Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Mademoiselle de Cérignan
Author: Sand, Maurice
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mademoiselle de Cérignan" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Un franc le volume

NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY

MAURICE SAND

MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN

NOUVELLE ÉDITION

CALMANN LÉVY ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15.

À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

* * *

OUVRAGES

DE

MAURICE SAND

Format in-8º

RAOUL DE LA CHASTRE 1 vol.

Format grand in-18

L'AUGUSTA 1—

CALLIRHOÉ 1—

MADEMOISELLE AZOTE 1—

MISS MARY 1—

SIX MILLE LIEUES À TOUTE VAPEUR, 2e édition 1—

* * *

Paris.—Imp. H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier

3, RUE AUBER, 3

1884

Droits de reproduction et de traduction réservés.

* * *



MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN



I


Je venais de passer avec mon grade de chef de demi-brigade, nous disons
aujourd'hui colonel, dans le 3e régiment de dragons, lorsque, vers la
fin d'avril 1798 (floréal an VI), je reçus du général Desaix, qui
commandait notre division, l'ordre de quitter la garnison de Florence
pour aller m'embarquer à Civita-Vecchia avec mes hommes. Je bouclai ma
malle et je partis, suivi de mon brosseur, le fidèle Guidamour, qui,
comme moi, du 1er chasseurs à cheval, avait permuté dans le 3e
dragons. Nous dûmes, tout en laissant nos chevaux, emporter nos selles
et nos harnais. Là où nous allions, nous trouverions apparemment des
montures supérieures aux nôtres.

Où allions-nous? En Angleterre, probablement, opérer la descente
projetée depuis quelques mois par le général Bonaparte, puisque notre
division faisait partie de l'aile gauche de l'armée dite d'Angleterre.

Je retrouvai mon ami Hector Dubertet à bord de la frégate l'Artémise,
qui reçut dans ses flancs mon régiment démonté. Dubertet était mon plus
ancien camarade; nos familles étaient intimement liées; nous étions
entrés au collége le même jour. C'est avec lui que, le 22 juillet 1792,
je m'étais enrôlé volontaire sur l'estrade du Pont-Neuf; avec lui que
j'avais fait campagne et passé dans la cavalerie à Cambrai; avec lui
enfin que j'avais enlevé la redoute d'Aldenhaven, en Allemagne, et que
j'avais continué la guerre jusqu'à la paix de 1795[A].

[Note A: Voyez André Beauvray, dans le volume du même
auteur—Mademoiselle Azote—chez Michel Lévy.]

Depuis ce moment, je l'avais perdu de vue. Ce fut une véritable joie
pour moi de le retrouver frais et dispos, bien que le joyeux camarade,
le beau chanteur de table et le grand conteur de facéties qui avait
fait les délices du régiment, fût, sous ses habits bourgeois, beaucoup
moins brillant et que sa physionomie eût perdu de son éclat et de sa
franchise, à tel point que je ne le reconnus pas tout de suite.

—Haudouin! s'écria-t-il en me sautant au cou: j'étais bien sûr de te
retrouver au nombre des cavaliers d'élite que le général en chef a
choisis pour faire partie de l'expédition.

—Mais toi, lui dis-je, tu as donc quitté l'état militaire?

—À peu près; j'ai été mis à la disposition du général Bonaparte, qui
m'a attaché à la commission des arts, et m'a envoyé à Rome prendre le
matériel des imprimeries grecques et arabes de la Propagande, rassemblé
par Monge d'après l'ordre du gouvernement. Je viens d'embarquer tout
cela, ainsi qu'une troupe d'interprètes et d'ouvriers imprimeurs.

—Mais à quoi nous serviront ces langues orientales avec les Anglais?
Ah! j'y suis, nous allons dans l'Inde secourir le sultan Tipoo-Saëb
contre la perfide Albion?

—Nous allons d'abord conquérir l'Égypte, au pouvoir des beys mameluks
qui favorisent le commerce anglais, et de là nous irons probablement
dans l'Inde porter à l'Angleterre le coup le plus sensible en ruinant
ses colonies.

—Très-bien! allons conquérir l'Égypte!

Il m'apprit aussi que le général en chef emmenait avec lui une centaine
de savants, d'artistes, d'ingénieurs, de géographes, parmi lesquels il
me cita des noms déjà illustres, ou qui le devinrent par la suite:
Monge, Berthollet, Fourier, Denon, Geoffroy Saint-Hilaire, les médecins
Desgenettes, Larrey, Dubois et l'amiral Brueys. Parmi les généraux qui
avaient voulu s'attacher à la fortune de Bonaparte, il nomma Desaix,
Menou, Reynier, Davoust et Kléber, que j'avais vu à Mayence alors que
j'y avais été porter les ordres du général Houchard.

Une jeune femme qui brillait plus par la fraîcheur de sa carnation que
par la régularité de ses traits, douée d'un léger embonpoint et dans une
toilette des plus exagérées, sortit en ce moment de la cabine d'arrière.
Elle vint à nous, et, s'adressant à Dubertet:

—Hector, lui dit-elle, cet embarquement se fait sans aucun ordre. On a
fourré les caisses qui contiennent mes effets à fond de cale. C'est
insupportable! Je ne puis cependant pas garder la toilette que j'ai sur
moi pendant toute la traversée.

—Ma chère Sylvie, calmez-vous, lui répondit mon ami, je vais donner des
ordres pour que vos chiffons vous soient rendus.

—Bien, dit-elle. Et, reportant les yeux sur moi, elle me toisa de la
tête aux pieds, comme si j'eusse été à l'inspection.

—Pierre Haudouin de Coulanges, mon ami intime, lui dit Dubertet en me
présentant.

Je la saluai respectueusement. Elle me fit une révérence assez gauche et
disparut.

—Dubertet, tu ne m'avais pas dit que tu fusses marié?

—Je n'ai pas plus de secret pour toi que tu n'en as pour moi. Je puis
te confier la vérité! Sylvie est ma maîtresse, mais je la fais passer
pour ma femme afin de pouvoir l'emmener avec moi. C'est une fille bonne
et dévouée, qui serait morte de chagrin si je l'avais laissée. Il y a
deux ans que nous vivons ensemble, et nous nous aimons comme au premier
jour.

—Elle paraît un peu impatiente?

—C'est le déplacement, l'ennui du voyage, qui la rendent nerveuse.
Depuis trois mois, nous avons été toujours en l'air.

—C'est à Paris que tu l'as connue?

—Oui, elle était au théâtre de la Montansier, et y jouait de petits
rôles. J'ai soupiré longtemps, car c'était une vertu. Son père est un
commerçant de la rue Saint-Denis. Elle a quitté sa famille par amour de
l'art, et, si elle n'a pas pu percer, c'est un peu la faute de sa
sagesse. Tu sais, dans cette carrière-là, une jolie femme ne réussit
qu'autant qu'elle sait plaire à tout le monde.

Il me parla encore longtemps de mademoiselle Sylvie avec la loquacité
d'un homme radicalement subjugué.

Le 26 mai, à six heures du soir, notre frégate, précédée des bricks et
des soixante-dix transports du convoi de Civita-Vecchia, allait lever
l'ancre, quand un canot amena de nouveaux passagers. C'était d'abord un
homme déjà mûr, avec des ailes de pigeon et une queue à la prussienne,
puis une grande jeune fille, très-belle, très-blonde et très-bien mise,
qui donnait la main à un garçon de douze à treize ans.

Le commandant, qui n'attendait plus personne, s'avança vers eux d'un air
interrogateur.

Le monsieur aux ailes de pigeon se nomma.

—De Cérignan, dit-il, attaché à l'administration des guerres; et,
présentant ses compagnons: «Olympe de Cérignan, ma fille, et Louis de
Cérignan, mon fils.»

Puis il sortit de sa poche une lettre cachetée de rouge et la remit au
commandant en disant:

—De la part du citoyen Cambacérès.

Le capitaine lut la lettre, salua respectueusement l'employé du
ministère de la guerre, et lui fit donner une cabine pour lui et ses
enfants.

On prit la mer.

Mademoiselle de Cérignan et mademoiselle Sylvie, qu'on appelait madame
Dubertet, furent bien vite le but des hommages de MM. les officiers du
bord. Pendant une traversée, il n'y a rien de mieux à faire que de
roucouler près du beau sexe, quand on n'est pas malade.

Je ne l'étais pas, et pourtant je m'occupai peu de ces dames. L'idée
d'aller sur les brisées de mon ami ne m'était même pas venue. J'aurais
bien soupiré pour la belle blonde aux manières de duchesse si je n'avais
eu autre chose en tête: apprendre l'arabe.

Dès le lendemain de notre départ, il signor Fosco, un des imprimeurs de
la Compagnie Dubertet, s'était fait fort de me l'enseigner. Je l'étudiai
avec acharnement, et, comme il m'était bien montré, je fis de rapides
progrès pendant les cinq semaines que dura le voyage.

Nous dînions tous à la même table; je fus à même d'observer la famille
de Cérignan. La fille dissimulait mal son antipathie pour la république
et son mépris pour les républicains. Le fils était un joli enfant blond
et pâle, avec des yeux à fleur de tête. Il semblait souffreteux, un peu
ahuri, sinon hébété; aussi son père et sa sœur ne le laissaient jamais
seul. Il était très-craintif, et tremblait devant M. de Cérignan comme
s'il eût craint d'être maltraité. M. de Cérignan était cependant
très-doux pour lui, n'élevait jamais la voix et ne le reprenait sur
rien. C'était un voltairien de l'ancienne cour. S'il regrettait au fond
du cœur la monarchie, il avait la prudence de n'en rien laisser voir.
La seule chose dont il se plaignît, c'était de n'avoir plus vingt ans.

Nous étions en vue de l'île de Malte le 17 prairial (5 juin), devant
laquelle nous restâmes en croisière. Quatre jours après, le général
Bonaparte vint nous rejoindre. La flotte partie des divers ports de la
Méditerranée, Marseille, Toulon, Gênes, Ajaccio, pouvait s'élever à cinq
cents voiles et emportait quarante-six mille hommes, dont dix mille
marins, sur la terre d'Afrique.

Le but de l'expédition, tenu caché jusque-là, ne fut plus alors un
secret pour personne.

La possession de l'île de Malte, place réputée imprenable, importait
aux succès des desseins de Bonaparte dans la Méditerranée. Il était
d'ailleurs autorisé à mettre au nombre des ennemis de la France les
chevaliers de l'ordre de saint Jean de Jérusalem, qui avaient interdit
l'entrée du port de Lavalette à nos vaisseaux, refusé de recevoir le
chargé d'affaires de la république française, et accepté le protectorat
de la Russie.—Bonaparte envoya demander au grand-maître Hompesch, un
Bavarois, l'entrée de tous ses vaisseaux dans le port. Elle lui fut
refusée. À l'instant même le débarquement est effectué sur les côtes du
nord et de l'est. Les chevaliers tentent une sortie, ils sont ramenés
plus vite qu'ils n'étaient venus et se réfugient derrière leurs
murailles, tandis que le clergé implore la protection de saint Paul,
patron de l'île, et va, bannières déployées, jeter de l'eau bénite sur
les remparts pour les préserver de nos boulets.

L'ordre institué pour protéger les pèlerins qui allaient en terre sainte
et les navires marchands des puissances chrétiennes contre les
infidèles, ne possédait maintenant plus de marine. Ses membres, que le
titre de chevalier de Malte n'engageait à rien, vivaient dans l'opulence
et l'oisiveté. Ils avaient perdu tout prestige et toute considération.
Pas un seul d'entre eux n'avait fait la guerre aux Barbaresques. Ils
n'avaient depuis longtemps aucune influence sur leurs sujets, et
ceux-ci, jugeant la situation désespérée, gagnés d'ailleurs par le
général en chef, parlèrent de nous ouvrir leurs portes afin de hâter le
dénouement. Bonaparte ordonna l'assaut. Ce fut, sur certains points, une
véritable plaisanterie. Mes dragons s'emparèrent d'une redoute,
l'espadon au poing, et en chassèrent sans effusion de sang les
gardes-côtes chargés de la défendre.

La ville se rendit; l'ordre fut supprimé; le grand-maître reçut une
indemnité et quitta l'île avec seize de ses chevaliers. Les
quarante-quatre autres demandèrent à servir en qualité de volontaires
sous les drapeaux de la France.

Un soir j'étais monté sur le pont pour fuir la chaleur de la cale et
travailler sans être distrait par la gaieté trop bruyante de mes
compagnons. Appuyé sur l'affut d'une caronade, j'étais tout au moulage
de mes lettres arabes, quand des doigts potelés passèrent rapidement sur
mon papier et les effacèrent. Je me retournai et je vis madame Dubertet
debout derrière moi, me regardant d'un air moqueur.

—Savez-vous, dit-elle, que vous êtes peu aimable?

—Je croyais tout le contraire, belle dame!

On disait _belle dame_ dans ce temps-là!

—Les ours aussi se croient beaux et bien faits, reprit-elle.

—Je les trouve gracieux, moi!

—C'est pour cela que vous cherchez à les imiter en vous retirant
toujours dans les petits coins, avec vos grammaires chinoises.

—Pardon, arabes.

—C'est tout comme. Enfin, sauf à mon mari et à votre M. Fosco, un autre
sauvage, vous ne parlez à personne, et pourtant il y a ici des dames qui
valent bien la peine que vous leur adressiez un regard.

—Je les ai regardées, et je les trouve également belles, chacune dans
son genre.

Elle s'adossa contre le plat-bord en me frôlant des plis de sa tunique.

—Je vois, dit-elle en souriant, que vous n'êtes qu'un ourson, et, si on
voulait s'en donner la peine, on vous rendrait doux comme un agneau.

—_On?_ parlez-vous de mademoiselle de Cérignan?

—Elle vous plaît?

—Je la trouve très-séduisante.

—Et moi, fort méprisante; et puis, une blonde qui a des yeux bleus et
des sourcils noirs, il n'y a pas à s'y fier, je vous en avertis!
Savez-vous qu'elle n'est pas jeune?

—Quel âge peut-elle avoir? vingt ans tout au plus?

—Dites donc au moins une trentaine. Ses soins, son affection, son
dévouement pour ce petit garçon sont ceux d'une mère; c'est une prude
qui cache une faute.

—Il faut que vous soyez en rivalité de coquetterie pour l'arranger de
la sorte?

—Ce n'est pas ça, ces gens-là sont si cachotiers, que je les soupçonne
d'être des espions ou des agents de l'Angleterre. Qu'est-ce qu'ils vont
faire en Égypte, je vous le demande!

—Je n'en sais, ma foi, rien; mais je crois vos soupçons mal fondés. Le
vieux a de l'esprit et semble un très brave homme...

—Un drôle de brave homme qui me fait la cour!

—Qui donc ne vous la fait pas, ici?

—Vous! dit-elle avec un regard provocant.

Comme je ne suis pas de ceux qui vivent sur le bien d'autrui, je jugeai
prudent de battre en retraite. Je ne répondis rien; elle me regarda d'un
air étonné, partit d'un grand éclat de rire et regagna sa cabine.

Elle se croyait peut-être remplie d'esprit, mais je la trouvai fort
vulgaire. Si elle n'avait pu percer, comme disait Dubertet, sa retenue
vis-à-vis des hommes ne devait pas en être la cause.

Ses soupçons et ses doutes sur la famille de Cérignan passèrent pourtant
dans mon esprit. Cet enfant que son père et sa sœur, sa mère peut-être,
ne quittaient pas de l'œil, comme s'ils eussent craint qu'il ne vînt à
dévoiler quelque secret d'État; cette recommandation de Cambacérès, qui
n'avait pas la réputation d'être des plus républicains, leur
embarquement par-dessus le bord, l'air profond et mystérieux du
capitaine quand on le questionnait sur ses trois passagers, l'adresse
toute particulière avec laquelle mademoiselle de Cérignan savait éluder
une question indiscrète ou détourner la conversation, mille choses me
donnèrent à penser que ces gens-là avaient une mission secrète, ou que
la jeune femme cachait sa maternité en se rajeunissant.

La veille de notre débarquement, je surpris le petit Louis perché dans
le bastingage à l'avant du navire, et regardant le rivage d'Afrique qui
se dessinait déjà à l'horizon. Mademoiselle de Cérignan lisait au pied
du grand mât.

—Nous voilà bientôt arrivés, dis-je à l'enfant.

—C'est donc l'Égypte ce qu'on voit là-bas tout blanc? dit-il d'un air
triste; je voudrais déjà y être, je m'ennuie tant, ici!

—Je le crois bien! Vos parents vous gardent à vue comme un prisonnier.

—Pourquoi dites-vous ça? reprit-il avec un regard inquiet, je suis
parfaitement libre!

Puis il baissa les yeux, se tut, comme s'il en eût déjà trop dit, et se
sauva dans sa cabine sans être vu de mademoiselle de Cérignan.

Un instant après elle passa devant moi.

—Vous cherchez votre fils? lui dis-je, et aussitôt, je me mordis la
langue, honteux d'avoir cédé à ma préoccupation sur son compte.

—Mon fils! dit-elle en me regardant avec stupéfaction.

—Excusez-moi, mademoiselle, ma langue a fourché; après tout, il est
permis de se tromper; votre tendresse, votre sollicitude pour cet enfant
sont celles d'une mère.

—Moi sa mère! c'est insensé! J'ai vingt-deux ans, et il en a treize!
Vous êtes donc myope, monsieur de Coulonges?

—Pardon, j'y vois très clair, dis-je en la regardant en face.

—Et que voyez-vous? reprit-elle en soutenant mon regard sans le
moindre embarras.

—Je vois que vous avez de doux yeux et que vous avez tort de les tenir
si souvent baissés. Votre bouche est un chef-d'œuvre quand vous souriez
ainsi, avec ces petites fossettes aux joues. Vous avez les plus beaux
cheveux blonds que j'aie jamais vus.

—Vous êtes galant, monsieur de Coulanges, dit-elle en souriant.

—Pourquoi m'appelez-vous de Coulanges?

—J'ai ouï dire que votre mère était noble.

—Mais mon père Haudouin ne l'est pas. Il m'a donné les deux noms; je ne
les sépare jamais.

—Vous avez bien peur qu'on vous prenne pour un _ci-devant_! Vous êtes
un républicain obstiné, je sais cela; mais vous n'en êtes pas moins un
homme de cœur.

—Vous n'en savez rien encore, mademoiselle de Cérignan.

—Pardon, je vous connais beaucoup et depuis longtemps.

—Comment cela?

—Quand vous étiez à Arras, vous avez sauvé de la guillotine une parente
à moi[B], mon amie intime, et vous avez failli monter sur l'échafaud à
sa place. Elle m'a parlé de vous avec une vive reconnaissance. Ces
choses-là ne s'oublient pas, monsieur de Coulanges, pardon, monsieur
Haudouin! Croyez bien que les familles nobles ne sont pas toutes vouées
à l'ingratitude.

[Note B: Voir André Beauvray.]

Elle me paraissait très-émue; mais elle changea aussitôt de sujet pour
me demander si Louis m'avait parlé. Je lui rapportai les trois mots
qu'il m'avait adressés.

—Mon pauvre frère, dit-elle avec un soupir, et non mon fils, je vous
prie de le croire, s'ennuie partout, cela tient à son état maladif.
J'espère que le climat de l'Égypte lui fera du bien.

—Vous allez en Égypte dans ce seul but?

—Sans doute! Devant le dépérissement de cet enfant et d'après le
conseil des médecins, mon père n'a pas hésité à demander à être adjoint
à l'expédition en qualité d'administrateur.

—Mais vous ne suivrez pas l'armée au milieu des dangers de toutes
sortes qu'elle va affronter? Monsieur votre père n'est plus d'un âge...

—Vous voulez dire qu'il est vieux? Ah! il s'en plaint assez! mais il
n'est pas nécessaire qu'il s'expose aux coups et aux fatigues, il
restera dans les bureaux.

—Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de bureaux dans le désert.

—On en fera pour moi, dit-elle en souriant.

Et elle rentra chez elle.

Pendant qu'elle parlait, je l'avais bien regardée, et je lui trouvai un
grand charme et une rare distinction.

Pour être la mère d'un enfant de treize ans, non! C'était impossible.
Elle ne paraissait pas avoir plus que l'âge qu'elle se donnait, et elle
avait l'air chaste d'une jeune fille.

La cabotine Sylvie l'avait jugée d'après elle-même.



II


Le 30 juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aperçûmes enfin
la colonne de Pompée, le phare, la tour des Arabes et les grêles
minarets d'Alexandrie.

Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la nôtre et
qui avait croisé l'avant-veille sur la côte, ne vînt le surprendre,
donna sur-le-champ le signal du débarquement. Malgré une mer furieuse et
l'obscurité de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagnèrent la
terre, et, sous la conduite des généraux Bonaparte, Kléber, Bon et
Menou, s'élancèrent à l'assaut. Après une résistance de six heures, la
ville se rendit. Notre armée n'avait perdu que quarante hommes.
L'artillerie et la cavalerie à pied ne débarquèrent que le lendemain
avec les trois cents chevaux embarqués à Toulon et destinés à former un
escadron prêt à tout événement.

Je fus entièrement déçu en voyant ce qu'était devenue Alexandrie, le
siége de l'empire des Ptolémées, le centre du commerce de l'Orient et le
rendez-vous des poëtes et des savants de l'antiquité. Où sont ses douze
mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre
mille bains, ses cinq cents théâtres et ses douze mille boutiques? Ils
jonchent le sol de leurs débris. La cité antique est un amas de ruines
sur lesquelles sont groupées des maisons basses, construites avec de
l'argile et de la paille, habitées par une misérable population de
fellahs et de juifs. La ville arabe, occupée par les Turcs, les
Égyptiens opulents et les commerçants francs, est bâtie sur
l'_Heptastadion_ (c'est-à-dire les sept stades, en raison de sa
longueur). Cette jetée, construite par Ptolémée Soter pour séparer les
deux ports et rattacher le phare à la terre ferme, s'est élargie peu à
peu par suite des attérissements, et a aujourd'hui un quart de lieue de
large.

Le général en chef s'occupa sur-le-champ de faire réparer le mur
d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts,
pour protéger la garnison qui devait rester dans la ville sous le
commandement de Kléber; ce général avait été blessé à la tête en montant
à l'assaut.

Aller prendre de ses nouvelles était une bonne occasion de renouveler
connaissance avec lui. Je le trouvai, la tête enveloppée de linges, et,
comme je me réjouissais d'apprendre que sa blessure n'était pas grave:

—Parbleu! c'est Haudouin, s'écria-t-il; touche-là, mon brave! te voilà
officier supérieur, très-bien! je ne te félicite pas, moi, d'être venu
dans ce pays maudit! c'est un trou à vermine. Si le reste de l'Égypte
ressemble à l'échantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi
crever d'ennui et de faim. On était mieux à Mayence!

Je trouvai que Kléber était injuste; à peine arrivé, il blâmait déjà
l'expédition. Il faut dire que c'était un peu l'habitude des généraux de
l'armée du Rhin de critiquer et de dénigrer ceux de l'armée d'Italie.
Kléber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni commander,
ni obéir. Il obéissait pourtant à Bonaparte, mais en murmurant.
Jusque-là, il n'y avait pourtant rien à dire contre les mesures prises
par le général en chef, elles étaient sages et habiles.

Il avait mandé près de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes
qui n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il
les avait confirmés dans leurs emplois et dignités en leur demandant de
prêter serment de fidélité à la république française; puis, il fit
publier en langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation
empreinte de la couleur orientale imprimée en pleine mer à bord de
l'_Orient_ et dans laquelle il disait n'être venu que pour délivrer
l'Égypte de la tyrannie des mameluks. Il leur _prouvait_ que les
Français étaient aussi de vrais musulmans; n'avaient-ils pas détruit le
pape et les chevaliers de Malte, qui voulaient l'anéantissement des
mahométans? Il se disait l'ami du Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis.
Il terminait en promettant bonheur, fortune et prospérité à ceux qui
seraient avec lui, et menaçait de mort ceux qui s'armeraient pour les
mameluks.

Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la clémence du
vainqueur, les fugitifs rentrèrent en ville et nous apportèrent des
provisions. Quinze des chefs arabes qui, à la tête de leur cavalerie
irrégulière avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie,
s'engagèrent à nous prêter main-forte contre les mameluks.

Je dois dire tout de suite quelle était la situation de l'Égypte quand
nous y arrivâmes et par quelles races elle était habitée. Cette
exposition est absolument nécessaire à l'intelligence des aventures dont
j'entreprends le récit.

Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour les
plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles chrétiennes
épargnées par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les cloîtres.
Ceux qui habitent les villes représentent fort mal l'élément chrétien.
Ils exercent les plus vils métiers, hommes d'affaires et percepteurs des
finances pour le compte des mameluks, pourvoyeurs d'eunuques, etc.

Les Arabes, que l'on doit séparer en trois classes, forment la masse
réelle de la population. Ils descendent des compagnons du prophète qui
conquirent l'Égypte sur les Cophtes; les scheicks, dont la généalogie
remonte, selon eux, jusqu'à Mahomet, sont les grands propriétaires et
les savants; ils réunissent à la noblesse les fonctions du culte et de
la magistrature. Dans les Divans, ils représentent le pays; dans les
mosquées, ils enseignent la religion, la morale du Koran, un peu de
philosophie et de jurisprudence.

Au-dessous des scheiks sont les marchands arabes et les petits
propriétaires du sol. Vient ensuite la classe des Arabes _fellahs_, qui
comprend les paysans cultivateurs, les prolétaires, ouvriers, ilotes et
mendiants. Puis les Arabes nomades ou Bédouins, fils du désert, au
nombre de cent cinquante mille, et vivant de rapine et de pillage.

Les Turcs, au nombre de deux cent mille, sont les derniers conquérants
de l'Égypte sur les Arabes; mais leur puissance et leur autorité n'ont
plus qu'une existence nominale. Leurs esclaves et mercenaires de race
circassienne appelés mameluks, que depuis près de huit siècles, ils
tirent du Caucase, et dont ils avaient formé une milice pour les aider à
maintenir l'Égypte sous leur domination, ont, avec le temps, pris la
suprématie. Ils se sont rendus indépendants de Constantinople et maîtres
du pays. Ils sont au moins soixante-dix mille, sans compter un corps de
douze mille cavaliers secondés par vingt-quatre mille servants d'armes,
car chaque mameluk est escorté de deux fellahs à pied.

Vingt-trois beys, égaux entre eux, ayant chacun de quatre à huit cents
mameluks, règnent par la terreur sur les Cophtes, Arabes, fellahs,
Turcs, janissaires, spahis, juifs et _Levantins_. Sous ce dernier nom,
on désigne les Arabes chrétiens, les Syriens, Arméniens, Grecs et
commerçants européens établis à Alexandrie.

À notre arrivée en Égypte, deux beys se partageaient l'autorité.
Ibrahim, riche, astucieux, puissant, s'était adjugé les attributions
civiles; Mourad, intrépide, vaillant, plein d'ardeur, les attributions
militaires.

Une féodalité comme celle du moyen âge, une milice conquérante en
révolte contre son souverain, et une population abrutie, aux gages du
plus fort, telle était la situation.

Si nous étonnions les musulmans, ils ne nous surprenaient pas moins.
Tout est opposition entre leur manière de voir et la nôtre, tout est
contraste entre eux et nous. Nous portons des habits courts et serrés;
ils ont de longs et amples vêtements. Nous laissons pousser nos cheveux
et nous nous rasons la barbe; ils laissent croître leur barbe et se
rasent le crâne. Se découvrir la tête est chez nous une marque de
respect; chez eux, il n'y a que les fous qui aillent tête nue. Nous
saluons en nous inclinant; ils saluent sans courber l'échine. Ils
mangent à terre; nous nous asseyons sur des chaises. Nous écrivons de
gauche à droite; ils écrivent de droite à gauche. Ils s'abordent d'un
air grave et profond, au lieu du sourire que nous affectons souvent.
Notre gaieté leur paraît de la folie. S'ils parlent, c'est posément,
sans gestes, sans marquer aucun sentiment, longuement et sans jamais
s'interrompre. Quand l'un a fini, l'autre reprend sur le même ton
monotone; aussi leurs conversations ne sont ni animées, ni bruyantes;
ils passent volontiers des journées entières sans dire un mot, rêvant ou
fumant, les jambes croisées, immobiles sur le seuil de leurs maisons ou
de leurs boutiques ouvertes en plein vent.

Cette nonchalance ne tient nullement à l'influence du climat, car les
Grecs et Levantins sont aussi remuants et aussi gais que les Turcs sont
paresseux et graves. Cela tient à la notion du fatalisme, qui arme le
musulman de résignation devant toutes les éventualités de la vie.

De là une imprévoyance, une incurie absolues. Chez le chrétien, au
contraire, le cœur est ouvert à toutes les aspirations. Dieu n'est pas
inexorable; l'homme pouvant le fléchir, doit réagir sur les conditions
de sa propre existence.

Bonaparte voulant s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte, et y
arriver avant l'inondation du Nil, prit ses dispositions pour se mettre
en marche. Après quatre jours de repos à Alexandrie, la première
colonne, composée de l'avant-garde et du corps de bataille, partit par
la route de Damanhour et le désert. La seconde colonne, dans laquelle
était comprise la cavalerie, qui, en quatre jours, n'avait
naturellement pas eu le temps de se remonter, et le corps des savants
avec leur matériel, fut embarquée sur une flottille.

Dubertet voulut que je fisse le voyage avec lui, en compagnie de sa
femme et de ses imprimeurs. Je montai donc avec Guidamour et une
douzaine de dragons sur la même djerme, c'est ainsi que l'on nomme ces
gros bâtiments du Nil. La famille de Cérignan, que je n'avais pas revue,
restait à Alexandrie.

Pendant les sept jours que je passai en compagnie de Dubertet et de sa
_moitié_, j'eus tout le temps de voir que celle-ci était une franche
coquette qui avait pris un ascendant fâcheux sur mon pauvre ami. Il ne
voyait que par elle et ne faisait rien sans la consulter. Déplaire à
mademoiselle Sylvie, c'était déplaire à Dubertet. Je vis le moment où
les scrupules qui m'empêchaient de répondre aux œillades de sa _belle_
allaient me brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il était dupe eût été
fort inutile. Elle n'eût pas manqué de lui dire que je la calomniais par
dépit d'avoir été éconduit. Je résolus de les quitter à la première
occasion, et de ruser jusque-là avec la demoiselle.

—Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de théâtre! me dit un
matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi.

—Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet.

—C'est peut-être sa femme, je ne dis pas; mais son père tire le cordon.

—C'est un portier?

—Concierge, mon colonel; c'est écrit sur la porte de sa niche.

—Tu connais donc les parents de madame Sylvie?

—Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour
comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'étais petit, j'ai souvent
joué avec la cousine Sylvie; mais son père a quitté le pays et le
_rétamage_ pour aller à Paris. C'est là que je l'ai retrouvé concierge
avec une fille qui pinçait de la harpe dans la loge. Ah! il était fier,
oui!

—T'es-tu fait reconnaître de ta cousine?

—Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai
peur de fâcher le citoyen Dubertet, mon supérieur.

—Pourquoi se fâcherait-il?

—Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans;
la loi dit: Tous les hommes sont égaux, c'est vrai hors du service; mais
le principe n'est pas encore passé dans l'esprit de tout le monde, et
le gros-major Dubertet ne serait peut-être pas content d'avoir un cousin
simple dragon et brosseur de son colonel.

Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses préjugés comme
la noblesse. Je ne devais pas me vanter de connaître mieux que Dubertet
la généalogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et
j'aspirais à fausser compagnie à l'heureux couple dès que nous serions à
Rahmanyeh, où nous devions retrouver le général en chef et l'armée. Ni
Bonaparte, ni l'armée ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous
avait fait marcher plus vite que les colonnes françaises, et nous
poussait toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon,
parti en amont du Nil, nous réveilla en sursaut, puis un second et un
troisième. Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonnières de la
flotte turque nous barraient le passage à la hauteur du village de
Chebrêrys, tandis que deux corps d'armée les escortant parallèlement sur
les deux rives, commençaient un feu bien nourri de mousqueterie. Le
combat s'engage, on se canonne; mais la lutte était inégale. Nos légers
bâtiments n'étaient pas à l'épreuve des boulets et les imprimeurs de
Dubertet n'étaient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-mêmes ne
valaient pas grand'chose, enfermés entre ces planches flottantes.

Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part
à l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui
montrèrent l'énergie et la présence d'esprit de vieux soldats aguerris
au feu.

C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin,
attaché à l'expédition en qualité de dessinateur. Il se battit comme un
lion, et eut un bras cassé par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le
gauche. Ça ne m'empêchera pas de copier tous les hiéroglyphes de
l'Égypte.

Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacrèrent les
équipages. Le commandant Perrée me permet l'abordage. Je lance mes
dragons sur le pont d'une djerme qui est bientôt déblayé. Une autre est
prise par le 22e de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et
des nuées de cavaliers arabes débouchent en désordre du village de
Chebrêrys. L'armée française les pousse, la baïonnette dans les reins.

La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y
a des chevaux là-bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous
abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est
à qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur
le champ de bataille, l'armée se remit en marche.

Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire
davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à
l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les
autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi.

On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du
Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz
et de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était
épuisée.

Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais
on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire.
Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des
pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui
empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs
français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue.
J'avais appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois
vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du
petit nombre de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui
avaient gardé leur belle humeur.

Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une
déportation. L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après
s'être couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir
chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le général en chef
l'avait gâtée par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre
lui. Les généraux et les officiers criaient le plus haut et le plus
fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous
maudissaient l'Afrique aux sables brûlants.

J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition
d'être cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour
servir d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le
Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau
saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber
sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient
l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la
cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil
et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était
la démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et
les casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi
ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux.

Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit
Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous
vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans
les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert,
les pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux
premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir
qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles
grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la
plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde
le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts
de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont rangés en
bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux leurs
vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans une
redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au nombre
de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de
tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est
dressée celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses _kiachefs_, tous
resplendissants d'or et de pierreries. Là-bas, de l'autre côté du Nil
couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier
d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves.
C'est presque une autre armée.

Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses
colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de
mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et,
depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de
savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur
rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de
me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à
mitraille força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon
ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs,
et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les
pyramides: «Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante
siècles vous contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq
carrés de six rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton;
l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au
centre. Ces carrés sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour
être prêts à faire front sur toutes les faces quand le carré sera
chargé. C'est ainsi que l'armée entière, semblable à cinq citadelles
hérissées de baïonnettes, ayant la faculté de se mouvoir dans tous les
sens, s'avance à l'ennemi.

Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que
l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil, est montée sur des
affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un
mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur
Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire.
Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis un
de mes dragons demander à Guidamour:

—Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle?

—Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des
yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant
que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans,
nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes des
héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs,
enfin c'est une métaphore.

—Une métaphore? Je ne connais pas ça.

Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte
et forma le carré.

—Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de
_faignants_, dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un
air de mépris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient
sur nous avec l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit
mille mameluks à soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers,
fut un instant ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et
ne présente plus qu'une muraille de baïonnettes.

Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle
vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur
les baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs
pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à
la tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et
les renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des
cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en
déplaise à Guidamour, ce n'était certes pas là des _faignants_,
c'étaient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec
eux était enfin venue. Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes.



III


Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se
brise sur sa cotte de mailles. Il lève les bras pour me sabrer; je ne
lui en donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps,
je roule avec lui dans la poussière. C'était un gaillard fort et agile,
mais je ne suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le
maintins sous moi et le serrai jusqu'à l'étrangler.

—Otez-vous de là, mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse
son affaire!

C'était inutile; le mameluck ne résistait plus; d'une voix éteinte et
les yeux remplis de larmes, il me demanda de lui faire grâce.

J'eus pitié de sa jeunesse, de sa beauté, et, par égard pour sa
bravoure, je le lâchai.

—Jure, lui dis-je dans sa langue, jure par le Koran que tu ne
chercheras pas à t'évader, et je t'accorde la vie.

—Le mameluck, dit-il, observe les lois de l'honneur, il ne manque
jamais à sa parole. Malek se regarde comme ton prisonnier et ne se
sauvera pas.

Il me rendit ses armes et me pria de lui laisser son cheval. J'y
consentis, et je le confiai à deux de mes dragons.

Tous ses compagnons d'armes avaient trouvé la mort au milieu du carré.
Le combat continuait; mais bientôt les cavaliers de Mourad, pris entre
les feux de trois divisions, tournent bride. On bat la charge, les
carrés se dédoublent en colonnes d'attaque et on marche sur Embabèh.

Mourad-Bey fait une dernière tentative pour nous entamer; mais il est
repoussé avec perte. Une partie de ses troupes se réfugie dans Embabèh,
où elle jette la confusion; l'autre fuit vers les pyramides, en
abandonnant tentes, femmes et bagages. À la vue des mamelucks en
déroute, les Turcs chargés de défendre la redoute abandonnent leurs
positions et courent se jeter en désordre sur une de nos divisions, qui
les disperse et les balaye à coups de canon.

Je reçois l'ordre de charger, et, à la tête de mes hommes, je m'élance
aussitôt sur cette fourmilière humaine. Ce n'est plus qu'un massacre
jusqu'au Nil. Ceux qui savent nager se jettent à l'eau et gagnent la
rive opposée, les autres se noient, sont pris ou sabrés. Au milieu du
carnage, une femme, enveloppée de longs voiles noirs, roule sous les
pieds de mon cheval. Elle se relève, éperdue de terreur, s'accroche à
l'une de mes jambes et me crie: _Amman! Amman!_ c'est-à-dire grâce,
grâce. La pièce d'étoffe percée de deux trous qui lui cachait le visage
ne me permettait de voir que ses yeux; mais ils étaient si grands, si
beaux, si noirs, que j'eus compassion d'elle et l'enlevai sans peine sur
ma selle; car elle n'était ni bien lourde, ni bien grande. Son vêtement
s'accroche à un ardillon de mes fontes, et, en se déchirant, me laisse
voir ses longues tresses noires semées de sequins d'or et parfumées
d'ambre qui s'échappaient de dessous une calotte composée exclusivement
d'émeraudes. De son bras nu, orné d'un triple rang de grosses perles
fines, elle se retient à mon cou et se cache la figure dans ma poitrine
comme un petit oiseau qui se réfugie sous l'aile de sa mère.

—La prise est bonne, me dit Guidamour, qui galopait près de moi; la
petite mamelouke en a pour plus de cent mille francs sur la tête.

—C'est possible, mon garçon; tout ce que je sais, c'est qu'elle est
fort gênante pour charger. Si tu la prenais sur ton cheval?

—C'est que, mon colonel, j'ai déjà une négresse en croupe.

Nous étions dans Embabèh. La nuit venue, je ralliai mes dragons et pris
possession d'une maison vide d'habitants. La captive de Guidamour, qui,
en tant que négresse, était une assez belle fille, courut, dès qu'elle
eut été mise à terre, se jeter en sanglotant, le front dans la
poussière, aux pieds de la jeune mamelouke qui avait tant bien que mal
ramené sur son visage ce masque allongé ressemblant un peu à la cagoule
d'un pénitent.

—Ah! sitty Djémilé, dit-elle, croyant n'être comprise que d'elle, te
voilà entre les mains des ennemis du Prophète! Quelle plus grande honte
pouvait t'arriver? Ah! chère et douce maîtresse, heureusement qu'Allah a
fait prendre en même temps que toi ton esclave Zeyla. Il faut offrir une
rançon à ces chiens; s'ils refusent, jouer la soumission, leur donner
confiance et profiter de leur sommeil pour nous évader.

—Tu fais bien de m'en avertir, dis-je en arabe à la négresse. J'aurai
l'œil sur vous.

La foudre aurait éclaté sur elle qu'elle n'eût pas été plus terrifiée.
Je priai celle à qui la mauricaude donnait le titre de sitty,
c'est-à-dire madame, de vouloir bien me montrer son visage.

—Tu me demandes là, dit-elle, une chose qu'une femme n'accorde qu'à son
père, à son époux ou à son maître. Tu es maître de ma vie, je t'obéirai
donc, mais pas ici devant tous tes soldats.

Après avoir donné des ordres pour que l'on me procurât à souper, et
averti Guidamour des projets d'évasion de sa captive, j'emmenai la sitty
dans l'intérieur de la maison. Dès que nous fûmes seuls, elle défit ce
masque appelé _borghot_, et me montra la plus jolie figure que j'eusse
jamais vue. C'était le type de la Circassienne dans toute sa pureté,
avec ses grands yeux de gazelle entourés de _koheul_, ses sourcils et
ses cheveux d'un noir profond qui faisaient d'autant plus ressortir le
blanc mat de son teint, son nez droit aux ailes frémissantes, ses lèvres
roses comme l'intérieur de la grenade. Elle me rappela ces figures de
danseuses étrusques que j'avais vues en Italie.

Les femmes sont toutes sensibles à l'admiration qu'elles inspirent.
Celle-ci, voyant que je ne me lassais pas de la contempler, se
débarrassa de l'ample vêtement de taffetas noir qui l'enveloppait comme
un domino, et, avec un sourire de triomphe, se montra à moi dans toute
sa splendeur. Elle m'apparut alors comme une fée des _Mille et une
Nuits_, toute ruisselante de soie, d'or et de pierreries, et je restai
ébloui de tant de jeunesse et de beauté.

—Tu es une des houris du paradis de Mahomet, lui dis-je, et tu n'as
qu'à dire ce que tu souhaites pour être obéie; celui à qui tu as donné
ton cœur est le plus heureux des mortels.

—Je n'aime personne, et je ne connais encore de l'amour que ce qu'en
disent les ballades et les chansons.

—Eh bien, laisse-moi t'aimer et te le dire!

—Est-ce que je te plais? dit-elle d'un air naïf et curieux.

—En peux-tu douter? Qui t'a vue une fois ne saurait jamais t'oublier.
Ne t'envole pas, petite fée. Reste avec moi.

—Es-tu le sultan de cette armée d'Occident?

—Non. Je suis l'un de ses colonels.

—Comme qui dirait un bey?

—Oui, si tu veux! et toi, qui es-tu?

Elle prit un air de reine pour répondre.

—Je suis Djémilé, la fille de Mourad-Bey, le plus vaillant guerrier de
l'Orient, et de sitty Nefyssèh, la plus belle des Géorgiennes. Mon rang
et ma naissance commandent le respect. J'espère que tu ne l'oublieras
pas!

Cette merveilleuse beauté, issue du mariage d'un mameluk et d'une
Circassienne, était une exception à l'impitoyable loi qui frappait de
mort la postérité des mameluks. Depuis près de six siècles qu'ils
asservissaient l'Égypte, aucun bey n'avait donné de lignée. Tous leurs
enfants périssaient en bas âge ou à l'époque de leur puberté. D'où vient
que cette race venue du Caucase n'a pu se naturaliser sur les bords du
Nil? Probablement par la même raison que les plantes du Nord refusent de
s'acclimater dans les contrées voisines des tropiques. Je regardais
cette jeune fleur des montagnes de Kaf, éclose au soleil d'Afrique et je
me demandais si elle y pourrait vivre. Quand elle m'eut dit qu'elle
n'avait que treize ans, j'eus peine à la croire, car elle paraissait en
avoir seize.

Il est vrai que les filles de l'Orient sont nubiles de bonne heure.
C'était pourtant une enfant, et je me sentis pris pour elle d'un
sentiment où l'affection protectrice du père se mêlait à la jalousie du
maître. Je la questionnai sur sa famille, sur son père Mourad, dont on
racontait tant de choses vraies ou fausses.

Et voici, en résumé, ce qu'elle m'apprit. Mourad, fils d'un petit
cultivateur chrétien des environs d'Erzeroum, avait été enlevé à l'âge
de douze ans et vendu comme esclave à Aly-Bey, qui lui avait fait
embrasser l'islamisme. En devenant homme, il se distingua bientôt des
autres serviteurs d'Aly par son courage et son habileté. Celui-ci prit
pour femme une jeune et belle Circassienne dont Mourad devint quelques
années plus tard éperdument amoureux. Quand Aly prétendit s'élever
au-dessus des vingt-quatre beys ses égaux et les soumettre à son
autorité, Abou Dahab, l'un de ses kiachefs ou lieutenants, ne voulut
point le reconnaître pour suzerain. Il se mit à la tête des mécontents
et lui déclara la guerre. Mourad, entraîné par son amour, vint trouver
Abou Dahab et lui offrit de lui livrer son maître, à condition qu'il
aurait son harem en partage. Le marché fut conclu. Mourad, sachant
qu'Aly devait passer pendant la nuit dans un bois de palmiers, alla s'y
poster, l'attaqua avec un millier de mamelucks et le tua de sa propre
main. Il eut son harem. Abou Dahab mourut quelques jours après, en lui
léguant ses richesses, et c'est ainsi que Mourad devint l'époux de la
belle Géorgienne Nefyssèh et l'un des beys les plus renommés. Peu à
peu, par ses armes ou par son ascendant, il soumit ses vingt-quatre
rivaux et partagea l'autorité avec Ibrahim.

Djémilé me faisait part des amours et de la trahison de son père comme
d'une chose toute simple. N'avait-elle aucune conscience du bien et du
mal?

Au bruit que Guidamour et sa négresse firent en apportant le souper,
Djémilé reprit son voile. Je l'invitai à manger avec moi. Elle s'y
refusa et me demanda la permission de se retirer avec son esclave noire
dans la chambre voisine. Je ne voulus pas la contraindre; je lui
demandai seulement sa parole de ne pas chercher à s'échapper, la
prévenant qu'elle serait infailliblement reprise et peut-être par
quelque autre qui, ne sachant pas sa langue et ne se doutant pas de son
rang, la traiterait en esclave.

—Chrétien, dit-elle, je comprends bien que je ne peux retourner auprès
de mon père sans que tu y consentes. Tu fixeras ma rançon et j'attendrai
chez toi la réponse. Je te le jure sur le Koran.

Je ne me fiai qu'à moitié à sa parole, et afin qu'il ne lui arrivât rien
de fâcheux, je donnai des ordres pour qu'elle ne pût s'échapper.

L'armée s'établit à Embabèh et à Gizèh, où était le quartier général de
Bonaparte, et trouva de quoi se dédommager des privations et des
fatigues des jours précédents. Elle avait en abondance des vivres frais,
des fruits, des pâtisseries, des raisins succulents.

Cette dernière affaire, qui prit le nom de bataille des Pyramides, nous
avait coûté une centaine d'hommes tués ou blessés, tandis que plus de
six cents mameluks avaient été tués; un millier s'était noyé dans le
Nil. Aussi nos soldats passèrent-ils les quatre jours de répit que
Bonaparte leur accorda, à repêcher les morts pour les dépouiller. Les
mameluks portent toute leur fortune sur eux. Quelques-uns de mes dragons
recueillirent ainsi des bourses contenant trois et quatre cents pièces
d'or. Les chevaux m'intéressant plus que les sacs de sequins, je fis
main basse sur tous ceux que je pus attraper, et quand arriva la
flottille restée engravée pendant deux jours sur un banc de sable,
j'avais de quoi monter une partie de mon régiment.

Après deux jours de négociations, la ville du Caire nous ouvrit ses
portes. Bonaparte y transporta son quartier général et y fit son entrée
le 25 juillet, avec son état-major et quelques bataillons de grenadiers
sans armes, afin d'inspirer la confiance aux Caïrotes: les autres
divisions vinrent occuper la ville pendant la nuit. La mienne reçut
l'ordre d'occuper la petite ville de Boulaq, qui n'est, en somme, qu'un
faubourg du Caire, et mon régiment prit ses quartiers à mi-chemin de la
ville et du village.

Comme à Embabèh, je trouvai une maison vide d'habitants. Je sus plus
tard que le propriétaire avait été tué aux Pyramides. Elle était vaste
et divisée en deux parties principales, l'une pour le maître du logis,
l'autre pour les femmes et la famille. Elle ne présentait à l'extérieur
que des murailles nues, percées de rares et étroites ouvertures
semblables à des meurtrières. L'intérieur renfermait une cour assez
grande pour être disposée en parterre de fleurs, avec une fontaine de
marbre dans le milieu. Tous les appartements qu'avaient occupés les
hommes s'ouvraient sur cette cour qui, par sa disposition, ses
colonnades et galeries, rappelait l'atrium antique.

À côté, et séparée par une porte massive fermant à triple serrure, était
une autre cour plus petite, sur laquelle donnaient les appartements
destinés aux femmes et les salles de bain. C'était le harem, et ce fut
là que Djémilé et son esclave noire s'installèrent. Je m'emparai de
l'autre partie. Je n'avais que l'embarras des logements. Enfin j'en
trouvai un à mon goût, au rez-de-chaussée, car la maison avait deux
étages et j'aurais pu offrir l'hospitalité à tous les officiers de mon
régiment; c'était une pièce au plafond peint et doré, au pavé couvert de
nattes et aux murs recouverts de stuc.

Les meubles ressemblaient peu à ceux que j'avais l'habitude de voir. Il
n'y a pas de lit en Orient, ce serait un meuble trop chaud. On dort tout
habillé sur des sofas ou sur des divans, et l'on s'assied à terre pour
manger sur de petites tables d'un pied de haut. Les armoires sont, ou
des niches dans la muraille, ou des coffres de bois peint. Cette chambre
communiquait avec le salon ou divan, où étaient reçus les étrangers. Je
confiai à Guidamour la garde de l'unique porte placée à l'extrémité de
la maison. Elle était peinte en rouge avec des filets blancs et on y
lisait, écrite en lettres d'or, cette sentence tirée du Koran:

_Les biens de la terre sont passagers. Les trésors du ciel sont plus
précieux._

Dans les dépendances se trouvaient les écuries, et des magasins bien
approvisionnés. Le tout au milieu de jardins arrosés d'eaux vives et
entourés de murailles.

Dubertet et sa compagne vinrent louer une maison à côté de la mienne.
Nos jardins communiquaient. C'était une idée de Sylvie.

En changeant de place un vieux coffre, je remarquai que le dallage avait
été descellé et mal remis en place. Je soulevai un des carreaux de
faïence et je vis, parmi la poussière, briller quelques pièces d'or.
J'en enlevai un second, je vis de l'or; un troisième, c'était encore de
l'or, toujours de l'or, et cela sur une superficie de quatre pieds
carrés et une profondeur de plus d'un pied.

De par le droit de la guerre, ce trésor devenait ma possession.

La trouvaille était bonne, car j'avais mangé ma solde depuis longtemps.

Je bourrai de sequins et de guinées turques mon porte-manteau et ma
valise; après quoi, je cherchai à savoir ce que contenait encore la
cachette, et j'en fis un tas au milieu de la chambre. À vue d'œil,
j'estimai le trésor à près d'un million.

La sentence écrite sur ma porte m'avertissait que les biens terrestres
étaient passagers. Je devais donc profiter de ce lieu commun pour
dépenser tout cet argent au plus vite. Je pensai d'abord à mon vieux
père, qui désirait depuis longtemps acheter une petite propriété dans le
val de la Loire, puis à plusieurs anciens compagnons d'armes.

J'avais là de quoi faire bien des heureux, mais, en attendant, où serrer
ce monceau d'or? J'avais déjà l'embarras des richesses. Je vais d'abord
demain régaler tout le régiment, me dis-je. Quel dommage que la femme du
général en chef ne nous ait pas suivis! Je lui aurais donné une fête.
Elle qui aime tant la danse, je l'eusse fait sauter toute la nuit; elle
m'aurait recommandé à son mari et j'aurais eu de l'avancement.

—De l'avancement! à quoi bon à présent? est-ce que j'ai besoin d'être
ambitieux?

Je voulus d'abord mettre de côté trois ou quatre cent mille francs pour
les envoyer à mon père; mais j'eusse passé la nuit à les compter. Je
rejetai le tout dans la cachette afin d'y venir puiser au fur et à
mesure de mes besoins, de mes caprices ou de mes générosités. Quand ce
fut fait, je replaçai le carrelage, le vieux coffre par dessus et
j'allai dormir.

Le lendemain j'écrivis à mon père et je m'adressai au payeur général,
pour qu'il lui fît passer cent mille francs. Ayant peu de confiance dans
ce mode d'envoi, j'attendis qu'il m'en eût été accusé réception pour
expédier une nouvelle somme.

