
    en papier vert, et un livre d'_Heures_ à ton choix.»

Il faudrait le verbe de Pascal ou de Bossuet pour triompher pertinemment
de cet homme de génie qui se noie, nous dit-il, en sa pensée comme _en
son crachat_. Je trouve encore quelques endroits qui dénotent un retour
pratique: «Je finis cette lettre, parce que j'entends sonner une messe
où je veux aller demander la guérison de ma Julie.» Et encore: «Je
veux aller demain m'acquitter de ce que tu sais, et prier pour vous
deux.»--Ainsi, vivant en attente, aspirant toujours à la réunion avec sa
femme, il n'en voyait le moyen que dans sa nomination au futur Lycée de
Lyon, et s'écriait: «Ah! Lycée, Lycée, quand viendras-tu à mon secours?»

Le Lycée vint, mais sa femme, au terme de sa maladie, se mourait. Les
dernières lignes du journal parleront pour moi, et mieux que moi:

    17 avril (1803), dimanche de Quasimodo.--Je revins de Bourg pour ne
    plus quitter ma Julie.

    ... 15 mai, dimanche.--Je fus à l'église de Polémieux, pour la
    première fois depuis la mort de ma soeur.

    ... 7 juin, mardi, saint Robert.--Ce jour a décidé du reste de ma
    vie.

    14, mardi.--On me fit attendre le petit-lait à l'hôpital. J'entrai
    dans l'église d'où sortait un mort. Communion spirituelle.

    ... 13 juillet, mercredi, _à neuf heures du matin!_


(Suivent les deux versets:)

  Multa flagella peccatoris, sperantem autem in Domino misericordia
  circumdabit.
  Firmabo super te oculos meos et instruam te in via hac qua gradieris.
  Amen.

C'est sous le coup menaçant de cette douleur, et à l'extrémité de toute
espérance, que dut être écrite la prière suivante, où l'un des versets
précédents se retrouve:

«Mon Dieu, je vous remercie de m'avoir créé, racheté, et éclairé de
votre divine lumière en me faisant naître dans le sein de l'Église
catholique. Je vous remercie de m'avoir rappelé à vous après mes
égarements; je vous remercie de me les avoir pardonnés. Je sens que vous
voulez que je ne vive que pour vous, que tous mes moments vous soient
consacrés. M'ôterez-vous tout bonheur sur cette terre? Vous en êtes le
maître, ô mon Dieu! mes crimes m'ont mérité ce châtiment. Mais peut-être
écouterez-vous encore la voix de vos miséricordes: _Multa flagella
peccatoris, sperantem autem_, etc. J'espère en vous, ô mon Dieu! mais je
serai soumis à votre arrêt, quel qu'il soit. J'eusse préféré la mort;
mais je ne méritais pas le ciel, et vous n'avez pas voulu me plonger
dans l'enfer. Daignez me secourir pour qu'une vie passée dans la douleur
me mérite une bonne mort dont je me suis rendu indigne. O Seigneur, Dieu
de miséricorde, daignez me réunir dans le ciel à ce que vous m'aviez
permis d'aimer sur la terre!»

Ce serait mentir à la mémoire de M. Ampère que d'omettre de telles
pièces quand on les a sous les yeux, de même que c'eût été mentir à la
mémoire de Pascal que de supprimer son petit parchemin. M. de Condorcet
lui-même ne l'oserait pas.

Sur la recommandation de M. Delambre, M. Lacuée de Cessac, président de
la section de la guerre, nomma en vendémiaire an XIII (1804) M. Ampère
répétiteur d'analyse à l'École polytechnique. Celui-ci quitta Lyon qui
ne lui offrait plus que des souvenirs déchirants, et arriva dans la
capitale, où pour lui une nouvelle vie commence.

De même qu'en 93, après la mort de son père, il n'était parvenu à sortir
de la stupeur où il était tombé que par une étude toute fraîche, la
botanique et la poésie latine, dont le double attrait l'avait ranimé,
de même, après la mort de sa femme, il ne put échapper à l'abattement
extrême et s'en relever que par une nouvelle étude survenante, qui fît,
en quelque sorte, révulsion sur son intelligence. En tête d'un des
nombreux projets d'ouvrages de métaphysique qu'il a ébauchés, je trouve
cette phrase qui ne laisse aucun doute: «C'est en 1803 que je commençai
à m'occuper presque exclusivement de recherches sur les phénomènes aussi
variés qu'intéressants que l'intelligence humaine offre à l'observateur
qui sait se soustraire à l'influence des habitudes.» C'était s'y prendre
d'une façon scabreuse pour tenir fidèlement cette promesse de soumission
religieuse et de foi qu'il avait scellée sur la tombe d'une épouse.
N'admirez-vous pas ici la contradiction inhérente à l'esprit humain,
dans toute sa naïveté? La Religion, la Science, double besoin immortel!
A peine l'une est-elle satisfaite dans un esprit puissant, et se
croit-elle sûre de son objet et apaisée, que voilà l'autre qui se relève
et qui demande pâture à son tour. Et si l'on n'y prend garde, c'est
celle qui se croyait sûre qui va être ébranlée ou dévorée.

M. Ampère l'éprouva: en moins de deux ou trois années, il se trouva
lancé bien loin de l'ordre d'idées où il croyait s'être réfugié pour
toujours. L'idéologie alors était au plus haut point de faveur et
d'éclat dans le monde savant: la persécution même l'avait rehaussée.
La société d'Auteuil florissait encore. L'Institut ou, après lui,
les Académies étrangères proposaient de graves sujets d'analyse
intellectuelle aux élèves, aux émules, s'il s'en trouvait, des Cabanis
et des Tracy. M. Ampère put aisément être présenté aux principaux de ce
monde philosophique par son compatriote et ami, M. Degérando. Mais celui
qui eut dès lors le plus de rapports avec lui et le plus d'action sur
sa pensée, fut M. Maine de Biran, lequel, déjà connu par son Mémoire de
_l'Habitude_, travaillait à se détacher arec originalité du point de vue
de ses premiers maîtres.

_Se savoir soi-même_, pour une âme avide de savoir, c'est le plus
attrayant des abîmes: M. Ampère n'y résista pas. Dès floréal an XIII
(1805), un ami bien fidèle, M. Ballanche, lui adressait de Lyon ces
avertissements, où se peignent les craintes de l'amitié redoublées par
une imagination tendre:

    «... Ce que vous me dites au sujet de vos succès en métaphysique me
    désole. Je vois avec peine qu'à trente ans vous entriez dans une
    nouvelle carrière. On ne va pas loin quand on change tous les jours
    de route. Songez bien qu'il n'y a que de très-grands succès qui
    puissent justifier votre abandon des mathématiques, où ceux que vous
    avez déjà eus présagent ceux que vous devez attendre. Mais je sais
    que vous ne pouvez mettre de frein à votre cerveau.

    «Cette idéologie ne fera-t-elle point quelque tort à vos sentiments
    religieux? Prenez bien garde, mon cher et très-cher ami, vous êtes
    sur la pointe d'un précipice: pour peu que la tête vous tourne, je
    ne sais pas ce qui va arriver. Je ne puis m'empêcher d'être inquiet.
    Votre imagination est une bien cruelle puissance qui vous subjugue
    et vous tyrannise. Quelle différence il y a entre nous et Noël!
    J'ai retrouvé ici les jeunes gens qui appartiennent comme moi à la
    société que vous savez. Combien ils sont heureux! Combien je
    désirerais leur ressembler!...»

Mais une autre lettre un peu postérieure (mars 1806) achève de nous
révéler l'intérieur de ces nobles âmes troublées et de les éclairer du
dedans par un rayon trop direct, trop prolongé et trop admirable de
nuance, pour que nous le dérobions. Nulle part l'auteur d'_Orphée_ n'a
été plus élégiaque et plus harmonieux, en même temps que la réalité s'y
ajoute et que la souffrance y est présente:

    «J'ai reçu, mon cher ami, votre énorme lettre; elle m'a horriblement
    fatigué. Le pis de cela, c'est que je n'ai absolument rien à vous
    dire, aucun conseil à vous donner. Nous sommes deux misérables
    créatures à qui les inconséquences ne coûtent rien. Un brasier est
    dans votre coeur, le néant s'est logé dans le mien. Vous tenez
    beaucoup trop à la vie, et j'y tiens trop peu. Vous êtes trop
    passionné, et j'ai trop d'indifférence. Mon pauvre ami, nous sommes
    tous les deux bien à plaindre. Vous avez été ces jours-ci l'objet de
    toutes mes pensées, et voilà ce que je crois à votre sujet. Il faut
    que vous quittiez Paris, que vous renonciez aux projets que vous
    aviez formés en y allant, parce que vous ne pourrez jamais trouver,
    je ne dis pas le bonheur, mais au moins le repos, dans cette
    solitude de tout ce qui tient à vos affections. L'air natal vous
    vaudra encore mieux, il sera peut-être un baume pour votre mal.
    Camille Jordan part pour Paris. Il a le projet de former à Lyon un
    Salon des Arts, qui serait organisé à peu près comme les Athénées de
    Paris. Il y aurait différents cours. Camille m'a consulté sur les
    professeurs dont on pourrait faire choix. Je lui ai parlé de vous,
    je lui ai dit que vous aviez le plan d'une espèce de cours qui
    serait bien fait pour réussir: ce serait d'embrasser toutes les
    sciences et d'en enseigner ce qui serait suffisant pour ne pas y
    être étranger, d'en saisir les faits généraux, d'en faire apercevoir
    les points de contact, et de donner ce qu'on pourrait appeler la
    philosophie ou la génération de toutes les connaissances humaines
    (_toujours l'universalité, on le voit_). Je m'explique sans doute
    mal, mais vous savez ce que je veux dire... Il est sûr qu'outre ce
    cours du Salon des Arts, vous pourriez avoir, comme autrefois, des
    cours particuliers, ou travailler à quelque ouvrage. Vous seriez ici
    avec vos amis, vous éviteriez les abîmes de la solitude, vous vous
    retrouveriez peut-être. Si une fois vous pouviez compter sur une
    existence agréable et honorable, vous pourriez vous associer une
    femme de votre choix, et qui parviendrait peut-être à combler
    le vide qu'a laissé dans votre coeur la perte de vos anciennes
    affections. Je sais, mon pauvre et cher ami, tout ce que vous pouvez
    me répondre; je sais qu'un second mariage dans cette ville vous
    répugnerait; mais, de bonne foi, cette répugnance n'est-elle pas un
    enfantillage? Eh! mon Dieu! dans le monde, où tous les sentiments
    s'affaiblissent, où toutes les douleurs morales finissent, on
    trouvera très-naturel votre second mariage; on croira qu'il est le
    fruit de l'inconstance de nos affections et de l'instabilité de nos
    sentiments, même les plus vils et les plus profonds. Mais ceux qui
    connaissent mieux le coeur humain, ceux qui auront étudié un peu le
    vôtre, ceux enfin dont l'opinion et l'amitié peuvent être quelque
    chose pour vous, sauront bien que votre âme expansive a besoin d'une
    âme qui réponde à chaque instant à la vôtre. Ainsi, dans tous les
    cas, vous serez justifié: les indifférents, comme vos connaissances
    et vos amis, trouveront cela très-naturel. Voyez, mon cher ami, à
    quoi vous êtes exposé. La solitude ne vous vaut rien, non plus
    qu'à moi. Revenez au milieu de vos amis, et mariez-vous dans votre
    patrie....

    «... Au risque de vous fâcher, je dois vous dire ici la vérité. Vous
    ne savez pas encore ce que c'est que de résister à vos penchants, et
    c'est ainsi que vous vous exposez à les faire devenir de véritables
    passions. Croyez-vous donc que tout aille dans le monde au gré de
    chacun? Comptez-vous donc pour rien cette grande vassalité qui nous
    soumet et nous entraîne à chaque instant? Étudiez votre coeur,
    descendez dans votre âme, et lorsque vous apercevrez un sentiment
    nouveau, cherchez à savoir s'il est raisonnable. N'attendez pas pour
    éteindre un feu de cheminée que ce soit devenu un grand incendie.
    Il y a des malheurs sans remède, il faut nous consoler. Il y a des
    malheurs que notre faute a occasionnés ou empirés, il faut nous
    corriger. Les petites choses vous agitent, que doit-ce être des
    grandes?... Modérez-vous sur les choses indifférentes de la vie, et
    vous parviendrez à être modéré sur les choses importantes...»

Et pour conclusion finale:

    «Ceux qui nous connaîtraient bien comprendraient la raison des
    inconséquences de Jean-Jacques Rousseau.»

M. Ampère ne retourna pas à Lyon: il resta à Paris, plus actif d'idées
et de sentiments que jamais. Il se remaria au mois de juillet même de
cette année: ce second mariage lui donna une fille. Cette lettre de M.
Ballanche, au reste, sera la dernière pièce confidentielle que nous
nous permettrons: elle termine pour nous la jeunesse de M. Ampère. En
avançant dans le récit d'une vie, ces sortes de confidences, moins
essentielles, moins gracieuses, nous semblent aussi moins permises. La
pudeur de l'homme mûr a quelque chose de plus inviolable, et c'est le
travail surtout qui marque le milieu de la journée. Dans le récit d'une
vie comme dans la vie même, les sentiments émus, cette brise du matin,
ne reparaissent convenablement qu'au soir.

Quoi qu'il en ait dit dans la note citée plus haut, M. Ampère, si
fortement occupé de métaphysique, ne s'y livrait pas exclusivement. Les
mathématiques et les sciences physiques ne cessaient de partager son
zèle. Six mémoires sur différents sujets de mathématiques insérés tant
dans le _Journal de l'École polytechnique_ que dans le Recueil de
l'Institut (des savants étrangers), déterminèrent le choix que fit de
lui, en 1814, l'Académie des Sciences pour remplacer M. Bossut. Nommé
secrétaire du Bureau consultatif des Arts et Manufactures (mars 1806),
il suivait assidûment les travaux de ce comité, et ne devint secrétaire
honoraire que lorsqu'il eût donné sa démission en faveur de M. Thénard,
dont la position alors était moins établie que la sienne. Il fut de
plus successivement nommé inspecteur général de l'Université (1808), et
professeur d'analyse et de mécanique à l'École polytechnique (1809),
où il n'avait été jusque-là qu'à titre de répétiteur, professant par
intérim. En un mot, sa vie de savant s'étendait sur toutes les bases.

Dans l'histoire des sciences physico-mathématiques, comme va le faire
connaître M. Littré, la mémoire de M. Ampère est à jamais sauvée de
l'oubli, à cause de sa grande découverte sur l'électro-magnétisme en
1820. Dans l'histoire de la philosophie, pourquoi faut-il que ce grand
esprit, qui s'est occupé de métaphysique pendant plus de trente ans, ne
doive vraisemblablement laisser qu'une vague trace? M. Maine de Biran
lui-même, le métaphysicien profond près de qui il se place, n'a laissé
qu'un témoignage imparfait de sa pensée dans son ancien traité de
_l'Habitude_ et dans le récent volume publié par M. Cousin[120]. Après M.
de Tracy, à côté de M. de Biran, M. Ampère venait pourtant à merveille
pour réparer une lacune. M. Cousin a remarqué que ce qui manque à
la philosophie de M. de Biran, où la _volonté_ réhabilitée joue le
principal rôle, c'est l'admission de l'_intelligence_, de la _raison_,
distincte comme faculté, avec tout son cortége d'idées générales, de
conceptions. Nul plus que M. Ampère n'était propre à introduire dans le
point de vue, qu'il admettait, de M. de Biran, cette partie essentielle
qui l'agrandissait. Lui en effet, si l'on considère sa tournure
métaphysique, il n'était pas, comme M. de Biran, la _volonté_ même, dans
sa persistance et son unité progressive; il était surtout l'_idée_. Sans
nier la sensation, trop grand physicien pour cela, sans la méconnaître
dans toutes ses variétés et ses nuances, combien il était propre,
ce semble, entre M. de Tracy et M. de Biran à intervenir avec
l'_intelligence_[121], et à remeubler ainsi l'âme de ses concepts les plus
divers et les plus grands! il l'aurait fait, j'ose le dire, avec plus de
richesse et de réalité que les philosophes éclectiques qui ont suivi,
lesquels, n'étant ni physiciens, ni naturalistes, ni mathématiciens,
ni autre chose que psychologues, sont toujours restés par rapport aux
classes des _idées_ dans une abstraction et dans un vague qui dépeuple
l'âme et en mortifie, à mon gré, l'étude. Par malheur, si M. de Biran
se tient trop étroitement à cette volonté retrouvée, à cette causalité
interne ressaisie, comme à un axe sûr et à un sommet, d'où émane tout
mouvement, M. Ampère, moins retenu et plus ouvert dans sa métaphysique,
alla et dériva au flot de l'idée. A travers ce domaine infini de
l'intelligence, dans la sphère de la raison et de la réflexion, comme
dans une demeure à lui bien connue, il alla changeant, remuant,
déplaçant sans cesse les objets; les classifications psychologiques se
succédaient à son regard et se renversaient l'une par l'autre; et il est
mort sans nous avoir suffisamment expliqué la dernière, nous laissant
sur le fond de sa pensée dans une confusion qui n'était pas en lui.

[Note 120: M. Naville, de Genève, dépositaire des manuscrits de Maine
de Biran, en a publié, depuis, des portions considérables.]

[Note 121: Nous pourrions citer, d'après les plus anciens papiers et
projets d'ouvrages que nous avons sous les yeux, des preuves frappantes
de cette large part faite à l'_intelligence_, qui corrigeait tout à
fait le point de vue profond, mais restreint, de M. de Biran, et
l'environnait d'une extrême étendue. Ainsi ce début qu'on trouve à un
_Plan d'une histoire de l'intelligence humaine_: «L'homme, sous le point
de vue intellectuel, a la faculté d'acquérir et celle de conserver. La
faculté d'acquérir se subdivise en trois principales: il acquiert
par ses sens, par le déploiement de l'activité motrice qui nous fait
découvrir les causes, par la réflexion qu'on peut définir la faculté
d'apercevoir des relations, qui s'applique également aux produits de la
sensibilité et à ceux de l'activité. On aperçoit des relations entre les
premiers par la comparaison, entre les seconds par l'observation
des effets que produisent les causes. On doit donc diviser tous les
phénomènes que présente l'intelligence en quatre systèmes: le système
sensitif, le système actif, le système comparatif et le système
étiologique.» Dans un résumé des idées psychologiques de M. Ampère,
rédigé en 1811 par son ami M. Bredin, de Lyon, je trouve: «On peut
rapporter tous les phénomènes psychologiques à trois systèmes: sensitif,
cognitif, intellectuel.» Ce système cognitif et ce système intellectuel,
qui semblent un double emploi, sont différents pour lui, en ce qu'il
attribue seulement au système cognitif la distinction du _moi_ et du
_non-moi_, qui se tire de l'activité propre de l'être d'après M.
de Biran: il réservait au système intellectuel, proprement dit, la
perception de tous les autres rapports. Quoique cela manque un peu de
rigueur, la lacune signalée par M. Cousin chez M. de Biran était au
moins sentie et comblée, plutôt deux fois qu'une.]

En attendant que la seconde partie de sa classification, qui embrasse
les sciences _noologiques_, soit publiée, et dans l'espérance surtout
qu'un fils, seul capable de débrouiller ces précieux papiers, s'y
appliquera un jour, nous ne dirons ici que très-peu, occupé surtout à
ne pas être infidèle. M. Ampère, dans une note où nous puisons, nous
indique lui-même la première marche de son esprit. Il voulait appliquer
à la psychologie la méthode qui a si bien réussi aux sciences physiques
depuis deux siècles: c'est ce que beaucoup ont voulu depuis Locke. Mais
en quoi consistait l'appropriation du moyen à la science nouvelle?
Ici M. Ampère parle d'_une difficulté première qui lui semblait
insurmontable, et dont M. le chevalier de Biran lui fournit la
solution_. Cette difficulté tenait sans doute à la connaissance
originelle de l'idée de cause et à la distinction du _moi_ d'avec le
monde extérieur. Il nous apprend aussi que, dans sa recherche sur le
fondement de nos connaissances, il a commencé par rejeter l'existence
_objective_ et qu'il a été disciple de Kant: «Mais repoussé bientôt,
dit-il, par ce nouvel idéalisme comme Reid l'avait été par celui
de Hume, je l'ai vu disparaître devant l'examen de la nature des
connaissances objectives généralement admises.» Tout ceci, on le voit,
n'est qu'indiqué par lui, et laisse à désirer bien des explications.
Quoi qu'il en soit, en s'efforçant constamment de classer les faits
de l'intelligence selon l'ordre naturel, M. Ampère en vint aux quatre
points de vue et aux deux époques principales qui les embrassent, tels
qu'il les a exposés dans la préface de son _Essai sur la Philosophie des
Sciences_. Ceux qui ont fréquenté l'école des psychologues distingués
de notre âge, et qui ont aussi entendu les leçons dans lesquelles M.
Ampère, au Collège de France, aborda la psychologie, peuvent seuls dire
combien, dans sa description et son dénombrement des divers groupes de
faits, l'intelligence humaine leur semblait tout autrement riche et
peuplée que dans les distinctions de facultés, justes sans doute, mais
nues et un peu stériles, de nos autres maîtres. Dès l'abord, dans la
psychologie de ceux-ci, on distingue _sensibilité_, _raison_, _activité
libre_, et on suit chacune séparément, toujours occupé, en quelque
sorte, de préserver l'une de ces facultés du contact des autres, de peur
qu'on ne les croie mêlées en nature et qu'on ne les confonde. M. Ampère
y allait plus librement et par une méthode plus vraiment naturelle. Si
Bernard de Jussieu, dans ses promenades à travers la campagne, avait dit
constamment en coupant la tige des plantes: «Prenons bien garde, ceci
est du tissu cellulaire, ceci est de la fibre ligneuse; l'un n'est pas
l'autre; ne confondons pas; le bois n'est pas la sève;» il aurait fait
une anatomie, sans doute utile et qu'il faut faire, mais qui n'est pas
tout, et les trois quarts des divers caractères qui président à la
formation de ses groupes naturels lui auraient échappé dans leur vivant
ensemble.--L'anatomie radicale psychologique, ce que M. Ampère appelle
l'_idéogénie_, serait venue, dans sa méthode, plus tard à fond; mais
elle ne serait venue qu'après le dénombrement et le classement complet,
mais surtout la préoccupation des facultés distinctes ne scindait pas,
dès l'abord, les groupes analogues, et ne les empêchait pas de se
multiplier à ses regards dans leur diversité.

La quantité de remarques neuves et ingénieuses, de points profonds
et piquants d'observation, qui remplissaient une leçon de M. Ampère,
distrayaient aisément l'auditeur de l'ensemble du plan, que le maître
oubliait aussi quelquefois, mais qu'il retrouvait tôt ou tard à travers
ces détours. On se sentait bien avec lui en pleine intelligence humaine,
en pleine et haute philosophie antérieure au XVIIIe siècle; on se serait
cru, à cette ampleur de discussion, avec un contemporain des Leibniz,
des Malebranche, des Arnauld; il les citait à propos, familièrement,
même les secondaires et les plus oubliés de ce temps-là, M. de La
Chambre, par exemple; et puis on se retrouvait tout aussitôt avec le
contemporain très-présent de M. de Tracy et de M. de Laplace. On aurait
fait un intéressant chapitre, indépendamment de tout système et de tout
lien, des cas psychologiques singuliers et des véritables découvertes
de détail dont il semait ses leçons. J'indique en ce genre le phénomène
qu'il appelait de _concrétion_, sur lequel on peut lire l'analyse de
M. Roulin insérée dans l'_Essai de classification des Sciences_.
Je regrette que M. Roulin n'ait pas fait alors ce chapitre de
_miscellanées_ psychologiques, comme il en a fait un sur des
singularités d'histoire naturelle.

A partir de 1816, la petite société philosophique qui se réunissait chez
M., de Biran avait pris plus de suite, et l'émulation s'en mêlait. On y
remarquait M. Stapfer, le docteur Bertrand, Loyson, M. Cousin. Animé par
les discussions fréquentes, M. Ampère était près, vers 1820, de produire
une exposition de son système de philosophie, lorsque l'annonce de la
découverte physique de M. Oersted le vint ravir irrésistiblement dans un
autre train de pensées, d'où est sortie sa gloire. En 1829, malade et
réparant sa santé à Orange, à Hières, aux tiédeurs du Midi, il revint,
dans les conversations avec son fils, à ses idées interrompues; mais
ce ne fut plus la métaphysique seulement, ce fut l'ensemble des
connaissances humaines et son ancien projet d'universalité qu'il se
remit à embrasser avec ardeur. L'Épître en vers que lui a adressée son
fils à ce sujet, et le volume de l'_Essai de classification_ qui a paru,
sont du moins ici de publics et permanents témoignages. M. Ampère, en
même temps qu'il sentait la vie lui revenir encore, dut avoir, en cette
saison, de pures jouissances. S'il lui fut jamais donné de ressentir un
certain calme, ce dut être alors. En reportant son regard, du haut de la
montagne de la vie, vers ces sciences qu'il comprenait toutes, et dont
il avait agrandi l'une des plus belles, il put atteindre un moment au
bonheur serein du sage et reconnaître en souriant ses domaines. Il n'est
pas jusqu'aux vers latins, adressés à son fils en tête du tableau, qui
n'aient dû lui retracer un peu ses souvenirs poétiques de 95, un temps
plein de charme. Les anciens doutes et les combats religieux avaient
cessé en lui: ses inquiétudes, du moins, étaient plus bas. Depuis
des années, les chagrins intérieurs, les instincts infinis, une
correspondance active avec son ancien ami le Père Barret, le souffle
même de la Restauration, l'avaient ramené à cette foi et à cette
soumission qu'il avait si bien exprimée en 1803, et dont il relut sans
doute de nouveau la formule touchante. Jusqu'à la fin, et pendant les
années qui suivirent, nous l'avons toujours vu allier et concilier sans
plus d'effort, et de manière à frapper d'étonnement et de respect, la
foi et la science, la croyance et l'espoir en la pensée humaine et
l'adoration envers la parole révélée.

Outre cette vue supérieure par laquelle il saisissait le fond et le lien
des sciences, M. Ampère n'a cessé, à aucun moment, de suivre en détail,
et souvent de devancer et d'éclairer, dans ses aperçus, plusieurs de
celles dont il aimait particulièrement le progrès. Dès 1809, au sortir
de la séance de l'Institut du lundi 27 février (j'ai sous les yeux sa
note écrite et développée), il n'hésitait pas, d'après les expériences
rapportées par MM. Gay-Lussac et Thénard, et plus hardiment qu'eux, à
considérer le chlore (alors appelé acide muriatique oxygéné) comme un
corps simple. Mais ce n'était là qu'un point. En 1816, il publiait dans
les _Annales de Chimie et de Physique_ sa classification naturelle des
corps simples, y donnant le premier essai de l'application à la
chimie des méthodes qui ont tant profité aux sciences naturelles.
Il établissait entre les propriétés des corps une multitude de
rapprochements qu'on n'avait point faits; il expliquait des phénomènes
encore sans lien, et la plupart de ces rapprochements et de ces
explications ont été vérifiés depuis par les expériences. La
classification elle-même a été admise par M. Chevreul dans le
_Dictionnaire des Sciences naturelles_, et elle a servi de base à celle
qu'a adoptée M. Beudant dans son _Traité de Minéralogie_. Toujours
éclairé par la théorie, il lisait à l'Académie des Sciences, peu après
sa réception, un mémoire sur la double réfraction, où il donnait la
loi qu'elle suit dans les cristaux, avant que l'expérience eût fait
connaître qu'il en existe de tels[122]. En 1824, le travail de M. Geoffroy
Saint-Hilaire sur la présence et la transformation de la vertèbre dans
les insectes attira la sagacité, toujours prête, de M. Ampère, et lui
fit ajouter à ce sujet une foule de raisons et d'analogies curieuses,
qui se trouvent consignées au tome second des _Annales des Sciences
naturelles_[123]. Lorsque M. Ampère reproduisit cette vue en 1832, à son
cours du Collége de France, M. Cuvier, contraire en général à cette
manière _raisonneuse_ d'envisager l'organisation, combattit au même
Collége, dans sa chaire voisine, le collègue qui faisait incursion
au coeur de son domaine; il le combattit avec ce ton excellent de
discussion, que M. Ampère, en répondant, gardait de même, et auquel il
ajoutait de plus une expression de respect, comme s'il eût été quelqu'un
de moindre: noble contradiction de vues, ou plutôt noble échange, auquel
nous avons assisté, entre deux grandes lumières trop tôt disparues! Si
une observation de M. Geoffroy Saint-Hilaire avait suggéré à M. Ampère
ses vues sur l'organisation des insectes, la découverte de M. Gay-Lussac
sur les proportions simples que l'on observe entre les volumes d'un gaz
composé et ceux des gaz composants, lui devenait un moyen de concevoir,
sur la structure atomique et moléculaire des corps inorganiques, une
théorie qui remplace celle de Wollaston[124]. De même, une idée de
Herschel, se combinant en lui avec les résultats chimiques de Davy,
lui suggérait une théorie nouvelle de la formation de la terre. Cette
théorie a été lucidement exposée dans cette _Revue_ même _des Deux
Mondes_, en juillet 1833. On y peut prendre une idée de la manière de ce
vaste et libre esprit: l'hypothèse antique retrouvée dans sa grandeur,
l'hypothèse à la façon presque des Thalès et des Démocrite, mais portant
sur des faits qui ont la rigueur moderne.

[Note 122: Nous noterons encore, pour compléter ces indications de
travaux, un Mémoire sur la loi de Mariotte, imprimé en 1814; un Mémoire
sur des propriétés nouvelles des axes de rotation des corps, imprimé
dans le Recueil de l'Académie des Sciences; un autre sur les équations
générales du mouvement, dans le Journal de Mathématiques de M. Liouville
(juin 1836).]

[Note 123: _Annales des Sciences naturelles_, t. II, page 295. M. N...
n'est autre que M. Ampère.]

[Note 124: On la trouve dans la _Bibliothèque universelle_, t. XLIX,
et en analyse dans un rapport de M. Becquerel (_Revue encyclopédique_,
Novembre 1832).]

Après avoir tant fait, tant pensé, sans parler des inquiétudes
perpétuelles du dedans qu'il se suscitait, on conçoit qu'à soixante et
un ans M. Ampère, dans toute la force et le zèle de l'intelligence, eût
usé un corps trop faible. Parti pour sa tournée d'inspecteur général, il
se trouva malade dès Roanne; sa poitrine, sept ans auparavant, apaisée
par l'air du Midi, s'irritait cette fois davantage: il voulut continuer.
Arrivé à Marseille, et ne pouvant plus aller absolument, il fut soigné
dans le collége, et on espérait prolonger une amélioration légère,
lorsqu'une fièvre subite au cerveau l'emporta le 10 juin 1836, à cinq
heures du matin, entouré et soigné par tous avec un respect filial, mais
en réalité loin des siens, loin d'un fils.

Il resterait peut-être à varier, à égayer décemment ce portrait, de
quelques-unes de ces naïvetés nombreuses et bien connues qui composent,
autour du nom de l'illustre savant, une sorte de légende courante, comme
les bons mots malicieux autour du nom de M. de Talleyrand: M. Ampère,
avec des différences d'originalité, irait naturellement s'asseoir entre
La Condamine et La Fontaine. De peur de demeurer trop incomplet sur ce
point, nous ne le risquerons pas. M. Ampère savait mieux les choses de
la nature et de l'univers que celles des hommes et de la société. Il
manquait essentiellement de calme, et n'avait pas la mesure et la
proportion dans les rapports de la vie. Son coup d'oeil, si vaste et
si pénétrant au delà, ne savait pas réduire les objets habituels. Son
esprit immense était le plus souvent comme une mer agitée; la première
vague soudaine y faisait montagne; le liège flottant ou le grain de
sable y était aisément lancé jusqu'aux cieux.

Malgré le préjugé vulgaire sur les savants, ils ne sont pas toujours
ainsi. Chez les esprits de cet ordre et pour les cerveaux de haut génie,
la nature a, dans plus d'un cas, combiné et proportionné l'organisation.
Quelques-uns, armés au complet, outre la pensée puissante intérieure,
ont l'enveloppe extérieure endurcie, l'oeil vigilant et impérieux, la
parole prompte, qui impose, et toutes les défenses. Qui a vu Dupuytren
et Cuvier comprendra ce que je veux rendre. Chez d'autres, une sorte
d'ironie douce, calme, insouciante et égoïste, comme chez Lagrange,
compose un autre genre de défense. Ici, chez M, Ampère, toute la
richesse de la pensée et de l'organisation est laissée, pour ainsi dire,
plus à la merci des choses, et le bouillonnement intérieur reste à
découvert. Il n'y a ni l'enveloppe sèche qui isole et garantit, ni le
reste de l'organisation armée qui applique et fait valoir. C'est le pur
savant au sein duquel on plonge.

Les hommes ont besoin qu'on leur impose. S'ils se sentent pénétrés et
jugés par l'esprit supérieur auquel ils ne peuvent refuser une espèce de
génie, les voilà maintenus, et volontiers ils lui accordent tout, même
ce qu'il n'a pas. Autrement, s'ils s'aperçoivent qu'il hésite et croit
dépendre, ils se sentent supérieurs à leur tour à lui par un point
commode, et ils prennent vite leur revanche et leurs licences. M. Ampère
aimait ou parfois craignait les hommes, il s'abandonnait à eux, il
s'inquiétait d'eux; il ne les jugeait pas. Les hommes (et je ne parte
pas du simple vulgaire) ont un faible pour ceux qui les savent mener,
qui les savent contenir, quand ceux-ci même les blessent ou les
exploitent. Le caractère, estimable ou non, mais doué de conduite et de
persistance même intéressée, quand il se joint à un génie incontestable,
les frappe et a gain de cause en définitive dans leur appréciation. Je
ne dis pas qu'ils aient tout à fait tort, le caractère tel quel, la
volonté froide et présente, étant déjà beaucoup. Mais je cherche à
m'expliquer comment la perte de M. Ampère, à un âge encore peu avancé,
n'a pas fait à l'instant aux yeux du monde, même savant, tout le vide
qu'y laisse en effet son génie.

Et pourtant (et c'est ce qu'il faut redire encore en finissant) qui fut
jamais meilleur, à la fois plus dévoué sans réserve à la science, et
plus sincèrement croyant aux bons effets de la science pour les hommes?
Combien il était vif sur la civilisation, sur les écoles, sur les
lumières! Il y avait certains résultats réputés positifs, ceux de
Malthus, par exemple, qui le mettaient en colère: il était tout
_sentimental_ à cet égard; sa philanthropie de coeur se révoltait de
ce qui violait, selon lui, la moralité nécessaire, l'efficacité
bienfaisante de la science. D'autres savants illustres ont donné avec
mesure et prudence ce qu'ils savaient; lui, il ne pensait pas qu'on dût
en ménager rien. Jamais esprit de cet ordre ne songea moins à ce qu'il
y a de personnel dans la gloire. Pour ceux qui l'abordaient, c'était un
puits ouvert. A toute heure, il disait tout. Étant un soir avec ses amis
Camille Jordan et Degérando, il se mit à leur exposer le système du
monde; il parla treize heures avec une lucidité continue; et comme le
monde est infini, et que tout s'y enchaîne, et qu'il le savait de cercle
en cercle en tous les sens, il ne cessait pas, et si la fatigue ne
l'avait arrêté, il parlerait, je crois, encore. O Science! voilà bien à
découvert ta pure source sacrée, bouillonnante!--Ceux qui l'ont entendu,
à ses leçons, dans les dernières années au Collége de France, se
promenant le long de sa longue table comme il eût fait dans l'allée
de Polémieux, et discourant durant des heures, comprendront cette
perpétuité de la veine savante. Ainsi en tout lieu, en toute rencontre,
il était coutumier de faire, avec une attache à l'idée, avec un oubli de
lui-même qui devenait merveille. Au sortir d'une charade ou de quelque
longue et minutieuse bagatelle, il entrait dans les sphères. Virgile,
en une sublime églogue, a peint le demi-dieu barbouillé de lie, que les
bergers enchaînent: il ne fallait pas l'enchaîner, lui, le distrait et
le simple, pour qu'il commençât:

  Namque canebat, uti magnum per inane coacta
  Semina terrarumque animaeque marisque fuissent,
  Et liquidi simul ignis; ut his exordia primis
  Omnia, etc., etc.

  Il enchaînait de tout les semences fécondes,
  Les principes du feu, les eaux, la terre et l'air,
  Les fleuves descendus du sein de Jupiter...

Et celui qui, tout à l'heure, était comme le plus petit, parlait
incontinent comme les antiques aveugles,--comme ils auraient parlé,
venus depuis Newton. C'est ainsi qu'il est resté et qu'il vit dans notre
mémoire, dans notre coeur.

15 février 1837.

(On a fait à cette Notice l'honneur de la joindre à une publication
posthume de M. Ampère; mais comme il ne nous a pas été donné de la
revoir nous-même, c'est ici qu'on est plus assuré d'en lire le texte
dans toute son exactitude.)



DU GÉNIE CRITIQUE ET DE BAYLE

La critique s'appliquant à tout, il y en a de diverses sortes selon
les objets qu'elle embrasse et qu'elle poursuit; il y a la critique
historique, littéraire, grammaticale et philologique, etc. Mais en la
considérant moins dans la diversité des sujets que dans le procédé
qu'elle y emploie, dans la disposition et l'allure qu'elle y apporte,
on peut distinguer en gros deux espèces de critique, l'une reposée,
concentrée, plus spéciale et plus lente, éclaircissant et quelquefois
ranimant le passé, en déterrant et en discutant les débris, distribuant
et classant toute une série d'auteurs ou de connaissances; les Casaubon,
les Fabricius, les Mabillon, les Fréret, sont les maîtres en ce
genre sévère et profond. Nous y rangerons aussi ceux des critiques
littéraires, à proprement parler, qui, à tête reposée, s'exercent sur
des sujets déjà fixés et établis, recherchent les caractères et les
beautés particulières aux anciens auteurs, et construisent des Arts
poétiques ou des Rhétoriques, à l'exemple d'Aristote et de Quintilien.
Dans l'autre genre de critique, que le mot de _journaliste_ exprime
assez bien, je mets cette faculté plus diverse, mobile, empressée,
pratique, qui ne s'est guère développée que depuis trois siècles, qui,
des correspondances des savants où elle se trouvait à la gêne, a passé
vite dans les journaux, les a multipliés sans relâche, et est devenue,
grâce à l'imprimerie dont elle est une conséquence, l'un des plus actifs
instruments modernes. Il est arrivé qu'il y a eu, pour les ouvrages de
l'esprit, une critique alerte, quotidienne, publique, toujours présente,
une clinique chaque matin au lit du malade, si l'on ose ainsi parler;
tout ce qu'on peut dire pour ou contre l'utilité de la médecine se peut
dire, à plus forte raison, pour ou contre l'utilité de cette critique
pratique à laquelle les bien portants même, en littérature, n'échappent
pas. Quoi qu'il en soit, le génie critique, dans tout ce qu'il a de
mobile, de libre et de divers, y a grandi et s'est révélé. Il s'est
mis en campagne pour son compte, comme un audacieux partisan; tous les
hasards et les inégalités du métier lui ont souri, les bigarrures et
les fatigues du chemin l'ont flatté. Toujours en haleine, aux écoutes,
faisant de fausses pointes et revenant sur sa trace, sans système autre
que son instinct et l'expérience, il a fait la guerre au jour le jour,
selon le pays, _la guerre à l'oeil_, ainsi que s'exprime Bayle lui-même,
qui est le génie personnifié de cette critique.

Bayle, obligé de sortir de France comme calviniste relaps, réfugié à
Rotterdam, où ses écrits de tolérance aliénèrent bientôt de lui le
violent Jurieu, persécuté alors et tracassé par les théologiens de sa
communion, Bayle mort la plume à la main en les réfutant, a rempli un
grand rôle philosophique dont le XVIIIe siècle interpréta le sens en le
forçant un peu, et que M. Leroux a bien cherché à rétablir et à préciser
dans un excellent article de son _Encyclopédie_. Ce n'est pas ce qui
nous occupera chez Bayle; nous ne saisirons et ne relèverons en lui que
les traits essentiels du génie critique qu'il représente à un degré
merveilleux dans sa pureté et son plein, dans son empressement
discursif, dans sa curiosité affamée, dans sa sagacité pénétrante, dans
sa versatilité perpétuelle et son appropriation à chaque chose: ce
génie, selon nous, domine même son rôle philosophique et cette mission
morale qu'il a remplie; il peut servir du moins à en expliquer le plus
naturellement les phases et les incertitudes.

