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Title: Elle et lui
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Elle et lui" ***


made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica)
at http://gallica.bnf.fr.



ELLE ET LUI

par

GEORGE SAND



CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS, PARIS, 3, RUE AUBER Droits de reproduction et de
traduction réservés.

[Note: La liste des oeuvres de George Sand publiées par Calmann-Lévy est
reportée à la fin du roman.]



ELLE ET LUI



A MADEMOISELLE JACQUES.


Ma chère Thérèse, puisque vous me permettez de ne pas vous appeler
mademoiselle, apprenez une nouvelle importante dans _le monde des arts_,
comme dit notre ami Bernard. Tiens! ça rime; mais ce qui n'a ni rime ni
raison, c'est ce que je vais vous raconter.

Figurez-vous qu'hier, après vous avoir ennuyée de ma visite, je trouvai,
en rentrant chez moi, un milord anglais... Après ça, ce n'est peut-être
pas un milord; mais, pour sûr, c'est un Anglais, lequel me dit en son
patois:

--Vous êtes peintre?

--_Yes_, milord.

--Vous faites la figure?

--_Yes_, milord.

--Et les mains?

--_Yes_, milord; les pieds aussi.

--Bon!

--Très-bons!

--Oh! je suis sûr!

--Eh bien, voulez-vous faire le portrait de moi?

--De vous?

--Pourquoi pas?

Le _pourquoi pas_ fut dit avec tant de bonhomie, que je cessai de le
prendre pour un imbécile, d'autant plus que le fils d'Albion est un homme
magnifique. C'est la tête d'Antinoüs sur les épaules de... sur les épaules
d'un Anglais; c'est un type grec de la meilleure époque sur le buste un
peu singulièrement habillé et cravaté d'un spécimen de la fashion
britannique.

--Ma foi! lui ai-je dit, vous êtes un beau modèle, à coup sûr, et
j'aimerais à faire de vous une étude à mon profit; mais je ne peux pas
faire votre portrait.

--Pourquoi donc?

--Parce que je ne suis pas peintre de portraits.

--Oh!... Est-ce qu'en France vous payez une patente pour telle ou telle
spécialité dans les arts?

--Non; mais le public ne nous permet guère de cumuler. Il veut savoir à
quoi s'en tenir sur notre compte, quand nous sommes jeunes surtout; et, si
j'avais, moi qui vous parle et qui suis fort jeune, le malheur de faire de
vous un bon portrait, j'aurais beaucoup de peine à réussir à la prochaine
exposition avec autre chose que des portraits: de même que, si je ne
faisais de vous qu'un portrait médiocre, on me défendrait d'en jamais
essayer d'autres: on décréterait que je n'ai pas les qualités de l'emploi,
et que j'ai été un présomptueux de m'y risquer.

Je racontai à mon Anglais beaucoup d'autres sornettes dont je vous fais
grâce, et qui lui firent ouvrir de grands yeux; après quoi, il se mit à
rire, et je vis clairement que mes raisons lui inspiraient le plus profond
mépris pour la France, sinon pour votre petit serviteur.

--Tranchons le mot, me dit-il. Vous n'aimez pas le portrait.

--Comment! pour quel Welche me prenez-vous? Dites plutôt que je n'ose pas
encore faire le portrait, et que je ne saurais pas le faire, vu que, de
deux choses l'une: ou c'est une spécialité qui n'en admet pas d'autres, ou
c'est la perfection, et comme qui dirait la couronne du talent. Certains
peintres, incapables de rien composer, peuvent copier fidèlement et
agréablement le modèle vivant. Ceux-là ont un succès assuré, pour peu
qu'ils sachent présenter le modèle sous son aspect le plus favorable, et
qu'ils aient l'adresse de l'habiller à son avantage tout en l'habillant à
la mode; mais, quand on n'est qu'un pauvre peintre d'histoire,
très-apprenti et très-contesté, comme j'ai l'honneur d'être, on ne peut
pas lutter contre des gens du métier. Je vous avoue que je n'ai jamais
étudié avec conscience les plis d'un habit noir et les habitudes
particulières d'une physionomie donnée. Je suis un malheureux inventeur
d'attitudes, de types et d'expressions. Il faut que tout cela obéisse à
mon sujet, à mon idée, à mon rêve, si vous voulez. Si vous me permettiez
de vous costumer à ma guise, et de vous poser dans une composition de mon
cru... Encore, tenez, cela ne vaudrait rien, ce ne serait pas vous. Ce ne
serait pas un portrait à donner à votre maîtresse... encore moins à votre
femme légitime. Ni l'une ni l'autre ne vous reconnaîtraient. Donc, ne me
demandez pas maintenant ce que je saurai pourtant faire un jour, si par
hasard je deviens Rubens ou Titien, parce qu'alors je saurai rester poëte
et créateur, tout en étreignant sans effort et sans crainte la puissante
et majestueuse réalité. Malheureusement, il n'est pas probable que je
devienne quelque chose de plus qu'un fou ou une bête. Lisez MM. tels et
tels, qui l'ont dit dans leurs feuilletons.

Figurez-vous bien, Thérèse, que je n'ai pas dit à mon Anglais un mot de ce
que je vous raconte: on arrange toujours quand on se fait parler soi-même;
mais, de tout ce que je pus lui dire pour m'excuser de ne pas savoir faire
le portrait, rien ne servit que ce peu de paroles: «Pourquoi diable ne
vous adressez-vous pas à mademoiselle Jacques?»

Il fit trois fois _Oh!_ après quoi, il me demanda votre adresse, et le
voilà parti sans faire la moindre réflexion, en me laissant très-confus et
très-irrité de ne pouvoir achever ma dissertation sur le portrait; car
enfin, ma bonne Thérèse, si cet animal de bel Anglais va chez vous
aujourd'hui, comme je l'en crois capable, et qu'il vous redise tout ce que
je viens de vous écrire, c'est-à-dire tout ce que je ne lui ai pas dit,
sur les _faiseurs_ et sur les grands maîtres, qu'allez-vous penser de
votre ingrat ami! Qu'il vous range parmi les premiers et qu'il vous juge
incapable de faire autre chose que des portraits bien jolis qui plaisent à
tout le monde! Ah! ma chère amie, si vous aviez entendu tout ce que je lui
ai dit de vous quand il a été parti!... Vous le savez, vous savez que,
pour moi, vous n'êtes pas mademoiselle Jacques, qui fait des portraits
ressemblants très en vogue, mais un homme supérieur qui s'est déguisé en
femme, et qui, sans avoir jamais fait l'académie, devine et sait faire
deviner tout un corps et toute une âme dans un buste, à la manière des
grands sculpteurs de l'antiquité et des grands peintres de la renaissance.
Mais je me tais; vous n'aimez pas qu'on vous dise ce qu'on pense de vous.
Vous faites semblant de prendre cela pour des compliments. Vous êtes
très-orgueilleuse, Thérèse.

Je suis tout à fait mélancolique aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi.
J'ai si mal déjeuné ce matin... Je n'ai jamais si mal mangé que depuis que
j'ai une cuisinière. Et puis on ne peut plus avoir de bon tabac. La régie
vous empoisonne. Et puis on m'a apporté des bottes neuves qui ne vont pas
du tout... Et puis il pleut... Et puis, et puis que sais-je? Les jours
sont longs comme des jours sans pain depuis quelque temps, ne trouvez-vous
pas? Non, vous ne trouvez pas, vous. Vous ne connaissez pas le malaise, le
plaisir qui ennuie, et l'ennui qui grise, le mal sans nom dont je vous
parlais l'autre soir, dans ce petit salon lilas où je voudrais être
maintenant; car j'ai un jour affreux pour peindre, et, ne pouvant peindre,
j'aurais du plaisir à vous assommer de ma conversation.

Je ne vous verrai donc pas aujourd'hui! Vous avez là une famille
insupportable qui vous vole à vos amis les plus délicieux! Je vais donc
être forcé, ce soir, de faire quelque affreuse sottise!... Voilà l'effet
de votre bonté pour moi, ma chère grande camarade. C'est de me rendre si
sot et si nul quand je ne vous vois plus, qu'il faut absolument que je
m'étourdisse au risque de vous scandaliser. Mais, soyez tranquille, je ne
vous raconterai pas l'emploi de ma soirée.

Votre ami et serviteur,

LAURENT.

11 mai 183...

       *       *       *       *       *

A M. LAURENT DE FAUVEL.

D'abord, mon cher Laurent, je vous demande, si vous avez pour moi quelque
amitié, de ne pas faire trop souvent de sottises qui nuisent à votre
santé. Je vous permets toutes les autres. Vous allez me demander d'en
citer une, et me voilà fort embarrassée; car, en fait de sottises, j'en
connais peu qui ne soient nuisibles. Reste à savoir ce que vous appelez
sottise. S'il s'agit de ces longs soupers dont vous me parliez l'autre
jour, je crois qu'ils vous tuent, et je m'en désole. A quoi songez-vous,
mon Dieu, de détruire ainsi, de gaieté de coeur, une existence si
précieuse et si belle? Mais vous ne voulez pas de sermons: je me borne à
la prière.

Quant à votre Anglais, qui est un Américain, je viens de le voir, et,
puisque je ne vous verrai ni ce soir, ni peut-être demain, à mon grand
regret, il faut que je vous dise que vous avez tout à fait tort de ne pas
vouloir faire son portrait. Il vous eût offert les yeux de la tête, et les
yeux de la tête d'un Américain comme Dick Palmer, c'est beaucoup de
billets de banque dont vous avez besoin, précisément pour ne pas faire de
sottises, c'est-à-dire pour ne pas _courir le brelan_, dans l'espoir d'un
coup de fortune qui n'arrive jamais aux gens d'imagination, vu que les
gens d'imagination ne savent pas jouer, qu'ils perdent toujours, et qu'il
leur faut ensuite demander à leur imagination de quoi payer leurs dettes,
métier pour lequel cette princesse-là ne se sent pas faite, et auquel elle
ne se plie qu'en mettant le feu au pauvre corps qu'elle habite.

Vous me trouvez bien positive, n'est-ce pas? Ça m'est égal. D'ailleurs, si
nous prenons la question de plus haut, toutes les raisons que vous avez
données à votre Américain et à moi ne valent pas deux sous. Vous ne savez
pas faire le portrait, c'est possible, cela est même certain, s'il faut le
faire dans les conditions du succès bourgeois; mais M. Palmer n'exigeait
nullement qu'il en fût ainsi. Vous l'avez pris pour un épicier, et vous
vous êtes trompé. C'est un homme de jugement et de goût, qui s'y connaît,
et qui a pour vous de l'enthousiasme. Jugez si je l'ai bien reçu! Il
venait à moi comme à un pis aller, je m'en suis fort bien aperçue, et je
lui en ai su gré. Aussi l'ai-je consolé en lui promettant de faire tout
mon possible pour vous décider à le peindre. Nous parlerons donc de cette
affaire après-demain, car j'ai donné rendez-vous au dit Palmer pour le
soir, afin qu'il m'aide à plaider sa propre cause et qu'il emporte votre
promesse.

Sur ce, mon cher Laurent, désennuyez-vous de votre mieux de ne pas me voir
pendant deux jours.

Cela ne vous sera pas difficile, vous connaissez beaucoup de gens d'esprit,
et vous avez le pied dans le plus beau monde. Moi, je ne suis qu'une
vieille prêcheuse qui vous aime bien, qui vous conjure de ne pas vous
coucher tard toutes les nuits, et qui vous conseille de ne faire excès et
abus de rien. Vous n'avez pas ce droit-là: génie oblige.

Votre camarade,

THÉRÈSE JACQUES.

       *       *       *       *       *

A MADEMOISELLE JACQUES.

Ma chère Thérèse, je pars dans deux heures pour une partie de campagne
avec le comte de S... et le prince D... Il y aura de la jeunesse et de la
beauté, à ce que l'on assure. Je vous promets et vous jure de ne pas faire
de sottises et de ne pas boire de champagne... sans me le reprocher
amèrement! Que voulez-vous! j'eusse certainement mieux aimé flâner dans
votre grand atelier, et déraisonner dans votre petit salon lilas; mais,
puisque vous êtes en retraite avec vos trente-six cousins de province,
vous ne vous apercevrez certainement pas non plus de mon absence
après-demain: vous aurez la délicieuse musique de l'accent anglo-américain
pendant toute la soirée. Ah! il s'appelle Dick, ce bon M. Palmer? Je
croyais que Dick était le diminutif familier de Richard! Il est vrai qu'en
fait de langues, je sais tout au plus le français.

Quant au portrait, n'en parlons plus. Vous êtes mille fois trop maternelle,
ma bonne Thérèse, de penser à mes intérêts au détriment des vôtres. Bien
que vous ayez une belle clientèle, je sais que votre générosité ne vous
permet pas d'être riche, et que quelques billets de banque de plus seront
beaucoup mieux entre vos mains qu'entre les miennes. Vous les emploierez à
faire des heureux, et, moi, je les jetterai sur un brelan, comme vous
dites.

D'ailleurs, jamais je n'ai été moins en train de faire de la peinture. Il
faut pour cela deux choses que vous avez, la réflexion et l'inspiration;
je n'aurai jamais la première, et _j'ai eu_ la seconde. Aussi en suis-je
dégoûté comme d'une vieille folle qui m'a éreinté en me promenant à
travers champs sur la croupe maigre de son cheval d'Apocalypse. Je vois
bien ce qui me manque; n'en déplaise à votre raison, je n'ai pas encore
assez vécu, et je pars pour trois ou sept jours avec madame Réalité, sous
la figure de plusieurs nymphes du corps de ballet de l'Opéra. J'espère
bien, à mon retour, être l'homme du monde le plus accompli, c'est-à-dire
le plus blasé et le plus raisonnable.

Votre ami,

LAURENT.

       *       *       *       *       *



I


Thérèse comprit fort bien, à première vue, le dépit et la jalousie qui
avaient dicté cette lettre.

--Et pourtant, se dit-elle, il n'est pas amoureux de moi. Oh! non, certes,
il ne sera jamais amoureux de personne, et de moi moins que de toute
autre.

Et, tout en relisant et rêvant, Thérèse craignit de se mentir à elle-même
en cherchant à se persuader que Laurent ne courait aucun danger auprès
d'elle.

--Mais quoi? quel danger? se disait-elle encore: souffrir d'un caprice non
satisfait? souffre-t-on beaucoup pour un caprice? Je n'en sais rien, moi.
Je n'en ai jamais eu!

Mais la pendule marquait cinq heures de l'après-midi. Et Thérèse, après
avoir mis la lettre dans sa poche, demanda son chapeau, donna congé à son
domestique pour vingt-quatre heures, fit à sa fidèle vieille Catherine
diverses recommandations particulières et monta en fiacre. Deux heures
après, elle rentrait avec une petite femme mince, un peu voûtée et
parfaitement voilée, dont le cocher même ne vit pas la figure. Elle
s'enferma avec cette personne mystérieuse, et Catherine leur servit un
petit dîner tout à fait succulent. Thérèse soignait et servait sa compagne,
qui la regardait avec tant d'extase et d'ivresse, qu'elle ne pouvait pas
manger.

De son côté, Laurent se disposait à la partie de plaisir annoncée; mais,
quand le prince D... vint le prendre avec sa voiture, Laurent lui dit
qu'une affaire imprévue le retenait encore deux heures à Paris, et qu'il
le rejoindrait à sa maison de campagne dans la soirée.

Laurent n'avait pourtant aucune affaire. Il s'était habillé avec une hâte
fiévreuse. Il s'était fait coiffer avec un soin particulier. Et puis il
avait jeté son habit sur un fauteuil, et il avait passé ses mains dans les
boucles trop symétriques de ses cheveux, sans songer pourtant à l'air
qu'il pouvait avoir. Il se promenait dans son atelier tantôt vite, tantôt
lentement. Quand le prince D... fut parti en lui faisant dix fois
promettre de se hâter de partir lui-même, il courut sur l'escalier pour le
prier de l'attendre et lui dire qu'il renonçait à toute affaire pour le
suivre; mais il ne le rappela point et passa dans sa chambre, où il se
jeta sur son lit.

--Pourquoi me ferme-t-elle sa porte pour deux jours? Il y a quelque chose
là-dessous! Et, quand elle me donne rendez-vous pour le troisième jour,
c'est afin de me faire rencontrer chez elle un Anglais ou un Américain que
je ne connais pas! Mais elle connaît, certainement, elle, ce Palmer,
qu'elle appelle par son petit nom! D'où vient alors qu'il m'a demandé son
adresse? Est-ce une feinte? Pourquoi feindrait-elle avec moi? Je ne suis
pas l'amant de Thérèse, je n'ai aucun droit sur elle! L'amant de Thérèse!
je ne le serai certainement jamais. Dieu m'en préserve! une femme qui a
cinq ans de plus que moi, peut-être davantage! Qui sait l'âge d'une femme,
et de celle-là précisément, dont personne ne sait rien? Un passé si
mystérieux doit couvrir quelque énorme sottise, peut-être une honte bien
conditionnée. Et avec cela, elle est prude, ou dévote, ou philosophe, qui
peut savoir? Elle parle de tout avec une impartialité, ou une tolérance,
ou un détachement... Sait-on ce qu'elle croit, ce qu'elle ne croit pas, ce
qu'elle veut, ce qu'elle aime, et si seulement elle est capable d'aimer?

Mercourt, un jeune critique, ami de Laurent, entra chez lui.

--Je sais, lui dit-il, que vous partez pour Montmorency. Aussi je ne fais
qu'entrer et sortir pour vous demander une adresse, celle de mademoiselle
Jacques.

Laurent tressaillit.

--Et que diable voulez-vous à mademoiselle Jacques? répondit-il en faisant
semblant de chercher du papier pour rouler une cigarette.

--Moi? Rien... c'est-à-dire si! Je voudrais bien la connaître; mais je ne
la connais que de vue et de réputation. C'est pour une personne qui veut
se faire peindre que je demande son adresse.

--Vous la connaissez de vue, mademoiselle Jacques?

--Parbleu! elle est tout à fait célèbre à présent, et qui ne l'a
remarquée? Elle est faite pour cela!

--Vous trouvez?

--Eh bien, et vous?

--Moi? Je n'en sais rien. Je l'aime beaucoup, je ne suis pas compétent.

--Vous l'aimez beaucoup?

--Oui, vous voyez, je le dis; ce qui est la preuve que je lui ne fais pas
la cour.

--Vous la voyez souvent?

--Quelquefois.

--Alors vous êtes son ami... sérieux?

--Eh bien, oui, un peu... Pourquoi riez-vous?

--Parce que je n'en crois rien; à vingt-quatre ans, on n'est pas l'ami
sérieux d'une femme... jeune et belle!

--Bah! elle n'est ni si jeune ni si belle que vous dites. C'est un bon
camarade, pas désagréable à voir, voilà tout. Pourtant elle appartient à
un type que je n'aime pas, et je suis forcé de lui pardonner d'être
blonde. Je n'aime les blondes qu'en peinture.

--Elle n'est pas déjà si blonde! elle a les yeux d'un noir doux, des
cheveux qui ne sont ni bruns ni blonds, et qu'elle arrange singulièrement.
Au reste, ça lui va, elle a l'air d'un sphinx bon enfant.

--Le mot est joli; mais... vous aimez les grandes femmes, vous!

--Elle n'est pas très-grande, elle a des petits pieds et des petites
mains. C'est une vraie femme. Je l'ai bien regardée, puisque j'en suis
amoureux.

--Tiens, quelle idée vous avez là!

--Cela ne vous fait rien, puisqu'en tant que femme, elle ne vous plaît
pas?

--Mon cher, elle me plairait, que ce serait tout comme. Dans ce cas-là, je
tâcherais d'être mieux avec elle que je ne suis; mais je ne serais pas
amoureux, c'est un état que je ne fais pas; par conséquent, je ne serais
pas jaloux. Poussez donc votre pointe, si bon vous semble.

--Moi? Oui, si je trouve l'occasion; mais je n'ai pas le temps de la
chercher, et, au fond, je suis comme vous, Laurent, parfaitement enclin à
la patience, vu que je suis d'un âge et d'un monde où le plaisir ne manque
pas... Mais, puisque nous parlons de cette femme-là, et que vous la
connaissez, dites-moi donc... c'est pure curiosité de ma part, je vous le
déclare, si elle est veuve ou...

--Ou quoi?

--Je voulais dire si elle est veuve d'un amant ou d'un mari.

--Je n'en sais rien.

--Pas possible!

--Parole d'honneur, je ne lui ai jamais demandé. Ça m'est si égal!

--Savez-vous ce qu'on dit?

--Non, je ne m'en soucie pas. Qu'est-ce qu'on dit?

--Vous voyez bien que vous vous en souciez! On dit qu'elle a été mariée à
un homme riche et titré.

--Mariée...

--On ne peut plus mariée, par-devant M. le maire et M. le curé.

--Quelle bêtise! elle porterait son nom et son titre.

--Ah! voilà! Il y a un mystère là-dessous. Quand j'aurai le temps, je
chercherai ça, et je vous en ferai part. On dit qu'elle n'a pas d'amant
connu, bien qu'elle vive avec une grande liberté. D'ailleurs, vous devez
savoir cela, vous?

--Je n'en sais pas le premier mot. Ah ça! vous croyez donc que je passe ma
vie à observer ou à interroger les femmes? Je ne suis pas un flâneur comme
vous, moi! je trouve la vie très courte pour vivre et travailler.

--Vivre... je ne dis pas. Il paraît que vous vivez beaucoup. Quant à
travailler... on dit que vous ne travaillez pas assez. Voyons, qu'est-ce
que vous avez là? Laissez-moi voir!

--Non, ce n'est rien, je n'ai rien de commencé ici.

--Si fait: cette tête-là... c'est très-beau, diable! Laissez-moi donc voir,
 ou je vous malmène dans mon prochain _salon_.

--Vous en êtes bien capable!

--Oui, quand vous le mériterez; mais, pour cette tête-là, c'est superbe et
s'admire tout bêtement. Qu'est-ce que ça sera?

--Est-ce que je sais?

--Voulez-vous que je vous le dise?

--Vous me ferez plaisir.

--Faites-en une sibylle. On coiffe ça comme on veut, ça n'engage à rien.

--Tiens, c'est une idée.

--Et puis on ne compromet pas la personne à qui ça ressemble.

--Ça ressemble à quelqu'un?

--Parbleu! mauvais plaisant, vous croyez que je ne la reconnais pas?
Allons, mon cher, vous avez voulu vous moquer de moi, puisque vous niez
tout, même les choses les plus simples. Vous êtes l'amant de cette
figure-là!

--La preuve, c'est que je m'en vais à Montmorency! dit froidement Laurent
en prenant son chapeau.

--Ça n'empêche pas! répondit Mercourt.

Laurent sortit, et Mercourt, qui était descendu avec lui, le vit monter
dans une petite voiture de remise; mais Laurent se fit conduire au bois de
Boulogne, où il dîna tout seul dans un petit café, et d'où il revint à la
nuit tombée, à pied et perdu dans ses rêveries.

Le bois de Boulogne n'était pas à cette époque ce qu'il est aujourd'hui.
C'était plus petit d'aspect, plus négligé, plus pauvre, plus mystérieux et
plus champêtre: on y pouvait rêver.

Les Champs-Elysées, moins luxueux et moins habités qu'aujourd'hui, avaient
de nouveaux quartiers où se louaient encore à bon marché de petites
maisons avec de petits jardins d'un caractère très-intime. On y pouvait
vivre et travailler.

C'était dans une de ces maisonnettes blanches et propres, au milieu des
lilas en fleur, et derrière une grande haie d'aubépine fermée d'une
barrière peinte en vert, que demeurait Thérèse. On était au mois de mai.
Le temps était magnifique. Comment Laurent se trouva, à neuf heures,
derrière cette haie, dans la rue déserte et inachevée où les réverbères
n'avaient pas encore été installés, et sur les talus de laquelle
poussaient encore les orties et les folles herbes, c'est ce que lui-même
eût été embarrassé d'expliquer.

La haie était fort épaisse, et Laurent tourna sans bruit tout à l'entour,
sans apercevoir autre chose que des feuilles légèrement dorées par une
lumière qu'il supposa placée dans le jardin, sur une petite table auprès
de laquelle il avait l'habitude de fumer quand il passait la soirée chez
Thérèse. On fumait donc dans le jardin? ou on y prenait le thé, comme cela
arrivait quelquefois? Mais Thérèse avait annoncé à Laurent qu'elle
attendait toute une famille de province, et il n'entendait que le
chuchotement mystérieux de deux voix, dont l'une lui paraissait être celle
de Thérèse. L'autre parlait tout à fait bas: était-ce celle d'un homme?

Laurent écouta à en avoir des tintements dans les oreilles, jusqu'à ce
qu'enfin il entendît ou crût entendre ces mots dits par Thérèse:

--Que m'importe tout cela? Je n'ai plus qu'un amour sur la terre, et c'est
vous!

--A présent, se dit Laurent en quittant précipitamment la petite rue
déserte et en revenant sur la chaussée bruyante des Champs-Elysées, me
voilà bien tranquille. Elle a un amant! Au fait, elle n'était pas obligée
de me confier cela!... Seulement, elle n'était pas obligée de parler en
toute occasion de manière à me faire croire qu'elle n'était et ne voulait
être à personne. C'est une femme comme les autres: le besoin de mentir
avant tout. Qu'est-ce que ça me fait? Je ne l'aurais pourtant pas cru! Et
même il faut bien que j'aie eu la tête un peu montée pour elle sans me
l'avouer, puisque j'étais là aux écoutes, faisant le plus lâche des
métiers, quand ce n'est pas un métier de jaloux! Je ne peux pas m'en
repentir beaucoup: cela me sauve d'une grande misère et d'une grande
duperie: celle de désirer une femme qui n'a rien de plus désirable que
toute autre, pas même la sincérité.

Laurent arrêta une voiture qui passait vide et alla à Montmorency. Il se
promettait d'y passer huit jours et de ne pas remettre les pieds chez
Thérèse avant quinze. Cependant, il ne resta que quarante-huit heures à la
campagne et se trouva le troisième soir à la porte de Thérèse, juste en
même temps que M. Richard Palmer.

--Oh! dit l'Américain en lui tendant la main, je suis content de voir
vous!

Laurent ne put se dispenser de tendre aussi la main; mais il ne put
s'empêcher de demander à M. Palmer pourquoi il était si content de le
voir.

L'étranger ne fit aucune attention au ton passablement impertinent de
l'artiste.

--Je suis content parce que j'aime vous, reprit-il avec une cordialité
irrésistible, et j'aime vous, parce que j'admire vous beaucoup!

--Comment! vous voilà? dit Thérèse étonnée à Laurent. Je ne comptais plus
sur vous ce soir.

Et il sembla au jeune homme qu'il y avait un accent de froideur inusité
dans ces simples paroles.

--Ah! lui répondit-il tout bas, vous en eussiez pris facilement votre
parti, et je crois que je viens troubler un délicieux tête-à-tête.

--C'est d'autant plus cruel à vous, reprit-elle sur le même ton enjoué,
que vous sembliez vouloir me le ménager.

--Vous y comptiez, puisque vous ne l'aviez pas décommandé! Dois-je m'en
aller?

--Non, restez. Je me résigne à vous supporter.

L'Américain, après avoir salué Thérèse, avait ouvert son portefeuille et
cherché une lettre qu'il était chargé de lui remettre. Thérèse parcourut
cette lettre d'un air impassible, sans faire la moindre réflexion.

--Si voulez répondre, dit Palmer, j'ai une occasion pour La Havane.

--Merci, répondit Thérèse en ouvrant le tiroir d'un petit meuble qui était
sous sa main, je ne répondrai pas.

Laurent, qui suivait tous ses mouvements, la vit mettre cette lettre avec
plusieurs autres, dont l'une, par la forme et la suscription, lui sauta
pour ainsi dire aux yeux. C'était celle qu'il avait écrite à Thérèse
l'avant-veille. Je ne sais pourquoi il fut choqué intérieurement de voir
cette lettre en compagnie de celle que venait de remettre M. Palmer.

--Elle me laisse là, dit-il, pêle-mêle avec ses amants évincés. Je n'ai
pourtant pas droit à cet honneur. Je ne lui ai jamais parlé d'amour.

Thérèse se mit à parler du portrait de M. Palmer. Laurent se fit prier,
épiant les moindres regards et les moindres inflexions de voix de ses
interlocuteurs, et s'imaginant à chaque instant découvrir en eux une
crainte secrète de le voir céder; mais leur insistance était de si bonne
foi, qu'il s'apaisa et se reprocha ses soupçons. Si Thérèse avait des
relations avec cet étranger, libre et seule comme elle vivait, ne
paraissant devoir rien à personne, et ne s'occupant jamais de ce que l'on
pouvait dire d'elle, avait-elle besoin du prétexte d'un portrait pour
recevoir souvent et longtemps l'objet de son amour ou de sa fantaisie?

Dès qu'il se sentit calmé, Laurent ne se sentit plus retenu par la honte
de manifester sa curiosité.

--Vous êtes donc Américaine? dit-il à Thérèse, qui de temps en temps
traduisait à M. Palmer, en anglais, les répliques qu'il n'entendait pas
bien.

--Moi? répondit Thérèse; ne vous ai-je pas dit que j'avais l'honneur
d'être votre compatriote?

--C'est que vous parlez si bien l'anglais!

--Vous ne savez pas si je le parle bien, puisque vous ne l'entendez pas.
Mais je vois ce que c'est, car je vous sais curieux. Vous demandez si
c'est d’hier ou d’il y a longtemps que je connais Dick Palmer. Eh bien,
demandez-le à lui-même.

Palmer n'attendit pas une question que Laurent ne se fut pas volontiers
décidé à lui faire. Il répondit que ce n'était pas la première fois qu'il
venait en France et qu'il avait connu Thérèse toute jeune, chez ses
parents. Il ne fut pas dit quels parents. Thérèse avait coutume de dire
qu'elle n'avait jamais connu ni son père ni sa mère.

Le passé de mademoiselle Jacques était un mystère impénétrable pour les
gens du monde qui allaient se faire peindre par elle et pour le petit
nombre d'artistes qu'elle recevait en particulier. Elle était venue à
Paris on ne sait d'où, on ne savait quand, on ne savait avec qui. Elle
était connue depuis deux ou trois ans seulement, un portrait qu'elle avait
fait ayant été remarqué chez des gens de goût et signalé tout à coup comme
une oeuvre de maître. C'est ainsi que, d'une clientèle et d'une existence
pauvres et obscures, elle avait passé brusquement à une réputation de
premier ordre et une existence aisée; mais elle n'avait rien changé à ses
goûts tranquilles, à son amour de l'indépendance et à l'austérité enjouée
de ses manières. Elle ne posait en rien et ne parlait jamais d'elle-même
que pour dire ses opinions et ses sentiments avec beaucoup de franchise et
de courage. Quant aux faits de sa vie, elle avait une manière d'éluder les
questions et de passer à côté qui la dispensait de répondre. Si on
trouvait moyen d'insister, elle avait coutume de dire après quelques mots
vagues:

--Il ne s'agit pas de moi. Je n'ai rien d'intéressant à raconter, et, si
j'ai eu des chagrins, je ne m'en souviens plus, n'ayant plus le temps d'y
penser. Je suis très-heureuse à présent, puisque j'ai du travail et que
j'aime le travail par-dessus tout.

C'est par hasard, et à la suite de relations d'artiste à artiste dans la
même partie, que Laurent avait fait connaissance avec mademoiselle
Jacques. Lancé comme gentilhomme et comme artiste éminent dans un double
monde, M. Fauvel avait, à vingt-quatre ans, l'expérience des faits que
l'on n'a pas toujours à quarante. Il s'en piquait et s'en affligeait tour
à tour; mais il n'avait nullement l'expérience du coeur, qui ne s'acquiert
pas dans le désordre. Grâce au scepticisme qu'il affichait, il avait donc
commencé par décréter en lui-même que Thérèse devait avoir pour amants
tous ceux qu'elle traitait d'amis, et il lui avait fallu les entendre peu
à peu affirmer et prouver la pureté de leurs relations avec elle pour
arriver à la considérer comme une personne qui pouvait avoir eu des
passions, mais non des commerces de galanterie.

Des lors il s'était senti ardemment curieux de savoir la cause de cette
anomalie: une femme jeune, belle, intelligente, absolument libre et
volontairement isolée. Il l'avait vue plus souvent, et peu à peu presque
tous les jours, d'abord sous toute sorte de prétextes, ensuite en se
donnant pour un ami sans conséquence, trop viveur pour avoir souci d'en
conter à une femme sérieuse, mais trop idéaliste, en dépit de tout, pour
n'avoir pas besoin d'affection et pour ne pas sentir le prix d'une amitié
désintéressée.

Au fond, c'était là la vérité dans le principe; mais l'amour s'était
glissé dans le coeur du jeune homme, et on a vu que Laurent se débattait
contre l'invasion d'un sentiment qu'il voulait encore déguiser à Thérèse
et à lui-même, d'autant plus qu'il l'éprouvait pour la première fois de sa
vie.

--Mais enfin, dit-il, quand il eut promis à M. Palmer d'essayer son
portrait, pourquoi diable tenez-vous tant à une chose qui ne sera
peut-être pas bonne, quand vous connaissez mademoiselle Jacques, qui ne
vous refuse certainement pas d'en faire une à coup sûr excellente?

--Elle me refuse, répondit Palmer avec beaucoup de candeur, et je ne sais
pas pourquoi. J'ai promis à ma mère, qui a la faiblesse de me croire
très-beau, un portrait de maître, et elle ne le trouvera jamais
ressemblant, s'il est trop réel. Voilà pourquoi je m'étais adressé à vous
comme à un maître idéaliste. Si vous me refusez, j'aurai le chagrin de ne
pas faire plaisir à ma mère, ou l'ennui de chercher encore.

--Ce ne sera pas long: il y a tant de gens plus capables que moi!...

--Je ne trouve pas; mais, à supposer que cela soit, il n'est pas dit qu'il
aient le temps tout de suite, et je suis pressé d'envoyer le portrait.
C'est pour l'anniversaire de ma naissance, dans quatre mois, et le
transport durera environ deux mois.

--C'est-à-dire, Laurent, ajouta Thérèse, qu'il vous faut faire ce portrait
en six semaines tout au plus, et, comme je sais le temps qu'il vous faut,
vous auriez à commencer demain. Allons, c'est entendu, c'est promis,
n'est-ce pas?

M. Palmer tendit la main à Laurent en disant:

--Voilà le contrat passé. Je ne parle pas d'argent; c'est mademoiselle
Jacques qui fait les conditions, je ne m'en mêle pas. Quelle est votre
heure demain?

L'heure convenue. Palmer prit son chapeau, et Laurent se crût forcé d'en
faire autant par respect pour Thérèse; mais Palmer n'y fit aucune
attention, et sortit après avoir serré sans la baiser la main de
mademoiselle Jacques.

--Dois-je le suivre? dit Laurent.

--Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle; toutes les personnes que je
reçois le soir me connaissent bien. Seulement, vous vous en irez à dix
heures aujourd'hui; car dans ces derniers temps, je me suis oubliée à
bavarder avec vous jusqu'à près de minuit, et, comme je ne peux pas dormir
passé cinq heures du matin, je me suis sentie très-fatiguée.

--Et vous ne me mettiez pas à la porte?

--Non, je n'y pensais pas.

--Si j'étais fat, j'en serais bien fier!

--Mais vous n'êtes pas fat, Dieu merci; vous laissez cela à ceux qui sont
bêtes. Voyons, malgré le compliment, maître Laurent, j'ai à vous gronder.
On dit que vous ne travaillez pas.

--Et c'est pour me forcer à travailler que vous m'avez mis la tête de
Palmer comme un pistolet sur la gorge.

--Eh bien, pourquoi pas?

--Vous êtes bonne, Thérèse, je le sais; vous voulez me faire gagner ma vie
malgré moi.

--Je ne me mêle pas de vos moyens d'existence, je n'ai pas ce droit-là. Je
n'ai pas le bonheur... ou le malheur d'être votre mère; mais je suis votre
soeur... _en Apollon_, comme dit notre classique Bernard, et il m'est
impossible de ne pas m'affliger de vos accès de paresse.

--Mais qu'est-ce que cela peut vous faire? s'écria Laurent avec un mélange
de plaisir et de dépit que Thérèse sentit, et qui l'engagea à répondre
avec franchise.

--Écoutez, mon cher Laurent, lui dit-elle, il faut que nous nous
expliquions. J'ai beaucoup d'amitié pour vous.

--J'en suis très-fier, mais je ne sais pourquoi!... Je ne suis même pas
bon à faire un ami, Thérèse! Je ne crois pas plus à l'amitié qu'à l'amour
entre une femme et un homme.

--Vous me l'avez déjà dit, et cela m'est fort égal, ce que vous ne croyez
pas. Moi, je crois à ce que je sens, et je sens pour vous de l'intérêt et
de l'affection. Je suis comme cela: je ne puis supporter auprès de moi un
être quelconque sans m'attacher à lui et sans désirer qu'il soit heureux.
J'ai l'habitude d'y faire mon possible sans me soucier qu'il m'en sache
gré. Or, vous n'êtes pas un être quelconque, vous êtes un homme de génie,
et, qui plus est, j'espère, un homme de coeur.

--Un homme de coeur, moi? Oui, si vous l'entendez comme l'entend le monde.
Je sais me battre en duel, payer mes dettes et défendre la femme à qui je
donne le bras, quelle qu'elle soit. Mais, si vous me croyez le coeur
tendre, aimant, naïf...

--Je sais que vous avez la prétention d'être vieux, usé et corrompu. Cela
ne me fait rien du tout, vos prétentions. C'est une mode bien portée à
l'heure qu'il est. Chez vous, c'est une maladie réelle ou douloureuse,
mais qui passera quand vous voudrez. Vous êtes un homme de coeur,
précisément parce que vous souffrez du vide de votre coeur, une femme
viendra qui le remplira, si elle s'y entend, et si vous la laissez faire.
Mais ceci est en dehors de mon sujet; c'est à l'artiste que je parle:
l'homme n'est malheureux en vous que parce que l'artiste n'est pas content
de lui-même.

--Eh bien, vous vous trompez, Thérèse, répondit Laurent avec vivacité.
C'est le contraire de ce que vous dites! c'est l'homme qui souffre dans
l'artiste et qui l'étouffe. Je ne sais que faire de moi, voyez-vous.
l'ennui me tue. L'ennui de quoi? allez-vous dire. L'ennui de tout! Je ne
sais pas, comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail,
faire un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer à
travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire le soir à deux ou
trois importuns tels que moi, par exemple, en attendant l'heure du
sommeil. Mon sommeil à moi est mauvais, mes promenades sont agitées, mon
travail est fiévreux. L'invention me trouble et me fait trembler:
l'exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d'effroyables
battements de coeur, et c'est en pleurant et en me retenant de crier que
j'accouche d'une idée qui m'enivre, mais dont je suis mortellement honteux
et dégoûté le lendemain matin. Si je la transforme, c'est pire, elle me
quitte: mieux vaut l'oublier et en attendre une autre: mais cette autre
m'arrive si confuse et si énorme, que mon pauvre être ne peut pas la
contenir. Elle m'oppresse et me torture jusqu'à ce qu'elle ait pris des
proportions réalisables, et que revienne l'autre souffrance, celle de
l'enfantement, une vraie souffrance physique que je ne peux pas définir.
Et voilà comment ma vie se passe quand je me laisse dominer par ce géant
d'artiste qui est en moi, et dont le pauvre homme qui vous parle arrache
une à une, par le forceps de sa volonté, de maigres souris à demi mortes!
Donc, Thérèse, il vaut bien mieux que je vive comme j'ai imaginé de vivre,
que je fasse des excès de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que
mes pareils appellent modestement leur inspiration, et que j'appelle tout
bonnement mon infirmité.

--Alors, c'est décidé, c'est arrêté, dit Thérèse en souriant, vous
travaillez au suicide de votre intelligence? Eh bien, je n'en crois pas un
mot. Si on vous proposait d'être demain le prince D... ou le comte de S...,
avec les millions de l'un et les beaux chevaux de l'autre, vous diriez,
en parlant de votre pauvre palette si méprisée: _Rendez-moi ma mie!_

--Ma palette méprisée? Vous ne me comprenez pas, Thérèse! C'est un
instrument de gloire; je le sais bien, et ce que l'on appelle la gloire,
c'est une estime accordée au talent, plus pure et plus exquise que celle
que l'on accorde au titre et à la fortune. Donc, c'est un très-grand
avantage et un très-grand plaisir pour moi de me dire: «Je ne suis qu'un
petit gentilhomme sans avoir, et mes pareils qui ne veulent pas déroger
mènent une vie de garde forestier, et ont pour bonnes fortunes des
ramasseuses de bois mort qu'ils payent en fagots. Moi, j'ai dérogé, j'ai
pris un état, et il se trouve qu'à vingt-quatre ans quand je passe sur un
petit cheval de manége au milieu des premiers riches et des premiers beaux
de Paris, montés sur des chevaux de dix mille francs, s'il y a, parmi les
badauds assis aux Champs-Élysées, un homme de goût ou une femme d'esprit,
c'est moi qui suis regardé et nommé, et non pas les autres.» Vous riez!
vous trouvez que je suis très-vain?

--Non, mais très-enfant, Dieu merci! Vous ne vous tuerez pas.

--Mais je ne veux pas du tout me tuer, moi! Je m'aime autant qu'un autre,
je m'aime de tout mon coeur, je vous jure! Mais je dis que ma palette,
instrument de ma gloire, est l'instrument de mon supplice, puisque je ne
sais pas travailler sans souffrir. Alors je cherche dans le désordre, non
pas la mort de mon corps ou de mon esprit, mais l'usure et l'apaisement de
mes nerfs. Voilà tout, Thérèse. Qu'y a-t-il donc là qui ne soit
raisonnable? Je ne travaille un peu proprement que quand je tombe de
fatigue.

--C'est vrai, dit Thérèse, je l'ai remarqué, et je m'en étonne comme d'une
anomalie; mais je crains bien que cette manière de produire ne vous tue,
et je ne peux pas me figurer qu'il en puisse arriver autrement. Attendez,
répondez à une question: Avez-vous commencé la vie par le travail et
l'abstinence, et avez-vous senti alors la nécessité de vous étourdir pour
vous reposer?

--Non, c'est le contraire. Je suis sorti du collège, aimant la peinture,
mais ne croyant pas être jamais forcé de peindre. Je me croyais riche. Mon
père est mort ne laissant rien qu'une trentaine de mille francs, que je me
suis dépêché de dévorer, afin d'avoir au moins dans ma vie une année de
bien-être. Quand je me suis vu à sec, j'ai pris le pinceau; j'ai été
éreinté et porté aux nues, ce qui de nos jours, constitue le plus grand
succès possible, et, à présent, je me donne, pendant quelques mois ou
quelques semaines, du luxe et du plaisir tant que l'argent dure. Quand il
n'y a plus rien, c'est pour le mieux, puisque je suis également au bout de
mes forces et de mes désirs. Alors je reprends le travail avec rage,
douleur et transport, et, le travail accompli, le loisir et la prodigalité
recommencent.

--Il y a longtemps que vous menez cette vie-là?

--Il ne peut pas y avoir longtemps à mon âge! Il y a trois ans.

--Eh! c'est beaucoup pour votre âge, justement! Et puis vous avez mal
commencé: vous avez mis le feu à vos esprits vitaux avant qu'ils eussent
pris leur essor; vous avez bu du vinaigre pour vous empêcher de grandir.
Votre tête a grossi quand même, et le génie s'y est développé malgré tout;
mais peut-être bien votre coeur s'est-il atrophié, peut-être ne serez-vous
jamais ni un homme ni un artiste complet.

Ces paroles de Thérèse, dites avec une tristesse tranquille, irritèrent
Laurent.

--Ainsi, reprit-il en se relevant, vous me méprisez?

--Non, répondit-elle en lui tendant la main, je vous plains!

Et Laurent vit deux grosses larmes couler lentement sur les joues de
Thérèse.

Ces larmes amenèrent en lui une réaction violente: un déluge de pleurs
inonda son visage, et, se jetant aux genoux de Thérèse, non pas comme un
amant qui se déclare, mais comme un enfant qui se confesse:

--Ah! ma pauvre chère amie! s'écria-t-il en lui prenant les mains, vous
avez raison de me plaindre, car j'en ai besoin! Je suis malheureux,
voyez-vous, si malheureux, que j'ai honte de le dire! Ce je ne sais quoi
que j'ai dans la poitrine à la place du coeur crie sans cesse après je ne
sais quoi, et, moi, je ne sais que lui donner pour l'apaiser. J'aime Dieu,
et je ne crois pas en lui. J'aime toutes les femmes, et je les méprise
toutes! Je peux vous dire cela, à vous qui êtes mon camarade et mon ami!
Je me surprends parfois prêt à idolâtrer une courtisane, tandis qu'auprès
d'un ange je serais peut-être plus froid qu'un marbre. Tout est dérangé
dans mes notions, tout est peut-être dévié dans mes instincts. Si je vous
disais que je ne trouve déjà plus d'idées riantes dans le vin! 0ui, j'ai
l'ivresse triste, à ce qu'il paraît; et on m'a dit qu'avant-hier, dans
cette débauche à Montmorency, j'avais déclamé des choses tragiques avec
une emphase aussi effrayante que ridicule. Que voulez-vous donc que je
devienne, Thérèse, si vous n'avez pas pitié de moi?

--Certes, j'ai pitié, mon pauvre enfant, dit Thérèse en lui essuyant les
yeux avec son mouchoir; mais à quoi cela peut-il servir?

--Si vous m'aimiez, Thérèse! Ne me retirez pas vos mains! Est-ce que vous
ne m'avez pas permis d'être pour vous une espèce d'ami?

--Je vous ai dit que je vous aimais: vous m'avez répondu que vous ne
pouviez croire à l'amitié d'une femme.

--Je croirais peut-être à la vôtre; vous devez avoir le coeur d'un homme,
puisque vous en avez la force et le talent. Rendez-la-moi.

--Je ne vous l'ai pas ôtée, et je veux bien essayer d'être un homme pour
vous, répondit-elle; mais je ne saurai pas trop m'y prendre. L'amitié d'un
homme doit avoir plus de rudesse et d'autorité que je ne me crois capable
d'en avoir. Malgré moi je vous plaindra plus que je vous gronderai, et
vous voyez déjà! Je m'étais promis de vous humilier aujourd'hui, de vous
mettre en colère contre moi et contre vous-même; au lieu de cela, me voilà
pleurant avec vous, ce qui n'avance à rien.

--Si fait! si fait! s'écria Laurent. Ces larmes sont bonnes, elles ont
arrosé la place desséchée; peut-être que mon coeur y repoussera! Ah!
Thérèse, vous m'avez déjà dit une fois que je me vantais devant vous de ce
dont je devrais rougir, que j'étais un mur de prison. Vous n'avez oublié
qu'une chose: c'est qu'il y a derrière ce mur un prisonnier! Si je pouvais
ouvrir la porte, vous le verriez bien; mais la porte est close, le mur est
d'airain, et ma volonté, ma foi, mon expansion, ma parole même, ne peuvent
le traverser. Faudra-t-il donc que je vive et meure ainsi? A quoi me
servira, je vous le demande, d'avoir barbouillé de peintures fantasques
les murs de mon cachot, si le mot _aimer_ ne se trouve écrit nulle part?

--Si je vous comprends bien, dit Thérèse rêveuse, vous pensez que votre
oeuvre a besoin d'être échauffée par le sentiment.

--Ne le pensez-vous pas aussi? N'est-ce pas là ce que me disent tous vos
reproches?

--Pas précisément. Il n'y a que trop de feu dans votre exécution, la
critique vous le reproche. Moi, j'ai toujours traité avec respect cette
exubérance de jeunesse qui fait les grands artistes, et dont les beautés
empêchent quiconque a de l'enthousiasme d'éplucher les défauts. Loin de
trouver votre travail froid et emphatique, je le sens brûlant et passionné;
mais je cherchais où était en vous le siége de cette passion: je le vois
maintenant, il est dans le désir de l'âme. Oui, certainement,
ajouta-t-elle toujours rêveuse, comme si elle cherchait à percer les
voiles de sa propre pensée, le désir peut être une passion.

--Eh bien, à quoi songez-vous? dit Laurent en suivant son regard absorbé.

--Je me demande si je dois faire la guerre à cette puissance qui est en
vous, et si, en vous persuadant d'être heureux et calme, on ne vous
ôterait pas le feu sacré. Pourtant... je m'imagine que l'aspiration ne
peut pas être pour l'esprit une situation durable et que, quand elle s'est
vivement exprimée pendant sa période de fièvre, elle doit, ou tomber
d'elle-même, ou nous briser. Qu'en dites-vous? Chaque âge n'a-t-il pas sa
force et sa manifestation particulières? Ce que l'on appelle les diverses
_manières_ des maîtres, n'est-ce pas l'expression des successives
transformations de leur être? A trente ans, vous sera-t-il possible
d'avoir aspiré à tout sans rien étreindre? Ne vous sera-t-il pas imposé
d'avoir une certitude sur un point quelconque? Vous êtes dans l'âge de la
fantaisie; mais bientôt viendra celui de la lumière. Ne voulez-vous pas
faire de progrès?

--Dépend-il de moi d'en faire?

--Oui, si vous ne travaillez pas à déranger l'équilibre de vos facultés.
Vous ne me persuaderez pas que l'épuisement soit le remède de la fièvre:
il n'en est que le résultat fatal.

--Alors quel fébrifuge me proposez-vous?

--Je ne sais: le mariage, peut-être.

--Horreur! s'écria Laurent en éclatant de rire.

Et il ajouta, en riant toujours et sans trop savoir pourquoi lui venait ce
correctif:

--A moins que ce ne soit avec vous, Thérèse. Eh! c'est une idée, cela!

--Charmante, répondit-elle, mais tout à fait impossible.

La réponse de Thérèse frappa Laurent par sa tranquillité sans appel, et ce
qu'il venait de dire par manière de saillie lui parut tout à coup un rêve
enterré, comme s'il eût pris place dans son esprit. Ce puissant et
malheureux esprit était ainsi fait que, pour désirer quelque chose, il lui
suffisait du mot _impossible_, et c'est justement ce mot-là que Thérèse
venait de dire.

Aussitôt ses velléités d'amour pour elle lui revinrent, et en même temps
ses soupçons, sa jalousie et sa colère. Jusque-là, ce charme d'amitié
l'avait bercé et comme enivré; il devint tout à coup amer et
glacé.