Malek le mameluk, fidèle à son serment, n'avait pas quitté le régiment,
et, en sa qualité de kiachef, avait obtenu de manger avec les officiers.
C'était un très-beau garçon à la peau olivâtre, au nez brusqué, et à la
lèvre ombragée d'une longue moustache soyeuse.

Dès le lendemain, il vint me trouver et me dit avec l'emphase orientale:

—Chrétien, nul guerrier jusqu'à ce jour n'avait vaincu Malek. Il a
dévoré sa honte toute la nuit. Ce matin, il a compris qu'Allah avait
voulu le punir de son orgueil, de même qu'il a puni Mourad en dispersant
ses armées comme les sables du désert! que sa volonté soit faite! Je
t'ai juré de ne pas fuir, je resterai. Je combattrai même avec toi et je
t'amènerai ce qui reste des trois cents cavaliers que j'avais hier.

J'acceptai son offre, et le laissai partir sur sa parole. Il revint le
lendemain avec une centaine de mameluks qui prêtèrent tous serment à la
république devant le général de division. Malek m'avoua plus tard que
lorsqu'il se vit libre, il eut bien envie de ne plus revenir; mais la
haine mortelle qu'il avait vouée à Mourad et son serment l'avaient
ramené. Je le questionnai pour savoir la cause de cette haine. Il y a du
sang entre nous, dit-il; il a tué mon père. Je dois le tuer.

La défection de Malek fut bientôt imitée par le grec Nikolo Papas Oglou,
qui avait jusque-là servi les beys mameluks. Il enrôla tous ses
compatriotes, quelques Arabes et Turcs déserteurs et forma une légion de
1,500 hommes qu'il nous amena. Ce fut le premier noyau de ce régiment de
mameluks qui suivit l'armée lorsqu'elle retourna en France.

Les indigènes, qui nous avaient d'abord regardé avec effroi, voyant que,
bien loin de piller, nous achetions tout et payons largement, reprirent
confiance; les fugitifs revinrent, et bientôt le bon accord régna entre
les vainqueurs et les vaincus.



IV


Trois jours après mon installation, Dubertet m'envoya chercher pour
déjeuner chez lui, et m'invita ensuite à l'accompagner au Caire avec
Sylvie.

Le Caire est plus grand que Paris[C], mais il est fort différent
d'aspect, c'est la cité arabe dans toute son originalité. Hormis trois
grandes places de forme irrégulière, c'est un dédale de petites rues
étroites, tortueuses et non pavées. La plupart ont à chaque extrémité
une grande porte qu'un gardien fermait tous les soirs avant notre
occupation; nos patrouilles ont rendu inutile ce genre de précaution
contre les voleurs. Comme, au-dessus des rues, les habitants tendent
des toiles ou des nattes pour les préserver du soleil, on marche dans
une demi-obscurité. Le Caire avec ses maisons peintes, ses terrasses,
ses palais blancs au milieu de la verdure, ses constructions sans
régularité aucune, accolées les unes aux autres ou superposées, ses
mosquées bariolées de grandes bandes rouges et blanches, ses milliers de
minarets s'élançant dans les airs, ses marchés, ses bazars, ses
boutiques innombrables, me rappelait à chaque pas les descriptions des
_Mille et une Nuits_. La population offrait un égal intérêt à ma
curiosité. Ici toutes les races de l'Afrique, l'Arabe à la démarche
fière, le Cophte au maintien grave, le juif à la mine concentrée,
l'humble fellah, le Grec au regard éveillé, le nègre au rire d'enfant.
Ici, c'est une caravane de chameaux portant des montagnes de ballots;
là, une troupe d'âniers criant à vous rompre les oreilles; puis des
femmes, qui, enveloppées dans leurs haïks de couleurs sombres, passent
comme des fantômes; des marchands d'esclaves poussant devant eux de
jeunes nubiennes, des porteurs d'eau chargés d'outres pleines. Je
cherchais, dans cette foule bigarrée, si je ne rencontrerais pas le
_petit bossu_, le _dormeur éveillé_ ou les _trois calenders_. J'aurais
préféré être seul pour savourer le spectacle féerique qui se déroulait
devant moi, car mes compagnons de promenade ne remarquaient que le
mauvais côté de l'Orient, la poussière, la chaleur, la malpropreté des
rues, les mauvaises odeurs qui s'échappaient des boutiques, les haillons
ou la lèpre des passants. Ils furent moins mécontents du quartier des
mameluks, plus aéré, mais moins original. C'est là que Bonaparte avait
établi son quartier général dans le palais d'Elfy-Bey.

[Note C: Le narrateur écrit dans les premières années du premier
empire.]

Dubertet avait à parler au général Bon, qui occupait la citadelle, nous
y montâmes. L'étendue du pays que l'on découvre de là est immense. Il y
avait près d'un mois que j'étais en Égypte, et je la vis ce jour-là pour
la première fois. Sous nos pieds, le Caire, avec ses massifs de
constructions blanches et ses minarets, tout entouré de forêts de
palmiers. À droite et à gauche, dans une plaine sablonneuse, à l'entrée
du désert, les tombeaux des kalifes. En face, le vieux Caire, et l'île
de Roudah avec d'autres jardins et d'autres maisons blanches; le Nil qui
se déroule entre deux lignes de verdure et va se perdre dans les plaines
du Delta; à l'horizon, la masse imposante des pyramides de Gizèh,
d'Aboukir et de Sakkarah; puis le désert aux profondeurs insaisissables.

J'étais tout entier à mon admiration, quand mademoiselle Sylvie, que
Dubertet avait laissée sous ma garde, pour aller remplir sa mission
auprès du général, me tira par le bras et me dit:

—Au lieu de tant regarder ce vilain pays, parlez-moi donc un peu!
qu'avez-vous contre moi depuis quelques jours? vous m'en voulez?

—Et pourquoi vous en voudrais-je?

—Vous m'avez trouvée trop coquette avec vous?

—Avec moi comme avec tous les autres. C'est votre manière d'être; mais
cela ne tire pas à conséquence.

—Jusqu'à présent, non! Mais qui peut répondre de son cœur? Dites-moi,
vous n'êtes plus amoureux de mademoiselle de Cérignan, j'espère?

—Si fait! plus que jamais.

—Vous vous moquez de moi?

—Oh! je n'oserais.

—Vous aimez donc les filles nobles?

Je ne suis jamais tombé amoureux que de celles-là!

—Cela se comprend, puisque vous êtes noble vous-même, à ce qu'on dit.
Moi, j'aimerais bien avoir un amant titré.

—Est-ce que vous n'avez pas eu quelque vidame ou quelque chevalier de
Malte dans votre famille?

—J'ai eu un oncle chanoine ou curé, je ne sais plus.

Je faillis lui éclater de rire au nez.

—Mais, reprit-elle en revenant à sa première idée, si vous êtes
amoureux de cette blonde aristocrate, que faites-vous de cette jeune
fille turque ou arabe que vous tenez enfermée chez vous? Avouez qu'elle
est votre...

—Non, sur l'honneur! Mais en quoi cela peut-il vous intéresser?

—Qui sait? Aveugle que vous êtes! dit-elle en minaudant. C'est à cause
de votre ami Dubertet que vous fermez les yeux?

—Parbleu! Je ne suppose pas que ce soit à cause du Grand-Turc, bien
qu'il soit titré.

—Mais vous savez bien qu'Hector n'est pas mon mari?

Le retour de Dubertet la fit taire, et nous reprîmes le chemin de
Boulaq. Au moment où j'allais les quitter:

—Je voudrais bien, dit-elle, voir cette petite mameluke que vous tenez
enfermée avec tant de précautions. Est-elle jolie?

—Vous en jugerez par vous-même quand vous voudrez; mais je vous
préviens qu'elle n'entend pas un mot de français.

—Ça ne fait rien, j'irai après-demain, si vous le permettez. En même
temps vous me montrerez votre palais.

Je prévins Djémilé de la visite.

—Et comment faire, dit-elle, pour recevoir dignement cette dame
française? Quelle idée va-t-elle prendre de moi si je n'ai qu'une seule
esclave pour me servir? J'en voudrais au moins deux pour me tenir
compagnie et me distraire, car je m'ennuie. Zeyla est dévouée, mais elle
ne sait que des chansons nègres. Et puis il m'en faudrait bien trois ou
quatre autres pour me servir.

C'était une bonne occasion de dépenser mon argent et d'étudier de près
les mœurs de l'Orient. Je lui demandai si une douzaine lui suffisait.

—Je n'en veux que six, c'est ce que j'avais chez mon père.

—Je te les promets pour demain.

—Mais toi-même, tu n'as qu'un _saïs_ (palefrenier), pour servir toi et
ton cheval! C'est presque une honte pour un bey. Il te faut d'abord à la
maison un portier, un cuisinier, un porteur d'eau, un _kahwedj bachi_
pour faire ton café, un _seradj-bachi_ pour tenir ton cheval quand tu
vas à la promenade, un _selikdar_ pour porter tes armes, un porte-pipe,
un trésorier et un secrétaire, sans compter sept ou huit _yamaks_ pour
les servir tous.

Elle ne m'eût pas compris si je lui eusse répondu que je n'avais aucun
besoin de toute cette valetaille paresseuse et inutile dont s'entourent
les riches musulmans; je prétendis avoir tout ce monde-là dans mon
régiment, et qu'il me suffisait d'aller chercher un cuisinier.

Dès le matin, je me mis en quête d'un marchand d'esclaves: je n'avais
pas fait vingt pas dans les rues de Boulaq, qu'une vieille _fellahine_
vint d'elle-même m'offrir sa fille en me vantant ses charmes. Je
demandai à la voir, et j'entrai dans une misérable maison où, sur une
natte, se tenait accroupie sur les talons une maigre fillette assez
gentille, de dix à douze ans. Sur l'injonction de sa mère, elle se leva,
et, toute tremblante de frayeur, se mit à piétiner sur place, en
arrondissant les bras, et en se déhanchant. La mère chantait d'une voix
éraillée et marquait le rhythme sur une calebasse dont un des bouts
était percé et l'autre recouvert d'un parchemin. Je fis cesser la
musique et la danse, et je dis à la vieille que je ne cherchais pas
d'aventure galante, mais des esclaves pour mon harem.

—Eh bien, donne-moi cent _talari_ et emmène ma fille.

—Je ne t'en donnerai pas même vingt. Le talari vaut à peu près cinq
francs, c'était donc cinq cents francs qu'elle demandait, et je lui en
offrais cent.

—Prends Zabetta pour ce prix, me répondit-elle. Elle sera toujours plus
heureuse chez toi qu'ici.

Je n'étais pas satisfait de la denrée, je refusai.

—Si tu en veux une plus grande et plus forte, reprit la vieille,
attends-moi ici, je vais t'amener ça.

—J'en veux six.

—Six! s'écria-t-elle. En ce cas, il faut aller à l'Okel, chez Yacoub,
le marchand d'esclaves. Si tu veux me donner une petite gratification,
je t'y conduirai.

—Soit, passe devant.

—Oui, _sidy_ (seigneur), mais, auparavant, terminons le marché. Je te
laisse ma fille pour dix-huit talari.

Je les lui comptai pour en finir et je lui dis d'envoyer chez moi sa
progéniture, qui semblait plutôt satisfaite que mécontente de la
quitter.

Le marché aux esclaves était dans une ruelle étroite et malpropre.
J'entrai de plain-pied dans une vaste cour entourée d'arcades. La
lumière du jour, tamisée par les _velums_ tendus d'une muraille à
l'autre, plongeait dans un crépuscule, plus favorable au vendeur qu'à
l'acheteur, une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants plus ou moins
nus, et plus ou moins noirs.

À ma vue, tout ce monde se jeta en désordre vers le fond de la cour,
mais se rassura bientôt en voyant la vieille fellahine aborder comme une
ancienne connaissance Yacoub, le marchand de chair humaine.

Dès que celui-ci connut le motif de ma visite, il s'avança vers moi d'un
air obséquieux, et me demanda quel genre d'esclaves je souhaitais. Je
lui dis de me montrer ce qu'il y avait de mieux pour un harem.

—J'ai ton affaire, dit-il; on m'a livré hier de la marchandise de
première qualité et je vais te montrer ça; mais c'est cher, très-cher!

Il alla tirer d'un groupe une jeune nubienne, et, comme un maquignon
claque les flancs d'une bête à vendre pour montrer la fermeté de sa
chair, il frappa du plat de la main sur les épaules de cette fille au
corps de bronze. Puis, il lui ouvrit la bouche pour me montrer ses dents
blanches, en me disant: Tu vois, c'est grand et bien fait, ça peut avoir
vingt ans, ça se porte bien, c'est fort, c'est assez sobre et ça n'a
encore eu qu'un maître. Je te la garantis pour huit jours. Si d'ici là
tu lui trouves quelque infirmité, ramène-la, je te rendrai ton argent
ou tu en choisiras une autre.

—Combien en veux-tu?

—Deux _bourses_ (250 francs).

J'étais surpris qu'une femme, fût-elle noire comme la nuit, coûtât si
peu. Je la prends, lui dis-je. Comment s'appelle-t-elle?

Il ignorait le nom de son esclave et le lui demanda. Elle répondit
Daoura.

Il m'amena ensuite une jeune négresse aux cheveux nattés en mille
petites tresses et enduits de beurre, ainsi que son visage, ses épaules
et sa poitrine.

—J'ai assez de noires, lui dis-je.

—On n'a jamais assez de cette espèce-là, reprit-il; c'est une
Abyssinienne, et c'est généralement très-recherché, quand elles sont
femmes; mais comme celle-ci est encore fille, je te la laisserai pour le
même prix que l'autre. C'est une occasion.

—C'est possible, mais elle est trop luisante!

—Tu l'enverras au bain et tu lui feras dénouer ses tresses; après cela,
elle sera plus jolie que l'autre, tu verras!

Le fait est qu'elle avait les traits fins, la bouche petite et le nez
droit. Je ne parle pas de ses yeux, les filles de sa race ont presque
toujours le regard langoureux. Je pensai que la blancheur de Djémilé
ressortirait davantage entre ses trois noires, et je l'achetai aussi.
Elle s'appelait Choho.

—Maintenant montre-moi des blanches, dis-je à Yacoub.

—C'est beaucoup plus cher, je t'en avertis.

—Peu m'importe!

—En ce cas, viens avec moi. C'est de la trop belle marchandise pour la
laisser voir en public.

Je le suivis dans une chambre haute où plusieurs femmes, dans des
costumes assez délabrés, se tenaient rangées contre le mur.

Il m'en présenta une à la peau légèrement bistrée et aux traits
délicats.

—Veux-tu, dit-il, cette jolie Arabe du Saïs? Seize ans et vierge! Elle
chante et joue du tarabouk. Je la gardais pour le harem du pacha. Aussi
c'est cher, très-cher! Huit bourses! (mille francs).

—Achète-moi, me dit la jeune esclave, les yeux brillants d'un éclat
fébrile, tu ne t'en repentiras pas. Je me nomme Thomadhyr et je suis de
la ville d'Esnèh, la patrie des almées!

—Je t'achète, lui dis-je.

Elle vint me baiser la main.

Je fis ensuite l'acquisition d'une chrétienne de Damas, d'une figure
fine, avec des cheveux d'un blond tirant sur le roux. Elle répondait au
nom de Mériem. La dernière que j'achetai s'appelait Pannychis. Elle
était de Macri, dans l'Asie-Mineure, avait été enlevée par des corsaires
et vendue à un bey mameluk, qui l'avait répudiée. Elle remplissait
toutes les conditions de la beauté comme l'entendent les Orientaux.
Pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle est grasse,
elle est admirable. On pouvait lui appliquer cette comparaison arabe:
Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sont comme des
coussins.

Aussi, c'était cher, très-cher!

J'avais sur moi assez d'argent pour payer Yacoub; mais, ne voulant pas
me promener dans Boulaq avec ce troupeau féminin, je chargeai la vieille
fellahine de le conduire chez moi. Une heure après, elle venait me
livrer mon bétail, y compris sa fille, et se retirait fort satisfaite de
son _bakchis_, c'est-à-dire de son pourboire.

Djémilé, enchantée de ses six nouvelles esclaves, vint me remercier en
me baisant le pouce.

Mais ce n'était pas tout d'avoir acheté six femmes, il fallut les
attifer, car Yacoub me les avait livrées avec aussi peu de vêtements que
possible. Les pauvres filles n'étaient pas honteuses de leur nudité,
elles l'étaient de leurs haillons. Heureusement, les odalisques qui
avaient habité la maison n'avaient pu, dans leur fuite, emporter toute
leur garde-robe. Je la leur livrai en attendant mieux. Ce fut bientôt,
du haut en bas de ma résidence, un va-et-vient, des rires et un
bavardage qui se prolongèrent fort avant dans la nuit.

Sylvie arriva le lendemain dans une toilette ébouriffante. De son côté,
Djémilé avait mis toutes ses femmes sous les armes, s'était parée de
tous ses bijoux et y avait ajouté ceux qu'elle avait passés la matinée à
choisir, car j'avais fait venir toute une friperie et toute une
joaillerie pour équiper les compagnes de la fille de Mourad.

L'entrevue fut des plus comiques. Dès que l'Européenne parut sur le
seuil du divan où j'avais rassemblé le harem, Djémilé se leva, et,
suivie de ses esclaves, courut au-devant d'elle, posa la main à son
front, à sa poitrine, lui prit les pouces et y posa ses lèvres. Elle
s'attendait à ce que Sylvie lui rendît les mêmes hommages. Il n'en fut
rien. L'ex-comédienne n'avait aucune idée des usages de l'Orient. La
jeune mamelucke se redressa alors avec fierté, lui tourna le dos et
revint sur son sofa. Puis, s'adressant à moi: Dis-lui de s'asseoir si
elle le veut. Offre-lui un narghilé et du café.

Je traduisis mot à mot.

—Est-elle drôle, cette petite? dit Sylvie, mais je ne veux ni de son
café ni de sa pipe.

Quand j'eus reporté ces paroles à Djémilé.

—Ton épouse est bien mal apprise, dit-elle.

—Elle n'est pas ma femme.

—Alors, que vient-elle faire chez toi et à visage découvert? C'est donc
une almée ou quelque chose de pis?

—Que dit-elle? demanda Sylvie. Elle me fait des yeux comme si elle
voulait me manger.

—La trouvez-vous jolie?

—Sans doute; mais Dieu sait comme c'est fagoté!

Je dis à la mameluke que Sylvie la trouvait belle.

—Moi, je la trouve laide, tu peux le lui dire de ma part. Fais-la donc
fumer, ça la rendra malade et je serai contente.

Thomadhyr, sur un signe de sa maîtresse, offrit à la visiteuse une pipe,
tandis que Daoura lui versait du café.

—Mais je ne veux rien, dit-elle.

—Il n'est pas empoisonné, lui dit Tomadhyr, offensée.

J'engageai Sylvie à accepter. Sur mon insistance, elle tira trois
bouffées, toussa, se mit de la fumée dans les yeux, et pour se
remettre, avala bouillant le café préparé à la turque, encore tout
bourbeux, ce qui lui fit faire une grimace épouvantable.

—Qu'elle est sotte! s'écria Djémilé en battant des mains et en riant
d'une joie d'enfant. Toutes les autres l'imitèrent, autant pour lui
complaire que par jalousie instinctive contre la Française.

—Qu'est-ce qu'elles ont donc tant à rire, toutes vos _grues_? s'écria
Sylvie.

—Elles rient de ce que vous n'avez pas donné le temps à votre café de
déposer au fond de la tasse.

—Ce n'est pas si drôle que ça, je me suis brûlée affreusement avec leur
_chicorée_. Faites-les donc taire! elles sont agaçantes avec leurs cris.

Je leur observai qu'il était fort grossier dans tous les pays du monde
de se moquer de ses hôtes. Elles se turent. Djémilé reprit son sérieux;
mais, au bout d'un instant, elle eut le malheur de lever de nouveau les
yeux vers Sylvie, qui s'essuyait la langue avec son mouchoir. Dès lors,
adieu toute gravité. Elle fut prise d'un rire inextinguible. Elle en
avait les larmes aux yeux. Il va sans dire que les autres éclatèrent.

Je parvins à obtenir un peu de calme, mais non sans peine, car moi aussi
je riais.

—Je ne sais trop, reprit Sylvie, quel plaisir vous pouvez trouver dans
la compagnie de ces sauvagesses. Il est vrai qu'en voilà trois fort
jolies. D'abord cette grosse-là, qui ressemble à une Junon de M. David!

Elle désigna la Grecque Pannychis.—Et puis, cette mince, reprit-elle en
me montrant Tomadhyr; elle a des yeux impossibles, mon cher, ce sont des
charbons ardents. Et puis, votre favorite, mais je préfère la belle aux
yeux de feu.

—Que dit-elle donc? me demanda Djémilé. Elle se moque de moi?

—Pas le moins du monde; elle parle de Tomadhyr qu'elle trouve jolie.

Celle-ci, pour la remercier, s'approcha de Sylvie qui la repoussa en
disant: Ah! ma chère, je n'aime pas à être embrassée par les femmes.

Tomadhyr alla reprendre sa place en riant sous cape. Sylvie de leva.
Djémilé en fit autant et l'engagea à revenir, autant pour prendre des
leçons de politesse que pour l'amuser encore.

Je me gardai bien de traduire textuellement une si aimable invitation.
La comédienne lui fit une révérence, et comme elle se dirigeait vers la
porte, je lui vis un vieux plumail que Tomadhyr, sous prétexte de
l'embrasser, lui avait attaché en guise de croupière. Ce fut pour le
coup qu'il y eut une explosion de rires et de cris de joie. Je détachai
l'aile de volaille sans que madame Dubertet s'en aperçut et je la jetai
au nez de l'esclave espiègle.

Au moment de sortir, Sylvie fit une nouvelle révérence à Djémilé qui,
pour la congédier selon les usages, lui dit:

—Le ciel vous accorde une nombreuse postérité et conserve vos enfants!



V


Quelques jours après, Sylvie, voulant prendre sa revanche, car elle
n'était pas assez simple pour n'avoir pas vu qu'on s'était moqué d'elle,
me pria de lui amener Djémilé à dîner.

Je tirais vanité de la beauté de cette jeune fille, et j'étais content
de la montrer à Dubertet et aux autres. J'eus beaucoup de peine à
obtenir son consentement.

—Enfin, me dit-elle, puisque tu le veux, j'irai, mais ce sera une
grande honte pour moi. Je ne connais pas plus vos usages que vous ne
connaissez les nôtres, et elles vont se moquer de moi à leur tour.
Apprends-moi comment je dois me conduire.

Elle avait beaucoup d'amour-propre. Je la mis au fait tant bien que mal
de ce qui se passait avant, pendant et après le dîner. Quand elle sut
que Dubertet serait présent, elle fut sur le point de se rétracter, ne
voulant point paraître à visage découvert devant lui.

—Ma chère enfant, lui dis-je, chez nous les femmes vont partout sans
voiles, cela ne leur attire le blâme de personne. Il n'y a que les
laiderons qui se cachent la figure.

—Eh bien, soit! j'ôterai mon voile; d'ailleurs, les chrétiens ne sont
pas des hommes pour moi.

—En ce cas, tu me considères comme un chien?

Elle rougit jusqu'au blanc des yeux et me dit:

—Toi, tu n'es pas chrétien!

—Bah! et que suis-je donc?

—Tu parles arabe, tu respectes Allah et son prophète, et tu es doux
pour ta captive Djémilé. Aussi j'ai une grande amitié pour toi et je
suis heureuse ici.

Elle n'était pas difficile à contenter, car l'existence qu'elle menait
m'eût ennuyé à mourir. Ne sachant ni lire, ni écrire, ni broder au
tambour, ni même jouer d'un instrument quelconque, elle passait son
temps à s'attifer, à prendre des bains, à boire du café, fumer et
bâiller. Elle ne s'occupait même pas des soins de la maison; elle en
avait chargé les négresses. Sauf Tomadhyr, qui était belle conteuse,
bonne joueuse de tarabouk, et qui avait une légère teinture
d'instruction, les autres ne savaient pas compter jusqu'à cent. À quoi
leur eût servi d'apprendre? On ne leur avait jamais demandé que d'être
jolies.

Elles vivaient en bonne intelligence et se montraient toutes soumises
aux volontés et aux caprices de la _Khanoune_, c'est-à-dire de la
maîtresse de la maison. Celle-ci avait son appartement séparé, chambre,
antichambre et cabinet de toilette, qui donnaient sur la principale
pièce du harem; c'était le salon commun, entouré de divans, avec de
petites tables incrustées d'écaille et des enfoncements découpés en
ogive çà et là dans la muraille, servant à serrer les naghlès, les vases
de fleurs et les tasses à café.

Quant aux esclaves ou _odaleuk_, elles dormaient tout habillées sur les
sofas des petites chambres qui entouraient le salon, sur les nattes ou
les divans des grandes salles sans avoir de place fixe, et parfois sur
les galeries en plein air; car, comme je l'ai déjà dit, il n'y avait pas
un seul lit dans toute la maison.

Cette cohabitation avec huit femmes, toutes jeunes et plus ou moins
belles chacune dans son genre, peut d'abord paraître singulière à un
Européen. Je me figurais aussi que les Turcs, ayant plusieurs épouses et
une quantité d'esclaves, se retiraient chaque soir avec deux ou trois
d'entre elles. Je me trompais étrangement. J'appris bientôt que le
musulman ne vivait en réalité qu'avec une seule. Si la loi lui permet
d'en prendre quatre, il n'y a que les gens excessivement riches qui
puissent se passer ce luxe. Ordinairement il se borne à prendre une
seule femme légitime. Les filles de bonne maison en font presque
toujours une condition avant le mariage. Quant aux esclaves, il en peut
avoir autant qu'il en peut nourrir. Mais, dans ce cas, il fait bien de
les loger ailleurs que chez son épouse; celles qu'il lui a données sont
devenues sa propriété, et, s'il veut avoir la paix chez lui, il se garde
bien de s'occuper d'elles. Du reste, les maisons séparées en deux
parties deviennent, par le fait, deux maisons distinctes dont les
intérêts et la vie intimes sont différents. Dans le cas où les femmes
sont nombreuses, le harem est une sorte de couvent, où chaque cadine vit
séparément avec ses esclaves. Le mari n'y va rendre visite qu'avec
cérémonie, et, comme il ne mange jamais en leur compagnie, il y passe
son temps à fumer et à prendre du café ou des sorbets; et encore, s'il
trouve des babouches à la porte du harem, il se retire discrètement, de
crainte de gêner et de voir les nobles visiteuses ou amies de sa femme.

C'était encore une erreur de ma part de croire que les musulmanes
étaient des prisonnières que l'on gardait à vue. Les _cadines_,
c'est-à-dire les dames, sont parfaitement libres de sortir,
accompagnées, il est vrai, par leurs esclaves ou par leurs eunuques,
d'aller aux bains, de rendre et de recevoir des visites. Si elles n'ont
pas le droit de témoigner en justice et de se mêler aux fidèles dans les
mosquées, elles peuvent néanmoins hériter et posséder comme partout,
même en dehors de l'autorité du mari. Elles peuvent même demander à
divorcer; mais il leur faut donner de fortes raisons, tandis que le mari
n'a qu'à dire devant trois témoins: «Tu es divorcée,» pour que cela ait
force de loi.

Le jour du dîner arrivé, j'allai chez Djémilé. Je la trouvai parée de
ses plus beaux atours et riant aux éclats en imitant les révérences de
Sylvie. Tomadhyr lui rendait ses saluts en arrondissant les bras et en
prenant des airs penchés.

En m'apercevant, toutes s'envolèrent—comme une compagnie de perdrix.

Je les rassurai, et j'emmenai Djémilé.

Dans le jardin, je lui offris mon bras et je sentis qu'elle tremblait.

—Si tu as peur, lui dis-je, reste ici. Je dirai que tu es malade. Je ne
veux pas te contraindre.

—Non, ce n'est pas la peur, c'est... je ne sais pas!... C'est si
étrange que tu me tiennes ainsi pour marcher!

Dubertet ou plutôt Sylvie avait invité plusieurs personnes, entre autres
le colonel Sabardin, qui était de mes amis, Morin dont le bras était
guéri, et il signor Fosco. Quand Djémilé se trouva devant tous ces
hommes, elle fut décontenancée. Mais, se remettant vite, elle alla droit
à Sylvie comme on marche au feu, et lui fit une des révérences qu'elle
venait de répéter dans le harem. Elle s'en acquitta assez bien.

—Est-ce que cette jeune dame, dit Sabardin, va garder son mouchoir sur
le visage pour dîner? ce sera bien gênant.

Je priai Djémilé de quitter son voile, ce qu'elle fit en rougissant, et
elle se tint les yeux baissés.

—On lui ôterait ses cottes, observa Sylvie, qu'elle ne serait pas plus
honteuse. La pudeur est décidément une affaire de convention!

—Comment! s'écria Morin, c'est là l'enfant que vous avez recueillie
aux Pyramides? mais c'est un chef-d'œuvre! quelle finesse de traits,
quel regard! Colonel, il faudra que vous me permettiez de faire son
portrait.

—De grand cœur, répondis-je, et je fis part de sa proposition à
Djémilé.

—Je ne veux pas, dit-elle; pour qu'il m'emporte et me fasse arriver
malheur? non! non, jamais!

Dubertet lui offrit le bras pour passer dans la salle à manger. Djémilé
hésitait; et, comme je lui faisais signe d'accepter, elle me dit d'un
ton de reproche:—Tu n'es donc pas jaloux, pour me laisser emmener par
un autre homme?

Je lui expliquai en deux mots que Dubertet n'agissait ainsi que pour lui
témoigner son respect. Il la plaça à côté de lui à table et s'occupa
exclusivement d'elle. Il avait appris trois mots d'arabe et il les
répétait à tort et à travers, ce qui la faisait beaucoup rire.

Sylvie, qui ne comprenait pas même ces trois mots, crut ou feignit de
croire qu'il lui disait des fadeurs. C'était un bon prétexte pour lui
rendre la pareille. Elle s'attaqua à Sabardin, mais celui-ci était tout
à ce qu'il mangeait. Alors elle se retourna vers moi, et je devins le
but de ses agaceries.

Djémilé avait un coup d'œil d'aigle, et rien ne lui échappa: on
apporta du vin de Champagne et Dubertet lui persuada d'en boire, en lui
disant que ce n'était pas du vin. Elle en but fort peu, mais cela suffit
pour lui monter la tête. Dubertet était gai et redoublait de
prévenances, Djémilé comprenait bien, et, en vraie coquette, acceptait
ses hommages avec une certaine satisfaction. J'en eus du dépit contre
elle, et j'en voulus à mon ami de chercher à me _souffler_ cette jeune
fille, qu'il croyait être ma maîtresse. Je me reprochai d'avoir été si
scrupuleux en repoussant les avances de la sienne. Je ne sais si cette
diablesse de Sylvie lut dans ma pensée; mais, en se levant de table,
elle me dit tout bas:

—Je serai ce soir, à onze heures, dans votre jardin, sous le grand
caroubier; j'ai à vous parler.

J'en voulais tant à Dubertet que je promis d'être exact au rendez-vous.

Quand le café fut pris, elle se donna le luxe d'une scène de jalousie à
son amant, et j'en profitai pour m'esquiver avec Djémilé qui m'avait
déjà demandé trois fois à s'en aller.

J'étais de mauvaise humeur, elle s'en aperçut, m'en demanda la cause. Ne
voulant point la lui apprendre, je lui dis que j'avais mal à la tête.

—Oh! ce n'est pas cela, dit-elle.

—Qu'est-ce donc?

—Tu veux que je te le dise?

—Oui, parle.

—Eh bien, quoique je ne comprenne pas votre langage, j'ai deviné bien
des choses.

—Et qu'as-tu deviné?

—D'abord que ton ami voulait me plaire et que cela t'a fâché: puis, que
sa femme a de l'amour pour toi.

—Et quand cela serait, que t'importe! lui dis-je un peu durement.

—Tu as le droit de l'acheter à ton ami et de l'amener dans ton harem;
mais j'en aurai beaucoup de chagrin. Ce n'est pas là ce que tu m'avais
promis!

—Et que t'avais-je promis?

—Que je serais seule maîtresse au logis.

Et elle fondit en larmes.

J'eus beau dire qu'elle seule régnerait chez moi, que je ne pouvais pas
acheter la Française, qu'elle ne viendrait jamais, rien n'y fit. Elle
pleurait toujours. Le vin de Champagne lui avait porté sur les nerfs.

Onze heures sonnèrent, c'est-à-dire que le muezzin cria l'heure, du haut
d'un minaret voisin. Sylvie devait m'attendre; mais je ne pouvais
laisser cette enfant, excitée comme elle l'était; et puis, elle était
si jolie que j'aurais sacrifié tous les rendez-vous de la terre pour
elle.

Je ne trouvai rien de mieux pour la consoler que de lui faire des
compliments. Elle essuya ses larmes, me dit qu'elle avait été bien
sotte, et m'avoua en rougissant qu'elle était jalouse de moi.

—Si tu es jalouse, c'est donc que tu m'aimes, petite Djémilé? dis-je en
la serrant sur mon cœur.

—Eh bien, oui! répondit-elle en se jetant à mon cou. Je t'aime et je
t'aimerai toute ma vie.

Ma bouche rencontra la sienne. Elle trembla et bondit sous ce premier
baiser, en s'échappant de mes bras.

Son esclave Tomadhyr entra en ce moment.

—Que veux-tu? lui demandai-je impatienté de sa présence.

—Je venais savoir si la sultane était rentrée, afin de l'aider à se
déshabiller.

—Va-t'en! et ne viens jamais sans être appelée, lui répondit sa
maîtresse avec colère. Quand elle fut partie, Djémilé vint à moi, et,
d'un air sérieux, me dit:—Je serais méprisable à mes propres yeux, si
je me donnais à toi avant d'être ta femme. Demande-moi à mon père.

—Et où le prendre?

—Il doit être dans le Fayoum.

—Mais, chère enfant, quand même je pourrais y aller maintenant, ce
serait en pure perte. Ne suis-je pas l'un de ses ennemis?

—Et pourquoi ne deviendrais-tu pas son ami?

—Parce que ce serait déserter mon drapeau et trahir l'armée.

—Alors, tu veux donc que je sois avilie si je te cède, ou malheureuse
si je te résiste?

—Ta fierté et la pudeur te grandissent dans mon estime. Reste pure. Je
ne t'en aime que davantage. Nous reparlerons mariage plus tard.

—Oui, plus tard, dit-elle en se retirant.

L'heure de mon rendez-vous était envolée depuis longtemps; mais j'étais
loin de regretter d'y avoir manqué. Djémilé m'avait préservé d'une
sottise, et je m'endormis en me promettant de brûler un cierge à ma
petite vierge musulmane. Sylvie dut m'en vouloir, mais je m'en inquiétai
peu.

Parmi les cavaliers que Malek nous avait amenés, il s'en trouvait un que
j'avais vu, à deux reprises, rôder dans mon jardin sans y être appelé.

Je le soupçonnais d'abord d'avoir connaissance du trésor et de vouloir
s'introduire dans la maison. M'étant informé de lui près de Malek,
j'appris qu'il se nommait Souleyman el Haleby et qu'il était natif
d'Alep. Je lui fis défendre l'entrée du jardin. Il n'y revint plus,
mais il passait des journées, assis, les jambes croisées, devant la
porte, à gratter d'une mandoline à trois cordes et à psalmodier des
ballades et des chants d'amour.

À laquelle de mes esclaves adressait-il ses sérénades? Je le sus
bientôt. Un jour qu'il me croyait bien loin, il franchit le jardin, et
pénétra dans la maison jusque sous le moucharaby de la chambre de
Djémilé.

Le Lindor musulman commença par vanter sa noblesse, sa bravoure, son
cheval, ses exploits, les coups de sabre qu'il avait donnés, énuméra les
têtes qu'il avait tranchées; puis il chanta les louanges de Mourad Bey,
la gloire de Mahomet, la puissance d'Allah qui préparait ses foudres
pour nous anéantir. Il se plaignit ensuite des rigueurs de Djémilé, lui
exprimant son amour sur tous les tons, avec des hyperboles et des
métaphores orientales, lui reprochant de ne pas descendre dans la cour,
lui offrant de la ramener à sa famille, et finalement il lui proposa de
se sauver dans le désert avec lui, cette nuit même, tandis que j'étais
absent.

Je tremblais d'entendre ma captive accepter ses propositions.

—Souleyman, lui répondit-elle, cesse de me poursuivre de ton amour. Tu
n'as jamais vu mon visage et tu ignores si je suis belle ou laide. Ce
que tu recherches en moi, c'est l'alliance de mon père. Apprends d'abord
que je suis laide à faire peur. Demande-le plutôt au chef français qui a
osé soulever mon voile! Mais Allah l'a puni de sa curiosité, il s'est
retiré épouvanté; ensuite j'ai juré par le Koran, de ne pas m'enfuir. La
fille de Mourad est fière, elle ne saurait manquer à son serment, même
vis-à-vis d'un chrétien. Si tu veux retourner vers mon père, dis-lui où
je suis. Il sait bien la rançon qu'il doit offrir au chef français en
échange de sa fille. Va t'en et qu'Allah te protége.

J'entendis la fenêtre se refermer et Souleyman s'éloigner.

Rassuré sur la loyauté de Djémilé, j'avais une autre inquiétude; je ne
voulais pas que son père vînt me la reprendre, fût-ce en payant une
rançon de roi. Je prenais plaisir à la regarder. J'en étais jaloux comme
un avare l'est du trésor auquel il ne touche pas.

Je fis appeler Malek et lui donnai des ordres pour qu'il surveillât de
près son Arabe, après quoi je le fis venir lui-même. Quand il fut devant
moi:

—Tu veux fuir, lui dis-je sans préambule, et cela au mépris du serment
que tu as prêté entre les mains du général. Comme je suis le maître de
ton maître, je t'avertis qu'à la moindre tentative, je te ferai trancher
la tête: c'est tout ce que j'avais à te dire, va t'en.

—Les chrétiens ne coupent pas les têtes, dit-il en me jetant un regard
dédaigneux.

—Vous nous avez donné l'exemple, vous autres musulmans, et c'est la
meilleure manière de vous empêcher d'aller jouir des délices du paradis
de Mahomet.

Souleyman poussa un grognement sourd et sortit.



VI


Dans les premiers jours du mois d'août, l'ordre m'arriva de monter à
cheval et d'aller rejoindre sur la route de Belbéys, avec mon régiment,
la division commandée par Bonaparte. J'allai prévenir Djémilé de mon
départ.

Elle parut d'abord ne pas comprendre ce que je lui disais, tant elle fut
surprise, puis elle s'élança vers moi.

—Comment, dit-elle, tu vas me quitter? Pour combien de temps? À jamais,
peut-être!

—Je ne crois pas que l'expédition soit de longue durée. Nous allons
protéger contre les Bédouins la caravane des pèlerins de la Mecque qui
revient au Caire.

—C'est une œuvre pieuse, va, et qu'Allah te protége! Mais je vais bien
m'ennuyer ici!

—Pas plus que tu ne t'ennuies tous les jours.

—Mais j'aurai peur!

—Je serai bientôt revenu. En mon absence, ne sors pas du harem et
veille à ce que tes esclaves ne prennent pas la clef des champs.

—Laisses-tu quelqu'un pour nous garder?

—Oui, un escadron tout entier.

—Dans la maison? s'écria-t-elle avec effroi.

—Non, dans la maison il n'y aura que Guidamour.

Elle m'apporta son front. Je l'embrassai et la quittai, après avoir
donné des ordres à celui qui devait veiller sur mon troupeau; je me
rendis au quartier où le régiment n'attendait plus que moi pour partir.

N'apercevant pas Souleyman parmi les cavaliers de Malek, je lui demandai
ce qu'il en avait fait.

—Il est parti depuis huit jours.

—Et tu l'as laissé rejoindre Mourad, ton ennemi personnel?

—Je ne suis pas l'ami de Souleyman, pour qu'il me fasse part de ses
projets! Peut-être lui est-il arrivé malheur, car il a laissé son cheval
et ses armes, comme s'il devait revenir.

—S'il revient, dis-je à l'officier chargé de garder Boulaq et de
protéger ma maison, fusillez-le comme déserteur.

—Soyez tranquille, ce sera fait!

Nous entrâmes dans le désert tout de suite en sortant du Caire, au seuil
de la porte de la Victoire. Nous traversâmes El-Khankah et Abou-Zabel,
cités jadis florissantes qui maintenant tombent en ruines. Près de
Belbéys, nous rencontrons une partie des pèlerins de la Mecque, que les
Bédouins emmenaient prisonniers après les avoir pillés. Le fait de
délivrer les pèlerins, de rattraper leurs richesses et de donner la
chasse aux Bédouins ne fut ni long ni difficile. Bonaparte les traita
fort bien, ces pèlerins, et leur fournit une bonne escorte jusqu'au
Caire. Je pensais que la campagne était terminée et je me réjouissais
déjà à l'idée de revoir ma petite cadine. Point! Ibrahim-Bey avait
établi son quartier général à Belbéys et y avait convoqué les autres
beys mameluks, afin de reprendre l'offensive; à la nouvelle de notre
arrivée, il se retire; nous le suivons jusqu'à Salahyeh. Là, il y eut un
combat de cavalerie qui faillit coûter la vie au général en chef.
Ibrahim venait de lever son camp, lorsque Bonaparte arriva, suivi d'une
escorte de 300 hussards. Ceux-ci se jetèrent sur les 500 mameluks qui
protégeaient la retraite des femmes et des bagages. Ils s'ouvrent un
passage dans leurs rangs, mais ils sont bientôt enveloppés. Bonaparte,
avec ses guides et son état-major, vole à leur secours et la mêlée
devient générale. Le colonel du 7e de hussards, Détrés, est tué,
l'aide de camp Shulkowsky reçoit huit blessures. Bonaparte lui-même met
le sabre à la main.

Je ne sais trop comment cela eût fini, si mon régiment ne fût venu à
leur secours en fournissant l'une de ces belles charges à fond de train,
auxquelles rien ne résiste. Non-seulement nous mîmes en déroute la
cavalerie mameluke, mais encore nous lui enlevâmes deux pièces de canon
et cinquante chameaux chargés de bagages. Ce jour-là 11 août, le 3e
dragons fut mis à l'ordre du jour de l'armée, et le colonel fut invité à
souper sous la tente du général en chef. Je n'avais jamais vu Bonaparte
de si près et je n'avais jamais causé avec lui.

Je ne fus pas surpris de la beauté des lignes de sa figure, j'avais
assez vécu en Italie pour savoir que ce type sculptural y est encore
très-répandu; mais la douceur pénétrante de son regard n'appartenait
qu'à lui. Dans la colère, ce regard ne devenait pas terrible comme on
l'a dit, il était celui de tout autre homme dans la même situation
morale. Sa véritable particularité c'était d'être persuasif à un degré
qui pouvait le rendre irrésistible.

Un des généraux qu'il avait invités blâma tout haut l'imprudence qu'il
avait commise en se jetant au milieu des mameluks. Vous pouviez,
ajouta-t-il, être fait prisonnier ou être tué.

—Eh bien, je serais mort, dit en souriant le général en chef, et mes
officiers eussent été libres de quitter cette terre d'Égypte qui leur
déplaît tant. Mais il est écrit là-haut, comme disent les croyants, que
je ne dois pas être pris par les mameluks. Puis, se tournant vers moi
avec un sourire aimable: Colonel, je ne vous en remercie pas moins
d'être venu à temps. Voulez-vous entrer dans mon régiment des guides?

—Général, je n'ai fait que mon devoir et je vous sais gré de votre
offre, mais je suis habitué à mes dragons. Permettez-moi de rester à
leur tête.

—Alors que voulez-vous? reprit-il d'un ton brusque.

—Rien pour le moment, général.

—Vous êtes encore un mécontent, vous!

—Mécontent de quoi?

—Mécontent de l'expédition!

—Non, ma foi, j'en suis enchanté, moi!

—Bah! fit-il. Et que pensez-vous de l'Égypte?

—C'est un pays unique dans la nature et dans les fastes de l'histoire,
c'est le berceau de la civilisation grecque et romaine, de la nôtre par
conséquent. Tout y est intéressant, les mœurs, les croyances, les
monuments de tous les âges, depuis les pyramides jusqu'aux tombeaux
mameluks. Cette vallée du Nil si fertile et ces déserts arides, tout est
contraste, et je serais bien fâché de ne pas avoir vu tout cela.

—Vous êtes du petit nombre de ceux qui s'y plaisent!

—Parbleu! dit mon général de division Reynier, Haudouin est aux trois
quarts mameluk!

—Comment cela, général?

—Il parle l'arabe comme feu Mahomet, il a un escadron de cavaliers du
désert sous ses ordres, une douzaine d'odalisques dans son sérail, et sa
favorite est ni plus ni moins que la fille de Mourad-Bey.

—Mais, colonel, dit Bonaparte en me frappant sur l'épaule d'un air
enjoué, tu es un homme précieux, tu me faciliteras les moyens d'entrer
en relations avec ton beau-père.

—Quand vous voudrez, mon général, lui répondis-je sur le même ton.

—En attendant, tu me feras bien l'amitié d'accepter un sabre
d'honneur?

—Avec plaisir, pourvu que la lame soit bonne.

En ce moment on annonça l'arrivée d'un aide de camp de Kléber. Bonaparte
le fit venir, et, lui voyant la figure bouleversée, lui dit:—Est-ce que
les mameluks sont à vos trousses?

—Pire que cela, général. Prenez connaissance de ce rapport, et vous
verrez s'il y a matière à se réjouir.

Nous nous éloignâmes avec l'aide de camp, et voici ce qu'il nous apprit.

L'amiral Brueys, au lieu de suivre les instructions de Bonaparte en
mettant la flotte à l'abri, était resté dans la rade d'Aboukir, soit
qu'il craignît de rencontrer l'escadre anglaise en pleine mer, soit
qu'il voulût associer la marine française à la gloire de l'expédition en
livrant combat. Quoi qu'il en soit, Nelson était arrivé en vue
d'Alexandrie le 1er août, à cinq heures du soir. Brueys croyait si
peu engager le combat sur-le-champ, qu'il attendait sans trop
d'impatience une partie des équipages débarqués: Nelson s'embossa entre
le rivage et nos vaisseaux de manière à couper toute communication avec
la terre. À sept heures du soir, il attaqua notre ligne composée de
treize vaisseaux de haut-bord et de quatre frégates avec des forces à
peu près égales. Le combat dura seize heures et Brueys fut tué par un
boulet à bord de l'_Orient_.

À dix heures du soir, le vaisseau amiral avait sauté en l'air. Trois
autres navires avaient été pris à l'abordage. Tous s'étaient jetés à la
côte, enfin trois autres encore avaient été brûlés par les Anglais.
Pendant tout ce temps, le contre amiral Villeneuve qui commandait
l'arrière-garde de la flotte n'avait pas bougé: il avait attendu les
ordres de Brueys jusqu'à la fin du combat. Voyant tout perdu par son
manque de résolution, il prit le large avec deux gros vaisseaux et deux
frégates, sans avoir tiré un seul coup de canon. L'ennemi, trop
endommagé pour le suivre, l'avait laissé gagner le large. Sur huit mille
hommes d'équipages, à peine trois mille avaient pu regagner la côte.

À cette nouvelle, tous les assistants restèrent atterrés. Pour
quelques-uns des généraux qui, déjà mécontents en mettant le pied en
Égypte, pensaient sérieusement à retourner en France, tout espoir était
perdu. Murat, Lannes, Berthier, Bessières, jurèrent à qui mieux mieux et
manifestèrent tout haut leur regret d'avoir suivi Bonaparte. L'un d'eux
m'adressa même quelques mots amers pour avoir vanté l'Égypte un instant
auparavant. Je ne lui répondis même pas. Je déplorais la perte de nos
vaisseaux, mais je n'en pouvais accuser l'Orient et son soleil.

Bonaparte s'avança vers nous. Quoiqu'il fût vivement ému au fond, il
nous dit d'une voix calme: Nous n'avons plus de flotte. Eh bien, il faut
mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens!

Nous reprîmes le chemin du Caire. Nous y arrivâmes le 17 août dans la
soirée. Je courus chez moi. J'avais eu le temps de réfléchir à la
conduite que je voulais tenir vis-à-vis de Djémilé. La demander en
mariage à son père, était impossible, insensé. En faire ma maîtresse,
elle s'y refusait, et je ne voulais pas la traiter en esclave. Je
m'étais donc promis de la considérer comme une enfant, et d'attendre
tout de sa volonté ou de son caprice.

Je fus d'abord désagréablement surpris de ne pas trouver Guidamour à son
poste. Un de ses camarades qui le remplaçait m'apprit qu'il était
malade, à l'hôpital. Il me tardait tant de revoir Djémilé que je me
rendis sur-le-champ dans le harem sans faire d'autres questions.

Ne la voyant pas venir à ma rencontre, j'en fus d'abord un peu blessé.
Je l'appelai sans obtenir de réponse. J'entrai, la chambre était vide.
Sur un coffret étaient rangé avec soin son tarbouch d'émeraudes et ses
bijoux; sur le sofa, ses voiles et ses vêtements, comme si, depuis
longtemps, elle n'eût pas couché là. Je pressentais un malheur. L'une
de ses femmes sa présenta; c'était Mériem la chrétienne.

—Qu'est devenu Djémilé? lui dis-je.

—Au lieu de me répondre, elle fondit en larmes.

—Est-elle morte? Voyons, parle!

—Non, elle est partie. Son père est venu la chercher, il y a cinq
jours.

—Mourad a osé s'aventurer jusqu'ici pour reprendre sa fille? C'est
invraisemblable!

—Cela est, je te le jure sur le Christ, la négresse Zeyla et moi avions
suivi notre jeune maîtresse dans le jardin, où tu nous as permis de nous
promener. C'était le soir. Nous étions toutes trois assises sous le
grand caroubier et nous respirions la fraîcheur de la nuit, quand
Mourad-Bey, suivi du mameluk Souleyman, s'est présenté à nous. Ils
étaient déguisés tous deux en marchands. Mourad s'est fait reconnaître
de sa fille et lui a enjoint de le suivre. Je crois qu'elle avait
connaissance de ce projet d'enlèvement et qu'elle y consentait, car elle
ne fit aucune résistance et répondit à son père qu'elle était prête à
lui obéir. Zeyla demanda comme une grâce de ne pas quitter sa maîtresse,
et Mourad les emmena toutes deux sans leur donner seulement le temps
d'aller prendre d'autres vêtements.

—Il faut que tu sois bien sotte pour n'avoir ni crié, ni appelé avant
qu'ils fussent trop loin pour être rejoints.

—Souleyman m'avait bâillonnée et attachée.

—N'étais-tu pas d'accord avec eux?

—Peux-tu me soupçonner d'une telle trahison? moi qui ai jeté l'alarme
aussitôt que je l'ai pu! mais il était trop tard!

Ce misérable Souleyman ne s'était enfui que pour aller apprendre au bey
où était sa fille, la lui demander en mariage et l'obtenir selon toute
probabilité. J'enrageais de chagrin de me voir enlever cette enfant qui
me tenait si fort au cœur, et de colère en pensant qu'elle allait
appartenir à un autre.

Mériem chercha à calmer ma douleur en me parlant de la volonté du ciel,
de la sainte Vierge et des saints. Sa religion ressemblait plus à
l'idolâtrie qu'au christianisme. Je la remerciai de la bonne intention
qui lui faisait dire tant de sottises, et je sortis.

Je questionnai le remplaçant de Guidamour et lui demandai pourquoi il
avait manqué à sa consigne en laissant sortir les femmes.

—Mon colonel, répondit-il en tournant son bonnet de police dans ses
mains, je n'avais pas compris qu'elles étaient prisonnières.

—Tu ne t'es donc pas aperçu de la disparition de la cadine?

—Si fait, mon colonel, le lendemain!

—Où étais-tu et que faisais-tu ce soir-là?

—Je... je... causais ici dans la cour avec la petite fellahine, dit-il
en rougissant.

—Tu te permets d'en conter à une si jeune enfant? Tu me feras quinze
jours de salle de police pour te calmer, et quinze autre jours pour
t'apprendre à être plus vigilant.