Bayle, né au Carlat, dans le comté de Foix, en 1647, d'une famille
patriarcale de ministres calvinistes, fut mis de bonne heure aux études,
au latin, au grec, d'abord dans la maison paternelle, puis à l'académie
de Puy-Laurens. A dix-neuf ans, il fit une maladie causée par ses
lectures excessives; il lisait tout ce qui lui tombait sous la main,
mais relisait Plutarque et Montaigne de préférence. Étant passé à
vingt-deux ans à l'académie de Toulouse, il se laissa gagner à
quelques livres de controverse et à des raisonnements qui lui parurent
convaincants, et, ayant abjuré sa religion, il écrivit à son frère
aîné une lettre très-ardente de prosélytisme pour l'engager à venir à
Toulouse se faire instruire de la vérité. Quelques mois plus tard, ce
zèle du jeune Bayle s'était refroidi; les doutes le travaillaient, et,
dix-sept mois après sa conversion, sortant secrètement de Toulouse, il
revint à sa famille et au calvinisme. Mais il y revint bien autre qu'il
n'y était d'abord: «Un savant homme, a-t-il dit quelque part, qui essuie
la censure d'un ennemi redoutable, ne tire jamais si bien son épingle du
jeu qu'il n'y laisse quelque chose.» Bayle laissa dans cette première
école qu'il fit tout son feu de croyance, tout son aiguillon de
prosélytisme; à partir de ce moment, il ne lui en resta plus. Chacun
apporte ainsi dans sa jeunesse sa dose de foi, d'amour, de passion,
d'enthousiasme; chez quelques-uns, cette dose se renouvelle sans cesse;
je ne parle que de la portion de foi, d'amour, d'enthousiasme, qui ne
réside pas essentiellement dans l'âme, dans la pensée, et qui a son
auxiliaire dans l'humeur et dans le sang; chez quelques-uns donc cette
dose de chaleur de sang résiste au premier échec, au premier coup de
tête, et se perpétue jusqu'à un âge plus ou moins avancé. Quand cela va
trop loin et dure obstinément, c'est presque une infirmité de l'esprit
sous l'apparence de la force, c'est une véritable incapacité de mûrir.
Il y a des natures poétiques ou philosophiques qui restent jusqu'au
bout, et à travers leurs diverses transformations, toujours opiniâtres,
incandescentes, à la merci du tempérament. Bayle, autrement favorisé
et pétri selon un plus doux mélange, se trouva, dès sa première flamme
jetée, une nature tout aussitôt réduite et consommée, et à partir de là
il ne perdit plus jamais son équilibre. Première disposition admirable
pour exceller au génie critique, qui ne souffre pas qu'on soit fanatique
ou même trop convaincu, ou épris d'une autre passion quelconque.

Bayle alla continuer ses études à Genève en 1670, et il y devint
précepteur, d'abord chez M. de Normandie, syndic de la république,
et ensuite chez le comte de Dhona, seigneur de Coppet. Il commence à
connaître le monde, les savants, M. Minutoli, M. Fabri, M. Pictet, M.
Tronchin, M. Burlamaqui, M. Constant, toutes ces figures protestantes
sérieuses et appliquées. On établit des conférences de jeunes gens, pour
lesquelles il s'essaie à déployer ses ressources de bel esprit, ses
premiers lieux communs d'érudition, et où M. Basnage, autre illustre
jeune homme, ne brille pas moins. Il assiste à des sermons, à des
expériences de philosophie naturelle, et, à propos des expériences de
M. Chouet sur le venin des vipères et sur la pesanteur de l'air, il
remarque que c'est là le génie du siècle et des philosophes modernes.
A l'occasion des controverses et querelles entre les théologiens de sa
religion, il énonce déjà sa maxime de garder toujours _une oreille pour
l'accusé_. A vingt-quatre ans, sa tolérance est fondée autant qu'elle le
sera jamais. La philosophie péripatéticienne, qu'il avait apprise
chez les jésuites de Toulouse, ne le retient pas le moins du monde en
présence du système de Descartes auquel il s'applique; mais ne croyez
pas qu'il s'y livre. Quand plus tard il s'agira pour lui d'aller
s'établir en Hollande, il laissera échapper son secret: «Le
cartésianisme, dit-il, ne sera pas une affaire (_un obstacle_); je le
regarde simplement comme une hypothèse ingénieuse qui peut servir à
expliquer certains effets naturels... Plus j'étudie la philosophie,
«plus j'y trouve d'incertitude. La différence entre les sectes ne va
qu'à quelque probabilité de plus ou de moins. Il n'y en a point encore
qui ait frappé au but, et jamais on n'y frappera apparemment, tant sont
grandes les profondeurs de Dieu dans les oeuvres de la nature, aussi
bien que dans celles de la grâce. Ainsi vous pouvez dire à M. Gaillard
(_qui s'entremettait pour lui_) que je suis un philosophe sans
entêtement, et qui regarde Aristote, Épicure, Descartes, comme des
inventeurs de conjectures que l'on suit ou que l'on quitte, selon que
l'on veut chercher plutôt un tel qu'un tel amusement d'esprit.» C'est
ainsi qu'on le voit engager ses cousins à prendre le plus qu'ils
pourront de philosophie péripatéticienne, sauf à s'en défaire ensuite
quand ils auront goûté la nouvelle: «Ils garderont de celle-là la
méthode de pousser vivement et subtilement une objection et de répondre
nettement et précisément aux difficultés.» Ce mot que Bayle a lâché, de
prendre telle ou telle philosophie selon l'_amusement_ d'esprit qu'on
cherche pour le moment, est significatif et trahit une disposition chez
lui instinctive, le fort, ou, si l'on veut, le faible de son génie. Ce
mot lui revient souvent; le côté de l'amusement de l'esprit le frappe,
le séduit en toute chose. Il prend plaisir à voir _les petites Furies_
qui se logent dans les écrits des théologiens, dans les attaques de M.
Spanheim et les réponses de M. Amyrault; il ajoute, il est vrai, par
correctif: _s'il n'y a pas plus sujet de pleurer que de se divertir, en
voyant les faiblesses de l'homme_. Mais l'amusement du curieux, on le
sent, est chose essentielle pour lui. Il se met à la fenêtre et
regarde passer chaque chose; les nouvelles mêmes l'_amusent_. Il est
_nouvelliste à toute outrance_; sa curiosité est _affamée_ par les
victoires de Louis XIV. Il _amuse_ son frère par le récit de la mort du
comte de Saint-Pol. Plus loin, il exprime son grand plaisir de lire
_le Comte de Gabalis_, quoique, au reste, plusieurs endroits profanes
fassent beaucoup de peine aux consciences tendres. Ces consciences
tendres ont-elles tort ou raison? N'est-ce pas bien, en certaines
matières, d'avoir la conscience tendre? Bayle ne dit ni oui ni non;
mais il note leur scrupule, de même qu'il exprime son plaisir. Cette
indifférence du fond, il faut bien le dire, cette tolérance prompte,
facile, aiguisée de plaisir, est une des conditions essentielles du
génie critique, dont le propre, quand il est complet, consiste à courir
au premier signe sur le terrain d'un chacun, à s'y trouver à l'aise, à
s'y jouer en maître et à connaître de toutes choses. Il avertit en un
endroit son frère cadet qu'il lui parle des livres sans aucun égard à la
bonté ou à l'utilité qu'on en peut tirer: «Et ce qui me détermine à vous
en faire mention est uniquement qu'ils sont nouveaux, ou que je les ai
lus, ou que j'en ai ouï parler.»

Bayle ne peut s'empêcher de faire ainsi; il s'en plaint, il s'en blâme,
et retombe toujours: «Le dernier livre que je vois, écrit-il de Genève
à son frère, est celui que je préfère à tous les autres.» Langues,
philosophie, histoire, antiquité, géographie, livres galants, il se
jette à tout, selon que ces diverses matières lui sont offertes: «D'où
que cela procède, il est certain que jamais amant volage n'a plus
souvent changé de maîtresse, que moi de livres.» Il attribue ces
échappées de son esprit à quelque manque de discipline dans son
éducation: «Je ne songe jamais à la manière dont j'ai été conduit dans
mes études, que les larmes ne m'en viennent aux yeux. C'est dans l'âge
au-dessous de vingt ans que les meilleurs coups se ruent: c'est alors
qu'il faut faire son emplette.» Il regrette le temps qu'il a perdu jeune
à chasser les cailles et à hâter les vignerons (ce dut être pourtant un
pauvre chasseur toujours et un compagnon peu rustique que Bayle, et
il ne put guère jouir des champs que pendant la saison qu'il passa,
affaibli de santé, aux bords de l'Ariége); il regrette môme le temps
qu'il a employé à étudier six ou sept heures par jour, parce
qu'il n'observait aucun ordre, et qu'il étudiait sans cesse par
_anticipation_. Le journal, suivant lui, n'est, pour ainsi dire, qu'_un_
_dessert d'esprit_; il faut faire provision de pain et de viande solide
avant de se disperser aux friandises. «Je vous l'ai déjà dit, écrit-il
encore à son frère, la démangeaison de savoir en gros et en général
diverses choses est une maladie flatteuse (_amabilis insania_), qui ne
laisse pas de faire beaucoup de mal. J'ai été autrefois touché de cette
même avidité, et je puis dire qu'elle m'a été fort préjudiciable.» Mais
voilà, au moment même du reproche, qu'il l'encourt de plus belle; il
voudrait tout savoir, même les détails rustiques, lui qui tout à l'heure
regrettait le temps perdu à la chasse; il demande mainte observation à
son frère sur les verreries de Gabre, sur le pastel du Lauraguais. Il le
presse de questions sur les nobles de sa province, sur les tenants et
aboutissants de chaque famille: «Je sais bien que la généalogie ne fait
pas votre étude, comme elle aurait été ma marotte si j'eusse été d'une
fortune à étudier selon ma fantaisie.» Il complimente son frère et se
réjouit de le voir touché de la même passion que lui, _de connoître
jusqu'aux moindres particularités des grands hommes_. A propos de ses
migraines fréquentes, ce n'est pas l'étude qui en est cause, suivant
lui, parce qu'il ne s'applique pas beaucoup à ce qu'il lit: «Je ne sais
jamais, quand je commence une composition, ce que je dirai dans la
seconde période. Ainsi, je ne me fatigue pas excessivement l'esprit....
Aussi pressens-je que, quand même je pourrois rencontrer dans la suite
quelque emploi à grand loisir, je ne deviendrais jamais profond. Je
lirois beaucoup, je retiendrois diverses choses _vago more_, et puis
c'est tout.» Ces passages et bien d'autres encore témoignent à quel
degré Bayle possédait l'instinct, la vocation critique dans le sens où
nous la définissons.

Ce génie, dans son idéal complet (et Bayle réalise cet idéal plus
qu'aucun autre écrivain), est au revers du génie créateur et poétique,
du génie philosophique avec système; il prend tout en considération,
fait tout valoir, et se laisse d'abord aller, sauf à revenir bientôt.
Tout esprit qui a en soi une part d'art ou de système n'admet volontiers
que ce qui est analogue à son point de vue, à sa prédilection. Le génie
critique n'a rien de trop digne, ni de prude, ni de préoccupé, aucun
_quant à soi_. Il ne reste pas dans son centre ou à peu de distance;
il ne se retranche pas dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son
académie; il ne craint pas de se mésallier; il va partout, le long des
rues, s'informant, accostant; la curiosité l'allèche, et il ne s'épargne
pas les régals qui se présentent. Il est, jusqu'à un certain point, tout
à tous, comme l'Apôtre, et en ce sens il y a toujours de l'optimisme
dans le critique véritablement doué. Mais gare aux retours! que Jurieu
se méfie[125]! l'infidélité est un trait de ces esprits divers et
intelligents; ils reviennent sur leurs pas, ils prennent tous les côtés
d'une question, ils ne se font pas faute de se réfuter eux-mêmes et de
retourner la tablature. Combien de fois Bayle n'a-t-il pas changé
de rôle, se déguisant tantôt en nouveau converti, tantôt en vieux
catholique romain, heureux de cacher son nom et de voir sa pensée faire
route nouvelle en croisant l'ancienne! Un seul personnage ne pouvait
suffire à la célérité et aux revirements toujours justes de son esprit
mobile, empressé, accueillant. Quelque vastes que soient les espaces et
le champ défini, il ne peut promettre de s'y renfermer, ni s'empêcher,
comme il le dit admirablement, de _faire des courses sur toutes sortes
d'auteurs_. Le voilà peint d'un mot.

Bayle s'ennuya beaucoup durant son séjour à Coppet, où il était
précepteur des fils du comte de Dhona. Le précurseur de Voltaire
pressentait-il, dans ce château depuis si célèbre, l'influence contraire
du génie futur du lieu? Le fait est que Bayle aimait peu les champs,
qu'il n'avait aucun tour rêveur dans l'esprit, rien qui le consolât dans
le commerce avec la nature. Plus mélancolique que gai de tempérament,
mais parce qu'il était _de petite complexion_, avec de l'agrément et
du badinage dans l'esprit, il n'aimait que les livres, l'étude, la
conversation des lettrés et philosophes. Son désir de Paris et de tout
ce qui l'en pourrait rapprocher était grand. Il a maintes fois exprimé
le regret de n'être pas né dans une ville capitale, et il confesse dans
sa _Réponse aux Questions d'un Provincial_ qu'il a été éclairé sur les
ressources de Paris pour avoir senti le préjudice de la privation. Il
quitta donc Coppet pour Rouen dans cette idée de se rapprocher à tout
prix du centre des belles-lettres et de la politesse, et du foyer des
bibliothèques: «J'ai fait comme toutes les grandes armées qui sont sur
pied, pour ou contre la France, elles décampent de partout où elles
ne trouvent point de fourrages ni de vivres.» Précepteur à Rouen et
mécontent encore, précepteur à Paris enfin, mais sans liberté, sans
loisir, introduit aux conférences qui se tenaient chez M. Ménage, et
connaissant M. Conrart et quelques autres, mais avec le regret de ses
liens, Bayle accepta, en 1675, une chaire de philosophie à Sedan, et dut
se remettre aux exercices dialectiques qu'il avait un peu négligés pour
les lettres. Pendant toutes ces années, sa faculté critique ne se
fait jour que par sa correspondance, qui est abondante. Il ne devint
véritablement auteur que par sa _Lettre sur les Comètes_ (1682). Un an
auparavant, sa chaire de philosophie à Sedan avait été supprimée, et
après quelque séjour à Paris il s'était décidé à accepter une chaire
de philosophie et d'histoire qu'on fondait pour lui à Rotterdam. Sa
_Critique générale de l'Histoire du Calvinisme du Père Maimbourg_ parut
cette même année 1682, et jusqu'en décembre 1706, époque de sa mort, sa
carrière, à l'ombre de la statue d'Érasme, ne fut plus marquée que par
des écrits, des controverses littéraires ou philosophiques; après ses
disputes de plume avec Jurieu, Le Clerc, Bernard et Jaquelot, après son
petit démêlé avec le domestique chatouilleux de la reine Christine, les
plus graves événements pour lui furent ses déménagements (en 1688 et en
1692), qui lui brouillaient ses livres et ses papiers. La perte de sa
chaire, en 1693, lui fut moins fâcheuse à supporter qu'il n'aurait
semblé, et, dans la modération de ses goûts, il y vit surtout l'occasion
de loisir et d'étude libre qui lui en revenait; il se félicite presque
d'échapper aux conflits, cabales et _entremangeries professorales_ qui
règnent dans toutes les académies.

[Note 125: Bayle a-t-il été l'amant de madame Jurieu, comme l'ont dit
les malins, et comme on le peut lire page 334, t. 1er des _Nouveaux
Mémoires d'Histoire, de Critique et de Littérature_, par l'abbé
d'Arligny? Grande question sur laquelle les avis sont partagés. (Voir
les mêmes _Mémoires_, t. VII, page 47.)]

En tête d'une des lettres de sa _Critique générale_, Bayle nous dit
avoir remarqué, dès ses jeunes ans, _une chose qui lui parut bien
jolie et bien imitable_, dans l'_Histoire de l'Académie française_ de
Pelisson: c'est que celui-ci avait toujours plus cherché, en lisant
un livre, l'esprit et le génie de l'auteur que le sujet même qu'on y
traitait. Bayle applique cette méthode au Père Maimbourg; et nous, au
milieu de tous ces ouvrages si _bigarrés de pensées_, de ces ouvrages
pareils à des _rivières qui serpentent_, nous appliquerons la méthode
à Bayle lui-même, nous occupant de sa personne plus que des objets
nombreux où il se disperse[126].

[Note 126: Sur le caractère de Bayle, on peut lire quelques pages
agréables de D'Israeli _Curiosities of Literature_, t. III.]

Bayle, d'après ce qu'on vient de voir, a toujours très-peu résidé à
Paris, malgré son vif désir. Il y passa quelques mois comme précepteur,
en 1675; il y vint quelquefois pendant ses vacances de Sedan; il y resta
dans l'intervalle de son retour de Sedan à son départ pour Rotterdam:
mais on peut dire qu'il ne connut pas le monde de Paris, la belle
société de ces années brillantes; son langage et ses habitudes s'en
ressentent d'abord. Cette absence de Paris est sans doute cause que
Bayle paraît à la fois en avance et en retard sur son siècle, en retard
d'au moins cinquante ans par son langage, sa façon de parler, sinon
provinciale, du moins gauloise, par plus d'une phrase longue,
interminable, à la latine, à la manière du XVIe siècle, à peu près
impossible à bien ponctuer[127]; en avance par son dégagement d'esprit et
son peu de préoccupation pour les formes régulières et les doctrines que
le XVIIe siècle remit en honneur après la grande anarchie du XVIe.
De Toulouse à Genève, de Genève à Sedan, de Sedan à Rotterdam, Bayle
contourne, en quelque sorte, la France du pur XVIIe siècle sans y
entrer. Il y a de ces existences pareilles à des arches de pont qui,
sans entrer dans le plein de la rivière, l'embrassent et unissent, les
deux rives. Si Bayle eût vécu au centre de la société lettrée de son
âge, de cette société polie que M. Roederer vient d'étudier avec une
minutie qui n'est pas sans agrément, et avec une prédilection qui ne
nuit pas à l'exactitude; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675,
c'est-à-dire au moment de la culture la plus châtiée de la littérature
de Louis XIV, avait passé ses heures de loisir dans quelques-uns des
salons d'alors, chez madame de La Sablière, chez le président Lamoignon,
ou seulement chez Boileau à Auteuil, il se fût fait malgré lui une
grande révolution en son style. Eût-ce été un bien? y aurait-il gagné?
Je ne le crois pas. Il se serait défait sans doute de ses vieux termes
_ruer, bailler,_ de ses proverbes un peu rustiques. Il n'aurait pas dit
qu'il voudrait bien aller de temps en temps à Paris _se ravictuailler
en esprit et en connoissances;_ il n'aurait pas parlé de madame de
La Sablière comme d'une femme de grand esprit _qui a toujours à ses
trousses La Fontaine, Racine_ (ce qui est inexact pour ce dernier), _et
les philosophes du plus grand nom;_ il aurait redoublé de scrupules pour
éviter dans son style _les équivoques, les vers, et l'emploi dans la
même période d'un_ on _pour_ il, etc., toutes choses auxquelles, dans
la préface de son _Dictionnaire critique_, il assure bien gratuitement
qu'il fait beaucoup d'attention; en un mot, il n'aurait plus tant osé
écrire _à toute bride_ (madame de Sévigné disait _à bride abattue_) ce
qui lui venait dans l'esprit. Mais, pour mon compte, je serais fâché
de cette perte; je l'aime mieux avec ses images franches, imprévues,
pittoresques, malgré leur mélange. Il me rappelle le vieux Pasquier
avec un tour plus dégagé, ou Montaigne avec moins de soin à aiguiser
l'expression. Écoutez-le disant à son frère cadet qui le consulte: «Ce
qui est propre à l'un ne l'est pas à l'autre; il faut donc faire la
guerre à l'oeil et se gouverner selon la portée de chaque génie... il
faut exercer contre son esprit le personnage d'un questionneur fâcheux,
se faire expliquer sans rémission tout ce qu'il plaît de demander.»
Comme cela est joli et mouvant! Le mot vif, qui chez Bayle ne se fait
jamais longtemps attendre, rachète de reste cette _phrase longue_ que
Voltaire reprochait aux jansénistes, qu'avait en effet le grand Arnauld,
mais que le Père Maimbourg n'avait pas moins. Bayle lui-même remarque,
à ce sujet des périodes du Père Maimbourg, que ceux qui s'inquiètent si
fort des règles de grammaire, dont on admire l'observance chez l'abbé
Fléchier ou le Père Bouhours, se dépouillent de tant de grâces vives et
animées, qu'ils perdent plus d'un côté qu'ils ne gagnent de l'autre.
Montesquieu, qui conseillait plaisamment aux asthmatiques les _périodes_
du Père Maimbourg, n'a pas échappé à son tour au défaut de trop écourter
la phrase; ou plutôt Montesquieu fait bien ce qu'il fait; mais ne
regrettons pas de retrouver chez Bayle la phrase au hasard et étendue,
cette liberté de façon à la Montaigne, qui est, il l'avoue ingénument,
_de savoir quelquefois ce qu'il dit, mais non jamais ce qu'il va dire_.
Bayle garda son tour intact dans sa vie de province et de cabinet, il
ne l'eût pas fait à Paris; il eût pris garde davantage, il eût voulu se
polir; cela eût bridé et ralenti sa critique.

[Note 127: J'ai surtout en vue certaines phrases de Bayle à son point
de départ. On en peut prendre un échantillon dans une de ses lettres
(Oeuvres diverses, t. 1, page 9, au bas de la seconde colonne. C'est
à tort qu'il y a un point avant les mots: _par cette lecture,_ il n'y
fallait qu'une virgule). Bayle partit donc en style de la façon du XVIe
siècle, ou du moins de celle du XVIIe libre et non académique; il ne
s'en défit jamais. En avançant pourtant et à force d'écrire, sa phrase,
si riche d'ailleurs de gallicismes, ne laissa pas de se former; elle
s'épura, s'allégea beaucoup, et souvent même se troussa fort lestement.]

Une des conditions du génie critique dans la plénitude où Bayle nous le
représente, c'est de n'avoir pas d'_art_ à soi, de _style_: hâtons-nous
d'expliquer notre pensée. Quand on a un style à soi, comme Montaigne,
par exemple, qui certes est un grand esprit critique, on est plus
soucieux de la pensée qu'on exprime et de la manière aiguisée dont on
l'exprime, que de la pensée de l'auteur qu'on explique, qu'on développe,
qu'on critique; on a une préoccupation bien légitime de sa propre
oeuvre, qui se fait à travers l'oeuvre de l'autre, et quelquefois à ses
dépens. Cette distraction limite le génie critique. Si Bayle l'avait
eue, il aurait fait durant toute sa vie un ou deux ouvrages dans le goût
des _Essais_, et n'eût pas écrit ses _Nouvelles de la République des
Lettres_, et toute sa critique usuelle, pratique, incessante. De plus,
quand on a un _art_ à soi, une poésie, comme Voltaire, par exemple, qui
certes est aussi un grand esprit critique, le plus grand, à coup sûr,
depuis Bayle, on a un goût décidé, qui, quelque souple qu'il soit,
atteint vite ses restrictions. On a son oeuvre propre derrière soi
à l'horizon; on ne perd jamais de vue ce clocher-là. On en fait
involontairement le centre de ses mesures. Voltaire avait de plus son
fanatisme philosophique, sa passion, qui faussait sa critique. Le bon
Bayle n'avait rien de semblable. De passion aucune: l'équilibre même;
une parfaite idée de la profonde bizarrerie du coeur et de l'esprit
humain, et que tout est possible, et que rien n'est sûr. De style, il
en avait sans s'en douter, sans y viser, sans se tourmenter à la
lutte comme Courier, La Bruyère ou Montaigne lui-même; il en avait
suffisamment, malgré ses longueurs et ses parenthèses, grâce à ses
expressions charmantes et de source. Il n'avait besoin de se relire que
pour la clarté et la netteté du sens: heureux critique! Enfin il n'avait
pas d'_art_, de _poésie_, par-devers lui. L'excellent Bayle n'a, je
crois, jamais fait un vers français en sa jeunesse, de même qu'il n'a
jamais rêvé aux champs, ce qui n'était guère de son temps encore, ou
qu'il n'a jamais été amoureux, passionnément amoureux d'une femme, ce
qui est davantage de tous les temps. Tout son art est critique, et
consiste, pour les ouvrages où il se déguise, à dispenser mille petites
circonstances, à assortir mille petites adresses afin de mieux divertir
le lecteur et de lui colorer la fiction: il prévient lui-même son frère
de ces artifices ingénieux, à propos de la _Lettre des Comètes_.

Je veux énumérer encore d'autres manques de talents, ou de passions, ou
de dons supérieurs, qui ont fait de Bayle le plus accompli critique qui
se soit rencontré dans son genre, rien n'étant venu à la traverse pour
limiter ou troubler le rare développement de sa faculté principale, de
sa passion unique. Quant à la religion d'abord, il faut bien avouer
qu'il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'être religieux
avec ferveur et zèle en cultivant chez soi cette faculté critique et
discursive, relâchée et accommodante. Le métier de critique est comme un
voyage perpétuel avec toutes sortes de personnes et en toutes sortes de
pays, par curiosité. Or, comme on sait,

  Rarement à courir le monde
  On devient plus homme de bien;

rarement du moins, on devient plus croyant, plus occupé du but
invisible. Il faut dans la piété un grand jeûne d'esprit, un
retranchement fréquent, même à l'égard des commerces innocents et
purement agréables, le contraire enfin de se répandre. La façon dont
Bayle était religieux (et nous croyons qu'il l'était à un certain degré)
cadrait à merveille avec le génie critique qu'il avait en partage. Bayle
était religieux, disons-nous, et nous tirons cette conclusion moins de
ce qu'il communiait quatre fois l'an, de ce qu'il assistait aux prières
publiques et aux sermons, que de plusieurs sentiments de résignation
et de confiance en Dieu, qu'il manifeste dans ses lettres. Quoiqu'il
avertisse quelque part[128] de ne pas trop se fier aux lettres d'un auteur
comme à de bons témoins de ses pensées, plusieurs de celles où il parle
de la perte de sa place respirent un ton de modération qui ne semble pas
tenir seulement à une humeur calme, à une philosophie modeste, mais bien
à une soumission mieux fondée et à un véritable esprit de christianisme.
En d'autres endroits voisins des précédents, nous le savons,
l'expression est toute philosophique; mais avec Bayle, pour rester dans
le vrai, il ne convient pas de presser les choses; il faut laisser
coexister à son heure et à son lieu ce qui pour lui ne s'entre-choquait
pas [129]. Nous aimons donc à trouver que le mot de _bon Dieu_ revient
souvent dans ses lettres d'un accent de naïveté sincère. Après cela, la
religion inquiète médiocrement Bayle; il ne se retranche par scrupule
aucun raisonnement qui lui semble juste, aucune lecture qui lui paraît
divertissante. Dans une lettre, tout à côté d'une belle phrase
sincère sur la Providence, il mentionnera _Hexameron rustique_ de
La Mothe-Le-Vayer avec ses obscénités: «_Sed omnia sana sanis_.»
ajoute-t-il tout aussitôt, et le voilà satisfait. Si, par impossible,
quelque bel esprit janséniste avait entretenu une correspondance
littéraire, y rencontrerait-on jamais des lignes comme celles qui
suivent? «M. Hermant, docteur de Sorbonne, qui a composé en françois
les Vies de quatre Pères de l'Église grecque, vient de publier celle de
saint Ambroise, l'un des Pères de l'Église latine. M. Ferrier, bon poëte
françois, vient de faire imprimer les _Préceptes galants_: c'est une
espèce de traité semblable à l'_Art d'aimer_ d'Ovide.» Et quelques
lignes plus bas: «On fait beaucoup de cas de _la Princesse de Clèves_.
Vous avez ouï parler sans doute de deux décrets du pape, etc.» Plus
ou moins de religion qu'il n'en avait aurait altéré la candeur et
l'expansion critique de Bayle.

[Note 128: _Nouvelles de la République des Lettres_, avril 1684.]

[Note 129: Voir une lettre intéressante (_Oeuv. div._, I, 184) où il
explique pourquoi il n'était pas en bonne odeur de religion.--L'illustre
Joseph de Maistre, si acharné aux athées, ne s'est pas montré trop
rigoureux à l'endroit de Bayle: «Bayle même, le père de l'incrédulité
moderne, ne ressemble point à ses successeurs. Dans ses écarts les plus
condamnables on ne lui trouve point une grande envie de persuader,
encore moins le ton de l'irritation ou de l'esprit de parti; il nie
moins qu'il ne doute; il dit le pour et le contre; souvent même il
est plus disert pour la bonne cause que pour la mauvaise (comme dans
l'article _Leucippe_ de son _Dictionnaire_).» _Principe générateur des
Constitutions politiques_, LXII.--Rappelons encore ce mot sur Bayle, qui
a son application en divers sens: «Tout est dans Bayle, mais il faut
l'en tirer.» (Ce mot n'est pas de M. de Maistre, comme M. Sayous l'a
cru.)]

Si nous osions nous égayer tant soit peu à quelqu'un de ces badinages
chez lui si fréquents, nous pourrions soutenir que la faculté critique
de Bayle a été merveilleusement servie par son manque de désir amoureux
et de passion galante[130]. Il est fâcheux sans doute qu'il se soit laissé
aller à quelque licence de propos et de citations. L'obscénité de
Bayle (on l'a dit avec raison) n'est que celle même des savants qui
s'émancipent sans bien savoir, et ne gardent pas de nuances. Certains
dévots n'en gardent pas non plus dans l'expression, dès qu'il s'agit de
ces choses, et l'on a remarqué qu'ils aiment à salir la volupté, pour en
dégoûter sans doute. Bayle n'a pas d'intention si profonde. Il n'aime
guère la femme; il ne songe pas à se marier: «Je ne sais si un certain
fonds de paresse et un trop grand amour du repos et d'une vie exempte
de soins, un goût excessif pour l'étude et une humeur un peu portée au
chagrin, ne me feront toujours préférer l'état de garçon à celui d'homme
marié.» Il n'éprouve pas même au sujet de la femme et contre elle cette
espèce d'émotion d'un savant une fois trompé, de l'_antiquaire_ dans
Scott, contre le _genre-femme_. Un jour à Coppet, en 1672, c'est-à-dire
à vingt-cinq ans, dans son moment de plus grande galanterie, il prêta à
une demoiselle le roman de _Zayde_; mais celle-ci ne le lui rendait pas:
«Fâché de voir lire si lentement _un livre_, je lui ai dit cent fois le
_tardigrada, domiporta_ et ce qui s'ensuit, avec quoi on se moque de
la tortue. Certes, voilà bien «des gens propres à dévorer les
bibliothèques!» Dans un autre moment de galanterie, en 1675, il écrit à
mademoiselle Minutoli; et, à cet effet, il se pavoise de bel esprit, se
raille de son incapacité à déchiffrer les modes, lui cite, pour être
léger, deux vers de Ronsard sur les cornes du bélier, et les applique à
un mari: «Au reste, mademoiselle, dit-il à un endroit, le coup de dent
que vous baillez à celui qui vous a louée, etc.» L'état naturel et
convenable de Bayle à l'égard du sexe est un état d'indifférence et
de quiétisme. Il ne faut pas qu'il en sorte; il ne faut pas qu'il se
ressouvienne de Ronsard ou de Brantôme pour tâcher de se faire un ton à
la mode. S'il a perdu à ce manque d'émotions tendres quelque délicatesse
et finesse de jugement, il y a gagné du temps pour l'étude [131], une plus
grande capacité pour ces impressions moyennes qui sont l'ordinaire du
critique, et l'ignorance de ces dégoûts qui ont fait dire à La Fontaine:
_Les délicats sont malheureux_. Si Bayle en demeura exempt, l'abbé
Prévost, critique comme lui, mais de plus romancier et amoureux, ne fut
pas sans en souffrir.

[Note 130: Ce qu'on a dit sur les amours de Bayle et de madame Jurieu
n'est pas une objection à ce qu'on remarque ici. En supposant (ce qui me
paraît fort possible) que l'abbé d'Olivet ait été bien informé, et que
son récit, consigné dans les _Mémoires_ de D'Artigny, mérite quelque
attention, il en résulterait que Bayle, âgé de vingt-huit ans alors,
dérogea un moment, auprès de la femme avenante du ministre, aux
habitudes de son humeur et au régime de toute sa vie. L'occasion aidant,
il n'était pas besoin de grande passion pour cela.]

[Note 131: Dans une note de son article _Érasme_ du _Dictionnaire
critique_, parlant des transgressions avec les personnes qui sont
obligées de sauver les apparences, il dit de ce ton de naïveté un peu
narquoise qui lui va si bien: «Elles exigent des préliminaires, elles se
font assiéger dans toutes les formes. Se sont-elles rendues, c'est un
bénéfice qui demande résidence... Il est rare qu'on ne tombe qu'une
fois dans cette espèce d'engagement; on ne s'en retire qu'avec un
morceau de chaîne qui forme bientôt une nouvelle captivité. Aussi on
m'avouera qu'un homme qui a presque toujours la plume et les livres à la
main ne sauroit trouver assez de temps pour toutes _ces choses_.]

On lit dans la préface du _Dictionnaire critique_: «Divertissements,
parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites et
telles autres récréations nécessaires à quantité de gens d'étude, à ce
qu'ils disent, ne sont pas mon fait; je n'y perds point de temps.» Il
était donc utile à Bayle de ne point aimer la campagne; il lui était
utile même d'avoir cette santé frêle, ennemie de la bonne chère, ne
sollicitant jamais aux distractions. Ses migraines, il nous l'apprend,
l'obligeaient souvent à des jeûnes de trente et quarante heures
continues. Son sérieux habituel, plus voisin de la mélancolie que de
la gaieté, n'avait rien de songeur, et n'allait pas au chagrin ni à la
bizarrerie. Une conversation gaie lui revenait fort par moments, et
on aurait été près alors de le loger dans la classe des rieurs. Il se
sentit toujours peu porté aux mathématiques; ce fut la seule science
qu'il n'aborda pas et ne désira pas posséder. Elle absorbe en effet,
détourne un esprit critique, chercheur et à la piste des particularités;
elle dispense des livres, ce qui n'était pas du tout le fait de Bayle.
La dialectique, qu'il pratiqua d'abord à demi par goût et à demi par
métier (étant professeur de philosophie), finit par le passionner et par
empiéter un peu sur sa faculté littéraire. Il a dit de Nicole et l'on
peut dire de lui que «sa coutume de pousser les raisonnements jusqu'aux
derniers recoins de la dialectique le rendoit mal propre à composer des
pièces d'éloquence.» Ce désintéressement où il était pour son propre
compte dans l'éloquence et la poésie le rendait d'autre part plus
complet, plus fidèle dans son office de rapporteur de la république
des lettres. Il est curieux surtout à entendre parler des poètes et
pousseurs de beaux sentiments, qu'il considère assez volontiers comme
une espèce à part, sans en faire une classe supérieure. Pour nous qui en
introduisant l'art, comme on dit, dans la critique, en avons retranché
tant d'autres qualités, non moins essentielles, qu'on n'a plus, nous ne
pouvons nous empêcher de sourire des mélanges et associations bizarres
que fait Bayle, bizarres pour nous à cause de la perspective, mais
prompts et naïfs reflets de son impression contemporaine: le ballet de
_Psyché_ au niveau des _Femmes_ _savantes_; l'_Hippolyte_ de M. Racine
et celui de M. Pradon, _qui sont deux tragédies très-achevées_; Bossuet
côte à côte avec_ le Comte de Gabalis_, l'_Iphigénie_ et sa préface
qu'il aime presque autant que la pièce, à côté de _Circé_, opéra à
machines. En rendant compte de la réception de Boileau à l'Académie,
il trouve que «M. Boileau est d'un mérite si distingué qu'il eût été
difficile à messieurs de l'Académie de remplir aussi avantageusement
qu'ils ont fait la place de M. de Bezons.» On le voit, Bayle est
un véritable républicain en littérature. Cet idéal de tolérance
universelle, d'anarchie paisible et en quelque sorte harmonieuse, dans
un État divisé en dix religions comme dans une cité partagée en diverses
classes d'artisans, cette belle page de son _Commentaire philosophique_,
il la réalise dans sa république des livres, et, quoiqu'il soit plus
aisé de faire s'_entre-supporter_ mutuellement les livres que les
hommes, c'est une belle gloire pour lui, comme critique, d'en avoir su
tant concilier et tant goûter.

Un des écueils de ce goût si vif pour les livres eût été l'engouement et
une certaine idée exagérée de la supériorité des auteurs, quelque chose
de ce que n'évitent pas les subalternes et caudataires en ce genre,
comme Brossette. Bayle, sous quelque dehors de naïveté, n'a rien de
cela. On lui reprochait d'abord d'être trop prodigue de louanges; mais
il s'en corrigea, et d'ailleurs ses louanges et ses respects dans
l'expression envers les auteurs ne lui dérobèrent jamais le fond. Son
bon sens le sauva, tout jeune, de la superstition littéraire pour les
illustres: «J'ai assez de vanité, écrit-il à son frère, pour souhaiter
qu'on ne connoisse pas de moi ce que j'en connois, et pour être bien
aise qu'à la faveur d'un livre qui fait souvent le plus beau côté d'un
auteur, on me croie un grand personnage..... Quand vous aurez connu
personnellement plus de personnes célèbres par leurs écrits, vous verrez
que ce n'est pas si grand'chose que de composer un bon livre...» C'est
dans une lettre suivante à ce même frère cadet qui se mêlait de le
vouloir pousser à je ne sais quelle cour, qu'on lit ce propos charmant:
«Si vous me demandez pourquoi j'aime l'obscurité et un état médiocre et
tranquille, je vous assure que je n'en sais rien.... Je n'ai jamais pu
souffrir le miel, mais pour le sucre je l'ai toujours trouvé agréable:
voilà deux choses douces que bien des gens aiment.» Toute la
délicatesse, toute la sagacité de Bayle, se peuvent apprécier dans ce
trait et dans le précédent.

L'équilibre et la prudence que nous avons notés en lui, cette humeur
de tranquillité et de paresse dont il fait souvent profession, ne
l'induisirent jamais à aucun de ces ménagements pour lui-même, à rien de
cet égoïsme discret dont son contemporain Fontenelle offre, pour ainsi
dire, le chef-d'oeuvre. La parcimonie, le méticuleux propre à certaines
natures analytiques et sceptiques, est chose étrangère à sa veine.
Cet esprit infatigable produit sans cesse, et, qualité grandement
distinctive, il se montre abondant, prodigue et généreux, comme tous les
génies.

Le moment le plus actif et le plus fécond de cette vie si égale fut vers
l'année 1686. Bayle, âgé de trente-neuf ans, poursuivait ses _Nouvelles
de la République des Lettres_, publiait sa _France toute catholique_,
contre les persécutions de Louis XIV, préparait son _Commentaire
philosophique_, et en même temps, dans une note qu'il rédigeait _Nouv.
de la Rép. des Lett._, mars 1686, sur son écrit anonyme de _la France
toute catholique_, note plus modérée et plus avouable assurément que
celle que l'abbé Prévost insérait dans son _Pour et Contre_ sur
son chevalier des Grieux, dans cette note parfaitement mesurée et
spirituelle, Bayle faisait pressentir que l'auteur, après avoir tancé
les catholiques sur l'article des violences, pourrait bientôt _toucher
cette corde des violences_ avec les protestants eux-mêmes qui n'en
étaient pas exempts, et qu'alors il y aurait lieu à des _représailles_.
La _Réponse d'un nouveau Converti_ et le fameux _Avis aux Protestants_,
toute cette contre-partie de la question, qui remplit la seconde moitié
de la carrière de Bayle, était ainsi présagée. La maladie qui lui
survint l'année suivante (1687), par excès de travail, le força de
se dédoubler, en quelque sorte, dans ce rôle à la fois littéraire et
philosophique; il dut interrompre ses _Nouvelles de la République des
Lettres_. Peu auparavant, il écrivait à l'un de ses amis, en réponse à
certains bruits qui avaient couru, qu'il n'avait nul dessein de quitter
sa fonction de journaliste, qu'il n'en était point las du tout, qu'il
n'y avait pas d'apparence qu'il le fût de longtemps, et que c'était
l'occupation qui convenait le mieux à son humeur. Il disait cela après
trois années de pratique, au contraire de la plupart des journalistes
qui se dégoûtent si vite du métier. C'était chez lui force de vocation.
Au temps qu'il était encore professeur de philosophie, il éprouvait un
grand ennui à l'arrivée de tous les livres de la foire de Francfort,
si peu choisis qu'ils fussent, et se plaignait que ses fonctions lui
ôtassent le loisir de cette pâture. Il s'était pris d'admiration et
d'émulation pour la belle invention des journaux par M. de Sallo, pour
ceux que continuait de donner à Paris M. l'abbé de La Roque, pour les
_Actes des Érudits_ de Leipsick. Lorsqu'il entreprit de les imiter, il
se plaça tout d'abord au premier rang par sa critique savante, nourrie,
modérée, pénétrante, par ses analyses exactes, ingénieuses, et même par
les petites notes qui, bien faites, ont du prix, et dont la tradition et
la manière seraient perdues depuis longtemps, si on n'en retrouvait des
traces encore à la fin du _Journal_ actuel _des Savants_[132]; petites
notes où chaque mot est pesé dans la balance de l'ancienne et
scrupuleuse critique, comme dans celle d'un honnête joaillier
d'Amsterdam. Cette critique modeste de Bayle, qui est républicaine de
Hollande, qui va à pied, qui s'excuse de ses défauts auprès du public
sur ce qu'elle a peine à se procurer les livres, qui prie les auteurs
de s'empresser un peu de faire venir les exemplaires, ou du moins les
curieux de les prêter pour quelques jours, cette critique n'est-elle pas
en effet (si surtout on la compare à la nôtre et à son éclat que je
ne veux pas lui contester) comme ces millionnaires solides, rivaux et
vainqueurs du grand roi, et si simples au port et dans leur comptoir?
D'elle à nous, c'est toute la différence de l'ancien au nouveau notaire,
si bien marquée l'autre jour par M. de Balzac dans sa _Fleur des
Pois_[133].

[Note 132: Dirigé par M. Daunou.]

[Note 133: _La Fleur des Pois_, un de ces romans à la Balzac, qui
promettent et qui ne tiennent pas.]