--Ah! oui, au fait, dit-il en prenant son chapeau pour s'en aller, voilà
le mot de ma vie qui revient à propos de tout, au bout d'une plaisanterie
comme au bout de toute chose sérieuse: _impossible!_ Vous ne connaissez
pas cet ennemi-là, Thérèse; vous aimez tout tranquillement. Vous avez un
_amant_ ou un _ami_ qui n'est pas jaloux, parce qu'il vous connaît froide
ou raisonnable! Ça me fait penser que l'heure s'avance, et que _vos
trente-sept cousins_ sont peut-être là, dehors, qui attendent ma
sortie.

--Qu'est-ce que vous dites donc? lui demanda Thérèse stupéfaite; quelles
idées vous viennent? Avez-vous des accès de folie?

--Quelquefois, répondit-il en s'en allant. Il faut me les pardonner.



II


Le lendemain, Thérèse reçut de Laurent la lettre suivante:

«Ma bonne et chère amie, comment vous ai-je quittée hier? Si je vous ai
dit quelque énormité, oubliez-la, je n'en ai pas eu conscience. J'ai eu un
éblouissement qui ne s'est pas dissipé dehors; car je me suis trouvé à ma
porte, en voiture, sans pouvoir me rappeler comment j'y étais monté.

«Cela m'arrive bien souvent, mon amie, que ma bouche dise une parole quand
mon cerveau en dit une autre. Plaignez-moi, et pardonnez-moi. Je suis
malade, et vous aviez raison, la vie que je mène est détestable.

«De quel droit vous ferais-je des questions? Rendez-moi cette justice que,
depuis trois mois que vous me recevez intimement, c'est la première que je
vous adresse: Que m'importe que vous soyez fiancée, mariée ou veuve?...
Vous voulez que personne ne le sache; ai-je cherché à le savoir? Vous
ai-je demandé?... Ah! tenez, Thérèse, il y a encore ce matin du désordre
dans ma tête, et pourtant je sens que je mens, et je ne veux pas mentir
avec vous. J'ai eu vendredi soir mon premier accès de curiosité à votre
égard, celui d'hier était déjà le second; mais ce sera le dernier, je vous
jure, et, pour qu'il n'en soit plus jamais question, je veux me confesser
de tout. J'ai donc été l'autre jour à votre porte, c'est-à-dire à la
grille de votre jardin. J'ai regardé, je n'ai rien vu; j'ai écouté, j'ai
entendu! Eh bien, que vous importe? je ne sais pas son nom, je n'ai pas vu
sa figure; mais je sais que vous êtes ma soeur, ma confidente, ma
consolation, mon soutien. Je sais qu'hier je pleurais à vos pieds, et que
vous avez essuyé mes yeux avec votre mouchoir, en disant: «Que faire, que
faire, mon pauvre enfant?» Je sais que, sage, laborieuse, tranquille,
respectée, puisque vous êtes libre, aimée, puisque vous êtes heureuse,
vous trouvez le temps et la charité de me plaindre, de savoir que j'existe,
et de vouloir me faire mieux exister. Bonne Thérèse, qui ne vous bénirait
serait un ingrat, et, tout misérable que je suis, je ne connais pas
l'ingratitude. Quand voulez-vous me recevoir, Thérèse? Il me semble que je
vous ai offensée. Il ne me manquerait plus que cela? Irai-je ce soir chez
vous? Si vous dites non, oh! ma foi, j'irai au diable!».

Laurent reçut, par le retour de son domestique, la réponse de Thérèse.
Elle était courte: _Venez ce soir_. Laurent n'était ni roué ni fat, bien
qu'il méditât ou fût tenté souvent d'être l'un et l'autre. C'était, on l'a
vu, un être plein de contrastes, et que nous décrivons sans l'expliquer,
ce ne serait pas possible; certains caractères échappent à l'analyse
logique.

La réponse de Thérèse le fit trembler comme un enfant. Jamais elle ne lui
avait écrit sur ce ton. Était-ce son congé motivé qu'elle lui ordonnait de
venir chercher? était-ce à un rendez-vous d'amour qu'elle l'appelait? Ces
trois mots secs ou brûlants avaient-ils été dictés par l'indignation ou
par le délire?

M. Palmer arriva, et Laurent dut, tout agité et tout préoccupé, commencer
son portrait. Il s'était promis de l'interroger avec une habileté
consommée, et de lui arracher tous les secrets de Thérèse. Il ne trouva
pas un mot pour entrer en matière, et, comme l'Américain posait en
conscience, immobile et muet comme une statue, la séance se passa presque
sans desserrer les lèvres de part ni d'autre.

Laurent put donc se calmer assez pour étudier la physionomie placide et
pure de cet étranger. Il était d'une beauté accomplie; ce qui, au premier
abord, lui donnait l'air inanimé propre aux figures régulières. En
l'examinant mieux, on découvrait de la finesse dans son sourire et du feu
dans son regard. En même temps que Laurent faisait ces observations, il
étudiait l'âge de son modèle.

--Je vous demande pardon, lui dit-il tout à coup, mais je voudrais et je
dois savoir si vous êtes un jeune homme un peu fatigué ou un homme mûr
extraordinairement conservé. J'ai beau vous regarder, je ne comprends pas
bien ce que je vois.

--J'ai quarante ans, répondit simplement M. Palmer.

--Salut! reprit Laurent; vous avez donc une fière santé?

--Excellente! dit Palmer.

Et il reprit sa pose aisée et son tranquille sourire.

--C'est la figure d'un amant heureux, se disait l'artiste, ou celle d'un
homme qui n'a jamais aimé que le _roastbeef_.

Il ne put résister au désir de lui dire encore:

--Alors vous avez connu mademoiselle Jacques toute jeune?

--Elle avait quinze ans quand je l'ai vue pour la première fois.

Laurent ne se sentit pas le courage de demander en quelle année. Il lui
semblait qu'en parlant de Thérèse, le rouge lui montait au visage. Que lui
importait au fond l'âge de Thérèse? C'est son histoire qu'il aurait voulu
apprendre. Thérèse ne paraissait pas avoir trente ans; Palmer pouvait
n'avoir été pour elle autrefois qu'un ami. Et puis il avait la voix forte
et la prononciation vibrante. Si c'eût été à lui que Thérèse se fût
adressée en disant: _Je n'aime plus que vous_, il aurait fait une réponse
quelconque que Laurent eût entendue.

Enfin le soir arriva, et l'artiste, qui n'avait pas coutume d'être exact,
arriva avant l'heure où Thérèse le recevait habituellement. Il la trouva
dans son jardin, inoccupée contre sa coutume, et marchant avec agitation.
Dès qu'elle le vit, elle alla à sa rencontre; et, lui prenant la main avec
plus d'autorité que d'affection:

--Si vous êtes un homme d'honneur, lui dit-elle, vous allez me dire tout
ce que vous avez entendu à travers ce buisson. Voyons, parlez; j'écoute.

Elle s'assit sur un banc, et Laurent, irrité de cet accueil inusité,
essaya de l'inquiéter en lui faisant des réponses évasives; mais elle le
domina par une attitude de mécontentement et une expression de visage
qu'il ne lui connaissait pas. La crainte de se brouiller avec elle sans
retour lui fit dire tout simplement la vérité.

--Ainsi, reprit-elle, voilà tout ce que vous avez entendu? Je disais à une
personne que vous n'avez pas même pu apercevoir: «Vous êtes maintenant mon
seul amour sur la terre?»

--J'ai donc rêvé cela, Thérèse! Je suis prêt à le croire, si vous me
l'ordonnez.

--Non, vous n'avez pas rêvé. J'ai pu, j'ai dû dire cela. Et que m'a-t-on
répondu?

--Rien que j'aie entendu, dit Laurent, sur qui la réponse de Thérèse fit
l'effet d'une douche froide, pas même le son de sa voix. Êtes-vous
rassurée?

--Non! je vous interroge encore. A qui supposez-vous que je parlais ainsi?

--Je ne suppose rien. Je ne sache que M. Palmer avec qui vos relations ne
soient pas connues.

--Ah! s'écria Thérèse d'un air de satisfaction étrange, vous pensez que
c'était M. Palmer?

--Pourquoi ne serait-ce pas lui? Est-ce une injure à vous faire que de
supposer une ancienne liaison tout à coup renouée? Je sais que vos
rapports avec tous ceux que je vois chez vous depuis trois mois sont aussi
désintéressés de leur part, et aussi indifférents de la vôtre, que ceux
que j'ai moi-même avec vous. M. Palmer est très-beau, et ses manières sont
d'un galant homme. Il m'est très-sympathique. Je n'ai ni le droit ni la
présomption de vous demander compte de vos sentiments particuliers.
Seulement... vous allez dire que je vous ai espionnée...

--Oui, au fait, dit Thérèse, qui ne parut pas songer à nier la moindre
chose, pourquoi m'espionniez-vous? Cela me paraît mal, bien que je n'y
comprenne rien. Expliquez-moi cette fantaisie.

--Thérèse! répondit vivement le jeune homme, résolu à se débarrasser d'un
reste de souffrance, dites-moi que vous avez un amant, et que cet amant
est Palmer, et je vous aimerai véritablement, je vous parlerai avec une
ingénuité complète. Je vous demanderai pardon d'un accès de folie, et vous
n'aurez jamais un reproche à me faire. Voyons, voulez-vous que je sois
votre ami? Malgré mes forfanteries, je sens que j'ai besoin de l'être et
que j'en suis capable. Soyez franche avec moi, voilà tout ce que je vous
demande!

--Mon cher enfant, répondit Thérèse, vous me parlez comme à une coquette
qui essayerait de vous retenir près d'elle, et qui aurait une faute à
confesser. Je ne peux pas accepter cette situation; elle ne me convient
nullement. M. Palmer n'est et ne sera jamais pour moi qu'un ami fort
estimable, avec qui je ne vais même pas jusqu'à l'intimité, et que j'avais
depuis longtemps perdu de vue. Voilà ce que je dois vous dire, mais rien
au delà. Mes secrets, si j'en ai, n'ont pas besoin d'épanchement, et je
vous prie de ne pas vous y intéresser plus que je ne souhaite. Ce n'est
donc pas à vous de m'interroger, c'est à vous de me répondre. Que
faisiez-vous ici, il y a quatre jours? Pourquoi m'espionniez-vous? Quel
est l'_accès de folie_ que je dois savoir et juger?

--Le ton dont vous me parlez n'est pas encourageant. Pourquoi me
confesserais-je, du moment que vous ne daignez pas me traiter en bon
camarade et avoir confiance en moi?

--Ne vous confessez donc pas, reprit Thérèse en se levant. Cela me
prouvera que vous ne méritiez pas l'estime que je vous ai témoignée, et
qu'en cherchant à savoir mes secrets, vous ne me la rendiez pas du
tout.

--Ainsi, reprit Laurent, vous me chassez, et c'est fini entre nous?

--C'est fini, et adieu, répondit Thérèse d'un ton sévère.

Laurent sortit, en proie à une colère qui ne lui permit pas de dire un mot;
mais il n'eut pas fait trente pas dehors, qu'il revint, disant à
Catherine qu'il avait oublié une commission dont on l'avait chargé pour sa
maîtresse. Il trouva Thérèse assise dans un petit salon: la porte sur le
jardin était restée ouverte; il semblait que Thérèse, affligée et abattue,
fût demeurée plongée dans ses réflexions. Son accueil fut glacé.

--Vous voilà revenu? dit-elle: qu'est-ce que vous avez oublié?

--J'ai oublié de vous dire la vérité.

--Je ne veux plus l'entendre.

--Et pourtant vous me la demandiez!

--Je croyais que vous pourriez me la dire spontanément.

--Je le pouvais, je le devais; j'ai eu tort de ne pas le faire. Voyons,
Thérèse, croyez-vous donc qu'il soit possible à un homme de mon âge de
vous voir sans être amoureux de vous?

--Amoureux? dit Thérèse en fronçant le sourcil. En me disant que vous ne
pouviez l'être d'aucune femme, vous vous êtes donc moqué de moi?

--Non, certes, j'ai dit ce que je pensais.

--Alors vous vous étiez trompé, et vous voilà amoureux, c'est bien sûr?

--Oh! ne vous fâchez pas, mon Dieu! ce n'est pas si sûr que cela. Il m'a
passé des idées d'amour par la tête, par les sens, si vous voulez.
Avez-vous si peu d'expérience, que vous ayez jugé la chose impossible?

--J'ai l'âge de l'expérience, répondit Thérèse; mais j'ai longtemps vécu
seule. Je n'ai pas l'expérience de certaines situations. Cela vous étonne?
C'est pourtant comme cela. J'ai beaucoup de simplicité, quoique j'aie été
trompée... comme tout le monde! Vous m'avez dit cent fois que vous me
respectiez trop pour voir en moi une femme, par la raison que vous
n'aimiez les femmes qu'avec beaucoup de grossièreté. Je me suis donc crue
à l'abri de l'outrage de vos désirs, et, de tout ce que j'estimais en vous,
votre sincérité sur ce point est ce que j'estimai le plus. Je m'attachais
à votre destinée avec d'autant plus d'abandon que nous nous étions dit en
riant, souvenez-vous, mais sérieusement au fond: «Entre deux êtres dont
l'un est idéaliste, et l'autre matérialiste, il y a la mer Baltique.»

--Je l'ai dit de bonne foi, et je me suis mis avec confiance à marcher le
long de mon rivage, sans avoir l'idée de traverser; mais il s'est trouvé
que, de mon côté, la glace ne portait pas. Est-ce ma faute si j'ai
vingt-quatre ans et si vous êtes belle?

--Est-ce que je suis encore belle? J'espérais que non!

--Je n'en sais rien, je ne trouvais pas d'abord, et puis, un beau jour,
vous m'êtes apparue comme cela. Quant à vous, c'est sans le vouloir, je le
sais bien; mais c'est sans le vouloir aussi que j'ai ressenti cette
séduction, tellement sans le vouloir, que je m'en suis défendu et
distrait. J'ai rendu à Satan ce qui appartient à Satan, c'est-à-dire ma
pauvre âme, et je n'ai apporté ici à César que ce qui revient à César, mon
respect et mon silence. Voilà huit ou dix jours pourtant que cette
mauvaise émotion me revient en rêve. Elle se dissipe dès que je suis
auprès de vous. Ma parole d'honneur, Thérèse, quand je vous vois, quand
vous me parlez, je suis calme. Je ne me souviens plus d'avoir crié après
vous dans un moment de démence auquel je ne comprends rien moi-même. Quand
je parle de vous, je dis que vous n'êtes pas jeune ou que je n'aime pas la
couleur de vos cheveux. Je proclame que vous êtes ma grande camarade,
c'est-à-dire mon frère, et je me sens loyal en le disant. Et puis il passe
je ne sais quelles bouffées de printemps dans l'hiver de mon imbécile de
coeur, et je me figure que c'est vous qui me les soufflez. C'est vous, en
effet, Thérèse, avec votre culte pour ce que vous appelez le véritable
amour! cela donne à penser, malgré qu'on en ait!

--Je crois que vous vous trompez, je ne parle jamais d'amour.

--Oui, je le sais. Vous avez à cet égard un parti pris. Vous avez lu
quelque part que parler d'amour, c'était déjà en donner ou en prendre;
mais votre silence a une grande éloquence, vos réticences donnent la
fièvre et votre excessive prudence a un attrait diabolique!

--En ce cas, ne nous voyons plus, dit Thérèse.

--Pourquoi? qu'est-ce que cela vous fait, que j'aie eu quelques nuits sans
sommeil, puisqu'il ne tient qu'à vous de me rendre aussi tranquille que je
l'étais auparavant?

--Que faut-il faire pour cela?

--Ce que je vous demandais: me dire que vous êtes à quelqu'un. Je me le
tiendrai pour dit, et, comme je suis très-fier, je serai guéri comme par
la baguette d'une fée.

--Et si je vous dis que je ne suis à personne, parce que je ne veux plus
aimer personne, cela ne suffira pas?

--Non, j'aurai la fatuité de croire que vous pouvez changer d'avis.

Thérèse ne put s'empêcher de rire de la bonne grâce avec laquelle Laurent
s'exécutait.

--Eh bien, lui dit-elle, soyez guéri, et rendez-moi une amitié dont
j'étais fière, au lieu d'un amour dont j'aurais à rougir. J'aime
quelqu'un.

--Ce n'est pas assez, Thérèse: il faut me dire que vous lui appartenez!

--Autrement, vous croirez que ce quelqu'un c'est vous, n'est-ce pas? Eh
bien, soit, j'ai un amant. Êtes-vous satisfait?

--Parfaitement. Et vous voyez, je vous baise la main pour vous remercier
de votre franchise. Soyez tout à fait bonne, dites-moi que c'est
Palmer!

--Cela m'est impossible, je mentirais.

--Alors... je m'y perds!

--Ce n'est personne que vous connaissez, c'est une personne absente...

--Qui vient cependant quelquefois?

--Apparemment, puisque vous avez surpris un épanchement...

--Merci, merci, Thérèse! Me voilà tout à fait sur mes pieds; je sais qui
vous êtes et qui je suis, et, s'il faut tout dire, je crois que je vous
aime mieux ainsi, vous êtes une femme et non plus un sphinx. Ah! que ne
parliez-vous plus tôt!

--Cette passion vous a donc bien ravagé? dit Thérèse railleuse.

--Eh! mais, peut-être! Dans dix ans, je vous dirai cela, Thérèse, et nous
en rirons ensemble.

--Voilà qui est convenu; bonsoir.

Laurent alla se coucher fort tranquille et tout à fait désabusé. Il avait
réellement souffert pour Thérèse. Il l'avait désirée avec passion, sans
oser le lui faire pressentir. Ce n'était certes pas une bonne passion que
celle-là. Il s'y était mêlé autant de vanité que de curiosité. Cette femme
dont tous ses amis disaient: «Qui aime-t-elle? je voudrais bien que ce fût
moi, mais ce n'est personne,» lui était apparue comme un idéal à saisir.
Son imagination s'était enflammée, son orgueil avait saigné de la crainte,
de la presque certitude d'échouer.

Mais ce jeune homme n'était pas voué exclusivement à l'orgueil. Il avait
la notion brillante et souveraine, par moments, du bien, du bon et du
vrai.

C'était un ange, sinon déchu comme tant d'autres, du moins fourvoyé et
malade. Le besoin d'aimer lui dévorait le coeur, et cent fois par jour il
se demandait avec effroi s'il n'avait pas déjà trop abusé de la vie, et
s'il lui restait la force d'être heureux.

Il s'éveilla calme et triste. Il regrettait déjà sa chimère, son beau
sphinx, qui lisait en lui avec une attention complaisante, qui l'admirait,
le grondait, l'encourageait et le plaignait tour à tour, sans jamais rien
révéler de sa propre destinée, mais en laissant pressentir des trésors
d'affection, de dévouement, peut-être de volupté! Du moins, c'est ainsi
qu'il plaisait à Laurent d'interpréter le silence de Thérèse sur son
propre compte, et un certain sourire, mystérieux comme celui de la Joconde,
 qu'elle avait sur les lèvres et au coin de l'oeil, lorsqu'il blasphémait
devant elle. Dans ces moments-là, elle avait l'air de se dire: «Je
pourrais bien décrire le paradis en regard de ce mauvais enfer; mais ce
pauvre fou ne me comprendrait pas.»

Une fois le mystère de son coeur dévoilé, Thérèse perdit d'abord tout son
prestige aux yeux de Laurent. Ce n'était plus qu'une femme pareille aux
autres. Il était même tenté de la rabaisser dans sa propre estime, et,
bien qu'elle ne se fût jamais laissé interroger, de l'accuser d'hypocrisie
et de pruderie. Mais, du moment qu'elle était à quelqu'un, il ne
regrettait plus de l'avoir respectée, et il ne désirait plus rien d'elle,
pas même son amitié, qu'il n'était pas embarrassé, pensait-il, de trouver
ailleurs.

Cette situation dura deux ou trois jours, pendant lesquels Laurent prépara
plusieurs prétextes pour s'excuser, si par hasard Thérèse lui demandait
compte de ce temps passé sans venir chez elle. Le quatrième jour, Laurent
se sentit en proie à un _spleen_ indicible. Les filles de joie et les
femmes galantes lui donnaient des nausées; il ne retrouvait dans aucun de
ses amis la bonté patiente et délicate de Thérèse pour remarquer son ennui,
pour tâcher de l'en distraire, pour en chercher avec lui la cause et le
remède, en un mot pour s'occuper de lui. Elle seule savait ce qu'il
fallait lui dire, et paraissait comprendre que la destinée d'un artiste
tel que lui n'était pas un fait de peu d'importance, et sur lequel un
esprit élevé eût le droit de prononcer que, s'il était malheureux, c'était
tant pis pour lui.

Il courut chez elle avec tant de hâte, qu'il oublia ce qu'il voulait lui
dire pour s'excuser; mais Thérèse ne montra ni mécontentement ni surprise
de son oubli, et le dispensa de mentir en ne lui faisant aucune question.
Il en fut piqué, et s'aperçut qu'il était plus jaloux d'elle
qu'auparavant.

--Elle aura vu son amant, pensa-t-il, elle m'aura oublié.

Cependant il ne fit rien paraître de son dépit, et veilla désormais sur
lui-même avec un si grand soin, que Thérèse y fut trompée.

Plusieurs semaines s'écoulèrent pour lui dans une alternative de rage, de
froideur et de tendresse. Rien au monde ne lui était si nécessaire et si
bienfaisant que l'amitié de cette femme, rien ne lui était si amer et si
blessant que de ne pouvoir prétendre à son amour. L'aveu qu'il avait exigé,
loin de le guérir comme il s'en était flatté, avait irrité sa souffrance.
C'était de la jalousie qu'il ne pouvait plus se dissimuler, puisqu'elle
avait une cause avouée et certaine. Comment avait-il donc pu s'imaginer
qu'aussitôt cette cause connue, il dédaignerait de vouloir lutter pour la
détruire?

Et cependant il ne faisait aucun effort pour supplanter l'invisible et
heureux rival. Sa fierté, excessive auprès de Thérèse, ne le lui
permettait pas. Seul, il le haïssait, il le dénigrait en lui-même,
attribuant tous les ridicules à ce fantôme, l'insultant et le provoquant
dix fois par jour.

Et puis il se dégoûtait de souffrir, retournait à la débauche, s'oubliait
lui-même un instant et retombait aussitôt dans de profondes tristesses,
allait passer deux heures chez Thérèse, heureux de la voir, de respirer
l'air qu'elle respirait et de la contredire pour avoir le plaisir
d'entendre sa voix grondeuse et caressante.

Enfin il la détestait pour ne pas deviner ses tourments; il la méprisait
pour rester fidèle à cet amant qui ne pouvait être qu'un homme médiocre,
puisqu'elle n'éprouvait pas le besoin d'en parler; il la quittait en se
jurant de rester longtemps sans la voir, et il y fût retourné une heure
après s'il eût espéré être reçu.

Thérèse, qui un instant s'était aperçue de son amour, ne s'en doutait plus,
tant il jouait bien son rôle. Elle aimait sincèrement ce malheureux
enfant. Artiste enthousiaste sous son air calme et réfléchi: elle avait
voué une sorte de culte, disait-elle, _à ce qu'il eût pu être_, et il lui
en restait une pitié pleine de gâteries où se mêlait encore un vrai
respect pour le génie souffrant et fourvoyé. Si elle eût été bien certaine
de ne pouvoir éveiller en lui aucun mauvais désir, elle l'eût caressé
comme un fils, et il y avait des moments où elle se reprenait parce qu'il
lui venait sur les lèvres de le tutoyer.

Y avait-il de l'amour dans ce sentiment maternel? Il y en avait
certainement, à l'insu de Thérèse; mais une femme vraiment chaste, et qui
a vécu plus longtemps de travail que de passion, peut garder longtemps
vis-à-vis d'elle-même le secret d'un amour dont elle a résolu de se
défendre. Thérèse croyait être certaine de ne jamais songer à sa propre
satisfaction dans cet attachement dont elle faisait tous les frais; du
moment que Laurent trouvait du calme et du bien-être auprès d'elle, elle
en trouvait elle-même à lui en donner. Elle savait bien qu'il était
incapable d'aimer comme elle l'entendait; aussi avait-elle été blessée et
effrayée du moment de fantaisie qu'il avait avoué. Cette crise passée,
elle s'applaudissait d'avoir trouvé dans un mensonge innocent le moyen
d'en prévenir le retour; et comme en toute occasion, dès qu'il se sentait
ému, Laurent se hâtait de proclamer l'infranchissable barrière de glace de
la _mer Baltique_, elle n'avait plus peur et s'habituait à vivre sans
brûlure au milieu du feu.

Toutes ces souffrances et tous ces dangers des deux amis étaient cachés et
comme couvés sous une habitude de gaieté railleuse, qui est comme la
manière d'être, comme le cachet indélébile des artistes français. C'est
une seconde nature que les étrangers du Nord nous reprochent beaucoup, et
pour laquelle les graves Anglais surtout nous dédaignent passablement.
C'est elle pourtant qui fait le charme des liaisons délicates, et qui nous
préserve souvent de beaucoup de folies ou de sottises. Chercher le côté
ridicule des choses, c'est en découvrir le côté faible et illogique. Se
moquer des périls où l'âme se trouve engagée, c'est s'exercer à les braver,
comme nos soldats qui vont au feu en riant et en chantant. Persifler un
ami, c'est souvent le sauver d'une mollesse de l'âme dans laquelle notre
pitié l'eût engagé à se complaire. Enfin, se persifler soi-même, c'est se
préserver de la sotte ivresse de l'amour-propre exagéré. J'ai remarqué que
les gens qui ne plaisantaient jamais étaient doués d'une vanité puérile et
insupportable.

La gaieté de Laurent était éblouissante de couleur et d'esprit, comme son
talent, et d'autant plus naturelle qu'elle était originale. Thérèse avait
moins d'esprit que lui, en ce sens qu'elle était naturellement rêveuse et
paresseuse à causer; mais elle avait précisément besoin de l'enjouement
des autres: alors le sien se mettait peu à peu de la partie, et sa gaieté
sans éclat n'était pas sans charme.

Il résultait donc de cette habitude de bonne humeur où l'on se maintenait,
que l'amour, chapitre sur lequel Thérèse ne plaisantait jamais et n'aimait
pas que l'on plaisantât devant elle, ne trouvait pas un mot à glisser, pas
une note à faire entendre.

Un beau matin, le portrait de M. Palmer se trouva terminé, et Thérèse
remit à Laurent, de la part de son ami, une jolie somme que le jeune homme
lui promit de mettre en réserve pour le cas de maladie ou de dépense
obligatoire imprévue.

Laurent s'était lié avec Palmer en faisant son portrait. Il l'avait trouvé
ce qu'il était: droit, juste, généreux, intelligent et instruit. Palmer
était un riche bourgeois dont la fortune patrimoniale provenait du
commerce. Il avait fait le trafic lui-même et les voyages au long cours
dans sa jeunesse. A trente ans, il avait eu le grand sens de se trouver
assez riche et de vouloir vivre pour lui-même. Il ne voyageait donc plus
que pour son plaisir, et, après avoir vu, disait-il, beaucoup de choses
curieuses et de pays extraordinaires, il se plaisait à la vue des belles
choses et à l'étude des pays véritablement intéressants par leur
civilisation.

Sans être très-éclairé dans les arts, il y portait un sentiment assez sûr,
et en toutes choses il avait des notions saines comme ses instincts. Son
langage en français se ressentait de sa timidité, au point d'être presque
inintelligible et risiblement incorrect au début d'un dialogue; mais,
lorsqu'il se sentait à l'aise, on reconnaissait qu'il savait la langue, et
qu'il ne lui manquait qu'une plus longue pratique ou plus de confiance
pour la parler très-bien.

Laurent avait étudié cet homme avec beaucoup de trouble et de curiosité au
commencement. Lorsqu'il lui fut démontré jusqu'à l'évidence qu'il n'était
pas l'amant de mademoiselle Jacques, il l'apprécia et se prit pour lui
d'une sorte d'amitié qui ressemblait de loin, il est vrai, à celle qu'il
éprouvait pour Thérèse. Palmer était un philosophe tolérant, assez rigide
pour lui-même et très-charitable pour les autres. Par les idées sinon par
le caractère, il ressemblait à Thérèse, et se trouvait presque toujours
d'accord avec elle sur tous les points. Par moments encore, Laurent se
sentait jaloux de ce qu'il appelait musicalement leur imperturbable
_unisson_, et, comme ce n'était plus qu'une jalousie intellectuelle, il
n'osait s'en plaindre à Thérèse.

--Votre définition ne vaut rien, disait-elle. Palmer est trop calme et
trop parfait pour moi. J'ai un peu plus de feu, et je chante un peu plus
haut que lui. Je suis, relativement à lui, la note élevée de la tierce
majeure.

--Alors, moi, je ne suis qu'une fausse note, reprenait Laurent.

--Non, disait Thérèse, avec vous je me modifie et descends à former la
tierce mineure.

--C'est qu'alors avec moi vous baissez d'un demi-ton?

--Et je me trouve d'un demi-intervalle plus rapprochée de vous que de
Palmer.



III


Un jour, à la demande de Palmer, Laurent se rendit à l'hôtel Meurice, où
demeurait celui-ci, pour s'assurer que le portrait était convenablement
encadré et emballé. On posa le couvercle devant eux, et Palmer y écrivit
lui-même avec un pinceau le nom et l'adresse de sa mère; puis, au moment
où les commissionnaires enlevaient la caisse pour la faire partir, Palmer
serra la main de l'artiste en lui disant:

--Je vous dois un grand plaisir que va avoir ma bonne mère, et je vous
remercie encore. A présent, voulez-vous me permettre de causer avec vous?
J'ai quelque chose à vous dire.

Ils passèrent dans un salon où Laurent vit plusieurs malles.

--Je pars demain pour l'Italie, lui dit l'Américain en lui offrant
d'excellents cigares et une bougie, bien qu'il ne fumât pas lui-même, et
je ne veux pas vous quitter sans vous entretenir d'une chose délicate,
tellement délicate, que, si vous m'interrompez, je ne saurai plus trouver
les mots convenables pour la dire en français.

--Je vous jure d'être muet comme la tombe, dit en souriant Laurent, étonné
et assez inquiet de ce préambule.

Palmer reprit:

--Vous aimez mademoiselle Jacques, et je crois qu'elle vous aime.
Peut-être êtes-vous son amant; si vous ne l'êtes pas, il est certain pour
moi que vous le deviendrez. Oh! vous m'avez promis de ne rien dire. Ne
dites rien, je ne vous demande rien. Je vous crois digne de l'honneur que
je vous attribue; mais je crains que vous ne connaissiez pas assez Thérèse,
et que vous ne sachiez pas assez que, si votre amour est une gloire pour
elle, le sien en est une égale pour vous. Je crains cela à cause des
questions que vous m'avez faites sur elle, et de certains propos que l'on
a tenus, devant nous deux, sur son compte, et dont je vous ai vu plus ému
que moi. C'est la preuve que vous ne savez rien; moi qui sais tout, je
veux tout vous dire, afin que votre attachement pour mademoiselle Jacques
soit fondé sur l'estime et le respect qu'elle mérite.

--Attendez, Palmer! s'écria Laurent, qui grillait d'entendre, mais qui fut
pris d'un généreux scrupule. Est-ce avec la permission ou par l'ordre de
mademoiselle Jacques que vous allez me raconter sa vie?

--Ni l'un ni l'autre, répondit Palmer. Jamais Thérèse ne vous racontera sa
vie.

--Alors taisez-vous! Je ne veux savoir que ce qu'elle voudra que je sache.

--Bien, très-bien! répondit Palmer en lui serrant la main; mais si ce que
j'ai à vous dire la justifie de tout soupçon?...

--Pourquoi le cache-t-elle, alors?

--Par générosité pour les autres.

--Eh bien, parlez, dit Laurent, qui n'y pouvait plus tenir.

--Je ne nommerai personne, reprit Palmer. Je vous dirai seulement que,
dans une grande ville de France, il y avait un riche banquier qui séduisit
une charmante fille, institutrice de sa propre fille. Il en eut une
bâtarde, qui naquit, il y vingt-huit ans, le jour de Saint-Jacques au
calendrier, et qui, inscrite à la municipalité comme née de parents
inconnus, reçut pour tout nom de famille le nom de Jacques. Cette enfant,
c'est Thérèse.

«L'institutrice fut dotée par le banquier et mariée cinq ans plus tard
avec un de ses employés, honnête homme qui ne se doutait de rien, toute
l'affaire ayant été tenue fort secrète. L'enfant était élevée à la
campagne. Son père s'était chargé d'elle. Elle fut mise ensuite dans un
couvent, où elle reçut une très-belle éducation, et fut traitée avec
beaucoup de soin et d'amour. Sa mère la voyait assidûment dans les
premières années; mais, quand elle fut mariée, le mari eut des soupçons,
et, donnant la démission de son emploi chez le banquier, il emmena sa
femme en Belgique, où il se créa des occupations, et fit fortune. La
pauvre mère dut étouffer ses larmes et obéir.

«Cette femme vit toujours très-loin de sa fille: elle a d'autres enfants,
elle a eu une conduite irréprochable depuis son mariage; mais elle n'a
jamais été heureuse. Son mari, qui l'aime, la tient en chartre privée; et
n'a pas cessé d'en être jaloux; ce qui pour elle est un châtiment mérité
de sa faute et de son mensonge.

«Il semblerait que l'âge eût dû amener la confession de l'une et le pardon
de l'autre. Il en eût été ainsi dans un roman; mais il n'y a rien de moins
logique que la vie réelle, et ce ménage est troublé comme au premier jour,
le mari amoureux, inquiet et rude, la femme repentante, mais muette et
opprimée.

«Dans les circonstances difficiles où s'est trouvée Thérèse, elle n'a donc
pu avoir ni l'appui, ni les conseils, ni les secours, ni les consolations
de sa mère. Pourtant celle-ci l'aime d'autant plus qu'elle est forcée de
la voir en secret, à la dérobée, quand elle réussit à venir passer seule
un ou deux jours à Paris, comme cela lui est arrivé dernièrement. Encore
n'est-ce que depuis quelques années qu'elle a pu inventer je ne sais quels
prétextes et obtenir ces rares permissions. Thérèse adore sa mère, et
n'avouera jamais rien qui puisse la compromettre. Voilà pourquoi vous ne
lui entendez jamais souffrir un mot de blâme sur la conduite des autres
femmes. Vous avez pu croire qu'elle réclamait ainsi tacitement
l'indulgence pour elle-même. Il n'en est rien. Thérèse n'a rien à se faire
pardonner; mais elle pardonne tout à sa mère: ceci est l'histoire de leurs
relations.

«A présent, j'ai à vous raconter celle de la comtesse de... _trois
étoiles_. C'est ainsi, je crois, que vous dites en français quand vous ne
voulez pas nommer les gens. Cette comtesse, qui ne porta ni son titre, ni
le nom de son mari, c'est encore Thérèse.

--Elle est donc mariée? elle n'est pas veuve?

--Patience! elle est mariée, et elle ne l'est pas. Vous allez voir.

«Thérèse avait quinze ans quand son père le banquier se trouva veuf et
libre; car ses enfants légitimes étaient tous établis. C'était un
excellent homme, et, malgré la faute que je vous ai racontée et que je
n'excuse pas, il était impossible de ne pas l'aimer, tant il avait
d'esprit et de générosité. J'ai été très-lié avec lui. Il m'avait confié
l'histoire de la naissance de Thérèse, et il me mena à divers intervalles,
en visite avec lui, au couvent où il l'avait mise. Elle était belle,
instruite, aimable, sensible. Il eût souhaité, je crois, que je prisse la
résolution de la lui demander en mariage; mais je n'avais pas le coeur
libre à cette époque; autrement... Mais je ne pouvais y songer.

«Il me demanda alors des renseignements sur un jeune Portugais noble qui
venait chez lui, qui avait de grandes propriétés à La Havane et qui était
très-beau. J'avais rencontré ce Portugais à Paris, mais je ne le
connaissais réellement pas, et je m'abstins de toute opinion sur son
compte. Il était fort séduisant; mais, pour ma part, je ne me serais
jamais fié à sa figure; c'était ce comte de *** avec qui Thérèse fut
mariée un an plus tard.

«Je dus aller en Russie; quand je revins, le banquier était mort
d'apoplexie foudroyante, et Thérèse était mariée, mariée avec cet inconnu,
ce fou, je ne veux pas dire cet infâme, puisqu'il a pu être aimé d'elle,
même après la découverte qu'elle fit de son crime: cet homme était déjà
marié aux colonies, lorsqu'il eut l'audace inouïe de demander et d'épouser
Thérèse.

«Ne me demandez pas comment le père de Thérèse, homme d'esprit et
d'expérience, avait pu se laisser duper ainsi. Je vous répéterais ce que
ma propre expérience m'a trop appris, à savoir que, dans ce monde, tout ce
qui arrive est la moitié du temps le contraire de ce qui semblait devoir
arriver.

«Le banquier avait, dans les derniers temps de sa vie, fait encore
d'autres étourderies qui donneraient à penser que sa lucidité était déjà
compromise. Il avait fait un legs à Thérèse au lieu de lui donner une dot
de la main à la main. Ce legs se trouva nul devant les héritiers légitimes,
et Thérèse, qui adorait son père, n'eût pas voulu plaider même avec des
chances de succès. Elle se trouva donc ruinée précisément au moment où
elle devenait mère, et, dans ce même temps, elle vit arriver chez elle une
femme exaspérée qui réclamait ses droits et voulait faire un éclat;
c'était la première, la seule légitime femme de son mari.

«Thérèse eut un courage peu ordinaire: elle calma cette malheureuse et
obtint d'elle qu'elle ne ferait aucun procès; elle obtint du comte qu'il
reprendrait sa femme et partirait avec elle pour La Havane. A cause de la
naissance de Thérèse et du secret dont son père avait voulu environner les
témoignages de sa tendresse, son mariage avait eu lieu à huis clos, à
l'étranger, et c'est aussi à l'étranger que le jeune couple avait vécu
depuis ce temps. Cette vie même avait été fort mystérieuse. Le comte,
craignant à coup sûr d'être démasqué s'il reparaissait dans le monde,
faisait croire à Thérèse qu'il avait la passion de la solitude avec elle,
et la jeune femme confiante, éprise et romanesque, trouvait tout naturel
que son mari voyageât avec elle sous un faux nom pour se dispenser de voir
des indifférents.

«Lorsque Thérèse découvrit l'horreur de sa situation, il n'était donc pas
impossible que tout fût enseveli dans le silence. Elle consulta un légiste
discret, et, ayant bien acquis la certitude que son mariage était nul,
mais qu'il fallait pourtant un jugement pour le rompre, si elle voulait
jamais user de sa liberté, elle prit à l'instant même un parti irrévocable,
celui de n'être ni libre ni mariée, plutôt que de souiller le père de son
enfant par un scandale et une condamnation infamante. L'enfant devenait de
toute façon un bâtard; mais mieux valait qu'il n'eût pas de nom et qu'il
ignorât à jamais sa naissance que d'avoir à réclamer un nom taré en
déshonorant son père.

«Thérèse aimait encore ce malheureux! elle me l'a avoué, et lui-même, il
l'aimait d'une diabolique passion. Il y eut des luttes déchirantes, des
scènes sans nom, où Thérèse se débattit avec une énergie au-dessus de son
âge, je ne veux pas dire de son sexe; une femme, quand elle est héroïque,
ne l'est pas à demi.

«Enfin elle l'emporta; elle garda son enfant, chassa de ses bras le
coupable et le vit partir avec sa rivale, qui, bien que dévorée de
jalousie, fut vaincue par sa magnanimité jusqu'à lui baiser les pieds en
la quittant.

«Thérèse changea de pays et de nom, se fit passer pour veuve, résolue à se
faire oublier du peu de personnes qui l'avaient connue, et se mit à vivre
pour son enfant avec un douloureux enthousiasme. Cet enfant lui était si
cher, qu'elle pensait pouvoir se consoler de tout avec lui; mais ce
dernier bonheur ne devait pas durer longtemps.

«Comme le comte avait de la fortune et qu'il n'avait pas d'enfant de sa
première femme, Thérèse avait dû accepter, à la prière même de celle-ci,
une pension raisonnable pour être en mesure d'élever convenablement son
fils; mais à peine le comte eut-il reconduit sa femme à La Havane, qu'il
l'abandonna de nouveau, s'échappa, revint en Europe et alla se jeter aux
pieds de Thérèse, la suppliant de fuir avec lui et avec son enfant à
l'autre extrémité du monde.

«Thérèse fut inexorable: elle avait réfléchi et prié. Son âme s'était
affermie, elle n'aimait plus le comte. Précisément à cause de son fils,
elle ne voulait pas qu'un tel homme devînt le maître de sa vie. Elle avait
perdu le droit d'être heureuse, mais non pas celui de se respecter
elle-même: elle le repoussa sans reproches, mais sans faiblesse. Le comte
la menaça de la laisser sans ressources: elle répondit qu'elle n'avait pas
peur de travailler pour vivre.

«Ce misérable fou s'avisa alors d'un moyen exécrable, soit pour mettre
Thérèse à sa discrétion, soit pour se venger de sa résistance. Il enleva
l'enfant et disparut. Thérèse courut après lui; mais il avait si bien pris
ses mesures, qu'elle fit fausse route et ne le rejoignit pas. C'est alors
que je la rencontrai en Angleterre; mourant de désespoir et de fatigue
dans une auberge, presque folle, et si dévastée par le malheur, que
j'hésitai à la reconnaître.

«J'obtins d'elle qu'elle se reposerait et me laisserait agir. Mes
recherches eurent un succès déplorable. Le comte était repassé en
Amérique. L'enfant y était mort de fatigue en arrivant.

«Quand il me fallut porter à cette malheureuse l'épouvantable nouvelle, je
fus épouvanté moi-même du calme qu'elle montra. On eût dit pendant huit
jours d'une morte qui marchait. Enfin elle pleura, et je vis qu'elle était
sauvée. J'étais forcé de la quitter; elle me dit qu'elle voulait se fixer
où elle était. J'étais inquiet de son dénûment; elle me trompa en me
disant que sa mère ne la laissait manquer de rien. J'ai su plus tard que
sa pauvre mère en eût été bien empêchée: elle ne disposait pas d'un
centime dans son ménage sans en rendre compte. D'ailleurs, elle ignorait
tous les malheurs de sa fille. Thérèse, qui lui écrivait en secret, les
lui avait cachés pour ne pas la désespérer.

«Thérèse vécut en Angleterre en donnant des leçons de français, de dessin
et de musique; car elle avait des talents, qu'elle eut le courage
d'exercer pour n'avoir à accepter la pitié de personne.

«Au bout d'un an, elle revint en France et se fixa à Paris, où elle
n'était jamais venue, et où personne ne la connaissait. Elle n'avait alors
que vingt ans, elle avait été mariée à seize. Elle n'était plus du tout
jolie, et il a fallu huit années de repos et de résignation pour lui
rendre sa santé et sa douce gaieté d'autrefois.

«Je ne l'ai revue pendant tout ce temps qu'à de rares intervalles, puisque
je voyage toujours; mais je l'ai toujours retrouvée digne et fière,
travaillant avec un courage invincible et cachant sa pauvreté sous un
miracle d'ordre et de propreté, ne se plaignant jamais ni de Dieu ni de
personne, ne voulant pas parler du passé, caressant quelquefois les
enfants en secret et les quittant dès qu'on la regarde, dans la crainte
sans doute qu'on ne la voie émue.

«Voilà trois ans que je ne l'avais vue, et, quand je suis venu vous
demander de faire mon portrait, je cherchais précisément son adresse, que
j'allais vous demander quand vous m'avez parlé d'elle. Arrivé la veille,
je ne savais pas encore qu'elle eût enfin du succès, de l'aisance et de la
célébrité. C'est en la retrouvant ainsi que j'ai compris que cette âme si
longtemps brisée pouvait encore vivre, aimer... souffrir ou être heureuse.
Tâchez qu'elle le soit, mon cher Laurent, elle l'a bien gagné! Et, si vous
n'êtes point sûr de ne pas la faire souffrir, brûlez-vous la cervelle ce
soir plutôt que de retourner chez elle. Voilà tout ce que j'avais à vous
dire.

--Attendez, dit Laurent très-ému: ce comte de *** est-il toujours vivant?

--Malheureusement, oui. Ces hommes qui font le désespoir des autres se
portent toujours bien et échappent à tous les dangers. Ils ne donnent même
jamais leur démission; car celui-ci a eu dernièrement la présomption de
m'envoyer pour Thérèse une lettre que je lui ai remise sous vos yeux, et
dont elle fait le cas que cela mérite.

Laurent avait songé à épouser Thérèse en écoutant le récit de M. Palmer.
Ce récit l'avait bouleversé. Les inflexions monotones, l'accent prononcé,
et quelques bizarres inversions de Palmer que nous avons jugé inutile de
reproduire, lui avaient donné, dans l'imagination vive de son auditeur, je
ne sais quoi d'étrange et de terrible comme la destinée de Thérèse. Cette
fille sans parents, cette mère sans enfant, cette femme sans mari,
n'était-elle pas vouée à un malheur exceptionnel? Quelles tristes notions
n'avait-elle pas dû garder de l'amour et de la vie! Le sphinx reparaissait
devant les yeux éblouis de Laurent. Thérèse dévoilée lui paraissait plus
mystérieuse que jamais: s'était-elle jamais consolée, ou pouvait-elle
l'être un seul instant?

Il embrassa Palmer avec effusion, lui jura qu'il aimait Thérèse, et que,
s'il parvenait jamais à être aimé d'elle, il se rappellerait à toutes les
heures de sa vie l'heure qui venait de s'écouler et le récit qu'il venait
d'entendre. Puis, lui ayant promis de ne pas faire semblant de savoir
l'histoire de mademoiselle Jacques, il rentra chez lui et
écrivit:

«Thérèse, ne croyez pas un mot de tout ce que je vous dis depuis deux
mois. Ne croyez pas non plus ce que je vous ai dit, quand vous avez eu
peur de me voir amoureux de vous. Je ne suis pas amoureux, ce n'est pas
cela: je vous aime éperdument. C'est absurde, c'est insensé, c'est
misérable; mais, moi qui croyais ne devoir et ne pouvoir jamais dire ou
écrire à une femme ce mot-là: _Je vous aime!_ je le trouve encore trop
froid et trop retenu aujourd'hui de moi à vous. Je ne peux plus vivre avec
ce secret qui m'étouffe, et que vous ne voulez pas deviner. J'ai voulu
cent fois vous quitter, m'en aller au bout du monde, vous oublier. Au bout
d'une heure, je suis à votre porte et bien souvent, la nuit, dévoré de
jalousie, et presque furieux contre moi-même, je demande à Dieu de me
délivrer de mon mal en faisant arriver cet amant inconnu auquel je ne
crois pas, et que vous avez inventé pour me dégoûter de songer à vous.
Montrez-moi cet homme dans vos bras, ou aimez-moi, Thérèse! Faute de cette
solution, je n'en vois qu'une troisième, c'est que je me tue pour en
finir... C'est lâche et stupide, cette menace banale et rebattue par tous
les amants désespérés; mais est-ce ma faute s'il y a des désespoirs qui
font jeter le même cri à tous ceux qui les subissent, et suis-je fou parce
que j'arrive à être un homme comme les autres?

«De quoi m'a servi tout ce que j'ai inventé pour m'en défendre et pour
rendre mon pauvre individu aussi inoffensif qu'il voulait être libre?

«Avez-vous quelque chose à me reprocher vis-à-vis de vous, Thérèse?
Suis-je un fat, un roué, moi qui ne me piquais que de m'abrutir pour vous
donner confiance dans mon amitié? Mais pourquoi voulez-vous que je meure
sans avoir aimé, vous qui seule pouvez me faire connaître l'amour, et qui
le savez bien? Vous avez dans l'âme un trésor, et vous souriez à côté d'un
malheureux qui meurt de faim et de soif. Vous lui jetez une petite pièce
de monnaie de temps en temps; cela s'appelle pour vous l'amitié; ce n'est
pas même de la pitié, car vous devez bien savoir que la goutte d'eau
augmente la soif.

«Et pourquoi ne m'aimez-vous pas? Vous avez peut-être aimé déjà quelqu'un
qui ne me valait pas. Je ne vaux pas grand'chose, c'est vrai, mais j'aime,
et n'est-ce pas tout?

«Vous n'y croirez pas, vous direz encore que je me trompe, comme l'autre
fois! Non, vous ne pourrez pas le dire, à moins de mentir à Dieu et à
vous-même. Vous voyez bien que mon tourment me maîtrise, et que j'arrive à
faire une déclaration ridicule, moi qui ne crains rien tant au monde que
d'être raillé par vous!

«Thérèse, ne me croyez pas corrompu. Vous savez bien que le fond de mon
âme n'a jamais été souillé, et que, de l'abîme où je m'étais jeté, j'ai
toujours, malgré moi, crié vers le ciel. Vous savez bien qu'auprès de vous
je suis chaste comme un petit enfant, et vous n'avez pas craint
quelquefois de prendre ma tête dans vos mains, comme si vous alliez
m'embrasser au front. Et vous disiez: «Mauvaise tête! tu mériterais d'être
brisée.» Et pourtant, au lieu de l'écraser comme la tête d'un serpent,
vous tâchiez d'y faire entrer le souffle pur et brûlant de votre esprit.
Eh bien, vous n'avez que trop réussi; et, à présent que vous avez allumé
le feu sur l'autel, vous vous détournez et vous me dites: «Confiez-en la
garde à une autre! Mariez-vous, aimez une belle jeune fille bien douce et
bien dévouée; ayez des enfants, de l'ambition pour eux, de l'ordre, du
bonheur domestique, que sais-je? tout, excepté moi!»

«Et moi, Thérèse, c'est vous que j'aime avec passion, et non pas moi-même.
Depuis que je vous connais, vous travaillez à me faire croire au bonheur
et à m'en donner le goût. Ce n'est pas votre faute si je ne suis pas
devenu égoïste, comme un enfant gâté. Eh bien, je vaux mieux que cela. Je
ne demande pas si votre amour serait pour moi le bonheur. Je sais
seulement qu'il serait la vie, et que, bonne ou mauvaise, c'est cette
vie-là ou la mort qu'il me faut.»