—Oui, mon colonel!

Je fis ensuite appeler l'officier que j'avais chargé de veiller sur ma
maison et je le consignai pour huit jours. Puis j'allai savoir ce que
Guidamour pouvait bien avoir.

—C'est ma négresse, dit-il, qui m'a fait avaler une drogue dont j'ai
failli crever. Cette fille était de mèche avec le père Mourad, bien sûr,
et ma surveillance la gênait. Une autre fois, mon colonel, j'aimerais
bien mieux vous suivre que de répondre de sept femelles qui n'ont qu'une
idée, celle de détaler.

—Je t'excuse, mais tu aurais pu, au moins, te faire relever de ton
poste par un camarade moins bête.

—Mon colonel, il n'est pas trop coupable, allez! j'étais si malade que
j'ai bien pu lui transmettre la consigne de travers; ça me menait roide,
sans le citoyen Larrey, j'étais flambé.

Je fis subir ensuite un interrogatoire à la petite fellahine. Elle me
jura, avec les serments les plus terribles et les plus étranges, qu'elle
n'avait jamais été du complot et que si, le soir de l'enlèvement, elle
avait donné des distractions au gardien de la maison, c'était sans
aucune intention malhonnête, mais pour se moquer de lui; il était si
sot!

Celle-ci me parut sincère et elle l'était.

Je songeai à courir après Djémilé. Mais où la retrouver, dans cet océan
de sable?

Quoi qu'il pût en résulter, j'allai demander au général Reynier de me
permettre des recherches.

—Je suis désolé de vous refuser, dit-il, mais je ne veux pas perdre un
régiment de dragons pour les beaux yeux d'une fillette. J'ai besoin de
toute ma cavalerie. Restez donc! un soldat se doit à son drapeau, à son
pays plus qu'à sa maîtresse. Vous ne devriez pas vous le faire dire.

Il avait raison: à sa place j'eusse parlé comme lui. Je baissai la tête
sous la discipline militaire, et je m'en revins triste et abattu.

Pendant quelques jours je ne dormis ni ne mangeai. J'étais comme une âme
en peine, je regardais toutes les femmes voilées qui passaient, comme
si l'une d'elles eût pu être Djémilé.

Si j'eusse été en Europe, j'aurais plus vite pris le dessus; mais, dans
ce milieu arabe, tout me rappelait celle que j'avais perdue. Ce n'est
pas que le général en chef ne fît son possible pour enlever à la ville
son caractère oriental. On élevait des forts, on construisait des
hôpitaux, des casernes, des entrepôts, des greniers à blé; on bâtissait
un théâtre. Les rues étaient balayées, éclairées. Un jardin, à l'instar
du Tivoli de Paris, fut ouvert au public. J'y allai promener mon ennui
et demander des nouvelles de la division Desaix qui poursuivait Mourad.

C'était demander des nouvelles de Djémilé. J'appris bientôt qu'après un
combat acharné à Sédyman, Mourad avait été battu par Desaix et qu'il
gagnait la haute Égypte. Ceci m'enlevait tout espoir de revoir jamais la
jeune mameluke, et je devins, sans m'en apercevoir, d'une humeur
massacrante. Guidamour, rétabli de son empoisonnement, m'en avertit un
jour avec sa franchise habituelle:

—Pourquoi, me dit-il, vous casser la tête pour une petite fille qui ne
tenait guère à vous, puisqu'elle a filé! Oubliez-la, consolez-vous avec
d'autres, et, si elle était jolie comme quatre, prenez les cinq qui sont
chez vous pour la remplacer. Ajoutez-y la petite fellahine pour faire
la bonne mesure.

—Comme tu y vas, toi! Tu trouves qu'une seule femme ne suffit pas pour
nous faire endiabler, tu me conseilles d'en avoir six! Je tiens si peu à
elles que je vais leur donner la liberté.

—Ce sera un mauvais service que vous leur rendrez là! Elles mourront de
faim au coin d'une borne, ou bien elles seront la proie des passants, ce
serait dommage! Et puis, vous avez besoin de domestiques, noires ou
blanches.

—Alors, je dois les garder. Mais cela va me faire une singulière
réputation dans l'armée. Tant que j'avais Djémilé, il était tout simple
qu'elle eût des esclaves pour son service. Maintenant, que dira-t-on?

—On dira que vous avez une Syrienne pour repasser votre linge, une
Grecque pour astiquer votre fourniment, une Arabe pour panser votre
cheval, deux négresses pour cirer vos bottes, et une fellahine pour
faire les courses.

Sa bonne humeur me gagna et je finis par rire. Je fis un retour sur
moi-même et me trouvai ridicule.



VII


Au bout du compte, Djémilé n'était pas la seule jolie fille qu'il y eût
au monde. J'en avais dans ma maison qui eussent attiré l'attention de
tout homme moins prévenu que moi. Je ne parle ni des négresses, bonnes
bêtes de somme, ni de la petite Zabetta, un manche à balai; ni de la
chrétienne de Syrie, qui, avec son faux air de dévote et sa taille
penchée, me faisait l'effet d'un saule pleureur. Et puis les chrétiens
de Syrie passent en général pour être fourbes, menteurs, vils dans
l'abaissement, insolents dans la fortune. Elle devait tenir de ses
coreligionnaires et ne m'inspirait que de la méfiance. Quant à la
Grecque, Pannychis, elle était splendide de fraîcheur et d'embonpoint.
Ses traits rappelaient ceux des statues de Phidias; mais c'était la
nonchalance personnifiée: elle fumait du matin au soir, assise sur son
sofa, et n'en bougeait que lorsqu'elle ne pouvait pas faire autrement;
alors, elle s'en allait à petit pas en traînant ses babouches. Elle me
faisait bouillir le sang.

Si Tomadhyr n'était ni aussi grande, ni aussi belle, elle était à coup
sûr plus agréable. Ses traits fins, ses yeux pleins de feu, sa
physionomie expressive, sa démarche gracieuse, son talent de musicienne,
la plaçaient beaucoup au-dessus des autres. Le proverbe oriental dit:
Prends une blanche pour les yeux, mais pour le plaisir prends une
Égyptienne. Et Tomadhyr était tout ce qu'il y avait de plus égyptien.

Ordinairement vive et enjouée, elle avait pourtant des moments de
torpeur pires que ceux de Pannychis. Elle restait absorbée, sombre, le
regard fixe, les dents serrées, et comme insensible. Elle avait honte de
cet état maladif et allait se cacher dès qu'elle sentait venir un de ces
accès. Ses compagnes disaient tout bas qu'elle voyait les _afrites_,
c'est-à-dire les mauvais esprits, et, pour les conjurer, elles la
chargeaient d'amulettes et de talismans. Je la surpris un jour chez moi,
dans le divan, ce qui était une grave infraction aux convenances et au
respect qu'elle me devait.

Elle était étendue dans l'embrasure de mon moucharaby, le menton dans
les mains, et regardant avec attention dans un plat, une liqueur noire
qui me fit l'effet d'être de l'encre.

Elle était tellement absorbée que je m'approchai sans qu'elle
m'entendît.

—Que fais-tu là? lui demandai-je.

—Je regarde Djémilé, me répondit-elle sans lever les yeux.

—Djémilé, où ça?

—Là dedans.

J'eus la naïveté de regarder, mais je ne vis absolument rien que le
visage de Tomadhyr, réfléchi comme dans un miroir.

—La voilà! reprit-elle, elle est avec son père et sa mère... Il y a des
tentes, des chameaux; ils vont partir; oh! que c'est joli! Plus de deux
mille mameluks à cheval... Tout s'efface... Il n'y a plus que le
désert!... des palmiers... rien!

—Quelle est cette plaisanterie?

—C'est très-sérieux, dit-elle gravement. Tu ne sais donc pas que je
suis magicienne? Ne le dis pas aux autres, elles me feraient du mal.

—Ah! bravo! répondis-je en riant, me voilà en plein dans les _Mille et
une Nuits_.

—Qu'est-ce que tu dis? tu ne me crois pas? Assieds-toi et donne-moi ta
main. Je t'apprendrai ce que tu veux savoir.

—Je t'en défie.

—Vrai? dit-elle en me regardant dans les yeux. J'accepte.

Je feignis d'ajouter foi à sa sorcellerie. Elle me prit la main, y versa
une goutte de son liquide noir, s'agenouilla devant moi, et, s'accoudant
familièrement sur mon genou, elle resta les yeux fixés sur ce pâté
d'encre.

—Eh bien, y sommes-nous? lui dis-je.

—Oui, pense à une personne.

Je pensai à cette singulière fille qui se prétendait ou se croyait douée
de seconde vue.

—Tu penses à moi, dit-elle.

—C'est vrai: à quoi reconnais-tu cela?

—Je me suis vue passer là.

—Et maintenant à qui est-ce que je pense?

—À une femme blonde, très-jolie, elle se promène avec un petit garçon,
très-joli aussi. Elle est habillée à la française, l'enfant aussi.

Je restai stupéfait. Pour la dérouter, j'avais reporté ma pensée sur
mademoiselle de Cérignan et le jeune Louis.

—Et peux-tu me dire où est cette dame?

—Dans un jardin près d'un bassin rempli d'eau; voilà un vieux monsieur,
un Français avec des cheveux blancs, qui vient les chercher... Ils s'en
vont... ils entrent dans une maison... Je ne vois plus que le sable de
l'allée et des fleurs bleues.

Je lui demandai si je ne pourrais pas voir aussi.

—Non, dit-elle. Je ne peux dévoiler mon secret.

—Et peux-tu prédire l'avenir?

—Non!

—Tant pis! j'aurais voulu savoir...

—Si tu retrouveras Djémilé? Toutes tes idées sont tournées vers elle?

—Tu voudrais qu'elles le fussent vers une autre?

—Vers moi, oui! Fais-moi cadeau d'un collier d'or!

—Regarde dans ma main si je te le donnerai.

—Oui, tu me le donneras!

Je le lui donnai en effet.

Ce collier jeta la perturbation dans le harem, les autres lui portèrent
envie et lui cherchèrent querelle: pour les apaiser, je dus leur faire à
chacune un cadeau, et tout rentra dans le calme.

La splendide Pannychis en prit pourtant de l'ombrage, comme si elle eût
eu le droit d'être jalouse de moi. Elle me fit prier par l'Abyssinienne
de me rendre dans le harem, et, après avoir signifié d'un ton
d'autorité aux autres odalisques de s'éloigner, elle me parla ainsi:

—Sidi, depuis la fuite de ton épouse légitime, qui équivaut à un
divorce, tu n'as encore jeté les yeux sur aucune de nous, si ce n'est
sur Tomadhyr l'Égyptienne. Il faut que nous sachions si tu l'as choisie
pour ta femme, afin que nous ayons à lui obéir, ou si elle n'est pour
toi qu'une esclave que tu gardes pour ton plaisir et à qui nous ne
devons aucun respect.

Je répondis la vérité, Tomadhyr n'était ni ma femme ni ma maîtresse.

—Je suis satisfaite. En ce cas, il est temps que tu désignes celle qui
doit succéder à Djémilé. Regarde-moi. Je suis belle, j'ai dix-neuf ans,
je n'ai été mariée qu'une fois, je suis une cadine et non une _odaleuk_.
Je sais très-bien gouverner un harem et je mérite la préférence. Si tu
tiens à avoir deux femmes, je consens à ce que tu prennes Tomadhyr; mais
elle n'aura que le titre de perroquet, tandis que je serai la
_Khanoune_.

—Qu'entends-tu par _perroquet_?

—La _durrah_ (perroquet), c'est la seconde femme.

—Je ne veux ni de dame maîtresse ni de perroquet. Odalisque je t'ai
achetée, odalisque tu resteras. Que ferais-tu de plus si je te mettais à
la tête de ma maison? tu ne sais absolument rien. Continue donc à être
belle et à engraisser. Te manque-t-il quelque chose? Parle.

—Tu m'as fort bien traitée jusqu'à présent et je ne me plains pas de
toi; mais mon rang exige que je ne sois pas plus longtemps confondue
avec tes odalisques. Laisse-moi vivre comme une cadine et commander aux
négresses.

—Sois donc cadine si cela t'amuse; mais j'y mets une condition: c'est
que tu viendras déjeuner ou dîner avec moi chaque fois que je te le
ferai dire; je m'ennuie de manger seul.

—Et si tu as des amis, devrai-je me montrer à eux le visage découvert?
dit-elle d'un air effrayé.

—Oui, tu éclaireras de ta beauté les sauces que nous dégusterons.

Elle prit la plaisanterie pour un compliment, s'en montra fort
satisfaite et me répondit avec majesté:

—Je mangerai avec toi les sauces que tu voudras, et dès ce soir si cela
te convient; mais ne sois pas surpris si on te dit plus tard que je te
manque de respect.

—Oublie tes usages orientaux et fais ce que je te dis.

Dès le soir même, je mis au service de sa nonchalante personne Daoura et
Choho, et je la fis manger à ma table, ce qui leur parut de la dernière
inconvenance. Dès le lendemain, Mériem réclama: elle prétendit être une
cadine aussi et me pria de lui donner la petite fellahine pour la
servir. Elle m'adressa sa supplique d'un air si doux et en termes si
humbles, que j'y consentis à la même condition. Elle accepta sans
commentaires. Il est vrai qu'elle était chrétienne.

Restait Tomadhyr. Je lui demandai si elle était aussi une cadine et
combien elle voulait d'esclaves.

—Je n'ai pas besoin d'odalisques, répondit-elle, je suis mieux qu'une
dame, je suis une almée. Le sort m'a privée de ma liberté; mais je ne me
plains pas, puisqu'il m'a donné un maître tel que toi. Je ne désire rien
que de te servir.

C'était la seule désintéressée. Je la questionnai. J'appris qu'elle
était fille d'un chef arabe du Hedjaz et d'une Arabe du désert lybique.
De huit enfants, elle seule avait survécu. À l'âge de six ans, elle
avait perdu ses parents en l'espace d'un mois. Son père était mort fou,
une almée d'Esnèh l'avait recueillie, élevée, instruite, puis vendue un
très-gros prix à la femme d'un bey.

Celle-ci, voyant qu'elle devenait l'objet des attentions de son mari,
s'était vivement défaite d'elle et Yacoub l'avait achetée. C'était là
toute son histoire.

Je l'autorisai à venir tant qu'elle voudrait dans la maison de son
maître, puisqu'elle me considérait comme tel. Elle eut la discrétion de
n'en pas abuser, et je m'amusai parfois à la consulter; mais elle
n'était pas toujours voyante. C'était une fille intelligente, adroite et
prévenante. Je ne l'avais pas payée sa valeur. Je ne pouvais pourtant
pas être amoureux d'elle. Elle me faisait peur avec ses beaux yeux
souvent égarés.

J'obtins bientôt que Pannychis et Mériem mangeassent ensemble avec moi,
et j'apprivoisai si bien la grosse cadine, qu'elle consentit à boire du
vin. Tomadhyr, en sa qualité de fille de chambre, les négresses et la
petite fellahine servaient à table, chacune leur maître ou leur
maîtresse. J'avais pris un cuisinier français, et la gaieté était
revenue au logis.

J'ai dit que Malek était beau garçon, mais il était grave et solennel,
ne s'amusant de rien, et trouvant indigne de lui de sourire, plein
d'amour-propre et très-susceptible, mais cachant ses impressions comme
s'il eût eu peur qu'on les lui volât. Je l'invitai un jour à dîner avec
les deux odalisques, ce qui le flatta énormément, bien qu'il eût l'air
de trouver cela tout simple. Il fut pourtant très-scandalisé au fond,
quand il vit Pannychis s'asseoir près de lui; ce jour-là, elle n'osa
pas boire de vin; mais la chrétienne ne s'en priva pas assez. Quand elle
eut la langue déliée, elle attaqua le mameluk, né dans le rite grec et
converti forcément à l'islamisme. Elle lui reprocha sa tempérance, le
poussa à boire, et finalement le traita de renégat. Malek resta
impassible et la regarda avec mépris. Elle se piqua à ce jeu-là et
chercha alors à porter le trouble dans le cœur de cet homme de marbre.
Elle joua des prunelles. En Orient, c'est tout un langage; c'est le seul
que les femmes puissent parler en public, voilées comme elles le sont et
ne pouvant lier conversation avec aucun homme dans la rue; aussi les
filles, tant musulmanes que chrétiennes ou cophtes, savent-elles tout
dire sans ouvrir la bouche.

Malek n'était pas si bien cuirassé qu'il voulait le paraître, mais il ne
bougea pas. Mériem en prit de l'humeur et se retira avec Pannychis.
Malek me quitta quelques moments après, sans me faire aucune observation
sur le singulier repas que je lui avais donné. J'allais me coucher quand
Tomadhyr vint me dire que Mériem, rien qu'avec le langage des yeux,
avait assigné un rendez-vous à Malek et qu'elle s'apprêtait à sortir.

Je n'étais pas le moins du monde jaloux, je ne m'étais arrogé aucun
droit sur cette fille, mais je ne voulais pas jouer vis-à-vis de mon
mameluk le rôle d'un maître trompé. Je me tins prêt et je suivis
l'esclave coupable. Elle s'arrêta dans le jardin, près de la porte qui
donnait sur la rue, et je me cachai dans un buisson en entendant venir
Malek.

Celui-ci, sans lui donner le temps de s'expliquer, lui dit: Quoique tu
sois une fille impure, qui bois du vin, je suis venu pour te dire la
vérité. Je comprends bien ce que tu désires de moi. Cela ne sera pas,
d'abord parce que tu appartiens à un homme que j'estime et que je ne
veux pas lui voler son bien; ensuite parce que tu ne me plais pas!
qu'Allah te ramène à la raison, je m'en vais!

Et il s'en retourna en laissant Mériem stupéfaite.

J'attendis qu'elle fût rentrée pour sortir de mon bosquet. Je ne lui
adressai aucun reproche. Elle était assez mortifiée. J'admirai la sage
conduite de Malek. À sa place je n'eusse peut-être pas été si vertueux.

Quelques jours après, me trouvant seul avec Mériem, je fis allusion, je
ne sais plus à propos de quoi, à sa fantaisie pour Malek.

—Je suis une grande pécheresse, dit-elle; mais heureusement pour moi,
j'ai un maître indulgent. Tu es doux et bon et je te suis toute
dévouée.

—Tu me fais trop de compliments, Mériem! tu veux quelque chose.

—Je n'ose le dire, tu me refuserais, dit-elle en baissant les yeux.

—Allons, parle!

—Tu es chrétien, et tu connais les monastères.

—Fort peu.

—Enfin, tu sais qu'il y a des vierges qui se vouent au Christ.

—Oui, des nonnes, des religieuses; après?

—Je suis une de ces religieuses, et j'étais dans un couvent près de
Bethléem.

—Toi? dis-je en éclatant de rire; en ce cas tu fais bon marché de tes
vœux!

—Pour mes péchés, reprit-elle en rougissant, j'ai été enlevée par une
tribu de Bédouins, vendue comme esclave et amenée à Boulaq où tu m'as
achetée. Veux-tu me rendre ma liberté moyennant le prix que tu m'as
payée? Je retournerais près de mes sœurs en Christ.

—Comment as-tu de l'argent? les esclaves n'en ont pas.

—C'est Mourad qui le lui a donné, s'écria tout à coup Tomadhyr, qui
s'était glissée sans bruit près de nous.

—Tu mens, s'écria Mériem.

—Je te dis que c'est Mourad, reprit l'autre, pour l'aider à enlever
Djémilé.

—Tu m'accuses faussement, répondit la chrétienne outrée de colère,
parce que tu es jalouse et amoureuse du maître!

—Si je l'aime, je saurai bien le lui apprendre moi-même, répondit la
jeune Arabe en lui sautant au visage et en l'égratignant.

Mériem riposta en la prenant aux cheveux. Je les séparai et je fis subir
un interrogatoire sévère à Mériem. Devant les assertions de Tomadhyr,
elle resta confondue et avoua la vérité; elle chercha à mettre sa
trahison sur le compte de la jalousie, et, comme preuve, elle m'offrit
de m'en remettre le prix.

—Garde ton argent, lui dis-je, et va-t-en dès demain, tu es libre!

—Tu es irrité contre moi?

—Tu me le demandes, lâche, idiote? Tiens, va-t-en tout de suite!

Et je lui tournai le dos.



VIII


À l'occasion du 1er vendémiaire de l'an VII, le 22 septembre 1798,
fête qui avait remplacé celle du 1er de l'an, Bonaparte passa l'armée
en revue dans un cirque immense qu'il avait fait construire ad hoc. Il
profita de cette solennité pour distribuer des armes d'honneur. Après
s'être placé sur une estrade avec son cortége de généraux, il fit
appeler ceux qui étaient désignés pour recevoir les récompenses
nationales. Je me présentai à mon tour et je reçus de ses mains un
espadon d'honneur.

—Haudouin, me dit-il en souriant, tu m'as recommandé que la lame fût
bonne, je l'ai recommandée moi-même.

Comme un enfant pressé de voir son jouet, je la sortis sur-le-champ de
son fourreau; c'était un damas droit à double gorge, pointu comme un
damas et coupant comme un rasoir. La coquille dorée garantissait la
main, comme celle d'une claymore. C'était une arme excellente.

—Merci, mon général, lui dis-je. Soyez tranquille, j'en ferai bon
usage.

La distribution terminée, Bonaparte donna un repas de deux cents
couverts aux principaux officiers de l'armée, aux récompensés et aux
autorités musulmanes. Puis il y eut courses, illuminations, ascension
d'un ballon, spectacle nouveau pour les orientaux, et feu d'artifice. La
fête se termina par un bal dans le palais et les jardins du quartier
général, à la place d'Esbekieh.

Je retrouvai là M. de Cérignan et sa fille, et je me retrouvai, moi, aux
trois quarts amoureux de la belle Olympe; j'allai l'inviter à danser.
Elle en parut surprise et accepta. En valsant, je la serrai peut-être un
peu plus que les convenances ne le permettaient. Sa main glacée
tremblait dans la mienne comme si je lui eusse fait peur ou inspiré du
dégoût. Voulant la faire revenir à de meilleurs sentiments sur mon
compte, je lui proposai de faire un tour dans le bal et je lui offris
mon bras. Elle accepta avec un empressement qui me prouva que je
m'étais trompé.

En traversant les groupes: «Voyez, me dit-elle, tous ces mahométans avec
le maintien impassible; ils sont encore plus scandalisés que surpris de
nous voir nous promener bras dessus, bras dessous. Il se passera du
temps avant que ces gens-là acceptent notre civilisation. Cette Égypte
serait pourtant une magnifique possession. Malheureusement le Français
ne sait pas coloniser. Il se démoralise loin de ses foyers, et, au lieu
d'imposer ses vertus aux peuples conquis, il ne sait que prendre leurs
vices. Y a-t-il rien de plus ridicule, pour ne pas dire immoral, que
l'exemple donné dernièrement par le général Menou, qui a pris le turban,
se fait appeler Abdallah-Menou, et se permet d'avoir un sérail?
S'imagine-t-il être estimé davantage des infidèles, pour avoir renié le
Christ? Non! Ils ne croient pas plus à sa sincérité qu'à celle de
Bonaparte, qui se prétend l'ami du sultan de Constantinople, ce qui ne
l'empêche pas de s'emparer de son pays, d'y introduire les lois
françaises et de lever des impôts pour le compte de la république.
Tenez! votre Bonaparte est un sceptique, qui traite par trop
cavalièrement les opinions religieuses, et qui méprise tout ce qui n'est
pas lui. C'est un homme qui cherche sa voie. Il tâtonne en ce moment,
et s'il ne réussit pas à fonder une nouvelle dynastie de Pharaons en
Égypte, il abandonnera cette entreprise, retournera en Europe et, après
s'être dit plus musulman que le Grand-Turc, il se dira plus catholique
que le pape, s'emparera du pouvoir et se fera sacrer à Reims, qui sait?

Sans croire à ses prédictions, j'admirais l'esprit sérieux de cette
belle jeune fille. Elle me surprenait et me charmait tout à la fois.

—Savez-vous, lui dis-je, que vous raisonnez comme un homme? Je ne
partage pas vos sentiments, mais j'admire votre intelligence. Vous êtes
une personne supérieure, et si vous m'avez plu dès l'abord, aujourd'hui
j'éprouve pour vous un sentiment plus vif et plus profond.

—Vous ne m'aimez pas, et vous ne pouvez m'aimer, dit-elle d'un air
sérieux en s'arrêtant dans l'embrasure d'une fenêtre. Cessez ce jeu
cruel!

—Vous êtes la première femme que le mot d'amour effarouche à ce point;
il n'y a rien d'offensant dans l'hommage qu'un honnête homme rend à la
beauté d'une fille telle que vous.

—Vous ne m'offensez pas, vous me faites souffrir. Taisez-vous, je ne
dois pas vous écouter davantage.

—Je ne vous comprends pas.

—Je ne me comprends pas moi-même, dit-elle en passant la main sur son
front; puis me prenant par le bras: Venez me faire valser encore. Elle
fit trois pas et s'arrêta. Non! reconduisez-moi à ma place, et
laissez-moi, je vous en prie! mon père peut blâmer ma conduite.

Elle était si pâle que je crus qu'elle allait se trouver mal. Je voulus
l'emmener dans le jardin, respirer l'air. Elle refusa. Au moment de la
quitter, je lui demandai la permission d'aller lui rendre visite.

—Non! dit-elle, nous ne devons pas nous revoir.

—Je vous fais donc horreur?

Elle leva vers moi ses grands yeux, se troubla en rencontrant les miens,
et me dit: Non! croyez-le bien! mais je ne suis pas libre!

—Vous êtes mariée?

—Je me suis donnée à Dieu!

Était-elle religieuse? Je voulais le savoir; mais son père vint couper
court à toute information. Je l'invitai de nouveau. Elle me donna la
trois cent soixante-cinquième contredanse; c'était me renvoyer à Noël ou
à la Trinité. Je ne la perdis pas de vue de toute la soirée. Quand elle
sortit au bras de son père, je la suivis de loin, afin de savoir où
elle demeurait.

C'était dans une des dernières maisons du quartier franc. L'habitation
était précédée d'un jardin enclos d'une muraille peu élevée, formant
terrasse, avec une tonnelle sur la rue. Il n'était pas difficile
d'entrer par là; mais je ne voulais pas agir aussi brusquement avec
elle. Dès le lendemain, sous prétexte de promener un cheval arabe que
j'avais acheté tout récemment, j'allai rôder dans la rue, espérant
apercevoir mademoiselle de Cérignan à sa fenêtre ou sur sa terrasse.

Je ne l'aperçus pas, j'y revins huit jours de suite. Un dimanche, je vis
dans le jardin le petit Louis qui, auprès d'un bassin entouré de fleurs
bleues, comme dans la vision de Tomadhyr, jetait des cailloux dans l'eau
et s'amusait à faire sombrer toute une flotte en papier.

—Voilà pour l'amiral Nelson! disait-il, vive le brave Brueys!

—Oui, vive la République! lui criai-je par-dessus le mur.

L'enfant cessa son jeu, et tourna son visage effaré de mon côté.

—Pourquoi, dit-il, voulez-vous donc me faire peur? Vous n'avez pourtant
pas l'air méchant.

—Ce n'est pas pour t'effrayer, mon petit ami.

—Ah! je suis votre petit ami, dit-il avec un sourire triste et—venant
sur la terrasse—il reprit:

—Vous voudriez bien être celui de ma sœur, n'est-ce pas?

—Tu as deviné cela tout seul? Est-elle chez-elle? Ne pourrais-je lui
présenter mes hommages?

—Elle vous voit bien passer; mais elle ne veut pas vous revoir... Voilà
M. de Cérignan! allez-vous-en!

J'eus peur d'être surpris en faute et je piquai des deux.

Je revins le lendemain et je demandai à être reçu. On me répondit qu'il
n'y avait personne à la maison.

Je fus blessé de ce refus, et de retour chez moi, j'écrivis une
déclaration à mademoiselle Olympe. Je la lui fis parvenir par Louis, que
je revis un matin dans le jardin, mais avec lequel je n'eus pas le temps
de causer. Je ne reçus pas de réponse. Je ne me tins pas pour battu.
J'espérais avoir mes entrées par son père. J'invitai celui-ci avec ses
enfants à un grand dîner que je voulais rendre à mon général. Il refusa.
Le dîner n'en tint pas moins. J'envoyai mes invitations d'abord aux
généraux Roize et Reynier, à Sabardin, à Dubertet et à sa moitié, à
Morin, à quelques notables indigènes, à Malek et à tous les officiers de
mon régiment. Je passai deux jours à styler mes esclaves qui devaient
servir à table sous les ordres de Guidamour. Tomadhyr et la petite
fellahine promettaient seules de s'en tirer avec intelligence; les
négresses étaient de véritables brutes.

Le dîner était des plus somptueux pour l'Égypte. Si mon cuisinier
français n'avait pu varier le fond de la nourriture, il avait, en
revanche, voulu se surpasser par la variété des assaisonnements et les
déguisements qu'il avait fait subir aux victuailles. Les poissons du Nil
furent censés des carpes du Rhin. Les coqs de bruyères, les poules,
pigeons et canards avaient pris des noms nouveaux. Jusqu'au mouton, qui
fut baptisé chevreuil des pyramides. Les pâtisseries et les fruits
étaient supérieurs à ceux d'Europe. Les vins, qui venaient de France et
de Grèce, étaient des meilleurs clos. Mon luxe n'étonna personne; on
pensa que j'avais fait de bonnes prises sur le champ de bataille.
J'avais convoqué la fanfare de mon régiment, et, entre chaque service,
la salle retentissait de nos airs nationaux: la _Marseillaise_, le
_Chant du Départ_, etc.

Au dessert, toutes les langues étaient déliées, et la sitty Pannychis,
qui tenait la place de maîtresse de maison, était le but des hommages
de ses voisins Dubertet et Morin.

—Vous devez bien m'en vouloir, me dit Sylvie, qu'en sa qualité de seule
femme européenne, j'avais placée à côté de moi.

—De quoi donc, ma belle dame?

—D'avoir manqué au rendez-vous que je vous avais donné sous le grand
caroubier, il y a plus d'un mois. Vous m'avez attendue et maudite cent
fois, j'en suis sûre! Mais il n'y a pas eu de ma faute. Hector a refusé
de me laisser seule et je n'ai pu m'échapper.

L'amour-propre blessé lui suggérait-il ce mensonge?

—Mais cela se retrouvera! ajouta-t-elle; voyez Hector, comme il regarde
votre femme!

Il était en effet pâmé devant la belle tête de Pannychis.

—Je ne tiens pas à cette fille, lui dis-je, et si Dubertet la trouve à
son gré, je la lui céderai volontiers.

—Merci! je m'oppose à ce qu'il prenne vos mœurs orientales. Vous ne
feriez pas une offre semblable s'il s'agissait de votre favorite; mais
je ne la vois pas; vous la tenez donc sous clef, celle-là?

—Je ne l'ai plus, dis-je, en affectant une indifférence que j'étais
loin d'éprouver.

—Vous l'avez renvoyée?

—Parfaitement.

—Elle ne vous plaisait plus?

—Oui, c'est ça.

—Et c'est la Junon qui l'a remplacée dans votre cœur? Moi, mon cher,
j'aurais préféré cette fille aux yeux de feu, qui vous sert avec tant
d'attention.

—L'une n'empêche pas l'autre, dis-je en riant.

—Quel pacha vous faites!

Le divertissement le plus en faveur en Orient est celui des danseuses
_ghaziyèh_, que l'on appelle plutôt _ghawasies_, du nom de la tribu à
laquelle elles appartiennent. On les confond souvent avec les almées,
qui sont spécialement chanteuses et improvisatrices. Elles n'ont de
commun que d'être appelées dans l'intérieur des harems et des maisons
pour y faire montre de leurs talents. Les ghawasies ne jouissent pas
d'une très-bonne réputation, tandis que les almées sont parfois des
filles d'un grand mérite.

Pour que ma petite fête fût aussi complète que possible, j'avais donc
fait dire à plusieurs de ces danseuses de venir nous récréer dans la
soirée, après le café et les narghilés, car nous avions déjà pris
l'habitude de fumer _comme des Turcs_. Elles arrivèrent suivies de
musiciens arabes et de quelques indigènes, toujours curieux de ce genre
de spectacle. Les _ghawasies_ dansèrent avec assez de grâce, et comme je
les applaudissais devant Tomadhyr:

—Je danse mieux que ces ghawasies, me dit-elle, veux-tu me permettre de
prendre place sur le _dourkah_?

Le _dourkah_ est le tapis placé au milieu de la salle et que la danseuse
ne doit pas quitter pendant qu'elle se livre à ses trépidations.

Tomadhyr s'y élança, et agitant au-dessus de sa tête de petites cymbales
de cuivre, elle se livra sur place à une danse effrénée, ralentissant ou
accélérant avec une audacieuse énergie les mouvements de ses hanches et
de ses reins assouplis à ce genre d'exercice, suivant les diverses
phases du sentiment lascif qui semblait l'animer, jusqu'à ce qu'elle
tombât haletante, épuisée sur le dourkah. Elle obtint les
applaudissements des spectateurs et se retira couverte de gloire.

Pannychis s'était placée auprès de Dubertet. Au milieu du tumulte, je
vis celui-ci lui serrer furtivement la main, et elle, lui répondre par
un sourire d'intelligence. D'un autre côté, Malek, dont j'avais déjà
remarqué les œillades de tigre amoureux, à l'adresse de Sylvie,
s'approcha d'elle, et dans son mélange d'italien, de français et
d'arabe, l'invita à briller aussi sur le dourkah, ce qui la fit beaucoup
rire, mais lui suggéra l'idée de danser. Elle me pria de faire jouer
quelques valses, et, sur mon ordre, la musique arabe dut céder la place
à la fanfare du 3e dragons. Les danseuses européennes manquant, mes
officiers s'emparèrent des ghawasies, de mes odalisques, de mes
négresses, et, bon gré mal gré, les firent sauter. Je n'ai jamais rien
vu de plus comique, cela ressemblait à une mêlée, où circulaient les
bols de punch, les sorbets, les sucreries et les petits verres
d'_aragui_, sorte d'anisette que les musulmanes avalaient sans
sourciller. Cette petite fête dura jusqu'à cinq heures du matin.

Le lendemain, ne voyant pas paraître Pannychis à l'heure du dîner, je
demandai à Tomadhyr si c'était jour de jeûne ou si elle était malade.

Elle a quitté la danse hier avec ton ami, celui qui demeure de l'autre
côté du jardin.

—Qui? Dubertet?

—Oui, _Toubertié_ (c'est ainsi qu'elle prononçait son nom), et elle
n'est pas rentrée.

—Et elle a bien fait, si cela lui a plu; mais si elle revient, tu lui
diras de ma part qu'elle y retourne. Je ne veux plus d'elle chez moi.

—Oh! je le lui dirai bien, sois tranquille! Elle n'avait pas le droit
de te quitter ainsi. Elle aurait dû, au moins, demander à divorcer.

—À quoi bon? je ne l'ai pas épousée plus que toi.

—Tu ne tiens donc pas à tes femmes, que tu te montres si indifférent à
leur départ?

—Je ne tiens pas aux gens qui ne tiennent pas à moi.

—En ce cas, si je te demandais de me permettre de revoir mon pays, ne
fût-ce que l'espace d'une lune, tu croirais que je n'ai pas d'affection
pour toi?

Je croirais que tu veux t'en aller.

Elle me regarda tristement et dit en soupirant: Le soleil du Saïs est si
chaud! Ici, j'ai froid! Je me sens malade et j'ai peur de mourir.

—Je ne voulais pas lui rendre sa liberté, et je fis la sourde oreille.
Pour changer le cours de ses idées, je lui dis:

—Maintenant que Mériem et Pannychis sont parties, prends leur place
dans le harem. Je te donne toutes les odalisques et je te fais khanoune.

—Ma vie est à toi! dit-elle avec un soupir, et si tu veux la conserver,
envoie-moi me réchauffer au soleil du désert. Je jure, par l'affection
que je te porte, de revenir dès que je serai en bonne santé.

J'hésitai quelques jours. Sans être épris d'elle, j'éprouvais une sorte
d'affection basée sur l'estime d'un caractère de femme supérieur aux
autres.

Mais elle tomba tout à fait malade et ne parla plus que de son pays.
Effrayé de sa nostalgie, je pourvus à ses besoins, et quand je
l'embarquai pour la Haute-Égypte, l'espérance, le bonheur de revoir le
désert l'avait déjà à moitié guérie.

De huit femmes qui peuplaient ma maison, quelques jours auparavant, il
ne me restait plus que les deux négresses et la petite fellahine. Encore
pouvaient-elles vouloir décamper d'un jour à l'autre. Je leur demandai
quelles étaient leurs intentions. Les négresses, qui n'avaient aucune
volonté pour leur propre compte, ne comprirent même pas ce que je
voulais leur dire. La liberté pour elles, c'était la honte et la misère.
Quant à la petite fellahine, elle me répondit avec une emphase comique:

—Je ne yeux pas retourner avec ma mère pour ne manger que de la
pastèque, et recevoir des coups de bâton. Tu m'as achetée trois fois
plus cher que je ne valais, je suis à toi. Garde-moi, je t'en prie; je
te servirai de mon mieux, je le jure par Chamâ!

—Quel est ce saint-là?

—La grande idole de Medinet-Abou.

Elle jurait par l'une des statues de Memnon à Thèbes, comme dans
l'antiquité, on prenait à témoin de ses serments les roches de l'île de
Philée. Cette fille avait-elle conservé quelque tradition de l'ancienne
religion égyptienne?

Je la questionnai à ce sujet. Ses croyances étaient un mélange
d'idolâtrie et de paganisme entés sur l'islamisme.

Je restai donc avec mes trois esclaves, et la maison n'en marcha pas
plus mal, au contraire; les négresses étaient soumises comme des animaux
domestiques, et Zabetta se montrait alerte et adroite dans ses fonctions
de servante par intérim.



IX


Quelques jours après, je vis entrer chez moi Dubertet, la figure
bouleversée.

—Mon cher, dit-il, j'ai fait une sottise et j'ai agi comme un enfant.
J'ai d'abord des excuses à te faire pour t'avoir enlevé Pannychis, et je
suis prêt à te rembourser le prix qu'elle t'a coûté.

—Si cette fille te plaît, lui répondis-je, je t'en fais cadeau et je te
pardonne; tu étais ivre l'autre jour.

—C'est la vérité: Sylvie aurait dû le comprendre et se montrer plus
indulgente, au lieu de me planter là.

—Vous êtes brouillés?

—À mort! Elle a surpris cette fille chez moi, et elle est partie sans
me dire un mot, sans même emporter ses chiffons.

—Elle a peut-être été se jeter dans le Nil? La jalousie, la colère et
l'amour-propre blessé sont de mauvais conseillers.

—Oh! elle ne se tuera pas, dit-il avec calme, je la connais! Du reste,
ça ne battait plus que d'une aile chez nous, depuis notre départ de
Civita-Vecchia, et ce qui est arrivé hier serait arrivé dans huit jours.
En attendant, je me trouve très-embarrassé sans une maîtresse de maison.
Pannychis a pourtant la prétention de l'être au suprême degré; mais elle
ne sait ni recevoir, ni causer. Elle comprend seulement quelques mots de
français.

—Donne-lui des maîtres, façonne-la à ton idée; elle est assez belle
pour te faire honneur, et elle te donnera de beaux enfants.

—Oui, tu as raison, j'ai été assez longtemps l'esclave avec Sylvie, il
est temps que je sois le maître chez moi. Voyons, dis-moi ce qu'elle t'a
coûté.

Comme il me répugnait de revendre cette grosse personne qui avait mangé
si souvent à ma table, je ne voulus point recevoir d'argent. Hector se
fâcha presque, il me dit qu'il en était sérieusement amoureux et qu'il
la voulait toute à lui. Je fus obligé de lui dire le prix que je l'avais
payée: mille francs.

—C'est moins cher que Sylvie, dit-il, les voici.

—Veux-tu un reçu, un contrat de vente?

—Tu plaisantes!

—Cependant, pour le montrer à ta future épouse quand elle voudra
empiéter sur tes droits?

—Tu te moques de moi?

—Je l'avoue.

—Eh bien, ça m'est égal!

Nous nous quittâmes bons amis.

En traversant la cour, je vis la petite fellahine occupée à faire
reluire mes bottes; l'or de Dubertet me brûlait les doigts.

—Tiens, lui dis-je, je te fais cadeau de cette bourse; achète-toi de
belles robes et des parures.

—Tu me donnes tout ça? s'écria-t-elle en lâchant mes bottes et en
sautant sur les sequins.

—Oui.

—Oh! je m'en vais acheter un borghot blanc et un habbarah de taffetas
noir! et des bottes jaunes! Quand j'irai aux bains, on me prendra pour
une cadine: et puis j'achèterai un corsage d'or et un tarbouch brodé!...

Je la laissai à sa joie d'enfant.

Le lendemain, je la trouvai dans une toilette fort riche, sinon du
meilleur goût. N'ayant pu dépenser qu'une faible partie de son trésor,
elle avait imaginé de percer tout ce qui lui restait de sequins et d'en
faire un quintuple rang de colliers, qui lui couvrait la poitrine comme
une cuirasse d'or. C'est ainsi qu'elle cirait mes bottes tous les
matins.

Quelques jours après, j'avais été au vieux Caire pour jouir, au soleil
couchant, de la vue grandiose du débordement du Nil, et je me promenais
seul le long de la berge, quand, à la petite fenêtre d'un palais arabe,
de l'autre côté du mur d'un jardin, je vis agiter un mouchoir. Était-ce
à moi que ce signal s'adressait? Je m'arrêtai, le mouchoir disparut, et
une femme voilée montra sa tête. Elle était trop loin pour entendre ma
voix. Par signes, je lui demandai si c'était à moi qu'elle en voulait.
Comme la fenêtre était trop étroite pour lui permettre d'y passer la
tête en même temps que le bras, elle se retira et agita de nouveau son
mouchoir. Je recommençai à télégraphier pour lui demander par où je
devais passer. Elle me fit signe de prendre à droite, et je m'engageai
dans une ruelle.

Par une porte entre-bâillée, j'entendis une voix me crier en arabe: Par
ici!

J'entrai, la porte se referma derrière moi, et je me trouvai dans un
jardin, en face de Mériem. J'avais oublié ma colère contre elle et je
lui demandai ce que signifiaient ses signaux.

—Suis-moi, dit-elle, et tu le sauras.

—C'est inutile, repris-je en riant, je ne veux pas d'aventure galante
avec une fille sainte; n'es-tu pas religieuse?

—J'ai renoncé au couvent dit-elle en baissant les yeux, et d'ailleurs
il ne s'agit pas de moi en ce moment, mais de la plus belle des
sultanes.

Une idée folle, l'espoir de retrouver Djémilé, m'avait fait accepter
l'aventure. Sans me vanter de ma ridicule espérance, je voulus en avoir
le cœur net, et je suivis Mériem.

La nuit venait et l'intérieur de la maison était déjà plongé dans
l'obscurité. L'ex-nonne me poussa dans une pièce mal éclairée, me dit
que sa maîtresse était là et se retira après avoir laissé retomber
derrière moi le tapis qui servait de porte. À la lueur d'une lampe
brûlant dans un globe de verre bleuâtre, je distinguai, sur un sofa, la
dame assise à l'orientale, enveloppée de draperies blanches et voilée
jusqu'aux yeux: ce n'était pas ceux de Djémilé.

Elle me fit signe de m'asseoir à ses pieds. Je lui obéis et lui adressai
quelques compliments auxquels elle ne répondit que par monosyllabes
inintelligibles, d'une voix gutturale qui semblait une affectation. Je
regardai sa main qu'elle avait blanche et potelée, et je vis tout de
suite que ce n'était ni celle d'une juive, ni celle d'une cophte, mais
bien celle de mademoiselle Sylvie Guidamour. Je me gardai bien de lui
dire que je la reconnaissais. Je voulais voir jusqu'où irait la comédie.
Je lui parlai arabe si longtemps et si froidement qu'elle s'impatienta
et ôta son voile, en me disant qu'elle ne m'avait pas appelé pour
m'entendre réciter le Koran.

—Quoi! fis-je en jouant l'étonnement, c'est vous, Sylvie! Je suis
heureux de vous avoir enfin retrouvée: je vous cherche depuis huit
jours.

—Bah! vous me cherchez! Pour vous moquer encore de moi?

—Non, vous êtes partie avec une telle précipitation de chez Dubertet,
que vous n'avez rien emporté, pas même vos bijoux.

—Je les ai envoyé chercher depuis.

—Ah, très-bien! Mais vous pouvez avoir besoin d'argent...

—Certainement que j'en ai besoin! tout est hors de prix, et ces chiens
de Turcs nous exploitent tant qu'ils peuvent. Si j'avais seulement une
douzaine de mille francs, je me tirerais d'affaire.

—Ça se trouve bien, j'ai justement un ami qui veut placer douze mille
francs.

—À fonds perdus? dit-elle en riant.

—Parbleu!

—Et cet ami, c'est vous?

—Non, c'est Jean Guidamour.

—Qu'est-ce que c'est que ça?

—Un brave et digne militaire qui se dit votre cousin.

—Il est officier?

—Non, c'est mon brosseur.

—Connais pas.

—Alors, je lui dirai de ne rien vous offrir, vous n'accepteriez pas.

—Voyons, ne plaisantez pas. Dites-moi que vous viendrez à mon secours.

—Dites-moi d'abord ce que vous faites ici sous ces vêtements
d'odalisque: avez-vous épousé un musulman?

—Mon cher, c'est toute une histoire. Il faut que je vous raconte ça.
J'aurais dû rester chez Dubertet et mettre l'odalisque à la porte; mais
j'avais la tête montée, et je suis partie pour aller droit chez vous; et
puis j'ai pensé que vous ou vos trente-six esclaves ne me recevriez pas,
et, de colère contre Dubertet, de dépit contre vous, j'ai été comme une
sotte pour me flanquer à l'eau.

—Mais vous ne l'avez pas fait?...

—Mais si, je l'ai fait! Heureusement que c'était dans le petit bras du
Nil, en face l'île du Lazaret. Quand je me suis sentie de l'eau jusqu'au
creux de l'estomac, j'ai crié. Il était plus de minuit, et à cette heure
il ne passe guère que des chats; alors j'ai crié plus fort. Je voulais
être sauvée par quelqu'un et faire un esclandre qui aurait compromis
Dubertet. Enfin, un homme est venu qui m'a tirée de là. Vous ne
devineriez jamais qui?

—Le général Bonaparte, peut-être?

—Non, Malek, le beau mameluk!

—Ah! ah! et qu'a-t-il fait de vous?

—J'étais évanouie....

—Ce qui ne vous empêchait pas de crier.

—Vous riez toujours! vous n'êtes donc pas un homme sérieux?

—Si fait! je comprends qu'il vous a emportée.

—Et déposée ici.

—Cette maison est donc à lui?

—Non, elle appartient à votre ancienne odalisque, Mériem, la
chrétienne, qui l'a achetée avec ses économies et avec l'argent que lui
avait donné Mourad-bey pour livrer votre belle mameluke. Vous ne vous
étiez pas vanté de sa fuite!

—Mais comment Malek, qui méprisait cette Mériem, vous a-t-il amenée
chez elle?

—Il ne la méprise pas tant que ça, bien qu'il prétende être amoureux de
moi. Ces musulmans sont si rusés! moi, je ne les estime pas. Ce Malek
est beau comme l'Apollon du Belvédère, mais il n'est ni gai ni
spirituel, avec son baragouin arabico-français. Et puis il m'enferme
comme un jaloux, sans en avoir le droit. Il s'entend avec la Mériem, et
je commence à avoir assez de leur compagnie. Tirez-moi de leurs griffes,
colonel, ou je ne réponds pas de moi.

—Vous mériteriez de rester là, pour avoir été prendre un bain dans le
Nil et avoir fait des coquetteries à un Arabe: mais je parlerai à Malek
dès demain et je lui signifierai de vous laisser libre et tranquille.

—C'est convenu, vous êtes gentil comme tout! Voulez-vous me faire la
grâce de rester souper?

Je la remerciai, prétextant un travail pressé, et je la quittai.

Le lendemain, je lui fis porter par Guidamour la somme qu'elle désirait.
Comme elle reçut son cousin la figure voilée, il ne la reconnut pas.

Je n'eus pas besoin de mander Malek. Il vint de lui-même. Mériem n'avait
pas manqué de lui apprendre que j'avais vu sa belle et que je lui avais
envoyé de l'argent. Ce fut assez pour rendre le mameluk furieux de
jalousie.

Il prit un air sombre et c'est lui qui me soumit à une espèce
d'interrogatoire. Je n'avais rien à me reprocher. Je lui appris toute la
vérité.

—Je te crois, dit-il, mais que la Française me trompe de fait ou
d'intention, c'est la même chose pour moi. Je la punirai comme elle le
mérite.

—Garde-toi bien de toucher à un cheveu de sa tête: c'est une femme
libre et non une esclave. Estime-toi heureux et content si elle a daigné
jeter les yeux sur toi. Tu n'as pas le droit de la retenir prisonnière
et je t'avertis que la contrainte irrite les Européennes et ne les
soumet pas.

—Je la soumettrai en la tuant!

—Tu ne la tueras point et tu vas la laisser partir.

—Oui, dit-il avec un sourire amer, je la laisserai partir, mais après
lui avoir coupé les pieds.

—Malek! tu me forces de prendre la défense de cette femme dont, pour
mon compte, je ne me soucie en aucune façon: mais j'ai des devoirs de
compatriote à remplir et je les remplirai. Tu vas te rendre à la
citadelle afin d'y prendre le temps de réfléchir, et cela dans ton
intérêt; car la moindre tentative sur la personne d'une Française
entraînerait ta mort.

—Si je n'avais à accomplir une vengeance plus sérieuse en tuant Mourad,
je n'accepterais aucune condition. Que la Française fasse ce qu'elle
voudra, tu peux le lui apprendre!

—Je n'ai rien à lui dire: je ne la vois pas; c'est à toi d'être doux
avec elle, si tu veux la garder.

—Les femmes de votre pays sont donc vos maîtres?

—En amour, oui, certainement.

Quand il fut sorti, comme je ne me fiais qu'à demi à sa promesse,
j'allai trouver le général, afin qu'il l'expédiât avec ses mameluks à
Desaix. Il pouvait lui être utile pour s'emparer de Mourad.

Trois jours après, Malek recevait l'ordre de partir pour Beny-Soueyf, où
était la division Desaix.

Le lendemain du départ de Malek, le 22 octobre, je rôdais à cheval avec
Guidamour autour de la maison de mademoiselle de Cérignan, espérant lui
fournir l'occasion de revenir de ses rigueurs, quand, grâce à ma
connaissance de la langue du pays, j'entendis que les groupes auprès
desquels nous passions nous qualifiaient gracieusement de _fils de
truie_. Je méprisai l'injure, mais elle me donna à réfléchir sur les
protestations d'amitié dont les musulmans nous accablaient.

À quelques pas de là, la voix du muezzin cria dans les airs, du haut
d'une mosquée voisine, une prière qui me parut apocryphe. Je m'arrêtai
pour écouter, et je saisis clairement les paroles suivantes:

«L'heure est venue d'écraser les impurs chrétiens. Le peuple français
(Dieu veuille détruire son pays de fond en comble et couvrir d'ignominie
ses drapeaux) est une nation de scélérats sans frein.

»O vous, défenseurs de la foi, ô vous adorateurs d'un seul Dieu, qui
croyez à la mission de Mahomet, réunissez-vous et marchez au combat sous
la protection du Très-Haut.

»Comme la poussière que le vent disperse, il ne restera bientôt plus
aucun vestige de ces infidèles. Debout! debout! armez-vous, frappez, et
que les méchants périssent!»

Une immense clameur, suivie de coups de feu et de cris de détresse,
répondit à cette proclamation de révolte. Un flot de peuple en armes se
rua de notre côté, des balles sifflèrent à nos oreilles. Mon cheval
s'abattit. Je mis l'épée au poing en criant à Guidamour: «Je me réfugie
chez M. de Cérignan, amène-moi un escadron et file vite.» Il partit
ventre-à-terre. Je courus à la maison d'Olympe. Une autre bande
d'insurgés débouchait par le haut de la rue. La porte était fermée. Je
grimpai sur le mur. Plusieurs balles passèrent sur ma tête. Je me jetai
dans le jardin. M. de Cérignan, suivi de deux domestiques armés de
carabines, s'élança à ma rencontre.

