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Title: Le château des Désertes
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le château des Désertes" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr



[Illustration: 001.png.]

LE CHÂTEAU DES DÉSERTES



NOTICE

Le _Château des Désertes_ est une analyse de quelques idées d'art plutôt
qu'une analyse de sentiments. Ce roman m'a servi, une fois de plus, à me
confirmer dans la certitude que les choses réelles, transportées dans
le domaine de la fiction, n'y apparaissent un instant que pour y
disparaître aussitôt, tant leur transformation y devient nécessaire.

Durant plusieurs hivers consécutifs, étant retirée à la campagne avec
mes enfants et quelques amis de leur âge, nous avions imaginé de jouer
la comédie sur scénario et sans spectateurs, non pour nous instruire en
quoique ce soit, mais pour nous amuser. Cet amusement devint une passion
pour les enfants, et peu à peu une sorte d'exercice littéraire qui ne
fut point inutile au développement intellectuel de plusieurs d'entre
eux. Une sorte de mystère que nous ne cherchions pas, mais qui résultait
naturellement de ce petit vacarme prolongé assez avant dans les nuits,
au milieu d'une campagne déserte, lorsque la neige ou le brouillard nous
enveloppaient au dehors, et que nos serviteurs même, n'aidant ni à nos
changements de décor, ni à nos soupers, quittaient de bonne heure la
maison où nous restions seuls; le tonnerre, les coups de pistolet, les
roulements du tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout
cela avait quelque chose de fantastique, et les rares passants qui en
saisirent de loin quelque chose n'hésitèrent pas à nous croire fous ou
ensorcelés.

Lorsque j'introduisis un épisode de ce genre dans le roman qu'on va
lire, il y devint une étude sérieuse, et y prit des proportions si
différentes de l'original, que mes pauvres enfants, après l'avoir lu,
ne regardaient plus qu'avec chagrin le paravent bleu et les costumes de
papier découpé qui avaient fait leurs délices. Mais à quelque chose sert
toujours l'exagération de la fantaisie, car ils firent eux-mêmes un
théâtre aussi grand que le permettait l'exiguïté du local, et arrivèrent
à y jouer des pièces qu'ils firent, eux-mêmes aussi, les années
suivantes.

Qu'elles fussent bonnes ou mauvaises, là n'est point la question
intéressante pour les autres: mais ne firent-ils pas mieux de s'amuser
et de s'exercer ainsi, que de courir cette bohème du monde réel, qui se
trouve à tous les étages de la société?

C'est ainsi que la fantaisie, le roman, l'oeuvre de l'imagination, en un
mot, a son effet détourné, mais certain, sur l'emploi de la vie. Effet
souvent funeste, disent les rigoristes de mauvaise foi ou de mauvaise
humeur. Je le nie. La fiction commence par transformer la réalité; mais
elle est transformée à son tour et fait entrer un peu d'idéal, non pas
seulement dans les petits faits, mais dans les grands sentiments de la
vie réelle.

GEORGE SAND.

NOHANT 17 janvier 1853



A M. W.-G. MACREADY.

Ce petit ouvrage essayant de remuer quelques idées sur l'art dramatique,
je le mets sous la protection d'un grand nom et d'une honorable amitié.

GEORGE SAND.

Nohant, 30 avril 1847.



I.

LA JEUNE MÈRE.

Avant d'arriver à l'époque de ma vie qui fait le sujet de ce récit, je
dois dire en trois mots qui je suis.

Je suis le fils d'un pauvre ténor italien et d'une belle dame française.
Mon père se nommait Tealdo Soavi; je ne nommerai point ma mère. Je ne
fus jamais avoué par elle, ce qui ne l'empêcha point d'être bonne et
généreuse pour moi. Je dirai seulement que je fus élevé dans la maison
de la marquise de..., à Turin et à Paris, sous un nom de fantaisie.

La marquise aimait les artistes sans aimer les arts. Elle n'y entendait
rien et prenait un égal plaisir à entendre une valse de Strauss et une
fugue de Bach. En peinture, elle avait un faible pour les étoffes vert
et or, et elle ne pouvait souffrir une toile mal encadrée. Légère et
charmante, elle dansait à quarante ans comme une sylphide et fumait des
cigarettes de contrebande avec une grâce que je n'ai vue qu'à elle. Elle
n'avait aucun remords d'avoir cédé à quelques entraînements de jeunesse
et ne s'en cachait point trop, mais elle eût trouvé de mauvais goût de
les afficher. Elle eut de son mari un fils que je ne nommai jamais mon
frère, mais qui est toujours pour moi un bon camarade et un aimable ami.

Je fus élevé comme il plut à Dieu; l'argent n'y fut pas épargné. La
marquise était riche, et, pourvu qu'elle n'eût à prendre aucun souci
de mes aptitudes et de mes progrès, elle se faisait un devoir de ne me
refuser aucun moyen de développement. Si elle n'eût été en réalité
que ma parente éloignée et ma bienfaitrice, comme elle l'était
officiellement, j'aurais été le plus heureux et le plus reconnaissant
des orphelins; mais les femmes de chambre avaient eu trop de part à ma
première éducation pour que j'ignorasse le secret de ma naissance. Dès
que je pus sortir de leurs mains, je m'efforçai d'oublier la douleur et
l'effroi que leur indiscrétion m'avait causés. Ma mère me permit de voir
le monde à ses côtés, et je reconnus à la frivolité bienveillante de son
caractère, au peu de soin mental qu'elle prenait de son fils légitime,
que je n'avais aucun sujet de me plaindre. Je ne conservai donc point
d'amertume contre elle, je n'en eus jamais le droit mais une sorte de
mélancolie, jointe à beaucoup de patience, de tolérance extérieure et de
résolution intime, se trouva être au fond de mon esprit, de bonne heure
et pour toujours.

J'éprouvais parfois un violent désir d'aimer et d'embrasser ma mère.
Elle m'accordait un sourire en passant, une caresse à la dérobée. Elle
me consultait sur le choix de ses bijoux et de ses chevaux; elle me
félicitait d'avoir du _goût_, donnait des éloges à mes instincts de
savoir-vivre, et ne me gronda pas une seule fois en sa vie; mais jamais
aussi elle ne comprit mon besoin d'expansion avec elle. Le seul mot
maternel qui lui échappa fut pour me demander, un jour qu'elle s'aperçut
de ma tristesse, si j'étais jaloux de son fils, et si je ne me trouvais
pas aussi bien traité que l'_enfant de la maison_. Or, comme, sauf le
plaisir très-creux d'avoir un nom et le bonheur très-faux d'avoir dans
le monde une position toute faite pour l'oisiveté, mon frère n'était
effectivement pas mieux traité que moi, je compris une fois pour toutes,
dans un âge encore assez tendre, que tout sentiment d'envie et de dépit
serait de ma part ingratitude et lâcheté. Je reconnus que ma mère
m'aimait autant qu'elle pouvait aimer, plus peut-être qu'elle n'aimait
mon frère, car j'étais l'enfant de l'amour, et ma figure lui plaisait
plus que la ressemblance de son héritier avec son mari.

Je m'attachai donc à lui complaire, en prenant mieux que lui les leçons
qu'elle payait pour nous deux avec une égale libéralité, une égale
insouciance. Un beau jour, elle s'aperçut que j'avais profité, et
que j'étais capable de me tirer d'affaire dans la vie. «Et mon fils?
dit-elle avec un sourire; il risque fort d'être ignorant et paresseux,
n'est-ce pas?...» Puis elle ajouta naïvement: «Voyez comme c'est
heureux, que ces deux enfants aient compris chacun sa position!» Elle
m'embrassa au front, et tout fut dit. Mon frère n'essuya aucun reproche
de sa part. Sans s'en douter, et grâce à ses instincts débonnaires,
elle avait détruit entre nous tout levain d'émulation, et l'on conçoit
qu'entre un fils légitime et un bâtard l'émulation eût pu se changer
fort aisément en aversion et en jalousie.

Je travaillai donc pour mon propre compte, et je pus me livrer sans
anxiété et sans amour-propre maladif au plaisir que je trouvais
naturellement à m'instruire. Entouré d'artistes et de gens du monde, mon
choix se fit tout aussi naturellement. Je me sentais artiste, et, si
j'eusse été maltraité par ceux qui ne l'étaient pas, je me serais élancé
dans la carrière avec une sorte d'âpreté chagrine et hautaine. Il
n'en fut rien. Tous les amis de ma mère m'encourageaient de leur
bienveillance, et moi, ne me sentant blessé nulle part, j'entrai dans la
voie qui me parut la mienne avec le calme et la sérénité d'une âme qui
prend librement possession de son domaine.

Je portai dans l'étude de la peinture toutes les facultés qui étaient
en moi, sans fièvre, sans irritation, sans impatience. A vingt-cinq ans
seulement, je me sentis arrivé au premier degré de développement de ma
force, et je n'eus pas lieu de regretter mes tâtonnements.

Ma mère n'était plus; elle m'avait oublié dans son testament, mais
elle était morte en me faisant écrire un billet fort gracieux pour me
féliciter de mes premiers succès, et en donnant une signature à son
banquier pour payer les premières dettes de mon frère. Elle avait fait
autant pour moi que pour lui, puisqu'elle nous avait mis tous les deux
à même de devenir des hommes. J'étais arrivé au but le premier; je ne
dépendais plus que de mon courage et de mon intelligence. Mon frère
dépendait de sa fortune et de ses habitudes; je n'eusse pas changé son
sort contre le mien.

Depuis quelques années, je ne voyais plus ma mère que rarement. Je lui
écrivais à d'assez longs intervalles. Il m'en coûtait de l'appeler,
conformément à ses prescriptions, _ma bonne protectrice_. Ses lettres ne
me causaient qu'une joie mélancolique, car elles ne contenaient guère
que des questions de détail matériel et des offres d'argent relativement
à mon travail. «_Il me semble_, écrivait-elle, qu'il y a _quelque temps_
que vous ne m'avez rien demandé, et je vous supplie de ne point faire de
dettes, puisque ma bourse est toujours à votre disposition. Traitez-moi
toujours en ceci comme votre véritable amie.»

Cela était bon et généreux, sans doute, mais cela me blessait chaque
fois davantage. Elle ne remarquait pas que, depuis plusieurs années, je
ne lui coûtais plus rien, tout en ne faisant point de dettes. Quand
je l'eus perdue, ce que je regrettai le plus, ce fut l'espérance que
j'avais vaguement nourrie qu'elle m'aimerait un jour; ce qui me
fit verser des larmes, ce fut la pensée que j'aurais pu l'aimer
passionnément, si elle l'eût bien voulu. Enfin, je pleurais de ne
pouvoir pleurer vraiment ma mère.

Tout ce que je viens de raconter n'a aucun rapport avec l'épisode de ma
vie que je vais retracer. Il ne se trouvera aucun lien entre le souvenir
de ma première jeunesse et les aventures qui en ont rempli la seconde
période. J'aurais donc pu me dispenser de cette exposition; mais il
m'a semblé pourtant qu'elle était nécessaire. Un narrateur est un être
passif qui ennuie quand il ne rapporte pas les faits qui le touchent
à sa propre individualité bien constatée. J'ai toujours détesté les
histoires qui procèdent par _je_, et si je ne raconte pas la mienne à
la troisième personne, c'est que je me sens capable de rendre compte de
moi-même, et d'être, sinon le héros principal, du moins un personnage
actif dans les événements dont j'évoque le souvenir.

J'intitule ce petit drame du nom d'un lieu où ma vie s'est révélée
et dénouée. Mon nom, à moi, c'est-à-dire le nom qu'on m'a choisi en
naissant, est Adorno Salentini. Je ne sais pas pourquoi je ne me serais
pas appelé _Soavi_, comme mon père. Peut-être que ce n'était pas non
plus son nom. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il mourut sans savoir
que j'existais. Ma mère, aussi vite épouvantée qu'éprise, lui avait
caché les conséquences de leur liaison pour pouvoir la rompre plus
entièrement.

Pour toutes les causes qui précèdent, me voyant et me sentant doublement
orphelin dans la vie, j'étais tout accoutumé à ne compter que sur
moi-même. Je pris des habitudes de discrétion et de réserve en raison
des instincts de courage et de fierté que je cultivais en moi avec soin.

Deux ans après la mort de ma mère, c'est-à-dire à vingt-sept ans,
j'étais déjà fort et libre au gré de mon ambition, car je gagnais un
peu d'argent, et j'avais très-peu de besoins; j'arrivais à une certaine
réputation sans avoir eu trop de protecteurs, à un certain talent sans
trop craindre ni rechercher les conseils de personne, à une certaine
satisfaction intérieure, car je me trouvais sur la route d'un progrès
assuré, et je voyais assez clair dans mon avenir d'artiste. Tout ce qui
me manquait encore, je le sentais couver en silence dans mon sein, et
j'en attendais l'éclosion avec une joie secrète qui me soutenait, et une
apparence de calme qui m'empêchait d'avoir des ennemis. Personne encore
ne pressentait en moi un rival bien terrible; moi, je ne me sentais pas
de rivaux funestes. Aucune gloire officielle ne me faisait peur. Je
souriais intérieurement de voir des hommes, plus inquiets et plus
pressés que moi, s'enivrer d'un succès précaire. Doux et facile à vivre,
je pouvais constater en moi une force de patience dont je savais bien
être incapables les natures violentes, emportées autour de moi comme des
feuilles par le vent d'orage. Enfin j'offrais à l'oeil de celui qui voit
tout, ce que je cachais au regard dangereux et trouble des hommes: le
contraste d'un tempérament paisible avec une imagination vive et une
volonté prompte.

A vingt-sept ans, je n'avais pas encore aimé, et certes ce n'était pas
faute d'amour dans le sang et dans la tête; mais mon coeur ne s'était
jamais donné. Je le reconnaissais si bien, que je rougissais d'un
plaisir comme d'une faiblesse, et que je me reprochais presque ce qu'un
autre eût appelé ses bonnes fortunes. Pourquoi mon coeur se refusait-il
à partager l'enivrement de ma jeunesse? Je l'ignore. Il n'est point
d'homme qui puisse se définir au point de n'être pas, sous quelque
rapport, un mystère pour lui-même. Je ne puis donc m'expliquer ma
froideur intérieure que par induction. Peut-être ma volonté était-elle
trop tendue vers le progrès dans mon art. Peut-être étais-je trop fier
pour me livrer avant d'avoir le droit d'être compris. Peut-être encore,
et il me semble que je retrouve cette émotion dans mes vagues souvenirs,
peut-être avais-je dans l'âme un idéal de femme que je ne me croyais pas
encore digne de posséder, et pour lequel je voulais me conserver pur de
tout servage.

Cependant mon temps approchait. A mesure que la manifestation de ma vie
me devenait plus facile dans la peinture, l'explosion de ma puissance
cachée se préparait dans mon sein par une inquiétude croissante. A
Vienne, pendant un rude hiver, je connus la duchesse de... noble
italienne, belle comme un camée antique, éblouissante femme du monde,
et _dilettante_ à tous les degrés de l'art. Le hasard lui fit voir une
peinture de moi. Elle la comprit mieux que toutes les personnes qui
entouraient. Elle s'exprima sur mon compte en des termes qui caressèrent
mon amour-propre. Je sus qu'elle me plaçait plus haut que ne faisait
encore le public, et qu'elle travaillait à ma gloire sans me connaître,
par pur amour de l'art. J'en fus flatté; la reconnaissance vint
attendrir l'orgueil dans mon sein. Je désirai lui être présenté: je fus
accueilli mieux encore que je ne m'y attendais. Ma figure et mon langage
parurent lui plaire, et elle me dit, presque à la première entrevue,
qu'en moi l'homme était encore supérieur au peintre. Je me sentis plus
ému par sa grâce, son élégance et sa beauté, que je ne l'avais encore
été auprès d'aucune femme.

Une seule chose me chagrinait: certaines habitudes de mollesse,
certaines locutions d'éloges officiels, certaines formules de sympathie
et d'encouragement, me rappelaient la douce, libérale et insoucieuse
femme dont j'avais été le fils et le _protégé_. Parfois j'essayais de me
persuader que c'était une raison de plus pour moi de m'attacher à elle;
mais parfois aussi je tremblais de retrouver, sous cette enveloppe
charmante, la femme du monde, cet être banal et froid, habile dans l'art
des niaiseries, maladroit dans les choses sérieuses, généreux de fait
sans l'être d'intention, aimant à faire le bonheur d'autrui, à la
condition de ne pas compromettre le sien.

J'aimais, je doutais, je souffrais. Elle n'avait pas une réputation
d'austérité bien établie, quoique ses faiblesses n'eussent jamais fait
scandale. J'avais tout lieu d'espérer un délicieux caprice de sa part.
Cela ne m'enivrait pas. Je n'étais plus assez enfant pour me glorifier
d'inspirer un caprice; j'étais assez homme pour aspirer à être l'objet
d'une passion. Je brûlais d'un feu mystérieux trop longtemps comprimé
pour ne pas m'avouer que j'allais être en proie moi-même à une passion
énergique; mais, lorsque je me sentais sur le point d'y céder, j'étais
épouvanté de l'idée que j'allais donner tout pour recevoir peu...
peut-être rien. J'avais peur, non pas précisément de devenir dans
le monde une dupe de plus; qu'importe, quand l'erreur est douce et
profonde? mais peur d'user mon âme, ma force morale, l'avenir de mon
talent, dans une lutte pleine d'angoisses et de mécomptes. Je pourrais
dire que j'avais peur enfin de n'être pas complètement dupe, et que je
me méfiais du retour de ma clairvoyance prête à m'échapper.

Un soir, nous allâmes ensemble au théâtre. Il y avait plusieurs jours
que je ne l'avais vue. Elle avait été malade; du moins sa porte avait
été fermée, et ses traits étaient légèrement altérés. Elle m'avait
envoyé une place dans sa loge pour assister avec moi et un autre de ses
amis, espèce de sigisbée insignifiant, au début d'un jeune homme dans un
opéra italien.

J'avais travaillé avec beaucoup d'ardeur et avec une sorte de dépit
fiévreux durant la maladie feinte ou réelle de la duchesse. Je n'étais
pas sorti de mon atelier, je n'avais vu personne, je n'étais plus au
courant des nouvelles de la ville.

--Qui donc débute ce soir? lui demandai-je un instant avant l'ouverture.

--Quoi! vous ne le savez pas? me dit-elle avec un sourire caressant,
qui semblait me remercier de mon indifférence à tout ce qui n'était pas
elle.

Puis elle reprit d'un air d'indifférence:

--C'est un tout jeune homme, mais dont on espère beaucoup. Il porte un
nom célèbre au théâtre; il s'appelle Célio Floriani.

--Est-il parent, demandai-je, de la célèbre Lucrezia Floriani, qui est
morte il y a deux ou trois ans?

--Son propre fils, répondit la duchesse, un garçon de vingt-quatre ans,
beau comme sa mère et intelligent comme elle.

Je trouvai cet éloge trop complet; l'instinct jaloux se développait en
moi; à mon gré la duchesse se hâtait trop d'admirer les jeunes talents.
J'oubliai d'être reconnaissant pour mon propre compte.

--Vous le connaissez? lui dis-je avec d'autant plus de calme que je me
sentais plus ému.

--Oui, je le connais un peu, répondit-elle en dépliant son éventail; je
l'ai entendu deux fois depuis qu'il est ici.

Je ne répondis rien. Je fis faire un détour à la conversation, pour
obtenir, par surprise, l'aveu que je redoutais. Au bout de cinq minutes
de propos oiseux en apparence, j'appris que la duchesse avait entendu
chanter deux fois dans son salon le jeune Célio Floriani, pendant que la
porte m'était fermée, car ce débutant n'était arrivé à Vienne que depuis
cinq jours.

Je renfermai ma colère, mais elle fut devinée, et la duchesse s'en tira
aussi bien que possible. Je n'étais pas encore assez _lié_ avec elle
pour avoir le droit d'attendre une justification. Elle daigna me
la donner assez satisfaisante, et mon amertume fit place à la
reconnaissance. Elle avait beaucoup connu la fameuse Floriani et vu son
fils adolescent auprès d'elle. Il était venu naturellement la saluer
à son arrivée, et, croyant lui devoir aide et protection, elle avait
consenti à le recevoir et à l'entendre, quoique malade et séquestrée.
Il avait chanté pour elle devant son médecin, elle l'avait écouté par
ordonnance de médecin. «Je ne sais si c'est que je m'ennuyais d'être
seule, ajouta-t-elle d'un ton languissant, ou si mes nerfs étaient
détendus par le régime; mais il est certain qu'il m'a fait plaisir et
que j'ai bien auguré de son début. Il a une voix magnifique, une belle
méthode et un extérieur agréable; mais que sera-t-il sur la scène? C'est
si différent d'entendre un virtuose à huis clos! Je crains pour ce
pauvre enfant l'épreuve terrible du public. Le nom qu'il porte est un
rude fardeau à soutenir; on attend beaucoup de lui: noblesse oblige!

--C'est une cruauté, Madame, dit le marquis R., qui se tenait au fond
de la loge, le public est bête; il devrait savoir que les personnes
de génie ne mettent au monde que des enfants bêtes. C'est une loi de
nature.

--J'aime à croire que vous vous trompez, ou que la nature ne se trompe
pas toujours si sottement, répondit la duchesse d'un air narquois. Votre
fille est une personne charmante et pleine d'esprit.»--Puis, comme pour
atténuer l'effet désagréable que pouvait produire sur moi cette repartie
un peu vive, elle me dit tout bas, derrière son éventail: «J'ai choisi
le marquis pour être avec nous ce soir, parce qu'il est le plus bête de
tous mes amis.»

Je savais que le marquis s'endormait toujours au lever du rideau; je me
sentis heureux et tout disposé à la bienveillance pour le débutant.

--Quelle voix a-t-il? demandai-je.

--Qui? le marquis? reprit-elle en riant.

--Non, votre protégé!

--_Primo basso cantante_. Il se risque dans un rôle bien fort, ce soir.
Tenez, on commence; il entre en scène! voyez. Pauvre enfant! comme il
doit trembler!

Elle agita son éventail. Quelques claques saluèrent l'entrée de Célio.
Elle y joignit si vivement le faible bruit de ses petites mains, que
son éventail tomba. «Allons, me dit-elle, comme je le ramassais,
applaudissez aussi le nom de la Floriani, c'est un grand nom en Italie,
et, nous autres Italiens, nous devons le soutenir. Cette femme a été une
de nos gloires.

--Je l'ai entendue dans mon enfance, répondis-je; mais c'est donc depuis
qu'elle était retirée du théâtre que vous l'avez particulièrement
connue? car vous êtes trop jeune...

Ce n'était pas le moment de faire une circonlocution pour apprendre si
la duchesse avait vu la Floriani une fois ou vingt fois en sa vie. J'ai
su plus tard qu'elle ne l'avait jamais vue que de sa loge, et que Célio
lui avait été simplement recommandé par le comte Albani. J'ai su bien
d'autres choses... Mais Célio débitait son récitatif, et la duchesse
toussait trop pour me répondre. Elle avait été si enrhumée!



II.

LE VER LUISANT.

Il y avait alors au théâtre impérial une chanteuse qui eût fait quelque
impression sur moi, si la duchesse de... ne se fût emparée plus
victorieusement de mes pensées. Cette chanteuse n'était ni de la
première beauté, ni de la première jeunesse, ni du premier ordre de
talent. Elle se nommait Cécilia Boccaferri; elle avait une trentaine
d'années, les traits un peu fatigués, une jolie taille, de la
distinction, une voix plutôt douce et sympathique que puissante; elle
remplissait sans fracas d'engouement, comme sans contestation de la part
du public, l'emploi de _seconda donna_.

Sans m'éblouir, elle m'avait plu hors de la scène plutôt que sur les
planches. Je la rencontrais quelquefois chez un professeur de chant qui
était mon ami et qui avait été son maître, et dans quelques salons où
elle allait chanter avec les premiers sujets. Elle vivait, disait-on,
fort sagement, et faisait vivre son père, vieux artiste paresseux et
désordonné. C'était une personne modeste et calme que l'on accueillait
avec égard, mais dont on s'occupait fort peu dans le monde.

Elle entra en même temps que Célio, et, bien qu'elle ne s'occupât jamais
du public lorsqu'elle était à son rôle, elle tourna les yeux vers la
loge d'avant-scène où j'étais avec la duchesse. Il y eut dans ce regard
furtif et rapide quelque chose qui me frappa: j'étais disposé à tout
remarquer et à tout commenter ce soir-là.

Célio Floriani était un garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, d'une
beauté accomplie. On disait qu'il était tout le portrait de sa mère, qui
avait été la plus belle femme de son temps. Il était grand sans l'être
trop, svelte sans être grêle. Ses membres dégagés avaient de l'élégance,
sa poitrine large et pleine annonçait la force. La tête était petite
comme celle d'une belle statue antique, les traits d'une pureté délicate
avec une expression vive et une couleur solide; l'oeil noir étincelant,
les cheveux épais, ondés et plantés au front par la nature selon toutes
les règles de l'art italien; le nez était droit, la narine nette et
mobile, le sourcil pur comme un trait de pinceau, la bouche vermeille et
bien découpée, la moustache fine et encadrant la lèvre supérieure par
un mouvement de frisure naturelle d'une grâce coquette; les plans de la
joue sans défaut, l'oreille petite, le cou dégagé, rond, blanc et fort,
la main bien faite, le pied de même, les dents éblouissantes, le sourire
malin, le regard très-hardi... Je regardai la duchesse... Je la regardai
d'autant mieux, qu'elle n'y fit point attention, tant elle était
absorbée par l'entrée du débutant.

La voix de Célio était magnifique, et il savait chanter; cela se jugeait
dés les premières mesures. Sa beauté ne pouvait pas lui nuire: pourtant,
lorsque je reportai mes regards de la duchesse à l'acteur, ce dernier me
parut insupportable. Je crus d'abord que c'était prévention de jaloux;
je me moquai de moi-même; je l'applaudis, je l'encourageai d'un de ces
_bravo_ à demi-voix que l'acteur entend fort bien sur la scène. Là je
rencontrai encore le regard de mademoiselle Boccaferri attaché sur la
duchesse et sur moi. Cette préoccupation n'était pas dans ses habitudes,
car elle avait un maintien éminemment grave et un talent spécialement
consciencieux.

Mais j'avais beau faire le dégagé: d'une part, je voyais la duchesse en
proie à un trouble inconcevable, à une émotion qu'elle ne pouvait plus
me cacher, on eût dit qu'elle ne l'essayait même pas; d'autre part,
je voyais le beau Célio, en dépit de son audace et de ses moyens,
s'acheminer vers une de ces chutes dont on ne se relève guère, ou tout
au moins vers un de ces _fiasco_ qui laissent après eux des années de
découragement et d'impuissance. En effet, ce jeune homme se présenta
avec un aplomb qui frisait l'outrecuidance. On eût dit que le nom qu'il
portait était écrit par lui sur son front pour être salué et adoré sans
examen de son individualité; on eût dit aussi que sa beauté devait faire
baisser les yeux, même aux hommes. Il avait cependant du talent et une
puissance incontestable: il ne jouait pas mal, et il chantait bien; mais
il était insolent dans l'âme, et cela perçait par tous ses pores. La
manière dont il accueillit les premiers applaudissements déplut au
public. Dans son salut et dans son regard, on lisait clairement cette
modeste allocution intérieure: «Tas d'imbéciles que vous êtes, vous
serez bientôt forcés de m'applaudir davantage. Je méprise le faible
tribut de votre indulgence; j'ai droit à des transports d'admiration.»

Pendant deux actes, il se maintint à cette hauteur dédaigneuse; et le
public incertain lui pardonna généreusement son orgueil, voulant voir
s'il le justifierait, et si cet orgueil était un droit légitime ou une
prétention impertinente. Je n'aurais su dire moi-même lequel c'était,
car je l'écoutais avec un désintéressement amer. Je ne pouvais plus
douter de l'engouement de ma compagne pour lui; je le lui disais,
même assez malhonnêtement, sans la fâcher, sans la distraire; elle
n'attendait qu'un moment d'éclatant triomphe de Célio pour me dire que
j'étais un fat et qu'elle n'avait jamais pensé à moi.

Ce moment de triomphe sur lequel tous deux comptaient, c'était un duo du
troisième acte avec la signora Boccaferri. Cette sage créature semblait
s'y prêter de bonne grâce et vouloir s'effacer derrière le succès du
débutant. Célio s'était ménagé jusque-là; il arrivait à un effet avec la
certitude de le produire.

Mais que se passa-t-il tout d'un coup entre le public et lui? Nul ne
l'eût expliqué, chacun le sentit. Il était là, lui, comme un magnétiseur
qui essaie de prendre possession de son sujet, et qui ne se rebute pas
de la lenteur de son action. Le public était comme le patient, à la fois
naïf et sceptique, qui attend de ressentir ou de secouer le charme pour
se dire: «Celui-ci est un prophète ou un charlatan.» Célio ne chanta
pourtant pas mal, la voix ne lui manqua pas; mais il voulut peut-être
aider son effet par un jeu trop accusé: eut-il un geste faux, une
intonation douteuse, une attitude ridicule? Je n'en sais rien. Je
regardai la duchesse prête à s'évanouir, lorsqu'un froid sinistre plana
sur toutes les têtes, un sourire sépulcral effleura tous les visages.
L'air fini, quelques amis essayèrent d'applaudir; deux on trois _chut_
discrets, contre lesquels personne n'osa protester, firent tout rentrer
dans le silence. Le _fiasco_ était consommé.

La duchesse était pâle comme la mort; mais ce fut l'affaire d'un
instant. Reprenant l'empire d'elle-même avec une merveilleuse dextérité,
elle se tourna vers moi, et me dit en souriant, en affrontant mon regard
comme si rien n'était changé entre nous:--Allons, c'est trois ans
d'étude qu'il faut encore à ce chanteur-là! Le théâtre est un autre
lieu d'épreuve que l'auditoire bienveillant de la vie privée. J'aurais
pourtant cru qu'il s'en serait mieux tiré. Pauvre Floriani, comme elle
eùt souffert si cela se fût passé de son vivant! Mais qu'avez-vous donc,
monsieur Salentini? On dirait que vous avez pris tant d'intérêt à ce
début, que vous vous sentez consterné de la chute?

--Je n'y songeais pas, Madame, répondis-je; je regardais et j'écoutais
mademoiselle Boccaferri, qui vient de dire admirablement bien une toute
petite phrase fort simple.

--Ah! bah! vous écoutez la Boccaferri, vous? Je ne lui fais pas tant
d'honneur. Je n'ai jamais su ce qu'elle disait mal ou bien.

--Je ne vous crois pas, Madame; vous êtes trop bonne musicienne et trop
artiste pour n'avoir pas mille fois remarqué qu'elle chante comme un
ange.

--Rien que cela! A qui en avez-vous, Salentini? Est-ce vraiment de la
Boccaferri que vous me parlez? J'ai mal entendu, sans doute.

--Vous avez fort bien entendu, Madame; Cecilia Boccaferri est une
personne accomplie et une artiste du plus grand mérite. C'est votre
doute à cet égard qui m'étonne.

--Oui-da! vous êtes facétieux aujourd'hui, reprit la duchesse sans se
déconcerter.

Elle était charmée de me supposer du dépit; elle était loin de croire
que je fusse parfaitement calme et détaché d'elle, ou au moment de
l'être.

--Non, Madame, repris-je, je ne plaisante pas. J'ai toujours fait grand
cas des talents qui se respectent et qui se tiennent, sans aigreur, sans
dégoût et sans folle ambition, à la place que le jugement public leur
assigne. La signora Boccaferri est un de ces talents purs et modestes
qui n'ont pas besoin de bruit et de couronnes pour se maintenir dans la
bonne voie. Son organe manque d'éclat, mais son chant ne manque jamais
d'ampleur. Ce timbre, un peu voilé, a un charme qui me pénètre. Beaucoup
de _prime donne_ fort en vogue n'ont pas plus de plénitude ou de
fraîcheur dans le gosier; il en est même qui n'en ont plus du tout.
Elles appellent alors à leur aide l'_artifice_ au lieu de l'_art_,
c'est-à-dire le mensonge. Elles se créent une voix factice, une méthode
personnelle, qui consiste à sauver toutes les parties défectueuses
de leur registre pour ne faire valoir que certaines notes criées,
chevrotées, sanglotées, étouffées, qu'elles ont à leur service. Cette
méthode, prétendue dramatique et savante, n'est qu'un misérable tour de
gibecière, un escamotage maladroit, une fourberie dont les ignorants
sont seuls dupes; mais, à coup sûr, ce n'est plus là du chant, ce n'est
plus de la musique. Que deviennent l'intention du maître, le sens de la
mélodie, le génie du rôle, lorsqu'au lieu d'une déclamation naturelle,
et qui n'est vraisemblable et pathétique qu'à la condition d'avoir
des nuances alternatives de calme et de passion, d'abattement et
d'emportement, la cantatrice, incapable de rien _dire_ et de rien
_chanter_, crie, soupire et larmoie son rôle d'un bout à l'autre?
D'ailleurs, quelle couleur, quelle physionomie, quel sens peut avoir
un chant écrit pour la voix, quand, à la place d'une voix humaine et
vivante, le virtuose épuisé, met un cri, un grincement, une suffocation
perpétuels? Autant vaut chanter Mozart avec la _pratique_ de Pulcinella
sur la langue; autant vaut assister aux hurlements de l'épilepsie. Ce
n'est pas davantage de l'art, c'est de la réalité plus positive.

--Bravo, monsieur le peintre! dit la duchesse avec un sourire malin
et caressant; je ne vous savais pas si docte et si subtil en fait de
musique! Pourquoi est-ce la première fois que vous en parlez si bien?
J'aurais toujours été de votre avis... en théorie, car vous faites une
mauvaise application en ce moment. La pauvre Boccaferri a précisément
une de ces voix usées et flétries qui ne peuvent plus chanter.

--Et pourtant, repris-je avec fermeté, elle chante toujours, elle ne
fait que chanter; elle ne crie et ne suffoque jamais, et c'est pour cela
que le public frivole ne fait point d'attention à elle. Croyez-vous
qu'elle soit si peu habile qu'elle ne pût viser à l'_effet_ tout comme
une autre, et remplacer l'_art_ par l'_artifice_, si elle daignait
abaisser son âme et sa science jusque-là? Que demain elle se lasse de
passer inaperçue et qu'elle veuille agir sur la fibre nerveuse de son
auditoire par des cris, elle éclipsera ses rivales, je n'en doute
pas. Son organe, voilé d'habitude, est précisément de ceux qui
s'éclaircissent par un effort physique, et qui vibrent puissamment
quand le chanteur veut sacrifier le charme à l'étonnement, la vérité à
l'effet.

--Mais alors, convenez-en vous-même, que lui reste-t-il, si elle n'a ni
le courage et la volonté de produire l'effet par un certain artifice, ni
la santé de l'organe qui possède le charme naturel? Elle n'agit ni sur
l'imagination trompée, ni sur l'oreille satisfaite, cette pauvre fille!
Elle dit proprement ce qui est écrit dans son rôle; elle ne choque
jamais, elle ne dérange rien. Elle est musicienne, j'en conviens, et
utile dans l'ensemble; mais, seule, elle est nulle. Qu'elle entre,
qu'elle sorte, le théâtre est toujours vide quand elle le traverse de
ses bouts de rôle et de ses petites phrases perlées.

--Voilà ce que je nie, et, pour mon compte, je sens qu'elle remplit, non
pas seulement le théâtre de sa présence, mais qu'elle pénètre et anime
l'opéra de son intelligence. Je nie également que le défaut de plénitude
de son organe en exclue le charme. D'abord ce n'est pas une voix
malade, c'est une voix délicate, de même que la beauté de mademoiselle
Boccaferri n'est pas une beauté flétrie, mais une beauté voilée. Cette
beauté suave, cette voix douce, ne sont pas faites pour les sens
toujours un peu grossiers du public; mais l'artiste qui les comprend
devine des trésors de vérité sous cette expression contenue, où l'âme
tient plus encore qu'elle ne promet et ne s'épuise jamais, parce qu'elle
ne se prodigue point.

--Oh! mille et mille fois pardon, mon cher Salentini! s'écria la
duchesse en riant et en me tendant la main d'un air enjoué et
affectueux: je ne vous savais pas amoureux de la Boccaferri; si je m'en
étais doutée, je ne vous aurais pas contrarié en disant du mal d'elle.
Vous ne m'en voulez pas? vrai, je n'en savais rien!

Je regardai attentivement la duchesse. Qu'elle eût été sincère dans son
désintéressement, je redevenais amoureux; mais elle ne put soutenir mon
regard, et l'étincelle diabolique jaillit du sien à la dérobée.

--Madame, lui dis-je sans baiser sa main que je pressai faiblement, vous
n'aurez jamais à vous excuser d'une maladresse, et moi, je n'ai jamais
été amoureux de mademoiselle Boccaferri avant cette représentation, où
je viens de la comprendre pour la première fois.

--Et c'est moi qui vous ai aidé, sans doute, à faire cette découverte?

--Non, Madame, c'est Célio Floriani.

La duchesse frémit, et je continuai fort tranquillement:--C'est en
voyant combien ce jeune homme avait peu de conscience que j'ai senti le
prix de la conscience dans l'art lyrique, aussi clairement que je le
sens dans l'art de la peinture et dans tous les arts.

--Expliquez-moi cela, dit la duchesse affectant de reprendre parti pour
Célio. Je n'ai pas vu qu'il manquât de conscience, ce beau jeune homme;
il a manqué de bonheur, voilà tout.

--Il a manqué à ce qu'il y a de plus sacré, repris-je froidement; il a
manqué à l'amour et au respect de son art. Il a mérité que le public
l'en punit, quoique le public ait rarement de ces instincts de justice
et de fierté. Consolez-vous pourtant, Madame, son succès n'a tenu qu'à
un fil, et, en procédant par l'audace et le contentement de soi-même,
un artiste peut toujours être applaudi, faire des dupes, voire des
victimes; mais moi, qui vois très-clair et qui suis tout à fait
impartial dans la question, j'ai compris que l'absence de charme et de
puissance de ce jeune homme tenait à sa vanité, à son besoin d'être
admiré, à son peu d'amour pour l'oeuvre qu'il chantait, à son manque de
respect pour l'esprit et les traditions de son rôle. Il s'est nourri
toute sa vie, j'en suis sûr, de l'idée qu'il ne pouvait faillir et qu'il
avait le don de s'imposer. Probablement c'est un enfant gâté. Il est
joli, intelligent, gracieux; sa mère a dû être son esclave, et toutes
les dames qu'il fréquente doivent l'enivrer de voluptés. Celle de la
louange est la plus mortelle de toutes. Aussi s'est-il présenté devant
le public comme une coquette effrontée qui éclabousse le pauvre monde
du haut de son équipage. Personne n'a pu nier qu'il fût jeune, beau et
brillant; mais on s'est mis à le haïr, parce qu'on a senti dans son
maintien quelque chose de la coquette. Oui, coquette est le mot.
Savez-vous ce que c'est qu'une coquette, madame la duchesse?

--Je ne le sais pas, monsieur Salentini; mais vous, vous le savez, sans
doute?

