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Title: Correspondance, 1812-1876 — Tome 4
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Correspondance, 1812-1876 — Tome 4" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr.,



GEORGE SAND


CORRESPONDANCE

1812-1876

IV

PARIS

CALMANN LÉVY,
ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3

1883



CCCLXX

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A VARSOVIE

                                 Nohant, 3 janvier 1854.

Ma chère mignonne, je reçois ta lettre de nouvel an; j'étais bien sûre
que tu penserais à moi, et je t'embrasse mille fois, en te souhaitant
aussi tous les biens de ce monde, les vrais: le bonheur domestique, les
bons amis, et un peu d'aisance en travaillant. Je vois que, pour le
moment, tu vis comme une reine, au milieu des gâteries d'une excellente
et charmante famille. Je te vois courant en traîneau, emmaillotée
de fourrures princières et croyant rêver. Je vois aussi M. George
écarquillant les yeux devant son arbre de Noël. Je te dirai que cette
fête, perdue en France, s'est conservée à la Châtre; ce qui prouve
encore une fois que le Berry est la croûte aux traditions. Nini, qui est
avec moi depuis mon retour de Paris, a été invitée à passer les fêtes de
Noël chez Angèle, qui a un joli garçon du même âge que Nini, un
George aussi, qu'elle a adopté pour son petit mari et dont elle est
positivement folle. Elle a donc vu l'arbre merveilleux et elle ne tarit
pas sur ce chapitre.

Oui, j'avais reçu ta lettre à Paris, ma chère fille, et mon retard à te
répondre est tout de ma faute: j'ai quitté Paris si enrhumée, que j'en
étais imbécile. Arrivée ici, j'ai travaillé, jardiné et si bien rempli
mon temps, que, fatiguée le soir d'avoir écrit ou pioché la terre toute
la journée, j'allais me coucher, remettant mes lettres au lendemain.

Depuis que nous sommes littéralement enterrés sous la neige,--on en a
rarement vu autant, dans ce pays-ci, que cette année!--je me fatigue
encore davantage, pour combattre le froid, qui me rend ordinairement
malade, et dont je triomphe par une santé comme je ne l'ai jamais eue.
Plus de migraines, plus de douleurs, rien. Je dois cela à la fureur du
jardinage, que je poursuis jusque dans les temps impossibles. En ce
moment, je balaye la neige et je fais des forteresses avec Maurice; car
tu sauras que Maurice a eu la gentillesse de venir avec Solange, par le
temps le plus affreux, un ouragan, des tourbillons et du verglas, pour
passer le jour de l'an avec moi et faire cette veillée que tu connais,
où l'on se saute _au cou_, sur le coup de minuit, en échangeant des
petits cadeaux. Ce jour heureux a été cependant bien attristé par la
mort du pauvre Planet.

Mes enfants sont encore avec moi pour quelques jours, et je pense
que Solange remmènera Nini, qui est devenue charmante, sauf quelques
caprices. Elle est si drôle, qu'on la gâte malgré soi. Nous avons bien
pensé à toi, chère fille, en nous embrassant tous. Aussi suis-je chargée
de mille embrassades pour toi; mais je pense qu'on ne me laissera pas
fermer ma lettre sans te les offrir directement. Notre petit Lambert
n'est pas là, malheureusement, lui qui est le plus spirituel de la
société.

Bonsoir, mon enfant chéri. J'embrasse Georget sur ses grosses joues
roses et je le charge d'embrasser pour moi les beaux enfants de
Marie[1].

Donne-moi souvent de tes nouvelles, et sois sûre qu'on t'aime ici de
loin comme de près.

  [1] Belle-soeur de madame de Bertholdi.



CCCLXXI

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 16 janvier 1854

Mon cher gros,

Je sais que Solange t'avait écrit une lettre de folies au jour de l'an.
Si je ne m'en suis pas mêlée, c'est qu'en dépit de l'arrivée et de la
présence de mes enfants, j'avais le coeur triste. Nous avons perdu,
en effet, le meilleur de notre groupe d'amis; le plus dévoué, le plus
généreux, le plus actif Berrichon qui ait existé, je crois.

Je te remercie, mon cher vieux, de tes souhaits de nouvel an, je n'ai
pas besoin de te dire que je te souhaite aussi la meilleure destinée
possible en ce triste monde, où nous ne sommes pas toujours sur des
roses et où il faut courage, travail, patience et volonté; _résignation_
surtout! car nous avons beau faire, quand la mort frappe sur ceux que
nous aimons, _la cruelle qu'elle est se bouche les oreilles!_

Je n'ai pas de nouvelles de l'affaire du pauvre Defressine[1]. Demande à
M. Bixio si le prince s'en occupe et s'il y peut quelque chose.

Tu nous avais promis, de par ta science agricole et économique, que le
blé n'augmenterait pas. Il augmente affreusement et il y a beaucoup de
misère ici. Heureusement, le froid n'a pas persisté; car nous étions
au bout de nos fagots, et les pauvres faisaient triste mine. Le bois
augmente toujours et, qui pis est, il est rare. Nous sommes obligés d'en
abattre pour nous chauffer et de le brûler vert.

Voyons, je m'imaginais, que, depuis que tu faisais dans un journal
savant, nous n'allions plus manger que des ananas et des oranges; que le
vin allait pousser sur les tuiles des toits et le pain tout cuit dans
les champs. Je vois bien que tu es un gros paresseux et que tu laisses
tout aller à la diable.

Aucante, que j'attendais hier pour mettre sa lettre dans la mienne, me
dit ce soir qu'il t'a répondu au sujet des livres: ainsi je n'ai plus à
te parler que de tes chutes, qui me paraissent trop multipliées, et je
commence à craindre une démolition. Tâche donc de faire vite fortune,
afin d'aller toujours en voiture, et surtout de venir nous voir.

Je me livre au jardinage avec furie, par tous les temps, cinq heures
par jour, avec Nini à côté de moi, piochant et brouettant aussi.
Cela m'abrutit beaucoup, et la preuve, c'est que, tout en bêchant et
ratissant, je me mets à faire des vers. Les premiers que je livrerai à
la publicité me sont venus à propos de ce pauvre cher Planet, et je les
ai faits tout en bêchant et en pleurant. Je ne les fais imprimer que
dans le journal d'Arnaud[2], n'ayant plus _l'Éclaireur_, hélas! et j'en
interdis la reproduction; car je ne me pique pas de savoir faire de bons
vers, et je ne voudrais pas, à propos d'une tristesse sérieuse et vraie,
servir d'aliment à une discussion littéraire. Je les ai faits pour moi
d'abord, et puis je me suis dit que, la police ayant interdit aux amis
du cher mort de prononcer un mot d'éloge privé sur sa tombe, une petite
poésie où il n'y a pas la moindre allusion politique remplacerait,
autant que possible, l'hommage du coeur qu'il n'a pas été permis de lui
décerner.

Je t'enverrai cela, tu le donneras à ceux de ses plus proches amis que
tu connais, en les prévenant bien que cela n'a pas la prétention d'être
autre chose qu'un _ex-voto_. Bonsoir, mon cher vieux; écris-nous
souvent. Nous t'embrassons de coeur.

  [1] Déporté à Lambessa après le coup d'État de 1851.
  [2] Le directeur de l'_Écho de l'Indre_.



CCCLXXII

A MAURICE SAND, A PARIS

                                 Nohant, 31 janvier 1854.

Cher enfant,

Tu m'en écris bien court! J'espère que tu te portes bien et que tu
t'amuses, et tu sais, au reste, que j'aime mieux trois lignes que rien.

Moi, je ne te dis pas grand'chose non plus, parce que je ne fais rien
que tu ne saches par coeur, et que ma vie est si uniforme, si semblable
tous les jours à la veille, que tu peux te dire, à toutes les heures, ce
qui se passe à Nohant, et de quoi je m'occupe.

Mon Trianon devient colossal et _Teverino_[1] a pris cinq actes. Je
remets au net et j'avance. Je me porte bien, sauf un peu d'excitation de
nerfs qui m'empêche de m'endormir bien.

Nous avons été voir la comédie bourgeoise pour les pauvres, à la Châtre.
C'est trop mauvais. Duvernet et Eugénie sont directeurs de cette troupe.
Ça ne leur fait pas honneur.

Il pleut depuis deux jours; jusque-là, il a fait beau et chaud le jour,
froid la nuit, ce qui constitue un hiver excellent. Le jardinier a
planté, dans un carré du jardin, un verger magnifique. Patureau est
revenu planter sa vigne, qui sera aussi un modèle de vigne. Il y a
émulation. Nini dit toutes les bêtises du monde et se porte comme un
charme.

Nous avons une tradition pour toi. Quand on veut avoir un bon chien de
garde, _on le pile_. Connais-tu ça? Voici comme on procède:

Auguste le charpentier, qui est sorcier et pileux de chiens, s'est
rendu, par une nuit noire, chez Millochau, à la prière de ce dernier,
pour piler son chien. La nuit était si noire, qu'Auguste passa à quatre
pattes sur le pont pour ne pas se noyer, dit-il; mais cela faisait
peut-être bien partie de la conjuration, il ne l'avoue pas. Le chien
avait trois ou quatre jours. Il ne faut pas qu'il ait vu clair quand on
le soumet à l'opération, on le met dans un mortier et on le pile avec un
pilon. Auguste dit qu'on ne lui fait pas grand mal; mais je crois bien
qu'il le broie et que, par son art, il le ressuscite. Tout en le pilant,
il lui dit trois fois cette formule:

  Mon bon chien, je te pile.
  Tu ne connaîtras ni voisin ni voisine.
  Hormis moi qui te pile.»

Je continue l'histoire du chien à Millochau. Ledit chien devint si
méchant, c'est-à-dire si _bon_, qu'il dévorait bêtes et gens. Excepté
Auguste, il ne connaissait personne; mais, comme il allait étrangler les
moutons jusque dans la bergerie, on fut obligé de le tuer. Il paraît
qu'Auguste l'avait pilé un peu plus qu'il ne fallait.

Je t'envoie une lettre pour Dumas. Tâche qu'il la reçoive en personne,
car je crains pour les cinquante francs que je lui ai adressés[2]. Il y
a un désordre affreux, je crois, dans son administration.

Je vois que _Mauprat_ finit sa carrière au moment où ton théâtre de
marionnettes commence la sienne. Nous serons arrivés, je crois, à
soixante représentations. C'est un succès honorable et voila tout. Dis
donc à Vaëz[3] de m'écrire ce qui est advenu de M. de Pleumartin[4].
Un avoué du nom de Pleumartin, habitant le Poitou, a réclamé contre la
pièce et le roman. Je l'ai adressé à Vaëz et je n'en ai plus entendu
parler.

Bonsoir, mon vieux. Je te _bige_.

  [1] Pièce jouée au Gymnase, en 1854, sous le titre de _Flaminio_.
  [2] Sans doute pour quelqu'une des souscriptions ouvertes par le
      journal _le Mousquetaire_.
  [3] Directeur de l'Odéon.
  [4] Homonyme d'un personnage dont il est question dans _Mauprat_.



CCCLXXIII

AU MÊME

                                 Nohant, 19 février 1854.

Mon cher enfant,

Tu t'amuses, tu _bourines_ [1] dans le domaine des arts: c'est bien,
c'est le meilleur genre de plaisir et celui qui laisse quelque chose.
Pourtant n'y absorbe pas tout ton temps. Donne quelques heures de ta
journée à la peinture, que tu me parais bien négliger, puisque tu ne
m'en parles pas. Aie des amis et rassemble-les autour de toi pour la
récréation de l'esprit; mais ne leur laisse pas prendre toutes les
heures du jour, car il ne t'en resterait plus pour piocher avec un peu
de réflexion pour ton compte.

La guerre va paralyser pendant quelque temps notre édition. Elle se vend
très peu et celle de Hugo pas du tout. Hetzel s'en inquiète. Moi, je
crois que, ou l'on ne fera pas la guerre, ou bien, dès qu'elle sera en
train, les affaires reprendront leur cours inévitable, comme il arrive
toujours après une panique bourgeoise. Ne néglige donc pas tes dessins.
Voilà encore une dernière livraison qui est bien rendue et dont les
compositions sont jolies excepté _le Centaure_[2], qui n'est pas manqué,
mais dont tu aurais pu tirer quelque chose de plus jeune et de plus
poétique. Mais songe à apprendre _à peindre_ et fais des tableaux,
puisque tu es à Paris principalement pour y trouver toutes les
ressources et facilités qui te manquent ici. Je sais bien que les bruits
de guerre rendront les tableaux plus difficiles encore à placer que les
éditions à quatre sous. Mais ce resserrement des dépenses de luxe, et la
constipation générale n'ont jamais de durée, et, quand on a de l'ouvrage
fait, il n'est pas à faire le jour où l'occasion arrive d'en tirer
profit. Enfin mets de l'équilibre dans ta vie. Je ne dis pas que tu en
manques, je n'en sais rien; je te dis cela pour le cas où l'amusement
l'emporterait un peu trop sur l'utile.

Tu vas donc devenir _auteur dramatique_? C'est pour le coup que le père
Aulard te traitera _d'homme de lettres_ sur ton passeport. Je
désirerais que la nouvelle troupe de pantomime réussît: c'est si joli à
ressusciter! Si tu peux faire qu'il n'y ait pas qu'un seul rôle dans ces
sortes d'ouvrages, mais que tous les types soient habillés, costumés,
et passables comme talent, ce sera un grand progrès, et Paul Legrand en
ressortira beaucoup mieux. J'aurais préféré que tu lui fisses _le Noir
et le Blanc_. Si je ne me trompe pas, c'est là que le Pierrot avait
quelque chose de dramatique, que tu as assez bien rendu. Le talent de
Legrand est le drame. Dans le comique, il est très bouffon, mais peu
distingué, et, pour faire oublier Deburau père, pour écraser le fils,
qui sans avoir grand talent, a de la distinction dans l'aspect, il
faudrait déployer les qualités que ne cherchait pas le père et que
n'aura jamais le fils; ces qualités saisissantes, touchantes et
effrayantes que la pantomime bouffonne ne donne pas souvent, mais qu'il
faudrait trouver, tout en restant dans le cadre burlesque. Legrand a ces
qualités-là à un très haut degré. Si on les utilise, on aura du succès
avec lui, et il aura, lui, une grande vogue.

Si tu veux que nous te fassions un autre envoi de marionnettes et de
costumes, dis-le nous. Mais vite, car _le printemps s'avance_, malgré la
neige et la glace qui jouissent de leur reste, et j'espère bien que le
beau temps te ramènera au bercail, bien vide sans toi.

Je me demande comment vous avez pu arranger votre théâtre, plus petit
que celui d'ici, pour être vu de tant de spectateurs. Il est vrai que
ton atelier est en longueur.

Je vas tout à fait bien, sans cependant pouvoir rouler ma tête entre mes
épaules comme celle d'Arlequin. C'est un exercice qui m'est bien défendu
pour quelque temps encore, et je n'ose pas me remettre à jardiner avant
qu'il fasse beau. Ce manque de mouvement m'écoeure un peu. Mais je
travaille. J'ai repris ma pièce d'un bout à l'autre, et j'ai bon espoir.

Bonsoir, mon cher Bouli; je te _bige_ mille fois, Nini aussi. Je ne
t'ai pas dit que le jardinier était parti pour cause de querelles et
d'insociabilité!...

  [1] _Bouriner_, perdre son temps en ayant l'air de s'occuper.
  [2] Composition destinée à illustrer une édition du _Centaure_ de
      Maurice de Guérin, publiée par George Sand, avec une étude sur
      cette oeuvre.



CCCLXXIV

AU MÊME

                                 Nohant, 11 mars 1854.

Ta lettre m'a fait grand plaisir, mon petit vieux chat. Ne t'inquiète
pas de mes _bobos_: je me fais plaindre, parce que je suis comme une âme
en peine quand je ne peux pas bien travailler.

J'achève ma grande pièce en cinq actes pour la seconde fois. La première
version ne m'avait pas satisfaite; c'est fini: je vais aviser à autre
chose. Je ne donnerai pas dans le _micmac_ des arrangements de _Nello_
en mousquetaire, c'est insensé. Dumas m'en a écrit lui-même, je lui
réponds.

Si les bourgeons t'amènent, ce sera bientôt, Dieu merci! car les voilà
qui poussent. Il fait une chaleur écrasante dans le jour. Nous avons été
hier, Solange, Nini et moi, dans le ravin du Magnier, tout le long du
petit ruisseau. Nous étions en sueur comme en plein été. Bonsoir, mon
enfant; je te _bige_ mille fois.



CCCLXXV

A M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE EN MER

                                 Nohant, 3 juin 1854.

Dans l'impossibilité de s'écrire à coeur ouvert, de se parler des choses
de la vie et de la famille, on peut au moins s'envoyer un mot de
temps en temps, et celui-ci est pour vous dire que mon affection est
inaltérable, comme ma muette préoccupation incessante et fidèle.

J'ai de vos nouvelles de plusieurs côtés, je sais que votre âme est
inébranlable et votre coeur toujours calme et généreux. Je pense à vous
quand je pense à Dieu, qui vous aime, c'est vous dire que j'y pense
souvent.

GEORGE SAND.



CCCLXXVI

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS[1]

                                 Nohant, 16 juillet 1854.

Mon cher prince,

Vous m'avez dit de vous écrire, je n'ose pas trop, vous devez avoir si
peu le temps de lire! Mais voilà deux lignes pour vous dire que je vous
aime toujours et que je pense à vous plus que vous ne pouvez penser à
moi. C'est tout simple, vous agissez et nous regardons. Vous êtes dans
la fièvre de la vie, et nous sommes dans le recueillement de l'attente.

On m'écrit de Belle-Isle, et vous devinez bien qui: «On m'accuse de
chauvinisme, parce que je fais des voeux pour que nos petits soldats
entrent à Moscou et à Pétersbourg, et pour la mission que notre cher
pays est toujours chargé de remplir dans le monde.»

Il y a là, dans les fers, une âme de héros qui prie comme moi tout
naïvement, et avec qui je suis fière d'être d'accord.

Mais nous sommes malheureux comme les pierres, de ne rien savoir que
par des journaux auxquels on ne peut se fier, et d'attendre souvent si
longtemps des nouvelles contradictoires. Quoi qu'il arrive, je ne peux
pas ne pas espérer. Je ne peux pas me persuader que les Russes nous
battront jamais. Ni vous non plus, n'est-ce pas?

Mon fils me dit tous les jours que, si je n'étais pas une mère si
_bête_, il aurait demandé à vous suivre. Mais, moi, je n'ai que ce
fils-là, et comment ferais-je pour m'en passer?

Vous savez que nous avons un été abominable et que, si les pluies ne
cessent pas, nous aurons la famine! Ah! nous voilà sautant sur des
cordes bien tendues!

C'est vous autres qui en tenez le bout, là-bas. Quant à l'issue que vous
souhaitez, la résurrection de la Pologne et de toutes les victimes dont
on ne paraît pas s'occuper, elle viendra peut-être fatalement. Dieu est
grand et Mahomet n'est pas son seul prophète.

Mais voilà plus de deux lignes. Pardon et adieu, chère Altesse
impériale, toujours citoyen quand même et plus que jamais, puisque vous
voilà soldat de la France. Comme tel, recevez tous les respects qui vous
sont dus, sans préjudice de toute l'affection que je vous conserve pour
vous-même.

GEORGE SAND.

  [1] Reçue au camp de Jeffalik, près Varna, le 5 août 1854.



CCCLXXVII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 16 juillet 1854.

Ne soyez pas inquiet de moi, mon cher enfant. Je me porte assez bien,
je travaille, je reçois plusieurs amis; c'est l'époque où la maison
se remplit. Je ravale d'un air gai de lourds chagrins qui me viennent
toujours d'où vous savez. On m'a repris ma petite-fille qui faisait
toute ma joie. Et encore, si c'était pour son bien! Mais les montagnes
de douleurs qui noircissent ce côté de mon horizon seraient trop hautes,
trop tristes à vous montrer. Et puis je n'en ai pas le courage, et plus
je vois que je n'y peux rien, plus j'en souffre, plus j'ai besoin d'y
penser sans rien dire.

Autour de moi, on est heureux, c'est tout ce que je demande pour me
réconcilier avec la vie; et j'ai du travail, c'est tout ce qu'on peut
demander aux hommes pour accepter un lien avec leur société maudite et
infortunée.

Je n'ai rien reçu de vous, mon enfant; si vous m'avez fait un envoi,
il s'est égaré. Cela arrive souvent de Toulon à Nohant. Envoyez donc
toujours dans une lettre et ne vous inquiétez pas du port. J'en paye
tant pour des envois qui m'embêtent, que je suis dédommagée quand je
paye ce qui me plaît et m'intéresse.

Oui, oui, sauvez-vous à la campagne si le choléra vous menace. Quand
même il ne devrait pas vous atteindre, du moment qu'il vous effraye,
ce ne serait pas vivre que de vouloir le braver: et donnez-moi de vos
nouvelles souvent, quelque paresseuse que je sois à vous écrire.

Si vous n'étiez pas si loin et si le voyage n'était pas si cher, je vous
dirais: «Venez à Nohant.» Mais, en outre, il y fait un temps qui vous
désespérerait tout à fait; car il nous désespère un peu, nous autres
qui sommes moins difficiles. Depuis deux mois, nous n'avons pas eu deux
jours de soleil, et la terre est si trempée de pluie, qu'on ne peut pas
sortir des chemins. Cela gêne bien Maurice, qui avait repris fureur
à l'entomologie; et cela nous menace de la famine, si ça continue.
Jusqu'ici, nos moissons n'ont pas encore trop souffert, mais il est
temps que ça finisse. Elles commencent à courber trop la tête; et, si
une fois elles se couchent dans la boue, une dernière averse perdra
tout. Le revenu de Nohant est si peu de chose, que la perte de nos blés
ne serait pas un échec irréparable; mais, si le désastre est général,
comme tout se tient, les arts seront aussi infructueux que la terre, et
je ne sais pas avec quoi nous donnerons à manger aux gens qui mourront
de faim. Décidément, le ciel est fâché et le soleil ne veut plus de nous
sur ce coin de l'univers.

Vous m'avez envoyé des vers d'un de vos amis pour lesquels je ne peux
pas être aussi indulgente que vous. Il m'en a envoyé aussi de son côté,
et je n'ai pas répondu. Que voulez-vous! je ne sais pas mentir: je
trouve cela affreusement maniéré, sous une affectation de fausse
simplicité, et si décousu, si jeté au hasard de la fourchette, que c'est
incompréhensible. Pourquoi d'ailleurs m'envoyer cela? Je n'y peux rien.

Pourtant, il me peine de chagriner un de vos amis, et, comme je ne suis
pas forcée de le désespérer par ma franchise, j'aime mieux me taire.
Arrangez-vous pour lui dire que je suis si occupée, que je reçois tant
de vers, tant de prose... C'est la vérité. Cela arrive tous les jours,
comme des avalanches, de tous les coins du monde; et il y a si peu
de choses lisibles pour mes pauvres yeux, calligraphiquement et
intellectuellement parlant! Pour m'achever, votre ami écrit comme pour
un myope, et je suis presbyte.

Faites des vers, vous, à la bonne heure. Je ne peux pas aimer ceux de
tout le monde, et c'est un peu votre faute.

Bonsoir, mon cher enfant. Embrassez pour moi Désirée et Solange, comme
je vous embrasse, de tout mon coeur maternel.



CCCLXXVIII

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 31 juillet 1854.

Mon pauvre gros,

Es-tu de retour de ton triste voyage? As-tu de meilleures espérances
pour ton pauvre vieux père? As-tu rapporté un peu de tranquillité, ou
encore plus de chagrin? Ta santé est-elle moins détraquée après tout
cela?

Ta lettre nous a bien attristés et nous te le disons tous, comme nous
faisons des voeux tous pour toi, et pour une existence moins accablée et
moins éprouvée. Il ne faut pourtant pas voir en noir comme tu fais.
Le départ des chers vieux parents, qui vont, comme tu dis, au repos
éternel, est une loi de la nature; et, quant à toi qui es jeune et qui
as le devoir d'être courageux, tu n'as pas le droit de désespérer de
Dieu et des hommes. Pense que tu as des amis, mon cher vieux, et qu'un
temps viendra où, plus libre et mieux portant, tu seras content de les
retrouver et de te retrouver toi-même en possession d'une vie plus
heureuse.

Nous avons bien du regret de ne t'avoir pas pu arrêter un moment dans ta
route. Écris-nous; nous sommes impatients tous d'avoir de tes nouvelles.

G. SAND.



CCCLXXIX

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 11 août 1854,

Mon cher enfant, je vous remercie de m'écrire, et je vous écris aussi,
bien que ce ne soit qu'un mot, pour que vous ne soyez pas inquiet
de nous: Nous avons aussi le voisinage du choléra. Il sévit assez
sérieusement à Châteauroux. Peut-être ne viendra-t-il pas jusqu'ici. Il
ne faudrait pourtant pas trop s'y fier; mais je n'en suis pas frappée
et effrayée comme vous l'êtes, et permettez-moi de vous dire qu'il faut
combattre un peu cette préoccupation qui pourrait être nuisible, si
vous étiez atteint même d'un léger mal. Tant d'autres dangers roulent
incessamment sur nos têtes, qu'un de plus ne devrait pas assumer sur lui
nos angoisses. Je suis bien d'avis qu'il faut s'y soustraire autant
que possible et reculer devant le péril qui se particularise, à cause
surtout de ceux que nous aimons. Mais, quand on a fait ce qu'on peut
et ce qu'on doit, il faut attendre la destinée avec calme. Quand le
tonnerre gronde, on fait bien de ne pas se mettre sous les grands
arbres. Mais, une fois en plein champ, il faut se dire qu'on a toutes
les chances, sauf une, pour qu'il ne vous atteigne pas. Vous me direz
que cette chance, grande comme la main, est aussi importante dans le
domaine de l'inconnu, du hasard, que la surface entière du globe. Eh
bien, alors, n'y pensons pas pour nous-mêmes, puisqu'un aérolithe peut
tout aussi bien tomber sur nous du fond d'un ciel pur.

Écrivez-moi et dites-moi quand même vos idées noires, si vous ne pouvez
les surmonter. J'aime mieux cela que votre silence. Les journaux nous
disent que le fléau se retire de vous. Mais je ne crois pas absolument à
ce qui est imprimé.

Voilà bien un autre choléra en Espagne! Encore une fois, la glace est
brisée; mais le peuple en sortira-t-il plus heureux? Avant un mois,
Espartero bombardera ces bonnes villes qui l'appellent comme un sauveur
et qui ont déjà oublié ses bombes à peine refroidies! C'est partout
et toujours la même histoire qui recommence, et c'est à dégoûter des
articles de foi, dans quelque sens qu'on les envisage.

J'ai eu beaucoup de chagrin et d'inquiétude pour ma fille, qui se
croyait fort malade et qui m'envoyait presque ses derniers adieux. Son
médecin m'écrit qu'elle n'a presque rien et que je me tienne tranquille.

J'embrasse Solange et Désirée. Mille tendresses d'ici, toujours.



CCCLXXX

A M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE EN MER

                                 Nohant, le 5 octobre 1854.

Dieu soit béni pour avoir envoyé au dictateur cette bonne pensée, cette
pensée de justice; car toute pensée de cette nature émane de la volonté
de Dieu? Votre lettre, votre fragment de lettre cité dans les journaux
est une pensée divine aussi; car Dieu veut qu'en dépit des erreurs de
point de vue et des haines de parti, et de tous, les griefs fondés ou
non, nous aimions la patrie. Comment n'aimerions-nous pas la nôtre,
qui représente, à travers toutes les vicissitudes, les idées les plus
avancées, de l'univers? Où est donc, _ailleurs_, le maître absolu qui
sentirait qu'un patriotisme héroïque, inébranlable, dans le sein d'un
homme enchaîné, est une raison plus forte que la raison d'État? Il faut
gouverner des Français pour avoir cette lueur, de vérité, au milieu de
l'enivrement du pouvoir.

Acceptez, quoi qu'on vous dise; car il est des gens qui vous crieront
de refuser, j'en suis sûre. Vous serez forcé, d'ailleurs! La prison ne
reprend pas les victimes volontaires. Mais va-t-on vous conseiller
de quitter la France? Non, ne le faites pas. Vous êtes libre sans
conditions, cela est dit officiellement. Je ne pense pas qu'il y ait une
porte de derrière pour vous exiler après cette parole?

Restez donc en France, si les pouvoirs de second ordre ne vous chassent
pas. Ils ne l'oseront pas, j'espère.

Restez avec nous; on s'amoindrit à l'étranger, on voit faux, on
s'aigrit; on arrive, par nostalgie, à maudire la patrie ingrate, et,
par là, on devient ingrat soi-même. Venez à nous qui avons soif de vous
voir; rappelez-vous ce rêve doux et déchirant que je faisais encore,
pendant que vous étiez en jugement à Bourges: je vous appelais à Nohant,
je voulais vous y garder longtemps, refaire votre santé ébranlée, et
vous demander de me donner, à moi, cette santé morale qui ne vous a
jamais abandonné. Venez, venez! dans huit ou dix jours, je serai à Paris
pour une quinzaine, et je veux, de là, vous ramener à Nohant. Je vous y
verrai, n'est-ce pas, tout de suite, à Paris? Écrivez-moi un mot, que je
sache où vous êtes. Moi, je demeure rue Racine, 3, près l'Odéon.

Il y aura des misérables, peut-être, qui diront que vous avez fait
agir pour obtenir votre liberté. Oui, il y a, en tout temps, des
calomniateurs, des lâches qui haïssent par instinct la candeur et la
vertu. J'espère que vous n'allez pas vous occuper de cette fange. Moi,
je me tiens sur la brèche pour cracher dessus; j'ai une lettre, une
dernière lettre de vous, où vous me dites ce qu'il y a dans celle que
l'empereur a lue. Je l'ai baisée avec respect, cette lettre qui
me confirmait dans mon sentiment intime et profond de la patrie.
Gardons-le, ce sentiment; défendons-le contre la hideuse joie d'une
_partie_ de notre _parti_. Rappelons-nous que l'on a tué la République
en disant: «_Tout!_ les Cosaques même, plutôt que le socialisme!»
Affrontons avec courage ceux qui disent aujourd'hui: «_Tout!_ les
Cosaques mêmes, plutôt que l'Empire.» Et, si l'on nous dit que nous
trahissons notre foi, tenez, rions-en, il n'y a pas autre chose à
faire!--Mais, si vous ne pouvez pas en rire, vous dont le noble coeur a
tant saigné, acceptez ceci comme un martyre de plus. Dieu vous rendra un
jour la justice que vous refusent les hommes.

J'attends avec impatience un mot de vous; si vous aviez vu comme Maurice
était rayonnant en m'apportant cette nouvelle, ce matin, à mon réveil!
Quelle joie dans la maison, même pour ceux qui ne vous connaissent pas!

Si vous n'avez pas le temps d'écrire, faites-moi donner avis de ce que
vous faites, par quelque ami.

GEORGE SAND.



CCCLXXXI

AU MÊME

                                 Paris, 28 octobre 1854

Mon ami,

Vous vous calomniez quand vous dites: «J'ai agi dans un moment de
surprise, en songeant plutôt à mes intérêts propres qu'à ceux de la
cause.»

Non, ce n'est pas comme cela: vous avez cru sacrifier encore une fois
votre vie et votre repos à l'intérêt moral de la cause. Moi, j'aurais
eu, _j'avais_ une autre appréciation de cet intérêt. Votre action n'en
est pas moins pure et moins belle. Mais laissez-moi vous dire mon
sentiment. Il y a les belles actions, et les bonnes actions. La charité
peut faire taire l'honneur même. Je ne dis pas le véritable honneur,
celui qu'on garde intact et serein au fond de la conscience, mais
l'honneur visible et brillant, l'honneur à l'état d'oeuvre d'art et de
gloire historique. Cet honneur-là, de même que celui du coeur, s'est
emparé de votre existence. Vous êtes déjà passé à l'état de figure
historique et vous représentez, de nos jours, le type du _héros_, perdu
dans notre triste société.

Laissez-moi pourtant défendre la charité, cette vertu toute religieuse,
toute intérieure, toute secrète peut-être, dont l'histoire ne parlera
pas et qu'elle pourra même méconnaître absolument. Eh bien, selon moi,
la charité vous criait: «Restez, taisez-vous! acceptez cette grâce;
votre fierté chevaleresque rive les fers et les verrous des cachots.
Elle condamne à l'exil éternel les proscrits de Décembre, à la mendicité
ou à la misère dont on meurt, sans se plaindre, des familles entières,
des familles nombreuses.»

Ah! vous avez vécu dans votre force et dans votre sainteté! vous n'avez
pas vu pleurer les femmes et les enfants?

Dans ce cruel parti dont nous sommes, on blâme, on flétrit les pères de
famille qui demandent à revenir gagner le pain de leurs enfants, cela
est odieux. J'en ai vu rentrer, de ces malheureux, qui ont mieux aimé
jurer de ne jamais s'occuper de politique sous l'Empire que d'abandonner
leurs fils à la honte de la mendicité et leurs filles à celle de la
prostitution; car vous savez bien que le résultat de l'extrême détresse;
c'est la mort ou l'infamie.

Ces farouches politiques! Ils exigeaient que tous leurs frères fussent
des saints! En avaient-ils le droit? Vous seul peut-être aviez ce
droit-là! mais l'a-t-on jamais? je ne me suis pas senti l'avoir, moi;
j'ai fait _rentrer_ ou _sortir_ tant que j'ai pu: rentrer ceux que
l'exil eût tués, sortir ceux qui en restant eussent été immolés. J'ai pu
bien peu; je ne sais pas si on me le reproche, si quelques rigoristes le
trouvent mauvais; ah! cela m'est bien égal! Je ne méprise pas les hommes
qui ne sont pas des héros et des saints. Il me faudrait mépriser trop
de gens, et moi-même, dont les entrailles ne peuvent pas s'endurcir au
spectacle de la souffrance.

Et puis, je ne suis pas bien sûre que ceux qui ont sacrifié leur
activité, leur carrière, leur avenir politique, leur réputation même,
n'aient pas été, en certaines circonstances, les vrais saints et les
vrais martyrs. L'intolérance et le soupçon, l'orgueil et le mépris,
voilà de tristes chemins pour marcher vers le temple de la Fraternité!

Et puis encore, je vous disais, je crois, que toute bonne pensée vient
de Dieu. S'il en envoie à nos adversaires, devons-nous y répondre par
le dédain? si nous le faisons, quand reviendront-elles, ces pensées de
justice et de réparation? Nous ne voulons pas que ce joug devienne moins
lourd. Nous sommes fiers, de la force de nos fronts, nous ne songeons
pas aux faibles qui succombent!

Vous allez me trouver trop _femme_, je le sens bien. Mais je suis femme,
et je ne peux pas en rougir, devant vous surtout, qui avez tant de
tendresse et de piété dans le coeur.

Maintenant, vais-je trop loin dans l'amour de l'abnégation, et, vous,
avez-vous été trop loin dans l'amour de votre propre dignité? Que Dieu,
qui sait nos intentions pures, pardonne à celui de nous qui se trompe.
Dans un monde plus brillant et plus _libre_, comme ceux que nous promet
Jean Reynaud, nous verrons plus clair et nous agirons avec plus de
certitude. Le but pour nous dans ce purgatoire qu'il nous attribue,
c'est d'agir selon nos forces et nos croyances, de manière à pouvoir
monter toujours.

J'ai à cet égard une sérénité d'espérance qui m'a toujours soutenue ou
consolée, et je vous donne rendez-vous avec confiance dans un
astre mieux éclairé, où nous reparlerons-de ces petits événements
d'aujourd'hui qui nous paraissent si grands.

Nous reverrons-nous dans celui-ci? Je l'ignore. Mille choses disent oui,
mille autres choses disent non. Si nous avions pu causer à Nohant, je
vous aurais dit le livre que vous avez à faire et que vous ferez quand
même, lorsqu'un peu de calme et de repos vous aura fait apparaître dans
son ensemble et dans sa signification le résumé de votre propre mission.

Ce livre, j'y pensais le jour où j'ai appris votre délivrance. Je vous
entendais me dire: «Je ne suis pas un écrivain de métier, je ne suis pas
un assembleur de paroles.» Et je vous répondais, dans mon rêve: «Vous le
ferez à Nohant; je l'écrirai sous votre dictée, et il remplira le monde
d'une grande pensée et d'une utile leçon.» Il y a un point de vue plus
vaste et plus humain que l'étroite piété de Silvio Pellico. Et le nôtre,
nous eussions pu le dire sans être condamnés ni poursuivis par aucun
gouvernement, tant nous eussions été dans des vérités supérieures à
toute société et à nous-mêmes.

Vous ferez ce livre, je le répète. Vous le ferez autrement; je regrette
seulement de ne vous pas apporter la part d'inspiration qui nous fût
venue en commun.

Adieu, mon ami; je n'ai pas le temps de vous en dire davantage
aujourd'hui. Je vis dans le mouvement du théâtre en ce moment-ci. Il me
tarde de retourner à mon silence de Nohant. J'y serai dans peu de jours;
c'est là que vous pourrez toujours m'écrire. Ne me laissez pas ignorer
ce que vous devenez.

A vous.

G. SAND.



CCCLXXXII

AU MÊME

                                 Nohant, 27 novembre 1854.

Mon ami,

Vous êtes bon; oui, _bon!_ ce qui est être grand plus que ceux qui ne
sont que grands. Je vous ai presque grondé, et vous me répondez, avec la
douceur d'un enfant, que j'ai eu raison. Il n'y a qu'une seule chose,
qu'un seul point, où je puisse avoir la raison _absolue_ pour moi. C'est
quand je m'afflige et me désole de ne pas vous voir. Je ne vous écris
pas aujourd'hui: mon Maurice vient d'être non dangereusement, mais assez
cruellement malade. Il va bien; mais, moi, je suis lasse, lasse, et je
me trouve dans un arriéré de travail effrayant.

Où que vous soyez, écrivez-moi quelquefois. À présent que vous êtes un
peu plus à vous-même qu'en prison, causons de loin; mais, au moins,
causons de temps en temps.

Où que vous soyez, après avoir repris à la vie physique, dont vous devez
avoir besoin sans vous en rendre compte, lisez et écrivez. Vous avez de
bonnes choses à nous dire, même en dehors de ce vain monde des faits.
Votre âme a monté plus haut que les nôtres, et ces _romans_ que vous
avez faits, entre ciel et terre dans les rêveries de la prison, vous
nous les devez.

Adieu, pour cette nuit de fatigue. Je suis à vous de coeur et d'esprit.

G. SAND.

30 _novembre_. Emile, occupé pour Maurice d'une copie assez longue, ne
m'a remis que ce soir la lettre que j'attendais pour vous envoyer la
mienne. Je me vois donc quelques instants de calme pour vous redire que
je pense à vous souvent; oui, bien souvent! Dans toutes les émotions,
chagrin ou contentement, réflexion ou lecture, chaque fois que mon âme
travaille, languit ou s'élève, je me compose un ciel, c'est-à-dire,
selon Jean Reynaud, une terre, un monde, où j'espère aller, et tout de
suite j'y appelle ceux de ce monde-ci que je veux et compte y retrouver.
Et puis, dans les épreuves véritables, je pense aussi aux devoirs de
cette vie où nous sommes, et votre patience, votre vertu (pardonnez-moi
un mot vieilli, mais toujours bon), se présentent devant moi pour me
donner de la volonté. Vous avez été bien malheureux, mon ami, et,
pourtant, il me semble qu'au fond du coeur vous êtes le plus heureux des
hommes, parce que vous avez la conscience la plus pure et l'équilibre le
plus divin. Vous avez la certitude d'une récompense là-haut, tandis que,
nous autres, nous n'avons que l'espoir d'un dédommagement.

Je vous demande pardon pour la lettre prolixe d'Émile. Il est prolixe,
c'est sa nature, en écrivant. Il ne vous entretient que de nos malades,
comme si c'était bien intéressant. Il ne se dit pas assez que vous
recevez trop de lettres et que vous y répondez trop fidèlement.--La
seule chose bonne de sa lettre, c'est la _conversion_ qu'il vous doit,
et dont il n'est pas encore bien rempli; car il ne me l'a fait savoir
qu'en me permettant de lire l'aveu qu'il en fait. Nous avions des
_querelles_ sur ce sujet, et il en avait surtout avec Maurice, qui
brûlait d'aller là-bas, et qui y aurait été, sans la crainte de mon
désespoir _en dedans_. Je ne l'aurais pourtant pas empêché de suivre son
idée, qui était à la fois _artistique_ et patriotique. Mais j'aurais
bien souffert!--Voilà que je fais comme Émile, et que je vous entretiens
de _nous_. Rien de tout cela ne vaut la peine d'être dit.

Quand c'est à vous que je parle, je voudrais n'avoir à vous entretenir
que de choses divines. J'en ai pourtant l'esprit tout plein, et je veux,
un jour ou l'autre, faire un livre là-dessus que je vous dédierai. Je
travaille comme un nègre pour de l'argent; il en faut pour les autres.
Mais ce devoir-là est bien lourd! Quand donc, mon Dieu, aurai-je un an à
moi, pour faire un livre qui ne me rapportera rien?

Encore adieu. Maurice, bien portant, vous embrasse, et vous déclare
qu'il n'a pas eu la gale, mais tout bonnement une _urticaire_.



CCCLXXXIII

A M. CHARLES JACQUE, A BARBIZON.

                                 Nohant, 7 janvier 1855.

_Ils_ et _elles_ sont arrivés ce soir bien vivants, et je ne peux
pas vous dépeindre la scène d'étonnement et d'admiration de toute la
famille, bêtes et autres, à la vue de ces superbes animaux.

Quand tout cela ne donnerait ni oeufs ni poulets, c'est tellement beau
à voir, qu'on se le payerait encore avec plaisir. On a tout de suite
installé la compagnie dans son domicile et mis à l'engrais toute la
valetaille, indigne de frayer avec pareille seigneurie. Vos instructions
vont être affichées à toutes les portes de l'établissement, et j'aurai
le plaisir d'y veiller; car ce monde-là en vaut la peine.

Que de remerciements je vous dois, monsieur, pour tant de soins et
d'obligeance! C'est si aimable à vous et si fort sans gêne de ma part,
que je ne sais comment vous dire combien je vous sais gré d'avoir
pris cet embarras! Je ne croyais pas que vous seriez forcé de veiller
vous-même à tout ce détail, et je vois que vous avez choisi de main de
maître et surveillé cet envoi avec une complaisance tout amicale. Merci
donc mille fois; mais je ne me tiens pas quitte.

J'aime bien les poules que vous expédiez; j'aime encore mieux celles que
vous faites; mais j'aimerais mieux encore vous voir à Nohant mettre
le nez dans notre famille, parce que je suis sûre que vous vous y
trouveriez bien, et qu'une fois venu, vous y reviendriez. Vous me
l'aviez promis, et je ne compte pas vous laisser tranquille que vous ne
teniez parole.

Maurice vous envoie toutes ses poignées de main et remerciements; car
il était comme un enfant devant l'ouverture de ce panier plein de
merveilles, et tous ces grands airs de prisonniers orgueilleux qui
relevaient leurs aigrettes en nous regardant de travers.

Veuillez croire à toutes mes sympathies et sentiments vrais pour vous.

GEORGE SAND.



CCCLXXXIV

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 7 février 1855.

Je vous remercie bien cordialement, monsieur, et de l'envoi de cette
relique, et des bonnes et vraies paroles que vous savez me dire. Je ne
peux pas encore parler de cette douleur, elle m'étouffe toujours et j'en
dirais trop!

Le plus affreux; c'est qu'on me l'a tuée, ma pauvre enfant[1], tuée de
toute façon. Ah! monsieur, sauvez la vôtre, ne la laissez pas sortir de
l'infirmerie, et, quand elle sera guérie, ôtez-la de cette pension où
la malpropreté est sordide. Les parents ne laissent pas si facilement
mourir leurs enfants quand ils les ont auprès d'eux. Ils ne se fatiguent
pas d'une longue convalescence à surveiller, les parents qui sont de
vrais parents.

Il y en a qui sont fous et qui croient qu'un enfant est une chose qu'on
peut négliger et oublier. Ma pauvre fille n'eût pas laissé mourir la
sienne, et moi aussi, je suis bien sûre que je l'aurais sauvée! Je n'ai
pas l'honneur de vous connaître, monsieur, mais je suis bien touchée de
ce que vous me dites.

Merci mille fois! je fais des voeux bien tendres et bien sincères pour
votre chère petite. Ma fille vous remercie aussi.

GEORGE SAND.

  [1] Sa petite-fille Jeanne Clésinger.



CCCLXXXV

A ÉDOUARD CHARTON, A PARIS

                                 Nohant, 14 février 1855.

Cher ami,

Je vous ai laissé souffrant. Êtes-vous mieux? Parlez-moi de vous. Il y
a bien longtemps que je veux vous écrire. J'allais vous adresser une
longue lettre sur le beau livre dont nous parlions ensemble. Je l'avais
lu[1]. Mais que de chagrins m'ont frappée tout à coup! d'abord j'ai
perdu deux de mes amis, et faut-il être assez malheureux pour avoir à le
dire, cela n'était rien! J'ai perdu subitement cette petite-fille que
j'adorais, ma Jeanne dont je vous avais parlé et dont l'absence, vous le
savez, m'était _si_ cruelle. J'allais la ravoir, le tribunal me l'avait
confiée. Le père résistait par amour-propre: sans M. B..., qu'une haine
sournoise, instinctive, non motivée sur des faits que je sache, mais
ancienne et tenace, excitait contre moi, ce père m'eût de lui-même
ramené l'enfant. Il le voulait, il l'avait voulu. L'avocat--le
conseil--ne voulait pas. Ils appelaient donc du jugement, et ce jugement
n'était pas exécutoire sur-le-champ. J'écrivais en vain à ce dur et
froid avocat que ma pauvre petite était mal soignée, triste et comme
consternée dans cette pension où il l'avait mise, lui! Et, pendant ces
pourparlers, le père faisait sortir sa fille, en plein janvier, sans
s'apercevoir qu'elle était en robe d'été. Le soir, il la ramène malade
à la pension et s'en va chasser loin de Paris, on ne sait où. L'enfant
avait la scarlatine. Elle en guérit très vite, mais le médecin de la
pension juge qu'elle peut sortir de l'infirmerie. Il faut au moins
quarante jours de soins extrêmes et d'atmosphère égale. On n'en a pas
tenu compte. On a appelé sa mère et on a consenti à lui laisser soigner
l'enfant quand on l'a vue perdue. Elle est morte dans ses bras en
souriant et en parlant, étouffée par une enflure générale, sans se
douter qu'elle fût malade, mais frappée de je ne sais quelle divination
et disant d'un air tranquille: «Non, va, ma petite maman, je n'irai
pas à Nohant, je ne sortirai pas d'ici, moi!»--Ma pauvre fille me l'a
apportée, elle est à Nohant!--Elle a de la force et de la santé, Dieu
merci; moi, j'ai eu du courage, je devais en avoir; mais, maintenant
que tout est calmé, _arrangé_, et que la vie recommence avec cet enfant
supprimé de ma vie..., je ne peux pas vous dire ce qui se passe en moi,
et je crois qu'il vaut mieux ne pas le dire.--Ce que je veux vous dire,
c'est que le livre m'a fait du bien, lui et Leibnitz. Je savais tout
cela, je n'aurais pas pu le dire, je ne saurais pas l'établir, mais j'en
étais sûre et j'en suis sûre. Je vois la vie future et éternelle devant
moi comme une certitude, comme une lumière dans l'éclat de laquelle les
objets sont insaisissables; mais la lumière y est, c'est tout ce qu'il
me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais bien
qu'elle est mieux que dans ce triste monde, où elle a été la victime des
méchants et des insensés. Je sais bien que je la retrouverai et qu'elle
me reconnaîtra, quand même elle ne se souviendrait pas, ni moi non plus.
Elle était une partie de moi-même, et cela ne peut être changé. Mais ces
beaux livres qui excitent notre soif de partir ont leur côté dangereux.
On se sent partir avec eux, on s'en va sur leurs ailes, et il faudrait
savoir rester tout le temps qu'on doit rester ici. J'en ai bien la
volonté; le devoir est si clairement tracé, qu'il n'y a pas de révolte
possible; mais je sens mon âme qui s'en va malgré moi. Elle ne se
détache pas de mes autres enfants ni de mes amis. Elle voudrait suffire
à sa tâche et donner encore du bonheur aux autres. Mais plus elle voit
ce qu'il y a au delà de la vie de ce monde, plus elle se sépare de la
volonté, qui se trouve insuffisante. Je dis l'âme, faute de savoir dire
ce que c'est qui me quitte; car la volonté ne devrait pas être quelque
chose en dehors de l'âme; mais la volonté ne retient pourtant pas l'âme
quand l'heure est venue.

Ne répondez pas à tout cela, cher ami; si mes enfants, qui lisent
quelquefois mes lettres au hasard, me savaient si ébranlée, ils
s'affecteraient trop. Je veux, pour vivre avec eux le plus longtemps
possible, faire tout ce qui me sera possible. J'irai avec mon fils
passer le mois prochain dans le Midi pour me guérir d'un état
d'étouffement qui a augmenté et qui n'a rien de sérieux cependant.

Je passerai quatre ou cinq jours à Paris au commencement de mars, pour
prendre mon passeport. Je ne veux voir personne; mais vous, cependant,
je voudrais bien vous voir et vous charger de dire à l'auteur de _Ciel
et Terre_ tout ce que je ne vous dis pas ici, troublée que je suis trop
personnellement, et justement à cause de cette question de vie et de
mort qui est là. C'est un des plus beaux livres qui soient sortis de
l'esprit humain.

Il m'avait jetée dans une joie extraordinaire. Je voulais faire un
volume pour le louer comme je le sens.--Je le ferai plus tard, si je
peux me remettre à écrire. Mais, entre nous soit dit, je ne suis pas
sûre que ce côté de la vie me revienne jamais. Je ne vis plus du tout de
moi ni en moi, ma vie avait passé dans cette petite fille depuis deux
ans. Elle m'a emporté tant de choses, que je ne sais pas ce qui me
reste, et je n'ai pas encore le courage d'y regarder. Je ne regarde que
ses poupées, ses joujoux, ses livres, son petit jardin que nous faisions
ensemble, sa brouette, son petit arrosoir, son bonnet, ses petits
ouvrages, ses gants, tout ce qui était resté autour de moi, l'attendant.
Je regarde et je touche tout cela, hébétée, et me demandant si j'aurai
mon bon sens, le jour où je comprendrai enfin qu'elle ne reviendra pas
et que c'est elle qu'on vient d'enterrer sous mes yeux.

Vous voyez, je retombe toujours dans mon déchirement. Voilà pourquoi
je ne peux écrire presque à personne. Il y a peu de coeurs que je ne
fatiguerais pas, ou que je ne ferais pas trop souffrir. Je vous parle, à
vous, parce que vous êtes comme moi à moitié dans l'autre vie, et, pour
le moment, j'espère avec la bienfaisante placidité que j'avais naguère,
quand je n'étais pas si fatiguée d'attendre.--Mais vous aviez le corps
malade. Dites-moi donc que vous êtes mieux, avant que je quitte Nohant.
Vous avez une grande ressource: c'est de pouvoir vivre à l'habitude
dans le monde des idées où je vois trop en poète, c'est-à-dire avec
ma sensibilité plus qu'avec mon raisonnement. Vous avez une lucidité
soutenue dans ce monde-là, il me semble. C'est là qu'il faudrait pouvoir
toujours regarder, sans préoccupation des soucis inévitables de la vie
matérielle, des devoirs qui excèdent quelquefois nos forces, et sans
ces déchirements d'entrailles que rien ne peut apaiser. C'est une loi
providentielle à coup sûr que la tendresse folle des mères; mais la
Providence est bien dure à l'homme, à la femme surtout. Cher ami, adieu;
je suis à vous de coeur et d'esprit.

G. SAND

  [1] _Terre et Ciel_, par Jean Reynaud.



CCCLXXXVI.

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE

                                 Nohant, 14 février 1855.

Ma chère mignonne, si je ne t'écris pas, tu sais que ce n'est pas trop
ma faute. Je suis toujours malade, étouffée, j'ai des douleurs partout,
je ne peux pas travailler, je ne peux pas me consoler.

J'ai eu le courage qu'il fallait, dans les premiers moments; à présent,
je paye ce courage-là en détail par une fatigue extrême.

Je ne veux pas m'y abandonner cependant. Maurice veut que j'aille passer
le mois de mars a Nice ou à Gênes, et je le lui ai promis.

Je suis désolée de ces rhumes de Bertholdi qui t'inquiètent tant. On
peut tousser bien longtemps, sans qu'il y ait rien de grave; mais je
sais par expérience combien cela fatigue, combien cela porte sur les
nerfs, à soi-même et aux autres. Certainement, il faudrait pouvoir fuir
ce froid de Lunéville, comme je vais fuir les souvenirs trop amers et
trop cruels de ma maison, toute pleine de cette enfant. Mais que faire?
La gêne est l'obstacle à tout. Il faudra que je revienne presque tout de
suite travailler, et, quand Bertholdi s'absente, c'est la même chose. Ce
ne sont pas quelques jours de repos qu'il lui faudrait. C'est toute une
vie plus douce. Comment et de qui l'obtenir?

Tu ne m'as pas dit si Georget avait bien supporté son voyage, et s'il
avait repris les belles couleurs qu'il, avait un peu perdues ici. Aie
bien soin de lui et ne t'en sépare qu'à bonnes enseignes.

Solange est à Paris mieux portante et plus tranquille du côté de ses
affaires. Son père s'exécute un peu avec elle, son mari pas du tout.
Elle pensait pouvoir t'être utile, et, sans notre malheur, je suis sûre
qu'elle aurait fait son possible. Elle y reviendra certainement quand
elle pourra sortir et se montrer un peu.

Embrasse toute ta chère maison pour moi: George, Charles et Marie, à qui
je n'ai pas la force d'écrire. Je n'écris plus à personne, je ne peux
pas. Chaque fois que je parle de moi, même pour dire un mot, je me sens
comme prise de fièvre pour toute la journée; c'est un état maladif
certainement et qui passera. Ne t'en inquiète pas, j'y fais et j'y ferai
mon possible. Je t'embrasse de toute mon âme. Ah! ma pauvre enfant, que
je voudrais te donner autant de bonheur que j'ai de peine!



CCCLXXXVII

A MAURICE SAND, A PARIS

                                 Nohant, 24 février 4855.

Cher enfant,

Je commence par te dire que, puisque tu n'es, pas enrhumé, tout va bien
pour moi. Aie soin de ta petite personne comme j'ai soin de la mienne,
puisqu'il ne s'agit pas de nous regarder comme de simples mortels,
mais comme de très précieux voyageurs allant à la découverte de la
Méditerranée.

Quant à Montigny, je vois bien qu'il veut refaire toutes mes pièces. Il
y a pourtant une observation à faire, c'est que toutes les pièces qu'on
ne m'a pas fait changer: _le Champi_, _Claudie_, _Victorine_, _le _Démon
du foyer_, _le Pressoir_, ont eu un vrai succès, tandis que les autres
sont tombées ou ont eu un court succès. Je n'ai jamais vu que les idées
des autres m'aient amené le public, tandis que mes hardiesses ont passé
malgré tout.

Et quelles hardiesses! Trop d'idéal, voilà mon grand vice devant les
directeurs de théâtre.

J'écouterai sans discussion ce que me dira Montigny, j'écouterai ses
projets d'_amélioration_, et, si je vois qu'il faille changer le fond de
la pièce, je la reprendrai; cette fois, j'y suis bien, décidée. Je suis
lasse du théâtre d'abord, et puis encore plus lasse des hésitations où
l'on me jette sur moi-même. Je suis ce que je suis. _Yo soy quien soy_.
Ma manière et mon sentiment sont à moi. Si le public des théâtres n'en
veut pas, soit, il est le maître; mais je suis maître aussi de mes
propres tendances, et de les publier sous la forme qu'il sera forcé
d'avaler au coin de son feu.

Rien de nouveau ici: temps assez doux, Trianon devenu lac, ordres donnés
pour le jardin en notre absence, comptes de cuisine, rangement de
papiers, correction d'épreuves. Tout cela n'est pas fort intéressant,
surtout quand je ne te vois pas aller et venir, entrer et sortir, et
jeter, à travers tout cela, les profondes réflexions et les lumineux
aperçus de _tes sciences_.

Bonsoir donc, cher mignon; je me replonge dans les paperasses et
t'embrasse de toute mon âme. Le capitaine d'Arpentigny te _colle_ ses
amitiés. Émile _se paye_ de copier _le Diable aux champs_.



CCCLXXXVIII

A MADEMOISELLE LEMOYER DE CHANTEPIE, A ANGERS

                                 Nohant, 27 février 1855.

Mademoiselle,

Je vous conseille et vous prie, même, puisque vous avez la bonté de
compter sur ma vive sympathie pour vous, de quitter le milieu où vous
souffrez tant, et d'aller vivre à Paris; vous y trouverez les nobles
distractions dont une âme comme la vôtre a besoin, la musique, les arts
et des relations que votre intelligence élevée et votre coeur généreux
sauront vite créer.

Si le catholicisme vous est nécessaire, vous rencontrerez certainement
un directeur de conscience assez éclairé pour vous guérir de cette
maladie des scrupules, que je connais bien, et que j'ai subie dans ma
jeunesse assez cruellement pour vous comprendre et vous plaindre. Non,
il ne faut pas qu'une âme comme la vôtre succombé à ces vaines terreurs.
Il faut vous relever par de fortes et saines lectures. Je suis trop
ignorante pour vous les indiquer; mais écrivez à M. Jean Reynaud,
envoyez-lui ma lettre, si vous voulez. Il saura par là que je vous
connais et que votre besoin de secours intellectuel n'est pas une
frivole inquiétude.

Oui, je vous connais sans vous avoir vue; mais n'y a-t-il pas bientôt
dix ans que vous m'écrivez ces grandes lettres où, au milieu des
contradictions et des troubles d'une pensée ardente, j'ai toujours
trouvé, votre bonté si entière, si spontanée, si naïve, et votre
jugement si généreux et si droit en tout ce qui est essentiel!

Demandez-lui de vous indiquer des livres qui vous sauvent, et, faites
mieux, quittez cette solitude où vous vous consumez, où ce qui vous
entoure vous laisse et vous _rend_ encore plus seule, je le vois bien.
Je ne connais pas assez M. Jean Reynaud pour vous adresser à lui, sans
qu'il vous connaisse. Mais faites-vous connaître à lui; son livre m'a
fait un grand bien, à moi aussi, et j'avais grand besoin de trouver,
dans la haute science d'un esprit de premier ordre, la confirmation
raisonnée de tous mes instincts; car mon courage a été bien éprouvé
dernièrement!

J'ai perdu une enfant adorable et adorée, la fille de ma pauvre fille.
Je viens d'être malade, ce qui m'a empêchée de vous répondre, et,
maintenant, je suis encore si délabrée, que mon fils, mon cher fils,
m'emmène voyager un peu. Je pars dans deux jours. Dans deux mois, je
serai de retour à Nohant, où vous m'en verrez, j'espère, de meilleures
nouvelles de vous. Avant de rentrer ici, je passerai quelque jours
probablement à Paris. Si vous réalisez votre tentation d'y aller
demeurer, faites-le-moi savoir à Paris, dans les premiers jours de mai.

Pardonnez-moi de vous répondre si peu, je suis brisée encore, mais _je
crois_. Je suis sûre de retrouver mon enfant dans un meilleur monde;
et, vous dont le coeur est si pur, vous devez être sûre aussi de votre
avenir. Douter de la bonté de Dieu est une faiblesse de notre nature.
Mettez toutes les forces de votre esprit à croire à cette bonté, et vous
sentirez qu'elle a son reflet en vous-même.

N'ayez pas peur de la mort: c'est un bien bon refuge, allez, et, quand
on le comprend, le courage consiste à ne pas la désirer trop.

À vous de coeur toujours, chère âme en peine.

GEORGE SAND.



CCCLXXXIX

A M. EUGÈNE LAMBERT, A PARIS

                                 Frascati, mars 1855.

Mon cher Lambruche,

Tout va bien, Maurice nous a donné quelque inquiétude, non pas à cause
de la maladie qu'il a eue, mais à cause de celle qu'il aurait pu avoir.
Heureusement, il a passé à côté, grâce à un bien bon médecin, excellent
homme par-dessus le marché. Il y a eu nécessairement pour nous un peu
de spleen à Rome. Cinq ou six jours dans une chambre d'auberge, c'est
triste.

D'ailleurs, Rome, à bien des égards, est une vraie _balançoire_; il faut
être ingriste pour aimer et admirer tout, et pour ne pas se dire, au
bout de trois jours, que ce qu'on a à voir est absolument pareil à ce
qu'on a déjà vu sous le rapport de l'aspect, du caractère, de la couleur
et du sentiment des choses. Ensuite, on peut entrer dans le détail des
ruines, des palais, des musées, etc., et, là, c'est l'infini; car il
y en a tant, tant, tant, que la vie d'un amateur peut bien n'y pas
suffire. Mais, quand on n'est qu'_artiste_, c'est-à-dire voulant vivre
de sa propre vie, après s'être un peu imprégné des choses extérieures,
on ne trouve pas son compte dans cette ville du passé, où tout est mort;
même ce que l'on suppose encore vivant.

C'est curieux, c'est beau, c'est intéressant, c'est étonnant; mais c'est
trop mort, et il faudrait savoir sur le bout des doigts, non seulement
ce fameux livre de _Rome au siècle d'Auguste_, mais encore l'histoire de
Rome à toutes les époques de son existence; il faudrait vivre là-dedans,
l'esprit tendu, la mémoire mirobolante et l'imagination éteinte.

Il fut un temps, _sous l'Empire_, où l'on s'asseyait _sur le tronçon
d'une colonne_, pour méditer sur les ruines de Palmyre; c'était la
mode, tout le monde méditait. On a tant médité, que c'est devenu fort
_embêtant_ et que l'on aime mieux vivre. Or, quand on a passé plusieurs
journées à regarder des urnes, des tombeaux, des cryptes, des
_colombarium_, on voudrait bien sortir un peu de là et voir la nature.
Mais, à Rome, la nature se traduit en torrents de pluie jusqu'à ce que,
tout d'un coup, viennent la chaleur écrasante et le mauvais air. La
ville est immonde de laideur et de saleté! c'est la Châtre centuplée en
grandeur; car c'est immense et orné de monuments anciens et nouveaux qui
vous cassent le nez et les yeux à chaque pas, sans vous réjouir, parce
qu'ils sont étouffés et gâtés par des amas de bâtisses informes et
misérables. On dit qu'il faut voir cela au soleil; je ne dis pas non,
mais il me semble que le soleil ne peut pas raccommoder ce qui est
hideux.