—Ne tirez pas! lui dis-je, gardez votre poudre, vous en aurez besoin
tout à l'heure.

—Ah! çà, me dit-il, ce n'est donc pas à vous seul qu'en veut cette
canaille?

—C'est à tous les Français, monsieur, il s'agit de se défendre.

—Oui, oui, barricadons-nous!

Quand ses gens eurent placé deux gros madriers en travers de la porte de
la maison, nous nous préparâmes à en soutenir le siége, en attendant
l'arrivée de mes dragons.

Mademoiselle Olympe, en négligé du matin, et les cheveux dénoués,
accourut en tenant le petit Louis par la main. Elle se troubla en me
voyant et me demanda si j'étais la cause de ce tumulte.

—C'est une révolution, lui dit son père avec sa légèreté habituelle,
même au milieu du danger; c'est pire qu'à Paris, car ici on ne
guillotine pas, on empale. Ces gens-là font tout à l'envers!

—Monsieur de Coulanges, s'écria Olympe en joignant les mains,
protégez-nous! Mais avant tout, sauvez cet enfant.

La porte de la rue céda sous les efforts des assaillants et le jardin
fut envahi.

M. de Cérignan me donna un fusil de chasse fleurdelysé, des balles, et
je me postai à un des deux croisillons qui donnaient au-dessus de
l'entrée, tandis qu'il courait à l'autre.

Les révoltés dirigèrent leurs efforts sur la porte de la maison et
l'attaquèrent à coups de hache; je voulus parlementer, je reçus une
volée de coups de fusil. Alors, je ripostai à coups de carabine. Nous
étions quatre contre cinq ou six cents. Nous tirions sans relâche.
L'odeur de la poudre avait tellement enivré le vieux Cérignan qu'il
parlait de faire une sortie.

À chaque coup de hache qui résonnait dans la porte comme un coup de
canon, j'entendais mademoiselle de Cérignan invoquer le ciel, non pour
elle mais pour Louis. Malgré ma préoccupation, je fus frappé de l'espèce
de culte qu'elle lui rendait. Pourtant nos munitions s'épuisaient et
mes dragons n'arrivaient pas. Étaient-ils, de leur côté, aux prises avec
l'ennemi?

—Il n'y a plus de poudre! cria M. de Cérignan; jetons-leur les meubles
sur la tête.

Mais les croisillons et l'escalier étaient trop étroits pour livrer
passage au moindre coffre.

La porte cédait.

—Vite, vite! criai-je, empilons les meubles dans le couloir; une
barricade!

On s'empressa d'apporter tout ce qui tomba sous la main. Olympe,
surmontant sa frayeur, nous aida bravement.

Louis s'était réfugié en haut de l'escalier et, d'un air hébété par la
peur, il nous regardait travailler.

Pour résister à une troupe de forcenés, il eût fallu autre choses que
des malles et des coussins. Tout notre échafaudage fut vite renversé. Le
vieux royaliste était vraiment brave, mais inexpérimenté en pareille
matière. Il s'élança sans précaution sur le premier qui se présenta et
tomba, la tête fendue d'un coup de hache. Un des domestiques fut écrasé
sous les pieds, l'autre s'enfuit. Je m'emparai de mademoiselle de
Cérignan; elle s'accrochait à moi avec désespoir. Je lui fis vivement
grimper l'escalier du premier étage, je ramassai Louis qui ne bougeait
pas et je continuai à monter.

Aucune chambre, selon la coutume orientale, ne fermait autrement que par
des portières.

—Montrez-moi le chemin de la terrasse, dis-je à Olympe, de là nous
pourrons peut-être gagner quelque maison voisine.

Dès que nous fûmes sur le toit, je rabattis la trappe derrière nous. Des
balles de coton se trouvaient là. À quoi étaient-elles destinées? C'est
ce dont je n'avais pas le temps de m'inquiéter. Je les amoncelai sur la
trappe à l'aide de ma compagne qui commençait à reprendre courage.

Il n'y avait pas moyen de gagner la maison voisine, elle était à une
distance de quinze pieds. Du reste à l'abri des balles derrière le mur
d'appui qui tenait lieu de balustrade, nous pouvions encore braver la
fureur des révoltés.

Ils pillèrent la maison, cassèrent ce qu'ils ne pouvaient emporter, et
plantèrent à la porte du jardin la tête du vieux Cérignan et celle de
son domestique.

À la vue de ce hideux spectacle, Olympe tomba comme foudroyée. Soit que
Louis ne comprît pas, soit qu'il fût peu sensible, il montra peu
d'émotion.

Le tambour battait dans les rues du Caire, les feux de mousqueterie
crépitaient, le canon tonnait. Un nuage de fumée s'élevait de la ville.

Après avoir attendu là une grande heure, je vis enfin étinceler au
soleil les casques de mes dragons. La cause de leur retard venait de ce
que les habitants de Boulaq avaient également tenté de se révolter et
qu'il avait fallu les maintenir.

Un instant après, un escadron pénétrait dans la ruelle, en chassant
devant lui la populace en désordre.

Je criai au commandant de venir nous délivrer. Les dragons furent
bientôt dans le jardin et massacrèrent tous ceux qui leur tombèrent sous
la main.

Nous dûmes marcher sur les cadavres et dans le sang pour gagner la rue.

Avec la nuit, le combat avait cessé. Les musulmans croiraient commettre
un péché en se battant ou en traitant une affaire quelconque après le
coucher du soleil.

Un régiment de grenadiers vint prendre position et bivaquer dans
l'enclos même. Mademoiselle de Cérignan et Louis ne pouvaient rester là.
Je les emmenai. Quand nous arrivâmes à Boulaq, un officier d'ordonnance
vint m'avertir de me tenir prêt à marcher au premier signal.

Olympe était tellement brisée de douleur et de fatigue, que je la
portai dans le divan sans qu'elle s'en aperçût. Elle faisait peine à
voir.

Je la laissai aux soins de Daoura et de la petite fellahine.



X


En traversant la cour, je vis Louis accoudé sur le bassin du marbre et
regardant les poissons rouges, sans donner aucune marque de regret pour
son père ou d'inquiétude pour sa sœur.

Je lui reprochai son insensibilité devant le malheur qui venait de le
frapper dans la personne de M. de Cérignan.

—Il n'était pas mon père, dit-il.

—Mademoiselle de Cérignan n'est-elle pas ta sœur?

—Non! je suis orphelin. Mon père et ma mère ont été guillotinés; et,
sans des amis que je ne connais pas, on m'aurait bien laissé mourir au
Temple.

—Qu'est-ce que tu chantes-là?

—Je ne chante pas, dit-il en me regardant d'un air doux, et un jour,
quand je serai roi, je me rappellerai que sans vous les Arabes
m'auraient coupé la tête comme à mon pauvre menin!

Le Temple, le roi, sa gouvernante, son menin... qu'est-ce qu'il voulait
dire? ce pauvre enfant avait-il perdu la raison au milieu d'émotions
trop fortes pour son âge?

—Il faut, lui dis-je, te coucher, dormir, oublier tout ça.

—Oui, oui, oublier... il faut oublier, dit-il d'un air singulier; mais
en attendant j'ai bien faim!

—En ce cas, viens souper.

Je lui donnai ce que je trouvai. Moi-même, à jeun depuis le matin, je
soupai quatre à quatre, car j'attendais à chaque instant l'ordre de
monter à cheval. J'étais seul avec l'enfant. Il ne donnait aucun signe
de démence et mangeait de fort bel appétit.

—Comment t'appelles-tu? lui dis-je.

—Je te le dirai si tu me promets le secret vis-à-vis de tout le monde.

—Même vis-à-vis de ta sœur?

—Oh! ma gouvernante le connaît bien, mon nom! Cela m'étonne qu'elle ne
te l'ait pas confié.

—Pourquoi?

—Parce que tu es son bon ami.

—Cela n'est pas, mon petit garçon. Mais qui es-tu? parle. Je ne le
dirai à personne.

—Je suis le Dauphin.

—Quel Dauphin?

—Le Dauphin de France, donc!

—Tu prétends être le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette?

—Oui.

—Pour le coup tu me la bailles belle! Si tu n'es pas fou, tu es un
imposteur ou un mauvais plaisant. Louis Capet est mort au Temple, il y a
trois ans.

—C'est celui qui a pris ma place qui est mort. Moi, je me porte bien.
Veux-tu boire à ma santé? ajouta-t-il en approchant son verre du mien
avec un charmant sourire.

—À la santé du petit Louis, de tout mon cœur! mais pas à celle du roi
Louis XVII.

—Soit! dit-il en trinquant, je ne demande pas à être roi. On vous met
en prison, on vous tue... Ne dis à personne qui je suis!

Je regardais cet enfant et je lui trouvais en effet une frappante
ressemblance avec les portraits de Marie-Antoinette. Son âge était celui
qu'aurait eu le Dauphin. Il ne m'était pas prouvé que celui-ci fût
mort, car j'avais souvent ouï dire que le petit prisonnier mort au
Temple n'était pas Louis de France. Le docteur Desault, chargé de
constater son identité, l'avait parfaitement dit: il l'avait même dit
trop haut, car on prétendait que sa propre mort était le résultat du
poison. On ne voulait pas qu'il divulguât un secret d'État, qui, un jour
ou l'autre, pouvait rallumer la guerre civile. Un mystère planait sur
cette fin du savant, si rapprochée de celle non moins mystérieuse du
prince, et si, en France, on n'y songeait déjà plus, en Égypte, nos
esprits inclinés au merveilleux se reportaient aux légendes de la
Terreur et ne rejetaient pas l'hypothèse de mainte aventure plus ou
moins admissible.

En écoutant les révélations de Louis, je songeais aux soins que ses
prétendus parents prenaient pour qu'il ne parlât à personne. Je
l'examinai avec curiosité. Peut-être que sa folie me gagnait.

—Voyons, mon prince, lui dis-je en abondant dans son sens, pourquoi me
faites-vous l'honneur de me confier un secret qui peut me faire fusiller
un jour ou l'autre? car vous êtes fort compromettant, et bien des gens
ont intérêt à se débarrasser de vous et de vos confidents.

—Je me fie à toi, dit-il, d'abord parce que tu m'as sauvé la vie, et
puis... je ne sais pas, tu me plais, et j'ai besoin de parler, de me
confier à un ami; tu feras enrager ma gouvernante en lui disant que tu
connais son secret.

—Vous n'avez pas l'air de l'aimer beaucoup?

—Oh! elle m'ennuie tant avec sa dévotion.

—Est-ce une religieuse défroquée, comme elle me l'a dit?

—Elle t'a dit ça pour se moquer de toi.

—Est-ce qu'elle était au Temple avec vous?

—Oh non! quand je suis sorti de dessous les paquets de linge de la
citoyenne Simon, où on m'avait caché, pour monter en chaise de poste, je
l'ai trouvée là avec son père.

J'allais lui demander des détails sur son évasion du Temple quand les
trompettes sonnèrent le boute-selle. Je lui montrai sa chambre et je le
quittai.

Les nouvelles du grand Caire étaient désastreuses. Les insurgés,
auxquels s'étaient joints des bandes d'Arabes du désert et des mameluks,
étaient maîtres de la ville. Le général Dupuy, commandant la place,
Shulkowsky, aide de camp de Bonaparte, deux officiers appartenant à la
commission des arts, avaient été tués. La plupart des maisons habitées
par les chrétiens avaient eu le sort de celle des Cérignan.

C'en était fait de tous les Français, si Bonaparte n'eût dompté la
révolte, qui avait pris des proportions formidables. Pendant la nuit, il
couvrit de canons et de mortiers les hauteurs du Mokattam. À la pointe
du jour, il lance ses colonnes d'infanterie sur la ville. Les murailles
sont franchies, les insurgés combattent avec énergie. Mais rien ne
résiste à l'attaque furieuse des Français. Pourchassés de rue en rue, de
maison en maison, les révoltés courent se retrancher dans la grande
mosquée d'El-Azhar. Bonaparte eut pitié d'eux, et, comme je me tenais
prêt à charger:

—Colonel! me cria-t-il, vous qui parlez l'arabe, allez, de ma part,
offrir le pardon à ces malheureux.

Je me détachai en parlementaire avec un trompette. Un mameluk,
accompagné d'une dizaine d'insurgés, s'avança au-devant de moi; c'était
Souleyman. Ma première pensée fut de lui demander ce qu'il avait fait de
Djémilé.

—Elle est sous la tente de son père, dit-il, et elle sera ma femme
quand j'aurai remis à Mourad la tête de celui qui a enlevé sa fille.

—Chien maudit, lui répondis-je, la tienne ne tient qu'à un fil, et ce
fil, c'est moi qui le trancherai. Si tu as tant soit peu de courage, tu
viendras te mesurer avec moi après que les tiens se seront soumis au
général.

—Je refuse le combat, et les miens ne veulent pas se soumettre.

Je m'adressai aux autres en leur disant que le général en chef leur
offrait le pardon.

—Nous n'en voulons pas, dit l'un d'eux avec emphase. Les troupes aussi
redoutables que nombreuses du chef des croyants s'avancent par terre, en
même temps que ses navires, hauts comme des montagnes, touchent déjà les
rivages de l'Égypte. Vous n'avez plus de flotte, vous ne pouvez fuir, et
nos sabres sont tranchants, nos flèches aiguës, nos lances perçantes. Ce
pays sera votre tombeau!

—Est-ce toute la réponse que je dois reporter au général?

—C'est toute la réponse! dirent en chœur les musulmans.

J'allai reporter ces paroles à Bonaparte. Il fronça le sourcil, pinça
les lèvres, et commanda qu'on fît jouer l'artillerie.

Les canons vomissent la mitraille, les obus pleuvent, les maisons
croulent, et, comme s'il eût voulu se mettre de la partie, le ciel,
ordinairement si pur, s'obscurcit, le tonnerre gronde, la foudre éclate
et répond au fracas de l'artillerie. Les révoltés, saisis de terreur,
croient que les éléments se déclarent en faveur du sultan El-Kebir (le
sultan du feu), c'est ainsi que les Musulmans appelaient Bonaparte. Ils
le supplient maintenant de faire grâce: «L'heure de la clémence est
passée, répond Bonaparte; vous avez commencé, c'est à moi de finir.»

Le canon foudroie la mosquée, les portes sont enfoncées à coups de
hache, et cavaliers, fantassins, généraux, soldats s'y précipitent
pêle-mêle. Tous frappent sans trève ni merci. Au milieu du carnage, je
cherchai Souleyman pour le tuer; mais il avait péri ou pris la fuite. Le
massacre de la grande mosquée décida du sort de la journée. Dans le
quartier de Hussein, pourtant, les Caïrotes soutinrent encore notre feu
jusqu'au milieu de la nuit.

Le lendemain on compta quatre mille morts parmi les révoltés et environ
trois chefs dans l'armée.

En rentrant, je trouvai Morin et mademoiselle Sylvie qui étaient venus
chercher un refuge chez moi. Je dis à Morin de regarder ma maison comme
sienne et de choisir la chambre qui lui plairait.

—Eh bien, et moi? dit Sylvie; m'enverrez-vous dormir dans la rue,
blessée comme je le suis?

—Blessée?

—Oui, voyez comme votre Malek m'a arrangée.

Elle ouvrit ses voiles, car elle était encore vêtue en odalisque, et
nous montra, sans vaine pudeur, sa poitrine sillonnée d'une égratignure
peu profonde.

—Où en serais-je, s'écria-t-elle, si j'avais manqué de présence
d'esprit! Il m'eût poignardée, ce tigre! mais je me suis esquivée à
temps, et c'est bien à temps aussi que la révolte est venue me délivrer
de lui. Je la bénis, moi, la révolte!

Je m'abstins de lui répondre qu'elle nous coûtait un sang plus précieux
que le sien, mais j'hésitai à lui accorder l'hospitalité.

—Pour le coup, reprit-elle, je ne vous reconnais plus. Vous, le plus
généreux, le plus aimable colonel de l'armée, le plus riche en même
temps que le plus beau...

Je savais que ma richesse m'embellissait beaucoup, et Sylvie prit mon
sourire d'ironie pour un témoignage de gratitude.

—Je reste! s'écria-t-elle.

—Non, repris-je, vous reviendrez plus tard, si vous voulez; mais il y
a ici une personne que vous n'appréciez pas autant qu'elle le mérite, et
à qui j'ai dû offrir un asile avant que vous me fissiez l'honneur de me
demander le même service.

—Mademoiselle de Cérignan? Je ne lui en veux pas, moi! Elle n'est pas
coquette, elle ne se soucie pas de vous, elle ne sera pas jalouse de
moi.

En ce moment, Louis entrait en sautillant. Je le pris à part pour lui
demander des nouvelles d'Olympe.

—Elle va mieux, dit-il, et elle veut s'en aller. Fais-la donc rester.
Nous n'avons plus de maison, pas d'argent, et je me plais bien ici. Ta
petite esclave est si drôle, avec tous ses colliers! Elle ressemble à la
châsse de Sainte-Geneviève, et je ris, rien qu'à la regarder. Et puis,
madame Sylvie est bien aimable, elle m'a bourré de confitures. Et le
peintre Morin sait un tas de drôleries. Je m'amuserai bien mieux avec
vous tous qu'avec ma gouvernante toute seule.

—Va la prier de me recevoir, et je lui ferai part de tes désirs.

Olympe était encore très-pâle, mais moins abattue.

Je commençai par lui dire que sa maison ayant été effondrée par les
boulets, ce qui était la vérité, et la ville n'étant pas encore bien
apaisée, il y aurait imprudence de sa part à vouloir chercher une autre
demeure que la mienne.

—Vous n'y songez pas, colonel! Je ne suis ni votre sœur, ni votre
parente pour braver les commentaires que l'on ferait sur notre intimité,
et, d'ailleurs, cela pourrait paraître étrange à mademoiselle Sylvie qui
va être, m'a-t-elle dit, la maîtresse de la maison.

—Elle en a menti! Je vais lui signifier de s'en aller sur-le-champ, si
vous le désirez.

—À quoi bon? De toutes façons je ne dois pas rester ici, quand ce ne
serait que pour mon frère.

—Êtes-vous bien sûre que Louis soit votre frère?

—Parfaitement sûre.

—Vous l'avez vu naître?

—Voyons! Est-ce que vous persistez à le croire mon fils?

—Non, certes, oubliez ma sottise.

—Le service que vous m'avez rendu en secourant mon pauvre père et en
sauvant cet enfant, efface le souvenir de votre injure.

—Eh bien, écoutez, ma chère demoiselle; puisque j'ai sauvé cet enfant
si précieux et que vous voilà orpheline, sans autre protecteur que moi,
confiez-moi la vérité. Je vous aiderai à cacher ce redoutable secret de
la naissance de Louis. Sachez qu'il me l'a déjà dit; mais, moi, je ne
sais pas s'il rêve qu'il est le Dauphin. Si cela est je ne m'engage pas
à servir sa cause. Au contraire, je la combattrai jusqu'à la mort; mais
je protégerai sa vie. Je ne suis pas de ceux qui font la guerre aux
enfants et aux femmes, vous le savez bien.

Mademoiselle de Cérignan était redevenue pâle, et il me sembla lire dans
ses yeux un moment d'hésitation; mais, tout aussitôt, elle reprit son
air froid et accablé.

—Le véritable secret, répondit-elle, et le plus douloureux, c'est que
mon pauvre frère est frappé d'aliénation mentale. Il est si jeune, il
pourra guérir. Mais il y a des malheurs qui sont presque des taches de
famille. Un homme atteint de folie, ne fût-ce que dans son enfance,
n'inspire jamais la confiance et le respect. Tout l'avenir de mon frère
est perdu si je ne parviens, tout en le guérissant, à cacher le
malheureux état de son cerveau. Voyez d'ailleurs à quel prix nous
exposeraient ses fausses révélations, si on venait à les prendre au
sérieux! Vous-même vous avez failli en être dupe. Aidez-moi donc à me
cacher, au lieu de vouloir me garder chez vous, où l'hospitalité vous
fait un devoir d'accueillir vos nombreux amis.

—Laissez-moi les renvoyer tous et faire la solitude autour de vous.

—Non, votre caractère ouvert et bienveillant souffrirait trop de mon
égoïsme.

—Vous craignez de contracter envers moi une dette d'affection?

—Eh bien! oui, je le crains, dit-elle avec fermeté. Je ne m'appartiens
pas, je vous l'ai déjà dit. Je serais forcément ingrate, et j'en
souffrirais trop. Laissez-moi partir.

Je dus céder. Je lui demandai s'il était vrai qu'elle fût sans
ressources, comme Louis me l'avait raconté.

Elle répondit que c'était encore une des chimères du pauvre enfant,
qu'elle avait une somme de cinquante mille francs chez le payeur
général, enfin, qu'elle n'avait besoin de rien.

Elle consentit seulement à ce que je me misse en quête pour elle d'une
autre habitation. Je lui en trouvai une assez jolie sur la berge du Nil,
au vieux Caire, et je l'y installai le soir même. Je la quittai le cœur
gros. Son isolement, sa fierté, son courage, imposaient le respect. Me
trompait-elle? Était-elle la victime d'un malheur de famille noblement
accepté, ou me refusait-elle sa confiance pour mener à bien une intrigue
politique? L'amour-propre me portait à croire à la folie du prétendu
Dauphin et à la sincérité d'Olympe. Elle ne s'expliqua pas sur ses
projets ultérieurs, me promit de m'appeler si elle avait besoin de moi,
et me laissa entre le doute et l'espérance, content de moi, en somme,
car, dans le désastre commun, j'avais songé beaucoup aux autres, fort
peu à moi-même.

Il devenait pourtant urgent d'y songer un peu, car Sylvie me menaçait
d'un envahissement qui ne me souriait en aucune façon.

Dès le lendemain de la prise de possession de mon harem par cette naïve
personne, je mis Guidamour en campagne pour lui trouver un logement en
ville. Mais elle ne tenait pas à s'en aller et elle sut si bien gagner
mon brosseur en daignant enfin le reconnaître pour son cousin, qu'il ne
trouvait pas pour sa cousine d'habitation plus convenable que la mienne.
Chaque fois que je rentrais, je pensais la savoir déguerpie. Il n'en
était rien et il me fallut prendre le parti d'en rire. J'avoue que
j'étais un peu faible à l'endroit des femmes, même quand l'amour n'y
entrait pour rien. Dans cette vie bizarre de l'Orient, je m'étais
habitué à les regarder toutes comme des enfants, même celles de ma
race. Mademoiselle de Cérignan était la seule qui eût le droit d'être
prise au sérieux. Sylvie arriva donc à m'amuser avec ses extravagances
et ses goûts de luxe. Je ne pouvais rencontrer une hôtesse mieux
disposée à dépenser follement mon argent. J'eus tous les jours quatorze
ou quinze personnes à dîner, avec bal ou soirée. Elle y paraissait dans
des toilettes bizarres. Je me rappelle entre autres un dolman de hussard
tout chamarré d'or avec une tunique prétendue grecque et une sorte de
turban à aigrette, qui fit rire Morin jusqu'aux larmes. Elle prenait des
poses au milieu du salon, pinçait de la harpe, assez mal, je dois le
dire, tenait le haut de la conversation, tranchait à tort et à travers,
débitait des bourdes de l'autre monde; enfin elle était d'un ridicule
achevé. Elle tourna pourtant la tête à deux généraux, trois colonels,
quinze capitaines et je ne sais combien de lieutenants; mais elle se
montra invulnérable. Ne pouvant s'emparer de moi et, sachant qu'après
moi, le plus riche et le plus prodigue était Dubertet, elle ne songeait
qu'à reprendre son empire sur lui. Je pressentais son dessein et, ne
voulant pas être brouillé avec mon plus ancien ami, je me gardais bien
de rendre la réconciliation impossible. Cela eut lieu plus vite que je
ne le pensais, car il y vint de lui-même. Elle le reçut comme un
transfuge et l'engagea, d'un ton protecteur, à lui présenter sa
_Grecque_. Elle manœuvra si bien qu'il amena Pannychis, et qu'elle
l'écrasa de sa supériorité, ce qui ne fut pas bien difficile. Dès le
lendemain, elle me déclara que je n'avais pas besoin de m'occuper
davantage de lui chercher un logement, vu qu'elle réintégrait le
_domicile conjugal_. Je lui souhaitai de faire bon ménage, tout en
blâmant l'incorrigible faiblesse de mon ami.

Mais l'aventure eut des conséquences inattendues. Il n'y avait pas une
heure que Sylvie était partie et je déjeunais avec Morin, quand je vis
arriver Pannychis.

—Et que viens-tu faire ici? lui dis-je.

Elle me répondit sans marquer ni honte, ni repentir, ni chagrin:

—Le Français m'a répudiée et, comme j'ai conservé une bonne amitié pour
toi, je reviens à la maison. Fais-moi manger.

—Assieds-toi là et mange! Quant à te reprendre chez moi, tu dois bien
comprendre que cela ne se peut pas. Tu ne m'as même pas demandé la
permission d'en sortir.

—Oui, j'ai eu tort; mais le Français m'avait fait perdre la tête, et
puis, je croyais revenir le soir même.

—Comment trouvez-vous l'aplomb de ces femmes-là? dis-je à Morin.

—Grand comme les pyramides! répondit-il, tout est grand en ce pays-ci.
Mais c'est une beauté splendide, reprenez-la, colonel! Elle fait si bien
à table! Voyez! son appétit est à la hauteur de sa confiance. Je
voudrais bien faire une étude d'après elle.

—Faites son portrait tant que vous voudrez, mon cher Morin, et gardez
l'original avec la copie, si vous voulez, à condition de la loger, de la
nourrir, de lui donner deux esclaves pour la servir, car elle se prétend
de bonne famille, de lui fournir deux vêtements complets par an, sans
compter les cadeaux.

—C'est trop de choses, c'est au-dessus de mes moyens. Gardez-la.

Elle me portait sur les nerfs, mais je ne pouvais la jeter dehors.

—Puisque tu veux rester, lui dis-je, reste; mais à condition que tu ne
prendras pour te servir que Daoura la négresse, et que tu n'iras plus
passer des mois entiers chez mes amis.

—Épouse-moi, tu seras bien plus sûr de ma fidélité!

—Madame est bien bonne, répondis-je en la saluant jusqu'à terre.

Les jours suivants se passèrent à rechercher les instigateurs de la
révolte. Douze scheyks, un grand nombre d'agents subalternes et de
pillards furent arrêtés et enfermés à la citadelle. Chaque nuit on en
fusillait une vingtaine. Le Divan fut dissous et remplacé par une
commission militaire. Puis, quand les exécutions eurent suffisamment
jeté parmi les habitants ce qu'on appelle une terreur _salutaire_,
Bonaparte proclama une amnistie générale. Les scheyks envoyèrent dans le
Delta et les provinces révoltées un manifeste pour les inviter à déposer
les armes et à payer l'impôt, en accusant de mensonge et d'imposture les
beys Ibrahim et Mourad qui se disaient les amis du sultan dans le seul
but de rallumer la guerre et de remettre le pays sous leur joug.

Le Caire reprit son aspect précédent, on oublia les massacres des 22 et
23 octobre, les relations amicales se rétablirent entre les soldats et
les habitants.

Il y avait un mois que mademoiselle de Cérignan habitait sa nouvelle
maison, quand le juif qui la lui avait louée et qui cumulait auprès
d'elle les fonctions de propriétaire, de fournisseur et domestique, se
présenta chez moi pour me demander de lui payer son loyer, ainsi que les
déboursés pour les frais de nourriture; car, disait-il, je n'ai pas
encore vu la couleur de l'argent de ces Français-là.

Mademoiselle de Cérignan m'avait donc trompé en prétendant avoir de quoi
pourvoir à ses besoins? Je payai le loyer et les dépenses, et je
répondis de celles à venir.

Le juif revint, huit jours après, me rapporter mon argent, en me disant
que la jeune dame ne voulait pas de mes dons et qu'elle l'avait payé.

—Et où a-t-elle trouvé des fonds?

—Ah! voilà! fit-il d'un air malicieux.

—Garde cette bourse que tu me rapportais, et apprends-le moi.

—Comment ne te dirais-je pas la vérité? s'écria-t-il, les yeux
brillants de cupidité; je te dirai tout comme à Jéhovah! mais à
condition que tu me garderas le secret.

—Oui, parle!

—Eh bien, hier, à la nuit, un homme que je crois être un mylord
anglais, est arrivé en bateau. Il m'a demandé si la dame française était
seule, et sur ma réponse affirmative, il est entré chez elle, est resté
un quart d'heure, puis il est remonté en barque.

—Comment s'appelle cet Anglais?

—Il ne m'a pas dit son nom; c'est un homme grand, un peu fort, blond
et sans barbe, d'une quarantaine d'années.

—Peux-tu savoir d'avance quand il reviendra et venir m'avertir? Tu
seras content de ma générosité.

—Je ferai de mon mieux, seigneur, dit-il en empochant la gratification.

Quel était cet Anglais mystérieux? j'aurais donné n'importe quoi pour le
savoir, car je me sentais véritablement jaloux de mademoiselle de
Cérignan. Je me pris à réfléchir autant que me le permettaient
l'agitation et le décousu de mon existence. Si je suis jaloux à ce
point, pensais-je, c'est que je suis très-amoureux. Eh bien, il ne faut
pas que cela soit. Olympe a peut-être eu envie de m'aimer, mais elle a
eu la force de s'en défendre. Elle l'a dit, elle ne s'appartient pas.
C'est à moi de respecter ses liens, quels qu'ils soient, et de
l'oublier.



XI


Dans les premiers jours de Décembre, j'appris que le général Davoust
était venu au Caire pour demander des renforts qu'il devait conduire à
Desaix, toujours à la poursuite de Mourad.

Je demandai à faire partie de l'expédition avec mon régiment, ce que
j'obtins comme une faveur.

Dieu savait seul si je reviendrais jamais. J'avais besoin de faire
campagne. Je m'étais remis à penser à Djémilé. Je déposai à la caisse du
payeur général l'argent qui me restait, avec ordre de faire passer le
tout à mon père si je ne revenais pas.

Puis, laissant la maison sous la garde de Pannychis, des négresses et de
la petite fellahine, je partis avec Guidamour et Morin, qui voulait
dessiner les antiquités semées sur les deux rives du Nil et copier les
inscriptions.

La colonne sous les ordres de Davoust se composait de 1,200 cavaliers,
de 300 hommes d'infanterie et de six pièces d'artillerie qui furent
embarqués sur une flottille.

Le voyage du Caire à Beny-Soueyf, où était la division Desaix, ne
m'offrit qu'un médiocre intérêt.

Morin ne voulut pas passer devant les ruines de Memphis, récemment
retrouvées par le général Dugua, sans les visiter. Je le suivis. Deux
pauvres villages, quelques monceaux informes de décombres au milieu des
monticules et quelques colonnes brisées, c'est là tout ce qui reste de
la ville de Menès. Morin me montra une statue renversée et à
demi-enfouie dans le sable, qui avait plus de cinquante pieds de long.
Après avoir lu les hiéroglyphes gravés sur le colosse, il m'apprit que
c'était l'image du grand conquérant Ramsès-Meiamoun, que nous appelons
Sésostris.

Le 10 Décembre, nous étions à Beny-Soueyf, ville assez considérable
défendue par une redoute que Desaix avait fait construire. Malek avait
su se rendre utile. Il tenait le général au courant des mouvements de
Mourad. Celui-ci avait rallié à lui toutes les tribus arabes du désert
et de Yambo, sur la côte d'Arabie, et celles de la Mecque sans compter
une foule de Nubiens et d'Éthiopiens.

Dès qu'il apprit l'arrivée du renfort, il quitta la rive gauche du canal
de Yousef où il avait campé, pour se porter sur les bords du Nil.

Le 17 décembre, nous marchons sur Fechn où étaient les postes avancés
des mameluks. Leur corps d'armée est, dit-on, à Saste-el-Sayené.

Nous y courons. Il n'a fait que passer et gagne Syout par la rive gauche
du canal de Yousef. Nous marchons sur Syout. Mourad se rabat sur Girgèh
(l'antique Abydos). Il n'y est déjà plus quand nous y arrivons. Veut-il
éviter la bataille ou nous attirer dans un piége? L'espoir de
l'atteindre nous avait donné des ailes. Soixante-quinze lieues en treize
jours et dans le sable, c'était gentil! On fit halte à Girgèh pour
attendre la flottille partie de Beny-Soueyf en même temps que nous. Elle
portait les vivres, les munitions et le matériel de campagne.

La baisse des eaux du Nil lui rendait la navigation lente et difficile.
Desaix, inquiet de ne pas la voir arriver et craignant qu'elle ne fût
arrêtée en route par les Arabes et la population soulevée, envoya le
1er janvier 1799 le général Davoust avec une partie de la cavalerie.
J'espérais prendre un peu de repos, visiter avec Morin les ruines de
l'antique Abydos, m'enquérir de Djémilé. Point! Il me fallut prendre le
commandement de mes escadrons et donner la chasse aux Arabes et aux
fellahs. Il y eut un engagement sérieux à Tabtha contre 2,000 Arabes et
5 à 6,000 bandits à pied. Selon leur habitude, les Bédouins prirent la
fuite et abandonnèrent leurs compagnons qui furent hachés. Nous
trouvâmes la flotille à la hauteur de Syout, et nous revînmes avec elle
le 19 janvier à Girgèh.

Mourad, qui ne savait pas la cause de l'arrêt forcé de l'armée à Girgèh
pendant une vingtaine de jours, crut probablement qu'elle se trouvait
dans une position difficile puisqu'elle ne le poursuivait plus. Il se
détermina à nous attaquer. Le 22 janvier, Desaix donne l'ordre de
marcher à l'ennemi. Le 23 nous rencontrons l'armée mameluke auprès du
village de Samanhoud.

L'action se passa comme aux Pyramides, les mameluks attaquèrent nos
carrés de tous côtés à la fois, criant, hurlant, se jetant sur les
baïonnettes, se faisant tuer comme des mouches. Le village fut bientôt
pris, mais l'ennemi revint à la charge et peut s'en fallut qu'il ne nous
délogeât tant il y mit de vigueur. Mais l'artillerie légère fit
merveille et le força de rétrograder. Desaix attendait ce moment pour
lâcher sa cavalerie sur les mameluks. Dragons, hussards, chasseurs
chargèrent à la fois. Mourad était là, je voyais de loin son turban à
aigrette blanche. Je me disais: si je peux m'emparer de lui, je le
forcerai bien à me rendre Djémilé! Elle devait être aux alentours.
Allais-je enfin la retrouver?

Fol espoir! Les mameluks, en voyant arriver cette terrible charge,
n'osèrent la soutenir. Ils tournèrent bride en entraînant leur chef, qui
brandissait son cimeterre comme s'il eût voulu les ramener au combat.
Leur fuite entraîna celle du reste de l'armée musulmane. Nous les
poursuivîmes pendant quatre heures jusqu'à Farchout.

Desaix, ne voulant pas les laisser respirer, reprit dès le lendemain sa
poursuite acharnée. Le 29 janvier nous étions à Esnèh, le 2 février à
Assouan (la Syène des Romains), toujours poussant Mourad devant nous. Le
lendemain nous avançons au delà de la première Cataracte. Voici l'île
sainte de Philée, à la luxuriante végétation et aux curieuses
antiquités. Quinze lieues plus loin, nous sommes sous le tropique; c'est
la limite que Desaix donne à notre conquête, comme autrefois les Romains
l'avaient donnée à leur empire.

Les mameluks semblaient insaisissables. Desaix renonça à les atteindre
et revint à Esnèh.

Il était impossible que Djémilé eût suivi son père dans cette course
furieuse.

Des prisonniers m'apprirent que Mourad n'avait en effet avec lui ni ses
femmes, ni ses richesses, mais ils ne surent ou ne voulurent pas me dire
où elles étaient. J'appris aussi que Souleyman avait échappé au massacre
du Caire et se trouvait au nombre des kiachefs qui suivaient le bey.

Cependant tous les mameluks n'avaient pas dépassé les Cataractes.

Les mois de février et de mars furent employés à empêcher les beys de se
réunir et à leur donner la chasse. Abou-Manah, Benoutah, Bir-el-Bar,
Bardys, Temeh, Beny-Adyn, Abou-Girgèh, Qosseyr, autant de villes ou de
villages témoins de nos faits d'armes. Le soldat devenait féroce dans
cette guerre d'extermination, et tout ce qui ne rampait pas devant lui
était fusillé, sabré ou percé de coups de baïonnettes. Mes dragons
avaient pris des mameluks de Malek la louable habitude de décapiter
leurs ennemis, donnant pour raison que ceux-là ne reviendraient pas, le
lendemain, les attaquer par derrière.

Il est vrai que faire grâce aux musulmans, c'était avoir l'air de les
craindre. Les relâcher sur parole, nous savions tous à quoi nous en
tenir: c'est un acte de foi chez eux de tromper le chrétien. Nous
n'avions un peu d'égards que pour les cophtes qui nous accueillaient
toujours comme des coreligionnaires et des sauveurs. Sans eux et sans
les juifs, race beaucoup trop méprisée en ce pays, nous eussions souvent
manqué de tout.

Mon régiment prit en avril ses quartiers d'hiver à Esnèh avec la 21e
demi-brigade, après en avoir chassé le schérif Hassan. Bâtie sur les
bords du Nil, Esnèh, autrefois Latopolis, est une des places importantes
de la Haute-Égypte, par son commerce de poteries, de toiles de coton
bleu et ses manufactures de couvertures appelées _mélayeh_, qui, en
voyage, peuvent servir alternativement de lit ou de tente.

C'est là que les caravanes du Sennaar viennent livrer leurs denrées, qui
consistent en gomme arabique, plumes d'autruche et dents d'éléphant.

La grande place où se trouve la principale mosquée est entourée de
maisons assez régulières, construites en briques de différentes couleurs
qui forment des dessins capricieux et qui paraissent d'autant plus
sombres qu'elles sont surmontées de colombiers en forme de pyramides
tronquées, blanchies à la chaux. La végétation est belle et vigoureuse
dans la partie septentrionale, tandis qu'au sud, le quartier, habité par
les fellahs, est misérable et à moitié démoli.

Les habitants, dont la plupart étaient cophtes, nous virent avec plaisir
fonder quelques établissements de commerce. J'allai prendre gîte dans le
beau quartier chez un cophte époux d'une jeune femme qu'il s'empressa de
mettre à mon service pour tout faire. Ce chrétien d'Orient me fit même
l'offre singulière de me la céder par bail de trois, six, neuf ans,
moyennant une rente, conformément aux droits et coutumes de sa race.

Elle avait les yeux fendus en amande, une croix bleue en tatouage sur
chaque joue, et des lèvres rouges comme la chair d'une pastèque; mais je
me gardai bien de l'employer à quoi que ce soit, dans la crainte de
déranger la nombreuse tribu qui avait élu domicile dans son épaisse
crinière.

C'était à Esnèh que j'avais envoyé Thomadhyr; je m'enquis d'elle, dès
mon arrivée; mais ce fut en vain. Les musulmans sont d'une discrétion
désespérante quand il s'agit d'une femme. Ils ont l'air d'être jaloux,
mêmes des vôtres.

J'accompagnai souvent dans ses tournées archéologiques mon ami Morin et
parfois le naturaliste Geoffroy-Saint-Hilaire, avec lequel j'allais
ramasser des insectes, tirer des oiseaux et des chauve-souris ou pêcher
dans le Nil.

L'accoutrement de ces messieurs était des plus bizarres: c'était un
mélange des modes orientales et occidentales; l'un portait un de ces
vastes pantalons mameluks avec une petite veste de toile blanche, un
chapeau de paille à larges bords, un sabre turc au flanc; l'autre avait
pris le pantalon de coutil rayé de nos grenadiers avec le caftan léger
des cophtes, la casquette à visière démesurée des voyageurs anglais et
le fusil en bandoulière. Ils se faisaient suivre de trois ou quatre
fellahs et d'autant d'ânes pour porter leurs instruments, leurs récoltes
et leurs provisions. C'est en leur compagnie et au milieu des ruines de
Thèbes, au pied des statues de Memnon, que j'appris en même temps la
déclaration de guerre de la Sublime-Porte et l'expédition de Bonaparte
en Syrie. Marcher sur Constantinople en s'emparant de l'Asie Mineure
était la meilleure réponse à rendre au sultan.

J'étais transporté d'admiration pour Bonaparte, et dans mon
enthousiasme, je me tournai vers les blocs de soixante pieds de haut, en
leur disant:

—Colosses de granit, images de grands rois qui ne sont plus, vous qui
courriez à la conquête des peuples d'Asie et d'Éthiopie avec des
millions d'hommes, des milliers de chariots montés par des milliers de
guerriers, et des engins de guerre qui couvraient des lieues de terrain,
vous êtes bien petits auprès de ce général d'Occident qui, avec une
poignée de soldats, a délivré votre pays de l'esclavage et va porter la
lumière et la liberté aux peuples de l'Asie.

Deux nègres que Morin avait pris à Esnèh pour conduire son âne et porter
son bagage, me regardèrent avec épouvante, et l'un dit à son compagnon:

—Le français parle avec les idoles!

—Oui, repris-je, et je somme Chamâ de me répondre, puisqu'il parle, lui
aussi, quand le soleil se lève.

Ils prirent la fuite en se bouchant les oreilles et sans regarder
derrière eux.

Nous apprîmes bientôt que Mourad, après avoir trompé la vigilance du
général Belliard, laissé à Syène pour le maintenir en Nubie, était
rentré en Égypte. Un jour, on le disait dans la grande oasis, le
lendemain à Syout. Il était beaucoup plus près que nous ne le pensions.

Un matin, on vint avertir le général Davoust qu'il était aux environs de
Thèbes, où il attendait le sherif Hassan-Bey, qui lui amenait un
contingent d'Yambos et d'Arabes de la Mecque.

Les mameluks de Malek et mon régiment furent envoyés pour empêcher la
réunion des forces ennemies. En arrivant près des ruines de
Medinet-Abou, nous vîmes défiler au loin les convois et la cavalerie de
Mourad.

Dès qu'il nous aperçut, il fit enfoncer ses chameaux dans le désert et
lança ses mameluks sur nous. Nous n'étions pas de l'infanterie pour nous
former en carré et les recevoir sur nos baïonnettes. Nous les
chargeâmes, mais la cavalerie française n'a jamais pu soutenir seule le
choc de ces intrépides adversaires. Ce n'est pas que le courage ne fût
égal de part et d'autre, mais les mameluks, habitués dès l'enfance au
maniement des armes, montrèrent, en cette circonstance surtout, une
supériorité incontestable. Ce fut un combat corps à corps. Combien des
miens je vis tomber sans pouvoir leur porter secours! J'avais trop à
faire pour mon propre compte.

Souleyman était là, et je poussai à lui en lui criant de se défendre. Au
lieu de s'attaquer à moi, il m'évita, fit faire un écart à son coursier,
et se couchant sur sa selle, il coupa d'un coup de cimeterre le jarret
de mon cheval. Je roulai dans la poussière; mais, aussitôt debout, je
courus à lui. Un flot de cavaliers m'empêcha de le rejoindre. L'un d'eux
faillit m'écraser sous les pieds de son cheval. À son aigrette blanche
et à son maintien superbe, je reconnus Mourad. Je sautai sur lui, et en
le saisissant à la ceinture, je cherchai à le désarçonner, en criant:

—Rends-moi Djémilé, et je te laisse la vie!

Pour toute réponse, je reçus un coup de sabre qui fendit mon casque et
une ruade de son cheval dans la poitrine. J'allai tomber à dix pieds de
là, à demi-suffoqué. Un de ses mameluks se jeta sur moi et me saisit par
les cheveux. Il levait déjà le bras pour me trancher la tête, quand
Malek lui brisa les reins d'un coup de pistolet, puis il me transporta
hors de la mêlée.

Mourad abandonna le champ de bataille et rejoignit ses chameaux, sans
être inquiété davantage. Quand je pus parler, j'appelai Malek et lui
dis: Si je t'ai laissé la vie aux Pyramides, tu viens de sauver la
mienne. Ce n'est pas par des paroles que je veux te prouver ma
reconnaissance, mais par des faits. Si tu souhaites quoi que ce soit,
parle! je suis prêt à te satisfaire, je le jure!

—En ce moment, je ne veux rien; mais rappelle-toi la parole que tu me
donnes. Un jour, nous verrons si tu sais la tenir comme Malek a tenu la
sienne.

Nous étions trop mal arrangés pour poursuivre Mourad. Le sol était
jonché de morts et de blessés. Nous revînmes à Esnèh, l'oreille basse.

La ruade que j'avais reçue dans la poitrine ne m'avait heureusement
rompu aucune côte; mais je crachai le sang pendant près de quinze jours,
et je gardai le lit plus d'un mois.

Je dois rendre justice à la jeune cophte chez qui je logeais. Si elle
négligeait beaucoup sa personne elle veilla du moins avec dévouement sur
la mienne. Dès que je pus me tenir sur mes jambes, j'allai me jeter dans
le Nil, et, comme je m'en trouvai fort bien, je lui conseillai d'en
faire autant. Elle refusa, disant avec fierté qu'elle n'était pas une
infidèle pour faire des ablutions.

Quelques jours après, je fus invité par le colonel Sabardin à venir
dîner chez lui en compagnie du général en chef et de nombreux convives
tant Français que musulmans. Il me promettait une soirée dans le genre
de celle que je lui avais donnée au Caire; une des plus brillantes
almées du Saïs devait y venir danser et chanter. Je m'y rendis. Le repas
fut bruyant. Au dessert, la célébrité se présenta, accompagnée de
plusieurs autres almées, d'une troupe de musiciens, de danseuses et de
psylles, c'est-à-dire d'escamoteurs, de jongleurs et charmeurs de
serpents. Cette étoile, c'était Tomadhyr, fraîche, pimpante et en
parfaite santé. Elle me reconnut sur-le-champ; mais alla d'abord saluer
le maître de la maison, puis vint à moi et me baisa le bout des doigts.
Je lui rendis son salut oriental.

On passa dans la salle, où nous attendaient les pipes et le café.

Tomadhyr, après avoir gazouillé des chants d'amour et de guerre tirés
des aventures d'Antar, se livra à la danse. Elle fut couverte
d'applaudissements, et quelques notables indigènes, pour lui témoigner
leur satisfaction d'une manière galante, lui appliquèrent au front, sur
la gorge et les bras, de petites pièces d'or, humectées du bout de la
langue.

Quand elle passa devant moi, j'imitai la galanterie arabe.

Tandis que les danseuses et les psylles paraissaient alternativement sur
le dourkah, elle vint à moi, me pria de lui faire une place sur mon
divan, s'y installa familièrement, but sans façon mon café et me prit ma
pipe, ce qui, en public, était le signe de la grande intimité. J'en fus
un peu surpris, mais, avant de lui demander la cause de cette
affectation, je voulus savoir pourquoi, depuis deux mois que j'étais
dans son pays, elle ne m'avait pas donné signe de vie.

—J'ai couru, répondit-elle, le Saïs et la Nubie avec toute cette bande
de psylles qui dépend de moi; aussi j'ai gagné beaucoup d'or, et comme
tu es mon maître, tout cela est à toi. Tu sais que les esclaves ne
peuvent rien posséder, et, d'ailleurs, je serais libre, que tu pourrais
bien prendre tout ce que j'ai, j'en serais heureuse.

Le désintéressement de cette fille était chose si rare chez les
individus de sa race, que je n'y crus pas. Je ne l'en remerciai pas
moins, et je lui offris de lui rendre sa liberté.

—À quoi bon? dit-elle. Je ne serais pas ton esclave de fait et de
droit, que je te demanderais à l'être. C'est un peu un calcul de ma
part.

—Et comment?

—Comme almée et danseuse, je me montre librement à visage découvert
dans les fêtes. Je ne suis pas laide, et ma profession autorise les
hommes à me le dire et à me proposer de fumer à leurs narghilés, tu
comprends! J'ai donc une excuse toujours prête pour les refuser sans les
blesser, en leur disant: Je ne le puis, seigneur, je suis l'odaleuk d'un
bey, je ne m'appartiens pas. C'est ainsi que je te reste fidèle.

—Voyons, est-ce que tu veux m'ensorceler de toi!

—Tu sais bien que je suis magicienne, dit-elle avec un charmant
sourire.

—Je ne l'ai pas oublié, et tu m'as bien manqué. J'aurais voulu savoir
tant de choses!

—Je t'apprendrai tout ce que tu voudras; j'y vois mieux que je ne
voyais avant d'être malade. Si tu ne m'avais pas envoyée dans ce pays,
j'étais morte; aussi je t'en garde une grande reconnaissance.

Je voulus rendre une fête à Sabardin.

La maison du cophte était grande et donnait sur les jardins qui avaient
appartenu au bey Hassan et que la 21e demi brigade avait convertis en
promenade publique. J'y donnai plusieurs soirées dans lesquelles
Tomadhyr exécuta mainte fois la danse de l'_abeille_. Elle avait fait
des progrès, et dansait admirablement. J'avoue qu'elle me devenait
chère; mais l'espoir de retrouver Djémilé me préoccupait sans cesse.
C'était comme une idée fixe dont je ne me débarrassais que pour la
retrouver plus intense.

Nous étions dans les premiers jours de juin, quand Malek se présenta un
matin devant moi:

—Veux-tu t'emparer de Mourad? me dit-il sans préambule.

—Tu sais où il est.

—À Khardjèh, dans la grande oasis.

—Djémilé y est-elle?

—Djémilé y est.

—Allons-y; je vais faire prévenir le général Desaix, qui prendra le
commandement de la colonne d'expédition.

Malek sourit d'un air de pitié.

—Mourad a des espions partout, et avant que l'armée française se mette
en mouvement, il sera averti et aura décampé, selon son habitude. Ce
n'est pas avec quatre mille hommes qu'il faut aller trouver le bey,
c'est avec trois ou quatre de mes mameluks et Tomadhyr.

—Tu es fou!

—Je sais ce que je dis.

—Nous n'allons pas nous embarrasser d'une almée?

—Sans Tomadhyr, il n'y a rien à faire là-bas.

—Mais elle ne voudra pas nous suivre, et c'est la mener à la mort.

—Elle est magicienne, elle ne mourra pas. D'ailleurs, c'est nous qui la
suivrons, puisqu'elle va se rendre avec sa bande d'almées et de psylles
dans l'oasis, pour les fêtes du mariage de Djémilé avec le sherif
Hassan.

—Que me dis-tu là? N'était-elle pas promise à Souleyman?

—Souleyman t'a menti; c'est un trop petit seigneur pour la fille de
Mourad.

—Combien de jours nous faut-il pour aller là-bas, enlever Djémilé et
revenir?

—Huit jours, ou l'éternité.

—Je vais demander un congé de quinze jours au général.

—Ne lui dis pas où tu vas, ni ce que tu veux faire.

—Soit. Quand partons-nous?

—Demain dans la nuit, avec Tomadhyr.

—Lui en as-tu parlé?

—Elle hésite à nous laisser venir avec elle. Dis-lui que tu le veux;
elle le voudra.

—La crois-tu donc si obéissante?

—Elle est ton esclave. Tu prendras les vêtements et les armes de l'un
de mes mameluks. Tu parles assez bien l'arabe à présent pour tromper
l'oreille la plus soupçonneuse. Nous nous joindrons aux psylles et aux
almées. Nous avons trois jours de marche dans le désert. Arrivés là-bas,
nous nous ferons passer pour des mameluks d'Hassan. Allah seul sait le
reste.

—Avant tout, je dois parler à Tomadhyr.

—Parle-lui.

—Je la mandai sur-le-champ et lui reprochai de ne m'avoir rien dit de
son prochain départ.

—Tu dois bien comprendre, dit-elle, que je ne suis pas assez folle pour
croire que, lorsque tu auras revu Djémilé, tu voudras encore me
regarder. Je sais bien qu'elle était dans la maison avant moi et qu'elle
est ta khanoune, tandis que je ne suis que ton odaleuk; mais je t'aime
plus qu'elle ne t'aime!