Après qu'il eut renoncé à ses _Nouvelles de la République des Lettres_,
la faculté critique de Bayle se rejeta sur son _Dictionnaire_, dont la
confection et la révision l'occupèrent durant dix années, depuis 1694
jusqu'en 1704. Il publia encore par délassement (1704) la _Réponse aux
Questions d'un Provincial_, dont le commencement n'est autre chose qu'un
assemblage d'aménités littéraires. Mais ses disputes avec Le Clerc,
Bernard et Jaquelot, envahirent toute la suite de l'ouvrage. Bien que
ces disputes de dialectique fussent encore pour Bayle une manière
d'amusement, elles achevèrent d'user sa santé si frêle et sa _petite
complexion_. La poitrine, qu'il avait toujours eue délicate, se prit; il
tomba dans l'indifférence et le dégoût de la vie à cinquante-neuf ans.
Un symptôme grave, c'est ce qu'il écrivait à un ami en novembre 1706,
un mois environ avant sa mort: «Quand même ma santé me permettroit de
travailler à un supplément du Dictionnaire, je n'y travaillerois
pas; je me suis dégoûté de tout ce qui n'est point «matière de
raisonnement...» Bayle dégoûté de son Dictionnaire, de sa critique, de
son amour des faits et des particularités de personnes, est tout à fait
comme Chaulieu sans amabilité, tel que mademoiselle De Launay nous dit
l'avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de
détails sur ce grand esprit: sa vie par Desimaizeaux et ses oeuvres
diverses sont là pour qui le voudra bien connaître. Comme qualité
qui tient encore à l'essence de son génie critique, il faut noter sa
parfaite indépendance, indépendance par rapport à l'or et par rapport
aux honneurs. Il est touchant de voir quelles précautions et quelles
ruses il fallut à milord Shaftsbury pour lui faire accepter une montre:
«Un tel meuble, dit Bayle, me paroissoit alors très-inutile; mais
présentement il m'est devenu si nécessaire, que je ne saurois plus m'en
passer...» Reconnaissant d'un tel cadeau, il resta sourd à toute autre
insinuation du grand seigneur son ami. On n'était pourtant pas loin du
temps où certains grands offraient au spirituel railleur Guy Patin un
louis d'or sous son assiette, chaque fois qu'il voudrait venir dîner
chez eux; On se serait arraché Bayle s'il avait voulu, car il était
devenu, du fond de son cabinet, une espèce de roi des beaux esprits. Le
plus triste endroit de la vie de Bayle est l'affaire assez tortueuse
de l'_Avis aux Protestants_, soit qu'il l'ait réellement composé, soit
qu'il l'ait simplement revu et fait imprimer. Il y poussa l'anonyme
jusqu'à avoir besoin d'être clandestin. Sa sincérité dut souffrir d'être
si à la gêne et réduite à tant de faux-fuyants.

Bayle restera-t-il? est-il resté? demandera quelqu'un; relit-on Bayle?
Oui, à la gloire du génie critique, Bayle est resté et restera autant
et plus que les trois quarts des poëtes et orateurs, excepté les
très-grands. Il dure, sinon par telle ou telle composition particulière,
du moins par l'ensemble de ses travaux. Les neuf volumes in-folio que
cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses _oeuvres
diverses_, préférables au Dictionnaire[134], bien que moins connues, sont
une des lectures les plus agréables et commodes. Quand on veut se dire
que rien n'est bien nouveau sous le soleil, que chaque génération
s'évertue à découvrir ou à refaire ce que ses pères ont souvent mieux
vu, qu'il est presque aussi aisé en effet de découvrir de nouveau les
choses que de les déterrer de dessous les monceaux croissants de livres
et de souvenirs; quand on veut réfléchir sans fatigue sur bien des
suites de pensées vieillies ou qui seraient neuves encore, oh! qu'on
prenne alors un des volumes de Bayle et qu'on se laisse aller. Le bon et
savant Dugas-Montbel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus
supporter que cette lecture d'érudition digérée et facile. La lecture de
Bayle, pour parler un moment son style, est comme la collation légère
des _après-disnées_ reposées et déclinantes, la nourriture ou plutôt le
_dessert_ de ces heures médiocrement animées que l'étude désintéressée
colore, et qui, si l'on mesurait le bonheur moins par l'intensité et
l'éclat que par la durée, l'innocence et la sûreté des sensations,
pourraient se dire les meilleures de la vie[135].

Décembre 1835.

[Note 134: Dans une note du _Journal des Savants_ (juin 1836), M.
Daunou, en jugeant avec une indulgence qui nous honore cet article sur
Bayle, a trouvé que son Dictionnaire, principal titre de sa renommée,
n'avait pas obtenu ici l'attention qu'il méritait. Ce n'est pas en effet
en lisant ce Dictionnaire qu'on apprend à l'apprécier, c'est en s'en
servant. Un homme d'esprit a comparé drôlement le Dictionnaire de Bayle,
où le texte disparaît sous les notes, à ces petites boutiques
ambulantes lentement traînées par un petit âne qui disparaît sous la
multitude de jouets et de marchandises de toutes sortes étalées sur
chaque point aux regards des passants: ce petit âne, c'est le texte.]

[Note 135: On ne sera pas fâché de lire ici l'opinion de La Fontaine
sur Bayle; elle est digne de tous deux. On la trouve à la fin d'une
lettre à M. Simon de Troyes, dans laquelle il décrit à cet ami un dîner
et la conversation qu'on y tint (février 1686):

  Aux journaux de Hollande il nous fallut passer;
  Je ne sais plus sur quoi; mais on fit leur critique.
  Bayle est, dit-on, fort vif; et, s'il peut embrasser
  L'occasion d'un trait piquant et satirique,
  Il la saisit, Dieu sait, en homme adroit et fin:
  Il trancheroit sur tout, comme enfant de Calvin,
  S'il osoit; car il a le goût avec l'étude.
  Le Clerc pour la satire a bien moins d'habitude;
  Il paroît circonspect; mais attendons la fin.
  Tout faiseur de journaux doit tribut au malin.
  Le Clerc prétend du sien tirer d'autres usages;
  Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages;]

Bayle aussi. Je fais cas de l'une et l'autre main: Tous deux ont un bon
style et le langage sain. Le jugement en gros sur ces deux personnages,

  Et ce fut de moi qu'il partit,
  C'est que l'un cherche à plaire aux sages,
  L'autre veut plaire aux gens d'esprit.

Il leur plaît. Vous aurez peut-être peine à croire Qu'on ait dans un
repas de tels discours tenus:

  On tint ces discours; on fit plus,
  On fut au sermon après boire...

Et cet autre jugement aussi, de Voltaire, n'est pas indifférent à
rappeler; Voltaire a très-bien parlé de Bayle en maint endroit, mais
jamais mieux qu'à la fin d'une lettre au Père Tournemine (1735): «M.
Newton, dit-il, a été aussi vertueux qu'il a été grand philosophe:
tels sont pour la plupart ceux qui sont bien pénétrés de l'amour des
sciences, qui n'en font point un indigne métier, et qui ne les font
point servir aux misérables fureurs de l'esprit de parti. Tel a été le
docteur Clarke; tel était le fameux archevèque Tillotson; tel était
le grand Galilée; tel notre Descartes; tel a été Bayle, cet esprit si
étendu, si sage et si pénétrant, dont les livres, tout diffus qu'ils
peuvent être, seront à jamais la bibliothèque des nations. Ses moeurs
n'étaient pas moins respectables que son génie. Le désintéressement et
l'amour de la paix comme de la vérité étaient son caractère; _c'était
une âme divine._»



LA BRUYÈRE

Vers 1687, année où parut le livre des _Caractères_, le siècle de Louis
XIV arrivait à ce qu'on peut appeler sa troisième période; les grandes
oeuvres qui avaient illustré son début et sa plus brillante moitié
étaient accomplies; les grands auteurs vivaient encore la plupart, mais
se reposaient. On peut distinguer, en effet, comme trois parts dans
cette littérature glorieuse. La première, à laquelle Louis XIV ne fit
que donner son nom et que prêter plus ou moins sa faveur, lui vint toute
formée de l'époque précédente; j'y range les poëtes et les écrivains nés
de 1620 à 1626, ou même avant 1620, La Rochefoucauld, Pascal, Molière,
La Fontaine, madame de Sévigné. La maturité de ces écrivains répond
ou au commencement ou aux plus belles années du règne auquel on les
rapporte, mais elle se produisait en vertu d'une force et d'une
nourriture antérieures. Une seconde génération très-distincte et propre
au règne même de Louis XIV, est celle en tête de laquelle on voit
Boileau et Racine, et qui peut nommer encore Fléchier, Bourdaloue, etc.,
etc., tous écrivains ou poëtes, nés à dater de 1632, et qui débutèrent
dans le monde au plus tôt vers le temps du mariage du jeune roi. Boileau
et Racine avaient à peu près terminé leur oeuvre à cette date de
1687; ils étaient tout occupés de leurs fonctions d'historiographes.
Heureusement, Racine allait être tiré de son silence de dix années par
madame de Maintenon. Bossuet régnait pleinement par son génie en ce
milieu du grand règne, et sa vieillesse commençante en devait longtemps
encore soutenir et rehausser la majesté. C'était donc un admirable
moment que cette fin d'été radieuse, pour une production nouvelle de
mûrs et brillants esprits. La Bruyère et Fénelon parurent et achevèrent,
par des grâces imprévues, la beauté d'un tableau qui se calmait
sensiblement et auquel il devenait d'autant plus difficile de rien
ajouter. L'air qui circulait dans les esprits, si l'on peut ainsi dire,
était alors d'une merveilleuse sérénité. La chaleur modérée de tant de
nobles oeuvres, l'épuration continue qui s'en était suivie, la constance
enfin des astres et de la saison, avaient amené l'atmosphère des esprits
à un état tellement limpide et lumineux, que du prochain beau livre qui
saurait naître, pas un mot immanquablement ne serait perdu, pas une
pensée ne resterait dans l'ombre, et que tout naîtrait dans son vrai
jour. Conjoncture unique! éclaircissement favorable en même temps que
redoutable à toute pensée! car combien il faudra de netteté et de
justesse dans la nouveauté et la profondeur! La Bruyère en triompha.
Vers les mêmes années, ce qui devait nourrir à sa naissance et composer
l'aimable génie de Fénelon était également disposé et comme pétri de
toutes parts; mais la fortune et le caractère de La Bruyère ont quelque
chose de plus singulier.

On ne sait rien ou presque rien de la vie de La Bruyère, et cette
obscurité ajoute, comme on l'a remarqué, à l'effet de son oeuvre, et, on
peut dire, au bonheur piquant de sa destinée. S'il n'y a pas une
seule ligne de son livre unique qui, depuis le premier instant de la
publication, ne soit venue et restée en lumière, il n'y a pas, en
revanche, un détail particulier de l'auteur qui soit bien connu. Tout le
rayon du siècle est tombé juste sur chaque page du livre, et le visage
de l'homme qui le tenait ouvert à la main s'est dérobé.

Jean de La Bruyère était né dans un village proche Dourdan, en 1639,
disent les uns; en 1644, disent les autres et D'Olivet le premier, qui
le fait mourir à cinquante-deux ans (1696). En adoptant cette date de
1644[136], La Bruyère aurait eu vingt ans quand parut _Andromaque;_ ainsi
tous les fruits successifs de ces riches années mûrirent pour lui et
furent le mets de sa jeunesse; il essuyait, sans se hâter, la chaleur
féconde de ces soleils. Nul tourment, nulle envie. Que d'années d'étude
ou de loisir durant lesquelles il dut se borner à lire avec douceur et
réflexion, allant au fond des choses et attendant! Il résulte d'une note
écrite vers 1720 par le Père Bougerel ou par le Père Le Long, dans des
mémoires particuliers qui se trouvaient à la bibliothèque de l'Oratoire,
que La Bruyère a été de cette congrégation[137]. Cela veut-il dire qu'il
y fut simplement élevé ou qu'il y fut engagé quelque temps? Sa première
relation avec Bossuet se rattache peut-être à cette circonstance. Quoi
qu'il en soit, il venait d'acheter une charge de trésorier de France à
Caen lorsque Bossuet, qu'il connaissait on ne sait d'où, l'appela près
de M. le Duc pour lui enseigner l'histoire. La Bruyère passa le reste de
ses jours à l'hôtel de Condé à Versailles, attaché au prince en qualité
d'homme de lettres avec mille écus de Pension.

[Note 136: On sait enfin maintenant, après bien des tâtonnements, et
d'une manière positive, que La Bruyère est né à Paris et y a été
baptisé le 17 août 1645. Le registre des naissances de la paroisse
Saint-Christophe-en-Cité eu fait foi.]

[Note 137: Histoire manuscrite de l'Oratoire, par Adry, aux Archives
du Royaume.]

D'Olivet, qui est malheureusement trop bref sur le célèbre auteur, mais
dont la parole a de l'autorité, nous dit en des termes excellents:
«On me l'a dépeint comme un philosophe, qui ne songeoit qu'à vivre
tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et
des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé
à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître; poli dans ses
manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition,
même celle de montrer de l'esprit[138].» Le témoignage de l'académicien se
trouve confirmé d'une manière frappante par celui de Saint-Simon,
qui insiste, avec l'autorité d'un témoin non suspect d'indulgence,
précisément sur ces mêmes qualités de bon goût et de sagesse: «Le
public, dit-il, perdit bientôt après (1696) un homme illustre par son
esprit, par son style et par la connoissance des hommes; mes; je veux
dire La Bruyère, qui mourut d'apoplexie à Versailles, après avoir
surpassé Théophraste en travaillant d'après lui et avoir peint les
hommes de notre temps dans ses nouveaux _Caractères_ d'une manière
inimitable. C'étoit d'ailleurs un fort honnête homme, de très-bonne
compagnie, simple, sans rien de pédant et fort désintéressé. Je
l'avois assez connu pour le regretter et les ouvrages que son âge et
sa santé pouvoient faire espérer de lui.» Boileau se montrait un peu
plus difficile en fait de ton et de manières que le duc de Saint-Simon,
quand il écrivait à Racine, 19 mai 1687: Maximilien (_pourquoi ce
sobriquet de Maximilien?_) m'est venu voir à Auteuil et m'a lu quelque
chose de son _Théophraste_. C'est un fort honnête homme à qui il ne
manquerait rien, si la nature l'avoit fait aussi agréable qu'il a
envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite.»
Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau. La Bruyère était déjà, un
peu à ses yeux un homme des générations nouvelles, un de ceux en qui
volontiers l'on trouve que l'envie d'avoir de l'esprit après nous, et
autrement que nous, est plus grande qu'il ne faudrait.

[Note 138: J'hésite presque à glisser cette parole de Ménage, moins
bon juge: elle concorde pourtant: «Il n'y a pas longtemps que M. de La
«Bruyère m'a fait l'honneur de me venir voir, mais je ne l'ai pas vu
«assez de temps pour le bien connoître. Il m'a paru que ce _n'étoit «pas
un grand parleur.» (_Menagiana_, tome III.)--On a opposé depuis à cette
idée qu'on se faisait jusqu'ici de La Bruyère quelques mots tirés de
lettres et billets de M. de Pontchartrain. et desquels il résulterait
que La Bruyère était sujet à des accès de joie extravagante; c'est peu
probable. Dans la disette des documents, on tire les moindres mots
par les cheveux. Mais enfin il paraît bien qu'il était très-gai par
moments.]

Ce même Saint-Simon, qui regrettait La Bruyère et qui avait plus d'une
fois causé avec lui[139], nous peint la maison de Condé et M. le Duc en
particulier, l'élève du philosophe, en des traits qui réfléchissent sur
l'existence intérieure de celui-ci. A propos de la mort de M. le Duc
(1710), il nous dit avec ce feu qui mêle tout, et qui fait tout voir à
la fois: «Il étoit d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux,
mais en tout temps si fier, si audacieux, qu'on avoit peine à
s'accoutumer à lui. Il avoit de l'esprit, de la lecture, des restes
d'une excellente éducation (_je le crois bien_), de la politesse et
des grâces même quand il vouloit, mais il vouloit très-rarement...
Sa férocité étoit extrême, et se montroit en tout. C'étoit une meule
toujours en l'air, qui faisoit fuir devant elle, et dont ses amis
n'étoient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par
des plaisanteries cruelles en face, etc.» A l'année 1697, il raconte
comment, tenant les États de Bourgogne à Dijon à la place de M. le
Prince son père, M. le Duc y donna un grand exemple de l'amitié des
princes et une bonne leçon à ceux qui la recherchent. Ayant un soir, en
effet, poussé Santeul de vin de Champagne, il trouva plaisant de verser
sa tabatière de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin et le lui
offrit à boire; le pauvre _Théodas_ si naïf, si ingénu, si bon
convive et plein de verve et de bons mots, mourut dans d'affreux
vomissements[140]. Tel était le petit-fils du grand Condé et l'élève de La
Bruyère. Déjà le poëte Sarasin était mort autrefois sous le bâton d'un
Conti dont il était secrétaire. A la manière énergique dont Saint-Simon
nous parle de cette race des Condés, on voit comment par degrés en elle
le héros en viendra à n'être plus que quelque chose tenant du chasseur
ou du sanglier. Du temps de La Bruyère, l'esprit y conservait une grande
part; car, comme dit encore Saint-Simon de Santeul, «M. le Prince
l'avoit presque toujours à Chantilly quand il y alloit; M. le Duc le
mettoit de toutes ses parties, c'étoit de toute la maison de Condé à qui
l'aimoit le mieux, et des assauts continuels avec lui de pièces d'esprit
en prose et en vers, et de toutes sortes d'amusements, de badinages et
de plaisanteries.» La Bruyère dut tirer un fruit inappréciable, comme
observateur, d'être initié de près à cette famille si remarquable alors
par ce mélange d'heureux dons, d'urbanité brillante, de férocité et de
débauche[141]. Toutes ses remarques sur les _héros_ et les _enfants des
Dieux_ naissent de là: il y a toujours dissimulé l'amertume: «Les
enfants des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature et
en sont comme l'exception. Ils n'attendent presque rien du temps et des
années. Le mérite chez eus devance l'âge. Ils naissent instruits, et ils
sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de
l'enfance.» Au chapitre des _Grands_, il s'est échappé à dire ce qu'il
avait dû penser si souvent: «L'avantage des Grands sur les autres hommes
est immense par un endroit: je leur cède leur bonne chère, leurs riches
ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains,
leurs fous et leurs flatteurs; mais je leur envie le bonheur d'avoir à
leur service des gens qui les égalent par le coeur et par l'esprit,
et qui les passent quelquefois.» Les réflexions inévitables que le
scandale, des moeurs princières lui inspirait n'étaient pas perdues, on
peut le croire, et ressortaient moyennant détour: «Il y a des misères
sur la terre qui saisissent le coeur: il manque à quelques-uns jusqu'aux
aliments; ils redoutent l'hiver; ils appréhendent de vivre. L'on mange
ailleurs des fruits précoces: l'on force la terre et les saisons pour
fournir à sa délicatesse. De simples bourgeois, seulement à cause
qu'ils étaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la
nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes
extrémités, je me jette et me réfugie dans la médiocrité.» Les _simples
bourgeois_ viennent là bien à propos pour endosser le reproche, mais je
ne répondrais pas que la pensée ne fût écrite un soir en rentrant d'un
de ces soupers de demi-dieux, où M. le Duc _poussait de Champagne_
Santeul[142].

[Note 139: Une pensée inévitable naît, de ce rapprochement: Quand La
Bruyère et le duc de Saint-Simon causaient ensemble à Versailles dans
l'embrasure d'une croisée, lequel des deux était le peintre de son
siècle? Ils l'étaient, certes, tous les deux; mais l'un, le peintre
alors avoué, et dont les portraits aujourd'hui sont devenus un peu
voilés et mystérieux; l'autre, le peintre inconnu alors et clandestin,
et dont les portraits aujourd'hui manifestes trahissent leurs originaux
à nu.]

[Note 140: Au tome second des _Oeuvres choisies_ de La Monnoye (page
296), on lit un récit détaillé de cette mort de Santeul par La Monnoye;
témoin presque oculaire; rien n'y vient ouvertement à l'appui du dire de
Saint-Simon: Santeul s'était levé le 4 août, encore gai et bien portant;
il ne fut pris de ses atroces douleurs d'entrailles que sur les onze
heures du matin; il expira dans la nuit, vers une heure et demie.
La Monnoye, qui devait dîner avec lui ce jour-là, le vint voir dans
l'après-midi et le trouva moribond; il causa même du malade avec M. le
Duc, qui témoigna s'y intéresser beaucoup. Après cela, les symptômes
extraordinaires rapportés par La Monnoye, et les réponses peu nettes des
médecins, aussi bien que le traitement employé, s'accorderaient assez
avec le récit de Saint-Simon; on conçoit que la chose ait été étouffée
le plus possible. On se demande seulement si les effets de la tabatière
avalée au souper de la veille ont bien pu retarder jusqu'au lendemain
onze heures du matin; c'est un cas de médecine légale que je laisse aux
experts.]

[Note 141: La Bruyère descendait d'un ancien ligueur, très-fameux
dans les Mémoires du temps, et qui joua à Paris un des grands rôles
municipaux dans cette faction anti-bourbonienne; il est piquant que le
petit-fils, précepteur d'un Bourbon, ait pu étudier de si près la race.
Notre moraliste dut songer, en souriant, à cet aïeul qu'il ne nomme pas,
un peu plus souvent qu'au Geoffroy de La Bruyère des Croisades dont il
plaisante. Voir dans la _Satyre Ménippée_ de Le Duchat les nombreux
passages où il est question de ces La Bruyère, père et fils (car ils
étaient deux), notamment au tome second, pages 67 et 339. Je me trompe
fort, ou de tels souvenirs domestiques furent un fait capital dans
l'expérience secrète et la maturité du penseur.]

[Note 142: Bien des passages de Mme de Staël (De Launay) viennent à
l'appui de ce qu'a dû sentir La Bruyère; ainsi dans une lettre à Mme
Du Deffand (17 septembre 1747): «Les Grands, à force de s'étendre,
deviennent si minces qu'on voit le jour au travers: c'est une belle
étude de les contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la
philosophie.» Et dans le portrait de cette duchesse du Maine qui
contenait en elle tout l'esprit et le caprice de cette race des Condés:
«Elle, a fait dire à une personne de beaucoup d'esprit que _les Princes
étoient en morale ce que les monstres sont dans la physique: on voit en
eux à découvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les
autres hommes._»]

La Bruyère, qui aimait la lecture des anciens, eut un jour l'idée de
traduire Théophraste, et il pensa à glisser à la suite et à la faveur
de sa traduction quelques-unes de ses propres réflexions sur les moeurs
modernes. Cette traduction de Théophraste n'était-elle pour lui qu'un
prétexte, ou fut-elle vraiment l'occasion déterminante et le premier
dessein principal? On pencherait plutôt pour cette supposition moindre,
en voyant la forme de l'édition dans laquelle parurent d'abord les
_Caractères_, et combien Théophraste y occupe une grande place. La
Bruyère était très-pénétré de cette idée, par laquelle il ouvre son
premier chapitre, que _tout est dit, et_ que _l'on vient trop tard
après plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent_. Il
se déclare de l'avis que nous avons vu de nos jours partagé par Courier,
lire et relire sans cesse les anciens, les traduire si l'on peut, et les
imiter quelquefois: «On ne sauroit en écrivant rencontrer le parfait,
et, s'il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation.» Aux
anciens, La Bruyère ajoute _les habiles d'entre les modernes_ comme
ayant enlevé à leurs successeurs tardifs le meilleur et le plus beau.
C'est dans cette disposition qu'il commence à _glaner_, et chaque épi,
chaque grain qu'il croit digne, il le range devant nous. La pensée du
difficile, du mûr et du parfait l'occupe visiblement, et atteste avec
gravité, dans chacune de ses paroles, l'heure solennelle du siècle où il
écrit. Ce n'était plus l'heure des coups d'essai. Presque tous ceux qui
avaient porté les grands coups vivaient. Molière était mort; longtemps
après Pascal, La Rochefoucauld avait disparu; mais tous les autres
restaient là rangés. Quels noms! quel auditoire auguste, consommé,
déjà un peu sombre de front, et un peu silencieux! Dans son discours à
l'Académie, La Bruyère lui-même les a énumérés en face; il les avait
passés en revue dans ses veilles bien des fois auparavant. Et ces
Grands, rapides connaisseurs de l'esprit! et Chantilly, _écueil des
mauvais ouvrages!_ et ce Roi _retiré dans son balustre_, qui les domine
tous! quels juges pour qui, sur la fin du grand tournoi, s'en vient
aussi demander la gloire! La Bruyère a tout prévu, et il ose. Il sait la
mesure qu'il faut tenir et le point où il faut frapper. Modeste et sûr,
il s'avance; pas un effort en vain, pas un mot de perdu! du premier
coup, sa place qui ne le cède à aucune autre est gagnée. Ceux qui, par
une certaine disposition trop rare de l'esprit et du coeur, _sont en
état_, comme il dit, _de se livrer au plaisir que donne la perfection
d'un ouvrage_, ceux-là éprouvent une émotion, d'eux seuls concevable, en
ouvrant la petite édition in-12, d'un seul volume, année 1688, de trois
cent soixante pages, en fort gros caractères, desquelles Théophraste,
avec le discours préliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant
que, sauf les perfectionnements réels et nombreux que reçurent les
éditions suivantes, tout La Bruyère est déjà là.

Plus tard, à partir de la troisième édition, La Bruyère ajouta
successivement et beaucoup à chacun de ses seize chapitres. Des
pensées qu'il avait peut-être gardées en portefeuille dans sa première
circonspection, des ridicules que son livre même fit lever devant lui,
des originaux qui d'eux-mêmes se livrèrent, enrichirent et accomplirent
de mille façons le chef-d'oeuvre. La première édition renferme surtout
incomparablement moins de portraits que les suivantes. L'excitation
et l'irritation de la publicité les firent naître sous la plume de
l'auteur, qui avait principalement songé d'abord à des réflexions et
remarques morales, s'appuyant même à ce sujet du titre de _Proverbes_
donné au livre de Salomon. Les _Caractères_ ont singulièrement gagné aux
additions; mais on voit mieux quel fut le dessein naturel, l'origine
simple du livre et, si j'ose dire, son accident heureux, dans cette
première et plus courte forme [143].

En le faisant naître en 1644, La Bruyère avait quarante-trois ans en 87.
Ses habitudes étaient prises, sa vie réglée; il n'y changea rien. La
gloire soudaine qui lui vint ne l'éblouit pas; il y avait songé de
longue main, l'avait retournée en tous sens, et savait fort bien qu'il
aurait pu ne point l'avoir et ne pas valoir moins pour cela. Il avait
dit dès sa première édition: «Combien d'hommes admirables et qui avoient
de très-beaux génies sont morts sans qu'on en ait parlé! Combien vivent
encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais!» Loué,
attaqué, recherché, il se trouva seulement peut-être un peu moins
heureux après qu'avant son succès, et regretta sans doute à certains
jours d'avoir livré au public une si grande part de son secret. Les
imitateurs qui lui survinrent de tous côtés, les abbés de Villiers, les
abbés de Bellegarde, en attendant les Brillon, Alléaume et autres, qu'il
ne connut pas et que les Hollandais ne surent jamais bien distinguer de
lui[144], ces auteurs _nés copistes_ qui s'attachent à tout succès comme
les mouches aux mets délicats, ces _Trublets_ d'alors, durent par
moments lui causer de l'impatience: on a cru que son conseil à un auteur
_né copiste_ (chap. _des Ouvrages de l'Esprit_), qui ne se trouvait pas
dans les premières éditions, s'adressait à cet honnête abbé de Villiers.
Reçu à l'Académie le 15 juin 1693, époque où il y avait déjà eu en
France sept éditions des Caractères, La Bruyère mourut subitement
d'apoplexie en 1696 et disparut ainsi en pleine gloire, avant que les
biographes et commentateurs eussent avisé encore à l'approcher, à le
saisir dans sa condition modeste et à noter ses réponses[145]. On lit dans
la note manuscrite de la bibliothèque de l'Oratoire, citée par Adry,
que madame la marquise de Belleforière, de qui il était fort l'ami,
pourroit donner quelques mémoires sur sa vie «et son caractère.»
Cette madame de Belleforière n'a rien dit et n'a probablement pas été
interrogée. Vieille en 1720, date de la note manuscrite, était-elle une
de ces personnes dont La Bruyère, au chapitre _du Coeur_, devait avoir
l'idée présente quand il disait: «Il y a quelquefois dans le cours de
la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous
défend, qu'il est naturel de désirer du moins qu'ils fussent permis: de
si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y
renoncer par vertu.» Était-elle celle-là même qui lui faisait penser ce
mot d'une délicatesse qui va à la grandeur? «L'on peut être touché de
certaines beautés si parfaites et d'un mérite si éclatant, que l'on se
borne à les voir et à leur parler[146].»

[Note 143: M. Walckenaer, dans son _Étude sur La Bruyère_, a rappelé
une agréable anecdote tirée des Mémoires de l'Académie de Berlin et qui
s'était conservée par tradition: «M. de La Bruyère, a dit Formey, qui
le tenait de Maupertuis, venait presque journellement s'asseoir chez un
libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés, et s'amusait
avec un enfant fort gentil, fille du libraire, qu'il avait pris en
amitié. Un jour il tire un manuscrit de sa poche, et dit à Michallet:
«Voulez-vous imprimer ceci (c'était _les Caractères_)? Je ne sais si
vous y trouverez votre compte; mais, en cas de succès, le produit sera
pour ma petite amie.» Le libraire, plus incertain de la réussite que
l'auteur, entreprit l'édition; mais à peine l'eut-il exposée en vente
qu'elle fut enlevée, et qu'il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce
livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Telle fut la
dot imprévue de sa fille, qui fit dans la suite le mariage le plus
avantageux et que M. de Maupertuis avait connue.» On sait le nom du
mari; M. Édouard Fournier, dans ses recherches sur La Bruyère, l'a
retrouvé. Elle épousa Juli ou Juilly, un honnête homme de la finance,
qui devint fermier général et qui garda une réputation sans tache. Il
eut de la petite Michallet, en se mariant, plus de cent mille
livres argent comptant. Ce livre, d'une expérience amère et presque
misanthropique, devenu la dot d'une jeune fille: singulier contraste!]

[Note 144: On lit dans les _Mémoires de Trévoux_ (mars et avril 1701),
à propos des _Sentiments critiques sur les Caractères de M. de La
Bruyère_ (1701):«Depuis que les Caractères de M. de La Bruyère ont été
donnés au public, outre les traductions en diverses langues et les
dix éditions qu'on en a faites en douze ans, il a paru plus de trente
volumes à peu près dans ce style: _Ouvrage dans le goût des Caractères;
Théophraste moderne, ou nouveaux Caractères des Moeurs; suite des
Caractères de Théophraste ut des Moeurs de ce siècle; les différents
Caractères des Femmes du siècle; Caractères tirés de l'Écriture sainte,
et appliqués aux Moeurs du siècle; Caractères naturels des hommes,
en forme de dialogue; Portraits sérieux et critiques; Caractères des
Vertus et des Vices_. Enfin tout le pays des Lettres a été inondé de
Caractères...»]

[Note 145: Il paraît qu'une première fois, en 1691, et sans le
solliciter, La Bruyère avait obtenu sept voix pour l'Académie par le bon
office de Bussy, dont ainsi la chatouilleuse prudence (il est permis de
le croire) prenait les devants et se mettait en mesure avec l'auteur
des _Caractères_. On a le mot de remercîment que lui adressa La Bruyère
(_Nouvelles Lettres_ de Bussy-Rabutin, t. VIII). C'est même la seule
lettre qu'on ait de lui, avec un autre petit billet agréablement
grondeur à Santeul, imprimé sans aucun soin dans le _Santoliana_.]

[Note 146: Cette dame a pu être Marie-Renée de Belleforière, fille
du Grand-Veneur de France, ou encore Justine-Hélène de Hénin, fille du
seigneur de Querevain, mariée à Jean-Maximilien-Ferdinand, seigneur de
Belleforière (Voir Moréri). J'inclinerais pour la première.]

Il y a moyen, avec un peu de complaisance, de reconstruire et de rêver
plus d'une sorte de vie cachée pour La Bruyère, d'après quelques-unes de
ses pensées qui recèlent toute une destinée, et, comme il semble, tout
un roman enseveli. A la manière dont il parle de l'amitié, de ce _goût_
qu'elle a et _auquel ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres_,
on croirait qu'il a renoncé pour elle à l'amour; et, à la façon dont
il pose certaines questions ravissantes, on jurerait qu'il a eu assez
l'expérience d'un grand amour pour devoir négliger l'amitié. Cette
diversité de pensées accomplies, desquelles on pourrait tirer tour à
tour plusieurs manières d'existences charmantes ou profondes, et
qu'une seule personne n'a pu directement former de sa seule et propre
expérience, s'explique d'un mot: Molière, sans être Alceste, ni
Philinte, ni Orgon, ni Argan, est successivement tout cela; La
Bruyère, dans le cercle du moraliste, a ce don assez pareil, d'être
successivement chaque coeur; il est du petit nombre de ces hommes qui
ont tout su.

Molière, à l'étudier de près, ne fait pas ce qu'il prêche. Il représente
les inconvénients, les passions, les ridicules, et dans sa vie il y
tombe; La Bruyère jamais. Les petites inconséquences du _Tartufe_, il
les a saisies, et son _Onuphre_ est irréprochable[147]: de même pour
sa conduite, il pense à tout et se conforme à ses maximes, à son
expérience. Molière est poëte, entraîné, irrégulier, mélange de naïveté
et de feu, et plus grand, plus aimable peut-être par ses contradictions
mêmes: La Bruyère est sage. Il ne se maria jamais: «Un homme libre,
avait-il observé, et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut
s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de
pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est
engagé; il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre.» Ceux
à qui ce calcul de célibat déplairait pour La Bruyère, peuvent supposer
qu'il aima en lieu impossible et qu'il resta fidèle à un souvenir dans
le renoncement.

[Note 147: La Motte a dit: «Dans son tableau de _l'Hypocrite_, La
Bruyère commence toujours par effacer un trait du _Tartufe_, et ensuite
il en _recouche_ un tout contraire.»]

On a remarqué souvent combien la beauté humaine de son coeur se déclare
énergiquement à travers la science inexorable de son esprit: «Il faut
des saisies de terre, des enlèvements de meubles, des prisons et des
supplices, je l'avoue; mais, justice, lois et besoins à part, ce m'est
une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les
hommes traitent les autres hommes.» Que de réformes, poursuivies depuis
lors et non encore menées à fin, contient cette parole! le coeur d'un
Fénelon y palpite sous un accent plus contenu. La Bruyère s'étonne,
comme d'une chose _toujours nouvelle_, de ce que madame de Sévigné
trouvait tout simple, ou seulement un peu drôle: le XVIIIe siècle, qui
s'étonnera de tant de choses, s'avance. Je ne fais que rappeler la page
sublime sur les paysans: «Certains animaux farouches, etc. (chap. _de
l'Homme_).» On s'est accordé à reconnaître La Bruyère dans le portrait
du philosophe qui, assis dans son cabinet et toujours accessible malgré
ses études profondes, vous dit d'entrer, et que vous lui apportez
quelque chose de plus précieux que l'or et l'argent, _si c'est une
occasion de vous obliger_.

Il était religieux, et d'un spiritualisme fermement raisonné, comme en
fait foi son chapitre des _Esprits forts_; qui, venu le dernier, répond
tout ensemble à une beauté secrète de composition, à une précaution
ménagée d'avance contre des attaques qui n'ont pas manqué, et à une
conviction profonde. La dialectique de ce chapitre est forte et sincère;
mais l'auteur en avait besoin pour racheter plus d'un mot qui dénote le
philosophe aisément dégagé du temps où il vit, pour appuyer surtout
et couvrir ses attaques contre la fausse dévotion alors régnante.
La Bruyère n'a pas déserté sur ce point l'héritage de Molière: il a
continué cette guerre courageuse sur une scène bien plus resserrée
(l'autre scène, d'ailleurs, n'eût plus été permise), mais avec des
armes non moins vengeresses. Il a fait plus que de montrer au doigt le
courtisan, _qui autrefois portait ses cheveux_, en perruque désormais,
l'habit serré et le bas uni, parce qu'il est dévot; il a fait plus que
de dénoncer à l'avance les représailles impies de la Régence, par le
trait ineffaçable: _Un dévot est celui qui sous un roi athée serait
athée_; il a adressé à Louis XIV même ce conseil direct, à peine voilé
en éloge: «C'est une chose délicate à un prince religieux de réformer la
cour et de la rendre pieuse; instruit jusques où le courtisan veut lui
plaire et aux dépens de quoi il feroit sa fortune, il le ménage avec
prudence; il tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie
ou le sacrilége; il attend plus de Dieu et du temps que de son zèle et
de son industrie.»

Malgré ses dialogues sur le quiétisme, malgré quelques mots qu'on
regrette de lire sur la révocation de l'édit de Nantes, et quelque
endroit favorable à la magie, je serais tenté plutôt de soupçonner La
Bruyère de liberté d'esprit que du contraire. _Né chrétien et Français_,
il se trouva plus d'une fois, comme il dit, _contraint dans la satire_;
car, s'il songeait surtout à Boileau en parlant ainsi, il devait par
contre-coup songer un peu à lui-même, et à ces _grands sujets_ qui lui
étaient _défendus_. Il les sonde d'un mot, mais il faut qu'aussitôt il
s'en retire. Il est de ces esprits qui auraient eu peu à faire (s'ils ne
l'ont pas fait) pour sortir sans effort et sans étonnement de toutes les
circonstances accidentelles qui restreignent la vue. C'est bien moins
d'après tel ou tel mot détaché, que d'après l'habitude entière de son
jugement, qu'il se laisse voir ainsi. En beaucoup d'opinions comme en
style, il se rejoint assez aisément à Montaigne.

On doit lire sur La Bruyère trois morceaux essentiels, dont ce que je
dis ici n'a nullement la prétention de dispenser. Le premier morceau en
date est celui de l'abbé D'Olivet dans son _Histoire de l'Académie_. On
y voit trace d'une manière de juger littéralement l'illustre auteur, qui
devait âtre partagée de plus d'un esprit _classique_ à la fin du XVIIe
et au commencement du XVIIIe siècle: c'est le développement et, selon
moi, l'éclaircissement du mot un peu obscur de Boileau à Racine.
D'Olivet trouve à La Bruyère trop d'_art_, trop d'_esprit_, quelque abus
de _métaphores_: «Quant au style précisément, M. de La Bruyère ne doit
pas être lu sans défiance, parce qu'il a donné, mais pourtant avec une
modération qui, de nos jours, tiendroit lieu de mérite, dans ce style
affecté, guindé, entortillé, etc.» Nicole, dont La Bruyère a paru dire
en un endroit _qu'il ne pensoit pas assez_ [148], devait trouver, en
revanche, que le nouveau moraliste pensait trop, et se piquait trop
vivement de raffiner la tâche. Nous reviendrons sur cela tout à l'heure.
On regrette qu'à côté de ces jugements, qui, partant d'un homme de
goût et d'autorité, ont leur prix, D'Olivet n'ait pas procuré plus
de détails, au moins académiques, sur La Bruyère. La réception de La
Bruyère à l'Académie donna lieu à des querelles, dont lui-même nous a
entretenus dans la préface de son Discours et qui laissent à désirer
quelques explications[149]. Si heureux d'emblée qu'eût été La Bruyère, il
lui fallut, on le voit, soutenir sa lutte à son tour comme Corneille,
comme Molière en leur temps, comme tous les vrais grands. Il est obligé
d'alléguer son chapitre des _Esprits forts_ et de supposer à l'ordre de
ses matières un dessein religieux un peu subtil, pour mettre à couvert
sa foi. Il est obligé de nier la réalité de ses portraits, de rejeter
au visage des fabricateurs _ces insolentes clefs_ comme il les appelle:
Martial avait déjà dit excellemment: _Improbe facit qui in alieno libro
ingeniosus est._ «En vérité, je ne doute point, s'écrie La Bruyère avec
un accent d'orgueil auquel l'outrage a forcé sa modestie, que le
public ne soit enfin étourdi et fatigué d'entendre depuis quelques
années de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d'un vol libre et
d'une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits.»
Quel est ce corbeau qui croassa, ce _Théobalde_ qui bâilla si fort et si
haut à la harangue de La Bruyère, et qui, avec quelques académiciens,
faux confrères, ameuta les coteries et _le Mercure Galant_, lequel se
vengeait (c'est tout simple) d'avoir été mis _immédiatement au-dessous
de rien_[150]? Benserade, à qui le signalement de _Théobalde_ sied assez,
était mort; était-ce Boursault qui, sans appartenir à l'Académie, avait
pu se coaliser avec quelques-uns du dedans? Était-ce le vieux Boyer
[151] ou quelque autre de même force? D'Olivet montre trop de discrétion
là-dessus. Les deux autres morceaux essentiels à lire sur La Bruyère
sont une Notice exquise de Suard, écrite en 1782, et un _Éloge_
approfondi par Victorin Fabre (1810). On apprend d'un morceau qui se
trouve dans _l'Esprit des Journaux_ (févr. 1782), et où l'auteur anonyme
apprécie fort délicatement lui-même la Notice de Suard, que La Bruyère,
déjà moins lu et moins recherché au dire de D'Olivet, n'avait pas été
complétement mis à sa place par le XVIIIe siècle; Voltaire en avait
parlé légèrement dans le _Siècle de Louis XIV_: «Le marquis de
Vauvenargues, dit l'auteur anonyme (qui serait digne d'être Fontanes ou
Garat), est presque le seul, de tous ceux qui ont parlé de La Bruyère,
qui ait bien senti ce talent vraiment grand et original. Mais
Vauvenargues lui-même n'a pas l'estime et l'autorité qui devraient
appartenir à un écrivain qui participe à la fois de la sage étendue
d'esprit de Locke, de la pensée originale de Montesquieu, de la verve de
style de Pascal, mêlée au goût de la prose de Voltaire; il n'a pu faire
ni la réputation de La Bruyère ni la sienne.» Cinquante ans de plus, en
achevant de consacrer La Bruyère comme génie, ont donné à Vauvenargues
lui-même le vernis des maîtres. La Bruyère, que le XVIIIe siècle
était ainsi lent à apprécier, avait avec ce siècle plus d'un point de
ressemblance qu'il faut suivre de plus près encore.

