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Title: Le sergent Renaud - Aventures parisiennes
Author: Sales, Pierre, 1856?-1921?
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le sergent Renaud - Aventures parisiennes" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr.



PIERRE SALES

Le Sergent Renaud

AVENTURES PARISIENNES

PARIS

FAYARD FRÈRES, ÉDITEURS

78, BOULEVARD SAINT-MICHEL, 78


[Illustration]



Le Sergent Renaud

I

MARIE RENAUD


Un soir du mois d'avril 1864, deux femmes travaillaient, très
silencieusement, dans un petit logement situé sous les combles d'un
des plus vieux, des plus majestueux hôtels de la place des Vosges.
L'une des deux femmes, assez âgée, achevait l'ourlet d'une robe de
baptême, tandis que l'autre, toute jeune, posait, dans le haut du
corsage, des nœuds de ruban rose. Elles étaient placées de chaque
côté d'une longue table, sur laquelle était étendue la robe,
au milieu d'un fouillis de mousselines, de linons, de piqués,
d'épingles, d'aiguilles, de ganses, d'entre-deux et de dentelles.

Ainsi que la plupart des anciens logements, celui-ci n'avait pas
d'entrée, et c'était cette pièce qui communiquait directement avec
le palier. Elle était assez grande, à peine mansardée et assez
confortablement meublée: un buffet, une armoire, une seconde table et
six chaises; le tout entretenu avec une propreté méticuleuse, ainsi
que le parquet de brique, bien rouge, bien ciré, brillant comme un
miroir. Dans un coin, sous un voile noir, une belle cage peuplée
d'une nombreuse famille de serins, de bengalis et de capucins.--Tout,
dans cette pièce, respirait le bonheur pur, le bonheur intime. Et,
à voir les deux femmes, le visage à demi éclairé par la lampe,
travaillant sans relâche, se souriant lorsqu'elles se baissaient un
peu, personne n'aurait pu croire que le malheur était entré dans
leur maison.

--Et tu dis, petite, demanda la vieille, qu'il faut livrer cette robe
de baptême demain à onze heures?

--Oui, grand'mère, répondit la jeune fille, d'une jolie voix douce,
musicale. Mme Welher m'a expliqué que c'était pour l'Amérique; il
faut qu'elle la livre elle-même à un commissionnaire; la caisse est
prête et doit partir le soir même...

--Alors, travaillons, petite. Il ne faut pas faire attendre Mme
Welher, qui est si gentille pour toi.

Et elles reprirent courageusement leur travail.

Cette grand'mère avait encore, malgré ses soixante ans, un bel air
de jeunesse. Très maigre, elle était vive, alerte, et son visage
avait une jolie couleur de vieux rose, un peu passé sous ses bandeaux
blancs.

La jeune fille était d'une délicatesse extrême. Une véritable
tête de madone sur un corps d'une délicieuse gracilité. Elle avait
d'admirables cheveux châtains, très épais; et, lorsqu'elle se
baissait, se mettant un peu plus dans la lumière de la lampe, ces
cheveux prenaient une nuance plus vive. Son sang, courant à fleur de
peau, lui donnait une carnation d'un rose frais, velouté, le rose qui
avait dû régner autrefois sur les joues de sa grand'mère; ses yeux
étaient grands, rêveurs, d'un bleu de ciel; son nez petit, droit;
son front très élevé, très intelligent. Une seule chose gâtait
un peu ce joli visage: les lèvres étaient trop pâles. Un médecin
aurait bien vite deviné ce qui manquait à la charmante lingère: le
grand air et la liberté. Sa taille, bien formée, était d'une
grâce exquise, très onduleuse, les pieds très petits et les mains
mignonnes, roses, à part le doigt de la main gauche sans cesse
transpercé par l'aiguille.

Les deux femmes travaillèrent ainsi, longtemps, n'entendant d'autre
bruit que des pas de promeneurs attardés. De temps en temps, à
la dérobée, la grand'mère examinait sa petite-fille; puis elle
reportait ses yeux sur un portrait d'officier suspendu en face de la
fenêtre. Elle avait alors un léger frémissement, puis se remettait
au travail avec plus d'acharnement. Quand, par hasard, elles
entendaient la porte de la maison s'ouvrir et se refermer, elles
ralentissaient un peu leur besogne et écoutaient. Mais _celui_
qu'elles attendaient ne vint pas.--Vers minuit, la grand'mère vit
tomber une larme sur la robe de baptême que sa petite-fille tenait
dans ses mains. Puis une seconde larme tomba. Et ce fut tout. La jeune
fille s'était raidie, avait vaincu sa douleur; et, comme un hoquet
allait la secouer, elle le dissimula en disant:

--Ah! maladroite, je me suis piquée!

La grand'mère se leva, embrassa son enfant.

--Assez travaillé pour ce soir, Marie! Demain, nous nous y remettrons
de bonne heure; vois, j'ai fini mon ourlet...

La jeune fille essaya de résister. Elle trouvait une consolation
dans son travail. Mais la grand'mère l'entraînait, lui donnait une
bougie.

--Couche-toi, vite.

--Et toi?

--Je te rejoins, tout de suite.

--Bonne nuit, maman Renaud.

Elle l'appelait souvent ainsi, dans leur intimité si douce! Elle
avait dû donner un nom à chacune de ses mères; car, pendant
longtemps, elle avait cru, bien réellement, qu'elle en avait deux,
l'une jeune, jolie, presque une camarade pour elle, «petite mère!»
Mais cette petite mère était morte de chagrin: elle était allée
rejoindre son mari. Et il ne restait à la jeune fille que sa seconde
mère, «maman Renaud».

Quand la porte se fut refermée sur la jeune fille, la grand'mère
y colla son oreille. Elle entendit un sanglot qui éclatait avec
d'autant plus de violence qu'il avait été contenu toute la soirée.
Et elle-même sentit de grosses larmes couler sur ses joues. Et elle
se mit à marcher dans la pièce, d'un pas agité. Mais bientôt, elle
ne pleurait plus. Tout à l'heure, elle avait été attendrie par la
douleur de sa chérie; en ce moment, elle était toute à sa colère,
à son indignation...

--Il l'abandonne, c'est certain!... Et pourtant, moi, si défiante,
moi qui avais peur pour elle de tous les hommes, j'avais eu confiance
en ce Jean Berthier!... Comme si mon expérience ne m'avait pas appris
que tous les hommes sont des trompeurs!.. Tous? Non, pas tous!...

Elle s'arrêtait sous le portrait d'officier, une reproduction
agrandie, très pâle, d'une ancienne photographie:

--Tu ne l'étais pas, toi, mon fils!

Elle contempla longuement ce portrait, fait à la sortie de Saint-Cyr,
qui lui montrait son fils dans son costume de sous-lieutenant. Elle le
voyait si beau, si noble, si brave!

--Ah! si tu étais encore là, toi! on n'aurait pas osé l'abandonner
ainsi!... Et moi, mon Dieu! Moi qui ai laissé s'enraciner cet amour
dans son cœur!... O mon fils, pardon!

Elle leva ses mains vers le portrait. Puis elle rangea la pièce. Et
elle regagna enfin la chambre où elles couchaient toutes les deux,
où leurs lits étaient rangés côte à côte, comme dans un dortoir,
où elles avaient été si heureuses... avant!

Les soirs précédents, Marie ne s'endormait qu'avec peine; mais, ce
soir-là, la fatigue l'emportait: les émotions l'avaient brisée;
elle dormait déjà. La vieille se dévêtit bien doucement, de peur
de l'éveiller; elle n'osa même pas l'embrasser, comme elle faisait
toujours. Elle s'agenouilla seulement devant le lit et s'approcha
pour la contempler. Les lèvres de Marie s'entr'ouvrirent bientôt et
murmurèrent:

--Jean... Jean... Jean...

La vieille alors serra les poings, en murmurant:

--Le gueux! Il m'a volé son cœur!

       *       *       *       *       *

Le lendemain, maman Renaud, qui cependant se levait de très bonne
heure, vit sa petite fille déjà debout, vaquant aux soins du
ménage. Le sommeil de Marie était devenu si léger qu'il suffisait
des premières lueurs du jour pour l'éveiller. Son visage était,
battu, ses yeux cernés; mais elle ne pleurait pas. Pendant toute la
matinée, elle ne montra aucune faiblesse: elle avait le courage que
donne une résolution prise. Dès le matin, en s'éveillant, elle
s'était décidée à tenter une démarche suprême. Elle voulait à
tout prix sortir de l'indécision. Elles travaillèrent activement. A
midi, la commande était terminée.

--J'irai livrer, dit la grand'mère. Toi, tu te reposeras...

--Non, grand'mère; j'ai besoin de voir Mme Welher.

Vers deux heures, Marie partit, en effet, et refusa de se laisser
accompagner. Elle alla livrer sa commande, s'attarda à peine dans le
magasin de lingerie. Et, aussitôt après, elle se faisait conduire
en voiture au boulevard Saint-Michel... devant une maison meublée,
occupée par des étudiants.

Elle y était déjà venue, une seule fois, en secret, dans une
cruelle circonstance, le jour où elle avait dû avouer à son ami
qu'elle portait en son sein le fruit de leur amour. C'est, hélas!
depuis ce jour qu'elle ne l'avait plus revu! Et cependant il lui avait
juré de ne l'abandonner jamais, dans cette même chambre où elle
allait l'implorer, non pas pour elle, mais pour le pauvre petit être
qui tressaillait dans ses flancs... Elle se souvenait exactement du
numéro de cette chambre, située au premier étage; elle y monta
bravement et frappa. Ne recevant pas de réponse, elle frappa encore.

En ce moment, une voix cria d'en dessous:

--Qui demandez-vous?

Elle rougit violemment et ne répondit pas: elle avait honte de se
montrer; mais le garçon, qui avait la garde de la maison meublée,
monta vivement au premier étage.

--Qui demandez-vous? répéta-t-il brusquement.

Le personnel des hôtels du quartier Latin a généralement peu de
respect pour les femmes. Elle balbutia:

--Monsieur Jean Berthier?

Le garçon chercha un instant; il se souvenait à peine. D'un geste
timide, Marie montra la porte de la chambre.

--Ah! oui! fit-il, le numéro 2... oui... oui...

Il devenait soudain plus poli. Il avait reçu de si grosses étrennes
du locataire de cette chambre!

--Attendez, mademoiselle!

Il descendit presque d'un bond et remonta avec la clef.

--Voici, mademoiselle, entrez donc.

Marie eut une seconde d'espoir.

--Il va venir bientôt? interrogea-t-elle en s'asseyant.

--Dame! Je pense... fit le garçon d'un air niais.

Puis, la dévisageant:

--Je me rappelle... C'est vous qui êtes venue, il y a un mois?

--Oui; mais dites-moi si M. Berthier rentrera bientôt?

--Ah! mademoiselle, il ne m'a pas prévenu; l'autre fois, il m'avait
avisé la veille... on avait apporté des fleurs... Evidemment, il va
venir, s'il vous a donné rendez-vous!

Et il souriait encore plus niaisement. Marie s'était mise à
trembler. Elle entrevoyait une horrible réalité, un mensonge odieux.
Est-ce que cette chambre n'était pas le véritable domicile de Jean?

--Il n'habite donc pas ici? prononça-t-elle fiévreusement.

--Naturellement, mademoiselle, puisqu'il n'a pris cette chambre que
pour ses rendez-vous!

Il sembla à Marie que la maison s'écroulait sur elle; et elle
s'affaissa dans un fauteuil, tandis que le garçon allait voir si
M. Jean Berthier n'arrivait pas. Elle comprenait qu'elle avait été
indignement trahie. Mais, quand le domestique revint, pour dire qu'il
avait regardé le boulevard dans toute sa longueur, et qu'il n'avait
aperçu personne ressemblant à M. Jean Berthier, Marie était debout.
Une pâleur livide s'était répandue sur son visage; mais elle
résistait à ses larmes. Elle donna cinq francs au domestique.

--Voudriez-vous porter une lettre chez M. Jean Berthier?

--Ce serait avec plaisir, mademoiselle, dit-il, empochant la pièce;
mais nous ignorons son adresse...

--Bien, dit Marie, semblant toujours très calme, bien; je reviendrai
une autre fois.

Et elle se dirigea vers la porte.

--Mais si, par hasard, M. Berthier passait par ici, avant que vous
l'ayez vu, que faudrait-il lui dire, mademoiselle?

--Rien!

Elle prononça ce: «Rien!» d'une voix mourante. Qu'aurait-elle à
dire, en effet, à cet homme qu'elle avait tant aimé et qui avait si
abominablement abusé d'elle? A chaque marche de l'escalier, elle
dut s'arrêter et respirer un peu. Le domestique la suivait, avec le
respect d'un homme bien payé.

Marie faillit tomber en traversant le trottoir, assez large en cet
endroit. Le garçon ouvrit la portière de sa voiture et dut la
soutenir pour la faire monter.

--Où faut-il conduire mademoiselle?

--Place des Vosges, balbutia-t-elle.

Et la voiture se fut à peine ébranlée qu'elle s'affalait sur les
coussins, pleurant à grands sanglots et bégayant:

--Oh!... Jean... Jean... Mon adoré... Toi! Avoir fait cela!...

Quand la voiture arriva place des Vosges, elle pleurait encore.

[Illustration: A chaque marche de l'escalier elle dut s'arrêter et
respirer un peu. (Page 8.)]

--Quel numéro? demanda le cocher.

Elle descendit à l'entrée de la rue de Birague, ne voulant pas que
sa grand'mère la vît arriver en voiture. Elle se traîna jusqu'au
jardin, s'assit sur un banc entouré de verdure. Et elle pleura
encore.

Enfin, songeant à sa grand'mère, elle regagna sa maison.

Maman Renaud n'osa pas lui dire combien elle avait été inquiète;
elle demanda seulement, lui voyant les mains vides:

--Tu ne rapportes pas d'ouvrage de chez Mme Welher?

--Non, rien, grand'mère! Je dois y retourner demain...

--Et... pas de lettre en bas?

--Non, pas de lettre, prononça Marie avec un étrange sourire.

--Ce sera pour ce soir... ou pour demain dit la grand'mère affectant
un air tranquille.

--Non, maman Renaud, ni ce soir, ni demain... ni jamais!

C'était la première fois qu'elles parlaient si franchement de
l'abandon de Jean. La grand'mère se mit à dresser la la table pour
le dîner. Marie s'assit auprès de la fenêtre, regardant dans le
vague. Leur repas fut bien triste, bien silencieux. Marie ne mangeait
que pour obéir à sa grand'mère. Et la grand'mère prolongeait le
repas: elle avait peur de cette soirée qu'elles allaient passer, en
face l'une de l'autre, sans un travail pressé qui pût les distraire
de leur douleur.

Cependant, Marie s'installa ensuite à sa table, comme d'habitude, et
rangea toutes ses fournitures, ses morceaux de mousseline, ses fines
broderies, ses dentelles, une foule de choses qui lui restaient
parfois sur ses commandes...

A neuf heures, maman Renaud descendit. Elle avait fixé sa dernière
limite d'espoir à cette soirée: Jean allait leur écrire, sûrement,
pour les rassurer, et expliquer sa conduite de la façon la plus
naturelle.--Quand la concierge lui eut dit, d'un air un peu goguenard,
que le facteur était passé et n'avait rien laissé pour elles, elle
remonta lourdement. Tout était bien fini!

Elle pénétra sans rien dire dans le petit logement et contempla
sa fille, qui leva à peine la tête pour lui sourire. Et aussitôt,
Marie se remit à une besogne qu'elle avait entreprise: elle cousait
de minces bandes de mousseline, séparées par des entre-deux de
valenciennes. Puis, sur une mignonne forme de carton, elle posait son
ouvrage, l'arrondissait et y ajoutait des ruches de dentelle, avec de
petites bouffettes de ruban blanc, très étroit.

--Que fais-tu donc, petite?

--Un bonnet, maman Renaud.

Et, pour le garnir, elle cherchait fiévreusement dans ses provisions;
elle ne trouvait rien d'assez beau.

--Qu'est-ce que c'est que ce bonnet?

--C'est un bonnet, maman Renaud.

Un sourire d'une exquise douceur se répandait peu à peu sur son
visage, effaçant les traces des larmes qu'elle avait versées. Elle
travailla toute la soirée, et elle souriait toujours. Par moment,
elle élevait le bonnet sur son poing, le tendait à sa grand'mère.

--Comment le trouves-tu?

--Bien joli; tu n'as jamais rien fait d'aussi délicat. C'est un
modèle?

--Oui... un modèle! maman...

Et elle avait un air bien mélancolique en disant cela; maman Renaud
était très intriguée. Le bonnet fut achevé à minuit.

--Enfin, s'écria la grand'mère, me diras-tu pour qui tu fais ce
bonnet?

--Oui, maman Renaud.

--Eh bien?... Pour qui?

--Pour mon enfant, grand'mère!

Maman Renaud se redressa toute blême. Et sa première pensée fut une
imprécation contre Jean Berthier.

--Oh! le lâche!... le misérable!...

--Oh! Maman, maman! s'écria Marie, suppliante. Prends garde! Ne
maudis pas le père de mon enfant!



II

DEUX AMIS


Dans cette même journée,--c'est-à-dire le 22 avril 1864,--tous les
habitués du bois de Boulogne, tous les cavaliers qui, chaque matin,
parcourent avec une régularité désespérante, l'allée des Poteaux,
tous ces indifférents qui se connaissent entre eux, au moins de
vue, tous les élégants en un mot, avaient remarqué l'allure morne,
abattue, du jeune marquis de Villepreux. Il revenait lentement de
sa promenade quotidienne, dirigeant son cheval d'une façon presque
machinale, et répondant d'un geste distrait aux personnes qui le
saluaient.

--Qu'a donc Villepreux ce matin?

Cette phrase avait couru de bouche en bouche, comme toutes ces petites
nouvelles qui naissent le matin dans le monde élégant et, la plupart
du temps, sont oubliées le soir.

En rappelant leurs souvenirs, les jeunes gens qui s'honoraient
d'être les amis de Jean de Villepreux pouvaient affirmer que cette
mélancolie remontait à quelques semaines; mais cela ne les avait
jamais frappés comme dans cette matinée. Et les mauvaises langues
ajoutaient:

--Il ne se prépare pas à entrer gaiement dans le mariage!

Car on savait, par des indiscrétions, comme tout se sait, dans la
vie parisienne, que sa mère préparait pour lui une très brillante
alliance.

Lorsque, vers midi, le marquis arriva devant son cercle--qui était
naturellement celui de l'Union,--il fut étonné de trouver son valet
de chambre, au lieu de son groom, auquel il avait donné l'ordre de
venir prendre son cheval.

[Illustration: Il revenait lentement de sa promenade quotidienne,
dirigeant son cheval... (Page 11.)]

--Monsieur le marquis m'excusera, dit le domestique, en tenant le
cheval tandis que son maître descendait; mais il est arrivé, après
le départ de monsieur, une lettre d'Angoville, avec la mention: très
pressé.

Ces mots: «Une lettre d'Angoville», firent pâlir légèrement le
marquis.

--Vous avez bien fait, dit-il. Donnez.

Il regarda vivement la suscription de la lettre, reconnut l'écriture
de sa mère et murmura: «Déjà?»

Puis, sans ouvrir la lettre, il demanda:

--Est-ce tout?

--Non, monsieur le marquis. M. Florimont, le notaire, a envoyé son
premier clerc dire à monsieur le marquis que l'acte était préparé,
et qu'il viendrait lui-même aujourd'hui à l'hôtel, vers quatre
heures, à moins que monsieur ne?...

--Non. Cela me convient.

--Monsieur déjeune au cercle?

--Oui, et je rentrerai vers trois heures.

Tandis que le marquis de Villepreux pénétrait dans son cercle,
le domestique, Polydore Guépin, l'examina d'un œil sournois et
ironique. L'expression correcte et respectueuse avait bien vite
disparu de son visage.

Une minute après, il s'éloignait en prononçant:

--V'la le grabuge qui se prépare dans la famille. Tenons-nous bien!

[Illustration: Arracher mon amour de mon cœur? fit Villepreux. (Page
19.)]

Cependant, le marquis de Villepreux avait gagné un salon retiré
de son cercle. Et il tenait la lettre de sa mère devant ses yeux,
hésitant à l'ouvrir. Il fit enfin sauter le cachet; et, après
l'avoir parcourue:

--Pauvre mère, murmura-t-il lentement: quelle peine je vais lui
causer!

Jean d'Angoville, marquis de Villepreux, avait à cette époque une
trentaine d'années. D'une très haute taille, mince, élégant, il
inspirait, par son visage mâle et régulier, autant de sympathie
que d'admiration. Il était très brun et portait la moustache et
la barbiche comme un officier; son nez droit, fin, aux narines
délicates, flexibles, annonçait une rare énergie. Malgré la mode
absurde des élégants de l'Empire, il avait les cheveux coupés drus,
découvrant son front large, un peu bombé; ses lèvres, au sourire
doux, tranchaient adorablement sur son teint mat, et tout son visage
semblait éclairé par ses yeux profonds, brillants, comme ces
diamants noirs qu'on tire du Brésil.

Le marquis de Villepreux possédait toutes les qualités qui se
lisaient sur son visage, ou plutôt toutes les vertus, car c'est le
seul mot qui corresponde exactement aux sentiments si chevaleresques
qui l'avaient animé depuis sa plus tendre enfance. On citait de lui
des faits d'un courage insensé ou d'une bonté parfaite: un enfant
sauvé par lui dans un incendie de campagne lorsqu'il n'avait encore
que douze ans; tout son argent donné sans hésitation, à diverses
reprises, lorsqu'il entendait parler de malheureux frappés par une
catastrophe; une complaisance, une patience inaltérables vis-à-vis
de son frère cadet, qui cependant le jalousait et lui rendait chaque
acte de bonté par une vilenie; enfin, lorsque sa mère était devenue
veuve, un dévouement entier, absolu, pour remplacer son père, un
dévouement poussé jusqu'au sacrifice de son avenir; il avait, en
effet, renoncé de lui-même à la carrière militaire, pour pouvoir
mieux se consacrer au bonheur de cette mère chérie.

--Dans quelle abominable situation suis-je tombé! murmura-t-il
encore.

Et il était tout abîmé dans ses réflexions, lorsque de joyeuses
exclamations retentirent; et, au bruit des chaises remuées, des cris,
des saluts, il lui fut aisé de deviner qu'un membre du cercle, absent
depuis longtemps, venait d'arriver. Il se dirigea vers le grand salon
et demeura tout stupéfait, en apercevant un lieutenant de chasseurs
à pied, entouré de membres du cercle, à qui il distribuait gaiement
des poignées de main. Puis il prononça:

--Brettecourt! Ah! qu'il arrive à propos!--Henri!

Le lieutenant se précipita aussitôt vers lui les bras tendus:

--Jean!

Pendant une minute, les deux hommes se tinrent embrassés. Et les
autres membres du cercle, sachant la vive amitié qui unissait le
comte Henri de Brettecourt au marquis de Villepreux, les laissèrent
seuls.

--Toi, à Paris! s'écriait Jean. Sans m'avoir prévenu!

--Envoyé tout à coup par mon général pour faire un rapport au
ministre, je n'avais guère le temps d'écrire...

--Ah! tu arrives bien, Brettecourt!

--Encore quelque duel?

--Non. Des choses plus graves... Tu as un congé de?...

--D'un mois.

--Et tu ne me quittes plus?

--Tu sais bien que je n'ai plus d'autre famille que toi!

--Commençons par déjeuner; car je suppose que tu rapportes d'Afrique
un appétit...

--Terrible!... La cuisine des Bédouins ne vaut décidément pas celle
du cercle...

Quelques instants après, les deux amis étaient installés dans un
coin de la salle à manger, à une table à part, et pouvaient causer
librement.

Le lieutenant comte de Brettecourt ressemblait étrangement à son ami
Villepreux. Comme lui, il était grand, brun, énergique; il n'y avait
entre eux de différence que pour les yeux: ceux de Brettecourt
était bleus, d'un bleu clair, perçant, des yeux qui, sans lunette
d'approche, malgré les mirages du désert, découvraient l'ennemi à
des distances insensées, motif qui le faisait régulièrement placer
en tête des colonnes. Ses yeux, en ce moment, paraissaient d'autant
plus clairs, que sa peau était brunie, hâlée.

--Je vois que tu as pris leur teint à tes amis les Arabes, dit
Villepreux en riant.

--Nous leur avons pris tant de choses! fit Brettecourt en vidant un
verre de ce pontet-canet qu'on appelle, au club de l'Union, le cru des
ambassadeurs.

Brettecourt avait en effet l'habitude d'enlever beaucoup de choses à
l'ennemi. Et, d'une dernière affaire, il avait rapporté les galons
de lieutenant et le ruban rouge.

--Mes compliments! lui dit Villepreux en lui montrant sa boutonnière.

--Bah! fit modestement Brettecourt; je t'assure que je n'ai pas eu
grand mal...

--Enfin, conte-moi tout de même la chose...

--Oh! c'est toujours la même histoire: des imbéciles d'Arabes,
auxquels un fanatique de marabout a monté la tête, et qui
s'imaginent qu'ils n'ont qu'à lever l'étendard de la révolte
pour vaincre la France; un tourbillon de cavaliers qui court sur
nos avant-postes, et une compagnie de chasseurs à pied qui passe à
travers en promenade militaire, avec agrément de coups de feu: c'est
tout simple. Le sergent Blandan nous a donné l'exemple.

--Les héros trouvent toujours que c'est tout simple d'être des
héros!

--Mais en voilà assez sur mon compte! Parlons de toi, des tiens! Je
sais que ta mère est déjà partie pour Angoville, et je sais même
que tu as reçu une lettre d'elle ce matin...

--Tu es donc passé chez moi?

--Aussitôt que j'ai eu vu le ministre. Le devoir d'abord, ensuite
l'amitié. Je n'ai rencontré que ton frère...

--Ton ami? dit en souriant le marquis.

--Non, fit involontairement Brettecourt, le frère de mon ami, et
c'est tout. Que veux-tu? Je n'ai jamais sympathisé avec lui. Cela
date de loin; il t'a joué tant de vilains tours!

--Il faut pardonner à Honoré, répliqua vivement le marquis. Il est
venu au monde avec un caractère un peu triste...

--Oh! mais il m'a reçu d'une façon charmante, s'écria Brettecourt,
désireux d'effacer la peine qu'il venait de faire à ce noble cœur
de Villepreux; et nous avons longuement causé de toi.

--De moi?

--De qui donc aurions-nous parlé? De telle sorte qu'avant même de
t'avoir vu, je suis renseigné, et très exactement, sur tout ce que
tu as fait depuis mon dernier congé... sur la grande sagesse qui
s'est emparée de toi tout d'un coup, sur la mélancolie qui a
succédé à ta folle gaîté d'autrefois, préludant bien au grand
acte que tu vas accomplir... Et je n'attends plus qu'un mot de toi,
pour te complimenter sur ton mariage: Mlle de Persant est une adorable
jeune fille; et il n'y a qu'une mère comme la tienne pour vous tenir
en réserve un pareil bijou.

--Mlle de Persant a donc su conquérir une petite place dans ton
cœur?

--Une grande, mon ami, puisqu'elle sera ta femme: je l'ai vue,
plusieurs fois, à Angoville, pendant les vacances; et si la jeune
fille a tenu ce que promettait l'enfant...

--Oui, elle est de tous points accomplie, déclara Villepreux; et
je suis heureux, très heureux que ton opinion sur elle soit si
flatteuse.



III

LA CONFIDENCE


--Mais où diable veux-tu en venir? s'écria Brettecourt très
surpris. Tu parles avec une gravité...

--C'est qu'il s'agit réellement de choses très graves. Ecoute-moi
bien. Tu sais, comme tout le monde, que ma mère veut me donner pour
femme sa pupille, Mlle Juliette de Persant. Elle ne m'avait jamais
parlé ouvertement de ce mariage; mais elle vient de me faire
connaître son espérance, la plus chère de toutes ses espérances,
m'écrit-elle... Elle a retiré sa pupille du couvent de Rennes où
s'achevait son éducation; elle n'a pas eu le courage de se priver
encore d'elle jusqu'aux grandes vacances. Et elles m'attendent,
toutes deux, à Angoville... où je ne me rendrai cependant pas, en ce
moment; car... je ne peux pas épouser cette enfant!

--Parlerais-tu sérieusement? Tu me fais peur!

--Si sérieusement, répondit Villepreux avec un grand calme, que
j'avais songé à aller te trouver en Afrique, pour te confier mes
projets. Tu es le seul ami à qui je puisse ouvrir mon cœur. Dans les
circonstances cruelles de la vie, on a besoin, sinon de demander
des conseils, qu'on ne suit généralement pas, du moins de dire ses
angoisses...

--Est-il possible que tu n'aimes pas Mlle de Persant?

--Je l'aime, Henri, mais comme on peut aimer une enfant qu'on a fait
sauter sur ses genoux, dont on a guidé les premiers pas, dont on a
pris l'habitude de se considérer comme le protecteur... C'est moi,
je te donne là un détail enfantin mais qui te fera tout comprendre,
c'est moi qui lui ai montré ses lettres quand elle a appris à
lire... J'aime Juliette, oui! mais pas comme on doit aimer sa femme!

--Ton affection deviendrait bien vite de l'amour...

--Non! déclara énergiquement Villepreux. Il y a un an encore,
j'aurais raisonné comme toi, parce que, il y a un an, je ne
connaissais pas l'amour... le véritable amour!...

Lentement, Brettecourt prononça:

--Jean, tu aimes une méchante femme!

Villepreux devint blême.

--Tu parles sans savoir, murmura-t-il; oui, j'aime!... Tu connaîtras
tout à l'heure l'histoire de mon amour; mais, laisse-moi d'abord
m'occuper de toi, de Juliette... Ton cœur est libre, n'est-ce pas?

--Parbleu! fit légèrement Brettecourt.

--Eh bien, suppose qu'il n'ait jamais existé de projet de mariage
entre Juliette et moi, et qu'on veuille te la donner! Entre toi et
moi, il ne saurait exister aucune susceptibilité; or, je n'épouserai
jamais Juliette; elle est riche, noble, belle; elle sera courtisée
pour son argent; son mariage ressemblerait alors à tous les mariages
de notre monde et serait par suite mauvais. Ce serait un remords
terrible pour moi. Toi, tu n'as plus grand'chose, puisque ton pauvre
père est mort ruiné; mais je sais qu'aucun sentiment d'intérêt
n'influerait sur ta volonté; tu es le seul homme que je veuille pour
le mari de Juliette, le seul qui assurera son bonheur...

--Mais si elle t'aime déjà?

--Affection de sœur, ami! Et tu n'auras qu'à paraître, à te
montrer tel que tu es, si bon, si brave, si généreux, portant si
dignement ton grand nom; et la chère enfant t'aura bien vite ouvert
son cœur... Vois-tu, il se passe en moi des choses si graves que je
m'imagine parfois que je pourrais mourir; et alors, je veux unir les
deux êtres que j'aime le plus au monde après ma mère!...

--Et... cette femme? interrogea anxieusement Brettecourt.

--Oh! elle! s'écria Villepreux en lui serrant violemment la main, il
y a des moments où je crois que je l'aime plus que tout, plus que ma
mère elle-même!

Brettecourt fut bouleversé par l'animation de son ami.

--Villepreux, quand un amour est si violent, il faut le craindre. Un
amour qui peut diminuer l'affection d'un fils tel que toi!... Ami, il
faut arracher un tel amour de ton cœur! Tu avais raison: je reviens
à propos pour lutter contre toi-même!

--Arracher mon amour de mon cœur? fit Villepreux, avec un regard
jeté vers le ciel; tu en arracherais plutôt la vie! Pour la seconde
fois, tu viens de blâmer, d'insulter presque mon amour... Si
tu savais! Tu ne connais que ces coquettes du grand monde ou du
mauvais--elles sont aussi dangereuses les unes que les autres--qui
passent leur vie à se moquer de nous, et dont l'amour malsain suffit
à empoisonner toute une existence. Mais, Brettecourt, j'aime une
jeune fille, noble et belle malgré l'obscurité de sa naissance...
Et cet amour durera toute ma vie, puisque, en quelques mois, il m'a
complètement transformé...

Villepreux demeura quelques minutes immobile, silencieux. Puis il
reprit:

--Oui... Je vivais, insouciant de tout, songeant simplement à bien
assurer le bonheur de ma mère, et, pour toutes les autres choses
de la vie, me laissant aller au courant habituel; je n'avais jamais
réfléchi à l'avenir... Je n'avais jamais songé au mariage. Je
vivais heureux, ou plutôt me croyant heureux, libre, indifférent...
quand tout à coup cet amour a pénétré en moi, faisant de moi un
homme. Jusqu'au jour, vois-tu, où une femme s'est donnée à vous,
n'ayant plus confiance qu'en vous, ne comptant plus que sur vous, on
n'est qu'un enfant! Le véritable amour vous fait comprendre la vie
avec tous ses devoirs, toutes ses difficultés, mais aussi avec ses
bonheurs profonds, durables, certains!... Si tu connaissais celle qui
l'a causé, tu me comprendrais mieux! C'est une simple ouvrière, une
pauvre petite ouvrière en lingerie! Ses parents appartenaient à la
bourgeoisie; mais ils sont morts, la laissant, elle et sa grand'mère,
avec qui elle vit, dans un état voisin de la misère. La jeune fille
que j'aime, moi, Jean d'Angoville, marquis de Villepreux, moi qui
possède des millions, est une simple ouvrière. Je l'aime depuis
plusieurs mois; _et elle est toujours une simple ouvrière_. Pour
elle, d'ailleurs, je ne suis pas le marquis de Villepreux, mais un
modeste étudiant, qui l'épousera après avoir pris son titre de
docteur en droit. Ce vieux roman du _Lion amoureux_, qui te semblera
peut-être bien banal, a changé toutes mes pensées. La pureté de
sentiments qui nous a d'abord unis contrastait si vivement avec les
légères amours que j'avais eues jusque-là, qu'il n'a fallu que
quelques jours pour me montrer l'inanité du bonheur mondain... J'ai
passé des heures délicieuses dans les deux chambrettes qui servent
de logement à la grand'mère et à la petite-fille... Et, un jour de
folie, j'ai abusé de sa douceur, de son innocence; et depuis, nous
sommes unis par le plus sacré, le plus respectable de tous les
liens...

--Un enfant?

--Qui naîtra dans quelques mois!--Ah! quand elle m'annonça cela,
elle pleurait d'abord... Elle tremblait à l'idée d'avouer à sa
grand'mère la faute commise... Et puis, peut-être y avait-il
aussi, dans son esprit, une crainte vague que cela ne refroidît ma
tendresse... Je la rassurai bien vite: cet enfant, ce fils--mon
cœur me dit que c'est un fils--portera mon nom! Me blâmerais-tu,
Brettecourt?

--Moi! Te blâmer de faire ton devoir d'honnête homme?

--Ah! que ta parole me fait de bien!

--Mais je l'aimerai, ton fils! s'écria Brettecourt entraîné.
Quelque chose me dit, à moi aussi, que ce sera un fils!