—Puisqu'elle est ma khanoune, je ne puis la laisser marier avec un
autre, il faut que j'aille la réclamer.

—C'est ton droit et ton devoir, je le sais. Tu ne serais pas un homme
si tu te la laissais enlever, et, à présent que tu sais où elle est, je
n'ai rien à dire; mais je serai jalouse d'elle, je ne te le cache pas.
Tu veux que je t'aide dans ton entreprise. Viens! Mais c'est la plus
grande preuve de reconnaissance que je puisse te donner. Après cela, ne
me demande plus rien.

J'obtins de mon général la permission de m'absenter pendant une
quinzaine, donnant pour prétexte une tournée scientifique avec Morin.
Comme il fallait tout prévoir, dans le cas où je serais retenu
prisonnier, je confiai sous le sceau du secret à mon ami le dessinateur
le but de mon voyage. Je lui confiai aussi mon testament et une lettre
d'adieux à mon père, dans le cas où j'aurais la tête tranchée.

Puis, après avoir fait le sacrifice de ma chevelure, j'endossai les
vêtements et l'armure d'un Circassien: cotte de mailles, casque,
rondache, sabre de Damas, pistolets, rien n'y manquait. Je me trouvai
plus à l'aise sous cet attirail que je ne l'aurais cru. Malek prétendait
que j'étais beaucoup mieux ainsi que sous mon uniforme.

La nuit venue, nous prîmes avec nous quatre mameluks et six fellahs,
tous à cheval, et nous allâmes rejoindre Tomadhyr qui nous attendait
avec sa caravane de bateleurs à la porte de la ville.

J'aurais bien voulu céder aux prières de mon brave Guidamour qui voulait
m'accompagner; mais, bien qu'il eût appris passablement l'arabe, son
accent français nous eût trahis.

Tomadhyr ne me dit pas un mot, ni là, ni durant le voyage. Elle était
triste et résolue. Je pensai alors que c'était un malheur pour elle de
m'avoir aimé sincèrement, et peut-être une faute de ma part de n'avoir
pas été insensible à sa grâce et à son affection. Tant que je m'étais
préservé d'y répondre, elle avait été dévouée et soumise à Djémilé;
n'allait-elle pas la prendre en haine? Je comptai sur l'ascendant que
j'exerçais sur mon almée; je n'étais pourtant pas sans inquiétude, et
je n'osais ni la flatter, dans la crainte d'exalter sa passion, ni avoir
l'air de douter d'elle.

Après avoir franchi la chaîne lybique, nous nous engageâmes dans le
désert. Il ne faudrait pas croire comme je me l'imaginais moi-même, que
ces plaines et ces vallées qui se succèdent pendant des journées
entières soient complétement dépourvues de végétation. On y trouve,
très-disséminés il est vrai, des bouquets de palmiers nains et parfois
des dattiers. Le sol est recouvert, en certaines parties, de touffes
d'absinthe, d'hysope, de camomille et de beaucoup d'autres plantes qui
forment de grandes plaques d'un vert cru au milieu de la blancheur
éclatante des sables.

Nous suivîmes le chemin des caravanes, reconnaissable aux ossements de
chevaux et de dromadaires dont il est semé. Le sable, soulevé par le
vent, et la réverbération du soleil me fatiguaient terriblement les
yeux. La chaleur était accablante, et je priai Malek de ne voyager que
la nuit.

Le quatrième jour au matin, nous sortîmes des solitudes sablonneuses
pour entrer à Dakakyn, village placé à la limite de l'oasis. De là nous
prîmes, vers le nord, le chemin de Khardjèh.

L'oasis, dans son ensemble, est une grande vallée qui s'étend du nord
au sud sur une longueur de 40 lieues et une largeur de cinq à six de
chaque côté du chemin. Partout où suintaient des eaux de source, ce
n'étaient que champs de blé, rizières, plantations de coton, bouquets de
dattiers, villages entourés d'arbres fruitiers. Je remarquai en passant
plusieurs temples ruinés que, bien entendu, je ne m'amusai pas à
visiter.

Nous arrivâmes à Khardjèh à nuit close, et nous allâmes nous loger dans
un caravansérail, auberge ouverte à tout venant, où l'on ne trouve ni
maître, ni valet, ni provisions.

Dès le matin, Malek et moi, nous allâmes chacun de notre côté aux
informations.

La boutique du barbier est, en Orient, le rendez-vous des flâneurs et
des beaux esprits; c'est de là que partent les nouvelles politiques;
c'est là que se forgent les histoires vraies ou fausses, là que l'on
médit de son voisin.

Sous prétexte de me faire raser, j'entrai chez celui dont la devanture
ouverte en plein vent me parut la plus achalandée. J'appris d'abord
qu'un homme du désert de Derne, se disant l'ange El Mahdy, c'est-à-dire
le Messie annoncé par le Koran, venait de partir pour le Delta après
s'être entendu avec Mourad-Bey, suivi d'une bande de fanatiques. Il
allait prêcher la guerre sainte dans toutes les villes de la basse
Égypte. Ces bons musulmans faisaient des vœux pour qu'il nous chassât
tous et ne manquaient pas de nous charger d'imprécations. Puis on passa
à la chronique du jour. Les noces du sherif Hassan et de Djémilé
devaient être splendides. Tous les gros turbans de l'oasis étaient
invités et les cérémonies étaient fixées à trois jours de là.

Il n'y avait pas de temps à perdre pour enlever Djémilé; mais comment
pénétrer auprès d'elle? Pourrait-elle fuir? Le voudrait-elle seulement?

J'allai me promener autour du palais de Mourad. C'était une construction
massive, percée de petites ouvertures grillées comme celles d'une
prison, et entourée, du côté des jardins, d'une haute muraille flanquée
de tours carrées.

Je cherchais avec précaution le moyen de me glisser dans cette
forteresse, quand j'entendis un chant d'amour avec accompagnement de
_gouzla_, espèce de mandoline. L'endroit était désert. Sous les murs du
palais, en face des champs de blé, le chanteur était assis, les jambes
croisées, à l'ombre d'un caroubier. Il me tournait le dos. Je m'arrêtai
pour écouter: à ses plaintes, à ses propositions de fuite, je reconnus
Souleyman.

Je me dissimulai dans un fourré de lentisques.

Un fellah, poussant un âne chargé de paniers de grains, passa sur le
sentier. Souleyman se tut. Quand il jugea ne pouvoir plus être entendu,
il reprit son chant monotone.

Cette psalmodie finit par me porter sur les nerfs, et je m'avançai vers
lui en lui demandant à qui s'adressaient ses soupirs. Il crut sans doute
avoir affaire à un gardien du palais, car il se sauva comme un voleur
pris sur le fait.

Je revins au caravansérail avec peu d'espoir. Malek et Tomadhyr
causaient à l'écart avec beaucoup d'animation. En me voyant, le mameluk
m'appela.

—Voilà Tomadhyr, dit-il, qui est entrée dans le palais; elle a parlé à
Djémilé. Elle connaît sa pensée. Elle sait que fuir Hassan est le plus
ardent désir de la fille de Mourad, et elle ne veut pas nous aider à
l'enlever, à moins que tu ne t'engages à la prendre pour ta seconde
femme.

—Malek, je ne puis m'engager à cela; j'ai juré à Djémilé de n'avoir pas
d'autre femme qu'elle, et je ne veux pas que Tomadhyr me prouve
davantage sa reconnaissance. Il est plus simple que j'aille demain
demander ouvertement à Mourad la main de sa fille.

—Il est trop tard. Mourad s'est engagé, et d'ailleurs jamais il ne
donnera sa fille à un chrétien et à un Français.

—Tout cela est vrai, me dit Tomadhyr, et il n'y a que moi qui puisse
t'aider. Eh bien, je t'aiderai. Je ne te fais pas de conditions. Je te
demande seulement, en retour de ce que je vais faire pour toi, de me
conserver une place dans ton cœur.

Le lendemain elle partit avec sa bande de jongleurs en me disant de
rester dans le caravansérail et d'attendre qu'elle eût trouvé un moyen.
Malek alla rôder par la ville et ne revint pas de la journée. J'allais
envoyer à sa recherche, quand Tomadhyr arriva avec sa troupe.

—Tout va bien, me dit-elle à voix basse; tu vois ce vieux temple païen,
là-bas, sur la pente de la colline, à une heure de marche d'ici. Malek
nous y attend, et tu vas t'y rendre de ton côté, sitôt la nuit venue;
moi, je pars en avant.

—Une heure après, je me dirigeai vers les ruines. Une série de pilônes
ou portes monumentales me conduisit à l'édifice entouré d'une muraille
ruinée en plusieurs endroits. Après avoir franchi plusieurs degrés, je
me trouvai dans l'enceinte. J'appelai en vain Tomadhyr à plusieurs
reprises et je la cherchais à travers les décombres, quand je la vis
sortir de dessous terre, à quelques pas de moi. Elle me prit par la main
pour me guider dans l'obscurité et m'entraîna sur une pente rapide en
suivant un long couloir. Parvenue au bout, elle descendit une vingtaine
de marches, ramassa une lampe dont elle raviva la flamme et me montra un
puits d'une quinzaine de pieds.

—C'est là ta cachette? lui dis-je; comment descendre dans ce trou?

—Il ne s'agit que de prendre cette corde à nœuds et de se laisser
glisser au fond. Il n'y a pas d'eau. Je l'ai fait, tu peux le faire!

Et, me donnant l'exemple, elle disparut. Quand je l'eus rejointe, nous
nous engageâmes dans un nouveau couloir, qui aboutissait à une chambre
taillée dans le roc.

Quelques marches et une porte tellement enfouie qu'il fallut nous
baisser jusqu'à terre pour y passer, nous donnèrent accès dans une
seconde chambre assez vaste, que je reconnus pour être un hypogée.

Les murailles, le plafond couverts d'hiéroglyphes et de sculptures
représentaient probablement les faits et gestes du mort dont le
sarcophage de basalte occupait le milieu de la salle. Le couvercle était
brisé et la boîte de bois qui avait contenu la momie gisait entr'ouverte
et vide dans un coin. Quelques statuettes et des fragments d'ustensiles
dont je ne compris pas l'usage entouraient le mausolée. Mon imagination
vivement frappée me reportait à l'époque des Pharaons, quand Malek, que
je n'avais pas encore aperçu, me rappela au présent.

—Tomadhyr, dit-il, a consulté le destin: nous réussirons, c'est une
bonne sorcière!

—Oui, répondit-elle, je suis bonne sorcière, et j'ai pensé à tout.
Voici des provisions, de l'huile, du café et du tabac. Nous allons
souper et causer.

Quand elle eut tout préparé: Le seul moyen, dit-elle, que nous ayons
trouvé, Djémilé et moi, c'est que je prenne sa place quand elle se
rendra voilée dans la salle où son père doit la livrer au sherif Hassan.
Comme l'époux ne peut enlever le voile de sa fiancée que lorsqu'il sera
seul avec elle, et qu'il n'a jamais vu le visage de Djémilé (s'il le
connaissait, ce serait une profanation que Mourad eût puni de mort), il
ne peut s'apercevoir de la substitution. Au moment de la cérémonie
nuptiale, tous les invités, danseurs, psylles et almées quitteront le
palais. Elle sortira avec eux et te suivra.

—Alors, tu te résignes à épouser Hassan?

—Oui, puisqu'il le faut.

—Tomadhyr, je n'accepte pas ce sacrifice!

—Et qui te dit que c'en soit un? Hassan est un vaillant guerrier; et
d'ailleurs, ne suis-je pas sorcière? Je le charmerai et ne lui
appartiendrai que si je veux.

En parlant ainsi, elle me regardait fixement pour voir si je devenais
jaloux. Certes, malgré moi, je l'étais; mais c'est là un sentiment dont
il ne faut pas abuser en Orient, vu que les femmes en abusent encore
plus à nos dépens. Tomadhyr était assez séduisante pour charmer en effet
le sherif. Devenir sa première ou seulement sa seconde femme était pour
elle une meilleure situation que de s'attacher à ma fortune errante.
J'affectai un grand calme en lui donnant ce conseil qu'elle parut
accepter.

—Maintenant, dit Malek, voilà qui est résolu, et j'approuve. Mais
écoute: je ne t'ai pas amené ici seulement pour t'aider à enlever une
femme. Je suis venu pour en finir avec Mourad; il est temps que tu le
saches.

—Tu veux tuer le bey?

—J'y suis résolu et tu vas m'aider.

—Mais il est le père de celle qui doit être ma compagne.

—Souviens-toi de la promesse que tu m'as faite quand je t'ai sauvé la
vie à Medinet-Abou. Tu étais encore étourdi du coup de sabre que
t'avait porté celui que tu voudrais respecter aujourd'hui; mais
aujourd'hui, moi, je te somme de tenir ta parole.

—Et comment approcher de Mourad au milieu de ses gardes!

—Je puis bien dire tout haut devant cette sorcière ce qu'elle lit dans
ma pensée. J'espère qu'elle sera muette comme ce tombeau. Écoute: Demain
quand Mourad et Hassan se rendront à la mosquée, nous nous mêlerons au
cortége, tu frapperas le sherif en même temps que je casserai la tête du
bey des beys, d'un coup de pistolet. Il mourra de la mort qu'il a donnée
à mon père Aly pour lui voler Sitty-Nefyssèh, ma mère.

—Quoi! m'écriai-je, tu es le fils de Sitty-Nefyssèh, le frère de
Djémilé par conséquent? Pourquoi ni elle, ni toi ne m'en avez-vous
jamais rien dit? Et toi, Tomadhyr, le savais-tu?

—Je l'ignorais, répondit-elle.

Malek reprit:

—Djémilé ne me connaît pas. J'avais dix ans et j'étais exilé depuis
longtemps quand elle est née. Pour moi, je ne considère pas comme ma
sœur la fille de l'assassin de mon père.

—Ta haine ne peut anéantir les liens du sang. Ta mère te maudira!

—Ma mère aurait dû assassiner Mourad. Si elle me maudit, je la maudirai
aussi.

J'eus beau chercher à ébranler sa résolution, j'y usai mon éloquence.
J'en eus probablement fort peu, je ne pouvais me défendre d'admirer cet
Hamlet oriental qui avait peut-être, lui aussi, la vision de son père
devant les yeux, car, après être entré dans une grande colère contre
moi, il s'apaisa tout à coup; son regard devint fixe et comme extatique.
Sa parole s'embarrassa et ses paupières s'appesantirent comme s'il eût
été surpris par l'ivresse. Tout à coup il me tourna le dos, se roula
dans son _mélayeh_ et s'endormit profondément. Tomadhyr, qui l'avait
observé à la dérobée, me dit en se rapprochant de moi:

—J'avais déjà tenté de le détourner de son dessein. Il m'a dit que sa
volonté était plus forte que celle d'une sorcière. J'ai voulu lui
prouver qu'il se trompait. Je lui ai fait boire un philtre dans son
café. Quand il se réveillera, tu seras déjà bien loin avec Djémilé.

Y songes-tu? Il est mon ami; je ne veux pas l'abandonner.

—Ne crains rien. J'ai pris toutes mes mesures. Demain matin, ses hommes
le couvriront de son _mélayeh_, comme s'il était mort. Ils le
chargeront sur un chameau et regagneront Esnèh. Je lui ai versé du
sommeil pour plus de vingt-quatre heures et je lui sauve la vie, car son
entreprise ne pouvait pas réussir, les astres me l'avaient dit. À
présent, écoute-moi bien. Demain soir, le sherif Hassan dormira plus
profondément que Malek; il dormira pour ne plus s'éveiller.

—Les astres te l'ont dit?

—Non, c'est ma volonté qui m'a parlé. J'irai, avec mes psylles, vous
rejoindre, toi et Djémilé, à Dakakyn. Nous rencontrerons là Malek
endormi et tes cavaliers, et nous regagnerons Esnèh tous ensemble. Tu
m'as promis une place dans ton cœur, je ne te quitte plus.

—Est-ce que tu veux donner du poison au sherif?

Elle ne répondit pas. Tomadhyr, capable de tout, m'effrayait pour
l'avenir de Djémilé. Mais quel était cet avenir? Pouvais-je espérer
accomplir sa délivrance? Cette almée qui se disait voyante et que
j'avais peut-être trop facilement crue sur parole, ne se moquait-elle
pas de moi? Je me demandai si le soleil d'Égypte ne m'avait pas tapé sur
la tête ainsi qu'à tant d'autres, et si mon désir d'enlever la fille de
Mourad n'était pas une vaine fantaisie peut-être irréalisable: mais je
m'étais engagé trop avant pour reculer, et je me serais cru poltron, si
la prudence l'eût emporté sur ma soif d'aventures. La bizarrerie de ma
situation me plaisait. Je m'endormis au fond de l'hypogée, entre mon
Hamlet et ma sorcière.



XIII


Il faisait grand jour quand Tomadhyr m'éveilla.

—Il est temps, me dit-elle. Je passe devant pour avertir deux des
cavaliers de Malek de venir chercher ce beau dormeur. Ne me suis pas;
rends-toi au palais de Mourad. Promène-toi en regardant toutes les
femmes qui en sortiront. Djémilé aura mon habbarah et mon masque de crin
noir. Tu le reconnaîtras bien? Il a un croissant de corail au front.
N'aborde pas la fille du bey dans la rue. Passe devant et amène-la ici.
Tu y trouveras un des cavaliers de Malek avec des chevaux. Attends la
nuit, et pars!

Une heure après, mêlé à la population, j'étais devant les hautes tours
du palais.

Des almées dansaient dans l'intérieur, aux sons d'un orchestre plus
bruyant qu'harmonieux. La journée s'avançait.

Je me hasardai jusqu'à la porte, mais les _schaouss_ m'en interdirent
l'entrée. Une heure après, les musiciens, psylles, almées et ceux des
invités qui n'étaient pas de la famille, se retiraient. Mourad allait,
disait-on, se rendre à la mosquée.

Je cherchai vainement à reconnaître Djémilé parmi toutes ces femmes
masquées qui sortaient. Aucune n'avait de croissant de corail au front.
On ferma les portes. Un silence de mort régnait dans le palais. Que se
passait-il?

Le soleil venait de descendre derrière l'horizon, et je longeais les
murailles de cette forteresse lorsque, sur le haut d'une tour, la
silhouette d'une femme se dessina au milieu du ciel déjà parsemé
d'étoiles. Elle assujettit promptement une corde à un créneau, et, avec
une hardiesse dont Thomadhyr seule était capable, elle se risqua dans
l'espace et se laissa glisser. Il s'en fallait de plus de dix pieds que
la corde fût assez longue pour atteindre le sol. La fugitive n'hésita
pas à sauter. J'arrivai à temps pour amortir la chute. Elle jeta un cri,
se dégagea vivement, et s'enfuit à travers les blés.

Je fus bientôt près d'elle.

—Thomadhyr! lui dis-je, ne crains rien, c'est ton maître.

Elle s'arrêta et revint en courant se jeter dans mes bras.

Ce n'était pas Thomadhyr, c'était Djémilé!

—Ah! chère fille! m'écriai-je en la serrant sur mon cœur, je te tiens
donc enfin!

—Emporte-moi, cache-moi, sauve-moi! reprit-elle. On doit être déjà à ma
recherche.

En effet, l'éveil était donné. Des cavaliers passèrent au galop sur le
chemin près des blés où nous étions. Du côté de la ville, les habitants
munis de falots allaient, venaient, se croisaient. De loin on eût dit
d'une volée de lucioles. Les muezzins hurlaient du haut de la grande
mosquée.

Il fallait nous réfugier au plus vite dans l'hypogée. Je ne connaissais
pas le pays, je me trompai et je fis beaucoup plus de chemin qu'il
n'était nécessaire.

Je retrouvai enfin le temple égyptien. Les cavaliers qui devaient
m'attendre n'y étaient pas. Nous nous engageâmes dans le passage qui
menait aux souterrains. Pour Djémilé, qui venait de descendre du haut
d'une tour, ce n'était rien que de gagner le fond du puits, au moyen
d'une échelle laissée par les cavaliers de Malek lorsqu'ils avaient dû
emporter leur maître endormi.

Je retirai l'échelle, et nous gagnâmes l'hypogée, où, en effet, Malek ne
se trouvait plus.

Je pus seulement alors contempler ma chère Djémilé. C'était bien
toujours la même mignonne enfant, avec ses doux sourires, ses grands
yeux de gazelle et sa jolie bouche; mais, si ses traits avaient peu
changé, sa taille avait pris un rapide développement. C'était
véritablement une belle jeune fille. On ne pouvait plus hésiter entre
l'amour et le sentiment paternel.

Il restait des provisions, et, tout en soupant, elle me raconta comment
son père, après l'avoir enlevée de chez moi, l'avait emmenée d'abord
dans le Fayoum, puis dans la haute Égypte et enfin dans l'oasis.

—Mon mariage avec Hassan, dit-elle, fut décidé sans que je fusse
seulement consultée. Je me résignai; mais je n'avais qu'une idée, me
sauver! Aussi quand, avant-hier, je reconnus Tomadhyr, je compris tout
de suite qu'elle venait de ta part. Je la fis appeler près de moi. Nous
convînmes de tout, et aujourd'hui, à l'insu de l'eunuque chargé de
garder ma porte, j'échangeai ma riche toilette de fiancée contre les
vêtements de l'almée. Nous sommes à présent de la même taille. Je me
voilai le visage, je m'enveloppai de son habbarah et je la laissai à ma
place. Il n'y avait rien à craindre, nous étions convenues de nous
retrouver demain à Dakakyn. J'allai sous la galerie en attendant le
moment de me glisser parmi les femmes des beys invitées à mes noces. Je
ne pus parvenir jusqu'à elles. Les eunuques redoublaient de vigilance,
comme s'il eussent eu connaissance de mon projet. Tomadhyr, déguisée et
voilée, fut amenée au milieu de la salle et, placée entre mon père et ma
mère, elle assista aux danses. Dans la soirée, tous ceux qui n'étaient
ni parents, ni alliés de ma famille, se retirèrent. C'était le moment de
fuir, et j'allais descendre quand un eunuque me signifia de regagner le
harem et d'attendre, avec les almées, que Mourad eût permis au sherif de
voir le visage de sa future épouse, après quoi la fête recommencerait.
Ni Tomadhyr ni moi n'avions pu prévoir cette infraction aux coutumes.
Tout était perdu! J'entendis mon père s'écrier: «Ce n'est pas là ma
fille!» Puis Hassan dire: «Que cette chienne soit punie comme elle le
mérite!» Tomadhyr jeta un cri déchirant qui me glaça d'épouvante. Toutes
les femmes et les eunuques coururent sur la galerie, et moi, je me
précipitai dans un escalier dérobé qui menait au jardin. Je gagnai la
porte, elle était fermée. En voyant un paquet de cordes auprès de la
citerne, je pensai sur-le-champ à fuir par dessus la muraille. Je
m'emparai de ces cordes, je courus à une des tours...

—Je sais le reste; mais parle-moi de la pauvre Tomadhyr! Crois-tu
qu'elle ait été tuée?

Djémilé allait me répondre, lorsque le nom de Tomadhyr vibra sous le
plafond de l'hypogée, comme s'il eût été prononcé par un écho
mystérieux. Djémilé devint pâle. Je me levai, je fis quelques pas et je
reconnus, avec une inexprimable surprise, la voix de Malek qui appelait
Tomadhyr avec angoisse et colère. Je courus vers le puits:

—Maudite sorcière, disait-il, rends-moi l'échelle, je suis blessé,
poursuivi...

Je me hâtai de le faire descendre.

—Ah! c'est toi? dit-il; où est l'empoisonneuse qui prive les gens de
leur volonté?

—Hélas! je crois que Tomadhyr a payé de sa vie son dévouement pour moi!

—Elle était mauvaise sorcière si elle s'est laissée tuer, dit-il
sèchement. Allons, retire l'échelle, moi je ne puis t'aider.

—Es-tu blessé?

—Oui, à la main.

Nous gagnâmes l'hypogée.

—Tu as ta femme? me dit-il en voyant Djémilé; je resterai de l'autre
côté de la porte.

—Comme tu voudras.

Quand il se fut installé dans la première chambre, je lui demandai ce
qui lui était arrivé.

—Je me suis réveillé, dit-il, à mi-chemin de Dakakyn. J'ai sauté sur
mon cheval et je revenais, d'abord pour punir Tomadhyr de m'avoir donné
un philtre, ensuite pour accomplir mon dessein, lorsque, à une heure
d'ici, j'ai rencontré Mourad et Hassan escortés seulement de cinq
cavaliers et de quelques esclaves portant des falots. Je ne sais pas ce
qu'ils cherchaient, mais l'occasion était trop belle pour la laisser
échapper.

J'ai marché droit à mon ennemi et de mes deux pistolets j'ai fait feu à
trois pas. Il s'est affaissé sur le cou de son cheval et je le crois
mort. Hassan m'a chargé et m'a coupé d'un coup de sabre ces deux doigts
de la main gauche. Tiens, regarde. Je ne saigne plus et je ne sens rien.
D'ailleurs la vie de Mourad valait bien la perte de la main tout
entière. Des mameluks sont accourus au bruit du combat. On s'est battu
dans l'obscurité. Deux de mes cavaliers ont été tués et je suis venu
chercher un refuge ici.

—Es-tu suivi?

—On a perdu ma trace.—Maintenant que nous n'avons plus rien à faire
dans l'oasis, nous pourrons repartir pour Esnèh demain ou cette nuit
même, car, pour rester longtemps dans ce tombeau à respirer la poussière
des morts et à mourir de faim, je ne le veux pas.

—Je n'y tiens pas non plus, lui dis-je; mais, cette nuit, toute l'oasis
doit être sur pied.

—Qu'importe! le désert est à une portée de pistolet, nos chevaux sont
là-haut cachés dans l'intérieur du temple. Crois-moi, partons
sur-le-champ. Nous couperons tout droit à travers les sables.

—Une traversée de trois jours sans eau, sans provisions, c'est
impossible, et Djémilé ne peut faire le trajet à cheval.

—Alors, attendons la nuit prochaine. Je vais dormir comme je n'ai pas
encore dormi depuis la mort de mon père. J'ai le cœur léger. Mourad est
mort...

—Ne le dis pas à Djémilé, elle l'apprendra assez tôt.

—Ne crains rien, je ne lui en parlerai jamais; mais elle ne peut avoir
beaucoup de larmes pour celui qui la forçait à épouser Hassan.

Djémilé dormait dans l'hypogée, je m'étendis en travers de sa porte, à
deux pas de Malek.

Si la satisfaction d'avoir assouvi sa vengeance lui procura un profond
sommeil, la mort de Tomadhyr et le danger que courait Djémilé me tinrent
éveillé. Et puis, j'étouffais dans cette tombe. Je montai respirer l'air
plusieurs fois et m'assurai que l'ennemi n'était pas sur nos traces.

Le jour venu, il fallait agir prudemment pour ne pas attirer l'attention
sur nous. Je craignais que Malek ne commît quelque imprudence; j'obtins
de lui qu'il resterait pour veiller sur Djémilé. Je me mis en quête des
dromadaires qui avaient amené Tomadhyr; j'envoyai les fellahs faire de
l'eau au puits le plus voisin et j'allai aux provisions avec deux
cavaliers.

La ville était en émoi. On criait fort autour de la boutique du barbier,
j'y entrai hardiment et je criai aussi fort que les autres, afin de
savoir ce qui se passait. Mourad était vivant. Il n'avait été blessé que
fort légèrement à l'épaule, et on disait que le meurtrier n'était autre
que Souleyman, furieux de n'avoir pas obtenu la main de Djémilé.

Quelques-uns prétendaient que la fille du bey n'avait pas quitté le
palais et qu'une esclave seule avait pris la fuite. D'autres soutenaient
que son père l'avait tuée pour avoir outragé d'avance son époux. Quant
à l'attaque nocturne de Malek, on la mettait sur le compte d'une
incursion de pillards bédouins dans l'oasis, et c'était ce qui
préoccupait le moins. La grande nouvelle était le retour du sultan Kébir
(Bonaparte) au Caire, après avoir échoué dans son expédition de Syrie,
et l'on se disait tout bas que Mourad et Hassan allaient marcher de
concert, l'un sur Minieh, l'autre sur Medineh, avec cinq ou six mille
mameluks, bédouins, magrebins, darfouriens, et chasser les Français de
la moyenne Égypte. L'intérêt politique l'emportait sur les intérêts
privés.

J'avais une envie démesurée d'aller trouver Mourad et de juger par
moi-même de ce caractère indomptable et de cette infatigable activité.
J'admirais cet homme qui, presque à bout de ressources, avait su
conserver tant d'autorité, tant de prestige sur ceux qui lui avaient
longtemps disputé le pouvoir. Mais le salut de Djémilé m'imposait la
prudence, et puis Hassan, ce lion des déserts de l'Arabie, qui sait s'il
ne tuerait pas sa fiancée fugitive comme il avait sans doute tué ma
pauvre almée? Il la faisait chercher; on fouillait les maisons des
fellahs et on questionnait les propriétaires. Une forte récompense était
promise à celui qui livrerait Djémilé, ou dirait seulement où elle était
cachée.

Il fallait fuir au plus tôt. Nos outres pleines et nos provisions
faites, je revins près de mes compagnons leur donner des nouvelles; mais
je me gardai bien de dire à Malek que Mourad était vivant, il eût risqué
une nouvelle tentative.

Nous nous mîmes en route vers le milieu de la nuit, à l'heure où l'oasis
tout entière dormait. Au jour, nous en étions déjà bien loin. Nous
marchâmes jusqu'à ce que nos montures fussent épuisées; nous dressâmes
nos tentes dans un repli de terrain, auprès d'un fourré de lentisques et
de palmiers nains. Nous achevions de prendre notre repas quand un des
fellahs, placé en observation, signala une troupe à cheval.

Malek et moi, gravîmes la petite éminence de sable qui protégeait notre
campement. Un nuage de poussière s'élevait de l'horizon.

—C'est la cavalerie de Mourad! dit Malek, nous ne pouvons fuir, nos
bêtes sont trop fatiguées. Il faut abattre les tentes, cacher la femme,
les fellahs et les bêtes dans le fourré. Nous et les deux cavaliers,
nous monterons à cheval et agirons de ruse.

En un instant ses ordres furent exécutés. Je rassurai du mieux que je
pus Djémilé, qui était pâle, mais ne tremblait pas, et j'allai rejoindre
Malek et ses deux cavaliers.

—Attirons-les loin d'ici, me dit-il, et laisse-moi porter la parole; il
sera toujours temps de se battre.

Nous fîmes un quart de lieu au galop, à l'abri derrière le repli de
terrain, et nous nous arrêtâmes sur une butte de sable bien en vue.

L'ennemi nous vit et se dirigea de notre côté.

—Ils sont plus de vingt, me dit Malek, et nous ne sommes que quatre;
mais ce sont des bédouins et des yambos. Ils sont vêtus de laine, tandis
que nous sommes maillés de fer; on peut en venir à bout si Allah le
permet! Allons au-devant d'eux.

Quelques instants après nous étions à portée de la voix. Ils avaient
fait halte en nous voyant accourir.

—C'est Hassan-Bey, en personne, me dit tout bas Malek en arrêtant son
cheval. S'il ne se contente pas de mes paroles, il faudra le tuer.

—Je m'en charge, répondis-je.

Malek s'adressant alors directement à lui:

—Ya Sidi Sherif, tu as été trompé comme nous aux pistes de cette
caravane.

—Que veux-tu dire? répondit Hassan.

—Ne cherches-tu pas comme nous celle que Mourad appelle sa fille?

—Si tu le sais, pourquoi le demandes-tu?

—J'aurais pu te donner un renseignement, mais puisque tu n'en veux
pas...

—Parle, où est ma fiancée?

—Dans l'oasis, à Dakakyn.

—Tu mens, j'en arrive!

—O Sherif, dit à Hassan un de ses cavaliers, que je reconnus pour être
Souleyman, cet homme te trompe en effet. C'est Malek-Ben-Aly, c'est lui
qui a enlevé Djémilé, pour le compte du colonel français.

Malek répliqua en lui tirant un coup de pistolet qui le fit rouler à
terre; puis, mettant le sabre à la main, il fondit sur le gros de la
troupe. Je courus au sherif, et le combat s'engagea. Hassan était un
homme vigoureux, expérimenté dans le maniement des armes, ce qui ne
l'empêcha pas de recevoir une blessure au bras qui lui fit lâcher son
sabre, et j'allais en débarrasser Djémilé sur l'heure, car il était hors
d'haleine, si ses Arabes ne fussent venus à son secours. J'en tuai un,
mais en pure perte. Je fus renversé de cheval et maintenu à terre par
quatre bédouins qui, sur l'ordre d'Hassan, me lièrent les jambes et les
bras.

Malek et l'un des cavaliers étaient également pris, l'autre était mort.
À nous quatre, nous leur avions tué cinq hommes, nous en avions mis
quatre hors de combat sans compter Hassan et Souleyman blessés.

En voyant que sur vingt il n'en restait que neuf, je ne perdis pas
l'espoir d'en venir à bout, quoique Malek et moi fussions liés de
cordes.

Nous fûmes amenés devant Hassan qui avait mis pied à terre pour panser
sa blessure.

—Voilà trois rudes compagnons, dit-il, et les houris seront bien
désolées de les voir arriver en paradis sans leur tête.

—Tu plaisantes agréablement, répondis-je; mais ne crois pas m'effrayer;
je te sais plus cupide que méchant et tu préféreras notre rançon à notre
mort.

—Pourquoi ton kiachef ne parle-t-il pas lui-même?

Et se tournant vers Malek:

—Dis-moi d'abord s'il est vrai que tu conduisais la fugitive à ton chef
français?

—Je ne connais pas celle dont tu veux parler, répondit Malek, et il y a
longtemps que le Français ne pense plus à elle.

—Alors, que venais-tu faire à Khardjèh?

—Je venais me joindre aux cavaliers de Mourad avec ces deux bons
musulmans, qui, comme moi, ont déserté le drapeau de nos oppresseurs.

—Tu me crois bien sot pour me donner à boire de telles impostures. Ta
langue a assez menti. Je vais te la faire couper.

Je crus qu'il plaisantait; mais je fus bien vite détrompé en voyant deux
de ses bourreaux renverser mon compagnon et lui ouvrir la bouche avec
leurs sabres. Ce fut en vain que j'implorai sa grâce, que j'offris des
monceaux d'or et que je dis qu'il était le frère de Djémilé: le
malheureux Malek fut mutilé sous mes yeux.

Vaincu par la souffrance, il s'évanouit.

Hassan s'adressa ensuite à moi:

—À ton tour, dit-il; veux-tu avouer la vérité?

Un frisson glacial me passa dans les veines. J'avais vu la mort souvent
en face; mais j'avoue que l'idée d'être mutilé comme cet infortuné
paralysait toutes mes facultés. Je n'avais qu'une idée, celle de fuir,
et je faisais des efforts surhumains pour rompre mes liens. Tout à coup
je sentis qu'une des cordes qui me retenait les coudes l'un contre
l'autre cédait. L'espoir et la présence d'esprit me ranimèrent.

—Oui, je veux bien parler, dis-je avec aplomb: que veux-tu savoir?

—Tu n'es ni Arabe, ni mameluk.

—C'est vrai.

—Qui es-tu?

—Le chef français lui-même.

—Toi!... fit-il en s'approchant.

—Oui! et je suis venu chercher ma femme.

—Qui, Djémilé?

—Elle est mariée avec moi depuis longtemps.

—Et tu l'as emmenée?

—Oui.

—Où est-elle?

—Pas loin d'ici!

En ce moment, ma corde se desserra tout à fait, mais je restai immobile.

—Tu consens à me la rendre?

—Puis-je faire autrement? Fais moi délier les pieds, et je te conduirai
près d'elle.

Comme un sot, il en donna l'ordre.

Dès que j'eus les jambes libres, et, pendant que son esclave était
encore agenouillé devant moi, je rompis mes liens, et, avec la
promptitude de l'éclair, j'arrachai le yatagan que celui-ci portait sur
l'épaule comme un carquois; je me jetai sur Hassan qui était à trois pas
de moi, et lui plantai la lame tout entière dans la poitrine. Ce fut si
vite fait que j'eus encore le temps de couper la corde qui retenait les
mains du mameluk prisonnier avant que les bédouins fussent revenus de
leur stupeur.

Pendant qu'ils s'empressent autour de leur sherif, le mameluk et moi
nous leur tombons sur le dos à notre tour. J'en abattis un pour mon
compte, lui deux; nous étions devenus enragés. Souleyman prit la fuite
avec ceux qui restaient. Mon mameluk songea d'abord à les poursuivre;
mais je le rappelai pour qu'il allât chercher quelques-uns de nos
fellahs, et un dromadaire afin d'emporter Malek, qui semblait mort. Il
obéit, mais il ne voulut pas partir avant d'avoir tranché sans pitié les
têtes des trois bédouins qui respiraient encore. Hassan se tordait sur
le sable, en rugissant de douleur et m'accablant d'imprécations. Je lui
brûlai la cervelle pour en finir.

Quelques instants après, Malek hissé sur le dromadaire, et mes fellahs
ayant dévalisé et décapité les morts, y compris le sherif, je repris le
chemin du bois de lentisques en emmenant les chevaux. Djémilé accourut
au-devant de moi et, sans prononcer une parole, me prit la main et y
colla ses lèvres.

Ne voulant pas attendre que Mourad, averti par Souleyman, pût venir nous
rejoindre avec une armée tout entière, je donnai l'ordre de repartir
sur-le-champ, afin de prendre de l'avance. Les chevaux étaient fatigués,
il est vrai, mais les dromadaires pouvaient encore fournir une longue
marche.

Nous avions d'ailleurs plus de chevaux qu'il n'en fallait pour monter
tout le monde. Nous partîmes au soleil couchant. Le khamzine s'éleva.
C'est un vent du sud-ouest qui, chargé de l'atmosphère embrasée du
désert, vous énerve et vous dessèche les poumons. Dans sa furie, il
soulève des tourbillons de sable et ensevelit parfois les caravanes qui
se laissent surprendre. Il souffla toute la nuit et il nous sembla
respirer l'air qui sortirait d'une fournaise. Malgré les haltes
fréquentes pour rafraîchir les hommes et abreuver les bêtes, dix de mes
chevaux tombèrent fourbus et deux fellahs moururent suffoqués. Avec le
retour du jour, le khamzine redoubla de violence. Le soleil était
tellement voilé par les nuages de sable qu'il semblait un boulet rouge.
Les dromadaires se couchèrent. Il fallut s'arrêter. Grâce à la
précaution que nous avions prise, Djémilé et moi, de garder constamment
une éponge imbibée d'eau sur la bouche, nous supportâmes ce vent
desséchant. Je fis porter sous ma tente le malheureux Malek, dont la
soif exaspérait encore la douleur et je cherchai à lui donner courage.

Djémilé, à laquelle j'avais appris qu'il était son frère, sut lui parler
beaucoup mieux que moi dans le sens du fatalisme musulman. Après l'avoir
écoutée d'un air sombre, il parut se soumettre à son sort. Tout à coup
il se leva, prit la main de Djémilé et la porta à son front et à sa
poitrine, voulant dire par là qu'il la reconnaissait pour sa sœur. Puis
il me fit comprendre que j'eusse à lui donner ses armes. Je les lui
remis, pensant qu'une idée de combat traversait son esprit et en
réveillait l'indomptable énergie. Il prit ses pistolets, en fit jouer
les batteries, les chargea, et les rejeta loin de lui d'un air
mécontent. Puis il tira son sabre, en examina la pointe affilée, le
remit au fourreau, et sortit de la tente en me faisant signe de le
suivre. Il fit trois pas, s'arrêta, me fit voir avec un geste de
désespoir sa bouche mutilée, sa main estropiée; puis, levant au ciel un
regard résigné, il me serra la main et s'éloigna. Je crus qu'il voulait
me quitter et j'allai vers lui; mais avant que je l'eusse rejoint, il
avait tiré son sabre, et, à deux mains, se l'enfonça dans la poitrine.

En me voyant près de lui, il sourit tristement, ferma les yeux et
retomba mort. Ses hommes vinrent le relever.

—Ce qu'il a fait là, dit l'un d'eux, est d'un lâche sans foi ni
religion. Il faut savoir supporter ce qui doit arriver. Il a eu tort.

Dans la situation de Malek, un vrai musulman se fût dit en effet, que
c'était écrit. Mais, comme la plupart des mameluks nés dans le rite
grec et convertis ensuite à l'islamisme, Malek ne croyait pas à la
fatalité. Il avait compté sur la mansuétude divine et s'était soustrait
par la mort à la honte de vivre mutilé.

Les fellahs refusèrent de lui donner la sépulture et je dus, avec l'aide
des mameluks, lui creuser une fosse et l'ensevelir. La douleur de
Djémilé ne pouvait être bien grande, elle ne connaissait ce frère que
depuis quelques heures, et le sentiment de la famille est peu développé
chez les Orientaux.

Il fallait songer à se remettre en route. Je donnai l'ordre de plier les
tentes et de recharger les outres. Les deux dromadaires et trois chevaux
furent seuls en état de repartir. Le vent soufflait toujours. La soif se
fit bientôt sentir et les fellahs absorbèrent ce qui restait d'eau. Nous
avancions lentement. À chaque instant c'était un homme ou un cheval qui
restait en chemin. Vers minuit, mon cheval refusa d'aller plus loin. Il
n'y en avait pas d'autre. Je grimpai sur le dromadaire qui portait
Djémilé. Trois heures après, nous étions seuls. Notre monture refusa de
marcher et se coucha. Nous dûmes rester là sous des tourbillons de sable
qui menaçaient de nous ensevelir. La soif, l'ardente soif, me brûlait la
gorge. J'avais épuisé les quelques gouttes d'eau qui me restaient. Les
provisions étaient restées sur l'autre dromadaire. Ma compagne souffrait
de la faim; elle était écrasée par le manque d'air et la fatigue. Je
cherchais à la réconforter en lui disant que nous ne pouvions pas être
loin d'Esnèh, qu'il fallait attendre que notre dromadaire eût pris un
peu de repos. Je voulus le faire lever, mais le maudit animal ne
bougeait pas plus qu'une borne. Il ruminait paisiblement, le cou allongé
sur le sable. Que cette nuit fut longue et cruelle! Au matin, Djémilé
était glacée. Son regard était voilé. Allait-elle mourir?

—Écoute, lui dis-je, je donnerai ma vie pour sauver la tienne. Veux-tu
boire mon sang?

—C'est horrible! répondit-elle d'une voix éteinte.

—C'est nécessaire, je veux que tu vives!

Je me fis une entaille au bras. Elle but.

Le ciel était moins chargé de nuages de poussière du côté de l'Orient,
le vent faiblissait. Je vins à bout de mettre le dromadaire sur pied et
nous repartîmes.

Enfin nous vîmes les minarets d'Esnèh, et le même jour, ma chère
compagne était sous la protection de la France. Nous avions dû au vent
du désert de n'avoir pas été rattrapés par Mourad. Cette expédition
avait duré dix jours, et, sur treize personnes, je revenais seul.

À la suite des privations que nous avions endurées, Djémilé fut malade
assez longtemps; moi même je m'en ressentis plus de quinze jours.



XIV


Aussitôt que Djémilé eut recouvré ses forces, elle me témoigna une
affection dont je fus vivement touché.

—Dis-moi donc que tu m'aimes, me disait-elle, il me semble que tu ne me
l'as pas encore dit.

—C'est vrai. Je ne te l'ai pas dit comme je le sens. Je ne saurais pas
le dire.

—Mais tu me l'as prouvé; c'est pourquoi Djémilé aime par-dessus tout
celui qui lui a sauvé deux fois la vie et qui l'a délivrée, par son
courage, d'un maître odieux. Aussi, pour toi, j'ai fui ma famille; pour
toi, je renoncerai à ma religion si tu le veux. Je t'obéirai
aveuglément. Je ne te demande qu'une chose, c'est de souffrir près de
toi ton esclave Djémilé.

—Chère enfant adorée, lui dis-je en la serrant sur mon cœur, ce que je
t'ai dit, il y a un an, alors que je te vis pour la première fois, je te
le répète ici: c'est moi qui suis ton esclave.

—Non, il faut être mon maître, me commander, m'instruire. Je ne sais
rien et je veux tout apprendre. Avec ton sang, j'ai bu tes pensées, tes
désirs; aujourd'hui, j'ai encore soif, mais c'est ton âme tout entière
que je veux boire.

Quel homme n'eût été enivré par cette enchanteresse, et comment
aurais-je pu douter d'elle?

J'avais raconté mon expédition dans l'oasis au général Desaix. Il me
blâma de ne pas lui en avoir parlé avant de partir. Je vous eusse donné,
dit-il, le moyen de parler à Mourad; j'estime sa bravoure, et peut-être
eût-il été sensible à des propositions de ma part. Mais c'est partie
remise. Vous avez sa fille, gardez-la bien.

Il n'était pas nécessaire de me faire cette recommandation, je ne la
perdais pas de vue. J'en étais devenu jaloux comme un tigre.

Le noble caractère et la sage administration de Desaix lui avaient valu,
de la part des habitants de la haute Égypte, le surnom de _Sultan
juste_; il se vit à regret forcé d'abandonner la garde du pays aux
troupes indigènes et d'aller rejoindre Bonaparte à son quartier général
de Gizèh.

Mourad marchait sur le Caire, en même temps qu'une flotte anglo-turque
s'avançait vers Alexandrie.

Nos préparatifs furent bientôt faits. Je m'embarquai avec Djémilé.

Morin se joignit à nous avec ses cartons, et, durant le voyage, il se
montra si aimable auprès de ma compagne, qu'il obtint de faire un dessin
d'après elle. Décidément ce garçon faisait une collection de portraits
de femmes. Comme il me montrait la série de ceux de Sylvie, de
Pannychis, de Daoura, de mon hôtesse cophte à Esnèh, et de Tomadhyr, je
le priai de me faire une copie de celui-ci. Je voulais garder l'image de
cette pauvre fille; mais Djémilé en parut contrariée et j'y renonçai.
Nous étions ingrats tous les deux. L'almée avait payé notre bonheur de
sa vie, puisqu'elle n'avait pas reparu!

Le 10 juillet, la division Desaix était de retour à Gizèh, et mon
régiment, en attendant de nouveaux ordres, revenait prendre ses
quartiers à Boulaq.

Ma maison était toujours à la même place, mais Pannychis en avait
décampé quelques jours après mon départ. J'en fus fort aise. Elle avait
passé avec armes et bagages, c'est-à-dire, avec ses chiffons et ses
bijoux, dans les bras d'un _Riz-pain-sel_. C'est ainsi que nous
appelions ces munitionnaires qui faisaient souvent, aux dépens du pauvre
soldat, de si rapides fortunes.

Il ne me restait que Daoura, Choho et Zabetta pour recevoir Djémilé.
Elles l'accueillirent par des cris, des pleurs, des rires à n'en plus
finir. Daoura sautait autour d'elle absolument comme un chien qui
retrouve son maître.

Je courus embrasser Dubertet qui me dit, en me parlant de Sylvie: J'ai
eu envers elle bien des torts qu'elle m'a pardonnés. La fidélité de
cette femme est inimaginable, mon cher! Elle a dédaigné de se venger
alors qu'elle pouvait le faire impunément.

Malek n'était plus là pour dire le contraire, et je n'étais pas chargé
de détromper Dubertet. L'amour vit d'illusions, et mon ami se trouvait
heureux.

En le quittant, je m'occupai de trouver un professeur pour Djémilé.

Elle voulait apprendre à lire, à écrire et à parler le français qu'elle
commençait à bégayer. Je ne pouvais m'adresser à un meilleur maître qu'à
Fosco qui m'avait montré l'arabe, et j'obtins qu'il lui donnât des
leçons. J'eus le loisir de surveiller les progrès de l'élève, car
j'étais chargé de garder le Caire avec mes dragons. Je ne pus donc, à
mon grand regret, assister le 22 juillet à la glorieuse bataille
d'Aboukir où Murat fit une si belle charge pour couper l'armée turque et
la pousser jusque dans la mer.

Bonaparte quitta le Caire le 18 août 1799 avec plusieurs de ses généraux
et quelques savants. Croyant qu'il allait en tournée scientifique,
personne ne s'en inquiéta: aussi le désappointement fut grand lorsque
nous sûmes qu'il s'était embarqué à Alexandrie le 22 et faisait voile
pour la France. Il laissait le commandement à Kléber qui vint au Caire
et fut reconnu général en chef le 1er septembre, aux acclamations de
l'armée et de la population.

Celui-ci montra d'abord les dispositions les plus pacifiques et ne
songea qu'à s'attirer la confiance des habitants. Les mois de septembre
et d'octobre se passèrent en fêtes. Djémilé aimait à paraître, je la
conduisis partout. Sa jeunesse et sa beauté furent très-remarquées. Elle
eut les hommages des hommes et l'envie des femmes.

En novembre l'infatigable Mourad reparut dans le Fayoum et Desaix marcha
contre lui avec deux colonnes mobiles composées de cavalerie,
d'artillerie et d'infanterie montée sur des dromadaires. Dans la crainte
qu'il ne vînt encore me ravir sa fille, je fis faire bonne garde autour
de ma maison.

Je n'avais pas revu mademoiselle de Cérignan, je n'en avais même pas de
nouvelles par son propriétaire juif, quand, un matin, j'aperçus Louis
rôdant autour de ma maison. Il avait beaucoup grandi et semblait mieux
portant.

—Où vas-tu ainsi tout seul, petit Louis?

—Je venais chez toi, dit-il en accourant se jeter dans mes bras; il y a
plus de huit mois que je ne t'ai vu! Veux-tu que je déjeune avec toi?

—Avec plaisir; mais tu seras raisonnable?

—Est-ce que je ne le suis pas toujours?

—Ce n'est pas ce que dit ta sœur.

—Elle prétend me faire passer pour aliéné, dit-il en haussant les
épaules. Je lui pardonne ce mensonge. C'est à bonne intention, pour ne
pas donner l'éveil sur mon secret; mais, à force de prudence et de
soins, elle en est arrivée à me devenir insupportable. Elle m'ennuie!

—Ce que tu dis là serait odieux si tu en sentais la portée. Ta sœur...

—Ne l'appelle donc pas ma sœur. Cela me rappelle madame Royale et me
fait de la peine!

—Voilà ta folie qui te reprend? Allons viens déjeuner; mais que votre
_majesté_ daigne au moins garder l'incognito.

—Oh! sois tranquille, je suis prudent, dit-il d'un air grave.

Je l'emmenai dans la salle à manger où Djémilé m'attendait. Ce jour-là
elle était vêtue d'or et de soie, elle avait son tarbouch d'émeraudes et
ses colliers de perles. Elle savait déjà assez de français pour se faire
comprendre.

Quand je lui eus présenté Louis comme le fils de l'un de mes amis, elle
le fit asseoir près d'elle et lui demanda quel âge il avait. Puis elle
me dit qu'il était joli et qu'il ressemblait à une fille. Lui ouvrait de
grands yeux et la regardait avec admiration. Puis il toucha du bout du
doigt, et d'un air craintif, ses vêtements, ses colliers, ses cheveux et
ses mains.

—C'est une fée! lui dis-je en riant; prends garde de la faire envoler.

—J'en serais bien fâché, dit-il; et s'adressant à Djémilé: Voulez-vous
que je vous embrasse, madame la fée? Elle y consentit sans façons.

Pendant le déjeuner, cet enfant se montra très-sensé; s'il n'était ni
très-instruit ni très-intelligent, il était au moins affectueux et plein
de bons sentiments. En sortant de table, qu'il fût fils de roi ou non,
il avait gagné mon affection.

Pour venir me voir, il avait profité d'une visite que mademoiselle de
Cérignan était allée rendre, et, quand je lui parlai de le reconduire,
il me dit:

—Laisse-moi passer avec toi tout le temps que je pourrai. Si la
Cérignan est inquiète de moi, elle viendra bien me chercher ici. J'ai
dit au juif où j'allais.

Je le laissai libre de faire ce qui lui plairait. Djémilé lui proposa de
jouer au _mangallah_, espèce de jeu de trictrac très à la mode en
Orient.