[Note 148: Toutes les anciennes _clefs_ nomment en effet Nicole comme
étant celui que désigne ce trait _(Des Ouvrages de l'Esprit: Deux
écrivains dans leurs ouvrages_, etc., etc.; mais il faut convenir qu'il
se rapporterait beaucoup mieux à Balzac.--J'ai discuté ce point ailleurs
(_Port-Royal,_ tome II, p. 390).]

[Note 149: Il fut reçu le même jour que l'abbé Bignon et par M.
Charpentier, qui, en sa qualité de partisan des anciens, le mit
lourdement au-dessous de Théophraste; la phrase, dite en face, est assez
peu aimable: «Vos portraits ressemblent à de certaines personnes, et
souvent on les devine; les siens ne ressemblent qu'à l'homme. Cela est
cause que ses portraits ressembleront toujours; mais il est à craindre
que les vôtres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant
qu'on y remarque, quand on ne pourra plus les comparer _avec ceux sur
«qui vous les avez tirés._» On voit que si La Bruyère _tirait_
ses portraits, M. Charpentier _tirait_ ses phrases, mais un peu
différemment.]

[Note 150: Voici un échantillon des aménités que _le Mercure_
prodiguait à La Bruyère (juin 1693): «M. de La Bruyère a fait une
traduction des Caractères de Théophraste, et il y a joint un recueil de
Portraits satyriques, dont la plupart sont faux et les autres tellement
ou très, etc., etc. Ceux qui s'attachent a ce genre d'écrire devroient
être persuadés que la satyre fait souffrir la piété du Roi, et faire
réflexion que l'on n'a jamais ouï ce Monarque rien dire de désobligeant
à personne. (_Tout ceci et ce qui suit sent quelque peu la
dénonciation._) La satyre n'étoit pas du goût de Madame la Dauphine, et
j'avois commencé une réponse aux Caractères du vivant de cette princesse
qu'elle avoit fort approuvée et qu'elle devoit prendre sous sa
protection, parce qu'elle repoussoit la médisance. L'ouvrage de M. de La
Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu'il a une couverture et
qu'il est relié comme les autres livres. Ce n'est qu'un amas de pièces
détachées... Rien n'est plus aisé que de faire trois ou quatre pages
d'un portrait qui ne demande point d'ordre... Il n'y a pas lieu de
croire qu'un pareil recueil qui choque les bonnes moeurs ait fait
obtenir à M. de La Bruyère la place qu'il a dans l'Académie. Il a peint
les autres dans son amas d'invectives, et dans le discours qu'il a
prononcé il s'est peint lui-même... Fier de _sept_ éditions que ses
Portraits satyriques ont fait faire de son merveilleux ouvrage, il
exagère son mérite...» Et _le Mercure_ conclut, en remuant sottement
sa propre injure, que tout le monde a jugé du discours _qu'il était
directement au-dessous de rien_. Certes, l'exemple de telles injustices
appliquées aux plus délicats et aux plus fins modèles serait capable
de consoler ceux qui ont du moins le culte du passé, de toutes les
grossièretés qu'eux-mêmes ils ont souvent à essuyer dans le présent.]

[Note 151: Ce serait plutôt Boursault que Boyer; car je me rappelle
que Segrais a dit à propos des épigrammes de Boileau contre Boyer: «Le
pauvre M. Boyer n'a jamais offensé personne.»--Je m'étais mis, comme on
voit, fort en frais de conjectures, lorsque Trublet, dans ses _Mémoires
sur Fontenelle_, page 225, m'est venu donner la clef de l'énigme et
le nom des masques. Il paraît bien qu'il s'agit en effet de Thomas
Corneille et de Fontenelle, ligués avec De Visé: Fontenelle était de
l'Académie à cette date; lui et son oncle Thomas faisaient volontiers au
dehors de la littérature de feuilletons et écrivaient, comme on dirait,
dans les _petits journaux_. On sait le mot de Boileau à propos de
la Motte: «C'est dommage qu'il ait été _s'encanailler_ de ce petit
Fontenelle.»]

Dans ces diverses études charmantes ou fortes sur La Bruyère, comme
celles de Suard et de Fabre, au milieu de mille sortes d'ingénieux
éloges, un mot est lâché qui étonne, appliqué à un aussi grand écrivain
du XVIIe siècle. Suard dit en propres termes que La Bruyère avait _plus
d'imagination que de goût_. Fabre, après une analyse complète de ses
mérites, conclut à le placer dans le si petit nombre des parfaits
modèles de l'art d'écrire, _s'il montrait toujours autant de goût qu'il
prodigue d'esprit et de talent_[152]. C'est la première fois qu'à propos
d'un des maîtres du grand siècle on entend toucher cette corde délicate,
et ceci tient à ce que La Bruyère, venu tard et innovant véritablement
dans le style, penche déjà vers l'âge suivant. Il nous a tracé une
courte histoire de la prose française en ces termes: «L'on écrit
régulièrement depuis vingt années; l'on est esclave de la construction;
l'on a enrichi la langue de nouveaux tours, secoué le joug du latinisme,
et réduit le style à la phrase purement françoise; l'on a presque
retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avoient les premiers
rencontré, et que tant d'auteurs depuis eux ont laissé perdre; l'on a
mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la netteté dont il
est capable: cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit.» Cet
esprit, que La Bruyère ne trouvait pas assez avant lui dans le style,
dont Bussy, Pellisson, Fléchier, Bouhours, lui offraient bien
des exemples, mais sans assez de continuité, de consistance ou
d'originalité, il l'y voulut donc introduire. Après Pascal et La
Rochefoucauld, il s'agissait pour lui d'avoir une grande, une délicate
manière, et de ne pas leur ressembler. Boileau, comme moraliste et comme
critique, avait exprimé bien des vérités en vers avec une certaine
perfection. La Bruyère voulut faire dans la prose quelque chose
d'analogue, et, comme il se le disait peut-être tout bas, quelque chose
de mieux et de plus fin. Il y a nombre de pensées droites, justes,
proverbiales, mais trop aisément communes, dans Boileau, que La Bruyère
n'écrirait jamais et n'admettrait pas dans son élite. Il devait trouver
au fond de son âme que c'était un peu trop de pur bon sens, et, sauf le
vers qui relève, aussi peu rare que bien des lignes de Nicole. Chez lui
tout devient plus détourné et plus neuf; c'est un repli de plus qu'il
pénètre. Par exemple, au lieu de ce genre de sentences familières à
l'auteur de l'_Art poétique_:

  Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, etc.,

il nous dit, dans cet admirable chapitre _des Ouvrages de l'Esprit_,
qui est son _Art poétique_ à lui et sa _Rhétorique_: «Entre toutes les
différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il
n'y en a qu'une qui soit la bonne: on ne la rencontre pas toujours en
parlant ou en écrivant; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout
ce qui ne l'est point est foible et ne satisfait point un homme d'esprit
qui veut se faire entendre.» On sent combien la sagacité si vraie, si
judicieuse encore, du second critique, enchérit pourtant sur la raison
saine du premier. A l'appui de cette opinion, qui n'est pas récente,
sur le caractère de novateur entrevu chez La Bruyère, je pourrais faire
usage du jugement de Vigneul-Marville et de la querelle qu'il soutint
avec Coste et Brillon à ce sujet: mais, le sentiment de ces hommes
en matière de style ne signifiant rien, je m'en tiens à la phrase
précédemment citée de D'Olivet. Le goût changeait donc, et La Bruyère y
aidait _insensiblement_. Il était bientôt temps que le siècle finît: la
pensée de dire autrement, de varier et de rajeunir la forme, a pu naître
dans un grand esprit; elle deviendra bientôt chez d'autres un tourment
plein de saillies et d'étincelles. Les _Lettres Persanes_, si bien
annoncées et préparées par La Bruyère, ne tarderont pas à marquer la
seconde époque. La Bruyère n'a nul tourment encore et n'éclate pas, mais
il est déjà en quête d'un agrément neuf et du trait. Sur ce point il
confine au XVIIIe siècle plus qu'aucun grand écrivain de son âge;
Vauvenargues, à quelques égards, est plus du XVIIe siècle que lui. Mais
non...; La Bruyère en est encore pleinement, de son siècle incomparable,
en ce qu'au milieu de tout ce travail contenu de nouveauté et de
rajeunissement, il ne manque jamais, au fond, d'un certain goût Simple.

[Note 152: Et. M. de Feletz, bon juge et vif interprète des traditions
pures, a écrit: «La Bruyère qui possède si bien sa langue, qui la
maîtrise, qui l'orne, qui l'enrichit, l'altère aussi quelquefois et en
viole les règles.» (_Jugements historiques et littéraires sur quelques
Écrivains..._ 1840, page 250.)]

Quoique ce soit l'homme et la société qu'il exprime surtout, le
pittoresque, chez La Bruyère, s'applique déjà aux choses de la nature
plus qu'il n'était ordinaire de son temps. Comme il nous dessine dans un
jour favorable la petite ville qui lui paraît _peinte sur le penchant de
la colline!_ Comme il nous montre gracieusement, dans sa comparaison du
prince et du pasteur, le troupeau, répandu par la prairie, qui broute
l'herbe _menue et tendre!_ Mais il n'appartient qu'à lui d'avoir eu
l'idée d'insérer au chapitre du Coeur les deux pensées que voici: «Il y
a des lieux que l'on admire; il y en a d'autres qui touchent et où
l'on aimerait à vivre.»--«Il me semble que l'on dépend des lieux pour
l'esprit, l'humeur, la passion, le goût et les sentiments.» Jean-Jacques
et Bernardin de Saint-Pierre, avec leur amour des lieux, se chargeront
de développer un jour toutes les nuances, closes et sommeillantes, pour
ainsi dire, dans ce propos discret et charmant. Lamartine ne fera que
traduire poétiquement le mot de La Bruyère, quand il s'écriera:

  Objets inanimés, avez-vous donc une âme
  Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?

La Bruyère est plein de ces germes brillants.

Il a déjà l'art (bien supérieur à celui des _transitions_ qu'exigeait
trop directement Boileau) de composer un livre, sans en avoir l'air,
par une sorte de lien caché, mais qui reparaît, d'endroits en endroits,
inattendu. On croit au premier coup d'oeil n'avoir affaire qu'à des
fragments rangés les uns après les autres, et l'on marche dans un savant
dédale où le fil ne cesse pas. Chaque pensée se corrige, se développe,
s'éclaire, par les environnantes. Puis l'imprévu s'en mêle à tout
moment, et, dans ce jeu continuel d'entrées en matière et de sorties,
on est plus d'une fois enlevé à de soudaines hauteurs que le discours
continu ne permettrait pas: _Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre
empire_, etc. Un fragment de lettre ou de conversation; imaginé ou
simplement encadré au chapitre _des Jugements: Il disoit que l'esprit
dans cette belle personne étroit un diamant bien mis en oeuvre_, etc.,
est lui-même un adorable joyau que tout le goût d'un André Chénier
n'aurait pas _mis en oeuvre_ et en valeur plus artistement. Je dis André
Chénier à dessein, malgré la disparate des genres et des noms; et,
chaque fois que j'en viens à ce passage de La Bruyère, le motif aimable

  Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine, etc.,

me revient en mémoire et se met à chanter en moi[153].

[Note 153: M. de Barante, dans quelques pages élevées où il juge
l'Éloge de La Bruyère par Fabre (_Mélanges littéraires_, tome II), a
contesté cet artifice extrême du moraliste écrivain, que Fabro aussi
avait présenté un peu fortement. Pour moi, en relisant les _Caractères_,
la rhétorique m'échappe, si l'on veut, mais j'y sons déplus en plus la
science de la Muse.]

Si l'on s'étonne maintenant que, touchant et inclinant par tant de
points au XVIIe siècle, La Bruyère n'y ait pas été plus invoqué et
célébré, il y a une première réponse: C'est qu'il était trop sage, trop
désintéressé et reposé pour cela; c'est qu'il s'était trop appliqué à
l'homme pris en général ou dans ses variétés de toute espèce, et il
parut un allié peu actif, peu spécial, à ce siècle d'hostilité et de
passion. Et puis le piquant de certains portraits tout personnels avait
disparu. La mode s'était mêlée dans la gloire du livre, et les modes
passent. Fontenelle (_Cyclias_) ouvrit le XVIIIe siècle, en étant
discret à bon droit sur La Bruyère qui l'avait blessé; Fontenelle, en
demeurant dans le salon cinquante ans de plus que les autres, eut ainsi
un long dernier mot sur bien des ennemis de sa jeunesse. Voltaire, à
Sceaux, aurait pu questionner sur La Bruyère Malezieu, un des familiers
de la maison de Condé, un peu le collègue de notre philosophe dans
l'éducation de la duchesse du Maine et de ses frères, et qui avait lu le
manuscrit des _Caractères_ avant la publication; mais Voltaire ne paraît
pas s'en être soucié. Il convenait à un esprit calme et fin comme
l'était Suard, de réparer cette négligence injuste, avant qu'elle
s'autorisât[154]. Aujourd'hui, La Bruyère n'est plus à remettre à son
rang. On se révolte, il est vrai, de temps à autre, contre ces belles
réputations simples et hautes, conquises à si peu de frais, ce semble;
on en veut secouer le joug; mais, à chaque effort contre elles, de près,
on retrouve cette multitude de pensées admirables, concises, éternelles,
comme autant de chaînons indestructibles: on y est repris de toutes
parts comme dans les divines mailles des filets de Vulcain.

[Note 154: On peut voir au tome II des Mémoires de Garât sur Suard, p.
268 et suiv., avec quel à-propos celui-ci cita et commenta un jour le
chapitre des _Grands_ dans le salon de M. De Vaines.]

La Bruyère fournirait à des choix piquants de mois et de pensées qui se
rapprocheraient avec agrément de pensées presque pareilles de nos
jours. Il en a sur le coeur et les passions surtout qui rencontrent à
l'improviste les analyses intérieures de nos contemporains. J'avais noté
un endroit où il parle des jeunes gens, lesquels, à cause des passions
_qui les amusent_, dit-il, supportent mieux la solitude que les vieil»
lards, et je rapprochais sa remarque d'un mot de _Lélia_ sur les
promenades solitaires de Sténio. J'avais noté aussi sa plainte sur
l'infirmité du coeur humain trop tôt consolé, qui manque _de sources
inépuisables de douleur pour certaines pertes_, et je la rapprochais
d'une plainte pareille dans _Atala_. La rêverie, enfin, à côté des
personnes qu'on aime, apparaît dans tout son charme chez La Bruyère.
Mais, bien que, d'après la remarque de Fabre, La Bruyère ait dit que_ le
choix des pensées est invention_, il faut convenir que cette invention
est trop facile et trop séduisante avec lui pour qu'on s'y livre sans
réserve.--En politique, il a de simples traits qui percent les époques
et nous arrivent comme des flèches: «Ne penser qu'à soi et au présent,
source d'erreur en politique.»

Il est principalement un point sur lequel les écrivains de notre temps
ne sauraient trop méditer La Bruyère, et sinon l'imiter, du moins
l'honorer et l'envier. Il a joui d'un grand bonheur et a fait preuve
d'une grande sagesse: avec un talent immense, il n'a écrit que pour dire
ce qu'il pensait; le mieux dans le moins, c'est sa devise. En parlant
une fois de madame Guizot, nous avons indiqué de combien de pensées
mémorables elle avait parsemé ses nombreux et obscurs articles, d'où
il avait fallu qu'une main pieuse, un oeil ami, les allât discerner
et détacher. La Bruyère, né pour la perfection dans un siècle qui la
favorisait, n'a pas été obligé de semer ainsi ses pensées dans des
ouvrages de toutes les sortes et de tous les instants; mais plutôt il
les a mises chacune à part, en saillie, sous la face apparente, et comme
on piquerait sur une belle feuille blanche de riches papillons étendus.
«L'homme du meilleur esprit, dit-il, est inégal...; il entre en verve,
mais il en sort: alors, s'il est sage, il parle peu, il n'écrit
point... Chante-t-on avec un rhume? Ne faut-il pas attendre que la voix
revienne?» C'est de cette habitude, de cette nécessité de _chanter_ avec
toute espèce de voix, d'avoir de la verve à toute heure, que sont nés
la plupart des défauts littéraires de notre temps. Sous tant de formes
gentilles, sémillantes ou solennelles, allez au fond: la nécessité de
remplir des feuilles d'impression, de pousser à la colonne ou au volume
sans faire semblant, est là. Il s'ensuit un développement démesuré du
détail qu'on saisit, qu'on brode, qu'on amplifie et qu'on effile au
passage, ne sachant si pareille occasion se retrouvera. Je ne saurais
dire combien il en résulte, à mon sens, jusqu'au sein des plus grands
talents, dans les plus beaux poèmes, dans les plus belles pages en
prose,--oh! beaucoup de savoir-faire, de facilité, de dextérité, de
main-d'oeuvre savante, si l'on veut, mais aussi ce je ne sais quoi que
le commun des lecteurs ne distingue pas du reste, que l'homme de goût
lui-même peut laisser passer dans la quantité s'il ne prend garde, le
simulacre et le faux semblant du talent, ce qu'on appelle _chique_ en
peinture et qui est l'affaire d'un pouce encore habile même alors que
l'esprit demeure absent. Ce qu'il y a de _chique_ dans les plus belles
productions du jour est effrayant, et je ne l'ose dire ici que parce
que, parlant au général, l'application ne saurait tomber sur aucun
illustre en particulier. Il y a des endroits où, en marchant dans
l'oeuvre, dans le poëme, dans le roman, l'homme qui a le pied fait
s'aperçoit qu'il est sur le creux: ce creux ne rend pas l'écho le moins
sonore pour le vulgaire. Mais qu'ai-je dit? C'est presque là un
secret de procédé qu'il faudrait se garder entre artistes pour ne pas
décréditer le métier. L'heureux et sage La Bruyère n'était point tel en
son temps; il traduisait à son loisir Théophraste et produisait chaque
pensée essentielle à son heure. Il est vrai que ses mille écus de
pension comme homme de lettres de M. le Duc et le logement à l'hôtel de
Condé lui procuraient une condition à l'aise qui n'a point d'analogue
aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, et sans faire injure à nos mérites
laborieux, son premier petit in-12 devrait être à demeure sur notre
table, à nous tous écrivains modernes, si abondants et si assujettis,
pour nous rappeler un peu à l'amour de la sobriété, à la proportion de
la pensée au langage. Ce serait beaucoup déjà que d'avoir regret de ne
pouvoir faire ainsi.

Aujourd'hui que l'_Art poétique_ de Boileau est véritablement abrogé
et n'a plus d'usage, la lecture du chapitre des _Ouvrages de l'Esprit_
serait encore chaque matin, pour les esprits critiques, ce que la
lecture d'un chapitre de _l'Imitation_ est pour les âmes tendres.

La Bruyère, après cela, a bien d'autres applications possibles par cette
foule de pensées ingénieusement profondes sur l'homme et sur la vie.
A qui voudrait se réformer et se prémunir contre les erreurs, les
exagérations, les faux entraînements, il faudrait, comme au premier jour
de 1688, conseiller le moraliste immortel. Par malheur on arrive à le
goûter et on ne le découvre, pour ainsi dire, que lorsqu'on est déjà
soi-même au retour, plus capable de voir le mal que de faire le bien,
et ayant déjà épuisé à faux bien des ardeurs et des entreprises. C'est
beaucoup néanmoins que de savoir se consoler ou même se chagriner avec
lui.

1er Juillet 1836.



MILLEVOYE

Quand on cherche, dans la poésie de la fin du XVIIIe siècle et dans
celle de l'Empire, des talents qui annoncent à quelque degré ceux de
notre temps et qui y préparent, on trouve Le Brun et André Chénier,
comme visant déjà, l'un à l'élévation et au grandiose lyrique, l'autre
à l'exquis de l'art; on trouve aussi (pour ne parler que des poëtes en
vers), dans les tons, encore timides, de l'élégie mélancolique et de la
méditation rêveuse, Fontanes et Millevoye. Le poëte du _Jour des Morts_
et celui de la _Chute des Feuilles_ sont des précurseurs de Lamartine
comme Le Brun l'est pour Victor Hugo dans l'ode, comme l'est André
Chénier pour tout un côté de l'école de l'art. Ce rôle de précurseur, en
relevant par la précocité ce que le talent peut avoir eu de hasardeux ou
d'incomplet, offre toujours, dans l'histoire littéraire, quelque chose
qui attache. S'il se rencontre surtout dans une nature aimable, facile,
qui n'a en rien l'ambition de ce rôle et qui ignore absolument qu'elle
le remplit; s'il se produit en oeuvres légères, courtes, inachevées,
mais sorties et senties du coeur; s'il se termine en une brève jeunesse,
il devient tout à fait intéressant. C'est là le sort de Millevoye; c'est
la pensée que son nom harmonieux suggère. Entre Delille qui finit et
Lamartine qui prélude, entre ces deux grands règnes de poëtes, dans
l'intervalle, une pâle et douce étoile un moment a brillé; c'est lui.

Le Brun qui avait (il n'est pas besoin de le dire) bien autrement de
force et de nerf que Millevoye, mais qui était, à quelques égards aussi,
simple précurseur d'un art éclatant, Le Brun tente des voies ardues,
heurte à toutes les portes de l'Olympe lyrique, et, après plus de bruit
que de gloire, meurt, corrigeant et recorrigeant des odes qui n'ont
à aucun temps triomphé. Il y a dans cette destinée quelque chose de
toujours _à côté_, pour ainsi dire, et qui ne satisfait pas. Fontanes,
connu par des débuts poétiques purs et touchants, s'en retire bientôt,
s'endort dans la paresse, et s'éclipse dans les dignités: c'est là une
fin non poétique, assez discordante, et que l'imagination n'admet pas.
André Chénier, lui, nature gracieuse et studieuse, mais énergique
pourtant et passionnée, vaincu violemment et intercepté avant l'heure,
a son harmonie à la fois délicate et grande. Millevoye, en son moindre
geste, a la sienne également. Chez lui, l'accord est parfait entre le
moment de la venue, le talent et la vie. Il chante, il s'égaye, il
soupire, et, dans son gémissement s'en va, un soir, au vent d'automne,
comme une de ces feuilles dont la chute est l'objet de sa plus douce
plainte; il incline la tête, comme fait la marguerite coupée par la
charrue, ou le pavot surchargé par la pluie. De tous les jeunes poëtes
qui ne meurent ni de désespoir, ni de fièvre chaude, ni par le couteau,
mais doucement et par un simple effet de lassitude naturelle, comme des
fleurs dont c'était le terme marqué, Millevoye nous semble le plus aimé,
le plus en vue, et celui qui restera.

Il y a mieux. En nous tous, pour peu que nous soyons poëtes, et si nous
ne le sommes pourtant pas décidément, il existe ou il a existé une
certaine fleur de sentiments, de désirs, une certaine rêverie première,
qui bientôt s'en va dans les travaux prosaïques, et qui expire dans
l'occupation de la vie. Il se trouve, en un mot, dans les trois quarts
des hommes, comme un poëte qui meurt jeune, tandis que l'homme survit.
Millevoye est au dehors comme le type personnifié de ce poëte jeune qui
ne devait pas vivre, et qui meurt, à trente ans plus ou moins, en chacun
de nous[155].

[Note 155: M. Alfred de Musset m'a adressé, à l'occasion de ce
passage, de très-aimables vers auxquels j'ai répondu. (Voir dans les
_Pensées d'Août_.)]

Sa vie, aussi simple que courte, n'offre qu'un petit nombre de traits
sur lesquels nous courrons. Charles-Hubert Millevoye est né à Abbeville
le 24 décembre 1782, et par conséquent, s'il vivait aujourd'hui, il
aurait à peu près le même âge (un peu moins) que Béranger. Il reçut
tous les soins affectueux et l'éducation de famille; son père était
négociant; un oncle, frère de son père, qui logeait sous le même toit,
donna à l'enfant les premières notions de latin, et on l'envoya bientôt
suivre les classes au collège. Il en profita jusqu'en 94, où ce collège
fut supprimé. Deux de ses maîtres, qui s'étaient fort attachés à lui,
bons humanistes et hellénistes, lui continuèrent leurs soins. L'enfant
avait annoncé sa vocation précoce par de petites fables en vers
français, et les dignes professeurs, émerveillés, favorisèrent cette
disposition plutôt que de la combattre. Le jeune Millevoye perdit son
père à l'âge de treize ans; dix ans après, il célébrait cette douleur,
encore sensible, dans l'élégie qui a pour titre _l'Anniversaire_. Il
reporta sur sa mère une plus vive tendresse. Des sentiments de famille
naturels et purs, une facilité de talent non combattue, bientôt
l'émotion rapide, mobile, du plaisir et de la rêverie, c'est là le fonds
entier de sa jeunesse, ce sont les caractères qui, en simples et légers
délinéaments, pour ainsi dire, vont passer de l'âme de Millevoye dans sa
poésie.

Il vint à Paris âgé de quinze ou seize ans, et suivit en 1795 le cours
de belles-lettres professé à l'École centrale des Quatre-Nations par M.
Dumas. Il trouva en ce nouveau maître, qui succédait cette année-là à M.
de Fontanes, un élève affaibli, mais encore suffisant, de la môme école
littéraire, un homme instruit et doux, qui s'attacha à lui et l'entoura
de conseils, sinon bien vifs et bien neufs, du moins graves et sains.
M. Dumas, dans une notice qu'il a écrite sur Millevoye, nous apprend
lui-même qu'il eut à le ramener d'une admiration un peu excessive
pour Florian à des modèles plus sérieux et plus solides. Ses études
terminées, le jeune homme songea à prendre un état; il essaya du barreau
et entra quelque temps dans une étude de procureur. Il sortit de là
pour être commis libraire dans la maison Treuttel et Würtz, espérant
concilier son goût d'étude avec ce commerce des livres. Le pastoral
Gessner avait su faire ainsi. Mais, un jour que le jeune Millevoye
était, au fond du magasin, absorbé dans une lecture, le chef passa et
lui dit: «Jeune homme, vous lisez! vous ne serez jamais libraire.»
Après deux ans de cette tentative infructueuse, Millevoye, en effet, y
renonça. Il avait d'ailleurs amassé en portefeuille un certain nombre de
pièces légères; il avait composé son _Passage du mont Saint-Bernard_,
une _Satire sur les Romans nouveaux_, couronnée par l'Académie de Lyon,
et sa pièce des _Plaisirs du Poète_. Il publia ces essais de 1801 à
1804[156], et ne vécut plus que de la vie littéraire, et aussi de la vie
du monde, tout entier au moment et au Caprice.

[Note 156: Dans _la Décade_ de l'an XII (4e trimestre, page 561, n°
du 30 fructidor), on lit sur _les Plaisirs du Poëte et autres
premiers opuscules de Millevoye un article de M. Auger, judicieux et
bienveillant, quoique sec; la mesure du jeune poëte y est bien prise.]

Parmi les nombreux essais que Millevoye a faits en presque tous les
genres de poésie, il en est beaucoup que nous n'examinerons pas; ce sera
assez les juger. On y trouverait de la facilité toujours, mais trop
d'indécision et de pâleur. Talent naturel et vrai, mais trop docile, il
ne s'est pas assez connu lui-même, et a sans cesse accordé aux conseils
une grande part dans ses choix. Ayant commencé très-jeune à produire et
à publier, dans un temps où le peu de concurrence des talents et un goût
vif des Lettres renaissantes mettaient l'encouragement à la mode, il
a subi l'inconvénient d'achever et de _doubler_, en quelque sorte, sa
rhétorique, en public, dans les concours d'académie. Il y a nombre de
ces prix ou de ces _accessits_ sur lesquels la critique de nos jours,
qui n'a plus le sentiment de ces fautes et de ces demi-fautes, est tout
à fait incompétente à prononcer. On a pu trouver ingénieux, dans le
temps, cet endroit de son poëme d'_Austerlitz_, où il parle noblement de
la baïonnette en vers:

  Là, menaçant de loin, le bronze éclate et tonne;
  Ici frappe de près le poignard de Bayonne.

Tel passage du _Voyageur_, cité par M. Dumas, a pu exciter
l'enthousiasme de Victorin Fabre, généreux émule, qui y voyait l'un des
beaux morceaux de la langue. Il nous est impossible à nous autres, nés
d'autre part et nourris, si l'on veut, d'autres défauts, d'avoir pour
ces endroits, je ne dirai pas un pareil enthousiasme, mais même la
moindre préférence. La faible couleur est si passée, que le discernement
n'y prend plus. Les _Discours en vers_ de Millevoye, ses _Dialogues_
rimés d'après Lucien, ses tragédies, ses traductions de l'_Iliade_ ou
des _Églogues_ selon la manière de l'abbé Delille, nous semblent, chez
lui, des thèmes plus ou moins étrangers, que la circonstance académique
ou le goût du temps lui imposa, et dont il s'occupait sans ennui, se
laissant dire peut-être que la gloire sérieuse était de ce côté. Nous
nous en tiendrons à sa gloire aimable, à ce que sa seule sensibilité
lui inspira, à ce qui fait de lui le poëte de nos mélancolies et de nos
romances.

Les poëtes particulièrement (notons ceci) sont très-sujets à rencontrer
d'honnêtes personnes, d'ailleurs instruites et sensées, mais qui ne
semblent occupées que de les détourner de leur vrai talent. Les trois
quarts des prétendus juges, ne se formant idée de la valeur des oeuvres
que d'après les genres, conseilleront toujours au poëte aimable, léger,
sensible, quelque chose de grand, de sérieux, d'important; et ils
seront très-disposés à attacher plus de considération à ce qui les aura
convenablement ennuyés. La postérité n'est pas du tout ainsi; il lui
est parfaitement indifférent, à elle, qu'on ait cultivé d'une manière
estimable, et dans de justes dimensions, les genres en honneur. Elle
vous prend et vous classe sans façon pour votre part originale et
neuve, si petite que vous l'ayez apportée[157]. Que Millevoye, tenté
par l'immense succès des _Géorgiques_ de Delille et par l'espérance
d'arriver, avec un grand ouvrage, à l'Académie, ait terminé un chant de
plus ou de moins de sa traduction de l'_Iliade_, elle s'en soucie peu;
et c'est de quoi sans doute, autour de lui, on se souciait beaucoup.
Sans croire faire injure au tendre poëte, nous sommes déjà ici de la
postérité dans nos indifférences, dans nos préférences.

[Note 157: Il y a une piquante épigramme de Martial où ce qu'il dit de
ses Épigrammes mêmes peut s'appliquer aux élégies, à toute cette poésie
vivante et vraie: «Tu crois, dit-il à un de ces estimables conseillers,
que mes épigrammes n'ont rien de sérieux; mais c'est le contraire;
celui-là véritablement n'est pas sérieux qui nous vient chanter pour la
centième fois avec emphase le festin de Térée ou de Thyeste... C'est
pourtant là ce qu'on loue, ce qu'on estime, me diras-tu, ce qu'on honore
sur parole.--Oui, on le loue, mais moi, on me lit.»

  Nescis, crede mihi, quid sint epigrammata, Flacce, etc.]

Son premier recueil d'Élégies est de 1812; il en avait composé la
plupart dans les années qui avaient précédé, et sa _Chute des Feuilles_,
par où le recueil commence, avait, un peu auparavant, obtenu le prix aux
Jeux Floraux. Dans un fort bon discours sur l'Élégie, qu'il a ajouté
en tête, Millevoye, qui se plaît à suivre l'histoire de cette veine de
poésie en notre littérature, marque assez sa prédilection et la trace où
il a essayé de se placer. Chez Marot, chez La Fontaine, chez Racine,
il cite les passages de sensibilité et de plainte qu'il rapporte à
l'élégie; et, quels que soient les éloges sans réserve qu'il donne
à Parny, le maître récent du genre, on prévoit qu'il pourra faire
entendre, à son tour, quelque nouvel et mol accent. L'élégie chez
Millevoye n'est pas comme chez Parny l'histoire d'une passion sensuelle,
unique pourtant, énergique et intéressante, conduite dans ses incidents
divers avec un art auquel il aurait fallu peu de chose de plus du côté
de l'exécution et du style pour garder sa beauté. C'est une variété
d'émotions et de sujets élégiaques, selon le sens grec du genre, une
demeure abandonnée, un bois détruit, une feuille qui tombe, tout ce qui
peut prêter à un petit chant aussi triste qu'une larme de Simonide[158].

[Note 158: Puisque j'ai eu occasion de nommer Parny et que
probablement j'y reviendrai peu, qu'on me permette d'ajouter une note
écrite sur lui en toute sincérité dans un livret de _Pensées_: «Le grand
tort, le malheur de Parny est d'avoir fait son poëme de _la Guerre des
Dieux_: il subit par là le sort de Piron à cause de son ode, de Laclos
pour son roman, de Louvet jusque dans sa renommée politique pour son
_Faublas_, le sort auquel Voltaire n'échappe, pour sa _Pucelle_, qu'à
la faveur de ses cent autres volumes où elle se noie, le sort qu'un
immortel chansonnier encourrait pour sa part, s'il avait multiplié le
nombre de certains couplets sans aveu. On évite de s'occuper de Parny
comme de Laclos. La mode ayant changé en poésie, les nouveaux venus le
méprisent, les moraux le conspuent, personne ne le défend. Ceux qui ont
assez de goût encore pour l'apprécier, ont aussi le bon goût de ne pas
le dire. Cela d'ailleurs n'en vaut pas la peine, et l'injustice se
consacrera. Et quelle vigueur pourtant par éclairs! quel plus beau
mouvement, quel plus désolé délire que dans l'étincelante élégie:

  J'ai cherché dans l'absence un remède à mes maux!....

«Il a de la passion; Millevoye n'en a pas.»]

La perle du recueil, la pièce dont tous se souviennent, comme on se
souvenait d'abord du _Passereau de Lesbie_ dans le recueil de Catulle,
est la première, la _Chute des Feuilles_. Millevoye l'a corrigée, on ne
sait pourquoi, à diverses reprises, et en a donné jusqu'à deux variantes
consécutives. Je me hâte de dire que la seule version que j'admette et
que j'admire, c'est la première, celle qui a obtenu le prix aux Jeux
Floraux, et qui est d'ordinaire reléguée parmi les notes. Cette pièce
que chacun sait par coeur, et qui est l'expression délicieuse d'une
mélancolie toujours sentie, suffit à sauver le nom poétique de
Millevoye, comme la pièce de Fontenay suffit à Chaulieu, comme celle du
_Cimetière_ suffit à Gray.

  Anacréon n'a laissé qu'une page
  Qui flotte encor sur l'abîme des temps,

a dit M. Delavigne d'après Horace. Millevoye a laissé au courant du flot
sa feuille qui surnage; son nom se lit dessus, c'en est assez pour ne
plus mourir. On m'apprenait dernièrement que cette _Chute des Feuilles_,
traduite par un poëte russe, avait été de là retraduite en anglais par
le docteur Bowring, et de nouveau citée en français, comme preuve, je
crois, du génie rêveur et mélancolique des poëtes du Nord. La pauvre
feuille avait bien voyagé, et le nom de Millevoye s'était perdu en
chemin. Une pareille inadvertance n'est fâcheuse que pour le critique
qui y tombe. Le nom de Millevoye, si loin que sa feuille voyage, ne
peut véritablement s'en séparer. Ce bonheur qu'ont certains poëtes
d'atteindre, un matin, sans y viser, à quelque chose de bien venu, qui
prend aussitôt place dans toutes les mémoires, mérite qu'on l'envie,
et faisait dire dernièrement devant moi à l'un de nos chercheurs moins
heureux: «Oh! rien qu'un petit roman, qu'un petit poëme, s'écriait-il;
quelque chose d'art, si petit que ce fût de dimension, mais que la
perfection ait couronné, et dont à jamais on se souvînt; voilà ce que
je tente, ce à quoi j'aspire, et vainement! Oh! rien qu'un denier d'or
marqué à mon nom, et qui s'ajouterait à cette richesse des âges, à ce
trésor accumulé qui déjà comble la mesure!...» Et mon inquiet poëte
ajoutait: «Oh! rien que _le Cimetière_ de Gray, _la Jeune Captive_ de
Chénier, la _Chute des Feuilles_ de Millevoye!»

Millevoye a surtout mérité ce bonheur, j'imagine, parce qu'il ne le
cherchait pas avec intention et calcul. Il n'attachait point à ses
élégies le même prix, je l'ai dit déjà, qu'à ses autres ouvrages
académiques, et ce n'est que vers la fin qu'il parut comprendre que
c'était là son principal talent. Facile, insouciant, tendre, vif,
spirituel et non malicieux, il menait une vie de monde, de dissipation,
ou d'étude par accès et de brusque retraite. Il s'abandonnait à ses
amis; il ne s'irritait jamais des critiques du dehors; il cédait outre
mesure aux conseils du dedans; dès qu'on lui disait de corriger, il le
faisait. D'une physionomie aimable, d'une taille élevée, assez blond, il
avait, sauf les lunettes qu'il portait sans cesse, toute l'élégance du
jeune homme. Un rayon de soleil l'appelait, et il partait soudain pour
une promenade de cheval; il écrivait ses vers au retour de là, ou en
rentrant de quelque déjeuner folâtre. Aucune des histoires romanesques,
que quelques biographes lui ont attribuées, n'est exacte; mais il dut
en avoir réellement beaucoup qu'on n'a pas connues. La jolie pièce du
_Déjeuner_ nous raconte bien des matinées de ses printemps. Il essayait
du luxe et de la simplicité tour à tour, et passait d'un entresol
somptueux à quelque riante chambrette d'un village d'auprès de Paris.
Il aimait beaucoup les chevaux, et les plus fringants[159]. Après chaque
livre ou chaque prix, il achetait de jolis cabriolets, avec lesquels il
courait de Paris à Abbeville, pour y voir sa mère, sa famille, ses
vieux professeurs; il se remettait au grec près de ceux-ci. Il aimait
tendrement sa mère; quand elle venait à Paris, elle l'avait tout entier.
Un jour, l'Archi-Chancelier Cambacérès, chez qui il allait souvent,
lui dit: «Vous viendrez dîner chez moi demain.»--«Je ne puis pas,
Monseigneur, répondit-il, je suis invité.»--«Chez l'Empereur donc?»
répliqua le second personnage de l'Empire.--«Chez ma mère,» repartit le
poëte. Ce petit trait rappelle de loin la belle carpe que Racine, en
réponse à une invitation de M. le Duc, montrait à l'écuyer du prince, et
qu'il tenait absolument à manger en famille avec ses _pauvres enfants_,
le grand Racine qu'il était.

[Note 159: On peut lire à ce propos une histoire de cheval assez
agréablement contée par Arnault, _Souvenirs d'un Sexagénaire_, t. IV, p.
217 et suiv.]

Il reste plaisant toujours que le personnage qu'était là-bas M. le Duc,
se trouve ici devenu le _citoyen_ Cambacérès.

Millevoye, sans ambition, sans un ennemi, très-répandu, très-vif au
plaisir, très-amoureux des vers, vivait ainsi. Il n'était pas encore
malade et au lait d'ânesse, et certaines historiettes que des personnes,
qui d'ailleurs l'ont connu, se sont plu à broder sur son compte, ne
sont, je le répète, que des jeux d'imagination, et comme une sorte de
légende romanesque qu'on a essayé de rattacher au nom de l'auteur de _la
Chute des Feuilles_ et du _Poëte mourant_. Il ne devint malade de la
poitrine qu'un an avant sa mort; jusque-là il était seulement délicat
et volontiers mélancolique, bien qu'enclin aussi à se dissiper. On doit
croire qu'en avançant dans la jeunesse, et plus près du moment où sa
santé allait s'altérer, sa mélancolie augmenta, et par conséquent son
penchant à l'élégie. Le premier livre des poésies rangées sous ce titre
porte l'empreinte de cette disposition croissante et de ces présages.
C'est alors que les beautés attrayantes, volages, passaient et
repassaient plus souvent devant ses yeux:

  Elles me disaient: «Compose
  De plus gracieux écrits,
  Dont le baiser, dont la rose,
  Soient le sujet et le prix.»
  A cette voix adorée
  Je ne pus me refuser,
  Et de ma lyre effleurée
  Le chant n'eut que la durée
  De la rose ou du baiser.

Dans _le Poëte mourant_, admirable soupir, qui est toute son histoire,
les pressentiments vont à la certitude et l'on dirait qu'il a écrit
cette pièce d'adieux, à la veille suprême, comme Gilbert et André
Chénier:

  Compagnons dispersés de mon triste voyage,
  O mes amis, ô vous qui me fûtes si chers!
  De mes chants imparfaits recueillez l'héritage,
  Et sauvez de l'oubli quelques-uns de mes vers.
  Et vous par qui je meurs, vous à qui je pardonne.
  Femmes! etc., etc....

Le poëte de Millevoye meurt pour avoir trop goûté de cet arbre où le
plaisir habite avec la mort; l'extrême langueur s'exhale dans cette voix
parfaitement distincte, mais affaiblie [160]; il n'a pas su dire à temps
comme un élégiaque plus récent, qui s'écrie sous une inspiration
semblable:

  Ôtez, ôtez bien loin toute grâce émouvante,
  Tous regards où le coeur se reprend et s'enchante;
  Ôtez l'objet funeste au guerrier trop meurtri!
  Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme,
  Ces airs, ces tours de tête, ô femmes, votre charme;
  Doux charme par où j'ai péri!

[Note 160: Un critique ingénieux l'a exprimé plus énergiquement que
nous: «Millevoye a fait de charmantes choses, mais la force lui manque;
c'est Narcisse qui s'écoule en eau par amour.»]