--Cette nouvelle, vois-tu, m'a bouleversé. Il m'a semblé que ce
n'était pas seulement dans son sein, mais dans le mien en même
temps, que notre enfant tressaillait. J'étais père, Brettecourt!
Aucune parole au monde ne peut exprimer ce que j'ai ressenti. J'aurais
voulu l'annoncer publiquement, fièrement! Et j'ai dû me taire; c'est
ma seule souffrance...

--Et ta mère?

--Ah! ma mère!... Je n'ai pas osé lui avouer la vérité, de même
que je n'osais plus retourner chez ma fiancée, avant que cette
situation ait été complètement dénouée... Je n'osais même plus
écrire à la pauvre enfant, ne sachant que lui dire, n'ayant plus la
force de mentir!...

--Je crois bien connaître ta mère, dit Brettecourt: elle aimera
l'enfant. Pourrait-elle ne pas aimer ce qui vient de toi?... Mais la
mère de l'enfant!...

--Je ne les séparerai jamais l'un de l'autre! déclara noblement
Villepreux. Et tu arrives au moment où je prends pour cela les
dispositions nécessaires: j'allais écrire à ma mère; c'est toi qui
iras lui parler en mon nom...

--Je préférerais que tu m'ordonnes d'enlever trois drapeaux à
l'ennemi; cependant je ferai ce que tu voudras.

--Depuis que je sais que je suis père, que j'ai pu créer une vie
nouvelle, j'ai pensé à la mort, reprit Villepreux avec une gravité
mélancolique. Je suis sûr que toi, qui vis continuellement en face
d'elle, tu n'y as jamais réfléchi autant que moi...

--Je t'avoue que je n'y songe jamais beaucoup!

--Tandis que c'est une pensée constante chez moi: je me dis sans
cesse que je puis mourir tout à coup, sottement, en tombant de
cheval, ou en me battant en duel... Tiens, notre camarade Vauchelles
est un brave et charmant garçon; mais il m'ennuie en se moquant,
depuis quelques jours, de ma mélancolie; que je lui réponde un mot
désagréable, il prendra la mouche, et il est de première force à
l'épée... Tout cela n'est pas probable; mais enfin je pense sans
cesse à la mort, et j'ai voulu prévenir ce qui se passerait après.
Mon notaire a reçu l'ordre de préparer mon testament; ce testament
est prêt, sauf les noms, que je lui donnerai cet après-midi: je
veux, par un acte authentique, reconnaître d'avance mon enfant et
lui laisser ce que la loi m'autorise à lui léguer. Après cela,
j'attendrai plus tranquillement l'avenir.

Villepreux s'était tu; Brettecourt réfléchissait. Il dit enfin:

--Je ne te poserai aucune question injurieuse; il me semble impossible
que tu te sois trompé... qu'on t'ait trompé! Avant de la connaître,
j'estime la jeune fille que tu aimes... Je craignais pour toi quelque
amour pernicieux, et tu m'aurais alors trouvé impitoyable. J'irai
donc trouver ta mère; et, bien doucement, bien respectueusement, je
l'amènerai insensiblement, ou du moins je l'essaierai, à envisager
sans colère ta situation; je serai même rusé--on apprend la ruse à
la guerre---je la prendrai par l'enfant... Et puis, l'indulgence des
mères est comme celle de Dieu, si grande!... Peut-être ton bonheur
s'accomplira-t-il? Je ne te demande qu'une chose, que ma conscience
m'impose: je veux voir ta fiancée!

--Tu la connaîtras ce soir, dit simplement Villepreux.

En ce moment, un domestique du cercle vint prévenir le marquis que
son maître d'escrime l'attendait, dans la salle d'armes, pour lui
donner sa leçon habituelle.

Brettecourt proposa aussitôt:

--Ah! mais non! Laisse ta leçon et faisons tous les deux un bon
assaut d'épée, comme autrefois; cela me déliera.--Mon plastron et
mon masque sont toujours là?

--Oui, monsieur le comte, répondit le domestique; je n'ai qu'à en
faire enlever la poussière.



IV

L'ACCIDENT


Quoique à cette époque l'escrime ne fût pas un sport à la mode,
comme elle l'est devenue de nos jours, le cercle de l'Union possédait
une ravissante salle d'armes, où le vieux maître Grandier apprenait
aux jeunes hommes du Faubourg le noble jeu de l'épée. Décorée avec
simplicité, mais dans un goût parfait, ornée de quelques peintures
et de vieilles armes, elle rappelait ces salles basses des châteaux
d'autrefois, où les écuyers montraient aux pages l'art de la guerre.
Tout un panneau était garni par une panoplie représentant l'histoire
de l'épée, depuis l'«espadon» à deux tranchants de nos aïeux
jusqu'aux mignonnes épées de combat modernes, en passant par
les «rapières» des favoris d'Henri III et les «carlets» des
élégants de la cour de Louis XV. Il y avait même des pièces
historiques, telles que ce «flamard» d'un aïeul des Villepreux,
contemporain de Louis XI, qui, pour faire sa cour au roi, avait, comme
lui, fait graver un _Ave Maria_ de chaque côté de son épée; il y
avait aussi de ces épées courtes, bien pointues, avec lesquelles
les Français triomphèrent à Bouvines des longues et lourdes épées
allemandes.

Les deux amis furent accueillis, avec une familiarité respectueuse,
par le vieux maître d'armes Grandier. Et Henri lui dit gaiement, en
lui tendant la main;

--Savez-vous bien, Grandier, que c'est votre fameux «coupé» qui,
dans notre dernière rencontre avec les Arabes, m'a sauvé la vie?

Grandier, naturellement assez rouge, devint brique et balbutia
quelques mots sur le courage bien connu de M. de Brettecourt; mais
rien ne pouvait lui faire plus de plaisir qu'un tel compliment.
Déjà, les deux amis se préparaient pour l'assaut, enlevaient leurs
vêtements, mettaient leur plastron, leurs sandales, leur masque,
et essayaient leur épées tout en s'alignant sur la planche. Tandis
qu'ils tâtaient le fer, Grandier les contemplait: et, avec leur
plastron qui rappelle la cuirasse et le masque semblable au heaume,
il lui semblait voir jouter des chevaliers. Brettecourt avait un jeu
terrible, rendu brutal par l'habitude des combats. Villepreux, avec
sa parfaite élégance, sa correction impeccable, était un adversaire
tout aussi dangereux. Grandier, qui aimait les vieux récits, leur
dit:

--Jadis, à la fin des tournois, il arrivait qu'on donnât pour
récompense une épée au meilleur assaillant et un heaume au meilleur
défendant; il faudrait vous donner à tous deux l'épée et le
heaume.

Puis, il s'éloigna pour donner une leçon à un autre élève; mais
de temps en temps il se retournait et regardait ces deux-là, ses
meilleurs. Bientôt, Villepreux et Brettecourt s'arrêtèrent et,
se plaçant dans l'encoignure d'une fenêtre, reprirent leur
conversation. Jean éprouvait un bonheur infini à pouvoir enfin
parler de sa chère fiancée, lui qui depuis si longtemps était
forcé de garder le secret de son amour!

Puis, se remettant sur la planche, il proposa:

--Encore un ou deux coups! Voyons si tu me boutonneras aussi
facilement que tes Arabes?

L'assaut recommença; et, durant quelques minutes, aucun des deux amis
ne put toucher l'autre. Ils s'animaient peu à peu, tout à ce
plaisir des armes qu'éprouvent avec tant de passion les fanatiques
de l'épée. Grandier, de temps en temps, leur donnait un conseil,
s'amusant à critiquer Brettecourt qui, à mesure que l'assaut
s'avançait, devenait plus nerveux, bondissait, lançait son arme
d'une façon saccadée. Villepreux, beaucoup plus calme, parvint à le
toucher deux fois. Ils se reposèrent encore.

--Mais tu vas me donner ma revanche, dit en riant Brettecourt.

--Sais-tu que tu m'attaques comme si j'étais un Arabe?

--Eh! parbleu, je vais te faire le coup qui m'a débarrassé de mon
dernier Bédouin.

[Illustration: Déjà les deux amis se préparaient pour l'assaut.
(Page 22.)]

Ils retombèrent en garde. Des membres du cercle étaient venus les
regarder. Brettecourt, cherchant effectivement à refaire ce qu'il
appelait le coup de son Bédouin, s'amusait à ne plus viser qu'à la
tête; et Villepreux, négligeant presque de l'attaquer, défendait
sa tête d'un jeu si serré que son ami n'avait pas encore pu
l'atteindre.

Au bout d'un instant, Brettecourt eut l'air de vouloir rompre;
Villepreux l'attaqua à son tour, le pressant avec vigueur. Le jeune
officier semblait haletant; mais, soudain, reprenant l'offensive, il
se précipita sur Villepreux, «quitta le fer» de son ami, puis, le
battant aussitôt d'un mouvement sec, l'écarta et, allongeant le
bras avec une rapidité foudroyante, lui porta un coup furieux à la
tête... En ce moment, le vieux maître d'armes s'écriait, d'une voix
angoissée par la terreur:

--Arrêtez, monsieur le comte, arrêtez! Votre épée est
démouchetée! Arrêtez!

Il était trop tard!

L'épée démouchetée de Brettecourt avait déjà frappé le masque
de Villepreux; et elle était lancée avec tant de violence que la
pointe, se frayant un chemin à travers les mailles du masque, avait
atteint le marquis à l'œil droit.

Brettecourt éprouva cette impression si particulière que donne une
arme pénétrant dans quelque chose de mou et faisant une blessure;
et cela était d'autant plus affreux pour lui qu'il avait éprouvé
d'abord la résistance du masque.

[Illustration: Alors il se précipita à genoux devant lui. (Page
25.)]

Villepreux, en recevant le coup sur le masque, avait commencé de
prononcer le mot: «Touché!» Mais il ne l'acheva pas. Sa voix se
perdit en un soupir étouffé: sa main laissa échapper son arme; et,
pendant une demi-minute, qui sembla interminable à Brettecourt,
il chancela sur la planche comme une masse insensible qu'une force
supérieure balance; puis, il s'abattit, sans un mot, sans une
plainte. Et il demeura immobile, comme mort, aux yeux de son ami
épouvanté:

--Villepreux! Villepreux! s'écria ce dernier.

Son ami ne répondit pas. Alors, il se précipita à genoux devant
lui, murmurant d'une voix brisée:

--Mais ce n'est rien, n'est-ce pas?... Je t'en supplie, parle-moi!...
Un mot seulement...

Aucun son ne traversa le masque qui couvrait encore le visage de
Villepreux. Brettecourt saisit ce masque; mais, après avoir fait
un premier mouvement pour l'enlever, il s'arrêta, saisi de terreur.
Comment le visage de son ami allait-il lui apparaître?

Le vieux Grandier s'agenouillait aussi, soulevait un peu le corps
du marquis. Les autres assistants, glacés d'effroi, les laissaient
faire. Le maître d'armes murmurait;

--Courage, monsieur le comte... Il faut bien voir... Et puis, ce n'est
peut-être rien, un simple évanouissement...

Grandier essayait de se tromper lui-même; il ne devinait que trop ce
qui s'était passé derrière ce masque. Dans sa jeunesse, il avait
été témoin d'un accident semblable. Brettecourt enleva enfin le
masque avec des précautions infinies; et lorsqu'il vit l'œil crevé,
étalé tout sanguinolent sur les bords de l'orbite, il eut un tel
cri de désespoir que tous les assistants en furent remués. Puis, se
redressant brusquement, il s'élança vers une panoplie où étaient
accrochées de vieilles armes, arracha une de ces épées courtes que
portaient les Français au treizième siècle; et, la plaçant contre
sa poitrine, il se précipita, croyant tomber auprès de son ami...

Cet ami, c'était toute sa famille; il l'avait frappé à mort, il
voulait partir avec lui...

Et sans doute, s'il n'y avait eu, dans la salle, un homme qui ne le
perdait pas de vue, il serait mort, exhalant sa belle âme dans une
dernière pensée de fidèle amitié. Cet homme était, justement, le
baron de Vauchelles, dont Villepreux lui parlait tout à l'heure, et
qui avait deviné ce qui se passait dans l'esprit de Brettecourt;
et, lorsque celui-ci voulut se précipiter sur l'arme qu'il avait
détachée de la panoplie, il se sentit saisi par deux bras minces,
mais nerveux, vigoureux, enlevé et porté dans une salle voisine,
tandis que la voix nette, mordante, de Vauchelles prononçait:

--Pas de bêtises, hein! Vous n'avez pas le droit de disposer de votre
vie!

Vauchelles, en disant ces mots, n'avait cru prononcer qu'une de
ces phrases banales qu'on lance un peu au hasard pour prévenir une
catastrophe.

--C'est bien assez d'un malheur! ajouta-t-il.

En lui-même, Brettecourt murmura: «Il a raison; _ma vie ne
m'appartient plus_... Villepreux mort, c'est sa fiancée perdue dans
la vie, abandonnée, son enfant sans père... Mon devoir est de
le remplacer, d'être le père de cet enfant!» Puis, une nouvelle
terreur le glaça; sa présence d'esprit lui revenait peu à peu:
son ami ne lui avait pas dit le nom de cette jeune fille; comment la
trouverait-il, puisqu'elle-même ne connaissait son amant que sous un
nom supposé? Il se redressa brusquement; son visage avait pris une
expression résolue.

--Ne craignez rien, Vauchelles. J'ai eu tout à l'heure un moment de
faiblesse; pardonnez-moi! J'aimais tant Villepreux! Mais j'aurai le
courage de supporter mon malheur.

Il revint dans la salle d'armes et s'agenouilla devant le corps de
son ami, le regardant d'un œil hébété; et il se mit à pleurer
lentement, enfantinement, avec des hoquets convulsifs qui, par
moments, le secouaient tout entier.

Cependant, le vieux Grandier, aidé par quelques membres du cercle,
donnait les premiers soins au marquis de Villepreux.

--Quel chagrin pour moi qui les aimais tant tous les deux! murmurait
le maître d'armes.

Vauchelles défaisait le plastron, tâtait la poitrine.

--Il respire encore, dit-il à voix basse:

--Mais si peu, monsieur le baron!

--L'œil est bien perdu.

--Ah! si ce n'était que l'œil!

Et Grandier, d'un signe de tête, montra l'arme de Brettecourt; il
n'était que trop facile de deviner à quelle profondeur elle avait
pénétré dans le cerveau.

En attendant l'arrivée d'un médecin, qu'un domestique était allé
chercher, les membres du cercle qui avaient assisté à l'assaut se
répandaient dans toutes les salles, annonçant la sinistre nouvelle.
Et c'était un défilé de tous ces hommes dans la salle d'armes; ils
n'y passaient que peu d'instants, moins pour échapper au spectacle
de ce corps à peu près inanimé qu'à celui de la douleur de
Brettecourt, qui faisait mal à voir.

Quelques instants plus tard, le docteur Delmas pénétrait dans
la salle d'armes. Par suite d'un hasard qui était presque une
consolation au milieu d'une telle catastrophe, c'était le médecin
de la famille de Villepreux; on avait pu le prendre au moment où il
partait pour ses visites de l'après-midi.

En voyant ce médecin, qui allait prononcer l'arrêt suprême,
Brettecourt se releva d'un seul mouvement et, glacé d'effroi, alla
se plaquer contre le mur: ou eût dit un criminel attendant sa
condamnation.

M. Delmas, ne songeant qu'au blessé, ne vit pas Brettecourt. Il
s'agenouilla devant Villepreux, étudia d'abord sa respiration, lente,
à peine perceptible, le pouls qui était très faible; il n'eut
pas besoin d'examiner longuement la blessure: il regarda plutôt
les mains, les pieds, qu'il fit mettre à nu et qui étaient froids,
livides; il regarda aussi l'épée. Puis, tristement:

--Ce pauvre jeune homme est perdu. Ce n'est plus qu'une question
d'heures...

--O mon Dieu! s'écria Brettecourt.

Et ses sanglots éclatèrent de nouveau, si douloureux, si
lamentables, que le médecin courut à lui.

--Pardonnez-moi, mon enfant, d'avoir été si brutalement franc; je
ne vous avais pas vu. Et soyez courageux! J'étais l'ami de votre
famille, comme celui de la famille des Villepreux, et je me chargerai,
s'il le faut, d'annoncer à la marquise, dès qu'elle sera de retour
à Paris, que la fatalité est seule coupable.

--Merci, docteur, merci! s'écria Brettecourt en lui serrant la main.
Je viens de le promettre à mon ami de Vauchelles: je saurai être
fort, je le dois, pour des motifs peut-être encore plus graves
que vous ne le supposez. Mais j'ai une suprême prière à vous
adresser... au nom de mon pauvre ami...

--Parlez!

--Reprendra-t-il connaissance?

--Je n'ose pas vous en répondre.

--Il est irrévocablement perdu?

--Irrévocablement!

Brettecourt se cacha le visage dans les mains, réfléchissant à
cette cruelle impasse: son ami mourrait-il donc emportant son secret?

--Cependant, reprit-il, ne croyez-vous pas, qu'avant de mourir,
il fera un dernier effort, qu'il prononcera quelques mots?...
Comprenez-moi bien, docteur: le marquis de Villepreux avait une chose
à me dire, une chose d'une importance capitale; je suis certain que,
s'il revenait à lui, ne fût-ce qu'une seconde, cette chose, _un
simple nom_, il la dirait aussitôt...

Le médecin secoua la tête:

--Le cerveau est transpercé... Votre ami va s'éteindre lentement; je
doute qu'il puisse prononcer la moindre parole avant de mourir.

Brettecourt chancela, Vauchelles dut le soutenir.

--D'ailleurs, ajouta le médecin, nous allons le rapporter chez lui;
ne le quittez pas.

Brettecourt frissonna des pieds à la tête: pénétrer dans cette
maison, ce vieil hôtel des Villepreux, lui qui venait de frapper
l'héritier, l'aîné de cette glorieuse famille! Mais il se raidit et
prononça d'une voix éteinte:

--Je vous suivrai: il faut que je reçoive le dernier soupir de mon
ami.

--A-t-on prévenu son frère? demanda le médecin.

Le frère du marquis de Villepreux! Non, personne n'avait songé à
lui. Tous avaient songé à sa mère, à la vieille marquise, qui, on
le savait bien, ne vivait plus que par son fils; mais on avait oublié
le frère. On ne le voyait jamais avec lui, il vivait à part des amis
de son frère qui ne l'aimaient pas, qui ne connaissaient que trop son
caractère envieux, jaloux.

--Et sa mère? interrogea Vauchelles.

--La marquise est partie depuis peu de jours pour Angoville, répondit
le médecin.

--Faut-il lui télégraphier?

--Je crois qu'il est préférable de ramener le marquis à son hôtel,
et son frère se chargera de prévenir leur mère.

--C'est plus correct en effet, dit Vauchelles. Et je me mets à votre
disposition, si je puis vous être utile.

--Alors, voulez-vous vous charger de prévenir M. Honoré de
Villepreux?

--J'y vais.

Pendant l'absence de Vauchelles, le corps de Jean fut étendu sur
une civière, qu'on était allé demander à un poste de police.
Vauchelles revint bientôt, annonçant que le comte de Villepreux ne
se trouvait pas à l'hôtel au moment où il y était arrivé, mais
que les serviteurs préparaient tout, à la hâte, pour recevoir le
corps du marquis.

--Partons, dit le médecin.

Le sinistre cortège se mit en route. Le docteur Delmas et Brettecourt
s'étaient placés de chaque côté de la civière, entre les hommes
qui la portaient; et, de temps en temps, l'un ou l'autre soulevait
un peu la toile blanche rayée de bleu, pour examiner Villepreux.
Le malheureux ne bougea pas une seule fois, ne poussa même pas un
soupir. Sans l'affirmation du médecin, que la vie ne s'était
pas encore envolée, Brettecourt aurait cru son ami déjà mort.
Vauchelles, le maître d'armes Grandier et quelques membres du cercle
venaient en arrière, mornes, silencieux.

Ils arrivèrent enfin à la rue Saint-Dominique, et Brettecourt
reconnut de loin la haute porte majestueuse, datant de Louis XIV, qui
ferme la grande cour, au fond de laquelle s'élève la demeure
des Villepreux. Un valet de pied, qui guettait devant cette porte,
aperçut le cortège, donna un ordre; et l'on ouvrit à deux battants.

Au moment où l'on pénétrait dans l'hôtel, Brettecourt se rappela
soudain des choses de jeunesse qui rendirent plus atroce encore la
douleur qui l'étreignait. Cette porte, qu'on ouvrait aujourd'hui à
deux battants, devant son ami mourant, on l'avait ouverte ainsi, pour
le recevoir, lui, et le recevoir avec grand honneur, le jour où il
avait porté, pour la première fois, l'uniforme d'officier français.
Et comme il connaissait bien cette grande cour, où, enfant, il avait
tant joué! et les communs, les écuries, les remises, à droite et
à gauche, masqués par des rangées de fusains et de mélèzes.
Et, devant lui, la noble façade de l'hôtel, ses larges et hautes
fenêtres, si gracieuses dans leur majesté! Et le perron à forme
évasée, sur lequel Jean de Villepreux et lui tombaient en se
poursuivant! Une chose surtout lui fit mal, la vue d'une petite porte
donnant sur un escalier, dont se servaient seulement les intimes, et
qui permettait d'accéder à l'appartement du marquis sans traverser
l'hôtel, sans déranger sa mère. Que de fois il était passé par
là, sans se faire annoncer, comme s'il avait été chez lui!

--M. le comte n'est pas encore rentré? interrogea le médecin.

--Non, monsieur, répondit Polydore Guépin; et nous ignorons où il
est allé. Il est sorti à cheval vers deux heures.

On traversait le grand vestibule, au fond duquel était le vaste
escalier d'honneur avec sa rampe de fer forgé.

Au moment où les porteurs prenaient leurs dispositions pour monter
le corps horizontalement, un pas hâtif retentit dans la cour, et
un petit homme se précipita dans le vestibule, haletant, la figure
décomposée.

--M. Florimont! s'écria le médecin.

Me Florimont, notaire de la famille de Villepreux, respira d'abord;
depuis la porte de la rue, où il avait appris le malheur, il avait
couru trop vite. Il prononça enfin:

--Quelle catastrophe!

Le médecin répondit par un signe de tête.

--Mais une catastrophe bien plus grave que vous ne pouvez le supposer!
s'exclama le notaire. Le marquis devait aujourd'hui même faire son
testament...

Brettecourt tressaillit; il avait oublié ce notaire, dont son ami lui
avait parlé au milieu de ses confidences.

--Ah! monsieur, supplia-t-il, ne nous quittez pas! Vous connaissiez
les volontés du marquis, je les connaissais aussi. Mais il vous
manque un nom, n'est-ce pas?

--Il devait _tout_ me dire aujourd'hui. Certes non, je ne vous quitte
pas; mon devoir m'ordonne de surprendre toute parole qui échapperait
au marquis.

Le médecin eut un geste de doute.

--Dieu permettra peut-être ce miracle! dit Brettecourt, qui ne
voulait pas désespérer.

Et il s'engagea dans l'escalier, suivi du médecin et du notaire.
Vauchelles, et les autres membres du cercle demeurèrent dans le
vestibule, assez embarrassés, n'attendant plus que l'arrivée du
comte de Villepreux pour se retirer.

Déjà le marquis avait été déposé sur son lit, devant lequel
Brettecourt s'était jeté à genoux: et il tenait, serrée dans ses
deux mains, une des mains glacées de son ami; et il guettait ses
lèvres, s'imaginant à chaque instant qu'elles allaient s'agiter,
prononcer le nom de l'aimée...

Soudain, le galop d'un cheval retentit; et le docteur Delmas,
soulevant un rideau, prononça:

--Le comte de Villepreux.

Le frère du mourant fut reçu dans la cour par Polydore Guépin; et
les premiers mots du valet de chambre furent une odieuse flatterie:

--Monsieur le marquis, M. votre frère se meurt. M. de Brettecourt l'a
blessé dans un assaut, au cercle de l'Union!

Honoré de Villepreux jeta un étrange regard à cet homme qui le
saluait d'un titre auquel, son frère vivant, il n'avait aucun droit.
Et, très froidement, sans que la moindre émotion pût se lire sur
son visage, il dit:

--Suivez-moi, Guépin.

Il sauta de cheval, se précipita dans l'antichambre, où il fut
arrêté quelques secondes par les poignées de main de Vauchelles
et de ses amis, qui se retirèrent aussitôt. Vauchelles lui dit
seulement:

--N'accusez que la fatalité!

Déjà Honoré gravissait l'escalier; mais, arrivé dans la galerie du
premier étage, sur laquelle s'ouvrait l'appartement de son frère, il
s'arrêta. Polydore, qui l'avait suivi, dit alors très bas:

--Il y a, auprès de lui, M. de Brettecourt, le docteur Delmas et M.
Florimont...

--Le notaire?

--Oui, monsieur le marquis. M. Votre frère avait préparé son
testament; mais il y manque le nom du... ou «de la» légataire. Et
ces messieurs espèrent bien qu'il le prononcera avant de mourir...

Un mouvement imperceptible de colère plissa les lèvres d'Honoré.
Il se frappa le front, réfléchit une seconde, puis pénétra
brusquement dans l'appartement de son frère. En voyant Brettecourt
agenouillé, et si attentif devant le mourant, il s'arrêta et sembla
se raidir, comme un homme qui maîtrise une grande colère. Puis, il
s'avança, prit Brettecourt par le bras, le releva et l'écarta, sans
avoir prononcé une parole; mais son regard, froid, hautain, disait
très nettement:

--Votre place n'est pas ici!

Brettecourt n'osa pas résister. Il se recula lentement et s'appuya
contre le docteur Delmas en sanglotant. Honoré avait pris sa place et
baisait la main de son frère, pleurant lui aussi. Il murmurait:

--Mon frère chéri... Jean!... Jean!... Jamais je ne saurai te
remplacer auprès de notre mère...

Il y eut ensuite un court silence, pendant lequel Honoré examina
son frère aussi attentivement que Brettecourt l'avait fait tout à
l'heure.

«Il est bien perdu, songeait-il; mais si, dans un dernier effort, il
allait parler, essayer de me voler mon héritage?...»

Il se releva; et, s'adressant au docteur et au notaire, feignant de ne
pas voir Brettecourt:

--Quelqu'un a-t-il prévenu ma mère?

--Non, monsieur le comte, dit le médecin; nous avons voulu vous
laisser ce soin.

--Aura-t-elle le temps d'arriver?

Il devinait bien que non: mais il n'avait pas l'audace de demander
ouvertement combien son frère avait encore d'heures, de minutes
peut-être, à vivre. Le médecin secoua la tête; puis, s'approchant
du lit, il tâta la main du marquis, écouta les faibles battements de
son cœur, examina ses lèvres par où ne passait plus qu'un souffle
à peine perceptible. Et il murmura:

--Courage, monsieur le comte!

--C'est fini? balbutia Honoré.

--Ce sera fini... dans quelques instants, hélas!



V

LE NOUVEAU MARQUIS DE VILLEPREUX


Son frère n'avait donc plus que quelques minutes à vivre!
Dans quelques minutes, il serait enfin le marquis de Villepreux,
l'héritier du titre, de l'immense fortune; mais il suffisait d'un
hasard pour briser tout cela; que son frère, avant de mourir, eût la
force de prononcer une phrase... ou même de dire simplement un
nom, qu'entendraient son fidèle ami de Brettecourt et le notaire
Florimont, et son avenir, sa fortune étaient encore menacés... Il
ne connaissait que trop la préférence si grande de sa mère pour son
frère!

--Messieurs, dit-il d'un ton dominateur, dans un pareil moment, seuls
les membres de ma famille peuvent rester dans cette chambre; je vous
prie donc de vous retirer.

Brettecourt poussa quelques soupirs, en faisant des gestes égarés,
et il se recula instinctivement. N'avait-on pas le droit de le
chasser, lui, cause de tout? Il gagnait la porte; le docteur Delmas le
suivait. Seul, le notaire essaya de lutter:

--Monsieur le comte, dit-il, il serait de la plus haute importance que
je ne quitte pas votre frère mourant...

--Monsieur, interrompit le comte avec hauteur, je suis seul juge de ce
qui doit être fait ici!

Puis, se radoucissant, mais très ferme:

--D'ailleurs, je ne vous demande pas de vous éloigner. Demeurez tous
dans le petit salon qui est à côté de cette chambre. Si mon frère
revenait à lui, et qu'il parlât, ou du moins qu'il désirât parler
à l'un de vous, veuillez croire que je l'appellerais.

Jamais personne n'avait vu le comte de Villepreux aussi décidé,
aussi énergique. Il reconduisit le notaire jusqu'au seuil de la
chambre; et, là, il fit glisser une tenture qui se trouvait dans le
salon, de l'autre côté de la porte. De cette façon, le notaire et
Brettecourt pouvaient croire que, seule, cette tenture les séparait
de la chambre du mourant... Mais ils espéraient bien entendre s'il
appelait.

Déjà Honoré, avec des soins infinis, très lentement, très
doucement, prenait le battant de la porte, le ramenait et le
fermait... Les autres n'avaient rien entendu... Il était seul avec
son frère.

Cinq minutes environ s'écoulèrent dans le plus grand silence;
Honoré s'était rapproché du lit et contemplait le marquis. En ce
moment, personne ne l'observant plus, il n'avait pas besoin de verser
de larmes: son visage avait aussitôt pris du reste une expression
dure, haineuse. Et, pendant ces cinq minutes, il songea à sa
jeunesse, à ces années qui lui avaient semblé si longues, où son
esprit envieux le faisait souffrir des moindres préférences données
à son frère.

Honoré était le cadet, et cela seul avait fait jusqu'alors le
malheur de sa vie. Malgré la Révolution, malgré les idées et
les lois nouvelles, les Villepreux avaient respecté les coutumes
anciennes. Pour eux, le fils aîné était un être supérieur,
l'héritier, le chef de la famille; les enfants qui venaient ensuite
n'étaient que des cadets, c'est-à-dire des êtres réellement
au-dessous de leur aîné, qui dépendaient de lui et devaient plus
tard lui obéir. Le père de Jean et d'Honoré avait rigoureusement
maintenu cette différence: il était mort, après avoir réalisé
toute sa fortune personnelle et l'avoir donnée à son aîné de
la main à la main, afin d'éviter un testament qui aurait pu être
attaqué; et la marquise lui avait d'autant plus aisément promis
qu'elle suivrait son exemple, qu'elle plaçait, dans son esprit, son
fils Jean bien au-dessus de son fils Honoré.

Cet état de choses avait contribué à développer les qualités
mauvaises d'Honoré et à étouffer en lui ce qui pouvait être bon et
loyal. Tout enfant, il avait souffert dans son orgueil: on l'aimait,
on le soignait, on le gâtait même, mais en lui donnant sans cesse
son frère pour exemple. Dans toutes les cérémonies de famille, la
différence entre les deux frères était bien nettement marquée;
parfois même, son frère assistait à des repas de gala, tandis qu'on
l'éloignait de la fête, où son âge lui aurait cependant permis de
prendre sa place.

Son frère avait fait de brillantes études; lui paresseux, peu
encouragé, était demeuré relativement ignorant. Son frère avait
aisément appris tous les sports; lui, avait failli se tuer en tombant
de cheval. Et cependant le cheval, les courses étaient sa plus grande
distraction. Son frère avait déjà ajouté un peu de gloire à la
gloire des Villepreux, par sa noble conduite comme volontaire, en
Crimée, tandis que lui, n'était encore parvenu à se signaler que
par des duels peu dangereux. Son frère faisait partie du cercle de
l'Union; et lui, qui aurait pu s'y présenter, ne l'avait pas tenté,
sachant qu'on ne l'y aimait pas et qu'on ne l'y recevrait que par
égard pour le marquis. Cela l'aurait humilié.

Il ressemblait beaucoup à son frère, mais d'une façon mesquine: il
n'avait ni cette haute taille, ni cette élégance, ni ces beaux yeux,
ni cette grâce naturelle qui faisaient de Jean de Villepreux un des
jeunes hommes les plus accomplis de la noblesse. Honoré était un
jeune homme moderne, plus correct qu'élégant, plus calculateur que
joueur. Quand il pariait aux courses, c'était moins pour s'amuser,
pour chercher des émotions que pour gagner pratiquement de l'argent.
Il se battait aisément en duel, mais pour chercher adroitement une
réclame. Rien chez lui n'était naturel; il pesait tout, calculait
tout. Il n'avait jamais désiré l'amour dans ses liaisons, mais le
tapage, la gloriole d'être l'amant de femmes à la mode.

Et partout on l'irritait, parce que partout on lui parlait de
son frère: il approuvait, en jouant remarquablement l'affection
fraternelle, mais sa haine s'augmentait chaque jour. Il jalousait
Brettecourt, il jalousait Vauchelles, il jalousait tous les amis
de son frère. Et depuis quelques mois, il jalousait surtout cette
inconnue qu'il avait devinée dans l'existence de son frère, sans
cependant pouvoir soupçonner qui elle était.

Soudain, l'œil gauche de Jean, fermé jusqu'alors, s'entr'ouvrit, ses
lèvres remuèrent lentement. Honoré se pencha vivement sur lui:

--Frère, je suis là.

Jean le regarda, comme stupéfait. Il articula péniblement:

--Brettecourt?

Un dernier souffle de vie le ranimait.

--Brettecourt n'est plus là, dit fort naturellement Honoré.

Jean contempla son frère une minute. Et il vit une telle affection
sur son visage que, plein de confiance, il lui dit son secret. Dans
cette minute de réflexion, il avait rassemblé toutes ses forces;
mais ce ne fut qu'avec la plus grande difficulté qu'il prononça:

--Femme... Enfant... Lettre notre mère...

Il s'arrêta un peu. Honoré, lui serrant la main, compléta sa
pensée:

--Tu as une femme, un enfant?

--Oui, balbutia le marquis.

--Et... tu as écrit une lettre à notre bonne mère pour lui avouer
la vérité?

[Illustration: Et soyez courageux! (Page 28)]

--Oui.

--Où est cette lettre?

--Mon... secrétaire... testament...

--Bien, frère! Compte sur moi... C'est moi-même qui remettrai ta
lettre à notre mère.

--Ma femme... mon fils!... Je suis perdu... Je te les recommande... à
toi... à Brettecourt...

Il se tut encore.

Honoré le crut mort; mais il fit un dernier effort:

--Ma femme... ma mère chérie... Dieu!... mon fils!... oui, un fils!

Un noble orgueil éclaira son visage. Et, dans la pensée de ce fils
qu'il venait d'entrevoir, il mourut.

Honoré se recula, épouvanté... C'était encore plus grave qu'il ne
l'avait cru. Un fils! Son frère laissait un fils!

Un moment, il fut comme affolé, au milieu de la chambre. Puis,
assailli par une nouvelle crainte, il regarda la porte qui
communiquait avec le petit salon... Si Brettecourt ou le notaire
étaient rentrés et avaient entendu?... Mais non. La porte était
toujours fermée, il était bien seul.