--Une coquette, repris-je sans me laisser troubler par son air de
dédain, c'est une femme qui fait par vanité ce que la courtisane fait
par cupidité; c'est un être qui fait le fort pour cacher sa faiblesse,
qui fait semblant de tout mépriser pour secouer le poids du mépris
public, qui essaie d'écraser la foule pour faire oublier qu'elle
s'abaisse et rampe devant chacun en particulier; c'est un mélange
d'audace et de lâcheté, de bravade téméraire et de terreur secrète.... A
Dieu ne plaise que j'applique ce portrait dans toute sa rigueur à aucune
personne de votre connaissance! A Célio même, je ne le ferais pas sans
restriction. Mais je dis que la plupart des artistes qui cherchent le
succès sans conscience et sans recueillement sont un peu dans la voie
de la courtisane sans le savoir; ils feignent de mépriser le jugement
d'autrui, et ils n'ont travaillé toute leur vie qu'à l'obtenir
favorable; ils ne sont si irrités de manquer leur triomphe que parce
que le triomphe a été leur unique mobile. S'ils aimaient leur art pour
lui-même, ils seraient plus calmes et ne feraient pas dépendre leurs
progrès d'un peu plus ou moins de blâme ou d'éloge. Les courtisanes
affectent de mépriser la vertu qu'elles envient. Les artistes dont je
parle affectent de se suffire à eux-mêmes, précisément parce qu'ils se
sentent mal avec eux-mêmes. Célio Floriani est le fils d'une vraie,
d'une grande artiste. Il n'a pas voulu suivre les traditions de sa mère,
il en est trop cruellement puni! Dieu veuille qu'il profite de la leçon,
qu'il ne se laisse point abattre, et qu'il se remette à l'étude sans
dégoût et sans colère! Voulez-vous que j'aille le trouver de votre part,
Madame, et que je l'invite à souper chez vous au sortir du spectacle?
Il doit avoir besoin de consolation, et ce serait généreux à vous de
le traiter d'autant mieux qu'il est plus malheureux. Nous voici au
_finale_. J'ai mes entrées sur le théâtre, j'y vais et je vous l'amène.

--Non, Salentini, répondit la duchesse. Je ne comptais point souper ce
soir, et, si vous voulez prolonger la veillée, vous allez venir prendre
du thé avec moi et le marquis... dont la somnolence opiniâtre nous
laisse le champ libre pour causer. Il me semble que nous avons beaucoup
de choses à nous dire... à propos de Célio Floriani précisément.
Celui-ci serait de trop dans notre entretien, pour moi comme pour vous.

Elle accompagna ces paroles d'un regard plein de langueur et de passion,
et se leva pour prendre mon bras; mais j'esquivai cet honneur en me
plaçant derrière son sigisbée. Cette femme, qui n'aimait les _jeunes
talents_ que dans la prévision du succès, et qui les abandonnait si
lestement quand ils avaient échoué en public, me devenait odieuse tout
d'un coup; elle me faisait l'effet de ces enfants méchants et stupides
qui poursuivent le ver luisant dans les herbes, qui le saisissent,
le réchauffent et l'admirent tant que le phosphore l'illumine, puis
l'écrasent quand le toucher de leur main indiscrète l'a privé de sa
lumière. Parfois ils le torturent pour le ranimer, mais le pauvre
insecte s'éteint de plus en plus. Alors on le tue: il ne jette plus
d'éclat, il ne brille plus, il n'est plus bon à rien. «Pauvre Célio!
pensais-je, qu'as-tu fait de ton phosphore? Rentre dans la terre, ou
crains qu'on ne marche sur toi.... Mais à coup sûr ce n'est pas moi qui
profiterai du tête-à-tête qu'on t'avait ménagé pour cette nuit en cas
d'ovation. J'ai encore un peu de phosphore, et je veux le garder.»

--Eh bien, dit la duchesse d'un ton impérieux, vous ne venez pas?

--Pardon, Madame, répondis-je, je veux aller saluer mademoiselle
Boccaferri dans sa loge. Elle n'a pas eu plus de succès ce soir que
les autres fois, et elle n'en chantera pas moins bien demain. J'aime
beaucoup à porter le tribut de mon admiration aux talents ignorés ou
méconnus qui restent eux-mêmes et se consolent de l'indifférence de la
foule par la sympathie de leurs amis et la conscience de leur force. Si
je rencontre Célio Floriani, je veux faire connaissance avec lui. Me
permettez-vous de me recommander de Votre Seigneurie? Nous sommes tous
deux vos protégés.

La duchesse brisa son éventail et sortit sans me répondre. Je sentis que
sa souffrance me faisait mal; mais c'était le dernier tressaillement
de mon coeur pour elle. Je m'élançai dans les couloirs qui menaient au
théâtre, résolu, en effet, à porter mon hommage à Cécilia Boccaferri.



III.

CÉCILIA.

Mais il était écrit au livre de ma destinée que je retrouverais Célio
sur mon chemin. J'approche de la loge de Cécilia, je frappe, on vient
m'ouvrir: au lieu du visage doux et mélancolique de la cantatrice, c'est
la figure enflammée du débutant qui m'accueille d'un regard méfiant et
de cette parole insolente:--Que voulez-vous, Monsieur?

--Je croyais frapper chez la signora Boccaferri, répondis-je; elle a
donc changé de loge?

--Non, non, c'est ici! me cria la voix de Cécilia. Entrez, signor
Salentini, je suis bien aise de vous voir.

J'entrai, elle quittait son costume derrière un paravent. Célio se
rassit sur le sofa; sans me rien dire, et même sans daigner faire la
moindre attention à ma présence, il reprit son discours au point où je
l'avais interrompu. A vrai dire, ce discours n'était qu'un monologue. Il
procédait même uniquement par exclamations et malédictions, donnant au
diable ce lourd et stupide parterre d'Allemands, ces buveurs, aussi
froids que leur bière, aussi incolores que leur café. Les loges
n'étaient pas mieux traitées.--Je sais que j'ai mal chanté et encore
plus mal joué, disait-il à la Boccaferri, comme pour répondre à une
objection qu'elle lui aurait faite avant mon arrivée; mais soyez
donc inspiré devant trois rangées de sots diplomates et d'affreuses
douairières! Maudite soit l'idée qui m'a fait choisir Vienne pour le
théâtre de mes débuts! Nulle part les femmes ne sont si laides, l'air si
épais, la vie si plate et les hommes si bêtes! En bas, des abrutis qui
vous glacent; en haut, des monstres qui vous épouvantent! Par tous les
diables! j'ai été à la hauteur de mon public, c'est-à-dire insipide et
détestable!

La naïveté de ce dépit me réconcilia avec Célio. Je lui dis qu'en
qualité d'Italien et de compatriote, je réclamais contre son arrêt, que
je ne l'avais point écouté froidement, et que j'avais protesté contre la
rigueur du public.

A cette ouverture, il leva la tête, me regarda en face, et, venant à moi
la main ouverte: «Ah! oui! dit-il, c'est vous qui étiez à l'avant-scène,
dans la loge de la duchesse de.... Vous m'avez soutenu, je l'ai
remarqué; Cécilia Boccaferri, ma bonne camarade, y a fait attention
aussi.... Cette haridelle de duchesse, elle aussi m'a abandonné! mais
vous luttiez jusqu'au dernier moment. Eh bien, touchez là; je vous
remercie. Il paraît que vous êtes artiste aussi, que vous avez du
talent, du succès? C'est bien de vouloir garantir et consoler ceux qui
tombent! cela vous portera bonheur!»

Il parlait si vite, il avait un accent si résolu, une cordialité si
spontanée, que, bien que choqué de l'expression de corps de garde
appliquée à la duchesse, mes récentes amours, je ne pus résister à ses
avances, ni rester froid à l'étreinte de sa main. J'ai toujours jugé les
gens à ce signe. Une main froide me gêne, une main humide me répugne,
une pression saccadée m'irrite, une main qui ne prend que du bout des
doigts me fait peur; mais une main souple et chaude, qui sait presser la
mienne bien fort sans la blesser, et qui ne craint pas de livrer à une
main virile le contact de sa paume entière, m'inspire une confiance
et même une sympathie subite. Certains observateurs des variétés de
l'espèce humaine s'attachent au regard, d'autres à la forme du front,
ceux-ci à la qualité de la voix, ceux-là au sourire, d'autres enfin à
l'écriture, etc. Moi, je crois que tout l'homme est dans chaque détail
de son être, et que toute action ou aspect de cet être est un indice
révélateur de sa qualité dominante. Il faudrait donc tout examiner, si
on en avait le temps; mais, dès l'abord, j'avoue que je suis pris ou
repoussé par la première poignée de main.

Je m'assis auprès de Célio, et tâchai de le consoler de son échec en lui
parlant de ses moyens et des parties incontestables de son talent. «Ne
me flattez pas, ne m'épargnez pas, s'écria-t-il avec franchise. J'ai été
mauvais, j'ai mérité de faire naufrage; mais ne me jugez pas, je vous en
supplie, sur ce misérable début. Je vaux mieux que cela. Seulement je ne
suis pas assez vieux pour être bon à froid. Il me faut un auditoire qui
me porte, et j'en ai trouvé un ce soir qui, dès le commencement, n'a
fait que me supporter. J'ai été froissé et contrarié avant l'épreuve, au
point d'entrer en scène épuisé et frappé d'un sombre pressentiment. La
colère est bonne quelquefois, mais il la faut simultanée à l'opération
de la volonté. La mienne n'était pas encore assez refroidie, et elle
n'était plus assez chaude: j'ai succombé. O ma pauvre mère! si tu avais
été là, tu m'aurais électrisé par ta présence, et je n'aurais pas été
indigne de la gloire de porter ton nom! Dors bien sous tes cyprès,
chère sainte! Dans l'état où me voici, c'est la première fois que je me
réjouis de ce que tes yeux sont fermés pour moi!

Une grosse larme coula sur la joue ardente du beau Célio. Sa sincérité,
ce retour enthousiaste vers sa mère, son expansion devant moi,
effaçaient le mauvais effet de son attitude sur la scène. Je me sentis
attendri, je sentis que je l'aimais. Puis, en voyant de près combien sa
beauté était _vraie_, son accent pénétrant et son regard sympathique, je
pardonnai à la duchesse de l'avoir aimé deux jours; je ne lui pardonnai
pas de ne plus l'aimer.

Il me restait à savoir s'il était aimé aussi de Cécilia Boccaferri. Elle
sortit de sa toilette et vint s'asseoir entre nous deux, nous prit la
main à l'un et à l'autre, et, s'adressant à moi:--C'est la première fois
que je vous serre la main, dit-elle, mais c'est de bon coeur. Vous
venez consoler mon pauvre Célio, mon ami d'enfance, le fils de ma
bienfaitrice, et c'est presque une soeur qui vous en remercie. Au reste,
je trouve cela tout simple de votre part; je sais que vous êtes un
noble esprit, et que les vrais talents ont la bonté et la franchise
en partage.... Ecoute, Célio, ajouta-t-elle, comme frappée d'une idée
soudaine, va quitter ton costume dans ta loge, il est temps: moi, j'ai
quelques mots à dire à M. Salentini. Tu reviendras me prendre, et nous
partirons ensemble.

Célio sortit sans hésiter et d'un air de confiance absolue. Était-il
sûr, à ce point, de la fidélité de sa maîtresse?... ou bien n'était-il
pas l'amant de Cécilia? Et pourquoi l'aurait-il été? pourquoi en
avais-je la pensée, lorsque ni elle ni lui ne l'avaient peut-être jamais
eue?

Tout cela s'agitait confusément et rapidement dans ma tête. Je tenais
toujours la main de Cécilia dans la mienne, je l'y avais gardée; elle
ne paraissait pas le trouver mauvais. J'interrogeais les fibres
mystérieuses de cette petite main, assez ferme, légèrement attiédie et
particulièrement calme, tout en plongeant dans les yeux noirs, grands
et graves de la cantatrice; mais l'oeil et la main d'une femme ne se
pénètrent pas si aisément que ceux d'un homme. Ma science d'observation
et ma délicatesse de perceptions m'ont souvent trahi ou éclairé selon le
sexe.

Par un mouvement très-naturel pour relever son châle, la Boccaferri me
retira sa main dès que nous fûmes seuls, mais sans détourner son regard
du mien.

--Monsieur Salentini, dit-elle, vous faites la cour à la duchesse
de X... et vous avez été jaloux de Célio; mais vous ne l'êtes plus,
n'est-ce pas? vous sentez bien que vous n'avez pas sujet de l'être.

--Je ne suis pas du tout certain que je n'eusse pas sujet d'être jaloux
de Célio, si je faisais la cour à la duchesse, répondis-je en me
rapprochant un peu de la Boccaferri; mais je puis vous jurer que je ne
suis pas jaloux, parce que je n'aime pas cette femme.

Cécilia baissa les yeux, mais avec une expression de dignité et non de
trouble.--Je ne vous demande pas vos secrets, dit-elle, je n'ai pas
cette indiscrétion. Rien là dedans ne peut exciter ma curiosité; mais
je vous parle franchement. Je donnerais ma vie pour Célio; je sais que
certaines femmes du monde sont très-dangereuses. Je l'ai vu avec peine
aller chez quelques-unes, j'ai prévu que sa beauté lui serait funeste,
et peut-être son malheur d'aujourd'hui est-il le résultat de quelques
intrigues de coquettes, de quelques jalousies fomentées à dessein....
Vous connaissez le monde mieux que moi; mais j'y vais quelquefois
chanter, et j'observe sans en avoir l'air. Eh bien, j'ai vu ce soir
Célio _chuté_ par des gens qui lui promettaient chaudement hier de
l'applaudir, et j'ai cru comprendre certains petits drames dans les
loges qui nous avoisinaient. J'ai remarqué aussi votre générosité, j'en
ai été vivement touchée. Célio, depuis le peu de temps qu'il est à
Vienne, s'est déjà fait des ennemis. Je ne suis pas en position de l'en
préserver; mais, lorsque l'occasion se présente pour moi de lui assurer
et de lui conserver une noble amitié, je ne veux pas la négliger. Célio
n'a point aspiré à plaire à la duchesse; voilà tout ce que j'avais
à vous dire, signor Salentini, et ce que je puis vous affirmer sur
l'honneur, car Célio n'a point de secrets pour moi, et je l'ai interrogé
sur ce point-là, il n'y a qu'un instant, comme vous entriez ici.

[Illustration 002.png: C'est une cruauté, Madame. (Page 76.)]

Chacun sait plus ou moins la figure que tâche de ne pas faire un homme
qui trouve occupée la place qu'il venait pour conquérir. Je fis de
mon mieux pour que mon désappointement ne parût pas.--Bonne Cécilia,
répondis-je, je vous déclare que cela me serait parfaitement égal, et je
permets à Célio d'être aujourd'hui ou de ne jamais être l'amant de la
duchesse, sans que cela change rien à ma sympathie pour lui, à mon
impartialité comme _dilettante_, à mon zèle comme ami. Oui, je serai
son ami de bon coeur, puisqu'il est le vôtre, car vous êtes une des
personnes que j'estime le plus. Vous l'avez compris, vous, puisque vous
venez de me livrer sans détour le secret de votre coeur, et je vous en
remercie.

--Le secret de mon coeur! dit la Boccaferri d'un ton de sincérité qui me
pétrifia. Quel secret?

--Etes-vous donc distraite à ce point que vous m'ayez dit, sans le
savoir, votre amour pour Célio; ou que vous l'ayez déjà oublié?

La Boccaferri se mit à rire. C'était la première fois que je la voyais
rire, et le rire est aussi un indice à étudier. Sa figure grave et
réservée ne semblait pas faite pour la gaieté, et pourtant cet éclair
d'enjouement l'éclaira d'une beauté que je ne lui connaissais pas.
C'était le rire franc, bref et harmonieusement rhythmé d'une petite
fille épanouie et bonne.--Oui, oui, dit-elle, il faut que je sois bien
distraite pour m'être exprimée comme je l'ai fait sur le compte de
Célio, sans songer que vous alliez prendre le change et me supposer
amoureuse de lui... mais qu'importe? Il y aurait de la pédanterie de ma
part à m'en défendre, lorsque cela doit vous paraître très-naturel et
très-indifférent.

--Très-naturel... c'est possible... Très-indifférent... c'est possible
encore; mais je vous prie cependant de vous expliquer.--Et je pris le
bras de Cécilia avec une brusquerie involontaire dont je me repentis
tout à coup, car elle me regarda d'un air étonné, comme si je venais de
la préserver d'une brûlure ou d'une araignée. Je me calmai aussitôt et
j'ajoutai:--Je tiens à savoir si je suis assez votre ami pour que vous
m'ayez confié votre secret, ou si je le suis assez peu pour qu'il vous
soit indifférent, à vous, de n'être pas connue de moi.

[Illustration 003.png: Puis, en voyant de près combien sa beauté était
vraie... (Page 79.)]

--Ni l'un ni l'autre, répondit-elle. Si j'avais un tel secret, j'avoue
que je ne vous le confierais pas sans vous connaître et vous éprouver
davantage; mais, n'ayant point de secret, j'aime mieux que vous me
connaissiez telle que je suis. Je vais vous expliquer mon dévouement
pour Célio, et d'abord je dois vous dire que Célio a deux soeurs et
un jeune frère pour lesquels je me dévouerais encore davantage, parce
qu'ils pourraient avoir plus besoin que lui des services et de la
sollicitude d'une femme. Oh! oui, si j'avais un sort indépendant, je
voudrais consacrer ma vie à remplacer la Floriani auprès de ses enfants,
car l'être que j'aime de passion et d'enthousiasme, c'est un nom, c'est
une morte, c'est un souvenir sacré, c'est la grande et bonne Lucrezia
Floriani!

Je pensai, malgré moi, à la duchesse, qui, une heure auparavant, avait
motivé son engouement pour Célio par une ancienne relation d'amitié avec
sa mère. La duchesse avait trente ans comme la Boccaferri. La Floriani
était morte à quarante, absolument retirée du théâtre et du monde depuis
douze ou quatorze ans... Ces deux femmes l'avaient-elles beaucoup
connue? Je ne sais pourquoi cela me paraissait invraisemblable. Je
craignais que le nom de Floriani ne servît mieux à Célio auprès des
femmes qu'auprès du public.

Je ne sais si mon doute se peignit sur mes traits, ou si Cécilia
alla naturellement au-devant de mes objections, car elle ajouta sans
transition:--Et pourtant je ne l'ai vue, dans toute ma vie, que cinq ou
six fois, et notre plus longue intimité a été de quinze jours, lorsque
j'étais encore une enfant.

Elle fit une pause; je ne rompis point le silence; je l'observais. Il y
avait comme un embarras douloureux en elle; mais elle reprit bientôt:
«Je souffre un peu de vous dire pourquoi mon coeur a voué un culte à
cette femme, mais je présume que je n'ai rien de neuf à vous apprendre
là-dessus. Mon père... vous savez, est un homme excellent, une âme
ardente, généreuse, une intelligence supérieure... ou plutôt vous ne
savez guère cela; ce que vous savez comme tout le monde, c'est qu'il a
toujours vécu dans le désordre, dans l'incurie, dans la misère. Il était
trop aimable pour n'avoir pas beaucoup d'amis; il en faisait tous les
jours, parce qu'il plaisait, mais il n'en conserva jamais aucun, parce
qu'il était incorrigible, et que leurs secours ne pouvaient le guérir
de son imprévoyance et de ses illusions. Lui et moi nous devons de la
reconnaissance à tant de gens, que la liste serait trop longue; mais une
seule personne a droit, de notre part, à une éternelle adoration. Seule
entre tous, seule au monde, la Floriani ne se rebuta pas de nous sauver
tous les ans... quelquefois plus souvent. Inépuisable en patience, en
tolérance, en compréhension, en largesse, elle ne méprisa jamais mon
père, elle ne l'humilia jamais de sa pitié ni de ses reproches. Jamais
ce mot amer et cruel ne sortit de ses lèvres: «Ce pauvre homme avait
du mérite; la misère l'a dégradé.» Non! la Floriani disait: «Jacopo
Boccaferri aura beau faire, il sera toujours un homme de coeur et de
génie!» Et c'était vrai; mais, pour comprendre cela, il fallait être la
pauvre fille de Boccaferri ou la grande artiste Lucrezia.

«Pendant vingt ans, c'est-à-dire depuis le jour où elle le rencontra
jusqu'à celui où elle cessa de vivre, elle le traita comme un ami dont
on ne doute point. Elle était bien sûre, au fond du coeur, que ses
bienfaits ne l'enrichiraient pas; et que chaque dette criante qu'elle
acquittait ferait naître d'autres dettes semblables. Elle continua; elle
ne s'arrêta jamais. Mon père n'avait qu'un mot à lui écrire, l'argent
arrivait à point, et avec l'argent la consolation, le bienfait de l'âme,
quelques lignes si belles, si bonnes! Je les ai tous conservés comme des
reliques, ces précieux billets. Le dernier disait:

«Courage, mon ami, _cette fois-ci_ la destinée vous sourira, et vos
efforts ne seront pas vains, j'en suis sûre. Embrassez pour moi la
Cécilia, et comptez toujours sur votre vieille amie.»

«Voyez quelle délicatesse et quelle science de la vie! C'était bien la
centième fois qu'elle lui parlait ainsi. Elle l'encourageait toujours;
et, grâce à elle, il entreprenait toujours quelque chose. Cela ne durait
point et creusait de nouveaux abîmes; mais, sans cela, il serait mort
sur un fumier, et il vit encore, il peut encore se sauver.... Oui, oui,
la Floriani m'a légué son courage.... Sans elle, j'aurais peut-être
moi-même douté de mon père; mais j'ai toujours foi en lui, grâce à elle!
Il est vieux, mais il n'est pas fini. Son intelligence et sa fierté
n'ont rien perdu de leur énergie. Je ne puis le rendre riche comme il le
faudrait à un homme d'une imagination si féconde et si ardente; mais je
puis le préserver de la misère et de l'abattement. Je ne le laisserai
pas tomber; je suis forte!»

La Boccaferri parlait avec un feu extraordinaire, quoique ce feu fût
encore contenu par une habitude de dignité calme.

Elle se transformait à mes yeux, ou plutôt elle me révélait ces trésors
de l'âme que j'avais toujours pressentis en elle. Je pris sa main
très-franchement cette fois, et je la baisai sans arrière-pensée.

--Vous êtes une noble créature, lui dis-je, je le savais bien, et
je suis fier de l'effort que vous daignez faire pour m'avouer cette
grandeur que vous cachez aux yeux du monde, comme les autres cachent
la honte de leur petitesse. Parlez, parlez encore; vous ne pouvez pas
savoir le bien que vous me faites, à moi qui suis né pour croire et pour
aimer, mais que le monde extérieur contriste et alarme perpétuellement.

--Mais je n'ai plus rien à vous dire, mon ami. La Floriani n'est plus,
mais elle est toujours vivante dans mon coeur. Son fils aîné commence
la vie et tâte le terrain de la destinée d'un pied hasardeux, téméraire
peut-être. Est-ce à moi de douter de lui? Ah! qu'il soit ambitieux,
imprudent, impuissant même dans les arts, qu'il se trompe mille fois,
qu'il devienne coupable envers lui-même, je veux l'aimer et le servir
comme si j'étais sa mère. Je puis bien peu de chose, je ne suis presque
rien; mais ce que je peux, ce que je suis, j'en voudrais faire le
marchepied de sa gloire, puisque c'est dans la gloire qu'il cherche son
bonheur. Vous voyez bien, Salentini, que je n'ai pas ici l'amour en
tête. J'ai l'esprit et le coeur forcément sérieux, et je n'ai pas de
temps à perdre, ni de puissance à dépenser pour la satisfaction de mes
fantaisies personnelles.

--Oh! oui, je vous comprends, m'écriai-je, une vie toute d'abnégation et
de dévouement! Si vous êtes au théâtre, ce n'est point pour vous. Vous
n'aimez pas le théâtre, vous! cela se voit, vous n'aspirez pas au
succès. Vous dédaignez la gloriole; vous travaillez pour les autres.

--Je travaille pour mon père, reprit-elle, et c'est encore grâce à la
Floriani que je peux travailler ainsi. Sans elle, je serais restée ce
que j'étais, une pauvre petite ouvrière à la journée, gagnant à peine
un morceau de pain pour empêcher son père de mendier dans les mauvais
jours. Elle m'entendit une fois par hasard, et trouva ma voix agréable.
Elle me dit que je pouvais chanter dans les salons, même au théâtre,
les seconds rôles. Elle me donna un professeur excellent; je fis de mon
mieux. Je n'étais déjà plus jeune, j'avais vingt six ans, et j'avais
déjà beaucoup souffert; mais je n'aspirais point au premier rang, et
cela fit que je parvins rapidement à pouvoir occuper le second. J'avais
l'horreur du théâtre. Mon père y travaillant comme acteur, comme
décorateur, comme souffleur même (il y a rempli tous les emplois, selon
les jeux du hasard et de la fortune), je connaissais de bonne heure
cette sentine d'impuretés où nulle fille ne peut se préserver de
souillure, à moins d'être une martyre volontaire. J'hésitai longtemps;
je donnais des leçons, je chantais dans les concerts; mais il n'y avait
là rien d'assuré. Je manque d'audace, je n'entends rien à l'intrigue. Ma
clientèle, fort bornée et fort modeste, m'échappait à tout moment. La
Floriani mourut presque subitement. Je sentis que mon père n'avait plus
que moi pour appui. Je franchis le pas, je surmontai mon aversion pour
ce contact avec le public, qui viole la pureté de l'âme et flétrit le
sanctuaire de la pensée. Je suis actrice depuis trois ans, je le serai
tant qu'il plaira à Dieu. Ce que je souffre de cette contrainte de tous
mes goûts, de cette violation de tous mes instincts, je ne le dis à
personne. A quoi bon se plaindre? chacun n'a-t-il pas son fardeau? J'ai
la force de porter le mien: je fais mon métier en conscience. J'aime
l'art, je mentirais si je n'avouais pas que je l'aime de passion; mais
j'aurais aimé à cultiver le mien dans des conditions toutes différentes.
J'étais née pour tenir l'orgue dans un couvent de nonnes et pour chanter
la prière du soir aux échos profonds et mystérieux d'un cloître.
Qu'importe? ne parlons plus de moi, c'est trop!

La Boccaferri essuya rapidement une larme furtive et me tendit la main
en souriant. Je me sentis hors de moi. Mon heure était venue: j'aimais!



IV.

FLÂNERIE.

Elle s'était levée pour partir; elle ramena son châle sur ses épaules.
Elle était mal mise, affreusement mise, comme une actrice pauvre
et fatiguée, qui s'est débarrassée à la hâte de son costume et qui
s'enveloppe avec joie d'une robe de chambre chaude et ample pour s'en
aller à pied par les rues. Elle avait un voile noir très-fané sur la
tête et de gros souliers aux pieds, parce que le temps était à la pluie.
Elle cachait ses jolies mains (je me rappelle ce détail exactement) dans
de vilains gants tricotés. Elle était très pâle, même un peu jaune,
comme j'ai remarqué depuis qu'elle le devenait quand on la forçait à
remuer la cendre qui couvrait le feu de son âme. Probablement elle eût
été moins belle que laide pour tout autre que moi en ce moment-là.

Eh bien! je la trouvai, pour la première fois de ma vie, la plus belle
femme que j'eusse encore contemplée. Et elle l'était, en effet, j'en
suis certain. Ce mélange de désespoir et de volonté, de dégoût et de
courage, cette abnégation complète dans une nature si énergique, et par
conséquent si capable de goûter la vie avec plénitude, cette flamme
profonde, cette mémoire endolorie, voilées par un sourire de douceur
naïve, la faisaient resplendir à mes yeux d'un éclat singulier. Elle
était devant moi comme la douce lumière d'une petite lampe qu'on
viendrait d'allumer dans une vaste église. D'abord ce n'est qu'une
étincelle dans les ténèbres, et puis la flamme s'alimente, la clarté
s'épure, l'oeil s'habitue et comprend, tous les objets s'illuminent peu
à peu. Chaque détail se révèle sans que l'ensemble perde rien de sa
lucidité transparente et de son austérité mélancolique. Au premier
moment, on n'eût pu marcher sans se heurter dans ce crépuscule, et puis
voilà qu'on peut lire à cette lampe du sanctuaire et que les images du
temple se colorent et flottent devant vous comme des êtres vivants.
La vue augmente à chaque seconde comme un sens nouveau, perfectionné,
satisfait, idéalisé, par ce suave aliment d'une lumière pure, égale et
sereine.

Cette métaphore, longue à dire, me vint rapide et complète dans la
pensée. Comme un peintre que je suis, je vis le symbole avec les yeux de
l'imagination en même temps que je regardais la femme avec les yeux
du sentiment. Je m'élançai vers elle, je l'entourai de mes bras, en
m'écriant follement: «_Fiat lux!_ aimons-nous, et la lumière sera.»

Mais elle ne me comprit pas, ou plutôt elle n'entendit pas mes sottes
paroles. Elle écoutait un bruit de voix dans la loge voisine. «Ah! mon
Dieu! me dit-elle, voici mon père qui se querelle avec Célio! allons
vite les distraire. Mon père sort du café. Il est très-animé à cette
heure-ci, et Célio n'est guère disposé à entendre une théorie sur le
néant de la gloire. Venez, mon ami!»

Elle s'empara de mon bras, et courut à la loge de Célio. Il devait se
passer bien du temps avant que l'occasion de lui dire mon amour se
retrouvât.

Le vieux Boccaferri était fort débraillé et à moitié ivre, ce qui lui
arrivait toujours quand il ne l'était pas tout à fait. Célio, tout en
se lavant la figure avec de la pâte de concombre, frappait du pied avec
fureur.

--Oui, disait Boccaferri, je te le répéterai quand même tu devrais
m'étrangler. C'est ta faute; tu as été _mauvais, archimauvais_! Je te
savais bien _mauvais_, mais je ne te croyais pas encore capable d'être
aussi _mauvais_ que tu l'as été ce soir!

--Est-ce que je ne le sais pas que j'ai été _mauvais, mauvais_ ivrogne
que vous êtes? s'écria Célio en roulant sa serviette convulsivement pour
la lancer à la figure du vieillard; mais, en voyant paraître Cécilia,
il atténua ce mouvement dramatique, et la serviette vint tomber à nos
pieds.--Cécilia, reprit-il, délivre-moi de ton fléau de père; ce vieux
fou m'apporte le coup de pied de l'âne. Qu'il me laisse tranquille, ou
je le jette par la fenêtre!

Cette violence de Célio sentait si fort le cabotin, que j'en fus
révolté; mais la paisible Cécilia n'en parut ni surprise ni émue.
Comme une salamandre habituée à traverser le feu, comme un nautonier
familiarisé avec la tempête, elle se glissa entre les deux antagonistes,
prit leurs mains et les força à se joindre en disant:--Et pourtant vous
vous aimez! si mon père est fou ce soir, c'est de chagrin; si Célio est
méchant, c'est qu'il est malheureux, mais il sait bien que c'est son
malheur qui fait déraisonner son vieil ami.

Boccaferri se jeta au cou de Célio, et, le pressant dans ses bras: «Le
ciel m'est témoin, s'écria-t-il, que je t'aime presque autant que ma
propre fille!» Et il se mit à pleurer. Ces larmes venaient à la fois du
coeur et de la bouteille. Célio haussa les épaules tout en l'embrassant.

--C'est que, vois-tu, reprit le vieillard, toi, ta mère, tes soeurs, ton
jeune frère... je voudrais vous placer dans le ciel, avec une auréole,
une couronne d'éclairs au front, comme des dieux!... Et voilà que tu
fais un _fiasco orribile_ pour ne m'avoir pas consulté!

Il déraisonna pendant quelques minutes, puis ses idées s'éclaircirent
en parlant. Il dit d'excellentes choses sur l'amour de l'art, sur la
personnalité mal entendue qui nuit à celle du talent. Il appelait
cela la _personnalité de la personne_. Il s'exprima d'abord en termes
heurtés, bizarres, obscurs; mais, à mesure qu'il parlait, l'ivresse se
dissipait: il devenait extraordinairement lucide, il trouvait même des
formes agréables pour faire accepter sa critique au récalcitrant Célio.
Il lui dit à peu près les mêmes choses, quant au fond, que j'avais dites
à la duchesse; mais il les dit autrement et mieux. Je vis qu'il pensait
comme moi, ou plutôt que je pensais comme lui, et qu'il résumait devant
moi ma propre pensée. Je n'avais jamais voulu faire attention aux
paroles de ce vieillard, dont le désordre me répugnait. Je m'aperçus ce
soir-là qu'il avait de l'intelligence, de la finesse, une grande science
de la philosophie de l'art, et que, par moments il trouvait des mots
qu'un homme de génie n'eût pas désavoués.

Célio l'écoutait l'oreille basse, se défendant mal, et montrant, avec la
naïveté généreuse qui lui était propre, qu'il était convaincu en dépit
de lui-même. L'heure s'écoulait, on éteignait jusque dans les couloirs,
et les portes du théâtre allaient se fermer. Boccaferri était partout
chez lui. Avec cette admirable insouciance qui est une grâce d'état pour
les débauchés, il eût couché sur les planches ou bavardé jusqu'au jour
sans s'aviser de la fatigue d'autrui plus que de la sienne propre.
Cécilia le prit par le bras pour l'emmener, nous dit adieu dans la
rue, et je me trouvai seul avec Célio, qui, se sentant trop agité pour
dormir, voulut me reconduire jusqu'à mon domicile.

--Quand je pense, me disait-il, que je suis invité à souper ce soir dans
dix maisons, et qu'à l'heure qu'il est, toutes mes connaissances sont
censées me chercher pour me consoler! Mais personne ne s'impatiente
après moi, personne ne regrettera mon absence, et je n'ai pas un ami qui
m'ait bien cherché, car j'étais dans la loge de Cécilia, et, en ne me
trouvant pas dans la mienne, on n'essayait pas de savoir si j'étais
de l'autre côté de la cloison. A travers cette cloison maudite, j'ai
entendu des mots qui devront me faire réfléchir. «Il est déjà parti!
Il est donc désespéré!--Pauvre diable!--Ma foi! je m'en vais.--Je lui
laisse ma carte.--J'aime autant l'avoir manqué ce soir, etc.» C'est
ainsi que mes bons et fidèles amis se parlaient l'un à l'autre. Et je
me tenais coi, enchanté de les entendre partir. Et votre duchesse! qui
devait m'envoyer prendre par son sigisbée avec sa voiture? Je n'ai pas
eu la peine de refuser son thé. _Vous en tenez_ pour cette duchesse,
vous? Vous avez grand tort; c'est une dévergondée. Attendez d'avoir un
_fiasco_ dans votre art, et vous m'en direz des nouvelles. Au reste,
celle-là ne m'a pas trompé. Dès le premier jour, j'ai vu qu'elle faisait
passer son monde sous la toise, et que, pour avoir les grandes entrées
chez elle, il fallait avoir son brevet de _grand homme_ à la main.

--Je ne sais, répondis-je, si c'est le dépit ou l'habitude qui vous rend
cynique, Célio; mais vous l'êtes, et c'est une tache en vous. A quoi bon
un langage si acerbe? Je ne voudrais pas qualifier de dévergondée une
femme dont j'aurais à me plaindre. Or, comme je n'ai pas ce droit-là, et
que je ne suis pas amoureux de la duchesse le moins du monde, je vous
prie d'en parler froidement et poliment devant moi; vous me ferez
plaisir, et je vous estimerai davantage.

--Écoutez, Salentini, reprit vivement Célio, vous êtes prudent, et vous
louvoyez à travers le monde comme tant d'autres. Je ne crois pas que
vous ayez raison; du moins ce n'est pas mon système. Il faut être franc
pour être fort, et moi, je veux exercer ma force à tout prix. Si vous
n'êtes pas l'amant de la duchesse, c'est que vous ne l'avez pas voulu,
car, pour mon compte, je sais que je l'aurais été, si cela eût été
de mon goût. Je sais ce qu'elle m'a dit de vous au premier mot de
galanterie que je lui ai adressé (et je le faisais par manière
d'amusement, par curiosité pure, je vous l'atteste): je regardais une
jolie esquisse que vous avez faite d'après elle et qu'elle a mise,
richement encadrée, dans son boudoir. Je trouvais le portrait flatté, et
je le lui disais, sans qu'elle s'en doutât, en insinuant que cette
noble interprétation de sa beauté ne pouvait avoir été trouvée que par
l'amour. «Parlez plus bas, me répondit-elle d'un air de mystère. J'ai
bien du mal à tenir cet homme-là en bride.» On sonna au même instant.
«Ah! mon Dieu! dit-elle, c'est peut-être lui qui force ma porte;
sortons d'ici. Je ne veux pas vous faire un ennemi, à la veille de
débuter.--Oui, oui, répondis-je ironiquement; vous êtes si bonne pour
moi, que vous le rendriez heureux rien que pour me préserver de sa
haine.» Elle crut que c'était une déclaration, et, m'arrêtant sur le
seuil de son boudoir: «Que dites-vous là? s'écria-t-elle; si vous ne
craignez rien pour vous, je ne crains pour moi que l'ennui qu'il me
cause. Qu'il vienne, qu'il se fâche, restons!» C'était charmant,
n'est-ce pas, monsieur Salentini? mais je ne restai point. J'attendais
cette belle dame à l'épreuve de mon succès ou de ma chute. Si vous
voulez venir avec moi chez elle, nous rirons. Tenez, voulez-vous?

--Non, Célio; ce n'est pas avec les femmes que je veux faire de la
force; les coquettes surtout n'en valent pas la peine. L'ironie du dépit
les flatte plus qu'elle ne les mortifie. Ma vengeance, si vengeance il
y a, c'est la plus grande sérénité d'âme dans ma conduite avec celle-ci
désormais.

--Allons, vous êtes meilleur que moi. Il est vrai que vous n'avez pas
été _chuté_ ce soir, ce qui est fort malsain, je vous jure, et crispe
les nerfs horriblement; mais il me semble que vous êtes un calmant
pour moi. Ne trouvez pas le mot blessant: un esprit qui nous calme est
souvent un esprit qui nous domine, et il se peut que le calme soit la
plus grande des forces de la nature.

--C'est celle qui produit, lui dis-je. L'agitation, c'est l'orage qui
dérange et bouleverse.