IV


Thérèse fut profondément affligée de cette lettre. Elle en fut frappée
comme d'un coup de foudre. Son amour ressemblait si peu à celui de Laurent,
qu'elle s'imaginait ne pas l'aimer d'amour, surtout en relisant les
expressions dont il se servait. Il n'y avait pas d'ivresse dans le coeur
de Thérèse, ou, s'il y en avait, elle y était entrée goutte à goutte, si
lentement, qu'elle ne s'en apercevait pas et se croyait aussi maîtresse
d'elle-même que le premier jour. Le mot de passion la révoltait.

--Des passions, à moi! se disait-elle. Il croit donc que je ne sais pas ce
que c'est, et que je veux retourner à ce breuvage empoisonné! Que lui
ai-je fait, moi qui lui ai donné tant de tendresse et de soins, pour qu'il
me propose, en guise de remercîment, le désespoir, la fièvre et la
mort?... Après tout, pensait-elle, ce n'est pas sa faute, à ce malheureux
esprit! Il ne sait ce qu'il veut, ni ce qu'il demande. Il cherche l'amour
comme la pierre philosophale, à laquelle on s'efforce d'autant plus de
croire qu'on ne peut la saisir. Il croit que je l'ai, et que je m'amuse à
la lui refuser! Dans tout ce qu'il pense, il y a toujours un peu de
délire. Comment le calmer et le détacher d'une fantaisie qui arrive à le
rendre malheureux?

«C'est ma faute, il a quelque raison de le dire. En voulant l'éloigner de
la débauche, je l'ai trop habitué à un attachement honnête; mais il est
homme et il trouve notre affection incomplète. Pourquoi m'a-t-il trompée?
pourquoi m'a-t-il fait croire qu'il était tranquille auprès de moi? Que
ferai-je, moi, pour réparer la niaiserie de mon inexpérience? Je n'ai pas
été assez de mon sexe dans le sens de la présomption. Je n'ai pas su
qu'une femme, si tiède et si lasse qu'elle soit de la vie, peut toujours
troubler la cervelle d'un homme. J'aurais dû me croire séduisante et
dangereuse comme il me l'avait dit une fois, et deviner qu'il ne se
démentait sur ce point que pour me tranquilliser. C'est donc un mal, ce ne
peut donc être un tort que de ne pas avoir les instincts de la
coquetterie?

Et puis Thérèse, fouillant dans ses souvenirs, se rappelait avoir eu ces
instincts de réserve et de méfiance pour se préserver des désirs d'autres
hommes qui ne lui plaisaient pas: avec Laurent, elle ne les avait pas eus,
parce qu'elle l'estimait dans son amitié pour elle, parce qu'elle ne
pouvait pas croire qu'il chercherait à la tromper, et aussi, il faut bien
le dire, parce qu'elle l'aimait plus que tout autre. Seule, dans son
atelier, elle allait et venait, en proie à un malaise douloureux, tantôt
regardant cette fatale lettre qu'elle avait posée sur une table comme n'en
sachant que faire, et ne se décidant ni à la rouvrir ni à la détruire,
tantôt regardant son travail interrompu sur le chevalet. Elle travaillait
justement avec entrain et plaisir au moment où on lui avait apporté cette
lettre, c'est-à-dire ce doute, ce trouble, ces étonnements et ces
craintes. C'était comme un mirage qui faisait revenir sur son horizon nu
et paisible tous les spectres de ses anciens malheurs. Chaque mot écrit
sur ce papier était comme un chant de mort déjà entendu dans le passé,
comme une prophétie de malheurs nouveaux.

Elle essaya de se rasséréner en se remettant à peindre. C'était pour elle
le grand remède à toutes les petites agitations de la vie extérieure: mais
il fut impuissant ce jour-là: l'effroi que cette passion lui inspirait
l'atteignait dans le sanctuaire le plus pur et le plus intime de sa vie
présente.

--Deux bonheurs troublés ou détruits, se dit-elle en jetant son pinceau et
en regardant la lettre: le travail et l'amitié.

Elle passa le reste de la journée sans rien résoudre. Elle ne voyait qu'un
point net dans son esprit, la résolution de dire non; mais elle voulait
que ce fût non, et ne tenait pas à le signifier au plus vite avec cette
rudesse ombrageuse des femmes qui craignent de succomber, si elles ne se
hâtent de barricader la porte. La manière de dire ce _non_ sans appel, qui
ne devait laisser aucune espérance, et qui pourtant ne devait pas mettre
un fer rouge sur le doux souvenir de l'amitié, était pour elle un problème
difficile et amer. Ce souvenir-là, c'était son propre amour; quand on a un
mort chéri à ensevelir, on ne se décide pas sans douleur à lui jeter un
drap blanc sur la face, et à le pousser dans la fosse commune. On voudrait
l'embaumer dans une tombe choisie que l'on regarderait de temps en temps,
en priant pour l'âme de celui qu'elle renferme.

Elle arriva à la nuit sans avoir trouvé d'expédient pour se refuser sans
trop faire souffrir. Catherine, qui la vit mal dîner, lui demanda avec
inquiétude si elle était malade.

--Non, répondit-elle, je suis préoccupée.

--Ah! vous travaillez trop, reprit la bonne vieille, vous ne pensez pas à
vivre.

Thérèse leva un doigt; c'était un geste que Catherine connaissait et qui
voulait dire: «Ne parle pas de cela.»

L'heure où Thérèse recevait le petit nombre de ses amis n'était, depuis
quelque temps, mise à profit que par Laurent. Bien que la porte restât
ouverte à qui voulait venir, il venait seul, soit que les autres fussent
absents (c'était la saison d'aller ou de rester à la campagne), soit
qu'ils eussent senti chez Thérèse une certaine préoccupation, un désir
involontaire et mal déguisé de causer exclusivement avec M. de Fauvel.

C'était à huit heures que Laurent arrivait, et Thérèse regarda la pendule
en se disant:

--Je n'ai pas répondu; aujourd'hui, il ne viendra pas.

Il se fit dans son coeur un vide affreux, quand elle ajouta;

--Il ne faut pas qu'il revienne jamais.

Comment passer cette éternelle soirée qu'elle avait l'habitude d'employer
à causer avec son jeune ami, tout en faisant de légers croquis ou quelque
ouvrage de femme pendant qu'il fumait, nonchalamment étendu sur les
coussins du divan? Elle songea à se soustraire à l'ennui en allant trouver
une amie qu'elle avait au faubourg Saint-Germain, et avec qui elle allait
quelquefois au spectacle; mais cette personne se couchait de bonne heure,
et il serait trop tard quand Thérèse arriverait. La course était si longue
et les fiacres allaient si lentement dans ce temps-là! D'ailleurs, il
fallait s'habiller, et Thérèse, qui vivait en pantoufles, comme les
artistes qui travaillent avec ardeur et ne souffrent rien qui les gêne,
était paresseuse à se mettre en tenue de visite. Mettre un châle et un
voile, envoyer chercher un remise et se faire promener au pas dans les
allées désertes du bois de Boulogne? Thérèse s'était promenée ainsi
quelquefois avec Laurent, lorsque la soirée étouffante leur donnait le
besoin de chercher un peu de fraîcheur sous les arbres. C'étaient des
promenades qui l'eussent beaucoup compromise avec tout autre; mais Laurent
lui gardait religieusement le secret de sa confiance; et ils se plaisaient
tous deux à l'excentricité de ces mystérieux tête-à-tête qui ne cachaient
aucun mystère. Elle se les rappela comme s'ils étaient déjà loin et se dit
en soupirant, à l'idée qu'ils ne reviendraient plus:

--C'était le bon temps! Tout cela ne pourrait recommencer pour lui qui
souffre, et pour moi qui ne l'ignore plus.

A neuf heures, elle essaya enfin de répondre à Laurent, lorsqu'un coup de
sonnette la fit tressaillir. C'était lui! Elle se leva pour dire à
Catherine de répondre qu'elle était sortie. Catherine entra: ce n'était
qu'une lettre de lui. Thérèse regretta involontairement que ce ne fût pas
lui-même.

Il n'y avait dans la lettre que ce peu de mots:

«Adieu, Thérèse, vous ne m'aimez pas, et, moi, je vous aime comme un
enfant!»

Ces deux lignes firent trembler Thérèse de la tête aux pieds. La seule
passion qu'elle n'eût jamais travaillé à éteindre dans son coeur, c'était
l'amour maternel. Cette plaie-là, bien que fermée en apparence, était
toujours saignante comme l'amour inassouvi.

--Comme un enfant; répétait-elle en serrant la lettre dans ses mains
agitées de je ne sais quel frisson. Il m'aime comme un enfant! Qu'est-ce
qu'il dit là, mon Dieu! sait-il le mal qu'il me fait? _Adieu!_ Mon fils
savait déjà dire _adieu!_ mais il ne me l'a pas crié quand on l'a emporté.
Je l'aurais entendu! et je ne l'entendrai jamais plus.

Thérèse était surexcitée, et, son émotion s'emparant du plus douloureux
des prétextes, elle fondit en larmes.

--Vous m'avez appelée? lui dit Catherine en rentrant. Mais, mon Dieu!
qu'est-ce que vous avez donc? Vous voilà dans les pleurs comme
autrefois!

--Rien, rien, laisse-moi, répondit Thérèse. Si quelqu'un vient pour me
voir, tu diras que je suis au spectacle. Je veux être seule. Je suis
malade.

Catherine sortit, mais par le jardin. Elle avait vu Laurent marcher à pas
furtifs le long de la haie.

--Ne boudez pas comme cela, lui dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ma
maîtresse pleure; mais ça doit être votre faute, vous lui faites des
peines. Elle ne veut pas vous voir. Venez lui demander pardon!

Catherine, malgré tout son respect et son dévouement pour Thérèse, était
persuadée que Laurent était son amant.

--Elle pleure? s'écria-t-il. Oh! mon Dieu! pourquoi pleure-t-elle?

Et il traversa d'un bond le petit jardin pour aller tomber aux pieds de
Thérèse, qui sanglotait dans le salon, la tête dans ses mains.

Laurent eût été transporté de joie de la voir ainsi s'il eût été le roué
que parfois il voulait paraître; mais le fond de son coeur était
admirablement bon, et Thérèse avait sur lui l'influence secrète de le
ramener à sa véritable nature. Les larmes dont elle était baignée lui
firent donc une peine réelle et profonde. Il la supplia à genoux d'oublier
encore cette folie de sa part et d'apaiser la crise par sa douceur et sa
raison.

--Je ne veux que ce que vous voudrez, lui dit-il, et, puisque vous pleurez
notre amitié défunte, je jure de la faire revivre plutôt que de vous
causer un chagrin nouveau. Mais, tenez, ma douce et bonne Thérèse, ma
soeur chérie, agissons franchement, car je ne me sens plus la force de
vous tromper! ayez, vous, le courage d'accepter mon amour comme une triste
découverte que vous avez faite, et comme un mal dont vous voulez bien me
guérir par la patience et la pitié. J'y ferai tous mes efforts, je vous en
fais le serment! Je ne vous demanderai pas seulement un baiser, et je
crois qu'il ne m'en coûtera pas tant que vous pourriez le craindre, car je
ne sais pas encore si mes sens sont en jeu dans tout ceci. Non, en vérité,
je ne le crois pas. Comment cela pourrait-il être après la vie que j'ai
menée et que je suis libre de mener encore? C'est une soif de l'âme que
j'éprouve; pourquoi vous effrayerait-elle? Donnez-moi peu de votre coeur
et prenez tout le mien. Acceptez d'être aimée de moi, et ne me dites plus
que c'est pour vous un outrage, car mon désespoir, c'est de voir que vous
me méprisez trop pour me permettre que, même en rêve, j'aspire à vous...
Cela me rabaisse tant à mes propres yeux, que cela me donne envie de tuer
ce malheureux qui vous répugne moralement. Relevez-moi plutôt du bourbier
où j'étais tombé, en me disant d'expier ma mauvaise vie et de devenir
digne de vous. Oui, laissez-moi une espérance! si faible qu'elle soit,
elle fera de moi un autre homme. Vous verrez, vous verrez, Thérèse! La
seule idée de travailler pour vous paraître meilleur me donne déjà de la
force, je le sens; ne me l'ôtez pas. Que vais-je devenir si vous me
repoussez? Je vais redescendre tous les degrés que j'ai montés depuis que
je vous connais. Tout le fruit de notre sainte amitié sera perdu pour moi.
Vous aurez essayé de guérir un malade, et vous aurez fait un mort! Et
vous-même alors, si grande et si bonne, serez-vous contente de votre
oeuvre, ne vous reprocherez-vous pas de ne l'avoir point menée à meilleure
fin? Soyez pour moi une soeur de charité qui ne se borne pas à panser un
blessé, mais qui s'efforce de réconcilier son âme avec le ciel. Voyons,
Thérèse, ne me retirez pas vos mains loyales, ne détournez pas votre tête,
si belle dans la douleur. Je ne quitterai pas vos genoux que vous ne
m'ayez, sinon permis, du moins pardonné de vous aimer!

Thérèse dut accepter cette effusion comme sérieuse, car Laurent était de
bonne foi. Le repousser avec défiance eût été un aveu de la tendresse trop
vive qu'elle avait pour lui; une femme qui montre de la peur est déjà
vaincue. Aussi se montra-t-elle brave, et peut-être le fut-elle
sincèrement, car elle se croyait encore assez forte. Et, d'ailleurs, elle
n'était pas mal inspirée par sa faiblesse même. Rompre en ce moment, c'eût
été provoquer de terribles émotions qu'il valait mieux apaiser, sauf à
détendre doucement le lien avec adresse et prudence. Ce pouvait être
l'affaire de quelques jours. Laurent était si mobile et passait si
brusquement d'un extrême à l'autre!

Ils se calmèrent donc tous les deux, s'aidant l'un l'autre à oublier
l'orage, et même s'efforçant d'en rire, afin de se rassurer mutuellement
sur l'avenir; mais, quoi qu'ils fissent, leur situation était
essentiellement modifiée, et l'intimité avait fait un pas de géant. La
crainte de se perdre les avait rapprochés, et, tout en se jurant que rien
n'était changé entre eux quant à l'amitié, il y avait dans toutes leurs
paroles et dans toutes leurs idées une langueur de l'âme, une sorte de
fatigue attendrie qui était déjà l'abandon de l'amour!

Catherine, en apportant le thé, acheva de les remettre ensemble, comme
elle disait, par ses naïves et maternelles préoccupations.

--Vous feriez mieux, dit-elle, à Thérèse, de manger une aile de poulet que
de vous creuser l'estomac avec ce thé!--Savez-vous, dit-elle à Laurent en
lui montrant sa maîtresse, qu'elle n'a pas touché à son
dîner?

--Eh bien, vite qu'elle soupe! s'écria Laurent. Ne dites pas non, Thérèse,
il le faut! Qu'est-ce que je deviendrais donc, moi, si vous tombiez
malade?

Et, comme Thérèse refusait de manger, car elle n'avait réellement pas faim,
il prétendit, sur un signe de Catherine, qui le poussait à insister,
avoir faim lui-même, et cela était vrai, car il avait oublié de dîner. Dès
lors Thérèse se fit un plaisir de lui donner à souper, et ils mangèrent
ensemble pour la première fois; ce qui, dans la vie solitaire et modeste
de Thérèse, n'était pas un fait insignifiant. Manger tête à tête surtout
est une grande source d'intimité. C'est la satisfaction en commun d'un
besoin de l'être matériel, et, quand on y cherche un sens plus élevé,
c'est une communion comme le mot l'indique.

Laurent, dont les idées prenaient volontiers un tour poétique au milieu
même de la plaisanterie, se compara en riant à l'enfant prodigue, pour qui
Catherine s'empressait du tuer le veau gras. Ce veau gras, qui se
présentait sous la forme d'un mince poulet, prêta naturellement à la
gaieté des deux amis. C'était si peu pour l'appétit du jeune homme, que
Thérèse s'en tourmenta. Le quartier n'offrait guère de ressources, et
Laurent ne voulut pas que la vieille Catherine s'en mît en peine. On
déterra au fond d'une armoire un énorme pot de gelée de goyaves. C'était
un présent de Palmer que Thérèse n'avait pas songé à entamer, et que
Laurent entama profondément, tout en parlant avec effusion de cet
excellent Dick, dont il avait eu la sottise d'être jaloux, et que
désormais il aimait de tout son coeur.

--Vous voyez, Thérèse, dit-il, comme le chagrin rend injuste! Croyez-moi,
il faut gâter les enfants. Il n'y a de bons que ceux qui sont traités par
la douceur. Donnez-moi donc beaucoup de goyaves, et toujours! La rigueur
n'est pas seulement un fiel amer, c'est un poison mortel!

Quand vint le thé, Laurent s'aperçut qu'il avait dévoré en égoïste, et que
Thérèse, en faisant semblant de manger, n'avait rien mangé du tout. Il se
reprocha son inattention et s'en confessa; puis, renvoyant Catherine, il
voulut lui-même faire le thé et servir Thérèse. C'était la première fois
de sa vie qu'il se faisait le serviteur de quelqu'un, et il y trouva un
plaisir délicat dont il éprouva naïvement la surprise.

--A présent, dit-il à Thérèse en lui présentant sa tasse à genoux, je
comprends qu'on puisse être domestique et aimer son état. Il ne s'agit que
d'aimer son maître.

De la part de certaines gens, les moindres attentions ont un prix extrême.
Laurent avait dans les manières, et même dans l'attitude du corps, une
certaine roideur dont il ne se départait même pas avec les femmes du
monde. Il les servait avec la froideur cérémonieuse de l'étiquette. Avec
Thérèse, qui faisait les honneurs de son petit intérieur en bonne femme et
en artiste enjouée, il avait toujours été prévenu et choyé sans avoir à
rendre la pareille. Il y eût eu manque de goût et de savoir-vivre à se
faire l'homme de la maison. Tout à coup, à la suite de ces pleurs et de
ces effusions mutuelles, Laurent, sans qu'il s'en rendît compte, se
trouvait investi d'un droit qui ne lui appartenait pas, mais dont il
s'emparait d'inspiration, sans que Thérèse, surprise et attendrie, pût s'y
opposer. Il semblait qu'il fût chez lui, et qu'il eût conquis le privilége
de soigner la dame du logis, en bon frère ou en vieux ami. Et Thérèse,
sans songer au danger de cette prise de possession, le regardait faire
avec de grands yeux étonnés, se demandant si jusque-là elle ne s'était pas
radicalement trompée en prenant cet enfant tendre et dévoué pour un homme
hautain et sombre.

Cependant Thérèse réfléchit durant la nuit; mais, le lendemain matin,
Laurent qui, sans rien préméditer, ne voulait pas la laisser respirer, car
il ne respirait plus lui-même, lui envoya des fleurs magnifiques, des
friandises exotiques et un billet si tendre, si doux et si respectueux,
qu'elle ne put se défendre d'en être touchée. Il se disait le plus heureux
des hommes, il ne désirait rien de plus que son pardon, et, du moment
qu'il l'avait obtenu, il était le roi du monde. Il acceptait toutes les
privations, toutes les rigueurs, pourvu qu'il ne fût pas privé de voir et
d'entendre son amie. Cela seul était au-dessus de ses forces; tout le
reste n'était rien. Il savait bien que Thérèse ne pouvait pas avoir
d'amour pour lui, ce qui ne l'empêchait pas, dix lignes plus bas, de dire:
«Notre saint amour n'est-il pas indissoluble?»

Et ainsi disant le pour et le contre, le vrai et le faux cent fois le jour,
avec une candeur dont, à coup sûr, il était dupe lui-même, entourant
Thérèse de soins exquis, travaillant de tout son coeur à lui donner
confiance dans la chasteté de leurs relations, et à chaque instant lui
parlant avec exaltation de son culte pour elle, puis cherchant à la
distraire quand il la voyait inquiète, à l'égayer quand il la voyait
triste, à l'attendrir sur lui-même quand il la voyait sévère, il l'amena
insensiblement à n'avoir pas d'autre volonté et d'autre existence que les
siennes.

Rien n'est périlleux comme ces intimités où l'on s'est promis de ne pas
s'attaquer mutuellement, quand l'un des deux n'inspire pas à l'autre une
secrète répulsion physique. Les artistes, en raison de leur vie
indépendante et de leurs occupations, qui les obligent souvent
d'abandonner le convenu social, sont plus exposés à ces dangers que ceux
qui vivent dans le réglé et dans le positif. On doit donc leur pardonner
des entraînements plus soudains et des impressions plus fiévreuses.
L'opinion sent qu'elle le doit, car elle est généralement plus indulgente
pour ceux qui errent forcément dans la tempête que pour ceux que berce un
calme plat. Et puis le monde exige des artistes le feu de l'inspiration,
et il faut bien que ce feu qui déborde pour les plaisirs et les
enthousiasmes du public arrive à les consumer eux-mêmes. On les plaint
alors, et le bon bourgeois, qui, en apprenant leurs désastres et leurs
catastrophes, rentre le soir dans le sein de sa famille, dit à sa brave et
douce compagne:

--Tu sais, cette pauvre fille qui chantait si bien, elle est morte de
chagrin. Et ce fameux poète qui disait de si belles choses, il s'est
suicidé. C'est grand dommage, ma femme... Tous ces gens-là finissent mal.
C'est nous, les simples, qui sommes les gens heureux...

Et le bon bourgeois a raison.

Thérèse avait pourtant vécu longtemps, sinon en bonne bourgeoise, car pour
cela il faut une famille, et Dieu la lui avait refusée, du moins en
laborieuse ouvrière, travaillant dès le matin, et ne s'enivrant pas de
plaisir ou de langueur à la fin de sa journée. Elle avait de continuelles
aspirations à la vie domestique et réglée; elle aimait l'ordre, et, loin
d'afficher le mépris puéril que certains artistes prodiguaient à ce qu'ils
appelaient dans ce temps-là la gent épicière, elle regrettait amèrement de
n'avoir pas été mariée dans ce milieu médiocre et sûr, où, au lieu de
talent et de renommée, elle eût trouvé l'affection et la sécurité. Mais on
ne choisit pas son destin, puisque les fous et les ambitieux ne sont pas
les seuls imprudents que la destinée foudroie.



V


Thérèse n'eut pas de faiblesse pour Laurent dans le sens moqueur et
libertin que l'on attribue à ce mot en amour. Ce fut par un acte de sa
volonté, après des nuits de méditation douloureuse, qu'elle lui dit:

--Je veux ce que tu veux, parce que nous en sommes venus à ce point où la
faute à commettre est l'inévitable réparation d'une série de fautes
commises. J'ai été coupable envers toi, en n'ayant pas la prudence égoïste
de te fuir; il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même, en restant
ta compagne et ta consolation, au prix de mon repos et de ma fierté...
Écoute, ajouta-t-elle en tenant sa main dans les siennes avec toute la
force dont elle était capable, ne me retire jamais cette main-là et,
quelque chose qui arrive, garde assez d'honneur et de courage pour ne pas
oublier qu'avant d'être ta maîtresse, j'ai été _ton ami_. Je me le suis
dit dès le premier jour de ta passion: nous nous aimions trop bien ainsi
pour ne pas nous aimer plus mal autrement; mais ce bonheur-là ne pouvait
pas durer pour moi, puisque tu ne le partages plus, et que, dans cette
liaison, mêlée pour toi de peines et de joies, la souffrance a pris le
dessus. Je te demande seulement, si tu viens à te lasser de mon amour
comme te voilà lassé de mon amitié, de te rappeler que ce n'est pas un
instant de délire qui m'a jetée dans tes bras, mais un élan de mon coeur
et un sentiment plus tendre et plus durable que l'ivresse de la volupté.
Je ne suis pas supérieure aux autres femmes, et je ne m'arroge pas le
droit de me croire invulnérable; mais je t'aime si ardemment et si
saintement, que je n'aurais jamais failli avec toi, si tu avais dû être
sauvé par ma force. Après avoir cru que cette force t'était bonne, qu'elle
t'apprenait à découvrir la tienne et à te purifier d'un mauvais passé, te
voilà persuadé du contraire, à tel point qu'aujourd'hui c'est le contraire,
en effet qui arrive: tu deviens amer, et il semble, si je résiste, que tu
sois prêt à me haïr et à retourner à la débauche, en blasphémant même
notre pauvre amitié. Eh bien, j'offre à Dieu pour toi le sacrifice de ma
vie. Si je dois souffrir de ton caractère ou de ton passé, soit. Je serai
assez payée si je te préserve du suicide que tu étais en train d'accomplir
quand je t'ai connu. Si je n'y parviens pas, du moins je l'aurai tenté, et
Dieu me pardonnera un dévouement inutile, lui qui sait combien il est
sincère!

Laurent fut admirable d'enthousiasme, de reconnaissance et de foi dans les
premiers jours de cette union. Il s'était élevé au-dessus de lui-même, il
avait des élans religieux, il bénissait sa chère maîtresse de lui avoir
fait connaître enfin l'amour vrai, chaste et noble, qu'il avait tant rêvé,
et dont il s'était cru à jamais déshérité par sa faute. Elle le retrempait,
disait-il, dans les eaux de son baptême, elle effaçait en lui jusqu'au
souvenir de ses mauvais jours. C'était une adoration, une extase, un
culte.

Thérèse y crut naïvement. Elle s'abandonna à la joie d'avoir donné toute
cette félicité et rendu toute cette grandeur à une âme d'élite. Elle
oublia toutes ses appréhensions et en sourit comme de rêves creux qu'elle
avait pris pour des raisons. Ils s'en moquèrent ensemble; ils se
reprochèrent de s'être méconnus et de ne s'être pas jetés au cou l'un de
l'autre dès le premier jour, tant ils étaient faits pour se comprendre, se
chérir et s'apprécier. Il ne fut plus question de prudence et de sermons.
Thérèse était rajeunie de dix ans. C'était un enfant plus enfant que
Laurent lui-même; elle ne savait quoi imaginer pour lui arranger une
existence où il ne sentirait pas le pli d'une feuille de rose.

Pauvre Thérèse! son ivresse ne dura pas huit jours entiers.

D'où vient cet effroyable châtiment infligé à ceux qui ont abusé des
forces de la jeunesse, et qui consiste à les rendre incapables de goûter
la douceur d'une vie harmonieuse et logique? Est-il bien criminel, le
jeune homme qui se trouve lancé sans frein dans le monde avec d'immenses
aspirations, et qui se croit capable d'éteindre tous les fantômes qui
passent, tous les enivrements qui l'appellent? Son péché est-il autre
chose que l'ignorance, et a-t-il pu apprendre dans son berceau que
l'exercice de la vie doit être un éternel combat contre soi-même? Il en
est vraiment qui sont à plaindre, et qu'il est difficile de condamner, à
qui ont peut-être manqué un guide, une mère prudente, un ami sérieux, une
première maîtresse sincère. Le vertige les a saisis dès leurs premiers pas;
la corruption s'est jetée sur eux comme sur une proie pour faire des
brutes de ceux qui avaient plus de sens que d'âme, pour faire des insensés
de ceux qui se débattaient, comme Laurent, entre la fange de la réalité et
l'idéal de leurs rêves.

Voilà ce que disait Thérèse pour continuer à aimer cette âme souffrante,
et pourquoi elle endura les blessures que nous allons raconter.

Le septième jour de leur bonheur fut irrévocablement le dernier. Ce
chiffre néfaste ne sortit jamais de la mémoire de Thérèse. Des
circonstances fortuites avaient concouru à prolonger cette éternité de
joies pendant toute une semaine; personne d'intime n'était venu voir
Thérèse, elle n'avait pas de travail trop pressé; Laurent promettait de se
remettre à l'ouvrage dès qu'il pourrait reprendre possession de son
atelier, envahi par des ouvriers à qui il en avait confié la réparation.
La chaleur était écrasante à Paris; il fit à Thérèse la proposition
d'aller passer quarante-huit heures à la campagne, dans les bois. C'était
le septième jour.

Ils partirent en bateau, et arrivèrent le soir dans un hôtel, d'où, après
le dîner, ils sortirent pour courir la forêt par un clair de lune
magnifique. Ils avaient loué des chevaux et un guide, lequel les ennuya
bientôt par son baragouin prétentieux. Ils avaient fait deux lieues et se
trouvaient au pied d'une masse de rochers que Laurent connaissait. Il
proposa de renvoyer les chevaux et le guide, et de revenir à pied, quand
même il serait un peu tard.

--Je ne sais pas pourquoi, lui dit Thérèse, nous ne passerions pas toute
la nuit dans la forêt: il n'y a ni loups ni voleurs. Restons ici tant que
tu voudras, et ne revenons jamais, si bon te semble.

Ils restèrent seuls, et c'est alors que se passa une scène bizarre,
presque fantastique, mais qu'il faut raconter telle qu'elle est arrivée.
Ils étaient montés sur le haut du rocher et s'étaient assis sur la mousse
épaisse desséchée par l'été. Laurent regardait le ciel splendide où la
lune effaçait la clarté des étoiles. Deux ou trois des plus grosses
brillaient seules au-dessus de l'horizon. Renversé sur le dos, Laurent les
contemplait.

--Je voudrais bien savoir, dit-il, le nom de celle qui est à peu près
au-dessus de ma tête; elle a l'air de me regarder.

--C'est Véga, répondit Thérèse.

--Tu sais donc le nom de toutes les étoiles, toi, savante?

--A peu près. Ce n'est pas difficile, et, en un quart d'heure, tu en
sauras autant que moi, quand tu voudras.

--Non, merci; j'aime mieux décidément ne pas savoir: j'aime mieux leur
donner des noms à ma fantaisie.

--Et tu as raison.

--J'aime mieux me promener au hasard dans ces lignes tracées là-haut et
faire des combinaisons de groupes à mon idée que de marcher dans le
caprice des autres. Après tout, peut-être ai-je tort, Thérèse! Tu aimes
les sentiers frayés, toi, n'est-ce pas?

--Ils sont meilleurs aux pauvres pieds. Je n'ai pas, comme toi, des bottes
de sept lieues!

--Moqueuse! tu sais bien que tu es plus forte et meilleure marcheuse que
moi!

--C'est tout simple, je n'ai pas d'ailes pour m'envoler.

--Avise-toi d'en avoir pour me laisser là! Mais ne parlons pas de nous
quitter: ce mot-là ferait pleuvoir!

--Eh! qui donc y songe? Ne le répète pas, ton affreux mot!

--Non, non! n'y songeons pas, n'y songeons pas! s'écria-t-il en se levant
brusquement.

--Qu'as-tu et où vas-tu? lui dit-elle.

--Je ne sais pas, répondit-il. Ah! si! à propos... Il y a par là un écho
extraordinaire, et, la dernière fois que j'y suis venu avec la petite...
tu ne tiens pas à savoir son nom, n'est-ce pas? j'ai pris grand plaisir à
l'entendre d'ici, pendant qu'elle chantait là-bas sur le tertre qui est
vis-à-vis de nous.

Thérèse ne répondit rien. Il s'aperçut que ce souvenir intempestif d'une
de ses mauvaises connaissances n'était pas délicat à jeter au milieu d'une
romantique veillée avec la reine de son coeur. Pourquoi cela lui était-il
revenu? comment le nom quelconque de la vierge folle lui était-il arrivé
au bord des lèvres? Il fut mortifié de cette maladresse; mais, au lieu de
s'en accuser naïvement et de la faire oublier par des torrents de tendres
paroles qu'il savait bien tirer de son âme quand la passion l'inspirait,
il n'en voulut pas avoir le démenti, et demanda à Thérèse si elle voulait
chanter pour lui.

--Je ne pourrais pas, lui répondit-elle avec douceur. Il y a longtemps que
je n'étais montée à cheval, je me sens un peu oppressée.

--Si ce n'est qu'un peu, faites un effort, Thérèse, cela me fera tant de
plaisir!

Thérèse était trop fière pour avoir du dépit, elle n'avait que du chagrin.
Elle détourna la tête et feignit de tousser.

--Allons, dit-il en riant, vous n'êtes qu'une faible femme! Et puis vous
ne croyez pas à mon écho, je vois cela. Je veux vous le faire entendre.
Restez ici. Je grimpe là-haut, moi. Vous n'avez pas peur, j'espère, de
rester seule cinq minutes?

--Non, répondit tristement Thérèse, je n'ai pas du tout peur.

Pour grimper sur l'autre rocher, il fallait descendre le petit ravin qui
le séparait de celui où ils étaient; mais ce ravin était plus creux qu'il
ne le paraissait. Quand Laurent, après en avoir descendu la moitié, vit le
chemin qui lui restait à faire, il s'arrêta, craignant de laisser Thérèse
seule si longtemps, et, criant vers elle, il lui demanda si elle ne
l'avait pas rappelé.

--Non, pas du tout! lui cria-t-elle à son tour, ne voulant pas contrarier
sa fantaisie.

Il est impossible d'expliquer ce qui se passa dans la tête de Laurent; il
prit ce _pas du tout_ pour une dureté, et se remit à descendre, mais moins
vite et en rêvant.

--Je l'ai blessée, dit-il, et la voilà qui me boude, comme du temps où
nous jouions au frère et à la soeur. Est-ce qu'elle va encore avoir de ces
humeurs-là, à présent qu'elle est ma maîtresse? Mais pourquoi l'ai-je
blessée? J'ai eu tort assurément, mais c'est sans le vouloir. Il est bien
impossible qu'il ne me revienne pas quelque bribe de mon passé dans la
mémoire. Sera-ce donc chaque fois un outrage pour elle et une
mortification pour moi? Que lui importe mon passé, puisqu'elle m'a accepté
comme cela? J'ai eu tort pourtant! oui, j'ai eu tort; mais ne lui
arrivera-t-il jamais à elle-même de me parler de ce drôle qu'elle a aimé
et dont elle s'est crue la femme? Malgré elle, Thérèse se souviendra
auprès de moi des jours qu'elle a vécu sans moi, et lui en ferai-je un
crime?

Laurent se répondit aussitôt à lui-même:

--Oh! mais oui, cela me serait insupportable! Donc, j'ai eu grand tort, et
j'aurais dû lui en demander pardon tout de suite.

Mais déjà il était arrivé à ce moment de fatigue morale où l'âme est
rassasiée d'enthousiasme, où l'être farouche et faible que nous sommes
tous plus ou moins a besoin de reprendre possession de lui-même.

--Encore s'accuser; encore promettre, encore persuader, encore
s'attendrir? Eh quoi! se dit-il, ne peut-elle être heureuse et confiante
huit jours entiers? C'est ma faute, je le veux bien; mais il y a encore
plus de la sienne à faire de si peu une si grosse affaire et à me gâter
cette belle nuit de poésie que je m'étais arrangée avec elle dans un des
plus beaux endroits du monde. J'y suis déjà venu avec des libertins et des
filles, c'est vrai; mais dans quel coin des environs de Paris l'aurais-je
conduite où je n'aurais pas retrouvé ces fâcheux souvenirs? A coup sûr,
ils ne m'enivrent guère, et il y a presque de la cruauté à me les
reprocher...

En répondant ainsi dans son coeur aux reproches que Thérèse lui adressait
probablement dans le sien, il arriva au fond de la vallée, où il se sentit
troublé et fatigué comme à la suite d'une querelle, et se jeta sur l'herbe
dans un mouvement de lassitude et de dépit. Il y avait sept jours entiers
qu'il ne s'était appartenu; il subissait le besoin de se reconquérir et de
se croire seul et indompté un instant.

De son côté Thérèse était navrée et effrayée en même temps. Pourquoi le
mot _se quitter_ avait-il été jeté par lui tout à coup comme un cri aigre
au milieu de cet air tranquille qu'ils respiraient ensemble? à quel
propos? en quoi l'avait-elle provoqué? Elle cherchait en vain. Laurent
lui-même n'eût pu le lui expliquer. Tout ce qui avait suivi était
grossièrement cruel, et combien il devait être irrité pour l'avoir dit,
cet homme d'une éducation exquise! Mais d'où lui venait cette colère?
portait-il en lui un serpent qui le mordait au coeur et lui arrachait des
paroles d'égarement et de malédiction?

Elle l'avait suivi des yeux sur la pente du rocher jusqu'à ce qu'il fût
entré dans l'ombre épaisse du ravin. Elle ne le voyait plus et s'étonnait
du temps qu'il lui fallait pour reparaître sur le versant de l'autre
monticule. Elle fut prise d'effroi, il pouvait être tombé dans quelque
précipice. Ses regards interrogeaient en vain la profondeur du terrain
herbu, hérissé de grosses roches sombres. Elle se levait pour essayer de
l'appeler, lorsqu'un cri d'inexprimable détresse monta jusqu'à elle, un
cri rauque, affreux, désespéré, qui lui fit dresser les cheveux sur la
tête.

Elle s'élança comme une flèche dans la direction de la voix. S'il y eût eu,
 en effet, un abîme, elle s'y fût précipitée sans réflexion; mais ce
n'était qu'une pente rapide où elle glissa plusieurs fois sur la mousse et
déchira sa robe aux buissons. Rien ne l'arrêta; elle arriva, sans savoir
comment, auprès de Laurent, qu'elle trouva debout, hagard, agité d'un
tremblement convulsif.

--Ah! te voilà, lui dit-il en lui saisissant le bras. Tu as bien fait de
venir! j'y serais mort!

Et, comme don Juan après la réponse de la statue, il ajouta d'une voix
âpre et brusque: _Sortons d'ici!_

Il l'entraîna sur le chemin, marchant à l'aventure et ne pouvant rendre
compte de ce qui lui était arrivé.

Au bout d'un quart d'heure, il se calma enfin, et s'assit avec elle dans
une clairière. Ils ne savaient où ils étaient; le sol était semé de roches
plates qui ressemblaient à des tombes, et entre lesquelles poussaient au
hasard des genévriers qu'on eût pu prendre, la nuit, pour des
cyprès.

--Mon Dieu! dit tout à coup Laurent, nous sommes donc dans un cimetière?
Pourquoi m'amènes-tu ici?

--Ce n'est, répondit-elle, qu'un endroit inculte. Nous en avons traversé
beaucoup de pareils ce soir. S'il te déplaît, ne nous y arrêtons pas,
rentrons sous les grands arbres.

--Non, restons ici, reprit-il. Puisque le hasard ou la destinée me jette
dans ces idées de mort, autant vaut les braver et en épuiser l'horreur.
Cela a son charme comme toute autre chose, n'est-ce pas, Thérèse? Tout ce
qui ébranle fortement l'imagination est une jouissance plus ou moins âpre.
Quand une tête doit tomber sur l'échafaud, la foule va regarder, et c'est
tout naturel. Il n'y a pas que les émotions douces qui nous fassent vivre:
il nous en faut d'épouvantables pour nous faire sentir l'intensité de la
vie.

Il parla encore ainsi, comme au hasard, pendant quelques instants. Thérèse
n'osait l'interroger et s'efforçait de le distraire; elle voyait bien
qu'il venait d'avoir un accès de délire. Enfin il se remit assez pour
vouloir et pouvoir le raconter.

Il avait eu une hallucination. Couché sur l'herbe, dans le ravin, sa tête
s'était troublée. Il avait entendu l'écho chanter tout seul, et ce chant,
c'était un refrain obscène. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour
se rendre compte du phénomène, il avait vu passer devant lui, sur la
bruyère, un homme qui courait, pâle, les vêtements déchirés, et les
cheveux au vent.

--Je l'ai si bien vu, dit-il, que j'ai eu le temps de raisonner et de me
dire que c'était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des
voleurs, et même j'ai cherché ma canne pour aller à son secours; mais la
canne s'était perdue dans l'herbe, et cet homme avançait toujours vers
moi. Quand il a été tout près, j'ai vu qu'il était ivre, et non pas
poursuivi. Il a passé en me jetant un regard hébété, hideux, et en me
faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors j'ai eu peur, et je
me suis jeté la face contre terre, car cet homme ... c'était moi!

«Oui, c'était mon spectre, Thérèse! Ne sois pas effrayée, ne me crois pas
fou, c'était une vision. Je l'ai bien compris en me retrouvant seul dans
l'obscurité. Je n'aurais pas pu distinguer les traits d'une figure humaine,
 je n'avais vu celle-là que dans mon imagination; mais qu'elle était nette,
 horrible, effrayante! C'était moi avec vingt ans de plus, des traits
creusés par la débauche ou la maladie, des yeux effarés, une bouche
abrutie, et, malgré tout cet effacement de mon être, il y avait dans ce
fantôme un reste de vigueur pour insulter et défier l'être que je suis à
présent. Je me suis dit alors: «O mon Dieu! est-ce donc là ce que je serai
dans mon âge mûr?... J'ai eu ce soir de mauvais souvenirs que j'ai
exprimés malgré moi; c'est que je porte toujours en moi ce vieil homme
dont je me croyais délivré? Le spectre de la débauche ne veut pas lâcher
sa proie, et, jusque dans les bras de Thérèse, il viendra me railler et me
crier: _Il est trop tard!_»

«Alors je me suis levé pour te joindre, ma pauvre Thérèse. Je voulais te
demander grâce pour ma misère et te supplier de me préserver; mais je ne
sais pendant combien de minutes ou de siècles j'aurais tourné sur moi-même
sans pouvoir avancer, si tu n'étais enfin venue. Je t'ai reconnue tout de
suite, Thérèse: je n'ai pas eu peur de toi, et je me suis senti délivré.

Il était difficile de savoir, quand Laurent parlait ainsi, s'il racontait
une chose qu'il avait réellement éprouvée, ou s'il avait mêlé ensemble,
dans son cerveau, une allégorie née de ses réflexions amères et une image
entrevue dans un demi-sommeil. Il jura cependant à Thérèse qu'il ne
s'était pas endormi sur l'herbe, et qu'il s'était toujours rendu compte du
lieu où il était et du temps qui s'écoulait; mais cela même était
difficile à constater. Thérèse l'avait perdu de vue, et, quant à elle, le
temps lui avait semblé mortellement long.

Elle lui demanda s'il était sujet à ces hallucinations.

--Oui, dit-il, dans l'ivresse; mais je n'ai été ivre que d'amour depuis
quinze jours que tu es à moi.

--Quinze jours! dit Thérèse étonnée.

--Non, moins que cela, reprit-il; ne me chicane pas sur les dates: tu vois
bien que je n'ai pas encore ma tête. Marchons, cela me remettra tout à
fait.

--Tu as besoin de repos pourtant: il faudrait penser à rentrer.

--Eh bien, que faisons-nous?

--Nous ne sommes pas dans la direction; nous tournons le dos à notre point
de départ.

--Tu veux que je repasse par ce maudit rocher?

--Non, mais prenons à droite.

--C'est tout le contraire.

Thérèse insista, elle ne se trompait pas. Laurent n'en voulut pas démordre,
et même il s'emporta et parla d'un ton irrité, comme s'il y eût eu là
matière à dispute. Thérèse céda et le suivit où il voulut aller. Elle se
sentait brisée d'émotion et de tristesse. Laurent venait de lui parler
d'un ton qu'elle n'eût jamais voulu prendre avec Catherine, même quand la
bonne vieille l'impatientait. Elle le lui pardonnait, parce qu'elle le
sentait malade; mais cet état d'excitation douloureuse où elle le voyait
l'effrayait d'autant plus.

Grâce à l'obstination de Laurent, ils se perdirent dans la forêt,
marchèrent pendant quatre heures, et ne rentrèrent qu'au point du jour. La
marche dans le sable fin et lourd de la forêt est très-pénible. Thérèse ne
pouvait plus se traîner, et Laurent, que ce violent exercice ranimait, ne
songeait point à ralentir le pas par égard pour elle. Il allait devant,
prétendant toujours découvrir la bonne voie, lui demandant de temps à
autre si elle était lasse, et ne devinant pas qu'en répondant: «Non,» elle
voulait lui ôter le regret d'être cause de cette mésaventure.

Le lendemain, Laurent n'y songeait plus; il avait été pourtant rudement
secoué par cette crise étrange; mais c'est le propre des tempéraments
nerveux à l'excès de se remettre comme par magie. Thérèse eut même
l'occasion de remarquer qu'au lendemain de ces épreuves terribles, c'est
elle qui se trouvait brisée, tandis qu'il semblait avoir pris une force
nouvelle.

Elle n'avait pas dormi, s'attendant à le voir envahi par quelque grave
maladie; mais il prit un bain et se sentit très-dispos pour recommencer la
promenade. Il paraissait avoir oublié combien cette veillée avait été
fâcheuse pour la lune de miel. La triste impression s'effaça vite chez
Thérèse. Revenue à Paris, elle crut que rien n'était changé entre eux;
mais, le soir même, Laurent eut le caprice de faire la charge de Thérèse
avec la sienne, errant tous deux au clair de lune dans la forêt, lui avec
son air effaré et distrait, elle avec sa robe déchirée et le corps brisé
de fatigue. Les artistes sont tellement habitués à faire la charge les uns
des autres, que Thérèse s'amusa de la sienne; mais, bien qu'elle eût aussi
de la facilité et de l'esprit au bout de son crayon, elle n'eût voulu pour
rien au monde faire celle de Laurent, et, quand elle le vit esquisser dans
un sens comique cette scène nocturne qui l'avait torturée, elle en eut du
chagrin. Il lui semblait que certaines douleurs de l'âme ne peuvent jamais
avoir de côté risible.

Laurent, au lieu de comprendre, tourna la chose avec plus d'ironie encore.
Il écrivit sous sa figure: _Perdu dans la forêt et dans l'esprit de sa
maîtresse_, et sous la figure de Thérèse: _Le coeur aussi déchiré que la
robe_. La composition fut intitulée: _Lune de miel dans un cimetière_.
Thérèse s'efforça de sourire; elle loua le dessin, qui, malgré sa
bouffonnerie, sentait la main du maître, et ne fit aucune réflexion sur le
triste choix du sujet. Elle eut tort, elle eût mieux fait, dès le
commencement, d'exiger que Laurent ne laissât pas courir sa gaieté au
hasard, en grosses bottes. Elle se laissa marcher sur les pieds parce
qu'elle eut peur qu'il ne fût encore malade et pris de délire au milieu de
sa lugubre plaisanterie.

Deux ou trois autres faits de ce genre l'ayant avertie, elle se demanda si
la vie douce et réglée qu'elle voulait donner à son ami était réellement
l'hygiène qui convenait à cette organisation exceptionnelle. Elle lui
avait dit:

--Tu t'ennuieras quelquefois peut-être; mais l'ennui repose du vertige, et,
 quand la santé morale sera bien revenue, tu t'amuseras de peu et tu
connaîtras la véritable gaieté.

Les choses tournaient en sens contraire. Laurent n'avouait pas son ennui,
mais il lui était impossible de le supporter, et il l'exhalait en caprices
amers et bizarres. Il s'était fait une vie de hauts et de bas perpétuels.
Les brusques transitions de la rêverie à l'exaltation et de la nonchalance
absolue aux excès bruyants étaient devenues un état normal dont il ne
pouvait plus se passer. Le bonheur délicieusement savouré pendant quelques
jours arrivait à l'irriter comme la vue de la mer par un calme
plat.

--Tu es heureuse, disait-il à Thérèse, de te réveiller tous les matins
avec le coeur à la même place. Moi, je perds le mien en dormant. C'est
comme le bonnet de nuit que ma bonne me mettait quand j'étais enfant: elle
le retrouvait tantôt à mes pieds, tantôt par terre.

Thérèse se dit que la sérénité ne pouvait venir tout d'un coup à cette âme
troublée et qu'il fallait l'y habituer par degrés. Pour cela, il ne
fallait pas l'empêcher de retourner quelquefois à la vie active: mais que
faire pour que cette activité ne fût pas une souillure, un coup mortel
porté à leur idéal? Thérèse ne pouvait pas être jalouse des maîtresses que
Laurent avait eues; mais elle ne comprenait pas comment elle pourrait
l'embrasser au front le lendemain d'une orgie. Il fallait donc, puisque le
travail qu'il avait repris avec ardeur l'excitait au lieu de l'apaiser,
chercher avec lui une issue à cette force. L'issue naturelle eût été
l'enthousiasme de l'amour; mais c'était là encore une excitation après
laquelle Laurent eût voulu escalader le troisième ciel: faute d'en avoir
la puissance, il regardait du côté de l'enfer, et son cerveau, son visage
même, en recevaient un reflet parfois diabolique.

Thérèse étudia ses goûts et ses fantaisies, et fut surprise de les trouver
faciles à satisfaire. Laurent était avide de diversion et d'imprévu; il
n'était pas nécessaire de le promener dans des enchantements irréalisables,
il suffisait de le promener n'importe où, et de lui trouver un amusement
auquel il ne s'attendît pas. Si, au lieu de lui donner à dîner chez elle,
Thérèse lui annonçait, en mettant son chapeau, qu'ils allaient dîner
ensemble chez un restaurateur, et si, au lieu de tel théâtre où elle
l'avait prié de la conduire, elle lui demandait tout à coup de la mener à
un spectacle tout différent, il était ravi de cette distraction inattendue
et y prenait le plus grand plaisir, tandis qu'en se conformant à un plan
quelconque tracé d'avance, il éprouvait un insurmontable malaise et le
besoin de tout dénigrer. Thérèse le traita donc comme un enfant en
convalescence à qui l'on ne refuse rien, et elle ne voulut faire aucune
attention aux inconvénients qui en résultaient pour elle.

Le premier et le plus grave fut de compromettre sa réputation. On la
disait et on la savait sage. Tout le monde n'était pas persuadé qu'elle
n'eût pas eu d'autre amant que Laurent; en outre, une personne ayant
répandu qu'elle l'avait vue en Italie autrefois avec le comte de ***, qui
était marié en Amérique, elle passait pour avoir été entretenue par celui
qu'elle avait bien réellement épousé, et on a vu que Thérèse aimait mieux
supporter cette tache que de soulever une lutte scandaleuse contre le
malheureux qu'elle avait aimé; mais on s'accordait à la regarder comme
prudente et raisonnable.

--Elle garde les apparences, disait-on; il n'y a jamais eu de rivalités ni
de scandale autour d'elle; tous ses amis la respectent et en disent du
bien. C'est une femme de tête et qui ne cherche qu'à passer inaperçue; ce
qui ajoute à son mérite.

Quand on la vit hors de chez elle au bras de Laurent, on commença à
s'étonner, et le blâme fut d'autant plus sévère qu'elle s'en était
préservée plus longtemps. Laurent était fort prisé des artistes, mais il
comptait parmi eux un très-petit nombre d'amis. On lui savait mauvais gré
de faire le gentilhomme avec les élégants d'une autre classe, et, de leur
côté, les amis qu'il avait dans ce monde-là ne comprirent rien à sa
conversion et n'y crurent pas. Donc, l'amour tendre et dévoué de Thérèse
passa pour un caprice effréné. Une femme chaste eût-elle choisi pour amant,
parmi les hommes sérieux qui l'entouraient, le seul qui eût mené une vie
dissolue avec toutes les pires dévergondées de Paris? Et, pour ceux qui ne
voulurent pas condamner Thérèse, la passion violente de Laurent ne parut
être qu'une rouerie menée à bonne fin, et dont il était assez habile pour
se _dépêtrer_ quand il en serait las.