[Illustration: ... Seuls les membres de ma famille peuvent rester dans
cette chambre (Pages 33.)]

Sans réfléchir, il se précipita vers cette porte, et il allait
l'ouvrir brusquement: il perdait la tête. Mais quelqu'un veillait
pour lui: au moment même où il mettait la main sur la poignée, il
se sentit enlevé, ramené en arrière, tandis qu'une voix toute basse
murmurait:

--Monsieur le marquis oublie sans doute que cette porte ne doit
pas avoir été fermée, et qu'il faut par suite la rouvrir bien
doucement?

Honoré reconnut Guépin, et un grand froid le parcourut tout entier.

--Par où donc êtes-vous venu? balbutia Honoré.

--L'escalier de service mène directement dans le cabinet de toilette,
répondit Guépin sans se troubler.

--C'est bien, retirez-vous dans ce cabinet.

--Pas avant d'avoir ouvert la porte du petit salon. Monsieur n'aurait
certainement pas la main aussi sûre que la mienne...

Et Guépin ouvrit, en effet, le battant, sans que le moindre bruit
eût été produit. Puis il repassa devant Honoré et lui jeta un
regard familier.

Ce n'était plus un domestique, c'était un complice.

Dès que Guépin eut disparu, Honoré se précipita vers le salon,
souleva la portière, et se montra, le visage en pleurs.

--Messieurs, dit-il, d'une voix étouffée, mon frère vient de rendre
sa belle âme à Dieu!

Et il retourna auprès du lit, se mit à genoux et cacha son visage en
sanglotant. Déjà, Brettecourt, le notaire et le médecin l'avaient
rejoint. Brettecourt et le notaire s'étaient agenouillés comme lui.
Le médecin constatait la mort.

Pendant quelques instants, il régna un grand silence,
qu'interrompaient seulement les sanglots entrecoupés de Brettecourt.
Le malheur causé par lui était irréparable. Son ami était mort,
emportant son secret dans la tombe. Il ne lui restait qu'un espoir,
c'est que peut-être Villepreux avait pu donner quelques indications
à son frère; peut-être avait-il parlé à voix basse? Il osa lui
demander:

--N'a-t-il rien dit?... N'a-t-il pas prononcé un nom... dans cette
minute suprême?

Honoré sembla très choqué de ce qu'on se permît de l'interroger
dans un semblable moment; mais il daigna répondre:

--Il n'a pas même repris connaissance.

Puis il retomba dans sa pose larmoyante, tandis que Brettecourt
s'écroulait presque à terre, la tête appuyée contre le bois de
lit, semblable à un chien fidèle...

Bientôt, on entendit des pas dans le grand escalier et l'escalier de
service. La nouvelle s'était vite répandue dans l'hôtel; Guépin
avait raconté que, comme il attendait à la porte, M. Honoré la
lui avait annoncée. Et tous les domestiques accouraient. Plusieurs
d'entre eux, vieux serviteurs de la famille qui avaient vu mourir le
mari de la marquise, regrettaient qu'on ne les eût pas appelés plus
tôt: ils auraient voulu assister, agenouillés, ne fût-ce que de
loin, aux derniers moments du marquis. Et tous s'agenouillèrent dans
le petit salon, rangés au cercle, et prièrent sincèrement pour ce
maître si bon, d'une bienveillance si familiale.

Quant à Guépin, il donnait les signes du plus violent désespoir et
ne cessait de répéter:

--Mon maître!... mon bon maître!... Mon cher maître!...

C'était un nouveau venu dans la maison que ce Guépin, un domestique
très moderne, qui tranchait sur les vieux serviteurs de la famille.
Naturellement on ne l'aimait pas beaucoup; mais on s'inclinait devant
lui, parce qu'il était le valet de chambre du maître. C'est la
marquise qui l'avait presque imposé à son fils; elle voulait que
tout fût jeune autour de lui. Et Guépin, drôle cynique, était
doué d'une telle puissance d'hypocrisie, qu'il avait persuadé à la
marquise et à son fils qu'il leur était absolument dévoué.

Honoré jugea que son explosion de douleur avait assez duré, et que,
par suite, celle des assistants ne pouvait durer plus longtemps. Il se
releva, essuya ses larmes; et, d'un geste, il renvoya les domestiques.
Seul, Guépin demeura à l'entrée de la chambre.

Puis, Honoré, s'adressant au notaire, au médecin, à Brettecourt,
dit:

--Je vous remercie, messieurs, au nom de ma mère et au mien, des
preuves de sympathie que vous nous donnez. Merci de tout mon cœur.

«Guépin, reconduisez ces messieurs.

Le médecin et le notaire allaient se retirer sans difficulté; mais
Brettecourt semblait ne pas avoir entendu. Un sourire infernal glissa
sur les lèvres d'Honoré; et frappant légèrement sur l'épaule de
l'officier:

--Excusez-moi, dit-il, si je ne vous reconduis pas moi-même; mais
vous me permettrez de ne pas quitter le corps de mon frère.

Brettecourt bondit et jeta un regard terrifiant à Honoré.

--C'est à moi... à moi que vous dites cela?

--Oui, monsieur! répondit fermement Honoré.

--Mais, pas plus que vous, je ne veux quitter votre frère!

Honoré sembla très peiné.

--Vous ne me comprenez pas, monsieur! Faut-il que je vous prie plus
clairement de vous retirer?

--Mais je n'abandonnerai mon ami que lorsque la terre retombera sur
lui... Je suis son ami... son frère d'armes...

--Le marquis de Villepreux, dit sèchement Honoré, n'avait pas
d'autre frère que moi; et je suis désolé que vous me forciez à
vous faire observer que votre place n'est plus ici!

--Monsieur!

--Je ne saurais oublier que mon frère meurt victime d'un accident
dont vous êtes la cause, involontaire il est vrai, mais dont vous
êtes la cause...

Pour ma part, je vous pardonne; mais ma mère m'en voudrait de vous
avoir permis de demeurer plus longtemps auprès du corps de votre ami.

Brettecourt chancela; ses yeux, fixés sur Honoré, s'ouvrirent
démesurément. Et il allait peut-être tomber, quand le notaire le
prit dans ses bras.

--Venez, venez, monsieur le comte!...

Il l'entraîna. Tout le long des escaliers, dans le vestibule, dans la
cour, il murmurait avec égarement:

--J'ai tué mon ami... J'ai tué mon ami...

On avait le droit de le chasser de cette maison.

--Courage! dit le notaire. La plus grande douleur est pour vous. Mais
qui sait si vous ne pourrez pas réparer un jour ce malheur... dont
personne du reste ne saurait vous déclarer responsable?

--Réparer?... fit Brettecourt, se dominant un peu. Oui, je l'aurais
pu, peut-être, s'il avait parlé... Mais non! Dieu ne l'a pas
voulu... J'ai tué mon ami!... J'aurai le courage de ne pas me tuer;
mais on se bat assez souvent en Afrique pour que je trouve le moyen de
rejoindre mon pauvre Villepreux!

Guépin avait respectueusement accompagné les trois hommes jusqu'à
la grande porte de la rue; là, il s'inclina, d'un air désolé. Puis
il les suivit quelques secondes du regard.

--Tas de raseurs! prononça-t-il. Mais retournons auprès de notre
jeune maître, qui doit avoir quelque besoin de nous!

Honoré était demeuré seul dans l'appartement de son frère; mais
il n'avait encore eu la force de rien faire. Il était écrasé par ce
superbe coup de fortune.

Pas un regret n'agitait son âme. Emporté par l'orgueil, il examinait
d'un coup d'œil rapide cette chambre qui n'aurait jamais dû être la
sienne, la chambre des marquis de Villepreux. La chambre qu'il avait
eue, lui, était fort belle aussi, aussi richement meublée; mais
ce n'était qu'une chambre de cadet. Ici, c'était bien le logis de
l'aîné, l'appartement auquel on n'avait pas osé touché depuis deux
siècles. C'est là, dans un meuble Louis XIV, assez bas, large et
épais, que se trouvaient les archives de la famille; là qu'avait
habité son père, là que, de la main à la main, il avait, à son
lit de mort, remis sa fortune à son aîné. Tout ici lui rappelait sa
situation de cadet, ses humiliations... qui cessaient tout d'un coup.

C'était lui, maintenant, le marquis de Villepreux!

Tout était à lui, désormais, titre, fortune. Plus rien ne pouvait
menacer son avenir; une seule complication aurait pu l'effrayer: cette
femme, cet enfant... Et il allait être le seul à les connaître.

Cependant, Guépin rentrait dans la chambre. Il jeta vite un coup
d'œil au secrétaire et sourit en le voyant toujours fermé.

«D'ailleurs, pensa-t-il, il ne trouverait rien sans moi.»

Honoré lui ordonna de prendre les dispositions nécessaires pour
transformer en chapelle ardente la chambre de son frère. Puis, il
rédigea cette dépêche:

«Ma mère, soyez forte! Un malheur affreux vient de nous frapper.
Jean est très mal. Venez immédiatement.

«HONORÉ.»

--Allez tout de suite au télégraphe, Guépin!

Mais Guépin envoya la dépêche par le concierge: il ne voulait pas
quitter l'hôtel. C'est lui qui fit disposer la classique main de
papier dans le vestibule, sur une table recouverte d'un tapis noir. Et
il s'assura que tout avait bien l'allure correcte et compassée de la
douleur moderne.

Deux domestiques parlaient à voix haute, il les réprimanda. Il
soignait la mise en scène du désespoir de son nouveau maître; car
il était bien certain de ne plus quitter Honoré de Villepreux.

Quand il remonta dans la chambre, les autres domestiques avaient tout
préparé: une commode avait été transformée en petit autel, on
était allé chercher de l'eau bénite à Sainte-Clotilde; et, dans la
coupe d'onyx qui la renfermait, trempait une branche de buis, que la
marquise avait suspendue, au-dessus du lit de son fils, le dimanche
des Rameaux.

Il ne restait plus qu'à faire la toilette du mort. Guépin ne laissa
ce soin à personne.

Et bientôt, Jean de Villepreux apparut, étendu dans son lit, vêtu
de son habit, sur lequel tranchait le ruban bleu de la médaille de
Crimée. La vue de ce modeste ruban amena, sur les lèvres d'Honoré,
un imperceptible sourire. Il avait toujours trouvé ridicule la
fierté avec laquelle son frère le portait.

Le nouveau marquis demeurait assis, dans un fauteuil, tout près de
ce secrétaire qu'il gardait jalousement. Son visage caché dans les
mains, il semblait écrasé de douleur; mais il suivait attentivement
tout ce qui se passait. Enfin, il fut seul avec Guépin, qui avait
renvoyé tous les domestiques, une fois la besogne terminée. Honoré
se leva alors et s'avança vers le secrétaire; mais Guépin, parlant
très bas, dit:

--Si monsieur le marquis veut me croire, il attendra que tout le monde
soit couché dans l'hôtel...

Honoré se rassit, vexé de trouver si justes toutes les observations
du valet de chambre, n'osant pas lui résister, et éprouvant cette
humiliation des grands qui ont besoin d'un petit. Et la nuit le
surprit, portant alternativement ses regards, du cadavre de son frère
au petit meuble qui contenait son secret.



VI

LA LETTRE


La soirée aurait paru interminable à Honoré de Villepreux, si
elle n'avait été coupée tout d'abord par la visite du médecin
des morts. Ce médecin fut reçu par Honoré et même par Guépin au
milieu de telles marques de désolation que, malgré l'indifférence
que lui donnaient forcément ses fonctions, il crut nécessaire
d'adresser quelques paroles de consolation au nouveau marquis de
Villepreux. Honoré les accepta en sanglotant. Et, peu à peu, le
bruit se répandait dans tout l'hôtel que M. Honoré était beaucoup
plus tendre, beaucoup plus affectueux qu'on ne l'aurait cru.

Ensuite, il fit venir auprès de lui les vieux domestiques qui
servaient spécialement sa mère, et leur donna les ordres les plus
méticuleux afin que la marquise n'eût à s'occuper de rien à son
retour.

Il prit aussi les dispositions nécessaires pour qu'un petit
appartement, voisin de celui de sa mère, fût rapidement aménagé:
c'est là que lui, désormais chef de famille, voulait que Juliette de
Persant s'installât; la petite chambre de jeune fille, qu'elle
avait occupée jusqu'alors, ne lui semblait plus suffisante. Cette
sollicitude, pour une jeune fille, dont Honoré se montrait auparavant
très jaloux, frappa tout spécialement.

Pendant cette soirée, autant pour tromper son impatience que pour
surprendre sa mère le lendemain, Honoré, sans quitter la chambre de
son frère, dirigea l'installation de l'appartement de Juliette: il
faisait déplacer les jolis meubles, les choses particulièrement
délicates que renfermait l'hôtel, tout ce qui pouvait charmer l'œil
d'une jeune fille, et le faisait porter dans la chambre qu'il donnait
à Mlle de Persant.

Il savait bien pourquoi sa mère était partie de Paris si
brusquement; et il ne doutait pas qu'elle ne ramenât Juliette, et
pour toujours.

En ce moment, elle avait reçu sans doute sa dépêche, envoyée au
château d'Angoville par un exprès; elle avait dû tout quitter,
comme folle, faire atteler et rejoindre le train de nuit; elle
arriverait le lendemain de bonne heure. Et il voulait lui dire à son
arrivée:

--Juliette habitera désormais le petit appartement voisin du vôtre.

Lorsque minuit sonna, les domestiques étaient brisés de fatigue; et,
malgré l'intention que plusieurs d'entre eux avaient manifestée
de veiller leur maître, tous s'inclinèrent sans résistance quand
Guépin leur dit:

--M. le marquis veut veiller seul le corps de son frère.

Une demi-heure plus tard, il revenait auprès du marquis et disait:

--Maintenant, monsieur peut agir en toute tranquillité.

Honoré se redressa et contempla quelques instants le visage glacé
de son frère; puis tandis que Guépin verrouillait les portes, il se
dirigea vers le secrétaire.

Il avait bien le droit de l'ouvrir maintenant: tout n'était-il pas à
lui, ici?...

Guépin le rejoignait:

--Voici la clef, monsieur le marquis.

Honoré eut un tressaillement nerveux; il était atrocement humilié
de se trouver sous la dépendance de ce domestique qui savait tout,
qui pensait à tout. Guépin le remarqua; et son regard audacieusement
fixé sur le marquis, semblait dire:

«Te révolte donc pas, mon bonhomme... Tu ne peux pas te passer de
moi!»

Honoré avait pris la clef. La main un peu nerveuse, il ouvrit le
secrétaire, et descendit la plaque, qui formait table en s'abaissant.

Devant lui, s'étalaient trois rangées de tiroirs. Il les enleva tour
à tour et vida leur contenu sur la tablette.

C'était évidemment dans un de ces tiroirs que Jean avait enfermé la
lettre destinée à sa mère.

Il déplia tous les papiers posés devant lui, reconnut des lettres de
Brettecourt, de Vauchelles; mais il ne trouva pas trace de la lettre
qu'il cherchait.

Guépin, planté derrière lui, le dévisageait en goguenardant.
Honoré recommença deux fois son examen, visita de nouveau les
tiroirs, mais inutilement. La lettre de son frère n'était pas dans
le secrétaire. Brusquement il se retourna vers Guépin et lui jeta un
regard irrité, ayant presque envie de lui crier:

--Vous l'avez donc volée?

Mais Guépin demeurait impassible, dans l'attitude du correct
domestique, qui attend que son maître l'interroge.

--Ah çà! maître Guépin, m'auriez-vous fait de faux rapports depuis
six mois?

Guépin haussa les épaules.

--La preuve que je n'ai pas fait de faux rapports, c'est ce que M. le
marquis a dit avant de mourir.

--Cependant, fit Honoré, tout démonté par la réponse si logique de
Guépin, puisque je ne la trouve pas, cette lettre?...

--Monsieur n'a peut-être pas suffisamment cherché.

Il y eut un silence. Honoré se calmait: évidemment, il avait mal
cherché; cette lettre, il la découvrirait tout à l'heure, cachée
peut-être entre deux tiroirs.

Mais, avant de recommencer ses recherches, il éprouva le besoin de
bien confirmer ses soupçons en questionnant Guépin.

--Voudriez-vous, maître Guépin, me résumer aussi rapidement que
possible, tout ce que vous m'avez dit depuis six mois?

--Je ne demande pas mieux, monsieur, répondit Guépin, enchanté de
faire valoir ses services dans une occasion aussi solennelle.

Donc, il y a six mois environ, M. le comte était sorti un soir, dans
le but de suivre M. le marquis; et je me trouvais moi-même dehors,
dans la même intention. Les nouvelles allures de M. le marquis
inquiétaient son frère, comme son fidèle valet de chambre. Nous
nous rencontrâmes...

--Passez, passez, Guépin...

--Si je répète cela, monsieur, c'est simplement pour rappeler que
c'est M. le comte qui m'a chargé de cette besogne, un peu trop basse
pour lui, et qu'il s'en est fié à moi du soin de surveiller les
nouvelles amours de M. son frère. Le marquis avait complètement
abandonné ses anciens plaisirs...

J'ai cru longtemps que c'était pour une femme du monde et qu'il ne se
cachait si bien que pour éviter la colère d'un mari jaloux.

Mais j'ai perdu cette conviction lorsque j'ai eu fait la remarque
que M. le marquis ne mettait jamais son habit pour aller à ces
rendez-vous, quoique ces rendez-vous eussent presque toujours lieu le
soir: il s'y rendait en jaquette, même en veston.

Ce n'était donc pas une femme du monde, pas même une bourgeoise... A
peine une toute petite bourgeoise!

Ici, le visage de Guépin prit un air de souverain mépris; et, tirant
un gant de sa poche:

--En voici la preuve, monsieur!

Ce gant de femme que j'ai découvert dernièrement dans une de ses
poches...

--Une jolie main! fit Honoré en prenant le gant.

--Des gants à vingt-neuf sous, monsieur, prononça Guépin. Et usés,
recousus... Je pencherais, monsieur, pour une ouvrière...

--Et... vous n'avez pas encore découvert sa demeure?

--J'ai fait un progrès, monsieur. D'habitude, M. votre frère faisait
tant de détours avant d'arriver à ses rendez-vous qu'il m'avait
été impossible de le filer complètement. Il avait été à la
guerre et savait dépister l'ennemi; et puis, il se doutait peut-être
qu'on l'espionnait. Mais, depuis quelque temps, il prenait moins de
précautions; et hier, j'ai acquis la certitude que la demoiselle
habite le Marais: j'ai perdu M. le marquis, pour la seconde fois, dans
le dédale des rues du Temple.

Jean était allé la veille, en effet, jusqu'à la place des Vosges;
mais, ne sachant que dire à Marie, ne voulant plus lui mentir, il
n'avait pas osé pénétrer dans sa maison; et il avait passé une
partie de la nuit à errer dans les rues qui avoisinent la Place
Royale.

--Bien, Guépin, dit Honoré, en lui tendant un billet de cent francs.

C'était le prix convenu de chaque renseignement nouveau. Mais Guépin
refusa avec dignité.

--Oh! monsieur! Pas un pareil jour!

Et, regardant gouailleusement Honoré:

--Je serai bien assez récompensé, si monsieur le marquis veut bien
me garder à son service.

Honoré, sans répondre, se tourna vers le secrétaire et chercha
derrière tous les tiroirs.

Il ne trouva encore rien.

--Il y aurait donc un secret? murmura-t-il tout agacé. Sans doute un
secret que seul son frère connaissait!

Guépin souriait en dessous; il dit:

--L'autre nuit, en rentrant, M. le marquis a écrit très longuement.
Quand il a eu fini, il a murmuré, je l'ai parfaitement entendu:

«Je reverrai cela demain.»

Puis, il a rangé ses papiers, fermé son secrétaire, et s'est
couché. C'est moi qui ai éveillé M. le marquis ce matin: il n'avait
donc pas retouché à ses papiers. Il s'est habillé très vite et est
monté tout de suite à cheval.

La lettre doit forcément se trouver là. Et si monsieur veut me
permettre?...

Honoré était décidément forcé d'en passer par les volontés du
drôle.

Guépin s'installa devant le secrétaire.

--J'avais fait quelques remarques sur la façon dont M. le marquis
ouvrait et fermait ce petit meuble...

Plaçant son pied contre le pied droit du secrétaire, il poussa
vivement. En même temps il s'appuyait très fortement sur la tablette
et, de ses deux mains, pressait à droite et à gauche sur une bande
de bois de rose qui semblait incrustée dans un encadrement noir.
Aussitôt, la bande de bois de rose bascula; et les deux hommes
aperçurent une cachette de petite dimension qui renfermait des
papiers. Honoré s'élança pour les prendre; mais Guépin avait été
plus prompt que lui. Le digne valet de chambre s'en était déjà
emparé et se reculait les tenant bien serrés dans sa main.

Honoré ne put s'empêcher de prononcer: «Drôle!»

Guépin ne sourcilla même pas; il dit simplement, tout en dardant ses
yeux sur ceux du marquis:

--Je vais certainement remettre tous ces papiers à monsieur; mais,
auparavant, je prendrai la liberté de faire remarquer à monsieur
deux choses: la première, c'est que, sans moi, monsieur n'aurait
jamais trouvé ces documents; la seconde, c'est que je pouvais m'en
emparer et les remettre à Mme la marquise. Je désire simplement que
monsieur me donne l'assurance que je ne le quitterai jamais!

--Eh parbleu, oui! prononça Honoré, tendant la main pour prendre
les papiers. Et si je trouve là ce que je cherche, vous recevrez dix
mille francs, Guépin.

--Il y a plaisir à travailler pour monsieur le marquis, déclara
mielleusement Guépin, qui entrevoyait beaucoup d'autres dix mille
francs succédant aux premiers.

Déjà Honoré lisait les premiers mots de la lettre de son frère.


«Ma mère chérie,

«C'est en tremblant que je vous écris...»

[Illustration: Honoré recommença deux fois son examen. (Page 44.)]

Une joie sauvage éclaira sa figure: il était maître de l'avenir.

En écrivant ces mots d'une main fiévreuse, Jean de Villepreux
n'avait voulu faire qu'un brouillon, un projet de lettre où il
jetterait au hasard toutes ses pensées, se réservant de le corriger
ensuite, de le raturer, d'en enlever tout ce qui lui semblerait
de nature à choquer sa mère. Et cependant, quand, après l'avoir
terminé, il l'avait relu hâtivement, il n'avait pas trouvé une
phrase à changer, un mot à supprimer.

[Illustration: je tremblais presque de l'avoir à mon bras. (Voir page
53.)]

C'est qu'il avait écrit simplement, loyalement, son histoire, avec
l'éloquence du cœur.

«Ma mère chérie,

«C'est en tremblant que je vous écris... J'aurais dû vous dire de
vive voix tout ce que vous allez lire, vous le dire en me mettant
à vos genoux. Je n'en ai pas eu le courage, mais pas parce que je
craignais de blesser votre orgueil... Je sais seulement que je vais
vous causer une peine infinie, et cela me brise le cœur. Je voudrais
être encore enfant, je trouverais alors peut-être des caresses
si tendres que votre amour ne verrait plus en moi que la créature
adorée en qui revit mon noble père; et vous auriez, j'en suis
certain, un de ces moments de fol amour maternel où toutes les
indulgences semblent non seulement possibles mais naturelles aux
vraies mères.

«D'abord, je vous dois la confession de ma vie, et je vais vous la
faire comme si j'étais devant Dieu. Autrefois, quand j'étais si
petit que vous me teniez sur vos genoux, vous m'appreniez à dire
mes fautes. Et, dans votre bonté, vous les pardonniez toujours en un
baiser.

«Jusqu'au jour où je suis devenu un homme, ma mère, je n'ai
certainement commis que des fautes légères, et j'ai toujours essayé
de les réparer. Mais, vis-à-vis de vous, mère adorée, j'affirme
bien hautement que je n'en ai jamais commis. Vous emplissiez mon
cœur. Vous l'emplissiez à tel point que, même au milieu de ces
liaisons légères qui accueillent les jeunes gens à leur entrée
dans la vie, je songeais sans cesse à vous. Malgré la fougue que
j'apportais à mes plaisirs, j'éprouvais une joyeuse satisfaction à
me dire que pas une jeune femme n'avait votre beauté, votre grâce,
votre bonté.

«Votre bonté! Ah! que j'en ai besoin aujourd'hui!...

«Les années qui suivirent resserrèrent encore notre affection. Je
comprenais mieux ce qu'est une mère. Jamais je ne l'ai mieux compris
que le jour où vous m'avez permis d'aller me battre pour notre chère
France. Quel sacrifice vous faisiez alors! Et comme vous l'avez fait
simplement! Celui que je vais vous demander sera plus grand encore.

«Enfin, meilleure que bien des mères, vous avez voulu vous-même me
choisir une femme. Vous l'avez élevée, vous l'avez faite semblable
à vous. Et, sans aucune jalousie, vous vous préparez à me la
donner. Vous êtes partie pour Angoville plus tôt que de coutume;
vous allez chercher Juliette à son couvent. Vous ne m'en avez rien
dit; mais j'ai deviné tout cela, et vous allez dévoiler vos projets
à Juliette, qui n'y est, hélas! que trop préparée. J'espère que
ma lettre vous arrivera assez tôt pour que le mal ne soit pas fait,
pour que vous n'ayez pas encore prononcé des paroles irréparables.
J'ai eu tort de ne pas enrayer le mal depuis longtemps; mais je ne
suis pas coupable; je ne savais pas... Je croyais connaître la vie,
je ne la connaissais pas. Je me disais tout bonnement, avec un
sot amour-propre, que lorsque vous en auriez fixé l'époque, je
daignerais consentir à mon union avec Juliette. Et aujourd'hui, je
viens vous demander de renoncer à ce mariage.

«J'aime Juliette, ma mère, comme une sœur chérie; j'ai même pour
elle une affection plus profonde: par moments, il me semble qu'elle
est mon enfant. Et, toute ma vie, elle trouvera chez moi la tendresse
et aussi la protection d'un chef de famille. Elle est encore trop
jeune pour que l'amour ait fait de grands ravages dans son cœur.
Elle ne me connaît, elle ne m'aime que par vous. Vous arracherez bien
facilement mon image de son esprit; et, comme vous voulez la marier,
vous lui donnerez pour époux, mon frère d'armes, mon cher Henri de
Brettecourt, que vous aimez aussi comme s'il était votre enfant...»

Arrivé à cette phrase, Honoré eut un sourire plein d'amertume et
murmura:

--Je n'étais donc rien, moi?....

Puis il continua:

«Dès que je vous aurai adressé cette lettre, je partirai pour
l'Afrique, j'arracherai Brettecourt à ses Bédouins qu'il malmène
vraiment par trop, et je vous l'amènerai. Je sais d'avance que, sur
ce point, vous consentirez; et j'aurai réparé une partie du mal que
je vous fais. Brettecourt, ayant passé presque toute son existence à
se battre, apportera à Juliette un cœur vierge: je ne lui ai jamais
connu de liaison. Je vous réponds, à moins de choses imprévues, de
son consentement. Quant à Juliette, comment n'aimerait-elle pas ce
noble et bel officier, qui porte si glorieusement son grand nom, et
qui est si digne d'elle et de nous?...

«Et maintenant, ma mère, écoutez la prière que je vous adresse à
genoux!

«Il y a une dizaine de mois, un peu las de la vie élégante que
je menais, fatigué des distractions, toujours les mêmes, que
je trouvais sur mon chemin, je cherchais de nouveaux plaisirs,
de nouvelles impressions. J'avais beau consacrer mes matinées à
l'étude, vous accompagner toutes les fois que vous le désiriez, il
me restait de longues heures de loisir. Et je trouvais insipide la vie
du club ou les moments passés dans les salons à écouter toujours
les mêmes inutilités, les mêmes discussions sur les élégances et
les mêmes scandales mondains.

«Une soirée, où l'ennui résultant de mon inactivité pesait plus
lourdement sur moi, ce jeune fou de Vauchelles me proposa d'assister
à une petite fête bourgeoise, à un de ces bals que donnent les
arrondissements, sous prétexte de bienfaisance, et qui sont de gros
événements pour chaque quartier de Paris. J'acceptai en riant.
Et nous voilà, Vauchelles, quelques fous comme lui et moi, nous
acheminant vers le Marais.

«Je m'attendais, ma mère, à trouver une société ridicule, lourde,
empesée; et, tout de suite, je fus charmé par la vue d'une foule de
jeunes filles qui, dans leurs costumes tout simples, avec leur visage
frais animé par le plaisir, offraient vraiment un bien délicieux
spectacle. Et puis, tout le monde s'amusait dans cette salle de fête;
tout le monde s'amusait de bon cœur. Vous ne sauriez croire combien
ces réunions sont plus gaies que les nôtres. Les jolis sourires, les
francs regards valent bien des diamants.

«Vauchelles fit mille folies; avec ses camarades, il organisa des
quadrilles, se donna pour un clerc de notaire et eut succès fou.
Vers deux heures, affirmant que les mamans le couvaient d'un œil trop
dangereux, il se retira pour aller souper avec sa bande. J'eus l'air
de partir comme eux; mais je refusai de les accompagner. Et, dix
minutes après, je revenais dans le bal. Je voulais revoir une jeune
fille, dont le regard et le sourire m'avaient particulièrement
attiré.

«Cette jeune fille ne dansait pas, et pour une raison fort simple,
que j'ai à peine besoin de vous dire, car les passions et les
intérêts sont aussi violents, dans le petit monde que dans le grand;
c'est qu'elle était habillée avec une simplicité excessive. Placée
dans un coin un peu sombre, se cachant presque, elle n'avait été
remarquée par personne dans la foule des danseurs. Seul, Vauchelles
l'avait aperçue; il m'avait dit:

«--Regarde là-bas, cette tête de madone.

«--Invite-la, avais-je répondu.

«--Elle a l'air trop fragile; j'aurais peur de la casser.

«Vauchelles est le seul de mes amis qui ait vu cette divine jeune
fille. Et aujourd'hui, il ne doit même plus se souvenir de son
visage. De temps en temps, elle causait avec une vieille dame, en qui
je devinais sa grand'mère; mais ses yeux étaient sans cesse dirigés
vers le bal, ce bal auquel elle ne prenait aucune part, et qui
l'amusait pourtant.

«Je m'étais rapproché d'elle, et, me dissimulant dans l'embrasure
d'une fenêtre, je l'observais avidement. Je m'amusais à deviner qui
elle était. La grand'mère avait une robe ancienne en belle soie,
et ce seul détail me disait qu'elles avaient été plus riches
autrefois. La jeune fille avait une robe de mousseline blanche,
modeste, bien modeste, mal coupée, faite à la hâte...--Je devinais
tout!--Comment avec cela pouvait-elle avoir une taille charmante,
fine, délicate? Pas d'autre ornement qu'un nœud sur l'épaule,
pas une fleur dans les cheveux, de beaux cheveux châtains, épais,
adorablement nuancés. Pour tous bijoux, de petites perles aux
oreilles, de bien petites perles. Et, machinalement, je la comparais
aux reines du bal, aux belles filles richement habillées, un peu
trop couvertes de gros bijoux. Je voyais maintenant les défauts des
autres, que je n'avais pas remarqués tout à l'heure, tellement mon
inconnue me semblait parfaite.

«Elle ne devait plus avoir d'autre famille que cette vieille
grand'mère; un ami, sans doute, leur avait donné deux billets. Et,
à la joie qu'elles prenaient toutes les deux, même la grand'mère,
je sentais qu'elles ne devaient jamais avoir la moindre distraction,
et que toute leur existence devait s'écouler dans le bonheur paisible
du travail. Et je me disais que ce serait charmant d'aller à elle,
comme à une petite Cendrillon bien méconnue, de l'inviter, de la
mener en plein bal pour la montrer à tous et en être fier...

«Tout à coup, un danseur pressé me bouscula un peu: je me trouvai
en pleine lumière, et les yeux de la jeune fille se rencontrèrent
avec les miens. Et, pendant quelques secondes, elle me regarda avec un
air de si naïve admiration que je me sentis tout remué. Aucune femme
ne m'avait jamais fait éprouver semblable sensation. J'étais fier et
heureux d'avoir été remarqué par elle. Je répondis à son regard
par un sourire; et, aussitôt, elle baissa les yeux et rougit, comme
si elle avait eu honte de son audace. Je n'hésitai plus; j'allai
l'inviter, en saluant d'abord la grand'mère. Vous pensez bien qu'une
présentation était inutile. Elle consulta sa grand'mère, du coin
de l'œil. Et la bonne vieille sembla dire, rien qu'à la façon dont
elle me regarda: oui, j'ai confiance. Elle se leva et nous partîmes.
Je tremblais presque de l'avoir à mon bras. Je lui demandai si elle
avait déjà dansé.

«--Oh! non, dit-elle; nous ne connaissons personne; on nous a donné
ces billets... Et puis, je sais si peu danser!

«--Nous allons valser.

«Elle pâlit et balbutia que, pour les autres danses, elle s'en
tirerait peut-être, si j'y mettais de la complaisance; mais elle
avait peur de la valse. Or, vous savez, ma mère, que chez certaines
femmes, tout ce qui est gracieux est inné. Elle valsa tout
naturellement à mon bras; je n'eus qu'à l'entraîner: elle était
si légère! Elle levait les yeux vers moi de temps en temps et me
semblait bien reconnaissante de l'honneur que je lui faisais. Je
ne lui parlais pas, comprenant que cela l'aurait embarrassée de
répondre. Et, quand la valse fut finie, je la ramenai à sa place en
faisant un grand tour. Elle marchait légèrement, touchant à peine
la terre, d'une façon presque aérienne. Je la vis dans une grande
glace; vous auriez dit en la voyant ainsi: c'est un ange qui passe! La
grand'mère me remercia, avec un air de très bonne compagnie.

«La liberté qui règne dans ces réunions me permit de demeurer
auprès d'elles. Et je fus témoin d'un petit manège qui me ravit. On
avait bien vite remarqué ma danseuse dans les salles de bal; et des
jeunes gens très empressés, un peu rouges, un peu ébouriffés,
venaient l'inviter. Elle les refusa tous, et je me dis, avec fatuité,
qu'elle ne voulait pas d'autre danseur que moi.

«Je songeais à ce délicieux _Lion amoureux_, qui m'avait fait
sourire autrefois; je le comprenais maintenant, non pas que je fusse
devenu amoureux tout d'un coup, mais je me disais que cette jeune
fille serait reine par la grâce, la simplicité et la beauté dans la
plus aristocratique des fêtes. J'étais très respectueux; j'osais
à peine causer avec mon inconnue, je parlais plus aisément avec la
grand'mère. Et j'étais vraiment surpris de lui trouver une allure
distinguée, des pensées justes et fines qui contrastaient avec son
humble situation; car j'avais bien deviné: la jeune fille, ayant
enlevé son gant droit, je vis ses doigts, très délicats, abîmés
au bout par des piqûres d'aiguilles; le travail les avait même fait
un peu dévier. Cela sans doute paraîtrait risible à mes camarades
de cercle; mais vous comprendrez que j'en fus touché. Elle remarqua
mon regard dirigé sur ses pauvres doigts martyrisés, et n'en
éprouva aucun embarras. Elle dit gentiment:

«--Vous voyez que ça ne rend pas les mains belles, d'être lingère.