La campagne de Rome si vantée est, en effet, d'une immensité singulière,
mais si nue, si plate, si déserte, si monotone, si triste, des lieues de
pays en prairies, dans tous les sens, qu'il y a de quoi se brûler le peu
de cervelle qu'on a conservé après avoir vu la ville. MAIS! mais, quand
on est sorti de cette immensité plate, quand on arrive au pied des
montagnes, c'est autre chose. On entre dans le paradis, dans le
troisième ciel. C'est là que nous sommes. Nous avons amené Maurice,
encore tout détraqué, avant-hier, et, bien que nous n'ayons pas encore
eu un rayon de vrai soleil, le voilà tout gaillard et passant la journée
sur ses jambes.

Le lieu où nous sommes est si beau, si étrange, si curieux, si sublime
et si joli en même temps, que j'en aurai pour toute une saison à te
raconter. Réjouis-toi donc de notre fortune présente; car nous sommes
enfin payés de nos fatigues et de nos déceptions, payés avec usure. Tu
peux lire ma lettre à Solange. Tu sauras comment nous sommes campés;
mais nos promenades, rien ne peut en donner l'idée. C'est à chaque pas
une découverte. Aujourd'hui, par exemple, nous avons passé la journée
dans un immense palais entièrement abandonné au haut d'une colline. J'ai
pensé à toi, mon petit Lambert.

Ah! qu'on serait heureux d'être riche et d'associer tous ses enfants aux
vrais plaisirs que l'on rencontre. Que de souterrains, que de fleurs,
que de ruisseaux, de cascades, d'arbres monstrueux, de ruines, de cours
abandonnées, de rocailles brisées, de statues sans nez, d'herbes folles,
de mosaïques couvertes de gazon et d'asphodèles! C'est à en rêver; et
des galeries et des escaliers sans fin qui s'en vont du ciel au fond de
la terre, un tas de constructions inexplicables, les vestiges d'un luxe
insensé ensevelis sous la misère; et tout cela au sommet d'un panorama
de montagnes, de terres, de mers à donner le vertige. C'est trop beau.

Sur ce, bonsoir, mon Lambert; nous pensons rester ici une quinzaine, et,
quand nous serons décidés sur la suite du voyage, nous te donnerons de
nos nouvelles. Je t'embrasse de la part des petits camarades et de la
mienne. Au revoir au mois de mai.

Pense à nous.

G. SAND.



CCCXC

A M. JULES NÉRAUD, A LA CHÂTRE

                                 Frascati, 14 avril 1855

Cher ami,

Nous sommes à Frascati depuis quinze jours et voulons y rester encore
une semaine. Maurice, après avoir été assez souffrant au début de notre
installation, va si bien, qu'il ne songe qu'à manger, dormir et courir.
Je suis ce régime pour mon compte et je m'en trouve assez bien,
physiquement parlant. Quant au cerveau, c'est une atrophie complète. Se
lever matin, faire cinq ou six lieues à pied tous les jours, rentrer
affamée, tomber de sommeil après un affreux dîner de gargote que
l'appétit fait trouver bon, je vous laisse à penser si c'est là une
vie intéressante. Pourtant j'amasse, sans trop m'en apercevoir, des
souvenirs qui m'intéresseront plus tard, quand j'aurai le loisir de
songer à ce qui ne fait que passer devant moi maintenant.

C'est un admirable pays que nous parcourons, et bien digne de remarque
pour _s'ancrer_ dans les opinions qu'on y apporte d'ailleurs. La nature
y est belle, surtout _jolie_; car ne croyez pas un mot de la grandeur et
de la sublimité des aspects de Rome et de ses environs. Pour qui a
vu autre chose, c'est tout petit; mais c'est d'un coquet ravissant.
Entendons-nous pourtant, c'est le petit dans le grand; car cette
campagne romaine, tout unie, est immense comme une mer environnée de
montagnes. Mais les détails, les ruines, les palais, les églises, les
collines, les lacs, les jardins, tout cela paraît hors de proportion
avec la scène qui les continue.

Pour nous autres, c'est une manière de vivre très récréative, que de
courir toute la journée dans la solitude et de découvrir nous-mêmes le
pays. Les guides sont ennuyeux et ne connaissent pas les chemins. Nous
nous en passons. Enfin vous pouvez vous figurer notre existence, vous
qui savez tout ce qu'il y a pour nous dans une promenade à Crevant ou
au bois de Boulaize. Maintenant nous ramassons des plantes et nous
attrapons des papillons sur les ruines de Tusculum, autour du lac
Régille, que sais-je? Les noms sont plus pompeux que les choses, mais
les choses sont charmantes, voilà ce qui est certain.

Nous avons eu un temps affreux pour l'Italie, beaucoup de pluie dehors
et beaucoup de froid _à la maison_; car la température extérieure,
quelque privée de soleil qu'elle soit, est toujours assez douce, et les
appartements seuls sont inhabitables en cette saison. Ils sont immenses,
voûtés, stuqués, peints à fresque, disposés en tout pour l'été. Rien ne
ferme et le peu de cheminée qu'on a ne sait pas chauffer. Depuis trois
jours seulement, nous avons un beau soleil, du matin au soir; mais nous
avons couru par tous les temps.

Le jour de Pâques a été aussi un beau jour très chaud; nous l'avons
passé à Rome, où nous avons reçu la bénédiction _urbi et orbi_. C'est
une cérémonie très vantée, mais qui n'est pas mise en scène avec art. Le
goût français manque à toute chose, ici comme ailleurs. La nature s'en
moque. Elle nous prodigue les fleurs que l'on cultive dans nos jardins
avec respect. Ici, en plein désert, on marche sur le réséda, sur les
narcisses, sur les cyclamens et mille autre fleurs adorables dont je
vous fais grâce, à vous qui ne connaissez que les tulipes.

Et puis je ne veux pas vous raconter d'avance tout ce dont nous
bavarderons à satiété à Nohant; car, ici, tout est différent, depuis _a_
jusqu'à _z_, de ce qui est chez nous. Hommes et bêtes, coutumes, idées,
besoins, terre, plantes, air, c'est un autre monde. Je ne sens pas la
puissance de séduction de ce pays autant qu'on me l'avait annoncé. Trop
de choses sont en désaccord avec notre manière de voir et de sentir;
mais je reconnais qu'il est bon de l'avoir vu, ne fût-ce que pour aimer
davantage cette douce France au ciel gris, où les hommes, si peu hommes
qu'ils soient, sont encore plus hommes que partout ailleurs.

Sur ce, bonsoir, mon vieux. Je tombe de sommeil. J'ai reçu, ce soir,
votre lettre du 4 avril. Vous vous étonnez du temps qu'elles mettent à
voyager, les lettres! Ah bien, je m'étonne, moi, du contraire, à présent
que je vois comment sont arrangées ici les choses les plus simples de
la vie matérielle. Ne vous désolez pas de la perte de l'aigle[1]. Je le
regrette sans doute; mais, quand on reçoit des nouvelles de tout son
monde, après les malheurs qui nous ont frappés dans notre nid, on
s'estime heureux de n'avoir perdu de nouveau qu'une bestiole de la
ménagerie...

Nous vous chargeons de toutes nos amitiés pour la maisonnée. Quant à nos
amis, à qui vous voulez bien donner de nos nouvelles, je vous remercie
encore plus. J'ai toujours le projet d'écrire à tous, et je n'ai pas
trouvé encore un jour de lucidité, au milieu de cette fatigue où je
me jette. Elle est véritablement excessive; mais je crois que je m'en
trouverai bien; car je fais des progrès étonnants dans l'art de grimper.
Je vais tous les jours à une lieue, au moins, et souvent à une lieue
et demie au-dessus de la mer. C'est quelque chose, au bout des jambes.
Maurice recueille beaucoup d'insectes et fait beaucoup de dessins. Moi,
j'allège ma démarche, déjà peu légère, d'un tas de pierres dont je
remplis ma sacoche. Je voudrais tout ramasser; tout est curieux. En
quelque désert qu'on se trouve, on marche sur des fragments de marbre
d'Asie et d'Afrique, restes d'une splendeur disparue, et dont, en bien
des endroits, les plus savants antiquaires sont embarrassés d'expliquer
la présence.

Bonsoir encore, mon bonhomme. Écrivez encore à Gênes, si vous écrivez;
car c'est toujours par là que nous repasserons vers la fin du mois. A
vous de coeur.

  [1] Un aigle noir apprivoisé qui avait pris sa volée.



CCCXCI

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

                                 La Spezzia, 9 mai 1855.

Cher ami,

Je ne sais pas si vous recevrez ma lettre avant mon embrassade; car je
viens seulement de recevoir la vôtre et la douloureuse nouvelle qu'elle
m'apporte[1]. Certainement, c'est un coup bien sensible qui vient encore
me frapper, après tant d'autres. Sommes-nous malheureux depuis quelques
années, mes pauvres enfants! La vie générale tuée en nous et autour de
nous, Dieu aurait dû nous laisser au moins la vie personnelle, celle
de la famille et de l'amitié. Et cependant tout nous quitte à la fois!
C'est pour un monde meilleur qu'ils s'en vont, je n'en doute pas, j'en
doute moins que jamais; mais que toutes ces séparations sont navrantes
pour ceux qui restent!

J'étais tout à l'heure au bord de la mer, dans un endroit délicieux, des
rochers couverts de pins, et des fleurs superbes croissant en liberté
jusque dans le sable de la grève. Pendant que mes enfants étaient à
quelque distance, j'occupais ma promenade, comme à l'ordinaire, à
ramasser des plantes. Voilà deux mois qu'à chaque individu nouveau pour
mes yeux, je le place dans un livre exprès, en me disant que mon pauvre
ami m'en apprendra le nom, et je recueille chaque plante en double pour
lui en donner un exemplaire, comme j'avais fait dans un autre voyage.
Ainsi, à chaque moment, cent fois le jour, depuis deux mois, je pense à
lui et je me l'imagine herborisant comme autrefois à mes côtés. Eh bien,
dans ce moment, dans cette occupation même, à laquelle mon souvenir
l'associait, votre lettre m'est remise et j'apprends que je ne le
reverrai plus!

Au moment de quitter Nohant, j'avais fait un grand rangement de papiers,
et je crois vous avoir dit que j'avais retrouvé et relu toutes
ses lettres; c'étaient des chefs-d'oeuvre d'esprit, de poésie,
d'intelligence claire et de sentiment coloré de la nature. Je me disais
que quand j'aurais deux mois de loisir, je ferais un triage, et qu'avec
sa permission, je les publierais dans la _suite_ de mes _Mémoires_.

Cette lecture m'avait fait repasser dix ans de ma vie, dont il avait
enregistré les petits événements avec sa grâce et son heureuse
philosophie. C'était donc comme un pressentiment d'une séparation
prochaine, ce rapprochement de ma pensée avec la sienne, après des
années d'une tranquille séparation de fait; car je ne le voyais presque
plus, ses habitudes et ses goûts le retenant chez lui comme moi chez
moi. Mais je ne m'apercevais pas de cela; je le sentais tout près et
je me disais qu'à toute heure, je pouvais le voir, lui écrire ou lui
parler. Il a toujours été pour moi le plus sage et le plus réconfortant
ami possible.

Vous dites bien, le voilà heureux et en possession d'une science sans
mystères et de jouissances durables; relativement au triste monde où
nous passons cette vie d'un jour, si confuse, si incertaine et si
troublée; son sort est digne d'envie, j'en suis certaine. Mais nous! Mon
coeur est brisé autant de la douleur de ma pauvre Angèle[2] que de
la mienne propre. Pauvre chère enfant, que de déchirements répétés!
Dites-lui combien je l'aime, surtout depuis la tendresse qu'elle a eue
pour ma pauvre Nini et pour les larmes qu'elle lui a données! Hélas!
je ne peux rien faire pour elle que de la chérir. Nous ne pouvons nous
épargner les uns aux autres ces mortelles douleurs. Si on le pouvait, en
se donnant soi-même à la place de ceux que la mort veut prendre!

Maurice me charge de lui dire, ainsi qu'à vous, combien il est affecté
pour sa part (car ce pauvre ami avait été paternel pour son enfance) et
pour celle qu'il prend à votre chagrin. Le pauvre enfant avait depuis
hier seulement votre lettre, et je lui voyais quelque chose de triste,
sans oser l'interroger. J'étais un peu malade, et il n'a voulu
m'apprendre la vérité que ce matin; c'était dans un des plus beaux
endroits de la terre, et il me semble que cette âme fraternelle est
venue me parler là et chercher elle-même à me consoler de son départ.
Combien de fois il m'avait parlé de la mort! Il fut un temps où il
partageait mes croyances en l'autre vie, et où, dans des heures de
spleen, car il en avait dans son intarissable gaieté, il me disait et
m'écrivait qu'il viendrait me parler dans le parfum de quelque fleur.

Vous m'apprenez que Fleury est venu au pays; y est il encore? aurai-je
la consolation de l'y trouver? Je pars d'ici demain pour Gênes, de là
tout de suite pour Marseille, et je pense être à Paris le 15 mai. Je
n'y resterai que le temps de faire l'indispensable de mes affaires, et
j'espère être chez nous le 20.

Au revoir donc, mes chers enfants bien-aimés. Je vous embrasse de coeur.

  [1] La mort de Jules Néraud (le Malgache).
  [2] Madame Angèle Périgois, fille de Jules Néraud.



CCCXCII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS

                                 Nohant, 12 juillet 1855.

Chère Altesse impériale,

On vient de destituer brutalement le maire de ma commune, M. Félix
Aulard, aux bons vouloirs de qui vous avez bien voulu déjà vous
intéresser. C'est le plus honnête homme de la terre et qui n'a qu'un
défaut, celui d'écrire des lettres trop longues. Ajoutez-y celui d'être
dévoué avec enthousiasme à un gouvernement qui, à l'exemple de tant
d'autres, ne récompense que les gens qu'il croit douteux, laissant de
côté ceux dont il est sûr. Passe pour l'ingratitude, c'est la reine du
monde sous tous les régimes; mais la persécution, envers les siens,
c'est du luxe.

Tâchez de faire réparer cette injustice et de dédommager ce digne et
excellent homme, qui a dépensé tout son petit avoir pour les pauvres de
sa commune. Il est capable, archicapable d'être un excellent préfet,
et personne n'entend mieux l'administration; faites-en au moins un
sous-préfet. Ce sera une bonne action, au point de vue du pouvoir. Il
me dit qu'il vous a même écrit. Cette fois, de mon propre mouvement, et
sans partialité pour lui, je le recommande à votre attention, à votre
équité, et à cette bonté que je connais si bien.

À vous de coeur, vous le permettez toujours.

GEORGE SAND.

Je suis bien triste de la mort de madame de Girardin. C'est une grande
perte pour tous, et pour ceux qui l'ont particulièrement connue.



CCCXCIII

A M. ***

                                 Nohant, 23 juillet 1855.

Monsieur,

Il ne m'a pas été possible de prendre plus tôt connaissance de votre
lettre. Après l'avoir lue, j'ai fermé le manuscrit sans le lire. Je ne
donne pas de conseils, ce n'est pas mon état, et j'ai juré de ne jamais
être le juge d'une oeuvre inédite, n'ayant jamais pu dire la vérité à un
poète sans le fâcher, quand je contrariais ses espérances. Je ne doute,
monsieur, ni de votre modestie, ni de votre sincérité en vous parlant
ainsi. Mais je sais que, si je ne vous croyais pas d'avenir littéraire,
il me serait impossible de vous tromper. Dans ce cas, je vous
affligerais, et c'est un triste office que vous m'auriez imposé.

J'aime mieux ne pas savoir à quoi m'en tenir, et refermer désormais tous
les manuscrits que l'on m'adresse, d'autant plus qu'ils sont en si grand
nombre, qu'avec toute la bonne volonté du monde, je ne pourrais jamais
suffire à en prendre connaissance.

Ne vous découragez pas de mon refus, monsieur: si vos vers sont beaux,
vous n'avez besoin de personne en dehors de vos amis pour vous le
dire, et ils vous le diront avec chaleur. Si, au contraire, ils les
condamnent, songez qu'eux seuls ont le devoir de vous éclairer et
que c'est un des devoirs les plus délicats, et les plus pénibles de
l'amitié.

Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

Le paquet cacheté est dans mon bureau à votre adresse. Si je dois vous
le renvoyer, veuillez écrire un mot à M. Manceau, à Nohant, et, pour
simplifier la recherche dont il a l'obligeance de se charger en mon
absence, veuillez lui réclamer le numéro 104.



CCCXCIV

A MADAME ARNOULD PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 20 août 1855.

Chère belle et bonne que vous êtes, je ne vous tiens pas quitte de
Nohant, et, puisqu'on me joue décidément à l'Odéon le mois prochain,
j'irai vous réclamer pour une plus longue vacance si vous êtes libre. Je
viens de finir mon ennuyeux roman et je vais penser à notre _Lys_.
N'en parlez encore que vaguement; car, tant que je n'en serai pas bien
contente, je ne veux pas en parler. Je vais me reposer trois ou quatre
jours, j'en ai besoin, et puis je m'y mettrai tout entière.

Vous dites que vous ferez mes affaires: quel joli homme d'affaires! Et
pourquoi sont-ils tous si laids?

C'est probablement pour cela que j'aime si peu à m'occuper des miennes.
Eh bien, si M. Doucet vous demande si je suis _exigeante_, vous lui
direz ce que vous voudrez. Il m'avait offert jadis _tout ce que je
voudrais_. Moi, je voulais rester au Gymnase en cinq actes pour
_Flaminio_, et faire engager Bocage pour _Favilla._ C'est pourquoi j'ai
dit: «Rien, pas d'argent; faites seulement ce que je vous demande.»

Maintenant, puisqu'ils ne l'ont pas fait, je demanderai la prime qu'on
donne aux autres auteurs. Je ne la connais pas, je m'en rapporterai à ce
qu'on me dira par vous.

Mais tout cela n'est pas l'essentiel. L'essentiel est de faire que les
bonnes parties de la pièce restent et que celles dont, malgré votre
jolie voix et votre lecture si rapidement intelligente, je n'ai pas été
satisfaite, s'en aillent franchement.

Envoyez à votre frère tous mes regrets et toutes mes sympathies.

Recevez les hommages de mon fils, et, quant à moi, croyez-moi bien à
vous de coeur et d'esprit.

GEORGE SAND.

_Molière_ est tout à vous aussi. Je serais bien contente de vous voir
jouer cela. Tâchez de jouer quelque chose quand je serai à Paris.

Cela me sera bien utile pour vous faire parler comme il faut. Ah! je
pense qu'il faut arranger _Molière_ aussi... Ce sera fait.



CCCXCV

A LA MÊME

                                 Nohant, 4 septembre 1855.

Ma chère belle et bonne,

Ce n'est plus la pièce que vous savez. Vous me l'aviez fait _l'aimer_;
mais, en la relisant seule, j'ai trouvé de si grandes révolutions à y
introduire, que j'ai remis cela paresseusement à l'année prochaine. Et
puis j'ai pensé à vous et à toute sorte de choses, et j'ai fait une
autre pièce en cinq actes où je n'aurai pas besoin d'acteurs en dehors
de ceux que je connais au Théâtre-Français.

Nous verrons à remanier _le Lys_ quand Bocage y viendra naturellement et
de son propre mouvement. Mais, pour rien au monde, je ne voudrais être
_cause_ qu'un artiste fût enlevé à Montigny, que j'aime de tout mon
coeur, et, quand même je ne serais qu'une cause passive, je suis sûre
que je lui ferais de la peine.

D'ailleurs et avant tout, me voilà dans un autre sujet qui me plaît et
m'amuse, où votre personnage est dix fois mieux développé et plus fait
pour vous; où Bressant serait tout à fait l'homme qu'il me faut, et où
madame Allan nous resterait dans un rôle qu'elle fera comique et où elle
restera _belle_; car j'étais chagrine de la vieillir.

J'irai à Paris vers le 10, je ne vous porterai pas la pièce. Elle ne
sera pas encore écrite. Le dialogue est pour moi la seconde façon; car,
du gros manuscrit que j'ai là sous la main, il ne restera que ce qui
doit rester. Je demanderai à M. Doucet de venir me voir. Je lui dirai
comme quoi le manque de parole du ministère à propos de _Flaminio,
autorisé_ en cinq actes et non toléré en quatre, puisqu'on m'a fait
afficher un prologue et trois actes, m'est resté sur le coeur, non pas
comme une rancune, je ne connais pas ça, mais comme une méfiance des
gracieusetés qu'on appelle eau bénite de cour.

Nous conviendrons de quelque chose sérieusement; car je ne veux pas
faire un gros travail _ad hoc_ pour le Théâtre-Français pour _m'ouïr
dire_ que l'on a changé d'idée. Rien n'est plus contrariant que d'écrire
pour certains artistes, et d'être forcé d'adapter ensuite la forme aux
qualités d'autres artistes, qui ne sont jamais les mêmes qualités. Je
m'occuperai aussi de _Molière_, M. Doucet me dira par quoi l'on préfère
commencer. Moi, je préfère que l'on commence par _Françoise_; c'est
ainsi, jusqu'à nouvel ordre, que j'intitule mon nouvel essai.

A vous de coeur, ma bien charmante héroïne. Aimez-moi comme je vous aime
et comme je vous comprends.

GEORGE SAND.



CCCXCVI

A M. PAULIN LIMAYRAC, A PARIS[1]

                                 Nohant, septembre 1855.

Si mon _collaborateur_ se place à ce point de vue, il lui sera facile
d'extraire, de tous les faits qu'il voudra bien me présenter, la moelle
qui peut être mise sur mon pain. Il y a dix mille manières d'être
impressionné. Je n'en ai qu'une, parce que, malgré moi, mon esprit est
un peu plus absolu que mon caractère. Sera-ce un inconvénient dans un
ouvrage de ce genre? Je ne le crois pas. Un petit exposé de principes
bien simples et bien naïfs, mais invariables, une fois admis, notre
travail doit s'en trouver éclairci et soutenu sans trop de défaillance
d'un bout à l'autre.

En partant de ces idées, nous avons, c'est-à-dire vous avez à chercher,
dans chaque histoire d'amour illustre, d'abord le milieu social,
intellectuel, moral, physique, etc., de notre couple. Puis le caractère
particulier de chaque individu, puis la nature et les circonstances de
leur amour, puis les faits, le but atteint ou manqué, le résultat bon
ou mauvais; car nous ne nous gênerons pas trop avec eux, et nous
raconterons peut-être de mauvaises amours, pour peu que cela soit utile
à l'excellence de notre théorie, par la critique qu'il nous conviendra
d'en faire. Vous avez à fouiller dans les bibliothèques, dans les écrits
de ceux qui ont écrit, dans les lettres de mademoiselle Volland et de
madame Duchâtelet, comme dans les sonnets de Pétrarque, et, là, vous ne
prendrez que les points culminants qui éclaireront l'application de ma
théorie. Exemple: Voltaire et madame Duchâtelet s'aimaient-ils par le
coeur, par les sens et par l'intelligence? Je pense, moi, qu'ils ne
s'aimaient que par l'intelligence. Voilà pourquoi leur amour était
incomplet. Mais c'était encore quelque chose que de s'aimer sur le haut
de ces belles régions, et le mariage de deux esprits supérieurs vaut
bien la peine qu'on s'en occupe, qu'on l'analyse et qu'on en voie les
résultats.

Agnès Sorel, comment aima-t-elle son royal amant? Commença-t-elle comme
une Jeanne d'Arc, par le patriotisme? ou bien les sens et le coeur (soit
l'un ou l'autre seulement) furent-ils si émus et si possédés par le roi,
que l'enthousiasme prit naissance dans l'âme de cette femme, comme une
révélation? Honneur à _l'amour_, en ce cas! Je sais peu l'histoire
d'Agnès, je ne sais rien, absolument rien, en fait d'histoire, j'ai la
mémoire d'une linotte; mais, si vous la savez, ou si, ne la sachant plus
bien, vous me la retrouvez, vous pourrez me dire: «C'est l'amour qui a
révélé le patriotisme à Agnès;» ou bien: «C'est le patriotisme qui lui a
inspiré l'amour.»

Je me rappelle pourtant quatre jolis vers tourangeaux, autant vaut dire
berrichons, sur la _Saurette_. C'est son nom, qui vient de _sauret_ (en
berrichon: _sans oreilles_); on dit encore, chez nous, un chien _sauret_
(qui a les oreilles coupées). Voici les vers:

  Gentille Agnès, plus de los tu mérites,
  La cause étant de France recouvrer,
  Que ce que peut dedans un cloître ouvrer.
  Close nonain, ou bien dévot ermite.

C'est là une digression. Revenons à notre histoire.

Marie Stuart! vilaine et charmante dame sur laquelle nous aurons à
moraliser. Et, dans l'antiquité, que de choses belles ou curieuses à
mettre en ordre ou en relief!

Quelle sera votre part de travail, je l'ignore encore. Je me suis
engagée sur l'honneur à tout rédiger. Vous voyez que mes éditeurs sont
des imbéciles; mais ils sont tous comme ça. Pourtant, si j'ai des
millions de pattes de mouche à tracer, je crois que vous aurez de la
besogne aussi. Je n'ai que peu de livres chez moi et aucun moyen de m'en
procurer dans ma province; je ne peux pas m'installer à Paris, il faudra
donc que vous lisiez pour moi, et que vous fassiez un canevas de chaque
biographie, et des extraits des livres, lettres ou poésies à citer. Ne
vous donnez pas la peine de conclure ni de rédiger avec le moindre soin.
Pourvu que ce soit lisible, je devinerai bien vos conclusions. Si j'ai
besoin de lire un ouvrage entier (cela peut bien arriver, car l'esprit
des passions est quelquefois disséminé et veut être péché à la ligne
dans un étang), il faudra emprunter l'ouvrage à la Bibliothèque et me
l'envoyer. Pourvu qu'il soit en français, car je n'entends guère autre
chose couramment! Si on peut suppléer à l'envoi des livres par des
extraits de quelques pages, vous prendrez un copiste à mes frais.

Le plan historique de l'ouvrage sera votre affaire, j'en suis absolument
incapable à première vue, d'autant plus que je n'ai plus d'yeux pour
lire moi-même. C'est donc à vous, jeune et valide, de récapituler, dans
l'ordre chronologique, l'histoire de l'amour, et de choisir tout ce qui
vaut la peine d'être honorablement cité.

Pour ceux dont nous découvrirons peu de chose dans la nuit des temps,
nous ferons court, nous réservant de faire long à mesure que nous
avancerons dans la lumière des temps les plus rapproches de nous, les
plus intéressants à coup sûr. Vous ferez ce petit plan. à loisir; car
nous n'avons pas à commencer avant six mois au moins. Il faut que
j'achève mes _Mémoires._ Nous verrons à indiquer, dans certaines
biographies, celles qui auront servi d'intermédiaire, et cela nous
permettra de parler de quelques amours plus connus que bons à connaître,
pour leur donner du pied au derrière.

Vous voyez que vous aurez un lien à établir et à m'indiquer. Vous
supputerez un peu attentivement vos heures de travail, vos courses,
dépenses et fatigues; car, pour être amusant (je le crois tel), ce
travail ne sera peut-être pas si léger que les éditeurs le supposent, et
je me charge de vos intérêts, puisque vous voulez bien avoir confiance
en moi.

  [1] Un éditeur de Paris, M. Philippe Collier, avait traité avec George
      Sand pour qu'elle lui fit une série d'ouvrages portant le titre
      général de _les Amants illustres_. Afin de rendre le travail plus
      facile à l'auteur, qui, à cette époque, restait à Nohant presque
      toute l'année, M. Collier avait pris des arrangements avec Paulin
      Limayrac, qui devait faire toutes les recherches et prendre toutes
      les notes dont George Sand aurait besoin. Mais, Paulin Limayrac
      ayant bientôt renoncé à la tâche, qui lui paraissait trop lourde,
      le traité fut rompu de gré à gré entre les parties. _Evenor et
      Leucippe_ (premier titre de _les Amours de l'âge d'or)_ fut seul
      écrit par George Sand, et donné à l'éditeur comme compensation.



CCCXCVII

A M. JULES JANIN, A PASSY

                                 Paris, 1er octobre 1855.

Mon cher confrère,

Je vous appelle ainsi parce que vous êtes auteur et que je peux être
critique à l'occasion. Je viens vous faire des reproches. Que vous
trouviez mauvais tout ce que j'écris pour le théâtre, et _Maître
Favilla_ particulièrement, c'est votre droit, et personne ne le
conteste. Mais que vous cherchiez, en dehors des formes littéraires de
mes ouvrages, des sentiments qui n'y sont point, voilà qui n'est pas
équitable, et c'est à quoi j'ai le droit et le devoir de répondre.

Le procès de tendance que vous me faites aujourd'hui et qui est le
résumé de plusieurs autres, le voici: George Sand fait l'apothéose de
l'artiste et la satire du bourgeois. Selon elle; gloire au musicien,
au comédien, au poète; fi du bourgeois! honte et malédiction sur le
bourgeois! Voilà un artiste qui passe, ôtez votre chapeau; voilà un
bourgeois qui se montre, jetons-lui des pierres.

Je vous répondrai par la bouche de ce Favilla, qui vous fâche si fort:
_Non, Dieu merci, je ne connais pas la haine._ Par conséquent je ne hais
pas les bourgeois, et mes ouvrages le prouvent. C'est vous qui haïssez
les artistes, et votre critique le proclame.

Je hais si peu les bourgeois, que j'ai suivi, dans _le Mariage de
Victorine_, la donnée de Sedaine relativement a M. Vanderke, qui, de
noble, s'est fait négociant, et qui a puisé là, dans le travail, dans la
libéralité, dans la probité, dans la sagesse, dans la modestie, toute
l'humble et véritable gloire d'un caractère que Sedaine résumait par
ce mot: _Philosophe sans le savoir._--Dans la même pièce, la femme, la
fille et le fils de Vanderke sont des êtres aimants, sincères et bons.

Je n'ai rien dérangé aux types du maître et je me suis plu à développer
celui d'Antoine, l'homme d'affaires, l'ami de la maison, un petit
bourgeois aussi, un modèle de désintéressement et de fidélité. Enfin
j'ai créé celui de Fulgence, encore un petit bourgeois, un simple
commis, qui n'est ni ridicule ni haïssable, vous l'avez dit vous-même.

_Le Mariage de Victorine_ est donc une pièce prise, en pleine
bourgeoisie et une apothéose modeste mais franche des vertus propres à
cette classe, quand cette classe comprend et observe ses vrais devoirs.

Dans _les Vacances de Pandolphe_, le personnage principal est un
professeur de droit, un bourgeois pur et simple, un misanthrope
bienfaisant, qui aime paternellement et qui est finalement aimé.

Dans _le Pressoir_, ce sont des artisans. Vous les avez trouvés trop
vertueux, trop dévoués, trop intelligents. Et pourtant, à propos de
_Flaminio_, où il n'y a pas de bourgeois, vous disiez plus tard:
«Artiste, à la bonne heure. Artisan vaut mieux. Minerve Artisane est un
des noms grecs de Minerve.»

Je n'ai pas lu ce que vous avez écrit sur _Mauprat._ Là, il n'y a ni
bourgeois ni artiste. Je ne sais pas sur quoi a porté le réquisitoire de
votre éloquence indignée.

Nous voici à _Favilla_. C'est bien, en effet, maintenant et _pour la
première fois_ qu'un artiste et un artisan sont aux prises. Il vous
a plu de faire une analyse infidèle de ma pièce, vous armant d'une
première version qui a été imprimée et _non publiée_ en Belgique.

Vous n'avez, je crois, ni vu jouer ni lu la pièce représentée et
publiée, et vous racontez, vous citez celle qui n'a été ni publiée ni
représentée. Ce procédé de critique n'est loyal ni envers l'auteur, ni
envers le public, ni envers vous-même mon cher confrère, et si vous
n'étiez gravement affecté, ce que je regrette et déplore sans en savoir
la cause, vous n'agiriez pas ainsi.

Que je n'aie pas été satisfaite de ma pièce de _la Baronnie de
Muhldorf[1],_ cela est certain, puisque je l'ai refaite à peu près
entière; que le caractère du bourgeois Keller y fût trop durement accusé
au point de vue de l'art, cela n'est pas douteux, puisque j'ai changé ce
caractère, essentiellement.

Je dis _au point de vue de l'art;_ car, au point de vue moral, la
bourgeoisie n'était pas là plus gravement offensée qu'elle ne l'est dans
_Maître Favilla._ Eussé-je fait du père Keller un monstre, le fils
Keller n'en restait pas moins un noble coeur, et même, dans ma première
ébauche, ce dernier personnage était plus développé et plus actif.

Aucun de mes coreligionnaires à moi (car je suis de la religion de
l'égalité chrétienne, et plusieurs pensent comme moi) ne m'eût reproché
de lui montrer un jeune bourgeois enthousiaste et généreux. Pourquoi
ceux qui professent la doctrine de l'autorité par la richesse
eussent-ils trouvé mauvais qu'un gros bourgeois dur et vicieux leur fût
présenté? Quelle _haine_ veut-on chercher dans les enseignements de
l'art? Sommes-nous au temps de _Tartufe_, où il n'était point permis de
montrer la figure de l'hypocrite? Mais, au temps même de _Tartufe_, les
vrais chrétiens ne voyaient dans ce scélérat qu'une ombre favorable à la
vraie lumière. Je serais tentée de croire, mon cher confrère, que vous
ne croyez pas aux vertus de la bourgeoisie, et que, prenant ses travers
plus au sérieux que je ne le fais, vous allez, un de ces matins, me
forcer d'embrasser sa défense.

J'ai donc dit qu'au point de vue de l'art, ma première esquisse du
bourgeois Keller m'avait paru trop sèchement dessinée. C'était une
figure trop noire dans un tableau dont je voulais rendre l'effet général
doux et sentimental. Je travaille avec beaucoup plus de conscience qu'il
ne plaît à votre charité fraternelle de vouloir bien le supposer. Ceux
qui me voient travailler le savent, et le public, quoi qu'il vous en
semble, veut bien aussi s'en apercevoir; car il accorde des larmes
sympathiques à ce fou impossible de Favilla et des sourires attendris
aux bons retours de ce terrible, Keller, qui n'est à tout prendre que
ridicule. Voyez le grand crime! supposer qu'un ancien marchand de toile
puisse ne pas comprendre la musique, ne pas aimer les artistes, ne pas
distinguer à première vue une honnête femme d'une bohémienne, ne
pas vouloir manger tout son revenu en aumônes ou en libéralités
seigneuriales, enfin ne pas marier son fils sans hésiter à une fille
qui n'a rien que ses beaux yeux! Voilà, en effet, une _condamnation_ du
bourgeois bien cruelle, bien acerbe, bien amère, bien systématique!
La haine systématique, voilà le reproche que je repousse, mon cher
confrère; car je ne vois pas l'honneur qui vous revient de professer un
tel sentiment contre les artistes. Combien de fois, en d'autres temps,
n'avez-vous pas fait gloire d'appartenir à cette race du sentiment et de
l'inspiration! et pourquoi cette horreur du comédien affichée par vous
à propos de _Flaminio_, vous qui avez découvert et illustré l'illustre
paillasse Deburau? Qui donc vous a blessé ainsi, et pourquoi reniez-vous
votre destinée, qui est de voir, de comprendre et d'aimer le théâtre?
Je pourrais bien vous mettre cent fois pour une en contradiction avec
vous-même, en vous citant à vous-même; mais ce n'est pas pour lutter
contre votre judiciaire artistique que je vous écris, c'est pour vous
dire: Laissez tomber sous vos pieds ces dépits qui vous troublent, et ne
commettez pas d'injustices volontaires, quant à la morale des choses. Ma
morale, à moi, c'est la seule force que je revendique contre des arrêts
irréfléchis, et, puisque vous ne la sentez pas, il est utile, une fois
pour toutes, que je vous la dise.

C'est une moralité du coeur, qui m'est venue surtout avec l'âge. Ceci
n'est pas une fantaisie, comme vous l'appelez, c'est un sentiment très
profond et très salutaire de ce que les hommes se doivent les uns aux
autres en tout temps et en tout lieu, derrière les coulisses d'un
théâtre comme au comptoir d'une boutique, à la clarté, du soleil qui
éclaire les doux rêves du poète comme à celle de la lampe qui éclaire
les veilles contemplatives du savant, du philosophe, du spéculateur ou
du critique. Voyez-vous, mon cher confrère, vous avez trop veillé à
cette lampe pour connaître les hommes: vous ne connaissez plus que
le papier écrit, et vous prononcez sur le fond quand vous ne devriez
prononcer que sur la forme. Là, en fait de forme, vous ayez été souvent
un maître. Nourri de belles lectures et brillant d'érudition, vous
avez écrit des pages exquises quand vous étiez, sans passion et, sans
prévention. Mais vous n'avez rien d'un philosophe. Et, pour arriver à
être un critique complet, il faudrait un peu de philosophie. Vous faites
de la critique en artiste, avec des émotions, des boutades, des accès de
poésie et des accès de spleen. Je ne me plains pas quand je vous lis: je
talent que vous avez--quand vous ne vous pressez pas trop--désarme le
jugement, dont vous froissez parfois les notions vraies. On s'écrie à
chaque page: «Artiste, artiste, et non pas artisan! Muse de théâtre et
de poésie, et non pas Minerve Artisane! jamais bourgeois, quoi qu'il
dise et quoi qu'il fasse; car le bourgeois, dans son bon et beau type,
est sage, équitable et conséquent. A celui-ci le lourd marteau de la
logique; à l'autre la marotte brillante de la fantaisie.»

Vous ne connaissez plus les hommes quand vous essayez de les parquer en
classes distinctes, en artisans, en artistes, en bourgeois, en rêveurs,
en bohémiens, en sages, en fous, et même en riches et en pauvres. Toutes
ces démarcations étaient bonnes, il y a dix ans, et, si nous n'avons
gardé la tradition dans nos façons de parler, c'est par habitude.
Ouvrons, les yeux sur la société présente. Dans ces dernières agitations
politiques, toutes ses notions, toutes ses habitudes, tous ses destins
se sont brouillés comme les cartes se brouillent dans les mains du grand
joueur qui est le progrès.

Oui, le progrès quand même est toujours plus rapide au milieu du trouble
qu'au sein du repos. Je connais vos opinions et vous connaissez les
miennes; elles sont divergentes, mais elles n'ont rien à voir ici.

Il s'est fait un grand ébranlement dans les moeurs et dans les idées.
Est-ce que vous n'avez pas senti la terre trembler sous nos pieds et le
ciel vaciller sur nos têtes, rêveur et fantaisiste que vous êtes? Ne
voyez-vous pas que les choses et les hommes ont changé? La fortune
aveugle et passive n'a-t-elle pas déraillé comme une machine qu'aucune
main humaine ne peut gouverner? Qui sont les riches et qui sont les
pauvres, selon vous, aujourd'hui? Selon vous, les riches sont les
sages, les pauvres sont les fous. Eh bien, voilà une erreur qui vous
abandonnerait si vous regardiez hors de vos livres et de vos souvenirs.
Le travail, le commerce, l'économie, le calcul, la raison, c'étaient là,
en effet, du temps de Keller, des sources presque certaines de gain, de
succès et de sécurité. A présent, c'est le hasard, la mode, la vogue,
l'audace, la _chance_, qui seules décident des destinées du riche. Le
bourgeois que notre mémoire a embaumé et que votre imagination veut
faire revivre n'existe plus. Ce bourgeois-là, qui compte, chaque soir,
les honnêtes et modestes profits du travail de sa journée, qui ne joue
pas à la Bourse, qui ne se hasarde pas dans les délirantes spéculations
de la grande industrie, il ne s'appelle plus le bourgeois. Il est le
peuple, et il n'y a entre lui et l'artisan--que vous avez bien raison
d'estimer et de respecter--que la différence d'un peu plus ou d'un
peu moins d'activité, d'invention et d'ambition. Que dis-je! entre
le paysan, qui meurt de faim sur la terre qu'il ne sait ni ne peut
féconder, faute de science et de capital, et le boutiquier, qui amasse
péniblement une aisance sans cesse inquiétée par l'absence de crédit, il
n'y a pas grande différence de plainte et de désir à l'heure qu'il est.
Tout cela, c'est le peuple, le laboureur comme le commerçant, comme
l'artiste, comme tous ceux qui n'ont pas mis la main survies gros lots,
Flaminio comme Fulgence, et Keller comme Favilla.

Ce ne sont pas là désormais des contrastes ennemis: ce sont des hommes
qui cherchent ou qui travaillent, qui attendent ou qui espèrent; ce
sont des frères et des égaux qui peuvent bien encore se quereller et se
méconnaître, mais qui sont à la veille de s'entendre, parce que, chez
eux, toute l'aristocratie est dans l'intelligence et dans la vertu, que
la vertu joue du violon, ou que l'intelligence aune de la toile. Comment
et pourquoi voulez-vous qu'un poète _haïsse_ celui-ci ou celui-là, parmi
ces travailleurs dont la cause est commune, quels que soient les noms
propres inscrits sur leurs drapeaux, dans le passé, dans le présent ou
dans l'avenir?

Ce que le poète haïrait et réprouverait, s'il était privé de raison ou
de charité, c'est la spéculation, ce jeu terrible qui fait et défait les
existences au profit les unes des autres, à ce point que, tous les vingt
ans (je parle d'autrefois, désormais ce sera bien plus vite fait), la
propriété change de propriétaires sur le sol de la France. Oui, la
spéculation, cette reine des vicissitudes, des luttes, des jalousies et
des passions, cette ennemie de l'idéal et du rêve, cette _réaliste_ par
excellence, qui pousse les hommes à l'activité fiévreuse du succès et
qui dédaigne également les contemplations de l'artiste, les labeurs
érudits du critique, les systèmes du philosophe et les aspirations
religieuses du moraliste. Au premier aspect, les amants de cette science
seraient les bourgeois, les vrais, les seuls bourgeois désormais, dans
cette société qui n'a que des noms vieillis et impropres pour les choses
nouvelles. Mais, si l'on y réfléchit, cette race ardente, qui envahit
rapidement toutes les forces morales et physiques de notre époque, n'est
pas une classe à part, ce n'est même pas une race distincte. C'est comme
l'Église du positivisme, qui recrute partout des adeptes, et qui en
trouve chez les poètes comme chez les épiciers, chez les laïques comme
chez les prêtres, au sommet de la société comme dans ses régions les
plus obscures et les plus assujetties; si bien que, pour faire fortune,
où tout au moins pour échapper à la gène, il ne s'agit plus de
travailler à une tâche patiente et quotidienne, d'avoir les vertus du
négoce et les inspirations de l'art; mais il s'agit de comprendre le
mécanisme des banques et le calcul des éventualités financières, de
tenter des coups hardis, de bien placer son enjeu, de systématiser les
chances du gain; en un mot, de savoir jouer, puisque le jeu en grand est
devenu l'âme de la société moderne.

Ce serait là, à coup sûr, un beau sujet de déclamation, pour ceux qui
n'entendent rien à ce que l'on appelle aujourd'hui les affaires; mais,
si l'on s'élève au-dessus de ses propres intérêts froissés dans cette
lutte, si l'on se détache du sentiment personnel pour considérer la
marche du torrent économique et le but, chez les artistes comme chez les
politiques, vers lequel ses flots se précipitent, on est frappé de voir
le salut général au bout de cette carrière ouverte à l'individualisme
effréné.

On voit les capitaux s'élancer vers les conquêtes merveilleuses de
l'industrie, et se mettre forcément, fatalement, au service du génie
des découvertes. On voit le principe d'association se dégager comme, le
soleil du sein des orages, les machines remplacer les durs labeurs de
l'humanité et de nouvelles industries ouvrir un refuge aux travailleurs,
délivrés du métier de bêtes de somme et appelés a des occupations plus
intelligentes, plus douces et plus saines. On voit enfin le socialisme,
votre bête de l'Apocalypse, mon cher confrère, se faire place et
devenir la société européenne, quelles que soient les formes apparentes
d'égalité ou d'autorité, de république, de dictature ou d'autocratie
qu'il plaise aux nations d'inscrire en tète de leurs constitutions
actuelles et futures.

Telle est la force de la solidarité des intérêts, qu'aucune volonté
individuelle ne peut désormais entraver sa marche prodigieuse et que ni
guerres ni révolutions ne sauraient détruire ses conquêtes. Certainement
les cataclysmes qui, dans l'ordre politique comme dans l'ordre physique,
menacent à toute heure l'humanité, détruiront encore des fortunes, des
existences, des projets, cela me semble inévitable; mais ce qui est
acquis en fait de science sociale est acquis pour toujours. Les
spéculateurs sont devenus intelligents, ils ont profité des travaux
d'économie politique et sociale que tout un siècle a vus éclore. Ils
s'en servent à leur profit et, en général, peut-être uniquement en vue
de leur profit; mais ils s'en servent, tout est là. La civilisation y
trouvera son compte quand la lumière sera plus répandue et le but plus
éclatant.

En attendant, certes, il y a beaucoup de souffrances et de désastres;
je ne serais pas d'accord avec vous si je formulais les plaintes qui
me touchent et me frappent le plus dans le trouble funeste de cette
transformation sociale. D'ailleurs, on n'a pas la liberté d'approfondir
ce sujet. Mais, pour ne parler que de ce qui fait l'objet de cette
lettre, l'art et les artistes,--l'art qui est notre profession à vous
et à moi, les artistes qui sont vous et moi, mon cher confrère,--il me
semble que notre mandat serait de lutter contre l'excès de prosaïsme
qui envahit forcément le monde, et, tout en laissant passer ces flots
troublés qui s'épureront tôt ou tard, de sauver quelques perles ou tout
au moins quelques fleurs entraînées par l'orage.

Où avez-vous l'esprit, où avez-vous le coeur, vous qui, comme moi,
depuis tantôt vingt-cinq ans, faites de l'art, et vivez en artiste,
de fulminer toutes ces imprécations contre le poète, le peintre, le
musicien, le comédien, contre tous les amants de l'idéal?

  [1] Titre primitif de _Maître Favilla_.



CCCXCVIII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 21 novembre 1855.

Ma belle mignonne,

J'ai été, et je suis encore toute malade; mais il ne faut pas le dire
parce que ça m'attirerait trente lettres d'amis effrayés plus qu'il
ne faut. Ce n'était qu'un rhume; mais les rhumes ont chez moi un
_caractère_ nerveux, d'un bien méchant caractère. Ils m'étouffent
littéralement. Enfin, ça va un peu mieux; mais j'ai été retardée. La
pièce était finie[1], et dans la main du copiste; je l'ai arrêtée pour
la retoucher. De corrections en corrections, j'ai gagné quelque chose
de mieux, et le copiste (Émile) se relance de nouveau dans l'écriture
moulée! C'est de cette nuit seulement que mon esprit se repose de cette
méditation, ralentie sinon obstruée par le rhume, et je vous écris tout
de suite avant d'aller me coucher. Ma lettre va vous trouver, j'espère,
au milieu d'un nouveau succès; je ne me rappelle déjà plus de qui est
cette _Joconde_. Est-ce celle de Léonard de Vinci? Vous êtes tout au
moins aussi belle, et je suis sûre que l'on vous adore sous cet aspect
comme sous tous les autres.

Je pense aller à Paris avec mon gros pataud de manuscrit à la fin du
mois. C'est assez tôt, n'est-ce pas? Si c'est trop tôt pour que je serve
à quelque chose, vous me le direz et je vous enverrai la pièce, si
besoin est. Faut-il que j'écrive à M. Doucet pour lui dire où j'en
suis? Compte-t-il sur moi? Est-ce dans ses mains qu'après vous avoir
communiqué mon oeuvre, ainsi qu'à madame Allan (car, avant tout, il faut
que vous me guidiez dans la distribution), je dois déposer le manuscrit?

M'ayez-vous trouvé un lecteur? car, pour moi, je n'en connais pas.

Régnier a un assez bon rôle dans ladite pièce: consentirait-il à lire?
Je le lui demanderai; il me semble qu'il doit bien lire, mais je n'en
sais rien.

Ne vous attendez pas à un rôle brillant, ma mignonne. C'est bon et
tendre, c'est sincère, ça pleure et ça rit comme vous quand vous ne
jouez pas. Mais j'ai peur que ce ne soit de l'eau claire pour ceux qui
aiment le champagne.

La pièce est longue; votre rôle ne l'est, pas, bien qu'il soit l'âme et
le motif de la pièce. Je ne sais pas si Bressant aimera le sien, c'est
un rôle développé, mais _qui reçoit la leçon_, et lui, habitué à
toujours plaire, à toujours vaincre, il se trouvera peut-être trop
sacrifié à la moralité de la chose. L'autre monsieur de la pièce sera
plus aimé du public; peut-être voudra-t-il faire celui-là; mais il n'y
sera pas aussi bien dans ses qualités que dans l'autre, qui, en somme,
est le premier _de la chose_. Madame Allan sera, je crois, contente,
puisqu'elle veut être bête, cette chère femme. C'est elle qui sera le
montant et la gaieté de la pièce. Provost n'a pas un long rôle, mais je
le crois pas mal dessiné; en voudra-t-il? Enfin, j'aurai besoin de deux
autres comiques moins conditionnés, mais assez délicats à choisir pour
ne rien compromettre.

A présent, la pièce vaut-elle quelque chose ou rien du tout? Je ne sais
pas, vous me le direz; car, à force d'y regarder, je n'y vois plus
goutte. La recevra-t-on? ça n'est pas sûr: on a peut-être dit non
d'avance.

Ah! j'oubliais: mademoiselle Dubois a du talent, n'est-ce pas? son rôle
est des plus importants. J'ai reçu la prime. Je vous remercie d'avoir
été un si joli homme d'affaires. Et, sur ce, ma belle et bonne enfant,
je vous embrasse et je vous aime. Aimez-moi aussi comme une bonne fille
à moi, que vous êtes.

GEORGE SAND.

  [1] _L'Irrésolu,_ joué au Gymnase, sous le titre de _Françoise_.



CCCXCIX

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                 Nohant, 26 novembre 1855.

Mon cher enfant, je suis bien contente de recevoir de vos nouvelles. Je
ne demande qu'à vous être agréable, et j'ai déjà destiné un de mes rôles
à mademoiselle Dubois, que vous m'avez recommandée l'année dernière. Je
ne connais pas M. Bâche[1], je ne l'ai jamais vu. Si vous ne l'avez pas
recommandé par complaisance et si vous vous intéressez véritablement à
lui, vous voilà forcé de me répondre; car je vous demande: Est-il grand,
petit, gros, jeune, vieux, gai, sérieux? Ferait-il, par exemple, un
grand seigneur louche de regard et de caractère, ou un valet fripon?
Aurait-il la prétention d'un grand rôle ou en accepterait-il un petit?
Enfin a-t-il vraiment de la composition et de l'originalité?

Vous me faites compliment de _Favilla_; moi, je ne vous ai pas vu depuis
_le Demi-Monde;_ vous n'étiez pas à Paris, je crois, quand j'ai vu la
pièce. C'est un chef-d'oeuvre d'habileté, d'esprit et d'observation.
C'est bien un progrès comme science du théâtre et de la vie, et pourtant
j'aimais mieux Diane et Marguerite, parce que j'aime les pièces où je
pleure. J'aime le drame plus que la comédie, et, comme une bonne femme,
je veux me passionner pour un des personnages. Je regrettais que la
jeune fille du _Demi-Monde_ fût si peu développée après avoir été si
bien posée, et que cette scélérate, si vraie, d'ailleurs et si bien
jouée, fût le personnage absorbant de la pièce. Je sais bien qu'après
avoir fait la Dame aux Camélias intéressante, vous deviez faire le
revers de la médaille. L'art veut ces études impartiales et ces
contrastes qui sont dans la vie. Aussi ce n'est pas une critique que je
fais. Je vous tiens toujours pour le premier des auteurs dramatiques
dans le genre nouveau, dans la manière d'aujourd'hui, comme votre père
est le premier dans le genre d'hier. Moi, je suis du genre d'avant-hier
ou d'après-demain, je ne sais pas et peu importe. Je m'amuse à ce que je
fais; mais je m'amuse encore mieux à ce que vous faites, et vos pièces
sont pour moi des événements de coeur et d'esprit. Me ferez-vous pleurer
la prochaine fois? Si vous êtes dans cette veine-là, je vous promets de
ne, pas m'en priver. Pourquoi est-ce que je ne vous vois pas quand je
vais à Paris? C'est que vous n'avez pas le temps de me savoir là, et
que, moi, je n'ai pas le temps de savoir si vous y êtes. C'est ici
que vous devriez venir me voir, à Nohant. Vous auriez le temps d'y
travailler et nous aurions les heures de récréation pour causer. Prenez
donc ce parti-là un de ces jours, si vous m'aimez un peu, moi qui vous
aime tant. Je vous envoie aussi les amitiés de Maurice, et je vous prie
de dire mes tendresses à votre père. Pourquoi ne voit-on rien de lui?
on aurait besoin de cela. Le drame héroïque n'a fini que parce que les
maîtres l'ont quitté. Si vous me répondez et que vous ayez des nouvelles
_fraîches_ de Montigny, donnez-m'en. Et ce pauvre Villars, nous l'avons
tué en ne lui donnant pas les premiers rôles. Mais est-ce notre faute?

GEORGE SAND.

  [1] Bâche le comédien.



CD

A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS

                                 Paris, 9 janvier 1856.

M. de Girardin me dit que je ne serai pas refusée. Donc, je m'enhardis,
monsieur, à vous demander de venir dîner, avec lui et madame Arnould,
chez moi, vendredi prochain, à six heures. Quand je dis chez moi, c'est
une métaphore: je n'ai pas de chez moi à Paris; mais, pourvu qu'on dîne
ensemble, vous me pardonnerez de vous traiter en artiste. C'est un
prétexte pour moi, je vous prie de le croire, et je vous prie de vouloir
bien en être dupe, et de me dire _oui_.

GEORGE SAND.
De chez M. de Girardin.



CDI

AU MÊME

                                 Paris,

Je viens de remercier Théophile Gautier de son bon article, et je vous
remercie aussi du vôtre, cher monsieur[1]. Je passe par-dessus un
scrupule de conscience qui m'a toujours empêchée de remercier la
_critique._ Mais, comme vous comprenez d'où venait ce scrupule, vous
comprendrez également pourquoi il disparaît vis-à-vis de vous.

Il y a une sotte fierté dont on est accusé par ceux qui n'en ont pas
d'autre; il y en a une vraie sur laquelle ne se méprennent pas les
caractères élevés. C'est pourquoi je vous dis avec confiance que je me
sens encouragée par votre sympathie et que j'en suis reconnaissante.

Si la répétition générale de _Comme il vous plaira_ vous inspire un peu
d'intérêt, je serai reconnaissante aussi de vous y voir venir;

Bien à vous,

GEORGE SAND.

  [1] Sur _Françoise_.



CDII

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A BRINON-LES-ALLEMANDS, PAR CLAMECY

                                 Paris, 13 avril 1856.

Chère fille, c'est moi qui te trouve oublieuse! sans Eugénie, je
n'aurais eu qu'une fois de tes nouvelles depuis ton retour à Brinon. Ce
n'est pas parce que je ne te réponds pas (tu sais trop la vie que je
mène ici) que tu fais bien de me laisser apprendre par les autres
comment tu te portes. Tu n'as que trop de temps pour écrire, tu écris
à tout le monde, tu fais même des mariages, et, moi, tu me plantes là.
C'est donc toi, petite fille, qui es grondée, pour t'apprendre à me
grogner comme tu fais.

Quant au mariage en question, je crois qu'il est très bien assorti
et qu'il sera heureux. Je l'ai appris avec grand plaisir, et je m'en
réjouis pour les deux familles.

Je ne sais si tu as revu les Girerd depuis leur voyage ici; ils
t'auraient dit, bécasse, que je ne t'oubliais pas et que nous avions
énormément parlé de toi.

Je t'écris ce soir en revenant du Théâtre-Français. On vient déjouer mon
_Comme il vous plaira_, tiré et imité de Shakspeare.

La pièce a été médiocrement jouée par la plupart des acteurs. Les décors
et les costumes splendides, le public très hostile, composé de tous les
ennemis de la maison et du dehors. Néanmoins, le succès s'est imposé
sans que personne ait pu marquer sa malveillance, et Shakspeare a
triomphé plus que je n'y comptais. Moi, j'ai trouvé le public bête et
froid; mais tout le monde dit qu'il a été très chaud pour un public de
première représentation à ce théâtre, et tous mes amis sont enchantés.

_Françoise_ va très bien et le succès augmente tous les jours.

Bonsoir, chère fille; il est tard et je vais dormir, me reposer enfin de
trois pièces que j'ai fait jouer depuis quatre mois.

Je t'embrasse tendrement, ainsi que Bertholdi et Georget; je pars pour
Nohant a la fin de la semaine prochaine. Écris-moi là.



CDIII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 1er mai 1856.

Chère mignonne,

Donnez-moi de vos nouvelles. Ne me laissez pas ignorer ce que devient ma
grande fille. Je sais bien qu'elle joue souvent et que, par conséquent,
elle n'est pas malade; mais cela ne me dit pas si le coeur est
mélancolique ou joyeux. Pourtant ce ne sont pas des questions que je
vous adresse. Je sais comme les questions sont indélicates, quand
elles ne sont pas bêtes. Je veux seulement que vous sachiez que, sans
curiosité d'esprit, j'ai l'inquiétude du coeur, et que, sans savoir le
remède à vos accès de spleen, je voudrais pouvoir le trouver.

Mais il n'y en a pas de radical en ce monde: nous sommes tous tristes ou
soucieux plus ou moins.

J'ai retrouvé ici avec délices la campagne, l'air, les conditions
tranquilles et logiques pour l'artiste, et l'amour de l'art plus que
jamais, malgré les luttes, les fatigues, les mécomptes dans le passé et
dans l'avenir. Tout cela, je crois, est bon et nous pousse en avant;
mais ce que j'ai retrouvé aussi, c'est la présence de cette enfant qui,
ici, ne me semble jamais possible à oublier. Dans cette maison, dans ce
jardin, je ne peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces
jours. Je la vois partout, et cette illusion-la ramène des déchirements
continuels. Dieu est bon quand même: il l'a reprise pour son bonheur, à
elle, et nous nous reverrons tous un peu plus tôt, un peu plus tard.

On m'écrit que vous êtes toujours belle et ravissante dans Célia[1], je
ne suis pas en peine de cela.

Soyez heureuse, d'ailleurs, autant qu'on peut l'être quand on est comme
vous dans le _corps d'élite._ On y reçoit-plus de blessures que dans les
autres régiments; mais, quand un bonheur arrive, on le sent mieux, parce
qu'on le comprend mieux que le vulgaire.

Bonsoir, chère fille; dites toutes mes tendresses à qui de droit, et
puis au criocère Ciceri[2] et au bon Charles-Edmond et à Croquignolet[3]
quand vous le verrez. Viendrez-vous à Nohant cette année? Tachez, et
aimez-nous. Je vous embrasse tendrement.

Votre _second_ amoureux, puisque Cicéri est le premier dans les
vétérans, vous baise humblement les sandales.

Emile est à Paris, et je lui ai dit d'aller, non pas vous embrasser de
ma part, ça ne vous flatterait pas, mais savoir de vos nouvelles et
tâcher de vous voir, ne fût-ce qu'une minute, pour me parler de vous.
Bonsoir, chère; écrivez quelques lignes.

  [1] De _Comme il vous plaira_.
  [2] Cicéri, le peintre décorateur.
  [3] Mathieu Plessy, frère de madame Arnould Plessy.



CDIV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 23 juillet 1856.

Cher enfant,

Je suis à Nohant, je me porte bien, tout le monde aussi, excepte ma
fille, qui n'est guère vaillante. Elle a été très malade à Paris et elle
est venue se guérir ici. J'espère que ce sera bientôt fait: pourtant, si
ce n'était pas fini à l'automne, je l'emmènerais voyager. Où? Je n'ose
plus vous dire que ce serait de votre côté, bien que ce soit toujours
là que ma pensée se reporte; mais je vous ai tant manqué de parole, ou,
pour mieux dire, j'ai tant manqué à mes espérances, que je ne veux plus
fixer de but à mes courses.

Celle que je méditais l'hiver dernier s'est résolue en quelques jours
d'avril dans la forêt de Fontainebleau, une des plus belles choses du
monde, il est vrai, mais si près de Paris, qu'on n'appelle même pas cela
une promenade. J'aspire pourtant toujours à l'_absence._ L'absence pour
moi, c'est le petit coin où je me reposerais de toute affaire, de tout
souci, de toute relation, ennuyeuse, de tout tracas domestique, de toute
responsabilité de ma propre existence. C'est ce que j'avais trouvé,
l'autre année, à Frascati pendant trois semaines, et à la Spezzia
pendant huit jours. C'est là ce que je demande au bon Dieu de retrouver
pendant six mois quelque part, sous un ciel doux et dans une nature
pittoresque; rêve bien modeste, mais qui passe devant moi dix ans de
suite sans se laisser attraper.

Cependant, il ne faudra pas venir nous voir ici à l'improviste; car, si
les jours de liberté se présentaient, je les prendrais aux cheveux et il
serait fâcheux de nous croiser sur les chemins. Avertissez-moi toujours
un peu d'avance. Je suis-contente de vous savoir utilement occupé et en
possession d'un si beau brin de fille que votre Solangette. Il me tarde
de la voir et de l'embrasser, ainsi que sa mère.

J'attends tous les travaux que vous m'annoncez, et je vous félicite du
bon courage qui vous soutient. Ici, l'on se soutient aussi, chacun dans
son travail, même ma pauvre patraque de Solange, qui s'est mis en tête
de faire des vers, et qui arrivera peut-être à en faire d'assez jolis.

Je vous envoie, de sa part et de celle de tous, une masse d'amitiés et
de poignées de main. J'y joins mes tendres et maternelles bénédictions.



CDV

A M. CHAULES DUVERNET, A LA CHATRE.

                                 Nohant, novembre 1856.

L'empreinte n'est pas assez nette ou le cachet est trop usé pour qu'il
soit possible de le décrire avec certitude. Voici ce que je crois y
voir:

Deux écussons d'argent accolés, sous une couronne de comte.

Écusson dextre:

D'argent au lion léopardé (c'est-à-dire qui marche), soutenant un
écussonnet où paraît un agneau passant (c'est-à-dire marchant) sur une
_plaine_ ou champagne. Cet écusson est d'enquerre, c'est-à-dire métal
sur métal, ce qui est peu usité. La champagne est un meuble rare en
armoiries. La position de l'écussonnet et sa forme sont aussi très
insolites. Ces armes pourraient bien être de fantaisie.

L'écusson senestre (gauche) rentre dans les choses connues et logiques.

Chevron de gueules (c'est-à-dire de pourpre) sur champ d'argent,
accompagné de trois rosés tigées et feuillées, et surmonté en chef d'un
meuble qui paraît être un soleil, dit soleil de midi, parce qu'il est en
haut et au milieu de l'écu.