Ainsi de toutes parts mademoiselle Jacques fut déconsidérée pour le choix
qu'elle venait de faire et qu'elle paraissait vouloir afficher.

Telle n'était pas, à coup sûr, l'intention de Thérèse; mais, avec Laurent,
bien qu'il eût résolu de l'entourer de respect, il n'y avait guère moyen
de cacher sa vie. Il ne pouvait renoncer au monde extérieur, et il fallait
l'y laisser retourner pour s'y perdre, ou l'y suivre pour l'en préserver.
Il était habitué à voir la foule et à en être vu. Quand il avait vécu un
jour dans la retraite, il se croyait tombé dans une cave, et demandait à
grands cris le gaz et le soleil.

Avec la déconsidération arriva bientôt pour Thérèse un autre sacrifice à
faire: celui de la sécurité domestique. Jusque-là, elle avait gagné assez
d'argent par son travail pour mener une vie aisée; mais ce n'était qu'à la
condition d'avoir des habitudes réglées, beaucoup d'ordre dans ses
dépenses et de suite dans ses occupations. L'imprévu qui charmait Laurent
amena la gêne. Elle le lui cacha, en ne voulant pas lui refuser le
sacrifice de ce précieux temps, qui est surtout le capital de
l'artiste.

Mais tout ceci n'était que le cadre d'un tableau bien plus sombre sur
lequel Thérèse jetait un voile si épais, que personne ne se doutait de son
malheur, et que ses amis, scandalisés ou peinés de sa situation,
s'éloignaient d'elle en disant:

--Elle est enivrée. Attendons qu'elle ouvre les yeux; cela viendra bien
vite!

Cela était tout venu. Thérèse acquérait tous les jours la triste certitude
que Laurent ne l'aimait déjà plus, ou qu'il l'aimait si mal, qu'il n'y
avait dans leur union pas plus d'espoir de bonheur pour lui que pour elle.
C'est en Italie que la certitude absolue en fut tout à fait acquise pour
tous deux, et c'est leur voyage en Italie que nous allons raconter.



VI


Il y avait longtemps que Laurent voulait voir l'Italie; c'était son rêve
depuis l'enfance, et quelques travaux qu'il put vendre d'une manière
inespérée le mirent enfin à même de le réaliser. Il offrit à Thérèse de
l'emmener, en lui montrant avec orgueil sa petite fortune, et en lui
jurant que, si elle ne voulait pas le suivre, il renoncerait à ce voyage.
Thérèse savait bien qu'il n'y renoncerait pas sans regret et sans
reproche. Aussi s'ingénia-t-elle à trouver de l'argent de son côté. Elle
en vint à bout en engageant son travail futur; et ils partirent vers la
fin de l'automne.

Laurent s'était fait de grandes illusions sur l'Italie, et croyait trouver
le printemps en décembre dès qu'il apercevrait la Méditerranée. Il fallut
en rabattre, et souffrir d'un froid très-âpre durant la traversée de
Marseille à Gênes. Gênes lui plut extrêmement, et, comme il y avait
beaucoup de peinture à voir, que c'était là, pour lui, le principal but du
voyage, il consentit de bonne grâce à s'arrêter là un ou deux mois, et
loua un appartement meublé.

Au bout de huit jours, Laurent avait tout vu, et Thérèse ne faisait que de
commencer à s'installer pour peindre, car il faut dire qu'elle ne pouvait
s'en dispenser. Pour avoir quelques billets de mille francs, elle avait dû
s'engager envers un marchand de tableaux à lui rapporter plusieurs copies
de portraits inédits qu'il voulait ensuite faire graver. La besogne
n'était pas désagréable; en homme de goût, l'industriel avait désigné
divers portraits de Van Dyck, un à Gênes, un autre à Florence, etc. Copier
ce maître était une spécialité grâce à laquelle Thérèse avait formé son
propre talent et gagné de quoi vivre avant de faire le portrait pour son
compte; mais il lui fallait commencer par obtenir l'autorisation des
propriétaires de ces chefs-d'oeuvre, et, quelque diligence qu'elle y mît,
une semaine s'écoula avant qu'elle pût commencer la copie désignée à
Gênes.

Laurent ne se sentait nullement disposé à copier quoi que ce fût. Il avait
une individualité trop prononcée et trop ardente pour ce genre d'étude, il
profitait autrement de la vue des grandes choses. C'était son droit.
Pourtant plus d'un grand maître, trouvant l'occasion toute servie, l'eût
peut-être mise à profit. Laurent n'avait pas encore vingt-cinq ans et
pouvait encore apprendre. C'était l'avis de Thérèse, qui voyait là aussi
l'occasion, pour lui, d'augmenter ses ressources pécuniaires. S'il eût
daigné copier un Titien, qui était son maître de prédilection, nul doute
que le même industriel à qui Thérèse avait affaire ne l'eût acquis ou fait
acquérir par un amateur. Laurent trouva cette idée absurde. Tant qu'il
avait quelque argent en poche, il ne concevait pas que l'on descendît des
hauteurs de l'art jusqu'à songer au gain. Il laissa Thérèse absorbée
devant son modèle, la raillant même un peu d'avance du Van Dyck qu'elle
allait faire, et cherchant à la décourager de la tâche effrayante qu'elle
osait entreprendre; puis il se mit à errer dans ville, assez soucieux de
l'emploi de six semaines que Thérèse lui avait demandées pour mener son
oeuvre à bonne fin. Certes, il n'y avait pas pour elle de temps à perdre
avec des journées de décembre courtes et sombres, une installation de
matériel qui ne lui présentait pas toutes les commodités de son atelier de
Paris, un mauvais jour, une grande salle peu ou point chauffée, et des
volées de badauds en voyage qui, sous prétexte de contempler le
chef-d'oeuvre, se plaçaient devant elle ou l'importunaient de leurs
réflexions plus ou moins saugrenues. Enrhumée, souffrante, attristée,
effrayée surtout de l'ennui qu'elle voyait déjà creuser les yeux de
Laurent, elle rentrait pour le trouver de mauvaise humeur, ou pour
l'attendre jusqu'à ce que la faim le fît revenir. Deux jours ne se
passèrent pas sans qu'il lui reprochât d'avoir accepté un travail
abrutissant, et sans qu'il lui proposât d'y renoncer. N'avait-il pas de
l'argent pour deux, et d'où venait donc que sa maîtresse refusait de le
partager avec lui?

Thérèse tint bon; elle savait que l'argent ne durerait pas dans les mains
de Laurent, et qu'il ne s'en trouverait peut-être plus pour revenir le
jour où il serait las de l'Italie. Elle le supplia de la laisser
travailler, et de travailler lui-même comme il l'entendrait, mais comme
tout artiste peut et doit travailler quand il a son avenir à conquérir.

Il convint qu'elle avait raison et résolut de s'y mettre. Il déballa ses
boîtes, trouva un local et fit plusieurs esquisses; mais, soit le
changement d'air et d'habitudes, soit la vue trop récente de tant de
chefs-d'oeuvre différents qui l'avaient vivement ému et qu'il lui fallait
le temps de digérer en lui-même, il se sentit frappé d'impuissance
momentanée, et tomba dans un de ces _spleens_ contre lesquels il ne savait
pas réagir seul. Il lui eût fallu des émotions venant du dehors, une
magnifique musique sortant du plafond, un cheval arabe entrant par le trou
de la serrure, un chef-d'oeuvre littéraire inconnu sous la main, ou encore
mieux, une bataille navale dans le port de Gênes, un tremblement de terre,
n'importe quel événement, délicieux ou terrible, qui l'arrachât à lui-même,
et sous l'impulsion duquel il se sentît exalté et renouvelé.

Tout à coup, au milieu de ses vagues et tumultueuses aspirations, une
mauvaise pensée vint le trouver malgré lui.

--Quand je songe, se dit-il, qu'_autrefois_ (c'est ainsi qu'il appelait le
temps où il n'aimait pas Thérèse) la moindre folie suffisait pour me
ranimer! J'ai aujourd'hui beaucoup de choses que je rêvais, de l'argent,
c'est-à-dire six mois de loisir et de liberté, l'Italie sous les pieds, la
mer à ma porte, autour de moi une maîtresse tendre comme une mère, en même
temps qu'elle est un ami sérieux et intelligent; et tout cela ne suffit
pas pour que mon âme revive! A qui la faute? Ce n'est pas la mienne, à
coup sûr. Je n'avais pas été gâté, et il ne m'en fallait pas tant
autrefois pour m'étourdir. Quand je pense que la moindre piquette me
portait au cerveau tout aussi bien que le vin le plus généreux; que le
moindre minois chiffonné, avec un regard provoquant et une toilette
problématique, suffisait pour me mettre en gaieté et pour me persuader
qu'une telle conquête faisait de moi un héros de la régence! Avais-je
besoin d'un idéal comme Thérèse? Comment donc ai-je pu me persuader que la
beauté morale et physique m'était nécessaire en amour? Je savais me
contenter du _moins_; donc, le _plus_ devait m'accabler, puisque le mieux
est l'ennemi du bien. Et puis, d'ailleurs, y a-t-il une vraie beauté pour
les sens? La véritable est celle qui plaît. Celle dont on est rassasié est
comme si elle n'avait jamais été. Et puis encore il y a le plaisir du
changement, et c'est peut-être là tout le secret de la vie. Changer, c'est
se renouveler; pouvoir changer, c'est être libre. L'artiste est-il né pour
l'esclavage, et n'est-ce pas l'esclavage que la fidélité gardée, ou
seulement la foi promise?

Laurent se laissa envahir par ces vieux sophismes, toujours nouveaux pour
les âmes en dérive. Il éprouva bientôt le besoin de les exprimer à
quelqu'un, et ce quelqu'un fut Thérèse. Tant pis pour elle, puisque
Laurent ne voyait qu'elle!

La causerie du soir commençait toujours à peu près de même:

--Quelle assommante ville que celle-ci!

Un soir, il ajouta:

--On doit s'y ennuyer en peinture. Je ne voudrais pas être le modèle que
tu copies. Cette pauvre belle comtesse en robe noir et or, qui est là
accrochée depuis deux cents ans, si ses doux yeux ne l'ont pas damnée,
elle doit se damner dans le ciel de voir son image enfermée dans ce
maussade pays.

--Et pourtant, répondit Thérèse, elle y a toujours le privilége de la
beauté, le succès qui survit à la mort, et que la main d'un maître
éternise. Toute desséchée qu'elle est au fond de sa tombe, elle a encore
des amants; tous les jours, je vois des jeunes gens, insensibles
d'ailleurs au mérite de la peinture, rester en extase devant cette beauté
qui semble respirer et sourire avec un calme triomphant.

--Elle te ressemble, Thérèse, sais-tu cela? Elle a un peu du sphinx, et je
ne m'étonne pas de ta passion pour son mystérieux sourire. On dit que les
artistes créent toujours dans leur nature: il est tout simple que tu aies
choisi les portraits de Van Dyck pour ton école d'apprentissage. Il
faisait grand, mince, élégant et fier comme ta forme.

--Voilà des compliments! arrête-toi là, je vois que la moquerie va
arriver.

--Non, je ne suis pas en train de rire. Tu sais bien que je ne ris plus,
moi. Avec toi, il faut tout prendre au sérieux: je me conforme à
l'ordonnance. Je dis seulement une chose triste. C'est que ta défunte
comtesse doit être bien lasse d'être toujours belle de la même façon. Une
idée, Thérèse! un rêve fantastique qui me vient de ce que tu disais tout à
l'heure. Écoute.

«Un jeune homme, qui avait probablement des notions de sculpture, se prit
d'un amour pour une statue de marbre couchée sur un tombeau. Il en devint
fou, et ce pauvre fou souleva un jour la pierre pour voir ce qu'il restait
de cette belle femme dans le sarcophage. Il y trouva... ce qu'il y devait
trouver, l'imbécile! une momie! Alors la raison lui revint, et, embrassant
ce squelette, il lui dit: «Je t'aime mieux ainsi; au moins, tu es quelque
chose qui a vécu, tandis que j'étais épris d'une pierre qui n'a jamais eu
conscience d'elle-même.»

--Je ne comprends pas, dit Thérèse.

--Ni moi non plus, répondit Laurent; mais peut-être qu'en amour la statue
est ce qu'on édifie dans sa tête, et la momie, ce que l'on ramasse dans
son coeur.

Un autre jour, il esquissa la figure et l'attitude de Thérèse, rêveuse et
triste, dans un album qu'elle feuilleta ensuite, et où elle trouva une
douzaine de croquis de femmes dont les poses impertinentes et les types
effrontés la firent rougir. C'étaient les fantômes du passé qui avaient
traversé la mémoire de Laurent et qui s'étaient collés, peut-être malgré
lui, à ces feuilles blanches. Thérèse, sans rien dire, déchira celle où
elle avait pris place dans cette mauvaise compagnie, la jeta au feu, ferma
l'album et le remit sur la table; puis elle s'assit près du feu, étendit
son pied sur son chenet et voulut parler d'autre chose.

Laurent ne répondit pas, mais il lui dit:

--Vous êtes trop orgueilleuse, ma chère! Si vous eussiez brûlé tous les
feuillets qui vous déplaisent, pour ne laisser dans l'album que votre
image, j'aurais compris, et je vous aurais dit: «Tu fais bien;» mais vous
retirer de là en y laissant les autres signifie que vous ne me feriez
jamais l'honneur de me disputer à personne.

--Je vous ai disputé à la débauche, répondit Thérèse; je ne vous
disputerai jamais à aucune de ces vestales.

--Eh bien, c'est de l'orgueil, je le répète; ce n'est pas de l'amour. Moi,
je vous ai disputée à la sagesse, et je vous disputerais à n'importe
lequel de ses moines.

--Pourquoi me disputeriez-vous? Est-ce que vous n'êtes pas fatigué d'aimer
la statue? est-ce que la momie n'est pas dans votre coeur?

--Ah! vous avez la mémoire des mots, vous!

Mon Dieu! qu'est-ce qu'un mot? On l'interprète comme on veut. Avec un mot,
on fait pendre un innocent. Je vois qu'il faut prendre garde à ce que l'on
dit avec vous; le plus prudent serait peut-être de ne jamais causer
ensemble.

--En sommes-nous là, mon Dieu? dit Thérèse; fondant en larmes.

Ils en étaient là. C'est en vain que Laurent s'affligea de ses pleurs, et
lui demanda pardon de les avoir fait couler: le mal recommença le
lendemain.

--Que veux-tu donc que je devienne dans: cette détestable ville? lui
dit-il. Tu veux que je travaille; je l'ai voulu aussi; mais je ne peux
pas! Je ne suis pas né comme toi avec un petit ressort d'acier dans le
cerveau, dont il ne faut que pousser le bouton pour que la volonté
fonctionne. Je suis un créateur, moi! Grand ou petit, faible ou puissant
c'est toujours un ressort qui n'obéit à rien et que met en jeu, quand il
lui plait, le souffle de Dieu ou le vent qui passe. Je suis incapable de
quoi que ce soit quand je m'ennuie ou me déplais quelque part.

--Comment est-il possible qu'un homme intelligent s'ennuie, dit Thérèse; à
moins qu'il ne soit privé de jour, et d'air au fond d'un cachot? N'y
a-t-il donc dans cette ville, qui t'avait ravi le premier jour, ni belles
choses à voir, ni intéressantes promenades à faire aux environs; ni bons
livres à consulter, ni personnes intelligentes à entretenir?

--J'ai des belles choses d'ici par-dessus les yeux; je n'aime pas à me
promener seul; les meilleurs livres m'irritent lorsqu'ils me disent ce que
je ne suis pas en train de croire. Quant aux relations à établir... j'ai
des lettres de recommandation dont tu sais bien que je ne peux pas faire
usage!

--Non, je ne sais pas cela; pourquoi?

--Parce que, naturellement, mes amis du monde m'ont adressé à des gens du
monde: or, les gens du monde ne vivent pas entre quatre murs sans songer à
se divertir; et, comme tu n'es pas du monde, Thérèse, comme tu ne peux pas
m'y accompagner, il faudra donc que je te laisse seule!

--Dans le jour, puisque je suis forcée de travailler là-bas dans ce
palais!

--Dans le jour, on se rend des visites et on fait des projets pour le
soir. C'est le soir qu'on s'amuse en tout pays; ne le sais-tu pas?

--Eh bien, sors quelquefois le soir, puisqu'il le faut; va au bal, aux
_conversazioni_: Ne joue pas, c'est tout ce que je te demande.

--Et c'est ce que je ne peux pas te promettre. Dans le monde, il faut se
donner au jeu ou aux femmes.

--Ainsi tous les hommes du monde se ruinent au jeu ou se jettent dans la
galanterie?

--Ceux qui ne font ni l'un ni l'autre s'ennuient dans le monde ou y sont
ennuyeux. Je ne suis pas un causeur de salon, moi. Je ne suis pas encore
assez creux pour me faire écouter sans rien dire. Voyons, Thérèse, veux-tu
que je me jette dans le monde à nos risques et périls?

--Pas encore, dit Thérèse; patiente un peu. Hélas! je n'étais pas préparée
à te perdre si tôt!

L'accent douloureux et le regard déchirant de Thérèse irritèrent Laurent
plus que de coutume.

--Tu sais, lui dit-il, que tu me ramènes toujours à tes fins avec la
moindre plainte, et tu abuses de ton pouvoir, ma pauvre Thérèse. Ne t'en
repentiras-tu pas un jour, si tu me vois malade et exaspéré?

--Je m'en repens déjà, puisque je t'ennuie, répondit-elle. Fais donc ce
que tu voudras!

--Ainsi tu m'abandonnes à ma destinée? Es-tu déjà lasse de lutter? Tiens,
ma chère, c'est toi qui ne m'aimes plus!

--Au ton dont tu le dis, il semble que tu désires que cela soit!

Il répondit: «Non;» mais, un instant après, c'était _oui_ sous toutes les
formes. Thérèse était trop sérieuse, trop fière, trop pudique. Elle ne
voulait pas descendre avec lui des hauteurs de l'empyrée. Un mot leste lui
semblait un outrage, un souvenir sans importance encourait sa censure.
Elle était sobre en tout et ne comprenait rien aux appétits capricieux,
aux fantaisies immodérées. Elle était la meilleure des deux, à coup sûr,
et, s'il lui fallait des compliments, il était prêt à lui en faire; mais
s'agissait-il de cela entre eux? La question n'était-elle pas de trouver
le moyen de vivre ensemble? Autrefois, elle était plus gaie, elle avait
été _coquette_ avec lui, et elle ne voulait plus l'être; elle était
maintenant comme un oiseau malade sur son bâton, les plumes ébouriffées,
la tête dans les épaules et l'oeil éteint. Sa figure pâle et morne était
quelquefois effrayante. Dans cette grande chambre sombre attristée des
restes d'un vieux luxe, elle lui faisait l'effet d'un spectre. Par moments,
il avait peur d'elle. Ne pouvait-elle remplir cet intérieur lugubre de
chants bizarres et de joyeux éclats de rire?

--Voyons: que faire pour secouer cette mort qui glace les épaules?
Mets-toi au piano, et joue-moi une valse. Je vais valser tout seul.
Sais-tu valser, toi? Je parie que non! Tu ne sais rien que de triste!

--Tiens, dit Thérèse en se levant, partons demain, et advienne que pourra!
Tu deviendrais fou ici. Ce sera peut-être pire ailleurs; mais j'irai
jusqu'au bout de ma tâche.

Sur ce mot, Laurent s'emporta, c'était donc une tâche qu'elle s'était
imposée? Elle accomplissait donc froidement un devoir? Peut-être
avait-elle fait à la Vierge le voeu de lui consacrer son amant. Il ne lui
manquait plus que d'être dévote!

Il prit son chapeau avec cet air de suprême dédain et de rupture _bien
troussée_ qui lui était propre. Il sortit sans dire où il allait. Il était
dix heures du soir. Thérèse passa la nuit dans des angoisses effroyables.
Il rentra au jour et s'enferma dans sa chambre en jetant les portes avec
fracas. Elle n'osa se montrer dans la crainte de l'irriter et se retira
sans bruit chez elle. C'était la première fois qu'ils s'endormaient sans
se dire un mot d'affection ou de pardon.

Le lendemain, au lieu de retourner à son travail, elle fit ses paquets et
prépara tout pour le départ. Lui s'éveilla à trois heures de l'après-midi,
et lui demanda en riant à quoi elle songeait. I1 avait pris son parti, il
avait retrouvé son assiette. Il s'était promené la nuit, seul au bord de
la mer; il avait fait ses réflexions, il était calmé.

--Cette grosse mer grondeuse et rabâcheuse m'a impatienté, dit-il
gaiement. J'ai fait d'abord de la poésie. Je me suis comparé à elle. J'ai
eu envie de me jeter dans son beau sein verdâtre!... Et puis j'ai trouvé
la vague monotone et ridicule de se plaindre toujours de ce qu'il y a des
rochers sur la grève. Si elle n'a pas la force de les détruire, qu'elle se
taise! Qu'elle fasse comme moi, qui ne veux plus me plaindre. Me voilà
charmant ce matin; j'ai résolu de travailler, je reste. J'ai fait ma barbe
avec soin; embrasse-moi, Thérèse, et ne parlons plus de la sotte soirée
d'hier. Défaits ces paquets surtout, ôte ces malles, vite, que je ne les
voie pas davantage! Elles ont l'air d'un reproche, et je n'en mérite plus.

Il y avait bien loin de cette prompte manière de se réconcilier avec
lui-même au temps où un regard inquiet de Thérèse suffisait pour lui faire
plier les deux genoux, et pourtant il n'y avait pas plus de trois
mois.

Une surprise vint les distraire. M. Palmer, arrivé à Gênes le matin, vint
leur demander à dîner. Laurent fut enchanté de cette diversion. Lui,
toujours assez froid de manières avec les autres hommes, il sauta au cou
de l'Américain en lui disant qu'il était l'envoyé du ciel. Palmer fut plus
surpris que flatté de cet accueil chaleureux. Il lui avait suffi d'un coup
d'oeil jeté sur Thérèse pour voir que ce n'était pas là l'expansion du
bonheur. Cependant Laurent ne lui parla pas de son ennui, et Thérèse fut
surprise de l'entendre faire l'éloge de la ville et du pays. Il déclara
même que les femmes étaient charmantes. D'où les connaissait-il?

A huit heures, il demanda son pardessus et sortit. Palmer voulut se
retirer aussi.

--Pourquoi, lui dit Laurent, ne restez-vous pas un peu plus longtemps avec
Thérèse? Cela lui ferait plaisir. Nous sommes tout à fait seuls ici. Je
sors pour une heure. Attendez-moi pour prendre le thé.

A onze heures, Laurent n'était pas rentré. Thérèse était fort abattue.
Elle faisait de vains efforts pour cacher son désespoir. Elle n'était plus
inquiète, elle se sentait perdue. Palmer vit tout et feignit de ne rien
voir: il causa encore avec elle pour tâcher de la distraire; mais, comme
Laurent n'arrivait pas, et qu'il n'était pas convenable de l'attendre
passé minuit, il se retira en serrant la main de Thérèse. Malgré lui, il
lui apprit dans ce serrement de main qu'il n'était pas dupe de son courage
et qu'il ressentait l'étendue de son désastre.

Laurent arriva en ce moment et vit l'émotion de Thérèse. A peine fut-il
seul avec elle, qu'il l'en railla sur un ton qui affectait de ne pas
descendre à la jalousie.

--Voyons, lui dit-elle, ne me faites pas inutilement souffrir. Pensez-vous
que Palmer me fasse la cour? Partons, je vous l'ai offert.

--Non, ma chère, je ne suis pas absurde à ce point. Du moment que vous
avez une société et que vous me permettez de sortir un peu pour mon compte,
 tout est bien, et je me sens en train de travailler.

--Dieu le veuille! dit Thérèse. Je ferai, moi, ce que vous voudrez; mais,
si vous vous réjouissez de la société qui m'est venue, ayez le bon goût de
ne pas m'en parler comme vous venez de le faire, je ne saurais le souffrir.

--De quoi diable vous fâchez-vous? qu'ai-je donc dit de si blessant? Vous
devenez d'une susceptibilité par trop ombrageuse, ma chère amie! Quel mal
y aurait-il à ce que ce bon Palmer fût amoureux de vous?

--Il y en aurait à vous de me laisser seule avec lui, si vous pensiez ce
que vous dites.

--Ah! il y aurait du mal... à vous abandonner au danger? Vous voyez bien
que le danger existe, selon vous, et que je ne me trompais pas!

--Soit! alors passons nos soirées ensemble et ne recevons personne. Je le
veux bien, moi. Est-ce convenu?

--Vous êtes bonne, ma chère Thérèse. Pardonnez-moi. Je resterai avec vous
et nous verrons qui vous voudrez; ce sera le meilleur et le plus doux
arrangement.

En effet, Laurent parut revenir à lui-même. Il entama une bonne étude dans
son atelier et invita Thérèse à venir la voir. Quelques jours se passèrent
sans orage. Palmer n'avait pas reparu; mais bientôt Laurent se lassa de
cette vie réglée, et alla le chercher en lui reprochant d'abandonner ses
amis. A peine fut-il arrivé pour passer la soirée avec eux, que Laurent
trouva un prétexte pour sortir et resta dehors jusqu'à minuit.

Une semaine se passa ainsi, puis une seconde. Laurent donnait une soirée
sur trois ou quatre à Thérèse, et quelle soirée! elle eût préféré la
solitude.

Où allait-il? Elle ne l'a jamais su. Il ne paraissait pas dans le monde;
le temps humide et froid ne permettait pas de penser qu'il se promenât en
mer pour son plaisir. Cependant il montait souvent dans une barque,
disait-il, et ses habits, en effet, sentaient le goudron. Il s'exerçait à
ramer et prenait des leçons d'un pêcheur de la côte qu'il allait chercher
dans la rade. Il prétendait se trouver bien, pour son travail du lendemain,
d'une fatigue qui abattait l'excitation de ses nerfs. Thérèse n'osait
plus aller le trouver dans son atelier. Il montrait du dépit lorsqu'elle
désirait voir son travail. Il ne voulait pas de ses réflexions, lorsqu'il
était en train de manifester son idée, et il ne voulait pas non plus de
son silence, qui lui faisait l'effet d'un blâme. Elle ne devait voir son
oeuvre que lorsqu'il la jugerait digne d'être vue. Autrefois il ne
commençait rien sans lui exposer son idée; maintenant, il la traitait
comme _un public_.

Deux ou trois fois il passa toute la nuit dehors. Thérèse ne s'habituait
pas à l'inquiétude que lui causait le prolongement de ses absences. Elle
l'eût exaspéré en ayant l'air de s'en apercevoir; mais on pense bien
qu'elle le guettait et qu'elle cherchait à savoir la vérité. Il était
impossible qu'elle le suivît elle-même la nuit dans une ville pleine de
matelots et d'aventuriers de toute nation. Pour rien au monde, elle ne se
fût abaissée à le faire suivre par quelqu'un. Elle entrait chez lui sans
bruit et le regardait dormir. Il semblait accablé de fatigue. C'était
peut-être, en effet, une lutte désespérée contre lui-même qu'il avait
entreprise pour éteindre, par l'exercice physique, l'excès de sa pensée.

Une nuit, elle remarqua que ses habits étaient fangeux et déchirés comme
s'il eût eu à soutenir une lutte matérielle, ou comme s'il eût fait une
chute. Effrayée, elle s'approcha de lui et vit du sang sur son oreiller;
il avait une légère entaille au front. Il dormait si profondément, qu'elle
espéra ne pas l'éveiller en lui découvrant un peu la poitrine pour voir
s'il n'avait pas d'autre blessure; mais il s'éveilla et entra dans une
colère qui fut pour elle le coup de grâce. Elle voulait s'enfuir, il la
retint de force, passa une robe de chambre, ferma la porte, et, marchant
avec agitation dans l'appartement, qu'éclairait faiblement une petite
lampe de nuit, il exhala enfin toute la souffrance amassée dans son âme.

--C'en est assez, lui dit-il; soyons francs vis-à-vis l'un de l'autre.
Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes jamais aimés! Nous nous
sommes trompés l'un l'autre; vous avez voulu avoir un amant; peut-être
n'étais-je ni le premier ni le second, n'importe! il vous fallait un
serviteur, un esclave; vous avez cru que mon malheureux caractère, mes
dettes, mon ennui, ma lassitude d'une vie d'excès, mes illusions sur
l'amour vrai, me mettraient à votre discrétion, et que je ne pourrais
jamais me reprendre. Pour mener à bonne fin une si périlleuse entreprise,
il vous eût fallu à vous-même un plus heureux caractère, plus de patience,
plus de souplesse, et surtout plus d'esprit! Vous n'avez pas d'esprit du
tout, Thérèse, soit dit sans vous offenser. Vous êtes tout d'une pièce,
monotone, têtue et vaine à l'excès de votre prétendue modération, qui
n'est que la philosophie des gens à vue courte et à facultés bornées.
Quant à moi, je suis un fou, un inconstant, un ingrat, tout ce qu'il vous
plaira; mais je suis sincère, je ne fais pas de calculs, je me livre sans
arrière-pensée: c'est pourquoi je me reprends de même. Ma liberté morale
est chose sacrée, et je ne permets à personne de s'en emparer. Je vous
l'avais confiée et non donnée, c'était à vous d'en faire bon usage et de
savoir me rendre heureux. Oh! n'essayez pas de dire que vous ne vouliez
pas de moi! Je connais ces manèges de la modestie et ces évolutions de la
conscience des femmes. Le jour où vous m'avez cédé, j'ai compris que vous
pensiez bien m'avoir conquis, et que toutes ces feintes résistances, ces
larmes de détresse et ces pardons toujours accordés à mes prétentions
n'étaient que l'art vulgaire de tendre une ligne et d'y faire mordre le
pauvre poisson ébloui par la mouche artificielle. Je vous ai trompée,
Thérèse, en feignant d'être la dupe de cette mouche: c'était mon droit.
Vous vouliez des adorations pour vous rendre; je vous les ai prodiguées
sans effort et sans hypocrisie; vous êtes belle, et je vous désirais! Mais
une femme n'est qu'une femme, et la dernière de toutes nous donne autant
de volupté que la plus grande reine. Vous avez eu la simplicité de
l'ignorer, et, à présent, il faut rentrer en vous-même. Il faut savoir que
la monotonie ne me convient pas, il faut me laisser à mes instincts, qui
ne sont pas toujours sublimes, mais que je ne peux pas détruire sans me
détruire avec eux... Où est le mal, et pourquoi nous arracherions-nous les
cheveux? Nous nous sommes associés et nous nous quittons, voilà tout. Il
n'est pas besoin de nous haïr et de nous décrier pour cela. Vengez-vous en
comblant les voeux de ce pauvre Palmer, que vous faites languir; je serai
content de sa joie, et nous resterons tous trois les meilleurs amis du
monde. Vous retrouverez vos grâces d'autrefois, que vous avez perdues, et
l'éclat de vos beaux yeux, qui s'usent et se ternissent à veiller pour
espionner mes démarches. Je redeviendrai, moi, le bon camarade que j'étais;
et nous oublierons ce cauchemar que nous traversons ensemble... Est-ce
convenu? Vous ne répondez pas? C'est de la haine que vous voulez? Prenez-y
garde! je n'ai jamais haï, mais je peux tout apprendre, j'ai de la
facilité, moi, vous savez! Tenez, je me suis colleté ce soir avec un
matelot ivre qui était deux fois grand et fort comme moi; je l'ai roué de
coups, et je n'ai reçu qu'une égratignure. Prenez garde que je ne sois
aussi vigoureux dans l'occasion au moral qu'au physique, et que, dans une
lutte d'aversion et de vengeance, je n'écrase le diable en personne sans
lui laisser un de mes cheveux entre les griffes!

Laurent, pâle, amer, tour à tour ironique et furieux, les cheveux en
désordre, la chemise déchirée et le front ensanglanté, était si effrayant
à voir et à entendre, que Thérèse sentit tout son amour se changer en
dégoût. Elle était si désespérée de la vie en cet instant, qu'elle ne
songea pas seulement à avoir peur. Muette et immobile sur le fauteuil où
elle s'était assise, elle laissait couler ce torrent de blasphèmes, et,
tout en se disant que cet insensé était capable de la tuer, elle attendait
avec un dédain glacial et une indifférence absolue le paroxysme de son
accès.

Il se tut quand il n'eut plus la force de parler. Alors elle se leva et
sortit sans lui avoir répondu une syllabe et sans jeter sur lui un regard.



VII


Laurent valait mieux que ses paroles; il ne pensait pas un mot de tout ce
qu'il avait dit d'atroce à Thérèse durant cette affreuse nuit. Il le
pensait dans ce moment-là, ou plutôt il parlait sans en avoir conscience.
Il ne se rappela rien quand il eut dormi dessus, et, si on le lui eût
rappelé, il eût tout désavoué.

Mais il y avait une chose vraie, c'est que, pour le moment, il était las
de l'amour élevé, et aspirait de tout son être aux funestes enivrements du
passé. C'était le châtiment de la mauvaise voie qu'il avait prise en
entrant dans la vie, châtiment bien cruel sans doute, et dont on conçoit
qu'il se plaignit avec énergie, lui qui n'avait rien prémédité et qui
s'était jeté en riant dans un abîme d'où il croyait pouvoir aisément
sortir quand il voudrait. Mais l'amour est régi par un code qui semble
reposer, comme les codes sociaux, sur cette terrible formule: _Nul n'est
censé ignorer la loi!_ Tant pis pour ceux qui l'ignorent en effet! Que
l'enfant se jette dans les griffes de la panthère, croyant pouvoir la
caresser: la panthère ne tiendra compte de cette innocence; elle dévorera
l'enfant, parce qu'il ne dépend pas d'elle de l'épargner. Ainsi des
poisons, ainsi de la foudre, ainsi du vice, agents aveugles de la loi
fatale que l'homme doit _connaître_ ou _subir_.

Il ne resta dans la mémoire de Laurent, au lendemain de cette crise, que
la conscience d'avoir eu avec Thérèse une explication décisive, et le
vague souvenir de l'avoir vue résignée.

--Tout est peut-être pour le mieux, pensa-t-il en la retrouvant aussi
calme qu'il l'avait quittée.

Il fut pourtant effrayé de sa pâleur.

--Ce n'est rien, lui dit-elle tranquillement; ce rhume me fatigue beaucoup,
 mais ce n'est qu'un rhume. Cela doit faire son temps.

--Eh bien, Thérèse, lui dit-il, qu'y a-t-il d'établi dans nos rapports, à
présent? Y avez-vous réfléchi? C'est vous qui déciderez. Devons-nous nous
quitter avec dépit ou rester ensemble sur le pied de l'amitié comme
_autrefois?_

--Je n'ai aucun dépit, répondit-elle; restons amis. Demeurez ici si vous
vous y plaisez. Moi, j'achève mon travail, et je retourne en France dans
quinze jours.

--Mais, d'ici à quinze jours dois-je aller demeurer dans une autre maison?
ne craignez-vous pas qu'on n'en jase?

--Faites ce que vous jugerez à propos. Nous avons ici nos appartements
indépendants l'un de l'autre; le salon seul est commun: je n'en ai aucun
besoin; je vous le cède.

--Non, c'est moi qui vous prie de le garder. Vous ne m'entendrez pas aller
et venir; je n'y mettrai jamais les pieds, si vous me le défendez.

--Je ne vous défends rien, répondit Thérèse, sinon de croire un seul
instant que votre maîtresse puisse vous pardonner. Quant à votre amie,
elle est au-dessus d'une certaine sphère de désillusions. Elle espère
encore pouvoir vous être utile, et vous la retrouverez toujours quand vous
aurez besoin d'affection.

Elle lui tendit la main et s'en alla travailler.

Laurent ne la comprit pas. Tant d'empire sur elle-même était une chose
qu'il ne pouvait s'expliquer, lui qui ne connaissait pas le courage passif
et les résolutions muettes. Il crut qu'elle comptait reprendre son empire
sur lui et qu'elle voulait le ramener à l'amour par l'amitié. Il se promit
d'être invulnérable à toute faiblesse, et, pour être plus sûr de lui-même,
il résolut de prendre quelqu'un à témoin de la rupture consommée. Il alla
trouver Palmer, lui confia la malheureuse histoire de son amour et
ajouta:

--Si vous aimez Thérèse comme je le crois, mon cher ami, faites que
Thérèse vous aime. Je ne peux pas en être jaloux, bien au contraire. Comme
je l'ai rendue assez malheureuse et que vous serez excellent pour elle,
j'en suis certain, vous m'ôterez par là un remords que je ne tiens pas à
conserver.

Laurent fut surpris du silence de Palmer.

--Est-ce que je vous offense en vous parlant comme je fais? lui dit-il.
Telle n'est pas mon intention. J'ai de l'amitié pour vous, de l'estime, et
même du respect, si vous voulez. Si vous blâmez ma conduite dans tout ceci,
 dites-le-moi; cela vaudra mieux que cet air d'indifférence ou de dédain.

--Je ne suis indifférent ni aux chagrins de Thérèse ni aux vôtres,
répondit Palmer. Seulement, je vous épargne des conseils ou des reproches
qui viendraient trop tard. Je vous ai crus faits l'un pour l'autre; je
suis persuadé, à présent, que le plus grand bonheur et le seul que vous
puissiez vous donner l'un à l'autre, c'est de vous quitter. Quant à mes
sentiments personnels pour Thérèse, je ne vous reconnais pas le droit de
m'interroger, et quant à ceux que, selon vous, je pourrais parvenir à lui
inspirer, c'est, après ce que vous venez de me dire, une supposition que
vous n'avez plus le droit d'émettre devant moi, encore moins devant elle.

--C'est juste, reprit Laurent d'un air dégagé, et j'entends fort bien ce
que parler veut dire. Je vois que, maintenant, je serai de trop ici, et je
crois que je ferai aussi bien de m'en aller pour ne gêner personne.

Il partit, en effet, après de froids adieux à Thérèse, et s'en alla tout
droit à Florence avec l'intention de se jeter dans le monde ou dans le
travail, selon son caprice. Il éprouvait une douceur souveraine à se dire:

--Je ferai ce qui me passera par la tête sans que personne en souffre ou
s'en inquiète. Le pire des supplices quand on n'est pas plus méchant que
je ne le suis, c'est d'être fatalement entraîné à voir une victime. Allons,
je suis libre enfin, et le mal que je pourrai faire ne retombera que sur
moi!

Sans doute, Thérèse eut le tort de ne pas lui laisser voir combien était
profonde la blessure qu'il lui avait faite. Elle eut trop de courage et de
fierté. Puisqu'elle avait entrepris cette cure d'un malade désespéré, elle
eût dû ne pas reculer devant les grands remèdes et les opérations
cruelles. Il eût fallu faire saigner abondamment ce coeur en délire,
l'accabler de reproches, lui rendre injure pour injure et douleur pour
douleur. En voyant le mal qu'il avait fait, Laurent se serait peut-être
rendu justice à lui-même. Peut-être la honte et le repentir eussent-ils
sauvé son âme du crime d'y tuer l'amour de sang-froid.

Mais, après trois mois d'inutiles efforts, Thérèse était rebutée.
Devait-elle donc tant de dévouement à un homme qu'elle n'avait jamais
désiré asservir, qui s'était imposé à elle malgré sa douleur et ses
tristes prévisions, qui s'était attaché à ses pas comme un enfant
abandonné pour lui crier: «Emmène-moi, garde-moi, ou je vais mourir là, au
bord du chemin?...»

Et cet enfant la maudissait d'avoir cédé à ses cris et à ses pleurs. Il
l'accusait d'avoir profité de sa faiblesse pour l'enlever aux plaisirs de
la liberté. Il s'éloignait d'elle, respirant à pleine poitrine, et disant:
«Enfin, enfin!»

--Puisqu'il est incurable, pensa-t-elle, à quoi bon le faire souffrir?
N'ai-je pas vu que je ne pouvais rien? Ne m'a-t-il pas dit et presque
prouvé, hélas! que j'étouffais son génie en voulant détruire sa fièvre?
Quand je croyais être venue à bout de le dégoûter des excès, n'ai-je pas
vu qu'il en était plus avide? Quand je lui ai dit: «Retourne au monde,» il
a craint ma jalousie, et il s'est jeté dans la débauche mystérieuse et
grossière; il est revenu ivre, avec les habits déchirés et du sang sur la
figure!

Le jour du départ de Laurent, Palmer dit à Thérèse:

--Eh bien, mon amie, que voulez-vous faire? Dois-je courir après lui?

--Non, certes! répondit-elle.

--Je le ramènerais peut-être!

--J'en serais désolée.

--Vous ne l'aimez donc plus?

--Non, plus du tout.

Il y eut un silence; après quoi, Palmer rêveur reprit:

--Thérèse, j'ai une nouvelle très-grave à vous annoncer. J'hésite, parce
que je crains de vous causer une grande émotion de plus, et vous n'êtes
guère disposée...

--Je vous demande pardon, mon ami. Je suis horriblement triste mais je
suis absolument calme et préparée à tout.

--Eh bien, Thérèse, apprenez que vous êtes libre: le comte de *** n'est
plus.

--Je le savais, répondit Thérèse. Il y a huit jours que je le sais.

--Et vous ne l'avez pas dit à Laurent?

--Non.

--Pourquoi?

--Parce qu'à l'instant même il se fût fait en lui une réaction quelconque.
Vous savez comme l'imprévu le bouleverse et le passionne. De deux choses
l'une: ou il eût imaginé qu'en lui faisant part de ma nouvelle situation,
je voulais l'épouser, et l'effroi d'un lien avec moi eût exaspéré son
aversion, ou il se fût tourné, tout à coup de lui-même vers l'idée du
mariage, dans un de ces paroxysmes de dévouement qui s'emparent de lui, et
qui durent... juste un quart d'heure, pour faire place à un profond
désespoir ou à une colère insensée. Le malheureux est assez coupable
envers moi; il n'était pas nécessaire de jeter un appât nouveau à sa
fantaisie et un motif de plus à son parjure.

--Vous ne l'estimez donc plus?

--Je ne dis pas cela, mon cher Palmer. Je le plains et ne l'accuse pas.
Peut-être une autre femme le rendra-t-elle heureux et bon. Moi, je n'ai pu
faire, ni l'un ni l'autre. Il y a probablement de ma faute autant que de
la sienne. Quoi qu'il en soit, il est bien prouvé pour moi que nous ne
devions pas et que nous ne devons plus chercher à nous aimer.

--Et maintenant, Thérèse, ne songerez-vous pas à tirer avantage de la
liberté qui vous est rendue?

--Quel avantage puis-je en tirer?

--Vous pouvez vous remarier et connaître les joies de la famille.

--Mon cher Dick, j'ai aimé deux fois dans ma vie, et vous voyez où j'en
suis. Il n'est pas dans ma destinée d'être heureuse. Il est trop tard pour
chercher ce qui m'a fui. J'ai trente ans.

--C'est parce que vous avez trente ans que vous ne pouvez vous passer
d'amour. Vous venez de subir l'entraînement de la passion, et c'est
précisément l'âge où les femmes ne peuvent s'y soustraire. C'est parce que
vous avez souffert, c'est parce que vous avez été mal aimée que
l'inextinguible soif du bonheur va se réveiller en vous et vous conduire
peut-être, de déceptions en déceptions, dans des abîmes plus profonds que
celui d'où vous sortez.

--J'espère que non.

--Oui, sans doute, vous espérez; mais vous vous trompez, Thérèse. Il faut
tout craindre de votre âge, de votre sensibilité surexcitée et du calme
trompeur où vous plonge un moment d'abattement et de lassitude. L'amour
vous cherchera, n'en doutez pas, et, à peine rendue à la liberté, vous
allez être poursuivie et obsédée. Votre isolement tenait autrefois en
respect les espérances de ceux qui vous entouraient; mais, à présent que
Laurent vous a peut-être fait descendre dans leur estime, tous ceux qui se
tenaient pour vos amis vont vouloir être vos amants. Vous inspirerez des
passions violentes, et il s'en trouvera d'assez habiles pour vous
persuader. Enfin...

--Enfin, Palmer, vous me jugez perdue parce que je suis malheureuse! Voilà
qui est fort cruel, et vous me faites vivement sentir combien je suis
déchue!

Thérèse mit ses mains sur sa figure et pleura amèrement.

Palmer la laissa pleurer; voyant que les larmes lui étaient nécessaires,
il avait provoqué à dessein ce déchirement. Quand il la vit apaisée, il se
mit à genoux devant elle.

--Thérèse, lui dit-il, je vous ai fait beaucoup de peine, mais vous devez
absoudre mon intention. Thérèse, je vous aime, je vous ai toujours aimée,
non avec une passion aveugle, mais avec toute la foi et tout le dévouement
dont je suis capable. Je vois plus que jamais en vous une noble existence
gâtée et brisée par la faute des autres. Vous êtes déchue aux yeux du
monde en effet, mais non aux miens. Au contraire, votre tendresse pour
Laurent m'a prouvé que vous étiez femme, et je vous aime mieux ainsi
qu'armée de pied en cap contre toutes les faiblesses humaines, comme je me
le persuadais auparavant. Écoutez-moi, Thérèse. Je suis un philosophe, moi,
c'est-à-dire que je consulte la raison et la tolérance plus que les
préjugés du monde et les subtilités romanesques du sentiment. Dussiez-vous
devenir la proie des plus funestes égarements, je ne cesserai pas de vous
aimer et de vous estimer, parce que vous êtes de ces femmes qui ne peuvent
être égarées que par le coeur. Mais pourquoi faut-il que vous tombiez dans
ces désastres? Il est bien certain pour moi que, si vous rencontriez dès
aujourd'hui un coeur dévoué, tranquille et fidèle, exempt de ces maladies
de l'âme qui font quelquefois les grands artistes et souvent les mauvais
époux, un père, un frère, un ami, un mari enfin, vous seriez, vous, à
jamais préservée des dangers et des malheurs de l'avenir. Eh bien, Thérèse,
j'ose dire que je suis cet homme-là. Je n'ai rien de brillant pour vous
éblouir, mais j'ai le coeur solide pour vous aimer. J'ai une confiance
absolue en vous. Du moment que vous serez heureuse, vous serez
reconnaissante, et, reconnaissante, vous serez fidèle et à jamais
réhabilitée. Dites oui, Thérèse, consentez à m'épouser, et consentez-y
tout de suite, sans effroi, sans scrupule, sans fausse délicatesse, sans
méfiance de vous-même. Je vous donne ma vie et ne vous demande que de
croire en moi. Je me sens assez fort pour ne pas souffrir des larmes que
l'ingratitude d'un autre vous a fait verser encore. Je ne vous reprocherai
jamais le passé, et je me charge de vous faire l'avenir si doux et si sûr,
que jamais le vent d'orage ne viendra vous arracher de mon sein.

Palmer parla longtemps ainsi avec une abondance de coeur que Thérèse ne
lui connaissait pas. Elle essaya de se défendre de sa confiance; mais
cette résistance était, suivant Palmer, un reste de maladie morale qu'elle
devait combattre en elle-même. Elle sentait que Palmer disait la vérité,
mais elle sentait aussi qu'il voulait assumer sur lui une tâche
effrayante.

--Non, lui disait-elle, ce n'est pas moi-même que je crains. Je ne peux
plus aimer Laurent et je ne l'aime plus; mais le monde, mais votre mère,
votre patrie, votre considération, l'honneur de votre nom? Je suis déchue,
vous l'avez dit, et je le sens. Ah! Palmer, ne me pressez pas ainsi! Je
suis trop épouvantée de ce que vous voulez affronter pour moi!

Le lendemain et les jours suivants, Palmer insista, avec énergie. Il ne
laissa pas respirer Thérèse. Du matin au soir, seul avec elle, il
multiplia les forces de sa volonté pour la convaincre. Palmer était un
homme de coeur et de premier mouvement; nous verrons plus tard si Thérèse
eut raison d'hésiter. Ce qui l'inquiétait, c'était la précipitation avec
laquelle Palmer agissait et voulait la forcer d'agir en s'engageant à lui
par une promesse.

--Vous craignez mes réflexions, lui disait-elle: vous n'avez donc pas en
moi la confiance dont vous vous vantez.

--Je crois en votre parole, répondait-il. La preuve c'est que je vous la
demande; mais je ne suis pas forcé de croire que vous m'aimez, puisque
vous ne répondez pas sur ce fait, et vous avez raison. Vous ne savez pas
encore quel nom donner à votre amitié. Quant à moi, je sais que c'est de
l'amour que j'éprouve, et je ne suis pas de ceux qui hésitent à voir clair
en eux-mêmes? L'amour est en moi très-logique. Il veut fortement. Il
s'oppose donc aux mauvaises chances que vous pouvez lui faire courir en
vous jetant dans des réflexions et des rêveries où, malade comme vous
voilà, vous ne verrez peut-être pas bien vos véritables
intérêts.

Thérèse se sentait presque blessée quand Palmer lui parlait de ses
intérêts à elle. Elle voyait trop d'abnégation chez Palmer, et ne pouvait
souffrir qu'il la crût capable de l'accepter sans vouloir y répondre. Tout
à coup, elle eut honte d'elle-même dans ce combat de générosité, où Palmer
se livrait tout entier sans exiger autre chose que de faire accepter son
nom, sa fortune, sa protection et l'affection de sa vie entière. Il
donnait tout, et, pour toute récompense, il la priait de songer à
elle-même.

L'espoir revint donc au coeur de Thérèse, Cet homme qu'elle avait toujours
cru positif, et qui affectait encore naïvement de l'être, se révélait à
elle sous un aspect si imprévu, que son esprit en était frappé et comme
ranimé au milieu de son agonie. C'était comme un rayon de soleil au sein
d'une nuit qu'elle avait jugé devoir être éternelle. Au moment où, injuste
et désespérée, elle allait maudire l'amour, il la forçait de croire à
l'amour et de regarder son désastre comme un accident dont le ciel voulait
la dédommager. Palmer, d'une beauté froide et régulière, se transfigurait
à chaque instant sous le regard étonné, incertain et attendri de la femme
aimée. Sa timidité, qui donnait à ses premières ouvertures quelque chose
de rude, faisait place à l'expansion, et, pour s'exprimer avec moins de
poésie que Laurent, il n'en arrivait que mieux à la persuasion.