Après un quart d'heure, il bâilla et me demanda à voir mes chevaux;
quand ce fut fait, il voulut aller se promener dans la caserne. En
voyant mes dragons, il me manifesta son désir d'être soldat un jour. De
retour à la maison il demanda à Guidamour de lui apprendre à faire
l'exercice; puis il alla taquiner la petite fellahine en lui dérangeant
ses échafaudages de pâtisserie et il se pâmait de rire devant les
impatiences de cette fille. Djémilé, qui n'était guère moins enfant que
lui, s'en mêla et la maison fut bientôt sens dessus dessous. Elle finit
par en faire sa poupée et l'habilla en odalisque.

On annonça en ce moment mademoiselle de Cérignan. Louis, pris de
terreur, demanda à Djémilé de le cacher, et ils s'enfuirent dans le
harem.

J'allai au-devant d'Olympe, qui me demanda avec inquiétude si son frère
était chez moi.

—Tranquillisez-vous, lui dis-je, il est ici.

—Ah! quel enfant terrible! comme il m'a fait peur!

—Vous craignez qu'on ne vous l'enlève?

—Sans doute! dit-elle imprudemment; puis se reprenant: un enfant qui ne
sait ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit, peut suivre le premier venu.

Après l'avoir priée de s'asseoir:

—Voyons, mademoiselle de Cérignan, cessez de feindre avec moi. Louis
n'est pas plus fou qu'il n'est votre frère. Je ne sais s'il est
réellement le Dauphin; mais c'est un enfant aimable et bon que vous
tenez trop sévèrement et que vous ennuyez. Tant pis, le mot est lâché!

—Il vous a dit que je l'ennuyais? dit-elle en se redressant.

—Parfaitement!

Elle était profondément blessée.

—Je l'ennuie! Ah! voilà bien l'ingratitude des princes! Dévouez-vous
donc pour eux, sacrifiez-leur toutes vos affections, résignez-vous à
vivre loin du monde, pour ainsi dire cloîtrée; brisez-vous le cœur: ils
vous en savent gré en vous faisant dire: _Vous m'ennuyez_!

—C'est donc décidément un prince?

Elle se tut, rougit et baissa les yeux, puis elle me regarda hardiment
et me dit avec l'accent de la vérité:

—Je vous ai trompé jusqu'à ce jour. Je le devais! Puisque cet enfant,
par ses révélations, me force à vous confier son sort, sachez qu'il est
bien le fils de Louis XVI. Vous l'avez sauvé de la mort, à présent
protégez sa vie! Un jour, quand il remontera sur le trône de ses aïeux,
il vous en saura peut-être gré, si jusque-là vous avez le talent de ne
pas l'ennuyer. Moi, j'ai échoué, c'est à votre tour d'être dévoué et de
lui sacrifier tout: à vous le devoir et l'honneur de garder l'héritier
de trente-six rois et de l'amuser, ce qui est malaisé, je vous en
avertis!

Et elle sourit avec amertume.

—Mademoiselle Olympe, en admettant que vous disiez la vérité, je ne
veux rien de tout cela; d'abord parce que je ne suis pas ambitieux,
ensuite parce que je suis de ceux qui ne veulent pas le retour du passé.

—Alors, vous allez dénoncer le roi?

—Je ne suis pas convaincu qu'il soit ce que vous dites, non que je
doute de votre sincérité, mais vous pouvez avoir été trompée. Quant à
dénoncer qui que ce soit, cette sorte de patriotisme n'est pas de mon
goût. Je suis peiné de voir que vous m'estimez si peu!

—Excusez-moi, monsieur de Coulanges, j'ai pour vous une grande estime,
au contraire! mais j'ai eu tant de déceptions et je suis tellement
dégoûtée de la vie que je suis injuste.

—Oui, vous êtes injuste!

—Accablez-moi, je le mérite; mais croyez à ma sincérité, à mon
affection...

Elle était si émue que je crus voir un aveu s'échapper avec ses larmes.
Que j'eusse été heureux si elle eût été sincère en temps utile! mais il
était trop tard!

—Voici votre protégé, lui dis-je en voyant entrer Djémilé et l'enfant,
qui avait repris ses vêtements masculins.

À la vue de Djémilé, mademoiselle de Cérignan resta atterrée. Elle la
regarda en pâlissant, puis reportant les yeux sur moi, elle voulut
parler. La parole expira sur ses lèvres. Elle gagna la porte, repoussa
Louis qui l'avait suivie par habitude, et lui dit d'une voix tremblante
de colère:

—Vous pouvez rester avec vos nouveaux amis, moi je n'ai pas le talent
de vous amuser.

Et elle partit sans rien écouter et sans se retourner.

Louis se prit à pleurer, mais en montrant plus d'effroi de se voir
abandonné que de tendresse pour la pauvre Olympe. Djémilé l'embrassa,
lui essuya les yeux et l'emmena jouer.

Je n'étais nullement satisfait d'avoir en garde ce prétendu rejeton
royal. Mais que faire? Je ne pouvais le mettre sur le pavé. Je lui
accordai l'hospitalité pour la nuit. Le lendemain, jugeant que la colère
de mademoiselle de Cérignan devait être tombée, je me rendis chez elle,
mais je ne trouvai que le vieux petit juif. Il m'apprit qu'elle avait
quitté le Caire.

—Est-ce pour longtemps?

—Qui sait! Peut-être pour toujours.

—Si tu sais quelque chose, parle!

—Je sais qu'elle a versé beaucoup de larmes depuis hier, et qu'elle
s'est embarquée ce matin.

—Et où va-t-elle?

—Je l'ignore; mais elle a dû aller rejoindre le lord anglais.

—Qu'est-ce qui te le fait supposer?

—Il y a quelque temps, un soir, il a frappé à la porte de chez moi. Je
ne voulais pas lui ouvrir avant qu'il ne m'eût dit son nom, afin de vous
l'apprendre à votre retour.

—Et qu'a-t-il répondu?

—Qu'il venait de la part du prince.

—Quel prince? il y en a beaucoup!

—Je n'ai pu en savoir plus long. Je devinais bien qu'il apportait de
l'argent. Je craignais de n'être pas payé, car vous étiez parti, et je
l'ai introduit chez la dame française. Alors je suis monté sur ma
terrasse, d'où je pouvais entendre leur conversation. Je sais assez de
français pour comprendre.

—Très-bien, et qu'as-tu entendu?

—Oh! bien des choses, car il est resté ce jour-là plus d'une heure. Le
petit garçon avait été envoyé au lit tout de suite après souper. Le
mylord n'était donc pas gêné par sa présence. Il a d'abord dit à la dame
qu'elle demandait trop souvent de l'argent à la famille, et que celui
qu'il apportait était tout ce dont on avait pu disposer. Elle se récria
sur l'exiguïté de la somme; à quoi l'Anglais répondit qu'il était prêt à
lui donner tout ce qu'elle demanderait si elle consentait à le suivre.
Enfin, il lui proposa de l'acheter comme on achète une esclave au bazar;
mais il voulait le petit garçon par-dessus le marché.

—Et qu'a répondu la Française?

—Elle s'est fâchée très-fort, lui a dit qu'il était l'ennemi de son
pays, que jamais elle ne vendrait l'enfant qui lui était confié, et
qu'il était un misérable et un insolent. Alors l'Anglais lui a parlé
plus poliment; il lui a proposé d'être son mari.

—A-t-elle accepté?

—Elle n'a dit ni oui ni non. Elle a fait une de ces réponses comme les
femmes en font quand elles ont besoin des gens qu'elles n'aiment pas.
Enfin, il est parti en disant qu'il reviendrait; mais il n'est pas
revenu, et la dame française n'a plus reçu d'argent. Je crois qu'elle
n'a plus rien.

Je payai largement ce rapport et je me retirai, cherchant à pénétrer les
motifs de la fuite d'Olympe. Sans doute elle était à bout de ressources,
et, ne voulant pas en accepter de moi pour son compte, elle me confiait
le prince, sachant qu'il était en sûreté sous la garde de mon honneur et
qu'il ne manquerait de rien chez moi. Il n'était pas probable qu'une
personne si dévouée ne fût pas partie avec l'intention de lui chercher
des protecteurs plus à même que moi de l'élever. Pourquoi ne
m'avait-elle pas dit franchement les choses, au lieu de feindre une
colère qui ne pouvait pas être dans son cœur?



XV


Je pris le parti de garder Louis et de veiller sur lui. Comme il était
peu ferré sur sa grammaire et voulait apprendre un peu l'arabe, je
l'associai aux leçons que Fosco donnait à Djémilé. Elle commençait à
parler passablement notre langue, mais avec un accent arabe
très-prononcé. La petite fellahine, qui, pour les convenances, assistait
aux leçons, apprit sans y songer, et parla bientôt plus purement
qu'elle; mais il n'eût fallu lui demander ni de lire ni d'écrire. Louis
était doux, nonchalant et distrait. Il préférait à l'étude, des
exercices corporels, l'équitation, l'escrime, la natation. Sa santé s'en
trouva bien, et je le vis grandir rapidement. Il devenait fort joli
garçon, un léger duvet blond teintait déjà sa lèvre supérieure. Ce
n'était plus un enfant et ce n'était pas encore un jeune homme. Il avait
quinze ans.

De son secret ou de sa monomanie princière il ne se confiait qu'à moi.
Sa réserve vis-à-vis de tous les autres n'indiquait pas un état de
démence, et je ne lui en vis jamais donner le moindre signe. Quand il me
parlait de ses droits à la couronne, je rabattais ses espérances en lui
disant qu'il fallait être avant tout un citoyen, savoir se rendre utile
à son pays, et ne pas songer à le dominer. Je ne sais si je
l'_ennuyais_, mais il ne me le fit jamais dire.

Un soir, en rentrant chez moi, j'entendis chuchoter dans la chambre du
rez-de-chaussée, où couchait Louis. Comme il taquinait beaucoup la
fellahine, qui devenait une fillette assez gentille et pas trop mal
tournée, je voulus savoir s'il ne l'avait pas attirée là dans un but
moins innocent que ne le comportait son air novice.

Je m'approchai sans bruit. La personne avec laquelle le petit-fils de
Louis XV causait, n'était autre que Djémilé. Je prêtai l'oreille.

—Pourquoi pleurez-vous? lui demandait-elle, avec intérêt.

—Parce que vous m'avez fait de la peine.

—Moi? je ne vous ai jamais grondé!

—Oui, c'est vrai, vous êtes bonne pour moi, petite fée, très-bonne!
mais vous êtes méchante aussi quand vous agissez comme hier au soir.

—Qu'ai-je donc fait?

—Vous ne m'avez pas embrassé en me disant bonsoir.

—C'est que vous devenez trop grand. Vous voilà bientôt un homme, et moi
qui ne suis guère plus âgée que vous, je ne dois plus vous traiter comme
un enfant.

—En ce cas, vous ne m'aimez plus, petite Djémilé de mon cœur?

—Si fait, mais je ne puis avoir d'amour pour vous.

—Je comprends bien ce que vous dites; mais j'en ai bien du chagrin! Je
voudrais être encore petit! Vous parlez d'amour: qu'est-ce que c'est
donc, au juste?

—C'est de livrer son cœur tout entier, c'est d'être prêt à verser son
sang et à faire le sacrifice de sa vie pour la personne que l'on aime.

—En ce cas, je suis amoureux de vous, car je donnerais tout cela pour
vous et davantage. Je vous ferais reine dans mon pays.

—Vous parlez comme un enfant.

—Alors, si je suis un enfant, embrassez-moi comme par le passé.

Et elle l'embrassa en lui disant: C'est pour la dernière fois.

Je jugeai à propos d'intervenir et je me montrai en disant à Louis:

—Si tu tiens tant à être embrassé, va trouver mes négresses.

Il resta tout penaud. Djémilé éclata de rire.

Quand j'eus remmené ma compagne, je lui dis qu'il n'y avait là rien de
si risible, et je lui demandai ce qu'elle avait été faire chez Louis.

—Je l'ai trouvé, dit-elle, pleurant au milieu de la cour; je l'ai
questionné, ce qui a augmenté son chagrin et l'a fait fuir. Voulant
savoir s'il n'était pas malade, je l'ai suivi dans sa chambre, où il m'a
enfin répondu.

—En es-tu plus avancée, maintenant que tu connais son amour pour toi?

—Bah! ce n'est pas de l'amour. Crois-tu que je prenne cela au sérieux?

J'avais confiance dans ma compagne; mais elle était fille de l'Orient,
c'est-à-dire facile à émouvoir, et, devant les promesses extravagantes
d'un garçon tout bouillant d'ardeur juvénile, elle pouvait faiblir. Il
valait mieux ne pas l'exposer au danger.

Il fallait donc éloigner Louis. Il savait assez monter à cheval et
suffisamment manier le sabre pour devenir l'ordonnance, voire l'aide de
camp d'un général. Je commençai par lui faire endosser un uniforme et
porter un sabre, ce qui le rendit fou de joie. Puis, dans un bal que
donnait Kléber, je le lui présentai comme un mien cousin et lui demandai
de le prendre dans son état-major. Kléber l'accepta, et dès le
lendemain, après avoir recommandé à Louis de ne jamais confier à
personne le secret de sa naissance s'il ne voulait être fusillé, je le
conduisis au quartier général; après quoi je défendis à Guidamour de le
recevoir jamais chez moi quand je n'y serais pas.

En quittant l'Égypte, Bonaparte avait promis à Kléber de lui envoyer des
secours: non-seulement les secours n'arrivaient pas, mais encore nous
étions sans nouvelles. Les uns le croyaient mort ou pris par les Anglais
durant la traversée, les autres disaient qu'il abandonnait l'armée, et
parlaient tout haut d'évacuer l'Égypte. Il y eut même des tentatives de
révolte dans l'armée. Cette irritation des esprits, jointe à un nouveau
débarquement des Turcs soutenus par une flotte anglaise, décida le
général en chef à entrer en négociations avec le grand visir et sir
Sidney Smith, dont l'intervention était indispensable.

Les Anglais, maîtres de la mer, nous eussent empêchés de passer. Après
bien des pourparlers la convention fut signée à El-Aryeh, avec le grand
visir, le 28 janvier 1800.

Les généraux Desaix, Davoust et Rapp, contraires à l'abandon de notre
conquête, se brouillèrent avec Kléber et partirent sur-le-champ pour la
France.

Le général en chef donna l'ordre du départ à la satisfaction de l'armée.
La nouvelle du changement de gouvernement qui venait de s'opérer en
France et l'_avénement_ de Bonaparte au consulat remplissaient le cœur
des soldats d'espérance et de joie. Je n'étais pas moins désireux de
revoir mon pays, mon père et mes amis, après cinq ans d'exil tant en
Italie qu'en Égypte.

Si Djémilé était enchantée à l'idée de voyager sur mer et de voir la
France, ses deux négresses se croyaient déjà la proie des requins. Je
vis bien qu'il valait mieux les laisser sur leur terre d'Afrique, et,
après leur avoir assuré à chacune une petite fortune qui les
affranchissait à jamais de l'esclavage, je les congédiai. Elles
partirent après avoir versé beaucoup de larmes et en me couvrant de
bénédictions. La petite fellahine refusa de nous quitter.

Nous étions à la fin de février. Plusieurs régiments étaient déjà prêts
à s'embarquer à Alexandrie; quelques places fortes du littoral avaient
été remises fidèlement, selon les clauses du traité d'El-Arych, à
l'armée turque, quand un officier Anglais, du nom de Humphrey, envoyé
par l'amiral Keith, informa Kléber que le gouvernement britannique ne
consentirait point à ce que nous sortissions d'Égypte sans mettre bas
les armes, en abandonnant nos munitions et nos vaisseaux.

Si Kléber, dégoûté du séjour de l'Égypte, avait faibli un instant en
consentant à livrer notre colonie aux Turcs et aux Anglais, il se releva
avec fierté devant tant d'insolence. Il convoqua tous les officiers
généraux en conseil de guerre, et, leur mettant la lettre de Keith sous
les yeux:

—Messieurs, dit-il, que devons-nous faire? J'attends votre décision.

—Nous devons nous battre! répondirent-ils tous.

—C'est aussi mon avis, dit Kléber; on ne répond à de telles insolences
que par des victoires. Préparons-nous donc!

Kléber contremanda sur-le-champ les ordres de départ et rassembla ses
divisions sur le Caire.

Il me fit appeler.

—Haudouin, me dit-il, Desaix m'a appris que tu avais pour maîtresse la
fille de Mourad. L'as-tu toujours?

—Oui, général. J'ai eu assez de peine à la ravoir.

Sur sa demande, je lui racontai brièvement comment je l'avais trouvée
aux Pyramides, comment son père était venu me l'enlever en mon absence,
et ce que j'avais fait pour la lui reprendre à mon tour.

—Bien! dit Kléber, Mourad est un héros de légende, sa fille une héroïne
de roman, et toi, un enragé troupier. Je voudrais la voir, ta sultane,
parle-t-elle français?

—Oui, général.

—En ce cas, je désire m'entretenir avec elle d'un projet qui, s'il
réussit, doit avoir une grande importance pour l'armée. Elle peut me
rendre un service signalé dans les circonstances présentes. J'irai avec
mon secrétaire Poussielgue te demander à dîner demain, sans façon, en
famille.

—Ne puis-je savoir de quoi il est question?

—Je te le dirai demain. D'ici-là, tu contrecarrerais peut-être mes
plans.

Je m'en retournai assez inquiet et je prévins Djémilé de la visite du
général en chef. Elle en fut très-fière. Le sultan des Français
n'allait pas dîner chez tout le monde et c'était un grand honneur,
disait-elle.

Je recommandai qu'on soignât le dîner, car le général aimait la bonne
chère, et je l'attendis avec impatience.

Il arriva à l'heure dite avec Poussielgue, baisa galamment la main de la
maîtresse de la maison, lui adressa sur sa beauté un compliment qui la
fit rougir de satisfaction, et lui offrit le bras pour se rendre à
table. Il avait déjà conquis ses bonnes grâces.

Au dessert, quand j'eus renvoyé Guidamour et la petite fellahine qui
s'acquittaient du service, j'engageai Kléber à me faire part de ses
projets.

—Parfaitement, dit-il.

Et, se tournant vers Djémilé:

—Belle dame, il s'agit d'une mission que je veux vous confier, mission
délicate à remplir; mais je m'en rapporte à votre intelligence et à
votre cœur pour vous en acquitter mieux que personne. Il s'agit d'aller
trouver votre père, en ce moment du côté de Suez.

—Vous voulez qu'elle retourne dans le désert? m'écriai-je en voyant
pâlir Djémilé. Elle en a assez, du désert, je vous en avertis!

—Et moi aussi, répondit-il, j'en ai assez, ainsi que de la vallée du
Nil, de la ville du Caire et de ses environs. J'y reste pourtant; mais
ce n'est pas à toi que je m'adresse. Ne dégoûte pas d'avance madame d'un
rôle glorieux pour elle. Nous allons avoir fort à faire avec les Anglais
et les Turcs réunis. Nous les battrons; mais nous n'y gagnerons rien si
nous n'avons la sympathie de la population et si nous ne faisons
alliance avec de vaillants guerriers comme Mourad. Voyons, chère enfant,
portez-lui de ma part des propositions de paix. Vous n'aurez rien à
redouter. Poussielgue vous accompagnera, et je vous donnerai un régiment
si vous le souhaitez. Offrez en mon nom à votre père le gouvernement de
la Haute-Égypte. Je ne lui demande en échange que son amitié, et de
prêter serment à la République Française, car nous sommes toujours la
république, bien qu'on l'ait coiffée d'un consul.

Djémilé l'avait écouté avec un calme apparent; au fond, sa vanité était
extrêmement flattée. Comme elle se taisait, je pensais qu'elle
refuserait.

—C'est à la mort que vous voulez l'envoyer, dis-je à Kléber. Son père
est capable, dans un premier moment de fureur, de la tuer sans vouloir
l'entendre.

Elle m'imposa silence, et en relevant le front:

—J'accepte la mission, dit-elle. Je saurai bien parler à mon père. Si
je suis coupable envers lui, je n'en suis pas moins sa fille, et je lui
apporte, avec l'amitié du plus grand guerrier de l'Occident, la couronne
de la Haute-Égypte. Peut-être me pardonnera-t-il? En tout cas, je
n'aurai pas passé dans la vie sans avoir tenté de faire une action
courageuse. Si j'échoue et si je meurs, on me plaindra, mais on parlera
de moi. Si je réussis, j'aurai la gloire d'avoir assuré la paix de
l'Égypte.

—Vous êtes une brave fille! s'écria Kléber. Vous réussirez. Il n'y a
que les imbéciles qui échouent, et vous êtes une femme d'esprit!

—Dans tout ceci, dis-je avec dépit, on me laisse un peu de côté.
Aurai-je au moins le droit d'accompagner madame?

—Je n'y vois pas d'empêchement, dit Kléber, si tu peux être revenu à
temps pour rentrer en campagne.

—Il vaut mieux que tu ne viennes pas, me dit Djémilé; tu as amassé trop
de colère sur ta tête; et puis, tu brusquerais mon père.

J'allais répondre que je la suivrais malgré elle, mais c'eût été entamer
une querelle d'intérieur devant le général; je me tus.

Il fut convenu qu'elle partirait dès le lendemain avec Poussielgue, muni
des pouvoirs du général pour traiter, et avec un détachement du régiment
des dromadaires. Auprès de ma maîtresse comme à la bataille, Kléber
l'emportait sur toute la ligne.

Dès que je fus seul avec Djémilé:

—Alors, lui dis-je, tu veux me quitter?

—Te quitter, toi? répondit-elle en venant se jeter dans mes bras. Non,
jamais!

—En attendant, tu vas partir sans moi. Tu prends des décisions sans
même me consulter. Tu as la tête montée par cette folle entreprise et
pour le général lui-même. Je le vois bien. Mais est-ce là ce que tu
m'avais promis? N'avais-tu pas juré de m'obéir aveuglément?

—Tu ne m'as pas défendu d'aller porter la paix à mon père, et tu ne
peux vouloir me le défendre. Je veux rendre service à l'armée française.
Est-ce que tu ne m'en aimes pas davantage?

—Je ne puis t'aimer davantage tu le sais bien. C'est pour cela que je
ne veux pas te laisser aller là-bas sans moi.

—Je le désire aussi, mais cela peut rendre les choses plus difficiles.

—Pourquoi cela? Ne m'as-tu pas dit jadis que je devais aller demander
ta main à ton père? J'irai dans ce but.

—C'est bien inutile.

—Tu ne veux plus être ma femme?

—C'est au contraire le plus ardent de mes désirs; mais il n'est pas
nécessaire que tu t'exposes pour cela. Je dirai à mon père et à ma mère
que nous sommes mariés. Ne le sommes-nous pas, de fait: N'ai-je pas bu
ton sang? N'as-tu pas donné ta vie pour moi? Quel plus beau contrat?

—Bien. En attendant je pars demain avec toi.

—Viens donc! dit-elle d'un ton dépité qui m'irrita davantage et me
décida d'autant plus à ne pas la perdre de vue.

Je ne savais pas Djémilé si vaillante. Je l'avais aimée avec toutes les
idées de domination que les femmes d'Orient autorisent par leur
soumission passive ou leur nullité absolue. Elle me faisait voir que
cette nullité n'existait pas chez elle et que sa soumission était toute
volontaire. Elle me devenait d'autant plus chère et plus précieuse; mais
l'amour est inconséquent et tyrannique. J'étais furieux contre elle,
j'avais cru régner sans contrôle; le devoir du citoyen et du soldat me
mettait pour ainsi dire aux ordres de mon esclave.



XVI


Dès trois heures du matin, Poussielgue était devant chez moi avec son
escorte de cavaliers à dromadaires. Le fondé de pouvoir montait un de
ces animaux. Djémilé s'installa sur un autre et moi sur un troisième.
Nous avions vingt lieues à faire tout d'une traite et nos chevaux
n'eussent pu fournir une pareille étape. Le voyage pour se rendre au lac
Temsah, où nous devions trouver Mourad, n'offre rien d'intéressant. Le
désert s'y montre dans toute son aridité. C'est une surface plate,
sablonneuse, d'un gris noirâtre, sillonnée par des lits de torrents
desséchés. Une stérilité et un silence de mort, un soleil impitoyable.
De temps à autre, un coup de vent qui soulève le sable et nous couvre
de poussière. Le mirage était le seul événement qui vînt rompre la
monotonie du trajet. C'était des lacs, des montagnes, des forêts de
palmiers, des villes. En réalité, il n'y avait rien sur cette immense
étendue: tout au plus un bouquet d'alfa sur les rares renflements du
sol.

Djémilé était très-préoccupée et ne disait rien.

Nous arrivâmes dans la soirée en vue du campement de Mourad. Bien que
brisée de fatigue, Djémilé résolut de se présenter sur-le-champ devant
sa famille. Elle aimait mieux, disait-elle, savoir à quoi s'en tenir
tout de suite que de passer une nuit dans l'incertitude. Il me sembla
qu'elle était impatiente de revoir ses parents. C'était assez naturel,
mais je lui en fis un crime. Je dus céder pourtant. Remettre l'entrevue
au lendemain nous eût exposés à des désagréments avec les Bédouins qui
étaient déjà venus galoper et hurler autour de nous. Nous avançâmes donc
jusqu'à ce qu'un détachement de mameluks accourût à notre rencontre.
L'un d'eux demanda ce que nous voulions.

Djémilé porta la parole et demanda, à son tour, dans des termes assez
humbles, que Sitty Nefyssèh voulût bien accorder l'hospitalité à une
personne qui venait lui apporter des propositions de paix et des
nouvelles de sa fille.

Un cavalier sortit des rangs, vint me regarder sous le nez d'un air
insolent et partit au galop du côté des tentes. C'était Souleyman le
déserteur.

—Monsieur, dit Djémilé à Poussielgue, avez-vous pensé, avant de partir,
que vous pouviez laisser votre tête ici?

—Pas le moins du monde. La personne d'un parlementaire est inviolable.

—Pour des Européens peut-être, reprit-elle, mais pour des gens qui ont
une insulte à venger, non!

—Vous n'êtes pas rassurante, belle dame! Je vous avoue que je
n'aimerais pas laisser ici ma tête.

Il me sembla que Djémilé, en mettant le pied sur les domaines de son
père, prenait une attitude fière et un ton presque menaçant.

—Vous allez savoir votre sort, dit-elle en nous regardant, comme pour
interroger notre courage.

Souleyman revenait transmettre l'ordre que nous eussions à entrer dans
le camp. À trente pas de la tente de Mourad, il nous signifia de nous
arrêter, nous dit que nous pouvions nous installer là, et pria Djémilé
de le suivre.

—Reste, me dit-elle, tu peux m'entendre d'ici. Si je crie, viens à mon
secours avec tous tes soldats.

Je ne tins compte ni de son ordre ni de la défense de son guide d'aller
plus loin.

—Prenez vos pistolets, dis-je à mon compagnon, et brûlez la figure du
premier qui vous empêchera de passer. En même temps je tirai les miens
de ma ceinture et j'en fis jouer les batteries en regardant Souleyman.
Il doubla le pas et n'osa nous empêcher d'escorter Djémilé jusqu'à
l'entrée de la tente.

—Attendez ici, nous dit-elle, et elle ajouta pour moi seul: J'ai bien
peur, adieu!

Je prêtai l'oreille:

—Noble voyageuse, dit une voix de femme qui ressemblait
extraordinairement à celle de Djémilé, sois la bienvenue puisque tu
m'apportes des paroles de paix, mais de la part de qui?

—De la part du sultan des Français.

—Alors, il faut appeler Mourad.

—Non, pas encore. Je viens aussi te donner des nouvelles de ta fille.

—De ma fille! mais... c'est toi-même. C'est toi! enlève ton voile,
Djémilé?

—Ah! ma mère, ma mère... Oubliez ma faute, pardonnez-moi!

—Oui, va, je te pardonne, je suis si heureuse de te retrouver! Viens
m'embrasser.

Voyant que les choses prenaient si bonne tournure, je fis signe à
Poussielgue, et nous nous retirâmes par discrétion. Une heure après,
Mourad fit mander Poussielgue près de lui. Il y resta si longtemps que
je crus qu'il y coucherait. Je fus appelé à mon tour et introduit auprès
d'une femme d'un certain âge, encore très-belle. En la voyant, il me
sembla voir ce que serait Djémilé dans une vingtaine d'années: c'était
la même taille, le même genre de beauté, le même regard et la même voix.

—Tu ne peux être que la mère de celle que j'aime, lui dis-je.

—Oui, répondit-elle, je suis Nefyssèh; je suis ta mère aussi, car je te
pardonne et te regarde comme mon fils.

Après l'avoir saluée avec les cérémonies orientales, je l'assurai de mon
respect.

—Il faut, dit-elle, que tu aies ensorcelé ma fille pour lui avoir fait
quitter sa famille. Du reste, tu es beau, jeune et vaillant, cela suffit
pour émouvoir le cœur des femmes. Ce que tu as fait pour la venir
enlever jusque dans l'oasis est d'un brave, et Mourad apprécie le
courage; nous sommes alliés maintenant. Djémilé a transmis à son père
les propositions du sultan des Français. Mourad ne veut s'engager à rien
avant d'avoir réfléchi. Seulement je peux te dire tout de suite qu'il
restera neutre tant que les hostilités avec la Turquie n'auront pas été
reprises. Après la première bataille livrée, il se prononcera. Djémilé
restera avec nous jusque-là. Tu viendras faire ta demande selon les
usages, et il t'accordera sa main. Tu te feras musulman. C'est, avec sa
succession la souveraineté de l'Égypte, car les Français la quitteront
un jour ou l'autre, chassés, non par la force, mais par l'ennui et la
lassitude, et l'ambassadeur a promis d'en faciliter l'entière possession
à Mourad.

Quelques jours auparavant, un prétendant au trône de France m'avait
offert d'être son conseiller et son ministre; aujourd'hui la femme du
futur sultan d'Égypte m'offrait le sceptre des Pharaons. Décidément, je
montais en grade; mais la condition de me mahométiser ne m'allait pas
plus que celle de laisser Djémilé.

En ce moment une portière à laquelle je n'avais pas pris garde se
souleva au fond de la tente pour donner accès à Mourad et à Djémilé.

Mourad s'avança vers moi d'un air majestueux et me dit avec un accent de
colère mal dissimulé:

—Sitty Nefyssèh t'a-t-elle fait part de ma volonté relativement à toi?

—Oui.

—Et tu acceptes?

Je fus sur le point de lui rompre en visière et de refuser net; mais
c'était perdre Djémilé.

Je cherchai à tourner la difficulté.

—Si je t'écoute, lui dis-je, ce sera à une condition, celle de remmener
Djémilé, comme otage, jusqu'à ce que tu aies ratifié le traité avec
Kléber.

—Je refuse cela! dit Mourad d'un ton sec.

—N'insiste pas, me dit Djémilé, aie confiance dans la parole de mon
père et nous nous reverrons bientôt.

—Si tu désires rester, soit, lui répondis-je; et je sortis de la tente
après avoir salué la famille aussi respectueusement que ma colère me le
permettait.

La nuit était fort avancée lorsque je rejoignis mon compagnon. Il
dormait et se réveilla en m'entendant entrer.

—Ah! c'est vous, enfin, colonel? je vous croyais à tout le moins
empalé.

—Et vous ne vous dérangiez pas plus que cela pour venir me débrocher?

—Que voulez-vous? je suis fatigué... Je suis brisé, je tombe de
sommeil. Maudit dromadaire, va! Quand je pense qu'il faudra recommencer
demain! C'est égal, nous avons enlevé la chose. Votre maîtresse est une
femme d'esprit. Vous êtes-vous arrangé de votre côté avec M. votre
beau-père?

—Tout va selon mes souhaits, cher monsieur. Dormez en paix.

Il me répondit par un ronflement.

Je me débarrassai de mon casque et de mon uniforme, que je posai, faute
d'autre meuble, sur la malle de mon compagnon, au pied de son lit de
camp, et je m'étendis sur ma couche, mon sabre d'honneur et mes
pistolets à portée de la main, car je me méfiais de quelque trahison. Je
voulais me tenir éveillé, mais la fatigue l'emporta et je m'endormis.

Je fus réveillé par des cris étouffés et par la lutte de deux hommes
dans l'obscurité. Je lâchai un coup de pistolet en l'air, un homme
s'échappa de la tente. Je courus sur lui; mais il disparut comme par
enchantement. Je revins vers l'envoyé de Kléber qui criait: À moi! je
suis assassiné. Mon coup de feu avait jeté l'alarme. Quelques cavaliers
de notre escorte entrèrent avec un fallot, et je vis mon compagnon
baigné dans son sang. Il avait une légère entaille au cou, comme si on
eût voulu lui trancher la tête. Je ne pouvais soupçonner Mourad de cet
attentat. À quoi cela lui eût-il servi? C'était plutôt l'œuvre de
Souleyman. Dans l'obscurité, et trompé sans doute par la présence de mon
uniforme près de mon compagnon, il l'avait frappé, croyant s'adresser à
moi.

Une espèce de chirurgien arabe vint donner des soins au blessé et dit
que ce ne serait rien.

Au jour, je portai plainte à Mourad et j'accusai Souleyman en demandant
qu'on me le livrât. Mais Souleyman fut introuvable. Il faut dire qu'on
ne mit pas beaucoup d'ardeur à le chercher.

Dans la soirée, Poussielgue se sentant en état de se remettre en route,
et moi n'ayant plus rien à faire là, nous prîmes congé de Mourad, qui
nous répéta ce qu'il nous avait déjà dit la veille, et nous partîmes en
lui laissant Djémilé.

C'était bien la peine d'être descendue du haut d'une tour au risque de
se rompre le cou, d'avoir fait tuer la malheureuse Tomadhyr, d'avoir été
cause de la mort de son frère Malek, d'avoir failli mourir de soif dans
le désert, enfin d'avoir tant de fois exposé sa vie et la mienne pour
m'abandonner ainsi!

J'étais en proie au désespoir, et je me trouvai stupide de l'aimer; mais
je l'aimais follement et je n'étais pas au bout de mes chagrins.

Le soir, nous étions de retour. Poussielgue alla rendre compte de sa
mission au général et je rentrai chez moi de si mauvaise humeur que je
rudoyai la petite fellahine qui, ne m'attendant pas sitôt, n'avait rien
préparé. Elle se mettait en quatre pour réparer sa faute; moi, pour l'en
punir, je refusai d'attendre et je me couchai sans souper, comme un
enfant qui s'en prend à lui-même pour faire enrager les autres. Aussi la
faim augmentant le chagrin, je ne profitai pas de la fatigue, qui, du
moins, m'eût fait dormir et oublier.



XVII


Pendant que je m'affectais pour une femme oublieuse ou rebelle, la
situation de l'armée devenait des plus graves. Nous avions livré les
postes les plus importants, et le visir s'avançait à grandes journées
pour occuper le Caire, qui devait lui être remis selon les clauses du
traité d'El-Arych. La population était agitée. Celle de la ville,
sachant l'armée turque si près d'elle, n'attendait que le signal pour se
révolter. Kléber intima au visir l'ordre de rebrousser chemin jusqu'à la
frontière. Celui-ci invoqua les traités et continua d'avancer.

Il n'y avait plus qu'à combattre.

Le 20 mars 1800, l'armée française, au nombre de dix mille hommes tout
au plus, sous le commandement de Kléber, sortit du Caire avant la
pointe du jour, et alla se déployer dans les plaines d'Héliopolis.

Les forces de l'armée turque s'élevaient à près de quatre-vingt mille
hommes.

L'affaire s'engagea par un combat de cavalerie et la prise du village
d'El-Mattarieh, défendu par les janissaires.

On ne s'amusa pas à ramasser le butin laissé par eux; on se porta en
avant. Au delà d'Héliopolis, nous aperçumes un nuage de poussière qui
s'élevait à l'horizon sur la largeur de plus d'une lieue et s'avançait
sur nous. Un coup de vent dissipa ce nuage, et nous permit de voir
l'armée turque, sous le commandement du grand visir. Celui-ci, au milieu
d'un groupe de cavaliers aux armures étincelantes, se pavanait devant le
front de bandière. Quelques obus envoyés à son adresse le firent
promptement rentrer dans la masse confuse de son armée.

Il nous répondit par le feu de son artillerie, mais ses boulets nous
passaient par-dessus la tête, ce qui excita l'hilarité de nos soldats.
Ses pièces furent bientôt démontées par les nôtres; alors cette masse
d'hommes et de chevaux s'ébranle et vient fondre sur nous. On les reçoit
sur les baïonnettes, on les mitraille. La fumée, la poussière nous
empêchent de voir ce qui se passe. Après plusieurs tentatives
infructueuses et des pertes considérables, l'ennemi renonce à nous
entamer. La fumée se dissipe, nous distinguons, aussi loin que la vue
peut s'étendre, des bandes de fuyards courant dans tous les sens, et du
côté du lac des Pèlerins, Mourad-bey qui, à la tête de sept à huit cents
cavaliers mameluks, est resté froid spectateur du combat.

En voyant le grand visir se retirer en désordre sur El-Khankah, il prend
une direction tout opposée et disparaît dans le désert. Il avait tenu
parole à Kléber. Il était resté neutre.

On court au visir qui prend la fuite en abandonnant ses bagages et ses
vivres. On fit halte au coucher du soleil, et on déjeuna, dîna et soupa
tout à la fois, car nous n'avions eu, pour nous soutenir depuis
vingt-quatre heures, que des rations d'eau-de-vie.

Nous célébrions notre victoire, lorsque, dans le silence de la nuit, le
canon se fit entendre du côté du Caire. Kléber pressentit tout de suite
que les corps qui avaient tourné sa gauche étaient allés soulever la
ville. Il avait laissé à peine deux mille hommes pour garder la
citadelle et les forts. Il donna l'ordre à quatre bataillons de leur
porter secours et de partir surle-champ. Chaque coup de canon me
faisait trembler pour la vie de ceux que j'avais laissés au Caire. Je
savais par expérience que les révoltés n'épargnaient personne.

Nous poursuivîmes les Turcs pendant quatre jours, sans leur donner le
temps de souffler. Le visir s'enfuit à travers les déserts de Syrie avec
500 hommes seulement. Son départ fut, dans son armée, le signal de la
déroute la plus complète.

Les Turcs, saisis d'épouvante, se débandèrent, abandonnant tout, camp,
artillerie, bagage, et se jetèrent sans vivres et sans munitions dans le
désert.

Les bédouins, qui suivaient les deux armées comme des nuées de vautours
pour profiter des dépouilles du vaincu, se mirent à leur poursuite et
les massacrèrent tous sans pitié.

C'était le sort qui nous était réservé, si nous eussions été mis en
déroute. Nous trouvâmes dans le camp abandonné, sur une superficie d'une
lieue carrée, une multitude de tentes, de chevaux, de canons, sur
quelques-uns desquels était gravée la devise anglaise: _Honni soit qui
mal y pense_. Une grande quantité de selles et de harnais, 40,000 fers
de chevaux, des vivres à profusion, des coffres pleins d'or, de
vêtements, d'étoffes, de soie, de flacons d'essences, de parfums et
d'autres objets de luxe. À côté de douze litières en bois sculpté et
doré, se trouvait une voiture suspendue à l'européenne et de fabrique
anglaise. Quelques-uns de nos officiers s'amusèrent à l'atteler et à se
faire promener dedans; d'autres prirent des vêtements orientaux, se
coiffèrent de turbans et se livrèrent aux danses les plus folles, avec
accompagnement de grosse caisse et de fanfares. Au lieu de se reposer,
on ne songeait qu'à rire et à s'amuser. S'il y avait eu quelques
sultanes parmi le butin, ce bal improvisé eût été complet.

Kléber, après avoir chargé les généraux Lanusse et Rampon de parcourir
le delta et de faire rentrer dans le devoir ou de reprendre les villes
et villages du littoral, laissa à Salahyeh la division Reynier pour
surveiller la frontière, et partit pour le Caire avec une demi-brigade
d'infanterie, le 7e de hussards, le 3e et le 14e de dragons.

Nous arrivâmes le 27. La ville était en pleine insurrection. Les Turcs
de Nassyf-pacha, les mameluks d'Ibrahim-bey, la population soulevée,
avaient commis des atrocités. Une partie de la garnison française était
enfermée dans la citadelle, l'autre retranchée sur la place d'Esbekieh
avec les Cophtes qui tenaient pour nous. La division envoyée à leur
secours campait dans les jardins du quartier général. Si beaucoup de
Français et de chrétiens avaient pu y trouver un asile, combien d'autres
avaient été massacrés! Les habitants de Boulaq, du vieux Caire et de
Gizèh s'étaient également révoltés et avaient pillé les maisons des
chrétiens, la mienne, par conséquent. Au milieu de cette tourmente,
qu'étaient devenus Louis, Morin, Dubertet, Sylvie, la petite fellahine?

Je les retrouvai tous au quartier général. Mourad, en apprenant le
retour de Kléber, vint établir son camp à Torrah, sur la rive droite du
Nil, à deux lieues au-dessus du Caire, et y amena sa femme et sa fille.
Après avoir ratifié ses conventions avec Kléber, et, comme preuve de sa
bonne foi, il lui offrit ses services pour faire rentrer les Caïrotes
dans le devoir. Ses négociations restèrent sans succès; alors il ne
trouva pas d'autre expédient que celui d'incendier la ville. Kléber
refusa, voulant ménager la capitale du pays où nous devions rester et
dont nous avions besoin pour vivre. Cette considération l'avait déjà
empêché de la bombarder du haut de la citadelle. Lancer ses soldats à
travers des rues défendues par des barricades, et prendre un à un tous
les quartiers, était s'exposer à perdre plus d'hommes que n'en eussent
coûté dix batailles. Il résolut de gagner du temps et de laisser
l'insurrection se fatiguer elle-même. Il fit bloquer toutes les issues
en attendant le retour de la division Reynier.

Les pourparlers, les négociations, les opérations pour reprendre la
ville menaçaient de durer longtemps. Sylvie m'offrit gracieusement de
partager la tente de Dubertet. Il l'y autorisait, tant il comptait sur
elle. S'il comptait aussi sur moi, il avait raison. Je refusai.

J'allai bivaquer avec Guidamour et la petite Fellahine qui s'attachait à
moi comme une âme en peine. La crainte et la pudeur lui étant venues
avec ses quatorze ans, elle se blottit au fond de la cabane de planches
qui me servait d'abri et n'osa plus en bouger. Le fait est qu'elle
aurait pu courir quelques risques au milieu de tous nos soldats entassés
dans les jardins. Avec moi elle pouvait être fort tranquille. Ce n'en
était pas moins une singulière installation. Mon logement se composait
de deux pièces, la première de six pieds carrés, dont un lit de camp
occupait la moitié; la seconde n'avait pas deux pieds de large, c'était
là que nichait Zabetta, séparée de moi par une barre de bois. À force de
passer et de repasser, elle finit par trouver plus simple de rester dans
ma chambre, de faire de la sienne le garde-manger, et de dormir roulée
dans sa couverture à mes pieds. Comme elle ne ronflait ni ne bougeait,
je la souffris dans cette intimité.

Dès que la division Reynier fut arrivée, le vieux Caire et Gizèh furent
promptement réduits. Boulaq fut bombardé, car il fallut en venir là pour
soumettre les Osmanlis, qui s'en étaient emparés. Enfin la ville se
rendit, et les troupes turques se retirèrent le 25 avril. Tout cela
avait demandé un mois.

Kléber sentait qu'il avait commis une grande faute en se hâtant
d'abandonner la colonie, aussi la répara-t-il glorieusement.

En trente-cinq jours et avec vingt mille hommes, il reconquit toute
l'Égypte sur les Turcs, les mameluks d'Ibrahim et la population
soulevée.

Il ne se montra pas moins humain qu'habile après la victoire. Il
pardonna et se contenta de frapper une contribution sur les villes
insurgées. Il s'occupa ensuite de l'administration et de l'organisation
de la colonie. Il fit entrer dans les rangs de l'armée des Égyptiens,
des Cophtes, des Syriens, des Turcs déserteurs. Les caravanes d'Éthiopie
amenaient une grande quantité d'esclaves noirs, il les fit tous acheter,
et la 21e demi-brigade, qui avait beaucoup souffert, fut complétée
par des nègres qui, étrangers à tous les préjugés des musulmans, prirent
bien vite les habitudes et se montrèrent jaloux d'égaler la bravoure du
soldat français. Ils étaient tout fiers de se dire nos compagnons, ne se
croyant d'abord que nos esclaves.

J'étais retourné avec Guidamour et la petite fellahine dans ma maison
qui, vu sa distance de Boulaq, avait peu souffert du bombardement. Les
meubles avaient été brisés ou enlevés, mais les pertes matérielles
n'étaient pas bien graves et j'avais chez le payeur général de quoi les
réparer.

Mourad, investi de son commandement, fit ses préparatifs de départ pour
aller chasser de la Haute-Égypte les détachements de l'armée turque,
venus par la mer Rouge. Ne voulant pas se faire suivre de sa femme et de
sa fille dans son expédition, il les mit sous la protection de Kléber.
Elles s'installèrent avec leurs esclaves et le reste du harem dans le
palais qu'elles avaient à Gizèh avant notre occupation, et que le
général leur fit restituer.

Ce fut là que je revis enfin Djémilé, mais sous les yeux de sa mère,
contrainte qui parut lui être beaucoup moins pénible qu'à moi. Sitty
Nefyssèh me déclara encore qu'elle me considérait comme son gendre, vu
que Mourad me dispensait de me faire musulman; mais il exigeait que sa
fille ne retournât chez moi que bien et dûment mariée selon la loi de
mon pays. Notre intimité la plaçait au rang des esclaves, disait-elle,
et je devais trouver bon qu'une personne de sa qualité reprît le rang
qui lui était dû.

Je n'avais rien à dire, d'autant plus que Djémilé, redevenue princesse
dans ses habitudes et dans ses idées, n'eût pas compris ma résistance.
Il me fallut donc, pour remplir les formalités devant le commissaire des
guerres, attendre que mon père m'eût envoyé son consentement, ce qui
exigeait au moins quatre mois. Je lui écrivis, non sans appréhension
d'un refus: mon père était excellent, mais notaire et positif. Ma future
position de successeur au gouvernement de la Haute-Égypte pouvait fort
bien ne pas le séduire. Il se pouvait aussi qu'une bru mameluke lui fît
l'effet d'une sauvage ou d'une sorcière.



XVIII


On ne songeait plus à évacuer l'Égypte. Bonaparte, à la tête du
gouvernement, surveillait de loin la colonie. Il ne se passait pas de
semaine sans qu'il arrivât quelques bâtiments qui apportaient des
munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la correspondance. La
solde était payée régulièrement en argent. Notre armée était encore de
vingt-trois mille hommes, sans compter les auxiliaires et les recrues.
Le commerce avec l'Arabie, la Grèce et l'intérieur de l'Afrique prenait
chaque jour plus d'extension. Les officiers, voyant l'occupation
résolue, s'étaient arrangés pour vivre le moins tristement possible.
Beaucoup avaient pris chez eux des filles de l'Orient, soit comme
esclaves, soit comme maîtresses. Enfin la tristesse était bannie et la
colonie florissante.

Souleyman reparut sur l'horizon.

Djémilé m'avertit, un jour que j'avais été la voir, qu'il était revenu
chanter sous son moucharaby, et qu'il l'avait menacée de l'enlever si
elle ne lui accordait pas un rendez-vous.

—Et tu ne lui as pas répondu?

—Non, mais je n'ose plus sortir.

—Il faut se débarrasser de ce chanteur-là; mais c'est difficile. Il a
le don de disparaître, et puis il est défendu expressément à tout
Français de porter la main sur un musulman, et, si je le bâtonnais dans
la rue, j'encourrais les peines les plus sévères: tout ce que je peux
faire, c'est de le dénoncer comme déserteur à la police arabe; mais
c'est parfaitement inutile.

—Si je m'en plaignais au général Kléber lui-même? Il doit venir causer
demain avec ma mère.

—Ce serait le meilleur moyen; mais est-ce que Kléber vient souvent voir
Sitty Nefyssèh?

—Il est venu deux fois depuis que nous sommes ici.

—Seul, ou avec Louis?

—Une fois avec Louis.

—Pourquoi rougis-tu?

—Je ne sais, tu me questionnes comme si tu me soupçonnais!

—Ce n'est pas toi que je soupçonne! Ta mère est encore fort belle...

—Que tu es fou! dit-elle en riant, ils ne s'entretiennent que de
politique!

—En ce cas, parle à Kléber à propos de Souleyman, et ne bouge pas de
chez toi. De mon côté, je vais me mettre à sa recherche.

Huit jours après, j'appris qu'il avait été arrêté et conduit devant
Kléber, qui l'avait interrogé. Souleyman ne se vanta ni d'avoir failli
assassiner Poussielgue en croyant s'adresser à moi, ni d'avoir été
chercher un refuge dans l'armée turque après sa méprise. Je n'étais
malheureusement pas présent à son interrogatoire. Il prétendit que
Mourad lui avait promis la main de sa fille et qu'il usait de son droit
d'amant en chantant sous son moucharaby. Kléber, sachant fort bien qu'il
n'en était rien, lui signifia qu'il eût à quitter l'Égypte, et, comme
Souleyman lui répliqua insolemment, il lui fit donner vingt-cinq coups
de bâton, après quoi il ordonna sa déportation.

Je croyais mademoiselle de Cérignan bien loin, quand je reçus d'elle le
billet suivant:

«Colonel, je suis de retour au Caire depuis quinze jours. J'ai revu
Louis, que vous avez placé en qualité d'ordonnance auprès du général en
chef. Je ne sais si vous avez bien fait. En tout cas, j'ai à vous parler
de lui, en sa présence et devant son général. Veuillez donc bien venir
dîner chez moi, demain 14 juin, à quatre heures. J'habite en ce moment
l'ancien palais d'Osman-bey, dans l'île de Roudah. Venez, vous ferez
grand plaisir à celle qui se dit votre servante.

«OLYMPE DE C....»

Que signifiait ce dîner en petit comité, avec le général en chef? Que
pouvait-elle vouloir de moi? Qu'était-elle devenue depuis six mois?
L'ambition lui faisait-elle tenter auprès de Kléber quelque démarche en
faveur de Louis? Elle l'avait donc revu et lui avait pardonné? J'étais
fort intrigué. Je pouvais savoir d'avance quelque chose par Louis, et
j'allai le relancer au quartier général. Il avait suivi Kléber à
Abou-Zabel, et ils ne devaient rentrer qu'à la nuit.

Le lendemain, dès trois heures, j'étais chez mademoiselle de Cérignan.
Il n'y avait encore personne, et elle s'habillait. Je l'attendis trois
quarts d'heure. Enfin, elle apparut dans une toilette à la grecque qui,
pour une personne si austère, était une véritable transformation. Robe
et tunique de gaze lamée d'argent; plusieurs rangs de camées lui
ceignaient la taille, le cou et les bras, qu'elle avait nus jusqu'à
l'épaule, et qui, par parenthèse, étaient les plus beaux que j'eusse vus
de ma vie; des perles étaient mêlées à son abondante et souple chevelure
blonde. Je l'avais toujours rencontrée en costume de voyage, ou si
enveloppée que je ne soupçonnais pas sa beauté. J'en fus ébloui et
inquiet en même temps. Je l'avais laissée dénuée de tout, je la
retrouvais dans un palais, entourée de serviteurs, couverte de bijoux.
D'où venait tout ce luxe, sinon du _milord anglais_, comme l'appelait le
petit juif?

Cette pensée m'apportait une grande déception: je le lui donnai à
entendre.

—Fort bien, dit-elle avec un sourire amer, vous me croyez _entretenue_!
Oh! dites le mot. Nous sommes dans un milieu et dans un pays où il faut
s'habituer à tout. Eh bien, quand cela serait? Je ne sache pas avoir de
comptes à vous rendre. Mais je veux bien vous dire que tout ce que vous
voyez ici est à moi et me vient de bonne source. J'ai converti ce qui me
restait de biens-fonds pour vivre libre et à ma guise; car, depuis que
je ne vous ai vu, j'ai été en France.

—Avec l'Anglais?

—Quelle est cette nouvelle folie?