«--Vous travaillez dans la lingerie?

«Ce fut la grand'mère qui répondit:

«--Surtout pour les trousseaux; ma petite-fille est très adroite;
moi, je prépare le gros ouvrage.

«Je vous assure, ma mère, qu'il y a quelque chose de très beau
à parler aussi simplement de son travail. Et il était si facile de
comprendre que c'était seul leur travail qui les faisait vivre!...

«--Et vous, monsieur?

«Cette question, posée par la jeune fille, me bouleversa. Pouvais-je
répondre que j'étais le marquis de Villepreux, rompre d'un seul
mot cette petite intrigue charmante qui me ravissait? Dire mon nom,
c'était élever une barrière absolue entre mon inconnue et moi. Elle
devait me croire aussi dans une situation modeste; je fis un mensonge:

«--Je suis étudiant en droit...

«La grand'mère me dévisagea, défiante; elle ne me trouvait pas
assez jeune. J'ajoutai, tout embarrassé:

«--C'est-à-dire que j'ai fini ma licence depuis longtemps; je suis
avocat... Seulement, je reste encore à Paris, pour terminer mes
études de doctorat avant de retourner en province...

«Je mentais bravement, en regardant la jeune fille, moi qui croyais
ne pas savoir mentir; mais j'étais timide, au fond, je n'osais
pas lui demander son nom de famille, je savais simplement qu'elle
s'appelait Marie, et cela me suffisait.

«Je la fis danser une seconde fois, et lui demandai alors si elle
n'avait pas d'autre famille que sa grand'mère.

«--Non, monsieur. Mon père est mort pendant la guerre de Crimée;
ma mère, brisée par le chagrin, l'a suivi bientôt; et nous sommes
restées toutes les deux seules.

«Ce souvenir de la guerre de Crimée m'avait rendu pensif... J'avais
peut-être connu le père de cette jeune fille?... J'aurais bien eu
envie de lui poser d'autres questions; mais cela l'aurait attristée.
Quand je la ramenai à sa place, la grand'mère me jeta un regard
inquiet. Devinait-elle en moi le menteur? Et elles partirent
aussitôt; la jeune fille n'exprima aucun regret de quitter le bal:
mais elle m'adressa un charmant sourire.

«Ma mère, ma vie était changée.

«J'ai insisté sur tous les détails de cette première rencontre
pour bien vous faire voir qu'il n'y a pas eu, chez celle que j'aime
aujourd'hui avec passion, l'ombre d'une coquetterie. Je passe sur
toutes les ruses d'un jeune homme amoureux qui veut, à tout prix,
rejoindre une jeune fille. Ma vieille habileté de mondain ne m'a que
trop servi. Le matin même, je savais l'adresse de ces deux femmes.
Un mois après, j'avais tout un nouvel état civil: j'étais devenu
M. Jean Berthier, avocat; et, pour plus de sûreté, j'avais loué un
modeste logement au quartier Latin et j'y avais fait transporter
une pile raisonnable de livres de droit. Je voulais tout prévoir,
soutenir jusqu'au bout mon mensonge... ou du moins le soutenir
jusqu'au moment où je jugerais nécessaire de dévoiler la vérité.

«Six semaines après le bal, je pénétrais dans l'intérieur des
deux femmes. Je ne vous dirai pas toute la diplomatie que j'avais
déployée pour cela... Dans le bal, subissant l'influence générale,
elles avaient été aimables, presque accueillantes: rentrées dans la
vie intime, elles étaient terriblement défiantes. Mais je m'étais
montré si respectueux, si soumis, me donnant pour un provincial qui
s'ennuie à Paris et à qui manque la vie de famille, qu'elles avaient
consenti à me recevoir. Je n'oublierai jamais l'impression de bonheur
tranquille que j'éprouvai dans ce logement où la pauvreté est
jolie, coquette... les fenêtres garnies de rideaux brodés par
Marie... et, sur le rebord, les petites caisses vertes renfermant ses
fleurs... tous les modestes meubles, d'une propreté méticuleuse...
et la grande table sur laquelle elle exécute les travaux que lui
confie une importante maison de lingerie...

«Figurez-vous enfin mon émotion, quand, dans une pâle photographie
agrandie, je retrouvai, suspendu au mur, le portrait de ce brave
capitaine à qui je dois la vie, et dont vous avez jadis vainement
recherché la famille pour lui prouver votre reconnaissance.

«--Quel est cet officier, mademoiselle? demandai-je aussitôt.

«--Mon père.

«--Ne m'avez-vous pas dit qu'il était mort en Crimée?

«--Oui, monsieur, répondit la grand'mère.

«En ce moment, je tremblais comme un enfant. Je balbutiai:

«--Dans quelle bataille?

«--Dans une des attaques du Mamelon-Vert.

«Et, fièrement, en noble Française, cette vieille femme me raconta
la mort de son fils:

«--L'officier qui portait le drapeau était tombé, frappé par un
éclat d'obus; le lieutenant avait été emporté à l'ambulance. Le
drapeau fut relevé par un sergent, un nommé Jean de Villepreux, dont
mon fils m'avait parlé dans sa dernière lettre: il parait que ce
Jean de Villepreux... un marquis, je crois? était d'une bravoure
indomptable; et huit jours auparavant, il avait sauvé la vie à
mon fils. Mon fils l'aimait donc beaucoup; et, dans sa lettre, il en
parlait avec autant d'orgueil que s'il eût été son enfant. Ce
Jean de Villepreux eut à peine relevé le drapeau que les ennemis se
ruèrent sur lui: il allait sans doute être tué aussi; mais mon
fils lui fit un rempart de son corps--je vous dis là ce qu'on m'a
répété--Et c'est mon fils qui fut tué.»

«Ah! quelle sotte pensée m'a arrêté ce jour-là! Je brûlais
de l'envie de me précipiter aux genoux de cette pauvre mère, de
m'écrier: «C'est moi, ce Villepreux! c'est moi qui ai reçu le
dernier soupir de votre enfant! C'est pour moi qu'il est mort.»
J'eus peur qu'elle ne m'arrêtât par ces mots: «Vous nous avez donc
menti?» Et je continuai mon rôle de Jean Berthier.

«--Mais ces Villepreux ont dû vous être bien reconnaissants?...
questionnai-je timidement.

«--Sans doute, monsieur, répondit-elle de la façon la plus
naturelle; mais il y a des reconnaissances qui pèsent à ceux qui en
sont l'objet. En apprenant la mort de son mari, ma belle-fille, qui
était très délicate, tomba gravement malade dans le Midi, où
je l'avais conduite; elle mourut. La guerre finie, j'accomplis un
douloureux pèlerinage: j'allai en Crimée, prier sur cette terre
qui m'avait ravi mon fils. Quand je revins en France, j'appris au
ministère de la guerre que Mme de Villepreux et son fils m'avaient
activement recherchée; on n'avait pas pu leur donner mon adresse, je
n'en avais pas laissé. Je priai qu'on ne la leur communiquât jamais.
Sans doute, cette dame, aussi riche que bonne m'a-t-on dit, aurait
voulu me secourir: j'en aurais été humiliée. Qu'avait fait mon
fils, après tout, sinon son simple devoir de Français? Entre gens de
cœur, à la guerre, on se sauve la vie chaque jour. Justement, M.
de Villepreux avait sauvé une fois la vie à mon fils; nous étions
quittes. Et puis, monsieur, j'étais jalouse de cette mère, qui avait
conservé, elle, son fils, tandis que j'avais perdu le mien; cela
m'aurait fait du mal de la voir, surtout de voir le fils. J'eus tort,
monsieur, je fus trop fière. Les secours accordés par le ministère
sont bien faibles, bien insignifiants; je ne connaissais personne
qui pût me soutenir. Et j'eus bien du mal à élever ma chère
petite-fille. Une femme gagne si peu! Enfin, ces mauvais jours sont
passés, et l'aisance est entrée chez nous, quand ma petite-fille a
pu m'aider de ses petits doigts de fée... Nous n'avions même plus
la dot de ma belle-fille: mon fils l'avait dépensée peu à peu pour
gâter sa femme...»

«La bonne vieille essuya deux grosses larmes; puis, reprenant une
allure enjouée:

«--Nous nous sommes donc tirées d'affaire, monsieur, sans l'aide
de personne. Et mon fils, qui était si fier, doit être bien content
là-haut, de ce que nous n'avons jamais reçu d'aumône.--Voilà notre
histoire, monsieur. Tant pis pour vous, si elle vous a ennuyé; mais
il ne fallait pas nous demander ce que c'était que ce portrait!

«Connaissez-vous, ma mère, quelque chose de plus touchant que ce
récit?... J'étais ému jusqu'aux larmes. Et je ne trouvai que ces
paroles:

«--Mademoiselle, comme vous devez être orgueilleuse de votre père!

«--Oh! oui, monsieur; c'est mon défaut.

«--Et elle n'en a pas d'autre, ajouta la grand'mère.

«Si vous aviez assisté à cette scène, ma mère chérie, je
n'aurais pas besoin de vous écrire aujourd'hui cette longue
confession; vous auriez deviné l'amour profond, durable, qui naissait
en moi.

«Maintenant, je n'ai plus de faits saillants à vous raconter. En la
forçant à parler de son fils, j'étais rapidement devenu l'ami de la
grand'mère. J'étais celui de la jeune fille depuis le premier jour.
Et la première période de nos amours est renfermée dans ces seuls
mots: Nous nous sommes aimés!

«Je jouais fort bien mon rôle de provincial tout perdu dans Paris,
sevré de la vie de famille, heureux de trouver un coin paisible,
loin du tapage parisien. Je m'intéressais à leurs travaux, à ces
commandes qu'on leur donne préparées, avec les broderies et les
dentelles rigoureusement comptées, et qu'on leur paye si peu!

«Et cela m'amusait de songer que j'avais plus d'argent, dans ma
bourse des menues dépenses, qu'elles n'en gagnent dans toute une
année. Je prévoyais leur stupéfaction le jour où je me ferais
connaître, comme un prince des contes de fées. Et si je sentais ma
vie changée, c'est que, sous l'influence de Marie, je devenais un
autre homme: je comprenais mieux mon siècle, sans cesser de respecter
le passé...

«Je comprenais mieux aussi l'inutilité de ma vie d'oisif, j'en avais
même un peu honte, devant elle, si travailleuse! Je comprenais
mieux surtout la famille, la femme simple, bonne, douce, la femme qui
répand le bonheur dans une maison. Et déjà mon intention était
bien arrêtée de vous la donner pour fille, une fille qui vous
aimerait comme je vous aime, qui vous respecterait, comme je vous
respecte... Juliette et elle seraient sœurs... Sans dévoiler
encore mon nom, je leur avais dit mes projets; il l'avait bien fallu
d'ailleurs, pour avoir le droit de revenir sans cesse chez elles!

«Cela se passa bien simplement. Je dis à Marie que, mes études
terminées, mon dernier examen passé, je retournerais en province,
et que, si elle voulait de moi pour mari, elle vivrait dans un trou,
presque à la campagne, comme enterrée, entre sa grand'mère, ma
mère et moi. Et cette perspective, qu'il suffit de faire entrevoir à
une jeune fille de nos jours pour l'épouvanter, cette perspective la
ravissait. Elle ne s'inquiétait que d'une chose:

«--Votre mère m'aimera-t-elle?

«J'affirmais que oui. Et elle ajoutait, très confiante:

«--D'ailleurs, je l'aimerai tant, moi!

«Je fus alors sur le point de tout vous avouer, de me jeter à vos
genoux et d'implorer votre consentement.

«Notre passion était, hélas! trop violente! Depuis que j'avais
fermement déclaré mes intentions, la grand'mère me traitait
en fils. Et, un soir où, dans leur grande maison de lingerie, on
attendait une commande pressée, elle n'avait pas hésité à aller
livrer cette commande, quoique je dusse passer la soirée chez elles;
Marie m'attendait seule...

«Ma mère, souvenez-vous de la plus heureuse soirée de votre vie,
de cette heure suprême où votre vie se confondit dans celle de mon
père! Et pardonnez-nous!...

«Il n'est pas possible que nous ayons été coupables, elle surtout,
jusqu'alors si pure, si chaste! Moi seul le fus; et je me demande
encore à quelle force invincible j'obéis. Nous étions unis par un
lien indissoluble.

«J'eus peur alors de vous avouer mon amour. Je n'aurais pas su vous
dire la vérité à moitié. Et puis, une espérance inconsciente
se glissait peu à peu dans mon cœur; c'est que, dans cette unique
soirée où j'oubliai le respect que je lui devais, j'avais fait de ma
femme une mère.

«Depuis ce jour, elle ne m'accueillait qu'en tremblant, je devinais
qu'elle avait peur. Et elle est si bonne, si douce, qu'un misérable
séducteur aurait pu l'abandonner alors... Moi je l'aimais davantage.
Je ne regrettais rien; j'avais seulement honte d'avoir abusé de la
bonne confiance de la grand'mère. Et j'attendais impatiemment. Il y a
quelques jours, qu'elle avais besoin de causer secrètement avec moi.
Pour la première fois, elle me demandait un rendez-vous. Et, dans ma
chambrette d'étudiant, où elle consentit à venir, elle n'eut qu'à
sangloter; je lui évitai l'aveu.

[Illustration: Et fièrement, en noble Française, cette vieille femme
me raconta la mort de son fils.(Voir page 57.)]

«--J'ai tout deviné lui dis-je, ne craignez rien. Notre enfant
portera mon nom, puisque vous serez bientôt ma femme...

«--Mais votre mère, voudra-t-elle de moi maintenant?

«Je la remerciai de ne pas avoir douté de moi. Et elle me dicta ma
conduite.

«--Vous lui parlerez, vous lui direz tout, tout! Votre mère doit
être bonne; notre devoir est de ne rien lui cacher.

«Je lui ai solennellement, pour la seconde fois, engagé ma parole.
C'était lui engager la vôtre, ma mère; car je n'ai pas besoin
d'ajouter que, pas plus ma fiancée que moi, n'avons jamais songé
à vous désobéir. Ce n'est pas en fils aîné, en chef de famille
toujours obéi que je vous écris, c'est en fils humble, soumis. Je ne
veux pas que vous me disiez, comme vous me l'avez dit si souvent: Tu
es le chef de notre maison, tu es le seul maître, fais ta volonté.
Je vous supplie de me répondre simplement: J'aimerai, j'accueillerai
ta femme comme ma fille.

[Illustration: ... et lentement, par petites pincées, jeta au vent de
la nuit une poussière noire. (Voir page 63)]

«Je vous rappellerai seulement que, sous Louis XII, tous les hommes
de notre famille étaient morts en Italie; il ne restait qu'un
garçon. Fait chevalier bien jeune, il accompagna François Ier et
tomba en défendant son roi. La race des Villepreux se serait alors
éteinte s'il n'avait existé, près de notre château d'Angoville,
un fils naturel de notre aïeul Jean V de Villepreux, le fils d'une
paysanne, morte en le mettant au monde. La femme de ce Jean V de
Villepreux, la mère du jeune chevalier mort à Pavie, n'hésita pas.
Elle éleva le fils naturel de son mari comme s'il eût été son
enfant; et, quand il fut majeur, elle obtint du roi qu'il succédât
aux titres et aux honneurs de son père naturel. On l'appelle dans
l'histoire, le Bâtard de Villepreux; il fut noble et glorieux;
à soixante-dix ans, il combattait encore aux côtés d'Henri IV
reconquérant son royaume sur les Guises. C'est de lui que nous
descendons.

«Ma mère, vous tenez mon bonheur et mon honneur dans vos mains!
Je vous embrasse avec autant de respect et de soumission que de
tendresse.

«JEAN.»

--Un post-scriptum! fit gouailleusement Honoré, trouvant encore un
feuillet. Ces amoureux ne savent jamais s'arrêter.

«Je n'ajoute que quelques mots, ma mère, relatifs à mon testament.
Quand on touche de si près au bonheur, on songe forcément à toutes
les choses qui pourraient vous l'enlever. Et parfois il me semble que
la mort peut me prendre, tout à coup, sans que j'aie eu le temps de
réparer le mal que j'ai fait. J'ai donc prévenu Florimont de mes
intentions. Et il prépare un acte que nous compléterons dans deux
ou trois jours. Par cet acte, je veux reconnaître d'avance, pour mon
enfant, le petit être qui viendra bientôt au monde, donner ma part
de fortune à cet enfant, en en laissant la jouissance par moitié à
vous et à ma fiancée, et vous demander de traiter la mère de mon
enfant comme si elle avait été ma femme légitime. Si je mourais, je
suis bien sûr que vous respecteriez mes dernières volontés...

«Mais j'ai grande envie de vivre longtemps pour vous aimer et vous
faire aimer les miens!

«JEAN.»

Honoré, serrant la lettre dans sa main crispée, les yeux fixés
à terre, eut quelques minutes de trouble. Puis, il ordonna un peu
sèchement à Guépin de se retirer.

--Monsieur le marquis est satisfait? interrogea le domestique sur le
seuil de la porte.

--Allez, vous aurez ce que je vous ai promis!

Le domestique s'éloigna et regagna sa chambre, mais en redescendit
aussitôt à pas de loup et se rapprocha de l'appartement du mort:
Honoré en avait refermé la porte. Alors, le valet de chambre se
rendit dans la cour, grimpa sur le toit de l'écurie et se plaça dans
un coin, d'où il pouvait à peu près distinguer ce qui se passait
chez le mort.

A la lueur des bougies, il vit la silhouette d'Honoré passer et
repasser devant les fenêtres. Par moments, le nouveau marquis de
Villepreux allait jusqu'au lit et regardait son frère. Puis, tout à
coup, une lueur plus vive l'éclaira d'un reflet rougeâtre. Cela
dura peu; et, quelques minutes après, une fenêtre de la chambre
s'ouvrait.

Honoré parut et, lentement, par petites pincées, jeta au vent de
la nuit une poussière noire, presque impalpable, qui s'éparpillait
aussitôt.

Les dernières volontés de son frère n'existaient plus.



VII

LA MARQUISE DE VILLEPREUX


Le château d'Angoville est situé, non loin de Saint-Lô, dans un
des plus ravissants paysages de cette presqu'île du Cotentin, qu'on
a assez justement comparée à la Suisse. Il se compose de deux
constructions bien distinctes qui, avec l'immense parc qui les
entoure, occupent un vaste coteau qui domine la Vire. Il ne reste
du vieux château d'Angoville, bâti au moyen âge, qu'une salle
remarquable du douzième siècle, soutenue par d'énormes piliers, et
un donjon octogonal du quinzième siècle, très élevé, d'où l'on
aperçoit non seulement la vallée de la Vire, mais celles de ses
affluents, la Dolée et le Torteron. Une porte garnie de mâchicoulis,
et surmontée d'un énorme écusson des Villepreux, semble soutenir le
donjon et s'appuie elle-même sur une enceinte d'épaisses murailles
qui décrit un léger circuit, puis s'arrête net en un monceau de
grosses pierres. Tous ces vieux restes se seraient depuis longtemps
écroulés, s'ils n'étaient liés entre eux par une solide couche de
lierre qui les enserre plus sûrement dans ses griffes de bois tordu
que des anneaux de fer. Seule, la salle du douzième siècle se tient
bien debout, comme si jamais les années ne devaient avoir raison de
ces constructions massives qui semblent avoir été faites par des
géants. Elle a toujours servi d'écurie, ainsi que le prouvent des
dispositions spéciales prises dès sa fondation; et il a suffi d'y
jeter un peu de lumière et d'y apporter les aménagements nouveaux
qu'exige le sport, pour en faire une parfaite écurie moderne.

Lorsque le vieux château, fatigué par les nombreux sièges que lui
firent subir les Anglais, commença de tomber en ruine, Jean VIII de
Villepreux dépensa presque toute sa fortune pour faire construire la
superbe habitation qui s'élève à une légère distance du donjon,
et qui est un des plus admirables souvenirs que nous ait laissés
l'architecture du dix-septième siècle.

C'est de là que la marquise avait écrit à son fils la lettre qu'il
avait reçue en arrivant à son cercle.

Le lendemain, à l'heure même où le jeune marquis s'éteignait,
dans la seigneuriale demeure de la rue Saint-Dominique, sa mère se
promenait, en s'appuyant affectueusement sur le bras de Juliette de
Persant, dans la large avenue qui mène du nouveau château aux ruines
de l'ancien.

Depuis deux jours qu'elle était arrivée à Angoville, elle avait
tout vu, tout disposé pour recevoir son fils. Et, en ce moment, elle
allait elle-même jeter un dernier coup d'œil sur son écurie.

--Il aime donc bien les chevaux? interrogeait Juliette, les yeux
levés vers ceux de la marquise.

--Ma petite, répondait la douairière, quand tu n'auras plus sur
les joues ce joli duvet qui te fait ressembler à un fruit vert,
c'est-à-dire quand tu commenceras à connaître un peu la vie, tu
sauras que les hommes ne nous aiment qu'à la condition que nous
flattions toutes leurs manies, toutes leurs faiblesses. Jean adore les
chevaux; moi je les aime bien, comme de bonnes bêtes qui nous rendent
service, mais enfin je ne les adore pas. Cependant, je vais visiter
l'écurie pour être bien certaine que rien ne manque aux chevaux de
mon fils, que l'avoine est belle, que les boxes sont bien nettoyés,
que les cuivres, les harnais, les selles sont parfaitement entretenus.
Tu verras que la première visite de Jean--lorsqu'il nous aura
embrassées, car il daignera nous embrasser d'abord--eh bien, sa
première visite sera pour ses chevaux. Et, comme il sera satisfait,
il me dira:

«Vraiment, ma mère, c'est plaisir, après une absence, de retrouver
une écurie aussi bien entretenue.»

Et ce sera ma récompense.

La marquise douairière de Villepreux était encore très belle. Elle
touchait à la cinquantaine et paraissait à peine avoir quarante ans,
sans recourir d'ailleurs à aucun artifice de toilette; elle n'avait
jamais essayé de rester jeune femme. Son mari mort, elle avait
dédaigné toute coquetterie.

Elle ne voulait plus être que mère, mais une mère jeune, aimante,
gracieuse. Et peut-être est-il inexact de dire qu'il n'y avait
plus la moindre coquetterie en elle; car elle avait celle de vouloir
effacer dans l'imagination de son fils toutes les jeunes femmes qu'il
courtisait.

Elle n'était décidée à abdiquer que devant la femme qu'elle lui
avait choisie, devant Juliette de Persant. Et alors, elle deviendrait
grand'mère.

Quand elle parlait de Jean, ses yeux noirs prenaient un éclat
extraordinaire, une légère rougeur montait à ses joues
habituellement assez pâles. Et elle semblait vraiment toute jeune.

Elle n'avait presque pas de rides, ses cheveux étaient toujours d'un
noir de jais. Elle avait encore la taille mince, malgré un léger
embonpoint qu'elle appelait en riant de la vieille graisse; et elle
était très vigoureuse.

Si elle s'appuyait sur le bras de Juliette, c'était pour mieux sentir
ce jeune cœur, qu'elle savait battre à son unisson.

Juliette de Persant méritait bien l'affection si tendre que lui
portait la douairière. Son visage long, ovale, naïf, éclairé par
de grands yeux bleus, ressemblait à celui de ces vierges qu'on voit
sur les vitraux des vieilles églises; ses cheveux séparés sur son
front pur en deux bandeaux étaient d'un brun délicat, nuancés d'or
aux tempes et à la nuque; son nez, d'une finesse exquise, paraissait
fragile comme une mince feuille de porcelaine; ses lèvres gracieuses,
bien ouvertes, pleines de sang, indiquaient la bonté.

Son portrait moral ressemblait à celui de la marquise, comme un
reflet ressemble à la lumière. Et toutes ses pensées, toutes ses
aspirations se résumaient en une unique chose: elle admirait Jean de
Villepreux.

Elles étaient arrivées à la vieille salle romane et passaient
devant les boxes.

--Voici Lutin, son favori, dit fièrement la marquise...

Et bravement, elle pénétrait dans le box et caressait la croupe du
cheval.

--Quelle noble bête! s'écria Juliette.

--Jean en choisira une pour toi, mais bien douce, une haquenée comme
celles que montaient les dames de jadis; il la dressera lui-même, et
vous irez faire de longues promenades...

--Ah! mère, murmura Juliette,--elle avait toujours appelé la
marquise ainsi,--mère, vous me faites rêver!...

Elle avait baissé les yeux et rougissait.

En ce moment, elles entendirent des pas. Et une voix d'enfant demanda:

--Est-ce que madame la marquise est là?

--Oui, répondit un palefrenier. Pourquoi donc?

--J'ai couru pour lui remettre cette dépêche qu'on vient d'apporter
au château.

Une dépêche! La marquise sourit:

--Je devine: Jean a reçu ma lettre ce matin, il me télégraphie
qu'il arrive.

Puis elle sortit vivement, prit le papier bleu et l'ouvrit, tandis
qu'une expression de triomphe se répandait sur son visage. Mais à
peine avait-elle jeté les yeux sur les quelques mots rédigés par
Honoré que ses traits se contractaient affreusement.

--J'étais trop heureuse! murmura-t-elle.

Et elle s'évanouit dans les bras de Juliette. La jeune fille
parcourut rapidement la dépêche; elle aussi faillit tomber; mais
elle puisa, dans son amour pour la marquise, la force de résister à
sa douleur. Et ce fut elle qui, tout en s'empressant auprès de Mme de
Villepreux, donna les ordres nécessaires pour préparer le départ,
et cela avec un calme, une énergie dont elle ne se serait pas crue
elle-même capable.

--Qu'on attelle immédiatement pour nous mener à Saint-Lô; nous
avons le temps de prendre le dernier train qui rejoint la ligne de
Paris...

Quand la marquise revint à elle, elle voulut parler; mais Juliette
l'entoura de ses bras:

--Mère, ne vous occupez de rien; laissez-moi, dans notre malheur, la
consolation de vous gâter.

Et elle la reconduisit au château, où la marquise demeura une heure
immobile dans son fauteuil du grand salon, les yeux aveuglés
de larmes, vaguement fixés sur le fauteuil où son mari passait
autrefois les soirées en face d'elle, et où son fils aîné l'avait
remplacé. Ceux qu'elle aimait devaient-ils ainsi partir avant
elle? Car elle devinait la vérité tout entière dans la dépêche
d'Honoré: son fils Jean était mourant, peut-être mort... et on
n'avait pas osé le lui annoncer brutalement.

Mort, lui, son orgueil, toute sa vie! Sans doute quelque sotte
querelle, suivie d'un duel?... ou un accident?... Peut-être une chute
de cheval?... L'incertitude l'aurait brisé si, de temps en temps,
Juliette n'était venue l'embrasser. Elles mélangeaient leurs larmes.

--Ma chérie, murmurait la marquise, il faut que tu aies du courage
pour moi!

Juliette avait fait préparer à la hâte la malle de Mme de
Villepreux et la sienne. La dépêche était arrivée un peu avant
cinq heures: à six heures, la voiture se rangeait devant le perron du
château, les malles étaient chargées.

--Ma mère, nous n'avons plus qu'à partir.

Et Juliette entraînait la marquise. Les domestiques s'étaient
placés auprès de la voiture. Tous pleuraient. Dans cette minute
d'adieu à ces gens qui la révéraient, la marquise eut la force de
prononcer en se redressant:

--Merci, mes amis! Et priez pour lui!

Et les deux femmes, serrées l'une contre l'autre, eurent de nouveaux
sanglots, qui redoublèrent encore lorsque la voiture quitta l'avenue
qui menait de la grande route au château. C'était là qu'elles
avaient rêvé le bonheur; leurs espérances étaient à jamais
brisées.

Elles arrivèrent à Saint-Lô quelques secondes avant sept heures et
demie: elles purent prendre le train, qui les amena à Lison à huit
heures. Et, à Lison, elles attendirent l'express de Cherbourg à
Paris qui passe à huit heures vingt-deux. Quand elles furent montées
dans l'express, Mme de Villepreux força doucement Juliette à
s'étendre. Et la jeune fille écrasée par la fatigue et l'émotion
s'endormit au bout d'une heure. La marquise ne ferma pas l'œil de
la nuit, il lui semblait qu'elle voyait son fils étendu sur son lit,
n'attendant plus que de l'avoir embrassée pour rendre le dernier
soupir.

--O mon Dieu! murmurait-elle parfois, faites que je le revoie, que je
puisse recevoir sa dernière pensée!

Elles arrivèrent à Paris un peu après quatre heures du matin.
Personne ne les attendait à la gare. Ce premier isolement causa une
atroce impression à la marquise. Elle ne réfléchit pas que son fils
ne l'attendait sans doute que plus tard.

--Honoré n'est pas venu au-devant de nous, dit-elle, c'est que tout
espoir est perdu.

Elle était cependant plus calme. Cette longue nuit passée dans
l'anxiété la plus poignante, l'avait préparée à la résignation.

Quand une voiture de place les eut amenées devant l'hôtel de la rue
Saint-Dominique, elles demeurèrent, quelques secondes, hésitantes.
Par un sentiment presque inconscient, elles voulaient retarder la
minute où elles sauraient la vérité. Ce fut Juliette qui sonna. Et
lorsque le concierge eut ouvert, la marquise, avant de faire un pas,
prononça:

--Mon... mon fils?

Le bonhomme n'eut pas le courage de répondre; d'un geste embarrassé,
il montra le ciel. La malheureuse mère se précipita alors; et, à
l'entrée du vestibule, elle trouva son fils cadet. Honoré avait vite
deviné que sa mère seule pouvait arriver à cette heure. Il avait
eu un instant de trouble... Que sa mère fût arrivée une demi-heure
plus tôt, et elle l'aurait surpris brûlant la lettre de son
frère... Mais il s'était remis promptement, se composait un visage
désolé. Et, lorsque sa mère lui tendit ses bras, il dit avec
gravité:

--Courage, ma mère, vous n'avez plus qu'un fils!

Et il essayait de la retenir, de lui prodiguer ses consolations. Elle
ne l'écoutait plus, elle gravissait l'escalier, comme folle, criant
d'une voix désespérée:

--Jean!... mon fils... mon chéri!

Elle ne s'arrêta qu'à l'entrée de la chambre du mort. Là, ses
sanglots cessèrent; elle contemplait, d'un œil stupide, ce beau
corps étendu qui, dans la mort, semblait un beau marbre couché.

Elle avait vu ainsi son mari.

Et ces deux visions suprêmes, ces deux douleurs aiguës se
confondaient dans son esprit. Elle perdait une seconde fois le
bonheur.

Juliette demeura quelques instants près d'elle, immobile, retenant
ses larmes devant la douleur muette de la mère. Puis la marquise
se jeta en avant et vint tomber comme prosternée au pied du lit,
murmurant:

--Pourquoi me l'avez-vous pris, mon Dieu? Ne pouviez-vous me frapper,
moi, vieille, moi qui ne sers plus à rien sur cette terre?...

Elle ne songeait pas encore à demander comment, pourquoi il était
mort. La blessure ayant été très soigneusement lavée, puis
dissimulée autant que possible, elle n'avait vu que ce visage tout
blanchi, sévère, et d'une beauté sublime.

Juliette était tombée à genoux à ses côtés, épiant ses moindres
mouvements, prête à l'entourer de sa tendresse. Honoré, un peu en
arrière, les contemplait d'un œil sec: on ne le regardait pas, il
n'avait pas besoin de jouer la douleur. Il avait même la force de
raisonner, de se dire: «Si elles savaient que mon frère laisse un
enfant, elles seraient parfaitement capables d'aller le chercher!...»

Cependant, l'énergie de la marquise était si grande qu'elle reprit
bientôt possession d'elle-même. Elle se releva et ouvrant ses bras,
y attira Juliette et Honoré et les tint longuement embrassés dans la
même étreinte; puis elle les renvoya.

--Laissez-moi seule avec lui, mes enfants!

Honoré, tenant Juliette par la main, eut l'air de se retirer; mais,
sur le seuil de la porte, il s'arrêta. Il voulait annoncer à sa
mère comment son frère était mort...

--Il a été blessé à l'œil par M. de...

Sa mère l'interrompit brusquement:

--Je ne veux pas savoir encore le nom de celui qui me l'a tué!... Je
ne veux pas que des pensées de haine emplissent mon esprit, au moment
où je vais prier une dernière fois pour lui!

Honoré n'insista pas; les dispositions de sa mère le rassuraient
pleinement sur l'accueil qui serait fait à Brettecourt, s'il osait
se présenter à elle. Et, tenant toujours Juliette par la main, il la
mena jusqu'à l'appartement qu'il lui avait fait préparer.

Ce n'était pas sans une légère appréhension que Juliette se
laissait entraîner par Honoré. Ainsi que Jean, elle avait eu souvent
à souffrir du caractère jaloux, haineux, du second fils de la
marquise; il lui avait souvent montré qu'il la considérait comme
une intruse; un jour même, elle l'avait entendu qui disait à la
marquise, dans un moment de violence:

--Cette petite me vole votre affection!

Et, tout d'un coup, elle songeait aux changements qui pouvaient se
produire dans son existence, maintenant que le fils cadet était
devenu l'aîné, le chef de la maison. Sans doute, la marquise
voudrait la conserver auprès d'elle; mais pourrait-elle accepter
cette situation, si elle était détestée par le chef de la famille?

Aussi fut-elle très heureusement surprise quand Honoré lui dit d'un
ton de bien sincère amitié:

--Ma chère Juliette, excusez-moi si vous ne trouvez pas, dès votre
arrivée ici, une installation complète. Je suis si troublé depuis
hier! J'ai pensé seulement que ma mère serait bien heureuse de vous
avoir auprès d'elle...

Il ouvrit la porte de l'appartement.

--Vous voici chez vous. J'ai donné quelques ordres, à la hâte, pour
que vous n'ayez pas trop à souffrir d'une première installation.
Dans quelques jours, vous me direz tout ce qui peut vous manquer. Je
n'ai pas, hélas! la prétention de croire que j'occuperai dans votre
cœur la place qu'y occupait mon frère bien-aimé; mais je tâcherai
que le vide qu'il laisse dans cette maison ne vous semble pas trop
grand.

Il avait débité ses deux tirades d'un air parfaitement ému.
Juliette le remercia avec attendrissement. Jeune âme qui croyait à
peine que le mal existât!

Honoré s'était déjà retiré; il alla embrasser sa mère qui priait
devant le lit du mort. Puis, fidèle au programme qu'il s'était
tracé, il prit toutes les dispositions nécessaires pour
l'enterrement; il donnait tous les ordres dans l'hôtel, et avec une
douceur, une mesure qui surprenaient. On s'attendait à avoir en lui
un maître irascible, orgueilleux, et on le voyait aussi bon, aussi
indulgent que l'avait été son frère.