Thérèse découvrit l'enthousiasme sous cette écorce un peu âpre de
l'obstination, et elle ne put s'empêcher de sourire avec attendrissement
en voyant la passion avec laquelle il prétendait poursuivre froidement le
dessein de la sauver. Elle se sentit touchée et se laissa arracher la
promesse qu'il exigeait.

Tout à coup, elle reçut une lettre d'une écriture inconnue, tant elle
était altérée. Elle eut même peine à déchiffrer la signature. Elle parvint
cependant, avec l'aide de Palmer, à lire ces mots:

«J'ai joué, j'ai perdu; j'ai eu une maîtresse, elle m'a trompé, je l'ai
tuée. J'ai pris du poison. Je me meurs. Adieu, Thérèse.

«LAURENT.»

--Partons! dit Palmer.

--O mon ami, je vous aime! répondit Thérèse en se jetant dans ses bras. Je
sens maintenant combien vous êtes digne d'être aimé.

Ils partirent à l'instant même. En une nuit, ils arrivèrent par mer à
Livourne, et, le soir, ils étaient à Florence. Ils trouvèrent Laurent dans
une auberge, non pas mourant, mais dans un accès de fièvre cérébrale si
violent, que quatre hommes ne pouvaient le tenir. En voyant Thérèse, il la
reconnut, et s'attacha à elle en lui criant qu'on voulait l'enterrer
vivant. Il la tenait si fort, qu'elle tomba par terre, étouffée. Palmer
dut l'emporter de la chambre évanouie; mais elle y revint au bout d'un
instant, et, avec une persévérance qui tenait du prodige, elle passa vingt
jours et vingt nuits au chevet de cet homme qu'elle n'aimait plus. Il ne
la reconnaissait guère que pour l'accabler d'injures grossières, et, dès
qu'elle s'éloignait un instant, il la rappelait en disant que sans elle il
allait mourir.

Il n'avait heureusement ni tué aucune femme, ni pris aucun poison, ni
peut-être perdu son argent au jeu, ni rien fait de ce qu'il avait écrit à
Thérèse dans l'invasion du délire et de la maladie. Il ne se rappela
jamais cette lettre, dont elle eût craint de lui parler; il était assez
effrayé du dérangement de sa raison, quand il lui arrivait d'en avoir
conscience. Il eut encore bien d'autres rêves sinistres, tant que dura sa
fièvre. Il s'imagina tantôt que Thérèse lui versait du poison, tantôt que
Palmer lui mettait des menottes. La plus fréquente et la plus cruelle de
ses hallucinations consistait à voir une grande épingle d'or que Thérèse
détachait de sa chevelure et lui enfonçait lentement dans le crâne. Elle
avait, en effet, une telle épingle pour retenir ses cheveux, à la mode
italienne. Elle l'ôta, mais il continua à la voir et à la sentir.

Comme il semblait le plus souvent que sa présence l'exaspérât, Thérèse se
plaçait ordinairement derrière son lit, avec le rideau entre eux; mais,
aussitôt qu'il était question de le faire boire, il s'emportait et
protestait qu'il ne prendrait rien que de la main de Thérèse.

--Elle seule a le droit de me tuer, disait-il; je lui ai fait tant de mal!
Elle me hait, qu'elle se venge! Ne la vois-je pas à toute heure, sur le
pied de mon lit, dans les bras de son nouvel amant? Allons, Thérèse, venez
donc, j'ai soif: versez-moi le poison.

Thérèse lui versait le calme et le sommeil. Après plusieurs jours d'une
exaspération à laquelle les médecins ne croyaient pas qu'il pût résister,
et qu'ils notèrent comme un fait anomal, Laurent se calma subitement, et
resta inerte, brisé, continuellement assoupi, mais sauvé.

Il était si faible, qu'il fallait le nourrir sans qu'il en eût conscience,
et le nourrir à doses si minimes pour que son estomac n'eût pas le moindre
travail de digestion à faire, que Thérèse jugea ne devoir pas le quitter
un instant. Palmer essaya de lui faire prendre du repos en lui donnant sa
parole d'honneur de la remplacer auprès du malade; mais elle refusa,
sentant bien que les forces humaines n'étaient pas à l'abri de la surprise
du sommeil, et que, puisqu'un miracle se faisait en elle pour l'avertir de
chaque minute où elle devait porter la cuiller aux lèvres du malade, sans
que jamais elle fût vaincue par la fatigue, c'était elle, non pas un autre,
que Dieu avait chargée de sauver cette existence fragile.

C'était elle en effet, et elle la sauva.

Si la médecine, quelque éclairée qu'elle soit, est insuffisante dans des
cas désespérés, c'est bien souvent parce que le traitement est presque
impossible à observer d'une manière absolue. On ne sait pas assez ce
qu'une minute de besoin ou une minute de plénitude peut apporter de
perturbation dans une vie chancelante; et le miracle qui manque au salut
du moribond, c'est souvent le calme, la ténacité et la ponctualité chez
ceux qui le soignent.

Enfin, un matin, Laurent s'éveilla comme d'une léthargie, parut surpris de
voir Thérèse à sa droite et Palmer à sa gauche, leur tendit une main à
chacun, et leur demanda où il était et d'où il venait.

On le trompa longtemps sur la durée et l'intensité de son mal, car il
s'affecta beaucoup en se voyant si maigre et si faible. La première fois
qu'il se regarda dans une glace, il se fit peur. Dans les premiers jours
de sa convalescence, il demanda Thérèse. On lui répondit qu'elle dormait.
Il en fut très-surpris.

--Elle est donc devenue Italienne, dit-il, qu'elle dort dans le jour?

Thérèse dormit vingt-quatre heures de suite. La nature reprit ses droits
dès que l'inquiétude fut dissipée.

Peu à peu Laurent apprit à quel point elle s'était dévouée à lui, et il
vit sur sa figure les traces de tant de fatigues succédant à tant de
douleurs. Comme il était encore trop faible pour s'occuper, Thérèse
s'installa près de lui, tantôt lui faisant la lecture, tantôt jouant aux
cartes pour l'amuser, tantôt le menant promener en voiture. Palmer était
toujours avec eux.

Les forces revenaient à Laurent avec une rapidité aussi extraordinaire que
son organisation. Son cerveau cependant n'était pas toujours bien lucide.
Un jour, il dit à Thérèse avec humeur, dans un moment où il se trouvait
seul avec elle:

--Ah ça! quand donc ce bon Palmer nous fera-t-il le plaisir de s'en aller?

Thérèse vit qu'il y avait une lacune dans sa mémoire, et ne répondit pas.
Il fit alors un travail sur lui-même et ajouta:

--Vous me trouvez ingrat, mon amie, de parler ainsi d'un homme qui s'est
dévoué à moi presque autant que vous-même; mais enfin je ne suis pas assez
vain ou assez simple pour ne pas comprendre que c'est pour ne pas vous
quitter qu'il s'est enfermé un mois dans la chambre d'un malade fort
désagréable. Voyons, Thérèse, peux-tu me jurer que c'est à cause de moi
seul?

Thérèse fut blessée de cette question à bout portant, et de ce _tu_
qu'elle croyait à jamais retranché de leur intimité. Elle secoua la tête,
et tâcha de parler d'autre chose. Laurent céda tristement; mais il y
revint le lendemain; et, comme Thérèse, le voyant assez fort pour se
passer d'elle, se disposait à partir, il lui dit avec une surprise
réelle:

--Mais où donc allons-nous, Thérèse? Est-ce que nous ne sommes pas bien
ici?

Il fallait s'expliquer, car il insistait.

--Mon enfant, lui dit Thérèse, vous restez ici: les médecins disent qu'il
vous faut encore une semaine ou deux avant de pouvoir faire un voyage
quelconque sans danger de rechute. Moi, je retourne en France, puisque
j'ai fini mon travail à Gênes, et que mon intention n'est pas, quant à
présent, de voir le reste de l'Italie.

--Fort bien, Thérèse, tu es libre; mais, si tu veux retourner en France,
je suis libre de le vouloir aussi. Ne peux-tu m'attendre huit jours? Je
suis sûr qu'il ne m'en faut pas davantage pour être en état de
voyager.

Il mettait tant de candeur dans l'oubli de ses torts, et il était si
enfant dans ce moment-là, que Thérèse retint une larme près de couler au
souvenir de cette adoption, autrefois si tendre, qu'elle était forcée
d'abdiquer.

Elle se remit à le tutoyer sans en avoir conscience, et lui dit, avec le
plus de douceur et de ménagement possible, qu'il fallait se quitter pour
quelque temps.

--Et pourquoi donc se quitter? s'écria Laurent, est-ce que nous ne nous
aimons plus?

--Cela serait impossible, reprit-elle; nous aurons toujours de l'amitié
l'un pour l'autre; mais nous nous sommes fait mutuellement beaucoup de
peine, et ta santé n'en pourrait supporter davantage à présent. Laissons
passer le temps nécessaire pour que tout soit oublié.

--Mais j'ai oublié, moi! s'écria Laurent avec une bonne foi attendrissante
à force d'être ingénue. Je ne me souviens d'aucun mal que tu m'aies fait!
Tu as toujours été un ange pour moi, et, puisque tu es un ange, tu ne peux
pas garder de ressentiment. Il faut me pardonner tout et m'emmener,
Thérèse! Si tu me laisses ici, j'y périrai d'ennui!

Et, comme Thérèse montrait une fermeté à laquelle il ne s'attendait pas,
il prit de l'humeur et lui dit qu'elle avait tort de feindre une sévérité
que démentait toute sa conduite.

--Je comprends bien ce que tu veux, lui dit-il. Tu exiges que je me
repente, que j'expie mes torts. Eh bien, ne vois-tu pas que je les déteste,
et ne les ai-je pas assez expiés en devenant fou pendant huit ou dix
jours? Tu veux des larmes et des serments comme autrefois? A quoi bon? tu
n'y croirais plus. C'est ma conduite à venir qu'il faut juger, et tu vois
que je ne crains pas l'avenir, puisque je m'attache à toi. Voyons, ma
Thérèse, toi aussi, tu es un enfant, et tu sais bien que souvent je t'ai
appelée comme cela, quand je te voyais faire semblant de bouder. Penses-tu
pouvoir me persuader que tu ne m'aimes plus, quand tu viens de passer,
enfermée ici, un mois sur lequel tu as été vingt nuits et vingt jours sans
te coucher, et presque sans sortir de ma chambre? Ne vois-je pas, à tes
beaux yeux cerclés de bleu, que tu serais morte à la peine, s'il eût fallu
en passer davantage? On ne fait pas de pareilles choses pour un homme que
l'on n'aime plus!

Thérèse n'osait prononcer le mot fatal. Elle espérait que Palmer viendrait
rompre ce tête-à-tête, et qu'elle pourrait éviter une scène dangereuse au
convalescent. Ce fut impossible, il se mit en travers de la porte pour
l'empêcher de sortir, tomba à ses pieds et s'y roula avec désespoir.

--Mon Dieu! lui dit-elle, est-il possible que tu me croies assez cruelle,
assez fantasque pour te refuser un mot que je pourrais te dire? Mais je ne
le peux pas, ce mot ne serait plus la vérité. L'amour est fini entre
nous.

Laurent se releva avec rage. Il ne comprenait pas qu'il eût pu tuer cet
amour auquel il avait prétendu de pas croire.

--C'est donc Palmer? s'écria-t-il en brisant une théière avec laquelle il
s'était machinalement versé de la tisane; c'est donc lui? Dites, je le
veux, je veux la vérité! J'en mourrai, je le sais, mais je ne veux pas
être trompé!

--Trompé! dit Thérèse en lui prenant les mains pour l'empêcher de se les
déchirer avec ses ongles; trompé! de quel mot vous servez-vous là? Est-ce
que je vous appartiens? est-ce que, depuis la première nuit que vous avez
passée dehors à Gênes, après m'avoir dit que j'étais votre supplice et
votre bourreau, nous n'avons pas été étrangers l'un à l'autre? est-ce
qu'il n'y a pas de cela quatre mois et plus? et croyez-vous que ce temps,
passé sans retour de votre part, n'ait pas suffi à me rendre maîtresse de
moi-même?

Et, comme elle vit que Laurent, au lieu de s'exaspérer de sa franchise, se
calmait et l'écoutait avec une curiosité avide, elle continua:

--Si vous ne comprenez pas le sentiment qui m'a ramenée à votre lit
d'agonie et qui m'a retenue jusqu'à ce jour auprès de vous pour achever
votre guérison par des soins maternels, c'est que vous n'avez jamais rien
compris à mon coeur. Ce coeur-là, Laurent, dit-elle en frappant sa
poitrine, n'est ni si fier ni si ardent peut-être que le vôtre; mais, vous
l'avez dit vous-même souvent autrefois, il reste toujours à la même place.
Ce qu'il a aimé, il ne peut pas cesser de l'aimer; mais, ne vous y trompez
pas, ce n'est pas de l'amour comme vous l'entendez, comme vous m'en avez
inspiré, et comme vous avez la folie d'en attendre encore. Ni mes sens ni
ma tête ne vous appartiennent plus. J'ai repris ma personne et ma volonté;
ma confiance et mon enthousiasme ne peuvent plus vous revenir. J'en peux
disposer pour qui les mérite, pour Palmer si bon me semble, et vous
n'auriez pas une objection à faire, vous qui avez été le trouver un matin
pour lui dire:

«--Consolez donc Thérèse, vous me rendrez service!»

--C'est vrai... c'est vrai! dit Laurent en joignant ses mains tremblantes,
j'ai dit cela! Je l'avais oublié, je me le rappelle à présent!

--Ne l'oublie donc plus, dit Thérèse, qui se remit à lui parler avec
douceur en le voyant apaisé, et sache, mon pauvre enfant, que l'amour est
une fleur trop délicate pour se relever quand on l'a foulée aux pieds. N'y
songe plus avec moi, cherche-le ailleurs, si cette triste expérience que
tu en as faite t'ouvre les yeux et modifie ton caractère. Tu le trouveras
le jour où tu en seras digne. Quant à moi, je ne pourrais plus supporter
tes caresses, j'en serais avilie; mais ma tendresse de soeur et de mère te
restera malgré toi et malgré tout. Ceci est autre chose, c'est de la pitié,
je ne te le cache pas, et je te le dis précisément pour que tu ne songes
plus à reconquérir un amour dont tu serais humilié aussi bien que
moi-même. Si tu veux que cette amitié, qui t'offense maintenant, te
redevienne douce, tu n'as qu'à la mériter. Jusqu'à présent, tu n'en as pas
eu l'occasion. Voilà qu'elle se présente: profites-en, quitte-moi sans
faiblesse et sans aigreur. Montre-moi la figure calme et attendrie d'un
homme de coeur, au lieu de cette figure d'enfant qui pleure sans savoir
pourquoi.

--Laisse-moi pleurer, Thérèse, dit Laurent en se mettant à genoux,
laisse-moi laver ma faute dans mes larmes; laisse-moi adorer cette pitié
sainte qui a survécu en toi à l'amour brisé. Elle ne m'humilie pas comme
tu crois; je sens que j'en deviendrai digne. N'exige pas que je sois calme,
tu sais bien que je ne peux jamais l'être; mais crois que je peux devenir
bon. Ah! Thérèse, je t'ai connue trop tard! Pourquoi ne m'as-tu pas parlé
plus tôt comme tu viens de le faire? Pourquoi viens-tu m'accabler de ta
bonté et de ton dévouement, pauvre soeur de charité qui ne peux plus me
rendre le bonheur? Mais, tu as raison, Thérèse, je méritais ce qui
m'arrive, et tu me l'as fait enfin comprendre. La leçon me servira, je
t'en réponds, et, si je peux jamais aimer une autre femme, je saurai
comment il faut aimer. Je te devrai donc tout, ma soeur, le passé et
l'avenir!

Laurent parlait encore avec effusion lorsque Palmer rentra. Il se jeta à
son cou en l'appelant son frère et son sauveur, et il s'écria en lui
montrant Thérèse:

--Ah! mon ami! vous rappelez-vous ce que vous me disiez à l'hôtel Meurice,
la dernière fois que nous nous sommes vus à Paris? «Si vous ne croyez pas
pouvoir la rendre heureuse, brûlez-vous la cervelle ce soir plutôt que de
retourner chez elle!» J'aurais dû le faire, et je ne l'ai pas fait! Et, à
présent, regardez-la, elle est plus changée que moi, la pauvre Thérèse!
Elle a été brisée, et pourtant elle est venue m'arracher à la mort, quand
elle aurait dû me maudire et m'abandonner!

Le repentir de Laurent était véritable; Palmer en fut vivement attendri. A
mesure qu'il s'y livrait, l'artiste l'exprimait avec une éloquence
persuasive, et, quand Palmer se retrouva seul avec Thérèse, il lui dit:

--Mon amie, ne croyez pas que j'aie souffert de votre sollicitude pour
lui. J'ai bien compris! Vous vouliez guérir l'âme et le corps. Vous avez
remporté la victoire. Il est sauvé; votre pauvre enfant! A présent, que
voulez-vous faire?

--Le quitter pour toujours, répondit Thérèse, ou, du moins, ne le revoir
qu'après des années. S'il retourne en France, je reste en Italie, et, s'il
reste en Italie, je retourne en France. Ne vous ai-je pas dit que telle
était ma résolution? C'est parce qu'elle est bien arrêtée que je retardais
encore le moment des adieux. Je savais bien qu'il y aurait une crise
inévitable, et je ne voulais pas le laisser sur cette crise-là, si elle
était mauvaise.

--Y avez-vous bien songé, Thérèse? dit Palmer rêveur. Êtes-vous bien sûre
de ne pas faiblir au dernier moment?

--J'en suis sûre.

--Cet homme-là me parait irrésistible dans la douleur. Il arracherait la
pitié des entrailles d'une pierre, et pourtant, Thérèse, si vous lui cédez,
vous êtes perdue, et lui avec vous. Si vous l'aimez encore, songez que
vous ne pouvez le sauver qu'en le quittant!

--Je le sais, répondit Thérèse; mais que me dites-vous donc là, mon ami?
Êtes-vous malade, vous aussi? Avez-vous oublié que ma parole vous était
engagée?

Palmer lui baisa la main et sourit. La paix rentra dans son âme.

Laurent vint leur dire, le lendemain, qu'il voulait aller en Suisse pour
achever de se rétablir. Le climat de l'Italie ne lui convenait pas:
c'était la vérité. Les médecins lui conseillaient même de ne pas attendre
les grandes chaleurs.

De toute façon il fut décidé que l'on se séparerait à Florence. Thérèse
n'avait d'autre projet arrêté pour elle-même que d'aller où Laurent
n'irait pas; mais, en le voyant si fatigué de la crise de la veille, elle
dut lui promettre de passer à Florence encore une semaine, afin de
l'empêcher de partir sans avoir recouvré les forces nécessaires.

Cette semaine fut peut-être la meilleure de la vie de Laurent. Généreux,
cordial, confiant, sincère, il était entré dans un état de l'âme où il ne
s'était jamais senti, même durant les premiers huit jours de son union
avec Thérèse. La tendresse l'avait vaincu, pénétré, on peut dire envahi.
Il ne quittait pas ses deux amis, se promenant avec eux en voiture aux
_Cascines_, aux heures où la foule n'y va pas, mangeant avec eux, se
faisant une joie d'enfant d'aller dîner dans la campagne en donnant le
bras à Thérèse alternativement avec Palmer, essayant ses forces en faisant
un peu de gymnastique avec celui-ci, accompagnant Thérèse avec lui au
théâtre, et se faisant tracer par _Dick le grand touriste_ l'itinéraire de
son voyage en Suisse. C'était une grande question de savoir s'il irait par
Milan ou par Gênes. Il se décida enfin pour cette dernière voie, en
prenant par Pise et Lucques, et en suivant ensuite le littoral par terre
ou par mer, selon qu'il se sentirait fortifié ou affaibli par les
premières journées du voyage.

Le jour du départ arriva. Laurent avait fait tous ses préparatifs avec une
gaieté mélancolique. Étincelant de plaisanteries sur son costume, sur son
bagage, sur la tournure hétéroclite qu'il allait avoir avec un certain
manteau imperméable que Palmer l'avait forcé d'accepter et qui était alors
une nouveauté dans le commerce, sur le baragouin français d'un domestique
italien que Palmer lui avait choisi et qui était le meilleur homme du
monde; acceptant avec reconnaissance et soumission toutes les prévisions
et toutes les gâteries de Thérèse, il avait des larmes plein les yeux,
tout en riant aux éclats.

La nuit qui précéda le dernier jour, il eut un léger accès de fièvre. Il
en plaisanta. Le voiturin qui devait le conduire à petites journées était
à la porte de l'hôtel. La matinée était fraîche. Thérèse s'inquiéta.

--Accompagnez-le jusqu'à la Spezzia, lui dit Palmer. C'est là qu'il doit
s'embarquer, s'il ne supporte pas bien la voiture. C'est là que je vous
rejoindrai le lendemain de son départ. Il vient de me tomber sur la tête
une affaire indispensable qui me retient ici vingt-quatre heures.

Thérèse, surprise de cette résolution et de cette proposition, refusa de
partir avec Laurent.

--Je vous en supplie, lui dit Palmer avec quelque vivacité; il m'est
impossible d'aller avec vous!

--Fort bien, mon ami, mais il n'est pas nécessaire que j'aille avec lui.

--Si fait, reprit-il, il le faut.

Thérèse crut comprendre que Palmer jugeait cette épreuve nécessaire. Elle
s'en étonna et s'en inquiéta.

--Pouvez-vous, lui dit-elle, me donner votre parole d'honneur que vous
avez effectivement une affaire importante ici?

--Oui, répondit-il, je vous la donne.

--Eh bien, je reste.

--Non, il faut que vous partiez.

--Je ne comprends pas.

--Je m'expliquerai plus tard, mon amie. Je crois en vous comme en Dieu,
vous le voyez bien; ayez confiance en moi. Partez.

Thérèse fit à la hâte un léger paquet qu'elle jeta dans le voiturin, et
elle y monta auprès de Laurent, en criant à Palmer:

--J'ai votre parole d'honneur que vous venez me rejoindre dans
vingt-quatre heures.



VIII


Palmer, forcé réellement de rester à Florence et d'en éloigner Thérèse,
fut frappé d'un coup mortel en la voyant partir. Cependant le danger qu'il
redoutait n'existait pas. La chaîne ne pouvait pas être renouée. Laurent
ne songea même pas à émouvoir les sens de Thérèse; mais, certain de
n'avoir pas perdu son coeur, il résolut de reprendre son estime. Il le
résolut, disons-nous? Non, il ne fit aucun calcul, il éprouva tout
naturellement le besoin de se relever aux yeux de cette femme qui avait
grandi dans son esprit. S'il l'eût implorée en ce moment, elle lui eût
résisté sans peine, elle l'eût peut-être méprisé. Il s'en garda bien, ou
plutôt il n'y songea pas. Il fut trop bien inspiré pour commettre une
pareille faute. Il prit de bonne foi et d'enthousiasme le rôle du coeur
brisé, de l'enfant soumis et châtié, si bien qu'au bout du voyage, Thérèse
se demandait si ce n'était pas lui la victime de ce fatal amour.

Pendant ces trois jours de tête-à-tête, Thérèse se trouva heureuse auprès
de Laurent. Elle voyait s'ouvrir une nouvelle ère de sentiments exquis,
une route inexplorée, puisque, dans cette voie, elle avait jusque-là
marché seule. Elle savourait la douceur d'aimer sans remords, sans
inquiétude et sans combat, un être pâle et faible, qui n'était plus pour
ainsi dire qu'une âme, et qu'elle s'imaginait retrouver dès cette vie,
dans le paradis des pures essences, comme on rêve de se retrouver après la
mort.

Et puis elle avait été profondément froissée et humiliée par lui,
brouillée et irritée contre elle-même; cet amour, accepté avec tant de
vaillance et de grandeur, lui avait laissé une flétrissure, comme eût fait
un entraînement de pure galanterie. Il était venu un moment où elle
s'était méprisée de s'être laissé si grossièrement tromper. Elle se
sentait donc renaître, et elle se réconciliait avec le passé en voyant
pousser sur ce tombeau de la passion ensevelie une fleur d'amitié
enthousiaste plus belle que la passion, même dans ses meilleurs jours.

C'est le 10 mai qu'ils arrivèrent à la Spezzia, une petite ville
pittoresque à demi génoise et à demi florentine, au fond d'une rade bleue
et unie comme le plus beau ciel. Ce n'était pas encore la saison des bains
de mer. Le pays était une solitude enchantée, le temps frais et délicieux.
A la vue de cette belle eau tranquille, Laurent, que la voiture avait un
peu fatigué, se décida pour le voyage par mer. On s'informa des moyens de
transport; un petit bateau à vapeur partait pour Gênes deux fois par
semaine. Thérèse fut contente que le jour du départ ne fût pas pour le
soir même. C'étaient vingt-quatre heures de repos pour son malade. Elle
lui fit retenir une cabine sur ce bateau pour le lendemain soir.

Laurent, tout affaibli qu'il se sentait encore, ne s'était jamais si bien
porté. Il avait un sommeil et un appétit d'enfant. Cette douce langueur
des premiers jours de la complète guérison jetait son âme dans un trouble
délicieux. Le souvenir de sa vie passée s'effaçait comme un mauvais rêve.
Il se sentait et se croyait transformé radicalement pour toujours. Dans ce
renouvellement de sa vie, il n'avait plus la faculté de souffrir. Il
quittait Thérèse avec une sorte de joie triomphante au milieu de ses
larmes. Cette soumission aux arrêts de la destinée était à ses yeux une
expiation volontaire dont elle devait lui tenir compte. Il ne l'avait pas
provoquée, mais il l'acceptait au moment où il sentait le prix de ce qu'il
avait méconnu. Il poussait ce besoin de s'immoler au point de lui dire
qu'elle devait aimer Palmer, qu'il était le meilleur des amis et le plus
grand des philosophes. Puis, il s'écriait tout à coup:

--Ne me dis rien, chère Thérèse! Ne me parle pas de lui! Je ne me sens pas
encore assez fort pour t'entendre dire que tu l'aimes. Non, tais-toi! j'en
mourrais!... Mais sache que je l'aime aussi! Que puis-je te dire de
mieux?

Thérèse ne prononça pas une seule fois le nom de Palmer; et, dans les
moments où Laurent, moins héroïque, la questionnait indirectement, elle
lui répondait:

--Tais-toi. J'ai un secret que je te dirai plus tard, et qui n'est pas ce
que tu crois. Tu ne pourrais pas le deviner, ne cherche pas.

Ils passèrent le dernier jour à parcourir en barque la rade de la Spezzia.
Ils se faisaient mettre à terre de temps en temps pour cueillir sur les
rives de belles plantes aromatiques qui croissent dans le sable et jusque
dans les premiers remous du flot indolent et clair. L'ombrage est rare sur
ces beaux rivages d'où s'élancent à pic des montagnes couvertes de
buissons en fleur. La chaleur se faisant sentir, dès qu'ils apercevaient
un groupe de pins, ils s'y faisaient conduire. Ils avaient apporté leur
dîner, qu'ils mangèrent ainsi sur l'herbe, au milieu des touffes de
lavande et de romarin. La journée passa comme un rêve, c'est-à-dire
qu'elle fut courte comme un instant, et qu'elle résuma pourtant les plus
douces émotions de deux existences.

Cependant le soleil baissait, et Laurent devenait triste. Il voyait de
loin la fumée du _Ferruccio_, le bateau à vapeur de la Spezzia, que l'on
chauffait pour le départ, et ce nuage noir passait sur son âme. Thérèse
vit qu'il fallait le distraire jusqu'au dernier moment, et elle demanda au
batelier ce qu'il y avait encore à voir dans la baie.

--Il y a, répondit-il, l'île Palmaria et la carrière de marbre _portor_.
Si vous voulez y aller, vous pourrez vous y embarquer. Le vapeur y passe
pour prendre la mer, car il s'arrête en face, à Porto-Venere, pour
recevoir des passagers ou des marchandises. Vous aurez tout le temps de
gagner son bord. Je réponds de tout.

Les deux amis se firent conduire à l'île Palmaria.

C'est un bloc de marbre à pic sur la mer et qui s'abaisse en pente douce
et fertile du côté du golfe: il y a de ce côté quelques habitations à
mi-côte et deux villas sur le rivage. Cette île est plantée, comme une
défense naturelle, à l'entrée du golfe; dont la passe est fort étroite
entre l'île et le petit port jadis consacré à Vénus. De là le nom de
Porto-Venere.

Rien dans l'affreuse bourgade ne justifie ce nom poétique, mais sa
situation sur les rochers nus, battus de flots agités, car ce sont les
premiers flots de la véritable mer qui s'engouffrent dans la passe, est
des plus pittoresques. On ne saurait imaginer un décor plus frappant pour
caractériser un nid de pirates. Les maisons, noires et misérables, rongées
par l'air salin, s'échelonnent, démesurément hautes, sur le roc inégal.
Pas une vitre qui ne soit brisée à ces petites fenêtres, qui semblent des
yeux inquiets occupés à guetter une proie à l'horizon. Pas un mur qui ne
soit dépouillé de son ciment, tombant en grandes plaques comme des voiles
déchirées par la tempête. Pas une ligne d'aplomb dans ces constructions
appuyées les unes contre les autres et près de crouler toutes ensemble.
Tout cela monte jusqu'à l'extrémité du promontoire, où tout cesse
brusquement, et que terminent un vieux fort tronqué et l'aiguille d'un
petit clocher planté en vigie en face de l'immensité. Derrière ce tableau,
qui forme un plan détaché sur les eaux marines, s'élèvent d'énormes
rochers d'une teinte livide, dont la base, irisée par les reflets de la
mer, semble plonger dans quelque chose d'indécis et d'impalpable comme la
couleur du vide.

C'est de la carrière de marbre de l'île Palmaria, de l'autre côté de
l'étroite passe, que Laurent et Thérèse contemplaient cet ensemble
pittoresque. Le soleil couchant jetait sur les premiers plans un ton
rougeâtre qui confondait en une seule masse, homogène d'aspect, les
rochers, les vieux murs et les ruines, à ce point que tout, l'église même,
semblait taillé dans le même bloc, tandis que les grands rochers du
dernier plan baignaient dans une lumière d'un vert glauque.

Laurent fut frappé de ce spectacle, et, oubliant tout, il l'embrassa d'un
regard de peintre où Thérèse vit rayonner, comme dans un miroir, tous les
feux du ciel embrasé.

--Dieu merci! pensa-t-elle, voilà enfin l'artiste qui se réveille!

En effet, depuis sa maladie, Laurent n'avait pas eu une pensée pour son
art.

La carrière n'offrant que l'intérêt d'un moment, celui de voir de gros
blocs d'un beau marbre noir veiné de jaune d'or, Laurent voulut gravir la
pente rapide de l'île pour regarder de haut la pleine mer, et il s'avança,
sous un bois de pins assez peu praticable, jusqu'à une corniche de lichens
où il se vit tout à coup comme perdu dans l'espace. Le rocher surplombait
la mer, qui avait rongé sa base et qui s'y brisait avec un bruit
formidable. Laurent, qui ne croyait pas cette côte si escarpée, fut saisi
d'un tel vertige, que, sans Thérèse, qui l'avait suivi et qui le
contraignit de glisser tout de son long en arrière, il se serait laissé
tomber dans le gouffre.

En ce moment, elle le vit pris de terreur et l'oeil hagard, comme elle
l'avait vu dans la forêt de ***

--Qu'est-ce donc? lui dit-elle. Voyons, est-ce encore un rêve?

--Non! non! s'écria-t-il en se relevant et en s'attachant à elle comme
s'il eût cru se retenir à une force immuable; ce n'est plus le rêve, c'est
la réalité! C'est la mer, l'affreuse mer qui va m'emporter tout à l'heure!
c'est l'image de la vie où je vais retomber! c'est l'abîme qui va se
creuser entre nous! c'est le bruit monotone, infatigable, odieux que
j'allais écouter la nuit dans la rade de Gênes, et qui me hurlait le
blasphème aux oreilles! c'est cette houle brutale que je m'exerçais à
dompter dans une barque, et qui me portait fatalement vers un abîme plus
profond et plus implacable encore que celui des eaux! Thérèse, Thérèse,
sais-tu ce que tu fais en me jetant en proie à ce monstre qui est là, et
qui ouvre déjà sa gueule hideuse pour dévorer ton pauvre enfant?

--Laurent! lui dit-elle en lui secouant le bras, Laurent, m'entends-tu?

Il parut s'éveiller dans un autre monde en reconnaissant la voix de
Thérèse; car, en l'interpellant, il s'était cru seul; et il se retourna
avec surprise en voyant que l'arbre auquel il se cramponnait n'était autre
chose que le bras tremblant et fatigué de son amie.

--Pardon! pardon! lui dit-il, c'est un dernier accès, ce n'est rien.
Partons!

Et il descendit précipitamment le versant qu'il avait monté avec elle.

_Le Ferruccio_ arrivait à toute vapeur du fond de la Spezzia.

--Mon Dieu, le voilà! dit-il. Qu'il va vite! s'il pouvait sombrer avant
d'être ici!

--Laurent! reprit Thérèse d'un ton sévère.

--Oui, oui, ne crains rien, mon amie, me voilà tranquille. Ne sais-tu pas
qu'à présent il suffit d'un regard de toi pour que j'obéisse avec joie?
Allons, la barque! Allons, c'en est fait! Je suis calme, je suis content!
Donne-moi ta main, Thérèse. Tu vois, je ne t'ai pas demandé un seul baiser
depuis trois jours de tête-à-tête! Je ne te demande que cette main loyale.
Souviens-toi du jour où tu m'as dit: «N'oublie jamais qu'avant d'être ta
maîtresse, j'ai été ton amie!» Eh bien, voilà ce que tu souhaitais, je ne
te suis plus rien, mais je suis à toi pour la vie!...

Il s'élança dans la barque, croyant que Thérèse resterait sur le rivage de
l'île, et que cette barque reviendrait la prendre quand il serait remonté
à bord du _Ferruccio_; mais elle sauta auprès de lui. Elle voulait
s'assurer, disait-elle, que le domestique qui devait accompagner Laurent,
et qui s'était embarqué avec les paquets à la Spezzia, n'avait rien oublié
de ce qui était nécessaire à son maître pour le voyage.

Elle profita donc du temps d'arrêt que faisait le petit _steamer_ devant
Porto-Venere, pour monter à bord avec Laurent. Vicentino, le domestique en
question, les y attendait. On se souvient que c'était un homme de
confiance choisi par M. Palmer. Thérèse le prit à l'écart.

--Vous avez la bourse de votre maître? lui dit-elle. Je sais qu'il vous a
chargé de veiller à tous les frais du voyage. Combien vous a-t-il confié?

--Deux cents _lire_ florentines, signora; mais je pense qu'il a sur lui
son portefeuille.

Thérèse avait examiné les poches des habits de Laurent pendant qu'il
dormait. Elle avait trouvé le portefeuille, elle le savait à peu près
vide. Laurent avait dépensé beaucoup à Florence; les frais de sa maladie
avaient été très-considérables. Il avait remis à Palmer le reste de sa
petite fortune, en le chargeant de faire ses comptes, et il ne les avait
pas regardés. En fait de dépense, Laurent était un véritable enfant, qui
ne savait encore le prix de rien à l'étranger, pas même la valeur des
monnaies des diverses provinces. Ce qu'il avait confié à Vicentino lui
paraissait devoir durer longtemps, et il n'y avait pas de quoi gagner la
frontière pour un homme qui n'avait pas la moindre notion de prévoyance.

Thérèse remit à Vicentino tout ce qu'elle possédait en ce moment en Italie,
et même sans garder ce qui lui était nécessaire pour elle-même pendant
quelques jours; car, en voyant Laurent s'approcher, elle n'eut pas le
temps de reprendre quelques pièces d'or dans le rouleau qu'elle glissa
précipitamment au domestique, en lui disant:

--Voilà ce qu'il avait dans ses poches; il est fort distrait, il aime
mieux que vous vous en chargiez.

Et elle se retourna vers l'artiste pour lui donner une dernière poignée de
main. Elle le trompait sans remords cette fois. Elle l'avait vu irrité et
désespéré lorsqu'elle avait autrefois voulu payer ses dettes; maintenant,
elle n'était plus pour lui qu'une mère, elle avait le droit d'agir comme
elle le faisait.

Laurent n'avait rien vu.

--Encore un moment, Thérèse! lui dit-il d'une voix étranglée par les
larmes. On sonnera une cloche pour avertir ceux qui ne sont pas du voyage
de descendre à leurs barques.

Elle passa son bras sous le sien et alla voir sa cabine, qui était assez
commode pour dormir, mais qui sentait le poisson d'une manière révoltante.
Thérèse chercha son flacon pour le lui laisser; mais elle l'avait perdu
sur le rocher de Palmaria.

--De quoi vous inquiétez-vous? lui dit-il, attendri de toutes ses
gâteries. Donnez-moi une de ces lavandes sauvages que nous avons cueillies
ensemble là-bas, dans les sables.

Thérèse avait mis ces fleurs dans le corsage de sa robe; c'était comme un
gage d'amour à lui laisser. Elle trouva quelque chose d'indélicat ou tout
au moins d'équivoque dans cette idée, et son instinct de femme s'y refusa;
mais, comme elle se penchait sur la bande du _steamer_, elle vit, dans une
des barques d'attente attachées à l'escale, un enfant qui présentait aux
passagers de gros bouquets de violettes. Elle chercha dans sa poche une
dernière pièce de monnaie qu'elle y trouva avec joie et qu'elle jeta au
petit marchand, pendant que celui-ci lui lançait son plus beau bouquet
par-dessus le bord; elle le reçut adroitement et le répandit dans la
cabine de Laurent, qui comprit la suprême pudeur de son amie, mais qui ne
sut jamais que ces violettes étaient payées avec la seule et dernière
obole de Thérèse.

Un jeune homme dont les habits de voyage et la tournure aristocratique
contrastaient avec ceux des passagers, presque tous marchands d'huile
d'olive ou petits négociants côtiers, passa auprès de Laurent, et, l'ayant
regardé, lui dit:

--Tiens! c'est vous!

Ils se serrèrent la main avec cette parfaite froideur de geste et de
physionomie qui est le cachet des gens du bon ton. C'était pourtant un de
ces anciens compagnons de plaisir que Laurent avait appelés, en parlant
d'eux à Thérèse dans ses jours d'ennui, ses meilleurs, ses seuls amis. Il
ajoutait dans ces moments-là: «Les gens de ma classe!» car il n'avait
jamais de dépit contre Thérèse sans se rappeler qu'il était
gentilhomme.

Mais Laurent était bien amendé, et, au lieu de se réjouir de cette
rencontre, il donna intérieurement au diable ce témoin importun de son
dernier adieu à Thérèse. M. de Vérac, c'était le nom de l'ancien ami,
connaissait Thérèse pour lui avoir été présenté par Laurent à Paris, et,
l'ayant respectueusement saluée, il lui dit qu'il avait bien bonne chance
de rencontrer sur ce pauvre petit _Ferruccio_ deux compagnons de voyage
comme elle et Laurent.

--Mais je ne suis pas des vôtres, répondit-elle; je reste ici, moi.

--Comment, ici? Où? A Porto-Venere?

--En Italie.

--Bah! alors Fauvel va faire vos commissions à Gênes, et il revient
demain?

--Non! dit Laurent impatienté de cette curiosité, qui lui parut
indiscrète: je vais en Suisse, et mademoiselle Jacques n'y va pas. Cela
vous étonne? Eh bien, sachez que mademoiselle Jacques me quitte, et que
j'en ai beaucoup de chagrin. Comprenez-vous?

--Non! dit Vérac en souriant; mais je ne suis pas forcé...

--Si fait; il faut comprendre ce qui est, reprit Laurent avec une vivacité
un peu altière; j'ai mérité ce qui m'arrive, et je m'y soumets, parce que
mademoiselle Jacques, sans tenir compte de mes torts, a daigné être une
soeur et une mère pour moi dans une maladie mortelle que je viens de faire;
donc, je lui dois autant de reconnaissance que de respect et d'amitié.

Vérac fut très-surpris de ce qu'il entendait. C'était une histoire qui
pour lui ne ressemblait à rien. Il s'éloigna par discrétion, après avoir
dit à Thérèse que rien de beau ne l'étonnait de sa part; mais il observa
du coin de l'oeil les adieux des deux amis. Thérèse, debout sur l'escale,
pressée et poussée par les indigènes qui s'embrassaient tumultueusement et
bruyamment au son de la cloche du départ, donna un baiser maternel au
front de Laurent. Ils pleuraient tous deux; puis elle descendit dans la
barque, et se fit aborder à l'informe et sombre escalier de roches plates
qui donnait entrée à la bourgade de Porto-Venere.

Laurent s'étonna de la voir prendre cette direction au lieu de retourner à
la Spezzia:

--Ah! pensa-t-il en fondant en larmes, Palmer est là sans doute qui
l'attend!

Mais, au bout de dix minutes, comme _le Ferruccio_, après avoir pris la
mer avec quelque effort, tournait en face du promontoire, Laurent, en
jetant une dernière fois les yeux vers ce triste rocher, vit, sur la
plate-forme du vieux fort ruiné, une silhouette dont le soleil dorait
encore la tête et les cheveux agités par le vent: c'était la chevelure
blonde de Thérèse et sa forme adorée. Elle était seule. Laurent lui tendit
les bras avec transport; puis il joignit les mains en signe de repentir,
et ses lèvres murmurèrent deux mots que la brise emporta:

--Pardon! pardon!

M. de Vérac regardait Laurent avec stupeur, et Laurent, l'homme le plus
chatouilleux de la terre à l'endroit du ridicule, ne se souciait pas du
regard de son ancien compagnon de débauche. Il mettait même une sorte
d'orgueil à le braver en ce moment.

Quand la côte eût disparu dans la brume du soir, Laurent se trouva assis
sur un banc auprès de Vérac.

--Ah çà! lui dit celui-ci, contez-moi donc cette étrange aventure! Vous
m'en avez trop dit pour me laisser en si beau chemin: tous vos amis de
Paris je pourrais dire tout Paris, puisque vous êtes un homme célèbre, va
me demander quel dénoûment a eu votre liaison avec mademoiselle Jacques,
qui est trop en vue aussi pour ne pas exciter la curiosité. Que
répondrai-je?

--Que vous m'avez vu fort triste et fort sot. Ce que je vous ai dit se
résume en trois paroles. Faut-il vous les redire?

--C'est donc vous qui l'avez abandonnée le premier? J'aime mieux cela pour
vous!

--Oui, je vous entends, c'est un ridicule que d'être trahi, c'est une
gloire que d'avoir pris les devants. C'est comme cela que je raisonnais
autrefois avec vous, c'était notre code; mais j'ai tout à fait changé de
notions sur tout cela depuis que j'ai aimé. J'ai trahi, j'ai été quitté,
j'en suis au désespoir: donc, nos anciennes théories n'avaient pas le sens
commun. Trouvez dans cette science de la vie que nous avons pratiquée
ensemble un argument qui me débarrasse de mon regret et de ma souffrance,
et je dirai que vous avez raison.

--Je ne chercherai pas d'arguments, mon cher, la souffrance ne se raisonne
pas. Je vous plains, puisque vous voilà malheureux; seulement, je me
demande s'il existe une femme qui mérite d'être tant pleurée, et si
mademoiselle Jacques n'eût pas mieux fait de vous pardonner une infidélité
que de vous renvoyer désolé comme vous voilà. Pour une mère, je la trouve
dure et vindicative!

--C'est que vous ne savez pas combien j'ai été coupable et absurde. Une
infidélité! elle me l'eût pardonnée, j'en suis sûr; mais des injures, des
reproches... pis que cela, Vérac! je lui ai dit le mot qu'une femme qui se
respecte ne peut pas oublier: _Vous m'ennuyez!_

--Oui, le mot est dur, surtout quand il est vrai. Mais s'il ne l'était
pas? si c'était un simple moment d'humeur?

--Non! c'était de la lassitude morale. Je n'aimais plus! Ou, tenez,
c'était pis; je n'ai jamais pu l'aimer quand elle était à moi. Retenez
cela, Vérac, riez si bon vous semble, mais retenez-le pour votre gouverne.
Il est fort possible qu'un beau matin vous vous réveilliez harassé de faux
plaisirs et violemment épris d'une femme honnête. Cela peut vous arriver
tout comme à moi, car je ne vous crois pas plus débauché que je ne l'ai
été. Eh bien, quand vous aurez vaincu la résistance de cette femme, il
vous arrivera probablement ce qui m'est arrivé: c'est qu'ayant pris la
funeste habitude de faire l'amour avec des femmes que l'on méprise, vous
soyez condamné à retomber dans ces besoins de liberté farouche dont
l'amour élevé a horreur. Alors vous vous sentirez comme un animal sauvage
dompté par un enfant et toujours prêt à le dévorer pour rompre sa chaîne.
Et, un jour que vous aurez tué le faible gardien, vous vous enfuirez tout
seul, rugissant de joie et secouant la crinière; mais alors... alors les
bêtes du désert vous feront peur, et, pour avoir connu la cage, vous
n'aimerez plus la liberté. Si peu et si mal que votre coeur eût accepté le
lien, il le regrettera dès qu'il l'aura brisé, et il se trouvera saisi de
l'horreur de la solitude, sans pouvoir faire un choix entre l'amour et le
libertinage. C'est là un mal que vous ne connaissez pas encore. Que Dieu
vous préserve de le connaître! Et, en attendant, moquez-vous comme je
faisais, moi! Cela n'empêchera pas votre jour de venir, si la débauche n'a
pas encore fait de vous un cadavre!

M. de Vérac laissa couler en souriant ce torrent d'idéal qu'il écoutait
comme une cavatine bien chantée au Théâtre-Italien. Laurent était sincère
à coup sûr; mais peut-être son auditeur avait-il raison de ne pas attacher
trop d'importance à son désespoir.



IX


Quand Thérèse eut perdu de vue _le Ferruccio_, il faisait nuit. Elle avait
renvoyé la barque qu'elle avait prise le matin et payée d'avance à la
Spezzia. Au moment où le batelier l'avait ramenée du bateau à vapeur à
Porto-Venere, elle avait remarqué qu'il était ivre; elle avait craint de
revenir seule avec cet homme, et, comptant trouver quelque autre barque
sur cette côte, elle l'avait congédié.

Mais, quand elle songea au retour, elle s'avisa du dénûment absolu où elle
se trouvait. Rien n'était plus simple pourtant que de retourner à l'hôtel
de _la Croix de Malte_, à la Spezzia, où elle était descendue la veille
avec Laurent, d'y faire payer le bateau qui l'y conduirait, et d'attendre
là l'arrivée de Palmer; mais cette idée de n'avoir pas une obole et d'être
forcée de devoir à Palmer son déjeuner du lendemain lui causa une
répugnance, puérile peut-être, mais insurmontable, dans les termes où elle
se trouvait avec lui. A cette répugnance se joignait une inquiétude assez
vive sur les causes de sa conduite avec elle. Elle avait remarqué la
tristesse déchirante de son regard lorsqu'elle était partie de Florence.
Elle ne pouvait s'empêcher de croire qu'un obstacle à leur mariage s'était
élevé tout à coup, et elle voyait dans ce mariage tant d'inconvénients
réels pour Palmer, qu'elle jugeait ne devoir pas essayer de lutter contre
l'obstacle, de quelque part qu'il pût venir. Thérèse obéit à une solution
toute d'instinct, qui était de rester jusqu'à nouvel ordre à Porto-Venere.
Elle avait, dans le petit paquet qu'elle avait pris à tout hasard avec
elle, de quoi passer, n'importe où, quatre ou cinq jours. En fait de
bijoux, elle avait une montre et une chaîne d'or; c'était un gage qu'elle
pouvait laisser jusqu'à ce qu'elle eût reçu l'argent de son travail, qui
devait être arrivé à Gênes sous forme de mandat sur un banquier. Elle
avait chargé Vicentino de prendre ses lettres à la poste restante de Gênes
et de les lui envoyer à la Spezzia.

Il s'agissait de passer la nuit quelque part, et l'aspect de Porto-Venere
n'était pas engageant. Ces hautes maisons qui plongent, du côté de la
passe de mer, jusqu'au bord de l'eau, sont, dans l'intérieur de la ville,
tellement de niveau avec le sommet du rocher, qu'il faut se baisser en
plusieurs endroits pour passer sous l'auvent de leurs toits, projetés
jusque vers le milieu de la rue. Cette rue étroite et rapide, toute pavée
en dalles brutes, était encombrée d'enfants, de poules et de grands vases
de cuivre placés sous les angles irréguliers formés par les toits, à
l'effet de recevoir l'eau de pluie durant la nuit. Ces vases sont le
thermomètre de la localité: l'eau douce y est si rare, qu'aussitôt qu'un
nuage paraît dans la direction du vent, les ménagères s'empressent de
placer tous les récipients possibles devant leur porte, afin de ne rien
perdre du bienfait que le ciel leur envoie.

En passant devant ces portes béantes, Thérèse avisa un intérieur qui lui
parut plus propre que les autres, et d'où s'exhalait une odeur d'huile un
peu moins acre. Il y avait sur le seuil une pauvre femme dont la figure
douce et honnête lui inspira confiance, et justement cette femme la
prévint en lui parlant italien ou quelque chose d'approchant. Thérèse put
donc s'entendre avec cette bonne femme, qui lui demandait d'un air
obligeant si elle cherchait quelqu'un. Elle entra, regarda le local, et
demanda si l'on pouvait disposer d'une chambre pour la nuit.

--Oui, certainement, d'une chambre meilleure que celle-ci, et où vous
serez plus tranquille que dans l'auberge, où vous entendriez les mariniers
chanter toute la nuit! Mais je ne suis pas aubergiste, et, si vous ne
voulez pas que j'aie des querelles, vous direz tout haut demain dans la
rue que vous me connaissiez avant de venir ici.

--Soit, dit Thérèse, montrez-moi cette chambre.