--Comme vous voudrez, reprit-il; il y a temps pour tout, et chaque chose
a son usage. Peut-être que l'union de deux natures aussi opposées que la
vôtre et la mienne ferait une force complète. Je veux devenir votre ami,
je sens que j'ai besoin de vous, car vous saurez que je suis égoïste et
que je ne commence rien sans me demander ce qui m'en reviendra; mais
c'est dans l'ordre intellectuel et moral que je cherche mes profits.
Dans les choses matérielles, je suis presque aussi prodigue et
insouciant que le vieux Boccaferri, lequel serait le premier des hommes,
si le genre humain n'était pas la dernière des races. Tenez, il a
raison, ce Boccaferri, et j'avais tort de ne pas vouloir supporter son
insolence tout à l'heure. Il m'a dit la vérité. J'ai perdu la partie
parce que j'étais au-dessous de moi-même. Là-dessus, j'étais d'accord
avec lui; mais j'ai été au-dessous de mon propre talent et j'ai manqué
d'inspiration parce que jusqu'ici j'ai fait fausse route. Un talent sain
et dispos est toujours prêt pour l'inspiration. Le mien est malade,
et il faut que je le remette au régime. Voilà pourquoi je suivrai son
conseil et n'écouterai pas celui que votre politesse me donnait. Je ne
tenterai pas une seconde épreuve avant de m'être retrempé. Il faut que
je sois à l'abri de ces défaillances soudaines, et pour cela je dois
envisager autrement la philosophie de mon art. Il faut que je revienne
aux leçons de ma mère, que je n'ai pas voulu suivre, mais que je garde
écrites en caractères sacrés dans mon souvenir. Ce soir, le vieux
Boccaferri a parlé comme elle, et la paisible Cécilia... cette froide
artiste qui n'a jamais ni blâme ni éloge pour ce qui l'entoure, oui,
oui, la _vieille_ Cécilia a glissé, comme point d'orgue aux théories de
son père, deux ou trois mots qui m'ont fait une grande impression, bien
que je n'aie pas eu l'air de les entendre.

--Pourquoi l'appelez-vous la _vieille_ Cécilia, mon cher Célio? Elle n'a
que bien peu d'années de plus que vous et moi.

--Oh! c'est une manière de dire, une habitude d'enfance, un terme
d'amitié, si vous voulez. Je l'appelle _mon vieux fer_. C'est un
sobriquet tiré de son nom, et qui ne la fâche pas. Elle a toujours été
en avant de son âge, triste, raisonnable et prudente. Quand j'étais
enfant, j'ai joué quelquefois avec elle dans les grands corridors des
vieux palais; elle me cédait toujours, ce qui me la faisait croire aussi
vieille que ma bonne, quoiqu'elle fût alors une jolie fille. Nous ne
nous sommes bien connus et rencontrés souvent que depuis la mort de ma
mère, c'est-à-dire depuis qu'elle est au théâtre et que je suis sorti du
nid où j'ai été couvé si longtemps et avec tant d'amour. J'ai déjà
pas mal couru le monde depuis deux ans. J'étais arriéré en fait
d'expérience; j'étais avide d'en acquérir, et je me suis dénoué vite. Le
furieux besoin que j'avais de vivre par moi-même m'a étourdi d'abord
sur ma douleur, car j'avais une mère telle qu'aucun homme n'en a eu une
semblable. Elle me portait encore dans son coeur, dans son esprit, dans
ses bras, sans s'apercevoir que j'avais vingt-deux ans, et moi je ne
m'en apercevais pas non plus, tant je me trouvais bien ainsi; mais elle
partie pour le ciel, j'ai voulu courir, bâtir, posséder sur la terre.
Déjà je suis fatigué, et j'ai encore les mains vides. C'est maintenant
que je sens réellement que ma mère me manque; c'est maintenant que je
la pleure, que je crie après elle dans la solitude de mes pensées... Eh
bien! dans cette solitude effrayante toujours, navrante parfois pour un
homme habitué à l'amour exclusif et passionné d'une mère, il y a un être
qui me fait encore un peu de bien et auprès duquel je respire de toute
la longueur de mon haleine, c'est la Boccaferri. Voyez-vous, Salentini,
je vais vous dire une chose qui vous étonnera; mais pesez-la, et vous
la comprendrez: je n'aime pas les femmes, je les déteste, et je suis
affreusement méchant avec elles. J'en excepte une seule, la Boccaferri,
parce que, seule, elle ressemble par certains côtés à ma mère, à
la femme qui est cause de mon aversion pour toutes les autres;
comprenez-vous cela?

--Parfaitement, Célio. Votre mère ne vivait que pour vous, et vous
vous étiez habitué à la société d'une femme qui vous aimait plus
qu'elle-même... Ah! vous ne savez pas à qui vous parlez, Célio, et
quelles souffrances tout opposées ce nom de mère réveille dans mon
coeur! Plus mon enfance a différé de la vôtre, mieux je vous comprends,
ô enfant gâté, insolent et beau comme le bonheur! Aussi tant qu'a duré
votre virginale inexpérience, vous avez cru que la femme était l'idéal
du dévouement, que l'amour de la femme était le bien suprême pour
l'homme; enfin, qu'une femme ne servait qu'à nous servir, à nous adorer,
à nous garantir, à écarter de nous le danger, le mal, la peine, le
souci, et jusqu'à l'ennui, n'est-ce pas?

--Oui, oui, c'est cela, s'écria Célio en s'arrêtant et en regardant
le ciel. L'amour d'une femme, c'était, dans mon attente, la lumière
splendide et palpitante d'une étoile qui ne défaille et ne pâlit jamais.
Ma mère m'aimait comme un astre verse le feu qui féconde. Auprès d'elle,
j'étais une plante vivace, une fleur aussi pure que la rosée dont elle
me nourrissait. Je n'avais pas une mauvaise pensée, pas un doute, pas
un désir. Je ne me donnais pas la peine de vivre par moi-même dans les
moments où la vie eût pu me fatiguer. Elle souffrait pourtant; elle
mourait, rongée par un chagrin secret, et moi, misérable, je ne le
voyais pas. Si je l'interrogeais à cet égard, je me laissais rassurer
par ses réponses; je croyais à son divin sourire..... Je la tenais un
matin inanimée dans mes bras; je la rapportais dans sa maison la croyant
évanouie... Elle était morte, morte! et j'embrassais son cadavre...

Célio s'assit sur le parapet d'un pont que nous traversions en ce
moment-là. Un cri de désespoir et de terreur s'échappa de sa poitrine,
comme si une apparition eût passé devant lui. Je vis bien que ce pauvre
enfant ne savait pas souffrir. Je craignis que ce souvenir réveillé et
envenimé par son récent désastre ne devînt trop violent pour ses nerfs;
je le pris par le bras, je l'emmenai.

--Vous comprenez, me dit-il en reprenant le fil de ses idées, comment
et pourquoi je suis égoïste; je ne pouvais pas être autrement, et vous
comprenez aussi pourquoi je suis devenu haineux et colère aussitôt qu'en
cherchant l'amour et l'amitié dans le commerce de mes semblables, je me
suis heurté et brisé contre des égoïsmes pareils au mien. Les femmes
que j'ai rencontrées (et je commence à croire que toutes sont ainsi)
n'aiment qu'elles-mêmes, ou, si elles nous aiment un peu, c'est par
rapport à elles, à cause de la satisfaction que nous donnons à leurs
appétits de vanité ou de libertinage. Que nous ne leur soyons plus bons
à rien, elles nous brisent et nous marchent sur la figure, et vous
voudriez que j'eusse du respect pour ces créatures ambitieuses ou
sensuelles, qui remarquent que je suis beau et que je pourrais bien
avoir de l'avenir! Oh! ma mère m'eût aimé bossu et idiot! mais les
autres!... Essayez, essayez d'y croire, Salentini, et vous verrez!

--Mon cher Célio, vous avez raison en général; mais, en faveur des
exceptions possibles, vous ne devriez pas tant vous hâter de tout
maudire. Moi qui n'ai jamais été gâté, et qui n'ai encore été aimé de
personne, j'espère encore, j'attends toujours.

--Vous n'avez jamais été aimé de personne?... Vous n'avez pas eu de
mère?... ou la vôtre ne valait pas mieux que vos maîtresses? Pauvre
garçon! En ce cas, vous avez toujours été seul avec vous-même, et il
n'y a point de plus terrible tête-à-tête. Ah! je voudrais être aimant,
Salentini, je vous aimerais, car ce doit être un grand bonheur que de
pouvoir faire le bonheur d'un autre!

--Étrange coeur que vous êtes, Célio! Je ne vous comprends pas encore;
mais je veux vous connaître, car il me semble qu'en dépit de vos
contradictions et de votre inconséquence, en dépit de votre prétention
à la haine, à l'égoïsme, à la dureté, il y a en vous quelque chose de
l'âme qui vous a versé ses trésors.

--Quelque chose de ma mère? je ne le crois pas. Elle était si humble
dans sa grandeur, cette âme incomparable, qu'elle craignait toujours
de détruire mon individualité en y substituant la sienne. Elle me
développait dans le sens que je lui manifestais, elle me prenait tel que
je suis, sans se douter que je puisse être mauvais. Ah! c'est là aimer,
et ce n'est pas ainsi que nos maîtresses nous aiment, convenez-en.

--Comment se fait-il que, comprenant si bien la grandeur et la beauté
du dévouement dans l'amour, vous ne le sentiez pas vivre ou germer dans
votre propre sein?

--Et vous, Salentini, répondit-il en m'arrêtant avec vivacité, que
portez-vous ou que couvez-vous dans votre âme? Est-ce le dévouement aux
autres? non, c'est le dévouement à vous-même, car vous êtes artiste.
Soyez sincère, je ne suis pas de ceux qui se paient des mots sonores
vulgairement appelés _blagues_ de sentiment.

--Vous me faites trembler, Célio, lui dis-je, et, en me pénétrant d'un
examen si froid, vous me feriez douter de moi-même. Laissez-moi jusqu'à
demain pour vous répondre, car me voici à ma porte, et je crains que
vous ne soyez fatigué. Où demeurez-vous, et à quelle heure secouez-vous
les pavots du sommeil?

--Le sommeil! encore une _blague!_ répondit-il; je suis toujours
éveillé. Venez me demander à déjeuner aussitôt que vous voudrez. Voilà
ma carte.

Il ralluma son cigare au mien, et s'éloigna.



V.

DÉPIT.

J'étais fatigué, et pourtant je ne pus dormir. Je comptai les heures
sans réussir à résumer les émotions de ma soirée et à conclure avec
moi-même. Il n'y avait qu'une chose certaine pour moi, c'est que je
n'aimais plus la duchesse, et que j'avais failli faire une lourde école
en m'attachant à elle; mais une âme blessée cherche vite une autre
blessure pour effacer celle qui mortifie l'amour-propre, et j'éprouvais
un besoin d'aimer qui me donnait la fièvre. Pour la première fois,
je n'étais plus le maître absolu de ma volonté; j'étais impatient du
lendemain. Depuis douze heures, j'étais entré dans une nouvelle phase de
ma vie, et, ne me reconnaissant plus, je me crus malade.

Je ne l'avais jamais été, ma santé avait fait ma force; je m'étais
développé dans un équilibre inappréciable. J'eus peur en me sentant le
pouls légèrement agité. Je sautai à bas de mon lit; je me regardai dans
une glace, et je me mis à rire. Je rallumai ma lampe, je taillai un
crayon, je jetai sur un bout de papier les idées qui me vinrent. Je fis
une composition qui me plut, quoique ce fût une mauvaise composition.
C'était un homme assis entre son bon et son mauvais ange. Le bon ange
était distrait et comme pris de sollicitude pour un passant auquel le
mauvais ange faisait des agaceries dans le même moment. Entre ces deux
anges, le personnage principal délaissé, et ne comptant ni sur l'un ni
sur l'autre, regardait en souriant une fleur qui personnifiait pour lui
la nature. Cette allégorie n'avait pas le sens commun, mais elle avait
une signification pour moi seul. Je me crus vainqueur de mon angoisse;
je me recouchai, je m'assoupis, j'eus le cauchemar: je rêvai que
j'égorgeais Célio.

Je quittai mon lit décidément, je m'habillai aux premières lueurs de
l'aube; j'allai faire un tour de promenade sur les remparts, et, quand
le soleil fut levé, je gagnai le logis de Célio.

Célio ne s'était pas couché, je le trouvai écrivant des lettres.--Vous
n'avez pas dormi, me dit-il, et vous êtes fatigué pour avoir essayé de
dormir? J'ai fait mieux que vous; j'ai passé la nuit dehors. Quand on
est excité, il faut s'exciter davantage; c'est le moyen d'en finir plus
vite.

--Fi! Célio, dis-je en riant, vous me scandalisez.

--Il n'y a pas de quoi, reprit-il, car j'ai passé la nuit sagement à
causer et à écrire avec la plus honnête des femmes.

--Qui? mademoiselle Boccaferri?

--Eh! pourquoi devinez-vous? Est-ce que.... mais il serait trop tard,
elle est partie.

--Partie!

--Ah! vous pâlissez? Tiens, tiens! je ne m'étais pas aperçu de cela; il
est vrai que j'étais tout plongé en moi-même hier soir. Mais écoutez: en
vous quittant cette nuit, j'étais de fort mauvaise humeur contre vous.
J'aurais causé encore deux heures avec plaisir, et vous me disiez
d'aller me reposer, ce qui voulait dire que vous aviez assez de moi.
Résolu à causer jusqu'au grand jour, n'importe avec qui, j'allai droit
chez le vieux Boccaferri. Je sais qu'il ne dort jamais de manière, même
quand il a bu, à ne pas s'éveiller tout d'un coup le plus honnêtement
du monde et parfaitement lucide. Je vois de la lumière à sa fenêtre, je
frappe, je le trouve debout causant avec sa fille. Ils accourent à
moi, m'embrassent et me montrent une lettre qui était arrivée chez
eux pendant la soirée et qu'ils venaient d'ouvrir en rentrant. Ce que
contenait cette lettre, je ne puis vous le dire, vous le saurez plus
tard; c'est un secret important pour eux, et j'ai donné ma parole de
n'en parler à qui que ce soit. Je les ai aidés à faire leurs paquets; je
me suis chargé d'arranger ici leurs affaires avec le théâtre; j'ai causé
des miennes avec Cécilia, pendant que le vieux allait chercher une
voiture. Bref, il y a une heure que je les y ai vus monter et sortir de
la ville. A présent me voilà réglant leurs comptes, en attendant que
j'aille à la direction théâtrale pour dégager la Cécilia de toutes
poursuites. Ne me questionnez pas, puisque j'ai la bouche scellée; mais
je vous prie de remarquer que je suis fort actif et fort joyeux ce
matin, que je ne songe pas à ménager la fraîcheur de ma voix, enfin
que je fais du dévouement pour mes amis, ni plus ni moins qu'un simple
épicier. Que cela ne vous émerveille pas trop! je suis _obligeant_,
parce que je suis actif, et qu'au lieu de me coûter, cela m'occupe et
m'amuse, voilà tout.

--Vous ne pouvez même pas me dire vers quelle contrée ils se dirigent!

--Pas même cela. C'est bien cruel, n'est-ce pas? Prenez-vous-en à la
Boccaferri, qui n'a pas fait d'exception en votre faveur au silence
qu'elle m'imposait, tant les femmes sont ingrates et perverses!

--J'avais cru que vous, vous faisiez une exception en faveur de
mademoiselle Boccaferri dans vos anathèmes contre son sexe?

--Parlons-nous sérieusement? Oui, certes, elle est une exception, et je
le proclame. C'est une femme honnête; mais pourquoi? Parce qu'elle n'est
point belle.

--Vous êtes bien persuadé qu'elle n'est pas belle? repris-je avec feu;
vous parlez comme un comédien, mais non comme un artiste. Moi, je suis
peintre, je m'y connais, et je vous dis qu'elle est plus belle que
la duchesse de X..., qui a tant de réputation, et que la prima donna
actuelle, dont on fait tant de bruit.

Je m'attendais à des plaisanteries ou à des négations de la part de
Célio. Il ne me répondit rien, changea de vêtements, et m'emmena
déjeuner. Chemin faisant, il me dit brusquement:--Vous avez parfaitement
raison, elle est plus belle qu'aucune femme au monde. Seulement j'avais
la mauvaise honte de le nier, parce que je croyais être le seul à m'en
apercevoir.

--Vous parlez comme un possesseur, Célio, comme un amant.

--Moi! s'écria-t-il en tournant son visage vers le mien avec assurance,
je ne le suis pas, je ne l'ai jamais été, et je ne le serai jamais!

--D'où vient que vous ne désirez pas l'être?

--De ce que je la respecte et veux l'aimer toujours, de ce qu'elle a été
la protégée de ma mère qui l'estimait, de ce qu'elle est, après moi (et
peut-être autant que moi), le coeur qui a le mieux compris, le mieux
aimé, le mieux pleuré ma mère. Oh! ma _vieille_ Cécilia, jamais! c'est
une tête sacrée, et c'est la seule tête portant un bonnet sur laquelle
je ne voudrais pas mettre le pied.

--Toujours étrange et inconséquent, Célio!... Vous reconnaissez qu'elle
est respectable et adorable, et vous méprisez tant votre propre amour,
que vous l'en préservez comme d'une souillure! Vous ne pouvez donc que
flétrir et dégrader ce que votre souffle atteint! Quel homme ou quel
diable êtes-vous? Mais, permettez-moi de vous le dire et d'employer
un des mots crus que vous aimez, ceci me paraît de la _blague_, une
prétention au _méphistophélisme_, que votre âge et votre expérience ne
peuvent pas encore justifier. Bref, je ne vous crois pas. Vous voulez
m'étonner, faire le fort, l'invincible, le satanique; mais, tout
bonnement, vous êtes un honnête jeune homme, un peu libertin, un peu
taquin, un peu fanfaron... pas assez pourtant pour ne pas comprendre
qu'il faut épouser une honnête fille quand on l'a séduite; et comme vous
êtes trop jeune ou trop ambitieux pour vous décider si tôt à un mariage
si modeste, vous ne voulez pas faire la cour à mademoiselle Boccaferri.

--Plût au ciel que je fusse ainsi! dit Célio sans montrer d'humeur et
sans regimber; je ne serais pas malheureux, et je le suis pourtant! Ce
que je souffre est atroce... Ah! si j'étais honnête et bon, je serais
naïf, j'épouserais demain la Boccaferri, et j'aurais une existence
calme, rangée, charmante, d'autant plus que ce ne serait peut-être pas
un mariage aussi modeste que vous croyez. Qui connaît l'avenir? Je ne
puis m'expliquer là-dessus; mais sachez que, quand même la Cécilia
serait une riche héritière, parée d'un grand nom, je ne voudrais pas
devenir amoureux d'elle. Écoutez, Salentini, une grande vérité, bien
niaise, un lieu commun: l'amour des mauvaises femmes nous tue; l'amour
des femmes grandes et bonnes les tue. Nous n'aimons beaucoup que ce qui
nous aime peu, et nous aimons mal ce qui nous aime bien. Ma mère est
morte de cela, à quarante ans, après dix années de silence et d'agonie.

--C'est donc vrai? je l'avais entendu dire.

--Celui qui l'a tuée vit encore. Je n'ai jamais pu l'amener à se battre
avec moi. Je l'ai insulté atrocement, et lui qui n'est point un lâche,
tant s'en faut, il a tout supporté plutôt que de lever la main contre
le fils de la Floriani... Aussi je vis comme un réprouvé, avec une
vengeance inassouvie qui fait mon supplice, et je n'ai pas le courage
d'assassiner l'assassin de ma mère! Tenez, vous voyez en moi un nouvel
Hamlet, qui ne pose pas la douleur et la folie, mais qui se consume dans
le remords, dans la haine et dans la colère. Et pourtant, vous l'avez
dit, je suis bon: tous les égoïstes sont faciles à vivre, tolérants et
doux. Mais je suivrai l'exemple d'Hamlet, je ne briserai point la pâle
Ophélia; qu'elle aille dans un cloître plutôt! je suis trop malheureux
pour aimer. Je n'en ai plus le temps ni la force. Et puis Hamlet se
complique en moi de passions encore vivantes; je suis ambitieux,
personnel; l'art, pour moi, n'est qu'une lutte, et la gloire qu'une
vengeance. Mon ennemi avait prédit que je ne serais rien, parce que ma
mère m'avait trop gâté. Je veux l'écraser d'un éclatant démenti à la
face du monde. Quant à la Boccaferri, je ne veux pas être pour elle ce
que cet homme maudit a été pour ma mère, et je le serais! Voyez-vous,
il y a une fatalité! Les orages et les malheurs qui nous frappent dans
notre enfance s'attachent à nous comme des furies, et, plus nous tâchons
de nous en préserver, plus nous sommes entraînés, par je ne sais quel
funeste instinct d'imitation, à les reproduire plus tard: le crime est
contagieux. L'injustice et la folie, que j'ai détestées chez l'amant de
ma mère, je les sens s'éveiller en moi dès que je commence à aimer une
femme. Je ne veux donc pas aimer, car, si je n'étais pas la victime, je
serais le bourreau.

--Donc vous avez peur aussi, quelquefois et à votre insu, d'être la
victime? Donc vous êtes capable d'aimer?

--Peut-être; mais j'ai vu, par l'exemple de ma mère, dans quel abîme
nous précipite le dévouement, et je ne veux pas tomber dans cet abîme.

--Et vous ne croyez pas que l'amour puisse être soumis à d'autres lois
qu'à cette diabolique alternative du dévouement méconnu et immolé, ou de
la tyrannie délirante et homicide?

--Non!

--Pauvre Célio, je vous plains, et je vois que vous êtes un homme faible
et passionné. Je vous connais enfin: vous êtes destiné, en effet, à être
victime ou bourreau; mais vous ne faites là le procès qu'à vous-même, et
le genre humain n'est pas forcément votre complice.

--Ah! vous me méprisez, parce que vous avez meilleure opinion de
vous-même? s'écria Célio avec amertume; eh bien, attendons. Si vous êtes
sincère, nous philosopherons ensemble un jour: nous ne disputerons plus.
Jusque-là, que voulez-vous faire? La cour à ma vieille Boccaferri? En
ce cas, prenez garde! je veille à sa défense comme un jeune chien déjà
méfiant et hargneux. Il vous faudra marcher droit avec elle. Si je la
respecte, ce n'est pas pour permettre aux autres de s'emparer d'elle,
même dans le secret de leurs pensées.

Je fus frappé de l'âpreté de ces dernières paroles de Célio et de
l'accent de haine et de dépit qui les accompagna.--Célio, lui dis-je,
vous serez jaloux de la Boccaferri, vous l'êtes déjà; convenez que nous
sommes rivaux! Soyons francs, je vous en supplie, puisque vous dites
que la franchise c'est le signe de la force. Vous m'avez dit que vous
n'étiez pas son amant et que vous ne vouliez pas l'être; mais descendez
dans le plus profond de votre coeur, et voyez si vous êtes bien sûr de
l'avenir; puis vous me direz si je vais sur vos brisées, et si nous
sommes dès aujourd'hui amis ou ennemis.

--Ce que vous me demandez là est délicat, répondit-il; mais ma réponse
ne se fera pas attendre. Je ne mens jamais aux autres ni à moi-même. Je
ne serai jamais jaloux de la Cécilia, parce que je n'en serai jamais
amoureux... à moins que pourtant elle ne devienne amoureuse de moi, ce
qui est aussi vraisemblable que de voir la duchesse devenir sincère et
le vieux Boccaferri devenir sobre.

--Et pourquoi donc, Célio? Si, par malheur pour moi, la Cécilia vous
voyait et vous entendait en cet instant, elle pourrait bien être émue,
tremblante, indécise...

--Si je la voyais indécise, émue et tremblante, je fuirais, je vous en
donne ma parole d'honneur, monsieur Salentini! Je sais trop ce que c'est
que de profiter d'un moment d'émotion et de prendre les femmes par
surprise. Ce n'est pas ainsi que je voudrais être aimé d'une femme comme
la Boccaferri; je n'y trouverais aucun plaisir et aucune gloire, parce
qu'elle est sincère et honnête, parce qu'elle ne me cacherait pas sa
honte et ses larmes, parce qu'au lieu de volupté je ne lui donnerais et
ne recevrais d'elle que de la douleur et des remords. Oh! non, ce n'est
pas ainsi que je voudrais posséder une femme pure! Et, comme je ne
cherche que l'ivresse, je ne m'adresserai jamais qu'à celles qui ne
veulent rien de plus. Êtes-vous content?

--Pas encore, ami: rien ne me prouve que la Boccaferri ne vous aime pas
profondément, et que l'amitié qu'elle proclame pour vous ne soit pas un
amour qu'elle se cache encore à elle-même. S'il en était ainsi, si un
jour ou l'autre vous veniez à le découvrir, vous me la disputeriez,
n'est-ce pas?

--Oui, certes, Monsieur, répondit Célio sans hésiter, et, puisque
vous l'aimez, vous devez comprendre que son amour ne soit pas
chose indifférente... Mais alors, mon ami, ajouta-t-il saisi d'un
attendrissement douloureux qui se peignit sur son visage expressif et
sincère, je vous demanderais en grâce de vous battre avec moi. J'aurais
la chance d'être tué, parce que je me bats mal. Je suis passé maître
à la salle d'armes: en présence d'un adversaire réel, je suis ému, la
colère me transporte, et j'ai toujours été blessé. Ma mort sauverait la
Cécilia de mon amour. Ainsi, ne me manquez pas, si nous en venons jamais
là.* A présent, déjeunons, rions et soyons amis, car je suis bien sûr
qu'elle me regarde comme un enfant; je ne vois en elle qu'une vieille
amie, et, si cela continue, je ne vous porterai pas ombrage... Mais vous
l'épouseriez, n'est-ce pas? autrement je me battrais de sang-froid, et
je vous tuerais, comptez-y.

--A la bonne heure, répondis-je. Ce que vous me dites là me prouve qui
elle est, et ce respect pour la vertu dans la bouche d'un soi-disant
libertin me pousse au mariage les yeux fermés.

Nous nous serrâmes la main, et notre repas fut fort enjoué. J'étais
plein d'espoir et de confiance, je ne sais pourquoi, car mademoiselle
Boccaferri était partie. Je ne savais plus quand ni où je la
retrouverais, et elle ne m'avait pas accordé seulement un regard qui pût
me faire croire à son amour pour moi. Étais-je en proie à un accès
de fatuité? Non, j'aimais. Mon entretien avec Célio venait de rendre
évident pour moi ce mérite que j'avais deviné la veille. L'amour élargit
la poitrine et parfume l'air qui y pénètre: c'était mon premier amour
véritable, je me sentais heureux, jeune et fort; tout se colorait à mes
yeux d'une lumière plus vive et plus pure.

--Savez-vous un rêve que je faisais ces jours-ci, me dit Célio, et
qui me revient plus sérieux après mon _fiasco_? C'est d'aller passer
quelques semaines, quelques mois peut-être, dans un coin tranquille et
ignoré, avec le vieux fou Boccaferri et sa très-raisonnable fille. A eux
deux ils possèdent le secret de l'art: chacun en représente une face.
Le père est particulièrement inventif et spontané, la fille éminemment
consciencieuse et savante, car c'est une grande musicienne que la
Cécilia; le public ne s'en doute pas, et vous, vous n'en savez
probablement rien non plus. Eh bien, elle est peut-être la dernière
grande musicienne que possédera l'Italie. Elle comprend encore les
maîtres qu'aucun nouveau chanteur en renom ne comprend plus. Qu'elle
chante dans un ensemble, avec sa voix qu'on entend à peine, tout le
monde marche sans se rendre compte qu'elle seule contient et domine
toutes les parties par sa seule intelligence, et sans que la force du
poumon y soit pour rien. On le sent, on ne le dit pas. Quels sont les
favoris du public qui voudraient avouer la supériorité d'un talent
qu'on n'applaudit jamais? Mais allez ce soir au théâtre, et vous verrez
comment marchera l'opéra; on s'apercevra _un peu_ de la lacune creusée
par l'absence de la Boccaferri! Il est vrai qu'on ne dira pas à quoi
tient ce manque d'ensemble et d'âme collective. Ce sera l'enrouement
de celui-ci, la distraction de celui-là; les voix s'en prendront à
l'orchestre, et réciproquement. Mais moi, qui serai spectateur ce soir,
je rirai de la déroute générale, et je me dirai: Sot public, vous aviez
un trésor, et vous ne l'avez jamais compris! Il vous faut des roulades,
on vous en donne _en veux-tu? en voilà_, et vous n'êtes pas content!
Tâchez donc de savoir ce que vous voulez. En attendant, moi, j'observe
et je me repose.

--Vous ne m'apprenez rien, Célio; précisément hier soir je rompais
une lance contre la duchesse de... pour le talent élevé et profond de
mademoiselle Boccaferri.

--Mais la duchesse ne peut pas comprendre cela, reprit Célio en haussant
les épaules. Elle n'est pas plus artiste que _ma botte_! Et il faut être
extrêmement fort pour reconnaître des qualités enfouies sous un _fiasco_
perpétuel, car c'est là le sort de la pauvre Boccaferri. Qu'elle dise
comme un maître les parties les plus insignifiantes de son rôle,
quatre ou cinq vrais dilettanti épars dans les profondeurs de la salle
souriront d'un plaisir mystérieux et tranquille. Quelques demi-musiciens
diront: «Quelle belle musique! comme c'est écrit» sans reconnaître
qu'ils ne se fussent pas aperçus de cette perfection dans le détail
d'une belle chose si la _seconda donna_ n'était pas une grande artiste.
Ainsi va le monde, Salentini! Moi, je veux faire du bruit, et je cherche
le succès de toute la puissance de ma volonté, mais c'est pour me venger
du public que je hais, c'est pour le mépriser davantage. Je me suis
trompé sur les moyens, mais je réussirai à les trouver, en profitant
du vieux Boccaferri, de sa fille, et de moi-même par-dessus tout.
Pour cela, voyez-vous, il faut que je me perfectionne comme véritable
artiste; ce sera l'affaire de peu de temps; chaque année, pour moi,
représente dix ans de la vie du vulgaire; je suis actif et entêté. Quand
j'aurai acquis ce qui me manque pour moi-même, je saurai parfaitement ce
qui manque au public pour comprendre le vrai mérite. Je parviendrai à
être infiniment plus mauvais que je ne l'ai été hier devant lui, et par
conséquent à lui plaire infiniment. Voilà ma théorie. Comprenez-vous!

--Je comprends qu'elle est fausse, et que si vous ne cherchez pas le
beau et le vrai pour l'enseigner au public, en supposant que vous lui
plaisiez dans le faux, vous ne posséderez jamais le vrai. On ne dédouble
jamais son être à ce point. On ne fait point la grimace sans qu'il en
reste un pli au plus beau visage. Prenez garde, vous avez fait fausse
route, et vous allez vous perdre entièrement.

--Et voyez pourtant l'exemple de la Cécilia! s'écria Célio fort animé;
ne possède-t-elle pas le vrai en elle, ne s'opiniâtre-t-elle pas à ne
donner au public que du vrai, et n'est-elle pas méconnue et ignorée? Et
il ne faut pas dire qu'elle est incomplète et qu'elle manque de force et
de feu. Voyez-vous, pas plus loin qu'il y a deux jours, j'ai entendu la
Boccaferri chanter et déclamer seule entre quatre murs et ne sachant
pas que j'étais là pour l'écouter. Elle embrasait l'atmosphère de sa
passion, elle avait des accents à faire vibrer et tressaillir une foule
comme un seul homme. Cependant elle ne méprise pas le public, elle se
borne à ne pas l'aimer. Elle chante bien devant lui, pour son propre
compte, sans colère, sans passion, sans audace. Le public reste sourd et
froid; il veut, avant tout, qu'on se donne de la peine pour lui plaire,
et moi, je m'en donnerai; mais il me le paiera, car je ne lui donnerai
de mon feu et de ma science que le rebut, encore trop bon pour lui.

Je ne pus calmer Célio. Il prenait beaucoup de café en jurant contre la
platitude du café viennois. Il cherchait à s'exciter de plus en plus.
La rage de sa défaite lui revenait plus amère. Je lui rappelai qu'il
fallait aller au théâtre; il y courut en me donnant rendez-vous pour le
soir chez moi.



VI.

LA DUCHESSE.

A l'heure convenue, j'attendais Célio, mais je ne reçus qu'un billet
ainsi conçu:

«Mon cher ami, je vous envoie de l'argent et des papiers pour que vous
ayez à terminer demain l'affaire de mademoiselle Boccaferri avec le
théâtre. Rien n'est plus simple: il s'agit de verser la somme ci-jointe
et de prendre un reçu que vous conserverez. Son engagement était à la
veille d'expirer, et elle n'est passible que d'une amende ordinaire pour
deux représentations auxquelles elle fait défaut. Elle trouve ailleurs
un engagement plus avantageux. Moi, je pars, mon cher ami. Je serai
parti quand vous recevrez cet adieu. Je ne puis supporter une heure de
plus l'air du pays et les compliments de condoléance: je me fâcherais,
je dirais ou ferais quelque sottise. Je vais ailleurs, je pousse plus
loin. En avant, en Avant!

«Vous aurez bientôt de mes nouvelles et _d'autres_ qui vous intéressent
davantage.

«A vous de coeur,

«CÉLIO FLORIANI.»

[Illustration 004.png: Tu as été mauvais, archimauvais! (Page 83.)]

Je retournai cette épître pour voir si elle était bien à mon adresse:
_Adorno Salentini, place... n°..._ Rien n'y manquait.

Je retombai anéanti, dévoré d'une affreuse inquiétude, en proie à de
noirs soupçons, consterné d'avoir perdu la trace de Cécilia et de celui
qui pouvait me la disputer ou m'aider à la rejoindre. Je me crus joué.
Des jours, des semaines se passèrent, je n'entendis parler ni de Célio
ni des Boccaferri. Personne n'avait fait attention à leur brusque
départ, puisqu'il s'était effectué presque avec la clôture de la saison
musicale. Je lisais avidement tous les journaux de musique et de théâtre
qui me tombaient sous la main. Nulle part il n'était question d'un
engagement pour Cécilia ou pour Célio. Je ne connaissais personne
qui fût lié avec eux, excepté le vieux professeur de mademoiselle
Boccaferri, qui ne savait rien ou ne voulait rien savoir. Je me disposai
à quitter Vienne, où je commençais à prendre le spleen, et j'allai faire
mes adieux à la duchesse, espérant qu'elle pourrait peut-être me dire
quelque chose de Célio.

Toute cette aventure m'avait fait beaucoup de mal. Au moment de
m'épanouir à l'amour par la confiance et l'estime, je me voyais rejeté
dans le doute, et je sentais les atteintes empoisonnées du scepticisme
et de l'ironie. Je ne pouvais plus travailler; je cherchais l'ivresse,
et ne la trouvais nulle part. Je fus plus méchant dans mon entretien
avec la duchesse que Célio lui-même ne l'eût été à ma place. Ceci la
passionna pour, je devrais dire _contre_ moi: les coquettes sont ainsi
faites.

L'inquiétude mal déguisée avec laquelle je l'interrogeais sur Célio lui
fit croire que j'étais resté jaloux et amoureux d'elle. Elle me jura ne
pas savoir ce qu'il était devenu depuis la malencontreuse soirée de
son début; mais, en me supposant épris d'elle et en voyant avec quelle
assurance je le niais, elle se forma une grande idée de la force de mon
caractère. Elle prit à coeur de le dompter, elle se piqua au jeu; une
lutte acharnée avec un homme qui ne lui montrait plus de faiblesse et
qui l'abandonnait sur un simple soupçon lui parut digne de toute sa
science.

[Illustration 005.png: Cela se voyait à la joie franche... (Page 92.)]

Je quittai Vienne sans la revoir. J'arrivai à Turin; au bout de deux
jours, elle y était aussi; elle se compromettait ouvertement, elle
faisait pour moi ce qu'elle n'avait jamais fait pour personne. Cette
femme qui m'avait tenu dans un plateau de la balance avec Célio dans
l'autre, pesant froidement les chances de notre gloire en herbe pour
choisir celui des deux qui flatterait le plus sa vanité, cette sage
coquette qui nous ménageait tous les deux pour éconduire celui de nous
qui serait brisé par le public, cette grande dame, jusque-là fort
prudente et fort habile dans la conduite de ses intrigues galantes, se
jetait à corps perdu dans un scandale, sans que j'eusse grandi d'une
ligne dans l'opinion publique, et tout simplement par la seule raison
que je lui résistais.

Pourtant Célio avait été aussi cruel avec elle, et elle ne s'en était
pas émue d'une manière apparente. Il ne suffisait donc pas de lui
résister pour qu'elle s'éprît de la sorte. Elle avait senti que Célio
ne l'aimait pas, et qu'il n'était peut-être pas capable d'aimer
sérieusement; mais, outre que mon caractère et mon savoir-vivre lui
offraient plus de garanties, elle m'avait vu sincèrement ému auprès
d'elle, elle devinait que j'étais capable de concevoir une grande
passion, et elle pensait me l'inspirer encore en dépit de mon courage
et de ma fierté. Elle se trompait de date, il est vrai, et il se trouva
qu'elle fit pour moi, lorsque j'étais refroidi à son égard, ce qu'elle
n'eût point songé à faire lorsque j'étais enflammé. Les femmes ne sont
jamais si habiles qu'elles ne tombent dans le piège de leur propre
vanité.

Je la vis donc se jeter dans mes bras à un moment de ma vie où je ne
l'aimais point, et où je souffrais à cause d'une autre femme. Il ne me
fallut ni courage, ni vertu, ni orgueil pour la repousser d'abord, et
pour tenter de la faire renoncer à sa propre perte. J'y mis une énergie
qui l'excita d'autant plus à se perdre; j'aurais été un scélérat,
un roué, un ennemi acharné à son désastre, que je n'aurais pas agi
autrement pour la pousser à bout et lui faire fouler aux pieds tout
souci de sa réputation. Elle crut que je mettais son amour à l'épreuve,
et le mien au prix de cette épreuve décisive, éclatante. Cette femme,
funeste aux autres, le devint volontairement à elle-même tout d'un
coup, au milieu d'une vie d'égoïsme et de calcul. Elle tendit tous
les ressorts de sa volonté pour vaincre une aversion qu'elle prenait
seulement pour de la méfiance. La crise de son orgueil blessé l'emporta
sur les habitudes de sa vanité froide et dédaigneuse. Peut-être aussi
s'ennuyait-elle, peut-être voulait-elle connaître les orages d'une
passion véritable ou d'une lutte violente.

Ma résistance l'irrita à ce point qu'elle jura de me forcer par un éclat
à tomber à ses pieds. Elle chercha à se faire insulter publiquement pour
me contraindre à prendre sa défense. Elle vint en plein jour chez moi
dans sa voiture; elle confia son prétendu secret à trois ou quatre
amies, femmes du monde, qu'elle choisit les plus indiscrètes possible.
Elle laissa tomber son masque en plein bal, au moment où elle s'emparait
de mon bras; enfin elle me poursuivit jusque dans une loge de théâtre
où elle se fût montrée à tous les regards, si je n'en fusse sorti
précipitamment avec elle.

Cette torture dura huit jours pendant lesquels elle sut multiplier des
incidents incroyables. Cette femme indolente et superbe de mollesse
était en proie à une activité dévorante. Elle ne dormait pas, elle ne
mangeait plus, elle était changée d'une manière effrayante. Elle savait
aussi s'opposer à ma fuite en me faisant croire à chaque instant qu'elle
venait me dire adieu et qu'elle renonçait à moi. J'aurais voulu calmer
la douleur que je lui causais, l'amener à de bonnes résolutions, la
quitter noblement et avec des paroles d'amitié. Je ne faisais qu'irriter
son désespoir, et il reparaissait plus terrible, plus impérieux, plus
enlaçant au moment où je me flattais de l'avoir fait céder à l'empire de
la raison.