Le service qu'il réclamait de ses amis, pour ses vers à sauver du
naufrage, Millevoye le rendait alors même, autant qu'il était en lui,
à ceux d'André Chénier. Le premier, il cita des fragments du poëme de
l'Aveugle dans les notes de son second livre d'Élégies, de même que M.
de Chateaubriand avait cité la Jeune Captive. Millevoye ignorait que ce
morceau, par lui signalé, d'un poëte inconnu, et les autres reliques
qui allaient suivre, effaceraient bientôt toutes ses propres tentatives
d'élégie grecque, et, s'il l'avait su, il n'aurait pas moins cité dans
sa candeur: toute jalousie, même celle de l'art, était loin de lui. Ce
second livre des Élégies de Millevoye reste bien inférieur au premier,
quoique l'intention en soit plus grande. Mais, chez Millevoye, l'art en
lui-même est faible, et ce poëte charmant, mélodieux, correct, a besoin
de la sensibilité toujours présente. Comme il a manqué, par exemple,
ce beau sujet d'Eschyle désertant Athènes qui lui préfère un rival! Je
cherche, j'attends quelque écho de ce grand vers résonnant d'Eschyle,
et je ne trouve que notre alexandrin clair et flûté. Millevoye n'a pas
l'invention du style, l'illumination, l'image perpétuelle et renouvelée;
il a de l'oreille et de l'âme, et, quand il dit en poëte amoureux ce
qu'il sent, il touche. Hors de là, il manque sa veine.

Nous avons comparé plus d'une fois la muse d'André Chénier au portrait
qu'il fait lui-même d'une de ses idylles, à cette jeune fille, chère à
Palès, qui sait se parer avec un art souverain dans ses grâces naïves:

  De Pange, c'est vers toi qu'à l'heure du réveil
  Court cette jeune fille au teint frais et vermeil:
  Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle,
  Lui disais-je. Aussitôt, pour te paraître belle,
  L'eau pure a ranimé son front, ses yeux brillants:
  D'une étroite ceinture elle a pressé ses flancs,
  Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête,
  Et sa flûte à la main.........

La muse de Millevoye est bergère aussi, mais sans cet art inné qui
se met à tout, et par lequel la fille de Chénier, sous sa corbeille,
s'égale aisément aux reines ou aux déesses. Elle, sensible bergère, pour
emprunter à son poëte même des traits qui la peignent, elle est assez
belle aux yeux de l'amant si, au sortir de la grotte bocagère où se sont
oubliées les heures, elle rapporte

  Un doux souvenir dans son âme,
  Dans ses yeux une douce flamme,
  Une feuille dans ses cheveux.

Le troisième livre d'Élégies de Millevoye se compose d'espèces de
romances, auxquelles on en peut joindre quelques autres encadrées dans
ses poëmes. J'avais lu la plupart de ces petits chants, j'avais lu ce
_Charlemagne_, cet _Alfred_, où il en a inséré; je trouvais l'ensemble
élégant, monotone et pâli, et, n'y sentant que peu, je passais, quand un
contemporain de la jeunesse de Millevoye et de la nôtre encore, qui
me voyait indifférent, se mit à me chanter d'une voix émue, et l'oeil
humide, quelques-uns de ces refrains auxquels il rendit une vie
d'enchantement; et j'appris combien, un moment du moins, pour les
sensibles et les amants d'alors, tout cela avait vécu, combien pour de
jeunes coeurs, aujourd'hui éteints ou refroidis, cette légère poésie
avait été une fois la musique de l'âme, et comment on avait usé de ces
chants aussi pour charmer et pour aimer. C'était le temps de la mode
d'Ossian et d'un Charlemagne enjolivé, le temps de la fausse Gaule
poétique bien avant Thierry, des Scandinaves bien avant les cours
d'Ampère, de la ballade avant Victor Hugo; c'était le style de 1813 ou
de la reine Hortense, _le beau Dunois_ de M. Alexandre de Laborde, le
_Vous me quittez pour aller à la gloire_ de M. de Ségur. Millevoye paya
tribut à ce genre, il en fut le poëte le plus orné, le plus mélodieux.
Son fabliau d'_Emma_ et d'_Éginhard_ offre toute une allusion
chevaleresque aux moeurs de 1812, sur ce ton. Il nous y montre la vierge
au départ du chevalier,

  Priant tout haut qu'il revienne vainqueur,
  Priant tout bas qu'il revienne fidèle[161].

[Note 161: Tibulle avait dit, Élégie première, livre II:

  Vos celebrem cantate Deum, pecorique vocate
  Voce, palam pecori, clam sibi quisque vocet.

Le premier et le plus grand exemple de ce genre d'arrière-pensée, de
cette duplicité de sentiments, non plus seulement gracieuse, mais
pathétique et touchante, se rencontre dans Homère au chant XIX de
_l'Iliade_, quand les captives conduites par Briséis se lamentent autour
du corps de Patrocle, «tout haut sur Patrocle, mais au fond chacune sur
soi-même et sur son propre malheur.»]

Il y a loin de là à _la Neige_, qui est le même sujet traité par M. de
Vigny dans un tout autre style, dans un goût rare et, je crois, plus
durable, mais qui a aussi sa teinte particulière de 1824, c'est-à-dire
le précieux.

Parmi les romances de Millevoye, les amateurs distinguent, pour la
tendresse du coloris et de l'expression, celle de _Morgane_ (dans le
poëme de _Charlemagne_); la fée y rappelle au chevalier la bonheur du
premier soir:

  L'anneau d'azur du serment fut le gage:
  Le jour tomba; l'astre mystérieux
  Vint argenter les ombres du bocage,
  Et l'univers disparut à nos yeux.

Je recommanderai encore, d'après mon ami qui la chantait à ravir, la
romance intitulée _le Tombeau du Poète persan_, et ce dernier couplet où
la fille du poëte expire sous le cyprès paternel:

  Sa voix mourante a son luth solitaire
  Confie encore un chant délicieux,
  Mais ce doux chant, commencé sur la terre,
  Devait, hélas! s'achever dans les cieux.

Il y a certes dans ces accents comme un écho avant-coureur des premiers
chants de Lamartine, qui devait dire à son tour en son _Invocation_:

  Après m'avoir aimé quelques jours sur la terre,
  Souviens-loi de moi dans les cieux.

En général, beaucoup de ces romances de Millevoye, de ces élégies de son
premier livre où il est tout entier, et j'oserai dire sa jolie pièce du
_Déjeuner_ même, me font l'effet de ce que pouvaient être plusieurs des
premiers vers de Lamartine, de ces vers légers qu'à une certaine époque
il a brûlés, dit-on. Mais Lamartine, en introduisant le sentiment
chrétien dans l'élégie, remonta à des hauteurs inconnues depuis
Pétrarque. Millevoye n'était qu'un épicurien poëte, qui avait eu Parny
pour maître, quoique déjà plus rêveur.

Si l'on pouvait apporter de la précision dans de semblables aperçus, je
m'exprimerais ainsi: Pour les sentiments naturels, pour la rêverie, pour
l'amour filial, pour la mélodie, pour les instincts du goût, l'âme, le
talent de Millevoye est comme la légère esquisse, encore épicurienne,
dont le génie de Lamartine est l'exemplaire platonique et chrétien.

En refaisant le _Poète mourant_ dans de grandes proportions lyriques
et avec le souffle religieux de l'hymne, l'auteur des secondes
_Méditations_ semble avoir pris soin lui-même de manifester toute notre
idée et de consommer la comparaison. Si glorieuse qu'elle soit pour lui,
disons seulement que l'un n'y éteint pas entièrement l'autre. Le _Poète
mourant_ de Millevoye, à distance du chantre merveilleux, garde son
accent, garde son timide et plus terrestre parfum; églantier de nos
climats, venu avant l'oranger d'Italie[162].

[Note 162: Nous retrouvons ce rapport de Millevoye a Lamartine
délicatement exprimé dans une page du roman de _Madame de Mably_, par M.
Saint-Valry (1. I, 315). Il a de plus, par certaines de ses ballades ou
romances, par sa dernière surtout, celle du _Beffroi_, donné le ton et
la _note_ aux premières de madame Desbordes-Valmore.]

Millevoye a jeté, sous le titre de _Dizains_ et de _Huitains_, une
certaine quantité d'épigrammes d'un tour heureux, d'une pensée fine ou
tendre. Le huitain du _Phénix_ et de la _Colombe_ est pour le sentiment
une petite élégie. Il a fait quelques épigrammes proprement dites, sans
fiel; de ce nombre une _épitaphe_ qui pourrait bien avoir trait à Suard.
C'aurait été, au reste, sa seule inimitié littéraire, et elle ne parait
pas avoir été bien vive, pas plus vive que son objet.

Si Millevoye n'avait pas de passions littéraires, il en eut encore moins
de politiques. Le bon M. Dumas, son biographe sous la Restauration, a
essayé de faire de lui un pieux Français dévoué au trône légitime. Un
autre biographe, après 1830 il est vrai, M. de Pongerville, a voulu nous
le montrer comme un fidèle de l'Empire. Millevoye avait chanté l'un, et
commençait à fêter l'autre. Il aimait la France, mais il n'avait, de
bonne heure, ravi aucune des flammes de nos orages; le Dieu pour lui,
comme dans l'Églogue, était le Dieu qui faisait des loisirs: en tout, un
poète élégiaque.

Millevoye s'était marié dans son pays vers 1813; époux et père, sa vie
semblait devoir se poser. Un jour qu'il avait à dîner quelques amis à
Épagnette, près d'Abbeville, une discussion s'engagea pour savoir si le
clocher qu'on apercevait dans le lointain était celui du Pont-Rémi ou
de Long, deux prochains villages. Obéissant à l'une de ces promptes
saillies comme il en avait, le poète se leva de table à l'instant, et
dit de seller son cheval pour faire lui-même cette reconnaissance, cette
espèce de course au clocher. Mais à peine était-il en route, que le
cheval, qu'il n'avait pas monté depuis longtemps, le renversa. Il eut
le col du fémur cassé, et le traitement, la fatigue qui s'ensuivit,
déterminèrent la maladie de poitrine dont il mourut, le 12 août 1816. Il
avait passé les six dernières semaines à Neuilly, et ne revint à Paris
que tout à la fin; la veille de sa mort, il avait demandé et lu des
pages de Fénelon.

Son souvenir est resté intéressant et cher; ce qui a suivi de brillant
ne l'a pas effacé. Toutes les fois qu'on a à parler des derniers éclats
harmonieux d'une voix puissante qui s'éteint, on rappelle le chant du
cygne, a dit Buffon. Toutes les fois qu'on aura à parler des premiers
accords doucement expirants, signal d'un chant plus mélodieux, et
comme de la fauvette des bois ou du rouge-gorge au printemps avant le
rossignol, le nom de Millevoye se présentera. Il est venu, il a fleuri
aux premières brises; mais l'hiver recommençant l'a interrompu. Il a sa
place assurée pourtant dans l'histoire de la poésie française, et sa
_Chute des Feuilles_ en marque un moment.

1er Juin 1837.



DES SOIRÉES LITTÉRAIRES
ou
LES POÈTES ENTRE EUX.

Les soirées littéraires, dans lesquelles les poëtes se réunissent pour
se lire leurs vers et se faire part mutuellement de leurs plus fraîches
prémices, ne sont pas du tout une singularité de notre temps. Cela s'est
déjà passé de la sorte aux autres époques de civilisation raffinée;
et du moment que la poésie, cessant d'être la voix naïve des races
errantes, l'oracle de la jeunesse des peuples, a formé un art ingénieux
et difficile, dont un goût particulier, un tour délicat et senti,
une inspiration mêlée d'étude, ont fait quelque chose d'entièrement
distinct, il a été bien naturel et presque inévitable que les hommes
voués à ce rare et précieux métier se recherchassent, voulussent
s'essayer entre eux et se dédommager d'avance d'une popularité
lointaine, désormais fort douteuse à obtenir, par une appréciation
réciproque, attentive et complaisante. En Grèce, en cette patrie
longtemps sacrée des Homérides, lorsque l'âge des vrais grands hommes et
de la beauté sévère dans l'art se fut par degrés évanoui, et qu'on
en vint aux mille caprices de la grâce et d'une originalité combinée
d'imitation, les poëtes se rassemblèrent à l'envi. Fuyant ces brutales
révolutions militaires qui bouleversaient la Grèce après Alexandre,
on les vit se blottir, en quelque sorte, sous l'aile pacifique des
Ptolémées; et là ils fleurirent, ils brillèrent aux yeux les uns des
autres; ils se composèrent en pléiade. Et qu'on ne dise pas qu'il n'en
sortit rien que de maniéré et de faux; le charmant Théocrite en était.
A Rome, sous Auguste et ses successeurs, ce fut de même. Ovide avait à
regretter, du fond de sa Scythie, bien des succès littéraires dont il
était si vain, et auxquels il avait sacrifié peut-être les confidences
indiscrètes d'où la disgrâce lui était venue. Stace, Silius, et ces
_mille et un_[163] auteurs et poëtes de Rome dont on peut demander les
noms à Juvénal, se nourrissaient de lectures, de réunions, et les tièdes
atmosphères des soirées d'alors, qui soutenaient quelques talents
timides en danger de mourir, en faisaient pulluler un bon nombre de
médiocres qui n'aurait pas dû naître. Au Moyen-Age, les troubadours nous
offrent tous les avantages et les inconvénients de ces petites
sociétés directement organisées pour la poésie: éclat précoce, facile
efflorescence, ivresse gracieuse, et puis débilité, monotonie et fadeur.
En Italie, dès le XIVe siècle, sous Pétrarque et Boccace, et, plus tard,
au XVe au XVIe, les poëtes se réunirent encore dans des cercles à demi
poétiques, à demi galants, et l'usage du sonnet, cet instrument si
compliqué à la fois et si portatif, y devint habituel. Remarquons
toutefois qu'au XIVe siècle, du temps de Pétrarque et de Boccace, à
cette époque de grande et sérieuse renaissance, lorsqu'il s'agissait
tout ensemble de retrouver l'antiquité et de fonder le moderne avenir
littéraire, le but des rapprochements était haut, varié, le moyen
indispensable, et le résultat heureux, tandis qu'au XVIe siècle il
n'était plus question que d'une flatteuse récréation du coeur et de
l'esprit, propice sans doute encore au développement de certaines
imaginations tendres et malades, comme celle du Tasse, mais touchant
déjà de bien près aux abus des académies pédantes, à la corruption des
_Guarini_ et des _Marini_. Ce qui avait eu lieu en Italie se refléta par
une imitation rapide dans toutes les autres littératures, en Espagne, en
Angleterre, en France; partout des groupes de poëtes se formèrent,
des écoles artificielles naquirent, et on complota entre soi pour des
innovations chargées d'emprunts. En France, Ronsard, Du Bellay, Baïf,
furent les chefs de cette ligue poétique, qui, bien qu'elle ait échoué
dans son objet principal, a eu tant d'influence sur l'établissement de
notre littérature classique. Les traditions de ce culte mutuel, de cet
engouement idolâtre, de ces largesses d'admiration puisées dans un fonds
d'enthousiasme et de candeur, se perpétuèrent jusqu'à mademoiselle de
Scudery, et s'éteignirent à l'hôtel de Rambouillet. Le bon sens qui
succéda, et qui, grâce aux poëtes de génie du XVIIe siècle, devint un
des traits marquants et populaires de notre littérature, fit justice
d'une mode si fatale au goût, ou du moins ne la laissa subsister que
dans les rangs subalternes des rimeurs inconnus. Au XVIIIe siècle,
la philosophie, en imprimant son cachet à tout, mit bon ordre à ces
récidives de tendresse auxquelles les poëtes sont sujets si on les
abandonne à eux-mêmes; elle confisqua d'ailleurs pour son propre compte
toutes les activités, toutes les effervescences, et ne sut pas elle-même
en séparer toutes les manies. En fait de ridicule, le pendant de l'hôtel
de Rambouillet ou des poëtes à la suite de la Pléiade, ce serait au
XVIIIe siècle La Mettrie, d'Argens et Naigeon, _le petit ouragan
Naigeon_, comme Diderot l'appelle, dans une débauche d'athéisme entre
eux.

[Note 163: Cet article avait d'abord été écrit pour _le Livre des Cent
et Un_. On y répondait indirectement et sans amertume à un article _de
la Camaraderie littéraire_ qui fit du bruit dans le temps, et que le
très-spirituel auteur (M. de Latouche) me permettra de qualifier de
partial et d'exagéré.]

Pour être juste toutefois, n'oublions pas que cette époque fut le règne
de ce qu'on appelait _poésie légère_, et que, depuis le quatrain du
marquis de Sainte-Aulaire jusqu'à _la Confession de Zulmé_, il naquit
une multitude de fadaises prodigieusement spirituelles, qui, avec les
in-folio de l'_Encyclopédie_, faisaient l'ordinaire des toilettes et des
soupers. Mais on ne vit rien alors de pareil à une poésie distincte ni à
une secte isolée de poëtes. Ce genre léger était plutôt le rendez-vous
commun de tous les gens d'esprit, du monde, de lettres, ou de cour, des
mousquetaires, des philosophes, des géomètres et des abbés. Les lectures
d'ouvrages en vers n'avaient pas lieu à petit bruit _entre soi_. Un
auteur de tragédie ou comédie, Chabanon, Desmahis, Colardeau, je
suppose, obtenait un salon à la mode, ouvert à tout ce qu'il y avait de
mieux; c'était un sûr moyen, pour peu qu'on eût bonne mine et quelque
débit, de se faire connaître; les femmes disaient du bien de la pièce;
on en parlait à l'acteur influent, au gentilhomme de la Chambre, et
le jeune auteur, ainsi poussé, arrivait s'il en était digne. Mais il
fallait surtout assez d'intrépidité et ne pas sortir des formes reçues.
Une fois, chez madame Necker, Bernardin de Saint-Pierre, alors inconnu,
essaya de lire _Paul et Virginie_: l'histoire était simple et la voix
du lecteur tremblait; tout le monde bâilla, et, au bout d'un demi-quart
d'heure, M. de Buffon, qui avait le verbe haut, cria au laquais: _Qu'on
mette les chevaux à ma voiture_!

De nos jours, la poésie, en reparaissant parmi nous, après une absence
incontestable, sous des formes quelque peu étranges, avec un sentiment
profond et nouveau, avait à vaincre bien des périls, à traverser bien
des moqueries. On se rappelle encore comment fut accueilli le glorieux
précurseur de cette poésie à la fois éclatante et intime, et ce qu'il
lui fallut de génie opiniâtre pour croire en lui-même et persister. Mais
lui, du moins, solitaire il a ouvert sa voie, solitaire il l'achève: il
n'y a que les vigoureuses et invincibles natures qui soient dans ce cas.
De plus faibles, de plus jeunes, de plus expansifs, après lui, ont
senti le besoin de se rallier; de s'entendre à l'avance, et de préluder
quelque temps à l'abri de cette société orageuse qui grondait alentour.
Ces sortes d'intimités, on l'a vu, ne sont pas sans profit pour l'art
aux époques de renaissance ou de dissolution. Elles consolent, elles
soutiennent dans les commencements, et à une certaine saison de la vie
des poëtes, contre l'indifférence du dehors; elles permettent à quelques
parties du talent, craintives et tendres, de s'épanouir, avant que le
souffle aride les ait séchées. Mais dès qu'elles se prolongent et se
régularisent en cercles arrangés, leur inconvénient est de rapetisser,
d'endormir le génie, de le soustraire aux chances humaines et à ces
tempêtes qui enracinent, de le payer d'adulations minutieuses qu'il se
croit obligé de rendre avec une prodigalité de roi. Il suit de là que
le sentiment du vrai et du réel s'altère, qu'on adopte un monde de
convention et qu'on ne s'adresse qu'à lui. On est insensiblement poussé
à la forme, à l'apparence; de si près et entre gens si experts, nulle
intention n'échappe, nul procédé technique ne passe inaperçu; on
applaudit à tout: chaque mot qui scintille, chaque accident de la
composition, chaque éclair d'image est remarqué, salué, accueilli. Les
endroits qu'un ami équitable noterait d'un triple crayon, les faux
brillants de verre que la sérieuse critique rayerait d'un trait de son
diamant, ne font pas matière d'un doute en ces indulgentes cérémonies.
Il suffit qu'il y ait prise sur un point du tissu, sur un détail
hasardé, pour qu'il soit saisi, et toujours en bien; le silence
semblerait une condamnation; on prend les devants par la louange. _C'est
étonnant_ devient synonyme de _C'est beau_; quand on dit _Oh!_ il est
bien entendu qu'on a dit _Ah!_ tout comme dans le vocabulaire de M. de
Talleyrand[164]. Au milieu de cette admiration haletante et morcelée,
l'idée de l'ensemble, le mouvement du fond, l'effet général de l'oeuvre,
ne saurait trouver place; rien de largement naïf ni de plein ne
se réfléchit dans ce miroir grossissant, taillé à mille facettes.
L'artiste, sur ces réunions, ne fait donc aucunement l'épreuve du
public, même de ce public choisi, bienveillant à l'art, accessible aux
vraies beautés, et dont il faut en définitive remporter le suffrage.
Quant au génie pourtant, je ne saurais concevoir sur son compte de bien
graves inquiétudes. Le jour où un sentiment profond et passionné le
prend au coeur, où une douleur sublime l'aiguillonne, il se défait
aisément de ces coquetteries frivoles, et brise, en se relevant, tous
les fils de soie dans lesquels jouaient ses doigts nerveux. Le danger
est plutôt pour ces timides et mélancoliques talents, comme il s'en
trouve, qui se défient d'eux-mêmes, qui s'ouvrent amoureusement aux
influences, qui s'imprègnent des odeurs qu'on leur infuse, et vivent de
confiance crédule, d'illusions et de caresses. Pour ceux-là, ils peuvent
avec le temps, et sous le coup des infatigables éloges, s'égarer en des
voies fantastiques qui les éloignent de leur simplicité naturelle. Il
leur importe donc beaucoup de ne se livrer que discrètement à la faveur,
d'avoir toujours en eux, dans le silence et la solitude, une portion
réservée où ils entendent leur propre conseil, et de se redresser aussi
par le commerce d'amis éclairés qui ne soient pas poëtes.

[Note 164: Ceci fait allusion à une anecdote souvent répétée de la
Présentation de l'abbé de Périgord à Versailles.]

Quand les soirées littéraires entre poëtes ont pris une tournure
régulière, qu'on les renouvelle fréquemment, qu'on les dispose avec
artifice, et qu'il n'est bruit de tous côtés que de ces intérieurs
délicieux, beaucoup veulent en être; les visiteurs assidus, les
auditeurs littéraires se glissent; les rimeurs qu'on tolère, parce
qu'ils imitent et qu'ils admirent, récitent à leur tour et applaudissent
d'autant plus. Et dans les salons, au milieu d'une assemblée non
officiellement poétique, si deux ou trois poëtes se rencontrent par
hasard, oh! la bonne fortune! vite un échantillon de ces fameuses
soirées! le proverbe ne viendra que plus tard, la contredanse est
suspendue, c'est la maîtresse de la maison qui vous prie, et déjà
tout un cercle de femmes élégantes vous écoute; le moyen de s'y
refuser?--Allons, poëte, exécutez-vous de bonne grâce! Si vous ne
savez pas d'aventure quelque monologue de tragédie, fouillez dans vos
souvenirs personnels; entre vos confidences d'amour, prenez la plus
pudique; entre vos désespoirs, choisissez le plus profond; étalez-leur
tout cela! et le lendemain, au réveil, demandez-vous ce que vous avez
fait de votre chasteté d'émotion et de vos plus doux mystères.

André Chénier, que les poëtes de nos jours ont si justement apprécié, ne
l'entendait pas ainsi. Il savait échapper aux ovations stériles et à ces
curieux de société qui _se sont toujours fait gloire d'honorer les neuf
Soeurs_. Il répondait aux importunités d'usage, qu'_il n'avait rien_, et
que _d'ailleurs il ne lisait guère_. Ses soirées, à lui, se composaient
de son _jeune Abel_, des frères Trudaine, de Le Brun, de Marie-Joseph:

  C'est là le cercle entier qui, le soir, quelquefois,
  A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
  Prête une oreille amie et cependant sévère.

Cette sévérité, hors de mise en plus nombreuse compagnie, et qui a tant
de prix quand elle se trouve mêlée à une sympathie affectueuse, ne doit
jamais tourner trop exclusivement à la critique littéraire. Boileau,
dans le cours de la touchante et grave amitié qu'il entretint avec
Racine, eut sans doute le tort d'effaroucher souvent ce tendre génie.
S'il avait exercé le même empire et la même direction sur La Fontaine,
qu'on songe à ce qu'il lui aurait retranché! L'ami du poëte, le
_confident de ses jeunes mystères_, comme a dit encore Chénier, a besoin
d'entrer dans les ménagements d'une sensibilité qui ne se découvre à lui
qu'avec pudeur et parce qu'elle espère au fond un complice. C'est un
faible en ce monde que la poésie; c'est souvent une plaie secrète qui
demande une main légère: le goût, on le sent, consiste quelquefois à se
taire sur l'expression et à laisser passer. Pourtant, même dans ces
cas d'une poésie tout intime et mouillée de larmes, il ne faudrait pas
manquer à la franchise par fausse indulgence. Qu'on ne s'y trompe pas:
les douleurs célébrées avec harmonie sont déjà des blessures à peu près
cicatrisées, et la part de l'art s'étend bien avant jusque dans les plus
réelles effusions d'un coeur qui chante. Et puis les vers, une fois
faits, tendent d'eux-mêmes à se produire; ce sont des oiseaux longtemps
couvés qui prennent des ailes et qui s'envoleront par le monde un matin.
Lors donc qu'on les expose encore naissants au regard d'un ami, il doit
être toujours sous-entendu qu'on le consulte, et qu'après votre première
émotion passée et votre rougeur, il y a lieu pour lui à un jugement.

Quelques amitiés solides et variées, un petit nombre d'intimités au sein
des êtres plus rapprochés de nous par le hasard ou la nature, intimités
dont l'accord moral est la suprême convenance; des liaisons avec les
maîtres de l'art, étroites s'il se peut, discrètes cependant, qui ne
soient pas des chaînes, qu'on cultive à distance et qui honorent;
beaucoup de retraite, de liberté dans la vie, de comparaison rassise et
d'élan solitaire, c'est certainement, en une société dissoute ou factice
comme la nôtre, pour le poëte qui n'est pas en proie à trop de gloire ni
adonné au tumulte du drame, la meilleure condition d'existence heureuse,
d'inspiration soutenue et d'originalité sans mélange. Je me figure que
Manzoni en sa Lombardie, Wordsworth resté fidèle à ses lacs, tous deux
profonds et purs génies intérieurs, réalisent à leur manière l'idéal de
cette vie dont quelque image est assez belle pour de moindres qu'eux.
Rêver plus, vouloir au delà, imaginer une réunion complète de ceux qu'on
admire, souhaiter les embrasser d'un seul regard et les entendre sans
cesse et à la fois, voilà ce que chaque poëte adolescent a dû croire
possible; mais, du moment que ce n'est là qu'une scène d'Arcadie, un
épisode futur des Champs-Elysées, les parodies imparfaites que la
société réelle offre en échange ne sont pas dignes qu'on s'y arrête
et qu'on sacrifie à leur vanité. Lors même que, fasciné par les plus
gracieuses lueurs, on se flatte d'avoir rencontré autour de soi une
portion de son rêve et qu'on s'abandonne à en jouir, les mécomptes
ne tardent pas; le côté des amours-propres se fait bientôt jour, et
corrompt les douceurs les mieux apprêtées; de toutes ces affections
subtiles qui s'entrelacent les unes aux autres, il sort inévitablement
quelque chose d'amer.

Un autre voeu moins chimérique, un désir moins vaste et bien légitime
que forme l'âme en s'ouvrant à là poésie, c'est d'obtenir accès jusqu'à
l'illustre poëte contemporain qu'elle préfère, dont les rayons l'ont
d'abord touchée, et de gagner une secrète place dans son coeur. Ah! sans
doute, s'il vit de nos jours et parmi nous, celui qui nous a engendré à
la mélodie, dont les épanchements et les sources murmurantes ont éveillé
les nôtres comme le bruit des eaux qui s'appellent, celui à qui nous
pouvons dire, de vivant à vivant, et dans un aveu troublé, (_con
vergognosa fronte_), ce que Dante adressait à l'ombre du doux Virgile:

  Or se' lu quel Virgilio, e quella fonte
  Che spande di parlar si largo tiume?
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Vagliami 'l lungo studio e 'l grande amore
  Che m' lian fatto cercar lo tuo volume;
  Tu se' lo mio maestro, e 'l mio autore...,

sans doute il nous est trop charmant de le lui dire, et il ne doit pas
lui être indifférent de l'entendre. Schiller et Goëthe, de nos jours,
présentent le plus haut type de ces incomparables hyménées de génies, de
ces adoptions sacrées et fécondes. Ici tout est simple, tout est vrai,
tout élève. Heureuses de telles amitiés, quand la fatalité humaine, qui
se glisse partout, les respecte jusqu'au terme; quand la mort seule les
délie, et, consumant la plus jeune, la plus dévouée, la plus tendre au
sein de la plus antique, l'y ensevelit dans son plus cher tombeau! A
défaut de ces choix resserrés et éternels, il peut exister de poëte à
poëte une mâle familiarité, à laquelle il est beau d'être admis, et
dont l'impression franche dédommage sans peine des petits attroupements
concertés. On se visite après l'absence, on se retrouve en des lieux
divers, on se serre la main dans la vie; cela procure des jours rares,
des heures de fête, qui ornent par intervalles les souvenirs. Le grand
Byron en usait volontiers de la sorte dans ses liaisons si noblement
menées; et c'est sur ce pied de cordialité libre que Moore, Rogers,
Shelley, pratiquaient l'amitié avec lui. En général, moins les
rencontres entre poètes qui s'aiment ont de but littéraire, plus elles
donnent de vrai bonheur et laissent d'agréables pensées. Il y a bien des
années déjà, Charles Nodier et Victor Hugo en voyage pour la Suisse,
et Lamartine qui les avait reçus au passage dans son château de
Saint-Point, gravissaient, tous les trois ensemble, par un beau soir
d'été, une côte verdoyante d'où la vue planait sur cette riche contrée
de Bourgogne; et, au milieu de l'exubérante nature et du spectacle
immense que recueillait en lui-même le plus jeune, le plus ardent de
ces trois grands poëtes, Lamartine et Nodier, par un retour facile, se
racontaient un coin de leur vie dans un âge ignoré, leurs piquantes
disgrâces, leurs molles erreurs, de ces choses oubliées qui revivent une
dernière fois sous un certain reflet du jour mourant, et qui, l'éclair
évanoui, retombent à jamais dans l'abîme du passé. Voilà sans doute une
rencontre harmonieuse, et comme il en faut peu pour remplir à souhait
et décorer la mémoire; mais il y a loin de ces hasards-là à une soirée
priée à Paris, même quand nos trois poëtes y assisteraient.

Après tout, l'essentiel et durable entretien des poëtes, celui qui ne
leur manque ni ne leur pèse jamais, qui ne perd rien, en se renouvelant,
de sa sérénité idéale ni de sa suave autorité, ils ne doivent pas le
chercher trop au dehors; il leur appartient à eux-mêmes de se le donner.
Milton, vieux, aveugle et sans gloire, se faisant lire Homère ou la
Bible par la douce voix de ses filles, ne se croyait pas seul, et
conversait de longues heures avec les antiques génies. Machiavel nous a
raconté, dans une lettre mémorable, comment après sa journée passée aux
champs, à l'auberge, aux propos vulgaires, le soir tombant, il revenait
à son cabinet, et, dépouillant à la porte son habit villageois couvert
d'ordure et de boue, il s'apprêtait à entrer dignement dans les cours
augustes des hommes de l'antiquité. Ce que le sévère historien a si
hautement compris, le poëte surtout le doit faire; c'est dans
ce recueillement des nuits, dans ce commerce salutaire avec les
impérissables maîtres, qu'il peut retrouver tout ce que les frottements
et la poussière du jour ont enlevé à sa foi native, à sa blancheur
privilégiée. Là il rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les
cinq ou six poëtes souverains dont il est épris; il les interroge, il
les entend; il convoque leur noble et incorruptible école (_la bella
scuola_), dont toutes les réponses le raffermissent contre les disputes
ambiguës des écoles éphémères; il éclaircit, à leur flamme céleste, son
observation des hommes et des choses; il y épure la réalité sentie dans
laquelle il puise, la séparant avec soin de sa portion pesante, inégale
et grossière; et, à force de s'envelopper de _leurs saintes reliques_,
suivant l'expression de Chénier, à force d'être attentif et fidèle à la
propre voix de son coeur, il arrive à créer comme eux selon sa mesure,
et à mériter peut-être que d'autres conversent avec lui un jour.

1831.



CHARLES NODIER[165]

[Note 165: Au moment où cette réimpression (1844) s'achève, la mort,
qui se hâte, nous permet d'y faire entrer ces pages, qui ne sont plus
consacrées à un vivant: _inter Divos habitus_.--(Seulement, pour éviter
la disproportion entre les volumes, on a mis à la fin du tome premier ce
que l'ordre naturel eût fait placer à la fin du second.)]

Le titre de _littérateur_ a quelque chose de vague, et c'est le seul
pourtant qui définisse avec exactitude certains esprits, certains
écrivains. On peut être littérateur, sans être du tout historien, sans
être décidément poëte, sans être romancier par excellence. L'historien
est comme un fonctionnaire officiel et grave, qui suit ou fraye les
grandes routes et tient le centre du pays. Le poëte recherche les
sentiers de traverse le plus souvent; le romancier s'oublie au cercle du
foyer, ou sur le banc du seuil devant, lequel il raconte. Les livres et
les _belles-lettres_ peuvent n'être que fort secondaires pour eux, et
l'historien lui-même, qui s'en passe moins aisément, y voit surtout
l'usage positif et sévère. On peut être littérateur aussi, sans devenir
un érudit critique à proprement parler; le métier et le talent d'érudit
offrent quelque chose de distinct, de précis, de consécutif et de
rigoureux. Un littérateur, dans le sens vague et flottant où je le
laisse, serait au besoin et à plaisir un peu de tout cela, un peu ou
beaucoup, mais par instants et sans rien d'exclusif et d'unique. Le pur
littérateur aime les livres, il aime la poésie, il s'essaye aux romans,
il s'égaye au pastiche, il effleure parfois l'histoire, il grapille
sans cesse à l'érudition; il abonde surtout aux particularités, aux
circonstances des auteurs et de leurs ouvrages; une note à la façon de
Bayle est son triomphe. Il peut vivre au milieu de ces diversités, de
ces trente rayons d'une petite bibliothèque choisie, sans faire un choix
lui-même et en touchant à tout: voilà ses délices. Il y a plus: poëte,
romancier, préfacier, commentateur, biographe, le littérateur est
volontiers à la fois amateur et nécessiteux, libre et commandé; il
obéira maintes fois au libraire, sans cesser d'être aux ordres de sa
propre fantaisie. Cette nécessité qu'il maudit, il l'aime plus qu'il ne
se l'avoue: dans son imprévu, souvent elle lui demande ce qu'il n'eût
pas donné d'une autre manière; elle supplée par accès et fait émulation
en quelque sorte à son imagination même. Sa vie intellectuelle ainsi,
dans sa variété et son recommencement de tous les jours, est le
contraire d'une spécialité, d'une voie droite, d'une chaussée régulière.
Oh! combien je comprends que les parents sages d'autrefois ne
voulussent pas de littérateurs parmi leurs enfants! Les historiens, les
philosophes, les érudits, les linguistes, les _spéciaux_, tous tant
qu'ils sont, encaissés dans leur rainure (en laquelle une fois entrés,
notez-le bien, ils arrivent le plus souvent à l'autre bout par la force
des choses, comme sur un chemin de fer les wagons), tous ces esprits
justement établis sont d'abord assez de l'avis des parents, et
professent eux-mêmes une sorte de dédain pour le littérateur, tel que je
le laisse flotter, et pour ce peu de carrière régulièrement tracée, pour
cette école buissonnière prolongée à travers toutes sortes de sujets et
de livres; jusqu'à ce qu'enfin ce littérateur errant, par la multitude
de ces excursions, l'amas de ses notions accessoires, la flexibilité de
sa plume, la richesse et la fertilité de ses miscellanées, se fasse un
nom, une position, je ne dis pas plus utile, mais plus considérable que
celle des trois quarts des spéciaux; et alors il est une puissance à son
tour, il a cours et crédit devant tous, il est reconnu.

Nul écrivain de nos jours ne saurait mieux prêter à nous définir d'une
manière vivante le littérateur indéfini, comme je l'entends, que ce
riche, aimable et presque insaisissable polygraphe,--Charles Nodier.

Ce qui caractérise précisément son personnage littéraire, c'est de
n'avoir eu aucun parti spécial, de s'être essayé dans tout, de façon
à montrer qu'il aurait pu réussir à tout, de s'être porté sur maints
points à certains moments avec une vivacité extrême, avec une
surexcitation passionnée, et d'avoir été vu presque aussitôt ailleurs,
philologue ici, romanesque là, bibliographe et werthérien, académique
cet autre jour avec effusion et solennité, et le lendemain ou la veille
le plus excentrique ou le plus malicieux des novateurs: un mélange animé
de Gabriel Naudé et de Cazotte, légèrement cadet de René et d'Oberman,
représentant tout à fait en France un essai d'organisation dépaysée de
Byron, de Lewis, d'Hoffmann, Français à travers tout, Comtois d'accent
et de saveur de langage, comme La Monnoye était Bourguignon, mariant le
_Ménagiana_ à _Lara_, curieux à étudier surtout en ce que seul il
semble lier au présent des arrière-fonds et des lointains fuyants de
littérature, donnant la main de Bonneville à M. de Balzac, et de Diderot
à M. Hugo. Bref, son talent, ses oeuvres, sa vie littéraire, c'est
une riche, brillante et innombrable armée, où l'on trouve toutes
les bannières, toutes les belles couleurs, toutes les hardiesses
d'avant-garde et toutes les formes d'aventures;... tout, hormis le
quartier-général.

C'est le quartier-général, en effet, la discipline seule qui de bonne
heure a manqué à ces recrues généreuses et faciles, à ces ardentes
levées de bande qui eurent leur coup de collier chacune, mais qui, trop
vite, la plupart, ont plié. Je me figure une armée en bataille d'avant
Louvois; chaque compagnie s'est déployée sous son chef à sa guise;
chaque capitaine, chaque colonel a étalé son écharpe et sa casaque de
fantaisie. En tout, Nodier a été un peu ainsi; s'il étudie la botanique
ou les insectes,--ces brillants coléoptères à qui sa plume déroba leurs
couleurs,--dans le pli de science où il se joue, c'est à un point de
vue particulier toujours et sans tant s'inquiéter des classifications
générales et des grands systèmes naturels: Jean-Jacques de même en était
à la botanique d'avant Jussieu. Nodier, dans les genres divers qu'il
cultive, s'en tient volontiers à la chimie d'avant Lavoisier, comme il
reviendrait à l'alchimie ou aux vertus occultes d'avant Bacon; après
l'_Encyclopédie_, il croit aux songes; en linguistique, il semble un
contemporain de Court de Gébelin, non pas des Grimm ou des Humboldt.
C'est toujours ce corps d'armée d'avant le grand ordonnateur Louvois.

On dirait que dans sa destinée prodigue, dans cette vocation mobile
qui aime à s'épandre hors du centre, il se reflète quelque chose de
la destinée de sa province elle-même, si tard réunie. Il y a en lui,
littérairement parlant, du Comtois d'avant la réunion, du fédéraliste
girondin.

A qui la faute? et est-ce une faute en ces temps de révolution et de
coupures si fréquentes? Qu'on songe à la date de sa naissance. Nous
aurons à rappeler tout à l'heure les impressions de son enfance précoce,
les orages de son adolescence émancipée, cette vie de frontière aux
lisières des monts, aux années d'émigration et d'anarchie, entre le
Directoire expirant et l'Empire qui n'était pas né; car c'est bien alors
que son imagination a pris son pli ineffaçable, et que l'idéal en lui à
grands traits hasardeux, s'est formé. L'honneur de Nodier dans l'avenir
consistera, quoi qu'il en soit, à représenter à merveille cette époque
convulsive où il fut jeté, cette génération littéraire, adolescente
au Consulat, coupée par l'Empire, assez jeune encore au début de
la Restauration, mais qui eut toujours pour devise une sorte de
contre-temps historique: ou _trop tôt ou trop tard!_

_Trop tôt_; car si elle eût tardé jusqu'à la Restauration, si elle eût
débuté fraîchement à l'origine, elle aurait eu quinze années de pleine
liberté et d'ouverte carrière à courir tout d'une haleine.--_Trop tard_;
car si elle se fût produite aussi bien vers 1780, si elle fût entrée en
scène le lendemain de Jean-Jacques, elle aurait eu chance de se faire
virile en ces dix années, de prendre rang et consistance avant les
orages de 89.

Mais, dans l'un ou dans l'autre cas, elle n'aurait plus été elle-même,
c'est-à-dire une génération poétique jetée de côté et interceptée par un
char de guerre, une génération vouée à des instincts qu'exaltèrent et
réprimèrent à l'instant les choses, et dont les rares individus parurent
d'abord marqués au front d'un pâle éclair égaré. _Hélas! nous aurions
pu être!_ a dit l'aimable miss Landon dans un refrain mélancolique,
récemment cité par M. Chasles. C'est la devise de presque toutes les
existences. Seulement ici, de ces existences littéraires d'alors qui ont
manqué et qui _auraient pu être_, il en est une qui a surgi, qui,
malgré tout, a brillé, qui, sans y songer, a hérité à la longue de ces
infortunes des autres et des siennes propres, qui les résume en soi avec
éclat et charme, qui en est aujourd'hui en un mot le type visible et
subsistant. Cela fait aussi une gloire.