--On lui fit monter quelques marches, et elle se trouva dans une pièce
vaste et misérable d'où l'oeil embrassait un immense panorama sur la mer
et sur le golfe; elle prit cette chambre en amitié à première vue, sans
trop savoir pourquoi, si ce n'est qu'elle lui fit l'effet d'un refuge
contre des liens qu'elle ne voulait pas être forcée d'accepter. C'est de
là qu'elle écrivit le lendemain à sa mère:

«Ma chère bien-aimée, me voilà tranquille depuis douze heures et en pleine
possession de mon libre arbitre pour... je ne sais combien de jours ou
d'années! Tout a été remis en question en moi-même, et vous allez être
juge de la situation.

«Ce fatal amour qui vous effrayait tant n'est pas renoué et ne le sera
pas. Sur ce point, soyez en paix. J'ai suivi mon malade, et je l'ai
embarqué hier au soir. Si je n'ai pas sauvé sa pauvre âme, et je n'ose
guère m'en flatter, du moins je l'ai amendée, et j'y ai fait entrer pour
quelques instants la douceur de l'amitié. Si j'avais voulu l'en croire, il
était pour jamais guéri de ses orages; mais je voyais bien, à ses
contradictions et à ses retours vers moi, qu'il y avait encore en lui ce
qui fait le fond de sa nature, et ce que je ne saurais bien définir qu'en
l'appelant l'amour de ce qui n'est pas.

«Hélas! oui, cet enfant voudrait avoir pour maîtresse quelque chose comme
la Vénus de Milo, animée du souffle de ma patronne sainte Thérèse, ou
plutôt il faudrait que la même femme fut aujourd'hui Sapho et demain
Jeanne d'Arc. Malheur à moi d'avoir pu croire qu'après m'avoir ornée dans
son imagination de tous les attributs de la Divinité, il n'ouvrirait pas
les yeux le lendemain! Il faut que, sans m'en douter, je sois bien vaine,
pour avoir pu accepter la tâche d'inspirer un culte! Mais non, je ne
l'étais pas, je vous le jure! Je ne songeais pas à moi; le jour où je me
suis laissé porter sur cet autel, je lui disais: «Puisqu'il faut
absolument que tu m'adores au lieu de m'aimer, ce qui me vaudrait bien
mieux, adore-moi, hélas! sauf à me briser demain!»

«Il m'a brisée! mais de quoi puis-je me plaindre? Je l'avais prévu, et je
m'y étais soumise d'avance.

«Pourtant j'ai été faible, indignée et infortunée, quand cet affreux
moment est venu; mais le courage a repris le dessus, et Dieu m'a permis de
guérir plus vite que je n'espérais.

«Maintenant, c'est de Palmer qu'il faut que je vous parle. Vous voulez que
je l'épouse, il le veut; et moi aussi, je l'ai voulu! le veux-je encore?
Que vous dirais-je, ma bien-aimée? Il me vient encore des scrupules et des
craintes. Il y a peut-être de sa faute. Il n'a pas pu ou il n'a pas voulu
passer avec moi les derniers moments que j'ai passés avec Laurent: il m'a
laissée seule avec lui trois jours, trois jours que je savais être et qui
ont été sans danger pour moi; mais lui, Palmer, le savait-il et pouvait-il
en répondre? ou, ce qui serait pis, s'est-il dit qu'il fallait savoir à
quoi s'en tenir? Il y a eu là, de sa part, je ne sais quel
désintéressement romanesque ou quelle discrétion exagérée qui ne peut
partir que d'un bon sentiment chez un tel homme, mais qui m'a cependant
donné à réfléchir.

«Je vous ai écrit ce qui se passait entre nous; il semblait qu'il se fût
fait un devoir sacré de me réhabiliter, par le mariage, des affronts que
je venais de subir. J'ai senti, moi, l'enthousiasme de la reconnaissance
et les attendrissements de l'admiration. J'ai dit oui, j'ai promis d'être
sa femme, et encore aujourd'hui je sens que je l'aime autant que je puis
désormais aimer.

«Cependant aujourd'hui j'hésite, parce qu'il me semble qu'il se repent.
Est-ce que je rêve? Je n'en sais rien; mais pourquoi n'a-t-il pas pu me
suivre ici? Quand j'ai appris la terrible maladie de mon pauvre Laurent,
il n'a pas attendu que je lui dise: «Je pars pour Florence;» il m'a dit:
«Nous partons!» Les vingt nuits que j'ai passées au chevet de Laurent, il
les a passées dans la chambre voisine, et il ne m'a jamais dit: «Vous vous
tuez!» mais seulement: «Reposez-vous un peu afin de pouvoir continuer.»
Jamais je n'ai vu en lui l'ombre de la jalousie. Il semblait qu'à ses yeux
je n'en pusse jamais trop faire pour sauver ce fils ingrat que nous avions
comme adopté à nous deux. Il sentait bien, ce noble coeur, que sa
confiance et sa générosité augmentaient mon amour pour lui, et je lui
savais un gré infini de le comprendre. Par là, il me relevait à mes
propres yeux, et il me rendait fière de lui appartenir.

«Eh bien donc, pourquoi ce caprice ou cette impossibilité au dernier
moment? Un obstacle imprévu? Avec la volonté dont je le sais doué, je ne
crois guère aux obstacles; il semble plutôt qu'il ait voulu m'éprouver.
Cela m'humilie, je l'avoue. Hélas! je suis devenue affreusement
susceptible depuis que je suis déchue! N'est-ce pas dans l'ordre? lui qui
comprenait tout, pourquoi n'a-t-il pas compris cela?

«Ou bien peut-être a-t-il fait un retour sur lui-même et s'est-il dit
enfin tout ce que je lui disais dans le principe pour l'empêcher de songer
à moi: qu'y aurait-il là d'étonnant? J'avais toujours connu Palmer pour un
homme prudent et raisonnable. En découvrant en lui des trésors
d'enthousiasme et de foi, j'ai été bien surprise. Ne pourrait-il pas être
un de ces caractères qui s'exaltent en voyant souffrir, et qui se mettent
à aimer passionnément les victimes? C'est un instinct naturel aux gens
forts, c'est la sublime pitié des coeurs heureux et purs! Il y a eu des
moments où je me disais cela pour me réconcilier avec moi-même, quand
j'aimais Laurent, puisque c'est sa souffrance, avant tout et plus que tout,
qui m'avait attachée à lui!

«Tout ce que je vous dis là, chère bien-aimée, je n'oserais pourtant le
dire à Richard Palmer, s'il était là! Je craindrais que mes doutes ne lui
fissent un chagrin affreux, et me voilà bien embarrassée, car ces doutes,
je les ai malgré moi, et j'ai peur, sinon pour aujourd'hui, du moins pour
demain. Ne va-t-il pas se couvrir de ridicule en épousant une femme qu'il
aime, dit-il, depuis dix ans, à qui il n'en a jamais dit le premier mot,
et qu'il se décide à attaquer le jour où il la trouve sanglante et brisée
sous les pieds d'un autre homme?

«Je suis ici dans un affreux et magnifique petit port de mer où j'attends
assez passivement le mot de ma destinée. Peut-être Palmer est-il à la
Spezzia, à trois lieues d'ici. C'est là que nous nous étions donné
rendez-vous. Et moi, comme une boudeuse, ou plutôt comme une peureuse, je
ne peux pas me décider à aller lui dire: «Me voilà!» Non, non! s'il doute
de moi, rien n'est plus possible entre nous! J'ai pardonné à l'autre cinq
ou six outrages par jour. À celui-ci je ne pourrais passer l'ombre d'un
soupçon. Est-ce de l'injustice? Non! il me faut désormais un amour sublime
ou rien! Ai-je donc cherché le sien? Il me l'a imposé en me disant: «Ce
sera le ciel!» _L'autre_ m'avait bien dit que ce serait peut-être l'enfer
qu'il m'apportait! Il ne m'a pas trompée. Eh bien, il ne faut pas que
Palmer me trompe en se trompant lui-même; car, après cette nouvelle erreur,
il ne me resterait plus qu'à nier tout, à me dire que, comme Laurent,
j'ai à jamais perdu par ma faute le droit de croire, et je ne sais pas si
avec cette certitude-là je supporterais la vie, moi!

«Pardon, ma bien-aimée, mes agitations vous font du mal, j'en suis sûre,
bien que vous disiez qu'il vous les faut! N'ayez du moins pas d'inquiétude
pour ma santé; je me porte à merveille, j'ai sous les yeux la plus belle
mer, et sur la tête le plus beau ciel qui se puissent imaginer. Je ne
manque de rien, je suis chez de braves gens, et peut-être demain vous
écrirai-je que mes incertitudes sont évanouies. Aimez toujours votre
Thérèse, qui vous adore.»

Palmer était, en effet, à la Spezzia depuis la veille. Il était arrivé à
dessein juste une heure après le départ du _Ferruccio_. Ne trouvant pas
Thérèse à _la Croix de Malte_, et apprenant qu'elle avait dû embarquer
Laurent à l'entrée du golfe, il attendit son retour. Il vit revenir seul à
neuf heures le batelier qu'elle avait pris le matin, et qui appartenait à
l'hôtel. Le brave garçon n'était pas sujet à s'enivrer. Il avait été
_surpris_ par une bouteille de Chypre que Laurent, après avoir dîné sur
l'herbe avec Thérèse, lui avait donnée, et qu'il avait bue pendant la
station des deux amis à l'île de Palmaria, si bien qu'il se souvenait
assez bien d'avoir conduit le _signore_ et la _signora_ à bord du
_Ferruccio_, mais nullement d'avoir conduit ensuite la _signora_ à
Porto-Venere.

Si Palmer l'eût interrogé avec calme, il eût bientôt découvert que les
idées du barcarolle n'étaient pas très-nettes sur le dernier point; mais
Palmer, avec son air grave et impassible, était très-irritable et
très-passionné. Il crut que Thérèse était partie avec Laurent, partie en
rougissant, et sans oser ou sans vouloir lui faire l'aveu de la vérité. Il
se le tint pour dit, et rentra à l'hôtel, où il passa une nuit terrible.

Ce n'est pas l'histoire de Richard Palmer que nous nous sommes proposé
d'écrire. Nous avons intitulé notre récit _Elle el lui_, c'est-à-dire
Thérèse et Laurent. Nous ne dirons donc de Palmer que ce qu'il est
nécessaire d'en dire pour faire comprendre les événements auxquels il se
trouva mêlé, et nous pensons que son caractère sera suffisamment expliqué
par sa conduite. Hâtons-nous de dire seulement en trois mots que Richard
était aussi ardent que romanesque, qu'il avait beaucoup d'orgueil,
l'orgueil du bien et du beau, mais que la force de son caractère n'était
pas toujours à la hauteur de l'idée qu'il s'en était faite, et qu'en
voulant s'élever sans cesse au-dessus de la nature humaine, il caressait
un rêve généreux, mais peut-être irréalisable en amour.

Il se leva de bonne heure et se promena au bord du golfe, en proie à des
pensées de suicide, dont le détourna cependant une sorte de mépris pour
Thérèse; puis la fatigue d'une nuit d'agitations reprit ses droits et lui
donna les conseils de la raison. Thérèse était femme, et il n'eût pas dû
la soumettre à une épreuve dangereuse. Eh bien, puisqu'il en était ainsi,
puisque Thérèse, placée si haut dans son estime, avait été vaincue par une
passion déplorable après des promesses sacrées, il ne fallait plus croire
à aucune femme, et aucune femme ne méritait le sacrifice de la vie d'un
galant homme. Palmer en était là, lorsqu'il vit aborder près du lieu où il
se trouvait un élégant canot noir, monté par un officier de marine. Les
huit rameurs qui faisaient rapidement glisser la longue et mince
embarcation sur le flot tranquille relevèrent leurs rames blanches en
signe de respect avec une précision militaire; l'officier mit pied à terre
et se dirigea vers Richard, qu'il avait reconnu de loin.

C'était le capitaine Lawson, commandant la frégate américaine _l'Union_,
en station depuis un an dans le golfe. On sait que les puissances
maritimes envoient stationner, pour plusieurs mois ou plusieurs années,
des navires destinés à protéger leurs relations commerciales dans les
différents parages du globe.

Lawson était l'ami d'enfance de Palmer, qui avait donné à Thérèse une
lettre de recommandation pour lui, dans le cas où elle voudrait visiter le
navire en parcourant la rade.

Palmer pensa que Lawson allait lui parler d'elle, mais il n'en fut rien.
Il n'avait reçu aucune lettre, il n'avait vu personne venant de sa part.
Il l'emmena déjeuner à son bord et Richard se laissa faire. _L'Union_
quittait la station à la fin du printemps; Palmer caressa l'idée de
profiter de l'occasion pour retourner en Amérique. Tout lui semblait rompu
entre Thérèse et lui; pourtant il résolut de rester à la Spezzia, la vue
de la mer ayant toujours eu sur lui une influence fortifiante dans les
moments difficiles de sa vie.

Il y était depuis trois jours, habitant le navire américain beaucoup plus
que l'hôtel de _la Croix de Malte_, s'efforçant de reprendre goût aux
études sur la navigation, qui avaient rempli la majeure partie de sa vie,
lorsqu'un jeune enseigne raconta un matin à déjeuner, moitié riant, moitié
soupirant, qu'il était tombé amoureux depuis la veille, et que l'objet de
sa passion était un problème sur lequel il voudrait avoir l'avis d'un
homme du monde comme M. Palmer.

C'était une femme qui paraissait avoir de vingt-cinq à trente ans. Il ne
l'avait vue qu'à une fenêtre où elle était assise, faisant de la dentelle.
La grosse dentelle de coton est l'ouvrage des femmes du peuple sur toute
la côte génoise. C'était autrefois une branche de commerce que les métiers
ont minée, mais qui sert encore d'occupation et de petit profit aux femmes
et aux filles du littoral. Donc, celle dont le jeune enseigne était épris
appartenait à la classe des artisanes, non-seulement par ce genre de
travail, mais encore par la pauvreté du gîte où il l'avait aperçue.
Cependant la coupe de sa robe noire et la distinction de ses traits lui
causaient du doute. Elle avait des cheveux ondés qui n'étaient ni bruns ni
blonds, des yeux rêveurs, un teint pâle. Elle avait très-bien vu que, de
l'auberge où il s'était réfugié contre la pluie, le jeune officier la
contemplait avec curiosité. Elle n'avait daigné ni l'encourager, ni se
soustraire à ses regards. Elle lui avait offert l'image désespérante de
l'indifférence personnifiée.

Le jeune marin raconta encore qu'il avait interrogé l'aubergiste de Porto
Venere. Celle-ci lui avait répondu que l'étrangère était là depuis trois
jours, chez une vieille femme de l'endroit qui la faisait passer pour sa
nièce et qui mentait probablement, car c'était une vieille intrigante qui
louait une mauvaise chambre au détriment de l'auberge attitrée et patentée,
et qui se mêlait d'attirer et de nourrir les voyageurs apparemment, mais
qui devait les nourrir bien mal, car elle n'avait rien, et, pour ce,
méritait le mépris des gens établis et des voyageurs qui se
respectent.

En raison de ce discours, le jeune enseigne n'avait rien eu de plus pressé
que d'aller chez la vieille et de lui demander à loger pour un de ses amis
qu'il attendait, espérant, à la faveur de cette histoire, la faire causer
et savoir quelque chose sur le compte de cette inconnue; mais la vieille
avait été impénétrable et même incorruptible.

Le portrait que le marin faisait de cette jeune inconnue éveilla
l'attention de Palmer. Ce pouvait être celui de Thérèse; mais que
faisait-elle et pourquoi se cachait-elle à Porto-Venere? Sans doute, elle
n'y était pas seule; Laurent devait être caché dans quelque autre coin.
Palmer agita en lui-même la question de savoir s'il s'en irait en Chine
pour n'être pas témoin de son malheur. Pourtant il prit le parti le plus
raisonnable, qui était de savoir à quoi s'en tenir.

Il se fit conduire aussitôt à Porto-Venere et n'eut pas de peine à y
découvrir Thérèse, logée et occupée ainsi qu'on le lui avait raconté.
L'explication fut vive et franche. Tous deux étaient trop sincères pour se
bouder; aussi tous deux s'avouèrent-ils qu'ils avaient eu beaucoup
d'humeur l'un contre l'autre, Palmer pour n'avoir pas été averti par
Thérèse du lieu de sa retraite, Thérèse pour n'avoir pas été mieux
cherchée et plus tôt retrouvée par Palmer.

--Mon amie, dit celui-ci, vous semblez me reprocher surtout de vous avoir
comme abandonnée à un danger. Ce danger, moi, je n'y croyais pas!

--Vous aviez raison, et je vous en remercie. Alors pourquoi étiez-vous
triste et comme désespéré en me voyant partir? et comment se fait-il qu'en
arrivant ici, vous n'ayez pas su découvrir où j'étais dès le premier jour?
Vous avez donc supposé que j'étais partie, et qu'il était inutile de me
chercher?

--Écoutez-moi, dit Palmer éludant la question, et vous verrez que j'ai eu,
depuis quelques jours, bien des amertumes qui ont pu me faire perdre la
tête. Vous comprendrez aussi pourquoi, vous ayant connue toute jeune, et
pouvant prétendre à vous épouser, j'ai passé à côté d'un bonheur dont le
regret et le rêve ne m'ont jamais quitté. J'étais dès lors l'amant d'une
femme qui s'est jouée de moi de mille manières. Je me croyais, je me suis
cru, pendant dix ans, en devoir de la relever et de la protéger. Enfin
elle a mis le comble à son ingratitude et à sa perfidie, et j'ai pu
l'abandonner, l'oublier, et disposer de moi-même. Eh bien, cette femme que
je croyais en Angleterre, je l'ai retrouvée à Florence au moment où
Laurent devait partir. Abandonnée d'un nouvel amant qui m'avait succédé,
elle voulait et comptait me reprendre: tant de fois déjà elle m'avait
trouvé généreux ou faible! Elle m'écrivait une lettre de menaces, et,
feignant une jalousie absurde, elle prétendait venir vous insulter en ma
présence. Je la savais femme à ne reculer devant aucun scandale, et je ne
voulais, pour rien au monde, que vous fussiez seulement témoin de ses
fureurs. Je ne pus la décider à ne pas se montrer, qu'en lui promettant
d'avoir une explication avec elle le jour même. Elle demeurait précisément
dans l'hôtel où nous logions auprès de notre malade, et, quand le voiturin
qui devait emmener Laurent arriva devant la porte, elle était là, résolue
à faire un esclandre. Son thème odieux et ridicule était de crier, devant
tous les gens de l'hôtel et de la rue, que je partageais ma nouvelle
maîtresse avec Laurent de Fauvel. Voilà pourquoi je vous fis partir avec
lui, et pourquoi je restai, afin d'en finir avec cette folle sans vous
compromettre, et sans vous exposer à la voir ou à l'entendre. A présent,
ne dites plus que j'ai voulu vous soumettre à une épreuve en vous laissant,
seule avec Laurent. J'ai assez souffert de cela, mon Dieu, ne m'accusez
pas! Et, quand je vous ai crue partie avec lui, toutes les furies de
l'enfer se sont mises après moi.

--Et voilà ce que je vous reproche, dit Thérèse.

--Ah! que voulez-vous! s'écria Palmer, j'ai été si odieusement trompé dans
ma vie! Cette misérable femme avait remué en moi tout un monde d'amertume
et de mépris.

--Et ce mépris a rejailli sur moi?

--Oh! ne dites pas cela, Thérèse,

--Moi aussi pourtant, reprit-elle, j'ai été bien trompée, et je croyais en
vous quand même.

--Ne parlons plus de cela, mon amie, je regrette d'avoir été forcé de vous
confier mon passé. Vous allez croire qu'il peut réagir sur mon avenir, et
que, comme Laurent, je vous ferai payer les trahisons dont j'ai été
abreuvé. Voyons, voyons, ma chère Thérèse, chassons ces tristes pensées.
Vous êtes ici dans un endroit à donner le _spleen_. La barque nous attend;
venez vous établir à la Spezzia.

--Non, dit Thérèse, je reste ici, moi.

--Comment? qu'est-ce donc? du dépit entre nous?

--Non, non, mon cher Dick, reprit-elle en lui tendant la main: avec vous,
je n’en veux jamais avoir. Oh ! faites, je vous en supplie, que notre
affection soit un idéal de sincérité, car j'y veux, quant à moi, faire
tout ce qui est possible à une âme croyante; mais je ne vous savais pas
jaloux, vous l'avez été et vous en convenez. Eh bien, sachez qu'il n'est
pas en mon pouvoir de ne pas souffrir cruellement de cette jalousie. C'est
tellement le contraire de ce que vous m'aviez promis, que je me demande où
nous allons maintenant, et pourquoi il faut qu'au sortir d'un enfer,
j'entre dans un purgatoire, moi qui n'aspirais qu'au repos et à la
solitude.

«Ces nouveaux tourments qui semblent se préparer, ce n'est pas pour moi
seule que je les redoute; s'il était possible qu'en amour l'un des deux
fût heureux quand l'autre souffre, la route du dévouement serait toute
tracée et facile à suivre; mais il n'en est pas ainsi, vous le voyez bien:
je ne puis avoir un instant de douleur que vous ne le ressentiez. Me voilà
donc entraînée à gâter votre vie, moi qui voulais rendre la mienne
inoffensive, et je commence à faire un malheureux! Non, Palmer, croyez-moi;
nous pensions nous connaître, et nous ne nous connaissions pas. Ce qui
m'avait charmé en vous, c'est une disposition d'esprit que vous n'avez
déjà plus, la confiance. Ne comprenez-vous pas qu'avilie comme je l'étais
il me fallait cela pour vous aimer, et rien autre chose? Si je subissais
maintenant votre affection avec des taches et des faiblesses, avec des
doutes et des orages, ne seriez-vous pas en droit de vous dire que je fais
un calcul en vous épousant? Oh! ne dites pas que cette idée ne vous
viendra jamais; elle vous viendra malgré vous. Je sais trop comment d'un
soupçon on passe à un autre, et quelle pente rapide nous emporte d'un
premier désenchantement à un dégoût injurieux! Or, moi, tenez, j'en ai
assez bu, de ce fiel! je n'en veux plus, et je ne m'en fais pas accroire,
je ne suis plus capable de subir ce que j'ai subi; je vous l'ai dit dès le
premier jour, et, si vous l'avez oublié, moi, je m'en souviens. Éloignons
donc cette idée de mariage, ajouta-t-elle, et restons amis. Je reprends
provisoirement ma parole, jusqu'à ce que je puisse compter sur votre
estime, telle que je croyais la posséder. Si vous ne voulez pas vous
soumettre à une épreuve, quittons-nous tout de suite. Quant à moi, je vous
jure que je ne veux rien vous devoir, pas même le plus léger service, dans
la position où je suis. Cette position, je veux vous la dire, car il faut
que vous compreniez ma volonté. Je me trouve ici logée et nourrie sur
parole, car je n'ai absolument rien, j'ai tout confié à Vicentino pour les
frais du voyage de Laurent; mais il se trouve que je sais faire de la
dentelle plus vite et mieux que les femmes du pays, et, en attendant que
je reçoive de Gênes l'argent qui m'est dû, je peux gagner ici, au jour le
jour, de quoi, sinon récompenser, du moins défrayer ma bonne hôtesse de la
très-frugale nourriture qu'elle me fournit. Je n'éprouve ni humiliations,
ni souffrance de cet état de choses, et il faut qu'il dure jusqu'à ce que
mon argent arrive. Je verrai alors quel parti j'ai à prendre. Jusque-là,
retournez à la Spezzia, et venez me voir quand vous voudrez; je ferai de
la dentelle, tout en causant avec vous.

Palmer dut se soumettre, et il se soumit de bonne grâce. Il espérait
regagner la confiance de Thérèse, et il sentait bien l'avoir ébranlée par
sa faute.



X


Quelques jours après, Thérèse reçut une lettre de Genève. Laurent s'y
accusait par écrit de tout ce dont il s'était accusé en paroles, comme
s'il eût voulu consacrer ainsi le témoignage de son repentir.

«Non, disait-il, je n'ai pas su te mériter. J'ai été indigne d'un amour si
généreux, si pur et si désintéressé. J'ai lassé ta patience, ô ma soeur, ô
ma mère! Les anges aussi se fussent lassés de moi! Ah! Thérèse, à mesure
que je reviens à la santé et à la vie, mes souvenirs s'éclaircissent, et
je regarde dans mon passé comme dans un miroir qui me montre le spectre
d'un homme que j'ai connu, mais que je ne comprends plus. A coup sûr, ce
malheureux était en démence; ne penses-tu pas, Thérèse, que, marchant vers
cette épouvantable maladie physique dont tu m'as sauvé par miracle, j'ai
pu, trois et quatre mois d'avance, être sous le coup d'une maladie morale
qui m'ôtait la conscience de mes paroles et de mes actions? Oh! si cela
était, n'aurais-tu pas dû me pardonner?... Mais ce que je dis là, hélas!
n'a pas le sens commun. Qu'est-ce que le mal, sinon une maladie morale?
Celui qui tue son père ne pourrait-il pas invoquer la même excuse que moi?
Le bien, le mal, voici la première fois que cette notion me tourmente.
Avant de te connaître, et de te faire souffrir, ma pauvre bien-aimée, je
n'y avais jamais songé. Le mal était pour moi un monstre de bas étage, la
bête apocalyptique qui souille de ses embrassements hideux le rebut des
hommes dans les bas-fonds infects de la société; le mal! pouvait-il
approcher de moi, l'homme de la vie élégante, le beau de Paris, le noble
fils des Muses! Ah! imbécile que j'étais, je me figurais donc, parce que
j'avais la barbe parfumée et les mains bien gantées, que mes caresses
purifiaient la grande prostituée des nations, l'orgie, ma fiancée, qui
m'avait lié à elle d'une chaîne aussi noble que celle qui lie les forçats
dans les bagnes? Et je t'ai immolée, ma pauvre douce maîtresse, à mon
brutal égoïsme, et, après cela, j'ai relevé la tête en disant: «C'était
mon droit, elle m'appartenait; rien ne saurait être mal de ce que j'ai le
droit de faire!» Ah! malheureux, malheureux que je suis! j'ai été criminel;
et je ne m'en suis pas douté! Il m'a fallu, pour le comprendre, te perdre,
toi mon seul bien, le seul être qui m'eût jamais aimé et qui fût capable
d'aimer l'enfant ingrat et insensé que j'étais! C'est seulement quand j'ai
vu mon ange-gardien se voiler la face et reprendre son vol vers les cieux,
que j'ai compris que j'étais à jamais seul et abandonné sur la terre!»

Une longue partie de cette première lettre était écrite sur un ton
d'exaltation dont la sincérité se trouvait confirmée par des détails de
réalité et un brusque changement de ton, caractéristique chez Laurent.

«Croirais-tu qu'en arrivant à Genève, la première chose que j'aie faite
avant de songer à t'écrire, c'est d'aller acheter un gilet? Oui, un gilet
d'été, fort joli, ma foi, et très-bien coupé, que j'ai trouvé chez un
tailleur français, rencontre agréable pour un voyageur pressé de quitter
cette ville d'horlogers et de naturalistes? Me voilà donc courant les rues
de Genève, enchanté de mon gilet neuf, et m'arrêtant devant la boutique
d'un libraire où une certaine édition de Byron, reliée avec un grand goût,
me paraissait une tentation irrésistible. Que lire en voyage? Je ne peux
pas souffrir les livres de voyage précisément, à moins qu'ils ne parlent
de pays où je ne pourrai jamais aller. J'aime mieux les poëtes, qui vous
promènent dans le monde de leurs rêves, et je me suis payé cette édition.
Et puis j'ai suivi au hasard une très-jolie fille court vêtue qui passait
devant moi, et dont la cheville me paraissait un chef-d'oeuvre
d'emmanchement. Je l'ai suivie en pensant beaucoup plus à mon gilet qu'à
elle. Tout à coup elle a pris à droite, et moi à gauche sans m'en
apercevoir, et je me suis trouvé de retour à mon hôtel, où, en voulant
serrer mon livre de nouveau dans ma malle, j'ai retrouvé les violettes
doubles que tu avais semées dans ma cabine du _Ferruccio_ au moment de nos
adieux. Je les avais ramassées une à une avec soin, et je les gardais
comme une relique; mais voilà qu'elles m'ont fait pleurer comme une
gouttière, et, en regardant mon gilet neuf, qui avait été le principal
événement de ma matinée, je me suis dit:

«--Voilà pourtant l'enfant que cette pauvre femme a aimé!»

Ailleurs, il disait:

«Tu m'as fait promettre de soigner ma santé, en me disant: «Puisque c'est
moi qui te l'ai rendue, elle m'appartient un peu, et j'ai le droit de te
défendre de la perdre.» Hélas! ma Thérèse, que veux-tu donc que j'en fasse,
de cette maudite santé qui commence à m'enivrer comme le vin nouveau? Le
printemps fleurit, et c'est la saison d'aimer, je le veux bien; mais
dépend-il de moi d'aimer? Tu n'as pu m'inspirer le véritable amour, toi,
et tu crois que je rencontrerai une femme capable de faire le miracle que
tu n'as pas fait? Où la trouverai-je, cette magicienne? Dans le monde? Non,
certes: il n'y a là que des femmes qui ne veulent rien risquer ou rien
sacrifier. Elles ont bien raison certainement, et tu pourrais leur dire,
ma pauvre amie, que ceux à qui l'on se sacrifie ne le méritent guère; mais
moi, ce n'est pas ma faute si je ne peux pas plus me résoudre à partager
avec un mari qu'avec un amant. Aimer une demoiselle? l'épouser alors? Oh!
pour le coup, Thérèse, tu ne peux pas penser à cela sans rire... ou sans
trembler. Moi, enchaîné de par la loi, quand je ne peux pas seulement
l'être par ma propre volonté!

«J'ai eu jadis un ami qui aimait une grisette et qui se croyait heureux.
J'ai fait la cour à cette fidèle amante, et je l'ai eue pour une perruche
verte que son amant ne voulait pas lui donner. Elle disait naïvement:
«Dame! c'est sa faute, à _lui_; que ne me donnait-il cette perruche!» Et,
depuis ce jour-là, je me suis promis de ne jamais aimer une femme
entretenue, c'est-à-dire un être qui a envie de tout ce que son amant ne
lui donne pas.

«Alors, en fait de maîtresse, je ne vois plus qu'une aventurière, comme on
en rencontre sur les chemins, et qui sont toutes nées princesses, mais qui
ont eu _des malheurs_. Trop de malheurs, merci! Je ne suis pas assez riche
pour combler les abîmes de ces passés-là.--Une actrice en renom? Cela m'a
tenté souvent; mais il faudrait que ma maîtresse renonçât au public, et
c'est là un amant que je ne me sens pas la force de remplacer. Non, non,
Thérèse, je ne peux pas aimer, moi! Je demande trop, et je demande ce que
je ne sais pas rendre; donc, il faudra bien que je retourne à mon ancienne
vie. J'aime mieux cela, parce que ton image ne sera jamais souillée en moi
par une comparaison possible. Pourquoi ma vie ne s'arrangerait-elle pas
ainsi: des femmes pour les sens et une maîtresse pour mon âme? Il ne
dépend ni de toi, ni de moi, Thérèse, que tu ne sois pas cette maîtresse,
cet idéal rêvé, perdu, pleuré, et rêvé plus que jamais. Tu ne peux t'en
offenser, je ne t'en dirai jamais rien. Je t'aimerai dans le secret de ma
pensée sans que personne le sache, et sans qu'aucune autre femme puisse
jamais dire: «Je l'ai remplacée, cette Thérèse.»

»Mon amie, il faut que tu m'accordes une faveur que tu m'as refusée
pendant ces derniers jours si doux et si chers que nous avons passés
ensemble: c'est de me parler de Palmer. Tu as cru que cela me ferait
encore du mal. Eh bien, tu t'es trompée. Cela m'aurait tué lorsque pour la
première fois je t'ai questionnée avec emportement sur son compte: j'étais
encore malade et un peu fou; mais, quand la raison m'est revenue, quand tu
m'as laissé deviner le _secret_ que tu n'étais pas forcée de me confier,
j'ai senti, au milieu de ma douleur, qu'en acceptant ton bonheur je
réparais toutes mes fautes. J'ai examiné attentivement votre manière
d'être ensemble: j'ai vu qu'il t'aimait passionnément et qu'il me
témoignait pourtant la tendresse d'un père. Cela, vois-tu, Thérèse, m'a
bouleversé. Je n'avais pas l'idée de cette générosité, de cette grandeur
dans l'amour. Heureux Palmer! comme il est sûr de toi, lui! comme il te
comprend, comme il te mérite par conséquent! Cela m'a rappelé le temps où
je te disais: «Aimez Palmer, vous me ferez bien plaisir!» Ah! quel odieux
sentiment j'avais alors dans l'âme! Je voulais être délivré de ton amour,
qui m'accablait de remords, et pourtant, si alors tu m'avais répondu: «Eh
bien, je l'aime!...» je t'aurais tuée?

«Et lui, ce bon grand coeur, il t'aimait déjà, et il n'a pas craint de se
consacrer à toi au moment où peut-être tu m'aimais encore! Moi, en
pareille circonstance, je n'aurais jamais osé me risquer. J'avais une trop
belle dose de cet orgueil que nous portons si fièrement, nous autres
hommes du monde, et qui a été si bien inventé par les sots pour nous
empêcher de vouloir conquérir le bonheur à nos risques et périls, ou de
savoir seulement le ressaisir quand il nous échappe.

»Oui, je veux me confesser jusqu'au bout, ma pauvre amie. Quand je te
disais: _Aimez Palmer_, je croyais quelquefois que tu l'aimais déjà, et
c'est là ce qui achevait de m'éloigner de toi. Il y a eu, dans les
derniers temps, bien des heures où j'ai été prêt à me jeter à tes pieds;
j'étais arrêté par cette idée: «Il est trop tard, elle en aime un autre.
Je l'ai voulu, mais elle n'eût pas dû le vouloir. Donc, elle est indigne
de moi!»

«Voilà comme je raisonnais dans ma folie, et pourtant, j'en suis sûr à
présent, si j'étais revenu à toi sincèrement, quand même tu aurais
commencé à aimer Dick, tu me l'aurais sacrifié. Tu aurais recommencé ce
martyre que je t'imposais. Allons, j'ai bien fait, n'est-ce pas, de
m'enfuir? Je le sentais en te quittant! Oui, Thérèse, c'est là ce qui m'a
donné la force de me sauver à Florence sans te dire un seul mot. Je
sentais que je t'assassinais jour par jour, et que je n'avais plus d'autre
manière de réparer mes torts que de te laisser seule auprès d'un homme qui
t'aimait véritablement.

«C'est encore là ce qui a soutenu mon courage à la Spezzia, durant cette
journée où j'aurais encore pu tenter d'obtenir ma grâce; mais cette
détestable pensée ne m'est pas venue; je t'en fais le serment, mon amie.
Je ne sais pas si tu avais dit à ce batelier de ne pas nous perdre de vue;
mais c'était bien inutile, va! Je me serais jeté dans la mer plutôt que de
vouloir trahir la confiance que Palmer me témoignait en nous laissant
ensemble.

«Dis-le-lui donc, à lui, que je t'aime véritablement, autant que je puis
aimer. Dis-lui que c'est à lui, autant qu'à toi, que je dois de m'être
condamné et exécuté comme j'ai fait. J'ai bien souffert, mon Dieu, pour
accomplir ce suicide du vieil homme! Mais je suis fier de moi-même à
présent. Tous mes anciens amis jugeraient que j'ai été un sot ou un lâche
de ne pas tâcher de tuer mon rival en duel, sauf à abandonner ensuite, en
lui crachant au visage, la femme qui m'avait trahi! Oui, Thérèse, c'est
ainsi que, moi-même, j'eusse probablement jugé chez un autre la conduite
que j'ai pourtant tenue vis-à-vis de toi et de Palmer avec autant de
résolution que de joie. C'est que je ne suis pas une brute, Dieu merci! je
ne vaux rien; mais je comprends le peu que je vaux, et je me rends
justice. «Parle-moi donc de Palmer et ne crains pas que j'en souffre; loin
de là, ce sera ma consolation dans mes heures de spleen. Ce sera ma force
aussi: car ton pauvre enfant est encore bien faible, et, quand il se met à
penser à ce qu'il eût pu être et à ce qu'il est maintenant pour toi, sa
tête s'égare encore. Mais dis-moi que tu es heureuse et je me dirai avec
orgueil: «J'aurais pu troubler, disputer et peut-être détruire ce bonheur:
je ne l'ai pas fait. Il est donc un peu mon ouvrage, et j'ai droit
maintenant à l'amitié de Thérèse.»

Thérèse répondit avec tendresse à son pauvre enfant. C'est sous ce titre
qu'il était désormais enseveli et comme embaumé dans le sanctuaire du
passé... Thérèse aimait Palmer, du moins elle voulait ou croyait l'aimer.
Il ne lui semblait pas qu'elle pût jamais regretter le temps où, tous les
matins, elle s'éveillait, disait-elle, en regardant si la maison n'allait
pas lui tomber sur la tête.

Et pourtant quelque chose lui manquait, et je ne sais quelle tristesse
s'était emparée d'elle depuis qu'elle habitait ce livide rocher de
Porto-Venere. C'était comme un détachement de la vie qui, par moment,
n'était pas sans charme pour elle; mais c'était quelque chose de morne et
d'abattu qui n'était pas dans son caractère et qu'elle ne s'expliquait pas
à elle-même.

Il lui fut impossible de faire ce que Laurent lui demandait à propos de
Palmer: elle lui en fit brièvement le plus grand éloge et lui dit de sa
part les choses les plus affectueuses; mais elle ne put se résoudre à le
prendre pour confident de leur intimité. Elle répugnait à faire part de sa
véritable situation, c'est-à-dire à confier des engagements sur lesquels
elle ne s'était pas dit à elle-même son dernier mot. Et, quand même elle
eût été fixée, n'eût-il pas été trop tôt pour dire à Laurent: «Vous
souffrez encore, tant pis pour vous! moi, je me marie!»

L'argent qu'elle attendait n'arriva qu'au bout de quinze jours. Elle fit
de la dentelle pendant quinze jours avec une persévérance qui désolait
Palmer. Lorsqu'elle se vit enfin à la tête de quelques billets de banque,
elle paya largement sa bonne hôtesse et se permit de sortir avec Palmer
pour se promener autour du golfe; mais elle désira rester à Porto-Venere
encore quelque temps, sans trop pouvoir expliquer pourquoi elle tenait à
cette morne et misérable résidence.

Il est des situations morales qui se sentent mieux qu'elles ne se
définissent. C'est avec sa mère que Thérèse venait à bout, dans ses
lettres, de s'épancher.

«Je suis encore ici, lui écrivait-elle au mois de juillet, en dépit d'une
chaleur dévorante. Je me suis attachée comme un coquillage à ce rocher où
jamais un arbre n'a pu songer à pousser, mais où soufflent des brises
énergiques et vivifiantes. Ce climat est dur mais sain, et la vue
continuelle de la mer, que je ne pouvais souffrir autrefois, m'est devenue
en quelque sorte nécessaire. Le pays que j'ai derrière moi, et qu'en moins
de deux heures je peux gagner en barque, était ravissant au printemps. En
s'enfonçant dans les terres au fond du golfe, à deux ou trois lieues de la
côte, on découvre les sites les plus étranges. Il y a une certaine région
de terrains déchirés par je ne sais quels anciens tremblements de terre,
qui présente les accidents les plus bizarres. C'est une suite de collines
de sable rouge recouvertes de pins et de bruyères, s'échelonnant les unes
sur les autres, et offrant sur leurs crêtes d'assez larges voies
naturelles qui tout à coup tombent à pic dans les abîmes et vous laissent
fort embarrassé de continuer. Si l'on revient sur ses pas et que l'on se
trompe dans le dédale des petits sentiers battus par les pieds des
troupeaux, on arrive à d'autres abîmes, et nous sommes restés quelquefois,
Palmer et moi, des heures entières sur ces sommets boisés, sans retrouver
le chemin qui nous y avait amenés. De là, on plonge sur une immensité de
pays cultivé, coupé de place en place avec une sorte de régularité par ces
accidents étranges, et au delà de cette immensité se déploie l'immensité
bleue de la mer. De ce côté-là, il semble que l'horizon n'ait pas de
limites. Du côté du nord et de l'est, ce sont les Alpes Maritimes, dont
les crêtes, hardiment dessinées, étaient encore couvertes de neige quand
je suis arrivée ici. «Mais il n'est plus question de ces savanes de cistes
en fleurs et de ces arbres de bruyère blanche qui répandaient un parfum si
frais et si fin aux premiers jours de mai. C'était alors un paradis
terrestre: ces bois étaient pleins de faux ébéniers, d'arbres de Judée, de
genêts odorants et de cytises étincelant comme de l'or au milieu des noirs
buissons de myrte. A présent, tout est brûlé, les pins exhalent une odeur
acre, les champs de lupin, si fleuris et si parfumés naguère, n'offrent
plus que des tiges coupées, noires comme si le feu y avait passé; les
moissons enlevées, la terre fume au soleil de midi, et il faut se lever de
grand matin pour se promener sans souffrir. Or, comme il faut d'ici quatre
heures au moins, tant en barque que sur les pieds, pour gagner la partie
boisée du pays, le retour n'est pas agréable, et toutes les hauteurs qui
entourent immédiatement le golfe, magnifiques de formes et d'aspect, sont
si nues, que c'est encore à Porto-Venere et dans l'île Palmaria que l'on
peut respirer le mieux.

«Et puis il y a un fléau à la Spezzia: ce sont les moustiques engendrés
par les eaux stagnantes d'un petit lac voisin et des immenses marécages
que la culture dispute aux eaux de la mer. Ici, ce n'est pas l'eau des
terres qui nous gêne: nous n'avons que la mer et le rocher, pas d'insectes
par conséquent, pas un brin d'herbe; mais quels nuages d'or et de pourpre,
quelles tempêtes sublimes, quels calmes solennels! La mer est un tableau
qui change de couleur et de sentiment à chaque minute du jour et de la
nuit. Il y a ici des gouffres remplis de clameurs dont vous ne pouvez vous
représenter l'effroyable variété; tous les sanglots du désespoir, toutes
les imprécations de l'enfer s'y sont donné rendez-vous, et, de ma petite
fenêtre, j'entends dans la nuit ces voix de l'abîme qui tantôt rugissent
une bacchanale sans nom, tantôt chantent des hymnes sauvages encore
redoutables dans leur plus grand apaisement.

«Eh bien, j'aime tout cela maintenant, moi qui avais les goûts champêtres
et l'amour des petits coins verts et tranquilles. Est-ce parce que j'ai
pris dans ce fatal amour l'habitude des orages et le besoin du bruit?
Peut-être! Nous sommes de si étranges créatures, nous autres femmes! Il
faut que je vous le confesse, ma bien-aimée, j'ai passé bien des jours
avant de m'habituer à me passer de mon supplice, je ne savais que faire de
moi, n'ayant plus personne à servir et à soigner. Il eût fallu que Palmer
fût un peu insupportable; mais, voyez l'injustice, dès qu'il a fait mine
de l'être, je me suis révoltée, et, à présent qu'il est redevenu bon comme
un ange, je ne sais plus à qui m'en prendre de l'épouvantable ennui qui
m'envahit par moments. Hélas! oui, c'est comme cela!... Dois-je vous le
dire? Non, je ferais mieux de ne pas le savoir moi-même, ou, si je le sais,
de ne pas vous affliger de ma folie. Je voulais ne vous parler que du
pays, de mes promenades, de mes occupations, de ma triste chambre sous les
toits, ou plutôt sur les toits, et où je me plais à être seule, ignorée,
oubliée du monde, sans devoirs, sans clients, sans affaires, sans autre
travail que celui qui me plaît. Je fais poser des petits enfants, et je
m'amuse à composer des groupes; mais tout cela ne vous suffit pas, et, si
je ne vous dis pas où j'en suis de mon coeur et de ma volonté, vous serez
encore plus inquiète. Eh bien, sachez-le, je suis bien décidée à épouser
Palmer et je l'aime; mais je n'ai pas encore pu me résoudre à fixer
l'époque du mariage, je crains pour lui et pour moi-même le lendemain de
cette union indissoluble. Je ne suis plus dans l'âge des illusions, et,
après une vie comme la mienne, on a cent ans d'expérience et, par
conséquent, de terreurs! Je me suis crue absolument détachée de Laurent,
je l'étais absolument en effet à Gênes, le jour où il me dit que j'étais
son fléau, l'assassin de son génie et de sa gloire. A présent, je ne me
sens plus si indépendante de lui; depuis sa maladie, son repentir et les
lettres adorables de douceur et d'abnégation qu'il m'a écrites pendant ces
deux derniers mois, je sens qu'un grand devoir m'attache encore à ce
malheureux enfant, et je ne voudrais pas le froisser par un abandon
complet. C'est pourtant ce qui peut arriver au lendemain de mon mariage.
Palmer a eu un moment de jalousie, et ce moment peut revenir le jour où il
aura le droit de me dire: _Je veux!_ Je n'aime plus Laurent, ma bien-aimée,
je vous le jure, j'aimerais mieux mourir que d'avoir de l'amour pour lui;
mais, le jour où Palmer voudra briser l'amitié qui a survécu en moi à
cette malheureuse passion, peut-être n'aimerai-je plus Palmer.

«Tout cela, je le lui ai dit; il le comprend, car il se pique d'être un
grand philosophe, et il persiste à croire que ce qui lui paraît juste et
bon aujourd'hui ne changera jamais d'aspect à ses yeux. Moi aussi, je le
crois, et cependant je lui demande de laisser couler les jours, sans les
compter, sur la situation calme et douce où nous voici. J'ai des accès de
spleen, il est vrai; mais, par nature, Palmer n'est pas très-clairvoyant
et je peux les lui cacher. Je peux avoir devant lui ce que Laurent
appelait ma figure d'oiseau malade, sans qu'il en soit effarouché. Si le
mal futur se borne à ceci, que je pourrai avoir les nerfs irrités et
l'esprit assombri sans qu'il s'en aperçoive et s'en affecte, nous pourrons
vivre ensemble aussi heureux que possible. S'il se mettait à scruter mes
regards distraits, à vouloir percer le voile de mes rêveries, à faire
enfin tous les cruels enfantillages dont m'accablait Laurent dans mes
heures de défaillance morale, je ne me sens plus de force à lutter, et
j'aimerais mieux que l'on me tuât tout de suite, ce serait plus tôt fait.»

Thérèse reçut de Laurent à la même époque une lettre si ardente, qu'elle
en fut inquiète. Ce n'était plus l'enthousiasme de l'amitié, c'était celui
de l'amour. Le silence que Thérèse avait gardé sur ses relations avec
Palmer avait rendu à l'artiste l'espoir de renouer avec elle. Il ne
pouvait plus vivre sans elle; il avait fait de vains efforts pour
retourner à la vie de plaisir. Le dégoût l'avait saisi à la gorge.

«Ah! Thérèse, lui disait-il, je t'ai reproché autrefois d'aimer trop
chastement et d'être plus faite pour le couvent que pour l'amour. Comment
ai-je pu blasphémer ainsi? Depuis que je cherche à me rattacher au vice,
c'est moi qui me sens redevenir chaste comme l'enfance, et les femmes que
je vois me disent que je suis bon à faire un moine. Non, non, je
n'oublierai jamais ce qu'il y avait entre nous de plus que l'amour, cette
douceur maternelle qui me couvait durant des heures entières d'un sourire
attendri et placide, ces épanchements du coeur, ces aspirations de
l'intelligence, ce poème à deux dont nous étions les auteurs et les
personnages sans y songer. Thérèse, si tu n'es pas à Palmer, tu ne peux
être qu'à moi! Avec quel autre retrouveras-tu ces émotions ardentes, ces
attendrissements profonds? Tous nos jours ont-ils donc été mauvais? N'y en
a-t-il pas eu de beaux? Et, d'ailleurs, est-ce le bonheur que tu cherches,
toi, la femme dévouée? Peux-tu te passer de souffrir pour quelqu'un, et ne
m'as-tu pas appelé quelquefois, quand tu me pardonnais mes folies, ton
cher supplice et ton tourment nécessaire? Souviens-toi, souviens-toi,
Thérèse! Tu as souffert, et tu vis. Moi, je t'ai fait souffrir, et j'en
meurs! N'ai-je pas assez expié? Voilà trois mois d'agonie pour mon
âme!...»

Puis venaient des reproches. Thérèse lui en avait dit trop ou trop peu.
Les expressions de son amitié étaient trop vives si ce n'était que de
l'amitié, trop froides et trop prudentes si c'était de l'amour. Il fallait
qu'elle eût le courage de le faire vivre ou mourir.

Thérèse se décida à lui répondre qu'elle aimait Palmer, et qu'elle
comptait l'aimer toujours, sans pourtant parler du projet de mariage
qu'elle ne pouvait se résoudre à regarder comme une résolution arrêtée.
Elle adoucit autant qu'elle put le coup que cet aveu devait porter à
l'orgueil de Laurent.

«Sache bien, lui dit-elle, que ce n'est pas, comme tu le prétendais, pour
te punir, que j'ai donné mon coeur et ma vie à un autre. Non, tu étais
pleinement pardonné le jour où j'ai répondu à l'affection de Palmer, et la
preuve, c'est que j'ai couru à Florence avec lui. Crois-tu donc, mon
pauvre enfant, qu'en te soignant comme j'ai fait durant ta maladie, je ne
fusse réellement là qu'une soeur de charité»? Non, non, ce n'était pas le
devoir, qui m'enchaînait à ton chevet, c'était la tendresse d'une mère.
Est-ce qu'une mère ne pardonne pas toujours? Eh bien, il en sera toujours
ainsi, vois-tu! Toutes les fois que, sans manquer à ce que je dois à
Palmer, je pourrai te servir, te soigner et te consoler, tu me
retrouveras. C'est parce que Palmer ne s'y oppose pas que j'ai pu l'aimer,
et que je l'aime. S'il m'eût fallu passer de tes bras dans ceux de ton
ennemi, j'aurais eu horreur de moi; mais ç'a été le contraire. C'est en
nous jurant l'un à l'autre de veiller toujours sur toi, de ne t'abandonner
jamais, que nos mains se sont unies.»

Thérèse montra cette lettre à Palmer, qui en fut vivement ému et voulut
écrire de son côté, à Laurent, pour lui faire les mêmes promesses de
sollicitude constante et d'affection vraie.