—Vous ne pouvez nier l'existence d'un Anglais mystérieux qui venait
vous voir en cachette.

—Je ne suis pas sa maîtresse! dit-elle en relevant la tête.

—Sa femme, peut être?

—Pas davantage.

—Comment s'appelle-t-il?

—Que vous importe!

—Il m'importe de savoir quel est l'homme auquel vous avez recours
plutôt qu'à moi pour vous obliger. D'ailleurs, je le saurai un jour ou
l'autre: à quoi bon me le cacher?

—Eh bien, c'est lord Humphrey. En êtes-vous plus avancé?

—Humphrey? c'est le nom de l'officier qui est venu de la part de lord
Keith apporter à Kléber des conditions si insolentes! Et c'est cet
homme-là que vous aimez? Non, c'est impossible! Je vous estime trop pour
le croire, et pourtant vous le recevez en secret.

—Ah ça, vous me faites donc espionner? c'est beaucoup d'honneur pour
moi. Cela prouve que vous pensez à moi.

—Oui, je pense à vous, ou du moins j'y ai pensé beaucoup trop.

—En vérité? dit-elle en me regardant d'un air étonné. Mais alors,
comment arrangez-vous cela avec votre mariage? car vous aimez la fille
de Mourad-Bey au point de vouloir l'épouser.

—Oui, et d'ailleurs je me suis engagé vis-à-vis de sa famille.

—Ce n'est pas la possession de cette fille que vous ambitionnez, c'est
la couronne d'Égypte dont vous voulez parer un jour votre front de
colonel. Comme Bonaparte, tous ses officiers se croient appelés à
renouveler les aventures et conquêtes des Croisés. Ils sont ridicules
d'ambition, ces beaux républicains. Ils ne se contentent plus de
couronnes civiques.

—Vos railleries ne m'atteignent pas, mademoiselle de Cérignan; je suis
plus sérieux que cela.

—Alors, pourquoi contracter une union qui va faire de vous un bey
mameluk? Voyons, monsieur de Coulanges, parlons sensément. Que cette
Djémilé vous plaise, je le comprends; elle est jeune et jolie. Quant à
son esprit, ce n'est pas le côté par où elle brille; ignorante et
superstitieuse comme ceux de sa race, elle ne dit que des niaiseries.
Dans le monde français du Caire, où vous la montriez comme une des sept
merveilles du monde, ses naïvetés ont prêté à rire. Vous avez voulu lui
donner des maîtres, lui apprendre le français et les bonnes manières:
elle n'a pu perdre ni son accent arabe, ni ses allures d'odalisque; mais
elle a pris les minauderies de nos coquettes et la vanité des
courtisanes. C'est un produit métis, qui n'est ni turc ni français, et
vous eussiez mieux fait de lui laisser son originalité. Quand vous
présenterez madame de Coulanges dans le monde, on dira certainement:
Voilà une charmante créature! mais ne lui laissez pas ouvrir la bouche,
si vous ne voulez qu'on dise aussi: Mon Dieu! qu'elle est sotte! Non,
non, si vous voulez vous marier, ce n'est pas la fille d'un mameluk
qu'il vous faut, ce n'est pas la fille d'un homme dont le père était un
simple paysan, grossier et farouche, d'un aventurier qui a été d'abord
l'esclave, puis le favori, et enfin l'assassin de son maître. Je ne
parle pas de votre future belle-mère, une femme qui n'a pas hésité à se
donner au meurtrier de son époux et qui a laissé exiler son fils! Et ce
fils lui-même, qui n'avait d'autre but dans la vie que de boire le sang
de son beau-père! Ce sont là les mœurs orientales, me direz-vous! Oui,
c'est possible; mais vous êtes un Français, un être civilisé,
intelligent, instruit; et vous allez vous jeter de gaieté de cœur dans
la barbarie et l'ignorance!

»Devenu le gendre de Mourad, vous allez avoir un millier de sujets et
d'esclaves. Vous ferez donner des coups de bâton à ceux qui refuseront
l'impôt à votre beau-père, car sa cause et ses intérêts seront les
vôtres. Vous lui succéderez même, c'est possible; alors vous renierez
forcément le christianisme pour conserver votre influence sur vos
scheyks et kiatchefs. Et un jour vous ferez la guerre à votre pays, car
vos intérêts seront diamétralement opposés aux siens.

»Après avoir été ridicule, vous deviendrez odieux; et tout cela pour une
petite fille de quinze ans qui n'est ni plus jolie, ni plus distinguée,
ni plus intelligente que l'une de nos grisettes, et qui ne vous en saura
pas le moindre gré, car elle vous trompera avec le premier venu. Elle
s'est donnée à vous, me direz-vous; le beau mérite chez une femme qui,
par éducation et par principe, croit devoir subir avec résignation le
droit du vainqueur!

»Vous pensez lui devoir la réparation du mariage? C'est trop naïf! Alors
pourquoi ne pas épouser toutes celles à qui vous avez fait la cour, moi
entre autres? J'ai encore votre furieuse déclaration d'amour, et, si je
n'avais pas été enchaînée à la garde du Dauphin et que je vous eusse
répondu, vous m'offriez donc votre main? Non, n'est-ce pas! Eh bien,
sans fatuité, je suis autrement intelligente que cette petite Arabe. Je
ne suis pas aussi jolie qu'elle, c'est vrai; je n'ai plus quinze ans,
c'est encore vrai, mais à vingt-quatre, je peux encore prétendre à
plaire, non pas à vous, je le sais, et je n'y tiens pas; d'ailleurs, je
ne veux pas faire assaut de coquetteries et de séductions avec votre
maîtresse; non! Gardez-la. Emmenez-la à Paris, achetez-lui un fonds de
magasin et qu'elle mette pour enseigne: _À la Belle Mameluke_. Je n'y
vois pas d'inconvénients. Elle fera fortune. Soyez-lui fidèle tant que
vous voudrez, je souhaite qu'elle vous le rende. Ce ne sera pas moi qui
chercherai à porter le trouble dans votre ménage; mais ne l'épousez pas.
Croyez-moi, réfléchissez-y vous-même, et soyez assez sincère pour
m'avouer que j'ai raison. C'est dans votre intérêt que je vous donne ce
conseil. Tout à l'heure vous m'avez dit que vous m'estimiez trop pour me
croire la maîtresse de lord Humphrey. Moi, je vous estime assez pour
vouloir vous dissuader d'un mariage qui vous deviendra funeste.»

Mademoiselle de Cérignan avait raison. J'étais un Français et non un
Arabe. Elle faisait vibrer en moi des cordes qui s'étaient détendues
dans la mollesse de la vie orientale.

Si j'étais violemment épris de la jeunesse, de la beauté et de
l'originalité de la jeune Mameluke, je n'avais pas cessé d'être amoureux
de la distinction et de l'esprit de la charmante Française. Avec elle,
je pouvais causer de tout, je ne trouvais jamais ces hautes murailles
qui, chez Djémilé, m'interdisaient l'accès de son intelligence. Il n'y
avait pas de portes closes entre elle et moi, pour empêcher l'échange de
nos sentiments, de nos impressions, de nos idées. Enfin, c'était ma
pareille et Djémilé n'était pas l'égale de mademoiselle de Cérignan. Je
le sentais bien, je n'y pouvais rien changer, aussi je ne trouvais rien
à répondre.

Olympe me tira de mes réflexions en me disant:

—Il est six heures, Kléber ne viendra plus.

—Devait-il venir? lui dis-je en souriant.

—Ah ça, reprit-elle, vous devenez très-fat avec vos succès mameluks;
vous croyez que je me ménageais un tête-à-tête avec vous?

—Où serait le mal? nous avons tant de choses à nous dire!

—C'est vrai, et je ne vous ai pas tout dit, mais le dîner ne peut
attendre davantage, offrez-moi le bras.

Nous passâmes dans la salle à manger aux murailles émaillées
d'arabesques. Olympe me fit asseoir en face d'elle en donnant l'ordre
d'enlever les couverts de Kléber et de Louis. En présence de ses gens,
je ne pouvais l'entretenir que de choses sans intérêt direct. Le théâtre
du Caire, achevé et ouvert, fournit un sujet de conversation. Sylvie
avait organisé une troupe d'amateurs, composée de jeunes officiers.
Dubertet, sur l'instigation de sa maîtresse, en avait pris la direction
et faisait jouer des pièces françaises.

Je racontai à Olympe, curieuse comme toutes les femmes du monde des
détails de coulisses, comment Sylvie, soi-disant par amour de l'art,
mais en réalité pour exhiber ses toilettes et briller aux yeux de son
cortége d'adorateurs, avait tout combiné, tout arrangé et mis un bandeau
sur les yeux de Dubertet.

Au dessert, quand ses gens se furent retirés, Mademoiselle de Cérignan
m'adressa des questions plus directes. Elle voulait savoir jusqu'où
avaient été mes relations avec Sylvie, quel genre de femme c'était, si
je l'avais aimée; enfin elle se montrait jalouse avec plus de naïveté
que je ne l'eusse espéré d'une personne si indépendante et si fière.

—Il m'est très-facile de vous répondre, lui dis-je. Je ne suis
nullement le sultan que vous croyez. Je suis au contraire un des
Français qui ont le moins abusé des faciles voluptés de l'Orient. J'ai
assez de raison pour n'être infatué de rien, et de mademoiselle Sylvie
moins que de toute autre. Je n'ai fait à Dubertet aucun sacrifice en ne
lui disputant pas cette conquête; mais vous paraissez curieuse
d'entendre ma confession, la voulez-vous?

—Je vais en entendre de belles! dit-elle en souriant, et je ferais
aussi bien de me boucher les oreilles.

—N'en bouchez qu'une. J'ai d'abord été vivement épris de vous, le jour
où je vous ai rencontrée sur la frégate; mais vous êtes restée à
Alexandrie et je vous ai perdue de vue. J'ai ramassé sur le champ de
bataille une petite fille que je respectais comme un objet merveilleux.
Je vous ai retrouvée au Caire, et vous savez bien que j'étais sincère en
vous disant que je vous aimais. Vous m'avez rebuté par vos dédains, et
puis j'ai été jaloux de votre Anglais, comme je le suis encore
aujourd'hui. J'en ai pris du dépit. Je suis parti pour ne plus vous
voir, pour vous oublier.

—Vraiment, vous avez une manière d'entendre l'amour qui n'appartient
qu'à vous, et je serais bien sotte de vous croire! Vous me faites une
cour assidue pendant tout un bal, sous les yeux de mon père, vous
m'écrivez que vous m'aimez, vous passez tous les jours sous mes
fenêtres, vous me sauvez d'un danger effroyable au péril de votre vie,
vous m'entourez de soins et d'affection, enfin vous faites tout votre
possible pour me brûler le cœur; et puis, tout à coup, vous partez sans
m'en avertir. J'apprends votre retour par hasard. Je cours chez vous.
J'avais les droits de l'amitié et de la reconnaissance; si je m'en étais
arrogé d'autres, que n'aurais-je pas souffert en me trouvant en présence
de votre maîtresse! Trouvez-vous que votre conduite, en ce qui me
concerne, ait été celle d'un galant homme? Aujourd'hui mon ressentiment
est dissipé; je puis vous parler avec calme, et vous dire...

Elle fut forcée de s'interrompre. Elle feignit de tousser, mais je vis
une larme briller à travers ses longs cils.

Je me jetai à ses pieds.

—Non, relevez-vous, monsieur de Coulanges, dit-elle avec un regard
suppliant; ne cherchez pas à me rendre plus malheureuse que je ne le
suis. Je sais bien que je vous ai plu, mais je veux être aimée; c'est
bien différent du sentiment que je vous inspire.

—Je vous comprends! aimez-moi, et il me sera facile de me dégager de
tout autre lien. Djémilé ne m'aime pas ou ne m'aime plus. Sa famille me
trompe en feignant de consentir à notre union, Moi-même j'ai senti le
vide de cet amour des sens qu'une femme de sa race inspire et partage,
sans croire son cœur ou sa conscience engagés. Dites un mot, je
reprends possession de moi-même.

Olympe réfléchit: Je sais, dit-elle, que vous ne doutez de rien et que
vous me ferez les plus belles promesses du monde; mais si je vous
demandais votre fortune?

—Je vous la donnerais.

—Votre vie?

—J'en ferais le sacrifice.

—Écoutez-moi. J'ai quitté le Caire, où je ne pouvais plus être utile à
Louis, puisqu'il était en révolte contre moi, pour aller savoir quel
avenir lui réservait la France. Depuis la mort de mon pauvre père,
j'avais formé ce dessein. Le dépit que m'a causé votre conduite a
précipité ma résolution. Je pouvais revoir la France, les émigrés
rentrent tous. J'ai vu ce qui se passait, j'ai étudié l'état des
esprits: il est temps que le Dauphin se fasse connaître; si ce n'est pas
l'avis de quelques membres de sa famille qui ont tout intérêt à le
laisser croire mort, c'est celui de ses véritables amis et le mien.

—Il s'agit, alors, d'une conspiration contre le repos de la France?

—Appelez-vous repos, l'ordre de choses actuel? après une révolution
sanglante, une réaction terrible; la peur, la famine, l'échafaud, les
massacres, les noyades, les déportations, les dénonciations, la lutte de
tous les partis, que sais-je? Il faut sauver la France de ses propres
fureurs, et le général Bonaparte le peut seul aujourd'hui.

—C'est mon avis.

—Sa valeur, ses triomphes ne la sauveront pourtant pas s'il ne rétablit
la fixité et cette fixité ne peut se trouver que dans le retour de la
monarchie. Voilà ce dont je voulais m'entretenir ce soir avec vous et
avec Kléber.

—Kléber est un républicain sincère qui ne peut vouloir retourner à
l'ancien régime.

—Je ne nie pas les _vertus civiques_ de M. Kléber! Mais l'esprit des
généraux de l'armée du Rhin est royaliste. Parmi ceux qui portent envie
au vainqueur de Lodi et de Castiglione, le héros d'Héliopolis s'est
toujours montré le plus frondeur. Bonaparte voulait conserver la colonie
égyptienne, c'était une raison pour que Kléber voulût l'abandonner.

—Il a voulu quitter l'Égypte par ennui, par lassitude.

—Qu'importe le motif? Il allait partir sans la nomination de Bonaparte
au titre de premier consul et son refus d'acquiescer aux conventions du
traité d'El-Arych. Il emmenait Louis, et à l'heure qu'il est, nous
serions tous à Paris.

—Et aux Tuileries, n'est-ce pas? dis-je en riant.

—Qui sait? la chose n'est que différée. En attendant, si vous m'aimez,
vous allez vous charger du Dauphin et le conduire en France, avec moi.
Kléber doit vous envoyer porter aux consuls les drapeaux enlevés à la
bataille d'Héliopolis.

—La mission est honorable, et je suis prêt à la remplir. Seulement, je
voudrais savoir d'avance à quoi je m'engage en ramenant en France un
brandon de discorde tel que Louis.

—Le roi de France, un brandon de discorde! dit-elle avec animation.
Oui, cela aurait pu être l'année dernière encore, mais aujourd'hui,
c'est bien différent.

—Je ne comprends plus.

—Je vais me faire comprendre. Après huit ans de guerre et de troubles
civils, la population tout entière désire la paix avec l'Europe, et la
majeure partie souhaite tout bas le retour des Bourbons. L'intérêt du
conquérant de l'Italie et de l'Égypte exige donc qu'il s'unisse au roi
s'il veut répondre aux vœux de tous. Il ne peut préférer à la gloire
de remettre la couronne au front de l'héritier légitime, une vaine
célébrité et la fantaisie d'usurper une place où il ne saurait se
maintenir; tandis qu'assis sur les premières marches du trône relevé par
lui, il serait l'objet de la reconnaissance du monarque, de l'admiration
et de l'estime de toute la France.

—C'est parfait! et vous croyez qu'il acceptera?

—Nous devons tenter cette démarche et aller à Paris. Vous vous
chargerez du dauphin que vous présenterez au premier consul en temps
opportun, tandis que je demanderai à faire partie des filles d'honneur
de Joséphine. Elle est de noble famille, et ses relations avec notre
monde, ses sentiments pour les Bourbons sont connus. L'influence que
j'aurais bientôt prise sur elle et son intervention auprès de son mari
seraient d'un grand poids pour que Bonaparte remît le pouvoir aux mains
du roi. Personne ne peux mieux l'en convaincre que celle dont le sort
est lié au sien.

—Bonaparte, lieutenant-général du roi Louis XVII, lui, le fils de la
Révolution? Allons donc! Ce serait risible! Est-ce qu'il a pris la place
de quelqu'un, d'ailleurs? Ses victoires, son génie et le vœu de la
nation lui donnent bien le droit d'être à la tête de la République.
Quant à Joséphine, détrompez-vous, elle n'a pas l'influence que vous
lui supposez. Personne n'en a sur le premier consul. C'est un boulet de
bronze qui renverse tous les obstacles et va droit au but. Ne cherchez
donc pas à entraîner Joséphine dans une trame royaliste, vous seriez
balayées toutes deux. Vous êtes aveugle, comme tous les émigrés qui ont
vécu dans l'exil. Quand vous ferez part de vos projets à Kléber, il vous
rira au nez; quant à moi je refuse positivement d'entrer dans votre
conspiration. C'est renoncer à vous, je le sais, et ce n'est pas un
mince sacrifice! Mais il ne s'agit plus ici de ma fortune et de ma vie,
il s'agit de celles de milliers de Français qui se feraient tuer avant
d'accepter l'abandon de nos conquêtes révolutionnaires.

Elle allait me répondre, quand nous entendîmes battre la générale et
tirer le canon d'alarme.

—Que se passe-t-il donc? s'écria-t-elle, en me regardant avec effroi.
Encore une révolte! Ne me laissez pas seule...



XIX


Louis entra, pâle et défait, comme égaré; et, se laissant tomber sur un
siége, il nous dit:

—Kléber est mort!

Nous l'accablâmes de questions, et quand il eut repris ses esprits:

—Il a été assassiné ce soir, nous dit-il, dans le jardin du quartier
général, comme il parlait à l'architecte Protain. Un musulman s'est
élancé sur lui et l'a frappé d'un coup de poignard au cœur. Le général
est tombé en criant: «Je suis assassiné!» Protain s'est jeté sur
l'assassin, qui l'a renverse, blessé, et, revenant à Kléber étendu, l'a
frappé encore par trois fois. Aux cris de l'architecte, nous sommes
accourus. Le général était mort. On s'est emparé de l'assassin caché
dans des décombres. C'est un fou, un fanatique, dit-on, qui s'appelle
Souleyman.

—Souleyman el Haleby? celui qui était parmi les mameluks de Malek?

—Peut-être bien, je crois que oui, mais on aura beau le tuer, cela ne
me rendra pas mon général.

Et le pauvre garçon fondit en larmes.

Il perdait son protecteur et il ne pouvait plus être question pour lui
ni de retour en France, ni de royauté. La consternation de mademoiselle
de Cérignan me disait assez qu'elle le comprenait bien. Elle lui offrit
de le garder avec elle. Il accepta et je les quittai. J'avais la mort
dans l'âme, je ne songeais plus qu'à Kléber.

Une commission militaire fut chargée de juger l'assassin. C'était bien
Souleyman, mon ennemi personnel. Il raconta, avec un cynisme farouche,
qu'après la bastonnade que lui avait fait donner Kléber, il avait juré à
Dieu de tuer le sultan des Français. C'était accomplir une œuvre
sainte. Il avait fait part de sa résolution à quatre prêtres de la
grande mosquée, où il avait trouvé un refuge. Ceux-ci avaient eu peur,
mais ne l'avaient pas dissuadé. Il avait suivi Kléber pendant plusieurs
jours sans pouvoir l'approcher. Il avait enfin trouvé moyen de pénétrer
dans le jardin du quartier général et de s'y cacher dans une citerne
abandonnée, jusqu'au moment où il avait pu commettre le crime.

Il fut condamné, suivant les lois du pays, à avoir la main droite brûlée
et à être empalé. Quant à ses quatre confidents, ils eurent la tête
tranchée.

Kléber fut regretté de tous, même des musulmans. Djémilé montra un
véritable chagrin; car elle était en partie cause de sa mort. Combien je
me repentis de n'avoir pas fait des recherches plus actives pour mettre
la main sur cette bête venimeuse qui faisait perdre à l'armée le
meilleur de ses généraux, à l'Égypte un fondateur, et à la France une
belle colonie!

Un seul homme pouvait le remplacer dans le gouvernement de l'Égypte,
c'était Desaix; mais, embarqué depuis trois mois pour se rendre en
Italie, Desaix tombait, le même jour, sur le champ de bataille de
Marengo.

Les généraux crurent devoir offrir le commandement en chef au général
Menou, comme au plus âgé, bien qu'il n'eût jamais donné une haute
opinion de ses talents militaires. Ce fut une grande faute de la part de
ses collègues et une plus grande encore de la part du premier consul,
qui ratifia sa nomination. Ce n'est pas qu'il ne fût un assez bon
administrateur et un bouillant partisan de la colonisation, à preuve
qu'il avait pris le turban, se faisait appeler Abdallah-Menou et avait
épousé une femme turque. Je n'avais pas le droit de le trouver ridicule,
moi qui avais voulu en faire autant; mais il était irrésolu, sans
expérience et tracassier. Au physique, c'était un petit myope, à gros
ventre, qui roulait sur sa selle comme un sac. Quelle différence avec la
mâle figure, la noble prestance et l'imposante stature de Kléber!

Quand on voyait paraître sa triomphante chevelure sur les champs de
bataille, la victoire était assurée. Il faut parler aux yeux des
soldats. Menou n'était donc pas le chef qu'il nous fallait, à nous
autres alertes et hardis troupiers. Le général Reynier eût bien mieux
valu; mais il avait d'abord refusé le commandement pour le regretter
quand il n'était plus temps.

On s'attendait à un soulèvement général après la mort de Kléber, et
pourtant tout resta calme.

Au bout de huit jours, Louis revint de chez mademoiselle de Cérignan, en
me disant qu'il s'était brouillé avec elle. Il me retombait sur les
bras. Je le questionnai, et il m'avoua que mademoiselle de Cérignan
étant revenue de France avec l'intention de l'y amener, il avait refusé
net.

—Qu'est-ce que tu veux! dit-il; je me plais en Égypte et je ne tiens
pas à être jamais roi, pour être guillotiné comme mon pauvre père.

—Kléber savait-il qui tu es ou prétends être?

—Tu m'avais recommandé de ne pas le lui apprendre et je ne le lui ai
jamais dit.

—Mais mademoiselle Olympe le lui avait-elle appris?

—Je ne crois pas; cependant je n'en jurerais pas, car elle est venue au
quartier général trois fois en quinze jours, et j'ai bien vu qu'elle
plaisait beaucoup à Kléber. C'est qu'elle est très-jolie, ma
gouvernante! c'est dommage qu'elle soit si prude!

—Est-ce là ce qui t'a mis en révolte contre elle?

—Bah! ne parlons pas de ça!

J'insistai:—Je parie que tu lui auras conté fleurette!

—Pas précisément...

—Voyons, raconte-moi donc...

—Eh bien, avant-hier, en dînant seul avec elle, j'avais cru remarquer
qu'elle me regardait avec une certaine attention. J'en étais tout
honteux, et puis je me suis trouvé bien sot!

—Et tu lui as demandé à l'embrasser? Tu aimes les baisers, toi!

—Oui, mais elle m'a fait une belle morale, un vrai sermon! Elle m'a
dit que je prenais exemple sur toi, pour manquer de respect aux femmes,
que sais-je encore? si bien que je me suis en allé l'oreille basse. J'en
ai pris de la colère et je suis parti.

Si mademoiselle de Cérignan lui avait fait un sermon, je lui en fis un
aussi, car je le trouvais furieusement avancé pour son âge. À quinze
ans, une femme me faisait peur, à moi, et je n'eusse jamais osé me
hasarder à parler le premier. Croyait-il, en véritable rejeton de Louis
XV, faire honneur aux dames en cherchant à se les approprier?

Je voyais rarement Djémilé. Peu de jours après la réinstallation de
Louis dans ma maison, elle vint me voir en secret; mais elle fut si
froide et si distraite, que je me demandai si elle venait pour moi.

Le lendemain, Louis sortit sans que je pusse savoir où il allait, et,
les jours suivants, il disparut de même sans me dire l'emploi de ses
heures. Je n'avais aucun droit sur lui et il paraissait peu disposé à
subir une autorité quelconque. Il était doux, aimable, craintif même
devant une explication; mais il ne faisait qu'à sa tête et fuyait toute
contrainte plutôt que d'aborder aucun obstacle. Je m'abstins de le
questionner; mais, résolu à savoir ce qui m'intéressait personnellement,
je le suivis, un soir, comme il prenait le chemin de Gizèh. Il s'arrêta
au vieux Caire et entra dans la maison que Mériem avait jadis louée à
Malek pour y tenir Sylvie enfermée. Après m'être informé auprès des
voisins, j'appris que la maîtresse de Dubertet y venait parfois en
cachette. Elle était assez jolie pour plaire, et Mériem assez peu
scrupuleuse pour favoriser cette intrigue. Je n'en cherchai pas plus
long.

Je plaisantai même Louis à propos de sa bonne fortune; il rougit
beaucoup, se troubla, mais ne s'en défendit pas, ce qui m'enleva tout
soupçon.

Quelque temps après j'allai voir Djémilé, et, comme elle était d'humeur
maussade, pour la dérider, je lui racontai les prouesses de Louis. Elle
pâlit, comme si elle eût été jalouse de lui, et je le lui fis remarquer.

—Est-ce que je peux avoir de l'amour pour cet enfant? dit-elle. Tu sais
bien, d'ailleurs, que je n'ai d'affection que pour toi. Je voudrais être
sûre que tu m'aimes autant que je t'aime!

—Qu'est-ce que cela veut dire?

—Pourquoi espionnes-tu Louis, qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'il
soit amoureux de madame Sylvie? Tu es donc encore jaloux d'elle?

—Je ne l'ai jamais été. Je voulais savoir si Louis ne venait pas chez
toi.

—Ah! fit-elle en rougissant de colère, tu me soupçonnes? tu crois que
je fais semblant de t'aimer?

—Tu serais méprisable de vouloir me tromper, tandis que tu es encore
libre.

—Alors tu me méprises, car tu penses...

—Je pense surtout que tu cherches une querelle.

—Je n'ai donc pas le droit de me plaindre de ne pas être aimée comme tu
me l'avais promis?

—Il me semble que les preuves d'amour et de dévouement de ma part ne
t'ont pas manqué jusqu'à présent.

—Je ne le nie pas; mais aujourd'hui tu me trompes.

—Voilà du nouveau! Et avec qui? Tu serais bien embarrassée de me
l'apprendre.

—Que vas-tu faire chez la Cérignan? Elle est ta maîtresse, je le sais!

—On t'a trompée, cela n'est pas.

—Et Tomadhyr? Pourquoi as-tu son portrait dans ta chambre? Tu l'aimais
donc? elle avait pris ma place ici, je le sais. C'est un bien qu'elle
soit morte!

—C'est ainsi que tu lui sais gré de s'être sacrifiée pour toi?

—Son dévouement n'était pas désintéressé. Elle espérait que tu l'en
récompenserais. Si elle eût vécu, tu l'aurais prise pour seconde femme.
Cela ne m'eût point convenu. Je veux être ta seule femme légitime, j'en
fais une condition de notre mariage.

—Mais, c'est convenu, tu le sais bien!

—Je sais bien aussi que ni madame Sylvie, ni Pannychis ne mettront les
pieds dans ma maison. Elles ont mangé une partie du douaire auquel j'ai
droit.

—Il y en a encore assez pour toi.

—Et la petite fellahine? tu ne peux nier qu'elle ait dormi sous ta
tente pendant un mois?

—Te voilà jalouse de Zabetta aussi? permets-moi de rire.

—Oh! ce n'est pas risible. Elle est jolie et il y a longtemps qu'elle
n'est plus une enfant.

—Qui donc t'a si bien mise au courant de mes faits et gestes?

—Qui? tout le monde. Tu ne te caches pas pour me trahir. Et si je te
trahissais à mon tour?

—Je te tuerais!

Elle me regarda avec effroi, puis vint se jeter dans mes bras, en
disant: Je vois bien que tu n'aimes que moi. Pardonne ce que j'ai dit,
c'était pour t'éprouver.

La paix fut bientôt faite et je la quittai plus amoureux d'elle que
jamais. J'avais failli guérir de cette maladie. Olympe eût pu être le
médecin, mais son complot politique m'avait désenchanté. Il me semblait
qu'elle avait voulu me tourner la tête pour m'employer à son but.

Je ne revis plus Djémilé de la semaine et j'allai chez elle sans la
trouver. Sa mère me dit qu'elle avait été rendre visite à l'une de ses
amies.

Je ne connaissais pas d'amies à Djémilé, et, comme je marquai mon
mécontentement, Sitty Nefyssèh me fit quelques observations qui me
donnèrent à penser.

Elle me demanda si j'avais bien réfléchi à ce que j'allais faire, si
j'étais assez sûr d'aimer Djémilé pour lui sacrifier mes devoirs envers
la France; si j'étais bien résolu à embrasser l'islamisme, condition
dont son époux m'avait dispensé et sur laquelle elle revenait de son
chef. Elle se plaignit hautement de ce que la réponse de mon père
n'arrivait pas, comme si c'eût été ma faute; enfin, elle me menaça de
rejoindre son époux avec sa fille.

J'aurais dû les laisser partir. Le chagrin, l'ennui, l'indécision, la
crainte d'un refus de la part de mon père, le mécontentement de Djémilé,
me causèrent un mal moral qui se traduisit en véritable maladie. La
fièvre me prit et me cloua au lit pendant quinze jours.

J'avais des visions étranges: tantôt c'était Djémilé, toute ruisselante
d'or et de pierreries, qui se promenait dans les jardins de Versailles,
bras dessus, bras dessous avec Louis, le visage souriant, le manteau
fleurdelisé sur les épaules et la couronne en tête. Tantôt c'était
mademoiselle de Cérignan, au bras d'un Anglais, qui me tournait
obstinément le dos. Je voyais encore l'infortuné Maleck que sa langue
coupée n'empêchait pas de parler, et cela ne me surprenait pas beaucoup.
Puis, je voyageais dans le désert, j'étais étouffé sous des montagnes de
sable et je m'ouvrais la poitrine pour étancher la soif de Djémilé
mourante. Le sherif Hassan m'apparaissait aussi; il me tranchait la
langue, et la pauvre Tomadhyr, le front fendu d'un coup de sabre, me
donnait un breuvage noir comme de l'encre où scintillaient des étoiles.
Ce rêve était le plus persistant, mais je ne m'en étonnais pas plus que
des autres.



XX


Dans mes derniers accès, Thomadhyr prit un caractère de réalité qui me
fit peur. Il me semblait la voir aller et venir par la chambre comme si
elle eût existé réellement. Un matin que ma fièvre était tombée, je la
vis distinctement étendue au soleil, dans l'embrasure de la porte, et
consultant son miroir magique. Au cri que je jetai, elle se leva et vint
à moi en me demandant si je me sentais plus mal.

—As-tu donc le pouvoir de sortir de la tombe? m'écriai-je.

—Non, dit-elle, je suis bien vivante.

Je la touchai pour m'en assurer. Elle avait, comme dans ma vision, une
balafre qui partait du front et allait se perdre dans les flots de son
abondante chevelure. Cette cicatrice ne l'empêchait pas d'être jolie.
Comme je la regardais avec stupeur:

—Je suis bien Tomadhyr, me dit-elle, et non son spectre. Le sabre
d'Hassan ne m'a pas ôté la vie. Il m'a crue morte pourtant, puisque,
après m'avoir frappée, il m'a fait jeter aux chiens; mais un moine
cophte compatissant m'a emportée pour m'ensevelir. Je suis revenue à moi
dans le monastère. J'y suis restée malade bien longtemps. Quand j'ai été
guérie, les moines m'ont proposé de me faire chrétienne; j'ai refusé.
Alors ils m'ont renvoyée. Je ne crains plus Hassan; mais Mourad peut me
faire mourir; aussi je suis venue avec de grandes précautions.
Maintenant je ne crains plus rien près de toi. Je suis ici depuis huit
jours; c'est moi qui t'ai soigné.

—Tu es une brave fille, et je suis content de te revoir. Reste avec
moi, j'ai bien des choses à te demander.

—Ne parle plus, la fièvre peut revenir. Si tu as besoin de moi, je suis
là.

Je me rendormis, et, quand je m'éveillai, je n'étais pas bien sûr de
n'avoir pas rêvé que Tomadhyr était vivante. Je l'appelai pour m'en
convaincre.

Elle était là.

Elle me soignait avec un zèle qui m'attacha davantage à cette singulière
créature douée d'un sixième sens, que les médecins expliquaient à leur
manière en l'appelant magnétisme, somnambulisme, ce qui n'expliquait
rien.

Djémilé ne vint me voir que deux fois pendant le cours de ma maladie;
mais elle ne rencontra pas Tomadhyr, qui, dès qu'elle entendait venir
une visite, se réfugiait dans le harem avec Zabetta.

J'étais mécontent du peu d'empressement de ma future épouse, et, comme
j'entrais en convalescence, je m'en plaignis tout haut devant mon
esclave.

—Écoute, me dit-elle, tu sais si je te suis dévouée et si je prends
part à tout ce qui te fait peine ou plaisir. Eh bien, n'épouse pas
Djémilé de manière à ne pouvoir jamais divorcer, tu n'en auras que du
chagrin.

—Je ne peux plus me dédire.

—Tant pis! En ce cas, promets-moi de me garder toujours auprès de toi,
quand même ta khanoune le trouverait mauvais.

—Tu me demandes tout simplement de me brouiller avec elle.

—Pourquoi? est-ce que je ne la servais pas bien? N'ai-je pas donné ma
vie pour elle? Ne saurait-elle m'en marquer un peu de reconnaissance en
me souffrant dans sa maison? D'ailleurs, est-il besoin de son bon
plaisir? N'es-tu pas le maître? Qu'est-ce que Djémilé, au bout du
compte? une fille d'esclave, tandis que mon père et mon grand-père et
tous les hommes de ma famille ont toujours été libres et indépendants
comme le vent du désert! Je t'ai toujours été fidèle, moi, et je mérite
autant qu'elle et davantage d'être ta seconde femme.

—Tomadhyr, j'estime ton caractère et j'ai beaucoup d'amitié pour toi,
tu le sais bien. Je te garderai tant qu'il te plaira. Puis-je mieux
dire?

—C'est bien; aussi Tomadhyr t'aime plus que sa vie! Elle te le
prouvera.

Le lendemain, je venais de sortir pour la première fois, quand la petite
fellahine se présenta tout effrayée devant moi.

—Qu'as-tu donc, Zabetta?

—Moi, je n'ai rien. C'est Tomadhyr qui est là-haut sur la galerie. Elle
dit des mots sans suite et elle pleure. Je crois bien qu'elle voit
l'ange noir. Va donc le conjurer, toi qui sais des paroles magiques pour
le chasser.

Je montai près de Tomadhyr. Elle avait le regard brillant de la fièvre
ou de la folie.

—Ah! te voilà, s'écria-t-elle en me voyant. Viens vite! Je souffre!...
Prends-moi le front dans tes mains. Je verrai mieux!

Quand j'eus fait ce qu'elle demandait.

—Impose-moi donc ta volonté, reprit-elle. Ne suis-je pas toujours ton
esclave?

—Eh bien! regarde et vois, je le veux!

—Oui, je vois Djémilé, elle est là... Elle parle!

—Avec qui?

—Avec un jeune homme blond... que j'ai déjà vu en songe...

—Que dit-elle?

—Je ne l'entends pas... Elle remue les lèvres, mais je suis sourde. Ah!
que je souffre! Je voudrais entendre pourtant!

—Où sont-ils?

—Dans une maison, au vieux Caire, chez Mériem!

—C'est impossible, tu te trompes!

—Je dis vrai. Mériem s'en va. Elle les laisse seuls. Ils s'embrassent.

—Tais-toi! tais-toi! tu me rendrais fou de colère si je te croyais.

—Tu refuses de me croire? Va donc t'en assurer, tu peux entrer dans la
maison, la porte n'est pas fermée et Mériem est loin... Ah! je ne vois
plus!...

Et Tomadhyr tomba dans mes bras en s'écriant: Ne l'épouse pas! elle ne
t'aime pas! elle te trahit... Moi seule je t'aime!

Puis elle fondit en sanglots et eut une attaque de nerfs.

Je la laissai aux soins de Zabetta, j'allai prendre mon cheval. Je ne
savais trop ce que je faisais, j'agissais comme dans un rêve. Je
connaissais la maison de Mériem et je partis au galop. Cette course me
calma un peu. Je me trouvai bien fou d'ajouter foi aux hallucinations
d'une extatique, et je fus sur le point de rebrousser chemin. Je n'en
fis pourtant rien et je me trouvai en face de la porte de Mériem. Elle
était entre-bâillée, comme me l'avait dit Tomadhyr. Je sautai à terre et
j'entrai sans bruit. On chuchotait derrière la tapisserie de la chambre
où j'avais jadis retrouvé Sylvie.

Qui me disait que ce fussent Louis et Djémilé? J'écoutai.

Pour douter davantage de la trahison, il eût fallu être sourd. Tomadhyr
n'avait pas menti.

Le sang me bourdonnait dans la tête; j'avais des éblouissements.
Heureusement pour eux, je n'avais pas d'armes.

En me voyant, Louis alla s'adosser à la muraille pour ne pas tomber,
tant il tremblait. Djémilé resta impassible.

—Tu me montreras demain, dis-je à Louis, ce que tu sais faire l'épée à
la main.

—Vous voulez me tuer? s'écria-t-il effaré.

—Oui, monseigneur, et je rendrai peut-être un grand service à mon pays.

Et m'adressant à Djémilé:

—Quant à toi, tu sais que la loi musulmane me donne le droit de te
coudre dans un sac et de te jeter à l'eau.

—Si j'étais ta femme, tu le pourrais, répondit-elle avec un aplomb qui
me déconcerta; mais je suis encore libre et je peux aimer qui je veux.

—C'est juste, nous ne nous devons rien. Tant pis pour toi si tu n'as ni
cœur ni mémoire. Je ne suis pas un Arabe pour te punir comme tu le
mérites. Si je t'ai sauvé la vie dans le désert, ce n'est pas pour te
l'ôter aujourd'hui. Va, retourne vivre au milieu de tes pareils. Il n'y
a plus rien de commun entre nous. Je te méprise.

—C'est bien! j'irai vivre avec mon pareil, avec ton roi, qui
m'épousera, lui! Il me l'a juré. Je serai reine de France.

—Louis veut t'épouser? j'y consens! ce sera un bon moyen de débarrasser
la République de ce prétendant. Quant à la couronne de France, n'y
compte pas. Contente-toi de lui mettre sur la tête celle de la
Haute-Égypte. Ce sera mieux que rien, qu'en penses-tu, Louis Capet?

—Vous consentiriez à mon mariage avec Djémilé? dit-il en me regardant
d'un air incrédule.

—Oui! va la demander à sa mère, arrange-toi avec Mourad, et que je ne
te revoie plus jamais. Adieu.

Le coup qui me frappait était tellement imprévu et si violent, que j'en
étais comme écrasé. Je les quittai. J'avais besoin de confier ma douleur
à quelqu'un, et mademoiselle de Cérignan était la seule personne qui pût
s'intéresser à ce qui venait d'arriver. Je me dirigeai vers l'île de
Roudah. En route, je craignis qu'elle ne se moquât de moi, les amants
trompés prêtent toujours à rire. Je ne voulus pas lui donner la
satisfaction du triomphe. Elle m'avait prédit ce qui m'arrivait! Je
rebroussai chemin. En revenant, je rencontrai le colonel Sabardin, qui,
me voyant la figure bouleversée, m'en demanda la cause. Faute d'autre
confident, je pris celui-ci. Quand je lui eus tout dit:

—Bah! fit-il, ce n'est que ça? ta maîtresse te trompe? Prends-en une
autre; toutes ces filles d'Orient ne valent pas une larme. Allons, viens
dîner avec moi et oublie.

J'acceptai, mais je ne pus manger. En revanche, je bus avec la
résolution d'un homme qui veut s'abrutir. Je ne réussis qu'à me rendre
fou, c'était toujours quelque chose.

Sabardin, ne voulant pas rester en arrière, s'enivra aussi; après quoi
il fit venir deux danseuses. Elles étaient grandes et bien faites, elles
avaient le regard effronté, les yeux entourés de koheul, les sourcils
peints et les joues fardées. Leur peau brune apparaissait entre la veste
et la ceinture lâche tombant au-dessous des hanches. Leur danse était
des plus lascives; mais, en les regardant de plus près, nous découvrîmes
que nos ghawaises n'étaient autres que des _khewals_, c'est-à-dire des
almées mâles. Je n'avais pas encore vu de près ce genre d'êtres douteux
dont les longues tresses, la taille, les bras et le cou nus parodiaient
si étrangement la femme. Après avoir bien regardé ces étranges animaux,
nous les mîmes dehors, comme de juste, à grands coups de bottes.

Nous allâmes achever la soirée au théâtre. Notre conduite ne fut pas
celle de deux colonels, mais celle de deux sous-lieutenants. Nous
jetâmes des fleurs et des friandises à toutes les femmes belles ou
laides que nous vîmes dans la salle. Morin se laissa entraîner et fit
mille folies de sang-froid, ou plutôt il se grisa de notre ivresse. Il
vit Pannychis dans la loge du général en chef, en compagnie de la femme
turque d'Abdallah-Menou, une assez belle-fille, et l'idée lui vint de
les inviter à souper avec nous. Pannychis accepta d'emblée. La sultane
me refusa comme je m'y attendais. Pendant ce temps, Sabardin avait été
chercher fortune dans les coulisses. La représentation finie, il ramena
Sylvie. Celle-ci aimait trop le plaisir et les excentricités pour
laisser échapper l'occasion. En apprenant que j'avais échoué auprès de
la sultane, elle se chargea d'arranger la chose et partit en nous
donnant rendez-vous chez elle.

En attendant, nous emmenâmes Pannychis dans un café que nous fîmes
ouvrir, malgré les mesures de police, et pour se mettre à notre
diapason, Morin et sa belle s'abreuvèrent de Champagne. Après quoi, nous
nous rendîmes chez Dubertet, qui était absent depuis huit jours.

Sylvie nous attendait avec la sultane. Fiez-vous donc à la vertu des
femmes de l'Orient! On rit, on but, on chanta, on cassa pas mal de
vaisselle et on mena grand bruit.

À trois heures du matin, Sabardin proposa une partie de bateau, et nous
allâmes tous nous baigner dans le Nil pour nous rafraîchir. La sultane
fut touchée par une torpille et faillit se noyer, ce qui nous divertit
beaucoup. Nous revînmes chez Sylvie boire du punch pour nous réchauffer.
Le jour nous surprit dormant tous, les uns sur la table, les autres sur
les nattes.

Pour cette belle équipée, Sabardin se battit en duel avec Dubertet et
reçut un bon coup d'épée. Sylvie se brouilla avec son amant; mais, au
bout de la semaine, elle lui avait persuadé d'aller faire des excuses à
Sabardin pour avoir été trop prompt à le soupçonner.

Pannychis, après avoir été mise à la porte par son _riz-pain-sel_, avait
été s'implanter chez Morin.

Quant à moi, je fus consigné pour un mois à la citadelle, de par l'ordre
d'Abdallah-Menou, sous prétexte de tapage nocturne.



XXI


En me mettant aux arrêts, Menou me rendit service. J'eus tout le temps
de réfléchir et de me calmer. Je passai en revue toute la conduite de
Djémilé, depuis le jour où je l'avais ramassée sur le champ de bataille
des pyramides. Elle n'était restée chez moi que parce qu'il ne pouvait
en être autrement. Du jour où son père était venu la chercher, elle
n'avait pas hésité à le suivre. Quand elle avait fui avec moi, c'était
bien plus par haine contre Hassan que par affection pour moi. La vanité
était le fond de son caractère. Du moment où Kléber lui avait donné un
rôle à jouer, j'étais devenu un bien pauvre sire auprès du sultan des
Français. S'il eût vécu, il eût pu me supplanter. Mais, quand elle eut
obtenu les confidences de Louis, je fus perdu. Un futur roi de France
était un meilleur parti qu'un colonel de dragons. Elle m'avait sacrifié,
trompé et bafoué indignement. Elle aurait pu s'épargner la honte d'être
prise sur le fait, en rompant plus tôt avec moi. De mon côté, j'aurais
dû comprendre les réticences de sa mère, qui, à coup sûr, était sa
confidente; mais j'étais aveugle. Aussi, quel diable d'amour à demi
paternel, à demi sauvage, avais-je été me mettre au cœur pour une fille
de quinze ans? Elle m'avait traité en Cassandre.

Quant à Louis, c'était aussi un enfant, et un enfant qui avait peut-être
trop souffert pour que son sens moral ne se fût pas oblitéré jusqu'à un
certain point. Il n'avait eu ni assez de conscience ni assez de volonté
pour respecter l'hospitalité que je lui accordais. Et cela, c'était un
peu ma faute; j'avais eu tort de le laisser des journées entières dans
l'intimité d'une fille aussi séduisante que Djémilé. Avais-je mieux agi
en le mettant chez Kléber pour m'en débarrasser? Kléber, comme beaucoup
de héros, était aussi licencieux dans ses mœurs que dans son langage.
Cet enfant n'avait profité que des mauvais exemples. C'était un peu mon
ouvrage, mais la punition était bien dure.

Ce n'est pas le premier ni le second jour que je pus raisonner de tout
cela froidement; mais, à mesure que le temps marchait, le calme revenait
avec l'oubli de l'outrage.

Je m'ennuyais largement dans mon étroite casemate, je ne voyais
personne, si ce n'est Guidamour qui, tous les matins, venait cirer mes
bottes, me donner des nouvelles et repartait une heure après.

—Mon colonel, me dit-il un jour, je dois vous faire savoir que le
citoyen Louis n'est pas rentré une seule fois à la maison depuis la
_petite noce_ que vous avez faite avec la cousine Sylvie et les autres.
Thomadhyr m'a dit qu'il était parti avec votre odalisque et sa mère pour
Esnèh.

—Il est parti? Bon voyage!

—C'est drôle tout de même.

—Je l'y ai autorisé. J'ai rompu avec l'_odalisque_.

—Et vous avez aussi bien fait de ne pas vous fourrer dans cette famille
de _mamamouchis_! La vieille est une madrée qui entend le français aussi
bien que vous et moi. Je ne sais pas si elle croit que le citoyen Louis
est le Messie que les Turcs espèrent toujours voir tomber du ciel; mais
elle _manigance_ un mariage entre sa fille et lui.

Guidamour ne m'apprenait rien.

Je lui demandai s'il avait des nouvelles de mademoiselle de Cérignan.

—Elle est venue chez vous pour vous parler. Ah! elle n'avait pas l'air
content: Elle m'a dit qu'elle reviendrait dès que vous seriez libre.
C'est une belle femme et qui parle bien. Il vous faudrait une fille
comme elle dans le harem. Après ça, il y a Tomadhyr que ça pourrait
contrarier.

—Je n'ai pas besoin de tes commentaires.

—Suffit, mon colonel!

La réponse de mon père m'arriva comme j'étais sous les verroux. Sa
lettre était pleine de bonnes raisons pour me faire abandonner mon idée
de mariage avec une mameluke.

En résumé, il me refusait son consentement. Je lui répondis sur-le-champ
que tout était rompu.

Abdallah-Menou ne me fit grâce ni d'un jour ni d'une heure de prison. Je
crois même qu'il me vola de plusieurs minutes. Je retournai enfin chez
moi. Dès le lendemain, je vis arriver mademoiselle de Cérignan. Elle
m'aborda en me disant:

—Vous êtes décidément fou, mon pauvre colonel! Comment, vous envoyez le
Dauphin demander la main de votre maîtresse? Il va épouser la fille d'un
mameluk, à quinze ans et demi!

—Louis est maintenant un homme, et

    Dans les âmes bien nées...

—J'avoue que je ne m'attendais guère à ce dénoûment! Je vous ferais
même mes compliments sincères d'avoir rompu votre extravagant mariage,
si vous n'aviez mis le Dauphin dans la situation ridicule où vous étiez
il y a un mois. Il faut le tirer de cette fâcheuse affaire, le
débarrasser de ces femmes qui veulent exploiter sa position. Il ne peut
rester entre les mains des mameluks.

—Pourquoi pas? Il y sera choyé, fêté...

—Si vous prenez votre parti du mal que vous avez fait, moi, je veux le
réparer. Je ne me résigne pas si aisément à abandonner le Dauphin. On me
l'a confié, je réponds de lui...

—On vous l'a confié, dites-vous: alors pourquoi me l'avez-vous renvoyé
après la mort de Kléber?

—Colonel, Louis n'est plus un enfant, vous le dites vous-même, et je ne
suis pas une vieille femme.

—Oui, je le sais! Il vous a trouvée belle; il n'est pas aveugle.

—Il s'en est vanté à vous? dit-elle en rougissant. C'est bien sot! Mais
qu'importe! Je suis prête à le reprendre si vous me le ramenez. Au bout
du compte, il vous a rendu service en vous ouvrant les yeux; il vous a
débarrassé d'une fille qui vous serait devenue funeste; aidez-moi à le
ramener.

—Oh! quant à cela, non! qu'il devienne ce qu'il pourra!

—J'agirai donc seule.

—Et que ferez-vous?

—J'irai le chercher, l'enlever même, car je m'attends à sa résistance.

—Vous y risquez gros! Allez-vous courir après lui dans la Haute-Égypte?
Que ferez-vous dans ce milieu arabe, vous femme européenne, et par
conséquent fort peu considérée? Et Mourad? vous l'oubliez. Il ne vous
rendra jamais un gendre si haut placé. Vous échouerez, et vous y perdrez
sinon la vie, du moins votre liberté ou votre honneur.

—Ah! s'écria-t-elle en s'abandonnant à sa douleur, je ne savais pas à
quoi je m'engageais en me chargeant de cet enfant! Si vous ne me venez
en aide, je mourrai à la peine.

—Je ne veux pas que vous mourriez: mais je ne vois pas ce que je puis
faire pour votre prince.

—Vous pouvez me faciliter les moyens de le soustraire à ce mariage
insensé.

—Et comment?

—Je n'ai plus assez de fortune pour parer aux frais de la guerre.

—Vous voulez de l'argent? Est-ce que mylord n'est plus de ce monde, ou
vous abandonne-t-il?

—Ah! encore? Vous tenez à ce qu'il soit mon protecteur? Comme vous
voudrez! En tout cas, je ne veux pas lui devoir ce service. J'aime mieux
m'adresser à vous.

—Je suis flatté de la préférence.

—Vous ne pouvez pas m'aider? N'en parlons plus.

—Si fait! combien vous faut-il?

—Trois cent mille francs!

Après les envois que j'avais faits à mon père, les cadeaux, les dépenses
folles, c'était à peu près ce qui devait me rester.

Je n'hésitai pas à le lui offrir. Il y avait assez longtemps que nous
étions en délicatesse tous les deux. Il fallait que cela eût une
solution, et le service que j'allais lui rendre valait bien un peu de
reconnaissance.

—Quand vous faut-il cette somme? lui dis-je.

—Le plus tôt possible; dès demain.

—Je vous la porterai moi-même si vous voulez me recevoir.

Après un moment d'hésitation:

—Pourquoi ne vous recevrais-je pas? dit-elle avec un sourire charmant;
ne sommes-nous pas de vieux amis? Venez, et merci d'avance.

Elle s'enveloppa le visage avec soin. Je lui demandai ce qu'elle
craignait pour se cacher ainsi.

—Je me méfie des _bravi_ de Sitty Nefyssèh qui a menacé de se
débarrasser de moi, si je cherchais à éloigner le Dauphin de sa fille.

—Laissez-moi vous reconduire.

—Oui, donnez-moi le bras.