Au milieu de la journée, sa mère, qui n'avait pas quitté la chambre
de Jean, essaya de lui poser quelques questions sur ce qui avait été
fait, sur ce qui était à faire encore. Il la serra dans ses bras,
avec un véritable élan de tendresse, et répondit:

--Ma mère, une seule chose peut me consoler dans ma douleur, c'est
que vous me permettrez d'être pour vous ce qu'était mon frère.
Il dirigeait tout et vous évitait les moindres soucis dans la vie
usuelle; permettez-moi de vous les éviter dans une circonstance aussi
cruelle. Vous et Juliette, pleurez! Tout ce qui est pénible, tout ce
qui rend un deuil plus douloureux, me regarde.

En ce moment, Guépin interrompit l'entretien de la mère et du fils.
Le valet de chambre avait été placé dans le vestibule de l'hôtel
pour recevoir les personnes qui venaient s'inscrire; et, depuis le
matin, c'était un défilé de tout ce que Paris compte de noble et
d'illustre.

--Pardon, monsieur le marquis, fit Guépin à voix basse.

--Qu'y a-t-il donc?

--C'est... deux messieurs, prononça Guépin comme embarrassé, qui
demandent à être reçus par Mme la marquise.

--Ne vous ai-je pas dit que ma mère ne recevrait absolument personne
aujourd'hui?

--En effet, monsieur; mais ces personnes sont...

--Qui donc?

--M. le baron de Vauchelles... et M. le comte de... de Brettecourt!

A ce nom, la marquise eut un long tressaillement.

--Henri... murmura-t-elle; il est donc à Paris?... Oui... oui... cela
me fera du bien de l'embrasser... Il aimait tant mon fils!

Guépin s'éloignait, très lentement.

--Attendez, ordonna Honoré.

Et s'adressant à sa mère, avec une grande solennité:

--Ce matin, ma mère, vous nous avez donné une belle leçon de
générosité: devant votre fils mort, vous avez dit que vous ne
vouliez pas connaître le nom de celui qui l'avait frappé; je vous
ai admirée. Mais, ce nom, il m'est impossible de vous le taire plus
longtemps... C'est Henri de Brettecourt!

[Illustration:--Pourquoi me l'avez-vous pris, mon Dieu? Ne
pouviez-vous me frapper, moi, vieille, moi qui ne sers plus à rien
sur cette terre?... (Voir page 69.)]

---Lui!... Henri!... Henri se serait battu en duel avec ton frère?...
C'est impossible!

--Non, ma mère, Henri ne s'est pas battu en duel avec mon frère; et
nous ne pouvons accuser que la fatalité. Henri revenait d'Afrique;
sa première visite a été naturellement pour nous. Il a passé la
journée avec Jean; ils ont fait des armes ensemble, et, dans le feu
de l'assaut, l'épée démouchetée d'Henri a traversé le masque de
Jean et pénétré dans la tête par l'œil droit. La mort n'a
pas été instantanée, mais Jean est mort sans avoir repris
connaissance...

--Henri, balbutia la marquise, Henri que j'aimais comme mon enfant,
Henri m'a tué mon bien-aimé fils? Oh! mon Dieu! c'est trop, cela!...
C'est trop!

Elle poussa un soupir lamentable et se renversa en arrière: Honoré
la reçut dans ses bras, à demi évanouie.

--Pauvre mère! Comme tu es frappée! dit-il en la serrant tendrement
contre lui.

Revenant à elle, elle murmura:

--Je n'aurais pas aujourd'hui la force de le voir...

Honoré fit un signe à Guépin:

--Allez dire à ces messieurs que ma mère les prie de l'excuser. Il
lui serait impossible de les recevoir en ce moment.

[Illustration: Elle l'attira contre son sein. Oh! qu'elle était
touchée des soins dont il l'entourait depuis son arrivée! (voir page
74.)]



VIII

GRAND'MÈRE!


Tandis que sa mère retombait à genoux, Honoré souleva légèrement
le rideau de la fenêtre. Il aperçut Brettecourt qui s'éloignait,
tout accablé, appuyé sur le bras de Vauchelles. Le danger était
écarté pour aujourd'hui, et il saurait bien l'écarter toujours
ainsi. Il avait d'ailleurs parfaitement prévu ce qui se passerait
dans l'esprit de sa mère: avec sa générosité, sa noblesse de
sentiment, elle ferait tous ses efforts pour étouffer en elle toute
pensée de colère, de haine; Brettecourt, en somme, n'était pas
responsable de ce malheur. Mais il espérait que jamais elle ne
le reverrait, que jamais elle n'aurait le courage de supporter la
présence de l'homme qui lui avait tué son fils.

--J'ai peut-être eu tort, dit la marquise au bout de quelques
instants, j'aurais du me maîtriser, recevoir cet enfant; il venait me
demander son pardon... J'ai été cruelle pour lui!

--Ah! ma mère, croyez bien que je n'ai pas attendu votre retour
pour déclarer à Henri, en votre nom comme au mien, que cet affreux
malheur ne changeait rien à l'amitié que nous avons toujours
éprouvée pour lui! Je n'ai pas eu pour lui un seul mot de
reproche... Mais sa présence... ici... vous aurait fait trop de mal!

--Merci, mon enfant!

Elle l'attira contre son sein. Oh! qu'elle était touchée des soins
dont il l'entourait depuis son arrivée!... Elle ne l'aurait jamais
cru si tendre, si dévoué. Et d'ailleurs, il avait maintenant, pour
elle, une qualité qui primait toutes les autres: il était devenu le
chef de la famille. Il était le marquis de Villepreux! Elle oubliait
sa jeunesse méchante, envieuse, ses colères terribles contre son
frère, son animosité contre Juliette. Elle ne voyait plus en lui
que le dernier descendant des Villepreux qu'elle devait aimer et
même respecter par-dessus tout. Et lui, sentant grandir sa puissance,
cachait sa joie sous une attitude de parfaite soumission.

Il essaya d'éloigner sa mère pendant qu'on étendait Jean dans sa
dernière couche; mais elle eut l'énergie de rester. Elle avait tant
pleuré qu'elle assista, sans une larme, à ce navrant spectacle. Et
ce ne fut que lorsque son fils eut disparu pour jamais, lorsqu'elle
eut déposé sur le bois du cercueil le dernier baiser, qu'elle
consentit à se reposer un peu.

Juliette était venue la chercher.

--Pauvre enfant, lui dit-elle en s'éloignant, je ne me suis guère
occupée de toi; je demanderai à Honoré qu'il t'installe tout près
de moi, que je te sente dormir à mes côtés.

Juliette, malgré sa tristesse, eut un doux sourire:

--Venez, mère!

Et, la faisant entrer dans sa chambre, elle ajouta:

--Honoré a prévenu nos désirs.

Ce fut une exquise consolation pour Mme de Villepreux; elle ne
s'attendait certes pas à une si jolie délicatesse de la part de son
fils.

«Nous le jugions mal,» pensa-t-elle.

L'enterrement eut lieu le lendemain. Il fut très noble et très
majestueux, mais se distingua de la généralité des enterrements
mondains par la douleur sincère qui se lisait sur presque tous les
visages: Jean de Villepreux n'avait pas un ennemi.

Brettecourt suivit le cortège entre Vauchelles et le maître d'armes
Grandier. Au Père-Lachaise, il se cacha derrière une tombe, fuyant
le regard de Mme de Villepreux.

On trouva, en général, que le nouveau marquis de Villepreux pleurait
un peu trop: on ne croyait pas à ces larmes. Et Vauchelles, qui
était un affreux sceptique, les compara aux célèbres larmes
de crocodile de Catherine de Médicis. On admira, au contraire,
l'énergie de la marquise. Elle n'eut pas une défaillance, même
lorsque se produisit le roulement lugubre des cordages remontant
après la descente du cercueil. Et c'est elle qui ramena à sa voiture
Juliette toute tordue de sanglots.

A la sortie du cimetière, tandis que la foule des amis s'éloignait,
après ces salutations et ces accablantes poignées de main qui
prolongent la douleur, la marquise aperçut Brettecourt qui partait
bien vite, comme honteux. Elle eut alors, en souvenir de son fils, une
sublime pensée de bonté. Elle appela:

--Henri!

Il s'arrêta, demeura quelques instants immobile, n'osant s'avancer
vers elle. Puis, éclatant en larmes, il se précipita sur ses deux
mains qu'elle lui tendait.

--Pardon, balbutia-t-il, pardon!

Et il couvrit de baisers les mains de la pauvre mère. Déjà la
foule le poussait, les banales poignées de main recommençaient; et
bientôt la marquise se trouva seule avec Honoré.

Ils rejoignirent Juliette qui sanglotait toujours, presque renversée
sur les coussins de la voiture. Et ils rentrèrent à l'hôtel, sans
avoir prononcé une parole. La marquise, marchant automatiquement,
se rendit dans la chambre de Jean. Et là, elle eut sa plus violente
crise de désespoir: elle s'était jetée sur le lit et baisait
la place où avait été étendu son fils. Juliette et Honoré la
contemplaient sans rien oser dire. Enfin, elle se releva, les prit
tous les deux contre elle et s'écria:

--Mes enfants, si vous voulez que mon malheur soit moins grand,
aimez-vous bien tous les deux!

Pour seule réponse, Honoré attira Juliette et l'embrassa avec
effusion.

Puis il dit:

--Ma mère, si vous le voulez, cette chambre restera toujours ainsi...
Ce serait comme une chapelle où nous conserverions intact le souvenir
de mon frère...

Cette pensée toucha profondément la marquise; mais elle eut
l'énergie de faire son devoir.

--Non, dit-elle, je refuse. Cette chambre n'était pas seulement
celle de ton frère; c'est la chambre des marquis de Villepreux. Tu
l'occuperas désormais, mon fils, toi, marquis de Villepreux, chef de
notre maison!

En prononçant ces paroles, la marquise eut une telle allure de
grandeur que son fils lui-même en fut ému. Il lui sembla qu'il
devenait un autre homme; et, pendant quelques minutes, il regretta sa
méchante action. Juliette avait doucement levé ses beaux yeux vers
lui.

--Je te remercie, dit encore sa mère, de ce que tu as fait pour
Juliette; tu es un bon fils.

Maintenant tous les changements étaient accomplis.

Le lendemain, la marquise reçut, parle courrier du matin, une lettre
dont l'écriture la fit longuement tressaillir. Et la malheureuse
mère hésita longtemps avant de l'ouvrir.

--J'aurais préféré qu'_il_ ne m'écrivît pas! murmurait-elle.

Elle lut enfin ceci:

«Madame,

«Pardonnez-moi de vous importuner. Dieu m'est témoin que, si un
devoir impérieux ne me forçait à vous revoir, je retournerais
immédiatement en Afrique, sans même profiter de mon congé. Je
comprends à quel point ma présence peut vous faire du mal.

«Vous m'avez permis, hier, avec une générosité admirable,
d'implorer mon pardon. Cela suffit à mon cœur. Aussi, n'est-ce
pas pour moi que je vous demande une entrevue, _et une entrevue
secrète_... Dans les dernières heures que j'ai passées avec mon ami
bien-aimé, j'ai reçu de lui une confidence que mon devoir m'ordonne
de vous répéter. Il s'agit d'une chose très grave, d'une chose qui
peut, je vous l'affirme, atténuer votre douleur. Je me présenterai
chez vous dans la journée. Recevez-moi, je vous en supplie à deux
genoux, non pour moi, mais pour mon ami Jean de Villepreux.

«J'ose à peine vous assurer de mon respectueux dévouement, et de
mon ardente affection.

«HENRI DE BRETTECOURT.»

La marquise montra la lettre à Honoré. Celui-ci dissimula
parfaitement son trouble. Et il se dit, d'ailleurs, qu'il valait mieux
recevoir Brettecourt, lui faire raconter le peu qu'il savait. Cela
ne lui permettrait que de mieux lutter ensuite contre l'ami de son
frère.

--Recevez-le, ma mère, dit-il, avec un triste sourire. Ce pauvre
Henri est si malheureux qu'on ne peut lui en vouloir de chercher un
moyen de s'approcher une dernière fois de vous.

--Tu crois donc, qu'en réalité, il n'a rien à me dire?

--Pas tout à fait; mais il s'exagère évidemment l'importance des
confidences qu'il aura reçues. Comment saurait-il quelque chose que
nous ne savons pas, nous? Enfin, ma mère, c'est au nom de mon frère
qu'il vous demande cette entrevue; accordez-la-lui.

--Soit! Mais, après, que je ne le revoie jamais! Je sais bien que
j'obéis à un sentiment mauvais; mais je suis jalouse de le savoir
vivant! Je ne puis me délivrer de cette pensée: pourquoi est-ce mon
fils qui a été frappé et non pas lui?

Brettecourt se présenta au commencement de l'après midi; et
on l'introduisit aussitôt dans le grand salon, où la marquise
l'attendait. La veille, aveuglée par les larmes, elle avait à peine
pu l'apercevoir; quand il s'avança vers elle, elle fut frappée
non seulement par la douleur qui altérait ses traits, mais par le
changement inouï qui s'était fait en lui. Il semblait vieilli de
dix ans: ses yeux étaient plombés, ses joues tombaient, ses
cheveux avaient presque blanchi. Il marchait lentement, en tremblant.
Lorsqu'il arriva devant la marquise, sans prononcer une parole, il se
mit à genoux.

--Relevez-vous, Henri! dit vivement la marquise.

Et elle lui montrait un siège en face d'elle. Il s'assit et la
regarda longuement, n'osant pas parler. Elle le contemplait aussi,
affectant un grand calme, maîtrisant ses larmes.

Elle parla la première.

--Henri, vous avez bien fait de venir. Il fallait que nous nous
vissions, une fois, une unique fois! Ensuite, j'oublierai que vous
existez; il faut bien que je vous oublie pour ne pas vous détester.
Et je ne dois pas vous détester, vous le meilleur, presque le seul
ami de Jean. S'il était mort frappé par une autre main que... que
celle qui l'a frappé, c'est en vous que j'aurais trouvé ma plus
grande consolation: vous m'auriez remplacé mon fils...

Il l'interrompit, d'un geste plein de dignité; puis, très lentement,
la voix mouillée de larmes:

--Madame, ne m'accablez plus de votre bonté. Je comprends à quel
point, malgré l'indulgence de votre cœur, vous devez me détester:
j'ai à jamais empoisonné votre vie. Ne parlons plus de moi... Si
un devoir impérieux, si l'espoir de vous apporter une immense
consolation ne m'y avaient forcé, vous ne m'auriez jamais revu.
J'aurais su me contenter de ce pardon que vous m'avez si noblement
accordé hier... Je serais déjà reparti. Et Dieu m'aurait permis,
sans doute, d'aller retrouver mon ami en combattant glorieusement pour
mon pays!

Il fit une légère pause; l'émotion l'étouffait.

Puis il reprit:

--Mais un nouveau devoir me retient à la vie.--Ma vie ne m'appartient
plus, elle appartient à mon ami Jean de Villepreux. C'est lui-même
qui, dans la dernière journée que nous avons passée ensemble, m'a
tracé mon devoir!

Si Brettecourt avait regardé en ce moment la tenture qui fermait à
demi une large baie donnant du salon dans un petit boudoir, il aurait
vu remuer cette tenture. Honoré de Villepreux, depuis le début
de l'entretien, était tranquillement installé dans le boudoir et
écoutait.

Mais, à partir de ce moment, il ne se contenta plus d'écouter: il
s'approcha de la tenture, se dissimula dans un des plis, ménageant
une légère ouverture qui lui permettait de voir le visage de sa
mère. Il pourrait suivre ainsi toutes les émotions qu'elle allait
ressentir.

Brettecourt continuait;

--Sans cet abominable malheur, madame, je serais aujourd'hui à
Angoville pour vous présenter l'humble prière de votre fils; car il
m'avait chargé pour vous d'une mission... qui eût été alors
bien pénible à remplir, mais qui, je l'espère, va vous causer
aujourd'hui une immense joie...

--Quelle joie pourrais-je avoir désormais? balbutia la marquise.

--Celle de voir revivre votre fils! déclara énergiquement
Brettecourt.

La marquise lui jeta un regard si stupéfait qu'il dit:

--Vous me croyez fou, peut-être? Ecoutez-moi bien, madame!--Vous
prépariez depuis longtemps un brillant mariage pour votre fils: vous
vouliez lui donner Mlle de Persant...

--Mais Henri, fit la marquise avec une certaine brusquerie, vous
n'êtes donc venu que pour raviver toutes mes douleurs?

--Pour les adoucir, madame!--Jean m'avait chargé de vous annoncer que
ce mariage ne s'accomplirait pas: il éprouvait, pour celle que vous
lui destiniez, la plus tendre affection, mais une affection de frère.
Depuis une dizaine de mois, il aimait, de l'amour le plus profond, une
pauvre jeune fille...

--Assez, monsieur, assez! Vous oubliez le respect que vous devez à
une mère...

--Madame, s'écria avec solennité Brettecourt, j'ai le droit de
vous parler comme je le fais, et votre devoir est de m'écouter...
Mépriseriez-vous donc... ce qui peut rester de votre fils?

--Expliquez-vous, Henri! Achevez!

Elle avait entrevu soudain la vérité. Henri comprit qu'il n'avait
plus qu'un mot à ajouter pour gagner la cause de l'enfant inconnu
dont il se constituait le défenseur; mais il fallait aussi faire
estimer la mère, la fiancée de son ami...

--Madame, je dois vous répéter les choses comme mon ami me les a
dites:--Jean aimait une jeune fille qui ne fait partie ni de notre
monde ni même de la bourgeoisie, une simple ouvrière, à laquelle il
s'est fait connaître sous un nom supposé. Ce qu'il m'a raconté au
sujet de cette jeune fille m'a rempli d'amitié et d'admiration pour
elle; et il m'avait chargé de vous dire ceci, et je vous le répète
aujourd'hui, en vous en donnant ma foi de gentilhomme, c'est que,
malgré sa modeste situation, cette jeune fille était digne d'entrer
dans votre famille: il la voulait pour femme, et je devais implorer
votre consentement. Il hésitait, depuis longtemps, à vous ouvrir son
cœur, parce qu'il tremblait à la pensée de vous faire une peine,
même la plus légère. Et celle-ci eût été grande. Il comptait
cependant sur votre âme si aimante, si indulgente! Il n'avait plus,
d'ailleurs, le droit d'hésiter: son honneur lui commandait de rendre
le sien à cette jeune fille, puisqu'il le lui avait enlevé; son
honneur lui commandait de se marier, pour que la naissance de son
enfant ne fût pas entachée par une situation irrégulière...

Brettecourt n'eut pas le temps de continuer. La marquise s'était
dressée devant lui, comme transfigurée:

--Un enfant! O mon Dieu! Jean me laisse un enfant!...

Et elle prenait les deux mains de Brettecourt.

--Henri, jurez-moi que vous ne me trompez pas, que vous n'abusez
pas de ma crédulité! Un enfant de mon Jean, de mon fils, de mon
bien-aimé!...

--Je vous le jure! prononça solennellement Henri.

Elle se jeta à genoux et, joignant les mains:

--Mon Dieu! vous avez permis cela? Vous avez eu pitié de moi? J'aurai
un enfant de mon fils! Je sentirai encore sa chair! Mon Jean revivra
dans un petit être que j'élèverai, que j'adorerai... Je pourrais
donc avoir encore du bonheur sur cette terre?... Comme femme, comme
mère, j'aurai été comblée... Et je serais grand'mère? Grand'mère
de l'enfant de mon premier-né!...

Caché dans son pli de rideau, Honoré était blême de colère:

--S'il vient jamais au monde, celui-là, murmurait-il, il aura affaire
à moi!

La marquise s'était relevée.

--Mais vous m'avez dit, n'est-ce pas, Henri, que cet enfant n'était
pas encore né?

--Non, madame, puisque Jean tenait essentiellement à être marié
avant sa naissance. Sa volonté absolue était, du reste, de ne jamais
séparer la mère de l'enfant...

--Mais je ne les séparerai pas non plus! déclara la marquise.
Mon Jean! Comme c'est bien lui, si noble, si bon, incapable d'une
tromperie! Ah! sans doute aurais-je refusé mon consentement à ce
mariage? Je me serais évidemment laissé guider par l'orgueil. Mais
je serais folle, aujourd'hui, je serais coupable d'obéir désormais
à autre chose qu'à mon cœur. La femme aimée par mon fils, la femme
qui le partageait avec moi, cette femme ne peut être qu'une noble
femme!... Je l'aimerai... Ah! voyez-vous, Henri, tout ce qui venait de
Jean était si sacré pour moi!

--Ah! madame, si vous l'aviez entendu me parler de cet enfant! Si vous
l'aviez entendu, quand il me disait: «Je suis père! Il me semble que
mon fils a tressailli dans mon sein!» Car il voulait que ce fût un
fils!... Il me disait ces choses avec tant de foi que je les croyais
aussi!

--Un fils! balbutia la marquise. Un fils de mon Jean! Oh! si
réellement c'était un fils!

Un superbe orgueil éclairait son visage. Et elle souriait presque,
en regardant Brettecourt. Si la plus cruelle des douleurs lui était
venue de lui, n'était-ce pas de lui qu'elle recevait cette sublime
consolation?

--Eh bien! Henri, allons trouver cette femme; nous lui dirons
que celui qu'elle aimait était le marquis de Villepreux, que les
Villepreux respectent fidèlement leur parole, et que, si la mort a
empêché mon fils de tenir la sienne, je suis là, moi, pour
remplir ses engagements autant que peut le faire une
grand'mère.--Qu'avez-vous donc, Henri?...

Brettecourt s'était reculé. Il ne s'attendait pas à une aussi
vive explosion; il était venu sans réfléchir à cela, voulant dire
d'abord la vérité, et chercher cette femme, ensuite... Il balbutia,
comme terrifié:

--Mais... je ne la... connais pas!...

--Vous m'avez donc trompée? s'écria la marquise d'une voix qui
s'irritait.

--Madame, je vous le jure une seconde fois sur mon honneur: je vous ai
fidèlement répété l'aveu que m'a fait mon pauvre Jean dès qu'il
m'a revu. Mais il ne m'a pas dit le nom de cette femme... Il devait,
le soir même, me la faire connaître...

La marquise retomba accablée sur son fauteuil, les yeux fixes.

--J'espérais déjà! murmurait-elle. Mais ne vous trompez-vous pas
vous-même, Henri? Ne vous exagérez-vous pas quelques paroles trop
légèrement prononcées par mon fils?

--Je n'ai pas été le seul, madame, à recevoir les confidences de
votre fils. Il les a faites, je le sais, au point de vue légal, à M.
Florimont, votre notaire. Et, par son testament, Jean a tenu à bien
établir...

--Un testament! s'écria la marquise, renaissant à l'espérance. Jean
a fait un testament? Mais alors, nous allons tout savoir?...

--Hélas! madame, je crains bien que, comme moi, M. Florimont n'ignore
absolument le nom de cette jeune fille. Jean lui avait fait seulement
connaître ses projets: il vous les dira, et vous verrez que je ne
vous ai pas trompée. Nous n'aurons plus alors qu'à rechercher cette
jeune fille...

--Nous la retrouverons, Henri!

Honoré, les poings fermés, les dents serrées, murmura presque à
mi-voix:

--Cherchez-la vite, alors, mes amis, avant qu'elle ait disparu!



IX

LE TESTAMENT


La fureur d'Honoré ne connaissait plus de bornes. Pendant deux jours,
il avait pu se montrer bon et doux parce qu'aucun obstacle ne
s'était dressé devant ses projets. Mais, en ce moment, sa haine, ses
instincts mauvais renaissaient avec plus de violence que jamais; et
ce qui mettait le comble à sa furie, c'est qu'il avait bien senti
la profonde habileté déployée par Brettecourt: l'ami de Jean avait
adroitement fait passer la marquise par la gradation de sentiments qui
devait forcément l'amener à cette explosion d'amour pour un enfant
qu'elle ne connaissait pas, qui n'était pas même né; c'est que,
malgré son cruel chagrin, Brettecourt n'avait rien laissé au hasard:
il avait promis à son ami de se montrer rusé, comme à la guerre.
La grandeur des intérêts qu'il défendait ne lui permettait aucune
imprudence.

Il ne croyait cependant pas à un résultat aussi rapide, et le
succès qu'il venait d'obtenir l'éblouissait un peu.

--Maintenant, dit-il, je ne vous importunerai plus de ma présence,
madame. J'ai accompli mon premier devoir, et je l'ai fait sans
égoïsme; car il m'eût été bien doux de rechercher moi seul la
fiancée et l'enfant de mon ami et de me consacrer entièrement à
eux...

«C'eût été une bonne idée!» pensa Honoré.

--Je n'ai pas cru avoir ce droit, continuait Brettecourt: l'enfant de
notre cher Jean appartient à sa mère et à vous au même titre; je
ne puis venir qu'en second. Mais, en ce jour, je vous engage ma foi de
ne jamais me marier, de ne jamais avoir d'autre famille que ces deux
êtres, de me dévouer à cet enfant avec la fidélité d'un bon
chien: je ne demande plus autre chose que de lui donner ma vie...

[Illustration:--Relevez-vous, Henri! dit vivement la marquise. (Voir
page 78.)]

--Je l'accepte en son nom, Henri! s'écria la marquise avec une
véritable grandeur. Tout le ressentiment que j'éprouvais contre vous
disparaît devant votre dévouement. Si le monde me blâme, Dieu me
jugera! Henri, venez sur mon cœur, que je vous embrasse comme un
fils!

--Ah! c'est à genoux, dit le noble jeune homme, que je dois entendre
de telles paroles!

Et, se prosternant, il baisa la robe de la marquise. La pauvre mère
le releva et le serra fiévreusement contre elle.

--Il me semble, disait-elle, que mon fils nous voit!

Honoré murmurait;

--Mais ils finiront par me rendre criminel avec leur manie de
dévouement! Mon frère bien-aimé, tant pis pour votre fiancée!
Je ne nourrissais à son égard que le désir bien naturel de me
débarrasser d'elle, gentiment. Mais si on me pousse à bout!...
Allons! Quoi?... Qu'y a-t-il encore?...

Un domestique venait d'entrer dans le salon et remettait une carte à
la marquise. Elle lut:

_«M. Aristide Florimont_ prie madame la marquise de Villepreux de
vouloir bien lui accorder immédiatement un entretien; il s'agit de
questions du plus haut intérêt.»

--Faites entrer M. Florimont, ordonna-t-elle.

Et elle tendit la carte à Henri, avec un mélancolique sourire.

--Vous ne m'aviez pas trompée.

--Je me retire, madame.

[Illustration:--Mais ils finiront par me rendre criminel avec leur
manie de dévouement. (Voir page 85.)]

--Non. Je tiens, au contraire, à ce que vous assistiez à ce qui va
se passer... Ne va-t-il pas être question d'un enfant... auquel votre
vie appartient?

Tandis que le notaire pénétrait dans le petit salon, Honoré eut un
abominable sourire.

--Triste allié, pensait-il, que ce solennel prud'homme!--Et ma
mère, qui me reconnaissait hier si solennellement pour le chef de
la famille! et qui, devant une situation aussi grave, ne me consulte
même pas?...

Et, après une minute de réflexion:

--Enfin, complotez, mes bons amis; moi je vais me défendre.

M. Florimont était attaché depuis de longues années à la famille
de Villepreux.--Sa vie n'offrait pas la moindre particularité
romanesque. Ancien petit clerc de Me Bernard Genty, il avait gravi
lentement tous les grades de l'étude: troisième clerc, second clerc,
premier clerc, jusqu'au jour où il franchit le dernier échelon en
épousant la fille de son patron, lequel donnait son étude en dot à
sa fille. Et si quelqu'un l'avait plaisanté sur cette marche banale
de sa vie, il aurait tranquillement répondu qu'il ne la trouvait
pas banale du tout, puisqu'elle lui avait donné le bonheur. A cette
époque, quelques mois à peine s'étaient écoulés depuis son
mariage, et il jouissait triomphalement de ce bonheur, que rien
d'ailleurs ne devait jamais altérer. Il était impossible d'être
plus notaire et plus parfait notaire que M. Florimont: il en avait
même le physique ou du moins le physique sous lequel on aime à se
figurer ces dignes officiers ministériels. Il était d'une moyenne
taille, grassouillet, avec une figure ronde, épanouie, déjà ornée
d'une paire de lunettes d'or. Très fin, du reste, sous son apparence
bonhomme et d'une scrupuleuse honnêteté; ce qui ne l'empêchait
pas de nourrir la très noble ambition de gagner par son travail une
fortune au moins égale à celle de sa femme.

Son étude se rattachait à la famille de Villepreux par un vieux lien
de reconnaissance. C'est grâce au crédit d'un marquis de Villepreux,
qu'un aïeul de M. Genty avait pu acheter, sous Louis XV, une charge
de tabellion; et M. Florimont, enfant d'Angoville, avait été placé
chez M. Genty par la marquise actuelle.

La marquise l'appelait «Florimont» sans y mettre aucune hauteur; et
cette familiarité le flattait.

--Madame, dit-il après l'avoir saluée, j'ai à vous communiquer des
choses d'un ordre tout intime. Désirez-vous que je parle devant M. de
Brettecourt?

En même temps, il tendait la main à Henri.

--Y voyez-vous quelque inconvénient? interrogea la marquise.

--Pour ma part, pas le moindre.

--Alors, Florimont, parlez en toute franchise.

Le notaire s'installa bien commodément et réfléchit un peu; il
avait l'habitude de toujours ruminer ses petits discours.

--J'ai à peine besoin de vous dire, madame, que dans votre douleur,
vous ne trouverez pas de plus respectueuse, de plus grande sympathie
que la mienne. Personne, en dehors de votre famille et de M. de
Brettecourt, n'a été plus vivement frappé que moi par la mort...
subite de votre fils. Il daignait voir en moi autre chose qu'un
notaire; et, dans les derniers jours de sa vie, il avait eu la bonté
de me traiter en ami. Voulant préparer son testament, il
m'avait consulté; et je lui avais donné des conseils, que vous
désapprouverez peut-être, mais que me commandait l'honneur, et qui
étaient du reste conformes à ses désirs les plus chers. Je vous
demanderai la permission de parler très... nettement. Si, dans
mes paroles, quelque chose vous choque, vous me le pardonnerez
certainement, puisqu'il s'agit des dernières volontés de votre fils.
Le marquis de Villepreux... aimait une jeune ouvrière,--je raconte
les choses tout simplement, madame,--une jeune fille charmante, me
dit-il, à laquelle il avait formellement résolu de consacrer son
existence. Et, il voulait aller retrouver M. de Brettecourt en Afrique
et lui demander de plaider sa cause auprès de vous...

Il a heureusement pu ouvrir son cœur à son ami, avant ce déplorable
accident...

--Oui, oui! fit la marquise, un peu impatiente; et Henri vient de tout
me répéter...

--Quant à moi, j'aurais hésité à conseiller au marquis de
poursuivre ses projets, s'il n'avait ajouté que cette jeune fille
était déjà sa femme et que, dans quelques mois, elle serait
mère...

J'ai toujours considéré l'abandon d'un enfant comme la plus lâche
des infamies. J'approuvai donc pleinement les intentions de votre
fils.

--Vous fîtes bien, Florimont.

Enchanté, le notaire poursuivit:

--Le marquis avait prévu sa mort; il me dit à diverses reprises:
«Il me semble que je n'arriverai pas au bonheur!» Et c'est pour cela
qu'il m'avait chargé de préparer ce projet de testament, que je
vous remettrai dès que vous le désirerez, et dont voici les clauses
principales...

--Achevez! prononça fiévreusement la marquise, achevez!

--Par cet acte, le marquis reconnaissait d'avance, pour son enfant, ce
petit être qui viendra bientôt au monde; et, dans des termes d'une
admirable hauteur de pensée, qu'il m'avait dictés lui-même, il vous
demandait et demandait à son frère, ainsi qu'à Mlle Juliette de
Persant, de traiter, comme si elle avait été sa femme légitime, la
jeune fille qu'il aimait...

--Mais le nom de cette jeune fille, Florimont? Son nom? s'écria la
marquise.

--Hélas! madame, je l'ignore!... Nous avions voulu, votre fils
et moi, prévenir toute indiscrétion; un de mes clercs pouvait
surprendre par hasard ce projet de testament, quoique je l'aie seul
écrit. Il était absolument prêt, et nous devions le compléter,
y ajouter les noms, les adresses... le jour même où le marquis est
mort...

Il y eut un long silence. Puis la marquise murmura douloureusement:

--O mon Dieu! mon Dieu! savoir que mon fils laisse une femme, que
cette femme porte dans son sein un enfant de mon fils, et ne pas la
connaître! Et se dire que ce dernier descendant des Villepreux peut
mourir faute de soins... faute d'argent, tandis que nous sommes si
riches! Oh, mon Dieu!...

Elle se leva et se mit à marcher, très agitée, par le salon.

Puis, s'arrêtant très brusquement devant le notaire et Brettecourt:

--Mais vous ne savez pas, mes amis, de quels soins il faut entourer la
naissance d'un enfant! Cette malheureuse jeune fille ignore le nom de
mon fils, elle va se croire abandonnée, trahie!... Et elle maudira
mon fils!... Mais, si nous ne la trouvions pas, mes amis, le chagrin
seul pourrait la tuer!

Puis, s'adressant fébrilement à Brettecourt:

--Voyons, Henri, rappelez-vous bien toutes les paroles de Jean...
N'a-t-il rien dit qui puisse nous mettre sur les traces de cette jeune
fille? Un mot?... Un rien?... Oh! Rappelez-vous!

--Non, non, dit tristement Henri. Depuis ce jour abominable, je ne
cesse de réfléchir, de chercher un indice, et je ne retrouve rien.
Jean m'a parlé de la beauté, de la bonté, des nobles qualités de
sa fiancée, et c'est tout.

Puis:

--Le seul détail un peu précis qu'il m'ait donné, c'est qu'elle vit
avec sa grand'mère.

--C'est bien cela, dit le notaire.

--A Paris?

--Oui, madame, à Paris.

--Mais avec vous, Florimont, mon fils a dû se montrer plus
explicite?... Avec vous, il a pu causer longuement... Cherchez encore
à vous rappeler! Il faut, il faut que nous retrouvions cette jeune
fille!

--Je vous dirai, comme M. de Brettecourt, madame, que j'ai longuement
réfléchi avant de me présenter chez vous. Et ce que je sais ne peut
nous permettre de retrouver la maîtresse du marquis de Villepreux
que... lorsque son enfant viendra au monde; mais alors, je crois
pouvoir vous répondre de la certitude du succès...

--Oh! attendre jusque-là!... Attendre jusque-là, mon Dieu!... Enfin,
parlez!

--M. le marquis m'avait donné à ce sujet une explication... d'une
nature extrêmement délicate.--C'est dans un moment de fougue, dans
une heure d'oubli, que cette jeune fille est devenue la maîtresse de
votre fils; et depuis, le marquis, comme honteux d'avoir abusé de sa
douceur, l'a scrupuleusement respectée.

Et, très nettement:

--La date de la naissance de son enfant ne saurait donc être l'objet
du moindre doute: votre cher fils me l'avait indiquée...