Laurent fit attendre une nouvelle lettre de lui. Il avait recommencé un
rêve qu'il voyait s'envoler sans retour. Il s'en affecta vivement d'abord;
mais il résolut de secouer ce chagrin qu'il ne se sentait pas la force de
porter. Il se fit en lui une de ces révolutions soudaines et complètes qui
étaient tantôt le fléau, tantôt le salut de sa vie, et il écrivit à
Thérèse:

«Sois bénie, ma soeur adorée; je suis heureux, je suis fier de ton amitié
fidèle, et celle de Palmer m'a touché jusqu'aux larmes. Que ne parlais-tu
plus tôt, méchante? je n'aurais pas tant souffert. Que me fallait-il, en
effet? Te savoir heureuse, et rien de plus. C'est parce que je t'ai crue
seule et triste que je revenais me mettre à tes pieds pour te dire: «Eh
bien, puisque tu souffres, souffrons ensemble. Je veux partager tes
tristesses, tes ennuis et ta solitude.» N'était-ce pas mon devoir et mon
droit?--Mais tu es heureuse, Thérèse, et moi aussi par conséquent! Je te
bénis de me l'avoir dit. Me voilà donc enfin délivré des remords qui me
rongeaient le coeur! Je veux marcher la tête haute, aspirer l'air à pleine
poitrine et me dire que je n'ai pas souillé et gâté la vie de la meilleure
des amies? Ah! je suis plein d'orgueil de sentir en moi cette joie
généreuse, au lieu de l'affreuse jalousie qui me torturait
autrefois!

«Ma chère Thérèse, mon cher Palmer, vous êtes mes deux anges gardiens.
Vous m'avez porté bonheur. Grâce à vous enfin, je sens que j'étais né pour
autre chose que la vie que j'ai menée. Je renais, je sens l'air du ciel
descendre dans mes poumons, avides d'une pure atmosphère. Mon être se
transforme. Je vais aimer!

«Oui, je vais aimer, j'aime déjà!... J'aime une belle et pure enfant qui
n'en sait rien encore, et auprès de qui je trouve un plaisir mystérieux à
garder le secret de mon coeur, et à paraître et à me faire aussi naïf,
aussi gai, aussi enfant qu'elle-même.--Ah! qu'ils sont beaux, ces premiers
jours d'une émotion naissante! N'y a-t-il pas quelque chose de sublime et
d'effrayant dans cette idée: je vais me trahir, c'est-à-dire je vais me
donner! demain, ce soir peut-être, je ne m'appartiendrai plus?

«Réjouis-toi, ma Thérèse, de ce dénouement de la triste et folle jeunesse
de ton pauvre enfant. Dis-toi que ce renouvellement d'un être qui semblait
perdu et qui, au lieu de ramper dans la fange, ouvre ses ailes comme un
oiseau, est l'ouvrage de ton amour, de ta douceur, de ta patience, de ta
colère, de ta rigueur, de ton pardon et de ton amitié! Oui, il a fallu
toutes les péripéties d'un drame intime où j'ai été vaincu pour m'amener à
ouvrir les yeux. Je suis ton oeuvre, ton fils, ton travail et ta
récompense, ton martyre et ta couronne. Bénissez-moi tous les deux, mes
amis, et priez pour moi, je vais aimer!»

Tout le reste de la lettre était ainsi. En recevant cet hymne de joie et
de reconnaissance, Thérèse sentit pour la première fois son propre bonheur
complet et assuré. Elle tendit les deux mains à Palmer et lui dit:

--Ah ça! où et quand nous marions-nous?



XI


Il fut décidé que le mariage aurait lieu en Amérique. Palmer se faisait
une joie suprême de présenter Thérèse à sa mère et de recevoir sous les
yeux de celle-ci la bénédiction nuptiale. La mère de Thérèse ne pouvait se
promettre le bonheur d'y assister, quand même la cérémonie aurait lieu en
France. Elle en était dédommagée par la joie qu'elle éprouvait à voir sa
fille engagée à un homme raisonnable et dévoué. Elle ne pouvait souffrir
Laurent, et elle avait toujours tremblé que Thérèse ne retombât sous son
joug.

_L'Union_ faisait ses apprêts de départ. Le capitaine Lawson offrait
d'emmener Palmer et sa fiancée. C'était une fête à bord, de penser qu'on
ferait la traversée avec ce couple aimé. Le jeune enseigne réparait son
impertinente entreprise par l'attitude la plus respectueuse et par
l'estime la plus sincère pour Thérèse.

Thérèse, ayant tout préparé pour s'embarquer le 18 août, reçut une lettre
de sa mère, qui la suppliait de venir d'abord à Paris, ne fût-ce que pour
vingt-quatre heures. Elle devait y venir elle-même pour des affaires de
famille. Qui savait quand Thérèse pourrait revenir d'Amérique? Cette
pauvre mère n'était pas heureuse par ses autres enfants, que l'exemple
d'un père défiant et irrité rendait insoumis et froids envers elle. Aussi
elle adorait Thérèse, qui seule avait été vraiment pour elle une fille
tendre et une amie dévouée. Elle voulait la bénir et l'embrasser,
peut-être pour la dernière fois, car elle se sentait vieille avant l'âge,
malade et fatiguée d'une vie sans sécurité et sans expansion.

Palmer fut plus contrarié de cette lettre qu'il ne voulut l'avouer. Bien
qu'il eût toujours admis avec une apparente satisfaction la certitude
d'une amitié durable entre lui et Laurent, il n'avait pas cessé d'être
inquiet malgré lui des sentiments qui pouvaient se réveiller dans le coeur
de Thérèse lorsqu'elle le reverrait. A coup sûr, il ne s'en rendait pas
compte quand il proclamait le contraire; mais il s'en aperçut quand le
canon du navire américain fit retentir les échos du golfe de la Spezzia de
ses adieux répétés durant toute la journée du 18 août.

Chacune de ces explosions le faisait tressaillir, et, à la dernière, il se
tordit les mains jusqu'à les faire craquer.

Thérèse s'en étonna. Elle n'avait plus rien pressenti des anxiétés de
Palmer depuis l'explication qu'ils avaient eue ensemble au commencement de
leur séjour en ce pays.

--Mon Dieu, qu'est-ce donc? s'écria-t-elle en le regardant avec attention.
Quel pressentiment avez-vous?

--Oui! c'est cela, répondit Palmer à la hâte. C'est un pressentiment...
pour Lawson, mon ami d'enfance. Je ne sais pourquoi... Oui, oui, c'est un
pressentiment!

--Vous croyez qu'un malheur lui arrivera en mer?

--Peut-être? Qui sait? Enfin vous n'y serez pas exposée, grâce au ciel,
puisque nous allons à Paris.

--_L'Union_ passe à Brest et s'y arrête quinze jours. C'est là que nous
irons nous embarquer?

--Oui, oui, sans doute, si d'ici là il n'arrive pas une catastrophe.

Et Palmer resta triste et accablé, sans que Thérèse devinât ce qui se
passait en lui. Comment l'eût-elle deviné? Laurent était aux eaux de
Baden. Palmer le savait bien, et Laurent était occupé aussi de projets de
mariage, comme il l'avait écrit.

Ils partirent le lendemain en poste, et, sans s'arrêter nulle part, ils
rentrèrent en France par Turin et le mont Cenis.

Ce voyage fut d'une tristesse extraordinaire. Palmer voyait partout des
signes de malheur; il avouait des superstitions et des faiblesses d'esprit
qui n'étaient nullement dans son caractère. Lui, si calme et si facile à
servir, il s'abandonnait à des colères inouïes contre les postillons,
contre les routes, contre les douaniers, contre les passants. Thérèse ne
l'avait jamais vu ainsi. Elle ne put se défendre de le lui dire. Il lui
répondit un mot insignifiant, mais avec une expression de visage si sombre
et un accent de dépit si marqué, qu'elle eut peur de lui, de l'avenir par
conséquent.

Il y a une destinée implacable pour certaines existences. Pendant que
Thérèse et Palmer rentraient en France par le mont Cenis, Laurent y
rentrait par Genève. Il arriva à Paris quelques heures avant eux,
préoccupé d'un vif souci. Il avait enfin découvert que, pour le faire
voyager pendant quelques mois, Thérèse s'était dépouillée en Italie de
tout ce qu'elle possédait alors, et il avait appris (car tout se découvre
tôt ou tard), d'une personne qui avait passé à la Spezzia à cette époque,
que mademoiselle Jacques vivait à Porto-Venere dans un état de gêne
extraordinaire, et faisait de la dentelle pour payer un logement de six
livres par mois.

Humilié et repentant, irrité et désolé, il voulait savoir à quoi s'en
tenir sur la situation présente de Thérèse. Il la savait trop fière pour
vouloir rien accepter de Palmer, et il se disait avec vraisemblance que,
si elle n'avait pas été payée de ses travaux à Gênes, elle avait dû faire
vendre ses meubles à Paris.

Il courut aux Champs-Elysées, frémissant de trouver des inconnus installés
dans cette chère petite maison dont il n'approchait qu'avec un violent
battement de coeur. Comme il n'y avait pas de portier, il dut sonner à la
grille du jardin, sans savoir quelle figure allait venir lui répondre. Il
ignorait le prochain mariage de Thérèse, il ignorait même qu'elle fût
libre de se marier. Une dernière lettre qu'elle lui avait écrite à ce
sujet était arrivée à Baden le lendemain de son départ.

Sa joie fut extrême de voir la porte ouverte par la vieille Catherine. Il
lui sauta au cou; mais tout aussitôt il devint triste en voyant la figure
consternée de cette bonne femme.

--Et que venez-vous faire ici? lui dit-elle avec humeur. Vous savez donc
que mademoiselle arrive aujourd'hui? Ne pouvez-vous la laisser tranquille?
Venez-vous encore faire son malheur? On m'avait dit que vous vous étiez
quittés, et j'en étais contente; car, après vous avoir aimé, je vous
détestais. Je voyais bien que vous étiez l'_auteur_ de ses embarras et de
ses peines. Allons, allons, ne restez pas ici à l'attendre, à moins que
vous n'ayez juré de la faire mourir!

--Vous dites qu'elle arrive aujourd'hui! s'écria Laurent à plusieurs
reprises.

C'est tout ce qu'il avait entendu de la mercuriale de la vieille servante.
Il entra dans l'atelier de Thérèse, dans le petit salon lilas et jusque
dans la chambre à coucher, soulevant les toiles grises que Catherine avait
étendues partout pour garantir les meubles. Il les regardait un à un, tous
ces petits meubles curieux et charmants, objets d'art et de goût que
Thérèse avait payés de son travail; aucun ne manquait. Rien ne paraissait
changé dans la situation que Thérèse s'était faite à Paris, et Laurent
répétait d'un air un peu égaré en regardant Catherine, qui le suivait pas
à pas d'un air soucieux:

--Elle arrive aujourd'hui!

En disant qu'il aimait une belle enfant d'un amour pur et blond comme elle,
Laurent s'était vanté. Il avait pensé dire la vérité en écrivant à
Thérèse avec l'exaltation à laquelle il s'abandonnait pour lui parler de
lui-même, et qui contrastait si étrangement avec le ton moqueur et froid
qu'il se croyait obligé de porter dans le monde. La déclaration qu'il
avait dû faire à la jeune fille objet de ses rêves, il ne l'avait pas
faite. Un oiseau ou un nuage qui avait passé le soir dans le ciel avait
suffi pour déranger le fragile édifice de bonheur et d'expansion éclos le
matin dans cette imagination d'enfant et de poëte. La peur d'être ridicule
s'était emparée de lui, ou bien la crainte de guérir de son invincible et
fatale passion pour Thérèse.

Il était là, ne répondant rien à Catherine, qui, pressée de tout préparer
pour l'arrivée de sa chère maîtresse, se décida à le laisser seul. Laurent
était en proie à une agitation inouïe. Il se demandait pourquoi Thérèse
revenait à Paris sans l'en avoir averti. Y venait-elle en secret avec
Palmer, ou bien avait-elle fait comme Laurent lui-même? Lui avait-elle
annoncé un bonheur qui n'existait pas encore, et dont la pensée était déjà
évanouie? Ce brusque et mystérieux retour ne cachait-il pas une rupture
avec Dick?

Laurent s'en réjouissait et s'en effrayait à la fois. Mille idées, mille
émotions se contrariaient dans sa tête et dans ses nerfs. Il y eut un
moment où il oublia insensiblement la réalité et se persuada que ces
meubles couverts de toile grise étaient des tombes dans un cimetière. Il
avait toujours eu horreur de la mort, et, malgré lui, il y pensait sans
cesse. Il la voyait autour de lui sous toutes les formes. Il se crut
entouré de linceuls, et se leva avec effroi en s'écriant:

--Qui est donc mort? Est-ce Thérèse? est-ce Palmer? Je le vois, je le sens,
quelqu'un est mort dans la région où je viens de rentrer!... Non, c'est
toi, répondit-il en se parlant à lui-même, c'est toi qui as vécu dans
cette maison les seuls jours de ta vie, et qui y rentres inerte, abandonné,
oublié comme un cadavre!

Catherine revint sans qu'il y fit attention, enleva les toiles, épousseta
les meubles, ouvrit toutes grandes les croisées, qui étaient fermées,
ainsi que les persiennes, et mit des fleurs dans les grands vases de Chine
posés sur les consoles dorées. Puis elle s'approcha de lui et lui dit:

--Eh bien, voyons, que faites-vous ici?

Laurent sortit de son rêve, et, regardant autour de lui avec égarement, il
vit les fleurs répétées dans les glaces, les meubles de Boule brillant au
soleil, et tout cet air de fête qui avait succédé, comme par magie, à
l'aspect funèbre de l'absence, qui ressemble tant en effet à la mort.

Son hallucination prit un autre cours.

--Ce que je fais ici? dit-il en souriant d'un air sombre; oui, qu'est-ce
que je fais ici? C'est fête aujourd'hui chez Thérèse, c'est un jour
d'ivresse et d'oubli. C'est un rendez-vous d'amour que la maîtresse du
logis a donné, et certes ce n'est pas moi qu'elle attend, moi, un mort!
Qu'est-ce qu'un cadavre a à voir dans cette chambre de noces? Aussi que
va-t-elle dire en me voyant là? Elle dira comme toi, pauvre vieille, elle
me dira: «Va-t'en! ta place est dans un cercueil!»

Laurent parlait comme dans la fièvre. Catherine eut pitié de lui.

--Il est fou, pensa-t-elle, il l'a toujours été.

Et, comme elle songeait à ce qu'elle lui dirait pour le renvoyer avec
douceur, elle entendit qu'une voiture s'arrêtait dans la rue. Dans sa joie
de revoir Thérèse, elle oublia Laurent et courut ouvrir.

Palmer était à la porte avec Thérèse; mais, pressé de se débarrasser de la
poussière du voyage et ne voulant pas laisser à Thérèse l'ennui de faire
décharger la chaise de poste chez elle, il y remonta aussitôt, et donna
l'ordre qu'on le conduisît à l'hôtel Meurice, en disant à Thérèse qu'il
lui apporterait ses malles dans deux heures et viendrait dîner avec elle.

Thérèse embrassa sa bonne Catherine, et, tout en lui demandant comment
elle s'était portée en son absence, elle entra dans la maison avec cette
curiosité impatiente, inquiète ou joyeuse, que l'on éprouve
instinctivement à revoir un lieu où l'on a longtemps vécu, si bien que
Catherine n'eut pas le loisir de lui dire que Laurent était là, et qu'elle
le surprit pâle, absorbé et comme pétrifié sur le sofa du salon. Il
n'avait entendu ni la voiture, ni le bruit des portes ouvertes
précipitamment. Il était encore plongé dans ses rêveries lugubres, quand
il la vit devant lui. Il poussa un cri terrible, s'élança vers elle pour
l'embrasser, et tomba suffoqué, presque évanoui à ses pieds.

Il fallut lui ôter sa cravate, et lui faire respirer de l'éther; il
étouffait, et les battements de son coeur étaient si violents, que tout
son corps en était ébranlé comme de commotions électriques. Thérèse,
effrayée de le voir ainsi, crut qu'il était retombé malade. Cependant la
fraîcheur de la jeunesse lui revint bientôt, et elle remarqua qu'il avait
engraissé. Il lui jura mille fois qu'il ne s'était jamais mieux porté, et
qu'il était heureux de la voir embellie et de lui retrouver l'oeil pur
comme elle l'avait le premier jour de leur amour. Il se mit à genoux
devant elle et lui baisa les pieds pour lui témoigner son respect et son
adoration. Ses effusions étaient si vives, que Thérèse en fut inquiète et
crut devoir se hâter de lui rappeler son prochain départ et son prochain
mariage avec Palmer.

--Quoi? qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que tu dis? s'écria Laurent, pâle
comme si la foudre lui tombée à ses pieds. Départ! mariage!... Comment?
pourquoi? Est-ce que je rêve encore? est-ce que tu as dit ces mots-là?

--Oui, répondit-elle, je te les dis. Je te les avais écrits; tu n'as donc
pas reçu ma lettre?

--Départ! mariage! répétait Laurent; mais tu disais autrefois que c'était
impossible! Souviens toi! Il y a eu des jours où je regrettais de ne
pouvoir faire taire les gens qui te déchiraient, en te donnant mon nom et
ma vie entière. Et toi, tu disais: «Jamais, jamais, tant que cet homme
vivra!» Il est donc mort? ou bien tu aimes Palmer comme tu ne m'as jamais
aimé, puisque tu braves pour lui des scrupules que je trouvais fondés et
un scandale affreux que je crois inévitable?

--Le comte de *** n'est plus, et je suis libre.

Laurent fut si étourdi de cette révélation, qu'il oublia tous ses projets
d'amitié fraternelle et désintéressée. Ce que Thérèse avait prévu à Gênes
se réalisa dans les conditions les plus singulièrement déchirantes.
Laurent se fit une idée exaltée du bonheur qu'il eût pu goûter en devenant
le mari de Thérèse, et il versa des torrents de larmes sans qu'aucune
parole de raison et de remontrance eût prise sur son âme troublée et
désespérée. Sa douleur était si énergiquement exprimée et ses larmes si
vraies, que Thérèse ne put se soustraire à l'émotion d'une scène
pathétique et navrante. Elle n'avait jamais pu voir souffrir Laurent sans
ressentir toutes les pitiés de la maternité grondeuse, mais vaincue. Elle
essaya en vain de retenir ses propres larmes.

Ce n'étaient pas des larmes de regret, elle ne s'abusait pas sur ce
vertige que Laurent éprouvait, et qui n'était autre chose qu'un vertige;
mais il agissait sur ses nerfs, et les nerfs d'une femme comme elle,
c'étaient les propres fibres de son coeur, froissées par une souffrance
qu'elle ne s'expliquait pas.

Elle réussit enfin à le calmer, et, en lui parlant avec douceur et
tendresse, à lui faire accepter son mariage comme la plus sage et la
meilleure solution pour elle et pour lui-même. Laurent en convenait avec
un triste sourire.

--Oui, certes, disait-il, j'eusse fait un mari détestable, et _lui_, il te
rendra heureuse! Le ciel te devait cette récompense et ce dédommagement.
Tu as bien raison de l'en remercier et de trouver que cela nous préserve,
toi d'une existence misérable, moi de remords pires que les anciens. C'est
parce que tout cela est si vrai, si sage, si logique et si bien arrangé
que je suis si malheureux!

Et il recommençait à sangloter.

Palmer rentra sans qu'on l'eût entendu venir. Il était, en effet, sous le
coup d'un pressentiment terrible, et, sans rien préméditer, il venait
comme un jaloux en défiance, sonnant à peine et marchant sans faire crier
les parquets. Il s'arrêta à la porte du salon et reconnut la voix de
Laurent.

--Ah! j'en étais bien sûr! se dit-il en déchirant le gant qu'il s'était
réservé de mettre justement à cette porte, apparemment pour se donner le
temps de la réflexion avant d'entrer. Il crut devoir frapper.

--Entrez! cria vivement Thérèse, étonnée que quelqu'un lui fit cette
insulte de frapper à la porte de son salon.

En voyant que c'était Palmer, elle pâlit. Ce qu'il venait de faire était
plus éloquent que bien des paroles, il la soupçonnait.

Palmer vit cette pâleur, et n'en put comprendre la véritable cause. Il vit
aussi que Thérèse avait pleuré, et la physionomie décomposée de Laurent
acheva de le troubler lui-même. Le premier regard qu'échangèrent
involontairement ces deux hommes fut un regard de haine et de provocation;
puis ils marchèrent l'un sur l'autre, incertains s'ils se tendraient la
main ou s'ils s'étrangleraient.

Laurent fut en ce moment le meilleur et le plus sincère des deux, car il
avait des mouvements spontanés qui rachetaient toutes ses fautes. Il
ouvrit les bras et embrassa Palmer avec effusion, sans lui cacher ses
larmes, qui recommençaient à l'étouffer.

--Qu'est-ce donc? lui dit Palmer en regardant Thérèse.

--Je ne sais, répondit-elle avec fermeté; je viens de lui dire que nous
partons pour nous marier. Il en prend du chagrin. Il croit apparemment que
nous allons l'oublier. Dites-lui, Palmer, que, de loin comme de près, nous
l'aimerons toujours.

--C'est un enfant gâté! reprit Palmer. Il devrait savoir que je n'ai
qu'une parole, et que je veux votre bonheur avant tout. Faudra-t-il donc
que nous l'emmenions en Amérique pour qu'il cesse de s'affliger et de vous
faire pleurer, Thérèse?

Ces paroles furent dites d'un ton indéfinissable. C'était l'accent de
l'amitié paternelle, mêlé de je ne sais quelle aigreur profonde et
invincible.

Thérèse comprit. Elle demanda son châle et son chapeau en disant à Palmer:

--Nous allons dîner _au cabaret_. Catherine n'attendait que moi, et il n'y
aurait pas ici de quoi dîner pour nous deux.

--Vous voulez dire pour nous trois, reprit Palmer, toujours moitié amer,
moitié tendre.

--Mais, moi, je ne dîne pas avec vous, répondit Laurent, qui comprit enfin
ce qui se passait dans l'esprit de Palmer. Je vous quitte; je reviendrai
vous dire adieu. Quel jour partez-vous?

--Dans quatre jours, dit Thérèse.

--Au moins! ajouta Palmer en la regardant d'une manière étrange; mais ce
n'est pas une raison pour que nous ne dînions pas tous trois ensemble
aujourd'hui. Laurent, faites-moi ce plaisir. Nous irons aux
_Frères-Provençaux_, et, de là, nous ferons un tour en voiture au bois de
Boulogne. Cela nous rappellera Florence et les _Cascine_. Voyons, je vous
prie.

--Je suis engagé, dit Laurent.

--Eh bien, dégagez-vous, reprit Palmer. Voilà du papier et des plumes!
Écrivez, écrivez, je vous prie!

Palmer parlait d'un ton si décidé, qu'il en était absolu. Laurent crut se
rappeler que c'était son accent de rondeur accoutumé. Thérèse eût voulu
qu'il refusât, et d'un regard elle eût pu le lui faire comprendre; mais
Palmer ne la perdait pas de vue, et il paraissait en train d'interpréter
toutes choses d'une manière funeste.

Laurent était très-sincère. Quand il mentait, il était sa première dupe.
Il se crut assez fort pour braver cette situation délicate, et il eut
l'intention droite et généreuse de rendre à Palmer sa confiance
d'autrefois. Malheureusement, lorsque l'esprit humain, emporté par de
grandes aspirations, a gravi de certains sommets, s'il est pris de vertige,
il ne descend plus, il se précipite. C'est ce qui arrivait à Palmer.
Homme de coeur et de loyauté entre tous, il avait eu l'ambition de vouloir
dominer les émotions intérieures d'une situation trop délicate. Ses forces
le trahissaient; qui pourrait l'en blâmer? Et il s'élançait dans l'abîme,
entraînant Thérèse et Laurent lui-même avec lui. Qui ne les plaindrait
tous trois? Tous trois avaient rêvé d'escalader le ciel et d'atteindre ces
régions sereines où les passions n'ont plus rien de terrestre; mais cela
n'est pas donné à l'homme: c'est déjà beaucoup pour lui de se croire un
instant capable d'aimer sans trouble et sans méfiance.

Le dîner fut d'une tristesse mortelle; bien que Palmer, qui s'était emparé
du rôle d'amphitryon, prît à coeur de faire servir à ses convives les mets
et les vins les plus recherchés, tout leur parut amer, et Laurent, après
de vains efforts pour se trouver dans la situation d'esprit qu'il avait
savourée doucement à Florence au lendemain de sa maladie entre ces deux
personnes, refusa de les suivre au bois de Boulogne. Palmer, qui, pour
s'étourdir, avait bu un peu plus que de coutume, insista d'une manière
impatientante pour Thérèse.

--Voyons, dit-elle, ne vous obstinez pas ainsi. Laurent a raison de
refuser; au bois de Boulogne, dans votre calèche découverte, nous serons
en vue, et nous pouvons rencontrer des gens qui nous connaissent. Ils ne
sont pas obligés de savoir dans quelle position exceptionnelle nous nous
trouvons tous les trois, et pourraient bien penser, sur le compte de
chacun de nous, des choses assez fâcheuses.

--Eh bien, rentrons chez vous, dit Palmer; j'irai ensuite me promener
seul, j'ai besoin de prendre l'air.

Laurent s'esquiva en voyant que c'était comme un parti pris chez Palmer de
le laisser seul avec Thérèse, apparemment pour les surveiller ou les
surprendre. Il rentra chez lui fort triste, en se disant que Thérèse
n'était peut-être pas heureuse, et un peu content aussi malgré lui de
pouvoir se dire que Palmer n'était pas au-dessus de la nature humaine,
comme il se l'était imaginé, et comme Thérèse le lui avait dépeint dans
ses lettres.

Nous passerons rapidement sur les huit jours qui suivirent, huit jours qui
firent, d'heure en heure, tomber plus bas l'héroïque roman rêvé plus ou
moins fortement par ces trois malheureux amis. La plus illusionnée avait
été Thérèse, puisque, après des craintes et des prévisions assez sages,
elle s'était résolue à engager sa vie, et que, quelles que fussent
désormais les injustices de Palmer, elle devait et voulait lui tenir
parole.

Palmer l'en dégagea tout d'un coup, après une série de soupçons plus
outrageants par le silence que ne l'avaient été toutes les injures de
Laurent. Un matin, Palmer, après avoir passé la nuit caché dans le jardin
de Thérèse, allait se retirer lorsqu'elle parut auprès de la grille, et
l'arrêta.

--Eh bien, lui dit-elle, vous avez veillé là pendant six heures, et je
vous voyais de ma chambre. Êtes-vous bien convaincu que personne n'est
venu chez moi cette nuit?

Thérèse était irritée, et cependant, en provoquant l'explication que lui
refusait Palmer, elle espérait encore le ramener à la confiance; mais il
en jugea autrement.

--Je vois, Thérèse, lui dit-il, que vous êtes lasse de moi, puisque vous
exigez une confession après laquelle je serai méprisable à vos yeux. Il ne
vous en eût pas coûté beaucoup cependant de les fermer sur une faiblesse
dont je ne vous ai pas beaucoup importunée. Que ne me laissiez-vous
souffrir en silence? Vous ai-je injuriée et obsédée de sarcasmes amers,
moi? Vous ai-je écrit des volumes d'outrages pour venir le lendemain
pleurer à vos pieds et vous faire des protestations délirantes, sauf à
recommencer à vous torturer le lendemain? Vous ai-je seulement adressé une
question indiscrète? Que ne dormiez-vous tranquillement cette nuit,
pendant que j'étais assis sur ce banc sans troubler votre repos par des
cris et des larmes? Ne pouvez-vous me pardonner une souffrance dont je
rougis peut-être, et que j'ai du moins l'orgueil de vouloir et de savoir
cacher? Vous avez pardonné bien plus à quelqu'un qui n'avait pas le même
courage.

--Je ne lui ai rien pardonné, Palmer, puisque je l'ai quitté sans retour.
Quant à cette souffrance, que vous avouez, et que vous croyez cacher si
bien, sachez qu'elle est claire comme le jour à mes yeux, et que j'en
souffre plus que vous-même. Sachez qu'elle m'humilie profondément, et que,
venant d'un homme fort et réfléchi comme vous, elle me blesse cent fois
plus que les outrages d'un enfant en délire.

--Oui, oui, c'est vrai, reprit Palmer. Ainsi vous voilà froissée par ma
faute et à jamais irritée contre moi! Eh bien, Thérèse, tout est fini
entre nous. Faites pour moi ce que vous avez fait pour Laurent: gardez-moi
votre amitié.

--Ainsi vous me quittez?

--Oui, Thérèse; mais je n'oublie pas que, quand vous avez daigné vous
engager à moi, j'avais mis mon nom, ma fortune et ma considération à vos
pieds. Je n'ai qu'une parole, et je tiendrai ce que je vous ai promis;
marions-nous ici, sans bruit et sans joie, acceptez mon nom et la moitié
de mes revenus, et après...

--Après? dit Thérèse.

--Après, je partirai, j'irai embrasser ma mère... et vous serez libre!

--Est-ce une menace de suicide que vous me faites là?

--Non, sur l'honneur! Le suicide est une lâcheté, surtout quand on a une
mère comme la mienne. Je voyagerai, je recommencerai le tour du monde, et
vous n'entendrez plus parler de moi!

Thérèse fut révoltée d'une telle proposition.

--Ceci, Palmer, lui dit-elle, me paraîtrait une mauvaise plaisanterie, si
je ne vous connaissais pour un homme sérieux. J'aime à croire que vous ne
me jugez pas capable d'accepter ce nom et cet argent que vous m'offrez
comme la solution d'un cas de conscience. Ne revenez jamais sur une
pareille proposition, j'en serais offensée.

--Thérèse! Thérèse! s'écria Palmer avec violence en lui serrant le bras
jusqu'à le meurtrir, jurez-moi, sur le souvenir de l'enfant que vous avez
perdu, que vous n'aimez plus Laurent, et je tombe à vos pieds pour vous
supplier de me pardonner mon injustice.

Thérèse retira son bras meurtri et le regarda en silence. Elle était
offensée jusqu'au fond de l'âme du serment qu'on lui demandait, et elle en
trouvait la formule plus cruelle et plus brutale encore que le mal
physique qu'elle venait de subir.

--Mon enfant, s'écria-t-elle enfin avec des sanglots étouffés, je te jure,
à toi qui es dans le ciel, qu'aucun homme n'avilira plus ta pauvre mère!

Elle se leva et rentra dans sa chambre, où elle s'enferma. Elle se sentait
tellement innocente envers Palmer, qu'elle ne pouvait accepter de
descendre à une justification, comme une femme coupable. Et puis elle
voyait un avenir horrible avec un homme qui savait si bien couver une
jalousie profonde, et qui, après avoir par deux fois provoqué ce qu'il
croyait être un danger pour elle, lui faisait un crime de sa propre
imprudence. Elle songeait à l'affreuse existence de sa mère avec un mari
jaloux du passé, et elle se disait avec raison qu'après le malheur d'avoir
subi une passion comme celle de Laurent, elle avait été insensée de croire
au bonheur avec un autre homme.

Palmer avait un fonds de raison et de fierté qui ne lui permettait pas non
plus d'espérer de rendre Thérèse heureuse après une scène comme celle qui
venait de se passer. Il sentait que sa jalousie ne guérirait pas, et il
persistait à la croire fondée. Il écrivit à Thérèse:

«Mon amie, pardonnez-moi si je vous ai affligée; mais il m'est impossible
de ne pas reconnaître que j'allais vous entraîner dans un abîme de
désespoir. Vous aimez Laurent, vous l'avez toujours aimé malgré vous, et
vous l'aimerez peut-être toujours. C'est votre destinée. J'ai voulu vous y
soustraire, vous le vouliez aussi. Je reconnais encore qu'en acceptant mon
amour vous étiez sincère, et que vous avez fait tout votre possible pour y
répondre. Je me suis fait, moi, beaucoup d'illusions; mais, chaque jour,
depuis Florence, je les sentais s'échapper. S'il eût persisté à être
ingrat, j'étais sauvé; mais son repentir et sa reconnaissance vous ont
attendrie. Moi-même, j'en ai été touché, et je me suis pourtant efforcé de
me croire tranquille. C'était en vain. Il y a eu dès lors entre vous deux,
à cause de moi, des douleurs que vous ne m'avez jamais racontées, mais que
j'ai bien devinées. Il reprenait son ancien amour pour vous, et vous, tout
en vous défendant, vous regrettiez de m'appartenir. Hélas! Thérèse, c'est
alors pourtant que vous eussiez dû reprendre votre parole. J'étais prêt à
vous la rendre. Je vous laissais libre de partir avec lui de la Spezzia:
que ne l'avez vous fait?

«Pardonnez-moi, je vous reproche d'avoir beaucoup souffert pour me rendre
heureux et pour vous rattacher à moi. J'ai bien lutté aussi, je vous jure!
Et à présent, si vous voulez encore accepter mon dévouement, je suis prêt
à lutter et à souffrir encore. Voyez si vous voulez souffrir vous-même, et
si, en me suivant en Amérique, vous espérez guérir de cette malheureuse
passion qui vous menace d'un avenir déplorable. Je suis prêt à vous
emmener; mais ne parlons plus de Laurent, je vous en supplie, et ne me
faites pas un crime d'avoir deviné la vérité. Restons amis, venez demeurer
chez ma mère, et si, dans quelques années, vous ne me trouvez pas indigne
de vous, acceptez mon nom et le séjour de l'Amérique, sans aucune pensée
de revenir jamais en France.

» J'attendrai votre réponse huit jours à Paris.

«RICHARD.»

Thérèse rejeta une offre qui blessait sa fierté. Elle aimait encore Palmer,
et cependant elle se sentait si offensée d'être reçue à merci sans avoir
rien à se reprocher, qu'elle lui cacha le déchirement de son âme. Elle
sentait aussi qu'elle ne pouvait reprendre aucune espèce de lien avec lui
sans faire durer un supplice qu'il n'avait plus la force de dissimuler, et
que leur vie serait désormais une lutte ou une amertume de tous les
instants. Elle quitta Paris avec Catherine sans dire à personne où elle
allait, et s'enferma dans une petite maison de campagne qu'elle loua, pour
trois mois, en province.



XII


Palmer partit pour l'Amérique, emportant avec dignité une blessure
profonde, mais ne pouvant admettre qu'il se fût trompé. Il avait dans
l'esprit une obstination qui réagissait parfois sur son caractère, mais
seulement pour lui faire accomplir résolument tel ou tel acte, et non pour
persister dans une voie douloureuse et vraiment difficile. Il s'était cru
capable de guérir Thérèse de son fatal amour, et, par sa foi exaltée,
imprudente si l'on veut, il avait fait ce miracle; mais voilà qu'il en
perdait le fruit au moment de le recueillir, parce qu'au ciment de la
dernière épreuve la foi lui manquait.

Il faut bien dire aussi que la plus mauvaise circonstance possible pour
établir un lien sérieux, c'est de vouloir trop vite posséder une âme qui
vient d'être brisée. L'aurore d'une pareille union se présente avec des
illusions généreuses; mais la jalousie rétrospective est un mal incurable
et engendre des orages que la vieillesse même ne dissipe pas toujours.

Si Palmer eût été un homme vraiment fort, ou si sa force eût été plus
calme et mieux raisonnée, il eût pu sauver Thérèse des désastres qu'il
pressentait pour elle. Il l'eût dû peut-être, car elle s'était confiée à
lui avec une sincérité et un désintéressement dignes de sollicitude et de
respect; mais beaucoup d'hommes qui ont l'aspiration et l'illusion de la
force n'ont que de l'énergie, et Palmer était de ceux sur lesquels on peut
se tromper longtemps. Tel qu'il était, il méritait à coup sûr les regrets
de Thérèse. On verra bientôt qu'il était capable des mouvements les plus
nobles et des actions les plus courageuses. Tout son tort était d'avoir
cru à la durée inébranlable de ce qui était chez lui un effort spontané de
la volonté.

Laurent ignora d'abord le départ de Palmer pour l'Amérique; il fut
consterné de trouver Thérèse partie aussi sans recevoir ses adieux. Il
n'avait reçu d'elle que trois lignes:

«Vous avez été le seul confident en France de mon mariage projeté avec
Palmer. Ce mariage est rompu. Gardez-nous-en le secret. Je pars.»

En écrivant ce peu de mots glacés à Laurent, Thérèse éprouvait une sorte
d'amertume contre lui. Ce fatal entant n'était-il pas la cause de tous les
malheurs et de tous les chagrins de sa vie?

Elle sentit pourtant bientôt que cette fois son dépit était injuste.
Laurent s'était admirablement conduit avec Palmer et avec elle durant ces
malheureux huit jours qui avaient tout perdu. Après la première émotion,
il avait accepté la situation avec une grande candeur, et il avait fait
tout son possible pour ne pas porter ombrage à Palmer. Il n'avait pas
cherché une seule fois à tirer parti auprès de Thérèse des injustices de
son fiancé. Il n'avait cessé de parler de lui avec respect et amitié. Par
un bizarre concours de circonstances morales, c'est lui qui cette fois
avait eu le beau rôle. Et puis Thérèse ne pouvait s'empêcher de
reconnaître que, si Laurent était parfois insensé jusqu'à en être atroce,
rien de petit et de bas ne pouvait approcher de sa pensée.

Durant les trois mois qui suivirent le départ de Palmer, Laurent continua
à se montrer digne de l'amitié de Thérèse. Il avait su découvrir sa
retraite, et il ne fit rien pour l'y troubler. Il lui écrivit pour se
plaindre doucement de la froideur de son adieu, pour lui reprocher de
n'avoir pas eu confiance en lui dans ses chagrins, de ne l'avoir pas
traité comme son frère; «n'était-il pas créé et mis au monde pour la
servir, la consoler, la venger au besoin?» Puis venaient des questions
auxquelles Thérèse était bien forcée de répondre. Palmer l'avait-il
outragée? Fallait-il aller lui en demander raison?

«Ai-je fait quelque imprudence qui t'ait blessée? as-tu quelque chose à me
reprocher? Je ne le croyais pas, mon Dieu! Si je suis la cause de ta
douleur, gronde-moi, et, si je n'y suis pour rien, dis-moi que tu me
permets de pleurer avec toi.»

Thérèse justifia Richard sans vouloir rien expliquer. Elle défendit à
Laurent de lui parler de Palmer. Dans sa généreuse résolution de ne pas
laisser une tache sur le souvenir de son fiancé, elle laissa croire que la
rupture venait d'elle seule. C'était peut-être rendre à Laurent des
espérances qu'elle n'avait jamais voulu lui laisser; mais il est des
situations où, quoi qu'on fasse, on commet des maladresses, et où l'on
court fatalement à sa perte.

Les lettres de Laurent furent d'une douceur et d'une tendresse infinies.
Laurent écrivait sans art, sans prétention, et souvent sans goût et sans
correction. Il était tantôt emphatique de bonne foi et tantôt trivial sans
pruderie. Avec tous leurs défauts, ses lettres étaient dictées par une
conviction qui les rendait irrésistiblement persuasives, et on y
sentait à chaque mot le feu de la jeunesse et la sève bouillante d'un
artiste de génie.

En outre, Laurent se remit à travailler avec ardeur, avec la résolution de
ne jamais retomber dans le désordre. Son coeur saignait des privations que
Thérèse avait souffertes pour lui donner le mouvement, le bon air et la
santé du voyage en Suisse. Il était résolu à s'acquitter au plus vite.

Thérèse sentit bientôt que l'affection de son _pauvre enfant_, comme il
s'intitulait toujours, lui était douce, et que, si elle pouvait continuer
ainsi, elle serait le plus pur et le meilleur sentiment de sa vie.

Elle l'encouragea par des réponses toutes maternelles à persévérer dans la
voie de travail où il se disait rentré pour toujours. Ces lettres furent
douces, résignées et d'une tendresse chaste; mais Laurent y vit percer une
tristesse mortelle. Thérèse avouait être un peu malade, et il lui venait
des idées de mort dont elle riait avec une mélancolie navrante. Elle était
réellement malade. Sans amour et sans travail, l'ennui la dévorait. Elle
avait emporté une petite somme qui était le reste de ce qu'elle avait
gagné à Gênes, et elle l'économisait strictement pour rester à la campagne
le plus longtemps possible. Elle avait pris Paris en horreur. Et puis
peut-être avait-elle senti peu à peu quelque désir et en même temps
quelque frayeur de revoir Laurent changé, soumis et amendé de toutes
façons, comme il se montrait dans ses lettres.

Elle espérait qu'il se marierait; puisqu'il en avait eu une fois la
velléité, cette bonne pensée pouvait revenir. Elle l'y encourageait. Il
disait tantôt oui et tantôt non. Thérèse attendait toujours qu'aucune
trace de l'ancien amour ne reparût dans les lettres de Laurent: il
revenait bien toujours un peu, mais c'était avec une délicatesse exquise
désormais, et ce qui dominait ces retours à un sentiment mal étouffé,
c'était une tendresse suave, une sensibilité expansive, une sorte de piété
filiale enthousiaste.

Quand l'hiver fut venu, Thérèse, se voyant au bout de ses ressources, fut
forcée de revenir à Paris, où étaient sa clientèle et ses devoirs
vis-à-vis d'elle-même. Elle cacha son retour à Laurent, ne voulant pas le
revoir trop vite; mais, par je ne sais quelle divination, il passa dans la
rue peu fréquentée où était sa petite maison. Il vit les contrevents
ouverts et entra, ivre de joie. C'était une joie naïve et presque
enfantine, qui eût rendu ridicule et _bégueule_ toute attitude de méfiance
et de réserve. Il laissa dîner Thérèse, en la suppliant de venir le soir
chez lui pour voir un tableau qu'il venait de finir et sur lequel il
voulait absolument son avis avant de le livrer. C'était vendu et payé;
mais, si elle lui faisait quelque critique, il y travaillerait encore
quelques jours. Ce n'était plus le temps déplorable où Thérèse «ne s'y
connaissait pas, où elle avait le jugement étroit et réaliste des peintres
de portrait, où elle était incapable de comprendre une oeuvre
d'imagination,» _etc_. Elle était maintenant «sa muse et sa puissance
inspiratrice. Sans le secours de son divin souffle, il ne pouvait rien.
Avec ses conseils et ses encouragements, son talent, à lui, tiendrait
toutes ses promesses.»

Thérèse oublia le passé, et, sans être trop enivrée du présent, elle ne
crut pas devoir refuser ce qu'un artiste ne refuse jamais à un confrère.
Elle prit une voiture après son dîner et alla chez Laurent.

Elle trouva l'atelier illuminé et le tableau magnifiquement éclairé.
C'était une belle et bonne chose que ce tableau. Cet étrange génie avait
la faculté de faire, en se reposant, des progrès rapides que ne font pas
toujours ceux qui travaillent avec persévérance. Il y avait eu, par suite
de ses voyages et de sa maladie, une lacune d'un an dans son travail, et
il semblait que, par la seule réflexion, il se fût débarrassé des défauts
de sa première exubérance. En même temps, il avait acquis des qualités
nouvelles qu'on n'eût pas cru appartenir à sa nature, la correction du
dessin, la suavité des types, le charme de l'exécution, tout ce qui devait
plaire désormais au public sans démériter auprès des artistes.

Thérèse fut attendrie et ravie. Elle lui exprima vivement son admiration.
Elle lui dit tout ce qu'elle jugea propre à faire dominer chez lui le
noble orgueil du talent sur tous les mauvais entraînements du passé. Elle
ne trouva aucune critique à faire et lui défendit même de rien retoucher.

Laurent, modeste en ses manières et en son langage, avait plus d'orgueil
que Thérèse ne voulait lui en donner. Il était, au fond du coeur, enivré
de ses éloges. Il sentait bien que, de toutes les personnes capables de
l'apprécier, elle était la plus ingénieuse et la plus attentive. Il
sentait aussi revenir impérieusement ce besoin qu'il avait d'elle pour
partager ses tourments et ses joies d'artiste, et cet espoir de devenir un
maître, c'est-à-dire un homme, qu'elle seule pouvait lui rendre dans ses
défaillances.

Quand Thérèse eut longtemps contemplé le tableau, elle se retourna pour
voir une figure que Laurent la priait de regarder, en lui disant qu'elle
en serait encore plus contente; mais, au lieu d'une toile, Thérèse vit sa
mère debout et souriante sur le seuil de la chambre de Laurent.

Madame C.... était venue à Paris, ne sachant pas au juste le jour où
Thérèse y reviendrait. Cette fois elle y était attirée par des affaires
sérieuses: son fils se mariait, et M. C.... était lui-même à Paris depuis
quelque temps. La mère de Thérèse, sachant par elle qu'elle avait renoué
sa correspondance avec Laurent et craignant l'avenir, était venue le
surprendre pour lui dire tout ce qu'une mère peut dire à un homme pour
l'empêcher de faire le malheur de sa fille.

Laurent était doué de l'éloquence du coeur. Il avait rassuré cette pauvre
mère, et il l'avait retenue en lui disant:

--Thérèse va venir, c'est à vos pieds que je veux lui jurer d'être
toujours pour elle ce qu'elle voudra, son frère ou son mari, mais, dans
tous les cas, son esclave.

Ce fut une bien douce surprise pour Thérèse de trouver là sa mère, qu'elle
ne s'attendait pas à voir sitôt. Elles s'embrassèrent en pleurant de joie.
Laurent les conduisit dans un petit salon rempli de fleurs, où le thé
était servi avec luxe. Laurent était riche, il venait de gagner dix mille
francs. Il était heureux et fier de pouvoir restituer à Thérèse tout ce
qu'elle avait dépensé pour lui. Il fut adorable dans cette soirée; il
gagna le coeur de la fille et la confiance de la mère, et il eut pourtant
la délicatesse de ne pas dire un mot d'amour à Thérèse. Loin de là, en
baisant les mains unies ensemble de ces deux femmes, il s'écria avec
sincérité que c'était là le plus beau jour de sa vie, et que jamais, en
tête-à-tête avec Thérèse, il ne s'était senti si heureux et si content de
lui-même.

Ce fut madame C... la première qui, au bout de quelques jours, parla de
mariage à Thérèse. Cette pauvre femme, qui avait tout sacrifié à la
considération extérieure, qui, malgré ses chagrins domestiques, croyait
avoir bien fait, ne pouvait supporter l'idée de voir sa fille délaissée
par Palmer, et elle pensait que désormais Thérèse devait avoir raison du
monde en faisant un autre choix. Laurent était tout à fait célèbre et en
vogue. Jamais mariage n'avait paru mieux assorti. Le jeune et grand
artiste était corrigé de ses travers. Thérèse avait sur lui une influence
qui avait dominé les plus grandes crises de sa pénible transformation. Il
avait pour elle un attachement invincible. C'était devenu un devoir pour
tous deux de renouer pour toujours une chaîne qui n'avait jamais été
complétement brisée, et qui, quelque effort qu'ils fissent désormais, ne
pouvait jamais l'être.

Laurent excusait ses torts dans le passé par un raisonnement
très-spécieux. Thérèse, disait-il, l'avait gâté dans le principe par trop
de douceur et de résignation. Si, dès sa première ingratitude, elle se fût
montrée offensée, elle l'eût corrigé de la mauvaise habitude, contractée
avec les mauvaises femmes, de céder à ses emportements et à ses caprices.
Elle lui eût enseigné le respect que l'on doit à la femme qui s'est donnée
par amour.

Et puis une autre considération que faisait encore valoir Laurent pour se
disculper, et qui semblait plus sérieuse, était celle-ci, que déjà il
avait fait entrevoir dans ses lettres:

--Probablement, lui disait-il, j'étais malade sans le savoir quand, pour la
première fois, j'ai été coupable envers toi. Une fièvre cérébrale, cela
semble tomber sur vous comme la foudre, et pourtant il n'est pas possible
de croire que, chez un homme jeune et fort, il ne se soit pas opéré,
peut-être longtemps à l'avance, une crise terrible où sa raison ait été
déjà troublée, et contre laquelle sa volonté n'ait pas pu réagir. N'est-ce
pas ce qui s'est passé en moi, ma pauvre Thérèse, à l'approche de cette
maladie où j'ai failli succomber? Ni toi ni moi ne pouvions nous en rendre
compte, et, quant à moi, il m'arrivait souvent de m'éveiller le matin et de
songer à tes douleurs de la veille sans pouvoir distinguer la réalité de
mes rêves de la nuit. Tu sais bien que je ne pouvais pas travailler, que le
lieu où nous étions m'inspirait une aversion maladive, que déjà, dans la
forêt de ***, j'avais eu une hallucination extraordinaire; enfin que, quand
tu me reprochais doucement certains mots cruels et certaines accusations
injustes, je t'écoutais d'un air hébété, croyant que c'était toi-même qui
avais rêvé tout cela. Pauvre femme! c'est moi qui t'accusais d'être folle!
Tu vois bien que j'étais fou, et ne peux-tu pardonner des torts
involontaires? Compare ma conduite après ma maladie avec ce qu'elle était
auparavant! N'était-ce pas comme un réveil de mon âme? Ne m'as-tu pas
trouvé tout à coup aussi confiant, aussi soumis, aussi dévoué que j'étais
sceptique, irascible, égoïste, avant cette crise qui me rendait à moi-même?
Et, depuis ce moment, as-tu quelque chose à me reprocher? N'avais-je pas
accepté ton mariage avec Palmer comme un châtiment qui m'était bien dû? Tu
m'as vu mourir de douleur à l'idée de te perdre pour toujours: t'ai-je dit
un mot contre ton fiancé? Si tu m'eusses ordonné de courir après lui et
même de me brûler la cervelle pour te le ramener, je l'eusse fait, tant mon
âme et ma vie t'appartiennent! Est-ce là ce que tu veux encore? Dis un mot,
et, si mon existence te gêne et te perd, je suis prêt à la supprimer. Dis
un mot, Thérèse, et tu n'entendras plus jamais parler de ce malheureux qui
n'a rien à faire au monde que de vivre ou de mourir pour toi.

Le caractère de Thérèse s'était affaibli dans ce double amour, qui, en
somme, n'avait été que deux actes du même drame; sans cet amour froissé et
brisé, jamais Palmer n'eût songé à l'épouser, et l'effort qu'elle avait
fait pour s'engager à lui n'était peut-être qu'une réaction du désespoir.
Laurent n'avait jamais disparu de sa vie, puisque le thème de persuasion
que Palmer avait dû employer pour la convaincre était un retour perpétuel
sur cette funeste liaison qu'il voulait lui faire oublier, et qu'il était
fatalement entraîné à lui rappeler sans cesse.