Ce que je souffris durant ces huit jours est impossible à confesser.
L'amour d'une femme est peut-être irrésistible, quelle que soit cette
femme, et celle-là était belle, jeune, intelligente, audacieuse, pleine
de séductions. Le chagrin qui la consumait rapidement donnait à sa
beauté un caractère terrible, bien fait pour agir sur une imagination
d'artiste. Je l'avais toujours crue lascive, elle passait pour l'être,
elle l'avait peut-être toujours été; mais, avec moi, elle paraissait
dévorée d'un besoin de coeur qui faisait taire les sens et l'ornait du
prestige nouveau de la chasteté. Je me sentais glisser sur une pente
rapide dans un précipice sans fond, car il ne me fallait qu'aimer un
instant cette femme pour être à jamais perdu. Cela, je n'en pouvais
douter; je savais bien quelle réaction de tyrannie j'aurais à subir
une fois que j'aurais abandonné mon âme à cet attrait perfide. Je me
connaissais, ou plutôt je me pressentais. Fort dans le combat, j'étais
trop naïf dans la défaite pour n'être pas enlacé à tout jamais par ma
conscience. Et je pouvais encore combattre, parce que je me retenais
d'aimer, car je voyais en elle tout le contraire de mon idéal: le
dévouement, il est vrai, mais le dévouement dans la fièvre, l'énergie
dans la faiblesse, l'enthousiasme dans l'oubli de soi-même, et point de
force véritable, point de dignité, point de durée possible dans ce subit
engouement. Elle me faisait horreur et pitié en même temps qu'elle
allumait en moi des agitations sauvages et une sombre curiosité. Je
voyais mon avenir perdu, mon caractère déconsidéré, toutes les femmes
effrontées et galantes ayant déjà l'oeil sur moi pour me disputer à
une puissante rivale et jouer avec moi à coups de griffes comme des
panthères avec un gladiateur. Je devenais un homme à bonnes fortunes,
moi qui détestais ce plat métier, un charlatan pour les esprits sévères
qui m'accuseraient de chercher la renommée dans le scandale des
aventures, au lieu de la conquérir par le progrès dans mon art. Je
me sentais défaillir, et, lorsque le feu de la passion montait à ma
poitrine, la sueur froide de l'épouvante coulait de mon front. Que cette
femme fût perdue par moi ou seulement acceptée par moi dans sa chute
volontaire, j'étais lié à elle par l'honneur; je ne pouvais plus
l'abandonner. J'aurais beau m'étourdir et m'exalter en me battant pour
elle, il me faudrait toujours traîner à mon pied ce boulet dégradant
d'un amour imposé par la faiblesse d'un instant à la dignité de toute la
vie.

Déjà elle me menaçait de s'empoisonner, et, dans la situation extrême où
elle s'était jetée, une heure de rage et de délire pouvait la porter au
suicide. Le ciel m'inspira un _mezzo termine_. Je résolus de la tromper
en laissant une porte ouverte à l'observation de ma promesse. J'exigeai
qu'elle allât rejoindre ses amis et sa famille à Milan; j'en fis une
condition de mon amour, lui disant que je rougirais de profiter, pour
la posséder, de la crise où elle se jetait, que ma conscience ne serait
plus troublée dès que je la verrais reprendre sa place dans le monde
et son rang dans l'opinion, que je restais à Turin pour ne pas la
compromettre en la suivant, mais que dans huit jours je serais auprès
d'elle pour l'aimer dans les douceurs du mystère.

J'eus un peu de peine à la persuader, mais j'étais assez ému, assez peu
sûr de ma force pour qu'elle crût encore à la sienne. Elle partit, et je
restai brisé de tant d'émotions, fatigué de ma victoire, incertain si
j'allais me sauver au bout du monde, ou la rejoindre pour ne plus la
quitter.

Je fus plus faible après son départ que je ne l'avais été en sa
présence. Elle m'écrivait des lettres délirantes. Il y avait en moi
une sorte d'antipathie instinctive que son langage et ses manières
réveillaient par instants, et qui s'effaçait quand son souvenir me
revenait accompagné de tant de preuves d'abnégation et d'emportement.
Et puis la solitude me devenait insupportable. D'autres folies me
sollicitaient. La Boccaferri m'abandonnait, Célio m'avait trompé. Le
monde était vide, sans un être à aimer exclusivement. Les huit jours
expirés, je fis venir un voiturin pour me rendre à Milan.

On chargeait mes effets, les chevaux attendaient à ma porte; j'entrai
dans mon atelier pour y jeter un dernier coup d'oeil.

J'étais venu à Turin avec l'intention d'y passer un certain temps.
J'aimais cette ville, qui me rappelait toute mon enfance, et où j'avais
conservé de bonnes relations. J'avais loué un des plus agréables
logements d'artiste; mon atelier était excellent, et, le jour où je m'y
étais installé, j'avais travaillé avec délices, me flattant d'y oublier
tous mes soucis et d'y faire des progrès rapides. L'arrivée de la
duchesse avait brisé ces doux projets, et, en quittant cet asile, je
tremblai que tout ne fût brisé dans ma vie. Il me prit un remords, une
terreur, un regret, sous lesquels je me débattis en vain. Je me jetai
sur un sofa; on m'appelait dans la rue; le conducteur du voiturin
s'impatientait; ses petits chevaux, qui étaient jeunes et fringants,
grattaient le pavé. Je ne bougeais pas. Je n'avais pas la force de
me dire que je ne partirais point; je me disais avec une certaine
satisfaction puérile que je n'étais pas encore parti.

Enfin le voiturin vint frapper en personne à ma porte. Je vois encore sa
casquette de loutre et sa casaque de molleton. Il avait une bonne figure
à la fois mécontente et amicale. C'était un ancien militaire, irrité de
mon inexactitude, mais soumis à l'idée de subordination. «Eh! mon cher
monsieur, les jours sont si courts dans cette saison! la route est si
mauvaise! Si la nuit nous prend dans les montagnes, que ferons-nous? Il
y a une grande heure que je suis à vos ordres, et mes petits chevaux
ne demandent qu'à courir pour votre service.» Ce fut là toute sa
plainte.--«C'est juste, ami, lui dis-je, monte sur ton siége, me voilà!»

Il sortit; je me disposai à en faire autant. Un papier qui voltigeait
sur le plancher arrêta mes regards. Je le ramassai: c'était un feuillet
détaché de mon album. Je reconnus la composition que j'avais esquissée
dans la nuit où Célio m'avait ramené à ma demeure, à Vienne, après son
_fiasco_. Je revis le bon et le mauvais ange, distraits tous deux
de moi par un malin personnage qui avait la tournure et le costume de
théâtre de Célio. Je me reportai à cette nuit d'insomnie où la duchesse
m'était apparue si vaine et si perfide, la Boccaferri si pure et si
grande.

LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

Je ne sais quelle réaction se fit en moi. Je courus vers la porte;
j'ordonnai au _vetturino_ de dételer et de s'en aller. Je rentrai; je
respirai; je mis mon album sur une table comme pour reprendre possession
de mon atelier, de mon travail et de ma liberté; puis l'effroi de la
solitude me saisit. Ces grandes murailles nues d'un atelier me serrèrent
le coeur. Je retombai sur le sofa, et je me mis a pleurer, à sangloter,
presque, comme un enfant qui subit une pénitence et se désole à l'aspect
de la chambre qui va lui servir de prison.

Tout à coup une voix de femme qui chantait dans la rue me fit entendre
les premières phrases de cet air du _Don Juan_ de Mozart:

  Vedrai, Carino
  Se sei buonfuo,
  Che bel rimedio
  Ti voglio dar.

Était-ce un rêve? J'entendais la voix de Cécilia Boccaterri. Je l'avais
entendue deux fois dans le rôle de Zerline, où elle avait une naïveté
charmante, mais où elle manquait de la nuance de coquetterie nécessaire.
En cet instant, il me sembla qu'elle s'adressait à moi avec une
tendresse caressante qu'elle n'avait jamais eue en public, et qu'elle
m'appelait avec un accent irrésistible. Je bondis vers la porte; je
m'élançai dehors: je ne trouvai que le _vetturino_ qui dételait. Je
me livrai à mille recherches minutieuses. La rue et tous les alentour
étaient déserts. Il faisait à peine jour, et une bise piquante soufflait
des montagnes. «Reviens demain, dis-je à mon conducteur en lui donnant
un pourboire; je ne puis partir aujourd'hui.»

Je passai vingt-quatre heures à chercher et à m'informer. Je demandais
la Boccaferri, son père et Célio, au ciel et à la terre. Personne ne
savait ce que je voulais dire. L'un me disait que le vieil ivrogne de
Boccaferri était mort depuis dix ans; l'autre, que ce Boccaferri n'avait
jamais eu de fille; tous, que le fils de la Floriani devait être en
Angleterre, parce qu'il avait traversé Turin deux mois auparavant en
disant qu'il était engagé à Londres.

Je me dis que j'avais eu une hallucination, que ce n'était pas la voix
de Cécilia qui m'avait chanté ces quatre vers beaucoup trop tendres pour
elle; mais pendant ces vingt-quatre heures, mon émotion avait changé
d'objet; la duchesse avait perdu son empire sur mon imagination. Au
point du jour, le brave _vetturino_ était à ma porte comme la veille.
Cette fois, je ne le fis pas attendre. Je chargeai moi-même mes effets;
je m'installai dans son frêle _legno_ (c'est comme on dirait à Paris _un
sapin_), et je lui ordonnai de marcher vers l'ouest.

--Eh quoi! Seigneurie, ce n'est pas la route de Milan!

--Je le sais bien; je ne vais plus à Milan.

--Alors, mon maître, dites-moi où nous allons.

--Où tu voudras, mon ami; allons le plus loin possible, du côté opposé à
Milan.

--Je vous mènerais à Paris avec ces chevaux-là; mais encore voudrais-je
savoir si c'est à Paris ou à Rome qu'il faut aller.

--Va vers la France, tout droit vers la France, lui dis-je, obéissant à
un instinct spontané. Je t'arrêterai quand je serai fatigué, ou quand la
belle nature m'invitera à la contempler.

--La belle nature est bien laide dais ce temps-ci, dit en souriant le
brave homme. Voyez, que de neige du haut en bas des montagnes! Nous ne
passerons pas aisément le Mont-Cenis!

--Nous verrons bien; d'ailleurs nous ne le passerons peut-être pas.
Allons, partons. J'ai besoin de voyager. Pourvu que ta voiture roule et
m'éloigne de Mifan, comme de Turin, c'est tout ce qu'il me faut pour
aujourd'hui.

--Allons, allons! dit-il en fouettant ses chevaux, qui firent une longue
glissade sur le pavé cristallisé par la gelée, tête d'artiste, tête de
fou! mais les gens raisonnables sont souvent bêtes et toujours avares.
Vivent les artistes!



VII.

LE NOEUD CERISE.

Je ne crois, d'une manière absolue, ni à la destiné, ni à mes instincts,
et je suis pourtant forcé de croire à quelque chose qui semble une
combinaison de l'un ou de l'autre, à une force mystérieuse qui est comme
l'attraction de la fatalité.

Il se fait dans notre existence, comme de grande courants magnétiques
que nous traversons quelquefois, sans être emportés par eux, mais où
quelquefois aussi nous nous précipitons de nous-mêmes, parce que notre
_moi_ se trouve admirablement prédisposé à subir l'influence de ce qui
est notre élément naturel, longtemps ignoré ou méconnu. Quand nous
sommes entraînés sur cette pente irrésistible, il semble que tout nous
aide à en subir l'impulsion souveraine, que tout s'enchaîne autour de
nous de façon à nous faire nier le hasard, enfin que les circonstances
les plus naturelles, les plus insignifiantes dans d'autres moments
n'existent, à ce moment donné, que pour nous pousser vers le but de
notre destinée, que ce but soit un abîme ou un sanctuaire.

Voici le fait qui me parut longtemps merveilleux et qui ne fut autre
chose que la rencontre d'un fait parallèle à celui de mon ennui et de
mon inquiétude. Mon _vetturino_ était marié non loin de la frontière, du
côté de Briançon, à une jeune et jolie femme dont il était séparé assez
souvent par l'activité de sa profession. Je lui dis que je voulais aller
du côté de la France, et je le voulais parce qu'il s'agissait pour moi
de prendre la route diamétralement opposée à celle de Milan, et aussi
un peu parce que j'avais quelques renseignements vagues sur le pas&age
récent de Célio dans la contrée que je parcourais. Mon _vetturino_ vit
que je ne savais pas bien où je voulais aller, et comme il avait envie
d'aller à Briançon, il prit naturellement la route de Suse et d'Exille,
traversa la frontière avec la Doire, et me fit entrer dans le
département des Hautes-Alpes par le Mont-Genèvre.

Comme nous approchions de Briançon, il me demanda si je ne comptais pas
m'y arrêter quelques jours, du ton d'un homme décidé à m'y contraindre.
Et, comme j'hésitais à lui répondre avant d'avoir bien pénétré son
dessein, il m'annonça que son plus jeune cheval était malade, qu'il
ne mangeait pas, et qu'il craignait bien d'être forcé de voir un
vétérinaire pour le faire saigner. Je descendis de voiture et j'examinai
le cheval: il avait l'oeil pur, le flanc calme; il n'était pas plus
malade que l'autre.

--Mon ami, dis-je à maître Volabù (c'était le nom de mon voiturin), je
te prie d'être sincère avec moi. Tu cherches un prétexte pour t'arrêter,
et moi je n'ai pas de raisons pour t'attendre. Je ne tiens pas plus
longtemps à ton voiturin que tu ne tiens à ma personne. Que j'arrive à
Briançon, c'est tout ce que je demande. Là, je penserai à ce que je veux
faire, et j'aurai sous la main tous les moyens de transport désirables.
Si tu l'obstinés à me laisser ici (nous n'étions plus qu'à cinq lieues
de Briançon), je m'obstinerai peut-être de mon côté à le faire marcher,
car je t'ai pris pour huit jour. Sois donc franc, si tu veux que je sois
bon. Tu as ici, aux environs, une affaire de coeur ou d'argent, et c'est
pour cela que ton cheval ne mange pas? Le brave homme se mit à rire,
puis il secoua la tête d'un air mélancolique:--Je ne suis plus de la
première jeunesse, dit-il, ma femme a dix-huit ans, et j'aurais été
bien aise de la surprendre; elle ne demeure qu'à une toute petite
lieue d'ici, aux _Désertes_. Par la traverse, nous y serons dans une
demi-heure; le chemin est bon, et puisque vous aime à vous arrêter
n'importe où, pour marcher au hasard dans la neige, vous verrez là un
bel endroit et de la belle neige, le diable m'emporte! Nous repartirions
demain malin, et nous serions à Briançon avant midi. Allons, j'ai été
franc, voulez-vous être bon enfant?

--Oui, puisque je t'ai fait moi-même cette condition. Va pour les
_Désertes_! le non me lait, et la traverse aussi. J'aime assez les
paysages qu'on ne voit pas des grandes routes; mais s'il te prend
fantaisie, mon compère, de rester plus longtemps avec ta femme? Si ton
cheval recommence demain à ne plus manger?

--Voulez-vous vous fier à la parole d'un ancien militaire, mon
bourgeois? Nous repartirons ce soir, si vous voulez.

--Je veux me fier, répondis-je. En route!

Où cet homme me conduisit, tu le sauras bientôt, cher lecteur, et tu me
diras si, dans l'accès de flânerie bienveillante qui me poussa à subir
son caprice, il n'y eut pas quelque chose qu'un homme plus impertinent
que moi eût pu qualifier d'inspiration divine. D'abord il ne m'avait
pas trompé, le brave Volabù. Le paysage où il me fit pénétrer avait un
caractère à la fois naïf et grandiose, qui s'empara de moi d'autant plus
que je n'avais pas compté sur le discernement pittoresque de mon guide.
Sans doute c'était son amour pour sa jeune femme qui lui faisait aimer
ou mieux comprendre instinctivement la beauté du lieu qu'elle habitait.
Il voulut reconnaître ma complaisance en exerçant envers moi les devoirs
de l'hospitalité.

Il possédait là quelques morceaux de terre et une maisonnette
très-propre où il me conduisit. Et quand il eut trouvé sa jeune ménagère
au travail, bien gaie, bien sage, bien pure (cela se voyait à la joie
franche qu'elle montra en lui sautant au cou), il n'y eut sorte de fête
qu'il ne me fit: ils se mirent en quatre, sa femme et lui, pour me
préparer un meilleur repas que celui que j'aurais pu faire à l'auberge
du hameau, et, comme je leur disais que tant de soin n'était pas
nécessaire pour me contenter, ils jurèrent naïvement que cela _ne me
regardait pas_, c'est-à-dire qu'ils voulaient me traiter et m'héberger
gratis.

Je les laissai à leur fricassée entremêlée de doux propos et de gros
baisers, pour aller admirer le site environnant. Il était simple et
superbe. Des collines escarpées servant de premier échelon aux grandes
montagnes des Alpes, toutes couvertes de sapins et de mélèzes,
encadraient la vallée et la préservaient des vents du nord et de l'est.
Au-dessus du hameau, à mi-côte de la colline la plus rapprochée et la
plus adoucie, s'élevait un vieux et fier château, une des anciennes
défenses de la frontière probablement, demeure paisible et confortable
désormais, car je voyais au ton frais des châssis de croisées en bois de
chêne, encadrant de longues vitres bien claires, que l'antique manoir
était habite par des propriétaires fort civilisés. Un parc immense, jeté
noblement sur la pente de la colline et masquant ses froides lignes de
clôture sous un luxe de végétation chaque jour plus rare en France,
formait un des accidents les plus heureux du tableau. Malgré la rigueur
de la saison (nous étions à la fin de janvier, et la terre était
couverte de frimas), la soirée était douce et riante. Le ciel avait ces
tons rose vif qui sont propres aux beaux temps de gelée; les horizons
neigeux brillaient comme de l'argent, et des nuages doux, couleur de
perle, attendaient le soleil qui descendait lentement pour s'y plonger.
Avant de s'envelopper dans ces suaves vapeurs, il semblait vouloir
sourire encore à la vallée, et il dardait sur les toits élevés du vieux
château un rayon de pourpre qui faisait de l'ardoise terne et moussue un
dôme de cuivre rouge resplendissant.

Comme j'étais vêtu et chaussé en conséquence de la saison, je prenais un
plaisir extrême à marcher sur cette neige brillante, cristallisée par le
froid, et qui craquait sous mes pieds. En creusant des ombres sur ces
grandes surfaces à peine égratignées par la trace de quelques petites
pattes d'oiseaux, j'étudiais avec attention le reflet verdâtre que
donne ce blanc éblouissant auprès duquel l'hermine et le duvet du cygne
paraissent jaunes ou malpropres. Je ne pensais plus qu'à la peinture et
à remercier le ciel de m'avoir détourné de Milan.

Tout en marchant, j'approchais du parc, et je pouvais embrasser de
l'oeil la vaste pelouse blanche, coupée de massifs noirs, qui s'étendait
devant le château. On avait rajeuni les abords de cette austère demeure
en nivelant les anciens fossés, en exhaussant les terres et en amenant
le jardin, la verdure et les allées sablées jusqu'au niveau du
rez-de-chaussée, jusqu'à la porte des appartements, comme c'est l'usage
aujourd'hui que nous sentons à la fois le confortable et la poésie de la
vie de château. L'enclos était bien fermé de grands murs; mais, en face
du manoir, on en avait échancré une longueur de trente mètres au moins
pour prendre vue sur la campagne. Cette ouverture formait terrasse,
à une hauteur peu considérable, et avait pour défense un large fossé
extérieur. Un petit escalier, pratiqué dans l'épaisseur du massif
de pierres de la terrasse, descendait jusqu'au niveau de l'eau pour
permettre, apparemment, aux jardiniers d'y venir puiser durant l'été.
Comme l'eau était couverte d'une croûte de glace très-forte, je fis la
remarque qu'il était très-facile en ce moment d'entrer dans la résidence
seigneuriale des Désertes; mais il me parut qu'on s'en rapportait à la
discrétion des habitants de la contrée, car aucune précaution n'était
prise pour garantir ce côté faible de la place.

Comme le lieu me parut désert, j'eus quelque tentation d'y pénétrer pour
admirer de plus près le tronc des ifs superbes et des pins centenaires
dont les groupes formaient, dans cet intérieur, mille paysages aussi
_vrais_, quoique beaucoup mieux _composés_ que ceux de la campagne
environnante; mais je m'abstins prudemment et respectueusement de cette
témérité de peintre, en entendant venir vers la terrasse deux femmes
qui, vues de près, devinrent deux jeunes demoiselles ravissantes. Je
les regardai courir et folâtrer sur la neige, sans qu'elles fissent
attention à moi. Quoique enveloppées de manteaux et de fourrures, elles
étaient aussi légères que le grand lévrier blanc qui bondissait autour
d'elles. L'une me parut en âge d'être mariée; mais, à son insouciance,
on voyait qu'elle ne l'était pas, et même qu'elle n'y songeait point.
Elle était grande, mince, blonde, jolie, et, par sa coiffure et ses
attitudes, elle me rappelait les nymphes de marbre qui ornaient les
jardins du temps de Louis XIV. L'autre paraissait encore une enfant; sa
beauté était merveilleuse, quoique sa taille me parût moins élégante. Je
ne sais pas non plus pourquoi je fus ému en la regardant, comme si elle
me rappelait une image connue et chère. Cependant il me fut impossible,
ce jour-là et plus tard, de trouver de moi-même à qui elle ressemblait.

Ces deux belles demoiselles prenaient ensemble de tels ébats, qu'elles
passèrent sans me voir. Elles parlaient italien, mais si vite (et
souvent toutes deux ensemble), chaque phrase était d'ailleurs
entrecoupée de rires si bruyants et si prolongés, que je ne pus rien
saisir qui eût un sens. Un peu plus loin, elles s'arrêtèrent et se
mirent à briser sans pitié de superbes branches d'arbre vert dont elles
firent, les vandales! un grand tas, qu'elles abandonnèrent ensuite sur
la neige, en disant:

«Ma foi, qu'_il_ vienne les chercher, c'est trop froid à manier.»

J'allais les perdre de vue à regret, je l'avoue, car il y avait quelque
chose de sympathique et d'excitant pour moi dans la pétulance et la
gaieté de ces jolies filles, lorsqu'une d'elles s'écria: «Bon! j'ai
perdu _son_ noeud, son fameux noeud d'épée, que j'avais attaché sur mon
capuchon, avec une épingle!

--Eh bien! dit l'aînée, nous en ferons un autre; la belle affaire!

--Oh! il l'avait fait lui-même! Il prétend que nous ne savons pas faire
les noeuds, comme si c'était bien malin! Il va grogner.

--Eh bien, qu'il grogne, le grognon! répliqua l'autre, et toutes deux
recommencèrent à rire, comme rient les jeunes filles, sans savoir
pourquoi, sinon qu'elles ont besoin de rire.

--Tiens! je le vois, mon noeud! _son_ noeud! s'écria la cadette en
bondissant vers le fossé; le voilà qui s'épanouit sur la neige. Oh! le
beau coquelicot!

Elle arriva jusqu'au bord de la terrasse; mais, au moment de ramasser ce
noeud de rubans rouges que j'avais fort bien remarqué, elle partit d'un
nouvel éclat de rire: une petite brise soudaine qui venait de s'élever
emportait le ruban, et le déposait, à mes pieds, sur la glace du fossé.

Je le ramassai pour le rendre à la belle rieuse, et ce fut alors
seulement qu'elle m'aperçut et devint aussi rouge que son noeud de
rubans cerise.

--Pour vous le rapporter, Mademoiselle, lui dis-je, je serai forcé de
traverser ce fossé; me le permettez-vous?

--Non, non, ne faites pas cela! répondit l'enfant, en qui un fonds
d'assurance mutine parut dominer trés-vite le premier accès de timidité,
c'est peut-être dangereux. Si la glace ne porte pas?

--N'est-ce que cela? repris-je. C'est bien peu de chose que de courir un
petit danger pour votre service.

Et je traversai résolument la glace, qui criait un peu. En voyant qu'en
effet il y avait bien quelque danger pour moi, car le fossé était large
et profond, l'enfant rougit encore et descendit quelques marches du
petit escalier pour venir à ma rencontre. Elle ne riait plus.

--Eh bien, qu'est-ce que cela? Que faites-vous donc, petite soeur? dit
l'aînée, qui venait la rejoindre, et qui me regarda d'un air de surprise
et de mécontentement. Celle-ci était déjà une jeune personne. Elle
connaissait sans doute déjà la prudence. Elle avait au moins une
vingtaine d'années.

--Vous voyez, Mademoiselle, lui dis-je en tendant à sa soeur le noeud de
rubans au bout de ma canne, je m'arrête à la limite de votre empire, je
ne me permets pas de mettre le pied seulement sur la première marche de
l'escalier.

Elle vit tout de suite que j'étais un homme bien élevé, et me remercia
d'un doux et charmant sourire. Quant à l'enfant, elle saisit le noeud
avec vivacité, et me fit signe de ne pas m'arrêter sur la glace. Je m'en
retournai lentement et les saluai toutes deux de l'autre rive. Elles me
crièrent _merci_ avec beaucoup de grâce; puis j'entendis l'aînée dire à
la petite: S'il voyait cela, il nous gronderait!--Sauvons-nous! répondit
l'enfant en recommençant son rire frais et clair comme une clochette
d'argent. Elles se prirent par la main, et partirent en courant et
en riant vers le château. Quand elles eurent disparu, je regagnai la
modeste demeure de monsieur et madame Volabù, un peu préoccupé de ma
petite aventure.

Je trouvai mon souper prêt. J'aurais été Grandgousier en personne,
qu'on ne m'eut pas traité plus largement. Je crois que toute la petite
basse-cour de madame Volabù y avait passé. Je n'aurais pas eu bonne
grâce à me plaindre de cette prodigalité, en voyant l'air de triomphe
naïf avec lequel ces braves gens me faisaient les honneurs de chez eux.
J'exigeai qu'ils se missent à table avec moi, ainsi que la vieille mère
de madame Volabù, qui était encore un robuste virago, nommée madame
Peirecote, et qui paraissait prendre à coeur d'être bonne gardienne de
l'honneur de son gendre.

Il me fallut soutenir un rude assaut pour me préserver d'une
indigestion, car mon brave _vetturino_ semblait décidé à me faire
étouffer. Dès que je pus obtenir quelques instants de répit, j'en
profitai pour faire des questions sur le château et ses habitants.

--C'est bien vieux, ce château, me dit Volabù d'un air capable; c'est
laid, n'est-ce pas? Ça ressemble à une grande masure? Mais c'est plus
joli en dedans qu'on ne croirait; c'est très-bien tenu, bien conservé,
bien arrangé, quoique en vieux meubles qui ne sont plus de mode. Il y a
des calorifères, ma foi! C'est que le vieux marquis ne se refusait rien.
Il n'était pas très-généreux pour les autres, mais il aimait bien ses
aises, et il passait presque toute l'année ici. L'hiver, il n'allait
qu'un peu à Paris, en Italie jamais, et pourtant c'était son pays.

--Et qui possède ce château à présent?

--Son frère, la comte de Balma, qui vient de passer marquis par le décès
de l'aîné de la famille. Dame, il n'est pas jeune non plus! C'est le
sort de notre village, on dirait, d'avoir sous les yeux vieille maison
et vieilles gens.

--Bah! la jeunesse ne manque pas encore dans le château, dit madame
Volabù; M. le nouveau marquis n'a-t-il pas cinq enfants, dont le plus
âgé ne l'est guère plus que monsieur? En parlant ainsi, madame Volabù me
désignait à son mari, dont les yeux s'arrondirent tout à coup, en même
temps que sa bouche s'allongeait en une moue assez risible.

--Oh! s'écria-t-il, M. de Balma a des garçons à présent! Quand je suis
parti, il n'avait qu'une fille, et il n'y a qu'un mois de cela.

--C'est qu'il ne nous disait pas tout apparemment, dit à son tour la
vieille madame Peirecote. Depuis un mois, il lui est arrivé une famille
nombreuse, deux autres filles et deux garçons, tous beaux comme des
amours; mais qu'est-ce que ça vous fait, Volabù?

--Ça ne me fait rien, la mère; mais c'est égal, notre vieux marquis
est diablement sournois, car je lui ai entendu dire à M. le curé qu'il
n'avait qu'une fille, celle qui est arrivée avec lui le lendemain de la
mort du dernier marquis.

--Eh bien, reprit la vieille, c'est qu'il n'y a que celle-là de légitime
peut-être, et que les quatre autres enfants sont des bâtards. Ça ne
prouve pas un mauvais homme d'avoir recueilli tout ça le jour où il
s'est vu riche et seigneur. Sans doute il veut les établir pour effacer
devant Dieu tous ses vieux péchés.

--Après ça, ils ne sont peut-être pas à lui, tous ces enfants? observa
madame Volabù.

--Il les appelle tous mes enfants, répondit la mère Peirecote, et ils
l'appellent tous _mon papa_. Quand à savoir au juste ce qui en est,
ce n'est pas facile. C'est une maison où il y a toujours eu de gros
secrets, par rapport surtout à M. le marquis actuel. Du temps de
l'autre, est-ce qu'on savait quelque chose de clair sur celui d'à
présent. Que ne disait-on pas? M. le marquis a eu un frère qui est mort
aux Indes, disaient les uns. D'autres disaient au contraire: Le frère
puiné* de M. le marquis n'est pas si mort ni si éloigné qu'on croit;
mais il a changé de nom, parce qu'il a fait des folies, des dettes qu'il
ne peut payer, et il y a bien cinquante ans que monsieur ne veut pas le
voir. Les uns disaient encore: Il ne peut pas lui pardonner sa mauvaise
conduite, mais il lui envoie de l'argent de temps en temps en cachette.
Et les autres répondaient: Il ne lui envoie rien du tout. Il a le coeur
trop dur pour cela. Le pire des deux n'est pas celui qu'on pense.

--Et ne peut-on éclaircir cette histoire? demandai-je. Personne, dans
le pays, n'est-il mieux renseigné que vous? Il est étrange qu'un membre
d'une grande famille sorte ainsi de dessous terre.

--Monsieur, dit la vieille, on ne peut rien savoir de ces gens-là. Moi,
voilà ce que je sais, ce que j'ai vu dans ma jeunesse. Il y avait deux
frères du nom de Balma, famille piémontaise bien anciennement établie
dans le pays. L'aîné était fort sage, mais pas de très-bon coeur, cela
est certain. Le cadet était une diable de tête, mais il n'était pas
fier. Il n'avait rien à lui, et je n'ai point vu d'enfant si aimable et
si joli. Les Balma ont vécu longtemps hors du pays. Un beau jour, l'aîné
vint prendre possession de son domaine et habiter son château, sans
vouloir permettre qu'on lui fit une pauvre question, et mettant à la
porte quiconque se montrait curieux du sort de son frère. Cet aîné a
vécu jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans sans se marier, sans adopter
personne, sans souffrir un seul parent près de lui. Il est mort sans
faire de testament, comme un homme qui dit: Après moi, la fin du monde!
Mais voilà que l'on a vu arriver tout à coup le jeune homme qui a
produit de bons litres, et qui a hérité naturellement du titre, du
château et des grands biens de la famille. Il y a au moins deux, trois
ou quatre millions de fortune. C'est quelque chose pour un homme qui
était; dit-on, dans la dernière misère. Pauvre enfant! j'ai été le
saluer; il s'est souvenu de moi, et il a été encore galant en paroles,
comme si je n'avais que quinze ans.

--Mais ce jeune homme, cet enfant dont vous parlez, la mère, c'est
donc le nouveau marquis? dit M. Volabù. Diantre! il n'a pas l'air d'un
freluquet pourtant.

--Dame! il peut bien avoir, à cette heure, soixante-douze ans, répondit
naïvement madame Peirecote. Aussi il est bien changé! Et l'on dit qu'il
est devenu raisonnable, et que sa fille aînée est rangée, économe; que
c'est surprenant de la part de gens qu'on croyait disposés à tout avaler
dans un jour.

--Peste! c'est l'âge de s'amender, reprit Volabù. Soixante-douze ans!
excusez! Le _jeune homme_ a dû mettre de l'eau dans son vin.

Les époux Volabù, voyant que j'avais fini de manger, commencèrent à
desservir, et je m'approchai du feu, où je retins la mère Peirecote
pour la faire encore parler. Je n'aurais pourtant pas au dire pourquoi
l'histoire des Balma excitait à ce point ma curiosité.



VIII.

LE SABBAT.

--Et les deux jeunes demoiselles, dis-je à ma vieille hôtesse, vous les
connaissez?

--Non, Monsieur. Je n'ai fait encore que les apercevoir. Il n'y a qu'une
quinzaine qu'elles sont ici, et le dernier jeune homme, qui paraît avoir
quinze ans tout au plus, est arrivé avant-hier au soir. Ce qui fait dire
dans le village que ce n'est peut-être pas le dernier, et qu'on ne
sait pas où s'arrêtera la famille de M. le marquis. Chacun dit son mot
là-dessus: il faut bien rire un peu, pour se consoler de ne rien savoir.

--Le nouveau marquis a donc les mêmes habitudes de mystère que l'ancien?

--C'est à peu près la même chose, c'est même encore pire, puisque, ce
qu'il a été et ce qu'il a fait durant tant d'années qu'on ne l'a pas vu,
il a sans doute intérêt à le cacher plus encore que feu M. son frère;
mais pourtant ce n'est pas le même homme. On commence à me croire, quand
je dis que celui-ci vaut mieux, et on lui rendra justice plus tard.
L'autre était sec de coeur comme de corps; celui-ci est un peu brusque
de manières, et n'aime pas non plus les longs discours. Il ne se fie pas
au premier venu: on dirait qu'il connaît tous les tours et toutes les
ruses de ceux qui _quémandent_; mais il s'informe, il consulte; sa fille
aînée le fait avec lui, et les secours arrivent sans bruit à ceux
qui ont vraiment besoin. M. le curé a bien remarqué cela, lui qui
s'affligeait tant lorsqu'il a vu venir ce prétendu mauvais sujet: il
commence à dire que les pauvres gens n'ont pas perdu au change.

--Voilà qui s'explique, madame Peirecote, et l'histoire gagne en
moralité ce qu'elle perd en merveilleux. Cela se résume en un vieux
proverbe de votre connaissance sans doute: «Les mauvaises têtes font les
bons coeurs.»

--Vous avez bien raison, Monsieur, et c'est triste à dire, les trop
bonnes têtes font souvent les coeurs mauvais. Qui ne pense qu'à soi
n'est bon qu'à soi... Il n'en reste pas moins du merveilleux dans cette
maison-là. De tout temps, il s'est passé au château des Désertes des
choses que la pauvre monde comme moi ne peut pas comprendre. D'abord, on
dit que tous les Balma sont sorciers de père en fils, et l'on me dirait
que l'aînée des demoiselles en tient, que cela ne m'étonnerait pas, car
elle ne parle pas et n'agit pas comme tout le monde: elle ne va pas du
tout vêtue selon son rang, elle ne porte ni plumes à son chapeau ni
cachemires, comme les dames riches du pays; elle a la figure si blanche,
qu'on dirait qu'elle est morte. Les deux autres demoiselles sont un peu
plus élégantes et paraissent plus gaies; mais l'aîné des jeunes gens a
l'air d'un vrai fou: on l'entend parler tout seul, et on le voit faire
des gestes qui font peur. Quant à M. le marquis, tout charitable qu'il
est, il a l'air bien malin. Enfin, Monsieur, vous me croirez si vous
voulez, mais les domestiques du château ont peur et sont fort aises
qu'on les renvoie à sept heures du soir, en leur permettant d'aller
faire la veillée et coucher dans le village, où ils ont tous leur
famille, car ce marquis n'a amené avec lui aucun serviteur étranger
qu'on puisse faire parler. Tous ceux qui sont employés au château sont
pris à la journée, parce qu'on a renvoyé tous les anciens. Cela fait
que, pendant douze heures de nuit, personne ne peut savoir ce qui se
passe dans la maison.

--Et pourquoi suppose-t-on qu'il s'y passe quelque chose? Peut-être que
ces Balma sont tout simplement de grands dormeurs qui craignent le bruit
de l'office.

--Oh! que non, Monsieur! Ils ne dorment pas. Ils s'en vont dans tout
le château, montant, descendant, traversant les vieilles galeries,
s'arrêtant dans des chambres qui n'ont pas été habitées depuis cent
ans peut-être. Ils remuent les meubles, les transportent d'un coin à
l'autre, parlent, crient, chantent, rient, pleurent, se disputent...,
on dit même qu'ils se battent, car *car ils font là-dedans un sabbat
désordonné.

--Comment sait-on tout cela, puisqu'ils renvoient tout le monde de si
bonne heure?

--Oui, et ils s'enferment, ils barricadent tout, portes et contrevents,
après avoir fait la ronde pour s'assurer qu'on ne les espionne pas. Le
fils du jardinier, qui s'était caché dans une armoire par curiosité, a
manqué être jeté par les fenêtres, et il a eu une si grosse peur, qu'il
en a été malade, car il prétend que ces messieurs et ces demoiselles,
et même M. le marquis, étaient tous habillés en diables, et que cela
faisait dresser les cheveux sur la tête de les voir ainsi, et de leur
entendre dire des choses qui ne ressemblaient à rien.

--A la bonne heure, madame Peirecote! voici qui commença à m'intéresser!
Les vieux châteaux où il ne se passe pas des choses diaboliques ne sont
bons à rien.

--Vous riez, Monsieur; vous ne croyez pas à cela? Eh bien! si je vous
disais que j'ai été écouter le plus près possible avec ma fille, et que
j'ai vu quelque chose?

--Bien! voyons, contez-moi cela.

--Nous avons vu à travers les fentes d'un vieux contrevent qui ne ferme
pas aussi bien que les autres, et qui donne ouverture à l'ancienne salle
des gardes du château, des lumières passer et repasser si vite, qu'on
eût dit que des diables seuls pouvaient les faire courir ainsi sans les
éteindre. Et puis, nous avons entendu le bruit du tonnerre et le vent
siffler dans le château, quoiqu'il fit une belle nuit de gelée bien
tranquille comme ce soir. Un grand cri est venu jusqu'à nous, comme si
l'on tuait quelqu'un, et nous n'avions pas une goutte de sang dans les
veines. C'était la semaine dernière, Monsieur! Nous nous sommes sauvées,
ma fille et moi, parce que nous ne doutions pas qu'un crime n'eût été
commis, et nous ne voulions pas être appelées comme témoins: cela fait
toujours du tort à de pauvres gens comme nous de témoigner contre les
riches; on s'en aperçoit plus tard. Si bien que nous n'avons pu fermer
l'oeil de toute la nuit; mais le lendemain tout le monde se portait bien
dans le château: les demoiselles riaient et chantaient dans le jardin
comme à l'ordinaire, et M. le marquis a été à la messe, car c'était un
dimanche. Seulement les domestiques nous ont dit qu'ils avaient brûlé
dans la nuit plus de cinquante bougies, et que tout le souper avait été
mangé jusqu'au dernier os.

--Ah! il me paraît qu'ils fêtent joyeusement le diable?