--Et cette date? balbutia la marquise.

--C'est la fin du mois de septembre, madame.

--Ainsi donc, pendant cinq mois, il faudra que j'attende au milieu des
plus cruelles angoisses, en me disant chaque jour qu'une imprudence,
qu'un excès de travail ou un stupide manque d'argent peuvent me
faire perdre tout ce qui me reste de mon fils?... Non, non, c'est
impossible!...

Qui sait même si cette jeune fille, se croyant trahie, abandonnée,
déshonorée, ne voudra pas cacher son déshonneur dans la mort? Mais
il faut la retrouver!

Et, avec la plus fiévreuse exaltation:

--Il le faut, messieurs!

--Madame, déclara le notaire, je vous engage ma parole de consacrer
tous mes soins à cette tâche; M. de Brettecourt, je pense, m'y
aidera... du moins pendant son congé?

Henri s'écria avec feu:

--Si mon congé ne suffisait pas, je donnerais ma démission!

--Enfin, madame, ajouta le notaire, si tous nos efforts
n'aboutissaient pas, nous aurons cette suprême ressource d'attendre
la fin du mois de septembre, les premiers jours d'octobre au plus
tard. Grâce à mes relations, j'obtiendrai facilement, à cette
époque, la liste des déclarations d'enfants naturels, nés de père
inconnu. Et, au milieu de ces enfants, nous retrouverons votre...

Comme le notaire hésitait, la marquise, d'un air serein, acheva sa
pensée:

--Mon petit-fils, Florimont!--Je veux d'ailleurs que tous ici
connaissent ma volonté.

Elle frappa sur un timbre et ordonna au domestique qui accourut:

--Allez prévenir immédiatement M. le marquis et Mlle de Persant que
je les attends ici.

Alors seulement, Honoré quitta sa cachette, gagna la porte du boudoir
et, par le couloir et l'escalier de service, revint dans sa chambre.

Et il s'y trouvait depuis deux ou trois secondes, lorsque le
domestique y pénétra pour lui communiquer le désir de sa mère.

--C'est bien, je descends, dit-il.

Il se regarda un peu dans sa glace, pour bien composer son visage,
puis descendit. Quand il pénétra dans le salon, il avait réussi à
dissimuler, sous un masque plein de dignité, les abominables passions
qui l'agitaient.--Juliette était déjà là, assise sur un tabouret,
auprès de Mme de Villepreux. Honoré salua très cordialement le
notaire, et fort correctement Brettecourt; puis il prit place dans un
grand fauteuil, auprès de la cheminée, en face de la marquise, la
place que son frère occupait autrefois.

--Vous m'avez fait demander, ma mère? dit-il avec un calme
imperturbable.

--Oui, mon fils.--Lorsque tu m'as conseillé toi-même, ce matin, de
recevoir M. de Brettecourt, j'hésitais... Je croyais, et tu croyais
comme moi, que M. de Brettecourt s'exagérait l'importance de ce qu'il
avait à me dire. Nous nous trompions, mon fils! Ce qu'il m'a dit est
de la plus haute gravité; et nous devons le remercier d'avoir eu le
courage de forcer notre porte.

Honoré adressa un signe de tête à Brettecourt, comme un homme qui
ne comprend pas.

Sa mère continuait:

--Toi seul, mon fils, tu me l'as dit, toi seul as assisté aux
derniers moments de ton frère?

--Oui, ma mère.

--Et... il n'a pas prononcé, dans cette minute suprême, une
phrase... un mot?...

--Hélas! ma mère, ne vous souvenez-vous pas que je vous ai dit que
mon frère était mort sans avoir pu reprendre connaissance?

--C'est que, c'est que... j'aurais voulu me rattacher encore à cet
espoir!--Je n'en ai plus qu'un autre: ton frère ne t'avait-il pas
confié le secret de son cœur?

Ici, Juliette de Persant leva un regard tout étonné sur la marquise.

--Patience, petite, dit celle-ci, tu vas me prouver tout à l'heure si
tu aimais vraiment mon pauvre fils.

---Ma mère, dit alors Honoré: mon frère, me traitant un peu
en cadet, ne me confiait guère ses secrets... J'avais seulement
remarqué qu'il délaissait ses anciens plaisirs, qu'il devenait
plus sérieux, plus grave; et j'en avais conclu qu'il se disposait à
épouser bientôt l'exquise enfant que vous éleviez pour lui.

Juliette, attirée par la marquise, se laissa mignonnement aller
contre elle.

--Ma pauvre chérie, dit gravement la marquise de Villepreux, mon fils
n'aimait en toi qu'une sœur; ce n'est pas toi qu'il avait choisie
pour sa femme. Et tu vas comprendre pourquoi, malgré sa mort, je
t'arrache sans pitié cette illusion.

La marquise se redressa un peu; et, avec une sublime grandeur:

--Mes enfants,--car je vous considère tous les deux également comme
mes enfants,--Dieu nous envoie dans notre malheur la plus douce, la
plus exquise des consolations. Si notre bien-aimé Jean est mort, nous
pouvons du moins reporter sur une autre tête l'immense affection que
nous avions tous pour lui.

Elle s'arrêta un peu; puis, montrant à son fils Brettecourt et
Florimont:

--Ces messieurs t'expliqueront les choses en détail, Honoré: je
ne veux pas les répéter devant Juliette. Qu'il te suffise, en ce
moment, de savoir une chose, c'est que mon fils Jean, marquis de
Villepreux, aimait une femme, qu'il n'a pas eu le temps de l'épouser,
mais que cette femme mettra bientôt au monde... un enfant!

Juliette se mit à trembler.

--Quelle peine je te fais, ma chérie! murmura la marquise.

La jeune fille cacha sa tête en sanglotant sur les genoux de sa
tutrice.

C'était le sacrifice de son premier amour, tous ses rêves de
jeunesse.

--Ma chérie, continuait la marquise, Jean prévoyait sa mort: il
avait remis son testament entre les mains de M. Florimont.

Dans ce testament, il te priait de traiter cette femme comme si elle
avait été légitimement sa femme; il te demandait son amitié pour
son enfant... Refuserais-tu d'obéir à ses dernières volontés?...

--Moi, mère? s'écria la jeune fille avec un mouvement de noble
enthousiasme. Non, mère, non! je ne faillirai pas à... à l'amitié!
La pure amitié que j'avais vouée à Jean! Faites-moi connaître
cette femme, et je l'aimerai!

Puis elle bégaya:

--Et son enfant... l'enfant de Jean... comment ne l'aimerais-je point?

--Bien, ma chère Juliette, bien! Je n'attendais pas moins de toi!

La marquise l'embrassait avec une folle tendresse.

--Brave cœur! murmura Brettecourt.

--Et... toi, mon fils? interrogea la marquise, que le silence
d'Honoré inquiétait.

C'est qu'Honoré préparait sa réponse.

--Ma mère, dit-il, je vous avoue que je ne puis être que blessé
d'avoir été mis ainsi presque en dehors du cœur de mon frère! Mon
frère ne rendait donc pas justice à mon cœur?... Il aurait eu en
moi un confident si naturel... et si indulgent à ses projets! Mais
j'aurais déjà agi!... J'aurais pu, dès le lendemain de sa mort,
devancer vos désirs, consoler cette femme... dont je viens seulement
d'apprendre l'existence; et je suis tout surpris de ce que M. de
Brettecourt ait cru devoir faire ses confidences à ma mère d'abord,
au lieu de me les faire à moi, qui suis devenu le chef de notre
famille...

--J'espérais surtout dans l'indulgence de votre mère! balbutia
Brettecourt, un peu interloqué.

--Vous auriez dû surtout espérer en mon honneur, mon cher comte!
Vous me connaissez assez pour savoir à quel point le sang des
Villepreux m'est sacré... Et, tout particulièrement le sang de
mon frère bien-aimé! Quoique Jean m'ait toujours traité un peu
dédaigneusement, j'honorerai, je défendrai tout ce qui vient de lui,
même d'une façon irrégulière.

Et, très solennellement, il ajouta:

--La femme qu'il a aimée sera une sœur pour moi; et quant à son
enfant, si c'était un fils, la loi, mon cher Florimont, me permet, je
crois, de lui donner mon nom?...

--Oui, monsieur le marquis.

--Quoi!... Tu ferais cela? s'écria la marquise, qui tremblait depuis
que son fils avait pris la parole.

--Je ferai tout ce que m'ordonne mon devoir! Puis-je oublier que, sans
le fils naturel de Jean de Villepreux, notre race se serait éteinte
sous François Ier?... Qui sait si je me marierai, si j'aurai des
fils?... Certes, oui, ma mère, l'enfant de mon frère sera le mien!

La marquise l'entoura de ses bras.

--Ah! Tu es bien le marquis de Villepreux! s'écria-t-elle avec
transport.

--En auriez-vous jamais douté? répliqua-t-il avec une superbe
hauteur.

--Je ne te connaissais pas! avoua-t-elle.

Juliette le contemplait avec admiration. Il était donc noble et
généreux comme son frère?

Puis, Honoré s'avança vers Brettecourt et Florimont, et leur tendit
la main.

--Messieurs, je vous remercie de ce que vous avez fait. Veuillez bien
passer avec moi dans mon cabinet: vous aurez la bonté de me répéter
ce que vous avez dit à ma mère. J'ai résolu de lui éviter
désormais tout ce qui pourrait ressembler à un souci; et c'est moi
qui me charge d'exécuter tous ses désirs.

Tandis que les trois hommes s'éloignaient, la marquise se jeta dans
les bras de Juliette.

--Comme tu es bonne! murmurait-elle; oh! que tu es bien ma fille!

--Oh! oui, mère! oh, oui! Votre fille!... Et comme nous l'aimerons,
ce petit être!...

Et la marquise souriait: elle entrevoyait ce visage d'enfant... Elle
était grand'mère!



X

SOUVENIRS


Lorsqu'on parcourt le quartier du Temple, ses rues noires, étroites,
si fourmillantes, si pleines d'activité qu'elles semblent les
conduits de quelque énorme machine, et qu'on débouche tout d'un coup
à la place des Vosges, on éprouve une étrange impression de calme,
de tranquillité. Dans toutes les rues comprises entre le boulevard
Sébastopol, la rue Saint-Antoine et les grands boulevards, un
étranger serait certainement effaré, assourdi, par le fracas des
camions, le grondement des fabriques, le bourdonnement si spécial de
ce quartier du travail, et surtout par le mouvement fiévreux de cette
population parisienne, serrée, grouillante, pressée, et joyeuse
malgré tout. C'est bien le quartier moderne, le quartier de la
fabrique, le quartier de cet article de Paris que jalousent tous nos
ennemis; quartier moderne et formé cependant de vieilles maisons, de
rues trop étroites, souvent malsaines, où les amis de la population
parisienne voudraient voir jeter un peu d'air et de lumière.

Cet air et cette lumière, on les trouve, mais insuffisamment pour un
aussi vaste quartier, dans la belle place des Vosges. Là, tout est
calme, grandiose, comme si le souvenir des époques passées pesait
encore sur les beaux hôtels dont Henri IV ordonna la construction.
Dès qu'on a franchi le pavillon de Birague ou l'entrée par la
rue des Vosges, on se croirait dans une autre ville. C'est le
Paris ancien, avec sa majesté; on s'attendrait presque à voir des
seigneurs poudrés descendre de magnifiques carrosses; et le passage
d'un camion chargé de ferraille semble une chose saugrenue au milieu
de tant de souvenirs qu'évoque ce nom de place Royale, son nom
primitif, devenu place des Vosges sous la Révolution, en l'honneur
du département des Vosges qui avait, de tous les départements
français, payé le premier ses contributions, le 20 germinal de l'an
VIII; de nouveau place Royale à la rentrée des Bourbons;
encore place des Vosges en 1848; place Royale sous l'empire; et
définitivement place des Vosges depuis la révolution du 4 septembre
1870.

Parmi tous ces hôtels, anciennes demeures des Montmorency, des Rohan,
des Guéméné, des Richelieu, des Chabot, il n'en est pas de plus
calme, de plus sévère, de plus majestueux, de plus endormi,
que celui qui s'élève dans le coin à gauche du pavillon de
Birague.--C'est là qu'habitaient Marie Renaud et sa grand'mère. Leur
logement, sous les combles, était situé assez heureusement. Il se
composait de deux pièces, d'une cuisine et d'un cabinet. Le matin,
le soleil l'emplissait d'une joyeuse lumière; l'après-midi, par les
deux petites fenêtres, on voyait l'autre côté de la place très
éclairé, lançant des reflets; et on croyait avoir le soleil toute
la journée. Avec le ramage des enfants et des oiseaux qui montait du
jardin, cela donnait l'impression d'une paix très douce, d'un bonheur
assuré, que rien ne saurait troubler. Le soir, la paix devenait plus
grande, infinie, un peu mélancolique; on se serait cru là à cent
lieues de Paris.

[Illustration: Il était impossible d'être plus notaire et parfait
notaire que M. Florimont. (Voir page 86.)]

Le lendemain de la mort du marquis de Villepreux, le lendemain
de cette soirée, où elle avait appris le déshonneur de sa
petite-fille, maman Renaud était seule dans la salle à manger.

Marie était allée chercher de l'ouvrage chez Mme Welher.

La pauvre grand'mère n'avait pas la force de travailler; assise
devant le portrait de son fils, elle essuyait machinalement les larmes
qui se reformaient sans cesse au coin de ses yeux...

Cependant, à force de regarder le portrait de l'officier, elle finit
par sourire. Elle oubliait un peu les malheurs présents, pour songer
à sa vie passée, aux années de bonheur qu'elle avait eues par ce
fils.

Veuve de bonne heure, elle l'avait élevé, se consacrant à lui avec
un dévouement absolu. Elle avait toujours accompli tous ses désirs,
sans une hésitation, sans un regret. Pendant sa jeunesse, elle avait
rêvé de lui faire prendre un métier sûr, qui ne l'éloignerait
jamais d'elle; et, cependant, elle ne lui avait adressé aucun
reproche lorsqu'il avait dit:

--Je veux être officier!

[Illustration: Elle enleva du fond de sa vieille malle la robe qu'elle
portait au mariage de son fils (voir page 100.)]

Son père avait été officier. Aucune carrière ne lui semblait aussi
belle. Elle avait su lui cacher sa douleur et même se montrer
forte quand on l'envoya en Afrique. C'est en Afrique, dans un combat
semblable à celui de Sidi-Brahim, qu'il avait gagné la croix
attachée au-dessous du portrait. Alors, elle avait rêvé pour
lui une brillante alliance. Il était sorti dans les premiers de
Saint-Cyr; ses chefs l'aimaient, tout lui faisait présager une
superbe carrière. Et, une seconde fois, sa mère avait dû renoncer
à ses rêves d'avenir.

--J'aime une orpheline sans fortune, lui dit-il un jour. Permets-moi de
l'épouser.

Il n'y eut chez elle aucun sentiment de jalousie. Le bonheur de son
fils était sa vie. L'officier s'était donc marié; mais, pour cela,
il avait dû compléter la dot de sa femme, qui s'élevait à peine à
une dizaine de mille francs. Sa mère possédait environ trente mille
francs. Elle ne s'était pas repentie d'avoir cédé au désir de
son fils. Elle trouva dans sa belle-fille une seconde fille. Et la
naissance de sa petite-fille mit le comble à son bonheur.

       *       *       *       *       *

Malheureusement, la solde d'un lieutenant et même celle d'un
capitaine ne sauraient suffire aux besoins d'un ménage. Dès
la première année, la dot fut entamée. La jeune femme était
délicate, avait besoin de beaucoup de soins. Chaque année, on
prenait deux ou trois mille francs sur le capital. La vieille mère
pressentait bien la gêne... Mais son fils était capitaine, proposé
au choix pour le grade de commandant. La solde augmenterait. Il lui
suffirait d'une de ces actions d'éclat dont il était coutumier pour
enlever les épaulettes de colonel. Elle le voyait colonel, général,
célèbre!

Lorsque la guerre de Crimée survint, leur capital était à peu près
dépensé.

--Je regagnerai tout à la pointe de mon épée, dit joyeusement son
fils.

Et il partit tout confiant! La jeune femme étant souffrante, elles
allèrent vivre dans le midi, passant leurs journées à se promener
sur le bord de la mer, lisant et relisant les journaux qui leur
apportaient des nouvelles de Crimée, aspirant après la paix qui leur
rendrait ce fils et ce mari tant aimé. Et ce fut là que, dans un
journal, elles apprirent brutalement, par une courte dépêche, sa
mort glorieuse à l'attaque du Mamelon-Vert, où il était tombé on
couvrant de son corps Jean de Villepreux qui tenait le drapeau.

Le chagrin tua sa belle-fille. Alors, elle partit pour la Crimée,
après avoir mis sa petite-fille en pension. Elle avait voulu prier
et pleurer sur cette terre qui lui avait ravi son bonheur, sur ces
charniers où son fils était enseveli au milieu de tant de soldats
français. Quand elle revint en France, ses ressources étaient
épuisées. Et elle commença ce lourd calvaire: gagner sa vie et
élever sa petite-fille.

On leur donna bien quelques secours au ministère de la Guerre;
mais elle ne savait ni demander ni se faire appuyer. Les secours
diminuèrent peu à peu, pour cesser un jour sans raison. Et elle fut
réduite au pauvre gain que lui rapportait son travail. Heureusement,
l'éducation de sa petite-fille était terminée, et l'enfant allait,
à son tour, pouvoir aider sa grand'mère. Après avoir travaillé
pour plusieurs maisons, elle avait fini par trouver la maison Welher,
qui lui fournissait de la besogne d'une façon régulière.

Comment, avec ce qu'elle gagnait et ce qu'on lui octroyait de loin en
loin au ministère, avait-elle pu vivre jusqu'à ce jour, garder sa
petite-fille auprès d'elle, l'élever soigneusement, lui faire donner
une solide instruction?... Elle seule aurait pu expliquer par quels
prodiges elle était venue à bout de ce problème; par quelles
privations, quelle abnégation, quel oubli d'elle-même elle était
passée. Elle ne s'en souvenait plus d'ailleurs. Sa petite-fille
était élevée; avait-elle besoin de songer à autre chose?

Et alors le bonheur avait lui de nouveau pour elle: elle avait
retrouvé son fils dans sa petite-fille. Elles vivaient dans un
bonheur continu, sans un mélange. Seule, la grand'mère songeait à
l'avenir; mais la jeune fille ne désirait rien que vivre toujours
ainsi, attelées à leur table de travail, se souriant, s'aimant, avec
de rares promenades, les dimanches où toute la besogne était finie.

L'importance de leurs travaux avait augmenté. La grand'mère ne
faisait autrefois que des choses un peu communes, exigeant seulement
une grande assiduité. Mais, quand Mme Welher connut la jeune fille,
elle se prit d'amitié pour elle et commença de lui confier des
choses d'une finesse relative. Et comme les doigts de fée de la jeune
ouvrière acquéraient chaque jour plus d'habileté, elle avait
fini par lui donner ses travaux les plus fins, les riches robes de
baptême, les bonnets de dentelle, les guimpes les plus délicates...
Et, peu à peu, l'aisance entrait dans la maison.

La grand'mère disait:

--Petite, nous devrions prendre une ouvrière pour nous aider: nous
serions deux à te préparer ton ouvrage, nous aurions de plus
grosses commandes, nous mettrions un peu d'argent de côté, pour ton
mariage...

--Mon mariage! s'écriait gaiement la jeune fille. Ah! maman Renaud,
tu es donc bien pressée de te débarrasser de moi?... Me marier?...
Restons comme nous sommes, va; c'est si bon! Avec une ouvrière entre
nous, est-ce que nous pourrions nous aimer aussi bien?

Mais maman Renaud avait une grande suite dans les idées. Et depuis
quelque temps, elle revenait plus souvent sur cette question de
l'ouvrière et surtout sur la question du mariage.

--Ah! se disait-elle, si je pouvais lui trouver un brave et honnête
garçon qui comprendrait le trésor que je lui donne!

Et, dans cette pensée, elle fut tout heureuse d'accepter les deux
cartes d'invitation au bal du IIIe arrondissement, que lui offrit son
propriétaire,--cartes prises par force, par obligation sociale,
et données pour n'être pas perdues... A quoi tiennent parfois les
destinées d'une vie?...

       *       *       *       *       *

Un bal! A ce seul mot, Marie eut un éblouissement. Elle avait cru
bien fermement jusqu'alors qu'elle dédaignait un tel plaisir,
et l'idée d'aller au bal la bouleversait. Elle ne se croyait pas
coquette, et cependant ce fut une joie que d'acheter sa modeste robe
de mousseline, de la tailler, de la faire le soir, après sa besogne:
on traversait heureusement une saison peu pressée. Et la grand'mère
aussi était coquette; il ne fallait pas qu'elle fît mauvaise figure
auprès de son enfant. Elle enleva, du fond de sa vieille malle,
la robe qu'elle portait au mariage de son fils, robe décousue,
soigneusement pliée, enveloppée. Elle fut étonnée de la retrouver
fraîche, mais pas assez, toutefois, pour en faire cadeau à sa fille.

Et comme elle frissonnait, la chère petite fille, en se rendant à
ce bal, où elle pensait bien que personne ne la remarquerait, ne
l'inviterait, où elle s'attendait à passer méconnue, comme une
petite Cendrillon! Et elles avaient à peine fait quelques pas dans
le bal, que maman Renaud, avec une impartialité absolue, jugeait sa
petite-fille la reine de cette fête, malgré sa modeste robe, malgré
son extrême simplicité.

--Si tous ces jeunes gens, pensa-t-elle, pouvaient deviner quelle
exquise bonté, quelles nobles qualités se cachent sous sa beauté!

Mais, hélas! pendant toute la première partie de la soirée,
les jeunes gens ne remarquèrent même pas la beauté de Marie.
D'ailleurs, elle s'était cachée, douce violette, dans un coin un peu
sombre. Mais, les yeux fixes, les lèvres frémissantes, elle était
toute à ce spectacle nouveau et en jouissait pleinement, sans une
pensée de jalousie. Elle ne s'étonnait pas qu'on la laissât sur sa
chaise: elle trouvait toutes les jeunes filles belles, élégantes,
et se considérait elle-même comme un petit rien, bien modeste, trop
heureuse qu'on l'eût admise à cette fête.

--Tu es contente, petite? interrogeait de temps en temps sa
grand'mère.

--Oh! oui, maman Renaud! Je m'amuse de si bon cœur! Elle croyait
s'amuser parce qu'elle regardait s'amuser les autres.

Tout à coup elle aperçut la bande de Vauchelles et suivit ces jeunes
gens des yeux, les jugeant instinctivement différents des autres. Et,
quand elle aperçut Jean de Villepreux, elle le trouva le plus beau.
Il lui apparaissait dans toute la splendeur d'un héros de roman. Et
elle en était d'autant plus frappée qu'elle n'avait presque jamais
lu de roman, qu'elle ne savait rien de la vie, qu'elle était toute
naïve, que son pauvre cœur sans défense n'était que trop facile
à conquérir. Elle devina qu'il viendrait la chercher; et elle
l'attendit. Et maman Renaud eut un petit mouvement d'orgueil lorsque
cet élégant jeune homme invita Marie.

«Les autres, se dit-elle, n'étaient pas capables d'apprécier son
enfant.»

Et Marie était heureuse, comme une héroïne de conte de fées qu'un
Prince charmant aurait enlevée de l'obscurité. Dans cette première
valse, tandis que Jean la serrait légèrement, toute surprise de
danser une danse qu'elle ne savait pas, elle éprouva l'impression la
plus délicieuse de sa vie. Elle se rendait compte, bien confusément,
qu'il existait en ce monde quelque chose qu'elle ne connaissait pas,
et dont elle n'avait même pas soupçonné l'existence, et que ce
quelque chose pénétrait en elle, versant un feu nouveau dans ses
veines... Puis elle marcha au bras de Jean de Villepreux, si légère
qu'elle semblait s'envoler de la terre. Quand elle dansa avec lui
une seconde fois, elle était étourdie; et lorsque sa grand'mère
l'emmena et qu'elle dit adieu à Jean, toute son âme se donna dans un
sourire.

       *       *       *       *       *

Deux jours plus tard, quand Marie s'assit à sa table de travail,
l'enfant n'existait plus en elle: la jeune fille s'était éveillée
dans l'amour. Et c'était chez elle un invincible besoin de parler, de
parler sans cesse et toujours de ce bal et surtout de ce jeune homme
qui, pour elle, résumait toute la fête.

--N'est-ce pas, maman Renaud, qu'il a été bien aimable et bien
respectueux?

--Oui, chérie.

--Et il n'a fait danser que moi... Oh! moi, après lui, je n'aurais
pas pu danser avec un autre...

--Tu es une enfant! Travaillons, disait la grand'mère, qui
commençait à s'inquiéter.

--Oh! je vais vite!

Et Marie montrait son ouvrage qui avançait rapidement. Elle
travaillait avec une activité fiévreuse.

Elle disait aussi:

--Et tu crois, réellement, maman Renaud, qu'en prenant une ouvrière,
nous pourrions gagner davantage?

--Oui, ambitieuse; mais il faut y réfléchir... Nous verrons cela...

La vieille avait peur maintenant de ce changement subit. Et la jeune
fille revenait à son beau cavalier.

--Enfin, maman Renaud, n'est-ce pas curieux que j'aie su valser à
son bras? Au bras d'un autre, je n'aurais certainement pas su... Tu ne
m'avais appris que la polka...

Pauvre maman Renaud! elle lui avait appris tout ce qu'elle savait:
elle lui avait donné gravement des leçons, en chantant un air
vieillot, le premier air de polka qui s'était répandu en France
pendant sa jeunesse; et elle lui avait appris aussi à faire la
révérence... Elle aurait dû lui apprendre plutôt la science de
la vie; mais elle était si heureuse de conserver ce cœur chaste,
ignorant, généreux!

Et puis, toute sa science à elle avait consisté à aimer, à se
dévouer!

Le samedi, Marie allait généralement porter son ouvrage à Mme
Welher. Elle marchait toujours très rapidement, sa hotte sous le
bras, les yeux baissés, ou fixés droit devant elle, ne songeant
qu'à aller vite pour être vite revenue. D'abord, sa grand'mère
l'avait accompagnée; puis elle avait pris l'habitude de rester à la
maison pour faire, pendant l'absence de sa fille, un grand rangement.
Elle était bien certaine que Marie passait pure, immaculée, au
milieu des corruptions parisiennes. Parfois, des jeunes gens, frappés
par sa beauté, osaient la dévisager. Alors, elle allait un peu
plus vite, tout simplement, ne comprenant pas ce qui en elle pouvait
exciter cette curiosité.

Le samedi qui suivit le bal, elle se rendit comme d'habitude chez Mme
Welher. Sa grand'mère, un peu craintive, aurait voulu l'accompagner;
mais elle demanda naïvement:

--Pourquoi?

Et la grand'mère n'osa pas dire le pourquoi.

--Ne t'attarde pas!

--Oh! sois tranquille; il faut que nous regagnions le temps perdu avec
cette fête.

Et elle s'en fut, marchant comme toujours très vite, n'attachant
aucune attention à ce qui se passait dans les rues, perdue dans son
rêve.

Et, cependant, un homme la suivait.

Depuis huit jours, Jean de Villepreux passait sa vie sous les
arcades de la place des Vosges, épiant les allées et venues de
la grand'mère qui, seule, sortait pour les petites commissions du
ménage. Il attendait patiemment, espérant bien que Marie sortirait
enfin. Ce jour-là, il la suivit prudemment, la trouvant encore plus
charmante, dans sa petite robe noire unie, sous son chapeau de paille
commune garni d'un modeste nœud rose... Quand elle eut disparu sous
la voûte de la maison de la rue de Cléry, habitée par Mme
Welher, il se plaça tout auprès, attendant qu'elle ressortît. Il
l'aborderait alors, et lui offrirait de la reconduire.

Et, quand il la vit de nouveau, repartant si vite, il n'osa pas. Ce
mondain à bonnes fortunes était soudainement devenu timide devant
cette simple jeune fille. Il se contenta, arrivé à la place des
Vosges, de la dépasser un peu et de la saluer. Elle s'arrêta toute
saisie, devint blanche comme un lis; son cœur étouffait. Et elle
murmura:

--Bonjour, monsieur.

Il s'éloigna, ravi par ces deux mots banaux, plus fier que s'il avait
fait la plus brillante conquête.

Marie était déjà rentrée dans sa maison, et elle montait comme
folle le grand escalier de pierre à rampe de fer forgé. Maintenant
son visage, où le sang affluait, éclatait de bonheur.

--Maman Renaud, maman Renaud! s'écria-t-elle en laissant tomber sa
boîte.

--Quoi, petite? Quoi donc?

--Maman Renaud, je l'ai revu! Il doit habiter notre quartier; il
passait devant notre porte, il m'a saluée.

Maman Renaud fronça les sourcils.

--Prends garde, petite!

--Et à quoi?

--Mais c'est très imprudent de se laisser ainsi saluer quand tu es
toute seule!

--Je ne pouvais pourtant pas l'empêcher de me saluer!

--J'espère que tu es passée sans rien dire?

--Oh! non, fit Marie en secouant sa jolie tête, je lui ai rendu son
salut bien gentiment... J'étais si contente!

Maman Renaud jugea qu'il ne fallait pas détruire trop brusquement les
illusions de son enfant; mais elle se défiait. Ce ne fut que très
doucement qu'elle essaya de prouver à Marie que les hommes sont faux,
trompeurs, qu'on ne doit les écouter qu'avec une extrême prudence.

Marie souriait; elle avait une confiance inaltérable.

--Tous les autres, oui, maman Renaud, tant que tu voudras, mais
pas lui! On voit bien sur son visage quand un homme ment. Lui est
incapable de mentir!

Elle avait, par-dessus tout, l'horreur du mensonge.

La semaine s'écoula en discussions infinies entre la grand'mère et
la petite fille.

--Vraiment, grand'mère, disait Marie toute peinée, qu'as-tu donc
contre lui? Toi, si bonne toujours, comment deviens-tu méchante quand
il s'agit de lui?

Quinze jours après, un dimanche, les deux femmes étaient descendues
pour se promener dans le jardin de la place Royale où jouait une
musique militaire. C'était leur plus grande distraction, l'été.
La musique faisait éprouver à Marie des sensations si douces, la
plongeait dans des rêveries si heureuses, qu'elle attendait avec une
légère impatience le dimanche et le jeudi. Le jeudi, c'était de
sa fenêtre qu'elle écoutait; mais, le dimanche, elle jouissait plus
vivement en se promenant dans les allées du jardin; et elle trouvait
superbe cette pauvre végétation enserrée dans des grilles,
étouffée par les hautes façades des maisons qui l'entourent.

Comme elles suivaient une allée un peu longue, étroite, elles
aperçurent à une certaine distance un jeune homme qui les salua
aussitôt.

--C'est lui, maman Renaud. Vois comme il a l'air timide et
respectueux!

Il tremblait, en effet. Depuis deux dimanches, il venait là; et il
avait fixé à aujourd'hui ce grand coup d'audace: lier sérieusement
connaissance avec elles. Et il tremblait comme un enfant.

Il les aborda cependant:

--Permettez-moi, madame, de prendre de vos nouvelles.

Il semblait ne pas faire attention à Marie, et s'occuper seulement de
la grand'mère. Sans en demander la permission, il se mit à marcher
auprès d'elles et s'excusa bien gentiment de son audace. Ce fut
alors qu'il raconta la petite histoire qu'il avait préparée: sa vie
creuse, abandonnée, dans le quartier Latin, son ennui profond de
ne pas connaître à Paris de famille au sein de laquelle il pût se
reposer, la hâte qu'il avait maintenant de terminer ses études pour
retourner en province. Et, en disant tout cela, il avait l'air
de consulter la grand'mère, comme si elle seule, dans sa vieille
expérience, eût pu le comprendre. «Il est réellement fort bien
élevé, songeait-elle; et, s'il commence par me faire ainsi la cour,
c'est qu'il a des intentions sérieuses, honnêtes.» Cependant, elle
ne put s'empêcher de lui faire encore remarquer qu'il semblait un
peu plus âgé que ne le sont d'habitude les étudiants. Et il lui
expliqua que, les premières années de son séjour à Paris, il avait
fait comme bien des jeunes gens, qu'il s'était amusé au lieu de
travailler. Puis, son examen de licence passé, il n'avait pas eu
le courage d'aller s'enterrer en province, et il avait commencé son
doctorat. Mais, en vieillissant, il s'ennuyait dans ce quartier Latin!
Il désertait ses cafés, ses fêtes trop tapageuses, et il regrettait
de ne s'être pas créé à Paris des relations de famille... Son
isolement lui pesait!

Marie écoutait toutes ses paroles avec ravissement. Il était bien
tel qu'elle le rêvait, simple, bon, aimant. Puis il parlèrent de
ce bal où ils s'étaient vus pour la première fois. Et Jean les
reconduisit jusqu'à leur porte, en demandant la permission de leur
faire de temps en temps une courte visite. Maman Renaud, voyant le
désir dans les yeux de sa fille, n'osa pas refuser. Et quand elles
furent remontées dans leur petit logement, Marie se jeta dans les
bras de sa grand'mère, pleurant et riant.

--Seras-tu encore défiante, maman Renaud? Un si bon et si charmant
jeune homme!

Maman Renaud n'avait plus la force d'être défiante: elle était
conquise, elle aussi, charmée, séduite par la grâce et l'élégance
souveraines de Jean de Villepreux. Elle cherchait dans ses souvenirs
et ne trouvait que son fils à qui elle pût le comparer. Mais elle
crut devoir encore prononcer quelques paroles de sagesse, recommander
la prudence à sa petite-fille. Marie souriait: elle aimait Jean
Berthier et savait déjà, sûrement, que Jean Berthier l'aimait. Et
elle lui était bien reconnaissante de s'être montré si aimable pour
sa grand'mère.

Dès lors, elle l'attendit chaque jour.

--Nous ne savons pas quel jour il viendra, grand'mère; il faut qu'il
trouve tout bien propre chez nous, bien joli!

Elle surveillait plus spécialement le ménage; elle donnait un air de
fête à leur atelier. C'est là qu'il la verrait; elle voulait être
coquette dans son travail. Elle mettait, tous les jours, des fleurs
nouvelles sur la table.

Il vint trois jours après. Et ce fut une entrevue charmante. Le
travail étant pressé, elle ne quitta pas sa table. Il s'assit entre
les deux femmes, émerveillé par leur adresse, par le goût qu'elles
apportaient dans les moindres choses. Il osait à peine parler. Marie
faisait un petit bonnet de valenciennes; quand elle l'eut terminé,
elle le plaça sur son petit poing fermé et le lui montra.

--Comment le trouvez-vous?

Il aurait voulu baiser ce petit poing. Elle dit:

--C'est pour des gens très riches, et qui demandent tout ce qu'il y a
de plus beau. C'est bon de pouvoir gâter ainsi ses enfants... Mais on
ne les aime pas mieux pour cela!