La couronne de comte ne signifie rien. Il paraît qu'au XVIIIe siècle,
tout le monde se la lâchait; car mon grand-père Dupin, qui n'avait aucun
titre, se la payait aussi sur ses trois coquilles d'argent en champ
d'azur.--Mais le chevron est une marque de très ancienne noblesse. Il
fait partie de ce que l'on appelle, en blason, les _pièces honorables_.
Il désigne soit un étrier, soit une barrière de tournoi; on n'est pas
d'accord sur ce point important, mais il est indice de chevalerie.

Si ce que j'appelle l'écussonnet de l'écusson dextre était un gros
besant, ce qui est possible, ce serait un souvenir des croisades. Les
besants (corruption de bysantins) étaient des pièces de monnaie de
Constantinople. On les voit bien souvent dans les armoiries, mais
beaucoup plus petits que ton écussonnet. Si cet écussonnet était un
besant; il faudrait dire: besant brochant sur le tout, et agneau passant
sur le tout dû tout.

J'espère que voilà une érudition et une science! ça ne coûte pas cher et
ça s'oublie, Dieu merci, aussi vite que ça s'apprend.

Mille tendresses et embrassades à Eugénie. A Bientôt.



CDVI

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

                                 Nohant, 20 décembre 1856.

Cher enfant, merci pour ce précieux manuscrit qui ne me donnera pourtant
pas le courage d'écrire l'histoire du Berry. Il faut être riche pour
faire de pareils livres; car ils ne se vendent pas et, par conséquent,
les éditeurs ne les achètent pas. Il faut les publier à ses frais et ne
pas les voir couverts; car je connais trop le Berrichon pour l'accuser
de vouloir jamais encourager un ouvrage de ce genre, surtout venant de
moi. Donc, je n'ai pas le moyen d'y penser. Mais je ferai quelque roman
sur un moment quelconque de ce passé qui a son intérêt.

Je n'ai pas encore eu cinq minutes pour lire la musique recommandée;
demain ou après-demain, j'espère être moins dérangée.

C'est bien beau, le parc de Sainte-Sévère! Il y a un coin de rochers et
de vieux pans de murs couverts de lierre, tombant dans un ravin avec une
véritable majesté. C'est triste, c'est un site d'hiver; allez-y avec
Angèle quand il fera un rayon de soleil.

A vous de coeur, mes chers enfants.

GEORGE SAND.



CDVII

A M. ADOLPHE JOANNE, A PARIS

                                 Nohant, 29 février 1857.

Je n'ai fait que dire la vérité et vous m'en remerciez. Mais c'est à moi
de vous remercier du bon secours que m'a apporté votre Guide, dans ma
dernière pérégrination. Vous me promettez de venir à Nohant: vous voyez
qu'en toute chose, je reste votre obligée. Ne vous attendez pourtant
pas à trouver une _belle résidence_. C'est la chose la plus humble, au
contraire, que ma retraite; mais vous y serez reçu de bon coeur et cela
vaut mieux que tout.

J'ai votre _Allemagne du Nord_ et je ne compte guère sur mon étourdi de
fils pour prendre, chez Hachette, l'_Allemagne du Sud_. Vous seriez bien
aimable de me la faire envoyer avec un exemplaire de l'_Italie_; car
celui que vous m'avez remis est incomplet et en plusieurs endroits
illisible. L'ouvrage n'avait pas encore paru, je partais, vous avez eu
la bonté de courir pour me le rapporter tel quel. Ces ouvrages bien
faits sont précieux, non seulement pour voyager, mais aussi pour
consulter à toute heure, et vous faites là un travail des plus utiles
et des plus intéressants dont, pour ma part, je vous sais le plus grand
gré. Si, pour le Berry, la Creuse et le Bourbonnais, je peux vous
renseigner et vous piloter, je serai bien contente de vous apporter mon
grain de sable. Tout à vous de coeur.

GEORGE SAND.

Vos _Histoires de l'art_ sont admirablement bien faites; voilà une chose
qui manquait! ne craignez pas d'étendre, un peu, quand vous y êtes, la
partie géologique, minéralogique, botanique, etc. Cela intéresse même
ceux qui ne sont pas savants, et leur apprend à observer.



CDVIII

A M. CALAMATTA, A BRUXELLES

                                 Nohant, 6 avril 1857.

Tu ne sais pas ce que tu dis avec ton Colisée, ta forme, ton grand
peuple et ton cri de vengeance que l'on doit crier sur les toits. Je te
passe ton goût d'artiste, c'est ton droit, et je ne dispute pas avec
ceux qui ont leur puissance (une véritable puissance) dans leur point de
vue. Je serais bien fâchée de les ébranler, si je le pouvais, et, comme
je ne le peux pas, mes notions et mes instincts, à moi, sont le droit de
ma thèse, sans aucun danger ni dommage pour ceux qui sont forts avec la
thèse contraire.

Des coups de bâton, je veux bien t'en donner; mais tu es un affreux
blagueur qui ne viens jamais les chercher.

Quant à ce que je devais dire sur les martyrs de la cause, je l'ai dit;
mais cela doit rester dans le tiroir jusqu'à nouvel ordre. Tu crois donc
que l'on est libre de dire quelque chose? Je te trouve beau, toi avec
tes mains dans tes poches, sur le pavé de Bruxelles! J'ai essayé, au
dernier chapitre du roman[1], de faire pressentir quelque chose de ma
pensée; mais il n'est pas dit encore que cela passe.

Trois lignes sur Lamennais ont été coupées à propos des capucins de
Frascati, chez lesquels il avait demeuré, et pourtant _la Presse_ fait
son possible pour laisser vivre le rédacteur; _ma_ nous sommes dans le
royaume de la mort!

Donc, puisque l'on ne peut parler de ce qui, à Rome, est muet, paralysé,
invisible, il faut éreinter Rome, ce que l'on en voit, ce que l'on y
cultive, la saleté, la paresse, l'infamie. Il ne faut faire grâce à
rien, pas même aux monuments qui consolent les stupides touristes, faux
artistes, sans entrailles, sans réflexion, sans coeur, qui vous disent:
«Qu'est-ce que ça fait, les prêtres et les mendiants? ça a du caractère,
c'est en harmonie, avec les ruines, on est très heureux ici, on admire
la pierre, on oublie les hommes.»

Eh bien non, je ne veux rien admirer, rien aimer, rien tolérer dans
le royaume de Satan, dans cette vieille caverne de brigands. Je veux
cracher sur le peuple qui s'agenouille devant les cardinaux. Puisque
c'est le seul peuple dont il soit permis de parler, parlons-en! celui
dont on ne parle pas est hors de cause. Si quelqu'un prend, grâce à moi,
Rome, telle qu'elle est aujourd'hui, en horreur et en dégoût, j'aurai
fait quelque chose. J'en dirais bien autant de nous, si on me laissait
faire; mais on a les mains, liées, et je n'insiste jamais pour que
d'autres s'exposent à ma place.

Et puis, d'ailleurs, nous autres Français, nous ne sommes jamais si
laids qu'un peuple dévot et paresseux. Nous nous trompons, nous nous
grisons, nous devenons fous. Mais pourrait-on faire de nous ce que l'on
a fait de Rome? _Chi lo sa?_ peut-être! Mais nous n'y sommes pas.

Il est donc bon de dire ce qu'on devient quand on retombe sous la
soutane, et j'ai très bien fait de le dire à tout prix. Cela doit fâcher
des coeurs italiens; s'ils réfléchissent, ils doivent m'approuver.

  [1] _La Daniella_.



CDIX

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 16 avril, 1857.

Tu n'es qu'un ignoble _pôtu_[1], un agriculteur, un capitaliste, un
écrivassier, un décoré, un membre de l'Institut; Lambert n'est qu'un
lapin, un chou, un renard pendu, une volaille étripée. Vous ne valez
pas deux liards à vous deux. Il faut que je vous fasse relancer par
Frapolli, qui est un savant, un patriote, un ami des femmes de lettres,
enfin un parfait gentilhomme, pour que l'un de vous daigne se souvenir
que j'existe. Enfin, vous n'aimez que vos ventres et vous avez le coeur
mangé aux vers.

Ce n'est pas le travail qui vous excuse, je travaille aussi. Vous
méritez que je ne pense plus jamais à vous.

Je suis bien contente que l'on s'arrache ton livre; mais on ne se
l'arrache pas à Nohant; car il n'a pas daigné y arriver. J'ai répondu à
M. Grenier; son poème est très remarquable. Moi, je vois dans le Juif
errant la personnification du peuple juif, toujours riche et banni au
moyen âge, avec ses immortels cinq-sous qui ne s'épuisent jamais, son
activité, sa dureté de coeur pour quiconque n'est pas de sa race, et en
train de devenir le roi du monde et de tuer Jésus-Christ, c'est-à-dire
l'idéal. Il en sera ainsi par le droit du savoir-faire, et, dans
cinquante ans, la France sera juive. Certains docteurs Israélites le
prêchent déjà. Ils ne se trompent pas.

Bonsoir, gros misérable! je vais aller à Paris à la fin du mois. Si j'ai
l'honneur de vous y voir, je vous promets une dégelée solide.

GEORGE SAND.

  [1] Pataud.



CDX

A M, CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 13 juin 1857.

Cher ami, ce n'est pas un _roman historique,_ c'est un roman d'époque
et de couleur du temps de Louis XIII[1]. Le roman historique promet des
faits sérieux, des personnages importants, des récits de grandes choses.
Ce n'est pas là ce que je fais, et ce titre, annoncé dans _la Presse_,
promettrait des aventures plus graves que celles que je mets en scène.
Comme il serait difficile de faire saisir au lecteur la distinction que
je vous explique, sans périphrase trop longue, faites, je vous prie,
retrancher de l'annonce le mot _historique_. Il vaut mieux tenir plus
qu'on ne promet que de promettre plus qu'on ne tiendra. J'ai fait la
chose à mon point de vue, et j'ai beaucoup cherché pour rester dans
l'exactitude historique des moindres coutumes, idées et manières d'agir
du temps qui me sert de cadre. Je n'ai pas rattaché ma fable à un point
historique qui ne soit rigoureusement exact. Mais tout cela ne fait pas
un roman de Walter Scott. On n'en fait plus!

Que devenez-vous? Et la petite fillette?

Venez-vous bientôt nous voir? mon amie de la rue des Saints-Pères
est-elle triste ou malade[2]? Je n'ai pas de ses nouvelles depuis pas
mal de jours, et, quand elle se tait, je n'ose pas trop l'interroger.

Bonsoir, cher; à vous de coeur.

G. SAND.

  [1] _Les Beaux Messieurs de Bois-Doré._
  [2] Madame Arnould-Plessy.



CDXI

A M.

                                 Gargilesse, juillet 1857.

Cher monsieur,

Voulez-vous qu'en ma qualité d'ignorant paysagiste, je vous apporte mon
contingent d'observations, anonymes, bien entendu, excepté pour vous?

Au bord de la Creuse, à cinq lieues d'Argenton, vers le midi, nous avons
dû voir le soleil un peu plus occulté que vous ne l'avez vu à Paris.
Nous faisions une assez longue promenade à pied dans un des plus
adorables coins de la France. Le ravin où coule la Creuse est bordé en
cet endroit, sur une longueur de plusieurs lieues, par des plateaux
élevés, soutenus de schistes redressés sur de puissantes assises de
gneiss et de granit pittoresquement disloques. Une splendide végétation
perce autour de ces blocs sauvages, et la Creuse, tantôt agitée,
bouillonne parmi leurs débris, tantôt, limpide et unie, les reflète
comme un miroir.

De la petite église de Ceaulmont, perchée au plus haut des rochers, la
vue plonge dans ces profonds méandres adorablement composés, et s'étend
au-dessus des ravins et au-dessus des plateaux jusqu'aux montagnes de la
Marche.

Le hasard de la promenade nous avait donc conduits dans un des sites les
plus favorables pour observer l'effet pittoresque de l'occultation du
soleil, sur une grande étendue de ciel et de terrains. Nous étions là
juste au moment où le phénomène s'est produit le plus complet, et le
ciel chargé de plusieurs couches de nuages nous a permis de voir à
l'oeil nu, à vingt reprises différentes, le mince croissant qui semblait
courir dans les nuées chassées par des courants supérieurs assez forts.
Ce croissant ressemblait tellement à celui de la lune, que les paysans,
étonnés, croyaient le voir à la place du soleil sans trop s'inquiéter de
ce que le soleil lui-même était devenu: A ce moment-là, les nuages,
qui s'étaient amoncelés comme un orage, se sont rapidement étendus
en _stratus_ légers, et la campagne a pris un ton particulier assez
semblable à celui de l'aube, avec cette différence bien sensible et qui
constitue l'originalité du spectacle, qu'au crépuscule du matin ou du
soir, les horizons du ciel se colorent du côté du soleil et que ceux de
la terre se dessinent nettement, laissant la nuit envahir le zénith;
tandis que, durant l'éclipsé, la nuit semblait se faire et venir à nous
de toutes les profondeurs de l'horizon pour se dissiper vers le sommet
de la voûte céleste. Ainsi les lointains étaient indécis et entièrement
décolorés, sans que les objets rapprochés fussent sensiblement altérés.
Quand le croissant solaire se dégageait des nuages, il suffisait même
à projeter fortement les ombres autour de nous, et ce contraste d'une
assez vive lumière sur nos têtes avec l'éloignement obstiné des
lointains offrait un aspect de la nature très insolite et très frappant.

L'un de nous, qui a la vue particulièrement longue et nette, a observé
plus faiblement, mais avec conviction, ce que j'avais pu constater avec
lui lors de la dernière éclipse, ce que je n'ai pu saisir cette fois-ci,
ayant un peu trop regardé le soleil à l'oeil nu. Cette observation, que
je n'ai vue consignée nulle part, consiste en ceci: que le spectre
du croissant solaire s'est trouvé représenté un nombre de fois
considérable, d'une manière très fugitive mais très sensible pourtant,
sur les différentes couches de nuages qui l'environnent.

À plusieurs reprises, la personne qui a renouvelé hier cette observation
a cru voir le soleil apparaître faiblement à une place où il n'était
pas, et immédiatement se transporter à une autre place, jusqu'à ce
qu'une apparition réelle redressât l'erreur produite par cette sorte de
_parélie_ que je ne me charge nullement d'expliquer.

Nous n'avons pas vu les fleurs se fermer: la plupart ne se sont aperçues
de rien. Pourtant, comme l'un de nous prétendait que les liserons se
fermaient, j'ai attentivement regardé une fleur de liseron-vrille qui
était à mes pieds et je l'ai vue plisser sensiblement, sa corolle. Le
fait n'a pas été général: un rossignol a lancé une roulade vive et
unique à l'heure précise marquée pour l'apogée du phénomène. Les
rossignols ne disent plus mot chez nous dans ce moment de l'année.

Les coqs ont aussi jeté beaucoup de fanfares simultanées de tous les
points habités de la campagne; mais aucun autre animal n'a donné signe
d'étonnement ou de terreur. Les paysans qui ne nous ont pas vus regarder
en l'air ne se sont aperçus de rien; d'où je conclus que notre père le
soleil peut nous retirer les cinq sixièmes de sa lumière sans que la
terre s'en ressente beaucoup.

Ce qui est plus étonnant que tout cela, et ce que la science ne peut
pas nous expliquer, c'est le froid inouï de ce mois de juillet. Nous
commençons à savoir les lois qui régissent les astres placés à des
distances fabuleuses de notre pauvre petite planète. Mais nous ne savons
rien des causes de perturbation de notre atmosphère, de ce milieu qui
est encore la terre et au sein duquel nous nous agitons sans pouvoir
soumettre nos travaux, notre locomotion, nos projets de tout genre à des
prévisions tant soit peu certaines.

M. Babinet ne nous avait-il pas fait espérer un été brûlant? Le
ciel, notre petit ciel relatif, semble se rire de toutes nos grandes
observations. Il serait bien temps que la science pût être illuminée de
quelque soudaine découverte en ce genre, découverte dont les résultats
immédiats auraient tant d'influence sur notre destinée. La fourmi, «que
ne surprend jamais l'orage»; la taupe, dont les villes souterraines
bravent les intempéries de la surface; le rat des champs, qui ne manque
jamais de faire la provision d'hiver en temps utile; les oiseaux
émigrants, qui semblent doués d'un sens divinatoire; en sauraient-ils
plus long que nous à mille égards?

A vous dire le vrai, je ne crois pas beaucoup à la terreur des animaux,
même durant une éclipse totale de soleil. Je les crois avertis par
l'instinct du peu de durée du phénomène.



CDXII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 15 août 1857.

Cher enfant,

Ne donnez jamais les lettres des défunts que l'on vous demande. Cela
cache, en général, des spéculations. Celles qui sont honnêtes (comme
les lettres de Lamennais recueillies assez religieusement par Old-Nick)
n'aboutissent pas, et risquent, pour tout résultat, de vous priver de
vos autographes qui s'égarent. Ces essais n'aboutissent pas, par la
raison que les parents, héritiers, ou amis exécuteurs testamentaires,
réclament le monopole de ces publications. C'est leur droit. Ils
l'exercent tantôt par cupidité, tantôt par respect véritable pour la
mémoire du défunt. En effet, si le défunt revenait, il ne serait pas
toujours très content de voir publier entièrement des lettres qu'il n'a
pas destinées au public. On est donc obligé de tronquer. Eh bien, cela
n'est pas très facile. Les gens qui publient demandent, à ceux qui
cèdent leurs lettres, d'avoir l'autographe entre les mains, se disant
responsables de l'authenticité de ces lettres. Dès ce moment, vous êtes
à leur discrétion. S'ils publient ce que vous ne voulez pas, à qui vous
en prendrez-vous? Bref, on se lance dans de grands ennuis et on s'expose
à des tracasseries judiciaires fort désagréables.

Dans mon souvenir, les lettres de Béranger à vous sont aigres-douces
pour moi. Celles qu'il m'a écrites sur vous sont méchantes pour vous. Il
était méchant d'esprit et de langue, bien que le coeur fût noble et la
conduite noble dans tout ce qui avait rapport à lui-même. Il savait
donner et ne pas recevoir. C'était une grande science dans sa position;
mais il était bien flatteur et bien perfide là où il ne risquait rien,
et il abusait souvent du respect religieux que l'on avait pour son
génie, pour son âge et pour sa probité. Le pauvre Eugène Sue, mort si
jeune, avait un bien autre coeur!

Vos vers sur sainte Solange sont très beaux et charmants. Mais vous
travaillez dans la prose du gagne-pain avec douleur, je le vois. Non,
pourtant: je vois aussi que vous êtes courageux et que vous sentez la
consolation du devoir accompli. Que voulez-vous! la vie est comme ça.
Béranger n'avait pas de famille à nourrir et à contenter. Il a été
heureux dans le repos. Il n'y faut point songer pour nous.

Bonsoir, chers enfants, et à vous de coeur.



CDXIII

A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS

                                 Nohant, 18 août 1857.

Je vous remercie, monsieur, pour mon fils absent. Je vais lui envoyer,
au fond des chênes-lièges où il me fait soupirer après son retour, votre
gracieux encouragement, et je vous remercie, pour mon compte, des bonnes
lignes que vous lui avez consacrées. Je suis bien contente que vous ayez
remarqué ses progrès et que vous ayez si délicatement senti le caractère
de sa jeune individualité.

Je suis contente aussi de trouver l'occasion de vous remercier pour tous
ces beaux et bons articles que vous nous faites lire. À quand, un livre
historique? On voudrait lire l'histoire à travers votre imagination si
vive et votre raison si saine et si droite.

Rappelez-moi, je vous en prie, au bon souvenir de Théo. J'espère que lui
aussi pensera à encourager mon jeune peintre. Peut-être l'a-t-il déjà
fait. Mais _le Moniteur_ n'arrive pas jusqu'à nous. Dites-lui qu'avec
ou sans cela, je lui envoie toutes mes amitiés, et veuillez recevoir
l'expression de mes sentiments distingués et affectueux.

G. SAND.



CDXIV

A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

                                 Nohant, 6 octobre 1857.

Madame,

La féconde et gracieuse protection que Votre Majesté accorde aux
artistes me donne la confiance de m'adresser à Elle, en cette qualité,
pour appeler les effets de sa généreuse bonté sur une famille qui en est
digne.

Le grand nom dramatique de Marie Dorval protège cette famille et prie
pour elle. M. Luguet a épousé la fille de-cette célèbre artiste; il est
lui-même artiste de talent, et honnête homme. Sa Majesté l'empereur a
daigné l'encourager dernièrement à Plombières. M. Luguet a cinq enfants,
et nulle autre ressource que son travail quotidien.

Mais ce qui touchera surtout le bon coeur de Votre Majesté, c'est un
aperçu des nombreuses charités de Marie Dorval, morte pauvre, après une
vie de gloire et de fatigue.

Outre que ses grands succès au théâtre ont versé plus de cent mille
francs aux hospices, madame Dorval (dame de charité de Toulouse) a fondé
plusieurs lits dans les hôpitaux de Lyon, Bordeaux, Montpellier, et une
des crèches du faubourg Saint-Antoine. Il y a là plusieurs lits sous le
patronage de saint Georges, en mémoire d'un petit-fils adoré auquel la
pauvre femme ne put survivre.

Si Votre Majesté daigne dire un mot, le second petit-fils de madame
Dorval, Jacques Luguet, recevra, dans un lycée, le développement d'une
belle intelligence et d'un heureux naturel. Ce sera un bienfait de plus
dans la précieuse vie de Votre Majesté, et, j'ose en répondre, un de
ceux qui inspireront la plus profonde reconnaissance et produiront les
meilleurs fruits.

C'est à la mère que les mères osent s'adresser. Ce titre sacré, que le
Ciel a béni dans Votre Majesté, ajoute l'espoir et la foi au profond
respect avec lequel on l'invoque et avec lequel j'ai l'honneur d'être,
de Votre Majesté, la très humble et très obéissante servante.

GEORGE SAND.



CDXV

A LA MÊME

                                 Nohant, 30 octobre 1857.

Madame,

La réponse que Votre Majesté a daigné faire a une demande digne de son
intérêt est telle que nous l'attendions de son exquise bonté. Nous vous
disions que la grande artiste qui est partie de ce monde-ci pour un
monde meilleur prie maintenant pour le bonheur maternel de l'illustre et
douce protectrice de ses enfants.

Nous n'osons pas nous permettre de remercier Votre Majesté; car elle
a fait le bien pour le bien et sans se demander si la reconnaissance
qu'elle mérite sera de quelque valeur; mais nous osons lui dire qu'elle
a fait des heureux de plus, parce que nous croyons que là est la seule
récompense dont elle se préoccupe.

C'est dans ces sentiments respectueux et profonds qu'au nom de la
famille Luguet et au mien.

J'ai l'honneur d'être, madame, de Votre Majesté la très humble et très
reconnaissante servante.

GEORGE SAND.



CDXVI

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 29 novembre 1857.

Cher ami,

Avant de vous parler d'affaires, je veux vous dire que je me suis enfin
mise, ces jours-ci, à lire votre relation du grand voyage, et que, sans
aucun compliment ni prévention d'amitié, j'en ai été ravie. J'avais peur
d'entamer le gros volume et de le laisser en chemin. Aussi je n'ai pas
voulu seulement l'ouvrir avant d'être sûre que je n'aurais plus une
comédie de trois actes à faire toutes les semaines pour le théâtre de
Nohant. Je suis tranquille à présent et je vous suis à travers les
banquises; c'est fait de main de maître, je vous assure. C'est prompt,
c'est gai, c'est effrayant, et c'est d'un charmant français comme style
et comme couleur. Le petit nid de soie et de velours où l'on va fumer et
écouter du Schubert, entre chaque rencontre de la glace flottante qui
peut vous broyer, est un détail bien senti, émouvant comme un récit de
Cooper et plus artiste. Je vas vous suivre en Suède, où, précisément,
j'ai posé mon nouveau roman. J'ai feuilleté un peu, avant de lire bien,
cette partie du livre. Je vois que vous n'avez pas été en Dalécarlie,
où j'ai planté ma tente en imagination. Dites-moi si vous avez, en
français, en italien ou en anglais (je ne sais pas d'autre langue),
un ouvrage sur cette partie de la Suède, et un peu de détails sur son
histoire au XVIIIe siècle, sous Frédéric-Adolphe, le mari d'Ulrique de
Prusse. Vous me feriez bien plaisir de me le prêter. Ou indiquez-moi
quelque chose que je puisse lire sur ce pays et cette époque;--ou enfin
faites-moi un petit précis de quelques pages, si vous avez cela dans la
mémoire.

Je ne sais pas pourquoi vous avez des moments de découragement; vous
avez réellement un très solide et très beau talent, et avec cela une
facilité miraculeuse; car l'ouvrage est énorme et traite de tout; une
mémoire étonnante de ce que vous avez vu, et une aptitude particulière,
d'avoir pu _le voir pour le sentir, tout en le voyant pour le retenir_.
Je n'en ferais certes pas autant. Je m'endors le cerveau à regarder une
mouche et je laisse passer, sans y prendre garde, un flot de choses plus
intéressantes. Croyez que votre livre est bon et que je m'y connais
assez pour en être sûre en vous le disant.--Donc, si vous avez de très
belles facultés, vous ne devez jamais vous décourager. Vous aurez autant
de peines et de malheurs qu'un imbécile et vous les sentirez plus
vivement; mais, tout en étant beaucoup plus blessé de la vie que le
vulgaire à grosse écorce, vous aurez cette énorme compensation qu'il n'a
pas: le travail intelligent, _attrayant_, comme disent les fouriéristes.

Parlons d'affaires; ce sera bientôt fait. Vous prendrez le temps qu'il
vous faudra pour la publication nouvelle; vous me donnerez seulement
quelque argent si je viens à en avoir besoin, en échange du manuscrit.

Voici le titre, sauf votre avis: _Christian Waldo._ Vous me direz que
Waldo n'est pas un nom suédois; c'est possible, mais c'est, là justement
l'histoire. Ce nom intrigue, même celui qui le porte. Annoncez, si vous
voulez, que le roman se passe au XVIIIe siècle, afin qu'on ne croie pas
qu'il s'agit de quelque parent de Pierre Waldo, le chef des Vaudois. Ou
bien encore, le roman peut s'appeler, si vous croyez le titre alléchant:
_le Château des Étoiles._ C'est un _Stelleborg_ de fantaisie
qu'un personnage s'est bâti en Dalécarlie, à l'imitation de celui
d'Uraniemborg dans l'île de Haven. Dans ce château, il se passé des
choses bizarres. Espérons qu'elles seront amusantes; je crois, toute
réflexion faite, que ce titre plaira mieux: Décidez. N'annoncez pas une
peinture de la Suède ni du XVIIIe siècle; car le cadre réel sera moins
étudié que celui de _Bois-Doré._ J'y ferai de mon mieux; mais c'est
surtout un roman romanesque que je fais cette fois.

Vous me dites qu'Alexandre m'aime beaucoup: il a raison. Moi, je l'aime
comme si je l'avais mis dans ce monde. J'adore les natures droites,
tranquilles, sereines et fortes qui ont l'intellect en harmonie parfaite
avec leur organisation. C'est très rare; c'est même un nouveau type dans
l'humanité littéraire, qui, jusqu'à ce jour, n'a pu être ainsi par la
faute probablement du milieu social. _L'artiste jaloux,_ c'est-à-dire
méchant et infortuné, est presque synonyme d'_artiste_. Dumas le père
est essentiellement bon, mais trop souvent ivre de puissance. Son fils
a de plus que lui le bon sens, chose encore bien rare en ce siècle de
grandes orgies d'intelligence. Il ira loin, loin dans cette seconde
moitié de siècle dont je ne verrai pas le bout, mais qui, j'en suis
sûre, vaudra plus que la première.

Soyez donc calmé; cher ami; je n'ai pas d'effluve magnétique; mais je
_crois_, sans illusion désormais, et c'est tout le secret de ma petite
force. Vous pouvez l'avoir bien plus grande et vous l'aurez, en sentant
que ce monde marche comme il doit marcher, et que vous poussez aussi à
la bonne roue. Amitiés de mes enfants.

G. SAND.



CDXVII

AU MÊME

                                 Nohant, 8 décembre 1857.

Mes pressentiments n'étaient donc que trop fondés. Je ne sais si c'est
un malheur pour l'avenir de _la Presse,_ je ne le crois pas[1]. Mais ce
qui m'inquiète, c'est votre position, que vous semblez regarder comme
compromise dans la bagarre. Je ne peux même pas me livrer à des
suppositions, ne sachant pas quelle part d'influence votre ami de
Bellevue[2] a dans l'affaire.

Si ce n'est pas indiscret de ma part de vous le demander, dites-le-moi;
mais, en me répondant ou ne me répondant pas sur ce point, ne me laissez
pas ignorer ce qui vous intéresse personnellement et en quoi, par
hasard, du fond de ma Thébaïde, je pourrais vous être utile. Ce serait
une joie pour moi d'en trouver l'occasion pour la saisir aux cheveux, et
je ne craindrais pas de la tirer bien fort, cette belle chevelure qui
nous effleure souvent à notre insu, comme celle des comètes.

Pour ma part, je me chagrine un petit peu aussi; car j'ai contribué,
dans le passé, à la fatale somme des _avertissements_. La punition de
_la Daniella_ tombe à présent sur les reins de _Bois-Doré,_ qui doivent
être cassés par ce coup de massue. Le public oublie vite et ne se
reprend guère d'amitié pour une chose interrompue.

Mais tout ça n'empêche pas que l'article de Peyrat ne soit bien, et je
trouve la rigueur très maladroite en somme. Ne concluait-il pas pour le
serment? et _la Presse_ ne va-t-elle pas retrouver des abonnés au lieu
d'en perdre?

Vous êtes bien l'obligeance personnifiée, d'avoir pensé à mes bouquins
en dépit des ennuis, des inquiétudes et du mal de tète. Envoyez-moi des
ouvrages que vous me citez, ceux que vous me croirez utiles, mon sujet
donné. _Il me faut une couleur locale de la Dalécarlie au_ XVIIIe
_siècle et une couleur historique de la cour, de la ville et de la
campagne sous les deux règnes qui précèdent celui de Gustave III._ Je
ferai bien cette couleur avec les événements; mais je n'en sais pas le
détail, et tout ce que je peux consulter chez moi passe sous silence, ou
peu s'en faut, l'affaire _des chapeaux et des bonnets_.

J'ai les travaux de Marmier publiés dans les vingt-cinq premières années
de la _Revue des Deux Mondes_; mais ce que je cherche ne s'y trouve pas.
Si son _Histoire de la Scandinavie_ ne traite que des temps anciens,
elle ne me tirera pas d'affaire. Décidez et faites comme pour vous.
Surtout faites vite, à condition que vous ne serez pas malade; et
retenez ce que je vous devrai, sur ce que je vais demander à la caisse
de M. Rouy[3]: car il m'est redû pas mal sur _Bois-Doré_ et je suis dans
une petite crise financière qui n'est pas sans exemple dans mon budget
annuel. Je pense que ma demande ne sera pas considérée comme une
méfiance, je suis à mille lieues de cela. C'est tout simplement force
majeure dans mes affaires personnelles.

Autre chose, à présent! si vous n'êtes plus tenu par le collier, et que
vous puissiez considérer ce temps d'arrêt comme un temps de vacances,
venez le passer chez nous; vous travaillerez, vous me lirez ce que vous
avez de fait, et votre temps ne sera pas perdu.

Encore autre chose. Je vous ai envoyé l'article sur madame Allart. Comme
il s'agit de lui être utile, nous n'attendrons pas, n'est-il pas vrai,
la réapparition de _la Presse_! Si vous en avez l'occasion, faites
passer cet article _ailleurs_, le plus tôt que l'on pourra.

  [1] La publication de _la Daniella_ dans _la Presse_ avait valu à ce
      journal deux avertissements successifs, au commencement de 1857;
      et, un troisième et dernier lui ayant été donné pour un article de
      M. Alphonse Peyrat, au mois de décembre de la même année, cette
      feuille se trouvait dès lors exposée à une suspension sans forme
      de procès.
  [2] Le prince Napoléon (Jérôme).
  [3] Caissier du journal _la Presse_.



CDXVIII

A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

                                 Nohant, 9 décembre 1857.

Madame,

Votre Majesté accueillera toujours avec bonté, je le sais, tous le
savent, l'idée de mettre le baume, sur les blessures humaines et
sociales. Une mesure de rigueur légale vient de frapper le journal _la
Presse_, en décrétant sa suspension pour deux mois. Les financiers qui
exploitent ces vastes entreprises ont peut-être le moyen d'en subir les
accidents; mais les gens de lettres, qui ne sont pas solidaires dans
la rédaction, et surtout les _mille ouvriers_ employés à la partie
matérielle et que la suspension de leur travail quotidien jette en plein
hiver sur le pavé, sont-ils coupables et doivent-ils être punis?

Ils sont punis, cependant, pour un article où une grande partie des
lecteurs n'avait vu que le conseil donné aux députés de prêter serment
au gouvernement de l'empereur. Mais, quelle que soit la fatalité de
l'éternel malentendu qui préside aux choses de ce monde, ce n'est pas
un plaidoyer pour la presse politique que je viens mettre aux pieds de
Votre Majesté.

Ce n'est pas une requête au nom de l'écrivain, cause du fait; c'est
encore moins une réclamation en tant que collaboration littéraire à
ce journal: je ne me permettrais jamais d'entretenir Votre Majesté
d'intérêts aussi minimes que les miens.

Mais le châtiment tombe sur des travailleurs étrangers au fait
incriminé, et peut-être très dévoués, pour la plupart, à la main qui les
frappe. J'ose donc dire à Votre Majesté que, la loi ayant été appliquée
et l'autorité satisfaite, là pourraient commencer le rôle de la douceur
et le bienfait de la clémence.

En faisant grâce, Leurs Majestés n'annuleraient pas l'effet politique et
légal produit par la décision du pouvoir exécutif. Elles en effaceraient
généreusement les conséquences funestes pour ceux-là seuls qui les
subissent réellement, les employés et les ouvriers du journal, tous
innocents à coup sur.

Que Votre Majesté daigne agréer encore, avec l'expression de ma vive
reconnaissance pour sa touchante bonté, celle des sentiments respectueux
avec lesquels j'ai l'honneur d'être, madame, de Votre Majesté, la très
humble et très obéissante servante.

GEORGE SAND.



CDXIX

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME),

A PARIS

                                 Nohant, 17 décembre 1857

Oui, monseigneur, vous avez raison, et, comme toujours, vous voyez les
choses de haut. Il ne s'agit pas tant de réussir que de faire ce que
l'on doit, et on n'est jamais mortifié d'échouer, quand on n'a songé
qu'à se risquer pour les autres. Comme toujours aussi, vous avez été
bon; que Dieu se charge du reste!

Ce qui vous rend triste, cher prince, c'est le mal d'un génie comprimé.
Sans chercher à qui la faute, ni quelle sera l'issue, je me demande ce
qui peut occuper le présent d'un être jeune et dans toute sa force,
à qui le véritable emploi de cette force n'a pas été donné par les
circonstances. Je m'imagine que les études scientifiques et surtout de
philosophie scientifique, auxquelles vous vous intéressez, et que _vous
savez_, sans en faire montre, pourraient vous devoir une somme de
progrès. Les membres de votre famille qui se sont adonnés à la science
n'ont pas été les moins utiles, et ne seront pas les moins illustres,
dans le jugement de l'avenir. Peut-être, aussi, n'ont-ils pas été les
plus malheureux.

Je vous vois et je vous envie la possession de trois grandes richesses:
les facultés, le loisir, la jeunesse, sans parler de l'argent nécessaire
pour les recherches et les explorations, moyen matériel qui manque à
tant de généreuses intelligences. Je sais que vous travaillez beaucoup
et que vous apprenez toujours; mais pourquoi n'attacheriez-vous pas
votre nom à des travaux que vous feriez exécuter sous vos yeux et dont
vous seriez l'âme, parce que vous auriez l'initiative de la recherche,
et la pensée mère de la philosophie de _la chose_? Je ne parle pas de
systèmes particuliers, c'est trop se livrer à la critique; dans votre
situation, vous ne le pouvez pas; mais il y a, dans toutes les sciences,
des points de vue bien établis et bien constatés, que tout regard
intelligent et toute main puissante peuvent élargir, au grand profit des
connaissances humaines. Ce que l'on appelle vulgairement _les travaux_
est, je crois, d'un si puissant intérêt, que l'on y oublie tous les
soucis de la vie réelle.

Car, en somme, la question, pour vous qui n'avez pas le bonheur d'être
frivole et vain, c'est de respirer dans l'air qui convient à de larges
poumons et de vous mettre, en dépit du sort et des hommes, dans une
sphère qui développe l'intelligence au lieu de l'étouffer. Il y a, je
crois, trois points nécessaires à l'extension complète de la vie: c'est
d'aimer au moins également quelqu'un, quelque chose, et soi-même en vue
de cette chose et de cette personne. J'ai remarqué et j'ai éprouvé que,
quand cet équilibre est rompu, on arrive à trop s'aimer soi-même ou à ne
pas s'aimer assez. Ce qui doit vous manquer, en raison du milieu où le
sort vous a placé, c'est le _quelque chose,_ la passion satisfaite d'un
but intellectuel, et ce quelque chose, en somme, c'est l'humanité,
puisque c'est pour elle qu'on travaille.

J'ai tant de respect et d'enthousiasme pour les sciences naturelles,
dont je ne sais pas le premier mot, mais qui me donnent des battements
de coeur et des éblouissements de joie quand, par hasard, j'en saisis
quelques notions à ma portée, que je ne saurais vous parler de cela
comme d'un _pis aller_ dans l'emploi de votre activité intérieure.

Peut-être, un jour, des événements que nul ne peut prévoir vous
traceront-ils une autre route. Et peut-être aussi, en vous surprenant
dans celle-là, ne vous causeront-ils que regret et contrariété; car
notre appréciation de la vie change avec les situations qu'elle nous
présente, et bien des choses arrivent, que nous avions cru devoir
souhaiter, et que nous voudrions pouvoir repousser, parce que nous les
jugeons mieux et les connaissons davantage. Si je me permets de vous
écrire tout cela, c'est parce qu'en lisant votre voyage dans le Nord,
je me suis mise à penser à vous, encore plus qu'au Nord, dont mon
imagination était cependant très _allumée_.

Je vous voyais, intrépide et entêté, dans les dangers et les souffrances
de cette exploration, et je me demandais: «A qui diable en avait-il,
avec cette île de Jean-Mayen, qu'il voulait conquérir sur la stupide et
impassible banquise?» L'aventure est racontée, par Edmond d'une manière
charmante. On y est avec vous, et, à travers la gaieté de sa narration
et le bon goût de sa réserve, on vous sent là et on vous voit lutter
contre la matière avec beaucoup de nerf et de _furia francese_.

Mais, encore une fois, à qui en aviez-vous? Vous saviez bien,
monseigneur, que l'éternel hiver des régions polaires ne connaît pas les
princes, et ne veut pas ranger ses bataillons flottants pour leur ouvrir
le passage.

Dans ce moment-là, vous aimiez donc passionnément le but, non pas l'île
de Jean-Mayen, qui ne me paraît pas devoir être un paradis terrestre,
mais le fait scientifique dont vous cherchiez à vous emparer. Or, si
vous avez de telles aptitudes de volonté, pourquoi faut-il qu'elles ne
reçoivent leur développement que dans des situations exceptionnelles,
comme les grands voyages et les grands périls? Je ne dis pas de mal des
voyages et des dangers, c'est la poésie de la chose; mais pourquoi tant
d'explorations dans le monde de la science, que l'on peut faire au coin
du feu, ne sont-elles pas réglées par vous de manière à vous donner,
_à toute heure_, les émotions vives de la découverte, et les joies
sérieuses de la conquête, en même temps que vous en feriez profiter tout
le monde?

Voilà, cher Altesse Impériale, ce que vous soumet votre humble amie
du désert, occupée du désir de vous voir apprécié de tous comme
d'elle-même, et, avant tout, désireuse de vous voir trouver en vous-même
la force et les satisfactions que d'autres ont cherchées dans le hasard,
en jouant leur âme à pile ou face.

Merci de vos bonnes lettres et croyez-moi bien à vous de coeur
sérieusement et sincèrement.

GEORGE SAND.



CDXX

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 9 janvier 1858.

Je ne peux pas dire avec vous que je regrette beaucoup personnellement
Rachel. Je la voyais si rarement, que sa mort ne me fait point de vide;
mais je dis avec tout le monde que c'est un grand coup de plus porté à
l'art, c'est-à-dire au sens du beau, et à cet idéal qui, sous toutes les
formes, nous est aussi nécessaire que le bien et le bon.

Nous risquons de descendre tous, si quelques-uns ne montent pour nous
dire que la vie est sur les hauteurs, et non dans les cloaques. Elle
avait monté plus haut qu'aucune artiste dramatique de son temps.
Qu'importe à présent que, dans la vie privée, elle ait trop cherché
la réalité? On pouvait s'en affliger quand on la voyait de près; mais
toutes les individualités ont le point de vue qui leur est propre:
derrière la rampe, elle était prêtresse et déesse. Dans la coulisse,
elle quittait sa divinité, et cela ne l'empêchait pas d'être souvent
bonne en tant que femme; vous en avez eu la preuve, et vous faites bien
de lui garder un bon souvenir.

Oui, je vous promets _le Château des Étoiles_[1] (par parenthèse, il
m'amuse beaucoup à griffonner; est-ce bon signe?), si ça peut vous être
utile; je le promets _à vous_, pas à d'autres. Si vous quittez, je ne
reste pas. Mais vous savez que je serai obligée de vous demander de
l'argent, tout l'argent peut-être, en vous livrant le manuscrit; quelle
que soit l'époque rapprochée où il sera prêt. Voyez si c'est possible;
car, pour moi, le contraire de ce possible serait l'impossible.

Je vis au jour le jour depuis vingt-cinq ans, et _ça ne peut pas être
autrement_, et _ça n'est, pas ma faute;_ si bien que je n'ai pas pu
acheter un manteau et une robe d'hiver cette année, parce que l'accident
de _la Presse_ a dérangé mon _ordre;_ ordre très réel dans ce que les
avares appellent mon désordre. Je sais me priver moi-même et de tout,
même quelquefois du nécessaire; mais je ne veux pas qu'un chat s'en
ressente et s'en aperçoive autour de moi.

Ainsi voilà, entre nous: faites que l'on soit de parole; on en a manqué
pour _Bois-Doré,_ et j'ai attendu un reliquat de compte qui m'aurait
permis de me vêtir en raison de la froidure; et surtout d'en vêtir
d'autres qui n'ont pas, comme moi, la ressource d'acheter une couverture
de laine en guise de ouate et de soie.

Donc, grâce à la couverture de laine, je m'emballe demain matin pour
faire douze lieues au grand air. Je vais voir la belle Creuse et ses
petites cascades glacées. C'est votre faute si je gèle; à force de lire
_le Groenland_, je me suis amourachée des glaciers, des nuits polaires,
des tempêtes et des banquises.

Bonsoir.

GEORGE SAND.

  [1] Premier titre de _l'Homme de neige_.



CDXXI

A MAURICE SAND A PARIS

                                 Nohant, 14 janvier 1858.

Cher Bouli,

Nous arrivons de Gargilesse. Partis ce matin à onze heures de l'hôtel
Malesset, nous étions ici à six pour dîner, après avoir passé trois
heures chez Vergne à Beauregard.

J'ai trouvé ta lettre en arrivant ici, et c'est le complément de notre
charmant voyage: sauf ton diable de rhume qui m'ennuie! Certainement
change ton poêle, envoie-le promener et laisse guérir ton rhume avant de
te remettre dans les habits minces et les souliers idem. Et, quand tu
seras guéri, ne vis pas trop renfermé: c'est la cause de tous ces rhumes
qui se renouvellent chaque fois que tu prends l'air. Ne te fais pas une
vie et une santé à la Delacroix. Prends-lui autre chose, _si tu peux_.
Et, à propos, l'as-tu vu, et comment va-t-il? Non, tu ne l'as pas vu,
puisque tu es claquemuré forcément; mais va le voir quand tu sortiras.
Qu'il te reçoive ou non, donne-lui signe de vie et d'intérêt.

Donc, que je te parle de Gargilesse. _La Baronnette_[1] nous a menti
_comme de coutume_. Nous sommes partis par un brouillard noir et un
verglas superbe, Manceau jurant que le soleil allait se montrer; mais
plus nous allions, plus le brouillard s'épaississait; si bien que nous
sommes arrivés à la descente du Pin, voyant tout juste à nous conduire.
Mais, tout d'un coup, la Creuse, glacée et non glacée par endroits,
cascadant et cabriolant à travers ses barrages de glace, et coulant au
milieu, tandis que ses bords blancs étaient soudés aux rives, s'est
montrée devant nous tout isolée du paysage, si bien que, si nous
n'avions pas su ce que c'était, nous aurions cru voir un mur tout droit,
de je ne sais quel marbre gris et blanc avec un mouvement fantastique.

Et puis un peu plus loin, sur le brouillard gris noir de la rivière,
on voyait des bouffées de brouillard blanc, comme si le ciel, un ciel
d'orage, était descendu sous l'horizon. C'était superbe en somme: ça
donnait l'idée de l'Écosse, vu qu'au milieu de tout cela apparaissaient
des vallées, des petits coins de verdure et des maisons avec leurs feux
allumés. Il faisait très doux. Henri[2] conduisait le cheval par la
bride sur le chemin tout rayé de glace, et je m'endormais en rêvant que
j'étais dans les Highlands. Arrivée à Gargilesse, je trouvai la maison
chaude, propre, commode au possible, toute petite qu'elle est; des
lits excellents, des armoires, des toilettes, enfin toutes les aises
possibles. La petite salle à manger de l'auberge est charmante, aussi
propre qu'un cabinet de restaurant propre, bonne cuisine. On a des
petites lanternes pour rentrer chez soi, et le village est beaucoup
moins sale qu'une rue de Paris, pour les pieds.

Le lendemain, demi-brouillard et pas de soleil. Mais la terre assez
sèche et l'air assez doux. Promenade de deux heures, travail à la maison
et bésigue le soir. Le surlendemain, c'est-à-dire hier, même temps,
promenade de cinq heures. Nous avons passé sur l'autre rive et suivi
toutes les hauteurs, montant et descendant sans cesse. Nous avons
escaladé les crêtes des rochers vis-à-vis de l'endroit où nous avions
fait la friture au bord de l'eau. Là, il a fallu s'arrêter: la Creuse a
mangé le chemin.

Enfin, ce matin, nous sommes partis par un soleil magnifique et un temps
assez froid. Somme toute, comme dit M. Letac[3], soleil ou non, hiver
ou été, le pays est toujours ravissant. Il est même plus beau en hiver,
plus vaste et mieux dessiné. Les silhouettes d'arbres et de rochers ont
plus de sérieux, le village est plus pittoresque, les petites cascades
glacées sont très amusantes.

Nous avons vu la maison de Vergne[4], très amusante aussi, boîte à
compartiments; l'endroit est très joli. Je n'ai pas eu froid, je
me porte bien, voilà. Le pays est abrité et doux. Les sommets sont
_sibériens_, mais on n'y reste pas.

Bonsoir, mon fanfan; dis-moi aussi ce que tu fais et ce que tu vois.

  [1] Le baromètre.
  [2] Henri Sylvain, cocher de George Sand.
  [3] Peintre décorateur, alors à Nohant.
  [4] Le docteur Évariste Vergne, de Cluis.



CDXXII

AU MÊME

                                 Nohant, 15 janvier 1858.

J'ai oublié hier de te raconter le plus bel incident de notre voyage. Où
étais-tu pour consigner cette scène dans nos archives de la charge? Ça
n'est pas drôle à raconter, et c'était si drôle à voir, que j'en ris
encore en me le rappelant. Figure-toi qu'en sortant de Cluis, Sylvain
veut allonger un coup de fouet à un gros cochon qui se trouvait sur le
chemin; la mèche du fouet s'enroule et se noue à la queue du cochon, qui
veut se sauver en faisant _coin coin!_ Sylvain tire, le cochon tire de
son côté.

Pendant un instant, le cochon suspendu, le cul en l'air, semble devoir
suivre la voiture; mais il est le plus fort, Sylvain est obligé de
lâcher prise: le cochon effaré s'enfuit, emportant le fouet. Nous
voilà obligés de courir après. Le cochon se sauve jusqu'au fond de sa
porcherie. La femme à qui il appartient court après, nous faisant des
excuses et des remerciements, on ne sait pas pourquoi. Le fouet était si
bien noué, que la femme, ne voulant pas le casser, tirait et dévissait
la queue de son cochon, en disant d'un air pénétré: «Vlà une chose
_émaginante!_» Sylvain, sur son siège, tout penaud et humilié, je crois,
de mon fou rire, jurait tous les _nom de Dieu_ de son vocabulaire. Au
bord du chemin, un grand paysan sec, pâle, grave, malade, je pense,
disait dans une attitude de philosophe en méditation: «Vlà une chose
qu'on voit pas souvent!»

Et les femmes, sur leur porte, répétaient en choeur, d'un air ébahi:
«C'est-il _émaginant, c'te chouse-là!_ ça s'est jamais vu! j'compte
qu'on _zen verra pus jamais!_ C'est pour te dire aussi qu'avec la grande
voiture et les deux chevaux jusqu'à Cluis, où Henri, envoyé de la
veille, nous attend avec la petite voiture et la jument _camuse_, on
peut faire la route assez vite et sans avoir très froid. Nous avions
donné rendez-vous à Sylvain pour venir nous attendre à Cluis, au retour.
Ne crois donc pas que je ne me dorlote pas, malgré mes escapades. C'est
tout de même gentil, d'avoir été sur la pointe du Capucin le 12 janvier.
Il nous reste à voir ça dans les grandes eaux, ce doit être très beau
aussi. Je t'ai bien regretté. Il y avait dans le brouillard des choses
superbes, qu'on ne peut pas expliquer et qu'il faut voir soi-même.
C'était drôle aussi de voir les enfants, les chiens et les chèvres
traverser la Creuse gelée dans les endroits les plus profonds qui
résistent au dégel, pendant qu'à deux pas de là, elle bouillonne sur les
écluses pour passer ensuite sous ces glaces. Comme elle passe aussi
un peu dessus, les figures ont leur reflet très net dans cette petite
couche d'eau étendue sur la glace, et on croirait que tout cela marche
sur l'eau. Ces traversées d'enfants et de troupeaux au milieu du dégel
n'en sont pas moins dangereuses et assez effrayantes à voir. Les chiens
n'y font pas attention. Les petits moutards frappent la glace à coups de
sabot par bravade quand on les regarde. Les chèvres, arrivées au milieu
du courant, sont prises de frayeur et ne veulent ni avancer ni reculer.
Les moindres bruits, dans le brouillard du ravin et sur la Creuse prise,
ont une sonorité incroyable; d'une demi-lieue, on entend distinctement
une parole, ou un claquement de fouet.



CDXXIII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

                                 Nohant, 10 janvier 1858.

Cher ami,

J'allais t'écrire quand j'ai reçu ta lettre. Moi aussi, je m'inquiétais
d'être si longtemps sans nouvelles de toi et de vous tous. Je vois que,
Dieu merci, tu prends patience avec une infirmité que je crois toujours
passagère, et qui cédera à la prolongation d'un bon régime et d'une
bonne santé. Tu reconnais que, depuis longtemps, tu négligeais l'état
général, et il faut bien qu'il se consolide un peu, avant que l'effet
partiel se produise.

Tu auras gagné à cette cruelle épreuve de reconnaître le dévouement des
tiens et ton propre courage, plus que tu n'avais encore eu l'occasion de
le faire. Ce n'est pas une banalité creuse que le proverbe: «A quelque
chose malheur est bon.» Il est fait pour les coeurs d'élite qui le
comprennent, et le tien est de ceux-là. J'ai vu comme Eugénie et tes
enfants s'efforçaient délicatement d'en faire une vérité pour toi. Si
un temps d'ennui et de privations vaillamment supporté par toi, et
tendrement adouci par ta famille, doit servir à resserrer encore des
liens si doux, je suis sûre que tu en sortiras plus heureux encore que
tu ne l'étais auparavant.

Sois sûr aussi que tous tes amis se préoccupent de toi vivement et que,
si tu les entendais parler de toi entre eux, tu verrais combien ils te
sont attachés. Au reste, nous sommes tous d'accord avec ton médecin pour
croire fermement qu'une fatigue ne peut pas produire un mal qui résiste
au repos.

Je vois qu'on s'amuse autour de toi et que tu diriges toujours, en vrai
_Boccaferri[1]_ les amusements et les projets de la famille. Combien je
regrette d'être clouée au travail et de ne pouvoir aller vous applaudir!

Mais chacun a ses liens bien serrés par moments! Je griffonne toujours
pour arriver à des jours de liberté qui s'envolent trop vite quand je
les tiens. C'est l'histoire de tous ceux qui tirent leur revenu de leur
industrie.

Dans mes soirées d'hiver, j'ai entrepris l'éducation de la petite Marie,
celle qui jouait la comédie avec nous. De laveuse de vaisselle qu'elle
était, je l'ai élevée d'emblée à la dignité de femme de charge, que sa
bonne cervelle la rend très propre à remplir. Mais un grand obstacle,
c'était de ne pas savoir lire. Ce grand obstacle n'existe plus. En
trente leçons d'une demi-heure chacune, total quinze heures en un mois,
elle a lu lentement, mais parfaitement, toutes les difficultés de la
langue. Ce miracle est dû à l'admirable méthode Laffore, appliquée par
moi avec une douceur absolue sur une intelligence parfaitement nette.
Elle commence à essayer d'écrire et je prétends lui enseigner en même
temps le français. Elle sait déjà très bien ce que c'est qu'un verbe, et
comment il faut lire la fin des mots en _ent. Ils aiment ordinairement_,
etc. Quand tu auras des petits-enfants, je te communiquerai cette
méthode, que j'ai encore simplifiée et qui se comprend en un quart
d'heure.

Il a fait un temps inouï de chaleur et de soleil. Nous avons de la
pluie aujourd'hui, après une sécheresse qui commençait à inquiéter nos
jardiniers. Je pense que vos bords de la Loire sont plus brumeux que
Nohant et le Coudray, qui ne peuvent attraper les nuages que par le bout
de la queue.

Maurice est à Paris, lancé aussi dans les comédies de salon. Il paraît
que c'est la fureur à présent. Mais il n'a pas une petite besogne; car
il est investi aussi du rôle d'auteur de ces bluettes. En outre, il a
chez lui un théâtre de marionnettes et donne des soirées d'artistes.

Paris est comme galvanisé aux approches d'on ne sait quelles crises
politiques ou financières que les pessimistes voient en noir. Ce stupide
et féroce _attentat_ a produit son inévitable effet. On a serré la
mécanique, et ce n'est pas le moyen de faire tourner les roues. Je crois
qu'il eût été beaucoup plus habile de montrer beaucoup de confiance à
une nation dont la majorité (et même l'opposition) éprouve un extrême
dégoût pour l'assassinat. Enfin le monde suit toujours les mêmes
chemins, et les mêmes fautes se recommencent dans tous les partis.
Espérons que les moeurs s'adouciront; je ne fais point de voeux pour la
nuance Orsini et Compagnie. Quand on pense que l'on pouvait avoir là un
de ses enfants écharpé par la mitraille, on ne plaint pas ceux, dont le
procès va s'instruire. Je voudrais bien savoir ce que diraient certaines
mères de famille trop spartiates de notre connaissance, si elles
recevaient une aussi cruelle leçon.

D'ailleurs, toute conscience humaine se révolte contre le meurtre qui
sort de dessous terre. Batailles dans les rues, guerres civiles, émeutes
et coups d'État, c'est de la lutte de part et d'autre, et, comme dit la
chanson berrichonne:

  Y va voir qui veut,
  En revient qui peut.

Mais ces foudres qui rampent et qui sont de véritables guets-apens au
coin d'un bois, Dieu merci, la France ne les aime pas.

Bonsoir, mon cher vieux. Embrasse pour moi toute la chère famille, et
dis-leur à tous combien je les aime. Je n'ai pas encore lu _le Fils
naturel_ de «mon fils»; car c'est ainsi que j'appelle et que s'intitule
avec moi l'auteur. C'est une belle, riche et généreuse nature, un
excellent enfant et un vrai talent. Sa pièce a-t-elle les défauts que
tu as trouvés à une première lecture? Toute chose a ses taches: les
tableaux de Raphaël en ont; leur plus grand défaut, à mes yeux, est même
de n'en avoir pas toujours assez, parce que je crois que, dans les arts,
le premier rang n'est pas à ce qui a le moins de défauts, mais à ce qui
a (nonobstant les défauts) le plus de qualités. On pourrait encore dire
ainsi: peu de qualités et peu de défauts, oeuvre sans valeur; beaucoup
de défauts avec beaucoup de qualités, oeuvre de mérite.

Oui, j'ai été à Gargilesse par les jours les plus froids de janvier.
A midi, zéro à Nohant; deux degrés et demi au-dessous de zéro à
Gargilesse. Nous avons marché sur la Creuse gelée, c'était superbe.

  [1] Personnage du _Château des Désertes_.



CDXXIV

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 25 janvier 1858.

Cher ami,

Je reçois des épreuves du libraire qui imprime _Bois-Doré;_ ce doit être
la partie qui n'a pas été composée par _la Presse_ et corrigée par moi.
Comme ce libraire m'envoie deux exemplaires de ladite épreuve, je les
ai corrigées toutes deux et je vous en envoie une, afin que vous n'ayez
plus à vous en tourmenter. Pourtant, si fait, il faut que vous voyiez si
la fin de ce que j'ai corrigé pour _la Presse_ il y a deux mois, et le
commencement de ce que je vous envoie aujourd'hui s'accordent bien.

Je m'étonne de n'avoir pas de vos nouvelles. Où en sommes-nous de nos
derniers accords sur _le Château des Étoiles?_ Je sais bien que tout ce
qui dépend de vous à mon égard sera accordé. Mais êtes-vous toujours le
maître?

J'avance beaucoup dans mon travail et je crains de vous arriver trop
vite dans ma demande d'argent. Pourtant comment faire? Il est bien
entendu que, si cela ne se peut pas, vous me le direz bientôt et vous
n'en annoncerez pas moins un roman de moi, que je vous ferai plus tard,
quand vous en aurez besoin.

Bonsoir et bonne santé. Maurice m'a dit que vous faisiez une pantomime.
Diable! monsieur, vous allez sur mes brisées! j'en ai fait beaucoup
autrefois. Mais j'ai été dépassée par d'autres auteurs sur le théâtre de
Nohant. Je retiens la vôtre: nous vous la jouerons quand vous viendrez
ici.

A vous de coeur.

GEORGE SAND.



CDXXV

AU MÊME

                                 Nohant, 30 janvier 1858.

Je suis contente, enchantée que vous soyez réinstallé à votre
feuilleton. L'horizon que vous avez vu en noir s'est éclairci et tous
vos amis en sont contents, moi surtout.

Quant au _Château des Étoiles_, ça ne peut pas s'arranger comme ça.
Comment passerais-je l'été avec deux mille francs? Rappelez-vous Nohant:
il y a du monde et de la dépense! Pour m'arranger du budget que vous
m'offrez, il faudrait aller vivre à Gargilesse; ce qui ne serait pas
très désagréable, mais ce qui n'est possible que dans mes courts moments
de vie de garçon. Donc, cherchez un autre problème, cher ami, ou
dites-moi de chercher un autre titre à annoncer dans _la Presse_.
J'aurai largement le temps de vous faire un roman pour l'époque où vous
en aurez besoin, et je pense, d'ici à une quinzaine, vous dire mon
titre.

Voilà, quant au _Château_ en question, l'ultimatum non de ma volonté,
mais de ma caisse. Livraison dans un mois ou six semaines et payement
intégral comptant (approximatif, bien entendu, sauf à nous tenir
mutuellement compte de la différence d'une petite somme). Publication
en septembre, en octobre au plus tard. Et cet arrangement m'est encore
onéreux, il retarde la vente au libraire de tout le temps qui va
s'écouler avant la publication dans le journal. C'est là tout le
sacrifice que je veux faire au plaisir très grand et très réel de
n'avoir affaire qu'à vous.

En vous disant mes exigences, je sens bien qu'elles peuvent paraître
excessives à _la Presse_. Donc, je n'insiste que pour vous dire que je
voudrais bien faire autrement et que je ne peux pas. Répondez-moi donc
tout de suite, cette fois; car je reçois des offres, et il ne m'est pas
possible de ne pas y répondre dans peu de jours.

Bonsoir, cher ami. _L'attentat_ me chagrine beaucoup: il va faire
redoubler de rigueur contre une foule de gens qui n'y ont pas plus
trempé que vous et moi. C'est ainsi que l'histoire humaine suit son
cours toujours dans les mêmes errements et les mêmes fatalités.

A vous de coeur. Vous avez reçu les épreuves, n'est-ce pas?

GEORGE SAND.



CDXXVI

AU MÊME

                                 Nohant, 18 février 1858.

Cher ami, puisque _la Presse_ a publié le titre du _Château des
Étoiles_, dans le premier numéro de sa réapparition, et avant que nous
ayons pu nous entendre définitivement sur l'époque du payement, je ne
veux pas vous donner un démenti, et il faut conserver ce titre. J'en ai
donné un autre au roman actuel; avec de légères modifications, il n'y
sera plus question d'_étoiles._ Je vais donc en disposer, conformément
à votre entretien avec Emile Aucante, et conformément à son désir, vous
laisser le titre que vous avez annoncé. Annoncez donc; vous aurez le
roman l'automne prochain, si vous êtes toujours à _la Presse_. La fin
des _Bois-Doré_ a-t-elle satisfait le public? vos abonnés avaient-ils
repris goût à ces pauvres abandonnés depuis deux mois? c'est douteux.
Moi, ici, je ne sais rien et n'ai le temps de rien savoir.

Il me semble que _la Presse_ se tire assez habilement de la situation
qui lui est faite et que Guéroult et M. Castille ne manquent pas de
_savoir-dire._ Vous voyez souvent Guéroult, je présume; faites-lui
toutes mes amitiés; c'est un de mes anciens _bons camarades_.

Si vous voyez madame Arnould, dites-lui que je crois qu'elle ne m'aime
plus, car elle ne me donne pas signe de vie.

Bonsoir, cher ami; je suis contente de la solution que j'ai pu trouver
pour nos _titres_ de roman. Ça arrange tout. A vous de coeur.

GEORGE SAND.



CDXXVII

A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS

                                 Nohant, 3 mars 1858.

Quelqu'un vous dit-il, cher monsieur, ce que je vais vous dire?
Peut-être que non. Ces Parisiens sont si blasés sur leurs richesses; ils
sont d'ailleurs distraits par tant d'événements non littéraires et ils
ont si peu le temps de vivre, qu'ils prennent leur plaisir sans songer
à le signaler. Moi, au fond de ma solitude, je ne suis pas sans
préoccupation et sans soucis; mais, enfin, j'ai le temps de savoir ce
que je lis et je peux prendre celui de le dire sur un bout de papier à
ceux que je n'ai pas le plaisir de voir autour de moi.