Et puis le retour à l'amitié après la rupture avait été pour Laurent un
véritable retour à la passion, tandis que, pour Thérèse, ç'avait été une
nouvelle phase de dévouement plus délicat et plus tendre que l'amour même.
Elle avait souffert de l'abandon de Palmer, mais sans lâcheté. Elle avait
encore de la force contre l'injustice, et l'on peut même dire que toute sa
force était là. Elle n'était pas la femme éternellement souffrante et
plaintive des inutiles regrets et des incurables désirs. Il se faisait en
elle de puissantes réactions, et son intelligence, qui était assez
développée, l'y aidait naturellement. Elle se faisait une haute idée de la
liberté morale, et, quand l'amour et la foi d'autrui lui faisaient
banqueroute, elle avait le juste orgueil de ne pas disputer lambeau par
lambeau le pacte déchiré. Elle se plaisait même alors à l'idée de rendre
généreusement et sans reproche l'indépendance et le repos à qui les
réclamait.

Mais elle était devenue beaucoup moins forte que dans sa première jeunesse,
en ce sens qu'elle avait recouvré le besoin d'aimer et de croire,
longtemps assoupi en elle par un désastre exceptionnel. Elle s'était
longtemps imaginé qu'elle vivrait ainsi, et que l'art serait son unique
passion. Elle s'était trompée, et elle ne pouvait plus se faire
d'illusions sur l'avenir. Il lui fallait aimer, et son plus grand malheur,
c'est qu'il lui fallait aimer avec douceur, avec abnégation, et satisfaire
à tout prix cet élan maternel qui était comme une fatalité de sa nature et
de sa vie. Elle avait pris l'habitude de souffrir pour quelqu'un, elle
avait besoin de souffrir encore et, si ce besoin étrange, mais bien
caractérisé chez certaines femmes et même chez certains hommes, ne l'avait
pas rendue aussi miséricordieuse envers Palmer qu'envers Laurent, c'est
parce que Palmer lui avait semblé trop fort pour avoir besoin lui-même de
son dévouement. Palmer s'était donc trompé en lui offrant un appui et une
consolation. Il avait manqué à Thérèse de se croire nécessaire à cet homme,
qui voulait qu'elle ne songât qu'à elle-même.

Laurent, plus naïf, avait ce charme particulier dont elle était fatalement
éprise, la faiblesse! Il ne s'en cachait pas, il proclamait cette
touchante infirmité de son génie avec des transports de sincérité et des
attendrissements inépuisables. Hélas! il se trompait aussi. Il n'était pas
plus réellement faible que Palmer n'était réellement fort. Il avait ses
heures, il parlait toujours comme un enfant du ciel, et, dès que sa
faiblesse avait vaincu, il reprenait sa force pour faire souffrir, comme
font tous les enfants que l'on adore.

Laurent était voué à une fatalité inexorable. Il le disait lui-même dans
ses moments de lucidité. Il semblait que, né du commerce de deux anges, il
eût sucé le lait d'une furie, et qu'il lui en fût resté dans le sang un
levain de rage et de désespoir. Il était de ces natures plus répandues
qu'on ne pense dans l'espèce humaine et dans les deux sexes, qui, avec
toutes les sublimités de l'idée et tous les élans du coeur, ne peuvent
arriver à l'apogée de leurs facultés sans tomber aussitôt dans une sorte
d'épilepsie intellectuelle.

Et puis, tout aussi bien que Palmer, il voulait entreprendre l'impossible,
qui est de prétendre greffer le bonheur sur le désespoir et de goûter les
joies célestes de la foi conjugale et de l'amitié sainte sur les ruines
d'un passé fraîchement dévasté. Il eût fallu du repos à ces deux âmes
saignantes des blessures qu'elles avaient reçues: Thérèse en demandait
avec l'angoisse d'un affreux pressentiment; mais Laurent croyait avoir
vécu dix siècles durant les dix mois de leur séparation, et il devenait
malade de l'excès d'un désir de l'âme, qui eût dû effrayer Thérèse plus
qu'un désir des sens.

C'est par la nature de ce désir que malheureusement elle se laissa
rassurer. Laurent semblait être régénéré au point d'avoir réintégré
l'amour moral à la place qu'il doit occuper en première ligne, et il se
retrouvait seul avec Thérèse, sans l'inquiéter comme autrefois de ses
transports. Il savait, durant des heures entières, lui parler avec
l'affection la plus sublime, lui qui s'était cru longtemps muet, disait-il,
et qui sentait enfin son génie se dilater et prendre son vol dans une
région supérieure! Il s'imposait à l'avenir de Thérèse en lui montrant
sans cesse qu'elle avait à remplir envers lui une tâche sacrée, celle de
le soustraire aux entraînements de la jeunesse, aux mauvaises ambitions de
l'âge mûr et à l'égoïsme dépravé de la vieillesse. Il lui parlait de
lui-même et toujours de lui-même: pourquoi non? Il en parlait si bien! Par
elle, il serait un grand artiste, un grand coeur, un grand homme; elle lui
devait cela, parce qu'elle lui avait sauvé la vie! Et Thérèse, avec la
fatale simplicité des coeurs aimants, arrivait à trouver ce raisonnement
irréfutable et à se faire un devoir de ce qui avait été d'abord imploré
comme un pardon.

Thérèse arriva donc à renouer cette fatale chaîne; elle eut seulement
l'heureuse inspiration d'ajourner le mariage, voulant éprouver la
résolution de Laurent sur ce point, et craignant pour lui seul
l'engagement irrévocable. S'il ne se fût agi que d'elle, l'imprudente se
fût liée sans retour.

Le premier bonheur de Thérèse n'avait pas duré _toute une semaine_, comme
dit tristement une chanson gaie; le second ne dura pas vingt-quatre
heures. Les réactions de Laurent étaient soudaines et violentes, en raison
de la vivacité de ses joies. Nous disons ses réactions, Thérèse disait ses
_rétractations_, et c'était le mot véritable. Il obéissait à cet
inexorable besoin que certains adolescents éprouvent de tuer ou de
détruire ce qui leur plaît jusqu'à la passion. On a remarqué ces cruels
instincts chez des hommes de caractères très-différents, et l'histoire les
a qualifiés d'instincts pervers: il serait plus juste de les qualifier
d'instincts pervertis soit par une maladie du cerveau contractée dans le
milieu où ces hommes sont nés, soit par l'impunité, mortelle à la raison,
que certaines situations leur ont assurée dès leurs premiers pas dans la
vie. On a vu de jeunes rois égorger des biches qu'ils semblaient chérir,
pour le seul plaisir de voir palpiter leurs entrailles. Les hommes de
génie sont aussi des rois dans le milieu où ils se développent; ce sont
même des rois très-absolus, et que leur pouvoir enivre. Il en est que la
soif de dominer torture, et que la joie d'une domination assurée exalte
jusqu'à la fureur.

Tel était Laurent, en qui certes deux hommes bien distincts se
combattaient. L'on eût dit que deux âmes, s'étant disputé le soin d'animer
son corps, se livraient une lutte acharnée pour se chasser l'une l'autre.
Au milieu de ces souffles contraires, l'infortuné perdait son libre
arbitre, et tombait épuisé chaque jour sur la victoire de l'ange ou du
démon qui se l'arrachaient.

Et, quand il s'analysait lui-même, il semblait parfois lire dans un livre
de magie et donner avec une effrayante et magnifique lucidité la clef de
ces mystérieuses conjurations dont il était la proie.

--Oui, disait-il à Thérèse, je subis le phénomène que les thaumaturges
appelaient la possession. Deux esprits se sont emparés de moi. Y en a-t-il
réellement un bon et un mauvais? Non, je ne le crois pas: celui qui
t'effraye, le sceptique, le violent, le terrible, ne fait le mal que parce
qu'il n'est pas le maître de faire le bien comme il l'entendrait. Il
voudrait être calme, philosophe, enjoué, tolérant; _l'autre_ ne veut pas
qu'il en soit ainsi. Il veut faire son état de bon ange: il veut être
ardent, enthousiaste, exclusif, dévoué, et, comme son contraire le raille,
le nie et le blesse, il devient sombre et cruel à son tour, si bien que
deux anges qui sont en moi arrivent à enfanter un démon.

Et Laurent disait et écrivait à Thérèse sur ce bizarre sujet des choses
aussi belles qu'effrayantes, qui paraissaient être vraies et ajouter de
nouveaux droits à l'impunité qu'il semblait s'être réservée vis-à-vis
d'elle.

Tout ce que Thérèse avait craint de souffrir à cause de Laurent en
devenant la femme de Palmer, elle eut à le souffrir à cause de Palmer en
redevenant la compagne de Laurent. L'horrible jalousie rétrospective, la
pire de toutes, parce qu'elle se prend à tout sans pouvoir s'assurer de
rien, rongea le coeur et brisa le cerveau du malheureux artiste. Le
souvenir de Palmer devint pour lui un spectre, un vampire. Sa pensée
s'acharna à vouloir que Thérèse lui rendit compte de tous les détails de
sa vie à Gênes et à Porto-Venere, et, comme elle s'y refusait, il l'accusa
d'avoir cherché dès lors à le _tromper_. Oubliant qu'à cette époque
Thérèse lui avait écrit: _J'aime Palmer_, et qu'un peu plus tard elle lui
avait écrit: _Je l'épouse_, il lui reprochait d'avoir toujours tenu d'une
main sûre et perfide la chaîne d'espoir et de désir qui l'attachait à
elle. Thérèse lui remit sous les yeux toute leur correspondance, et il
reconnut qu'elle lui avait dit en temps et lieu tout ce que la loyauté lui
prescrivait de dire pour le détacher d'elle. Il s'apaisa et convint
qu'elle avait ménager sa passion mal éteinte avec une excessive
délicatesse, lui disant peu à peu toute la vérité à mesure qu'il se
montrait disposé à la recevoir sans douleur, et aussi à mesure
qu'elle-même avait pu prendre confiance dans l'avenir où Palmer
l'entraînait. Il reconnut qu'elle ne lui avait jamais fait l'ombre d'un
mensonge, même lorsqu'elle avait refusé de s'expliquer, et qu'au lendemain
de sa maladie, lorsqu'il se faisait encore illusion sur une réconciliation
impossible, elle lui avait dit: «Tout est fini entre nous. Ce que j'ai
résolu et accepté pour moi-même est mon secret, et tu n'as pas le droit de
m'interroger.»

--0ui, oui, tu as raison, s'écria Laurent. J'étais injuste, et ma fatale
curiosité est une torture que je suis vraiment criminel de vouloir te
faire partager: Oui, pauvre Thérèse, je te fais subir d'humiliants
interrogatoires, à toi qui ne me devais que l'oubli, et qui m'accordes un
pardon généreux! Je change les rôles: j'instruis ton procès, et j'oublie
que c'est moi le coupable et le condamné! Je cherche d'une main impie à
arracher les voiles de pudeur dont ton âme a le droit et sans doute aussi
le devoir de s'envelopper pour tout ce qui tient à tes relations avec
Palmer! Eh bien, je te remercie de ton fier silence. Je t'en estime
d'autant plus. Il me prouve que jamais tu n'as laissé Palmer t'interroger
sur les mystères de nos douleurs et de nos joies. Et je le comprends
maintenant: non-seulement une femme ne doit pas ces confidences intimes à
son amant, mais encore elle se doit de les lui refuser. L'homme qui les
demande avilit celle qu'il aime. Il exige d'elle une lâcheté, en même
temps qu'il la souille dans sa pensée, en associant son image à celle de
tous les fantômes qui l'obsèdent. Oui, Thérèse, tu as raison: il faut
travailler soi-même à entretenir la pureté de son idéal, et, moi, je
m'évertue sans cesse à le profaner et à l'arracher du temple que je lui
avais bâti!

Il semblait qu'après de telles explications, et lorsque Laurent se disait
prêt à le signer de son sang et de ses larmes, le calme dût renaître et le
bonheur commencer. Il n'en était pas ainsi. Laurent, dévoré d'une secrète
rage, revenait le lendemain à ses questions, à ses outrages, à ses
sarcasmes. Des nuits entières se passaient en discussions déplorables, où
il semblait qu'il eût absolument besoin de travailler son propre génie à
coups de fouet, de le blesser, de le torturer pour le rendre fécond en
malédictions d'une effroyable éloquence, et pour faire atteindre à Thérèse
et à lui les dernières limites du désespoir. Après ces orages, il semblait
qu'il n'y eût plus qu'à se tuer ensemble. Thérèse s'y attendait toujours
et se tenait prête, car elle prenait la vie en horreur; mais Laurent
n'avait pas encore cette pensée. Accablé de lassitude, il s'endormait, et
son bon ange semblait revenir pour bercer son sommeil et mettre sur ses
traits le divin sourire des visions célestes.

Règle invariable, inouïe, mais absolue dans cette étrange organisation: le
sommeil changeait toutes ses résolutions. S'il s'endormait le coeur plein
de tendresse, il s'éveillait l'esprit avide de combat et de meurtre, et
réciproquement, s'il était parti la veille en maudissant, il accourait le
lendemain pour bénir.

Trois fois Thérèse le quitta et s'enfuit loin de Paris; trois fois il
courut après elle et la força de pardonner à son désespoir, car aussitôt
qu'il l'avait perdue, il l'adorait et recommençait à l'implorer avec
toutes les larmes d'un repentir exalté.

Thérèse fut à la fois misérable et sublime dans cet enfer où elle s'était
replongée en fermant les yeux et en faisant le sacrifice de sa vie. Elle
poussa le dévouement jusqu'à des immolations qui faisaient frémir ses amis,
et qui lui valurent quelquefois le blâme, presque le mépris des gens
fiers et sages, qui ne savent pas ce que c'est que d'aimer.

Et, d'ailleurs, cet amour de Thérèse pour Laurent était incompréhensible
pour elle-même. Elle n'y était pas entraînée par les sens, car Laurent,
souillé par la débauche où il se replongeait pour tuer un amour qu'il ne
pouvait éteindre par sa volonté, lui était devenu un objet de dégoût pire
qu'un cadavre. Elle n'avait plus de caresses pour lui, et il n'osait plus
lui en demander. Elle n'était plus vaincue et dominée par le charme de son
éloquence et par les grâces enfantines de ses repentirs. Elle ne pouvait
plus croire au lendemain; et les attendrissements splendides qui les
avaient tant de fois réconciliés n'étaient plus pour elle que les
effrayants symptômes de la tempête et du naufrage.

Ce qui l'attachait à lui, c'était cette immense pitié dont on contracte
l'impérieuse habitude avec les êtres à qui l'on a beaucoup pardonné. Il
semble que le pardon engendre le pardon jusqu'à la satiété, jusqu'à la
faiblesse imbécile. Quand une mère s'est dit que son enfant est
incorrigible, et qu'il faut qu'il meure ou qu'il tue, elle n'a plus rien à
faire qu'à l'abandonner ou à tout accepter. Thérèse s'était trompée toutes
les fois qu'elle avait cru guérir Laurent par l'abandon. Il est bien vrai
qu'alors il redevenait meilleur, mais c'était à la condition d'espérer son
pardon. Quand il ne l'espérait plus, il se jetait à corps perdu dans la
paresse et le désordre. Elle revenait alors pour l'en tirer, et elle
réussissait à le faire travailler pendant quelques jours. Mais combien
elle payait cher ce peu de bien qu'elle parvenait à lui faire! Quand il
revenait au dégoût d'une vie normale, il n'avait pas assez d'invectives
pour lui reprocher de vouloir faire de lui «ce que _sa patronne Thérèse
Levasseur_ avait fait de Jean-Jacques,» c'est-à-dire, selon lui, «un idiot
et un maniaque.»

Et pourtant, dans cette pitié de Thérèse qu'il implorait si ardemment pour
s'en offenser aussitôt qu'elle lui était rendue, il y avait un respect
enthousiaste et peut-être même un peu fanatique pour le génie de
l'artiste. Cette femme, qu'il accusait d'être bourgeoise et inintelligente
quand il la voyait travailler à son bien-être à lui avec candeur et
persévérance, elle était grandement artiste, au moins dans son amour,
puisqu'elle acceptait la tyrannie de Laurent comme étant de droit divin,
et lui sacrifiait sa propre fierté, son propre travail, et ce qu'une autre
moins dévouée eût peut-être appelé sa propre gloire.

Et lui, l'infortuné, il voyait et comprenait ce dévouement, et, lorsqu'il
s'apercevait de son ingratitude, il était dévoré de remords qui le
brisaient. Il lui eût fallu une maîtresse insouciante et robuste qui se
fut moquée de ses colères comme de ses repentirs, qui n'eût souffert de
rien, pourvu qu'elle le dominât. Telle n'était pas Thérèse. Elle se
mourait de fatigue et de chagrin, et, en la voyant dépérir, Laurent
cherchait dans le suicide de son intelligence, dans le poison de l'ivresse,
l'oubli momentané de ses propres larmes.



XIII


Un soir, il lui fit une si longue et si incompréhensible querelle, qu'elle
ne l'entendit plus et s'assoupit sur son fauteuil. Au bout de quelques
instants, un léger frôlement lui fit ouvrir les yeux. Laurent jeta
convulsivement par terre quelque chose de brillant: c'était un poignard.
Thérèse sourit et referma les yeux. Elle comprenait faiblement, et comme à
travers le voile d'un rêve, qu'il avait songé à la tuer. En ce moment tout
était indifférent à Thérèse. Se reposer de vivre et de penser, que ce fût
sommeil ou mort, elle laissait le choix à la destinée.

C'était la mort qu'elle méprisait. Laurent crut que c'était lui, et, se
méprisant lui-même, il la quitta enfin.

Trois jours après, Thérèse, décidée à faire un emprunt qui lui permît un
voyage sérieux, une absence réelle (cette vie de déchirements et de
bourrasques tuait son travail et ruinait son existence), alla au quai aux
Fleurs et acheta un rosier blanc, qu'elle envoya à Laurent sans donner son
nom au porteur. C'était son adieu. En rentrant chez elle, elle y trouva un
rosier blanc anonyme: c'était aussi l'adieu de Laurent. Tous deux
partaient, tous deux restèrent. La coïncidence de ces rosiers blancs émut
Laurent jusqu'aux larmes. Il courut chez Thérèse, et la trouva achevant
ses paquets. Sa place était retenue dans le courrier pour six heures du
soir. Celle de Laurent l'était aussi dans la même voiture. Tous deux
avaient pensé revoir l'Italie l'un sans l'autre.

--Eh bien, partons ensemble! s'écria-t-il.

--Non, je ne pars plus, répondit-elle.

--Thérèse, lui dit-il, nous aurons beau vouloir! ce lien atroce qui nous
unit ne se rompra jamais. C'est folie d'y songer encore. Mon amour a
résisté à tout ce qui peut briser un sentiment, à tout ce qui peut tuer
une âme. Il faut que tu m'aimes comme je suis, ou que nous mourrions
ensemble. Veux-tu m'aimer?

--Je le voudrais en vain, je ne peux plus, dit Thérèse. Je sens mon coeur
épuisé: je crois qu'il est mort.

--Eh bien, veux-tu mourir?

--Il m'est indifférent de mourir, tu le sais; mais je ne veux ni de ta vie
ni de ta mort avec moi.

--Ah! oui, tu crois à l'éternité du _moi!_ Tu ne veux pas me retrouver
dans l'autre vie! Pauvre martyre, je comprends cela!

--Nous ne nous retrouverons pas, Laurent; j'en ai la certitude. Chaque âme
va vers son foyer d'attraction. Le repos m'appelle, et, toi, tu seras
toujours et partout attiré par la tempête.

--C'est-à-dire que tu n'as pas mérité l'enfer, toi!

--Tu ne l'as pas mérité non plus. Tu auras un autre ciel, voilà tout!

--En ce monde, qu'est-ce qui m'attend, si tu me quittes?

--La gloire quand tu ne chercheras plus l'amour.

Laurent devint pensif. Il répéta machinalement plusieurs fois: «La
gloire!» puis il s'agenouilla devant la cheminée en tisonnant, comme il
avait coutume de faire quand il voulait être seul avec lui-même. Thérèse
sortit pour décommander son départ. Elle savait bien que Laurent l'eût
suivie.

Quand elle rentra, elle le trouva très-calme et très-enjoué.

--Ce monde, lui dit-il, n'est qu'une plate comédie; mais pourquoi vouloir
s'élever au-dessus de lui, puisque nous ne savons pas ce qu'il y a plus
haut, et même s'il y a quelque chose? La gloire, dont tu ris
intérieurement, je le sais fort bien...

--Je ne ris pas de celle des autres...

--Qui, les autres?

--Ceux qui y croient et qui l'aiment.

--Dieu sait si j'y crois, Thérèse, et si je ne m'en moque pas comme d'une
farce! Mais on peut bien aimer une chose dont on sait le peu de valeur. On
aime un cheval quinteux qui vous casse le cou, le tabac qui vous
empoisonne, une mauvaise pièce qui vous fait rire, et la gloire qui n'est
qu'une mascarade! La gloire! qu'est-ce pour un artiste vivant? Des
articles de journaux qui vous éreintent et qui font parler de vous, et
puis des éloges que personne ne lit, car le public ne s'amuse que des
critiques acerbes, et, quand on porte son idole aux nues, il ne s'en
soucie plus du tout. Et puis des groupes qui se pressent et se succèdent
devant une toile peinte, et puis des commandes monumentales qui vous
transportent de joie et d'ambition, et qui vous laissent moitié mort de
fatigue sans avoir réalisé votre idée... Et puis... l'Institut... une
réunion de gens qui vous détestent, et qui eux-mêmes...

Ici Laurent se livra aux plus amers sarcasmes, et termina son dithyrambe
en disant:

--N'importe! voilà la gloire de ce monde! On crache dessus, mais on ne
peut s'en passer, puisqu'il n'y a rien de mieux!

Leur entretien se prolongea ainsi jusqu'au soir, railleur, philosophique,
et peu à peu tout à fait impersonnel. On eût dit, à les entendre et à les
voir, deux paisibles amis qui ne s'étaient jamais brouillés. Cette
situation étrange s'était répétée plusieurs fois au beau milieu de leur
grande crise: c'est que, quand leurs coeurs se taisaient, leurs
intelligences se convenaient et s'entendaient encore.

Laurent eut faim et demanda à dîner avec Thérèse.

--Et votre départ? lui dit-elle. Voici l'heure qui approche.

--Puisque vous ne partez plus, vous!

--Je partirai si vous restez.

--Eh bien, je partirai, Thérèse. Adieu!

Il sortit brusquement et revint au bout d'une heure.

--J'ai manqué le courrier, dit-il, ce sera pour demain. Vous n'avez pas
encore dîné?

Thérèse, préoccupée, avait oublié son repas sur la table.

--Ma chère Thérèse, lui dit-il, accordez-moi une dernière grâce; venez
dîner avec moi quelque part, et allons ce soir ensemble à quelque
spectacle. Je veux redevenir votre ami, rien que votre ami. Ce sera ma
guérison et notre salut à tous les deux. Éprouvez-moi. Je ne serai plus ni
jaloux, ni exigeant, ni même amoureux. Tenez, sachez-le, j'ai une autre
maîtresse, une jolie petite femme du monde, menue comme une fauvette,
blanche et fine comme un brin de muguet. C'est une femme mariée, je suis
l'ami de son amant, que je trompe. J'ai deux rivaux, deux dangers de mort
à braver chaque fois que j'obtiens un tête-à-tête. C'est fort piquant, et
c'est là tout le secret de mon amour. Donc, mes sens et mon imagination
sont satisfaits de ce côté-là; c'est mon coeur tout seul et l'échange de
mes idées avec les vôtres que je vous offre.

--Je les refuse, dit Thérèse.

--Comment! vous aurez la vanité d'être jalouse d'un être que vous n'aimez
plus?

--Certes, non! Je n'ai plus ma vie à donner, et je ne comprends pas une
amitié comme celle que vous me demandez sans un dévouement exclusif. Venez
me voir comme mes autres amis, je le veux bien; mais ne me demandez plus
d'intimité particulière, même apparente.

--Je comprends, Thérèse; vous avez un autre amant!

Thérèse leva ses épaules et ne répondit rien. Il mourait d'envie qu'elle
se vantât d'un caprice, comme il venait de le faire vis-à-vis d'elle. Sa
force abattue se ranimait et avait besoin d'un combat. Il attendait avec
anxiété qu'elle répondît à son défi pour l'accabler de reproches et de
dédains, et lui déclarer peut-être qu'il venait d'inventer cette maîtresse
pour la forcer à se trahir elle-même. Il ne comprenait plus la force
d'inertie de Thérèse. Il aimait mieux se croire haï et trompé qu'importun
ou indifférent.

Elle le lassa par son mutisme.

--Bonsoir, lui-dit-il. Je vais dîner, et, de là, au bal de l'opéra, si je
ne suis pas trop gris.

Thérèse, restée seule, creusa, pour la millième fois en elle-même, l'abîme
de cette mystérieuse destinée. Que lui manquait-il donc pour être une des
plus belles destinées humaines? La raison.

--Mais qu'est-ce donc que la raison? se demandait Thérèse, et comment le
génie peut-il exister sans elle? Est-ce parce qu'il est une si grande
force qu'il peut la tuer et lui survivre? Ou bien la raison n'est-elle
qu'une faculté isolée dont l'union avec le reste des facultés n'est pas
toujours nécessaire?

Elle tomba dans une sorte de rêverie métaphysique. Il lui avait toujours
semblé que la raison était un ensemble d'idées et non pas un détail; que
toutes les facultés d'un être bien organisé lui empruntaient et lui
fournissaient tour à tour quelque chose; qu'elle était à la fois le moyen
et le but, qu'aucun chef-d'oeuvre ne pouvait s'affranchir de sa loi, et
qu'aucun homme ne pouvait avoir de valeur réelle après l'avoir résolument
foulée aux pieds.

Elle repassait dans sa mémoire la vue de grands artistes, et regardait
aussi celle des artistes contemporains. Elle voyait partout la règle du
vrai associée au rêve du beau, et partout cependant des exceptions, des
anomalies effrayantes, des figures rayonnantes et foudroyées comme celle
de Laurent. L'aspiration au sublime était même une maladie du temps et du
milieu où se trouvait Thérèse. C'était quelque chose de fiévreux qui
s'emparait de la jeunesse et qui lui faisait mépriser les conditions du
bonheur normal en même temps que les devoirs de la vie ordinaire. Par la
force des choses, Thérèse elle-même se trouvait jetée, sans l'avoir désiré
ni prévu, dans ce cercle fatal de l'enfer humain. Elle était devenue la
compagne, la moitié intellectuelle d'un de ces fous sublimes, d'un de ces
génies extravagants; elle assistait à la perpétuelle agonie de Prométhée,
aux renaissantes fureurs d'Oreste; elle subissait le contre-coup de ces
inexprimables douleurs sans en comprendre la cause, sans en pouvoir
trouver le remède.

Dieu était encore dans ces âmes rebelles et torturées cependant, puisqu'à
certaines heures Laurent redevenait enthousiaste et bon, puisque la source
pure de l'inspiration sacrée n'était pas tarie; ce n'était point là un
talent épuisé, c'était peut-être encore un homme de beaucoup d'avenir.
Fallait-il l'abandonner à l'envahissement du délire et à l'hébétement de
la fatigue?

Thérèse avait, disons-nous, trop côtoyé cet abîme pour n'en point partager
quelquefois le vertige. Son propre talent comme son propre caractère avait
failli s'engager à son insu dans cette voie désespérée. Elle avait eu
cette exaltation de la souffrance qui fait voir en grand les misères de la
vie, et qui flotte entre les limites du réel et de l'imaginaire; mais, par
une réaction naturelle, son esprit aspirait désormais au vrai, qui n'est
ni l'un ni l'autre, ni l'idéal sans frein, ni le fait sans poésie. Elle
sentait que c'était là le beau, et qu'il fallait chercher la vie
matérielle simple et digne pour rentrer dans la vie logique de l'âme. Elle
se faisait de graves reproches de s'être manqué si longtemps à elle-même:
puis, un instant après, elle se reprochait également de se trop préoccuper
de son propre sort en présence du péril extrême où celui de Laurent
restait engagé.

Par toutes ses voix, par celle de l'amitié comme par celle de l'opinion,
le monde lui criait de se relever et de se reprendre. C'était là le devoir
en effet selon le monde, dont le nom en pareil cas équivaut à celui
d'ordre général, d'intérêt de la société: «Suivez le bon chemin, laissez
périr ceux qui s'en écartent.» Et la religion officielle ajoutait: «Les
sages et les bons pour l'éternel bonheur, les aveugles et les rebelles
pour l'enfer!» Donc, peu importe au sage que l'insensé périsse?

Thérèse se révolta contre cette conclusion.

--Le jour où je me croirai l'être le plus parfait, le plus précieux et le
plus excellent de la terre, se dit-elle, j'admettrai l'arrêt de mort de
tous les autres; mais, si ce jour-là m'arrive, ne serai-je pas plus folle
que tous les autres fous? Arrière la folie de la vanité, mère de
l'égoïsme! Souffrons encore pour un autre que moi!

Il était près de minuit lorsqu'elle se leva du fauteuil où elle s'était
laissée tomber inerte et brisée quatre heures auparavant. On venait de
sonner. Un commissionnaire apportait un carton et un billet. Le carton
contenait un domino et un masque de satin noir. Le billet contenait ce peu
de mots de la main de Laurent: _Senza veder, senza parlar_.

Sans se voir et sans se parler... Que signifiait cette énigme? Voulait-il
qu'elle vint au bal masqué l'intriguer par une aventure banale? voulait-il
essayer de l'aimer sans la reconnaître? Était-ce fantaisie de poëte ou
insulte de libertin?

Thérèse renvoya le carton et retomba dans son fauteuil; mais l'inquiétude
ne l'y laissa plus réfléchir. Ne devait-elle pas tout tenter pour arracher
cette victime à l'égarement infernal?

--J'irai, dit-elle, je le suivrai pas à pas. Je verrai, j'entendrai sa vie
en dehors de moi, je saurai ce qu'il y a de vrai dans les turpitudes qu'il
me raconte, à quel point il aime le mal naïvement ou avec affectation,
s'il a vraiment des goûts dépravés, ou s'il ne cherche qu'à s'étourdir.
Sachant tout ce que j'ai voulu ignorer de lui et de ce mauvais monde, tout
ce que j'éloignais avec dégoût de ses souvenirs et de mon imagination, je
découvrirai peut-être un joint, un biais, pour l'arracher à ce vertige.

Elle se rappela le domino que Laurent venait de lui envoyer, et sur lequel
elle avait pourtant à peine jeté les yeux. Il était en satin. Elle en
envoya chercher un en gros de Naples, mit un masque, cacha ses cheveux
avec soin, se munit de noeuds de rubans de diverses couleurs, afin de
changer l'aspect de sa personne, dans le cas où Laurent viendrait à la
soupçonner sous ce costume, et, demandant une voiture, elle se rendit
toute seule et résolument au bal de l'Opéra.

Elle n'y avait jamais mis les pieds. Le masque lui semblait une chose
insupportable, étouffante. Elle n'avait jamais essayé de contrefaire sa
voix et ne voulait être devinée de personne. Elle se glissa muette dans
les corridors, cherchant les coins isolés quand elle était lasse de
marcher, ne s'y arrêtant pas quand elle voyait quelqu'un approcher d'elle,
ayant toujours l'air de passer, et réussissant plus facilement qu'elle ne
l'avait espéré à être complètement seule et libre dans cette foule agitée.

C'était l'époque où l'on ne dansait pas au bal de l'Opéra, et où le seul
déguisement admis était le domino noir. C'était donc une cohue sombre et
grave en apparence, occupée peut-être d'intrigues aussi peu morales que
les bacchanales des autres réunions de ce genre, mais d'un aspect imposant,
vu de haut, dans son ensemble. Puis tout à coup, d'heure en heure, un
bruyant orchestre jouait des quadrilles effrénés, comme si
l'administration, luttant contre la police, eût voulu entraîner la foule à
enfreindre sa défense; mais personne ne paraissait y songer. La noire
fourmilière continuait à marcher lentement et à chuchoter au milieu de ce
vacarme, qui se terminait par un coup de pistolet, finale étrange,
fantastique, qui semblait impuissant à dissiper la vision de cette fête
lugubre.

Pendant quelques instants, Thérèse fut frappée de ce spectacle au point
d'oublier où elle était et de se croire dans le monde des rêves tristes.
Elle cherchait Laurent, et ne le trouvait pas.

Elle se hasarda dans le foyer, où se tenaient, sans masque et sans
déguisement, les hommes connus de tout Paris, et, quand elle en eut fait
le tour, elle allait se retirer, lorsqu'elle entendit prononcer son nom
dans un coin. Elle se retourna, et vit l'homme qu'elle avait tant aimé
assis entre deux filles masquées, dont la voix et l'accent avaient ce je
ne sais quoi de mou et d'aigre tout ensemble qui révèle la fatigue des
sens et l'amertume de l'esprit.

--Eh bien, disait l'une d'elles, tu l'as donc enfin abandonnée, ta fameuse
Thérèse? Il paraît qu'elle t'a trompé là-bas, en Italie, et que tu ne
voulais pas le croire?

--Il a commencé à s'en douter, reprit l'autre, le jour où il a réussi à
chasser le rival heureux.

Thérèse fut mortellement blessée de voir le douloureux roman de sa vie
livré à de pareilles interprétations, mais plus encore de voir Laurent
sourire, répondre à ces filles qu'elles ne savaient ce qu'elles disaient,
et leur parler d'autre chose, sans indignation et comme sans mémoire ou
sans souci de ce qu'il venait d'entendre. Thérèse n'eût jamais cru qu'il
n'était pas même son ami. Elle en était sûre maintenant! Elle resta, elle
écouta encore; elle sentait une sueur glacée coller son masque à sa
figure.

Cependant Laurent ne disait à ces filles rien qui ne pût être entendu de
tout le monde. Il babillait, s'amusait de leur caquet, et y répondait en
homme de bonne compagnie. Elles n'avaient aucun esprit, et deux ou trois
fois il bâilla en se cachant un peu. Néanmoins il restait là, se souciant
peu d'être vu de tous en cette compagnie, se laissant faire la cour,
bâillant de fatigue et non d'ennui réel, doux, distrait, mais aimable, et
parlant à ces compagnes de rencontre comme si elles eussent été des femmes
du meilleur monde, presque de bonnes et sérieuses amies, mêlées à des
souvenirs agréables de plaisirs que l'on peut avouer.

Cela dura bien un quart d'heure. Thérèse restait toujours. Laurent lui
tournait le dos. La banquette où il était assis se trouvait placée dans
l'embrasure d'une porte de glace sans tain, fermée en face de lui. Lorsque
des groupes errant dans les couloirs extérieurs s'arrêtaient contre cette
porte, les habits et les dominos faisaient un fond opaque, et la vitre
devenait une glace noire où l'image de Thérèse se répétait sans qu'elle
s'en aperçût. Laurent la vit à divers intervalles sans songer à elle; mais
peu à peu l'immobilité de cette figure masquée l'inquiéta, et il dit à ses
compagnes en la leur montrant dans le sombre miroir:

--Est-ce que vous ne trouvez pas ça effrayant, le masque?

--Nous te faisons donc peur?

--Non, pas vous: je sais comment vous avez le nez fait sous ce morceau de
satin; mais une figure qu'on ne devine pas, que l'on ne connaît pas, et
qui vous fixe avec cette prunelle ardente; je m'en vais d'ici, moi, j'en
ai assez.

--C'est-à-dire, reprirent-elles, que tu as assez de nous?

--Non, dit-il, j'ai assez du bal. On y étouffe. Voulez-vous venir voir
tomber la neige? Je vais au bois de Boulogne.

--Mais il y a de quoi mourir?

--Ah bien, oui! Est-ce qu'on meurt? Venez-vous?

--Ma foi, non!

--Qui veut venir en domino au bois de Boulogne avec moi? dit-il en élevant
la voix.

Un groupe de figures noires s'abattit comme une volée de chauves-souris
autour de lui.

--Combien cela vaut-il? disait l'une.

--Me feras-tu mon portrait? disait l'autre.

--Est-ce à pied ou à cheval? disait une troisième.

--Cent francs par tête, répondit-il, rien que pour se promener les pieds
dans la neige au clair de la lune. Je vous suivrai de loin. C'est pour
voir l'effet... Combien êtes-vous? ajouta-t-il au bout de quelques
instants. Dix! ce n'est guère. N'importe, marchons!

Trois restèrent en disant:

--Il n'a pas le sou. Il nous fera attraper une fluxion de poitrine, et ce
sera tout.

--Vous restez? reprit-il. Reste sept! Bravo, nombre cabalistique, les sept
péchés capitaux! Vive Dieu! je craignais de m'ennuyer, mais voilà une
invention qui me sauve.

--Allons, dit Thérèse, une fantaisie d'artiste!... Il se souvient qu'il
est peintre. Rien n'est perdu.

Elle suivit cette étrange compagnie jusqu'au péristyle, pour s'assurer
qu'en effet l'idée fantasque était mise à exécution; mais le froid fit
reculer les plus déterminées, et Laurent se laissa persuader d'y renoncer.
On voulait qu'il changeât la partie en un souper général.

--Ma foi, non! dit-il, vous n'êtes que des peureuses et des égoïstes,
absolument comme les femmes honnêtes. Je vais dans la bonne compagnie.
Tant pis pour vous!

Mais elles le ramenèrent dans le foyer, et il s'y établit entre lui,
d'autres jeunes gens de ses amis, et une troupe d'effrontées, une causerie
si vive, avec de si beaux projets, que Thérèse, vaincue par le dégoût, se
retira en se disant qu'il était trop tard. Laurent aimait le vice: elle ne
pouvait plus rien pour lui.

Laurent aimait-il le vice, en effet? Non, l'esclave n'aime pas le joug et
le fouet; mais, quand il est esclave par sa faute, quand il s'est laissé
prendre sa liberté, faute d'un jour de courage ou de prudence, il
s'habitue au servage et à toutes ses douleurs: il justifie ce mot profond
de l'antiquité, que, quand Jupiter réduit un homme en cet état, il lui ôte
la moitié de son âme.

Quand l'esclavage du corps était le fruit terrible de la victoire, le ciel
agissait ainsi par pitié pour le vaincu; mais, quand c'est l'âme qui subit
l'étreinte funeste de la débauche, le châtiment est là tout entier.
Désormais Laurent le méritait, ce châtiment. Il avait pu se racheter,
Thérèse y avait risqué, elle aussi, la moitié de son âme: il n'en avait
pas profité.

Comme elle remontait en voiture pour rentrer chez elle, un homme éperdu
s'élança à ses côtés.

C'était Laurent. Il l'avait reconnue au moment où elle quittait le foyer,
à un geste d'horreur involontaire dont elle n'avait pas eu conscience.

--Thérèse, lui dit-il, rentrons dans ce bal. Je veux dire à tous ces
hommes: «Vous êtes des brutes!» à toutes ces femmes: «Vous êtes des
infâmes!» Je veux crier ton nom, ton nom sacré à cette foule imbécile, me
rouler à tes pieds, et mordre la poussière en appelant sur moi tous les
mépris, toutes les insultes, toutes les hontes! Je veux faire ma
confession à haute voix dans cette mascarade immense, comme les premiers
chrétiens la faisaient dans les temples païens, purifiés tout à coup par
les larmes de la pénitence et lavés par le sang des martyrs...

Cette exaltation dura jusqu'à ce que Thérèse l'eût ramené à sa porte. Elle
ne comprenait plus du tout pourquoi et comment cet homme si peu enivré, si
maître de lui-même, si agréablement discoureur au milieu des filles du bal
masqué, redevenait passionné jusqu'à l'extravagance aussitôt qu'elle lui
apparaissait.

--C'est moi qui vous rends fou, lui dit-elle. Tout à l'heure on vous
parlait de moi comme d'une misérable, et cela même ne vous réveillait pas.
Je suis devenue pour vous comme un spectre vengeur. Ce n'était pas là ce
que je voulais. Quittons nous donc, puisque je ne peux plus vous faire que
du mal.



XIV


Ils se revirent pourtant le lendemain. Il la supplia de lui donner une
dernière journée de causerie fraternelle et de promenade _bourgeoise_,
amicale, tranquille. Ils allèrent ensemble au Jardin des Plantes,
s'assirent sous le grand cèdre, et montèrent au labyrinthe. Il faisait
doux; plus de traces de neige. Un soleil pâle perçait à travers des nuages
lilas. Les bourgeons des plantes étaient déjà gonflés de sève. Laurent
était poëte, rien que poëte et artiste contemplatif ce jour-là: un calme
profond, inouï, pas de remords, pas de désirs ni d'espérances; de la
gaieté ingénue encore par moments. Pour Thérèse, qui l'observait avec
étonnement, c'était à ne pas croire que tout fût brisé entre eux.

L'orage revint effroyable le lendemain, sans cause, sans prétexte, et
absolument comme il se forme dans le ciel d'été, par la seule raison qu'il
a fait beau la veille.

Puis, de jour en jour, tout s'obscurcit; et ce fut comme une fin du monde,
comme de continuels éclats de foudre au sein des ténèbres.

Une nuit, il entra chez elle fort tard, dans un état d'égarement complet,
et, sans savoir où il était, sans lui dire un mot, il se laissa tomber
endormi sur le sofa du salon.

Thérèse passa dans son atelier, et pria Dieu avec ardeur et désespoir de
la soustraire à ce supplice. Elle était découragée; la mesure était
comble. Elle pleura et pria toute la nuit.

Le jour paraissait lorsqu'elle entendit sonner à sa porte. Catherine
dormait, et Thérèse crut que quelque passant attardé se trompait de
domicile. On sonna encore; on sonna trois fois. Thérèse alla regarder par
la lucarne de l'escalier qui donnait au-dessus de la porte d'entrée. Elle
vit un enfant de dix à douze ans, dont les vêtements annonçaient l'aisance,
dont la figure levée vers elle lui parut angélique.

--Qu'est-ce donc, mon petit ami? lui dit-elle; êtes-vous égaré dans le
quartier?

--Non, répondit-il, on m'a amené ici; je cherche une dame qui s'appelle
mademoiselle Jacques.

Thérèse descendit, ouvrit à l'enfant, et le regarda avec une émotion
extraordinaire. Il lui semblait qu'elle l'avait déjà vu, ou qu'il
ressemblait à quelqu'un qu'elle connaissait et dont elle ne pouvait
retrouver le nom. L'enfant aussi paraissait troublé et indécis.

Elle l'emmena dans le jardin pour le questionner; mais, au lieu de
répondre:

--C'est donc vous, lui dit-il tout tremblant, qui êtes mademoiselle
Thérèse?

--C'est moi, mon enfant; que me voulez-vous? que puis-je faire pour vous?

--Il faut me prendre avec vous et me garder si vous voulez de moi!

--Qui êtes-vous donc?

--Je suis le fils du comte de ***.

Thérèse retint un cri, et son premier mouvement fut de repousser l'enfant;
mais tout à coup elle fut frappée de sa ressemblance avec une figure
qu'elle avait peinte dernièrement en la regardant dans une glace pour
l'envoyer à sa mère, et cette figure, c'était la sienne propre.

--Attends! s'écria-t-elle en saisissant le jeune garçon dans ses bras avec
un mouvement convulsif. Comment t'appelles-tu?

--Manoël.

--Oh! mon Dieu! qui donc est ta mère?

--C'est... on m'a bien recommandé de ne pas vous le dire tout de suite! Ma
mère... c'était d'abord la comtesse de ***, qui est là-bas, à La Havane;
elle ne m'aimait pas et elle me disait bien souvent: «Tu n'es pas mon fils,
je ne suis pas obligée de t'aimer.» Mais mon père m'aimait, et il me
disait souvent: «Tu n'es qu'à moi, tu n'as pas de mère.» Et puis il est
mort il y a dix-huit mois, et la comtesse a dit: «Tu es à moi et tu vas
rester avec moi.» C'est parce que mon père lui avait laissé de l'argent, à
la condition que je passerais pour leur fils à tous les deux. Cependant
elle continuait à ne pas m'aimer, et je m'ennuyais beaucoup avec elle,
quand un monsieur des États-Unis, qui s'appelle M. Richard Palmer, est
venu tout d'un coup me demander. La comtesse a dit: «Non, je ne veux pas.»
Alors M. Palmer m'a dit: «Veux-tu que je te reconduise à ta vraie mère,
qui croit que tu es mort, et qui sera bien contente de te revoir?» J'ai
dit: «Oui, bien sûr!» Alors M. Palmer est venu la nuit, dans une barque,
parce que nous demeurions au bord de la mer; et, moi, je me suis levé bien
doucement, bien doucement, et nous avons navigué tous les deux jusqu'à un
grand navire, et puis nous avons traversé toute la grande mer, et nous
voilà.

--Vous voila! dit Thérèse, qui tenait l'enfant pressé contre sa poitrine,
et qui, agitée d'un tremblement d'ivresse, le couvait et l'enveloppait
d'un seul et ardent baiser pendant qu'il parlait; où est-il, Palmer?

--Je ne sais pas, dit l'enfant. Il m'a amené à la porte, il m'a dit:
_Sonne!_ et puis je ne l'ai plus vu.

--Cherchons-le, dit Thérèse en se levant; il ne peut pas être loin!

Et, courant avec l'enfant, elle rejoignit Palmer, qui se tenait à quelque
distance, attendant de pouvoir s'assurer que l'enfant était reconnu par sa
mère.

--Richard! Richard! s'écria Thérèse en se jetant à ses pieds au milieu de
la rue encore déserte, comme elle l'eût fait quand même elle eût été
pleine de monde. Vous êtes _Dieu_ pour moi!...

Elle n'en put dire davantage; suffoquée par les larmes de la joie, elle
devenait folle.

Palmer l'emmena sous les arbres des Champs-Élysées et la fit asseoir. Il
lui fallut au moins une heure pour se calmer et se reconnaître, et pour
réussir à caresser son fils sans risquer de l'étouffer.

--A présent, lui dit Palmer, j'ai payé ma dette. Vous m'avez donné des
jours d'espoir et de bonheur, je ne voulais pas rester insolvable. Je vous
rends une vie entière de tendresse et de consolation, car cet enfant est
un ange, et il m'en coûte de me séparer de lui. Je l'ai privé d'un
héritage et je lui en dois un en échange. Vous n'avez pas le droit de vous
y opposer; mes mesures sont prises et tous ses intérêts sont réglés. Il a
dans sa poche un portefeuille qui lui assure le présent et l'avenir. Adieu,
Thérèse! Comptez que je suis votre ami à la vie et à la mort.

Palmer s'en alla heureux; il avait fait une bonne action. Thérèse ne
voulut pas remettre les pieds dans la maison où Laurent dormait. Elle prit
un fiacre, après avoir envoyé un commissionnaire à Catherine avec ses
instructions, qu'elle écrivit d'un petit café où elle déjeuna avec son
fils. Ils passèrent la journée à courir Paris ensemble, afin de s'équiper
pour un long voyage. Le soir, Catherine vint les rejoindre avec les
paquets qu'elle avait faits dans la journée, et Thérèse alla cacher son
enfant, son bonheur, son repos, son travail, sa joie, sa vie, au fond de
l'Allemagne. Elle eut le bonheur égoïste: elle ne pensa plus à ce que
Laurent deviendrait sans elle. Elle était mère, et la mère avait
irrévocablement tué l'amante.

Laurent dormit tout le jour et s'éveilla dans la solitude. Il se leva,
maudissant Thérèse d'avoir été à la promenade sans songer à lui faire
faire à souper. Il s'étonna de ne pas trouver Catherine, donna la maison
au diable, et sortit.

Ce ne fut qu'au bout de quelques jours qu'il comprit ce qui lui arrivait.
Quand il vit la maison de Thérèse sous-louée, les meubles emballés ou
vendus, et qu'il attendit des semaines et des mois sans recevoir un mot
d'elle, il n'eut plus d'espoir et ne songea plus qu'à s'étourdir.

Ce n'est qu'au bout d'un an qu'il sut le moyen de faire parvenir une
lettre à Thérèse. Il s'accusait de tout son malheur et demandait le retour
de l'ancienne amitié; puis, revenant à la passion, il finissait ainsi:

«Je sais bien que de toi je ne mérite pas même cela, car je t'ai maudite,
et, dans mon désespoir de t'avoir perdue, j'ai fait pour me guérir des
efforts de désespéré. Oui, je me suis efforcé de dénaturer ton caractère
et ta conduite à mes propres yeux; j'ai dit du mal de toi avec ceux qui te
haïssent, et j'ai pris plaisir à en entendre dire à ceux qui ne te
connaissent pas. Je t'ai traitée absente comme je te traitais quand tu
étais là! Et pourquoi n'es-tu plus là? C'est ta faute si je deviens fou;
il ne fallait pas m'abandonner... Oh! malheureux que je suis, je sens que
je te hais en même temps que je t'adore. Je sens que toute ma vie se
passera à t'aimer et à te maudire... Et je vois bien que tu me hais! Et je
voudrais te tuer! Et, si tu étais là, je tomberais à tes pieds! Thérèse,
Thérèse, tu es donc devenue un monstre, que tu ne connais plus la pitié?
Oh! l'affreux châtiment que celui de cet incurable amour avec cette colère
inassouvie! Qu'ai-je donc fait, mon Dieu, pour en être réduit à perdre
tout, jusqu'à la liberté d'aimer ou de haïr?»

Thérèse lui répondit:

«Adieu pour toujours! Mais sache que tu n'as rien fait contre moi que je
n'aie pardonné, et que tu ne pourras rien faire que je ne puisse pardonner
encore. Dieu condamne certains hommes de génie à errer dans la tempête et
à créer dans la douleur. Je t'ai assez étudié dans tes ombres et dans ta
lumière, dans ta grandeur et dans ta faiblesse, pour savoir que tu es la
victime d'une destinée, et que tu ne dois pas être pesé dans la même
balance que la plupart des autres hommes. Ta souffrance et ton doute, ce
que tu appelles ton châtiment, c'est peut-être la condition de ta gloire.
Apprends donc à le subir, Tu as aspiré de toutes tes forces à l'idéal du
bonheur, et tu ne l'as saisi que dans tes rêves. Eh bien, tes rêves, mon
enfant, c'est la réalité, à toi, c'est ton talent, c'est la vie; n'es-tu
pas artiste?

»Sois tranquille, va, Dieu te pardonnera de n'avoir pu aimer! Il t'avait
condamné à cette insatiable aspiration pour que ta jeunesse ne fût pas
absorbée par une femme. Les femmes de l'avenir, celles qui contempleront
ton oeuvre de siècle en siècle, voilà tes soeurs et tes amantes.»

FIN

E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--11640 11 21.


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FIN





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