J'insiste encore, car, pour le littérateur, c'est tout si on le peut
rattacher à un vrai moment social, si on peut sceller à jamais son nom à
un anneau quelconque de cette grande chaîne de l'histoire. Quelle fut,
à les prendre dans leur ensemble, la direction principale et historique
des générations qui arrivaient à la virilité en 89, et de celles qui
y atteignaient vers 1803? Pour les unes, la politique, la liberté, la
tribune; pour les autres, l'administration ou la guerre. De sorte
qu'on peut dire, en abrégeant, que les générations politiques et
révolutionnaires de 89 eurent pour mot d'ordre _le droit_, et que les
générations obéissantes et militaires de l'Empire eurent pour mot
d'ordre _le devoir_. Or, nos générations, à nous, romanesques et
poétiques, n'ont guère eu pour mot d'ordre que _la fantaisie_.

Mais que devinrent les éclaireurs avancés, les enfants perdus de nos
générations encore lointaines, lorsque, s'ébattant aux dernières soirées
du Directoire, essayant leur premier essor aux jeunes soleils du
Consulat, et croyant déjà à la plénitude de leur printemps, ils furent
pris par l'Empire, séparés par lui de leur avenir espéré, et enfermés
de toutes parts un matin en un horizon de fer comme dans le cercle de
Popilius? Ce fut un vrai cri de rage[166].

[Note 166: On peut lire dans _les Méditations du Cloître_, qui font
suite au _Peintre de Saltzbourg_, le paragraphe qui commence ainsi:
«Voilà une génération tout entière, etc., etc.»]

Deux seuls grands esprits souvent cités résistèrent à cet Empire et lui
tinrent tête, M. de Chateaubriand et madame de Staël. Mais remarquez
bien qu'ils étaient très au complet, et comme en armes, quand il
survint. M. de Chateaubriand se faisait déjà homme en 89; dix ans
d'exil, d'émigration et de solitude achevèrent de le tremper. Madame de
Staël, de même, ne put être supprimée par l'Empire, auquel elle était
antérieure de position prise et de renommée fondée. Nés dix ou quinze
ans plus tard, et s'ils n'avaient eu que dix-sept ans en 1800, ces deux
chefs de la pensée eussent-ils fait tête aussi fermement à l'assaut? Du
moins, on l'avouera, les difficultés pour eux eussent été tout autres.

Il faut en tenir compte au brillant, aimable et intermédiaire génie dont
nous parlons. Charles-Emmanuel Nodier doit être né à Besançon le 29
avril 1780, si tant est qu'il s'en souvienne rigoureusement lui-même;
le contrariant Quérard le fait naître en 1783 seulement; Weiss, son ami
d'enfance, le suppose né en 1781. Ce point initial n'est donc pas encore
parfaitement éclairci, et je le livre aux élucubrations des Mathanasius
futurs. Son père, avocat distingué, avait été de l'Oratoire et avait
professé la rhétorique à Lyon. Il fut le premier et longtemps l'unique
maître de ce fils adoré (fils naturel, je le crois), dont l'éducation
ainsi resta presque entièrement privée et qui ne parut au collège que
dans les classes supérieures. Le jeune Nodier suivit pourtant à Besançon
les cours de l'École centrale et fut élève de M. Ordinaire, de M. Droz.
Ses relations avec le moine Schneider, telles qu'il s'est plu à nous
les peindre, ne sont-elles pas une réflexion fort élargie, une pure
réfraction du souvenir à distance au sein d'une vaste et mobile
imagination? Nous nous garderions bien, quand nous le pourrions, de
chercher à suivre le réel biographique dans ce qui est surtout vrai
comme impression et comme peinture, et d'y décolorer à plaisir ce que le
charmant auteur a si richement fondu et déployé. Ce que nous demandons
à l'enfance et à la jeunesse de Nodier, c'est moins une suite de faits
positifs et d'incidents sans importance que ses émotions mêmes et ses
songes; or, de sa part, les souvenirs légèrement _romancés_ nous les
rendent d'autant mieux.

Les premiers sentiments du jeune Nodier le poussèrent tout à fait dans
le sens de la Révolution. Son père fut le second maire constitutionnel
de Besançon; M. Ordinaire avait été le premier. L'enfant, dès onze ou
douze ans, prononçait des discours au club. Une députation de ce club de
Besançon alla rendre visite au général Pichegru qui avait repoussé les
Autrichiens, du côté de Strasbourg: l'enfant fut de la partie; deux
commissaires le demandèrent à son père: «Donnez-nous-le, nous le ferons
voyager!» Pichegru lui fit accueil et l'assit même sur ses genoux, car
l'enfant, très-jeune, était de plus très-mince et petit, il n'a grandi
que tard. Il passa ainsi trois ou quatre jours au quartier-général et
partagea le lit d'un aide de camp. Cette excursion fut féconde pour sa
jeune âme; mille tableaux s'y gravèrent, mille couleurs la remplirent.
Il put dire avec orgueil: Pichegru m'a aimé. Mais lorsqu'ensuite, dans
son culte enthousiaste, il s'obstina jusqu'au bout à parler de Pichegru
comme d'une pure victime, comme d'un bon Français et d'un loyal
défenseur du sol, il fut moins fidèle à l'information de l'histoire qu'à
la reconnaissance et au pieux désir.

Pendant la Terreur probablement, un M. Girod de Chantrans, ancien
officier du génie, forcé de quitter Besançon par suite du décret qui
interdisait aux ci-devant nobles le séjour dans les places de guerre,
alla habiter Novilars, château à deux lieues de là; il emmena le jeune
Nodier avec lui. C'était un savant, un sage, une espèce de Linné
bisontin. Il donna à l'enfant des leçons de mathématiques et d'histoire
naturelle, mais l'élève ne mordit qu'à cette dernière. C'est là qu'il
commença ses études entomologiques, ses collections, s'attachant aux
coléoptères particulièrement: il y acquit des connaissances réelles,
découvrit l'organe de l'ouïe chez les insectes: une dissertation publiée
à Besançon en l'an VI (1798) en fait foi. M. Duméril confirma depuis
cette opinion, ou même, selon son jeune et jaloux devancier, s'en
empara: il y eut réclamation dans les journaux[167]. Dès ce temps, Nodier
avait commencé un poëme sur les charmants objets de ses études; on
en citait de jolis vers que quelques mémoires, en le voulant bien,
retrouveraient peut-être encore. Je n'ai pu saisir que les deux
premiers:

  Hôtes légers des bois, compagnons des beaux jours,
  Je dirai vos travaux, vos plaisirs, vos amours...

[Note 167: On peut voir dans la _Décade_, 3e trimestre de l'an XII, p.
377, une lettre de Charles Nodier, de laquelle il résulte cependant que
M. Duméril, loin de s'emparer de l'observation de son devancier, l'avait
négligée et n'en avait pas tenu compte. L'exactitude est bien difficile
à obtenir, en tout ce qui concerne Charles Nodier,--surtout si l'on a
causé avec lui.]

Mais qu'est-il besoin de poëme? ne l'avons-nous pas dans _Séraphine_,
aussi vif, aussi frais, aussi matinal et diapré que les ailes de ces
papillons sans nombre que l'auteur décrit amoureusement et qu'il étale?
Quand on est poëte, quand la lumière se joue dans l'atmosphère sereine
de l'esprit ou en colore à son gré les transparentes vapeurs, il n'est
que mieux d'attendre pour peindre, de laisser la distance se faire, les
rayons et les ombres s'incliner, les horizons se dorer et s'amollir.
Tous ces _Souvenirs_ enchanteurs de Nodier, qui commencent par
_Séraphine_, ont pour muse et pour fée, non pas le _Souvenir_ même,
beaucoup trop précis et trop distinct, mais l'adorable _Réminiscence_.
C'est bien important, à propos de Nodier, de poser dès l'abord en quoi
la réminiscence diffère du souvenir. Un amant disait à sa maîtresse
qui brûlait chaque fois les lettres reçues, et qui pourtant s'en
ressouvenait mieux:

  Au lieu d'un froid tiroir où dort le souvenir,
  J'aime bien mieux ce coeur qui veut tout retenir,
  Qui dans sa vigilance à lui seul se confie,
  Recueille, en me lisant, des mots qu'il vivifie,
  Les mêle à son désir, les plie en mille tours,
  Incessamment les change et s'en souvient toujours.
  Abus délicieux! confusion charmante!
  Passé qui s'embellit de lui-même et s'augmente!
  Forêt dont le mystère invite et fait songer,
  Où la Réminiscence, ainsi qu'un faon léger,
  T'attire sur sa trace au milieu d'avenues
  Nouvelles a tes yeux et non pas inconnues!

C'est ce faon léger des lointains mystérieux, ce daim à demi fuyant de
l'Égérie secrète, que dans ses inspirations les plus heureuses Nodier
vieillissant a suivi.

Au retour de Novilars, il fréquenta à Besançon les cours de l'École
centrale; dès 1797, il était adjoint au bibliothécaire de la ville,
avec de petits appointements qui lui permirent quelque indépendance.
Jusqu'alors il avait été plutôt timide et d'une allure toute poétique;
il commença de s'émanciper, et ces vives années de son adolescence
purent paraître très-dissipées et très-oisives. Son père l'aurait voulu
avocat; il suivit le droit à Besançon, mais inexactement et sans fruit.
A cette époque il en était déjà aux romans, soit à les pratiquer, soit à
les écrire. L'influence de _Werther_ fut très-grande sur lui et l'exalta
singulièrement. La mode y poussait; le plus flatteur triomphe d'un
jeune-France en ce temps-là consistait à obtenir des parents de porter
l'habit bleu de ciel et la culotte jaune de Werther. Dans ces premiers
accès d'enthousiasme germanique, Nodier ne savait que fort peu
l'allemand; il lisait plus directement Shakspeare; mais il avait
pour ainsi dire le don des langues; il les déchiffrait très-vite et
d'instinct, et en général il sait tout comme par réminiscence. Rien
d'étonnant que, comme toutes les réminiscences, ses connaissances,
d'autant plus ingénieuses, soient parfois un peu hasardées.

Il se trouva impliqué en 1799 (an vu) dans quelque petite échauffourée
politique. Il s'agissait d'_un complot contre la sûreté de l'État_.
Condamné d'abord par contumace, il fut ensuite acquitté à la majorité
d'une voix, le 10 fructidor an VII. Il avait perdu sa place de
bibliothécaire-adjoint; son père l'envoya à Paris (vers 1800) pour y
continuer ses études interrompues; il y porta des romans déjà faits, et
y contracta de nouvelles liaisons politiques. Après un premier séjour
à Paris, il fut rappelé à Besançon; c'était l'époque où les émigrés
commençaient à rentrer; il se lia avec ceux d'entre eux qui étaient
encore jeunes, et tourna au royalisme en combinant ses nouvelles
affections avec les anciennes. Revenu à Paris à l'époque où Bonaparte
consul visait de près à l'empire, il y fit _la Napoléone_ (1802), encore
plus républicaine que royaliste: le dernier vers y salue _l'échafaud de
Sidney_. Il publia presque en même temps le petit roman des _Proscrits_,
et, dans un genre fort différent, une _Bibliographie entomologique_;
il avait écrit des articles dans un journal d'opposition intitulé _le
Citoyen français_, qui paraissait pendant la première année du Consulat.
Il avait déjà fait imprimer à Besançon, en 1801, et tirer à vingt-cinq
exemplaires _Quelques Pensées de Shakspeare_, avec cette épigraphe de
Bonneville:

  Génie agreste et pur qu'ils traitent de barbare.

En quittant chaque fois Besançon, Nodier y laissait un ami qu'il
revoyait toujours ensuite avec bonheur, qu'il émerveillait de ses
nouveaux récits, au coeur de qui il gravait comme sur l'écorce du hêtre
les chiffres du moment, et que quarante années écoulées depuis lors
n'ont pas arraché du même lieu. Weiss, cet ami d'enfance, bibliographe
comme Nodier, et, qui plus est, homme d'imagination comme lui, l'un des
derniers de cette franche et docte race provinciale à la façon du XVIe
siècle, héritier direct des Grosley et des Boisot, l'excellent Weiss est
resté dans sa ville natale comme un exemplaire déposé de la vie première
et de l'âme de son ami, un exemplaire sans les arabesques et les
dorures, mais avec les corrections à la main, avec les marges entières
précieuses, et ce qu'on appelle en bibliographie les _témoins_. Qui donc
n'a pas ainsi quelqu'un de ces amis purs et fidèles qui est resté
au toit quand nous l'avons déserté, le pigeon casanier qui garde la
tourelle? mais l'autre souvent ne revient pas. C'est le tome premier de
nous-même, et celui presque toujours qui nous représente le mieux. Pour
savoir le Nodier d'alors, c'est bien moins le Nodier d'aujourd'hui, trop
lassé de s'entendre, qu'il eût fallu interroger, que le témoin mémoratif
et glorieux d'un tel ami, lorsque dans la belle promenade de Chamars, si
pleine de souvenirs (avant que le Génie militaire eût gâté Chamars), il
s'épanchait en abondants et naïfs récits, et faisait revivre sous les
grands feuillages d'automne les confidences des printemps d'autrefois,
désespoirs ardents, philtres mortels, consolations promptes, complots,
terreurs crédules, fuites errantes, une fenêtre escaladée, les années
légères.

Je me représente Nodier à ces heures de jeunesse, lorsque, superbe et
puissant d'espérance, ou, ce qui revient au même, prodigue de désespoir,
il partit pour Paris du pied de sa montagne comme pour une conquête. Il
n'était pas tel que nous le voyons aujourd'hui lorsqu'à pas lents, un
peu voûté et comme affaissé, il s'achemine tous les jours régulièrement
par les quais jusque chez Crozet et Techener, ou devers l'Académie les
jours de séance, _afin que cela l'amuse_, comme dirait La Fontaine.
«Vous l'avez rencontré cent fois, vous l'avez coudoyé, dit un spirituel
critique, qui en cette occasion est peintre[168], et sans savoir pourquoi
vous avez remarqué sa figure anguleuse et grave, son pas incertain et
aventureux, _son oeil vif et las_, sa démarche fantasque et pensive.»
Prenez garde pourtant, attendez: il y a de la vigueur encore
sommeillante sous cette immense lassitude, il survient de singuliers
réveils dans cette langueur. Un jour que je le rencontrais ainsi
dans une de ces cours de l'Institut que les profanes traversent
irrévérencieusement pour raccourcir leur chemin, comme on traverse
une église,--un jour que je le rencontrais donc, et qu'arrivé tout
fraîchement moi-même de sa Franche-Comté et de son Jura, je lui en
rappelais avec feu quelques grands sites, il m'écoutait en souriant;
mais j'avais cherché vainement le nom de _Cerdon_ pour le rattacher à
cette haute et austère entrée dans la montagne après Pont-d'Ain: ce nom
de _Cerdon_, que je ne retrouvais pas et que je balbutiais inexactement,
avait dérouté à lui-même sa mémoire, et nous avions tourné autour,
sachant au juste de quel lieu il s'agissait, mais sans le bien dénommer.
Il m'avait quitté, il était loin, lorsque du fond de la seconde cour,
et du seuil même de l'illustre _portique_, un cri, un accent net et
vibrant, le mot de _Cerdon_, qui lui était revenu, et qu'il me lançait
avec une joie fière en se retournant, m'arriva comme un rappel sonore
du pâtre matinal aux échos de la montagne: le Nodier jeune et puissant
était retrouvé!

[Note 168: _Portraits littéraires_, par M. Planche.]

Les soirs même de dimanche, en cet _Arsenal_ toujours gracieux et
embelli, s'il s'oublie quelquefois, comme par mégarde, à causer et à
rajeunir, si, debout à la cheminée, il s'engage en un attachant récit
qui ne va plus cesser, à mesure que sa parole élégante et flexible se
déroule, écoutez, assistez! Voyez-vous cette organisation puissante qui
a faibli, comme elle se rehausse aux souvenirs! l'oeil s'éclaire, la
voix monte, le geste lui-même, à peine sorti de sa longue indolence, est
éloquent. Je me figure un Vergniaud qui cause.

Dans le Nodier d'aujourd'hui, à travers la fatigue, il y a encore, par
accès, du montagnard élancé à haute et large poitrine, de même que dans
celui d'autrefois et jusqu'en sa pleine force, on dut entrevoir toujours
quelque chose de ce qui a promptement fléchi. Les Francs-Comtois
transplantés ne sont-ils pas volontiers comme cela[169]?

[Note 169: Jouffroy, par exemple.]

Quoi qu'il en soit, lui, il était tel lorsque ses premiers séjours à
Paris agrandirent sous ses pas bondissants le cercle des aventures.
J'ajourne pour un instant les échappées politiques: littérairement on le
possède dès ce moment-là, d'une manière complète et circonstanciée, dans
quelques petits ouvrages de lui qui furent conçus sous ces coups de
soleil ardents, sous ces premières lunes sanglantes et bizarres.

_Le Peintre de Saltzbourg_, journal des émotions d'un coeur souffrant,
suivi des _Méditations du Cloître_, 1803.

_Le dernier Chapitre de mon Roman_, 1803.

_Essais d'un jeune Barde_, 1804.

_Les Tristes_, ou _Mélanges tirés des tablettes d'un Suicide_, 1806.
J'y ajouterais le roman intitulé _les Proscrits_, si on pouvait se le
procurer[170]; mais j'y joins celui d'_Adèle_, qui, publié beaucoup plus
tard, remonte pour la première idée et l'ébauche de la composition à ces
années de prélude. En relisant ces divers écrits, en tâchant, s'il se
peut, pour les _Essais d'un jeune Barde_ et pour _les Tristes_, de
ressaisir l'édition originale (car dans les volumes des _oeuvres
complètes_ la physionomie particulière de ces petits recueils s'est
perdue et comme fondue), on surprend à merveille les affinités
sentimentales et poétiques de Nodier dans leurs origines.

[Note 170: On le peut assez aisément, car il a été réimprimé en 1820
(_Stella_ ou _les Proscrits_). L'auteur l'a rejeté depuis avec raison,
comme trop juvénile et peu digne de ses _Oeuvres complètes_. Les autres
ouvrages dont je parle en dispensent.]

Il est d'avant _René_, bien qu'il n'éclate qu'un peu après et à côté. Il
n'a pas non plus besoin d'_Oberman_ pour naître, bien qu'il le lise de
bonne heure et qu'il l'admire aussitôt; mais si Oberman et René sont
pour lui des frères aînés et plus mûris, ce ne sont pas ses parents
directs, ses pères. Nodier, au début, se rattache plus directement à
Saint-Preux, mais à Saint-Preux germanisé, vaporisé, werthérisé. Il a lu
aussi _les dernières Aventures du jeune d'Olban_, publiées en 1777, et
il s'en ressent d'une manière sensible. Mais qu'est-ce, me dira-t-on,
que _les Aventures du jeune d'Olban_? Avant 89, il y avait en France un
très-réel commencement de romantisme, une veine assez grossissante dont
on est tout surpris à l'examiner de près: les drames de Diderot, de
Mercier, les traductions et les préfaces de Le Tourneur, celles de
Bonneville. Tout un jeune public, contre lequel tonnait La Harpe, y
répondait: on a vu ailleurs que M. Joubert, l'ami de Fontanes, en était.
Or Ramond, depuis membre grave des assemblées politiques, de l'Académie
des Sciences, et historien si éminent des Pyrénées, Ramond jeune,
nourri dans Strasbourg, sa patrie, des premiers sucs de la littérature
allemande mûrissante, en fut légèrement enivré. Séjournant en Suisse et
dans une sorte d'exil commandé, à ce qu'il semble, par quelque passion
malheureuse, il publia à Verdun, en 1777, _les Aventures du jeune
d'Olban_ qui finissent à la Werther par un coup de pistolet, et l'année
suivante il publia encore, dans la même ville, un volume d'Élégies
alsaciennes de plus de sentiment et d'exaltation que d'harmonie et de
facture; on y lit cette rustique approbation signée du bailli du lieu:
_Permis d'imprimer les Élégies ci-devant_. Nodier, à la veille du
_Peintre de Saltzbourg_, se ressouvenait du roman de Ramond [171], il
ajouta même à son _Peintre_, par manière d'épilogue, une pièce intitulée
_le Suicide et les Pèlerins_, qui n'est qu'une mise en vers du dernier
chapitre en prose de _d'Olban_. Comme talent d'écrire (bien que Ramond
en ait montré dans ses autres ouvrages), il n'y a pas de comparaison à
faire entre _le Peintre de Saltzbourg_ et le roman alsacien; mais c'est
le même fonds de sentimentalité.

[Note 171: Il a poussé la complaisance et la longanimité du souvenir
jusqu'à donner une édition des _Aventures de d'Olban_, avec notice,
1829, chez Techener.]

Les _Essais d'un jeune Barde_ sont dédiés par Nodier à Nicolas
Bonneville; c'est à lui surtout, à ses _âpres et sauvages, mais fières
et vigoureuses_ traductions, comme il les appelle, qu'il avait dû d'être
initié au théâtre allemand. Bonneville avait débuté jeune par des
poésies originales où l'on remarque de la verve; ensuite il s'était
livré au travail de traducteur. Vers 1786, en tête d'un _Choix de petits
romans imités de l'allemand_, il avait mis pour son compte une préface
où il pousse le cri famélique et orgueilleux des génies méconnus. Il n'y
manque pas l'exemple de Chatterton, qu'il raconte et étale avec vigueur.
Il est l'un des premiers qui aient commencé d'entonner cette lugubre
et emphatique complainte qui n'a fait que grossir depuis, et dont
l'opiniâtre refrain revient à redire: _Admire-moi, ou je me tue!_ La
Révolution le dispersa violemment hors de la littérature[172]. Voilà bien
quelques-uns des précurseurs parmi cette génération werthérienne d'avant
89, dont fut encore Granville, aussi décousu, plus malheureux que
Bonneville, et qui semble lui disputer un pan de ce manteau superbe et
quelque peu troué qui se déchira tout à fait entre ses mains. Granville,
auteur du _Dernier Homme_, poëme en prose dont Nodier s'est fait depuis
l'éditeur, et que M. Creusé de Lesser a rimé, Granville, atteint comme
Gilbert d'une fièvre chaude, se noya le 1er février 1805 à Amiens, dans
le canal de la Somme, qui coulait au pied de son jardin.

[Note 172: Voir sur Bonneville le portrait qu'en trace Nodier dans
_les Prisons de Paris sous le Consulat_, chap. I, et la note VIII du
_Dernier Banquet des Girondins_.]

Je demande pardon de remuer de si tristes frénésies; mais il le faut,
puisque c'est de la généalogie littéraire. Remarquez que le secret
du malheur de ces écrivains tourmentés est en grande partie dans la
disproportion de l'effort avec le talent. Car de _talent_, à proprement
parler, c'est-à-dire de pouvoir créateur, de faculté expressive, de mise
en oeuvre heureuse, ils n'en avaient que peu; ils n'ont laissé que des
lambeaux aussi déchirés que leur vie, des canevas informes que les
imaginations enthousiastes ont eu besoin de revêtir de couleurs
complaisantes, de leurs propres couleurs à elles, pour les admirer.

Ce fut sans doute un malheur de Nodier au début, que de Se prendre de
ce côté, et de se trouver engagé par je ne sais quelle fascination
irrésistible vers ces faux et troublants modèles. Je conçois et j'admets
qu'à l'entrée de la vie, les premières affections, même littéraires, ne
soient pas dans chacun celles de tous. Dans sa jolie nouvelle de _la
Neuvaine de la Chandeleur_, Nodier en commençant explique très-bien
comme quoi il n'y a de véritable enfance qu'au village, ou du moins en
province, dans des coins à part, bien loin des rendez-vous des capitales
et de la rue Saint-Honoré. De même en littérature, en poésie, les
premières impressions, et souvent les plus vraies et les plus tendres,
s'attachent à des oeuvres de peu de renom et de contestable valeur, mais
qui nous ont touché un matin par quelque coin pénétrant, comme le son
d'une certaine cloche, comme un nid imprévu au rebord d'un buisson,
_comme le jeu d'un rayon de soleil sur la ferblanterie d'un petit toit
solitaire_. Ainsi l'_Estelle_ de Florian ou la _Lina_ de Droz, les
_Fragments_ de Ballanche ou les _Nuits Élyséennes_ de Gleizes, peuvent
toucher un coeur adolescent autant et bien plus qu'une Iliade. Même
plus tard, on pourrait, comme faible secret, et en ne l'avouant jamais,
préférer _Valérie_ à Sophocle; on peut, et en l'avouant, préférer le
_Lac_ des _Méditations_ à _Phèdre_ elle-même. Dans l'enfance donc et
dans l'adolescence encore, rien de mieux littérairement, poétiquement,
que de se plaire, durant les récréations du coeur, à quelques sentiers
favoris, hors des grands chemins, auxquels il faut bien pourtant, tôt ou
tard, se rallier et aboutir. Mais ces grands chemins, c'est-à-dire les
admirations légitimes et consacrées, à mesure qu'on avance, on ne les
évite pas impunément; tout ce qui compte y a passé, et l'on y doit
passer à son tour: ce sont les voies sacrées qui mènent à la Ville
éternelle, au rendez-vous universel de la gloire et de l'estime humaine.
Nodier, si fait pour pratiquer ces voies et pour les suivre, et qui,
jeune, en savait mieux que les noms, ne les hanta, pour ainsi parler,
qu'à la traverse, et ne s'y enfonça à aucun moment en droiture. Je ne
sais quelle fatalité de destinée ou quel tourbillon romanesque, du
_Peintre de Saltzbourg_ à _Jean Sbogar_, le jeta toujours par les
précipices ou sur les lisières, à droite ou à gauche de ces grandes
lignes où convergent en définitive les seules et vraies figures du poëme
humain comme de l'histoire. Par un généreux mais décevant instinct, il
s'en alla accoster d'emblée, en littérature comme en politique, ceux
surtout qui étaient dehors et qui lui parurent immolés, Bonneville ou
Granville, comme Oudet et Pichegru.

Et plus tard, tout à fait mûr et le plus ingénieux des sceptiques, ne
voudra-t-il pas réhabiliter Cyrano? il appellera Perrault un autre
Homère.

Jeune, deux choses entre autres le sauvèrent et permirent qu'à la fin,
arrivé à son tour, reposé ou du moins assis, et comptant devant lui les
débris amassés, il se fît une richesse. Et d'abord, si sincère qu'il se
montrât dans le transport d'expression de ses douleurs juvéniles, il
était trop poëte pour que son imagination, à certains moments, ne les
lui exagérât point beaucoup, et, à d'autres moments aussi, ne les
vint pas distraire et presque guérir. Sa sensibilité, tempérée par la
fantaisie, ne prenait pas le malheur dans un sérieux aussi continu que
de loin on pourrait le croire. Et par exemple, en ce temps même du
_Peintre de Saltzbourg_, il écrivait _le dernier Chapitre de mon Roman_,
réminiscence très-égayée d'une génération légère qui avait eu, comme il
l'a très-bien dit, _Faublas_ pour _Télémaque_. J'aime peu à tous égards
ce _dernier Chapitre_, si spirituel qu'il soit; il rappelle trop son
modèle par des côtés non-seulement scabreux, mais un peu vulgaires. Je
ne sais en ce genre-là de vraiment délicat que le petit conte: _Point
de Lendemain_, de Denon, qu'on peut citer sans danger, puisqu'on ne
trouvera nulle part à le lire[173]. Mais dans ce _dernier Chapitre_, la
mélancolie était raillée, et il y était fait justice des Werthers à la
mode, de façon à rassurer contre les autres écrits de l'auteur lui-même.
Il ne manque souvent à l'ardeur fiévreuse de la jeunesse et à ces
fumeuses exaltations de tête, qu'une soupape de sûreté qui empêche
l'explosion et rétablisse de temps en temps l'équilibre: _le dernier
Chapitre de mon Roman_ prouverait qu'ici, dès l'origine, cette espèce de
garantie était trouvée.

[Note 173: Paris, 1812, Didot l'aîné: tiré à très peu d'exemplaires.]

Mais ce qui sauva surtout Nodier et le lira hors de pair d'entre tous
ces faux modèles secondaires auxquels il faisait trop d'honneur en s'y
attachant, et qui ne devaient bientôt plus vivre que par lui, c'est tout
simplement le talent, le don, le jeu d'écrire, la faculté et le bonheur
d'exprimer et de peindre, une plume riche, facile, gracieuse et vraiment
charmante, et le plaisir qu'il y a, quand on en est maître, à laisser
courir tout cela.

On peut se donner l'agrément, et j'y invite, de lire dans _Trilby_, dès
la troisième ou quatrième page, une certaine phrase infinie qui commence
par ces mots: «Quand Jeannie, de retour du lac...» Jamais ruban
soyeux fut-il plus flexueusement dévidé, jamais soupir de lutin
plus amoureusement filé, jamais fil blanc de _bonne Vierge_ plus
incroyablement affiné et allongé sous les doigts d'une reine Mab? Eh
bien! quand on est destiné à écrire cette phrase-là, ou celles encore de
la magique danse des castagnettes dans _Inès de las Sierras_, on éprouve
trop de dédommagement secret à décrire même ses erreurs, même ses
désespoirs, pour ne pas devoir leur échapper bientôt et leur survivre.

Nodier écrivain, s'il faut le définir, c'est proprement un _Arioste_ de
la phrase. Or, si Werther qu'on semble au début, quand je ne sais quel
Arioste est dessous, j'ai bon espoir, on en revient.

Ces fines qualités de style se présageaient déjà vivement dans _le
Peintre de Saltzbourg_, qui n'a plus guère conservé d'intérêt que par
là. A travers le chimérique de l'action, le vague et l'exalté des
caractères, on y peut relever quelques tableaux de nature qui
rappelaient alors les touches encore récentes de Bernardin de
Saint-Pierre, et qui supposaient le voisinage prochain de Chateaubriand
et d'Oberman. Nodier, grand _styliste_ prédestiné, a de bonne heure
excellé à revêtir les formes et les teintes d'alentour: une de ses
images favorites est celle de la _pierre de Bologne_, qui garde, dit-on,
quelque temps les rayons dont elle a été pénétrée. _Le Peintre de
Saltzbourg_ avait de plus, sur quelques points de sa palette, ses rayons
à lui. On distinguera cette belle page sur l'hiver, datée du 10 octobre:
«Oui, je le répète, l'hiver dans toute son indigence, l'hiver avec
ses astres pâles et ses phénomènes désastreux, me promet plus de
ravissements que l'orgueilleuse profusion des beaux jours...» Si cette
page se fût trouvée aussi bien dans l'_Émile_ ou dans le _Génie du
Christianisme_, elle aurait été mainte fois citée. Je note encore une
admirable description du matin (14 septembre), qui se termine par ces
traits de maître: «... Chaque heure qui s'approche amène d'autres
scènes. Quelquefois, un seul coup de vent suffit pour tout changer.
Toutes les forêts s'inclinent, tous les saules blanchissent, tous les
ruisseaux se rident, et tous les échos soupirent.»

De plus en plus, en avançant, le style de Nodier, avec une grâce et
une souplesse qui ne seront qu'à lui et qui composeront son caractère,
atteindra à peindre de la sorte les mouvements prompts, les reflets
soudains, les chatoiements infinis de la verdure et des eaux, moins sans
doute, dans toute scène, les grands traits saillants et simples
qu'une multitude de surfaces nuancées et d'intervalles qui semblaient
indéfinissables et qu'il exprime. Ainsi, dans _Jean Sbogar_, sa plume
saisira le vol des goëlands qui s'élèvent à perte de vue et redescendent
_en roulant sur eux-mêmes, comme le fuseau d'une bergère échappé à sa
main_[174]. Ainsi, à un autre endroit, il prolongera dans le sable fin et
mobile de la plage les ondulations vagues qui bercent la voiture et le
rêve d'Antonia[175]. Son mouvement de style, aux places heureuses, est
tout à fait tel, parfois rapide et plus souvent bercé.

[Note 174: Chap. IV.]

[Note 175: Chap. V.]

Le roman d'_Adèle_, que je rapporte à cette première époque de Nodier,
s'ouvre avec intérêt et vie: il y a du soleil. Le monde rentrant des
émigrés en province y est assez fidèlement rendu. Les déclamations même
sur la noblesse, sur les inégalités sociales, sur les sciences, ces
traces présentes de Jean-Jacques, deviennent des traits assez vrais du
moment. Bien des pages y sont délicieuses de simplicité et de fraîcheur:
celle, par exemple, à la date du 17 avril, sur les fleurs préférées et
les souvenirs qui s'y rattachent, On y voit déjà ce choix de l'_ancolie_
qui en fait la fleur de Nodier, comme la _pervenche_ est celle de
Rousseau[176]. A la date du 8 juin, je note un doux projet d'Éden, un
rêve adolescent de chaumière; et puis (8 mai) l'ascension à la Dôle, le
_Chalet des Faucilles_, ce joli nid à romans qu'on appelle pays de Vaud,
et l'éblouissante splendeur des monts d'au delà, de laquelle on peut
rapprocher encore, dans la nouvelle d'_Amélie_, la plus flottante
description de brume automnale et matinale au bord du lac de Neuchâtel;
car c'est le triomphe de cette plume amusée d'avoir à dérouler ainsi des
réseaux tour à tour scintillants ou Vaporeux.

[Note 176: Aimé De Loy, poëte franc-comtois des plus errants et des
plus naufragés, mais dont l'amitié vient de recueillir les débris sous
le titre de _Feuilles aux Vents_, a dit quelque part, en célébrant une
de ses riantes stations passagères:

  J'y cultive, au pied d'un coteau,
  La fleur de Nodier, l'ancolie,
  Si chère à la mélancolie,
  Et la pervenche de Rousseau.]

Après cela, malgré les grâces courantes, les longs rubans flexibles et
les méandres de mots, les caractères, dans ce petit roman d'_Adèle_,
laissent fortement à désirer. Adèle n'est pas une vraie femme de
chambre, ce qu'il faudrait pour que la donnée eût toute sa hardiesse
originale; elle n'est qu'une demoiselle déclassée et méconnue. Maugis ne
diffère en rien du pur traître des vieux romans de chevalerie ou de ceux
de l'éternel mélodrame. La conduite de Gaston et des autres manque tout
à fait d'une certaine faculté de justesse et de raisonnement qui n'est
jamais tellement absente dans la vie. Ce ne sont que personnages qui
croient, se détrompent, s'exaltent encore, ne vérifient rien, et se
jettent par une fenêtre ou se cassent d'autre façon la tête, un peu
comme dans les romans de l'abbé Prévost, mais d'un abbé Prévost piqué de
Werther. Chez l'abbé Prévost ils s'évanouissaient simplement, ici ils se
tuent.

_Les Tristes_, écrits dans des quarts d'heure de vie errante, ne sont
qu'un recueil de différentes petites pièces (prose ou vers), originales
ou imitées de l'allemand, de l'anglais, et qui sentent le lecteur
familier d'Ossian et d'Young, le mélancolique glaneur dans tous les
champs de la tombe. Toujours mêmes couleurs éparses, mêmes complaintes
égarées, même affreuse catastrophe, _L'inconnu_, auteur supposé des
_Tristes_, se tue d'un coup de lime au coeur, comme Charles Munster
(le peintre de Saltzbourg) se noyait dans le Danube, comme Gaston
dans _Adéle_ se fait, je crois, sauter la tête. Ce qui a manqué à ces
personnages infortunés de Nodier, si souvent reproduits par lui, ç'a été
de se résumer à temps en un type unique, distinct, et qui prit rang à
son tour, du droit de l'art, entre ces hautes figures de Werther, de
René et de Manfred, illustre postérité d'Hamlet. Au lieu de cela, il n'a
fait que fournir les plus intéressants et, sans comparaison, les plus
regrettables dans cette suite de cadets trop pâlissants, qui ont tant
fait couler de pleurs d'un jour, de _d'Olban_ à _Antony_.

Plus tard, pour les figures de femmes, surtout de jeunes filles, il a
mieux atteint à l'idéal voulu, et, dans le charme de les peindre, son
pinceau gracieux et amolli n'a pas eu besoin de plus d'effort. Remarquez
pourtant comme le premier pli se garde toujours, comme le trait marquant
qui s'est prononcé à nu dans la jeunesse se transforme, se déguise,
s'arrange, mais se reproduit inévitable au fond et ne se corrige jamais.
Même dans les plus expansives et sereines réminiscences des soirs
d'automne de la maturité, même quand il semble le plus loin de Charles
Munster et de Gaston de Germancé, quand il n'est plus que _Maxime Odin_,
le doux railleur légèrement attendri, quand près de sa Séraphine,
en d'aimables gronderies, il est assis sur le banc de l'allée des
marronniers, le lendemain de sa nocturne enjambée au _bassin des
Salamandres_; quand se multiplient et se diversifient à ravir sous son
récit les plus rougissantes scènes adolescentes et (idéal du premier
désir!) ce bouquet de cerises malicieusement promené sur les lèvres
de celui qu'on croit endormi; lorsque véritablement il paraît ne plus
vouloir emprunter de ses précédents romans trop ensanglantés que les
souriantes prémices ou les douleurs embellies, comme étaient dans
_Thérèse Aubert_ les adieux à la _Butte des Rosiers_ et ce baiser à
travers les feuilles d'une rose; quand donc on se croit assuré qu'il
en est là, tout d'un coup... qu'est-ce? méfiez-vous, attendez!... le
procédé final n'a pas changé; l'adorable idylle, la pastorale enchantée,
tout amoureusement tressée qu'elle semble, va se trancher net encore à
la Werther ou à la _Werthérie_, sinon par un coup de pistolet, au moins
par une petite vérole qui tue, par un anévrisme qui rompt, par une
convulsion délirante; Séraphine, Thérèse, Clémentine, Amélie, Cécile,
Adèle, toutes ces amantes qu'il a touchées au front, elles en sont là;
il a comme résumé leur destin en un seul dans ces Stances mélodieuses,
où du moins le rhythme et l'image ont tout revêtu et adouci:

  Elle était bien jolie, au matin, sans atours,
  De son jardin naissant visitant les merveilles,
  Dans leur nid d'ambroisie épiant les abeilles,
  Et du parterre en fleurs suivant les longs détours.

  Elle était bien jolie, au bal de la soirée,
  Quand l'éclat des flambeaux illuminait son front,
  Et que, de bleus saphirs ou de roses parée,
  De la danse folâtre elle menait le rond.

  Elle était bien jolie, à l'abri de son voile
  Qu'elle livrait flottant au souffle de la nuit,
  Quand pour la voir, de loin, nous étions là, sans bruit,
  Heureux de la connaître au reflet d'une étoile.

  Elle était bien jolie; et de pensers touchants,
  D'un espoir vague et doux chaque jour embellie,
  L'amour lui manquait seul pour être plus jolie!...
  «Paix! voilà son convoi qui passe dans les champs!...»

Idylle et catastrophe, une vive et brillante promesse interceptée, son
imagination avait pris de bonne heure ce tour dans le sentiment de sa
propre destinée et dans l'expérience des malheurs particuliers, réels,
auxquels il est temps de venir.

Nous serons bref dans un détail que lui-même nous a orné de couleurs si
vivantes en mainte page de ses _Souvenirs_. Il suffira de nous rabattre
à quelques points précis et moins illustrés. En 1802, _la Napoléone_,
dont les copies se multiplièrent à l'infini, et une foule de petits
écrits séditieux qui s'imprimaient clandestinement chez le républicain
Dabin et se distribuaient sous le manteau, attirèrent les recherches
de la police. Dabin fut arrêté. On m'assure que Nodier, dans un moment
d'exaltation généreuse, écrivit à Fouché et se dénonça lui-même comme
auteur de _la Napoléone_[177]. Quoi qu'il en soit, Fouché avait pour
bibliothécaire le Père Oudet, ancien ami du père de Nodier dans
l'Oratoire. Cette circonstance ne laissa pas de tempérer les premières
sévérités politiques contre l'imprudent jeune homme. Il fut renvoyé à
son père à Besançon; mais d'actives liaisons avec les émigrés rentrants
et avec les ennemis du Gouvernement en général le compromirent de
nouveau. Accusé d'avoir pris part à l'évasion de Bourmont, il s'évada
lui-même de la ville, et n'y revint qu'après qu'un jugement rendu l'eut
mis à l'abri. Il dut fuir encore, comme plus ou moins enveloppé dans
la grande machination dénoncée par Méhée sous le nom d'_alliance des
jacobins et des royalistes_: il était en danger de passer pour un
_trait-d'union_ des deux partis. Prévenu à temps, il gagna la campagne
et resta errant jusque vers le commencement de 1806, soit dans le Jura
français, soit en Suisse[178]. C'est dans cet intervalle qu'il produisit
_les Tristes_, et même le _Dictionnaire des Onomatopées_, singulière
inspiration chez un proscrit romanesque, et bien notable indice d'un
instinct philologique qui grandira.

[Note 177: Depuis que cette notice est écrite, je suis arrivé à
recueillir des informations tout à fait exactes et singulières sur ce
point de la vie de Nodier. Ce fut lui qui se dénonça en effet par une
lettre, dont voici le texte dans toute son excentricité, et qui sent son
Werther au premier chef:

«Parvenu au comble de l'infortune et du désespoir; abandonné de tout
ce que j'aimais; veuf de toutes mes affections; à vingt-cinq ans j'ai
survécu à tout amour et à toute amitié.

«Un ouvrage intitulé _la Napoléone_ et dirigé contre le Premier Consul a
paru il y a deux ans. La police en a recherché l'auteur. C'est moi.

«Il me reste du moins le bonheur d'être coupable, et de pouvoir vous
demander la prison, l'exil ou l'échafaud.

«Sans attendre des hommes et de vous ni égards ni pitié, je vous apporte
ma liberté. Demain l'usage en serait peut-être terrible. Quiconque a pu
beaucoup aimer, peut haïr avec excès, et mon temps est venu.