--Tous les soirs, un bon souper de viandes froides, avec des gâteaux,
des confitures et des vins fins, leur est servi dans la salle à manger,
en même temps qu'on dessert leur dîner. On ne sait pas à quelle heure ni
avec quels convives ils le mangent; mais ils ont affaire à des esprits
qui ne se nourrissent pas de fumée. Le matin, on trouve les fauteuils
rangés en cercle autour de la cheminée du grand salon, et dans tout
le reste de la maison il n'y a pas trace du remue-ménage de la nuit.
Seulement, il y a toute une partie du château, celle qu'on n'habite
plus depuis longtemps, qui est fermée et cadenassée de façon à ce que
personne ne puisse y mettre le bout du nez. Ils ont, au reste, fort peu
de domestiques pour une si grande maison et tant de maîtres. Ils n'ont
encore reçu personne, si ce n'est le maire et le curé, lesquels ont vu
seulement M. le marquis dans son cabinet, sans qu'aucun de ses enfants
ait paru, excepté sa fille aînée. Les demoiselles n'ont pas de filles de
chambre, et semblent tout aussi habituées que les messieurs à se servir
elles-mêmes. Le service intérieur est fait aussi par des femmes de
journée que l'on congédie quand elles ont balayé et rangé; et vous
savez, Monsieur, les hommes sont si simples! Quand il n'y a pas de
femmes au courant des affaires d'une maison, on ne peut rien savoir.

--C'est vraiment désespérant, ma chère madame Peirecote, dis-je en
retenant une bonne envie de rire.

--Oui, Monsieur, oui! Ah! si j'étais plus jeune, et si je ne craignais
pas d'attraper un rhumatisme en faisant le guet, je saurais bientôt à
quoi m'en tenir. Par exemple, ces jours derniers, la servante qui a fait
les lits a trouvé au pied de celui d'une des demoiselles des pantoufles
dépareillées. On a beau se cacher, on n'est jamais à l'abri d'une
distraction. Eh bien, Monsieur, devinez ce qu'il y avait à la place de
la pantoufle perdue durant le sabbat!

--Quoi! un gros crapaud vert avec des yeux de feu? ou bien un fer de
cheval qui a brûlé les doigts de la pauvre servante?

--Non, Monsieur, un joli petit soulier de satin blanc avec un noeud de
beaux rubans rose et or!

--Diantre! cela sent le sabbat bien davantage. Il est évident que ces
demoiselles avaient été au bal sur un manche à balai!

--Chez le diable ou ailleurs; il y avait eu bal aussi au château, car
on avait justement entendu des airs de danse, et les parquets s'en
ressentaient; mais quels étaient les invités, et d'où sortait le beau
monde? car on n'a vu ni voitures ni visites d'aucune espèce autour du
château, et à moins que la bande joyeuse ne soit descendue et remontée
par les tuyaux de cheminée, je ne vois pas pour qui ces demoiselles ont
mis des souliers blancs à noeuds rose et or.

J'aurais écouté madame Peirecote toute la nuit, tant ses contes me
divertissaient; mais je vis que mes hôtes désiraient se retirer, et je
leur en donnai l'exemple. Volabù me conduisit à sa meilleure chambre et
à son meilleur lit. Sa femme m'accabla aussi de mille petits soins, et
ils ne me quittèrent qu'après s'être assurés que je ne manquais de rien.
Volabù me demanda au travers de la porte à quelle heure je voulais
partir pour Briançon. Je le priai d'être prêt à sept heures du matin, ne
voulant pas être à charge plus longtemps à sa famille.

Je n'avais pas la moindre envie de dormir, car il n'était que sept
heures du soir, et j'avais douze heures devant moi. Un bon feu de sapin
pétillait dans la cheminée de ma petite chambre, et une grande provision
de branches résineuses, placée à côté, me permettait de lutter contre la
froide bise qui sifflait à travers les fenêtres mal jointes. Je pris mes
crayons, et j'esquissai les deux jolies figures des demoiselles de Balma
dans le costume et les attitudes où elles m'étaient apparues, sans
oublier le beau lévrier blanc et le cadre des grands cyprès noirs
couverts de flocons de neige. Tout cela trottait encore plus vite dans
mon imagination que sur le papier, et je ne pouvais me défendre d'une
émotion analogue à celle que nous fait éprouver la lecture d'un conte
fantastique d'Hoffmann, en rapprochant de ces charmantes figures si
candides, si enjouées, si heureuses en apparence, les récits bizarres et
les diaboliques commentaires de ma vieille hôtesse. Ainsi que dans ces
contes germaniques, où des anges terrestres luttent sans cesse contre
les piéges d'un esprit infernal pétri d'ironie, de colère et de douleur,
je voyais ces beaux enfants fleurir à leur insu, sous l'influence
perfide de quelque vieux alchimiste couvert de crimes, qui les élevait à
la brochette pour vendre leurs âmes à Satan, afin de dégager la sienne
d'un pacte fatal. La petite ne se doutait de rien encore, l'autre
commençait à se méfier. Au milieu de leur gaieté railleuse, il m'avait
semblé voir percer de la crainte pour un maître qu'elles n'avaient pas
osé nommer. Qu'il _grogne_, _le grognon!_ avaient-elles dit, et puis
encore, en parlant de ma traversée périlleuse sur le fossé, l'aînée
avait dit: _S'il voyait cela il nous gronderait._ Était-ce leur père
qu'elles redoutaient ainsi, tout en affectant de se moquer? Rien ne
prouvait qu'elles fussent les filles de ce vieux marquis ressuscité par
magie après avoir passé pour mort, que dis-je? après avoir été mort
probablement pendant cinquante ans. Ce devait être un vampire. Il
les tourmentait déjà toutes les nuits, mais chaque matin, grâce à sa
science, elles avaient perdu le souvenir de ce cauchemar, et tâchaient
de se reprendre à la vie. Hélas! elles n'en avaient pas pour longtemps,
les pauvrettes! Un matin, on les trouverait étranglées dans quelque
gargouille du vieux manoir.

A ces folles rêveries, quelques indices réels venaient pourtant se
joindre. Je ne sais ce que les noeuds de rubans venaient faire là; mais
le ruban rose et or du petit soulier coïncidait, je ne sais comment,
avec le noeud de ruban cerise que j'avais ramassé. _Son noeud_,
avait-elle dit, _son noeud d'épée!_--Qui donc, dans le château, portait
encore la costume de nos pères, l'épée et le noeud d'épée? Cela était
vraiment bizarre, et _il_ l'avait fait lui-même! _Il_ prétendait que ces
charmantes petites mains de fée ne savaient pas faire un noeud digne de
_lui_! _Il_ était donc bien impérieux et bien difficile, ce tyran de la
jeunesse et de la beauté! Qu'il fût jeune ou vieux, ce porteur d'épée,
ce faiseur de noeuds, il était peu galant ou peu paternel. Ce ne pouvait
être que le diable ou l'un de ses suppôts rechignés.

Je ne sais combien de bizarres compositions me vinrent à ce sujet; mais
je ne les exécutai point. La mère Peirecote m'avait soufflé le poison
de sa curiosité, et je ne tenais pas en place. Il me sembla qu'il était
fort tard, tant j'avais fait de rêves en peu d'instants. Ma montre
s'était arrêtée; mais l'horloge du hameau sonna neuf heures, et je
m'inquiétai du reste de ma nuit, car je n'avais plus envie de dessiner;
il m'était impossible de lire, et je mourais d'envie d'agir comme un
écolier, c'est-à-dire d'aller chercher quelque aventure poétique ou
ridicule sous les murs du vieux château.

Je commençai par m'assurer d'un moyen de sortie qui ne fit ni bruit ni
scandale, et je l'eus trouvé avant d'être décidé à m'en servir. Les
contrevents de ma fenêtre ouvraient sans crier et donnaient sur un petit
jardin clos seulement d'une haie vive fort basse. La maison n'avait
qu'un étage de niveau avec le sol. Cela était si facile et si tentant,
que je n'y résistai pas. Je me munis d'un briquet, de plusieurs cigares,
de ma canne à tête plombée; je cachai ma figure dans un grand foulard,
je m'enveloppai de mon manteau, et, pour me déguiser mieux, je décrochai
de la muraille une espèce de chapeau tyrolien appartenant à M. Volabù;
puis je sortis de la maison par la fenêtre, je poussai les contrevents,
j'enjambai la haie; la neige absorbait le bruit de mes pas. Tout dormait
dans le village; la lune brillait au ciel. Je gagnai la campagne, rien
qu'en faisant à l'extérieur le tour de la maison.

J'arrivai au fossé que je connaissais déjà si bien. La nuit avait
raffermi la glace. Je montai, non sans peine, le petit escalier, qui
était devenu fort glissant. J'entrai résolument dans le parc, et
j'approchai du château comme un Almaviva préparé à toute aventure.

Je touchais aux portes vitrées du rez-de-chaussée donnant toutes sur
une longue terrasse couverte de vignes desséchées par l'hiver, qui
ressemblaient, dans la nuit, à de gros serpents noirs courant sur les
murs et se roulant autour des balustres. J'avais monté sans hésiter
l'escalier bordé de grands vases de terre cuite qui entaillait noblement
le perron sur chaque face. Tous les volets étaient hermétiquement
fermés; je ne craignais pas qu'on me vit de l'intérieur. Je voulais
écouter ces bruits étranges, ces cris, ces roulements de tonnerre, ces
meubles mis en danse, cette musique infernale dont ma vieille hôtesse
m'avait rempli la cervelle.

Je ne fus pas longtemps sans reconnaître qu'on agissait énergiquement
dans cette demeure silencieuse et déserte au dehors. De grands coups de
marteau résonnaient dans l'intérieur, et des éclats de voix, comme
de gens qui disentent ou s'avertissent en travaillant, frappèrent
confusément mon oreille. Tout cela se passait fort près de moi,
probablement dans une des pièces du rez-de-chaussée; mais les
contrevents en plein chêne, rembourrés de crin et garnis de cuir, ne me
permettaient pas de saisir un seul mot.

[Illustration 006.png: J'avais monté, sans hésiter, l'escalier... (Page
95.)]

Les aboiements d'un chien m'avertirent de me tenir à distance. Je
descendis le perron, et bientôt j'entendis ouvrir la porte que je venais
de quitter. Le chien hurlait, je me crus perdu, car le clair de lune ne
me permettait pas de franchir l'espace découvert qui me séparait des
premiers massifs.

--Ne laisse pas sortir Hécate! dit une voix que je reconnus aussitôt
pour celle de la plus jeune de mes deux héroïnes. Elle est folle au
clair de la lune, et elle casse tous les vases du perron.

--Rentrez, Hécate! dit l'autre, dont je reconnus aussi la voix. Elle
ferma la porte au nez de la grande levrette, qui les avertissait de ma
présence et gémissait de n'être pas comprise.

Les deux jeunes filles s'avancèrent sur le perron. Je me cachai sous la
voûte qu'il formait entre les deux escaliers latéraux.

--Ne mets donc pas ainsi tes bras nus sur la neige, petite; tu vas
t'enrhumer, disait l'aînée. Qu'as-tu besoin de t'appuyer sur la
balustrade?

--Je suis fatiguée, et je meurs de chaud.

--En ce cas, rentrons.

--Non, non! c'est si beau la nuit, la lune et la neige! Ils en ont au
moins pour un quart d'heure à arranger le _cimetière_, respirons un peu.

Le _cimetière_ me fit ouvrir l'oreille; la nuit sonore me permettait
de ne pas perdre une de leurs paroles, et j'allais saisir le mot de
l'énigme, lorsque quelqu'un de l'intérieur, ennuyé des cris du chien,
ouvrit la porte et laissa passer la maudite bête, qui s'élança jusqu'à
moi et s'arrêta à l'entrée de la voûte, indignée de ma présence, mais
tenue en respect par la canne dont je la menaçais.

--Oh! qu'_ils_ sont ennuyeux d'avoir lâché Hécate! disaient
tranquillement ces demoiselles, pendant que j'étais dans une situation
désespérée. Ici, Hécate, tais-toi donc! tu fais toujours du bruit pour
rien!

[Illustration 007.png: Je n'attendis pas longtemps Don Juan et
Leporello.... (Page 99.)]

--Mais comme elle est en colère! c'est peut-être un voleur! dit la
petite.

--Est-ce qu'il y a des voleurs ici? me cria l'aînée en riant; monsieur
le voleur, répondez.

--Ou bien, c'est un curieux, ajouta l'autre. Monsieur le curieux, vous
perdez votre temps; vous vous enrhumez pour rien. Vous ne nous verrez
pas.

--A toi, Hécate! mange-le!

Hécate n'eût pas demandé mieux, si elle eût osé. Bruyante, mais
craintive, comme le sont les levrettes, elle reculait hérissée de colère
et de peur, quoiqu'elle fût de taille à m'étrangler.

--Bah! ce n'est personne, dit l'une des demoiselles, elle crie après la
statue qui est là au fond de la grotte.

--Et si nous allions voir?

--Ma foi non, j'ai peur!

--Et moi aussi, rentrons!

--Appelons _nos garçons_!

--Ah bien oui! ils ont bien autre chose en tête, et ils se moqueront de
nous comme à l'ordinaire.

--Il fait froid, allons-nous-en.

--Il _fait peur_, sauvons-nous!

Elles rentrèrent en rappelant la chienne. Tout se referma
hermétiquement, et je n'entendis plus rien pendant un quart d'heure;
mais tout à coup les cris d'une personne qui semblait frappée
d'épouvante retentirent. On parla haut sans que je pusse distinguer ni
les paroles ni l'accent. Il y eut encore un silence, puis des éclats
de rire, puis plus rien, et je perdis patience, car j'étais transi de
froid, et la maudite levrette pouvait me trahir encore, pour peu qu'on
eût le caprice de venir poser de jolis petits bras nus sur la neige de
la balustrade. Je regagnai la maison Volabù, certain qu'on ne m'avait
pas tout à fait trompé, et qu'on travaillait dans le château à une
oeuvre inconnue et inqualifiable, mais un peu honteux de n'avoir rien
découvert, sinon qu'on arrangeait le _cimetière_ et qu'on se moquait des
curieux.

La nuit était fort avancée quand je me retrouvai dans ma petite chambre.
Je passai encore quelque temps à rallumer mon feu et à me réchauffer
avant de pouvoir m'endormir, si bien que, lorsque Volabù vint pour
m'éveiller avec le jour, il n'osa le faire, tant je m'acquittais en
conscience de mon premier somme. Je me levai tard. Il avait eu le
temps de me préparer mon déjeuner, qu'il fallut accepter sous peine de
désespérer le brave homme et madame Volabù, qui avait des prétentions
assez fondées au talent de cuisinière. A midi, une affaire survint à mon
hôte: il était prêt à y renoncer pour tenir sa parole envers moi; mais
moi, sans me vanter de mon escapade, j'avais un _fiasco_ sur le coeur,
et je me sentais beaucoup moins pressé que la veille d'arriver à
Briançon. Je priai donc mon hôte de ne pas se gêner, et je remis notre
départ au lendemain, à la condition qu'il me laisserait payer la dépense
que je faisais chez lui, ce qui donna lieu à de grandes contestations,
car cet homme était sincèrement libéral dans son hospitalité. Il eût
discuté avec moi pour une misère durant le voyage, si j'eusse voulu
marchander; chez lui, il était prêt à mettre le feu à la maison pour me
prouver son savoir-vivre.



IX.

L'UOM DI SASSO.

J'étais trop mécontent du résultat de mon entreprise pour me sentir
disposé à faire de nouvelles questions sur le château mystérieux. Je
renfermais ma curiosité comme une honte, le succès ne l'avait pas
justifiée; mais elle n'en subsistait pas moins au fond de mon
imagination, et je faisais de nouveaux projets pour la nuit suivante.
En attendant, je résolus d'aller pousser une reconnaissance autour
du château, pour me ménager les moyens de pénétrer nuitamment dans
l'intérieur de la place, s'il était possible... Bah! me disais-je, tout
est possible à celui qui veut.

J'allais sortir, lorsqu'un petit paysan, qui rôdait devant la route, me
regarda avec ce mélange de hardiesse et de poltronnerie qui caractérise
les enfants de la campagne. Puis, comme j'observais sa mine à la fois
espiègle et farouche, il vint à moi, et, me présentant une lettre, il
me dit: «Regardez ça, si c'est pour vous.» Je lus mon nom et mon prénom
tracés fort lisiblement et d'une main élégante sur l'adresse. A peine
eus-je fait un signe affirmatif que l'enfant s'enfuit sans attendre ni
questions ni récompense. Je courus à la signature, qui ne m'apprit rien
d'officiel, mais à laquelle pourtant je ne me trompai pas. Stella et
Béatrice! les jolis noms! m'écriai-je, et je rentrai dans ma chambre,
assez ému, je le confesse.

«Le hasard, aidé de la curiosité, disait cette gracieuse lettre
parfumée, a fait découvrir à deux petites filles fort rusées le nom de
l'étranger qui a ramassé le noeud de ruban cerise. Des pas laissés sur
la neige, coïncidant avec les avertissements de la belle chienne Hécate,
ont prouvé à ces demoiselles que l'étranger était encore plus curieux
que poli et prudent, et qu'il ne craignait pas de marcher sur les eaux
pour surprendre les secrets d'autrui. Le sort en est jeté! Puisque vous
voulez être initié à nos mystères, ô jeune présomptueux, vous le serez!
Puissiez-vous ne pas vous en repentir, et vous montrer digne de notre
confiance! Soyez muet comme la tombe; la plus légère indiscrétion nous
mettrait dans l'impossibilité de vous admettre. Venez à huit heures du
soir (_solo e inosservato_) au bord du fossé, vous y trouverez Stella et
Béatrice.»

Tout le billet était écrit en italien et rédigé dans le pur toscan que
je leur avais entendu parler. Je hâtai le dîner pour avoir le droit de
sortir à six heures, prétextant que j'allais voir lever la lune sur le
haut des collines. En effet, je fis une course au delà du château, et
à huit heures précises j'étais au rendez-vous. Je n'attendis pas cinq
minutes. Mes deux charmantes châtelaines parurent, bien enveloppées et
encapuchonnées. Je fus un peu inquiet, lorsque j'eus franchi l'escalier,
d'en voir une troisième sur laquelle je ne comptais pas. Celle-là était
masquée d'un _loup_ de velours noir et son manteau avait la forme d'un
domino de bal.--Ne soyez pas effrayé, me dit la petite Béatrice en me
prenant sans façon par-dessous le bras, nous sommes trois. Celle-ci est
notre soeur aînée. Ne lui parlez pas, elle est sourde. D'ailleurs il
faut nous suivre sans dire un mot, sans faire une question. Il faut
vous soumettre à tout ce que nous exigerons de vous, eussions-nous la
fantaisie de vous couper la moustache, les cheveux et même un peu de
l'oreille. Vous allez voir des choses fort extraordinaires et faire
tout ce qu'on vous commandera, sans hasarder la moindre objection, sans
hésiter, et surtout _sans rire_, dès que vous aurez passé le seuil du
sanctuaire. Le rire intempestif est odieux à notre _chef_, et je ne
réponds pas de ce qui vous arriverait si vous ne vous comportiez pas
avec la plus grande dignité.

--Monsieur engage-t-il ici sa parole d'honnête homme, dit à son tour
Stella, la seconde des deux soeurs, à nous obéir dans toutes ces
prescriptions? Autrement, il ne fera point un pas de plus sur nos
domaines, et ma soeur aînée que voici, et qui est sourde comme la loi du
destin, l'enchaînera jusqu'au jour, par une force magique, au pied de
cet arbre où il servira demain de risée aux passants. Pour cela il ne
faut qu'un signe de nous; ainsi, parlez vite, Monsieur.

--Je jure sur mon honneur, et par le diable, si vous voulez, d'être à
vous corps et âme jusqu'à demain matin.

--A la bonne heure, dirent-elles; et me prenant chacune par un bras,
elles m'entraînèrent dans un dédale obscur de bosquets d'arbres verts.
Le domino noir nous précédait, marchant vite, sans détourner la tête.
Une branche ayant accroché le bas de son manteau, je vis se dessiner sur
la neige une jambe très-fine et qui pourtant me parut suspecte, car elle
était chaussée d'un bas noir avec une floche de rubans pareils retombant
sur le côté, sans aucun indice de l'existence d'un jupon. Cette soeur
aînée, sourde et muette, me fit l'effet d'un jeune garçon qui ne voulait
pas se trahir par la voix et qui surveillait ma conduite auprès de ses
soeurs, pour me remettre à la raison, s'il en était besoin.

Je ne pus me défendre du sot amour-propre de faire part de ma
découverte, et j'en fus aussitôt châtié.--Pourquoi avez-vous manqué de
confiance en moi? disais-je à mes deux jeunes amies. Il n'était pas
besoin de la présence de votre frère pour m'engager d'être auprès de
vous le plus soumis et le plus respectueux des adeptes.

--Et vous, pourquoi manquez-vous à votre serment? répliqua Stella d'un
ton sévère: allons, il est trop tard pour reculer, et il faut employer
les grands moyens pour vous forcer au silence.

Elle m'arrêta; le domino noir se retourna malgré sa surdité, et présenta
un bandeau, qu'à elles trois elles placèrent sur mes yeux avec la
précaution et la dextérité de jeunes filles qui connaissent les
supercheries possibles du jeu de colin-maillard.--On vous fait grâce du
bâillon, me dit Béatrice; mais, à la première parole que vous direz,
vous ne l'échapperez pas, d'autant plus que nous allons trouver
main-forte, je vous en avertis. En attendant, donnez-nous vos mains;
vous ne serez pas assez félon, je pense, pour nous les retirer et pour
nous forcer à vous les lier derrière le dos.

Je ne trouvais pas désagréable cette manière d'avoir les mains liées,
en les enlaçant à celles de deux filles charmantes, et la cérémonie du
bandeau ne m'avait pas révolté non plus; car j'avais senti se poser
doucement sur mon front et passer légèrement dans ma chevelure deux
autres mains, celles de la soeur aînée, lesquelles, dégantées pour cet
office d'exécuteur des hautes-oeuvres, ne me laissèrent plus aucun doute
sur le sexe du personnage muet.

Je dois dire à ma louange que je n'eus pas un instant d'inquiétude sur
les suites de mon aventure. Quelque inexplicable qu'elle fût encore, je
n'eus pas le _provincialisme_ de redouter une mystification de mauvais
goût; je ne m'étais muni d'aucun poignard, et les menaces de mes jolies
sibylles ne m'inspiraient aucune crainte pour mes oreilles ni même pour
ma moustache. Je voyais assez clairement que j'avais affaire à des
personnes d'esprit, et le souvenir de leurs figures, le son de leurs
voix, ne trahissaient en elles ni la méchanceté ni l'effronterie.
Certes, elles étaient autorisées par leur père, qui sans doute me
connaissait de réputation, à me faire cet accueil romanesque, et, ne
le fussent-elles pas, il y a autour de la femme pure je ne sais quelle
indéfinissable atmosphère de candeur, qui ne trompe pas le sens exercé
d'un homme.

Je sentis bientôt, à la chaleur de la température et à la sonorité
de mes pas, que j'étais dans le château; on me fit monter plusieurs
marches, on m'enferma dans une chambre, et la voix de Béatrice me cria à
travers la porte: «Préparez-vous, ôtez votre bandeau, revêtez l'armure,
mettez le masque, n'oubliez rien! On viendra vous chercher tout à
l'heure.»

Je me trouvai seul dans un cabinet meublé seulement d'une grande glace,
de deux quinquets et d'un sofa, sur lequel je vis une étrange armure. Un
casque, une cuirasse, une cotte, des brassards, des jambards, le tout
mat et blanc comme de la pierre. J'y touchai, c'était du carton, mais
si bien modelé et peint en relief pour figurer les ornements repoussés,
qu'à deux pas l'illusion était complète. La cotte était en toile
d'encollage, et ses plis inflexibles simulaient on ne peut mieux
la sculpture. Le style de l'accoutrement guerrier était un mélange
d'antique et de rococo, comme on le voit employé dans les panoplies de
nos derniers siècles. Je me hâtai de revêtir cet étrange costume, même
le masque, qui représentait la figure austère et chagrine d'un vieux
capitaine, et dont les yeux blancs, doublés d'une gaze à l'intérieur,
avaient quelque chose d'effrayant. En me regardant dans la glace, cette
gaze ne me permettant pas une vision bien nette, je me crus changé en
pierre, et je reculai involontairement.

La porte se rouvrit. Stella vint m'examiner en silence, et en posant
son doigt sur ses lèvres: «C'est à merveille, dit-elle en parlant bas.
L'_uom' di sasso_ est effroyable! Mais n'oubliez pas les gants blancs...
Oh! ceux-ci sont trop frais, salissez-les un peu contre la muraille pour
leur donner un ton et des ombres. Il faut que, vu de près, tout fasse
illusion. Bien! venez maintenant. Mes frères vous attendent, mais mon
père ne se doute de rien. Allons, comportez-vous comme une statue bien
raisonnable. N'ayez pas l'air de voir et d'entendre!»

Elle me fit descendre un escalier dérobé, pratiqué dans l'épaisseur d'un
mur énorme, puis elle ouvrit une porte en bas, et me conduisit à un
siége où elle me laissa en me disant tout bas: «Posez-vous bien. Soyez
artiste dans cette pose-là!»

Elle disparut; le plus grand silence régnait autour de moi, et ce ne fut
qu'au bout de quelques secondes que la gaze de mon masque me permit de
distinguer les objets mal éclairés qui m'environnaient.

Qu'on juge de ma surprise: j'étais assis sur une tombe! Je faisais
monument dans un coin de cimetière éclairé par la lune. De vrais
ifs étaient plantés autour de moi, du vrai lierre grimpait sur mon
piédestal. Il me fallut encore quelques instants pour m'assurer que
j'étais dans un intérieur bien chauffé, éclairé par un clair de lune
factice. Les branches de cyprès qui s'entrelaçaient au-dessus de ma tête
me laissaient apercevoir des coins de ciel bleu, qui n'étaient pourtant
que de la toile peinte, éclairée par des lumières bleues. Mais tout cela
était si artistement agencé, qu'il fallait un effort de la raison pour
reconnaître l'artifice. Étais-je sur un théâtre? Il y avait bien devant
moi un grand rideau de velours vert; mais, autour de moi, rien ne
sentait le théâtre. Rien n'était disposé pour des effets de scène
ménagés au spectateur. Pas de coulisses apparentes pour l'acteur, mais
des issues formées par des masses de branches vertes et voilant leurs
extrémités par des toiles bleues perdues dans l'ombre. Point de
quinquets visibles; de quelque côté qu'on cherchât la lumière, elle
venait d'en haut, comme des astres, et, du point où l'on m'avait rivé
sur mon socle funéraire, je ne pouvais saisir son foyer. Le plancher
était caché sous un grand tapis vert imitant la mousse. Les tombes qui
m'entouraient me semblaient de marbre, tant elles étaient bien peintes
et bien disposées. Dans le fond, derrière moi, s'élevait un faux mur
qui ressemblait à un vrai mur à s'y tromper. On n'avait pas cherché
ces lointains factices qui ne font illusion qu'au parterre et contre
lesquels l'acteur se heurte aux profondeurs de l'horizon. La scène
dont je faisais partie était assez grande pour que rien n'y choquât
l'apparence de la réalité. C'était une vaste salle arrangée de façon à
ce que je pusse me croire dans une petite cour de couvent, ou dans un
coin de jardin destiné à d'illustres sépultures. Les cyprès semblaient
plantés réellement dans de grosses pierres qu'on avait transportées pour
les soutenir, et où la mousse du parc était encore fraîche.

Donc je n'étais pas sur un théâtre, et pourtant je servais à une
représentation quelconque. Voici ce que j'imaginai: M. de Balma était
fou, et ses enfants essayaient d'étranges fantaisies pour flatter la
sienne. On lui servait des tableaux appropriés à la disposition lugubre
ou riante de son cerveau malade, car j'avais entendu rire et chanter la
nuit précédente, quoiqu'on eût déjà parlé de cimetière. J'entendis des
chuchotements, des pas furtifs et des frôlements de robe derrière les
massifs qui m'environnaient; puis la douce voix de Béatrice, partant de
derrière le rideau, prononça ces mots:--_Il est temps!..._

Alors un choeur, formé de quelques voix admirables, s'éleva de divers
côtés, comme si des esprits eussent habité ces buissons de cyprès, dont
les tiges se balançaient sur ma tête et à mes pieds. J'arrangeai ma pose
de Commandeur, car je vis bien qu'il y avait du don Juan dans cette
affaire. Le choeur était de Mozart, et chantait les admirables accords
harmoniques du cimetière: «_Di rider finirai, pria dell'aurora. Ribaldo!
audace! lascia ai morti la pace!_»

Involontairement je mêlai ma voix à celle des fantômes invisibles; mais
je me tus en voyant le rideau s'ouvrir en face de moi.

Il ne se leva pas comme une toile de théâtre, il se sépara en deux
comme un vrai rideau qu'il était; mais il ne m'en dévoila pas moins
l'intérieur d'une jolie petite salle de spectacle, ornée de deux rangées
de belles loges décorées dans le goût de Louis XIV. Trois jolis lustres
pendaient de la voûte; il n'y avait pas de rampe allumée, mais il y
avait la place d'un orchestre. Le plus curieux de tout cela, c'est qu'il
n'y avait pas un spectateur, pas une âme dans toute cette salle, et que
je me trouvais poser la statue devant les banquettes.

--Si c'est là toute la mystification que je subis, pensai-je, elle n'est
pas bien méchante. Reste à savoir combien de temps on me laissera faire
mon effet dans le vide.

Je n'attendis pas longtemps. Don Juan et Leporello sortirent du massif
derrière moi, et se mirent à causer. Leurs costumes, admirables de
vérité, de bon goût et d'exactitude, ne me permirent pas de reconnaître
tout de suite les acteurs, car Leporello surtout était rajeuni de trente
ans. Il avait la taille leste, la jambe ferme, une barbe noire taillée
en collier andalous, une résille qui cachait son front ridé; mais, à sa
voix, pouvais-je hésiter un instant? C'était le vieux Boccaferri devenu
un acteur élégant et alerte.

Mais ce beau don Juan, ce fier et poétique jeune homme qui s'appuyait
négligemment sur mon piédestal, sans daigner tourner vers moi son
visage, ombragé d'une *d'une perruque blonde et d'un large feutre Louis
XIII, à plume blanche, quel était-il donc? Son riche vêtement semblait
emprunté à un portrait de famille. Ce n'était point un costume de
fantaisie, un composé de chiffons et de clinquant: c'était un véritable
pourpoint de velours aussi court que le portaient les dandys de
l'époque, avec des braies aussi larges, des passements aussi raides, des
rubans aussi riches et aussi souples. Rien n'y sentait la boutique, le
magasin de costumes, l'arrangement infidèle par lequel l'acteur
transige avec les bourgeoises du public en modifiant l'extravagance ou
l'exagération des anciennes modes, c'était la première fois que j'avais
sous les yeux un vrai personnage historique dans son vrai costume et
dans sa manière de le porter. Pour moi, peintre, c'était une bonne
fortune. Le jeune homme était svelte et fait au tour. Il se dandinait
comme un paon, et me donnait une idée beaucoup plus juste de don Juan
que ne me l'eût donnée le beau Célio lui-même sur les planches, car
Célio y eût voulu mettre quelque chose de hautain et de tragique
qui outrepasse la donnée du caractère... Mais tout à coup, sur une
observation poltronne de Leporello Boccaferri, il leva la tête vers moi,
statue, d'un air de nonchalante ironie, et je reconnus Célio Floriani en
personne.

Savait-il qui j'étais? Dans tous les cas, mon masque ne lui permettait
guère de sourire à des traits connus, et, comme la pièce me paraissait
engagée avec un merveilleux sang-froid, je gardai ma pose immobile.

Quand le premier effet de la surprise et de la joie se fut dissipé, car,
bien que je ne visse pas la Boccaferri, j'espérais qu'elle n'était pas
loin, je prêtai l'oreille à la scène qui se jouait, afin de ne pas la
faire manquer. Mon rôle n'était pas difficile, puisque je n'avais qu'un
geste à faire et un mot à dire, mais encore fallait-il les placer à
propos.

J'avais cru, d'après le choeur, où, faute d'instruments, des voix
charmantes remplaçaient les combinaisons harmoniques de l'orchestre,
qu'il s'agissait de l'opéra de Mozart rendu d'une certaine façon; mais
le dialogue parlé de Célio et de Boccaferri me fit croire qu'on jouait
la comédie de Molière en italien. Je la savais presque par coeur en
français; je ne fus donc pas longtemps à m'apercevoir qu'on ne suivait
pas cette version à la lettre, car dona Anna, vêtue de noir, traversa
le fond du cimetière, s'approcha de moi comme pour prier sur ma tombe,
puis, apercevant deux promeneurs, elle se cacha pour écouter. Cette
belle dona Anna, costumée comme un Velasquez, était représentée par
Stella. Elle était pâle et triste, autant que son rôle le comportait en
cet instant. Elle apprit là que c'était don Juan qui avait tué son père,
car le réprouvé s'en vanta presque, en raillant le pauvre Leporello qui
mourait de peur. Anna étouffa un cri en fuyant. Leporello répondit par
un cri d'effroi, et déclara à son maître que les âmes des morts étaient
irritées de son impiété; que, quant à lui, il ne traverserait pas cet
endroit du cimetière, et qu'il en ferait le tour extérieur plutôt que
d'avancer d'un pas. Don Juan le prit par l'oreille et le força de lire
l'inscription du monument du Commandeur. Le pauvre valet déclara ne
savoir pas lire, comme dans le libretto de l'opéra italien. La scène se
prolongea d'une manière assez piquante à étudier, car c'était un composé
de la comédie de Molière et du drame lyrique mis en action et en langage
vulgaire, le tout compliqué et développé par une troisième version
que je ne connaissais pas et qui me parut improvisée. Cela faisait un
dialogue trop étendu et parfois trop familier pour une scène qui se
serait jouée en public, mais qui prenait là une réalité surprenante, à
tel point que la convention ne s'y sentait plus du tout par moments, et
que je croyais presque assister à un épisode de la vie de don Juan. Le
jeu des acteurs était si naturel et le lieu où ils se tenaient si bien
disposé pour la liberté de leurs mouvements, qu'ils n'avaient plus du
tout l'air de jouer la comédie, mais de se persuader qu'ils étaient les
vrais types du drame.

Cette illusion me gagna moi-même quand je vis Leporello m'adresser
l'invitation de son maître, et montrer à mon inflexion de tête une
terreur non équivoque. Jamais tremblement convulsif, jamais contraction
du visage, jamais suffocation de la voix et flageolement des jambes
n'appartinrent mieux à l'homme sérieusement épouvanté par un fait
surnaturel. Don Juan lui-même fut ému lorsque je répondis à son
insolente provocation par le _oui_ funèbre. Un coup de tamtam dans
la coulisse et des accords lugubres faillirent me faire tressaillir
moi-même. Don Juan conserva la tête haute, le corps raide, la flamberge
arrogante retroussant le coin du manteau; mais il tremblait un peu, sa
moustache blonde se hérissait d'une horreur secrète, et il sortit en
disant: «Je me croyais à l'abri de pareilles hallucinations; sortons
d'ici!» *il passa devant moi en me toisant avec audace; mais son oeil
était arrondi par la peur, et une sueur froide baignait son front
altier. Il sortit avec Leporello, et le rideau se referma pendant que
les esprits reprenaient le choeur du commencement de la scène:

  Di rider finirai, etc.

Aussitôt dona Anna vint me prendre par la main, et m'aidant à me
débarrasser du masque, elle me conduisit au bord du rideau, en me disant
de regarder avec précaution dans la salle. Le parterre de cette salle,
qui n'était garni que d'une douzaine de fauteuils, d'une table chargée
de papiers et d'un piano à queue, devenait, dans les entr'actes, le
foyer des acteurs. J'y vis le vieux Boccaferri s'éventant avec un
éventail de femme, et respirant à pleine poitrine comme un homme qui
vient d'être réellement très-ému. Célio rassemblait des papiers sur la
table; Béatrice, belle comme un ange, en costume de Zerlina, tenait par
la main un charmant garçon encore imberbe, qui me sembla devoir être
Masetto. Un cinquième personnage, enveloppé d'un domino de bal, qui,
retroussé sur sa hanche, laissait voir une manchette de dentelle sur un
bas de soie noire, me tournait le dos. C'était la troisième prétendue
demoiselle de Balma, _la sourde_, costumée en Ottavio, qui m'avait
intrigué dans le jardin; mais était-ce là Cécilia? Elle me paraissait
plus grande, et cette tournure dégagée, cette pose de jeune homme, ne me
rappelaient pas la Boccaferri, à laquelle je n'avais jamais vu porter
sur la scène les vêtements de notre sexe.

J'allais demander son nom à Stella, lorsque celle-ci mit le doigt sur
ses lèvres et me fit signe d'écouter.

--Pardieu! disait Boccaferri à Célio, qui lui faisait compliment de la
manière dont il avait joué, on aurait bien joué à moins! J'étais mort
de peur, et cela tout de bon; car je n'avais pas vu la statue à la
répétition d'hier, et quoique j'aie coupé et peint moi-même toutes les
pièces d'armure, je ne me représentais pas l'effet qu'elles produisent
quand elles sont revêtues. Salvator posait dans la perfection, et il a
dit son _oui_ avec un timbre si excellent, que je n'ai pas reconnu le
son de sa voix; et puis, dans ce costume, il me faisait l'effet d'un
géant. Où est-il donc cet enfant, que je le complimente?

Boccaferri se retourna brusquement, et vit derrière lui le jeune homme
auquel il s'adressait, occupé à mettre du rouge pour faire le personnage
de Masetto.--En bien! quoi? s'écria Boccaferri, tu as déjà eu le temps
de changer de costume?

--Comment, _mon vieux_ répondit le jeune homme, tu crois que c'est moi
qui ai fait la statue? Tu ne te souviens pas de m'avoir vu dans la
coulisse au moment où tu es revenu tomber à genoux, comme voulant fuir
(au plus beau moment de ta frayeur!), et que tu m'as dit tout bas: Cette
figure de pierre m'a fait vraiment peur!

--Moi, je t'ai dit cela? reprit Boccaferri stupéfait, je ne m'en
souviens pas. Je te voyais sans te voir; je n'avais pas ma tête. Oui,
j'ai eu réellement peur. Je suis content, notre essai réussit, mes
enfants; voilà que l'émotion nous gagne. Pour moi, c'est déjà fait; et
quand vous en serez tous là, vous serez tous de grands artistes!...

--Mais, vieux fou, dit Célio en souriant, si ce n'était pas Salvator qui
faisait la statue, qui était-ce donc? Tu ne te le demandes pas?

--Au fait, qui était-ce? Qui diable a fait cette statue?

Et Boccaferri se leva tout effrayé en promenant des yeux hagards autour
de lui.

--Le bonhomme est très-impressionnable, me dit Stella; il ne faudrait
pas pousser plus loin l'épreuve. Nommez-vous avant de vous montrer.



X.

OTTAVIO.

--Maître Boccaferri! criai-je en ouvrant doucement le rideau,
reconnaissez-vous la voix du Commandeur?