Donc, je veux vous dire que vos feuilletons me paraissent de plus en
plus des chefs-d'oeuvre comme fond et comme forme. Ce ne sont pas des
feuilletons, ce sont des écrits sérieux à méditer, des choses pleines de
choses à chaque ligne, et dont la forme un peu débarrassée du trop grand
luxe d'épithètes qui en gênait autrefois l'allure, devient incisive,
claire et frappante, sans cesser d'être d'un brillant à éblouir. Le
dernier article, sur _la Fille du millionnaire_, m'a paru valoir un gros
livre. Moi qui ne joue pas à la Bourse et qui ne fais pas de pièce, j'ai
été aussi intéressée à votre démonstration que si j'étais l'auteur ou le
millionnaire.

Déjà vous aviez émis des idées très lumineuses sur ce sujet à propos de
_la Bourse_ de Ponsard: vous voyez que je vous suis. Je ne connais pas
assez le mécanisme de l'argent pour savoir si vous soutenez une thèse
qui ne prête en rien à la réplique; mais, telle qu'elle est, elle est
d'une clarté, d'une vigueur qui mérite l'examen des esprits les plus
sérieux et qui doit laisser une page importante dans l'histoire
économique.

Quand vous touchez à l'histoire, du reste, sous quelque aspect que ce
soit, vous esquissez et peignez de main de maître. Il y a là le grand
dessin et la grande couleur. J'espère toujours que vous nous ferez un
livre entier, un livre d'histoire; il le faut! nous n'avons plus de ces
historiens qui étaient en même temps des modèles de forme et qui étaient
aussi bien de grands poètes que d'utiles chroniqueurs. Il y a de très
grands talents; Louis Blanc est le plus beau de forme, parmi les jeunes.
Mais on peut encore autrement, et vous montrez une individualité si
belle, que c'est un devoir de vous le dire. On ne se connaît jamais bien
soi-même, peut-être ne savez-vous pas le prix des perles que vous donnez
aux abonnés.

Ne me répondez pas, c'est toujours ennuyeux et embarrassant de répondre
à des éloges. Les miens ne veulent pas de remerciement, ils sont trop
sincères pour cela. Prenez que vous m'avez rencontrée dans une allée de
jardin et que nous avons causé cinq minutes.

Tout à vous.

GEORGE SAND.



CDXXVIII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME)

                                 Nohant, 12 mars 1858.

Chère Altesse impériale,

J'ai reçu amicalement votre envoyé. Je ne savais rien: je n'aurais pas
voulu que mon pauvre ami s'adressât à vous qui avez tant à faire et qui
faites plus que vous ne pouvez. Cependant, puisque ce brave coeur à eu
confiance dans le vôtre, sans connaître votre situation, vous n'avez pas
voulu qu'il eût espéré en vain et vous êtes un ange, voilà qui est bien
certain. Vous placez, du reste, votre confiance dans un bien digne
homme, vous le sauvez d'une situation où l'a mis son inépuisable
charité, et sur laquelle spéculaient de mauvaises gens. Il en est comme
fou de reconnaissance et de joie, et, moi, j'en suis profondément
attendrie; car, bien que vous lui disiez que c'est tout simple, je
sais bien que les questions d'argent ne sont pas simples du tout en ce
moment, dans quelque proportion qu'elles nous touchent. Tenez, vraiment
vous êtes un être que l'on doit chérir autant qu'on l'estime, et la
manière dont vous faites les choses est sublime de simplicité, puisque,
vous voulez que ce soit simple absolument.

Moi, je vous remercie pour mon compte: vous m'ôtez un des gros chagrins
de ma pauvreté; car je voulais racheter le petit avoir de mon pauvre
vieux voisin pour le lui laisser, et je ne pouvais pas!

Soyez-en donc béni et croyez que je vous en aime davantage, si c'est
possible.

GEORGE SAND.



CDXXIX

AU MÊME

                                 Nohant, 25 mars 1858.

Chère Altesse impériale,

Je suis navrée du résultat général encore plus que de mes peines
personnelles. Mais, en suivant votre devise: «Faire ce qu'on doit sans
regretter sa peine et sans connaître le dépit d'échouer,» je sentais
bien d'avance qu'il ne fallait pas espérer, et que les mauvais conseils
étaient trop nombreux autour de celui dont l'état est d'être abusé. Je
vous ai encore écrit hier; c'est ce matin seulement que j'ai reçu votre
lettre et celle de l'empereur.

Il n'y a donc plus rien à faire. Tout ce qui était possible, vous
l'avez fait. Dieu vous en tiendra compte. Il vous en tient compte déjà,
puisqu'il vous rend votre excellent père, votre meilleur ami. C'est la
pensée qui m'est venue tout de suite, en suivant dans les journaux
les bulletins de sa santé. Je me suis dit que, pendant ces jours
d'inquiétude, vous aviez pensé à ceux qui souffraient, et que cela vous
avait porté bonheur.

Nos amis ont dû partir aujourd'hui. Comment? avec quels égards ou
quelles duretés? je ne le sais pas encore. Je ne peux pas aller auprès
d'eux leur serrer la main. On dirait que c'est une _manifestation_. Je
les crois résignés et courageux. Je suis sûre au moins d'une chose:
c'est qu'ils demandent à Dieu de les garder dans cette religion de
douceur et d'humanité quand même, qu'à travers tant de chagrins, nous
nous conseillons les uns aux autres depuis dix ans. Je n'ai pas pu leur
dire directement ce que vous avez tenté et affronté pour eux; mais ils
l'ont bien deviné, et leur coeur s'en souviendra dans l'exil. Ils sont
purs des projets subversifs et des trahisons dont on les accuse, c'est
là leur consolation.

Et, toute la journée, tous les jours, j'ai parlé de vous, avec mon
fidèle tête-à-tête. Nous nous disions combien sont imprévues les
éventualités de ce monde, et, tout souffrant, tout comprimé, tout peiné
que vous êtes, nous ne vous désirions pas la funeste tâche d'avoir à
gouverner un jour une société quelconque, en quelque lieu du monde que
ce fût.

C'est un accès de misanthropie bien naturel que de désespérer d'une
époque où on trouve tant de délateurs, de calomniateurs et de
persécuteurs. On se met à chercher sur la terre un coin où on ait la
liberté d'être honnête homme, et on est tenté d'aller, comme Alceste, le
chercher au milieu des bois.

Enfin, prenez courage, vous qui êtes jeune, et qui verrez peut-être une
meilleure génération grandir sous vos yeux. Si quelque chose doit vous
réconforter, c'est que vous serez compris et aimé de tout ce qui vaut
encore quelque chose.

Bien à vous de coeur et d'affection.

GEORGE SAND.



CDXXX

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A TURIN [1]

                                 Nohant, 17 avril 1858.

J'ai été bien contente d'avoir enfin de vos nouvelles, cher ami.
Donnez-m'en souvent, je n'y vois pas le moindre inconvénient pour moi;
il y en aurait, que je m'en soucierais peu.

J'aspire à pouvoir m'en aller; le Piémont est mon Italie de
prédilection, et je vous envie d'être là. Vous vous étonnez sans doute
de mon spleen; il est réel et profond. Je sais bien que tout passe et
que les situations les plus tendues se détendent par leur excès même;
mais je vieillis, et, pour le peu d'années valides qui me restent, j'ai
soif de repos et de douceur dans les relations. Vous éprouvez déjà que
celles de là-bas sont plus cordiales et plus confiantes qu'elles ne
peuvent l'être chez nous désormais. Vous ressentirez chaque jour
davantage combien l'Italien du Nord est aimable, vivant et généreux.

J'ai envoyé tout de suite votre lettre à Angèle et je l'ai vue ce soir:
elle revenait du Coudray. Soyez sûr que sa _vaillance_ est à la hauteur
des chagrins et du devoir de sa situation; elle est active et résolue.
Fallût-il beaucoup souffrir pour vous suivre, elle souffrirait sans
se plaindre. Mais, Dieu merci, si vous l'appelez, elle n'aura pas à
regretter le pays, du moins en tant que pays. On regrette toujours
ses amis; mais on en fait aisément de nouveaux à vos âges, et vous en
trouverez dans ce pays de liberté. Vos _fanfants_ auront, certes, un
meilleur climat qu'à la Châtre, et ils deviendront plus forts et plus
beaux encore sous ce beau ciel. Je parle comme si votre exil devait
durer longtemps, chose que je ne crois pas; mais je parle comme si
j'étais à votre place, parce que j'ai gardé du Piémont un si cher
souvenir, que, si je m'y installais une fois, il me semble que je n'en
voudrais plus revenir de sitôt.

J'ai vu aussi, ce soir, les Duvernet, à qui j'ai fait part de votre
lettre. Charles a toujours l'espérance de guérir, et il semble, aux
prescriptions de son grand oculiste, qu'il y ait, en effet, une chance
encore à espérer. Dans tous les cas, il ne s'affecte pas autant que nous
le craignions. Il se distrait en dictant des opuscules littéraires qui
l'amusent. Il a pris très vite l'habitude de dicter, et c'est, pour lui,
un plaisir assez vif, et dont il parle avec feu. Il aime à faire lire
ses petites comédies, et, comme de juste, nous les écoutons avec
beaucoup d'intérêt et d'encouragement.

J'ai reçu des nouvelles de Francoeur[2]. Il a fait, je crois, un rude
voyage. Mais enfin il respirait librement quand il m'a écrit, et son
moral n'était nullement affecté. Il était à Philippeville, ne sachant
encore où on le fixerait, et comptant trouver à travailler partout, vu
le bon accueil des populations. Les autres étaient aussi arrivés à bon
port.

Courage, mon enfant! Souffrir est notre état, et il faut bien l'accepter
sans regret, puisque de certaines satisfactions de bourse et de ventre
ne sont pas de notre goût. La vie n'est pas arrangée pour que ceux qui
mettent l'esprit au-dessus de la matière ne souffrent pas: ce sont les
revenants-bons d'une situation que nous avons acceptée d'avance, le jour
où nous avons cru à l'esprit de Dieu agissant dans l'humanité; et nous
savions bien que nous serions payés dans ce monde en calomnies et en
actes de rigueur, tant que l'humanité repousserait Dieu. C'est là son
mal. Le genre humain est à la violence, aux attentats mutuels; et à ceux
qui les réprouvent et qui rêvent la fraternité, on répond: «Bah! ce
n'est pas possible, vous ne pouvez pas ne pas haïr.»

Triste temps, mon Dieu! Mais perdrons-nous la foi? Non certes! ne nous
repentons jamais de n'avoir pas mérité ce que nous souffrons. C'est
dans une conscience solidement pieuse que nous trouverons le remède au
découragement, et je me bats contre la tristesse qui s'est emparée de
moi, en me disant à toute heure: «Qui peut m'empêcher d'aimer et de
croire?»

Comptez, cher enfant, que l'éloignement ne changera pas le coeur de vos
amis et que le mien vous bénit tendrement et maternellement.

G. SAND.

  [1] Alors en exil, par suite des proscriptions qui eurent lieu après
      l'attentat d'Orsini.
  [2] Jean Patureau, interné en Algérie.



CDXXXI

AU MÊME

                                 Nohant, 23 avril 1858.

Cher enfant, Angèle m'envoie votre lettre du.... sans date, celle où
vous exprimez de l'inquiétude et de l'impatience de n'avoir pas de nos
nouvelles. J'espère qu'à présent tout vous est arrivé et que, s'il y a
eu retard, la cause doit être attribuée par vous à toute autre chose que
la négligence. J'ai envoyé, il y a quelques jours, le lendemain de votre
lettre à moi, une longue lettre de moi pour vous à _Sol_[1]; l'avez-vous
reçue? Quant à Angèle, elle n'a fait, je crois, que vous écrire depuis
votre départ. Mais il fallait s'attendre à cette épreuve des premiers
envois. Quand on se sera bien assuré que vous ne vous entretenez pas de
politique, on laissera aller ses lettres.

Soyez donc en repos, tout votre monde va bien et s'apprête, je pense,
à vous rejoindre. Personne ne vous oublie, on pense à vous et on vous
aime. _Sol_ s'apprête à partir le 26, dit-elle; elle est souffrante et
je l'engage bien à attendre deux ou trois jours de plus. Je ne sais si
elle m'écoutera.

Le printemps est splendide ici, cette année. La nature semble se rire de
nos douleurs. Mais elle doit être encore plus belle là-bas. Vous ne me
parlez pas de l'aspect des environs. Je pense bien que vous n'avez pas
encore eu le temps de les parcourir; mais, de la ville, on voit, je
crois, le cadre des montagnes. Parlez-m'en et décrivez-le-moi un peu.
J'ai tant d'envie d'aller vous rejoindre! Mais je ne peux pas encore,
et toute la campagne que je vais faire se bornera, pour le moment, à
Gargilesse. Il n'y a rien de nouveau, que je sache, au pays; l'épidémie
quitte la ville et sévit à Saint-Martin.

Francoeur est à Guelma, par Bone, province de Constantine, Algérie.
C'est l'adresse qu'il me donne comme définitive. Il a trouvé de
l'ouvrage tout de suite. Il est libre, _dans la commune;_ mais cette
commune est, dit-il, grande comme tout le département de l'Indre. Le
pays est admirable. Il paraît enthousiasmé de cette nature féconde, et
résigné avec la force d'âme que lui donne son inaltérable douceur. Artem
Plat est là aussi, et espère trouver de l'occupation comme médecin. Si
vous leur écrivez, vous leur ferez grand plaisir.

Bonsoir, cher et bien-aimé enfant. Ne soyez plus inquiet.

Remerciez pour moi le comte Alfieri des sympathies qu'il vous témoigne,
et madame Cornaro de celles qu'elle veut bien avoir pour moi.

  [1] Abréviatif de Solange.



CDXXXII

AU MÊME

                                 Gargilesse, 30 mai 1858.

Mon cher enfant, vous êtes bien aimable de m'écrire de bonnes longues
lettres, et, moi, je n'osais pas vous écrire, vous voyant écrasé de
correspondances; mais sachez bien, une fois pour toutes, que vous n'avez
à me répondre que quand vous avez le temps, quand c'est un plaisir et
non une fatigue.

C'était de très bonne foi, et nullement pour vous dorer la pilule que je
vous enviais votre lieu d'exil. Dans mes souvenirs, ce pays est resté
un beau rêve, et puis je vois que je suis l'opposé de vous, en fait
de goûts pour la nature. J'ai la passion des grandes montagnes, et je
subis, depuis que je suis au monde, les plaines calcaires et la petite
végétation de chez nous avec une amitié réelle, mais très mélancolique.
Mon foie gémit dans cet air mou que nous respirons, et j'y deviens le
boeuf apathique qui travaille sans savoir pour qui et pour quoi. Quand
je peux sortir de là, ce qui est maintenant bien rare, quand je peux
voir des sommets neigeux et des précipices, je change de nature, mon
foie disparaît, mon travail s'éclaire en moi-même et je comprends
pourquoi je suis au monde. Je ne prétends pas expliquer le phénomène,
mais je l'éprouve si subit et si complet, que je ne peux pas le nier.

Et puis j'ai la haine de la propriété territoriale, je m'attache tout au
plus à la maison et au jardin. Le champ, la plaine, la bruyère, tout ce
qui est plat m'assomme, surtout quand ce _plat_ m'appartient, quand je
me dis que c'est à moi, que je suis forcée de l'avoir, de le garder, de
le faire entourer d'épines, et d'en faire sortir le troupeau du
pauvre, sous peine d'être pauvre à mon tour; ce qui, dans de certaines
situations, entraîne inévitablement la déroute de l'honneur et du
devoir.

Donc, je ne tiens pas à ma terre et à mon endroit, et, quand je suis sur
la terre et dans l'endroit des autres, je me sens plus légère et plus
dans ma nature, qui est d'appartenir à la nature, et non au lieu. Comme
je vous sais très poète, je m'imaginais donc que le grand pays, le
nouveau, la montagne, le parler que l'on ne comprend pas (musique
mystérieuse qui vous jette dans un monde de rêveries et vous fait croire
parfois qu'on entend des dialogues et des chants superbes, à la place
des plates réalités que l'on entendrait si on comprenait), je me
figurais enfin que tout cela vous étourdirait sur le chagrin des
séparations momentanées et sur la vive contrariété de laisser en place
les affaires personnelles, c'est-à-dire les devoirs domestiques. Mais
tout cela ne vous a pas distrait et vous vous laissez aller à la
nostalgie, sans songer que c'est nous, les _enfermés_ de France, qui
sommes les plus attrapés, puisqu'on fait la solitude autour de nous, en
nous disant: «Restez là! vous n'avez pas mérité de partir....»

Je reprends à Nohant (7 juin) cette lettre commencée et même finie
à Gargilesse, mais dont toute la fin est non avenue. Je voulais
l'_emporter_ à la Châtre; mais, mon séjour là-bas s'étant un peu
prolongé, j'ai voulu ne pas vous envoyer mon griffonnage avant d'avoir
vu Angèle et les petits, afin de vous parler d'eux, et de faire que ma
lettre vous soit agréable. Je les ai donc vus ce soir, ou hier soir
(car il est une heure du matin) et je les ai trouvés tous quatre beaux,
frais, rosés, gentils à croquer; Georges très drôle et faisant la
conversation d'une façon très comique. Il est trop mignon entre les deux
petites qu'il mène, chacune d'une main, dans les allées pleines de roses
de votre petit jardin.

La jolie nièce[1] (fille de Valérie) était avec eux, gracieuse et
élégante comme toujours. Tout ce petit monde, si beau et si paré
(c'était la Fête-Dieu, je crois), me faisait penser qu'il y a des gens
plus navrés que vous, mon pauvre enfant! Vous reverrez tout cela, et,
moi, je n'élèverai plus rien sur mes genoux, que les enfants des autres.
Sol a fini la vie de ce côté, et Maurice semble ne vouloir jamais la
commencer. Et puis, d'ailleurs, aimerais-je les nouveaux comme j'aimais
celle[2] qui est allée si loin, si loin, que je ne la rejoindrai pas
dans ce monde?

Mais parlons de vous et de cette Belgique où vous voilà, je le vois,
décidé tout à fait à aller. Angèle m'apprend que c'est arrangé. Donc,
adieu mes projets d'Italie; car je ne crois pas qu'on me permette
d'aller vous voir là-bas. Et puis ce milieu qui est enragé de _pouvoir_
et qui n'est pas socialiste du tout, ne me va guère. Enfin, vous le
voulez! Vous avez sans doute de fortes raisons tout à fait en dehors de
la politique, et je m'imagine les deviner, et, si je devine bien, hélas!
vous n'avez peut-être pas tort. Ce qui me console, c'est que, si l'hiver
endommage les enfants, vous retournerez vite à Aix, où je m'imaginais
que vous seriez bien tout à fait. Ne vous fermez point cette porte
au moins, je vous en supplie! ne quittez pas M. de Cavour sans
remerciements et sans lui dire que des affaires personnelles vous
appellent ailleurs, mais que vous reviendrez probablement réclamer son
bon vouloir. Cela ne coûte rien et n'engage à rien.

Bonsoir, mon cher enfant; j'espère avoir de vos nouvelles avant que vous
quittiez Turin, et je me hâte de fermer ma lettre pour qu'elle ne tourne
pas à l'_in-octavo_, et qu'elle vous parvienne avant votre départ.

À vous bien tendrement.

  [1] Madame Tournier, petite-fille de Jules Néraud.
  [2] Jeanne Clésinger, sa petite-fille.



CDXXXIII

A MADEMOISELLE LEROYET DE CHANTEPIE, A ANGERS

                                 Nohant, 5 juin 1858.

Il n'y a pas, je crois, d'âme plus généreuse et plus pure que la vôtre,
et elle ne serait pas sauvée! Ce dogme catholique vous tue, et, si je
vous dis qu'il faut en sortir, vous n'aurez peut-être plus ni amitié
pour moi, ni confiance. Pourtant, c'est ma conviction, le dogme de
l'enfer est une monstruosité, une imposture et une barbarie. Dieu, qui
nous a tracé la loi du progrès et qui nous y pousse malgré nous, nous
défend aujourd'hui de croire à la damnation éternelle; c'est une impiété
que de douter de sa miséricorde infinie et de croire qu'il ne pardonne
pas _toujours_, même aux plus grands coupables.

Je vous croyais autrefois heureuse par la foi catholique, et les
croyances douces et tranquilles dans les belles âmes me paraissent si
sacrées, que je vous disais: «Allez à tel prêtre, ou à tel philosophe
chrétien, ou à tel ami qui vous semblera propre à vous rendre l'ancienne
sérénité où vos nobles sentiments ont pris naissance et force.»

Mais voilà que le doute est entré en vous, et que la voix du prêtre vous
jette dans une sorte de vertige. Quittez le prêtre et allez à Dieu, qui
vous appelle, et qui juge apparemment que votre âme est assez éclairée
pour ne pouvoir plus supporter un intermédiaire sujet à erreur.

Ou, si l'habitude, la convenance, le besoin des formules consacrées vous
lient à la pratique du culte, portez-y donc cet esprit de confiance, de
liberté et de véritable foi qui est en vous. Préservez-vous de cette
idée fixe qui vous ronge et qui vous éloigne de Dieu. Dieu ne veut pas
qu'on doute de soi-même, car c'est douter de lui. Votre pauvre Agathe
était bien touchante et vous avez été son ange gardien. Pour cela seul,
vous avez mérité que Dieu vous aime particulièrement et vous retire
de vos doutes; mais il faut aider à la grâce, et c'est ce que vous
ne faites pas quand vous laissez ces fantasmagories de néant et de
perdition vous envahir. C'est cela qui est coupable, et non pas les
actions de votre vie ni les élans de votre coeur.

Je vous disais, il y a quelques années: _Allez à Paris!_ mais Paris est
devenu un gouffre de luxe et de vie factice, et vous avez laissé passer
du temps. Chaque année, a nos âges, rend plus pénible le changement de
régime et d'habitudes. Seulement vous devriez aller à Paris de temps en
temps, ne fut-ce que quelques jours chaque année. Vous aimez les arts,
la musique, tout cela vous serait bon et dissiperait ces vapeurs que la
vie monotone engendre fatalement. C'est de la distraction et l'oubli de
vous-même qu'il vous faut.

Croyez bien, mademoiselle, que je suis reconnaissante et honorée de
votre amitié et que je vous suis sincèrement et fidèlement dévouée.

GEORGE SAND.



CDXXXIV

A MAURICE SAND, A PARIS

                                 Nohant, 10 juin 1858.

Mon enfant,

J'ai commencé ton album fantastique[1] et j'ai reçu tes dernières
lithographies. Il me faut savoir un dernier point: c'est si l'éditeur
et toi avez adopté un ordre de classement pour les sujets. Dans ce cas,
numérote de mémoire tes douze planches et envoie-moi cette liste. Sinon,
j'aimerais mieux classer moi-même pour donner de la variété et une
espèce de lien. Tu n'as pas répondu à Manceau pour les _fac-similé_[2]
sur lesquels il t'a écrit en te demandant réponse. Peut-être recules-tu
devant le temps qu'il juge nécessaire et qui manque chaque jour
davantage, à mesure que les pourparlers se prolongent. Moi, j'avoue que
je ne vous verrais pas tous deux, sans un peu d'effroi, entreprendre ce
piochage enragé, le couteau sur la gorge. Et puis, quoi qu'il en dise,
lui, je crains qu'en travaillant comme deux forçats, vous n'arriviez
pas; car il ne me paraît pas prévoir le chapitre des accidents, qu'il
faudrait toujours faire entrer en ligne de compte. Je ne crois pas qu'il
puisse faire toute la besogne sans ton aide, et ne seras-tu pas rebattu
de ce même travail dont tu _sors d'en prendre?_

Émile me dit que l'on cherche des combinaisons. Eh bien, puisque ce
n'est pas conclu, je pense aussi à ma part de travail. Je ne recule
pas, pour te rendre service, devant l'ennui des recherches et le peu de
plaisir de ce genre de récréation; mais, vu la quantité de texte que
l'on demande, je suis très inquiète, et crains de ne pas arriver à bien.
C'est déjà beaucoup qu'un album de moi, genre fantastique! Un second,
si le premier n'a pas grand succès comme texte, ne sera-t-il pas mal
accueilli? souviens-toi que le public m'a toujours assez peu secondée,
et souvent lâchée tout à fait, dans les tentatives que j'ai faites pour
sortir de mon genre.

Il a beaucoup sifflé _Pandolphe_, qui nous paraissait gai et gentil,
et qu'il n'a pas trouvé amusant du tout. Cela ne m'a pas encouragée à
reprendre cette veine. Depuis huit jours, je ne fais que penser à ce que
je pourrai dire sur ces personnages[3], qu'il faudrait si bien trousser,
et je crois qu'il y faudrait un chic et une crânerie qui ne sont ni de
mon sexe ni de mon âge. C'est Théophile Gautier ou Saint-Victor qui
feraient le succès d'un pareil album. A leur défaut, Champfleury
vaudrait encore mieux que moi. Le _nom_ même vaudrait mieux. «Ah! un
album de Champfleury? ça va être amusant!--Tiens, un album de madame
Sand? Oh! madame Sand n'est pas gaie: ça va être aussi ennuyeux... que
_Pandolphe, Comme il vous plaira,_ etc. Ce n'est pas son affaire, les
masques!»

J'entends cela d'ici, et, comme il ne s'agit pas de moi là dedans, que
j'enterrerais ton travail sous la chute du mien; j'en suis très inquiète
et je crains d'en être d'autant plus paralysée. Songes-y bien, la chose
faite par un autre coûterait moins cher,--grande considération pour
l'éditeur et pour toi!--et aurait, à coup sûr, beaucoup plus de succès.
Réponds-moi sur tout cela. Champfleury a donné sa clientèle à Émile.
Émile arrangerait ça tout de suite avec lui, ou avec Gautier, ce qui
vaudrait encore mieux.

J'aime beaucoup les marins couverts de neige qui s'éventent avec leur
chapeau. Ici, voilà enfin de la fraîcheur et un peu de pluie; _beaucoup
de bruit pour rien_, c'est-à-dire quatre heures de tonnerre pour trois
gouttes d'eau.

Bonsoir, mon Bouli; je te _bige_ mille fois.

  [1] Les _Légendes rustiques_.
  [2] A propos des gravures de _Masques et Bouffons_.
  [3] Ceux de _Masques et Bouffons_.



CDXXXV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 19 juin 1858.

J'ai reçu _le Frère et la Soeur_[1], et cela m'a rappelé une grosse
rancune que j'ai eue et qui me revient contre les directeurs de
l'Odéon[2]; des amis pourtant, et de braves amis à tout autre égard,
mais qui, après m'avoir positivement promis _dix fois_ de faire jouer
cette pièce, n'ont jamais _su pouvoir_, tandis qu'ils se laissaient
imposer, par toute sorte de considérations de position et de
camaraderie, une foule d'oeuvres infiniment moins bonnes. Et leur
direction a fini sans qu'ils aient trouvé place pour cette chose si
courte et si facile à monter! Ils sont à l'Opéra maintenant.

Enfin, voilà votre oeuvre imprimée! Merci de la dédicace, mon cher
enfant. Je trouve la pièce très améliorée, et, en ne me plaçant plus au
point de vue de la représentation, je retire ma critique et j'en trouve
la lecture très attrayante. Vos personnages causaient avec un peu trop
de recherche pour la scène. Dans un livre, c'est autre chose: on parle
comme on veut parler, et c'est cette grande liberté du livre, ce grand
esclavage de la mise en scène qui m'ont fait revenir au roman avec
plaisir, sauf à essayer plus tard de retourner au théâtre si le coeur
m'en dit.

Il y a bien longtemps que je ne vous ai donné de nos nouvelles. Nous
avons eu de gros chagrins dans ce dernier coup de main qui nous a
encore jeté hors de France plus d'un de nos meilleurs amis, _coupables_
apparemment de s'être tenus tranquilles.--J'en ai été malade de chagrin
et d'indignation.--Mais on ne doit pas parler de cela, si on veut que
les lettres parviennent. Je présume d'ailleurs que, chez vous, les
choses se sont passées de même.

Maurice est encore à Paris, occupé de travaux que je donne au diable;
car j'ai faim et soif de le voir. Il va arriver j'espère... Sol... est
à Turin, où elle se remet très bien de sa santé détraquée. Emile est à
Paris, créateur d'une agence excellente, dont il devait vous envoyer
le prospectus. Vous ne m'en parlez pas; donc, je vous l'envoie et vous
engage à lui donner votre clientèle. Je pense qu'il réussira et qu'il
rendra de grands services aux artistes par son intelligence, son
honnêteté et sa connaissance des affaires.

Bonsoir, chers enfants. Je vous embrasse tendrement tous trois. Je suis
contente que _Christian Waldo[3]_ vous Amuse.

  [1] Pièce de Charles Poncy.
  [2] Alphonse Royer et Gustave Waëz.
  [3] _L'Homme de neige_.



CDXXXVI

A M. FERRI-PISANI, A PARIS

                                 Nohant, 28 juin 1858.

Monsieur,

Je suis chargée par Maurice, qui s'honore de votre sympathie, de vous
parler d'une grande affaire que je viens de me faire expliquer par lui
et par une personne fondée pour en poursuivre la réalisation.

C'est une très grande et importante question, qui déjà, je le présume,
est à l'étude entre vos mains, si vos fonctions auprès du prince
comportent maintenant, comme je l'espère, l'examen des questions vitales
de l'Algérie. Je crois donc qu'il est absolument inutile que je vous en
entretienne, d'autant que cinq minutes de votre attention sur les pièces
vous auront donné plus de lumière qu'un volume de moi.

Cependant, si, au milieu du hourvari de l'installation et des
importunités des solliciteurs, cette affaire ne se présentait pas vite,
sous vos yeux, elle pourrait courir à la mauvaise solution qu'elle a
déjà subie et qu'il appartient au prince de ne pas sanctionner sans un
sévère examen.

Il s'agit des intérêts d'une population entière, d'une illégalité à
ne pas consacrer, et des intérêts de l'État, engagés dans une dépense
inutile de beaucoup de millions. Donc, il s'agit, avant tout cela, des
intérêts moraux du prince et d'un des premiers devoirs de la mission
qu'il vient d'accepter. Voilà pourquoi j'ai pris tout de suite à coeur
cette question dès qu'elle m'a été exposée; et, comme il importe
beaucoup qu'elle soit une des premières qu'il examine, je vous demande
d'écouter, pendant dix minutes seulement, mon ami Émile Aucante, qui la
connaît à fond et qui sait parfaitement la résumer en peu de mots. C'est
un homme sérieux qui sait la valeur du temps et une conscience à l'abri
de toute préoccupation personnelle. Ce qu'il est chargé de demander est
un bienfait général, et non point une faveur particulière; c'est une
enquête, c'est un travail et une décision ministérielle; c'est le
redressement d'une erreur qui intéresse trente mille habitants de
l'Algérie.

Les pièces ont été présentées à l'empereur, trop récemment pour avoir
obtenu une solution. Il dépendra peut-être de vous qu'elles ne subissent
pas l'agonie de leur numéro d'ordre, et qu'elles prennent la place qui
leur appartient par leur importance.

Je vous demande pardon de ne pas mieux savoir me résumer moi-même, et de
vous dire cela en trop de mots. Mais il n'en faut qu'un pour vous dire
l'amitié qu'on se permet d'avoir ici pour vous.

GEORGE SAND.



CDXXXVII

A M. FRÉDÉRIC VILLOT, A PARIS

                                 Nohant, 4 septembre 1858.

Cher monsieur,

On me prie de faire passer sous les yeux de Son Altesse une nouvelle
note relative à l'affaire du chemin de fer de Blidah. Cette note me
paraît trop sérieuse pour ne pas être soumise à ses réflexions, et
j'espère que le grand événement administratif de la suppression du
gouvernement général va donner au prince la liberté de faire justice.

Je me réjouis beaucoup, sous tous les rapports, de cette augmentation
nécessaire de son autorité. J'espère qu'il pensera à mes pauvres amis
littéralement _déportés_ en Afrique. Parlez-lui, je vous en supplie,
de _Patureau-Francoeur_, qu'il avait déjà sauvé, et que le farouche
ministère de la dernière réaction a exilé, interné en Afrique, dans un
climat impossible, où le plus courageux des ouvriers ne trouve pas à
gagner sa vie. Pendant ce temps, sa femme et ses cinq enfants meurent de
faim. Et c'est un homme d'élite, comme caractère et comme intelligence,
que ce Patureau. Il _haïssait_ l'attentat, il s'abstenait de toute
opinion d'ailleurs, ayant tout sacrifié au devoir de nourrir sa famille.
On l'a martyrisé dans un cachot, puis envoyé comme un ballot dans le
plus rigoureux exil, à Guelma.

J'ai demandé au prince si je devais m'adresser au nouveau ministre ou à
l'empereur lui-même, pour obtenir que cet ouvrier _précieux_, cet ami
dévoué, nous fût rendu; ou, _tout au moins_, si on pouvait le faire
libre sur la terre d'Afrique, afin qu'il pût trouver de l'ouvrage et
faire venir sa famille auprès de lui. Le prince, ordinairement si exact
et si bon pour moi, ne m'a pas répondu.

Je n'ose pas l'importuner. D'une part, il doit être très occupé; de
l'autre, je lui ai peut-être déplu, en lui disant que je resterais
l'amie d'une personne très affligée qui avait besoin, plus que jamais,
des consolations de l'amitié. Je faisais pourtant avec impartialité,
avec justice, je crois, la part des excès momentanés du dépit et du
chagrin.

Je vous demande de m'éclairer sur ma situation auprès de Son Altesse. Je
n'affiche pas une sotte fierté; mais j'ai l'amitié discrète, et, quand
je crois m'apercevoir qu'elle ne l'est plus, je regarde comme un grand
service qu'on veuille bien me le dire. Rien ne me fâche, parce que ma
personnalité et mes intérêts ne sont jamais en jeu; mais j'avais mis mon
devoir à obtenir du prince le salut de mes amis malheureux et brisés:
c'est lui qu'il m'eût été doux de remercier et de faire bénir par leurs
familles. Je ne croyais donc pas être importune. J'espère encore, parce
que le prince a bien voulu dernièrement faire placer M. Gabelin, victime
d'une affreuse injustice. Je l'en ai remercié aussitôt que je l'ai
su. Mais je ne sais pas s'il reçoit les lettres qu'on lui adresse rue
Montaigne.

Certes, je n'exige pas, pour avoir foi en lui, qu'il m'écrive quand il
n'en a pas le temps; mais priez-le de me faire savoir, _par un mot_, ce
que je dois tenter ou espérer pour mon pauvre Patureau. Et, si c'est
vous qui me transmettez ce mot, je serai doublement contente de recevoir
de vos nouvelles et un bon souvenir de votre amitié, sur laquelle, vous
voyez, je compte toujours.

GEORGE SAND.



CDXXXVIII

AU MÊME

                                 Nohant, 12 septembre 1858.

Merci de votre bonne réponse, cher monsieur. Son Altesse a bien voulu,
par le même courrier, m'en confirmer les excellentes expressions. Je
vous dois et je vous porte cordialement de la reconnaissance pour votre
précieuse intervention à propos de mes amis. Mais vous voilà encore
forcé de me répondre trois lignes. Dans la note que vous m'avez envoyée
pour Patureau, je trouve une obscurité sur laquelle je voudrais
éclaircie, avant de conseiller à celui-ci une localité en Afrique. La
note dit bien: _En quelle partie de l'Algérie veut-il aller?_ mais, dans
l'offre généreuse de quarante-neuf hectares, il n'est pas dit qu'il peut
les demander n'importe dans quelle province. Puisque, sur les versants
du Ressalch, près Sidi-bel-Abbès, province d'Oran, il y a, d'après les
renseignements fournis par mon neveu[1], beaucoup de bonnes terres
disponibles, j'aurais conseillé à Patureau de s'y rendre, et de demander
de la terre par là, où mon neveu et lui, bien que ne se connaissant pas
encore, eussent pu se rendre utiles l'un à l'autre. Mais j'ignore si je
dois donner cet avis; cela dépendra du bon plaisir de Son Altesse, et je
vous demande ce mot d'explication, qui ne vous coûtera qu'une question à
faire et une réponse à transmettre.

Je considérerai comme un grand bonheur pour Patureau de pouvoir
s'établir en Afrique, loin des passions de localité, et au sein d'une
grande nature qu'il est capable d'apprécier et de seconder. C'est une
véritable satisfaction de coeur que je dois là au prince et à vous, mon
très gracieux avocat; je vous en remercie bien, bien, et vous prie de
me pardonner mes redites. Pour tout le reste, merci encore, aussi et
toujours! Quand j'irai à Paris, me demandez-vous? mon exil n'est pas
volontaire. Mais la librairie agonise, et on ne peut pas se figurer la
gêne et le surcroît de travail de ceux qui vivent de leur plume. Il faut
dire cela en confidence à ses amis et qu'ils ne le redisent pas; car,
malgré l'exemple d'un grand poète, je n'admets pas que les poètes ne
sachent pas se résigner à manquer d'argent. N'est-ce pas leur état? Tout
le chagrin de l'exil serait l'oubli de ceux que l'on aime; mais, pour
votre part, vous me dites qu'il n'en sera pas ainsi, et je n'ai pas à me
plaindre, du reste, des bonnes âmes que j'ai rencontrées sur mon petit
chemin.

  [1] Oscar Cazamajou.



CDXXXIX

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 13 octobre 1858.

Mon cher vieux, nous regrettons que tu n'aies pu rester davantage avec
nous. Tâche de t'affranchir pour qu'on te voie plus souvent.

Lambert part vendredi. J'ai longuement causé avec lui. Il est fort
abattu. Je suis d'avis qu'il essaye le théâtre, _à condition_ qu'il ne
renoncera pas à la peinture. Je lui ai offert de rester ici tant qu'il
voudrait; mais il ne croit pas que cela lui soit utile.

J'aime beaucoup l'idée des _vrais moutons_ sur la scène. Je présume
qu'on leur mettrait un petit sac sous la queue; car ces animaux-là
fonctionnent continuellement. Je n'aime pas le titre de _Georgine_ pour
une bergerie. Bref, je n'ai songé ni à cette pièce-là, ni à aucune
autre. Embrasse Plouvier pour nous. Dis-lui que nous espérions le voir
et qu'il devrait bien venir. Envoie-moi tout de suite le dictionnaire de
Landry. Dis à Emile de te le solder.

Et des fleurs, envoies-en aussi; on les adore ici, et, moi, je m'abrutis
à les regarder.

Je dis que je ne songe à aucune pièce. Si fait, je songe à un canevas
pour le théâtre de Nohant; car on s'est décidé à jouer _une fois_, quand
on serait arrivé à la moitié des gravures[1], c'est-à-dire dans quinze
jours; que n'es-tu là pour faire _l'enchanteur_ ou le _fort détachement
de bleus!_

Bonsoir, mon cher gros, tous les barbouilleurs t'embrassent, et moi
aussi. J'espérais te retrouver à table à déjeuner le jour de ton départ,
mais le Polonais[2] t'a enlevé! Ne sois pas trente-sept ans sans me
redonner de tes nouvelles.

G. SAND.

  [1] Pour les _Masques et Bouffons_.
  [2] Charles-Edmond.



CDXL

A M. FERRI-PISANI, A PARIS

                                 Nohant, 21 octobre 1858.

Cher monsieur,

Je vous expédie un petit ballot contenant deux puffs ou poufs (Dieu
sait l'orthographe d'un pareil mot!) que je vous prie de confier à un
tapissier, lequel, sur votre commande, les montera à mes frais, avec
les franges assorties au meuble de _Bellevue_. Quand j'ai commencé ce
travail avec l'intention de l'offrir au prince, je ne savais pas qu'il
lui passerait par la tête d'avoir une maison d'Horace avenue Montaigne:
autrement, j'aurais composé tout ce qu'il y a de plus _romain_. Mais,
en terminant mon étude de fleurs au gros point, je me suis dit que des
fleurs sont toujours à leur place à la campagne. Seulement j'ai vu le
meuble de Bellevue couvert de housses, et je ne saurais pas dire à un
tapissier comment il faut monter mon ouvrage pour qu'il s'harmonise tant
soit peu avec le reste. Veuillez dire à Son Altesse; en lui faisant
agréer mon travail d'aiguille, que j'ai fait tous ces points en pensant
à lui et aux femmes de mes pauvres exilés dont il a séché les larmes.

Je vous envoie la demande en concession de Patureau. C'est vous qui avez
bien voulu vous charger de faire expédier l'affaire le plus tôt
possible et je la mets sous vos auspices. J'espère que la formule de
_considération_ de mon pauvre vigneronne paraîtra pas irrespectueuse
au prince. C'est certainement ce que le brave homme a cru dire de plus
respectueux. C'est décidément à Jemmapes qu'il désire se fixer; mais il
eût fallu sans doute qu'il désignât la localité. Comment eût-il pu le
faire? on ne lui a pas permis de voir et de s'informer. On l'a réexpédié
en France tout de suite. Il a jeté, seulement en passant, un regard sur
un beau pays, et on lui a dit qu'il y avait là les dix-huit vingtièmes
des terres à concessionner. Que faut-il qu'il fasse pour mettre sa
demande en règle?

Peut-être un mot de Son Altesse impériale, qui ordonnerait purement
et simplement un _très bon choix_ aux autorités locales compétentes,
suffirait-il pour abréger et lever la difficulté. On a dit à Patureau
qu'aux environs de Sidi-bel-Abbès (et il faut peut-être que vous sachiez
incidemment ce détail), une _masse_ de colons espagnols écartaient
à coups de couteau les colons français. Le renseignement paraissait
sérieux. Patureau, qui n'est pas _guerrier_, a donc reculé devant la
lutte; c'est pourquoi il n'a pas persisté dans le désir d'être le voisin
de mon neveu, l'ancien spahi, qui, lui, se moque des Espagnols comme des
Arabes.

A cette demande de concession, je joins la demande du même Patureau au
ministre, que Son Altesse a promis de vouloir bien appuyer, à l'effet
d'un séjour de deux mois de notre exilé, dans sa famille. Si vous voulez
bien la faire remettre à M. Hubaine [1], je crois que c'est lui qui est
chargé de la faire tenir au ministre.

Il me reste à vous parler de l'affaire Sarlande, dont vous avez promis
à Maurice et à moi de vouloir bien ne pas cesser de vous occuper. On
m'écrit que le tracé du chemin de fer d'Alger à Blidah et Oran, soutenu
par Sarlande, a été adopté. Je ne le crois pas encore, parce que, si
cela était, sachant combien je m'intéresse à lui, je suis sûre que vous
auriez eu l'obligeance gracieuse de me le faire savoir. Dans tous les
cas, je suis toute disposée, par la connaissance que j'ai du caractère
et de la position de M. Sarlande, à lui servir d'avocat auprès du prince
pour qu'il obtienne la concession de ce chemin de fer. On m'écrit aussi
qu'il y a de nombreux concurrents pour cette demande, voulant tous,
avant tout, qu'on leur garantisse _tout de suite_ l'intérêt de cinq pour
cent sur soixante millions, tandis que Sarlande, qui est un des notables
de l'Algérie, et qui a déjà fait plusieurs traités avec les chefs de
bureau du ministère, offre à l'État cet avantage, de ne demander la
garantie d'intérêts qu'au fur et à mesure de l'exécution des travaux.
Enfin, comme c'est grâce à la persévérante et intelligente réclamation
de M. Sarlande pour cette ligne, et pour les intérêts des populations
qu'il représente, qu'elle l'a emporté dans un esprit sérieux et attentif
comme celui du prince-ministre, je pense qu'il doit avoir bonne chance
auprès de Son Altesse impériale, si vous voulez bien encore lui servir
d'avocat et obtenir pour lui une audience de Son Altesse.

Cependant, il se peut que Son Altesse ait disposé déjà de cette
concession, et vous me comprenez assez pour savoir qu'à aucun prix je ne
voudrais faire le métier d'importun, qui consiste à demander ce qui ne
peut être obtenu et à mettre une personne amie, si haut placée qu'elle
soit, dans l'ennuyeuse nécessité de dire non.

Vous pouvez faire que je ne joue pas le rôle _d'ennuyeuse_ et que celui
_d'ennuyé_ soit épargné au prince, en me disant, courrier par courrier,
s'il est temps encore pour M. Sarlande de solliciter, et si son instance
pourrait être écoutée, vu que, dans le cas contraire, je pourrais
épargner aussi à mon client des démarches inutiles. M. Sarlande,
ancien avocat, s'exprime très clairement et est si bien au courant des
questions relatives à cette affaire et à l'Algérie en général, que, dans
tous les cas, Son Altesse ne perdrait pas son temps à l'écouter une
demi-heure.

Pardonnez cette longue lettre: je suis un auteur à _longueurs_; mais ma
reconnaissance est aussi durable que mon style est _durant. Endurez-le_
avec votre bienveillance ordinaire et croyez, cher monsieur, à mes
sentiments bien affectueux.

Maurice vous prie d'agréer les siens, et, tous deux, nous vous prions
de ne pas nous oublier auprès de notre cousine de Champrosay[2], quand,
plus heureux que nous, vous la verrez.

GEORGE SAND.

Je joins à la demande de Patureau au ministre, la demande au même effet
qu'il a cru devoir adresser au préfet de l'Indre. Je pense que cette
demande renvoyée par le ministre audit préfet, aura du poids, tandis
qu'elle en perdra beaucoup en passant par mes mains.

  [1] Alors secrétaire du prince Napoléon.
  [2] Madame Frédéric Villot.



CDXLI

A M. EDOUARD CHARTON, A PARIS

                                 Nohant, 20 novembre 1858.

Cher excellent coeur ami, je vois que vous prenez du souci de ce qui me
touche; merci mille fois!--Je ne connais pas le pamphlet Breuillard[1].
Maurice et mes amis ont dit qu'il fallait poursuivre et j'ai été de leur
avis, en leur entendant dire qu'il y avait là injure personnelle et
calomnie à la vie privée.

Mais je ne voulais que la réparation nécessaire à tout individu attaqué,
dont le silence pourrait être regardé comme un aveu des turpitudes qu'on
lui prête. D'autres amis ont cru qu'il fallait faire plus de bruit,
appeler à mon aide un grand avocat, avoir dans les journaux la
reproduction de son plaidoyer, etc. Je m'y suis refusée d'abord parce
que, _dans l'espèce,_ la reproduction est interdite, m'a-t-on dit, et
que le retentissement n'aurait pas eu lieu; ensuite parce que c'était
plus de bruit qu'il ne fallait, même en restreignant ce bruit à la
localité. J'ai prié mes amis de se consulter entre eux. Ils l'ont fait,
ils m'ont donné raison, on m'a désigné l'avoué et l'avocat. Ceux-ci ont
accepté le mandat offert; maintenant, si j'ai eu tort, il n'est plus
temps d'y revenir.

Que vous dire de moi, maintenant, à propos de théâtre? je ne sais pas.
C'est un jour oui, et un jour non. Ai-je du talent pour cela? je ne
crois pas; j'ai cru qu'il m'en viendrait, je médis encore quelquefois,
sous mes cheveux gris, qu'il peut m'en venir. Mais on a tant dit le
contraire, que je n'en sais plus rien, et que j'en aurais peut-être en
pure perte. Si les auteurs sont rares et mauvais comme vous le dites,
c'est peut-être bien la faute du public, qui veut de mauvaises choses,
ou qui ne sait pas ce qu'il veut. Montigny m'écrivait dernièrement: «Que
faut-il faire pour le contenter? si on lui donne des choses littéraires,
il dit que c'est ennuyeux; si on lui donne des choses qui ne sont
qu'amusantes, il dit que ce n'est pas littéraire.» Le fait m'a paru
constant dans ces dernières années. On se plaignait de voir toujours la
même pièce; mais toute idée nouvelle était repoussée. Que faire? N'y pas
songerai écrire quand le coeur vous le dit. C'est ce que je ferai quand
même.

Mon pauvre Maurice vient d'être très souffrant, moi par contre-coup.
Nous revoilà sur pied, lui au physique, moi au moral.

Je lis la _Correspondance_ de Lamennais. Qu'est-ce que vous en dites, de
ce premier volume? Moi, j'ai besoin de faire un effort pour voir l'homme
de bien et de coeur à travers cet ultramontain passionné. Et pourtant
c'est bien le même homme placé à un autre point de vue que celui où nous
l'avons connu. Bonsoir, cher ami; à vous de coeur toujours.

G. S.

  [1] Ce Breuillard était un inconnu de province qui avait publié contre
      George Sand un écrit diffamatoire.



CDXLII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 9 décembre 1858.

Ma bonne, bonne fille,

Vous faites tout ce qu'il est possible pour cette sainte et chère
martyre[1]. Si cela n'arrivait pas assez vite, donnez, de ma part, ce
qu'il faut pour attendre, en même temps que vous donnerez pour vous, et
sans lui en parler. Cela, aura l'air d'être ajouté par le ministère au
premier envoi. Ah! quelle situation! quelle douleur! On n'ose pas penser
à soi-même quand on pense à _elle_! Pourtant c'est un grand chagrin pour
nous aussi. Nous l'aimions tendrement, lui [2], cet excellent coeur uni
à un si charmant caractère et à une si noble intelligence! C'était un
vrai ami, sans langueur et sans oubli dans son affection. Il ne se
passait guère de mois sans que je visse arriver sa bonne écriture ronde
et courante: des lettres courtes mais pleines, et parlant de sa femme
avec une telle adoration! Pauvre femme qui devait mourir avant lui!
C'était toute sa crainte, à lui. «Tous les chagrins, tous les déboires,
disait-il, pourvu qu'elle vive!»--Il est mort, et elle ne vivra pas!
Il faut bien croire que Dieu sait ce qu'il fait et que cette mort si
redoutée des hommes est une récompense quand elle n'est pas la fin d'une
expiation, couronne pour les bons, chaîne détachée pour les coupables.

Oui, vous avez raison de prendre la paix pour devise, et pour idéal.
Mais ne l'espérons guère en ce monde, et méritons-la dans l'autre. Vous
êtes bonne, ma chère Sylvanie[3], vous courez à ceux qui souffrent et
pour eux. Vous méritez d'avoir sur cette terre plus de bonheur que toute
autre et je vous garantis que vous en trouverez au moins dans votre
coeur.

Je vous embrasse tendrement.

Voudrez-vous remettre ma lettre à cette pauvre femme, quand vous jugerez
qu'elle lui fera plus de bien que de mal?

Mes enfants vous aiment.

G. SAND

 [1] Madame Bignon, qui s'était fait connaître au théâtre sous le nom de
     madame Albert.
 [2] Bignon.
 [3] Nom de baptême de madame Arnould-Plessy.



CDXLIII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 17 décembre 1858.

Cher enfant, j'ai envoyé tout de suite votre lettre à Patureau.--Vous
faites bien de lui dire tout ce qui peut le décider à rester; mais, moi,
je crois faire aussi bien en lui disant tout ce qui peut le décider à
partir. Sa sagesse pèsera le tout. Mais je suis aussi sûre que
possible qu'il profitera de la concession et des moyens qui lui sont
généreusement accordés de remplir ses devoirs de famille. Vous vous
faites difficilement une idées des impossibilités de son existence chez
nous. Outre les ennemis sans nombre que sa popularité, lui a créés à
une certaine époque, cette popularité qui existe plus que jamais, et à
laquelle il ne peut plus se soustraire, lui crée elle-même, des soucis
et des dangers toujours renaissants. Il n'est pas d'homme plus prudent
que lui, et pourtant il est fatalement condamné à des imprudences, un
jour ou l'autre. Et puis cette popularité lui crée des devoirs dont
beaucoup sont factices selon moi, sans cesser d'être impérieux. Les
services à rendre l'ont ruiné! Le temps perdu à écouter bien
des bavardages, et l'exil deux fois, l'ont forcé à des emprunts
considérables. Il peut se libérer en vendant tout ce qu'il a, mais,
après, il lui faudra redevenir simple journalier. Or les ennemis lui
refusent le travail. Que faire avec femme et enfants?--Et puis être
journalier à son âge, c'est très dur! Qu'une maladie l'arrête, c'est la
famine à la maison. Il fait son devoir en consacrant les dix années de
force qu'il a encore devant lui à assurer l'existence des siens et à
leur créer un avenir. Il a dû vous répondre. Je ne dois le revoir qu'au
jour de l'an.

Bonsoir, mon cher enfant, et toutes nos tendresses à vous et chez vous.



CDXLIV

AU MÊME

                                 Nohant, 28 décembre 1858.

Enfin! tout est arrivé, _aujourd'hui seulement_, 28, à dix heures du
matin; et... consolez-vous: tout en bon état, les coquillages vivants!
notez bien ceci, que, si Toulon voulait en envoyer à Paris, ces
animaux-là se conservent et se moquent de notre climat, lequel, du
reste, est très doux depuis un mois de déluge. Nous avions renoncé à
recevoir ce malheureux envoi; nous pensions qu'il était égaré ou dévoré
par les commis du chemin de fer.

C'est égal, il n'y a pas plus de conscience dans cette administration
que dans toutes les autres messageries. Tout pouvait arriver gâté, et
nous étions volés tout de même. Aviez-vous mis à la grande vitesse?--Et
puis, une autre fois, je ne crois pas qu'il faille payer d'avance le
port. On se moque d'un paquet payé; c'est le dernier dont on s'occupe.

Mais oublions le chapitre, des désagréments. Nous avons mangé ce matin,
une partie des coquillages;--exquis! les moules moins fraîches que les
praires; mais tout le reste aussi frais que sortant de la mer et remuant
sous le couteau de l'ouvreuse. Cette amertume dont vous parlez est peu
sensible. Je crois que le temps écoulé hors de l'eau bonifie beaucoup ce
comestible. Avis aux Toulonnais!

Les patates et les ignames sont, comme de juste, en état prospère; les
grenades et les citrons aussi; les oranges, un peu foulées; les raisins,
un peu salés par le voisinage des coquilles, mais on les met à l'air et
ils seront bons ce soir. Donc, compliments sans fin à l'emballeur, et
remerciements surtout; car vous vous êtes donné un mal affreux pour tout
cela, et, si j'avais pu prévoir que Toulon fût dans un bouleversement
pour les vivres, je n'aurais pas voulu vous faire tant courir pour le
_plaisir de gorge_. En berrichon, on dit _gueule_; ce qui est moins
élégant.

Dites-moi ce que je vous dois pour toutes les choses que vous avez
achetées. Je ne veux pas que vous attendiez; car les truffes surtout,
c'est quelque chose. On est en train de chercher la plus belle volaille
de la cour pour la tuer. Pauvre bête! elle ne se doute pas de la gloire
à laquelle on la destine. Être truffée! quel honneur! mais comme elle
s'en passerait bien!--Je vous dirai, dans quelques jours, si vos truffes
sont aussi bonnes que belles, et si elles _enfoncent_ celles des autres
provinces du Midi. Merci encore, cher enfant, pour les renseignements
d'histoire naturelle des coquillages. Merci à Solange, merci à Désirée,
merci à vous tous qui vouliez m'envoyer toute votre terre de Chanaan.

Vous voyez que les communications sont encore mal établies entre nous
par les chemins de fer. C'est à Lyon, je crois, que se fait le désordre,
à cause du transvasement des colis et de la ville à traverser _sans
ligne_. Patureau avait reçu votre lettre et s'informait tous les jours,
se levant à trois heures du matin, pour être à l'arrivée. Voilà des
_gueulardises_ qui ont coûté plus cher, en fait de peines, que ne vaut
la gourmandise; mais je ne veux pas dire plus qu'elles ne valent par
elles-mêmes; car elles ont leur prix et nous apportent, surtout, un
parfum de votre pays et de votre amitié.

Nous sommes, pour deux jours, peut-être, en récréation, Maurice et moi.
Nous avons fini des travaux de patience et de persévérance: moi, des
recherches et des romans; Maurice, un gros livre sur la _commedia
dell'arte_. Savez-vous ce que c'est? Vous le saurez quand vous aurez lu
son ouvrage, qui est l'histoire de ce genre de théâtre, depuis les Grecs
jusqu'à nos jours; avec cinquante figures charmantes dessinées par lui
et gravées par Manceau. Maurice a écrit le texte en quatre mois, et
c'est un tour de force; car jamais histoire n'a été plus difficile à
repêcher dans un monde d'écrits, où il lui fallait chercher pour trouver
quelquefois deux lignes. Enfin, il a été récompensé de ses peines,
autant qu'un artiste peut l'être, en découvrant, dans le _fleuve
d'oubli_, un grand, poète oublié en Italie et inconnu en France[1].
Mais ce poète-prosateur écrit dans une langue impossible. Tous ses
personnages parlent un dialecte différent: l'un le vénitien, l'autre
le bolonais, un autre le padouan, un autre le bergamasque, un autre
l'ancônais.

Et tout cela, non comme on le parle maintenant, mais comme on le parlait
en 1520.--Jugez quel éblouissement quand nous avons vu arriver ces vieux
bouquins tant cherchés! Eh bien, la patience triomphe de tout; avec
notre peu d'italien et mes vagues souvenirs de vénitien, nous avons tant
lu et relu, tant réfléchi et tant comparé, que nous sommes arrivés à
comprendre et à traduire. Nous nous disions souvent que, si nous savions
votre dialecte, nous aurions lu peut-être cela couramment. D'autre part,
des Italiens consultés ne pouvaient pourtant déchiffrer une phrase. Un
Bolonais ne pouvait lire le bolonais et nous disait que nous cherchions
à retrouver une langue perdue.--Enfin, nous l'avons retrouvée, même
sans dictionnaire des dialectes; Maurice triomphait de tous ceux qui se
rapprochaient du Piémont, et moi de tous ceux qui se rapprochaient de
l'Adriatique.

Voilà notre occupation de ces derniers temps. Je vous en ai fait part,
sachant que vous vous intéressez à tout ce que nous faisons. Et puis je
veux vous dire quelque chose qui vous fera peut-être plaisir et que vous
devez, je crois, penser aussi: c'est que me voilà convaincue, pour ma
part, que les dialectes sont beaucoup plus beaux que les langues. Ils
sont plus vrais, ils ne se prêtent pas à l'emphase, ils sont forcés
d'exprimer des idées nettes et simples, des sentiments énergiques, et
ils se prêtent, en revanche, à des manifestations plus étendues de la
pensée, par un luxe d'épithètes et de verbes dont les langues faites et
châtiées n'approchent pas. Vous devriez, quand vous aurez des moments à
perdre, faire quelques chansons dans votre dialecte, que je ne connais
pas du tout, mais qui doit avoir aussi ses beautés. Je sais bien, moi,
que j'aime beaucoup mieux le français que nos paysans parlaient il y a
trente ans, et que quelques vieillards de chez nous parlent encore bien,
que le français académique.

Nous avons un temps affreux, des torrents d'eau, des coups de vent à
tout déraciner, mais pas de froid, et dès lors on travaille. J'ai fait
deux ou trois romans depuis ceux qui ont été publiés, et une comédie.
Tout cela ne fait pas de l'aisance. Mais le travail improductif au point
de vue matériel n'en est pas moins le travail, l'ami de l'âme, son plus
fort soutien. Maurice ne retirera peut-être pas quatre sous de son tour
de force, et il y a mis de sa santé, car il est très fatigué. Mais la
passion de piocher n'en est pas affaiblie, et cette passion-là, c'est la
récompense. Il n'y a de sûr en ce monde que ce qui se passe entre Dieu
et nous.

Bonsoir, mon cher enfant. Merci encore merci cent fois pour votre
affection et celle de votre chère famille. On a déjà bu à votre santé à
tous, moi avec mon eau, qui n'est pas une insulte, puisqu'elle est pour
moi le vin le plus délicieux.

A vous de coeur.

Le père Aulard est dans la joie de votre sonnet. Gare à vous! il va vous
en pleuvoir qui ne seront pas aussi jolis. Patureau a reçu et médité vos
lettres. Mais, tout bien pesé, et grâce à l'espionnage dont on continue
à l'obséder, il est bien décidé à aller planter des patates en Algérie.
Le prince, qui est très bon, lui donne une petite somme pour couvrir les
premiers frais d'établissement. D'ailleurs, il n'est pas probable que
l'on permette à ce brave homme de rester ici. On refuse à tous les
autres de rentrer, même temporairement.

  [1] Angelo Beolco, dit le _Ruzzante._



CDXLV

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 29 décembre 1858.

Oui, certainement, ma belle et bonne, ce que vous avez pensé et écrit,
n'importe sur quoi, m'intéressera toujours vivement. Envoyez!

J'ai reçu de madame Bignon une lettre digne d'un ange. Elle a un désir,
c'est de faire publier par souscription les cinq pièces que son mari a
faites et qui ont du mérite, je les connais. Elle me demande de faire
une préface, je suis tout à elle.

D'autre part, Emile Aucante (qui me dit, par parenthèse, que vous avez
été excellente pour lui, ce dont je vous remercie) pense que cette
souscription ne sera pas couverte. Je ne crois pas qu'il ait raison. Il
me semble qu'elle le sera, ne fût-ce que par les acteurs de Paris. Je
les ai toujours vus généreux et spontanés dans ces sortes de choses,
et il s'agit peut-être d'un millier de francs à rassembler! Qu'en
dites-vous? Emile me donne, sur la position d'argent de cette pauvre
sainte femme, des détails moins rassurants que les vôtres. Elle n'a
peut-être pas voulu tout vous dire. Je crois que la représentation à son
bénéfice ne serait pas à perdre de vue. Il ne s'agit pas de lui faire
des rentes... Pauvre femme! elle ne peut pas vivre, mais d'empêcher que
la misère n'ajoute à l'horreur de son sort. Elle est pleine de foi et de
soumission. Oui, vraiment on en a canonisé qui ne la valaient pas!

Et votre pauvre Eugène malade là-bas? Vous avez dû bien souffrir, chère
femme; mais vous êtes rassurée. Merci d'avance à lui pour le tabac qu'il
envoie et merci à votre amie, pour les belles pantoufles _tout en or_
que j'ai reçues il y a deux jours.

Maurice a fini son travail de bénédictin sur la comédie italienne. Il
va bientôt vous porter mes tendresses et vous dire que nous vous aimons
tendrement.

GEORGE SAND.



CDXLVI

A M. OCTAVE FEUILLET, A PARIS

                                 Nohant, 18 février 1859.