Il revint souvent, les trouvant toujours à la besogne, séduit par
la paix si calme de ce petit logement, éprouvant des émotions si
neuves, si différentes de celles qu'il avait connues jusqu'alors,
qu'il s'en allait tout bouleversé! La scène du portrait le rendit
définitivement l'ami de la grand'mère. Toute défiance avait disparu
chez elle. Cependant, un soir où Marie était allée chez Mme
Welher, maman Renaud reçut Jean Berthier avec plus de gravité que
de coutume; et, sans hésitation, elle lui dit que ses visites ne
pourraient être admises plus longtemps s'il ne leur donnait un motif
honorable. Lui non plus n'hésita pas.

--Je vais demander tout à l'heure à votre petite-fille si elle veut
bien de moi pour mari...

--Non, non, répondit sagement la grand'mère, réfléchissez encore,
écrivez à votre mère; et, dans huit jours, si votre cœur n'a pas
changé, vous nous engagerez votre parole.

Et elle le renvoya impitoyablement. Huit jours après, il revenait
plus épris que jamais, annonçait formellement son intention
d'épouser Marie. Et maman Renaud, définitivement vaincue, disait à
son enfant:

--Embrasse ton fiancé!

Ah! ce premier baiser, quel bonheur il donna à ces deux êtres! Une
félicité sans mélange les unissait pour jamais. Le bonheur de Jean
de Villepreux fut si intense qu'il éprouva pour la première fois la
crainte de le perdre; dès ce moment, il songea à la possibilité
de sa mort, à la nécessité de faire son testament, Marie était
anéantie par le bonheur; il lui semblait qu'elle n'était plus la
même femme. Elle aurait voulu rester ainsi éternellement, dans les
bras de son fiancé. Ce baiser si chaste, si pur, l'avait transportée
dans un monde divin. Maman Renaud souriait, tout épanouie. Elle
retrouvait un fils.

[Illustration: Il se contenta, arrivé à la place des Vosges, de la
dépasser un peu et de la saluer. (Voir page 104.)]

Ils menèrent alors, tous les trois, la vie la plus adorable. Seul,
Jean avait des instants de tristesse à la pensée qu'il trompait
celles qu'il considérait franchement comme sa future famille; mais
il écartait vite ses remords: quel triomphe pour lui quand il leur
dirait la vérité! Il était aimé sans que sa richesse, sans que
son nom eussent été connus, et aimé par une jeune fille qu'il se
plaisait à comparer à sa mère,--cette mère dont Marie parlait sans
cesse.

--M'aimera-t-elle, Jean? Moi, je lui réserve une si belle place, dans
mon cœur!... Tu ne seras pas jalouse, maman Renaud?

Maman Renaud travaillait double, pour laisser à son enfant le temps
de rêver lorsque Jean était parti, de causer longuement avec
lui lorsqu'il passait la soirée chez elles. Et cela arrivait bien
souvent, plusieurs fois par semaine. Il venait en vrai fiancé, mais
sans que rien pût trahir sa personnalité. Il avait offert à Marie
une simple bague, une petite perle entourée de modestes roses.

--Une folie! avait déclaré la grand'mère.

Et Marie était enchantée. Et lui souriait de la voir si contente,
pour un si petit cadeau; plus tard, elle aurait tous les bijoux de la
famille de Villepreux! Il s'amusait à lui donner des fleurs les plus
rares, les plus fines mais en prétendant qu'il les avait achetées
à des marchandes des rues. Un jour, il lui porta des orchidées
d'une délicatesse extrême, de longues fleurs sur des tiges frêles,
nuancées des couleurs les plus intenses.

[Illustration: Ils le trouvèrent fiévreusement penché sur un plan
de Paris. (Voir page 116.)]

--Mais où donc pouvez-vous trouver de si jolies fleurs? demanda la
grand'mère qui n'avait jamais rien vu de pareil.

Cette fois il répondit que c'était aux Halles, et il avoua, d'un air
bon enfant, qu'il avait réellement fait une petite folie. Marie le
remercia d'un regard. Cela ne la surprenait point qu'il trouvât pour
elle de si jolies choses.

Elle l'aimait tant!

Elle l'aimait trop!

Elle ignorait le mal et ne s'imaginait surtout pas que le mal pût
venir de l'homme qu'elle adorait.

Un soir, il fallait livrer une commande très pressée à Mme Welher:
Jean était venu trop souvent pendant la semaine, on avait trop
bavardé, et Marie n'avait pas terminé sa besogne pour la porter rue
de Cléry à l'heure habituelle.

C'était un samedi. Jean avait dit qu'il viendrait. Et Marie
travaillait fiévreusement, achevant à la hâte un dernier bonnet.

--C'est fait, dit-elle, vers huit heures. Vite, maman Renaud, vite, ma
boîte! Je vais courir, je serai de retour à neuf heures.

Mais la grand'mère comprit la peine qu'avait son enfant de
s'éloigner au moment où le fiancé allait venir.

--Reste, petite, j'irai livrer...

Marie lui sauta au cou:

--Oh! maman Renaud! Comme tu es gentille!

Et, sa grand'mère partie, elle se mit à ranger son atelier, pour
faire un salon à son fiancé.

Jean arriva presque aussitôt, portant ce jour-là un simple bouquet
de violettes de Parme.

--Marie!

--Mon bien-aimé!

Ils ne prononcèrent pas d'autres paroles. Ils étaient déjà dans
les bras l'un de l'autre, s'étreignant avec une passion folle.

Jean de Villepreux ne sut pas résister à son amour. Et Marie céda,
inconsciente, surprise par le bonheur nouveau qui les unissait. Il lui
sembla qu'elle se fondait en lui.

Quand la pauvre grand'mère rentra enfin, bien fatiguée de sa longue
course à la rue de Cléry, le malheur était irréparable...

Pauvre maman Renaud! A peine si elle remarqua que, durant cette
soirée, Jean redoublait de soins pour Marie!

--J'ai bien fait, se disait-elle, de leur laisser une soirée de
liberté. Une grand'mère comme moi, ce n'est pas bien gênant; mais
les amoureux aiment tant à être seuls!

Depuis, sans jamais les quitter complètement de nouveau, elle leur
fournit plusieurs fois l'occasion de parler en tête à tête.

Marie n'adressa jamais à son fiancé le moindre reproche. Elle lui
jetait seulement des regards timides, attendris, des regards qui
disaient:

«Je suis toute à toi!»

Maintenant, d'ailleurs, Jean parlait de fixer la date de leur mariage:
il irait, disait-il, passer quelques semaines dans son pays, afin
de régler certaines affaires et s'entendre définitivement avec sa
mère. Et lorsqu'il descendait le grand escalier de la maison de la
place des Vosges, il souriait tout doucement: Marie avait une sorte
de respect pour cette vieille maison, habitée jadis par des gens si
illustres, pour ce large escalier et sa rampe superbe.

Comme il serait fier et heureux, lorsqu'il aurait obtenu le
consentement de sa mère, de revenir, précédé par de Brettecourt!
Il avait rêvé un coup de théâtre; il chargerait Henri de se
présenter en son mon et de dire gravement à maman Renaud:

--Madame, je suis le comte de Brettecourt et je viens, au nom de mon
ami, Jean d'Angoville, marquis de Villepreux, vous demander la main de
Mlle Marie...

Quelle surprise alors! Il devinait l'effarement de maman Renaud, le
radieux éblouissement de Marie.

Et il la conduirait triomphalement dans son bel hôtel de la rue
Saint-Dominique; et elle gravirait à son bras un escalier encore plus
majestueux que celui de la place des Vosges...

Cependant, Marie commençait à s'assombrir; ses regards d'amour
renfermaient une supplication de plus en plus tendre. Et, un soir, à
voix basse, d'une voix tremblante, plaintive, elle dit à son fiancé!

--Jean, j'ai besoin de vous parler en secret.

Il s'attendait à cette demande.

--Demain, dans ma chambre d'étudiant, répondit-il.

--J'y serai à six heures.

Le prétexte fut facile à trouver: un renseignement à prendre chez
Mme Welher.

Et le lendemain, Marie arrivait, à six heures, boulevard
Saint-Michel, où Jean avait loué sa chambre d'étudiant, une chambre
habituellement bien froide, mais qu'il avait égayée ce jour-là par
les plus belles fleurs qu'il avait pu trouver.

Elle n'eut pas besoin de parler. Elle éclata en sanglots dans les
bras de son fiancé.

Et lui, se mettant à genoux, dit:

--Je devine, chérie! Mais ne crains rien, mon adorée!... Mais sèche
bien vite tes larmes... Est-ce qu'aucune peine peut te venir de moi,
ma femme?

Elle le remercia en l'étreignant follement; puis, au milieu de ses
larmes, elle balbutia:

--Mais, votre mère?

--Ma mère ne pourra que t'aimer davantage quand elle saura qu'elle
est grand'mère!

Le lendemain, Marie se consola de ne pas le voir, en refaisant le
bouquet qu'il lui avait donné la veille. Mais, quand huit jours se
furent écoulés sans qu'elle eût revu Jean Berthier, sans
qu'elle eût reçu la moindre nouvelle de lui, elle commença à
s'inquiéter... Un matin, n'y tenant plus, elle descendit tout à coup
chez la concierge:

--Vous n'avez rien pour nous?

--Non, rien, mademoiselle.

Elle remonta lentement et parut devant sa grand'mère, le visage très
brave; mais, dans l'escalier, elle s'était arrêtée pour pleurer un
peu.

Ce n'était rien qu'un retard d'une semaine; et cependant...
cependant...

--Rien? fit sa grand'mère, en lui voyant les mains vides. Comme tu
as été longtemps! Je croyais que tu avais une lettre et que tu la
lisais dans l'escalier...

--Il viendra sans doute ce soir, dit Marie assez ferme.

Et elle se remit à son travail.

Elle semblait tout absorbée dans la confection d'une bavette; et, si
sa grand'mère lui adressait la parole, elle ne répondait que par des
monosyllabes, évitant toute longue conversation.

--Enfin, qu'as-tu donc, petite?

Et maman Renaud se disposait à la plaisanter; Marie répondit, l'air
un peu vexé:

--Ce nouveau point anglais que Mme Welher m'a montré est si
difficile!

Elle ne voulait pas que rien vînt la distraire de son attention. Elle
écoutait les moindres bruits... Un pas dans l'escalier la faisait
tressaillir... Par moments, elle jetait un regard sur la place des
Vosges, vers l'angle opposé à leur maison. Jean arrivait quelquefois
de ce côté, et lui envoyait un salut.

Hélas! il n'arriverait plus ainsi.

A la fin de la soirée, maman Renaud expliqua à sa fille que les
hommes sont souvent pris par des affaires subites qui les accaparent
sans leur laisser une minute de liberté. Mais Marie ne voulait pas
écouter ces consolations:

--Il aurait toujours pu m'écrire un mot! Qu'il soit pris tout le
jour, je le comprends; mais, la nuit, il lui aurait été si facile de
tracer deux lignes pour me dire qu'il ne m'oublie pas! Ah! s'il savait
la peine qu'il me fait!

Elle ne s'endormit que très tard et eut un sommeil agité; elle
rêvait sans cesse à lui. Tantôt elle se voyait à son bras,
marchant en robe blanche à l'autel; tantôt il l'avait abandonnée...

La nuit suivante, elle rêva qu'elle le voyait tout pâle, comme mort.

Et les jours et les jours s'écoulaient.

Et Jean Berthier ne revenait pas.

Il ne devait jamais revenir...

Tous ces souvenirs s'étaient dressés, aux yeux de maman Renaud,
tandis qu'elle contemplait le portrait de son fils.

Elle passa plus d'une heure ainsi.

Et, quand elle eut défilé tout le chapelet de ses joies et de ses
peines, en proférant de temps en temps quelque parole de colère,
elle jeta une dernière insulte à Jean Berthier.

--Lâche! Menteur!

Elle n'espérait plus. Sa pauvre petite-fille était bien
abandonnée...



XI

RECHERCHES EN PARTIE DOUBLE


Malgré l'épouvantable catastrophe qui avait si soudainement frappé
la famille de Villepreux, l'hôtel de la rue Saint-Dominique avait
promptement perdu cette allure morne, navrée, de deuil irréparable,
qu'il avait les premiers jours. Sans doute, le deuil était porté
rigoureusement; sans doute, dans toute la vaste habitation, on
n'aurait pas entendu un éclat de rire, une parole légère. Mais
il n'y régnait pas ce silence désolé des maisons frappées par la
mort. Tout le jour, c'était des chuchotements, des conversations
à voix basse, fiévreusement animées, des mots que les domestiques
avaient surpris en pénétrant au salon, ou lorsque le marquis Honoré
de Villepreux reconduisait Florimont ou Brettecourt, des lambeaux de
phrase entendus par la femme de chambre de la marquise tandis que
la pauvre mère s'entretenait avec Juliette... Et tout cela était
répété, commenté, avec de longs développements. Et la douleur
s'effaçait presque, pour faire place à l'espoir qui couvait
sourdement, cet espoir de retrouver l'enfant du maître si
respectueusement aimé.

On guettait avec impatience la venue du notaire, de Brettecourt; on
espérait qu'un jour ils arriveraient, le visage triomphant, _qu'ils
auraient enfin trouvé_. On avait renoncé à rien lire sur le visage
d'Honoré lorsque lui aussi revenait de ses recherches. Ce visage
n'exprimait rien que le calme le plus glacial. Et comme, autour de
lui; tous les visages étaient éclairés par l'espérance et que
le sien était resté morne, froid, c'est lui qui semblait le plus
profondément désolé de la mort, de son frère. Tout le monde s'y
était laissé prendre, même Florimont et Brettecourt. Et ils se
disaient qu'il jalousait son frère... mais qu'il l'aimait.

Il les avait forcés, d'ailleurs, dès leur première entrevue, à
revenir sur l'opinion qu'ils s'étaient faite de lui. Il leur
avait joué, avec une habileté consommée, la comédie de l'amour
fraternel. Et c'est avec des sanglots qu'il avait répété et
répété:

--L'enfant de mon frère sera mon enfant!...

Et Florimont et Brettecourt, surpris, très heureusement, n'avaient
plus hésité à confier à Honoré tout ce qu'ils tenaient de Jean
de Villepreux. Le traître prenait des notes. Et, quand ils eurent
terminé, il les remercia et leur fixa un rendez-vous pour le
lendemain.

--Demain, leur dit-il, nous diviserons nos recherches pour mieux
aboutir.

Il passa toute la nuit à méditer. Guépin vint rôder dans sa
chambre, s'attendant à quelque confidence; mais son maître le
renvoya brusquement.

--Je n'ai pas oublié ce que je vous ai promis, lui dit-il; et dans
quelques jours...

--Ce n'est pas un sentiment d'intérêt qui m'amenait chez monsieur le
marquis; j'espérais seulement pouvoir donner à monsieur le marquis
de nouvelles preuves de mon dévouement.

--Plus tard, Guépin, plus tard. J'aurai sans doute besoin de vous;
mais le moment n'est pas venu.

Il sentait bien que, dans l'entreprise où il se lançait, il
aurait besoin d'un auxiliaire subalterne; mais cette complicité lui
répugnait, et il espérait bien la réduire au strict nécessaire.

Il passa la nuit à examiner point par point tout ce que lui avaient
raconté Brettecourt et Florimont, se disant:

--Rien, dans tout cela, n'indique le quartier habité par la
demoiselle... Rien... Moi seul le sais...

Et il formait lentement son plan, avec le plus tranquille cynisme.

--Je les lancerai dans tout Paris, excepté dans le Marais: ils
perdront leur temps et ne trouveront naturellement rien. Cela occupera
le congé de M. de Brettecourt, les loisirs que le notariat laisse à
M. Florimont, et les fera beaucoup marcher, chose excellente au point
de vue hygiénique.--Moi, je saurai avant longtemps le nom de la jeune
fille; Guépin me découvrira alors très facilement son adresse. Et
je me charge du reste... Ma mère aura la fièvre jusqu'à l'époque
présumée de la naissance de son petit-fils; et, comme j'aurai soin
que ce petit-fils vienne au monde tout autre part qu'à Paris, on
ne trouvera rien de plus dans six mois que maintenant. Il y aura
des crises de larmes, on s'attendrira beaucoup... Je pleurerai moi
aussi... Juliette est très sensible aux crises de larmes... Parbleu,
je suis bien maître de l'avenir!

Le lendemain, lorsque Florimont et Brettecourt se présentèrent chez
lui, ils le trouvèrent fiévreusement penché sur un plan de Paris.

--Messieurs, leur dit-il, après les premières salutations, j'étais
en train de préparer la besogne pour chacun de nous. Je me serais
chargé de tout avec bonheur; mais... puisque vous voulez votre part
dans nos recherches?...

--Certes! interrompit Brettecourt.

--Eh bien, reprit Honoré, nous ne savons qu'une chose sur cette jeune
fille: c'est qu'elle vit avec sa grand'mère...

--Et qu'elle est ouvrière en lingerie...

--Parfaitement. Mais... auriez-vous, l'un ou l'autre, le moindre
renseignement sur le quartier qu'elle habite?

--Aucun, hélas! dirent les deux hommes.

--Il faut donc que nous la retrouvions munis de ces deux seuls
renseignements. C'est peu; mais, avec du courage, nous réussirons...

--Surtout avec de la patience, dit Florimont.

--En effet, car il nous faudra visiter les quartiers, rue par rue,
maison par maison.

--Je me suis présenté ce matin chez le ministre de la Guerre, dit
Brettecourt; je lui ai exposé l'affreuse situation dans laquelle je
me trouvais, ma volonté de réparer dans toute la mesure du possible
le malheur que j'ai causé: il prolongera mon congé, sous prétexte
de convalescence, aussi longtemps que je le désirerai.

--Merci, Brettecourt! fit Honoré avec un geste de reconnaissance.
Mais vous, Florimont, pourrez-vous, au milieu de tous vos travaux,
vous occuper de...?

--Monsieur le marquis, je vous donnerai la moitié de mon temps.

--Merci, merci!--Nous devons procéder méthodiquement alors, et nous
partager Paris par arrondissements...

Vous, Florimont, qui aurez le moins de temps libre, vous ferez les
arrondissements qui vous entourent: le Ve, le VIe et le VIIe.

--Soit! dit le notaire.

--Moi, reprit Honoré, forcé de m'occuper beaucoup de ma mère,
j'aurai plus de temps que vous, mais moins que Brettecourt; je me
chargerai des arrondissements compris entre la Seine et les grands
boulevards.

Il les montrait du doigt sur le plan de Paris:

--Du Ier au IVe, du VIIIe au XIe.

---Et à moi tout le reste? s'écria avec élan Brettecourt.

--Oui, à vous la plus lourde tâche!

--Merci! s'écria simplement Brettecourt. J'espère l'accomplir plus
vite encore que vous n'aurez rempli la vôtre.

Les deux hommes se retirèrent et, le jour même, commencèrent leurs
recherches. Quant à Honoré, il commença les siennes, mais d'une
façon quelque peu différente.

       *       *       *       *       *

La marquise et Juliette ne pleuraient plus; elles vivaient dans
l'espérance du succès. Tous les deux jours, Brettecourt et Florimont
venaient rendre exactement compte à Honoré de ce qu'ils avaient
fait. Florimont avait fourni à Brettecourt des moyens pratiques: il
lui donnait des lettres de recommandation pour les personnes qu'il
connaissait dans les divers quartiers de Paris. Et, dans chaque rue
visitée par eux, ils étaient parvenus à établir une liste exacte
des locataires de tous les immeubles.

Ils n'avaient encore fait aucune découverte intéressante; mais ils
commençaient à peine, et ils étaient formellement décidés à
aller jusqu'au bout sans se décourager. Quant aux frais nécessités
par ces recherches, l'un et l'autre aurait voulu les supporter; mais
Honoré, au nom de sa mère, leur avait déclaré que c'était à la
famille de Villepreux seule qu'appartenait ce droit.

La marquise était la plus impatiente. Elle redoutait les fatigues
qui devaient forcément accabler la maîtresse de son fils... Elle
redoutait surtout le chagrin qu'elle avait du éprouver en se croyant
abandonnée!

--Mais nous la soignerons si bien, disait Juliette, quand on l'aura
retrouvée!

Et la jeune fille avait proposé la première:

--Mère, si nous préparions sa layette?

--Comment te récompenser de tant d'abnégation? avait répondu la
marquise.

Et elles s'étaient mises à composer une magnifique layette pour
l'enfant tant désiré. Honoré avait commandé un berceau qui serait
une petite merveille. Et elles passaient leurs soirées à travailler.
Elles étaient un peu maladroites; mais elles ne voulaient pas se
contenter d'avoir acheté de ces objets délicieux, mignons, qui
ravissent les mères; elles voulaient, de leurs doigts, avoir
travaillé, cousu elles-mêmes... Juliette assemblait d'étroites
bandes de fine mousseline, séparées par des vieilles dentelles
que lui donnait la marquise. Ce serait pour le devant de sa robe de
baptême.

Honoré passait presque toutes ses soirées auprès d'elles; et il
s'intéressait à leurs travaux de l'air le plus attendri.

--Ah! je vous promets que nous réussirons, leur disait-il. J'ai même
comme un pressentiment que c'est moi qui trouverai cette pauvre jeune
fille; je serais presque jaloux que ce soit un autre!

Depuis qu'il était devenu le chef de la famille, il ne se donnait
pas une minute de repos. Le matin, il se consacrait entièrement
à l'administration de sa fortune. Sa mère ne voulait pas entendre
parler de questions d'intérêt, elle lui donnait simplement sa
signature quand il la lui demandait, et il s'emparait peu à peu
de tout, bien décidé à annihiler la marquise dans l'avenir.
Il s'était promptement mis au courant de toutes leurs sources de
revenus, ne les trouvait pas suffisantes et se promettait de leur
faire produire prochainement davantage. Il examinait aussi les titres
de la fortune de Juliette, fortune confiée depuis longtemps à la
direction de Me Genty et maintenant de Florimont. Comme les intérêts
s'en étaient accumulés, elle avait doublé et s'élevait à plus de
deux millions.

Il prononçait ces deux mots avec la plus intense satisfaction.

--Deux millions... bien liquides!

Ce chiffre éblouissait Honoré, dont la fortune était plus élevée,
mais se composait principalement de terres, du château d'Angoville et
de l'hôtel de la rue Saint-Dominique, toutes choses fort belles, fort
anciennes, mais très peu liquides, et ne permettant pas de se
lancer, à moins de les hypothéquer, dans les grandes spéculations
financières que rêvait son cerveau. Et il commençait à se dire:

--Je ne trouverai jamais de meilleur parti que cette petite
Juliette... Un peu bécasse, un peu trop sentimentale... Je ne l'en
dominerai que mieux!

L'après-midi il sortait régulièrement en annonçant à sa mère
qu'il allait poursuivre ses recherches avec acharnement. Il allait en
effet étudier quelques rues à la fin de la journée, pour les
bien décrire le soir; mais il passait la plus grande partie de
l'après-midi à la Bibliothèque; _et il y étudiait la guerre de
Crimée_.

Pour savoir ce qu'il voulait, il n'aurait eu qu'à interroger sa
mère, qui devait évidemment se souvenir du nom de l'officier qui
était mort pour son frère, à l'attaque du Mamelon-Vert; mais il
fallait agir avec une extrême prudence, éviter d'éveiller les
moindres soupçons... Il aurait pu aussi s'adresser directement au
ministère de la Guerre; mais c'était confier une partie de son
secret à l'officier qui le renseignerait: cet officier pourrait, par
un de ces hasards si fréquents dans la vie, connaître Brettecourt,
lui parler de cette démarche... qui paraîtrait étrange...

--J'ai tous les atouts dans mon jeu. Ne compromettons rien par une
imprudence inutile.

Et il cherchait ainsi, depuis quelques jours, avec un fiévreux
acharnement, dans tous les documents de la guerre de Crimée.
Il n'avait d'abord consulté que les documents officiels, et les
documents officiels ne renfermaient rien de relatif à l'acte
d'héroïsme qu'il recherchait. La mort du père de Marie Renaud
était comme perdue, au milieu de tant de morts glorieuses. Il se
rabattit alors sur les livres anecdotiques, sur les correspondances de
journaux; et ce fut enfin dans une de ces correspondances qu'il trouva
le récit suivant:

«Nous avons encore à déplorer la mort d'un de nos plus brillants
officiers, le capitaine Renaud, du 4e chasseurs à pied. Son bataillon
avait été lancé à l'attaque du Mamelon-Vert. Déjà il touchait
au but, quand les Russes firent une sortie pour arrêter sa marche. En
quelques minutes, les deux troupes furent en face l'une de l'autre;
on se fusillait presque à bout portant. L'une des premières victimes
parmi nos braves soldats fut l'officier qui portait le drapeau.
Relevé aussitôt par le lieutenant de la compagnie, le drapeau était
devenu l'objectif des Russes; les balles pleuvaient sur le lieutenant.
Il tomba à son tour; et aussitôt un sergent, qui n'est autre que
l'élégant marquis de Villepreux, bien connu sur le boulevard, et qui
s'est engagé au début de la guerre, s'empara de l'étendard et le
redressa en souriant joyeusement, comme s'il narguait l'ennemi. Les
Russes se ruèrent sur lui avec une bravoure folle; et il allait sans
doute succomber à son tour, si le capitaine Renaud, courant à lui,
ne lui avait fait un rempart de son corps. En ce moment, les Français
reprirent vigoureusement l'offensive et repoussèrent les Russes.
Malheureusement, le capitaine Renaud était mort en défendant son
porte-drapeau...»

[Illustration: ... et le redressa en souriant joyeusement comme s'il
narguait l'ennemi. (Voir page 120.)]

Honoré n'eut pas besoin d'en lire davantage. Il prononça froidement:

--_Marie Renaud_!... C'est bien... Voilà un nom que ni ma mère ni
Florimont, ni Brettecourt ne connaîtront jamais!

Le soir, tandis que Guépin venait prendre ses derniers ordres, il lui
dit:

--Restez. Nous avons à causer.

Guépin eut un mauvais sourire. Puis il alla faire le tour de
l'appartement d'Honoré, ainsi que des pièces environnantes.

[Illustration:--Mme Renaud? demanda-t-il d'une voix légèrement
émue. (Voir page 127.)]

Quand il revint dans la chambre, Honoré avait aligné dix billets de
mille francs sur sa table.

--Prenez, Guépin.

Le domestique les empocha joyeusement.

--Vous voyez que je tiens exactement mes promesses.

--Je n'en ai jamais douté, monsieur le marquis.

--Les bonnes comme les redoutables, poursuivit Honoré très
froidement. Si vous continuez de me bien servir et d'être d'une
discrétion absolue, à l'épreuve de tout, je vous paierai
bien. Mais, si vous veniez à me trahir, rappelez-vous que je me
débarrasserais aussi facilement de vous que d'un cheval vicieux. J'ai
vérifié tous les comptes de mon frère et j'y ai trouvé la preuve
que vous le voliez effrontément...

--Oh! monsieur! C'est que M. Jean était très généreux...

--Il y a une très grande différence, maître Guépin, entre profiter
de la générosité d'un bon maître et... _le voler_. Ce que vous
lui avez volé s'élève à peine à trois ou quatre billets de mille
francs; mais cela est suffisant pour vous faire faire connaissance
avec Mazas.

Guépin ne répondit pas; il baissa la tête et regarda Honoré en
dessous. Celui-ci eut un sourire dédaigneux: il avait simplement
voulu prouver à son complice qu'il était son maître.

--Voici ce que j'attends de vous, continua-t-il. Demain vous
vous arrangerez pour porter des effets bourgeois dans une chambre
quelconque, que vous louerez, sous un nom quelconque. Une fois là,
vous quitterez votre livrée. Maquillez-vous vous-même un peu, qu'on
ne puisse jamais retrouver les traces de ce que vous aurez fait. Une
fois débarrassé de votre livrée, vous parcourrez le quartier Latin
et vous y chercherez un étudiant du nom de Jean Berthier. En cinq à
six jours, vous devez le trouver. Cet étudiant est absent de Paris;
j'ai simplement besoin de savoir son adresse. Allez!

Honoré trouvait cette besogne trop basse, trop compromettante pour
lui.

--Faudra-t-il demander des renseignements sur ce Jean Berthier?
interrogea Guépin.

--Pas le moindre! Notez bien ceci, pas le moindre! Tout ce que vous
pourriez demander ne ferait que diminuer les chances de succès. Pas
de zèle inutile!

Quatre jours plus tard, Guépin pénétrait vers minuit dans la
chambre de son maître. Il était triomphant. Honoré, qui travaillait
à ses comptes, lui demanda dédaigneusement:

--Vous avez trouvé?

--Oui, monsieur.

--Alors, dites.

--M. Jean Berthier habitait boulevard Saint-Michel, 42.

--Habitait?... Il n'y habite donc plus?

--Non, monsieur.

--Vous avez fait fausse route, Guépin. Votre Jean Berthier n'est pas
celui que je veux. Vous continuerez vos recherches.

--Pardon, monsieur, je ne crois pas avoir fait fausse route.

--Je vous dis que le Jean Berthier dont je parle doit toujours habiter
au même endroit.

--S'il n'y habite plus, monsieur,... c'est qu'il est mort.

--Mort! s'écria Honoré, blêmissant.

--Oui, monsieur, et nous avons tous les deux suivi son enterrement il
y a trois semaines.

Honoré fronça les sourcils.

--Guépin, vous m'avez désobéi; vous avez outrepassé mes ordres.

--Mon Dieu! monsieur, dit tranquillement le valet de chambre, je vous
avouerai franchement que j'en avais un peu l'intention; mais je n'ai
pas eu cette peine. J'ai seulement eu affaire à un garçon d'hôtel
bavard et qui m'a dit tout ce que je pouvais avoir envie d'apprendre,
sans que j'aie eu à lui poser la moindre question... tout, monsieur
le marquis!



XII

UN FRÈRE GÉNÉREUX

Une crispation nerveuse agita Honoré. Pour la seconde fois, il se
trouvait entre les mains de ce domestique blafard, dont l'audacieux
cynisme égalait, s'il ne surpassait, le sien.

--Si monsieur le marquis n'a pas d'intérêt à connaître ce que j'ai
appris, poursuivait Guépin avec une ironie imperturbable, madame la
marquise sera, je pense, fort heureuse de l'entendre... Je crois même
qu'elle me récompenserait si généreusement que je pourrais finir
très honnêtement mes jours...

--Taisez-vous donc, Guépin! interrompit brusquement Honoré, vous
savez que si je récompense bien les services rendus, je ne crains pas
le chantage!

--Oh! le vilain mot, monsieur le marquis!... Mais aussi, on ne menace
pas un homme comme moi avec de vieux comptes... J'espère que monsieur
le marquis les brûlera?

--Soit! Je vous le promets...

--Et me rendra toute sa confiance?

--Cela dépendra.

--Permettez-moi de vous parler avec respect, monsieur, mais très
franchement.--Quand je suis entré dans cette maison, attaché à M.
Jean de Villepreux, j'ai bien vite deviné qu'il n'y avait rien à
faire auprès de lui...

--Qu'augmenter un peu vos gages, par des moyens...

--Dangereux, monsieur le marquis, je le reconnais. Mais j'espérais
être attaché un jour à vous, que j'estimais bien autrement que
votre frère, devenir non pas votre valet de chambre, mais votre homme
de confiance...

--Mon... intendant, peut-être? fit Honoré dédaigneux.

--J'avoue que c'est mon ambition. Si vous la réalisez, monsieur, je
ne vous volerai pas. Vous me payerez bien, j'en suis certain, et je ne
veux pas autre chose. Et je vous affirme que je vous servirai bien.

--Nous verrons!... Maintenant, veuillez continuer votre récit.

Honoré cédait, tout en gardant ses allures de maître.

--M. Jean Berthier, reprit Guépin ironiquement, avait donc loué une
chambre dans une maison meublée du boulevard Saint-Michel; mais je
n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'y venait que très rarement.
Quant à la... jeune fille, elle n'y est venue que deux fois: la
première, à un rendez-vous donné par son amant, il y a environ un
mois et demi; la seconde... il y a seulement quelques jours...

Honoré tressaillit.

--Cette fois, continua Guépin, ce n'était pas à un rendez-vous, et
pour une bonne raison. Je n'insisterai pas sur les détails que m'a
donnés le garçon de l'hôtel, et qu'il m'a donnés tout bêtement,
sans même se douter que cela m'intéressât si vivement. Monsieur
peut être tranquille: je n'ai pas commis la moindre imprudence. Cette
jeune fille croyait que Jean Berthier habitait réellement là; elle a
interrogé le garçon, a compris qu'on l'avait trompée; elle a été
assez énergique pour retenir ses larmes jusqu'au moment où elle
est remontée en voiture; mais elle n'a pas eu la force de donner
elle-même son adresse au cocher; elle a dû la dire au garçon de
l'hôtel, qui l'a répétée au cocher...

--Et cette adresse? interrogea fébrilement Honoré.

--Place des Vosges, monsieur le marquis.

--C'est bien le quartier, murmura Honoré.

Il réfléchit assez longuement; puis:

--Est-ce tout ce que vous avez découvert?

--Non, monsieur, j'ai pris la liberté de pousser plus loin mes
investigations. La place des Vosges n'est pas si grande qu'on ne
puisse l'explorer en une heure. M. de Brettecourt et M. Florimont
parlent toujours si haut que je n'ai pas eu beaucoup de peine à
apprendre que la jeune fille que nous cherchons est ouvrière en
lingerie et habite avec sa grand'mère...

--C'est exact. Après?

--Il y a plusieurs ouvrières qui habitent place des Vosges, dans les
combles de ces vieux hôtels. J'en ai même trouvé deux, habitant
l'une et l'autre avec leur grand'mère; mais il n'y en a qu'une
qui soit ouvrière en lingerie.. Que monsieur n'ait pas la
moindre crainte! Je sais faire bavarder les gens sans jamais me
compromettre...

Il prenait plaisir à prolonger son récit, il buvait l'anxiété
peinte sur le visage d'Honoré.

--Et je sais son nom. Si ce nom coïncide avec celui que monsieur le
marquis ne peut manquer d'avoir découvert dans ses recherches à la
Bibliothèque...

--Achevez donc, sacrebleu! maître Guépin...

--Cette jeune fille s'appelle Marie Renaud! Elle était courtisée
par un jeune homme qui a disparu depuis quelques semaines... tout d'un
coup... et qui, depuis, n'a jamais donné de ses nouvelles. La
jeune fille et sa grand'mère sont plongées dans un abominable
désespoir... Maintenant, monsieur, c'est bien tout ce que je sais.

--Bien, Guépin. Retirez-vous; nous recauserons de tout cela. Et
comptez sur moi, désormais. Vous êtes un fidèle serviteur.

Et lui-même se coucha aussitôt; il ne voulait plus réfléchir à
rien. Il avait besoin d'un bon repos avant d'engager la dernière
bataille.