«Je m'appelle Charles Nodier.

«Je loge hôtel Berlin, rue des Frondeurs.»

L'adresse, digne de la lettre, est: «Au Premier Consul, et, en son
lieu, à l'un des préfets du Palais.» La date est du 25 frimaire an XII
(décembre 1803); ce qui fait remonter la date de _la Napoléone_ à 1801.

On conçoit que, sur le vu de cette lettre, il ait été donné un ordre du
Grand-Juge «de faire rechercher l'auteur qui prend le nom de Nodier,
de l'interroger sur ses motifs pour écrire et sur les projets qu'il
pourrait avoir.»

Je reviendrai peut-être un jour sur ce fol épisode, si j'en viens à
traiter le Nodier réel et à le suivre de plus près.]

[Note 178: M. Mérimée, successeur de Nodier à l'Académie, et qui,
ayant à prononcer son Éloge, s'en est acquitté un peu ironiquement, a
dit en parlant de cette époque de sa vie où il était peut-être moins
persécuté qu'il ne se l'imaginait: «Il croyait fuir les gendarmes et
poursuivait les papillons.»]

En 1806, son mandat d'arrêt fut levé et converti en un permis de séjour
à Dôle, sous la surveillance du sous-préfet, M. de Roujoux, homme
aimable, instruit, qui préparait dès lors son estimable essai des
_Révolutions des Arts et des Sciences_. Nodier y connut beaucoup
Benjamin Constant, qui avait à Dôle une partie de sa famille: leurs
esprits souples et brillants, leurs sensibilités promptes et à demi
brisées devaient du premier coup s'enlacer et se convenir. Il ouvrit un
cours de littérature qui fut très-suivi, et s'il avait laissé le
temps aux préventions politiques de s'effacer, l'Université aurait
probablement fini par l'accueillir. Le préfet Jean de Bry lui portait
intérêt; le ministre Fouché associait son nom à des souvenirs
oratoriens. Ces années ne furent donc pas absolument malheureuses,
les sentiments consolants de la jeunesse les embellissaient, et de
fréquentes tournées au village de Quintigny, qui recélait pour son coeur
une espérance charmante, lui décoraient l'avenir. Il rêvait de faire
une _Flore_ du Jura; il rêvait mieux, une vie heureuse, domestique,
studieuse, sous l'humble toit verdoyant. Il a exprimé lui-même ces
poétiques douceurs d'alors à quelques années de là, lorsque dans son
exil d'Illyrie il se reportait avec une plainte mélodieuse vers les
saisons déjà regrettables:

  Qui me rendra l'aspect des plantes familières,
  Mes antiques forêts aux coupoles altières,
  Des bouquets du printemps mon parterre épaissi,
  Le houx aux lances meurtrières,
  L'ancolie au front obscurci
  Qui se penche sur les bruyères,
  Le jonc qui des étangs protège les lisières,
  Et la pâle anémone et l'éclatant souci?
  Les arbres que j'aimais ne croissent point ici.

  O riant Quintigny, vallon rempli de grâces,
  Temple de mes amours, trône de mon printemps,
  Séjour que l'espérance offrait à mes vieux ans,
  Tes sentiers mal frayés ont-ils gardé mes traces?
  Le hasard a-t-il respecté
  Ce bocage si frais que mes mains ont planté,
  Mon tapis de pervenche, et la sombre avenue
  Où je plaignais Werther que j'aurais imité?...

Rien n'est doux et brillant comme de regarder à distance nos jeunes
années malheureuses à travers ce prisme qu'on appelle une larme.

Le poëte, chez Nodier, est déjà bien avancé, bien en train de mûrir:
une circonstance particulière vint développer en lui le philologue, le
lexicographe, et lui permit dès lors de pousser de front ce goût vif
à côté de ses autres prédilections un peu contrastantes. Le chevalier
Herbert Croft, baronnet anglais, prisonnier de guerre à Amiens, où il
s'occupait de travaux importants sur les classiques grecs, latins et
français, eut besoin d'un secrétaire et d'un collaborateur: Nodier lui
fut indiqué et fut agréé; il obtint l'autorisation d'aller près de lui.
Il nous a peint plus tard son vieil ami sous le nom légèrement adouci
de sir Robert Grove, dans son attachante nouvelle d'_Amélie_. Il
était impossible de toucher un tel portrait à la Sterne avec une plus
gracieuse et, pour ainsi dire, affectueuse ironie: «Ce qui faisait
sourire l'esprit, conclut-il, dans les innocentes manies du chevalier,
faisait en même temps pleurer l'âme. On se disait: Voilà pourtant ce
que nous sommes, quand nous sommes tout ce qu'il nous est permis d'être
au-dessus de notre espèce!»

Sans plus recourir au portrait un peu flatté du vieux savant dans
_Amélie_ et en m'en tenant aux notices critiques de Nodier même, du
vivant ou peu après la mort du chevalier[179], il en résulte que sir
Herbert Croft, ancien élève de l'évêque Lowth qui a écrit l'_Essai sur
la Poésie des Hébreux_, l'élève aussi et le collaborateur du docteur
Johnson soit pour la _Vie d'Young_, soit pour les travaux du
Dictionnaire, avait de plus en plus creusé et raffiné dans les
recherches littéraires et dans l'étude singulière des mots. Doué par la
nature de l'organe le plus exquis des commentateurs, il l'avait encore
armé d'une loupe grossissante qui ne se fixait plus décidément que
sur les _infiniment petits_ de la grammaire. «M. le chevalier Croft,
écrivait de lui Nodier émancipé dans un article un peu railleur, peut se
dire hautement l'Épicure de la syntaxe et le Leibnitz du rudiment; il a
trouvé l'atome, la monade grammaticale....» Quand il s'appliquait à un
classique, sous prétexte de l'éclaircir, il y piquait de tous points
ses vrilles imperceptibles et petit à petit destructives, presque comme
celles des insectes rongeurs particuliers aux bibliothèques. Son analyse
pointilleuse prétendait mettre à nu, par exemple, dans telle période
de Massillon (car sir Herbert travaillait beaucoup sur nos auteurs
français), une quantité déterminée de _consonnances_ et d'_assonnances_
qu'une éloquence harmonieuse sait trouver d'elle-même, mais qu'elle
dérobe à la critique et qu'à ce degré de rigueur elle ne calcule jamais.
Ce fut durant la participation de Nodier, comme secrétaire, aux travaux
du chevalier, que celui-ci fit paraître son _Horace éclairci par la
ponctuation_, ouvrage curieux et subtil, dont le titre seul promet,
parmi les hasards de la conjecture, bien des aperçus piquants. A ses
profondes préoccupations érudites, sir Herbert joignait par accident
certaines vues libres, romantiques, comme des ressouvenirs du biographe
d'Young. Il fut le premier à tirer d'un entier oubli _le dernier Homme_
de Granville, _cette admirable ébauche d'épopée_, s'écriait Nodier,
_et qui fera la gloire d'un plagiaire heureux_. On voit par combien de
points vifs devaient se toucher d'abord le jeune secrétaire et le vieux
maître.

[Note 179: Au tome Ier, page 205, et au tome II, page 429, des
_Mélanges de Littérature et de Critique_ de Charles Nodier, recueillis
par Barginet (de Grenoble), 1820.]

L'association ne dura pas aussi longtemps qu'on aurait pu croire. Après
une année environ, l'amour de l'indépendance et la passion de l'histoire
naturelle ramenèrent Nodier dans son village de Quintigny. Il s'était
marié, il allait être père: de nouveaux projets commençaient. Pourtant
les relations avec le chevalier portèrent leur fruit; cette veine
d'études philologiques aboutit en 1811 au livre ingénieux des _Questions
de Littérature légale_. Il faut tout dire: le bon chevalier Croft, qui
n'était pas tout à fait sir Grove, se montra un peu jaloux de son élève
et du succès de cette _brochure populaire_, comme il la qualifia non
sans quelque intention de dédain: sur deux ou trois points de textes
comparés, il revendiqua même, à mots couverts, la priorité de la note.
Nodier, en rendant compte dans les _Débats_ de l'ouvrage où perçait
cette petite aigreur, la releva avec une vivacité spirituelle et polie,
mais assez aiguisée à son tour. A la mort du chevalier, il ne se
ressouvint plus que de ses mérites dans un article nécrologique détaillé
et touchant. J'ai souri toutefois en saisissant l'instant même où
l'élève philologue s'est émancipé: comme dans toute émancipation, il y a
eu un brin de révolte.

Ce livre des _Questions de Littérature légale_, fort augmenté depuis
l'édition de 1812, et qui, sous son titre à la Bartole, contient une
quantité de particularités et d'aménités littéraires des plus curieuses
relativement au plagiat, à l'imitation, aux pastiches, etc., etc., est
d'une lecture fort agréable, fort diverse, et représente à merveille le
genre de mérite et de piquant qui recommande tout ce côté considérable
des travaux de Nodier. Dans ses _Onomatopées_, dans sa _Linguistique_,
dans ses _Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque_, dans cette foule
de petites dissertations fines, annexées comme des cachets précieux au
_Bulletin du Bibliophile_[180], on le retrouve le même de manière et
de méthode, si méthode il y a, d'érudition courante, rompue, variée,
excursive. Ne lui demandez pas une discussion suivie et rigoureuse,
armée de précautions, appuyée aux lignes établies de l'histoire, aux
grands résultats acquis et aux jugements généraux de la littérature. Il
s'échappe à tout moment _par la tangente_, il ne vise qu'à des points
spéciaux, à des trouvailles imprévues, à des raretés d'exception où il
se porte tout entier et où son scepticisme déguisé agite l'hyperbole. Sa
critique, c'est bien souvent une vraie guerre de guérillas, une Fronde
qui fait échec aux grands corps réguliers de la littérature et de
l'histoire. Ou encore, sans but aucun, c'est un assaisonnement
perpétuel, le _hors-d'oeuvre_ à la fin d'un grand banquet, après une
littérature finie. Athénée, en son temps, n'a guère fait autre chose.
Bayle parle quelque part de ces lectures mélangées qui sont comme le
_dessert_ de l'esprit. Nodier accommode par goût l'érudition pour les
estomacs rassasiés et dédaigneux. Son livre des _Questions légales_, par
exemple, c'est proprement un _quatre-mendiants_ de la littérature; on
passe des heures musardes à y grappiller sans besoin, à y ronger avec
délices. Il a poussé en ce sens le Bayle et le Montaigne à leurs
extrêmes conséquences; ce ne sont plus que miettes friandes.

[Note 180: Chez Techener.]

Les esprits fermes, à régime sain, qui n'ont jamais eu de dégoût
indolent ni de caprice, les esprits applicables, d'appétit judicieux,
empressés de mordre d'abord à quelque pièce de bonne digestion, pourront
se demander souvent à quoi bon ces raffinements de coup d'oeil sur des
riens, ces jeux de l'ongle sur des écorces, ces dégustations exquises
sur le plus rare des _Ana_; à quoi bon de savoir si la _sphère_ au
frontispice est un insigne tout spécial des Elzevirs, et si leur large
guirlande de _roses trémières_ ne leur a pas été en maint cas dérobée.
Les esprits même les plus en délicatesse de littérature pourront
désirer quelquefois plus de circonspection et de sévérité dans certains
jugements qui atteignent des noms connus: ainsi, M. de La Rochefoucauld
n'est pas formellement accusé, à l'article IV des _Questions_, d'être
un plagiaire de Corbinelli; mais cette singulière accusation, une fois
soulevée, n'est pas non plus réfutée et réduite à néant, comme il
l'aurait fallu. Pascal, à l'article V, demeure hautement accusé d'avoir
pillé Montaigne; son plagiat est même proclamé le plus évident et le
plus _manifestement intentionnel_ que l'on connaisse, et l'on oublie
que Pascal, mort depuis plusieurs années lorsqu'on recueillit et qu'on
publia ses _Pensées_, ne peut répondre des petits papiers qu'on y inséra
et qui, pour lui, n'étaient que des notes dont il se réservait l'usage.
Ses pieux amis, les éditeurs, plus versés dans saint Augustin que dans
Montaigne, ne s'aperçurent pas qu'ils avaient affaire par endroits à des
extraits de ce dernier, et négligèrent naturellement d'en avertir. On
aurait à multiplier les remarques de ce genre à propos de la critique
de notre ingénieux et poétique érudit. Un jour, dans un article sur le
cardinal de Retz, il lui appliquera je ne sais quel mot de celui qu'il
appelle tout à coup _le sage et vertueux Balzac_, oubliant trop que cet
estimable écrivain n'était pas le moins du monde un philosophe ni un
sage, mais bien un utile pédant doué de nombre, sous qui notre prose a
fait et doublé une excellente rhétorique: voilà tout.

Dans le plus suivi et le plus philosophique de ses jeux érudits, dans
ses _Éléments de Linguistique_, Nodier a développé un système entier
de formation des langues, l'histoire imagée du mot depuis sa première
éclosion sur les lèvres de l'homme jusqu'à l'invention de l'écriture
et à l'achèvement des idiomes. Ces sortes de questions dépassent de
beaucoup le cercle des conjectures sur lesquelles nous nous permettons
d'exprimer et même d'avoir un avis. Un savant article du baron
d'Eckstein[181] vint protester au nom des résultats et des procédés
de l'école historique: il fut sévère. En revanche, de consolants et
affectueux articles de M. Vinet[182] exprimèrent l'admiration sans réserve
et bien flatteuse d'un lecteur sérieux, complétement séduit.

[Note 181: _Journal de L'Institut historique_, 2e livraison.]

[Note 182: _Essais de Philosophie morale_.

A des endroits un peu moins antédiluviens, et où nous nous sentirions
plus à même de prendre parti, il nous semble que Nodier, érudit, ne
triomphe jamais plus sûrement, ne s'ébat jamais avec une plus heureuse
licence qu'en plein XVIe siècle, en cette époque de liberté, de
fantaisie aussi et de vaste bigarrure, et de style français déjà
excellent. Il est de son mieux quand il disserte à fond sur le _Cymbalum
mundi_, et la réhabilitation de Bonaventure des Periers peut en ce genre
passer pour son chef-d'oeuvre, à moins qu'on ne le préfère discourant,
après Naudé, sur les Mazarinades, et épuisant la théorie des deux
éditions du _Mascurat_.

Pour revenir, est-ce aller trop loin que de croire de Nodier
bibliographe, lexicographe et philologue, qu'après tout, l'élève du
chevalier Croft garda toujours quelque chose de lui, et que même pour
les doctes excentricités qu'il jugeait en souriant et que depuis il nous
a peintes, il s'en inocula dès lors quelques-unes avec originalité? En
attendant, il est curieux de voir comme, dès 1812, son butin se grossit,
comme sa pacotille encyclopédique se bigarre et s'amasse. Encore un
moment, encore le voyage d'Illyrie, et nous posséderons Nodier au
complet, avec tous ses piquants romantismes et dilettantismes.

Comptons un peu et récapitulons, comme par le trou du kaléidoscope,
quelques points au hasard dans l'étincelant pêle-mêle d'idéal qui
survivra. Il aime, il caresse d'imagination les proscrits, les brigands
héroïques, les grands destins avortés, les lutins invisibles, les livres
anonymes qui ont besoin d'une clef, les auteurs illustres cachés
sous l'anagramme, les patois persistants à l'encontre des langues
souveraines, tous les recoins poudreux ou sanglants de raretés et de
mystères, bien des rogatons de prix, bien des paradoxes ingénieux et qui
sont des échancrures de vérités, la liberté de la presse d'avant Louis
XIV, la publicité littéraire d'avant l'imprimerie, l'orthographe surtout
d'avant Voltaire: il fera une guerre à mort aux _a_ des imparfaits.

Vers 1811, l'ennui de ses facultés mobiles, bientôt à l'étroit dans le
riant Quintigny, et l'espérance de trouver des ressources à l'étranger,
le poussèrent en Italie, et de là en Carniole: il fut nommé
bibliothécaire à Laybach. Son caractère aimable et la douceur de ses
moeurs lui ayant procuré, comme partout, des protecteurs et des amis,
il fut chargé de la direction de la librairie et devint, à ce titre,
propriétaire et rédacteur en chef d'un journal intitulé _le Télégraphe_,
qu'il publia d'abord en trois langues, français, allemand et italien,
puis en quatre, en y ajoutant le slave vindique. Il y inséra, sur la
langue et la littérature du pays, de nombreux articles dont on peut
prendre idée par ceux qu'il mit plus tard dans le _Journal des Débats_
[183]. _Jean Sbogar_ et _Smarra_, et _Mademoiselle de Marsan_, furent, dès
cette époque, ses secrètes et poétiques Conquêtes.

[Note 183: Recueillis au tome II, pages 353 et suiv. de ses _Mélanges
de Littérature et de Critique_, 1820.

L'arrivée de Fouché comme gouverneur semblait devoir donner à sa fortune
une face nouvelle; la place de secrétaire-général de l'intendance
d'Illyrie lui fut proposée; il négligea ces avantages, et l'occasion
rapide ne revint pas. L'abandon des provinces illyriennes le ramena en
France, à Paris, ce centre final d'où jusque-là il avait toujours été
repoussé. Il entra dans la rédaction des _Débats_, alors _Journal de
l'Empire_, et que dirigeait encore M. Étienne. On assure que quand
Geoffroy sur les derniers temps fut malade, Nodier le suppléa dans les
feuilletons en conservant l'ancienne signature et en imitant sa manière;
si bien que le recueil qu'on fit ensuite de Geoffroy contient plusieurs
morceaux de lui. On court risque, avec Nodier, comme avec Diderot, de
le retrouver ainsi souvent dans ce que des voisins ont signé; il faut
prendre garde, en retour, de lui trop rapporter bien des écrits plus
apparents on ne le retrouve pas.

Nodier, revenu en France, avait trente ans passés; il doit être mûr;
le voilà au centre; une nouvelle vie mieux assise et plus en vue de
l'avenir pourrait-elle commencer? Par malheur, l'atmosphère est bien
fiévreuse, et les temps plus que jamais sont dissipants. Je n'essayerai
pas de le deviner et de le suivre à travers ces enthousiastes chaleurs
de la première et de la seconde Restauration. Les Cent-Jours le
rejetèrent à douze années en arrière, aux fougues politiques du
Consulat: le 18 mars, il écrivit dans le _Journal des Débats_ une autre
_Napoléone_, une philippique à l'envi de celle que Benjamin Constant y
lançait vers le même moment. Il résista mieux à l'épreuve du lendemain.
Non pas tout à fait Napoléon, il est vrai, mais Fouché le fit venir, et
lui demanda ce qu'il voulait.--«Eh bien! donnez-moi cinq cents francs...
pour aller à Gand.» Il est l'auteur de la pièce intitulée _Bonaparte au
4 mai_, qui parut dans _le Nain jaune_ et dans _le Moniteur de Gand_;
il est l'auteur du vote attribué à divers royalistes, et qui circula au
_Champ-de-Mai_: «Puisqu'on veut absolument pour la France un souverain
qui monte à cheval, je vote pour Franconi.» Au reste, il se déroba de
Paris durant la plus grande partie des Cent-Jours, et les passa à la
campagne dans un château ami.

Les années qui suivent, et où se rassemble avec redoublement son reste
de jeunesse, suffisent à peine, ce semble, à tant d'emplois divers d'une
verve continuelle et en tous sens exhalée: journaliste, romancier,
bibliophile toujours, dramaturge quelque peu et très-assidu au théâtre,
témoin aux cartels, tout aux amis dans tous les camps, improvisateur dès
le matin comme le neveu de Rameau. Avec cela des retours par accès vers
les champs, des reprises de tendresse pour l'histoire naturelle et
l'entomologie: un jour, ou plutôt une nuit, qu'il errait au bois de
Boulogne pour sa docte recherche, une lanterne à la main, il se vit
arrêté comme malfaiteur.

Il demeura jusqu'en 1820 dans la rédaction des _Débats_, et ne passa
qu'alors à celle de la _Quotidienne_, sans préjudice des journaux de
rencontre. Il publia _Jean Sbogar_ en 1818, _Thérèse Aubert_ en 1819,
_Adèle_ en 1820, _Smarra_ en 1821, _Trilby_ en 1822: je ne touche qu'aux
productions bien visibles. Chacun de ces rapides écrits était comme
un écho français, et bien à nous, qui répondait aux enthousiasmes
qui commençaient à nous venir de Walter Scott et de Byron. La valeur
définitive de chaque ouvrage se peut plus ou moins discuter; mais leur
ensemble, leur multiplicité dénonçait un talent bien fertile, une
incontestable richesse, et il reste à citer de tous de ravissantes pages
d'écrivain. A dater de 1820, la position littéraire de Nodier prit
manifestement de la consistance.

Pour mettre un peu d'ordre à notre sujet et éviter (ce qui en est
l'écueil) la dispersion des points de vue, nous ne tenterons ni
l'analyse des principaux ouvrages en particulier, ni encore moins le
dénombrement, impossible peut-être à l'auteur lui-même, de tous les
écrits qui lui sont échappés. Deux questions, qui dominent l'étendue
de son talent, nous semblent à poser: 1° la nature et surtout le degré
d'influence des grands modèles étrangers sur Nodier, qui, au premier
aspect, les réfléchit; 2° sa propre influence sur l'école moderne qu'il
devança, qu'il présageait dès 1802, qu'il vit surgir et qu'il applaudit
le premier en 1820.

L'influence des modèles étrangers sur Nodier (on peut déjà le conclure
de notre étude suivie) est encore plus apparente que réelle. On a vu à
ses débuts sa vocation marquée, on a saisi ses inclinations à l'origine.
Il procède de _Werther_ sans doute; mais on ne se compromet pas en
affirmant que si _Werther_ n'eût pas existé, il l'aurait inventé. Il ne
connut longtemps de la littérature allemande que ce qui nous en arrivait
par madame de Staël après Bonneville; mais l'esprit lui en arrivait
surtout: la ballade de _Lénore_, _le Roi des Aulnes_, _la Fiancée de
Corinthe_, _le Songe_ de Jean-Paul, faisaient le plus vibrer ses fibres
secrètes de fantaisie et de terreur. _Jean Sbogar_, conçu en 1812 sur
les lieux mêmes de la scène, était autre chose certainement que le
_Charles Moor_ de Schiller, et n'avait pas besoin de _Rob-Roy_. Ces
neuves et vivantes descriptions du paysage, la scène dramatique
d'Antonia au piano devant cette glace qui lui réfléchit brusquement,
au-dessus des plis de son cachemire rouge, la tête pâle et immobile de
l'amant inconnu, ce sont là des marques aussi de franche possession et
d'indépendante investiture. _Trilby_, le frais lutin, put naître sans
l'_Ondine_ de La Motte-Fouqué; _Smarra_ se réclamait surtout d'Apulée.
Il serait chimérique de prétendre ressaisir et désigner, au sein d'un
talent aussi complexe et aussi mobile, le reflet et le croisement de
tous les rayons étrangers qui y rencontraient, y éveillaient une lumière
vive et mille jets naturels. La venue d'Hoffmann et son heureuse
naturalisation en France durent imprimer à l'imagination de Nodier un
nouvel ébranlement, une toute récente émulation de fantaisie; la lecture
du _Majorat_ le provoqua peut-être ou ne nuisit pas du moins à _Inès_ ou
à _Lydie_; _le Songe d'or_, ou _la Fée aux Miettes_, purent également se
ressentir de contes plus ou moins analogues; mais n'avait-il pas, sans
tant de provocations du dehors, cette autre lignée bien directe au coin
du feu, cette facile descendance du bon Perrault et de M. Galand? En
somme, il m'est évident que Nodier se trouve originellement en France de
cette famille poétique d'Hoffmann et des autres, et que s'il répond si
vite sur ce ton au moindre appel, c'est qu'il a l'accent en lui. Ce
qu'ils traduisent en chants ou en récits, il se ressouvient tout
aussitôt de l'avoir pensé, de l'avoir rêvé. Nodier peut être dit un
frère cadet (bien Français d'ailleurs) des grands poëtes romantiques
étrangers, et il le faut maintenir en même temps original: il était en
grand train d'ébaucher de son côté ce qui éclatait du leur.

A l'égard de l'école française moderne, ce fut un frère aîné des plus
empressés et des plus influents. On l'a vu, vingt ans auparavant, le
plus matinal au téméraire assaut et séparé tout d'un coup de ceux-là, à
jamais inconnus, qui probablement eussent aidé et succédé. Nulle aigreur
ne suivit en lui ces mécomptes du talent et de la gloire. Les jeunes
essais, qui désormais rejoignent ses espérances brisées, le retrouvent
souriant, et il bat des mains avec transport aux premiers triomphes. Il
avait connu et aimé Millevoye faiblissant; il enhardissait De Latouche,
éditeur d'André Chénier; il n'eut qu'un cri d'admiration et de tendresse
pour le chant inouï de Lamartine. Il connut Victor Hugo de bonne heure,
à la suite d'un article qui n'était pas sans réserve, si je ne me
trompe, sur _Han d'Islande_; il découvrit vite, au langage vibrant du
jeune lyrique, les dons les plus royaux du rhythme et de la couleur. Un
voyage en Suisse qu'ils firent tous deux ensemble et en famille,
vers 1825, acheva et fleurit le lien. Dans le même temps, par ses
publications avec son ami M. Taylor, par les descriptions de provinces
auxquelles il prit une part effective au moins au début, il poussait
à l'intelligence du gothique, au respect des monuments de la vieille
France. Ses préfaces spirituelles, qu'en toute circonstance il ne
haïssait pas de redoubler, harcelaient les classiques, et, en vrai père
de Trilby, il sut piquer plus d'un de ses vieux amis sans amertume. Les
savantes expériences de sa prose cadencée, les artifices de déroulement
de sa plume en de certaines pages merveilleuses eussent été plus
appréciés encore et eussent mieux servi la cause de l'art, si on ne les
avait pu confondre par endroits avec les alanguissements inévitables dus
à la fatigue d'écrire beaucoup, à la nécessité d'écrire toujours. Nombre
de ses images, qui expriment des nuances, des éclairs, des mouvements
presque inexprimables (comme celle du goëland qui tombe, citée plus
haut), étaient faites pour illustrer et couronner l'audace; et, dans une
Poétique de l'école moderne, si on avait pris soin de la dresser, nul
peut-être n'aurait apporté un plus riche contingent d'exemples. Le petit
volume de Poésies qu'il publia en 1827 vint montrer tout ce qu'il aurait
pu, s'il avait concentré ses facultés de grâce et d'harmonie en un seul
genre, et combien cette admiration fraternelle qu'il prodiguait autour
de lui était négligente d'elle-même et de ses propres trésors par trop
dissipés. Deux ou trois tendres élégies, quelques chansonnettes
nées d'une larme, surtout des contes délicieux datés d'époques déjà
anciennes, firent comprendre avec regret que, si elle y avait plus tôt
songé, il y aurait eu là en vers une nouvelle muse. Mais, avant tout, un
dégoût bien vrai de la gloire, un pur amour du rêve y respiraient:

  Loué soit Dieu! puisque dans ma misère,
  De tous les biens qu'il voulut m'enlever,
  Il m'a laissé le bien que je préfère:
  O mes amis, quel plaisir de rêver,
  De se livrer au cours de ses pensées,
  Par le hasard l'une à l'autre enlacées,
  Non par dessein: le dessein y nuirait!
  L'heureux loisir qui délasse ma vie
  Perd de son charme en perdant son secret;
  Il est volage, irrégulier, distrait;
  Le nonchaloir ajoute à son attrait,
  Et sa douceur est dans sa fantaisie.
  On se néglige, il semble qu'on s'oublie,
  Et cependant on se possède mieux.
  On doit alors à la bonté des Dieux
  Deux attributs de leur grandeur suprême;
  Car on existe, on est tout par soi-même,
  Et l'on embrasse et les temps et les lieux.
  En fait de biens chacun a son système,
  Desquels le moindre a du prix à mon gré:
  Si l'un pourtant doit être préféré,
  Jouir est bon, mais c'est rêver que j'aime[184].

[Note 184: _Le Fou du Pirée_, conte._

La clarté facile et la grâce mélodieuse distinguent ce petit nombre de
vers de Nodier; et il s'étend même assez souvent avec complaisance sur
ce chapitre des qualités naturelles, pour qu'on y puisse voir sans
malice une leçon insinuante à ses jeunes amis. En homme revenu et sage,
il se faisait toutes les objections; en ami chaud, il ne les disait pas.
Voici une pièce de lui peu connue, et qui n'a pas été insérée dans son
volume de vers: c'est une petite Poétique, telle, ce me semble, qu'à
deux ou trois mots près l'aurait pu signer La Fontaine.


DU STYLE.


  «Tout bon habitant du Marais
  Fait des vers qui ne coûtent guère,
  Moi c'est ainsi que je les fais,
  Et, si je voulois les mieux faire,
  Je les ferois bien plus mauvais.»

  C'est ainsi que parlait Chapelle,
  Et moi je pense comme lui.
  Le vers qui vient sans qu'on l'appelle,
  Voilà le vers qu'on se rappelle.
  Rimer autrement, c'est ennui.

  Peu m'importe que la pensée
  Qui s'égare en objets divers,
  Dans une phrase cadencée
  Soumette sa marche pressée
  Aux règles faciles des vers;

  Ou que la prose journalière,
  Avec moins d'étude et d'apprêts,
  L'enlace, vive et familière,
  Comme les bras d'un jeune lierre
  Un orme géant des forêts;

  Si la manière en est bannie
  Et qu'un sens toujours de saison
  S'y déploie avec harmonie,
  Sans prêter les droits du génie
  Aux débauches de la raison.

  La parole est la voix de l'âme,
  Elle vit par le sentiment;
  Elle est comme une pure flamme
  Que la nuit du néant réclame [185]
  Quand elle manque d'aliment.

  Elle part prompte et fugitive,
  Comme la flèche qui fend l'air,
  Et son trait vif, rapide et clair,
  Va frapper la foule attentive
  D'un jour plus brillant que l'éclair.

  Si quelque gêne l'emprisonne,
  Déliez-vous de son lien.
  Tout effort est contraire au bien,
  Et la parole en vain foisonne,
  Sitôt que le coeur ne dit rien.

  Le simple, c'est le beau que j'aime,
  Qui, sans frais, sans tours éclatants,
  Fait le charme de tous les temps.
  Je donnerais un long poème
  Pour un cri du coeur que j'entends.

  En vain une muse fardée
  S'enlumine d'or et d'azur,
  Le naturel est bien plus sûr.
  Le mot doit mûrir sur l'idée,
  Et puis tomber comme un fruit mûr.

[Note 185: Je n'aime pas cette _nuit du néant_ qui _réclame_ une
_flamme_; c'est la rime qui a donné cela.]

Cette coulante doctrine de la facilité naturelle, cet épicuréisme de la
diction, si bon à opposer en temps et lieu au stoïcisme guindé de l'art,
a pourtant ses limites; et quand l'auteur dit qu'en style _tout effort
est contraire au bien_, il n'entend parler que de l'effort qui se
trahit, il oublie celui qui se dérobe.

Un an avant la publication de ses propres Poésies, Nodier donnait, de
concert avec son ami M. de Roujoux, un second volume de Clotilde de
Surville[186], qui est en grande partie de sa façon. Il s'était prononcé
dans ses _Questions de Littérature légale_ contre l'authenticité des
premières Poésies de Clotilde, et s'était même appuyé alors de l'opinion
exprimée par M. de Roujoux[187]. Mais ce dernier possédait un manuscrit de
M. de Surville avec des ébauches inédites de pastiches nouveaux, et les
deux amis, malgré leur jugement antérieur, ne purent résister au plaisir
de rentrer, en la prolongeant, dans la supercherie innocente.

[Note 186: _Poésies inédites_ de Clotilde de Surville, chez Nepveu,
1826.]

[Note 187: Au tome II, page 89, des _Révolutions des Sciences et des
Beaux-Arts_.]

Comme, après tout, la prétendue Clotilde est un poëte de l'école
poétique moderne, un bouton d'églantine éclos en serre à la veille de la
renaissance de 1800, il convenait à Nodier, ce précurseur universel, d'y
toucher du doigt. Il se trouve mêlé, plus on y regarde, à toutes les
brillantes formes d'essai, à tous les déguisements du romantisme.

En résumé, Nodier, par rapport à la nouvelle école qu'il aurait pu
songer à se rattacher et à conduire, et qu'il ne voulut qu'aider et
aimer, Nodier sans prétention, sans morgue, sans regret, ne fut aux
poëtes survenants que le frère aîné, comme je l'ai dit, et le premier
camarade, un camarade bon, charmant, enthousiaste, encourageant,
désintéressé, redevenu bien souvent le plus jeune de tous par le coeur
et le plus sensible. Si on l'eût écouté, volontiers il ne leur eût été
qu'un héraut d'armes.

Sur ces entrefaites, son existence s'était assise enfin et fixée. Il
avait tâché de renoncer, dès 1820, à la politique si effervescente; son
insouciance pour sa fortune personnelle n'avait pas changé. En 1824, M.
Corbière, ministre de l'intérieur et bibliophile très-éclairé, le
nomma, sur sa réputation et sans qu'il l'eût demandé, bibliothécaire de
l'Arsenal en remplacement de l'abbé Grosier qui venait de mourir.
Un nouveau cercle d'habitudes se forma. La jeunesse, quand elle se
prolonge, est toujours embarrassante à finir; rien n'est pénible à
démêler comme les confins des âges (_Lucanus an Appulus, anceps_); il
faut souvent que quelque chose vienne du dehors et coupe court. Dans
sa retraite une fois trouvée, au soleil, au milieu des livres dont
une élite sous sa main lui sourit, la vie de Nodier s'ordonna: des
après-midi flâneuses, des matinées studieuses, liseuses, et de plus en
plus productives de pages toujours plus goûtées. Je me figure que bien
des journées de Le Sage, de l'abbé Prévost vieillissant, se passaient
ainsi. Les travaux même non voulus, les heures assujetties dont on
se plaint, gardent au fond plus d'un correctif aimable, bien des
enchantements secrets. A en juger par les fruits plus savoureux en
avançant, il faut croire que la fatigue intérieure et trop réelle se
trompe, s'élude, dans la production, par de certains charmes. Je ne sais
quel penseur misanthropique a dit, en façon de recette et de conseil:
«Un peu d'amertume dans les talents sur l'âge est comme quelque chose
d'astringent qui donne du ton.» Assez d'écrivains éminents en ont eu de
reste: ils n'ont pas ménagé cette dose d'astringent; Nodier, lui, en
manque tout à fait, et pourtant sa veine de talent a plutôt gagné, elle
s'est comme échauffée d'une douce chaleur, en déployant au couchant
la diversité de ses teintes. Si de tout temps il y eut en sa manière
quelque chose qui est le contraire de la condensation, ces qualités
élargies n'ont pas dépassé la mesure en se continuant, et elles ont
rencontré, pour y jouer, des cadres de mieux en mieux assortis. Toutes
les fois qu'il reproduit des souvenirs ou des songes de sa jeunesse,
Nodier écrivain reprend une sève plus montante et plus colorée.
_Séraphine_, _Amélie_, la fleur de ces récits heureux, l'ont assez
prouvé: qu'on y ajoute la première partie d'_Inès_, on aura le plus
parfait et le dernier mot de sa manière. Qu'on ne dédaigne pas non plus,
comme échantillon final, deux ou trois dissertations de bibliophile, où,
sous prétexte de bouquins poudreux, il butine le joli et le fin: il y a
tel petit extrait sur la _reliure_ moderne, qui commence, à la lettre,
par un hymne au rossignol[188].

[Note 188: Depuis sa mort, on a fait un tout petit volume d'une
dernière nouvelle de lui, intitulée _Franciscus Columna_, où il se
retrouve tout entier sous sa double forme; c'est un coin de roman logé
dans un cadre de bibliographie, une fleur toute fraîche conservée entre
les feuillets d'un vieux livre.]

En 1832, ses oeuvres complètes, et pourtant choisies encore, parurent
pour la première fois, et vinrent déployer, en une série imposante,
les titres jusqu'alors épars d'une renommée qui dès longtemps ne se
contestait plus. En 1834, l'Académie française, réparant de trop longs
délais, le choisit à l'unanimité en remplacement de M. Laya. Nodier, qui
s'était pris tant de fois de raillerie au célèbre corps, fut saisi d'une
joie toute naïve et attendrie en y entrant. Aucun autre discours de
récipiendaire ne respire peut-être, à l'égal du sien, l'expansion sentie
de la reconnaissance. Il la prouva surtout par un dévouement sans
réserve à ses devoirs d'académicien: le Dictionnaire futur n'a pas de
fondateur plus absorbé ni plus amusé que lui. Et qui donc serait plus
capable, en effet, de suivre en buissonnant l'histoire et les aventures
de chaque mot à travers la langue? Odyssée pour Odyssée, celle-là, à ses
yeux, en vaut bien une autre. Revenu de tout, il s'anime d'autant plus,
il se passionne, en sceptique qu'on croirait crédule, à ces menues
questions de vocabulaire, d'étymologie, d'orthographe; prenez garde!
elles ne sont, dans la bouche du Lucien au fin sourire, qu'une façon
détournée et bienveillante d'ironie universelle. Ainsi souvent il se
délasse de l'ennui de trop penser. Il s'en délasse à moins de frais,
avec une plus vraie douceur, en famille, les soirs, en cet Arsenal
rajeunissant, où tous ceux qui y reviennent après des années retrouvent
un passé encore présent, un frais sentiment d'eux-mêmes, et des
souvenirs qui semblent à peine des regrets, dans une atmosphère de
poésie, de grâce et d'indulgence.

1er Mai 1840.



CHARLES NODIER
APRÈS LES FUNÉRAILLES[189].

[Note 189: Nodier est mort le 27 janvier 1844. Les pages suivantes
parurent quelques jours après, dans la _Revue des Deux Mondes_.]

La mort est à l'oeuvre et frappe coup sur coup. Hier la tombe se fermait
sur Casimir Delavigne, elle s'ouvre aujourd'hui pour Charles Nodier. La
littérature contemporaine, qu'on dit si éparse et sans drapeau, ne se
donne plus rendez-vous qu'à de funèbres convois. La mort de Charles
Nodier n'a pas semblé moins prématurée que celle de Casimir Delavigne;
et quoiqu'il eût passé le terme de soixante ans, ce qui est toujours un
long âge pour une vie si remplie de pensées et d'émotions, on ne peut,
quand on l'a connu, c'est-à-dire aimé, s'ôter de l'idée qu'il est
mort jeune. C'est que Nodier l'était en effet; une certaine jeunesse
d'imagination et de poésie a revêtu jusqu'au bout chacune de ses
paroles, chaque ligne échappée de lui; le souffle léger ne l'a pas
quitté un instant. Quand il n'était point brisé par la fatigue et
succombant à la défaillance, il se relevait aussitôt et redevenait le
Nodier de vingt ans par la verve, par le jeu de la physionomie et le
geste, même par l'attitude. Il y a de ces organisations élancées et
gracieuses qui ressemblent à un peuplier: on a dit de cet arbre qu'il a
toujours l'air jeune, même quand il est vieux. Dans des vers charmants
que les lecteurs de cette _Revue_ n'ont certes pas oubliés, Alfred de
Musset, répondant à des vers non moins aimables du vieux maître[190], lui
disait, à propos de cette fraîcheur et presque de cette renaissance du
talent:

  Si jamais ta tête qui penche
  Devient blanche,
  Ce sera comme l'amandier,
  Cher Nodier.

  Ce qui le blanchit n'est pas l'âge,
  Ni l'orage;
  C'est la fraîche rosée en pleurs
  Dans les fleurs.

[Note 190: _Revue des Deux Mondes_ du 1er juillet et du 15 août 1843.]

Nous-même, nous n'avions pas attendu le jour fatal pour essayer de
caractériser cette veine si abondante et si vive, cet esprit si souple
et si coloré, ce merveilleux talent de nature et de fantaisie[191]. On ne
trouvera pas que ce soit trop d'en rassembler encore une fois les traits
si regrettables et plus que jamais présents à tous, en ce moment
de mystère et de deuil où le moule se brise, où la forme visible
s'évanouit.

[Note 191: _Revue_ du 1er mai 1840; il s'agit de l'article précédent.]

Charles Nodier était né à Besançon, en avril 1780; il fit ses études
dans sa ville natale, et, sauf quelques échappées à Paris, il passa sa
première jeunesse dans sa province bien-aimée. Aussi peut-on dire qu'il
resta Comtois toute sa vie; au milieu de sa diction si pure et de sa
limpide éloquence, il avait gardé de certains accents du pays qui
marquaient par endroits, donnaient à l'originalité plus de saveur, et
l'imprégnaient à la fois de bonhomie et de finesse. Sa jeunesse fut
errante, poétique, et, on peut le dire, presque fabuleuse. Là-dessus les
souvenirs des contemporains ne tarissent pas; quand une fois le nom de
Nodier est prononcé devant le bon Weiss (aujourd'hui inconsolable),
devant quelqu'un de ces amis et de ces témoins d'autrefois, tout
un passé s'ébranle et se réveille, les histoires, les aventures
s'enchaînent et se multiplient, l'Odyssée commence. Combien elle
abondait surtout aux lèvres de Nodier lui-même, dans ces soirées de
dimanche où debout, appuyé à la cheminée, un peu penché, il renonçait à
sa veine de whist, décidément trop contraire ce soir-là, et consentait à
se ressouvenir! Bien que dans ses _Souvenirs de Jeunesse_, et dans cette
foule d'anecdotes et de nouvelles publiées, il n'ait cessé de puiser à
la source secrète et d'y introduire le lecteur, on peut assurer que, si
on ne l'a pas entendu causer, on ne le connaît, on ne l'apprécie comme
conteur qu'à demi. Sa jeunesse donc essaya de tout, et risqua toutes
les aventures, politique et sentimentale tour à tour, passant de la
conspiration à l'idylle, de l'étude innocente et austère au délire
romanesque, mais arrêtant, coupant le tout assez à temps pour n'en
recueillir que l'émotion et n'en posséder que le rêve. Nul plus que lui
n'évita ce que les autres prudents recherchent et recommandent si fort,
la grande route, la route battue; mais il connut, il découvrit tous les
sentiers. Que de miel, que de rosée à travers les ronces! En ne songeant
qu'à pousser au hasard les heures et à tromper éperdument les ennuis, il
amassait le butin pour les années apaisées, pour la saison tardive du
sage. Nous en avons joui à le lire, à l'écouter; lui-même en a joui à y
revenir.