--Oui, pardieu! je reconnais cette voix, répondit-il; mais je ne puis
dire à qui elle appartient. Mille diables! il y a ici ou un revenant, ou
un intrus; qu'est-ce que cela signifie, enfants?

--Cela signifie, mon père, dit Ottavio en se retournant et en me
montrant enfin les traits purs et nobles de la Cécilia, que nous avons
ici un bon acteur et un bon ami de plus. Elle vint à moi en me tendant
la main. Je m'élançai d'un bond dans l'emplacement de l'orchestre;
je saisis sa main que je baisai à plusieurs reprises, et j'embrassai
ensuite le vieux Boccaferri qui me tendait les bras. C'était la première
fois que je songeais à lui donner cette accolade, dont la seule idée
m'eût causé du dégoût deux mois auparavant. Il est vrai que c'était la
première fois que je ne le trouvais pas ivre, ou sentant la vieille pipe
et le vin nouveau.

Célio m'embrassa aussi avec plus d'effusion véritable que je ne l'y
eusse cru disposé. La douleur de son _fiasco_ semblait s'être effacée,
et, avec elle, l'amertume de son langage et de sa physionomie. «Ami,
me dit-il, je veux te présenter à tout ce que j'aime. Tu vois ici les
quatre enfants de la Floriani, mes soeurs Stella et Béatrice, et mon
jeune frère Salvator, le Benjamin de la famille, un bon enfant bien gai,
qui pâlissait dans l'étude d'un homme de loi, et qui a quitté ce noir
métier de scribe, il y a deux jours, pour venir se faire artiste à
l'école de notre père adoptif, Boccaferri. Nous sommes ici pour tout le
reste de l'hiver sans bouger; nous y faisons, les uns leur éducation,
les autres leur stage dramatique. On t'expliquera cela plus tard:
maintenant il ne faut pas trop s'absorber dans les embrassades et les
explications, car on perdrait la pièce de vue; on se refroidirait sur
l'affaire principale de la vie, sur ce qui passe avant tout ici, l'art
dramatique!

--Un seul et dernier mot, lui dis-je en regardant Cécilia à la dérobée:
pourquoi, cruels, m'aviez-vous abandonné? Si le plus incroyable, le plus
inespéré des hasards ne m'eût conduit ici, je ne vous aurais peut-être
jamais revus qu'à travers la rampe d'un théâtre; car tu m'avais promis
de m'écrire, Célio, et tu m'as oublié!

--Tu mens! répondit-il en riant. Une lettre de moi, avec une invitation
de notre cher hôte, le marquis, te cherche à Vienne dans ce moment-ci.
Ne m'avais-tu pas dit que tu ne repasserais les Alpes qu'au printemps?
Ce serait à toi de nous expliquer comment nous te retrouvons ici, ou
plutôt comment tu as découvert notre retraite, et pourquoi il a fallu
que ces demoiselles se compromissent jusqu'à t'écrire un billet doux
sous ma dictée pour te donner le courage d'entrer par la porte au lieu
de venir rôder sous les fenêtres. Si l'aventure d'hier soir ne m'eût pas
mis sur tes traces, si je ne les avais suivies, ce matin, ces traces
indiscrètes empreintes sur la neige, et cela jusque chez le voiturin
Volabù, où j'ai vu ton nom sur une caisse placée dans son hangar, tu
nous ménageais donc quelque terrible surprise?

--Moi? j'étais le plus sot et le plus innocent des curieux. Je ne vous
savais pas ici. J'avais la tête échauffée par votre sabbat nocturne, qui
met en émoi tout le hameau, et je venais tâcher de surprendre les manies
de M. le marquis de Balma... Mais à propos, m'écriai-je en éclatant de
rire et en promenant aussitôt un regard inquiet et confus autour de moi,
chez qui sommes-nous ici? Que faites-vous chez ce vieux marquis, et
comment peut-il dormir pendant un pareil vacarme?

Toute la troupe échangea à son tour des regards d'étonnement, et
Béatrice éclata de rire comme je venais de le faire.

Mais Boccaferri prit la parole avec beaucoup de sang-froid pour me
répondre.--Le vieux marquis est un monomane, en effet, dit-il. Il a la
passion du théâtre, et son premier soin, dès qu'il s'est vu riche et
maître d'un beau château, ç'a été de recruter, par mon intermédiaire, la
troupe choisie qui est sous vos yeux, et de la cacher ici en la faisant
passer pour sa famille. Comme il est grand dormeur et passablement
sourd, nous nous amusons à répéter sans qu'il nous gêne, et, au premier
jour, nous ferons nos débuts devant lui; mais, comme il est censé
pleurer la mort du généreux frère qui ne l'a fait son héritier que
faute d'avoir songé à le déshériter, il nous a recommandé le plus grand
mystère. C'est pour cela que personne ne sait à quoi nous passons nos
nuits, et l'on aime mieux supposer que c'est à évoquer le diable qu'à
nous occuper du plus vaste et du plus complet de tous les arts. Restez
donc avec nous, Salentini, tant qu'il vous plaira, et, si la partie vous
amuse, soyez associée à notre théâtre. Comme je fais la pluie et le
beau temps ici, on n'y saura pas votre vrai nom, s'il vous plaît d'en
changer. Vous passerez même, au besoin, pour un sixième enfant du
marquis. C'est moi son bras droit et son factotum qui choisis les sujets
et qui les dirige. Vous voyez que je suis lié de vieille date avec ce
bon seigneur, cela ne doit pas vous étonner: c'était un vieux ivrogne,
et nous nous sommes connus au cabaret; mais nous nous sommes amendés
ici, et, depuis que nous avons le vin à discrétion, nous sommes d'une
sobriété qui vous charmera... Allons! nous oublions trop la pièce, et
ce n'est pas dans un entr'acte qu'il faut se raconter des histoires.
Voulez-vous faire jusqu'au bout le rôle de la statue? Ce n'est qu'une
entrée de manége; demain on vous donnera, dans une autre pièce, le rôle
que vous voudrez, ou bien vous prendrez celui d'Ottavio; et Cécilia
créera celui d'Elvire, que nous avions supprimé. Vous avez déjà compris
que nous inventons un théâtre d'une nouvelle forme et complètement à
notre usage. Nous prenons le premier scénario venu, et nous improvisons
le dialogue, aidés des souvenirs du texte. Quand un sujet nous plaît,
comme celui-ci, nous l'étudions pendant quelques jours en le modifiant
_ad libitum_. Sinon, nous passons à un autre, et souvent nous faisons
nous-mêmes le sujet de nos drames et de nos comédies, en laissant à
l'intelligence et à la fantaisie de chaque personnage le soin d'en tirer
parti. Vous voyez déjà qu'il ne s'agit pour nous que d'une chose,
c'est d'être créateurs et non interprètes serviles. Nous cherchons
l'inspiration, et elle nous vient peu à peu. Au reste, tout ceci
s'éclaircira pour vous en voyant comment nous nous y prenons. Il est
déjà dix heures, et nous n'avons joué que deux actes. _All'opra!_ mes
enfants! Les jeunes gens au décor, les demoiselles au manuscrit pour
nous aider dans l'ordre des scènes, car il faut de l'ordre même dans
l'inspiration. Vite, vite, voici un entr'acte qui doit indisposer le
public.

Boccaferri prononça ces derniers mots d'un ton qui eût fait croire qu'il
avait sous les yeux un public imaginaire remplissant cette salle vide et
sonore. Mais il n'était pas maniaque le moins du monde. Il se livrait à
une consciencieuse étude de l'art, et il faisait d'admirables élèves en
cherchant lui-même à mettre en pratique des théories qui avaient été le
rêve de sa vie entière.

Nous nous occupâmes de changer la scène. Cela se fit en un clin d'oeil,
tant les pièces du décor étaient bien montées, légères, faciles à remuer
et la salle bien machinée.--Ceci était une ancienne salle de spectacle
parfaitement construite et entendue, me dit Boccaferri. Les Balma ont
eu de tout temps la passion du théâtre, sauf le dernier, qui est mort
triste, ennuyé, parfaitement égoïste et nul, faute d'avoir cultivé et
compris cet art divin. Le marquis actuel est le digne fils de ses pères,
et son premier soin a été d'exhumer les décors et les costumes qui
remplissaient cette aile de son manoir. C'est moi qui ai rendu la vie à
tous ces cadavres gisant dans la poussière. Vous savez que c'était mon
métier _là-bas_. Il ne m'a pas fallu plus de huit jours pour rendre
la couleur et l'élasticité à tout cela. Ma fille, qui est une grande
artiste, a rajeuni les habillements et leur a rendu le style et
l'exactitude dont on faisait bon marché il y a cinquante ans. Les
petites Floriani, qui veulent être artistes aussi un jour, l'aident en
profitant de ses leçons. Moi, avec Célio, qui vaut dix hommes pour la
promptitude d'exécution, l'adresse des mains et la rapidité d'intuition,
nous avons imaginé de faire un théâtre dont nous pussions jouir
nous-mêmes, et qui n'offrit pas à nos yeux, désabusés à chaque instant,
ces laids intérieurs de coulisses pelées où le froid vous saisit le
coeur et l'esprit dès que vous y rentrez. Nous ne nous moquons pas pour
cela du public, qui est censé partager nos illusions. Nous agissons
en tout comme si le public était là; mais nous n'y pensons que dans
l'entr'acte. Pendant l'action, il est convenu qu'on l'oubliera, comme
cela devrait être quand on joue pour tout de bon devant lui. Quant à
notre système de décor, placez-vous au fond de la salle, et vous verrez
qu'il fait plus d'effet et d'illusion que s'il y avait un ignoble envers
tourné vers nous, et dont le public, placé de côté, aperçoit toujours
une partie.

Il est vrai que nous employons ici, pour notre propre satisfaction, des
moyens naïfs dont le charme serait perdu sur un grand théâtre. Nous
plantons de vrais arbres sur nos planchers et nous mettons de vrais
rochers jusqu'au fond de notre scène. Nous le pouvons, parce qu'elle
est petite, nous le devons même, parce que les grands moyens de la
perspective nous sont interdits. Nous n'aurions pas assez de distance
pour qu'ils nous fissent illusion à nous-mêmes, et le jour où nous
manquerons de l'illusion de la vue, celle de l'esprit nous manquera.
Tout se tient: l'art est homogène, c'est un résumé magnifique de
l'ébranlement de toutes nos facultés. Le théâtre est ce résumé par
excellence, et voilà pourquoi il n'y a ni vrai théâtre, ni acteurs
vrais, ou fort peu, et ceux-là qui le sont ne sont pas toujours compris,
parce qu'ils se trouvent enchâssés comme des perles fines au milieu de
diamants faux dont l'éclat brutal les efface.

Il y a peu d'acteurs vrais, et tous devraient l'être! Qu'est-ce qu'un
acteur, sans cette première condition essentielle et vitale de son art?
On ne devrait distinguer le talent de la médiocrité que par le plus
ou moins d élévation d'esprit des personnes. Un homme de coeur et
d'intelligence serait forcément un grand acteur, si les règles de l'art
étaient connues et observées; au lieu qu'on voit souvent le contraire.
Une femme belle, intelligente, généreuse dans ses passions, exercée à la
grâce libre et naturelle, ne pourrait pas être au second rang, comme l'a
toujours été ma fille, qui n'a pas pu développer sur la scène l'âme
et le génie qu'elle a dans la vie réelle. Faute de se trouver dans un
milieu assez artiste pour l'impressionner, elle a toujours été glacée
par le théâtre, et vous la verrez pourtant ici, vous ne la reconnaîtrez
point! C'est qu'ici rien ne nous choque et ne nous contriste: nous
élargissons par la fantaisie le cadre où nous voulons nous mouvoir, et
la poésie du décor est la dorure du cadre.

Oui, Monsieur, continua Boccaferri avec animation, tout en arrangeant
mille détails matériels sans cesser de causer, l'invraisemblance de la
mise en scène, celle des caractères, celle du dialogue, et jusqu'à celle
du costume, voilà de quoi refroidir l'inspiration d'un artiste qui
comprend le vrai et qui ne peut s'accommoder du faux. Il n'y a rien de
bête comme un acteur qui se passionne dans une scène impossible, et qui
prononce avec éloquence des discours absurdes. C'est parce qu'on fait
de pareilles pièces et qu'on les monte par-dessus le marché avec une
absurdité digne d'elles, qu'on n'a point d'acteurs vrais, et, je vous
le disais, tous devraient l'être. Rappelez-vous la Cécilia. Elle a trop
d'intelligence pour ne pas sentir le vrai; vous l'avez vue souvent
insuffisante, presque toujours trop concentrée et cachant son émotion,
mais vous ne l'avez jamais vue donner à côté, ni tomber dans le faux; et
pourtant c'était une pâle actrice. Telle qu'elle était, elle ne déparait
rien, et la pièce n'en allait pas plus mal. Eh bien, je dis ceci: que
le théâtre soit vrai, tous les acteurs seront vrais, même les plus
médiocres ou les plus timides; que le théâtre soit vrai, tous les
êtres intelligents et courageux seront de grands acteurs; et, dans
les intervalles où ceux-ci n'occuperont pas la scène, où le public se
reposera de l'émotion produite par eux, les acteurs secondaires seront
du moins naïfs, vraisemblables. Au lieu d'une torture qu'on subit à
voir grimacer des sujets détestables, on éprouvera un certain bien-être
confiant à suivre l'action dans les détails nécessaires à son
développement. Le public se formera à cette école, et, au lieu d'injuste
et de stupide qu'il est aujourd'hui, il deviendra consciencieux,
attentif, amateur des oeuvres bien faites et ami des artistes de bonne
foi. Jusque-là, qu'on ne me parle pas de théâtre, car vraiment c'est un
art quasi perdu dans le monde, et il faudra tous les efforts d'un génie
complet pour le ressusciter.

Oui, mon fils Célio! dit-il en s'adressant au jeune homme qui attendait
pour faire commencer l'acte qu'il eût cessé de babiller, ta mère, la
grande artiste, avait compris cela. Elle m'avait écouté et elle m'a
toujours rendu justice, en disant qu'elle me devait beaucoup. C'est
parce qu'elle partageait mes idées qu'elle voulut faire elle-même les
pièces qu'elle jouait, être la directrice de son théâtre, choisir et
former ses acteurs. Elle sentait qu'une grande actrice a besoin de bons
interlocuteurs et que la tirade d'une héroïne n'est pas inspirée quand
sa confidente l'écoute d'un air bête. Nous avons fait ensemble des
essais hardis; j'ai été son décorateur, son machiniste, son répétiteur,
son costumier et parfois même son poëte; l'art y gagnait sans doute,
mais non les affaires. Il eût fallu une immense fortune pour vaincre les
premiers obstacles qui s'élevaient de toutes parts. Et puis le public ne
sait point seconder les nobles efforts, il aime mieux s'abrutir à bon
marché que de s'ennoblir à grands frais.

Mais toi, Célio, mais vous, Stella, Béatrice, Salvator, vous êtes
jeunes, vous êtes unis, vous comprenez l'art maintenant, et vous pouvez,
à vous quatre, tenter une rénovation. Ayez-en du moins le désir,
caressez-en l'espérance; quand même ce ne serait qu'un rêve, quand même
ce que nous faisons ici ne serait qu'un amusement poétique, il vous en
restera quelque chose qui vous fera supérieurs aux acteurs vulgaires et
aux supériorités de ficelle. O mes enfants! laissez-moi vous souffler le
feu sacré qui me rajeunit et qui m'a consumé en vain jusqu'ici, faute
d'aliments à mon usage. Je ne regretterai pas d'avoir échoué toute ma
vie, en toutes choses, d'avoir été aux prises avec la misère jusqu'à
être forcé d'échapper au suicide par l'ivresse! Non, je ne me plaindrai
de rien dans mon triste passé, si la vivace postérité de la Floriani
élève son triomphe sur mes débris, si Célio, son frère et ses soeurs
réalisent le rêve de leur mère, et si le pauvre vieux Boccaferri peut
s'acquitter ainsi envers la mémoire de cet ange!

--Tu as raison, ami, répondit Célio, c'était le rêve de ma mère de
nous voir grands artistes; mais pour cela, disait-elle, il fallait
_renouveler l'art_. Nous comprenons aujourd'hui, grâce à toi, ce qu'elle
voulait dire; nous comprenons aussi pourquoi elle prit sa retraite à
trente ans, dans tout l'éclat de sa force et de son génie, c'est-à-dire
pourquoi elle était déjà dégoûtée du théâtre et privée d'illusions.
Je ne sais si nous ferons faire un progrès à l'esprit humain sous ce
rapport; mais nous le tenterons, et, quoi qu'il arrive, nous bénirons
tes enseignements, nous rapporterons à toi toutes nos jouissances; car
nous en aurons de grandes, et si les goûts exquis que tu nous donnes
nous exposent à souffrir plus souvent du contact des mauvaises choses,
du moins, quand nous toucherons aux grandes, nous les sentirons plus
vivement que le vulgaire.

Nous passâmes au troisième acte, qui était emprunté presque en entier au
libretto italien. C'était une fête champêtre donnée par don Juan à ses
vassaux et à ses voisins de campagne dans les jardins de son château.
J'admirai avec quelle adresse le scénario de Boccaferri déguisait les
impossibilités d'une mise en scène où manquaient les comparses. La foule
était toujours censée se mouvoir et agir autour de la scène où elle
n'entrait jamais, et pour cause. De temps en temps un des acteurs, hors
de scène, imitait avec soin des murmures, des trépignements lointains.
Derrière les décors on fredonnait _pianissimo_ sur un instrument
invisible un air de danse tiré de l'opéra, en simulant un bal à
distance. Ces détails étaient improvisés avec un art extrême, chacun
prenant part à l'action avec une grande ardeur et beaucoup de
délicatesse de moyens pour seconder les personnages en scène sans
les distraire ni les déranger. L'arrangement ingénieux des coulisses
étroites et sombres, ne recevant que le jour du théâtre qui s'éteignait
dans leurs profondeurs, permettait à chacun d'observer et de saisir tout
ce qui se passait sur la scène, sans troubler la vraisemblance en se
montrant aux personnages en action. Tout le monde était occupé, et
personne n'avait la faculté de se distraire une seule minute du sujet,
ce qui faisait qu'on rentrait en scène aussi animé qu'on en était sorti.

Je trouvai donc le moyen de m'utiliser activement, bien que n'ayant pas
à paraître dans cet acte. Le scénario surtout était la chose délicate à
observer; et si je ne l'eusse pas vu pratiquer à ces êtres intelligents,
qui me communiquaient à mon insu leur finesse de perception, je n'aurais
pas cru possible de s'abandonner aux hasards de l'improvisation sans
manquer à la proportion des scènes, à l'ordre des entrées et des
sorties, et à la mémoire des détails convenus; Il parait que, dans les
premiers essais, cette difficulté avait paru insurmontable aux Floriaui;
mais Boccaferri et sa fille ayant persisté, et leurs théories sur la
nature de l'inspiration dans l'art et sur la méthode d'en tirer parti
ayant éclairé ce mystérieux travail, la lumière s'était faite dans
ce premier chaos, l'ordre et la logique avaient repris leurs droits
inaliénables dans toute opération saine de l'art, et l'effrayant
obstacle avait été vaincu avec une rapidité surprenante. On n'en était
même plus à s'avertir les uns les autres par des clins d'oeil et des
mots à la dérobée comme on avait fait au commencement. Chacun avait sa
règle écrite en caractères inflexibles dans la pensée; le brillant des
à-propos dans le dialogue, l'entraînement de la passion, le sel de
l'impromptu, la fantaisie de la divagation, avaient toute leur liberté
d'allure, et cependant l'action ne s'égarait point, ou, si elle semblait
oubliée un instant pour être réengagée et ressaisie sur un incident
fortuit, la ressemblance de ce mode d'action dramatique avec la vie
réelle (ce grand décousu, recousu sans cesse à propos) n'en était que
plus frappante et plus attachante.

Dans cet acte, j'admirai d'abord deux talents nouveaux, Béatrice-Zerlina
et Salvator-Masetto. Ces deux beaux enfants avaient l'inappréciable
mérite d'être aussi jeunes et aussi frais que leurs rôles; et l'habitude
de leur familiarité fraternelle donnait à leur dispute un adorable
caractère de chasteté et d'obstination enfantine qui ne gâtait rien à
celui de la scène. Ce n'était pas là tout à fait pourtant l'intention
du libretto italien, encore moins cette de Molière; mais qu'importe? la
chose, pour être rendue d'instinct, me parut meilleure ainsi. Le jeune
Salvator (le Benjamin, comme on l'appelait) joua comme un ange. Il ne
chercha pas à être comique, et il le fut. Il parla le dialecte milanais,
dont il savait toutes les gentillesses et toutes les naïves métaphores
pour en avoir été bercé naguère; il eut un senti ment vrai des dangers
que courait Zerline à se laisser courtiser par un libertin; il la tança
sur sa coquetterie avec une liberté de frère qui rendit d'autant plus
naturelle la franchise du paysan. Il sut lui adresser ces malices de
l'intimité qui piquent un peu les jeunes filles quand elles sont dites
devant un étranger, et Béatrice fut piquée tout de bon, ce qui fit
d'elle une merveilleuse actrice sans qu'elle y songeât.

Mais, à ce joli couple, succéda un couple plus expérimenté et plus
savant, Anna et Ottavio. Stella était une héroïne pénétrante de
noblesse, de douleur et de rêverie. Je vis qu'elle avait bien lu et
compris le _Don Juan_ d'Hoffmann, et qu'elle complétait le personnage
du libretto en laissant pressentir une délicate nuance d'entraînement
involontaire pour l'irrésistible ennemi de son sang et de son bonheur.
Ce point fut touché d'une manière exquise, et cette victime d'une
secrète fatalité fut plus vertueuse et plus intéressante ainsi, que la
fière et forte fille du Commandeur pleurant et vengeant son père sans
défaillance et sans pitié.

Mais que dirai-je d'Ottavio? Je ne concevais pas ce qu'on pouvait faire
de ce personnage en lui retranchant la musique qu'il chante: car c'est
Mozart seul qui eu a fait quelque chose. La Boccaferri avait donc tout a
créer, et elle créa de main de maître; elle développa la tendresse,
le dévouement, l'indignation, la persévérance que Mozart seul sait
indiquer: elle traduisit la pensée du maître dans un langage aussi élevé
que sa musique; elle donna à ce jeune amant la poésie, la grâce, la
fierté, l'amour surtout!...--Oui, c'est là de l'amour, me dit tout à
coup Célio en s'approchant de mon oreille, dans la coulisse, comme s'il
eût répondu à ma pensée. Écoute et regarde la Cécilia, mon ami, et tâche
d'oublier le serment que je t'ai fait de ne jamais l'aimer. Je ne peux
plus te répondre de rien à cet égard, car je ne la connaissais pas il y
a deux mois; je ne l'avais jamais entendue exprimer l'amour, et je ne
savais pas qu'elle put le ressentir. Or, je le sais maintenant que je
la vois loin du public qui la paralysait. Elle s'est transformée à mes
yeux, et moi, je me suis transformé aux miens propres. Je me crois
capable d'aimer autant qu'elle. Reste a savoir si nous serons l'un
à l'autre l'objet de cette ardeur qui couve en nous sans autre but
déterminé, à l'heure qu'il est, que la révélation de l'art; mais ne te
fie plus à ton ami, Adorno! et travaille pour ton compte sans l'appeler
à ton aide.

En parlant ainsi, Célio me tenait la main et me la serrait avec une
force convulsive. Je sentis, au tremblement de tout son être, que lui ou
moi étions perdus.

--Qu'est-ce que cela? nous dit Boccaferri en passant près de nous.
Une distraction? un dialogue dans la coulisse? Voulez-vous donc faire
envoler le dieu qui nous inspire? Allons, don Juan, retrouvez-vous,
oubliez Célio Floriani, et allons tourmenter Masetto!



XI.

LE SOUPER.

Quand cet acte fut fini, on retourna dans le parterre, lequel, ainsi que
je l'ai dit, était disposé en salle de repos ou d'étude à volonté, et on
se pressa autour de Boccaferri pour avoir son sentiment et profiter de
ses observations. Je vis là comment il procédait pour développer ses
élèves; car sa conversation était un véritable cours, et le seul sérieux
et profond que j'aie jamais entendu sur cette matière.

Tant que durait la représentation, il se gardait bien d'interrompre
les acteurs, ni même de laisser percer son contentement ou son blâme,
quelque chose qu'ils fissent; il eût craint de les troubler ou de
les distraire de leur but. Dans l'entr'acte, il se faisait juge; il
s'intitulait _public éclairé_, et distribuait la critiqué ou l'éloge.

--Honneur à la Cécilia! dit-il pour commencer. Dans cet acte, elle a
été supérieure à nous tous. Elle a porté l'épée et parlé d'amour comme
Roméo; elle m'a fait aimer ce jeune homme dont le rôle est si délicat.
Avez-vous remarqué un trait de génie, mes enfants? Écoutez. Célio,
Adorno, Salvator; ceci est pour les hommes; les petites filles n'y
comprendraient rien. Dans le libretto, que vous savez tous par coeur, il
y a un mot que je n'ai jamais pu écouter sans rire. C'est lorsque dona*
Anna raconte à son fiancé qu'elle a failli être victime de l'audace
de don Juan, ce scélérat ayant imité, dans la nuit du meurtre du
Commandeur, la démarche et les manières d'Ottavio pour surprendre sa
tendresse. Elle dit qu'elle s'est échappée de ses bras, et qu'elle a
réussi à le repousser. Alors don Ottavio, qui a écouté ce récit avec
une piteuse mine, chante naïvement: _Respiro!_ Le mot est bien écrit
musicalement pour le dialogue, comme Mozart savait écrire le moindre
mot, mais le mot est par trop niais. Rubini, comme un maître intelligent
qu'il est, le disait sans expression marquée, et en sauvait ainsi le
ridicule: mais presque tous les autres Ottavio que j'ai entendus
ne manquaient point de _respirer_ le mot a pleine poitrine, en
levant les yeux au ciel, comme pour dire au public: «Ma foi, je l'ai
échappé belle».

Eh bien, Cécilia a écouté le récit d'Anna avec une douleur chaste, une
indignation concentrée, qui n'aurait prêté à rire à aucun parterre, si
impudique qu'il eût été! Je l'ai vu pâlir, mon jeune Ottavio! car la
figure de l'acteur vraiment ému pâlit sous le fard, sans qu'il soit
nécessaire de se retourner adroitement pour passer le mouchoir sur les
joues, mauvaise _ficelle_, ressource grossière de l'art grossier.
Et puis, quand il a été soulage de son inquiétude, au lieu de dire:
_Je respire!_ il s'est écrié, du fond de l'âme: _Oh! perdue ou
sauvée, tu aurait toujours été à moi_!

--Oui, oui, s'écria Stella, qui ne se piquait pas de faire la petite
fille ignorante, et s'occupait d'être artiste avant tout; j'ai été si
frappée de ce mot, que j'ai senti comme un remords d'avoir été émue un
instant dans les bras du perfide. J'ai aimé Ottavio, et vous allés voir,
dans le quatrième acte, combien cette généreuse parole m'a rendu de
force et de fierté.

--Brava! bravissima! dit Boccaferri, voilà ce qui s'appelle comprendre:
un entr'acte ne doit pas être perdu pour un véritable artiste. Tandis
qu'il repose ses membres et sa voix, il faut que son intelligence
continue à travailler, qu'il résume ses émotions récentes, et qu'il
se prépare à de nouveaux combats contre les dangers et les maux de sa
destinée. Je ne me lasserai pas de vous le dire, le théâtre doit être
l'image de la vie: de même que, dans la vie réelle, l'homme se recueille
dans la solitude ou s'épanche dans l'intimité, pour comprendre les
événements qui le pressent, et pour trouver dans une bonne résolution ou
dans un bon conseil la puissance de dénouer et de gouverner les faits,
de même l'acteur doit méditer sur l'action du drame et sur le caractère
qu'il représente. Il doit chercher tous les jours, et entre chaque
scène, tous les développements que ce rôle comporte. Ici, nous sommes
libres de la lettre, et l'esprit d'improvisation nous ouvre un champ
illimité de créations délicieuses. Mais, lors même qu'en public vous
serez esclaves d'un texte, un geste, une expression de visage suffiront
pour rendre votre intention. Ce sera plus difficile, mes enfants! car il
faudra tomber juste du premier coup, et résumer une grande pensée dans
un petit effet; mais ce sera plus subtil à chercher et plus glorieux à
trouver: ce sera le dernier mot de la science, la pierre précieuse par
excellence que nous cherchons ici dans une mine abondante de matériaux
variés, où nous puisons à pleines mains, comme d'heureux et avides
enfants que nous sommes, en attendant que nous soyons assez exercés et
assez habiles pour ne choisir que le plus beau diamant de la roche.

Toi, Célio, continua Boccaferri, qu'on écoutait là comme un oracle, et
contre lequel le fier Célio lui-même n'essayait pas de regimber, tu as
été trop leste et pas assez hypocrite. Tu as oublié que la naïve et
crédule Zerline était déjà assez femme pour exiger plus de cajoleries et
pour se méfier de trop de hardiesse. Tu n'as pas oublié que Béatrice est
ta soeur, et tu l'as traitée comme un petit enfant que tu es habitué à
caresser sans qu'elle s'en fâche ou s'en inquiète.--Sois plus perfide,
plus méchant, plus sec de coeur, et n'oublie pas que, dans l'acte que
nous allons jouer, tu vas te faire tartufe... A propos, il nous manquait
un père, en voici un; c'est M. Salentini qui nous tombe du ciel, et il
faut improviser la scène du père. C'est du Molière, et c'est beau! Vite,
enfants! un costume de grand d'Espagne à M. Salentini. L'habit _Louis
XIII_, tirant encore sur l'_Henri IV_, ancienne mode; grande fraise, et
la trousse violette, le pourpoint long, peu ou point de rubans. Courez,
Stella, n'oubliez rien; vous savez que je n'admets pas le: _Je n'y ai
pas pensé_ des jeunes filles. Repassez-moi tous les deux, ajouta-t-il en
s'adressant à Célio et à moi, la scène de Molière. Monsieur Salentini,
il ne s'agit que de s'en rappeler l'esprit et de s'en imprégner. Ne vous
attachez pas aux mots. Au contraire, oubliez-les entièrement: la moindre
phrase, retenue par coeur, est mortelle à l'improvisation... Mais,
mon Dieu! j'oublie que vous n'êtes pas ici pour apprendre à jouer la
comédie. Vous le ferez donc par complaisance, et vous le ferez bien,
parce que vous avez du talent dans une autre partie, et que le sentiment
du vrai et du beau sert à comprendre toutes les faces de l'art. _L'art
est un_, n'est-ce pas?

--Je ferai de mon mieux pour ne dérouter personne, répondis-je, et je
vous jure que tout ceci m'amuse, m'intéresse et me passionne infiniment.

--Merci, artiste! s'écria Boccaferri en me tendant la main. Oh! être
artiste! Il n'y a que cela qui mérite la peine de vivre!

--Nous, au décor! dit-il à sa fille; je n'ai besoin que de toi pour
m'aider à placer l'intérieur du palais de don Juan. Que l'armure de la
statue soit prête pour que M. Salentini puisse la reprendre bien vite
pendant la scène de M. Dimanche; et toi, Masetto, va te grimer pour
faire ce vieux personnage. Célio, si tu as le malheur de causer dans la
coulisse pendant cet acte, je serai mauvais comme je l'ai été dans la
dernière scène du précédent: tu m'avais mis en colère, je n'étais plus
lâche et poltron; et si je suis mauvais, tu le seras! C'est une grande
erreur que de croire qu'un acteur est d'autant plus brillant que son
interlocuteur est plus pâle: la théorie de l'individualisme, qui règne
au théâtre plus que partout ailleurs, et qui s'exerce en ignobles
jalousies de métier pour souiller la claque à un camarade, est plus
pernicieuse au talent sur les planches que sur toutes les autres scènes
de la vie. Le théâtre est l'oeuvre collective par excellence. Celui
qui a froid y gèle son voisin, et la contagion se communique avec une
désespérante promptitude à tous les autres. On veut se persuader ici-bas
que le mauvais fait ressortir le bon. On se trompe, le bon deviendrait
le parfait, le beau deviendrait le sublime, l'émotion deviendrait la
passion, si, au lieu d'être isolé, l'acteur d'élite était secondé et
chauffé par son entourage. A ce propos, mes enfants, encore un mot, le
dernier, avant de nous remettre à l'oeuvre! Dans les commencements, nous
jouions trop longuement: maintenant que nous tenons la forme et que
le développement ne nous emporte plus, nous tombons dans le défaut
contraire: nous jouons trop vite. Cela vient de ce que chacun, sûr de
son propre fait, coupe la parole à son interlocuteur pour placer la
sienne. Gardez-vous de la personnalité jalouse et pressée de se montrer!
Gardez-vous-en comme de la peste! On ne s'éclaire qu'en s'écoutant les
uns les autres. Laissez même un peu divaguer la réplique, si bon lui
semble: ce sera une occasion de vous impatienter tout de bon quand elle
entravera l'action qui vous passionne. Dans la vie réelle, un ami nous
fatigue de ses distractions, un valet nous irrite par son bavardage, une
femme nous désespère par son obstination ou ses détours. Eh bien, cela
sert au lieu de nuire, sur la scène que nous avons créée. C'est de
la réalité, et l'art n'a qu'à conclure. D'ailleurs, quand vous vous
interrompez les uns les autres, vous risquez d'écourter une bonne
réflexion qui vous en eût inspiré une meilleure: vous faites envoler une
pensée qui eût éveillé en vous mille pensées. Vous vous nuisez donc à
vous-même. Souvenez-vous du principe: «Pour que chacun soit bon et vrai,
il faut que tous le soient, et le succès qu'on ôte à un rôle, on l'ôte
au sien propre. Cela paraîtrait un effroyable paradoxe hors de cette
enceinte; mais vous en reconnaîtrez la justesse, à mesure que vous vous
formerez à l'école de la vérité. D'ailleurs, quand ce ne serait que de
la bienveillance et de l'affection mutuelle, il faut être frères dans
l'art, comme vous l'êtes par le sang; l'inspiration ne peut être que
le résultat de la santé morale, elle ne descend que dans les âmes
généreuses, et un méchant camarade est un méchant acteur, quoi qu'on en
dise!»

La pièce marcha à souhait jusqu'à la dernière scène, celle où je reparus
en statue pour m'abîmer finalement dans une trappe avec don Juan. Mais,
quand nous fûmes sous le théâtre, Célio, dont je tenais encore la
main dans ma main de pierre, me dit en se dégageant et en passant du
fantastique à la réalité, sans transition:--Pardieu! que le diable vous
emporte! vous m'avez fait manquer la partie culminante du drame;
j'ai été plus froid que la statue, quand je devais être terrifié et
terrifiant. Boccaferri ne comprendra pas pourquoi j'ai été aussi mauvais
ce soir que sur le théâtre impérial de Vienne. Mais moi, je vais vous le
dire. Vous regardez trop la Boccaferri, et cela me fait mal. Don Juan
jaloux, c'est impossible; cela fait penser qu'il peut être amoureux, et
cela n'est point compatible avec le rôle que j'ai joué ce soir ici et
jusqu'à présent dans la vie réelle.

--Où voulez-vous en venir, Célio? répondis-je. Est-ce une querelle, un
défi, une déclaration de guerre? Parlez, je fais appel à la vertu qui
m'a fait votre ami presque sans vous connaître, à votre franchise!

--Non, dit-il, ce n'est rien de tout cela. Si j'écoutais mon instinct,
je vous tordrais le cou dans cette cave. Mais je sens que je serais
odieux et ridicule de vous haïr, et je veux sincèrement et loyalement
vous accepter pour rival et pour ami quand même. C'est moi qui vous
ai attiré ici de mon propre mouvement et sans consulter personne. Je
confesse que je vous croyais au mieux avec la duchesse de N..., car
j'étais à Turin, il y a trois jours, avec Cécilia. Personne, dans ce
village et dans la ville de Turin, n'a su notre voyage. Mais nous, dans
les vingt-quatre heures que nous avons été près de vous sans pouvoir
aller vous serrer la main, nous avons appris, malgré nous, bien des
choses. Je vous ai cru retombé dans les filets de Cirée; je vous ai
plaint sincèrement, et, comme nous passions devant votre logement pour
sortir de la ville, à cinq heures du matin, Cécilia vous a chanté
quelques phrases de Mozart en guise d'éternel adieu. Malheureusement
elle a choisi un air et des paroles qui ressemblaient à un appel plus
qu'à une formulé d'abandon, et cela m'a mis en colère. Puis, je me suis
rassuré en la voyant aussi calme que si votre infidélité lui était la
chose du monde la plus indifférente; et, comme je vous aime, au fond,
j'étais triste en pensant à la femme qui remplaçait Cécilia dans votre
volage coeur. Voyons, dites, qui aimez-vous et où allez-vous? Ne
couriez-vous pas après la duchesse en passant par le village des
Désertes? Est-elle cachée dans quelque château voisin? Comment le hasard
aurait-il pu vous amener dans cette vallée, qui n'est sur la route de
rien? Si vous ne volez; pas à un rendez-vous donné par cette femme, il
est évident pour moi que vous êtes venu ici pour _l'autre_, que vous
avez réussi à connaître sa retraite et sa nouvelle situation, si bien
cachée depuis qu'elle en jouit. C'est donc à vous d'être sincère,
monsieur Salentini. De qui êtes-vous ou n'êtes-vous pas amoureux, et
vis-à-vis de qui prétendez-vous vous conduire en Ottavio ou en don
Giovanni?

[Illustration 008.png: M. SAND Un cinquième personnage.....me tournait
le dos. (Page 100.)]

Je répondis en racontant succinctement toute la vérité; je ne cachai
point que le _vedrai carino_ chanté par Cécilia, sous ma fenêtre,
m'avait sauvé des griffes de la duchesse, et j'ajoutai pour
conclure:--J'ai été sur le point d'oublier Cécilia, j'en conviens, et
j'ai tant souffert dans cette lutte, que je croyais n'y plus songer. Je
m'attendais si peu à vous revoir aujourd'hui, et l'existence fantastique
où vous me je les tout d'un coup est si nouvelle pour moi, que je ne
puis vous rien dire, sinon que vous, devenu naïf et amoureux, _elle_,
devenus expansive et brillante, son père, devenu sobre et lucide
d'intelligence, votre château mystérieux, vos deux charmantes soeurs,
ces figures inconnues qui m'apparaissent comme dans un rêve, cette vie
d'artiste-grand-seigneur que vous vous êtes créée si vite dans un nid
de vautours et de revenants, tandis que le vent siffle et que la neige
tombe au dehors, tout cela me donne le vertige. J'étais enivré, j'étais
heureux tout à l'heure, je ne touchais plus à la terre; vous me rejetez
dans la réalité, et vous voulez que je me résume. Je ne le puis.
Donnez-moi jusqu'à demain matin pour vous répondre. Puisque nous ne
pouvons ni ne voulons nous tromper l'un l'autre, je ne sais pas pourquoi
nous ne resterions pas amis jusqu'à demain matin.