Il y a bien longtemps, monsieur, que je veux vous dire que j'aime votre
talent d'une affection toute particulière. Vous sachant fier et modeste,
je craignais de vous _effaroucher_. A présent que de grands succès
doivent vous avoir appris enfin tout ce que vous êtes, il me semble
que vous comprendrez mieux le besoin que j'éprouve de vous envoyer mes
applaudissements. Vivant loin de Paris, je n'ai pas pu voir _le Roman
d'un jeune homme pauvre_; mais j'ai fait venir la pièce et je l'ai lue à
un ancien ami à vous, qui est le mien depuis dix ans. Après cela, nous
avons parlé toute la journée de la pièce et de vous et j'ai voulu lire
aussi plusieurs proverbes ravissants qui m'avaient échappé. Nous avons
donc passé, avec vous, deux ou trois bonnes journées. On lit si bien à
la campagne, l'hiver, dans la vieille maison pleine de souvenirs, au
milieu de toutes ces choses et le coeur plein de tous ces sentiments que
vous peignez avec tant de charme et de tendre délicatesse! Après cela,
il est bien naturel qu'on veuille vous le dire et vous remercier de ces
heures exquises que l'on vous doit. Il y aurait de l'ingratitude à ne
pas le faire, n'est-ce pas? Et puis je suis de l'âge des grand'mères et
mon compliment peut bien ressembler à une bénédiction. Ce n'est donc
embarrassant ni pour vous ni pour moi. Je ne vous demande pas de m'en
savoir gré, mais je vous prie d'y croire comme à une parole sincère et
qui peut, entre mille autres, vous porter bonheur.

GEORGE SAND.



CDXLVII

AU MÊME

                                 Nohant, 27 février 1859.

Vous croyez que je vous ai répondu d'avance? Non. Je veux vous
remercier, moi, d'une lettre si bonne, si vraie, si affectueuse. Je ne
peux pas vous dire tout le bien qu'elle m'a fait. Je l'ai là, à côté de
moi, comme un talisman et un porte-bonheur. On a ses jours de spleen,
malgré le bonheur du coin du feu et des vieux amis.

On voudrait, sans quitter cela, vivre de la vie d'artiste, c'est-à-dire
sentir que la religion de l'art, qui n'est que l'amour du vrai et du
bien, a encore des croyants, et il y en a si peu! Les uns arrivent au
scepticisme par l'expérience, les autres parce que, apparemment, leur
coeur est vide. On voit tous les jours des gens qui désertent et qui
renient jusqu'à leur mère. On se sent tout seul dans sa petite maison
avec les siens, comme Noé dans son arche, voguant sur les ténèbres et se
demandant parfois si le soleil est mort. Alors c'est bien bon de voir
arriver l'oiseau à la branche verte, et ce petit oiseau de mon jardin,
comme vous l'appelez, c'est l'oiseau de la vie et un vrai fils du ciel
éclairé et rallumé.

Quand je remets de temps en temps les pieds sur la terre, lavée par ce
déluge des événements passés depuis dix ans, j'y retrouve tout le
mal d'auparavant avec un mal nouveau, une fièvre de je ne sais quoi,
toujours en vue de quelque chose de petit et d'égoïste, de jaloux,
de faux et de bas, qui se dissimulait autrefois et qui s'affiche
aujourd'hui. Et moi qui, dans la solitude, ai passé mon temps à tâcher
de devenir meilleure que cela, je me figure que je suis encore plus
seule dans cette foule inquiète et souffrante, à laquelle je ne trouve
rien à dire qui la console et la tranquillise, puisqu'elle a l'air de ne
plus rien comprendre.

Mais je redeviens artiste dans mon coeur, je retrouve la foi et
l'espérance quand je vois une belle action ou une belle oeuvre remuer
encore la bonne fibre de l'humanité et l'idéal lutter avec gloire et
succès contre cette nuit qui monte de tous les points de l'horizon.
J'ai souffert pour mon compte, oui, bien souffert; mais, l'âge de
l'_impersonnalité_ étant venu, j'aurais connu le bonheur si j'avais vu
la génération meilleure autour de moi. Aussi mon coeur s'attache à tout
ce que je vois poindre ou grandir. J'ai vu déjà en vous l'un et l'autre,
et vous me dites que vous n'êtes plus très jeune: tant mieux, puisque
vous voilà mûri sans que le ver vous ait piqué. Les fruits sains sont
si rares! Et ils portent en eux la semence de la vie morale et
intellectuelle destinée à lutter contre les mauvais temps qui courent.

Notre pauvre siècle, si grand par certains côtés, si misérable par
d'autres, vous comptera parmi les bons et les consolateurs, ceux qui
portent un flambeau et qui savent l'empêcher de s'éteindre. Votre lettre
me montre bien que vous avez le talent dans le coeur, c'est-à-dire là où
il doit être pour chauffer et flamber toujours.

C'est un devoir de s'aimer quand on est sorti du même temple;
aimons-nous donc, nous qui ne sommes pas bêtes et mauvais. Croyons, à
la barbe des railleurs froids, que l'on peut vivre à plusieurs et se
réjouir d'une gloire, d'un bonheur, d'une force qui éclatent au bon
soleil de Dieu. Ne semble-t-il pas, quand on voit ou quand on lit une
belle chose, qu'on l'a faite soi-même et que cela n'est ni à lui, ni à
toi, ni à moi, mais à tous ceux qui en boivent ou qui s'y retrempent?

Oui, voilà les vrais bonheurs de l'artiste: c'est de sentir cette vie
commune et féconde qui s'éteint en lui dès qu'il s'y refuse. Et il y a
pourtant des gens qui s'attristent et se découragent devant l'oeuvre des
autres et qui voudraient l'anéantir. Les malheureux ne savent pas que
c'est un suicide qu'ils accompliraient. Ils voudraient tarir la source,
sauf à mourir de soif à côté.

J'irai à Paris à la fin de mars, je crois; y serez-vous, et
viendrez-vous me voir? Oui, n'est-ce pas? ou bien vous viendrez me
voir dans ma thébaïde, qui n'est qu'à dix heures de Paris? Laissez-moi
espérer cela; car, à Paris, on se voit en courant; et, en attendant, je
vous serre les mains de tout mon coeur.

G. SAND.



CDXLVIII

A M. LUDRE-CABILLAUD, AVOUÉ, A LA CHÂTRE

                                 Nohant, 20 février 1859

Merci, mon cher Ludre, de la consultation. Je garde encore votre livre
pendant quelques jours et je médite l'article, quand j'ai un moment de
loisir. J'y vois ce que vous dites; mais j'y vois aussi _l'esprit_
des arrêts. Il est peut-être permis de publier quand ce n'est ni par
spéculation, ni en vue d'aucune délation ou vengeance, et quand les
lettres ne peuvent que faire honneur à celui qui les a écrites; enfin,
quand on n'y laisse rien qui puisse compromettre ou affliger personne,
et c'est ici le cas. Il est dit aussi qu'en cas exceptionnel, on peut se
trouver dans la nécessité de se défendre. Je vois que la loi, qui n'a
rien voulu fixer absolument, est très sage et que les décisions sont
dictées par le sentiment de la morale et de la délicatesse, _selon les
cas_. Je ne craindrais donc pas, dès à présent, de publier ces lettres,
si mes convenances personnelles m'y poussaient. On pourrait certainement
me faire un procès; mais je serais certaine de le gagner. Il faudrait
seulement pouvoir lancer brusquement la chose avant d'en être empêchée.
La chose faite, avec la réserve, l'annonce même, dans une préface, que
si, les héritiers de l'écrivain _non nommé, reconnaissent le style
et veulent voir les autographes_, on leur abandonnera le profit avec
empressement, je doute qu'ils pussent faire interdire la vente. Je crois
que cela peut se faire par moi pendant ma vie, ou après, par disposition
testamentaire. Si c'est pendant ma vie, je ne nommerai personne et le
public n'en comprendra que mieux. Si c'est après ma mort, on pourra
nommer.

Que vous semble de mon idée? Je consulterai M. Delangle et d'autres, et
je vous dirai leur avis.

J'irai voir votre gamin avec plaisir.

A vous de coeur.

G. SAND.



CDXLIX

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME), A PARIS

                                Nohant, 25 août 1859.

Chère Altesse impériale,

Je vous remercie de coeur: avec vous, on est obligé si vite et si bien,
qu'on est deux fois plus touché et reconnaissant.

Oui, je devine tout ce que vous ne me dites pas, et j'ai souffert pour
vous. Mais le temps éclaire toutes choses et justice se fera.

Pourtant, j'aurais été bien heureuse de vous voir et j'aurais besoin de
causer avec vous pour reprendre espérance et courage à propos de cette
pauvre Italie. J'ai une peur affreuse des conférences diplomatiques et
de ces fameuses _puissances_, qui se croient le droit de trancher
des questions de vie et de mort pour un peuple qu'elles regardaient
tranquillement mourir et qu'elles n'ont rien fait pour aider à
renaître,--tout au contraire!

Vous avez une consolation: c'est que votre mission en Toscane a porté de
bons fruits; l'admirable unité des voeux, exprimés si noblement et si
habilement aussi, à reçu de vous, j'en suis sûre, une bonne impulsion
et de sages conseils. Nous vous sommes peut-être redevables aussi du
bienfait de l'amnistie.

Bien qu'on affecte peut-être de ne pas vous écouter, je crois que ce que
vous savez dire en de certains moments laisse des traces.

S'il en est ainsi, votre rôle est le plus beau de tous, puisque vous
faites le bien sans gloriole et sans intérêt personnel.

Merci pour ce que vous me dites du préfet de Châteauroux, et merci
surtout de la bonne amitié que vous voulez bien me conserver. Comptez
sur un coeur très fidèle.

GEORGE SAND.



CDL

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                 Nohant, 7 décembre 1859.

Eh bien, j'ai un joli fils, qui vient d'avoir encore un magnifique
succès et qui ne m'a pas écrit un petit mot, comme autrefois, pour me le
dire! Ce jeune favori de la Gloire sait que qui dit représentation, dit
triomphe, quand il s'agit de lui.

Aussi n'était-ce pas de l'inquiétude, c'était de l'impatience que
j'avais de tenir mon petit mot de souvenir. Je l'attendais en me disant:
«C'est l'occasion, le jour et l'heure!» Mais monsieur a oublié sa
vieille amie. Fi, le vilain enfant! moi, je n'oublie pas de lui dire que
je suis heureuse quand même, que je l'embrasse et que je compte au moins
sur le premier exemplaire qui sortira du magasin.

G. SAND.

Maurice vient aussi d'avoir son petit succès avec un gros bouquin
de costumes et de recherches[1] que les éditeurs ne suffisent pas à
fournir. On vous envoie d'ici des bravos et des poignées de main en
attendant qu'on vous les porte.

  [1] _Masques et Bouffons_.



CDLI

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 18 décembre 1859.

Cher ami,

Ce changement de titre me contrarie: je n'aime pas à céder sans savoir
pourquoi. Mais c'est accompli, n'en parlons plus. Ce à quoi je ne puis
céder, c'est à laisser couper mes feuilletons en deux. Pour cela, _non,
non, non_! Dites-le, et avertissez que, si on ne se conforme pas aux
conventions que vous avez faites avec moi, j'aime mieux que l'on me
rende toute parole et le manuscrit. Je ne tiens pas à écrire dans les
journaux, bien au contraire! Les feuilletons conviennent mal à ma
manière et m'ôtent la moitié du succès que j'ai dans les revues et en
volume. Il n'y a pas assez d'accidents et de _surprises_ dans mes romans
pour que le lecteur s'amuse au déchiquetage de l'attente. Ce roman-ci,
particulièrement, a besoin d'être lu par chapitres _comme ils sont
chiffrés et coupés_, pas autrement.

Donc, maintenez votre autorité et mon droit, ou bien ne commencez pas.
La _Revue des Deux Mondes_ est toute prête à me prendre l'ouvrage
aux mêmes conditions, et cela ne me portera aucun préjudice. Ayez la
conscience en paix sur ce point.

A vous de coeur.

G. SAND.



CDLII

A M. DESPLANCHES

                                 Nohant, 26 décembre 1859.

Oui, monsieur, j'aurai du courage. Je sais qu'il le faut; je ne m'étais
pas jetée dans la lutte par amour de la lutte, je ne la prévoyais même
pas. J'étais jeune et je me sentais artiste. J'ai vieilli en luttant,
toujours étonnée de la haine des autres, mais sentant chaque jour
davantage que, quand on croit, on ne peut plus reculer. Je le voudrais
en vain: la vérité est bien plus forte que moi, et même je suis
naturellement faible; mais je l'aime tant, la vérité, qu'elle me
pousse et me porte, et que tout ce qui n'est pas elle m'est à peu près
indifférent.

Merci pour votre lettre. Elle est d'un grand coeur et d'un noble esprit.
Croyez-vous que de tels encouragements ne pèsent pas cent fois plus dans
ma vie que les injures des cagots? Merci encore, et à vous de coeur.

G. SAND.



CDLIII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

                                 Nohant, 7 janvier 1860.

Mon vieux ami,

Je te remercie d'avoir pensé à moi au nouvel an, et je t'envoie tous
mes voeux et toutes nos tendresses. Nohant félicite Nevers des grâces,
talents et vertus de monsieur ton petit-fils. C'est une grande
consolation que ce petit être apporte, en venant au monde, à travers
tant de peines qui vous ont frappé et que sa présence a le don d'alléger
sans qu'il s'en doute, lui qui n'a eu que celle de naître pour faire des
heureux. Dis à ma petite Berthe combien je me réjouis pour elle, et que
je lui promets d'admirer avec enthousiasme jusqu'au moindre pet de son
cher trésor! Je vois aussi Eugénie en extase et Cyprien en idiotisme
comme tu me les dépeins. J'attends la belle saison avec impatience pour
me joindre à ce concert d'adorations.

Quels temps nous avons eus! froid de Sibérie, neige, chaleur de mai,
déluge, tempêtes à décorner les boeufs, éclairs et tonnerre, tout
cela dans un mois, c'est à croire le bon Dieu fou. Et, dans le monde
politique, il se fait aussi trente-six sortes de temps. Voilà notre
drôle de corps d'empereur qui abandonne son petit pape mignon, qui serre
l'Angleterre contre son coeur, et qui, après avoir convoqué l'Europe à
déjeuner, lui fait entendre que la marmite est renversée et qu'elle peut
rester chez elle. Tout cela ne me frappe pas d'admiration, bien que je
m'en réjouisse; mais il me semble que ce sont des solutions arrachées
par le caprice, et qu'il y a, dans tout cet imprévu, trop de bizarrerie.
Si c'est de la finasserie, ça ne vaut pas mieux. Du courage et de la
franchise dès le commencement des querelles eussent peut-être évité
la guerre. Un gouvernement qui a des principes et qui n'en change pas
toutes les semaines n'a pas besoin de tant de sang et d'argent pour se
faire respecter. C'est une politique de surprises qui fait le prestige
de ce règne. C'est drôle, mais ça n'est pas si fort que ça en a l'air.

Au milieu de tout ça, je crains pour lui le poignard des jésuites, et je
désirerais pourtant qu'il y eût de leur part une tentative (avortée) qui
lui fît ouvrir les yeux tout à fait sur cette bonne petite Eglise, qu'il
a tant cajolée et qui l'a toujours payé de sa haine.

Donne-moi quelquefois de vos nouvelles à tous, mon cher vieux.

J'ai fini ton roman dans _l'Europe artiste_, et je l'ai trouvé très
amélioré comme style, et intéressant.

Nous nous portons tous bien et nous vous envoyons à tous mille bonnes et
fidèles amitiés.

G. SAND.



CDLIV

A MAURICE SAND, A PARIS

                                 Nohant, 8 février 1860.

Je sais enfin la légende de _l'homme sans tête_ de Launières et autres
lieux. Elle est très jolie. C'est dommage que nous ne l'ayons pas eue,
à l'article du _cornemuseux_ de tes légendes. Au reste, le fantastique
n'est pas encore mort chez nous. Les _hobbolds_ sont déchaînés. Ils sont
à Launières: ils emmènent les charrues qui sont dans les cours et vont
labourer, la nuit! Le diable est à Lalleu, dans la maison d'une femme
qui ne peut pas mettre de beurre dans sa soupe, sans que _quelque chose
de rouge_ s'élance du coin de son foyer pour cracher dans ladite soupe!
On a fait venir le curé pour exorciser. C'est, à coup sûr, une bête de
femme, qui s'est brouillée avec son _hobbold_ ou son _korigan_ et qui va
le mettre en fuite; malheur à elle!

_Récit de la Tournite [1] sur le château de Briantes_.

«Quand j'étais petite drôlesse, ma mère me racontait qu'il y avait eu,
dans les temps, un homme de Crevant, appelé Rendy, qui était fermier
au château de Briantes, et qui voulut tenter le diable en mangeant des
oeufs.

--Qu'est-ce que c'est que tenter le diable en mangeant des oeufs?

--_J'en sa rin_; l'histoire dit comme ça. Il s'en _allit_ tout seul dans
une grande chambre du _châtiau_, et il se mit de manger ses oeufs.
Quand ça fut au huitième, v'la le diable qui entre, habillé en
bourgeois, en monsieur _tout à noir_, avec un livre dans sa main qu'il
pose tout ouvert sur la table et s'en va. Rendy voit bien le livre, mais
il ne veut pas le regarder.

--Sois tranquille, qu'il dit, ton sacré livre, j'y lirai pas!

Et le v'la de manger le neuvième oeuf.

Alors monsieur le diable _revenit_ tout en colère; il dit:

--Tu y liras!

Il le prend par le _chagnon_ du cou[2] et Rendy a lu ce qu'il y avait;
mais jamais il a voulu dire quoi que c'était, et le v'la qu'est tombé
tout _apiami[3],_ qu'on l'a cru mort. Le monde sont venu, ils l'ont fait
revenir; mais il a dit:

--Jamais je ne mangerai le dixième oeuf!

Tout en haut du château de Briantes, dit encore la Tournite, dans la
carcasse du grenier, y a-t-un trou qu'on n'en connaît pas le fond; on
y a mis des perches les unes au bout des autres, on n'a jamais pu y
_aboter_[4]. (C'est l'oubliette; je crois l'avoir vue.)

Bien souvent on entendait la nuit, dans cet endroit-là, des voix, des
_beurmées_[5], des _alas! mon Dieu!_ tantôt comme de bestiaux, tantôt
comme du monde, et le monde du domaine aviont si peur, qu'ils avont
jamais voulu y monter.

L'opinion de la Tournite est que les bêtes reviennent. Une nuit, elle
a entendu une ouaille qui _gémait_[6] sa porte. Elle s'est levée pour
voir, elle n'a rien vu. «_Vas putôt_ recouchée, ça _gémait_ encore.»
Elle connaissait bien que c'était une ouaille; mais elle n'a pas voulu y
retourner, parce que ça pouvait être une bête morte.

Il y a encore une ouaille noire qui revient à la carrière de Camus, de
_tout temps_. Le père Bontemps l'a ramenée une nuit jusque chez lui et
l'a mise dans son écurie. «Ah oua! a n'y était pus le lendemain.» (Récit
de Gabriel. La Tournite affirme la vérité du fait.)

La Tournite, étant toute petite, à Briantes (c'est son endroit), a
entendu une nuit _rebâter_[7] au-dessus de la chambre où elle était
toute seule avec sa mère. Sa mère l'y a f... une bonne giffle en lui
disant:

--Taise-te! ça revient.

Quand une _parsonne_ est morte dans une maison, s'il y a des abeilles et
qu'on ne mette pas vitement une _peille_[8] noire aux ruches, toutes les
abeilles meurent dans l'année. (Tournite.)

Quant à la coutume de jeter toute l'eau qui est dans la chambre du mort,
elle existe toujours, mais je n'en peux pas savoir la cause.

_Autre récit de la Tournite sur le château de Briantes, qui était des
plus hantés_.

«Y avait, _dans les temps_, un jardinier qui voulait allumer du feu dans
une chambre d'en bas. Jamais il a pu. Toutes les chaises se mettaient
à sauter et à lui tomber sur le dos et à le battre jusqu'à ce qu'il
s'en-aille. Il y a essayé plus de cent fois, jamais il a pu! C'était la
chambre enragée, oui!»

Dans tout cela, il y aurait des sujets pour l'illustration. Si tu
en fais, renvoie-moi cette note après, pour que je fasse l'article.
Hippolyte Beaucheron, le froid et grave cousin de Papet, a couché
dans la tour où la dame blanche revient la nuit de Noël. On a tiré
brusquement les rideaux de son lit sans qu'il vît personne! Il n'a
jamais voulu y recoucher.

  [1] Vieille Berrichonne, ancienne cuisinière de Nohant.
  [2] Par la nuque.
  [3] Près de rendre l'âme.
  [4] Y arriver.
  [5] Des beuglements.
  [6] Gémissait.
  [7] Faire du bruit.
  [8] Un chiffon.



CDLV

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 11 février 1860.

Cher ami,

Il y a bien des jours que je veux vous répondre pour vous dire d'abord
que je suis contente que vous soyez reçu aux Français, puisque c'était
votre désir; et puis que je vous remercie de toutes les choses bonnes
et aimables que vous me disiez à propos de _Constance Verrier_. Et puis
aussi, je voulais vous demander de faire reproduire dans _la Presse_ une
page de Victor Hugo qui me venge bien noblement de certaines insultes,
_archicalomnieuses_, Dieu merci! mais le temps m'a manqué soir et matin,
pour vous faire remerciement de cet appel à votre amitié. Voilà que je
trouve cette page insérée tout au long dans _la Presse_, et je pense que
c'est à vous que je le dois. Merci donc encore, et de tout coeur.

Maurice m'écrit qu'il vous a vu et que vous allez bien. Moi, je pioche
toujours avec une passion tranquille, moitié habitude, moitié besoin
d'esprit. Je me demandais l'autre nuit, en m'endormant, pourquoi nous
aimions tant à produire, nous autres gens du métier, et j'ai trouvé une
réponse _ingénieuse_, pour quelqu'un qui dormait déjà aux trois quarts:
C'est que, dans la vie que nous menons, rien ne s'arrange comme
nous l'avons souhaité ou prévu, et que, dans les histoires que nous
inventons, nous sommes maîtres des destinées de nos personnages. Nous
faisons avec eux le _métier de Dieu_, ce qui est très amusant, bien que
ce ne soit qu'un règne dans le monde des rêves.

Sur ce, bonsoir et encore merci, et à vous de tout coeur.

G. SAND.



CDLVI

A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS

                                 Nohant, 12 février 1860.

Chère mademoiselle,

Je voudrais me mettre à votre point de vue, et trouver, dans votre
croyance, une ancre de salut à vous indiquer. Mais je ne crois pas à
l'institution catholique, et toute forme arrêtée dans la pratique
du culte me semble un obstacle entre Dieu et l'âme qui se connaît.
Vous-même, vous vous révoltez contre l'efficacité du prêtre, puisque
vous n'en trouvez aucun qui vous console et vous rassure.

Vous vous faites de Dieu une idée trop étroite et vous ne voyez en lui
qu'un juge façonné à l'image de l'homme. Cela m'étonne de la part d'un
grand coeur et d'un grand esprit comme vous. Il faut que votre cerveau
soit malade; et, je vous l'ai dit souvent, vous devriez changer
momentanément de milieu, voyager un peu, aller à Paris, secouer enfin
cette mélancolie noire qui vous ronge et qui n'a rien d'agréable à la
Divinité, rien d'utile à vos semblables.

Si c'est une vertu que de se tourmenter ainsi, ou du moins si c'est la
preuve d'une grande modestie de l'âme et d'un grand élan vers le Ciel,
vous avez assez souffert, vous vous êtes assez déchiré et mortifié le
coeur, pour être bien sûre, à présent, que tout est expié et que vous
ètes complètement purifiée de vos prétendues fautes, auxquelles je ne
crois pas du tout.

Relevez-vous donc de cet abattement; car, fussiez-vous réellement très
criminelle, Dieu, source de toute bonté, ne veut pas qu'on doute de lui,
ni qu'on s'occupe tant de soi-même, lorsque la vie n'est pas trop longue
pour l'aimer et lui rendre grâce. Il serait plus religieux de contempler
l'idée de sa perfection que d'examiner notre propre faiblesse avec tant
de crainte et de sollicitude.

Croyez-moi toujours bien reconnaissante de votre affection et bien
affligée de vos peines.

GEORGE SAND.



CDLVII

A MAURICE SAND, A GUILLERY

                                 Nohant, 16 mai 1860.

Peut-être es-tu a Paris, ou en train d'y revenir. Tu y trouveras mes
lettres, et celles de ce soir te signalent l'heureuse arrivée de toutes
tes bêtes.

J'ai d'abord donné les plantes au jardinier, avec les instructions
écrites et verbales. L'euphorbe n'est presque pas flétrie, et, au bout
du compte, ton emballage à _la Robinson dans son île_ était très bien
fait.

La salamandre est très vivante. On voudrait en faire un bracelet, tant
elle est belle! par exemple, nous ne savons pas trop quoi lui donner à
manger. L'orthoptère dégingandée était d'une _telle pétulance_ (elle
s'était ennuyée en voyage), que nous n'en savions que faire. Enfin,
on l'a installée dans un bocal avec de la mousse, de l'herbe et des
mouches, et elle a déjeuné d'un grand appétit en leur suçant le derrière
jusqu'à la ceinture; après quoi, elle s'est curé les dents avec beaucoup
de soin, a nettoyé ses mains et s'est endormie à la renverse, sur un
écart impossible: les mains repliées sur le ventre ou sur le brin de
chaume qui lui en tient lieu, retroussant sa queue de poule d'une façon
triomphante. C'est bien la plus étrange créature qu'on puisse voir, et
je n'ai fait que regarder ses poses et sa chasse aux mouches.

J'ai ensuite examiné les cailloux, qui ne manquent pas d'intérêt. Les
huîtres fossiles sont d'un bon numéro. Elles ne _s'étaugeaient_[1] pas
la coquille dans ce temps-là. Les pierres à bâtir sont des travertins.
J'ai passé deux heures à étiqueter avec soin et, demain, je rangerai
dans une case particulière.

J'attends avec impatience la nouvelle de ton arrivée à Paris.

Ludre ne m'a envoyé aucun renseignement; donc, je ne pense pas qu'il
faille compter les attendre à Paris, et tu les attendras d'ailleurs
moins chèrement et plus commodément ici. Le temps est si beau, le jardin
et la campagne sont si charmants, que je regrette les jours que tu en
perds. C'est un mois de mai _des dieux_, chaud, moite; du soleil, et, de
temps en temps, la nuit; puis, le matin, de belles ondées qui font tout
pousser et tout fleurir. Pas d'orages ici, bien qu'il y en ait eu de
terribles ailleurs.

Aussi je n'ai pas eu le courage de me remettre au roman à corriger. Je
vis dans la nature, étude et contemplation, sans pouvoir m'en arracher.
Viens donc le plus tôt possible; car la floraison est à présent en
avance.

Je te _bige_ mille fois, et j'aspire à savoir que tu as fait bonne
route.

  [1] Elles ne s'en privaient pas.



CDLVIII

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant; 26 mai 1860.

Cher ami,

Je vous remercie de la promesse que vous voulez bien me faire et qui
endort provisoirement les soucis de mon pauvre ami aveugle[1]. Tâchez
de songer à lui et permettez-moi de vous le rappeler quand ce sera
possible. Croyez donc bien que, de mon côté, je ferai tout mon possible
pour récompenser votre _vertu_, et même votre _sournoiserie_, qui me
paraît une amabilité de plus.

J'espère que Maurice va bientôt venir me raconter vos découvertes
chimico-culinaires, et que, plus tard, vous me raconterez que vous avez
tiré, de votre fournaise du Théâtre-Français, un fort bon mets pour le
public. Calmez les impatiences inévitables du métier d'auteur assistant
aux répétitions. Cela est terrible, je le sais, surtout à ce théâtre,
où chacun en prend à son aise; mais, en somme, dites-vous que vous êtes
dans l'âge où ces agitations font vivre.

Moi, je suis dans celui où l'on prise davantage la tranquillité; mais je
ne vous souhaite pas d'avoir la philosophie trop précoce. Les paysans
d'ici disent: «On a bien le temps d'être vieux!»

Bonsoir et merci, et tout à vous de coeur.

G. SAND.

  [1] Charles Duvernet.



CDLIX

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON. (JEROME), A PARIS

                                 Nohant, 27 juin 1860.

Monseigneur et cher prince,

Je suis bien vivement affectée du coup qui vous frappe. Quelque prévu
qu'il fût,--car vous me l'aviez comme annoncé, la dernière fois que je
vous ai vu,--je comprends que votre douleur doit être grande, sachant
combien vous aimiez cet excellent père. C'était aussi un digne homme,
brave, loyal et d'une âme généreuse.

Vous devez à son souvenir d'être encore lui, c'est-à-dire de résister au
chagrin, aux découragements qui s'emparent du coeur dans ces terribles
séparations, et de tenir bien haut toujours le drapeau de la vie, il est
lourd, j'en conviens, et la main des plus forts s'engourdit souvent à le
porter! Mais vous avez, pour ne pas faiblir, entre mille autres dons de
Dieu, le souvenir de ce père si jaloux de votre bonheur. Vivre bien et
noblement est une dette que vous avez contractée envers lui et que vous
saurez acquitter en restant vous-même, dans le chagrin comme dans le
calme.

Croyez que vos amis, vous sachant affligé si profondément, vous aiment
davantage. Mon fils se joint à moi pour vous le dire du fond du coeur.

G. SAND.



CDLX

A M. JULES BOUCOIRAN, RÉDACTEUR EN CHEF DU _COURRIER DU GARD,_ A NÎMES

                                 Nohant, 31 juillet 1860.

Cher vieux,

C'est une joie toujours, ici, de recevoir de vos nouvelles. Tout le
monde va bien. Je me porte infiniment mieux depuis que je suis vieille
et je réponds vite à votre demande.

Non, les ouvrages des vivants ne tombent jamais dans le domaine public,
et les héritiers en ont la propriété vingt ou trente ans encore après
eux. Mais tous mes ouvrages sont vendus aussitôt que faits, pour un
temps donné; car on ne gagne pas ses frais à éditer soi-même. La Société
des gens de lettres, dont je fais toujours partie, n'a le droit de
traiter que pour de très courts écrits. Au delà de cent mille lettres,
elle est liée et même je crois que ce chiffre a été réduit.

Vous voyez que ni elle ni moi ne pouvons vous autoriser. Je vais écrire
aux éditeurs dont les ouvrages que vous désirez reproduire sont
la propriété temporaire, afin de savoir s'ils autoriseraient la
reproduction. Je doute qu'ils soient, gentils à ce point. Mais
peut-être, s'ils demandaient un prix minime pour vous accorder ce droit,
verriez-vous de l'avantage à en passer par là. Il est évident que, si
ces reproductions donnent une valeur au journal, c'est parce qu'elles ne
sont pas autorisées par leur _non-valeur_ commerciale.

Maurice vous embrasse de tout son coeur et vous aime toujours. Il compte
bien vous envoyer son livre de _Masques et Bouffons_ aussitôt qu'il
pourra en avoir quelques exemplaires. C'est un ouvrage cher, à cause
des images, et son éditeur, pressé de vendre, le sert le dernier.
Je n'espère pas que vous réussissiez à le marier (Maurice, pas
son éditeur), si vous lui cherchez femme parmi les dévots et les
légitimistes. Je préférerais de beaucoup une famille protestante. Voyez
pourtant ce qu'on vous dira et faites-m'en part. Je désire bien qu'il
se décide et qu'il devienne père de famille. Si vous lui trouviez une
charmante personne, ayant des goûts sérieux, une figure agréable, de
l'intelligence, une famille honnête, qui ne prétendrait pas enchaîner
le jeune couple à ses idées et à ses habitudes autrement que par
l'affection, nous rabattrions bien des prétentions d'argent.

Bonsoir, mon vieux enfant. Je vous écrirai dès que j'aurai une réponse
des éditeurs.

A vous de coeur.

GEORGE SAND.

Quand vous verra-t-on?



CDLXI

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

                                 Nohant, novembre 1860.

Chère cousine,

Je vous revois, dans mon souvenir, à travers un nuage; mais je n'ai pas
oublié que je vous ai vue un instant. Je n'avais pourtant pas ma
tête; car ce n'est que le lendemain ou le surlendemain que je me suis
retrouvée à Nohant. Jusque-là, j'étais dans une ruine, je ne sais où.
Vous m'avez certainement porté bonheur, et votre présence, vos souhaits,
votre coeur vivant et aimant, celui de mon Lucien[1], qui a été si
affectueux pour moi, qui a tant pleuré pour moi, à ce qu'on m'a dit,
tout cela s'est joint aux excellents soins de mon pauvre Maurice, et de
mon adorable petit vieux docteur Vergne.

Vous m'avez donc tous ramenée à la vie. J'ai senti, sur mon lit
d'agonie, que vous ne vouliez pas que je mourusse, et j'ai secoué la
torpeur finale.

Ainsi, au lieu de vous dire que je suis fâchée du triste voyage que
je vous ai fait faire, je vous en remercie; car je suis sûre que ma
destinée a voulu que vous vinssiez aider à me sauver.

Je suis encore faible pour écrire; mais je veux vous dire que la force
m'est revenue pour vous aimer et vous embrasser de tout mon coeur, ainsi
que le cher cousin, et vos enfants, tous vos enfants, y compris Raoul,
que je me figure connaître, quoique je sache bien ne pas l'avoir vu.

Maurice vous embrasse de toute son âme.

Au revoir, chère belle cousine, à Paris et à Nohant.

G. SAND.

  [1] Lucien Villot, fils de madame Villot.



CDLXII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JEROME), A PARIS

                                 Nohant, 9 décembre 1860.

Chère Altesse impériale,

Voici l'exemplaire de l'ouvrage de mon fils que vous avez bien voulu
vous charger de faire agréer _al re galantuomo._ Si Maurice ne vous le
porte pas lui-même, c'est qu'il me soigne encore un peu. Je vous envoie
aussi la lettre qu'il a écrite à ce héros, dont il est justement
épris.--Le maudit héros! il m'a pourtant forcée, moi, d'abjurer l'idée
républicaine italique! Devant tant de patriotisme, de bravoure, de
loyauté et de simplicité (caractère de la vraie grandeur), les théories
ont tort, le coeur est pris; et c'est le coeur qui gouverne le monde on
a beau dire que les hommes ne valent rien, c'est le _sentiment_ qui fait
les vrais miracles de l'histoire.

Mon fils avait écrit cette lettre et me l'avait remise il y a déjà
longtemps; mais le relieur a tardé à finir la reliure, et, alors, vous
avez été frappé d'un malheur que j'ai vivement ressenti pour vous et
avec vous. Je n'ai pas voulu vous importuner de cet envoi. Et puis est
venue ma maladie et l'imbécillité de la convalescence. D'ailleurs,
Victor-Emmanuel avait bien d'autres _chats à fouetter_, que d'ouvrir un
livre d'art pur et simple. Mais ce livre est un hommage rendu au génie
italien, et, parmi les plus humbles droits, il a celui d'être mis aux
pieds du libérateur de l'Italie. Un mot de vous expliquera et excusera
cette hardiesse. Je n'ai pas changé la date de la lettre de Maurice,
date qui témoigne d'un empressement non secondé jusqu'ici par les
circonstances.

Quoique guérie, je n'ai pas la permission du médecin pour aller à Paris,
où je ne manque jamais de prendre la grippe, et je dois passer lévrier
et mars dans le Midi; je rêve les cistes et les bruyères en fleurs du
Piémont ou des frontières françaises; car ma passion du moment, c'est la
botanique. Si vous allez par là, courir après cette solitude qui fuit
les princes, vous êtes bien sûr de me rencontrer dans le coin le plus
champêtre et le plus retiré, vous aimant toujours d'un coeur sincère et
dévoué tendrement.

GEORGE SAND.



CDLXIII

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                 Nohant, 11 décembre 1860.

Cher enfant,

Je veux vous demander quelle préparation de fer on vous administre. Le
fer est très à la mode et c'est bien vu. Mais les médecins ne sont pas
tous chimistes, et, en prescrivant le fer très à propos, ils ne savent
pas toujours, même les plus habiles en tant que médecins, sous quelle
forme il s'assimile avantageusement et réellement à notre économie, et
sous quelles autres, formes il charge l'estomac, s'y transforme _en
encre_ et ne s'assimile en aucune façon. J'ai un vieux ami, médecin et
chimiste, qui a l'emploi du fer et de diverses préparations à l'état
d'idée fixe, et qui a essayé et travaillé ce médicament durant des
années. J'ai fait avec lui des expériences nombreuses et _je sais_ qu'il
a raison de dire qu'une seule des préparations est toujours
assimilable et jamais nuisible. Pour abréger, voyez si vos recettes
portent:--_Tartr. fer. Potass. crist. en paillettes_.--Si oui, dormez
tranquille et comptez que le fer vous guérira;--si non, n'en abusez pas
et même n'en usez pas. Je sais bien que vous devez avoir les _princes de
la science_, comme on dit, dans votre manche. Mais peut-être les princes
n'ont-ils pas le loisir d'analyser minutieusement ces détails. Et, au
bout du compte, tout en vous soignant bien, ne vous soignez pas trop; le
grand remède sera une vie modérée en toute chose, pendant quelque temps;
beaucoup d'air pur et de campagne, et l'oubli du _moi_ le plus souvent
possible.

Notre grand mal à nous autres, c'est l'excitation; mais il y a aussi
grand mal à vouloir la supprimer tout à fait; car nous ne sommes
point bâtis comme les oisifs ouïes positivistes, et l'absence totale
d'émotions, de travail, de fatigue même, nous jette dans l'atonie, qui
est le plus grand ennemi de notre organisation.

On fait bien de nous retenir de temps en temps; mais les médecins et les
amis qui nous enchaînent à la médication et au calme absolu nous tuent
tout aussi bien que les chevaux qui nous emportent.

Moi, j'ai le roi des médecins, un homme sans nom, mais qui sait ce que
c'est qu'une personne et une autre personne. Le lendemain du jour où
j'étais au plus mal, il m'a fait manger, j'avais faim. Le surlendemain,
il m'a permis de prendre du café, j'en ai l'habitude, et a consenti à me
laisser sortir du lit, dont j'ai horreur. Il m'a laissée causer, rire
et m'efforcer de secouer le mal. Il savait, il sait, je sais et je sens
aussi, depuis que j'existe, que, quand je pense à la maladie, je suis
malade. J'ai eu autrefois de forts accès d'hypocondrie tout à fait
contraires à ma nature, et c'était la faute des amis et des médecins,
qui m'ont gratifiée dix fois de maladies que je n'avais pas. Prenez
garde à cela. Vous me dites que vous êtes découragé et atteint. Ne le
dites qu'à moi, tant d'autres se réjouiraient, et ne laissez pas dire
que vous êtes malade sérieusement. Songez à tous ces jaloux que se
frotteraient les mains; les jaloux, c'est tout le monde. Ce ne sont pas
seulement les rivaux de métier, ce sont tous les paresseux, tous
les incapables, qui souffrent de voir une existence brillante et
triomphante. C'est le public tout entier, qui est ingrat et qui aime à
voir hésiter et souffrir ceux qu'il encensait hier et qu'il encensera
demain si le patient résiste. Vous avez souffert par le théâtre dans ces
derniers temps. Trop de tracasseries, d'incertitudes, d'impatiences, et
mille choses que je devine, sachant quel est le milieu et comment s'y
forgent les immenses contrariétés. Vous devez vous en affecter plus que
moi et plus que tout autre, parce que, après les plus grands succès
obtenus dans ce temps-ci, vous aviez le droit d'imposer votre pensée,
votre forme, toutes les exigences légitimes, toutes les hardiesses,
toute la souveraine liberté de votre talent.

Vous avez trouvé l'obstacle aussitôt que les billets de banque ont un
peu diminué dans la caisse du théâtre, et vous voilà heurté à l'écueil
du siècle: l'argent. Votre talent a grandi; mais, si les recettes ont
baissé, la foi abandonne le directeur, et tous les intermédiaires dont
vous avez besoin pour révéler votre génie au public. Le public lui-même
s'étonne que vous grandissiez en maturité dans la science de la vie. Il
est routinier et les rapides progrès l'étourdissent. Il y résiste et les
combat tant qu'il peut. Pour peu qu'on le craigne, qu'on le ménage, il
croit être fort; mais, au fond, il est bon enfant et il vous reviendra,
aussi assidu et aussi passionné qu'auparavant si vous ne pliez pas.
Guérissez-vous, distrayez-vous surtout, oubliez un peu ces luttes
pénibles et, si vous laissez dire que vous êtes malade et découragé, que
ce soit pour jeter votre béquille un beau matin et lui montrer que vous
êtes plus fort que jamais.

Voilà, cher fils, ce que, depuis quelques jours, je voulais vous dire;
mais je n'étais pas encore assez forte pour écrire plus d'une ou deux
pages. Venez me voir quand il fera moins mauvais et quand vous ne serez
plus si tenu par le traitement. Je compte aller dans le Midi en février.
Vous devriez en faire autant. Voyons, voyons, il faut retrouver cette
grande énergie physique et intellectuelle qui vous a inspiré de si
belles choses.

Songez que vous avez été l'enfant gâté de la destinée et que vous l'êtes
encore; car vos moindres succès seraient des succès de premier ordre
pour les autres.

Si vous vous sentez bas et affaibli, dites-vous que c'est peut-être
un bien; car, dans les bonnes organisations, ce sont des crises qui
présagent un _renouveau_ superbe. Patientez, traînez-vous en souriant,
et répétez-vous sans cesse: _Ça passera!_

Quand vous en serez bien convaincu, ce sera déjà aux trois quarts passé.

Je vous embrasse tendrement.

G. SAND.



CDLXIV

M CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 20 décembre 1860.

Cher enfant,

Je vous remercie de vos bons renseignements. Pour le moment, je n'ai
aucun parti à prendre; le temps est trop froid pour que je parte.
D'ailleurs, ce n'est qu'au mois de février que mes travaux me le
permettront.

Et puis vous avez le déluge en ce moment dans le Midi, et nous sommes
encore mieux dans noire nid bien chaud que sur les chemins. Je crois
pourtant que des circonstances particulières, en dehors des convenances
de localité, nous pousseront vers Monaco ou Menton. Mais rien n'est
décidé et nous vous verrons au moins quelques jours à Toulon.

Ce qui est décidé, grâce à votre réponse sur les dépenses modérées à
faire dans ces régions, c'est que nous pourrons y aller, que nous irons
et que nous nous verrons enfin.

Je me porte bien, tout à fait bien, à la condition de me tenir
chaudement et tranquille pendant quelques semaines encore. Je reprends
mon griffonnage et je suis dans une disposition très douce et très
calme. On a été si bon autour de moi durant ma maladie, que je serais
bien ingrate de ne pas me trouver bien d'être encore de ce monde.

On vous embrasse ici et on se réjouit de l'espoir de vous embrasser
pour de vrai bientôt. Mes tendresses à votre chère famille et à vous
toujours.

G. SAND.



CDLXV

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A NICE

                                 Nohant, 25 décembre 1860.

Mon cher enfant,

J'ai su vos cruelles mésaventures; mais, en somme, nous rendons tous
grâce à Dieu de ce que vous en avez été quittes pour la peur, et nous
aussi, effrayés rétrospectivement pour vous autres! Vous me trouverez
optimiste de dire: _quittes pour la peur_, puisque vous avez eu
contusions et blessures, surtout la pauvre bonne. Mais, quand on ne
se casse ni bras ni jambe en pareille affaire, on est encore heureux.
Rassurez donc Angèle en lui disant combien les accidents de voyage sont
rares, puisque tel touriste n'en a rencontré aucun dans toute sa vie;
celui qui vous a accroché est une garantie pour l'avenir.

Et puis qu'est-ce que le danger des voyages? Le danger n'est-il pas
partout et à toute heure? n'ai-je pas été prise de maladie terrible pour
une promenade au clair de lune, par un temps superbe, dans mon jardin?
Du jour au lendemain, étranglée au milieu du bien-être; du calme, de la
gaieté, de la santé parfaite, j'étais à la mort. Est-ce à dire que
je n'irai plus dans mon jardin et que je ne regarderai plus la lune?
Disons-nous bien que nous tenons à un fil, et, cela dit, n'y songeons
plus, ou nous ne vivrons pas, par crainte de mourir. Je sais bien
qu'Angèle a peur pour vous et pour son enfant plus que pour elle-même;
mais ne la laissez pas devenir superstitieuse en croyant vous-même à des
guignons et à des pressentiments. Le danger perpétuel et sous toutes les
formes étant le milieu auquel nous ne pouvons échapper, il y a aussi un
miracle perpétuel bien plus remarquable et envers lequel nous sommes
affreusement ingrats, et, ce miracle, c'est que nous y échappons
souvent. Si j'étais auprès d'elle, je suis sûre que je lui ferais
oublier ces terreurs, qui sont une maladie de l'imagination.

Malgré vos infortunes, je vous envie d'être là-bas, sous un beau ciel
et dans un pays _accidenté_. Vous ne me dites rien de votre santé; j'en
augure qu'elle est déjà meilleure et je me réjouis de ce que vous ne
soyez point à Rome dans cette saison. C'est un endroit malsain, où
l'hiver est froid et long, où l'on ne trouve aucun bien-être; un pays à
donner le spleen même aux escargots. Vous me teniez bien avec Nice; mais
Hyères est plus près, plus chaud, dit-on, et, je crois, moins cher! Vous
me faites frémir avec votre maison _tout entière_ pour mille francs par
mois: douze mille francs par an! Peste! je le crois bien! On me dit qu'à
Hyères je dépenserai mille francs par mois pour quatre personnes, la
nourriture, etc., tout compris, et que nous serons fort bien. Enfin,
nous verrons. Je vous écrirai de là au mois de février et peut-être vous
tenterai-je. Si vous ne venez pas nous rejoindre, nous irons toujours
vous voir; car nous comptons visiter tout ce littoral.

Donnez-nous de vos nouvelles souvent, nous vous tiendrons au courant de
notre côté.

J'embrasse la chère famille de tout coeur.

A bientôt.

G. SAND.



CDLXVI.

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

                                 Nohant, 27 décembre 1860.

C'est moi, chère enfant, qui aurais voulu embrasser ta grand'mère avant
son départ. Mais, le froid était trop vif et on ne me permet pas encore
de m'y exposer aussi longtemps que le voyage, pourtant bien court, de
Nohant à la Châtre. A mon retour du Midi, ce printemps, j'irai à Paris
vous voir dans votre installation nouvelle, et j'espère trouver la bonne
maman bien habituée et bien acclimatée.

Dis à tes parents de ne plus s'inquiéter du tout de moi. Je ne me
souviens plus d'avoir été malade, et je crois n'avoir plus aucun besoin
des précautions que l'on m'impose. Mais je m'y soumets pour ne pas
mécontenter des gens qui m'ont si bien soignée et à qui j'ai causé tant
d'inquiétude sans le savoir. Je vais donc encore passer un mois au coin
du feu, et tu seras bien aimable de m'y donner de vos nouvelles.

Il me tarde de savoir que vous n'êtes pas mécontents de Paris et que
la grand'mère a bien supporté le voyage. Embrasse-la bien pour moi, ma
mignonne, ainsi que tes parents et Valentine; je les charge de te le
rendre de ma part.

Ta marraine.

G. SAND.



CDLXVII

A M. ET MADAME ERNEST PÉRIGOIS, A NICE

                                 Nohant, 20 janvier 1861.

Chers enfants,

Je ne suis pas encore en route, quoique toujours très décidée à partir,
et je voudrais bien avoir de vos nouvelles. Je me flatte que le temps,
moins dur, quel qu'il soit, que chez nous, vous aura été favorable à
l'un et à l'autre; mais je serais pourtant bien contente de le savoir.

Quelques mécomptes que vous puissiez avoir sur le climat, sur le
logement, sur les agréments du Midi, soyez sûrs que vous avez bien fait
d'y aller. Nous avons ici six pouces de glace sur les eaux dormantes,
et, depuis plus de vingt jours, un froid sec et dur qui rendrait les
pierres malades. Maurice n'a pas eu le courage encore de sortir du nid
pour aller affronter la température de Paris. J'aspire pour lui, autant
que pour moi, maintenant, à trouver une veine de temps radouci qui nous
permette de traverser le centre et le _bas centre_ de la France sans
geler en route. Notre but est toujours en suspens. Nous consacrerons
quelques jours à tâter, à chercher, à interroger notre fantaisie,
espérant trouver moins cher qu'à Nice; car les détails que vous me
donnez dépassent de beaucoup mon budget.

Je n'ai rien à vous dire, _du pays d'ici_ que vous ne sachiez mieux que
moi, sans doute, par des correspondances. Nous vivons tous blottis dans
nos cases, comme des marmottes faisant leur hibernation. Je relis le
_Cosmos_ en entier, et j'en fais encore plus de cas que la première
fois. Lisez-vous _la Mer_, de Michelet? c'est très beau, avec les
défauts que vous lui savez, incapable qu'il est de toucher à la
femme sans lui relever les cottes par-dessus la tête; mais, dans cet
ouvrage-ci, les qualités l'emportent. Dans le commencement, il y a un
vaste et magnifique sentiment de la grandeur, de la couleur et de la
vie.

Je voudrais bien vous donner quelque nouvelle du consul Crescens; mais
je suis trop ignorante pour en avoir jamais entendu parler.

Vous avez envie de voir les splendeurs de la papauté? Vous verrez trois
comparses mal costumés et une bande d'affreux Allemands prétendus
Suisses, dont le déguisement tombe en loques et dont les pieds infectent
Saint-Pierre de Rome. Pouah! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir
la pauvre mascarade. Mais les monuments, les Italiens, les tableaux, à
la bonne heure! seulement il faut un an pour tout voir un peu sainement;
car les premières semaines ne sont qu'un vertige et un casse-tête.

Écrivez quelques lignes, mes chers enfants! ceux d'ici se joignent à moi
pour vous embrasser et vous aimer.

G. SAND.



CDLXVIII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE

                                 Nohant, 14 février 1861.

Je te remercie, mon cher vieux. Tu es le plus aimable des amis, tu
t'occupes de mon plaisir et de mon bien-être. Et puis tu me montes la
tête avec cette villa, et les collections, et ces personnes si aimables
et si intéressantes. J'ai envoyé ta lettre et tes renseignements à
Maurice, qui est déjà là-bas s'occupant de mon logement. Je pense qu'il
n'aura rien conclu encore.

Je pars demain, regrettant de ne pas vous embrasser tous au passage.
Mais il faut que je profite de la présence de mon géologue[1] à
Montluçon pour voir les forges et les mines. Cela rentre dans mon état
de romancier, sans en avoir l'air[2].

Mille tendresses et amitiés â toi et à tout le cher, monde.

G. SAND.

  [1] M. Léon Brothier, ingénieur civil.
  [2] Elle préparait alors son roman de _la Ville noire_.



CDLXIX

A M. ET MADAME ERNEST PÉRIGOIS, A NICE

                                 Tamaris, 20 février 1861.

Chers enfants,

Nous sommes arrivés et nous voilà même installés à une demi-heure
(par mer) de Toulon, _en deçà_ et _non au delà_, par conséquent loin
d'Hyères, de Nice et de tout ce qui s'ensuit. Maurice, parti en
fourrier, a trouvé Hyères fort prosaïque, plein de figures de malades ou
d'Anglais, pas de _chez soi_, pas de solitude, rien aux alentours qui ne
fût très cher ou très incommode. Enfin il s'est rabattu sur la rade de
Toulon et il nous a trouvé, pour cinq cents francs (trois mois), les
trois quarts d'une petite maison de campagne _très bourgeoise_, mais
extrêmement propre, que le propriétaire, avoué à Toulon, n'habite pas en
ce moment et ne loue jamais. C'est un homme charmant, qui est venu
nous installer et qui est reparti ce matin. Nous sommes là depuis
vingt-quatre heures, par un temps de chien, mais dans un site admirable,
au bord de la grande mer, au pied des montagnes, et perchés nous-mêmes
sur une colline couverte de pins superbes qui nous cachent entièrement,
et qui encadrent les plus belles vues du monde. C'est une solitude
absolue, pas de curieux: les mauvais chemins nous protègent contre les
flâneurs, la vie est très bonne pourtant et très confortable, à cause du
voisinage d'une petite ville qu'on appelle _la Seyne_. Nous avons pris,
pour vingt-cinq francs par mois, une bonne cuisinière, brave fille; pour
_plus cher_, un homme de confiance que nous connaissons, et nous voilà
casés à merveille et très économiquement. Nous sommes, malgré le gâchis
du quart d'heure, dans un climat superbe, à l'extrême pointe méridionale
de la France, au milieu d'une flore tout africaine.

Si vous devez faire une nouvelle campagne d'hiver dans ce beau pays,
nous vous adresserons à des amis qui vous aideront à trouver des
conditions de ce genre. Mais j'avoue qu'il nous eût été impossible de
les trouver nous-mêmes, sans le secours des dévoués de la localité; car
ce n'est pas ici un endroit de mode et d'exploitation.

À présent, comment vous offrirai-je l'hospitalité? J'espérais que mon
avoué-propriétaire laisserait à ma disposition le reste de la maison,
qu'il n'habitera pas avant le mois de juin; mais il n'y a eu aucun moyen
de l'y décider, parce qu'il veut _pouvoir y venir_. Voilà ce que c'est
que d'avoir affaire à un homme qui ne spécule pas; cela a aussi son
inconvénient. Mais, si vous revenez par ce côté-ci, nous irons vous
chercher à Toulon, à l'hôtel de _la Croix d'or_, où l'on est très bien,
ou à Hyères, que nous voulons aller voir dès qu'il fera beau. Vous
viendrez passer une journée à notre ermitage et nous vous reconduirons
_par terre_, si vous craignez un quart d'heure de houle un peu forte.
Nos mauvais chemins n'offrent aucun danger; ils sont crottés, voilà
tout; mais deux jours de mistral les auront balayés. Tâchez de réaliser
mon espérance; ou, si vous prolongez votre séjour à Nice, c'est nous qui
irons vous trouver. Donnez-nous toujours signe de vie, à l'adresse de
_Charles Poncy, à Toulon._

Mille tendresses de coeur à vous, et baisers à Angèle.

G. SAND.



CDLXX

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

                                 Tamaris, 24 février 1861.

Golfe du Lazaret, à une demi-lieue de mer de Toulon. Au pied du fort
Napoléon.

C'est une colline couverte de pins-parasols, d'une beauté et d'une
verdeur incomparables. Le golfe du Lazaret, séparé d'un côté de la
grande mer par une plage sablonneuse, vient mourir tout doucement au bas
de notre escalier rustique. Au delà de la plage, la vraie mer brise avec
plus d'embarras et nous en avons, de nos lits, le magnifique spectacle.
La tête sur l'oreiller, quand, au matin, on ouvre un oeil, on voit
au loin le temps qu'il fait par la grosseur des lignes blanches que
marquent les lames. A droite, le golfe s'ouvre sur la rade de Toulon,
encadrée de ses hautes montagnes pelées, d'un gris rosé par le soleil
couchant.

A droite, s'élève le cap Sicier, autre montagne très haute et d'une
belle découpure, toute couverte de pins. Entre la grande mer et une
partie de notre vue de face, s'étend une petite plaine bien cultivée,
une sorte de jardin habité. Derrière nous, le fort Napoléon sur une
colline boisée plus élevée que la nôtre et qui nous fait un premier
paravent contre le nord. Au bas de ce fort, la grande rade de Toulon et
d'autres immenses montagnes derrière, second paravent, que dépasse en
troisième ligne la chaîne des Alpines du Dauphiné.

Tout cela est d'un pittoresque, d'un déchiré, d'un doux, d'un brusque,
d'un suave, d'un vaste et d'un contrasté que ton imagination peut se
représenter avec ses plus heureuses couleurs. On dit que c'est plus beau
que le fameux Bosphore, et je le crois de confiance; car je n'avais rien
rêvé de pareil, et notre pauvre France, que l'on quitte toujours pour
chercher mieux, est peut-être ce qu'il y a de mieux.

Nous sommes au milieu des amandiers en fleurs, la bourrache est dans son
plus beau bleu, le thlaspi des champs blanchit toutes les haies. Ce sont
à peu près les seules plantes de nos climats que j'aie encore aperçues;
le reste est africain ou méridional extrême: cistes, lièges, yeuses,
arbousiers, lentisques, cytises épineux, tamarins, oliviers; pins
d'Alep, myrtes, bois de lauriers, romarins, lavandes, etc., etc. Il ne
faut pourtant pas oublier la vigne et le blé parmi nos compatriotes; on
boit ici, à bon marché, du vin excellent. Le pain est bon; il y a peu de
poisson, mais le mouton et le boeuf sont passables. C'est le fond de
la nourriture avec les coquillages, très variés, mais généralement
détestables pour ceux qui n'aiment pas le goût de varech.

La maison que nous habitons est petite mais très propre, et nous y
sommes seuls dans un désert apparent. Personne n'y vient et personne n'y
passe; mais, tout près de nous, il y a un petit port de mer appelé
_la Seyne_, qui est grand comme la Châtre et où notre factotum va
s'approvisionner tous les matins. De plus, il va à Toulon tous les jours
par un petit vapeur, moyennant trois sous.

En outre du factotum mâle, nous avons une cuisinière naine, qui est une
excellente fille, et un âne nain, baudet d'Afrique appelé _Bou-Maza,_
qui ne mange jamais que des fagots d'olivier sec et qui est devenu fou
aujourd'hui pour avoir avalé une poignée de foin.

La maison coûte cinq cents francs pour trois mois, la cuisinière
vingt-cinq francs par mois, le baudet rien. Il est au propriétaire, un
charmant avoué qui met tout par écuelles pour nous recevoir. Nous avons
chacun une petite chambre et, en commun, un salon, une salle à manger,
un cabinet pour mettre nos herbiers, nos cailloux et nos bêtes. Le
rez-de-chaussée, tu peux te le figurer: c'est la distribution du
Coudray[1]. Devant la maison, il y a un berceau de plantes exotiques
et une étroite terrasse avec des fleurs. Tout le reste est une colline
inculte, rocailleuse, ombragée d'arbres superbes à travers les tiges
desquels on voit le bleu de la mer, ou le bleu des montagnes lointaines.
Le sol est calcaire triasique el on y trouve une partie de nos coquilles
fossiles de Nohant et du Coudray. A deux pas, nous avons des granits et
des laves; toute la côte est très variée, par conséquent, de formes et
de couleurs.

Le pays environnant est à la fois riant et sauvage. Quant au climat, il
est rude et superbe, varié et heurté comme le pays: des jours de pluie
diluvienne, des vents très rudes, des coups de soleil (j'en ai un sur le
nez, d'une belle couleur), des humidités suaves et chaudes; tout cela se
succédant avec rapidité, et ne rendant guère malade; car, avant-hier,
j'ai fait deux lieues à pied pour ma première promenade; hier, j'étais
dans mon lit avec la fièvre, rhume, courbature et coup de soleil. Ce
matin, j'ai fait une lieue; ce soir, je me porte on ne peut mieux; je
n'ai plus que mon coup de soleil sur le nez, mais je n'en souffre plus.
Maurice a passé par les mêmes crises.

Je reprends ma lettre pour l'expliquer comme quoi nous avons renoncé à
Hyères et à ses palais. Maurice y a été et a découvert que c'était une
jolie ville, plantée au beau milieu d'une plaine, loin de la mer, loin
des montagnes, loin des bois; une ville d'Anglais où il faut toujours
être sur son trente-six, toutes choses qui ne pouvaient pas nous
convenir. C'était le cas d'aller voir Saint-Pierre des Horts; mais
Maurice a calculé que, lors même qu'on nous rabattrait énormément sur le
prix annoncé au prospectus, nous serions encore loin de compte. Il s'est
informé néanmoins. Il a su qu'il était à peu près impossible de s'y
nourrir sans avoir à son service des gens du pays, comme nous les avons
pris ici. Or, ici, de la main de nos amis les Poncy, nous pouvions nous
assurer de bonnes gens, aux habitudes en rapport avec nos moyens. Où
trouver cela à Hyères, pays de haute exploitation? et à qui demander de
se charger pour nous de tous ces détails?

Le Midi n'est pas si facile à habiter qu'il s'en vante. Ici même, à deux
pas de tout, ça n'a pas été tout seul, et ça ne va pas encore à souhait.
Depuis deux jours, il pleut, et, quand il pleut, personne ne bouge;
Bou-Maza lui-même ne veut pas sortir de son écurie. On peut donc mourir
de faim chez soi, si on n'a pas pris ses précautions. Cela se conçoit
quand on a vu ce que c'est que les pluies des pays chauds. Comme ils
sont souvent à sec pendant six ou dix mois de suite et que pourtant
il tombe dans le Var; calcul fait, autant d'eau que dans les autres
départements français, tout crève à la fois, et, dans une minute, que
l'on soit âne ou chrétien, on est trempé comme une éponge. Et puis ça ne
s'arrête pas; il n'est pas question, comme chez nous, de _laisser passer
le nuage_. Le nuage ne passe pas, ou plutôt il passe toujours, et douze
heures d'affilée ne l'épuisent pas.

Donc, nous nous sommes rabattus sur le plus proche voisinage de nos
amis, d'autant plus que le pays est beaucoup plus beau que tout ce qu'on
va chercher ailleurs. Ça ne nous empêchera pas d'aller visiter toute la
côte, par conséquent Hyères, quand il fera beau et qu'on pourra tenir la
mer. Nous nous réclamerons alors de ta protection pour voir Saint-Pierre
et ses beautés. Pour le moment, les navires que nous voyons passer en
pleine mer font si triste figure, que nous n'avons guère envie de nous
y fourrer; car, avec ce déluge, il y a un vent d'est à décorner les
boeufs. Aujourd'hui, le vent couvrait si bien le bruit du tonnerre,
qu'on ne pouvait pas les distinguer l'un de l'autre.--Ce soir, clair
de lune et tempête. La mer est en argent, mais pas riante, comme de
l'argent dans la poche d'un pauvre diable.

Voilà notre bulletin, aussi complet que possible. Il nous faut le tien
et celui de la famille. Êtes-vous de retour au Coudray? Quel temps y
fait-il? Es-tu sorti de tes ennuis de procédure à Nevers? Le moutard
est-il toujours beau et _brave homme_? Et Berthe? et tout le monde?
Embrasse-les tous pour moi et présente-leur mes amitiés. À toi de coeur,
mon cher vieux.

G. SAND.

  [1] Campagne de Charles Duvernet.



CDLXXI

A M. JULES BOUCOIRAN, A NÎMES

                                 Tamaris, 25 février 1861.