Le lendemain, de très bonne heure, il faisait faire chez un papetier
d'un quartier excentrique des cartes au nom de JEAN BERTHIER. Sur
l'une d'elles, il écrivit ces mots, en se rapprochant autant que
possible de l'écriture de son frère:

«Prière de remettre à la personne qui vous portera ce mot les
livres et objets que j'ai laissés dans la chambre que j'avais louée
boulevard Saint-Michel, numéro 42. Cette personne réglera en même
temps ce que je puis devoir encore pour la location.»

Muni de ce mot, Honoré se présenta tranquillement à l'hôtel
du boulevard Saint-Michel. Le propriétaire trouva la chose fort
naturelle; et Honoré put enlever, sans la moindre difficulté, tout
ce que renfermait la chambre de son frère; le propriétaire profita
seulement de la circonstance pour s'embrouiller dans ses comptes et
demander un mois de plus qu'il ne lui était dû. Honoré paya sans
vérifier. Pendant les quelques minutes que dura cette négociation,
il eut soin de se tenir à contre-jour. Et d'ailleurs le propriétaire
était plus attentif à compter son argent qu'à examiner le visage de
son interlocuteur.

--Et si l'on demandait encore M. Jean Berthier, interrogea le
propriétaire, que faudrait-il répondre?

--Rien.

--Compris, monsieur.

--D'ailleurs, il est peu probable que le cas se présente.

--Mais... la jeune personne?

--Elle est avertie.

Honoré, revenu chez lui, feuilleta soigneusement les quelques livres
de droit que son frère avait achetés pour donner à sa chambre une
allure de chambre d'étudiant. Sous la couverture de l'un d'eux, il
trouva trois lettres de Marie, trois lettres pleines de l'amour le
plus tendre, le plus exquis. Jean les avait laissées là parce qu'il
croyait avoir moins d'indiscrétions à redouter dans cette petite
chambre que dans son hôtel. Honoré les lut rapidement, haussa les
épaules.

--Et dire que mon imbécile de frère se laissait prendre à cette
littérature de grisette!

Puis il brûla les trois lettres en s'écriant:

--A nous deux, maintenant, mademoiselle Renaud!

L'après-midi, il se rendait à la place des Vosges; et il se promena
très longtemps sous les arcades et dans le jardin. Il hésitait,
non pas qu'il reculât devant l'infamie de l'action qu'il allait
commettre; il hésitait... tout bonnement sur le genre de mensonge
qu'il débiterait. Il avait préparé deux sortes de comédie.
Laquelle réussirait le mieux?

--Mais bah! fit-il, je ne pourrai décider ce que je dois lui dire
que lorsque je l'aurai vue: ne change-t-on pas toujours ses plans au
moment de l'action?

Ce fut sur cette phrase qu'après bien des tergiversations, il se
décida enfin à pénétrer dans la maison de Marie Renaud.

Arrivé au quatrième étage, il eut un dernier trouble, avant de
frapper à la porte, ce trouble du duelliste qui voit le terrain où
il va tuer ou être tué. Il frappa. La grand'mère vint ouvrir.

--Madame Renaud? demanda-t-il d'une voix légèrement émue.

--C'est bien ici, monsieur.

Il s'avança et aperçut Marie, qui travaillait à sa table et qui
n'avait pas encore levé la tête. Il la jugea aussitôt; noble et
fière, intelligente, redoutable adversaire. Il ne devait pas avouer
la mort de Jean: elle demanderait à aller prier sur sa tombe... Et
alors, tout serait perdu.

Il la salua gravement.

--Mademoiselle Marie, je pense?

Elle se dressa brusquement, et elle crut comprendre: cet homme en
deuil ressemblait à son bien-aimé...

--Jean est mort! s'écria-t-elle d'une voix poignante.

--Non, mademoiselle... Si vous me voyez en deuil... c'est que... c'est
que nous avons perdu notre mère!

--Pauvre Jean! mon pauvre Jean! murmura la jeune fille en éclatant en
sanglots.

Dans son adorable bonté, elle ne songeait d'abord qu'à lui. Elle
retomba sur sa chaise, pleurant lamentablement, le visage dans les
mains. Honoré l'étudiait avec acuité et comprenait enfin la passion
de son frère.

La grand'mère était demeurée à quelques pas, comme sur la
défensive. Les traits d'Honoré lui avaient produit une désastreuse
impression. Et elle ne devinait que trop ce que le cadet venait faire
chez elles, puisque l'aîné n'avait pas osé venir. Cependant, Marie
s'était dominée. Et ses nerfs se détendaient un peu: elle allait
avoir des nouvelles de Jean! Elle montra un siège à Honoré.

--Si vous venez ici, monsieur, prononça-t-elle avec une réelle
noblesse, c'est que vous connaissez l'amour qui m'unit à votre
frère...

--Oui, mademoiselle.--Je n'ignore rien--il appuya sur le mot--rien de
ce qui s'est passé entre vous; et c'est ce qui rend bien pénible la
mission dont il m'a chargé.

Il procédait par coups brutaux, recourant à la plus abominable ruse:
une invention diabolique dont l'effet devait être d'autant plus sûr
qu'il allait s'adresser aux sentiments les plus généreux de la jeune
fille.

--De votre côté, mademoiselle, vous n'ignorez pas le profond respect
dont mon frère et moi entourions notre mère...

--Tout vos préambules sont inutiles, dit Marie avec beaucoup de
hauteur. Parlez franchement! J'ai hâte de savoir le sort qui m'est
réservé. Pourquoi mon fiancé n'est-il pas venu lui-même? Pourquoi
ne m'a-t-il pas écrit?...

--Parce que ce nom de fiancé... vous n'avez plus le droit de le lui
donner, mademoiselle! Mon frère...

Il fut violemment interrompu par maman Renaud:

--Votre frère est un lâche!...

--Grand'mère, je te prie de dominer ta colère. Permets-moi de
répondre seule à M. Berthier, puisqu'il ne s'agit que de moi.
Veuillez vous expliquer, monsieur, et ne craignez pas de le faire
catégoriquement!

--Mademoiselle, mon frère avait prévenu notre mère de ses
intentions à votre égard; mais elle y était formellement opposée.
Et, à son lit de mort, elle lui a fait jurer solennellement non
seulement qu'il ne vous épouserait pas, mais qu'il épouserait une
jeune fille que, depuis bien des années, elle lui destinait. Mon
frère a obéi, en fils respectueux; et, devant le lit de sa mère
mourante, il a engagé sa foi à cette jeune fille.

--Il n'en avait pas le droit, puisqu'il me l'avait engagée, à moi;
mais... continuez!

--Mon frère vous aimait: il est abominablement malheureux; cependant,
il ne vous reverra jamais, jamais!

Marie eut un imperceptible tremblement des lèvres; puis elle dit
simplement:

--Après, monsieur?

--Il m'a chargé d'implorer auprès de vous son pardon...

--Vraiment?

--Et de réparer, dans la mesure du possible, le mal qu'il vous a
fait.

--Le mal qu'il m'a fait est irréparable, il m'accompagnera toute ma
vie.

--Mais il peut être adouci, mademoiselle: vous serez mère, vous
aurez le bonheur dans votre enfant...

Marie eut un regard de suprême dédain:

--Je devrais vous interdire, monsieur, de parler d'un enfant que vous
contribuez à chasser de sa famille!

--Je vous en supplie, mademoiselle, demeurons calmes. Vous serez
bientôt mère, et vous verrez alors à quel point la femme doit
s'effacer devant la mère...

--De telles paroles me surprennent, monsieur, dans votre bouche!

Honoré reçut tranquillement l'apostrophe; il sentait la victoire. Il
prit une enveloppe assez volumineuse dans sa poche et la déposa sur
la table.

--Mon frère est riche; il possède environ deux cent mille francs.
En voici cinquante mille, c'est tout ce que nos règlements de famille
lui ont permis de réunir en quelques jours.

Marie ne sourcilla pas; ne regarda même pas l'enveloppe.

Honoré continuait:

--Dans quelques jours, il vous fera parvenir une somme égale: il vous
donne la moitié de sa fortune. Et, pour lever les scrupules, qu'une
aussi noble jeune fille que vous pourrait avoir à cet égard,
j'ajouterai que c'est avec le consentement formel de sa future femme
qu'il vous fait cette donation.

Marie se rejeta en arrière, comme si on venait de la souffleter.

--Est-ce tout ce que vous avez à me dire de la part de votre frère?

--Non, mademoiselle; il est forcé de mettre à cette donation deux
conditions: c'est que vous n'essayerez jamais de le revoir et que vous
quitterez immédiatement Paris.

Honoré se tut. Marie s'était levée, toute blême... et si
majestueuse dans son indignation qu'Honoré trembla.

--Une simple question, dit-elle. Cette enveloppe... renferme-t-elle
autre chose que de l'argent... une lettre, un mot d'adieu?

--Non, mademoiselle.

--Alors, reprenez-la! Je n'en veux pas...

--Mademoiselle, de grâce, n'obéissez pas à la colère... Au nom de
votre enfant... Vous vous repentirez plus tard!

--Il n'y aucune colère en moi, monsieur! Je ne veux pas de cet
argent, voilà tout! Ma grand'mère, qui m'a élevée, m'a appris à
ne jamais recevoir d'aumône... Mais reprenez donc cet argent, vous
dis-je, si vous ne voulez pas que je vous le jette au visage,
puisque je n'ai plus personne au monde pour me défendre, pour vous
souffleter, vous et votre frère!

En même temps, elle saisit Honoré par le bras et le força à
ramasser son enveloppe.

--Et maintenant, puisque je ne dois plus revoir votre honnête
homme de frère, écoutez bien ce que vous aurez à lui dire en mon
nom!--J'ai eu, grâce à lui, quelques mois du bonheur le plus pur que
puisse rêver une femme! Je l'ai aimé follement, j'étais à lui, je
le respectais, j'aurais été sa servante, je l'adorais comme le bon
Dieu! Et j'aimerai toujours le bien-aimé que j'ai connu! Quant à
ce nouveau Jean Berthier que vous venez de me faire connaître, à
ce lâche, cet hypocrite, ce menteur... je ne lui ferai même pas
l'honneur de le haïr: je le méprise, voilà tout! Et je l'excuse! Il
veut son pardon, je le lui donne...

--Tais-toi! tais-toi! s'écria maman Renaud, un tel lâche ne mérite
que notre malédiction!

--Non, grand'mère, dit Marie, avec une sérénité grandiose, je
lui pardonne, et tu lui pardonnes comme moi! Il n'est pas le vrai
coupable. Le vrai coupable, c'est cet homme que tu vois devant toi.
Jamais Jean ne nous avait parlé de son frère; c'est qu'il le jugeait
indigne de lui. Celui que je maudis, monsieur, c'est vous, le mauvais
frère, l'homme dont les détestables conseils m'ont changé mon
bien-aimé, l'homme qui n'a pas craint de se charger d'une aussi
honteuse mission! Mon cœur a deviné qui vous étiez, dès que
je vous ai vu. Oui, soyez maudit à jamais! Quant à votre frère,
j'oublie en cette minute le mal qu'il m'a fait. Je veux aimer toute ma
vie le père de mon enfant! Je veux même qu'il soit heureux dans
son union avec cette jeune fille, qui ne craint pas de me prendre ma
place! Je ne veux pas que des remords troublent sa joie quand il la
conduira à l'autel! Je lui rends sa parole. Jean Berthier n'est plus
tenu à rien envers moi. Qu'il soit heureux loin de moi! Désormais,
il est mort pour moi.

La loyauté a tant de puissance qu'Honoré courba la tête. Et ce fut
bien timidement qu'il proposa:

--Mademoiselle, je vous en supplie, gardez cet argent, placez-le
jusqu'à la majorité de votre enfant; votre enfant jugera alors s'il
doit le refuser ou l'accepter...

Marie le chassa violemment:

--Partez, monsieur, partez! Ah! vous êtes bien tel que je vous
ai deviné, vous qui ne savez parler que d'argent, quand il s'agit
d'affection et d'honneur! Je ne voulais de Jean que son nom, que
j'aurais été si fière de porter, son amour qu'il m'avait donné. Il
me retire cela, je ne veux plus rien de lui. Mais rassurez-le bien:
il n'aura jamais rien à craindre de moi. Je me considère comme sa
femme, et je lui obéis. Dès demain, je prendrai mes dispositions
pour quitter Paris; je n'y reviendrai que lorsque mon enfant sera
né. Jean pourra, sans aucune appréhension, venir faire son voyage de
noces à Paris: il n'aura pas à redouter de trouver en face de lui,
lorsqu'il se promènera au bras de sa femme, la pauvre mère séduite
et abandonnée par lui... C'est, je pense, ce qui lui faisait peur,
ainsi qu'à vous? Et c'est pour cela que vous vouliez m'éloigner à
tout prix de ce Paris... que votre frère habite même, peut-être?
Car ce domicile qu'il s'était donné au quartier Latin, c'était
encore une tromperie... Adieu, monsieur! Dites bien à votre frère
qu'il me connaissait bien mal s'il a eu la crainte d'un scandale
venant de moi... Je vais aller me cacher bien loin; et nous ne
rentrerons à Paris, ma pauvre grand'mère et moi, que lorsque nous
serons habituées à ma honte... Adieu!

Honoré se reculait, humble, tremblant, écrasé par tant de noblesse.
Quand il se trouva dans l'escalier, il fut secoué d'un grand frisson
et murmura en lui-même:

--Quelle fière marquise de Villepreux elle aurait fait!



XIII

LE TRIOMPHE DU MAL


Mais le marquis avait à peine disparu que Marie tombait, toute raide,
sur le parquet. Sa grand'mère n'eut pas une minute de faiblesse; elle
était si bien habituée au malheur! Elle prit son enfant dans ses
bras et eut la force de la porter jusque sur son lit.

[Illustration: Mais reprenez donc cet argent, vous dis-je, si vous ne
voulez pas que je vous le jette au visage! (Voir page 130.)]

Et, tandis qu'elle la dégrafait, qu'elle lui mouillait les tempes
avec un peu d'eau de Cologne, qu'elle la ramenait à la vie, un
sentiment presque égoïste se faisait jour en elle: elle reprenait
possession de son enfant, de sa chérie, à qui elle n'avait même
pas eu la pensée de reprocher sa faute, tellement elle la croyait
innocente. Ce rêve d'amour, dont elle, avait joui autant que sa
petite-fille en la voyant heureuse, ce rêve était fini! Elles
redevenaient deux pauvres femmes, seules en ce monde, abandonnées;
et, désormais, elles s'aimeraient jalousement, elles ne feraient plus
qu'un, comme jadis, mais avec un nouveau lien entre elles: l'enfant
qui allait naître.

[Illustration: En ce moment, un individu qui se promenait sous les
arcades en fumant un gros cigare, prononça gouailleusement: Ça y
est! (Voir page 136.)]

Quand Marie rouvrit les yeux, elle les fixa sur sa grand'mère avec
une reconnaissance infinie et murmura:

--Pauvre maman Renaud! Je suis bien coupable: j'aurai empoisonné ta
vieillesse...

Coupable! Elle? Son enfant adorée qu'elle était prête à servir à
genoux?

--Mais, chérie, je t'aimerais encore davantage si cela était
possible!...

--Maman! maman! fit la jeune fille en étendant ses bras, Viens!

Elle la serra contre elle; et elles pleurèrent ensemble.

--Maman, balbutiait Marie, à partir d'aujourd'hui, je ne veux
plus être qu'une toute petite fille... Je t'obéirai en tout... Tu
ordonneras... Règle notre vie, pourvu que nous partions bien vite,
que je ne revoie plus ni ce méchant frère, ni Jean s'il essayait
de venir... Allons-nous-en!... Et bien loin!... Je serais toujours
tentée de repasser devant ce petit logement où nous avons été si
heureuses!

Et maman Renaud approuvait. Certes, oui, il fallait partir, quitter
cette maison où la situation de son enfant causerait un scandale.

Le soir même, le congé était donné. Le propriétaire l'accepta
sans regret: il déclara à la pauvre femme que pendant longtemps il
n'avait eu qu'à se féliciter de les avoir pour locataires, mais
que, depuis quelques mois, on avait remarqué des allées et venues
d'amoureux, qui ne lui convenaient qu'à moitié. Maman Renaud ne
répondit point. A quoi bon discuter, défendre la réputation de sa
fille? Est-ce qu'on les reverrait jamais?

--Où irons-nous, maman Renaud?

--Tu verras, tu verras.

Elle songeait à la bien gâter, à lui faire la surprise d'un joli
pays, où la température est douce, même l'hiver, un coin de verdure
dont elle avait gardé de délicieux souvenirs d'enfance, au bord
de la mer. Mais c'était loin, il fallait de l'argent; et elles n'en
avaient guère.

--Je mentirai pour en avoir. Il n'y a plus que des menteurs en ce
monde, j'ai bien le droit de mentir pour le bonheur de ma fille.

Et elle alla chez Mme Welher rapporter les derniers travaux de Marie.

--Marie n'est pas malade, j'espère? demanda la lingère.

--Non; mais elle a été forcée de quitter Paris; nous avons une
vieille parente qui se meurt en province; il y a un petit héritage à
recueillir. Et Marie ne rentrera à Paris que lorsque tout sera fini.

--Ah! que c'est fâcheux! s'écria Mme Welher. Moi qui avais de
grosses commandes à lui donner!

--Elle vous fera l'ouvrage en province, répliqua tranquillement maman
Renaud.

Elle mentait très bravement, mais en était bien honteuse au fond.

--C'est que, dit Mme Welher, cela marchait vite quand vous étiez
toutes deux. N'irez-vous pas la rejoindre?

--J'irais bien, madame; mais j'ai quelques dettes dans mon quartier,
un terme en retard. Il me faudrait un billet de cinq cents francs pour
pouvoir quitter Paris.

--Eh! je vous l'avancerai, parbleu! s'écria Mme Welher, qui était
une femme toute ronde en affaires. Mais que Marie m'écrive! Je l'aime
beaucoup, cette enfant, déclara la fabricante de lingerie. Et
qu'elle ne se fatigue pas trop, auprès de sa vieille parente!... Vous
l'embrasserez pour moi... Ah! qu'elle fasse bien attention aux deux
robes de baptême, aux entre-deux en point d'Angleterre!...

Maman Renaud riait en dessous. Son mensonge avait si bien réussi
qu'elle n'en avait plus honte; et puis, se disait-elle, on avouerait
plus tard la vérité à cette bonne Mme Welher.

Et pendant quelques jours, elle travailla avec une fébrile activité,
la vieille grand'mère, empêchant Marie de l'aider.

--Toi, tu n'as plus qu'à te reposer, disait-elle.

Leurs modestes meubles furent bientôt emballés; elle les envoya à
la gare et les expédia par petite vitesse.

--Où, maman Renaud?

--Tu verras. Tu es une petite fille: tu n'as pas de questions à me
poser.

Et elles partirent le surlendemain sans laisser aucune adresse à la
concierge. Quand la voiture qui les emportait arriva au coin de la rue
de Birague, Marie fit arrêter. Elle se pencha quelques instants à la
portière et contempla les fenêtres de leur logement, celle surtout
contre laquelle se trouvait sa table de travail: c'était de là
qu'elle apercevait Jean traversant la place des Vosges... Deux grosses
larmes roulèrent sur ses joues. Puis elle dit très courageusement:

--Partons, maman Renaud!

En ce moment, un individu, qui se promenait sous les arcades en fumant
un gros cigare, prononça gouailleusement:

--Ça y est!

Et Guépin, car c'était le misérable, sauta dans une voiture, pour
les suivre, tout en tirant joyeusement des bouffées de son cigare. Et
il s'écriait:

--Filées!... comme de grandes bécasses!... Ah! si ç'avait été
d'autres femmes, des femmes à comprendre mes conseils, quel coup
j'aurais monté! Mais des femmes d'honneur! Il n'y avait rien à faire
avec elles...

Le soir, il annonçait la nouvelle en ces termes à son maître:

--Monsieur le marquis a rudement bien joué: la partie est gagnée.

--Envolées?

--Oui, monsieur... par la gare d'Orléans...

--Mais... pour quel pays?

--Ça, monsieur, je n'ai pas pu le découvrir: j'ai bien été
jusqu'à la gare; mais il y avait tant de foule au guichet, que
je n'ai rien entendu lorsque la vieille a demandé les billets.
Seulement, d'après la somme que je lui vu aligner, ce doit être à
l'autre bout de la France.

--Peu importe, après tout, pourvu que je sois débarrassé d'elles.

       *       *       *       *       *

Dès lors, les jours succédèrent aux jours, les semaines aux
semaines, sans rien amener de nouveau dans l'hôtel Villepreux.
L'insuccès absolu des recherches faites jusqu'alors n'avait
diminué en rien les espérances de la marquise et de Juliette. Elles
travaillaient toujours à la layette de cet enfant qu'elles aimaient
d'avance. Tout était prêt pour le recevoir, ainsi que sa mère.

Le bruit s'était répandu dans le Faubourg que la marquise
recherchait une maîtresse de son fils et s'apprêtait à l'accueillir
comme la veuve légitime de ce fils. Quelques vieilles amies étaient
venues la voir, et ne lui avaient pas caché que sa conduite était
trouvée folle, absurde, extravagante... Elle répondait avec une
inaltérable tranquillité:

--Je fais ce que bon me semble... Les personnes qui désapprouveront
ma conduite n'auront qu'à ne plus se présenter chez moi.

Par exemple, on comprenait bien l'acharnement que mettait Brettecourt
à ses recherches. Tout les membres du cercle de l'Union s'y
intéressaient; et Vauchelles accompagnait souvent le malheureux Henri
dans ses laborieuses et patientes courses à travers les plus vastes
quartiers de Paris.

Florimont avait terminé l'exploration des arrondissements que lui
avait confiés Honoré. Et, comme il n'avait rien trouvé, il disait:

--Nous devons attendre la date que j'ai fixée pour la naissance de
l'enfant.

Honoré continuait sa comédie. Il semblait le plus fiévreux, à
présent, le plus acharné; il remontait le courage de sa mère, quand
l'éternelle réponse qu'elle recevait chaque jour: «Rien! toujours
rien!» paraissait l'abattre.

Plus de quatre mois s'étaient écoulés depuis la mort du marquis
de Villepreux. On touchait à la fin du mois d'août. Malgré les
chaleurs, la marquise n'avait pas quitté Paris un seul jour, et
Juliette avait refusé d'aller se reposer un peu à la campagne.

Le jour vint où Brettecourt, désespéré, anéanti, fut obligé
d'avouer sa défaite. Il avait accompli sa mission avec un courage
inouï, ne se rebutant jamais, recommençant tous les matins ses
recherches avec une énergie nouvelle.

Honoré annonça que, de son côté, il était à bout d'efforts.

--Nous n'avons plus qu'à attendre la fin du mois de septembre,
répéta Florimont. Et, pour cela, je prierai monsieur le marquis
de me laisser la direction de nos recherches. Tout enfant venant au
monde doit être déclaré, à la mairie de l'arrondissement où il
est né, dans les trois jours qui suivent sa naissance. J'obtiendrai
facilement que la liste des naissances me soit communiquée, jour
par jour; nous y prendrons les noms de tous les enfants naturels
déclarés de «père inconnu». Et alors, nous serons absolument
certains du succès: parmi ces enfants, nous trouverons
immanquablement celui du marquis Jean de Villepreux.

Tout le mois de septembre s'écoula. Le mois d'octobre commençait. La
marquise était maintenant dans un état d'énervement qui causait à
Juliette les plus grandes appréhensions. Chaque jour Honoré partait
de bonne heure. Accompagné par Florimont et par Brettecourt, il
accomplissait avec un sang-froid imperturbable ce nouveau genre de
recherches. Et le soir, sa mère n'avait pas la patience d'attendre
qu'il se rendît auprès d'elle; elle courait au-devant de lui dès
qu'elle entendait le bruit de sa voiture. Elle l'interrogeait du
regard avant même qu'il eût atteint le perron de l'hôtel; et son
allure désolée répondait régulièrement que, ce jour-là encore,
les recherches avaient été vaines. Et quinze jours s'écoulèrent
dans cette dernière attente. La date fixée par Florimont était
largement dépassée... Les trois hommes n'espéraient plus... Ils ne
continuaient leurs démarches que par pitié pour la marquise.

Enfin, un soir, quand elle vit encore son fils revenir sans nouvelles,
elle tomba sur le perron, brisée, vaincue.

Le lendemain elle fit prier Brettecourt et Florimont de se rendre chez
elle. Elle les reçut un peu solennellement, dans son grand salon.
Honoré, pâle, très froid, était à sa droite; et, à sa gauche, se
tenait Juliette, le visage meurtri par les pleurs.

--Messieurs, dit la marquise, j'ai voulu vous remercier, une dernière
fois du dévouement si entier, si absolu que vous avez montré
envers nous. Si vous n'avez pas réussi, c'est que la victoire étant
impossible. Résignons-nous! Inclinons-nous devant la volonté de
Dieu; nous ne devons plus espérer qu'en lui.

--Ah! s'écria Brettecourt, faisons une dernière tentative! Encore
quelques jours...

--Non, non, Henri, tout serait désormais inutile! Je ne veux pas
accepter un plus long sacrifice ni de vous ni de Florimont. Mon cher
Florimont, vous avez acquis une grande place dans mon cœur, je vous
garderai à jamais une reconnaissance infinie de ce que vous
avez fait; car vous avez sacrifié à ma famille le bonheur, la
tranquillité de votre première année de mariage: je vous demande
l'honneur d'être la marraine de votre premier enfant. Quant à vous,
Henri, rejoignez votre régiment! Calmez votre désespoir, n'exposez
pas follement votre vie... Vous aurez une noble et belle carrière,
et je saurai m'en réjouir... comme s'en serait réjoui mon fils
bien-aimé. Adieu, mes braves amis, adieu!

Elle leur tendit ses mains. Brettecourt se mit à genoux devant elle
et murmura:

--Merci, merci!... En quelque jour, en quelque lieu que vous ayez
besoin de moi, ma vie est à vous!

Florimont balbutia quelques mots sur l'honneur que lui faisait
le marquise. Déjà Honoré les reconduisait. Malgré la parfaite
réussite de sa trahison, il ne pouvait se défendre d'un instinctif
sentiment de terreur, chaque fois qu'il se trouvait en face de
Brettecourt; et il respira plus tranquillement quand l'officier se fut
enfin éloigné avec le notaire; et il l'accompagna de ce souhait:

--Va donc te faire casser la tête chez les Kabyles!

Mais, il s'occupa des préparatifs de voyage: sa mère voulait se
rendre à Angoville et y porter éternellement le deuil de son fils.

A la fin d'octobre, la marquise, Juliette et Honoré étaient
installés dans la vieille demeure des Villepreux, pour y passer
l'hiver. Tous les jours, la marquise, au bras de Juliette, parcourait
le pays, retrouvant partout des souvenirs de son fils, souvenirs
d'enfant, souvenirs de jeune homme...

--Que de fois nous nous sommes assis sur ce banc, sur cette pierre,
sous ces arbres! disait-elle à Juliette. Il était doux, bon;
j'aimais en lui mon fils et son père... Mais je suis cruelle de te
répéter tout cela!

--Non, mère, non! C'est si bon de parler de lui!

Et souvent, c'était Juliette qui proposait ces buts de promenade,
auxquels elles allaient comme à de pieux pèlerinages.

Quant à Honoré, il se mettait au courant de l'exploitation des
fermes, de même qu'il s'était mis à Paris au courant de leur
fortune mobilière. Il projetait des changements, songeait déjà à
renvoyer de vieux serviteurs, de vieux fermiers qui l'agaçaient en
lui parlant de son frère... mais plus tard, lorsqu'il ne craindrait
plus de choquer sa mère. En ce moment, il était d'une douceur, d'une
bonté parfaites. Il copiait son frère. Et non seulement envers sa
mère, mais envers Juliette. Il déployait vis-à-vis de la jeune
fille l'habileté la plus consommée, lui répétant à tous propos:

--Que deviendrait ma mère, si vous la quittiez?

--Juliette, dit un jour la douairière, je suis égoïste de te garder
dans les larmes et le deuil. L'hiver prochain, nous reviendrons à
Paris: mes amies te conduiront dans le monde... Tu te marieras... Et
je reviendrai ensuite ici vivre avec ma douleur...

--Mère, ne me parlez pas de vous quitter jamais, jamais...

--Tu ne peux cependant pas rester vieille fille!

--Ne puis-je demeurer toujours auprès de vous... et ne pas rester
vieille fille? murmura tendrement Juliette.

La marquise tressaillit; et attirant Juliette sur son sein:

--Tu aimerais Honoré?

Juliette rougit et balbutia:

--Je ne l'aime peut-être pas comme j'aurais aimé son frère...
Jamais je n'aurai pour un autre homme l'amour presque divin que
j'avais voué à Jean; mais j'aime Honoré de la plus tendre
affection, et il est votre fils!

--Ma fille! ma fille! balbutia la marquise. Que tu es bonne! Oui, tu
aimeras Honoré, et tu vaincras à jamais ce qu'il y avait de mauvais
dans sa nature. D'ailleurs, il a tant changé depuis la mort de son
frère! C'est peut-être à toi que je dois cela. Mais lui, lui...
t'aime-t-il?

--Je l'ignore, mère. Nous n'avons jamais échangé que des paroles
qu'auraient pu se dire un frère et une sœur.

La marquise lutta toute une semaine contre son cœur; elle se disait
sans cesse: «N'ai-je pas tort de céder à l'égoïste amour que
j'éprouve pour Juliette?... Il me semble que je ne pourrais plus
vivre sans elle... Mais Honoré est-il digne d'elle?»

Elle se décida enfin à dévoiler à son fils les pensées de la
jeune fille. Honoré joua très bien l'attendrissement:

--Jamais, dit-il, je n'aurais osé, ma mère, vous demander la main
de Juliette: je sens que je suis si indigne de cette adorable enfant!
Mais, si vous voulez me la donner, ma mère, je l'aimerai toute ma vie
à genoux!

La marquise ne résista plus. Elle dit à Juliette:

--Je te donne mon fils.

Et à Honoré:

--Je te donne une enfant que j'aime aujourd'hui comme si elle était
réellement ma fille.

Et, les serrant tous les deux sur sa poitrine, elle ajouta:

--Aimez-vous bien tous les deux, pour l'amour de celui qui n'est plus!

       *       *       *       *       *

Tandis que ces mélancoliques fiançailles mettaient un peu de baume
au cœur de la pauvre mère... il y avait, à l'autre bout de la
France, deux simples femmes, frappées par le même malheur et que
l'espoir de l'avenir, consolait aussi.

[Illustration: Tous les jours, la marquise, au bras de Juliette,
parcourait le pays.(Voir page 139.)]

Les habitants du joli village de Banyuls avaient vu arriver ces deux
femmes, une vieille et une toute jeune, plusieurs mois auparavant.

D'où venaient-elles? On ne l'avait su que par les étiquettes
collées sur leurs bagages; car elles n'avaient raconté leur histoire
à personne. Elles venaient de Paris.

Elles étaient très tristes; et, sans avoir de questions à poser,
les habitants de Banyuls connurent facilement le motif de leur
tristesse: la jeune femme allait bientôt être mère; il n'y
avait pas d'époux auprès d'elle; elle ne portait pas le voile des
veuves... Il n'était que trop aisé de deviner qu'elle avait été
séduite et abandonnée.

Les deux femmes louèrent une toute petite maison, dont l'installation
fut vite faite; et, dès le lendemain, on les vit, par une fenêtre,
devant une table chargée de lingerie. Elles travaillaient, très
courageusement, presque sans mot dire. Et, toutes les semaines, elles
envoyaient leur travail à Paris. De même, chaque semaine, on leur
expédiait leur besogne.

Des dames, s'étant aperçu que les objets qu'elles confectionnaient
étaient fins et jolis, vinrent leur offrir de leur en acheter. La
vieille répondit qu'elle n'avait rien à vendre. Mais, dans la visite
qu'on leur fît, on vit une layette étendue bien en ordre sur le
lit de la jeune femme. Et, selon l'expression des dames qui purent
l'examiner, cette layette était une merveille, comme si elle avait
dû servir à un petit prince.

L'enfant vint au monde à la fin du mois de septembre. Ce fut un
garçon.

--Un rude gaillard! déclara le médecin qui le reçut à son entrée
dans la vie.

Quand on demanda à la mère quel nom elle voulait lui donner, elle
pleura un peu; puis, elle dit, avec une sorte d'extase dans les yeux:

--Jean!

--Et... le père?

--Inconnu! répondit-elle très simplement.

Ce fut le seul moment où la vieille parut sombre; car, depuis
la naissance de l'enfant, elle était tout heureuse, guillerette,
rajeunie. Elle soignait le petit, disaient les voisines, et elle
l'admirait comme un bon Dieu! La mère, qui avait semblé délicate,
se releva bientôt, forte et fraîche. La maternité l'avait embellie.
Et alors, chaque jour, les deux femmes allèrent se promener sur le
bord de la mer bleue, se disputant la joie de porter l'enfant.

On ne remarquait plus de tristesse sur leur visage. La vieille
chantait gaiement de vieux airs pour endormir l'enfant. Et la mère
semblait si fière, si heureuse, qu'on se demandait si elle était
réellement abandonnée et si bientôt le père n'apparaîtrait pas
pour chercher sa femme et son fils. Un si bel enfant!

--Un enfant de l'amour! s'écriait avec enthousiasme le médecin.

Les deux femmes se promenaient un jour, par un temps splendide,
oubliant de regarder le superbe paysage qui les environnait. Un seul
tableau les intéressait, celui de ce petit être qui dormait dans les
bras de sa mère. Rien n'était beau pour elles que cet adoré, toute
leur vie désormais.

Elles s'arrêtèrent parce qu'il s'éveillait et demandait le sein.
La mère s'assit sous un oranger et nourrit son enfant. Et l'enfant,
heureux, eut un sourire que guettaient les deux femmes.

La vieille le contempla longtemps; et, tout d'un coup, le visage
assombri, les poings fermés, elle murmura:

--Est-il possible que cet amour soit le fils d'un menteur?

La jeune femme ne cessa pas de regarder son fils; sa figure demeura
calme et sereine. Et, d'une voix bien douce, bien tendre, elle dit:

--Maman Renaud, maman Renaud, encore?... Je croyais que tu m'avais
promis de pardonner, toi aussi!

Et, baisant son fils, elle ajouta:

--Jean!... mon Jean bien-aimé!... mon fils!... mon adoré!

Car cet enfant était le fils qu'avait entrevu Jean de Villepreux au
moment de sa mort...

       *       *       *       *       *

L'épisode suivant a pour titre:

*LA JEUNE FRANCE*



TABLE DES CHAPITRES

Pages

I.--Marie Renaud 3

II.--Deux amis 11

III.--La confidence 17

IV.--L'accident 22

V.--Le nouveau marquis de Villepreux 33

VI.--La lettre 42

VII.--La marquise de Villepreux 63

VIII.--Grand'mère 74

IX.--Le testament 83

X.--Souvenirs 95

XI.--Recherches en partie double 114

XII.--Un frère généreux 123

XIII.--Le triomphe du mal 132

       *       *       *       *       *

Sceaux.--Imp. E. Charatre.





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