--Tu as raison, répondit Célio, et si nous ne restons pas amis toute la
vie, j'en aurai un mortel regret. Nous causerons demain au jour. La nuit
est faite ici pour le délire.... Mais pourtant écoute un dernier mot
de réalité que je ne peux différer. Mes charmantes soeurs, dis-tu,
t'apparaissent comme dans un rêve? Méfie-toi de ce rêve! il y a une de
mes soeurs dont tu ne doit jamais devenir amoureux.

--Elle est mariée?

--Non: c'est plus grave encore. Réponds à une question qui ne souffre
pas d'ambages. Sais-tu le nom de ton père? Je puis te demander cela, moi
qui n'ai su que fort tard le nom du mien.

--Oui, je sais le nom de mon père, répondis-je.

--Et peux-tu le dire?

--Oui; c'est seulement le nom de ma mère que je dois cacher.

--C'est le contraire de moi. Donc ton père s'appelait?

--Tealdo Soavi. Il était chanteur au théâtre de Naples. Il est mort
jeune.

--C'est ce qu'on m'avait dit. Je voulais en être certain. Eh bien, ami,
regarde la petite Béatrice avec les yeux d'un frère, car elle est ta
soeur. Pas de questions là-dessus. Elle seule dans la famille a ce lien
mystérieux avec toi, et il ne faut pas qu'elle le sache. Pour nous,
notre mère est sacrée, et toutes ses actions ont été saintes. Nous
sommes ses enfants, nous portons son glorieux nom, il suffit à notre
orgueil; mais, quoi qu'il ait pu m'en coûter, je devait t'avertir, afin
qu'il n'y eût pas ici de méprise. Quelquefois le sentiment le plus pur
est un inceste de coeur, qu'il ne faut pas couver par ignorance. Cette
chaste enfant est disposée à la coquetterie, et peut-être un jour
sera-t-elle passionnée par réaction. Sois sévère, sois désobligeant avec
elle au besoin, afin que nous ne soyons pas forcés de lui dire ce que
vous êtes l'un à l'autre. Tu le vois, Adorno, j'avais bien quelque
raison pour m'intéresser à toi, et en même temps pour te surveiller un
peu; car ce lien direct de ma soeur avec toi établit entre nous un lien
indirect. Je serais bien malheureux d'avoir à te haïr!

--Eh bien, eh bien, nous cria Béatrice en rouvrant la trappe, êtes-vous
morts tout de bon là-dessous? D'où vient que vous ne remontez pas? On
vous attend pour souper.

La belle tête de cette enfant fit tressaillir mon coeur d'une émotion
profonde. Je compris pourquoi je l'avais aimée à la première vue, et,
quand je me demandai à qui elle ressemblait, je trouvai que ce devait
être à moi. Elle-même, par la suite, en fit un jour très-naïvement la
remarque.

J'étais donc, moi aussi, un peu de la famille, et cela me mit à l'aise.
Quoi qu'on en dise, il n'y a rien d'aussi poétique et d'aussi émouvant
que ces découvertes de parenté que couvre le mystère; elles ont presque
le charme de l'amour.

Nous passâmes dans la salle à manger, comme l'horloge du château sonnait
minuit. Le règlement portait qu'on souperait en costume. Il faisait
assez chaud dans les appartements pour que mon armure de carton ne
compromit pas ma santé, et, quand on vit l'_uomo di sasso_ s'asseoir
pour manger _cibo mortale_ entre don Juan et Leporello, il se fit une
grande gaieté, qui conserva pourtant une certaine nuance de fantastique
dans les imaginations même après que j'eus posé mon masque en guise de
couvercle sur un pâté de faisans.

On mangea vite et joyeusement; puis, comme Boccaferri commençait à
causer, Cécilia et Célio voulurent envoyer coucher _les enfants_; mais
Béatrice et Benjamin résistèrent à cet avis. Ils ouvraient de
grands yeux pour prouver qu'ils n'avaient point envie de dormir, et
prétendaient être aussi robustes que les _grandes personnes_ pour
veiller.--Ne les contrarie pas, dit Cécilia à Célio; dans un quart
d'heure, ils vont demander grâce.

En effet, Boccaferri que je voyais avec admiration, mettre beaucoup
d'eau dans son vin, entama l'examen de la pièce que nous venions de
jouer, et la belle tête blonde de Béatrice se pencha sur l'épaule de
Stella, pendant que, à l'autre bout de la table, Benjamin commençait à
regarder son assiette avec une fixité non équivoque. Célio, qui était
fort comme un athlète, prit sa soeur dans ses bras et l'emporta comme un
petit enfant; Stella secouait son jeune frère pour l'emmener. Je pris un
flambeau pour diriger leur marche dans les grandes galeries du château,
et, tandis que Stella prenait ma bougie pour aller allumer celle de
Benjamin, Célio me dit tout bas, en me montrant Béatrice, qu'il avait
déposée sur son lit: «Elle dort comme un loir. Embrasse-la dans ces
ténèbres, ta petite soeur que tu ne dois peut-être jamais embrasser une
seconde fois.» Je déposai un baiser presque paternel sur le front pur de
Béatrice, qui me répondit, sans me reconnaître: Bonsoir, Célio! puis,
elle ajouta, sans ouvrir les yeux et avec un malin sourire: «Tu diras
à M. Salentini de ne pas faire de bruit pendant le souper, crainte de
réveiller M. le marquis de Balma!»

Stella était revenue avec la lumière. Nous mîmes sa jeune soeur entre
ses mains pour la déshabiller, puis nous allâmes nous remettre à table.
Stella revint bientôt aussi, rapportant ce délicieux costume andalous de
Zerlina qui devait être serré et caché dans le magasin de costumes.

--Le mystère dont nous réussissons à nous entourer, me dit Cécilia,
donne un nouvel attrait à nos études et à nos fêtes nocturnes. J'espère
que vous ne le trahirez pas, et que vous laisserez les gens du village
croire que nous allons au sabbat toutes les nuits.

Je lui racontai les commentaires de mon hôtesse et l'histoire du petit
soulier.--Oh! c'est vrai, dit Stella; c'est la faute de Béatrice, qui ne
veut aller se coucher que quand elle dort debout. Cette nuit-là, elle
était si lasse, qu'elle a dormi avec un pied chaussé comme une vraie
petite sorcière. Nous ne nous en sommes aperçus que le lendemain.

--Ça, mes enfants, dit Boccaferri, ne perdons pas de temps à d'inutiles
paroles. Que jouons-nous demain?

--Je demande encore _Don Juan_ pour prendre ma revanche, dit Célio; car
j'ai été distrait ce soir et j'ai fait un progrès à reculons.

--C'est vrai, répondit Boccaferri: à demain donc _Don Juan_, pour la
troisième fois! Je commence à craindre, Célio, que tu ne sois pas assez
méchant pour ce rôle tel que tu l'as conçu dans le principe. Je te
conseille donc, si tu le sens autrement (et le sentiment intime d'un
acteur intelligent est la meilleure critique du rôle qu'il essaie), de
lui donner d'autres nuances. Celui de Molière est un marquis, celui
de Mozart un démon, celui d'Hoffmann un ange déchu. Pourquoi ne le
pousserais-tu pas dans ce dernier sens? Remarque que ce n'est point une
pure rêverie du poète allemand, cela est indiqué dans Molière, qui a
conçu ce marquis dans d'aussi grandes proportions que le _Misanthrope_
et _Tartufe_. Moi, je n'aime pas que _Don Juan_ ne soit que le
_dissoluto castigato_, comme on l'annonce, par respect pour les
moeurs, sur les affiches de spectacle de la _Fenice_. Fais-en un héros
corrompu, un grand coeur éteint par le vice, une flamme mourante qui
essaie en vain, par moments, de jeter une dernière lueur. Ne te gêne
pas, mon enfant, nous sommes ici pour interpréter plutôt que pour
traduire.

_Don Juan_ est un chef-d'oeuvre, ajouta Boccaferri en allumant un bon
cigare de la Havane (sa vielle pipe noire avait disparu), mais c'est
un chef-d'oeuvre en plusieurs versions. Mozart seul en a fait un
chef-d'oeuvre complet et sans tache; mais, si nous n'examinons que le
côté littéraire, nous verrons que Molière n'a pas donné à son drame le
mouvement et la passion qu'on trouve dans le libretto de notre opéra.
D'un autre côté, ce libretto est écrit en style de libretto, c'est tout
dire, et le style de Molière est admirable. Puis, l'opéra ne souffre pas
les développements de caractère, et le drame français y excelle. Mais
il manquera toujours à l'oeuvre de Molière la scène de dona Anna et le
meurtre du Commandeur, ce terrible épisode oui ouvre si violemment et
si franchement l'opéra; le bal où Zerlina est arrachée des mains du
séducteur est aussi très-dramatique; donc le drame manque un peu chez
Molière. Il faudrait refondre entièrement ces deux sujets l'un dans
l'autre; mais, pour cela, il faudrait retrancher et ajouter à Molière.
Qui l'oserait et qui le pourrait? Nous seuls sommes assez fous et assez
hardis pour le tenter. Ce qui nous excuse, c'est que nous voulons
de l'action à tout prix et retrouver ici, à huis clos, les parties
importantes de l'opéra que vous chanterez un jour en public. Et puis, de
douze acteurs, nous n'en avons que six! Il faut donc faire des tours de
force.

Essayons demain autre chose. Que M. Salentini fasse Ottavio, et que
ma fille crée cette fâcheuse Elvire, toujours furieuse et toujours
mystifiée, que nous avions fondue dans l'unique personnage d'Anna. Il
faut voir ce que Cécilia pourra faire de cette jalouse. Courage, ma
fille! Plus c'est difficile et déplaisant, plus ce sera glorieux!

--Eh bien, puisque nous changeons de rôle, dit Célio, je demande à être
Ottavio. Je me sens dans une veine de tendresse, et don Juan me sort par
les yeux.

--Mais qui fera don Juan? dit Boccaferri.

--Vous! mon père, répondit Cecilia. Vous saurez vous rajeunir, et comme
vous êtes encore notre maître à tous, cet essai profitera à Célio.

--Mauvaise idée! où trouverais-je la grâce et la beauté? Regarde Célio;
il peut mal jouer ce rôle: cette tournure, ce jarret, cette fausse
moustache blonde qui va si bien à ses yeux noirs, ce grand oeil un peu
cerné, mais si jeune encore, tout cela entretient l'illusion; au lieu
qu'avec moi, vieillard, vous serez tous froids et déroulés.

--Non! dit Célio, don Juan pouvait fort bien avoir quarante cinq ans,
et tu ne paraissais pas aujourd'hui un Leporello plus âgé que cela. Je
crois que je me suis fait trop jeune pour être un si profond scélérat et
un roué si célèbre. Essaie, nous t'en prions tous.

--Comme vous voudrez, mes enfants et toi, Cécilia, tu seras Elvire?

--Je serai tout ce qu'on voudra pour que la pièce marche. Mais M.
Salentini?

--Toujours statue à votre service.

--C'est un seul rôle, dit Boccaferri; les rôles courts doivent
nécessairement cumuler. Vous essaierez d'être Masetto, et le Benjamin,
qui a beaucoup de comique, se lancera dans Leporello Pourquoi non? On le
vieillira, et les grandes difficultés font les grands progrès.

--Il est donc convenu que je reviens ici demain soir? demandai-je en
faisant de l'oeil le tour de la table.

--Mais oui, si personne ne vous attend ailleurs? dît Cécilia en me
tendant la main avec une bienveillance tranquille, qui n'était pas faite
pour me rendre fier.

--Vous reviendrez demain matin habiter le château des Désertes! s'écria
Boccaferri. Je le veux vous êtes un acteur très-utile et très-distingué
par nature. Je vous tiens, je ne vous lâche pas. Et puis, nous nous
occuperons de peinture, vous verrez! La peinture en décors est la
grande école de relief, de profondeur et de la lumière que les peintres
d'histoire et de paysage dédaignent, faute de la connaître, et faute
aussi de la voir bien employée. J'ai mes idées aussi là-dessus, et
vous verrez que vous n'aurez pas perdu voire temps à écouter le vieux
Boccaferri. Et puis nos costumes et nos groupes vous inspireront des
sujets; il y a ici tout ce qu'il faut pour faire de la peinture, et des
ateliers à choisir.

--Laissez-moi songer à cela cette nuit, dis-je en regardant Célio, et je
vous répondrai demain matin.

--Je vous attends donc demain à déjeuner, ou plutôt je vous garde ici
sur l'heure.

--Non, dis-je, je demeure chez un brave homme qui ne se coucherait pas
cette nuit s'il ne tue voyait pas rentrer. Il croirait que je suis tombé
dans quelque précipice, ou que les diables du château m'ont dévoré.

Ceci convenu, nous nous séparâmes. Célio m'aide à reprendre mes habits
et voulut me reconduire jusqu'a mi-chemin de ma demeure; mais il me
parla à peine, et quand il me quitta, il me serra la main tristement. Je
le vis s'en retourner sur la neige, avec ses bottes de cule jaune, son
manteau de velours, sa grande rapière au côté et sa grande plume agitée
par la bise. Il n'y avait rien d'étrange comme de voir ce personnage du
temps passé traverser la campagne au clair de la lune, et de penser que
ce héros de théâtre était plongé dans les rêveries et les émotions du
monde réel.



XII.

L'HÉRITIÈRE.

Je trouvai en effet mes hôtes fort effrayés de ma disparition. Le bon
Volabù m'avait cherché dans la campagne et se disposait à y retourner.
Je sentis que ces pauvres gens étaient déjà de vrais amis pour moi.
Je leur dis que le hasard m'avait fait rencontrer un des habitants du
château en qui j'avais retrouvé une ancienne connaissance. La mère
Peirecote, apprenant que j'avais fait la veillée au château, m'accabla
de questions, et parut fort désappointée quand je lui répondis que je
n'avais vu là rien d'extraordinaire.

Le lendemain, à neuf heures, je me rendis au château en prévenant mes
hôtes que j'y passerais peut-être quelques jours et qu'ils n'eussent pas
à s'inquiéter de moi. Célio venait à ma rencontre.--Tu as bien dormi! me
dit-il en me regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux.

--Je l'avoue, répondis-je, et c'est la première fois depuis longtemps.
J'ai éprouvé un merveilleux bien-être, comme si j'étais arrivé au vrai
but de mon existence, heureux ou misérable. Si je dois être heureux
par vous tous qui êtes ici, ou souffrir de la part de plusieurs, il
n'importe. Je me sens des forces nouvelles pour la joie comme pour la
douleur.

--Ainsi, tu l'aimes?

--Oui, Célio, et toi?

--Eh bien, moi je ne puis répondre aussi nettement. Je crois l'aimer et
je n'en suis pas assez certain pour le dire à une femme que je respecte
par-dessus tout, que je crains même un peu. Ainsi je me vois supplanté
d'avance! La foi triomphe aisément de l'incertitude.

--Pour peu qu'elle soit femme, repris-je, ce sera peut-être le
contraire. Une conquête assurée a moins d'attraits pour ce sexe qu'une
conquête à faire. Donc, nous restons amis?

--Croyez-vous?

--Je vous le demande? Mais il me semble que nos rôles sont assez
naturellement indiqués, Si je vous trouvais véritablement épris et tant
soit peu payé de retour, je me retirerais. Je ne sais ce que c'est que
de se comporter comme un larron avec le premier venu de ses semblables,
à plus forte raison avec un homme qui se confie à votre loyauté; mais
vous n'en êtes pas là, et la partie est égale pour nous deux.

--Que savez-vous si je n'ai pas de l'espérance?

--Si vous étiez aimé d'une telle femme, Célio, je vous estime assez pour
croire que vous ne me souffririez pas ici, et vous savez qu'il ne me
faudrait qu'une pareille confidence de votre part pour m'en éloigner à
jamais; mais, comme je vois fort bien que vous n'avez qu'une velléité,
et que je crois mademoiselle Boccaferri trop fière pour s'en contenter,
je reste.

--Restez donc, mais je vous avertis que je jouerai aussi serré que vous.

--Je ne comprends pas cette expression. Si vous aimez, vous n'avez qu'à
le dire ainsi que moi, elle choisira. Si vous n'aimez pas, je ne vois
pas quel jeu vous pouvez jouer avec une femme que vous respectez.

--Tu as raison. Je suis un fou. J'ai même peur d'être un sot. Allons!
restons amis. Je t'aime, bien que je me sente un peu mortifié de trouver
en toi mon égal pour la franchise et la résolution. Je ne suis guère
habitué à cela. Dans le monde où j'ai vécu jusqu'ici, presque tous
les hommes sont perfides, insolents ou couards sur le terrain de la
galanterie. Fais donc la cour à Cécilia; moi, je verrai venir. Nous
ne nous engageons qu'à une chose: c'est à nous tenir l'un l'autre au
courant du résultat de nos tentatives pour épargner à celui qui échouera
un rôle ridicule. Puisque nous visons tous deux au mariage, à la chose
la plus honnête et la plus officielle du monde, l'honneur de la dame
n'exige pas que nous nous fassions mystère de son choix. Quant aux
lâches petits moyens usités en pareil cas par les plus honnêtes gens, la
délation, la calomnie, la raillerie, ou tout au moins la malveillance à
l'égard d'un rival qu'on veut supplanter, je n'en fais pas mention dans
notre traité. Ce serait nous faire une mutuelle injure.

Je souscrivis à tout ce que proposait Célio sans regarder en avant ni
en arrière, et sans même prévoir que l'exécution d'un pareil contrat
soulèverait peut-être de terribles difficultés.

--Maintenant, me dit-il en me faisant entrer dans la cour du château,
qui était vaste et superbe, il faut que je commence par te conduire chez
notre marquis.... Puis il ajouta en riant: car ce n'est pas sérieusement
que tu as demandé, hier au soir, chez qui nous étions ici?

--Si j'ai fait une sotte question, répondis-je, c'est de la meilleure
foi du monde. J'étais trop bouleversé et trop enivré de me retrouver au
milieu de vous pour m'inquiéter d'autre chose, et je ne me suis pas même
tourmenté, en venant ici, de l'idée que je pourrais être indiscret ou
mal venu à me présenter chez un personnage que je ne connais pas. A
la vie que vous menez chez lui, je ne m'attendais même pas à le voir
aujourd'hui. Sous quel titre et sous quel prétexte vas-tu donc me
présenter?

--Oh! mais tu es fort amusant, répondit Célio en me faisant monter
l'escalier en spirale et garni de tapis d'une grande tour. Voilà une
mystification que nous pourrions prolonger longtemps; mais tu t'y jettes
de trop bonne foi, et je ne veux pas en abuser.

En parlant ainsi, il ouvrit la double porte d'une salle ronde qui
servait de cabinet de travail au marquis, et il cria très-haut:--Eh!
mon cher marquis de Balma, voici Adorno Salentini qui persiste à vous
prendre pour un mythe, et qui ne veut être désabusé que par vous-même.

Le marquis, sortant du paravent qui enveloppait son bureau, vint à
ma rencontre en me tendant les deux mains, et j'éclatai de rire en
reconnaissant ma simplicité.

«_Les enfants_ pensaient, dit-il, que c'était un jeu de votre part;
mais, moi, je voyais bien que vous ne pouviez croire à l'identité du
vieux malheureux Boccaferri de Vienne et du facétieux Leporello de cette
nuit avec le marquis de Balma. Cela s'explique en quatre mots: j'ai eu
des écarts de jeunesse. Au lieu de les réparer et de me ramener ainsi
à la raison, mon père m'a banni et déshérité. Mes prénoms sont
Pierre-Anselme _Boccadiferro_. Ce nom de _Bouche de fer_ est dans ma
famille le partage de tous les cadets, comme celui de Crisostomo,
_Bouche d'or_, est celui de tous les aînés. Je pris pour tout titre mon
nom de baptême en le modifiant un peu, et je vécus, comme vous savez,
errant et malheureux dans toutes mes entreprises. Ce n'était ni le
courage ni l'intelligence qui me manquaient pour me tirer d'affaire;
mais j'étais un homme à illusions comme tous les hommes à idées. Je ne
tenais pas assez compte des obstacles. Tout s'écroulait sur moi, au
moment où, plein de génie et de fierté, j'apportais la clé de voûte à
mon édifice. Alors, criblé de dettes, poursuivi, forcé de fuir, j'allais
cacher ailleurs la honte et le désespoir de ma défaite; mais, comme je
ne suis pas homme à me décourager, je cherchais dans le vin une force
factice, et quand un certain temps consacré à l'ivresse, à l'ivrognerie,
si vous voulez, m'avait réchauffé le coeur et l'esprit, j'entreprenais
autre chose. On m'a donc qualifié très-généreusement en mille endroits
de _canaille_ et d'_abruti_, sans se douter le moins du monde que je
fusse par goût l'homme le plus sobre qui existât. Pour tomber dans cette
disgrâce de l'opinion, il suffit de trois choses: être pauvre, avoir
du chagrin, et rencontrer un de ses créanciers le jour où l'on sort du
cabaret.

«J'étais trop fier pour rien demander à mon frère aîné, après avoir
essuyé son premier refus. Je fus assez généreux pour ne pas le faire
rougir en reprenant mon nom et en parlant de lui et de son avarice.
J'oubliai même avec un certain plaisir que j'étais un patricien pour
m'affermir dans la vie d'artiste, pour laquelle j'étais né. Deux anges
m'assistèrent sans cesse et me consolèrent de tout, la mère de Célio et
ma fille. Honneur à ce sexe! il vaut mieux que nous par le coeur.

«J'étais à Vienne avec la Cécilia, il y a deux mois, lorsque je reçus
une lettre qui me fit partir à l'heure même. J'avais conservé en secret
des relations affectueuses avec un avocat de Briançon qui faisait les
affaires de mon frère. Dans cette lettre, il me donnait avis de l'état
désespéré où se trouvait mon aîné. Il savait qu'il n'existait pas de
titre qui pût me déshériter. Il m'appelait chez lui, où il me donna
l'hospitalité jusqu'à la mort du marquis, laquelle eut lieu deux jours
après sans qu'une parole d'affection et de souvenir pour moi sortît de
ses lèvres. Il n'avait qu'une idée fixe, la peur de la mort. Ce qui
adviendrait après lui ne l'occupait point.

«Dès que je me vis en possession de mon titre et de mes biens, grâce aux
conseils de mon digne ami, l'avocat de Briançon, je me tins coi, je fis
le mort; je ne révélai à personne ma nouvelle situation, et je restai
enfermé, quasi caché dans mon château, sans faire savoir sous quel nom
j'avais été connu ailleurs. Je continuerai à agir ainsi jusqu'à ce que
j'aie payé toutes les dettes que j'ai contractées durant cinquante
années de ma vie; alors en même temps qu'on dira: «Cette vieille brute
de Boccaferri est devenu marquis et quatre fois millionnaire,» on pourra
dire aussi: «Après tout, ce n'était pas un malhonnête homme; car il n'a
fait banqueroute à personne, pas même à ses amis.»

«J'avoue que je n'avais jamais perdu l'espoir de recouvrer ma liberté
et mon honneur en m'acquittant de la sorte. Je ne comptais pas sur
l'héritage de mon frère. Il me haïssait tant que j'aurais juré qu'il
avait trouvé un moyen de me dépouiller après sa mort; mais moi, toujours
artiste et toujours poète, je n'avais pas cessé de me flatter que le
succès couronnerait enfin mes entreprises. Aussi je n'avais jamais fait
une dette ni une banqueroute sans en consigner le chiffre et sans en
conserver le détail et les circonstances. Dans les dernières années,
comme j'étais de plus en plus malheureux, je buvais davantage et
j'aurais bien pu perdre ou embrouiller toutes ces notes, si ma fille ne
les eût rangées et tenues avec soin.

«Aussi maintenant sommes-nous à même de nous réhabiliter. Nous
consacrons à ce travail, ma fille et moi, une heure tous les jours,
avant le déjeuner. Tandis que notre avocat de Briançon vend une partie
de nos immeubles et prépare la liquidation générale, nous tenons la
correspondance au nom de Boccaferri, et, dans toutes les contrées où
nous avons vécu, nous cherchons nos créanciers. Il y en a peu qui ne
répondent à notre appel. Ceux qui m'ont obligé avec la pensée de le
faire gratuitement sont remboursés aussi malgré eux. Dans un mois, je
crois que nous aurons terminé ce fastidieux travail et que notre tâche
sera accomplie. C'est alors seulement qu'on saura la vérité sur mon
compte. Il nous restera encore une fortune très-considérable, et dont
j'espère que nous ferons bon usage. Si j'écoutais mon penchant, je
donnerais à pleines mains, sans trop savoir à qui; mais j'ai trop
fréquenté les paresseux et les débauchés, j'ai eu trop affaire aux
escrocs de toute espèce pour ne pas savoir un peu distinguer. Je dois
mon aide aux mauvaises têtes, mais non aux mauvais coeurs.

«D'ailleurs, ma fille a pris la gouverne de ma fortune, et, pour ne plus
faire de folies, je lui ai tout abandonné. Elle fera aussi des folies
généreuses, mais elle n'en fera pas de sottes et de nuisibles. Tenez,
ajouta-t-il en tirant deux ailes du paravent qui nous cachait la moitié
de la table, voyez: voici la femme de coeur et de conscience entre
toutes! Rien ne la rebute, et cette âme d'artiste sait s'astreindre au
métier de teneur de livres pour sauver l'honneur de son père!»

Nous vîmes la Cécilia penchée sur le bureau, écrivant, rangeant,
cachetant et pliant avec rapidité, sans se laisser distraire par ce
qu'elle entendait. Elle était pâle de fatigue, car cette double vie
d'artiste et d'administrateur devait briser ce corps frêle et généreux;
mais elle était calme et noble, comme une vraie châtelaine, dans sa robe
de soie verte. Je m'aperçus qu'elle avait coupé tout de bon ses longs
cheveux noirs. Elle avait fait gaiement ce sacrifice pour pouvoir jouer
les rôles d'homme, et cette chevelure, bouclée sur le cou et autour du
visage, lui donnait quelque chose d'un jeune apprenti artiste de la
renaissance; elle avait trop de mélancolie dans l'habitude de la
physionomie pour rappeler le page espiègle ou le seigneur enfant du
manoir. L'intelligence et la fierté régnaient sur ce front pur, tandis
que le regard modeste et doux semblait vouloir abdiquer tous les droits
du génie et tous les rêves de la gloire.

Elle sourit à Célio, me tendit la main, et referma le paravent pour
achever sa besogne.

«Vous voilà donc dans notre secret, reprit le marquis. Je ne puis le
placer en de meilleures mains; je n'ai pas voulu attendre un seul jour
pour en faire part à Célio et aux autres enfants de la Floriani. J'ai dû
tant à leur mère! mais ce n'est pas avec de l'argent seulement que je
puis m'acquitter envers celle qui ne m'a pas secouru seulement avec
de l'argent; elle m'a aidé et soutenu avec son coeur, et mon coeur
appartient à ce qui survit d'elle, à ces nobles et beaux enfants qui
sont désormais les miens. La Floriani n'avait laissé qu'une fortune
aisée. Entre quatre enfants, ce n'était pas un grand développement
d'existence pour chacun. Puisque la Providence m'en fournit les moyens,
je veux qu'ils aient les coudées plus franches dans la vie, et je les ai
tout de suite appelés à moi pour qu'ils ne me quittent que le jour où
ils seront assez forts pour se lancer sur la grande scène de la vie
comme artistes; car c'est la plus haute des destinées, et, quelle que
soit la partie que chacun d'eux choisira, ils auront étudié la synthèse
de l'art dans tous ses détails auprès de moi.

«Passez-moi cette vanité; elle est innocente de la part d'un homme qui
n'a réussi à rien et qui n'a pas échoué à demi dans ses tentatives
personnelles. Je crois qu'à force de réflexions et d'expériences je suis
arrivé à tenir dans mes mains la source du beau et du vrai. Je ne me
fais point illusion; je ne suis bon que pour le conseil. Je ne suis pas
cependant un _professeur de profession_. J'ai la certitude qu'on ne fait
rien avec rien, et que l'enseignement n'est utile qu'aux êtres richement
doués par la nature. J'ai le bonheur de n'avoir ici que des élèves de
génie, qui pourraient fort bien se passer de moi; mais je sais que je
leur abrégerai des lenteurs, que je les préserverai de certains écarts,
et que j'adoucirai les supplices que l'intelligence leur prépare. Je
manie déjà l'âme de Stella, je tâte plus délicatement Salvator et
Béatrice, et, quant à Célio, qu'il réponde si je ne lui ai pas fait
découvrir en lui-même des ressources qu'il ignorait.

--Oui, c'est la vérité, dit Célio, tu m'as appris à me connaître. Tu
m'as rendu l'orgueil en me guérissant de la vanité. Il me semble que,
chaque jour, ta fille et toi vous faites de moi un autre homme. Je me
croyais envieux, brutal, vindicatif, impitoyable: j'allais devenir
méchant parce que j'aspirais a l'être; mais vous m'avez guéri de cette
dangereuse folie, vous m'avez fait mettre la main sur mon propre coeur.
Je ne l'eusse pas fait en vue de la morale, je l'ai fait en vue de
l'art, et j'ai découvert que c'est de là (et en parlant ainsi Célio
frappa sa poitrine) que doit sortir le talent.

J'étais vivement ému; j'écoutais Célio avec attendrissement; je
regardais le marquis de Balma avec admiration. C'était un autre homme
que celui que j'avais connu; ses traits même étaient changés. Était-ce
là ce vieux ivrogne trébuchant dans les escaliers du théâtre, accostant
les gens pour les assommer de ses théories vagues et prolixes,
assaisonnées d'une insupportable odeur de rhum et de tabac? Je voyais en
face de moi un homme bien conservé, droit, propre, d'une belle et noble
figure, l'oeil étincelant de génie, la barbe bien faite, la main blanche
et soignée. Avec son linge magnifique et sa robe de chambre de velours
doublée de martre, il me faisait l'effet d'un prince donnant audience à
ses amis, ou, mieux que cela, de Voltaire à Ferney; mais non, c'était
mieux encore que Voltaire, car il avait le sourire paternel et le coeur
plein de tendresse et de naïveté. Tant il est vrai que le bonheur est
nécessaire à l'homme, que la misère dégrade l'artiste, et qu'il faut un
miracle pour qu'il n'y perde pas la conscience de sa propre dignité!

--Maintenant, mes amis, nous dit le marquis de Balma, allez voir si
les autres enfants sont prêts pour déjeuner; j'ai encore une lettre à
terminer avec ma fille, et nous irons vous rejoindre. Vous me promettez
maintenant, monsieur Salentini, de passer au moins quelques jours chez
moi.

J'acceptai avec joie; mais je ne fus pas plus tôt sorti de son cabinet
que je fis un douloureux retour sur moi-même. Je crois que je suis
fou tout de bon depuis que j'ai mis les pieds ici, dis-je à Célio en
l'arrêtant dans une galerie ornée de portraits de famille. Tout le temps
que le marquis me racontait son histoire et m'expliquait sa position, je
ne songeais qu'à me réjouir de voir la fortune récompenser son mérite
et celui de sa fille. Je ne pensais pas que ce changement dans leur
existence me portait un coup terrible et sans remède.

--Comment cela? dit Célio d'un air étonné.

--Tu me le demandes, répondis-je. Tu ne vois pas que j'aimais la
Boccaferri, cette pauvre cantatrice à trois ou quatre mille francs
d'appointements par saison, et qu'il m'était bien permis, à moi
qui gagne beaucoup plus, de songer à en faire ma femme, tandis que
maintenant je ne pourrais aspirer à la main de mademoiselle de Balma,
héritière de plusieurs millions, sans être ridicule en réalité et en
apparence méprisable?

--Je serais donc méprisable, moi, d'y aspirer aussi? dit Célio en
haussant les épaules.

--Non, lui répondis-je après un instant de réflexion. Bien que tu ne
sois pas plus riche que moi, je pense, ta mère a tant fait pour le
pauvre Boccaferri, que le riche Balma peut et doit se considérer
toujours comme ton obligé. Et puis le nom de la mère est une gloire;
Cécilia a voué un culte à ce grand nom. Tu as donc mille raisons pour te
présenter sans honte et sans crainte. Moi, si je surmontais l'une,
je n'en ressentirais pas moins l'autre; ainsi, mon ami, plains-moi
beaucoup, console-moi un peu, et ne me regarde plus comme ton rival. Je
resterai encore un jour ici pour prouver mon estime, mon respect et
mon dévouement; mais je partirai demain et je tâcherai de guérir. Le
sentiment de ma fierté et la conscience de mon devoir m'y aideront.
Garde-moi le secret sur les confidences que je t'ai faites, et que
mademoiselle de Balma ne sache jamais que j'ai élevé mes prétentions
jusqu'à elle.



XIII.

STELLA.

Célio allait me répondre lorsque Béatrice, accourant du fond de la
galerie, vint se jeter à son cou et folâtrer autour de nous en me
demandant avec malice si j'avais été présenté à _M. le marquis_.
Quelques pas plus loin, nous rencontrâmes Stella et Benjamin, qui
m'accablèrent des mêmes questions; la cloche du déjeuner sonna à grand
bruit, et la belle Hécate, qui était fort nerveuse, accompagna d'un long
hurlement ce signal du déjeuner. Le marquis et sa fille vinrent les
derniers, sereins et bienveillants comme des gens qui viennent de faire
leur devoir. Je vis là combien Cécilia était adorée des jeunes filles et
quel respect elle inspirait à toute la famille. Je ne pouvais m'empêcher
de la contempler, et même, quand je ne la regardais ou ne l'écoutais
pas, je voyais tous ses mouvements, j'entendais toutes ses paroles. Elle
agissait et parlait peu cependant; mais elle était attentive à tout ce
qui pouvait être utile ou agréable à ses amis. On eût dit qu'elle avait
eu toute sa vie deux cent mille livres de rentes, tant elle était aisée
et tranquille dans son opulence, et l'on voyait qu'elle ne jouirait de
rien pour elle-même, tant elle restait dévouée au moindre besoin, au
moindre désir des autres.

On ne parla point de comédie pendant la déjeuner. Pas un mot ne fut dit
devant les domestiques qui pût leur faire soupçonner quelque chose à cet
égard. Ce n'est pas que de temps en temps Béatrice, qui n'avait autre
chose en tête, n'essayât de parler de la précédente et de la prochaine
soirée; mais Stella, qui était toujours à ses côtés et qui s'était
habituée à être pour elle comme une jeune mère, la tenait en bride.
Quand le repas fut terminé, le marquis prit le bras de sa fille et
sortit.

--Ils vont, pendant deux heures, s'occuper d'un autre genre d'affaires,
me dit Célio. Ils donnent cette partie de la journée aux besoins des
gens qui les environnent; ils écoutent les demandes des pauvres, les
réclamations des fermiers, les invitations de la commune. Ils voient
le curé ou l'adjoint; ils ordonnent des travaux, ils donnent même des
consultations à des malades; enfin, ils font leurs devoirs de châtelains
avec autant de conscience et de régularité que possible. Stella et
Béatrice sont chargées de veiller, à l'intérieur, sur le détail de la
maison; moi, ordinairement, je lis ou fais de la musique, et, depuis que
mon frère est ici, je lui donne des leçons; mais, pour aujourd'hui, il
ira s'exercer tout seul au billard. Je veux causer avec vous.

Il m'emmena dans le jardin, et là, me serrant la main avec effusion:--Ta
tristesse me fait mal, dit-il, et je ne saurais la voir plus longtemps.
Écoute, mon ami, j'ai eu un mauvais mouvement quand tu m'as dit, il y a
une heure, que tu renonçais à Cécilia par délicatesse. J'ai failli te
dire que c'était ton devoir et t'encourager à partir: je ne l'ai pas
fait; mais, quand même je l'aurais fait, je me rétracterais à cette
heure. Tu te montres trop scrupuleux, ou tu ne connais pas encore
Cécilia et son père. Ils n'ont pas cessé d'être artistes, je crois même
qu'ils le sont plus que jamais depuis qu'ils sont devenus seigneurs.
L'alliance d'un talent tel que le tien ne peut donc jamais leur sembler
au-dessous de leur condition. Quant à te soupçonner coupable d'ambition
et de cupidité, cela est impossible, car ils savent qu'il y a deux mois
tu étais amoureux de la pauvre cantatrice à trois mille francs par
saison, et que tu aspirais sérieusement à l'épouser, même sans rougir du
vieux ivrogne.

--Ils le savent! Tu l'as dit, Célio?

--Je le leur ai dit le jour même où j'en ai reçu de toi la confidence,
et ils en avaient été fort touchés.

--Mais ils avaient refusé parce que, ce jour-là même, ils recevaient la
nouvelle de leur héritage?

--Non; même en recevant cette nouvelle ils n'avaient pas refusé.
Ils avaient dit: _Nous verrons!_ Depuis, quoique je me sentisse ému
moi-même, j'ai eu le courage de tenir la parole que je t'avais presque
donnée: j'ai reparlé de toi.

--Et qu'a-t-_elle_ dit?

--Elle a dit: «Je suis si reconnaissante de ses bonnes intentions pour
moi dans un temps où j'étais pauvre et obscure, que, si j'étais décidée
à me marier, je chercherais l'occasion de le voir et de le connaître
davantage.» Et puis nous avons été à Turin secrètement ces jours-ci,
comme je te l'ai dit, pour les affaires de son père, et pour ramener
en même temps notre Benjamin. Là, j'ai étudié avec un peu d'inquiétude
l'effet que produisait sur elle la bruit de tes amours avec la duchesse.
Elle a été triste un instant, cela est certain. Tu vois, ami, je ne te
cache rien. Je lui ai offert d'aller te voir pour t'amener en secret
à notre hôtel. J'avais du dépit, elle l'a vu, et elle a refusé, parce
qu'elle est bonne pour moi comme un ange, comme une mère; mais elle
souffrait, et quand, la nuit suivante, nous avons passé à pied devant ta
porte pour aller chercher notre voiture, que nous ne voulions pas faire
venir devant l'hôtel, nous avons vu ton voiturin, nous avons reconnu
Volabù. Nous l'avons évité, nous ne voulions pas être vus; mais Cécilia
a eu une inspiration de femme. Elle a dit à Benjamin (que cet homme
n'avait jamais vu) de s'approcher de lui, et de lui demander si son
voiturin était disponible pour Milan.--Je vais à Milan, en effet,
répondit-il, mais je ne puis prendre personne.--Qui donc conduisez-vous?
dit l'enfant; ne pourrais-je m'arranger avec votre voyageur pour
aller avec lui?--Non, c'est un peintre. Il voyage seul.--Comment
s'appelle-t-il? peut-être que je le connais?--Ce voiturin a dit ton
nom: c'est tout ce que nous voulions savoir. On nous avait dit que la
duchesse était retournée à Milan. Cécilia pâlit, sous prétexte qu'elle
avait froid; puis, comme j'en faisais l'observation à demi-voix, elle se
mit à sourire avec cet air de souveraine mansuétude qui lui est propre.
Elle approcha de ta fenêtre en me disant:--Tu vas voir que je vais lui
adresser un adieu bien amical et par conséquent bien désintéressé. C'est
alors qu'elle chanta ce maudit _Vedrai carino_ qui t'a arraché aux
griffes de Satan. Allons, il y a dans tout cela une fatalité! Je crois
qu'elle t'aime, bien que ce soit fort difficile à constater chez une
personne toujours maîtresse d'elle-même, et si habituée à l'abnégation
qu'on peut à peine deviner si elle souffre en se sacrifiant. A l'heure
qu'il est, elle ne sait plus rien de toi, et je confesse que je n'ai pas
eu le courage de lui dire que tu as renoncé à la duchesse et que tu lui
dois ton salut. Je me suis engagé à ne pas te nuire; mais ce serait
pousser l'héroïsme au-delà de mes facultés que d'aller faire la cour
pour toi. Seulement je te devais la vérité, la voilà tout entière. Reste
donc ou parle; attends et espère, ou agis et éclaire-toi. De toute
façon, tu es dans ton droit, et personne ne peut te supposer amoureux
des millions, puisque, ce matin encore, tu ne voulais pas comprendre que
le marquis de Balma était le père Boccaferri.