Cher ami,

Nous sommes arrivés, par un temps de chien (le 18 courant), à Toulon,
où Maurice, pressé de me trouver un gîte convenable aux environs, était
depuis huit jours, courant d'une campagne à l'autre, et par conséquent
ne pouvant songer à aller vous voir. Il a été à Hyères, il en est revenu
mécontent, ne trouvant rien là de possible pour mes goûts de solitude
et de vraie campagne. Il s'est rabattu sur la rade de Toulon et sur
les golfes voisins. Enfin, la veille de mon arrivée, il a trouvé une
maisonnette toute petite, mais bien propre, dans un pays _idéalement
beau_. Je ne vous en dis rien: vous verrez notre site et nos environs.
L'endroit s'appelle Tamaris. (Je m'y suis installée le 19.)--Mais, pour
y arriver, soit par mer, soit par terre, il faut quelques renseignements
locaux. Donc, quand vous viendrez nous voir, il faudra aller par le
chemin de fer jusqu'à Toulon. Là, vous irez trouver Charles Poncy, notre
ami, rue du Puits, n° 7. Il vous amènera ou vous fera conduire, et, en
même temps, il vous remettra ou vous fera remettre une clef au moyen de
laquelle vous aurez, chez nous, un gîte; car nous n'avons qu'une partie
de la maison; mais notre propriétaire, homme très aimable, nous a promis
une chambre d'ami dès que nous en aurions besoin. Voilà! Nous n'avons
encore eu que deux jours de beau temps sur six. Ne venez pas sans que le
temps soit remis; car je ne pense pas que nous différions beaucoup de
température, sauf qu'ici nous avons des pluies insensées quand le ciel
s'y met, et nos chemins sont laids, notre horizon triste, notre campagne
maussade par conséquent. Il faut que nous puissions vous promener dans
le soleil.

Sur ce, à bientôt, j'espère, cher enfant. Ce sera une joie de famille,
et, en attendant, on vous embrasse de coeur.

G. SAND.



CDLXXII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

                                 Tamaris, 15 mars 1861.

Mon cher vieux,

Je t'adresse ma lettre à Nevers, bien que je pense que tu doives être
au Coudray; mais je me dis que, de Nevers, on te l'enverra exactement,
tandis que, du Coudray à Nevers, ce ne serait peut-être pas la même
chose.

J'ai reçu la tienne, de lettre, et je suis heureuse de voir que ton
petit mioche te donne toutes les joies de la _grand'paternité,_--je
souligne! Voici, hélas! comment tout se compense et s'équilibre dans
le bien et dans le mal pour chacun de nous. Mes yeux voient des mers
d'azur, des montagnes superbes, des fleurs charmantes; mais ils ne
verront plus que le portrait de ma pauvre Nini, qui était la perle et la
fleur par excellence de ma vieillesse. Je ne la sentirai plus sur mes
genoux ni dans mes bras, je n'entendrai plus sa voix, je n'échangerai
plus rien avec elle en cette vie.--Résignons-nous; notre cause et notre
but nous sont, inconnus, mais ils sont l'oeuvre et le vouloir de Dieu.
Ils ne peuvent donc être mauvais, et tout, après la vie, doit être
dédommagement, puisque, dès cette vie, tout conduit à la notion de
l'équilibre et de la rémunération.

Maurice a été à Hyères pour la seconde fois, un peu poussé par un dégoût
momentané du séjour de Tamaris, où le mistral souffle de temps en temps,
et plusieurs jours de suite avec une violence inouïe. J'étais assez
souffrante et il disait que si le climat d'Hyères était moins brutal,
il voulait m'y transporter. Mais il a trouvé que c'était la même chose,
alternative de bourrasques et de séries de jours admirables.

Il a été voir M. Germain, dans son château, très pittoresque et très
beau, de Saint-Pierre des Horts. Le châtelain l'a très bien reçu et lui
a offert pour moi un beau logement à très bon marché, ce qui est fort
aimable.

Mais je suis installée et c'est une assez grande affaire dans ce
pays, où, même aux portes des villes, les ressources et les moyens de
communication n'abondent pas. On va peu par terre, les chemins sont
assez négligés et décrivent nécessairement des courbes immenses autour
des golfes qui dentellent la côte. La mer est le seul vrai chemin, et,
quand elle est mauvaise, ce qui arrive souvent ce mois-ci, on est un peu
claquemuré. Nous avons surmonté tous ces petits ennuis du commencement,
en nous mettant au courant des habitudes et des ressources de la
localité et en nous attachant enfin un commissionnaire actif et
intelligent, après en avoir essayé deux qui étaient de charmants
garçons, mais peu dégourdis, moins dégourdis que des Berrichons, et
craignant la pluie comme des chats. Ici, pour le caractère et le
tempérament, il n'y a pas de milieu. Ils sont ou tout à fait _chiffes_,
ou tout à fait énergiques. Nicolas-Napoléon fait très bien notre
service; la cuisinière Rosine, une vraie guenon, chante et rit toujours.
L'âne va à la provision sans regimber; le chien nous prend pour ses
maîtres, et les poules me suivent comme à Nohant.

On nous apporte d'excellents poissons de mer tout vivants; nous savons
maintenant qu'il n'en faut pas demander les jours de mistral; nous nous
sommes procuré beaucoup de tables; car, bien que notre Coudray maritime
soit suffisamment meublé quant au reste, les tables sont ici des meubles
de luxe. On ne lit pas, on n'écrit pas, on vient à la campagne pour se
promener et dormir. Nous sommes enfin bien casés, résignés aux tempêtes
et très dédommagés par la possibilité de travailler et par la beauté des
journées admirables qui succèdent aux ouragans. Le printemps se fait au
milieu de ces tempêtes comme si de rien n'était. Les solides pins d'Alep
au parasol majestueux et les lièges rugueux tendent le dos et ne rompent
pas; les plantes à feuilles persistantes s'en moquent également et
l'olivier n'en est ni plus ni moins pâle. Parmi ces insensibles, les
vraies plantes printanières commencent à sourire. Les tamarix et les
lentisques en boutons, les anémones lilas et pourpre jonchent la terre;
et les orchys fleurissent à l'ombre.

J'ai trouvé dans un bois voisin _l'épipactis céphalante,_ qui n'est pas
de nos pays et qui, je crois, est assez rare partout.

C'est une orchidée blanc de neige, avec une tache dorée sur le _labile_
très jolie plante, élégante. J'ai été voir à Saint-Mandrier, qui est un
hospice de marine avec un beau jardin botanique, des palmiers et autres
exotiques très grands, des bosquets de poivriers couverts de leurs
jolies graines rouges, et des _sterculies_ dont l'odeur, exprimée par le
nom, n'est pas précisément celle de la rose.

Tout cela est en dehors de mon récit sur le docteur Germain. Pour en
revenir à lui, Maurice, qui se flattait de voir ses riches collections
d'histoire naturelle, a eu le désappointement d'apprendre qu'elles
n'existaient que sur le prospectus; mais le personnage lui a paru tout
de même un savant sérieux et un homme de grande valeur. Je compte
certainement, le mois prochain, l'aller voir, lui et son château moyen
âge, dont Maurice m'a apporté de sa part plusieurs photographies. Cela
s'arrange d'autant mieux que ledit docteur est en ce moment en route
pour la Nièvre, où il passera huit ou dix jours. Il est possible qu'une
autre année, connaissant ce bon gîte de Saint-Pierre, j'aille y frapper
pour la saison.

J'ai beaucoup travaillé au _lessivage_ de _Valvèdre_ depuis que je suis
ici. Je touche à la fin de ce gros travail.

Bonsoir, cher vieux; voilà encore une longue causerie; mais je finis
brusquement faute de papier. Tendresses à vous tous et grandes amitiés
d'ici.

G. SAND.



CDLXXIII

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

                                 Tamaris, 28 mars 1861.

Chère cousine,

Vous aurez reçu déjà une lettre de Lucien[1] qui a, par un heureux
hasard, vu tout de suite à Toulon, où il se trouvait hier avec Maurice
et Boucoiran (un de mes plus anciens et meilleurs amis), l'article du
_Moniteur_ concernant son père. Ils m'ont apporté cette bonne nouvelle;
le brave enfant était ravi et ç'a été fête à Tamaris. Il vous avait déjà
écrit, ce matin; il est parti pour Lestac.

Maurice l'a accompagné un bon bout de chemin en wagon et l'a quitté pour
aller voir une ruine romaine perdue dans les sables du rivage. Il est
revenu ce soir à onze heures par des chemins bien noirs. Mais Lucien est
sur une des plus belles routes du monde et il nous a fait espérer qu'il
reviendrait passer encore deux jours avec nous; après quoi, il gagnera
Nîmes avec notre Boucoiran, qui l'aime déjà de tout son coeur et qui lui
montrera _ex professo_ tout ce qui pourra l'intéresser dans ce pays.

Il va bien, votre cher enfant; il a couru comme un Basque avec ces
messieurs, bravant la tempête au bord de la mer, afin de voir déferler
les grandes lames. Il a fait, bon gré mal gré, de la botanique et de
l'entomologie. Il a appris une _patience_ qui est aussi difficile qu'un
problème de mathématiques. Il a mangé beaucoup de petits gâteaux et ne
s'est point passionné pour les coquillages de nos rêves qui ne valent
pas le diable. Il est toujours aussi charmant et aussi sympathique, et
son arrivée a été une véritable joie pour nous tous.

Ma santé se remet. Le mistral a fait place à un temps plus doux; encore
quelques jours, et nous aurons, à ce qu'on nous assure, un temps
délicieux. Je crois que Maurice compte accompagner Lucien et Boucoiran
à Nîmes. Vous voyez qu'on n'est pas pressé de se quitter les uns les
autres et qu'on se reconduit pour être plus longtemps ensemble.

Ce Boucoiran est l'ancien précepteur de Maurice; c'est un coeur d'or et
un homme du plus grand mérite, sachant énormément de choses; Lucien est
déjà avec lui comme avec un papa.

Combien nous sommes heureux de ce qui concerne le vrai papa! nous nous
en tourmentions; nous en parlions à toute heure; mais je disais, moi:
«Si le prince s'en charge, ça réussira, car je ne connais pas de
meilleur ami.» J'espère que je le verrai lorsqu'il viendra à Toulon, où
on travaille à son yacht Si vous savez quelques jours d'avance l'époque
de son départ, vous serez bien aimable de me l'écrire pour que je ne
sois pas en tournée aux environs dans ce moment-là.

Bonsoir, chère cousine; dormez sur les deux oreilles. Si votre cher
enfant nous revient, nous _le choierons_ comme de coutume.

Je vous embrasse de coeur.

G. SAND.

  [1] Lucien Villot, fils de madame Villot.



CDLXXIV

A LA MÊME

                                 Tamaris, 19 avril 1861.

Chère cousine,

Votre cher enfant est parti il y a deux heures. Nous revenions d'une
longue promenade dans les montagnes, il a trouvé votre lettre à la
maison. Il a couru faire son paquet, et, quoiqu'il criât la faim depuis
deux heures, il est parti sans dîner, dans la voiture qui nous ramenait
de la promenade et où nous lui avons lancé une croûte de pain, un
morceau de jambon et une bouteille de vin. Mais, malgré tout cela,
sera-t-il arrivé à temps à Toulon pour le départ du chemin de fer? Nous
sommes à plus d'une lieue dans les terres et les chemins sont durs, les
_équipages_ de la localité ne vont pas vite, et les bateaux ne partent
pas après le coucher du soleil. Donc, s'il n'arrive pas avant ma lettre
ou en même temps, c'est qu'il aura eu un retard inévitable et aura été
forcé de coucher à Toulon.

Ce cher enfant avait le coeur gros de quitter ce magnifique soleil et
cette vie à travers champs dans un pays splendide. Si son coeur le
rappelait près de vous et de son père, ses jambes et son cerveau
regrettaient l'animation des courses et la liberté du grand air; et
nous, il faut avouer que nous le retenions de jour en jour; car nous
l'aimons tendrement et c'était plaisir de le voir vivre à pleins poumons
dans ce climat énergique. Mais ni son coeur ni notre conscience n'ont
hésité devant l'appel sérieux que vous lui faisiez, et, tout abasourdis,
tout chagrins du grand vide qu'il nous laisse, nous ne l'avons pourtant
pas retenu davantage. C'est un enfant excellent, un coeur d'or, une vive
intelligence, et un corps qui grandit encore, qui a des inquiétudes dans
les pattes quand on le retient en place une heure, et qui a besoin de
sauter comme un poulain dans un pré. Encore un peu de temps de ces
gambades nécessaires, et il travaillera; car il a, pour cela, toutes les
aptitudes et toutes les facultés voulues.

À son âge, Maurice ne pouvait guère non plus s'occuper. Les garçons ont
un développement plus tardif que nous. Il n'est devenu _piocheur_ qu'à
vingt-deux ou vingt-trois ans. Ne vous inquiétez donc pas de ce besoin
de flâner. Il vous aime tant d'ailleurs, il a tant de vénération tendre
pour son père, qu'il fera tout ce que vous exigerez. Enfin nous le
regrettons, nous désirons le revoir à Nohant, nous le chargeons bien
d'obtenir cette joie pour nous; mais nous voulons aussi que votre
volonté soit faite, _aujourd'hui et toujours_.

Ce bon Lucien vous dira que j'ai été longtemps souffrante et patraque et
qu'il m'a souvent tenu compagnie finalement. Je suis presque tout à fait
bien à présent et nous avons pas mal couru dans ces derniers jours: quel
chagrin que vous soyez clouée à Paris, où il fait si triste et si froid,
quand une vingtaine d'heures de voyage peuvent vous transporter sous un
ciel bleu et chaud! Ce n'est pas que j'aime passionnément la Provence,
je lui préfère nos bords de la Creuse et nos fraîches montagnes
d'Auvergne; mais nous n'avons plus de printemps par là, et, ici, ça
existe encore.

Bonsoir, chère cousine; embrassez pour moi le cousin, et recevez tous
les tendres respects de Maurice.

G. SAND.



CDLXXV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Tamaris, 24 avril 1861.

Cher enfant,

Envoyez-moi deux ou trois feuilles de papier ministre, à _pétition_,
avec enveloppes _ad hoc_. Il faut écrire à l'impératrice sur ce
papier-là et je demande deux ou trois feuilles et enveloppes en cas de
_ratures_; car j'y suis sujette et il n'en faut pas trop. Envoyez-moi
aussi une ou deux enveloppes encore plus grandes pour contenir l'envoi
et le faire passer, par Damas-Hinard, secrétaire des commandements de
ladite souveraine. C'est un homme charmant, qui plaide les bonnes causes
auprès d'elle.

Maintenant, cela ne réussira peut-être pas. J'ai déjà beaucoup demandé
pour des désastres semblables. On ne m'a pas encore refusé; essayons
encore. Je vais faire le résumé. Envoyez-moi le papier dans un petit
carton, pour que Nicolas ne m'apporte pas ça chiffonné et sali.

Maintenant quelle somme faut-il demander? L'impératrice donnera de sa
bourse probablement. Espérons-le, car, si elle renvoie au ministère
de la marine, nous n'aurons que des paroles, et même peut-être moins.
Demandons-lui donc un secours, un mouvement de coeur, deux mille francs.
C'est peu, mais moins nous demanderons, plus sûrement nous obtiendrons.
Qu'en pensez vous?

Je ne sais où vous prenez vos défauts, vos indiscrétions et toutes les
peurs que vous vous faites. Je ne sais rien de vos crimes, sinon que
vous mettez votre cravate en fou, ce qui m'est bien égal, et que vous
faites des calembours, ce qui me révolte de la part d'un poète. Fils
ingrat, vous vous amusez à jouer faux sur un stradivarius! sur cette
langue française, magnifique instrument que vous devriez tenir pour
sacré, puisqu'il a servi de manifestations à votre âme, à votre coeur
et à votre génie naturel! Qu'eussiez-vous fait avec l'instrument que
le ciel et les hommes ont donné à Mathéron[1]? Il dit: «Une
_seule-t-auberge, un chivau, le mer, la sable;_» et pourtant, il m'amuse
à entendre, parce qu'il parle comme il sait et comme il peut. Mais
savoir la musique à fond pour se délecter aux fausses notes! Vous n'êtes
qu'un ingrat et un impie.

Après cela, s'il vous faut absolument ces affreux _couacs_ pour digérer,
je vous les pardonne, et, eussiez-vous mille autres vices, vous êtes si
bon, si aimant, si sûr et si vrai, que, tout en vous grognant, je vous
les passerais encore.

La santé est meilleure. J'ai fait aujourd'hui une belle course sur les
hauteurs du cap Cépet; c'était magnifique et j'ai trouvé beaucoup de
plantes.

Je vois avec chagrin que vous n'allez pas mieux et avec plaisir que vos
malades ont un peu de répit. Nous repartons demain à une heure, pour je
ne sais où, s'il fait beau.

J'embrasse Désirée et les chères fillettes. Pauvre Anaïs, que de
chagrins, à la fois! Et ce pauvre naufragé, comment va-t-il?

A vous de coeur et tendres amitiés d'ici.

G. SAND.

  [1] Cocher de louage.



CDLXXVI

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

                                 Tamaris, 11 mai 1861.

Chère cousine,

Vous êtes bonne comme un ange de vous occuper de moi si gracieusement et
de vous tourmenter de cette affaire qui me tourmente si peu[1]. Lucien
a dû vous dire pour combien de raisons très vraies et très logiques
j'aurais désiré qu'il ne fût pas question de moi. Je n'ai pas voulu
désavouer les amis qui m'avaient portée, d'autant plus que j'avais et
que j'ai encore la certitude qu'ils doivent échouer.

J'ai trop fait la guerre aux hypocrites pour que le monde
_officiellement_ religieux me le pardonne. Et je ne souhaite pas être
pardonnée. J'aime bien mieux qu'on me repousse vers l'_enfer_, où ils
mettent tous les honnêtes gens.

Mais, à propos de cette affaire de l'Académie, il en est une autre dont
je veux vous parler. Buloz, qui n'a pas toujours un style très clair,
m'écrit que quelqu'un est venu le trouver pour lui dire _de me sonder_
pour savoir si j'accepterais de l'empereur un dédommagement offert d'une
façon honorable et équivalent au prix de l'Académie, dans le cas où il
ne me serait pas accordé.

J'ai répondu que je ne désirais absolument rien; mais j'ai bien chargé
Buloz de présenter mon refus sous forme de remerciement très sincère et
très reconnaissant; or, comme une commission de cette nature, quelque
explicite et franche qu'elle soit peut, en passant par plusieurs
bouches, être dénaturée, je vous demande de voir le prince, qui est net
et vrai, lui, et de lui dire ceci: «Je ne mets aucune sotte fierté,
aucun esprit de parti, aucune nuance d'ingratitude à refuser un bienfait
de l'empereur. Si j'étais malade, infirme et dans la misère, je lui
demanderais peut-être pour moi ce que j'ai plusieurs fois demandé à
l'impératrice et aux ministres pour des malheureux. Mais je me porte
bien, je travaille et je n'ai pas de besoins. Il ne me paraîtrait pas
_honnête_ d'accepter une générosité à laquelle de plus à plaindre ont
des droits réels: si l'Académie me décerne le prix, je l'accepterai,
_non sans chagrin_, mais pour ne pas me _poser_ en fier-à-bras
littéraire et pour laisser donner une consécration extérieure à la
moralité de mes ouvrages prétendus immoraux. De cette façon, les
généreuses intentions de l'empereur à mon égard seront remplies. Si,
comme j'en suis bien sûre, je suis éliminée, je ne me regarderai pas
comme frustrée d'une somme d'argent que je n'ai pas désirée et dont je
suis toute dédommagée par l'intérêt que l'empereur veut bien me porter.»
Voilà!

À présent, je dis tout cela _au cas que_...; car j'ignore si Buloz a
bien compris ce qu'on lui a dit et s'il est vrai que l'empereur se soit
_ému_ de cette petite affaire. Buloz m'a dit que la princesse Mathilde
_se chargeait de tout_, sans plus d'explication. Si la princesse
Mathilde est seule en cause, le prince le saura et lui dira _tout ce que
dessus_, comme disent éloquemment les notaires. S'il me le conseille,
j'écrirai à cette excellente princesse pour la remercier, et à
l'empereur, s'il y a lieu. Ajoutez, pour le prince, que je l'aime de
toute mon âme, que j'irai visiter demain son _bateau_, dans la rade de
Toulon; car je vois bien qu'il ne viendra pas ici de sitôt, et il fait
bien de ne pas songer à la mer, qui est horrible et furieuse presque
continuellement. J'ai été hier, par une grosse houle, voir _l'Aigle_,
«galère capitane de Sa Majesté». C'est ravissant. Lucien a dû vous en
faire la description; car il l'a vue avant moi.

Moi, je suis tourmentée parce que Maurice veut aller faire un tour en
Afrique. Il a bien raison et je serai contente qu'il voie ce pays; mais
j'ai peur qu'il ne veuille pas attendre la fin de ces tempêtes et ça va
m'inquiéter atrocement. Mais je ne le lui dis pas beaucoup; car il ne
faut pas rendre les enfants pusillanimes par contre-coup, ni gâter leurs
plaisirs par l'aveu de nos anxiétés.

Voilà donc Lucien dans la botanique? L'heureux coquin, qui n'a pas autre
chose à faire, et qui a _un père comme il en a un_, pour le guider et
résoudre les abominables difficultés de la _spécification_! Ce n'est
pourtant pas là le fond, la philosophie de la science; mais c'est par là
qu'il faut passer, et c'est long, surtout avec la complication qu'y ont
fourrée et qu'y fourrent de plus en plus les _auteurs_.

Dites à ce cher enfant, qu'il est né coiffé d'avoir toutes les facilités
sous la main, et que, s'il ne travaille pas, je ne lui donnerai pas les
échantillons des belles plantes que je mets en double pour lui dans mon
fagot. Dites-lui aussi que je suis retournée au _Revest_ et que j'y ai
trouvé des amours de fleurs. Dites-lui enfin que Marie perd toujours
son chapeau, que Mathéron dit toujours: _Une-t-auberge_; enfin que je
l'embrasse de tout mon coeur.

Remerciez Augier et Ponsard, si vous les voyez; surtout le prince, qui
s'occupe aussi de moi avec le coeur que nous lui savons.

Bonsoir, chère et bonne cousine; toutes mes tendresses au cousin et aux
chers enfants.

G. SAND.

Vous savez donc aussi la botaniqne, vous? vous savez donc tout? Exigez
que Lucien soit très ferré sur la _technologie_; ça l'ennuie, mais c'est
indispensable, et pas difficile quand on sait le latin.

  [1] Plusieurs membres de l'Académie française avaient mis sa
      candidature en avant pour le prix Gobert.



CDLXXVII

A MAURICE SAND, A ALGER

                                 Tamaris, 15 mai 1861.

Cher enfant,

J'ai reçu, ce matin, ta lettre de Marseille, et, ce soir, une lettre
d'Oscar, que je t'envoie. J'espère que tu auras eu un bon départ et une
bonne sortie des côtes; mais, en pleine mer, tu as dû trouver une forte
houle. La tempête a dû laisser encore là de l'agitation. Ici, temps
magnifique; hier et aujourd'hui, chaleur complète, quelques nuées
d'orage, quelques ondées, et pas un souffle de vent, pas même au bord du
golfe de la Seyne, cet endroit maudit qui nous a tant fait éternuer et
moucher. Calme plat à présent, la mer unie comme du satin aussi loin que
la vue peut s'étendre. C'est égal, je voudrais bien te savoir arrivé
sans ennui, sans retard, sans fatigue et par un beau soleil pour
poétiser ta première impression de cette terre nouvelle.

Nous, nous avons été hier voir le _Ragas_. C'est à deux pas du dernier
moulin de la vallée de Dardenne; nous en étions à un quart de lieue
quand tu as dessiné le petit pont double à guirlandes de lierre. Mais
quel quart de lieue! Jamais tu n'aurais cru que ta pauvre mère pût
descendre à pic dans une gorge profonde et remonter de même sur un
sentier de chèvres. Mais _je m'en suis très bien tirée_, comme on dit à
la Châtre. Je n'ai pas fait un faux pas, et, malgré cette gymnastique,
violente pour mon âge mûr, je n'ai pas été du tout fatiguée. Il faisait
chaud, par exemple, dans cette crevasse de calcaire uni! Je ne sais pas
si tu auras plus chaud en Afrique.

Le Ragas occupe le fond d'un amphithéâtre de cimes à pic, et dans le
flanc du rocher qui en occupe le point central s'ouvre une immense fente
noire tout encadrée de verdure. L'endroit est grandiose et charmant;
beaucoup de végétation sur ce chaos. Le gouffre a trois ou quatre cents
pieds de profondeur. Il y a encore vingt mètres d'eau en toute saison.
Après deux ou trois jours de forte pluie, tout le gouffre se remplit
et déborde par cette fente, d'où l'eau se précipite en torrent dans la
gorge et puis dans la Dardenne, dont nous avons vu le terrible lit à
sec; il n'avait pas assez, plu ces jours-ci pour que l'on pût même voir
l'eau au fond du gouffre. Ceci, avec les côtes du cap Sicier, est ce
que j'ai vu de plus _sérieux_ jusqu'à présent dans nos promenades. La
Dardenne était magnifique claire, ruisselante, bouillonnant en cascades
d'opéra dans les gradins de pierre des moulins, ces travaux des moines
qu'on pourrait prendre, s'ils étaient ailleurs et en ruine, pour des
amphithéâtres romains.

Aujourd'hui, nous avons été à Sainte-Anne, au bout des gorges
d'Ollioules, et nous, avons découvert, _tout_ _seuls_, un endroit
délicieux et des masses de rochers en coupole, creusés en grotte comme
la montagne de Taormine pour les sépultures antiques. Ceci est pourtant
un simple _jeu de la nature_, comme disent les itinéraires. C'est
l'action du vent et de la pluie dans un grès friable qui tombe en sable
blanc et qu'on exploite, à l'entrée des gorges, pour faire des glaces.

Il a passé un gros orage qui venait de la mer, j'ai pensé à toi!
Heureusement il n'a pas été méchant.

Pourvu que tu sois content de ton Afrique! mais tu seras toujours
content d'y avoir été.

L'impératrice m'a envoyé mille francs pour le père d'Anaïs. C'est très
aimable et la famille est enchantée.

Bonsoir, mon enfant; je me porte bien, je t'aime. Je t'embrasse mille
fois. Écris-nous, ne serait-ce qu'un mot.



CDLXXVIII

AU MÊME

                                 Tamaris, 22 mai 1861.

Cher enfant,

Je descendais hier de la cime du Coudon; partie à onze heures du matin,
je rentrais à onze heures du soir, quand j'ai trouvé ta lettre à la
maison. Juge si j'ai dîné ou soupé de bon appétit! Le coeur content me
faisait oublier les jambes, vexées d'une ascension de deux heures et
d'une descente d'une heure dans des sentiers plus que vilains. Mais
quel endroit et quelle vue! On me disait que je verrais les montagnes
d'Afrique; mais je n'ai vu devant moi que la mer unie; comme un lac
incommensurable et tout à fait mystérieux à l'horizon. Le temps était
pourtant clair; je distinguais parfaitement les neiges des Alpes et
le col de Tende, Nice, les montagnes de Marseille, etc. Je voyais dix
lieues de mer par-dessus la tête du cap Sicier. Mais d'Afrique point, et
je savais bien que c'était une blague provençale impossible. N'importe,
je t'ai appelé à travers l'espace, et je t'ai souhaité joie et santé.
J'étais là à six heures du soir fumant ma cigarette sans que la plus
petite brise contrariât mon allumette. Tu vois qu'il y a ici de beaux
jours, à la fin des fins, puisque, sur la plus haute cime, au bord de la
mer, on trouve cette atmosphère calme.

Je suis revenue en voiture (on fait la moitié du chemin avec un cheval
de charretier en _nenfort_), par un clair de lune splendide, sur une
route en zigzag des plus fantastiques. J'étais seule avec le bon
Mathéron, à qui j'avais confié la garde de mes vieux os. Il ne me quitte
pas à la promenade et a le plus grand soin de moi.

J'ai grimpé avant-hier à Évenos. C'est le château noir en ruine qu'on
voit dans les gorges d'Ollioules; c'est très beau aussi, mais dans un
autre genre et moitié moins haut. Hier, par exemple, j'ai été _détemcée_
en route par une foule de contretemps insignifiants et bêtes: deux
heures d'attente pour avoir un cheval, un guide fou qui nous a égarés,
etc., etc. Rien de fâcheux; seulement un peu de lassitude aujourd'hui,
mais pas de courbature. Tu vois que je vas bien, sauf peu de chose, et,
j'espère, une autre année; si tu es content de l'Afrique, y aller avec
toi. Cette fois-ci, il faut retourner à Nohant pour n'être pas dans la
gêne avant qu'il soit peu. Nous partirons à la fin du mois au plus tard.
Écris-moi à Nohant. Si je vas à Chambéry, ce sera l'affaire de deux
ou trois jours seulement. C'est donc beau et curieux, cette Afrique?
Prends-en une bonne lampée, mais sans trop te fatiguer et sans coups de
soleil. On dit qu'ils sont dangereux là-bas. Ménage un peu mon Mauricot,
songe qu'il me le faut pour achever en paix ma vieille vie. Je te _bige_
mille fois.



CDLXXXIX


A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Chambéry, 5 juin 1861.

Mon cher enfant,

Nous partons demain matin pour Lyon, Montluçon, Nohant. Nous nous
portons tous bien. Nous sommes, enchantés de la Savoie. Ce sont les
âpres beautés de la Provence, avec la verdure normande et les jolies
constructions suisses. Quand vous aurez huit jours à vous, il faut
prendre Solange sous votre bras, trois chemises sous l'autre bras, très
peu d'argent dans votre poche (par le chemin de fer, Chambéry est tout
près de chez vous), et vous verrez ce que c'est que des arbres et
pourquoi ceux de la Provence ne me satisfaisaient pas. On pourrait dire
qu'ici il y en a trop. Mais ils sont si beaux! D'ailleurs, le terrain
est si mouvementé, que partout la vue est immense et belle toujours.
Vous trouvez dans les formes géologiques beaucoup de rapport avec les
approches de Montrieux, mais en grand et avec une végétation qui est une
vraie prodigalité de la nature.

Nous avons couru toute la journée et tous les jours par une chaleur
étouffante, entremêlée d'orages et de pluies torrentielles. Mais pas un
souffle de vent. Les arbres poussent droits comme des cierges. Maurice
serait satisfait.

A présent, nous allons revoir nos grands horizons planes et notre
végétation, mesquine auprès de celle de Chambéry; mais nous retrouverons
notre _chez nous,_ et vous savez que c'est toujours bon.

Ce que nous regretterons, ce sont les bons amis de Mer-Vive; mais nous
vous attendrons avant ou après les vacances, ou l'hiver ou le printemps
prochain.

J'aspire à être à Nohant, pour avoir des nouvelles de Maurice, bien
certaine que, si vous en avez reçu après mon départ, vous me les aurez
expédiées chez moi. Je vous donnerai encore des miennes quand j'aurais
touché le port.

Embrassez pour moi tendrement la bonne Désirée et vos deux charmantes
filles. Si vous rencontrez Mathéron, Nicolas et Rosine, dites-leur
que nous nous louons d'eux. Grâce à votre bon choix, nous avons eu la
satisfaction de n'avoir affaire qu'à des gens excellents, depuis les
patrons jusqu'aux serviteurs. C'est une grande chose.

La mer était bien belle, Tamaris bien charmant, et, vous autres, vous
étiez des anges gardiens pour nous. Je ne reproche donc au _Var_ que
trop de vent, trop d'oliviers et trop de poussière. Mais ce n'est la
faute de personne et cela ne m'empêchera pas de lui garder un tendre
souvenir.

Adieu encore, cher enfant, et à vous de coeur plus que jamais.



CDLXXX

A M. MAURICE SAND, A ALGER

                                 Nohant, 8 juin 1861.

Nous sommes rentrés aujourd'hui à Nohant à cinq heures, et je vas très
bien, mon cher enfant; je ne suis pas fatiguée, bien que la journée
d'hier, de Lyon à Montluçon, soit longue et fatigante. On ne reste
en chemin de fer que onze heures, mais on en perd trois à Moulins.
N'importe, nous voilà. Nous avons couché à Montluçon et déjeuné avec le
père Brothier, qui nous a beaucoup parlé de tes aquarelles. Il a été à
Paris voir l'Exposition, et il a vu foule autour de tes petits Romains.
_Le Constitutionnel_ en parle avec éloge. C'est le seul article que
j'aie encore trouvé sous ma main. Je te garderai ceux que je pourrai
récolter.

J'ai reçu à Montluçon ta lettre du 28, Sylvain ayant eu l'esprit de me
l'apporter en venant me chercher avec la voiture.

Je vois que tu vois du beau, du _n_° 1! Et, d'après tes indications, je
me représente assez bien ce qui te frappe. J'espère que tu n'as pas été
assez loin pour rencontrer (dans la province de Constantine) un orage de
grêle qui a tué des hommes et des animaux. Tu ne me dis pas comment tu
arpentes le pays: si c'est en voiture, à cheval, à pied, à autruche ou
à chameau. L'essentiel, c'est que tu te portes bien et que tu puisses
dire: _Magnifique! magnifique_! C'est une jouissance, n'est-ce pas, que
d'être aux premières loges du beau théâtre de la nature? J'en ai pris
une bonne goulée en Savoie. Il y a peut-être plus beau encore; mais
c'est si beau, qu'on ne songe à rien de mieux quand on y est. Il
faudra absolument que nous allions y passer un mois, un de ces futurs
printemps. C'est un très petit voyage en somme, et l'on y est très bien
sous tous les rapports.

Nous y avons couru à travers de grandes averses qui réjouissent fort les
Savoyards, privés d'eau depuis deux mois. Nous arrivons ici, on crie la
même chose et voilà que la pluie tombe ce soir par torrents. C'est assez
singulier que nous soyons depuis Toulon (dix jours) à la poursuite de
gros orages qui filent devant nous et qui crèvent là où nous arrivons.

Mais ici la pluie arrive trop tard. Après la gelée, la sécheresse a sévi
durement. Les foins, les blés, la vigne, les fruits, tout va mal, et
l'année sera mauvaise en produits. Notre pays n'a pas les ressources du
sol de la Savoie, qui semble se rire de tout, tant il est vigoureux.

Le pauvre Berry m'a paru bien laid. Pourtant le jardin est frais et
feuillu, autant que j'ai pu en juger par la fenêtre. Il n'y a pas de
mal, d'ailleurs, à ne pas vivre au sein des merveilles de la création;
on y est bien plus sensible quand on va les chercher, et, dans ces
magnifiques endroits, je ne vois que gens blasés qui s'étonnent qu'on
admire leur milieu.

La maison d'ici est propre et reluisante, la salle à manger toute
reblanchie et repeinte, fort appétissante, et j'aurai un cabinet de
travail très gentil.

Bonsoir, mon enfant chéri; écris-moi toujours autant que tu pourras. Ça
me fait grand bien.



CDLXXXI

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A GENÈVE

                                 Nohant, 8 juin 1861.

Cher fils,

Je suis à Nohant depuis quelques heures. J'ai été absente quatre mois.
J'ai couru la Provence et la Savoie; la Savoie de Chambéry, un paradis!
Je me porte mieux que le Pont Neuf. Je suis brûlée du soleil comme
une brique. Je trouve le Berry petit, maigre, laid, mais toujours si
bonhomme! Faut-il n'aimer que ce qui est orné, campé, fier et superbe?
J'aime aussi ma vieille maison, et, contente d'avoir trotté sur la crête
des montagnes, je suis aise de revoir, mon pays plat et mes grands
horizons bleus.

Voilà mon bulletin. Maurice s'est ennuyé, à Tamaris, de voir toujours la
mer sans la franchir. Il s'est envolé pour un mois en Afrique. J'ai de
ses nouvelles, il est _enthousiasmé_. Je l'attends pourtant bientôt.

Parlons de vous. J'ai reçu votre bonne longue lettre à Tamaris (près
Toulon), et, de là, je vous ai répondu; vous n'avez donc pas reçu? Vous
me disiez d'écrire à Gênes. J'ai écrit à Gênes, et vous êtes sans doute
déjà beaucoup plus loin. Vous me parlez moins de votre santé dans la
lettre que je reçois aujourd'hui en rentrant chez moi, et qui est du 21
mai.

Vous me dites que vous allez un peu mieux. Un peu n'est pas assez. Mais
je ne peux pas croire que bientôt vous n'ayez pris le dessus; si jeune,
si bien organisé et si hautement doué, _vous voudrez et vous pourrez_.
Je vous attendrai à Nohant tout l'été, et, si vous tenez votre promesse,
je vous aimerai encore mieux, si c'est possible. Sur ce, je vas dormir
d'un beau somme; car j'ai beaucoup de chemins de fer et de coups de
sifflet, et de gares et de tunnels dans la boule; mais je n'ai pas voulu
me reposer avant de vous avoir embrassé maternellement de tout mon
coeur.

G. SAND.

Ah! j'oubliais de vous parler de l'Académie. Je ne sais pas pourquoi on
m'a mise au concours, ni pourquoi on ne m'a pas _couronnée_, ni pourquoi
on m'eût couronnée. Entre cet aréopage et moi, il y a un monde inconnu
de considérants, de _mais_, de _si_, de _parce que_ et de _quoique_
auquel je n'entends et n'entendrai jamais rien. La conclusion, c'est que
tout ça m'est égal et que je vis dans une planète très gentille, toute
en fleurs, en rêves, où j'ai souffert, pleuré, aimé et béni le bon Dieu,
en somme; et où jamais on n'a entendu parler d'Académie ni de chagrins
littéraires. Vous comprenez bien ça, vous, mon enfant.



CDLXXXII

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

                                 Nohant, 11 juin 1861.

Chère cousine,

Je suis à Nohant, bien contente de retrouver ma vieille maison
tranquille, et d'avoir vu, en courant, une partie de la Savoie, un
des plus beaux pays que je sache. Vous me donnez de grands regrets de
n'avoir pas attendu notre ami, mais je ne pouvais plus retarder mon
départ. Je vous envoie une lettre pour lui, puisque vous avez la bonté
de vous en charger et que vous savez où le prendre.

J'aurais bien voulu l'entendre dire les belles choses qui vous ont
charmée; car j'aime à écouter, et, avec lui, on a tout profit. Son
succès parlementaire a étonné bien des gens qui se faisaient de lui une
fausse idée; mais ce n'est ni vous, ni moi, ni aucun de ceux qui l'ont
entendu causer, qui ont pu être surpris de la force de son raisonnement
et du charme de sa parole. Il y a en lui de grandes facultés, de grandes
qualités et de grandes séductions. Pourquoi une entrave inconnue, venant
d'ailleurs, ou de quelques accès de secret découragement, rend-elle si
rare pour lui l'occasion de frapper de grands coups? Je ne sais quelle
chaîne engage souvent ce puissant et généreux esprit. Cela se perd pour
moi dans la nuit des considérations politiques. Quel malheur pour lui
et pour la France qu'il ne soit pas un simple publiciste ou un orateur
libre de parler en toute occasion!

J'arrive chargée de plantes qui feront, j'espère, le bonheur de Lucien,
si ce petit gueux persévère dans la botanique. J'ai un immense rangement
à faire dans mes herbes; mais il y en a un bien pire à faire dans la
maison. J'avais un affreux cabinet de travail qui me donnait le
spleen, on m'en fait un nouveau, tout simple mais bien propret, où je
travaillerai avec plaisir.

En attendant, je ne sais où fourrer ma personne, mes bouquins et mes
paperasses. Tout cela sera arrangé pour les vacances, et vous pourrez
vous asseoir dans mon atelier sans crainte d'être dévorée par les
souris.

Maurice est toujours au delà des mers, enchanté de l'Algérie et me
chargeant de toutes ses tendresses pour vous et pour _son Lucien_. Et
moi, chère, je vous aime bien, et vous apprécie chaque jour davantage.

G. SAND.



CDLXXXIII

A M. VICTOR BORIE, A PARIS.

                                 Nohant, 29 juin 1861.

Monsieur et illustre professeur,

Daignez permettre à un _jeune_ aspirant à la gloire littéraire de vous
offrir la dédicace d'un humble essai, bien indigne d'être mis à vos
sacrés pieds, et intitulé jadis _l'Homme de campagne_, aujourd'hui _la
Famille de Germandre_, devant paraître prochainement dans le _Journal
des Débats_.

J'espère, Monsieur et illustre agronome, que vous ne vous opposerez pas
à ce que votre nom vénérable soit le passeport de mon faible essai;
veuillez donc agréer l'hommage du profond respect avec lequel j'ai
l'honneur d'être,

L'AUTEUR _D'André._



Mon cher vieux,

Je ris un peu pour m'étourdir: Maurice est parti d'Alger avec le prince
et la princesse Clotilde pour Oran, Cadix, Lisbonne. Jusque-là, c'est
charmant, c'est délicieux; mais, de Lisbonne, il est question d'aller
en Amérique ou de revenir avec la princesse, à son choix et selon mon
consentement. Tu penses bien que je ne peux pas ne pas pousser à
ce voyage si avantageux pour Maurice en tant qu'instruction et
satisfaction, et opéré dans des conditions si belles; mais le coeur
_crie tout bas_. S'il se décide, comme c'est probable, il ne sera pas
de retour avant quatre ou cinq mois peut-être. Conte cela à Lambert, et
dis-lui que je compte sur vous deux pour les vacances; j'ai bien besoin
de vous autres pour ne pas m'attrister; mais, du côté de _Belleville_,
je compte leur écrire qu'en raison de l'absence de Maurice, on ne se
réunira pas cette année.

J'ai vu Carabiac et Lina[1] partant pour Milan.

  [1] Calamatta et sa fille.



CDLXXXIV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 30 juin 1861.

Cher enfant,

Maurice me charge de vous dire qu'il est à Oran, sur le
_Jérôme-Napoléon_; que le prince l'a pris à Alger et l'emmène à Cadix,
Lisbonne et peut-être en Amérique; que, par conséquent, il n'est pas sur
le chemin de Toulon et n'ira pas vous voir de sitôt, mais qu'il pense à
vous tous et vous embrasse bien fraternellement.

Ce cher enfant va donc courir le monde et je m'en réjouis, malgré un
peu de tristesse et d'inquiétude que je lui cache avec soin; car il
reviendrait plutôt que de m'affliger, et je ne veux pas qu'il perde une
si belle occasion pour voir du pays agréablement.

Dites à tous nos amis où il est, et qu'il comptait bien aller les voir,
sans cet incident imprévu. Rappelez-moi aussi à tous les braves gens de
la-bas.

Depuis notre arrivée, j'ai travaillé comme un diable. J'ai fini mon
roman, corrigé, expédié. Je suis à présent dans le rangement botanique,
et chaque plante du Midi que je revois me rappelle mes promenades, les
beaux endroits que je connais si bien, le Ragas, le Coudon, Montrieux,
les grès de Sainte-Anne, Dardenne, etc. Vous rappelez-vous, à Pierrefeu,
le bonhomme qui labourait des pierres, et les lentilles qui poussaient
quand même? et les _sans-feuilles_ que vous n'avez pas pu baptiser en
français, et les petites aspérules bleues que Solangette allait me
cueillir dans le champ voisin, et tous vos prétendus muguets, etc.?--Je
repasse tout cela et je leur fais la toilette. Il me semble qu'il y a
déjà longtemps que je vous ai quittés, tant le milieu d'ici, le climat,
la flore, les visages sont différents. L'accent provençal et son
compagnon intime le mistral manquent à notre existence. Je vois toujours
Bou-Maza dans les bras de Nicolas et je répète sa chanson favorite:

Nicolas, demain ta fête!

Et cette pauvre Léda? pourvu qu'à force de nous chercher, elle ne s'en
aille pas trop loin et ne soit pas tuée comme vagabonde dangereuse! si
elle avait l'esprit de venir jusqu'ici, je vous réponds qu'elle serait
bien reçue.

Mais parlons de vous, cher enfant. La santé est-elle revenue pour
rester? Il est évident qu'il y avait débilitation et qu'il faut refaire
l'estomac.

Et la pauvre Solange, est-elle toujours au ban de sa classe, à cause de
sa marraine? Oh! les vilaines gens que les prêtres d'aujourd'hui!... On
dit que le pape est mort et qu'on le cache. Que résulterait-il de cette
mort? Il eût bien dû passer à la place du pauvre Cavour!

Que fait Désirée? est-elle toujours _bien fatiguée_? Êtes-vous à
Mer-Vive par cette chaleur? C'est une charmante femme que Désirée, une
figure angélique de douceur et de distinction. Vous dites quelquefois
qu'elle manque d'énergie: votre Solange en a pour deux, et il me semble
que c'est très bien arrangé comme ça par le bon Dieu.--Elles doivent
s'aimer d'autant plus qu'elles diffèrent, et la charmante Anaïs me
paraît un bien précieux dans la famille.

Mais voilà trois heures du matin et j'espère que vous ronflez tous,
même vous, qui dormez si peu, mais qui ne vous amusez pas, j'espère, à
attendre le lever de la comète. Elle est un peu belle, n'est-ce pas?
Quelle queue!--Elle doit se lever du côté de Saint-Mandrier, être sur
Mer-Vive et Tamaris entre dix et onze heures du soir et se coucher
derrière les gorges d'Ollioules, même un peu plus à gauche. Dites-moi si
c'est comme ça.

Nous ne l'avons vue que ce soir. Depuis huit jours, nous avons de la
pluie, à la grande joie des habitants, qui étaient à sec depuis deux
mois. Je vas me coucher. Bonsoir, chers enfants. Je vous embrasse tous
quatre bien tendrement.

Maurice a aujourd'hui trente-huit ans; moi, dans cinq jours, j'en aurai
cinquante-sept. Voilà deux journées que nous avons rarement passées, lui
et moi, sans nous embrasser. Solange, par compensation, est ici et vous
envoie tous ses compliments et amitiés.



CDLXXXV

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 2 juillet 1861.

Mon cher gros,

Calamatta m'a dit que l'on faisait courir un bruit que je t'autorise à
démentir à l'occasion. Ce bruit, c'est que l'empereur m'avait envoyé
vingt-cinq mille francs, en dédommagement du prix que m'a refusé
l'Académie. Cela n'est pas. Je sais que l'intention y était, sous forme
de vingt mille francs ou d'autre chose; on a été chargé de me demander
si j'acceptais. J'ai été reconnaissante de l'intention; mais j'ai refusé
de recevoir quoi que ce fût.

Si, dans quelque journal, on prétendait le contraire, je te prierais de
m'en avertir, afin que je le démente officiellement. Avertis Emile de
cela, j'ai la tête à autre chose et je n'ai pas pensé, depuis huit
jours, à lui en donner avis.



CDLXXXVI

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

                                 Nohant, 11 juillet 1861.

Mon ami,

J'apprends de Londres, par Pichon, que vous avez été récemment très
gravement indisposé. On pense que le climat de la Haye ne vous convient
pas. Pouvez-vous hésiter à chercher un ciel plus clément pour vous?
ne savez-vous pas ce que vos amis perdraient en vous perdant, et
croyez-vous ne rien devoir à nous tous qui vous aimons tant? Les
circonstances ont ralenti ou intercepté nos relations; mais vous n'êtes
pas de ceux qui doutent, et vous savez bien que mon coeur est toujours
tout à vous.

J'envoie à Paris chez Pichon, qui y sera dans peu de jours, le premier
volume de l'_Histoire de ma vie_, qu'il m'avait retourné pour que je
pusse y écrire votre nom. Il y a bien longtemps que cet ouvrage, où je
vous ai consacré plusieurs pages, est chez lui, attendant l'occasion de
vous parvenir.

Maurice voyage. Il doit être en route pour les États-Unis. Mais je ne
vous en dis pas moins que lui aussi vous aime, car je le sais. Combien
souvent nous avons parlé de vous!

Je n'ose plus vous supplier de revenir en France, craignant de vous
blesser dans un parti pris, auquel pourtant votre état de santé
vous permettrait bien de vous soustraire, à présent qu'on doit vous
recommander l'air natal. Faites que j'aie au moins de vos nouvelles et
croyez à mon inaltérable affection.

GEORGE SAND.



CDLXXXVII

A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉROME-NAPOLÉON_

                                 Nohant, 27 juillet 1861.

Cher enfant,

Je crois bien que je t'écris toujours pour rien. Tandis que tes lettres
sont en route pour Nohant, tu as tout le temps de dépasser la station
que tu m'indiques pour y répondre. J'envoie donc à tout hasard. Je t'ai
écrit bien des lettres que tu ne recevras peut-être jamais. Mais j'ai
reçu, ce matin, celle que tu m'écrivais des Açores. Que te voilà donc
loin, cher garçon! Et, à cette heure, combien de centaines de lieues de
plus! Enfin tu te portes bien, tu as beau temps, tu vois les choses les
plus curieuses et les plus intéressantes, je reçois tes lettres, je me
dis que tu es heureux et je m'arme de tout le courage possible pour ne
m'inquiéter de rien. Ma santé est très bonne, malgré un été affreux,
tout pareil à celui de l'année passée. Ta soeur vient de partir, elle a
passé un mois ici. Nous avons Alexandre Dumas fils et Bérengère. Nous
parlons bien de toi, comme tu peux croire. Je travaille toujours comme
un nègre. Tu sais que c'est preuve de santé. Je te _bige_ mille fois.

L'Exposition est finie, les récompenses sont données; rien pour toi, ni
pour Lambert, ni pour Manceau.

Je vas écrire à madame Villot pour tes aquarelles; mais je doute que son
mari y puisse quelque chose. Je te _bige_ encore; quand donc sera-ce
pour de vrai? Mais sois tranquille et ne t'inquiète pas. Je suis
raisonnable et si heureuse de ce qui te rend heureux! Dis au prince que
je lui ai écrit plusieurs fois pour toi. J'ai écrit aussi à Ferri.



CDLXXXVIII

A M. ADOLPHE JOANNE, A PARIS

                                 Nohant, 6 août 1861.

Cher Monsieur,

J'ai reçu vos _Itinéraires_ et je vous remercie de votre bon souvenir.
Mes compliments plus que jamais sur ces excellents travaux, qu'on lit
encore au coin du feu comme des livres de voyage, après s'en être servi
comme de guides. Ce sont d'immenses recherches et de fatigantes études,
je le comprends. Tout honneur et mince profit. Mais l'honneur est
grand. Un gouvernement vraiment progressif encouragerait, aiderait ou
récompenserait de telles entreprises. _Ma!..._

Je suis heureuse d'apprendre que vous êtes mieux portant. Je suis à peu
près guérie après mille petites rechutes qui ne m'ont pas empêchée
de grimper sur toutes les montagnes de la Provence et de faire, en
compagnie de votre _Itinéraire_, une course de quelques jours en Savoie.
J'ai été ravie de ce pays-là. Si vous revenez quelque jour sur les
environs de Toulon, j'ai pris là bien des notes et j'y ai vu des choses
magnifiques, dont aucun _Itinéraire_ ne fait mention.

Les gorges d'Ollioules seules sont connues. Mais combien d'autres scènes
plus étranges et plus grandioses à peu de distance. Mes notes sont à
votre service pour une autre édition.

A vous de coeur; bon courage et bonne santé, et, si vous revoyagez,
souvenez-vous de l'auberge de Nohant.

G. SAND.

Je ne vous dis rien de la part de mon fils, vu que, de l'Afrique, il a
passé en Amérique! Mon Dieu, que c'est loin!



CDLXXXIX

A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉRÔME-NAPOLÉON_

                                 Nohant, 11 août 1861.

Cher enfant,

J'ai reçu ta lettre d'Halifax, et aujourd'hui madame Villot m'écrit que
votre navire a été rencontré par un bâtiment qui signale votre arrivée
à New-York. Elle me dit que l'on peut vous écrire encore une fois. Où?
elle ne me le dit pas plus que toi et je suis toujours réduite à écrire
au hasard, me désolant de l'inquiétude que tu peux avoir et ne sachant
pas si M. Hubaine t'a expédié mes lettres. Cette fois, j'envoie par
madame Villot. Peut-être, des huit ou dix lettres que je t'ai écrites,
en recevras-tu au moins une!

Dieu veuille que tu ne sois pas inquiet, cher enfant! Je serais bien
fâchée de te gâter ce beau voyage par un tourment d'esprit. Je me porte
bien et je me défends de toute inquiétude pour mon compte, voulant que
tu me retrouves en bon état de santé morale et physique. Je reçois tes
lettres, qui me donnent du calme et du courage. Que de choses tu auras
vues! que de choses âme raconter! Je n'aime pas beaucoup les brouillards
où vous errez cinq ou six jours, par exemple! Enfin il faut qu'il y ait
de tout cela dans votre tournée d'aventures! Ce sont des souvenirs qui
s'amassent pour toi, et j'espère que tu en tiens _journal_, pour les
retrouver dans leur ordre, et me dire tout cela clairement. Je te suis
sur la carte; mais comme ce sera plus joli quand tu seras là pour me
tracer la route! Tu auras passé cette année par trente-sept sortes de
temps avec des saisons tout à l'envers. Pendant que tu avais froid à
Terre-Neuve, on cuisait ici, et, pendant que tu grillais en Afrique,
nous grelottions dans nos habits d'été.

A présent, nous avons un été superbe et nous allons tous les jours à la
rivière. Dumas y allait matin et soir. Il est parti, et nous partons
nous-mêmes demain pour Gargilesse (deux ou trois jours).

Nous n'avons rien de nouveau au pays. Dans la maison, rien de changé;
car le mariage du jardinier et de la cuisinière n'a rien modifié au
personnel. Je travaille toujours dans le même local, sauf qu'il est
propre et gentil et commode. Je fais toujours de la botanique quand j'ai
le temps. Nous avons eu Bérengère deux fois et elle reviendra encore. Il
y a du nouveau très étrange, très heureux pour elle dans sa vie. Je te
conterai ça. Solange est à Paris ou à Spa, on ne peut pas savoir.

Madame Villot a reçu des lettres de New-York: j'espère en avoir une
de toi demain en passant à la Châtre. Les vieux Vergne sont venus la
semaine dernière et m'ont beaucoup parlé de toi. Tout le monde t'aime et
te _bige_. Et moi, cher enfant, je te _bige_ mille fois et je t'aime de
toute mon âme.



CDXC

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

                                 Nohant, 11 août 1861.

Chère cousine,

Merci des bonnes nouvelles que vous me donnez. J'espère en avoir aussi
demain, car cela m'arrive toujours le lendemain de votre avertissement
et vous êtes bien aimable et bien-bonne de me le donner toujours.
J'avais reçu une lettre d'Halifax et, jusque-là, Maurice n'avait rien
reçu de moi, il était assez inquiet. Je ne sais vraiment pas si M.
Hubaine s'occupe de lui expédier mes lettres, puisque Maurice me dit
que tout le monde en reçoit, excepté lui. Je vous en envoie donc une,
espérant que, par vous, elle arrivera, puisqu'il est écrit que vous me
portez bonheur! Vous savez sans doute qu'ils ont eu d'épais brouillards
et qu'ils ont dû s'arrêter deux ou trois fois le long de Terre-Neuve.
Maurice trouve pourtant qu'on voyage trop vite et que le prince traverse
tout comme un boulet de canon. Il n'a pas le temps de ramasser des
plantes et des insectes. Il est vrai qu'il me faisait le même reproche à
Toulon dans nos promenades, et Dieu sait si j'ai rien de commun avec les
allures d'un projectile!

Nous avons reçu le manuscrit de Dumas, lequel Dumas est parti hier. Je
ne sais pas si nous pourrons jouer cela, à cause des costumes et de la
richesse du local qui nous manquent; ça demande réflexion. En attendant,
nous montons une petite pièce de moi qui va paraître dans la _Revue des
deux mondes_ et qui a été écrite pour le théâtre de Nohant. Lucien y
a un rôle; mais, comme il apprend plus vite que Marie et Auguste, il
suffira qu'il nous arrive le 20, ainsi que vous nous l'accordez. Il y a
sur le chantier une autre pièce où il aura un rôle très étendu. Il a une
si belle mémoire, qu'on peut en profiter. J'espère que le plaisir de
voir ce cher enfant et ceux d'ici, jeunes et vieux, s'amuser, me donnera
calme et patience pour attendre mon absent.

A vous de coeur, chère cousine.

G. SAND.



CDXCI

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                 Nohant, 11 août 1861.

Mon enfant,

Nous avons reçu des lettres pour vous, que Marchal vous expédie avec
soin. Nous avons reçu aussi _le Roi et la Reine_. Nous ne pouvons pas
jouer ça: nous manquons de costumes, de local surtout pour des gens de
si haute volée. Nous vous renvoyons le manuscrit, pour que vous voyiez
vous-même si ça pourrait aller à la _Revue des deux mondes_. Cela
ne fait pas de doute pour moi, car c'est très joli. Mais peut-être
aviez-vous raison de penser qu'il vaudrait mieux y débuter par quelque
chose de plus important. La lettre de Buloz, qui était dans la mienne,
sans enveloppe, et que j'ai lue, doit vous engager un peu; car il y a
de la bonne foi et du vrai dans ce qu'il vous dit. Je ne vois pas
d'inconvénient à lui accorder la lecture de votre roman quand il _sera
fini_. Il n'est pas homme à le critiquer, quand même il n'oserait pas
le publier; c'est-à-dire qu'on peut compter sur sa discrétion, d'autant
plus qu'il a le désir de vous attirer et de se bien conduire avec vous.

Nohant est si grand depuis votre départ, que nous nous sauvons pour
quelques jours dans la petite baraque de Gargilesse, où nous ne vous
oublierons pas pour cela; car nous parlons de vous, du matin au soir.
Nous nous questionnons pour savoir quand et comment vous serez vraiment
heureux, en dépit de tous vos bonheurs. Car c'est peut-être là tout le
mal, une âme rassasiée! mais ça se renouvelle, une âme, une âme _qu'est
pas ordinaire_, et nous invoquons sous toutes ses formes l'ange du
renouvellement. Nous ne sommes pas forts dans nos théories ni dans nos
imaginations; mais nous vous aimons, voilà ce qu'il y a de clair et de
sûr.

Je ne sais si madame Villot vous a écrit. Elle ne me dit absolument
rien, sinon qu'elle a envoyé exprès à Paris une personne pour chercher
le _manuscrit_; c'est à vous de savoir si vous voulez le lui rendre au
cas où elle le redemanderait, ce que je ne crois pas d'après son silence
sur votre compte. Dans tous les cas, vous devriez faire faire une copie
pendant que vous tenez l'original.

En attendant de vos nouvelles et la _repromesse_ de votre retour, nous
nous mettons deux pour vous embrasser tendrement. Marie vous fait une
belle révérence.

G. SAND.



CDXCII

A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉROME-NAPOLÉON_

                                 Nohant, 1er septembre 1861.

Je vois à tes lettres que, tout en rendant justice aux Américains, tu
éprouves parmi eux un étonnement mêlé de malaise, et que cette grande
question de la liberté individuelle, à laquelle tu n'avais peut-être pas
beaucoup réfléchi encore, se présente à toi grosse d'orages sur cette
terre de l'individualisme. Je ne sais pas ce que tu concluras à ton
retour; mais je peux te dire ce que je conclus dans mon coin en fermant
un très beau livre qui, pour moi, résume tout le coeur et toute
l'intelligence de l'Amérique. C'est le livre du pasteur américain
unitariste Channing.

Peut-être vas-tu traverser trop vite la patrie de cet homme remarquable
pour entendre parler de lui ou du moins pour juger de l'influence qu'il
a pu exercer sur les esprits. Je dois donc te le résumer en deux mots:

1° _La raison_, premier et principal guide de l'homme;

2° _La liberté individuelle_, premier devoir et premier droit de
l'homme.

Cela paraît sec, présenté ainsi, et tu seras très étonné, quand tu
liras ce philosophe, de trouver en lui un enthousiasme de charité
extraordinaire, une éloquence partant du coeur, enfin toutes les
qualités d'un véritable apôtre.

Mais tu feras comme moi, tu voudras conclure, et tu verras, en
concluant, que cet homme sincère est un apôtre stérile et ce coeur d'or
un coeur qui se trompe.

Channing prêche une seule et simple doctrine, l'Évangile. De là une
admirable et excellente tolérance. Lui protestant, il admet à sa
communion tous les dissidents, même les catholiques. Il ouvre le temple
unitaire de la foi et du salut éternel à tout homme, quel que soit son
culte, qui veut y entrer avec cette courte formule: «J'aime Dieu et mon
prochain, dans l'esprit du Christ.»

Il n'exige pas que l'on croie à la divinité de Jésus si la raison s'y
refuse, et n'admet point qu'on raille celui dont la raison admet cette
divinité. Il veut que le plus croyant et le moins croyant s'aiment l'un
l'autre, tout en aimant Dieu, qu'ils ne se damnent pas, qu'ils ne se
contrarient pas, et que nul ne se mêle de leurs affaires. Si cela est
possible, rien de mieux; mais Channing a-t-il trouvé le chemin vers ce
temple de la raison et de la liberté soutenues par la foi?

Certes, il dit tout ce qu'on peut dire de beau, de bon et de bien pour y
amener les hommes; mais il étend cette tolérance à tous les actes de
la vie civile et politique. Peu importe, selon lui, la forme, le nom,
l'essence du gouvernement. Aucune loi ne l'embarrasse; tout lui paraît
possible, si les hommes ont l'esprit de charité et l'esprit d'examen.
C'est vrai; mais; s'ils ne l'ont pas, il faudrait pourtant le leur
donner, et, depuis que le monde est monde, c'est par des institutions
qu'on a rêvé ou essayé de former les individus et d'élever le sens moral
des sociétés; depuis que le monde est monde, le niveau général a été
très au-dessous des conceptions des grands esprits qui ont entraîné et
enthousiasmé les masses. A preuve, tout d'abord, Jésus crucifié.

D'ailleurs, à quoi bon des institutions? Si Channing est logique, il ne
fallait pas dire: «N'importe quelles institutions.» Il fallait aller
droit au fait et dire: «Aucune espèce d'institution.»

Et tu vas voir qu'il le dit:

«L'individu est plus que l'État. Il n'est pas fait pour se dévouer et
se sacrifier à l'État: c'est l'État qui doit se dévouer à lui et le
protéger; l'État n'est institué que pour garantir et respecter les
droits de l'individu.»

Voilà donc la loi et les prophètes; voilà l'essence de l'unitarisme, et,
dans ce sens, unité ne signifie plus en religion le _Soyez tous en un_
de Jésus-Christ; encore moins _l'unité_ politique et nationale que
poursuit l'Italie et que rêvent les autres nations asservies de
l'Europe. Cela signifie tout simplement: «Chacun pour soi et Dieu pour
tous!» Or je défie Dieu lui-même, Dieu qui est la logique même, d'être
pour deux partis contraires, à plus forte raison pour les milliards
de partis contraires qui divisent l'humanité, morcelée en milliards
d'individus. Heureusement Dieu nous voit de haut, Dieu sait attendre,
Dieu ne prend pas parti dans nos querelles et il est pour nous tous en
ce monde, en ce sens seulement qu'il est pour tous ceux qui cherchent sa
lumière.