De toutes ses vicissitudes, de tous ses travaux, de tous ses essais, de
toutes ses erreurs même, il était résulté à la longue, chez cette nature
la mieux douée, un fonds unique, riche, fin, mobile, propre aux plus
délicates fleurs, aux fruits les plus savoureux. De toutes ces aimables
soeurs de notre jeunesse qui nous quittent une à une en chemin, et qu'il
nous faut ensevelir, il lui en était resté deux, jusqu'au dernier jour
fidèles, deux muses se jouant à ses côtés, et qui n'ont déserté qu'à
l'heure toute suprême le chevet du mourant, la Fantaisie et la Grâce.

Aucun écrivain n'était plus fait que Nodier pour représenter et
pour exprimer par une définition vivante ce que c'est qu'un homme
_littéraire_, en donnant à ce mot son acception la plus précise et la
plus exquise. Nos hommes distingués, nos personnages éminents dans les
grandes carrières tracées, ne se rendent pas toujours bien compte de ce
genre de mérite compliqué, fugitif, et sont tentés de le méconnaître.
L'exemple de Nodier est là qui les réfute aujourd'hui et de la seule
manière convenable en telle matière, c'est-à-dire qui les réfute avec
charme. Être un esprit _littéraire_, ce n'est pas, comme on peut le
croire, venir jeune à Paris avec toute sorte de facilité et d'aptitude,
y observer, y deviner promptement le goût du jour, la vogue dominante,
juger avec une sorte d'indifférence et s'appliquer vite à ce qui promet
le succès, mettre sa plume et son talent au service de quelque beau
sujet propre à intéresser les contemporains et à pousser haut l'auteur.
Non, il peut y avoir dans le rôle que je viens de tracer beaucoup de
talent _littéraire_ sans doute, mais l'esprit même, l'inspiration qui
caractérisent cette nature particulière n'y est pas. Tout homme né
littéraire aime avant tout les lettres pour elles-mêmes; il les aime
pour lui, selon la veine de son caprice, selon l'attrait de sa chimère:
_Quem tu Melpomene semel_. Il laisse la foule, si elle lui déplaît, et
s'en va égarer ses belles années dans les sentiers. Les sujets qu'il
choisit, et sur lesquels sa verve le plus souvent s'exerce, ne lui
arrivent point par le bruit du dehors et comme un écho de l'opinion
populaire; ils tiennent plutôt à quelque fibre de son coeur, ou il ne
les demande qu'à l'écho des bois. Ce sont parfois des poursuites, des
entraînements singuliers dont les hommes positifs, les esprits judicieux
et qui ne songent qu'à arriver ne se rendent pas bien compte, et
auxquels ils sourient non sans quelque pitié. Patience! tout cela un
jour s'achève et se compose. Cet intérêt qui manquait d'abord au sujet,
le talent le lui imprime, et il le crée pour ceux qui viennent après
lui. Ce qui n'existait pas auparavant va dater de ce jour-là, et l'élite
des générations humaines saura le goûter. Qui donc plus que Nodier a
prodigué en littérature, même en critique, ces créations piquantes,
imprévues, non point si passagères qu'on pourrait le croire? elles
s'ajouteront au dépôt des pièces curieuses et délicates, dont les
connaisseurs futurs, les Nodier de l'avenir s'occuperont.

Nous disons que Nodier fut toujours le même jusqu'à la fin, toujours le
Nodier des jeunes années; nous devons faire remarquer pourtant que sa
vie littéraire se peut diviser en deux parts sensiblement différentes.
Il ne vint s'établir à Paris qu'au commencement de la Restauration, et,
pendant ces années politiques ardentes, il n'aurait point fallu demander
à cette imagination si vive le calme souriant où nous l'avons vu depuis.
En usant alors à la hâte ce surplus des passions dont le milieu de
la vie se trouve souvent comme embarrassé, il se préparait à cette
indifférence du sage, à cette bienveillance finale, inaltérable, à peine
aiguisée d'une légère ironie. Fixé à l'Arsenal depuis 1824, il put, pour
la première fois, y asseoir un peu son existence, si longtemps battue
par l'orage; sa maturité d'écrivain date de là. Il était de ces natures
excellentes qui, comme les vins généreux, s'améliorent et se bonifient
encore en avançant. Plus sa destinée continua depuis ce premier moment
de s'établir et de se consolider, plus aussi son talent gagna en
vigueur, en louable et libre emploi. Nommé il y a dix ans à l'Académie
française, il y trouva une carrière toute préparée et enfin régulière
pour ses facultés sérieuses, pour ses études les plus chéries. Ce qu'il
avait entrepris et déjà exécuté de travaux et d'articles pour le nouveau
Dictionnaire historique de la langue française ne saurait être apprécié
en ce moment que de ceux qui en ont entendu la lecture; ce qui est bien
certain, c'est qu'il gardait, jusque dans des sujets en apparence
voués au technique et à une sorte de sécheresse, toute la grâce et la
fertilité de ses développements; il n'avait pas seulement la science de
la philologie, il en avait surtout la muse[192].

[Note 192: On a raconté une anecdote assez piquante: Nodier lisait
dans une séance particulière de l'Académie l'article _Abolition_ du
Dictionnaire: «Abolition, substantif féminin, etc., etc...; prononcez
_abolicion._--«Votre dernière remarque me paraît inutile, dit un
académicien présent, car on sait bien que devant l'_i_ le _t_ a toujours
le son du _c_.»--«Mon cher confrère, ayez _picié_ de mon ignorance,
répond Nodier en appuyant sur chaque mot, et faites-moi l'_amicié_ de me
répéter la _moicié_ de ce que vous venez de me dire.» On juge de
l'éclat de rire universel qui saisit la docte assemblée; on ajoute que
l'académicien réfuté (M. de Feletz) en prit gaiement sa part.]

Pour nous qui ne le jugions que par le dehors, il ne nous a jamais paru
plus fécond d'idées, plus inépuisable d'aperçus, plus sûr de sa plume
toujours si flexible et si légère, qu'en ces dernières années et dans
les morceaux mêmes dont il enrichissait nos recueils, fiers à bon droit
de son nom. Il avait acquis avec l'âge assez d'autorité, ou, si ce mot
est trop grave pour lui, assez de faveur universelle pour se permettre
franchement l'attaque contre quelques-uns de nos travers, ou peut-être
de nos progrès les plus vantés. Le docteur _Nèophobus_ ne s'y épargnait
pas, et ceux même qui se trouvaient atteints en passant ne lui
gardaient pas rancune. Le propre de Nodier, son vrai don, était d'être
inévitablement aimé. Il faut lui savoir gré pourtant, un gré sérieux,
d'avoir, en plus d'une circonstance, opposé aux abus littéraires cette
expression franche, cette contradiction indépendante qui, dans une
nature de conciliation et d'indulgence comme la sienne, avait tout son
prix.

Le dernier morceau qu'il ait donné à cette _Revue_, le dernier acte de
présence de Nodier, ç'a été ses agréables stances à M. Alfred de Musset:

  J'ai lu ta vive Odyssée
  Cadencée,
  J'ai lu tes sonnets aussi,
  Dieu merci!...

On peut dire de cette jolie pièce mélodieuse, touchante, et dont le
rhythme gracieux, mais exprès tombant et un peu affaibli, exprime à
ravir un sourire déjà las, qu'elle a été le chant de cygne de Nodier:

  Mais reviens à la vesprée
  Peu parée,
  Bercer encor ton ami
  Endormi.

Nodier, depuis bien des années, et même sans qu'aucune maladie positive
se déclarât, ressentait souvent des fatigues extrêmes qui le faisaient
se mettre au lit avant le soir, chercher le sommeil avant l'heure. Il
aimait le sommeil, comme La Fontaine, et il l'a chanté en des vers
délicieux, peu connus et que nous demandons à citer, comme exemple du
jeu facile et habituel de cette fantaisie sensible:

LE SOMMEIL.

  Depuis que je vieillis, et qu'une femme, un ange,
  Souffre sans s'émouvoir que je baise son front;
  Depuis que ces doux mots que l'amour seul échange
  Ne sont qu'un jeu pour elle et pour moi qu'un affront;

  Depuis qu'avec langueur j'assiste à la veillée
  Qu'enchantent son langage et son rire vermeil,
  Et la rose de mai sur sa joue effeuillée,
  Je n'aime plus la vie et j'aime le Sommeil;

  Le Sommeil, ce menteur au consolant mystère,
  Qui déjoue à son gré les vains succès du Temps,
  Et sur les cheveux blancs du vieillard solitaire
  Épand l'or du jeune âge et les fleurs du printemps.

  Il vient; et, bondissant, la Jeunesse animée
  Reprend ses jeux badins, son essor étourdi;
  Et je puise l'amour à sa coupe embaumée
  Où roule en serpentant le myrte reverdi.

  Comme un enchantement d'espérance et de joie,
  Il vient avec sa cour et ses choeurs gracieux,
  Où, sous des réseaux d'or et des voiles de soie,
  S'enchaînent des Esprits inconnus dans les cieux;

  Soit que, dans un soleil où le jour n'a point d'ombre,
  Il me promène errant sur un firmament bleu,
  Soit qu'il marche, suivi de Sylphides sans nombre
  Qui jettent dans la nuit leurs aigrettes de feu:

  L'une tombe en riant et danse dans la plaine,
  Et l'autre dans l'azur parcourt un blanc sillon;
  L'une au zéphyr du soir emprunte son haleine,
  A l'astre du berger l'autre vole un rayon.

  C'est pour moi qu'elles vont; c'est moi seul qui les charme,
  C'est moi qui les instruis à ne rien refuser.
  Je n'ai jamais payé leurs rigueurs d'une larme,
  Et leur lèvre jamais ne dénie un baiser.

  Ah! s'il versait longtemps, le prisme heureux des songes,
  Sur mes yeux éblouis ses éclairs décevants!
  S'il ne s'éteignait pas, ce bonheur des mensonges,
  Dans le néant des jours où souffrent les vivants!

  Ou si la mort était ce que mon coeur envie,
  Quelque sommeil bien long, d'un long rêve charmé,
  La nuit des jours passés, le songe de la vie!
  Quel bonheur de mourir pour être encore aimé!...

Ainsi pensait-il depuis que s'étaient enfuies les belles années dans
lesquelles le poète s'accoutume trop à enfermer tout son destin. Le
souvenir, la réminiscence, le songe, venaient donc à son aide, et lui
obéissaient au moindre signe, comme des esprits familiers et consolants.
Plus d'une fois, nous l'avons vu, le matin, à quelque réunion d'amis
à laquelle il était convié et dont il était l'âme: il arrivait
au rendez-vous, fatigué, pâli, se traînant à peine; aux bonjours
affectueux, aux questions empressées, il ne répondait d'abord que par
une plainte, par une pensée de mort qu'on avait hâte d'étouffer. La
réunion était complète, on s'asseyait: c'est alors qu'il s'animait par
degrés, que sa parole facile, élégante, retrouvait ses accents vibrants
et doux, que le souvenir évoquait en lui les Ombres de ce passé charmant
qu'il redemandait tout à l'heure au sommeil; le conteur-poète était
devant nous; nous possédions Nodier encore une fois tout entier. Depuis
des années, il avait si souvent parlé de la mort, et nous l'avions en
toute rencontre retrouvé si vivant par l'esprit qu'on ne pouvait se
figurer qu'il ne s'exagérât pas un peu ses maux, et à lui aussi on
pourrait appliquer ce qu'on disait de M. Michaud, que la durée même
de nos craintes refaisait à la longue nos espérances. On était tenté
surtout de répéter avec M. Alfred de Musset:

  Ami, toi qu'a piqué l'abeille,
  Ton coeur veille,
  Et tu n'en saurais ni guérir,
  Ni mourir.

Mais non, il y avait plus que la piqûre de l'abeille; l'aiguillon fatal
était là. C'est trop longtemps insister et nous complaire à de gracieux
retours que la gravité de la fin dernière vient couvrir et dominer.
Nodier est mort en homme des espérances immortelles, en homme religieux
et en chrétien. Ces idées, ces croyances du berceau et de la tombe,
étaient de tout temps demeurées présentes à son imagination, à son
coeur. Entouré de la famille la plus aimable et la plus aimée, d'une
famille que l'adoption dès longtemps n'avait pas craint de faire plus
nombreuse, de ses quatre petits-enfants qui Jouaient la veille encore,
ne pouvant rien comprendre à ces approches funèbres, de sa charmante
fille, sa plus fidèle image, son oeuvre gracieuse la plus accomplie,
Nodier a traversé les heures solennelles au milieu de tout ce qui peut
les soutenir et les relever; si une pensée de prévoyance humaine est
venue par moments tomber sur les siens, elle a été comprise, devinée et
rassurée par la parole d'un ministre, son confrère, l'ami naturel des
lettres[193]. Les témoignages d'intérêt et d'affection, durant toute sa
maladie, ont été unanimes, universels; il y était sensible; il croyait
trop à l'amitié qu'il inspirait pour s'en étonner. Il exprimait
pourtant, parfois, et de son plus fin sourire, du ton d'un Sterne
attendri, combien tout cela lui paraissait presque disproportionné avec
une vie qui lui semblait, à lui, avoir toujours été si incomplète et si
précaire. Ainsi l'auraient pensé d'eux-mêmes Le Sage ou l'abbé Prévost
mourants[194];

Nodier allait être déjà un mort illustre. C'est un honneur de ce pays-ci
et de cette France, on l'a remarqué, que l'esprit, à lui seul, y tienne
tant de place, que, dès qu'il y a eu sur un talent ce rayon du ciel, la
grâce et le charme, il soit finalement compris, apprécié, aimé, et qu'on
sente si vite ce qu'on va perdre en le perdant. Comme le disait devant
moi une femme de goût[195], ce serait un grand seigneur ou un simple
écrivain, le duc de Nivernais ou Nodier, on ne ferait pas autrement: en
France, à une certaine heure, il n'y a que l'esprit qui compte. Oui,
l'esprit charmant, l'esprit aidé et servi du coeur. L'intérêt public,
celui du monde proprement dit celui du peuple même; on l'a vu aux
funérailles de Nodier cet intérêt d'autant plus touchant ici qu'il est
plus désintéressé, éclate de toutes parts; le nom de celui qui n'a rien
été, qui n'a rien pu, qui n'a exercé d'autre pouvoir que le don de
plaire et de charmer, ce nom-là est en un moment dans toutes les
bouches, et tous le pleurent.

1er Février 1844.

[Note 193: M. Villemain, ministre de l'Instruction publique.]

[Note 194: Je glisse au bas de la page ce mot humble, ce mot touchant,
que je préfère à d'autres mots plus glorieux, parce qu'il sent l'homme
cette heure de vérité, ce mot toutefois qu'il faudrait être lui pour
prononcer comme il convient, avec sensibilité et ironie, avec un sourire
dans une larme; il s'agissait de ces marques d'affection et d'honneur
qui lui arrivaient en foule et ne cessèrent plus, dès qu'on le sut en
danger: «Qui est-ce qui dirait, à voir tout cela, que je n'ai toujours
été qu'un pauvre diable?»--Comme Cherubini dans le tableau d'Ingre il ne
voyait pas la Muse immortelle qui debout était derrière.]

[Note 195: La comtesse de Castellane, celle qui fut l'amie de M.
Molé.]



APPENDICE


LA FONTAINE, PAGE 54.

    (L'article suivant, écrit dans _le Globe_ (15 septembre 1827), à
    propos des Fables de La Fontaine rapprochées de celles des autres
    auteurs par M. Robert, ajoute quelques détails et quelques
    développements au morceau que contient ce volume.)

La littérature du siècle de Louis XIV repose sur la littérature
française du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle; elle y a
pris naissance, y a germé et en est sortie; c'est là qu'il faut se
reporter si l'on veut approfondir sa nature, saisir sa continuité, et
se faire une idée complète et naturelle de ses développements. Pour
apprécier, en toute connaissance de cause, Racine et son système
tragique, il n'est certes pas inutile d'avoir vu ce système, encore
méconnaissable chez Jodelle et Garnier, recevoir grossièrement, sous la
plume de Hardy, la forme qu'il ne perdra plus désormais, et n'arriver
à l'auteur des _Frères ennemis_ qu'après les élaborations de Mairet et
avec la sanction du grand Corneille. On ne porterait de Molière qu'un
jugement imparfait et hasardé si on l'isolait des vieux écrivains
français auxquels il reprenait son bien sans façon, depuis Rabelais et
Larivey jusqu'à Tabarin et Cyrano de Bergerac. Boileau lui-même, ce
strict réformateur, qui, à force d'épurer et de châtier la langue, lui
laissa trop peu de sa liberté première et de ses heureuses nonchalances,
Boileau ne fait autre chose que continuer et accomplir l'oeuvre de
Malherbe; et, pour se rendre compte des tentatives de Malherbe, on est
forcé de remonter à Ronsard, à Des Portes, à Regnier, en un mot à toute
cette école que le précurseur de Despréaux eut à combattre. Mais si ces
études préliminaires trouvent quelque part leur application, n'est-ce
pas surtout lorsqu'il s'agit de La Fontaine et de ses ouvrages?
Contemporain et ami de Boileau et de Racine, le bonhomme, au premier
abord, n'a presque rien de commun avec eux que d'avoir aussi du génie;
et ce serait plutôt à Molière qu'il ressemblerait, si l'on voulait qu'il
ressemblât à quelqu'un parmi les grands poëtes de son âge. Rien qu'à
lire une de ses fables ou l'un de ses contes après l'_Épître au Roi_ ou
l'_Iphigénie_, on sent qu'il a son idiome propre, ses modèles à part et
ses prédilections secrètes. Il est fort facile et fort vrai de dire que
La Fontaine se pénétra du style de Marot, de Rabelais, et le reproduisit
avec originalité; mais de Marot et de Rabelais à La Fontaine il n'y a
pas moins de cent ans d'intervalle; et, quelque vive sympathie de
talent et de goût qu'on suppose entre eux et lui, une si parfaite et
si naturelle analogie de manière, à cette longue distance, a besoin
d'explication, bien loin d'en pouvoir servir. Sans doute il a dû
trouver en des temps plus voisins quelque descendant de ces vieux et
respectables maîtres, qui l'aura introduit dans leur familiarité: car
l'idée ne lui serait jamais venue de _restituer_ immédiatement leur
_faire_ et leur _dire_, ainsi que l'a tenté de nos jours le savant
et ingénieux Courier. Ce n'était pas à beaucoup près un travailleur
opiniâtre ni un érudit que La Fontaine, ni encore moins un investigateur
de manuscrits, comme on l'a récemment avancé[196], et il employait ses
nuits à tout autre chose qu'à feuilleter de poudreux auteurs, ou à pâlir
sur Platon et Plutarque, que d'ailleurs il aimait fort à lire durant
le jour. Aussi, en publiant ses savantes recherches sur nos anciennes
fables, M. Robert a grand soin d'avertir qu'il ne prétend nullement
indiquer les sources où notre immortel fabuliste a puisé: «Je suis bien
persuadé, dit-il, que la plupart lui ont été totalement inconnues.» Un
tel aveu dans la bouche d'un commentateur est la preuve d'un excellent
esprit. Avant de parler du travail important de M. Robert, nous
essaierons, en profitant largement de sa science aussi bien que de celle
de M. Walckenaer, d'exposer avec précision quelles furent, selon nous,
l'éducation et les études de La Fontaine, quelles sortes de traditions
littéraires lui vinrent de ses devanciers, et passèrent encore à
plusieurs poëtes de l'âge suivant.

[Note 196: C'est surtout Victorin Fabre qui soutenait cette thèse: il
avait intérêt à voir en toutes choses le laborieux.]

Et, d'abord, on a droit de regarder comme non avenus, par rapport à La
Fontaine et à son époque, les anciens poëmes français antérieurs à la
découverte de l'imprimerie, si l'on excepte le _Roman de la Rose,_ dont
le souvenir s'était conservé, grâce à Marot, durant le XVIe siècle, et
qu'on lisait quelquefois ou que l'on citait du moins. L'imprimerie, en
effet, fut employée dans l'origine à fixer et à répandre les textes des
écrivains grecs et latins, bien plus qu'à exhumer les oeuvres de nos
vieux rimeurs. Personnne parmi les doctes ne songeait à eux; il arriva
seulement que leurs successeurs profitèrent, depuis lors, du bénéfice
général, et participèrent aux honneurs de l'impression. Marot, le
premier, en disciple reconnaissant et respectueux, voulut sauver de
l'oubli quelques-uns de ceux qu'il appelait ses maîtres: il restaura
à grand'peine et publia Villon; il donna une édition du _Roman de la
Rose,_ dont il rajeunit, comme il put, le style. Mais son érudition
n'était pas profonde, même en pareille matière, et très-probablement il
déchiffrait cette langue surannée avec moins de sagacité et de certitude
que ne le font aujourd'hui nos habiles, M. Méon ou M. Robert par
exemple. Ronsard et ses disciples vinrent alors, qui abjurèrent le culte
des antiquités nationales et les laissèrent en partage aux érudits, aux
Pasquier, aux La Croix du Maine, aux Du Verdier, aux Fauchet, dont
les travaux, tout estimables qu'ils sont pour le temps, fourmillent
d'erreurs et attestent une extrême inexpérience. L'école de Malherbe,
par son dédain absolu pour le passé, n'était guère propre à réveiller le
goût des curiosités gauloises, et on ne le retrouve un peu vif que chez
Guillaume Colletet, Ménage, du Cange, Chapelain, La Monnoye, tous doctes
de profession. Ce fut seulement au XVIIIe siècle que les fabliaux et
les romans-manuscrits devinrent l'objet d'investigations et d'études
sérieuses. Irons-nous donc, à l'exemple de certains critiques, ranger La
Fontaine parmi ces deux ou trois antiquaires de son temps, et mettre le
bonhomme tout juste entre Ménage et La Monnoye, lesquels, comme on sait,
tournaient si galamment les vers grecs et les offraient aux dames en
guise de madrigaux? Il y a dans un recueil manuscrit du XIVe siècle une
fable du _Renard_ et du _Corbeau,_ et dans cette fable on lit ce vers:

  Tenait en son bec un fourmage,

qui se retrouve tout entier chez La Fontaine. En faut-il conclure,
avec plusieurs personnes de mérite consultées par M. Robert, que notre
fabuliste a évidemment dérobé son vers à l'obscur Ysopet, et que, pour
s'en donner l'honneur, il s'est bien gardé d'éventer le larcin? Ainsi,
le comte de Caylus, dès qu'il eut mis le nez dans les fabliaux, saisi
d'un bel enthousiasme, crut y découvrir tout La Fontaine et tout
Molière, et se plaignit amèrement du silence obstiné que ces illustres
plagiaires avaient gardé sur leurs victimes. Un critique éclairé du
_Journal des Débats,_ séduit par quelques traits de vague ressemblance,
et cédant aussi à cette influence secrète qu'exerce le paradoxe sur
les meilleurs esprits, estime que La Fontaine doit beaucoup «et à nos
contes, et à nos poëmes, et à nos _proverbes_, depuis le _Roman
de Renart_, dont on ne me persuadera jamais qu'il n'ait pas eu
connaissance, jusqu'aux farces de ce Tabarin qu'il cite si plaisamment
dans une de ses fables.» Quant aux farces de Tabarin, quant à nos
contes, à nos poëmes _imprimés,_ je pourrais tomber d'accord avec le
savant critique; mais le _Roman de Renart_, alors manuscrit et inconnu,
où le bonhomme l'eût-il été déterrer? et quand on le lui aurait mis
entre les mains, de quelle façon s'y fût-il pris pour le déchiffrer,
même _à grand renfort de besicles_, comme disent Rabelais et Paul-Louis?
On voit dans le _Ménagiana_ que Ménage (ou peut-être La Monnoye; je
ne sais trop si l'endroit ne se rapporte pas à l'éditeur) eut
communication, pendant deux jours, d'un vieux roman-manuscrit in-folio,
intitulé _le Renart contrefait_, espèce de parodie du _Roman de Renart._
A propos d'un passage du poëme, il remarque que Mr de La Fontaine aurait
pu en tirer parti pour une fable, et sa manière de dire fait entendre
assez clairement que M. de La Fontaine ne le connaissait pas. Nous
persisterons donc à croire, jusqu'à démonstration positive du contraire,
qu'en matière de poëmes et de romans d'une pareille date, l'aimable
conteur était d'une ignorance précisément égale à celle de Marot, de
Rabelais, de Passerat, de Regnier et de Voiture; on pourra même trouver
que ces derniers le dispensaient assez naturellement des autres.

L'esprit léger, moqueur, grivois, qui de tout temps avait animé nos
auteurs de fabliaux, de contes, de farces et d'épigrammes, ne s'était
pas éteint vers le milieu du XVIe siècle, avec l'école de Marot, en la
personne de Saint-Gelais. Malgré Du Bellay, Ronsard, Jodelle, et leurs
prétentions tragiques, épiques et pindariques, cet esprit, immortel en
France, avait survécu, s'était insinué jusque parmi leur auguste troupe,
et tel qu'un malicieux lutin, au lieu d'une ode ampoulée, leur avait
dicté bien souvent une chanson gracieuse et légère. D'Aubigné et
Regnier, grands admirateurs et défenseurs de Ronsard, appartenaient par
leur talent à l'ancienne poésie, et lui rendaient son accent d'énergie
familière et, si j'ose ainsi dire, son effronterie naïve; Passerat et
Gilles Durant lui conservaient son badinage ingénieux et ses piquantes
finesses. La venue de Malherbe n'interrompit point brusquement ces
habitudes nationales, et son disciple Maynard fut plus d'une fois, dans
l'épigramme, celui de Saint-Gelais. D'Urfé, Colletet, mademoiselle de
Gournay, mademoiselle de Scudery et beaucoup d'autres illustres de cet
âge, aimaient notre ancienne littérature, tout en lui préférant la leur.
Il y avait quatre-vingts ans environ que le sonnet italien avait détrôné
le rondeau gaulois, les ballades et les chants royaux: Voiture, Sarasin,
Benserade, y revinrent, et cherchèrent de plus à reproduire le style des
maîtres du genre. Mais déjà, depuis 1621, La Fontaine était né, vers le
même temps que Molière, quinze ans avant Boileau, dix-huit ans avant
Racine.

Les premiers contes pourtant ne parurent qu'en 1662 (d'autres disent
1664). Ils avaient été précédés, et non pas annoncés, en 1654, par la
faible comédie de _l'Eunuque_. La Fontaine avait donc quarante et un
ans lorsqu'il commençait au grand jour sa carrière poétique. Quelle
explication donner de ce début tardif? Son génie avait-il jusque-là
sommeillé dans l'oubli de la gloire et l'ignorance de lui-même? Ou bien
s'était-il préparé, par une longue et laborieuse éducation, à cette
facilité merveilleuse qu'il garda jusqu'aux derniers jours de sa
vieillesse, et doit-on admettre ainsi que les fables et les contes du
bonhomme ne coûtèrent pas moins à enfanter que les odes de Malherbe?
J'avoue qu'_a priori_ cette dernière opinion me répugne; et, sans être
de ceux qui croient à la suffisance absolue de l'instinct en poésie, je
crois bien moins encore à l'efficacité de vingt années de veilles, quand
il s'agit d'une fable ou d'un conte, dût la fable être celle de la
_Laitière_ et du _Pot au lait_, et le conte celui de _la Courtisane
amoureuse_. Que La Fontaine ait travaillé et soigné ses ouvrages, ce ne
peut être aujourd'hui l'objet d'un doute. Il _confesse_, dans la
préface de _Psyché_, «que la prose lui coûte autant que les vers.»
Ses manuscrits, etc., etc..... (Voir page 63 de ce volume les mêmes
détails.) Ce soin extrême n'a pas lieu de nous surprendre dans l'ami de
Boileau et de Racine, quoique probablement il y regardât de moins près
pour cette foule de vers galants et badins dont il semait négligemment
sa correspondance. Mais même en poussant aussi loin qu'on voudra cette
exigence scrupuleuse de La Fontaine, et en estimant, d'après un précepte
de rhétorique assez faux à mon gré, que chez lui la composition était
d'autant moins facile que les résultats le paraissent davantage, on
n'en viendra pas pour cela à comprendre par quel enchaînement d'études
secrètes, et, pour ainsi dire, par quelle série d'épreuves et
d'initiations, le pauvre La Fontaine prit ses grades au Parnasse et
mérita, le jour précis qu'il eut quarante et un ans, de recevoir des
neuf vierges le _chapeau de laurier,_ attribut de maître en poésie,
à peu près comme on reçoit un bonnet de docteur. En vérité, autant
vaudrait dire qu'amoureux de dormir, comme il était, il dormit d'un long
somme jusqu'à cet âge, et se trouva poëte au réveil. Mais le mot
de l'énigme est plus simple. Livré, après une première éducation
très-incomplète, à toutes les dissipations de la jeunesse et des sens,
La Fontaine entendit un jour, de la bouche d'un officier qui passait par
Château-Thierry, l'ode de Malherbe: _Que direz-vous, races futures,_
etc. Il avait alors vingt-deux ans, dit-on, et son génie prit feu
aussitôt comme celui de Malebranche à la lecture du livre de _l'Homme._
Dès lors le jeune Champenois fit des vers, d'abord lyriques et dans le
genre de Malherbe, mais il s'en dégoûta vite; puis galants et dans le
goût de Voiture, et il y réussit mieux. Malheureusement, rien ne nous
a été transmis de ces premiers essais. Sur le conseil de son parent
Pintrel et de son ami Maucroix, il se remit sérieusement à l'étude de
l'antiquité: il lut et relut avec délices Térence, Horace, Virgile, dans
les textes; Homère, Anacréon, Platon et Plutarque, dans les traductions.
Quant aux auteurs français, il avait ceux du temps, passablement
nombreux, et la littérature du dernier siècle, qui était encore fort
en vogue, surtout hors de la capitale. En somme, Jean de La Fontaine,
maître des eaux et forêts à Château-Thierry, devait passer pour un
très-agréable poëte de province, quand un oncle de sa femme, le
conseiller Jannart, s'avisa de le présenter au surintendant Fouquet,
vers 1654. Ainsi introduit à la cour et dans le grand monde littéraire,
il y paya sa bienvenue en sonnets, ballades, rondeaux, madrigaux,
sixains, dizains, poëmes allégoriques, et put bientôt paraître le
successeur immédiat de Voiture et de Sarasin, le rival de Saint-Évremond
et de Benserade; c'était le même ton, la même couleur d'adulation et de
galanterie, quoique d'ordinaire avec plus de simplicité et de sentiment.
A cette époque, La Fontaine fréquentait avec assiduité la maison de
Guillaume Colletet, père du rimeur crotté et famélique, depuis fustigé
par Boileau. Ce Guillaume Colletet, singulièrement enclin, selon
l'expression de Ménage, aux amours _ancillaires_, avait épousé, l'une
après l'autre, trois de ses servantes, et en était, pour le moment, à
sa troisième et dernière, appelée Claudine, dont la beauté, jointe à la
réputation d'esprit que lui faisait son mari débonnaire, attirait chez
elle une foule d'adorateurs. Comme on y causait beaucoup littérature, et
que Colletet avait une connaissance particulière et un amour ardent de
nos vieux poëtes[197], La Fontaine ne dut pas moins retirer d'instruction
auprès de l'époux que d'agrément auprès de la dame. Je suis sûr que plus
tard il lui arriva de regretter la table du bon Colletet, où, avec
bien d'autres licences, il avait celle d'admirer à son aise Crétin,
Coquillart, Guillaume Alexis, Martial d'Auvergne, Saint-Gelais, d'Urfé,
voire même Ronsard[198], sans craindre les bourrasques de Boileau. Et
Racine, le doux et tendre Racine, qui avait plus d'un faible de commun
avec La Fontaine, n'était-il pas obligé aussi de se cacher de Boileau,
pour oser rire des facéties de Scarron?

[Note 197: Colletet avait été l'un des cinq auteurs qui formaient le
conseil littéraire de Richelieu; et, grâce aux largesses du cardinal, il
avait pu acheter dans le faubourg Saint-Marceau, tout à côté de l'ancien
logement de Baïf, une maison que Ronsard avait autrefois habitée;
circonstances glorieuses qu'il ne se lassait pas de remémorer. Il y
eut un moment où les deux Colletet père et fils, et la belle-mère de
celui-ci, la _belle-maman_, comme il disait, se faisaient à qui mieux
mieux en madrigaux les honneurs du Parnasse: ce qui devait prêter assez
matière aux rieurs du temps (_Mémoires de Critique et de Littérature_,
par d'Artigny, tome VI).]

[Note 198: Il faut avouer pourtant que le nom de Ronsard, pour le peu
qu'il se trouve chez La Fontaine, n'y figure guère autrement ni mieux
que chez les autres contemporains; dans une lettre de lui à Racine
(1686), on lit: _Ronsard est dur, sans goût, sans choix_, etc.; et
il lui oppose Racan, si élégant et agréable malgré son ignorance. La
Fontaine, qui se laissait dire beaucoup de choses aisément, avait
pour lors adopté sur Ronsard l'opinion courante, et un peu oublié ce
qu'autrefois le vieux Colletet lui avait dû en raconter.]

Nous n'avons pas l'intention de suivre plus longtemps la vie de notre
poëte. Qu'il nous suffise d'avoir rappelé que, durant les vingt ans
écoulés depuis l'aventure de l'ode jusqu'à la publication de _Joconde_
(1662), il ne cessa de cultiver son art; qu'il composa, dans le genre et
sur le ton à la mode, un grand nombre de vers dont très-peu nous sont
restés, et que s'il y porta depuis 1664, c'est-à-dire depuis les débuts
de Boileau et de Racine, plus de goût, de correction, de maturité, et
parut adopter comme une seconde manière, il garda toujours assez de la
première pour qu'on reconnût en lui le commensal du vieux Colletet, le
disciple de Voiture, et l'ami de Saint-Évremond. Ce n'est pas seulement
à la physionomie de son style qu'on s'en aperçoit: le choix peu
scrupuleux de ses sujets, et, encore plus, le déréglement absolu de sa
vie, se ressentaient des habitudes de la _bonne_ Régence; le favori de
Fouquet avait longtemps vécu au milieu des scandales de Saint-Mandé; il
les avait célébrés, partagés, et était resté fidèle aux moeurs autant
qu'à la mémoire d'_Oronte_. Louis XIV du moins, même avant sa réforme,
voulait qu'on mît dans le désordre plus de mesure et de _décorum_. Ces
circonstances réunies nous semblent propres à expliquer la défaveur de
La Fontaine à la cour, et l'injustice dont on accuse l'auteur de l'_Art
poétique_ de s'être rendu coupable envers lui.

A ne les considérer que sous le côté littéraire, il est permis de
soupçonner que Boileau et La Fontaine n'avaient peut-être pas tout
ce qu'il fallait pour s'apprécier complétement l'un l'autre; ils
représentaient, en quelque sorte, deux systèmes différents, sinon
opposés, de langue et de poésie. Un long parallèle entre eux serait
superflu. On connaît assez les principes et les préceptes de notre
législateur littéraire. Son ami, trop humble pour se croire son rival,
en continuant de cheminer dans les voies tracées, se contentait d'être
le dernier et le plus parfait de nos vieux poëtes. C'était, il est vrai,
un vieux poëte unique en son genre, et par mille endroits ne ressemblant
à nul autre, ni à _maître Vincent_, ni à _maître Clément_, ni à _maître
François_; un vieux poëte, adorateur de Platon, _fou de Machiavel_,
_entêté de Boccace_, qui chérissait Homère et l'Arioste, oubliait de
dîner pour Tite-Live, goûtait Térence en profitant de Tabarin, qu'une
ode de Malherbe transportait presque à l'égal de _Peau d'Ane_, et dont
l'admiration vive et mobile, comme celle d'un enfant, embrassait
toutes les beautés, s'ouvrait à toutes les impressions, en recevait
indifféremment du _nord_ ou du _midi_, et trouvait place même pour
le prophète Baruch, quand Baruch il y avait[199]. De tant de richesses
amassées au jour le jour, sans efforts et sans dessein, déposées et
fondues ensemble dans le naturel le plus heureux du monde, s'était formé
avec l'âge cet inimitable style, à la fois trop complexe et trop simple
pour être défini, et qu'on caractérise en l'appelant celui de La
Fontaine. Que Boileau n'ait pas rougi d'avancer (comme Monchesnay et
Louis Racine l'assurent) que ce style n'appartient pas en propre à La
Fontaine, et n'est qu'un emprunt de Marot et de Rabelais, nous répugnons
à le croire; ou, s'il l'a dit en un instant d'humeur, il ne le pensait
pas. Sa dissertation sur _Joconde_, et vingt passages formels où il rend
à son confrère un éclatant hommage, l'attesteraient au besoin. Il est
pourtant vraisemblable que le censeur austère qui se repentait d'avoir
loué Voiture, qui sentait peu Quinault, et appelait Saint-Évremond un
_charlatan de ruelles_, ne coulait pas toujours avec assez d'indulgence
sur la fadeur galante, la morale _lubrique_, les restes de faux goût et
les négligences nombreuses du charmant poëte[200]. Mais ce ne serait
pas assez pour motiver l'omission du nom de La Fontaine dans _l'Art
poétique_, si l'on ne songeait que, par son attachement pour Fouquet,
et principalement par la publication de ses contes, le bonhomme avait
provoqué le mécontentement du monarque, si sévère en fait de convenance,
et qu'il eut sa part de cette rancune glaciale et durable dont les
Saint-Évremond et les Bussy, beaux-esprits espiègles et libertins,
furent également victimes. Boileau sans doute eut tort de sacrifier,
je ne dis pas l'amitié, mais l'équité, à la peur de déplaire; du moins
aucune pensée de jalousie n'entra dans sa faiblesse. S'il parut se
glisser ensuite entre les deux grands écrivains un refroidissement qui
augmenta avec les années, la faute n'en fut pas à lui tout entière.
Lui-même il déplorait sincèrement, dans l'homme illustre et bon, les
penchants, désormais sans excuse, qui l'arrachaient de plus en plus
au commerce des honnêtes gens de son âge. Ainsi s'étaient tristement
évanouies ces brillantes et douces réunions de la rue du Vieux-Colombier
et de la maison d'Auteuil. Molière et Racine avaient de bonne heure
cessé de se voir; Chapelle, adonné à des goûts crapuleux, était perdu
pour ses amis, et La Fontaine aussi les affligeait par de longs
désordres qui souillèrent à la fois son génie et sa vieillesse.

[Note 199: La Fontaine ayant appris que le savant Huet désirait voir
la traduction italienne des _Institutions_ de Quintilien par Toscanella,
qu'il possédait, s'empressa de la lui offrir en y joignant cette Épitre
naïve en l'honneur des anciens et de Quintilien: ce qui prouvait, dit
Huet, la candeur du poëte, lequel, en se déclarant pour les anciens
contre les modernes dont il était l'un des plus agréables auteurs,
plaidait contre sa propre cause. On lit cela dans le _Commentaire_ latin
de Huet sur lui-même, qui renferme de curieux jugements peu connus sur
Boileau, Corneille et autres: on s'en tient d'ordinaire au _Huetiana_,
qui n'est pas la même chose.]

[Note 200: Dans une lettre à Charles Perrault (1701), Boileau, voulant
montrer qu'on n'a point envié la gloire aux poëtes modernes dans ce
siècle, dit: «Avec quels battements de mains n'y a-t-on point reçu les
ouvrages de Voiture, de Sarasin et de La Fontaine! etc.» On le voit,
pour lui La Fontaine était de cette famille un peu antérieure au pur et
grand goût de Louis XIV.]

Comme poëte, il fut, avons-nous dit, le dernier de son école, et n'eut,
à proprement parler, ni disciples, ni imitateurs. N'oublions point,
toutefois, que bien des rapports d'inclinations et même de talent le
liaient à Chapelle et à Chaulieu; que, jusqu'au temps de sa conversion,
il venait fréquemment deviser et boire sous les marronniers du Temple, à
la même table où s'assirent plus tard Jean-Baptiste Rousseau et le jeune
Voltaire; et que ce dernier surtout, vif, brillant, frivole, puisa au
sein de cette société joyeuse, où circulait l'esprit des deux Régences,
certaines habitudes gauloises de licence, de malice et de gaieté, qui
firent de lui, selon le mot de Chaulieu, un successeur de Villon,
quoiqu'à dire vrai Voltaire n'eût peut-être jamais lu Villon, et que,
pour un convive du Temple, il parlât trop lestement de La Fontaine...

FIN DU TOME PREMIER.



  TABLE DES MATIÈRES
  DU PREMIER VOLUME.



  Préface.
  Boileau.
  La Fontaine de Boileau, épître.
  Pierre Corneille.
  La Fontaine,
  Racine.
  La reprise de _Bérénice_.
  Jean-Baptiste Rousseau.
  Le Brun.
  Mathurin Regnier et André Chénier.
  Documents inédits sur André Chénier.
  George Farcy.
  Diderot.
  L'abbé Prévost.
  M. Andrieux.
  M. Jouffroy.
  M. Ampère.
  Du Génie critique et de Bayle.
  La Bruyère.
  Millevoye.
  Des Soirées littéraires.
  Charles Nodier.
  Charles Nodier après les funérailles.
  Appendice sur La Fontaine.

  FIN DE LA TABLE.





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