--Bon et grand Célio, m'écriai-je, comment te remercier! Je ne sais plus
que faire. Il me semble que tu aimes Cécilia autant que moi, et que tu
es plus digne d'elle. Non, je ne puis lui parler. Je veux qu'elle ait le
temps de te connaître et de t'apprécier sous la face nouvelle que ton
caractère a prise depuis quelque temps. Il faut qu'elle nous examine,
qu'elle nous compare et qu'elle juge. Il m'a semblé parfois qu'elle
t'aimait, et peut-être que c'est toi qu'elle aime! Pourquoi nous hâter
de savoir notre sort? Qui sait si, à l'heure qu'il est, elle-même n'est
pas indécise? Attendons.

--Oui, c'est vrai, dit Célio, nous risquons d'être refusés tous les deux
si nous brusquons sa sympathie. Moi, je suis fort gêné aussi, car je
n'étais pas amoureux d'elle à Vienne, et l'idée de l'être ne m'est venue
que quand j'ai vu ton amour. J'ai un peu peur à présent qu'elle ne me
croie influencé par ses millions, car je suis plus exposé que toi à
mériter ce soupçon. Je n'ai pas fait mes preuves à temps comme tu les as
faites. D'un autre côte, l'adoration qu'elle avait pour ma mère, et qui
domine encore toutes ses pensées, est de force et de nature à lui faire
sacrifier son amour pour toi dans la crainte de me rendre malheureux.
Elle est ainsi faite, cette femme excellente; mais je ne jouirai pas de
son sacrifice.

--Ce sacrifice, repris-je, serait prompt et facile aujourd'hui. Si elle
m'aime, ce ne peut être encore au point de devenir égoïste. Dans mon
intérêt, comme dans le tien, je demande l'aide et le conseil du temps.

--C'est bien dit, répliqua Célio; ajournons. Eh! tiens, prenons une
résolution: c'est de ne nous déclarer ni l'un ni l'autre avant de nous
être consultés encore; jusque-là, nous n'en reparlerons plus ensemble,
car cela me fait un peu de mal.

--Et à moi aussi. Je souscris à cet accord; mais nous ne nous
interdisons pas l'un à l'autre de chercher à lui plaire.

--Non, certes, dit-il. Il se mit à fredonner la romance de don Juan;
puis peu à peu il arriva à la chanter, à l'étudier tout en marchant à
mon côté, et à frapper la terre de son pied avec impatience dans les
endroits où il était mécontent de sa voix et de son accent.--Je ne suis
pas don Juan, s'écria-t-il en s'interrompant, et c'est pourtant dans ma
voix et dans ma destinée de l'être sur les planches. Que diable! je ne
suis pas un ténor, je ne peux pas être un amoureux tendre; je ne peux
pas chanter _Il mio tesoro intante_ et faire la cadence du Rimini...
Il faut que je sois un scélérat puissant ou un honnête homme qui fait
_fiasco_! Va pour la puissance!... Après tout, ajouta-t-il en passant la
main sur son front, qui sait si j'aime? Voyons! Il chanta _Quando del
vino_, et il le chanta supérieurement.--Non! non! s'écria-t-il satisfait
de lui-même, je ne suis pas fait pour aimer! Cécilia n'est pas ma mère.
Il peut lui arriver d'aimer demain quelqu'un plus que moi, toi, par
exemple! Fi donc! moi, amoureux d'une femme qui ne m'aimerait point!
j'en mourrais de rage! Je ne t'en voudrais pas, à toi, Salentini; mais
elle? je la jetterais du haut de son château sur le pavé pour lui faire
voir le cas que je fais de sa personne et de sa fortune!

Je fus effrayé de l'expression de sa figure. Le Célio que j'avais connu
à Vienne reparaissait tout entier et me jetait dans une stupéfaction
douloureuse. Il s'en aperçut, sourit et me dit:--Je crois que je
redeviens méchant! Allons rejoindre la famille, cela se dissipera.
Parfois mes nerfs me jouent encore de mauvais tours. Tiens, j'ai froid!
Allons-nous-en. Il prit mon bras et rentra en courant.

A deux heures, toute la famille se réunit dans le grand salon. Le
marquis donna, comme de coutume, à ses gens, l'ordre qu'on ne le
dérangeât plus jusqu'au dîner, à moins d'un motif important, et que,
dans ce cas, on sonnât la cloche du château pour l'avertir. Puis il
demanda aux jeunes filles si elles avaient pris l'air et surveillé la
maison; à Benjamin, s'il avait travaillé, et, quand chacun lui eut rendu
compte de l'emploi de sa matinée:--C'est bien, dit-il; la première
condition de la liberté et de la santé morale et intellectuelle, c'est
l'ordre dans l'arrangement de la vie; mais, hélas! pour avoir de
l'ordre, il faut être riche. Les malheureux sont forcés de ne jamais
savoir ce qu'ils feront dans une heure! A présent, mes chers enfants,
vive la joie! La journée d'affaires et de soucis est terminée; la soirée
de plaisir et d'art commence. Suivez-moi.

Il tira de sa poche une grande clé, et l'éleva en l'air, aux rires et
aux acclamations des enfants. Puis, nous nous dirigeâmes avec lui
vers l'aile du château où était situé le théâtre. On ouvrit la _porte
d'ivoire_, comme l'appelait le marquis, et on entra dans le sanctuaire
des songes, après s'y être enfermés et barricadés d'importance.

Le premier soin fut de ranger le théâtre, d'y remettre de l'ordre et
de la propreté, de réunir, de secouer et d'étiqueter les costumes
abandonnés à la hâte, la nuit précédente, sur des fauteuils. Les hommes
balayaient, époussetaient, donnaient de l'air, raccommodaient les
accrocs faits au décor, huilaient les ferrures, etc. Les femmes
s'occupaient des habits; tout cela se fit avec une exactitude et une
rapidité prodigieuses, tant chacun de nous y mit d'ardeur et de gaieté.
Quand ce fut fait, le marquis réunit sa couvée autour de la grande table
qui occupait le milieu du parterre, et l'on tint conseil. On remit les
manuscrits de _Don Juan_ à l'étude, on y fit rentrer des personnages et
des scènes éliminés la veille; on se consulta encore sur la distribution
des rôles. Célio revint à celui de don Juan, il demanda que certaines
scènes fussent chantées. Béatrice et son jeune frère demandèrent à
improviser un pas de danse dans le bal du troisième acte. Tout fut
accordé. On se permettait d'essayer de tout; mais, à mesure qu'on
décidait quelque chose, on le consignait sur le manuscrit, afin que
l'ordre de la représentation ne fût pas troublé.

Ensuite Célio envoya Stella lui chercher diverses perruques à longs
cheveux. Il voulait assombrir un peu son caractère et sa physionomie.
Il essaya une chevelure noire.--Tu as tort de le faire brun, si tu veux
être méchant, lui dit Boccaferri (qui reprenait son ancien nom derrière
la _porte d'ivoire_). C'est un usage classique de faire les traîtres
noirs et à tous crins, mais c'est un mensonge banal. Les hommes pâles de
visage et noirs de barbe sont presque toujours doux et faibles. Le vrai
tigre est fauve et soyeux.

--Va pour la peau du lion, dit Célio en prenant sa perruque de la
veille, mais ces noeuds rouges m'ennuient; cela sent le tyran de
mélodrame. Mesdemoiselles, faites-moi une quantité de canons couleur de
feu. C'était le type du roué au temps de Molière.

--En ce cas, rends-nous ton noeud cerise, ton _beau noeud d'épée_! dit
Stella.

--Qu'en veux-tu faire?

--Je veux le conserver pour modèle, dit-elle en souriant avec malice,
car c'est toi qui l'as fait, et toi seul au monde sais faire les noeuds.
Tu y mets le temps, mais quelle perfection! N'est-ce pas? ajouta-t-elle
en s'adressant à moi et en me montrant ce même noeud cerise que j'avais
ramassé la veille, comment le trouvez-vous?

Le ton dont elle me fit cette question et la manière dont elle agita
ce ruban devant mon visage me troublaient un peu. Il me sembla qu'elle
désirait me voir m'en emparer, et je fus assez vertueux pour ne pas le
faire. La Boccaferri me regardait. Je vis rougir la belle Stella; elle
laissa tomber le noeud et marcha dessus, comme par mégarde, tout en
feignant de rire d'autre chose.

Célio était brusque et impérieux avec ses soeurs, quoiqu'il les adorât
au fond de l'âme, et qu'il eût pour elles mille tendres sollicitudes. Il
avait vu aussi ce singulier petit épisode.--Allons donc, paresseuses!
cria-t-il à Stella et à Béatrice, allez me chercher trente aunes de
rubans couleur de feu! J'attends!--Et quand elles furent entrées dans le
magasin, il ramassa le noeud cerise, et me la donna à la dérobée, en
me disant tout bas:--Garde-le en mémoire de Béatrice; mais si l'une ou
l'autre est coquette avec toi, corrige-les et moque-toi d'elles. Je te
demande cela comme à un frère.

Les préparatifs durèrent jusqu'au dîner, qui fut assez sérieux. On
reprenait de la gravité devant les domestiques, qui portaient le deuil
de l'ancien marquis sur leurs habits, faute de le porter dans le coeur.
Et d'ailleurs, chacun pensait à son rôle, et M. de Balma disait une
chose que j'ai toujours sentie vraie: les idées s'éclaircissent et
s'ordonnent durant la satisfaction du premier appétit.

Au reste on mangeait vite et modérément à sa table. Il disait
familièrement que l'artiste qui mange est _à moitié cuit_. On savourait
le café et le cigare, pendant que les domestiques levaient le couvert et
effectuaient leur sortie finale des appartements et de la maison. Alors
on faisait une ronde, on fermait toutes les issues. Le marquis criait:
Mesdames les actrices, à vos loges! On leur donnait une demi-heure
d'avance sur les hommes; mais Cécilia n'en profitait pas. Elle resta
avec nous dans le salon, et je remarquai qu'elle causait tout bas dans
un coin avec Célio.

Il me sembla qu'au sortir de cet entretien, Célio était d'une gaieté
arrogante, et Cécilia d'une mélancolie résignée; mais cela ne prouvait
pas grand'chose: chez lui, les émotions étaient toujours un peu forcées;
chez elle, elles étaient si peu manifestées, que la nuance était presque
insaisissable.

A huit heures précises, la pièce commença. Je craindrais d'être
fastidieux en la suivant dans ses détails, mais je dois signaler que, à
ma grande surprise, Cécilia fut admirable et atroce de jalousie dans
le rôle d'Elvire. Je ne l'aurais jamais cru; cette passion semblait si
ennemie de son caractère! J'en fis la remarque dans un entr'acte.--Mais
c'est peut-être pour cela précisément, me dit-elle.... Et puis,
d'ailleurs, que savez-vous de moi?

Elle dit ce dernier mot avec un ton de fierté qui me fit peur. Elle
semblait mettre tout son orgueil à n'être pas devinée. Je m'attachai à
la deviner malgré elle, et cela assez froidement. Boccaferri loua Célio
avec enthousiasme; il pleurait presque de joie de l'avoir vu si bien
jouer. Le fait est qu'il avait été le plus froid, le plus railleur, le
plus pervers des hommes.--C'est grâce à toi, dit-il à la Boccaferri; tu
es si irritée et si hautaine, que tu me rends méchant. Je me fais de
glace devant tes reproches, parce que je me sens poussé à bout et prêt
à éclater. Tiens! _ma vieille_, tu devrais toujours être ainsi; je
reprendrais les forces que m'ôtent ta bonté et ta douceur accoutumées.

--Eh bien, répondit-elle, je ne te conseille pas de jouer souvent ces
rôles-là avec moi: je t'y rendrais des points.

[Illustration 009.png: Ce personnage du temps passé.... (Page 107.)]

Il se pencha vers elle, et, baissant la voix:--Serais-tu capable d'être
la femelle d'un tigre? lui dit-il.

--Cela est bon pour le théâtre, répondit-elle (et il me sembla qu'elle
parlait exprès de manière à ce que je ne perdisse pas sa réponse). Dans
la vie réelle, Célio, je mépriserai un usage si petit, si facile et si
niais de ma force. Pourquoi suis-je si méchante, ici dans ce rôle? C'est
que rien n'est plus aisé que l'affectation. Ne sois donc pas trop vain
de ton succès d'aujourd'hui. La force dans l'excitation, c'est le _pont
aux ânes_! La force dans le calme.... Tu y viendras peut-être, mais tu
n'y es pas encore. Essaie de faire Ottavio, et nous verrons!

--Vous êtes une comédienne fort acerbe et fort jalouse de son talent!
dit Célio en se mordant les lèvres si fort, que sa moustache rousse,
collée à sa lèvre, tomba sur son rabat de dentelle.

--Tu perds ton poil de tigre, lui dit tranquillement la Boccaferri en
rattrapant la moustache; tu as raison de faire une peau neuve!

--Vous croyez que vous opérerez ce miracle?

--Oui, si je veux m'en donner la peine, mais je ne le promets pas.

Je vis qu'ils s'aimaient sans vouloir se l'avouer à eux-mêmes, et je
regardai Stella, qui était belle comme un ange en me présentant un
masque pour la scène du bal. Elle avait cet air généreux et brave d'une
personne qui renonce à vous plaire sans renoncer à vous aimer. Un élan
de coeur, plein de vaillance, qui ne me permit pas d'hésiter, me fit
tirer de mon sein le noeud cerise que j'y avais caché, et je le lui
montrai mystérieusement. Tout son courage l'abandonna; elle rougit, et
ses yeux se remplirent de larmes. Je vis que Stella était une sensitive,
et que je venais de me donner pour jamais ou de faire une lâcheté. Dès
ce moment, je ne regardai plus en arrière, et je m'abandonnai tout
entier au bonheur, bien nouveau pour moi, d'être chastement et naïvement
aimé.

Je faisais le rôle d'Ottavio, et je l'avais fort mal joué jusque-là. Je
pris le bras de ma charmante Anna pour entrer en scène, et je trouvai
du coeur et de l'émotion pour lui dire mon amour et lui peindre mon
dévouement.

A la fin de l'acte, je fus comblé d'éloges, et Cécilia me dit en me
tendant la main:--Toi, Ottavio, tu n'as besoin des leçons de personne,
et tu en remontrerais à ceux qui enseignent.--Je ne sais pas jouer la
comédie, lui répondis-je, je ne le saurai jamais. C'est parce qu'on ne
la joue pas ici que j'ai dit ce que je sentais.

[Illustration 010.png: Célio entra brusquement.... (Page 115.)]



XIV.

CONCLUSION.

Je montai dans la loge des hommes pour me débarrasser de mon domino. A
peine y étais-je entré, que Stella vint résolument m'y rejoindre. Elle
avait arraché vivement son masque; sa belle chevelure blond-cendré,
naturellement ondée, s'était à demi répandue sur son épaule. Elle était
pâle, elle tremblait; mais c'était une âme éminemment courageuse,
quoique elle agît par expansion spontanée et d'une manière tout opposée,
par conséquent, à celle de la Boccaferri.

--Adorno Salentini, me dit-elle en posant sa main blanche sur mon
épaule, m'aimez-vous?

Je fus entièrement vaincu par cette question hardie, faite avec un
effort évidemment douloureux et le trouble de la pudeur alarmée.

Je la pris dans mes bras et je la serrai contre ma poitrine.

--Il ne faut pas me tromper, dit-elle en se dégageant avec force de mon
étreinte. J'ai vingt-deux ans; je n'ai pas encore aimé, moi, et je ne
dois pas être trompée. Mon premier amour sera le dernier, et, si je
suis trahie, je n'essaierai pas de savoir si j'ai la force d'aimer une
seconde fois: je mourrai. C'est là le seul courage dont je me sente
capable. Je suis jeune, mais l'expérience des autres m'a éclairée. J'ai
beaucoup rêvé déjà, et, si je ne connais pas le monde, je me connais du
moins. L'homme qui se jouera d'une âme comme la mienne, ne pourra être
qu'un misérable, et, s'il en vient là, il faudra que je le haïsse et que
je le méprise. La mort me semble mille fois plus douce que la vie, après
une semblable désillusion.

--Stella, lui répondis-je, si je vous dis ici que je vous aime, me
croirez-vous? Ne me mettrez-vous pas à l'épreuve avant de vous fier
aveuglément à la parole d'un homme que vous ne connaissez pas?

--Je vous connais, répondit-elle. Célio, qui n'estime personne, vous
estime et vous respecte; et, d'ailleurs, quand même je n'aurais pas ce
motif de confiance, je croirais encore à votre parole.

--Pourquoi?

--Je ne sais pas, mais cela est ainsi.

--Donc vous m'aimez, vous?

Elle hésita un instant, puis elle dit:

--Écoutez! je ne suis pas pour rien la fille de la Floriani. Je n'ai pas
la force de ma mère, mais j'ai son courage; je vous aime.

Cette bravoure me transporta. Je tombai aux pieds de Stella, et je les
baisai avec enthousiasme.--C'est la première fois, lui dis-je, que je me
mets aux genoux d'une femme, et c'est aussi la première fois que j'aime.
Je croyais pourtant aimer Cécilia, il y a une heure, je vous dois cette
confession; mais ce que je cherche dans la femme, c'est le coeur, et
j'ai vu que le sien ne m'appartenait pas. Le vôtre se donne à moi avec
une vaillance qui me pénètre et me terrasse. Je ne vous connais pas plus
que vous ne me connaissez, et voilà que je crois en vous comme vous
croyez en moi. L'amour, c'est la foi; la foi rend téméraire, et rien
ne lui résiste. Nous nous aimons, Stella, et nous n'avons pas besoin
d'autre preuve que de nous l'être dit. Voulez-vous être ma femme?

--Oui, répondit-elle, car moi, je ne puis aimer qu'une fois, je vous
l'ai dit.

--Sois donc ma femme, m'écriai-je en l'embrassant avec transport.
Veux-tu que je te demande à ton frère tout de suite?

--Non, dit-elle en pressant mon front de ses lèvres avec une suavité
vraiment sainte. Mon frère aime Cécilia, et il faut qu'il devienne digne
d'elle. Tel qu'il est aujourd'hui, il ne l'aime pas encore assez pour
la mériter. Laisse lui croire encore que tu prétends être son rival.
Sa passion a besoin d'une lutte pour se manifester à lui-même. Cécilia
l'aime depuis longtemps. Elle ne me l'a pas dit, mais je le sais bien.
C'est à elle que tu dois me demander d'abord, car c'est elle que je
regarde comme ma mère.

--J'y vais tout de suite, répondis-je.

--Et pourquoi tout de suite? Est-ce que tu crains de te repentir si tu
prends le temps de la réflexion?

--Je te prouverai le contraire, fille généreuse et charmante! je ne
ferai que ce que tu voudras.

On nous appela pour commencer l'acte suivant. Célio, qui surveillait
ordinairement d'un oeil inquiet et jaloux le moindre mouvement de ses
soeurs, n'avait pas remarqué notre absence. Il était en proie à une
agitation extraordinaire. Son rôle paraissait l'absorber. Il le termina
de la manière la plus brillante, ce qui ne l'empêcha pas d'être sombre
et silencieux pendant le souper et l'intéressante causerie du marquis,
qui se prolongea jusqu'à trois heures du matin.

Je m'endormis tranquille, et je n'eus pas le moindre retour sur
moi-même, pas l'apparence d'inquiétude, d'hésitation ou de regret, en
m'éveillant. Je dois dire que, dès le matin du jour précédent, les deux
cent mille livres de rente de mademoiselle de Balma m'avaient porté
comme un coup de massue. Epouser une fortune ne m'allait point et
dérangeait les rêves et l'ambition de toute ma vie, qui était de faire
moi-même mon existence et d'y associer une compagne de mon choix, prise
dans une condition assez modeste pour qu'elle se trouvât riche de mon
succès.

D'ailleurs, je suis ainsi fait, que l'idée de lutter contre un rival
à chances égales me plaît et m'anime, tandis que la conscience de
la moindre infériorité dans ma position, sur un pareil terrain, me
refroidit et me guérit comme par miracle. Est-ce prudence ou fierté? je
l'ignore; mais il est certain que j'étais, à cet égard, tout l'opposé de
Célio, et, qu'au lieu de me sentir acharné, par dépit d'amour-propre, à
lui disputer sa conquête, j'éprouvais un noble plaisir à les rapprocher
l'un de l'autre en restant leur ami.

Cécilia vint me trouver dans la journée.--Je vais vous parler comme à un
frère, me dit-elle. Quelques mots de Célio tendraient à me faire croire
que vous êtes amoureux de moi, et moi, je ne crois pas que vous y
songiez maintenant. Voilà pourquoi je viens vous ouvrir mon coeur.

«Je sais qu'il y a deux mois, lorsque vous m'avez connue dans un état
voisin de la misère, vous avez songé à m'épouser. J'ai vu là la noblesse
de votre âme, et cette pensée que vous avez eue vous assure à jamais mon
estime! et, plus encore, une sorte de respect pour votre caractère.»

Elle prit ma main et la porta contre son coeur, où elle la tint pressée
un instant avec une expression à la fuis si chaste et si tendre, que je
pliai presque un genou devant elle.

--Écoutez, mon ami, reprit-elle sans me donner le temps de lui répondre,
je crois que j'aime Célio! voilà pourquoi, en vous faisant cet aveu, je
crois avoir le droit de vous adresser une prière humble et fervente
au nom de l'affection la plus désintéressée qui fut jamais: fuyez la
duchesse de ***; détachez-vous d'elle, ou vous êtes perdu!

--Je le sais, répondis-je, et je vous remercie, ma chère Cécilia, de me
conserver ce tendre intérêt; mais ne craignez rien, ce lien funeste n'a
pas été contracté; votre douce voix, une inspiration de votre coeur
généreux et quatre phrases du divin Mozart m'en ont à jamais préservé.

--Vous les avez donc entendues? Dieu soit loué!

--Oui, Dieu soit loué! repris-je, car ce chant magique m'a attiré
jusqu'ici à mon insu, et j'y ai trouvé le bonheur.

Cécilia me regarda avec surprise.

--Je m'expliquerai tout à l'heure, lui dis-je; mais, vous, vous avez
encore quelque chose à me dire, n'est-ce pas?

--Oui, répondit-elle, je vous dirai tout, car je tiens à votre estime,
et, si je ne l'avais pas, il manquerait quelque chose au repos de ma
conscience. Vous souvenez-vous qu'à Vienne, la dernière fois que nous
nous y sommes vus, vous m'avez demandé si j'aimais Célio?

--Je m'en souviens parfaitement, ainsi que de votre réponse, et vous
n'avez pas besoin de vous expliquer davantage, Cécilia. Je sais fort
bien que vous fûtes sincère en me disant que vous n'y songiez pas, et
que votre dévouement pour lui prenait sa source dans les bienfaits de
la Floriani. Je comprends ce qui s'est passé en vous depuis ce jour-là,
parce que je sais ce qui s'est passé en lui.

--Merci, ô merci! s'écria-t-elle attendrie; vous n'avez pas douté de ma
loyauté?

--Jamais.

--C'est le plus grand éloge que vous puissiez commander pour la vôtre;
mais, dites-moi, vous croyez donc qu'il m'aime?

--J'en suis certain.

--Et moi aussi, ajouta-t-elle avec un divin sourire et une légère
rougeur. Il m'aime, et il s'en défend encore; mais son orgueil pliera,
et je serai sa femme, car c'est là toute l'ambition de mon âme, depuis
que je suis _dama e comtessa garbata_. Lorsque vous m'interrogiez,
Salentini, je me croyais pour toujours obscure et misérable. Comment
n'aurais-je pas refoulé au plus profond de mon sein la seule pensée
d'être la femme du brillant Célio, de ce jeune ambitieux à qui l'éclat
et la richesse sont des éléments de bonheur et des conditions de succès
indispensables? J'aurais rougi de m'avouer à moi-même que j'étais émue
en le voyant; il ne l'aurait jamais su; je crois que je ne le savais pas
moi-même, tant j'étais résolue à n'y pas prendra garde, et tant j'ai
l'habitude et le pouvoir de me maîtriser.

«Mais ma fortune présente me rend la jeunesse, la confiance et le droit.
Voyez-vous, Célio n'est pas comme vous. Je vous ai bien devinés tous
deux. Vous êtes calme, vous êtes patient, vous êtes plus fort que lui,
qui n'est qu'ardent, avide et violent. Il ne manque ni de fierté ni
de désintéressement; mais il est incapable de se créer tout seul
l'existence large et brillante qu'il rêve, et qui est nécessaire au
développement de ses facultés. Il lui faut la richesse tout acquise,
et je lui dois cette richesse. N'est-ce pas, je dois cela au fils de
Lucrezia? et, quand même je vous aurais aimé, Salentini, quand même le
caractère effrayant de Célio m'inspirerait des craintes sérieuses pour
mon bonheur, j'ai une dette sacrée à payer.

--J'espère, lui dis-je, en souriant, que le sacrifice n'est pas trop
rude. En ce qui me concerne, il est nul, et votre supposition n'est
qu'une consolation gratuite dont je n'aurai pas la folie de faire mon
profit. En ce qui concerne Célio, je crois que vous êtes plus forte que
lui, et que vous caresserez le jeune tigre d'une main calme et légère.

--Ce ne sera peut-être pas toujours aussi facile que vous croyez,
répondit-elle; mais je n'ai pas peur, voilà ce qui est certain. Il n'y
a rien de tel pour être courageux que de se sentir disposé, comme je le
suis, à faire bon marché de son propre bonheur et de sa propre vie; mais
je ne veux pas me faire trop valoir. J'avoue que je suis secrètement
enivrée, et que ma bravoure est singulièrement récompensée par l'amour
qui parle en moi. Aucun homme ne peut me sembler beau auprès de celui
qui est la vivante image de Lucrezia; aucun nom illustre et cher à
porter auprès de celui de Floriani.

--Ce nom est si beau en effet, qu'il me fait peur, répondis-je. Si
toutes celles qui le portent allaient refuser de le perdre!

--Que voulez-vous dire? je ne vous comprends pas.

Je lui fis alors l'aveu de ce qui s'était passé entre Stella et moi, et
je lui demandai la main de sa fille adoptive. La joie de cette généreuse
femme fut immense; elle se jeta à mon cou et m'embrassa sur les deux
joues. Je la vis enfin ce jour-là telle qu'elle était, expansive et
maternelle dans ses affections, autant qu'elle était prudente et
mystérieuse avec les indifférents.

--Stella est un ange, me dit-elle, et le ciel vous a mille fois béni en
vous inspirant cette confiance subite en sa parole. Je la connais bien,
moi, et je sais que, de tous les enfants de Floriani, c'est celle qui a
vraiment hérité de la plus précieuse vertu de sa mère, le dévouement. Il
y a longtemps qu'elle est tourmentée du besoin d'aimer, et ce n'est pas
l'occasion qui lui a manqué, croyez-le bien; mais cette âme romanesque
et délicate n'a pas subi l'entraînement des sens qui ferme parfois les
yeux aux jeunes filles. Elle avait un idéal, elle le cherchait et savait
l'attendre. Cela se voit bien à la fraîcheur de ses joues et à la pureté
de ses paupières; elle l'a trouvé enfin, celui qu'elle a rêvé! Charmante
Stella, exquise nature de femme, ton bonheur m'est encore plus cher que
le mien!

La Boccaferri prit encore ma main, la serra dans les siennes, et fondit
en larmes en s'écriant: «O Lucrezia! réjouis-toi dans le sein de Dieu!»

Célio entra brusquement, et, voyant Cécilia si émue et assise tout près
de moi, il se retira en refermant la porte avec violence. Il avait pâli,
sa figure était décomposée d'une manière effrayante. Toutes les furies
de l'enfer étaient entrées dans son sein.

--Qu'il dise après cela qu'il ne t'aime pas! dis-je à la Boccaferri.
Je la fis consentir à laisser subir encore un peu cette souffrance au
pauvre Célio, et nous allâmes trouver ma chère Stella pour lui faire
part de notre entretien.

Stella travaillait dans l'intérieur d'une tourelle qui lui servait
d'atelier. Je fus étrangement supris*[*surpris?*] de la trouver occupée
de peinture, et de voir qu'elle avait un talent réel, tendre, profond,
délicieusement vrai pour le paysage, les troupeaux, la nature pastorale
et naïve.--Vous pensiez donc, me dit-elle en voyant mon ravissement, que
je voulais me faire comédienne? Oh, non! je n'aime pas plus le public
que ne l'a aimé notre Cécilia, et jamais je n'aurais le courage
d'affronter son regard. Je joue ici la comédie comme Cécilia et son père
la jouent; pour aider à l'oeuvre collective qui sert à l'éducation
de Célio, peut-être à celle de Béatrice et de Salvator, car les deux
_Bambini_ ont aussi jusqu'à présent la passion du théâtre; mais vous
n'avez pas compris notre cher maître Boccaferri, si vous croyez qu'il
n'a en vue que de nous faire débuter. Non, ce n'est pas là sa pensée.
Il pense que ces essais dramatiques, dans la forme libre que nous leur
donnons, sont un exercice salutaire au développement synthétique (je me
sers de son mot) de nos facultés d'artiste, et je crois bien qu'il a
raison, car depuis que nous faisons cette amusante étude je me sens plus
peintre et plus poëte que je ne croyais l'être.

--Oui, il a mille fois raison, répondis-je, et le coeur aussi s'ouvre à
la poésie, à l'effusion, à l'amour, dans cette joyeuse et sympathique
épreuve: je le sens bien, ô ma Stella, pour deux jours que j'ai passés
ici! Partout ailleurs, je n'aurais point osé vous aimer si vite, et,
dans cette douce et bienfaisante excitation de toutes mes facultés,
je vous ai comprise d'emblée, et j'ai éprouvé la portée de mon propre
coeur.

Cécilia me prit par le bras et me fit entrer dans la chambre de Stella
et de Béatrice, qui communiquait avec cette même tourelle par un petit
couloir. Stella rougissait beaucoup, mais elle ne fit pas de résistance.
Cécilia me conduisit en face d'un tableau placé dans l'alcôve virginale
de ma jeune amante, et je reconnus une _Madoneta col Bambino_ que
j'avais peinte et vendue à Turin deux ans auparavant à un marchand de
tableaux. Cela était fort naïf, mais d'un sentiment assez vrai pour que
je pusse le revoir sans humeur. Cécilia l'avait acheté, à son dernier
voyage, pour sa jeune amie, et alors on me confessa que, depuis deux
mois, Stella, en entendant parler souvent de moi aux Boccaferri et
à Célio, avait vivement désiré me connaître. Cécilia avait nourri
d'avance, et sans le lui dire, la pensée que notre union serait un beau
rêve à réaliser. Stella semblait l'avoir deviné.

--Il est certain, me dit-elle, que lorsque je vous ai vu ramasser le
noeud cerise, j'ai éprouvé quelque chose d'extraordinaire que je ne
pouvais m'expliquer à moi-même; et que, quand Célio est venu nous dire,
le lendemain, que le _ramasseur de rubans_, comme il vous appelait,
était encore dans le village, et se nommait Adorno Salentini, je me suis
dit, follement peut-être, mais sans douter de la destinée, que la mienne
était accomplie.

Je ne saurais exprimer dans quel naïf ravissement me plongea ce jeune et
pur amour d'une fille encore enfant par la fraîcheur et la simplicité,
déjà femme par le dévouement et l'intelligence. Lorsque la cloche nous
avertit de nous rendre au théâtre, j'étais un peu fou. Célio vit mon
bonheur dans mes yeux, et ne le comprenant pas, il fut méchant et brutal
à faire plaisir. Je me laissai presque insulter par lui; mais le soir
j'ignore ce qui s'était passé. Il me parut plus calme et me demanda
pardon de sa violence, ce que je lui accordai fort généreusement.

Je dirai encore quelques mots de notre théâtre avant d'arriver au
dénoûment, que le lecteur sait d'avance. Presque tous les soirs nous
entreprenions un nouvel essai. Tantôt c'était un opéra: tous les
acteurs étant bons musiciens, même moi, je l'avoue humblement et sans
prétention, chacun tenait le piano alternativement. Une autre fois,
c'était un ballet; les personnes sérieuses se donnaient à la pantomime,
les jeunes gens dansaient d'inspiration, avec une grâce, un abandon
et un entrain qu'on eût vainement cherchés dans les poses étudiées du
théâtre. Boccaferri était admirable au piano dans ces circonstances. Il
s'y livrait aux plus brillantes fantaisies, et, comme s'il eût dicté
impérieusement chaque geste, chaque intention de ses personnages, il
les enlevait, les excitait jusqu'au délire ou les calmait jusqu'à
l'abattement, au gré de son inspiration. Il les soumettait ainsi au
scénario, car la pantomime dont il était le plus souvent l'auteur, avait
toujours une action bien nettement développée et suivie.

D'autres fois, nous tentions un opéra comique, et il nous arriva
d'improviser des airs, même des choeurs, qui le croirait? où l'ensemble
ne manqua pas, et où diverses réminiscences d'opéras connus se lièrent
par des modulations individuelles promptement conquises et saisies de
tous. Il nous prenait parfois fantaisie de jouer de mémoire une pièce
dont nous n'avions pas le texte et que nous nous rappelions assez
confusément. Ces souvenirs indécis avaient leur charme, et, pour les
enfants qui ne connaissaient pas ces pièces, elles avaient l'attrait de
la création. Ils les concevaient, sur un simple exposé préliminaire,
autrement que nous, et nous étions tout ravis de leur voir trouver
d'inspiration des caractères nouveaux et des scènes meilleures que
celles du texte.

Nous avions encore la ressource de faire de bonnes pièces avec de fort
mauvaises. Boccaferri excellait à ce genre de découvertes. Il fouillait
dans sa bibliothèque théâtrale, et trouvait un sujet heureux à exploiter
dans une vieillerie mal conçue et mal exécutée.

--Il n'est si mauvaise oeuvre tombée à plat, disait-il, où l'on ne
trouve une idée, un caractère ou une scène dont on peut tirer un bon
parti. Au théâtre, j'ai entendu siffler cent ouvrages qui eussent été
applaudis, si un homme intelligent eût traité le même sujet. Fouillons
donc toujours, ne doutons de rien, et soyez sûrs que nous pourrions
aller ainsi pendant dix ans et trouver tout les soirs matière à inventer
et à développer.

Cette vie fut charmante et nous passionna tous à tel point, que cela
eût semblé puéril et quasi insensé à tout autre qu'à nous. Nous ne nous
blasions point sur notre plaisir, parce que la matinée entière était
donnée à un travail plus sérieux. Je faisais de la peinture avec Stella;
le marquis et sa fille remplissaient assidûment les devoirs qu'ils
s'étaient imposés; Célio faisait l'éducation littéraire et musicale de
son jeune frère et de _notre_ petite soeur Béatrice, à laquelle aussi on
me permettait de donner quelques leçons. L'heure de la comédie arrivait
donc comme une récréation toujours méritée et toujours nouvelle. La
_porte d'ivoire_ s'ouvrait toujours comme le sanctuaire de nos plus
chères illusions.

Je me sentais grandir au contact de ces fraîches imaginations d'artistes
dont le vieux Boccaferri était la clé, le lien et l'âme. Je dois dire
que Lucrezia Floriani avait bien connu et bien jugé cet homme, le plus
improductif et le plus impuissant des membres de la société officielle,
le plus complet, le plus inspiré, le plus _artiste_ enfin des artistes.
Je lui dois beaucoup, et je lui en conserverai au delà du tombeau une
éternelle reconnaissance. Jamais je n'ai entendu parler avec autant de
sens, de clarté, de profondeur et de délicatesse sur la peinture.
En barbouillant de grossiers décors (car il peignait fort mal), il
épanchait dans mon sein un flot d'idées lumineuses qui fécondaient mon
intelligence, et dont je sentirai toute ma vie la puissance génératrice.

Je m'étonnai que Célio devant épouser Cécilia et devenir riche et
seigneur, les Boccaferri songeassent sérieusement à lui faire reprendre
ses débuts: mais je le compris, comme eux, en étudiant son caractère, en
reconnaissant sa vocation et la supériorité de talent que chaque jour
faisait éclore en lui.--Les grands artistes dramatiques ne sont-ils pas
presque toujours riches à une certaine époque de leur vie, me disait le
marquis, et la possession des terres, des châteaux et même des titres
les dégoûte-t-elle de leur art? Non. En général, c'est la vieillesse
seule qui les chasse du théâtre, car ils sentent bien que leur plus
grande puissance et leur plus vive jouissance est là. Eh bien, Célio
commencera par où les autres finissent; il fera de l'art en grand, à son
loisir; il sera d'autant plus précieux au public, qu'il se rendra plus
rare, et d'autant mieux payé, qu'il en aura moins besoin. Ainsi va le
monde.

Célio vivait dans la fièvre, et ces alternatives de fureur, d'espérance,
de jalousie et d'enivrement développèrent en lui une passion terrible
pour Cécilia, une puissance supérieure dans son talent. Nous lui
laissâmes passer deux mois dans cette épreuve brûlante qu'il avait la
force de supporter, et qui était, pour ainsi dire, l'élément naturel de
son génie.

Un matin, que le printemps commençait à sourire, les sapins à se parer
de pointes d'un vert tendre à l'extrémité de leurs sombres rameaux, les
lilas bourgeonnant sous une brise attiédie, et les mésanges semant les
fourrés de leurs petits cris sauvages, nous prenions le café sur la
terrasse aux premiers rayons d'un doux et clair soleil. L'avocat de
Briançon arriva et se jeta dans les bras de son vieux ami le marquis, en
s'écriant: _Tout est liquidé!_

Cette parole prosaïque fut aussi douce à nos oreilles que le premier
tonnerre du printemps. C'était le signal de notre bonheur à tous. Le
marquis mit la main de sa fille dans celle de Célio, et celle de Stella
dans la mienne. A l'heure où j'écris ces dernières lignes, Béatrice
cueille des camélias blancs et des cyclamens dans la serre pour les
couronnes des deux mariées. Je suis heureux et fier de pouvoir donner
tout haut le nom de soeur à cette chère enfant, et maître Volabù vient
d'entrer comme cocher au service du château.



FIN DU CHÂTEAU DES DÉSERTES.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le château des Désertes" ***

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