Quant à l'État, qui n'est-pas Dieu, il faut pourtant bien qu'il cherche
à imiter Dieu dans sa logique, sa patience, sa protection universelle,
sa douceur et sa prévoyante fécondité. Qu'il laisse toute la liberté
possible à l'individu et qu'il se dise à lui-même que c'est là un de ses
principaux devoirs, oui, certes!--mais il ne peut pas être Dieu; qu'il
s'appelle république, roi ou pape, il ne peut pas agir à la manière de
Dieu, qui nous attend dans l'éternité, et pour toute l'éternité. Il
ne peut abandonner les individus à l'impunité apparente où Dieu nous
laisse, et, comme il agit, lui, l'État, dans le temps et dans l'espace
limités, il n'a pas découvert, il ne découvrira pas le moyen de nous
laisser tous libres d'une manière absolue, à moins que nous ne soyons
tous parfaits.

«Soyez-le! répondrait Channing. Aimez-vous les uns les autres.»

Oui, cent fois oui! mais c'est commencer par la fin le beau roman de
l'avenir. D'autres protestants du passé, les hussites taborites, avaient
dit: «Un temps viendra où il n'y aura plus ni lois ni autorités dans la
ville sainte.»

Je le crois aussi, ce temps viendra. Nous sommes à peine arrivés à la
première aube de notre existence intellectuelle et morale. L'Évangile de
saint Jean sera un jour aussi clair que le soleil, et nous nous aimerons
les uns les autres parce que nous serons bons et raisonnables. Nous
n'aurons plus besoin de rois ni de papes, ni même de républiques.
Personne ne prêchera plus la loi, qui sera dans tous les coeurs;
personne ne commentera plus la Bible pour demander à son examen la règle
de sa conduite. Nous serons tous des anges dans la _ville sainte_.

Mais où est-elle? dans une autre planète, ou dans celle-ci? Pourquoi pas
dans une autre? Notre âme est libre, donc elle est immortelle et peut
aller dans tous les mondes. Et pourquoi pas dans celle-ci? Nous avons
la notion de la perfectibilité et nous pouvons transformer, diviniser
presque le monde où nos générations se succèdent en se léguant leurs
travaux et leurs conquêtes.

Mais nous sommes loin du but, et, si l'idéal de Channing est beau et
grand, s'il est réalisable,--j'en suis persuadée,--il ne l'est pas par
la doctrine de l'individualisme. Cela, je le nie de toute ma conscience,
de tout mon coeur et de toute ma foi.

Channing s'est trompé et beaucoup d'Européens, séduits par l'audace de
ce coeur optimiste, enthousiaste et léger, ont aimé cette tolérance
religieuse qui était l'oeuvre de notre XVIIIe siècle français.



CDXCIII

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 8 septembre 1861.

Eh bien, bravo, mon bonhomme! c'était affreux de se condamner à vieillir
seul, et, d'ailleurs, tu trouves une personne de mérite; on en a
toujours quand on est aimé pour soi. Elle t'accepte, c'est qu'elle
t'aime aussi; elle n'a rien, mais tu travailles; tu te sens beaucoup de
dévouement et d'affection, puisque tu ne recules pas devant une vie sans
repos et sans égoïsme. Moi, j'approuve tout cela; c'est dans mes idées
et je voudrais que mon fils eût la sagesse d'en faire autant. J'aimerai
ta femme comme je t'aime tu peux y compter. Amène-la bientôt à Nohant,
où elle sera reçue avec la plus vraie sympathie. On ne te nichera plus
au pavillon et on ne te fera plus enrager, puisque le mariage aura fait
de toi un homme sérieux. Manceau t'embrasse et t'approuve; je ne parle
encore de ton mariage qu'à lui, ne sachant pas si tu veux qu'on le sache
dès à présent.

Maurice doit être au Niagara ou au lac Supérieur, bien plus loin; il se
porte bien et il est content. Nous allons commencer nos comédies; nous
n'avons pas Lucien, qui, heureusement pour lui, a trouvé un emploi;
ni la famille Luguet: la pauvre Caroline a été bien malade et ne peut
bouger. Mais nous nous arrangerons tout de même et nous aurons, comme tu
vois, un appartement à ta disposition.

A toi de coeur.

G. SAND.



CDXCIV

A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉROME-NAPOLÉON_

                                 Nohant, 22 septembre 1861.

On dit que vous arriverez du 25 au 27! Je n'ai pas de tes nouvelles
depuis Cleveland, et juge si je suis impatiente de te savoir à Paris! Je
commence à être au bout de mon courage et à ne plus dormir. Cher enfant,
si tu ne viens pas tout de suite, écris-moi un mot de Paris. Je ne sais
pas du tout où vous débarquerez. Comme c'est effrayant; cette grande
traversée dont on ne peut rien savoir!

Tâche de venir ici pour le 30 au matin. On joue la comédie le soir, on
serait si heureux! Et, si tu peux venir plus tôt, songe que j'ai été
bien sage de ne pas me désoler, mais que ma vaillance, à moi, menace de
faire naufrage au port.

Je te _bige_ mille fois.



CDXCV

A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE

                                 Nohant, 4 octobre 1861.

Mon ami,

On nous dit que votre santé, loin de s'améliorer, est devenue plus
mauvaise, et que votre médecin juge le climat de la Hollande très
pernicieux pour vous. Je dois vous dire, _à l'insu de votre soeur_, qu'à
cause d'elle, si ce n'est à cause de vous-même, vous feriez bien, vous
feriez votre _vrai devoir_, en rentrant en France. En vous laissant
mourir, vous la tuez; en revenant auprès d'elle, vous pouvez guérir tous
les deux.

Il n'est pas possible que vous prononciez la condamnation d'une soeur
comme celle que Dieu vous a donnée. Laissez-moi vous dire que ce serait
sacrifier le coeur à la tête, le devoir au fanatisme, et que vos vrais
amis en seraient consternés. Revenez, la Providence vous en donnera la
force dès que vous aurez écouté et reconnu sa voix; vous savez; _ces
voix_ d'en haut font des miracles!

A vous de toute mon âme.

GEORGE SAND.



CDXCVI

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

                                 Nohant, 10 octobre 1861.

Chère cousine,

Vous êtes bonne comme un ange de m'avoir donné cette bonne nouvelle. Ah!
pourvu qu'ils arrivent sans accident! Enfin je compte sur vous pour nous
porter bonheur, comme toujours. Oui, je vous attends le 24, avec tous
ceux de vos enfants que vous voudrez m'amener, et Lucien _absolument_!
La maison est toute à vous, je n'ai plus personne ici que Marie Lambert.

Je vous embrasse tendrement. Poussez-moi Maurice en avant, le plus vite
possible; je deviens un peu folle.

G. SAND.

Dites au prince de ne pas nous refuser Lucien pour huit jours; vous
savez que nous avons une revanche à prendre avec le mélodrame, où il est
_indispensable_. Que de choses depuis un an, dans ma vie! Il faut que
nous fassions la paix avec la destinée, qui m'a si bien secouée de
toutes façons!



CDXCVII

A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉROME-NAPOLÉON_

                                 Nohant, 10 octobre 1861.

Madame Villot m'écrit aujourd'hui que tu dois être au Havre aujourd'hui
10! que tu seras probablement à Paris le 11.

Enfin! enfin! Qu'il me tarde de te savoir arrivé réellement et de te
voir, et de te _biger_! Peut-être auras-tu besoin de passer deux ou
trois jours à Paris. Fais-les les plus courts possible; car, depuis un
mois, je suis un peu bête. J'ai eu bien du courage jusque-là; mais tu
sais que dans une course, les derniers moments, quand on approche du
but, sont les plus difficiles. Tu trouveras à Paris une autre lettre de
moi que je t'avais écrite, croyant que tu arriverais le 25.

Mais j'ai reçu tes lettres de Saint-Louis, du Niagara et de New-York au
retour de Québec, et j'ai repris patience. Tu es bien gentil de m'avoir
écrit de partout. Ça m'a soutenue jusqu'à présent. Je t'espère au plus
tard le 15: nous jouons le 16 ou le 17 une comédie, de moi. Tu sauras
qu'à présent, les plus réussies de nos pièces vont dans la _Revue_;
après quoi, les théâtres me les demandent. Voilà ce que c'est que le
caprice des directeurs.

Tu dois être las de la mer mon pauvre enfant, et avoir du roulis dans
les jambes; j'espère que vous aurez eu beau temps. Si tu ne tardes pas
trop à arriver, tu trouveras ici la chaleur du mois d'août, qui n'a pas
cessé de tout l'été. C'est un temps exceptionnel; nous sommes en habits
d'été.

Que de choses tu vas avoir à me raconter! J'ai acheté une superbe carte
d'Amérique, où tu pourras retrouver et me faire suivre tout ton voyage.

Je te _bige_ mille fois. Tout le monde est en fête. J'ai rêvé toute la
nuit que tu étais arrivé.

Enfin! enfin!



CDXCVIII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 20 octobre 1861.

Enfin, Maurice est revenu sain et sauf et je le tiens depuis huit jours!
Il en a mis sept pour faire la traversée de Terre-Neuve à Brest. Il a
vu les grands lacs, la grande prairie, les sauvages, le Niagara, les
aurores boréales dans le Nord, les brumes de Terre-Neuve, les jardins
du Midi pleins de colibris, les champs de bataille, les camps des deux
armées, les forêts vierges, que sais-je! C'est une course au clocher,
mais, en somme, une course bien intéressante, et il est très content de
son voyage.

Il est fort comme un Turc; il a passé brusquement par tous les climats
et tous les régimes, sans avoir la plus légère indisposition.

Vous jugez si je suis contente, moi! Je commençais à manquer un peu de
courage et de force physique. Je me remets et je vais reprendre mon
travail.

Et vous, vous avez bien trotté par cette chaleur! nous en avons eu aussi
une fière dose: 35 degrés centigrades à l'ombre pendant tout l'été et
encore 25 à présent; une sécheresse fâcheuse pour nos cultures; mais que
j'aime bien pour ma consommation personnelle; pas un souffle de vent, et
un ciel aussi bleu que le vôtre.

J'ai reçu, par madame Trucy, de bonnes nouvelles de sa famille et de
Tamaris. Tout y va bien, même le cher Bou-Maza, dont vous nous avez fait
porter le deuil je ne sais pas pourquoi.

Il y a bien longtemps que je veux vous écrire; mais j'ai tant de monde
en septembre et en octobre, qu'il n'y a pas moyen de causer avec les
absents. La maison ne peut pas désemplir. Mais, en novembre, tout file
et on reprend les occupations raisonnables.



CDXCIX

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS,

                                 Nohant, 7 novembre 1861.

Mon cher fils,

Si ma dédicace vous fait plaisir[1], je suis assez remerciée par ce
fait-là, sans que vous me disiez un mot. Vous m'avez donné à Nohant un
gros baiser, ça disait tout. On veut que je sois un personnage. Moi, je
ne veux être que votre maman. Vous avez du coeur, puisque vous m'aimez,
et je ne vous demande que ça. Je ne me suis jamais aperçue de ma
_supériorité_ en quoi que ce soit, puisque je n'ai jamais pu faire ce
que j'ai conçu et rêvé, que d'une manière très inférieure à mon idée. On
ne me fera donc jamais croire, à moi, que j'en sais plus long que les
autres. Restée enfant à tant d'égards, ce que j'aime le mieux dans
les individualités de votre force, c'est leur bonhomie et leur doute
d'elles-mêmes. C'est, à mon sens, le principe de leur vitalité; car
celui qui se couronne de ses propres mains a donné son dernier mot.
S'il n'est pas fini, on peut du moins dire qu'il est achevé et qu'il
se soutiendra peut-être, mais qu'il n'ira pas au delà. Tâchons donc de
rester tout jeunes et tout tremblants jusqu'à la vieillesse, et de
nous imaginer, jusqu'à la veille de la mort, que nous ne faisons que
commencer la vie; c'est, je crois, le moyen d'acquérir toujours un peu,
non pas seulement en talent, mais aussi en affection et en bonheur
intérieur.

Ce sentiment que _le tout_ est plus grand, plus beau, plus fort et
meilleur que nous, nous conserve dans ce beau rêve que vous appelez les
illusions de la jeunesse, et que j'appelle, moi, l'idéal, c'est-à-dire
la vue et le sens du vrai élevé par-dessus la vision du ciel rampant.
Je suis optimiste en dépit de tout ce qui m'a déchirée, c'est ma seule
qualité peut-être. Vous verrez qu'elle vous viendra.

A votre âge, j'étais aussi tourmentée et plus malade que vous au moral
et au physique. Lasse de creuser les autres et moi-même, j'ai dit un
beau matin: «Tout ça m'est égal. L'univers est grand et beau. Tout ce
que nous croyons plein d'importance est si fugitif, que ce n'est pas la
peine d'y penser. Il n'y a dans la vie que deux ou trois choses
vraies et sérieuses, et ces choses-là, si claires et si faciles, sont
précisément celles que j'ai ignorées et dédaignées, _mea culpa!_--mais
j'ai été punie de ma bêtise, j'ai souffert autant qu'on peut souffrir,
je dois être pardonnée. Faisons la paix avec le bon Dieu.»

Si j'avais eu de l'orgueil incurable, c'était fait de moi; mais j'avais
ce que vous avez, j'avais la notion du bien et du mal, chose devenue
très rare en ce temps-ci, et puis je ne m'adorais pas, et je me suis,
oubliée. Rien ne s'oppose en vous à la guérison: vous n'êtes pas vain,
vous n'êtes pas sot, vous n'êtes pas lâche, et, comme le succès, qui
malheureusement engendre très souvent ces trois vices, ne vous a pas
changé, _l'avenir est encore à vous_! Soyez-en sûr. Dans dix ans, vous
me direz que j'ai eu raison de croire en vous.

Les Villot achèvent de partir lundi matin; dimanche soir, nous jouons
la pièce de _Ruzzante_. Demain, Marchal s'essaye aux marionnettes avec
Maurice. Nous tâcherons de le garder un peu, pour que vous le trouviez
encore ici; car nous vous espérons bientôt et même tout de suite. Hein?
Vous l'avez promis, on y compte, on vous attend.

Ne nous oubliez pas auprès des châtelaines.

  [1] La dédicace du _Drac_.



D

AU MÊME

                                 Nohant, 20 novembre 1861.

Il y a des siècles que je n'ai causé avec mon _grand fils_. Il ne faut
pourtant pas qu'il croie que je l'oublie, et que je suis privée de le
voir sans murmurer. J'en veux aux amis qui vous empêchent de venir et
pourtant j'aime ceux qui vous aiment. Comment arranger ça? Le mieux est
de ne pas chercher à l'arranger; c'est l'unique solution des choses
insolubles, la destinée vient toujours s'en charger; mais je la
tourmente, cette destinée, pour qu'elle vous ramène ici. Nous avons
fini de jouer la comédie; Marie Lambert est retournée à son Gymnase,
et pourtant nous avons encore une velléité de _trucs_ et de pièces
fantastiques.

Peut-être, quand vous viendrez (vous avez promis au plus tard pour le
mois prochain), recommencerons-nous un peu nos bêtises. Nous espérons le
gai Lambert; en ce moment, nous tenons Borie et sa jeune femme, un gros
tourtereau avec sa pigeonne fluette et sérieuse. Nous ne les tenons que
pour huit jours. D'autres que vous ne connaissez pas vont et viennent.
Mais le grand regret, c'est d'être forcé de laisser partir votre gros
ami Marchal. Je ne sais comment ce mastodonte s'y est pris, mais il
s'est fait adorer de tout le monde, à commencer par moi. Il est vrai
qu'il nous a beaucoup gâtés. Il nous a fait, à tous nos portraits,
merveilleux, charmants comme dessin, et d'une ressemblance que les
portraits n'ont jamais eue. Il ne se doutait pas de ça, lui; il est tout
étonné d'avoir réussi. Il repart dans deux jours pour voir sa mère, qui
s'impatiente, et pour s'envoler ensuite en Alsace. Je ne me rappelle
plus si vous étiez ici quand il a fait ses deux esquisses de tableaux
alsaciens. C'est très remarquable. Il ne connaît pas la peinture; mais
il dessine joliment bien. C'est un contraste à étudier que cette grosse
nature faisant si délicatement des choses si élégantes. Les Flamands
n'expliquent pas ça; car, s'ils ont le fini des détails, ils n'ont pas
la grâce des types.

Que vous dirai-je de moi? Rien d'intéressant. J'ai flâné d'une manière
insensée, regardant la première page d'un roman commencé et me laissant
distraire par mille autres rêveries. Ça ne fait rien, le temps où l'on
s'amuse, _psychiquement_ parlant, n'est pas tout à fait perdu. On vous
attend pour retrouver un peu de sens commun _littéraire_. Je crois que
c'est _le Drac_ qui est venu tout de bon se glisser dans nos jeux pour
nous empêcher de faire rien qui vaille. Vous me disiez que, de votre
côté, ça n'allait pas, le _Villemer_. A l'heure qu'il est, je suis sûre
que ça va très bien ou que ça a _rété_ très bien, et puis mal et puis
mieux. Il n'y a rien de plus changeant que le temps qu'il fait dans nos
cervelles d'auteur; mais, pour ceux qui ont du vrai soleil derrière
leurs nuages, ça n'est jamais inquiétant.

Pourvu que vous reveniez bientôt, on est content et on se console de
tous les départs. Mais ne nous dites pas que vous ne pensez plus à nous
et que vous ne nous aimez pas comme nous vous aimons. On vous embrasse
en masse, et on envoie de bons souvenirs autour de vous.

G. SAND.



DI

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

                                 Nohant, 1er décembre 1861.

Mon ami,

Calmez-vous et soignez-vous. Quelque décision que vous preniez, vous
savez bien qu'on vous chérit toujours. Ne m'écrivez pas maintenant: j'ai
vu, à votre écriture, que cela vous fatigue. N'établissez pas de combat
douloureux dans votre âme; reposez-vous, guérissez, et, quand vous
verrez bien clair devant vous, vous reviendrez, j'en suis sûre. Vous
êtes entre le devoir politique et le devoir du coeur. Vous mettez le
premier au-dessus de tout. Oui, quand il est net et bien tracé. Mais,
ici, il ne l'est pas, vous le reconnaîtrez si vous ne prenez conseil
que de la conscience, sans vous occuper de l'opinion, qui, d'ailleurs,
serait ici pour vous.

Dieu vous donne force et guérison pour ceux qui vous aiment! Pour vous,
en quelque sphère de l'univers que vous soyez, vous y serez heureux et
calme; mais pensez un peu à nous, qui avons peut-être encore besoin de
vous.

A vous bien tendrement et fraternellement.

G. SAND.



DII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

                                 Nohant, 7 décembre 1861.

Mon cher ami,

J'ai enfin trouvé une nuit de loisir pour lire ton roman. Je le trouve
bien; la copie qui, cette fois, est très bonne, m'a permis de le lire
sans fatigue.

Le sujet est joli et bien soutenu. Les personnages se comportent bien
d'un bout à l'autre, et parlent plus naturellement que de coutume, sauf
la tirade descriptive du jeune abbé à sa tante, que je trouve hors
de place et détruisant la couleur simple et vraie de ces personnages
rustiques. On peut remédier à cet inconvénient en prenant un biais; par
exemple: «Emile voyait pour la première fois la poésie des choses qui
l'entouraient, le pré, le soleil, la rêverie;» tout ce que tu voudras,
mais c'est l'auteur qui parle; et puis tu ajouteras qu'il «exprimait à
sa tante toutes ces émotions nouvelles dans un langage plus poétique
et plus élevé que de coutume, dont elle fut frappée, et elle lui dit,»
etc., etc.

Benoît est un excellent personnage que l'on aime et qu'il n'est pas
nécessaire de faire si laid. Laisse-le _pas beau_, mais sans accuser
trop sa disgrâce, puisqu'au bout du compte il épouse. J'approuve ses
boucles d'oreille et son parapluie; mais je trouve qu'il en abuse. Une
plaisanterie trop répétée n'est pas drôle à la lecture; trois rappels de
ce parapluie suffiraient: Enfin, quelques longueurs de développement à
faire disparaître, quelques négligences de style à revoir.

Ne pas toucher aux combats intérieurs du jeune séminariste. Cette
partie-là est la meilleure. Tu vois que je ne critique aucunement le
fond; c'est ce que tu as fait de mieux conduit et de plus sagement
terminé; il y a de l'intérêt, de la vérité, et tous les personnages sont
bons.

As-tu été en relations avec M. Nefftzer, qui était à _la Presse_ et qui
dirige à présent _le Temps_? Si tu ne lui as rien offert et rien envoyé,
je pourrais lui parler de ce roman avec un certain détail et le lui
proposer.

Réponds-moi tout de suite. J'embrasse Eugénie et toi de tout coeur.

G. SAND.



DIII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 28 décembre 1861.

Un mot seulement aujourd'hui, cher enfant. C'est le moment des masses de
lettres à lire et à écrire, pas toutes amusantes et on manque de temps
pour les meilleures.

J'ai lu le poème, qui est très bon et très touchant. J'ai fait, sur le
chant cinquième, quelques observations que je recopierai au premier jour
pour vous les envoyer. Le temps des vers est fini, c'est vrai, et cela
n'est plus ni retentissant ni lucratif. Il n'y a plus que Victor Hugo
qui se fasse écouter.

Mais, si vous pouvez encore vous faire éditer par souscription, il ne
peut nuire à votre réputation d'être lu et goûté par vos compatriotes,
et par le petit nombre de gens disséminés partout, qui s'intéressent
encore à la poésie.

Pourtant, je vous dirai aussi qu'il ne convient peut-être plus à votre
position de demander des souscripteurs. C'est bien quand on est très
jeune et très pauvre. Plus tard, c'est moins bien. On peut dire au
poète: «Vous avez quelques sous d'économie, payez votre gloire.»

Et je ne vous conseille pas d'entamer ces économies, avenir de votre
fille, pour payer la fumée d'un succès bien restreint et bien éphémère,
par le temps qui court. Achetez plutôt la barque, tout en chantant
la mer. Vos poésies ne perdront pas pour attendre. Ces mauvais jours
d'indifférence, vous êtes encore assez jeune pour les voir passer.

Merci pour les souhaits; mon coeur vous les renvoie et vous bénit.


A SOLANGE PONCY

Bonjour et bon an à ma bonne Désirée, et à ma chère Solangette. Vous
êtes bien gentilles de m'écrire; mais c'est bien laid à la petite maman
d'être malade. Heureusement, Solange va la ressusciter, au premier de
l'an, par de vives caresses et des souhaits charmants. Je bénis la mère
et la fille, moi, la grand'-mère, et je les embrasse de toute mon âme.


A ANAIS

Merci, ma mignonne Anaïs, de votre bon souvenir. Je ne suis pas votre
bienfaitrice: je suis une amie qui vous est dévouée et qui vous prie de
l'aimer. Voilà tout.

Une bonne poignée de main au cher père et à Baptistin, et bonne santé,
bonne chance à vous tous!



DIV

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME) A PARIS

                                 Nohant, 7 janvier 1862.

Cher prince,

Nous avons été heureux _plus que des rois_, de la bonne nouvelle
annoncée dans les journaux, et nous avons passé toute la journée à faire
des romans sur ce fils ou sur cette fille que le ciel vous promet. Venir
de vous, et du grand Napoléon aussi, par conséquent, de l'héroïque
Victor-Emmanuel et de sa fille, qu'on dit adorable, ce n'est pas une
petite chance, et on ne peut pas être un esprit ni un coeur comme tout
le monde. Pourvu que cet être-là ait une destinée assortie à sa valeur!
nous étions tous les trois à deviser en dînant, et nous nous sommes
lâché du vin de Champagne pour boire à sa santé et à son destin, et nous
avons dit toute sorte de choses que je ne veux pas vous redire dans une
lettre, mais que vous devinez bien.

J'ai envoyé à Buloz la première partie du voyage de Maurice, qui ne
traite que du temps qu'il a passé seul à Alger; c'est amusant, mais sans
intérêt direct pour vous. Il achève la seconde partie, qui vous sera
envoyée avant d'être remise à Buloz; mais la première partie est
accompagnée d'une petite préface de moi que Buloz vous portera ou vous
enverra s'il n'est pas malade,--car il l'est continuellement,--et qu'il
n'imprimera qu'avec votre agrément. Si vous avez des observations à me
faire, vous m'écrirez avec votre belle et bonne franchise, et je vous
écouterai avec tout mon coeur.

Une chose me contrarie bien quand je parle de vous hors de l'intimité,
c'est que vous soyez un grand personnage. Le monde est si sale et si
plat; qu'on ne peut pas supposer qu'on aime un prince pour lui-même, et
je suis forcée à une réserve que je n'aurais pas pour un camarade que
j'aimerais beaucoup moins.

Ou bien, si on brave ces méprisables soupçons, comme, au bout du compte,
on doit le faire quand on est fort de sa droiture, on a l'air de le
faire par sotte vanité, et pour proclamer une amitié que les autres
envient. Vous verrez si j'ai su passer à travers ces écueils.
_Républicaine toujours!_ mais, convaincue que vous seriez le meilleur
chef d'une république, ou la _meilleure compensation_ à une république
impuissante à renaître, je me moque pour mon compte de l'accusation de
_trahison_ que quelques-uns ne m'épargnent pas; mais, à propos d'un
travail aussi jeune et aussi riant que celui de Maurice, je n'avais pas
à faire une profession de foi, à tous égards intempestive; je me suis
bornée à dire en deux mots que je vous aimais.

Accusez-moi _d'un mot_ réception de cette lettre-ci; je vous dirai
pourquoi. J'ai à vous écrire au sujet de la _sûreté de mes lettres à
vous_. Ce sera pour un autre jour.

Bonsoir, cher grand ami; mon Dieu, que je vous souhaite de bonheur! Et
comme vous aimerez votre enfant, vous qui avez si bien aimé votre père!

G. SAND.



DV

A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE

                                 Nohant, 8 janvier 1862.

Mon ami,

J'ai bien pensé à vous, et le jour de l'an encore plus que tous les
autres jours. J'avais besoin de vous écrire et de vous dire que, je vous
aime pour commencer saintement et dignement l'année. Mais la crainte de
vous fatiguer m'a retenue. L'écriture de votre dernière lettre était
altérée!

Cette fois, je retrouve la sûreté de votre belle écriture; c'est la
première chose que je regarde, et vous me dites que vous êtes mieux!
Dieu m'a entendue, cette fois, car je l'ai bien prié pour vous.

Un bonheur n'arrive pas seul: ma fille, dont j'étais inquiète aussi, va
mieux et n'a rien de bien grave. Maurice est près de moi et travaille à
des notes sur l'Amérique. Il a vu bien vite, mais assez sainement cette
fausse démocratie, qui, en proclamant l'égalité et la liberté, n'a
oublié qu'une chose, la fraternité, qui rend les deux autres richesses
stériles et même nuisibles. Sa position un peu officielle de _visiteur_
l'oblige aux ménagements du savoir-vivre, mais ses réticences en
laissent assez deviner.

Le niveau des coeurs et des intelligences est, à ce qu'il paraît,
encore plus abaissé là-bas que chez nous. Ils n'ont pas même l'instinct
militaire, qui, chez nous, sait faire des prodiges pour les bonnes
causes, quel que soit le drapeau. Enfin, il semble que Dieu se soit
retiré d'eux pour châtier le forfait de l'esclavage, non aboli dans les
préjugés et les moeurs.

Soignez-vous patiemment et généreusement à cause de nous, mon digne et
cher ami, et, quand vous serez tout à fait bien, reprenez en vous-même
cette question d'exil volontaire auquel mon coeur ne peut se résigner,
pour _nous_.

Mon fils vous envoie ses tendres voeux, et je n'ai pas besoin de vous
dire les miens. Je ne me plains de rien dans ma vie, puisque j'ai une
amitié comme la vôtre.

GEORGE SAND.



DVI

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

                                 Nohant, 22 février 1862.

Chère cousine,

Ayez du courage pour ceux qui vous aiment! ayez-en plus que moi, qui
veux pourtant en avoir et qui retombe à chaque instant dans les larmes.
Il est plus heureux que nous pourtant, lui[1]! il a monté d'un degré
dans une phase plus épurée et moins douloureuse certainement que la
cruelle vie où nous nous traînons, où nous ne sommes heureux que par
l'affection, et où justement nous perdons la source de notre bonheur,
nos enfants, nos parents, nos amis, au moment où nous comptons le plus
qu'ils nous survivront. Ah! ce n'est vraiment pas vivre que d'être ainsi
tous les jours à trembler ou à pleurer, et il y a quelque chose de
mieux, ou bien tout n'est qu'un rêve, Dieu, la vie, et nous-mêmes.

Croyons; comptons sur une justice et sur une bonté en dehors de notre
appréciation; moi, je ne pourrais pas ne pas croire; je sens si
profondément que le départ de cet adorable enfant ne lui a rien ôté de
mon affection et qu'il vit toujours pour moi, et auprès de moi, comme si
je le voyais! vous devez sentir cela encore plus que moi, vous sa
tendre mère. Il n'est donc pas parti, il ne nous a pas quittés. Il est
invisible pour nous; mais il nous aime toujours, en quelque lieu et sous
quelque forme qu'il existe.

Nous lui devons autant, disparu, que nous lui devions quand il était là.
Aussi vous lui devez de vivre avec courage, de prendre soin de vous,
et de vous conserver jeune et forte pour soigner ce pauvre père
souffreteux, qui ne vit que parles soins de l'affection et son propre
courage. Et l'autre enfant, si beau et si bon, lui aussi, a besoin que
vous l'aimiez, et tant d'amis dévoués, et nous qui ne faisons qu'un
coeur avec vous dans cette mortelle douleur!

Le prince en a été déchiré aussi; il m'a écrit une lettre désolée. Tout
le monde l'aimait, ce cher être, si aimable et si expansif.

Maurice a été si bouleversé et si étouffé, que j'en ai été inquiète.
Bonne amie, épanchez-vous avec nous; parlez-nous de _lui_, de Frédéric,
de vous, et de Georges.

Pleurez, ne vous retenez pas. N'ayez pas de courage et de réserve avec
nous; n'ayez de force que pour reprendre la vie de dévouement, et croyez
que nous sommes à vous, Maurice et moi, corps et âme.

G. SAND.

  [1] Lucien Villot.



DVII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

                                 Nohant, 21 février 1862.

Cher ami,

Tu sais quelle douleur nous a frappés. Tu connaissais peu cet enfant;
mais tu as dû souvent nous entendre dire que c'était un coeur d'or. Sous
le rapport de la tendresse, de l'expansion, de la franchise, il était
vraiment exceptionnel, et, quand il nous a quittés, à Tamaris, nous
pleurions tous sans savoir pourquoi. Nous nous demandions pourquoi nous
l'aimions tant et avec un excès de sensibilité puérile.

Ce n'était pas une intelligence extraordinaire; du moins il ne se
faisait remarquer encore que par une facilité extraordinaire, et, comme
il avait une vitalité impétueuse et peu d'application à l'étude, on ne
savait s'il deviendrait où non un homme distingué. Il était _coeur_
des pieds à la tête, on peut dire; si aimant et si aimable, qu'on ne
songeait pas à lui demander d'être autrement qu'il n'était. Il a eu une
mort atroce, et c'est une amertume de plus dans nos regrets; mort atroce
de souffrance, admirable de courage. Nous avons été brisés, ses pauvres
parents, Ferri, le prince; c'est une consternation.

Mais je te parle de choses bien tristes; l'habitude de nous dire les uns
aux autres tout ce qui nous arrive fait que j'abuse un peu; ne sachant,
du reste, guère parler que de ce qui fait notre vie, et prenant
mutuellement part aux joies ou aux douleurs de nos familles, nous
nous racontons nos événements domestiques, et ceci en est un grand et
profondément senti à Nohant.

Tu dois avoir lu avec intérêt le discours de Napoléon à ces ganaches du
Sénat. C'est bon et bien à lui de tenir tête à cette réaction furieuse,
et de vouloir pousser l'Empire dans la voie du vrai. Mais l'Empire
entend-il de cette oreille? voilà la question!

Maurice s'est jeté dans la géologie; mais il a eu gros à secouer. Il
pleure rarement et le chagrin l'étouffe. Il aimait Lucien comme son
enfant. J'ai dû lui cacher une partie de mon chagrin. Enfin! je crois à
l'autre vie. Sans cela! Mais la justice infinie réside quelque part, et,
en étudiant la nature, on devient toujours plus convaincu que rien ne se
perd. L'âme, bien autrement précieuse que la matière, ne se perd donc
pas.

Cher ami, embrasse pour moi Eugénie, Anna, Berthe et Cyprien et toute ta
chère famille. Donne-nous de vos nouvelles à tous et ne craignez pas
de nous parler de vos bonheurs. Nous ne pensons pas qu'à ceux qui nous
quittent, nous aimons d'autant plus ceux qui nous restent.

G. SAND.



DVIII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JÉRÔME), A PARIS

                                 Nohant, 25 février 1862.

Oui, vous seul êtes franc et courageux dans cette officine d'hypocrisie.
Ne vous laissez pas effrayer de tous ces cris, marchez toujours, cher
prince, et soyez sûr que la vraie France est avec vous. Elle vous
tiendra compte de ces fureurs que vous soulevez, et votre place est déjà
marquée dans l'histoire du progrès comme un rayon de vérité perçant les
ténèbres. Nos coeurs vous suivent et le mien vous bénit.

GEORGE SAND.



DIX

AU MÊME

                                 Nohant, 26 février 1862.

Merci pour le numéro du _Moniteur_ que vous avez eu la bonté de
m'envoyer. Je ne vous avais lu que tronqué dans les autres journaux,
quand je vous ai écrit hier au soir, et je vois que vous avez encore
mieux parlé que je ne croyais. Votre discours est beau autant qu'il
est bon, et, dans votre bouche, ces choses sont grandes et durables en
retentissement. Vous ouvrez une grande tranchée.

_La pensée du règne_, comme on disait sous Louis-Philippe, vous y
suivra-t-elle? que de réserve timide et un peu lâche, que de puéril
modérantisme dans le talent _parleur_ des orateurs du gouvernement!

L'empereur se fait admirer par sa prudence; mais peut-être croit-il
nécessaire d'en avoir plus qu'il ne faut, et je vois avec une profonde
inquiétude le développement effroyable de l'esprit clérical. Il ne sait
pas, il ne peut pas savoir à quel point le prêtre s'est glissé partout
et quelle hypocrisie s'est glissée aussi dans toutes les classes de
cette société enveloppée dans le réseau de la propagande papiste. Il ne
sent donc pas que cette faction ardente et tenace sape le terrain sous
lui, et que le peuple ne sait plus ce qu'il doit défendre et vouloir,
quand il entend son curé dire tout haut et prêcher presque dans chaque
village que l'Église est la seule puissance temporelle du siècle? Ne
serait-il pas temps de montrer qu'on peut braver le prêtre et ne pas
perdre la partie? Croyez ce que je vous dis, le peuple est convaincu en
ce moment que l'empereur est le plus faible et qu'il n'ose rien contre
les hommes du passé. Or vous savez la triste défaillance des masses,
quand elles croient voir défaillir le pouvoir quel qu'il soit.

L'empereur a craint le socialisme, soit; à son point de vue, il devait
le craindre; mais, en le frappant trop fort et trop vite, il a élevé,
sur les ruines de ce parti, un parti bien autrement habile et bien
autrement redoutable, un parti _uni_ par l'esprit de caste et l'esprit
de corps, les _nobles_ et les _prêtres_; et malheureusement je ne vois
plus de contrepoids dans la bourgeoisie.

Avec tous ses travers, la bourgeoisie avait son côté utile comme
prépondérance.

Sceptique ou voltairienne, elle avait aussi son esprit de corps, sa
vanité de parvenu. Elle résistait au prêtre, elle narguait le noble,
dont elle était jalouse. Aujourd'hui, elle le flatte; on a relevé les
titres et montré des égards aux légitimistes dont on s'est entouré; vous
voyez si on les a conquis! Les bourgeois ont voulu alors être bien avec
les nobles, dont on avait relevé l'influence; les prêtres ont fait
l'office de conciliateurs. On s'est fait dévot pour avoir entrée dans
les salons légitimistes. Les fonctionnaires ont donné l'exemple; on
s'est salué et souri à la messe, et les femmes du _tiers_ se sont
précipitées avec ardeur dans la légitimité; car les femmes ne font rien
à demi.

Depuis un an, tout cela a fait un progrès énorme, effrayant, dans les
provinces. Les prêtres font des mariages, ils font avoir des dots en
échange de la confession. On a poursuivi des sociétés secrètes qui
ne pouvaient rien, parce qu'on ne s'y entendait pas. La Société de
Saint-Vincent-de-Paul est très unie, elle marche comme un seul homme,
elle est la reine des sociétés secrètes. Elle a un pied partout, même
dans les écoles, et la moitié des étudiants qui ont sifflé About n'ont
pas sifflé le prétendu ami de l'empereur, mais l'ennemi bien avéré du
cardinal Antonelli; ce que je vous dis là, _je le sais_.

Je crois qu'il est temps encore; mais, dans un an, il sera peut-être
trop tard. La France a besoin de croire à la force de ceux qui la
conduisent. On lui fait accepter les choses les plus inattendues par ce
prestige. Quand on hésite, quand on s'arrête, elle crie aussitôt qu'on
recule, elle le croit, et on est perdu.

Il est bien étrange que, républicaine, je vous dise tout cela, cher
prince; peut-être ceux de mon parti, ou du moins peut-être quelques-uns
croient-ils qu'il faudrait dire _tant mieux_. Eh bien, ils se trompent,
ils ne peuvent relever la République et, sans s'en apercevoir, ils vont
droit à la Restauration. Alors nous revenons de cent ans en arrière:
l'Italie est perdue, la France avilie, et nous reprenons les charmants
traités de 1815!

Si cela arrive de mon vivant, malgré le peu de forces qui me restera,
j'irai plutôt vivre avec vos amis les Hurons que de vivre dans les
parfums de la sacristie.

Cher prince, vous êtes dans le vrai: l'Empire est perdu, si l'Italie est
abandonnée; car la question de l'avenir est tout entière. Vous l'avez
dit avec coeur, avec talent et avec conviction. Puissiez-vous être
entendu! Vous avez le vrai courage moral qui soulève toujours des
tempêtes, c'est une gloire dont je suis fière pour vous.

GEORGE SAND.



DX

MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

                                 Nohant, 27 février 1862.

Chère bonne amie,

Je ne veux pas vous laisser reposer _de moi_. Je veux, vous tourmenter
de mes supplications, pour que vous surmontiez cette atroce douleur.

L'oublier? non, jamais! aucun de nous ne veut oublier celui que nous
aimions tant. Mais il faut lui survivre avec énergie, afin que son autre
vie soit heureuse et que le lien éternel entre nous et lui ne soit pas
brisé. Se retrouver ailleurs est la récompense; pour la mériter, nous
devons faire marcher ensemble le courage et le souvenir, le regret
tendre et l'espérance vaillante; c'est ce que le vulgaire ne sait pas
faire, c'est ce que vous saurez faire, vous, intelligence d'élite. Cher
cousin Frédéric! il a besoin de vous, et ce pauvre bon Georges! quelle
désolation autour de vous, quelle solitude dans leur vie si vous perdiez
la force, le vouloir et la santé! Et cet excellent coeur si tendre, ce
digne Ferri qui faiblit! Ah! je le comprends bien, il y a des moments où
l'âme se déchire et se brise! mais pensons, aux autres, pensons toujours
au bien que nous pouvons leur faire; car, heureux ou malheureux, nous
avons toujours devant nous le devoir du dévouement qui reste le même, et
dont aucune souffrance, si amère qu'elle soit, ne nous dispense.

Ah! comme _il_ était aimé! toutes les lettres que je reçois sont pleines
de lui. Jamais un homme si jeune n'a été si apprécié et si regretté; que
ce soit pour vous une sorte de consolation: il n'a connu de la vie que
ce qu'elle a de meilleur, l'affection qu'on éprouve et qu'on inspire. Je
vous embrasse tendrement tous, et mes enfants, encore aussi, vous disent
qu'ils vous aiment.

G. SAND.



DXI

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS

                                 Nohant, 5 mars 1862.

Cher prince,

Vous parlez avec un grand talent, ça ne m'étonne pas, moi, et je sais
que cette éloquence vous vient du coeur. Mais tous ces cafards,
comme ils vous en veulent! Est-ce qu'ils remporteront? est-ce qu'ils
représentent la France aux yeux de l'empereur? Vous avez bien fait de
protester d'avance contre l'hypocrite diplomatie du ministre-orateur.
Cela nous laisse un peu d'espoir.

Au fond pourtant, je suis furieuse; vous ouvrez à _la pensée du règne_
un courant qui peut tout sauver, et même tout laver dans l'histoire, et
on semble fermer volontairement les yeux!

Mais je vous jure que l'Empire est perdu s'il continue à dormir ou à
trembler, pendant que les vieux pouvoirs s'éveillent et que les prêtres
travaillent. Tout le salut est en vous, en vous seul. Si la France est
aussi aveugle que le pouvoir, nous aurons un atroce 1815 et ce qui
s'ensuit.

Est-ce que tous ces vieux généraux dévots ne sont pas vendus d'avance?

Cher prince, allez toujours, tout le monde n'est pas ingrat. Le peuple
intelligent n'est pas encore corrompu. La France ne peut pas se
suicider. Que Dieu veille sur nous et qu'il soit toujours avec vous!

G. SAND.

Les _Débats_ disent avec raison que vous _parlez comme personne ne
parle_, je le crois bien! Vous seul croyez ce que vous dites.



DXII

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                 Nohant, 10 mars 1862.

Vous êtes un bon fils d'aimer votre _maman_ et d'aimer ceux qui
l'aiment. Certainement ça me fait plaisir qu'on vous dise du bien de
moi, et qu'on en pense, quand _c'est des gens_ de coeur et de mérite
comme ceux dont vous me parlez. Est-ce que ce M. Rodrigues n'est pas le
frère d'Olinde Rodrigues, que j'ai beaucoup connu, et qui était dans
les bons israélites avancés et d'assez belle force en philosophie
progressiste?

Je ne sais pas si vous avez remarqué qu'avec les juifs, il n'y a pas de
milieu: quand ils se mêlent d'être généreux et bons, ils le sont plus
que les croyants du Nouveau Testament. Je suis très touchée de ce
mariage d'E.H.... Voilà ce qui s'appelle faire du bien utile. Quand vous
reverrez ces bienveillants lecteurs de George Sand, vous leur direz que
des lecteurs comme eux me consolent de tant d'autres.

Moi, j'ai essayé, ces jours-ci, de devenir aussi un lecteur de ce pauvre
romancier. Ça m'arrive tous les dix ou quinze ans de m'y remettre comme
étude sincère et aussi désintéressée que s'il s'agissait d'un autre,
puisque j'ai oublié jusqu'aux noms des personnages et que je n'ai que la
mémoire du sujet, sans rien retenir des moyens d'exécution. Je n'ai pas
été satisfaite de tout; il s'en faut. J'ai relu _l'Homme de neige_ et
_le Château des Désertes_. Ce que j'en pense n'a pas grand intérêt à
rapporter; mais le phénomène que j'y cherchais et que j'y ai trouvé est
assez curieux et peut vous servir.

Depuis un mois environ je ne m'étais occupée que d'histoire naturelle
avec Maurice, et je n'avais plus dans la cervelle que des noms plus ou
moins barbares; dans mes rêves, je ne voyais que prismes rhomboïdes,
reflets chatoyants, cassure terne, cassure résineuse; et nous passions
des heures à nous demander: «Tiens-tu l'orthose?--Tiens-tu l'albite?»
et autres distinctions qui ne sont jamais distinctes pour les sens, en
mille et un cas minéralogiques.

Si bien que, Maurice parti, cette étude qui, à deux, me passionnait, est
retombée pour moi dans l'étude des choses mortes. Et puis j'avais perdu
bien du temps et il fallait se remettre à son état. Mais, alors, votre
serviteur! il n'y avait plus personne. George Sand était aussi absent de
lui-même que s'il fût passé à l'état fossile. Pas une idée d'abord, et
puis, les idées revenues, pas moyen d'écrire un mot. Je me suis rappelé
vos désespoirs de l'été dernier. Ah! c'était bien autre chose. Vous
n'êtes jamais tombé au point de ne pas pouvoir écrire trois lignes dans
une langue quelconque; vous ne vous êtes jamais promené dans un jardin
avec la monomanie insurmontable de ramasser tous les cailloux blancs
pour les comparer les uns aux autres. Alors j'ai pris un ou deux
romans de moi pour me rappeler que jadis--il y a six semaines
encore--j'écrivais des romans. D'abord je ne comprenais rien du tout.
Peu à peu, ça s'est éclairci. Je me suis reconnue, dans mes qualités et
dans mes défauts; et j'ai repris possession de mon _moi_ littéraire. A
présent, c'est fini, en voilà pour, longtemps à ne pas me relire et à
fonctionner comme une eau qui court sans trop savoir ce qu'elle pourrait
refléter en s'arrêtant.

Quand vous retomberez dans ces crises-là, relisez _le Régent Mutstel_,
et _la Dame aux perles;_ ou la première venue de vos pièces, et vous
vous repêcherez; car nous passons notre vie à nous noyer dans le prisme
changeant de la vie, et le petit rayon que nous pouvons avoir en propre
y disparaît bien facilement. Mais cela n'est pas mauvais, croyez-le. Se
relire souvent, s'examiner sans cesse, se connaître toujours serait un
supplice et une cause de stérilité.

Croyez bien que le père Dumas n'a dû l'abondance de ses facultés qu'à
la dépense qu'il en a faite. Moi, j'ai des goûts innocents, aussi je ne
fais que des choses simples comme bonjour. Mais, pour lui qui porte un
monde d'événements, de héros, de traîtres, de magiciens, d'aventures,
lui qui est le drame en personne, croyez-vous que les goûts innocents ne
l'auraient pas éteint? Il lui a fallu des excès de vie pour renouveler
sans cesse un énorme foyer de vie. Vous ne le changerez pas en effet, et
vous porterez le poids de cette double gloire, la vôtre et la sienne.
La vôtre avec tous ses fruits, la sienne avec toutes ses épines. Que
voulez-vous! il a engendré vos grandes facultés, et il se croit quitte
envers vous. Vous avez voulu en faire un emploi plus logique: votre
_moi_ s'est prononcé là, et vous a emmené sur une autre voie où il ne
peut pas vous suivre.

C'est un peu dur et difficile d'être forcé parfois de devenir le père
de son père. Il y faut le courage, la raison et le grand coeur que vous
avez. Ne le niez pas, ce grand coeur; il perce dans tout ce que vous
dites et dans tout ce que vous faites. Il vous gouverne à votre insu
peut-être, mais il vous gouverne, et, s'il vous crée des devoirs dont
beaucoup de gens ne s'embarrassent guère, il vous payera bien en
puissance vraie et en repos intérieur.

Allez-y gaiement, allez-y toujours, et vous verrez plus tard! Tout
passe, jeunesse, passions, illusions et besoin de vivre; une seule chose
reste, la droiture du coeur. Cela ne vieillit pas et, tout au contraire,
le coeur est plus frais et plus fort à soixante ans qu'à trente, quand
on le laisse faire.

Je ne vous ai pas remercié, c'est vrai, pour l'offre de votre bijou
d'appartement; je ne vous remercie pas, j'accepte pour le cas où
je n'aurais plus de gîte à Paris. Où serais-je mieux que chez mon
enfant?--Mais, pour un bon bout de temps encore, j'ai mon petit grenier
rue Racine et mes habitudes de quartier Latin.

Je vous embrasse de tout mon coeur et je vous charge de tous mes bons
souvenirs pour les châtelaines.

G. SAND.



DXIII

A MADEMOISELLE LINA CALAMATTA, A MILAN

                                 Paris, 31 mars 1862.

Ma Lina chérie,

Fiez-vous à nous, _fie-toi à lui_, et crois au bonheur. Il n'y en a
qu'un dans la vie, c'est d'aimer et d'être aimée. Nous sommes deux qui
n'aurons pas d'autre but et pas d'autre pensée que de te chérir et de te
gâter. Nous aimons ton père si tendrement aussi, que tous nos soins et
tous nos désirs seront pour le voir et le chercher, ou l'attirer ou le
retenir le plus possible. Il en a toujours été ainsi, tu le sais. Il y a
trente ans qu'il est un de nos meilleurs amis, et, à présent qu'il nous
confie ce qu'il a de plus cher au monde, il est, avec toi, ce que nous
chérissons le plus et le mieux. Maurice enfant l'a aimé d'instinct;
homme, il l'a apprécié, et, quand il t'a vue, toi qui tiens tant de lui,
il a senti pour toi une sympathie qui ne ressemblait à aucune autre.

Et moi donc!--Je sens bien que je te serai une mère véritable; car j'ai
besoin d'une fille et je ne peux pas trouver mieux que celle du meilleur
des amis.

Aime ta chère Italie, mon enfant, c'est la marque d'un généreux coeur.
Nous l'aimons aussi, nous, surtout depuis qu'elle s'est réveillée dans
ces crises d'héroïsme, et, puisque tu l'aimes passionnément, nous
l'aimerons ardemment. Ce n'est pas difficile ni méritoire, et, n'en
fût-elle pas digne comme elle l'est, nous l'aimerions encore parce que
tu l'aimes. Enfin, ma Lina chérie, ouvre-nous ton coeur, et tu verras
que le nôtre t'appartient, et que _celui_ dont j'ai plaidé la cause
auprès de ton père et de toi est digne de se charger de ton bonheur.
Nous avons traversé, Maurice et moi, bien des épreuves en nous tenant
toujours la main plus fort et en nous consolant de tout l'un par
l'autre; mais toujours nous nous disions: «Où est celle qui nous
rendrait complètement forts et heureux?» Viens donc à nous, chère fille,
et sois bénie! Je t'embrasse de toute mon âme, et je pense jour et nuit
au moment qui nous réunira. A bientôt, j'espère! j'espère et je désire,
et je veux.

Embrasse pour moi ton bien-aimé père. Remercie-le pour moi, comme je te
remercie d'avoir confiance en nous.

G. SAND.



DXIV

A M. MARGOLLÉ, A TOULON

                                 Paris, 6 avril 1862.

Cher monsieur,

J'ai reçu votre livre en quittant Nohant et j'en ai lu une partie en
chemin de fer. Mais, depuis que je suis ici, je n'ai pu l'achever. C'est
une vie désordonnée pour moi que ce Paris, où je ne puis m'appartenir un
instant.

J'ai beau fuir le monde et ne vouloir aller nulle part, et vouloir me
renfermer dans l'intimité, je suis assiégée jusque sur l'escalier et
jusque dans mon fiacre. Et puis tant de choses à voir et à faire en
quinze jours, quand on ne vient à Paris que tous les deux ou trois ans!
Enfin j'achève mes corvées et je repars dans deux jours, et je vous
lirai et je reprends la seule vie qui me convienne, la vie d'étude et de
réflexion. Ce que j'ai lu est d'un grand intérêt et très beau de coeur
et de pensée.

Vous avez pris le bon chemin dans la vie. Il n'y en a pas d'autre. Toute
cette agitation politique qui règne ici est inféconde. A tous les étages
et dans tous les milieux de cette politique, je ne vois que des gens
perchés sur leurs balcons et regardant en bas vers le peuple, les uns
avec effroi, les autres avec espérance, et tous se disant: «Que fait-il?
que va-t-il faire? que pense-t-il? que veut-il? quel mal ou quel bien va
sortir de lui? Questions insolubles!» Le peuple n'en sait pas davantage
sur ceux qu'il regarde d'en bas, il n'en sait guère plus sur lui-même.
Il attend et il s'inspirera du moment; et qu'importe ce qu'il fera, s'il
ne sait pas pourquoi il le fait?

Instruisons-le sous toutes les formes. Le résultat de nos efforts est
peut-être fort éloigné, mais au moins il est sûr, et tout le reste est
inutile.

Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Je vous écrirai de
Nohant, et, en attendant, j'envoie à votre digne compagne, à votre
famille et à tous vos chers enfants mille tendres souvenirs.

G. SAND.



DXV

A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE

                                 Nohant, 3 mai 1862.

Mon ami bien cher,

Je suis, depuis longtemps déjà, sans nouvelles de vous. Pouvez-vous
m'en faire donner, si le travail d'écrire vous fatigue encore?
Dois-je espérer que vous êtes mieux, comme, votre dernière lettre me
l'annonçait?

Moi, je veux vous annoncer le prochain mariage de mon fils avec la fille
de mon vieux et cher ami Calamatta. C'est une charmante enfant et un
esprit généreux. Cette union est un voeu de mon coeur enfin accompli.

Vous partagerez ma joie, vous qui ne vivez que pour vos amis sans songer
à vous-même. Mais, s'il est possible, parlez-moi un peu de vous, sinon
pensez à moi et souhaitez du bonheur à mon cher fils. Le ciel, qui vous
aime, y aura égard!

GEORGE SAND.



DXVI

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS

                                 Nohant, 11 mai 1862.

Cher prince,

Êtes-vous encore à Paris? Je me hâte de vous remercier de toute mon âme
pour ma soeur, qui va, grâce à vous, se trouver heureuse.

A présent, j'ai le coeur tout à fait libre de cette perplexité de
famille et je suis toute au bonheur de mes enfants, qui se marient dans
quelques jours. Ah! si vous ne partiez pas cette semaine, ce serait
si vite fait pour vous de venir, _incognito_, passer vingt-quatre
heures!--_Ma!_--peut-être seriez-vous un peu compromis par notre liberté
de conscience?--pas de prêtre!

Nous sommes excommuniés, comme tous ceux qui, de fait ou d'intention,
ont souhaité l'unité de l'Italie et le triomphe de Victor-Emmanuel;
nous nous tenons pour chassés de l'Église. Mais ne le dites pas à
la princesse Clotilde! Il ne faut pas faire pleurer les anges. Elle
croit--nous ne croyons pas, nous autres,--à l'Église catholique. Nous
serions hypocrites d'y aller.

Encore merci, et tâchez, s'il vous plaît, monseigneur, de nous délivrer
Rome. Calamatta nous dit ici que vous allez trouver en Italie des
transports d'affection et de reconnaissance. Ce voyage est pour nous une
grande espérance; car nous voilà tous très Italiens de coeur, et nous
vous aimons d'autant plus.

Mais vous ne resterez pas longtemps? Est-ce que le moment où vous allez
être père n'approche pas? Que de joie chez nous quand nous saurons que
vous avez ce bonheur!

GEORGE SAND.



DXVII

A MADAME D'AGOULT, A PARIS

                                 Nohant, 7 juin 1862.

Merci de votre bon petit mot, ma chère Marie. C'est bien aimable à vous
de vouloir que ces heureux jours qui me viennent soient complétés par un
souvenir et une félicitation de votre part. Quand on s'est franchement
aimés, je crois qu'on s'aime toujours, même pendant le temps où l'on
croit s'être oubliés. Moi, je ne sais plus trop ce qui s'est passé.

La vie est toujours pour moi l'heure présente. Cette heure est telle
aujourd'hui, que vous pourriez lire dans mon coeur sans y rien trouver
qui vous afflige et vous inquiète.

Donc à vous toujours!

GEORGE.



DXVIII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS

                                 Nohant, 20 juillet 1862.

Mon cher prince,

J'arrive des bords de la Creuse, et j'apprends l'heureux événement; j'en
suis enchantée, vous le savez d'avance.

La princesse est une brave mère de nourrir son enfant! Vous, il faut en
faire un homme, un vrai homme, de cet enfant-là. Vous serez un tendre
père, j'en suis sûre, parce que vous avez été un bon fils; mais
occupez-vous _vous-même_ de son éducation, et elle sera ce qu'elle doit
être pour un homme de l'avenir et non du passé.

Vos amis comptent là-dessus et se réjouissent. Je ne peux pas vous dire
combien je pense à vous et combien je rêve de votre fils, vous êtes
content, cette fois? Dites-moi oui, et donnez-lui un baiser pour moi, au
nom du bon Dieu, le roi des rois, avec qui je ne suis pas trop mal.

Il n'est pas encore question d'un bonheur comme ça chez nous. J'attends
_l'espérance_ avec impatience. Mes enfants sont chez mon mari à Nérac.
Il a été gravement malade; il est hors d'affaire, et mes enfants vont me
revenir.

Je vous aime de tout mon coeur, toujours.

GEORGE SAND.



DXIX

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

                                 Nohant, 7 août 1862.

Ma chère mignonne,

Je suis bien contente de l'embarras d'Hetzel[1] puisqu'il me procure une
charmante lettre de toi, et de bonnes nouvelles de vous toutes. J'ai vu
ton père hier et nous avons causé, comme tu penses, de tout ce qui vous
concerne, et de cette pauvre chère grand'mère qui est partie!

Ma Lina, qui est de retour de son voyage et se propose de t'écrire
bientôt, a fait aussi mille questions sur vous à ton père. Et nous avons
dit beaucoup de mal de toi, comme tu penses! Nous avons grondé ton père
de ce qu'il ne te faisait pas courir un peu avec lui quand il vient chez
nous: ce serait si bon pour nous de te tenir ici! Mais il dit: «Cela
ne se peut pas, elle travaille, elle est forcée à des relations
continuelles pour ses travaux.»

Un temps viendra peut-être où tu auras un peu de vacances, et Valentine
aussi, et alors ta petite maman n'aurait plus de raison d'être à Paris
quand le père aurait à venir en Berry. Vous prendriez Nohant pour
_centre d'opérations_, ton père faisant ses courses et promenades; vous,
le peu de visites que vous tenez à faire maintenant au pays, et vous
auriez chez nous le _home_ et la famille.

Rien ici de changé essentiellement depuis les bons jours d'intimité
que nous y avons passés ensemble, sauf le grand bonheur d'avoir cette
adorable et adorée petite, immense compensation aux douleurs qui nous
ont tous frappés et aux adieux tant de fois répétés aux vivants et aux
morts.

Laisse Lina et moi faire ce bon rêve de vous ravoir quelquefois près de
nous, quand de bonnes circonstances le permettront, et parlons de cette
_géométrie naturelle_, qui est une oeuvre charmante et bonne. Que les
lecteurs sont donc bêtes avec leur répulsion pour les mots! Enfin
cherchons:

  Avant nous.
  L'oeuvre avant l'ouvrier.
  Les formes primitives.
  La science avant les savants.
  L'artiste éternel.
  Histoire de la forme.
  La loi des formes naturelles.

Tout cela ne vaut rien, et rien ne vaudra jamais le vrai titre, qui
était le seul juste. Il faut tâcher de persuader à Hetzel de le
conserver, ou il faut qu'il en trouve un bon. S'il refusait l'ouvrage,
il me semble que madame Pape-Carpentier trouverait à le placer
naturellement dans la _Bibliothèque utile_ de Leneveu, qui est un
excellent recueil, très répandu et très goûté.

Bonsoir, chère fille; je t'embrasse, je vous embrasse tous bien fort.

TA MARRAINE.

  [1] Qui cherchait un titre pour l'ouvrage d'abord intitulé _Evenor
      et Leucippe_, et qui s'est définitivement appelé _les Amours de
      l'âge d'or_.



DXX

A MADAME D'AGOULT, A PARIS

                                 Nohant, 23 octobre 1862.

Chère Marie,

J'ai appris bien tard le malheur affreux qui vous a frappée. Je le
ressens vivement; et, qu'il soit tard où non pour vous le dire, je veux
que vous me comptiez au nombre de ceux que vos douleurs affecteront
toujours profondément. C'est dans ces tristes ébranlements de la vie que
l'on sent la durée des chaînes de l'affection et comme le réveil de
tout ce que le coeur avait mis en commun de joies et de peines. Vous
me félicitiez récemment d'avoir acquis une fille charmante, et vous en
perdez une accomplie[1].

Croyez que l'égoïsme naturel au bonheur s'arrête ici et que je souffre
de votre mal. Et puis qu'est-ce que le bonheur quand un jour imprévu
nous le brise? Qui peut compter sur le soleil de demain? Votre âme si
élevée, votre esprit, qui a touché aux plus hautes solutions de la
pensée, a sans doute puisé des forces suprêmes dans l'espoir confiant
d'une vie meilleure. Je n'ai donc rien à vous dire pour vous consoler
que vous ne sachiez mieux que moi.

Ce que je vous apporte, c'est un grand respect pour vos larmes et une
grande tendresse pour vos déchirements.

GEORGE.

  [1] Madame Emile Ollivier.



DXXI

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS

                                 Nohant, 14 décembre 1862.

Merci à vous, cher prince, pour la brochure que vous avez bien voulu me
faire envoyer. J'ai été un peu malade ces jours derniers. Je n'ai pu la
lire que cette nuit; tous ces documents sont très frappants et de la
plus grande utilité. Espérons qu'ils ajouteront leur poids à la somme de
réflexions que le public et le gouvernement devraient faire un peu moins
longues ou un peu moins _indifférentes_ au salut de l'Italie et de la
France.

Devant l'envahissement du pouvoir clérical, il me semble que la France
est encore plus menacée que l'Italie. Est-ce une finesse de l'empereur
pour laisser constituer chez nous une Église gallicane pendant que celle
de Rome tomberait? Le jeu serait habile, mais périlleux. Le prêtre
peut bien ruser au plus fin, gallican ou non, et je ne vois pas ce que
l'honneur français gagne à remporter ce genre de victoires.

Vous avez fait encore des vôtres, monseigneur! Vous avez couru, cette
année, la terre et la mer toujours avec des risques, des gros temps
et des aventures. Vous aimez cela, c'est bien, et on me dit que la
princesse Clotilde est aussi brave que vous. On me dit aussi que votre
fils devient superbe. Voilà des éléments de bonheur domestique.

Mais êtes-vous rassuré sur nos publiques affaires? Il me semble que la
vie, à force d'être lente, s'éteint sous la cendre, aussi bien dans les
masses que sur les trônes.

Tout mon petit nid vous envoie des respects pleins d'affection et de
dévouement. Maurice est touché de votre bon souvenir à l'endroit de la
brochure. Il se dispose à aller passer quelques jours dans le Midi chez
son père; après quoi, il ira à Paris avec sa chère et _parfaite_ petite
femme. Moi, je ne sais quand je sortirai de mon encrier pour respirer un
peu; ce que je sais, c'est que je vous aime toujours de tout mon coeur
et qu'il me tarde bien de vous revoir.

GEORGE SAND.



DXXII

A M. ÉDOUARD CADOL, A PARIS

                                 Nohant, 29 janvier 1863.

Mon cher enfant,

Maillard m'a fait part du désir exprimé par la direction du Vaudeville
de joindre mon nom au vôtre sur l'affiche. Cela ne peut pas être, et,
tout en remerciant pour moi ces messieurs de ce qu'il y a d'obligeant
dans leur idée, dites-leur qu'à aucun titre je ne puis accepter la
_collaboration fictive_. Vous savez mieux que personne que je n'ai ni
fourni le sujet tel que vous l'avez conçu et exécuté, ni exécuté quoi
que ce soit dans la pièce. Les conseils que je vous ai donnés étaient
de ceux que le premier venu donne sous l'impression du moment, et se
réduisaient à faire ressortir un peu plus vos propres idées et votre
propre composition. D'ailleurs, je ne pourrais pas me prêter à cette
collaboration fictive, quand même je ne la rejetterais pas absolument en
principe. Des engagements personnels et particuliers s'y opposeraient
en ce moment. Voilà ce que je vous prie de répondre, ainsi que ce qui
précède, puisque c'est la vérité.