Tout en marchant, je l'interrogeai de nouveau. Son projet d'aller
chercher Louis et de l'éloigner de l'Égypte était bien arrêté; mais elle
n'était pas encore fixée sur les moyens à employer. Le devoir ou
l'ambition lui faisaient entreprendre une lutte où elle pouvait
succomber. Sa résolution était prise. Je la quittai à sa porte. Le
lendemain, je lui portai la somme désirée. Comme elle voulait m'en
donner un reçu:

—À quoi bon? lui dis-je. Je puis perdre ce chiffon de papier, et j'ai
confiance en vous.

—Mais, je ne veux pas de vos dons, répondit-elle d'un air fier.
Croyez-vous que je vous emprunte cette somme pour ne pas vous la rendre?

Elle fit un reçu. Je le pris et le déchirai en disant: Laissez-moi vous
obliger sans arrière-pensée. Elle me regarda avec curiosité et parut
réfléchir, puis elle se leva, fit le tour de la chambre, s'arrêta devant
moi, et me demanda brusquement:

—M'épouseriez-vous?

Je gardai le silence.

—Non? reprit-elle, vous me trouvez trop vieille, car je suis presque de
votre âge.

—Ce n'est pas là la raison. Vos opinions, vos croyances sont trop
différentes des miennes, nous ferions mauvais ménage.

Elle recommença sa promenade et revint à moi.

—Voulez-vous retourner avec moi en France?

—Oh ça! oui, de grand cœur, mais avec vous seule, pas de Dauphin!

—Bien! c'est convenu.

Et, se penchant vers moi, elle me baisa le front, puis me repoussa
doucement: Allez-vous-en, reprit-elle, et attendez, pour revenir, que je
vous appelle. Ce sera bientôt, j'espère!

J'hésitais: Obéissez, reprit-elle. Prouvez-moi votre respect si vous
voulez compter sur ma confiance.



XXII


Quinze jours se passèrent sans m'apporter aucune nouvelle d'Olympe. La
perspective de retourner bientôt en France avec elle était devenue une
idée fixe chez moi. Je tenais d'autant moins à rester au Caire que la
peste, apportée par les caravanes de la Mecque, commençait à sévir dans
l'armée et dans la population.

J'allai à l'île de Roudah pour savoir où en était le projet de départ.
Mademoiselle de Cérignan était à Alexandrie.

Un mois après, le petit juif demanda à me parler. Je le fis venir
sur-le-champ. Après s'être assuré que personne ne pouvait l'entendre:

—La dame française est de retour, me dit-il.

—Depuis quand?

—Depuis quinze jours.

—En es-tu bien sûr?

—Oui, elle se tient cachée à l'île de Roudah. Elle est revenue
d'Alexandrie avec le mylord, qui est reparti. Ce que je t'apprends là
vaut bien quelque chose.

Je lui donnai une bourse et je le renvoyai.

Olympe n'était-elle qu'une adroite aventurière, qui m'avait pris pour
dupe?

Je fis seller mon cheval, et, suivi de Guidamour, je me rendis chez
elle.

Il me fut répondu qu'elle était en voyage. Je savais le contraire et je
résolus de forcer la consigne en passant par les derrières de la maison.
Elle était située au bord du Nil, au milieu de bosquets et de jardins
enclos de hautes murailles. Une petit porte donnait sur un escalier qui
descendait au fleuve. Je pouvais entrer par là et me cacher, en
attendant que la nuit fût close, dans une construction basse que je
remarquai sous mes pieds. J'allais y descendre quand j'entendis derrière
moi un bruit de rames. Une djerme se dirigeait vers l'escalier.

Je me cachai vivement sous un saule pleureur qui trempait sa chevelure
dans l'eau. Le bateau aborda à dix pas de moi. Plusieurs hommes
descendirent à terre. Parmi eux je reconnus Louis. Ramenait-il Djémilé
dans cette barque, ou, comme l'avait projeté Olympe, l'enlevait-on
lui-même?

Les autres s'entretenaient en anglais. N'en sachant pas un traître mot,
je ne compris rien à leur conversation, si ce n'est que l'un d'eux était
qualifié de mylord.

Il était grand et fort. Son visage, autant que je pouvais en juger de
loin aux dernières lueurs du jour, répondait au signalement que m'avait
donné le juif. C'était lord Humphrey!

Au moment où Louis s'engageait sur l'escalier, je m'élançai vers lui.

L'Anglais fit un _aôh_ de surprise et arma un pistolet.

—C'est inutile, lui dis-je; je suis l'ami de ce jeune homme.

—Oui, oui, c'est mon ami! répéta Louis avec un peu d'effort.

Le lord abaissa son arme et retourna s'entretenir à voix basse avec ses
hommes.

—Qu'as-tu fait de Djémilé? dis-je à Louis.

—Il m'a fallu la quitter, mylord m'a emmené de vive force et à l'insu
de Mourad.

—L'avais-tu épousée?

—Non, mais le mariage allait se faire.

—Tu es prisonnier des Anglais?

—Oui, et si je sais pourquoi?

—Parce qu'on veut faire de toi une arme contre la République, en tant
que tu sois réellement l'héritier de Louis XVI.

—Je ne suis que trop réellement fils de roi. Si j'étais un simple
citoyen, on me laisserait vivre à ma guise, on ne m'empêcherait pas de
me marier avec Djémilé!

—Tu souhaites retourner près d'elle?

—Oui! et, puisque tu m'as déjà montré tant de bonté, aide-moi à me
sauver.

Il faut croire que notre conversation ne fut pas du goût de Lord
Humphrey. Il s'avança vers Louis, et, le chapeau à la main, lui dit en
mauvais français:

—Monseigneur, je vous attends.

Louis, croyant que j'étais en visite chez mademoiselle de Cérignan, me
demanda si elle était prête à partir avec lui, et si je rentrais avec
lui chez elle.

—Oui, je te suis.

Quand il fut entré dans le jardin, le lord passa devant moi comme un mal
appris, me barra le passage, et, me mettant le canon de son pistolet
dans la figure:

—Vous n'irez pas plus loin, dit-il. Vous en savez beaucoup trop! J'ai
une mission grave à remplir, vous êtes un obstacle: je briserai cet
obstacle.

D'un revers de main, je fis sauter son arme et je le pris au collet.

Au même instant, quatre de ses acolytes, qui s'étaient glissés sans
bruit derrière moi, me jetèrent un manteau sur la tête pour m'empêcher
d'appeler à l'aide, et, malgré ma résistance, m'emportèrent lié de
cordes, je ne sais où.

Quand je fus parvenu à me débarrasser, je vis que j'étais enfermé dans
une espèce de cave au bord du Nil. Le croissant de la lune se mirait
dans le fleuve et les premières lueurs du jour blanchissaient déjà les
hauts minarets du Caire: je sortis de mon antre et je me trouvai auprès
du jardin de mademoiselle de Cérignan. La djerme était repartie: je
courus à la maison, elle était vide! Olympe avait suivi Louis et lord
Humphrey. Je pensai à fréter une embarcation et à les poursuivre; mais
ils avaient une avance de douze heures au moins, et puis, de quel droit
et sous quel prétexte me fussé-je opposé au départ des fugitifs?
Mademoiselle de Cérignan m'avait peut-être trompé, mais peut-être aussi
l'avait-on enlevée malgré elle; en tout cas, pour la délivrer, il m'eût
fallu livrer à l'autorité militaire son secret et sa personne.

Je rentrai chez moi, j'en avais gros sur le cœur contre lord Humphrey.
Je le dépeignis avec soin à Tomadhyr et lui demandai de me dire où il
était; mais ses visions étaient indépendantes de sa volonté. Elle ne sut
rien répondre.

Je vivais paisiblement et modestement, car mon trésor était épuisé, et
ma solde m'interdisait les prodigalités, quand, un soir, Guidamour vint
me dire qu'une femme voilée demandait à me parler. Je pensai tout de
suite que c'était mademoiselle de Cérignan.

—Qu'elle vienne! m'écriai-je.

Elle entra voilée de noir jusqu'aux yeux. J'étais vivement irrité contre
elle, et, comme il faisait très-sombre dans la chambre, je ravivai la
lumière de la lampe, en invitant d'un ton brusque, la visiteuse à se
faire connaître.

—Elle obéit en silence, et, au lieu des cheveux blonds et des yeux
bleus de mademoiselle de Cérignan, je reconnus la brune chevelure et le
regard inquiet de la perfide Djémilé.

—Toi ici? lui dis-je, et qu'y viens-tu faire?

—Obtenir ton pardon, dit elle en se jetant à mes pieds; car je t'ai
offensé, outragé cruellement, toi qui m'aimais tant! J'ai été bien
coupable, bien lâche, bien folle, de croire à la parole de ce jeune
garçon, qui m'a lâchement abandonnée. J'aurais dû te prévenir qu'il me
poursuivait de son amour depuis longtemps; j'aurais dû te prier de
l'éloigner. Je n'en ai pas eu le courage. J'ai préféré employer la ruse
et le mensonge vis-à-vis de toi, si doux, si confiant, si bon. Je t'ai
volé ton bien en disposant de moi sans ta permission, car j'étais ta
propriété, tu m'avais bien gagnée. Je viens me rendre à toi. Punis-moi,
comme je le mérite; frappe-moi si tu veux, je ne t'en aimerai pas moins;
car si j'ai eu pour Louis un moment d'abandon, je ne l'ai jamais aimé
comme je t'aime.

—Voyons, voyons! pas tant de paroles et assez de mensonges. Tu viens me
demander où est Louis, avoue-le franchement.

—Non, je le jure sur le Koran, je ne reviens ici que pour obtenir grâce
devant toi. Louis est un imposteur; le jeune roi de France est mort
depuis longtemps.

—Et tu crois que je vais te reprendre dans ma maison? Tu vas peut-être
me demander de t'épouser, maintenant, comme Pannychis?

—Non, je comprends que j'ai mérité ton mépris, mais sois assez généreux
pour oublier le passé. Songe que je suis seule au monde maintenant, et
que, si tu n'as pitié de moi, il faudra que j'aille me vendre comme une
esclave.

—Tu dis que tu es seule au monde? qu'est donc devenu Mourad? a-t-il été
tué?

—Il est mort de la peste, il y a quinze jours. Osman-bey lui a succédé;
il m'a offert de me prendre dans son harem; j'ai refusé. Un musulman ne
saurait me plaire, et mon cœur endolori, mon âme repentante étaient
près de toi.

—Et Sitty Nefyssèh, est-elle morte aussi?

—Oui, avant mon père, dit-elle en pleurant.

—Puisque tu es sans famille et sans asile, j'ai pitié de toi. Je
pardonne; mais, comme j'ai appris à te connaître, je ne te considérerai
à l'avenir que comme une jolie esclave que je surveillerai de près.
Quant à ton repentir, ce sera à toi de me le prouver. Je dois te
déclarer aussi que le trésor est vide; que par conséquent, je ne pourrai
plus satisfaire tes fantaisies.

—Je n'aurai d'autres fantaisies que les tiennes, et si tu veux mes
bijoux, les voici!

Elle retira ses colliers, ses bracelets et son tarbouch d'émeraudes
qu'elle posa sur la table.

—Garde tes parures, ta vanité souffrirait trop de ne pouvoir plus
briller, ne fût-ce que devant moi.

—Je n'ai plus besoin de paraître, mon orgueil a été brisé, ma vanité
étouffée. Je n'ai plus que l'amour-propre de vouloir me garder pour
celui qui m'a donné à boire son sang. Ah! tu n'aurais jamais dû m'amener
ici et m'apprendre le français! Tout le mal que je t'ai fait ne serait
jamais arrivé.

Elle avait raison, c'était encore ma faute!

Le lendemain, Tomadhyr me demanda sur un ton farouche si elle allait
redevenir l'esclave de Djémilé.

—Non, lui dis-je, elle n'est pas plus que toi dans la maison, elle le
sait. Rends-lui ton amitié.

—Je n'ai pas le droit d'être plus jalouse que toi de ton honneur. Je ne
lui dirai rien.

—Ce sera bien gai pour moi!

—Tu le veux? Je serai de bonne humeur...

C'était une singulière bonne humeur que de rester des journées accroupie
dans un coin, à consulter son miroir magique, à se plaindre de violentes
douleurs d'estomac, à tomber dans des spasmes nerveux, et à dire
régulièrement tous les soirs en se retirant:

—Je n'ai pas longtemps à vivre, je te dis adieu, parce que demain matin
je serai morte!

Djémilé était plus gaie et plus aimable. Il est vrai qu'elle avait
beaucoup à se faire pardonner.

Bien qu'elle m'eût promis de n'avoir d'autres fantaisies que les
miennes, elle eut bientôt envie de mille colifichets et mit en gage sa
coiffure d'émeraudes et ses perles pour se procurer de l'argent. Se
figurait-elle que je retrouverais un nouveau trésor pour les dégager?

Un soir, elle me dit:

—Je ne sais si Tomadhyr m'a ensorcelée. Comme elle, je sens une grande
douleur à la poitrine; seulement je ne vois rien que des brouillards
rouges qui passent, et j'ai une envie de dormir insurmontable.

—Depuis quand souffres-tu?

—Depuis ce matin.

J'envoyai chercher le médecin qui, après être resté un quart d'heure
auprès d'elle, revint me dire:

—Si vous tenez à cette fille, armez-vous de courage: elle a la peste!
On n'en meurt pas toujours; mais enfin..., elle est fort malade.
Faites-la porter à l'hôpital; c'est plus prudent pour vous!...

—Non, docteur; j'ai eu beaucoup d'affection pour elle, et je ne dois
pas l'abandonner.

—Comme vous voudrez. Je reviendrai demain.

Il prescrivit une potion et sortit.

J'allai près de Djémilé. Elle dormait, mais elle avait la pâleur de la
mort sur le visage. Le délire la prit dans la nuit.

Elle se croyait dans le désert, disait qu'elle mourait de soif et me
demandait sans cesse à boire; mais elle refusait constamment la potion
que je lui offrais.

—Non, disait-elle, cela ne sent rien. J'ai du feu dans la poitrine et
ton sang peut seul l'éteindre. Me laisseras-tu mourir? Ne veux-tu pas
m'en donner?

Et elle cherchait à me mordre comme si elle fût devenue enragée. Ce fut
la seule crise violente.

Au matin, elle tomba dans un état de stupeur qui n'était ni la vie ni la
mort. Elle resta ainsi trois jours. Le 10 janvier, elle ouvrit les yeux
et m'appela:

—Je ne souffre presque plus, dit-elle, mais je suis si faible que je
sens bien que je vais mourir. Tu m'as pardonné et je mourrai sans
crainte; mais je te demande une dernière grâce. Ne me laisse pas
enterrer avec les musulmans. Élève-moi un tombeau sur lequel tu feras
inscrire mon nom et le service que j'ai rendu à Kléber. J'aurai du
plaisir à venir le regarder après ma mort. Je viendrai te voir aussi, le
veux-tu? Tu n'auras pas peur de moi?

Pauvre fille qui croyait conserver, au delà de la vie, l'usage de ses
sens.

—Je ferai ce que tu désires, lui dis-je, et je serai content que ton
spectre vienne me trouver; je n'ai pas peur des morts.

Elle me remercia, me dit qu'elle avait sommeil, et ma demanda un dernier
baiser. Elle était déjà roide et glacée. Puis, elle s'endormit en tenant
ma main dans la sienne. Elle ne se réveilla plus.

Je la fis enterrer sans aucune cérémonie religieuse, dans mon jardin,
sous le grand caroubier où elle avait coutume de venir respirer la
fraîcheur de la nuit.

Pour satisfaire sa dernière vanité, je lui élevai un mausolée sur lequel
je fis graver en français et en arabe: «Ici repose Djémilé, fille de
Mourad-bey, morte à l'âge de 16 ans, le 10 janvier 1801. Elle fut belle
et aimée. Elle emporte avec elle les regrets de ceux qui l'ont connue,
ainsi que l'estime des Français et des mameluks qui lui doivent la paix
conclue entre Mourad et Kléber.»

La mort de Djémilé sembla rendre la vie à Tomadhyr. Elle pleura pour la
forme quand elle la vit ensevelir, et n'en parla plus.

Nous étions dans les premiers jours de février quand, un matin, elle
entra chez moi et me réveilla en sursaut en criant:

—Voilà les habits rouges!

Je reconnus bien vite qu'elle était en état de somnambulisme.

—Ils s'embarquent, reprit-elle; ils viennent ici! Que de vaisseaux! que
de monde!

—Où sont-ils?

—Dans une île où il y a beaucoup de soleil, des maisons et des forts
tout ruinés, avec des croix de pierre sur les portes. Le général donne
des ordres. Auprès de lui se tient un jeune homme vêtu de bleu. Je le
reconnais!—C'est l'amant de Djémilé. Cette dame blonde, je l'ai déjà
vue en songe, elle est bien belle, elle remet une lettre à l'Anglais.
Elle salue, elle s'en retourne....

—Où va-t-elle?

—Où elle va?... Dans une grande maison, avec deux autres dames
vieilles... Elle les quitte.

—Suis-la!

—Elle rentre chez elle... Elle se jette sur un sofa... Elle pleure!...
Je ne vois plus!

Je lui recommandai en vain de parler encore. Elle ne dit plus que des
mots sans suite, fondit en larmes, et se laissa tomber à terre, en proie
à ses convulsions accoutumées.

Ce qu'elle avait vu dans le délire n'était que trop réel. Les Anglais,
sous le commandement du général Abercromby, concentraient leurs forces
à Rhodes et à Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, sous prétexte de
s'emparer de l'archipel, mais, en réalité, pour opérer d'accord avec
Constantinople une nouvelle descente en Égypte. J'avertis
Abdallah-Menou, qui n'en voulut rien croire, et ne donna aucun des
ordres nécessaires pour défendre la côte en cas d'attaque. Il avait
entassé l'armée au Caire et s'occupait activement, mais inutilement, de
réformes administratives.

La sécurité était donc complète, et moi-même je doutais de la lucidité
de Tomadhyr, quand on apprit l'apparition de la flotte anglaise devant
Alexandrie et le débarquement de vingt mille hommes. D'un autre côté,
une armée de trente mille Turcs s'avançait à travers les déserts de
Syrie, en même temps qu'une autre armée anglaise, composée de sept à
huit mille cipayes, arrivait par la mer Rouge. Nous étions pris en tête,
en flanc et en queue, et nous étions dix-huit mille hommes valides pour
faire face à tant d'ennemis. La partie n'eût pourtant pas été perdue si
nous eussions été bien commandés et si nos généraux se fussent entendus
au lieu de tirer chacun de son côté.

Je reçus l'ordre d'être prêt à partir le 11 mars. Quand j'en fis part à
Tomadhyr, elle fondit en larmes, se roula par terre, s'arracha les
cheveux et eut une crise terrible; tout à coup elle se dressa devant
moi et, les yeux égarés, la voix brève:

—Nous ne nous reverrons plus, dit-elle, car tu ne reviendras pas! Tu
seras tué par les Anglais, et moi je vais mourir. Me voilà morte ici,
dans tes bras, et toi-même tu n'es plus qu'un cadavre. Regarde, voici
Djémilé qui vient te chercher!

La promesse que la fille de Mourad m'avait faite à son lit de mort me
revint en mémoire, et j'en eus le frisson comme si son spectre était là
réellement. Il y était peut-être, qui sait!

—Elle parle! reprit l'hallucinée, l'entends-tu? Elle te dit qu'elle
n'est pas morte de la peste. Eh bien, non!

Et s'adressant à cet être imaginaire:

—Je t'ai fait mourir, dis-tu? je l'avoue. Si, dans l'oasis, j'ai
consenti à t'aider à fuir avec ton maître, ce n'était pas pour
t'obliger. Je t'ai haïe dès le premier jour; c'était pour lui plaire, à
lui. Je voulais qu'il sût jusqu'où allait mon amour. Je voulais être
aimée plus que toi, qui n'avais jamais rien fait pour lui! Tu l'as
trahi, outragé, et moi je t'ai fait boire du poison. Va-t'en! il ne
t'aime plus! C'est moi seule qui serai sa compagne dans la mort!

Puis, avec une force surhumaine, elle m'enlaça de ses bras, colla ses
lèvres froides sur les miennes et retomba anéantie.

Je la portai sur un sofa. La croyant en catalepsie, comme je l'y avais
déjà vue si souvent, je ne m'en inquiétai pas. En rentrant le soir, je
la retrouvai dans la même position.

Elle était morte.

Mon départ était fixé au lendemain matin, quand la petite fellahine me
dit:

—Ya Sidy, on dirait que tu ne veux plus revenir dans ta maison?

—Il est probable, en effet, que je n'y reviendrai pas, et peu
m'importe. Je n'y laisse rien: femmes, maîtresses, esclaves, trésor,
tout est envolé.

—Mais la maison reste, et moi dedans.

—Eh bien? ma pauvre enfant, je t'en fais cadeau.

—Tu me donnerais tout cela, à moi pauvre fellahine?

—Oui; viens avec moi chez le cady afin de remplir toutes les formalités
voulues par la loi musulmane.

—Mais que ferai-je d'un si grand palais?

—En cherchant bien, tu y trouveras peut-être un autre trésor, et tu
m'offriras l'hospitalité si je reviens.

—Comme cela, oui, j'accepte; mais, si tu pars pour ton pays, j'aimerais
mieux te suivre.

—Eh bien, si je pars, viens me rejoindre; mais, en attendant, allons
chez le cady.

L'affaire fut bientôt faite. L'ex-propriétaire n'avait pas d'héritiers.
Je donnai quittance d'une somme que je fus censé avoir reçue, et Zabetta
fut mise en possession. La pauvre enfant n'en pouvait croire ses yeux et
ses oreilles.

J'étais bien aise de faire quelque chose pour cette dernière fleur de
mon harem. Celle-ci ne m'avait jamais trahi ni trompé, elle m'était
toujours restée attachée; elle ne s'était jamais posée en sultane.
Contente de peu, elle ne m'avait ennuyé ni de son amour, ni de sa
jalousie et n'avait donné la mort à personne. C'était le seul souvenir
parfaitement pur de ma vie orientale. Celui de Tomadhyr, qui m'avait été
si longtemps cher, alors que je la croyais morte pour moi, ne
m'apparaissait plus qu'effrayant, depuis que ses dernières paroles
avaient été l'aveu d'un crime.



XXIII


Nous arrivâmes avec le général en chef à Rahmanyeh, le 13 mars au soir;
nous y perdîmes toute la journée du lendemain. Le 16, on coucha à
Damanhour, et on se prélassa encore le jour suivant. Il faut croire que
rien ne pressait, ou que le général en chef avait peur de fatiguer les
jambes de nos chevaux. Nous arrivâmes le 19 sous les murs d'Alexandrie
au camp du général Lanusse, en face des Anglais commandés par lord
Abercromby. Ils s'étaient retranchés en avant de Canope, sur le banc de
sable d'une lieue de large qui se termine par le fort d'Aboukir. La mer
et le lac Maréotis étaient couverts de leurs chaloupes canonnières. Le
21 mars 1801 avant le jour, l'armée française s'ébranla; il s'agissait
d'enlever au pas de charge toute la ligne d'ouvrages défendus par de
l'artillerie, afin d'attaquer le gros de l'armée anglaise en bataille
sur deux lignes au delà des retranchements. Le régiment des dromadaires
commence le branle. Il enlève les redoutes sur la droite et tourne les
pièces contre l'ennemi, pendant que la division Lanusse emporte celles
de gauche. Au plus fort de la bataille un boulet parti des chaloupes
anglaises frappe mortellement le général Lanusse, ce qui met le désordre
dans sa division. En ce moment, Menou qui allait de droite et de gauche
sur le champ de bataille, sans rien ordonner, arrive devant notre
cavalerie commandée par le général Roize et lui ordonne de charger.

—Charger quoi? demande Roize.

—Mais, le gros de l'armée anglaise!

—Ses lignes ne sont pas même ébranlées, le moment est mal choisi.

—Chargez à fond, vous dis-je!

Roize se tourna vers nous et enfonçant avec force son casque sur sa
tête:

—À moi! mes amis, s'écrie-t-il, on nous envoie à la gloire, à la mort.
En avant!

Les trompettes sonnent, nous partons, nous traversons au galop le défilé
formé de droite et de gauche par les redoutes qui nous mitraillent; un
véritable coupe-gorge.

Après avoir franchi un fossé, nous tombons sur les Anglais avec fureur.
Ils sont renversés, culbutés, sabrés; ils reculent. Nous pénétrons
jusque dans leur camp; mais ils avaient creusé des puits, semé des
chausses-trappes et croisé les cordes des tentes. Ces obstacles nous
firent perdre tout le fruit d'une si belle charge: les chevaux
s'abattaient ou refusaient d'aller plus loin, les cavaliers à terre
étaient criblés de coups de baïonnettes par les Anglais furieux. Le
général Roize combattit jusqu'à ce qu'il fut tué sous mes yeux. Ce fut
le signal de la retraite. Je venais de reconnaître, auprès de la tente
du général en chef, lord Humphrey sous l'uniforme de major.

Je crus que j'aurais le temps d'aller lui payer ma dette avant de
rejoindre mes dragons qui tournaient bride. Je courus sur lui à fond de
train, et, à la manière des mameluks, j'arrêtai brusquement mon cheval
sur les jarrets en portant au major un coup de pointe dans les côtes. Il
riposta par un coup de pistolet qui abattit ma monture. Je sautai
lestement à terre, il recula sous la tente. Le général Abercromby mit
l'épée à la main pour lui porter secours. Il eut grand tort de
m'attaquer. L'espadon d'honneur que m'avait donné Bonaparte était une
fière lame; je la passai à travers le corps de l'Anglais. Il tomba à la
renverse sur sa table et roula à terre avec ses cartes et ses plans. Le
major Humphrey se jeta sur moi comme un furieux, en criant à l'aide. Il
me blessa à l'épaule. Je n'en fus que plus acharné. Je le clouai sur le
corps de son général. Au même instant, quelques soldats écossais
pénétrèrent sous la tente, la baïonnette croisée. C'était le moment de
jouer le tout pour le tout.

—Voilà les Français! leur criai-je.

Ils se retournèrent comme des niais. Je fendis d'un coup de sabre la
toile de la tente et je filai par là; mais je tombai de Charybde en
Scylla. Les Écossais, revenus de leur surprise, passèrent par la brèche
que j'avais ouverte, me lâchèrent quelques coups de fusil sans
m'atteindre. D'autres vinrent à leur aide, me barrèrent le chemin. J'en
ruai deux par terre, mais je rompis mon épée et je fus abattu d'un coup
de crosse sur la tête. Heureusement, j'avais mon casque. Je fis le mort.

J'en étais quitte à bon marché; mais je ne pouvais plus rejoindre les
débris de mon régiment, qui s'étaient repliés sur le centre. J'attendis,
couché sur le sable. Tomadhyr s'était trompée en me prédisant que je
serais tué par les Anglais.

La bataille n'avait l'air d'être ni gagnée ni perdue pour nous. L'ennemi
ne faisait aucun pas en avant, et les Français avaient repris leurs
positions du matin. J'étais à vingt pas de la tente d'Abercromby. Les
officiers y entraient tour à tour et en sortaient avec des figures
longues. Tout à coup je vis au milieu d'un groupe d'officiers un jeune
homme en uniforme bleu-ciel, la brette au côté. Je reconnus Louis.

Il passa à trois pas de moi.

—Monsieur, lui dis-je, si vous êtes Français, voici le moment de sauver
un de vos compatriotes.

—Comment, dit-il en s'écartant du groupe et en venant à moi, c'est toi,
de Coulanges? tu faisais partie de cette charge brillante et tu es
blessé?

—Oui, monsieur, vous le voyez bien.

—Pourquoi m'appelles-tu monsieur?

—Pourquoi? la question est jolie. Vous demandez de vous aider à fuir,
et vous me laissez maltraiter et emprisonner derrière vous!

—Emprisonner? derrière-moi? où ça? quand?

—Parbleu! à l'île de Roudah, deux minutes après m'avoir parlé.

—Ils t'ont maltraité? Oh! c'est bien mal, bien mal! Je croyais que tu
étais retourné au Caire; mylord Humphrey me l'avait assuré, ainsi qu'à
mademoiselle de Cérignan.

—Eh bien! ton mylord, je lui ai payé ma dette aujourd'hui, et, par la
même occasion, j'ai tué son général en chef.

—C'est toi qui as tué lord Abercromby?

—Mais oui; je m'en vante.

—Ne le dis pas si haut devant ses officiers. Beaucoup comprennent le
français, et je ne pourrais peut-être pas te sauver. Tu ne peux rester
là. Je vais te faire porter sous ma tente.

—C'est inutile, je peux marcher, je ne suis blessé qu'à l'épaule.

Et je me levai, alerte et dispos.

—Est-ce que ta première dame d'honneur est là? lui dis-je en me
dirigeant vers son campement.

—De qui veux-tu parler?

—De mademoiselle de Cérignan!

—Mais non, elle est à Rhodes.

—Comme elle sera contrariée en apprenant la mort de son amant!

—Lord Humphrey n'était pas son amant.

—Son mari, peut-être?

—Elle n'a jamais été mariée.

Nous entrâmes sous sa tente. Il fit demander un chirurgien qui pansa ma
blessure, et je soupai avec lui de bon appétit. Il me demanda, en
hésitant, des nouvelles de Djémilé.

—Elle est revenue chez moi, lui dis-je, et je lui ai pardonné.

Il devint rouge, essaya de sourire et se mordit la lèvre.

—Dès lors, lui dis-je, tu ne l'aimes plus?

Il s'efforça de montrer un air dégagé pour me répondre qu'il ne l'avait
jamais prise au sérieux. Je ne crus pas nécessaire de lui faire savoir
qu'elle était morte. Le lendemain, Louis m'apprit que le général
Hutchinson avait succédé, dans le commandement de l'armée anglaise, à
Abercromby, et qu'il voulait me voir.

Je me rendis près de lui. Il me reçut très-poliment et me pria de lui
rendre mon épée.

—Je n'en ai plus, général, lui dis-je, je l'ai brisée sur le dos de vos
soldats.

—En ce cas, colonel, veuillez vous constituer prisonnier de guerre.

—Vous êtes bien bon de me le demander.

—Je rends hommage à votre bravoure, et je compte sur votre honneur. Je
ne vous demande que la promesse de ne pas chercher à vous évader et de
ne jamais plus porter les armes contre l'Angleterre.

—Je vous promets tout le contraire. Je m'évaderai dès que je le
pourrai, et je vous jure une haine mortelle.

—En ce cas, colonel, je me vois dans l'obligation de vous faire
fusiller sur-le-champ. C'est une satisfaction que je dois à l'armée en
expiation de la mort du général Abercromby.

—Il n'était pas besoin de faire tant de manières.

Il me salua, je ne lui rendis pas son salut, et, entre quatre soldats,
je fus conduit au bord de la mer.

Un peloton m'attendait, l'arme au pied. On me lia les bras, et je fus
placé à quinze pas.

Un sous-officier vint pour me bander les yeux; je refusai. Les Anglais
chargèrent leurs armes. Je ne m'étais pas encore trouvé dans une
position aussi critique, et la prédiction de Thomadhyr me revint à la
mémoire. J'en pris mon parti. Je voulais montrer à l'ennemi comment un
Français sait mourir.

—Attention! leur criai-je; j'ai bien le droit de commander le feu.

L'officier fit un signe d'adhésion.

—Apprêtez armes! En joue!

Les armes s'abaissèrent. Je regardai sans crainte les gueules de ces
vingt-quatre fusils, et j'allais crier: Feu! quand Louis, à cheval et
suivi d'un colonel anglais, se présenta et se plaça au-devant de moi, au
risque de recevoir la décharge en plein corps, ce qui n'était pas d'un
lâche!

Il présenta un papier à l'officier, les soldats remirent l'arme au bras
et me délièrent.

—Il était temps, me dit Louis. J'ai obtenu ta grâce, mais non ta
liberté. Tu vas être embarqué avec d'autres prisonniers.

—Tu as fait ce que tu as pu, lui dis-je, et je t'en remercie. Tu n'es
pas un ingrat, et tu sais te faire pardonner. Je te rends mon amitié.

Il me sauta au cou, et, les larmes aux yeux, m'embrassa sur les deux
joues.

C'était une bonne nature au fond, et je regrettai qu'il fût le Dauphin,
ou qu'il crût l'être! Mais je ne regrettai pas de lui avoir fait cadeau
de trois cent mille francs; selon moi, ce n'était pas payer ma vie trop
cher.

L'officier me demanda si j'étais prêt à le suivre. Je dis adieu à mon
sauveur, et, après lui avoir conseillé de ne pas rester avec les
Anglais, au moins tant qu'ils nous feraient la guerre, je me remis entre
les mains du peloton qui me conduisit vers une embarcation.

Au moment de me quitter, l'officier anglais m'offrit cordialement la
main. Je ne crus pas devoir lui refuser la mienne, et je montai à bord
du _Swiftsure_. Je fus mis à fond de cale en compagnie de quelques
officiers de chasseurs à cheval et de plusieurs de mes dragons, parmi
lesquels je retrouvai Guidamour intact. Il pleura de joie en me voyant;
il m'avait cru mort, et s'était fait prendre en me cherchant.

Nous restâmes à l'ancre pendant plus de quinze jours. Tous les soirs on
nous faisait monter sur le pont, deux par deux, et alternativement, pour
respirer l'air.

Si on ne nous gorgea pas de nourriture, on ne nous laissa pas tout à
fait mourir de faim. Les officiers du bord eurent même la bienveillance
de nous apprendre que, chaque jour, notre armée perdait du terrain en
Égypte, et quand nous partîmes, ils daignèrent nous dire que nous
allions en Angleterre. On nous réservait pour les pontons de Plymouth.
Mais ces messieurs comptaient sans la flotte française. Ils se croyaient
seuls maîtres de la mer.

En traversant le canal de Candie, le _Swiftsure_ rencontra les vaisseaux
de l'amiral Gantheaume, fut canonné, enveloppé et pris. Ce fut au tour
des Anglais d'aller à fond de cale, et à nous de monter prendre leurs
places.

Gantheaume, après avoir tenté de débarquer sur la côte d'Afrique les
renforts qu'il amenait de Brest, reprenait la route de France. Il n'est
pas besoin de dire combien nous fûmes fêtés à bord et questionnés par
nos compatriotes.

Au mois de juillet, nous étions en vue des montagnes grises de la
Provence!



XXIV


La paix entre la France et les autres puissances de l'Europe qui
reconnaissaient nos conquêtes sur le Rhin et en Italie venait d'être
conclue. Bonaparte organisait une garde consulaire composée
d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Nous autres
_Égyptiens_—c'est ainsi qu'on appela par la suite ceux qui avaient fait
partie de l'expédition d'Orient—nous n'eûmes qu'à nous présenter pour
être admis dans les rangs de ce corps d'élite.

Je passai dans les chasseurs à cheval de la garde avec mon grade de
colonel. Je déposai le casque et l'habit de dragon pour prendre le
colback et le dolman galonné d'or. Mon régiment était composé des plus
beaux et des plus vaillants soldats de l'armée, et leur colonel,
modestie à part, n'était ni le plus laid ni le plus mal bâti. J'avais
alors vingt-sept ans, et après neuf ans de campagne, sauf quelques
cicatrices, j'étais au complet. Aussi fus-je grandement admiré et fêté
dans ma ville natale de Beaugency, quand j'y allai voir mon père.

Il s'était installé avec ma vieille bonne Gertrude dans un joli château
du val de la Loire et avait converti en vigne, en prairies, les deux
cent mille francs que je lui avais envoyés. Mais, ce qui ne laissa pas
que de me surprendre, c'est qu'il me demanda mon avis pour placer une
somme de trois cent mille francs qu'une personne inconnue lui avait fait
passer, pour moi, à titre de restitution.

Je ne pouvais plus accuser mademoiselle de Cérignan d'être une
aventurière. Je lui aurais bien écrit pour lui demander pardon de mes
grossiers soupçons, si j'avais su où lui adresser ma lettre.

Après quinze jours de villégiature, je retournai à Paris reprendre mon
service. Deux mois après, le général Menou, obligé de se rendre,
évacuait l'Égypte et ramenait en France huit mille hommes. C'est tout ce
qui restait des quarante-six mille emmenés par Bonaparte trois ans
auparavant. Je retrouvai encore quelques-unes de mes connaissances,
Sabardin, revenu avec le grade de général, et Dubertet.... bien et
dûment marié avec Sylvie!

Un matin, je vis entrer chez moi mon brave Guidamour suivi d'une jeune
fille très-brune, bien tournée, vêtue en grisette, et que je n'eusse pas
reconnue tout de suite, si elle ne se fût prosternée devant moi à la
manière orientale. C'était Zabetta, la fellahine; elle parlait très-bien
français.

—Vous m'avez permis de venir vous rejoindre, dit-elle, et je suis
venue.

Puis, me présentant un objet empaqueté avec soin:

—J'ai pensé, reprit-elle en arabe, que tu serais content de conserver
le _tarbouch_ d'émeraudes de la pauvre Djémilé.

—C'est un doux et triste souvenir. Je l'accepte avec reconnaissance.
Comment donc t'es-tu procuré ce bijou?

—J'ai vendu la maison de Boulaq pour le dégager de chez un juif et te
l'apporter.

—Combien en veux-tu?

—Je ne veux rien. Je te le donne.

—Mais cela vaut au moins cinquante ou soixante mille francs; et, si tu
as vendu tout ce que tu avais pour le ravoir, il est juste que je t'en
dédommage.

—Reprends-moi à ton service, et je serai assez payée.

—Tu es une brave fille! Viens m'embrasser.

Elle le fit avec une effusion de cœur qui me toucha.

J'étais toujours à gronder ma femme de ménage. Je lui donnai congé le
soir même, et je mis la petite fellahine à la tête de mon linge, en
l'avertissant qu'en mettant le pied en France elle était libre.

Pour ses appointements, je ne fis pas de prix; j'écrivis à mon père que
j'avais un placement de 50,000 francs à faire, et, quand j'eus reçu la
somme, je la donnai à Zabetta en lui disant que c'était sa dot, à
condition qu'elle épouserait Guidamour, s'il ne lui déplaisait pas. Elle
me répondit qu'un homme que j'aimais ne pouvait lui déplaire.

J'avais déjà remarqué que le brave garçon ne pouvait lui adresser la
parole sans pousser des soupirs à renverser des cathédrales.

Il quitta le service et employa la dot de sa femme à l'acquisition d'un
magasin de lingerie, sur lequel Zabetta fit peindre par Morin une
enseigne qui me représentait en uniforme de dragon, à cheval, avec cette
épigraphe: _À l'Égyptien_.

Morin avait rapporté une montagne de croquis, de dessins d'après nature
et de portraits. Il en copia pour moi un bon nombre, et je décorai
bientôt les murailles de mon appartement d'une suite de jolies esquisses
d'après Djémilé, Tomadhyr, Louis, Malek, Kléber, la petite fellahine
avec tous ses colliers de sequins, Pannychis en déesse de l'Olympe,
enfin de plusieurs vues du Caire, d'Esnèh, des bords du Nil, des
Pyramides et de l'intérieur de ma maison de Boulaq. C'était autant de
souvenirs qui ravivaient en moi les émotions du passé. Cette terre
d'Égypte n'était plus qu'un rêve pour moi. J'y avais mené l'existence la
plus émouvante et la plus invraisemblable; j'y avais dépensé follement
plus de cinq cent mille francs, sans compter trois ans de paye.
J'oubliais les chagrins que j'y avais éprouvés, les dangers que j'y
avais courus, pour ne me rappeler que les charmes de cette vie
aventureuse et les splendeurs de ce pays unique au monde. J'étais
parfois tenté d'y retourner, mais qu'y aurais-je retrouvé! les tombes de
Djémilé et de Tomadhyr, ces fleurs de l'Orient flétries à l'âge où
celles de nos climats du Nord commencent à peine à éclore. Non! le passé
était mort, et, si une apparition charmante voltigeait encore dans mes
rêves, c'était celle d'Olympe de Cérignan.

Cet hiver de 1801 à 1802 fut extrêmement brillant. La paix générale avec
l'Europe avait amené beaucoup d'étrangers et de hauts personnages à la
cour de Bonaparte: car c'était déjà une cour. Des Anglais eux-mêmes, qui
avaient passé de la haine à l'enthousiasme pour le pacificateur de
l'Europe, vinrent en foule l'admirer. Au milieu de l'éclat et du
tourbillon des fêtes, j'aperçus un jour, à un bal des Tuileries,
mademoiselle de Cérignan assise au milieu d'un groupe de ladies.

Je courus à elle et l'enlevai, un peu contre son gré, à son milieu
anglais. Après avoir réussi à l'éloigner de la foule, je lui exprimai
toute ma joie de la revoir; je lui demandai ce qu'elle était devenue
depuis le jour où elle m'avait proposé de partir avec elle.

—J'ai d'abord été à Alexandrie, puis à Rhodes, répondit-elle. J'allais
demander le concours de lord Humphrey, afin qu'il m'aidât à arracher le
Dauphin des mains de Mourad: vous refusiez de m'aider!

—Mais vous êtes revenue au Caire, vous y avez passé quinze jours...

—À attendre le résultat de l'expédition et le retour de Louis.

—Quinze jours pendant lesquels, après m'avoir donné d'enivrantes
espérances, vous avez refusé de me recevoir.

—Alors, vous m'avez prise pour une coquette! Écoutez, colonel, il y a
entre nous une barrière infranchissable, l'opinion, ou, si vous voulez,
l'honneur politique. Nous avons travaillé pour des causes opposées, mais
vous aviez pris trop d'empire sur moi; votre brusque franchise vous sert
à être pénétrant, vous m'eussiez arraché le secret des moyens de cette
délivrance, que vous étiez, je l'ai craint, disposé à faire échouer. Je
ne devais donc pas vous revoir avant qu'elle eût réussi. Si nous avons
de la sympathie l'un pour l'autre, si, en dépit de nos mutuels griefs,
nous nous estimons beaucoup, c'est parce que nous ne nous sommes pas
fait de concessions de principes. En refusant de vous revoir à ce
moment-là, j'étais dans la raison, dans l'abnégation qu'impose le
devoir. J'en ai probablement souffert plus que vous.

—Je crois, au contraire, que c'est moi... Mais après? Pourquoi ne
m'avoir pas tenu parole?

—Après?... Je suis retourné à Rhodes, d'où je vous ai écrit de venir me
rejoindre.

—Je n'ai rien reçu.

—Ma lettre aura été interceptée. Quand le jeune prince m'eut appris
vos prodiges de valeur à Alexandrie, votre condamnation à mort et ce
qu'il avait fait pour vous sauver, vous étiez déjà embarqué comme
prisonnier sur la _Swiftsure_. Si j'ai suivi alors le Dauphin en
Angleterre, c'est dans l'espoir de vous y retrouver et de vous faire
rendre la liberté. C'est là que j'ai appris votre délivrance en mer, et
que Louis est resté caché sous un nom anglais: ne me demandez pas
lequel.

—J'aime autant l'ignorer; mais ce que je voudrais savoir, c'est quelles
étaient vos relations avec lord Humphrey.

—Il était le correspondant, le banquier, si je puis m'exprimer ainsi,
du Dauphin, c'est lui qui était chargé de nous faire passer des fonds.

—Et ces fonds, d'où venaient-ils?

—Ah! vous m'en demandez trop. Je ne veux ni dénoncer, ni compromettre
personne.

—C'est juste! Mais lord Humphrey pouvait être tout à la fois votre
banquier et votre...

—Mon amant, dites le mot allez! Eh bien non, je vous le jure. Je dois
avouer pourtant qu'il m'avait offert sa main.

—Vous l'aviez acceptée?

—J'avais demandé à réfléchir, pour ne pas le détacher de la cause du
Dauphin.

—En ce cas, vous devez m'en vouloir de vous avoir privée d'un futur
époux?

—Je ne l'aimais pas; Je ne l'ai jamais aimé.

—Et maintenant, vous abandonnez donc le Dauphin?

—Il n'a plus besoin de moi, il a des protecteurs riches et puissants,
et j'ai rompu les liens qui m'enchaînaient à lui. Me voilà débarrassée
de cette lourde responsabilité; je suis libre et je respire à pleins
poumons. Ah! mon ami, quelle rude tâche mon dévouement m'avait imposée!
Quel rôle j'ai dû jouer à vos yeux! celui d'une intrigante, d'une
ambitieuse ou d'une aventurière! Vous avez dû me soupçonner d'être tout
cela. Hélas! je suis une pauvre émigrée, qui a mangé dans l'exil et au
service de la famille royale le peu de fortune qu'elle possédait; à
propos, le prince vous a-t-il restitué l'argent que je vous avais
emprunté pour lui?

—Oui, et je le tiens toujours à votre disposition.

—Je n'en veux pas, merci!

—Louis vous a dédommagée amplement?

—Je n'ai rien voulu recevoir. Sa fortune n'eût pas suffi à me
dédommager de tout ce que j'ai fait pour lui. J'aime mieux qu'il reste
mon obligé, le pauvre enfant!

—Olympe, il y a du dépit au fond de votre cœur. Avouez-le, vous avez
perdu tout espoir de voir régner Louis XVII, vous venez vous rallier à
la fortune du premier consul et vous ambitionnez comme autrefois une
place de dame d'honneur auprès de Joséphine?

—Vous vous trompez, je suis plus fière que cela. J'aurais recherché
cette situation pour servir le prince. À présent, je la refuserais. Je
viens en France à la suite de lady Fox en qualité de dame de compagnie.
N'est-ce pas une belle position pour la comtesse de Cérignan? J'ai été
heureuse de revoir mon pays; j'y resterai peut-être, car l'Angleterre et
les Anglais ne m'ont jamais été sympathiques.

—Et que ferez-vous, puisque vous n'avez plus de fortune?

—Je ne sais, je travaillerai pour vivre, je donnerai des leçons de
musique ou de français. Bah! je ne suis pas en peine. Je serai libre!
n'est-ce pas tout? Mais c'est assez parler de moi. Dites-moi, à votre
tour, ce que vous êtes devenu. Je suis heureuse de vous retrouver si
beau, si pimpant. Que de victimes vous devez faire au milieu de cet
essaim de frétillantes dames d'honneur!

—Je vous jure qu'aucune de ces femmes n'a fait battre mon cœur. Il est
à vous, Olympe, à vous seule, et...

—Reconduisez-moi auprès de lady Fox, dit-elle en se levant.

—Non, je vous tiens, je ne vous lâche plus: vous êtes plus belle que
jamais et je n'ai fait que penser à vous depuis...

—Depuis que nous causons ensemble, c'est-à-dire depuis une demi-heure.

—Je ne ris pas, Olympe, vous savez bien que je vous aime.

—Je n'en sais rien, mais il ne peut plus être question d'amour entre
nous.

—De mariage, en ce cas?

—Encore moins: si je viens de quitter un maître, ce n'est pas pour en
reprendre un autre. D'ailleurs je suis trop âgée pour vous.
Regardez-moi, j'ai des rides et des cheveux blancs.

Ce n'était pas vrai du tout.

—Je vous accepte telle que vous êtes.

—En ce cas, c'est vous qui êtes trop jeune pour moi, trop lancé dans
cette nouvelle cour. Si j'étais votre femme, mes opinions nuiraient à
votre avancement, vous le savez bien. Vous m'en voudriez, et vous me
tromperiez.

—Vous ne seriez pas embarrassée pour me le rendre et j'en mourrais de
jalousie. Mais, puisque vous voulez rester libre, ne pouvons-nous pas
nous aimer franchement et sans restriction? Et en riant, j'ajoutai:
Passons un contrat à la cophte, pour trois, six, neuf...

—Trois ans! ce serait trop pour vous!

—Et si je vous en demandais neuf?

—Alors, pourquoi pas toute la vie? Vous me faites peur! Il y a
longtemps que je vous aime, moi! J'ai beaucoup lutté, beaucoup souffert,
j'ai droit à un peu de bonheur. Il faut que je vous oublie ou que vous
m'aimiez réellement. Prenez-y garde, je ne suis pas une enfant, je ne
suis pas une sotte, je ne suis pas une odalisque. L'amour vulgaire ne me
tromperait pas. Je mérite mieux, j'ai cette prétention, du moins.

—Vous avez le droit d'être aimée passionnément et sérieusement, et moi,
je me crois capable d'aimer ainsi. Mettez-moi à l'épreuve.

—Venez me faire danser, répondit-elle, car on remarque notre
tête-à-tête.

—Il faut pourtant me répondre.

—Eh bien, venez me voir demain; c'est à vous de me persuader, de me
donner confiance.

—Je sais que ce n'est pas facile; mais, moi, j'espère en vous; j'ai ce
qu'il faut pour persuader, j'ai la foi!

* * *

Un soir que nous avions été faire une promenade à la campagne, je me
permis de dire à ma chère Olympe: À présent que je peux me flatter
d'avoir obtenu votre confiance,—au moins en fait de
politique!—dites-moi donc si vous êtes toujours aussi persuadée que
Louis soit le Dauphin de France?

—Si je n'en eusse été persuadée, répondit-elle, vous savez bien que je
ne me fusse pas dévouée à sa personne et à sa cause.

—Cela n'a jamais fait de doute pour moi; mais depuis? ne vous est-il
jamais venu de doute à vous-même?

—Il m'en est venu, je mentirais si je ne l'avouais pas.

—Il vous en est venu tellement que vous n'avez plus voulu servir cette
cause au prix d'une imposture?

—Non! mes doutes sont faibles et ma croyance est encore assez vive.
J'en suis à ce point où l'on se réjouit de pouvoir s'abstenir, sans
pourtant regretter d'avoir agi. Si mon père et ses amis ont été pris
pour dupes, ils l'ont été très-habilement, et leur erreur a été
complète. Quant à moi, ce qui m'a rattachée le plus à leur croyance,
c'est la persistance des souvenirs de cet enfant, leur ingénuité, leur
caractère de vérité spontanée. Peut-on admettre qu'à l'âge où il nous
fut confié, on soit un imposteur assez habile, et assez bien stylé pour
jouer un pareil rôle sans contradiction et sans lassitude durant
plusieurs années?

—J'avoue que toutes les autres affirmations me trouvent incrédule; mais
celles de l'enfant lui-même, un enfant craintif... quelquefois dissimulé
pourtant!

—Il n'y a pas de pusillanimité sans un peu de perfidie, et Louis, pour
cacher ses convoitises ou ses terreurs, est capable de ruse, je vous
l'accorde. Mais une feinte de longue durée lui est impossible; pour
cela, il faut une force de volonté qu'il n'aura jamais.

—C'est vrai; donc il se peut très-bien qu'il soit le Dauphin! Mais
alors, quel sera donc son avenir? Croyez-vous toujours qu'il régnera?

—Je vois bien que Bonaparte règne à sa place!

—Et vous ne lui pardonnez pas cette usurpation.

—Je la lui pardonne en songeant qu'il rend service à mon pauvre Louis.
Ce jeune homme est incapable de soutenir l'honneur et l'indépendance de
la France, et, si vous voulez tout savoir, c'est son moindre désir et sa
plus grande crainte.

—Il m'a parlé souvent dans ce sens; était-il sincère?

—Il était plus que sincère, il était naïf.

—Alors il ne sera jamais rien, pas même un drapeau dans les mains de
son parti et de sa famille?

—Son parti ignore qu'il existe et sa famille n'y veut pas croire. Ses
oncles sont des hommes, et il ne sera jamais qu'un enfant.

—Un enfant qui mourra dans l'exil peut-être?

—Ou dans quelque prison d'État.

—Pauvre Louis! Puisque vous avouez qu'il n'est plus à craindre pour mon
pays, je peux vous avouer que, malgré ses torts envers moi, je l'aime
beaucoup.

—Je l'ai bien vu! Sans cela je ne vous l'eusse pas confié. Tous êtes
bon et vous lui avez tout pardonné avant même qu'il eût réparé ses
torts. Moi, j'ai eu plus de peine à oublier son ingratitude et l'injure
qu'il m'a faite de croire que je consentirais à être sa maîtresse.

—Je ne vous reproche pas cette rancune! Je serais jaloux de lui si
vous étiez plus miséricordieuse; mais quelle étrange destinée que la
sienne, s'il doit passer dans le monde à l'état de _roi méconnu_!

—Ce que je lui souhaite, moi, tel que je le connais, c'est l'état de
_roi inconnu_!


FIN


Paris.—Imp. N H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Mademoiselle de Cérignan" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home