La pièce est charmante et n'a pas besoin _d'appui._ Soyez tranquille et
gardez votre nom _tout seul_. Il faut bien que les noms commencent avant
de faire autorité.

A vous de coeur.

G. SAND.



DXXIII

A M. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

                                 Nohant, 2 février 1863,

«Ne rien mettre de son coeur dans ce qu'on écrit?» Je ne comprends pas
du tout, oh! mais du tout. Moi, il me semble qu'on ne peut pas y mettre
autre chose. Est-ce qu'on peut séparer son esprit de son coeur? est-ce
que c'est quelque chose de différent? est-ce que la sensation même peut
se limiter? est-ce que l'être peut se scinder? Enfin ne pas se donner
tout entier dans son oeuvre, me paraît aussi impossible que de pleurer
avec autre chose que ses yeux et de penser avec autre chose que son
cerveau. Qu'est-ce que vous avez voulu dire? vous me répondrez quand
vous aurez le temps.



DXXIV

A M. ÉDOUARD CADOL, A PARIS

                                 Nohant, 6 février 1863.

Cher enfant,

J'ai tenu conseil avec Lina et Maurice, et j'ai donné mon avis, qui a
été écouté. Nous vous savons tous gré, de votre bon coeur, qui voudrait
pouvoir nous dédier à tous la comédie que nous avons tous bercée avec
tendresse. Mais ni moi, ni Maurice, ni les autres, soyez-en sûr, ne
doutons de votre bonne affection, et il s'agit pour nous, avant tout, de
la pièce et de son succès. Ce n'est guère l'usage de dédier une pièce.
N'attirez donc pas l'attention du gros public sur mon nom et sur rien
qui rappelle Nohant.

Assez d'envieux diront dans les petits coins, si la pièce a du succès,
que, puisqu'elle a été faite à Nohant, j'y ai mis la main.

Les directeurs de théâtre le diront aussi, croyant faire du bien à la
pièce et se souciant, fort peu de faire du mal à l'auteur.

Laissez cela se perdre dans les cancans de coulisses et croyez bien
que le public de la troisième représentation n'en saura rien du tout.
Inutile donc que les lecteurs en sachent davantage, et qu'une dédicace
les y fasse penser.

Sur ce, merci de coeur pour Lina, Maurice et moi, et croyez que mon
conseil est bon. Il ne s'agit pas de plaire aux directeurs et aux
éditeurs, qui veulent toujours des noms _patronnés_ pour écouler leur
marchandise. Il s'agit de vous faire un nom indépendant contre vent et
marée. C'est plus difficile que d'avaler une tranche d'ananas. Allez-y
et ne craignez rien.

Bonsoir, cher Almanzor, et bon courage! Amitiés de tous. Écrivez-nous
toujours quand vous avez le temps.

G. SAND.



DXXV

AU MÊME

                                 Nohant, 7 février 1863.

Cher enfant,

Nous sommes bien contents et bien heureux, tous! Compliments, amitiés,
joie de toute la famille. Je n'étais pas inquiète du tout, moi: je
savais qu'il y avait dans la pièce un fonds d'intérêt et d'émotion de
nature à être compris par tout le monde; et une moralité à ne choquer
personne, tout en restant assez forte pour faire réfléchir chacun. Quand
vous aurez ce fonds bien établi, secondé par les détails, vous serez
toujours certain d'avoir fait quelque chose qui en vaut la peine et qui
prouve au spectateur payant qu'il n'est pas volé.

Pour le succès de vogue et d'argent, quel sera-t-il? nul ne peut le
savoir; cela dépend beaucoup de l'intelligence de la direction et de son
bon vouloir; et rarement les auteurs ont sujet d'être contents, parce
que les directeurs cherchent toujours l'argent dans le gros lot de
hasard, sauf à perdre le certain modeste de chaque jour.

Attendez-vous à des misères, tout le monde est forcé d'en subir.
Surveillez vos premières représentations en ayant toujours dans la salle
quelques amis vrais et _chauds_, qui entraînent, à point et _à propos_,
le public incertain et distrait par nature. De tels amis intelligents et
dévoués sont rares. Si vous n'y pouvez rien, la chose se fera peut-être
d'elle-même.

Dans quelques jours, le sort financier de la pièce sera décidé; vous
confierez alors vos intérêts à Émile, et vous reviendrez nous trouver
pour travailler au roman et passer tranquille ce charmant hiver qui nous
donne presque tous les jours ici du soleil, des jacinthes et de bonnes
promenades.

Vous verrez Maurice un de ces jours avec sa femme; je ne sais ce qu'ils
resteront de jours ou de semaines à Paris; vous n'aurez pas besoin de
les attendre pour revenir à notre nid, qui est le vôtre.

Tenez-nous au courant de la deuxième et de la troisième représentation,
qui ont aussi leur importance; et, si vous êtes content, pensez, cher
Almanzor, que nous le sommes bien aussi.

G. SAND.



DXXVI

A M.

                                 Nohant, 26 février 1863.

Le christianisme est une vérité abstraite. Pour être une vérité
concrète, une vérité vraie, il lui faudrait avoir tenu compte des
notions que vous avez et que je n'ai pas besoin de vous indiquer. Le
christianisme n'est pas mensonge, il est vérité incomplète. Arme, de
progrès jadis, il est devenu outil de destruction. C'est un tombeau où
l'humanité enferme le peu qui lui reste de conscience et de lumière.
Ceci n'est pas la faute du pauvre docteur supplicié: c'est là faute de
ceux qui ont déifié sa mémoire. Vous direz mieux que moi ce que vous
savez avoir à dire, et ce que je crois savoir que vous direz. Vos
pages sont très belles, élevées et profondes, elles sont d'un esprit
supérieur, à la fois poétique et logicien. Que Dieu vous aide pour aller
au fond des choses sans vous égarer dans le grand abîme où l'on ne
pénètre plus que sur les ailes de l'hypothèse!

Il faut là beaucoup de science du langage, et toutes les sciences de
détail doivent concourir à former la science des sciences.

Moi qui ne sais rien, j'attends, et pourtant je permets à ma conscience
de juger ce qui se produit. C'est très hardi, à coup sûr; mais tout
esprit, si incomplet qu'il soit, a besoin de s'affirmer.

La plus belle des hypothèses, celle qui aurait le droit de marquer une
nouvelle étape religieuse dans les conquêtes de l'avenir, serait celle
qui ferait concorder les besoins de l'intelligence et ceux du coeur avec
les résultats de l'expérience. Déjà de nobles travaux marchent dans ce
sens et je crois être sûre que vos questions amèneront une réponse de
vous-même à vous-même qui éclairera encore cette route nouvellement
ouverte.

GEORGE SAND.



DXXVII


A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS

                                 Nohant, 22 mars 1863.

Mon grand ami,

Vous seul êtes jeune et généreux, et brave! Vous seul aimez le vrai pour
lui-même; vous seul avez le génie du coeur; le seul qui soit vraiment
grand et sûr. Je vous estime et vous aime toujours de plus en plus,
cher noble coeur, flamme brillante au sein de ce banc de houille qu'on
appelle le Sénat; mais ce n'est pas de la houille, on ne peut pas
l'allumer. Ah! c'est un monde de glace et de ténèbres! Ils votent
la mort des peuples comme la chose la plus simple et la plus sage,
puisqu'ils se sentent morts eux-mêmes. Soyez fier de n'être pas aimé de
ces gens-là. Tout ce qui vit encore en France vous en tiendra compte.

J'attends mon exemplaire, ne m'oubliez pas; car je n'ai que l'extrait
des journaux, et ce n'est pas assez.

Mes enfants sont heureux de vous avoir vu. Ma chère petite fille, qui
est un enfant généreux, vous porte dans son coeur. Elle s'est trouvée
malade chez vous, pourtant; sa position _intéressante_ amène de petits
accidents peu graves, mais qui la forçaient de se sauver de partout
sans dire bonsoir; et Maurice, inquiet de la fréquence de ces
évanouissements, me l'a vite ramenée. Elle va bien, à présent. Tous
deux me chargent de leurs sentiments pour vous et je vous charge de nos
respects à tous pour la princesse. Votre fils est beau, très beau, à
ce qu'ils disent. Lina l'a regardé à pleins yeux, avec _émulation_.
Monseigneur, ne le laissez pas élever par les prêtres!

A vous tous nos voeux et toute notre affection.

G. SAND.



DXXVIII

A M. EDMOND ABOUT, A PARIS

                                 Nohant, mars 1863.

Que de talent vous avez! Dix fois plus, à coup sûr, que l'on ne vous
en reconnaît, bien qu'on vous en reconnaisse beaucoup. Pourquoi ne
montez-vous pas jusqu'au génie, que vous touchez, et que vous laissez
échapper à travers vos doigts. C'est parce que vous avez l'âme triste,
malade peut-être. On s'est beaucoup moqué de nos désespoirs d'il y a
trente ans. Vous riez, vous autres, mais bien plus tristement que nous
ne pleurions. Vous voyez le monde de votre temps tel qu'il est, sans
vous demander si vous ne pourriez pas le rendre moins faible en vous
faisant plus fort que lui. Je suis persuadée que vous ne valez ni plus
ni moins que nous ne valions, abstraction faite du progrès de l'art, qui
se fait toujours et qui se fait encore pour les vieux comme pour les
jeunes; mais pourquoi ne pas vouloir nous dépasser? A cette grande bête
de désespérance que nous avions, a succédé, de par vous autres, une
réaction de vie qui étreint la réalité et qui devrait vous avoir fait
faire une véritable enjambée par-dessus nos têtes.

Un de vous ne voudra-t-il pas la faire, et pourquoi ne serait-ce pas
vous? Nous en étions à peindre l'homme souffrant, le blessé de la vie.
Vous voulez peindre, ou vous peignez d'instinct l'homme ardent qui
regimbe contre la souffrance et qui, au lieu de rejeter la coupe, la
remplit à pleins bords et l'avale. Mais cette coupe de force et de vie
vous tue; à preuve que tous les personnages de _Madelon_ sont morts à la
fin du drame, honteusement morts, sauf _Elle_, la personnification du
vice, toujours jeune et triomphant.

Donc, quoi? le vice seul est une force, l'honneur et la vertu n'en sont
pas. Pas un ne résiste, et le seul vrai honnête homme, M. Honnoré, finit
par le suicide, ni plus ni moins que les héros de notre temps byronien.

Pourquoi? dites! Ne croyez-vous pas qu'un homme puisse être assez fort
pour tout braver, tout subir et tout vaincre? pas un seul? pas même,
vous qui faites à bras tendu cette peinture de grand artiste, cette
merveille d'esprit, de vérité, de force, de couleur, de composition
et de dessin que vous intitulez _Madelon?_ Vous n'osez pas être cet
homme-là, ou rêver dans un beau livre que cet homme existe et qu'il
parle par votre plume, et qu'il agit par votre volonté, et qu'il
triomphe par votre conviction? Pourquoi donc, mon Dieu? Faut-il, pour
répandre l'idéal, se faire dévot et invoquer tous les mensonges du
catholicisme, quand il est si bien prouvé que l'homme est en âge d'être
par lui-même dès qu'il le voudra?

Prenez garde, en vérité! Tous ces charmants jeunes gens auxquels le
jeune lecteur voudrait ressembler, sont des misérables. Toutes ces
femmes honnêtes sont des niaises, et si impuissantes à conjurer le mal,
qu'elles sont de trop sur la terre. Elles ne servent qu'à excuser les
maris infidèles par l'ennui qu'elles leur procurent. Il n'y a de logique
que Madelon. Si la nature humaine est ainsi faite autour d'elle, elle a
raison de la mépriser et de ne plus rougir de rien.

Horrible conclusion d'un récit admirable de tous points et devant lequel
tout ce que l'on a de littérature dans l'esprit, s'incline sans réserve,
mais devant lequel aussi tout ce que l'on a d'honnêteté dans le coeur se
révolte douloureusement.

Ne pensez pas que je ne comprenne point du tout ce que vous avez voulu
faire et que je ne voie pas le côté sain de cette violente étude.
Je sais que montrer et dévoiler les mauvais et les lâches est plus
instructif que la prédication et la lecture de la _Vie des Saints_. Je
conviendrai avec vous que, Feuillet et moi, nous faisons, chacun à notre
point de vue, des légendes plutôt que des romans de moeurs. Je ne vous
demande, moi, que de faire ce que nous ne savons pas faire; et, puisque
vous connaissez si bien les plaies et les lèpres de cette société, de
susciter le sens de la force en le prenant justement dans le milieu que
vous montrez si vrai, et que vous avez si magnifiquement observé et
disséqué.

Je vous demande, je vous supplie, à présent que vous venez de faire le
chef-d'oeuvre de la victoire du mal, de nous faire le chef-d'oeuvre du
réveil au bien. Montrez-nous un véritable homme de coeur écrasant ces
vermines, bravant ces luxures, méprisant avec une facilité logique et
simple cette sotte vanité de paraître fort dans l'absurde et puissant
dans l'abus de la vie; vous venez de prouver que cette vanité est
toujours souffletée par la nature qui se venge.

Ayez le courage d'incarner la preuve du triomphe. Que les méchants
triomphent si vous voulez dans l'opinion. Inutile de farder le monde si
bête et si corrompu; mais que Job sur son fumier soit le plus beau et le
plus heureux de tous; si beau, que le jeune lecteur aime mieux être Job
que tous les autres. Ah! que ne puis-je! que n'ai-je votre âge et vos
forces! que ne sais-je tout ce que vous savez!

Pourquoi _le Demi-Monde_ qui mettait à nu Madelon et ses dupes, et ses
complices; a-t-il captivé les plus récalcitrants à ce genre de peinture,
et moi toute la première? C'est parce qu'il y a auprès d'elle deux
hommes qui triomphent: l'un qui la démasque et l'autre qui la répudie,
sans que personne se venge.

Pourquoi l'auteur du _Demi-Monde_ a-t-il le droit de tout dire et de
tout montrer? C'est parce qu'on sent en lui un grand instinct de lutte
contre ce torrent où il aurait pu être englouti. Il ne vous est pas
permis, avec cette magnifique puissance que vous avez, de ne pas faire
du bien. Il faut en faire. Il faut vous venger ainsi de tout le mal
qu'on vous a fait, faute de vous comprendre. C'est quelqu'un qui vous
a compris qui ose et qui doit vous dire cela, du fond d'un coeur mille
fois brisé et toujours heureux quand même.

GEORGE SAND.



DXXIX

A M.

                                 Nohant, avril 1863.

Oui, sans doute, monsieur, je me souviens et je lis votre livre. Vous
êtes un noble, vaste et généreux esprit. Mon fils partage vos idées; car
il s'est fait protestant avec sa femme, et compte élever ses enfants
dans la croyance avancée de la Réforme, dont vous êtes un des plus
éminents et des plus fervents apôtres. Mais, moi, tout en vous aimant
et vous admirant du meilleur de mon âme, je serai de moins en moins
chrétienne, je le sens, et, chaque jour, je sens aussi poindre une autre
lumière au delà de cet horizon de la vie vers lequel je marche avec une
tranquillité toujours croissante.

Jésus n'est pas et ne pouvait pas être le dernier mot de la vérité
accordée à l'homme. Vous admettez ingénieusement qu'il a semé une vérité
progressive à développer. Mais le croyait-il, lui? Je ne le pense pas.
Il était l'homme de son temps, quoique l'homme le plus idéaliste de son
temps.

D'ailleurs, est-il le seul à vénérer dans cette époque de renouvellement
moral et intellectuel qui s'est appelée le christianisme et qui a
été l'oeuvre de plusieurs hommes d'élite et de plusieurs siècles de
discussion? Ou, comme M. Renan le croit, Jésus a ignoré les doctrines
qui l'entouraient, et, original au suprême degré, il a été une vive et
puissante incarnation de la pensée qui planait sur son siècle; ou, comme
vous le croyez, monsieur, et comme je penche à le croire avec vous, il a
été _instruit_ et il n'est qu'un disciple plus pur et mieux doué que
ses maîtres. Il y a une troisième version qui ne me plaît pas et qui a
pourtant sa valeur: c'est qu'il n'a jamais existé de Jésus proprement
dit, et que sa vie n'est qu'un poème et une légende qui résume plusieurs
existences plus ou moins intéressantes, comme son Évangile ne serait
qu'un ensemble de versions plus ou moins authentiques d'une même
doctrine sujette à mille interprétations. Je crois que vous admettez la
possibilité de toutes ces choses; il faut bien l'admettre quand on n'a
pas de certitude et de preuve historique incontestable.

Mais vous dites en vous-même: «Qu'importe, après tout, si nous avons
sauvé de tous ces naufrages de la réalité historique, une vérité
philosophique, une doctrine admirable?» Très bien, je pense comme vous;
mais je ne tiens pas à appeler christianisme cette doctrine, qui n'est
peut-être pas du tout celle du nommé Jésus, lequel n'a peut-être jamais
été crucifié; et je tiens encore moins à m'enthousiasmer pour un
personnage légendaire qui n'a pas la réalité de Platon, de Pythagore,
d'Aristote et de tous les grands esprits que nous savons avoir vécu
eux-mêmes, pensé, parlé, écrit ou souffert en personne.

Remarquez que cette situation apocryphe, ou tout au moins douteuse, du
fondateur du christianisme ouvre la porte à des croyances tout à fait
contradictoires et que cette doctrine si belle a fait dans le monde
autant de mal que de bien, par la raison qu'elle part d'une sorte de
mythe. C'est un beau rayon dont le soleil est caché dans les nuages.
Platon, Pythagore et les autres fondateurs réels de doctrines ou de
méthodes bien définies n'ont jamais fait que du bien. Jésus a apporté
l'hypocrisie et la persécution dans la vie humaine et sociale, et cela
dure depuis dix-huit cents ans et plus; à l'heure qu'il est, nous sommes
plus que jamais persécutés en son nom, privés de liberté et traqués par
ses prêtres dans tous les replis de notre existence. Arrière donc
le Dieu Jésus! Aimons en philosophe cette charmante figure de roman
oriental; mais ne cherchons pas à faire croire à sa divinité ni à sa
presque divinité, pas plus qu'à sa réalité humaine. Nous ne savons rien
de lui, et nous voici en présence de l'oeuvre collective des apôtres,
qui souffre la critique à bien des égards. Libre à nous de choisir la
version qui nous plaît le mieux et de rebâtir chacun le temple de
la nouvelle Jérusalem selon les besoins de notre coeur, de notre
conscience, de notre raison ou de notre idéalisme. Mais n'appelons plus
cela une religion; car ce n'en a jamais été une. Ce n'a même pas été
une philosophie; c'est un idéal romanesque pour les uns, une grossière
superstition pour les autres. La part de la raison ne s'y trouve pas, et
la pratique en est aussi élastique, aussi vague que le texte. Ce qui est
quelque chose de réel et de fort, c'est le catholicisme. Mais, comme
c'est quelque chose d'odieux, je n'en veux pas davantage.

Point d'insulte à Jésus. Il a pu être, et il a dû être grand et bon.
Mais cela ne suffit pas à des esprits sérieux pour chercher là toute la
lumière et toute la vérité.

La vérité n'a jamais appartenu en propre à un homme, et aucun Dieu n'a
daigné nous la formuler. Elle est en nous tous, en quelques-uns plus
que dans la masse; mais tous peuvent chercher et trouver la somme de
sagesse, de vérité et de vertu qui est l'expression du temps où il vit.
L'homme veut tout définir, tout classer, tout nommer; voilà pourquoi
il lui plaît d'avoir des messies et des évangiles, mais ces
personnifications et ces dogmes lui ont toujours fait pour le moins
autant de mal que de bien.

Il serait temps d'avoir des lumières qui ne fussent pas des torches
d'incendie.



DXXX

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                 Nohant, 14 juillet 1863, au soir.

Marc-Antoine Sand est né ce matin, anniversaire de la prise de la
Bastille. Il est grand et fort et il m'a regardée dans les yeux d'un air
attentif et délibéré, quand je l'ai reçu tout chaud dans mon tablier.
Je crois que nous nous connaissions déjà et il m'a eu l'air de vouloir
dire: «Tiens! c'est donc toi?» On l'a fourré dans un bain de vin de
Bordeaux, où il a gigoté avec une satisfaction marquée. Ce soir, il
tette avec voracité, et sa nourrice, qui n'est autre que sa petite
mère, est gaie comme un pinson. Nous avons tiré le petit canon et un
_pifferari_ d'Auvergne est venu lui faire entendre le plus primitif
des chants gaulois. Le père Maurice a pleuré comme un veau et le père
Calamatta comme une huître, à la vue de ce solide moutard! Tout le monde
est dans la joie: voilà! Merci pour votre bonne lettre du 5 juillet;
réjouissez-vous avec nous, mon grand fils, et venez bientôt nous voir.

G. SAND.



DXXXI

A M. LEBLOIS, PASTEUR, A STRASBOURG

                                 Nohant, 3 août 1863.

Monsieur,

Vos excellents discours nous ont beaucoup frappés, mon fils, ma
belle-fille et moi, et je vais tout de suite et sans préambule répondre
à votre bonne lettre en vous parlant à coeur ouvert.

Mon fils s'est marié civilement l'année dernière. D'accord avec sa
femme, son beau-père et moi, il n'a pas fait consacrer religieusement
son mariage. L'Église catholique, dans laquelle nous sommes nés,
professe des dogmes et les corrobore de doctrines antisociales et
antihumaines qu'il nous est impossible d'admettre. Un cher petit garçon
est né de cette union, il y a quinze jours. Depuis que sa mère l'a conçu
et porté dans son sein, nous nous sommes demandé tous les trois s'il
serait élevé dans les vagues aspirations religieuses qui peuvent suffire
à l'âge de raison (à la condition de chercher la vérité dans des
conceptions mieux définies), ou si nous essayerions, dans le but de
le préparer à devenir un homme complet, de le rattacher à une foi
idéaliste, sentimentale et rationnelle. Mais où trouver cette foi assez
formulée de nos jours pour être mise à la portée d'un enfant?

Nous songions au protestantisme, uniquement parce qu'il est une
protestation contre le joug romain; mais cela était loin de nous
satisfaire. Deux dogmes, l'un odieux, l'autre inadmissible, la divinité
de Jésus-Christ et la croyance au diable et à l'enfer, nous faisaient
reculer devant un progrès religieux qui n'avait pas encore eu la
franchise ou le courage de rejeter ces croyances.

Vos sermons nous délivrent de ce scrupule, et mon fils, voulant que son
mariage et la naissance de son fils soient religieusement consacrés,
je n'ai plus d'objections à lui faire contre deux sacrements qui
attacheraient son union et sa paternité à votre communion.

Mais, avant de me rendre entièrement, j'ai recours à votre loyauté avec
une absolue confiance, et je vous adresse une question. Faites-vous
encore partie de la communion intellectuelle de la Réforme? Persécuté et
renié probablement par l'anglicanisme, par le méthodisme, par une très
grande partie des diverses Églises, pouvez-vous dire que vous appartenez
à une notable partie des esprits éclairés du protestantisme? Si, à peu
près seul, vous avez levé un étendard de révolte, l'enfant que nous
mettrions sous l'égide de vos idées ne serait-il pas renié et réprouvé
chez les protestants, en dépit de son baptême parmi eux? On peut
s'aventurer pour soi-même dans les luttes du monde philosophique et
religieux; mais, quand on s'occupe de l'avenir d'un enfant, d'un être né
avec le droit sacré de la liberté, qui, dès que sa raison s'entr'ouvre,
a besoin de conseils et de direction, on doit non seulement chercher la
meilleure méthode à lui offrir, mais encore préparer à sa vie un milieu
moral, une solidarité, un foyer de fraternité, et quelque chose encore!
une rationalité religieuse, si je puis ainsi dire, un drapeau ayant
quelque autorité dans le monde. Il ne faut pas, ce me semble, que
l'adolescent puisse dire à son père catholique: «Vous m'avez lié à un
joug de mort!» ni à son père protestant: «Vous m'avez isolé au sein de
la liberté d'examen; vous m'avez enfermé dans une petite Église, sans
appui, et me voilà déjà dans la lutte quand j'ai à peine compris
pourquoi j'y suis!»

Dans les deux cas, cet enfant pourrait ajouter: «Mieux valait ne me lier
à rien et m'élever selon votre inspiration dans l'absolue liberté où
vous viviez vous-même.»

Mon fils et sa femme feront, en tout cas, ce qu'ils voudront, sans
qu'aucun nuage entre nous résulte jamais d'une dissidence qui n'est même
pas formulée encore; mais, ayant à donner ou à réserver mon opinion un
jour ou l'autre, je vous demande, à vous, monsieur, la réponse à mon
incertitude, qui vous sera dictée par votre conscience.

Je ne connais pas le monde protestant. On me parle d'une Église tout à
fait nouvelle, ayant de l'avenir et faisant de nombreux prosélytes en
Italie particulièrement. Je vois, d'après ce que l'on me dit, que cette
Église part de vos principes et qu'il y a par le monde un souffle de
liberté religieuse qui unit un certain nombre d'esprits sérieux. Je
voudrais savoir si notre enfant aura dans la vie une véritable famille
à laquelle il n'aura peut-être jamais ni le désir ni l'occasion de
s'identifier,--car il faut prévoir l'âge où il ne voudrait suivre aucun
culte, et là s'arrêtera aussi l'autorité de la famille naturelle,--mais
de laquelle il pourrait dire avec fierté qu'il a été l'élève et le
citoyen. Nos petites Églises détachées du catholicisme, comme celle de
l'abbé Châtel, par exemple, ont toujours eu un caractère mesquin ou
impuissant. Celle que vous proclamez se rattache à une conception large
du christianisme et ne présente pas ces pauvretés. Mais où est-elle,
cette Église? Est-elle maudite par l'intolérance protestante? Lui
refuse-t-on son titre religieux? Se rattache-t-elle à des nuances qui
l'aident à se constituer comme une communauté importante offrant un
ensemble de vues, d'aspirations et d'efforts?

Pardonnez-moi mon griffonnage, je ne sais pas recopier et j'aime mieux
vous envoyer ma première impression illisible et informe. Vous me
comprendrez par le coeur, qui sait tout déchiffrer.

Je vous demande le secret jusqu'à ce que nous ayons vidé la question,
et vous prie de croire, monsieur, quelle qu'en soit l'issue, à mes
sentiments de fraternité véritable et profonde.

GEORGE SAND.



DXXXII

A M. JOSEPH DESSAUER, A ISCHL (AUTRICHE)

                                 Nohant, 15 août 1863.

Bon Chrishni,

Je veux que vous trouviez une lettre de moi à Ischl, puisque vous ne
m'avez pas mise à même de vous répondre à Paris.

Oui, ce sont d'heureux jours, que ceux où je vous ai retrouvé si
semblable à vous-même, à peine vieilli, pas changé, toujours aussi naïf,
aussi tendre et aussi aimable. Les oreilles ont dû vous sonner tout le
temps de votre voyage: car on n'a pas passé une heure ici sans dire:
«Bon Chrishni! cher brave homme! ami charmant! digne maestro! grand
artiste! etc., etc.»; chacun et tous à la fois, duo, trio, quatuor,
etc., _tutti, tutti:_ «Vive le bon Dessauer! le vrai _Favilla_!» Et,
le soir, les lettres mystérieuses apportées sur, la table par l'esprit
familier, les phrases musicales qu'on, croyait entendre en les lisant,
tout cela a été goûté, senti, et, tout en riant, on était attendri, on
vous sentait encore là.

Eh! n'y êtes-vous pas toujours? est-ce que nous ne vivons que dans notre
corps? est-ce que nous n'habitons pas la lune et le soleil et toutes les
étoiles, dès que notre pensée nous y transporte? est-ce qu'on ne s'y
occupe pas de nous comme nous nous occupons d'eux, nous qui rêvons
toujours d'aller les y rejoindre? Eux? qui? ils disent la même chose
que nous, et, sans nous connaître, ils nous aiment. Et puis ne nous
connaissent-ils pas? Où est notre cher grand Delacroix à cette heure?
Mais où êtes-vous vous-même, à l'heure où je vous écris? sur quelle
route? dans quel véhicule? dans quelle disposition d'esprit? L'absence
et la mort ne diffèrent pas beaucoup; donc, on ne se quitte pas, on se
perd de vue; mais on sait bien que, n'importe où, on se retrouvera.
Aussi je ne dis jamais adieu dans le sens de «Dieu nous sépare!» je le
dis toujours dans le sens «Au revoir en Dieu, sur cette terre ou sur une
autre!» Est-ce que l'on ne fait pas de progrès tant qu'on veut vivre et
tant qu'on croit à l'idéal? est-ce que l'idéal ne sert qu'à cette vie
d'un jour ou deux sur la terre? Ne croyez pas cela. Nous emportons avec
nous ce que nous avons acquis, et nous l'emportons pour l'accroître dans
l'éternité. Qu'importe que, dans une ou deux de nos existences, nous
n'ayons pas été assez encouragés, si nous avons entretenu le feu sacré
en nous et dans les autres? Ne comptez pas pour rien ces heures où vous
donnez, avec votre âme, celle des grands maîtres à vos amis; tout cela,
c'est un échange, entre eux, vous et nous, de ce qu'il y a de meilleur
et de plus élevé dans le sanctuaire commun.

Écrivez-nous, cher ami; dites-nous comment vous avez voyagé, comment
vous avez retrouvé les soeurs, la nièce, les montagnes, le pays du sel
et les montagnards artistes.

Toute la famille d'ici vous embrasse: Maurice, que la mort de Delacroix
a beaucoup affecté, surtout par la pensée qu'il est mort sans famille
autour de lui; Lina, qui vous présenté son poupon à baiser; madame
Lambert qui ne cesse de parler de vous; son mari, qui vous étudie
rétrospectivement avec une sympathie délicate; Marie Lambert, qui pleure
pour un rien, mais qui aime beaucoup; Calamatta, qui ne dit plus rien
contre Delacroix et qui le regrette comme homme, sans l'avoir jamais
compris comme peintre. Voilà tout le monde... Non, il y a la grande
Marie, une nature d'élite sous sa blanche cornette; et tous vous aiment
et vous crient: «Revenez!»

GEORGE SAND.



DXXXIII

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                 Nohant, 26 août 1863.

Eh bien, mon cher lumineux fils, êtes-vous reposé de votre affreux
départ? On m'a dit que vous étiez parti _horriblement_, par la trahison
de l'imbécile qui fait le service. Il est si facile d'avoir une voiture
de louage à la Châtre, que nous sommes tous des niais de compter sur
autre chose, après tous les tours que nous a joués cette diligence.
Dites-en tous mes regrets à Gautier[1], et promettez-lui que cela
n'arrivera plus. Qu'il n'oublie pas que nous comptons qu'il reviendra et
qu'on l'avertira de ce qu'il y aura _d'instructif_ à voir pour la partie
matérielle, dans nos représentations. Remerciez-le pour moi et pour nous
tous de sa bonne visite.

Quant à vous, cher fils, je ne vous remercie pas autrement qu'en vous
aimant d'autant plus que vous vous êtes dévoué pour moi. Grâce à vous,
je vois clair dans le travail, et je refais avec soin un scénario plus
développé. Je suis même étonnée d'avoir pour cela la mémoire que je n'ai
pas pour autre chose. Je me rappelle tout ce que vous m'avez dit comme
si c'était écrit. C'est un plaisir de vous voir composer et improviser
une pièce en causant. À présent que je relis cette carcasse, je suis
étonnée de sa logique et de la manière dont elle se tient. Allons,
vous n'êtes pas encore crétin, mon bonhomme, et vous avez un monde de
compositions et de succès dans la _trompette_. Je ne suis pas en peine
de vous: si vous n'allez pas plus vite, c'est que vous êtes paresseux.
Mais qu'est-ce que ça fait si ça vous plaît de l'être? Ce qui importe,
c'est que, quand vous travaillez une heure, vous travaillez comme cent.

Tout mon monde vous envoie des amitiés en masse. Maurice n'est pas
encore revenu.

Votre maman vous embrasse.

  [1] Théophile Gautier.



DXXXIV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 27 août 1863.

Mes pauvres enfants! avoir tant travaillé et tant souffert pour rien!
Mais non, ce n'est pas pour rien, puisque vous avez adouci ses derniers
jours et prolongé, autant que possible, son illusion et son espérance.
Dieu vous en tiendra compte et elle aussi, dans un monde meilleur.

Pauvre femme! si douce, si jeune encore et si belle de charme et de
distinction naturelle! Comme elle a langui et lutté! Elle est mieux où
elle est, n'en doutez pas.--Où que ce soit, elle vit et elle est en
Dieu.

Chère Solange! sois la consolation de ton pauvre père, et que ton père
soit la tienne aussi. Nous vous aimons bien.



DXXXV

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS.

                                 Nohant, 1er octobre 1863, deux heures du matin.

Mon cher fils,

Votre lettre est d'un vrai amour de fils! Je dis donc adieu à mes
scrupules; je vois que vous avez raison, que vous m'aimez bien, et
qu'avec vous on peut avoir le coeur sur la main tout à fait.

La Rounat est venu; on lui a lu la pièce, qui ne pourra passer que dans
l'hiver de 1864, parce que je ne veux pas la donner en plein printemps,
et qu'il a de l'encombrement jusque-là. Ça me laisse le temps de donner
encore plusieurs façons à mon labourage; car ce qu'on a lu jusqu'ici
n'est qu'un brouillon et j'y vois, chaque fois, des améliorations à
faire. Peut-être même remettrai-je la pièce en quatre actes; elle est
pleine en cinq, mais pas assez serrée à la fin. Ça m'amuse toujours.

Dès que j'aurai fini les corrections, je vous enverrai le manuscrit,
pour que vous m'en indiquiez des masses, et, en attendant, je vous
embrasse, pour moi qui veille et pour tous ceux qui dorment.

Votre maman.



DXXXVI

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME) A PARIS

                                 Nohant, 19 novembre 1863.

Mon cher prince,

Vous devez me croire morte; mais vous avez tant couru, vous, que vous
n'auriez pas eu le temps de me lire. Vous avez bien travaillé pour
les arts, et pour l'industrie, et pour le progrès. Moi, j'ai fait une
comédie, c'est moins utile et moins intéressant. Que vous aurai-je
appris d'instructif, à vous qui savez tout? On me dit que vous voudriez
savoir ce que je pense de la _Vie de Jésus_.

M. Renan a fait un peu descendre son héros dans mon esprit, d'un certain
côté, en le relevant pourtant de l'autre. J'aimais à me persuader que
Jésus ne s'était jamais cru Dieu, jamais proclamé fils de Dieu en
particulier, et que sa croyance à un Dieu vengeur et punisseur était
une surcharge apocryphe faite aux Évangiles. Voilà du moins les
interprétations que j'avais toujours acceptées et même cherchées; mais
M. Renan arrive avec des études et un examen plus approfondis, plus
compétents, plus forts. On n'a pas besoin d'être aussi savant que lui
pour sentir une vérité, un ensemble de réalités et d'appréciations
indiscutables dans son oeuvre. Ne fut-ce que par la couleur et la vie,
on est pénétré, en le lisant, d'une lumière plus nette sur le temps, sur
le milieu, sur l'homme.

Je crois donc qu'il a mieux vu Jésus que nous ne l'avions entrevu
avant lui, et je l'accepte comme il nous le donne. Ce n'est plus un
philosophe, un savant, un sage, un génie, résumant en lui le meilleur
des philosophies et des sciences de son temps: c'est un rêveur, un
enthousiaste, un poète, un inspiré, un fanatique, un simple. Soit. Je
l'aime encore; mais comme il tient peu de place maintenant, pour moi,
dans l'histoire des idées! comme l'importance de son oeuvre personnelle
est diminuée! comme sa religion est désormais bien plus suscitée par
la chance des événements humains que par une de ces grandes nécessités
historiques que l'on est convenu, et un peu obligé, d'appeler
_providentielles_!

Acceptons le vrai, quand bien même il nous surprend et change notre
point de vue. Voilà Jésus bien démoli! Tant pis pour lui! tant mieux
pour nous, peut-être. Sa religion est arrivée à faire autant de mal
pour le moins qu'elle avait fait de bien; et, comme--que ce soit ou non
l'avis de M. Renan--je suis persuadée, aujourd'hui, qu'elle ne peut plus
faire que du mal, je crois que M. Renan a fait le livre le plus utile
qui pût être fait en ce moment-ci.

J'aurais beaucoup à dire sur les artifices du langage de M. Renan. Il
faut être courageux pour se plaindre d'une forme si admirablement belle.
Mais elle est trop séduisante et pas assez nette, quand elle s'efforce
de laisser un voile sur le degré, le mode de divinité qu'il faut
attribuer à Jésus. Il y a des traits de lumière vive dans l'ouvrage,
qui empêchent un esprit attentif de s'égarer. Mais il y a aussi trop
d'efforts charmants et puérils pour endormir la clairvoyance des esprits
prévenus, et pour sauver d'une main ce qu'il détruit de l'autre. Cela
tient non pas comme on l'a beaucoup dit; à un reflet de l'éducation du
séminaire, dont ce mâle talent n'aurait pas su se débarrasser,--je ne
crois pas cela,--mais à un engouement d'artiste pour son sujet. Il y a
du danger, peut-être de l'inconvénient, à être philosophe érudit, et
poète. Certainement cela fait un joli ensemble, et rare, dans une tête
humaine; mais, en de telles matières, l'enthousiasme met en péril la
logique, ou tout au moins la netteté des assertions.

Avez-vous lu cinq ou six pages que M. Renan a publiées le mois dernier,
dans la _Revue des Deux-Mondes[1]?_ J'aime mieux cela que tout ce qu'il
a écrit jusqu'ici. C'est grand, grand! Je trouve bien quelque chose à
redire encore comme détail; mais c'est si grand, que je résiste peu et
que j'admire beaucoup. C'est moi qui voudrais bien avoir votre pensée
là-dessus, comme vous avez la mienne. Vous savez résumer, vous,
dites-la-moi dans votre concision merveilleuse.

J'irai à Paris cet hiver. Je ne sais pas bien quand. Ma famille va bien.
Mon petit-fils est tout à fait gentil et bon garçon. On dit que votre
fils est superbe; il me tarde de le voir. Mon nid vous envoie tous ses
hommages, ainsi qu'à la princesse.

Est-ce vrai qu'on fera la guerre?

Ce qui est certain, cher prince, c'est que je vous aime toujours de tout
mon coeur.

GEORGE SAND.

  [1] _Les Sciences de la nature et les Sciences historiques_, lettre à
      M. Berthelot (_Dialogues et Fragments philosophiques_; Calmann
      Lévy, 1876).



DXXXVII

AU MÊME

                                 Nohant, 24 novembre 1863.

Cher prince,

Je vous autorise bien volontiers à donner copie de ma lettre à M. Renan;
mais ce n'est qu'une lettre, et je ne sais pas me résumer comme vous.
Mon jugement est très incomplet et ne va pas au fond des choses. Je suis
en train de lire Strauss, Salvador et la belle préface de M. Littré au
premier de ces deux ouvrages. Si j'avais lu cette préface plus tôt,
j'aurais mieux lu M. Renan.

Votre jugement, à vous, est meilleur que le mien; je vous ai toujours
dit que vous étiez un très grand esprit qui ne tire pas parti de
lui-même. Vous ne voulez pas me croire, vous pourriez faire tout ce que
vous voudriez; mais vous êtes paresseux et prince, quel dommage!

Je ne vous trouve pas rêveur, loin de là; vous êtes plus dans le _vrai
total_, que M. Renan, M. Littré et Sainte-Beuve. Ils ont versé dans
l'ornière allemande.. Là est leur faiblesse. Ils ont plus de talent et
plus de génie que tous les Allemands modernes, et, en outre, ils sont
Français. Ils sont Français, c'est-à-dire qu'ils ont de l'esprit et
qu'ils sont artistes. Cette fantaisie de détruire l'immortalité de
l'âme, la véritable et progressive persistance du _moi_ est un péché de
lèse-philosophie française. Pour conserver tout ce que la foi a de pur
et de sublime, il faut le talent, le coeur et l'esprit français. Les
Allemands sont trop bêtes pour croire à autre chose qu'au matérialisme;
je regrette de voir leur influence sur ces beaux et grands esprits dont
la France serait encore plus fière s'ils étaient plus chauds et plus
hardis.

Ah! si j'étais homme, si j'avais votre capacité, votre temps, vos
livres, votre âge, votre liberté, je voudrais faire une belle campagne,
non pas _contre_ ces grands esprits dont nous parlons: je les aime et
je les admire trop pour cela; mais, _à côté d'eux,_ puisant en eux
les trois quarts de ma force, et en moi, dans mon sentiment de
_l'impérissable_, la conclusion qui répondrait au coeur.

Non, la conclusion, de MM. Renan et Littré ne suffit pas. Ressusciter
dans la postérité par la gloire, n'est pas une idée aussi désintéressée
qu'ils le disent. Leur devise est belle: «Travailler sans espoir de
récompense; la récompense est dans le bien qu'on fait.»

Oui, à condition qu'on pourra le faire toujours et le recommencer
éternellement; le faire pendant une cinquantaine d'années, c'est se
contenter de trop peu, c'est se contenter d'un devoir trop vite fait.
Et puis, le spectacle et le sens du vrai et du beau est trop grand
pour qu'une vie suffise à le contempler et à le savourer. Ce défaut de
proportion serait un manque d'équilibre inadmissible.

Oui, j'irai à Paris pour quelques jours seulement. Mais, _entre nous_,
je m'occupe d'arranger ma vie pour être un peu plus libre. Me voilà dans
ma soixantième année. C'est un chiffre rond et je sens un peu le besoin
de la locomotion pour mon tardif été de la Saint-Martin.

Je serai bien heureuse de vous revoir à de moins longs
intervalles.--Nous restons quand même, c'est-à-dire malgré mes reproches
à la _tendance_ matérialiste de M. Renan, bien d'accord, vous et moi,
sur l'excellence et l'utilité de sa _Vie de Jésus_. S'il savait la
lettre que vous m'avez écrite, c'est celle-là qu'il voudrait, le
gourmand!

À vous de coeur, mon cher prince, pour moi et mes enfants.

G. SAND.

Je suis dans une douleur inquiète aujourd'hui. Je vois, parmi les pendus
de Varsovie, le nom de Piotrowski, et je ne sais pas si c'est celui qui
s'était évadé miraculeusement de la Sibérie. Je le connaissais, c'était
un héros. Savez-vous si c'est lui?



DXXXVIII

A M. AUGUSTE VACQUERIE, A PARIS

                                 Nohant, 28 décembre 1863.

Je ne vous ai pas remercié du plaisir que m'a causé _Jean Baudry_.
J'espérais le voir jouer. Mais, mon, voyage à Paris étant retardé, je
me suis décidée à le lire, non sans un peu de crainte, je l'avoue. Les
pièces qui réussissent perdent trop à la lecture, la plupart du temps.
Eh bien, j'ai eu une charmante surprise. Votre pièce est de celles qu'on
peut lire avec attendrissement et avec une satisfaction vraie.

Le sujet est neuf, hardi et beau. Je trouve un seul reproche à faire à
la manière dont vous l'avez déroulé et dénoué: c'est que la brave et
bonne Andrée ne se mette pas tout à coup à aimer Jean à la fin, et
qu'elle ne réponde pas à son dernier mot: «Oui, ramenez-le, car je
ne l'aime plus, et votre femme l'adoptera;» ou bien: «Guérissez-le,
corrigez-le, et revenez sans lui.»

Vous avez voulu que le sacrifice fut complet de la part de Jean.
Il l'était, ce me semble, sans ce dernier châtiment de partir sans
récompense.

Vous me direz: «La femme n'est pas capable de ces choses-là.» Moi, je
dis: «Pourquoi pas?» Et je ne recule pas devant les bonnes grosses
moralités: un sentiment sublime est toujours fécond. Jean est sublime;
voilà que cette petite Andrée, qui ne l'aimait que d'amitié, se met à
l'aimer d'enthousiasme, parce que le sublime a fait vibrer en elle une
force inconnue. Vous voulez remuer cette fibre dans le public, pourquoi
ne pas lui montrer l'opération magnétique et divine sur la scène? Ce
serait plus contagieux encore; on ne s'en irait pas en se disant: «La
vertu ne sert qu'à vous rendre malheureux.»

Voilà ma critique. Elle est du domaine de la philosophie et n'ôte rien
à la sympathie et aux compliments de coeur de l'artiste. Vous avez fait
agir et parler un homme sublime. C'est une grande et bonne chose par le
temps qui court. Je suis heureuse de votre succès.

GEORGE SAND.



DXXXIX

A M. ÉMILE AUGIER. A CROISSY

                                 Nohant, 25 décembre 1863.

Cher ami,

Je vous envoie, pour vous faire rire un instant, une lettre-pétition qui
m'a été adressée; plus une lettre de vous que je vous restitue; plus une
lettre de moi à ce monsieur que je ne connais pas et à qui je n'aurais
pas répondu si vous ne l'eussiez jugé digne d'une réponse de vous. J'en
conclus qu'il y a peut-être en lui quelque chose de bon; mais, à coup
sûr, il est fou, et sa vanité le rend mauvais par moment. Si vous jugez
qu'au lieu de le ramener à la raison ma lettre doit lui donner un accès
de fièvre chaude, jetez le tout au feu. Sinon, jetez ma dite lettre à la
poste.

Ceci a de bon que je vous sais occupé d'une nouvelle pièce. Tant mieux!
ne vous laissez pas distraire par les Schiller qui frappent à votre
porte. Il doit y en avoir beaucoup, si c'est comme chez moi. Ne vous
donnez pas la peine de me répondre, si vous êtes absorbé. Votre
prochaine pièce sera une bonne récompense de mes voeux d'amitié sincère.

G. SAND.



A M**

                                 Nohant, 25 décembre 1863.

Monsieur,

Je suis franche, c'est pourquoi j'ai beaucoup d'ennemis. Je vois bien,
à votre indignation contre mon ami Augier, que, si je ne trouve pas que
vous soyez Schiller, vous m'accuserez de n'avoir pas de coeur. Soyez
donc mon ennemi tout de suite, si vous voulez.

Je refuse l'honneur que vous me faites de me prendre pour arbitre. Je ne
rends pas de services sous le coup d'une menace, et ce n'est pas parce
que vous me traitez _d'impératrice_ que je perdrais le droit de vous
dire que vous n'êtes pas Schiller, et que je ne suis pas Goethe. Mais,
si vous êtes réellement Schiller, consolez-vous, vous n'avez besoin de
personne, vous ferez quelque jour un chef-d'oeuvre que l'on s'arrachera.
Il ne s'agît que de le faire; moi, cela ne m'est pas encore arrivé; on
ne s'arrache pas mes pièces, on m'en a refusé plus d'une, et je ne m'en
suis pas courroucée. Je me suis dit que je n'étais pas Goethe.

Et puis, si vous êtes Schiller, pourquoi offrir vos pièces aux
Folies-Dramatiques, qui probablement refuseraient Schiller en personne,
sans pour cela l'insulter ni le méconnaître, mais par la seule raison
que son génie n'entrerait pas dans leur cadre? Présentez vous aux
théâtres vraiment littéraires, et qui sont subventionnés pour l'être, et
soyez sûr que, si vous leur apportez quelque chose de beau et de bon ils
l'accepteront avec empressement, à condition toutefois que ce soit dans
la forme voulue; car vous savez bien qu'on n'y peut jouer Schiller ni
Goethe qu'avec des arrangements considérables.

Mais vous luttez, dites-vous, depuis treize ans. Eh bien, il est
probable que vous n'avez pas la spécialité du théâtre. Cherchez-en une
autre, on en a toujours une quand on veut s'interroger soi-même avec
courage et modestie.

Courage donc, monsieur; je ne suis pas vindicative; je vous pardonne vos
compliments.

G. SAND.



DXL

A M. CHARLES PONCY, A VENISE

                                 Nohant, 28 décembre 1863.

Cher enfant,

Je vous remercie de votre bonne, longue et intéressante lettre, et de
vos souhaits du jour de l'an, que je vous renvoie de tout mon coeur,
ainsi qu'à votre chère Solange.

Venise est donc finie? Pauvre Venise! mais rien ne finit et un jour
viendra où tout ce luxe de beauté perdue sera rajeuni et ressuscité.
Nous sommes dans le siècle du marteau qui abat et de la truelle qui
reconstruit. Vous me racontez on ne peut mieux tout ce que vous avez vu.
Cette vie errante, mais saine au corps et à l'esprit, a dû faire du bien
à Solange et je vous engage à ne pas vous en lasser trop vite.

Puisque le pauvre nid est désolé encore, laissez l'herbe et les branches
pousser sur le seuil.--Quand vous reviendrez les écarter, les douloureux
souvenirs auront fait place à cette grave sérénité que la mort laisse
après elle dans les coeurs auxquels la conscience ne reproche rien.

Mais il est inutile de vouloir hâter ce moment. La nature a droit aux
larmes. C'est un soulagement qu'elle exige en même temps qu'un noble
tribut qu'elle paye. Votre chère enfant reçoit par là un grand baptême.
Elle en appréciera plus tard l'effet salutaire et fortifiant.

J'ai reçu toutes vos lettres.--J'ai partagé et ressenti toutes vos
émotions. Me voilà enfin sortie, pour quelques jours, d'une grande crise
de travail. Pour m'en distraire, je lis _Emerson_, que je ne connaissais
pas. C'est un philosophe américain, à la fois savant, poète, critique
et métaphysicien, un vaste cerveau un peu obscurci par trop de clartés
diverses, mais sublime, il n'y a pas à dire.

Notre enfant est superbe et remarquablement aimable et gentil. Il a une
précocité extraordinaire et qui m'inquiète par moments: quelque chose
dans l'oeil qui n'est pas de son âge.--Mais je ne m'arrête pas à cette
remarque. La santé, la fraîcheur et l'embonpoint; en outre, la force
musculaire sont tout à fait rassurantes. La petite mère est bonne
nourrice et absolument dévouée à son petiot. Maurice est donc très
heureux et tout le monde vous embrasse tendrement.



DXLI

A M. EUGÈNE CLERH, A PARIS

                                 Nohant, 31 décembre 1863.

Mon cher enfant,

Je vous remercie de votre charmant travail et de vos bons souhaits de
nouvelle année. Les petits services que j'ai pu vous rendre portent avec
eux leur récompense, puisque vous êtes digne qu'on s'intéresse à vous.
Votre excellente mère m'a écrit une aimable lettre dont je vous prie
de la bien remercier pour moi. Promettez-lui de ma part, ma constante
sollicitude pour vous; car vous serez toujours, je n'en doute pas,
raisonnable, laborieux et délicat comme je vous connais à présent.

Soyez sûr, mon cher enfant, que nous faisons tous notre destinée. La
société est, dans tous les temps, un océan à traverser dans un sens ou
dans l'autre. Petit ou grand, il nous faut faire le voyage. La mer mange
un bon nombre de passagers; mais il ne faut pas s'occuper de cela, parce
qu'on meurt dans son lit tout aussi bien que dans les tempêtes. Il faut
s'occuper de bien naviguer si l'on a une barque, ou de bien nager si
l'on n'a que ses bras, et de ne pas être englouti par sa faute.

Avec de l'honneur, du courage, et point de vices, un homme a beaucoup de
chances, et, outre la force qu'il puise en lui-même, il est à peu près
certain de rencontrer des gens qui l'aideront en le voyant s'aider; ceux
qui s'abandonnent sont infailliblement abandonnés; car la mer dont nous
parlons est dure pour tous, et chacun, étant forcé de penser à soi,
renonce tôt ou tard aux dévouements inutiles.

Vous m'envoyez de jolies étrennes et je vous envoie un _sermon_ en
échange. Non, mon cher enfant, c'est un morceau de mon coeur, de mon
expérience et de ma conviction que je vous envoie.

GEORGE SAND.



FIN DU TOME QUATRIÈME


TABLE

1854

    CCCLXX. A madame Augustine de Bertholdi.                3 janvier.
   CCCLXXI. A M. Victor Borie.                             16 janvier.
  CCCLXXII. A Maurice Sand.                                31 janvier.
 CCCLXXIII. Au même.                                       19 février.
  CCCLXXIV. Au même.                                       11 mars.
   CCCLXXV. A M. Armand Barbes.                             3 juin.
  CCCLXXVI. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).           16 juillet.
 CCCLXXVII. A M. Charles Poncy.                            16 juillet.
CCCLXXVIII. A M. Victor Borie.                             31 juillet.
  CCCLXXIX. A M. Charles Poney.                            11 août.
   CCCLXXX. A M. Armand Barbès.                             5 octobre.
  CCCLXXXI. Au même.                                       28 octobre.
 CCCLXXXII. Au même                                        27 novembre.

1855

 CCCLXXXIII. A M. Charles Jacque.                           7 janvier.
  CCCLXXXIV. A M. Charles-Edmond.                          16 février.
   CCCLXXXV. A M Edouard Charlon.                          14 février.
  CCCLXXXVI. A madame Augustine de Bertholdi.              14 février.
 CCCLXXXVII. A Maurice Sand.                               24 février.
CCCLXXXVIII. A mademoiselle Leroyer de Chantepie.          27 février.
  CCCLXXXIX. A M. Eugène Lambert.                             mars.
      CCCXC. A M. Jules Néraud.                            14 avril.
     CCCXCI. A M Ernest Périgois.                           9 mai.
    CCCXCII. A S.M. le prince Napoléon (Jérôme).           12 juillet.
   CCCXCIII. A M.***.                                       3 juillet.
    CCCXCIV. A madame Arnould-Plessy.                      20 Aout.
     CCCXCV. A la même.                                     4 septembre.
   CCCXCVII. A M. Jules Janin.                            1er octobre.
  CCCXCVIII. A madame Arnould-Plessy.                      21 novembre.
   CCCXCVIX. A M. Alexandre Dumas fils.                    26 novembre.

1856

         CD. A M. Paul de Saint-Victor.                     9 janvier.
        CDI. Au même.                                       9 avril.
       CDII. A madame Augustine de Bertholdi.              13 avril.
      CDIII. A madame Arnould-Plessy.                     1er mai.
       CDIV. A M. Charles Poney.                           23 juillet.
        CDV. A M. Charles Duvernet.                           novembre.
       CDVI. A M. Ernest Périgois.                         20 décembre.

1857

      CDVII. A M. Adolphe Joanne.                          29 février.
     CDVIII. A M. Calamatta.                                6 avril.
       CDIX. A M. Victor Borie.                            16 avril.
        CDX. A M. Charles-Edmond.                          13 juin.
       CDXI. A M.***.                                         juillet.
      CDXII. A M. Charles Poncy.                           15 août.
     CDXIII. A M. Paul de Saint-Victor.                    18 août.
      CDXIV. A S. M. l'impératrice Eugénie.                 6 octobre.
       CDXV. A la même.                                    30 octobre.
      CDXVI. A M. Charles-Edmond.                          29 novembre.
     CDXVII. Au même.                                       8 décembre.
    CDXVIII. A S. M. l'impératrice Eugénie.                 9 décembre.
      CDXIX. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).             décembre.

1858

       CDXX. A M. Charles-Edmond.                           9 janvier.
      CDXXI. A Maurice Sand.                               14 janvier.
     CDXXII. Au même.                                      15 janvier.
    CDXXIII. A M. Charles Duvernet.                        16 janvier.
     CDXXIV. A M. Charles-Edmond.                          25 janvier.
      CDXXV. Au même.                                      30 janvier.
     CDXXVI. Au même.                                      18 février.
    CDXXVII. A M. Paul de Saint-Victor.                     3 mars.
   CDXXVIII. A. S. A. le prince Napoléon (Jérôme).         12 mars.
     CDXXIX. Au même.                                      25 mars.
      CDXXX. A M. Ernest Périgois.                         17 avril.
     CDXXXI. Au même.                                      23 avril.
    CDXXXII. Au même.                                      30 mai.
   CDXXXIII. A. mademoiselle Leroyer de Chantepie.          5 juin.
    CDXXXIV. A Maurice Sand.                               10 juin.
     CDXXXV. A M. Charles Poncy.                           19 juin.
    CDXXXVI. A M. Ferri-Pisani.                            28 juin.
   CDXXXVII. A M. Frédéric Villot.                          4 septembre.
  CDXXXVIII. Au même.                                      12 septembre.
    CDXXXIX. A M. Victor Borie.                            13 octobre.
       CDXL. A M. Ferri-Pisani.                            21 octobre.
      CDXLI. A M. Édourd Charton.                          20 novembre.
     CDXLII. A madame Arnould-Plessy.                       9 décembre.
    CDXLIII. A M. Charles Poncy.                           17 décembre.
     CDXLIV. Au même.                                      28 décembre.
      CDXLV. A madame Arnouîd-Plessy.                      29 décembre.

1859

     CDXLVI. A M. Octave Feuillet.                         19 février.
    CDXLVII. Au même.                                      27 février.
   CDXLVIII. A M. Ludre Gabillaud.                         29 février.
     CDXLIX. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).          25 août.
        CDL. A M. Alexandre Dumas fils.                     7 décembre.
       CDII. A.M. Charles-Edmond.                          18 décembre.
      CDLII. A M. Desplanches.                             26 décembre.

1860

     CDLIII. A M. Charles Duvernet.                         7 janvier.
      CDLIV. A Maurice Sand.                                8 février.
       CDLV. A M. Charles-Edmond.                          11 février.
      CDLVI. A mademoiselle Leroyer de Chantepie.          12 février.
     CDLVII. A Maurice Sand.                               16 mai.
    CDLVIII. A M. Charles-Edmond.                          26 mai.
      CDLIX. À S. A. le prince Napoléon (Jérôme).          27 juin.
       CDLX. A M. Jules Boucoiran.                         31 juillet.
      CDLXI. A madame Pauline Villot.                         novembre.
     CDLXII. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).           9 décembre.
    CDLXIII. A M. Alexandre Dumas fils.                    11 décembre.
     CDLXIV. A M. Charles Poncy.                           20 décembre.
      CDLXV. A M. Ernest Périgois.                         25 décembre.
     CDLXVI. A mademoiselle Nancy Fleury.                  27 décembre.

1861

    CDLXVII. A M. et madame Ernest Périgois.               20 janvier.
   CDLXVIII. A M. Charles Duvernet.                        14 février.
     CDLXIX. A. M. et madame Ernest Périgois.              20 février.
      CDLXX. A M Charles Duvernet.                         24 février.
     CDLXXI. A M. Jules Boucoiran.                         25 février.
    CDLXXII. A M. Charles Duvernet.                        15 mars.
   CDLXXIII. A madame Pauline Villot.                      11 mai.
    CDLXXIV. A la même.                                    19 avril.
     CDLXXV. A M. Charles Poncy.                           24 avril.
    CDLXXVI. A madame Pauline Villot.                      11 mai.
   CDLXXVII. A Maurice Sand.                               15 mai.
  CDLXXVIII. Au même.                                      22 mai.
    CDLXXIX. A M. Charles Poncy.                            5 juin.
     CDLXXX. A Maurice Sand.                                8 juin.
    CDLXXXI. A M. Alexandre Dumas fils.                     8 juin.
   CDLXXXII. A madame Pauline Villot.                      11 juin.
  CDLXXXIII. A M. Victor Borie.                            20 juin.
   CDLXXXIV. A M. Charles Poncy.                           30 juin.
    CDLXXXV. A M. Victor Borie.                             2 juillet.
   CDLXXXVI. A M. Armand Barbes.                           14 juillet.
  CDLXXXVII. A Maurice Sand.                               27 juillet.
 CDLXXXVIII. A M. Adolphe Joanne.                           6 août.
   CDLXXXIX. A Maurice Sand.                               11 août.
       CDXC. A. madame Pauline Villot.                     11 août.
      CDXCI. A M. Alexandre Dumas fils.                    11 août.
     CDXCII. A Maurice Sand.                              1er septembre.
    CDXCIII. A M. Victor Borie.                             8 septembre.
     CDXCIV. A Maurice Sand.                               22 septembre.
      CDXCV. A M. Armand Barbes.                            4 octobre.
     CDXCVI. A madame Pauline Villot.                      10 octobre.
    CDXCVII. A Maurice Sand.                               10 octobre.
   CDXCVIII. A M. Charles Poney.                           20 octobre.
     CDXCIX. A M. Alexandre Dumas fils.                     7 novembre.
          D. Au même.                                      20 novembre.
         DI. A M. Armand Barbes.                          1st décembre.
        DII. A M. Charles Duvernet.                         7 décembre.
       DIII. A M. Charles Poncy.                           28 décembre.

1862

        DIV. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).           7 janvier.
         DV. A M. Armand Barbes.                            8 janvier.
        DVI. A madame Pauline Villot.                      22 février.
       DIII. A M. Charles Duvernet.                        24 février.
      DVIII. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).          25 février.
        DIX. Au même.                                      26 février.
         DX. A Madame Pauline Villot.                      27 février.
        DXI. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).           5 mars.
       DXII. A M. Alexandre Dumas fils.                    10 mars.
      DXIII. A mademoiselle Lina Calamatla.                31 mars.
       DXIV. A M. Marjollay.                                6 avril.
        DXV. A M. Armand Barbès.                            3 mai.
       DXVI. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).          11 mai.
      DXVII. A madame d'Agoult.                             7 juin.
     DXVIII. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).          26 juillet.
       DXIX. A mademoiselle Nancy Fleury.                   7 août.
        DXX. A madame d'Agoult.                            23 octobre.
       DXXI. A S-A. le prince Napoléon (Jérôme).           14 décembre.

1863

      DXXII. A M. Edouard Cadol.                           29 janvier.
     DXXIII. A M. Gustave Flaubert.                         2 février.
      DXXIV. A M. Edouard Cadol.                            6 février.
       DXXV. Au même.                                       7 février.
      DXXVI. A M.***.                                      26 février.
     DXXVII. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).          22 mars.
    DXXVIII. A M. Edmond About.                               mars.
      DXXIX. A M.***.                                         avril.
       DXXX. A M. Alexandre Dumas fils.                    14 juillet.
      DXXXI. A M. Leblois.                                  3 août.
     DXXXII. A M. Joseph Dossauer.                         15 août.
    DXXXIII. A M. Alexandre Dumas fils.                    26 août.
     DXXXIV. A M. Charles Poncy.                           27 août.
      DXXXV. A M. Alexandre Dumas fils.                   1st octobre.
     DXXXVI. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme).          19 novembre.
    DXXXVII. Au même.                                      24 novembre.
   DXXXVIII. A M. Auguste Vacquerie.                       23 décembre.
     DXXXIX. A M. Emile Augier.                            25 décembre.
        DXL. A M. Charles Poncy.                           28 décembre.
       DXLI. A M. Eugène Clerh.                            31 décembre.


FIN DE LA TABLE DU TOME QUATRIÈME





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